Skip to main content

Full text of "Selections"

See other formats


Digitized  by  the  Internet  Archive 

in  2010  with  funding  from 

University  of  Ottawa 


http://www.archive.org/details/selections16npnp 


HANDBOUND 
AT  THE 


UNUERSITY  OF 
TORONTO  PRESS 


V 


A" 


TROIS    MAITRES    d'iTALIE.  871 

coration  extérieure  à  la  vie  intime;  elle  est  plus  idolâtrique  etifi/y^ 
moins  religieuse,  plus  pittoresque  et  moins  philosophique,  plus  li- 
mitée et  plus  belle...  »  Alors,  contre  cette  définition  trop  étroite- 
ment nationale,  contre  ce  reproche  et  cette  louange  à  la  fois, 
ne  vous  semble-t-il  pas  entendre  là-bas,  dans  les  derniers  échos 
des  basiliques  romaines ,  protester  le  génie  plus  humain  que 
pittoresque,  le  génie  intérieur  et  non  décoratif,  le  génie  pur  de 
toute  idolâtrie  et  profondément  religieux  de  Palestrina? 

Mais  si  par  certains  côtés  le  maître  de  Préneste  est  en  dehors, 
peut-être  au-dessus  de  sa  race,  par  d'autres,  cette  race  déjà  s'af- 
firme ou  plutôt  s'annonce  en  lui.  Il  a  fait  œuvre  italienne  parce 
qu'il  a  fait  œuvre  de  simplicité  et  de  clarté.  Aux  rayons  du  soleil 
d'Italie  il  a  fondu  le  premier  la  croûte  de  glace  où  le  moyen  âge 
avait  emprisonné  la  musique.  Alors,  à  travers  la  polyphonie  allé- 
gée, éclaircie,  l'air  et  la  lumière  ont  passé,  et  de  l'harmonie  len- 
tement la  mélodie  s'est  dégagée.  Encore  vague,  mais  déjà  sen- 
sible pourtant,  elle  apparaît  dans  les  messes,  dans  les  motets 
surtout  de  Palestrina  ;  à  la  surface  des  ondes  sonores  elle  monte, 
elle  affleure  et  elle  sourit.  Or  la  mélodie  est  l'âme  de  la  musique 
italienne;  elle  est  cette  musique  même.  Née  de  Palestrina  à  la 
fin  du  xvi^  siècle,  la  mélodie  se  développera  dans  les  siècles  sui- 
vans  ;  les  maîtres  que  nous  étudierons  ultérieurement  :  les  Mar- 
cello, les  Pergolèse,  la  feront  de  plus  en  plus  italienne,  latine, 
c'est-à-dire  formelle  et  plastique.  Alors  ce  sera  l'âge  d'or  de  la 
mélodie,  et  deux  siècles  après  la  renaissance  des  autres  arts,  la 
renaissance  attardée  mais  éclatante  de  la  musique.  Oui,  dans  cette 
renaissance  particulière  se  retrouveront  les  deux  principaux  carac- 
tères de  la  renaissance  générale  :  l'émancipation  de  l'individu  et 
la  conception  de  l'art  pour  l'art.  La  mélodie  remplacera  la  poly- 
phonie parce  que  la  mélodie  est  plus  individualiste ,  parce  qu'elle 
est  en  musique  la  représentation  et  l'affirmation  de  la  personna- 
lité. D'autre  part  on  admirera,  on  adorera  la  beauté  en  elle-même 
et  pour  elle-même;  on  n'adorera  plus  qu'elle,  et  de  tout  contrôle 
on  l'affranchira.  Alors,  d'un  bout  à  l'autre  de  la  péninsule,  le 
fameux  Com'è  hello!  redeviendra  le  cri  universel.  Alors  la  mu- 
sique, moins  religieuse,  moins  grave,  moins  intime,  sera  plus 
extérieure,  plus  décorative  et  plus  joyeuse,  et  cette  moitié  de  son 
âme,  qu'à  l'époque  de  Palestrina  l'Italie  avait  perdue,  à  l'époque 
de  Marcello  l'Italie  l'aura  retrouvée. 


CONDITION 


DE      LA 


FEMME  AUX  ÉTATS-UNIS 


III  ^''' 

LES  COLLÈGES  DE  FEMMES.  —  LA  CO-ÉDUCATION. 
L'EXTENSION  UNIVERSITAIRE 


I.    —   COLLEGES   DE    FEMMES 


Parmi  tant  d'affiches  de  théâtre  qui,  l'hiver  dernier,  annon- 
çaient dans  toute  l'Amérique  des  pièces  françaises  adaptées  et 
souvent  démarquées,  —  entre  Champignol  malgré  lui,  devenu  the 
Other  Man,  et  la  silhouette  enluminée  de  Fanny  Davenport  en 
Cléopàtre,  la  Cléopdtre  de  Sardou,  —  j'ai  vu  par  exception  quelque 
chose  de  bien  original.  L'affiche  représentait  un  frère  et  une  sœur 
habillés  exactement  de  même,  à  la  jupe  près,  qui  devait,  au 
reste,  chez  la  demoiselle,  cacher  une  de  ces  combination  suits, 
un  de  ces  maillots  collans  de  laine  légère  ou  de  soie,  très  géné- 
ralement adoptés  en  Amérique  au  lieu  du  vieux  linge  féminin 
passé  de  mode.  Même  veston,  môme  chapeau,  même  stick  à  la 
main,  même  lorgnette  de  courses  en  bandoulière,  avec  cette 
légende  qui,  partie  gaillardement  de  la  bouche  de  l'une,  semblait 
forcer  l'autre  à  reculer  d'horreur  :  —  «  Partout  où  tu  vas,  mon 
cher  Dick,  j'irai  aussi,  moi!  »  C'est  bien  le  mot  de  la  situation. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juillel  et  du  1"  septembre. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  873 

Les  fr^'cs  vont  à  l'Université,  les  sœurs  prétendent  y  aller 
aussi.  Depuis  longtemps  les  établissemens  d'éducation  soit  publics, 
soit  privés,  high  schools  ou  académies,  ne  leur  suffisent  plus,  elles 
veulent  se  mettre  en  mesure  d'aborder  toutes  les  carrières  autre- 
fois réservées  à  l'homme.  J'ai  déjà  dit,  je  crois,  que  les  grands 
mouvemens  de  la  vie  contemporaine  des  femmes  eu  Amérique  se 
manifestaient  par  le  club  et  par  le  collège  :  l'association  et  la  cul- 
ture. Le  pays  commence  à  se  couvrir  de  bachelières,  de  licen- 
ciées, de  doctoresses. 

Je  fus  invitée  à  Boston  dans  un  club  de  graduées.  J'ai  le  sou- 
venir confus  d'avoir  donné  là  une  centaine  de  poignées  de  main. 
Cette  foule  de  jeunes  filles  parées  de  brevets  était  véritablement 
imposante,  mais  je  ne  pouvais  m'empècher  de  penser  :  «  Que 
fait-on  de  cela  au  logis?  »  J'oubliais  que  l'Amérique  est  un 
monde  ;  que  les  écoles  y  sont  semées  très  épais  ;  et  que  pendant 
bien  des  années  encore  on  n'aura  jamais  assez  de  professeurs. 
Toutes  les  jolies  personnes  qui  me  parlaient  à  la  fois  de  Vassar, 
de  Smith,  de  \Vellesley,  de  Harvard,  de  Bryn  Mawr  où  elles 
avaient  pris  leurs  degrés  étaient  aussi  gaies  que  si  elles  n'eussent 
pas  été  surchargées  de  science  ;  la  présence  des  hommes 
n'aurait  rien  pu  ajouter  à  leur  intarissable  entrain  ;  elles  se 
suffisaient  parfaitement  à  elles-mêmes,  croquant  des  gâteaux, 
des  sandwiches  et  buvant  un  thé  fantaisiste,  où  dominait  le 
citron.  ((  Que  devient  le  fameux  flirt?...  »  demandai-je  à  une 
amie.  Elle  se  mit  à  rire  et  répondit  :  «  Ce  ne  sont  pas  les  mêmes; 
mais  il  n'y  a  pas  à  se  le  dissimuler,  le  flirt  diminue  à  mesure 
que  s'accentue  la  culture.  Beaucoup  de  filles  ne  se  soucient 
plus  de  se  marier;  en  fait  de  conquêtes  elles  visent  à  l'indépen- 
dance. »  —  D'autres  mont  assuré  au  contraire  que  tous  les 
diplômes  du  monde  n'empêchaient  pas  la  nature  de  suivre  son 
cours  et  que  l'éducation  universitaire  était  celle  qui  pouvait  le 
mieux  préparer  une  femme  aux  devoirs  de  la  vie,  quel  que  fût  le 
chemin  qu'elle  dût  choisir.  Je  crois  volontiers  la  première  partie 
de  cette  assertion,  je  ne  suis  pas  aussi  sûre  de  l'absolue  vérité  de 
la  seconde,  mais  je  laisse  à  mes  lecteurs  le  soin  d'en  décider,  après 
un  coup  d'oeil  jeté  sur  quelques  collèges. 

Ils  sont  généralement  fondés  dans  le  proche  voisinage,  et  sous 
l'aile  pour  ainsi  dire  des  universités  les  plus  fameuses.  C'est  ainsi 
qu'à  New-York  le  collège  de  Barnard  se  rattache  à  celui  de 
Golumbia;  c'est  ainsi  que,  grâce  à  l'annexe  féminine  de  Harvard, 
263  jeunes  filles,  privilégiées  entre  toutes,  sont  admises  à  respirer 
dans  la  cité  académique  par  excellence  cette  atmosphère  de  New- 
Cambridge  qui  a  mûri  tant  de  belles  intelligences  et  fait  germer 


874  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  si  grands  talens.  New,  nouveau,  Cambridge  ne  l'est  que  par 
opposition  au  vieux  Cambridge  anglais,  car  ce  fut  dès  1636  qu'un 
gradué  de  cette  dernière  université,  John  Harvard,  créa  le  foyer 
de  science  qui  porte  son  nom,  Le  temps  a  donc  mis  sa  patine 
aux  bàtimens  principaux,  si  vénérables  avec  leur  grande  cour 
fermée  par  des  grilles  de  fer  forgé  et  plantée  d'ormes  centenaires. 
Un  de  ces  ormes,  celui  de  Washington,  porte  une  inscription 
rappelant  le  jour  où,  sous  son  ombre,  pour  la  première  fois,  le 
grand  homme  tira  l'épée  à  la  tète  d'une  armée  américaine.  La 
ville  tout  entière  semble  consacrée  à  l'étude,  à  l'histoire,  à  de 
pieux  souvenirs.  On  m'a  fait  visiter  les  maisons  de  Longfellow 
et  de  Lowell,  encore  habitées  par  leurs  familles  et  remplies  de 
livres,  de  bustes,  de  meubles,  de  tableaux  qui  sont  autant  de 
reliques.  Dans  celle  de  Longfellow,  d'un  style  colonial  très  pur, 
demeura  autrefois  Washington. 

Presque  toutes  ces  maisons  de  bois  ont  des  pignons  élevés  ou 
des  portiques  à  colonnes.  En  vous  les  montrant,  on  nomme  la 
plupart  des  écrivains  dont  s'enorgueillit  la  Nouvelle-Angleterre. 
Les  gloires  de  première  grandeur  ont  disparu,  mais  les  veuves  et 
les  filles  de  ces  morts  vénérés  sont  toujours  là,  entourées  de 
respect;  elles  donnent  leur  temps,  leurs  soins,  leur  protection  au 
collège  des  jeunes  filles  qui  se  piquent  de  passer  les  mêmes  exa- 
mens que  les  étudians  de  l'Université. 

Ce  collège  me  paraît  supérieur  à  toute  critique  pour  plu- 
sieurs raisons,  dont  la  première  est  la  direction  morale  que  lui 
imprime  Mrs  Agassiz,  personne  d'un  grand  sens  et  d'un  grand  goût, 
deux  qualités  qui,  on  l'a  constaté  souvent,  ne  marchent  guère 
l'une  sans  l'autre.  La  société  qui  patronne  l'instruction  universi- 
taire des  filles  est  composée  à  Cambridge  d'hommes  et  de  femmes 
de  la  plus  haute  distinction  ;  sa  présidente,  veuve  du  célèbre  natu- 
raliste Louis  Agassiz,  me  représente  une  Main  tenon  américaine 
régnant  sur  un  Saint-Cyr  moderne  d'où  l'on  sort  pourvue  de  sé- 
rieux diplômes,  mais  aussi  de  principes  solides  et  d'excellentes 
façons.  Quatre  années  passées  en  contact  presque  journalier  avec 
un  pareil  caractère  ne  peuvent  que  développer  ce  qu'il  y  a  de 
meilleur  chez  chacune  des  étudiantes.  Une  autre  raison  qui  met 
l'annexe  de  Harvard  hors  pair,  c'est  la  perpétuelle  influence  de 
la  grande  Université,  qui  lui  prête  ses  professeurs.  Le  petit  nombre 
des  étudiantes  est  aussi  un  réel  avantage,  ainsi  que  l'externat  qui 
disperse  toutes  les  jeunes  filles  venues  de  loin  dans  des  familles 
de  la  ville  où  elles  prennent  pension.  Le  système  des  dortoirs 
d'un  genre  ou  d'un  autre  est  évité  ainsi.  Presque  partout  ailleurs 
il  m'a  choquée.  Rien  de  plus  coquet,  de  plus  confortable  assuré- 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  875 

ment  que  Iob  chambres  de  pensionnaires  telles  qu'elles  existent  en 
Amérique;  mais  l'inégalité  du  gîte  ne  peut  manquer  de  produire 
l'envie  et  la  vanité,  à  moins  que,  comme  dans  le  seul  collège 
de  Baltimore,  les  meilleures  chambres  n'appartiennent  de  droit 
non  aux  plus  riches,  mais  aux  plus  méritantes.  L'habitude  de 
loger  les  étudiantes  deux  par  deux  me  déplaît  encore  davantage, 
soit  qu'un  petit  salon  commun  sépare  les  deux  chambres  (j'ai  vu 
l'une  des  pensionnaires  y  recevoir  son  frère,  qui  n'était  pas  le  frère 
de  l'autre),  soit  que  la  chambre  ait  deux  lits,  soit  enfin,  comme  il 
arrive  assez  souvent,  qu'un  seul  lit  soit  partagé  par  deux  per- 
sonnes. Le  régime  de  Harvard  Annex  supprime  tout  cela. 

Lune  des  patronnes  de  l'endroit,  la  fille  aînée  de  l'auteur 
^Èvangeline,  m'a  promenée  à  travers  Fay  Hoiise,  c'est  le  nom  du 
bâtiment  où  sont  logés  les  classes,  les  laboratoires,  les  salles  de 
musique  et  de  conférences.  Tout  est  parfaitement  aménagé,  sans 
aucun  faste  superflu.  La  bibliothèque,  bien  choisie,  est  utile  sur- 
tout au  point  de  vue  des  salles  de  lecture,  car  celle  de  l'Univer- 
sité est  à  la  disposition  de  l'Annexe. 

Mrs  Agassiz  donne  chaque  mercredi  un  thé  oii  l'on  cause; 
les  étudiantes  qu'elle  réunit  maternellement  autour  d'elle,  lui 
doivent  le  bienfait  de  l'éducation,  si  supérieur  à  celui  de  l'instruc- 
tion. Associée  jadis  aux  grands  travaux  et  aux  grands  voyages  de 
son  mari,  Mrs  Agassiz  reste  parée  d'un  prestige  qui  augmente  la 
valeur  de  ses  conseils.  Elle  pense  comme  Wordsworth  et  comme 
Emerson  :  le  premier  disait  de  l'Amérique  que  la  société  y  était 
éclairée  par  un  enseignement  superficiel  sans  nulle  proportion 
avec  le  frein  de  la  culture  morale.  Emerson,  qui  cite  ce  jugement, 
ajoute  qu'à  son  avis  les  écoles  peuvent  ne  faire  aucun  bien  ;  que 
l'éducation  fournie  par  les  circonstances  est  souvent  préférable 
aux  leçons  proprement  dites  ;  que  l'essentiel  est  d'échapper  à  toute 
fausseté,  d'avoir  le  courage  d'être  ce  qu'on  est,  d'aimer  ce  qui  est 
beau,  de  garder  son  indépendance  et  sa  bonne  humeur,  et 
d'avoir  pour  désir  constant  d'ajouter  quelque  chose  au  bien-être 
d'autrui.  Très  certainement  ces  saines  maximes  ont  cours  dans  le 
cercle  raffiné  de  Harvard  ;  les  femmes  qui  sortent  de  là  ne  sont 
pas  seulement  des  savantes,  mais  par  excellence  des  «  dames  », 
grâce  à  l'effet  souverain  de  l'exemple  et  du  milieu. 

Un  autre  collège  de  très  grand  air,  plus  récemment  fondé 
(1884)  aux  environs  de  Philadelphie,  est  celui  de  Bryn  Mawr. 
Dans  une  campagne  boisée,  au  milieu  des  pelouses  et  des  jardins, 
s'élèvent  six  bâtimens  distincts,  d'un  aspect  pittoresque,  dont  les 
tours  et  les  pignons  apparaissent  dans  la  verdure.  Les  uns  servent 
à  l'habitation,  les  autres  aux  divers  départemens  d'étude,  amé- 


876  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nages  d'après  les  méthodes  les  meilleures  et  les  plus  nouvelles. 
Les  professeurs,  hommes  et  femmes,  logent  au  dehors;  per- 
sonne ne  demeure  au  collège  que  les  étudiantes  et  leur  direc- 
trice, miss  M.  Garey  Thomas,  qui  porte  avec  infiniment  d'au- 
torité aimable  le  titre  imposant  de  dean,  doyenne.  Peut-être  sa 
connaissance  parfaite  de  notre  langue,  de  notre  littérature,  de 
tout  ce  qui  est  français,  y  est-elle  pour  quelque  chose  ;  mais  le 
type  de  la  femme  de  l'avenir,  celle  qu'a  pressentie  Tennyson, 
((  maîtresse  d'apprendre  et  d'être  tout  ce  qu'elle  peut  être  et  deve- 
nir, sans  sortir  de  sa  nature  de  femme  »,  sans  ressembler  à  «  un 
homme  ébauché  »,  sans  que  la  pensée  étouffe  en  elle  la  grâce, 
m'a  paru  incarné  d'une  façon  tout  particulièrement  séduisante 
chez  le  decm  Thomas.  Secondée  par  des  femmes  jeunes,  actives, 
dévouées,  que  leur  grande  fortune  met  d'ailleurs  au-dessus  de 
toute  préoccupation  sordide,  elle  donne  évidemment  la  plus 
noble  impulsion  à  un  groupe  d'étudiantes  dont  le  nombre  ne 
dépasse  guère  150.  Il  ne  faut  pas  croire  qu'en  Amérique  tous  les 
brevets,  —  décernés  dans  le  collège  même,  contrairement  à  l'u- 
sage français,  —  aient  une  valeur  égale  :  on  leur  attribue  d'au- 
tant plus  de  prix  que  le  collège  occupe  un  rang  plus  haut.  Un 
certificat  de  Harvard  par  exemple  ouvre  toutes  les  portes  à  qui  le 
possède,  et  c'est  aussi  une  inestimable  distinction  que  d'avoir 
suivi  les  cours  classiques,  scientifiques  ou  littéraires  de  Bryn 
Mawr.  Le  monde  sait  qu'aucun  désir  de  paraître,  aucune  frivolité, 
aucun  à  peu  près  ne  se  mêle  à  l'enseignement,  comme  il  peut 
arriver  autre  part,  et  que  la  femme  qui  sort  de  là  master  of  arts, 
voire  même  doctor  of  philosophy,  est  tout  de  bon  munie  du  ba- 
gage d'un  licencié  ou  d'un  docteur.  Elles  sont  non  seulement 
sérieuses,  mais  fort  attrayantes,  ces  jeunes  graduées,  sous  la 
toge  noire  et  le  bonnet  carré  qu'elles  portent  dans  l'enceinte  du 
collège  et  qui  les  fait  ressembler  à  la  Portia  de  Shakspeare.  Leur 
existence  me  paraît  à  tous  les  points  de  vue  délicieuse  :  la  liberté 
de  la  campagne,  le  recueillement  désirable  pour  travailler  sans 
aucun  souci,  le  voisinage  d'une  grande  ville  avec  ses  ressources 
artistiques  et  autres,  dont  rien  ne  les  empêche  de  profiter,  quatre 
mois  de  vacances  permettant  des  voyages,  une  installation  du  plus 
parfait  confort,  des  professeurs  triés  sur  le  volet  et  tous  les 
moyens  sans  exception  de  se  développer  au  moral  comme  au  phy- 
sique, voilà  leur  partage.  Dans  le  vaste  gymnase,  j'ai  vu  Portia 
dépouillée  de  sa  robe  de  docteur  et  s'appliquant  aux  exercices  qui 
empêchent  le  corps  d'être  opprimé  par  l'esprit.  Des  culottes  bouf- 
fantes très  courtes  montraient  hardiment  la  jambe  bien  faite;  une 
blouse  russe  rentrée  dans  la  ceinture  de  cuir  dessinait  une  taille 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  877 

plus  développée  que  ne  l'autorise  en  général  le  goût  américain 
pour  la  sveltesse;  des  bas  de  soie  noire  et  des  souliers  plats  com- 
plétaient ce  joli  costume,  et  le  tout  attestait  que  Técueil  du  surme- 
nage avait  été  victorieusement  évité.  La  doyenne  m'avait  promenée 
auparavant  à  travers  les  autres  corps  de  logis  où  sont  réparties  les 
classes,  les  salles  d'étude  et  de  conférence,  les  chambres  à  cou- 
cher, etc.  Dans  le  bâtiment  principal,  des  bustes  de  marbre  d'après 
l'antique  bordaient  les  galeries  bien  aérées  et  ensoleillées.  Je  fus 
un  peu  surprise  de  voir  aussi  dans  la  chapelle  les  bustes  de  Dante 
et  de  Savonarole,  car  on  m'avait  dit  que  Bryn  Mawr  était  fondé 
par  un  quaker;  mais  en  Amérique  les  femmes  qui  ont  vieilli 
sous  l'ancienne  loi  s'étonnent  de  tout.  Par  exemple,  l'aspect  en- 
combré des  laboratoires  me  fit  constater  une  passion  pour  la  bio- 
logie qui.  en  Europe,  n'est  qu'exceptionnelle  chez  les  jeunes  filles, 
et  qui  est  ici  au  contraire  presque  générale.  Chacune  de  ces  de- 
moiselles s'occupait  à  torturer  délicatement  une  grenouille  ou  un 
homard.  Miss  Thomas  m'expliqua  que  leur  goût  pour  la  chimie 
et  la  biologie  était  stimulé  depuis  peu  par  le  privilège  enfin  ac- 
cordé aux  femmes  d'être  reçues  dans  les  mêmes  conditions  que 
les  hommes,  à  l'école  de  médecine  de  Baltimore.  John  Hopkins, 
en  consacrant  son  immense  fortune  à  cette  ville  pour  la  fondation 
de  l'Université  et  de  l'hôpital,  avait  souhaité  aussi  la  création 
d'une  école  de  médecine,  mais  les  fonds  manquèrent.  Pour  y 
suppléer  un  comité  de  dames  offrit  111731  dollars;  puis  l'une 
des  bienfaitrices  de  Bryn  Mawr,  miss  Mary  Garrett,  en  ajouta 
306977.  à  la  condition  que  les  étudiantes  admises  subiraient  les 
mêmes  concours  et  auraient  droit  à  tous  les  mêmes  prix,  di- 
gnités et  honneurs  que  leurs  confrères. 

«  Mais,  dis-je  au  dean  Thomas,  en  admirant  la  générosité  de 
miss  Garrett  que  je  devais  avoir  plus  tard  l'occasion  de  connaître, 
—  si  modeste  et  si  simple,  dune  si  grande  douceur,  quelque  ré- 
volutionnaire qu'elle  soit  à  sa  façon,  —  mais  tout  cet  essaim  de 
jeunes  filles  ne  se  destine  pas  à  étudier  la  médecine?  —  Assuré- 
ment non,  me  répondit-elle  :  un  peu  de  biologie  cependant  ne  leur 
sera  point  inutile,  ne  fût-ce  que  pour  les  mettre  d'une  façon  scien- 
tifique, et  saine  par  conséquent,  au  courant  de  beaucoup  de  choses 
naturelles.  »  Je  songeai,  sans  oser  le  dire,  que  chez  nous  tous  les 
soins  des  mères  de  famille  et  des  éducatrices  tendent  à  voiler  au 
contraire  pour  les  filles  certaines  choses  naturelles  jusqu'au  jour 
où  le  mariage  jette  sur  elles  des  clartés  inattendues,  et  je  me  sen- 
tis vraiment  dans  un  autre  monde. 

Cette  impression  devint  plus  vive  encore  lorsqu'on  me  fit  visiter 
les  appartemens  particuliers  des  étudiantes.  Le  service  est  fait  par 


878  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  femmes  de  couleur;  les  chambres  à  coucher,  les  petits  salons 
sont  aussi  joliment  meublés  que  le  comporterait  la  vie  de  famille 
la  plus  élégante,  la  fantaisie  individuelle  se  donnant  carrière  là 
comme  ailleurs.  (J'ai  vu  dans  un  collège,  qui  n'était  pas  BrynMawr, 
les  drapeaux  de  tous  les  peuples  décorer  une  de  ces  chambres, 
où  le  lit  est  adroitement  dissimulé.)  Partout  de  petites  tables  à 
thé  autour  desquelles  s'éparpillent  des  rocking-chairs  enrubannés, 
garnis  de  coussins,  partout  des  tentures  d'étoffes  à  fleurs  ou  à 
ramages,  des  portières  de  peluche.  Le  salon  de  réception  n'a 
certes  rien  de  commun  avec  les  tristes  parloirs  d'Europe  :  on  y 
danse,  on  y  cause,  on  y  donne  de  petites  fêtes  à  jours  déterminés. 

—  Les  visites  ne  sont  permises  que  jusqu'à  dix  heures  du 
soir,  me  dit  mon  guide. 

—  Visites  de  femmes,  bien  entendu? 

—  Mais  non  :  visites   de   parens  et  d'amis  des   deux  sexes. 

—  Gomment?...  Sans  surveillance?... 

Miss  Thomas,  que  divertissaient  beaucoup  mes  questions 
saugrenues,  mes  ébahissemens  de  Huron,  me  montra  qu'en  face 
du  grand  salon,  de  l'autre  côté  du  corridor,  se  trouvait  le  bou- 
doir particulier  de  la  dame  préposée  au  gouvernement  du  pavil- 
lon. Ni  l'une  ni  l'autre  des  deux  pièces  n'avait  de  porte  :  rien  que 
des  baies  ouvertes,  des  portières  flottantes.  Il  en  est  ainsi  pour 
les  appartemens  de  réception  de  presque  toutes  les  maisons  amé- 
ricaines, l'usage  général  des  calorifères  s'y  prêtant.  Le  flirt,  en 
tout  cas,  ne  s'entoure  pas  de  mystère. 

—  Très  peu  de  règles  formelles  existent  à  Bryn  Mawr,  me  dit 
miss  Thomas.  —  Les  étudiantes  vont  à  Philadelphie  sans  être 
obligées  de  l'en  avertir  autrement  que  par  déférence;  elles  n'abu- 
sent pas  de  la  permission,  ayant  intérêt  à  ne  point  manquer  les 
cours,  puisqu'elles  sont  au  collège  pour  travailler. 

—  La  France  aura-t-elle  jamais  l'équivalent  d'un  Harvard- 
Annex  ou  d'un  Bryn  Mawr?  —  Je  me  pose  cette  interrogation 
tandis  que  le  train  du  soir  me  ramène  vers  Philadelphie.  Et  j'ai  le 
sentiment  que  nous  sommes  terriblement  en  retard.  Mais  la 
crainte  me  prend  aussitôt  qu'une  fois  partis,  nous  n'allions  un 
peu  trop  vite  sur  des  chemins  qui,  tracés  à  l'instar  des  chemins 
étrangers,  sans  souci  des  obstacles  de  chez  nous,  ne  sont  pas  ceux 
qui  conviennent  à  notre  tempérament  et  à  nos  forces. 

Mon  ambition  ne  va  pas  par  exemple  jusqu'à  souhaiter  que 
nous  ayons  un  Wellesley  avec  700  étudiantes.  Ce  collège  me  pa- 
raît décidément  trop  nombreux;  il^  m'a  fait  sentir  d'une  façon 
saisissante  le  péril  qui  menace  les  Etats-Unis  :  trop  de  culture  à 
tous  les  rangs  de  la  société,  la  culture  ainsi  étendue  ne  pouvant 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  879 

être  bien  profonde.  En  outre  on  se  demande  quel  effet  doit  produire 
sur  des  tilles,  dont  la  plupart  sont  destinées  à  gagner  leur  pain, 
cette  halte  de  quatre  ans  dans  le  palais  de  l'Idéal,  hors  de  la 
famille,  entre  la  médiocrité  du  passé  et  les  cruautés  de  la  lutte 
pour  l'existence  qui  les  attend.  Car  le  nom  de  palais,  ou  tout  au 
moins  celui  de  château,  sied  par  excellence  à  Wellesley,  mirant 
sa  noble  architecture  dans  un  lac  enchanté  au  milieu  du  parc  de 
4o0  acres  qui  l'entoure.  Moyennant  la  modique  somme  de 
1  700  francs,  quelquefois  diminuée  par  les  dons  ou  allégée  par 
les  prêts  duneactive  société  de  secours,  les  étudiantes  de  Wellesley 
jouissent  non  seulement  de  tous  les  moyens  d'atteindre  à  leurs 
brevets  ou  de  se  perfectionner  sans  aucun  autre  but  dans  les 
lettres,  les  sciences  et  les  arts,  mais  encore  les  douceurs  de  la 
vie  matérielle  leur  sout  prodiguées.  Elles  trouvent  bonne  table 
et  bon  gîte  dans  les  six  jolis  cottages,  placés  chacun  sous  la  charge 
dune  matrone,  et  qui  s'éparpillent  autour  des  bàtimens  princi- 
paux :  collège,  école  des  beaux-arts,  hall  de  musique;  le  lac 
Waban  est  à  elles  pour  y  ramer,  y  organiser  des  régates  en  été, 
pour  y  patiner  l'hiver;  elles  sont  enfm  à  quinze  milles  de  Boston, 
ce  qui  suppose  un  va-et-vient  continuel  de  visites  intéressantes. 
Le  jour  oîi  je  reçus  à  Wellesley  la  plus  cordiale  hospitalité^ 
Richard  W.  Gilder,  le  poète,  était  venu  faire  une  conférence  sur 
le  président  Lincoln  considéré  comme  orateur,  et  d'autres  convives 
éminens  figuraient  à  un  lunch  simplement,  mais  substantielle- 
ment servi,  dont  la  présidente,  miss  Helen  Shafer,  faisait  les 
honneurs,  tandis  qu'une  escouade  de  pensionnaires  vaquaient  au 
service.  Le  fondateur  de  Wellesley,  H.  Fowle  Durant,  a  voulu 
qu'il  en  fût  ainsi  en  décidant  que  chaque  étudiante  contribuerait 
journellement,  l'espace  de  quarante-cinq  minutes,  à  une  partie 
du  travail  domestique  pour  glorifier  cette  utile  besogne,  et  pour 
empêcher  les  prétentions  de  caste. 

La  beauté  du  lieu  nous  avait  tous  ravis.  Autant  que  le  permet- 
taient la  neige  et  sous  un  radieux  soleil  qui  la  faisait  étinceler, 
nous  avions  parcouru  le  parc  immense,  où  tout  est  réuni  :  beautés 
de  l'art  et  de  la  nature,  collines,  bois,  prairies,  eaux  jaillissantes. 
Quelqu'un  hasarda  une  comparaison  enthousiaste  entre  cette 
académie  et  celle  de  la  Princesse  qui,  dans  le  poème  anglais, 
rassemble  autour  d'elle  toutes  les  jeunes  filles  des  Etats  de  son 
père  ave*^;  l'intention  d'émanciper  le  sexe  auquel  elle  appartient. 
Le  rapprochement  était  d'autant  plus  juste  que  le  collège  de  Wel- 
lesley, sans  aller  jusqu'à  défendre  sous  peine  de  mort  son  accès 
aux  hommes,  est,  par  exception  unique,  tout  entier  entre  les  mains 
des  femmes,  seules  admises  à  composer  la  faculté,  si  les  hommes 


880  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

comptent  dans  le  conseil  d'administration.  M.  Durant  et  sa 
femme,  qui  lui  survit,  ont  toujours  affirmé  sur  ce  sujet  des  idées 
très  absolues.  L'histoire  de  la  fondation  du  collège  (1875)  est 
curieuse  et  touchante. 

Un  avocat  en  renom  eut,  dans  la  force  de  l'âge  et  du  succès, 
le  cœur  brisé  par  la  mort  de  son  enfant  unique  :  il  abandonna 
brusquement  le  barreau  pour  se  livrer  à  des  œuvres  religieuses 
et  philanthropiques.  L'inspiration  lui  vint  d'assurer  à  la  masse 
des  jeunes  filles  de  son  pays  les  bienfaits  d'une  éducation  qui 
les  rendrait  propres  à  toutes  les  carrières  et,  dès  le  mois  de  sep- 
tembre 1871,  la  pierre  angulaire  du  bâtiment  principal,  le  Collège 
Hall,  fut  posée,  côte  à  côte  avec  une  Bible. 

Le  Collège  Hall  est  un  bel  édifice,  brique  et  pierre,  en  forme 
de  croix  latine  double.  On  entre  dans  un  vestibule  monumental 
dallô  de  marbre,  rempli  de  plantes  vertes  décoratives,  au  milieu 
duquel  s'élève  l'escalier,  éclairé  d'en  haut  à  la  mode  italienne, 
avec  balustres  et  galeries  d'étage  en  étage.  Partout  des  tableaux, 
des  statues  :  celle  de  Harriet  Martineau,  par  miss  Whitney, 
semble,  dès  le  seuil  même  de  la  maison,  montrer  le  chemin  aux 
logiciennes,  aux  économistes,  aux  réformatrices  de  l'avenir.  Le 
grand  salon  de  la  faculté  est  décoré  avec  luxe;  un  autre  salon 
est  dédie  à  la  mémoire  d'Élizabeth  Brov^^ning,  apparemment 
comme  au  plus  pur  et  au  plus  élevé  des  génies  féminins  ;  il  ren- 
ferme tous  les  portraits  et  tous  les  bustes  de  l'auteur  à'Aurora 
Leigh,  auxquels  sont  joints  des  autographes  de  son  mari. 

La  magnifique  bibliothèque  compte  plus  de  40  000  volumes, 
grâce  à  la  générosité  du  professeur  Horsford,  de  Cambridge. 
Les  étudiantes  ont  le  libre  accès  de  cette  bibliothèque,  dis- 
tribuée avec  une  méthode  et  un  souci  du  recueillement  de  cha- 
cune, tout  à  fait  incomparables;  elles  trouvent  en  outre  une 
quantité  de  revues  anglaises  ou  étrangères,  rangées  sur  des  tables 
spéciales.  Il  en  est  de  même  d'ailleurs  dans  tous  les  autres  col- 
lèges. Je  risquerais  de  continuelles  redites  en  énumérant  les  clubs, 
les  sociétés  diverses  que  recèle  chacun  d'eux,  —  les  membres  de 
celles-ci,  qui  portent  des  noms  appropriés  à  leur  but  :  Phi  Sigma, 
Zêta  Alpha,  Agora,  etc.,  se  proposant  d'activer  les  études  litté- 
raires ou  de  susciter  un  intérêt  intelligent  pour  les  questions 
politiques  du  jour,  ou  encore  de  s'occuper  de  musique  sous  l'in- 
vocation de  Beethoven,  —  ainsi  de  suite.  Il  va  sans  dire  que  partout 
il  y  a  une  Shakespeare  society  et  qu'une  association  chrétienne 
dirige  le  zèle  religieux  vers  les  questions  sociales.  Le  théâtre  aussi 
a  ses  adeptes  à  titre  de  récréation  :  en  visitant  avec  le  secours  de 
l'ascenseur  tous  les  nombreux  étages  du  collège,  nous  rencon- 


CONDITION    DE    LA    FCMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  881 

trons  une-troupe  rieuse  de  jeunes  actrices,  joliment  costumées 
pour  la  répétition  générale  d'une  comédie. 

Dans  le  parc,  un  conservatoire  de  musique  renferme  quarante 
pianos,  un  orgue,  et  une  salle  de  récitation  à  l'usage  des  classes 
chorales.  Les  concerts  débordent  jusque  dans  la  chapelle,  ce  qui 
scandalise  toujours  les  voyageurs  de  pays  catholiques  :  il  faut  leur 
rappeler  que  pour  les  protestans,  l'église  n'a  son  caractère  sacré 
que  pendant  la  durée  du  service,  après  quoi  elle  redevient  un 
local  comme  tous  les  autres. 

L'école  des  Beaux-Arts,  de  style  grec,  couronne  une  colline; 
on  ne  peut  dire,  malgré  les  dons  qu'elle  a  reçus,  que  ses  galeries 
soient  garnies  de  chefs-d'œuvre,  mais  elle  est  très  bien  aménagée 
sous  le  rapport  des  salles  de  conférence  et  des  ateliers  de  dessin, 
de  peinture,  d'architecture.  Je  vois  parmi  les  collections  otïertes 
une  belle  vitrine  remplie  de  broderies  anciennes,  et  je  hasarde 
une  question  qui  me  vaut  cette  brève  réponse  :  «  Les  étudiantes 
laissent  l'aiguille  aux  écoles  professionnelles.  » 

Un  portrait  en  pied  de  Mrs  Freeman  Palmer.dansla  galerie  des 
beaux-arts,  rappelle  agréablement  la  seconde  présidente  de  Wel- 
lesley  qui  fut,  de  l'avis  de  tous,  une  habile  organisatrice.  MissSha- 
fer  était ,  avant  de  lui  succéder,  un  très  remarquable  professeur  de 
mathématiques.  Jusqu'à  sa  mort  prématurée,  qui  suivit  de  près 
ma  visite  à  Wellesley,  elle  tint  haut  et  ferme,  assure-t-on,  le 
drapeau  des  études  classiques  et  scientifiques  chaque  fois  qu'il 
s'agissait  de  diplômes,  tout  en  laissant  une  très  grande  liberté  à 
ce  qu'on  appelle  les  études  électives.  Consultons  à  ce  sujet  les 
statistiques  toujours  éloquentes  :  sept  mille  jeunes  filles  ont, 
dans  l'espace  d'une  vingtaine  d'années,  étudié  plus  ou  moins  long- 
temps à  Wellesley.  Des  associations  subsistent  entre  elles,  d'un 
bout  à  l'autre  des  Etats-Unis,  permettant  de  compter  celles  qui 
ont  tiré  bon  parti  de  leur  bagage  littéraire  ou  scientifique,  et 
il  paraît  qu'elles  sont  nombreuses:  mais  les  grades  universi- 
taires n'ont  été  conquis  que  par  847  étudiantes;  sur  ce  nombre 
il  y  a  500  professeurs  et  institutrices,  vingt  et  quelques  mission- 
naires, une  douzaine  de  médecins,  à  peu  près  autant  de  journa- 
listes. Cent  d'entre  elles  se  sont  tenues  à  la  Aie  de  famille. 

Je  n'eus  pas  l'occasion  de  voir  le  collège  de  Vassar  qui  est,  si 
je  ne  me  trompe,  le  plus  ancien  de  tous,  ni  celui  de  Smith, 
fondé  dix  ans  plus  tard,  vers  la  même  époque  que  Wellesley,  et 
presque  aussi  nombreux  que  celui-ci.  Parmi  les  établissemens  de 
date  récente,  le  collège  de  Baltimore,  ouvert  en  1888  sous  le  pa- 
tronage de  l'église  méthodiste  épiscopale,  m'a  paru  appelé  au 
plus  grand  succès.  La  charmante  capitale  du  Maryland,  où  il  est 

TOME  cxxv.  —  1894^  ■  o6 


882  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

situé,  offre  tant  d'avantages  :  un  climat  très  doux,  une  société 
cultivée,  le  voisinage  d'une  université,  de  nombreuses  biblio- 
thèques, des  galeries  d'art  comme  celle  de  M.  Walters  qui,  livrée 
au  public  à  certaines  dates ,  réunit  en  grand  nombre  les  plus 
beaux  échantillons  de  l'école  moderne  française,  le  conserva- 
toire de  musique  enfin ,  que  l'on  doit  avec  tant  d'autres  dons  à 
la  munificence  de  M.  Poabody.  La  construction  du  collège  de 
femmes  atteste  aussi  cette  générosité  individuelle  dont  on  ren- 
contre partout  le  témoignage  en  Amérique.  C'est  le  Révérend  John 
Goucher  qui  fit  élever  l'imposant  hall  de  style  roman  où  les  labo- 
ratoires occupent  tout  un  étage,  tandis  que  le  reste  est  dédié 
aux  classes,  aux  salles  d'assemblée,  aux  collections  minéralo- 
giques,  botaniques,  paléontologiques,  etc.  C'est  M.  B.-F.  Bennett 
qui,  en  mémoire  de  sa  femme,  y  ajouta  le  bâtiment  massif  de 
même  style  qui,  consacré  au  développement  physique,  renferme 
la  piscine  de  natation  et  un  gymnase  d'après  les  méthodes  sué- 
doises, lesquelles  sont  en  train  de  détrôner  presque  partout  en 
Amérique  les  méthodes  allemandes  :  les  professeurs  qui  surveil- 
lent les  exercices  appartiennent  à  l'Institut  Royal  de  Stockholm, 
et  les  fameuses  machines  Zandersont  employées  pour  corriger  par 
le  mouvement  tout  ce  qui  est  chez  l'élève  difformité  ou  faiblesse. 
Chaque  année  on  mesure  le  progrès  obtenu  en  ce  qui  concerne 
la  capacité  des  poumons  et  la  force  des  muscles. 

Deux  corps  de  logis  séparés  offrent  aux  pensionnaires  une  in- 
stallation pour  ainsi  dire  familiale.  Je  remarque,  en  les  visitant, 
que  lés  salles  à  manger  sont,  ainsi  que  les  cuisines,  placées  aux 
étages  supérieurs  pour  éviter  toute  odeur;  le  mouvement  perpé- 
tuel de  l'ascenseur  empêche  que  cette  disposition  offre  aucun  in- 
convénient. Les  jeunes  filles  mangent  par  petites  tables  de  huit. 
Je  cause  avec  plusieurs  d'entre  elles,  jolies  comme  toutes  les  Bal- 
timoriennes  ont  la  réputation  de  l'être,  et  d'une  vivacité,  d'une 
grâce  décidément  méridionales.  Pas  ombre  en  elles  de  ce  pé- 
dantisme  un  peu  hautain  que  j'ai  quelquefois  remarqué  au  Nord. 
Elles  savent  aussi  mieux  tourner  un  compliment  :  j'aborde  ici 
le  Sud,  je  sens  déjà  les  affinités  qui  existent  entre  cette  partie 
de  l'Amérique  et  la  France. 

Cependant,  malgré  les  influences  religieuses  qui  ont  présidé  à 
la  fondation  du  collège,  la  liberté  personnelle  est  à  peu  près  aussi 
grande  qu'ailleurs  :  seulement  il  y  a  défense  d'aller  au  théâtre  ou 
au  bal,  de  boire  du  vin,  de  jouer  aux  cartes,  mais  tous  les  mois 
ces  demoiselles  donnent  une  soirée  sous  la  direction  de  la  dame 
chargée  des  soins  de  leur  ménage,  et  chacune  d'elles  a  le  droit 
d'inviter  un  ou  plusieurs  amis. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  883 

Le  log^ent  et  la  nourriture  coûtent  deux  cents  dollars  par 
an;  l'instruction,  cent  dollars,  non  compris  les  arts  d'agrément, 
plus  dix  dollars  pour  l'usage  des  inslrumens  de  laboratoire.  Il 
va  sans  dire  ({ue  seul  un  collège  très  richement  doté  peut  donner 
autant  à  d'aussi  modestes  conditions.  La  belle  église  méthodiste 
épiscopale  de  Baltimore  sert  de  chapelle  aux  étudiantes,  une  com- 
munication étant  établie  entre  elle  et  Goucher  Hall  ;  le  campanile 
de  cette  copie  plus  ou  moins  fidèle  de  San  Vitale,  s'ajoutant  à  tous 
ces  bàtimens  d'architecture  lombarde  en  granit  brut,  avec  toits 
de  tuile  rouge,  est  vraiment  d'un  bel  aspect,  solide  et  sévère. 
Une  école  préparatoire,  dite  école  de  latin,  prospère  auprès  du 
collège,  sous  la  même  règle. 

C'est  aussi  à  Baltimore  que  se  trouve  l'excellente  école  pré- 
paratoire de  Bryn  Mawr  qui  reçoit  des  élèves  à  partir  de  huit  ou 
neuf  ans  et  les  conduit  au  seuil  même  du  collège.  J'y  arrive  un 
peu  avant  que  ne  commence  une  conférence  sur  l'hygiène,  et  j'ad- 
mire comme  la  pratique  se  joint  à  la  théorie.  Ces  jeunes  externes 
ont  leur  piscine  de  natation;  elles  prennent  des  leçons  d'escrime 
et  tirent  de  l'arc.  Leurs  vacances  sont  plus  longues  que  chez  nous. 
Aussi  me  frappent-elles  par  un  air  de  santé  que  dans  l'avenir  un 
excès  d'activité  cérébrale  ou  mondaine  fera  perdre  à  quelques- 
unes.  Elles  me  paraissent  en  outre,  je  dois  le  dire,  moins  disci- 
plinées que  ne  le  sont  les  écolières  européennes  du  même  âge. 
Les  voyageurs  anglais  en  Amérique  ont  toujours  noté  la  fatigante 
exubérance  des  enfans,  habitués  à  compter  comme  d'importans 
personnages  ;  cette  remarque  prouve  que  les  enfans  anglais  sont 
timides  et  rigoureusement  tenus,  mais  il  est  certain  que  l'inévi- 
table individualisme  n'attend  pas  le  nombre  des  années  pour  s'af- 
firmer chez  le  petit  Américain,  chez  la  petite  Américaine  surtout. 
Revenons  aux  universités  vers  lesquelles  se  dirigera  impétueu- 
sement cette  nouvelle  génération. 

11  y  a  aujourd'hui  sur  toute  l'étendue  des  Etats-Unis  (le  Sud  a 
depuis  le  triomphe  de  l'Union  pris  une  grande  part  au  mouve- 
ment éducationnel),  179  collèges  de  femmes,  dans  le  sens  que  la 
langue  anglaise  donne  à  ce  mot  qui  n'a  rien  de  commun  avec  le 
nom  de  nos  établissemens  d'instruction  secondaire,  —  179  col- 
lèges où  se  confèrent  des  grades.  Ces  collèges  comptent  24851  étu- 
diantes et  2  299  professeurs,  dont  o77  hommes  et  1  648  femmes  (1). 
La  prédominance  des  femmes  n'abaisse  pas  le  niveau,  si  j'en 
crois  les  meilleurs  juges.  Ils  sont  d'avis  que  souvent  dans  l'en- 
seignement féminin  il  y  a  plus  de  méthode,  ce  qui  supplée  à  la 

(1)  Tous  n'ont  pas  le  titre  de  professor;  il  y  a  aussi  les  teachers  ou  instructors. 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

force  d'improvisation,  à  l'espèce  de  génie  personnel  qui  assure  la 
supériorité  du  professeur  homme.  Du  reste  aucun  esprit  de  riva- 
lité malveillante  n'existe  jusqu'ici  entre  les  professeurs  des  deux 
sexes,  ce  qui  s'explique  d'un  mot  :  la  voie  n'est  pas  encombrée;  le 
chiffre,  total  ci-dessus  l'atteste.  Bon  nombre  de  professeurs  de 
collège  sont  obligés  d'ajouter  à  leur  besogne,  écrasante  déjà,  le 
soin  des  cours  préparatoires,  et  la  foule  des  aspirantes  aux  hautes 
études  augmente  toujours. 

Cet  assaut  passionné  donné  à  l'arbre  de  science  pénètre 
d'humiliation  les  Françaises  quand  il  leur  arrive  d'en  être  témoins. 
Combien  d'entre  nous  sauraient  ce  qu'il  faut  pour  se  présenter 
au  collège  ?  Tout  au  plus  nous  rattrapons-nous  sur  l'histoire  : 
les  Américaines,  et  aussi  beaucoup  d'Américains,  m'ont  paru  la 
connaître  fort  mal ,  pour  peu  qu'on  sorte  de  l'histoire  de  leur 
pays  et  de  l'histoire  d'Angleterre,  qui  s'y  rattache  directement. 
Que  notre  amour-propre  cependant  se  rassure  :  je  suis  disposée 
à  croire  que  la  conscience  même  du  peu  que  nous  savons  est 
à  sa  manière  une  espèce  de  supériorité.  Un  professeur  distingué, 
causant  avec  moi  de  ces  questions,  me  l'a  fait  entendre  :  <(  Oui, 
l'éducation  de  nos  femmes  embrasse  beaucoup  plus  de  matières 
que  la  votre,  elle  n'en  embrasse  que  trop  ;  c'est  une  grande  es- 
quisse sans  ombres  ni  détails.  Elles  sont  certes  plus  fortes  en 
mathématiques,  là-dessus  il  n'y  a  pas  de  discussion,  et  elles  ap- 
prennent les  langues  mortes  ;  mais  je  doute  que  dans  la  majorité 
des  cas  elles  en  tirent  grand  profit,  sauf  pour  réussir  aux  exa- 
mens. Ici  nous  devons  nous  mettre,  hélas  !  à  la  portée  d'une  cer- 
taine médiocrité  sûre  d'elle-même  qui  croit  qu'il  n'y  a  rien  au 
delà  de  ce  qu'elle  peut  comprendre.  Une  Américaine  sans  préten- 
tions arrogantes  est  la  première  d'entre  les  femmes,  mais  il  faut 
aujourd'hui  les  passer  au  crible  pour  en  trouver  qui  ne  préten- 
dent pas  à  tout.  » 

Il  est  très  rare,  je  le  reconnais,  qu'un  Américain  s'exprime 
aussi  franchement  sur  le  compte  de  ses  savantes  compatriotes. 
Tout  au  plus  quelques-uns  diront-ils,  en  parlant  de  cette  rage  de 
culture  :  «  C'est  un  moment  de  transition  parfois  défavorable  à 
la  vie  de  famille;  mais  qui  sait  si,  après  les  tàtonnemens  inévi- 
tables, nous  n'en  profiterons  pas?  Qui  sait  s'il  ne  sortira  pas  de  là 
une  femme  plus  parfaite  que  celle  du  passé? 

On  ne  devine  jamais  au  juste  ce  qui  se  cache  derrière  le  demi- 
sourire  humoristique  d'un  Américain;  ces  mots  que  j'ai  aussi 
retenus  semblaient  impliquer  cependant  un  regret  et  une  me- 
nace : 

—  Tout  marche  très  vite  pour  les  femmes.  Il  y  a  quinze  ans, 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS,  885 

le  collège,  en  ce  qui  les  coiiCL'rne,  était  attaqué  comme  l'est 
aujourd'hui  leur  droit  au  sulïrage.  Eh  bien,  il  fonctionne  après 
tout  à  merveille.  Espérons  seulement  qu'elles  n'iront  pas  trop 
loin,  dans  leur  intérêt  même;  peut-être  liniraient-elles  par  être  si 
fortes  et  si  bien  armées  que  nous  n'aurions  plus  de  raisons  pour 
nous  montrer  envers  elles  chevaleresques,  puisque  votre  politesse 
française  nous  décerne  cette  épithète  tlatteuse.  Et  le  jour  où  nous 
cesserons  de  les  protéger,  elles  s'apercevront  sans  aucun  doute 
que,  tout  en  ayant  obtenu  grades  universitaires  et  droits  politiques, 
elles  sont  plus  embarrassées  qu'auparavant.  » 

Ce  sont  là  des  demi-critiques  bien  anodines,  mais  je  ne  nom- 
merais pour  rien  au  monde  ceux  de  la  bouche  de  qui  elles  sont 
tombées,  ne  voulant  pas  que  ces  impnidens  soient  déchirés  par 
les  Ménades.  C'est  de  l'Amérique  qu'on  peut  dire  avec  vérité  :  «  Il 
est  défendu  d'y  frapper  la  femme,  même  avec  une  fleur.  »  Quand 
à  deux  ou  trois  reprises  j'ai  osé  exprimer  mon  étonnement  au 
sujet  de  la  liberté  qui  règne  dans  les  collèges,  les  hommes  sans 
exception  m'ont  toujours  répondu  sèchement  qu'à  l'âge  qu'elles 
ont  atteint,  seize  ou  dix-sept  ans  tout  au  moins,  avant  d'aborder  la 
vie  universitaire,  elles  doivent  savoir  se  conduire. 

Sur  le  péril  des  intimités  de  femmes  nouées  pendant  quatre 
années  de  contact  assidu  et  parfois  continuées  toute  la  vie,  si 
étroites  que  rien  ne  ressemble  davantage  à  la  parfaite  intelli- 
gence d'un  bon  ménage,  je  n'ai  jamais  été  comprise.  La  surveil- 
lance, les  restrictions  que  les  couvens  ou  pensions  de  notre  vieux 
monde  jugent  nécessaires  seraient,  dans  les  collèges  du  nouveau, 
une  insulte  gratuite.  La  tenue  irréprochable  qui  distingue  l'étu- 
diante en  classe,  elle  la  conserve  dans  tous  les  détails  de  sa  vie; 
douter  de  cela  serait  douter  des  bienfaits  de  tout  le  système  d'édu- 
cation qui  régit  l'Amérique  et  qui  est  fondé  sur  le  respect  de  soi- 
même.  En  aucun  pays  il  n'y  a  plus  d'esprit  de  corps  entre  les 
femmes;  en  aucun  pays  les  amitiés  particulières  ne  sont  plus 
nobles  et  plus  dévouées.  On  me  le  dit  et  je  le  crois,  j'en  ai  eu 
maintes  fois  la  preuve  ;  il  serait  certes  à  désirer  que  la  même  soli- 
darité existât  entre  Françaises  à  tous  les  rangs  de  la  société.  Mais 
la  médaille  a  son  revers,  et  il  est  impossible  de  ne  pas  s'en  aper- 
cevoir quelquefois. 

n.    —    LA   CO-ÉDUCATION.    GALESBURG 

Nous  avons  encore  à  faire  connaissance  avec  les  collèges  où 
règne  le  système  de  la  co-éducation,  bien  plus  étrange  à  nos 
yeux  que  tout  le  reste.  C'est  dans   l'Ouest  presque  exclusive- 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  qu'il  l'aiit  aller  les  chercher.  Un  homnie  très  haut  placé  dans 
l'Instruction  puhlique  ma  parlé  avec  éloge  des  résultats  qu'oh- 
tient  du  commencement  à  la  lin  des  études  cette  co-éducation 
qui  a  été  récemment  en  France,  où,  bien  entendu,  il  serait  im- 
possible de  l'établir  sans  un  complet  remaniement  des  usages  et 
des  mœurs,  l'objet  de  tant  de  débats  passionnés.  M.  W.  T.  Harris, 
commissioner  of  éducation  à  Washington,  —  il  me  permettra  de 
le  nommer,  —  croit  que  le  fait  de  vivre  ensemble  depuis  l'âge  le 
plus  tendre,  au  Kindergarten  et  à  l'école  primaire,  empêche  les 
garçons  et  les  filles  d'être  aussi  sensibles  à  l'attrait  du  sexe.  Il  a 
remarqué  que  l'émulation  établie  entre  eux  habitue  les  jeunes 
filles,  qui  très  souvent  marchent  en  avant,  à  faire  peu  de  cas  des 
imbéciles,  fussent-ils  bien  tournés.  De  plus,  elles  peuvent  avoir 
au  collège  des  frères  qui  les  protègent,  et  ce  sont  tout  de  bon  des 
sentimens  fraternels  qu'éprouvent  pour  elles  la  plupart  de  leurs 
camarades,  cette  camaraderie  ayant  toujours  existé,  les  transfor- 
mations de  l'âge  étant  venues  pour  eux  insensiblement.  Détail 
important,  M.  llarris  m'affirma  que,  si  quelques  incartades  de  con- 
duite avaient  pu  être  relevées  accidentellement  dans  les  écoles  de 
filles,  elles  étaient  sans  exemple  dans  les  écoles  mixtes  :  les  pre- 
mières permettent  apparemment  beaucoup  plus  d'abandon  ;  les 
secondes  imposent  du  côté  féminin  une  réserve  qui  n'a  d'égale 
que  la  timidité  respectueuse  de  l'autre  sexe,  habitué  comme  il 
ne  l'est  pas  ailleurs  à  compter  avec  la  valeur  intellectuelle  de 
la  femme.  Sur  ces  questions  il  m'est  impossible  d'avoir  une  opi- 
nion personnelle;  j'ai  constaté  seulement  que  dans  les  grandes 
villes  de  l'Est  on  partageait  jusqu'à  un  certain  point  nos  préven- 
tions européennes.  A  Chicago,  je  n'ai  guère  vu  que  l'extérieur  de 
la  somptueuse  Université  fondée  sous  l'impulsion  de  l'Eglise 
baptiste,  et  elle  m'a  paru  trop  neuve  pour  être  encore  tout  à  fait 
vénérable ,  si  excellemment  équipée  qu'elle  soit  par  tous  les 
moyens  que  procure  l'argent.  Peut-être  le  récit  d'une  semaine  ou 
deux  passées  dans  un  collège  de  la  Prairie,  celui  de  Galesburg, 
fera-t-il  mieux  comprendre  à  mes  lecteurs  ce  que  peut  être,  sous 
sa  forme  la  plus  intéressante,  la  co-éducation.  La  physionomie 
du  collège  est  inséparable  dans  ma  mémoire  de  celle  de  la  petite 
ville  et  de  ses  habitans.  Je  transcrirai  donc  ici  quelques  fragmens 
du  journal  que  je  remplissais  alors  chaque  soir. 

Cinq  heures  de  voyage  environ  de  Chicago  à  Galesburg,  —  Je 
suis  reçue  dans  la  maison  d'un  des  professeurs  du  collège,  qui, 
comme  tous  les  Américains,  est  fidèle  au  principe  «  Les  amis  de 
nos  amis  sont  nos  amis.  »  Riches  ou  pauvres,  ils  vous  offrent,  sous 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS,  887 

ce  prétexte. ^e  partager  leur  vie  de  famille  aussi  facilement  que 
nous  invitons  à  tliner. 

Simple  maison  do  bois  :  elle  est  posée  presque  à  l'extrémité  de 
la  ville.  La  barrière  qui  l'entoure  donne  sur  la  rue  qui  conduit  au 
collège,  une  route  plantée  d'érables  avec  des  trottoirs  en  planches, 
des  deux  côtés.  Trois  ou  quatre  pièces  au  rez-de-chaussée,  autant  an 
premier  étage  un  peu  mansardé,  rien  de  plus  ;  mais  cet  intérieur 
modeste  suggère  au  premier  aspect  des  idées  d'ordre,  de  minu- 
tieuse propreté,  de  studieux  recueillement.  Sur  les  parois  de  la 
salle  à  manger  se  détache  l'Oraison  dominicale  en  caractères 
ornés.  Le  cabinet  de  travail  est  garni  de  livres, qui  débordent  par 
toute  la  maison.  Dans  le  petit  parloir  point  de  glaces,  des  meubles 
très  simples,  des  photographies  de  famille,  de  bonnes  gravures, 
des  fleurs,  —  une  dignité  singulière  partout  répandue.  C'est  là 
le  cadre  d'une  des  figures  les  plus  énergiques  et  les  plus  nobles 
que  j'aie  vues,  celle  d'un  vieillard  robuste  comme  un  jeune  homme, 
d'un  savant  désintéressé,  dont  la  carrière  laborieusement  remplie 
a  été  consacrée  d'un  bout  à  l'autre,  malgré  ce  que  pouvait  lui 
conseiller  l'ambition,  au  même  collège;  il  en  est  un  des  piliers 
pour  ainsi  dire.  Auprès  de  lui,  sa  femme,  délicate  et  timide,  dont 
le  visage  porte  encore  les  traces  d'une  de  ces  beautés  éthérées 
comme  on  en  rencontre,  finement  gravées,  dans  les  «  livres  de 
beauté  »  anglais.  A  la  façon  dont  la  maison  est  menée,  avec  l'aide 
d'une  seule  petite  négresse,  je  vois  qu'il  existe  des  ménagères 
dans  l'Ouest.  Le  professeur  tient  aux  idées  d'autrefois  :  nulle  part, 
autant  que  dans  cet  intérieur,  je  n'ai  rencontré,  telle  que  je  me 
l'imaginais,  la  famille  puritaine.  Le  mari,  le  père,  est  encore  maître 
ici,  et  maître  tyrannique;  la  femme  plie  avec  une  grâce  et  une 
douceur  qui  ne  sont  pas  spécialement  américaines;  la  jeune  fille 
est  respectueuse  et  réservée.  Elle  a  pourtant  beaucoup  de  culture, 
attestée  par  ses  brevets,  enseigne  elle-même  au  collège,  et  a  entre- 
pris avec  des  amies  ce  que  ses  parens  n'ont  jamais  fait  pour  leur 
part,  un  voyage  en  Europe,  après  lequel  sa  vie  de  retraite  et  de 
travail  ne  lui  a  pas  paru  plus  dure. Tout  se  fabrique  à  la  maison; 
il  va  sans  dire  qu'elle  et  sa  mère  y  mettent  la  main.  Table 'abondante 
et  simple  ;  tempérance  non  pas  seulement  prêchée.  mais  pratiquée 
à  la  lettre  sous  le  rapport  des  boissons  fermentées.  Le  père  bénit 
à  voix  haute  chaque  repas. 

La  fondation  de  Knox-College  à  Galesburg,  telle  qu'on  me 
la  raconte,  présente  des  traits  uniques.  Une  troupe  de  pionniers 
patriotes  et  chrétiens  en  posèrent  les  bases.  Leur  but  déclaré  fut 
de  créer  un  collège  qui  fournirait  des  recrues  bien  préparées  au  mi- 
nistère évangélique  et  qui  ferait  des  femmes  les  dignes  éducatrices 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  génération  future.  Le  7  janvier  1836,  un  meeting  eut  lieu 
à  Whitesboro  (Etat  de  New  York);  on  y  vota  une  somme  de 
20000  dollars,  qui  payèrent  15  000  acres  de  terre  dont  la  vente 
représenta  la  première  donation  faite  au  collège,  et  au  prin- 
temps de  cette  même  année  les  colons,  conduits  par  le  Révérend 
George  Gale,  promoteur  du  projet  et  chef  de  la  colonie  à  laquelle 
il  donna  son  nom,  se  dirigea  vers  la  Prairie.  A  l'automne,  trente 
familles,  composant  un  noyau  homogène  sorti  des  Pères  pèle- 
rins d'autrefois,  s'étaient  déjà  construit  de  rudes  cabanes  sur 
l'emplacement  de  ce  qui  devait  devenir  la  ville.  En  1837,  une 
charte  fut  obtenue  pour  l'établissement  du  collège,  et  à  la  fin  de 
1838  ce  collège  s'ouvrit  avec  une  quarantaine  d'étudians.  Il  y  en 
a  000  aujourd'hui.  Les  bâtimens  actuels  ne  furent  achevés  qu'en 
1837,  et  la  même  année  vit  s'élever  un  séminaire  où  logent  les 
jeunes  filles.  Depuis,  un  gymnase  et  un  observatoire  ont  été  créés 
et  en  1890,  la  pierre  angulaire  de  l'édifice  qu'on  appelle  Alumni- 
Hall  fut  posée  par  le  président  Harrison  avec  des  paroles  qui 
restent  dans  toutes  les  mémoires  :  «  Nous  renouvelons  la  dédi- 
cace de  cette  institution,  consacrée  déjà  à  la  vérité,  à  la  pureté, 
à  la  loyauté  et  à  l'amour  de  Dieu.  »  —  Le  collège  a  eu  des  bien- 
faiteurs intelligens  et  zélés  ;  l'un  d'eux,  M.  Hitchcock,  fit  don  au 
collège  de  toute  la  partie  de  la  fortune  qu'il  laissait  dont  sa  veuve 
n'aurait  pas  besoin,  et  Mrs  Hitchcock,  par  mie  générosité  égale, 
renonça  aux  avantages  que  lui  eût  accordés  la  loi  pour  que  les 
intentions  de  son  mari  fussent  remplies  :  elle  est  venue  habiter  un 
cottage  à  Galesburg. 

Visite  matinale  à  l'Alumni-Hall.  —  Le  bâtiment,  de  style  ro- 
man mitigé, brique  et  grès  rouge,  a  fort  belle  apparence.  Près  de 
mille  personnes  peuvent  tenir  dans  son  auditorium,  qui  chaque 
jour  sert  de  chapelle.  Une  prière  en  commun  réunit  tout  le  col- 
lège, et  à  tour  de  rôle  les  professeurs  lisent  la  Bible,  puis  font  une 
courte  instruction.  J'entends  le  professeur  de  littérature  anglaise 
parler  sur  «  la  comparaison  »  à  propos  de  la  paille  et  de  la 
poutre  de  l'Evangile.  Cette  habitude  n'existe  pas  dans  les  Uni- 
versités de  l'Etat;  elle  me  paraît  contribuer  pour  une  bonne 
part  à  l'atmosphère  morale  de  Galesburg. 

Nous  visitons  la  ville,  tout  à  fait  charmante  avec  ses  avenues 
ombreuses  et  ses  verdoyans  boulevards.  Elle  couvre  une  vaste  éten- 
due, les  arbres,  les  jardins  y  tenant  beaucoup  de  place.  Des  arbres 
verts  entourent  les  bâtimens  principaux.  H  y  a  quelques  rues 
commerçantes,  mais  elles  sont  d'une  activité  tranquille,  comme  il 
convient  à  une  ville  pour  qui  le  trafic  est  chose  secondaire,  qui  ne 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  880 

s'est  jamais  souciée  que  de  religion  et  de  science.  Le  quartier 
élégant  est  rempli  de  très  jolies  maisons  bourgeoises,  la  pluparl 
en  bois  peint,  mais,  affectant  tous  les  styles;  des  marges  de  gazon 
les  encadrent  :  on  les  dirait  dispersées  sur  une  pelouse.  La  ville 
entière  est  scrupuleusement  propre,  avec  ces  sidewa//,s,  fort  laids 
d'ailleurs,  qui  partout  en  Amérique,  sur  les  routes,  dans  les  parcs 
publics,  autour  des  maisons  permettent  d'éviter  la  poussière  ou 
la  boue,  selon  la  saison.  Quelques  rues  ont  un  pavage  en  brique 
perfectionné.  Les  intérieurs,  entrevus  derrière  les  bow-windows 
garnis  de  fleurs,  sont  d'une  agréable  intimité.  Nous  atteignons  un 
faubourg  formé  de  maisonnettes  peintes  en  couleurs  claires,  bien 
vernies,  semblables  à  des  jouets  tout  neufs  :  c'est  le  quartier 
suédois.  Ces  braves  gens  forment  une  partie  assez  importante  de 
la  population  et  s'enrichissent  vite  par  leur  industrie. 

Vaste  terrain  de  manœuvres  pour  les  trois  compagnies  que 
commande  un  officier  de  l'armée  des  Etats-Unis  délégué  comme 
professeur  de  science  et  de  tactique  militaire.  Le  service  est  obli- 
gatoire, chaque  étudiant  étant  tenu  de  se  procurer  un  uniforme. 

Eglises  nombreuses,  qui  représentent  toutes  les  sectes  protes- 
tantes, et  aussi,  à  l'état  de  minime  fraction,  le  culte  catholique.  Ce 
sont  les  efforts  et  les  sacriiices  des  deux  églises  congrégationaliste 
et  presbytérienne  qui  ont  fondé  le  collège  :  leur  influence  domine 
donc  dans  son  conseil  d'administration,  mais  sans  aucune  étroi- 
tesse.  Un  véritable  esprit  chrétien  est  seul  exigé  comme  base 
fondamentale  et  indispensable  de  l'éducation  à  Knox;  les  étu- 
dians  doivent  fréquenter  le  dimanche  leurs  églises  respectives. 

J'assiste  à  la  classe  de  latin,  faite  par  une  jeune  fille  au  visage 
expressif  et  résolu,  qui  paraît  exercer  sur  ses  élèves  un  grand 
ascendant  :  il  y  a  autour  d'elle  à  peu  près  autant  de  garçons  que 
de  filles.  Quoique  aucun  règlement  ne  l'exige,  les  deux  sexes  se 
séparent  et  occupent  chacun  l'un  des  côtés  de  la  chambre  :  les  filles 
sont  généralement  plus  avancées;  elles  sourient  avec  un  peu  de 
malice  à  chaque  bévue  des  garçons,  qui  eux  non  plus  ne  paraissent 
pas  fâchés  de  les  prendre  en  faute;  aucune  coquetterie  d'un  côté, 
aucune  galanterie  de  l'autre.  Je  remarque  le  teint  hâlé,  la  mine 
rustique  de  plusieurs  des  étudians,  des  hommes  faits  ;  leurs 
bonnes  figures  expriment  à  la  fois  l'énergie  et  la  candeur;  on 
m'apprend  qu'ils  viennent  de  parties  reculées  de  l'Ouest  et 
qu'avant  d'entrer  au  collège  ils  ont  gagné  l'argent  nécessaire  en 
travaillant  de  leurs  mains.  Le  directeur  d'un  important  maga- 
zine ne  disait-il  pas  un  jour,  en  voyageant  avec  moi  :  —  «  Toute 
cette  campagne,  je  l'ai  parcourue  autrefois  àpied,  un  ballot  de  mar- 


8'JO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cliandises  sur  l'épaule  pendant  les  vacances,  et  cela  des  années  de 
suite,  pour  payer  mon  collège.  On  m'appelait  Fhonnète  petit  col- 
porteur ».  —  Et  je  voyais  que  cette  épithète  resterait  toujours 
parmi  celles  qui  l'avaient  le  plus  flatté,  quoiqu'il  eût  atteint  depuis 
à  de  grands  succès.  Nombre  d'élèves  à  Knox-CoUege  sont  de  la 
même  étofle  solide;  il  arrive  que  ces  retardataires  donnent  par 
la  suite  des  talens  supérieurs  et  vraiment  personnels.  On  m'en 
montre  plusieurs  qui,  durant  l'exposition  de  Chicago,  ont  sans 
aucune  mauvaise  honte  employé  les  deux  mois  et  demi  dont  ils 
pouvaient  disposer  à  servir  dans  les  restaurans  de  la  foire  et  à 
pousser  les  petites  voitures.  Maintenant  les  voici  plongés  dans 
y  Enéide.  L'influence  bienveillante  et  gaie  des  jeunes  filles  sur 
cette  catégorie  de  campagnards  est  des  plus  heureuses.  Le  coup 
de  fouet  de  l'émulation  les  excite;  ils  ont  honte  de  se  laisser  dis- 
tancer par  leurs  frêles  camarades,  et  en  outre  la  bonté  féminine 
les  polit  presque  à  leur  insu. 

Si  le  professeur  qui  fait  avec  une  verve  et  une  clarté  remar- 
quables la  leçon  de  chimie  n'interrogeait  de  préférence  devant 
moi  les  étudiantes  pour  montrer  ce  qu'elles  savent  à  une  étran- 
gère (très  incapable  d'en  juger) ,  je  crois  que  les  garçons 
reprendraient  peut-être  ici  l'avantage.  Mais  nous  avons  sur  ce 
chapitre  des  opinions  préconçues  auxquelles  les  aptitudes  des 
Américaines  pour  les  sciences  donnent  tort  apparemment. 

...  Invitée  dans  plusieurs  maisons  de  la  ville,  où  je  trouve  la 
meilleure  compagnie,  des  femmes  simples  et  instruites  à  la  fois, 
causant  de  tout,  interrogeant  avec  intelligence.  Evidemment  le 
contact  du  collège  est  un  stimulant  perpétuel,  et  la  société  des 
professeurs  une  précieuse  ressource.  Quelques-unes  ont  voyagé, 
mais  elles  ne  sont  pas  possédées  par  le  besoin  fiévreux  de  dépla- 
cement que  j'ai  remarqué  ailleurs;  aucune  trace  de  prétention, 
non  plus,  —  ce  qui  repose.  La  diversité  des  dénominations  de 
croyances  dans  cette  petite  ville  si  religieuse  en  bloc  est  curieuse. 
Un  certain  lunch  me  réunit  à  une  demi-douzaine  de  dames  fort 
liées  entre  elles,  bien  qu'appartenant  à  des  églises  diiïérentes. 
J'ai  en  face  de  moi  une  baptiste,  et  à  mes  côtés  une  aimable  uni- 
versaliste,  dont  la  religion  me  plaît,  puisqu'elle  lui  permet  d'être 
sûre  de  mon  salut  éternel  comme  du  sien.  Les  universalistes  ne 
damnent  personne. 

Je  continue  à  suivre  les  cours  faits  au  collège  par  des  femmes. 
Elles  n'occupent  que  le  rang  secondaire  à' iiistructors ;  Knox-Col- 
lege   maintient  la  suprématie  de  ses  professeurs   avec   un  soin 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  891 

jaloux,  se  piquant  de  posséder  un  corps  enseignant  tel  qu'on  on 
trouverait  diiïicilement  l'égal  dans  tout  l'Ouest. 

Les  levons  de  français  niattirent.  En  ce  moment  les  élèves 
lisent,  traduisent  et  expliquent  le  théâtre  de  Victor  Hugo.  Ils  en 
sont  à  Hernani,  et  rien  n'est  plus  drôle  que  l'accent  donné  à  ces 
cîrands  vers  impétueux,  à  ces  noms  espagnols  ànonnés,  écorchés. 
Mais  ils  comprennent,  ils  comprennent  même  assez,  je  crois, 
pour  trouver  le  caractère  de  Ilernani  celui  d'un  fou.  Je  leur  procure 
une  satisfaction  réelle  en  leur  disant  que  même  en  France  ses  sen- 
timens  paraissent  un  peu  exagérés.  Il  y  a  là,  parmi  ceux  que  met 
évidemment  sur  le  gril  la  scène  épineuse  des  portraits,  quelques- 
uns  de  ces  beaux  garçons  hàlés,  naïfs  et  solides  dont  j  ai  déjà 
parlé,  de  jeunes  géans  venus  de  fermes  lointaines  et  qui  ont 
quitté  la  charrue  pour  les  livres.  L'un  d'eux  m'aborde  avec  hési- 
tation et  me  demande  d'un  ton  de  curiosité  passionnée  s'il  est  vrai 
que  l'admiration  baisse  en  France  pour  un  aussi  grand  homme 
que  Napoléon.  Enhardi  par  ma  réponse,  il  m'exprime  ensuite  sa 
conviction,  partagée  par  beaucoup  d'autres,  qu'un  soldat  obscur 
a  été  fusillé  à  la  place  du  maréchal  Ney,  et  que  celui-ci  a  pu  se 
réfugier  en  Amérique.  Les  questions  des  jeunes  filles  roulent  sur 
des  sujets  beaucoup  plus  personnels  :  ce  quelles  veulent  savoir, 
c'est  si  l'instruction  des  femmes  en  France  fait  quelques  progrès; 
si  nous  sommes  toujours  enfermées  dans  des  couvens  ;  si  vrai- 
ment la  co-éducation  n'existe  pas  chez  nous  ! 

Une  très  gracieuse  personne  professe,  avec  l'élocution,  le  sys- 
tème Delsarte,  qui  développe  de  beaux  gestes  et  de  belles  atti- 
tudes prises  facilement  par  les  demoiselles,  imitées  avec  une  at- 
tention et  une  lourdeur  tout  à  fait  amusantes  à  observer  par  les 
garçons. 

Je  tombe  un  matin  dans  la  classe  qui  rassemble  cinq  ou  six 
hommes  devant  la  chaire  d'une  jeune  fille.  Il  est  question  d'his- 
toire contemporaine  et  politique,  de  la  constitution  des  Etats- 
Unis.  Elle  paraît  très  gentiment  embarrassée  de  sa  tâche  et  dirige 
la  conversation  pour  ainsi  dire  avec  le  tact  d'une  maîtresse  de 
maison  intelligente,  encourageant  la  discussion  de  sujets  sérieux 
plus  encore  qu'elle  ne  s'y  mêle. 

Souper  au  séminaire.  Les  étudiantes  qui  ne  sont  pas  de  la 
ville  y  résident  en  foule.  Autour  de  la  table  se  trouvent  des  pro- 
fesseurs, hommes  et  femmes,  plus  quelques  dames  invitées.  La 
salle  à  manger  oîi  nous  sommes  communique  avec  une  autre 
beaucoup  plus  grande  où  les  pensionnaires  ont  pris  place  par 
groupes  de  six  ou  huit  à  de  petites  tables  séparées.  La  principale 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

préside  ;  un  petit  nombre  d'étiidians  viennent  du  dehors  prendre 
leur  repas  avec  les  jeunes  filles.  Après  souper,  dans  le  beau  grand 
salon,  toutes  les  élèves  du  séminaire  me  sont  présentées  les  unes 
après  les  autres.  C'est  un  long  défilé  de  types  très  variés,  souvent 
fort  agréables  à  voir  :  elles  arrivent  de  tous  les  coins  des  Etats- 
Unis,  du  Kansas,  du  Colorado,  de  la  Californie,  du  Texas,  que 
sais-je?  On  me  dit,  en  même  temps  que  leurs  noms,  leur  pays 
d'origine  :  plusieurs  viennent  d'Utah,  de  la  cité  du  Lac-Salé;  je 
tressaille,  me  croyant  devant  des  Mormonnes,  et  elles  de  rire, 
m'expliquant  que  leurs  parens  sont  «  Gentils  ».  Du  reste  les  Mor- 
mons ont  depuis  peu  renoncé  à  la  polygamie,  qui  leur  créait  de 
trop  gros  embarras.  La  soirée  se  termine  par  un  concert  :  or- 
chestre bien  dirigé.  On  joue  en  mon  honneur  des  morceaux  de 
Cartnen. 

Je  suis  engagée  à  passer  l'après-midi  dans  une  grande  ferme 
des  environs.  Le  nom  de  ferme  est  donné  en  Amérique  à  toutes 
les  propriétés  rurales.  Par  surcroît  d'hospitalité  le  fermier  pro- 
priétaire vient  me  chercher  lui-même  dans  son  buggy.  Emportés 
par  deux  excellens  chevaux,  nous  roulons  à  travers  la  Prairie,  en 
respirant  à  pleins  poumons  un  air  doux  et  comme  velouté  qui, 
avant  les  bises  hivernales,  accompagne  la  saison  exquise  si  bien 
nommée  été  indien. 

Le  paysage  dans  sa  monotonie  est  nouveau  pour  moi,  qui  n'ai 
jamais  vu  de  steppes:  c'est  l'immense  Prairie,  roulant  de  petites 
vagues  courtes  et  coupée  seulement  par  des  fences,  barrières  tan- 
tôt droites  et  tantôt  en  zigzags  qui,  dans  toute  l'Amérique,  sé- 
parent les  champs  et  retiennent  les  troupeaux.  Leur  coloration 
argentée,  celle  que  prend  le  sapin  en  vieillissant,  s'harmonise 
bien  avec  le  ton  brunâtre  du  sol.  La  récolte  du  maïs  est  faite;  il 
n'en  reste  que  les  tiges  et  les  longues  feuilles  réunies  en  meules 
pour  le  bétail.  A  la  place  qu'occupaient  çà  et  là  des  bois  abattus 
pourrissent  en  longs  alignemens  bizarres  les  souches,  qu'on  ne 
prend  pas  la  peine  de  déraciner.  C'est  aussi  l'un  des  traits  géné- 
raux du  paysage  américain,  ces  chicots  qui  hérissent  rudement 
la  plaine  nouvellement  défrichée.  La  ferme  vers  laquelle  nous 
nous  dirigeons  est  située  au  milieu  de  3  000  acres  de  culture  et 
de  prairie.  Nous  nous  arrêtons  devant  une  maison  de  bois,  bâtie 
sur  le  plan  habituel,  avec  le  stooi),  le  perron  mobile  qui  y  accède 
et  les  indispensables  sideivalks. 

La  maîtresse  de  céans  vient  à  notre  rencontre.  Rien  dans  son 
accueil  ne  trahit  l'ombre  de  cérémonie  provinciale.  Elle  nous 
introduit  dans  un  salon  meublé  de  crin  noir,  et  l'entretien  s'en- 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  893 

gage  tout  do  suite  sur  des  sujets  intéressans.  Nous  sommes  avertis 
que  deux  jours  plus  tôt  la  ferme  uous  aurait  offert  un  spectacle 
curieux  :  des  conducteurs  de  bestiaux,  venus  du  pays  des  Mor- 
mons, s'y  étaient  arrêtés  avec  80  000  moutons  qu'ils  conduisaient 
au  marché  de  Chicago.  Cette  troupe  bêlante  assiégeait  la  maison 
avec  un  bruit  d'émeute.  Aujourd'hui  nous  ne  rencontrerons  que 
les  élèves  de  l'endroit,  chevaux  et  vaches,  clairsemés  sur  l'énorme 
étendue. 

Vers  une  heure,  le  dîner  est  servi;  un  dîner  i)urement  améri- 
cain :  soupe  aux  huîtres  conservées,  viandes  rôties,  fricassée  de 
grains  de  maïs,  céleri  cru,  gâteau  de  rhubarbe,  rajsin  du  terroir, 
qui  a  goût  de  cassis,  noix  à'hichonj,  thé  ou  café  en  guise  de 
boisson.  Deux  jeunes  filles  servent  à  table;  elles  me  sont  présen- 
tées comme  les  enfans  de  la  maison.  11  faut  bien  qu'elles  se 
prêtent  aux  travaux  du  ménage  pendant  une  de  ces  crises  do- 
mestiques si  fréquentes  dans  l'Ouest  et  un  peu  partout.  Le  refus 
que  font  les  employés  irlandais  et  suédois  de  manger  à  la  même 
table  que  les  nègres  complique  encore  les  difficultés.  Force  est 
donc  de  s'aider  soi-même.  La  besogne  matérielle  dont  s'acquittent 
ces  demoiselles  ne  les  empêche  pas  du  reste  d'aller  tous  les  jours 
à  l'école  en  ville  ;  elles  conduisent  elles-mêmes  leur  petite  voiture. 
Je  découvre,  tout  en  causant,  que  la  vie  d'une  femme  d'agricul- 
teur est  passablement  sévère  en  Amérique,  oii  les  exploitations 
rurales  sont  à  de  grandes  distances  les  unes  des  autres  et  se  font 
sur  une  si  vaste  échelle  qu'il  n'y  a  pas  de  menus  détails  à  surveil- 
ler. Aucune  distraction,  aucun  voisinage.  Mais  l'hiver,  à  Galesburg, 
la  fermière  trouve  des  dédommagemens:  elle  fait  partie  d'un  club 
littéraire;  toutes  les  dames  y  sont  enrôlées;  par  conséquent  on  a 
la  ressource  de  faire  l'été  beaucoup  de  lectures  qui  se  rapportent 
aux  sujets  proposés  pour  les  séances  à  venir.  Je  m'informe  de 
ces  sujets,  on  m'en  cite  quelques-uns  :  troubadours  et  trouvères 
(les  langues  romanes  sont  en  grand  honneur  aux  Etats-Unis,  et 
bien  des  gens  qui  ne  parlent  pas  couramment  le  français  s'extasient 
sur  notre  vieille  littérature,  provençale)  ;  influence  des  salons  au 
xvii*^  siècle;  les  femmes  françaises  dans  la  politique;  origine  de 
l'art  grec,  etc.  Croirait-on  à  un  pareil  intérêt  porté  aux  choses 
du  vieux  monde  dans  un  village  de  la  Prairie,  car  une  ville  de 
18  000  âmes  n'est  guère  qu'un  village  aux  Etats-Unis?  mais  ce  vil- 
lage-là très  certainement  a  une  âme  supérieure  en  qualité  à  celle 
de  beaucoup  de  grandes  villes. 

L'un  des  convives  raconte  qu'il  est  allé  dernièrement  visiter 
le  territoire  indien  qui  s'étend  entre  le  Missouri  et  le  Texas.  Là 
le   gouvernement  ayant  acheté  des  terres  aux  Indiens,  les  con- 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cède  à  qui  les  atteindra  le  premier.  Il  s'ensuit  que  des  pays  envi- 
ronnans  arrive  une  tromljc  de  chevaux  lancés  à  toute  vitesse 
par  leurs  cavaliers.  Le  narrateur  nous  montre  des  photographies 
instantanées  qui  donnent  l'idée  de  la  course,  favorisée  par  un 
paysage  plat,  et  de  la  victoire  remportée  bride  abattue.  On  voit 
aussi  le  vainqueur  se  reposer,  assis  par  terre,  dans  la  récente 
jouissance  de  son  bien,  propriétaire  pour  la  première  fois  de  sa 
vie,  d'ailleurs  à  moitié  mort  de  faim  et  de  fatigue;  puis  la  ville 
en  formation  :  des  tentes  éparses  ;  le  commerce  qui  commence  à 
poindre,  représenté  par  un  magasin  en  planches.  Pour  rencon- 
trer ces  mœurs-là,  il  n'est  pas  après  tout  nécessaire  d'aller  extrê- 
mement loin  de  l'îllinois,  où  nous  sommes.  Jadis,  ici  même,  on 
a  trouvé  des  sépultures  indiennes,  squelettes  reposant  dans  les 
plus  hautes  branches  des  arbres.  Une  discussion  s'élève  sur  les 
Indiens,  que  quelques-uns  jugent  perfectibles  dans  les  arts  de  la 
civilisation,  notamment  dans  l'agriculture,  tandis  que  d'autres  les 
déclarent  capables  de  tout,  sauf  de  travailler.  Les  travailleurs 
occupés  sur  la  propriété  sont  tous  Suédois,  honnêtes  et  laborieux 
par  conséquent.  Je  vois  leurs  maisonnettes  éparpillées  sous  bois 
et  dans  la  plaine.  Ils  fauchent,  moissonnent,  battent  le  grain,  avec 
l'aide  des  engins  les  plus  perfectionnés;  rien  de  pittoresque  dans 
tout  cela.  Le  teint  bruni  du  maître  atteste  qu'il  les  surveille  de 
près  et  que  sa  propre  tâche  est  rude.  Il  se  moque  gaîment  des 
phrases  toutes  faites  sur  les  délices  de  la  vie  rurale  et  de  tout  ce 
que  le  prétendu  bonheur  de  l'homme  des  champs  a  pu  inspirer 
de  suave  aux  poètes  antiques  et  modernes  :  «  Virgile  n'était  pas 
venu  on  Amérique,  »  dit-il  pour  conclure. 

Ces  dames  parlent  de  Paris,  où  les  deux  fraîches  Hébés  qui  à 
table  nous  versaient  du  thé,  iront  achever  leur  éducation  ;  je  n'ose 
leur  dire  qu'elles  y  trouveront  difficilement  autant  de  ressources 
qu'à  Galesburg.  On  ne  nous  propose  pas  le  tour  du  propriétaire, 
inévitable  en  Europe.  Les  campagnes  de  l'Ouest  n'en  sont  pas  en- 
core aux  allées  arrangées  pour  la  promenade.  On  marche  par  né- 
cessité sur  des  routes  qui  mènent  à  un  but  pratique:  nos  petits 
sentiers  herbus,  qui  demandent  à  être  foulés  par  de  longues  gé- 
nérations de  gens  que  rien  ne  presse,  viendront  plus  tard. 

Vers  l'heure  où  le  soleil  se  couche,  je  remonte  dans  le  buggy 
du  haut  duquel  j'assiste  à  un  de  ces  couchers  de  soleil  qui  incen- 
dient superbement  le  ciel  au-dessus  de  la  prairie  sans  limites. 
La  plus  jeune  fille  de  nos  hôtes,  une  belle  enfant  de  neuf  ans, 
saute  à  cheval,  sans  se  soucier  de  sa  robe  courte,  sans  même  prendre 
un  chapeau,  et  nous  accompagne  jusqu'au  tournant  de  la  route, 
où  elle  s'arrête.  Longtemps  je  regarde  de  loin  la  figure  de  la  pe- 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  895 

tite  amazone  aux  cheveux  llottans  se  détacher  en  noir  sur  le  fond 
de  pourpre.  %t  j "éprouve  ce  sentiment  triste  et  doux  qui  m  est  re- 
venu plus  dune  lois  pendant  mon  long  voyage  rempli  de  nouveaux 
visages  et  de  sites  nouveaux,  le  sentiment  de  rompre  un  lien  à 
peine  formé,  de  quitter  trop  vite  des  gens  ou  des  choses  que  j'étais 
bien  près  d'aimer,  que  je  ne  reverrai  plus. 

Autre  promenade  jusqu'à  Knoxville  dans  un  paysage  plus 
beau,  l'immense  mer  de  la  prairie  étant  plus  roHing ,  plus  hou- 
leuse. On  me  fait  remarquer  que  partout  où  existent  des  bois  un 
creek  coule  sous  le  feuillage  qui  accompagne  et  révèle  ses  sinuo- 
sités. En  cette  saison  d'automne  les  creeks  sont  de  simples  ruis- 
seaux, mais  l'hiver  ils  débordent  jusque  sur  les  routes.  Quelque- 
fois l'éternelle  fence  est  remplacée  par  des  haies  où  l'orange  osage 
se  suspend  pareille  à  un  gros  peloton  de  laine  verte  qui  jaunira 
bientôt,  lùitre  les  bouquets  de  chênes  et  d'érables  apparaît  de 
temps  en  temps  une  maison  de  bois  peint,  une  ferme,  puis  on 
franchit  de  longs  espaces  sans  voir  autre  chose  qu'une  grange 
isolée  au  bord  du  chemin,  ou  encore  une  espèce  de  grande  ca- 
bane toute  seule  aussi  derrière  sa  palissade.  J'en  reverrai  de  sem- 
blables partout  de  deux  milles  en  deux  milles.  C'est  une  école 
soutenue  par  les  fermiers  du  voisinage  qui,  loin  des  villes,  n'ont 
que  ce  moyen  de  faire  instruire  leurs  enfans. 

Knoxville  ,  petite  ville  morte  ,  quoiqu'elle  ne  soit  pas  vieille 
de  beaucoup  plus  d'un  demi-siècle,  s'obstine  à  garder  l'air  im- 
portant avec  les  deux  ou  trois  édifices  prétentieux,  à  frontons 
triangulaires,  qui  décorent  sa  place  principale.  L'un  d'eux  logea 
naguère  le  tribunal  transporté  depuis  à  Galesburg.  La  lutte  fut 
vive  entre  les  deux  villes  et  leshabitans  de  Galesburg  vous  diront 
pourquoi  elle  s'est  terminée  à  leur  avantage  :  Knoxville  était 
peuplée  à  l'origine  de  gens  du  Sud,  tandis  que  sa  rivale  a  été  fon- 
dée par  des  puritains  du  Xord;  ce  fut,  à  les  en  croire,  le  triomphe 
inévitable  de  toutes  les  qualités  qui  recommandent  une  forte 
race.  Le  fait  d'être  située  sur  la  ligne  principale  des  deux  plus 
grands  chemins  de  fer  de  l'Ouest,  le  Burlington  et  le  Santa  Fé, 
qui  permettent  d'y  arriver  de  toutes  les  parties  du  pays,  ne  nuit 
peut-être  par  non  plus  à  Galesburg.  Quoi  qu'il  en  soit,  Knoxville 
sommeille  à  l'ombre  de  ses  grands  arbres,  blanche  et  nette,  avec 
de  larges  rues  plantées  et  une  magnifique  école  de  garçons  fondée 
par  l'église  épiscopale.  Sous  le  même  patronage  s'est  élevé  à 
peu  de  distance,  dans  la  campagne,  un  non  moins  monumental 
Institut  de  jeunes  filles.  Sainte-Mary,  c'est  son  nom, me  ferait 
penser  à  un  couvent  d'Europe,  si  le  hasard  ne  m'y  amenait  à 


896  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'heure  de  la  récréation  qui  suit  le  goûter.  Toutes  les  pension- 
naires sont  sur  la  route,  à  pied  ou  en  voiture,  conduisant  elles- 
mêmes,  croquant  des  pommes,  toutes  très  gaies,  très  élégantes  et 
beaucoup  plus  mondaines  assurément  que  ne  le  sont  les  élèves  du 
collège  mixte.  Non  loin  de  là  se  dresse  une  maison  des  pauvres 
qui  a  plutôt  l'aspect  d'un  bel  hôtel  que  d'un  asile  de  mendicité. 
Tous  les  âges  s'y  trouvent  réunis,  et  des  concessions  vraiment  hu- 
maines sont  faites  à  la  vie  de  famille,  puisqu'on  me  parle  d'une 
veuve  qui  vient  d'y  être  admise  avec  ses  trois  jeunes  enfans. 

Nous  traversons  la  voie  ferrée  dont,  selon  l'usage,  aucune  bar- 
rière ne  défend  l'accès  à  qui  veut  se  faire  écraser,  et  nous  rentrons 
à  Galesburg  par  des  chemins  charmans  qui  longent  les  bois.  Un 
buggy  croise  le  nôtre  portant  un  jeune  homme  et  une  jeune  fille. 
Je  demande  au  professeur  qui  me  conduit  si  ce  sont  des   fiancés. 

—  Ils  pourront  le  devenir,  me  répond-il,  mais  pas  nécessai- 
rement. 

Et  je  vois  que  cet  homme  austère  comprend,  approuve  qu'il  en 
soit  ainsi.  Sur  ce  point  il  est  de  l'avis  de  tous  les  pères  de  famille 
que  j'ai  rencontrés  à  New- York  et  ailleurs,  trouvant  tout  simple 
que  leur  fille  monte  à  cheval ,  aille  et  vienne  accompagnée  par 
un  ami.  Je  ne  sais  pourtant  si  sa  tolérance  égalerait  celle  de 
beaucoup  d'autres  au  cas  où  dans  sa  propre  famille  on  s'aviserait 
de  passer  de  la  théorie  à  la  pratique. 

Intéressante  découverte  :  les  amis  qui  m'accordent  une  hospi- 
talité si  cordiale  descendent  de  Barbara  lïeck,  la  mère  du  métho- 
disme dans  le  Nouveau  Monde  ;  j'apprends  en  même  temps  com- 
ment l'établissement  de  cette  secte  en  Amérique  se  rattacha  aux 
conquêtes  de  Louis  XIV.  Les  Allemands  chassés  du  Palatinat 
étaient  allés  chercher  protection  sous  le  drapeau  anglais,  auprès  des 
lignes  de  Marlborough,  et  des  concessions  de  terrain  leur  avaient 
été  accordées  en  Irlande;  c'étaient  par  excellence  d'honnêtes  gens, 
très  portés  aux  idées  religieuses.  La  doctrine  wesleyenne  du  té- 
moignage de  l'esprit  tomba  dans  leurs  âmes  bien  préparées  à  la 
recevoir;  ils  s'embarquèrent  en  1760  à  Limerick,  non  pas  pour 
fuir  la  pauvreté,  mais  pour  aller  à  la  recherche  d'une  terre  pro- 
mise, selon  les  paroles  de  la  Bible  que  ceux  qui  «  naviguent  sur 
les  grandes  eaux  voient  dans  leurs  profondeurs  l'œuvre  de 
Dieu  et  ses  merveilles.  »  Parmi  eux  était  une  jeune  femme  tout 
récemment  mariée  qui  fut  leur  guide  et  leur  soutien  à  travers 
les  vicissitudes  de  l'exil.  Débarqués  à  New  York,  ils  y  perdirent 
peu  à  peu  leur  première  ferveur.  Barbara  leur  fit  honte  de  ce 
relâchement;  appuyée  sur  sa  vieille  Bible  allemande,  elle  osait 
tout.  La  passion  du  jeu  par  exemple  ayant  gagné  la  petite  colonie, 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  897 

elle  entra  Jans  le  tripot,  s'empara  des  cartes,  les  brûla  siir-le- 
champ  et  convertit  les  joueurs.  L'ascendant  qu'elle  exerçait  sur 
son  peuple  était  celui  d'une  nouvelle  Déborah.  Les  méthodistes 
n'avaient  point  d'église,  elle  résolut  d'en  fonder  une.  Le  service 
s'organisa  grâce  à  elle,  dans  la  maison  d'un  de  ses  cousins,  Philip 
Embury,  qu'elle  avait  électrisé  par  son  exemple.  Toute  la  semaine 
elle  travaillait  à  gagner  le  pain  quotidien,  pour  apporter  ensuite 
la  nourriture  spirituelle  à  une  foule  toujours  grossissante. 

Il  y  a  trois  églises  méthodistes  à  New- York,  sans  compter  les 
églises  nègres,  et  l'une  d'elles  est  sur  l'emplacement  de  la  pauvre 
maison  de  Philip  Embury.  Quand  Barbara  Heck  mourut  très 
vieille,  au  Canada,  après  avoir  semé  dans  ce  pays  ses  croyances 
religieuses,  elle  déclara  n'avoir  jamais  perdu  vingt-quatre  heures 
de  suite  le  sentiment  de  son  union  intime  avec  Dieu,  tlie  évidence 
of  acceptance  ivith  God,  depuis  l'âge  de  dix-huit  ans,  époque  do  ce 
qu'elle  appelait  sa  conversion,  parce  qu'alors  seulement  l'esprit 
lui  avait  parlé.  Je  dis  aux  arrière-petils-enfans  de  Barbara,  qui 
sont  congrégationalistes ,  combien  je  m'étonne  qu'ils  aient  aban- 
donné l'église  fondée  par  une  pareille  aïeule.  Ils  me  répondent 
qu'on  passe  d'une  secte  protestante  à  une  autre  plus  facilement 
que  nous  ne  pensons,  vu  qu'il  n'existe  guère  entre  elles  que  des 
ditTérences  administratives.  Elles  communient  toutes  ensemble, 
sauf  les  baptistes.  Ceux-ci  se  tiennent  à  l'écart. 

Plus  j'habite  Galesburg.  plus  j'ai  le  sentiment  de  sa  ressem- 
blance avec  quelque  petite  ville  universitaire  d'Allemagne,  telles 
qu'elles  étaient  avant  l'annexion  à  la  Prusse.  C'est  la  même  sim- 
plicité, la  même  vénération  pour  la  science  et  pour  ses  représen- 
tans,  les  mêmes  mœurs  patriarcales.  L'esprit  allemand,  dont 
témoigne  une  connaissance  générale  de  la  langue,  prévaut  ici  du 
reste  comme  dans  beaucoup  d'autres  villes  américaines  :  résultat 
de  l'immigration,  du  séjour  plus  ou  moins  prolongé  qu'ont  fait 
les  professeurs  en  Allemagne  et  aussi  de  ce  prestige  qui  s'at- 
tache aux  victorieux  vus  de  loin.  Le  grand  nombre  ne  parle  pas 
français,  si  quelques-uns  se  rappellent  avec  enchantement  un 
rapide  passage  à  Paris. 

La  présence  des  professeurs,  de  leurs  mères  et  de  leurs  femmes 
donne  un  charme  sérieux  que  je  goûte  infiniment  à  une  ou  deux 
soirées  tout  intimes.  Plus  mondain  que  ses  collègues  est  le  lieu- 
tenant-instructeur, dont  l'uniforme  apporte  une  note  gaie  dans 
cette  symphonie  grise  et  noire. 

Mes  questions  portent  toujours  sur  le  système  de  la  co-édu- 
cation  avec  ses  avantages  et  ses  dangers.  La  jolie  femme  du  pré- 
sident me  répond  : 

TOME  cxxv.  —  1894.  57 


898  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

—  Nous  ne  pouvons  pas,  mon  mari  et  moi,  vous  en  dire  du 
mal,  puisque  nous  nous  sommes  rencontrés  et  aimés  au  collège. 

La  fille  aînée  de  mon  hôte  s'est  mariée  de  la  même  façon, 
après  avoir  conquis  tous  ses  diplômes. 

Oui,  beaucoup  de  mariages  se  décident  au  collège;  est-ce  un 
mal?  Vaut-il  mieux  se  rencontrer  dans  le  monde,  en  pleine  frivo- 
lité? Ne  se  connaît-on  pas  beaucoup  mieux  et  sous  des  aspects 
plus  intéressans  lorsque  pendant  des  années  on  étudie  ensemble? 

—  Mais  ce  sont  des  mariages  prématurés. 

—  Non  pas,  ils  n'ont  lieu  que  quand  la  situation  de  l'homme 
est  faite.  La  constance  des  deux  parties  est  souvent  mise  à  longue 
épreuve . 

—  Et  l'amour  ne  vous  distrait  pas  du  travail? 

Cette  réflexion  bien  française  fait  sourire.  Un  Américain  ne 
pense  à  la  femme  qu'après  avoir  pensé  à  ses  devoirs  sérieux  et 
d'abord  aux  moyens  de  faire  vivre  cette  femme.  L'exemple  du  très 
jeune  président  de  Knox,  qui  a  remplacé  depuis  peu  un  homme 
universellement  estimé  que  son  âge  forçait  au  repos  relatif, 
l'exemple  brillant,  presque  unique  d'une  situation  si  considérable 
atteinte  à  trente  ans,  prouve  que  des  fiançailles  au  collège  n'em- 
pêchent pas  les  grands  eff"orls  et  les  grands  succès. 

On  me  derriande  si  j'ai  rien  vu,  soit  au  collège,  soit  en  ville, 
qui  m'ait  fait  pressentir  aucun  des  inconvéniens  dont  je  parle. 
Assurément  non.  Eh  bien,  c'est  qu'il  n'y  a  rien!  L'atmosphère 
de  Knox  est  claire  et  saine.  Chacun  respecte  la  dignité  de  chacun 
sans  l'intervention  de  règlemens  rigoureux.  Les  nouveaux  venus 
sentent  cela  très  vite,  ils  comprennent  ce  qu'on  attend  d'eux  et 
tout  naturellement  s'y  conforment. 

On  me  parle  des  hommes  distingués  que  Knox-College  a 
fournis  dans  des  départemens  divers  :  les  ministres  de  l'Evangile 
et  les  professeurs  dominent,  c'est-à-dire  les  gens  qui  font  le  moins 
de  cas  des  jouissances  matérielles  de  ce  monde,  qui  tiennent  le 
plus  à  la  vie  de  l'esprit. 

Ma  conclusion,  après  avoir  tout  écouté,  est  que  le  système 
ne  réussirait  pas  dans  une  ville  plus  grande,  où  ne  pourrait  s'exer- 
cer une  police  morale  incessante,  où  les  influences  religieuses 
seraient  moins  directes,  où  il  y  aurait  des  tentations  ou  seulement 
des  distractions.  Les  mœurs  encore  primitives  de  l'Ouest  permet- 
tent la  réalisation  de  ce  qui  serait  ailleurs  une  utopie.  Beaucoup 
d'autres  collèges  y  existent  fondés  sur  les  mêmes  bases  que  celui 
de  Knox,  et  ceci  atteste  une  droiture  d'âme,  des  vertus  fraîches 
et  robustes  auxquelles  il  m'a  semblé  que  l'Amérique  plus  com- 
plètement européanisée  de  l'Est  ne  rendait  pas  assez  justice.  Des 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  899 

deux  côtés,  à  l'Ouest  comme  à  l'Est,  il  y  a  des  préjugés,  faute  de 
se  bien  conuaîtro.  Un  intransiticant  do  la  Prairie  ne  m'a-t-il  pas 
écrit  l'autre  jour  :  —  «  llevenez-nous  et  restez  plus  longtemps. 
Gomme  dit  ma  mère  à  ses  invitées  :  Au  revoir,  apportez  votre 
tricot!  — Ce  qui  m'a  plu  dans  votre  première  visite,  c'a  été  votre 
détermination  de  regarder  le  peuple  d'Amérique  et  non  pas  ses 
snobs.  Le  véritable  Américain  n'est  pas  dans  les  salons.  Dans  les 
petites  villes,  dans  les  villagi^s,  à  la  campagne  seulement  subsistent 
encore  les  fa(,x^ns  démocratiques,  qui  le  caractérisent.  Combien  de 
temps  cela  résistera-t-il  à  la  marée  montante  de  l'argent  et  des 
insolens  privilèges?  Je  n'en  sais  rien,  mais  cela  existe  dans  notre 
maison  de  famille  [homestead]  où  je  passe  VvU\,  mangeant  à  la 
même  table  que  la  fille  de  service  [hired  girl)  et  où  le  jardinier 
m'appelle  par  mon  nom  de  baptême,  mon  nom  le  plus  haut, 
dirait  Walt  Whitman.  » 

Celui  qui  parle  ainsi,  un  écrivain  de  talent,  se  trouve  à 
merveille  de  subir  les  âpres  influences  d'une  forme  dans  le 
Wisconsin.  Je  suis  plus  éclectique  que  lui.  Los  sauvages  sen- 
teurs de  la  Prairie  ne  n'empêchent  pas  d'apprécier  tels  salons  de 
Boston  ou  de  New  York;  mais  j'ai  été  souvent  révoltée  par 
l'ignorance  voulue  que  des  Américaines  qui  ont  dix  fois  traversé 
l'Océan  y  professaient  pour  les  parties  encore  neuves  de  leur 
propre  pays,  comme  si  les  trésors  de  l'avenir  n'étaient  pas  en- 
fouis là.  Je  me  suis  détachée  avec  peine  de  Galesburg,  j'y  suis 
retournée  de  très  loin,  j'y  pense  encore  avec  respect  et  avec  sym- 
pathie. Ce  serait  un  grand  plaisir  pour  moi  que  d'y  porter  mon 
tricot,  comme  on  m'invite  à  le  faire  en  franc  parler  de  l'Ouest. 

III.     —   l'extension   UNIVERSITAIRE.    CUAUTAUQUA 

Avant  de  laisser  le  chapitre  dos  collèges,  il  me  semble  indis- 
pensable de  dire  quelques  mots  d'un  mouvement  populaire  vers 
la  haute  culture  dont  profitent  les  femmes  autant  que  les  hommes. 
On  entend  par  university  extension  les  divers  moyens  donnés  à 
toutes  les  classes  du  peuple  pour  acquérir  une  instruction  plus 
étendue  que  celle  des  écoles,  ou  plutôt  l'université  ainsi  comprise 
est,  selon  la  très  juste  expression  du  professeur  Moulton.  l'anti- 
thèse même  de  l'école  :  l'école  est  en  otf  et  obligatoire,  administrée 
sous  une  discipline  immuable,  tandis  que  l'université  ouverte  aux 
masses  est  l'éducation  des  adultes,  une  éducation  volontaire, 
illimitée,  appliquée  à  la  vie  tout  entière. 

L'Angleterre  inaugura  ces  méthodes  qui  consistent  en  con- 
férences, en  exercices  hebdomadaires,  questions  et  réponses,  le 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tout  se  terminant  par  l'examen  qui  permet  de  recevoir  un  certi- 
ficat d'études.  Dès  1850  le  mouvement  s'était  produit,  mais  l'Uni- 
versité de  Cambridge  ne  l'organisa  complètement  que  plus  de 
vingt  ans  après;  Oxford  suivit  son  exemple,  puis  une  société  se 
forma  à  Londres  pour  l'extension  d'un  enseignement  qui  réus- 
sissait au  delà  de  tout  espoir;  il  a  depuis  lors  gagné  l'Ecosse, 
l'Irlande;  enfin  il  se  transporta  aux  Etats-Unis,  commençant  dans 
la  ville  si  lettrée  de  Baltimore. 

Le  docteur  Herbert  Adams,  —  qui  a  bien  voulu  me  faire  visiter 
l'université  de  Johns  liopkins,  où  j'ai  été  accueillie  avec  une  inou- 
bliable courtoisie  par  le  président  Gilman —  le  docteur  Adams,  pro- 
fesseur d'histoire,  me  raconte  comment,  durant  l'hiA^er  de  1887  à 
1888,  la  jeunesse  de  la  ville  se  réunissait  tous  les  quinze  jours  pour 
entendre  des  lectures  sur  l'histoire  du  xix*  siècle.  Une  autre  série 
de  conférences  sur  le  progrès  du  travail  manuel  fut  ensuite  dé- 
diée aux  centres  industriels  qui  entourent  Baltimore.  Bientôt  ce- 
pendant on  reconnut  que  ce  genre  d'instruction  ne  doit  être  donné 
à  aucune  classe  spéciale,  ouvrière  ou  autre,  mais  bien  à  tous, 
sans  souci  de  la  profession  de  chacun. 

Tel  fut  l'esprit  qui  dirigea  les  cours  subséquemment  orga- 
nisés avec  l'aide  de  ces  associations  chrétiennes  de  jeunes  gens 
qui  existent  dans  chaque  ville.  Le  mouvement  s'est  accentué  de 
plus  en  plus  jusqu'à  ce  jour,  tous  les  collèges  prêtant  leurs  pro- 
fesseurs. Pour  voir  quelles  proportions  colossales  peut  prendre  en 
Amérique  un  grain  de  sénevé  emprunté  au  vieux  monde,  il  faut 
jeter  les  yeux  sur  l'Assemblée  de  Ghautaiiqua. 

Au  moment  même  où,  comme  je  l'ai  déjà  montré  (1), 
Boston  préparait  dans  un  cercle  restreint  l'acclimatation  des  mé- 
thodes anglaises  (1873),  une  idée  grandiose  germait  dans  l'esprit  de 
l'évêque  méthodiste  J.-H.  Vincent.  Elle  se  manifesta  d'abord  par 
une  assemblée  d'été  tenue  au  bord  du  lac  Chautauqua  pour  l'en- 
seignement de  la  Bible.  Cette  espèce  d'école  du  dimanche  orga- 
nisée dans  les  bois  fut  le  point  de  départ  d'une  université  popu- 
laire qui,  en  vertu  de  la  charte  qu'elle  a  reçue  de  l'Etat  de 
New- York,  peut  conférer  des  degrés.  Le  campement  est  devenu 
une  sorte  de  station  estivale  où  chaque  année  le  chemin  de  fer  de 
l'Erié  et  de  nombreux  bateaux  à  vapeur  amènent  par  milliers  les 
étudians  autour  de  leurs  maîtres.  Ils  trouvent  là  des  hôtels,  des 
musées,  des  gymnases,  des  salles  d'assemblée,  un  «  Hall  de  la 
Philosophie  »,  un  «  Parc  de  la  Palestine  »,  des  plaisirs  de  toutes 
sortes  :  excursions,  régates,  feux  d'artifice,  le  tout  annoncé,  prôné 

(1)  Voir  la  Revue  du  1"  septembre  1894,  la   Condition  de  la  femme  aux  États- 
Unis,  Boston. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  901 

un  pou  trop  bruyamment  j)L'ut-ètrc;  mais,  s'il  est  vrai  que  la  fin 
justifie  les  nigvens.  il  faut  tout  pardonner  à  l'éveque  Vincent. 

Persuadé  que  la  vie  est  une  école,  avec  des  intlue^nces  éduca- 
trices  qui  agissent  du  berceau  à  la  tombe,  il  veut  favoriser  ces 
intluences  en  tenant  compte  des  capacités  de  chacun  et  des  cir- 
constances qui  l'environnent.  Toute  science  nous  conduit  à  Dieu 
pourvu  que  nous  la  reportions  à  lui.  Il  n'y  a  pas  d'âge  qui  n'ait  le 
devoir  d'aspirer  au  développement  de  l'intelligence.  Quiconque, 
dans  la  vieillesse  même,  sentie  besoin  d'une  direction  eu  ce  genre 
y  a  droit  autant  que  les  plus  jeunes,  et  une  récompense  équitable 
doit  être  donnée  à  ses  elTorts.  L'assemblée  de  Chautauqua  ajoute 
donc  au  travail  par  correspondance  une  réunion  annuelle  favori- 
sant des  classes  et  des  examens  qui  aboutissent  à  une  sorte  de 
diplôme.  Cette  assemblée  s'ouvre  le  premier  mardi  d'août  et 
dure  plusieurs  semaines  dans  un  site  qui  attirerait  la  foule  par  ses 
seules  beautés  pittoresques.  Je  ne  m'y  suis  malheureusement  pas 
trouvée  à  l'époque  où  la  multitude  partie  du  Temple  et  de  Jéru- 
salem, ou  bien  descendue  des  bateaux  qui  sillonnent  le  lac,  monte 
à  travers  le  bois  sacré  de  Saint-Paul  jusqu'au  hall  qui  forme  le 
centre  du  cercle  enchanté  pour  assister  aux  exercices  dits  de  la 
Table-Ronde,  lesquels  commencent  toujours  par  une  prière  et  se 
terminent  par  des  hymnes.  Laissons  parler  AL  John  Vincent  (1)  : 

«...  Chaque  chaise  est  occupée,  longtemps  avant  l'heure;  des 
bancs  sont  traînés  dehors,  des  châles  étendus  sur  le  sol.  Un  grand 
nombre  reste  debout.  C'est  un  beau  spectacle  que  cette  masse 
humaine  pressée  autour  de  l'édifice  tout  blanc,  dans  la  verdure 
des  arbres,  avec  le  lac  un  peu  plus  loin  et  les  rayons  du  soleil 
couchant  qui  se  jouent  sur  le  feuillage  mobile,  sur  toutes  ces 
figures  illuminées.  On  pense  malgré  soi,  en  écoutant,  à  un  autre 
lac  au  bord  duquel  la  parole  fut  distribuée  à  des  hommes  de 
bonne  volonté.  » 

Il  y  a  un  apôtre  chez  l'éveque  Vincent,  et  aussi  un  voyant  qui 
vit  dans  la  contemplation  d'un  Chautauqua  quasi  céleste' où,  par 
la  grâce  de  l'électricité,  les  populations  de  l'avenir  seront  trans- 
portées en  un  clin  d'œil  pour  assister  aux  merveilles  perfection- 
nées du  téléphone,  du  phonographe,  du  microphone,  etc.;  où  les 
flammes  changeantes  des  fontaines  lumineuses  se  mêleront  aux 
eaux  vives  du  lac;  où  toutes  les  langues  seront  enseignées  par  des 
méthodes  naturelles,  chacun  pouvant  voyager  dans  les  quartiers 
allemand,  français,  italien  et  autres  qui  feront  de  cette  université 
modèle  un  monde.  Chacun  pourra  de  même  entrer  dans  une  église 

(1)  The  Chautauqua  movement,  by  John  H.  Vincent,  Chautauqua  press,  Boston. 


902  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

commune,  consacrée  au  libre  esprit  de  charité  qui  rassemblera 
toutes  les  sectes  chrétiennes  et  où  les  liturgies  de  tous  les  âges 
auront  leur  place,  sans  préjudice  des  manifestations  improvisées. 
Les  espérances  du  docteur  Vincent  ne  s'arrêtent  pas,  on  le  voit, 
au  «  Chautauqua  local  et  littéral  »,  elles  embrassent  le  «  Chau- 
tauqua  des  idées  et  des  inspirations  »,  si  haut  placé  qu'il  n'est 
plus  de  la  terre.  Ce  naïf  et  généreux  enthousiaste  aurait  pu  ri- 
valiser avec  Pierre  l'Ermite,  et  c'est  une  croisade  moderne  fqu'il 
prêche  en  ellet.  Chautauqua  a  maintenant  de  tous  côtés  des  suc- 
cursales, —  résidences  d'été  dont  on  vante  pêle-môle  les  res- 
sources diverses  :  culture,  religion,  musique,  promenades  et  res- 
taurans.  L'élan  qu'a  su  donner  l'évêque  Vincent  est  au  fond-  le 
même  qui  amena  jadis  les  revivais,  les  réveils  spirituels,  et  il 
s'est  produit  sous  les  mômes  influences  méthodistes,  mais  éten- 
dues cette  fois  à  toutes  les  églises  comme  à  toutes  les  branches 
du  savoir  humain.  Le  goût  de  l'Amérique  pour  ce  qui  est  sket- 
chy,  esquissé  à  la  légère,  pourvu  que  le  dessin  soit  immense,  il- 
lustré de  réclames,  favorable  au  commerce  et  coloré  à  souhait, 
doit  se  donner  carrière  parmi  les  200000  Chaulauquans  qui  se 
vantent  d'avoir  des  adeptes  jusque  dans  l'Inde,  le  Japon,  l'Afrique 
du  Sud  et  les  îles  du  Pacifique;  mais  on  ne  peut  nier  que  ce  cam- 
pement d'un  peuple  autour  de  la  science,  fût-elle  vulgarisée  à 
l'excès,  n'ait  de  la  grandeur.  Il  faut,  quoi  qu'on  puisse  penser 
d'un  certain  abus  de  fanfares,  saluer  l'homme  de  bien  qui  a  dit  : 
«  C'est  la  mission  du  vrai  réformateur,  du  vrai  patriote,  du  vrai 
chrétien,  d'ofîrir  la  science  et  la  liberté,  la  littérature,  l'art  et 
la  vie  religieuse,  à  tout  le  peuple,  partout.  » 

Th.  Bektzon. 


i  ! 


- 1 


LES    ROCHES-BLANCHES.  71 

—  Et  pleine  de  sons,  reprit  M.  Leeu  :  ne  trouvez- vous  pas?... 
Songez  donc  1  s^ls  avaient  oédé  à  leur  coupable  amour,  que  fût-il 
arrivé?...  Ils  auraient  été  damnés,  je  pense,  soumis  à  quelqu'un 
de  ces  affreux  supplices  qu'inventait  l'imagination  des  hommes 
de  leur  temps,  plongés,  par  exemple,  dans  l'éternel  tourbillon 
qui  entraîne  les  amans  de  Rimini.  Mais  ils  n'auraient  pas  été 
changés  eu  pierres.  Et  lequel  vaut  le  mieux?... 

Comme  ils  arrivaient  devant  sa  villa,  il  demanda  : 

—  Entrez- vous  un  moment,  monsieur? 

Trembloz  sentait  se  réveiller,  cruelles,  torturantes,  les  émotions 
qu'il  avait  crues  vaincues.  Il  refusa,  et  repritle  chemin  de  la  ville. 

«  Ils  n  auraient  pas  été  chanrjés  en  pierres  !. . .  » 

Cette  parole  le  poursuivait  comme  un  arrêt  fatal.  Son  cœur 
meurtri,  sa  tète  vide,  ses  membres  pesaient  si  lourd,  qu'il  eût 
pu  croire  qu'un  miracle  pareil  s'opérait  en  lui.  Il  se  révolta  :  la 
légende  mentait,  ou  M.  Leen,  incroyant,  cynique,  l'avait  déna- 
turée pour  en  faire  jaillir  un  sens  monstrueux.  Il  invoqua  tous 
ses  secours,  ses  croyances  morales,  son  amour  du  bien,  Dieu.  Et, 
arrêté  sur  la  route  déserte,  il  allirma,  d'une  voix  haute  : 

—  Nous  avons  fait  notre  devoir...  Nous  avons  bien  fait!... 

...  Mais  où  donc  était  celte  joie  intérieure  que  des  oracles  cer- 
tains promettent  au  sacrifice?  Il  l'eût  vainement  cherchée  dans  son 
cœur  labouré  :  la  lutte  avait  été  trop  vive  ;  le  triomphe  ressem- 
blait à  ces  victoires  sans  lendemain  qui  déciment  le  vain(|ueuret 
le  laissent  plus  faible  que  l'ennemi.  Tandis  qu'il  fouillait  ainsi 
sa  douleur  pour  y  chercher  l'aube  espérée  du  réconfort,  jaillis- 
saient du  fond  de  son  être,  comme  pour  narguer  sa  misère,  les 
mirages  du  crime  évité  :  mirages  radieux,  qu'éteignait  aussitôt  le 
sentiment  du  sort  choisi,  irrévocable,  et  qui  s'efTond raient  parmi 
des  horizons  déserts,  pareils  à  ceux  où  périssent  les  caravanes. 

Il  murmura  : 

—  Plus  tard....  Dieu  m'enverra  la  paix... 

Mais  c'étaient  ses  lèvres  seules  qui  prononçaient  ces  paroles  : 
dans  son  cœur,  résonnait  j)lus  fort  l'arrêt  fatal  : 

—  ...  Ils  n  auraient  pas  été  changés  en  pierres  ! ... 

Et  obscurément,  sans  songer  à  formuler  l'incertaine  notion 
qui  s'estompait  dans  sa  tête  brisée,  il  pressentait  ce  qu'est  le  sort 
des  hommes  qui  ont  trop  d'âme  pour  ignorer  l'amour,  trop  de 
vertu  pour  s'y  livrer  dans  l'insouciance  et  dans  la  joie  :  qu'ils 
résistent  ou  qu'ils  tombent,  la  douleur  les  attend;  il  faut  que  la 
lumière  qui  brille  en  eux  les  dévore  ou  s'éteigne,  et  s'ils  ne  sont 
pas  les  coupables  victimes  de  leur  cœur,  c'est  que  leur  cœur  n'a 
plus  qu'à  se  pétrifier. 

Edouard  Rod. 


ÉTUDES  SOCIALES 


LE    LUXE 

LA  FONCTION   DE  LA  RICHESSE 


I 

CARACTÈRE  ET  VARIÉTÉ  DU  LUXE 
SON  ROLE  ÉCONOMIQUE 


La  question  de  la  légitimité  ou  de  l'illégitimité,  de  l'utilité  ou 
de  la  nocuité  du  luxe,  est  une  des  plus  débattues  qui  soient.  Les 
moralistes  la  revendiquent,  en  général,  comme  étant  de  leur  seule 
compétence.  C'est  une  de  leurs  matières  favorites;  ce  l'était  surtout 
dans  l'antiquité.  Le  thème  est  admirable  pour  la  déclamation; 
certains  écrivains  classiques,  très  austères  de  langage,  plus  con- 
cilians  de  mœurs,  Salluste  et  Sénèque,  s'y  sont  complu;  quel- 
ques belles  pages  d'éloquence  et  de  style  sont  dues  sur  ce  sujet  à 
leur  vertueuse  indignation. 

On  ne  peut,  cependant,  abandonner  la  question  du  luxe  aux 
seuls  professeurs  de  morale.  Les  économistes  ne  s'en  doiventpas 
désintéresser.  Il  ne  s'agit  pas  là  seulement  de  préceptes  et  de 
règles  pour  la  conduite  édifiante  de  la  vie,  mais  aussi  de  la  direc- 
tion que  l'on  doit  donner,  sinon  à  la  production  tout  entière,  du 
moins  à  une  partie  notable  de  la  production,  et,  d'autre  part,  de 


LE  i.rxE.  73 

rintluence  de  certaines  consommations  sur  la  répartition  des 
ricliossos,  sur  les  situations  respectives  des  diverses  classes  de  la 
société.  Henri  Baiidrillart  a  consacré  quatre  gros  volumes  à  décrire 
l'évolution,  les  variétés,  les  excentricités  du  luxe  dans  les  diverses 
civilisations  et  à  tous  les  âî^es  de  l'humanité.  Nous  voudrions  ici 
examiner  sommairement  les  principaux  élémens  de  cette  question 
si  complexe,  et  faire  suivre  cette  analyse  de  quelques  réflexions 
sur  l'usaçre  de  la  fortune  et  la  fonction  sociale  de  la  richesse. 


I 

L'une  des  diflicultés,  non  la  moindre,  est  de  définir  exactement 
le  luxe.  Il  n'est  guère  de  matière  où  l'on  s'entende  moins.  Beau- 
coup blâment  le  luxe  et  d'autres  le  louent  qui  ne  comprennent 
pas  sous  ce  mot  les  mêmes  objets  ou  le  même  train  de  vie.  Si  l'on 
ouvre  le  Dictionnaire  de  l'Académie,  on  trouve  au  mot  Luxe 
cette  définition  :  «  Somptuosité,  excès  de  dépense,  dans  le  vête- 
ment, les  meubles,  la  table.  »  Les  mots  de  «  somptuosité  »  et 
d'  «  excès  ))  auraient  eux-mêmes  besoin  d'être  définis  dans  ce  cas.  Le 
Dictionnaire  de  Littré  ne  s'éloigne  guère  de  celui  de  l'Académie  ; 
on  y  lit  :«  Luxe,  magnificence  dans  le  vêtement,  dans  la  table, 
dans  l'ameublement;  abondance  de  choses  somptueuses.  »  Un 
économiste,  très  dur  pour  le  luxe,  Emile  deLaveleye,  écrit:  «  Est 
objet  de  luxe  ce  qui  est  à  la  fois  superflu  et  coûteux,  c'est-à-dire 
ce  qui  satisfait  à  un  besoin  factice  et  a  coûté  beaucoup  de  journées 
de  travail.  »  Et  il  accumule,  à  ce  sujet,  une  foule  de  citations.  Mais 
qu'est-ce  qu'un  besoin  factice,  et  à  partir  de  quel  nombre  de 
journées  de  travail  consacrées  à  un  objet,  celui-ci  est-il  mis  au 
rang  des  articles   de  luxe? 

Les  trois  définitions  que  nous  venons  de  reproduire  sont  bien 
lâches  et  bien  vagues;  cependant,  si  elles  répondent  assez  aux 
idées  flottantes  de  quelques  hommes  délicats,  elles  n'expriment 
pas  le  sens  courant  et  vulgaire  du  mot. 

Le  tort  est  de  chercher  une  formule  absolue  pour  une  chose 
aussi  relative,  ondoyante  et  variable.  Voici  la  définition  que  nous 
proposerons  :  Le  luxe  consiste  dans  cette  partie  du  superflu  qui 
dépasse  ce  que  la  généralité  des  habitans  d'un  pays,  dans  un  temps 
déterminé,  considère,  comme  essentiel,  non  seulement  aux 
besoins  de  l'existence,  mais  même  à  la  décence  et  à  l'agrément 
de  la  vie.  Le  luxe  est  donc  une  chose  singulièrement  variable  et 
qui  se  déplace  sans  cesse,  la  limite  en  reculant  de  plus  en  plus  au 
fur  et  à  mesure  que  l'ensemble  d'une  société  s'enrichit  et  se  raffine. 

Le  mérite  de  cette  définition,  suivant  nous,  c'est  qu'elle  garde 
au  luxe  son  caractère  relatif  se  transformant  d'âge  en  âge. 


74  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Au  barbare  qui  envahissait  l'Empire  romain,  le  simple  mo- 
bilier et  la  garde-robe  d'un  ménage  modeste  de  notre  petite 
bourgeoisie  ou  de  l'élite  de  notre  classe  ouvrière  eût  paru  abonder 
en  objets  de  luxe;  quelques  fauteuils  peu  coûteux,  mais  capi- 
tonnés, un  tapis  de  feutre,  des  rideaux  aux  fenêtres,  un  joli 
papier  à  bon  marché  tapissant  le  mur,  une  glace,  une  pendule, 
quelques  vases  pleins  de  fleurs,  une  vaisselle  un  peu  variée,  des 
chemises,  des  mouchoirs,  des  cravates,  des  bas,  tout  cet  attirail 
nouveau  pour  lui,  lui  eût  semblé  n'être  essentiel  ni  aux  besoins 
normaux  de  l'existence,  ni  même  à  la  décence  et  à  l'agrément  de 
la  vie.  Bien  plus,  il  s'en  serait  trouvé  gêné  et  incommodé. 

Si  l'on  introduit  aujourd'hui  encore  un  berger  des  Pyrénées 
ou  des  Alpes  dans  l'appartement  d'un  rentier  ayant  une  vingtaine  de 
mille  francs  de  rentes  et  vivant  conformément  à  ce  revenu,  il  trou- 
vera que  cet  homme  s'encombre  d'une  foule  d'objets  inutiles , de  riens 
coûteux  et  qui  ne  peuvent  procurer  que  des  jouissances  factices. 

L'idée  de  ce  qui  constitue  le  luxe  varie  de  la  façon  la  plus  frap- 
pante suivant  le  pays,  le  temps  et  les  classes  de  la  société.  Chaque 
classe  considère  comme  luxe  les  objets  que  sa  situation  de  for- 
tune ne  lui  permet  pas  de  posséder  et  dont  la  classe  supérieure, 
au  contraire,  a  les  moyens  d'user. 

Un  fait  absolument  démontré,  et  dont  nous  fournirons  plus 
loin  quelques  exemples,  c'est  que  le  luxe  d'une  époque  ou  d'une 
classe  sociale  tend  à  devenir  ,  sinon  une  nécessité,  du  moins  un 
objet  de  décence  pour  l'époque  suivante  et  pour  la  classe  sociale 
d'en  dessous.  La  civilisation  est  caractérisée  par  la  généralisation 
graduelle,  progressive,  de  nombre  de  consommations  de  luxe  qui 
perdentainsi  successivement  ce  caractère.  Chaque  dizaine  d'années, 
quelques  objets  de  luxe  cessent  de  l'être  par  leur  diffusion  et 
l'abaissement  de  leur  prix. 

La  définition  que  nous  avons  donnée  est  essentielle  pour  per- 
mettre d'aborder  l'examen  de  la  légitimité  ou  de  l'illégitimité,  de 
l'utilité  ou  de  la  nocuité  du  luxe. 

En  parlant  du  luxe  en  principe,  nous  faisons  abstraction  de 
certains  excès  et  de  certaines  aberrations.  En  se  demandant  si  le 
vin  est  bon  pour  l'homme,  on  entend  seulement  un  usage  modéré 
et  rationnel  du  vin. 

L'usage  du  luxe,  c'est-à-dire  de  superfluités  même  coûteuses, 
même  ne  flattant  que  la  vanité  ou  les  dispositions  frivoles  de 
l'esprit  et  des  sens,  doit-il  être  proscrit  par  l'économie  politique? 
doit-il,  au  contraire,  être  admis  par  elle,  tout  au  moins  obtenir 
d'elle  des  circonstances  atténuantes,  tout  en  mettant  de  côté  les 
extravagances  et  les  difl'ormités  luxueuses,  qui  évidemment  sont 
condamnables  ? 


LE    LUXE.  75 

Le  hixo  a  b%aucoiip  dennemis.  Un  £:rand  nombre  d'hommes 
le  considèrent  comme  un  abus,  comme  un  péché,  comme  un 
scandale.  Les  uns  s'imaginent  que,  si  le  luxe  venait  à  disparaître, 
les  sociétés  seraient  plus  heureuses  et  d'une  moralité  plus  élevée, 
n'autres  croient  que  le  superllu  de  quelques-uns  est  acquis  au 
détriment  du  nécessaire  de  quelques  autres. 

Les  ennemis  du  luxe  en  principe  peuvent  se  diviser  en  deux 
classes  :  d'un  côté,  certains  moralistes  et  politiques,  de  l'autre, 
divers  économistes. 

A  beaucoup  de  moralistes,  la  concupiscence,  l'orgueil  de  la 
vie.  apparaissent  comme  les  obstacles  à  la  perfection  :  les  philo- 
sophes, tels  que  Socrate,  veulent  placer  l'idéal  de  la  vie  dans  la 
contemplation  et  le  dévouement.  Certes,  ces  idées  sont  d'une 
grande  noblesse  et  on  a  raison  de  les  propager  ;  mais  elles  ne 
peuvent  diriger  complètement  l'existence  que  d'une  élite.  Le  type 
de  vie  claustrale  ou  académique  auquel  elles  conduisent  ne  peut 
constituer  la  vie  générale:  à  supposer  que  l'univers  entier  s'y  fût 
rangé  depuis  l'origine,  on  peut  se  demander  si  la  civilisation  eût 
autant  progressé,  si  la  vie  moyenne  eût  été  aussi  facile  et  aussi 
longue,  le  bien-être  aussi  répandu,  et  si  même  on  eût  pu  procurer 
à  la  généralité  des  hommes  les  consommations  indispensables, 
les  loisirs  assez  larges,  l'instruction  et  les  connaissances  dont 
jouissent  aujourd'hui  ou  dont  jouiront  demain  presque  tous  les 
habitans  des  contrées  civilisées. 

Platon  lui-même,  le  plus  spiritualiste  des  philosophes,  admet- 
tait que  l'on  peut  demander  aux  dieux  les  richesses  (1). 

M.  Emile  de  Laveleye,  critique  sévère  du  luxe,  attribue  à  ce 
goût  des  superlluités  une  racine  qui  plonge  dans  trois  sentimens 
différens,  dont  les  deux  premiers  seraient  vicieux  et  le  troisième 
seul  vertueux  :  l°la  sensualité  ;  2°  la  vanité  ;  3°  l'amour  de  l'idéal. 
A  supposer  qu'il  en  soit  ainsi,  le  troisième  sentiment  ne  rachète- 
rait-il pas  les  deux  autres?  Les  deux  premiers  sont-ils,  d'ailleurs, 
vicieux  à  tous  les  degrés?  Quelque  sensualité  et  quelque  vanité 
ne  peuvent-elles  trouver,  au  moins,  certaines  circonstances  atté- 
nuantes ? 

Quant  aux  raisonnemens  politiques  contre  le  luxe,  ils  portent 
surtout  sur  ces  deux  points,  que  le  luxe  accroît  l'écart  entre  les 
classes  de  la  population  et  leur  donne  un  caractère  plus  tranché, 
qu'ensuite  la  vie  luxueuse  énerve  les  hommes  et  livre  les  popula- 
tions cultivées  en  proie  aux  peuples  barbares.  Pour  ce  qui  est  de 
l'écart  entre  les  conditions  des  hommes,  nous  avons  souvent  dé- 
montré qu'il  tend  plutôt  à  s'affaiblir,  et  c'est  le  thème  même  d'un 

(l)  Compte  rendu  des  séances  de  V Académie  des  sciences  moraJes  et  politiques, 
p.  73o. 


76  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  nos  ouvrages  (1).  Cette  inégalité,  d'ailleurs,  n'a  pas  unique- 
ment des  effets  malfaisans  :  elle  est  à  la  fois  le  résultat  et  le  stimu- 
lant de  la  civilisation.  Quant  aux  dangers  que  le  luxe  peut  faire 
courir  aux  États,  il  faut  d'abord  constater  qu'autre  chose  est  le 
luxe  et  autre  chose  la  vie  luxueuse.  On  peut  aimer  et  rechercher 
le  luxe  dans  l'ameublement,  dans  la  décoration,  dans  les  objets 
d'art,  et  vivre  sous  les  autres  rapports  avec  simplicité. Le  prétendu 
amollissement  physique  qui  résulterait  des  goûts  de  luxe  n'est  pas 
démontré  :  dans  presque  tous  les  pays  d'Europe,  les  jeunes  gens 
des  classes  les  plus  aristocratiques  déploient,  en  ce  qui  concerne 
les  exercices  physiques  et  les  actes  de  courage,  au  moins  autant 
de  vigueur  et  de  résolution  que  les  hommes  des  autres  couches 
sociales.  Les  civilisés,  depuis  trois  siècles,  prennent,  d'autre  part, 
une  éclatante  revanche  sur  les  barbares.  Si  la  civilisation  est 
menacée,  c'est  beaucoup  moins  par  le  goût  de  l'élégance  de  la  vie 
que  par  le  venin  de  certaines  doctrines,  par  le  dilettantisme  in- 
tellectuel et  moral  qui,  chez  ses  adeptes,  n'a  pas  une  relation 
nécessaire  avec  le  goût  éclairé  des  objets  de  luxe. 

M.  Emile  de  Laveleye  a  cité  toute  une  nomenclature  d'auteurs 
célèbres  dont  les  opinions  sur  le  luxe  sonl,  d'ailleurs,  médiocre- 
ment concordantes.  Au  hasard  de  leur  humeur  ou  du  fil  de  leur 
ouvrage,  ils  le  louent  ou  le  blâment.  Parmi  les  apologistes  con- 
stans,  il  n'y  a  guère  que  La  Fontaine,  par  d'assez  mauvaises  rai- 
sons : 

Je  ne  sais  d'homme  nécessaire 
Que  celui  dont  le  luxe  épaud  beaucoup  de  bien. 
Nous  en  usons,  Dieu  sait  !  Notre  plaisir  occupe 
L'artisan,  le  vendeur... 

Parmi  les  critiques  constans,  on  trouve  Rousseau,  avec  des 
raisons  qui  ne  valent  pas  mieux  :  «  Il  faut  des  liqueurs  sur  nos 
tables  :  voilà  pourquoi  le  paysan  ne  boit  que  de  l'eau.  Il  faut  de 
la  poudre  à  nos  perruques:  voilà  pourquoi  tant  de  personnes  n'ont 
pas  de  pain.  »  Dans  cette  voie  on  pourrait  multiplier  les  exemples 
pittoresques,  et  le  philosophe  qui  donnait  à  Voltaire  le  goût  de 
marcher  à  quatre  pattes  conclut  :  «  S'il  n'y  avait  point  de  luxe, 
il  n'y  aurait  pas  de  pauvres.  » 

Alternativement  antagonistes  et  panégyristes  du  luxe  sont 
Voltaire,  qui  se  contredit  presque  toujours,  et  Montesquieu,  dont 
la  gravité  n'est  pas  toujours  ennemie  de  l'incohérence.  Voltaire 
loue  le  luxe  en  petits  vers  dans  Le  Mondain  et  le  condamne  en 
prose  : 

(1)  \'uiL'  notre  Essai  sur  la  répartition  des  richesses  et  la  tendance  à  une  moindre 
inégalitë  des  condiliuns. 


LE    LUXE.  77 

%    Sachez  surtout  que  le  luxe  enrichit 
Un  grand  Etat  s'il  en  perd  un  petit  : 
Le  pauvre  y  vit  des  vanités  des  grands. 

En  prose  grave,  le  philosophe  de  Ferney  prend  sa  revanche  : 
«  Le  luxe  est  la  suite,  éerit-il,  non  du  droit  de  propriété,  mais 
des  mauvaises  lois.  Ce  sont  donc  les  mauvaises  lois  qui  font 
naître  le  luxe,  et  ce  sont  les  bonnes  qui  peuvent  le  détruire.  » 
M.  de  Laveleye  applaudit  à  ce  singulier  aphorisme. 

Pour  le  luxe  et  l'une  de  ses  formes  les  plus  caractéristiques, 
les  modes,  Montesquieu  écrit:  «  Les  modes  sont  un  objet  impor- 
tant. A  force  de  se  rendre  l'esprit  frivole,  on  augmente  sans  cesse 
les  branches  de  son  commerce.  »  Contre  le  luxe  il  s'exprime  ainsi  : 
«  Si  les  richesses  sont  également  partagées,  il  n'y  aura  pas  de 
luxe  ;  car  il  n'est  fondé  que  sur  les  commodités  qu'on  se  donne  par 
le  travail  des  autres.  >«  Il  n'est  pas  nécessaire  d'être  le  premier 
publiciste  de  son  siècle  et  l'un  des  premiers  de  tous  les  temps 
pour  découvrir  que,  si  les  richesses  étaient  également  partagées, 
il  n'y  aurait  plus  de  luxe.  Mais  ce  partage  égal  des  richesses  est- 
il  possible .'  est-il  même  désirable?  et  la  grande  masse  des  hommes 
ne  gagne-t-elle  pas  beaucoup  elle-même  en  confortable  à  l'inéga- 
lité des  richesses,  qui  est  h-  plus  énergique  des  stimulans  de  la 
production?  Voilà  une  question  plus  sérieuse. 

Si  nous  étalons  ainsi  les  incohérences  de  ces  grands  esprits, 
ce  n'est  pas  pour  faire  preuve  d'une  érudition  qui,  d'ailleurs,  n'est 
pas  nôtre,  ni  pour  le  plaisir  de  surprendre  en  contradictions 
flagrantes  des  intelligences  fortes  et  étendues  :  c'est  qu'une  pensée 
aussi  inexacte  qu'elleest  superficielle  inspire  toutesces  remarques. 
C'est  l'idée  que  les  superfluités  du  luxe  chez  les  riches  sont 
acquises  aux  dépens  des  nécessités  du  pauvre.  Si  l'on  ne  faisait 
pas  de  souliers  iîns,  tout  le  monde  pourrait  avoir  de  bonnes 
chaussures:  tous  les  hommes,  chez  les  peuples  civilisés,  sont 
arrivés  à  ce  dernier  résultat,  sans  que  la  fabrication  des  bottines 
fines  pour  hommes  et  pour  femmes  ait  le  moins  du  monde  dimi- 
nué. Si,  au  lieu  d'un  milliard  ou  deux  d'objets  de  luxe,  on  faisait 
un  milliard  ou  deux  d'objets  communs  et  utiles,  le  monde  n'en 
irait-il  pas  mieux  ? 

La  question  ne  peut  être  ainsi  posée.  La  conception  de  l'acti- 
vité sociale,  qui  est  au  fond  de  ce  raisonnement,  se  trouve  com- 
plètement fausse.  On  considère  l'activité  sociale  comme  un  tout  une 
fois  fixé  :  si  l'on  y  dérobe  500 000  journées  pour  des  superfluités, 
ces  300 000  journées  manquent  pour  les  nécessités.  Cette  concep- 
tion est  arbitraire.  Il  faut  se  demander  si  la  capacité  productive 
de  l'homme,  sa  force  d'invention,  son  énergie  au  travail,  le  pro- 


78  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

grès  des  arls  et  des  sciences,  n'ont  pas  été  et  ne  sont  pas  entre- 
tenus et  développés  par  la  recherche  constante  d'une  vie  plus 
embellie,  de  besoins  plus  diversifiés;  si  une  société  qui  ne  maudit 
pas  et  ne  proscrit  pas  le  luxe  n'a  pas,  même  pour  les  objets  com- 
muns, une  force  productive  infiniment  plus  grande  qu'une  société 
qui  maudit  et  proscrit  le  luxe. 

Il  faut  rechercher  si  le  goût  même  de  la  nouveauté  et  du  chan- 
gement, qui  caractérise  le  luxe,  ne  contribue  pas  à  tenir  l'esprit 
général  d'une  société  plus  en  éveil,  plus  porté  aux  améliorations 
industrielles,  aux  découvertes,  aux  perfectionnemens  ;  si,  au  con- 
traire, une  société  rivée  toujours  au  même  genre  de  vie  mono- 
tone, insipide,  serait  aussi  productive,  même  on  ce  qui  concerne 
l'agriculture  et  les  arts  communs,  qu'une  autre  sollicitée  à  l'acti- 
vité incessante  par  des  habitudes  de  luxe. 

Alors  on  s'apercevrait  sans  doute  que,  contrairement  au  mot 
de  Rousseau  :  «  S'il  n'y  avait  pas  de  luxe,  il  n'y  aurait  pas  de 
pauvres  »,  les  superfluitésdu  luxe  ne  sont  pas  acquises  aux  dépens 
des  nécessités  du  pauvre.  Citant  et  approuvant  le  mot  de  Rousseau, 
Emile  de  Laveleye  ajoute  :  «  Visitez  les  contrées  alpestres  de  la 
Suisse  ou  les  vallées  de  la  Norvège,  et  vous  verrez  que  Montes- 
quieu et  Rousseau  n'avaient  pas  tort.  >;  S'il  avait  été  un  peu  plus 
versé  dans  les  statistiques,  Laveleye  aurait  vu  que  la  Norvège 
est  précisément  l'un  des  pays  oii  l'indigence  est  proportionnel- 
lement le  plus  répandue. 

Pour  juger  cette  question  si  importante  au  point  de  vue  écono- 
mique, il  est  bon  de  jeter  un  coup  d'œil  sur  l'évolution  historique 
des  consommations  privées. 

II 

Les  progrès  industriels  et  le  développement  de  la  richesse  gé- 
nérale font  peu  à  peu  tomber  dans  l'usage  commun  une  quan- 
tité de  marchandises  qui,  autrefois,  étaient  regardées  comme  de 
grand  luxe.  A  s'en  tenir  à  l'alimentation,  le  sucre  jadis  était  du 
luxe,  et  les  épi  ces  et  le  café,  et,  dans  la  partie  du  pays  qui  n'en 
produisait  pas,  le  vin.  Les  verres  à  vitre  ont  longtemps  passé  pour 
du  luxe  ;  pendant  plus  longtemps  encore  les  glaces  et  les  rideaux 
de  fenêtre,  et  les  tapis.  Une  montre  et  une  pendule  étaient  des  ob- 
jets de  luxe  de  premier  ordre,  jusqu'à  ce  qu'on  fût  arrivé  à  en 
fabriquer  pour  40  à  50  francs  d'abord,  puis  pour  5  à  10  francs. 
Dans  le  vêtement,  les  chemises,  les  bas,  les  chaussures,  les  mou- 
choirs (encore  du  temps  de  Montaigne),  les  rubans,  les  dentelles, 
ont  été  regardc'S  comme  superfluités  dont  l'homme  et  la  femme, 
vivantsuivant  la  loi  de  nature,  devaient  se  passer.  Au  xviii'' siècle, 


LE    LUXE.  79 

à  Londres.  Fiisago  d'un  parapluie  était  encore  une  preuve  d'eiïé- 
minatiou,  et  nombre  de  gens  eu  été  croient  devoir  exposer  leur 
nuque  au  soleil,  même  aujourd'hui,  pour  ne  pas  recourir  à  une 
ombrelle,  dont  le  salutaire  usage,  cependant,  commence  à  se  ré- 
pandre de  plus  eu  plus.  Dans  l'organisation  de  la  demeure,  une 
salle  à  manger  distincte  de  la  cuisine,  un  salon  distinct  de  la  salle 
à  manger,  un  cabinet  distinct  de  la  chambre  à  coucher,  une  salle 
de  bains  et  d'hydrothérapie,  et  jusqu'à  ce  retrait  décent,  aéré, 
pourvu  d'eau  pour  les  besoins,  naturels,  ont  été  déclarés  des  inu- 
tilités et  passent  encore  pour  l'être  auprès  de  certaines  gens.  Ce- 
pendant, l'usage  aujourd'hui  très  répandu  de  ces  supertluités 
d'autrefois  ou  de  ces  pratiques  jadis  traitées  de  luxueuses  a  singu- 
lièrement contribué  à  accroître  la  vie  moyenne,  à  écarter  ou 
prévenir  les  épidémies,  et  à  rendre  certains  quartiers  des  grandes 
villes  beaucoup  plus  sains  que  nombre  de  villages  ou  de  fermes 
en  pleine  campagne. 

Les  frontières  du  luxe  vont  sans  cesse  en  reculant,  et  c'est 
un  grand  bonheur.  Le  luxe  d'autrefois  devient  sinon  le  nécessaire 
d'aujourd'hui,  du  moins  une  jouissance,  soit  inofTensive,  soit 
utile,  à  la  portée  d'un  grand  nombre  d'hommes. 

Qu'il  ait  ainsi  sa  racine  soit  dans  la  sensualité  et  dans  la  va- 
nité, comme  l'affirment  ses  critiques,  soit  dans  le  goût  de  l'idéal, 
le  luxe,  pourvu  qu'il  ne  viole  pas  la  nature,  a  pour  instrument 
de  propagation  l'instinct  d'imitation  de  l'homme,  le  désir  de  se 
conformer  aux  habitudes  des  gens  les  plus  haut  placés,  puis  aux 
sentimens  et  aux  mœurs  (jui  prévalent  dans  la  communauté. 
Ainsi,  les  objets  de  luxe  deviennent  peu  à  peu  des  objets  de  con- 
venance, les  luxuries,  pour  parler  comme  les  Anglais,  se  transfor- 
ment en  decencies. 

Il  est  rare  que  les  vieillards  n'appellent  pas  luxe  toute  nou- 
velle mode,  tout  objet  dont  leur  enfance  ou  leur  maturité  igno- 
rait l'usage.  Dans  la  Puissance  des  Ténèbres  de  Tolstoï,  un  vidan- 
geur, type  de  l'homme  honnête  et  chrétien,  considère  comme 
une  preuve  d'efîémination  que  l'on  établisse  des  cabinets  publics 
de  commodité. 

Le  caractère  d'une  consommation  doit  être  jugé,  non  d'après 
un  certain  type  que  l'on  se  fait  de  la  nature  humaine  en  général, 
suivant  la  méthode  de  Rousseau  et  de  Tolstoï,  son  disciple, 
mais  d'après  les  diverses  circonstances  de  lieu,  de  climat,  de  pro- 
fession et  de  milieu. 

Il  y  a  un  luxe  sain,  intelligent,  et  un  luxe  malsain,  extrava- 
gant. Sans  que  l'on  puisse  dresser  une  nomenclature,  qui  serait 
naturellement  incomplète  et  trop  absolue,  de  l'une  et  de  l'autre 
catégorie,    le   luxe  est   sain    chez   les   esprits    sains,   et   il   est 


80  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

morbide    clioz    les    esprits    maladifs,   portés    à    l'extravagance. 

Le  luxe  est  condamnable  quand  il  emprisonne  l'homme  dans 
les  superlluités  matérielles  et  ne  lui  laisse  aucun  goût  aux  joies 
délicates  et  aux  plaisirs  intellectuels,  quand  il  sacrifie  les  besoins 
essentiels  à  des  jouissances  conventionnelles.  Encore,  même  à 
ce  point  de  vue,  la  distinction  est-elle  difficile  à  établir  avec  net- 
teté dans  la  pratique.  Si  celui  qui  boit  plus  d'eau-de-vie  que  de 
vin  et  qui  consomme  plus  en  tabac  (|u'cn  viande  peut  être  consi- 
déré comme  sacrifiant  les  nécessités  aux  superlluités,  on  ne  peut 
dire  que  les  gens  qui  s'infligent  des  privations  sur  leur  nourriture 
afin  d'avoir  des  vètemens  décens  pèchent  toujours  contre  le  bon 
sens  :  outre  que  c'est  un  hommage  rendu  à  l'idéal,  ce  peut  être 
là  une  appréciation  très  juste  des  convenances  de  la  vie  et  des 
moyens  de  sauvegarder  ou  de  gagner  une  position. 

On  a  parfois  divisé  en  trois  périodes  l'évolution  du  luxe  :  le 
luxe  des  temps  primitifs,  aussi  bien  des  sociétés  patriarcales,  rju'a 
fort  bien  décrites  Adam  Smith,  que  de  celles  du  commencement 
du  moyen  âge;  le  luxe  des  peuples  florissans  et  prospères,  qui  est 
celui  des  temps  modernes;  en  dernier  lieu,  le  luxe  des  peuples 
en  décadence,  les  anciens  Romains,  les  Orientaux.  Il  faudrait 
comprendre  dans  la  même  catégorie  le  luxe  des  classes  sociales 
en  décadence,  comme  de  certains  milieux  aristocratiques  ou  de 
fils  dégénérés  de  la  riche  bourgeoisie. 

Le  luxe  des  temps  primitifs  est  très  simple;  il  consiste  surtout 
dans  le  groupement  autour  de  l'homme  riche,  qui  est  en  même 
temps' généralement  un  homme  de  haute  naissance,  d'un  très 
grand  nombre  de  serviteurs  entretenus  par  lui,  et  dans  la  pratique 
très  large  de  l'hospitalité.  Chez  les  peuples  patriarcaux,  il  y  a  une 
assez  grande  ressemblance  de  vie  matérielle  en  général  entre  les 
hommes  de  diverses  situations.  La  nourriture,  les  vètemens, 
l'ameublement  même,  ditTèrent  peu. 

L'homme  riche  nourrit  de  nombreux  domestiques,  une  clien- 
tèle étendue;  il  a  table  ouverte.  Ce  train  d'existence,  à  la  fois  très 
large  et  très  simple,  lui  donne  un  caractère  d'affabilité,  de  bien- 
veillance, de  générosité. 

Les  objets  de  luxe  proprement  dits  sont  alors  très  limités. 
Quelques  vètemens  lins,  mais  surtout  de  très  belles  armes,  de 
très  beaux  chevaux,  de  très  riches  harnachemens.  Sous  son  appa- 
rence débonnaire  et  familière,  ce  luxe  patriarcal  a  de  très  grands 
inconvénieus  qui  se  retrouvent  beaucoup  moins  dans  le  luxe  mo- 
derne :  il  crée  et  maintient  des  légions  de  parasites  et  de  fainéans. 
Tout  ce  monde  de  serviteurs  et  de  cliens  ne  travaille  guère  et  est 
entretenu,  sans  services  correspondans,  par  le  travail  d'autrui. 

En  Orient,  ce  luxe  est  très  répandu,  aux  Indes   toute  per- 


LE    LUXE.  81 

sonne  aisée  a  un  nombre  notable  de  domestiques,  dont  eliacuu  est 
chariîé  d'une  tàiwie  précise,  très  limitée,  iusui'tisante  pour  occuper 
sa  journée.  On  retrouve  ces  habitudes  chez  les  Arabes.  Elles  ré- 
gnaient encore,  quoique  atténuées,  en  Europe  au  moyen  âge  et  au 
commencement  des  temps  modernes.  Encore  sons  Jacques  I"  un 
ambassadeur  avait  une  suite  de  500  personnes  dont  300  nobles. 
((  Tout  manpiis  vi'uf  avoir  des  pages.  »  Les  maisons  des  grands 
sont  di's  palais,  non  seulement  par  le  caractère  architectural  et 
la  décoration,  mais  par  le  nombre  d'appartemens  ou  de  cham- 
bres pour  «  les  domestiques  »  de  tout  ordre.  On  sait  que,  dans  la 
langue  et  la  littérature  du  xvn'' siècle  encore,  le  mot  «  domestique  » 
est  pris  dans  un  sens  étendu  qui  signifie  client  et  dépendant.  Au 
siècle  dernier  le  duc  d'Albe.  dans  son  palais  de  Madrid,  avait 
400  chambres  de  «  domestiques  »;  les  neveux  de  ses  serviteurs  et 
leurs  familles  demeuraient  souvent  dans  le  palais  et  étaient  pen- 
sionnés. On  trouve  dans  CmH  Blas  des  descriptions  qui  relatent  cet 
état  de  choses.  Ctn  voit  encore  aujourd'hui  à  Madrid,  non  loin 
du  palais  des  Certes,  le  palais  du  duc  de  Medina-Cœli,  immense 
et  banal  caravansérail,  fait  pour  loger  toute  une  population  de 
serviteurs  ou  de  dépendans.  Avant  l'incendie  de  1812,  à  Moscou 
certains  palais  contenaient  jusqu'à  1  000  chambresde  domestiques  ; 
on  regardait  comme  pauvres  les  nobles  qui  n'entretenaient  que 
20  ou  30  de  ces  derniers.  Les  romans  de  Tolstoï  font  revivre  en 
partie  ces  anciennes  mu'urs.  Le  train  énorme  des  seigneurs  polo- 
nais était  proverbial.  De  même  aux  Antilles,  autrefois,  sous  l'es- 
clavage. A  la  Jamaïque  les  personnes  ne  possédant  que  7  nègres 
étaient  exemptées  de  la  taxe  sur  les  esclaves.  On  ne  savait  pa«;  alors 
recourir  à  des  services  communs  :  chaque  grand  seigneur  avait 
son  médecin,  son  barbier,  son  aumônier,  ses  musiciens,  ses  gens 
de  lettres,  qu'il  traînait  avec  lui. 

Ce  luxe  primitif,  quoiqu'il  jouisse  des  sympathies  et  des 
regrets  de  beaucoup  de  gens,  est  absurde  :  il  n'amène  aucun  raffi- 
nement dans  la  vie,  il  est  fastidieux,  il  ne  tlatte  que  l'amour- 
propre,  il  soustrait  à  la  production,  prive  de  l'indépendance  jour- 
nalière et  jette  dans  la  fainéantise  et  les  vices  énormément  de  gens. 
Il  y  avait,  sans  doute,  relativement  à  la  population,  plus  de  do- 
mestiques inutiles,  au  dernier  siècle  ou  dans  l'avant-dernier  siècle, 
en  Angleterre  qu'aujourd'hui  ;  à  coup  sûr,  chaque  homme  riche 
en  avait  un  bien  plus  grand  nombre.  Faut-il  rappeler  que,  pen- 
dant le  xYin*"  siècle,  en  France,  chaque  homme  du  monde,  même 
peu  aisé,  avait  un  laquais  :  il  devait  l'amener  avec  lui,  quand  il 
allait  dîner  en  ville,  et  c'était  son  laquais  qui  le  servait,  refusant 
de  rien  passer  à  un  autre  maître  que  le  sien.  Ce  fait  est  attesté  par 
une   foule   de   correspondances  du    temps.   Autour  d'une  table 

TOME  CXXVI.    —   1894.  6 


82  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  20  i\  2?)  personnes,  il  y  avait  ainsi,  au  xviii^  siècle,  trois  ou 
quatre  fois  plus  de  laquais  qu'il  ne  s'y  en  trouve,  dans  les  mai- 
sons riches,  aujourd'hui. 

L'autre  grand  luxe  des  temps  primitifs,  ce  sont  les  énormes 
festins,  dont  la  quantité,  beaucoup  plus  que  la  qualité,  est  le  trait 
caractéristique.  Les  mets  y  sont,  en  général,  vulgaires,  de  même 
les  boissons;  mais  les  uns  et  les  autres  se  représentent  constam- 
ment sous  toutes  les  formes,  et  remplissent  la  journée  ou  la  nuit. 
Les  repas  à  la  Gargantua,  les  noces  de  Gamache,  où  des  amoncel- 
lemens  de  victuailles  disparaissent  dans  les  estomacs  infatigables 
de  convives  grossiers  qui,  parfois,  comme  chez  les  Arabes,  doi- 
vent manifester  leur  contentement  par  une  éructation  fréquente, 
appartiennent  à  cette  période  de  luxe.  Un  économiste  allemand, 
d'une  rare  et  sûre  érudition,  Roscher,  fait  le  récit  d'une  de  ces 
fêtes  pantagruéliques  qu'offre  l'histoire  :  lors  du  mariage  de  Guil- 
laume d'Orange  en  1561,  le  fiancé  hébergea  une  quantité  d'hôtes, 
dont  on  ne  nous  donne  pas  le  nombre,  mais  qui  avaient  avec 
eux  5647  chevaux.  On  y  consomma  4000  boisseaux  de  froment, 
8  000  de  seigle,  13000  d'avoine,  3600  muids  (Eimer)  de  vin, 
1  600  barils  de  bière.  Une  ordonnance  de  1610,  relative  au  ma- 
riage à  Munden  [Mundensche  Hochzeitsordniing),  dispose  qu'un 
grand  mariage  ne  doit  pas  comprendre  plus  de  24  tables,  ni  un 
moyen  plus  de  14  tables  de  dix  personnes  chacune  (1). 

Tout  le  luxe  que  nous  venons  de  décrire  appartient  à  la  grande 
période  aristocratique.  Suivant  la  très  fine  remarque  d'Adam 
Smith,  quand,  au  lieu  de  nourrir  un  grand  nombre  de  serviteurs 
et  de  subvenir  à  une  infinité  de  cliens,  on  fait  des  commandes 
aux  ouvriers  du  dehors,  la  période  aristocratique  commence; 
c'est  ce  qui  caractérise  le  luxe  moderne.  Pour  la  dignité  hu- 
maine, l'emploi  productif  de  la  vie  et  le  progrès  des  arts,  ce  nou- 
veau luxe  vaut  mieux. 

Dans  ces  temps  aristocratiques,  il  était  moins  facile  de  se 
ruiner,  et  les  fortunes  avaient  plus  de  stabilité.  Pour  qu'un  parti- 
culier se  ruine,  il  faut  que  son  capital  fixe  soit  transformé  en  ca- 
pital circulant;  les  occasions  de  cette  transformation  étaient  moin- 
dres autrefois. 

Le  luxe  des  temps  primitifs  était  plutôt  occasionnel  que  per- 
manent; il  ne  pénètre  pas,  comme  plus  tard,  tout  le  tissu  de  la 
vie.  L'équivalent  pour  le  peuple  des  grands  repas  et  des  fêtes  pan- 
tagruéliques des  grands,  c'étaient  les  kermesses,  le  carnaval.  La 
sobriété  si  vantée  et  parfois  forcée  de  ces  âges  incultes  était  in- 
terrompue par  des  débauches  périodiques. 

(1)  Roscher,  Grundlarjen  der  NutionaliJkonomle,  p.  573. 


LE    LUXE.  83 

Tout  ce  qui  r%présente  ce  que  les  Anglais  appellent  les  dcceii- 
cies  et  le  confortable  se  trouvait  néi:i:ligé  :  en  dehors  des  objets 
d'église,  des  armes,  parfois  de  la  vaisselle  à  boire,  il  n'y  avait 
guère  d'objets  linement  travaillés.  On  a  des  comptes  rendus  d'in- 
spections de  domaines  appartenant  à  Cliarlemagne  :  on  y  constate 
qu'en  fait  de  linge  il  ne  s'y  trouvait  que  deux  draps  de  lit,  une 
serviette  et  une  nappe  de  table.  La  mode  pour  les  vêtemens  et 
pour  les  meubles  est  dans  ces  temps  primitifs  très  constante, 
comme  aujourd'hui  encore  chez  les  peuples  orientaux.  La  vie 
quotidienne  individuelle  était  dépourvue  de  toute  élégance  et  de 
toute  variété.  Les  fonctionnaires  comme  les  ouvriers  ne  rece- 
vaient que  de  très  petits  traitemens;  des  sommes  énormes  se  dé- 
pensaient en  fêtes,  soit  privées,  soit  publiques.  Au  xvi*  siècle, 
le  premier  ministre  de  Hanovre  n'avait ,  en  dehors  de  quelques 
fournitures  de  vêtemens,  que  200  thalers  de  traitement,  et  un 
gentilhomme  dépensait,  dans  ce  même  temps,  pour  ses  noces, 
5600  thalers  (1). 

Les  églises  et  les  municipalités  introduisirent  le  luxe  varié 
des  vêtemens  et  du  mobilier.  Les  vitraux  firent  leur  apparition 
en  1180,  dans  les  églises  d'Angleterre,  et  en  1567  les  vitres  étaient 
encore  si  rares  dans  le  pays,  que  dans  les  maisons  de  campagne 
des  nobles,  on  les  enlevait  pendant  l'absence  des  maîtres.  Les 
belles  étoffes,  les  meubles  fouillés,  l'argenterie  finement  travaillée, 
en  dehors  de  celle  servant  à  boire,  apparaissent  dans  les  cathé- 
drales d'abord,  puis  dans  les  hôtels  de  ville  des  riches  cités  fla- 
mandes, allemandes,  italiennes.  L'ancien  luxe  chevaleresque  se 
modifie,  et  il  se  constitue  un  luxe  haut  bourgeois.  Mais  pendant 
des  siècles,  c'est  le  goût  de  la  magnificence  et  de  l'ostentation  qui 
prédomine  sur  celui  du  confortable.  Le  Camp  du  drap  d'or  est 
resté  célèbre  par  cet  étalage  de  richesse.  Cependant,  l'existence 
quotidienne,  même  des  grands,  restait  mesquine.  On  rapporte  qu'au 
xv^  siècle,  la  femme  de  Charles  Vil  était  la  seule  Française  à  pos- 
séder deux  chemises  de  toile.  Au  xvi*  siècle,  il  advenait  encore 
qu'une  princesse  fît  cadeau  de  quelques  chemises  à  un  prince, 
A  la  même  époque,  la  bourgeoisie  allemande,  florissante  cepen- 
dant, couchait  nue. 

Ainsi,  dans  ces  temps  primitifs,  il  n'y  avait  aucun  luxe  en 
vue  de  la  jouissance  intime  et  individuelle  et  en  dehors  de  l'osten- 
tation. C'est  un  préjugé  répandu  que  le  propre  du  temps  présent 
est  d'aimer  à  paraître;  cela  était  cent  fois  plus  vrai  des  temps 
passés. 

Le  luxe,  trop  vanté,  des  temps  primitifs,  comportant  un  très 

(1)  Roscher,  op.  cit.,  pp.  o"3  à  o"8. 


84  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

grand  train  de  maison,  sans  aucun  raflinenicnt  ni  confortable, 
avec  le  nombre  prodigieux  de  domestiques,  de  dépendans,  de 
cliens,  de  parasites,  avec  l'hospitalité  abondante  et  sans  discer- 
nement, les  énormes  festins,  entraînait  un  vaste  gaspillage  de 
produits  et  l'inutilisation  d'une  grande  quantité  de  forces  hu- 
maines. Il  n'y  a  là  aucun  exemple  à  suivre. 

III 

Tout  autre  est  le  luxe  des  peuples  civilisés,  intelligens,  ju- 
dicieux et  prospères.  Il  est  plus  tourné  vers  le  confortable   ou 
l'élégance  et  les  jouissances  artistiques  que  vers  la  magnificence 
et  la  somptuosité.  Il  embrasse  et  pénètre  toute  la  vie,  il  s'étend 
à  des  degrés  difTérens  sur  toutes  les  classes  du  peuple  ;  il  se  si- 
gnale par  l'usage    de  marchandises  infiniment  plus  variées,  et, 
pour  chacune  d'elles,  par  un  nombre  de  plus  en  plus  considé- 
rable de  qualités.  Le  luxe  des  temps  industriels  et  llorissans,  où 
la  production  de  la  richesse  dépasse  d'une  manière  constante  les 
nécessités  de  la  vie,  prend  une  direction  plus  naturelle.  Il  s'accom- 
mode aux  habitudes  démocratiques  qu'il  a  contribué  à  introduire. 
Au  lieu  de  s'encombrer  d'un  grand  nombre  de  domestiques,  de 
cliens  et  de  parasites,  on  n'a  autour  de  soi  que  le  nombre  de  gens 
nécessaires  pour  un  bon  et  prompt  service;  en  revanche  on  com- 
mande à  des  ouvriers  et  à  des  artisans  du  dehors,  indépendans, 
des  objets  coûteux  :  ces    hommes  habiles  forment  bientôt  une 
classe  honorée,  celle  des  artistes.  On  abandonne  les  distinctions 
extérieures,  les  perruques,  la  poudre  aux  cheveux,  de  même  que 
les  vastes  installations  permanentes  :  les  églises  particulières,  les 
théâtres  particuliers,  les  manèges  particuliers;  on  renonce  aux 
coûteux  jardins  à  la  française  ou  à  l'italienne,   avec  d'énormes 
pièces  d'eau  artificielles,  des  rochers  et  des  ruines  factices;  non 
seulement  on  n'entretient  plus  auprès  de  soi  des  nains  et  des 
bouffons,  mais  on  se  garde  même  d'attacher  constamment  à  sa 
personne  des  hommes  d'une  profession  utile  pour  un  service  in- 
termittent. On  n'a  plus  son  barbier,  son  médecin,  son  aumônier  à 
demeure.  Il  n'y  a  que  les  gens  arriérés  ou  dans  des  circonstances 
spéciales  qui  aient  chez  eux  un  précepteur  pour  leurs  enfans. 

Le  luxe  de  ces  temps  prospères  et  démocratiques  pénètre,  par 
des  gradations  multipliées  et  infinies,  toutes  les  classes  du  peuple; 
puis,  se  composant  d'objets  durables,  d'arrangemens  permanens, 
il  accompagne  tout  l'ensemble  de  la  vie.  Ce  qui  le  caractérise, 
c'est  la  variété  et  l'élégance  des  objets  nécessaires  ou  habituels. 
La  propagation  de  ce  luxe  dans  toutes  les  couches  de  la  popula- 


LK    LUXE.  85 

tion  o^it  aidéo  p$r  les  connaissances  techniques  qui  permettent 
la  substitution  d'une  matière  moins  coûteuse  à  .une  qui  l'est  da- 
vantage ;  on  peut  ainsi  mettre  à  la  disposition  des  personnes  d'une 
aisance  modeste  bien  des  objets  réservés  autrefois  aux  classes 
supérieures  :  ainsi  le  plaqué,  le  ruolz,  remplacent  l'argent;  la 
galvanoplastie,  la  ciselure;  la  lithographie,  la  photographie,  tien- 
nent lieu  de  la  gravure  ou  de  la  peinture;  les  papiers  peints,  in- 
ventés en  France  vers  17G0,  font  l'oftice  de  tapisseries.  Les  étoffes 
mi-partie  de  coton  et  de  soie  ou  de  déchets  de  soie  donnent 
l'illusion  de  soieries;  le  tulle  et  la  gaze,  de  dentelles.  Des  matières 
nouvelles,  le  nickel,  l'aluminium ,  facilitent  la  possession  de 
montres,  de  pendules,  d'objets  divers  d'une  apparence  élégante  et 
peu  coûteuse.  Le  perfectionnement  des  arts  mécaniques  y  aide. Tout 
s'imite,  même  les  perles,  les  diamans. 

Ce  genre  de  luxe  qui  consiste  à  varier  la  vie,  à  la  décorer 
et  l'embellir,  à  pousser  l'homme  au  soin  de  sa  demeure  et  de  sa 
personne,  n'a  en  soi  rien  d'immoral.  Il  a  de  bons  usages  écono- 
miques et  domestiques.  Il  pousse  aussi  à  un  genre  d'épargne  :  tel 
qui  n'aurait  pas  épargné  pour  ses  vieux  jours  le  fait  pour  acheter 
une  montre  en  or,  ou  une  chaîne,  ou  un  mobilier  décent. 

\a'  goût  de  la  variété  est  l'un  des  traits  caractéristiques  du  luxe 
des  peuples  industriels  et  prospères.  La  variété  dans  la  nourriture, 
dans  le  vêtement,  l'ameublement,  même  dans  les  distractions, est 
un  excellent  stimulant  à  l'industrie,  un  obstacle  à  l'engqurdisse- 
uient  de  l'esprit  de  l'homme.  C'est  en  même  temps  un  des  besoins 
les  plus  vifs  de  la  nature  humaine,  un  des  charmes  licites  de  la 
vie. 

On  ne  saurait  croire  combien  cette  variété  manquait  aux 
peuples  il  y  a  quelques  siècles.  La  si  vivante  description  que  fait 
Macaulay  des  mœurs  des  Anglais  du  temps  de  la  Révolution 
témoigne  que,  à  la  fin  du  xvii«  siècle,  chez  ce  peuple  déjà  riche, 
l'usage  de  la  viande  fraîche  n'était  habituel  qu'une  ou  deux  fois 
la  semaine.  Le  seigle  a  été  pendant  longtemps  la  céréale  la  plus 
répandue  en  Europe.  Sur  les  biens  de  l'évêque  d'Osnabruck,  au 
xnr  siècle,  on  ne  produisait  que  11  à  12  mesures  de  froment, 
contre  300  de  seigle,  120  d'orge  et  470  d'avoine.  La  bière  au 
début  du  moyen  âge  était  faite  avec  ce  dernier  grain.  Aujourd'hui 
encore  la  répartition  de  la  production  entre  les  différentes  céréales 
est  tout  autre  en  France,  pays  riche,  et  en  Allemagne,  pays  qui 
ne  fait  que  de  commencer  à  s'enrichir,  au  sens  moderne  du  mot. 
La  superficie  cultivée  en  seigle  était  en  Allemagne  en  1891  de 
•3  479  977  hectares  et  celle  en  froment  de  1885  284  seulement; 
quanta  la  production,  elle  fut  dans  la  même  année  de  47  828040 


86  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quintaux  métriquesdu  premier  contre  23  337570  du  second  (1).  En 
France,  en  1892,  les  surfaces  cultivées  en  froment  étaient  de 
6  979  911  hectares;  celles  en  seigle,  de  1  500  219,  celles  en  méteil 
(mélange  de  blé  et  de  seigle), de  295  247.  Ainsi  les  hectares  en 
froment  sont  chez  nous  plus  que  triples  de  ceux  en  seigle  ou  en  mé- 
teil, tandis  qu'en  Allemagne  ils  sont  le  tiers  de  ceux  en  seigle.  La 
production  du  froment  dans  cette  année  atteignait  en  France 
84  837  320  quintaux  métriques  contre  17  558  313  pour  le  seigle  et 
3  304  908  pour  le  méteil  (2).  On  produit  chez  nous  quatre  fois  plus 
de  froment  que  d'autres  céréales  destinées  à  l'homme,  en  Alle- 
magne moitié  moins  de  froment  que  de  ces  dernières. 

Ce  n'est  pas  seulement  la  qualité,  c'est  la  diversité  de  la  nour- 
riture qui  caractérise  les  temps  industriels  et  florissans  ;  cette  der- 
nière, comme  l'autre,  a  été  une  conséquence  du  raffinement  ou 
du  luxe.  Nombre  de  légumes  ou  de  fruits  aujourd'hui  vulgaires 
et  réputés  indispensables  sont  connus  depuis  peu.  En  1660,  les 
Anglais  ignoraient  les  artichauts,  différentes  sortes  de  pois,  la 
plupart  des  salades,  les  asperges.  Ils  ne  connaissaient  à  peu  près 
que  les  fleurs  des  champs.  Sous  Henri  IV,  en  France,  le  sucre  se 
vendait  à  l'once,  chez  les  pharmaciens;  de  même  le  thé,  jusque 
vers  le  milieu  de  ce  siècle,  du  moins  dans  les  petites  villes  de 
province.  L'accroissement  de  la  consommation  de  ces  deux  den- 
rées est  un  des  signes  du  développement  de  l'aisance  dans  les  pays 
anglo-saxons  :  en  1734  on  consommait  en  Angleterre  10  livres  de 
sucre  par  tête,  en  1845  dans  les  îles-Britanniques  20  livres  et  demi, 
en  1865  34  livres,  en  1880  environ  55  à  00,  et  le  progrès  con- 
tinue. 

C'est  surtout  sur  le  logement,  l'ameublement,  que  se  porte  le 
luxe  des  peuples  industriels  et  florissans.  Il  crée  des  installations 
permanentes  qui  rendent  la  vie  plus  douce  ;  il  transforme  la  mai- 
son :  d'un  simple  abri ,  il  en  fait  une  demeure ,  une  résidence 
commode ,  agréable ,  diversifiée ,  animée  par  nombre  d'objets 
intéressans. 

Là  surtout  est  l'inappréciable  bienfait  du  luxe  moderne,  bien 
entendu.  Les  cheminées,  c'est  le  luxe  qui  les  a  construites  et  qui 
les  a  ornées.  D'après  une  lettre  que  publiait  le  Journal  des  Débats 
en  janvier  1888,  les  cheminées  étaient  encore  ignorées  à  cette 
époque  dans  les  campagnes  de  Croatie.  C'est  le  luxe  qui  a  divisé 
la  demeure  suivant  les  divers  besoins  et  agrémens  auxquels  elle 
doit  pourvoir.  Il  en  résulte  une  vie  quotidienne  plus  décente,  plus 

(1)  Statistisches  Jahrbuch  fur  das  Deutsche  Heich,  1893,  p.  14  et  lu. 

(2)  Rlock,   Annuaire  de  l'économie  politique  et  de  la  statistique,  1893,  p.  484 
à  489. 


LE    LUXE.  87 


10 


propre,  plus  in(^opondanto  pour  chacun  dos  membres  d'unofamilh 
plus  hvgiéniiiuo  aussi.  De  haut  l'exemple  se  ri^pand  dans  toutes 
les  couches  sociales.  La  maison  devient  le  centre  des  efforts  d'em- 
bellissement de  l'homme.  Certaines  mauvaises  habitudes  et  cer- 
tains vices  y  perdent;  chacun  est  d'avis  que  le  jour  où  l'ouvrier 
aura  un  loçement  suffisamment  ample,  diversifié  et  pard,  la  vie  de 
famille  le  retiendra  davantage  et  le  cabaret  perdra  de  ses  attraits. 
A  la  campagne  aussi  et  chez  le  paysan,  la  maison  cesse  d'être  une 
hutte  à  ras  de  terre,  au  sol  battu  et  à  une  ou  deux  fenêtres. 

Le  luxe  moderne,  du  moins  celui  qui  n'est  pas  dépravé,  con- 
siste surtout  en  objets  durables  :  bijoux,  mobilier,  objets  d'art, 
collections;  c'est  ce  que  l'on  appelle  parfois  les  capitaux  de  jouis- 
sance. Il  est  très  supérieur  au  luxe  qui  se  répand  en  objets  pas- 
sagers. Temple,  au  xvii^"  siècle,  faisait  remarquer  que  le  luxe  hol- 
landais offrait  les  traits  que  nous  venons  de  décrire  :  il  porte  au 
développement  des  arts  :  qui  n'admire  ces  riantes  maisons  d'Ams- 
terdam, aux  proportions  commodes  et  modestes,  embellies  de  tous 
ces  chefs-d'œuvre  des  peintres  de  genre,  d'animaux  ou  de  paysages, 
ces  élégantes  maisons  de  campagne,  sans  ostentation,  avec  leurs 
cultures  perfectionnées  de  fruits  et  de  fleurs,  que  gâta  seulement 
un  instant  l'agiotage  sur  les  tulipes? 

S'il  se  porte  avec  amour  sur  la  construction,  l'aménagement, 
la  décoration  de  la  demeure,  le  luxe  des  peuples  industriels  et 
florissans  est  plus  sobre  pour  le  vêtement.  Un  de  ses  caractères, 
c'est  d'être  compatible  avec  l'égalité  civile,  la  fraternité  dos  rap- 
ports sociaux,  de  ne  les  choquer  en  rien.  La  toilette  des  hommes 
en  témoigne.  On  ne  voit  plus  d'hommes  qui,  suivant  le  mot  de 
Henri  IV,  «  portent  leurs  moulins  et  leurs  bois  de  haute  futaie  sur 
le  dos.  »  Les  dentelles,  comme  manchettes  et  jabots,  autrefois 
habituelles  à  la  simple  bourgeoisie,  sont  depuis  longtemps  aban- 
données par  les  hommes,  sans  espoir  de  retour.  Que,  dans  une 
réunion,  on  considère  200  ou  300 hommes  assemblés,  des  couches 
les  plus  élevées  jusqu'aux  plus  modestes  de  celles  où  l'on  trouve 
une  certaine  éducation,  il  sera  impossible  à  la  simple  inspection 
de  leur  extérieur  de  découvrir  lesquels  sont  riches. 

Il  n'en  est  pas  ainsi  pour  les  femmes,  il  est  vrai;  mais  il  n'est 
nullement  prouvé  que  la  plupart  de  celles  qui  ont  de  la  richesse 
dépensent  plus  aujourd'hui  en  toilette  que  ne  le  faisaient  celles  de 
même  situation  de  fortune  pendant  les  trois  ou  quatre  derniers 
siècles.  On  se  lamente  de  ce  que  les  femmes  de  chambre  veulent 
être  vêtues  comme  leurs  maîtresses,  les  servantes  de  campagne 
comme  les  fermières,  celles-ci  comme  les  femmes  de  bons  proprié- 
taires. Il  peut  y  avoir  de  l'exagération  chez  certaines;  cependant 


88  REVllK    DKS    DEUX    MONDES. 

presque  tout  ce  momie,  servantes,  fermières,  (''pargne;  un  peu  de 
luxe  dans  leur  vie  n'est  pas  un  si  grand  mal. 

Grâce  à  toutes  ces  nuances  de  luxe  qui  se  répercutent,  en 
safTaiblissanl,  d'une  couche  sociale  à  l'autre,  la  diUV'rence  entre 
la  vie  des  hommes  des  diverses  classes  est  beaucoup  moindre 
d'après  les  jouissances  réelles  qu'ils  peuvent  se  procurer  que 
d'après  les  valeurs  qu'ils  possèdent. 

Le  luxe  extérieur  tend  à  se  restreindre;  on  n'a  plus  de  car- 
rosses dorés;  on  en  emploie  beaucoup  moins  à  huit  ressorts;  les 
valets  se  tenant  debout  derrière  la  voiture  de  leurs  maîtres  ne  se 
retrouvent  plus  que  chez  les  ambassadeurs.  Les  voitures  simples 
dont  on  se  sert,  quelles  que  soient  leur  élégance,  qui  consiste  sur- 
tout dans  leur  forme,  et  la  beauté  des  chevaux,  que  ne  relève 
aucune  maguilicence  de  harnais,  sont  autrement  démocratiques 
que  les  anciennes  chaises  à  porteurs  auxquelles  ne  dédaignaient 
pas  de  recourir  les  philosophes  à  maximes  austères  du  dernier 
siècle. 

Tout  luxe  judicieux  constitue  une  sorte  de  réserve  pour  les 
circonstances  imprévues  et  les  temps  de  nécessité.  Gela  est  vrai 
pour  toutes  les  classes  de  la  nation  et  pour  l'ensemble  de  la 
nation  elle-même.  Les  bijoux,  les  jolis  meubles,  les  tapisseries, 
les  tableaux,  les  objets  de  collection  se  peuvent  vendre  aux 
heures  d'infortune,  souvent  sans  perte.  Dans  les  classes  popu- 
laires même,  la  montre,  la  chaîne,  la  pendule,  les  menus  bijoux, 
peuvent  aussi  procurer,  aux  jours  de  détresse  et  de  maladie, 
quelques  ressources  qui,  si  faibles  soient-elles,  n'eussent  proba- 
blement pas  existé  autrement. 

IV 

Le  luxe  qui  vient  d'être  décrit,  non  seulement  n'est  ni  im- 
moral, ni  nuisible,  mais  il  est  légitime,  recommandable  et  utile, 
sous  la  réserve  qu'une  part  convenable  soit  faite  dans  le  revenu  à 
la  prévoyance  et  à  l'épargne. 

Tout  autre  est  le  luxe  du  temps  de  décadence  et  des  couches 
décadentes,  car  il  peut  y  avoir  dans  un  pays  encore  généralement 
sain  certaines  couches  sociales  morbides.  Ce  luxe  prend  un  carac- 
tère immoral  et  inintelligent,  quand,  au  lieu  de  répondre  à  des 
besoins  naturels  et  normaux,  physiques  ou  intellectuels,  il  con- 
siste uniquement  dans  la  recherche  des  plaisirs  et  des  objets  très 
coûteux,  par  la  seule  considération  qu'ils  sont  coûteux,  dans  le 
gaspillage  systématique,  dans  la  satisfaction  unique  de  la  vanité 
à  outrance.  Grotesque  alors  et  parfois  criminel  est  ce  luxe. 


LE    I.UXK. 


89 


Ce  sont  les  Romains,  sous  l'Empire,  certains  souverains 
orientaux  aussi*  qui  ont  donné  les  exemples  les  plus  démons- 
tratifs et  les  plus  fameux  de  cette  condamnable  et  méprisable 
corruption  du  luxe.  Deux  citations  latines  le  caractérisent,  l'une 
lie  Suétone  à  propos  de  l'empereur  Caligula  :  Nihi/  tam  efficerc 
concupiscebat,  quam  quod  posse  cf/ici  negaretur;  il  n'y  a  rien 
qu'il  désirât  avec  tant  d'ardeur  que  ce  qui  paraissait  impossible; 
l'autre  de  Sénèque  :  Hoc  est  luxuriœ  proposition,  gaudere  per- 
versis;  les  désirs  contre  nature  sont  le  principal  attrait  du  luxe, 
et  plus  exactement  peut-être  de  la  débauche  ;  car  le  mot  luxuria 
a.  en  latin,  un  sens  beaucoup  plus  étendu  que  notre  mot  luxe. 

Les  Romains  de  l'Empire  pratiquaient  en  tout  ce  détestable 
abus  du  luxe  :  dans  leurs  demeures,  c'étaient  des  immensités  de 
constructions,  de  dérivations  extravagantes  de  cours  d'eau;  dans 
leur  service,  c'étaient  des  troupes  d'esclaves,  à  lâches  insigni- 
liantes,  accompagnant  partout  leur  maître  et  comptant  jusqu'à  ses 
pas  quand  il  se  promenait  pour  lui  mesurer  la  durée  de  l'exercice, 
Auguste,  avant  l'ère  de  ra[)ogée  de  ce  luxe  dépravé,  défendait 
aux  bannis  d'emmener  plus  de  trente  esclaves  avec  eux.  Non 
moins  excessif  était  le  luxe  de  l'habillement  :  on  allait  jusqu'à 
changer  onze  fois  de  vètemcns  à  table,  et  l'on  vit  dans  les 
champs  des  troupeaux  de  moutons  teints  en  pourpre  (1).  Mais 
c'était  surtout  la  table  qui  était  l'objet  de  raffinemens  inouïs  et 
sans  aucun  rapport  avec  la  satisfaction  du  goût  :  on  combinait 
les  plats  les  plus  bizarres  et  les  plus  coûteux,  sans  autre  recherche 
que  celle  d'une  dépense  énorme.  Héliogabale  nourrissait  les  offi- 
ciers de  son  palais  d'entrailles  de  barbeaux,  de  cervelles  de  faisans 
et  de  grives,  d'oeufs  de  perdrix  et  de  têtes  de  perroquets.  Des 
vaisseaux  couraient  les  mers  pour  pêcher  des  poissons  rares 
dont  on  extrayait  soit  la  laitance,  soit  toute  autre  menue  partie, 
afin  d'en  composer  un  plat  d'un  prix  énorme.  L'acteur  Glaudius 
^sopus,  avec  une  vanité  de  cabotin  riche,  offrait  à  ses  convives 
un  salmis  de  langues  d'oiseaux  qu'on  avait  dressés  à  parler.  La 
perle  de  Gléopâtre  qu'elle  faisait  dissoudre  pour  l'avaler  est  restée 
célèbre. 

Dans  le  train  vulgaire  de  la  vie  des  grands  ou  des  enrichis, 
ces  perversités  du  goût  se  rencontraient.  Hortensius  arrosait  des 
arbres  avec  du  vin.  Sur  certains  points  ce  luxe  de  décadence  se 
rapproche  du  luxe  des  peuples  primitifs,  avec  cette  différence  que 

(1)  Roscher,  }\'ationaldliono)nie,  p.  588-'J90.  Dans  le  grand  ouvrage  de  Baudrillart 
sur  le  Luxe,  on  trouvera  un  très  grand  nombre  d'exemples  curieux  d'excentricités 
de  luxe  condamnables,  plus  particulièrement  chez  les  anciens,  mais  aussi  chez  les 
peuples  primitifs  et  chez  les  modernes. 


90  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

le  premier  est  continu  et  le  second  intermittent.  Des  voyageurs 
récens,  eu  Russie  racontent  avoir  reçu  l'hospitalité  de  riches 
marchands  qui  voulaient,  avant  le  diner,  leur  faire  laver  les 
mains  avec  du  vin  de  Champagne. 

Ce  genre  de  luxe  est  dégradant,  nuisible,  inavouable,  ce  sont 
des  pratiques  contre  nature,  une  sorte  de  gageure  de  réaliser 
l'impossible,  sans  qu'il  y  ait  une  correspondance  quelconque 
entre  les  efforts  dépensés  et  les  besoins  soit  de  la  nature  physi- 
que, soit  de  la  nature  intellectuelle  de  l'homme. 

Le  monde  moderne  offre  peu  d'exemples  de  ce  genre  ;  les 
classes  ne  sont  pas  suffisamment  tranchées  dans  la  population, 
les  richesses  individuelles,  sauf  quatre  ou  cinq  exceptions  dans 
le  monde  civilisé  tout  entier,  n'atteignent  pas  assez  d'importance, 
les  goûts  ne  sont  pas  assez  pervertis,  pour  qu'on  puisse  faire  une 
aussi  grande  place  aux  fantaisies  morbides  dans  les  consomma- 
tions. Il  y  a,  cependant,  depuis  quelques  années,  dans  certaines 
couches  sociales,  celles  qui  font  profession  de  dilettantisme  et 
d'esprit  décadent,  qui  jouissent  oisivement  de  larges  fortunes, 
quelque  disposition,  non  pas  à  imiter  les  monstruosités  qui  pré- 
cèdent, mais  à  abuser  des  futilités  toutes  passagères,  à  rechercher 
uniquement  les  choses  coûteuses  par  la  raison  qu'elles  coûtent 
beaucoup  et  non  qu'elles  sont  bonnes  en  elles-mêmes.  Au  lieu  de 
se  répandre  en  élégances  durables,  en  ornemens  de  bon  goût,  en 
collections,  en  objets  d'art,  en  perfectionnemens  des  objets 
agréables  que  fournit  la  nature,  fleurs,  chevaux,  avec  un  dis- 
cernement intelligent,  certaines  couches  sociales,  ou  plutôt  cer- 
taines coteries  sociales  et  certaines  individualités  recherchent 
la  dépense  pour  la  dépense,  croiraient  indigne  d'eux,  par  exemple, 
d'offrir  quelque  cadeau  qui  durât,  de  parer  leurs  appartemens 
ou  leurs  personnes  d'objets  qui  ne  fussent  pas  fugitifs.  Tout  en 
restant  à  une  énorme  distance  des  Romains  de  l'Empire,  ces  dilet- 
tantes du  luxe  décadent,  alors  même  qu'ils  ne  seraient  pas  des 
dissipateurs,  c'est-à-dire  qu'ils  n'épuiseraient  pas  leur  patrimoine, 
n'en  feraient  pas  moins  des  actes  socialement  et  économique- 
ment détestables. 

Ce  n'est  pas  par  ces  excentricités,  rares  chez  les  peuples  mo- 
dernes, que  l'on  doit  juger  le  luxe.  Il  nous  est  impossible,  quant 
à  nous,  de  le  maudire.  Le  luxe,  considéré  en  général  et  malgré 
ses  abus,  est  un  des  principaux  agens  du  progrès  humain.  L'hu- 
manité doit  lui  être  reconnaissante  de  presque  tout  ce  qui  aujour- 
d'hui décore  et  embellit  la  vie,  d'une  grande  partie  môme  des 
améliorations  qui  assainissent  l'existence.  Le  luxe  est  le  père  des 
arts.  Ni  la  sculpture,   ni   la  peinture,  ni  la  musique,  ni  leurs 


LE    LUXE.  91 

accompaijuemens  populaires,  la  gravuro,  la  lithographie,  n'au- 
raient pu  pren^fe  de  grands  développemens  et  se  répandre  dans 
une  société  qui  aurait  déclaré  la  guerre  au  luxe. 

Sans  doute,  il  y  ïi  une  sorte  d'usage  grossier,  insolent  et 
absurde  du  luxe  :  c'est  celui  qui  ne  cherche  qu'à  éblouir  fastueu- 
semeut  la  foule  et  même  à  l'humilier.  La  morale  condamne  cette 
sorte  de  triomphe  impertinent  et  lâche  de  la  richesse  sur  la  mé- 
diocrité qui  l'environne.  Le  luxe  de  simple  ostentation,  comme 
un  grand  étalage  de  valets  inutiles,  mérite  les  sévérités  de  l'opi- 
nion publique.  Mais  cette  catégorie  de  luxe  va,  en  général,  en 
diminuant.  La  consommation  déréglée  de  richesses  et  d'efforts 
humains  que  faisaient  les  Romains  de  la  décadence,  les  excentri- 
cités fastueuses  que  l'opinion  publique  châtie  chez  quelques  par- 
venus ou  fils  de  parvenus,  qui  rappellent  les  fils  d'affranchis  de 
l'ancienne  Rome,  ces  dérèglemens  effrontés  du  luxe  se  l'ont  plus 
rares  de  notre  temps.  Le  luxe  se  montre  moins  au  dehors  et  sur 
les  places  publiques;  il  se  contient,  il  se  renferme  dans  l'intérieur, 
il  se  fait  plus  discret,  il  a  une  sorte  de  pudeur  qui  lui  défend,  en 
s'étalant  brutalement  au  grand  jour,  de  choquer  ceux  qui  ne  peu- 
vent en  jouir.  Il  ne  sépare  pas  les  diverses  classes  humaines;  il 
comporte  l'hospitalité,  les  relations  cordiales  sans  hauteur  ou 
arrogance;  il  va  souvent  de  pair  avec  l'épargne;  il  ne  supprime 
pas  les  sentimens  de  sympathie,  ni  les  œuvres  de  charité  pour  les 
malheureux.  Ce  luxe  de  bon  goût  et  de  bon  sens,  il  est  impos- 
sible à  un  homme  judicieux  de  le  condamner. 


Beaucoup  d'économistes,  dans  leur  sévérité  à  l'endroit  du 
luxe,  se  sont  livrés  à  des  argumens  très  inexacts  et  ont  commis 
des  erreurs  économiques  grossières. 

Voici  la  principale  de  ces  erreurs,  de  beaucoup  la  plus 
répandue. 

On  s'imagine,  comme  Rousseau  et  Montesquieu,  dans  les  pas- 
sages reproduits  au  débat  de  cet  article,  que,  si  le  luxe  n'existait 
pas,  la  société  serait  beaucoup  mieux  pourvue  d'objets  utiles.  Si 
l'on  ne  consommait  pas,  dit-on,  pour  un  milliard  de  francs  d'ob- 
jets de  luxe,  on  pourrait  avoir  pour  un  milliard  de  plus  de  blé  ou 
de  pommes  de  terre,  ou  de  vêtemens  communs.  Si  quelques-uns 
n'étaient  pas  trop  riches,  personne  ne  serait  pauvre.  Ce  raisonne- 
ment est  inexact  pour  deux  raisons  : 

1°  Un  milliard  de  francs  d'objets  de  luxe  ne  correspond  nulle- 
ment, comme  on  se  l'imagine,  à  la  somme  de  travail  et  de  forces 


92  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

humaines  qu'exigerait  un  milliard  de  francs  de  pommes  de  terre 
ou  de  blé,  ou  de  vêtemens  et  de  mobiliers  grossiers.  11  y  a  là  une 
conception  tout  à  fait  fausse.  Ce  que  le  luxe  paie  d'une  façon  si 
large,  eu  général,  ce  n'est  pas  la  quantité  de  la  marchandise,  ni 
la  quantité  du  travail,  c'est  la  qualité  de  la  marchandise  et  du  tra- 
vail. L'hectare  de  Ghàteau-Yquem  ou  de  Ghàteau-Margaux,  qui 
produit  15  à  20  hectolitres  de  vin  de  choix,  se  vendant  500  à 
000  francs  l'hectolitre  à  la  récolte,  et  qui  donne  ainsi  un  revenu 
brut  de  7  500  à  12000  francs,  ne  pourrait  pas,  y  consacrât-on  le 
même  nombre  de  journées,  produire  pour  une  somme  égale  de  vin 
commun,  soit  000  à  700  hectolitres;  en  abandonnant  la  produc- 
tion de  vins  délicats  pour  se  livrer  à  celle  de  vins  grossiers,  on 
obtiendrait  peut-être,  quels  que  fussent  les  vins,  60  à  70  hecto- 
litres de  liquide  vulgaire  là  où  l'on  récolte  aujourd'hui  15  ou 
20  hectolitres  de  liquide  de  choix;  au  lieu  de  cette  valeur  de  7500 
à  12000  francs,  on  en  aurait  une  de  1500  à  2  000  francs. 

Il  en  est  de  même  pour  les  industries  de  luxe  :  un  ouvrier 
joaillier  ou  graveur  très  habile  gagne  dans  sa  journée  15  ou 
20  francs  à  produire  des  objets  de  luxe;  il  ne  faut  pas  croire  que, 
si  l'on  supprimait  ce  genre  de  production,  et  que  l'on  mît  cet 
homme  à  faire  de  la  quincaillerie,  il  produirait  une  valeur  d'ob- 
jets communs  égale  à  15  ou  20  francs;  il  ne  pourrait  sans  doute 
en  produire  que  pour  3,  4  ou  5  francs,  déduction  faite  de  la  valeur 
des  matières  premières  et  des  autres  élémens  et  dont  il  faut  tenir 
compte.  De  même  encore,  un  de  ces  ouvriers  ébénistes  qui  sont 
de  vrais  artistes,  est  rétribué  aussi  par  un  salaire  d'une  quinzaine 
ou  d'une  vingtaine  de  francs  pour  faire  des  meubles  sculptés  : 
mettez-le  à  faire  des  meubles  ordinaires,  il  n'en  fera  pas  une 
quantité  qui  corresponde  à  la  somme  qu'il  gagnait.  Il  en  est 
ainsi  de  la  généralité  des  consommations  de  luxe.  Ce  que  le  luxe 
paie  donc  à  un  très  haut  prix,  c'est  la  qualité  du  travail,  le  don 
spécial  de  l'ouvrier  et  de  l'artiste;  mis  à  une  autre  besogne,  cet 
ouvrier  ou  cet  artiste  ne  produirait  pas  une  quantité  d'objets  vul- 
gaires, plus  forte  que  celle  que  fabrique  le  plus  ordinaire  ma- 
nœuvre. Aussi,  est-ce  une  erreur  de  croire  que,  en  supprimant 
une  production  de  luxe  d'un  milliard,  on  pourrait  obtenir  pour 
un  milliard  de  plus  d'objets  utiles  à  l'humanité.  Cependant,  cette 
erreur,  si  llagranle  qu'elle  soit,  entre  pour  beaucoup  dans  l'hosti- 
lité contre  le  luxe. 

On  alléguera  peut-être  que  certains  ouvriers  ou  certaines 
ouvrières  des  industries  de  luxe  sont  peu  payées,  les  dentellières, 
par  exemple,  et  les  brodeuses;  que,  si  ces  femmes,  au  lieu  de  se 
consacrer  à  des  objets  superflus,  s'employaient  aux  lâches  vul- 


LE    LUXE. 


93 


iraires.  au  blanchiment,  à  la  fabrication  des  tissus, au  travail  même 
de  la  terre,  olle|  produiraient  une  valeur  égale  à  celle  qu'elles 
produisent  actuellement,  mais  sous  une  forme  qui  protiterait  plus 
à  l'humanité.  Ces  cas  sont,  toutefois,  exceptionnels  :  la  grande 
léi^ion  des  ouvriers  de  luxe,  bijoutiers,  joailliers,  tapissiers,  cise- 
leurs, î^raveurs,  carrossiers  eu  voitures  riches,  etc.,  sont  très  am- 
plement rémunérés  et  ne  fourniraient  pas  en  travail  vulgaire  le 
tiers  de  la  valeur  qu'ils  fournissent  en  travail  élégant,  en  »  travail 
qualifié  »,  comme  disent  les  Allemands.  Supposons  qu'il  y  ait  en 
France  300000  ouvriers  des  industries  de  grand  luxe  qui  gagnent 
tous  ensemble  un  milliard  de  francs  ;  il  est  probable  que  si  l'on 
mettait  ces  300000  ouvriers  au  travail  vulgaire,  se  rapprochant  le 
plus  du  travail  élégant  qu'ils  font  actuellement,  on  n'aurait  pas,  de 
ce  chef,  une  valeur  de  plus  de  300  millions,  au  lieu  de  la  valeur 
de  i  milliard  que  l'on  a  aujourd'hui.  C'est  donc  une  grande  erreur 
de  croire  que  la  suppression  des  industries  de  luxe  et  leur  rem- 
placement par  des  industries  communes  produirait  une  valeur 
d'objets  communs  égale  à  la  valeur  des  objets  de  luxe  disparus; 
probablement,  cette  valeur  en  articles  communs  ne  serait,  en 
supposant,  ce  qui  ne  se  rencontrerait  pas,  toutes  les  autres  circon- 
stanciés semblables,  que  du  tiers  de  la  valeur  des  (d)jets  de  luxe 
actuellement  produits. 

^l''  On  peut  admettre,  sans  doute,  que  matériellement  et  abs- 
traclioii  faite  d'une  considération  que  nous  présenterons  dans  un 
instant,  l'humanité,  si  elle  voulait  restreindre  ses  besoins  au 
pain,  à  la  viande,  au  vin  commun,  aux  vètemens  les  plus  ordi- 
naires, aux  logemens  très  modestes  et  aux  ustensiles  les  plus 
simples,  pourrait  se  procurer  une  quantité  plus  considérable  de 
ces  catégories  d'objets.  Si  tous  les  peintres,  ciseleurs,  tapissiers  en 
articles  riches,  décorateurs,  carrossiers  de  luxe,  bijoutiers,  joail- 
liers, fabricans  de  meubles  autres  que  les  vulgaires,  dentellières, 
brodeuses,  etc.,  si  tout  ce  monde  retournait  au  travail  de  la  terre, 
à  celui  de  la  tilature  et  du  tissage  de  coton,  à  la  bonneterie,  etc., 
on*  obtiendrait  une  quantité  plus  ample  de  marchandises  com- 
munes, les  seules  que  certaines  personnes  considèrent  comme  es- 
sentielles à  la  vie. 

L'opinion  superficielle  suppose  qu'il  en  serait  ainsi,  mais  ce 
n'est  qu'une  conjecture;  il  n'y  a  aucune  certitude  que  la  suppres- 
sion du  luxe  eût  pour  conséquence  une  plus  grande  abondance 
des  objets  communs.  On  néglige  ici  de  penser  aux  conséquences 
indirectes  de  cette  profonde  modification  dans  les  désirs  humains, 
dans  la  vie  humaine  elle-même,  dans  les  mobiles  qui  portent 
l'homme  à  l'etlort.  On  ne  tient  nul  compte  de  l'influence  dépri- 


94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mante,  assoupissante  qu'exercent  sur  l'activité  de  l'homme,  sur 
son  initiative,  sur  l'esprit  même  de  recherche  et  d'invention,  la 
monotonie  et  l'uniformité  des  occupations.  Une  société  où  tous 
les  hommes  exercent  à  peu  près  la  môme  tâche,  vivant  daus  des 
conditions  identiques,  n'ont  que  des  besoins  limités,  où  aucun 
d'eux  ne  voit  s'ouvrir  devant  lui  des  perspectives  de  vie  brillante, 
différant  de  celle  des  autres,  une  semblable  société  finit  par  tom- 
ber en  proie  à  l'inertie  et  à  la  routine.  Son  élasticité  diminue, 
elle  devient  nécessairement  à  la  longue  une  société  stationnaire, 
puis  une  société  rétrograde.  Ce  n'est  pas  un  paradoxe  de  sou- 
tenir que  la  suppression  du  luxe  aboutirait,  avec  le  temps,  à 
une   diminution  des  objets  même   de   consommation  vulgaire. 

L'action  stimulatrice  du  luxe  est  incontestable;  elle  s'exerce 
à  tous  les  degrés  de  l'échelle  sociale.  Evidemment,  ce  n'est  pas 
le  seul  ressort  de  l'activité  humaine,  ni  môme  le  principal;  il  s'en 
faut  heureusement  de  beaucoup  ;  mais  c'en  est  un  d'une  incon- 
testable importance  ;  et  il  n'y  a  pas  trop  de  tout  l'ensemble  des 
ressorts  divers  pour  arracher  l'homme  à  l'inertie  et  à  la  paresse. 
Au  plus  haut  degré  de  l'échelle,  certains  hommes,  nous  ne  disons 
pas  tous,  s'imposent  un  surcroît  de  travail  et  de  tension  d'esprit 
pour  avoir  une  demeure  élégante,  des  jardins  somptueux,  un  train 
de  vie  luxueux;  au  milieu  de  l'échelle,  nombre  de  gens  s'imposent 
un  surcroît  de  peine  pour  se  procurer  un  jour  le  confortable,  qui 
naguère  était  considéré  comme  du  luxe  et  qu'il  est  encore  sou- 
vent très  difficile  d'en  distinguer,  pour  avoir  ce  qu'on  appelle, 
dans  un  certain  monde,  une  vie  honorable,  laquelle  n'est  pas 
exempte  de  décoration  et  de  superflu  ;  au  bas  de  l'échelle,  beaucoup 
de  personnes,  hommes  et  femmes,  s'infligent  aussi  une  prolon- 
gation de  labeur  ou  s'ingénient  davantage  pour  se  procurer  cer- 
taines élégances  secondaires,  devenues  vulgaires,  mais  qui  n'en 
sont  pas  moins  du  luxe,  en  ce  sens  que  leur  profusion  n'importe 
pas  à  la  satisfaction  des  besoins  rudimentaires  de  l'homme. 

L'influence  du  luxe  sur  le  progrès  social  et  les  arts,  même 
pourrait-on  dire  sur  le  progrès  scientifique  et  littéraire,  ne  peut 
guère  être  contesté.  Les  grandes  époques,  comme  la  Renais- 
sance où  l'esprit  humain  a  pris  le  plus  d'essor  dans  toutes  les 
directions,  ont  été  des  époques  de  luxe;  on  y  a  même  commis 
beaucoup  d'excès  en  ce  genre;  mais  mieux  valait  encore,  pour 
l'avancement  total  de  l'humanité,  ces  excès,  si  regrettables  qu'ils 
aient  été,  qu'une  vie  insipide  et  morne  où  tous  les  hommes  n'au- 
raient strictement  songé  qu'à  se  mettre  eux-mêmes  et  leur  pro- 
chain à  l'abri  du  besoin,  au  sens  le  plus  restreint  du  mot. 

Le  progrès  industriel  s'accomplit  parfois  par  les  efl'orts  d'indi- 


I.E    LUXE.  9o 

vidus  remarqiialtK'uuMit  doués  au  point  de  \  ue  de  la  volonté  et  de 
rintelliiience,  nifÉs  (jui  sont  sensibles  à  l'attrait  des  récompenses 
niatt-rielles;  or.  la  plus  certaine  de  ces  récompenses,  pour  les 
nombreux  esprits  qui  ne  sont  pas  uniquement  voués  à  l'idéal,  c'est 
encore  la  richesse,  et  la  richesse,  pour  beaucoup  d'hommes,  per- 
drait de  sa  valeur,  si  on  les  privait  du  luxe  qu'elle  peut  com- 
porter. Sans  doute,  parmi  les  inventeurs,  parmi  les  grands  entre- 
preneurs et  les  chefs  d'usine,  il  est  des  hommes  d'une  nature 
réellement  élevée,  que  la  simple  perspective  des  services  qu'ils 
rendent  à  l'humanité  et  de  la  gloire  ou  de  l'honneur  qui  en  rejail- 
lira sur  leur  nom  suftît  à  soutenir  dans  leur  incessant  et  pénible 
travail  de  recherches.  Mais  il  est  d'autres  hommes  énergiques, 
capables  et  ardens,  utiles  au  progrès  économique,  qui  sont  guidés 
par  un  idéal  moins  noble  et  qui,  soit  eux-mêmes,  soit  leur  en- 
tourage, sont  plus  sensibles  à  l'attrait  du  luxe  qu'aux  pures  jouis- 
sances de  l'esprit  ou  aux  satisfactions  d'un  amour-propre  élevé. 
Il  importe,  cependant,  à  l'ensemble  de  l'humanit*^,  que  ces 
hommes  donnent  en  efforts  tout  ce  qu'ils  peuvent  donner  :  il  leur 
est  loisible  de  se  procurer  les  plaisirs  du  luxe,  sans  extravagance 
odieuse;  on  en  sera  quitte  pour  leur  appliquer  le  mol  de  saint 
Augustin  :  Recepcrunt  mercedem  stiam,  vani  vanaiii. 

Le  goût  du  luxe  est  souvent  frivole  eu  lui-même;  la  morale 
ascétique  doit  en  condamner  les  excès,  mais  on  ne  peut  nier 
qu'il  ne  serve  parfois  d'utile  aiguillon  à  une  partie  notable  de  la 
faible  humanité. 

Il  peut  paraître  inutile  que  les  femmes  portent  des  robes  de 
soie,  des  fourrures  rares,  des  rivières  de  diamans  et  des  colliers 
de  perles  ;  que,  pour  des  courses  peu  longues  et  sans  but,  elles  se 
fassent  transporter  dans  d'élégantes  voitures.  Mais  c'est  parfois 
pour  procurer  à  leur  femme  ou  à  leurs  filles  ces  biens  et  à  eux- 
mêmes  le  lustre  qui  en  résulte,  que  certains  hommes  auront  peiné, 
inventé,  affronté  des  risques,  créé  des  industries  utiles  au  monde 
entier,  tandis  que  ces  mêmes  hommes  se  seraient  détachés  plus 
tôt  du  harnais  si  on  avait  voulu  les  réduire  au  simple  confor- 
table. 

On  objecte  à  cette  remarque  :  «  Mais  si  ces  hommes  n'ont 
gagné  ces  millions  que  pour  les  consacrer  à  un  tel  usage,  à  quoi 
sert-il  qu'ils  les  aient  gagnés?  »  L'insuffisance  de  l'objection  et  le 
vice  du  raisonnement  sont  manifestes.  Outre  que  ce  n'est  pas  tous 
ses  millions,  mais  seulement  une  fraction  secondaire  que  l'homme 
industrieux,  mais  vain,  consacre  à  acheter  des  dentelles  ou  des 
perles  à  sa  femme,  on  oublie,  dans  ce  raisonnement,  qu'un  in- 
dustriel, un  commerçant  entreprenant  et   habile,  ne  sont   pas 


96  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seuleiiif'iif  utiles  à  la  société  par  la  fortune  personnelle  f|u'ils  ont, 
mais  encore  et  surtout  par  toute  l'activité  productive  qu'ils  sus- 
citent autour  d'eux  et  qu'ils  dirigent.  Les  sommes  qu'ils  gagnent 
personnellement  ne  sont  qu'une  parcelle  de  l'ensemble  des  valeurs 
qui  ont  été  créées  grâce  à  leur  esprit  d'initiative,  à  leur  puissance 
de  combinaison,  et  qui  n'auraient  pas  existé  sans  eux.  Nous  avons 
prouvé  souvent  que,  dans  bien  des  cas,  la  fortune  d'un  homme 
doué  de  beaucoup  d'ingi'niosité  et  de  fécondité  d'esprit  ne  repré- 
sente (ju'un  courtage  insignifiant, quelquefois  moins  de  1  pour  100, 
sur  l'ensemble  des  valeurs  qui  ont  dû  leur  naissance  à  ses  qualités 
propres,  à  son  esprit  de  direction,  à  sa  force  de  combinaison,  et 
dont  le  monde  eût  été  privé,  sinon  perpétuellement,  du  moins 
pendant  un  temps  qu'on  ne  peut  calculer,  si  les  efforts  de  cet 
homme  ne  s'étaient  pas  produits.  L'objection  que  nous  avons  rap- 
portée s'arrête  ainsi  aux  apparences  et  ne  tient  nullement  compte 
de  ce  qui  doit  surtout  préoccuper  l'homme  réfléchi,  à  savoir  les 
effets  indirects,  différés  et  prolongés  d'une  cause  déterminée. 
Un  économiste  anglais  très  subtil,  M.  Marshall ,  a  écrit  que 
l'économie  politique  est  la  science  des  mobiles  humains,  appli- 
qués à  la  production  des  richesses.  On  méconnaît  cette  ingénieuse 
et  en  grande  partie  exacte  défmition,  quand  on  suppose  que  la 
production  resterait  identique,  si  l'on  venait  à  supprimer  quel- 
ques-uns des  mobiles  qui  la  déterminent. 

En  résumé,  on  peut  regarder  comme  une  quasi  certitude  que 
les  efforts  suréroga foires,  exceptionnels,  que  suscite  le  désir  du 
luxe  augmentent  singulièrement  la  puissance  productive  de 
l'humanité,  même  pour  les  objets  nécessaires. 

3"  Le  luxe  a  été  l'introducteur  de  tous  les  progrès  dans  la 
demeure,  dans  le  mobilier,  dans  les  arts,  dans  les  fleurs  et  les 
fruits.  L'embellissement  très  légitime  de  la  vie  humaine  donne  aux 
hommes  le  sentiment  et  le  goût  de  la  variété,  de  certains  change- 
mens  :  ce  sont  des  conditions  très  propices  à  l'activité  et  aux  per- 
fecfionnemens.  Le  luxe  fait  descendre  dans  toute  l'échelle  sociale  le 
goùi  àesdeccmcies,  objets  de  convenance  élégante,  qui  vont  sou- 
vent avec  la  propreté  et  l'hygiène,  et  qui,  s'ils  n'en  sont  pas  les  con- 
ditions nécessaires,  se  trouvent  souvent  être  leurs  introducteurs. 

Sans  revenir  sur  ce  que  nous  avons  dit  à  ce  sujet,  constatons 
que,  dans  nombre  de  villages  et  de  fermes,  pour  ne  pas  parler  de 
beaucoup  de  quartiers  des  grandes  villes,  il  serait  désirable  qu'un 
certain  luxe  de  la  demeure,  du  mobilier  et  parfois  du  vêtement 
pénétrât.  De  proche  en  proche,  par  la  force  de  l'esprit  d'imi- 
tation, l'exemple  des  classes  supérieures,  et  grâce  aux  progrès 
industriels,  il  s'y  introduira. 


LE    LIXE.  97 

Le  luxe,  o%s'appliquant  aux  objets  réputés  superflus,  donne 
souvent  des  indications  et  des  directions  très  utiles  pour  l'amé- 
lioration de  la  production  des  objets  communs.  Ainsi,  on  est 
arrivé  à  Bordeaux  à  des  soins  très  minutieux  pour  les  vins,  parce 
qu'ils  constituent  des  objets  de  luxe  que  l'on  paie  un  prix  très 
élevé.  Dans  certains  départemens  du  Midi  de  la  France,  au  con- 
traire, où  l'on  cultive  admirablement  la  vigne  pour  la  production 
de  vins  communs,  on  néglige  encore  la  vinilication,  on  ignore  la 
méticuleuse  propreté  des  caves  et  des  vaisseaux,  les  soutirages 
fréquens.  toutes  les  précautions  à  apporter  pour  que  le  vin  se  con- 
serve et  s'améliore.  11  en  résulte  que  parfois  le  vin  s'y  gâte,  s'aigrit 
et  se  perd.  Peu  à  peu,  cependant,  les  habitudes  de  la  vinification 
bordelaise,  dans  la  mesure  où  elles  peuvent  s'appliquer  à  des  vins 
de  bien  moindre  prix,  s'insinuent,  grâce  à  l'esprit  d'imitation,  dans 
les  contrées  voisines,  productives  de  vins  grossiers.  Cette  amélio- 
ration générale  dans  les  procédés,  c'est  le  luxe  appliqué  aux  vins 
qui  en  aura  été  l'initiateur  et  le  graduel  propagateur.  Cet  exemple 
est  topique  :  on  en  pourrait  citer  mille  autres  à  l'appui.  Il  en  est 
de  même  pour  la  culture  des  fruits  et  celle  des  Heurs;  c'est  le 
luxe  qui  a  trié,  sélectionné,  peu  à  peu  répandu  et  rendu  vul- 
gaires les  bonnes  et  belles  espèces.  Le  raffinement  des  produc- 
tions de  luxe  introduit  graduellement  et  généralise  des  méthodes 
plus  parfaites,  même  pour  l'amélioration  et  la  conservation  de 
produits  communs  de  même  catégorie,  et  contribue  à  améliorer 
ces  produits  communs. 

Personne  ne  peut  dire  ce  que  seraient  les  arts  sans  le  luxe. 
Certains  domaines  artistiques  n'existeraient  pas  sans  lui.  On  ne 
peut  concevoir ,  sans  le  luxe ,  les  portraits  de  Van  Dyck.  De 
même,  sans  le  luxe,  la  plus  grande  partie  de  l'Ecole  hollandaise 
n'eût  pas  existé,  car  ce  sont  les  particuliers  qui,  en  ornant  avec  un 
soin  jaloux  leurs  demeures,  ont  offert  un  débouché  à  cette  Ecole. 
Il  en  est  de  même  de  presque  toute  la  peinture  moderne. 

Certains  hommes,  à  la  fois  artistes  et  austères,  voudraient 
confisquer  le  luxe  pour  les  pouvoirs  publics.  Ceux-ci  seuls,  pour 
les  fêtes  nationales  ou  communales,  pour  les  monumens  destinés 
aux  services  généraux,  pour  les  commandes  ou  achats  de  ta- 
bleaux, de  statues,  se  chargeraient  d'embellir  la  vie  et  d'encou- 
rager les  arts.  Sans  nier  que  les  gouvernemens  ne  puissent,  dans 
une  certaine  mesure,  contribuer  à  ce  résultat,  nous  avons  prouvé 
ailleurs  combien  ils  s  acquitteraient  insuffisamment  et  mal  de 
cette  fonction,  si  on  voulait  la  leur  transférer  tout  entière  (1). 

(1)  Voir  notre  ouvrage  :  l'État  moderne  et  ses  fonctions. 

TOME  CXXVI.   —   1894.  7 


98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  luxe  public  se  pourvoit  avec  l'impôt,  c'est-à-dire  avec  l'argent 
prélevé,  sans  le  consentement  explicite  de  tous  ceux  qui  le  paient ,^ 
quelquefois  avec  leur  manifeste  désapprobation.  Les  abus  sont 
bien  plus  à  craindre  alors.  Le  luxe  public,  beaucoup  plus  que  le 
luxe  privé,  outre  qu'il  est  plus  exposé  à  la  prodigalité  parce  que 
ceux  qui  le  dispensent  ont  une  responsabilité  très  restreinte  au 
regard  des  abus,  se  trouve  bien  plus  sujet  que  le  luxe  privé  à  tous 
les  engouemens  et  partis  pris  d'école,  au  favoritisme,  à  la  cama- 
raderie. Personne  ne  soutiendra  en  France,  par  exemple,  à  l'heure 
actuelle  que  les  achats  annuels  faits  par  l'Etat  ou  la  Ville  de  Paris 
aux  expositions  de  peinture  et  de  sculpture  soient  toujours  la 
manifestation  exacte  et  sûre  du  bon  goût  et  de  l'impartialité. 

4°  Le  luxe  est  utile  pour  un  emploi  intelligent  des  loisirs. 
Sans  luxe,  pour  une  grande  partie  de  l'humanité,  les  loisirs 
deviennent  souvent  brutaux.  Ainsi,  les  pianos,  les  instrumens  de 
musique,  les  billards,  presque  tous  les  jouets  et  articles  de  dis- 
traction, les  belles  fleurs  et  les  beaux  fruits,  les  serres,  les  collec- 
tions, sont  des  produits  de  luxe;  tout  au  moins,  si  on  ne  les 
regarde  plus  comme  tels  aujourd'hui,  on  les  a  regardés  ainsi  au- 
trefois, lorsqu'ils  étaient  encore  à  la  première  période  de  tout 
produit  raffiné  nouveau,  qui  n'est  pas  encore  tombé  dans  l'usage 
général. 

La  production  des  objets  de  luxe  contribue  beaucoup  à  main- 
tenir les  industries  domestiques.  Il  est,  en  effet,  dans  la  nature 
de  ces  objets  de  ne  pouvoir  être  produits  mécaniquement  dans 
de  grands  ateliers,  sinon  ils  perdent  le  caractère  de  distinction 
qui  les  doit  caractériser.  Ainsi  les  dentelles,  les  broderies,  les 
gants,  la  taille  ou  le  montage  de  pierres  et  de  bijoux,  les  peintures 
et  décorations  de  menus  articles  divers  se  font  souvent  au  foyer 
de  l'ouvrier.  Ces  tâches  occupent  parfois  les  jeunes  filles  et  les 
femmes,  et  contribuent  à  empêcher  les  campagnes  de  se  trop  dé- 
peupler. 

8°  On  peut  arguer  en  faveur  du  luxe,  ce  qui  n'est  cependant 
pas  un  avantage  pour  tous  les  pays,  notamment  pour  la  France^ 
qu'il  concourt  à  prévenir  ou  à  limiter,  dans  les  pays  qui  y  seraient 
portés,  l'excès  de  population.  Il  pourrait  parer  à  ce  danger  qui  est 
réel  pour  diverses  contrées  de  diverses  races,  l'Italie,  l'Allemagne, 
la  race  irlandaise,  en  répandant  le  goût  et  la  recherche  des  objets 
de  convenance  et  d'agrément,  ce  que  les  Anglais  appellent  les 
decencies;  il  résulte  de  ce  goût  et  de  cette  recherche  trois  consé- 
quences :  un  retard  dans  l'époque  du  mariage,  ce  qui,  quand  il 
n'est  pas  trop  prolongé,  n'offre  guère  d'inconvéniens  ;  une  réduc- 
tion du  nombre  des  enfans  par  mariage,  ce  qui  également,  quand 


LE    LUXE.  99 

on  ne  lo  doit  oas  à  des  pratiques  vicieuses  et  que  cette  réduction 
empt'che  simiuemeut  un  pullulement  de  8.  10  ou  12  enfans  par 
famille,  ne  peut  être  condamné  par  la  morale;  enfin  le  désir  des 
decencies  ou  objets  de  convenance  et  d'agri^ment,  allant  au  delà 
-du  confortable  simple,  parait  être  en  opposition  avec  l'abus  delà 
force  procréatrice,  si  bien  que  certains  économistes  ont  vu  dans 
le  goût  du  luxe  le  plus  grand  obstacle  à  l'excès  de  population, 
overpopulation. 

Quoique  la  France  pâtisse  depuis  quelques  années  d'un  mal 
tout  contraire,  il  ne  faut  pas  oublier  que  le  monde  en  général,  la 
Belgique,  l'Allemagne,  l'Italie,  la  race  irlandaise,  tout  l'extrême 
Orient,  soutTrent  de  charges  de  famille  prématurément  assumées 
ou  exagérées  par  les  hommes  résignés  à  la  plus  grossière  exis- 
tence et  à  la  jouissance  des  seuls  plaisirs  élémentaires. 

G*»  Le  luxe  bien  entendu  forme  une  réserve  utile  à  une  nation 
■et  aux  individus  pour  les  temps  de  nécessité.  Cette  heureuse  con- 
séquence concerne  surtout  le  luxe  en  objets  durables,  très  supé- 
rieur au  luxe  en  objets  passagers;  il  n'appauvrit  pas  la  nation, 
ni  même  souvent  les  individus.  Il  peut  être  môme  une  forme 
d'épargne  pour  les  natures  peu  disposées  aux  privations.  Ainsi, 
le  luxe  qui  se  porte  sur  les  achats  de  tableaux,  de  jolis  meubles, 
de  tapisseries,  d'articles  de  collection,  de  bijoux  même,  lorsqu'il 
■est  défrayé  sur  le  revenu  et  qu'une  certaine  intelligence  y  pré'side, 
constitue  pour  une  famille,  une  réserve  qu'après  des  années  ou  des 
dizaines  d'années  elle  peut  s'estimer  très  heureuse  de  posséder. 

Ce  luxe-là  ressemble  à  l'économie;  c'était  celui  que  le  fin 
observateur  anglais  Temple  louait  chez  les  Hollandais. 

T**  Le  luxe  diminue  plutôt  qu'il  n'augmente  l'égalité  des  condi- 
tions. Si  les  gens  riches  épargnaient  toujours  et  capitalisaient 
à  nouveau  tout  ce  qui  dans  leur  revenu  dépasse  le  nécessaire  ou  le 
simple  confortable,  outre  que  ce  serait  là  une  pratique  dépourvue 
de  toute  raison  puisqu'elle  accroîtrait  indéfiniment  les  moyens 
de  consommation,  sans  jamais  accroître  les  consommations  elles- 
mêmes,  ces  féroces  épargnans  finiraient  par  détenir  des  fortunes 
•exubérantes;  l'écart  entre  les  conditions  serait  beaucoup  plus 
grand  qu'aujourd'hui  et  s'accroîtrait  sans  cesse;  on  reviendrait 
lentement  à  la  situation  des  peuples  primitifs  oii  les  gens  riches 
n'ont  d'autre  emj)loi  de  leur  revenu  que  l'entretien  avilissant 
d'un  nombre  infini  de  domestiques  et  de  cliens. 

Certaines  dépenses  de  luxe,  chez  l'homme  riche,  loin  d'être 
condamnables,  contribuent  à  la  sociabilité. 

L'homme  opulent  doit  faire  de  son  revenu  différentes  parts  : 
l'une  destinée  à  une  vie  confortable,  honorable,  au  sens  judi- 


400  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cieux  que  le  monde  ultaclie  à  ce  mot;  une  autre  à  des  dépenses 
pour  secourir,  aider  ou  guider  son  prochain  :  dépenses  de  patro- 
nage, dépenses  pour  s'associer  aux  expériences  incertaines  en  vue 
d'un  résultat  utile,  de  manière  à  concourir  efficacement  au  mou- 
vemenl  de  la  civilisation.  Nous  ne  faisons  qu'esquisser  cette  fonc- 
tion essentielle  de  l'homme  riche  :  nous  lui  consacrerons,  dans  un 
prochain  article,  quelques  développemens.  Il  doit,  en  outre,  con- 
server avec  soin  sa  fortune  :  ce  n'est  pas  pour  lui  seulement  un 
acte  de  prévoyance,  c'est  un  devoir  social;  il  doit  même  l'accroî- 
tre ou  chercher  à  le  faire  par  une  épargne  qui  n'ait  rien  de  sor- 
dide ni  d'outré  ;  mais  il  ne  lui  est  pas  défendu  de  faire  une  part 
au  luxe  bien  conçu,  dépassant  le  simple  confortable;  il  est  même 
bon  qu'il  fasse  cette  part  :  c'est  presque  là  aussi  une  partie  de  sa 
mission. 

La  civilisation  et  l'humanité  perdraient  infiniment  et  la  pro- 
duction elle-même  à  l'élimination  de  tout  luxe. 

Le  luxe,  en  dehors  de  certains  abus,  étant  ainsi  justifié  ou 
excusé,  il  n'en  est  pas  moins  vrai  qu'il  n'est  pas  le  but  de  la 
richesse.  La  fortune  n'est  et  ne  doit  être  qu'accessoirement  un 
moyen  de  jouissance  ;  elle  est  surtout  un  pouvoir  d'administration  ; 
c'est  à  ce  titre  qu'elle  mérite  d'être  recherchée  et  conquise.  C'est 
pour  ce  caractère  que  nombre  de  natures  énergiques  la  pour- 
suivent. En  tant  que  pouvoir  d'administration,  la  fortune  a  une 
fonction  sociale  ;  cette  fonction,  nous  nous  efforcerons  de  la 
dégager  et  de  l'exposer  dans  une  prochaine  étude. 

Paul  Leroy-Beaulieu. 


ÉTUDES  SOCIALES 


LE    LUXE 

LV  FOXCTIOX  DE   LA  RICHESSE 


II 


;i) 


LA  LEGISLATION  ET  LE  LUXE 
LA  FONCTION  SOCIALE  DE  LA  FORTUNE 


Nous  avons  étudié,  dans  un  précédent  article,  les  divers  ca- 
ractères du  luxe  ;  nous  avons  décrit  les  conditions  où  il  est  non 
seulement  excusable,  mais  légitime,  et  où,  soit  économiquement, 
soit  socialement,  il  se  montre  plutôt  bienfaisant  que  nuisible.  Il 
y  a  beaucoup  d'injustice  à  le  charger,  en  bloc  et  sans  distinction, 
de  tous  les  péchés  d'Israël.  Nous  voudrions  aujourd'hui  dire  quel- 
ques mots  de  la  législation  sur  ou  contre  le  luxe  et,  d'une  ma- 
nière plus  générale,  traiter  de  la  grave  question  de  la  fonction 
sociale  de  la  fortune. 

I 

Dans  les  âges  aristocratiques,  comme  dans  les  sociétés  démo- 
cratiques, les  législateurs,  au  cours  de  l'histoire,  se  sont  montrés 

(l)  Voyez  la  Revue  du  1"  novembre. 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

en  général  plutôt  hostiles  au  luxe.  Trois  raisons  principales  les 
ont  guidés  à  ce  sujet  dans  l'antiquité  et  se  retrouvent  encore,  plus 
ou  moins,  chez  les  gouvernemeus  modernes  :  1°  la  croyance  que  le 
luxe  amollit,  2°  le  postulat  philosophique  de  l'égalité  des  hommes 
ou,  du  moins,  des  citoyens,  3°  une  sorte  de  jalousie  publique  qui 
veut  garder  pour  l'Etat  ou  pour  les  villes  les  manifestations  de 
l'extrême  opulence.  L'histoire  fourmille  d'interdictions  du  luxe, 
aussi  draconiennes  qu'inefficaces.  11  s'est  passé  en  cette  matière 
un  phénomène  analogue  à  celui  de  la  lutte  des  législations  contre 
l'intérêt  de  l'argent.  On  voulait  empêcher  les  gens  de  tirer  avantage 
de  leur  richesse,  soit  en  la  dépensant  soit  en  la  prêtant. 

En  Grèce,  c'est  Lycurgue  qui  paraît  avoir  le  premier  systéma- 
tisé la  prohibition  légale  du  luxe.  D'après  Plutarque,  personne  à 
Sparte  ne  devait  posséder  une  maison  ou  des  ustensiles  et  meu- 
bles qui  n'eussent  pu  être  faits  avec  une  simple  hache  et  une  scie  ; 
les  seuls  assaisonnemens  permis  pour  la  nourriture  étaient  le  sel 
et  le  vinaigre.  A  Locres,  Zaleucus  défendait  de  porter  un  anneau 
d'or  ou  des  vctemens  de  Milet,  un  seul  verre  de  vin  bu  sans  or- 
donnance du  médecin  entraînait  la  peine  de  mort.  A  Athènes, 
Solon,  émule  adouci  de  Lycurgue,  réglementait  surtout  les  toi- 
lettes des  femmes,  le  luxe  des  festins  et  celui  des  funérailles;  des 
inspecteurs  étaient  institués  à  l'efTet  de  constater  les  contraven- 
tions aux  règlemens. 

Dans  la  société  romaine,  un  autre  sentiment  commence  à  se 
manifester,  qui  a  inspiré  toute  la  politique  du  moyen  âge  en  pa- 
reille matière,  et  qui  se  retrouve  encore  chez  les  débris  des  classes 
féodales  en  Allemagne,  dans  les  pays  musulmans,  etc.,  c'est  le  sen- 
timent aristocratique  qui  veut  garder  la  hiérarchie  traditionnelle  et 
faire  observer,  dans  la  vie  extérieure,  les  distances  entre  les  classes. 
C'est  à  quoi  veillaient  surtout  les  censeurs.  Avant  eux,  la  loi  des 
Douze  Tables  contenait  déjà  quelques  restrictions  du  luxe 
des  funérailles.  La  célèbre  Lex  Oppia  de  cultu  mulienim  en 
215  avant  Jésus-Christ,  la  Lex  Orchia  en  l'an  187,  la  Lex 
Fannia  en  l'an,  143  et  nombre  d'autres,  tour  à  tour  l'objet  de 
rappels,  puis  de  remises  en  vigueur  et  de  clauses  nouvelles,  ne 
purent  ni  prévenir  le  luxe  de  toilette  chez  les  femmes,  ni  les  fu- 
nérailles somptueuses,  ni  les  repas  extravagans.  C'est  surtout  le 
parti  aristocratique,  Caton,  Sylla  ensuite,  qui  se  complaisaient  à 
ces  interdictions,  lesquelles  visaient  principalement  les  chevaliers 
et  les  autres  classes  enrichies  par  le  commerce.  Les  combats  et 
jeux  de  cirque  étaient  aussi  réglementés  par  Sylla,  de  même  que 
les  jeux  de  hasard. 

Au  moyen  âge  et  au  commencement  des  temps  modernes,  les 
lois  somptu aires  reparaissent  et  se  propagent.  Le  sentiment  reli- 


LE    LUXE.  549 

gieux  n"v  est  pas  toujours  étranger;  on  voit  ces  lois  renforcées 
aux  momens  d'enthousiasme  chrétien  et  sous  les  princes  aus- 
tères, au  temps  des  croisades,  par  exemple,  et  sous  saint  Louis.  Le 
sentiment  qui  domine,  toutefois,  cette  législation  est  celui  que 
nous  avons  décrit  :  la  jalousie  des  classes  militaires,  souvent 
ffènées,  contre  les  classes  bourereoises.  enrichies  et  ascendantes. 
Il  s'y  mêle  parfois  aussi,  dans  les  villes  libres  ou  communes,  un 
peu  d'envie  démocratique.  Plus  tard,  des  idées  plus  compliquées 
s'y  ajoutent  :  celle  de  maintenir  les  fortunes  de  la  noblesse  en 
les  préservant  du  gaspillage,  puis  d'empêcher  les  métaux  précieux 
de  sortir  du  pays  pour  payer  des  articles  luxueux  faits  à  l'étranger. 
C'est  toujours,  cependant,  la  pensée  aristocratique  qui  est  au  fond 
de  ces  dispositions. 

Comme  le  remarque  l'économiste  allemand  Roscher,  la  Ic'gis- 
lation  somptuaire  est  très  intéressante  pour  l'étude  de  la  technolo- 
gie et  pour  celle  des  rapports  entre  les  classes.  Le  développement 
des  lois  sur  le  luxe,  malgré  leur  inutilité,  est  intéressant  à  sui- 
vre. On  veut  traduire  extérieurement  les  distinctions  sociales,  et 
l'on  applique  une  sorte  de  loi  des  suspects  à  tout  produit  nouveau. 
Les  chevaliers  seuls  doivent  porter  de  l'or,  les  écuyers  de  l'argent, 
les  premiers  peuvent  user  de  velours  ou  de  damas;  les  seconds  de 
satin  ou  de  taffetas. 

Parmi  les  lois  les  plus  célèbres  contre  le  luxe,  les  érudits  ci- 
tent celles  de  Jacques  d'Aragon  en  1234,  d'Edouard  111  d'Angle- 
terre, de  1327  à  1377;  —  ce  dernier  est  l'un  des'grands  propaga- 
teurs de  l'industrie  de  la  laine  et  jalousait  les  tissus  plus  riches; 
—  celles  de  Philippe  le  Bel  de  1283  à  1314. 

Au  xiv'  siècle  la  législation  lutte  surtout  contre  les  fourrures, 
au  xvi«  contre  la  vaisselle  d'or  et  d'argent.  Au  xvii''  siècle  môme 
etsousColberton  trouve  des  ordonnances  contre  la  vaisselle  plate, 
avec  injonction  de  la  porter  à  la  monnaie.  Les  besoins  du  trésor 
royal  entrent  pour  beaucoup  dans  certaines  de  ces  prescriptions. 

En  Allemagne,  jusqu'au  xviif  siècle,  on  relève  de  nombreuses 
ordonnances  pour  restreindre  le  luxe  des  enterremens  ;  c'étaient 
peut-être  les  mieux  observées  de  toutes  les  lois  somptuaires,  parce 
qu'on  y  avait  la  complicité  de  l'héritier.  Quant  à  celles  sur  les 
vêtemens,  les  banquets,  etc.,  leur  sort  était  d'être  constamment 
violées. 

Suivant  qu'ils  étaient  plus  ou  moins  positifs  et  avancés  en  civi- 
lisation, les  peuples  modernes  renoncèrent  plus  ou  moins  tôt  à 
cette  législation.  Les  lois  somptuaires  durent  peu  en  Italie.  En 
France,  elles  s'atténuent  à  la  fin  du  xvf  siècle  et  disparaissent 
complètement  au  commencement  du  xvii";  en  Prusse,  on  les  re- 
trouve jusqu'à  la  fin  du  dernier  siècle. 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  ne  saurait  approuver  l'intervention  du  législateur  en  ces 
matières.  Il  empiète  ainsi,  à  tort  et  à  travers,  sans  aucune  lumière 
spéciale  qui  l'y  autorise,  sur  le  domaine  de  la  liberté  indivi- 
duelle. Il  arrêterait  aussi  une  foule  de  progrès  dus  à  la  variété  des 
consommations.  Toutes  les  denrées  nouvelles  ont  été  alternati- 
vement prohibées  par  les  Etats  :  au  xvi"  siècle,  l'eau-de-vie,  au 
x\if  le  tabac,  au  wiii*  siècle,  le  café,  ont  été  successivement  l'ob- 
jet de  prohibitions  mitigées,  l'usage  de  ces  substances  n'étant  per- 
mis que  sur  une  ordonnance  de  médecin.  Ces  interdictions  ne  se 
rapportent  peut-être  pas  uniquement  au  sentiment  d'hostilité  des 
pouvoirs  publics  contre  le  luxe;  elles  prétendaient  s'inspirer  aussi 
du  souci  pour  la  classe  populaire. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'Etat  ne  puisse  assujettir  à  des  impôts 
des  denrées  qui  sont  d'un  usage  répandu,  tout  eu  n'étant  pas 
d'une  absolue  nécessité,  et  qui  offrent  des  inconvéniens  hygié- 
niques ou  sociaux.  Pour  l'alcool,  le  droit  de  taxation  de  l'Etat  est 
manifeste,  dans  les  circonstances  présentes;  ce  n'est  pas  tant  au 
point  de  vue  du  caractère  superflu  de  la  consommation  que  les 
gouvernemens  peuvent  alors  se  placer,  c'est  à  celui  de  la  néces- 
sité de  se  récupérer  de  tous  les  maux  qu'inflige  à  la  commu- 
nauté l'abus  de  l'alcool  chez  certains  individus.  L'ivrognerie  est 
une  cause  constante  de  rixes,  de  désordres  publics,  de  maladies 
graves,  de  crimes  ou  délits,  d'aliénation  mentale;  elle  inflige  à 
l'Etat,  aux  départemens  et  aux  communes  de  fortes  dépenses  et 
beaucoup  de  troubles  pour  la  police,  la  justice,  l'hospitalisation, 
l'assistance.  Les  taxes  mises  sur  l'alcool,  en  vue  d'obtenir  de  cette 
denrée  le  maximum  de  rendement  fiscal,  ont  ainsi  leur  raison 
d'être.  Dans  une  moindre  mesure,  une  taxation  de  ce  genre  est 
licite  pour  le  tabac  qui,  dans  les  lieux  publics,  expose  à  des 
désagrémens,  par  le  contact  et  le  peu  de  retenue  des  fumeurs, 
la  population  qui  s'abstient  de  cette  denrée. 

L'Etat,  toulefois,  n'a  nullement  le  droit  de  prohiber  l'usage  de 
telle  ou  telle  marchandise,  parce  qu'il  la  juge  superflue.  Il  doit  lais- 
ser à  l'initiative  privée,  aux  sociétés  de  tempérance,  par  exemple, 
le  soin  de  faire  des  prosélytes.  Elles  y  parviennent.  C'est  en  1803,  à 
Boston,  que  ces  associations  virent  le  jour.  Elles  proscrivaient 
d'abord  seulement  les  spiritueux  proprement  dits,  spirits  :  elles  sont 
arrivées  à  interdire  à  leurs  adhérons  toutes  les  boissons  artificielles 
autres  que  le  thé,  ce  qui  est  excessif.  Dès  1834,  elles  comptaient  aux 
Etats-Unis  un  million  et  demi  de  membres,  chiffre  qui,  avec  1& 
temps  et  le  développement  de  la  population,  a  dû  plus  que  doubler. 
En  Angleterre,  vers  le  milieu  de  ce  siècle,  ces  sociétés  avaient  déjà 
trois  millions  d'adhérens.  Grâce  à  eux,  la  consommation  de  l'alcool 
a  considérablement  diminué  en  Angleterre,  une  première  fois,  de 


LE    LUXE.  551 

1835à  I853où  lanombro  de  gallons  taxés  [\c  gallon  vant  i  litres  et 
demi)  est  tombe  de  31  400  000  à  30  Kit 000.  malgré  raecroisement 
de  la  population  ;  une  seconde  fois,  de  1878  à  1892,  où  le  produit  cu- 
mulé des  droits  de  douane  et  des  droits  (l'excise  sur  les  spiritueux 
a  fléchi  de  20  07.'»  035  liv.  sterl.  (environ  517  millions  de  francs)  à 
20121  535  liv.  sterl.  (approximativement  503  millions  de  francs), 
quoique  dans  l'intervalle  la  population  ait  passé  de  33  913  773  âmes 
à  38  109329  ;1  ,  plus  de  12  pour  100  d'augmentation;  la  consom- 
mation des  spiritueux  s'est  donc  réduite  dans  cette  dernière  pé- 
riode de  15  pour  100  par  tète,  sans  prohibition  absolue.  On  doit 
considérer  comme  une  excentricité  la  législation  célèbre  de 
l'État  de  Maine,  dans  la  fédération  américaine,  qui  prohibe 
toute  vente  de  boissons  spiritueuscs  (vin  compris)  et  remet  à  un 
fonctionnaire  public  le  soin  d'en  délivrer  exceptionnellement 
pour  des  objets  très  restreints,  déterminés  par  la  loi.  Il  y  a  là 
une  présomptueuse  incursion  du  législateur  sur  le  domaine  privé. 
On  a  remarqué,  d'ailleurs,  que  la  restriction  de  la  consomma- 
tion de  l'alcool  a  été  accompagnée  par  un  énorme  développe- 
ment de  l'opium  et  de  la  morphine  (en  1880,  206  grammes 
d'opium  et  2i  grammes  de  morphine  par  tête  dans  la  ville 
d'Albany,  contre  43  grammes  d'opium  en  1855)  (2). 

Ainsi  le  pouvoir  de  taxation,  en  ne  poussant  jamais  les  droits 
au  delà  du  point  qui  peut  produire  le  maximum  de  rendement, 
est  le  seul  moyen  auquel  l'Etat  puisse  légitimement  recourir  à  l'en- 
droit des  denrées  qui  sont  universellement  reconnues  comme 
dangereuses,  à  la  condition  que  le  danger  ne  soit  pas  seulement 
pour  l'homme  qui  en  fait  usage  et  en  abuse,  mais,  par  voie  de 
répercussion, pour  la  société  en  général.  Encore  l'Etat  doit-il  être 
très  circonspect  en  pareille  matière. 

Ce  n'est  pas  à  dire  qu'on  ne  puisse  taxer  aussi  certains  objets 
de  luxe  inoffensif;  ceux-ci  peuvent  être  soumis  à  un  impôt,  en 
qualité  de  symptômes  de  la  richesse.  En  Angleterre  et  en  France 
il  y  eut  des  impôts  sur  la  poudre  aux  cheveux;  dans  le  premier 
de  ces  pays,  il  en  existe  encore  sur  les  armoiries;  il  y  eu  a  fré- 
quemment sur  les  objets  d'or  et  d'argent,  les  cartes  à  jouer,  les 
billards,  les  chevaux,  les  voitures,  les  domestiques  mâles,  etc.  ; 
on  en  a  mis  en  Hollande  sur  les  tulipes  au  beau  temps  de  la 
manie  pour  ces  fleurs.  Certains  de  ces  impôts  peuvent  se  justifier 
ou  s'excuser,  non  pas  à  titre  de  prohibition  ou  de  restriction  du 
luxe,  ou  d'intervention  de  l'Etat  dans  le  choix  des  consommations, 
mais  comme  portant  sur  des  signes  assez  précis  de  la  richesse. 


(1)  Statistical  Abstract  for  the  United  Kingdom,  1892,  pages  16  et  220. 

(2)  Roscher,  Grundlagen  der  Nationalokonomie ,  IV^  Auflage,  p.  S97. 


5S2  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

En  France,  les  taxes  de  ce  genre  produisent  aujourd'hui   une 
quarantaine  de  millions  (1). 

Quand  ces  taxes  frappent  modérément  des  objets  qui  se  ma- 
nifestent à  l'extérieur  ou  dont  soit  la  production,  soit  l'existence 
peut  être  vérifiée  aisément  sans  inquisition,  que  d'ailleurs  elles 
ne  portent  pas  sur  des  minuties,  on  peut  les  tolérer.  Mais  il  ne 
faut  pas  aller  au  delà.  Les  taxes  somptuaires  ont  beaucoup  d'incon- 
véniens  :  d'abord  les  goûts  variant  sensiblement  d'une  génération  à 
l'autre,  il  arrive  que  le  produit  de  la  taxe  va  souvent  en  s'évanouis- 
sant,  ce  qui  a  été  le  cas  pour  l'impôt  sur  la  poudre  aux  cheveux  en 
Angleterre  qui,  après  avoir  rapporté  plus  d'un  million  de  francs 
par  an,  fut  aboli  quand  il  ne  produisait  plus  que  25  000  francs. 
Les  droits  sur  les  armoiries  et  les  domestiques  mâles  ont  été  aussi 
en  diminuant  dans  la  Grande-Bretagne.  C'est  folie  d'attendre 
beaucoup  des  taxes  de  ce  genre;  un  impôt  n'est  très  productif 
que  lorsqu'il  a  une  base  très  large,  c'est-à-dire  qu'il  atteint  la 
généralité  des  habitans  ou  des  fortunes.  Si  les  droits  sur  ces  articles 
sont  très  élevés,  on  pousse  à  la  fraude  ou  l'on  met  en  jeu  la  loi  de 
substitution. 

Une  certaine  école,  qui  préconise  l'impôt  sur  les  capitaux  et 
les  jouissances,  veut  assujettir  à  des  taxes  les  objets  d'art,  les  col- 
lections, les  bijoux,  les  bibliothèques  et  les  meubles.  De  tels  droits 
existent  dajis  quelques  pays  :  ou  bien  ils  ne  sont  guère  que  nomi- 
naux à  cause  de  la  fraude,  ou  ils  exigent  une  perception  inquisito- 
riale,  ou  ils  diminuent  la  valeur  des  objets  taxés  et  en  restreignent 
la  production,  ce  qui  n'est  pas  sans  inconvénient  pour  certaines 
industries  d'art  et  pour  les  artistes  eux-mêmes.  Le  plus  souvent, 
ce  sont  des  taxes  d'ostentation  et  de  peu  de  produit,  des  taxes  arbi- 
traires, en  outre,  et  incertaines  en  ce  sens  que  l'impossibilité  de 
vérifier  exactement  la  matière  imposable  rend  cette  taxation  pro- 
digieusement inégale  suivant  les  degrés  de  conscience  des  con- 
tribuables. 

Des  impôts  directs  annuels  sur  des  objets  non  productifs  de 
revenu,  s'ils  étaient  exactement  perçus,  finiraient  par  supprimer 
ou  restreindre  beaucoup  l'usage  d'objets  dont  la  production  et 
la  jouissance  raffinent  la  société,  sans  préjudice  pour  personne. 

Aussi  ne  saurait-on  approuver  l'intervention  de  l'État  dans 
les  consommations,  en  dehors  des  quelques  cas  très  spéciaux  que 
nous  avons  indiqués  et  qu'il  ne  faut  pas  étendre.  Adam  Smith  a 
signalé  avec  raison  la  contradiction  où  se  mettent  les  gouverne- 
mens  quand  ils  prétendent  interdire  le  luxe  aux  particuliers  : 

(1)  Voir  notre  Traité  de  la  Science  des  finances,  t.  II,  p.  427  à  441.  Voir  aussi  pour 
des  taxations  bizarres  sur  le  luxe  :  E.  de  Parieu,  Traité  des  impôts,  passim. 


LE    LUXE.  553 

«  Étant  eux-mèn^es,  et  sans  aucune  exception  [without  amj  excep- 
tion .  les  plus  prrands  prodigues  dans  la  société  [the  f/reatest 
spendthrifts  in  the  societtj),  si  leur  propre  extravagance  ne  ruine 
pas  l'État,  celle  de  leurs  sujets  ne  le  fera  pas  (1).  »  Le  point  de 
vue  éthique  ne  doit,  pas  plus  que  l'appréhension  de  l'appauvris- 
sement social,  suîTirérer  aux  jr»^uvernemens  des  mesures  contre 
le  luxe. 

Dans  un  pays  comme  la  France,  des  taxes  rigoureuses  sur  le 
luxe  seraient  particulièrement  nuisibles  à  l'ensemble  des  habitans. 
On  ne  doit  pas  oublier  que  nous  sommes  les  grands  fournisseurs 
d'objets  de  luxe  de  l'univers.  Nos  exportations  d'objets  fabriqués 
montent,  on  le  sait,  à  1  600  ou  1  700  millions  de  francs  par  année, 
après  avoir  dépassé  2  milliards.  La  bonne  moitié  de  ces  objets 
sont  des  articles  de  luxe,  et  beaucoup  aussi  de  nos  produits  agri- 
coles exportés;  250  millions  de  tissus  de  soie,  160  millions  de 
tabletterie,  bimbeloterie,  brosserie,  etc.,  ii  millions  de  modes 
et  de  Heurs  artilicielles,  une  forte  partie  des  121)  millions  de 
vétemens  et  lingerie,  des  111  millions  d  ouvrages  eu  peau  et  en 
cuir,  des  49  millions  de  poterie,  verres  et  cristaux,  des  30  mil- 
lions de  bijouterie,  des  15  millions  d'horlogerie,  des  li  millions 
d'objets  de  collection  hors  du  commerce,  des  112  millions  de 
parfumerie,  des  213  millions  de  vins,  sans  compter  beaucoup 
d'autres  objets  qui  figurent  dans  le  caput  mortuurn  des  423  mil- 
lions d'autres  marchandises.  Parmi  les  3  milliards  460  millions 
d'exportations  françaises  en  1892  on  reste  certainement  au-dessous 
de  la  vérité  en  évaluant  les  objets  de  luxe  au  tiers  au  moins,  soit 
àllOOou  1200  millions. 

Nos  ventes  réelles  d'objets  de  luxe  aux  étrangers  dépassent 
considérablement  ce  chitïre.  Il  faut  tenir  compte  de  ce  que  j  ai 
appelé  les  exportations  occultes  :  tous  ces  objets  que  de  riches 
Européens  et  Américains,  de  passage  sur  notre  terre  de  France, 
achètent  sur  notre  territoire  même,  qu'ils  y  consomment  ou  qu'ils 
remportent  au  fond  de  leurs  malles,  sans  que  la  douane  en  ait 
souci  et  les  porte  en  compte.  En  articles  de  toilette,  de  bijouterie, 
d'ornement,  ces  exportations  occultes  ont  une  importance  énorme. 

Que  la  France  vende  1 800  millions  à  2  milliards  annuellement 
d'objets  de  luxe  aux  étrangers,  soit  résidant  sur  son  sol,  soit 
habitant  au  dehors,  il  n'y  aurait  pas  lieu  de  s'en  étonner.  Avec 
ces  objets  de  luxe  nous  achetons  à  bon  compte  les  produits  com- 
muns qui  forment  le  gros  de  nos  importations  :  les  céréales,  les 
laines,  le  coton,  la  houille  crue,  les  grains  et  fruits  oléagineux, 
les  métaux  divers,  etc.  Que  les  Américains  s'avisent  de  mettre  des 

(1)  Adam  Smiih  :  Richesse  des  nations,  liv.  II,  ch.  m. 


5o4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

droits  de  30  pour  100  sur  les  tableaux  ou  sur  les  diamans,  que 
dans  la  ville  austère  de  Calvin  on  ait  établi  une  taxe,  peu  productive, 
sur  les  collections  d'art,  c'est  l'affaire  de  ces  peuples  rudes.  Mais 
nous,  Français,  nous  avons  un  véritable  intérêt  national  à  ne  pas 
déchaîner  le  fisc  contre  le  luxe,  contre  les  objets  d'art,  contre  les 
hauts  prix  qu'ils  atteignent.  La  population  de  Paris  ne  vit  guère 
que  de  ces  travaux  élégans  et  richement  payés.  Les  ouvriers  de 
Paris,  s'ils  entendaient  leurs  intérêts  permanens,  devraient  être 
résolument  conservateurs  :  s'ils  gagnent  plus  que  le  paysan  bas- 
breton  ou  limousin,  quatre,  cinq  ou  six  fois  plus  et  quelquefois 
davantage,  avec  une  moindre  durée  de  travail,  c'est  à  l'inégalité 
des  fortunes  qu'ils  le  doivent.  Le  jour  où  les  fortunes  devien- 
draient égales,  ou  tout  au  moins  se  rapprocheraient  de  l'égalité, 
les  salaires  à  Paris  s'achemineraient  mélancoliquement  vers  le 
taux  des  salaires  de  Quimper  ou  de  Brive.  Un  économiste  anglais, 
qui  a  eu  assez  de  complaisance  pour  les  tendances  socialistes, 
M.  Marshall,  fait  remarquer  que  la  moyenne  de  revenu  par  tête 
dans  le  Royaume-Uni  est  d'environ  33  liv.  sterl.,  ce  qui  repré- 
sente 165  liv.  sterl.  ou  4 125  francs  par  famille  de  cinq  personnes, 
et  il  ajoute  :  «  Il  n'y  a  pas  peu  de  familles  d'artisans  dont  les 
gains  totaux  dépassent  165  liv.  sterl.,  si  bien  qu'elles  perdraient 
à  une  égale  distribution  de  la  richesse  (1).  »  En  France  la  moyenne 
du  revenu  par  tête  et  par  ménage  est,  certes,  bien  au-dessous  de  ces 
chiffres  ;  mais  un  très  grand  nombre  d'ouvriers  parisiens  gagnent 
sensiblement  plus  que  la  moyenne  du  revenu  français  et  se  trou- 
veraient lésés  à  une  égale  distribution  des  revenus  :  même  ceux 
qui  ne  perdraient  pas  directement  à  l'égalité  n'auraient  aucun 
intérêt,  néanmoins,  à  la  rechercher. 

La  question  du  luxe  n'est  qu'une  face  d'une  question  plus 
vaste,  celle  de  l'inégalité  des  conditions.  Il  est  prouvé  que  l'iné- 
galité des  conditions  arrêterait  tout  progrès  dans  la  société  et  la 
ramènerait  graduellement  à  la  somnolence  intellectuelle  et  aux 
privations  matérielles  des  âges  primitifs.  La  suppression  du  luxe 
aurait  des  effets  moindres,  mais  analogues. 

Au  point  de  vue  même  des  rapports  sociaux,  le  luxe  bien  com- 
pris contribue  à  adoucir  les  mœurs,  à  amortir  les  grandes  passions, 
à  entretenir  les  goûts  pacifiques.  Quant  à  prétendre  qu'il  efféminé 
les  peuples,  au  point  de  compromettre  leur  indépendance,  l'his- 
toire ne  le  témoigne  pas.  Les  Parthes  et  les  Scythes  ont  aussi 
bien  disparu  que  les  Grecs  et  les  Romains;  dans  l'ilellade,  l'indé- 
pendance de  Sparte  ne  survécut  pas  à  celle  d'Athènes,  et  il  ne 
reste  presque  rien  de  la  première,  tandis  que  la  seconde  a  em- 

(1)  Alfred  Marshall  :  Eléments  of  économies  of  indusli'y,  p.  23. 


LE    I.LXE.  5o5 

belli    la   vie  d<?s  peuples  civilisés  pour  des  séries  indéiînies  de 
siècles.  % 

11 

La  fortune  a  une  fonction  économique  d'une  suprême  impor- 
tance ;  elle  forme  et  maintient  le  capital,  ce  que  ni  l'Etat  ni  les 
gens  né^digens  ou  incapables  ne  pourraient  faire  ;  mais  en  de- 
hors de  cette  suprême  fonction  économique,  la  fortune  peut  aussi 
et  doit  moralement,  nous  ne  disons  pas  légalement,  exercer  une 
fonction  sociale.  Nous  avons  fait  au  luxe  sa  part  légitime.  Le 
but  de  la  fortune  n'est,  cependant,  pas  le  luxe  ;  celui-ci  peut  être 
un  objet  accessoire,  parfaitement  licite,  légitime,  honorable  môme, 
toute  réserve  faite  des  abus;  maison  ne  doit  pas  devenir  riche 
uniquement,  ni  principalement,  pour  vivre  avec  somptuosité, 
délicatesse  ou  élégance.  La  fortune,  c'est-à-dire  la  richesse  con- 
centrée à  un  degré  élevé  dans  les  mains  d'un  individu,  a  une 
mission,  une  fonction  sociale  qu'elle  tient  de  sa  nature  même  et 
qu'elle  est  seule  à  pouvoir  bien  remplir.  i 

La  richesse  est  le  pouvoir  de  commander  des  produits  et  du 
travail,  par  conséquent  de  donner  une  direction  aux  uns  et  à 
l'autre  ;  indirectement,  sans  éclat,  mais  très  efficacement,  plus 
intimement  et  plus  familièrement,  un  homme  riche  est  un  con- 
ducteur d'hommes,  comme  un  homme  politique. 

La  fortune,  qui  est  donc  la  richesse  dans  une  certaine  abon- 
dance aux  mains  d'un  individu,  constitue  un  pouvoir  d'admi- 
nistrer. Ce  pouvoir  d'administrer,  ou  bien  on  l'a  conquis,  ou  l'on 
en  a  hérité  ;  on  peut  n'en  pas  user  et  laisser  les  choses  qui  dépen- 
dent de  soi  aller  à  vau-l'eau  ;  alors  la  fortune  a  grande  chance  de 
se  disperser  et  d'échapper  aux  mains  incapables  qui  la  détiennent. 
On  peut  s'en  serN'ir  dans  un  intérêt  purement  égoïste  ;  alors  on  a 
des  chances  de  devenir  de  plus  en  plus  riche,  en  capitalisant  de 
plus  en  plus,  en  étant  utile  à  la  société  par  des  épargnes  nouvelles; 
mais  on  ne  remplit  pas,  dans  toute  sa  plénitude,  la  fonction 
sociale  de  la  fortune.  On  peut,  au  contraire,  user  de  ce  pouvoir 
d'administration  en  se  plaçant  à  un  point  de  \ue  élevé,  général, 
sans  que  la  personnalité  en  soit  exclue. 

L'Evangile  a  dit  et  toute  la  morale  chrétienne  a  répété  que  les 
riches  sont  les  administrateurs  des  biens  des  pauvres  ou  les 
économes  des  pauvres.  Ce  sont  là  de  pieuses  métaphores  dont 
l'exagération,  au  point  de  vue  humain,  est  évidente,  mais  qui 
contiennent  une  part  de  vérité,  surtout  la  dernière.  Un  écri- 
vain positiviste,  M.  Harrison,  se  demandait,  en  1894,  dans  une 
revue  américaine,  le  Fonmi,  quel  est  l'usage  des  hommes  riches 


05G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans     une    République.    Quelques    explications    l'indiqueront. 

Le  premier  devoir  de  la  fortune,  comme  du  capital  en  géné- 
ral, c'est  de  se  conserver.  La  première  faute,  non  seulement  indi- 
viduelle ou  familiale, mais  sociale, que  puisse  commettre  un  homme 
riche,  c'est  de  diminuer  sa  richesse  ;  celle-ci  étant  un  fonds, 
susceptible  de  perpétuité,  utile  pour  la  production  et  la  direction 
des  entreprises,  la  destruction,  le  gaspillage,  l'émiettement  de  la 
richesse,  soit  par  la  prodigalité,  soit  même  par  une  générosité 
imprudente,  est  une  faute.  Dans  l'intérêt  social,  aussi  bien  que 
familial  et  personnel,  chacun  doit  respecter  et  maintenir  sa  for- 
tune. 

Les  revenus  seuls  peuvent  être  légitimement  consommés. 
Quel  usage  en  fera-t-on  ?  Une  vie  large  est  parfaitement  permise  ; 
elle  n'a  rien  qui  choque  la  morale.  Elle  est  même,  pourvu  qu'elle 
reste  en  deçà  des  revenus,  recommandable,  dans  la  généralité 
des  cas.  Le  luxe,  bien  compris,  la  décoration  artistique  de  l'exis- 
tence, sans  vaine  ostentation  et  frivole  arrogance,  est  aussi  un 
des  emplois  licites  des  revenus  ;  il  est  désirable,  toutefois,  que  ce 
luxe  se  porte  en  grande  partie  sur  des  objets  d'une  certaine  durée  ; 
beaux  meubles  ayant  un  caractère  artistique,  tableaux,  statues, 
gravures,  objets  de  collection,  ou  à  un  autre  point  de  vue:  che- 
vaux de  race,  animaux  de  choix;  même,  construction  d'hôtels  ou 
de  châteaux  ;  il  est  légitime  que  les  générations  laissent  quelques 
traces  durables  et  élégantes  de  leur  passage  ;  tout  cela,  toujours 
sous  cette  réserve  qu'on  ne  gaspille  pas  sa  fortune  et  que  même 
on  continue,  dans  une  certaine  mesure,  à  l'accroître. 

Un  certain  accroissement  de  la  fortune  reste  une  des  obliga- 
tions, sinon  morales,  du  moins  économiques  et  à  coup  sûr  fami- 
liales, qui  s'imposent  à  l'homme  riche.  Celui-ci  doit  continuer, 
dans  une  certaine  mesure,  d'épargner  et  de  créer  du  capital,  pour 
procurer  à  l'ensemble  de  la  société  les  moyens  d'appliquer  les 
inventions  et  les  découvertes  nouvelles,  pour  augmenter  toujours 
le  fonds  productif  qui  allège  les  peines  et  augmente  les  produits 
de  l'humanité.  L'épargne,  dans  quelque  situation  de  fortune  que 
l'on  soit,  continue  d'être  un  devoir,  ne  serait-ce  que  pour  parer 
aux  accidens  qui  sont  toujours  possibles.  Les  accidens  ne  vien- 
dront que  trop  tôt  amoindrir  ou  détruire  les  fortunes  ;  il  est  prouvé 
que  peu  de  grandes  fortunes,  de  banque,  de  commerce  ou  d'indus- 
trie, se  maintiennent  sans  notables  atténuations,  au  delà  de  trois 
ou  quatre  générations.  L'épargne  reste  donc  un  devoir  pour 
l'homme  riche  ;  mais  elle  ne  doit  plus  absorber  tout  l'excédent  de 
ses  revenus  au  delà  de  la  vie  large  et  confortable.  Une  épargne 
de  moitié  du  revenu  ou  d'un  tiers  du  revenu  pour  les  gens  possé- 
dant les  millions  par  dizaines,  paraît  en  moyenne  très  suffisante  ; 


LE    LLXi:.  So7 

pour   ceux  d'une  nioindiv  situation,  elk-  [)i'ul    vivo  plus   forie. 

L'homme  rifhe  doit  apporter  le  plus  grand  soin  dans  ses  pla- 
cemens;  c'est  là  sa  principale  fonction  t^conomique,  fonction 
difficile,  délicate,  essentielle,  quoi  qu'eu  pense  le  vulgaire.  Ce 
pctuvoir  d'ailmiuislration  qui  est  dévolu  à  l'homme  riche  doit  com- 
porter à  la  lois  une  certaine  hardiesse,  sans  témérité,  et  beaucoup 
de  réflexion  et  d'études.  C'est  un  métier  et  une  fonction,  l'une 
des  fonctions,  l'un  des  métiers  et  les  plus  imporlaus  et  les  plus 
compliqués  de  la  société,  que  d'être  capitaliste. 

Précisément,  pour  se  permettre  une  certaine  hardiesse  dans 
certains  de  ses  placemens,  il  est  indispensable  que  l'homme  riche 
maintienne  une  assez  large  part  à  1  épargne,  afin  de  compenser  par 
elle  les  erreurs  et  les  mécomptes  possibles.  L'imbécillité  et  la  ja- 
lousie démocratique  ne  se  rendent  pas  compte  de  ces  tâches  si 
malaisées  qui  s  imposent  à  la  fortune. 

Plus  cette  fortune  est  grande,  plus  la  civilisation  est  perfec- 
tionnée, plus  aussi  le  caractère  de  pouvoir  d'administration  doit 
prédominer  dans  la  richesse  sur  le  caractère  de  moven  de  jouis- 
sance. C'est  en  cela  que  les  gens  riches,  môme  au  simple  titre  hé- 
réditaire, peuvent  rendre  et,  par  le  fait,  pour  la  plupart  rendent  de 
très  grands  services.  Toutes  ces  vertus  bourgeoises,  bafouées  par 
les  irréguliers,  les  bohèmes,  les  décadens  ou  les  sceptiques  : 
l'ordre,  la  prudence,  l'art  de  compter,  de  ménager,  de  distribuer, 
de  conserver,  d'augmenter,  témoignent  que  la  majorité  de  la 
classe  riche,  l'ensemble  de  cette  classe,  à  quelques  exceptions 
près  qui  expient  tôt  ou  tard  leurs  fautes,  remplit  la  fonction  éco- 
noinifjue  de  la  fortune. 

Mais  l'excédent  des  revenus  au  delà  de  l'épargne,  au  delà  de 
ce  qui  défraie  la  vie  confortable,  large,  le  luxe  élégant  et  discret, 
qu'eu  fera-t-on?  C'est  ici  qu'apparaît  le  rôle  social  de  la  fortune. 

Une  des  premières  tâches  des  personnes  qui  ont  de  grandes 
fortunes,  c'est  de  sassocier  et  de  participer  aux  essais  qui  appa- 
raissent comme  utiles  et  dont  les  résultats  sont  incertains.  Beau- 
coup de  découvertes  et  d'inventions  doivent  traverser  une  période 
d'incubation  ;  ainsi  l'éclairage  électrique  dans  les  temps  récens  ; 
à  l'heure  actuelle,  le  transport  de  la  force  par  l'électricité,  le  mor- 
cellement et  la  dissémination  de  la  force  motrice  dans  de  petits 
ateliers,  la  recherche  de  la  photographie  des  couleurs,  etc.  Des 
quantités  d'essais  coûteux  sont  nécessités  par  la  poursuite  de 
ces  progrès  que  l'on  entrevoit  comme  possibles,  comme  prochains 
même,  mais  qui  sont  loin  encore  de  la  période  d'application.  Ces 
essais,  ce  ne  sont  pas,  en  dehors  des  hommes  professionnels  et 
techniques,  les  personnes  simplement  aisées  qui  les  peuvent  faire  ; 
tout  au  plus  leur  est-il  possible  d'y  consacrer  quelques  minces  et 


o58  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

iiisulTisantes  oboles.  Cest  l'initiative  privée  des  personnes  sérieu- 
sement riches  qui  y  peut  pourvoir.  Il  ne  s'agit  pas  pour  elles  de 
lancer  toute  leur  fortune  ni  même  une  notable  partie  dans  l'in- 
connu; il  ne  s'agit  même  pas  d'y  engager  une  fraction  de  leur 
capital,  c'est-à-dire  de  leur  fonds  permanent,  mais  simplement 
une  fraction  de  leurs  revenus  surabondans,  tout  en  en  laissant 
une  autre  fraction  à  l'épargne  tout  à  fait  solide.  Ainsi,  la  fortune 
remplit  sa  fonction  sociale  qui  est  d'aider  au  progrès  ;  en  fait,  elle 
s'en  acquitte  plus  souvent  que  ne  le  pense  le  vulgaire. 

Ce  n'est  pas  seulement  l'expérimentation  industrielle,  c'est 
aussi  l'expérimentation  agricole  qui  entre  dans  la  fonction  sociale 
de  la  fortune.  Les  grands  seigneurs  anglais,  au  témoignage  de 
Thorold  Rogers,  dans  son  Interprétation  économique  de  r histoire, 
ont  merveilleusement  rempli  cette  tâche  au  xvni"  siècle,  et  dans 
ce  temps,  aussi  d'après  les  récits  d'Arthur  Young,  nombre  de  gen- 
tilshommes et  de  riches  industriels  ou  financiers  de  France  ne  la 
négligeaient  pas.  Il  est  bon  que  tout  lien  ne  soit  pas  rompu  entre 
le  sol  et  la  partie  de  la  population  qui  a  l'habitude  de  la  direction 
des  grandes  affaires  et  qui  est  à  portée  de  se  rendre  compte  des 
doctrines  scientifiques.  Ceux  qui  veulentbannirla  grande  propriété 
et  dépecer  la  terre  entière,  par  morceaux  à  peu  près  égaux,  entre 
des  paysans,  médiocrement  pourvus,  par  leurs  conditions  néces- 
saires dévie,  de  ressources  et  de  lumières,  sont  les  ennemis  in- 
consciens  du  progrès  agricole.  La  grande  propriété  moderne  est 
l'école  gratuite,  le  champ  d'expériences  novatrices,  dont  profite  la 
petite  propriété  environnante.  L'essai  des  cultures  nouvelles,  des 
semences  bien  sélectionnées,  des  instrumens  perfectionnés,  des 
méthodes  que  la  science  suggère,  c'est  au  grand  propriétaire 
opulent,  c'est  encore  mieux  au  riche  industriel,  au  commerçant, 
abritant  ses  vacances  ou  ses  loisirs  dans  une  campagne  dont  il 
guide  l'exploitation,  qu'incombe  ce  soin  essentiel.  Ce  n'est  pas 
l'Etat,  instrument  habituel  de  gaspillage,  de  favoritisme,  man- 
quant en  tout  cas  de  souplesse,  d'initiative  variée  et  le  plus  sou- 
vent de  fonds  pour  les  œuvres  utiles  de  détail,  qui  peut  remplir 
cette  mission.  Sans  médire  aucunement  des  professeurs  d'agri- 
culture et  en  rendant  toute  justice  à  leurs  mérites  et  à  leurs  efforts, 
un  ou  deux  opulens  propriétaires  progressifs  font  plus  dans  un 
district  que  toutes  leurs  leçons.  De  même,  pour  le  choix  de  bons 
reproducteurs,  pour  les  croisemens  ou  la  sélection,  pour  l'amé- 
lioration des  espèces  végétales,  les  grands  propriétaires  riches 
ont  un  rôle  à  remplir,  et  chaque  opulent  industriel  ou  financier 
ayant  des  loisirs  devrait  consacrer  une  partie  de  son  temps  et  une 
fraction  de  ses  revenus  (nous  ne  disons  pas  du  tout  de  son  capi- 
tal) à   cette  œuvre  noble  et  séduisante.  Certains  le  font  et,  au 


LB    LIXE.  559 

lieu  de  gaspiller  en  locations  de  chasses  des  sommes  improduc- 
tives, se  donneill  le  plaisir  et  se  font  l'honneur  d'être  des  guides 
et  des  instructeurs  indirects  de  la  population  rurale.  Les  concours 
agricoles  fournissent  bien  des  exemples  de  cette  émulation.  En 
Angleterre,  ce  sont  des  lords  à  fortunes  énormes  qui  ont  ainsi 
renouvelé  et  perfectionné  les  espèces  animales  domestiques,  avec 
des  béliers,  des  taureaux,  achetés  jusqu'à  i  ou  5  000  liv.  sterl. 
sinon  davantage  (100000  à  125000  francs).  Sans  aller  jusqu'à 
ces  sommes  énormes,  on  peut,  dans  des  proportions  eflicaces, 
quoique  modestes,  contribuer  à  ce  genre  de  progrés.  (Ju'une  sorte 
de  goût  de  sport  et  qu'un  grain  de  vanité  se  mêle  à  ces  essais,  la 
fonction  sociale  de  la  fortune  n'en  est  pas  moins  remplie.  De  même 
pour  les  reboisemens,  la  pisciculture,  etc. 

11  ne  s'agit  pas  là  d'expériences  désordonnées,  comme  celles 
auxquelles  se  livrent  des  esprits  incohérens  ou  imprudens  et  par 
lesquelles  ils  compromettent  souvent  et  diminuent  leur  fortune; 
il  ne  faut  pas  oublier  que  la  maxime  fondamentale  est  que  le  pre- 
mier devoir  du  capital  consiste  à  se  conserver.  Mais  cette  tâche 
d'expérimentation  des  progrès  industriels  et  agricoles  peut  être 
assumée  et  suivie  avec  rétlexion,  circonspection,  méthode,  dotée 
seulement  avec  une  fraction  des  revenus  surabondans,  non  seule- 
ment sans  compromettre  le  capital,  mais  même  tout  en  laissant 
une  large  part  à  l'épargne  annuelle. 

m 

La  fonction  sociale  de  la  fortune  est  si  essentielle  en  ce  qui 
concerne  l'exploitation  du  sol  et  la  direction  de  la  population 
rurale  qu'on  nous  permettra  d'y  particulièrement  insister.  Les 
préjugés  les  plus  funestes  régnent  à  cet  endroit,  particulièrement 
dans  les  cercles  législatifs  et  politiciens.  On  suppose  qu'il  y  aurait 
avantage  à  développer  de  plus  en  plus  la  petite  propriété  aux 
dépens  delà  grande,  à  éliminer  même  complètement  celle-ci:  l'on 
ne  voit  pas  qu'ainsi  l'on  se  priverait  du  principal  élément  de  pro- 
grès agricole. 

La  grande  propriété,  quand  elle  est  en  de  bonnes  mains,  ne 
laisse  pas  d'avoir,  en  nombre  d'occasions,  une  supériorité  consi- 
dérable, à  divers  points  de  vue,  sur  la  petite.  En  général,  la 
grande  propriété  moderne  (nous  distinguons  nettement  celle-ci 
de  l'ancienne  grande  propriété  nobiliaire)  possède  proportionnel- 
lement plus  de  capitaux  que  la  petite.  Outre  que,  jusqu'à  un  cer- 
tain point,  les  capitaux  acquièrent  par  la  concentration  une  force 
qui  dépasse  celle  qu'ils  ont  à  l'état  de  dispersion,  cette  supério- 
rité de  capitaux  est  un  avantage  notable.  On  peut  ainsi  se  pour- 


r560  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

voir  de  plus  de  machines,  faire  au  sol  plus  d'avances,  et  en  recueil- 
lir par  consécfuent  plus  de  fruits. 

Ouoique  à  un  moindre  degré  qu'en  industrie,  le  coût  des  in- 
stallations en  agriculture  ne  croît  pas  en  raison  directe  de  l'im- 
portance des  surfaces  ou  des  récoltes.  Pour  les  cultures  surtout 
qui  ont  un  caractère  industriel,  et  la  plupart  y  tendent  aujour- 
d'hui, notamment  pour  la  vigne,  la  betterave,  l'élève  du  bétail, 
de  grandes  installations  concentrées  offrent  une  sensible  économie 
de  capital  et  de  frais  généraux  par  rapport  à  une  multitude  de 
petites  installations  destinées  à  un  produit  équivalent. 

Une  vaste  cave,  avec  des  foudres  de  150  à  200  hectolitres  cha- 
cun, pouvant  contenir  10  000  ou  20  000  hectolitres  de  vin,  une 
laiterie  ou  une  fromagerie  qui  doit  faire  des  centaines  de  quintaux 
de  lait  ou  de  fromage,  des  distilleries  ou  des  féculeries  énormes, 
sont  loin  de  coûter  autant  comme  frais  d'établissement  et  d'exi- 
ger autant  d'entretien  ou  de  main-d'œuvre  que  le  total  des  petites 
installations  vingt  fois  ou  cent  fois  moins  importantes  qui  donnent, 
toutes  réunies,  une  production  égale. 

Ces  avantages,  si  sérieux  qu'ils  soient,  se  trouvent  secon- 
daires relativement  à  un  autre  qui  les  prime  de  beaucoup  :  l'avan- 
tage par  excellence  de  la  grande  propriété  moderne,  c'est  sa  su- 
périorité scientifique  et  industrielle;  c'est  cette  qualité  qui  la 
rend  indispensable  à  la  bonne  économie  et  au  progrès  d'une 
nation.  Cette  supériorité  intellectuelle  et  scientifique  des  grands 
propriétaires  modernes  est  le  pivot  de  tous  les  progrès  de  l'agri- 
culture. Elle  l'a  été  dans  le  passé,  elle  l'est  beaucoup  plus  encore 
dans  le  présent,  et  chaque  jour  son  rôle  s'élargira. 

Même  l'ancienne  aristocratie  foncière  au  xiiï"  et  au  xiv*  siècle 
en  Angleterre,  au  xvin®  siècle  dans  le  même  pays  et  en  France 
aussi,  a  rendu  de  très  grands  services  à  cet  égard,  comme  en  té- 
moigne ThoroldRogers,  peu  prévenu  en  faveur  des  hautes  classes, 
dans  son  Interprétation  économique  de  V histoire. 

La  grande  propriété  moderne  joue  beaucoup  plus  régulière- 
ment ce  rôle  d'introductrice  du  progrès  qui  n'a  été  rempli  que 
passagèrement,  à  certaines  époques,  par  l'ancienne  grande  pro- 
priété nobiliaire,  souvent  frivole  ou  obérée.  Dans  le  temps  pré- 
sent ou  le  récent  passé,  ce  sont  les  grands  propriétaires  du  nord 
et  du  centre  de  la  France  qui  ont  modifié  les  assolemens,  adopté 
de  nouvelles  cultures  comme  celle  de  la  betterave,  de  nouveaux 
engrais  comme  le  guano,  les  superphosphates,  des  amendemens 
comme  le  chaulage,  le  marnage,  des  reproducteurs  de  choix;  qui 
ont  essayé  les  semences  perfectionnées,  dont  des  agronomes 
connus,  MM.  Grandeau  et  Armand  Gautier,  attendent  le  double- 
ment de  la  production  du  blé  ;  des  machines  enfin  de  toute  nature, 


i.E  Luxi:.  561 

lesquelles  ont  pour  objet  et  pour  etVet,  non  seulement  d'i^pargner 
de  la  main-d'tmivre,  mais  d'accroître  la  quantiti'  des  produits, 
d'en  éviter  la  déperdition  et  parfois  d'en  améliorer  la  qualité. 

Un  souftle  de  recherche  et  de  proli•r^s  anime  la  grande  pro- 
priété moderne,  tandis  qu'un  certain  attachement  à  la  routine, 
une  naturelle  timidité,  tenilent  à  caractériser  la  petite  propriété. 

On  a  bien  vu  ces  deux  dispositions  contradictoires  dans  le  midi 
de  la  France  lors  des  crises  qu'a  traversées  la  vigne.  C'est  un 
grand  propriétaire  du  département  de  l'Hérault,  M.  Mares,  qui 
a  invente  le  traitement  de  l'oïdium  avec  le  soufre;  c'est  un  grand 
propriétaire  d'un  des  départemens  voisins,  M.  Faucon,  qui  a  ap- 
pliqué la  submersion  pour  lutter  contre  le  phylloxéra;  c'est  une 
grande  société  viticole,  celle  des  Sali/i'^  du  Midi,  qui  a  fait  con- 
naître la  résistance  à  l'insecte  de  la  vigne  plantée  dans  certains 
•tables;  c'est  sur  le  domaine  d'un  grand  propriétaire  de  la  Gironde, 
M.  Johnston.  qu'a  été  reconnue  l'ellicacitc'  du  sulfate  de  cui\Te 
pour  triompher  du  mildew  ou  peronospora. 

Ce  sont  les  grands  propriétaires,  particulièrement  du  dépar- 
tement de  l'Hérault,  qui,  luttant  pendant  quinze  ans  contre  cer- 
tains savans,  notamment  contre  le  grand  chimiste  Jean-Baptiste 
Dumas,  qui  voulait  leur  imposer  le  sulfure  de  carbone,  et  contre 
l'administration  oflicielle  qui  préconisait  exclusivement  ce  re- 
mède, ont  avec  des  recherches  infinies,  une  persévérance  sans 
égale,  des  dépenses  énormes,  établi  l'immunité  des  vignes  amé- 
ricaines, sélectionné  les  plants,  multiplié  les  essais  et  les  expé- 
riences, et  reconstitué  plus  de  600000  hectares  de  vignes,  presque 
soudainement  détruits,  en  consacrant  à  cette  œuvre,  dans  le  seul 
département  de  l'Hérault,  environ  300  millions  de  francs  en  une 
quinzaine  d'années. 

A  l'heure  actuelle,  c'est  aussi  la  grande  propriété  moderne  qui 
fait  des  recherches  incessantes  pour  lutter  contre  les  autres  en- 
nemis de  la  vigne,  l'anthracnose,  le  black  rot;  c'est  elle  qui  a  créé 
des  hybrides  ayant  des  qualités  particulières,  le  '<  Petit  Bouschet  », 
«  l'Alicante  Bouschet  «  ;  c'est  elle  aussi  qui  recherche  les  meil- 
leures méthodes  de  vinification,  qui  introduit  les  fouloirs-égrap- 
poirs,  au  lieu  du  procédé  tout  primitif  d'écrasement  de  la  grappe 
sous  les  pieds  du  vigneron ,  qui  s'ingénie  à  varier  les  modes  et  la 
durée  de  la  cuvaison,  qui  fait  les  expériences  des  levures  artifi- 
cielles, etc. 

Les  petits  propriétaires  n'ont  pas  l'esprit  assez  alerte  pour 
prendre  l'initiative  de  ces  expériences  ;  l'Etat  a  trop  de  rigidité  et 
de  parti  pris,  pas  assez  de  souplesse,  pour  suppléer  en  pareil  cas 
à  l'ingéniosité  diversifiée  de  l'initiative  privée.  Les  petits  pro- 
priétaires, quoique  leur  intelligence  dans  cette  partie  de  laFrance 
TOME  cxxvi.  —  1894,  36 


362  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soit  plus  éveillée  qu'ailk;urs,  se  sont  contentés  d'imiter  tardive- 
ment, quand,  depuis  de  longues  années,  la  démonstration  de  cer- 
tains modes  soit  de  plantation,  soitde  culture,  soit  de  traitement, 
soit  de  cuvaison,  était  absolument  et  depuis  longtemps  décisive. 

Lorsque,  au  contraire,  en  1892,  le  phylloxéra  a  éclaté  dans 
une  région  où  domine  la  petite  propriété  et  où  la  grande  est  assez 
rare,  la  Champagne,  les  journaux  ont  été  remplis,  à  diverses 
reprises,  de  sortes  d'émeutes  de  paysans  s'opposant  aux  consta- 
tations et  aux  essais  des  inspecteurs  phylloxériques,  ne  voulant 
entendre  parler  ni  de  mesures  préservatrices  ni  de  traitemens, 
et  repoussant  avec  des  injures  et  des  violences  ceux  qui  s'effor- 
çaient de  prévenir  et  de  réparer  le  mal,  exactement  comme  les 
paysans  de  certains  villages  reculés  de  la  Russie  repoussaient  et 
maltraitaient  les   médecins  dans  l'épidémie  cholérique  de  1892. 

Un  avantage  aussi  de  la  grande  propriété  moderne,  c'est  la 
comptabilité  agricole.  J'ai  appelé  la  comptabilité  la  conscience  de 
l'industrie  ;  les  Italiens  la  nomment  très  heureusement  ragioneria. 
Il  ne  peut  y  avoir  aucune  organisation  méthodique,  réduisant 
au  minimum  les  chances  possibles  d'échecs  et  de  déperditions, 
portant  au  maximum,  au  contraire,  les  chances  de  découverte  et 
de  progrès,  sans  comptabilité  :  or,  non  seulement,  c'est  la  grande 
propriété  qui  a  introduit  la  comptabilité  agricole,  mais  elle  est 
presque  seule  à  la  pratiquer. 

Dans  un  pays  pourtant  de  bon  sens,  de  réflexion  et  de  calcul, 
en  Angleterre,  on  a  rarement  pu  obtenir  des  fermiers,  très  supé- 
rieurs à  la  généralité  des  fermiers  français  et  à  beaucoup  des  pe- 
tits propriétaires  du  continent,  qu'ils  tinssent  une  comptabilité 
régulière.  Thorold  Rogers  s'en  plaint;  parlant  des  belles  expé- 
riences et  des  grands  succès  agricoles  de  lord  Lo  well  au  xviii^  siècle , 
il  dit  :  «  Les  anciens  du  pays  hochèrent  sans  doute  la  tête  d'un  air 
méfiant  et  se  demandèrent  ce  qui  sortirait  de  ces  cultures  de  navets 
etde  fourrages  inventés  de  fraîche  date.  Quant  aux  fermiers,  suivant 
de  l'œil  le  développement  des  procédés  nouveaux,  ils  les  adoptèrent 
peu  à  peu:  toutefois,  ils  ne  peuvent  jamais  se  résoudre,  — Arthur 
Young  s'en  plaint,  —  à  tenir  une  comptabilité  régulière  (1).  » 
Rogers,  au  contraire,  vante  l'excellente  comptabilité  de  lord 
Lowell,  le  chef  de  la  nouvelle  école  au  xvnf  siècle.  Or,  sans 
comptabilité,  on  va  au  hasard;  l'absence  de  comptabilité  rend 
d'ailleurs  défiant,  c'est-à-dire  peu  progressif,  parce  qu'on  n'a  aucun 
moyen  de  se  rendre  un  compte  exact  des  essais  et  des  innova- 
tions, surtout  de  celles  à  résultat  échelonné. 

Nous  avons  souvent  écrit  cette  formule  :  la  grande  'propriété 

(1)  Rogers,  InterprétaUon  économique  de  l'histoire,  traduction  française,  p.  102. 


LE    LIXK.  563 

moderne.  Il  est  important  de  se  rendre  compte  du  sens  de  cette 
locution.  Cetto^expression  ne  s'applique  pas  aux  latifundia,  do- 
maines gigantesques  de  10  000,  20  000,  50  000  hectares  ou  davan- 
tage. Elle  a  des  proportions  beaucoup  plus  modestes.  L'ancienne 
grande  propriété  féodale,  reposant  sur  les  majorais  et  les  sub- 
stitutions, confiée  à  des  hommes  qui,  pour  la  })lupart,  ont  peu  do 
notions  techniques,  industrielles  et  scientifiques,  ne  remplit  pas, 
dans  un  très  grand  nombre  de  cas,  l'office  que  nous  venons  d'in- 
diquer. Aussi,  la  suppression  des  majorais,  des  substitutions  et 
de  toute  entrave  au  commerce  de  la  terre,  ainsi  que  des  droits 
élevés  sur  les  transactions  immobilières,  constitue-t-elle  une  des 
conditions  essentielles  de  la  bonne  exploitation  du  sol. 

La  grande  propriété  moderne  est  celle  qui  appartient  à  de 
riches  agriculteurs  de  profession,  pourvus  d'instruction  et  d'ou- 
verture desprit,  comme  on  en  rencontre  un  grand  nombre  dans 
nos  progressifs  départemens  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais,  entre 
autres,  de  la  Gironde  et  de  l'Hérault,  de  l'Aude  et  du  Gard;  ou 
bien  encore,  c'est  celle  qui  est  acquise  par  d'habiles  industriels, 
auxquels  leurs  manufactures  ou  leur  commerce  ont  procuré  de 
larges  fortunes  et  assurent  de  gros  revenus.  Le  nombre  de  ces 
industriels,  soit  en  activité,  soit  retirés  des  affaires,  qui  se  laissent 
séduire  à  l'appât  de  la  propriété  foncière  et  aux  attraits  d'une 
exploitation  agricole,  devient  de  plus  en  plus  considérable.  C'est 
par  cette  catégorie  de  propriétaires  surtout,  ayant  l'habitude  de 
la  précision,  de  la  comptabilité,  le  sens  de  la  hardiesse,  la  pra- 
tique des  expériences  et  des  essais,  le  goût  des  applications  scien- 
tifiques, que  la  gronde  propriété  moderne  remplit  sa  fonction 
essentielle,  l'une  des  plus  importantes  de  la  société  (1).  Rien  ne 
la  peut  remplacer.  Cette  grande  propriété  moderne  est  comme 
l'hélice  qui  communique  toute  l'impulsion  à  la  production  agri- 
cole et  la  fait  avancer. 

Il  y  a  cette  différence  importante  entre  l'industrie  et  l'agricul- 
ture que,  tandis  que  la  grande  industrie  tend  à  éliminer  la  petite 
des  branches  de  production  où  elle  s'est  établie,  la  grande  pro- 

(1)  Ce  n'est  pas  seulement  pour  les  cultures  industrielles  comme  la  betterave  ou 
la  vigne,  c'est  même  pour  l'exploitation  des  pays  pauvres  que  de  grands  proprié- 
taires industriels  ont  donné  de  très  utiles  leçons.  Ainsi,  M.  Cormouls  Houles,  ap- 
partenant à  une  famUle  de  manufacturiers  bien  connue  de  Mazamet,  s'est  appliqué, 
pendant  trente  ans,  à  changer  toute  l'exploitation  d'une  vaste  propriété  de  montagne, 
située  à  800  mètres  d'élévation  et  où  l'on  ne  faisait  qu'une  culture  extensive.  11  a 
amélioré  les  bois,  remplacé  les  moutons  par  des  vaches,  assaini  les  prairies,  fait  des 
barrages  et  des  constructions.  Il  a  ainsi  dépensé  plus  de  300  000  francs  en  améliora- 
tions et  en  a  retiré,  affirme-t-il,  un  revenu  de  6  p.  100.  Voir  sa  brochure  :  Mémoires 
sur  les  diverses  améliorations  exécutées  aux  Faillades,  Mazamet,  1892.  Des  exemples 
de  ce  genre  ne  sont  pas  rares.  D'autres  grands  propriétaires  sont  moins  heureux,  mais 
leurs  leçons  ont  toujours  de  l'utilité,  même  en  cas  d'échec. 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

priétt'^  moderne  et  la  petite  propriété  peuvent,  au  contraire,  co- 
exister, faire  très  bon  ménage  ensemble  et  se  rendre  de  mutuels 
services. 

La  grande  propriété  est  très  utile  aux  petits  propriétaires  qui 
l'entourent;  elle  leur  fournit  de  bonnes  journées  et  leur  permet 
de  ne  consacrer  à  la  culture  de  leur  champ  que  les  heures  suré- 
rogatoires,  dont  le  produit,  quel  qu'il  soit,  est  en  quelque  sorte 
tout  profit  pour  eux. 

La  grande  propriété  moderne  rend,  en  outre,  à  la  petite  pro- 
priété de  précieux  services  intellectuels  et  moraux.  Elle  instruit 
la  petite  propriété;  elle  lui  donne  des  leçons  de  choses,  elle  lui 
fournit  des  modèles.  Souvent  aussi  elle  lui  prête  des  instrumens 
ou  lui  avance  des  semences  et  des  plants. 

A  côté  de  ces  grands  propriétaires,  il  s'en  trouve  de  moyens, 
disposant,  par  exemple,  d'une  propriété  et  d'un  capital  de 
150  000  à  300  000  francs,  et  dont  le  rôle  est  fréquemment  très 
efficace.  Les  petits  propriétaires  ne  sont  nulle  part  si  prospères 
que  lorsqu'ils  se  trouvent  à  côté  d'un  grand  domaine  intelligem- 
ment dirigé.  Avec  les  progrès  scientifiques,  la  terre,  tout  en  con- 
servant des  inégalités  naturelles,  variant  suivant  les  découvertes 
agronomiques,  tend  à  devenir  de  plus  en  plus  un  instrument  qui 
rend  en  proportion  de  l'habileté  et  des  soins  de  celui  qui  le  manie. 

Il  est  bon  parfois  que  des  terres  soient  exploitées  directement, 
même  par  de  grands  propriétaires  qui  n'y  résident  pas  toute 
l'année.  Gela  permet  de  joindre  la  culture  du  sol  à  d'autres 
professions  qui,  bien  loin  de  nuire  à  cette  culture,  aident  au 
contraire  à  la  perfectionner.  On  a  souvent  remarqué  que  des 
industriels  et  des  commerçans  enrichis  sont  très  fréquemment 
d'excellens  et  surtout  de  progressifs  agriculteurs.  La  direction 
générale  d'une  propriété  leur  apparaît  comme  une  diversion  et 
un  repos,  en  même  temps  que  comme  l'application  des  méthodes 
d'expérimentation,  de  comptabilité  qu'ils  ont  toujours  pratiquées 
dans  leur  profession  principale.  Des  savans  aussi,  chimistes  ou 
autres,  peuvent  être  d'excellens  agriculteurs,  tout  en  pratiquant 
leur  profession  principale,  ce  qui  les  oblige  à  ne  pas  résider  toute 
l'année.  Il  est  désirable  que  la  direction  de  l'exploitation  du  sol 
incombe  fréquemment  à  des  hommes  qui,  par  leur  situation,  leurs 
occupations,  se  trouvent  au  courant  des  progrès  techniques  et 
des  progrès  industriels,  qui  aient  l'occasion  de  voyager  et  de 
comparer.  A  ce  point  de  vue,  le  faire-valoir  direct,  même  de  la 
part  de  grands  propriétaires  non  habituellement  résidant,  pourvu 
que  ceux-ci  ne  soient  pas  de  simples  amateurs  et  qu'ils  sachent 
choisir  et  surveiller  leurs  auxiliaires  principaux,  est  une  des  con- 
ditions du  progrès  agricole. 


LE    LUXE.  565 

Le  fermaixo,  copendaut,  no  peut  disparaître;  il  a  sa  grande 
utilité;  mais  iWiiest  un  régime  vraiment  fructueux  et  conciliant 
tous  les  intérêts  que  quand  le  propriétaire  ne  se  désintéresse  pas 
complètement  de  sa  terre  et  ne  se  repose  pas  absolument  sur  le 
fermier  du  soin  d'en  tirer  le  meilleur  parti  possible.  Le  proprié- 
taire, même  sous  le  régime  du  fermage,  a  une  fonction  importante 
à  remplir;  sil  ne  s'en  acquitte  pas,  il  est  rare  que  le  domaine  ne 
tinisse  pas  par  décliner,  il  doit  d'abord  choisir  le  fermier,  ce  qui 
exige  beaucoup  de  discernement,  lixer  le  prix  de  fermage,  ce  qui 
demande  de  la  modération  de  sa  part,  car  le  prix  maximum 
(ju'il  peut  atteindre  risque  de  décourager  le  fermier  en  temps  de 
crise,  consentir,  quand  c'est  opportun  ou  légitime,  des  remises 
ou  des  délais.  Voulût-on  s'en  tenir  à  ce  simple  rôle  qu'il  aurait 
d(>jà  de  l'importance  et  qu'on  voit  combien  l'Etat  serait  incapable 
de  le  remplir,  comme  le  proposent  les  socialistes  :  «  Aucun  pro- 
priétaire équitable  ou  intelligent,  dit  avec  raison  Thorold  Rogers, 
n'exigera  le  maximum  de  la  rente  que  donnerait  la  concurrence. 
Il  voit  ce  que  sa  terre  peut  rapporter  et  n'invoquera  pas  comme 
excuse  les  offres  que  lui  adressent  des  fermiers  insensés.  Quand 
un  emprunteur  offre  L'i  pour  100  d'intérêts  à  un  banquier  pru- 
dent, celui-ci  s  empresse  de  lui  refuser  la  moindre  avance  (1).  » 

De  même  pour  les  remises  et  les  délais,  un  propriétaire  avisé 
doit  savoir  en  apprécier  la  nécessité  dans  certaines  circonstances 
et  s  y  résigner.  L'économiste-historien  que  nous  venons  de  citer 
dit  à  ce  sujet  :  <(  Dans  les  temps  primitifs,  la  coutume  anglaise  a 
voulu  que  toutes  les  améliorations  permanentes  et  toutes  les 
réparations  fussent  à  la  charge  du  propriétaire  du  fonds,  qu'il 
s'agisse  de  propriétés  ruralesou  urbaines.  Ayant  élevé  lesbàtimens 
à  ses  frais,  ce  fut  à  lui  de  les  entretenir  quand  il  cessa  de  faire 
valoir  lui-même.  Au  xv*'  siècle,  il  assurait  même  son  tenancier 
contre  des  pertes  extraordinaires.  Ainsi  New-CoUege  affermait  un 
domaine  dans  le  Wiltshire  et  assurait  à  son  tenancier  toute  perte 
dépassant  10  pour  100  du  nombre  total  de  ses  moutons.  Le 
risque  n'était  pas  minime,  car  en  deux  années  consécutives,  en 
1447  et  en  1448,  le  Collège  remboursa  73  et  116  moutons  sur 
cette  seule  occupation.  En  loOO  Magdalen- Collège  remboursa 
607  moutons  à  des  tenanciers.  Les  charges  traditionnelles  du  pro- 
priétaire n'étaient  donc  pas  légères  et  il  ne  pouvait  s'y  sous- 

(1;  Thorold  Rogers,  Interprétation  économique  de  l'Histoire,  p.  138.  A  un  autre 
endroit  'p.  154),  parlant  d'une  grande  famille  anglaise  très  connue  et  des  fermages 
d'un  de  ses  importans  domaines,  avant  et  depuis  1692,  l'auteur  écrit  :  «  La  noble 
famille  des  Manners,  de  tout  temps,  a  été  très  libérale  envers  ses  fermiers,  et  les 
fermages  ont  toujours  été  bas  à  Belvoir,  malgré  la  bonne  qualité  de  la  terre.  »  Il  ne 
faut  pas  non  plus,  cependant,  des  fermages  trop  bas,  parce  qu'ils  encouragent  la 
routine. 


566  REVCE    DES    DEUX    MOINDES. 

traire  (1).  »  Sans  qu'il  existe  ou  qu'il  doive  exister  d'obligation 
légale  en  ce  sens,  l'équité,  de  même  que  l'intérêt  bien  entendu, 
invitent  le  propriétaire  à  participer  aux  pertes  exceptionnelles  et 
qui  ne  pouvaient  être  prévues  (2).  Quant  à  celles  qui,  au  con- 
traire, étaient  susceptibles  d'être  prévenues  soit  par  une  bonne 
exploitation  du  fermier,  un  surcroît  de  soins,  soit  par  des  assu- 
rances, comme  les  pertes  résultant  de  la  grêle,  il  n'est  ni  légi- 
time ni  même  désirable  que  le  propriétaire  s'y  associe;  ce  serait 
dégager  le  fermier  de  tout  soin  et  de  toute  prévoyance. 

Le  propriétaire  de  la  terre  alferméc  a  une  autre  et  très  consi- 
dérable fonction.  Il  est  le  représentant  des  intérêts  permanens 
de  la  terre,  tandis  que  le  fermier  ne  se  soucie  que  de  l'exploita- 
tion pendant  neuf  ans,  ou  quinze  ans,  ou  dix-neuf,  et  que,  dans 
les  dernières  années  de  la  période,  il  n'est  plus,  si  l'on  n'a  pas 
renouvelé  son  bail  d'avance,  ce  qui  est  souhaitable,  qu'un  tenan- 
cier tout  à  fait  précaire.  Le  propriétaire  doit  donc  exercer  une 
certaine  surveillance  sur  l'exploitation.  Il  doit^,  en  outre,  parer  à 
toute  détérioration  soit  du  sol,  soit  des  installations,  soit  des 
bâtimens,  soit  des  plantations,  y  avoir  toujours  l'œil  ouvert  et 
intervenir  à  temps  pour  empêcher  qu'une  négligence  prolongée 
n'amène  un  préjudice  notable.  Bien  plus,  il  doit  coopérer  aux  amé- 
liorations, y  pousser  le  fermier,  si  celui-ci  est  routinier,  l'y  aider 
par  des  prêts  à  intérêt  modéré,  si  celui-ci  est  à  l'étroit.  De  toute 
façon  il  doit  coopérer  aux  progrès;  car  il  est  rare  qu'une  nouvelle 
méthode  de  culture  n'exige  pas  certains  perfectionnemens  dans 
les  bâtimens,  dans  les  clôtures,  dans  les  agencemens  permanens 
qui  sont  à  la  charge  du  propriétaire  :  barrages,  drainages,  rigoles, 
nivellemens,  etc. 

La  situation  de  propriétaire  d'un  bien  même  affermé  est  ainsi 
loin  d'être  une  sinécure.  Plus  instruit,  en  général,  que  le  fermier, 
vivant  plus  en  contact  avec  les  hommes  qui  s'occupent  de  science, 
possédant  aussi  plus  de  capitaux,  le  propriétaire,  sauf  le  cas  de 
fermiers  exceptionnellement  entreprenans,  aisés  et  instruits,  doit 
s'efforcer  de  faire  que  son  domaine  profite  de  toutes  les  applica- 
tions efficaces  de  la  science  agronomique  :  il  doit  y  contribuer 
par  son  influence,  et  fréquemment  aussi  par  ses  avances  ou  ses 
dépenses  d'utilité  permanente.  Ainsi,  la  coopération  harmonique 
du  propriétaire  et  du  fermier  est  une  des  conditions  du  succès 
prolongé  du  régime  de  fermage. 

(1)  Rogers,  Ibid.,  p.  154  et  155. 

(2)  Toutes  ces  dépenses  d'entretien,  ces  remises  occasionnelles,  ces  agencemens, 
même  nouveaux,  auxquels  le  propriétaire  intelligent  ne  se  dérobe  pas,  réduisent  dans 
des  proportions  notables  le  montant  réellement  net  des  fermages  et  le  font  descendre 
fort  au-dessous  des  chilVres  des  statistiques. 


LE    LUXE.  î)67 

C'est  en  partie  parce  que,  à  la  suite  d'une  longue  prospérité 
agricole  et  d'une  période  étendue  de  hauts  prix,  beaucoup  de 
propriétaires,  en  France  et  en  Angleterre  ont  trop  oublié  leur 
mission  qu'il  est  devenu  si  diflicile  de  trouver  des  fermiers 
solvables. 

Quant  à  la  disparition  du  fermage,  elle  n'est  nullement  dési- 
rable. Elle  romprait  tout  lien  avec  la  terre  d'une  partie  des  classes 
les  plus  intelligentes  de  la  nation,  de  celles  qui  ont  ou  peuvent 
avoir  l'esprit  le  plus  ouvert  au  progrès  et  aux  connaissances 
scientiliques,  à  savoir  la  plupart  des  hommes  qui  exercent  les  pro- 
fessions libérales,  un  grand  nombre  d'industriels  et  de  commerçans 
Beaucoup  de  ces  hommes  peuvent  utilement  s'occuper,  comme  il 
a  été  dit  plus  haut,  d'une  propriété  afîerméc  et  ne  sauraient  se 
charger  complètement  de  son  faire-valoir  direct  quand  les  pro- 
priétés qu'ils  peuvent  avoir  ne  se  trouvent  pas  dans  le  voisinage 
strict  de  leur  résidence.  Or.  quelle  que  soit  l'importance  de  la  di- 
vision du  travail,  il  est  d'un  haut  intérêt  économique  et  social  que 
la  population  rurale,  ne  serait-ce  que  pour  prévenir  la  torpeur 
intellectuelle,  reste  en  contact  fréquent  avec  la  partie  de  la  popu- 
lation qui,  par  ses  occupations  habituelles,  a  le  plus  la  pratique 
soit  des  grandes  afTaires  bien  conduites,  soit  des  recherches  et  des 
expériences  scientifiques,  soit  des  lluctuations  économiques,  soit 
enfin  de  la  comptabilité  rigoureuse.  Rompre  tout  lien  entre  le  sol  et 
cette  partie  de  la  nation,  ce  serait  nuire  au  premier  et  à  la  seconde, 
compromettre  les  progrès  culturaux,  détruire  la  plus  utile  in- 
fluence réciproque  que  doivent  exercer,  l'une  sur  l'autre,  la  classe 
rurale  et  la  classe  adonnée  aux  professions  qui  entretiennent 
le  mouvement  dans  l'esprit  et  le  développement  dos  connais- 
sances. 

IV 

La  deuxième  fonction  sociale  de  la  fortune  consiste  dans  les 
œuvres  de  patronage  et  de  philanthropie  rémunératrice.  Ce  mot 
de  «  philanthropie  rémunératrice  »  peut  étonner  quelques  personnes 
et  prêter  au  sarcasme.  Il  est,  cependant,  très  exact  que  les  hommes 
riches  rendraient  de  grands  services  sociaux,  —  quelques-uns  en 
rendentd'ailleurs, — en  s'acquittant de  latàcheque  nous  désignons 
ainsi.  Une  partie  des  revenus  des  classes  riches  (nous  parlons  tou- 
jours des  revenus  et  nullement  des  capitaux)  doivent  être  consa- 
crés à  des  entreprises  d'utilité  générale  et  populaire,  qui,  néan- 
moins, peuvent,  bien  gérées,  produire  une  rémunération  modeste, 
mais  convenable. 

Il  se  rencontre  nombre  d'œuvres  qui  peuvent  être,  dans  une 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

certaine  mesure,  productives  pour  les  capitaux,  mais  où  les  chances 
de  gains  sont  trop  faibles,  quoiijue  n'étant  pas  complètement 
absentes,  pour  séduire  les  entrepreneurs  privés,  qui  ne  suivent 
que  l'impulsion  du  strict  intérêt  personnel.  Des  hommes  riches 
peuvent  son  charger  en  y  consacrant  une  partie  de  leurs  revenus, 
sans  renoncer,  pour  cette  fraction  ainsi  un  peu  aventurée,  à  tout 
intérêt,  mais  en  limitant  le  montant  de  celui-ci. 

Une  enquête  faite,  il  y  a  déjà  une  quinzaine  d'années, par  la 
Société  industrielle  de  la  Haute-Alsace,  à  l'occasion  de  l'expo- 
sition de  1878,  a  indiqué  toute  une  série  d'entreprises  de  ce  genre, 
à  la  fois  inspirées  par  un  sentiment  philanthropique  et,  cepen- 
dant, indemnisant  modestement  les  capitaux  qui  y  étaient  affectés  : 
ainsi,  les  sociétés  de  crédit  populaire,  dont  Schulze-Delitsch  et 
Raitîeisen  ont  fourni  d'admirables  types,  les  sociétés  coopératives 
de  consommation,  les  assurances  ouvrières,  sous  des  formes  très 
multipliées,  les  bains  et  les  lavoirs  pour  les  ouvriers  ou  pour  la 
petite  classe  moyenne,  les  logemens  ouvriers,  les  restaurans  à 
bon  marché,  etc. 

Tous  ces  organismes  qui  concernent  le  peuple  ou  la  petite 
classe  moyenne  sont  ordinairement  dédaignés  par  les  entrepre- 
neurs professionnels,  et  parles  capitalistes  qui  veulent  s'alïranchir 
de  tout  souci  ;  ils  le  sont,  en  général,  par  la  raison  que  le  bénéfice 
y  est  trop  aléatoire,  ou  restreint  dans  des  limites  trop  étroites,  ou 
qu'encore  il  faut  pour  la  gestion  de  ces  menues  affaires  trop  de 
soins  niinutieux  et  de  perte  de  temps. 

C'est  aux  hommes  riches,  par  un  prélèvement  sur  leurs  reve- 
nus disponibles,  qu'il  incombe  de  s'en  occuper,  non  pas  à  titre 
d'aumône,  mais  à  titre  d'œuvre  d'utilité  générale,  où  il  est  licite, 
néanmoins,  et  légitime  de  recueillir  un  modeste  intérêt.  Il  ne 
s'agit  pas  d'aventurer  ses  fonds,  en  les  considérant  d'avance  comme 
perdus  :  les  œuvres  de  ce  genre,  qui  n'indemnisent  nullement  les 
fondateurs,  ne  peuvent  avoir  qu'un  développement  insuffisant.  Il 
convient,  au  contraire,  de  constituer  des  associations  qui ,  sui- 
vant, l'expression  anglaise,  soient  self  supporting ,  c'est-à-dire  qui, 
étant  rémunératrices  dans  une  certaine  mesure,  portent  en  elles 
un  germe  de  développement  indéfini.  Depuis  un  quart  de  siècle, 
en  Angleterre,  en  Amérique  et  en  France  même,  bien  des  orga- 
nismes de  cette  nature  se  sont  constitués  et  ont  démontré  l'appli- 
cabilité de  cette  méthode.  On  fixait,  en  général,  autrefois,  l'in- 
térêt maximum  à  4  p.  100  :  l'excédent  devait  être  porté  à  la  réserve 
ou  consacré  à  l'extension  de  l'œuvre.  On  pourrait  aujourd'hui 
placer  la  limite  d'intérêt  à  3  1/2  p.  100,  en  rendant  cet  intérêt 
cumulatif,  ce  qui  est  une  méthode  fréquemment  usitée  en  An- 
gleterre et  consiste,  quand  une  année  n'a  pas  fourni  un  intérêt 


I.E    LUXE.  569 

ilôtormiiu'.  à  le  prélever  sur  les  exeédens  des  années  suivantes. 
Kn  recourant  i\  cette  combinaison,  nombre  d'œuvres  très  utiles 
pourraient  non  seulement  apparaître,  mais  se  propager. 

Il  convient  que  les  associations  constituées  pour  cet  objet  se 
maintiennent  rii^oureusement  sur  le  soif  si/pportiiig  principle, 
c'est-à-dire  qu'elles  se  préoccupent  d'ùtre  toujours  rémunéra- 
trices, dans  la  mesure  modeste  que  nous  venons  d'indiquer,  qu'elles 
repoussent  tout  don  de  particuliers,  de  l'Etat  ou  des  villes,  toute 
subvention,  toute  faveur;  si  elles  en  acceptent,  l'entreprise  devient 
immédiatement  artillcielle  et  peut  être  nuisible,  en  écartant  abso- 
lument toutes  les  entreprises  analogues  dont  des  capitalistes  ordi- 
naires pourraient  se  charger.  Tous  les  capitaux  employés  par  ces 
associations  doivent,  sans  exception,  être  rémunérés  au  taux 
uniforme  qui  vient  d'être  énoncé;  les  actionnaires  ou  obligataires 
qui  ne  voudraient  pas  toucher  l'intérêt  n'auraient  qu'à  le  capita- 
liser en  souscrivant  des  actions  ou  des  obligations  nouvelles,  les 
unes  et  les  autres  destinées  à  porter  intérêt. 

Cette  méthode,  qui  ménage  une  rémunération  en  la  limitant, 
est  la  seule  qui  soit  cflicace  pour  des  œuvres  considérables  d'uti- 
lité populaire. 

Outre  les  nombreux  exemples  fournis,  de  1830  à  l'heure  ac- 
tuelle, par  l'Alsace,  en  voici  d'autres  qui  constituent  une  démons- 
tration irréfragable  ;  il  s'agit  des  logemens  destinés  aux  gens  à 
petit  revenu,  ouvriers,  petits  employés,  etc.  M.Arthur  Ratîalovich, 
dans  son  très  intéressant  ouvrage  :  le  Logement  du  pauvre ,  a  dé- 
crit très  exactement  les  efforts  intell igens  et  rémunérés  qui  ont 
été  faits  à  ce  sujet.  Ce  titre,  le  Logement  du  pauvre,  est,  toutefois, 
défectueux,  il  ne  s'agit  pas  là  du  pauvre  à  proprement  parler,  non 
plus  que  d'aumône  ou  de  charité  ;  il  s'agit  des  gens  à  petits  reve- 
nus, ce  qui  est  tout  différent,  et  d'une  entreprise  à  la  fois  écono- 
mique et  sympathique.  L'Amérique,  l'Angleterre  et  la  France 
offrent  des  exemples  frappans  et  heureux  de  ce  genre  d'entre- 
prises. Pour  le  premier  de  ces  pays,  M.  White,  en  1877,  à  Broo- 
klyn systématisa  le  premier  les  efforts  dans  cette  voie.  On  con- 
stitua VImproved  dwelling  Association,  la  société  des  logemens 
améliorés;  une  femme,  miss  Colins,  se  fit  l'apôtre  de  cette  idée. 
Des  maisons  contenant  des  logemens  convenables,  hygiéniques,  à 
prix  très  modiques,  furent  construites  dans  diverses  villes  ;  l'entre- 
prise réussit  à  merveille  :  les  souscripteurs  avaient  limité  leur  in- 
térêt à  G  p.  100  et  ils  l'obtinrent,  tout  en  améliorant  singulière- 
ment les  logemens  pour  les  petites  gens.  Ce  taux  de  6  p.  100  est 
très  élevé,  mais  dans  cette  période  de  1877  à  1885,  l'intérêt 
n'était  pas  déprécié  en  Amérique  comme  à  l'heure  présente;  au- 
jourd'hui le  taux  de  3  1/2  cumulatif  suffirait;  l'entreprise  doit 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

être  conduite  très  commercialement  ;  les  locataires  en  retard ,  par 
exemple,  doivent  être  congédiés. 

En  Angleterre  une  femme,  miss  Octavia  Hill,  se  consacra  à 
une  œuvre  du  même  genre,  dès  1864.  Elle  commença  avec 
19000  francs;  une  vingtaine  d'années  après,  elle  avait  3000  loca- 
taires; elle  supprima  les  middlemen  ou  locataires  principaux.  Le 
célèbre  esthéticien  Ruskin  confia  73  000  francs  à  miss  Hill,  en 
stipulant  que  l'affaire  serait  conduite  d'après  les  principes  com- 
merciaux stricts.  On  parvint  à  édifier  des  chambres  convenables 
dont  le  prix  de  revient  était  de  50  livres  sterling  (1  250  francs) 
et  qui,  par  conséquent,  en  tenant  compte  des  charges  diverses  et 
de  l'entretien,  pouvaient  se  louer  65  à  70  francs  par  an.  Miss  Oc- 
tavia Hill  était  très  opposée  à  toute  subvention  de  l'Etat,  même 
à  des  prêts  à  un  intérêt  trop  réduit.  On  connaît  la  fondation  Pea- 
body,  à  Londres,  pour  des  logemens  populaires  :  elle  repose  sur 
des  principes  un  peu  différens.  Néanmoins,  les  immeubles  Pea- 
body  rapportent  en  mo3'enne  3  pour  100,  et  ceux  de  miss  Octavia 
Hill  4  à  5  pour  100(1).' 

Il  existe  ainsi  en  Angleterre,  à  l'heure  présente,  2372  Building 
Societies  qui,  la  plupart,  fonctionnent  sur  le  principe  que  nous 
venons  de  décrire.  Elles  comptaient  587  856  membres  à  la  fm  de 
l'année  1892;  elles  disposaient  de  40  641  000  livres  sterling,  dont 
24729  000  versés  par  des  actionnaires  et  14  911  000  par  des  dépo- 
sans,  ensemble  1  milliard  de  francs.  Leurs  bénéfices  s'étaient 
élevés  à  1897  000  livres  sterling,  près  de  50  millions  de  francs, 
ou  environ  5  p.  100  de  ce  capital  consacré  à  construire  des  loge- 
mens convenables  pour  les  petites  gens. 

Il  ne  s'agit  pas  ici,  à  proprement  parler,  d'édifier  des  mai- 
sons pour  les  vendre  aux  ouvriers,  comme  l'a  fait  la  société 
ouvrière  de  Mulhouse,  ce  qui  est  une  organisation  parfois  heu- 
reuse, mais  dangereuse  quand  on  l'étend  et  qu'on  l'introduit  dans 
de  petites  villes  à  industrie  unique  et  exposée  à  péricliter.  On 
se  contente  de  créer  des  logemens  sains,  à  bon  marché,  indemni- 
sant convenablement  ceux  qui  les  construisent  et  qui  les  gèrent. 

L'expérience  a  été  reprise  en  France  avec  un  très  grand 
succès  à  Lyon,  par  un  groupe  de  philanthropes  pratiques,  dont 
l'un,  M.  Mangini,  a  un  admirable  don  d'organisation.  Il  a  été  con- 
struit ainsi  dans  cette  ville  90  maisons  contenant  un  millier  de 
logemens  populaires.  Cette  entreprise  de  logemens  simples,  mais 
décens  et  hygiéniques,  produit  5  1/2  pour  100  de  bénéfices  dont 
les  actionnaires  reçoivent  4  pour  100,  maximum  statutaire,  le  sur- 
plus accroissant  les  réserves. 

(1)  Arthur  Raffalovich,  le  Lor/ement  du  pauvre,  notamment  pp.  26,  27,  194  à. 
197,  449  à  4oo,  466. 


m:  i.uxi:.  571 

Les  objections  que  Ion  peut  «.Uever  contre  ces  œuvres  ont  peu 
de  portée.  De  ce  qu'elles  ne  protltent  pas  à  tout  le  monde,  ni 
aux  grens  les  plus  pauvres,  il  n'en  résulte  pas  qu'elles  soient 
dépourvues  d'utilité  pour  une  classe  très  considérable  d'ouvriers 
et  de  petits  employés.  De  même,  si  certaines  de  ces  institutions 
risquent,  au  bout  d'un  certain  temps,  un  demi-siècle  par  exemple 
ou  trois  quarts  de  siècle,  de  dégénérer  ou  de  se  corrompre,  on 
n'en  peut  conclure  qu'elles  n'aient  pas  rendu  des  services;  c'est 
seulement  une  preuve  que  rien  sur  cette  terre  n'est  définitif  et 
qu'il  faut,  à  chaque  moitié  de  siècle,  par  exemple,  modifier  les 
tvpes  et  les  méthodes.  Ces  installations  ont  donné  le  goùl  de  la 
décence  et  de  l'hvcriène  de  la  demeure;  elles  ont  fourni  des  mo- 
dèles  que  nombre  d'entrepreneurs  privés  ont  ensuite  imités. 

Ce  qui  se  fait  pour  le  logement  se  peut  faire  encore  pour  la 
nourriture.  \A  aussi  les  Lyonnais  ont  donné  des  exemples  très 
heureux:  ils  ont  fondé  des  restaurans  populaires  où  les  portions 
reviennent  à  un  prix  très  bas  et  qui,  cependant,  paient  un  intérêt 
convenable,  3  ou  4  pour  100,  au  capital  engagé. 

En  s'associant  aux  œuvres  de  ce  genre,  la  fortune  remplit, 
sans  s'amoindrir,  sa  fonction  sociale.  Le  champ  ouvert  à  cet  em- 
ploi sympathique  et  cependant  rémunérateur  des  capitaux  est 
presque  illimité;  il  se  prête  aux  expériences  les  plus  variées. 

On  pourrait  multiplier  les  exemples  de  ces  interventions 
heureuses  d'hommes  riches  pour  mettre  les  agencemens  et  les 
combinaisons  perfectionnés  à  la  portée  des  classes  populaires. 
Ainsi  la  Société  industrielle  de  >îulhouse  se  préoccupait  d'as- 
surer les  mobiliers  ouvriers.  Certaines  compagnies,  moyennant 
une  prime  uniforme  de  5  fr.  par  an,  assurent  bien  à  tout  offi- 
cier 2  000  fr.  pour  ses  clîets  personnels,  1000  fr.  pour  son  mo- 
bilier, oOOO  fr.  pour  les  risques  locatifs  et  2  000  fr.  pour  les 
recours  des  voisins.  On  pourrait,  pour  les  assurances  des  mobi- 
liers ouvriers,  imiter  ces  assurances  militaires. 

V 

La  troisième  fonction  sociale  de  la  fortune  consiste  dans  le 
patronage  gratuit,  les  œuvres  non  rémunératrices.  C'est  encore  là 
un  des  modes  d'emploi  à  la  fois  d'une  partie  des  loisirs  et  d'une 
fraction  du  superflu  des  revenus,  après  la  part  faite  à  la  vie  large, 
au  luxe  légitime,  à  l'épargne  suffisamment  ample,  et  à  la  caté- 
gorie d'entreprises  qui  vient  d'être  étudiée. 

Il  suffit  ici  de  quelques  mots.  Le  contact  ne  doit  pas  être  perdu 
entre  les  différentes  conditions  sociales  ;  le  patronage  est  le  moyen  de 
le  maintenir.  Quelles  que  soient  les  susceptibilités  démocratiques, 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

il  ne  disparaîtra  jamais  complètement;  ce  n'est  plus  le  patronage 
antique,  large  de  sa  bourse  envers  les  cliens,  mais  d'une  fami- 
liarité hautaine;  ce  sont  des  relations  amicales,  sympathiques, 
avec  des  gens  moins  instruits,  moins  fortunés,  égaux  en  droits, 
un  peu.  ombrageux.  Les  États-Unis  d'Amérique  en  offrent  de  très 
beaux  modèles,  non  seulement  dans  la  vieille  cité  de  Boston,  mais 
dans  la  jeune  et  orgueilleuse  Chicago.  W"  Bentzon  en  a  décrit  des 
types  divers  et  remarquables  dans  ses  récits  de  la  Revue  des  Deux 
Mondes  celte  année  même  (1).  La  femme,  par  sa  délicatesse  d'esprit 
et  de  langage,  par  sa  nature  insinuante,  souvent  douce  et  ferme  à 
la  fois,  est  le  meilleur  metteur  en  œuvre  de  ces  diverses  catégories 
de  patronages  ;  les  jeunes  gens  et  les  vieillards  s'y  associent,  plus 
encore  que  les  hommes  mûrs,  moins  enclins  à  la  douceur  et  plus 
absorbés  par  les  soucis  professionnels. 

Il  serait  superflu  de  s'étendre  sur  toutes  les  branches  de  ce 
sympathique  patronage  moderne  dans  les  sociétés  industrielles  et 
démocratiques. 

Enfin  viennent  les  grandes  fondations  d'intérêt  général,  aux- 
quelles se  complaisent  quelques  millionnaires,  qui  honorent  et 
conservent  leurs  noms;  c'est  en  Amérique,  d'une  part,  puis  chez 
quelques  petits  peuples,  comme  les  Grecs,  qu'on  en  trouve  les 
plus  beaux  exemples  :  des  musées,  des  écoles,  des  observatoires, 
des  promenades  publiques,  des  églises,  des  orphelinats,  des  hos- 
pices ;  tout  homme  ayant  une  fortune  de  premier  ordre  devrait 
avoir  à  cœur  de  s'associer  à  une  fondation  de  ce  genre.  Il  y  a  une 
vulgarité  de  parvenu  et  une  bassesse  naturelle  à  y  demeurer 
étranger.  Il  ne  s'agit  pas  d'amoindrir  notablement  les  héritages  et 
de  transformer  graduellement,  à  la  mort,  les  fortunes  privées  en 
fortunes  collectives  ;  cette  transformation  aurait  les  plus  fâcheux 
effets  économiques,  la  richesse  étant  beaucoup  mieux  adminis- 
trée, sauf  de  très  rares  exceptions,  par  les  particuliers  qui  la  pos- 
sèdent que  par  des  collectivités,  quelles  qu'elles  soient.  Mais  les 
fortunes  de  premier  ordre  sont  souvent  assez  abondantes  pour 
faire  quelque  part,  sans  exagération,  à  ces  fondations. 

Bien  d'autres  œuvres  peuvent  tenter  les  millionnaires.  Dans 
ces  dernières  années,  en  France,  on  les  a  vus  accumuler  les  prix  à 
l'Institut;  c'est  devenu  un  usage  banal  et,  par  son  excès,  peu  pro- 
fitable à  la  science;  la  plupart  des  académies  de  l'Institut  et  des 
sociétés  savantes  connues  ont  une  pléthore  de  prix  qui  les  embar- 
rasse et  font  récompenser  souvent  d'assez  médiocres  ouvrages.  Il 
faut  renouveler  la  direction  des  générosités  privées  et  en  changer 
le  but;  les  voyages  d'exploration,  par  exemple,  en  Afrique  et  en 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l<=r  juillet  et  du  1"  septembre. 


LE    LUXE.  573 

Asie,  les  essais  aacclimatation  d'animaux  ou  de  plantes,  les  sub- 
ventions aux  recherches  scientifiques  et  médicales  sont  parmi 
les  emplois  judicieux  que  l'on  peut  faire  aujourd'hui  de  revenus 
superflus.  Tel  millionnaire  éparpille  par  an,  dune  façon  peu 
fructueuse,  une  centaine  de  mille  francs,  en  subsides  à  30  ou 
40  sociétés,  qui  ne  se  doute  pas  qu'avec  cette  même  somme,  em- 
ployée à  subventionner  un  voyage  de  découverte  et  d'explora- 
tion ou  d'étude  sur  le  continent  africain  ou  asiatique,  ou  à  des 
recherches  méthodiques  pour  accomplir  tel  progrès,  pour  éli- 
miner ou  atténuer  tel  fléau,  il  rendrait  cent  fois  plus  de  services 
à  l'humanité,  à  son  pays,  et  ferait  plus  d'honneur  à  son  nom. 

Les  grandes  fortunes  anciennes,  à  Rome  surtout,  se  répan- 
daient en  constructions  de  monumens  "publics  divers,  en  jeux 
ou  représentations  pour  le  peuple.  M.  Gaston  Boissier,  dans  ses 
récentes  études  sur  l'Afrique  romaine,  montrait  que,  même  dans 
les  provinces  reculées,  ces  dons  abondans  des  hommes  opulens 
au  municipe,  qui  en  revanche  les  honorait  de  charges  coûteuses 
et  de  titres  flatteurs,  étaient  très  en  usage.  C'est  à  cette  catégorie 
de  largesses  que  faisait  allusion  M.  Ilarrison,  dans  son  article, 
plutôt  sceptique,  sur  l'utilité  des  hommes  riches  dans  une  répu- 
blique. Ces  énormes  contributions  de  quelques  particuliers  à  des 
fondations  d'intérêt  général  peuvent  être  recommandables;  mais 
elles  ne  se  trouvent  à  la  portée  que  de  très  peu  d'hommes.  Les 
millionnaires  américains,  même  ceux  qui,  comme  M.  Carnegie, 
sont  des  industriels  très  exacts,  zélés  défenseurs  de  leurs  droits  à 
l'égard  des  ouvriers,  ainsi  que  des  grèves  récentes  en  ont  té- 
moigné, se  complaisent  à  ces  libéralités  fastueuses. 

La  fortune  peut,  sans  étaler  des  œuvres  aussi  magnifiques, 
remplir  parfaitement  sa  fonction  sociale.  Celle-ci  consiste  à  sup- 
pléer à  l'initiative  toujours  arbitraire,  souvent  gaspilleuse,  géné- 
ralement peu  éclairée  ou  peu  impartiale  et  insuffisante,  de  l'Etat; 
à  guider  et  instruire,  soit  par  le  contact  direct,  soit  par  des 
exemples  pratiques,  les  classes  moins  aisées.  Pour  toutes  ces 
œuATCS  dont  nous  avons  parlé,  il  n'est  besoin  ni  d'être  un  Pea- 
body,  ni  de  se  transformer  en  sœur  de  charité  ou  en  quakeresse. 

Sous  la  triple  forme  que  nous  avons  indiquée,  la  fonction  sociale 
de  la  fortune,  diff'é rente  de  sa  fonction  économique,  c'est  d'être  ini- 
tiatrice et  auxiliatrice.  Cette  fonction  ne  peut  être  imposée  par  la 
loi  :  elle  doit  l'être  par  la  tradition,  la  conscience,  le  goût  même  de 
l'activité  utile  et  sympathique  ;  il  serait  bon  aussi  qu'elle  fût  sou- 
tenue par  une  opinion  publique  déférante ,  mais ,  dût  cette  con  dition 
manquer,  ce  ne  serait  pas  une  raison  de  s'abstenir  de  cette  magni- 
fique fonction. 

Paul  Leroy-Beaulieu. 


CONDITION 


DE      LA 


FEMME  AUX  ÉTATS-UNIS 


IV  (^) 

UNE  PRISON  DE  FEMMES  —  HOMES  ET  CLUBS  D'OU- 
VRIÈRES —  LA  VIE  DOMESTIQUE  —  LES  ÉCOLES 
INDUSTRIELLES.  —  INSTITUT  AGRICOLE  DE  HAMP- 
TON  :   NÈGRES  ET  NÉGRESSES. 


I.    —    UNE    PRISON    DE   FEMMES.    —   SHERBORN. 

lime  semble  que  tout  ce  que  j'ai  dit  de  Boston  serait  incomplet 
si  je  n'y  joignais  mes  impressions  sur  la  prison  de  Sherborn, 
prison  de  femmes,  conduite  et  surveillée  uniquement  par  des 
femmes.  Mrs  Ellen  Johnson  a  prouvé  depuis  dix  ans,  elle  prouve 
chaque  jour  ce  que  peut  la  volonté  patiente  sur  les  êtres  les  plus 
dégradés.  Elle  est  chargée  de  l'administration  financière  de  la 
prison  aussi  bien  que  de  la  direction  morale  et  matérielle,  tout 
passe  par  ses  mains,  et  elle  donne  raison  au  régime  de  l'auto- 
cratie. Son  reformatorij  modèle  a  l'avantage  d'être  en  pleine  cam- 
pagne, quoique  situé  à  une  heure  tout  au  plus  de  Boston;  les 
grandes  cultures  environnantes  l'isolent  complètement.  Nous  tra- 
versons des  champs  encore  jolis  sous  la  neige  qui  les  couvre, 

(1)  Voyez  la  Revue  du  l"- juillet,  du  1"  septembre  et  du  13  octobre  1894. 


CONDITION    HE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-l MS.  575 

un  pavs  ondiil|iix.  ft'rmô  par  dos  collines  boiséos.  Là-bas  ce 
vaste  bâtiment  Je  brique  rouge  avec  d'importantes  dépendances 
qui  semblent  indiijuer  une  grande  ferme,  c'est  la  prison,  —  une 
prison  sans  murs  ni  barrières.  —  précédée  d'un  jardin  qui  appar- 
tient au  plus  petit  des  deux  corps  de  logis,  séparés,  bien  que  tout 
proches  l'un  de  l'autre.  Celui-ci  est  la  demeure  de  la  directrice, 
l'autre  renferme  les  détenues,  dont  le  nombre  varie  de  trois  à 
quatre  cents.  Aucune  n'est  condamnée  à  vie,  le  terme  de  la  dé- 
tention pour  la  plupart  ne  dépasse  pas  cinq  ans;  cependant  il  y  a 
quelques  exceptions,  car  on  rencontre  des  meurtrières  àSherborn, 
et  des  infanticides  et  des  incendiaires  aussi  bien  que  de  simples 
vagabondes  ou  des  ivrognes  incorrigibles,  —  ce  dernier  cas  mal- 
heureusement plus  commun  que  tous  les  autres. 

Mrs  Johnson  est  une  femme  grande  et  forte,  de  cinquante-cinq 
ans  environ,  dont  la  physionomie  ouverte  et  bienveillante  exprime 
la  plus  calme  énergie.  Elle  a  un  air  de  santé  physique  et  morale 
très  frappant  :  la  bonté  se  lit  dans  toutes  les  lignes  de  sa  ligure  ronde 
et  pleine,  mais  on  devine  au  premier  coup  d'œil  que  cette  bonté 
n'a  rien  de  sentimental  et  qu'aucune  faiblesse  ne  s'y  mêle.  Elle  ne 
s'appuie  sur  nulle  autorité  du  dehors,  et  quoique  la  prison  ait  des 
inspecteurs,  bien  entendu,  ceux-ci  lui  laissent  carte  blanche,  appré- 
ciant sa  haute  compétence.  Elle  connaît  chacune  de  ses  pension- 
naires, et  l'observation  de  la  nature  humaine  est  poussée  chez  elle 
au  suprême  degré.  Un  trousseau  de  clés  très  fines  pendu  à  la  cein- 
ture, elle  marche  devant  nous,  suivie  de  son  petit  chien  dont  les 
bonds  et  les  gambades  semblent  ici  presque  déplacés  par  les  pen- 
sées de  liberté  qu'ils  suggèrent.  D'une  jolie  chambre  pleine  de 
fleurs  nous  sommes  passées  dans  les  corridors  si  larges  et  si  clairs 
de  la  prison,  et  la  directrice  nous  montre  son  empire  tout  en  ré- 
pondant à  nos  questions. 

Oui,  elle  habite  le  pavillon  seule,  absolument  seule,  servie  par 
les  détenues.  Nous  avons  vu  l'une  d'elles,  la  jeune  fille  qui  nous  a 
ouvert  la  porte.  Elle  portait  la  robe  d'uniforme,  mais  la  rosette 
rouge  attachée  au  corsage  indique  une  conduite  irréprochable.  Ce 
petit  bout  de  ruban  dont  Mrs  Johnson  a  eu  l'idée  lui  rend  de 
grands  services.  Toutes  les  distinctions  obtenues  contribuent  à 
relever  le  moral  de  ces  pauvres  femmes,  et  elle  ne  laisse  jamais 
le  moindre  effort  sans  récompense,  non  pas  simplement  la  stricte 
obéissance  à  la  règle,  mais  les  progrès  cachés  et  individuels, plus 
importans  que  tout  le  reste.  Une  soumission  passive  ne  lui  suffirait 
pas;  elle  croit  qu'on  ne  peut  éveiller  la  conscience  chez  des  êtres 
ignorans  et  déchus  qu'en  les  confiant  jusqu'à  un  certain  point  à  eux- 
mêmes.  Le  système  de  la  prison  est  fondé  entièrement  là-dessus. 
Ainsi  la  robe  des  détenues  est  au  premier  aspect  pareille  pour 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toutes  :  une  cotonnade  à  carreaux  bleus  et  blancs;  regardez  bien  ; 
ce  carreau  selon  qu'il  est  plus  ou  moins  grand,  à  une,  deux,  trois 
ou  quatre  raies,  montre  que  Ton  appartient  à  telle  ou  telle  des  quatre 
divisions.  En  effet,  après  les  premières  semaines  d'épreuve  solitaire, 
«  la  nouvelle  »  est  mêlée  à  ses  compagnes,  et  là  elle  trouve  l'occa- 
sion de  lutter  sans  relâche  afm  d'obtenir  une  meilleure  nourri- 
ture, un  peu  de  liberté,  des  privilèges  quelconques;  pour  cela  il 
lui  faut  s'élever  de  l'avant-dernier  grade  aux  grades  supérieurs. 
Il  arrive  aussi  qu'elle  tombe  au  dernier.  Nous  allons  voir,  en  sui- 
vant Mrs  Johnson,  ce  que  cela  signifie. 

Je  ne  crois  pas  que  Ton  puisse  imaginer  rien  de  net,  de  ciré, 
de  luisant  comme  cette  prison  de  Sherborn  ;  l'air,  la  lumière  pé- 
nètrent à  souhait;  nulle  part  on  ne  respire  une  mauvaise  odeur,  une 
odeur  quelconque;  pas  un  grain  de  poussière,  des  cuivres  étince- 
lans,  des  murs  lavés,  blanchis,  des  escaliers  si  bien  tenus  qu'on 
les  dirait  tout  neufs.  Il  nous  semble  circuler  dans  l'atmosphère 
pure  d'un  tableau  d'intérieur  hollandais.  Cette  propreté  devient 
presque  excessive  et  inquiétante  dans  la  cuisine.  Est-il  possible 
que  des  tables  si  bien  grattées,  des  ustensiles  si  soigneusement 
fourbis  aient  servi  jamais,  et  d'où  vient  qu'aucune  émanation  ne  se 
dégage  des  trois  énormes  chaudières  qui  sont  en  train  de  bouillir? 
Mrs  Johnson  lève  les  couvercles;  l'une  d'elles  renferme  des  éplu- 
chures  de  cacao,  l'autre  du  gruau,  la  troisième  une  trompeuse 
imitation  de  café,  ce  qui  dans  les  trois  cas  équivaut  à  de  l'eau 
chaude  ;  c'est  le  menu  ordinaire.  On  n'a  que  très  peu  de  viande  une 
fois  par  jour,  dans  un  semblant  de  bouillon  ;  en  revanche,  du  pain 
presque  à  discrétion  coupé  en  minces  tartines,  selon  l'usage  amé- 
ricain, et  très  blanc.  Evidemment  les  grosses  soupes  et  le  gros 
pain  d'Europe  nourrissent  davantage. 

—  C'est  assez,  fait  observer  Mrs  Johnson;  mieux  nourries, 
elles  seraient  plus  difficiles  à  tenir,  et  l'état  sanitaire  chez  nous 
ne  laisse  rien  à  désirer. 

Suffisante  ou  non,  cette  maigre  chère  est  très  proprement 
servie,  et  ici  s'affirme  l'importance  donnée  aux  habitudes  décentes 
et  respectables  par  tous  ceux  qui  ont  du  sang  anglo-saxon  dans 
les  veines.  La  punition  des  plus  mauvaises  est  de  manger  dans 
de  la  vaisselle  fêlée  ou  ébréchée.  Cela  fait  partie  de  l'ingénieux 
système  des  quatre  grades  auquel  nous  initie  notre  visite  aux 
quatre  réfectoires.  Dans  le  réfectoire  de  la  dernière  classe,  tout  est 
plus  grossier  :  chacun  des  objets  qui  composent  le  couvert  porte 
la  trace  de  quelque  avarie,  les  mets  aussi  représentent  le  rebut  ; 
et  les  cellules  correspondantes  sont  les  moins  commodes  de  la 
prison  :  fermées  chacune  par  un  rideau,  elles  donnent  sur  un  cou- 
loir rigoureusement  gardé.  Mrs  Johnson  nous  fait  remarquer  d'un 


rOMUTlON    Di:    LA    FEMME    AUX    ETAlS-UNlS.  -U  / 

air  do  sali>taction  qu'il  n'y  a  que  iieul"  do  ces  pensionnaires  dôs- 
horitôos.  Kllrs  (•JaicMit  tout  autrement  nombreuses  nai^uère,  mais 
par  leur  bonne  conduite,  plusieurs  d'entre  elles  se  sont  élevées 
peu  à  peu  jusqu'à  la  première  division,  qui  permet  quelques  dou- 
ceurs, des  verres  et  des  assiettes  de  choix,  du  thé  un  jour  par 
semaine,  mémo  un  peu  de  beurre.  Dans  les  (juatre  divisions,  la 
régularité  du  couvert  est  un  cbef-d'anivre  de  minutie;  pas  une 
fourchette  ne  dépasse  l'autre,  le  regard  rencontre  deux  lignes  tra- 
cées au  cordeau  pour  ainsi  dire,  et  la  tenue  à  table  doit  être  éga- 
lement parfaite  :  les  pieds,  les  mains  posés  selon  l'ordonnance, 
sans  un  moment  d'oubli.  Le  succès  des  tentatives  faites  dans  le 
fameux  refoDiiatonj  d'Elmira  (Etat  do  Xow-York),  où  certains 
criminels  ont  été  peu  à  peu  redressés  au  moral  par  l'ollet  du  re- 
dressement physique,  forcés  de  marcher  droit,  de  regarder  en  face, 
de  renoncer  aux  mauvaises  habitudes  apparentes  qui  ne  sont  que 
le  reflot  des  défauts  cachés,  —  ce  succès  éventuel,  dis-je,  seml)le 
avoir  été  pris  en  grande  considération  par  Mrs  Johnson.  Elle 
croit  qu'une  tenue  convenable  <loit  èfro  regardée  comme  un 
symptôme  de  bon  augure,  indi(|uant  le  retour  d'un  certain  empire 
sur  soi-même,  et  elle  punit  par  conséquent  le  moindre  manque  de 
décorum.  Mais  ces  punitions  n'ont  rien  de  très  sévère.  La  délin- 
quante est  reléguée  dans  une  cellule  spéciale,  plus  nue  que  les 
autres,  avec  une  porte  grillée;  pour  les  fautes  graves  il  y  a  le 
cachot,  un  cabinet  noir  dans  le  sous-sol,  où  l'on  n'a  pour  lit  que 
le  plancher,  pour  nourriture  que  du  pain  et  de  l'eau.  Plusieurs 
cachots  existaient  autrefois,  Mrs  Johnson  a  pu  les  fermer  tous, 
sauf  un  seul,  et  il  est  presque  hors  d'usage  depuis  un  an  ou 
deux.  Souvent  elle  est  allée  y  tenir  compagnie  à  quelque  mal- 
heureuse que  la  peur  jetait  dans  des  crises  d'hystérie,  l'exhorter 
doucement,  la  décider  à  demander  pardon;  ou,  si  elle  s'obsti- 
nait, lui  porter  des  couvertures  pour  la  garantir  contre  le  froid 
de  la  nuit.  Sauf  ces  cas  extraordinaires,  les  punitions  et  les  récom- 
penses sont  toujours  les  mêmes  :  montée  ou  descente  d'une 
division  à  l'autre.  La  première  division  constitue  ainsi  une  élite. 
Dans  les  corridors  nous  rencontrons  une  jeune  femme  qui  passe, 
un  li\Te  sous  le  bras,  décorée  du  petit  ruban  rouge. 

La  directrice  lui  frappe  afTectueusement  sur  l'épaule  :  «  Voici 
une  très  bonne  fille,  dit-elle.  Pour  rien  au  monde  elle  ne  voudrait 
perdre  ce  ruban-là.  X'est-ce  pas?  —  Et  elle  l'interpellait  par  son 
nom  de  baptême.  —  C'est  que,  si  l'on  a  une  fois  mérité  de  le 
perdre,  on  ne  le  regagne  jamais,  quoi  qu'on  fasse,  »  expliqua 
Mrs  Johnson  en  se  tournant  vers  nous. 

Nous  pénétrons  dans  les  ateliers  de  repassage,  de  couture,  de 
raccommodage.  Chaque  détenue  sort  de  prison  avec  un  état  qui 
TOME  cxxvi.  —  1894.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lui  permet,  si  elle  veut,  de  gagner  honnêtement  sa  vie.  En  outre, 
celles  qui  ne  savent  pas  lire  ont  tous  les  soirs  une  classe  obliga- 
toire de  lecture  et  d'écriture  ;  les  autres  sont  libres  d'assister  à  la 
classe  d'histoire  et  de  géographie.  Une  bibliothèque  est  à  leur 
disposition,  et  le  livre  le  plus  recherché  paraît  être  cette  œuvre 
de  pitié,  la  Case  de  l'oncle  Tom.  Elles  peuvent  emporter  des  livres 
aux  heures  de  récréation,  très  courtes  et  très  surveillées.  Tout  ce 
qui  les  empêche  de  causer  entre  elles  est  considéré  comme  un 
préservatif.  En  une  demi-heure  d'entretien,  on  revient  sur  le 
passé,  on  échange  trop  de  confidences,  on  s'exalte,  le  bien 
acquis  durant  des  semaines,  des  mois,  peut  être  perdu.  Cette  demi- 
heure  funeste  qui  est  seule  accordée  au  trop  féminin  besoin  de 
causer,  Mrs  Johnson  aspire  à  la  supprimer;  elle  cherche  le  moyen 
de  la  remplir  par  quelques  amusemens  qui  imposent  le  silence^ 
par  de  la  musique  ou  par  la  visite  de  bonnes  âmes  venues  du 
dehors.  Mais  le  choix  des  visiteuses  est  encore  chose  délicate  :  il 
ne  faut  pas  de  personnes  impressionnables,  disposées  à  l'atten- 
drissement, ni  de  curieuses  qui  prennent  plaisir  à  entendre  ra- 
conter des  histoires.  Mrs  Johnson  ne  veut  connaître  l'histoire 
d'aucune  prisonnière  ;  elle  se  défend  ce  genre  d'intérêt  trop  facile, 
les  prend  au  point  où  elle  les  trouve.  En  se  laissant  aller  à  une 
sensibilité  morbide,  on  ne  fait  pas  de  bien  à  ces  déséquilibrées  :  les 
figures  que  je  vois  dans  les  ateliers  ressemblent  à  celles  des 
malades  de  la  Salpêtrière.  Elles  sont  assises,  le  dos  tourné  à  la 
porte  pour  éviter  les  distractions,  et  ne  se  retournent  guère 
quand  nous  entrons;  j'aperçois  cependant  des  traits  veules,  des 
yeux  mornes,  des  physionomies  brutales  ou  ineptes.  Toutes  sont 
proprement  coiffées,  les  cheveux  roulés  en  nattes;  mais  le  seul 
joli  visage  est  le  minois  farouche  d'une  très  jeune  mulâtresse. 
Les  dos  qui  m'apparaissent  en  longues  rangées  expriment  je  ne 
sais  quel  laisser  aller  significatif.  Ces  ateliers,  admirablement 
ventilés  et  chauffés  à  la  vapeur  comme  toute  la  maison,  n'exhalent 
pas  plus  que  les  autres  pièces  l'odeur  fade  et  désagréable  des  ate- 
liers en  général,  ne  fussent-ils  pas  ateliers  de  prison.  Les  dé- 
tenues sont  contraintes  à  une  scrupuleuse  propreté.  Chaque  cel- 
lule renferme  les  engins  de  lavage  nécessaires,  avec  un  petit  lit, 
une  chaise,  une  Bible  et  le  règlement  accroché  au  mur;  très 
souvent  un  rosaire.  Les  quatre  cinquièmes  des  habitantes  de 
Sherborn  sont  catholiques  en  effet,  des  Irlandaises,  et  celles-là 
seules  conservent  quelque  religion;  plusieurs  même,  très  pieuses, 
communient  régulièrement  le  dimanche  dans  la  chapelle  où  les 
deux  cultes  sont  célébrés  l'un  après  l'autre.  Tombées  à  ce  degré, 
au  contraire,  les  protestantes  ne  croient  à  rien.  N'y  a-t-il  pas  lieu 
de  considérer  cette  différence?  Même  Évangile  cependant,  mêmes 


CONDITION     I>E    LA     FEMME    AUX    ÉTATS-LMS.  579 

exemples  Je  la  Cananéenne  et  du  piihlieain,  de  Maric-Magde- 
leine  et  du  larrdfe  :  et  le  désespoir  pour  les  unes,  la  confiance  im- 
périssable chez  les  autres.  Le  protestantisme  est  décidément  la 
lière  religion  de  ceux  qui  n'ont  jamais  failli. 

La  décoration  de  la  chapelle  où  le  proche  succède  à  la  messe 
paraît  dédiée  aux  catholiques.  Au-dessus  de  l'estrade,  devant 
laquelle  se  tient  l'assistance,  on  voit  une  ligure  de  la  Vierge 
entre  deux  tableaux  :  d'un  côté  le  Christ  disant  à  la  femme 
adultère  :  «  Ne  péchez  plus  »  ;  de  l'autre  l'enfant  Jésus  dans  la 
crèche,  entouré  de  misérables  qui  remplissent  une  sorte  de 
caverne  au  fond  de  laquelle  brille  une  lumière,  avec  cette  in- 
scription :  «  Un  petit  enfant  vous  conduira.  » 

Une  dame  des  environs  vient  souvent  toucher  de  l'orgue 
et  ravir  ces  créatures  impressionnables  en  leur  parlant  ainsi  le 
langage  qu'elles  peuvent  le  mieux  comprendre,  celui  qui  touche 
à  la  fois  les  sens  et  l'àme.  Sous  beaucoup  de  rapports,  cette  jeune 
femme,  artiste  et  riche,  est  l'active  collaboratrice  de  Mrs  Johnson. 
D'autres  personnes  charitables  ont  contribué  à  embellir  la  salle 
de  récréation,  qui  ne  s'ouvre  qu'à  certains  jours  de  fête,  décorée, 
comme  une  serre,  de  plantes,  de  fleurs  et  de  feuillages  où  vol- 
tigent des  oiseaux  apprivoisés.  On  y  trouve  toute  sorte  de  jeux, 
des  images;  une  représentation  théâtrale  y  est  parfois  donnée 
par  les  prisonnières  qui  fabriquent  leurs  costumes  avec  l'aide 
des  matrones.  Quelques-unes  y  apportent  beaucoup  d'entrain 
et  même  d'intelligence  ;  mais  ce  qui  les  amuse  par-dessus 
t(»ut,  c'est  le  travail  des  champs  auquel  donne  droit  une  bonne 
conduite  soutenue.  On  s'en  va  par  escouades  et  en  silence  faire  de 
l'herbe,  arracher  des  pommes  de  terre.  Rien  n'est  plus  sain,  plus 
fortifiant  que  le  contact  avec  la  terre;  aussi  Mrs  Johnson  s'elforce- 
t-elle  de  placer  dans  les  fermes  non  pas  seulement  ses  libérées, 
mais  les  filles  dont  elle  croit  pouvoir  répondre  avant  qu'elles  n'aient 
fini  leur  temps.  Il  est  si  difficile  de  se  procurer  des  hrlps  (  auxi- 
liaires; que  les  demandes  affluent  à  Sherborn  au  point  qu'on  n'y 
peut  suffire.  Envoyées  dans  des  campagnes  lointaines  où  elles 
vivent  en  rapports  quotidiens  avec  de  braves  gens  simples  et 
rudes  qui  n'ont  pas  d'autres  domestiques,  les  pécheresses  se  re- 
prennent peu  à  peu  à  la  vie  de  famille,  à  de  bonnes  habitudes; 
plusieurs  se  sont  réhabilitées  ainsi  jusqu'à  oublier  leur  passé  hon- 
teux. 

—  Il  ne  s'agit,  me  dit  Mrs  Johnson ,  que  de  réussir  à  leur  inspirer 
un  goût  très  vif,  une  passion  qui  tourne  d'un  côté  avouable. 
Vous  n'imaginez  pas  de  quelle  utilité  me  sont  les  animaux  pour 
cela.  Je  les  ai  mises  à  élever  des  vers  à  soie  ;  je  les  occupe  à  l'étable  ; 
une  fois  j'ai  eu  l'idée  de  donner  comme  récompense  à  chacune 


rJSO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

un  petit  poussin.  Ce  qu'elles  ont  placé  d'affection  sur  ce  poulet 
(jLii  grandissait  auprès  d'elles,  qui  était  leur  bien,  personne  ne 
pourrait  le  croire.  Mais  ce  sont  mes  petits  veaux  qui  ont  accompli 
la  plus  belle  conversion.  Nous  avions  ici  une  endurcie  qui,  après 
avoir  fait  son  temps,  était  retournée  dans  un  mauvais  lieu  comme 
au  seul  endroit  où  elle  se  fût  trouvée  heureuse.  Elle  revint  après 
de  nouveaux  méfaits,  résolue  à  reprendre,  dès  qu'elle  le  pourrait, 
son  ignoble  profession  pour  la  troisième  fois.  Ce  fut  alors  que 
j'essayai  de  l'intéresser  à  deux  veaux  qui  venaient  de  naître.  Je 
l'envoyais  jouer  avec  eux;  elle  les  prit  en  amitié,  s'attacha  en- 
suite à  la  laiterie  nouvellement  créée,  trouva  ainsi  sa  voie.  Elle 
est  domestique  dans  une  ferme  et  contente  de  son  sort. 

Mrs  Johnson  s'enorgueillit  de  sa  laiterie,  de  l'excellent  beurre 
qui  en  sort.  On  distrait  une  partie  du  laitage  à  l'intention  des  enfans 
de  la  maison.  Il  va  sans  dire  que  cette  réformatrice  attentive,  qui 
sait  si  bien  ce  qu'on  obtient  des  gens  en  leur  donnant  quelque  chose 
à  aimer,  s'est  servie  de  l'amour  maternel  comme  d'un  moyen 
d'action  :  il  devrait  être  le  plus  puissant  de  tous  si  la  femme  ne 
tombait  quelquefois  beaucoup  plus  bas  que  la  simple  femelle. 

Nous  traversons  une  petite  pièce  où  deux  jeunes  filles  prépa- 
rent des  biberons  et  de  la  bouillie. 

—  Ceci,  nous  explique  Mrs  Johnson,  est  la  cuisine  des  enfans. 
Nous  en  avons  une  quinzaine,  tous  nés  dans  la  prison .  Le  règlement 
ne  permet  de  les  garder  que  dix-huit  mois,  mais  je  m'arrange  pour 
oublier  leur  âge. 

Malgré  des  déceptions  réitérées,  elle  compte  toujours  que  le 
contact  de  ces  pauvres  petits  aidera  leurs  mères  à  rentrer  dans  le 
devoir;  hélas  1  pour  la  plupart  d'entre  elles,  l'enfant  n'est  que  le 
témoignage  embarrassant  d'une  faute  :  elles  ne  l'aiment  pas.  On 
a  dû  retirer  la  permission  qui  leur  était  autrefois  donnée  de  garder 
leurs  enfans  la  nuit.  Ils  étaient  maltraités,  battus,  victimes  d'im- 
pulsions violentes  et  bestiales. 

hdi  nursery  est  une  belle  grande  pièce  au  premier  étage,  ou- 
vrant sur  la  campagne  de  tous  côtés.  Nous  trouvons  là  quatorze 
bambins  de  différens  âges,  les  uns  portés  dans  les  bras  de  déte- 
nues qui  ne  sont  pas  leurs  mères,  les  autres  sous  la  surveillance 
d'une  matrone.  Je  n'ai  jamais  rien  vu  d'aussi  triste  :  ils  sont 
silencieux  comme  si  déjà  la  règle  les  écrasait,  et  leurs  pauvres 
figures  soutfreteuses  expriment  le  sentiment  vague  de  quelque 
honte.  Aucun  jouet  ne  leur  est  permis  dans  la  crainte  qu'ils  ne 
se  le  passent  les  uns  aux  autres,  car  beaucoup  d'entre  ces  produits 
de  l'ivrognerie  et  du  vice  ont  hérité  de  maladies  contagieuses. 
Trop  heureux  quand  ils  ne  sont  pas  gangrenés  au  moral  presque 
avant  de  naître  1  Mrs  Johnson  parle  à  demi-voix  d'un  petit  monstre 


CONDITION    HE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UMS.  881 

qu'elle  n"a  pu  gaidor  tant  était  incurable  sa  précoce  dépravation. 
—  O'i  t'ï^  a-l-on  fait?  —  Elle  nie  répoml  en  se  détournant  :  «  Je 
n  ai  pas  voulu  le  savoir,  on  l'a  emporté  à  la  maison  des  pauvres.  » 
Ce  que  pourra  être  l'avenir  de  cette  épave  immonde,  ce  qu'elle 
rencontrera  de  protection  et  de  pitié  ici-bas.  n'ayant  pu  réussir  à 
intéresser  mémo  une  Mrs  Johnson,  à  l'âge  qui  est  supposé  être 
celui  de  l'innocence,  on  frémit  dy  penser!  Cette  brève  et  horrible 
histoire  me  poursuit  comme  un  cauchemar. 

Pendant  l'été,  on  emmène  les  eufans  à  la  promenade,  mais 
l'hiver  ils  ne  sortent  jamais  faute  de  vètemens  chauds  ;  leurs  petites 
robes  de  cotonnade  sont  l'uniforme  de  la  prison.  Ils  ont  en  ce 
moment  leur  triste  mine  d'hiver,  prisonniers  sans  distractions,  trop 
jeunes  encore  pour  apprendre,  et  négligés  par  leurs  mères  qui 
les  réclament  rarement.  Il  semble  qu'une  mère  européenne  con- 
serverait des  entrailles  même  au  dernier  degré  de  l'abjection  ; 
la  chute  ici.  quand  elle  se  produit,  est  apparemment  plus  com- 
plète. Mrs  Johnson  lutte  contre  tous  ces  mauvais  instincts;  elle 
choisit  avec  soin  ses  assistantes,  ne  leur  laisse  qu'une  autorité 
relative.  Tout  repose  sur  elle  depuis  les  plus  hautes  questions 
jusqu'aux  moindres  détails.  Nous  sommes  conduites  dans  les 
magasins  remplis  de  chaussures,  de  mercerie,  d'étofles;  la  di- 
rectrice accueille  en  personne  les  demandes  des  prisonnières, 
les  sert  de  ses  mains.  «  Si  l'une  des  femmes  a  besoin  de  souliers, 
nous  dit-elle,  je  suis  là  pour  les  lui  fournir,  et  nous  causons. 
Je  lui  ofîre  un  verre  de  lait,  je  la  mets  en  confiance.  Il  ne  faut 
laisser  échapper  nulle  occasion  de  rapprochement.  »  L'esprit 
évangélique  est  toujours  le  même  :  toucher  les  malades  pour  les 
guérir. 

Aucun  homme  ne  réside  à  Sherborn.  Les  matrones  sont  des 
personnes  discrètes  et  bien  élevées;  le  médecin,  que  nous  allons 
voir  dans  la  pharmacie,  est  une  femme  intelligente  qui  me  semble 
animée  par  un  véritable  esprit  de  dévouement;  le  chapelain  s'ap- 
pelle miss  Ettie  Lee. 

Cependant  les  portes  continuent  à  s'ouvrir  et  à  se  refermer 
doucement  sur  notre  passage,  des  portes  qui  n'ont  rien  de  rébar- 
batif, mais  qui  sont  de  fer  néanmoins.  Nous  avons  achevé  notre 
tournée.  Mrs  Johnson  nous  fait  remarquer  que  partout  est  évité 
le  système  des  cours  étroites  et  closes,  des  hautes  murailles,  des 
précautions  visibles  contre  une  tentative  d'évasion  ou  contre  des 
communications  avec  le  dehors.  De  toutes  les  fenêtres  on  dé- 
cou^Te  les  champs,  la  basse-cour,  mais  aucun  passant  ne  peut  tra- 
verser les  terres.  Calme,  solitude,  silence,  séparation  du  monde 
extérieur,  saines  influences  de  la  nature ,  voilà  les  complices  de 
Mrs  Johnson.  Quand  elle  a  pris  en  main  la  direction  du  péni- 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tencier  de  Sherborn,  il  y  avait  souvent  nécessité  de  sévir  avec 
rigueur;  des  révoltes,  dos  menaces,  des  coups  de  couteau  se  pro- 
duisaient. Rien  de  tout  cela  n'existe  plus.  Un  fait  récent  nous  donne 
la  mesure  de  l'ascendant  qu'elle  exerce  :  tandis  qu'elle  se  rendait 
le  soir  à  la  chapelle,  les  prisonnières  suivant  derrière  elle  une 
longue  galerie,  la  lumière  électrique  s'éteignit  soudain.  Ce  fut  un 
moment  d'angoisse  pour  Mrs  Johnson,  seule  dans  l'obscurité  avec 
plus  de  trois  cents  femmes  dont  quelques-unes  pouvaient  être 
animées  de  mauvais  desseins.  Sans  perdre  la  tète  cependant,  elle 
leur  enjoint  de  faire  halte  en  silence  et  de  garder  l'attitude  régle- 
mentaire. La  lumière  va  revenir  instantanément,  dit-elle.  Mais 
non,  la  lumière  ne  revient  pas;  deux,  trois,  quatre  minutes  s'écou- 
lent, un  siècle.  Quand  enfin  la  galerie  fut  éclairée  de  nouveau, 
les  femmes  étaient  restées  droites  à  leurs  places ,  sans  bouger. 
Mrs  Johnson  raconta  ce  trait  avec  la  tranquille  fierté  d'un  général 
rendant  justice  à  la  discipline  de  ses  troupes,  dans  le  petit  salon 
confortable  et  fleuri  où  nous  étions  rentrées  après  notre  visite  à 
la  prison.  La  jeune  détenue  en  robe  à  quadruple  carreau  recou- 
verte d'un  blanc  tablier  de  femme  de  chambre  servait  le  thé. 
Mrs  Johnson  causait  gaîment.  Je  pensais  cependant  à  l'austérité 
d'une  vie  passée  par  choix  dans  un  pareil  milieu;  je  me  sentais 
pleine  d'admiration  et  de  respect  pour  cette  femme  qui,  demeurée 
veuve  et  sans  enfans,  s'est  fait  une  grande  famille  de  coupables, 
de  repenties,  et  de  déshéritées. 

n.    • —   CLUBS    ET    UOMES    d'oUVRIÈRES 

La  famille,  en  prenant  ce  mot  dans  le  même  sens  large  et  su- 
blime, la  famille  de  miss  Grâce  Dodge  est  composée  d'ouvrières. 
Son  Association  compte  plus  de  mille  membres  féminins,  que  les 
centaines  d'invitées  qui  s'intéressent  à  l'œuvre  voient  apparaître 
toutes  ensemble  lors  des  meetings  annuels.  Miss  Dodge  appartient 
à  la  ville  de  New-York;  elle  y  occupe  un  haut  rang  dans  l'Instruc- 
tion publique  {commissioner  of  éducation);  c'est  en  1884  qu'elle 
fonda  son  Association  of  working  girls  Societies,  dans  une  pauvre 
chambre  de  la  Dixième  avenue.  D'abord  elle  réunit  autour  d'elle, 
sans  leur  demander  aucune  cotisation,  une  douzaine  de  filles 
dont  les  journées  se  passaient  à  vendre  dans  les  magasins  ou  à 
travailler  dans  les  fabriques.  Au  bout  d'un  mois,  elles  étaient 
soixante,  et  s'engageaient  à  payer  chacune  vingt-cinq  sous  par 
semaine.  La  môme  société  a  maintenant  une  vaste  maison  qu'elle 
paye  125  dollars  (625  francs)  par  mois,  sous-louant  une  partie 
de  l'immeuble  pour  85  dollars,  ce  qui  réduit  le  loyer  à  40  dol- 
lars largement  couverts  par  les  versemens  des  membres.  Comme 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  o83 

dans  d'autres  organisations,  dont  j  aurai  1  occasion  de  parler,  il 
y  a  des  classes  ae  cuisine,  de  broderie,  de  couture.  11  y  a  aussi 
chaque  semaine  des  conversations  pratiques,  qui  ont  été  l'un  des 
grands  moyens  d'action  de  miss  Dodge.  Les  sujets  sont  souvent 
très  caractéristiques  des  mœurs  américaines;  par  exemple  :  Les 
amis  tnasculins:  comment  on  trouve  un  mari  ;  comment  on  gagne 
de  rargent  et  comment  on  le  garde,  etc.  Détail  admirable  :  au  sein 
de  cette  association,  devenue  florissante,  s'est  tout  de  suite  fondée 
une  espèce  de  confrérie  pour  aider  plus  pauvre  que  soi. 

On  m'assure  que  l'esprit  d'imitation  atténue  promptement 
dans  les  clubs  cette  extrême  grossièreté  qui  n'est  que  trop  habi- 
tuelle chez  les  Américaines  de  la  classe  ouvrière,  quoiqu'elles 
aient  fréquenté  les  écoles  publiques,  preuve  nouvelle  qu'instruire 
et  élever  sont  choses  différentes.  Il  est  bien  regrettable  que  toutes 
les  demoiselles  de  magasins  de  New- York  ne  fassent  pas  partie 
de  ces  clubs.  Le  seul  mot  servir,  implique  sans  doute  pour  elles 
une  honte.  Plus  le  magasin  est  inférieur,  plus  le  sentiment  de 
légalité  sociale  semble  agressif  chez  ses  employées.  Or  le  club  a 
l'avantage  de  mettre  en  contact  des  personnes  bien  placées  dans 
des  maisons  de  premier  ordre  avec  de  pauvres  débutantes.  Les 
ouvrières  des  manufactures  de  jute,  de  soie,  de  papier,  de  tapis,  de 
cigarettes,  etc.,  sont  mêlées  à  des  couturières  et  à  des  employées 
de  commerce,  de  la  meilleure  sorte;  en  très  peu  de  temps  l'effet 
contagieux  de  l'exemple  se  produit. 

L'Association  dont  miss  Dodge  a  été  l'organisatrice  a  pour 
but  d'unir,  de  protéger  et  de  fortifier  les  intérêts  des  diverses  so- 
ciétés d'ouvrières,  créées  sur  le  modèle  de  la  première, en  les  ras- 
semblant dans  un  même  faisceau.  Intimement  jointe  à  ce  groupe 
est  la  maison  nommée,  sur  le  rivage  nord  de  Long  Island,  Bo- 
liday  House.  Une  dame  généreuse  a  mis  cette  vaste  demeure 
avec  les  prairies  et  les  bois  qui  l'entourent  à  la  disposition  des 
ouvrières  que  l'état  de  leur  santé  force  à  se  reposer.  Moyennant 
quinze  francs  par  semaine  on  jouit  à  Holiday  House  de  tous 
les  bienfaits  et  de  tous  les  agrémens  de  la  campagne.  Les  clubs 
font  les  frais  du  voyage  ;  ils  ont  tous  des  fonds  pour  le  change- 
ment d'air,  fresh  air  fnnds,  et  s'entendent  d'ailleurs  pour  cela 
avec  la  Société  des  ouvrières  en  vacance,  composée  de  quelques 
jeunes  filles  riches,  qui,  tout  en  parcourant  le  monde  pour  leur 
propre  plaisir,  n'oublient  pas  que  d'autres  jeunes  filles,  attachées 
à  leur  tâche,  n'ont  ni  l'occasion  ni  le  moyen  de  voyager.  Elles 
s'occupent  donc  de  découvrir  à  la  campagne  des  fermes  où 
leurs  protégées  trouvent  à  bas  prix  une  installation  suffisante  ; 
elles  obtiennent  des  places  de  chemins  de  fer,  des  billets  à  prix 
réduits  pour  celles  dont  la  famille  demeure  loin  ;  elles  procurent 


5S4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dos  billets  gratuits  d'excursion  à  colles  qui  ne  peuvent  prendre 
qu'un  trùs  court  congé.  Ce  qui  rachète  le  luxe  efîréné  de  New- 
York,  c'est  une  dépense  égale  d'intelligente  philanthropie.  Quand 
niapparaissent  par  exemple  dans  Fifth  Avenue  les  palais  des  Van- 
derbilt,  je  me  dis  que  cotte  richissime  famille  a  bien  le  droit  de 
se  loger  royalement  ayant  contribué  à  l'abri  matériel  et  au  pro- 
grès social  d'un  grand  nombre.  Les  associations  chrétiennes 
d'hommes  et  de  femmes  n'ont  pas  eu  de  patrons  plus  généreux. 

Au  coin  sud-ouest  de  la  rue  23  sont  les  bâtimens  de  tlic 
Young  Mevùs  Christian  Association,  avec  leur  entourage  de  ter- 
rains réservés  aux  exercices  athlétiques.  Là,  7000  jeunes  gens 
qui,  sans  ce  refuge,  passeraient  probablement  leur  soirée  d'une 
façon  moins  saine,  trouvent  dos  livres,  des  conférences,  des  classes, 
des  jeux,  toutes  les  occasions  de  s'instruire  et  de  s'amuser  honnê- 
tement. D'innombrables  visiteurs  s'ajoutent  aux  membres  régu- 
liers. Ceux-ci  ne  couvrent  guère  qu'un  tiers  des  dépenses  qui 
montent  à  cent  mille  dollars  par  an  ;  ce  sont  des  amis  qui  l'ont  le 
reste.  De  même  dans  la  Quinzième  rue  les  regards  des  passans 
sont  frappés  par  une  construction  élégante  en  pierre  brune  où  res- 
sortont  les  mots  :  Young  Wojnens  Christian  Association.  J'y  entre 
un  soir;  les  nègres  du  vestibule  me  conduisent  dans  la  très  jolie 
chapelle,  puis  dans  le  vaste  sitting  room  qui,  avec  ses  sièges  confor- 
tables, ses  divans,  ses  tapis,  a  toute  l'apparence  d'un  salon  de 
famille.  Je  monte  par  l'ascenseur  au  premier  étage,  j'atteins  la 
bibliothèque,  les  salles  de  lecture  où  l'on  peut  se  procurer  tous 
les  journaux,  tous  les  magazines;  la  jeune  bibliothécaire  m'intro- 
duit dans  une  espèce  d'atelier;  ici  les  élèves  de  l'école  de  dessin  voi- 
sine viennent  chercher  des  modèles;  les  partitions  et  les  morceaux 
de  musique  sont  prêtés  gratuitement;  il  y  a  une  classe  de  sténo- 
graphie, d'écriture  à  la  machine  ;  on  prend  des  leçons  pour  la 
tenue  des  livres.  Attenant  à  la  maison,  avec  une  entrée  distincte, 
se  trouve  le  restaurant.  Salles  bien  éclairées  et  ventilées,  où  sur 
de  petites  tables,  servies  avec  les  recherches  d'une  minutieuse 
propreté,  des  femmes,  occupées  tout  le  jour  dans  les  adminis- 
trations, les  écoles  ou  les  ateliers  trouvent  un  bon  repas  au 
prix  le  plus  modeste.  Celles  qui  sont  là  ont  l'air  de  dames;  pour- 
tant il  y  a  encombrement,  chacune  attendant  son  tour.  Je  vois 
payer  trente  sous  un  dîner  de  cinq  plats,  café  compris,  ces  plats 
minuscules  que  l'on  sort  à  la  fois,  sans  se  soucier  qu'ils  refroi- 
dissent, dans  tous  les  hôtels  d'Amérique  qui  ne  sont  pas  sur  le  plan 
européen  ;  ils  font  penser  à  un  menu  japonais  ou  à  une  dînette  de 
poupée.  L'entremets  ne  manque  pas,  l'éternelle  crème  glacée,  ice 
crcam. 

Aux  bâtimens   de   l'Association   chrétienne  est  annexée  cet 


CONDITION    DE    LA    FEM.Mi:    AUX    ÉTATS-L'MS.  585 

Exchange  for  \Vomans  Work  qui  n'est  autre  qu'une  maison  de 
commerce  fondée  sur  des  principes  charitables  et  qui  existe 
plus  ou  moins  tlorissanto  dans  toutes  les  villes  d  Amérique.  Des 
femmes  de  conditions  diverses  apportent  leurs  ouvrages  qui  sont 
vendus  sans  nom  d'auteur,  ouvrages  à  l'aiguille,  depuis  les  plus 
délicats  jusqu  aux  plus  communs,  tricots,  écrans,  tapisseries, 
linge  confectionné,  éventails,  objets  d'art  et  de  fantaisie.  L'un 
dt'S  bazars  les  mieux  approvisionnés  que  j  aie  vus  en  ce  genre  est 
à  Philadelphie;  la  pâtisserie,  les  confitures,  les  friandises  et  les 
conserves  y  tiennent  une  grande  place.  Toutes  les  commandes 
sont  reçues,  que  ce  soit  pour  dîners  ou  pour  trousseaux,  layettes, 
linge  de  maison,  raccommodage;  chacun  s'impose  le  devoir 
d'acheter  là  le  plus  possible.  On  prélève  dix  sous  par  dollar  sur 
la  valeur  de  la  vente  et  le  reste  est  remis  à  l'ouvrière  anonyme  ([ui 
doit,  si  elle  n'est  pas  des  plus  habiles,  se  perfectionner  à  l'école 
d'apprentissage  faisant  partie  de  l'établissement,  car  on  n'expose 
que  des  produits  sans  reproche.  Ce  sont  les  souscriptions  qui 
payent  le  loyer,  le  chaulTage,  le  gaz  et  autres  frais  de  la  maison. 
Non,  la  richesse  en  Amérique  n'est  pas  sans  àuie.  Je  ne  l'ai 
jamais  mieux  senti  qu'en  visitant  les  homes  d'ouvrières  (|ui  ne 
veulent  pas  être  des  œuvres  di'  bienfaisance,  mais  de  simples 
entreprises  coopératives.  Avant  de  les  aborder,  voyons  combien 
la  vie  matérielle  est  difficile  et  coûteuse  dans  les  graniles  villes, 
cherchons  à  découvrir  la  contre-partie  de  la  prodigieuse  opulence 
qui  s'étale  dans  les  quartiers  élégans  de  New- York.  Pour  cela  il 
suffit  de  prendre  successivement  plusieurs  elevaled  et  de  passer, 
comme  si  vous  étiez  portés  par  lu  bé({uille  d'Asmodée,  au-dessus 
des  parties  de  la  ville  qui  ne  sont  pas  à  la  mode.  Vous  liiez  dans 
les  airs  sur  un  léger  viaduc  soutenu  de  loin  en  loin  pardes  piliers  de 
fer.  Dune  hauteur  qui  varie  du  premier  au  troisième  étage,  vous 
plongez  vos  regards  dans  une  espèce  de  gouffre  rougeâtre,  bariolé 
d'enseignes  et  d'affiches,  où  grouillent  d'innombrables  passans  tous 
pressés,  affairés,  marchant  à  grands  pas,  sans  rien  regarder  autour 
d'eux.  D'ailleurs  il  n'y  a  rien  à  voir,  rien  que  l'éternel  alignement 
des  hautes  façades  rouges  d'une  ennuyeuse  uniformité.  Précédées 
de  leur  perron  raide  et  revèche,  elles  semblent  dire  aux  petites 
gens  :  —  Xous  n'avons  fait  aucun  frais;  ceci  est  bon  pour  les 
pauvres.  S  ils  ne  peuvent  mettre  que  deux  ou  trois  mille  francs  à 
leur  appartement,  tant  pis  pour  eux.  —  Impossible  de  distinguer 
l'une  de  l'autre  ces  physionomies  de  grès  ou  de  brique  sans  l'ombre 
d'expression  ni  d'originalité.  Descendez  à  la  fin  dans  une  des  rues 
en  question  et  vous  serez  étonnés  du  soin  que  sous  chaque  porche 
le  numéro  met  à  se  cacher,  au  lieu  d'être  comme  chez  nous  en 
évidence;  \q  janitor  invisible  vous  fera  comprendre  combien  a  été 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

méconnu  l'excollent  portier  parisien;  et  la  servante  irlandaise, 
malpropre,  ignorante,  familière,  vous  donnera  par  comparaison  la 
plus  haute  idée  de  l'humble  bonne  à  tout  faire  des  «  vieux  pays  ». 
Sans  doute  les  victuailles  communes  ne  sont  pas,  vu  leur  extraor- 
dinaire abondance,  plus  chères  qu'à  Paris  sur  le  marché,  mais 
avec  de  pareilles  cuisinières  on  est  réduit  au  >itcak  quotidien,  tou- 
jours le  steak.  Si  elles  savent  le  cuire  à  point,  elles  se  trouveront 
fort  habiles  et  demanderont  incontinent  de  l'augmentation. 

Il  est  donc  facile  de  s'expliquer  la  préférence  accordée  à  la 
pension  par  les  personnes  qui  ne  peuvent  dépenser  beaucoup; 
plutôt  que  de  tenir  maison,/©  keep  house,  elles  choisissent,  parmi 
les  gîtes  de  diverses  catégories,  —  il  y  en  a  de  très  élégans  et 
d'infmiment modestes,  —  où  nourriture,  chauffage,  éclairage,  ser- 
vice, sont  fournis  en  bloc  à  tant  par  mois  ou  par  semaine.  Une 
telle  ressource  est  précieuse  pour  les  femmes  qui  ont  une  car- 
rière dont  elles  ne  veulent  pas  être  détournées  par  les  tracas 
domestiques  ;  or  en  Amérique  ces  femmes  forment  une  légion  ; 
institutrices  d'abord,  dans  les  écoles  publiques  ;  en  ne  comptant 
que  celles-là,  leur  nombre  est  de  245098  contre  123287  professeurs 
mâles;  service  du  Gouvernement  :  à  Washington  seulement  6105, 
ailleurs  2104,  sans  compter  les  6  285  directrices  de  postes. 

Comment  ces  femmes-là  seraient-elles  ce  que  nous  appelons 
des  femmes  d'intérieur?  Je  sais  bien  qu'une  éminente  mathéma- 
ticienne de  Baltimore,  Mrs  Christine  Ladd  Franklin,  s'est  élevée, 
dans  sa  biographie  si  française  de  Sophie  Germain  (1),  contre 
le  préjugé  qui  veut  qu'une  savante  ne  soit  qu'une  savante.  Elle 
en  avait  le  droit.  Mariée  à  un  mathématicien,  elle  donne  le  plus 
éclatant  démenti  à  toutes  nos  vieilles  notions  de  rivalité  des 
sexes,  en  même  temps  qu'elle  a  prouvé  que  les  travaux  les  plus 
abstraits  sont  compatibles  avec  les  devoirs  d'épouse  et  de  mère, 
mais  elle  est  l'exception,  elle  est  purement  et  simplement  un 
exemple  d'admirable  équilibre  américain  qu'on  peut  opposer  à 
l'histoire  d'une  Sophie  Kovalevsky. 

Règle  générale,  la  vie  est  trop  courte  pour  qu'il  soit  possible 
d'y  faire  entrer  tant  d'intérêts,  tant  de  préoccupations  contraires, 
et  c'est  faute  d'admettre  cette  vérité  qu'on  risque  de  ne  se  donner 
à  rien  sérieusement.  Aussi  une  fiancée  américaine  me  disait-elle 
en  m'annonçant  son  prochain  mariage  :  —  Nous  aurons  un  chez- 
nous  quand  nos  affaires  nous  le  permettront.  —  Elle  écrivait;  son 
mari  allait  à  un  office  quelconque;  chacun  d'eux  avait  son  club. 

Si  le  club  et  la  pension  sont  utiles  à  tous  les  gens  occupés 
qui  n'ont  pas  encore  fait  fortune,  combien  à  plus  forte  raison 

(1)  The  Centurij  Magazine,  octobre  1894. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AL'X    ÉTATS-UNIS.  o87 

sont-ils  indisp^sables  à  la  classe  ouvrière!  On  vous  parle  vo- 
lontiers à  New-York  des  premiers  sujets  du  commerce  qui  se  font 
cinquante  dollars  par  semaine,  des  couturières  et  des  modistes 
habiles  qui  i^aj^nent  facilement  de  dix  à  quinze  francs  par  jour  dans 
les  grandes  maisons  émules  de  celles  de  Paris.  Soit,  tous  les  artistes 
sont  bien  payés  en  Amérique,  l'artiste  en  robes  et  en  chapeaux 
comme  les  autres:  mais  tout  le  monde  n'est  pas  artiste,  il  y  a 
l'armée  des  manœuvres. 

Sait-on  que  la  simple  working-girl  ne  reçoit  eu  moyenne  tous 
les  huit  jours  que  vingt-cinq  ou  vingt-six  francs?  Or,  les  moindres 
loyers  sont  énormes;  d'autre  part,  le  tenement  hoiisc  des  quartiers 
populeux  est  un  antre  de  vice  et  d'insalubrité  qui  délie  toute  des- 
cription. Situé  au  milieu  dos  tripots,  de  ces  débits  de  liqueur  qui 
s'intitulent  saloons,  des  bals  de  bas  étage,  il  n'otîre  à  ses  locataires 
qu'une  misérable  installation,  si  misérable  qu'elles  peuvent  être 
tentées  de  chercher  refuge  dans  les  plus  mauvais  lieux  afin  seule- 
ment d'y  avoir  chaud.  11  faut  donc  plaindre  la  petite  ouvrière  sans 
famille,  ou  séparée  de  sa  famille  par  le  besoin  d'indépendance  qui 
est  pour  ainsi  dire  une  qualité  nationale.  Sa  destinée  serait  pire 
encore  si  d'en  haut  le  secours  n'arrivait,  tout  à  fait  impersonnel 
et  déguisé  de  façon  à  ne  pouvoir  être  confondu  avec  l'aumône. 
Peut-être  ce  sentiment  de  solidarité  qui  s'étend  du  riche  au 
pau^Te  est-il  plus  naturel  qu'ailleurs  dans  une  société  où  les 
grandes  fortunes  se  font  en  un  clin  d'oeil  et  où  beaucoup  de  gens 
devenus  très  riches  gardent  encore  la  mémoire  toute  fraîche 
de  leurs  propres  années  d'épreuve.  Ce  qui  est  certain,  c'est  qu'il 
suffit  de  l'initiative  d'une  âme  généreuse  pour  que  les  do- 
nations abondent.  Grâce  à  elles,  dans  une  partie  respectable 
de  la  ville  un  honie  s'élève  tout  à  coup,  une  grande  maison 
suffisamment  chauffée,  avec  un  bel  escaliei-  conduisant  à  de 
bonnes  chambres,  peut-être  des  dortoirs  à  trois  et  quatre  lits, 
mais  si  propres, si  vastes!  Une  table  d'hôte  substantielle  est  servie 
à  des  heures  commodes,  et  tout  cela  est  à  la  disposition  des  ou- 
vrières, tout  cela  ne  leur  coûte  pas  plus  cher  que  l'ignoble  garni. 
Elles  ont  des  livres  par  surcroît;  en  cas  de  maladie  elles  sont  soi- 
gnées. Liberté  parfaite  :  rien  ne  les  empêche  de  recevoir  leurs 
connaissances,  hommes  et  femmes,  dans  un  vrai  salon,  où  ne 
manque  rien,  pas  même  le  piano,  où  l'on  donne  régulièrement 
de  petites  soirées  ;  le  seul  règlement  qui  s'impose  est  de  rentrer 
à  dix  heures.  Qui  donc  s'étonnerait  du  succès  des  homes  d'ou- 
vrières devenus  si  nombreux  à  New- York,  bien  qu'il  n'y  en  ait 
pas  encore  assez?  J'ai  visité  deux  ou  trois  d'entre  eux  auxquels  on 
ne  peut  adresser  qu'un  reproche ,  c'est  de  donner  à  la  fille  pau  vre  des 
habitudes  que  son  futur  mari  aura  grand'peine  à  lui  conserver. 


588  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  condition  pour  être  admise  dans  ces  excellentes  pensions  est, 
outre  une  moralité  irréprochable,  le  fait  de  ne  pas  gagner  au 
delà  d'une  somme  déterminée.  Il  y  a  des  homes  de  toute  caté- 
gorie, il  y  en  a  même  pour  les  dames  qui  se  livrent  à  des  tra- 
vaux intellectuels;  the  ladies  Christian  Union,  la  maison  mère, 
dans  un  beau  quartier,  peut  contenir  85  pensionnaires,  et  elle 
est  toujours  pleine;  le  prix  de  la  pension  passe  à  la  table  et  au 
ménage,  les  autres  frais  sont  à  la  charge  des  fondatrices.  Une 
branche  de  cette  maison  est  spécialement  consacrée  aux  em- 
ployées de  magasins.  —  H  y  a  môme  des  homes  pour  les  toutes 
jeunes  filles  qui  s'acquittent  par  le  travail  domestique.  Elles  ap- 
prennent à  se  servir  de  la  machine  à  coudre,  elles  s'exercent  à 
blanchir  et  à  raccommoder. 

Les  ouvrières  sans  emploi  attendent  une  place  dans  des  homes 
temporaires  à  bas  prix.  Primerose  House  sert  d'asile  aux  conva- 
lescentes, aux  isolées  dont  le  salaire  est  insuffisant.  Si  elles  ne 
gagnent  qu'un  dollar  par  semaine,  on  leur  demande  25  sous,  50  si 
elles  en  gagnent  deux,  ainsi  de  suite  ;  quand  elles  arrivent  à  gagner 
plus  de  cinq  dollars  on  les  engage  à  aller  demeurer  ailleurs.  Tous 
les  clubs  sont  aussi  des  bureaux  de  placement. 

Les  autres  villes  d'Amérique  ont  suivi  l'élan  donné  par 
miss  Dodge  (1).  Les  excellentes  associations  de  Boston  s'efforcent 
de  former  des  domestiques,  elles  veillent  sur  les  voyageuses 
inconnues  et  désemparées,  envoyant  leurs  agentes  aux  bateaux 
pour  fournir  conseils  et  renseignemensà  celles  qui  en  ont  besoin. 
Baltimore  est  peut-être  la  ville  où  les  différentes  églises  s'en- 
tendent le  mieux  pour  ces  œuvres  si  utiles  ;  les  sociétés  protes- 
tantes ayant  admis  sans  discussion  dans  leur  sein  les  catholiques, 
la  maison  dite  de  Saint-Vincent  s'est  ouverte  avec  une  tolérance 
égale  aux  protestantes.  Philadelphie,  la  cité  des  quakers,  est  assez 
exclusive  au  contraire,  mais  elle  ne  se  laisse  dépasser  par  aucune 
autre  ville  en  munificence.  La  gtiilde  des  ouvrières  du  New  Cen- 
tury  est  renommée.  Des  centaines  de  jeunes  filles  y  trouvent  toute 
sorte  de  leçons  pour  se  perfectionner  dans  les  travaux  manuels  ;  on 
voit  venir  le  temps  où  elle  se  transformera  en  un  collège  des  arts 
et  métiers  qui,  à  sa  manière,  vaudra  bien  les  autres.  Et  toujours 
le  même  soin  donné  au  développement  moral,  comme  l'atteste 
le  club  qui  porte  ce  nom  curieux  :  «  Club  d'une  fois  par  jour.  » 
Les  membres  signent  l'engagement  de  chercher  à  rendre  tous 
les  jours  un  service,  —  si  petit  qu'il  soit,  —  à  une  personne 
qu'elles  n'aient  aucune  obligation  d'aider.  L'hospitalité  de  nuit 
sur  une  vaste  échelle  est  associée  à  plusieurs  de  ces  homes.  Les 

(1)  Voir  l'article  sur  la  Cuiiditlon  deà-  femmes  en  Ainêvique,  Chicago,  1"  juillet. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉrATS-UNIS.  589 

restaurans  d'ouvrières  comniiiniquent  à  Je  grands  cabinets  de 
toilette  très  fréquentés  par  les  tîUes  de  magasins  si  souvent  logées 
à  l'étroit. 

Dans  l'Out'st .  il  y  a  pour  les  employées  des  fabriques  certaines 
[tensions  si  confortables  que  beaucoup  de  personnes  d'une  tout 
autre  classe  y  venaient  pour  des  raisons  d'économie  et  qu'il  fallut 
leniédier  à  cet  abus  par  un  règlement.  C'est  à  Saint-Paul  qu'une 
demoiselle  catbolique ,  miss  J.  Schley,  ouvrit  avec  un  capital 
de  l2o  dollars  son  home  de  jeunes  11  lies  qui  se  recommande  par 
des  traits  assez  particuliers,  étant  le  séjour  même  de  la  gaîté.  Tous 
les  soirs  les  habitantes  dansent  au  piano,  plusieurs  fois  dans 
l'hiver  elles  invitent  leurs  amis  à  de  petits  bals;  ces  mêmes 
jeunes  gens  se  joignent  à  leur  club  littéraire  qui  tous  les  quinze 
jours  a  une  séance  de  musique  et  de  récitation;  personne  ne 
peut  faire  partie  de  la  société  sans  être  reconnu  capable  de  con- 
tribuer en  quelque  façon  à  l'amusement  des  autres,  par  consé- 
quent les  sots  se  trouvent  élagués,  ce  qui  existe  dans  si  peu  de 
cercles  mondains  :  on  repousse  aussi  les  personnes  âgées  de 
plus  de  trente  ans,  les  veuves  et  les  divorcées.  Ces  conditions 
favorables  amènent  beaucoup  de  mariages  ;  ils  sont  célébrés  dans 
l'institution  par  un  repas  de  noces  offert  aux  conjoints. 

Mais  j'ai  peur  vraiment  de  donner  l'idée  d'une  vie  de  Cocagne 
assurée  par  les  progrès  de  la  sociologie  aux  ouvrières  américaines; 
ce  serait  tout  le  contraire  de  la  vérité;  elles  luttent  très  péni- 
blement pour  l'existence,  malgré  l'appui  qui  leur  vient  des  églises 
et  des  particuliers.  Leur  situation  cependant  s'améliore  de  jour 
en  jour,  par  les  raisons  mêmes  qui  réduisent  tant  d'hommes  au 
triste  rôle  de  mécontens  etd'  «  inoccupés  »  [unemployed).  Lorsque 
l'intervention  croissante  et  perfectionnée  des  machines  rend  su- 
perflue la  dépense  de  force  humaine,  l'ouvrier  laisse  à  l'ouvrière 
la  part  de  besogne  qui  n'exige  que  de  l'attention  et  de  l'adresse; 
bien  entendu  elle  se  contente  d'un  modique  salaire.  Les  femmes 
gagnent  moins  que  les  hommes  dans  presque  toutes  les  branches, 
depuis  le  professorat  jusqu'au  travail  manuel;  on  crie  à  l'injus- 
tice, mais  sans  possibilité  d'y  remédier  jusqu'à  présent.  N'est-ce 
pas  quelque  chose,  après  tout,  que  de  s'être  ouvert  en  si  grand 
nombre  des  débouchés  qui  n'existaient  pas,  il  y  a  bien  peu  d'an- 
nées encore?  On  compte  aujourd'hui  jusqu'à  343  industries  où 
les  Américaines  ont  accès. 

Un  compétiteur  acharné  du  sexe  faible  pour  les  industries 
même  qui  sembleraient  de  droit  être  réservées  à  celui-ci,  c'est 
le  Chinois.  Il  s'entend  à  merveille  au  service  domestique  et  s'en 
est  emparé  complètement  à  San  Francisco.  Il  se  glisse  dans  beau- 
coup de  fabriques  où  travaillent  les  femmes.  A  New-York  il  acca- 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parc  le  blanchissage.  De  fait  est-ce  bien  un  homme,  cet  être 
hybride  et  mystérieux  au  costume  énigmatique  comme  son  visage 
blême  où  s'cntr'ouvrent  à  peine  deux  yeux  en  virgule?  Un  petit 
chapeau  rond,  de  larges  pantalons  pareils  à  une  jupe  fendue  en 
deux,  une  espèce  de  casaquin,  le  tout  en  drap  gros  bleu,  un 
parapluie  sous  le  bras,  voilà  le  type  auquel  tous  les  Chinois  ressem- 
blent si  parfaitement  qu'il  serait  difficile  de  les  distinguer  l'un 
de  l'autre  dans  les  cars,  les  bateaux,  etc.  Son  immobilité  a  quelque 
chose  de  fantastique;  dissimulé  derrière  ses  grandes  manches,  il 
a  l'air  de  ne  rien  voir  à  la  façon  des  chats.  Dans  les  rues  si  géné- 
ralement mal  entretenues,  transformées  en  lacs  de  boue  quand  la 
pluie  tombe,  il  passe  avec  une  vitesse  féline,  chaussé  de  hautes  pan- 
toufles blanches  qui  jamais  n'ont  reçu  la  moindre  éclaboussure. 
J'ai  rencontré  beaucoup  de  Chinois  et  point  de  Chinoises.  Les 
nègres  ont  des  enfans  par  douzaines,  les  Chinois,  malgré  la  réputa- 
tion qu'ils  se  sont  acquise  de  pulluler,  gardent  tous  à  New-York  l'ap- 
parence de  célibataires.  Ils  le  sont.  D'honnêtes  industriels  yankees, 
je  parle  par  ouï-dire,  leur  amènent  en  contrebande  quelques  échan- 
tillons féminins  de  la  race  jaune  dans  les  antres  de  Chinatown,  un 
quartier  peu  recommandable,  qui  fait  suite  à  la  populeuse  Bowery, 
aux  quartiers  allemand,  italien  et  juif.  La  nuit,  des  lanternes  mul- 
ticolores se  balancent  au-dessus  des  boutiques  d'opium.  Ces  gens, 
d'une  moralité  douteuse,  sont  merveilleusement  adroits,  très  ingé- 
nieux, et  réussissent  apparemment,  en  quelque  pays  qu'ils  se  trou- 
vent, à  vivre  de  peu. 

Pour  revenir  aux  ouvrières,  le  lot  des  plus  honnêtes  d'entre 
elles  est  donc  amélioré  autant  que  possible  par  la  sollicitude 
dont  elles  sont  l'objet.  Il  n'est  pas  admis  que  les  femmes  abor- 
dent une  besogne  trop  fatigante  et  trop  rude.  L'habitude  qu'ont 
les  Européennes  de  travailler  aux  champs  par  exemple  comme 
des  bêtes  de  somme  semble  barbare  aux  Américains;  la  pensée 
que  des  femmes  puissent  être  employées  dans  les  mines  les  révolte. 
Cependant  le  régime  des  manufactures  de  tabac  et  des  filatures 
de  coton  a  bien  son  genre  de  dureté.  Beaucoup  de  petites  ouvrières 
commencent  à  travailler  vers  douze  ou  treize  ans  ;  l'âge  ordinaire 
est  quatorze  ans.  Après  vingt-cinq  ans  leur  nombre  décroît  :  sans 
doute  le  mariage  en  est  cause.  Le  nom  de  working-girls  qu'on 
leur  donne  est  donc  juste  ;  ce  sont  pour  la  plupart  des  jeunes  filles. 

Avant  d'en  finir  avec  elles,  je  tiens  à  reconnaître  l'extrême 
courtoisie  que  j'ai  rencontrée  dans  les  bureaux  de  Washington,  le 
département  du  Travail  [departmenl  of  Labor)  ayant  mis  à  ma 
disposition  des  rapports  officiels  inestimables  rédigés  d'après  les 
enquêtes  faites  de  ville  en  ville  par  ses  agentes  :  les  femmes  sont 
supposées  pouvoir  apprécier  mieux  que  ne  feraient  les  hommes  ce 


1 


C.O^'DlTlO^    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  591 

qui  concerne  leur  sexe.  Il  y  a  là  des  statisti(jues  soigneusement 
dressées  et  des  détails  recueillis  en  abondance  sur  les  divers  mé- 
tiers, le  salaire,  les  habitudes  des  ouvrières,  les  conditions  géné- 
rales de  leur  vie.  La  question  des  mœurs  est  même  traitée,  non 
pas  à  fond,  ce  qui  serait  impossible,  le  vice  et  la  misère  ayant  tant 
de  tristes  replis,  mais  au  point  de  vue  de  la  débauche  profes- 
sionnelle. Cette  fraction  du  rapport,  avec  quelques  autres  détails 
relatifs  à  la  Californie,  est  seule  fournie  par  les  agens  masculins 
du  ministère.  Il  ne  semble  pas,  à  les  en  croire,  que  les  prosti- 
tuées proprement  dites  se  recrutent  dans  les  rangs  des  ouvrières; 
le  grand  nombre  des  tilles  perdues  sort  directement  de  la  famille 
sans  métier  préalable,  ou  bien  encore  de  la  domesticité,  domes- 
tiques d'hôtel  surtout,  qui  peu  à  peu  descendent  au  plus  bas. 
Beaucoup  d'étrangères  parmi  elles.  L'immigration  qui  ht  jadis  la 
richesse  de  l'Amérique  est  maintenant  une  de  ses  plaies.  L'écume 
du  monde  européen  vient  s'agglomérer  dans  les  bas  quartiers 
des  grandes  villes  et  y  reste. 

III.    —    LA    VIE    DOMESTIQUE 

L'ouvrière  mariée  a-t-elle  les  qualités  de  ménagère  qui  existent 
ici  dans  la  même  classe?  Je  suis  loin  de  le  croire.  En  tout  cas 
ces  qualités  ne  sont  pas  innées  chez  elle,  comme  chez  la  Fran- 
çaise. Lorsqu'un  comité  de  dames  s'intéressant  au  sort  des  jeunes 
filles  qui  encombrent  les  fabriques  de  tabac  et  de  chapeaux  de  Bal- 
timore eut  ouvert  à  leur  intention,  il  y  a  quatre  ans,  une  école  de 
ménage  et  entrepris  de  leur  apprendre  ce  qu'une  Baltimorienne 
toute  dévouée  à  la  question  moderne  de  l'avancement  de  la 
femme,  miss  Elizabeth  King,  n'hésite  pas  à  placer  bravement  au 
premier  rang  des  devoirs,  il  fallut  commencer  par  l'a  6  c  pour  ainsi 
dire.  Ces  malheureuses  ne  savaient  ni  balayer,  ni  épousseter,  ni 
mettre  le  couvert,  ni  peler  une  pomme  de  terre.  Et  presque  toutes 
étaient  élèves  des  écoles  publiques ,  suffisamment  instruites  sur 
des  points  beaucoup  moins  essentiels!  Miss  King  raconte  que  les 
progrès  assez  vite  obtenus,  dont  profita  dans  maint  intérieur 
d'artisan  la  table  de  famille,  assurèrent  une  véritable  vogue  aux 
classes  de  cuisine  ;  chaque  jour  les  jeunes  filles  à  la  sortie  de  leur 
grammar  school  (intermédiaire  entre  l'école  primaire  et  l'école 
supérieure,  high  school),  venaient,  fatiguées  cependant  du  travail 
de  la  journée,  demander  des  leçons.  Il  s'ensuivit  une  heureuse 
entente  entre  les  écoles  de  grammaire  et  celles  de  cuisine.  Comme 
le  dit  avec  une  haute  raison  miss  King,  l'éducation  primaire  et 
secondaire  ne  pourra  se  flatter  d'avoir  réussi  qu'après  que  les 
connaissances  acquises  se  seront  appliquées  là  où  le  besoin  s'en 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait  universellement  sentir  :  dans  le  mënage.  Puissent  les  réforma- 
trices du  monde  entier  être  de  sou  avis!  Personne  alors  ne  craindra 
plus  que  le  «  mouvement  féministe  »  marche  trop  vite. 

Aujourd'hui  on  cherche  en  Amérique  à  relever  dans  l'estime 
des  femmes  ce  domaine  négligé,  le  ménage,  par  l'étiquette  de 
«  science  domestique  »  dont  ou  le  pare.  La  science  domestique  est 
enseignée,  je  l'ai  montré  déjà,  dans  les  écoles  publiques  et  les 
Associations  chrétiennes.  On  apprend  ainsi  à  faire  systématique- 
mont  ce  qui  ailleurs  se  fait  sans  y  penser  et  un  peu  au  hasard.  La 
raison  de  chaque  chose  est  donnée,  les  vertus  nutritives  de  chaque 
aliment  sont  expliquées,  l'anatomie  de  l'animal  dépecé  pour 
la  boucherie  devient  un  sujet  d'étude,  ainsi  que  l'action  de  l'eau 
et  de  la  chaleur  dans  la  préparation  des  mets.  Reste  à  savoir  si  le 
pédantisme  n'est  pas  un  ingrédient  dangereux  :  le  vieux  pro- 
verbe du  pays  où  l'on  s'y  entend  veut  qu'on  naisse  rôtisseur. 
Quoi  qu'il  en  soit,  l'important  est  d'exciter  par  un  moyen  ou  par 
un  autre  l'émulation  dos  Américaines  dans  cette  voie  qui  n'est 
point  de  leur  goût.  Les  facilités  qu'ofîrent  la  pension,  le  club  et 
le  restaurant  ont  amené  chez  beaucoup  d'entre  elles  l'efface- 
ment des  qualités  que  nous  avons  coutume  de  considérer  comme 
étant  par  excellence  celles  de  leur  sexe.  Il  s'ensuit  que  maints 
rouages  presque  imperceptibles  auxquels  nous  ne  songeons  guère, 
tant  leur  fonctionnement  est  en  France  chose  convenue,  man- 
quent dans  presque  tous  les  intérieurs  où  les  dollars  ne  foison- 
nent pas. 

Certes  on  rencontre  d'excellentes  maîtresses  de  maison  aux 
Etats-Unis,  et  non  pas  seulement  celles  qui  possèdent  un  cuisi- 
nier français,  un  cocher  anglais  et  payent  une  femme  de  chambre 
trente  dollars  par  mois;  ou  bien  à  un  rang  secondaire  celles  qui, 
pour  s'assurer  une  domesticité  permanente  et  les  dehors  de  ce  que 
nous  appelons  l'aisance,  dépensent  plus  qu'il  ne  serait  nécessaire 
ici  pour  atteindre  au  luxe;  dans  les  petites  villes,  dans  les  vil- 
lages reculés  de  l'Est,  les  héritières  non  dégénérées  des  vieilles 
traditions  puritaines  se  rappellent  que  leurs  aïeules,  descendantes 
des  meilleures  familles  de  la  classe  moyenne  anglaise,  va- 
quaient aux  soins  terre  à  terre  de  l'intérieur  et  pratiquaient  la 
ihriftiness,  l'épargne,  traitée  aujourd'hui  de  vilenie.  Mais  nulle 
part  vous  ne  trouverez  cette  industrie  adroitement  déguisée  qui 
permet  à  la  Parisienne  de  faire  bonne  ligure  avec  peu  d'argent. 
Le  prix  extravagant  de  tout  ce  qui  est  superflu  s'y  oppose  et 
aussi  une  répugnance  à  se  réduire  aux  fonctions  qu'il  faut  bien 
appeler  par  leur  nom,  celles  de  servante  du  mari.  Ouvrière  ou 
artisane,  l'Américaine  de  nos  jours  niera  résolument  que  ce  soit 
là  son  lot  en  ce  monde  ;  elle  juge  que  l'homme  est  tout  autant 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  593 

qu'elle-même  taiàu  à  s'occuper  du  baby  à  faire  les  provisions,  etc. 
Les  gros  travaux  ne  la  regardent  pas.  Dans  les  stalles  du  mar- 
ché ce  sont  les  hommes  qui  vendent,  vou-^  ne  verrez  jamais  une 
femme  assise  à  la  caisse  de  la  boucherie  ou  de  l'épicerie  qui 
appartient  à  son  mari,  l'aidant  en  sous-ordre,  prête  à  prendre  avec 
intelligence  la  suite  des  atîaires  si  le  chef  de  la  maison  vieil ( 
à  manquer.  Non,  le  père  de  famille,  qu'il  soit  millionnaire  ou 
pauvre  diable,  doit  subvenir  aux  besoins  de  sa  femme.  Si  celle-ci 
veut  travailler  de  son  côté,  c'est  généralement  dans  une  tout 
autre  branche  que  lui;  elle  ne  sera  pas  l'associée,  l'humble  sa- 
tellite, elle  vole  de  ses  propres  ailes  oîi  bon  lui  semble. 

Comment  un  peuple  qui  gagne  beaucoup  pour  dépenser  de 
même  ne  mépriserait-il  pas  les  petites  combinaisons  de  celle 
économie  que  chez  nous  on  encourage?  L'épithète  de  mean,\3. 
plus  injurieuse  de  toutes,  leur  serait  très  vite  appliquée.  Gaspil- 
lage. wa.s(e,  est,  au  contraire,  en  Amérique  synonyme  de  nia- 
gniiicence.  Dans  les  hôtels,  la  consigne  donnée  aux  garçons 
blancs  ou  noirs,  qui  servent  à  table,  paraît  être  de  perdre  et  de 
gâcher;  dans  les  maisons  particulières  les  domestiques  sont  très 
souvent  pénétrés  des  mêmes  maximes.  Et  que  de  peines  pour  les 
trouver  et  les  retenir,  ces  domestiques,  même  mauvais  ! 

S'alU'udre  à  quelque  attachement  de  leur  part  serait  d'ailleurs 
présomptueux.  Le  goût  général  des  voyages  s'y  oppose.  Les  maî- 
tres renvoient  leurs  domestiques  aussi  facilement  que  ceux-ci  les 
quittent.  Avec  une  égale  insouciance,  beaucoup  de  gens  assez 
riches  louent,  pendant  une  absence  plus  ou  moins  longue,  leur 
maison  de  ville  ou  de  campagne  à  des  étrangers.  Ils  s'étonnent 
de  ne  pouvoir  trouver  de  même  en  France  une  maison  toute 
montée,  un  château  héréditaire  quelconque  à  louer  pour  une  ou 
deux  saisons.  Et  nous  n'arrivons  pas  à  leur  faire  admettre  nos 
répugnances,  que  les  Anglais  du  reste  n'éprouvent  guère  plus  que 
les  Américains,  tout  en  se  piquant  d'être  seuls  à  comprendre  le 
/lomeipour  lequel,  disent-ils,  nous  n'avons  pas  même  de  mot. 

Le  problème  de  la  vie  domestique  qui  existe  partout  en  /Amé- 
rique et  ne  peut  être  résolu  qu'à  grand  renfort  d'argent  devient, 
dans  les  Etats  de  l'Ouest  plus  compliqué  encore. 

Une  de  mes  premières  surprises  à  Chicago  fut  la  curieuse 
conférence  faite  par  une  dame  de  Denver,  Mrs  Coleman  Stuckert, 
sur  un  projet  de  son  invention  qui  simplifierait  singulièrement  les 
choses.  D'abord  elle  déroula  pour  illustrer  son  discours  une 
série  de  plans,  de  dessins  d'architecte,  représentant  des  maisons 
de  toute  dimension  et  à  tout  prix  dans  les  styles  ultra-composites 
qu'elle  qualifiait  de  vénitien,  de  roman ,  d'espagnol,  que  sais-je? 
Ces  édifices  mis  au  service  des  bourses  les  mieux  garnies  et  à  la 
TOME  cxxvi.  —  1894.  38 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

portée  des  plus  petites,  devaient  former  une  espèce  de  cité  desser- 
vie par  tous  les  moyons  modernes  que  fournissent  la  vapeur  et 
réleclricité,  des  wagons  rapides  comme  l'éclair  déposant,  de  porte 
en  porte  les  repas  commandés  au  siège  de  l'Association,  des  repas 
simples  ou  magnifiques  au  choix,  sans  que  les  heureux  habitans 
eussent  aucun  soin  à  prendre,  sauf  celui  de  recueillir  la  manne  ap- 
paremment tombée  du  ciel.  Au  milieu  du  square  qu'entouraient 
ces  demeures  indépendantes  les  unes  des  autres,  se  trouvaient  des 
bâtimens  fastueux  communs  à  tous,  où  l'on  pouvait  selon  les  cir- 
constances retenir  une  salle  de  bal,  organiser  un  banquet,  donner 
une  fôte  quelconque.  Confort,  économie,  ressources  variées,  tant 
matérielles  qu'intellectuelles, depuis  la  bibliothèque  jusqu'au  terrain 
de  gymnastique,  rien  ne  manquait  aux  familles,  rassemblées  ainsi 
en  société  coopérative  ,  sans  aucun  contact  incommode,  sans 
même  avoir  besoin  de  se  connaître.  La  réalisation  d'un  pareil 
projet  serait  un  pas  décisif  fait  vers  les  rêves  de  l'an  2  000  tels  que 
les  a  conçus  naguère  M.  Bellamy  (1),  dont  le  livre  par  parenthèse 
semble, quand  on  le  relit  aux  Etats-Unis,  beaucoup  moins  fantas- 
tique que  lorsqu'on  l'ouvre  en  France  pour  la  première  fois, 
Mrs  Goleman  Stuckert  m'intéressa  par  ses  convictions  ardentes, 
sa  prodigieuse  faconde,  partout  ce  qu'elle  racontait,  de  ses  propres 
expériences  de  maîtresse  de  maison  et  de  mère  de  famille  dans  la 
ville  Reine  des  Plaines  qui,  selon  Hepworth  Dixon,ne  renfermait 
pas  une  seule  femme  en  1866  et  qui  compte  aujourd'hui  150  000 
habitans  !  Son  intention  est  de  venir  en  Europe,  exposer  des  plans 
économiques,  destinés,  dit-elle,  à  un  succès  universel.  J'aurais  en- 
trepris en  vain  de  lui  prouver  que  l'association  n'est  guère  dans  nos 
mœurs;  que,  si  républicains  que  nous  soyons  devenus,  nous  avons 
encore  des  domestiques  ;  et  enfin  que  nous  nous  méfierions  tou- 
jours, étant  gens  à  préjugés,  des  sauces  faites  à  la  fois  pour  tant 
de  monde.  Je  me  bornai  donc  à  des  complimens.  Elle  devra  se 
hâter  de  prendre  un  brevet  d'invention,  car  il  m'a  semblé,  en  voya- 
geant à  travers  les  divers  Etats,  que  son  idée  était  venue  à  d'autres 
avec  des  perfectionne  mens  de  toute  sorte  :  un  certain  tube  pneu- 
matique par  exemple,  destiné  à  faire  circuler  les  plats  comme  s'ils 
étaient  autant  de  «  petits  bleus  »,  doit  remplacer  avec  avantage  le 
char  aux  provisions,  môme  électrique. 

Tous  ces  projets  accueillis  avec  faveur,  au  moins  en  théorie, 
témoignent  d'une  tendance  croissante,  malgré  le  succès  des  écoles 
de  cuisine,  à  se  contenter  de  la  vie  de  pension  et  d'hôtel  plus  ou 
moins  déguisée.  La  Française  ne  s'en  accommoderait  pas,  parce 
qu'elle  tient,  fût-elle  pauvre,  à  son   «  chez  elle  »  ;  mais  il  faut  se 

(1)  Voir,  dans  la  Revue  du  15  octobre  1890,  la  Soc'u'lé  de  l'avenir. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-INIS.  595 

rappeler  que  l'Américaine,  fût-elle  riche,  aime  au  fond  tous  les 
genres  de  campement.  Elle  se  plaît  lété  dans  un  caravansérail  de 
Saratoga,  où  deux  mille  lits  sont  à  la  disposition  des  buveurs 
d'eau,  où  tout  est  énorme  et  fastueux; en  ville,  elle  invite  volon- 
tiers ses  amies  au  restaurant.  J'ai  vu  de  ces  jeunes  tilles  qui  por- 
tent le  nom  de  bachelov  girls  demander  la  carte  aussi  naturelle- 
ment que  si  elles  eussent  été  des  garçons  en  oiïot.  Ino  aimable 
Philadelphienne  m'amenant  à  son  club,  où  elle  me  fait  donner 
très  sjracieusement  une  carte  de  membre  temporaire,  m'explique 
les  avantages  qu'on  y  trouve  :  «  —  C  est  très  commode,  me  dit- 
elle,  en  l'absence  de  mon  mari,  je  déjeune  ici,  j'y  donne  dos  rendez- 
vous  âmes  amies,  je  trouve  les  journaux.  Il  y  a  même  quelques 
chambres  pour  celles  d'entre  nous  qui  de  la  campagne  viennent 
en  passant.  »  —  La  personne  qui  parlait  ainsi  était  pourtant  l'une  des 
maîtresses  de  maison  les  plus  accomplies  que  j'aie  rencontrées  en 
Amérique,  tirant  fort  bon  parti,  ainsi  que  c'est  l'usage,  à  mesure 
que  l'on  descend  vers  le  Sud,  du  service  des  gens  de  couleur. 

Si  libéral  que  le  Nord  se  pique  d'être,  il  a  horreur  du  con- 
tact familier  des  nègres.  Leur  service  passager  paraît  acceptable  sur 
les  chemins  de  fer  et  les  bateaux,  dans  certains  hôtels,  etc. ,  d  autant 
plus  qu'il  est  d'ordinaire  très  attentif,  très  empressé;  mais  la  to- 
lérance s'arrête  là.  Ce  n'est  guère  qu'à  Baltimore  que  ce  senti- 
ment disparaît  une  bonne  fois.  A  Baltimore,  à  Washington,  on  ne 
va  pas  encore  jusqu'à  prier  dans  la  même  église  que  la  race  de 
Cham,  mais  on  se  sert  d'elle  à  la  cuisine,  à  l'écurie,  dans  la  maison, 
et  il  me  semble  qu'on  s'en  trouve  bien.  Le  nègre  est  modelé  par 
l'exemple  que  lui  donne  son  entourage.  Abandonné  à  lui-même, 
il  peut  être  une  brute  des  plus  désagréables;  placé  chez  des  gens 
^-ulgaires,  il  devient  familier  et  insolent  autant  queux;  mais  avec 
de  bons  maîtres  il  sera  souvent  le  plus  parfait  des  serviteurs. 
Je  n'ai  jamais  mangé  de  cuisine  supérieure  à  celle  d  une  bonne 
cuisinière  noire  dans  le  Sud.  Elle  n"a  pas  besoin,  pour  dévelop- 
per ce  genre  de  génie,  des  classes  spéciales  où  les  jeunes  filles  du 
Nord  étudient  par  condescendance  une  branche  inférieure  de  la 
chimie  en  s'aidant  de  tous  les  engins  perfectionnés  qui  suppriment 
la  peine.  La  négresse  prouve  que  l'intuition  est  supérieure  aux 
méthodes  quand  il  s'agit  d'assaisonnement  ;  elle  peut  devenir  un 
cordon  bleu  émérite  entre  les  mains  dune  de  ces  maîtresses  de 
maison  comme  la  Nouvelle-Orléans  en  possède  qui,  rivalisant 
avec  nos  plus  fameux  gastronomes,  font  fi  des  conserves  en 
boîtes,  des  crackers  et  autres  biscuits  ediicatiojineh,  des  pro- 
duits alimentaires  plus  ou  moins  frelatés  d'aventure  que  préco- 
nise la  réclame  américaine.  Nulle  part  au  monde  on  ne  mange 
mieux  qu'en  Louisiane  ;  le  Sud  n'a  pas  subi  sous  ce  rapport  les 


596 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


influences  de  son  vainqueur  ;  il  garde  évidemment  les  traditions 
françaises  du  vieux  temi)s,  auxquelles  les  épices  créoles  sont  loin 
de  nuire.  De  la  plus  humble  case  nègre  s'échapperont  toujours  des 
arômes  de  cuisine  appétissans  ;  c'est  tout  le  contraire  dans  les  inté- 
rieurs rustiques  du  Nord.  Un  peintre  de  paysage,  retourné  à  New- 
York  après  avoir  longtemps  habité  la  France,  me  déclarait  son 
intention  de  nous  revenir,  non  pas  seulement  par  désespoir  de  sou- 
mettre aux  exigences  de  l'art  cette  campagne  américaine  où  man- 
quent les  détails  et  qui  est  à  ses  plus  beaux  momens  d'un  éclat  si 
tapageur  [gaudy),  mais  surtout  parce  que  son  estomac  ne  pouvait 
supporter  la  nourriture  des  auberges  de  village.  0  Barbizon  !  ô  Mar- 
lotte  1  ô  Douarnenez  !  ô  liumble  paradis  des  artistes  !  combien  vous 
étiez  regrettés,  vous  et  les  paysannes  en  marmottes  ou  en  bonnets 
qui  de  génération  en  génération  se  passent  le  secret  de  l'omelette 
et  de  la  gibelotte  sans  défaut!  Il  n'y  a  point  de  bonnets  ni  de  mar- 
mottes, il  n'y  a  point  de  paysannes  aux  États-Unis.  A  un  match 
de  foot-hall  engagé  entre  deux  villages  de  l'État  du  Maine,  j'ai  vu 
la  foule  des  ruraux,  pareille  en  tout  point  à  une  foule  bour- 
geoise et  réunie  d'ailleurs  pour  un  genre  de  sport  qui  est  le 
plaisir  favori  de  toutes  les  classes  indistinctement.  Le  foot-hall 
entre  les  universités  de  Yale  et  de  Harvard  remplit  les  journaux 
pendant  près  d'une  semaine.  Cette  partie-là  se  faisait  avec  moins 
de  solennité  sans  doute,  mais  avec  tout  autant  d'entrain  de  la  part 
des  joueurs  et  des  spectateurs,  parmi  lesquels  il  y  avait  beaucoup 
de  spectatrices.  Les  premiers,  de  beaux  gars  dans  leur  tenue  de 
combat,  reprenaient  ensuite  d'affreux  pardessus  qui  leur  donnent 
l'air  horriblement  commun.  Les  jolies  demoiselles  de  campagne 
étaient  élégantes  à  l'égal  des  ouvrières  des  villes,  qui  portent  les 
dernières  modes  et  souvent  des  étoffes  assez  chères,  des  fourrures, 
des  bijoux  :  pourquoi  pas,  s'il  leur  plaît  de  transformer  en  toi- 
lette tout  ce  qu'elles  gagnent?  Une  dame  de  Philadelphie  m'a 
conté  qu'elle  avait  cru  devoir  prier  sa  femme  de  chambre  de  ne 
pas  servir  à  table  avec  des  diamans  aux  oreilles. 

—  C'est  mon  goût  de  porter  ma  fortune  sur  moi,  répondit 
tranquillement  la  jeune  fille.  —Et  c'est  mon  droit  de  vous  con- 
gédier, riposta  sa  maîtresse. 

Il  faut  considérer  que  la  classe  des  domestiques  n'exista  pour 
ainsi  dire  pas  aux  États-Unis  pendant  plus  de  deux  cents  ans. 
Jadis  les  Américaines  mettaient  leur  gloire  à  s'occuper  du  mé- 
nage; mais  ce  temps  primitif  est  loin;  il  correspond  à  celui  où 
les  femmes  n'étaient  pas  autorisées  à  enseigner  et  ne  montraient 
leurs  capacités  sous  ce  rapport  que  dans  les  écoles  du  dimanche, 
sundaij  schools.  L'Amérique  alors  était  pauvre;  avec  la  richesse 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  .'iy? 

vint  un  corlî'g%d'exigonces  et  de  loisirs.  11  fallut  des  hrij)s.  des 
aides  qui  d'abord  furent  les  égales  de  leurs  patronnes,  —  prenons 
ce  mot  dans  le  sens  de  protectrice,  qui  est  le  véritable,  —  et  trai- 
tées comme  telles,  c'est-à-dire  comme  membres  de  la  famille.  Il 
s'ensuivait  des  mœurs  très  simples,  très  patriarcales,  dignes 
d'une  république.  Puis  le  tlot  de  l'immigration  irlandaise  vint 
tout  changer  :  les  lielps,  qui  étaient  souvent  aussi,  gràc(*  aux 
excellentes  écoles  publiques,  des  lettrées,  associant  le  travail  intel- 
lectuel au  travail  domestique,  disparurent  devant  l'invasion.  Au- 
jourd'hui les  Italiens  sont  en  train  de  remplacer  comme  domesti- 
ques les  Irlandais,  qui  font  de  la  politique;  ils  se  contentent  de 
plus  petits  gages  et  vivent  plus  sobrement.  Que  sont  devenues 
les  helps  d'autrefois? 

Elles  sont  employées  de  commerce  ou  d'administration,  sté- 
nographes, écrivains  à  la  machine,  journalistes,  interviewers 
peut-être '.La  rage  du  document  humain  est  poussée  en  Amérique 
jusqu'à  la  manie,  jusqu  à  la  fureur;  des  centaines  de  femmes, 
sans  compter  les  hommes,  guettent  le  passant  pour  le  prendre 
métaphoriquement  à  la  gorge,  lui  arracher  des  nouvelles  tontes 
fraîches,  des  sujets  à  sensation,  pour  inventer  parfois  ce  (piil  ne 
tlit  pas,  pour  arranger,  en  tout  cas,  compléter  à  leur  guise  et 
donner  à  la  reul  conversation  le  ragoût  nécessaire.  Combien  ai-je 
vu  d'inlerviewers  féminins  très  supérieurs  à  leur  métier  et  qui 
peut-être  avaient  des  diplômes  en  poche! 

Une  foule  de  femmes  écrivent,  quelques-unes  avec  talent; 
mais  c'est  l'enseignement  qui  est  le  refuge  du  grand  nombre. 
Les  écoles  normales  de  38  Etats  comptent  23000  élèves,  et  sur 
ce  chiffre  71  pour  100  sont  des  femmes.  —  Essayez  donc  de  ren- 
voyer cette  nuée  d'émancipées  par  le  travail  aux  menues  servi- 
tudes du  foyer;  essayez  de  prouver  seulement  aux  moins  intéres- 
santes d'entre  elles  qu'il  vaut  mieux  faire  une  jolie  robe  ou  un 
bon  plat  que  de  la  mauvaise  littérature  et  surtout  du  reportagi^! 
La  supériorité  qui  permet  de  reconnaître  que  les  plus  humbles 
choses  peuvent  être  ennoblies  à  l'égal  des  plus  hautes  par  la 
façon  dont  on  s'en  acquitte  est  en  tous  pays  fort  rare.  Et  surtout 
ce  qu'elles  veulent  établir  c'est  l'égalité  absolue  des  sexes.  J'ai 
entendu  vanter  sérieusement  par  une  femme  éminente  certaine 
école  industrielle  où  un  peu  de  couture  est  enseignée  aux  garçons 
et  un  peu  de  menuiserie  aux  filles.  Ce  sont  là  des  exagérations 
dont  on  reviendra. 


398  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV.    —    LES    ECOLES    INDUSTRIELLES.    —    L  INSTITUT    AGRICOLE    DE    HAMPTON 

Déjà  surgissent,  à  la  suite  des  citoyens  riches  qui  ont  comblé 
les  collèges  de  largesses,  d'autres  bienfaiteurs  dont  les  donations 
et  les  legs  non  moins  magnifiques  se  tournent  d'un  tout  autre 
côté,  —  vers  l'éducation  industrielle;  il  y  a  très  peu  d'années  que 
son  utilité  est  reconnue,  mais  l'esprit  public  commence  à  en  être 
généralement  occupé.  Peut-être  la  médiocrité  de  tant  de  préten- 
dues universités  qui  se  sont  élevées  à  tort  et  à  travers  auprès 
des  véritables,  peut-être  leurs  inconvéniens,  qui  sont  de  prêter, 
comme  on  l'a  fort  bien  dit,  de  grands  noms  à  de  petites  choses, 
ont-ils  contribué  pour  une  large  part  à  la  réaction.  J'ai  visité  à 
Philadelphie  l'Institut  Drexel,  qui  porte  le  nom  de  son  fonda- 
teur :  150  000  dollars  suffirent  tout  juste  à  payer  la  construction 
et  l'aménagement  somptueux  de  cet  édifice;  il  est  ouvert  aux 
deux  sexes  depuis  1891  et  compte  déjà  1  500  élèves.  Toutes  les 
aptitudes  pour  les  différentes  études  professionnelles  y  sont  déve- 
loppées par  des  classes  excellentes  où  les  mathématiques  appli- 
quées, le  dessin,  les  sciences  naturelles,  la  mécanique,  trouvent 
leur  place;  en  outre  l'Institut  Drexel  loge  de  très  riches  collections 
en  tous  genres  qui  font  de  lui  une  école  d'esthétique  bien  pré- 
cieuse dans  un  pays  où  le  goût  n'est  pas  encore  formé.  Sans  doute 
les  dernières  expositions  ont  eu  sous  ce  rapport  de  très  heureux 
résultats  ;  elles  ont  mis  la  France  en  avant  ;  c'est  d'elle  que  les 
éducateurs  parlent  toujours  lorsqu'il  s'agit  de  louer  le  sens  de 
la  forme  et  de  la  grâce;  n'importe,  le  désavantage  est  grand  pour 
un  peuple  de  n'avoir  point  sous  les  yeux  à  chaque  pas  les  monu- 
mens,  les  chefs-d'œuvre  de  toute  sorte  dont  la  rencontre  habitue 
les  plus  ignoruns  parmi  nous  à  concevoir  le  beau  sans  explica- 
tions ni  commentaires.  Seule  une  classe  privilégiée  avait  profité 
jusqu'ici  des  espèces  de  razzias  faites  en  Europe  pour  peupler  les 
musées  et  les  galeries  des  grandes  villes  d'Amérique.  Grâce  aux 
écoles  professionnelles,  les  études  d'art  se  répandront  partout, 
modifiant  peu  à  peu  des  qualités  trop  purement  pratiques  et  uti- 
litaires. L'immense  gymnase,  un  des  traits  frappans  de  l'Institut 
Drexel,  est,  d'après  la  pensée  du  fondateur,  appelé  à  favoriser  ce 
progrès.  J'y  ai  remarqué  un  curieux  détail  :  accrochées  au  mur, 
les  photographies  d'un  étudiant  et  d'une  étudiante  représentant, 
dans  un  état  de  complète  nudité,  la  moyenne,  the  average,  de 
leurs  condisciples.  Ceci  est  une  application  des  découvertes  de 
la  science  moderne  à  Fart  grec,  dont  l'Amérique  prétend  s'in- 
spirer. Les  Grecs  avaient  élevé  jusqu'au  culte  le  sentiment  de 


CONDITION    1>E    LA    FCM.ME    AlX    ÉTAIS-LNIS.  309 

la  beauté;  ils  *p  la  voyaient  pas  seulement  dans  les  images  tirées 
du  marbre  ou  de  la  pierre,  mais  dans  les  formes  parfaites  de  la 
jeunesse  développées  par  les  jeux  nationaux  :  voilà  donc  la  raison 
de  cette  exhibition,  que  certains  trouveraient  indécente.  Klle 
a  en  outre  un  but  utile  :  celui  de  comparer  d'année  en  année 
les  progrès  pbvsiques  accomplis  par  le  trapèze,  les  haltères  et  des 
engins  suédois  plus  perfectionnés.  Mais  que  nous  sommes  loin 
du  vieil  esprit  puritain! 

Cest  dans  le  Sud  que  les  écoles  d'arts  et  métiers  ont  eu  de- 
puis vingt-cinq  ans  la  croissance  la  plus  rapide.  Il  fallut,  après 
la  guerre,  mettre  des  moyens  d'existence  entre  les  mains  de  ces 
millions  de  nègres  alTranchis  subitement  d'un  trait  de  plume,  et 
en  même  temps  les  élever  par  une  certaine  culture  intellectuelle 
à  la  hauteur  du  rang  nouveau  de  citoyens  américains  que  rien 
ne  les  avait  jtréparés  à  tenir. 

L'un  des  hommes  qui  s'attachèrent  dès  le  début  avec  le  plus 
de  zèle  à  l'œuvre  de  reconstruction  fut  le  général  Armstrong. 
fondateur  de  l'Institut  de  llanipton  [Sonnai  and  AgricuUural 
Institute  .  Il  avait  dans  les  veines  du  sang  de  missionnaire  et 
d'éducateur;  son  père,  l'un  des  premiers  Américains  qui  allèrent 
évangéliser  les  îles  de  la  Polynésie,  avait  été  nommé,  par  le  roi 
d'Hawaii,  ministre  de  l'Instruction  publique.  Avant  même  de  se 
rendre  aux  États-Unis  pour  y  achever  ses  études,  le  jeune  Arms- 
trong  put  constater  que  les  progrès  de  la  piété  chez  des  races 
presque  innocemment  licencieuses  sont  i>eu  de  chose  s'ils  ne 
servent  pas  de  base  à  la  formation  du  caractère  ;  il  remarqua  en 
outre  que  l'école  des  missions,  une  école  purement  élémentaire 
et  professionnelle,  rendait  de  meilleurs  services  à  Hawaii  que 
celles  du  gouvernement,  dont  les  visées  sont  beaucoup  plus  am- 
bitieuses. Ces  souvenirs  lui  furent  utiles,  quand  il  entreprit 
d'élever  les  nègres  qui,  par  certains  côtés  impulsifs  et  enfantins, 
rappellent  les  indigènes  au  milieu  desquels  s'était  passée  son 
enfance. 

Durant  la  guerre,  dite  de  sécession,  Samuel  Armstrong  com- 
manda des  troupes  de  couleur;  il  fut  frappé  de  leur  soumission  à  la 
discipline,  de  leur  dévouement  aux  chefs  qui  les  traitaient  bien,  de 
leur  élan  dans  le  combat.  Il  vit  des  soldats  noirs  étudier  sous 
le  feu  leur  syllabaire,  —  et  conclut  qu'il  fallait  leur  donner  toutes 
les  chances  possibles  de  devenir  des  hommes  comme  les  autres.  A 
travers  les  longues  péripéties  d'une  lutte  sanglante,  il  eut  comme 
la  vision  du  devoir  qui  l'attendait,  et  les  circonstances  le  ser- 
virent singulièrement.  Chargé  d'administrer  dix  comtés  de  la 
Virginie  de  l'Est,  d'y  arranger  les  affaires  nègres  et  de  régler  les 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

relations  entre  les  deux  races,  il  tenait  son  quartier  général  à 
Hampton,  tout  près  <Je  Old  Point  Gomfort  où  abordèrent,  en  1608, 
les  premiers  pionniers,  où  Ton  débarqua  la  première  cargaison 
d'esclaves,  où  fut  baptisé  le  premier  Indien;  en  vue  de  ces  côtes 
eut  lieu  la  bataille  décisive  du  Monilor  et  du  Merrimac;  le  général 
Graut  établit  sur  ce  point  son  plan  de  campagne  final. —  Arms- 
trong  jugea  qu'un  endroit  peuplé  de  souvenirs  historiques  et 
stratégiques,  facilement  accessible,  tant  du  nord  que  du  sud,  par 
eau  et  par  le  chemin  de  fer,  destiné  à  un  grand  développement 
commercial  et  maritime,  situé  enfin  dans  les  meilleures  condi- 
tions de  salubrité,  serait  bien  choisi  pour  y  fonder  l'école  de  ses 
rêves  (1). 

Déjà,  au  lendemain  même  de  la  guerre,  une  vaillante  femme 
de  couleur,  Mrs  Mary  Peake,  avait  rassemblé  autour  d'elle,  sur 
l'emplacement  du  camp  llamilton,où  6000  morts  reposent  main- 
tenant dans  un  cimetière  national,  des  enfans  noirs  par  centaines, 
première  école  de  nègres  libres,  fondée  avec  le  secours  de  l'As- 
sociation des  missionnaires.  Cette  môme  Association  aida  puis- 
samment Armstrong  pour  l'achat  d'une  vaste  propriété  sur  la 
rivière  de  Hampton,  et  elle  lui  demanda  ensuite  de  se  mettre  à  la 
tête  de  l'Institut.  Il  n'avait  jamais  songé, dans  sa  grande  modestie, 
qu'à  suggérer  et  à  aider,  non  pas  à  diriger,  mais  il  était  prêt  pour 
cette  œuvre  qui  commença  toute  petite,  en  1868,  avec  deux  pro- 
fesseurs et  quinze  élèves.  Leur  nombre  ne  s'accrut  que  trop  vite  : 
il  fallut  transformer  en  dortoirs,  en  ateliers,  etc.,  les  vieilles  ba- 
raques d'ambulance  abandonnées,  en  attendant  des  fonds  qui 
d'ailleurs  ne  tardèrent  pas  à  venir,  le  gouvernement  ayant  sur  ces 
entrefaites  attribué  trois  millions  et  demi  de  dollars  à  l'éduca- 
tion d'un  million  d'enfans  de  couleur.  Déjà  s'ouvraient  les  prin- 
cipales institutions  qui  prospèrent  aujourd'hui.  Hampton  reçut 
pour  sa  part  50000  dollars,  et  les  bàtimens  nécessaires  purent 
être  construits.  En  1870,  un  acte  spécial  de  l'assemblée  générale 
de  la  Virginie  assurait  l'incorporation  de  la  nouvelle  école,  la 
déclarant  indépendante  de  toute  association  et  de  toute  secte  ainsi 
que  du  gouvernement.  Le  self-help  était  sa  devise,  s'aider  soi- 
même;  elle  ne  voulait  pas  de  contrôle,  et,  de  fait,  les  idées  du 
général  Armstrong  eurent  d'abord  peu  de  partisans  ;  on  ne  croyait 
guère  au  succès  du  travail  manuel,  sous  prétexte  qu'il  ne  rap- 
porterait pas  assez. 

H  rapporta  beaucoup  au  point  de  vue  moral,  en  réhabilitant 
un  labeur  dégradé  par  l'esclavage.  «  Gomme  tous  les  hommes  di- 

(1;  Twenty-lwo  year^  Work,  Hampton  Normal  School  prcss,  1893. 


ONDITION     UE    LA    FliMME    AUX    ÉTATS-UMS. 


«iOl 


siiit  Armstl•on^^  le  n^gre  ost  ce  que  l'a  fait  sou  passé.  »  Conjurer  ce 
passé,  remédief  aux  influences  de  riuTédité  ot  du  milii'u,  mettre 
à  l'épreuve  le  caraetère.  à  la  formation  duquel  il  tenait  mille  fois 
plus  encore  qu'au  travail  rémunérateur  et  intelligent,  puis  envoyer 
au  loin  une  élite,  prêcher. de  bouche  et  d'exemple,  tel  était  le  but 
du  c-énéral.  Il  lui  a  consacré  sa  noble  vie  et  il  est  mort  content 
l'année  dernière,  en  demandant  le  simple  enterrement  d'un  sol- 
dat, une  place  dans  le  cimetière  de  l'école  au  milieu  de  ses  étu- 
dians,  sans  distinction  d'aucune  sorte,  sans  qu'aucun  éloge  fût 
prononcv  sur  sa  tombe.  Voici  quelques-unes  des  dernières  paroles 
qu'on  ait  recueillies  de  lui  :  «  Je  ne  tiens  pas  à  une  biographie... 
ce  n'est  jamais  la  vérité  tout  entière.  La  vérité  d'une  vie  est  pro- 
fondément cachée...  à  peine  nous-mêmes  la  connaissons-nous, 
mais  Dieu  la  connaît  :  j'ai  foi  en  sa  miséricorde.  —  Hampton  a 
été  pour  moi  une  bénédiction;  il  m'a  donné  pour  aides  et  pour 
amis  les  meilleurs  d'entre  mes  concitoyens,  et  c'était  une  bonne 
fortune  que  de  pouvoir  faire  quelque  bien  à  tout  ce  monde  libéré 
par  la  guerre,  de  pouvoir  aussi  servir  indirectement  les  vaincus... 
Peu  d'hommes  ont  été  heureux  autant  que  moi.  Je  n'ai  jamais 
eu  de  sacrifice  à  faire.  J'ai   été,  semble-t-il,  guidé  en  tout.  La 
prière  est  la  grande  puissance  de  ce  monde;  elle  nous  retient 
près  de  Dieu  :  ma  prière  à  moi  était  inconstante  et  faible;  c'est 
pourtant  ce  que  j'ai  eu  de  meilleur.  Et  maintenant  je  suis  cu- 
rieux d'entrevoir  un  autre  monde.  Tout  y  sera  sans  doute  par- 
faitement naturel.  Comment  peut-on  craindre  la  mort?  C'est  une 
amie.  Dieu  et  la  patrie  d'abord,  nous-même  après...  » 

Cet  aperçu  des  sentimens  du  général  Armstrong  est  peut-être 
utile  pour  faire  comprendre  ce  qu'a  été  son  influence  sur  environ 
150000  étudians  des  deux  sexes,  —  nous  comptons  ceux  de  toutes 
les  écoles  fondées  par  des  gradués  de  Hampton  sur  le  modèle 
de  la  maison  mère,  dans  l'Alabama,  la  Virginie,  la  Caroline  du 
Nord.  D'autres  élèves  de  l'Institut,  hommes  ou  femmes,  font 
œuvre  de  missionnaires  dans  la  Floride,  le  Kentucky,  la  Caro- 
line du  Sud  et  le  Texas.  A  Hampton  même,  il  y  a  aujourd'hui 
630  élèves  de  dix-huit  à  vingt-deux  ans,  dirigés  par  80  officiers 
et  instructeurs  dont  une  moitié  est  répartie  dans  les  divers  dé- 
partemens  industriels. 

Ne  semble-t-il  pas  merveilleux  qu'entre  garçons  et  filles  de  cet  âge 
et  de  cette  race,  logés  sans  doute  dans  des  bâtimens  séparés,  mais 
se  rencontrant  à  chaque  instant,  en  classe,  aux  repas,  aux  divers 
meetings,  nul  scandale  ne  se  soit  jamais  produit?  Faut-il  croire  que 
la  présence  d'un  juste  tel  que  Samuel  Armstrong  agissait  sur  eux 
comme  l'ombre  même  de  la  présence  divine?  La  tâche  du  Rêvé- 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rend  H.  B.  FrisselKqui  a  succédé  au  fondateur,  sera  certes  des  plus 
difficiles,  quoiqu'une  impulsion  décisive  ait  été  donnée.  Les  pro- 
grès sont  extraordinaires,  même  au  physique;  la  consomption 
fait  moins  de  ravages,  les  afl'ections  nerveuses,  très  fréquentes 
autrefois,  deviennent  relativement  rares ,  il  n'est  presque  plus 
question  d'hystérie  depuis  que  les  élèves  savent  qu'un  certain 
manque  d'équilihre  passe  pour  être  le  s'v^ne  caractéristique  de 
leur  race.  Une  femme  médecin  fort  distinguée  réside  à  l'Institut. 

Hampton  coûte  annuellement  100  000  dollars,  déduction  faite 
du  travail  des  étudians.  Cette  somme  se  trouve  couverte  par  les 
subventions  qu'accorde  le  Congrès  et  par  des  dons  particuliers. 
On  n'en  est  plus  en  Amérique  à  compter  les  sacrifices  qu'exige 
l'éducation  du  nègre  :  les  milliers  d'écoles  libres,  à  son  usage, 
qui  se  sont  ouvertes  dans  le  Sud  font  peser  une  taxe  annuelle 
de  4  millions  de  dollars,  ou  il  s'en  faut  de  peu ,  sur  les  anciens 
États  esclavagistes.  Le  Nord  soutient  vingt  collèges  qui  sont  pour 
la  plupart  sous  les  auspices  des  églises  et  où  5  000  adultes  se 
préparent  aux  carrières  libérales;  les  femmes  s'y  distinguent 
dans  la  pédagogie. 

J'ai  vu,  à  la  Nouvelle-Orléans,  une  demoiselle  noire  faire  avec 
beaucoup  d'autorité  à  des  gentlemen  de  même  couleur  la  classe 
de  latin  :  sa  courte  chevelure  laineuse  soigneusement  tordue 
en  un  nœud  correct,  un  petit  mouchoir  brodé  passé  sous  la 
ceinture,  une  fleur  à  la  boutonnière,  elle  affectait  des  façons  bos- 
toniennes. J'ai  vu  aussi  de  petites  négresses  à  la  face  simiesque 
suivre  une  classe  de  grec,  et  l'impatience  qu'en  éprouvaient  leurs 
anciens  maîtres  m'a  paru  justifiée.  Quelque  ignorante  que  je 
sois  du  préjugé  de  la  couleur,  j'estime  que  les  classes  de  cou- 
ture, de  blanchissage  et  de  cuisine  fondées  par  le  bon  général 
Armstrong  ont  vraiment  plus  d'utilité.  Il  encourageait  aussi  la 
floriculture  et  formait  des  jardinières.  Dans  le  petit  hôpital  établi 
sur  les  terres  de  l'Institut  sont  dressées  des  gardes-malades,  dont 
la  réputation  est  grande  aux  environs.  Ces  connaissances  pra- 
tiques n'empêchent  pas,  bien  au  contraire,  que  les  étudiantes 
de  Hampton  soient  fort  demandées  pour  prendre  en  mains  l'in- 
struction primaire  et  religieuse  des  enfans.  Presque  toutes  en- 
seignent, quelle  que  soit  d'ailleurs  leur  profession.  Avec  le  temps 
on  verra  probablement  la  femme  en  majorité  parmi  les  profes- 
seurs des  écoles  de  couleur,  comme  il  est  arrivé  dans  les  écoles 
blanches.  Les  hommes  se  feront  de  leur  côté  une  spécialité  de 
diverses  industries,  ayant  l'intelligence  de  la  mécanique  et  une 
adresse  de  doigts  singulière.  Tous  les  métiers  leur  sont  enseignés 
à  Hampton,  bien  que  le  général  Armstrong  ait  particulièrement 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    KTATS-LMS.  003 

favorisé  l'aïr  ri  culture  et  que  rexploitation  des  bois  de  charpeute 
soit  lalYaire  principale. 

Peut-être  rexcellent  esprit  de  cet  Institut  modèle  conju- 
rera-t-il  quelques-uns  des  périls  causés  par  la  présence  en  Amé- 
rique de  huit  millions  d'individus  qui  n'ont  pas  demandé  à  y 
venir,  mais  qui  ne  se  laisseraieut  point  expulser.  Les  nègres  con- 
venablement instruits  trouveront  pour  vivre  des  débouchés  nou- 
veaux, et  surtout  ils  auront  profité  de  la  meilleure  des  gymnas- 
tiques  morales,  celle  qui  consiste  à  gagner  tout  ce  qu'on  dépense, 
à  travailler  de  ses  bras  la  journée  entière  pour  avoir  le  privilège 
d'étudier  le  soir,  dût-on  mettre  des  années  et  des  années  à  con- 
quérir laborieusement  le  savoir  envié.  Certains  étudians,  après 
avoir  exercé  des  métiers  au  dehors,  reviennent,  et  à  plusieurs 
reprises,  sur  les  bancs  des  classes.  Ceux-là,  il  me  semble,  af- 
firment mieux  (ju'ils  ne  le  feraient  par  de  grands  talens  le  déve- 
loppement de  la  race  noire.  Une  persévérance,  une  énergie 
pareille  vaut  plus  que  l'instruction  supérieure  acquise  dans  les 
universités  de  Lincoln  et  de  Howard,  de  Fisk  et  d'Atlanta,  in- 
struction qui,  par  parenthèse,  si  elle  lui  donne  d'autres  droits, 
n'assure  au  petit-fils  d'esclave  qui  la  possède  ni  le  privilège 
d'entrer  dans  un  salon,  ni  celui  de  s'asseoir  seulement  dans  une 
oge  au  théâtre.  Il  est  parqué,  à  son  rang,  dans  les  chemins  de 
jer  même,  où  sont  pourtant  censées  n'exister  ni  premières,  ni  se- 
condes classes,  mais  où  partout  vous  remarquez  cette  insolente 
distinction  :  salle  d'attente  pour  les  gens  de  couleur. 

—  Au  Sud  seulement  !  me  dira-t-on. 

Qu'on  me  permette,  pour  donner  l'idée  des  sentimens  du 
Nord  sur  ces  matières,  de  répéter  une  anecdote  contée  avec  verve 
par  un  des  administrateurs  de  Hampton,  M.  Marshall.  Boston 
avant  témoigné  par  des  largesses  l'intérêt  qu'il  prenait  au  suc- 
cès de  l'Institut  agricole,  il  fut  décidé  qu'un  meeting  aurait  lieu 
dans  cette  ville  le  27  janvier  1870  :  le  général  Armstrong  de- 
vait s'y  rendre  accompagné  d'un  orateur  nègre,  M.  Langston. 
Celui-ci  arriva  le  premier  pendant  la  nuit  au  Parker  House. 
Lorsque  le  maître  de  l'hôtel  découvrit  le  lendemain  avec  dégoût 
qu'il  avait  chez  lui  un  homme  de  couleur,  il  prit,  sans  la  moindre 
hésitation,  le  parti  de  l'expulser:  malheureusement  les  principaux 
notables  de  la  ville  rendaient  visite  à  ce  paria,  dans  le  moment 
même  ;  on  dut  attendre  leur  départ  pour  procéder  à  l'exécution; 
il  en  vint  d'autres  et  si  nombreux  que  l'occasion  de  mettre  un 
nègre  à  la  porte  se  trouva  manquée  décidément,  mais  M.  Lang- 
ston est  resté  le  premier  homme  de  couleur  qui  soit  jamais  entré 
comme  hôte  au  Parker  House.  Même  émotion  dans  les  cafés  où  la 


I; 


604  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

horde  des  garçons  fut  tout  près  de  prendre  au  collet  «  le  nègre  » 
devenu  depuis  lors  ministre  des  Ltats-Unis  à  Haïti. 

Même  aujourd'hui,  dans  cette  ville  si  libérale  de  Boston, 
voyez  si  le  moins  foncé  des  mulâtres,  à  moins  qu'il  ne  représente 
une  célébrité,  un  lion  quelconque,  osera  profiter  des  droits  qu'en 
principe  on  lui  accorde.  Imaginez  le  nègre,  fût-il  un  grand 
homme,  aspirant  à  la  main  d'une  blanche  de  l'Est!  Comme  on  le 
renverrait  avec  dédain  aux  dames  du  Sud  dont  la  réponse,  si 
bonnes  et  charmantes  qu'elles  puissent  être,  aurait  toute  la  féro- 
cité d'une  application  de  la  loi  de  lynch;  or,  on  sait  avec  quels 
raffinemens  de  cruauté  cette  loi  sauvage  punit  le  nègre  coupable 
d'avoir  convoité  une  blanche  jusqu'à  la  dernière  extrémité;  il 
n'y  a  qu'à  se  reporter  à  de  récens  et  hideux  exemples  dont  l'Ouest 
fut  le  théâtre. 

Du  Nord  au  Sud  et  de  l'Est  à  l'Ouest,  le  nègre  n'est  toléré  aux 
Etats-Unis  qu'à  la  condition  de  se  tenir  à  sa  place,  et  il  deviendra 
très  difficile  de  déterminer  la  place  où  doit  rester  un  homme  égal 
par  son  instruction  et  sa  carrière  aux  plus  distingués.  —  Une 
solide  éducation  primaire,  une  éducation  industrielle  ensuite, 
paraît  donc  être  ce  qu'il  faut  souhaiter  dans  son  intérêt  à  la  po- 
pulation de  couleur,  hommes  et  femmes;  le  général  Armstrong 
l'avait  compris,  tout  en  ouvrant  la  voie  aux  exceptions  résolues  à 
monter  plus  haut  quand  môme,  quitte  à  souffrir.  Des  annales 
méthodiquement  rédigées  enregistrent  l'œuvre  accomplie  par 
tous  ses  anciens  élèves  dispersés  dans  le  monde,  depuis  les  sim- 
ples artisans  jusqu'aux  ministres  de  la  religion,  jusqu'aux  avo- 
cats, médecins,  employés  du  gouvernement,  artistes  (les  musi- 
ciens sont  assez  nombreux). 

Si  je  n'ai  pas  dit  que  sur  les  6o0  élèves  de  Hampton,  il  y  a 
132  Indiens,  c'est  que  je  me  réserve  de  parler  plus  tard  de  l'ad- 
mirable école  de  Carliste  où  ceux-ci  sont  réunis  en  foule ,  sans 
mélange  de  condisciples  nègres.  «  L'amie  des  Indiens  »,  miss 
Alice  Fletcher,  y  introduira  mes  lectrices,  comme  elle  fit  en  réalité 
pour  moi.  Sans  les  explications  qu'a  bien  voulu  me  donner  sur  le 
sujet  qui  remplit  sa  vie  cette  femme  charitable  autant  que  savante, 
je  n'aurais  compris  qu'à  demi  la  beauté  de  l'œuvre  du  capitaine 
R.  II.  Pratt,  émule  du  général  Armstrong,  son  associé  pour  ainsi 
dire  dans  l'œuvre  du  relèvement  des  «  races  méprisées  ». 

Th.  Bentzo>. 


\s 


rK-- 


l'armature.  279 

dans  une  pose  aiguë,  faisaient  une  fourche  bien  solide,  bien  onglée, 
pour  soutenir  son  menton. 

—  Voyons,  observa-t-elle  d'un  Ion  énergique,  je  ne  peux  pas 
laisser  tranquillement  une  pareille  calamité  s'accomplir?...  Mon 
ami,  je  m'adresse  à  vous,  de  toute  mon  ànie,  comme  au  père  de 
mes  petits-enfans.  comme  à  mon  tils...  que  vous  êtes,  devant  la 
loi  de  Dieu  et  celle  des  hommes i...  Aidez-moi  !...  Indiquez-moi 
ce  que  j'ai  à  faire?... 

—  Dame,  c'est  délicat!...  La  manière  la  plus  correcte,  à  mon 
avis,  pour  arranger  les  questions  de  famille,  c'est  de  les  remettre 
aux  gens  de  loi...  Consultez  votre  notaire.  Il  est  sûrement  au  fait 
de  bien  des  choses...  Le  baron  SafTre  a  dû,  à  bien  des  reprises, 
vous  soutirer  votre  signature?... 

—  Oh  1  pas  souvent  !...  je  me  serais  méliée !  répliqua-t-elle  très 
doucement. 

—  Eh  bien,  agissez  vite!...  Il  est  peut-être  temps  encore  de 
sauver  pas  mal  de  choses...  un  gros  morceau  môme,  qui  sait? 

—  Demain  matin,  mon  mari  s'absente  pour  quarante-huit 
heures...  A  son  retour,  mes  dispositions  seront  déjà  prises,  je 
n'aurai  rien  négligé,  et  j'aurai  agi!... 

Elle  s'était  levée,  souple,  prompte  et  prête  à  tout.  Elle  saisit 
les  deux  mains  de  Grommelain,  et  les  serra  affectueusement. 
Elle  prenait  congé  sans  que  l'ombre  même  du  nom  de  Marie- 
Blanche  fût  revenue  entre  eux;  elle  s'en  allait,  murmurant  des 
remerciemens,  électrisée  par  l'émoi,  guérie  par  la  saine  stimula- 
tion (|u"elle  venait  de  recevoir.  Tandis  qu'en  silence  elle  était 
reconduite  par  son  gendre  jusqu'au  perron,  son  sentiment  d'un 
devoir  social  à  remplir  vis-à-vis  d'elle-même,  lui  prêtait  presque 
de  grandes  allures  de  résurrection.  Une  idée  enfin  la  transfigurait  : 
c'était  d'avoir  à  conserver  cette  vieille  opulence  qu'inconsciem- 
ment elle  avait  toujours  dû  aimer,  vaste  autour  d'elle  et  chaude 
d'épaisseur,  pour  que  sa  propre  existence,  sans  besoins  apparens, 
y  pût  jouir  d'une  petite  retraite...  toute  petite...  au  centre. 

Paul  Hervieu. 

[La  fitmière  partie  au  prochain  numéro.) 


UNF,  DÉMOCRATIE  HISTORIQUE 

LA  SUISSE 


Dans  le  vocabulaire  politique,  où  l'on  abuse  tant  des  mots,  il 
n'en  est  pas  dont  on  abuse  plus  que  du  mot  Démocratie .  INIème 
quand  on  ne  s'en  sert  pas  pour  traduire  une  vague  aspiration 
vers  un  état  social,  mal  défmi  comme  tout  ce  qui  n'est  que  rêvé  ; 
même  quand  on  n'en  fait  pas  quatre  syllabes  sacrées,  sources  d'un 
pur  lyrisme  et  refrain  d'un  hymne  à  la  puissance  du  Nombre, 
mystérieuse  et  irrésistible  comme  une  force  de  la  nature  ;  même 
quand  on  se  borne  modestement  à  le  prendre  au  sens  étroit,  pré- 
cis, et  qui  est  le  seul  légitime,  de  gouvernement  du  peuple  par  le 
peuple,  simple  forme  de  gouvernement;  —  que  d'acceptions  di- 
verses ne  lui  donne-t-on  pas  encore  !  ou  plutôt  que  d'objets  diffé- 
rens  et  de  circonstances  différentes,  que  de  régimes  au  fond  dif- 
férens  ne  range-t-on  pas  sous  cette  même  étiquette  ! 

C'est  ainsi  qu'on  dit  tout  d'un  trait  :  la  démocratie  suisse,  la 
démocratie  française,  la  démocratie  américaine,  sans  réllcchii- 
qu'entre  la  première  et  la  deuxième,  entre  la  deuxième  et  la  troi- 
sième, il  y  a  plus  que  la  hauteur  des  Alpes  ou  la  largeur  de 
l'Océan.  La  démocratie  suisse,  par  exemple,  est  historique  et  tra- 
ditionnelle; la  démocratie  américaine  s'est  établie  d'un  coup  dans 
un  pays  neuf;  la  démocratie  française,  au  contraire,  est  comme 
une  jeune  greffe  entée  sur  un  vieil  arbre  monarchique. 

La  démocratie  helvétique  et  la  démocratie  américaine  se 
sont,  dès  l'origine,  appliquées  toutes  les  deux  et  n'ont  pas  cessé 
de  s'appliquer  à  un  Etat  fédératif  ou  à  une  confédération  d'États  ; 
la  démocratie  française,  au  contraire,  vient  se  superposer,  sur  le 
tard,  à  un  Etat  unitaire  et  centralisé.  La  démocratie  helvétique  et 
la  démocratie  américaine  existant  depuis  toujours,  depuis  que  la 


UNE    DÉMOCRATIE    HISTORIQUE.  281 

Suisse  est  née  et  que  sont  nés  les  Etats-Unis,  l'une  depuis  cent 
ans,  l'autre  depuis  six  cents  ans,  la  démocratie  française  se  trouve 
être  la  première  expérience  de  ce  genre  qui  ait  été  tentée  dans  le 
monde  moderne,  au  milieu  des  contlits  et  des  combats  qu'a  dé- 
chaînés un  siècle  de  révolutions  politiques,  sociales,  industrielles 
et  scientifiques. 

Les  ditlerences,  on  le  voit,  sont  si  profondes  qu'elles  vont 
presque  jusqu'à  l'opposition,  jusqu'à  la  contradiction.  Pour  ce  qui 
est  de  la  Suisse  fédérale,  voici,  à  ce  qu'il  semble,  les  points 
essentiels  :  c'est  une  démocratie  de  par  toute  son  histoire  et 
toutes  ses  constitutions  ;  une  démocratie  par  toutes  ses  institutions, 
politiques,  judiciaires,  administratives,  économiques,  civiles; 
une  démocratie,  entin.  par  ses  coutumes  et  ses  mœurs,  du  pré- 
sident de  la  Confédération  au  dernier  des  patres  de  montagne  et 
de  la  plus  grande  ville  au  plus  petit  village.  C'est  une  démocratie 
mixte  ou,  si  l'on  veut,  une  démocratie  double  :  à  la  fois  directe 
et  représentative;  une  démocratie  représentative,  composée  de 
démocraties  plus  ou  moins  directes. 

I 

La  Suisse  est  une  démocratie  de  par  toute  son  histoire.  Elle 
est,  de  naissance,  une  démocratie.  Dès  qu'elle  apparaît  sur  la  carte, 
dès  qu'apparaissent  ses  premiers  élémens,  dès  ce  moment,  elle  est 
démocratique.  Il  serait  à  peine  paradoxal  de  dire  qu'elle  l'était 
avant  sa  naissance,  lorsque  les  cantons  forestiers  du  bord  du  lac, 
Uri,  Schvvyz  et  Unterwalden,  n'étaient,  eux  aussi,  que  des  terres 
sans  vie,  sans  nom  qui  leur  fussent  propres,  entourées  d'autres 
terres  sans  vie  et  sans  nom,  à  la  limite  des  langues,  vers  le  point 
de  jonction  des  trois  royaumes  impériaux.  Ils  s'étaient  affranchis 
déjà  des  seigneuries  intermédiaires,  princes  ecclésiastiques  et 
séculiers,  comtes  de  Kybourg  et  d'Habsbourg.  A  défaut  d'autre 
liberté,  ils  avaient  réclamé  et  obtenu  de  bonne  heure  la  liberté 
sous  l'Elmpire  et  sous  l'Empereur,  et  ils  en  parlaient  comme  d'une 
possession  immémoriale  (1  ;.  Lorsqu'en  1241,  Frédéric  (I,  excom- 

(1)  Sur  l'histoire,  et  spécialement  sur  les  origines,  de  la  Confédération  helvétique, 
sur  sa  formation,  voy.  Edward-A.  Freeman,  Histoire  générale  de  l'Europe  par  la 
géographie  politique,  traduction  de  M.  G.  Lefebvre,  p.  271-280.  —  Sir  Francis 
Ottiwell  Adams  et  C.-D.  Cunningham,  la  Confédération  suisse,  édition  française, 
publiée  par  M.  Henry  G.  Loumyer,  ch.  i,  p.  1-26.  —  D''  G.  Hilty,  Die  Bundesverfas- 
sungen  der  Schv:eizerischen  Eidgenossenschaft.  —  D'  W.  Œchsli,  Die  Anfdnge  der 
Schweizerischeti  Eidgenossensctiaft.  De  ces  deux  derniers  ouvrages,  publiés  pour 
fêter  le  sixième  centenaire  de  la  Confédération  (1891),  il  a  paru  aussi  une  édition 
française.  —  Voy.  encore  Albert  Rilliet,  les  Origines  de  la  Confédération  suisse; 
Histoire,  Légende. 


282  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

munie,  forcé  de  reconquérir  les  Romagnes  château  par  château, 
leur  envoya  des  messagers  pour  leur  demander  aide,  comme  à  de 
fidMes  vassaux,  ils  répondirent  «  qu'ils  étaient  par  leurs  pères 
des  peuples  libres,  ne  devant  service  à  l'Empire  qu'en  pays  alle- 
mands, »  et  ils  exigèrent  une  lettre  «  reconnaissant  bien  qu'ils 
sont  libres,  et  que  c'est  de  libre  et  franche  volonté  qu'ils  se  soumet- 
tent à  son  commandement  dans  les  affaires  de  l'Empire  romain.  » 

Uri,  peut-être,  était  plus  libre  et  libre  plus  tôt  que  Schwyz, 
qui  l'était  plus  et  plus  tôt  qu'Unterwalden.  Mais,  à  la  fin  du 
xiii*  siècle,  ils  l'étaient  assez  tous  les  trois  pour  conclure  ensemble 
une  alliance  qui  devait  être  le  pacte  fondamental  de  la  Confédé- 
ration helvétique.  Par  cet  écrit,  qui  rappelait  un  serment  oral 
plus  ancien,  «  les  hommes  de  la  vallée  d'Uri,  la  commune  de  la 
vallée  de  Schwyz  et  la  commune  de  la  vallée  inférieure  d'Unter- 
walden  »  faisaient  savoir  à  tous  que,  «  ayant  considéré  la  malice 
des  temps,  ils  avaient  pris  de  bonne  foi  l'engagement  de  s'assister 
mutuellement  de  toutes  leurs  forces,  secours  et  bons  offices,  tant 
au  dedans  qu'au  dehors  du  pays,  envers  et  contre  quiconque  ten- 
terait de  leur  faire  violence,  de  les  inquiéter  en  leurs  personnes 
et  en  leurs  biens.  »  On  voyait  bien  encore  traîner  le  bout  des 
lisières  féodales  :  «  Le  tout  sans  préjudice  des  services  que  chacun, 
selon  sa  condition,  doit  rendre  à  son  seigneur.  »  Mais  c'était  là 
une  réserve  de  forme.  Les  confédérés,  —  le  texte  latin  dit  Conspi- 
rati,  —  se  regardaient  évidemment  comme  libres,  maîtres  d'eux- 
mêmes  et  portant  en  eux-mêmes  uil  droit  auquel  nul  autre  droit 
n'était  supérieur,  le  principe  d'une  autorité,  sinon  tout  à  fait 
pleine,  suffisante  au  moins  pour  ne  se  laisser  ni  supprimer  ni  op- 
primer par  aucune  autre. 

Ils  statuaient  et  ordonnaient,  en  tant  qu'hommes  libres  et 
unis  des  trois  vallées  d'Uri,  de  Schwyz  et  d'Unterwalden  :  «  Nous 
statuons  et  ordonnons,  d'un  accord  unanime,  que  nous  ne  recon- 
naîtrons point,  dans  les  susdites  vallées,  de  juge  qui  aurait  acheté 
sa  charge  à  prix  d'argent  ou  qui  ne  serait  indigène  et  habitant  de 
ces  contrées.  »  C'est  ce  que,  seize  ans  plus  tard,  allaient  jurer  so- 
lennellement, dans  la  prairie  commune  du  Grûtli,  sous  le  grand 
ciel  libre,  au  pied  des  grands  monts  libres,  les  gens  venus  des 
Waldstatten,  parmi  lesquels  ceux  qui  s'appelaient  ou  que  la  légende 
a  appelés  WalterFûrst,  d'Uri,  Werner  Stauffacher,  de  Schwyz,  et 
Arnold  du  Melchthal,  d'Unterwalden.  Une  fois  de  plus,  la  liberté 
se  révélait  et  s'affirmait  comme  fille  de  la  forêt,  et,  par  un  mythe 
simple  et  touchant,  où  tout  un  peuple  a  mis  son  âme  et  qui  demeure 
plus  vrai  que  la  vérité  extraite  des  parchemins,  qui  est  de  la  vie  et 
qui  est  sa  vie,  la  Confédération  helvétique  naissante  s'incarnait 
dans  un  paysan,  bûcheron,  chasseur  et  pêcheur. 


UNE    DÉMOCKATIE    HISTORIQUE.  283 

L'histoire  o%  la  lég:ende  s'accordent  eu  ceci  :  la  Confédération 
naissante  è>t  une  démocratie  rurale.  La  géographie  elle-même 
veut  que  la  Suisse  soit  une  démocratie,  une  confédération  de  petites 
démocraties.  C'est  dans  un  coin  âpre  et  sauvage,  près  d'un  lac 
déchiqueté  et  comme  étranglé  par  des  rocs,  que  la  Suisse  a  été 
engendrée,  de  père  paysan  et  de  mère  paysanne,  il  y  a  plus  de 
six  cents  ans.  Le  Righi  et  le  Seelisberg  ont  d'abord  été  les  pôles 
de  ce  monde  minuscule,  auquel  le  vaste  monde,  tout  voisin,  de- 
meurait étranger.  —  Une  série  innombrable  de  gorges  étroites  et 
déchirées,  descendant,  s'éboulant,  se  précipitant  des  hautes  mu- 
railles qui  forment  l'arête,  l'épine  dorsale  de  l'Europe,  la  ligne  de 
partage  des  eaux,  juste  assez  larges  pour  qu'un  torrent  y  puisse 
creuser  son  lit  et  contraignant  des  fleuves  tels  que  le  Rhône  et 
le  Rhin,  si  orgueilleux  plus  bas.  plus  loin,  à  n'être  d'abord  que 
des  torrens  ;  deux  séries  innombrables  de  gorges,  orientées,  celles-ci 
du  nord-estau  sud-ouest  et  celles-là  du  sud  au  nord,  se  rencontrant, 
se  heurtant,  se  coupant,  s'enlai^ant,  s'enchevêtrant,  se  soudant  en 
un  bloc  compact,  dur  et  solide  noyau  de  la  Suisse,  qu'aucune 
étreinte  n'a  pu  broyer.  Autour  de  ce  noyau  résistant  s'est  lente- 
ment, peu  à  peu,  agrégée  la  Confédération  helvétique.  En  premier 
lieu,  Lucerne,  à  la  pointe  septentrionale  de  l'étoile  que  fait  le  lac, 
puis  la  ville  impériale  de  Zurich,  puis  Claris,  puis  Zug  et  puis 
Berne  (1)  :les  Trois  Cantons  confédérés,  liés  par  serment,  conjurés, 
sont  devenus  les  Huit  Cantons;  le  bloc  a  grossi,  en  se  maintenant 
compact,  sans  fissure,  et  sa  masse  plus  pesante  tend  à  se  détacher 
plus  vite  et  plus  violemment  de  l'Empire. 

Ce  n'est  plus,  il  est  vrai,  ou  ce  nest  plus  exclusivement  une 
ligue,  une  république  de  paysans:  aux  cantons  forestiers  se  sont 
joints  des  cantons  urbains.  Ce  n'est  plus  une  ligue  de  démocraties 
absolues  ;  les  huit  cantons  confédérés  ne  sont  pas  tous  également 
démocratiques.  Ceux  qui  avaient  rédigé  et  signé  l'acte  perpétuel 
de  1291;  ceux  qui,  dans  la  nuit  du  Griitli,  le  17  novembre  1307, 
avaient  levé  la  main  devant  Dieu,  le  prenant  à  témoin  de  leurs 
paroles,  étaient  sans  doute  de  conditions  diverses  :  nobles,  gens 
de  métier,  bergers  ou  laboureurs,  mais  tous  étaient  les  hommes 
égaux  et  libres  des  vallées  libres  et  égales  d'Uri,  de  Schwyz  et 
d'Unterwalden.  Les  magistrats  des  Waldstâtten  sortaient  du  peuple 
et  rentraient  dans  le  peuple  :  bourgeois  n'y  voulait  dire  que 
citoyen.  Mais  les  villes,  Lucerne,  Zurich  et  Berne,  villes  à  privi- 
lèges, à  ordres,  à  classes,  à  corporations,  à  fonctions  souvent  hé- 
réditaires, avaient,  pour  elles,  leurs  bourgeois  qui  étaient  vraiment 

(1)  L'entrée  de  Lucerue  dans  la  Conl'ederation  est  de  l'an  1332;  celle  de  Zurich 
est  de  1351;  celle  du  pays  de  Glaris  et  celle  de  Zug,  avec  son  territoire,  de  13o2; 
celic  de  la  ville  de  Berne,  de  1333. 


284  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  bourgeois  et  qui,  en  cette  qualité',  ne  désiraient  rien  tant  que 
de  jouer  aux  seigneurs  et  d'avoir  des  sujets.  De  là,  cet  aspect 
belliqueux  et  quasi  conquérant  que  la  Confédération  revèlit  au 
xv*"  siècle  ou  que  lui  donnèrent,  malgré  elle,  l'ayant  revêtu  pour 
leur  coniplo,  quelques-uns  de  ses  membres,  les  plus  forts,  les  plus 
inlluens,  les  villes,  Zurich  et  Berne,  élevées  tout  de  suite  au  rang 
de  premier  canton,  de  Vorort^  de  canton  directeur.  De  là,  la  ré- 
duction en  bailliages  de  l'Aargau  et  du  ïliurgau,  jusqu'au  Rhin 
et  jusqu'à  Constance.  De  là,  dans  la  Confédération,  des  élémens 
moins  démocratiques,  si  ce  n'est  un  peu  oligarchiques,  et  moins 
do  démocratie  dans  la  structure  même  de  la  Confédération.  Les 
villes  qui  se  gouvernent  par  des  conseils  sont  peu  sympathiques 
aux  cantons  ruraux,  qui  se  régissent  par  des  landesgemeinden,  des 
assemblées  populaires,  des  Ghamps-de-mai,  comme  des  Barbares, 
Dans  le  groupement  officiel,  la  (confédération  des  Huit  Cantons, 
deux  groupemens  plus  intimes,  par  affinités  naturelles,  s'effec- 
tuent ou  se  dessinentparfois  :  d'une  paît,  Lucerne,  Zurich  et  Berne  ; 
de  l'autre,  les  Waldstàtten,  Claris  et  Zug.  Les  villes  sont  moins 
démocratiques  ;  les  cantons  ruraux  le  sont  davantage,  mais  on  ne 
peut  contester  que  l'ensemble,  aie  juger  en  gros,  ne  soitune  con- 
fédération de  démocraties.  Les  villes  sont  sans  horizon,  bornées, 
emprisonnées  par  des  montagnes,  et.  comme  les  vallées  ceintes 
de  pics  infranchissables,  vouées  géographiquement  à  la  démo- 
cratie. 

Une  ligue  de  cantons  indépendans  en  fait,  qui  s'établit  au  con- 
fluent de  trois  langues,  de  trois  races  et  de  trois  civilisations,  à 
l'intersection  de  la  politique  française  et  de  la  politique  allemande, 
qui  peut,  à  son  gré,  ouvrir  ou  fermer  les  routes  d'Italie;  ligue 
assez  redoutable  pour  qu'on  n'essaye  pas  de  la  briser  par  la  force, 
auxiliaire  assez  utile  pour  qu'à  tout  prix  on  tente  de  se  le  con- 
cilier; Etat  diffus,  un  peu  rudimentaire,  aux  ressorts  lourds  et 
médiocrement  ajustés,  qui  de  temps  en  temps  se  déboîtent  ou 
divergent;  s'il  faut  tout  dire  d'un  seul  mot  et  répéter  toujours 
le  même  mot  :  République  de  paysans,  confédération  de  répu- 
bliques paysannes,  avec  les  qualités  et  les  défauts  du  paysan  : 
laborieuse,  endurante,  avisée,  amie  de  l'argent;  avec  des  vues  très 
courtes,  mais  très  nettes,  dont  la  plus  nette  est  celle-ci  :  de- 
meurer libre  et  faire  du  profit,  en  se  gardant  des  deux  côtés  et  en 
recevant  des  deux  mains;  au  résumé,  une  démocratie.  C'est  bien 
ainsi  que,  durant  ses  trois  premières  époques,  du  xni''  siècle  à  la 
fin  du  xviu"  siècle,  en  trois  cantons,  en  huit  cantons,  en  treize 
cantons  (1),   la  Confédération  helvétique   fait   devant  l'Europe 

(1)  La  première  période   de  la  Confédération  ou  son   territoire  s'agrandit  sans 


UNE    HEMOC.RATIE    HlSlORUjUE.  285 

liguiv  de  natiou.  Cette  constitution  de  la  Suisse  eu  nation,  la  géo- 
graphie la  renîl  très  pénible  et  le  droit  public  européen  ne  la 
reconnaît  que  fort  tard,  .lusqu'au  traité  de  Wcstphalie,  jusqu'en 
l(i4S.  la  Confédération  helvétique  n'est  pour  lui  qu'une  ligue 
dans  l'Empire,  la  Ligue  de  la  Germanie  supérieure.  Les  empires 
et  les  royaumes  hésitent  à  légitimer  une  république  issue  d'une 
conjuration  de  paysans.  On  espère  rompre  et  dissoudre  une  na- 
tionalité aussi  fragile  encore  ;  elle  n'est  défendue  et  sauvée  que  par 
ses  institutions  démocratiques.  Les  émissaires  du  roi  de  France 
intriguent  dans  certains  cantons,  les  agens  de  l'empereur  dans 
d'autres.  Par  l'or  français  et  par  l'or  allemand,  «  répandu  en 
public  et  semé  dans  le  particulier  »  tout  le  pays  est  «  empoi- 
sonné (i)  ».  Tout  le  pays,  ce  serait  trop  dire.  A  la  vérité,  la  Diète, 
qui  est  comme  le  gouvernement  central  de  la  Confédération,  — 
ou  qui  le  serait  s'il  y  avait  alors  en  Suisse  un  gouvernement  cen- 
tral, —  qui  est  l'assemblée  générale  des  députés  de  tous  les  can- 
tons, est  assiégée,  sollicitée  par  les  ambassadeurs  des  puissances 
étrangères.  Mais  la  Diète  n'est  pas  une  Chambre  souveraine  :  elle 
n'est  qu'une  conférence  d'envoyés,  munis  d'instructions  qui  ne 
sont  pas  moins  que  des  mandats  impératifs.  Elle  écoute,  discute, 
délibère,  s'ajourne  et  ne  décide  rien.  Faute  d'instructions,  les 
députés  doivent  remettre  à  plus  tard  toute  résolution  ;  c'est  une 
échappatoire  pour  eux,  et  ils  en  usent,  le  tempérament  national 
étant  fait  de  lenteur  et  de  prudence.  Aussi  que  de  Diètes  en  tra- 
vail et  de  Diètes  travaillées,  «  enfantent  un  berlingot  \2)\  »  De 
douze  ou  treize  cantons,  le  roi  de  France  se  flatte  d'en  avoir 
quatre  et  l'empereur  d'en  avoir  huit,  mais,  —  la  remarque  vient 
d'un  homme  qui  s'y  entend,  —  l'empereur  et  le  roi,  s'ils  s'y 
fiaient,  seraient  «  l'un  mal  servi,  et  l'autre,  pis  (3),  » 

L'antidote  au  fatal  poison  qui  corromprait  et  à  la  longue  dé- 
truirait le  corps  helvétique  existe,  par  bonheur,  et  ne  perd  point 
de  sa  vertu  :  c'est  le  farouche  amour  de  la  liberté,  amour  plus  fort 
que  l'or  et  plus  fort  que  la  mort.  C'est  le  vieil  esprit  démocratique, 
qui  s'est  conservé  sans  altération  et  qui  fait  que,  si  plusieurs  se 

qu'augmente  le  nombre  des  Confédérés  va  de  13o3,  date  de  Faccession  de  Berne,  à 
1481,  date  de  l'accession  de  Fribourg  et  de  Soleure.  En  loOl,  Baie  et  Schafl'ouse,  en 
lois,  Appenzell  vinrent  compléter  le  chiffre  des  Treize  Cantons  et  ouvrir  la  troisième 
période  de  la  Confédération,  laquelle  ne  sera  close  que  dans  l'universel  ébranlement 
produit  par  la  Révolution  française. 

'1)  Machiavel,  Œuvres,  Ed.  Passerini  et  Milanesi,  t.  V,  p.  253,  Legazione  XXIV. 
AU'  Imperrilore  Massimiliano  in  Germanin,  lettre  :j,  datée  de  Bolsano,  27  janvier 
lîiOT  (1508  :  Hanno  con  danati  in  pubblico  e  in  privato  avvelenalo  liitlo  quello 
paese. 

(2)  /(/.,  ibid.,  E  credesi  c/ie  quesia  nllimn  dieta  arà  pariuiito  uno  berlingozzo, 
eome  le  altrc. 

(3;  M.,  ibid.,  Sarebbe  maie  i,çrvito  l'uno  Re,  e  peggio  l'altro. 


286  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laissent  marchander,  personne  n'a  assez  de  pouvoir  pour  vendre 
ni  les  treize  cantons,  ni  un  seul  canton.  Ici,  en  général,  au  point 
de  vue  politique,  pas  de  différence  entre  les  citoyens;  pas  de  prin- 
ces, pas  de  gentilshommes:  des  magistratures  temporaires  et,  sous 
la  loi  faite  pour  tous  et  par  tous,  «  une  libre  liberté  (1).  »  Mais 
la  terre  est  avare  et  la  race  vigoureuse  :  par  ce  temps  d'armées 
mercenaires,  la  Suisse  doit  être,  pour  l'Europe,  comme  une  foire 
aux  soldats.  Les  uns  vont  servir  en  Allemagne,  les  autres  en 
France,  et  de  la  sorte  encore  se  créent  et  s'entretiennent,  dans  la 
Confédération,  un  courant  allemand  et  un  courant  français.  Jus- 
qu'au traité  de  Westphalie,  il  semble  que  le  courant  allemand 
l'emporte;  après  1648,  c'est  le  courant  français.  Mais  ni  le  courant 
allemand  ni  le  courant  français  ne  menacent  sérieusement  d'em- 
porter la  Suisse  :  il  leur  faudrait  submerger  un  peuple  de  treize 
peuples. 

La  longue  pratique  de  la  démocratie  préserve  aussi  efficace- 
ment la  Suisse  d'un  autre  péril  non  moins  grave.  Sans  nul  doute, 
l'unité  de  la  Confédération,  son  unité  morale  et  presque  son  unité 
politique,  a  été,  au  xvi®  siècle,  soumise  à  une  cruelle  épreuve. 
La  réforme  est,  à  cet  égard,  le  fait  le  plus  considérable  de  l'his- 
toire, non  seulement  religieuse,  mais  politique  de  la  Suisse.  De 
tout  temps,  et  comme  toutes  les  démocraties  primitives,  la  Confé- 
dération helvétique  avait  été,  en  quelque  sorte,  frappée  à  une 
effigie  religieuse.  L'acte  d'alliance  de  1291  est  dressé  :  Au  nom 
du  Seigneur,  amen!  Le  serment  du  Grûtli  est  un  serment  sacré. 
Les  landsgemeinden,  les  assemblées  populaires  et  les  diètes,  les 
assemblées  des  députés,  commencent  et  fir'ssentpar  des  prières; 
la  religion  est  le  grand  aliment  et  le  grand  moteur  de  la  vie  pu- 
blique, dans  l'ancienne  Confédération.  Or  les  prédications  de 
Zwingli  peuvent  avoir  et  ont  pour  effet  de  couper  la  Suisse  en 
deux  tronçons.  La  question  n'est  pas  réglée  par  la  bataille  de  Cap- 
pel,  car  c'est  un  mauvais  théologien  que  la  hache.  Il  y  avait  déjà 
des  cantons  urbains  et  des  cantons  ruraux,  des  cantons  à  ten- 
dances françaises  et  des  cantons  à  souvenirs  ou  à  préférences  ger- 
maniques :ily  àuradésormais  des  cantons  catholiques,  des  cantons 
protestans  ;  il  faillit  y  avoir  une  Suisse  catholique  et  une  Suisse 
protestante. 

(1)  Machiavel,  t.  VI,  p.  319.  Happorto  délie  cose  délia  Magna,  du  17  juin  1508  : 
Non  solamente  sono  inimici  ai  principi,  ma  eziandio  sono  invnici  ai  gentiluomini, 
perché  nel  paese  loro  non  è  dell'  una,  ne  delV  altra  spezie,  e  godendosi  senza  distin- 
zione  ueruna  d'  uornini,  fuor  di  quelli  che  seggono  net  niagistrati,  una  libéra  libertà. 
Cp.  Principe,  XII,  éd.  Testina,  1530,  p.  37,  et  Discorsi  sopra  la  prima  Deçà  di  T. 
Livio,  libro  I,  cap.  lv  (même  éd.,  p.  124)  ce  que  Machiavel  dit  de  l'Allemagne  étant 
au  moins  aussi  vrai  de  la  Suisse.  Voy.  encore  Guichardin,  Del  Reggimento  di  Fi- 
renze,  lib.  I,  Opère  inédite,  t.  II,  p.  49. 


UNE    DÉMOCRATTE    HISTORIQUE.  287 

De  même  cpie  l'alliance  était  plus  intime  entre  les  villes, 
d'une  part,  et  les  Waldstatten,  de  l'autre;  de  même,  les  cantons 
catholiques,  d'une  part,  et  d'autre  part,  les  cantons  protestans 
sont  enclins  à  former  des  ligues  séparées,  à  se  constituer  en  deux 
groupemens  distincts  et  opposés.  Logiquement,  il  en  devait  être 
ainsi,  dans  un  petit  pays,  dans  un  assemblage  de  petits  pays  alliés, 
mais  indépendans.  plutôt  juxtaposés  que  réunis,  et  placés  entre 
deux  grandes  puissances  dont  ils  subissaient  l'attraction ,  la 
France  catholique,  l'Allemagne  protestante.  Et,  de  fait,  il  en  fut 
très  longtemps  ainsi.  Les  partis  politiques,  en  Suisse,  furent  long- 
temps des  sectes  religieuses  et,  plus  ou  moins  dissimulé,  le  diffé- 
rend religieux  fut  longtemps  au  fond  de  tous  les  débats. 

Mais,  la  première  llamme  éteinte,  ce  différend,  comme  les 
autres,  fut  tranché  selon  la  méthode  démocratique,  à  la  majorité 
des  voix  et  il  eut  sa  solution,  une  solution  démocratique,  dans  la 
liberté  et  l'égalité.  L'ardeur  tombe  avec  les  années;  la  passion  ne 
s'arme  plus  du  glaive  ou  ne  s'en  arme  que  rarement;  il  n'est  pas 
sans  exemple  que  les  intérêts  humains  viennent  à  la  traverse 
des  convictions  spirituelles  (il.  Tout  transige  en  ce  monde,  même 
ce  qui,  de  nature,  est  le  plus  intransigeant.  Au  xviii"  siècle,  des 
communautés  catholiques  vivent  tranquillement  au  milieu  de 
cantons  protestans  et  des  enclaves  protestantes,  au  cœur  de  cantons 
catholiques.  C'est  une  espèce  d'idylle  après  la  tragédie;  c'est,  en 
tout  cas,  une  trêve  dans  la  lutte.  L'Encyclopédie  a  passé  par  là, 
ou  elle  va  passer.  Les  fils  de  famille  qui  reviennent  des  armées 
du  roi  rapportent  les  œuvres  de  Voltaire,  de  Rousseau,  de  Dide- 
rot, de  d'Alembert  (2).  Catholiques  et  protestans  s'en  nourrissent 
ou  s'en  amusent  à  l'envi.  Les  protestans  y  ajoutent  les  écrits  des 
rationalistes  allemands.  Des  loges  maçonniques  se  fondent  par- 
tout, dans  les  cantons  catholiques  aussi  bien  que  dans  les  cantons 
réformés.  En  cette  tolérance  mutuelle,  il  entre  assurément  beau- 
coup d'indifférence.  A  l'on  ne  sait  quels  sourds  frémissemens,  on 
devine,  même  dans  ces  hameaux  perdus,  qu'une  crise  de  la  civi- 
lisation est  proche. 

A  cette  crise  de  l'Europe  entière,  une  petite  fraction  de  l'Eu- 
rope, la  Confédération  helvétique,  résiste  mieux  que  toutes  les 
autres.  La  démocratie  historique  se  garde  et  la  garde  de  la  folie  de 
l'absolu,  qui  fut  le  grand  ennemi  de  la  Révolution  française.  La 

(1)  D'une  religion  à  l'autre,  on  s'entend  contre  les  sujets  de  même  religion  qui 
se  révolteraient.  On  traite  de  seigneurs  à  seigneurs  et  non  plus  de  catholiques  à 
réformés.  Ainsi,  les  abbés  de  Wettingen  et  de  Mûri  avec  les  régens  de  Berne  et  de 
Zurich. 

(2)  On  en  trouverait  encore  la  collection,  plus  complète  peut-être  qu'en  France 
même,  dans  la  bibliothèque  des  vieilles  familles  militaires,  et  notamment  dans  les 
cantons  les  plus  catholiques  de  la  Suisse. 


288  REVUE  DES  DEDX  MONDES. 

Révolution  fondit  sur  la  Suisse  comme  un  orage  ;  elle  creva  sur 
elle  en  une  pluie  de  fer  et  de  fou.  Quand  elle  se  fut  éloignée,  il 
sembla  qu'elle  eût  tout  rasé,  tout  détruit.  Au  lieu  de  l'ancienne 
Confédération  des  treize  cantons,  de  treize  républiques  confé- 
dérées, une  seule  République  helvétique  où  chaque  canton  n'était 
plus  qu'un  département  sans  autonomie,  sans  physionomie,  une 
République  une  et  indivisible  faisait  effort  pour  se  dresser.  Au  lieu 
des  vieilles  libertés  historiques,  elle  apportait,  en  la  vantant  comme 
d'essence  supérieure,  la  liberté  selon  la  formule  nouvelle,  mise 
à  la  mode  jacobine,  distribuée  par  portions  égales  à  une  Suisse 
administrativement  partagée  en  provinces  égales,  une  abstrac- 
tion au  lieu  des  réalités  positives.  Mais  cette  métaphysique  alla 
se  heurter  et  se  briser  aux  circonstances  physiques.  Une  idéologie 
dédaigneuse  des  faits,  le  besoin  de  se  déverser,  de  se  prolonger, 
de  se  reproduire  au  dehors  et  comme  une  sainte  fureur  d'aposto- 
lat, de  prosélytisme,  empêchaient  la  Révolution  de  comprendre 
que  la  nature  extérieure  est  une  des  bases  de  l'Etat;  que  l'Etat  est 
toujours,  dans  sa  forme,  ce  que  la  géographie  commande  ou  per- 
met qu'il  soit.  Quelque  violente  qu'ait  été  une  tempête,  elle  ne 
suffit  pas  à  changer  le  climat  ni  le  relief  du  sol.  Ainsi  de  la  Révo- 
lution :  elle  ne  put  abattre  les  montagnes,  éternelles  cloisons 
entre  un  canton  et  l'autre. 

Ce  vain  essai  de  république  unitaire,  dans  un  pays  qui  n'est 
qu'une  succession  de  vallées  dont  chacune  est,  géographiquement, 
une  république  séparée,  ne  tarda  pas  à  être  jugé  et  condamné. 
Napoléon  lui-même,  le  terrible  centralisateur,  vit  bien  que  la  cen- 
tralisation n'est  pas  une  fleur  des  Alpes.  Il  vit  bien  qu'il  fallait,  ou 
ne  point  laisser  une  pierre  de  ces  murs  de  granit,  percer  les  mas- 
sifs et  niveler  les  chaînes,  ou  rendre  aussitôt  à  la  Suisse  des  in- 
stitutions historiques  qui  sortaient  de  la  terre  et  s'y  liaient  indis- 
solublement, parce  qu'ici  plus  que  n'importe  où  la  terre  tenait 
l'homme  et  avait  fait  l'Etat. 

Il  rompit  avec  cette  chimère  de  la  République  helvétique,  une 
et  indivisible  comme  la  République  française.  L'Acte  de  média- 
tion fut  une  amende  honorable  à  l'histoire,  que  la  Révolution 
avait,  en  Suisse,  outragée  et  reniée.  Napoléon  y  fait  de  la  politique 
réaliste  et  concrète;  quoiqu'il  ne  se  meurtrisse  pas  la  main  à  vou- 
loir pétrir  le  roc  helvétique  comme  il  a  façonné  l'argile  plus 
meuble  de  la  France,  néanmoins  il  y  met  sa  marque.  Il  prend  les 
treize  cantons  anciens,  il  y  joint  six  Etats  alliés  ou  terres  sujettes  : 
Saint-Gall,  les  Grisons,  Argovie,  Thurgovie,  le  Tessin  et  Vaud; 
mais  il  a  soin  de  travailler  sur  l'histoire  et  avec  l'histoire.  Elle  lui 
fournit  la  matière  première,  qu'il  modifie  plus  qu'il  ne  la  trans- 
forme. Ce  n'est  pas  la  République  unitaire,  imaginée  et  créée  de 


UNE    DÉMOCRATIE    HISTORIQUE.  289 

toutes  pièces  ^i  1798.  et  ce  n'est  plus  tout  à  fait  l'ancienne  Con- 
fédération décrite  par  les  auteurs  et  reconnue  au  traité  de  West- 
phalie,  ligue  d  Etats  que  la  fortune  ou  le  calcul  a  faite,  que  la 
fortune  ou  le  calcul  peut  défaire,  sans  lien  permanent,  sans  lien 
de  cliair.  Il  v  avait  auparavant  treize  membres  et  point  de  corps 
qui  eût  son  existence  propre,  qui  à  peine  eût  quelque  existence 
autre  ((ue  les  treize  vies  locales  des  treize  cantons  :  il  y  a  main- 
tenant un  corps  en  dix-neui"  membres  et,  bien  qu'ils  ne  soient 
pas  privés  de  toute  liberté  de  mouvement,  cependant  une  volonté 
commune,  un  sens  plus  haut  d'une  mission  nationale  plus  large, 
détermine  leurs  mouvemens  divers,  les  dirige  et  les  coordonne. 
Ce  n'est  pas  l'Etat  centralisé,  de  style  français  et  d'inspiration 
jacobine,  mais  ce  n'est  déjà  plus  l'Etat  éparpilb'  ou,  pour  mieux 
dire,  une  mosaïque  d'Etats;  ce  n'est  plus  l'Etat  acéphale.  L'his- 
toire n'est  point  abolie;  elle  n'est  point  interrompue  :  elle  tourne. 
Quelque  chose  apparaît  déjà,  qui  ne  s'impose  pas  encore  par 
son  évidence  :  un  embryon  d'Etat  central,  de  pouvoir  central,  le 
germe  de  la  Confédération  moderne.  Mais,  ce  n'est  déjà  plus  une 
confédération  d'Etats  et,  si  ce  n'est  pas  encore  l'Etat  fédératif,  au 
moins  va-t-on  s'en  rapprocher  au  fur  et  à  mesure  que  le  germe  va 
s'épanouir  et  que  l'embryon  va  se  développer.  L'évolution  de  ce 
germe,  de  cet  embryon  de  pouvoir  ou  d'Etat  central  est,  à  elle 
seule,  toute  l'histoire  de  la  Suisse  depuis  le  commencement  du 
siècle.  La  croissance  de  l'Etat  central,  les  résistances  des  Etats 
particuliers;  la  croissance  du  pouvoir  central,  les  résistances  des 
pouvoirs  cantonaux  ou  des  libertés  cantonales;  les  tentatives 
d'expropriation  graduelle  des  anciens  Etats  historiques  par  l'État 
politique  et  juridique  moderne,  dans  toute  l'histoire  de  la  Suisse 
au  xix*"  siècle,  pour  qui  la  regarde  en  philosophe,  il  n'y  a  guère 
que  cela.  Agrandissemens  de  territoire,  comme  celui  de  1814  qui 
portait  définitivement  à  vingt- deux  le  nombre  des  cantons  (1), 
modifications  et  retouches  à  la  constitution,  quel  que  soit  l'article 
revisé,  luttes  des  partis  et  troubles  civils  même,  ces  faits  et  les 
autres  sont  secondaires  par  rapport  au  fait  que,  dans  la  Confédé- 
ration moderne,  depuis  le  commencement  du  siècle,  un  embryon 
d'Etat  ou  de  pouvoir  central,  au-dessus  et  au  travers  de  tous  les 
faits,  poursuit  régulièrement  son  évolution.  Mais  il  la  poursuit 
sur  un  champ  et  comme  dans  un  cadre  historique.  Entre  la  plus 
récente  et  la  plus  ancienne  histoire  de  la  Suisse,  les  communi- 
cations ne  sont  pas  coupées  :  ce  sont  deux  parties  du  même  tout, 
et  qui  n'ont  pas  cessé  de  se  tenir  et  de  s'attirer  par  une  multitude 
de  fils. 

(1)  Par  l'entrée  dans  la  Confédération  du  Valais,  de  Neuchâtel  et  de  Genève. 
TOME   cxxvii.   —    189.").  19 


290  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'État  ou  le  pouvoir  central  est,  au  début,  assez  vague,  assez 
relâché,  peu  stable  et  comme  intermittent.  Il  n'est  pas  muni  de 
tous  ses  organes.  Jusqu'en  1848,  il  n'a  pas,  à  proprement  parler, 
de  législature,  si  l'on  ne  peut  donner  pour  une  législature  la 
Diète,  qui  est  Uxijours  une  réunion  d'envoyés  des  cantons  à  attri- 
butions rigoureusement  circonscrites,  et  de  tout  près,  par  un 
mandat  impératif.  Mais  voici  que  deux  nouveaux  courans  se 
forment,  de  l'un  à  l'autre  desquels  flotte  et  se  trouve  entraînée 
la  Confédération  nouvelle  :  un  courant  centraliste  ou  fédéraliste, 
un  courant  régionaliste  ou  plus  exactement  cantonaliste,  n'allant 
pas,  le  premier  jusqu'à  l'unification  parfaite,  le  second  jusqu'à  la 
séparation  radicale,  mais  agissant,  le  premier  dans  le  sens  de 
l'extension,  le  second  dans  le  sens  de  la  restriction  du  pouvoir 
central.  Toutefois,  courans  nouveaux  et  Confédération  nouvelle 
jaillissent  de  l'histoire.  Ils  découlent  d'elle  et  elle  coule  en  eux. 
Le  courant  fédéraliste  est  de  plus  en  plus  puissant  et  le  devient 
d'autant  plus  qu'il  draine  et  canalise  les  anciens  courans,  s'en 
grossit  et  les  fait  servir  à  une  même  fin.  On  n'oserait  dire  qu'il  les 
absorbe,  mais  il  les  recouvre  ou  il  s'en  recouvre  suivant  les  cas, 
et  notamment  le  courant  centraliste  moderne  a  trop  souvent  capté 
de  la  force  à  l'ancien  courant  religieux.  Le  courant  allemand  et 
le  courant  français  s'affaiblissent  lorsque,  plus  haut  que  le  patrio- 
tisme cantonal,  réclame  sa  place  et  s'affirme  un  patriotisme 
fédéral,  le  patriotisme  helvétique,  quand  la  Suisse  devient  assise, 
comme  une  nation  parmi  les  nations,  dans  sa  neutralité  garantie 
par  l'Europe.  —  Dune  manière  générale,  toutes  ces  forces  histo- 
riques, tous  ces  courans  ne  s'abîment  pas,  ne  s'annihilent  pas; 
comme  le  Rhône,  ils  entrent  sous  terre,  mais  ils  s'y  frayent  un 
chemin  et  ils  en  ressortent;  ils  continuent  leur  travail  séculaire 
dans  le  sous-sol  de  la  Suisse  contemporaine. 

La  politique  suisse,  en  ce  siècle,  est  afl'ectée  et  dans  une  cer- 
taine mesure  déterminée  par  les  dix  siècles  de  l'histoire  suisse. 
Moins  que  partout  ailleurs  l'histoire,  en  Suisse,  est  une  chose 
morte,  et  moins  que  partout  ailleurs,  elle  y  charrie  des  formes 
mortes.  Dès  4291,  la  Suisse  était  une  ligue  de  républiques  et,  de 
nos  jours  encore,  elle  est  une  république  de  républiques;  de  nos 
jours,  elle  est  une  démocratie  et,  dès  l'origine,  si  tous  les  cantons 
n'étaient  pas  également  démocratiques,  chacun  d'eux  pourtant 
l'était  bien  à  quelque  degré.  Aucun  pays,  grand  ou  petit,  n'est, 
dans  le  changement  du  monde,  resté  autant  que  la  Suisse  identique 
à  soi-même.  Hétérogène  quant  à  sa  formation  géographique, 
aucun  pays  n'est,  autant  que  ce  pays,  homogène  de  la  profonde 
et  suprême  homogénéité  de  l'histoire. 

Que,  par  sa  constitution  même,  la  Suisse  soit  une  démocratie 


LNE    DÉMOCRATIE    HISTORIQUE.  291 

dont  les  racines  plongent  très  avant  dans  l'hisloiro,  on  croit 
l'avoir  montré  ou  du  moins  laissé  entrevoir;  qu'elle  soit  une  dé- 
mocratie historique,  par  ses  institutions  civiles,  ses  coutumes  et 
ses  mœurs,  c'est,  maintenant,  ce  qu'on  voudrait  établir.  Mais, 
pour  le  faire,  il  faut  sortir  des  généralités  et  raisonner  sur  une 
espèce,  analyser  dans  le  détail  la  vie  publique  d'un  canton  suisse 
pris  entre  les  XXII  Cantons  et  non  point  sans  doute  au  hasard, 
mais  un  de  ceux  où  la  démocratie  passe  pour  avoir,  politique- 
ment et  économiquement,  son  expression  la  plus  complète. 

S'il  résulte  de  cette  analyse  que,  politiques  ou  civiles,  toutes 
les  institutions  de  ce  canton  touchent,  en  ellet,  à  l'extrême  démo- 
cratie et  que  les  coutumes,  les  mœurs  y  sont  aujourd'hui  sensi- 
blement pareilles  à  ce  qu'elles  étaient  aux  extrêmes  confins  de 
l'histoire;  si  les  idées  et  les  choses  de  ce  temps,  celles  qui  portent 
en  elles-mêmes  le  plus  de  force,  doivent,  pour  y  pénétrer,  se 
couler  et  se  conformer  au  moule  traditionnel;  si  ce  qui  est  vrai 
de  ce  canton  l'est  plus  ou  moins  aussi  de  tous  les  autres,  alors  il 
y  aura  une  raison  de  plus  pour  définir  la  Suisse  «  une  démocratie 
historique  »,  et  peut-être  il  ne  serapas  impossible  d'en  formuler  la 
loi  à  peu  près  ainsi  :  Quoi  qu'il  arrive  en  Suisse,  il  n'y  arrivera 
rien  qui  ne  soit  une  conséquence  de  toute  l'histoire  et  comme 
une  projection  dans  le  présent  de  tout  le  passé  des  cantons  et  de 
la  Confédération.  La  démocratie  suisse,  c'est  de  l'histoire  en  mou- 
vement. 


II 

Le  canton  des  Grisons  peut  être  pris  pour  type  de  cette  extrême 
démocratie  et  de  cette  démocratie  historique,  dont  se  rapproche- 
raient, à  des  intervalles  inégaux,  les  vingt  et  un  autres  cantons 
de  la  Confédération  helvétique  (1).  Des  Alpes  d'Uri  aux  Alpes  rhé- 
tiques  et  du  mont  Saint-Gothard  à  la  frontière  autrichienne,  il 
couvre  la  sixième  ou  la  septième  partie  de  la  superficie  totale  de 
la  Suisse,  englobant  les  vallées  quasi  parallèles  de  l'Inn,  du  Rhin 
postérieur  et  du  Rhin  antérieur. 

Une  de  ces  vallées,  la  dernière,  celle  du  Rhin  antérieur,  est 
particulièrement  intéressante.  Lorsque,  parti,  le  matin,  de 
Gœschenen  ou  d'Andermatt,  au  sortir  du  val  d'Urseren,  on  s'est 
élevé,  par  une  route  en  lacets  et  pendant  plus  d'une  heure,  le 
long  des  pentes  dénudées  de  l'Oberalp,  montant  et  tournant  tou- 
jours, et,  à  chaque  nœud  que  fait  le  lacet,  se  trouvant  quelques 

(1)  Il  faut  seulement  faire  observer  que  les  Grisons  ne  sont  entrés  que  très  tard 
dans  la  Confédération,  au  commencement  de  ce  siècle,  en  1803.  Jusque-là,'les  Ligues 
grisonnes  n'avaient  été,  pour  la  Suisse,  qu'un  État  allié,  mais  un  allié  extérieur. 


292  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mètres  plus  haut  plutôt  encore  que  quelques  mètres  plus  loin; 
avec  le  village  tout  au  fond,  vu  comme  à  vol  d'oiseau,  en  raccourci, 
ramassé  sur  lui-même,  entouré  d'arbres  si  rares,  si  rigides,  et  si 
blanc,  si  vert,  si  luisant  dans  l'air  transparent  ([non  dirait  un 
jouet  de  Nuremberg;  après  avoir  côtoyé  le  petit  lac  d'une  couleur 
de  plomb,  qui  dort  d'un  sommeil  de  marais,  en  ses  tourbières,  au 
sommet  de  la  passe;  par  une  autre  route  en  lacets,  on  redescend 
et  l'on  entre  dans  une  vallée  dont  les  bords,  d'énormes  mon- 
tagnes, semblent  s'avancer  pour  se  rejoindre,  écrasantes  et  étouf- 
fantes, noires  de  leurs  forêts  de  sapins,  sous  l'étincelante  tache 
des  glaciers  et  mouchetées,  marbrées  de  pâturages,  clairs  entre 
deux  bois  sombres  ;  —  aussitôt  il  tombe  sur  vous  on  ne  sait  quoi 
de  grand,  d'une  grandeur  un  peu  monotone  et  triste. 

L'étroite  route,  le  plus  souvent,  est,  d'un  côté,  à  pic  sur  des 
abîmes  dont  la  séparent  des  bornes,  mises  là  bien  plus  pour  en 
marquer  la  direction,  l'hiver,  quand  la  neige  ses!  amoncelée,  que 
pour  arrêter  les  chutes,  sil  s'en  produisait;  de  l'autre  côté,  elle 
est  comme  collée  à  de  gigantesques  parois  de  rocher,  au  flanc 
desquelles,  de  lieue  en  lieue,  grimpent  et  s'accrochent  des  mai- 
sonnettes très  primitives  :  cabanes  rustiques,  faites  de  planches 
longues  et  couvertes  de  planchettes  carrées,  que  la  résine,  do 
ses  larges  coulées,  a,  pour  ainsi  dire,  peintes  en  un  rouge  brun 
et  qui  ajouteraient  encore  à  la  désolation  majestueuse  du  paysage, 
si  chacune  d'elles  n'avait  sa  «  chambre  des  tleurs  »  où  les  géra- 
niums et  les  fuchsias  mettent  la  joie  de  leur  rouge  vif.  Près  de 
ces  maisons  de  bois,  des  étables  de  bois  et  des  greniers  de  bois, 
construits  de  gros  ais  à  peine  équarris  et  mal  joints,  exhaussés 
et  perchés  sur  de  fortes  poutres,  ainsi  que  des  habitations 
lacustres  sur  leurs  pilotis,  si  peu  fermés  que  le  vent  y  circule  à 
l'aise,  gelant  et  raidissant  les  quartiers  de  viande  qui,  sans  autre 
préparation,  fourniront  la  nourriture  de  l'année. 

Devant  et  derrière,  des  séchoirs  à  fourrages  —  sorte  d'échelles 
ou  de  râteliers  protégés  par  un  petit  toit,  —  tendent  leurs  montans 
comme  des  bras,  se  découpent  en  silhouettes  étranges.  Le 
fumier  envahit  les  cours  ;  de  grands  porcs  fauves  se  promènent 
par  troupeaux,  fouillant  la  terre  du  groin,  ou  se  chauffent  au 
soleil,  nonchalamment,  le  ventre  gonflé,  avec  des  attitudes  de 
bêtes  mortes.  Un  carillon  de  clochettes  :  ce  sont  les  vaches  ou  les 
chèvres  qui  viennent  boire  à  des  auges  creusées  dans  un  tronc 
d'arbre  et  semblables  à  des  pirogues  africaines  ;  un  lilet  d'eau 
limpide  y  coule,  en  chantant,  plus  doucement,  la  chanson  du 
torrent  voisin.  Des  forêts,  des  glaciers,  des  rochers,  dos  torrens, 
des  ravins,  des  villages  enfumés,  de  l'ombre,  et  tout  à  coup, 
comme  au  val  Tavetsch,  la  nappe  lumineuse  des  prés  uu  des  blés  : 


UNE    DÉMOCRATIE    UISTORIOIE.  293 

ainsi  se  déroiil^t'ii  ruban  cette  vallée  du  Vorderrhein,  toute  pleine 
d'églises,  de  cliapelles  et  de  chemins  de  croix  égrenant  leurs 
stations  sur  les  collines,  —  que  domine  l'abbaye  de  Disentis  et 
que  barre  l'évèché  de  Coire. 

Tel  est  le  pays,  dune  grandeur  sévère  et  comme  religieuse  ; 
les  hommes  y  sont  d'une  politesse  fière  et  digne.  Ils  vous  saluent, 
quand  vous  passez,  d'un  u  bonsoir  »  en  langue  romanche  où  l'on 
sent  la  cordialité  d'un  accueil  tout  patriarcal.  L'étranger  ipii 
séjourne  ici  devient  véritablement  un  hôte.  Il  faut  qu'ils  sachent 
qui  il  est,  d'où  il  est  et  ce  qu'il  veut  faire  :  dès  qu'ils  le  savent,  ils 
l'adoptent,  et,  chez  eux,  il  se  retrouve  chez  lui.  Lui,  cependant, 
s'il  est  Français  et  s'il  saisit  quelques  mots  de  cet  idiome  mêlé  de 
latin  et  de  celtique  et  qui  ne  serait  guère,  suivant  certains 
auteurs  (i  ,  que  du  latin  déliguré  par  la  prononciation  celtique, 
il  lui  paraît  qu'il  marche  dans  la  liberté  et  que  c'est  de  l'égalité 
qu'il  respire.  L'idée  de  -*  démocratie  »  s'impose  à  lui  comme  une 
obsession,  par  l'image  d'une  démocratie  calme  et  grave,  où  toutes 
les  affaires  sont  les  affaires  de  tous  et  se  traitent  sans  éclat,  mais 
sans  désordre.  Il  est  frappé  de  l'air  sérieux  dont  le  paysan  qui 
coupe  de  l'herbe  dans  son  champ  ou  casse  des  pierres  sur  le  che- 
min parle  des  choses  qui  le  regardent  comme  citoyen  et  de  l'air 
sérieux  dont  il  écoute  des  choses  qui  ne  le  touchent  pas  ou  ne  le 
touchent  que  de  très  loin  et  dépassent  de  beaucoup  le  cercle  de  sa 
vie  et  de  ses  connaissances.  Et  rien,  en  revanche,  ne  peut  rendre 
l'air  d'estime  profonde  avec  lequel  tel  personnage  universellement 
réputé  pour  ses  actes  ou  pour  ses  œuvres  parle  à  ce  dernier  venu, 
qui  est  son  égal,  au  moins  en  liberté,  en  droit  et  en  considéra- 
tion, dans  cette  démocratie  dont  ce  n'est  pas  assurément  le  moindre 
miracle  qu'elle  semble  ignorer  et  la  vanité  et  l'envie. 

La  cause  en  est  sans  doute  que,  dans  la  démocratie  paysanne 
et  montagnarde  des  Grisons,  il  n'y  a  ni  riches  ni  pauvres.  De 
Tschamut  à  Trous  et  au  delà,  on  ne  voit  pas  un  seul  château,  et 
l'on  serait  embarrassé  de  citer  une  propriété  de  quelque  étendue  ; 
mais  non  plus,  de  Tschamut  à  Trons,  on  ne  rencontre  pas  un 
mendiant.  La  belle  aisance  de  là-bas  ferait  sourire,  si  elle  ne  le 
faisait  souffrir,  un  humble  rentier  de  nos  villes.  Ils  y  sont  bien, 
en  vérité,  les  deux  termes  de  l'équation  :  démocratie  et  médiocrité  ! 
Mais  cette  démocratie,  consolation  et  récompense  de  cette  médio- 
crité, tout  le  monde  l'aime,  aux  Grisons,  d'un  viril  et  robuste 
amour.  Le  poète  Anton  Huonder  en  a  très  fortement  exprimé  la 
puissance  dans  les  cinq  strophes  du  Paysan  souverain,  dont  on 
ne  craint  pas  de  dire  qu'elles  contiennent  toute  la  nature  et  tout 

(1;  Ascoli,  Lettera  giottologica. 


294  REVUE    DES    DEUX    MUNDF.S. 

l'homme,  tout  le  pays  et  toute  la  race,  les  Alpes  grisonnes  et  le 
peuple  grisou. 

C'est  mon  roc,  c'est  ma  pierre  —  Ici,  je  pose  solidemeiiL  mon  pied  — 
C'est  riiéritage  de  mon  père  — Et  je  ne  le  dois  à  personne. 

C'est  mon  champ,  c'est  mon  élable  —  C'est  mon  bien  et  mon  droit  — 
Non,  je  ne  le  dois  à  personne.  —  Je  suis,  ici,  le  roi. 

Ce  sont  mes  cnlans,  mon  propre  sang  —  Que  le  bon  Dieu  m'a  donnés. 

—  Je  les  nourris  de  mon  propre  pain —  Ils  dorment  sous  mon  toit. 

0  libre,  libre  pauvreté!  —  Héritage  de  mes  pères  —  Je  veux  vous  dé- 
fendre avec  courage  —  Gomme  la  prunelle  de  mes  yeux. 

Oui,  libre  je  suis  né  —  Tranquille  je  veux  dormir  —  Et  libre  j'ai  grandi 

—  El  libre  je  veux  mourir  (1)  ! 

La  «  libre  pauvreté  »,  la  «  liberté  »,  «  libre,  libre,  libre!  » 
reviennent  en  ces  vers  comme  le  thème  principal,  comme  un 
leitmotiv,  comme  l'unique  pensée  et  l'unique  désir.  Ecoutez,  le 
dimanche,  à  l'issue  de  la  messe,  ce  que  disent  les  hommes  assis 
en  rond  tout  autour  de  l'église;  et  le  dimanche  soir,  écoutez  ce 
que  chantent,  sous  la  direction  de  leur  capitaine,  les  Compagnies 
de  la  jeunesse.  Prose  très  vulgaire  ou  poésie  très  noble,  choses 
du  village  ou  vieilles  épopées,  ce  ne  sont  que  des  hymnes  à  la 
liberté.  «  Nous  qui  sommes  enfans  des  rochers,  nous  que  les 
vallées  ont  nourris,  nous  que  les  sommets  ont  vus  naître,  vou- 
drions-nous être  vassaux  (2)?  » 

Et  comment  ne  pas  le  remarquer?  La  liberté  est  associée  à  la 
nature  :  les  libres  rochers,  les  libres  vallées,  les  libres  sommets 
font  lés  Grisons  libres.  La  liberté  devient  pour  eux  comme  une 
loi  physique,  ou  physiologique,  comme  une  condition  de  l'être, 
et  il  leur  serait  aussi  difficile  de  se  passer  d'elle  que  de  la  viande 
séchée  qu'ils  mangent,  du  Weltliner  qu'ils  boivent,  du  lait,  du 
beurre  et  de  l'air  des  Alpes.  Associée  à  la  nature,  elle  ne  l'est  pas 
moins  à  l'histoire  :  elle  vient  à  eux,  légalement,  en  légitime  suc- 
cession, du  fond  des  temps  :  «  C'est  l'héritage  de  mon  père.  — 
Héritage  de  mes  aïeux  »  ;  et  ils  y  tiennent  d'autant  plus  qu'elle  est 
à  peu  près  tout  leur  bien  :  «  Qui  nous  met  sous  un  toit  —  En 
notre  pauvreté? —  0  libre,  libre  pauvreté!  »  0  pauvreté  libéra- 
trice! un  petit  peuple  l'a  épousée  dans  l'Oberalp,  comme  Fran- 
çois d'Assise,  autrefois,  aux  monts  ombriens,  et,  comme  le  saint  y 
cherchait  la  promesse  des  célestes  félicités,  le  peuple  y  sait  trou- 
ver le  gage  de  l'indépendance  et  de  la  paix. 

(1)  Las  Poesias  ded  Anton  Huonder,  cdidas  de  D''  C.  Decurtins.  Squitschau  a 
Muster,  p.  10-11.  —  Il  pur  suvevan.  M^^  Marie  de  Vogelsang  a  donné  une  adaptation 
allemande  de  cette  poésie  de  Huonder,  dans  une  étude  :  Ein  Rest  Agrar-Collectivismus, 
publiée  par  la  Monatsschrift  filr  Christliche  Socialreform,  mais  il  n'est  pas  inutile 
d'en  donner  une  traduction  française  littérale. 

(2)  Id.  ibid.,  p.  13.  Gl'  isclii  a  Trun.  (L'érable  de  Ti-ons.) 


UNE  nKMOoKATir:  msroHioiF,.  295 

Ouo  pouvonjt  ôtro  les  institutions  politiques  de  ce  peuple,  qui 
il  fait  vœu  de  liberté  (1^,  chez  qui.  dans  la  parfaite  égalité  de 
droit,  il  n'y  a  point  de  grandes  inégalités  de  fortune,  —  sinon 
libérales  et  démocratiques?  Aussi  le  sont-elles,  et  jusqu'à 
l'exlréme.  Cinq  membres  élus  pour  trois  ans  composent  son  gou- 
vernement. Ils  sont  nommés  au  suffrage  direct  par  les  citoyens 
de  tout  le  canton.  Ils  doivent  tout  leur  temps  aux  affaires  pu- 
bliques (2\  et  se  partagent  les  divers  déparlemens  de  l'adminis- 
tration (3J.  Ils  représentent,  dans  le  canton  des  Grisons,  le  pou- 
voir exécutif,  mais  un  pouvoir  exécutif  à  attributions  assez  ré- 
duites. 

Le  Grand-Conseil  y  représente  le  pouvoir  législatif.  Il  siège  h 
Coire,  chef-lieu  du  canton,  et  se  compose  de  72  membres  ou  dé- 
putés, renouvelés  par  l'élection,  de  deux  en  deux  ans,  le  premier 
dimanche  de  mai.  Le  gouvernement  prépare  le  rôle  des  projets 
qui  leur  sont  soumis  et  le  bnir  fait  tenir  avant  les  séances.  Ils  ont 
le  droit  de  motion  et  d'interpellation  (4).  Mais  le  Grand  Conseil, 
lui  aussi,  n'a  que  des  attributions  réduites:  l'autorité  de  ce  pou- 
voir législatif  est  limitée  de  plus  près  encore  que  celle  du  pou- 
voir exécutif  (5). 

Par  quoi?  Bien  qu'on  n'aime  pas  à  se  servir  du  mot  «  souve- 
raineté »,  dont  l'emploi  a  toute  sorte  d'inconvéniens,  on  peut,  en 
ce  cas,  y  recourir,  puisque,  aussi  bien,  il  s'agit  d'une  collectivité 

(1)  »  Que  notre  ferme  et  libre  main  —  Ne  soit  vouée  qu'à  la  liberté — Notre  cœur, 
notre  libre  sang —  Voué  à  la  fraternité  !  »  —  Las  Poesias  ded  Anton  Hiionder,  p.  14. 
Gl'  ischi  a  Truu. 

(2)  Ils  ne  peuvent  exercer  aucune  profession  active.  Ils  ne  peuvent  être  ni  méde- 
cins, ni  avocats,  ni  commercans  en  exercice.  Ils  ne  peuvent  faire  partie  d'aucun 
conseil  d'administration.  L'un  d'eux  seulement,  un  sur  cinq,  peut  être  membre  d'-une 
des  deux  Chambres  fédérales. 

(3)  Le  département  de  l'instruction  publique  et  les  déparlemens  de  la  justice  et 
de  la  santé  sont  pourvus  chacun  d'un  comité  consultatif  de  deux  membres,  nommés 
pour  trois  ans  par  le  Grand-Conseil.  Sur  l'organisation  politique  des  Grisons,  on 
trouvera  de  bons  renseignemens  (en  tenant  compte  des  modifications  introduites 
par  la  revision  constitutionnelle  du  3  juin  1892)  dans  la  collection  des  Manuels 
Hœpli,  Ordinamento  degli  Stali  liberi  d'Europa,  pel  dott.  Francesco  Racioppi. 

(4)  Avec  faculté  de  parler  dans  l'une  ou  l'autre  des  trois  langues  du  pays,  alle- 
mand, italien  ou  romanche. 

(5)  Le  Grand-Conseil  se  réunit,  chaque  année,  une  fois,  en  session  ordinaire,  qui 
dure  environ  trois  semaines  et  pendant  laquelle  les  députés  touchent  1  francs  par 
jour,  plus  une  modeste  indemnité  de  voyage.  Pour  être  membre  du  Grand-Conseil, 
il  faut  avoir  vingt-trois  ans  accomplis.  Chaque  député  a  un  suppléant.  Le  Grand- 
Conseil  nomme,  à  chaque  réunion  annuelle,  son  président,  son  vice-président  et  trois 
scrutateurs.  Dans  les  questions  religieuses,  le  Grand-Conseil  se  divise  en  deux  parties 
qui,  d'après  les  anciens  usages,  s'appellent  Corpus  evangelicum  et  Corpus  catholicum. 
Le  Corpus  evangelicum  traite  des  affaires  qui  intéressent  l'église  nationale  (canto- 
nale) protestante  rhétique;  il  élit  l'assesseur  qui  le  rejjrésente  à  la  réunion  annuelle 
ou  synode  des  pasteurs  réformés.  —  Le  Corpus  catholicum  surveille  la  gestion  des 
biens  qui  forment  la  manse  épiscopale,  par  l'intermédiaire  d'une  commission  admi- 
nistrative de  trois  membres  qu'il  nomme  à  cet  effet  et  qui  lui  en  adresse  rapport. 


296  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  qui  n'a  pas  de  supérieur  humain  (I)  en  dehors  d'elle-même  »  : 
le  pouvoir  du  Grand-Conseil ,  dans  le  canton  des  Grisons ,  a  sa  limite 
toujours  prochaine,  et  elle  n'est  autre  que  la  souveraineté  popu- 
laire. Il  propose  les  lois  plus  qu'il  ne  les  adopte  et  il  les  élabore 
plus  qu'il  ne  les  fait.  Le  peuple  ne  manque  jamais  d'avoir  la  der- 
nière raison.  Il  l'a,  par  Y  initiative  qui  est  la  forme  active  ou  posi- 
tive, et  par  le  référendum,  qui  est  la  forme  passive  ou  négative, 
dans  lesquelles  il  exerce  sa  souveraineté. 

Au  référendum  sont  soumis,  de  droit  :  tout  changement  à  la 
constitution,  tout  traité  que  le  canton  peut  conclure  avec  d'autres 
États  ou  cantons  en  vertu  de  son  indépendance,  restreinte  par  la 
constitution  fédérale,  toute  loi,  de  quelque  nature  qu'elle  soit, 
judiciaire  ou  administrative  (2).  N'est-ce  pas  le  référendum  obli- 
gatoire, universel,  quotidien  dans  le  sens  qu'il  s'applique  à  tout 
ce  qui  peut  faire  et  fait  tous  les  jours  la  vie  publique  du  canton? 
Et,  par  lui,  n'est-ce  p"as  la  démocratie  directe  enserrant,  surveil- 
lant, contrôlant,  corrigeant  la  démocratie  représentative?  N'est-ce 
pas  la  souveraineté  du  peuple  constante,  continue,  permanente? 

Mais  ce  serait  peu  que  le  référendum,  qui  donne  au  peuple  des 
Grisons  le  moyen  de  repousser  les  lois  dont  il  ne  veut  pas  :  l'ini- 
tiative lui  donne  le  moyen  d'avoir  celles  qu'il  veut  et  d'abroger 
celles  dont  il  ne  veut  plus  (3),  Elle  appartient  au  peuple  tout 
entier,  et  à  toute  fraction  du  peuple,  et  à  tout  citoyen,  à  condi- 
tion de  réunir  les  signatures  de  trois  mille  électeurs;  rien  n'est 
au-dessus  de  sa  portée,  non  pas  même  la  constitution,  que  tout 
citoyen  peut  faire  reviser  en  tel  ou  tel  de  ses  articles  ou  même  en 
'sa  totalité  et  à  laquelle  il  peut  en  faire  substituer  une  autre,  si  la 
majorité  du  peuple  accepte  et  ratifie  sa  proposition. 

La  base  territoriale  sur  laquelle  repose,  dans  le  canton  des 
Grisons,  le  système  représentatif,  est  le  cercle,  association  ou 
plutôt  groupement  de  communes.  Le  cercle  est,  après  la  com- 
mune, la  première  union  administrative.  Les  trente-huit  cercles 
des  Grisons,  très  différens  entre  eux  pour  l'étendue,  envoient  au 
Grand-Conseil  des  députés  en  nombre  variable  (4).  Ont  droit  de 

(1)  C'est  un  des  termes  de  la  définition  que  le  célèbre  juriconsulte  anglais  Austin 
a  donnée  de  la  «  souveraineté  ». 

(2)  La  Constitution  précise  même  et  énumère  :  soit  une  loi  civile,  soit  une  loi  cri- 
minelle: soit  en  matière  d'impôts,  d'école,  de  forêts,  de  chemins,  de  chasse  et  de 
pêche,  d'hygiène,  d'assistance,  soit  sur  n'importe  quelle  partie  de  l'économie  natio- 
nale; et,  de  môme,  pour  toutes  les  ordonnances  rendues  en  exécution  des  lois  fédé- 
rales que  pour  toute  création  nouvelle  d'emplois  cantonaux,  que  pour  toutes  dépenses 
qui  excèdent  100000  francs  une  fois  versés  ou  20  000  francs  chaque  année,  pendant 
cinq  ans. 

(3)  Les  lois,  après  qu'elles  ont  été  deux  années  en  vigueur;  les  ordonnances,  sans 
condition  de  temps. 

(4)  Coire,  par  exemple,  a  sept  députés,  mais  beaucoup  d'autres  cercles  n'en  ont 


UNE    OÉMOr.RAIlE    HISTORIQUE.  297 

parliciju'i'  à  l'él^ition  tous  les  Suisses  domicilit's  tlaus  le  cantou. 
et  lesutVi-aïre  s  éniet.au  choix  dos  électeurs,  soit  en  des  assemblées 
générales  du  cercle  ou  landeagcmeinden  [\),  soit  par  commune,  à 
mains  levées  ou  au  scrutin  secret.  Mais  le  cercle  est,  en  outre,  il 
est  surtout  une  union  judiciaire.  Les  assemblées  du  premier 
dimanche  de  mai,  les  landesgrmeindtm,  élisent,  en  même  temps 
que  les  déput('s  au  Grand-Conseil  et  leurs  suppli'ans,  les  membres 
du  tribunal  de  première  instance,  qui  se  compose  de  six  juges,  et 
le  président  de  ce  tribunal,  qui  est  aussi  le  président  du  cercle  (2V 
Le  cercle  a  son  autonomie,  au  moins  une  certaine  autonomie, 
dans  le  domaine  de  l'exécutif  et  le  domaine  du  législatif  (3V  Ou 
bien,  si  c'est  un  peu  trop  dire,  on  peut  dire  du  moins  qu'il  jouit 
dune  très  large  autonomie  administrative.  Et  non  seulement  le 
cercle  a  sa  vie  légale,  mais  il  a  ses  moyens  do  vivre,  ses  res- 
sources à  lui.  Quelques-uns  de  ces  cercles  sont  propriétaires  de 
biens  fonds  :  le  cercle  de  Disentis  possède  une  foret,  le  cercle 
de  Davo>.  une  maison  lii.  Qu'on  examine  donc  le  canton  ou  le 
cercle,  si  Ton  veut  arriver  à  l'unité  irréductible,  et  comme  au 
premier  élément  de  la  vie  politique  dans  les  drisons,  c'est  à  la 
commune  qu  il  en  faut  venir. 

On  aime,  dans  le  canton  des  Grisons,  à  qualifier  la  commune 
de  «  commune  souveraine  ».  Et,  en  efîet,  au  point  de  vue  du  droit 
public,  la  commune  est  réellement  souveraine.  Elle  nomme, 
chaque  année,  son  président  et  les  conseillers  qui  l'assistent. 
L'assemblée  de  la  commune,  gemcindeversammLnnfj ,  se  tient 
généralement  le  dimanche,  après  le  ser\  ice  divin.  Dans  quelques 
villages,  il  y  a  encore,  comme  en  Flandre  il  y  avait  le  beffroi,  une 
cloche  spéciale  pour  appeler  à  la  commune.  Le  président  de  la 
commune  ouvre  cette  rjemeindevf'rsammluiu/,  où  l'on  se  rend  de 
tous  les  villages  et  de  tous  les  hameaux  qui  en  dépendent,  car  la 

qu'un.  Chaque  cercle  donne  à  son  député  un  plein  pouvoir  écrit  et  régulier.  A  la 
fin  des  sessions,  le  Grand-Conseil  élit  une  commission  de  trois  membres  qui  rédige 
les  lois  soumises  à  la  sanction  du  peuple  et  préparc  le  rapport  aux  cercles  et  aux 
communes  sur  les  travaux  de  l'année. 

(1)  Ce  ne  sont  que  des  landesqerrïBinden  de  cercle  et  non  point  des  landesf/emei»- 
den  de  tout  un  canton,  comme  dans  Uri,  Glaris,  les  deux  Unterwalden,  les  deux 
Appenzell.  —  Dans  ces  assemblées  générales,  soit  de  cercle,  landesgemeinden,  soit 
de  commune,  gemeindeversammlungen,  on  délivre  à  chaque  votant  une  carte  de  lé- 
gitimation. Le  nombre  des  votans  est  officiellement  constaté,  car  la  majorité  abso- 
lue est  nécessaire  pour  tous  les  scrutins. 

(2)  Elles  élisent,  de  plus,  un  ou  deux  juges  de  paix,  compétens  jusqu'à  30  francs. 

(3)  Il  peut  rendre  des  ordonnances  en  matière  de  finances,  sur  les  questions  éco- 
nomiques, administratives  et  de  police,  en  matière  d'hypothèques,  d'assistance,  etc. 

(4)  L'union  supérieure  au  cercle,  le  district,  est  exclusivement  judiciaire.  Le  dis- 
trict est  formé  de  plusieurs  cercles.  Mais  le  tribunal  de  district  n'est  pas  élu  au 
suffrage  direct.  L'élection  des  six  juges  et  du  président  qui  le  composent  a  lieu  tous 
les  trois  ans,  par  le  suffrage  au  second  degré.  Pour  cette  élection,  chaque  commune 
désigne,  selon  sa  population,  un  certain  nombre  de  délégués  {Wahlen). 


298  REVUE   DES   DEUX   MONDES. 

commune  grisonne  n'est  pas  agglomérée,  ou,  plus  exactement, 
toute  agglomération,  même  assez  importante,  ne  forme  pas,  à 
elle  seule,  une  commune.  Au  début  de  la  séance,  on  lit  le  procès- 
verbal  de  l'assemblée  précédente,  puis  l'on  passe  à  la  discussion 
des  affaires,  qui  peuvent  être  nombreuses  et  de  toutes  sortes, 
l'assemblée  communale  devant  être  consultée  sur  les  plus  grosses 
questions  et  sur  les  plus  petites  (1). 

A  cette  consultation  ou  à  cette  discussion,  il  est  procédé  en 
deux  formes.  Ou  bien  le  Weibel,  l'huissier  communal,  au  nom  du 
président,  interroge  les  citoyens  qui  ont  été  anciennement  honorés 
de  fonctions  administratives  ou  judiciaires  :  «  Quel  est  là-dessus 
votre  avis,  monsieur  l'ancien  président,  ou  monsieur  l'ancien  con- 
seiller (2)?  »  Ou  bien,  tout  simplement,  on  donne  la  parole  à  qui 
veut  la  prendre,  et  la  discussion  est  souvent  très  vive.  Il  y  a  trois 
manières  de  procéder  au  vote  :  par  mains  levées,  par  séparation 
(ceux  qui  votent  oui  se  rangeant  à  droite,  ceux  qui  votent  non,  à 
gauche)  et  le  scrutin  secret  avec  l'urne  (3). 

Une  complète  égalité  règne  dans  ces  assemblées  de  la  com- 
mune, et  ce  n'est  que  par  déférence  et  par  respect  pour  les  vieux 
usages  que  l'on  veut  d'abord  requérir  l'avis  des  anciens  prési- 
dens  et  anciens  conseillers.  Au  reste,  ces  présidens  ne  sont  pas 
d'une  condition  sociale  et  sont  rarement,  si  l'on  peut  ainsi  dire, 
d'une  condition  intellectuelle  difierentes  de  celles  de  leurs  conci- 
toyens :  quelque  instituteur  retraité,  quelque  bas-officier  revenu 
depuis  vingt  ans  des  armées  licenciées  du  pape  ou  du  roi  de 
Naples,  quelque  garçon  de  café  rentré  au  pays  grison  pour  y 
vivre  de  ses  gains  économisés,  un  paysan,  comme  les  autres, 
qu'on  rencontre,  sa  faux  ou  sa  fourche  à  l'épaule,  et  qui  s'arrête, 
et,  la  plantant  en  terre,  appuyé  sur  le  manche,  sans  cris  et  sans 
gestes,  parle  posément  de  la  dernière  loi,  comme  un  homme  qui 
veut  ce  qu'il  veut,  dit  ce  qu'il  dit,  sait  pourquoi  il  le  veut  et  com- 
ment il  le  dit.  Les  échelons  de  la  hiérarchie  ne  sont  pas  très 
élevés,  les  magistratures  sont  en  pente  douce:  on  y  monte  faci- 
lement, on  en  descend  sans  se  blesser,  et,  grâce  à  elles,  l'égalité  se 
fait  ou  se  maintient  par  en  haut  ;  précieux  privilège  d'une  démo- 
cratie qui  se  constitue  en  aristocratie,  mais  s'y  constitue  tout 
entière,  qui  prend,  à  sa  façon,  le  ton  aristocratique  et  garde  l'es- 
prit démocratique,  et  où,  suivant  une  boutade  fameuse,  tout  en 
s'appelant  messieurs,  on  se  traite  vraiment  en  citoyens. 

(1)  Depuis  une  loi  fédérale  jusqu'à  un  règlement  de  pâturage. 

(2)  C'est  la  forme  traditionnelle,  suivie  jadis  dans  les  Diètes.  Voy.  Helvetia  pro- 
fana e  sacra.  lielalione  de  potentissimi  XIII  Cantoni  Svizzeri  detti  délia  Gran  Lega. 
fatta  da  Monsir/nor  Scotti,  vescovo  del  Borgo  di  S.  Donnino,  governatore  délia  Marca 
(ancien  nonce  à  Lucerne).  Macerata,  1642,  p.  22. 

'3)  Sur  les  matières  fédérales,  l'emploi  de  J'uruc  est  obligatoire. 


UNE    DÉMOCRATIE    HISTORIQUE.  299 

La  commune  grisonne  est  libre  et  souveraine.  Mais  elle  ne  le 
serait  que  théoriquement  et  ne  le  demeurerait  point  en  fait,  si 
elle  n'avait  pas  de  quoi  subvenir  à  tous  ses  besoins,  si  elle  était 
(>blijr»*e  de  faire  appel  au  concours  du  canton,  qui  est.  ici.  TEtat. 
Dans  la  pratique,  elle  est  libre  et  souveraine  parce  quelle  a,  bien 
à  elle,  les  ressources  suffisantes,  parce  qu'elle  est  propriétaire,  avec 
tous  les  droits  du  propriétaire,  ou  à  peu  près  tous,  quant  à  la  dis- 
position et  à  l'administration  de  ses  biens  (1). 

A  l'ordinaire,  ces  biens  consistent  en  forêts  et  en  alpes.  L'ad- 
ministration des  forêts  de  la  commune  est  confiée  à  une  com- 
mission particulière  et  à  un  forestier  communal,  sous  la  surveil- 
lance directe  du  président  et  des  conseillers.  Pour  les  alpes  et 
pour  chaque  alpe.  les  usagers  se  réunissent  en  une  sorte  de 
syndicat  qui  a,  entre  eux,  une  certaine  existence  juridiiiue  et  pro- 
duit certains  etTets  de  droit.  Mais  la  commune, ainsi  qu'on  l'a  noté, 
est  le  plus  souvent  formée  de  plusieurs  villages,  hameaux  ou  écarts. 
Il  en  résulte  que  toute  la  commune  n'est  pas,  en  tant  qu'une 
seule  commune,  propriétaire  de  toutes  les  alpes  et  de  toutes  les 
forêts  qui  ne  sont  pas  de  propriété  privée.  Le  terroir  de  la  commune 
grisonne  est  si  vaste  et  les  montagnes,  dans  cette  partie  do  la  vallée, 
sont  si  denses  que  chaque  village,  chaque  hameau,  chaque  écart 
a  la  sienne,  c'est-à-dire  qu'il  a  sa  forêt  et  son  alpe. 

La  législation  moderne  voudrait  que  toutes  les  alpes  et  toutes 
les  forêts  fussent  la  propriété  de  toute  la  commune,  seule  consi- 
dérée comme  être  moral  et  corps  politique,  et,  plus  encore  que  la 
législation,  ainsi  le  voudrait  la  jurisprudence  fédérale  (2i.  Mais 
tout,  dans  les  Grisons,  résiste  à  cette  prétention.  Tout  proteste, 
tout  s'y  insurge  contre  la  lente  et  plus  ou  moins  hypocrite  abo- 
lition du  vieux  droit  et  des  \-ieilles  coutumes  :  pas  plus  que  la 
Révolution  française  n'a  pu,  de  vive  force,  substituer,  en  Suisse, 
la  liberté  jacobine  aux  libertés  traditionnelles,  pas  davantage,  en 
ce  canton,  la  Confédération  à  tendances  centralistes  ne  pourra 
substituer  à  la  loi  et  aux  institutions  grisonnes  une  loi  et  des 
institutions  qui  tirent  leur  origine  d'un  principe  abstrait  ou 
d'une  théorie,  non  point  de  la  nature  et  de  l'histoire. 

Et  c'est  pourquoi,  dans  cette  vallée,  dans  ce  long  défilé  où  la 
terre  est  si  étroitement,  si  parcimonieusement  mesurée  aux  be- 
soins des  hommes,  il  a  été  impossible  de  supprimer  le  «  parcours  », 

(1)  Le  gouvernement  cantonal  n'intervient,  pour  exercer  une  surveillance  sur 
l'administration  des  biens  de  la  commune,  que  s'il  en  est  requis,  dans  le  cas  d'abus 
manifeste.  Alors,  la  commune  peut  être  «  mise  en  tutelle  ».  Pour  la  vente  des  forêts, 
l'approbation  du  service  forestier  est  nécessaire. 

2)  Le  tribunal  fédéral  qui  siège  à  Lausanne,  est  le  tribunal  suprême  de  la  Con- 
fédération; ses  arrêts  font  jurisprudence,  comme,  chez  nous,  ceux  de  la  Cour  de 
cassation. 


300  REVCn  DES  DE  ex  MONDES. 

ce  vieux  droit  ou  ce  vieil  usage,  en  vertu  duquel  deux  fois 
chaque  année,  au  printemps  et  à  l'automne,  on  ouvre  au  bétail  la 
porte  des  étables,  et,  de  tel  jour  à  tel  jour  lixés  par  une  décision 
de  la  commune,  sans  que  nul  puisse  encore  faucher  et  faire  paître 
son  propre  pré,  on  laisse  aller  le  troupeau  où  il  veut  sur  les 
propriétés  privées;  ou  plutôt,  pour  un  temps,  deux  fois  par  an, 
de  tel  jour  à  tel  jour,  il  n'y  a  plus  de  propriétés  privées:  la  jouis- 
sance, au  moins,  en  est  interrompue,  la  collectivité  exerce  une 
reprise  et  le  domaine  éminent  de  la  commune,  pour  un  temps, 
redevient  un  domaine  effectif  (1). 

De  la  sorte,  le  bétail  est  nourri  toute  l'année  :  le  printemps 
et  l'automne,  grâce  au  parcours;  l'hiver,  du  foin  que  chacun  a 
récolté  dans  sa  prairie  particulière  ;  l'été,  de  l'herbe  molle  et  épaisse 
des  alpes  communes  ou  communales.  Mais,  de  même  que  toute  la 
commune  n'a  point  de  droit  sur  toutes  les  alpes,  de  même  tous  les 
habitans  n'ont  pas,  sur  les  biens  de  la  commune,  un  droit  absolu- 
ment égal  (2).  Car  il  y  a,  dans  la  commune  officielle  grisonne, 
jusqu'à  trois  communes  distinctes  :  la  commune  politique,  la 
commune  bourgeoise,  et  la  commune  religieuse  ou  paroisse.  Ce 
n'est  pas  une  conception  logique  réalisée  d'un  coup  ;  c'est  une  for- 
mation historique  par  couches  successives.  Et,  d'ailleurs,  ce  qu'on 
dit  de  la  commune,  on  doit  le  dire  aussi  de  tout  le  reste,  dans  le 
canton  des  Grisons. 

Nous  avons  là,  reconnaissable  à  bien  des  traits,  une  démo- 
cratie portée  presque  jusqu'à  l'extrême  :  un  gouvernement,  une 
assemblée  représentative,  élus  directement  par  le  peuple  qui  ne 
leur  abandonne  jamais  et  ne  leur  délègue  pas  totalement  sa  sou- 
veraineté; le  référendum  et  l'initiative,  donnant  à  la  démocratie 
directe  le  pas  sur  la  démocratie  parlementaire;  une  magistrature 
élue  à  tous  les  degrés,  directement  ou  indirectement,  par  le  peuple 
et  parmi  le  peuple;  des  magistrats,  des  juges,  et  non  pas  une 
magistrature,  puisqu'ils  sont  pris,  au  choix,  dans  le  peuple,  et  non 
dans  une  classe  spéciale  de  juristes  professionnels  ;  des  com- 
munes souveraines,  indépendantes  au  point  de  vue  administratif 
et  au  point  de  vue  économique,  propriétaires,  organisées,  exis- 
tant par  elles-mêmes  :  véritables  élémens  vivans  de  l'Etat,  qui  est 
d'elles  et  pour  elles,  au  contraire  de  la  commune  française,  de  la 
commune  moderne,  qui  n'est  que  la  plus  petite  division  poli- 
tique et  administrative  de  l'Etat  :  en  droit,  une  égalité  absolue; 

(1)  Le  parcours  n'est  pas  un  usage  ou  un  droit  spécial  aux  Grisons.  On  le  trouve, 
assure-t-on,  là  où  il  reste  des  vestiges  vivans  de  propriété  collective,  en  Allemagne, 
en  Angleterre,  dans  la  haute  Italie.  Mais  ici,  c'est  le  fond  même  de  l'organisation 
économique  du  pays. 

(2)  Les  habitans  qui  ne  sont  pas  bourgeois  payent  une  redevance  de  pâture  d'un 
tiers  plus  forte  que  celle  qui  incombe  aux  bourgeois  eux-mêmes. 


UNE    DÉMOCRATIE    IIISTORIOUE. 


301 


on  fait.  rin»^iralitp  des  conditions  anssi  nkluilo  qu'elle  pciil  lùtrc  ; 
le  sentiment  de  la  liberté,  vif  et  frais  comme  la  brise  des  Al])es; 
des  lois  très  simples  et  toutes  droites,  faites  par  tous,  intelligibles 
pour  tous  et  que  tous  sont  capables  d'appliquer.  —  voilà  sûrement 
les  caractères  dune  extn'me  démocratie,  mais  il  y  a  plus,  et 
quelques-uns  de  ces  caractères  sont  justement  ceux  d'une  démo- 
cratie historique,  les  marques  et  comme  les  titres,  le  certificat 
d'identité  d'une  démocratie  si  ancienne  dans  ses  formes,  qu'il  n'y 
a  point  d'exagération  à  l'appeler  une  démocratie  primitive. 

Si  l'on  remonte  dans  le  passé  de  ce  pays,  bien  avant  qu'ait  été 
créé  le  canton  actuel  des  Grisons,  que  voit-on?  Un  Etat  souverain, 
formé  de  trois  ligues  dont  chacune  a  gardé  une  part  de  souve- 
raineté; né  d'un  serment,  comme  la  Confédération  elle-même,  du 
serment  juré  sous  l'érable  de  Trous,  au  commencement  du 
xv'  siècle:  prospère  dès  le  xvi'  siècle,  adulte,  constitué,  pourvu, 
au  xvn«  siècle  (T,  d'un  gouvernement  qui,  depuis  lors,  n'a  guère 
changé.  C'était  un  gouvernement  de  trois  chefs,  dir  drci  tlauptor: 
un  pour  chaque  ligue,  un  pour  la  Ligue  Grise,  un  pour  la  Maison 
de  Dieu,  un  pour  les  Hix  .Uidicatures.  Les  trois  chefs  se  réunis- 
saient aussi  souvent  qu'il  était  nécessaire  et,  quand  ils  le  jugeaient 
utile,  convoquaient  l'assemblée  des  délégués  des  trois  ligues  (2). 
Chacune  de  ces  trois  ligues  avait  sa  Diète,  qui  en  «'hiit  comme  le 
Grand  Conseil.  Le  district  n'avait  pas  d'existence  politique.  La 
base  de  l'État  était  le  cercle,  la  judicature.  et,  dans  le  cercle, 
l'élément  vivant  était  la  comniune. 

C'est  ce  qui  distingue  l'État  grison  de  l'État  moderne,  ce  qui 
lui  imprime  un  cachet  de  haute  originalité  :  la  commune  y  tient 
la  première  place.  Toute  la  vie  publique  tourne  autour  d'elle  ;  elle 
est  l'unité  morale,  sociale  et  politique;  elle  est  un  Ktat  en  minia- 
ture; elle  est,  c'est-à-dire  :  elle  était,  car  tout  ce  qu'elle  est  main- 
tenant .  la  commu  ne  grisonne  l'était  —  et  plus  encore  —  dans  le  passé. 
Elle  avait  tous  les  droits  et  tous  les  pouvoirs.  Elle  décidait  en  maî- 
tresse de  ses  intérêts  temporels  et  de  ses  intérêts  spirituels.  Au 
temps  de  la  Réforme,  ce  n'est  pas  l'État,  ce  ne  sont  pas  les  ligues, 
ce  n'est  pas  même  le  cercle  ou  la  judicature,  qui  ont  été  appelés  à 
se  prononcer  sur  la  foi.  Les  articles  d'Ilanz,  cette  Magna  Charta 
de  la  liberté  grisonne,  réservent  à  la  commune  les  résolutions 
en  matière  religieuse  (3).  La  comniune  était,  comme  elle  l'est 
maintenant  et  d'une  propriété  moins  contestée  encore ,  propriétaire 

1)  Vov.  Monsignor  Sroiti.  Relalione,  etc. 

(2)  Ibid.,  p.  Ti-18. 

(3)  Les  Articles  d'Ilanz  sont  de  1522.  Dans  certaines  communes,  la  religion  a  été 
choisie  à  la  majorité  d'une  seule  voix,  que  les  traditions  populaires  aitribuont,  solon 
les  cas,  soit  à  un  ange,  soit  à  un  diable. 


302  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  forêts  et  dos  pâturages  de  quelque  valeur  situés  sur  son  ter- 
ritoire. Comme  aujourd'hui  et  tout  naturellement,  en  soulevant 
encore  moins  de  récriminations,  c'était  à  elle  que  retournait,  au 
printemps  et  à  l'automne,  toute  propriété  privée,  pour  quelques 
semaines,  par  l'exercice  du  droil  de  Paschcoinmin,  auquel  étaient 
soumises  toutes  les  terres  des  particuliers.  Gomme  aujourd'hui, 
elle  réglait  librement  l'exercice  de  ce  droit  (1).  Elle  avait  le  droit 
de  chasse  en  plaine  et  en  montagne  et  le  droit  de  poche  au  Rhin. 
Elle  n'avait  pas  de  seigneur,  elle  était  son  propre  seigneur,  et  elle 
pouvait  être  réellement  un  seigneur,  les  ligues  ayant,  en  Valte- 
line,  des  sujets,  et  les  communes  étant  souveraines  dans  chaque 
ligue. 

Les  judicatures  aussi  étaient  souveraines  dans  leur  ressort,  au 
moins  en  matière  criminelle.  Leur  nom  le  disait:  Hochgerichte; 
elles  avaient  haute  et  basse  justice,  la  potence  et  la  roue;  mais 
quel  était  Télément  vivant  de  la  judicature?  L'élément  vivant  de  la 
ligue  ou  de  l'Etat,  toujours  le  même,  la  commune.  La  judicature 
elle-même  était  comme  une  grande  commune  :  Jurisdictio  seii 
communitas  Desertinensisj  porte  une  ancienne  description  de  la 
vallée  (2).  Au-dessous  de  ces  communitates ,  des  curtes,  communes 
plus  petites  et  tribunaux  pour  les  causes  mineures,  Tavetsch, 
Disentis,  Trons,  Brigels.  C'étaient  les  communes,  judicatures  ou 
parties  de  judicature,  qui,  en  tirant  de  leurs  embarras  d'argent, 
en  aidant  de  leurs  deniers,  leurs  seigneurs  laïques  et  ecclésias- 
tiques, avaient  acheté  leur  affranchissement,  s'étaient  libérées  de 
la  dîme,  avaient  acquis  le  droit  d'élire  les  juges  des  Hochgeri- 
chte, entre  leurs  citoyens,  un  ou  deux  par  commune  (3),  C'étaient 
elles  qui  désignaient  les  députés  à  la  Diète;  chaque  commune, 
chaque  judicature,  avait  son  président,  son  mistral,  ses  officiers, 
ses  huissiers  :  «  Si  l'on  regarde  aux  magistrats  et  aux  tribunaux, 
écrivait  un  nonce  apostolique  en  Suisse,  il  y  a,  dans  les  Grisons, 
autant  de  républiques  que  de  communes  (4).  » 

Sur  l'Etat  grisou  et  sur  la  commune  grisonne,  les  flots  de  l'his- 
toire ont  passé  sans  que  presque  rien  y  fût  changé.  A  la  place 
des    trois  ligues,  il   y  a   le  canton;  à  la  place  des  trois  chefs, 

(1)  La  comnmne  avait  même  ses  lois,  ses  coutumes  écrites,  qu'on  pourrait  com- 
parer soit  aux  lois  barbares  du  haut  moyen  âge,  soit  encore  aux  Kanoiins  kabyles. 
Voy.  clans  la  Rntoromanische  Chrestomatkie,  de  M.  Decurtins  (7  Ba7id,  2  Lieferung, 
pp.  342  et  s.),  les  Statuts  de  Fûrstenau  et  d'Orlenstein  et,  dans  le  même  volume 
(p.  320),  la  Formule  du  droit  de  Films.  Cf.  La  Lettre  de  la  Terre,  coutumes  du  pays 
de  Schons  (p.  279),  les  Choses  du  Droit  (p.  282),  la  Forme  du  droit  criminel  d'Ilanz 
(p.  286),  le  Droit  des  maléfices  du  pa/js  de  Schons  (p.  289). 

(2)  Mauri  Wenzini  Descriplio  brevis  Communitalis  Deserfinensis,  daus  les  Monnt- 
rosen,  de  Lucerne,  XXVI  .Tahrg,  1881-82;  Heft  III. 

(3)  Id.,  ihid.,^.  388. 

(4)  Monsignor  Scotti.  Relatione,  etc.,  p.  77-78. 


LNE    DÉMOCRATIE    HISTOHIOIE.  303 

Landrichtt'r  de  la  Ligue  Grise,  Bourqjucstrc  de  la  Maison  de  Dieu, 
LAjniUvnnuvm  9ës  Dix  Judieatures,  il  y  a  un  gouvernement  de  cinq 
membres:  à  la  place  du  vieux  lUaidcstat/  où  les  députés  dos Hoch- 
gerichte  votaient  suivant  les  instructions  de  leurs  commettans, 
il  y  a  un  Grand-Conseil  dont  les  députés  ne  sont  plus  liés  par  un 
mandat  impératif,  mais  dont  les  décisions  ne  deviennent  des  lois 
que  si  le  peuple  lesaccepte  :  une  démocratie  jadis,  une  démocratie 
à  présent  et.  sauf  peut-être  en  un  point  ou  deux,  la  même  démo- 
cratie à  présent  et  jadis.  Une  république  de  communes;  autant 
de  républiques  que  de  communes,  puisque  la  nature  n'a  pas 
changé,  et  que  c'est  encore  la  même  vallée  se  déroulant  le  long 
du  fleuve,  avec  des  villages  de  loin  en  loin,  et,  tous  les  trois  ou 
quatre  villages,  une  commune,  et,  toutes  les  huit  ou  dix  com- 
munes, un  bourg,  chef-lieu  de  cercle,  y  formant  comme  un  nœud 
vital,  où  toute  cette  liberté,  toute  cette  souveraineté,  toute  cette 
démocratie  éparpillée  et  toutes  ces  républiques  éparses  se  con- 
centrent et  agissent. 

Ainsi,  dans  la  vallée  du  Rhin  antérieur,  l'immuable  nature  a 
gardé  à  peu  près  intactes  les  institutions,  qui  ont  gardé  à  peu  près 
intactes  les  mêmes  formes.  Le  peuple  s'y  assemble  toujours  en 
lande^gemeinden,  par  cercles  ou  par  judicatures,  à  la  même  époque 
et  dans  le  même  enclos,  dans  le  pré,  dans  le  courtil  de  Tabbaye. 
A  l'ouverture  de  ces  landesgenieinden ,  on  dit  toujours  la  même 
prière,  on  emploie  la  même  procédure,  pour  discuter  sur  les 
mêmes  affaires,  qui  reçoivent  les  mêmes  solutions.  Le  président 
ou  les  députés  qu'on  élit  prêtent  le  même  serment,  sont,  sous  le 
même  titre,  investis  des  mêmes  pouvoirs  et  se  couvrent  du  même 
manteau.  Les  juges  qu'on  y  nomme  appliquent,  avec  le  même  bon 
sens,  le  même  droit  très  simple,  les  mêmes  lois  à  peine  rajeunies, 
prononcent  dans  les  mêmes  termes,  conformément  aux  mêmes 
coutumes,  sous  les  mêmes  pénalités.  Les  chansons  que  l'on  chante, 
en  ramenant  de  la  landesgemeiude  les  magistrats  nouvellement  élus 
sont  de  vieilles  chansons  et  les  drames  que  l'on  jouait,  il  y  a  une 
dizaine  d'années  encore,  aux  jours  de  fête  populaire,  aux  solen- 
nités religieuses,  judiciaires  ou  civiques,  sont  de  vieux  drames, 
comme  cette  Passion  de  Somvix  où  le  Christ  est  jugé  suivant  la 
loi  grisonne  (1).  Quoique  bien  des  générations  se  soient  succédé 
depuis  la  première  landesg emeinde ,  c'est  toujours  le  même  peuple 
qui  sassemble,  au  même  dimanche  de  mai. 

Il  semble  qu'il  y  ait  en  ce  pays  une  force  inépuisable  de  con- 

(l;  Exemple  frappant  de  la  persistance  des  formes  et  preuve  de  la  force  du  pou- 
voir judiciaire  dans  les  démocraties  anciennes  :  sur  vingt- cinq  scènes  dont  se  com- 
pose la  Passion  de  Somvix,  vingt  et  une  sont  des  scènes  jnàicia.ires.'Voy.  Dos  Somvixer 
l'axsions-Spiel,  Ein  Vortrag  von  D'  C.  Decurtins,  dans  les  Monatiosen.  Stans,  1878. 


304  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

servation  et  de  durée,  que  la  montagne  y  communique  aux  hommes 
quelque  chose  de  sa  perpétuité,  de  son  éternité  et  que  cette  maigre 
terre,  cette  pauvre  vallée  ne  veuille  rien  laisser  perdre.  L'antique 
Rhétie  survit  dans  les  Grisons  et  les  mêmes  légendes  subsistent, 
embaumées  dans  la  même  langue.  En  grattant  les  saints,  on  re- 
trouverait les  divinités  rhétiques  et,  par  exemple,  sous  la  sainte 
Marguerite  chrétienne,  une  déesse  païenne  de  la  fécondité,  une 
nymphe  des  eaux  ou  des  bois  (1).  La  commune  grisonne,  c'est  la 
commune  rhétique,  la  commune  celtique;  si  l'on  voulait  expliquer 
la  relation  des  institutions  politiques  aux  institutions  économi- 
ques et  comment  le  chef  du  troupeau  était  en  même  temps  le 
chef  du  village,  ce  que  l'Irlande  a  permis  de  deviner,  les  Grisons 
le  confirmeraient;  le  tgauvitg  grisou,  d'abord  chef  du  troupeau  et, 
durant  des  siècles,  chef  du  village,  éclairerait  la  transition. 

La  liberté  grisonne,  que  célèbrent  les  poésies  d'Anton  Huonder, 
c'est  celle  que  vantent  et  revendiquent  d'âge  en  âge  les  chants 
populaires,  celle  qui  faisait  autrefois  que  les  mères  jetaient  leurs 
enfans  sous  les  pieds  des  chevaux  des  Romains  victorieux,  aimant 
mieux  les  voir  morts  qu'esclaves,  celle  qu'on  a  sauvée  par  le  fer 
et  retrempée  dans  le  sang,  qui  a  brisé  les  entraves  féodales  ;  et  c'est 
la  liberté  rhétique,  que  le  paysan  grison  a  défendue  contre  Napo- 
léon I",  comme  jadis  contre  César-Auguste.  Cette  démocratie  de 
paysans,  c'est  celle  qui  a  fondé  la  Ligue  Grise;  par  une  longue 
chaîne  de  héros  et  de  magistrats  obscurs,  de  capitaines  et  de  légis- 
lateurs de  village,  elle  rejoint  les  démocraties  paysannes  de  la 
Rhétie.  Dès  qu'elle  réapparaît  pour  ne  plus  disparaître,  au  com- 
mencement du  xv*' siècle,  elle  se  révèle  telle  que  nous  la  pouvons 
voir  encore  :  digne,  fière,  sans  haine  et  sans  envie,  avec  un  très 
haut  sentiment  de  la  valeur  personnelle  de  l'homme,  avec  un  sen- 
timent très  net  de  l'égalité  politique  et  juridique  des  hommes; 
sûre  de  n'être,  de  nature, inférieure  à  qui  que  ce  soit;  respectueuse 
des  supériorités  acquises,  du  talent,  du  savoir;  orgueilleuse  des 
familles  paysannes  qu'elle  croit  capables  et  dignes  de  gouverner  (2)  ; 
écrivant  familièrement  :  «  A  noire  cher  ami  le  roi  de  France,  »  et 
disant  cérémonieusement  :  «  Monsieur  le  docteur  Martin  Luther  ;  » 
amie  de  l'instruction  et,  dans  tous  les  traités  qu'elle  conclut,  récla- 
mant des  maîtres  d'école.  Mais  dès  sa  réapparition  elle  est  fixée, 
et,  en  un  certain  sens,  elle  est  achevée  :  elle  est,  quant  aux  grandes 

(1)  Ainsi  de  la  Vierge,  de  sainte  Cécile,  etc.  Voy.  YUrbaire  de  Tavetsch,  qui  rap- 
pelle, sur  plu.')  d'un  point,  le  Formulaire  de  Morsebourg. 

(2)  Voy.  dans  la  Chvestomatkie  de  Deciirtins  (1,2,  p.  .'];i8-370)  les  chansons  dites 
de  la  Valtclinc.  Voy.  les  Chansons  sur  Jean  de  Travers,  la  Chanson  de  la  Monta(jnc, 
celles  sur  le  prélrr.  Rusca,  sur  la  D'tcle,  «  le  jardin  où  les  voleurs  croissent  le  plus 
dru  »,  celle  sur  les  Chais  des  di/férenles  commiinfs,  qui  rappelle  les  Chais  fourrés 
de  Raliclais. 


UNE    DEMOCRATIE    HISTORIQUE.  305 

lignes,  ce  qu'elle  restera.  Tour  elle,  le  progrès  ne  sera  guère  qu'un 
mot. 

Considérez  attentivement  l'histoire  :  ces  montagnes  n'y  ont 
été  que  deux  ou  trois  fois  remuées  par  les  événemens.dans  le 
bouleversement  du  monde:  la  première  l'ois,  par  l'introduction 
du  christianisme;  la  seconde  fois,  par  les  efTorts  de  la  Réforme;  la 
troisième  fois,  par  les  secousses  de  la  Révolution  fran(;aise.  Mais, 
du  premier  ébranlement,  le  seul  qui  soit  allé  au  fond,  le  roc 
grison  et  le  peuple  grisou  prennent  la  figure  qu'ils  garderont.  Le 
peuple  grison  est  et  demeurera,  sur  son  roc,  une  démocratie 
chrétienne  ou  une  chrétienté  démocratique,  dont  le  christianisme 
résistera  à  la  Réforme  et  la  démocratie,  à  la  Révolution.  Ni  la 
vallée,  ni  la  race,  ni  la  langi.e,  ni  les  traditions,  ni  la  religion,  ni 
le  roc.  ni  le  peuple  ne  changent. 

Sans  doute,  c'est  vainement  que  l'on  s'est  abstenu  de  percer, 
dans  cette  enceinte  de  pics  et  de  glaciers,  d'autres  ouvertures  que 
celles  que  Dieu  lui-même  y  lit  à  l'origine  des  temps  :  les  cimes 
de  rOberalp  ne  sauraient  arrêter  tous  les  vents  et  toutes  les  idées. 
Seulement,  qu'une  idée  moderne,  une  idée  allemande  ou  fran- 
çaise, tombe  dans  le  milieu  grison,  elle  s'y  comporte,  non  comme 
un  ferment  qui  dissout  les  vieilles  institutions,  mais  comme  un 
aliment  que  les  vieilles  institutions  s'assimilent.  Saturée  de  catho- 
licisme et  saturée  de  démocratie,  la  terre  grisonne,  quand  les 
idées  modernes  la  touchent,  les  absorbe  et  les  transforme.  Le 
socialisme  est  entré  dans  la  vallée  du  Vorderrhein,  et  il  en  est  sorti 
le  catholicisme  social.  C'est,  eneiTet,  un  peu  plus  bas,  vers  le  pays 
rhénan,  que  le  catholicisme  social  est  né,  comme  doctrine,  des 
œuvres  de  M^""  de  Kelteler;  mais  c'est  en  cette  vallée  même  qu'il 
a  trouvé,  pour  l'action,  son  soldat  le  mieux  armé,  son  plus  entre- 
prenant et  son  plus  énergique  champion,  Caspar  Decurtins.  Qui 
ne  connaîtrait  en  M.  Decurtins  que  le  tribun,  à  l'âpre,  grondante 
et  tumultueuse  éloquence,  le  connaîtrait  mal  ou  ne  le  connaîtrait 
pas  du  tout.  Plus  encore  qu'un  orateur,  Decurtins  est  un  histo- 
rien :  il  n'est  pas  un  discours  et  presque  pas  une  phrase  de  lui 
qui  n'ait  pour  substruction  toute  l'histoire  des  Grisons  et  de  la 
Rhétie.  Sa  catholique  et  démocratique  vallée,  et  toutes  celles  qui 
aboutissent  au  môme  fleuve  et  à  la  môme  histoire,  il  les  sait 
pierre  par  pierre,  arbre  par  arbre;  il  les  parcourt  incessamment, 
ramassant  les  brins  d'herbe  et  les  brins  de  littérature,  emportant 
comme  des  trésors  le  plus  grossier  caillou  du  Rhin  et  la  plus 
naïve  devinette  de  petit  pâtre.  Chroniques  de  moines,  chansons 
de  soudards,  vieilles  versions  en  langue  romanche  de  l'Evangile 
ou  du  catéchisme,  récits  de  voyages  ou  de  pèlerinages,  coutumes 
agraires,  formules  de  droit  ou  de  procédure,  il  recueille  tout 
TOME  cxxvii.  —  1895.  20 


3Q6  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pieusement  (1)  ;  il  cherche  eu  tout  l'âme  de  la  Rhétie,  et  dans 
toutes  les  vieilles  choses  il  la  trouve,  cette  âme  catholique  et 
démocratique,  et  il  la  voudrait  souffler  vivante  dans  les  choses 
toutes  nouvelles.  Positivement,  il  est  comme  une  incarnation  de 
ce  petit  pays  et  de  ce  petit  peuple  devant  les  grandes  questions 
qui  agitent  et  qui  travaillent  l'univers  contemporain. 

C'est  sa  force  aux  Grisons,  c'est  sa  faiblesse  ailleurs.  Qu'est- 
ce  donc,  après  tout,  que  le  catholicisme  social?  Pas  autre  chose 
ou  guère  plus  qu'une  variété  du  socialisme  d'Etat,  mais  qui,  en 
plus  de  ce  que  supposent  les  autres,  suppose  un  Etat  chrétien, 
qui  est,  somme  toute,  l'Etat  du  moyen  âge.  Or,  il  faut  l'avouer, 
si  cet  Etat  chrétien  du  moyen  âge  s'est  maintenu  quelque  part  en 
Europe,  c'est  ici,  c'est  dans  les  Grisons.  Quand  le  socialisme  y 
pénètre,  il  y  rencontre  des  institutions  politiques  et  économiques 
où  il  s'encadre,  auxquelles  il  s'incorpore;  il  passe  d'autant  plus 
aisément  dans  l'Etat  grisou,  que  c'est,  au  résumé,  la  commune 
grisonne,  une  commune  encore  profondément  marquée  à  l'estam- 
pille d'un  collectivisme  primitif.  La  redoutable  question,  la  ques- 
tion sociale,  y  reçoit,  sans  trop  de  difficulté,  une  solution  ou 
demi-solution  historique  et,  si  l'on  peut  le  dire,  organique.  Mais, 
de  toute  évidence,  cette  solution  ou  cette  demi-solution,  elle  n'est 
possible  que  là  où,  comme  ici,  on  a  en  face  de  soi  une  démocratie 
paysanne,  religieuse,  traditionnelle,  pleine  de  vénération  pour 
les  formes  anciennes,  peu  soucieuse  de  se  moderniser,  ferme  et 
comme  momiliée  dans  le  même  idéal;  une  démocratie  qui  est  un 
assemblage  de  communes  et  d'associations,  solide,  à  l'épreuve 
des  siècles,  enduite  au  dedans  et  au  dehors  du  double  ciment  de 
la  liberté  et  de  la  foi  ;  une  démocratie  qui,  elle-même,  est  orga- 
nique et  historique.  C'est  le  cas  pour  la  démocratie  grisonne,  c'est 
plus  ou  moins  le  cas  pour  la  démocratie  helvétique,  en  gé- 
néral. 

La  conséquence  en  est  que,  pour  la  Suisse,  les  grands  problèmes 
contemporains  les  plus  urgens  et  les  plus  inquiétans  ne  se  posent 
pas  avec  autant  d'acuité,  ne  paraissent  pas  aussi  gros  de  hasards 
et  de  risques  que  pour  le  reste  des  nations  européennes.  Etats 
centralisés  où  la  commune  est  morte,  où  l'association  n'est  refaite 
que  d'hier,  monarchies  ou  empires  à  peine  démocratiques,  ou 
bien  démocraties  toutes  récentes  et  inorganiques. 

(1)  Outre  la  Ratoromanische  Chri'slomalhie,  qui  fait  pour  tous  les  dialectes 
romanches  {Surselvisch,  Suhselvhch,  Sursetllsch)  ce  que  Allons  de  Flugi  n'avait  fait 
que  pour  la  littérature  engadinoise  et  qui  complète  ce  que  les  PP.  de  l'abbaye  de 
Disentis  ont  fait  pour  les  chants  d'église  avec  leur  Cudisch  de  Canzuns,  M.  G.  Decur- 
tins  a  publié  nombre  de  dissertations  et  de  morceaux  choisis  sur  la  vallée  du  Vorder- 
rhein,  entre  autres  :  Die  Disenliser  KLosLer-Ckronile  des  abtes  Jukob  liuadi;  Lucerne, 
1888,  et  une  étude  sur  le  Landrichter  Nikolaus  Maissen,  etc. 


UNE    DÉMOCHATIF.    HISTORIQUE.  307 


III 

En  général,  la  démocratie  helvétique,  comme  la  démocratie 
grisonne  que  l'on  a  prise  pour  type,  est  une  démocratie  poussée 
presque  jusqu'à  l'extrême  et,  comme  elle,  c'est  une  démocratie 
historique.  (Jue  l'on  observe  la  Confédération  dans  son  ensemble, 
dans  ses  organes  fédéraux,  ou  chacun  des  cantons  séparément 
dans  ses  institutions  particulières  :  dans  les  institutions  comnmnes 
à  tousses  membres,  dans  ses  organes  nationaux  ou  locaux,  par- 
tout on  pourra  constater  que,  d'une  part,  sauf  les  différences  de 
degré,  ces  institutions  et  ces  organes  touchent  à  Texlrème  démo- 
cratie et  que,  d'autre  part,  ils  sont  restés  relativement  pareils  à  ce 
qu'ils  étaient,  lorsqu'il  a  commencé  à  y  avoir  une  Suisse  et  que  la 
Suisse  a  commencé  à  avoir  une  histoire. 

On  sait  en  quoi  consiste  le  gouvernement  même  de  la  Confé- 
dération (1).  Le  pouvoir  exécutif  est  confié  à  un  Conseil  fédéral 
de  sept  membres,  qui  président  aux  diverses  parties  de  l'admi- 
nistration publicjue.  Le  Conseil  fédéral  équivaut  à  notre  Conseil 
des  ministres.  Les  membres  du  Conseil  fédéral  élisent,  entre  eux 
et  pour  un  an,  leur  président  qui  est  //7.«.o  fado  le  président  de  la 
Confédération  \2].  Lux-mômes  sont  élus  pour  trois  ans  par  les 
deux  Chambres  de  l'Assemblée  fédérale,  Conseil  des  États,  Con- 
seil national    3\. 

A  chaque  député  appartient  le  droit  d'initiative  en  matière  de 
législation  fédérale.  Ce  droit  appartient  aussi  à  chaque  canton,  et 
nous  retrouvons  alors  l'extrême  démocratie,  la  souveraineté 
populaire  directe  s'exprimant.  passivement,  par  le  référendum, 
activement,  par  l'initiative  du  peuple  lui-même  (4);  la  souverai- 

(1)  Voy.  là-dessus  l'ouvrage,  devenu  tros  rare,  du  D'  J.  Dubs,  le  Droit  public 
fédéral, et  surtout  le  traité  classique  de  MM.  Blumeret  Moral: Hundbuch  des  Schwei- 
zerischen  Bundesstaatsrechles  ;  Bùle,  Bruno  Schwabe,  in-S",  2  tomes  en  3  volumes, 
1880-1891. 

(2)  Il  n'est  réôligihle  qu'un  an  après  être  sorti  de  charge. 

(3)  Le  Conseil  des  États  se  compose  de  44  membres,  deux  par  canton;  le  Conseil 
national,  de  145  députés,  nommés  au  suffrage  direct,  à  raison  de  un  pour  20  000  habi- 
tans.  En  ce  qui  concerne  le  Conseil  des  États,  la  durée  du  mandat  et  le  mode  de 
l'élection  sont  librement  réglés  par  les  lois  de  chaque  canton.  Au  Conseil  national 
sont  éligihles  tous  les  électeurs  laïques.  Est  électeur  fédéral  tout  citoyen  suisse  ùgc  de 
20  ans,  hors  les  exceptions  d"indignité  prévues  et  définies  par  les  lois  de  son  canton. 
Les  députés  sont  élus  pour  ti-ois  ans. 

(4)  Le  référendum  est  obligatoire  dans  un  certain  nombre  de  cas  :  s'il  s'agit  d'une 
revision  de  la  Constitution  fédérale,  que  la  proposition  en  émane  soit  de  l'Assemblée 
fédériile.  soit  de  l'une  des  deux  Chambres  ou  quelle  soit  la  suite  d'une  pétition  signée 
d'au  moins  30  000  électeurs.  Il  est  obligatoire  encore  sur  1  approbation  ou  le  rejet 
définitifs  d'une  loi,  quelle  qu'elle  soit,  «  d'un  caractère  impératif  général  et  de  nature 
non  urgente  »,  votée  par  l'Asscnibléc  fédérale  —  quand  30000  citoyens  ou  8  cantons 
au   moins  le  réclament,  dans  un  délai  de  90  jours  après  la  publication.  De  même 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jietë  populaire  permanente,  la  démocratie  directe,  l'exlrême  dé- 
mocratie, en  matière  fédérale.  Il  en  coûterait  peu  de  montrer 
que  les  choses,  historiquement,  n'ont  pas  beaucoup  changé  : 
quoiqu'elle  ne  soit  plus  tenue  d'obéir  aux  instructions  de  ses 
commettans,  l'Assemblée  fédérale  ressemble  encore  et  toujours  à 
la  Diète;  la  souveraineté  populaire  est  toujours  comme  suspendue 
sur  la  tête  des  députés  et,  dans  les  questions  vraiment  importantes, 
ils  ne  légifèrent  que  ad  référendum.  (C'est  même  de  la  diète  hel- 
vétique qu'est  venu  ce  mot  qui  devait  faire  une  si  singulière  for- 
tune :  les  envoyés  de  chaque  canton,  munis  d'instructions  qui  les 
liaient,  ne  décidaient  de  rien,  écoutaient  seulement  pour  en  réfé- 
rer, ad  référendum,  et,  à  la  diète  suivante,  rapportaient  la  réponse 
de  leur  canton.) 

Comme  la  Confédération  dont  ils  sont  les  membres,  et  comme 
le  canton  des  Grisons  qui  nous  sert  de  point  de  comparaison, 
tous  les  cantons  suisses  sont  des  démocraties,  s'ils  ne  sont  pas  tous 
des  démocraties  du  même  degré  (1). 

Ou  la  législation  directe  par  le  peuple,  ou  le  référendum  obli- 
gatoire, ou  le  référendum  facultatif:  partout  le  référendum,  pres- 
que partout  l'initiative,  et  partout  une  démocratie  nettement 
caractérisée,  qui  paitout  s'approche  de  la  démocratie  extrême  et 
qui,  plus  ou  moins  ancienne,  est  une  démocratie  historique. 

C'est  une  démocratie  par  ses  institutions  politiques  ;  c'en  est 
une  encore,  et  plus  peut-être,  par  ses  institutions  économiques, 
par  ses  traditions,  par  ses  coutumes  et  ses  mœurs,  par  tout  son 
habitus,  par  toute  sa  manière  d'être.  On  ne  trouve  pas  partout, 
comme  dans  les  Grisons,  le  droit  de  parcours,  ce  ressouvenir  ou 
cette  survivance  de  l'antique  communauté  de  village  mais  en 
beaucoup  d'endroits  on  trouve  Vallmend,  qui  n'en  est  pas  une 
survivance  moindre,  et  partout  ou  presque  partout,  dans  les 
3  200  communes  de  la  Suisse,  une  commune  très  forte,  avec  des 

désormais  pour  l'initiative,  si  30  000  citoyens  demandent  que  telle  loi  soit  mise  aux 
Tois  sur  tel  objet. 

(1)  Quelques-unes  ne  sont  pas  moins  que  des  démocraties  extrêmes,  absolues  et 
directes  :  plus  absolues  et  plus  directes  que  la  démocratie  grisonne  elle-même,  en  ce  que 
ces  cantons  n'ont  point  de  Grand  Conseil,  se  gouvernent  et  s'administrent  sans  inter- 
médiaire par  une  lanilexgemebide  périodique,  qui  est  une  assemblée  de  tout  le  peuple 
de  tout  le  canton,  non  plus  seuleoieul,  ainsi  que  dans  les  Grisons,  une  kmdesgemeinde 
de  cercle  ou  de  jiidicature.  Quatre  cantons,  dont  deux  cantons  sont  doul)les,  se  régis- 
sent ainsi  :  Uri,  Glaris,  les  deux  Unterwalden  et  les  deux  Appenzell.  Dans  six  autres 
cantons:  Zurich,  Berne,  Schwyz,  Snlcure,  Argovie,  Thurgoue,  et  un  demi-canton, 
Bâle-campagne,  il  y  a,  comme  dans  les  Grisons,  une  assemblée  locale  de  re|)résen- 
tans  du  peuple,  mais  elle  ne  fait  que  préparer  les  lois,  qui  ne  deviennent  exécu- 
toires qu'après  avoir  reçu  directement,  expressément,  la  sanction  populaire.  Huit 
cantons  :  Lucerne,  Zug,  Sclialfhou»e,  Saint-Gai!,  le  Tessin,  Vaud,  Ncuchâiel, 
Genève,  et  un  demi-ranton,  Bàle-ville,  admettent  que  les  lois  sont  des  lois  et  doivent 
être  exécutées,   aussitôt  votées  dans  les  règles  par  l'assemblée  des  représentans  du 


INK    DÉMOCliATlE    IllSIORlolK.  309 

commumiiix  tri^s  oloiulusi^r  .  raitoiit  Jaus  los  22  cantons,  le  diDil 
ou  le  p^ivil^ge  di  «  bourgeoisie  »  est  demeuré  très  vivant  et  très 
efticace.  en  sorte  que  tout  Suisse  a.  pour  ainsi  dire,  jusqu'à  trois 
nationalités  :  il  est  Suisse,  il  est  citoyen  de  tel  canton,  il  est  bour- 
geois de  telle  commune;  ou,  si  l'on  veut,  ces  trois  nationalités 
en  font  une  seule,  mais  élevée  à  la  troisième  puissance  :  le  canton 
et  la  commune  en  sont  les  facteurs.  L'bomme  et  la  commune 
ne  font  qu'un;  où  que  rb(^ime  s'en  aille,  en  Suisse,  la  com- 
mune le  suit  comme  son  ombre.  On  n'oublie  jamais  de  spécifier  : 
Decurlins,  de  Irons.  Scherrer.  de  Sni/if-Gn//,  Forrer.  de  [Viyiter- 
ihiir,  comme  on  disait,  aux  premiers  temps,  Fûrst,  d'Uri,  Stauf- 
lacher,  de  Schwyz,  Arnold  du  Melclilhal.  d'Unterwalden.  Jamais 
on  n'oublie  de  localiser  la  qualité  de  citoyen,  et  ce  n'est  pas  là 
seulement  un  rappel,  une  trace  de  fédéralisme  :  c'est  la  preuve 
que  la  commune  n'est  pas  morte,  qu'elle  n'est  pas  affaiblie  et 
([u'ellen'a  point  lâché  sa  prise  sur  l'individu  i2^. 

Cette  nation  a  des  cases,  cette  société  a  des  cadres  :  le  grand 
organisme  de  l'Etat  n'a  pas  tué  les  organismes  plus  petits.  Assu- 
rément on  ne  trouve  pas  partout  une  foi  religieuse  aussi  entière, 
aussi  peu  entamée  que  dans  la  vallée  du  "Vorderrhein,  et  l'on  ne 
trouve  partout  ni  les  mêmes  institutions,  ni  les  mêmes  traditions, 
ni  tout  à  fait  les  mêmes  coutumes,  ni  tout  à  fait  la  même  ma- 
nière d'être,  mais  nulle  part  on  ne  trouve  un  peuple  sans  croyance 
formelle,  et  nulle  part  il  ne  manque  d'institutions  et  de  coutumes 
anciennes,  contre  lesquelles  les  nouveautés  sont  sans  vertu  et  qui, 
pesant  sur  elles  de  tout  le  poids  de  l'histoire,  ou  les  brisent,  ou 
les  réduisent  à  leur  mesure  et  les  façonnent  ù  leur  image  et  res- 
semblance. Devant  cette  multitude  de  petits  organismes,  bien 
vivans,  communes  et  associations,  les  grandes  questions  contem- 
poraines ne  se  posent  pas  dans  les  mômes  termes  que  devant 
l'Etat  centralisé,  ogre  et  géant,  accapareur  et  destructeur  de  toute 
vie  qui  n'est  pas  la  sienne;  elles  se  fractionnent,  elles  aussi,  et, 
pour  la  Suisse,  par  exemple,  comme  l'Etat  y  est  divisé  en  com- 

ranton;  mais,  pendant  un  certain  délai,  la  facultô  y  est  réservée  aux  citoyens,  en 
nombre  déterminé,  de  réclamer  sur  chacune  d'elles  un  vote  populaire  direct.  Dans  le 
Valais,  le  référendum  est  obligatoire,  mais  seulement  pour  les  lois  de  finances  :  Fri- 
hourg  est  l'unique  canton  où  le  ret'creiidum  n'existe  en  matière  cantonale  que  pour  la 
revision  de  la  constitution,  sans  être  applicable  aux  lois  ordinaires.  Mais  il  n'a  pu, 
plus  que  les  autres,  s'y  soustraire  en  matière  fédérale. 

(1)  Vov.  Ém.  de  Lavoleye,  De  la  Propriété  et  deaea  formea  primitives;  Paris,  Alcan, 
1891,  4"  édit.,  p.  119-100." 

(2)  Cor.  les  très  judicieuses  remarques  de  M.  Canovas  del  Castillo,  Prohlemas  con- 
tetnporaneos,  IIT,  Discurso  del  Ateneo:  La  Democracia  piira  m  Suiza,  p.  4o-86.  M.  Ca- 
novas del  Castillo  observe  justement  que  le  canton  suisse  est  comme  une  grande 
commune  qui,  par  l'absence  d'un  pouvoir  central  assez  fort,  a  pu  atteindre  son  com- 
plet épanouissement. 


310  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mîmes,  la  question  sociale  y  est  morcelée  en  questions  commu- 
nales. 

Cela  est  rigoureusement  vrai  pour  les  contrées  où,  comme  dans 
les  Grisons,  il  n'existe  pas  ou  il  existe  peu  d'industries  de  type 
moderne  et,  s'il  en  faut  rabattre  pour  les  cantons  manufacturiers, 
du  moins  reste-t-il  rigoureusement  vrai,  et  pour  toute  la  Suisse, 
que  la  question  sociale  y  peut  recevoir  ce  que  nous  avons  appel*'; 
une  solution  organique,  une  solution  historique.  On  l'a  souvent 
remarqué, dans  les  derniers  congrès  :  le  socialisme  révolutionnaire 
est  une  espèce  qui  ne  pousse  pas  et  ne  s'acclimate  pas  en  Suisse. 
Dès  que  le  socialisme  s'y  est  fait  jour,  il  s'est  comme  infusé  et  dilué 
dans  les  institutions  ;  il  a  donné  naissance  à  une  institution  spé- 
ciale, le  secrétariat  ouvrier,  mais  cette  institution  elle-même  n'est 
qu'un  organisme  de  plus,  qui  ne  dérange  en  rien  l'existence  nor- 
male du  pays;  il  s'est  discipliné,  il  s'est  classé;  il  est  passé  dans 
la  vie  organique,  dans  la  vie  historique  de  la  Confédération.  Ail- 
leurs, le  socialisme  est  hors  de  la  société  et  contre  elle  ;  en  Suisse 
il  est  dans  la  société.  Il  serait  excessif  de  prétendre  qu'il  agit 
comme  un  aliment,  mais  non  plus  il  n'agit  pas  comme  un  fer- 
ment mortel.  Si  le  corps  helvétique  ne  se  l'assimile  pas,  il  en 
supporte  le  virus  atténué  et  il  élimine,  par  mille  institutions 
locales,  ce  qui  pourrait  lui  nuire  :  tout  ce  vieux  collectivisme 
communal,  toute  cette  vieille  démocratie  diffuse  lui  sert  comme 
de  vaccin  et  lui  confère  une  sorte  d'immunité. 

Mais  il  va  de  soi  que  les  choses  changeraient  d'aspect  et  que 
la  question  sociale  prendrait  en  Suisse  la  même  gravité  qu'ail- 
leurs, qu'elle  s'y  poserait  dans  les  mêmes  termes ,  si  la  Confédération 
devenait  un  Etat  complètement,  absolument  centralisé.  Or  on 
ne  saurait  nier  que  c'est. la  tendance  de  toute  confédération  de  se 
resserrer  en  un  Etat  fédératif  et  la  tendance  de  tout  Etat  fédératif, 
de  se  centraliser  de  plus  en  plus  pour  devenir  un  Etat  parfait, 
ce  qui  ne  signifie,  dans  le  langage  du  droit,  que  parfaitement 
un  (1).  On  ne  saurait  davantage  contester,  à  repasser  les  faits, 
que  cette  tendance  vers  la  centralisation  ait  été,  depuis  un 
demi-siècle,  celle  du  gouvernement  de  la  Confédération  helvé- 
tique. Elle  est  au  fond  de  la  guerre  du  Sonderbund,  entre  les 
lignes  de  toutes  les  constitutions  postérieures  à  1848,  sous  les 
articles  de  chaque  loi  fédérale.  Un  courant  centraliste  d'une 
grande  puissance  emporte,  on  le  répète,  la  Confédération,  mais 

(1)  Voy.  Sir  Travers  Twiss,  Le  Droit  dc.i  gens,  t.  I;  En  temps  de  paix,  ■p'p-  51,39, 
61.  Cp.  Bluntschli,  Geschichte  des  Schweizerischen  Bundesrechts,  2'  édit.,  I87J5;  La 
Polilvjue,  trad.  franc.,  pp.  242  et  suiv.,  Théorie  générale  de  l'État,  Irad.  franc., 
p.  416  et  suiv. 


UNK    DÉ.AIOCRATIE    UlSTORlOUE.  311 

il  11  n  pu  encore  vaincre  la  résistance  que  lui  oppose  un  contre- 
courant  regionalisre  presque  aussi  puissant  (jue  lui. 

Comme  toutes  choses  en  ce  pays,  la  lutte  de  ces  deux  tea- 
dances  se  poursuit  déjà  depuis  longtemps  et  vient  de  très  loin 
dans  l'histoire.  Les  partisans  de  la  centralisation  se  recrutent  sur- 
tout dans  le  Conseil  fédéral  et  dans  l'Assemblée  fédérale  où,  en  fait, 
prédomine  encore  l'influence  des  anciens  cantons  directeurs  de 
Zurich  et  de  Berne.  Le  siège  de  l'opposition,  la  place  forte  du 
régionalisme  est  dans  les  cantons  ruraux,  alpestres  et  forestiers, 
dans  les  cantons  primitifs,  dans  les  cantons  à  landcsgemeinde,  à 
démocratie  directe.  On  le  répète  aussi,  le  courant  centraliste  et  le 
courant  régionaliste  ont,  l'un  et  l'autre,  capté  de  la  force  auxcou- 
rans  religieux  qui  traversaient  l'ancienne  Confédération;  l'un  au 
protestantisme  et  à  l'indiflérence  ou  à  la  libre-pensée,  de  toute 
philosophie  et  de  toute  secte;  l'autre  au  catholicisme,  conservé 
pur  et  vivace  au  fond  des  campagnes,  en  plusieurs  cantons,  his- 
torique et  social,  véritable  institution  qui  s'y  confond  avec  les 
institutions  politiques  et  économiques  elles-mêmes. 

Cest  ce  qu'il  y  avait  dans  la  proposition  sur  laquelle  le  peuple 
suisse  a  été,  par  voie  d'initiative,  appelé  à  voter  tout  dernière- 
ment, de  répartir  entre  les  cantons,  au  prorata  de  leur  population, 
une  certaine  somme  provenant  du  produit  des  droits  de  douane  : 
le  cantonalisme  y  prenait,  plus  ou  moins  franchement,  l'offensive 
contre  la  centralisation;  et,  plus  ou  moins  ouvertement,  la  démo- 
cratie directe  attaquait  la  démocratie  représentative.  Du  fait  que 
la  centralisation  a  ses  protagonistes  surtout  dans  le  Parlement 
fédéral  et  le  cantonalisme,  ses  défenseurs  surtout  dans  les  cantons 
ruraux,  à  landesgemeinde ,  la  politique  actuelle,  en  Suisse,  se 
présente  sous  une  autre  face.  On  est  autorisé  à  dire  qu'une 
bataille  y  est  engagée,  qu'il  y  a  conflit  entre  le  régime  parlemen- 
taire et  la  démocratie  directe. 

Le  phénomène  n'est  pas  nouveau.  Voilà  une  cinquantaine 
d'années  que  le  célèbre  historien  Grote  le  prévoyait  dans  ses 
Sept  lettres  sur  les  récens  événemens  politiques  de  la  Suisse.  Avec 
une  perspicacité  remarquable,  il  en  marquait  le  sens  et  la 
portée  (1).  Grote  discernait  clairement  «  que  les  gouvernemens 
vraiment  populaires,  loin  de  mériter  le  reproche  d'inconstance, 
se  caractérisent  quelquefois  par  une  extrême  ténacité  d'attache- 

(1)  L'occasion  lui  en  était  fournie  par  une  clause  de  la  constitution  cantonale  de 
Lucerne,  d'après  laquelle  toutes  les  lois  discutées  dans  le  Conseil  législatif  devaient 
être  soumises  au  vote  des  citoyens  de  tout  le  canton,  pour  obtenir  leur  sanction  sou- 
veraine ou  échouer  devant  leur  veto.  «  C'était  une  invention  du  parti  ultra-catho- 
lique, et  elle  avait  pour  but  de  neutraliser  l'opinion  des  catholiques  libéraux,  en  les 
assujettissant  à  l'opinion  moyenne  de  toute  la  population  cantonale.  » 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  et  que  le  mal  à  craindre  de  ce  régime,  —  l'excès  de  tout  bien 
étant  un  mal  —  serait  probablement  trop  de  conservatisme  plutôt 
que  trop  de  radicalisme  (1).  » 

Il  nous  paraît  inutile  d'entamer  une  discussion  sur  les  incon- 
véniens  respectifs  de  ces  deux  excès  contraires  ;  ce  qui  est  certain 
et  ce  qu'il  faut  noter,  sans  en  vouloir  déduire  plus  qu'il  ne  con- 
vient, c'est  que  la  démocratie  directe,  en  Suisse,  s'est  jusqu'ici 
montrée  plutôt  conservatrice,  la  démocratie  représentative, 
plutôt  radicale.  Le  référendum  y  a  toujours  ou  presque  toujours 
agi  dans  le  sens  conservateur.  De  1874  à  1884,  pour  ne  point  parler 
d'expériences  plus  récentes,  il  a  été  procédé  à  onze  consultations 
populaires,  dans  lesquelles  dix-huit  questions  de  tout  ordre,  poli- 
tique et  économique,  étaient  soumises  au  peuple;  dix-huit  ré- 
formes ou  innovations  lui  étaient  proposées.  Cinq  fois  seulement, 
il  a  répondu,  oui  ;  treize  fois,  il  a  répondu  :  non.  Parmi  les  cantons 
qui  le  plus  fréquemment  répondent  :  non,  figurent  les  cantons  ca- 
tholiques ou  fortement  mêlés  de  catholiques,  les  cantons  ruraux, 
les  cantons  primitifs,  à  démocratie  directe, à  landesgemeindc  (2). 

Là  encore,  s'afiirme  et  s'accuse  d'une  manière  saisissante  la 
persistance  des  courans  historiques.  En  Suisse,  au  moins  dans 
une  grande  partie  de  la  Suisse,  c'est  la  démocratie  directe  qui  est 
traditionnelle  et  historique;  c'est  le  régime  parlementaire  qui  est 
une  superfétation,  de  date  récente.  Aussi  n'est-il  personne  qui 
n'ait  été  frappé,  on  ne  veut  pas  dire  du  discrédit  où  est  tombée 
l'Assemblée  fédérale,  puisque  tout  le  monde  prodigue  à  ses 
membres  les  marques  extérieures  du  respect,  mais  de  l'inattention 
qu'on  met  à  suivre  ses  débats  et  du  peu  d'importance  que  l'on 
attache  à  ses  résolutions.  La  raison  de  ce  détachement  est  toute 
simple.  Ce  n'est  point  que  le  Parlement  helvétique  ne  contienne 
pas  d'hommes  de  valeur.  Ses  trois  partis,  radicaux,  centre  et 
catholiques,  en  ont  plus  d'un  dont  ils  peuvent  s'enorgueillir. 

Sans  remonter  jusqu'aux  morts  et  jusqu'aux  disparus,  sans 
rappeler  les  jours  glorieux  de  Ruchonnet  et  de  Welti  (nous  n'en 
sommes  pourtant  qu'au  lendemain),  il  n'est  pas  permis  de  dédai- 
gner un  groupe  comme  le  groupe  radical,  aux  premiers  rangs 
duquel  on  voit  des  chefs  tels  que  M.  Favon,  de  Genève,  M.  Com- 
tesse, de  Neuchàtel,  M.  Brenner,  de  Baie,  M.  Forrer,  de  Winter- 

(1)  Sir  Henry  Sumner  Maine,  Essais  sur  le  (joiivcrnement  po/nilaire,  trad.  franc., 
p.  66-67. 

(2)  Lucerne,  Uri,  Sehwyz,  les  deux  Unterwaldcn,  Zug,  Fribourg,  AppenzcU 
(Rhodes  intérieures),  Saint-Gall,  les  Grisons,  Argovie,  le  Valais.  Dans  le  canton  de 
Glaris,  la  population  est,  pour  les  trois  quarts,  protestante.  Voy.  la  magistrale 
étude  de  M.  Théodor  Curti,  Gescliichle  der  Scivveizerischen  Volksgesetzgehmig,  Zu- 
rich, 188;j. 


UNE    DÉMOCRATIE    HISTOKIQUE.  313 

thur;  ni  commo  le  centre,  assez  semblable  à  notre  centre  gauche 
franijaiïî.  pépinière  do  jurisconsultes  et  de  financiers  éniérites,  où 
la  Contedération  trouve  toujours  d'habiles  négociateurs  pour  ses 
traités  de  commerce,  refuge  du  libéralisme  politique  et  de  l'ortho- 
doxie économique,  où  l'on  compte  MM.  Crammer-Frei,  de  Zurich, 
Speiser.de  Bàle,  Hanimer.  do  Soleure.  Cérésole.de  Lausanne,  von 
Steiger,  de  Berne  ;  ni  même  une  minorité  comme  le  groupe  des 
catholiques  et  des  conservateurs,  s'ils  ont  nom  Mulieim,  d'Uri, 
Keel.  de  Saint-Gall,  Tlieraulaz,  de  Fribourg,  et  Ueichlin,  de 
Schwyz. 

Et  ce  n'est  point  non  plus  que  l'assemblée  fédérale  ne  travaille 
pas  :  il  y  a  telle  de  ses  commissions,  comme  la  commission  char- 
gée d'étudier  une  loi  sur  l'assurance  obligatoire,  dont  les  procès- 
verbaux  sont  des  monumens.  Mais  c'est  que  le  peuple  suisse, 
avant  toujours  en  main  sa  souveraineté,  armé  qu'il  est  et  du  veto 
et  de  l'initiative,  sait  qu'en  définitive  il  ne  cesse  pas  un  instant 
d'être  son  propre  législateur,  qu'il  n'aura  que  les  lois  qui  lui 
plaisent  et  qu'il  aura  toutes  les  lois  qui  lui  plaisent.  C'est  que, 
dans  le  Parlement  helvétique,  les  partis  n'ont  plus  de  programmes 
ou  que  leurs  programmes  ne  remuent  plus  le  pays  (1).  C'est  que  la 
vie  de  la  Suisse  n'y  est  plus,  si  elle  y  a  jamais  été.  C'est,  pour 
être  bref,  que  le  parlementarisme  n'est  que  comme  un  placage  sur 
l'histoire  nationale. 

Malgré  les  avertissemens,  la  plupart  des  chefs  radicaux  atten- 
daient du  référendum  et  de  l'initiative  populaires  tout  autre  chose 
que  ce  qu'ils  ont  donné.  Leur  désillusion  n'a  d'égale  que  la  désaf- 
fection du  peuple  envers  le  parlementarisme  (2).  Cette  désaffection 
est  commune  aujourd'hui .  de  nombreuxsymptômes  en  témoignent, 
à  toute  l'Europe  occidentale.  En  Suisse,  elle  ne  |se  déguise  pas. 
Déjà,  un  orateur  a  osé  dire,  à  propos  d'un  projet  de  construction 
d'un  nouveau  palais  pour  les  Chambres,  que  ce  qu'il  fallait  songer 
à  bâtir,  c'était  «  le  mausolée  du  parlementarisme.  »  Il  allait, 
sans  doute,  un  peu  vite  en  besogne  :  un  régime  politique,  une 
constitution  sont  morts  longtemps  avant  que  leurdécès  soit  déclaré 

(1)  Dans  l'Assemblée  fédérale  suisse,  il  est  très  difficile  de  constituer  et  de  faire 
vivre  des  partis  qui  aient  un  programme,  parce  que  les  questions  locales  se  mêlent 
incessamment  aux  questions  de  principes,  ou  bien,  sur  les  questions  de  principes,  il 
y  a  des  points  de  vue  locaux.  Les  radicaux  de  Berne  ne  pensent  pas  comme  ceux  de 
Lucernc,  ni  même  ceux  de  Genève  comme  ceux  de  Lausanne.  A  plus  forte  raison,  de 
Zurich  au  Valais  ou  aux  Grisons.  De  mémo  pour  le  Centre  et  les  catholiques, 
quoique  chez  ces  derniers  l'unité  de  foi  maintienne  quelque  unité  de  doctrine  et  de 
tactique.  Et  il  faudrait  tenir  compte  encore  des  différences  d'esprit  et  de  mœurs  entre 
les  cantons, ne  fût-ce  qu'entre  ceux  de  la  Suisse  française  et  de  la  Suisse  allemande. 

(2)  Voy.  un  tout  récent  article  de  M.  Numa  Droz,  dans  la  Bibliothèque  univer- 
selle et  Revue  suisse  de  novembre  1894, 


314  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

et  qu'on  leur  fasse  des  funérailles  officielles.  Mais,  pour  l'assem- 
blée fédérale,  combien  que  doive  durer  la  crise,  elle  traînera  moins 
qu'ailleurs.  Ailleurs,  elle  sera  prolongéeou  retardée,  car  on  n'est  pas 
sans  inquiétude  :  soit,  c'en  est  fait  peut-être  du  parlementarisme; 
mais  après?  mais  par  quoi  le  remplacera-t-on ?  En  Suisse,  le  suc- 
cesseur est  tout  trouvé  :  la  démocratie  directe  est  toute  prête;  d'au- 
tant plus  que,  chaque  canton  ayant  sa  législation  propre,  la  législa- 
tion fédérale  peut  être  réduite  au  minimum.  Et  c'est  ainsi  que  la 
lutte  entre  la  démocratie  représentative  et  la  démocratie  directe 
se  ramène  encore  à  n'être,  sous  une  autre  face,  que  la  lutte  entre 
le  centralisme  et  le  cantonalisme. 

Les  polémiques  sur  le  service  et  les  dépenses  militaires  ne 
sont,  elles  aussi,  qu'un  autre  épisode  du  même  combat.  La  Suisse, 
on  le  sait  bien,  n'est  pas  plus  que  n'importe  quelle  puissance  en 
Europe,  étant  données  les  circonstances  générales,  libre  de  s'armer 
ou  de  ne  pas  s'armer.  Si  le  militarisme  y  augmente,  s'il  envient 
à  menacer  le  vieil  esprit  et  les  vieilles  traditions  de  la  Confédé- 
ration (il  n'en  est  certes  pas  à  ce  point,  mais  il  y  tend)  c'est  à 
coup  sûr,  sous  la  pression  extérieure  de  l'omni-militarisme  euro- 
péen, mais  ce  n'en  est  pas  moms  sous  une  poussée  interne,  la 
grande  poussée  vers  la  centralisation.  Jusqu'où  iront  ces  entre- 
prises de  l'Etat  central?  Comment  se  terminera  la  lutte?  On  ne 
voudrait  pas  s'aventurer  à  le  prédire.  Mais  de  deux  choses  l'une  : 
Ou  bien  l'État  central  s'arrêtera  à  temps,  et  il  sera  temps  qu'il  s'ar- 
rête, lorsque,  pour  passer  outre,  il  lui  faudrait  s'en  prendre  aux 
organismes  locaux  de  toute  taille  et  de  toute  nature  —  et  alors  il  se 
pliera  à  l'histoire,  ou  bien  il  s'attaquera  à  ces  organismes  locaux 
—  et  alors  c'est  l'histoire  qui  l'arrêtera.  Les  chances  sont,  de  toute 
façon,  pour  que  force  reste  à  l'histoire.  Tout  ce  qu'on  a  tenté  sans 
elle  et  contre  elle,  a  échoué,  dans  la  Confédération  helvétique. 
La  loi  de  la  démocratie  suisse  est  de  travailler  avec  elle  et  de  se 
régler  sur  elle.  Car,  ni  en  Suisse,  ni  nulle  part,  elle  n'est  ni  révo- 
lutionnaire, comme  quelques  utopistes  le  disent,  ni  réactionnaire, 
comme  quelques  théoriciens  le  pensent  ;  elle  est  conservatrice  et 
évolutionniste. 


Si,  maintenant,  on  cherche  ce  que  d'autres  démocraties,  la 
nôtre  particulièrement,  pourraient  bien  imiter  de  la  démocratie 
helvétique,  on  est  obligé  de  le  reconnaître  :  rien  ou  presque  rien 
à  cette  heure  :  les  milieux  sont  trop  dilférens. 

La  Confédération  suisse  est  une  démocratie  de  paysans  :  la 
France  n'a  jamais  été  une  démocratie  rurale.  La  démocratie  helvé- 


UNE    DÉMOCRATIE    IIISTORIOLE.  315 

tique  est  pauvre,  simple  et  de  mœurs  familières,  contente  d'une 
honnête  médiocrité  :  la  France  ne  l'est  pas  ou  ne  l'est  plus.  La 
Suisse  est  attachée  à  d'anciennes  libertés  qui  sont  beaucoup  plus 
près  des  franchises  du  moyen  âge  que  de  la  liberté  moderne  :  la 
France  a  oublié  ces  libertés  anciennes  et  ne  connaît  plus  que  la 
liberté  jacobine.  La  démocratie  helvétique  est  foncièrement  éga- 
litaire  :  la  France  ne  l'est  pas,  en  dépit  de  toutes  les  belles  phrases 
sur  la  prétendue  «  soif  »  que  nous  avons  de  l'égalité.  La  démo- 
cratie suisse  est  religieuse,  cérémonieuse,  respectueuse  des  us  et 
des  coutumes  :  la  république  française  a  cessé  de  l'être  et  s'en 
pique  comme  d'une  élégance.  La  démocratie  helvétique  a  précédé 
l'introduction,  dans  le  monde,  de  la  grande  industrie  et  des  pro- 
blèmes terribles  quelle  soulève  :  la  démocratie  française  l'a 
suivie. 

La  démocratie  suisse,  avant  tout  et  par-dessus  tout,  est  historique 
et  organique  :  la  démocratie  française  ne  l'est  pas;  elle  a  hérité 
de  la  monarchie  une  histoire  et  des  organes  monarchiques.  Tout 
ce  qu'il  y  avait,  dans  la  monarchie  môme,  d'élémens  susceptibles 
de  devenir  les  organes  dune  démocratie,  elle  les  a  perdus  et 
chose  étrange  !  aucun  régime  n'a  plus  contribué  à  les  détruire 
que  ceux  dont  le  but  déclaré  était  de  fonder  en  France  une  démo- 
cratie. L'Etat  centralisé  a  cru  que,  pour  être  par  lui-même,  il  fal- 
lait n'être  que  lui  seul  ;  il  a  fait  de  la  société,  de  la  nation  et  du 
peuple  une  poussière.  Le  département  n'est  pas  ce  qu'était  la  pro- 
vince, qui  n'a  jamais  été  ce  qu'est  le  canton  suisse .  L'arrondis- 
sement ne  vit  pas;  le  canton  français  ne  vit  pas;  la  commune  et 
l'association  vivent  à  peine. 

Le  même  vent  socialiste  et  révolutionnaire  soufflant  sur  la 
France  et  la  Suisse,  en  Suisse,  se  brise  aux  montagnes  et  aux  col- 
lines, à  la  commune  et  à  l'association  ;  en  France,  c'est  un  oura- 
gan déchaîné  dans  une  plaine  rase.  Le  suffrage  universel ,  en 
Suisse,  a  beau  être,  comme  chez  nous,  pur  et  simple;  il  trouve 
dans  les  institutions  locales,  dans  la  commune,  dans  l'association, 
une  base  organique,  tandis  que  chez  nous  il  ne  rencontre  que  le 
vide  et  demeure  brutalement  et  stupidement  inorganique. 

Néanmoins  ,  lorsqu'on  dit  qu'il  n'y  a  rien  à  emprunter  à  la 
Confédération  helvétique,  on  ne  veut  dire  que  :  rien,  quant  à  pré- 
sent. Et  même  dès  à  présent,  notre  démocratie  aurait  à  prendre 
de  la  Suisse  quelque  chose  d'essentiel  et  de  primordial  :  elle  de- 
vrait se  faire  ou  se  refaire  les  organes  d'une  démocratie.  —  Rien 
que  cela,  d'abord;  mais  cela. 

Charles  Benoist. 


LA  FIN  DU  SECOND  EMPIRE 


11(1) 

LA    DERNIÈRE    ARMÉE 


I 

Quels  que  fussent  les  mérites  comparés  de  la  marche  sur  Metz 
et  de  la  retraite  sur  Paris,  l'essentiel  était,  après  avoir  fait  son 
choix,  de  pousser  au  succès  par  l'énergie  concordante  de  tous,  et 
surtout  de  ne  pas  perdre  de  temps,  car,  on  l'a  dit,  «  le  malheur 
n'en  accorde  jamais  ».  Le  plus  mauvais  des  partis,  le  seul  qui 
n'offrît  aucune  chance,  c'était  d'hésiter  entre  eux,  aller  de  l'un  à 
l'autre,  et,  ne  sachant  ce  qu'on  voulait  faire,  permettre  à  l'ennemi 
de  faire  ce  qu'il  voudrait. 

Ce  danger  du  moins  ne  semblait  pas  à  craindre.  De  tous  les 
conflits  que  la  diversité  des  opinions  crée  entre  les  hommes,  les 
désaccords  sur  les  plans  de  campagne  sont  d'ordinaire  les  plus 
vite  apaisés.  Dans  l'armée,  toute  controverse  s'achève  en  un  ordre, 
et  la  puissance  d'une  hiérarchie  indiscutée  met  au  service  de  la 
mesure  prise  l'effort  même  de  ceux  qui  l'ont  combattue.  Subor- 
donné à  Montauban  et  nommé  par  lui,  Trochu  n'avait  pas  qualité 
pour  faire  échec  aux  volontés  du  ministre,  et  après  avoir  vaine- 
ment tenté  de  le  convaincre,  il  se  rendit  le  16  août  à  Chàlons 
pour  lui  obéir  et  prendre  le  commandement  du  12^  corps.  Mais  là 
son  rôle,  ses  devoirs  et  ses  droits  allaient  être  subitement  changés. 

L'empereur,  après  nos  défaites, avait  pensé, comme  le  général,  à 
ramener  l'armée  sur  Chàlons  et  à  couvrir  Paris.  A  la  suite  d'objoc- 

(l)  Voyez  la  Revue  du  ["■janvier. 


V: 


l'ancien    'NrMTRE.  611 

Un  personnagte  à  mine  joviale  était  en  effet  sur  l'échafaiid.  Il 
avait  attir»'  le  pendu  à  lui,  et  il  écoutait,  son  oreille  posée  sur  la 
poitrine.  Après  quelques  instans  de  cette  auscultation  dernière, 
il  prononça  :  «  C'est  tini.  »  en  laissant  retomber  le  supplicié,  que  le 
shéritï  arrêta  au  passage  en  disant,  avec  le  même  tlegme  que  s'il 
eût  été  un  portefaix  parlant  dune  malle  : 

—  Il  faut  que  j'enlève  ce  corps  maintenant. 

Le  vieil  homme  reprit  alors  sa  hache.  D'un  coup  net  il  tran- 
cha la  corde  juste  au-dessus  de  la  tète  toujours  voilée.  Quatre 
assistans  de  bonne  volonté  reçurent  le  fardeau  entre  leurs  bras  et 
l'emportèrent  du  cùté  du  cercueil. tandis  que  les  autres  témoins  de 
ce  dernier  acte  du  drame,  rendus  à  leur  vraie  nature  par  la  dispa- 
rition de  la  dépouille  de  Seymour,  se  disputaient  les  morceaux  de 
la  corde  et  les  courroies  de  cuir.  Le  colonel  et  moi  nous  eûmes 
tôt  fait  de  fuir  cette  sinistre  bagarre,  et  il  me  disait  : 

—  Je  ne  vous  propose  pas  de  vous  remettre  à  votre  hôtel 
dans  ma  voiture.  Ma  tille  m'a  fait  promettre  de  rentrer  aussitôt, 
atin  de  savoir  si  ce  pauvre  garçon  a  fait  sa  prière  avant  de  mourir. 
Voici  quarante-huit  heures  qu'elle  en  est  malade.  Ah!  c'est  une 
grande  consolation  pour  nous  qu'il  se  soit  repenti  et  qu'il  soit 
sauvé... 

Paul  Bourget. 


POURQUOI  RIT-ON? 


ÉTUDE  SUR  LA  CAUSE  PSYCHOLOGIQUE  DU  RIRE 


On  rit  dans  les  circonstances  les  plus  diverses.  Quand  on  énu- 
mèro  au  hasard  les  cas  de  rire, même  les  plus  communs,  on  est 
effrayé  du  chaos.  Un  calembour,  un  ronflement  qui  s'élève  dans 
une  assemblée  grave,  une  naïveté  d'enfant,  un  chien  qui  entre  à 
l'église  pendant  la  messe,  un  quiproquo,  un  ivrogne  qui  titube, 
une  parodie,  la  robe  de  l'actrice  qui  s'accroche  à  un  clou  du 
plancher,  un  costume  démodé,  le  lapsus  d'un  orateur,  une  ca- 
briole de  clown,  voilà  quelques  échantillons  au  gré  du  souvenir. 
—  Nous  voudrions  montrer  qu'ils  se  ressemblent  tous.  Nous  vou- 
drions dégager  de  tous  ces  cas  l'élément  commun,  la  cause,  partout 
présente,  qui  fait  jaillir  le  rire  (1). 

Les  philosophes,  les  savans,  les  curieux,  ont  beaucoup  cherché 
cette  cause.  Kant,  Hegel,  Darwin,  Spencer,  ont  proposé  leur 
solution.  Récemment  encore,  dans  la  Revue  philosophique  (2), 
M.  Peu j on  exposait  avec  verve  une  théorie  ingénieuse.  Nous 
aurons  à  juger  si  aucun  d'eux  n'a  trouvé  la  vérité.  En  tout  cas, 
leurs  indications  nous  seront  précieuses. 

J'ai  déjà  cherché,  ici  même  (3),  la  cause  psychologique  de 
la  rougeur.  Je  voudrais  appliquer  au  rire  la  même  méthode  :  me 
borner  à  l'analyse  intérieure,  sans  me  soucier  de  ce  qui  se  passe 


(1)  11  est  important  àc  remarquer  qu'un  cas  de  rire  n'est  pas  forcément  un  cas 
ôi'éclat  de  rire.  Il  suffit  que  nous  éprouvions  Venvie  de  rire,  sensation  connue  de 
tous.  A  cette  envie  on  résiste  ou  on  ne  résiste  pas,  mais  quand  on  la  sent,  il  y  a  cas 
de  rire. 

(2)  Août  1893. 

(3)  Voir  la  Revue  du  !'•  octobre  1893. 


POUKoUOI    RlT-0>?  613 

dans  les  ceutres^perveux.  Ce  n'est  pas  que  la  psychologie  ^hy- 
siologiquesoitàikHlaiijner.  et  nous  avons  tous  pour  les  travaux  de 
M.  llibol  la  plus  réelle  admiration.  Mais  il  est  non  moins  évident 
que  les  faits  moraux,  en  eux-mêmes,  ont.  pour  l'humanité,  un 
intérêt  capital  :  qu'en  connaître  les  lois  ne  peut  pas  être  superflu  ; 
et  que.  par  suite,  la  psycludoi^ie  pure  est  légitime.  Nous  cherche- 
rons aussi  à  nous  préserver  de  toute  métaphysique,  à  ne  rien  dire 
qui  ne  puisse  être  vt'rilii'  par  chaque  lecteur,  sur  lui-même.  Et  enfin 
nous  tâcherons  d'appliquer  aux  faits  psychologiques  les  procédés 
rigoureux  de  preuve  qu'emploie  la  physique.  Il  est  trop  clair 
qu  ils  perdront  ici,  faute  de  mesures  précises,  un  peu  de  leur  puis- 
sance. Ce  n'en  est  pas  moins  un  devoir  de  les  employer  dans  les 
limites  où  nous  le  pouvons. 

I 

Quelles  sont,  d'abord,  les  principales  solutions  (jui  ont  été 
proposées?  —  Il  est  à  peine  besoin  d'indiquer  l'opinion  vulgaire, 
d'après  laquelle  le  rire  serait  causé  par  la  joie.  Cette  opinion  n'a 
que  le  mé'rite  de  la  simplicité.  Il  est  trop  évident  que  la  joie  ne 
fait  pas  toujours  rire  :  il  y  a  des  joies  graves.  Il  est  également 
évident  (ju'on  rit  parfois  sans  être  joyeux  :  il  y  a  des  rencontres 
qui  arraciient  le  rire,  même  à  la  tristesse.  Sans  doute,  la  joie 
dispose  au  rire,  elle  ne  le  produit  pas. 

Voici  une  des  opinions  les  plus  communes  :  ce  qui  fait  rire, 
ce  serait  le  baroque,  l'insolite,  ce  qui  est  en  désaccord  avec  nos 
habitudes  d'esprit;  plus  exactement.ee  qui  leur  est  contraire;  ce 
qui  viole  les  usages  traditionnels  ;  ce  qui  rompt  le  cours  familier 
des  choses.  Que  faut-il  penser  de  cette  solution  1)  ? 

Reconnaissons  d'abord  que  le  baroque  est  souvent  risible, 
Dans  un  costume  démodé  ou  sentant  sa  province,  ce  qui  fait  rire, 
c  est  la  bizarrerie  des  couleurs  ou  des  formes.  Une  caricature  fait 
rire  par  des  disproportions  qui  sont  contraires  à  toutes  les  lois 
naturelles.  Un  homme  qui  parle  tout  seul  à  haute  voix  est  risible  : 
c'est  qu'il  y  a  là  un  oubli  anormal  de  toutes  les  contraintes 
sociales.  La  promenade  paisible  d'un  chien  dans  une  église,  pen- 
dant la  messe,  ou  mieux,  pendant  le  sermon ,  fait  rire  pour  la  même 
raison  :  cette  visite  est  contraire  à  toutes  les  habitudes  de  re- 
cueillement, à  la  majesté  traditionnelle  du  lieu. — Ainsi  le  baroque 
est  souvent  risible.  Xous  saurons  plus  tard  à  quelle  condition. 

[il  Cette  théorie  est  celle  qu'adopte  Darwin.  D'après  lui,  la  cause  du  rire  est 
"  une  chose  incongrue  ou  bizarre,  produisant  la  surprise  et  un  sentiment  plus  ou 
moins  marqué  de  supériorité,  j 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous  pouvons  même  accorder  que,  dans  tout  ce  qui  fait  rire, 
il  y  ;i  du  baroque.  Il  n'y  a  sans  doute  pas  un  mot,  un  acte,  une 
situation,  une  attitude,  qui  soient  vraiment  risibles  sans  présenter 
quelque  étrange  té.  —  Un  mot  plaisant  est  un  mot  baroque,  qui,  sans 
doute,  semble  naturel  dès  qu'on  pense  à  la  situation  ou  au  carac- 
tère de  celui  qui  parle,  ou  à  l'objet  désigné,  mais  qui,  avant  tout, 
est  baroque.  — Une  action  risible  est  toujours  une  action  qui  paraît 
baroque,  au  moins  au  premier  moment:  telles  les  fausses  rentrées 
d'un  comédien  ou  les  titubations  d'un  hommeivre. —  Lue  attitude 
n'est  jamais  risible  sans  quelque  bizarrerie  :  les  mines  des  acteurs, 
quand  elles  font  rire,  sont  étranges,  soit  par  leur  placidité  dans 
les  circonstances  les  plus  critiques,  soit  par  leur  ahurissement 
dans  les  circonstances  les  plus  ordinaires.  —  Enfin  une  situation 
plaisante  est  toujours  une  situation  insolite  :  ce  sera  la  rencontre 
paradoxale  de  plusieurs  personnes  qui  semblent  s'exclure;  la 
rencontre,  en  un  même  cœur,  de  deux  sentimens  étonnés  d'être 
ensemble;  la  présence  d'un  personnage  là  où,  de  toute  évidence, 
il  ne  devrait  pas  être;  ou  simplement  une  complication  inédite 
de  mésaventures. — Il  y  a  donc,  dans  la  théorie  que  nous  discu- 
tons, une  large  part  de  vérité  :  il  y  a  du  baroque  dans  tout  ce  qui 
fait  rire. 

Mais  ce  que  nous  contestons,  c'est  que  le  baroque  fasse  tou- 
jours rire.  Il  y  a  des  événemens  contraires  à  l'ordre  normal  et  qui 
n'ont  rien  de  risible.  Si  je  vois  un  fardeau  écrasant  sur  les  épaules 
d'une  pauvre  petite  vieille,  voilà  de  l'insolite  et  du  baroque  : 
pourtant  je  ne  ris  pas.  — -  Bien  plus,  si  la  théorie  était  vraie, 
quels  seraient  les  spectacles  qui  feraient  le  plus  sûrement  rire? 
Ce  seraient  ceux  qui ,  par  leur  nature  même ,  sont  étranges  et 
insolites.  Ce  seraient  d'abord  les  exercices  de  cirque  ;  le  cirque 
moderne  est  le  royaume  du  baroque  :  on  y  voit  des  chevaux  qui 
dansent,  des  cochons  qui  jouent  à  saute-mouton,  des  musiciens 
qui  jouent  leurs  airs  sur  des  bouteilles  ;  ce  devrait  être  aussi  le 
royaume  du  rire  :  toutes  nos  habitudes  s'y  trouvent  contrariées, 
toutes  nos  routines  bouleversées.  Cependant  nous  ne  voyons  pas 
qu'on  y  rie  beaucoup  plus  qu'ailleurs  ;  et  même  tous  ces  exercices 
extravagans  ne  font  guère  rire  :  si  Ton  rit  au  cirque,  c'est  des 
facéties  accessoires,  ou  des  incidens  de  détail.  —  Mieux  encore,  la 
prestidigitation  serait  l'idéal  du  risible  :  son  objet  propre  est  pré- 
cisément de  produire  des  efiets  contraires  à  toutes  les  lois  connues, 
à  toutes  nos  habitudes  d'esprit  :  une  muscade  disparaît,  reparaît, 
passe  d'un  gobelet  sous  un  autre  ;  une  cage,  avec  un  oiseau 
s'évanouit  entre  les  doigts  du  magicien;  un  mouchoir  déchiré, 
brûlé,  se  retrouve  intact  au  fond  de  trois  boîtes  ficelées  et 
cachetées  d'avance  ;  d'un  chapeau  sortent  des  boulets  de  canon  : 


POURQUOI    RIT-ON?  615 

voilîi  par  rxcelloiyo  do  l'anormal,  de  l'imprévu,  do  l'oxtraordi- 
naire.  Voilà,  par  oxcollenco,  dos  cas  où  l'on  devrait  rire.  Or 
l'escamotage  ne  fait  pas  rire.  On  rit  parfois  dos  plaisanteries  du 
magicion.  non  do  sa  magie:  on  est  intrigué,  étonné,  ahuri  :  on  ne 
rit  pas. 

M.  Penjon  [\  ^  a  récomment  proposé  une  théorie  qui,  au  fond, 
diffère  assez  peu  do  la  précédoulo.  D'après  lui,  co  qui  fait  riro, 
c'est  ce  qui  nous  apparaît  comme  libre,  comme  échappant  à  toute 
loi,  comme  produit  par  une  activité  qui  se  joue.  Les  manifesta- 
tions capricieuses  du  libre  arbitre,  voilà  la  cause  du  rire  :  par 
exemple,  les  boutades,  les  jeux  de  mots,  les  déguisemens,  les 
niches  d'écolier,  les  difformités,  «  niches  faites  par  la  nature  ». 
«  La  même  raison  do  rire  se  retrouverait  dans  tous  les  exemples 
que  je  pourrais  donner...  Toujours  avec  mille  nuances,  la  mani- 
festation soudaine  d'une  liberté  qui  détruit  les  prévisions,  mais 
sans  dommage  pour  nous,  sans  dommage  réel  pour  les  autres.  Et, 
de  quelque  manière  qu'on  le  prenne,  c'est  toujours  cette  sponta- 
néité éclatant  à  l'improviste,  en  l'absence  de  toute  cause  propre- 
ment dite,  qui  nous  fait  rire...  La  spontanéité,  ou  mieux  la  liberté 
même,  telle  est  en  effet  l'essence  de  l'agréable  ou  du  risible  sous 
toutes  leurs  formes,  et  le  rire  n'est  que  l'expression  de  la  liberté 
ressentie  ou  de  notre  sympathie  pour  certaines  manifestations, 
réelles  ou  imaginées,  d'une  liberté  étrangère  :  toujours  et  partout, 
il  est  comme  l'écho  naturel  en  nous  de  la  liberté.  »  —  Ainsi  la 
théorie,  malgré  une  certaine  préoccupation  métaphysique,  est 
très  nette  :  Est  risible  tout  ce  qui  révèle  une  liberté;  par  suite, 
tout  ce  qui  est  jeu  et  caprice. 

Il  ne  nous  échappe  pas  que  cette  théorie,  à  quelques  nuances 
près,  est  tout  simplement  la  théorie  du  baroque,  La  parenté, 
l'identité  est  visible.  Comment  se  révèle  la  liberté?  C'est  préci- 
sément par  l'imprévu  de  ses  effets,  par  la  bizarrerie  de  ses  jeux. 
Quand  un  acte  nous  donnera-t-il  le  sentiment  d'une  liberté?  C'est 
quand  il  nous  paraîtra  insolite,  quand  il  sera  contraire  à  toutes 
les  lois,  à  toutes  les  habitudes,  à  toutes  les  conventions,  quand  il 
détruira  les  prévisions,  selon  le  mot  de  M.  Penjon  lui-même.  — 
Ainsi,  dire  que  le  risible  c'est  ce  qui  est  libre,  ou  dire  que  le 
risible  c'est  l'insolite,  c'est  tout  un.  Si  l'un  est  vrai,  l'autre  est 
vrai  ;  si  l'un  est  faux,  l'autre  est  faux. 

Nous  accorderons  donc  sans  peine  qu'il  y  a,  dans  la  théorie 
de  M.  Penjon,  une  large  part  de  vérité.  Oui,  sans  doute,  on  pour- 
rait trouver,  —  en  forçant  seulement  un  peu  les  termes,  —  dans 
tout  objet  risible,  quelque  apparence  de  liberté.  Oui,  si  Ton  veut, 

(1)  Revue  philosophique. 


61 G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  calembour  nous  révèle  une  liberté  qui  joue  capricieusement 
avec  les  mots.  Oui,  si  l'on  y  tient,  une  situation  de  vaudeville 
nous  révèle  une  liberté  (celle  de  l'auteur,  sans  doute),  qui  jongle 
avec  les  hommes  et  avec  les  vraisemblances.  Oui,  une  grimace 
drôle  révèle  une  liberté  qui  s'ébat  aux  dépens  de  l'esthétique.  — 
Rien  nempèche  d'exprimer  ainsi  les  choses.  Ce  sont  des  mots  qui 
en  valent  d'autres.  —  Mais  il  est  non  moins  évident  que  souvent 
une  liberté  se  manifeste  à  nous  sans  que  nous  ayons  envie  de 
rire  :  les  extravagances  d'un  homme  ne  sont  pas  toujours  risibles  ; 
pourtant  elles  trahissent  une  liberté  insouciante  des  règles.  Les 
caprices  d'une  volonté,  même  quand  on  n'a  pas  à  en  soufï'rir,  sont 
loin  de  faire  toujours  rire  :  ils  surprennent  sans  égayer.  Le  mau- 
vais goût  d'un  écrivain,  les  métaphores  bizarres  font  parfois  rire, 
mais  pas  toujours  :  ce  sont  pourtant  les  jeux  d'une  liberté  sans 
lest.  Pour  que  les  extravagances,  pour  que  les  caprices,  pour  que 
les  métaphores  bizarres  fassent  rire,  il  faut  qu'il  s'y  ajoute  un  cer- 
tain caractère  que  nous  aurons  à  déterminer  :  la  liberté  qui  s'y 
montre  ne  suffit  pas.  —  ^lieux  encore,  une  action  hautement 
morale,  un  sacrifice  héroïque,  sont  les  manifestations  par  excel- 
lence de  la  liberté  :  y  a-l-il  rien  de  plus  gi'ave,  de  plus  loin  du 
rire?  —  Règle  générale,  dans  toute  œuvre  dramatique,  nous 
assistons  au  déploiement  d'une  liberté  :  pourtant  toute  œuvre  dra- 
matique n'est  pas  comique.  Un  coup  de  théâtre  est  presque  tou- 
jours l'acte  imprévu  d'une  volonté  libre  :  il  y  a  des  coups  de 
théâtre  qui  ne  font  pas  rire.  — Il  est  superflu  d'insister.  On  voit 
assez  que  la  théorie  do  M.  Penjon,  pour  ingénieuse  qu'elle  soit, 
ne  saurait  avoir  qu'une  vérité  relative. 

Une  autre  théorie  très  répandue  est  la  théorie  du  contraste. 
Ce  qui  fait  rire,  ce  serait  la  perception  brusque  d'un  contraste, 
entre  Tattente  et  l'événement  (1),  entre  l'apparence  et  la  réalité, 
entre  le  masque  et  la  figure,  entre  le  ton  et  les  paroles,  entre  la 
forme  et  le  fond.  «  Le  rire,  dit  Hegel,  est  un  signe  qui  annonce 
que  nous  sommes  si  sages  que  nous  comprenons  le  contraste  et 
nous  en  rendons  compte  (2).  »  L.  Dumont  (3)  a  exposé  cette 
même  solution  sous  une  forme  plus  précise.  D'après  lui,  le  rire 
est  produit  par  la  rencontre,  en  notre  esprit  de  deux  pensées  con- 
tradictoires. Deux  idées  ou  deux  images  qui  s'excluent  mutuelle- 
ment se  présentent  ensemble  à  nous  :  de  là  un  choc,  de  là  le  rire. 


(1)  Cette  théorie  est  celle  que  semble  adopter  Kant.  Les  mots  dont  il  se  sert  dans 
la  Critique  du  Jugement  sont  :  «  Notre  attente  se  trouve  tout  à  coup  anéantie...  La 
résolution  d'une  attente  en  rien.  » 

(2)  Hegel,  Esthétique,  trad.  B'naid,  IV,  p.  l^T-ltiS. 

(3)  L.  Dumont,  les  Causes  du  rire.  —  Voir  aussi  Tliéorie  scientifuiue  de  la  sensi- 
bilité. 


POURQUOI    RIT-ON?  617 

«  La  connaissaiK^  d'un  objet  donne  d'abord  ii  notre  entendement 
une  certaine  impulsion  et  stimule  son  activité  dans  une 
certaine  direction,  mais  immédiatement  une  impression  contraire 
lui  vient  dune  autre  (jualité  de  ce  même  objet  et  imprime 
à  cette  activité,  avec  une  assez  forte  secousse,  la  direction  con- 
traire. »  On  le  voit,  ce  n'est,  avec  plus  de  précision  seulement, 
que  la  théorie  commune  du  contraste.  (Vest  toujours  le  contraste 
entre  deux  objets  ou  deux  idées  qui  fait  rire;  seulement,  pour 
Dumont,  le  contraste  n'est  pas  quelconque  :  c'est  une  contradiction 
logique. 

Il  est  incontestable  (|ue  beaucoup  de  contrastes  sont  risibles. 
Dans  une  parodie,  l'ell'et  comique  est  produit  par  le  contraste 
entre  la  gravité  de  l'œuvre  originale  et  l'irrévérence  du  travestisse- 
ment. Dans  une  naïveté  d'enfant,  ce  qui  nous  fait  rire,  c'est  le 
contraste  entre  la  portée  du  mot  et  la  candeur  de  celui  qui  le 
dit.  Certaines  transpositions  font  rire  pour  une  raison  analogue  : 
une  tragédie  traduite  en  style  trivial,  une  aventure  cornélienne 
caricaturée  en  scène  bourgeoise,  les  sentimens  sublimes  expri- 
més en  argot  parisien,  l'héroïsme  sur  le  ton  pot-au-feu;  cer- 
taines conférences  de  M.  Sarcey,  sont,  à  ce  point  de  vue,  d'un  co- 
mique irrésistible.  Le  clown  qui  s'élance,  grisé  d'enthousiasme, 
pour  imiter  l'écuyére,  et  qui  s'aplatit  lourdement  sur  le  sol,  cause 
le  rire  en  provoquant  une  impression  forte  et  grossière  de  con- 
traste. 

Mais  il  y  a  beaucoup  de  contrastes  qui  n'ont  rien  de  risible. 
Le  coitac  d  un  clninlauT,  dans  la  plupart  des  cas,  est  tout  simplement 
pénible  :  c'est  pourtant  un  effet  de  contraste.  La  vue  d'un  corps 
dilForme ,  surtout  auprès  d'autres  corps  sains  et  bien  faits,  n'égaie  pas. 
Mettez  du  noir  sur  du  blanc  ;  vous  ne  rirez  pas.  Au  lieu  du  clown, 
si  c'est  l'écuyère  elle-même  qui  tombe,  le  contraste  entre  sa  chute 
et  sa  voltige  de  tout  à  l'heure  est  très  net  :  pourtant  aucune  envie 
de  rire.  Un  mot  qui,  en  lui-même,  serait  plaisant,  précisément 
s  il  est  prononcé  dans  des  circonstances  solennelles  avec  lesquelles 
il  fait  contraste,  cesse  de  l'être  :  rien  d'insupportable  comme  un 
compagnon  facétieux  quand  on  est  recueilli  dans  l'admiration  ou 
dans  la  tristesse.  —  Tout  ce  qui  détonne  fait  contraste,  et  pour- 
tant ne  fait  pas  rire. 

Même  sous  la  forme  plus  précise  que  lui  a  donnée  Dumont, 
la  théorie  est  contestable.  Il  arrive  souvent  que  deux  idées  con- 
tradictoires se  présentent  ensemble  à  notre  esprit,  sans  que  nous 
ayons  envie  de  rire.  L'escamotage  nous  fournira  encore  un  exemple 
très  concluant  :  l'escamoteur  prend  un  œuf  dans  sa  main;  nous 
le  voyons  clair  comme  le  jour,  dans  cette  main  il  y  a  un  œuf.  Elle 
se  rou\Te  :  plus  d'œuf,  un  oiseau  vivant.  Yoilà  un  cas  très  net 


618  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'id(^es  contradictoires  :  nous  savons  qu'il  y  a  im  œuf  et  nous 
voyons  qu'il  y  a  un  oiseau,  —  rencontre  et  choc  d'images  qui  s'ex- 
cluent. Voilà,  s'il  en  fut,  un  cas  où  l'on  devrait  rire,  si  la  théorie 
de  Dumont  était  vraie.  Pourtant,  nous  le  savons,  on  rit  peu  :  un 
sourire  tout  au  plus,  si  le  tour  est  fait  avec  aisance  et  grâce,  sou- 
rire de  satisfaction,  sourire  esthétique;  pas  de  rire. 

Enfin  une  explication  très  intéressante  a  été  proposée  par 
Bain  (1).  D'après  lui,  ce  qui  cause  le  rire  c'est  ce  qu'il  appelle  une 
dégradation.  Il  veut  dire  par  là  que  nous  rions  lorsque,  dans  une 
personne  ou  dans  un  objet  respectés,  nous  apercevons  brusque- 
ment quelque  chose  de  dégradant,  une  mesquinerie,  une  faiblesse, 
une  petitesse;  lorsque,  dans  un  personnage  imposant,  les  infir- 
mités de  la  nature  humaine  se  trahissent;  lorsque,  dans  une  cir- 
constance solennelle,  quelque  vulgarité  nous  ramène  sur  la  terre; 
lorsque  le  petit  côté  des  grandes  choses,  l'envers  des  grands 
hommes  nous  est  soudain  révélé.  «  L'occasion  du  rire,  c'est  la 
dégradation  d'une  personne  ou  d'un  intérêt  ayant  de  la  dignité, 
dans  des  circonstances  qui  n'excitent  pas  quelque  émotion  plus 
forte.  Dans  toutes  les  théories  du  rire  on  a  plus  ou  moins  signalé 
ce  fait  important...  Le  risible  naît  lorsque  quelque  chose  qu'on 
respectait  avant,  est  présenté  comme  médiocre  et  vil  ;  car  dépeindre 
comme  mesquine  une  chose  qu'on  considère  déjà  comme  telle, 
ne  causerait  aucun  rire(2).  » 

Que  cette  solution  soit  d'accord  avec  beaucoup  de  faits,  voilà 
ce  qu'il  est  impossible  de  nier. 

Très  souvent,  le  plus  souvent  peut-être,  nous  rions  de  quelque 
dégradation.  Les  mots  risibles  sont  très  souvent  des  mots  qui 
font  ressortir  tout  d'un  coup  le  travers  ou  même  le  vice  d'un 
personnage.  Il  suffit  de  relire  l'Avare,  le  Misanthrope ,  Tartuffe, 
pour  en  trouver  d'admirables  exemples.  —  Dans  une  parodie  la 
dégradation  est  l'essence  même.  —  Nous  rions  du  lapsus  d'un 
orateur,  parce  qu'en  plein  essor  sublime,  l'homme,  avec  ses  fai- 
blesses, reparaît  tout  à  coup  :  dégradation.  —  Un  ronflement  qui 
s'élève  dans  une  assemblée  d'hommes  graves  fait  rire  pour  la 
même  raison  :  sous  la  gravité  se  trahit  l'humanité.  —  Les  singes 
font  rire  parce  que  leurs  mines,  leurs  attitudes  dégradent  jusqu'à 
eux  l'homme  qu'ils  imitent.  —  En  général,  la  fatuité,  les  pré- 
tentions, l'affectation,  sont  risibles  parce  que  la  vulgarité  se  voit 
à  chaque  instant  sous  le  masque. 

Pourtant  ce  n'est  pas  encore  la  cause  véritable.  Parfois  nous 
avons  le  spectacle  d'une  «  dégradation  »  sans  avoir  envie  de  rire. 

(1)  Bain,  Émolions  et  volonté,  p.  249  et  suiv. 

(2)  Cette  théorie  a  été  reprise  par  M.  Liard  dans  un  joli  discours  de  distribution 
de  prix  prononcé  à  Poitiers  {Journal  de  la  Vienne,  1  i  août  1872). 


POLROL'Ol    RlT-0>  ?  (il9 

Chez  une  persoiuie  vonéréo.  nous  apercevons  une  petil(>sse  :  nous 
eu  sommes  tout  simplement  attristés.  Quand  on  nous  révèle  les 
travers  d'autrui,  on  ne  nous  fait  pas  toujours  rire  :  ce  qui  nous 
fait  rire,  c'est  une  certaine  façon  de  noua  les  révéler.  Il  y  a  une 
nu'disance  plaisante,  mais  il  y  en  a  une  qui  est  froide  et  morne; 
pourtant  elle  est  dégradante  par  détinition. 

Ainsi  ni  le  baroque,  ni  le  déploiement  de  la  liberté,  ni  le 
contraste,  ni  la  dégradation  ne  sont  la  cause  réelle  du  rire.  H  y  a 
des  spectacles  baroques  qui  ne  font  pas  rire,  des  actions  libres 
qui  sont  austères,  des  contrastes  qui  sont  tristes,  des  dégradations 
qui  sont  mornes.  —  Keprenons  donc  nous-mêmes  une  poursuite 
qui  semble  infructueuse;  par  l'observation  détaillée,  par  l'analyse 
des  faits,  cherchons  la  vraie  cause,  —  la  circonstance  partout  pré- 
sente, qu'il  suftit  de  produire  pour  produire  le  rire,  de  supprimer 
pour  supprimer  le  rire,  de  faire  varier  pour  que  le  rire  croisse  ou 
décroisse. 

1! 

Nous  n'étudierons  qu'un  petit  nombre  de  cas,  et  des  cas  aussi 
connus  ([uil  se  pourra.  Ce  qui  importe,  ce  n'est  pas  la  quantité 
des  observations,  c'est  leur  qualité.  Ce  qu'il  nous  faut,  ce  ne  sont 
pas  des  faits  rares  et  curieux,  mais  des  faits  francs,  dont  chacun 
de  nous  ait  ri.  Plus  un  cas  sera  vulgaire,  mieux  il  vaudra. 

Examinons  d'abord  quelques  actions  risibles.  Ensuite  nous 
examinerons  quelques  mots  risibles. 

Nous  avons  tous  ri  de  l'enfoncement  d'une  porte  ouverte.  Un 
homme  rassemble  ses  forces,  contracte  ses  muscles,  crispe  sa  face, 
s'arc-boute  sur  ses  jambes  pour  pousser  une  porte  :  nous  voyons 
que  cette  porte  est  ouverte,  et  nous  rions. —  Les  clowns  de  cirque 
font  rire  par  un  moyen  analogue  :  ils  exécutent  un  effort  immense 
pour  soulever  de  terre  un  énorme  boulet  de  canon  :  mais  nous 
savons  déjà  que  ce  boulet  est  en  carton  creux,  et  léger  comme  une 
plume.  —  Que  se  passe-t-il  donc  en  nous  (juand  nous  avons  ce 
spectacle  sous  les  yeux.' 

Il  est  évident  que  l'action  nous  paraît  d'abord  baroque,  même 
absurde.  Ce  déploiement  de  forces,  pour  soulever  un  poids  que 
nous  savons  infime,  est  absolument  insolite.  Cette  poussée  hercu- 
léenne pour  vaincre  une  résistance  que  nous  savons  nulle,  est 
absolument  incompréhensible.  Voilà  notre  première  impression; 
voilà  le  premier  temps  du  phénomène.  —  Mais  il  y  en  a  un 
second,  et  le  tort  des  psychologues  est  de  ne  pas  l'avoir  \ti.  Ils 
ont  été  frappés  par  ce  premier  aspect  :  le  baroque.  Ils  en  sont 
restés  là.  —  Cherchons  plus  patiemment  :  au  moment  même  où 


620  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

nous  trouvons  cet  acie  absurde,  une  réflexion  rapide  nous  le  fait 
trouver  très  simple.  Nous  songeons  que  notre  homme  ci-oit  la 
porte  fermée.  Nous  songeons  qu'aux  yeux  du  clown  le  boulet  est 
un  vrai  boulet,  l^efl'ort  qu'ils  font  est  donc  très  naturel  :  nous  en 
aurions  fait  autant.  C'est  alors  (jue  nous  rions. 

Ainsi  un  acte  qui  nous  semblait  baroque  nous  semble  naturel . 
Nous  reconnaissons,  dans  un  fait  insolite,  un  fait  habituel,  dans 
un  fait  absurde  un  fait  banal.  Une  même  chose  nous  apparaît 
comme  surprenante  et  nous  apparaît  comme  familière.  Voilà  ce 
qu'il  y  a  dans  l'esprit  du  rieur. 

Voici  un  second  exemple  :  les  fausses  sorties  et  les  fausses 
rentrées  d'un  acteur.  Le  procédé  est  très  connu  et  très  banal.  Un 
personnage,  généralement  animé  d'un  sentiment  vif,  de  colère 
par  exemple,  sort  en  proférant  une  menace.  On  le  croit  parti;  la 
porte  se  rouvre,  il  reparaît  en  renouvelant  ses  menaces;  nouvelle 
sortie,  nouvelle  rentrée,  souvent  jusqu'à  satiété.  Cependant  nous 
rions  presque  toujours,  pour  peu  que  le  comédien  y  mette  de 
l'entrain.  Que  se  passe-t-il  donc  en  nous?  —  Avant  tout,  ces 
fausses  sorties  nous  paraissent  baroques,  absurdes.  C'est  la  pre- 
mière impression,  toute  naturelle  :  dans  la  vie  ordinaire,  on  ne 
rentre  pas  ainsi  quatre  ou  cinq  fois  de  suite;  il  y  a  là  quelque 
chose  de  contraire  à  toutes  nos  habitudes  et  au  bon  sens  même. 
Mais  ce  n'est  là  que  le  premier  temps,  il  y  en  a  un  second.  Cette 
action,  à  peine  nous  a-t-elle  paru  baroque  qu'elle  nous  paraît  très 
simple  :  nous  songeons  que  ce  personnage  est  fort  en  colère,  et 
que  la  colère  a  de  ces  insistances  et  de  ces  retours  :  c'est  une  expé- 
rience qui  nous  est  familière.  —  Nous  reconnaissons  donc,  dans 
un  fait  qui  semblait  insolite,  un  fait  qui  nous  est  familier;  dans 
une  action  qui  semblait  absurde  une  action  très  rationnelle.  Le 
même  acte,  vu  d'un  coté,  est  baroque;  vu  de  l'autre,  il  est  vul- 
gaire (1). 

Considérons  un  dernier  exemple  d'action  plaisante.  Il  s'agit 
cette  fois  d'une  invention  de  clown  qui  soulevait,  à  l'Hippodrome 
je  crois,  une  formidable  tempête  de  rire.  Le  clown  jetait  son  cha- 
peau sur  le  sol;  et  alors,  avec  des  précautions  infinies,  avec  la 
sournoiserie  d'un  chat  qui  s'apprête  à  saisir  une  proie,  se  glissant, 
hésitant,  sarrôtant,  rampant,  faisant  signe  de  se  taire  à  toute 
l'assistance,  insensiblement  il  se  rapprochait  de  ce  chapeau  de 
clown,  qu'il  feignait  de  prendre  pour  un  oiseau.  Parvenu  à  dis- 
tance convenable,  rasé  contre  terre,  il  étendait  la  main  pour  le 
saisir  ;  mais  au  même  moment,  d'un  coup  de  pied  habile,  il  l'en- 
voyait à  dix  pas  :   l'objet  lui  échappait  et  sa  main  ne  saisissait 

.(1)  La  même  analyse  serait  valahle  pour  les  répétitions  de  7nols  :  «  Et  Tartufl'e  » 
—  «  Sans  dot  »  —  <■  Que  diable  allait-il  faire  dans  cette  galère  »,  etc. 


POURQUOI    RIT-ON?  621 

que  le  vide.  Cette  pantomime  était  fort  cliùle,  mais  la  suite» 
l'était  beaucoup  plus.  Le  clown  recommençait  cinq  ou  six  fois  la 
même  manœuvre,  sapprochant  chaque  fois  avec  la  même  pru- 
dence de  l'eau-lloiip:e  :  chaque  fois  le  chapeau-oiseau  s'envolait, 
animé  d'un  coup  de  pied.  Alors  le  clown  faisait  une  tentative 
suprême:  plus  prudent,  plus  subtil,  plus  tortueux,  plus  sournois 
que  jamais,  il  arrivait  à  portée  du  chapeau,  et  là...  il  le  ramassait 
tout  simplement  comme  si  rien  ne  s'était  passé.  L'effet  était 
irrésistible.  (Jue  se  passait-il  donc  dans  nos  esprits? 

Voici,  très  probablement,  ce  qui  s  y  passait:  L'insuccès  répété 
du  clown,  les  envolemens  successifs  du  chapeau,  avaient  un  ell'et 
très  simple  :  une  idée  s'installait  eu  nous,  l'idée  que  ce  chapeau 
t'tait  un  être  animé,  que  ce  chapeau  fuirait  toujours,  que  le  même 
coup  de  pied  l'enverrait  indéliniment  dans  l'espace.  A  la  sixième 
fois,  il  ne  restait  plus  en  nous  aucun  doute  :  le  pli  était  pris;  le 
clown  ferait  bien  mieux  de  s'arrêter,  il  allait  encore  échouer  : 
le  chapeau  allait  encore  s'envoler.  VA  voilà  ce  chapeau  qui  se  lais- 
sait ramasser  comme  un  vulgaire  chapeau  de  bourgeois!  Cela 
nous  paraissait  baroque,  absurde  :  l'habitude  était  déjà  si  bien 
prise!  Au  premier  moment  on  ne  comprenait  plus.  Mais  tout 
de  suite  la  pensée  revenait  :  Ce  n'est  qu'un  chapeau;  il  est  assez 
ordinaire  que  les  chapeaux  ne  se  sauvent  pas  tout  seuls.  De  sorte 
que  ce  fait,  baroque  au  premier  moment,  était  aussitôt  reconnu 
comme  le  plus  naturel,  le  plus  commun,  le  plus  banal  des  faits. 
Ici  encore,  dans  le  surprenant  on  retrouvait  le  banal.  Le  même 
fait,  d'un  côté,  était  absurde,  et  de  l'autre,  familier,  inévitable, 
nécessaire. 

Les  trois  analyses  que  nous  venons  de  faire  coïncident  donc 
sur  ce  point.  Chaque  fois  que  nous  rions,  il  se  produit  en  nous  un 
double  phénomène.  Un  acte  nous  paraît  surprenant  :  voilà  le 
premier  temps,  et  aussitôt  nous  le  reconnaissons  comme  habi- 
tuel :  voilà  le  deuxième  temps.  — On  pourrait  très  facilement  con- 
trôler ce  résultat  sur  d'autres  exemples  :  un  ronflement  dans  une 
grave  assemblée;  les  titubations  d'un  homme  ivre;  les  mines  des 
singes;  au  théâtre,  dans  la  scèhe  du  crime,  un  pistolet  qui  rate 
deux  fois  de  suite;  un  petit  homme  qui  se  baisse  en  passant  sous 
une  porte  beaucoup  plus  haute  que  lui.  Partout  on  retrouvera 
le  même  élément  :  quelque  chose  de  surprenant  et  d'absurde  qui, 
d'un  autre  côté,  est  naturel  et  banal. 

Etudions  maintenant  non  plus  des  actes,  mais  des  mots  plai- 
sans;  cherchons  comment  s'y  prennent  les  «  professionnels  », 
ceux  qui  ont  pour  métier  de  faire  rire,  et  qui  y  réussissent.  Xous 
verrons  qu'ils  s'y  prennent  tous  de  la  même  façon  :  ils  nous  pré- 
sentent des  mots  qui,  d'un  côté,  sont   invraisemblables  jusqu'à 


t)22  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'absurde,  et  de  l'autre  naturels  jusqu'à  la  naïveté;  absurdes  si  on 
les  isole,  naturels  si  on  songe  aux  «  préparations  ». 

Que  font,  par  exemple,  les  vaudevillistes  ?  Ils  s'arrangent  pour 
amener  une  situation  absolument  insolite  :  par  exemple,  la  ren- 
contre en  un  même  lieu  de  plusieurs  personnes  qui  semblent 
s'exclure.  Dans  les  Surpînses  du  divorce,  un  divorcé  remarié  voit 
arriAer  dans  son  nouveau  domicile  qui?  Son  ancienne  femme  et 
son  ancienne  belle-mère.  Et  son  ancienne  femme  est  devenue  sa 
belle-mère.  Voilà  une  situation  baroque  jusqu'à  l'invraisem- 
blance. Mais  en  même  temps  les  auteurs  s'arrangent  pour  que 
cette  situation  baroque  paraisse  naturelle.  Ils  préparent  notre 
esprit,  ils  le  travaillent  jusqu'à  ce  qu'il  soit  prêt  à  accepter  cette 
extravagance,  jusqu'à  ce  qu'il  la  désire,  jusqu'à  ce  qu'il  la  trouve 
toute  simple.  Quand  nous  sommes  à  point,  ils  nous  la  posent 
hardiment  sous  les  yeux.  Que  veulent-ils  donc?  Ils  veulent  que 
chaque  scène  soit  d'un  côté  absurde  et  de  l'autre  inévitable;  que 
chaque  réplique  nous  semble  à  la  fois  absolument  folle  et  abso- 
lument juste.  Ils  triomphent  quand  nous  sommes  à  la  fois  étonnés 
de  la  baroquerie  du  mot  et  de  son  évidente  nécessité. 

Le  vaudeville  vit  de  méprises  et  de  quiproquos.  Qu'est-ce 
donc  que  les  quiproquos  ?  Le  mécanisme  en  est  partout  le  même  : 
nous,  spectateurs,  nous  savons  la  vérité  :  le  personnage,  lui,  ne  la 
sait  pas.  Nous  savons  que  tel  événement  s'est  passé  :  le  person- 
nage l'ignore.  Nous  savons  qu'il  se  trouve  en  tel  lieu  :  lui,  il  croit 
être  ailleurs.  Nous  savons  qu'il  se  trouve  avec  telle  personne  : 
lui,  il  ne  s'en  doute  pas.  Nous  savons  qu'on  lui  parle  de  sa  fille  : 
il  croit  qu'on  lui  parle  de  sa  cassette.  —  Et  alors  il  dit  des  choses 
qui  sont  parfaitement  absurdes,  étant  donné  l'événement,  le  lieu, 
la  personne,  mais  qui  sont  parfaitement  sensées,  étant  donné  ce 
qu'il  ignore.  Cest  absurde,  sachant  ce  que  nous  savons;  c'est 
nécessaire ,  croyant  ce  quil  croit.  A  chaque  mot  notre  impression 
est  double  :  le  mot  nous  paraît  extravagant  d'abord  et  aussitôt 
après  naturel.  —  Sans  aller  chercher  un  exemple  dans  quelque 
vaudeville,  prenons  le  modèle  :  relisons,  dans  l'Avare,  le  fameux 
quiproquo  de  la  cassette.  Parlant  de  la  fille,  Valère  dit  :  «  J'aime- 
rais mieux  mourir  que  de  lui  avoir  fait  paraître  aucune  pensée 
offensante  :  elle  est  trop  sage  et  trop  honnête  pour  cela.  »  — 
Harpagon,  n'ayant  dans  l'esprit  que  sa  cassette,  répond  :  «  Ma 
cassette,  trop  honnête?  »  —  Valère  reprend  :  «  Rien  de  criminel 
n'a  profané  la  passion  que  ses  beaux  yeux  mont  inspirée.  »  — 
Et  Harpagon,  qui  commence  à  ne  plus  comprendre,  se  dit  :  «  Les 
beaux  yeux  de  ma  cassette?  »  —  Le  dialogue  est  ici  d'autant  plus 
plaisant  que  non  seulement  chaque  mot  d'Harpagon,  mais  aussi 
chaque  mot  de  Valère,  est  risible.  Quand  Harpagon  commence  à 


P01R(JU0I    RIT-ON?  623 

parler,  nous  pensons  encore  à  la  tille  ;  de  sorte  qu'Harpagon,  avec 
sa  cassette,  noiRi  paraît  extravaguer.  Lorsque  Valère  reprend  la 
parole,  nous  pensons  à  la  cassette:  de  sorte  que  Yalère,  à  son  tour, 
nous  a  l'air  (l'un  fou.  —  Puis  une  nMlexion  instantanée  nous  fait 
voir  ce  qu'il  y  a  de  naturel  dans  leur  absurdité  apparente,  ce  qui 
sV  trouve  même  de  nécessaire  et  de  fatal. 

Un  autre  procédé,  très  efficace,  est  le  suivant  :  On  nous  montre 
un  acteur  qui  ne  sait  pas  son  rôle,  qui  entend  mal  ce  que  lui  dit 
le  souffleur,  et  qui  récite  des  extravagances.  Rappelons-nous  le 
plaidoyer  de  Petit-Jean  [l).  Petit-Jean,  après  les  premières  lignes 
de  son  discours,  s'arrête  :  il  ne  sait  plus.  Le  souffleur,  qui  se 
tient  derrière  lui,  lui  souffle  :  u  Des  Persans.  »  —  Petit-Jean 
déclame  :  «  Des  serpens.  »  —  Le  souffleur  souffle  :  «  Démocra- 
tique. »  —  Petit-Jean  récite  :  «  Démocrite.  »  —  Le  souffleur, 
impatienté,  dit  :  «  Hé!  le  cheval!  »  —  Petit-Jean  répète  docile- 
ment: «  Et  le  cheval.  » 

Les  scènes  de  ce  genre  produisent  souvent  une  envie  de  rire 
irrésistible.  Je  défie,  par  exemple,  l'homme  le  plus  grave  de  lire 
sans  éclater  de  rire  une  courte  scène,  intitulée  Roland,  d'un  de 
nos  amuseurs  les  moins  ennuyeux.  L'acteur  qui  joue  Roland 
dans  le  Fiis  de  Ganelon  ne  sait  pas  son  rôle.  Le  souffleur  souffle  : 
«  Voici  mes  vieux  compagnons  d'armes.  Salut  ô  mes  preux!  »  — 
L'acteur  récite  :  «  Voici  mes  vieux  compagnons  d'Arles.  Salul 
aux  nez  creux!  »  —  Le  souffleur  rectifie  :  «  0  mes  preux.  »  — 
Lacteur  se  reprend  :  «  Aux  lépreux,  c'est  vrai.  Salut,  aux  lépreux  !  » 
—  Le  souffleur  souffle  :  «  Je  suis  le  fameux  paladin  !  »  —  L'ac- 
teur déclame  :  «  Je  suis  le  fameux  Paul  Adam.  »  Le  soutfleur  rec- 
tifie :  «  Paladin!  paladin!  »  —  L'acteur  se  reprend  :  «  Péladan, 
Je  suis  le  fameux  Péladan!  »  —  Le  souffleur  souffle  :  «  Aussi 
vrai  que  je  suis  Roland  !  »  —  L'autre  écorche  :  «  Aussi  vrai  que 
je  suis  Laurent,  Durand.  »  — Le  souffleur  reprend  :  «  Aussi  vrai 
que  je  suis  neveu  de  Charlemagne.  »  —  L'acteur  débite  :  «  Aussi 
vrai  que  je  suis  le  vieux  Charlemagne.  »  —  Le  souffleur  con- 
tinue :  «  Avoir  tant  de  vaillance  !  »  —  L'acteur  clame  :  «  Avor- 
ton de  Mayence!  Heu,  heu,  je  suis  Gontran,  je  suis  Gontran, 
vous  dis-je,  et  je  suis  également  Laurent,  et  même  l'empereur 
Charlemagne!  » 

Il  faut  lire  la  scène  tout  entière  pour  en  sentir  la  puissante 

bouff'onnerie.  Si  jamais  cas  de  rire  fut  franc, 'c'est  bien  celui-là. 

Demandons-nous  donc  ce  qui  se  passe  en  nous  à  cette  lecture. 

Une  remarque  avant  tout.  Pour  que  les  scènes  de  ce  genre 

soient  plaisantes,  il  faut  que  nous    entendions  nous-mêmes   ce 

(1)  Les  Plaideurs,  acte  III,  scène  m. 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  dit  le  souffleur.  Un  acteur  qui,  à  la  sc^ne,  dans  les  condi- 
tions ordinaires,  se  tromperait, sans  que  nous  entendions  la  phrase 
soufflée,  ferait  beaucoup  moins  rire.  Dans  la  bouffonnerie  précé- 
dente, si  nous  supprimions  le  rôle  du  souffleur,  l'effet  serait 
détruit  :  il  resterait  de  l'extravagance  pure  et  simple.  Cette  re- 
marque prouve  déjà  une  vérité  importante  :  c'est  la  phrase  soufflée, 
présente  à  notre  esprit,  qui  rend  plaisante  l'extravagance  débitée 
par  l'acteur. 

Choisissons  une  de  ces  extravagances  ;  par  exemple  la  phrase  : 
«  Salut  mes  bons  compagnons  d'Arles!  Salut  aux  nez  creux!  » 
Quand  nous  l'entendons ,  notre  première  impression  est  très 
simple  :  nous  ne  comprenons  pas,  nous  trouvons  cette  phrase 
absurde;  il  nous  semble  que  l'acteur  est  devenu  fou.  Jusque-là 
rien  de  risible  :  un  pur  non-sens.  Mais  aussitôt  une  réflexion 
rapide  nous  fait  tout  comprendre  :  l'acteur  a  mal  entendu  le  souf- 
fleur :  il  répète  tout  bonnement  ce  qu'il  a  entendu.  Rien  de  plus 
ordinaire,  rien  de  plus  banal.  Il  arrive  tous  les  jours  qu'un 
homme  entende  mal  ce  qu'on  lui  dit  et  le  répète  de  travers.  C'est 
alors  que  nous  rions.  Il  est  évident  que  ces  deux  impressions  n'en 
font  en  réalité  qu'une  seule;  que  je  les  sépare  seulement  pour  la 
clarté  de  l'analyse.  Mais  il  est  évident  aussi  qu'elles  se  produisent 
en  nous,  et  qu'il  suffit  d'un  peu  d'attention  pour  les  distinguer. 
Ce  cas  ressemble  donc  aux  autres.  Ici  encore  un  même  mot  d'un 
côté  est  absurde,  et  de  l'autre  naturel. 

Enfin  le  jeu  de  mots,  le  vulgaire  calembour,  repose  sur  le 
même  principe.  Soit,  par  exemple,  le  calembour  classique  des 
Saltimbanques  :  «  Sauvons  la  caisse.  »  Au  premier  moment,  ce 
mot  nous  paraît  baroque  :  il  n'y  a  pas  là  de  caisse,  c'est-à-dire  de 
coff're-fort  à  sauver.  Mais  aussitôt  le  mot  nous  paraît  très  juste  : 
nous  songeons  qu'il  s'agit  de  la  grosse  caisse.  Nous  disons  :  «  Ah! 
c'est  vrai  »,  et  nous  rions.  —  Soit  encore  le  mot  de  Figaro  à  Basile. 
Basile  dit  :  «  Je  ne  veux  pas  lutter  contre  le  pot  de  fer,  moi  qui 
ne  suis...  »  Figaro  termine  :  «  Qu'une  cruche.  »  Ce  mot  :  «  Qu'une 
cruche  »,  nous  paraît  d'abord  absurde,  contraire  à  toutes  les 
convenances;  c'est  une  insulte  si  triviale  qu'elle  en  est  extrava- 
gante; nous  en  sommes  comme  eflrayés  et  un  peu  scandalisés. 
Mais  tout  de  suite  nous  la  trouvons  très  juste  :  nous  pensons  au 
pot  de  terre  et  au  pot  de  fer.  Cruche  n'est  qu'un  synonyme, 
plutôt  humiliant,  mais  exact.  Et  puis  le  mot  nous  paraît  encore 
juste  d'une  autre  façon,  comme  d('finition  de  Basile.  Ainsi  le 
calembour  plaisant  est  un  mot  qui  est  en  même  temps  absurde 
et  très  juste,  surprenant  et  presque  prévu. 

Que  font  maintenant  les  journalistes  facétieux,  qui  se  pro- 
posent l'étrange  tâche  d'égayer  périodiquement  le  Gil  Blas,  le 


POIROUOI    lUT-ON?  025 

Journal,  etc.  Xoiiï^  ne  pouvons  ici  cHiidier  tous  leurs  procèdes; 
mais  il  y  en  a  un  qui  est  très  employé,  et  ijui  réussit  souvent. 
Il  consiste  à  partir  dune  donnée  très  simple,  un  fait  d'  «  actua- 
lité ».  un  vote  de  la  (".hambre.  un  jugemeni  rendu  par  un  tribu- 
nal, une  candidature  à  lAcadémie.  une  course  de  bicyclettes,  un 
projet  industriel,  et  à  déduire  de  là,  avec  une  logique  rigoureuse, 
les  conséquences  les  plus  extrêmes.  Ou  arrive  ainsi  à  des  trou- 
vailles parfaitenit'ul  cocasses.  Par  exemple,  le  cbnmiqueur  prend 
pour  point  de  départ  une  idée  qu'il  trouve  dans  le  Matin  :  l'idée 
de  créer  des  marchandises-monnaies,  ayant  une  valeur  fixe  comme 
l'or,  et  par  exemple  un  charbon-monnaie.  De  cette  donnée  il  déduit 
les  conséquences  suivantes  : 

—  Première  conséquence  :  «  \'ous  déjeunez  à  la  Maison  d'Or, 
et  (iustave  vous  apporte  une  modeste  addition  dans  les  huit  francs  : 
immédiatement  vous  tirez  de  votre  gousset  trois  hectolitres  de 
coke,  et  vous  laissez,  comme  pourboire,  une  demi-douzaine  de 
briquettes  économiques.  Exiger  neuf  trous.  » 

—  Deuxième  consi'-quence  :  Vous  avez  un  versement  important 
à  faire  :  «  Vous  sortez  de  votre  portefeuille  une  liasse  de  sacs  de 
charbon  de  terre.  » 

—  Troisième  consé-quence  :  Vous  montez  en  tramway  :  «  Votre 
voisin  se  fera  un  plaisir  de  passer  au  conducteur  les  trois  petits 
paquets  de  margotins  que  vous  prendrez  dans  votre  poche  à 
menue  monnaie.  » 

—  Quatrième  conséquence  :  «  Si  le  soir  vous  allez  au  théâtre, 
rien  ne  vous  empêcherait  de  payer  votre  fauteuil  avec  du  poussier 
de  motte;  une  douzaine  d'allume-feux  à  l'ouvreuse.  » 

—  Cinquième  conséquence:  On  emportera  «  quelques  fagots 
pour  les  mendians.  » 

—  Sixième  conséquence  :  On  n'en  restera  pas  au  charbon- 
monnaie:  il  y  aura  une  foule  d'autres  «  denrées  »  monnaies.  Et 
alors  «  pour  la  monnaie  de  oOO  francs  par  exemple  on  vous 
donnera  :  des  bois  et  charbons,  avec  des  denrées  alimentaires  et 
des  pavés,  delà  réglisse,  des  laissés-pour-compte  de  tailleurs,  des 
sucres  de  pomme  et  des  billets  de  faveur  pour  l'Éden,  des  faux 
Rembrandt,  et,  cela  va  sans  dire,  des  numéros  du  Times,  puisque 
Ti?ne  is  money.  » 

Est-ce  là  l'idéal  de  la  finesse  et  de  la  grâce  dans  la  plaisan- 
terie? Ce  serait  à  discuter.  J'ai  choisi  cet  exemple,  parce  que  le 
procédé  y  est  grossièrement  visible  :  il  s'agit  d'extravaguer  logi- 
quement. Comme  le  dit  M.  Jules  Lemaître,  ce  sont  des  inventions  de 
fou  dialecticien.  C'est  aussi  méthodique  que  déraisonnable.  On  se 
propose  d'amener  des  formules  qui  soient  d'un  côté  absurdes  et 
de  l'autre  naturelles,  absurdes  par  leur  sens,  naturelles  parla  dé- 

TOME  CXXVII.  —  1895.  4 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diiction  qui  les  impose.  Quand  elles  sont  à  la  fois  assez  absurdes 
et  assez  naturelles,  le  rire  éclate. 

Que  font  maintenant  les  poètes  comiques  ?  Ils  font  prononcer 
par  un  personnage  un  mot  qui,  pris  en  lui-même,  est  déraisonnable, 
et  qui  cependant  semble  tout  simple,  dès  qu'on  songe  au  caractère 
de  ce  personnage.  Quand  Alceste  dit:  «  J'aurai  le  plaisir  de 
perdre  mon  procès,  »  il  dit  quelque  chose  d'extravagant  :  un 
homme  sensé  ne  peut  prendre  plaisir  à  perdre  son  procès.  Mais, 
étant  donné  le  caractère,  le  mot  est  si  simple  qu'il  était  presque 
prévu.  —  Quand  Argan,  au  moment  de  contrefaire  le  mort  pour 
mettre  sa  femme  à  l'épreuve,  demande  :  «  N'y  a-t-il  point  quelque 
danger  à  contrefaire  le  mort?  »  il  dit  quelque  chose  d'insensé, 
qui  cependant  paraît  tout  naturel,  venant  du  Malade  imaginaire. 
—  Rappelons-nous  aussi  les  vers  d'Orgon: 

Et  je  verrais  mourir  l'rère,  eufaiis,  mère  et  femme, 
Que  je  m'en  soucierais  autant  que  de  cela. 

Ne  retrouvons-nous  pas  là  la  double  face  que  nous  avons 
trouvée  partout  ?  Ces  mots,  pris  en  eux-mêmes,  sont  absurdes;  et 
dès  qu'on  songe  aux  caractères  d'Orgon  et  de  Tartuffe,  ils  sont 
terriblement  naturels.  Par  le  sentiment  qu'ils  expriment,  ils  sont 
d'une  extravagance  féroce  ;  par  l'idée  qu'ils  veulent  exprimer,  ils 
sont  d'une  simplicité  naïve.  Gomme  déclaration  de  principes,  ils 
sont  tellement  inhumains  qu'ils  en  sont  déraisonnables;  comme 
peinture  involontaire  de  la  fausse  religion,  ils  sont  tellement 
justes  qu'ils  en  sont  liiais. 

On  pourrait  multiplier  les  exemples  :  passer  en  rev^ue  tous  les 
motsbouirons,ou  spirituels,  ou  comiques.  Partout  on  retrouverait 
cet  élément,  seul  constant  dans  la  diversité  des  cas  :  sous  le  ba- 
roque nous  apercevons  l'habituel,  sous  l'absurde  le  normal,  sous 
le  surprenant  le  déjà  vu  et  le  souvent  vu.  Nous  reconnaissons 
dans  un  fait  imprévu  un  fait  vulgaire  ;  un  objet  qui  échappait  à 
notre  raison  rentre  de  lui-même  dans  une  catégorie  familière.  — 
La  loi  du  rire  nous  apparaît  donc  sous  cette  forme  provisoire  : 
Ce  qui  fait  rire,  c'est  ce  qui  est  à  la  fois,  d'un  côté,  absurde,  et  de 
l'autre,  familier. 

III 

Mettons  cette  hypothèse  à  l'épreuve.  Cherchons  si  elle  ne 
serait  pas  démentie  par  certains  faits,  comme  les  théories  exposées 
au  début.  Assurons-nous  que  cette  cause  est  la  vraie  cause:  qu'il 
suffit  de  la  supprimer  pour  supprimer  le  rire,  de  la  faire  varier 
pour  que  le  rire  croisse  ou  décroisse. 


POl  KOL'Ol    RIT-ON?  627 

Lue  observation  facile  à  faire  nous  prouvera  qu'il  sut'lil  de  la 
supprimer  pour*supprimer  le  rire.  Il  arrive  souvent  aux  esprits 
lents,  il  nous  arrive  à  tous  quelquefois  de  rire  en  retard,  de  rire 
quelques  iuslans  après  le  mot  plaisant.  Sur  le  moment  nous  n'en 
avions  pas  ri,  nous  n'en  avions  pas  vu  le  double  fond,  le  double 
sens;  il  nous  avait  tout  au  plus  paru  bizarre,  imprévu;  nous 
n'avions  pas  compris.  Or  à  quel  moment  rions-nous  ?  C'est  quand 
nous  apercevons  la  seconde  face  du  mot,  quand  nous  voyons 
que  ce  mot  bizarre  était  un  mot  tout  simple,  qu'il  tombait  juste, 
qu'il  était  inévitable.  Alors  nous  nous  disons:  «  Ah  !  c'est  vrai!  » 
et  nous  éclatons  de  rire. 

D'autres  expériences  seront  encore  plus  décisives.  En  voici 
une  que  nous  avons  déjà  esquissée.  Relisons  le  Roland  que  nous 
citions  tout  à  l'heure  en  supprimant  maintenant  le  rôle  du  soul- 
ileur  :  nous  ne  rirons  plus;  nous  serons  conmie  le  public  lui- 
même.  L'auteur  ne  s  y  est  pas  trompé  ;  il  ne  dit  pas  que  le  public 
rit  des  inepties  du  comédien  :  le  public  est  ahuri,  puis  irrité; 
il  siffle,  il  demande  des  excuses.  Et  en  effet,  si  on  coupe  le  rôle 
du  souftleur,  il  ne  reste  qu'une  morne  extravagance.  —  Voilà 
une  expérimentation  en  règle,  et  la  méthode  de  différence  est  ici 
tout  entière  :  nous  laissons  les  paroles  baroques,  mais  nous  ôtons 
ce  qui  les  rend  naturelles;  toutes  choses  égales  d'ailleurs,  nous 
supprimons  seulement  une  des  faces  de  chaque  mot:  le  rire  cesse. 
—  Donc  les  deux  faces  étaient  nécessaires. 

Voici  une  expérience  analogue  :  Arrivons  au  théâtre  pour  le 
second  acte  seulement  du  vaudeville.  Nous  aurons  sous  les  yeux 
une  situation  bouffonne;  nous  entendrons  dos  mots  bouffons. 
Tout  le  monde  rira  autour  de  nous  :  nous,  nous  ne  rirons  pas,  si 
ce  n'est  par  sympathie.  C'est  que  nous  verrons  seulement  un  côté 
de  la  situation  et  un  côté  de  chaque  mot:  le  côté  baroque;  l'autre 
nous  échappera,  parce  que  \qs  préparations  nous  ont  manqué.  — 
Dès  lors  la  cause  du  rire  n'existe  plus  pour  nous  :  les  scènes  ne 
sont  pas  pour  nous,  comme  pour  nos  voisins,  à  la  fois  absurdes  et 
naturelles.  —  Hàtons-nous  d'ajouter  que  la  même  impression  se 
produit  parfois,  se  produit  même  très  souvent,  quoiqu'on  ait 
entendu  le  premier  acte  du  vaudeville.  Il  y  a  des  vaudevilles 
lugubres,  il  y  en  a  même  un  très  grand  nombre.  Pourquoi  sont-ils 
lugubres?  C  est  précisément  parce  qu'ils  ne  sont  pas  assez  fan- 
taisistes, ou  parce  qu'ils  ne  sont  pas  assez  clairs.  Tantôt  l'auteur 
n'a  pas  tiré  de  sa  donnée  des  conséquences  assez  imprévues  ;  tantôt 
il  ne  les  a  pas  tirées  avec  assez  de  clarté  :  on  ne  voit  pas  assez 
comment  ces  conséquences  imprévues  sont  naturelles.  Trop  de 
complication,  comme  trop  de  simplicité,  nuit.  Dans  un  cas 
comme  dans  l'autre,  en  effet,  la  cause  du  rire  reste  incomplète  : 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OU  bien  c'est   l'absurdili''  qui  manque,  ou  bien  c'est  le  naturel. 

De  môme,  pourquoi  ne  rit-on  pas  ou  rit-on  peu  des  tours 
d'escamotage  et  des  exercices  de  cirque  ?  C  est  aussi  que  l'une  des 
deux  conditions  fait  défaut.  Un  escamotage  est  un  fait  insolite, 
absurde,  contraire  à  toutes  les  lois  connues  ;  mais  on  ne  voit  pas 
en  quoi  il  est  naturel  :  il  reste  mystérieux,  on  a  beau  le  tourner 
et  le  retourner,  on  n'aperçoit  aucun  fait  familier  auquel  on  puisse 
le  ramener.  L'étrangeté  de  l'effet  produit  est  visible,  non  sa 
simplicité:  voilà  pourquoi  on  ne  rit  pas.  —  Si  au  contraire  le 
tour  est  mal  fait  et  que  le  truc  paraisse,  on  rit:  en  effet,  les  deux 
faces  exigées  sont  maintenant  réunies. 

C'est  pour  la  même  raison  qu'un  acte  hautement  moral,  un 
dévouement  sublime  ne  fait  pas  rire:  cet  acte  est  imprévu, 
insolite;  mais  à  aucun  point  de  vue  il  n'est  familier  ou  banal;  — 
pour  la  même  raison  aussi  qu'un  coup  de  théâtre  ne  fait  pas  for- 
cément rire  :  c'est  que,  bizarre  ou  même  absurde  d'un  côté,  il 
est,  de  l'autre,  non  pas  familier,  mais  rare  ou  tragique;  —  pour 
la  même  raison  encore  que  la  plupart  des  calembours  sont 
tristes  :  imprévus  d'un  côté,  ils  ne  tombent  pas  assez  juste  de 
l'autre  ;  —  pour  la  même  raison  enfin  que  la  médisance  est  souvent 
morne  :  c'est  que  ses  révélations  ne  sont  pas  toujours  impré- 
vues, et  parfois  qu'elles  le  sont  trop. 

Ainsi  il  suffit  de  supprimer  la  cause  présumée  pour  sup- 
primer le  rire.  Donc  la  cause  présumée  est  la  vraie  cause. 

Suffit-il  maintenant  de  faire  varier  la  cause  pour  que  le  rire 
croisse  ou  décroisse  ?  Les  faits  suivans  semblent  le  prouver.  — 
D'abord  un  vaudeville  est  d'autant  plus  plaisant  que  la  situation 
et  les  mots  sont  à  la  fois  plus  baroques  et  plus  prévus.  Un  calem- 
bour est  d'autant  plus  drôle  qu'il  est  plus  inattendu  et  plus 
naturel.  L'idéal,  c'est  la  parfaite  absurdité  alliée  à  la  parfaite 
évidence.  Il  est  inutile  d'insister:  ces  faits  sont  ^naintenant  assez 
éclaircis. 

Il  y  a  diverses  circonstances  qui  augmentent,  qui  favorisent  le 
rire.  Chacun  l'a  remarqué,  un  même  objet  nous  fait  plus  ou 
moins  rire  suivant  les  jours  :  hier  on  riait  pour  des  riens, 
aujourd'hui  on  est  difficile  à  dérider.  De  ces  circonstances  qui 
favorisent  le  rire,  les  principales  sont  :  le  bien-être  physique, 
l'enfance  et  la  jeunesse,  le  sentiment  d'un  succès  ou  d'une  vic- 
toire qu'on  vient  de  remporter,  d'un  danger  auquel  on  vient 
d'échapper.  —  Ces  faits,  d'expérience  commune,  sont-ils  d'ac- 
cord avec  notre  loi  ? 

D'abord  le  bien-être  corporel  dispose  à  rire:  par  exemple,  un 
bon  dîner,  l'excitation  physique  du  grand  air,  de  la  marche,  du 
jeu,  ont  une  évidente  influence.  —  Beaucoup  de   gens   en  sont 


POUROLOl    lUT-ON?  629 

frappés  et  en  concluent  i|ue  la  cause  du  rire  est  purement  phy- 
sique, qu'on  pertl  son  temps  à  la  chercher  dans  l'esprit,  .le  crois 
qu'ils  se  trompent  :  l'état  physique  favorise  ou  empêche  le  jeu  de 
la  cause;  il  n'est  pas  la  cause.  —  Kn  etVet,  pourquoi  le  bien-être 
corporel  nousdispose-l-il  à  rire  .^ C'est  qu'il  rend  l'esprit  plus  libre 
et  plus  agile.  Lorsque  aucune  sensation  pénible  ne  monte  des  pro- 
fondeurs de  l'organisme,  lorsque  tous  nos  rouages  jouent  bien, 
lorsque  rien  n'y  grince,  notre  esprit  se  meut  avec  plus  d'aisance. 
Nous  voyons  plus  vite  ce  qu'il  y  a  d'insolite  dans  les  objets,  plus 
vite  aussi  ce  qui  s'y  trouve  de  familier.  Si  nous  rions  plus,  c'est 
que  les  deux  faces  des  choses  plaisantes  nous  apparaissent  plus 
facilement. 

Xous  savons  aussi  que  dans  l'enfance  et  la  jeunesse  on  rit 
davantage.  Pourquoi?  C'estque.dans  l'enfance. l'esprit, plus  neuf, 
trouve  plus  de  choses  insolites.  L'enfant  n'a  pas  encore  d'habi- 
tudes fortes  :  il  n'a  pas  encore  pris  de  plis;  tout  lui  paraît  nou- 
veau, tout  étonne  sa  vue;  rien  n'est,  pour  lui, comme  pour  nous, 
régulier,  prévu,  normal,  Itaiial.  De  toutes  parts  s'olTrent  à  lui  des 
objets  étranges,  vite  ramenés  d'ailleurs  à  des  cas  connus.  —  De 
même,  pendant  toute  la  jeunesse,  l'esprit,  plus  souple  et  plus 
rapide,  perçoit  plus  vite  le  bi/arre,  et  sous  le  bi/arre,  le  familier. 

Les  femmes  rient  généralement  plus  que  les  hommes  ;  c'est 
qu  elles  ont  l'esprit  souple  comme  celui  des  jeunes  gens,  et  clair 
comme  celui  des  enfans. 

Enfin  le  succès,  la  victoire,  nous  disposent  à  rire  davantage. 
Le  fait  est  si  frappant  que  certains  philosophes  y  ont  cherché  la 
cause  môme  du  rire  :  Hobbes  (1)  entre  autres.  Cependant  la  joie 
du  succès  n'est  pas  la  cause  ;  elle  favorise  l'action  de  la  cause. 
Ce  qui  est  vrai  c'est  que  le  succès  stimule  notre  esprit,  lui  donne 
une  légère  ivresse  ;  alors  plus  excités,  nous  voyons  plus  vite  et 
reconnaissons  mieux.  —  Le  sentiment  qu'on  vient  d'échapper  à 
un  danger  grave  produit  une  sorte  de  griserie  analogue. 

Inversement,  les  esprits  lourds,  épais,  opaques,  rient  peu.  Le 
rire  marque  parfois  une  insuffisance  d'esprit  :  c'est  l'inaptitude  à 
rire  qui  marque  la  vraie  indigence.  —  Une  gêne  physique  para- 
lyse le  rire  :  l'esprit  n'est  plus  assez  libre  pour  rebondir  de  l'ab- 
surde dans  le  familier  avec  assez  d'aisance.  —  Un  échec,  une 
déception,  chassent  la  gaîté  :  occupés  à  revenir  sur  nos  faux  pas, 
absorbés  dans  la  pensée  de  notre  faiblesse,  nous  n'avons  plus  la 
vue  assez  claire  et  assez  prompte.  —  De  même  l'angoisse  d'un 
danger  imminent  sèche  les  sources  du  rire. 

(1  «  Le  rire  est  un  orgueil  soudain,  naissant  de  la  perception  soudaine  d'une  su- 
périorité de  notre  être,  comparée  aux  infériorités  des  autres  ou  à  notre  faiblesse 
antérieure.   » 


630  KEVIE    DES    DEUX    MONDES. 

Ainsi,  plus  un  objet  paraît  à  la  lois  insolite  et  familier,  plus 
on  rit.  Moins  on  est  capable  de  sentir  l'insolite  et  le  familier, 
moins  on  rit,  —  Les  degrés  du  rire  correspondent  donc  aux  degrés 
de  la  cause  présumée  :  la  cause  présumée  est  donc  la  vraie 
cause. 

Telle  est  la  loi  du  rire.  Il  faut  et  il  suffit  qu'un  objet,  un  fait, 
un  mot,  soient  d'un  côté  absurdes  et  de  l'autre  familiers,  pour  que 
le  rire  ou  l'envie  de  rire  se  produise.  —  Nous  voyons  mainte- 
nant ce  qu'il  y  avait  de  vrai  dans  les  théories  du  début  :  —  oui, 
ce  qui  fait  rire,  c'est  bien  un  contraste,  mais  c'est  le  contraste 
entre  l'absurdité  apparente  d'un  fait  et  sa  réelle  banalité;  —  oui, 
ce  qui  fait  rire  c'est  bien  une  dégradation,  mais  c'est  cette  dégra- 
dation's,^éc\dXe  d'un  objet  simple  qui  se  présente  sous  des  espèces 
absurdes;  —  oui  enfin,  ce  qui  fait  rire  c'est  bien  la  joie,  mais  cCsi 
la  joie  spéciale  de  retrouver  la  raison  dans  l'absurde  même  (1). 

Quelle  est  donc  la  nature  psychologique  du  rire?  Notre  esprit 
est  une  activité  dont  la  fonction  est  unique  :  faire  rentrer  les  objets 
nouveaux  dans  des  catégories  connues.  L'intelligence  humaine  ne 
fait  jamais  autre  chose.  —  Quand  un  objet  ne  trouve  place  dans 
aucune  catégorie,  il  échappe  entièrement  à  notre  pensée  :  par 
exemple,  les  mots  d'une  langue  que  nous  ne  savons  pas  :  c'est 
l'incompréhensible.  —  Quand  un  objet  trouve  place  à  la  fois  dans 
deux  catégories  qui  s'excluent,  il  choque  notre  pensée  :  par  exem- 
ple un  triangle  qui  aurait  quatre  côtés  :  c'est  l'absurde.  — Quand 
un  objet  entre  franchement  dans  une  catégorie,  nous  éprouvons 
la  satisfaction  calme  de  penser,  de  connaître  :  c'est  le  rationnel. 
—  Quand  un  objet,  d'un  côté  est  absurde,  et  de  l'autre  trouve  une 
place  toute  marquée  dans  une  catégorie  familière,  la  pensée 
éprouve  comme  une  secousse  spasmodique  :  c'est  le  rire. 

Camille  Mélinand. 


(1)  On  trouverait.de  même  beaucoup  de  vrai  dans  d'autres  théories  que  nous  ne 
pouvions  toutes  discuter.  Il  y  en  a  une  cependant  que  nous  tenons  à  indiquer  :  c'est 
celle  qu'un  avocat  à  la  cour  d'appel  de  Paris,  M.  Philbert,  dans  un  livre  un  peu 
mêlé,  mais  intéressant  et  riche,  sur  le  Rire  (^1883),  a  exposée  avec  entrain.  D'après 
lui,  le  rire  est  produit  par  une  erreur  aussitôt  rectifiée.  On  voit  tout  de  suite  ce 
qu'il  y  a  Là  de  vrai  et  de  faux. 


LA  PSYCIIOLOI-IE  DES  PEUPLES 

KT   L'ANTHROPOLOGIE 


Une  science  nouvelle  est  aujourd'hui  en  formation,  qui  a  pour 
objet  la  psychologie  des  peuples.  Mais,  sous  l'empire  de  préoccu- 
pations politiques,  on  s'est  efTorcé,  "d'abord  en  Allemagne,  puis 
en  France,  de  confondre  l'ctude  des  nationalités  avec  celle  des 
races.  Il  en  est  résulté  une  sorte  de  fatalisme  historique  qui  assi- 
mile le  développement  d'un  peuple  à  celui  d'une  espèce  animale 
et  tend  à  absorber  la  sociologie  dans  l'anthropologie.  En  outre, 
ceux  qui  transforment  aijisi  eu  guerres  de  races  les  guerres  des 
sociétés  ont  l'intention  de  légitimer  par  là,  au  sein  du  «  genre 
Homo  »,  le  droit  du  plus  fort.  Ce  n'était  pas  assez  de  la  «  lutte 
pour  la  vie  »  entre  les  blancs  et  les  noirs  ou  les  jaunes;  certains 
anthropologistes  ont  imaginé  aussi  la  lutte  pour  la  vie  entre  les 
blonds  et  les  bruns,  entre  les  crânes  longs  et  les  crânes  larges, 
entre  les  vrais  Aryens  (Scandinaves  ou  Germains)  et  les  Gelto- 
Slaves.  C'est  une  nouvelle  forme  du  pangermanisme.  La  couleur 
même  des  cheveux  devient  un  étendard  et  un  signe  de  ralliement  : 
malheur  aux  bruns!  Les  batailles  qui  ont  eu  lieu  jusqu'à  ce  jour 
sont  un  jeu,  paraît-il,  auprès  de  la  grande  bataille  qui  se  prépare 
pour  les  siècles  prochains.  On  «  s'égorgera  par  millions,  dit  un 
anthropologiste,  pour  un  ou  deux  degrés  en  plus  ou  en  moins 
dans  l'indice  céphalique.  »  C'est  à  ce  signe,  remplaçant  le  Shibo- 
leth  de  la  Bible,  que  se  feront  les  reconnaissances  de  nationali- 
tés. Certains  sociologues  entonnent  aussi  l'hymne  à  la  guerre, 
comme  M.  Gumplowicz  (1;,  M.  Gustave  Le  Bon.  Ainsi  se  répand 
jusque    dans   notre   pays   la   théorie    allemande  qui ,    au    nom 

(1)  Voyez  sur  le  livre  de  M.  Gumplowicz,  la  Lulle  des  Races,  dans  la  Revue  du 
15  janvier  1393. 


36G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  supériorité  de  race,  veut  changer  les  rivalités  politiques 
ou  économiques  en  haines  de  sang  et  qui,  par  là,  ne  fait  que 
rendre  les  guerres  encore  plus  inexpiables.  Les  guerres,  en 
effet,  ne  sont  plus  des  duels  entre  soldats  de  profession  dirigés 
par  des  politiques  de  profession,  pour  des  motifs  plus  ou  moins 
abstraits,  lointains,  et  impersonnels  :  ce  sont  des  soulèvemens  de 
peuples  entiers  contre  d'autres  peuples,  au  nom  d'une  hostilité 
prétendue  constitutionnelle  et  héréditaire.  La  politique  offre 
l'écho  tour  à  tour  tragique  ou  comique  de  ces  théories;  car, 
pour  les  politiciens,  tout  argument  est  bon.  Il  y  a  une  douzaine 
d'années,  dos  délégués  albanais  vinrent  protester  dans  les  cabi- 
nets d'Europe  contre  la  cession  de  l'Epi re  au  gouvernement  hel- 
lénique; leur  Mcmorandum  avait  été  rédigé  sous  l'inspiration  de 
l'Italie,  qui  compte  l'Albanie  parmi  ses  provinces  irredente;  on  y 
lisait  :  «  Pour  comprendre  que  les  Grecs  et  les  Albanais  ne  peu- 
vent vivre  sous  un  même  régime,  il  suffit  d'examiner  la  structure 
tout  à  l'ait  différente  de  leurs  crânes  :  les  Grecs  sont  brachycé- 
phales, tandis  que  les  Albanais  sont  dolichocéphales, et  manquent 
presque  complètement  de  la  protubérance  occipitale.  »  Cette  poli- 
tique soi-disant  «  scientifique  »  n'avait  oublié  que  deux  points  :  le 
premier,  c'est  que  les  Italiens  sont  eux-mêmes,  dans  l'ensemble, 
une  nation  brachycéphale  ;  le  second,  c'est  que  les  Albanais  le 
sont  aussi,  ne  leur  déplaise!  .Mais,  pour  un  politicien,  deux 
bonnes  erreurs  font  une  vérité. 

La  psychologie  peut-elle  ainsi  confondre  la  constitution  phy- 
sique et  mentale  d'une  race  humaine  avec  le  caractère  acquis  et 
progressif  d'une  nation? — Problème  qu'il  importe  d'examiner,  en 
un  temps  où  la  civilisation  semble  prendre  pour  idéal  une  nou- 
velle barbarie.  Recherchons  donc  quelles  sont  les  bases  anthropo- 
logiques des  caractères  nationaux  et  la  part  légitime  qu'il  faut  faire 
aux  races  :  nous  reconnaîtrons  peut-être  une  fois  de  plus  que 
l'histoire  humaine  ne  saurait  se  ramener  à  l'histoire  naturelle. 

I 

Toute  science  en  voie  de  formation  est,  comme  la  jeunesse, 
orgueilleuse,  tranchante,  facile  à  l'enthousiasme,  et  précipitée  dans 
ses  conclusions.  L'anthropologie  et  parfois  même  la  sociologie  en 
fournissent  des  exemples.  Rien  n'égale  l'audace  d'affirmations 
qui  se  fondent  précisément  sur  les  données  les  plus  incertaines, 
mais  nouvelles  ou  nouvellement  étudiées.  Le  progrès  général  de 
l'humanité,  —  a  dit  un  des  dogmatiques  de  l'anthropologie 
«  darwiniste  »,  savant  d'ailleurs  très  distingué  et  remueur  d'idées, 
—  exige  l'extermination  par  le  fer  ou  la  faim,  l'extinction  des  races 


LA    rSVCMOlAlGIE    DES    PEUPLES. 


307 


dont  révolution  est  lente  et  l'humeur  pacifique  :  au  siècle  pro- 
chain, «  les  derniers  sentimentaux  verront  de  copieuses  exter- 
minations do  peupK's.  >'  Il  ne  faut  plus  se  contenter  de  dire  que 
la  force  prime  le  droit,  en  ce  sens  que  [oui  droit  aurait  pour  ori- 
gine une  manifestation  de  la  force;  il  faut  aller  plus  loin  :  «  La 
force  existe;  nous  ne  sommes  pas  sûrs  de  l'existence  du  droit  (1).  » 
Le  parti  pris  de  certains  darwinistes  touche  au  fanatisme  et, 
quand  il  s'agit  des  applications  sociales,  à  la  férocité.  Peut-être 
frraient-ils  bien  de  se  mettre  d'accord  entre  eux  avant  de  damner 
sur  terre  la  majorité  de  l'espèce  humaine. 

On  nous  parle  sans  cesse  de  races  à  propos  de  peuples,  quand 
on  devrait  simplement  parler  de  types,  c'est-à-dire  do  torlaines 
combinaisons  de  caractères.  Les  combinaisons  sont  variables,  les 
caractères  des  vraies  races  sont  permanens.  Il  y  a  bien  un  type 
français,  un  type  anglais,  allemand,  mais  non  une  race  française, 
anglaise  ou  allemande.  Si  l'on  veut  faire  une  division  de  l'Eu- 
rope d'après  les  races,  a  dit  excellemment  l'anthropologiste  même 
auquel  nous  faisions  allusion  tout  à  l'heure,  «  je  défie  qu'on  puisse 
jamais  poser  une  borne  frontière.  ■•  Les  races  composantes,  on 
etïet,  sont  à  peu  près  les  mêmes  dans  toute  l'Europe,  sauf  quel- 
ques élémens  tatares  à  l'est.  Les  peuples  ne  sont,  selon  lo  mot  do 
M.  Topinard,  que  des  produits  de  l'histoire.  Il  n'y  a  plus  aujour- 
d'hui de  souches  humaines  qui  se  trouveraient  à  l'état  tout  pri- 
mitif d'homogénéité  dos  bandes  primordiales  (2). 

Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  les  mélanges  de  races  ou  de 
sous-races  identiques  offrent  des  proportions  diverses,  et  que  cette 
diversité  de  types  n'est  pas  sans  intluence  sur  la  constitution 
movenne  ou  tempérament  moyen  de  chaque  peuple.  Aussi  les 
partisans  de  la  «  lutte  des  races  >  ont-ils  dû  se  reporter  au  sein 
même  de  chaque  nation  pour  tâcher  d'en  séparer  et  d'en  appré- 
cier les  parties  composantes. 

Avec  la   plupart    des   anlhropologistes,  —  notamment  avec 

(Ij  Revue  d'anthropologie,  t.  II.  p.  14o,  cours  libre  fait  par  M.  de  Lapougc  à  la 
Faculté  de  Montpellier. 

'2]  Un  mathématicien,  M.  Cheysson,  a  montré  qu'en  France,  k  raison  de  trois 
générations  par  siècle,  s'il  ny  avait  pas  eu  de  croisemens  consanguins,  chacun  do 
nous  aurait  dans  les  veines  le  sang  d'au  moins  20  millions  de  contemporains  de  l'an 
1000.  Si  l'on  remonte  à  l'époque  de  Jésus-Christ,  on  dépasse  le  chiflVc  de  18  quin- 
lillions.  Pour  exprimer  le  nombre  de  même  nature  correspondant  à  l'époque  inter- 
glaciaire, il  faudrait  couvrir  de  chiffres  la  surface  du  globe.  De  ces  nombres  impos- 
sibles, on  a  déduit  mathématiquement  cette  conséquence  que  des  croisemens  innom- 
brables ont  dû  intervenir,  que  tous  les  habitans  d'une  même  localité,  d'un»;  même 
province,  d'une  même  nation  ont  nécessairement  des  ancêtres  communs.  C'est  la 
parenté  de  fait  entre  les  concitoyens.  Cette  parenté  dépasse  même  les  bornes  des 
nationalités  :  Allemands.  Français.  Anglais  ont  une  multitude  d'ancêtres  communs 
et  appartiennent  à  des  mêmes  souches.  Mais  alors,  que  devient  la  politique  des 
«  races  »,  prônée  par  certains  anlhropologistes  ou  sociologistes? 


368  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

MM.Broca,Virclio\v,Lag'neaii,  Zaboi'owski,IIamy,  Topinard,  Col- 
lignon,  Yerneau,  Carrière,  Hovclacque,  Manoiivrier,de  Lapoiige, 
Otto-Ammon  Livi,  Beddoe,  etc.,  —  nous  admettons  qu'on  peut  se 
rendre  un  compte  approximatif  dos  sous-races  les  plus  importantes 
qui  entrent  dans  la  composition  de  chaque  population  et  en  déter- 
minent le  type  anthropologique.  Remarquons  d'abord  que  la  dis- 
tinction des  races  ou  sous-races  humaines  doit  se  faire  beaucoup 
moins  par  la  couleur  de  la  peau  que  par  les  caractères  morpholo- 
giques, surtout  ceux  du  crâne  et  du  cerveau.  La  couleur  est  une 
harmonie  séculaire  qui  s'est  établie  avec  le  climat,  et  qui  est  aujour- 
d'hui préformé(>  au  sein  même  des  germes  :  climat  chaud  et  hu- 
mide pour  les  noirs  ;  froid  et  humide  pour  les  blancs  ;  sec  pour  les 
jaunes  et  les  bruns.  Ce  qui  importe  bien  davantage,  c'est  la  forme 
allongée  ou  élargie  du  crâne,  sa  capacité,  la  forme  du  nez,  des  pom- 
mettes, de  la  poitrine,  la  hauteur  de  la  taille,  etc.  D'après  ces  carac- 
tères, les  populations  blanches  sont  un  mélange  de  deux  élémens 
principaux,  auxquels  certains  anthropologistes  veulent  appliquer 
avec  Linné  des  étiquettes  caractéristiques. 

Voici  d'abord  VHomo  Eiiropœus  ;  dont  la  «  diagnose  »  ancienne 
est,  pour  le  jnir  sang  :  blanc  de  teint,  sanguin  de  tempérament, 
musclé,  aux  longs  poils  blonds  ou  roux,  yeux  bleus  clairs,  léger, 
subtil,  inventeur,  —  albiis,  sangiiiiieus,  torosus,  pilis  flavescentibiis 
prolixis,  oculiscœrideis,ievis,a?'gulus,inve7itor.  Grand  et  puissant, 
il  a  le  visage  long,  le  nez  étroit,  droit  ou  convexe,  le  cou  long,  le 
corps  et  les  membres  longs  :  «  tout  son  développement  est  en  lon- 
gueur. »  Pour  compléter  le  signalement,  les  savans  contempo- 
rains y  ajoutent  un  indice  céphalique  d'environ  0,74  (1).  Ce 
nombre  indique  un  crâne  relativement  long  ou  dolichocéphale. 
Puis  vient  VHomo  Alpinus  de  Linné,  qui  a  juste  les  caractères 
physiques  et  psychiques  opposés  :  teint  brun,  cheveux  bruns 
ou  châtains,  yeux  bruns,  crâne  large  et  médiocrement  long  (bra- 
chycéphale),  nez  concave,  moyennement  large,  visage  large, 
taille  moyenne  ou  petite ,  développement  surtout  en  largeur. 
Les  populations  jaunes  sont,  dit-on,  principalement  composées  de 
deux  élémens  :  d'abord  un  nouveau  type:  VHomo  Asiaticus  [lAw- 
né),  jaune  de  teint,  mélancolique  de  tempérament,  raide,  poils 
noirs,  yeux  noirs,  enclin  à  révérer,  avare,  —  luridus,  melancho- 
licus,  rigidus,  pUis  nigricantibus,  ocidis  fuscis,  reverens,  avarus, 
type  encore  dolichocéphale  et,  au  moral,  très  intelligent;  2° Homo 
Alpinus,  déjà  nommé,  brachycéphale.  Ce  dernier  a  une  influence 

(1^  Placez  la  pointe  d'un  large  compas  sur  le  front,  l'autre  pointe  sur  la  nuque, 
vous  avez  la  longueur  crânienne;  placez  ensuite  le  compas  dans  la  ligne  des  deux 
oreilles  de  manière  à  obtenir  la  largeur  maximum  ;  divisez  alors  la  largeur  par  la 
longueur,  et  vous  aurez  l'indice  céphalique. 


L\    PSYCHOLOGIE    DES    PEUPLES.  369 

très  marquée  oatAsie.  notamment  en  Chine,  où  il  est  intervenu, 
en  conquérant,  dit-on.  et  où  il  aurait,  à  en  croire  M.  de  Lapouge, 
«<  glacé  »  la  civilisation  indigène  de  VHomo  Asiaticiis. 

En  Europe  subsiste,  à  coté  de  VHomo  Europœus  et  de  VHomo 
Mpinus,  un  type  que  l'on  a  appelé  Homo  Mrdiferraneus  ou,  avec 
Horv.  Homo  Arabicus.  Lanalyse  ethnique,  en  effet,  découvre 
d'abord  dans  toute  l'Europe  un  vieux  fonds  (jui  représente  le 
résidu  des  races  contemporaines  du  mammouth  et  du  renne,  ainsi 
que  de  celles  de  la  pierre  polie.  Ce  sont  les  bruns  à  tète  longue, 
d'une  taille  assez  petite,  au  nez  busqué  ou  brisé.  On  les  appelle 
race  méditerranéenne,  parce  qu'ils  dominent  dans  les  îles  et  sur 
les  côtes  de  la  Méditerranée,  dans  toute  l'Afrique  du  Nord,  dans 
la  péninsule  ibérique,  sur  la  cote  ligure,  dans  l'Italie  méridionale 
et  en  Sicile.  Ils  sont  beaucoup  plus  rares  dans  l'Italie  moyenne 
et  dans  la  France  méridionale.  Le  Sémite  proprement  dit  se  dis- 
tingue des  autres  Méditerranéens  ou  dolicho-bruns,  par  «  une 
taille  plus  haute,  le  nez  brisé  et  la  sécheresse  générale  des 
formes.  »  La  plupart  des  Méditerranéens  seraient  d'ailleurs  croisés 
avec  des  tribus  noires  du  nord  de  l'Afrique. 

La  seconde  couche  ethnique  que  les  anthropologistes  nous 
montrent  en  Europe  est  la  race  à  crâne  large  ou  brachycéphale, 
dont  nous  parlions  tout  à  l'heure  :  Homo  Alpinus.  Ce  sont  les 
mêmes  populations  que  Hroca  a  proposé  dappcler  Celto-Slaves. 
Suivant  Ephore,  contemporain  d'Alexandre,  la  Celtique  compre- 
nait l'Espagne  jusqu'à  Cadix,  la  Gaule  au  Jiord  des  Cévennes  et  du 
bassin  du  Rhùne,  une  portion  considérable  de  la  Germanie,  la 
vallée  supérieure  et  moyenne  du  Danube,  le  versant  sud  des 
Alpes  Rhétiques  et  Carniques  jusqu'à  l'Adriatique  et  presque 
toute  l'Italie  septentrionale.  C'est  précisément  là  que  se  trouvent 
encore  les  Celto-Slaves  :  le  témoignage  de  l'antiquité  confirme 
donc  celui  de  la  science  moderne.  On  suppose  (sans  preuves) 
que  les  Celto-Slaves  vinrent  d'Asie  vers  la  fin  de  la  période  qua- 
ternaire ;  on  leur  assigne  même  parfois  une  origine  plus  ou  moins 
mongolique  et  on  les  appelle  alors  du  nom  vague  de  Toura- 
niens  1).  La  Haute  Asie  nous  offre,  prétend  M.  de  Lapouge 
(cpii  depuis  a  changé  d'avis),  de  vraies  masses  de  Savoyards  et 
d'Auvergnats  <(  attardés  dans  leurs  migrations.  »  Ces  brachycé- 
phales  auraient  introduit  en  Europe  les  bestiaux  et  les  plantes 
de  l'Asie  (2;,  D'où  qu'ils  viennent,  les  Celto-Slaves  constituent 

(1)  Un  anthropologiste  \rurtembergeois,  M.  de  Holder,  a  voulu  caractériser  ainsi 
les  prédécesseurs  à  crâne  arrondi  des  Germains  en  Allemagne. 

(2)  A  quoi  on  objecte  :  1°  la  brachycéphalie  est  moindre  et  moins  répandue  en 
Asie  qu'en  Europe  ;  2°  les  brachycéphales  n'auraient  pu  arriver  à  l'époque  du  bronze 
qu'en  passant  par  la  Sibérie  et  la  Russie,  et  justement  on  n'y  trouve  guère  que  des 

TOME  cxxviii.  —  189o.  24 


370  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aujourd'hui  la  majorité  de  la  population  européenne.  Le  massit 
alpin  de  l'Europe  centrale  et  ses  abords,  monts  d'Auvergne, 
Vosges,  etc.,  en  sont  presque  exclusivement  peuplés  :  Bas-Bre- 
tons, Auvergnats,  Cévenols,  Savoyards,  Vosgiens,  la  plupart  des 
Suisses,  Bavarois, Roumains,  Albanais.  Leurs  «  nappes  immenses  » 
s'étendent  sur  la  Russie  et  l'Asie  du  nord,  où  ils  ont  conservé  leurs 
idiomes  propres  «  ouralo-altaïques  » ,  tandis  qu'ils  ont  adopté  par- 
tout ailleurs  les  langues  indo-européennes.  Reste  la  troisième 
couche,  formée  de  la  race  blonde  à  crâne  allongé,  vulgairement 
appelée  aryenne,  et  que  Linné  nommait  plus  proprement  :  Homo 
Europœiis.  Elle  se  trouve  dans  le  nord-ouest,  où  elle  est  en  voie 
d'extinction,  et  elle  n'existe  dans  le  reste  de  l'Europe  «  qu'à  l'état 
sporadique  ou  de  croisement  complexe  (1).  »  Les  anthropologistes 
ont  proposé  de  nombreux  exemples  d'analyse  ethnique  :  leurs 
tableaux  ont  pour  but  de  faire  saisir  la  différence  de  composition 
d'une  même  population  suivant  les  couches  sociales  et  suivant 
les  temps,  ainsi  que  l'affinité  des  différens  types  anthropolo- 
giques avec  «  certaines  conditions  sociales.  »  C'est  à  l'aide  de 
nombreux  documens  de  ce  genre  qu'on  a  essayé  de  constituer  une 
«  anthropologie  des  classes  »,  d'ailleurs  assez  douteuse.  La  loi 
qui  sen  dégagerait,  selon  quelques-uns  —  notamment  selon  M. de 
Lapouge  et  M.  Ammon  —  c'est  que,  partout,  les  classes  supérieures 
de  nos  sociétés  sont  plus  riches  en  élémens  à  crâne  allongé — ,  les 
classes  inférieures  en  élémens  à  crâne  large.  Les  couches  sociales 
révéleraient  ainsi,  par  leur  superposition  même,  les  diverses 
couches  historiques  :  ici  les  conquérans  et  seigneurs,  là  les  con- 
quis, inférieurs,  prétend-on,  en  intelligence  et  en  énergie  (2), 
Prenons  pour  exemple  les  analyses  faites  par  M.  de  Lapouge  sur 
l'ancienne  société  montpelliéraine  :  nous  y  voyons  que  les  classes 
supérieures  étaient  dolichocéphales,  en  comparaison  des  classes 
inférieures.  En  outre,  la  bourgeoisie  était  plus  riche  en  élémens 
méditerranéens,  c'est-à-dire  en  dolichocéphales  bruns.  Ces  deux 
phénomènes  se  rencontrent,  prétend-on,  dans  tous  les  cas  sem- 
blables. Une  autre  loi,  plus  généralement  admise,  c'est  que,  depuis 
les  temps  préhistoriques,  les  brachycéphales  tendent  à  éliminer 
les  dolichocéphales,  par  l'invasion  progressive   des  couches  in- 

dolichocéphales  à  cette  époque,  ou  en  passant  sur  le  corps  des  Assyriens,  chose 
historiquement  impossible. 

(1)  Voir,  outre  les  travaux  de  Broca,  de  MM.  Bertrand,  Lagneau,  Topinard,  les 
études  publiées  par  M.  de  Lapouge  dans  la  Revue  de  sociologie,  1893  et  189i,  dans  la 
Revue  d'cmthropulof/ie,  1887-1888  et  dans  l'Anthropologie,  1888-1892;  Beddoe, /îaces 
of  Britaiyi,  et  Anthropological  History  of  Europe. 

(2)  Ajoutons  que  les  vainqueurs,  comme  l'a  montré  M.  Collignon,  occupent  géné- 
ralement la  plaine  et  les  vallées,  tandis  que  les  vaincus  ont  été  refoulés  dans  les 
montagnes  ou  sur  les  côtes  extrêmes  de  l'Océan. 


LA  PSYCHOLOGIE  DES  PEUPLES,  371 

férieures  et  lablorption  des  aristocraties  dans  les  démocraties, 
où  elles  viennent  se  noyer. 

On  avait  jadis  donné  le  nom  d'Ari/cns  aux  dolichocéphales 
blonds,  parce  que  les  langues  et  coutumes  dites  aryennes  parais- 
sent s'être  développées  à  l'origine  chez  des  peuples  où  dominait 
la  race  blonde.  Mais  c'est  ici  que  le  philosophe  peut  se  donner 
le  spectacle  des  incertitudes  historiques  et  surtout  préhistoriques. 
Après  avoir  fait  venir  les  Aryens  d'Asie  en  Europe,  on  les  fait 
venir  aujourd'hui  d'Europe  en  Asie.  Depuis  Wilser,  inventeur 
de  la  théorie  nouvelle,  on  s'efforce  de  dissiper  ce  que  M.  Salomon 
lleinach  appeUe  u  \v  mirage  oriental  »  —  peut-être  pour  y  sub- 
stituer un  mirage  occidt-ntal.  Chacun  propose  sa  contrée  de  pré- 
dilection comme  berceau  de  la  race  dite  indo-européenne.  Selon 
un  des  plus  récens  et  des  plus  ingénieux  auteurs  d'hypothèses. 
M.  Penka  [\)  les  Aryens  seraient  le  produit  du  climat  Scandinave. 
Ce  sont  les  frères  des  Méditerranéens  à  crâne  long,  mais  mo- 
difiés et  pâlis,  sans  doute  par  le  climat  humide  du  nord  (2). 

(1)  Herkunft  der  Arier:  et  Origines  Aryacœ,  Vienno,  1886,  Prochâka. 

'2)  Reportez-vous  à  l't^poquc  quaternaire:  le  nord-ouest  de  l'Europe  formait  alors 
un  énorme  massif,  qui  recouvrait  en  partie  les  mers  aujourd'hui  découvertes,  la 
moitié  de  la  mer  du  Nord  et  une  zone  ;\  l'ouest  de  la  Norvège.  Les  masses  de  vapeur 
apportées  par  le  Gulf-Stream  répandaient  une  brume  épaisse  et  douce  sur  la  région 
Scandinave,  et  venaient  se  condenser  sur  l'espèce  d'Himalaya  septentrional  dont 
elles  alimentaient  les  glaciers.  Sous  ce  climat  humide  et  froid  —  mais,  grâce  au  Gulf- 
Stream,  moins  froid  que  la  présence  des  glaces  ne  le  fait  supposer  —  l'ancienne  race  à 
crâne  long,  appelée  race  de  Néanderthal,  a  dû  subir,  selon  M.  de  Lapouge,  des  modifi- 
cations d'aspect  et  de  tempérament.  L'humidité  continue  de  l'air  obstrue  les  pores 
de  la  peau,  retarde  la  circulation  des  humeurs,  diminue  la  force  du  système  vaso- 
moteur,  émousse  la  sensibilité,  prédispose  à  la  lenteur  du  tempérament  flegma- 
tique. Sur  un  sol  marécageux  et  boisé,  au  milieu  de  la  brume,  sous  un  ciel  chargé 
de  nuages  épais,  interceptant  les  rayons  lumineux  et  chimiques  (à  ce  point  que  la 
photographie  y  devient  difficile),  une  race  d'abord  plus  ou  moins  sèche  et  brune  a 
pu  acquérir  une  forte  dose  de  flegmatisme.  Le  résultat  visible  aurait  été  une  dé- 
coloration générale,  se  traduisant  par  une  peau  très  blanche,  des  cheveux  blonds, 
des  yeux  pâles.  —  Par  malheur,  il  reste  fort  douteux  que  la  Scandinavie  fût,  comme 
le  croit  M.  de  Lapouge,  habitable  à  l'époque  quaternaire.  De  plus,  en  dépit  du  cli- 
mat qui  devrait  les  pâlir,  Esquimaux  et  Lapons  s'obstinent  à  rester  très  bruns.  Aussi 
cette  idylle  Scandinave  est-elle  contestée.  Tout  ce  qu'on  peut  dire,  c'est  que  la  race 
blonde  venait  du  Nord  et  qu'elle  était,  comme  disent  les  Grecs,  «  hyperboréenne  », 
du  moins  par  rapport  à  la  Grèce. 

On  invoque  aussi  des  raisons  philologiques  qui  semblent  établir  l'origine  hyper- 
boréenne des  prétendus  Aryens.  Le  mot  «  mer  »  et  même  le  mot  navire,  par  exemple, 
étant  identiques  dans  toutes  les  langues  aryennes,  les  premiers  Aryens  ont  dû  vivre 
en  contact  et  en  «  familiarité  »  avec  la  mer.  Ils  ne  peuvent  donc  être  venus,  comme 
on  l'a  cru  longtemps,  des  hauts  plateaux  du  Pamir  et  du  nord  de  l'Asie.  Ils  ne  sont 
pas  venus  davantage  de  la  Caspienne  ni  de  la  mer  Noire.  Les  noms  du  saumon  et 
de  l'anguille,  en  effet,  sont  identiques  chez  tous  les  Aryens  ;  or  ces  poissons  sont 
étrangers  aux  deux  mers  dont  nous  parlons  et  aux  fleuves  qui  s'y  jettent.  Seules,  la 
Scandinavie  et  la  région  maritime  de  l'Allemagne  présentent  tout  entières  la  faune 
et  la  flore  des  proto-Aryens,  c'est-à-dire  les  animaux  et  les  plantes  dont  les  noms 
sont  restés  identiques  dans  les  diverses  langues  aryennes.  —  Pourtant,  ici  encore,  il 
faut  demeurer  en  défiance.  Les  linguistes  ont  trop  d'imagination;  ils  ont  prétendu 


.'{"2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Les  admirateurs  de  la  race  blonde  européenne,  fleur  de  l'hu- 
manité, prétendent  que  c'est  elle  qui  a  produit  le  grand  mouve- 
ment intellectuel  autrefois  attribué  aux  Aryens  d'Asie.  Dans 
TExtréme-Oricnt,  à  une  époque  très  reculée,  on  trouve  les  Chi- 
nois en  contact  avec  dos  populations  blondes  de  haute  taille  qui 
occupaient  alors  la  Sibérie  (1).  Dans  l'Inde,  les  brahmanes  de 
pure  race  semblent  se  rattacher  à  la  même  famille  dolicho-blonde. 
Il  subsiste  encore  en  ce  pays  des  tribus  guerrières  blondes  à  crâne 
long;  il  y  en  a  aussi  dans  le  l^aniir.  La  Palesline  était  occupée 
par  des  Amorites  blonds  quand  elle  lut  envahie  par  les  vrais 
Sémites,  et  le  fonds  blond  dut  subsister  longtemps  (2).  Les 
monumens  de  l'Egypte,  de  la  Ghaldée,  de  l'Assyrie,  montrent 
fréquemment  des  personnages  de  haut  rang  ayant  le  même  type. 
Les  Tamahou  de  l'ancienne  Egypte  sont  blonds.  Les  peintres 
égyptiens  nous  représentent  les  Hellènes  blonds  à  tête  longue  et 
de  haute  taille  (3).  Ce  type  héroïque  de  la  Grèce,  qui  succéda 
aux  Pélasges  dolicho-bruns,  méditerranéens,  était  identique  à 
celui  de  nos  Gaulois,  des  Germains,  des  Scandinaves.  Homère 
parle  sans  cesse  des  Achéens  à  la  belle  chevelure  et,  pour  lui, 
cela  signifie  une  chevelure  blonde,  car  il  n'a  pas  une  seule  épi- 
thète  admirative  pour  les  bruns.  Tous  ses  héros  sont  grands, 
blonds  et  aux  yeux  bleus,  sauf  le  troyen  Hector,  qui  était  sans 
doute  de  race  «  méditerranéenne  »  et  qui  fut  vaincu.  Au  premier 
chant  de  V Iliade,  Minerve  saisit  Achille  par  ses  blonds  cheveux; 
au  A'ingt-troisième,  Achille  offre  en  hommage  sa  blonde  cheve- 
lure aux  mânes  de  Patrocle.  Ménélas  est  blond.  Dans  ÏOdyssée, 
Méléagre,  Amyntas,  sont  blonds.  Virgile  donne  des  cheveux 
blonds  à  Minerve,  à  Apollon,  à  Mercure,  à  Camerte,  à  Turnus,  à 
Camille,  à  Lavinie,  et  même,  ce  qui  n'est  pas  invraisemblable,  à 
la  Phénicienne  Didon.  Les  amoureux  et  amoureuses  d'Anacréon, 
de  Sapho.  d'Ovide,  de  Catulle,  sont  blonds.  Blondes  encore 
presque  toutes  les  femmes  des  temps  héroïques.  De  même  pour 
les  dieux  et  les  déesses  :  l'Olympe  grec  ressemble,  trait  pour  trait, 
à  l'Olympe  Scandinave.  Vénus  est  blonde.  Le  dieu  hellène  par 
excellence,  —  celui  en  qui  la  Grèce  a  personnifié  son  génie  intel- 

reconstruirc  une  langue  proto-aryenne  qui  est  en  grande  partie  fantaisiste.  De  plus, 
les  preuves  par  la  non-identité  d'un  mot  dans  un  groupe  de  langues  sont  toujours 
faibles,  car  d'anciens  termes  peuvent  avoir  disparu.  Par  exemple,  tous  les  Aryens 
ont  designé  la  main  gauche  par  des  euphémismes,  différenciés  de  langue  à  langue, 
et  la  droite  par  des  dérivés  de  dac,  montrer.  Faut-il  en  conclure,  demande  M.  Rei- 
nach,  que  les  Aryens,   avant  la  séparation,  ne  possédaient  que  la  main  droite? 

(1)  Un  savant  anthropologisto  japonais  prétend  que  les  hautes  classes  du  Japon 
descendent  en  grande  partie  d'Accadiens,  voisins  des  Chaldéens.  Toujours  est-il  que 
l'élément  mongolique  est  moindre  au  Japon. 

(2)  Sayce,  Ei/mograplile  de  la  Palestine. 

(3)  De  nos  jours,  l'indice  céjjlialiquo  est  monté,  chez  les  Grecs,  de  76  à  81. 


LA    PSYCHOLOGIE    DES    PEITLES.  373 

loctuel  et  la  beautt'  typique  de  sa  race,  le  dieu  de  la  lumi(>re  et 
le  dieu  des  arts,  inspirateur  souverain  des  oracles,  —  Apollon  a 
les  cheveux  blonds,  les  yeux  bleus,  une  taille  élevée.  Minerve, 
cet  autre  >  Verbe  »  de  Jupiter,  personnilîcation  féminine  de  la 
sagesse  grecque,  a  dans  ses  yeux  tout  l'azur  et  toute  la  profondeur 
de  la  mer.  Les  Néréides  et  les  Nymphes  sont  blondes.  Diane  est 
blonde.  Jusque  dans  les  royaumes  infernaux,  Rhadamante  est 
blond. 

On  nous  dira  que  le  blond,  étant  plus  rare,  dut  être  il  la  mode. 
N'a-t-on  pas  fait  aussi  de  Jésus  un  Itlond.  de  la  Vierge  une  blonde, 
sans  compter  tous  les  anges  blonds?  Les  femmes  romaines  ne 
teignaient-elles  pas  leurs  cheveux  en  blond  pour  imiter  les  Ger- 
maines et  les  Gauloises?  —  Sans  doute,  mais  un  passage  capital 
du  physionomiste  grec  Polémon,  cité  par  M.  Salomon  Reinacli, 
représente  les  Grecs  purs  et  de  haute  classe  comme  «  grands, 
droits,  aux  épaules  larges,  à  la  peau  blanche  et  aux  cheveux 
blonds  ;  1).  »  Selon  M.  Morselli.  dans  ses  leçons  d'anthropologie, 
il  suffit  de  parcourir  une  galerie  artistique  contenant  des  tableaux 
à  partir  de  la  Renaissance  pour  y  voir  le  nombre  des  individus 
blonds,  surtout  chez  les  femmes,  très  supérieur  à  celui  des  bruns. 
C'est  l'impression  que  nous  avons  nous-méme  rapportée  des  Musées 
d'Italie.  Enfin  on  a  soutenu  que  l'aristocratie  romaine,  comme 
la  grecque,  était  blonde  :  souvent  les  noms  l'indiquent  :  Flavius, 
Fulvius,  Ahenobarbus,  Sylla  et  Tibère  sont  représentés  comme 
blonds.  Le  vieux  Caton  était  roux.  Virgile,  d'origine  gauloise, 
était  blond.  Tite-Live  était  un  Ivymri.  Au  moyen  âge,  les  hautes 
classes  étaient  incontestablement,  en  France  et  à  l'étranger,  de 
race  gallique  ou  germanique,  c'est-à-dire  dolicho-blonde .  Les 
Celtes  à  tète  courte,  plus  ou  moins  bruns,  de  taille  moyenne, 
formaient  en  Gaule  la  masse  inférieure  de  la  population;  les  Gau- 
lois proprement  dits,  à  tète  longue,  aux  longs  cheveux  blonds,  aux 
longs  corps  blancs,  représentaient  la  race  conquérante,  de  même 
que,  plus  tard,  les  Francs  (2).  Selon  M.  Durand  de  Gros,  les  fa- 
milles nobles  qui  subsistent  encore  en  France  à  un  état  de  pureté 

(1)  Les  Allemands  ont  noté,  dans  Virgile,  cette  description  d'un  personnage 
d'aspect  entièrement  germain  et  ayant  même  un  nom  germanique,  Heiminius  : 

Calilliis  lolan 
Ingentemque  animis,  inffentem  corpore  et  armis 
Dejicit  Herminium,  Jiodo  oui  vcrtice  fiilva 
Caesaries  nudique  humeri. 

On  sait  que  les  Francs  et  les  Germains  attachaient  d'un  nœud  leur  longue  che- 
velure, qui  retombait  en  arrière. 

(2)  M.  Soubies  a  publié  à  Halle  (1890)  un  livre  sur  l'idéal  de  la  beauté  masculine 
chez  les  anciens  poètes  français  des  xii'  et  xiii*  siècles.  L'idéal  physique  était  le  type 
aristocratique  :  taille  élevée,  épaules  larges,  poitrine  développée,  taille  mince,  pied 
voûié,  peau  blanche,  cheveux  blonds,  teint  coloré,  regard  vif,  lèvres  vermeilles. 


O  i  t  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

relative  sont  plus  ou  moins  blondes;  sur  le  plateau  central,  où  les 
brachycéphales  abondent,  elles  forment  contraste  avec  le  reste  de 
la  population.  On  a  été  jusqu'à  soutenir  que  les  «  fléaux  de 
Dieu  »  qui  marchaient  à  la  tête  des  hordes  turques  et  mongoles 
étaient,  d'après  les  portraits  qu'en  font  les  historiens,  des  blonds 
à  tête  longue,  de  notre  race  (1).  En  Russie,  et  surtout  en  Pologne, 
les  masses  populaires  sont  des  Celto-Slaves,  ou  des  Finnois  et  des 
Tatares  à  tète  courte  et  à  taille  moyenne;  mais  les  classes  gou- 
vernantes, qui  descendent  des  fondateurs  Scandinaves,  des  Nor- 
mands et  des  Germains,  sont  grandes  et  blondes.  En  Allemagne 
et  en  Angleterre,  la  vieille  couche  celtique  est  recouverte  d'une 
couche  germanique  et  Scandinave.  Presque  toutes  les  familles 
souveraines  d'Europe,  même  en  Espagne  et  en  Italie,  offrent  encore 
aujourd'hui  le  type  aryen.  Dans  ces  deux  derniers  pays,  la  pro- 
portion des  blonds  est  beaucoup  plus  grande  pour  l'aristocratie 
que  pour  le  peuple. 

Jusqu'ici,  la  théorie  oll're  à  coup  sûr  de  l'intérêt  et  n'est  pas 
sans  valeur  comme  thi^se  historique  :  on  peut  l'accepter,  en  atten- 
dant qu'on  démontre  le  contraire,  comme  on  prend  un  remède 
pendant  qu'il  guérit  (2).  Mais,  que  l'origine  des  Gaulois,  des  Grecs, 
des  Germains,  des  Scandinaves  soit  européenne  ou  asiatique,  ce  qui 
importe  au  psychologue,  c'est  de  déterminer  le  caractère,  la  valeur 
intellectuelle  et  morale  des  trois  principales  races  dont  le  mélange, 
à  doses  inégales,  a  fini  par  constituer  les  diverses  nations  euro- 
péennes. Par  malheur,  si  l'origine  de  ces  races  est  déjà  hypothé- 
tique, leur  constitution  mentale  l'est  encore  bien  davantage.  On 
ne  peut  que  la  conjecturer  d'après  le  rôle  historique  des  diverses 
races,  qui  lui-môme  est  déjà  conjectural.  Ecoutons  cependant  ce 
qu'on  croit  pouvoir  nous  affirmer. 


II 

Dans  son  ensemble,  dit-on,  la  race  méditerranéenne  et  sémite 
est  très  intelligente;  par  son  caractère  moral   comme  par   ses 

(1)  Pourtant  Attila,  de  race  finnoise  et  ouralo-altaïquc,  nous  est  représenté  par 
Jornandès  avec  un  nez  épaté,  des  yeux  petits  et  enfoncés  dans  une  grosse  tête,  un 
teint  basané. 

(2)  Pour  éclairer  ces  questions,  qui  intéressent  à  la  fois  la  sociologie  et  l'etlino- 
graphie,  il  serait  très  désirable  quf^  le  ministre  de  la  guerre  fît  faire  en  France  ce 
qu'on  fait  en  Italie  et  ce  que  fait  pour  son  compte  M.  le  D^  CoHignon  :  des  mensu- 
rations anthropologiques  sur  les  conscrits  au  moment  de  la  revision,  capacité 
crânienne,  indice  céphalique,  forme  du  nez,  couleur  des  cheveux,  des  yeux,  etc.  Ce 
serait  un  document  de  haute  importance  pour  la  statistique.  De  même  dans  les  écoles 
et  les  lycées.  II  n'est  pas  indifférent  de  savoir  les  modifications  que  peut  subir  la 
population  française  et  dans  quel  sens  elles  se  produisent. 


LA     PSYCHOLUt.lF:    l)i:S    l'ElPLES.  375 

traits  morphologiques,  elle  «  approche  »  de  ce  qu'on  est  convenu 
d'appeler  la  raib  aryenne  ;  elle  aurait  cependant ,  prétend-on . 
«'  moins  de  supériorité.  »  Pourquoi  moins?  on  ne  le  dit  pas. 

Quant  au  brachycéphalc  celte  ou  slave,  il  serait,  au  moral, 
pacifique,  laborieux,  frugal,  intelligent,  prudent,  n'abandonnant 
rien  au  hasard,  imitateur,  conservateur,  mais  sans  initiative.  Atta- 
ché à  la  terre  et  au  sol  natal,  il  aurait  de  courtes  vues,  un  besoin 
d'uniformité,  un  esprit  de  routine  qui  le  rend  rebelle  au  progrès. 
Facile  à  diriger,  aimant  même  à  se  sentir  gouverné,  il  aurait  été 
toujours  le  «  sujet  né  »  des  Aryas  et  des  Sémites. 

La  race  blonde  au  crâne  allongé  est  la  préférée  des  psycho- 
logues anthropologistes  :  elle  a,  disent-ils,  une  sensibilité  vive, 
une  intelligence  rapide  et  pénétrante,  jointe  à  l'activité  et  à  l'in- 
domptable énergie.  Race  «  turbulente,  égalitaire,  entreprenante,  » 
ambitieuse,  insatiable,  elle  a  des  besoins  toujours  croissuns  et 
s'agite  sans  cesse  pour  les  satisfaire.  Elle  sait  mieux  gagner  et  con- 
quérir que  garder  sa  conquête.  Si  elle  acquiert,  c'est  pour  dépenser 
toujours  davantage.  Ses  facultés  intellocluelles  et  artistiques 
s'élèvent  facilement  «  jusqu'au  talent  et  au  génie,  » 

Ajoutons  que,  selon  MM,  Lombroso,  Marro,  Bono,  Ottolonghi, 
la  proportion  des  blonds  serait  tri's  faible  parmi  les  crétins  et  les 
épileptiques.  Chez  les  Piémontais,  la  proportion  des  criminels 
bruns  serait  le  double  de  celle  des  criminels  blonds,  bien  qu'un 
tiers  seulement  de  la  population  soit  brun.  Si  on  ajoute  les  rouges 
aux  blonds,  le  phénomène  est  encore  plus  accentué,  en  dépit  du 
proverbe  sur  les  rouges.  En  revanche,  pour  les  crimes  de  luxure, 
on  nous  dit  que  les  blonds  l'emportent.  Malgré  le  vague  de  cette 
psychologie  des  races,  on  croit  pouvoir  conclure  que  le  classement 
des  peuples  civilisés  est  à  peu  près  proportionné  «  à  la  quantité 
d'élémens  dolichocéphales  blonds  qui  entre  dans  la  composition 
de  leurs  classes  dirigeantes.  » 

Les  mêmes  anthropologistes  essaient  de  montrer  que  les  pro- 
grès du  droit  et  de  la  religion  suivent  ceux  de  la  race  à  tête 
longue.  La  région  du  droit  coutumier,  en  France,  coïncide  avec 
celle  du  maximum  de  population  blonde,  pure  ou  mélangée.  C'est 
là  que  l'élément  gaulois  proprement  dit,  c'est-à-dire  blond,  était 
le  plus  intense  lors  de  la  conquête  romaine  et  s'est  maintenu  [en 
s'altérant)  jusqu'à  l'invasion  germanique.  De  même,  les  popula- 
tions blondes  sont  protestantes  :  l'Irlande  celtique,  la  France  re- 
devenue en  grande  partie  celtique,  l'Allemagne  du  Sud  remplie  de 
Celtes,  l'Italie  devenue  brachycéphale,  l'Espagne  avec  ses  Celti- 
bères,  la  Bohème,  la  Pologne  et  ses  Slaves  sont  catholiques. 

De  toutes  ces  prémisses,  on  ne  prétend  dégager  rien  de  moins 
qu'une  nouvelle  «  conception  de  l'histoire!  »  La  question  consis- 


376  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

terait  désormais  à  mesurer  la  valeur  respective  des  deux  grands 
élémens  des  peuples  civilisés,  —  l'un  dolichocéphale,  l'autre  bra- 
chycéphale,  —  et  l'histoire  générale  se  confondrait  avec  celle  de 
leurs  propres  rapports.  En  France,  par  exemple,  l'élément  blond, 
très  nombreux  à  l'époque  gauloise,  s'est  maintenu  en  décrois- 
sant dans  les  familles  aristocratiques  et  dans  certaines  masses  de 
population,  mais  il  est  presque  éliminé  aujourd'hui  par  la  pré- 
dominance du  type  brachycéphale  dans  les  croisemens  et  par 
l'effet  des  conditions  du  milieu,  qui  favorisent  davantage  la  race 
à  crâne  large.  La  lutte  inconsciente  de  ces  deux  races  explique- 
rait, selon  M.  de  Lapouge,  l'histoire  presque  entière  de  notre  pays  : 
la  Révolution  française  est  «  le  suprême  et  victorieux  effort  des 
populations  touraniennes.  »  Mais  nous  paierons  cher  leur  victoire, 
selon  les  prophètes  de  mauvais  augure,  et  le  plus  sombre  avenir 
nous  attend.  En  Angleterre,  c'est  l'inverse  :  l'élément  brachycé- 
phale a  presque  disparu.  Heureuse  Angleterre!  L'hégémonie  mili- 
taire et  économique  est  entre  les  mains  des  populations  aryennes 
dans  l'Allemagne  du  Nord,  mais  le  gros  de  l'Allemagne  est  bra- 
chycéphale :  la  prospérité  n'y  est  donc  que  «  factice  ».  L'élément 
supérieur,  c'est-à-dire  blond,  y  est  tellement  distinct  des  masses 
touraniennes  que  la  décadence  viendra  «  sûre  et  rapide  »  le  jour  où 
le  gros  aura  dévoré  l'élite.  La  question  de  l'avenir  dépend  essen- 
tiellement de  la  sélection  sociale,  et  sa  solution  est  fournie  par  cette 
loi  générale  :  «  De  deux  races  en  compétition,  la  plus  inférieure 
chasse  l'autre.  »  Partout  où  les  dolicho-blonds  se  mêlent  aux  bruns, 
leur  nombre  va  diminuant.  Pour  arriver  à  un  résultat  différent, 
il  faudrait  une  «  sélection  intentionnelle  »  qui,  au  moins  en  Eu- 
rope, est  impossible,  avec  notre  double  tendance  à  la  ploutocratie 
et  au  socialisme.  L'existence  mécanique  d'une  société  socialiste 
est  ce  qui  convient  le  mieux  à  nos  Chinois  d'Europe.  Le  barbare, 
selon  les  anthropologistes  de  l'école  aristocratique,  n'est  donc 
pas  aux  confins  du  monde;  il  loge  «  au  rez-de-chaussée  et  dans 
les  mansardes.  »  L'avenir  de  l'humanité  ne  dépend  pas  du  triomphe 
éventuel  des  peuples  jaunes  sur  les  peuples  blancs;  il  est  dans  la 
lutte  sur  place  des  deux  types  «  noble  et  servile  ^) .  Il  est  possible 
que  l'Europe  tombe  aux  mains  des  jaunes,  des  noirs  môme,  par 
conquête  militaire  ou  par  immigration  de  cause  économique,  mais, 
le  jour  où  ce  fait  se  produira,  «  le  grand  duel  sera  déjà  terminé.  » 
Telle  est  l'apothéose  des  Aryas  dans  le  passé,  et  leur  anéan- 
tissement dans  l'avenir,  que  nous  décrivent  quelques  anthropo- 
logistes. S'ils  se  bornaient  à  attribuer  dans  l'histoire  un  rôle  de 
haute  importance  aux  Européens  du  Nord,  leur  théorie  pourrait 
se  soutenir  :  les  invasions  des  Aryens  ou  prétendus  tels  sont  bien 
connues.  Mais  ils  vont  plus  loin  :  ils  veulent  établir,  dans  un  même 


LA  PSYCHOLOGIE  DES  PEUPLES.  377 

pavs.  des  banièfes  de  races  entre  les  classes  mômes.  Leur  arrière- 
pensée,  c'est  que  le  Itloud  à  crâne  long,  V IIo?)W  Europa:us  de  Linné, 
n'est  pas  de  la  même  «  espèce  »  ni  de  la  même  origine  que  les 
autres,  notamment  que  ['.\/j)tnus  :  ce  ne  sont  donc  plus  seule- 
ment les  blancs  qu'on  prétend  étrangers  aux  nègres,  ce  sont  les 
blonds  qui  deviennent  étrangers  aux  bruns.  Or,  c'est  là,  selon 
nous,  une  supposition  toute  gratuite  et  de  la  plus  haute  invrai- 
semblance. Il  n'y  a  pas  de  région,  si  petite  soit-elle,  où  l'une  de 
ces  prétendues  «  espèces  »  existe  sans  l'autre.  Les  crânes  longs, 
larges  et  movens  se  rencontrent  dans  chacun  des  grands  embran- 
chemens  appelés  des  noms  vagues  et  peu  scientiiiques  de  races 
blanches,  races  jaunes,  et  races  noires.  Sur  toute  la  terre,  ils  vivent 
les  uns  à  côté  des  autres.  En  Europe,  les  dolichof('phales  ont  ap- 
paru les  premiers,  sous  la  forme  des  Mvditerranrens.  On  eu  dirait 
autant  dans  les  autres  parties  du  monde  si  on  n'avait  établi  (jus- 
qu'à nouvel  ordre  que  le  type  brachyc('phale  nègre  d'Océanie, 
appelé  Negrito,  et  le  type  brachycéphale  nègre  d'Afrique,  essen- 
tiellement caractérisé  par  les  Akkas,  ont  tous  u  la  physionomie  de 
types  très  anciens  {W  »  Comment  donc  attacher  une  telle  valeur 
à  un  allongement  de  crâne  qui  se  retrouve  dans  toutes  les  grandes 
races  d'hommes  et  dans  toutes  les  contrées?  Il  y  a  là  simplement 
deux  variétés  peu  distantes  d'un  même  type.  —  Non,  répond-on, 
car,  depuis  une  inlinité  de  siècles,  les  croisemens  n'ont  pu  eilectuer 
de  fusion.  —  Mais,  au  contraire,  la  fusion  est  fréquente  :  étant 
donnés  des  indices  céphaliques  de  toutes  sortes,  il  est  clair  que 
vous  aurez  à  un  bout  de  1  échelle  des  «  dolichos  »,  à  l'autre  des 
«  brachys  »,  et  au  milieu,  des  intermédiaires  où  les  deux  carac- 
tères ont  fusionné.  De  même,  vous  aurez  des  nez  gros,  petits, 
larges,  étroits,  aquilins,  etc.;  vous  aurez  des  yeux  tantôt  noirs, 
tantôt  bleus,  gris,  etc.;  on  nen  peut  conclure  une  différence 
d'origine  primordiale  fondée  sur  les  formes  extrêmes  des  nez  ou 
sur  les  couleurs  extrêmes  des  yeux.  Il  n'y  a  là  que  des  hérédités 
de  famille  au  sein  d'une  même  espèce,  parfois  même  des  jeux 
du  hasard.  Pour  expliquer  la  simultanéité  universelle  des  crânes 
longs  et  des  crânes  larges,  on  nous  assure  que  les  premiers,  ac- 
tifs et  guerriers,  ont  entraîné  partout  avec  eux  les  seconds,  passifs 
et  laborieux;  les  uns  étaient  l'état-major,  les  autres  étaient  les 
soldats.  Pure  hypothèse,  dont  l'histoire  ne  fournit  aucune  con- 
firmation! Admettons-la  cependant;  s'ensuit-il  que  l'état-major 
et  les  soldats,  qui  se  ressemblent  de  tous  points,  sauf  par  l'in- 
dice céphalique  et  la  couleur  des  cheveux  ou  des  yeux,  soient  deux 
races  et  même  deux  espèces  irréductibles?  Le  «  dimorphisme  »  est 

(1)  M.  Topinard,  Anthropolofpe,  p.  161. 


378  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  explication  beaucoup  plus  naturelle  :  on  doit  s'y  tenir  jus- 
qu'à preuve  du  contraire,  et  la  preuve  incombe  aux  adorateurs 
des  blonds.  Si  le  terme  d'Aryens  est  «  pseudo-historique  »,  les 
étiquettes  d'Homo  Eiiropœus  et  Homo  Alpinns  sont  pseudo -zoolo- 
giques; et  nous  craignons  fort  que  Linné  et  Bory  n'aient  ici  cédé 
à  la  manie  des  classifications  à  outrance. 

Maintenant,  au  point  de  vue  de  la  psychologie,  la  différence 
de  longueur  entre  les  crânes  a-t-elle  rimportance  qu'on  veut  lui 
attribuer?  Maint  anthropologiste  prudent  le  nie,  par  exemple 
M.  Manouvrier.  Si  la  forme  allongée  avait  tant  de  conséquences 
pour  l'intelligence  et  la  volonté,  comment  se  ferait-il  que  les 
nègres,  en  majeure  partie,  soient  dolichocéphales,  —  ces  nègres 
en  qui  on  ne  veut  pas  reconnaître  des  frères? —  Accusera-t-on 
encore  VHomo  Alpiniis,  celte  ou  slave,  d'avoir  «  glacé  »  leur  civi- 
lisation? On  répond  que  les  nègres  doivent  être  une  «  déviation  » 
d'un  type  dolichocéphale  primitif;  mais  alors  ils  redeviennent 
nos  frères,  malheureux  sans  doute,  mais  no«  frères.  On  a  pré- 
tendu aussi  (d'autres  ont  dit  le  contraire)  que  l'enfant  est  plus 
dolichocéphale,  la  femme  également;  ce  qui,  d'après  les  théories 
en  faveur  auprès  de  nos  anthropologistes,  indiquersfit  une  infé- 
riorité; on  a  même  dit  que  la  dolichocéphalie  de  certains  crimi- 
nels était  un  retour  à  la  sauvagerie  primitive;  mais  alors,  com- 
ment la  même  dolichocéphalie  devient-elle  un  signe  de  supériorité 
chez  les  classes  aristocratiques?  Et  les  singes?  sont-ils  brachy- 
céphales?  «  Quelques  degrés  de  plus  »  dans  l'indice  céphalique 
sont  une  mesure  bien  grossière.  Les  Bruxellois  ont  pour  indice 
77  à  78  et  sont  plus  dolichocéphales  que  les  Prussiens  à  79  ;  leur 
sont-ils  pour  cela  supérieurs  «  d'un  degré?  »  Les  Sardes  sont 
très  dolichocéphales  à  72,8,  les  Arabes  d'Algérie  à  74,  les  Corses 
à  75,2,  les  Basques  espagnols  à  77,6.  Nous  ne  voyons  pas  que 
l'allongement  de  leurs  crânes  leur  ait  beaucoup  servi.  Les  Sardes, 
en  particulier,  ont  été  d'une  stérilité  remarquable.  Les  Suédois 
représentent  la  plus  pure  race  Scandinave  ;  quelque  intelligens 
qu'ils  soient,  ils  ne  dominent  pas  le  monde.  Des  différences  de 
longueur  ou  de  largeur  crânienne  qui,  nous  l'avons  vu,  se  retrou- 
vent au  sein  de  toutes  les  races  d'hommes  et  dans  tous  les  pays, 
ne  sauraient  être  la  raison  essentielle  de  la  supériorité  et  du  pro- 
grès moral.  D'ailleurs,  selon  M.  Collignon,  l'indice  céphalique 
peut  varier  de  dix  degrés  dans  une  même  race  :  à  lui  seul,  il  est 
donc  un  signe  insuffisant. 

Voyez,  dans  le  détail,  la  description  psychologique  des  trois 
prétendues  races  distinctes.  Nos  anthropologistes  en  conviennent 
d'abord,  le  Méditerranéen  et  le  Sémite  se  rapprochent  tellement  de 
l'Hyperboréen  que  des  nuances  seules  les  distinguent.  En  fait,  si 


LA  l'SYr.iKH.oc.ii:  i)i:s  i'elplks.  379 

les  Grecs  héroïques  d'Homère  fiirenl  goiiéralomeût  blonds,  quelle 
preuve  a-t-on  q%e.  plus  tard,  les  grands  génies  de  la  Grèce  l'aient 
été?  Les  Sophocle,  les  F-lschyle.  les  Euripide,  les  Pindare,  les  Dé- 
niosthène.  les  Socrate,  leb  Platon,  les  Aristote,  les  Phidias  le 
furent-ils  tous  également?  Quant  à  la  longueur  du  crâne,  les 
bustes  de  grands  hommes  conservés  par  l'antiquité  nous  montrent 
des  tètes  de  toutes  formes.  Socrate.  en  particulier,  est  lortement 
brachycéphale. 

Aux  Sémites  proprement  dits  on  accorde,  parmi  les  Méditer- 
ranéens, une  place  dhonneur.  Et  certes,  la  race  à  qui  nous 
devons  notre  religion  n'est  pas  méprisable.  Aussi,  tandis  que  les 
uns  prédisent  le  triomphe  linal  des  Aryens,  les  autres  leur  écra- 
sement futur  par  la  masse  des  Celto-Slaves  et  Touraniens,  d'autres 
nous  annoncent  «  la  République  universelle  gouvernée  par  les 
Juifs,  race  supérieure  ^1).  »  Seuls,  dit-on,  les  Juifs  peuvent  vivre 
sous  tous  les  climats  sans  rien  perdre  de  leur  «  prodigieuse  fécon- 
dité. »  Le  docteur  Boudin,  dans  son  Traitô  de  (jéoijraphie  el  de 
statistique  médicales,  déclare  les  Juifs  réfractaires  aux  épidémies. 
Ils  sont  privilégiés  de  même  pour  l'intelligence  ;  ce  n'est  pas  seu- 
lement dans  les  alTaires  d'argent  qu'ils  sont  supérieurs;  ils  réus- 
sissent en  tout  ce  qu'ils  entreprennent.  Déjà  M.  Gougenot  des 
Mousseaux  avait  annoncé  la  «  judaïsation  des  peuples  modernes.  » 
Qu*arriverait-il  des  Aryens  si  le  rcve  de  M.  Dumas  dans  la  Femme 
de  Claude  venait  à  se  réaliser  pour  les  tribus  d'Israël?  Mais  toutes 
ces  suppositions  ont  pour  principe  la  conception  des  Juifs  comme 
une  race  pure:  or,  elle  ne  l'est  nullement.  Ils  présentaient  déjà 
autrefois  différens  types  :  les  Palestiniens  étaient  des  métis 
d'Aryens  et  de  Sémites;  aujourd'hui,  il  y  a  des  Juifs  blonds, 
bruns,  dolichos,  brachys,  grands,  petits.  Les  Juifs  portugais  dif- 
fèrent des  Juifs  allemands  ou  polonais.  Le  type  «  aquilin  »  est 
aussi  répandu  en  dehors  d'eux  que  chez  eux.  Ce  ne  sont  pas 
deux  types  juifs,  mais  dix  types  juifs  qu'admettait  Renan.  Si  les 
Juifs  forment  une  entité,  dit  M.  Topinard,  cette  entité  n'esl  pas 
une  «  race  naturelle  »,  mais  simplement  «  un  groupe  de  l'histoire 
ou  un  groupe  religieux.  »  On  a  jadis  parlé  bien  à  tort  des  races  de 
la  linguistique  ;  les  races  de  la  religion  en  seraient  le  pendant  ;  et 
il  en  est  de  même  des  races  de  la  psychologie.  Ce  qui  fait  la  vraie 
force  des  Juifs,  ce  n'est  pas  la  longueur  du  crâne,  cest  l'esprit 
juif  qu'on  entretient  sous  ce  crâne,  c'est  l'éducation  juive,  c'est 
l'entente  juive,  l'alliance  juive,  qui  les  fait  pénétrer  partout  et  se 
soutenir  partout. 

Seuls,  d'après  certains  mesureurs  de  crânes,  les  brachycéphales 

(1)  C'est  le  litre  d'une  publication  de  M.  E.  Dupon:,  Paris.  1893. 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

seraient  les  parias  de  rhiimanitf^  blanche.  Tandis  que  Méditerra- 
néens, Sémites,  Aryas  s'équivalent  à  peu  près,  les  Celto-Slaves, 
eux,  seraient  bien  au-dessous  des  autres.  Pourquoi  ?  Selon  M.  Grant 
Allen,  le  Celte  a  «  la  constitution  de  fer,  l'ardente  vigueur,  la  pas- 
sion indomptée  du  danger  et  de  l'aventure,  l'imagination  fiévreuse, 
l'éloquence  abondante  et  un  peu  ileurie,  la  tendresse  de  cœur  et 
l'inépuisable  générosité.  »  Ce  portrait,  dû  à  un  Anglo-Saxon  et 
inspiré  par  le  souvenir  du  Celte  Tyndall,  est-il  celui  d'une  race 
déshéritée?  Selon  Renan,  les  Celtes  ont  à  la  fois  la  réflexion 
et  la  naïveté;  ils  sont  sans  doute  attachés  à  la  tradition,  par 
des  raisons  historiques  et  géographiques,  mais  ils  ont  un  ardent 
amour  du  beau  immatériel,  un  penchant  à  l'idéal  tempéré  par 
le  fatalisme  et  la  résignation.  Timide  et  irrésolu  devant  les 
grandes  forces  de  la  nature,  le  Breton  est  familier  avec  les  esprits 
d'un  monde  supérieur  :  «  Dès  qu'il  a  obtenu  leur  réponse  et  leur 
appui,  rien  n'égale  son  dévouement  et  son  héro'isme.  »Les  anthro- 
pologistes  mêmes  qui  ont  imaginé  l'épopée  des  blonds  concèdent 
aux  Celto-Slaves  une  intelligence  souvent  '<  égale  à  celle  des 
Aryas  les  plus  intelligens.  »  Et  en  etl'et,  il  est  difficile  de  soutenir 
qu'Abélard,  Descartes,  Pascal,  Mirabeau,  Lesage,  Chateaubriand, 
Lamennais,  Renan  (pour  ne  parler  que  des  Français)  aient  manqué 
d'intelligence.  Parmi  les  Slaves,  Pierre  le  Grand,  qui  d'ailleurs 
avait  du  sang  allemand  dans  les  veines,  a  le  teint  très  brun,  les 
yeux  et  les  cheveux  très  noirs,  les  pommettes  saillantes,  peu  de 
barbe  et  de  moustaches,  le  type  mongoloïde,  ce  qui  ne  l'empêcha 
pas  d'avoir  beaucoup  d'intelligence,  avec  beaucoup  de  vices,  tout 
comme  la  blonde  Allemande  d'Anhalt,  Catherine  II.  Malgré  cela, 
on  prétend  que  les  Celtes  et  les  Slaves,  dans  l'ensemble,  ont  fourni 
moins  de  génies  et  surtout  moins  de  volontés  puissantes.  Le  fait 
est  difficile  à  vérifier,  pour  ne  pas  dire  impossible.  Si  l'intelli- 
gence celtique  et  même  slave  peut  souvent  égaler  l'intelligence 
Scandinave  ou  germanique,  il  est  bien  probable  que  ce  sont  des 
circonstances  historiques,  géographiques  ou  autres  qui,  en  fait, 
ont  favorisé  telle  race  plutôt  que  telle  autre  sous  le  rapport  des 
talens.  LaBretagne,  par  exemple,  l'Auvergne  et  la  Savoie  n'étaient 
pas  des  centres  commodes  pour  la  mise  en  relief  des  génies,  ce  qui 
ne  les  a  pas  empêchées  d'en  produire.  Quant  à  la  puissance  des 
volontés,  comment  la  répartira- t-on  ?  La  Bretagne  a  vu  naître 
Olivier  de  Clisson,  Duguesclin,  Moreau,  Cambronne,  La  Tour 
d'Auvergne,  Surcouf,  Duguay-Trouin ,  Lamothe-Piquet,  Du- 
couëdic  ;  ces  hommes  manquaient-ils  de  volonté  ?  Et  si  les  doli- 
chocéphales ont  en  général  In.  volonté  plus  violente,  les  brachy- 
céphales  plus  patiente  et  plus  entêtée,  y  a-t-il  là  la  base  d'une 
classification  «  zoologique  ))?Ni  en  général,  ni  en  particulier,  un 


LA    PSYCUOLOGIi:    OKS    PEl  l'LES.  381 

mouton  u'est  un  loup,  ol  c'est  poui'  cela  (juils  sont  /.oologi- 
quement  distincts. 

Fiit-il  vrai  que,  dans  l'histoire,  les  génies  et  les  volontés  éner- 
giques sont  plus  fréquens  parmi  les  crânes  allongés,  ce  fait  n'au- 
rait pas  son  explication  la  plus  naturelle  dans  une  dilTérence  de 
race  ou  dorigine.  Les  conquérans  ont  été  à  coup  sur  des  hommes 
hardis  et  souvent  féroces  :  ils  se  sont  établis  partout  non  en  vertu 
d'une  véritable  supériorité  intellectuelle  ou  morale,  mais,  très 
souvent,  en  vertu  même  de  leur  brutalité.  Une  fois  établis,  ils 
ont  alimenté  les  classes  dominantes,  et  comme  celles-ci  avaient 
tous  les  moyens  de  montrer  les  talens  qu'elles  pouvaient  contenir, 
comment  s'étonner  que  les  génies,  pendant  de  longs  siècles, 
soientsurtout  nés  au  sein  des  aristocraties?  On  n'en  peut  conclure 
que  ce  soit  la  forme  du  crâne  qui  les  ait  déterminés. 

Selon  M.  de  Candolle,  la  carte  de  répartition  des  hommes  de 
valeur  géniale  en  Kurope  est  ponctuée  d'une  manière  peu  dense 
par  rapport  à  tout  le  reste,  mais  la  ponctuation  a  pour  axe 
visible  la  ligne  partant  d'Edimbourg  et  arrivant  à  la  Suisse.  Un 
second  axe  de  répartition,  moins  important,  connnence  au-des- 
sous de  l'embouchure  de  la  Seine  et  va  rejoindre  obliquement  la 
Baltique,  en  coupant  l'autre  vers  Paris.  En  dehors  de  ces  deux 
grandes  taches  allongées,  des  points  isol«3s  et  de  plus  en  plus  es- 
pacés sont  éparpillés  par  toute  l'Iùirope.  La  haute  et  la  moyenne 
Italie,  la  vallée  du  Rhùne,  l'Allemagne  du  Sud  et  l'Autriche  pré- 
sentent des  traces  de  centres  secondaires,  comme  celui  où  naqui- 
rant  Haydn,  Mozart,  mais  la  tache  du  Nord,  à  elle  seule,  comprend 
les  quatre  cinquièmes.  Là-dessus,  les  anthropologistes  font  ob- 
server que  la  carte  des  élémens  dolichocéphales  blonds  corres- 
pond à  peu  près  à  cette  carte  de  la  répartition  des  hommes  de 
génie.  Pourtant,  répondrons-nous,  il  y  a  en  Ecosse  un  fond  cel- 
tique; en  Suisse,  le  nombre  des  talens  est  très  supérieur  à  la  ])ro- 
portion  des  dolichocéphales.  On  explique  ce  dernier  fait,  il  est 
vrai,  par  l'énorme  quantité  de  familles  géniales  qu'implantèrent 
en  Suisse  les  réfugiés  de  France.  Une  troisième  carte,  celle  des 
grands  centres  de  la  civilisation  et^le  la  densité  de  la  population, 
coïncide  aussi  approximativement  avec  les  deux  autres,  si  bien 
que  la  tache  principale  comprend  Londres,  Paris,  la  Belgique,  la 
Hollande,  la  basse  Allemagne  et  Berlin.  —  Soit,  dirons-nous 
encore,  mais  le  problème  final  est  de  savoir  où  est  la  cause,  où 
est  l'effet.  Est-ce  parce  que  la  civilisation  et  la  population  sont  au 
maximum  qu'il  y  a,  avec  plus  de  culture  et  de  débouchés,  plus 
de  talens  visibles  :  ou  est-ce  parce  qu'il  y  a  plus  de  talens  que  la 
civilisation  est  plus  grande  ?  Est-ce  parce  que  les  blonds  dominent 
qu'il  y  a  plus  d'industrie,  de  commerce,  de  science,  etc.,  ou  est- 


382  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  parce  que  la  civilisation,  qui  lui  d'abord  méridionale  et 
orientale,  voyage  aujourd'hui  vers  l'ouest  et  le  septentrion, 
passant  à  des  races  moins  épuisées?  La  statistique,  elle  aussi,  est 
pleine  de  u  mirages  »,  et  toute  conclusion  est  ici  prématurée. 

Quand  les  Hellènes  commencèrent  à  se  répandre  sur  les  deux 
rives  de  la  mer  Egée  et  que  Rome  n'était  pas  née  encore,  quand 
les  Germains  n'avaient  d'autres  demeures  que  les  «  sombres 
forêts  »  dont  parle  Tacite,  les  jaunes  pouvaient  se  considérer 
comme  la  première  race  du  monde.  C'est  sur  leur  domaine  que 
passait  «  l'axe  »  des  supériorités.  Plus  tard,  il  passait  par  Athènes, 
l'Asie  Mineure  et  la  Sicile  :  qu'était  alors  le  fameux  axe  Londres- 
Paris-Berlin?  Les  Grecs  n'auraient-ils  pas  pu  se  prétendre  d'une 
autre  race  que  nous,  barbares  hyperboréens?  Et  de  fait,  ils  le 
prétendaient.  Plus  tard  encore,  l'axe  des  génies  passait  par  Rome. 
Où  passera-t-il  dans  mille  ans?  Nous  l'ignorons. 

Sur  89  novateurs,  révolutionnaires,  etc.,  on  nous  signale 
vingt  crânes  larges,  saint  Vincent  de  Paul,  Pascal,  Helvétius, 
Mirabeau,  Vergniaud,  Pétion,  Marat,  Desmoulins,  Danton,  Robes- 
pierre, Masséna,  etc.,  contre  une  liste  plus  ou  moins  authentique 
de  69  dolichocéphales  bruns  et  surtout  blonds  :  François  I", 
Henri  IV,  Louis  XIV,  Jeanne  d'Arc,  Bayard,  Condé,  Turenne, 
Vauban,  L'Hôpital,  Sully,  Richelieu,  La  Rochefoucauld  (qui  était 
du  reste  très  brun),  Molière,  Corneille,  Racine,  Boileau,  La  Fon- 
taine, Malherbe,  Bossuet,  Fénelon,  le  Poussin,  Diderot,  Voltaire, 
Buffon,  Rousseau,  Condorcet;,  Lavoisier,  Grétry,  BerthoUet,  La- 
grange,  Saint-Just,  Charlotte  Corday,  Napoléon  P''(qui  avait  les 
yeux  bleus),  etc.  Mais  combien  un  Pascal  vaut-il  de  Condorcetou 
de  Saint-Just?  En  outre,  Descartes  était  un  brun  à  tête  large, 
avec  toute  l'apparence  celtique.  Ces  listes,  où  le  pêle-mêle  est  trop 
visible,  laissent  une  place  énorme  à  la  fantaisie. 

On  suppose  (car  c'est  pure  hypothèse)  que  la  puissance  de 
caractère  est  sous  la  dépendance  de  la  longueur  du  cerveau. 
Quand  le  crâne,  dit-on,  n'atteint  pas  0,19,  un  peu  plus  ou  un  peu 
moins  suivant  la  taille  du  sujet  et  l'épaisseur  des  os,  la  race  manque 
d'énergie,  d'initiative  et  d'individualité.  Au  contraire,  la  puis- 
sance intellectuelle  serait  liée  à  la  largeur  du  cerveau  antérieur. 
—  Mais  alors,  les  brachycéphales  devraient  avoir  plus  d'intelli- 
gence et  être  plus  féconds  en  génies,  au  moins  d'ordre  intel- 
lectuel. Le  rapport  des  deux  dimensions  crâniennes,  en  dehors 
des  cas  extrêmes  et  anormaux,  nous  semble  un  moyen  d'éva- 
luation bien  grossier,  surtout  quand  il  s'agit  d'une  différence  d'un 
ou  deux  degrés.  Ce  qui  est  vraisemblable,  c'est  que  le  dévelop- 
pement de  la  civilisation  exige  à  la  fois  une  certaine  longueur  et 
largeur  normales  du  cerveau,  et,  si  la  largeur  va  croissant  sans 


LA    PSYCHOLOGIE    DES    PEUPLES.  383 

que  la  longueur  normale  diminue,  on  a  une  sous-bracliycéphalie 
croissante,  compatible  avec  la  supériorité. 

En  Kurope,  continue-t-on,  la  France  exceptée,  un  homme  de 
la  classe  supérieure  en  vaut,  d'après  les  calculs  de  M.  de  Gan- 
dolle,  huit  de  la  classe  moyenne,  au  point  de  vue  de  la  fécondité 
en  talens.  et  il  en  vaut  six  cents  de  la  classe  intérieure.  En  France, 
il  en  vaut  vingt  des  uns  et  seulement  deux  cents  des  autres.  Les 
classes  extrêmes  en  France  sont  donc  supérieures  aux  classes 
correspondantes  du  reste  de  l'Europe;  la  classe  moyenne  en 
France  est  inférieure  et  l'est  devenue  de  plus  en  plus  depuis  cent 
ans  ;  la  bourgeoisie  du  xviii"  siècle  valait  quatre  fois  plus  que  la 
nôtre.  Notre  bourgeoisie  actuelle  a  cependant  tous  les  moyens  de 
manifester  ses  talens,  quand  elle  en  a.  —  Soit;  mais,  si  elle  ne  le 
fait  pas.  est-ce  parce  que  son  crâne  devient  moms  oblong,  ou 
n'est-ce  pas  plutôt  que,  en  vertu  des  circonstances  historiques  de 
son  évolution,  elle  a  dû  s'attacher  trop  à  l'argent,  se  montrer 
moins  désintéressée,  moins  élevée  dans  ses  aspirations?  Quant  au 
peuple  de  France,  si,  tout  en  étant  très  supérieur  à  celui  des 
autres  pavs.  il  manifeste  encore  deux  cents  fois  moins  de  talens 
que  l'aristocratie,  l'explication  la  plus  simple  n'est-elle  pas  dans 
les  diflicultés  que  les  talens  trouvent  à  percer?  Est-il  aisé  à  un 
maçon  de  révéler  le  «  poète  mort-né  »  qu'il  a  peut-être  en  lui  ?  A 
un  ferblantier  ou  à  un  menuisier,  de  montrer  ses  talens  d'orateur, 
de  penseur,  d'homme  d'Etat?  L'esprit  ne  souffle  pas  «  où  il  veut», 
mais  où  il  peut.  La  proportion  même  des  talens  dans  nos  masses 
populaires  est  tout  à  leur  honneur,  quelque  «  celtiques  »  ou 
même  touraniennes  qu'elles  puissent  être. 

On  soutient  encore  que  les  hommes  à  tête  longue,  et  surtout 
les  blonds,  ont  un  caractère  religieux  très  prononcé,  ce  qu'on 
explique  par  quelque  «  accident  de  développement.  »  Au  contraire, 
les  Celto-Slaves,  malgré  leur  «  infériorité  »  générale, auraient  cette 
supériorité  particulière,  prétend-on,  d'être  beaucoup  moins  reli- 
gieux. Qui  ne  sent  encore  l'arbitraire  de  toute  cette  psychologie? 
D'abord,  nous  ne  saurions  admettre  la  prétendue  supériorité  des 
races  irréligieuses,  s'il  en  existe.  La  religion  est  l'étape  première 
de  l'idéalisme,  le  premier  effort  de  l'homme  pour  se  dépasser  lui- 
même,  pour  franchir  l'horizon  borné  du  monde  visible.  En  outre, 
la  répartition  des  races  religieuses  en  Europe  est  des  plus  contes- 
tables. Les  Celtes  de  notre  Bretagne  sont-ils  moins  religieux  que 
leurs  voisins  les  Normands?  Les  Slaves  de  Russie  passent-ils  pour 
incrédules?  De  même,  la  légèreté,  la  gaîté  celtiques  sont-elles 
visibles  dans  la  rêveuse  et  contemplative  Bretagne  que  nous  décrit 
Renan,  ou  encore  dans  l'Auvergne,  ou  encore  chez  les  brachycé- 
phales  d'Alsace,  ou  chez  les  placides  et  lourds  Celtes  de  Bavière? 


384  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Autre  exempK'  :  les  Bretons  vrais  d'Armoriquc  sont,  dit-on,  doli- 
chocépliales  et  de  haute  taille  ;  nez  saillant,  haut  et  étroit,  teint 
fleuri,  cheveux  et  yeux  clairs;  c'était  du  moins  le  type  breton 
pur  du  iv"  siècle,  dont  subsistent  encore  de  beaux  spécimens.  Les 
Celtes  d'Armorique,  au  contraire,  ont  la  face  large,  aplatie,  courte, 
les  arcades  sourcilières  prononcées,  et  ils  sont  trapus.  A-t-on 
pourtant  remarqué  la  moindre  ditTérence  entre  ces  deux  couches 
ethniques  de  notre  Bretagne,  sous  le  rapport  du  caractère,  des 
mœurs,  des  croyances? 

Après  l'esprit  religieux  ou  irréligieux,  —  dont  les  anthropo- 
logistes  font  une  supériorité  ou  une  infériorité  selon  leurs  goûts, 
—  on  invoque  l'esprit  guerrier  et  aventureux  des  hommes  du  Nord, 
pour  en  faire,  cette  fois,  une  supériorité  indiscutable.  Mais  d'abord, 
les  Celtes  ont  à  leur  compte,  eux  aussi,  de  grandes  invasions  et 
de  grandes  conquêtes  :  nous  avons  vu  la  vaste  étendue  de  l'an- 
cienne Celtique  (sans  parler  de  la  Chine).  Un  pareil  territoire  n'a 
pas  été  envahi  par  des  lâches  ou  par  des  hommes  «  passifs  ». 
Après  avoir  dompté  la  Gaule,  alors  occupée  par  les  *<  indomp- 
tables »  Ligures,  les  Celtes  refoulèrent  ces  derniers  vers  le  sud- 
est  et,  s'avançant  vers  la  Garonne,  gagnèrent  l'Espagne  pour 
s'établir  sur  l'Elbe  et  former  la  Celtibérie,  vers  le  vu*  siècle  avant 
Jésus-Christ.  Ils  s'étaient  également  répandus  dans  l'Armorique 
et  les  lies  Britanniques.  Si  donc  l'esprit  conquérant  et  la  valeur 
guerrière,  —  qu'on  retrouve  d'ailleurs  partout  et  chez  toutes  les 
races,  — sont  les  vrais  signes  de  la  supériorité,  il  est  impossible 
de  concevoir  les  Celto-Slaves  comme  inférieurs  aux  Scandinaves 
et  Germains.  Quant  à  déclarer  que  ces  énormes  masses  de  Celtes 
ont  dû  nécessairement  être  conduites  par  des  crânes  longs  à  che- 
velure blonde,  c'est  remplacer  l'histoire  par  l'épopée  des  blonds. 
Il  y  a  eu  une  première  invasion  celtique,  probablement  brune, 
et  une  seconde  gauloise  (conséquemment  de  race  blonde),  voilà 
tout  ce  que  l'histoire  nous  apprend. 

En  outre,  la  psychologie  des  Celto-Slaves  et  ïouraniens  con- 
tient une  contradiction  fondamentale.  Si  les  masses  mongoliques 
de  l'Asie  sont  des.  Savoyards  attardés,  comment  nos  Savoyards, 
Auvergnats  et  Bas-Bretons  ressemblent-ils  si  peu  à  leurs  ancêtres 
nomades?  Le  nom  de  Touraniens  désigne  les  nomades  non 
Aryens,  ettoiira  exprime  la  vitesse  du  cavalier;  or,  qui  fut  moins 
attaché  à  la  terre,  moins  «  pacifique  »,  moins  «  tranquille  »  que 
les  nomades  touraniens  ?  M.  Richepin,  qui  prétend  les  avoir  pour 
ancêtres  (bien  qu'originaire  d'une  famille  de  l'Aisne),  nous  a 
chanté  leur  «  Chanson  du  sang  »  : 

Avant  les  Aiyas,  laboureurs  Je  la  terre... 
Vivaient  les  Touraniens,  nomades  et  tueurs. 


LA    PSYCUtlLoi.lE    MES    PEIPLES.  38') 

Us  allai»Mit  pillant  tout,  lo  temps  comme  l'ospace, 
Sans  regretter  hier,  sans  penser  à  demain, 
N'estimant  rien  de  bon  que  le  moment  qui  passe 
Et  dont  on  peut  jouir  quand  on  la  sous  la  main. 

Oui,  ce  sont  mes  aïeux,  à  moi.  Car  jai  beau  vivre 
Kn  France,  je  ne  suis  ni  Latin  ni  Gaulois. 
J  ai  les  os  lins,  la  peau  jaune,  les  yeux  de  cuivre. 
Un  torse  dVcuyer  et  le  mépris  des  lois. 

Quelle  ne  sera  pas  la  d»'ception  du  eluintre  des  ïouraniens  s'il 
apprend  le  peu  de  cas  qu'on  fuit  aujourd  liui  des  «  Savoyards 
attardés  dans  leurs  migrations  »  (i)?  Quoi  qu'on  en  pense,  il  est 
dit'licile  de  concilier  la  tr;uiquillité  savoyarde,  bretonne  et  auver- 
i;nate,  avec  les  documens  relatifs  aux  farouches  tribus  mongo- 
liques,  à  leurs  conquêtes  et  à  leurs  pillages.  Les  conquêtes  elles- 
mêmes,  d'ailleurs,  ne  prouvent  rien.  Peu  de  temps  après  Salamine, 
la  Grèce  envahit  l'Asie  et  franchit  l'indus;  une  colonie  lyrienne 
mit  l'Italie  à  deux  doigts  de  sa  perte;  les  Vandales,  que  le  monde 
ignorait,  parcoururent  l'Europe,  menacèrent  Rome  et  Byzance; 
l'Arabie  fut  sur  le  point  d'inonder  l'Europe.  'Voilà  des  races  de 
toutes  sortes,  avec  des  crânes  de  toutes  formes,  qui  ont  toutes  fait 
la  guerre  et  remporté  les  mêmes  victoires.  Rien  n'est  aussi  banal 
que  d  être  vainqueur,  sinon  d'être  vaincu. 

La  difficulté  essentielle  de  la  théorie  qui  fait  venir  les  Aryens 
des  contrées  du  Nord,  c'est  d'expliquer  la  civilisation  aryenne.  A 
coup  sûr,  cette  civilisation  n'a  pas  pu  naître  en  Scandinavie,  ni 
en  Germanie,  ni  en  Sibérie  :  il  est  naturel  que  les  premières 
civilisations  se  soient  développées  dans  des  contrées  plus  chaudes 
et  plus  clémentes  à  l'homme.  De  fait,  ce  sont  toujours  des  bar- 
bares qui  sont  venus  du  Nord.  Pour  tourner  la  difti culte,  il  faut 
donc  admettre  que  ce  furent  précisément  les  Celto-Slaves,  accourus 
d'Asie,  qui  apportèrent  la  civilisation  aux  dolicho-blonds  du  Nord- 
Uuest.  Mais  alors,  comment  les  Celto-Slaves  sont-ils  si  mépri- 
sables? Et  d'autre  part,  s'ils  étaient  Touraniens  et  nomades, 
comment  ont-ils  pu  être  à  ce  point  civilisés?  La  question  revient 
toujours  :  Qui  a  commencé  la  civilisation?  Et  rien  n'est  moins 
probable,  encore  une  fois,  que  d'attribuer  ce  commencement  aux 
sauvages  hyperboréens  dont  les  hordes  devaient  plus  tard  ter- 
rifier l'Empire  romain  et  grec.  On  voit  dans  quelle  perplexité 
nous  laissent  toutes  ces  histoires  avant  l'histoire. 

Quant  à  l'effrayant  tableau  qu'on  nous  fait  de  la  lutte  intestine, 
préparée  par  la  forme  des  crânes,  entre  VHomo  Europœus  et  VHomo 
Alpinns,  c'est  un  pur  rêve  d'anthropologiste.  L'absorption  progres- 

(1)  Kossuth,  lui,  avait  l'aspect  d'un  Hun  et  s'en  vantait.  Y  avait-il  bien  de  quoi! 
TOME  cxxvin.  —  1S9o.  2o 


380  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sive  des  dolichocéphales  dans  la  masse  rend  d'ailleurs  une  telle 
lutte  impossible.  Et  si  l'on  répond  que  ce  progrès  de  la  démocratie 
ethnique,  laquelle  va  du  même  pas  que  la  démocratie  politique, 
menace  l'humanité  d'un  abaissement  universel,  nous  répondrons 
à  notre  tour  :  —  Tout  dépend  du  soin  qu'auront  ou  n'auront  pas  les 
démocraties  de  maintenir  dans  leur  sein  une  élite  naturelle,  d'as- 
surer une  libre  voie  à  la  sélection  des  supériorités,  quelle  que  soit 
la  forme  de  leurs  têtes.  On  a  eu  raison  de  comparer  l'élite  d'un 
peuple  à  la  locomotive,  qui  seule  a  un  mouvement  propre,  et  la 
masse  à  la  longue  suite  de  wagons  inertes,  qui  cependant  arrivent 
àrouler  aussi  vite  que  la  locomotive;  mais  rien  ne  permet  d'ajouter 
que  les  supériorités,  nécessaires  pour  entraîner  tout  le  reste, 
soient  liées  à  de  légères  variations  de  l'indice  céphalique  et  que 
l'élévation  universelle  de  cet  indice,  en  aboutissant  à  élargir  toutes 
les  têtes,  aboutira  à  rétrécir  tous  les  esprits. 

Les  anthropologistes  dont  nous  parlons  ne  pouvaient  man- 
quer de  prendre  au  tragique  le  croisement  de  plus  en  plus  uni- 
versel des  têtes  longues  et  des  têtes  larges  ;  dans  la  désharmonie 
des  formes  qu'ils  croient  trouver  chez  ces  «  métis  »,  ils  voient 
l'image  d'une  désharmonie  intérieure  (1).  —  Par  bonheur,  leurs 
conclusions  sont  encore  ici  tout  hypothétiques.  Les  relations 
des  qualités  mentales  à  telles  particularités  crâniennes  sont  trop 
mal  déterminées  pour  permettre  de  prévoir  le  résultat  des  métis- 
sages, surtout  entre  blonds  et  bruns.  Dans  les  mélanges,  les  carac- 
tères.essentiels  des  types  se  transmettent  chacun  pour  soi  et  sans 
solidarité  avec  les  autres,  de  telle  sorte  que  le  croisement  du 
dolicho-blond  et  du  brachy-brun,  par  exemple,  pourra  produire 
des  métis  dolicho-bruns  et  brachy-blonds,  outre  un  petit  nombre 

(1)  Déjà,  disent-ils,  nous  n'apercevons  plus  dans  nos  villes  que  sujets  aux  yeux 
clairs  et  aux  cheveux  foncés,  ou  l'inverse  ;  que  visages  larges  associés  à  des  crânes 
arrondis;  la  barbe  est  d'un  autre  type  que  les  cheveux;  «  des  brachycéphales  por- 
tent des  tètes  d'Aryas  »,  usurpation  inique;  d'autre  part,  «  de  petites  têtes  de 
Méditerranéens  sont  perchées  sur  des  cous  d'Aryas  plus  gros  qu'elles  et  surmontent 
des  troncs  gigantesques.  »  —  Qu'eussent  dit  ces  pessimistes  en  apercevant  M""  de  Sévi- 
gné  avec  un  œil  bleu  et  l'autre  noir?  — Dans  un  instant,  continuent-ils,  vous  verrez 
la  dissymétrie  des  organes  intervenir  comme  «  cause  d'extinction  des  populations 
métisses.  »  Au  moral,  que  d'hommes  tiraillés  par  des  tendances  opposées,  qui  pen- 
sent «  le  matin  en  Aryas  et  le  soir  en  brachycéphales,  »  changeant  de  caractère,  de 
volonté,  de  conduite  au  gré  du  hasard!  Voilà  le  spectacle  que  donne  la  psychologie 
des  «  sang-mèlés  »  de  nos  plaines  et  de  nos  villes.  On  ajoute,  pour  ces  métis  des 
blonds  et  des  bruns,  comme  pour  ceux  des  blancs  et  des  noirs,  que  «  l'égoïsme  est 
leur  caractéristique,  »  ainsi  que  «  l'inconstance,  la  vulgarité,  la  poltronnerie.  »  Le 
Celte  a  déjà  grand  souci  de  sa  personne,  de  ses  intérêts,  des  intérêts  de  ses  proches, 
de  tout  ce  qui  ne  dépasse  pas  son  horizon  assez  étroit.  Croisez-le  avec  un  Germain; 
l'individualisme  énergique  de  ce  dernier  viendra  renforcer  la  tendance  personnelle 
du  premier;  d'autre  part,  les  instincts  germaniques  de  solidarité  humaine  seront 
neutralisés  par  l'esprit  de  clocher  celtique;  résultante  générale  :  égoïsinc  chez  les 
métis.  —  Telle  est  la  chimie  anthropologique  des  caractères. 


LA  PSYCHOLOGIE  DES  PEUPLES.  387 

de  types  reproduisant  tidèlemeiit  les  types  originaux.  Le  résultat 
final,  à  travers  lêfe  siècles,  est  la  répartition  presque  égale  des  cou- 
leurs entre  les  diverses  formes  de  cràuos.  M.  Collignon  l'a  con- 
staté pour  les  conscrits  du  département  des  Côtes-du-Nord  ;  M.  Am- 
mon,  pour  ceux  du  duché  de  Bade.  Les  yeux  bleus  et  les  cheveux 
blonds  des  anciens  Germains  subsistent  chez  les  Badois,  tandis 
que  la  dolichocéphalie  a  presque  disparu.  Une  race  a  ce  que 
M.  CoUignon  appelle  des  caractères  forts  ou  résistans,  qu'elle  tend 
à  imposer  presque  indéfiniment  à  sos  métis,  même  éloignés  (tels 
les  yeux  bleus  pour  la  race  septentrionale),  et  des  caractères  fai- 
bles, persistans,  qui  se  laissent  facilement  éliminer  dans  les  croi- 
semens.  Un  caractère  très  fréquemment  rencontré  peut  donc 
cependant  n'être  qu'adventice  ou  surajouté;  les  yeux  bleus  ne 
prouvent  pas  que  la  tête  soit  dolichoïde.  La  couleur  peut  subsister 
lorsque  la  forme  du  crâne  change.  De  même,  il  est  probable  que 
les  qualités  de  structure  cérébrale,  auxquelles  sont  liées  les  qua- 
lités psychiques  héréditaires,  tendent,  par  l'eftet  des  nombreux 
croisemens.  à  se  dissocier  peu  à  peu  d'avec  la  longueur  du  crâne 
et  à  se  répartir  entre  les  diverses  formes  de  crânes,  comme  celles- 
ci  entre  les  diverses  couleurs  d'yeux  et  de  cheveux.  Tout  ce  qu'on 
a  pu  dire  de  plus  plausible  sur  les  croisemens,  c'est  qu'un  père 
de  beaucoup  d  intelligence  sans  persévérance,  par  exemple,  et  une 
mère  très  persévérante  avec  peu  d'intelligence,  auront  chance 
d'avoir  des  enfans  d'un  des  quatre  types  suivans:  1°  reproduction 
du  père,  2"  reproduction  de  la  mère,  3''  intelligence  et  persévé- 
rance réunies,  ce  qui  assurera  le  succès  {si  qua  fata  aspera...), 
4"  peu  d'intelligence  et  peu  de  persévérance,  type  destiné  à  l'in- 
succès et  à  l'élimination  finale. 

Qu'il  y  ait  dans  nos  sociétés  contemporaines  beaucoup 
d'hommes  déséquilibrés,  nous  ne  le  nions  pas.  Y  en  a-t-il  plus 
qu'autrefois?  Nous  l'ignorons.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que  les 
causes  physiques  de  déséquilibration  sont  beaucoup  moins  les 
croisemens  de  Celtes  et  de  Germains  que  l'extension  progressive 
de  l'alcoolisme  et  d'autres  maladies,  l'abus  du  tabac,  le  séjour 
des  villes,  le  manque  d'une  bonne  hygiène,  la  vie  sédentaire,  le 
surmenage,  etc.  ;  mais  les  principales  causes  sont  morales  :  lutte 
et  contradiction  des  idées,  des  sentimens,  des  croyances  reli- 
gieuses et  irréligieuses,  des  théories  politiques  et  sociales,  licence 
de  la  presse,  pornographie,  excitations  de  toutes  sortes,  etc. 
L'indice  crânien  est  étranger  à  tous  ces  maux. 

Comme  remède,  cependant,  on  nous  propose,  en  s'inspirant 
des  théories  de  M.  Galton  et  de  M.  de  Candolle,  une  «  alliance 
aryenne  ».  Les  Aryens  et  leurs  métis  peu  éloignés  se  chiti'rent, 
nous  dit-on,  par  une  trentaine  de  millions,  tant  aux  États-Unis 


;^88  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

qu'en  Europe,  ni;iis  cette  faible  minorité  représente  presque  toute 
la  puissance  intellectuelle  du  genre  humain  ;  quand  elle  voudra 
faire  usage  de  ses  forces  et  de  son  «  audace  typique  »,  Vaiidax 
lapeli  gcnusÎQV'A  ce  qui  lui  plaira  :  les  Juifs  donnent  l'exemple  de 
la  facilité  avec  laquelle  une  race  peut  «  sisoler  tout  en  étant  ubi- 
quiste  »,  former  un  même  peuple  tout  en  habitant  vingt  pays.  Il 
s'est  établi  déjà  en  Amérique  des  associations  en  vue  d'une  aris- 
tocratie conventionnelle  qui  éviterait  tout  croisement  impur,  toute 
«  souillure  »,  donnerait  des  primes,  des  bourses  et  des  dots  aux  su- 
jets les  plus  parfaits,  aux  familles  les  plus  fécondes  en  talens, 
c'est-à-dire,  pour  employer  le  terme  de  M.  Galton,  les  plus  «  eugé- 
niques ».  —  Nous  doutons  fort  du  succès  de  la  nouvelle  caste,  et 
nous  doutons  surtout  de  son  utilité.  S'il  est  fort  compréhensible 
que  les  blancs  hésitent  à  se  noyer  dans  les  populations  noires,  ou 
même  jaunes,  il  l'est  beaucoup  moins  que  les  dolichocéphales 
blonds,  pour  une  supériorité  problématique  de  forme  crânienne 
et  de  couleur  des  cheveux,  prétendent  former  une  humanité  au 
sein  de  l'humanité  même.  En  Europe,  au  moyen  âge,  les  classes 
nobles  se  disaient  japhétiques,  pour  se  distinguer  du  peuple  des 
campagnes,  que  l'on  déclarait  chamite.  L'opposition  des  Aryas 
et  des  Gelto-Slaves  est  du  même  genre.  De  plus,  si  les  croisemens 
sont  en  effet  dangereux  entre  races  trop  distantes,  comme  la 
blanche  et  la  noire,  ils  sont  plutôt  utiles  entre  deux  variétés 
aussi  voisines  que  les  tètes  longues  et  les  têtes  larges.  Ce  sont 
les  anthropologistes  eux-mêmes  qui  nous  ont  appris  que  les 
couôhes  les  plus  élevées  des  sociétés  par  l'intelligence  et  le 
talent  s  épuisent  vite,  deviennent  moins  fécondes,  soit  volontai- 
rement, soit  par  une  involontaire  usure  des  facultés  génératrices 
au  profit  des  facultés  intellectuelles,  soit  par  la  démoralisation 
qu'entraîne  souvent  une  situation  de  fortune  privilégiée,  soit  enfin 
par  une  de  ces  «  évolutions  régressives  »  qui  ont  conduit  tant  de 
grandes  familles  à  l'imbécillité  linale  et  à  la  folie.  C'est  un  ré- 
sultat que  M.  .lacoby  avait  mis  en  lumière  et  sur  lequel,  à  son 
tour,  M.  Gustave  Le  Bon  a  insisté.  Une  supériorité  dans  un  sens  ne 
s'obtient,  trop  souvent,  qu'au  prix  d'une  infériorité  et,  sans  doute, 
d'une  dégénérescence  dans  d'autres  sens.  En  admettant  qu'on  ait 
exagéré  les  dangers  des  unions  restreintes  à  une  seule  et  même 
caste  ou  classe  sociale,  il  demeure  vrai  que,  depuis  les  origines 
de  la  civilisation,  des  croisemens  innombrables  ont  eu  lieu,  que 
nous  avons  tous  dans  nos  veines  du  sang  de  blonds  et  du  sang  de 
bruns,  du  germanique,  du  celtique  et  du  méditerranéen,  que  le 
mélange  va  croissant  avec  la  civilisation,  et  qu'en  définitive  l'hu- 
manité ne  parait  pas  déchoir  avec  les  siècles  qui  la  «  brunissent  ». 
Au  reste,  s'il  y  a  des  enthousiastes  du  crâne  long,  il  y  a  aussi 


LA    PSYCHOLOGIE    DES    TEITLES.  389 

dos  partisans  du  crâne  large.  M.  Anonlcliine.  qui  est  Slave, 
soutient  la  superioriorilé  des  braeh\  eépliales  ;  retournez-vous, 
de  grâce.  D'autres  pensent,  avec  Virchow,  que,  si  la  tète  s'élargit 
et  doit  s'élargir  encore  davantage  avec  le  temps,  c'est  pour  donner 
place  à  tout  ce  que  le  progrès  des  connaissances  l'obligera  de  con- 
tenir. La  forme  arrondie  est  celle  qui  permet  de  loger,  dans  le 
moindre  espace,  le  plus  de  masse  cérébrale.  Cependant,  ajoutent- 
ils,  le  volume  du  cerveau  ne  pourra  pas  gagner  trop  notable- 
ment, pour  des  raisons  d'équilibre  de  la  tète  et  dbarmonie  de 
ses  parties  :  les  lobes  antérieurs  pourront  grossir,  mais  seule- 
ment jus<|u  à  ce  que  l'axe  de  gravité  passe  au  milieu  même  de  la 
base  du  crâne  ou  un  peu  en  avant;  plus  avant  encore,  les  yeux 
se  trouveraient  gênés,  enfoncés  sous  le  crâne.  Tous  les  anthro- 
pologistes  s'accordent  d'ailleurs  à  admettre  qu'en  fait  la  dolicho- 
céphalie  sera  remplacée  par  une  bracbycéphalie  universelle.  Le 
progrès  va-t-il  donc  à  reculons,  depuis  les  dolicliocépbales  pré- 
historiques des  cavernes  jusqu'à  nous,  qui  avons  le  tort  d'élargir 
nos  crânes? 

Selon  M.  (laiton,  si  les  bruns  vont  l'emportant,  c'est  que  la 
santé  est  plus  grande  chez  eux,  ce  qui  semble  résulter  des  statis- 
tiques relatives  à  la  guerre  de  sécession  en  Amérique.  Selon 
M.  de  Candolle,  1  augmentation  du  pigment  chez  les  bruns  sup- 
pose une  élaboration  plus  complète  et  plus  de  vigueur.  Les  blonds 
seraient  moins  robustes,  comme  les  ileurs  j)àlies,  et  seraient  obli- 
gés par  là  même  il'êtrc  plus  intelligens;  de  là  une  sélection  gra- 
duelle en  faveur  de  l'intelligence!  Que  ne  fait-on  pas  accomplir 
à  la  sélection?  Selon  d'autres,  les  Ceito-Slaves  l'ont  emporté 
précisément  parce  qu'ils  se  sont  tenus  plus  tranquilles  que  les 
hommes  du  Nord  et  les  ont  laissés  s'entre-détruire  ;  mais,  quand 
la  lutte  sera  portée  sur  le  terrain  économique,  ils  seront  battus 
par  les  blonds.  Selon  d'autres  encore,  les  blonds  ne  pourront  j)as 
lutter,  même  sur  ce  terrain,  parce  que  le  théâtre  de  la  lutte  est 
surtout  dans  les  grandes  villes,  oi!i  les  doiicho-blonds  accourent, 
mais  pour  s'y  éteindre  bientôt  (1). 

Impossible  de  se  fier  à  toutes  ces  inductions  contradictoires. 

(1)  La  dolichocéphalie  domine,  selon  les  recherches  de  M.  Amrnon,  dans  les 
villes  par  rapport  aux  campagnes,  dans  les  classes  supérieures  des  lycées  par  rap- 
port aux  classes  moyennes,  dans  les  institutions  protestantes  par  rapport  aux  insti- 
tutions catholiques  ou  la  bracbycéphalie  est  remarquable  dans  le  duché  de  Bade). 
M.  Ammon  a  fait  aussi  des  observations  amusantes  sur  les  types  des  sénateursbadois. 
Parmi  les  individus  ruraux,  les  doiicho-blonds,  étant  d'humeur  entreprenante  et 
voyageuse,  subissent  l'attraction  des  villes  et  viennent  y  chercher  leur  gain.  Par 
conséquent,  les  campagnes  perdent  de  plus  en  plus  leurs  dolichoïdes  et  deviennent 
de  plus  en  plus  brachycéjjhales.  Les  dolichoïdes,  après  avoir  subi  d'une  manière 
particulière  l'attraction  des  villes,  y  réussissent  et  parviennent  à  y  prospérer  pen- 
dant une  ou  deux  générations,  mais  leur  postérité  y  fond  comme  la  neige  au  soleil. 


390  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'anthropologie  est  une  science  encore  trop  flottante  pour  in- 
spirer pleine  confiance.  Gomment  accepter  des  hypothèses  psy- 
chologiques et  sociales  fondées  sur  des  hypothèses  historiques, 
fondées  elles-mêmes  sur  des  hypothèses  anthropologiques?  Il 
est  au  moins  prématuré  de  précipiter  la  moitié  de  l'humanité 
sur  l'autre  pour  une  question  de  longueur  dans  la  boîte  crâ- 
nienne, et  cela  avec  la  cerlitiide  de  la  défaite  finale  au  profit  des 
têtes  larges.  La  loi  de  fraternité  est  plus  sûre  que  toute  l'histoire, 
et  surtout  que  la  préhistoire.  Quant  au  vrai  remède  à  la  déséqui- 
libration  sociale,  ce  n'est  pas  la  formation  d'une  caste  fermée, 
mais  une  plus  grande  attention  apportée  aux  mariages,  à  la  santé 
physique  et  morale  des  futurs  époux,  un  plus  grand  souci  de 
l'hygiène,  une  lutte  plus  opiniâtre  et  plus  effective  contre  les 
vices  qui  compromettent  la  race  même,  intempérance  et  débau- 
che, enfin  une  diffusion  plus  large  des  idées  morales,  aussi  bien 
dans  les  têtes  germaniques  que  dans  les  têtes  celto-slaves,  chez 
les  Saxons  que  chez  les  Auvergnats. 

La  théorie  des  types  craniologiques  nous  paraît  être  le  pen- 
dant de  la  fameuse  théorie  du  «  type  criminel  ».  M.  Lombroso  avait 
raison  d'appeler  l'attention  sur  les  nombreuses  marques  de  dégé- 
nérescence qu'on  rencontre  chez  les  délinquans  ;  il  avait  tort  de 
croire  qu'on  naît  criminel,  avec  un  type  immédiatement  recon- 
naissable  pour  l'œil  de  l'anthropologiste.  Pareillement,  les  amis 
des  crânes  allongés  ont  raison  de  nous  signaler  les  nombreuses 
marques  de  déséquilibre  que  fournissent  nos  sociétés  agitées  et 
bourbeuses;  mais,  quand  ils  imaginent  leur  type  blond  comme 
le  seul  véritable  homo,  qui  doit  au  besoin  exterminer  ses  compé- 
titeurs indignes,  ils  érigent  une  fantaisie  pseudo-scientifique  en 
un  nouveau  ferment  de  discorde  morale  et  de  découragement 
civique.  Le  pandolichoïsme  n'est  pas,  pour  l'humanité,  une  fin 
plus  haute  et  plus  sûre  que  le  pangermanisme  ou  le  panslavisme 
et  autres  absorptions  des  faibles  par  les  forts. 


La  défaite  des  hj'perbrachycéphales  immigrans  dans  les  villes  est  plus  rapide  encore  : 
ils  disparaissent,  en  général,  sans  avoir  réussi;  ils  succombent  à  la  concurrence 
industrielle  et  aux  séductions  de  la  vie  urbaine,  que  leur  manque  de  volonté  les  em- 
pêche de  repousser.  (Otto  Ammon,  la  Sélection  naturelle  chez  l'homme  dans  V An- 
thropologie, 1892.) 

M.  Georges  Hansen,  —  dans  son  ouvrage  sur  les  Trois  degrés  de  développement 
des  populations,  —  prouve, par  la  statistique  de  villes  allemandes,  que  la  population 
des  villes  se  renouvelle  presque  comiDlètement  par  des  immigrés  au  cours  de  deux 
générations;  et  cemme  ces  immigrés  sont  surtout  des  doliohoïdes,  on  peut  dire  que 
les  villes  modernes  sont  des  gouffres  où  viennent  s'engloutir  les  dùlicho-blonds; 
elles  contribuent  à  les  faire  disparaître  comme  y  ont  contribué  les  guerres,  les  croi- 
sades, la  Révolution  française,  etc.  La  lutte  industrielle  et  commerciale,  dont  les 
villes  sont  les  principaux  centres,  serait  donc,  elle  aussi,  jusqu'à  un  certain  point 
une  (i  lutte  de  races,  n 


I.A  PSYCHOLOGIE  DES  PEUPLES.  391 


III 


Les  facteurs  ethniques  du  caractère  national  ne  sont  ni  les  seuls 
ni  les  plus  importans;  les  facteurs  sociaux,  l'uniformité  de  l'in- 
struction, de  l'éducation,  des  croyances  communes  compensent  et 
au  delà  les  diversités  des  familles  ethniques  (^1).  Les  Sardes  médi- 
terranéens n'ont  pas  d'affinité  de  race  avec  les  Piémontais-Celtes, 
les  Corses  avec  les  Frant;ais,  ce  qui  ne  les  empêche  nullement  de 
vivre  en  parfait  accord.  Les  Polonais  haïssent  les  Russes,  malgré 
le  sang  slave  qui  leur  est  commun,  et  ils  s'assimilent  volontiers 
avec  les  Autrichiens.  Les  Alsaciens  sont  Français  de  cœur,  malgré 
leurs  traits  germaniques.  L'Irlande  celtique  n'aime  pas  l'Angle- 
terre ;  mais  le  pays  de  Galles,  non  moins  celtique,  est  presque 
assimilé;  de  même  pour  l'Iicosse,  celte  en  très  grande  partie,  et 
qui,  cependant,  ressemble  si  peu  à  sa  vraie  sœur,  l'Irlande. 

M.  Gumplowicz,  dans  un  livre  bien  connu,  appelle  l'histoire 
la  «  lutte  des  races  »  ;  il  a  beau  entendre  par  là  non  plus  des  races 
véritables,  mais  de  simples  groupes  sociaux,  sa  théorie  n'en  est 
pas  plus  scientifique.  Ne  voir  dans  l'évolution  des  sociétés  qu'un 
combat,  c'est  n'apercevoir  qu'un  aspect  de  la  question,  et  le  plus 
primitif,  le  plus  voisin  de  l'animalité;  c'est  retomber  dans  le 
domaine  de  la  zoologie  et  de  l'anthropologie  au  moment  même 
où  on  semblait  l'avoir  dépassé.  Jusque  chez  les  races  préhisto- 
riques, le  grand  mobile  du  progrès  social  fut  la  production  en 
vue  de  la  consommation.  Or.  la  coopération  apparut  bientôt  aux 
hommes  comme  le  moyen  le  plus  fécond  et  le  plus  sûr  de  produire 
les  choses  utiles.  La  lutte  n'était  qu'un  moyen  secondaire  et  un 
pis  aller.  Aussi,  dès  les  temps  préhistoriques,  outre  les  armes, 
dirigées  d'abord  exclusivement  contre  les  animaux,  nous  rencon- 
trons une  foule  d'ustensiles  et  d'instrumens  pacifiques.  M.  de  Mor- 
tillet  a  écrit  tout  un  livre  sur  les  outils  préhistoriques  de  pêche 
ou  de  chasse  pour  montrer  combien  l'humanité  naissante,  malgré 
l'extrême  lenteur  de  ses  progrès,  s'ingénia  à  trouver  des  moyens 
de  production,  quels  bienfaiteurs  inconnus  nous  eûmes  parmi 
nos  ancêtres  préhistoriques.  La  lecture  de  ce  livre  repose  du 
romande  guerre  perpétuelle  et  d'universel  cannibalisme  imaginé 
par  les  anthropologistes  et  par  les  sociologigtes  de  leur  école.  On 
comprend  que  l'homme  n'a  pas  été,  dès  le  débutet  partout,  la  plus 
féroce  des  bêtes  féroces,  celle  qui,  — exception  unique,  — n'aurait 
été  occupée  qu'à  exterminer  età  dévorer  ses  semblables.  A  l'hosti- 

(1)  Voir  M.  G.  Le  Bon,  les  Lois  psychologiques  de  la  Vie  des  peuples.  Paris,  Alcan, 
1894. 


392  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lité  se  joignit  dès  l'origine  la  sympathie.  La  coopération  fit  autant 
et  plus  pour  le  progrès  que  la  lutte  à  main  armée,  qui  elle-même 
fut  remplacée  peu  à  peu  par  la  concurrence  pacifique. 

La  force  a  eu  autrefois  et  a  maintenant  beaucoup  moins  dim- 
portance  qu'on  ne  l'imagine  dans  la  formation  des  nationalités. 
Les  Turcs  ont  conquis  les  Bulgares,  les  Serbes,  les  Roumains,  les 
Grecs;  ont-ils  pu  les  assimiler? Non,  pour  bien  des  raisons,  parmi 
lesquelles  on  en  a  noté  une  curieuse  :  les  Turcs,  dit  M.  Novicow, 
avaient  un  alphabet  moins  parfait  que  celui  des  nations  par  eux 
vaincues;  cela  seul  leur  assurait  l'impuissance  finale.  Est-il  vrai 
que  l'unité  française  soit  simplement  l'œuvre  de  nos  rois,  de  la  con- 
quête et  de  la  force?  N'a-t-on  pas  soutenu  avec  raison  qu'elle  est 
surtout  l'œuvre  d'une  foule  innombrable  d'écrivains,  de  poètes, 
d'artistes,  de  philosophes,  de  savans  que  la  France  a  produits 
sans  discontinuer  depuis  quatre  siècles?  Vers  l'an  1200,  la  culture 
provençale  était  supérieure  à  la  culture  française  :  un  Toulousain 
traitait  un  Parisien  de  barbare,  et  avec  quelque  raison.  Si,  dit 
M.  Novicow,  le  mouvement  intellectuel  du  Midi  avait  marché 
d'un  pas  égal  à  celui  du  Nord,  nous  aurions  aujourd'hui  un  Lan- 
guedoc gémissant  sous  le  joug  français  comme  la  Pologne  gémit 
sous  le  joug  russe.  Comparez  la  France  à  l'Autriche.  Dans  ce 
dernier  pays,  la  langue  et  la  littérature  allemande  n'ont  pas  réussi 
à  «  germaniser  »  les  Hongrois.  En  France,  la  langue  française  a 
pris  une  telle  avance  sur  les  dialectes  locaux,  par  exemple  le  pro- 
vençal, que  ceux-ci  (heureusement)  n'essaient  plus  de  lutter,  mal- 
gré les  Mistral  et  les  Roumanille.  Or  c'est  par  la  littérature  et  les 
sciences  que  cette  victoire  de  la  langue  française  a  eu  lieu.  «  Chez 
vous,  dit  M.  Novicow  aux  Français,  cela  s'appelle  instruire  les 
paysans.  Dans  d'autres  circonstances,  cela  se  serait  appelé  déna- 
tionaliser les  Languedociens  ou  les  franciser...  Le  provençal  ne 
ressuscitera  plus.  Je  ne  vois  pas,  cependant,  qu'on  emploie  la 
baïonnette  pour  enseigner  le  français  aux  Languedociens.  »  Notre 
langue  se  propage  d'ailleurs  au  delà  de  nos  frontières,  dans  des 
pays  où  les  baïonnettes  françaises  n'ont  aucune  action. 

M.  Novicow  conclut  que  «  l'assimilation  nationale  est  surtout 
un  processus  intellectuel.  »  Mais  pourquoi,  lui  aussi,  ramène-t-il 
l'histoire  à  une  lutte,  non  plus  de  races,  il  est  vrai,  mais  de  «  so- 
ciétés? (1)))  L'idée  de  «  concours  »  est  complémentaire  de  l'idée 
de  «  lutte  ))  ;  et  même,  la  lutte  serait  impossible  sans  un  concours 
préalable  entre  ceux  qui  combattent,  quelles  que  soient  les  armes 
qu'ils  emploient.  C'est  précisément  ce  qui  fait  que  la  conception 
darwiniste  de  l'histoire  est  unilatérale  et  incomplète. 

(1)  Les  Luttes  entre  les  sociétés  humaines,  Paris,  Alcan,  1893. 


LA    l'SYCIIOLOCJlE    DES    PEIPLES.  393 


IV 


A  notre  avis,  quand  on  étudio  rai'tiou  dos  races  cl  niènio  des 
groupes  sociaux  à  travers  l'histoire,  on  reconnaît  que  cette  action 
a  traversé  trois  périodes,  et  cest  là  une  des  grandes  lois  psycho- 
logiques qui,  selon  nous,  régissent  l'histoire  même. 

Plus  les  races  ou  les  sociétés  sont  primitives,  plus  (>lles  ont 
une  action  déterminante  sur  les  individus  qui  les  composent; 
plus,  par  conséquent,  il  y  a  de  ressemblances  entre  ces  individus. 
Hippocrate  nous  dit  que  les  Scythes  ont  un  type  de  race,  non  des 
types  personnels.  De  même,  les  Romains  trouvaient  les  plus 
grandes  ressemblances  entre  les  (  Jermains  de  leur  temps.  On  a  sou- 
vent cité  la  parole  dllloa  :  Qui  a  vu  nu  indigène  d'Amérique  les 
a  tous  vus.  ■•  Mumboldl  la  conlirme  d'après  sa  propre  expérience. 
Sans  doute,  depuis  qu'on  observe  les  sauvages  de  plus  près,  on 
aperçoit  de  mieux  en  mieux  leurs  dilTérences  individuelles.  Même 
chez  les  animaux,  les  chiens  par  exem|)ie,  il  y  a  une  grande  diver- 
sité de  caractères  :  les  uns  sont  ardens,  les  autres  indolens,  les 
uns  étourdis,  les  autres  prudens.  les  uns  afîectucux,  les  autres 
égoïstes  ;  à  plus  forb'  raison  quand  il  s'agit  dhommes.  Il  n'en  est 
pas  moins  vrai  qu'il  existe  entre  les  membres  d'une  même  tribu 
sauvage  une  uniformité  rrlativr,  qui  en  fait  des  exemplaires  sem- 
blables d'un  même  modèle. 

Les  différences  du  volume  des  crânes  existant  cnlre  individus 
de  même  race  croissent  avec  la  civilisation.  Il  y  a  des  peuplades 
où  ces  différences  crâniennes  sont  nulles,  tandis  que,  chez  les  Pa- 
risiens modernes,  elles  vont  jusqu'à  GOO  centimètres  cubes,  chez 
les  Allemands  jusqu'à  700.  Selon  \Vaitz,  la  ressemblance  physique 
des  individus,  dans  les  races  peu  avancées,  a  pour  parallèle  leur 
ressemblance  morale,  leur  absence  d'individualité  psychique. 
L'homogénéité  des  caractères,  dit-il,  au  sein  d'une  peuplade  nègre, 
est  incontestable.  Tous  les  individus  ont  les  mêmes  qualités  gé- 
nérales et  les  mêmes  défauts.  Dans  l'Egypte  supérieure,  le  mar- 
chand d'esclaves  ne  se  renseigne  pas  sur  le  caractère  individuel 
de  l'esclave  qu'il  veut  acheter;  il  demande  seulement  quel  est  son 
lieu  d'origine.  Une  longue  expérience  lui  a  appris  que  les  diffé- 
rences entre  individus  de  la  même  tribu  sont  insignifiantes  à  côté 
de  celles  qui  dérivent  de  la  race.  L'esclave  est-il  de  la  tribu  des 
Nubas  ou  des  Gallas,  il  sera  fidèle;  est-il  un  Abyssinien  du  Nord, 
il  sera  traître  et  infidèle  ;  est-il  de  Fertit,  il  sera  sauvage  et  prompt 
à  la  vengeance  ;  la  majorité  des  autres  tribus  donnera  de  bons 
esclaves  domestiques,  mais  peu  utilisables  pour  le  travail  cor- 


394  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

porel  [[).  On  comprend  d'ailleurs  que,  outre  l'identité  de  race, 
nous  avons  ici  une  identité  de  milieu  piiysique  et  de  milieu  moral, 
c'est-à-dire  de  religion,  de  genre  de  vie  ;  il  n'est  donc  pas  étonnant 
que  les  individus  d'un  même  groupe  et  d'un  même  milieu  soient 
du  même  moule  par  le  caractère  comme  par  la  constitution. 

Mais,  d'autre  part,  les  milieux  physiques  étant  différens  et  les 
communications  mutuelles  étant  peu  fréquentes  à  l'origine  de  la 
civilisation,  les  divers  groupes  humains,  presque  fermés  alors, 
devaient  finir  par  se  diflérencier  les  uns  des  autres,  par  suivre 
chacun  sa  ligne  propre.  La  même  raison  qui  établissait  alors  des 
ressemblances  très  grandes  entre  les  individus  d'un  seul  groupe 
ethnique  rendait  donc  dissemblans  les  groupes  eux-mêmes,  en  les 
isolant  les  uns  des  autres.  Jusque  dans  des  temps  aussi  voisins 
de  nous  que  le  moyen  âge,  les  diverses  provinces  de  France  avaient 
leur  physionomie  tranchée  :  un  Picard  ne  ressemblait  guère  à  un 
Auvergnat;  en  revanche,  les  Picards  se  ressemblaient  entre  eux, 
et  tous  les  Auvergnats. 

La  seconde  période,  antithèse  de  la  précédente,  est  celle  où 
les  différences  de  constitution  physique  et  de  caractère  moral  vont 
diminuant  entre  les  diverses  races  ou  peuples,  mais  augmen- 
tent entre  les  divers  individus  d'une  même  race  ou  d'un  même 
peuple.  M.  Durckheim  (2)  fait  remarquer,  par  exemple,  que 
les  Anglais,  en  général,  ressemblent  plus  aujourd'hui  aux  Français 
qu'autrefois,  mais  qu'un  Français  ressemble  moins  à  un  autre 
Français,  un  Anglais  à  un  autre  Anglais.  Les  différens  types  pro- 
vinciaux, dans  une  même  nation,  tendraient  aussi  à  devenir  moins 
disparates:  un  Lorrain  ressemble  plus  aujourd'hui  à  un  Proven- 
çal qu'autrefois.  Les  différences  tendent  donc  à  passer  surtout 
dans  les  individus,  dont  les  caractères  se  font  moins  originaux. 
La  race  pèse  d'un  moindre  poids  sur  les  membres  d'une  nation. 

A  notre  avis,  l'humanité  approche  aujourd'hui  d'une  troisième 
période,  synthèse  des  deux  précédentes,  où  les  ressemblances  crois- 
santes n'empêcheront  pas  les  différences  croissantes.  Toutes  les 
similitudes  provenant  de  la  vie  sociale  augmentent  avec  la  civi- 
lisation; les  mêmes  idées  scientifiques,  les  mêmes  croyances  mo- 
rales et  religieuses,  les  mêmes  institutions  civiles  et  politiques  se 
répandent  par  le  monde  entier.  Les  peuples  d'une  même  civilisa- 
tion tendent  donc  à  se  ressembler  de  plus  en  plus  sous  ce  rapport. 
En  même  temps  l'uniformité  croissante  d'instruction  et  d'éduca- 
tion tend  à  faire  passer  tous  les  individus  dans  un  même  moule 
social.  Enfin  les  mélanges  etcroisemens  des  familles,  des  peuples, 
des  races,  tendent  aussi  à  généraliser  partout  un  seul  et  même 

(1)  Waitz,  Anthropologie  der  Naturvoelker,  I,  75  et  suiv. 

(2)  Voir  la  Division  du  travail  social.  Paris,  Alcan. 


LA  PSYCHOLOGIE  DES  PEUPLES.  H95 

fvpo  d'homme,  ^os  ressomblanoos  iront  donc  bien  en  augmen- 
tant, et  non  pas  seulement  entre  les  races  on  les  peuples  i^comme 
1  admet  M.  Durckheim),  mais,  du  môme  coup,  entre  les  individus. 
Seulement,  à  notre  avis,  ce  résultat  n'empêchera  point  l'accrois- 
sement parallèle  des  ditl'érences,  soit  entre  les  individus,  soit  entre 
les  peuples.  De  ce  que  les  cerveaux  ont  aujourd'hui  un  plus  grand 
nombre  de  parties  communes,  il  n'en  résulte  pas  qu'ils  ne  puis- 
sent aussi  avoir  un  plus  grand  nombre  de  parties  ditïérentes  ; 
tout  au  contraire,  en  élevant  d'abord,  par  l'instruction,  les  cer- 
veaux à  un  certain  niveau  plus  ou  moins  uniforme,  on  leur  per- 
met de  manifester  mieux  ensuite  leurs  ressources  propres  et  leur 
originalité  personnelle.  (Test,  du  moins,  ce  que  devrait  produire 
une  éducali«»n  qui.  au  lieu  de  considérer  l'esprit  comme  un  simple 
vase  à  remplir,  le  considérerait  comme  un  outil  à  forger  et  à  per- 
fectionner. Les  conquêtes  de  la  science  passée  rendent  plus 
rapides  et  plus  faciles  des  conquêtes  nouvelles  pour  la  science  à 
venir;  il  eu  est  de  même  des  acquisitions  intellectuelles  et  mo- 
rales pour  chaque  individu .  Le  temps  passé  sous  la  civilisation  mû- 
rit tous  les  cerveaux,  mais  les  mûrit  diversement,  comme  sous  le 
>>oleil  les  grappesd'un  certain  raisin  deviennent  dorées  et  les  autres 
noires:  si  elles  ne  se  ressemblent  pas.  elles  peuvent  se  valoir  et 
trouver  toutes  leur  emploi .  Cette  même  loi  s  applique  aussi ,  croyons- 
nous,  aux  ditïérentes  nations  :  leurs  caractères  pourront  à  la  t'ois 
s'harmoniser  par  la  base,  au  point  de  vue  moral  et  social,  et  se 
différencier  de  plus  en  plus  par  le  sommet.  Des  traits  plus  dé- 
licats signaleront  les  physionomies  nationales;  mais,  de  même 
que  dans  l'art  tout  se  nuance  et  se  subtilise,  de  même  la  civilisa- 
tion intellectuelle  et  morale  admettra  des  difîérences  de  détail 
«|ui,  pour  être  moins  grossières,  n'en  seront  pas  moins  utiles  au 
progrès  commun.  L'accroissement  de  l'action  collective  n'empê- 
chera pas  non  plus  l'accroissement  simultané  de  l'action  indivi- 
duelle. Par  son  intelligence  et  ses  inventions,  par  ses  sentimens 
et  sa  volonté,  l'individu  verra  son  rôle  augmenter  avec  les  siècles. 
Concluons  qu'il  faut  se  mettre  en  garde  contre  les  sophismes 
sociaux  tirés  de  l'histoire  naturelle.  Ils  deviennent,  de  nos  jours, 
si  fréquens  et  si  menaçans  qu'on  est  obligé  d'insister  sur  les 
théories  les  plus  risquées  et  les  plus  arbitraires  comme  si  elles 
étaient  sérieuses  ;  elles  le  sont  en  efîet  bien  souvent  dans  la  pra- 
tique. Chez  les  nations  modernes,  où  l'intelligence  joue  un  rôle 
croissant,  «  les  sophismes  de  l'esprit  »  tendent  de  plus  en  plus  à 
engendrer  ou  à  excuser  les  «  sophismes  du  cœur  » ,  avec  les  guerres 
intestines  ou  étrangères  qui  en  sont  les  sanglantes  applications. 
«  En  préconisant  le  régime  de  la  force,  a  dit  l'écrivain  russe  dont 
nous  parlions  tout  à  l'heure,  les  publicistes  français  font  le  jeu 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'Allemagne  du  fer  et  du  sang  ;  leur  naïveté  et  leur  aveugle- 
ment stupéfient.  »  Si  la  théorie  de  la  force,  dont  nous  nous  en- 
gouons à  l'exemple  de  rAUemagno,  était  vraiment  celle  à  laquelle 
doit  aboutir  la  race  dite  supérieure,  celle-ci  n'aurait  fait,  en  vieil- 
lissant, que  revenir  à  la  morale  préhistorique  qu'elle  pratiqua 
quand  elle  était  cannibale  ;  sa  prétendue  supériorité  serait  un 
leurre  :  le  sentiment  de  la  justice  dans  un  crâne  large  est  pré- 
férable à  l'injustice  dans  un  crâne  long.  D'ailleurs,  la  justice 
même  est  une  force,  la  plus  grande  peut-être  de  toutes,  et  qui  se 
manifestera  de  plus  en  plus  à  mesure  que  les  élémens  moraux 
et  sociaux  joueront  un  plus  grand  rôle  dans  la  civilisation.  L'apo- 
Ihéose  de  la  force  brutale  est  un  retour  en  arrière,  et  l'histoire 
anthropologique  n'est  guère  qu'un  roman  anthropophagique.  Sans 
doute,  en  un  siècle  qui  a  perdu  l'équilibre  ancien  sans  avoir 
encore  trouvé  l'équilibre  nouveau,  il  est  naturel  de  voir  réapparaître 
au  grand  jour  tous  les  instincts  animaux  et  barbares,  qu'une  fausse 
science  essaie  de  légitimer,  de  réduire  en  théorie  :  notre  époque  se 
débat  en  pleine  crise  d'atavisme.  Elle  est  même,  par  la  rivalité 
des  blancs,  des  jaunes  et  des  noirs,  menacée  d'une  vraie  et  der- 
nière lutte  de  races,  qui  peut  d'ailleurs  rester  une  lutte  pacifique; 
mais  il  est  inadmissible  de  représenter  sous  le  même  aspect  la  ri- 
valité des  Français  avec  les  Allemands,  ou  celle  des  Français 
'<  nobles  »  avec  les  Français  «  serviles  » .  Ce  ne  sont  là  que  des 
querelles  de  familles,  et  l'histoire  naturelle  n'a  presque  rien  à  y 
voir  :  c'est  l'histoire  proprement  dite,  c'est  la  science  sociale  et 
politique  qui  peuvent  donner  l'explication  de  ces  luttes.  On  a 
beau  nous  faire  un  sombre  tableau  des  «  incompatibilités  d'hu- 
meur »  entre  les  races  européennes  ou  entre  les  diverses  couches 
ethniques  de  chaque  nation,  —  incompatibilités  qui,  dit-on, 
expliquent  nos  guerres  incessantes,  —  nous  avons  montré  que  ces 
prétendues  «  races  »  sont  de  simples  types  psychologiques,  dont 
les  conditions  cérébrales  nous  sont  encore  inconnues  et  qu'aucune 
étude  des  crânes  n'eût  pu  faire  soupçonner.  Dès  lors,  ces  produits 
dits  «  naturels.»  sont  surtout  des  produits  sociaux  :  ce  n'est  pas 
l'hérédité,  ce  n'est  pas  le  milieu  physique  qui  les  a  engendrés  : 
c'est  principalement  le  milieu  moral,  religieux,  philosophique. 
Les  «  races  »  sont  des  sentimens  et  des  pensées  incarnés  ;  la  lutte 
des  races  est  devenue  une  lutte  d'idées,  compliquée  d'une  lutte  de 
passions  et  d'intérêts;  modifiez  les  idées  et  les  sentimens,  vous 
éviterez  des  guerres  prétendues  inévitables. 

Alfred  Fouillée. 


n 


^ 


LA    TACTIOIE    MODEllNE    DE    l'iNFAMERIE.  801 

successifs;  plu*  do  feux  lenls,  do  tirs  à  cartouches  comptées,  de 
s;Uves  adroitement  distribuées  sur  le  terrain,  eonnne  des  eoups 

d'arrosoir  I 

Une  ligue  do  tirailleurs  qui  fusillent  ladversairo,  de  petites 
colonnes  tjui   le  frappent,  voilà   le   dernier   mot  de   la   taeliijue 

niodorne. 

Ces  procédés  sont  rudimeutaires.  Ils  scandaliseront  peul-étre 
par  leur  simplicité  et  surtout  leur  sans-géne  vis-à-vis  des  rc'cens 
perfecti»»nnemens  des  armes  modernes.  Il  est  vrai  que  leur 
application  n'exige  pas  do  connaissances  scient irujues  étendues. 
Voilà  ijui  ne  plaira  guère  à  ceux  qui  veulent  transformer  lo 
combat  en  un  calcul  de  probabilités,  et  le  soldat  en  un  savant 
capable  don  résoudre  lécpiatiou.  Elle  conviendra  mieux  à  ceux 
qui  considèrent  (juo  lo  courage  et  labnégation  personnelle  sont 
«•ncoro.  connue  ils  étaient  autrefois,  comme  ils  seront  toujours, 
les  véritables  facteurs  ilo  la  victoire. 

Mais  (jui  no  serait  frappé  de  l'analogie  de  ce  itroeidr-  avec 
celui  de  la  tactique  française  à  la  fin  de  la  Révolution? 

Nest-co  pas  un  véritable  retour  à  la  tacti(|ue  de  la  première 
période  napoléonienne  ?  Ainsi  il  se  trouve  (pie  nous  avons  tourné 
dans  un  cercle  et  que  nous  en  revenons  à  notre  point  de  départ  (1). 

Faut-il  s'en  étonner?  Après  la  (l(''C0uvert<'  de  la  [x.ndre.  l'esprit 
dotTensive  s'altéra  profondénu-nt.  et  avec  lui  la  véritable  fornu^ 
de  l'attaque:  la  colonne  disparut  des  champs  de  bataille.  11 
fallut  près  de  trois  siècles  pour  la  retrouver.  Un  phénomène 
analogue,  quoicpie  réduit,  s'est  produit  après  l'invention  dos 
armes  à  tir  rapide.  L'extrême  d«heloppement  de  la  puissance  du 
fou  fit  un  moment  chanceler  l'offensive;  on  la  crut  condamnée. 
Elle  reparaît  maintenant  sous  sa  vraie  forme,  qui  est  celle  du 
choc  direct,  et  réduit  le  feu  à  son  véritable  rôle,  qui  est  celui  de 
la  préparation  du  choc;  elle  en  revient  pour  cela  purement  et 
^implement  aux  deux  formations  qui  personnifient  ces  deux  ac- 
tions: les  tirailleurs  et  la  colonne. 

•  •• 


(1)  C'est  aussi  l'opinion  du  général  Dragomirof  :  «  La  tactique  napoléonienne, 
dit-il  repose  sur  des  bases  inaltérables,  sur  des  principes  qui  ne  seront  jamais  atteints 
par  l'es  transformations  de  l'armement.  C'est  là  seulement  que  se  trouve  une  heu- 
reuse harmonie  entre  l'action  à  rangs  serrés  et  l'ordre  dispersé,  entre  les  colonnes 
et  les  tirailleurs,  entre  le  feu  et  la  baïonnette.  » 


Kl 

TOME  cxxvm.  —  1895. 


CONDITION 


DE    LA 


FEMME  AUX  ÉTATS-UNIS 


yu) 


DEUX  GRANDS  MOUVEMENS  FEMINISTES.  —  A 
-WASHINGTON.  —  L'ÉCOLE  INDIENNE  DE  CARLISLE. 
—  LES  FEMMES  DANS  LES  HOPITAUX. 


I.    —   DEUX    GRANDS    MOUVEMENS  |FEMINISTES    :    LA    LIGUE    DE     TEMPERANCE 

ET    LE   SUFFRAGE 

Rien  ne  blesse  les  Américains  autant  que  la  manière  que 
nous  avons  de  les  retrancher,  pour  ainsi  dire,  des  civilisations 
plus  anciennes,  en  faisant  de  leur  pays  un  continent  à  part  où 
l'argent  et  les  machines  sont  les  monumens  uniques  d'une  acti- 
vité purement  matérielle,  tandis  que  rarchi-millionnaire  y  repré- 
sente à  lui  tout  seul  ce  qu'on  appelle  la  classe  élevée.  Le  fait  que 
certains  de  leurs  compatriotes,  transplantés  à  l'étranger,  soient, 
en  grande  partie,  responsables  de  cette  impression  fausse,  ne  les 
en  console  pas,  tout  au  contraire.  La  femme  d'un  professeur  à 
l'Université  de  Chicago  m'a  parlé  là-dessus  très  éloquemment  : 

«  Après  quelques  mois  passés  à  Paris,  voyant  comment  on 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  juillet,  1"  septembre,  15  octobre  et  1er  décembre  1894. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    KTATS-IMS.  803 

nous  juge,  jVi^suis  presque  venue  à  considérer  la  prospérité  de 
mon  pavs  comme  une  disgrâce.  Ooyez-moi,  ou  se  trompe  sur 
nous;  râctivilé  fondamentale  ne  consiste  pas, en  Amérique  plus 
qu'ailleurs. dans  la  lutte  pour  s'enrichir;  côte  à  côte  avec  ce  genre 
d'activité'  qui  frappe  tout  d'abord,  il  y  en  a  une  autre,  celle  qui 
complète  le  succès  maté'riel;  il  y  a  l'ellort  généreux  appliqué  à 
la  direction,  à  l'expansion  des  resst)urces  acquises.  Ce  qui  im- 
porte, —  chacun  de  nous  le  comprend.  —  c'est  de  faire  servir  ces 
ressources  immenses  aux  fins  spirituelles,  ilurables,  qui  doivent 
être  la  base  d'une  vraie  démocratie.  » 

En  réalité',  tous  ne  sont  peut-être  pas  pénétrés  de  ce  devoir 
autant  que  la  jeune  optimiste  qui  s'exprimait  ainsi  avec  la  ferveur 
dune  intime  conviction.  Malgré'  mon  enthousiasm»'  pour  laul 
de  belles  œu^Tes  humanitaires  et  sociales  qui  ont  fonctionné 
devant  moi,  dans  les  grandes  villes  d'Amérique,  je  suis  obligée 
de  dire  que  l'idée  fondamentale  dune  fin  spirituelle  très  haule 
m'a  paru  se  dérober  bien  souvent  sous  l'apparence  de  choses  qui 
étaient  en  contradiction  flagrante  avec  elle.  Le  jour,  cependant, 
où.  du  dehors,  on  reconnaîtra  qu'au  fond  cette  idée  subsisli'.  plus 
forte  en  eiïet  que  tout  le  reste,  même  que  l'âpre  appélil  {\u  gain, 
ce  sera  grâce  aux  femmes  qui,  réunies  en  légion,  n'auront  cessé 
de  livrer  le  bon  combat  pour  la  faire  triompher.  J'ai  déjà  nu)ntré 
longuement  l'impulsion  (juelles  ont  donnée  à  ces  deux  agens 
principaux  du  progrès:  l'éducatidu  et  la  philanthro})i<';nuiis  il  me 
semble  n'avoir  encore  rien  dit,  tant  sont  innombrables  les  pro- 
diges accomplis  par  leurs  soins,  et  avec  de  si  faibles  ressources 
au  début!  Quand,  il  y  a  trente  ans,  une  pauvre  institutrice  du 
Nord.  Myrtille  Miner,  entreprit  l'œuvre,  apparemment  folle,  de 
fonder,  sans  appui,  par  ses  propres  mains,  une  école  supérieure, 
à  Washington,  pour  les  filles  de  couleur,  pouvait-on  se  douter 
que  de  cette  tentative,  tournée  en  dérision,  sortirai!  l'école  nor- 
male qui  prospère  aujourd'hui  parmi  une  quarantaine  d  autres 
également  dédiées  à  la  race  méprisée?  —  Lorsque  P'rances  Wil- 
lard  s'arma  dune  épee  flamboyante,  comme  celle  de  saint 
Georges,  contre  un  dragon  plu>  terrible  que  tous  ceux  des  lé- 
gendes,—  l'ivrognerie, l'eflroyable  ivrognerie  américaine,  —  pou- 
vait-on prévoir  ce  vote  qui,  dans  beaucoup  de  provinces,  a  décidé 
de  la  fermeture  des  débits  de  liqueur;  les  maisons  de  santé 
spéciales  ouvertes  pour  la  guérisou  des  alcooliques;  l'ensei- 
gnement scientifique  de  la  tempérance  établi  dans  les  écoles? 
D'abord  le  mouvement  parut  excessif  :  les  Américaines,  jus- 
que-là, n'avaient  jamais  parlé  en  public;  ce  ne  furent  peut-être 
pas  les  plus  prudentes  ni  les  plus  distinguées  qui  pénétrèrent  à 


804  REVUE  DES  DEUX  MOISDES. 

l'improviste  dans  les  bars  cl  tlaiis  les  saloons,  se  jetant  à  genoux, 
adjurant  les  ivro5j,iies  ou  les  accablant  (rauathonios.  Leurs  agis- 
semens  rappelaient  ceux  de  l'armée  du  Salut;  ils  leur  attirèrent 
le  titre  de  shriekers  (braillardes).  Avec  elles  point  de  compro- 
mis :  ceux  qui  avaient  le  malheur  d'arguer  que  la  tempérance 
n'est  pas  ral)stinence  passaient  pour  des  traîtres.  Toutes  les 
sectes  naissantes  sont  fanatiques;  peu  à  peu,  cependant,  les  brail- 
lardes s'apaisèrent,  ou  plutôt  elles  firent  place  à  de  nouvelles  ve- 
nues, qui  pratiquaient  l'art  d'exhorter  avec  calme  et  avec  mesure. 
L'une  de  celles-ci,  Mrs  Mary  Hunt,  professeur  de  chimie  dans  un 
collège  de  l'Est,  fut  conduite  par  la  sollicitude  que  lui  inspirait 
l'éducation  de  son  fils  à  étudier  les  effets  de  l'alcool  sur  le  sys- 
tème humain;  cette  recherche  la  remplit  d'inquiétude  pour  l'ave- 
nir d'une  nation  qui  consomme  une  quantité  si  scandaleuse  de 
liqueurs  fortes;  elle  en  vint  à  conclure  que  les  arrêts  de  la  morale 
ne  pouvaient  à  eux  seuls  servir  de  frein,  que  l'ivrognerie  per- 
sisterait tant  que  le  peuple  ne  serait  pas  instruit  de  la  valeur 
réelle  et  des  effets  certains  du  poison  dont  il  s'abreuvait.  A  son 
instigation,  un  manuel  rédigé  par  miss  J.  Coleman  fut  introduit 
dans  plusieurs  écoles  publiques,  mais  c'est  au  meeting  de  l'union 
chrétienne  de  tempérance  des  femmes,  qui  eut  lieu  en  1878,  qu'il 
faut  attribuer  l'honneur  d'avoir  formulé  d'énergiques  résolutions 
que  fit  prévaloir  ensuite  un  comité  permanent  présidé  par 
Mrs  Hunt.  Boston  se  mit  à  la  tête  de  la  croisade;  le  clergé,  les 
professeurs,  les  philanthropes,  les  médecins  s'y  enrôlèrent.  Des 
livres  pour  tous  les  âges,  depuis  un  abécédaire  spécial,  ChildCs 
health  primer,  jusqu'à  la  Physiologie  hygiénique  de  Steele,  furent 
publiés,  et  en  4882  l'État  de  Verinont  promulgua  la  loi  éducation- 
nelle  obligatoire  de  tempérance  qui  ajoutait,  aux  branches  du 
savoir  enseigné  dans  toutes  les  écoles  publiques,  un  cours  d'hy- 
giène et  de  physiologie  élémentaires  où  l'effet  des  boissons 
alcooliques,  des  narcotiques  et  des  stimulans  sur  la  santé  hu- 
maine devait  être  tout  particulièrement  exposé.  Un  grand  nombre 
d'Etats  suivirent  cet  exemple;  maintenant  il  n'y  a  guère  de  petit 
Américain  qui,  avant  même  de  savoir  lire  couramment,  ne  con- 
naisse les  effets  désastreux  des  boissons  fermentées  et  ne  soit  averti 
que,  —  leur  usage,  même  modéré,  conduisant  immanquablement  à 
l'abus,  —  un  homme  soucieux  de  vivre  sain  d'esprit  et  de  corps 
doit  s'en  abstenir  tout  à  fait,  ainsi  que  de  cet  autre  poison  :  le 
tabac.  Donc,  point  de  vin,  point  de  cidre,  point  d'alcool  sous 
aucune  forme.  La  rigueur  de  la  loi  est  proportionnée,  on  le  voit, 
à  l'excès  du  mal . 

L'importance  des  résultats  obtenus  par  tel  ou  tel  mouvement 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-IMS.  805 

dont  elles  fiirenLli's  insliixatriees,  a  fait  pres(|ue  canoniser  les  sn- 
blinies  énergumenes  des  premiers  temps.  Il  faut  toutefois  féli- 
citer celles  qui  tiennent  aujourdhui  la  bannière  des  droits  de  la 
femmt',  d'avoir  changé  de  ton.  de  s'être  assagies,  de  n'offrir  plus 
rien  de  commun  avec  les  s/ifie/iers  dont  il  ne  survit  qu'un  ou 
deux  échantillons.  Du  reste,  les  cris  n'auraient  plus  de  raison 
d'être.  Que  manque-l-il  à  l'Américaine  pour  se  sentir  puissante? 
Jeune  tille,  elle  a  la  préséance  en  tout,  elle  est  reine,  avec  une 
liberté'  que  les  reines  ne  possèdent  pas  toujours.  Mariée  à  son 
gré,  sans  qu'aucun  contrôle,  aucune  influence  en  décide,  elle 
est  l'enfant  gâté'  de  l'homnn'  qui  travaille  sans  relâche  à  réaliser 
ses  fantaisies,  en  admettant  du  moins  (jue  cet  homme  soit  bon, 
comme  il  Test  pres([ue  toujours.  Dans  le  cas  contraire,  elle  peut 
recourir  au  divorce,  sans  autre  difficult»'  que  celle  d'entn^- 
prendre  au  besoin  un  petit  voyage,  comme  le  fit,  l'année  der- 
nière encore,  une  charmante  comédienne  qui.  pour  convoler 
une  cinquième  fois  en  de  justes  noces  sans  péril  de  devenir 
bigame,  dut  traverser  la  rivière,  sauter  de  l'Ktat  de  New-York 
dans  VVAat  de  New-Jersey,  où  la  loi  est  plus  cb'mente.  S'il 
est  facile  de  divorcer,  il  n'est  nullement  impossible  de  passer 
pour  mariée  sans  l'être  et  d'tditenir  les  avantages  d'une  union 
légitime,  en  dehors  même  de  la  régulariti',  puiscjue  la  justice, 
sinon  le  monde,  considère  deux  amans  comme  des  époux,  à  la 
condition  que  leur  vie  en  commun  ait  été,  pendant  plusieurs 
années  consécutives,  de  notoriété;  publique.  L'existence  d'un  en- 
fant, en  ces  conditions,  rendrait  fort  douteux  que  la  famille  pût 
revendiquer  avec  la  moindre  chance  de  succès  une  part  d'héri- 


tage. 


La  femme  veut-elle  s'affranchir  et  du  mariage  et  de  l'amour? 
Toutes  les  carrières  lui  sont  ouvertes,  et  dans  toutes  elle  pourra 
vivre  entourée  de  la  considération  générale,  au  théâtre  comme 
ailleurs.  Les  Américains  parlent  de  Charlotte  Cushman  du  même 
ton  que  les  Anglais  de  Fanny  Kemble,  et  peut-être  est-il  plus  aisé 
encore  chez  eux  qu'en  Angleterre  de  s'assurer  la  réputation  d'une 
«  Madone  de  l'Art.  » 

Tout  ce  qui  est  du  théâtre  inspire  a  priori  l'engouement  le 
plus  sincère.  Une  fillette  de  dix-sept  ans  ne  s'est-elle  pas  écriée 
devant  moi  :  «  La  Duse  est  mon  amie  intime!  »  Une  dame,  tout 
en  applaudissant  avec  ardeur  Jean  de  Reszké  et  M"'  Calvé.  réunis 
à  New- York  dans  le  chef-d'œuvre  de  Bizet,  ne  songeait  plus  qu'au 
plaisir  d'inviter  Carmen  à  dîner;  j'ai  vu  le  portrait  de  M"^  Jane 
Hading  à  une  place  d'honneur,  au  milieu  de  portraits  de  famille. 
En  revanche  plusieurs  se  sont  privés  d'applaudir  au  théâtre  une 


806  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

{^.raiulc  artiste  française  paice  (jii'cllc  avait  vraiment  trop  fait 
parler  de  sa  vie  privée;  mais  M""  Kanios  aurait,  si  la  chosi^  était 
jtossible,  le  droit  de  chanter  faux  impunément  parce  qu'elle 
s'appelle  M""  Story.  A  certain  concert  j'entendis  acclamer  avec 
frénésie  et  rappeler  à  plusieurs  reprises  une  pianiste  assez  ordi- 
naire. C'était  la  femme  du  chef  d'orchestre,  un  si  excellent  ménage  ! 
Et,  quand  ils  revinrent  saluer  ensemble,  les  bravos  redoublèrent, 
sadressant,  je  suppose,  à  leurs  vertus  domestiques. 

La  seule  catégorie  de  femmes  qui  me  paraisse  mal  traitée  en 
Amérique  est  celle  des  représentantes  de  la  galanterie  profession- 
nelle; là-bas  les  jolis  équipages,  les  premières  loges,  ne  sont  pas 
pour  elles  ;  nul  ne  s'affiche  en  leur  compagnie  ;  on  les  désavoue, 
on  les  cache;  leur  isolement  est  presque  tragique;  exemple,  ce 
petit  épisode  qui  marqua  mou  excursion  à  la  Nouvelle-Orléans. 

Le  train  énorme  où  j'avais  trouvé  place,  non  sans  peine,  em- 
portait vers  le  carnaval,  magnifiquement  célébré  en  cette  ville,  un 
peuple  de  curieux  venus  de  tous  les  Etats.  11  y  avait  des  dudes 
(dandys)  de  New-York,  de  jeunes  ménages  élégans  et  fort  gais, 
recrutés  tout  le  long  du  chemin,  des  fermiers  de  l'Ouest,  faisant 
une  tournée  circulaire,  des  joueurs  qui  engageaient  de  grosses 
parties  dans  le  car  où,  à  chaque  station,  se  précipitent  des  mar- 
chands de  journaux,  de  livres,  de  fruits  et  de  bonbons. 

Au  milieu  de  tous  ces  voyageurs  si  mêlés,  une  femme  attirait 
l'attention  générale  par  sa  beauté  suspecte  et  la  profusion  de  dia- 
mans  dont  elle  était  couverte;  on  eût  dit  la  vitrine  d'un  joaillier; 
elle  ruisselait  de  feux,  ses  cheveux  roux,  son  cou,  ses  mains,  son 
chapeau  étincelaient.  Une  pai'eille  exhibition  semblait  presque 
imprudente  ;  je  pensais  aux  attaques  de  trains,  moins  fréquentes 
d'ailleurs  sur  les  lignes  du  Sud  que  sur  celles  de  l'Ouest,  en  me 
disant  que  ce  serait  une  belle  prise.  La  dame  dîna  seule  à  sa 
petite  table,  non  loin  de  moi,  et  je  remarquai  qu'elle  buvait  sec. 
Le  lendemain,  elle  resta  dans  son  coin,  toujours  seule,  le  sur- 
lendemain aussi.  Des  conversations  s'engageaient  entre  les  voya- 
geurs qui  se  connaissaient  le  moins,  mais  personne  n'adressait  la 
parole  à  celle-là.  Quelques  hommes  de  mauvaise  mine  la  couvaient 
à  la  dérobée  de  regards  avides  qui  en  voulaient  peut-être  à  ses 
diamans  autant  qu'à  elle-même.  Le  matin  du  troisième  jour  l'un 
d'eux  s'approcha  brusquement;  très  gauche  et  à  brûle-pourpoint, 
avec  une  explosion  de  timide  grossièreté,  il  lui  demanda  si  elle 
n'était  pas  Lilian  Russell,  l'actrice  bien  connue.  Elle  secoua  la 
tête  en  riant  et  donna  son  nom  d'une  voix  rauque  dont  le  con- 
traste avec  cette  jolie  bouche  faisait  peine.  Je  ne  me  lassais  pas  de 
l'observer;  ses  yeux  bleus,  très  durs,  étaient  des  abîmes  de  tris- 


CONDITION    DE    LA    FEMMK    AIX    ÉÏATS-L.MS.  807 

tesse.  —  trislesseumorne,  brutale  et  stupide.  La  situation  de  paria 
qui  lui  était  faite  m'inspirait  tant  de  pitié,  elle  était  si  seule  avec 
ses  dianians,  elle  n'avait  si  évidemment  qu'eux  au  monde  et  elle 
continuait  à  les  exhiber  plus  ou  moins  dès  l'aurore  d'un  air  de 
défi  si  pathétique  au  fond,  que  deux  ou  trois  fois  je  fus  sur  le 
point  de  lui  parler  comme  on  peut  parler  en  voyage  à  n'importe 
qui,  d'un  beau  site  par  exemple.  Mais  je  craignis  quelque  inso- 
lence. Du  reste  elle  ne  regardait  pas  plus  le  paysage  que  les  jour- 
naux empilés  sur  ses  genoux:  elle  contemplait  ses  bagues  et  de- 
mandait des  sandicic/ics.  Un  peu  avant  d'arriver,  au  moment  où 
les  préposés  nègres  se  ruent  sur  vous,  la  brosse  à  la  main,  pour 
vous  enlever  de  force  la  poussière  du  voyage,  un  jeune  homme 
glabre,  rasé  à  la  mode,  l'air  sournois  et  inquiet.  s'avan(;a  furtive- 
ment vers  elle,  lit  un  signe,  prit  son  sac;  elle  se  leva  et  le  suivit 
sans  mot  dire;  j'essayai  de  me  figurer  avec  quel  sentiment  de 
haine.  Quant  à  moi  je  décernai  àret  individu  correct  le  coup  d'a?il 
que  les  femmes  de  tout  âge  et  de  toute  catégorie  ont  en  réserve 
pour  les  poltrons.  Je  suppose  qu'il  se  sera  relâché  de  sa  réserve  à  la 
Nouvelle-Orléans.  Le  Sud  est  si  corrompu  !  Quoi  qu'il  en  soit,  voilà 
le  peu  que  j  ai  vu  du  demi-monde  en  Américjue.  Seules  de  leur 
sexe,  les  réprouvées  qui  le  composent  auraient  peut-être  le  droit 
de  se  plaindre,  malgré  les  diamans  dont  on  les  couvre  autant  et 
plus  qu'ailleurs.  Ce  ne  sont  pas  elles  pourtant  qui  provo(|uenl  les 
conventions  à  Washington,  les  appels  à  la  Chambre  et  au  Sénat, 
les  articles  d'une  presse  spéciale  en  faveur  du  suffrage.  Toutes 
celles  qui  revendiquent  le  droit  de  voter  sont  des  femmes  par- 
faitement honnêtes  et  même  ce  que  nous  appellerions  collel  montée 
exception  faite  d'une  certaine  avocate  quelque  peu  émancipée 
dans  le  sens  qu'on  donne  à  ce  mot  en  Europe. 

Le  porte-parole  le  plus  fameux  est  la  très  honorable  Elizabeth 
Stanton,  qui  se  rattache  par  son  âge  au  groupe  des  ÛLriekers.  Elle 
a  beaucoup  de  fougue  et  beaucoup  à'humour.  La  raison  si  sou- 
vent invoquée  pour  refuser  aux  femmes  leurs  droits  politiques 
au  nom  d'un  respect  qui  les  place  au-dessus  des  partis  et  des 
orages  de  la  tribune,  lui  fait  hausser  les  épaules  :  «  Les  pauvres 
créatures,  dit-elle,  qui  se  contentent  de  cela,  oublient  qu'elles 
occupent  en  commun  avec  les  criminels,  les  idiots  et  les  fous  cette 
plate-forme  privilégiée.  Non,  ce  qui  les  retient  dans  l'ombre,  c'est 
plutôt  la  crainte  du  ridicule,  la  même  crainte  qui  leur  fait  ac- 
cepter sans  mot  dire  les  modes  absurdes  que  leur  envoie  Paris. 
Quels  actes  d'énergie  et  d'indépendance  peut-on  attendre  de  per- 
sonnes qui  se  résignent  à  porter  deux  ballons  en  guise  de  man- 
ches et  à  se  passer  de  poches  pour  avoir  une  jupe  mieux  ajustée? 


808  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Très  certainement  aucun  homme  ne  penserait  à  exercer  ses  droits 
politiques  avant  d'avoir  trouvé  sur  lui  une  poche  ou  même  deux 
pour  y  mettre  sa  bourse,  son  mouchoir,  ses  lunettes,  voire  ses 
mains  quand  il  en  est  embarrassé.  » 

Voilà  le  ton  des  guerrières  de  lancienne  école;  les  meneuses 
d'aujourd'hui  emploient  d'autres  moyens;  elles  se  piquent  de  mo- 
dération, elles  travaillent  sans  bruit;  surtout  elles  ont  le  bon 
goût,  pour  la  plupart,  de  ne  pas  séparer  leur  cause  des  progrès 
généraux  qui  intéressent  également  les  hommes.  Je  l'ai  constaté  à 
New- York  où,  tout  en  me  croyant  bien  souvent  tantôt  à  Londres 
et  tantôt  à  Paris,  je  pouvais,  grâce  à  la  variété  infinie  des  ren- 
contres, peser  et  vérifier  tels  renseignemens  déjà  pris  dans  les 
parties  plus  purement  américaines  du  pays. 

Miss  Jeannette  Gilder,  qui  dirige  d'une  main  virile  The  Cintic, 
une  excellente  revue  hebdomadaire  d'art  et  de  littérature,  m'a 
dit  sans  phrases  :  —  «  Je  ne  souhaite  pas  du  tout  que  les  femmes 
soient  poussées  outre  mesure  dans  les  carrières  qui  n'étaient 
pas  autrefois  celles  de  leur  sexe,  mais  je  tiens  fort  à  ce  qu'une 
femme  soit  libre  d'entreprendre  n'importe  quoi  pourvu  qu'elle  en 
ait  l'envie  et  le  talent.  Si  elle  a  la  force  de  forger,  eh  bien,  qu'elle 
forge  1  » 

Notons  en  passant  que  les  femmes  de  lettres  se  distinguent 
aux  Etats-Unis  par  une  remarquable  absence  de  prétention. 
D'abord,  elles  sont  si  nombreuses,  que  de  leur  part  la  pose  qui 
s'attache  à  l'exception  serait  impossible  ;  c'est  tout  au  plus  si  on 
leur  accorde  une  place  à  part  au  milieu  de  la  nuée  des  dames  et 
des  demoiselles,  dilettantes  en  littérature,  qui  vous  parlent  de  ce 
qu'elles  ont  écrit,  de  ce  qu'elles  veulent  écrire  avec  une  confiance 
eu  elles-mêmes  qui  tient  au  débordement  incroyable  de  la  per- 
sonnalité. Chacune  se  croit  autorisée  à  toucher  à  tout  et  croit 
avoir  quelque  chose  à  dire  sans  aucun  souci  des  jugemens  pré- 
cédemment portés.  Cette  absence  absolue  de  respect  pour  la 
convention  empêche  la  dépense  de  banalité  qui  se  fait  chez 
nous,  mais  elle  permet  aussi  une  plus  large  expansion  de  sottise. 
En  France,  il  n'y  a  guère  que  deux  catégories  de  femmes  :  les 
sérieuses  et  les  futiles  ;  en  Amérique,  où  les  sérieuses  sont  plus 
sérieuses  et  les  futiles  plus  futiles  que  partout  ailleurs,  j'ai  dé- 
couvert un  troisième  groupe,  celui  des  femmes  qui  s'occupent 
futilement  de  choses  sérieuses,  tranchant,  sans  arrêter  la  course 
à  la  vapeur  qui  les  emporte,  des  questions  qui  exigeraient  l'at- 
tentif recueillement  de  toute  une  vie.  Je  ne  rapporterai  pas  l'avis 
de  celles-là  pour  ou  contre  le  suffrage,  pas  plus  que  je  n'insis- 
terai sur  l'indifférence  des  mondaines  déclarées  que  le  suffrage 


CONDITION    DE    LA    FEMME    Al  \    ÉTATS-INIS.  809 

intéresse  hoaiicûup  moins  que  leurs  robes  ef  qui,  comme  l'a 
dit  liéJaigneusemeut  un  de  leurs  contempteurs,  u  shabillent, 
babillent  et  se  déshabillent  )),sans  autre  occupation  dans  la  vie, 
en  iDmptant  sur  leurs  maris,  comme  sur  un  banquier  complai- 
sant pour  payer  les  notes  de  couturière.  —  Voici  le  résumé  des 
idées  recueillies  à  New- York,  dans  les  salons  et  au  coin  du  feu, 
en  causant  avec  les  personnes  (jui  apprécient  comme  il  convient 
leur  lot  actuel  : 

«  Aucun  alTranchissement  ne  doit  marcher  trop  vite,  nous 
faisons  notre  apprentissaije,  nous  nous  tenons  prêtes  sans  hâte, 
notre  but  étant  de  servir  le  pays,  non  pas  de  lui  créer  des  em- 
barras nouveaux.  Si  l'on  pouvait  restreindre  le  suffrage,  le  re- 
mettre aux  mains  d'une  élite  d'hommes  et  de  femmes,  tout  mar- 
cherait mieux;  mais  le  suffrage  chez  nous  est  censé  universel, 
c'est-à-dire  qu'on  ne  paralyse  qu'à  grand'peine  reifet  des  votes 
d  une  nuée  de  vagabonds,  venus  de  partout  et  ignorans  autant 
qu'insoucieux  des  véritables  intérêts  de  la  nation,  prompts  à 
vendre  leur  voix  au  premier  politicien  qui  les  paye,  —  sans  par- 
ler des  nègres  qui  ont  rec.u  leurs  droits  de  citoyens  en  même 
temps  que  la  liberté  dont  ils  ne  savaient  pas  encore  se  servir! 
Lors  de  chaque  vote  il  faut  acheter  une  masse  dabstentions;  ce 
serait  pire  si  le  nombre  des  votans  sans  lecture  et  sans  moralité 
s'accroissait  d'un  nombre  égal  de  votantes  de  même  espèce,  les 
pareilles  de  ces  hommes-là.  Mais  l'avenir  modifiera  beaucoup  de 
choses,  l'instruction  se  répand,  l'assimilation  se  produit;  sachons 
attendre.  » 

Les  femmes  qui  montrent  celte  patience  me  paraissent  dignes 
de  participer  un  jour,  si  ce  jour  doit  venir,  aux  affaires  de  leur 
pays.  Et  cependant,  je  déclare  que,  sans  exception,  elles  portent 
les  modes  de  Paris  incriminées  par  Mrs  Stanton  et  jugées  par 
elle  incompatibles  avec  un  cerveau  bien  équilibré.  Les  réfor- 
matrices à  cheveux  courts  et  sans  corset  se  rattachent  à  une 
ère  évanouie;  nul  ne  sait  plus  rien  des  excentricités  qu'en  Europe 
on  attribua  jadis  aux  bloomers.  Une  réforme  trop  radicale  en 
matière  de  toilette  serait  celle  qui  se  ferait  le  plus  difficilement 
accepter. 

II.    —   A   WASHINGTON, 

Faute  d'être  admises  au  suffrage,  les  Américaines  s'occupent- 
elles  quand  même  de  politique  ?  Elles  s'en  gardent.  Leur  but  en 
votant  serait  d'obtenir  la  preuve  d'une  égalité  réelle  avec  l'homme. 
A  quoi  bon  le  reste  ?  Les  femmes  qui  dans  le  vieux  monde  font 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  politique  se  donnent  corps  el  âme  à  une  cause  généralement 
repr<''senl('e  pour  elles  par  un  héros  quelconque,  prince,  tribun 
ou  aventurier.  Mais  on  n'est  l'Egérie  de  tel  ou  tel  parti  qu'à  la 
condition  que  ce  parti  existe;  or,  s'il  y  a  un  point  où  tous  les 
esprits  s'accordent  aux  Etats-Unis,  c'est  sur  les  mérites  indis- 
cutables du  mode  de  gouvernement.  La  division  des  citoyens  en 
démocrates  et  en  républicains  n'offre  rien  qui  soit  de  nature  à 
stimuler  la  passion  chez  une  Roland  ou  une  Staël.  La  liberté  n'est 
pas  menacée,  on  ne  voit  poindre  à  l'horizon  ni  tyran  ni  sauveur 
providentiel,  ni  aucun  de  ces  prétendans  auxquels  les  femmes 
se  dévouent  avec  une  exaltation  proche  parente  de  l'amour.  La 
politique  réduite  à  ce  qu'clli'  est  en  Amérique  tombe  au  rang  de 
grosse  besogne;  elle  ne  peut  avoir  d'attrait  que  si  elle  confère  un 
pouvoir  reconnu.  Il  n'existe  donc  pas  de  salons  politiques  comme 
nous  l'entendons,  même  à  Washington,  où  l'aftluence  des  politi- 
ciens vous  fait  éprouver  cependant  l'impression  que  produisent 
les  joueurs  à  Monte-Carlo.  On  se  dit  :  «  Quelle  ville  charmante 
ce  serait  sans  cette  lèpre  !  »  Ses  blancs  monumens  de  marbre, 
ses  longues  perspectives  ombreuses,  ses  statues  entourées  de 
jardins,  à  l'intersection  de  presque  toutes  les  rues,  son  luxe  de 
parcs  et  de  squares  semble  la  consacrer  à  d'élégans  loisirs  ;  et  en 
effet  les  femmes  s'y  amusent  beaucoup  ;  il  paraît  que  la  grande 
affaire  mondaine  est  le  triomphe  àc&buds,  des  rose  buds,  boutons 
de  roses  à  leurs  débuts,  autour  desquels  s'empressent  les  jeunes 
papillons,  attachés  d'ambassade.  La  chasse  au  mari,  remplacée 
quelquefois  ailleurs  par  le  genre  de  /ïirt  plus  subtil  qui  a  pour 
objet  de  conquérir  des  amis  et  de  les  garder  sans  engagement,  la 
vieille  chasse  au  mari  fort  antérieure  à  la  chasse  aux  diplômes, 
est  menée  avec  une  ardeur  naïve  par  ces  demoiselles  à  travers  les 
fêtes  de  la  saison.  Débuts,  succès,  toilettes,  déplacemens,  récep- 
tions, tout  cela  trouve  un  écho  dans  le  journal  hebdomadaire  qui 
a  nom  Kate  Field's  Washington,  le  nom  de  la  ville,  allié  à  celui 
d'une  femme,  sa  directrice. 

Le  Washington  de  Kate  Field  fait  un  peu  penser  à  ce  qu'était 
originairement  le  Figaro;  il  réunit  dans  un  cahier  lancé  chaque 
semaine  toutes  les  nouvelles  de  l'endroit,  et  des  articles  souvent 
brillans  sur  des  questions  beaucoup  plus  générales.  Ce  fut  ainsi 
qu'il  s'évertua  le  premier,  et  nous  devons  lui  en  être  reconnaissans, 
à  obtenir  l'abolition  du  tarif  sur  les  œuvres  d'art,  au  nom  d'une 
courtoisie  internationale  bien  entendue  qui  profiterait  à  l'édu- 
cation, cette  pierre  angulaire  sur  laquelle  tout  est  fondé  en  Amé- 
rique. Kate  Field  n'est  point  ignorante  de  ce  qui  se  passe  à  l'étran- 
ger; elle  a  ses  petites  anecdotes  parisiennes,  elle  demande  qu'une 


CONDITION    DE    LA    FKMMK    AUX    ÉTATS-IMS.  811 

décoration  au  m(<ns  nous  soitempruntc-e  par  son  pays,  l'ordri'  du 
Cordon  blou  n'componsant  les  talons  culinaires  trop  rares.  Indis- 
crète cl  agressive  comme  il  convient  à  un  journaliste  de  leinpé- 
rament.  elle  pénètre  au  Sénat,  au  Congrès,  amène  au  jour  un 
scandale  quand  l'occasion  s'en  présente,  interpelle  familièrenienl 
l'oncle  Sam  sur  les  allaires  extérieures  ;  elle  apjdaudit  à  tous 
les  efl'orts  individuels  des  femmes  sans  jamais  être  l'avocat  attitré 
et  svstj'Uiatique  de  leurs  prétentions.  l*ar  Kate  Field  nous  savons 
que  l'initiative  féminine  a  créé  dans  les  Ktals  les  plus  reculés  do 
l'Ouest  des  sociétés  chorales,  des  orchestres,  des  compagnies 
d'opéra  dont  le  premier  efîet  est  d'adoucir  les  mœurs  ;  rien  no 
lui  e>t  inconnu  des  choses  du  théâtre  :  elle  a  dans  sa  carrière 
errante  et  active  touché  un  peu  à  tout.  C'est  encore  le  Was]iinglO)i 
qui  a  révélé  au  monde  l'existence  dune  colonie  exclusivement 
composée  de  femmes  sur  le  territoire  «l'OUlohama,  dont  la  plus 
grande  partie  est  jusqu'ici  couverte  par  des  tribus  indieinies; 
deux  douzaines  de  femmes  environ  sont  arrivées  là  en  même 
temps  que  les  premiers  colons  blancs  ;  elles  se  sont  assuré  des 
terres  qu'elles  exploitent  et  dont  l'entrée  est  rigoureusement  dé- 
fendue aux  hommes. 

((  Je  voudrais  les  voir  dans  trois  ans,  s'écrie  drôlement  Kate 
Field,  et  juger  de  l'état  de  leur  estomac,  de  leur  toilette,  etc. 
Trouveront-elles  nécessaire  d  avoir  de  bons  dîners  substantiels  et 
une  robe  du  dimanche,  aucun  homme  n'étant  présent  pour  appré- 
cier ces  choses?  Sauront-elles  planter  un  clou  et  s'acquitter 
d'autres  menues  opérations  du  même  genre  pour  lesquelles  leur 
sexe  est  notoirement  maladroit? Et  de  quoi  causer  dans  une  com- 
munauté où  il  n'existe  ni  cintrons  ni  amoureux?  Quelles  seront 
les  récréations  de  ces  célibataires  endurcies?  Comnienl  se  recru- 
teront-elles? M'est  avis  que,  s'il  n'est  pas  bon  que  l'homme  vive 
seul,  il  est  plus  mauvais  encore  pour  la  femme  de  se  mettre  à 
ce  régime.  Souvent  elle  a  entrepris  de  le  faire  depuis  (jue  le 
monde  existe;  le  long  du  chemin  de  l'histoire  s'échelonnent  dos 
myriades  de  communautés  féminines,  qui  prouvent  que  la  tenta- 
tion de  se  débarrasser  de  Ihommo  une  bonne  fois  nous  est  venue, 
puissante ,  irrésistible ,  dans  tous  les  temps ,  mais  l'expérience 
prouve  que  les  seules  de  ces  entreprises  héroïques  qui  aient 
réussi  sont  celles  que  jadis  protégeait  du  dehors  la  force  et  l'au- 
torité de  l'Eglise.  » 

Le  bon  sens  ne  manque  pas  plus  que  le  franc  parler  à  Kate 
Field. Elle  s'est  rendue  fameuse  par  une  campagne  menée  à  ses  ris- 
ques et  périls  contre  le  mormonisme.  D'abord  la  simple  curiosité 
la  conduisit  au  Lac  Salé  :  elle  avait  voulu  visiter  ce  territoire  d'Utah 


812  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

OÙ  des  gens  réputés  fort  habiles  en  afTaires  se  permettaient  l'excen- 
lricit('  de  la  polygamie;  mais  Texciirsion,  qui  ne  devait  durer  que 
quehjucs  semaines,  se  prolongea  pendant  un  an,  la  société  mêlée 
des  Saints,  des  Gentils  et  des  Apostats  intéressant  au  plus  haut 
degré  la  voyageuse.  Elle  commença  par  être  dupe  de  la  prospérité 
matérielle  du  pays  et  de  l'union  apparente  des  familles  oii,  par  pure 
dévotion,  plusieurs  épouses  s'attachaient  à  faire  le  bonheur  d'un 
seul  mari  qui,  de  son  côté,  semblait  n'avoir  pour  but,  en  prenant 
cette  charge,  que  d'assurer  le  salut  éternel  à  de  pauvres  femmes 
incapables  de  gagner  le  paradis  toutes  seules;  puis  peu  à  peu,  en 
observant,  en  recevant  des  confidences,  elle  découvrit  les  misères, 
les  dégoûts,  les  infamies  de  ces  harems  censés  chrétiens,  fondés 
sur  l'odieuse  loi  qui  se  résume  en  ces  mots  :  «  Si  une  femme 
refuse  de  donner  d'autres  épouses  à  son  mari,  il  aura  le  droit 
légitime  de  les  prendre  sans  son  autorisation,  et  elle  sera  détruite 
pour  avoir  manqué  à  l'obéissance.  »  Le  cri  d'indignation  qu'elle 
poussa  lui  fit  autant  d'ennemis  qu'elle  avait  eu  d'amis  jusque-là 
parmi  les  Mormons;  mais  Kate  Field  est  intrépide;  elle  se 
moqua  des  anges  exterminateurs  qui  interviennent  quelquefois, 
parait-il,  pour  fermer  la  bouche  aux  imprudens  ou  arrêter  les 
pas  des  déserteurs,  et  elle  commença  une  série  de  conférences 
prononcées  dans  différentes  villes.  L'intérêt  qu'excitaient  ces 
dénonciations  amusantes  ou  terribles  parties  de  la  bouche  d'une 
personne  qui  arrivait  de  l'enfer  polygame  ne  fut  pas  sans  mé- 
lange de  scandale,  car  elle  osait  tout  dire,  et  dire  tout  ce  qui 
se  passe  chez  les  Saints  des  derniers  jours  est  fait  pour  choquer 
de  chastes  oreilles.  Ce  que  Kate  Field  entreprit  de  plus  brave  fut 
lorsqu'elle  alla  relancer  le  monstre  dans  son  antre,  la  Cité  du  Lac 
Salé,  attaquant  les  Mormons  avec  véhémence  chez  les  Mormons 
eux-mêmes.  La  première  fois  que  je  vis  cette  héroïne  à  Washington, 
elle  fulminait  contre  le  vote  presque  unanime  par  lequel  la  Cham- 
bre venait  d'admettre  leur  territoire  au  rang  d'Etat. 

«  Si  le  Sénat  y  prête  les  mains,  disait-elle,  il  n'y  a  aucune 
raison  pour  que  les  prophéties  de  ces  coquins  ne  se  réalisent  pas  : 
nous  les  verrons  établir  sur  la  terre  ce  qu'ils  appellent  le  royaume 
de  Dieu  ;  j'ai  toujours  répété  que  l'église  mormonne  était  la 
plus  merveilleuse  organisation  qui  fût  au  monde,  en  voilà  bien 
la  preuve;  le  lion  s'est  dérobé  sous  une  peau  de  renard,  la  poly- 
gamie a  fait  trêve,  sans  être  abolie  pour  cela,  car  de  bonne  foi 
elle  ne  peut  l'être  en  cette  génération-ci,  tant  que  vivront  des 
femmes  qui  ont  consenti  à  devenir  seconde,  troisième,  quatrième, 
sixième  épouse  et  ainsi  de  suite  ad  libitum.  Que  deviendraient 
ces  malheureuses?  Les  planter  là  comme  certains,  je  n'en  doute 


CONDITION    DE    LA    FKMMK    AUX    ÉTATS-IMS.  813 

pas.  sont  ilisposôs  à  lo  faire,  serait  une  indiiiiiih'  île  plus.  Dail- 
li'urs  U'  iiiaiiago  céleste  demeure  au  fond  la  pierre  angulaire  de 
l'église  mornuinne;  il^  eu  suspendent  la  pratique  pour  se  garder 
contre  les  lois  humaines  et  entrer  en  sympathie  avec  le  reste  du 
pav>,  voilà  tout.  Certes  le  inormcmismc  nest  plus  ce  <{u"il  «'lait 
quand  je  lis  C(»nnaissance  avec  lui  en  1883;  il  se  modifie  tous  les 
jours  grâce  aux  chemins  de  fer,  aux  écoles,  à  la  press(\  à 
lafllueiK-e  des  tientils;  le  gouvernement  aurait  tort  cependant 
de  se  lier  à  des  gens  (pii,  par  leur  nomhre,  repri'senlenl  en 
matière  politique  un  terrihh'  levier:  st)ngez  donc  qu'ils  tiennent 
la  lialance  du  pouvoir  dans  le  Wyoming.  llilaho,  le  Colorado, 
avec  une  croissante  majorité  en  Utah,  sans  parler  des  Mormons 
de  l'Arizona  et  du  Nouveau-Mexique,  du  Montana  et  de  la  Cali- 
fornie. Ils  auraient  vite  fart  de  devenir  maîtres  au  cceur  du 
continent  I  » 

On  voit  que  l'intelligence  de  la  politit|ue  n'est  pas  refusée 
aux  AuK'ricaines,  bien  que,  règle  gém-rale,  elles  la  mettent  sous 
le  boisseau,  leur  sens  pratique  très  aiguisé  les  engageant  à  ne  rien 
entreprendre  en  pure  perte.  Mais  Kate  Field  sait  qu'elle  peut  se 
faire  entendre,  elle  parle  donc,  elle  [)arle  beaucoup,  hardiment, 
librement,  avec  une  facilité  singulière,  que  ce  soit  de  houcheoula 
lilume  à  la  main.  Il  y  aurait  à  faire  un  joli  croquis  d'elle,  assise 
devant  sou  pupitre,  au  milieu  dune  litière  de  papiers  répandus 
sur  tous  les  meubles,  entre  quatre  murs  couverts  de  pochades 
et  d'esquisses  qui  font  penser  à  un  atelier  autant  qu'à  un  cabi- 
net de  traviiil.  Il  est,  ce  cabinet  d'artiste,  haut  perché  comme  un 
nid  d'hirondelle,  au  sommet  du  grand  bâtiment  qu'on  appelle 
le  Shoreham;  tous  les  bruits  y  mcjutent,  saisis  au  vol  par  cette 
plume  alerte,  attentive,  toujours  en  mouvement.  La  person- 
nalité fine,  nerveuse,  fureteuse,  un  peu  bohènn.'  de  Kate  Field 
semble  planer  ainsi  sur  Washington  mondain,  l'œil  et  l'oreille  au 
guet,  prête  à  vibrer  au  moindre  souffle  et  armée  en  guerre  avant 
toute  chose  contre  l'hypocrisie  et  le  convenu.  Que  cette  double 
qualité  porte  bonheur  à  son  petit  Washinfjton,  ennemi  des  Mor- 
mons et  ami  de  la  France  ! 

Aux  séances  du  Congrès  et  du  Sénat  où  j'étais  assidue,  j'ai 
cherché  à  reconnaître  le  type  de  femme  que  nous  a  présenté 
naguère  un  romancier  de  talent  qui  tient  ses  états  à  Washington, 
Mrs  Hogdson  Burnett,  le  type  de  la  lobbyiste  (1),  de  l'entre- 
metteuse, professionnelle  ou  non,  qu'utilisent  pour  traiter  les 
affaires  de  pots-de-vin   et  autres  besognes  véreuses  des  mains 

(1^  Voyez,  dans  la  Revue  du  13  mars  1800,  Through  one  adininistralion. 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

expertes  en  corruption.  Il  doit  y  on  avoir  parmi  la  foule  qui  entre 
au  Capitole  comme  dans  un  moulin  et  arpente  continuellement 
les  couloirs,  mais  rien  ne  les  révèle  à  mon  attention.  Somme  toute, 
ce  qui  m'a  le  plus  frappée  durant  les  séances  où  le  tapage  des 
débats  ne  paraît  troubler  en  rien  le  repos  de  quelques  dormeurs 
sans  gêne  couchés  tout  de  leur  long  sur  les  divans,  c'est  la 
dignité  de  cette  prière  quotidienne  prononcée  avant  l'ouverture. 
Le  chapelain  aveugle  fait  une  entrée  majestueuse,  appuyé  à 
l'épaule  d'un  enfant.  Tout  le  service  est  confié  à  de  petits  garçons 
en  vestes  courtes  et  en  grands  cols  blancs  qui  ont  l'air  d'une 
troupe  d'écoliers  lâchés  à  travers  les  conversations  sérieuses  des 
grandes  personnes.  Ils  doivent  ce  privilège  à  la  prestesse  de  leurs 
mouvemens  et,  en  effet,  s'acquittent  des  commissions,  portent  les 
messages  en  un  clin  d'oeil,  d'un  bond  de  jeunes  singes.  Mais 
le  page  qui  guide  les  pas  du  chapelain  Milburn  semble  com- 
prendre le  sérieux  de  sa  mission;  il  marche  lentement,  très 
grave,  et  tous  ces  hommes  qui  écoutent  debout  la  prière  sont 
graves  aussi,  avec  l'apparence  du  respect,  les  pires  comme  les 
meilleurs.  Je  n'y  vois  pas  de  mal;  c'est  une  soumission  à  la 
forte  discipline  qui  veut  que  dans  chaque  famille  américaine 
le  père  ne  se  dispense  jamais  des  signes  extérieurs  de  la  reli- 
gion au  lieu  de  la  trouver  bonne  tout  simplement  pour  les 
enfans  et  pour  les  femmes.  Cet  appel  des  lumières  d'en  haut  sur 
la  discussion  des  affaires  du  pays  doit  certes  étonner  les  répu- 
bliques européennes  qui  ne  veulent  plus  de  la  prière  dans  les 
écoles,  qui,  à  plus  forte  raison,  la  banniraient  des  assemblées 
politiques,  si  elle  y  avait  jamais  existé.  Hypocrisie,  dira-t-on  ! 
Esprit  public,  répondent  les  races  anglo-saxonnes.  Elles  ont  com- 
pris mieux  que  d'autres,  il  me  semble,  la  vertu  qui  résulte  de 
l'exemple  renforcé  par  une  incessante  et  impitoyable  police  de 
l'opinion. 

Une  catégorie  de  femmes  qui  appartient  par  excellence  à 
Washington  est  celle  des  fonctionnaires  du  gouvernement.  D'année 
en  année  leur  nombre  augmente  dans  les  divers  ministères  ;  elles 
prennent  part  aux  concours  qui  permettent  d'atteindre  les  emplois 
les  plus  importans  et  les  mieux  rétribués. 

Une  heureuse  fortune  me  mit  en  relation,  dès  mon  arrivée, 
avec  l'une  des  agentes  spéciales  de  ce  bureau  du  travail  qui 
publie  chaque  année  de  si  précieuses  statistiques  (1).  Miss  de 
Gralfenried  a  rédigé  quelques-uns  des  principaux  rapports  sur 
le  travail  manuel  des  femmes  ;  sous  son  impulsion,  VArundell, 

(1)  Condition   de  la  femme  aux  États-Unis,  Homes  et  clubs  d'ouvrières,  1"'  dé- 
cembre 1894. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-IMS.  815 

un  nouveau  club,  présidé  par  miss  Elizabeth  King,  s'attaque 
en  ce  moment  t  l'exploitation  de  l'enfance  et  au  système  pres- 
surant des  sous-contrats  en  matière  de  fabrication,  siceating 
syshm.  Elle  fait  dans  toute  l'Amérique  de  fréquens  voyages 
d  enquête,  elle  est  venue  en  France  se  livrer  à  une  étude  apju'o- 
fondie  de  nos  éctdes  professionnelles,  qu'elle  place  très  haut  et 
cite  comuu'  modèles.  Personne  n'aura  contribué  davantage  à 
prouver  que  c'est  un  devoir  national  que  d'élever  le  goût  du  peuple 
par  une  éducation  d'art,  au  moins  élémentaire,  dans  les  écoles 
publiques  de  tout  rang.  Cette  situation  émiueute  d'une  femme 
investie  de  fonctions  administratives  est  remplie  avec  une  simpli- 
cité remarquable.  On  s'assure,  en  voyant  tour  à  tour  miss  de 
Gratlenried  dans  les  bureaux  du  dcpartment  of  lubor  et  dans 
l'agréable  intérieur  où  elle  vit  auprès  de  sa  mère,  que  la  femme 
peut  tout  aussi  bien  que  rhomiuc  c  aller  à  son  ministère  ■•.  ('lie/ 
elle,  j  ai  rencontré  miss  rietcher,  la  bienfaitrice  des  Indiens,  dont 
le  nom  est  déjà  venu  sous  ma  plume  à  propos  d'une  des  œuvres 
les  plus  consiib-rables  qui  aient  été  eut  reprises  en  Amérique,  la 
plus  considérable  peut-être  puisqu'elle  teud  à  résoudre  le  grand 
problème  du  rapprochement  des  races. 

Miss  Fletcher,  seule  de  son  sexe,  compte  parmi  les  fellows, 
les  agrégés  de  Harvard.  Elle  a  été  conduite  à  la  charité  par  la 
science,  ayant  entrepris  pour  l'amour  de  l'ethnologie  des  re- 
cherches longues  et  difficiles  (jui  la  forcèrent  de  vivre  au  milieu 
des  Indiens,  dans  quelles  dures  conditions,  il  faut  le  lui  enteudre 
conter,  si  modeste,  si  oublieuse  de  soi  qu'elle  puisse  être.  Un  té- 
moignage visible  de  ses  souffrances  frappe  les  yeux  avant  qu'elle 
ait  parlé;  elle  boite,  —  infirmité  glorieuse  comme  une  blessure 
reçue  au  feu.  C'est  la  trace  d'une  maladie  grave  qu'elle  subit  sous 
la  tente,  soignée  par  les  Indiens,  D'une  de  ses  sauvages  infir- 
mières elle  a  fait  un  médecin,  pourvu  aujourd'hui  de  diplômes 
et  qui  exerce  sa  profession  dans  l'école  de  la  réserve  où  elle  vit. 
On  sait  que  les  réserves  sont  des  terrains  gardés  aux  indigènes  et 
formant  une  ligne  de  frontière  eutre  leur  territoire  et  les  Etats- 
Unis. 

«  —  Mon  travail  scientifique,  me  dit  miss  Fletcher,  commença 
il  y  a  seize  ans,  et  une  grande  partie  de  ce  temps-là  fut  employé 
par  moi  en  investigations  personnelles.  Vivant  parmi  les  Omahas, 
je  fus  frappée  des  torts  dont  notre  gouvernement  se  rendait  cou- 
pable envers  eux  sans  le  savoir,  me  semblait-il.  Je  réclamai  et 
je  me  fis  entendre;  depuis  lors,  j'ai  pris  à  tâche  d'améliorer  la 
situation  des  tribus,  au  moins  en  ce  qui  concerne  leurs  demeures 
et  l'éducation  de  leurs  enfans.  J'ai  divisé  par  lots  et  distribué  à 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

litre  privatif,  in  severalty  les  terres  dos  Omahas,  des  Winncbagos 
et  des  Nez  Percés  d'Idaho,  environ  5  000  Indiens  en  tout,  admi- 
nistrant un  million  d'acres  ;  chacun  deux  a  son  petit  bien  (1);  ils 
cultivent  maintenant  près  de  500  000  acres;  le  reste  est  ou  sera 
vendu  à  des  colons  blancs.  Tandis  que  l'œuvre  philanthropique 
proprement  dite  portait  ainsi  des  fruits  presque  inespérés,  j'at- 
tachais une  tout  autre  importance  encore  à  cette  partie  de  ma 
tâche  qui  doit  ouvrir  l'esprit  et  le  cœur  des  Indiens  à  la  connais- 
sance de  notre  race,  et  je  découvrais  de  plus  en  plus  que  l'Indien 
est  un  homme  digne  de  notre  attentive  considération.  Dos  tra- 
vaux minutieux  accomplis  avec  amour  sur  les  chants  indigènes 
attesteront,  j'espère,  laffection  que  je  porte  aux  chanteurs.  J'au- 
rais voulu  seulement  pouvoir  faire  mieux  ot  davantage.  » 

Parmi  les  travaux  d'ethnologie  et  d'archéologie  américaines 
que  miss  Fletcher  a  fournis  au  Peabody  Muséum,  la  musique 
des  Omahas  tient  une  place  particulièrement  intéressante.  Son 
long  séjour  parmi  eux  et  la  confiance  qu'elle  sut  leur  inspi- 
rer lui  permirent  de  pénétrer  le  sens  de  beaucoup  de  choses 
qui  pour  un  observateur  ordinaire  fussent  restées  incompréhen- 
sibles ;  dans  la  musique  notamment  on  peut  dire  qu'elle  a  surpris 
leur  âme. 

«  ^-  Chez  eux,  explique-t-elle,  la  musique  enveloppe  d'une 
atmosphère  toutes  les  cérémonies  religieuses  et  sociales,  toutes 
les  expériences  personnelles.  Les  rites  en  sont  comme  embau- 
més :  la  reconnaissance  pour  la  création  du  maïs  et  dos  ani- 
maux qui  procurent  la  nourriture,  la  vénération  des  puis- 
sances de  l'air  et  du  soleil  qui  féconde,  tout  cela  passe  dans  la 
musique.  Des  chants  spéciaux  accompagnent  les  exploits  du 
guerrier  et  lui  charment  la  mort,  hâtant  l'arrivée  de  l'esprit  sur 
les  plages  de  l'avenir;  les  enfans  composent  des  chansons  pour 
leurs  jeux  ;  les  jeunes  gens  mêlent  de  la  musique  à  leurs 
exercices,  les  amoureux  se  font  écouter  en  chantant;  le  vieillard 
évoque  de  la  même  façon  les  agens  protecteurs  de  ses  derniers 
jours;  la  musique  est  aussi,  pour  les  Indiens,  le  médium  grâce 
auquel  Thomme  entre  en  communion  avec  son  âme  et  avec  les 
puissances  qui  règlent  sa  destinée.  Les  chants  d'une  tribu  repré- 
sentant son  héritage,  beaucoup  se  les  sont  transmis  de  génération 
en  génération.  » 

Miss  Fletcher  n'arriva  pas  sans  peine  à  comprendre  le  sens 

(1)  En  vertu  du  bill  obtenu  par  miss  Fletcher,  et  signé  par  le  président  des 
Etats-Unis  le  ~l  août  1882,  les  chefs  de  famille  ont  droit  chacun  à  160  acres  de  terre; 
les  orphelins  et  les  célibataires  au-dessus  de  dix-huit  ans,  à  80  acres  ;  tout  individu 
au-dessous  de  cet  àj'c  à  40  acres. 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  817 

cache  lio  ces  mélodies  très  souvoiit  sans  jKirolos.  car  c'est  un  des 
reproches  que  nous  font  h>>  Indiens  :  u  Les  hhmcs,  disent-ils, 
parlent  beaucoup  en  chantant.  »  D'abord,  k)rsqu'elle  assistait  à 
leurs  ihiuses  et  à  leurs  fe>tins.  elle  n'entendait, qu'un  bruit  discor- 
dant cW  voix  humaines  couvertes  par  les  tambours  et  le  llaiicolet; 
remarquant  cependant  que  la  multitude  qui  l'eulourait  semblait 
prendre  £:rand  plaisir  à  ce  qui,  pour  elle,  etail  un  vacarme  barbare, 
elle  se  persuada  qu'elle  avait  tort  dans  ses  prcven lions  et  se  mit 
à  écouter  ce  qui  se  passait  sous  le  bruit;  elle  ne  tartla  pas  à  faire 
des  découvertes.  Sa  maladie  de  plus  d'une  année  l'aida  certai- 
nement :  tandis  que  les  Peaux-Roui;es  allaient  et  venaient  autour 
d'elle  avec  une  alïectueuse  sollicitude,  elle  leur  demandait  de 
chanter  tout  bas.  pour  ménaj^er  son  extrême  faiblesse;  la  dou- 
ceur de  certains  airs  lui  fut  r«'vélée  ainsi.  Puis  elle  ^oùta  la  beauté 
des  svmbolcs.  son  retour  à  la  santé  ayant  éti'  célèbre  par  la  cé- 
n-monie  du  Wa-\Van.  On  la  transporta  dans  un  chariot  le  long 
du  Missouri,  jusqu'à  la  granile  cabane  eu  terre  où  l'attendaient  les 
vieillards,  où  hommes,  femmes,  enfans  s'étaient  rendus  eu  uraud 
nombre  sur  leurs  petits  chevaux.  Des  bras  robustes  la  portèrent 
à  l'intérieur;  là  on  avait  dressé  pour  elle  un  lit  de  repos  couvert 
de  peaux  de  bêtes;  le  peuple  se  réunit  autour  du  feu  central  et 
deux  ou  trois  cents  voix  entonnèrent  le  chant  de  l  approche,  le 
chant  qui  précède  l  arrivée  des  porteurs  de  calumets  de  paix. 
Ceux-ci  délilèn-nt  sous  la  galerie  d'entrc'e  :  aloi-s  le  sens  de  la  mu- 
sique apparut  parfaitement  clair  à  miss  Fletcher.  Elle  se  hasarda 
à  mettre  des  vers  amoureux  sur  d'autre  musique  qu'elle  avait 
notée  et  les  jeunes  gens,  quand  elle  chanta,  se  troublèrent,  parce 
que  c'était  en  ellet  une  chanson  d'amour  qu'on  ne  doit  chanter 
que  lorsqu'on  aime.  Pourtant  ils  dirent,  satisfaits  :  «  C'est  cela, 
vous  nous  avez  compris.  » 

De  plus  en  plus,  elle  entra  dans  leur  vie  intime,  faisant  con- 
naître au  monde  les  chants  d'Omaha  par  centaines  et  aussi  ceux 
des  Dakotas,  des  Otoes,  des  Ponças,  dont  les  dialectes  sont  de 
même  famille.  Maintenant  elle  s'occupe  des  Pawnies  qui  repré- 
sentent une  autre  souche.  On  sent  combien,  à  mesure  que  ces 
tribus  auront  cessé  d'exister,  absorbées  par  le  reste  de  l'Amé- 
rique, il  sera  intéressant  de  trouver  dans  leurs  chants  ainsi 
conservés  le  point  précis  où  s  arrêtèrent  pour  eux  le  développe- 
ment de  la  vie  mentale  et  la  puissance  d'expression.  Miss  Flet- 
cher écrit  aussi  des  rapports  sur  les  origines  présumées,  l'his- 
toire  et  les  lois  de  ses  protégés,  leurs  relations  avec  les  Euro- 
péens qui,  à  partir  du  xvi*  siècle,  les  persécutèrent  sous  prétexte 
de  les  civiliser.  J'espère  pouvoir  un  jour  donner  la  substance  des 
TOME  cxxviii.  —  1893.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

travaux  de  cette  chercheuse  infatigable  dans  un  cadre  moins  res- 
treint que  celui-ci. 

Je  la  mis  sur  le  chapitre  des  «  réserves  »  et  de  la  vie  qu'y  mè- 
nent les  Indiens  que  l'école  rend  à  leur  tribu.  On  m'avait  dit 
plus  d'une  fois  que  leurs  jeunes  filles  élevées  à  laméricaine 
tournaient  souvent  fort  mal  une  fois  revenues  au  tepé  paternel. 
Miss  Fletcher  ne  nia  pas  que  cela  pût  arriver;  la  vie  qui  les  atlend 
dans  ces  cabanes  où  grouille  misérablement  une  nombreuse 
famille,  le  voisinage  des  officiers,  les  tentations  de  toute  sorte 
sont  une  excuse  :  «  Je  les  aime  comme  mes  enfans,  dit-elle,  et 
ils  me  donnent  les  soucis  que  pourrait  avoir  la  mère  de  plusieurs 
centaines  de  garçons  et  de  filles,  mais  ils  m'ont  donné  aussi  de 
grandes  joies.  L'important  est  de  les  faire  travailler.  »  Elle 
préconise  la  vertu  du  travail,  ayant  travaillé  plus  qu'aucune 
femme  à  sa  triple  tâche  scientifique,  administrative  et  chari- 
table. Ses  voyages,  d'une  tribu  à  l'autre,  par  des  canons  où  l'on 
passe  à  la  file  dans  un  étroit  espace  entre  la  montagne  à  pic  d'un 
côté  et  le  précipice  de  l'autre  ne  laissaient  pas  de  la  fatiguer, 
l'état  de  sa  jambe  ne  lui  permettant  plus  de  monter  à  cheval. 
Bravement  elle  marchait  là  où  nul  véhicule  ne  pouvait  passer. 

Elle  raconte  ses  expériences  diverses  avec  un  charme  d'élo- 
cution  qui  explique  le  succès  qu'eurent  les  conférences  qu'elle  fit 
sur  les  Indiens  dans  le  présent  et  dans  l'avenir  à  la  grande  expo- 
sition de  la  Nouvelle-Orléans  où  les  industries  indigènes  étaient 
placées  à  côté  des  produits  perfectionnés  de  toute  espèce  sortis 
de  l'école  si  florissante  de  Carlisle. 

Je  l'entendis  à  la  Société  d'anthropologie  dont  elle  est  prési- 
dente et  qu'elle  a  fondée  dans  un  dessein  dont  les  gens  qui  con- 
naissent si  peu  que  ce  soit  l'état  social  de  l'Amérique  ne  peuvent 
méconnaître  la  très  haute  portée  :  elle  veut  amener  les  femmes, 
ces  gardiennes  de  tous  les  préjugés,  à  se  rendre  compte  scientifi- 
quement d'un  point  fécond  en  controverses,  la  question  des  races; 
et  j'ai  pu  m'assurer  qu'au  moins  dans  l'enceinte  du  club  il  était 
traité  sans  passion. 

«  Le  savoir,  a  coutume  de  dire  miss  Fletcher,  est  après  tout 
la  source  de  la  plus  grande  charité.  On  ne  peut  donc  jamais 
apprendre  assez.  » 

Un  incident  me  prouve,  dès  le  premier  pas  que  je  fais  dans  la 
chambre,  combien  elle  a  raison.  Au  moment  où  j'arrive,  une 
femme  entre  deux  âges,  d'apparence  agréable,  entretient  l'assem- 
blée du  folk-lore.  On  me  la  nomme,  c'est  Mrs  Douglass  qui,  par 
une  exception  presque  unique,  épousa,  blanche,  un  homme  de 
couleur,  le  fameux  Frédéric  Douglass,  déjà  vieux,  élevé  à  d'im- 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  819 

portant' r'ioncti(^iis  et  entouré  de  l'estime  j^éiiérale.  Rien  u'est 
plus  curieux  que  l'histoire  de  cet  ancien  esclave,  échappé  d'une 
plantation  du  Sud  :  il  ^agna  l'Angleterre,  y  acquit  toutes  les 
coniiais>ances  dont  on  ne  lui  avait  pas  ilonné  les  premiers  élé- 
inens.  puisque  vingt-trois  ans  il  ne  savait  pas  lire,  et,  rentré 
dans  son  pays,  s'y  révéla  orateur  éminent,  n'employant  ses  dons 
d'éloquence  et  de  persuasion  que  pour  des  causes  justes.  Il  ne 
fut  pas  facile  de  calmer,  après  la  guerre,  l'effervescence  des  nègres 
frustrés  des  droits  politiques  et  autres  qu'on  leur  avait  impru- 
demment promis,  punis  pour  des  abus  inévitables,  maltraites, 
volés,  ih'cimés  par  leurs  prétendus  sauveurs.  Frédéric  Douglass 
ne  cessa  d'agir  dans  un  esprit  de  conciliation,  fut  chargé  de  mis- 
sions délicates  dont  il  s'acquitta  toujours  avec  honneur,  devint 
ministre  à  Haïti  et,  jusqu'à  la  tin  d'une  longue  carrière,  mérita 
d'être  considéré  par  tous  les  partis. 

Voici  quelques-uns  des  sujets  traités  en  cette  séance  du  club  : 
découverte  de  tombes  indiennes;  —  les  origines  du  langage;  — 
l'origine  de  l'attentionchezles  enfans.  —  Une  jolie  jeune  lilb;  pro- 
pose quelques  réformes  à  introduire  dans  les  hôpitaux  de  \\  ashing- 
ton.  Un  discute  sans  aucun  emportement,  à  propos  de  la  misère  des 
nègres,  leurs  qualités  et  leurs  vices  héréditaires.  Lue  dame  signale 
l'inditlérence  de  certaines  négresses  qui  d«''posent  leurs  enfans 
à  l'hospice  de  la  nuiternité,  sans  même  se  retourner  pour  savoir 
ce  qu'ils  deviennent  ensuite.  Une  autre  cite  en  revanche  les  villes 
du  Sud  où  elle  a  vu  des  blancs  envoyer  dans  les  fabriques,  pour 
V  peiner  du  matin  au  soir,  des  enfans  de  sept  ans,  pendant  que  les 
])etits  nègres  s'enallaii'nt  à  l'école,  leurs  parens  se  privant  du  gain 
(ju'ils  pouvaient  attendre  d'eux  afin  de  leur  assurer  le  bienfait 
de  l'instruction.  Des  exemples  fournis  et  comparés,  il  résulte  que 
l'état  moral  de  la  population  noire  serait,  à  Washington,  pire  que 
partout  ailleurs,  ce  qui  n'est  pas  surprenant,  car  le  rebut  de  la 
Caroline  est  arrivé  derrière  les  armées  de  Slierman,  des  êtres  ab- 
jects ne  parlant  qu'un  patois  inintelligible.  On  (m  rencontre 
encore  à  chaque  pas  les  échantillons  repoussans.  Il  y  a  70  000  nè- 
gres à  Washington  et  les  conclusions  du  Club  sont  celles-ci  : 
tâcher  d'obtenir,  pour  les  plus  pauvres,  le  balayage  des  rues; 
engager  ceux  qui  vivent  dans  l'aisance  à  s'occuper  davantage  de 
leurs  indigens.  Ce  n'est  pas  que  la  ricbe  société  de  couleur  man- 
que de  charité,  tout  au  contraire,  mais  les  œuvres  ne  s'organisent 
pas  parmi  elle  :  l'absence  d'organisation  en  général  est,  jusqu'à 
nouvel  ordre,  un  signe  révélateur  de  la  race. 

Ils  ne  sont  ni  haineux,  ni  méchans,  les  pauvres  nègres  dégue- 
nillés et  affamés  de  W  ashington.  Je  me  rappelle  toujours  l'air 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

(l'aniiiseineiit  iMvi  avec  lequel  un  groupe  pittoresque  de  loqueteux 
coifîés  de  chapeaux  informes  regardait,  à  l'heure  delà  promenade 
du  monde  élégant,  passer  des  cavalcades  dans  les  allées  plantées 
d'arhres  qui  se  di-roulent  autour  de  l'ohélisque.  Les  enfans  et 
leurs  poneys  les  enchantaient  siii-tout.  Ils  les  suivaient  de  l'œil 
avec  d'affectueuses  exclamations;  l'un  d'eux,  dont  la  peau  noire 
apparaissait  partout,  comme  des  pièces  d'étoffe  somhre  mises  à 
un  vêtenu'ut  plus  clair,  lamentablement  ivre,  se  frappait  d'aise 
sur  les  cuisses  en  admirant  le  temps  de  galop  d'un  petit  garçon  qui 
avait  perdu  son  chapciiu  dans  l'ardeur  de  la  course;  n'y  tenant 
plus,  il  essaya  de  nie  faire  partager  son  enthousiasme  :  D'ont 
hc  hâve  a  race  there!  s'écria-t-il,  toutes  ses  dents  dehors,  en  agi- 
tant une  lanterne  éteinte  qui  paraissait  être  son  seul  bien  en  ce 
monde.  Cette  sympathie  prompte,  cet  intérêt  pris  aux  plaisirs  des 
riches,  sans  arrière-pensée,  sans  envie,  est  sans  doute  aussi  un 
gigne  caractéristique,  un  excellent  signe  qui  me  toucha  fort. 

Je  fréquentais,  par  protestation,  l'église  de  couleur,  la  belle 
église  de  Saint-Augustin,  où  le  grand  évêque  d'Afrique  apparaît 
au-dessus  de  l'autel,  entre  saint  François-Xavier  et  un  nègre  en 
habit  de  dominicain,  sa  tête  laineuse  glorieusement  nimbée  d'or. 
Des  voix  de  femmes,  tendres,  expressives  et  comme  veloutées 
chantaient  à  l'orgue  et  je  me  rappelle  un  fougueux  sermon,  dirigé 
en  partie  contre  la  loi  de  Lynch,  qui  me  fit  grand  plaisir.  Le  clergé 
noir  et  mulâtre,  dont  l'éminent  cardinal  Gibbons  parle  avec  tant 
d'éloges,  fournit  do  bons  prédicateurs  :  leur  parole  ardente  répond 
au  tempérament  de  ceux  qui  les  écoutent.  Assemblée  très  recueil- 
lie, très  nombreuse,  composée  en  majorité  de  gens  qui  semblaient 
représenter  une  bourgeoisie  fort  à  son  aise,  cette  bourgeoisie 
même  que  le  club  d'anthropologie  invitait  à  une  charité  mieux 
organisée  en  faveur  de  la  plèbe  immonde  qui  ne  lui  ressemble 
que  par  la  couleur. 

m.    —    l'école   INDIENNE   DE    CARLISLE 

—  Il  faudra,  m'avait  répété  plusieurs  fois  miss  Fletcher,  si  vous 
voulez  avoir  vraiment  l'idée  de  ce  que  sont  les  Indiens,  aller  à 
Garlisle  et  causer  avec  le  surintendant  de  l'école,  capitaine  Pratt. 

L'histoire  du  capitaine  Pratt  se  rattache  à  celle  du  général 
Armstrong  (1).  Cet  ofrici(n'  de  l'armée  des  États-Unis  pouvait 
se  vanter  d'une  expérience  déjà  longue  de  la  vie  de  frontière 
lorsqu'il   commença  son    œuvre   admirable   en    4875    avec    les 

(1)  Condition  de  la  femme  aux  États-UniSj  Revue  du  l^r  décembi?e  1894, 


CONDITION    DF.    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-DMS.  821 

prisonniers    ilo  guerre    {ilaoés    sous    sa   ^iinlo    an    loit    ^Marion, 
Saint-Anirnstin.    Moride.   H  avait  aido  à    leur  capture  dans  nno 
do    ces    expéditions   contre    les    trilnis    sauvai;es   du    territoire 
indien  qui  se  sont    toujours   teiiiii nées    par    lécrasement  impi- 
toyable lies  vaincus.  Soixante-ipiin/e  des  principaux  cliefset  leurs 
plus  hardis  partisans  furent  choisis  pour  servir  dexeniple,  charj^és 
de  chaînes,  enipih'sdans  des  wajjons  et  emportés  ils  ne  savaient  où. 
Quelques-uns  essayèrent  de  se  tuer,   un  seul   y   réussit,  car  ils 
étaient  surveilles  de  près;  et,  tout  en  chantant  les  chants  (|ui  for- 
tifient l'àme  contre  la  plus  p-ande  infortune,  ils  at teignirent  la 
forteresse  qu'ils  croyaient  dev(ur  ètie  leur  tombeau.  Mais  le  capi 
taine  Pralt.  eliretieu  convaincu  aulaiil  quéneri^ique  soldat,  avait 
décidé  en  lui-même  que  cette  captivité  serait  pour  eux  le  moyen 
d'une  transformation.  Tout  on  leur  faisan!  sentir  ((u'il  était   leur 
maître,  il  adoucit  autant  que  possible  le  sort  de  ces  malheureux, 
les  laissant  d'abord  presque  libres  sur  parole,  —  mesure  qui  eut 
pour  etlet  de  relever  leur  lierti'.  —  à  la  comlition  toutefois  qu'ils 
travailleraient  avec  une  activité  disciplim-e.  L(>  capitaine  Pralt  alla 
môme  jusqu'à  leur  assurer  de  la  besoj4:ne  en  ville.  D'abord  on  se 
niella  un  peu  des  Indiens  du  fort  Marion,  puis  on  les  trouva  bons 
ouvriers,  et  on  ne  cessa  plus  de  les  redemander.  Le  capitaine  leur 
apprenait  lui-même  à  lire,  et  les  dames  de  Saint-Augustin  venaient 
l'aider  dans  son  enseignement.  Il  arriva  ainsi  que  les  plus  ter- 
ribles parmi  les  chefs  indiens  Unirent  par  faire  l'exercice  sous 
l'uniforme  des  Etats-Unis  et  par  monter  la  garde  devant  la  porte 
de  leur  propre  prison.  Au  bout  de  trois  ans  cette    porte  s'ouvrit 
pour  eux.  Deux  étonnantes  photographies  existent  qui  les  mon- 
trent à  l'arrivée  demi-nus  sous  la  couverture,  chaussés  de  mocas- 
sins, parés  d'ornemens  barbares,  les  clle^eux  pendans;  puis  après 
l'épreuve,  tondus,  boutonnés  élastiques  selon  l'ordonnance. Mais 
c'est  la  physionomie  surtout  qui  a  changé  beaucoup  plus  que  le 
vêtement;  l'éveil  de  l'intelligence  sur  ces  figures  méliantes  et  si- 
nistres peut  consoler  de  la  perte  d'un  certain  pittoresque  assez  dou- 
teux. Les  costumes  hybrides  de  Tête  de  Taureau,  de  l'Aigle  Rouge, 
d'Astre  Jaune,  de  Vent  des  Nuages,  etc.,  ne  rappellent  plus  guère 
.'es  nobles  descriptions  de  Chateaubriand  ou  de   Cooper.  H  ne 
reste  que  les  beaux  noms   symboliques   précédés   de   noms  de 
baptême   dont  le  rapprochement  forme  une  étrange  disparate. 
Tandis  que  les  plus  vieux  d'entre  les  captifs  du  fort  Marion  rega- 
gnaient leurs  foyers,  les  autres  consentirent  à  suivre  le  capitaine 
Pratt  à  l'Institut  de  Hampton  où  il  était  détaché  par  le  gouverne- 
ment. J'ai  déjà  parlé  de  cette  école  modèle,  fondée  au  lendemain 
de  la  guerre,  pour  répondre  au  besoin  d'apprendre  qui  dévorait  les 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gens  de  couleur,  persuadés  que  science  devait  être  synonyme 
de  pouvoir.  La  plupart  des  administrateurs  avaient  peu  de  con- 
fiance d'ahord  dans  la  perfectibilité  de  l'homme  rouge,  mais  ils 
durent  revenir  de  leurs  préventions,  car  le  capitaine  fut  chargé 
ensuite. d'aller  chercher  sur  les  réserves  une  cinquantaine  d'en- 
fans  des  deux  sexes,  jugés  aptes  à  profiter  de  l'éducation  indus- 
trielle. 

Aucune  des  collisions  redoutées  avec  les  noirs  ne  se  pro- 
duisit; cependant  R.  H.  Pratt  jugea  bientôt  qu'il  y  aurait  profit 
à  isoler  ses  Indiens.  En  1879,  il  obtint  du  gouvernement  la  per- 
mission d'installer  une  école  à  Carliste  dans  les  anciennes  casernes 
de  cavalerie;  150  Indiens  furent  dirigés  sur  cette  petite  ville; 
leur  nombre  s'élève  aujourd'hui  à  700,  représentant  24  tribus 
différentes,  c'est-à-dire  qu'ils  sont  plus  nombreux  à  eux  seuls 
que  tous  les  élèves  de  Hampton.  Dans  ma  curiosité  de  les  voir  je 
retournai  tout  exprès  de  Washington  à  Harrisburg,  capitale  de  la 
Pensylvanie,  non  loin  de  laquelle  se  trouve  Carliste.  Jusque-là 
mes  connaissances  sur  la  question  indienne  avaient  été  des  plus 
vagues  et  des  plus  embrouillées.  Sous  l'influence  d'idées  senti- 
mentales puisées  dans  les  ISalchez  et  dans  Atala,  j'avais  appris 
avec  regret  que  350  Indiens  environ,  garçons  et  filles,  apparte- 
nant à  une  école  industrielle,  avaient  défilé  à  l'exposition  de  Chi- 
cago, les  garçons  en  uniforme,  les  filles  en  costume  de  serge 
bleue  à  la  mode,  musique  en  tète,  marquant  le  pas  gymnastique 
et  portant  triomphalement  les  insignes  de  leurs  divers  métiers. 

—  Pourquoi,  m'étais-je  dit,  devant  deux  ou  trois  figurans  du 
Midway,  pittoresquement  drapés  dans  leurs  couvertures  et  ne  fai- 
sant rien  que  fumer  leur  pipe,  pourquoi  ne  les  laisse-t-on  pas 
comme  ceux-ci  à  la  simplicité  des  mœurs  primitives? 

Plus  tard,  à  Boston,  j'avais  déploré  de  même  qu'une  jeune 
Mohawke  trop  civilisée  —  qu'on  appelait  miss  Johnson,  tandis 
qu'elle  eût  pu  être  Hiawatha  ou  Celuta  —  récitât  des  vers  au  pro- 
fit des  écoles  de  sa  réserve  dans  une  vente  de  charité  oii  les 
dames  offraient  aux  acheteurs  les  ravissantes  corbeilles  d'herbes 
aromatiques  ou  de  roseaux  qui,  avec  les  mocassins  brodés  de 
perles,  représentent  l'indus tri e[autochtone.  Puis,  à  New- York,  je  ne 
vis  plus  guère  de  Peaux-Rouges,  sauf  les  innombrables  figures  de 
bois  grossièrement  peintes  et  taillées,  qui  au  milieu  du  trottoir, 
devant  chaque  débit  de  tabac,  sont  censées  rappeler  les  Iroquois 
ou  les  Mohicans  ;  je  recueillais  cependant  d'affreux  détails  sur  les 
réserves  oii  certains  agens  du  service  civil  sont  trop  souvent  tentés 
de  s'enrichir  aux  dépens  des  sauvages  qu'ils  devraient  protéger. 
La  rencontre  d'un  Indien  tout  à  fait  exceptionnel  dans  l'un  des 


coNDirio.N  itK  i.\  fi:mmi:  aux  états-ims.  S23 

«valons  les  |»lu>  iiitéressans  de  la  ville  la  plus  cosniupolile  qui  soit 
;iu  momie,  ache^  Je  me  dérouter.  C'était  au  jour  de  Mrs  Richard 
Gilder.  la  femuie  du  poi>te.  directeur  d'un  Mai/azine  cél^bre,  et 
qui,  artiste  elle-même,  sait  attirer  par  la  puissance  de  sa  grâce  et 
de  son  esprit  toutes  les  notabilités  littéraires.  Vers  la  lin  d'une 
après-midi  d'hiver  j'avais  trouvé  autour  d'elle,  dans  un  cercle 
éclectique,  des  hôtes  de  toute  provenance  :  le  peintre  John  La 
Farge,  parent  transplanté  de  Paul  de  Saint-Victor  et  coloriste 
comme  lui:  le  [)rofesseur  lljaluuir  Koyesen,  un  Américain  Scan- 
dinave, critique  et  commentateur  d  Ibsen,  qui  compose  eu  anglais 
des  nouvelles  norvégiennes  dont  quelques-unes  ont  pour  théâtre 
les  Etats-Unis;  Thomas  Janvier,  qui  connaît  mieux  que  la  plupart 
tles  Frau(;ais  ce  qui  concerne  les  l'élilires  et  la  littérature  pro- 
vençale de  tous  les  temps;  le  docteur  Eggleslon,  dont  les  premiers 
romans  éveillèrent  clir/  nous  un  si  vif  intérêt  pour  l'Ouest  amé- 
ricain ^^1  I.  eulin  les  su'urs  de  l'exquise  poétesse  juive  morte  trop 
jeune,  Emma  La/arus,  dont  l'une.  Joséphine,  a  écrit  sur  laNcnir 
de  son  peuple  des  pages  d  une  spiritualiti'  très  haute  (jui  figurent 
dans  le  legs  des  précieux  documens  fait  au  monde  par  le  Con- 
grès des  religions.  Beaucoup  de  nationalitt-s  diverses  étaient  donc, 
sans  me  compter,  réunies  chez  Mrs  Cilder  quand  survint  M.  An- 
tonio Apache,  que  j'avais  eu  déjà  l'occasion  d'apercevoir  à  Chi- 
cago, où  il  était  à  la  tête  du  département  archéologique.  Une  de 
ces  personnes  (|ui  craignent  toujours  (|u»'  hs  étrangers  ne  com- 
mettent quelque  erreur  de  jugement,  comprometlantc  pour  ceux 
qui  les  reçoivent,  se  hâta  de  me  dire  qu'il  était  fort  rare  qu'un 
Indien  fût  admis  dans  le  monde.  Tant  pis,  si  beaucoup  d'entre 
eux  ressemblent  à  ce  jeune  A[>ache  !  Il  a  voyagé  en  Europe  après 
de  bonnes  études  universitaires;  sa  tenue,  ses  manières  sont  irré- 
prochables; son  visage,  d'un  ton  chaud,  est  éclairé  par  des  yeux 
magnifiques.  Il  consentit  à  chanter,  en  s'accompagnant  de  la  gui- 
tare, une  mélodie  sacrée,  bourdonnement  des  lèvres  qui  imite 
la  pluie.  C'est,  nous  cxpliqua-t-il,  une  invocation  adressée  aux 
reptiles  et  elle  est  très  impressionnante  quand  une  foule  nom- 
breuse la  chante  en  chœur.  Il  ajouta  qu'il  ne  faudrait  pas  se  mé- 
prendre sur  la  signification  de  cette  prière  symbolique,  les  gre- 
nouilles d'été,  les  lézards  et  les  grands  serpens  qui  sont  supposés 
vi%Te  au  fond  de  la  mer  n'étant  pas  directement  implorés,  mais 
plutôt  choisis  comme  intermédiaires  auprès  des  esprits  d'en 
haut. 

—  Les  aspirations  religieuses  du  sauvage  sont  au  fond  les 

(1)  Voir  dans  le  Revue  :  le  Maître  (ïécole  du  Flat-Creek,  1"  novembre  18'Î2;  le 
Prédicateur  ambulant,  1"  et  15  octobre  1874. 


824  REVtr,  DES  DEUX  MONDES. 

mêmes  que  les  nôtres,  me  dit  avec  beaucoup  de  simplicité  cet 
Indien  converti  et  civilisé. 

J'en  causai  depuis  avec  miss  Fletcher  qui  m'a  démontré  que 
mœurs  et  croyances  changeaient  d'une  tribu  à  l'autre,  mais  qu'en 
effet  les  Indiens  n'adoraient  pas  la  nature  de  la  manière  que 
nous  supposons.  Ils  font  appel  à  ses  forces  dans  leurs  cérémo- 
nies :  la  terre,  les  quatre  vents,  le  soleil,  la  lune,  les  étoiles,  les 
divers  animaux  exprimant  tous  une  vie  et  un  pouvoir  mystérieux 
dont  l'Indien  se  sent  environné,  possédé,  qu'il  redoute  confusément 
et  avec  lequel  il  voudrait  se  créer  des  relations  amicales.  Au  fond 
de  tout  cela,  selon  miss  Fletcher,  on  trouve  un  vague,  très  vague 
sentiment  d'unité.  IjH  vie  de  l'univers  n'a  pas  été  pour  l'Indien 
analysée,  clarifiée;  c'est  une  forme  occulte  envisagée  avec  crainte. 
Les  fascicules  ethnographiques  de  miss  Fletcher  cependant,  tout 
en  me  renseignant  admirablement  sur  les  tribus  livrées  à  elles- 
mêmes,  ne  me  préparèrent  que  fort  peu  à  ce  qui  m'attendait  dans 
la  curieuse  école  de  Garlisle. 

J'y  arrivai  de  grand  matin  afin  de  pouvoir  assister  aux  classes 
qui  n'ont  lieu  qu'au  commencement  du  jour,  partagé  entre 
l'étude  et  le  travail  manuel.  A  peu  de  distance  d'une  jolie  ville, 
au  milieu  des  meilleures  influences  agricoles  et  industrielles, 
se  dressent  les  grands  bâtimens  épars,  gaîment  décorés  de  véran- 
das qui  couvrent  l'enceinte  d'un  ancien  blockhaus  où  jadis  les 
premiers  colons  du  voisinage  venaient  chercher  refuge  contre  les 
attaques  de  ces  mêmes  aborigènes  dont  les  petits-fils  s'instrui- 
sent ici  dans  les  arts  de  l'homme  blanc.  Pendant  la  guerre  de 
la  Révolution,  le  blockhaus  devint  un  lieu  de  détention  pour  les 
prisonniers  ;  le  corps  de  garde  qui  reste  de  ce  temps-là  fut  con- 
struit par  les  Hessois  battus  à  Trenton  en  1776.  Les  casernes  qui 
s'élevèrent  depuis,  et  qui  servaient  de  point  de  départ  ou  de  rendez- 
vous  aux  troupes  américaines  durant  les  guerres  avec  l'Angle- 
terre, le  Mexique,  etc.,  furent  brûlées  par  les  confédérés  à  la 
veille  de  Gettysbiirg,  puis  reconstruites  pour  loger  une  école  de 
cavalerie.  Elles  étaient  redevenues  sans  emploi  quand  le  gouver- 
nement y  établit  son  école  indienne.  On  dirait  un  village  der- 
rière la  haute  palissade  environnante.  Je  me  rends  droit  à  la  de- 
meure du  surintendant  et,  au  seul  nom  de  miss  Fletcher,  je  suis 
cordialement  reçue  par  le  capitaine  Pratt,  dont  la  physionomie 
napoléonienne  me  frappe  au  premier  aspect;  un  Napoléon  très 
américanisé  sans  doute  et  de  stature  athlétique  ;  mais  il  doit  avoir 
le  sentiment  de  cette  ressemblance,  la  mèche  ramenée  sur  son 
front  lattesto.  Je  remets  à  plus  tard  de  faire  connaissance  avec 
la  femme  intelligente  et  dévouée  qui  l'assiste  dans  sa  tâche,  et, 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AIX    ÉTATS-UNIS.  823 

sans  perdiv  une%iiiiiiilo,  nous  \i>itons  los  classes.  La  co-éduca- 
lit»n  règne  à  Carlislesans  j>Ius  d  int'onvt'niens  cnlro  Indiens  qu'elle 
n'en  a  entre  nègres  ou  euln*  blanes;  j'aurai  \u  foneliduuer  pour 
toutes  les  couleurs  ce  système,  réputé  eu  lùirope  à  peu  près  im- 
praticable. Il  m'est  donc  impossible  de  séparer  ici  les  filles  des 
gart;ons.  nuilgré  le  ilésir  que  j  aurais  de  men  Iciiir  strictement  du 
haut  en  bas  de  l'échelle  sociale  à  la  condition  des  femmes  en  Amé- 
rique. Lt's  classes,  faites  [lar  des  professeurs  blancs  (jui  s'adjoignent 
comme  aides  les  élèves  les  plus  avances,  formant  une  espèce  de 
petite  école  normale,  ne  conduisent  pas  la  masse  des  Indiens  de 
Carliste  au  delà  de  ce  qui  dans  les  écoles  publicjues  est  nommé 
yrammar  it.hool.  Elles  pnsenU  iit  un  aspect  bi/arre  par  le  mélange 
d'hommes  faits  et  de  tout  petits  enfaus,  —  les  plus  vieux,  arrivés 
tard  de  leurs  réserves  ri'spectives,  étant  souvent  ceux  qui  en  savent 
le  moins.  Il  y  a  là  des  ligures  destinées  à  rester  opiniâtrement 
sauvages,  mais  le  capitaine  Pratt  ne  désespère  pas  de  les  modifier. 

Il  me  montre  ses  ingénieuses  photographies  comparatives  où 
sont  marqués  les  progrès  du  type  humain,  abruti  ou  féroce  au 
début,  sculpté  ensuite  par  l'initiation  graduelle  à  des  mœurs  plus 
douces.  Si  Ton  monte  ainsi  jusqu'à  la  classe  des  gradués  de  1890 
ou  de  1894,  on  voit  une  réunion  de  jeunes  gens  des  deux  sexes 
qui  ne  serait  déplacée  nulle  part.  Cependant  la  beauté,  telle  que 
nous  l'entendons,  ne  s'y  rencontre  guère:  la  large  face,  les  fortes 
pommettes  et  la  conformation  osseuse  singulièrement  massive, 
contribuent  à  donner  une  apparence  lourde  à  presque  tous  les 
Indiens  que  j'ai  vus  en  habits  européens.  Le  teint  chaud  et  ver- 
meil qui  ne  peut  se  comparer  qu'à  l'éclatante  coloration  des 
feuillages  d'automne  en  Amérique  et  que  fait  valoir  encore  le  noir 
intense  et  brillant  de  la  chevelure,  étonne  aussi,  mais  sans  déplaire. 
Certains  croisemens  avec  la  race  blanche  ont  produit  de  jolies 
figures;  entre  toutes  je  citerai  M"*  Rosa  Bourrassa,  une  Ghippewa 
qui  a  du  sang  français  dans  les  veines  et  qui  est  à  la  fois  un  excel- 
lent professeur,  une  bicycliste  émérite,  et  une  charmante  jeune 
fille.  Il  va  sans  dire  que  pour  tous  la  transformation  n'est  pas 
également  radicale;  les  Indiens  qui  atteignent  aux  grades  univer- 
sitaires sont  rares,  mais  il  n'y  en  a  pas  de  si  déshérité  qu'il  ne 
puisse  devenir  cultivateur. 

On  commence  par  leur  donner  une  instruction  élémentaire 
en  anglais  dont  j'ai  vu  les  résultats  dans  des  compositions  d'or- 
thographe et  de  style  très  amusantes.  Les  sujets  proposés  étaient 
les  suivans  :  «  Comment  harnache-t-on  un  cheval?  »  pour  les  gar- 
çons. ((  Comment  se  fait  un  lit?  »  pour  les  filles.  Une  pauvre  petite 
avait  écrit  à  ce  sujet  :  «  Quand  j'ai  dû  faire    un  lit  pour  la  pre- 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mière  fois,  j'ai  eu  grand'peur...  »  Puis  elle  racontait  assez  claire- 
ment ses  essais  infructueux,  son  succès  final,  et  achevait  sur  le 
ton  (lu  triomphe  :  «  Je  parie  qu'il  n'y  a  pas  aujourd'hui  dans  toute 
l'Amérique  un  garçon  ou  une  fille  qui  fasse  un  lit  mieux  que  moi  !  » 
Quelques-unes  en  restent  là,  d'autres  s'élèvent  au  rang  de 
missionnaire,  de  maîtresse  d'école  ou  d'infirmière;  plusieurs 
jouent  agréablement  du  piano,  comme  une  petite  Nez  Percé  qui, 
sans  se  faire  prier,  exécuta  devant  moi  un  morceau  à  quatre 
mains  avec  une  de  ses  compagnes.  Elles  m'ont  paru  avoir  du  goût 
pour  le  dessin;  j'ai  vu  quelques  croquis  d'après  nature  où  l'on 
pouvait  relever  des  qualités  de  verve  et  de  sincérité  quasi  japo- 
naises. Une  élite  se  prépare  aux  plus  hautes  études;  mais  peu 
importe  au  capitaine  Pratt  que  les  élèves  des  deux  sexes  sortis 
de  chez  lui  accomplissent  ou  non  des  prodiges  ;  ce  qu'il  veut  c'est 
les  faire  entrer  tous  dans  la  civilisation  américaine,  fût-ce  par 
une  porte  modeste,  en  gagnant  leur  vie  au  milieu  des  blancs  et 
aux  mêmes  titres. 

—  Ils  ne  sont  que  250000  Indiens  en  tout,  me  dit-il,  et  sur  ce 
nombre,  3o  000  seulement  comptent  pour  l'avenir.  Nous  devons  ar- 
racher ceux-là  aux  fatalités  de  la  tribu,  les  jeter  bien  équipés  dans  le 
monde  sans  étiquette  spéciale,  empêcher  par  tous  les  moyens  pos- 
sibles qu'ils  ne  retournent  aux  réserves  .L'école  de  la  réserve  ne  peut 
pas  grand'chose  pour  des  enfans  qui  continuent  à  subir  l'influence 
du  milieu.  Ce  qui  manque  aux  Indiens,  comme  aux  nègres,  c'est 
moins  encore  la  science  que  l'expérience  ;  il  s'agit  de  leur  ap- 
prendre à  penser  clairement  et  consécutivement;  leur  jugement 
n'est  pas  formé,  c'est  tout  naturel  ;  peu  à  peu,  pendant  une  longue 
suite  de  générations,  la  race  blanche  a  fait  l'apprentissage  de  la 
pensée;  l'éducation  de  nos  enfans  a  commencé  bien  avant  leur 
naissance.  Les  Indiens,  longuement  mis  au  régime  des  blancs, 
ne  vaudront  ni  mieux,  ni  moins  qu'eux...  le  peu  qui  en  survivra 
du  moins,  ajoute  le  capitaine  Pratt. 

—  Mais,  osai-je  hasarder,  chacun  de  vos  élèves  a  une  famille 
pourtant;  il  faudra  bien  que  tôt  ou  tard  il  aille  la  retrouver. 

—  Pourquoi?  Les  missionnaires  parlent  ainsi  au  nom  d'un 
prétendu  devoir  et  font  beaucoup  de  tort  à  la  cause  indienne.  Fi 
faut  savoir  quelle  dégradation  existe  dans  ces  tribus  dont  on  se 
plaît  à  idéaliser  les  mœurs,  comme  les  hommes  y  reviennent  vite 
«  à  la  couverture  »,  et  combien  les  filles,  persécutées  par  leurs 
propres  mères,  ont  de  peine  à  échapper  à  d'ignobles  unions  poly- 
games ou  autres.  Les  Indiens  qui,  sortis  d'un  collège  quelconque, 
retournent  à  la  réserve,  deviennent  les  pires  de  tous  ;  ils  ont  été 
élevés,  ils  connaissent  leurs  droits,  ils  ont  vite  fait  de  prêcher  la 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  827 

révolte.  Le  tenir  à  l'écart  de  la  tribu  ou  le  laisser  y  retourner, 
c'est,  selon  le  p{#ti  qu'on  prendra,  une  atïaire  de  vie  ou  de  mort 
pour  l'Indien.  Cruauté,  dites-vous,  cruauté  envers  les  parens? 
Balil  je  voudrais  savoir  s'il  existe  une  famille  blanche  de  (juelque 
valeur  dont  les  membres  ne  soient  pas  dispersés.  Les  vieux  s'op- 
posent... eh  oui!  sans  doute!  Croyez-vous  que  les  parens  irlan- 
dais ne  s  opposent  pas  aussi  très  souvent  à  ce  que  leurs  gart^^ons 
émigrent,  et,  cependant,  Dieu  sait  que  les  Irlandais  ne  sont  que 
trop  nombreux  chez  nous  1  Favoriser  le  développement  de  l'indi- 
vidualité et  rompre  les  masses,  voilà  le  bon  système  américain,  et 
il  convient  à  tous  aussi  bien  qu'aux  Indiens,  qui  ne  sont  pas  des 
gens  à  part.  Les  35  000  Italiens  agglomérés  dans  Philadelphie 
donnent  de  la  tablature,  et  si  nous  permettions  à  tous  les  Alle- 
mands qui  nous  arrivent  de  se  rassembler  dans  le  Wisconsin,  nous 
aurions  vite  créé  une  Allemagne  en  Amérique  ;  ne  perpétuons 
pas  ce  problème,  ne  transformons  pas  eu  nations  hostiles  les  tribus 
qui  selïacent. 

On  voit  que  le  capitaine  Pratt  a  plus  qu'une  ressemblance 
physique  avec  Napoléon.  C'est  un  politique  habile,  et  il  exprime 
à  merveille  ce  qu'il  conçoit  très  nettement.  On  en  a  chaque  année 
la  preuve  à  la  conférence  du  lac  Mohonk,  où  s'agitent  les  ques- 
tions indiennes. 

Tout  en  causant,  nous  visitons  les  boutiques  et  les  ateliers.  J'y 
vois  fabriquer  de  la  ferblanterie,  des  souliers,  des  harnais  ;  la 
bourrellerie  est  une  spécialité  des  Indiens  ;  tout  ce  qui  touche  au 
cheval  les  intéresse,  et  le  gouvernement  fait  ses  commandes  à 
Carliste;  ils  sont  aussi  très  bons  forgerons  et  charpentiers.  Tout 
le  pain  consommé  est  pétri  et  cuit  par  eux  à  la  boulangerie  de 
l'école.  Ils  s'occupent  de  la  laiterie,  du  jardin,  travaillent  à  la 
ferme  avec  zèle.  Les  filles,  dans  leurs  ateliers  spéciaux,  s'adon- 
nent au  blanchissage,  à  la  lingerie,  à  la  couture;  elles  font  elles- 
mêmes  leurs  robes  d'uniforme  en  laine  bleue  et  sont  autorisées  à 
les  garnir  comme  bon  leur  semble  ;  dès  qu'elles  y  mettent  du  goût 
et  tiennent  compte  de  la  mode,  on  peut  être  sûr  que  l'œuvre  de 
civilisation  est  accomplie.  Le  proverbe  connu  doit  être  modifié 
ainsi  pour  les  Indiennes  :  »  Dis-moi  comment  tu  t'habilles,  je  te 
dirai  qui  tu  es  !  »  Les  élèves  tailleurs  et  couturières  fabriquent 
tous  les  vèteraens  dont  l'école  a  besoin. 

Les  quartiers  respectifs  des  étudians  des  deux  sexes  sont  ab- 
solument séparés,  cela  va  sans  dire.  Les  petits  me  semblent  logés 
dans  des  conditions  de  confort  toutes  spéciales.  Une  dame  dirige 
leur  home  avec  la  plus  maternelle  sollicitude.  Le  joli  appartement 
qu'elle  occupe  au  milieu  d'eux  doit  leur  apprendre  de  bonne  heure 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ce  que  c'est  que  l'ordre  et  même  l'élégance.  Aussi  rangent-ils 
soigneusement  leurs  petites  chambres. 

Les  jeunes  lilles  prennent  l'habitude  d'un  intérieur  bien  tenu 
dans  les  agréables  logemens  qui  leur  sont  assignés,  chambres  à 
deux  ou  trois  lits  qu'elles  peuvent  décorer  à  leur  guise.  J'y 
remarque  un  grand  luxe  d'images  symboliques,  par  exemple  : 
Jésus  ressuscitant  la  Mlle  de  Jaïre,  — ou  bien  une  forêt  touffue 
avec  cette  inscription  :  «  Je  le  mènerai  par  des  chemins  que  tu 
ne  connais  pas.  »  Nous  pénétrons  dans  le  ])etit  hôpital  admira- 
blement aménagé;  deux  ou  trois  pauvres  iilles  y  languissent; 
elles  portent  les  signes  de  cette  consomption  qui  fait  tant  de 
ravages  parmi  les  Indiens.  La  phtisie,  les  alTections  scrofulcuses, 
les  maux  d'yeux,  la  terrible  hystérie  sont  leurs  pires  ennemis.  Ils 
ont  beaucoup  moins  de  force  vitale  que  les  nègres  qui,  eux-mêmes, 
en  ont  moins  que  les  blancs.  Cependant,  sous  l'influence  d'un 
entraînement  physique  et  mental  régulier,  leur  système  nerveux 
se  fortifie.  Ceci  m'est  affirmé  par  un  jeune  médecin  apache  attaché 
à  l'établissement. 

L'imprimerie  m'intéresse  d'une  façon  toute  particulière.  On  y 
imprime  deux  journaux  que  depuis  lors  j'ai  continué  à  lire  assi- 
dûment :  l'un  d'eux  hebdomadaire  :  The  Indian  helper,  l'Aide  des 
Indiens,  qui  tient  le  monde  extérieur  au  courant  de  tous  les  inci- 
dens  caractéristiques  de  l'école;  l'autre  :  The  Red Man^  l'Homme 
rouge,  où  est  traitée  à  fond  la  question  indienne.  Beaucoup  d'ar- 
ticles de  ces  deux  feuilles  sont  écrits  par  les  gradués  de  Carlisle, 
et  il  arrive  qu'on  y  donne  place  aux  compositions  naïves  de  quelque 
nouveau  venu. 

Un  grand  silence  règne  dans  les  ateliers  comme  dans  les  classes  : 
l'attitude  de  tous  ces  Indiens  me  frappe  par  une  sorte  de  dignité 
un  peu  triste.  Mais  le  capitaine  répond  à  mes  réflexions  qu'il  faut 
les  voir  dans  les  parties  de  base  bail,  de  fool  bail  et  autres  exer- 
cices athléliques,  qui  s'engagent  entre  eux  et  les  jeunes  gens  des 
écoles  voisines.  Leur  entrain  ne  le  cède  à  celui  de  personne.  — 
Violens,  querelleurs?  Non,  pas  plus  que  d'autres;  depuis  quatorze 
ans  il  n'y  a  eu  qu'une  rixe  grave,  et  il  s'en  est  remis  pour  le  juge- 
ment des  coupables  à  une  espèce  de  cour  martiale  composée  de 
leurs  condisciples  :  les  deux  adversaires  ont  été  condamnés  à 
rester  prisonniers  au  corps  de  garde  jusqu'à  parfaite  réconcilia- 
tion. —  Et  point  de  méfaits,  de  scandales  d'aucune  sorte?  —  Nous 
avons  eu  un  vol,  répond  le  capitaine,  un  vol  en  quatorze  ans  !  J'ai 
arrêté  moi-même  le  voleur  et  l'ai  livré  à  la  justice.  —  Quant  à  la 
moralité,  il  n  y  a  rien,  absolument  rien  à  reprendre. 

Le  capitaine  Pratt  surveille  tout  de  ses  yeux  : 


CONDITION    DF    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  829 

—  Non  seiilein^iit.  me  dit-il.  je  parle  leur  langue,  mais  encore 
je  comprends  leurs  gestes,  un  langage  aussi  comiiliqué,  aussi 
rapide  que  celui  des  sourds-muets. 

Il  favorise  très  volontiers  du  reste  les  fiançailles,  les  mariages, 
surtout  quand  le  jeune  couple  a  le  projet  dappli(juer  ses  con- 
naissances agricoles  à  la  création  dune  ferme.  C'est  le  couron- 
nement d'un  svstème  d'épargne  auquel  les  Indiens  s'habituent 
beaucoup  plus  facilement  que  les  nègres.  Un  gain  minime  est 
attaché  aux  industries  de  l'école  et  pendant  les  vacances,  quel- 
quefois tout  l'hiver,  ils  se  louent  dans  les  fermes  d'alentour,  ce 
qui  leur  fournit  l'occasion  de  se  mêler  aux  blancs  :  les  hommes 
travaillent  avec  les  fils  de  la  maison;  les  jeunes  filles  obéissent 
à  la  mère  de  famille;  et  les  notes  de  conduite  envoyées  régulière- 
ment par  le  patron  au  directeur  de  Carlisle  forment  à  la  longue 
une  sorte  de  dossier.  Ce  procédé  ingénieux  d'oz//m^,  comme  on  le 
nomme,  a  dexcellens  résultats;  on  ne  peut  suffire  aux  demandes 
qui  sont  faites  de  tous  côtés,  les  Indiens  du  capitaine  Pratt 
ayant  la  réputation,  rare  chez  leurs  pareils,  dexcellens  ouvriers. 
L'argent  qu'ils  gagnent  ainsi  est  placé  au  nom  de  chacun  et  les 
intérêts  s'accumulent.  Ils  peuvent  devenir  indépendans  :  c'est  là 
le  rêve  du  capitaine.  Le  Congrès  n'est  rien  moins  que  magni- 
fique à  leur  égard;  toutes  ses  libéralités  sont  pour  les  nègres, 
plus  inquiétans  par  le  nombre.  Il  faut  donc  que  les  travailleurs 
indiens  se  suffisent  à  eux-mêmes,  qu'ils  se  joignent  de  plus  en  plus 
pour  cela  aux  associations  ouvrières,  aux  trades  unions.  Les 
oiUings  sont  le  premier  pas  vers  ce  grand  résultat  :  être  absorbés 
dans  la  nation,  qui  n'aura  plus  alors  de  prétexte  pour  leur  refuser 
les  privilèges  de  citoyens. 

Tandis  que  nous  causons,  l'heure  du  second  déjeuner  sonne; 
on  me  fait  entrer  dans  l'immense  salle  à  manger,  encore  parée 
des  guirlandes  de  Noël.  Les  élèves  sont  distribués  autour  de  cin- 
quante-huit tables  et  chantent  en  chœur  ce  que  nous  appellerions 
un  benedicile  avant  de  faire  honneui-  au  repas  avec  un  appétit 
de  cannibales. 

Et  à  mon  tour  j  accepte  le  lunch,  ofîert  par  Mrs  Pratt  dans 
la  maison  du  surintendant.  Je  fais  connaissance  avec  une  femme 
absolument  dévouée  à  l'œuvre  qui  absorbe  la  vie  de  son  mari. 
Elle  a  la  foi,  elle  croit  que  l'Indien  peut  s'élever  tout  aussi  haut 
qu'un  autre  sous  de  bonnes  intlueuces  morales  et  religieuses. 
Mais  lorsque  je  demande  là-dessus,  avec  une  précision  catho- 
lique, à  quel  culte  ils  appartiennent,  on  me  répond  qu'il  n'y  a 
guère  que  deux  cents  garçons  et  filles  répartis  entre  les  diverses 
églises  de  Carlisle.  Ils  sont  parfaitement  libres  sur  ce  chapitre; 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  morale  chrétienne  et  la  prière  en  commun,  voilà  tout  ce  qui 
est  exigé.  Qui  sait  si  quelques-unes  des  croyances  sur  lesquelles 
a  tant  écrit  miss  Flctcher  ne  se  confondent  pas  pour  eux,  de  plus 
en  plus  épurées  et  spiritualisées,  avec  renseignement  de  l'Evan- 
gile? 

Vers  la  fin  du  lunch  j'entends,  à  ma  grande  surprise,  attaquer 
brillamment  sous  les  fenêtres  l'ouverture  du  Calife  de  Bagdad. 
C'est  l'orchestre  de  trente  instrumens  qui  donne  une  aubade  à 
l'étrangère  et  qui,  avec  une  courtoisie  touchante,  a  choisi  la  mu- 
sique de  Boïeldieu  pour  lui  rappeler  la  France.  Dennison  Whee- 
lock,  le  chef  d'orchestre,  est  un  Oneida  de  pur  sang,  excellent 
musicien  et  même  compositeur.  L'orchestre  de  Carliste  obtint  un 
immense  succès  à  New-York  le  10  octobre  1892,  lors  de  la  parade 
colombienne  des  écoles  pour  le  quatrième  centenaire  de  la  décou- 
verte de  l'Amérique.  11  a  été  acclamé  à  l'ouverture  de  l'exposition 
de  Chicago  dans  le  défilé  général  dont  le  sens  profond  m'apparaît 
d'une  façon  toute  nouvelle;  et  maintenant  encore,  en  se  transpor- 
tant d'une  ville  à  l'autre  pour  diverses  solennités,  il  sert  puissam- 
ment la  cause  indienne  :  les  descendans  de  Tecumseh  et  du  Faucon 
Noir  qui  interprètent  Mozart  et  Wagner  s'imposent  bon  gré  mal 
gré  à  la  civilisation.  Dans  une  de  ces  tournées  instrumentales 
à  Washington,  un  élève  de  l'école  put,  sans  exciter  autre  chose 
qu'une  sympathique  gaité,  prédire,  en  terminant  un  speech 
fort  bien  tourné,  le  jour  où  les  siens,  non  contens  de  siéger  au 
Capitole,  monteraient  peut-être  d'un  degré  à  l'autre  jusqu'à  la 
Maison  Blanche  du  président.  Les  étudians  de  Carliste,  groupés 
par  clubs,  se  préparent  aux  débats  politiques  de  l'avenir,  tandis 
que  leurs  sœurs  se  réunissent  en  sociétés  littéraires  comme  dans 
les  collèges  blancs.  J'ajouterai  qu'à  l'instar  de  beaucoup  de  faces 
pâles,  les  hommes  rouges  critiquent  l'excès  de  culture  chez  le 
beau  sexe,  et  que  celui-ci  se  moque  de  la  désapprobation  mas- 
culine. 

Tous  ces  longs  détails  sur  une  race  qui  ne  compose  aux  Etats- 
Unis  qu'une  minorité  infime,  qui  ne  fait  même  point  partie  de 
la  nation,  n'ayant  pas  de  représentans  dans  les  assemblées  poli- 
tiques, seront  trouvés,  j'en  ai  peur,  bien  étrangers  à  mon  sujet. 
Il  ma  semblé  cependant  que  l'effort  fait  pour  marquer  au  sceau 
de  l'individualisme  américain  ces  enfans  des  dernières  tribus,  qui 
n'eurent  point  d'historien  depuis  Fenimore  Cooper,  méritait  d'être 
signalé,  d'autant  plus  que  l'impulsion  scientifique  du  mouve- 
ment en  faveur  des  Indiens  fut  donnée  par  une  femme;  que  des 
femmes  aident  puissamment  à  les  instruire;  et  que,  même  dans 
les  régions  mondaines    qui   peuvent    passer    pour    frivoles,   les 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  831 

œuvres,  les  (^cole^  les  missions  indiennes  sont  à  la  mode.  Autant 
que  j'ai  pu  en  juger,  la  méthode  du  capitaine  Pratt  est  à  beaucoup 
près  la  meilleure.  Son  défaut  est  de  ne  permettre  aux  Indiens  civi- 
lisés d'honorer  leurs  parens  que  de  loin.  C'est  dur,  si  l'on  réllé- 
chit  que  pour  cette  race  la  parente  constitue  un  lien  quasi  reli- 
gieux qui  ne  peut  sous  aucun  prétexte  être  rompu,  ^iais  après 
tout,  vous  dira  le  Napoléon  de  Carlisle,  la  société  protectrice  de 
l'enfance  a,  durant  les  trente  dernières  années,  expédié  dans 
l'Ouest,  loin  de  leurs  familles,  plus  de  75  000  petits  blancs  au  nom 
de  la  morale  chrétienne.  C'est  le  cas  d'en  faire  autant  pour  les 
Peaux-Rouges  et  d'arriver  ainsi  à  supprimer  les  réserves,  les  agens 
civils,  et  même  militaires,  tout  ce  révoltant  système  d'exclusion  qui 
refoule  les  premiers  maîtres  du  pays  hors  de  l'humanité  civilisée, 

IV.    —     LES    ÉCOLES     d'infirmières.    —    LES    FEMMES     DANS    LES    HOPITAUX 

Ayant  tant  parlé  des  écoles,  depuis  les  plus  hautes  jusqu'aux 
plus  humbles,  en  ai-je  fini  du  moins  avec  elles?  Non,  car  nous 
avons  négligé  de  visiter  celles  qui  rendent  peut-être  le  plus  de 
services,  les  admirables  écoles  de  gardes-malades  [luirses). 
Partout,  on  l'a  déjà  vu,  les  femmes  affirment  leur  présence, 
—  dans  les  universités,  dans  les  instituts  technologiques,  dans 
les  écoles  professionnelles,  —  mais  où  elles  sont  en  majorité 
c'est  lorsqu'il  s'agit  d'élever  les  enfans  ou  de  soulager  ceux  qui 
souffrent.  La  culture,  si  poussée  qu'elle  soit,  laisse  donc  intacts 
chez  elles  les  plus  louables  sentimens  de  leur  sexe.  Il  y  a  dans 
35  écoles  1  350  infirmières  pour  75  infirmiers.  Toutes  ne  se  des- 
tinent pas  au  service  des  hôpitaux;  il  vu  est  qui,  sans  ambition 
professionnelle,  n'ont  d'autre  but  défini  que  d'apprendre  àsoignei-. 
J'ai  déjà  dit  qu'en  AnK'rique  on  ne  se  fiait  pas  assez  aux  lumières 
de  l'intuition,  que  le  goût  de  l'enseignement  systématique  était 
porté  un  peu  trop  loin  ;  en  ce  cas  pourtant  un  apprentissage  qui 
peut  profiter  à  la  famille,  à  la  société,  à  soi-même,  empêcher 
beaucoup  de  méprises  bien  intentionnées,  mettre  fin  aux  remèdes 
dits  de  bonne  femme,  n'est  pas  sans  utilité  très  grande. 

C'est  à  Baltimore  que  j'eus  l'occasion  de  voir  de  près  une 
école  d'infirmières  en  parcourant  l'hôpital  de  Johns  Hopkins,  l'un 
des  plus  beaux  qui  soient  au  monde.  Situés  au  milieu  de  vastes 
terrains  plantés  d'arbres,  dans  un  quartier  salubre  sur  une  hau- 
teur qui  domine  la  ville,  les  bâtimens,  d'aspect  monumental,  of- 
frent à  l'intérieur  toutes  les  recherches  nouvelles  de  l'hygiène. 
Le  fondateur  y  a  magnifiquement  pourvu.  Qui  était-il?  —  Un 
épicier,  quoiqu'il  eût  connaissance,  comme  on  dit  là-bas,  de  son 


832  REVUE    DES    DEUX    RIONDES. 

grand-père.  La  faiiiillL'  tla  Johns  llopkins  était  arrivée  dans  le  Ma- 
ryland  avec  les  premiers  col(3us;  durant  plusieurs  générations, 
elle  appartint  à  cette  société  des  Amis  dont  la  réputation  d'inté- 
grité osl  encore  si  solide,  qu'il  suffit  pour  faire  la  meilleure  des 
^réclames  à  un  produit  quelconque  de  mettre  le  nom  de  Quakers 
sur  l'étiquette  :  Quake?'  oal\,  avoine  quaker,  etc. 

Le  jeune  garçon  qui,  sans  argent,  vint  d'Annapolis,  sa  ville 
natale,  à  Baltimore,  pour  commencer  le  commerce  au  dernier 
échelon,  pratiquait,  entre  autres  vertus  de  sa  secte,  l'économie, 
si  rare  presque  partout  aux  Etats-Unis.  Il  ne  s'enrichit  point  par 
ces  spéculations  vertigineuses  qui  sont  la  source  de  tant  de  colos- 
sales fortunes,  mais  petit  à  petit,  sans  rien  livrer  à  l'aventure.  Le 
négociant  en  denrées  coloniales  dut  accepter  ensuite  de  grosses 
responsabilités,  il  fut  président  de  la  Banque  nationale  des  mar- 
chands, directeur  de  la  Compagnie  du  chemin  de  fer  de  Baltimore- 
Ohio  ;  comme  capitaliste,  il  s'intéressa  à  de  nombreuses  entreprises 
iinancières  ;  mais  jamais  il  n'entra  dans  la  vie  politique,  jamais 
il  ne  se  mit  on  avant  pour  les  sociétés  d'éducation  et  de  bien- 
faisance, tout  en  contribuant  à  les  soutenir  avec  une  générosité 
dépourvue  de  faste.  Aux  momens  de  panique  commerciale,  il 
prêtait  volontiers  l'appui  de  son  crédit,  et  préserva  ainsi  de  la 
ruine  plus  dune  société,  plus  d'un  individu,  toujours  sans  bruit, 
sans  ostentation  ;  de  même  il  exerçait  chez  lui  une  hospitalité 
simple  et  large  et  rassemblait  tranquillement  de  beaux  livres. 
Lorsque  à  79  ans  il  mourut,  célibataire,  on  apprit  qu'il  laissait 
trois  millions  et  demi  de  dollars  pour  chacune  des  deux  institu- 
tions qui  sont  aujourd'hui  la  gloire  de  Baltimore  :  l'Université  et 
l'Hôpital. 

J'ai  eu  le  privilège  d'être  guidée  à  travers  l'hôpital  par  le 
docteur  Hurd,  son  surintendant,  et  il  m'est  resté  de  cette  longue 
excursion  dans  les  diverses  avenues  de  la  souffrance  un  sentiment 
de  respect  pour  tout  ce  que  les  progrès  sans  cesse  croissans  de 
la  science,  de  concert  avec  l'éternelle  pitié,  de  plus  en  plus 
aflînée,  de  plus  en  plus  éclairée  surtout,  font  au  profit  de  notre 
douloureuse  humanité.  Conduite  du  dispensaire  aux  labora- 
toires, aux  amphithéâtres  d'autopsie  et  d'anatomie,  jusque  dans 
les  chambres  de  désinfection,  où  des  jeunes  filles  vêtues  de 
toile  blanche  des  pieds  à  la  tête,  souliers  compris,  s'acquittaient 
de  leur  minutieuse  besogne,  j'ai  été  présentée  à  une  étudiante  de 
l'université,  qui,  ceinte  du  tablier  de  rigueur,  faisait  de  la  bacté- 
riologie, côte  à  côte  avec  ses  condisciples  masculins.  Dans  les 
différentes  salles  occupées  par  les  malades,  j'ai  serré  la  main  aux 
infirmières,  graduées  presque  toutes  et  charmantes  sous  le  petit 


CONDITION    IIE    LA    FF.MMF.    AUX    ÉTATS-UNIS.  833 

bonnet  ilnniforuie.  La  j)hi|iarl  appartiennent  à  de  l)onnes  familles, 
nombre  d'entre  elles  étant  du  Sud,  ruine  par  la  guerre.  Elles  sont 
bien  payées;  leur  demeure,  indépendante  du  reste  de  l'hôpital, 
est  plus  que  confortable:  on  y  trouve  la  même  élégance  que  dans 
les  collèges  :  salons  garnis  de  tleurs.  salles  à  manger  qui  n'ont  rien 
de  commun  avec  le  réfectoire  vulgaire,  vastes  chambres  joliment 
meublées.  Dans  une  de  ces  chambres,  je  lis,  attachées  au  mur.  les 
paroles  suivantes  :  —  «  Happelons-nous  que  le  moment  ([ui  fuit  ne 
reviendra  jamais  et  qu'il  faut  l'employer  de  quelque  façon  au  bien 
d'autrui.  car  l'occasion  perdue  ne  se  retrouve  plus;  on  ne  passe 
pas  deux  fois  par  le  même  chemin.  »  La  surinlendante  th's  infir- 
mières est  aussi  la  principale  de  l'école  où  elles  prennent  leurs 
degrés  après  deux  ans  d'étude  :  cours  et  conférences  par  les  plus 
excellens  professeurs.  La  classe  de  cuisine  spéciale  a  une  grande 
réputation. 

Une  Virginienne  au  type  de  princesse,  dont  les  yeux  de  velours 
noir  expriment  une  langueur  que  semble  démentir  son  infatigable 
activité,  me  dit  en  souriant  :  «  Dans  le  Nord,  n'est-ce  pas,  on  nous 
trouve  si  paresseuses  !  >»  Dans  le  Nord  on  attribue  bien  d'autres 
défauts  aux  dames  du  Sud,  et  celles-ci  rivalisent  d'injustice  avec 
les  dames  du  Nord.  Les  dernières  inimitiés  politiques  subsisteront 
certes  entre  ces  deux  camps  féminins.  Mais,  quoi  qu'on  ait  pu  me 
dire,  je  crois  que  très  souvent  il  y  avait  des  trésors  de  charité  chez 
les  propriétaires  d'esclaves.  Il  me  suftit  pour  acquérir  cette  cer- 
titude de  sui^Te  la  belle  infirmière  virginienne  de  salle  en  salle 
jusqu'à  la  chambre  oi^i  deux  pauvres  nègres  achèvent  de  mourir. 
Couchés  sur  le  dos,  immobiles,  la  blancheur  immaculée  des  draps 
tranchant  sur  leur  teint  débène  terni,  ils  n'ont  môme  plus  la 
force  de  rouler  les  yeux,  ces  yeux  africains  incomparablement 
beaux  quand  l'expression  grave  de  la  lin  prochaine  y  a  remplacé 
une  certaine  mobilité  animale.  Les  lèvres  tirées  sur  les  dents 
éblouissantes  ont  perdu  leur  épaisseur;  les  pommettes  saillent 
comme  si  elles  allaient  percer  la  peau.  Penchée  sur  l'un  d'eux,  la 
jeune  nurse  redresse  ses  oreillers  en  lui  adressant  quelques  mots 
de  la  voix  douce  qu'aurait  une  mère  pour  parler  à  son  enfant. 

—  Ainsi,  lui  dis-je,  malgré  tous  vos  préjugés  de  race,  vous 
n'éprouvez  pas  de  répugnance  à  toucher,  à  servir  les  nègres  ? 

—  Moi  !  répond-elle  avec  étonnement  :  ce  sont  mes  malades  pré- 
férés. Je  n'ai  jamais  parmi  eux  rencontré  un  ingrat. 

Et  je  jurerais  que,  née  quarante  ans  plus  tôt,  elle  les  eût 
soignés  de  même  sur  sa  propre  plantation. 

Nous  allons  dans  une  salle  voisine  trouver  d'autres  nègres 
qui  commencent  à  se  lever  après  la  fièvre  typhoïde  :  ceux-là 
TOME  cxxviii.  —  189b.  53 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aussi  sont  bien  bas.  Ils  gardent  le  silence  morne  et  patient  de 
la  bête  blessée.  Une  petite  fille  de  leur  race,  une  bambine 
de  trois  ans,  ravissante  statuette  de  bronze,  joue  dans  une 
des  salles  de  convalescence  réservées  aux  femmes,  courant  et 
gambadant  du  droit  que  s'arroge  à  tout  âge  la  beauté,  quelle  que 
soit  sa  couleur,  de  faire  ce  que  bon  lui  semble. 

Combien  sont-elles  blanches  et  claires  ces  vastes  salles  attié- 
dies à  l'eau  chaude,  ventilées  d'après  les  plus  savantes  mé- 
thodes !  De  grandes  plantes  vertes  les  décorent,  égayant  les  yeux 
des  malades,  et  sur  la  terrasse  se  promènent,  roulées  dans  de 
petites  voitures,  des  femmes  pâles  encore,  mais  à  demi  guéries. 
La  vue  s'étend  de  là  magnifique  sur  Baltimore  qui,  avec  les  toits 
plats  et  rouges  de  ses  maisons  peu  élevées,  les  dômes  et  les  flèches 
de  ses  monumens,  son  doux  climat  et  ses  jardins,  fait  penser  un 
peu,  embrassé  ainsi  de  loin  et  d'en  haut,  à  l'Italie.  Il  doit  être 
moins  pénible  de  souffrir  et  de  mourir  ici  qu'ailleurs.  Jamais  je 
n'aurais  cru  qu'un  hôpital  pût  avoir  autant  de  charme  :  c'est  le 
seul  mot  à  employer  pour  rendre  l'effet  qu'il  a  produit  sur  moi, 
si  riant,  si  ensoleillé,  si  largement  ouvert  à  toutes  les  meilleures 
influences,  influences  religieuses  comprises,  car  feu  Johns  Hop- 
kins,  s'il  était  quaker  par  les  beaux  côtés,  ne  l'était  pas  par 
l'étroitesse.  Les  ministres  de  tous  les  cultes  sont  admis  librement 
dans  la  maison.  Quel  contraste  avec  l'intolérance  d'un  philan- 
thrope libre  penseur,  d'origine  française,  hélas!  Stephen  Girard, 
qui,  fondant  à  Philadelphie,  sur  une  échelle  énorme  et  magnifique, 
sa  maison  des  orphelins,  en  défendit  l'accès  à  aucun  prêtre, 
d'aucune  confession  que  ce  fût  !  Du  reste,  l'impiété  n'y  règne  pas 
pour  cela  :  ce  sont  des  laïques  qui  instruisent  les  écoliers  dans 
les  choses  divines.  Je  n'ai  cessé,  durant  mon  séjour  en  Amérique, 
de  constater  avec  une  surprise  ravie  combien  harmonieusement  le 
double  élément  laïque  et  religieux  concourait  aux  mêmes  résul- 
tats. Ces  mots  qu'on  entend  souvent  chez  nous  lorsqu'il  s'agit  de 
se  donner,  en  dehors  des  congrégations  établies,  à  un  ministère 
quelconque  :  «  Il  y  a  des  prêtres,  il  y  a  des  religieuses  pour  cela,  » 
ne  sont  jamais  prononcés  ;  l'initiative  privée  est  infatigable  en 
matière  de  bonnes  œuvres,  et  les  églises  n'en  prennent  point  om- 
brage; elles  s'accommodent  de  toutes  les  collaborations,  sans  que 
le  désir  de  primer,  d'accaparer,  se  manifeste  d'un  côté  ni  de  l'autre. 
Longtemps  je  me  suis  demandé  si  cette  tolérance  était  spéciale 
aux  églises  protestantes  ;  ceux  de  mes  lecteurs  qui  m'ont  suivie 
jusqu'ici  auront  deviné,  —  car  cela  se  reconnaît  pour  ainsi  dire 
à  l'accent,  —  que  toutes  les  organisations  féminines  si  indépen- 
dantes dont  je  leur  ai  parlé,  relevaient  du  protestantisme.  Les  Etats- 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UMS.  835 

Uni>.  malun^  (^  1(110  nous  savons  dos  pl•Oi^^^s  (ju'y  fait  rÉi^lise 
catholique,  tiennent  fortement  à  lui  par  leurs  racinc^s  mêmes,  la 
multiplicité  des  sectes  (|ui  le  représentent  prouvant,  mieux  que 
tout  le  reste,  combien  il  est  vivaee.  J'altrihuerais  volontiers  au 
libre  examen  l'exubérance  de  l'individualité,  ce  caractère  essentiel 
de  l'Amérique. 

On  ne  se  ligure  pas  la  cullun'  bostonienne  l'ondée  sur  une  autre 
base  que  le  vieil  esprit  puritain;  le  mélange  de  morgue  et  de  sim- 
plicité qui  distingue  Philadelphie,  où  de  si  grosses  richesses  se 
cachent  dans  des  maisons  petites  et  uniformes,  atteste  la  présence 
de  l'élément  quaker  plus  ou  moins  mitigé;  partout  l'église 
unitaire,  grâce  à  sa  remarquable  élasticité,  est  le  refuge  de  ceux 
(jui  tiennent  à  une  profession  religieuse  aussi  peu  dogmatique  que 
possible,  tandis  que  l'église  épiseopale,  à  laquelle  le  grand  prédi- 
cateur Phillips  Brooks  amena,  par  son  exemple  et  l'entraînement 
de  sa  parole,  tant  de  recrues  nouvelles,  satisfait  les  consciences 
plu>  timorée>  (jui  tiennent  à  sappuyer  sur  les  formes  prt'cises 
d'un  christiatîisme  très  proche  du  culte  romain.  Mais  celui-ci  ne 
m'a  paru  dominer  franchement  au  Nord  que  dans  le  cosmopolite 
New- York  :  or  tout  le  monde  sait  que,  sur  les  deux  millions  et 
demi  d'habitans  que  New-York  renferme,  un  quart  seulement  peut 
revendiquer  le  nom  d'Américains;  le  reste  appartient  à  toutes  les 
nations  du  globe  plus  au  moins  coinpléleinent  assimilées.  Hors  de 
là  j'ai  toujours  eu,  de  l'Kst  à  l'Ouest,  le  sentiment  que  le  catho- 
licisme devait  son  accroissement  à  l'immigration  continue,  et 
qu'il  fallait  tout  le  tact,  tuute  la  prudence,  toute  la  supériorité 
de  deux  ou  trois  grands  prélats  animés  du  plus  pur  patriotisme 
pour  éviter  des  chocs  regrettables  avec  les  écoles  publiques,  qui 
sont  au  fond  pour  les  vrais  Américains  l'arche  sainte.  Lorsqu'on 
approche  du  Sud  au  contraire,  il  semble  que  le  climat  et  les 
caractères  se  prêtent  mieux  aux  influences  latines,  que  la  fusion 
devienne  beaucoup  plus  facile.  Je  l'ai  compris  à  l'hôpital  de 
Johns  Hopkins,  qui  réunit  parmi  ses  infirmières  des  protestantes 
nées  avec  un  tempérament  de  sœurs  de  charité  ;  des  catholiques 
entraînées  par  goût  vers  les  études  médicales  sans  avoir  le  moyen 
de  les  pousser  très  loin;  des  personnes  obligées  simplement, 
science  et  religion  à  part,  de  gagner  leur  vie  d'une  façon  hono- 
rable; mais  toutes  elles  ont  un  trait  en  commun;  elles  sont  con- 
sciencieuses et  dévouées. 

Une  blonde  Baltimorienne  dont  je  vois  encore  la  svelte  sil- 
houette, la  démarche  légère,  m'a  dit,  en  m'oll'rant  gaiement  ses 
services  : 

—  Avec  quel  chagrin  nous  avons  appris  que  la  France  se  pri- 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  du  secours  des  religieuses  dans  les  hôpitaux!  Il  était  si  facile 
de  les  garder  avec  les  nurses  laïques  !  Pourquoi  ne  pas  travailler 
côte  à  côlo?  Chez  nous  il  en  est  ainsi  quelquefois,  et  la  tâche  n'est 
que  mieux  faite. 

Une  très  jolie  Pensylvanienne,dont  les  cheveux  bruns  frisottés 
semblent  soulever  un  tout  petit  bonnet  de  mousseline  à  la  pay- 
sanne, me  répond  avec  franchise,  lorsque  je  lui  demande  indiscrè- 
tement si  c'est  une  vocation  qui  Ta  conduite  à  soigner  les  malades 
ou  bien  le  désir  de  se  créer  une  carrière  : 

—  C'est  l'un  et  l'autre. 

Vraiment  ceux  d'entre  nous  qui  ne  comptent  pas  uniquement 
sur  l'administration  et  sur  l'assistance  publique  pour  moraliser  et 
secourir  les  déshérités  d'ici-bas  apprendront  avec  plaisir  que  la 
charité  séculière  peut  être  religieuse  à  ce  point. 

Devant  les  fondations  charitables  de  Baltimore,  j'ai  senti  par- 
tout la  présence  d'un  élément  de  tendresse  qui  n'existe  pas  toujours, 
bien  loin  de  là,  dans  l'âme  américaine.  La  philanthropie  du  Sud 
n'est  pas  tout  à  fait  celle  du  Nord;  elle  m'a  paru  plus  instinctive, 
plus  chaude,  plus  colorée  pour  ainsi  dire, et  moins  savante  dans  son 
organisation;  elle  ne  s'inspire  point  au  même  degré  de  la  socio- 
logie moderne  ;  ses  bienfaits  pleuvent  indistinctement  sur  le  juste 
et  sur  l'injuste,  que  d'ailleurs  on  aurait  quelque  peine  à  catégoriser, 
quand  il  s'agit  de  nègres  par  exemple.  J'expliquerai  mieux  ce  que 
je  veux  dire  en  donnant  un  aperçu  de  l'hôpital  de  la  Charité  à  la 
Nouvelle-Orléans.  Beaucoup  plus  ancien  que  celui  de  Baltimore, 
il  a  dû  rendre  bien  des  services  dans  ce  climat  longtemps  meur- 
trier oîi  sévissait  la  fièvre  jaune,  et  avec  quelle  fureur  !  Son  premier 
bienfaiteur  fut,  en  1784,  un  pauvre  marin  français  qui  légua  ses 
économies  à  la  ville  en  reconnaissance  dessoins  qu'il  avait  reçus, 
afin  que  d'autres  fussent  soulagés  de  même.  Dès  1832,  le  misé- 
rable petit  hôpital  se  transforma,  grâce  aux  dons  de  citoyens 
riches,  qui,  avec  l'aide  de  l'Etat,  lui  ont  donné  les  proportions  vou- 
lues pour  loger  à  l'aise  le  contingent  ordinaire  de  huit  cents  per- 
sonnes, nombre  qui  est  môme  susceptible  de  s'accroître.  Là  j'ai 
trouvé  l'idéal  de  la  tolérance  :  j'ai  vu  travailler  de  concert,  comme 
on  m'en  avait  avertie,  les  sœurs  de  Saint- Vincent  de  Paul  et 
les  nurses  protestantes.  Rien  de  plus  touchant  que  cette  asso- 
ciation de  l'expérience  et  de  la  science,  formée,  malgré  les  diffé- 
rences du  dogme,  par  la  religion  de  l'humanité.  Les  bonnes  sœurs 
furent  un  peu  émues  d'abord  lorsqu'on  leur  adjoignit  ces  alliées 
relativement  mondaines  :  elles  leur  rendent  justice  maintenant,  et 
la  supérieure,  l'une  des  plus  aimablement  autoritaires  qui  aient 
jamais  coiffé  la  cornette  blanche,  est  restée  du  consentement  de 


Ci^NDiriON    DE    LA    FEMME    AIX    ÉTATS-UMS.  837 

tous  à  la  tèff  de  l'administration  litMiérale.  Son  nom  est  vénéré 
dans  la  ville,  oii  elle  compte  comme  nne  puissance. 

Ahl  cet  hôpital  de  la  Nouvelle-Orléans,  au  lemlemain  du 
carnaval,  comment  l'oublier  jamais?  Tous  ces  lits  occupés  par  de 
jt'unes  négresses,  à  la  physionomie  farouche,  plus  ou  moins  tail- 
lad«'e  de  coups  de  couteau,  —  c'est  souvent  la  lin  des  nuits  de 
mardi  irras.  —  fort  peu  malades,  du  reste,  grignotant  des  biscuits 
d'un  air  boudeur  et  th'timrnant  leurs  tètes  hérissées  de  petites  nattes! 

—  Elles  ne  recommenceront  plus,  elles  se  rappelleront  la 
grâce  que  Dieu  leur  a  faite  en  les  amenant  ici.  l'Ues  seront  de 
bonnes  filles,  disait  la  supérieure  en  passant  auprès  d'elles. 

Puis  elle  caressait  la  toison  ciépue  d'un  diablotin  noir,  tout 
petit,  qui  mangeait  à  belles  dents,  lui  aussi,  comme  s'il  n'avait  pas 
eu  la  jambe  cassée. 

—  Ses  parens  ne  se  sont  même  pas  donné  la  peine  de  l'apporter 
eux-mêmes:  nous  avons  de  bonnes  voitures  d  ambulance  qui 
ramassent  tout  cela, Dieu  merci! 

Et  enfin,  dans  les  chambres,  trop  belles  au  dire  de  certaines 
personnes  austères  qui  jugent  que  tant  de  gâteries  équivalent  à 
un  périlleux  encouragement,  dans  les  chambres  réservées  aux 
nouvelles  accouchées,  des  blanches  celles-là,  dont  aucune  n'avait 
l'anneau  de  mariage  au  doigt  : 

—  V(jyez-moi  ces  deux  jumeaux!  — Et  l'excellente  supérieure 
avait  tout  de  bon  un  sourire  de  grand'mère.  —  Les  dames  du  la  ville 
fabriquent  pour  nos  enlans  des  layettes  qui  ne  sont  pas  du  tout 
des  layettes  de  pau%TCs.  On  les  promène  dehors  avec  de  grandes 
pelisses  et  ces  gentils  petits  bonnets.  Les  mamans  ont  regret  de 
laisser  tout  cela  derrière  elles  lorsqu  elles  s  en  vont.  Mais  ce  sont 
quand  môme  quelques  bonnes  journées  pour  elles  et  pour  les 
petits.  Pauvres  filles! 

J'admirai  les  brcjderies,  les  denlelles,  les  petits  bi'guins  de 
soie,  mille  fanfreluches  trop  coquettes  au  gré  du  rigide  bon  sens, 
avec  un  battement  de  cœur  extraordinaire,  celui  qui  nous  prend 
quand,  après  une  longue  traversée,  nous  découvrons  d'un  peu 
loin  encore  les  rives  déjà  visibles  de  la  patrie.  Le  contraste  de  ce 
langage  ingénu,  passionné,  avec  tout  ce  que,  pendant  six  mois, 
j'avais  entendu  de  scientifique  au  Nord,  sur  le  même  sujet, 
m'avait  saisie  ;  je  me  trouvai  soudain  dans  un  pays  proche  parent 
du  niMre,  où  les  habitans  d'origine  française  sont  presque  aussi 
nombreux  que  les  Anglo-Américains;  dans  un  pays  qui  appartint 
à  Louis  XV  et  à  Napoléon,  et  qui  s'en  vante  et  qui  le  rappelle 
sans  cesse  avec  une  rancune  émue.  Que  peut-il  avoir  de  commun 
avec  la  Nouvelle-Angleterre  ou  la  Pensylvanie? 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Non,  la  charité  du  Sud  n'est  pas  et  nu  sora  peut-être  jamais 
celle  du  Nord,  mais  quel  que  soit  le  caractère  qu'elle  prenne  dans 
les  climats  les  plus  divers,  au  nom  de  la  morale  ou  au  nom  de  la 
pitié,  la  charité  entre  les  mains  des  femmes  reste  toujours  ce  qu'il 
y  a  de  meilleur  au  monde.  L'essentiel  est  qu'elle  soit  faite, 
comme  on  la  fait  dans  tous  les  Etats-Unis,  catholiques  ou  protes- 
tans,  d'une  manière  (jui  mette  étroitement  en  rapport  les  riches 
avec  les  pauvres  et  qui,  tout  en  respectant  les  droits  des  congré- 
gations, partout  où  celles-ci  existent,  ne  décerne  à  personne  le 
monopole  des  devoirs  légués  par  l'Evangile  à  tous. 

Mais  en  parlant  d'une  vertu  commune  à  l'Amérique  en- 
tière, j'ai  passé  inconsidérément  la  ligne  qui  s'appelait,  avant  la 
guerre,  celle  de  Mason  et  Dixon.  Cette  fameuse  ligne,  tracée  entre 
la  Pensylvanie  et  le  Maryland,  séparait  deux  sociétés  alors  tout 
à  fait  dissemblables  et  qui  offrent  aujourd'hui  encore,  malgré 
l'unité  accomplie,  des  oppositions  frappantes.  Les  mœurs,  les 
caractères,  les  traditions  ne  se  laissent  pas  modifier  d'un  trait  de 
plume  comme  les  frontières,  et,  quoi  que  paraisse  en  penser  le 
Nord,  qui  a  sur  ce  chapitre  les  illusions  naturelles  aux  vainqueurs, 
la  complète  assimilation  d'idées  et  de  sentimens  ne  sera  point 
parachevée  de  longtemps,  si  la  reconstruction  politique  est  faite. 
Je  reviendrai  bientôt  au  Sud,  et  je  ne  m'attarderai  que  trop  peut- 
être  à  la  Nouvelle-Orléans  où  m'attendait  cette  inoubliable  im- 
pression d'un  quasi-retour  dans  la  patrie.  On  ne  peut  nier  toute- 
fois que  la  condition  des  femmes  américaines  soit  beaucoup  plus 
intéressante  à  étudier  dans  le  Nord,  justement  parce  qu'elle  dif- 
fère de  la  nôtre  d'une  façon  plus  radicale. 

Dans  le  Nord  seulement,  les  femmes  portent  une  agitation  de 
parole  et  d'opinion  autour  des  problèmes  sociaux.  Les  dames 
du  Sud  en  sourient  avec  un  peu  de  malice  et  gardent  quant  à  elles 
l'attitude,  sinon  précisément  des  jeunes  filles,  du  moins  des 
épouses  et  des  mères  françaises.  Elles  vivent  pour  leurs  maris, 
pour  leurs  enfans,  pour  leur  intérieur,  pour  le  monde,  sans  sortir 
de  ce  cercle  étroit,  à  moins  de  circonstances  graves,  comme  par 
exemple  celles  de  la  guerre  de  Sécession  qui,  sous  l'éperon  du 
patriotisme,  les  transforma  toutes,  du  jour  au  lendemain,  en  hé- 
roïnes. 

Tu.  Bentzo^. 


)  ^^^ 


DE  L'ORGA.MSATlOiN 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


LA  CRISE  DE  L'ÉTAT  MODERNE 


S'il  est.  — en  cette  ingrate  matière  de  la  politique  où  personne 
ne  saccorile  i^ir  rien,  — un  point  sur  lequel  l'accord  soit  possible 
aujourd'hui  et  même  assez  près  d  être  fait,  c'est  que  «  tout  va 
mal,  »  ou,  comme  disent  les  Espagnols,  habitués  depuis  un  siècle 
à  des  fins  de  régime,  ((ue  «  cela  s'en  va.  »  Les  symptômes  en  sont 
très  nombreux  et  frappans,  si  évidens  qu'on  se  décide  à  les  voir 
jusque  dans  les  milieux  où  l'on  serait  le  plus  intéressé  à  s'y  mé- 
prendre, où  Ton  aimerait  le  mieux  ne  les  avoir  jamais  vus.  Déjà 
les  vieux  parlementaires,  qui  uen  sont  plus  aux  illusions,  com- 
mencent à  se  frapper  la  poitrine  et  à  s'accuser,  en  les  regrettant, 
des  fautes  qu'eux-mêmes  et  les  autres  ont  commises.  A  ces  la- 
mentations, discrètes  encore,  mais  perceptibles  pour  qui  prête 
l'oreille,  le  pays  ne  répond  que  par  un  grand  silence.  Le  Par- 
lement fait  et\l(''fait,  demande  un  gouvernement  et  empêche  ou 
renverse  tout  gouvernement,  affirme  et  nie,  se  précipite  et  s'en- 
fuit, acclame  et  anathématise  :  la  France  en  est  absente,  ou  ne 
bouge  pas;  et  l'on  ne  sait  ce  qui  des  deux  est  le  plus  inquiétant, de 
ces  convulsions  du  Parlement  ou  de  cette  atonie  du  pays. 

Au  fond,  cette  atonie  et  ces  convulsions  sont  des  marques  du 
même  phénomène  et  disent  la  lassitude  de  vivre,  l'impossibilité 
de  durer  ainsi.  Seulement,  où  l'accord  cesse  tout  de  suite,  c'est 


6  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sur  les  causes  et  sur  les  remèdes.  De  ce  que  «  cela  s'en  va  »  on  a 
donné  mille  raisons,  mais,  à  notre  avis,  pas  une  bonne. 

Quand  on  s'en  prend  aux  personnes,  on  se  trompe.  Ce  n'est 
pas  la  faute  de  tel  ministre,  puisque  les  cabinets  se  suivent,  ne 
se  ressemblent  pas,  et  que,  néanmoins,  plus  ils  changent,  plus 
«  tout  continue  d'aller  mal.  »  Ce  n'est  pas  davantage  la  faute  de 
tel  l'résident,  —  s'il  est  permis  de  «  découvrir  l'exécutif  »  lorsqu'il 
s'est  découvert  lui-même,  —  puisque  les  Présidens  passent,  sen- 
tenl  le  danger  et  n'y  peuvent  rien.  Ce  n'est  pas  la  faute  de  telle 
institution  prise  à  part,  ni  celle  du  Sénat,  ni  celle  de  la  Chambre 
des  députés;  du  moins  ce  n'est  pas  directement  leur  faute, 
puisque,  Sénat  et  Chambre,  ils  sont  ce  qu'ils  peuvent  être.  Ce 
n'est  pas  notre  faute,  à  nous  citoyens,  une  faute  personnelle  à 
chacun  de  nous,  car,  après  que  nous  avons  voté  de  notre  mieux, 
-—  c'est-à-dire  contribué  à  choisir  pour  nous  représenter  le  can- 
didat le  plus  digne  et  le  plus  capable,  —  nous  avons  l'ait  tout  ce 
que  nous  pouvions  faire.  Ce  n'est  pas  la  faute  de  tel  ou  tel  article 
de  la  Constitution,  puisqu'on  l'a  déjà  revisée  et  qu'on  ne  nous  a 
pas  guéris.  Enfin,  ce  n'est  pas  la  faute  de  cette  Constitution  dans 
son  ensemble,  d'une  combinaison  défectueuse  des  différens  pou- 
vou's  publics  en  France,  du  mauvais  arrangement  constitutionnel 
de  février-juillet  1875,  puisque  ce  trouble  des  fonctions  de  gou- 
vernement ne  s'arrête  point  aux  frontières;  qu'il  paraît  être  épi- 
démique;  et  que  toute  l'Europe  en  est  travaillée,  ou,  si  ce  n'est 
toute  l'Europe,  assurément  tout  l'occident  de  l'Europe. 

Les  causes  qu'on  indique  à  l'ordinaire,  et  dont  nous  venons 
d'énumérer  quelques-unes,  sont  donc  ou  trop  locales  pour  ce  mal 
général  ou  trop  superficielles  pour  ce  mal  profond.  Ceux-là  seu- 
lement qui  ne  réfléchissent  pas  prennent  pour  des  incidens  d'un 
jour  des  faits  d'une  extrême  gravité.  Si  ces  faits  ne  sont  pas  tant 
des  causes  que  des  conséquences,  la  vraie  cause,  il  faut  la  cher- 
cher plus  avant,  plus  haut  et  plus  loin.  Il  faut  avoir  sans  cesse 
présent  ce  caractère  européen  et  l'on  peut  dire  quasi  universel, 
quant  à  la  civilisation  politique,  de  la  crise  actuelle,  qui  ne  se 
borne  pas  à  être  une  crise  de  la  République  française,  pas  même 

une  crise  du  parlementarisme,  qui  est  —  ni  plus  ni  moins une 

crise  de  l'Etat  moderne.  Sans  doute,  voici  venir  partout  en  Eu- 
rope, à  une  échéance  qui  s'approche,  la  «  faillite  du  parlemen- 
tarisme »  sous  la  forme  où  nous  le  connaissons;  et,  cette  fois,  il 
n'y  aura  pas  à  épiloguer  :  ce  sera  bel  et  bien  une  «  faillite  »,  puis- 
qu'il y  avait  bel  et  bien  des  engagemens  pris.  Mais  il  y  a  plus,  et 
c'est  lie  ce  point  qu'il  faut  partir  :  nous  sommes  en  face  (Tune  crise 
de  CElat  moderne;  nous  y  sommes  en  proie.  Nous  sommes  ma- 


DE    L  ORGANISATION    DU    SlFMï.U.E    UMVEItSEL.  1 

lades  par  lui,  dk,  plus  exacteuu'iit,  il  est  malade  en  nous,  —  et 
nous  en  mourrons  sil  reste  ce  que  les  hommes  (ravnnt  nous  l'ont 
fait. 

I.    —    NATIRE    ET    STRltTURE    DE    l'ÉTAT    MODERNE 

(Ju'i'st-te  donc  que  l'Etat  moderni'?  11  se  peut  délinir  ainsi  : 
en  théorie,  c'est  tin  Etat  de  droit;  en  fait,  c'est  ///*  Etat  construit 
par  en  bas.  Mais  la  détinition  elle-même  a  besoin  d'être  détinie, 
et,  dans  sa  première  partie  surtout,  appelle  une  explication,  car 
cette  expression  «  un  Etat  de  droit  »  est  susceptibh' de  bien  des 
acceptions  ditTérentes. 

Un  «  Etat  de  droit  »  est,  d'abord,  un  l']tat  où  tout  est  réglé 
par  la  loi,  où  rien  n'est  laissé  au  hasard,  à  l'arbitraire  ou  au  bon 
plaisir, —  lequel  n'est  que  le  hasard  passant  à  travers  res[)rit  d'un 
maître.  C'est  un  Etat  où,  rien  ne  se  faisant  (pie  par  la  loi,  la  loi 
s'occupe  et  décide  de  tout.  On  y  restreint  aux  dernières  limites, 
on  pousse  dans  les  derniers  retranchemens,  on  y  coupe  jusqu'aux 
racines  la  tradition,  la  coutume,  tout  ce  qui  n'est  pas  la  loi  écriliv 
Et  la  loi  n'y  est  pas  seulement,  comme  dans  l'h^tat  pins  ancien, 
un  aèrent  d'ordre  et  de  conservation,  mais  un  facteur  de  force, 
de  mouvement  et  de  transformation  sociale.  Ea  loi,  par  suite,  y 
devient  toute-puissante,  ou,  du  moins,  elle  y  doit  être,  en  prin- 
cipe, plus  puissante  que  tout.  Par  suite  aussi,  la  législation  y  est 
très  abondante,  et.  par  suite  encore,  l'organe  législatif,  la  léfjisla- 
ture,  y  prend  insensiblement  une  importance  tout  à  fait  hors  de 
pair,  une  prépondérance  absolue. 

Mais,  dans  l'Etat  moderne,  le  pouvoir  législatif  ne  r(;sideplus, 
ainsi  qu'il  résidait  jadis,  en  la  personne  d'un  chef,  plus  ou  moins 
assisté  de  quelques  conseillers  :  il  réside  ou  il  est  censé  résider 
dans  le  peuple,  qui,  suivant  les  cas,  ici,  l'exerce  direclenieni  et,  là, 
le  délègue  à  des  représentans  élus.  La  loi  n'es!  donc  plus  ce  qu'elle 
était  dans  l'Etat  plus  ancien,  l'œuvre  d'un  seul  ou  de  quelques- 
uns,  qui  lui  demeuraient  comme  extérieurs  et  supérieurs:  elle  est 
ou  elle  est  censée  être  l'œuvre  de  tous,  élaborée  par  tous  ou  par 
les  représentans  de  tous.  Dans  l'Etat  moderne,  —  qu'il  soit 
royaume,  empire  ou  république,  — personne  n'est  plus  en  dehors 
ni  au-dessus  de  la  loi  :  le  législateur  lui-même,  celui  qui  fait  la 
loi,  y  est  dans  la  loi  et  sous  la  loi.  Personne  n'y  a  de  droits  qui 
ne  s'arrêtent  au  point  où  ils  rencontrent  les  droits  des  autres;  do 
manière  que  tous  ont  ou  sont  censés  avoir  les  mêmes  droits  et 
des  droits  égaux. 

En  somme,  dans  l'Etat  de  type  antérieur,  la  loi  no  s'étendait 


8  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pas  à  tout;  il  y  restait  une  marge  à  l'arbitraire.  Le  plus  souvent, 
dans  l'État  ancien,  la  loi  n'était  que  la  coutume  fixée  et  con- 
sacrée; elle  ne  créait  rien,  ni  ne  laissait  rien  perdre:  elle  conser- 
vait. Le  pouvoir  législatif  n'était  pas  le  premier  ni  le  plus  consi- 
dérable de  l'État  :  il  n'existait  d'ailleurs  qu'en  union  étroite  avec 
l'exécutif,  dont  il  était  inséparable.  Le  roi  tout  seul  faisait  la  loi, 
et  la  loi  ne  liait  point  le  roi.  Elle  ne  liait  pas  tout  le  monde 
également,  exceptait  l'un  ou  l'autre,  ou  ne  les  liait  que  dans  la 
mesure  où  le  voulait  le  roi.  Dans  l'État  ancien,  le  roi  était  l'au- 
torité centrale,  l'autorité  suprême,  l'unique  autorité  :  il  était 
cet  État  lui-même.  Et  non  seulement  l'unique  autorité,  mais 
presque  le  droit  unique.  Son  droit  ne  rencontrait  jamais  d'autres 
droits  qui  tinssent  devant  lui  ;  son  pouvoir,  étant  le  lieu  d'unité 
de  tous  les  pouvoirs,  n'était  pas  limité  en  droit;  il  n'était  limité 
qu'en  fait;  il  valait  tant  que  valaient  ses  moyens. 

Au  contraire,  dans  l'État  moderne,  même  s'il  est  de  forme  ou 
de  dénomination  monarchique,  le  pouvoir  est  limité  en  droit  :  la 
loi  est  censée  lier  également  tout  le  monde,  et  le  roi  comme  le 
dernier  des  citoyens,  qui,  en  réalité,  sont  bien  moins  ses  sujets 
que  les  sujets  de  la  loi.  A  plus  forte  raison,  si  c'est  une  démo- 
cratie :  il  n'y  a  de  droits  que  les  droits  des  citoyens,  et  l'État  n'est 
ou  ne  devrait  être  que  l'équilibre  de  ces  droits.  Voilà,  au  résumé, 
ce  qu'est  un  État  de  droit  et  voilà  ce  qu'est  l'État  moderne  ;  voilà 
ce  qu'il  est  eu  théorie.  Pratiquement,  c'est  un  État  «  qui  se  con- 
struit par  en  bas.  » 

Pour  garder  la  figure  classique,  c'est  une  pyramide  retournée. 
L'État  ancien  descendait  du  roi  jusqu'au  peuple.  L'État  moderne 
monte,  au  contraire,  démocratique,  du  peuple  à  des  représentans 
élus,  et,  monarchique,  du  peuple  à  un  représentant  héréditaire 
du  peuple.  Dans  l'Etat  ancien,  le  peuple  était  à  la  base,  sans 
doute,  mais  conmie  une  indistincte  poussière  d'humanité,  et  le 
roi  était  au  sommet,  loin  de  ceux  qui  étaient  le  plus  près  de  lui. 
Dans  l'État  moderne,  on  peut  dire  que  le  peuple  est  à  la  base  et 
qu'il  est  au  sommet.  Les  grains  de  la  poussière  humaine  se  sont 
«  individualisés  »  ;  chacun  d'eux  est  devenu  un  homme  et  en 
chacun  d'eux  s'est  incarné  un  droit. 

Le  sommet  n'est  plus  dans  une  gloire,  la  base  n'est  plus  dans 
la  nuit;  un  demi-jour  et  comme  une  lumière  discrète  éclaire,  si 
l'on  ose  emprunter  l'antithèse  poétique,  éclaire  obscurément  toute 
la  surface.  L'État  ancien  pendait  des  profondeurs  du  ciel.  L'Etat 
moderne  pousse  des  profondeurs  de  la  terre.  L'Etat  ancien,  à 
tout  instant,  évoquait  Dieu  :  à  tout  propos,  l'Etat  moderne 
invoque  le  peuple. L'Etat  ancien  reposait  sur  un  seul  et,  au  sur- 


DK    L  Oli».  A.MSAlliiN     Dl     Sll-FUAt.i:    LMVEHSKL.  » 

plu>,  était  fait  umir  un  seul  :  VVAai  uuiderue  est  couse  reposer 
sur  tous  et  een?é  être  fait  pour  tous.  C'est  bien  la  pyramide  re- 
tournée. —  Maintenant,  peut-être  ne  sutfisait-il  pas,  pour  sub- 
stituer ri]tat  moderne  à  IKtat  ancien  et  Ib^tat  de  droit  à  l'Klat  de 
fait,  pour  **  construire  l'Ktat  par  en  bas,  »  de  retourner  piireuu'ut 
et  simplement  la  pyramide. 

U.    —    L.\  THÉORIE    DK    LA    SOUVERAINETÉ    NATIO.NALE    ET    LE    SL'FFR.VGE 
UNIVERSEL   INORGANIQUE. 

Les  révolutions  ne  font  guère  autre  chose,  et  qui  dit  «  révolu- 
tion '>  ne  dit,  après  tout,  que  «  renversement.  »  Celle  dont  naquit 
riitat  moderne  triompha  d'avoir  transporté  du  roi  au  peuple  ce 
qu'on  appelait  «  la  souveraineté.  »  De  «  la  s»)uveraineté  »  on  ne 
dépouilla  le  roi  que  pour  en  revêtir  la  nation.  On  ne  voulait  plus 
qu'il  y  eût  une  souveraineté  royale,  mais  à  sa  place  et  sur  ses 
ruines  on  proclamait  «  la  souverainet(''  nationale.  »  Ainsi  l'État 
moderne  détruisait  à  la  fois  et  reproduisait  l'Etat  ancien,  .sans 
même  prendre  j^Mrdc  que,  dans  1  Etat  ancien,  aucune  erreur  ni 
aucun  doute  n  était  possible:  on  savait  toujours  où,  et  plus  préci- 
sément «  en  qui  »,  était  «  la  souveraineté.  »  Si  la  souveraineté 
n'en  était  pas  moins  quelque  chose  d'obscur  et  d'indéfini,  le  sou- 
verain était  assurément  quebju'un  de  délini  et  de  connu.  Nulle 
iH'sitation,  nulle  incertitude  sur  «  le  siège  »  do  la  souveraineté. 
Elle  résidait  dans  la  personne  royale,  de  tel  roi  Charles  ou  de  tel 
roi  Louis.  —  Mais  pour  l'Etat  moderne?  où  réside  à  présent  la 
«  souveraineté  »  et  en  qui? 

Dans  la  nation  tout  entière,  formant  un  corps,  considérée 
comme  une  et  indivisible?  Cela,  oui,  c'est  la  théorie;  mais  quand 
on  passe  à  la  pratique,  la  nation  indivisible  se  divise,  la  nation 
une  se  fractionne,  et  la  souveraineté  nationale  se  partage,  la  sou- 
veraineté une  s'émiette.  Passant  à  la  pratique,  il  faut  toujours 
qu'on  en  arrive  là  :  au  partage,  au  morcellement  de  la  souveraineté 
nationale,  quelle  que  soit  la  forme  que  revête  l'Etat,  et  qu'il  soit 
royaume,  empire  ou  république. 

Oui,  certes,  c'est  la  théorie  que  la  souveraineté  luilioiiale  ré- 
side dans  l'ensemble  de  la  nation,  mais  en  vertu,  en  <(  devenir  »  ; 
et  c'est  le  fait  qu'au  moment  même  où  elle  «  devient  »,  où  elle  se 
traduit  par  un  acte,  elle  est  morcelée  en  autant  de  parcelles  que 
l'Etat  compte  de  citoyens.  Royaume,  empire  ou  république,  le 
seul  acte  par  lequel  se  traduise  ordinairement  la  souveraineté 
nationale  est,  en  effet,  l'élection.  La  seule  expression  de  la  sou- 
veraineté est  le  suffrage.  Si  donc  il  y  a  dix  millions  d'électeurs, 


10  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

il  y  a  dix  millions  d'atomes  do  souveraineté;  la  souveraineté  in- 
divisible ne  u  se  réalise  »  qu'en  se  divisant. 

Et  c'est  là  encore  tju'il  faut  en  venir,  à  quelque  spéculation 
ou  doctrine  j»liil()so|)liique  que  l'on  veuille  rattacher  la  notion  de 
la  souveraineté  nationale.  La  i*onde-t-on  sur  «  le  droit  naturel  » 
et  va-t-on  chercher  l'homme  avant  la  société?  ou  bien  sur  «  le 
contrat  social,  »  et  va-t-on  chercher  l'homme  avant  l'Etat?  ou 
bien  sur  ((  la  volonté  générale,  »  et  se  contente-t-on  de  considérer 
l'homme  dans  l'Etat? Cette  métaphysique,  politiquement,  importe 
peu.  Dans  la  pratique  de  l'Etat  moderne,  il  faut  en  venir  à  ce  que 
ce  droit  naturel  s'exerce,  s'il  y  en  a  un;  à  ce  que  ce  contrat 
social,  s'il  y  en  eut  un,  se  prolonge  ou  se  dénonce;  à  ce  que 
cette  volonté  générale  se  déclare,  s'il  y  en  a  une.  Or  comme  il  n'y 
a  qu'une  seule  expression  de  la  souveraineté  nationale,  il  n'y  a 
aussi  qu'un  seul  moyen  d'exercer  le  droit  naturel  supposé,  de  ra- 
tifier le  contrat  social  supposé,  de  déclarer  la  volonté  générale 
supposée;  et  c'est  le  vote,  le  sutlrage.  — Suffrage  de  tous,  évi- 
demment, puisque  la  souveraineté  est  de  tous  ;  que  tous,  par 
hypothèse,  ont  des  droits  naturels;  que  tous  sont,  par  hypothèse, 
parties  au  contrat  social;  que,  par  hypothèse,  toutes  les  volontés 
particulières  doivent  concourir  à  la  volonté  générale.  Suffrage 
omnipotent  de  dix  millions  de  souverains  égaux;  suffrage  soli- 
taire de  dix  millions  de  souverains  dispersés. 

C'est-à-dire  qu'il  faut  en  arriver,  dans  la  pratique,  à  briser, 
broyer  et  éparpiller  cette  souveraineté.  C'est-à-dire  qu'entre  le 
bloc  et  le  corpuscule,  entre  la  nation,  théoriquement  souveraine, 
et  chaque  citoyen,  souverain,  dans  la  pratique,  de  la  seule  sou- 
veraineté du  bulletin  de  vote,  rien  ne  s'interpose  et  ne  peut  s'in- 
terposer; qu'il  faut  que  la  souveraineté  nationale,  lorsqu'elle  cesse 
d'être  une  absti-action,  aboutisse,  dans  les  faits,  au  suffrage  uni- 
versel et  au  suffrage  inorganique  :  une  entité,  dix  millions  de 
cellules  séparées,  point  d'organes  intermédiaires;  et  qu'il  faut  que 
du  suffrage  inorganique,  la  nation,  en  un  temps  donné,  sorte  dés- 
organisée, avec  ridée  pure  à  un  bout,  l'Individu  à  l'autre  bout,  et 
dans  l'entre-delix,  le  vide. 

C'est-à-dire  qu'on  n'est  pas  libre  de  choisir,  de  subir  une  telle 
condition  ou  de  s'y  soustraire,  et  qu'il  faut,  de  nécessité,  dès 
qu'on  bâtit  l'Etat  moderne,  si  on  le  bâtit  exclusivement  sur 
le  principe  de  la  souveraineté  nationale  ou  ses  substructions,  —  le 
droit  naturel,  le  contrat  social,  la  volonté  générale,  —  et  sur  la 
pratique  du  suffrage  universel  inorganique,  s'attendre  à  ne  jamais 
tirer  d'une  matière  ainsi  pulvérisée  qu'un  Etat  disjoint  et  comme 
désarticulé. 


DE    LURCAMSATION     l>l     SI  FFKAGi:    UNIVERSEL.  Il 


m.    —    OIE    LE   SITKR-XGE    l  NIVERSEL    INORGANIQUE    (.ONDUIT    A    L  ANARCHIE 

UNIVERSELLE 

Mais  plutôt,  cet  Ktat  modoriu'.  qui  doit  être  «  construit  par 
en  bas.  »  licnt-il  debout  sur  une  l)aso  solide?  l'ist-il  u  construit  » 
d'une  façon  quelconque,  à  un  de^ré  quelconque?  Tant  bien  que 
mal  est-il  «  construit?  »  On  est  obligé  de  répondre  que  non,  qu'il 
ne  tit'iit  pas  debout,  parce  que  le  pied  lui  manque  :  ([u'il  n'est 
construit  ni  bien  ni  mal,  pas  même  mal,  point  du  tout,  mais  qu'il 
se  fait  sans  cesse  et  sans  cesse  se  dt'fait. 

Bâtir  l'Ktat  moderne,  en  théorie,  sur  la  souveraineté  nationale 
et,  en  pratique,  sur  les  dix  millions  de  petits  carrés  de  papier  du 
sutlrage  universel  inorganique,  est  aussi  absurde,  aussi  foii,  que 
fou  et  absurde  eût  été  le  rêve  des  moines  du  Mont  Saint-Michel, 
s'ils  eussent  voulu  jeter  dans  le  ciel  les  clochetons  de  leur 
abbaye,  en  posant  les  premières  assises  non  sur  le  ferme  roc,  mais 
sur  la  plage  mouvante  de  la  baie,  où  le  passant  senli/.e.  C'est 
tenir  la  même  gageure,  que  de  prétendre  bâtir  l'Etat  sur  le  suf- 
frage universel  inorganique,  qui  fst  la  souveraineté  nationale 
réduite  en  un  sable  mouvant.  C  est  oublier  que  seul  le  vent  qui 
souffle  fait  quelque  chose  avec  le  sable,  l'enlève  par  paquets, 
l'emjKirte.  le  roule  en  de  furieux  tourbillons,  le  laisse  retomber 
au  hasard  eflréné  de  son  caprice;  et  voilà  une  dune,  mais  revenez 
demain  :  le  vent  contraire  aura  soufflé;  où  l'un  avait  amoncelé, 
entassé,  l'autre  a  creusé*  :  où  était  une  dune  est  maintenant  une 
fosse.  Et  de  la  fosse  à  la  dune  et  de  la  dune  à  la  fosse,  chaque 
jour,  s'il  n'y  avait  au  monde  que  le  sable  et  le  vent,  changerait  la 
face  de  la  terre. 

Il  n'en  va  pas  autrement  de  l'Etat,  si  l'on  n'y  reconnaît  que 
cet  élément,  l'individu,  et  que  cette  force,  le  suffrage  universel 
inorganique.  Alors,  un  grand  courant, un  grand  vent  de  l'opinion 
pourra  enlever  les  électeurs,  les  emporter,  les  rouler  en  ses  tour- 
billons, les  laisser  retomber  au  même  hasard  aussi  aveugle  d'un 
même  caprice  aussi  insensé,  et,  les  entassant,  les  amoncelant, 
sembler  avoir  fait  quelque  chose;  mais  ce  ne  sera  jamais  qu'une 
dune,  dans  laquelle,  le  lendemain,  le  vent  contraire  creusera,  et 
ce  ne  sera  qu  une  fosse.  Ni  le  vent  ni  le  suffrage  n'auront  rien 
construit.  Par  les  temps  calmes,  entre  deux  ouragans  ou  deux 
scrutins,  les  grains  de  sable  et  les  grains  de  souveraineté  demeu- 
reront inertes,  dormiront  le  lourd  sommeil  de  la  matière,  les  uns 
tout  près  des  autres,  et  les  uns  étrangers  aux  autres,  maintenus 
inexorablement  chacun  en  son  désert,  jusqu'à  la  prochaine  tem- 


12  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pôle  OU  la  prochaine  élection,  jusqu'à  une  nouvelle  et  toujours 
redoutable  nio])ilisalion  des  atomes. 

Car,  dans  l'Etal  comme  dans  la  nature,  l'atome  qui  reste  atome 
est  anarchique,  et  qu'est-ce  qui  peut  bien  être  plus  anarchique 
qu'un  grain  de  sable,  dans  la  nature,  si  ce  n'est,  dans  l'Etat,  un 
grain  de  <»  souveraineté?  »  —  Ah  !  vous  avez  coupé  tous  les  liens, 
ou  à  peu  près  tous,  qui  rattachaient  l'Individu  à  qui  ou  à  quoi 
que  ce  soit;  vous  l'avez  isolé  de  tous  les  autres  et  de  tout  le 
reste;  vous  l'avez  exalté,  élevé  à  la  dernière  puissance;  vous  avez 
mis  en  lui  tous  les  pouvoirs  quand  déjà  il  avait  toutes  les  con- 
voitises ;  vous  n'avez  pas  voulu  autour  de  lui  la  moindre  résis- 
tance, ni  le  moindre  contrepoids  au-dessous  de  lui!  Après  avoir 
«  abstrait  »  la  souveraineté,  vous  avez,  en  quelque  manière, 
<(  abstrait  »  l'Individu  lui-même;  puis  vous  l'avez  lâché  à  travers 
la  société,  dans  son  égoïsme  impatient,  débridant  d'un  seul  coup 
dix  millions  d'cgoïsmes  pareils  et  semant  dix  millions  de  germes 
d'anarchie!  Vous  avez  cru  l'aire  merveille  parce  que  le  nombre 
était  imposant  et  qu'il  n'y  en  avait  pas  moins  de  dix  millions,  tous 
égaux,  tous  rivaux  et  tous  séparés! 

Et,  depuis  cent  ans  ou  depuis  cinquante  ans,  nous  poursuivons 
ce  paradoxe,  de  vouloir  construire,  sur  ces  dix  millions  de  grains 
de  sable  inconsistant,  sans  aucun  appareil,  sans  aucun  système 
qui  les  groupe  et  qui  les  cimente,  la  masse  colossale  et  de  plus  en 
plus  pesante  de  l'Etat  moderne.  Nous  peinons  à  édifier,  dans  la 
confusion  des  esprits  et  des  langues,  notre  moderne  tour  de 
Babel,  ayant  d'abord  eu  soin  d'enfermer  en  ses  fondations  dix 
millions  de  chances  de  désagrégation.  Quelle  chimère!  Faire  de 
la  durée  avec  de  l'instabilité  et  de  l'ordre  avec  du  désordre  ! 
faire  du  continu  avec  du  déréglé  et  du  définitif  avec  du  fugitif! 
Gomme  si,  pour  planter  en  terre  un  monument  qui  brave  les  âges, 
il  suffisait  d'accrocher  des  atomes  et  d'additionner  des  molécules  ! 
ou  comme  si,  pour  créer  et  entretenir  le  plus  haut  et  le  plus 
complexe  des  organismes,  c'était  assez  que  de  juxtaposer  et  d'ad- 
ditionner des  cellules  ! 

Il  se  peut  que,  de  ce  paradoxe  et  de  cette  chimère,  la  théorie 
se  soit  accommodée  :  tant  qu'elle  n'est  que  la  théorie,  on  en  prend 
à  l'aise  avec  elle;  mais  de  froides  et  positives  réalités  viennent 
après,  qui  font  justice.  Le  trouble  qui  agite  l'Etat  moderne,  la 
crise  dont  il  souffre,  nous  en  savons  à  cette  heure  la  vraie  cause  : 
c'est  que  les  dures  réalités  sont  venues;  c'est  que  la  suite  logique 
s'est  déroulée  ;  c'est  que  de  la  <(  souveraineté  nationale  »  a  pro- 
cédé naturellement  le  suffrage  universel  inorganique,  et  que  du 
suffrage  universel  inorganique  procède  naturellement  une  uni- 


Di:  l'orgamsation   du  suffrage  UMVEKSEL.  13 

verselle  anarcliio.  —  Le  mal  de  l'Etat  moderne,  il  ne  servirait  à 
rien  de  cherchw  des  périphrases,  c'est  l'anarchie,  dans  la  paix  de 
la  rue  :  une  anarchie  sourde,  lente,  partout  dilTuse  en  lui  et  qui 
lui  est  comme  congénitale;  pas  toujours  agissante,  mais  toujours 
menaçante  ;  et  elle  a  dix  millions  de  germes,  les  dix  millions  d'in- 
dividus entre  qui.  par  le  suffrage  inorganique,  est  fractionnée  la 
«  souveraineté.  »  Ayons  le  courage  de  conclure  en  toute  fran- 
chise :  le  grand  mal  et  le  grand  danger,  c'est  la  «  souveraineté 
nationale  »  moléculaire,  c'est  le  suffrage  universel  inorganicjue, 
qui  ne  peut  être  que  le  sulTrage  universel  anarchique. 

IV.    —    LK    SUFFRAGE    UNIVERSEL    INORGANIOUi:,    Si:S    PROCÉDÉS 
ET    SES    PRODUITS 

Et  comment  le  suffrage  universel  inorganique  ne  serait-il  pas 
le  sutTrage  universel  anarchique?  Pour  qu'il  ne  le  fût  point,  il 
faudrait  (|ue  l'homme  ne  fût  point  l'homme,  (jue  tout  électeur  fût 
un  saint,  —  et  un  saint  très  intelligent.  Il  faudrait  que  chaque 
homme  pris  à  part  et  la  majorité  des  hommes  eussent  le  sens 
inné  de  la  justice  et  du  devoir,  le  dévouement  instinctif,  l'esprit 
de  sacrifice  volontaire,  cette  «  vertu  »  que,  parait-il,  exigent  les 
démocraties  et  que  les  hommes,  sous  la  démocratie  comme  sous 
d'autres  formes  de  gouvernement,  ou  n'ont  jamais  eue  ou  n'ont 
plus.  Il  faudrait  que  chaque  homme  pris  à  part  et  la  majorité  des 
hommes  eussent  de  l'intérôt  commun  une  claire  connaissance  et 
un  vif  amour,  qu'ils  n'ont  pas.  Car  combien  d'entre  eux  sont 
capables  de  discerner  et  de  préférer  non  pas  l'intérêt  général, 
ni  seulement  un  intérêt  quelque  peu  général,  mais  même  leur 
véritable  intérêt  particulier?  Il  faudrait,  en  un  mot,  que  l'homme 
fût  un  animal  beaucoup  plus  «  politi({ue  »  (ju'il  n'est, —  quoi 
qu'en  dise  Aristote,  —  si  toutefois  Aristote  a  voulu  dire,  par  «  po- 
litique »  autre  chose  qu'animal  «  sociable  »  ou  «  vivant  en  cité.  » 
Car  combien  d'hommes  sont  capables,  on  ne  dit  pas  de  gou- 
verner un  Etat,  mais  de  se  gouverner  eux-mêmes? 

Voilà  cependant  un  régime  où  le  nombre,  faisant  tout,  p;'iit 
tout.  Il  procède  mécani(|ucment  de  la  plus  rudimentairc  des  opé- 
rations arithmétiques.  Dans  ce  régime,  fondé  sur  le  suffrage 
universel  inorganique,  il  n'y  a  que  le  nombre  au  total;  les  unités 
viennent  d'où  elles  peuvent,  se  rapprochent  et  se  rangent  comme 
elles  peuvent.  Elles  n'ont  pas  de  case  marquée  d'avance  où  elles 
doivent  tomber.  Le  suffrage  universel  inorganique,  en  son  addi- 
tion grossière,  brouille  et  confond  les  diverses  colonnes.  Le 
nombre  n'a  que  sa  valeur  de  nombre,  et  la  valeur  de  l'homme  n'y 


14  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

figure  pas  môme  comme  coefficient.  L'homme  n'y  compte  qu-e 
comme  individu  et  ne  compte  pas  comme  élément  social. 

Dans  ce  régime,  ceux  qui  ne  prennent  pas  toute  la  place  n'ont 
pas  leur  place;  ceux  qui  ne  sont  pas  tout  n'y  sont  rien;  ceux  qui 
ne  s'ajoutent  pas  à  l'addition  sont  éliminés  par  soustraction.  Le 
champ  est  ouvert  aux  audacieux,  aux  «  malins,  »  aux  cyniques, 
aux  inconsciens  ;  eux  seuls  ne  se  découragent,  ne  s'absentent  et 
ne  s'abstiennent  jamais.  Ambitieux  de  grande  et  de  moyenne 
marque  intriguent  et  bataillent,  achètent  et  vendent,  marchandent 
et  maquignonnent,  font  impudemment  leur  métier  de  condottieri 
de  la  politique.  Ils  circonviennent  l'électeur  dérouté,  l'étour- 
dissent du  vin  vulgaire  de  leurs  ilatteries  et  de  leurs  promesses, 
l'enrôlent,  l'arment  d'un  bulletin  et  le  lancent  à  la  conquête  du 
nombre.  De  temps  en  temps,  la  Via  normale  de  la  nation  est 
suspendue,  sa  vraie  vie  de  sang  et  de  chair  :  par  le  suffrage  inor- 
ganique, elle  devient  inorganique  pour  un  jour  et,  pour  un  jour, 
est  supprimé  ce  qui  en  elle  pose  l'individu  et  le  fixe  quelque  part, 
ce  qui  le  qualifie,  ce  par  quoi  il  est  socialement  «  situé  »  en  un 
certain  endroit,  dans  une  certaine  condition,  près  de  tels  autres 
individus.  C'est  une  lutte  de  chacun  contre  tous  et  de  tous  contre 
chacun;  lutte  acharnée,  impitoyable;  t(mébreuse  mêlée  au  bout 
de  laquelle  le  plus  écrase  le  moins,  avec  la  stupide  et  muette  bru- 
talité des  chiffres. 

On  ne  saurait  imaginer  d'Etat  plus  anarchique,  puisqu'il  n'y 
a  que  le  hasard,  ni  plus  barbare,  puisqu'il  n'y  a  que  le  nombre. 
Du  rnoins,  il  le  serait  absolument,  il  serait  pleinement  anarchique 
et  barbare,  un  tel  Etat,  un  Etat  où  les  citoyens,  ivres  dans  leur 
souveraineté,  se  ruent  à  leur  fantaisie,  sans  que  le  moindre  appui 
les  retienne  et  les  soutienne,  où  il  n'y  a  plus  ni  cadres  ni  digues, 
où  le  suffrage  universel  coule  comme  un  ffeuve  débordé, —  si  le 
hasard  ne  corrigeait  pas  le  hasard,  ou  plutôt  si  l'astuce  n'en- 
chaînait pas  le  caprice  et  ne  conduisait  pas  la  sottise. 

Parce  que  devant  la  loi,  dans  le  suffrage,  il  n'y  a  plus  de  classes, 
ce  n'est  pas  en  effet  une  raison  pour  que,  dans  le  suffrage,  en  marge 
delaloi,il  n'y  ait  plus  ni  dirigeans,ni  dirigés,  ni  dirigeables. En  ce 
fleuve  sorti  de  son  lit,  un  habile  homme  peut  faire  des  prises  d'eau 
pour  arroser  son  pré.  Ou,  revenant  à  notre  première  image,  dans 
cette  danse  d'atomes,  il  est  impossible  qu'il  n'y  en  ait  pas  qu'attire  et 
que  s'attache  le  métal  aimanté.  Ainsi  s'explique  la  boutade  fa- 
meuse de  l'Américain  Hamilton,  en  réponse  à  la  phrase  de  Mon- 
tesquieu sur  la  «  vertu  » ,  que  «  la  corruption  est  nécessaire  dans  les 
démocraties.  »  La  corruption  est  à  la  fois  le  corollaire  et  le  cor- 
rectif du  suffrage  universel  inorganique  qui,  ne  voulant  plus  de  dis- 


DE    l'oUGAMSATION    DU    SCFFRAGE    UMVEUSEL.  15 

tinctions  ni  de  séparations  même,  tombe  aux  mains  des  plus  effron- 
tés et  (jui  ne  cesse  d'être  anarchique  (ju'eu  cessant  d'être  universel. 

Mais  lequel  vaut  le  mieux,  de  la  maladie  ou  du  remède?  Le 
système  électoral  est  détestable  qui  ne  mène  qu'ici  ou  là.  Le  sys- 
tème électoral  est  mal  conçu  et  pèche  par  excès  d'optimisme, 
qui  ne  prévoit  pas  ces  deux  espèces  :  les  aventuriers  et  les  imbé- 
ciles. Il  met  les  uns  à  la  merci  des  autres,  et  les  honnêtes  gens, 
les  p'us  éclairés,  à  la  merci  et  des  uns  et  des  autres.  Le  système 
électoral  est  mal  conçu  qui  s'en  rapporte  à  la  fortune,  aux  des- 
tinées. Fata  viam  invenient!  comme  si  ce  n'était  pas  la  lâche  de 
Ihomme  «l'État  de  diminuer  la  part  de  la  fortune  dans  les  affaires 
de  ce  monde,  et  comme  si,  il'ailleurs,  il  ne  se  tn)uvait  pas  toujours 
quelqu'un  pour  détourner  et  pour  suborner  la  fortune  1  Le  système 
électoral  est  mal  conçu  qui  chasse  les  intérêts  hors  de  leurs 
irroupemens  naturels,  et  coalise  les  appétits  en  i,n-oupemens  arti- 
ticiels.  Par  lui,  par  ce  système  électoral,  le  suffrage  universel 
iiiorganii{ut'  étant  l'unique  force  motrice  de  l'Etat,  et  qui  le  tient 
tenant  l'Ktat,  quoi  d'étonnant  si  on  le  capte  et  s'il  se  fonde  des 
syndicats,  des  sociétés  pour  l'exploitation  de  cette  force?  s'il  ne 
manque  pas,  dans  ce  genre  de  travaux  publics,  soit  de  manœuvres 
au  rabais  soit  d'entrepreneurs  à  la  surenchère? 

Un  beau  matin,  quebju'un  s'avise  que  le  renouvellement  de 
la  Chambre  des  députés  se  fera  dans  six  mois.  Le  député  de  l'ar- 
rondissement est  «  usé  »  ;  il  a  cessé  de  plaire  :  ou  bien  il  appar- 
tient à  l'opposition,  et  alors  c'est  un  devoir  de  le  coiiibattre;  ou 
bien  il  a  prouvé  qu'il  n'avait  pas  assez  de  crédit  en  ce  haut  lieu 
d'où  pleuvent  bénéfices  et  faveurs,  et  alors,  c'est  un  besoin  de  le 
remplacer.  Il  suftit.  Ce  quel([u'un,  qui  n'est  pas  même  quelqu'un, 
qui  est  (juelconque,  qui  est  le  premier  venu  doué  de  beaucoup  de 
vanité  et  d'un  peu  d'entregent,  va  trouver  un  second  quelqu'un, 
non  moins  quelconque,  qui  s'en  va  trouver  un  troisième.  Dès 
qu'ils  sont  trois,  X,  \ ,  Z,  un  «  comité  »  est  constitué  :  président, 
vice-président  et  secrétaire-trésorier.  Le  comité  provoque  une 
réunion  «  générale  »  où  chacun  de  ses  membres  a  soin  de  n'amener 
que  les  moins  douteux  de  ses  amis.  Il  leur  expose  ce  qu'il  a  fait, 
les  consulte  sur  ce  qu'il  doit  faire.  Ce  qu'il  a  fait  est  ratilié  par 
acclamation;  quant  à  ce  qu'il  doit  faire,  carte  blanche.  Avant 
cette  réunion  «  générale  »,  il  était  modeste  et  ne  s  intitulait  que 
comité  provisoire;  après,  il  est  établi,  assis,  patenté;  il  a  pignon 
ou  étalage  sur  rue,  et  se  tient  en  permanence,  comme  le  Comité 
de  salut  public.  Il  est  reconnu  par  la  préfecture  :  un  candidat  ne 
passera  peut-être  pas  sûrement  grâce  à  lui  ;  il  passera  difficile- 
ment sans  lui. 


16  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Un  candidat?  Mais  le  comité  se  réserve  de  désigner  le  can- 
didat, X,  Y,  Z  confèrent  tous  les  soirs;  c'est  de  chez  l'un  chez 
l'autre  un  va-et-vient  mystérieux  :  ils  cherchent  un  homme.  La 
ville  et  la  banlieue  attendent...  Enfin,  ils  prononcent.  Nouvelle 
réunion  «  générale.  »  Le  nom  du  candidat  choisi  est  mis  aux 
voix,  à  mains  leviies  :  des  mains  se  lèvent.  L'homme  de  X,  Y,  Z 
reçoit  la  consécration  solennelle  de  deux  cents  petits  Z,  Y,  X.  Il 
est  désormais  candidat,  leur  candidat,  le  candidat.  Qui  l'a  investi? 
La  réunion  «  générale  »  du...  Qui  l'a  pi*oposé  à  cette  réunion? 
Le  comité.  Qui  en  avait  chargé  le  comité?  Une  première  réunion. 
Qui  avait  convoqué  cette  première  réunion?  Le  comité.  Qui  avait 
investi  le  comité?  Personne.  Mais  personne  non  plus  ne  conteste 
les  titres  ni  de  la  réunion,  ni  du  comité,  ni  du  candidat.  Il  est  le 
champion  déclaré,  privilégié,  envoyé  en  possession  de  monopole, 
breveté  avec  garantie  des  «  républicains  progressistes  »  de  l'arron- 
dissement. —  Et  qui  est-ce,  les  républicains  progressistes  de...? 
—  Vous  le  savez  bien  :  «  On  »  et  <(  Chose  »  et  puis  X,  Y,  Z. 

Mais  qui  est-ce,  lui,  le  candidat?  Un  avocat,  ancien  bâtonnier 
de  l'ordre  (ils  sont  quelquefois  jusqu'à  cinq  inscrits  au  tableau) 
ou  quelque  officier  de  santé,  promu  docteur  par  la  politesse  fran- 
çaise, comme  Charles  Bovary  par  M.  Homais,  ou,  sans  métaphore, 
à  cause  des  campagnes,  un  vétérinaire.  Si  la  circonscription  est 
urbaine,  le  médecin  prodigue  ses  secours  au  commerce  local 
<(  que  ruine  la  concurrence  parisienne  »  ;  si  elle  est  rurale,  l'avocat 
se  sent  pris  d'une  passion  violente  pour  les  comices  agricoles. 
Banquets  par  souscription  et  toasts.  C'est  l'heure  de  rédiger  le 
programme.  Le  comité  s'enferme  et,  pied  à  pied,  en  discute  les 
termes. 

La  libre  pensée  locale  a  des  exigences  :  elle  veut,  dix  ans  après 
que  la  loi  est  votée  et  rigoureusement  appliquée  (n'est-ce  pas 
la  plus  appliquée  de  toutes  nos  justes  lois?)  que  le  candidat  in- 
scrive en  ses  revendications  l'instruction  gratuite,  laïque  et  obli- 
gatoire, ou,  puisque,  somme  toute,  c'est  une  affaire  faite,  que 
l'on  en  jure  le  maintien.  Elle  éprouve  son  homme,  l'homme  de 
X,  Y,  Z,  à  cette  pierre  de  touche  :  jure-t-il  de  maintenir  les  lois 
scolaires  et  militaires...  ces  lois  qui,...  ces  lois  que...  ces  lois  in- 
tangibles? Car  cette  libre  pensée  pense  peu  et  pas  du  tout  libre- 
ment. Il  y  a  des  chances  pour  que  X,  Y,  Z,  s'ils  sont  «  républi- 
cains progressistes  »  en  province,  dans  une  ville  de  quinze  à  vingt 
mille  âmes,  soient  en  même  temps  francs-maçons  et  dignitaires 
d'une  loge.  Ce  n'est  pas  qu'il  faille  pour  cela  exagérer  la  profon- 
deur ni  la  noirceur  de  leurs  desseins  ;  mais  de  piquer  trois  points 
sous  leur  signature,  de  frapper  trois  coups  sur  leur  coude,  aux 
reconnaissances,  de  porter  à  leur  nœud  de  cravate  une  truelle 


DE    l'oKGAMSATK^N    DU    SlFFKAt.E    UMVKBSKL.  17 

croisée  avec  une  équerre  d  argent,  cela  leur  donne  de  la  surface, 
du  plomb  et  de  l'aplomb,  et  cela  leur  permet,  tout  en  distribuant 
des  soupes  aux  pauvres,  de  distribuer  des  sièges  à  leurs  com- 
pagnons. 

Soumis  par  les  inquisiteurs  du  cru  cà  la  cpiestion  préalable,  le 
candidat  accepte  tout  ce  quon  lui  impose;  le  moyen  de  ne  pas 
accepter?  Ce  qui  s'olVre  à  lui  et  ce  qu'il  perdrait  en  se  dégageant, 
c'est  le  seul  groupement  qui  subsiste;  groupement  artificiel 
d'amours-propr»'s  et  de  cupidités,  mais  un  groupement;  la  seule 
org:inisation  tolérée  dans  le  sullrage  universel  inoiganique  :  or- 
ganisation illégale  ou  extra-légale,  mais  une  organisation  ;  la  seule 
force  demeurée  debout,  la  seule  échappée  à  la  perte  des  forces,  à 
la  mort  des  vies  collectives,  ou  la  seule  ressuscitée  ;  force  usurpée, 
trompeuse,  oppressive,  mais  une  force.  En  face  d'elle  et  contre 
elle,  rien  :  le  verbe  lui-même,  ce  levier  des  démocraties,  sans 
elle,  n'a  plus  de  nuu'dant  ni  delïet  :  rien  que  l'argent  qui  puisse 
se  passer  d'elle,  et  encore  serait-il  plus  prudent  de  transiger.  Dans 
le  suHVage  universel  inorganique,  rien  donc  que  les  comités  et 
l'argent.  Il  n'y  a,  pour  le  candidat,  (ju'un  moyen  de  se  soustraire 
aux  comités,  c'est  de  s'en  iier  à  l'argent  :  il  n'y  a  pour  lui  qu'un 
moyen  de  ne  point  prêter  hommage  au  comité,  de  ne  point  recevoir 
en  fief  sa  circonscription, — c'est  de  l'acheter.  Le  suiïrage  imi- 
versel  inorganique  s'organise  et  s'actionne  par  ces  deux  seules 
forces  :  les  comités  et  l'argent.  Mais  par  les  comités,  il  cesse 
d'être  universel  et,  par  l'argent,  il  cesse  d'être  un  sulTrage. 

Qu'il  le  doive  à  l'argent  ou  aux  comités  ou  aux  deux  forces 
combinées,  l'avocat,  le  médecin,  le  vétérinaire  est  élu.  Son  nom 
sort  triomphant  des  urnes,  que  nous  supposons  inviolées.  Il  a  une 
majorité  décisive  :  d'où  lui  vient-elle .'  De  toutes  les  voix  qu  il  a 
réunies,  combien  lui  ont  été  données  pour  lui-même,  à  raison 
de  ce  qu'il  est  ou  de  ce  qu'il  n'est  pas?  De  tous  ses  partisans, 
combien  en  connaît-il  et  combien  le  connaissent?  De  tous  les 
intérêts  qui  se  confient  à  lui,  combien  sont  identiques  ou  seule- 
ment analogues  aux  siens? 

Quand  on  «  représente  »  quelqu'un  ou  quelque  chose,  on  de- 
vrait être  comme  une  image  de  ce  quelqu'un  ou  de  ce  quelque 
chose.  Mais  ce  député,  s'il  va  officiellement  représenter  à  la 
Chambre  l'arrondissement  de...,  qui  réellement  a  représenle-t-il  » 
et  quoi?  Des  affaires  et  des  besoins  de  ceux  qu'on  le  dit  «  re- 
présenter »  que  sait-il,  si  on  le  pousse  un  peu?  Ce  qu'on  lui  en 
écrit  de  là-bas.  Et  qui  lui  en  écrit?  Son  comité.  Comme  il  faut 
qu'il  parle  pour  se  faire  entendre,  on  lui  fabrique,  vaille  que 
vaille,  un  dossier  :  avocat,  il  se  plaint,  en  phrases  touchantes,  de 
la  mévente  du  colza  ;  médecin,  il  déplore  amèrement  la  «  maigreur  » 
TOME  cxxx.  —  1895.  2 


18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  betterave, — sans  ensoulliir,sans  en  convaincre  et  peut-être 
sans  être  convaincu,  —  avocat,  parce  que  tout  se  plaide,  et  méde- 
cin, parce  quv  tout  se  traite.  On  ne  sent  point,  sous  ces  discours, 
l'intérAt  vivant,  directement  atteint,  directement  en  jeu  :  par  ces 
discours,  ce  n'est  point  le  pays  vivant  qui  se  manifeste,  c'est  un 
pays  factice,  plaqué  sur  l'autre  qu'il  étouffe;  un  faux  pays  politi- 
quant.  représenté  alors  que  le  vrai  ne  l'est  pas,  et  recrutant  ses 
dignes  «  représentans  »,  qui  ne  «  représentent  »  que  lui,  en  trois 
ou  qnatre  métiers,  dont  c'est  la  spécialité  de  fournir  des  rhéteurs 
à  tous  les  partis  :  avocats,  médecins  d'hommes  ou  de  bètes,  pro- 
fesseurs, journalistes  ou,  plus  vaguement  mais  plus  noblement, 
publicistes. 

Si  les  députés  que  nous  avons,  pour  la  plupart  politiciens  de 
carrière,  nous  représentaient  réelU'?ncnt,  c'est  que  nous  serions 
—  ce  qui  ne  s  est  jamais  vu  —  toute  une  nation  de  journalistes, 
de  professeurs,  de  médecins  et  d'avocats.  Et  si  nous  ne  sommes 
pas  cette  nation,  il  y  a  dans  la  Chambre  tj-op  d'avocats,  de  méde- 
cins, de  professeurs,  de  journalistes  ;  il  y  en  a  sans  proportion 
aucune  avec  la  place  mesurée  qu'ils  occupent  dans  le  pays,  et  ils 
ne  nous  représentent  pas  ;  ils  ne  représentent  que  des  politiciens 
comme  eux.  Le  suffrage  universel  inorganique  aboutit  encore  à 
ce  résultat  :  il  sophistique  la  nation,  fausse  le  régime  représen- 
tatif, inaugure  le  règne  des  politiciens. 

Agent  général  à  Paris  des  politiciens  de  son  endroit,  manda- 
taire ou  commissionnaire  de  X,  Y,  Z,  coupé  de  toute  communica- 
tion personnelle  et  intime  avec  les  électeurs  qui  l'ont  nommé  ou 
qui  ont  fait  le  simulacre  de  le  nommer,  le  député  ne  représente, 
au  faire  et  au  prendre,  que  lui-même  et  son  comité,  son  comité 
plus  que  lui-même.  Et  en  quoi  le  représente-t-il  ?  Il  chasse  pour 
lui  aux  croix  du  Mérite  agricole,  aux  palmes  académiques,  aux 
médailles,  aux  vases  de  Sèvres,  et,  quand  il  fait  peur  ou  quand  il 
a  peur,  à  des  subventions,  à  des  allocations  plus  nutritives.  Quel 
jour  donnent  audience  les  ministres  et  reçoivent  les  directeurs, 
c'est  ce  qu'il  lui  faut  d'abord  savoir.  Il  passe  ses  matinées  en 
fiacre,  ses  après-midi  à  la  Chambre.  Il  y  expédie  sa  correspon- 
dance, y  reçoit  ses  visites,  d(''ambule  dans  les  couloirs  et  fait  des 
apparitions  en  séance.  Un  huissier  crie  :  «  On  vote,  messieurs!  » 
Comment  vote-l-on  ?  Blanc  ou  bleu?  Aux  chefs  du  groupe  d'en  dis- 
poser. Et  qui  a  fait  de  ceux-là  les  chefs  du  groupe?  i:.videmment 
les  membres  de  ce  groupe.  Mais  comment  s'est  formé  le  groupe? 

Des  députés  venus  de  tous  les  coins  de  la  France  se  sont  asso- 
ciés sur  une  idée,  le  plus  souvent  très  confuse  et  sous  une  éti- 
quette, le  plus  souventtrèsélastique.  Ils  se  sont  classés,  catalogués, 
comptés  politiquement  et  économiquement.  Les  groupes  ne  sont 


DE    LORr.AMSATION    DC    SlFFUAGi:    LMVEHSF.L.  19 

point  lU's  partis,  mais  comme  des  bureaux,  des  syndicats  de  parti. 
Le  groupe  est  ifti  peu  dans  la  Chambre  co  qu'est  le  comité  par 
rapport  au  sutïrago  universel  inorganique.  C'est  la  seule  collecti- 
vité, la  seule  organisation,  la  seule  force  qui  vive  et  agisse.  Comme 
le  comité  le  groupe  est  artificiel,  et  comme  le  comité  il  ne  repré- 
stMite  rien  qui  ne  soit  factice  et  de  pure  convention,  ni  un  intérêt 
vivant,  ni  le  pays  vivant. 

Néanmoins,  il  faut  être  d'un  groupe.  Le  député  ne  peut  pas 
plus  s'afTranchir  du  groupe  que  le  candidat,  du  comité.  Voici  1  al- 
ternative :  en  être  ou  ne  pas  être  ;  en  être,  ne  fût-ce  que  du  gnnipe 
des  indépendans,  des  sauvages,  de  ceux  qui  ne  sont  pas  d'un 
groupe.  Comme  tout,  dans  l'Etat,  tient  au  nombre,  le  groupe  pèse 
et  peut  en  proportion  du  nombre,  et  chaque  député  pèse  et  peut 
en  proportion  de  ce  qu'ils  sont  de  membres  à  son  groupe.  S'ils 
sont  cinquante,  il  est  multiplié  cin(|uante  fois  par  lui-même,  j  en- 
tends pour  ce  qui  est  sa  besogne  journalière  :  de  décrocher  des 
vases  de  Sèvres,  des  palmes  académi(jues,  des  croix  du  Mérite 
agricole.  Il  ne  représente  rien,  qu'un  comité  qui  ne  représente 
rien:  mais  devant  les  ministres,  dans  la  bascule  parlementaire,  il 
représente  son  groupe,  et  ici,  par  un  miracle  de  l'arithmétique, 
zéro  multiplié  cinquante  fois  donne  cinquante.  Non  seulement, 
plus  le  groupe  est  nombreux,  plus  le  député  devient  redoutable  et 
cher  aux  ministres,  mais  plus  il  est  en  passe  et  en  posture  de  de- 
venir ministre  à  son  tour.  Un  homme  de  gé'uie,  hors  du  groupe, 
ne  le  serait  pas;  un  Richelieu,  un  Colbert  ne  le  seraient  pas,  ne 
représentant  l'un  que  Richelieu,  l'autre  que  Colbert;  mais,  sans 
génie,  dans  le  groupe  et  avec  le  groupe,  on  peut  l'être,  et  ce 
monsieur  l'a  bien  été,  par  la  valeur  de  cinquante  non-valeurs. 

Ainsi  se  forge  et  se  rive  toute  une  chaîne  de  dépendances  :  le 
ministre  dépend  des  chefs  de  groupes,  qui  dépendent  des  députés, 
qui  dépendent  des  comités,  qui  confisquent  le  suffrage  dit  uni- 
versel, et  ainsi,  au  bout  de  la  chaîne,  au  dernier  anneau,  partout 
et  toujours  le  pouvoir  traîne  le  boulet  du  nombre.  De  là  l'humi- 
liante médiocrité,  l'affligeante  stérilité  de  la  politique  actuelle,  et 
elle  ne  peut  pas,  sous  ce  régime,  ne  pas  être  médiocre  et  stérile. 
Sous  ce  régime,  le  Moyen  de  parvenir  ne  remplit  pas  un  gros 
traité.  On  y  «  parvient  »  au  choix  ou  à  l'ancienneté.  Pour  l'an- 
cienneté, il  suffit,  avant  de  vouloir  être  député,  d'avoir  été  con- 
seiller municipal,  conseiller  d'arrondissement  et  puis  conseiller 
général.  Pour  le  choix,  il  faut  ne  porter  ombrage  à  personne  et 
subir  les  conditions  de  X,  Y,  Z.  Tout  ce  qui  dépasse  est  écarté  ou 
abattu  du  coup,  sauf  de  très  rares  exceptions  et,  comme  l'on  dit, 
elles  confirment  la  règle. 

A  ce  choix  fait  presque  au  rebours  et  à  cet  avancement  presque 


20  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bureaucratique,  011  obtient  une  représentai  ion  ([ui  ne  «  représente  ». 
en  aucun  sens  du  mot  français  c  repn'senter  »  ;  qui  ne  «  repré- 
sente »  rien  et  ne  fait  point  figure;  qui,  nulle  au  point  de  vue 
représentatif,  est  nulle  encore  ou  fort  insulTisante  au  point  de  vue 
législatif;  eu  (jui,  par  une  de  ces  rares  exceptions,  par  surprise, 
il  peut  s'être  glissé  quelque  talent,  plus  souple  ou  moins  vite 
rebuté,  mais  oii  le  talent  lui-mèmo  est  obligé,  pour  avoir  prise 
sur  la  flottante  et  molle  médiocrité  qui  l'enveloppe,  de  recourir  à 
tous  les  soi)liisines,  à  tous  les  truisines,  de  s'excuser  en  quelque 
sorte  et  de  se  rabaisser. 

Comme,  dans  cet  Etat,  le  nombre  est  le  maître  ou  comme  on 
lui  fait  croire  qu'il  l'est,  c'est  au  nombre  qu'il  faut  plaire  et,  pour 
lui  plaire,  c'est  à  lui  qu'il  faut  ressembler.  Sorti  du  nombre  et 
fait  à  son  image  et  ressemblance,  l'Etat  actuel  ne  peut  pas  ne  pas 
avoir  les  tares  et  les  défauts  du  nombre.  Ainsi  que  le  suffrage 
universel  inorganique,  ([ui  tombe  aux  mains  des  comités,  l'Etat 
actuel  tombe  aux  mains  des  groupes,  lesquels  ne  sont  que  des 
coteries  parlementaires  et  peu  à  peu,  dans  le  vrai  pays,  dans  le 
pays  vivant,  —  comme  autrefois,  par  le  suffrage  restreint,  émer- 
geait seul  le  jiays  légal  des  deux  cent  mille  électeurs  censitaires, 
—  par  le  suffrage  universel  inorganique  émerge  seul  un  faux 
pays  de  comités  et  de  groupes;  seulement  celui-ci  n'est  que  le 
pays  illégal  des  politiciens  de  toute  taille  et  de  tout  acabit. 

Au  bref,  en  rassemblant  les  traits,  ou  le  suffrage  universel 
inorganique  est  anarchique,  ou  il  n'est  plus  universel.  Ou  il  est 
séquestré,  accaparé  par  des  meneurs,  ou  il  est  exposé  aux  tenta- 
tions de  l'argent.  Etant  corruptible,  il  est  corrupteur.  Il  livre  le 
pays  à  trois  ou  quatre  catégories  ou  professions  politiquantes. 
Il  ne  donne  jamais  qu'une  représentation  adultérée;  une  législa- 
tion impulsive  et  incoliérente  ;  un  gouvernement  précaire  et 
contraint  à  de  mesquines  négociations  de  couloirs;  un  Etat  incer- 
tain, chancelant,  à  toute  heure  sur  le  point  d'être  bouleversé.  Il 
est  également  incapable  de  fonder  une  démocratie  et  de  ne  pas 
fonder  une  démagogie.  Après  quelques  expériences  ou  répétitions, 
aucun  suffrage,  n'est  moins  universel  que  lui;  nul,  moins  que 
lui,  n'est  un  libre  suffrage.  Il  a  un  côté  tragique  et  un  côté  co- 
mique :  quand  il  n'est  pas  un  danger  formidable,  il  est  une  risible 
mystification  et  il  peut  être  tout  ensemble,  il  lui  arrive  d'être  tout 
ensemble,  mystification  et  danger. 

Mais,  si  c'est  là  l'Etat  actuel,  ce  n'est  pas  l'Etat  moderne  le 
meilleur  qu'il  soit  permis  de  concevoir  et  possible  de  constituer. 
Il  est  entendu  que  cet  l^tat  doit  être  «  construit  par  en  bas  », 
mais  encore  faut-il  qu'il  soit  construit,  et  d'une  autre  main-d'œuvre 
qu'un  baraquement  provisoire,  perpétuellement  sous  le  coup  d'être 


DE    l'oRÔAMSATION    DU    SI  tTHAGi:    IMVEHSEL. 


21 


rasé  au  niveau  du  sol.  Il  est  entendu  que  la  base  de  l'Etat  mo- 
derne doit  tMivVès  large,  mais  il  faut  qu'elle  ne  soit  .lu'une  base 
et  non  tout  l'éditiee.  à  elle  seule.  Il  est  entendu  que.  dans  eet 
État,  tout  le  pavs  doit  être  représenté,  mais  il  faut  que  tout  le 
vrai  pavs  vivant*  v  soit  vraiment  représenté;  que  la  loi  y  doit  être 
faite  pour  le  peu'ple.  mais  il  faut  qu'elle  soit  faite  pour  tout  le 
peuple  par  des  législateurs  vraiment  législateurs.  Il  est  entendu 
que  l'État  moderne  doit  reposer  sur  le  suffrage  universel,  mais 
il  faut  que  ce  sutVrage  soit  vraiment  un  suffrage  vraiment  uni- 
versel et  ne  soit  plus  ni  ce  danger  qu'il  est.  ni  cette  mystifica- 
tion. Et  puisqu'un  pareil  suffrage,  ordonné  et  sérieux,  n'est  pas  le 
suffrage  universel  inorganique,  que  ce  ne  saurait  tMre  lui,  ce  sera, 
il  fauf  que  ce  soit  le  suffrage  universel  organisé. 

V.  _  gUE    LE    SIFFRAGE    IMVEHSEL    RESTE    LA    BASE    NÉCESSAIRE    DE    l'ÉT.\T 
MODERNE,    MAIS   Ql'lL    PEUT    ÈTUE    ORCiAMSÉ 

C'est  à  ce  mal  que  l'État  moderne  e^l  en  proie  :  le  sulTragc 
universel  inorganique,  le  sutlrage  universel  anarchique.  le  suf- 
frage universel  mis  en  coupe  réglée:  donnant,  comme  produits, 
une  représentation  nulle,  une  législation  pleine  de  heurts  et  d'à- 
coups,  un  gouvernement  qui  ne  peut  plus  gouverner;  étouffant  le 
vrai  pavs  qui  vit.  au  profit  d'un  pays  illégal  de  politiciens,  qui  ne 
vit  pas'  C'est  cela,  la  crise  de  l'État  moderne;  c'est  en  face  délie 
que  nous  sommes;  et  elle  nous  met  en  face  de  ce  problème  : 
Étant  donné  que  l'État  moderne  est  et  restera  \u\  Etat  de  droit, 
qu'il  restera  construit  par  en  bas,  sur  le  suffrage  universel,  com- 
ment le  guérir  de  son  mal?  comment  faire  que  le  sulTragc  uni- 
versel ne  soit  pas  anarchique,  soit  sincère,  donne  une  repré- 
sentation qui  ((  représente  »  dans  tous  les  sens  du  mot,  une 
législation  sage,  suivie,  composée,  harmonique,  un  gouverne- 
ment qui  gouverne?  comment  faire  que  le  vrai  pays  vivant  ne  soit 
plus  sacrifié  au  faux  pavs  politiquant? 

La  solution  de  ce  problème?  Une  seule.  La  fin  de  cette  crise? 
Une  seule.  Le  remède  à  ce  mal?  Un  seul  :  organiser  le  suft'rage 
universel;  substituer  au  suffrage  universel  inorganique  le  suf- 
frage universel  organisé.  Non  point  supprimer  le  suffrage  uni- 
versel, n'y  point  toucher,  n'enlever  à  qui  que  ce  soit  son  vote,  ne 
conférer  à  qui  que  ce  soit  plus  d'un  vote  ;  n'ôter  à  personne  sa 
place,  ne  donner  à  personne  plus  de  place',  assurer  à  chacun  et  à 
tout  le  monde  une  place.  Non  point  détruire  l'Etat  moderne  ni  le 
refaire  sur  d'autres  bases,  l'achever.  Issu  d'une  convulsion, 
dune  Révolution,  en  un  jour  ou  en  une  nuit,  sans  cesse  secoué, 
ébranlé  depuis  lors,  il  a  gardé  quelque   chose  d'improvisé,  de 


22  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

campé  là,  de  pas  fini;  do  toutes  parts  il  est  entouré  d'échafau- 
dages et  de  pierres  d'attente;  ne  pas  démolir  ce  qui  est  fait,  con- 
struire dessus.  Ne  rejeter  comme  de  mauvaise  qualité  quoi  que  ce 
soit  des  matériaux,  tout  utiliser,  mais  tout  appareiller  et  tout 
joindre. 

Même  dans  le  suffrage  universel  inorganique,  n'a-t-on  pas  vu 
naître,  se  développer  et  grandir,  comme  un  organisme  spontané 
ou  comme  une  organisation  spontanée,  le  comité  électoral?  Ce 
comité,  ne  l'a-t-on  pas  vu  devenir  et  demeurer  à  peu  près  la 
seule  force  au  milieu  du  nombre?  Ne  l'a-t-on  pas  vu  s'en  empa- 
rer, l'enrégimenter,  le  commander?  ce  qui  est  détestable,  mais 
seulement  parce  que  le  comité,  dans  le  suffrage  universel  inor- 
ganique, pousse  sans  règle,  sans  contrôle,  n'est  pas  investi,  s'in- 
vestit et  n'est  pas  accrédité,  s'arroge;  seulement  parce  qu'il  n'est 
qu'une  organisation  illégale  ou  extra-légale,  contre  la  loi  ou  en 
marge  de  la  loi.  Ce  qui  est  détestable,  c'est  ce  que  le  comité 
introduit  d'illégal  dans  le  sufTrage  universel  ;  ce  n'est  pas  ce  qu'il 
y  introduit  d'organisé.  Au  contraire,  l'exemple  du  comité,  seule 
force  agissante  dans  le  suffrage  universel  inorganique,  démontre 
à  l'évidence  la  nécessité  d'organiser  le  sufTrage  en  une  organi- 
sation légale,  pour  l'arracher  à  une  organisation  illégale. 

Le  pouvons-nous?  Si  nous  le  voulons.  Ni  le  principe  ni  les  élé- 
mens  n'en  sont  difficiles  à  trouver.  Rien  ne  vivant  vraiment  que 
d'organique,  afin  d'avoir  le  suffrage  universel  organisé,  faisons  de 
par  la  loi  une  place  et  fixons  sa  place  dans  le  suffrage  à  tout  ce 
qui  est  vivant  dans  le  pays. 

VI.  —  LA  THÉORIE  DE  LA  VIE  NATIONALE  ET  LE  SUFFRAGE 
UNIVERSEL  ORGANISÉ 

Organiser  le  suffrage  universel,  fixer  dans  le  suffrage  uni- 
versel sa  place  à  tout  ce  qui  vit  dans  la  nation,  c'est  sans  doute 
abjurer  la  doctrine,  renoncer  à  la  théorie  de  la  souveraineté 
nationale.  Car,  on  le  répète,  le  suffrage  universel  inorganique  lui 
est  lié  indissolublement  :  l'un  correspond  à  l'autre  et  l'un  découle 
de  l'autre.  Mais,  en  l'abandonnant,  il  n'y  a  pas  à  la  regretter, 
eHe,  ni  les  notions  qui  lui  font  cortège  :  le  droit  naturel,  le  con- 
trat social,  la  volonté  générale.  —  De  droits  naturels,  il  n'y  en 
a  point,  mais  seulement  des  faits  naturels;  ou,  si  l'on  veut  qu'il  y 
en  ait,  il  n'y  a  de  droits  naturels  que  ceux  qui  procèdent  de 
faits  naturels.  Aller,  venir,  penser,  parler  sont  des  faits  naturels, 
par  conséquent  peuvent  être  à  la  rigueur  regardés  comme  des 
droits  naturels.  Mais  voter  n'est  nullement  un  fait  naturel,  par 
conséquent  ne  peut  être  un  droit  naturel.  Du  contrat  social  on  serait 


UE    l'oHGAMSATION    Dl    SI  FFl!A(.i:    IMVERSKL.  23 

embarrassé  de  citer  plus  d'un  ou  deux  exemples,  et  ceux  qu'on 
cite  ne  prouventJipas  ji^rand'chosc  ;  (juant  à  la  volonté  gtMiérale.  — 
s'il  y  a  une  volonté  générale  et  si  l'on  peut  dire  ce  que  c'est,  — 
le  sulïra^e  universel  inorganique  est   loin  d'en  être  l'expression. 

Eiitin.  la  souveraineté  nationale  elle-même:  que  vaut,  à  bien 
l'examiner,  dans  l'Etat  moderne,  que  vaut  cette  notion  de  ^^  souve- 
raineté >'?  D'où  elle  vient,  on  le  sait  :  c'est  une  idée  mystique  et 
théologique.  A  quoi  elle  sert,  on  ne  le  voit  pas  ;  eu  quoi  elle  nuit, 
cela  éclate  aux  yeux.  Tant  que  la  souveraineté  nationale  reste  à 
l'état  de  théorie  et  que  la  souveraineté  comme  la  nation  forme 
un  bloc,  demeure  une  et  indivisible,  soit  encore  :  elle  n'est 
(|u"inulile  ;  ce  n'est  qu'une  doctrine  de  majesté,  bonne  pour  la 
pompe  et  l'ostentation  :  ce  n'est  qu'une  phrase  et  qu'un  mot  ; 
laissons  dire,  quoique  les  phrases  et  les  mots  ne  soient  pas  tou- 
jours innocens.  Mais  dès  qu'elle  passe  à  la  pratique,  elle  se  mor- 
celle et  morcelle  la  nation,  où  elle  ne  reconnaît  et  ne  soulïre 
que  l'individu.  Entre  la  nation,  en  sa  masse,  et  l'individu,  point 
d  intermédiaires  :  le  tout  est  souverain,  chacun  est  souverain  :  ce 
qui  n'est  pas  souverain  n'est  pas  ;  il  n'est  que  le  tout  et  que  chacun. 

Or  l'individu  n'est  pas  seul  à  vivre  dans  la  nation,  et  même, 
à  de  certiîins  égards,  dans  la  nation,  c'est  l'individu  qui  vit  le 
moins  :  il  y  vit  moins  d'une  vie  individuelle  que  d'une  multi- 
tude de  petites  vies  collectives.  Politiquement,  le  sulFrage  uni- 
versel inorganique  la  abstrait  des  réalités  où  il  vit  :  il  en  a  fait 
comme  un  être  de  raison.  Mais  un  être  de  raison  n'est  qu'un  être 
d'imagination  :  fait  pour  ce  (|ui  vit,  l  Etat  qui  veut  vivre  doit  être 
fait  de  tout  ce  qui  vit  dans  la  nation.  L'individu  vit  dans  la  nation, 
et  il  doit  vivTe  dans  l'Etat.  Mais  pourquoi  politiquement  vivrait- 
il  en  dehors  des  réalités  où  il  vit  socialement?  pourquoi  ne 
vivrait-il  pas  politiquement  de  ces  vies  collectives  auxquelles  la 
sienne  est  tous  les  jours  mêlée  et  dont  on  ne  peut  l'isoler  sans 
violer  les  lois  mêmes  de  sa  vie  ? 

Ces  réalités  sociales,  ces  vies  collectives  de  l'individu,  ne 
pourrait-on  pas  refaire  et  restaurer  par  elles  les  cadres  impru- 
demment brisés?  Puisque,  aussi  bien,  c'est  tout  le  problème  de 
refaire  des  cadres  à  l'Etat,  puisque  c'est  tout  le  problème  d'orga- 
ganiscr  le  suffrage  universel,  ne  pourrait-on  pas  leur  emprunter 
les  élémens  d  une  organisation?  L'individu  n'y  perdrait  rien  :  il  y 
gagnerait  de  redevenir  un  être  concret  ;  le  citoyen  y  redeviendrait 
une  personne  vivante.  Il  n'y  aurait  de  changé  qu'une  chose,  mais 
tout  l'Etat  moderne  en  serait  changé,  pour  son  plus  grand  bien  : 
voter,  au  lieu  d'être  l'exercice  de  la  souveraineté,  serait  une 
fonction  de  la  vie  nationale;  la  théorie  de  la  vie  nationale  rem- 
placerait la  théorie  de  la  souveraineté  nationale;  et,  de  même 


24  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'à  colle-ci  était  lie  le  sull'ragc  universel  inorganique,  de  celle-là 
découlerait,  pour  le  plus  grand  bien  de  l'Etat  et  de  l'individu 
même,  le  suH'rage  universel  organisé. 

vu.  —  LKOITIMITÉ    THÉORIQUE    ET     NÉCESSITÉ    PÛLITIiJL't: 
d'une  OHGANISATION  DU  SUl  FHAGE  UNIVERSEL 

Cette  substitution  de  la  notion  de  vie  à  la  notion  de  souverai- 
neté ei  du  suffrage  universel  organisé  au  sulîrago  universel  inor- 
ganique, qui  est  théoriquement  légitime,  est-il  besoin  d'ajouter 
qu'elle  est  politiquement  nécessaire?  Nous  n'avons  que  ce  choix  : 
organiser  le  suffrage  universel  selon  la  vie  et  sur  la  vie,  pour 
vivre,  ou  mourir  du  suffrage  universel  inorganique  ;  —  ce  qui 
revient  à  dire  que  nous  n'avons  pas  le  choix, 

Il  n'y  a  plus  à  se  repaître  ni  à  se  bercer  des  songeries  d'antan. 
Juger  le  suffrage  universel  comme  on  le  jugeait  avant  1848,  c'est 
proprement  une  façon  de  penser  préhistorique,  dans  notre  monde, 
à  nous,  dans  le  monde  que  le  demi-siècle  écoulé  depuis  lors  nous 
a  fait  et  que  le  temps  présent  travaille  à  nous  faire. 

Depuis  1848,  d'autres  élémens  sont  entrés  en  ligne,  et  ont 
même  réussi  à  se  faire  leur  place  dans  le  Parlement,  qui  ne 
visent  plus  à  détruire  l'Etat,  mais  à  se  faire  de  l'Etat  un  instru- 
ment pour  refondre  la  société.  Ils  marchent  à  l'assaut  du  pou- 
voir; ils  se  vantent  déjà  d'avoir  pour  eux  le  nombre;  et  par  eux, 
à  la  faveur  du  suIVrage  universel  inorganique,  ce  senties  luttes 
de  classes  qui  tendent  à  reparaître  et  à  se  renouveler.  S'il  ne 
saurait  rien  y  avoir  de  plus  désastreux,  il  faut  arrêter,  modérer 
ou  contenir  ces  élémens  :  aux  forces  qui  les  portent  et  les  pous- 
sent, il  faut  opposer  quelque  force.  Et  puisque  l'on  se  sert  du 
suffrage  universel  inorganique,  en  vue  dune  révolution  sociale, 
il  faut,  en  vue  de  l'ordre  et  du  progrès  social,  se  réfugier  dans 
le  suffrage  universel  organisé. 

La  force  à  opposer  au  nombre,  elle  n'est  pas  ailleurs  :  elle 
est  là.  Il  faut  organiser  le  suffrage  universel.  Il  faut,  dans  le  suf- 
frage universel,  former  comme  une  espèce  de  brise-lames  et  pré- 
senter à  la  vague  montante  comme  des  conipartiinens,  comme 
des  cloisons  étanches. 

Que  seront-ils,  ces  brise-lames  ?et  ces  cloisons,  que  seront-elles? 
Toutes  les  vies  vivant  dans  lEtat,  qui  vivent  dans  la  nation.  Au 
même  problème  toujours  plus  pressant,  toujours  plus  urgent, 
quelle  sera  la  solution?  Toujours  une  seule;  toujours  la  même: 
organiser  le  suffrage  universel.  (Ju'opposerons-nous  à  cet  excès 
d'individualisme,  qui,  chez  l'électeur,  débride  l'anarchie  et,  chez 
l'élu,  annule  la  personnalité,  tout  en  n'obéissant  qu'à  deux  forces  : 


1>E    L  OlU'.AM.s.VTlO.N    DU    SUFFRAGE    UMVEHSEL.  JO' 

le  comité  usurpallur  et  rarg,ent  démoral  isateur,  —  pour  passer  sous 
silence  la  troisième  force  à  laquelle  se  plie  le  sullVage  universel 
inorganique  :  la  candiilatiire  ofliclelle,  la  pression  administra- 
tive? Puisque  la  «  décentralisation  »  est,  en  ce  moment,  à  la 
mode,  pourquoi  ne  pas  commencer  par  «  décentraliser  »  le  suf- 
frage que  les  comités  accaparent. quand  ce  n'est  pas  l'argent  qui 
le  frelate  ou  l'administration  qui  le  manipule?  Pourquoi  ne  pas 
l'alVranchir  de  cette  servitude?  Pourquoi  ne  pas  le  faire,  puis- 
qu'on le  peut,  plus  digne  et  plus  libre?  Et  on  le  peut.  En  effet, 
que  faut-il?  Encore  et  toujours  une  seule  chose  :  l'organiser. 
De  cette  manière,  garantir  au  pays  une  représentation  plus 
exacte,  cjui  le  ■  représentera  >'  réellement  et  le  représentera  tout 
t'utier;  une  législation  plus  impartiale,  qui  ne  sera  pas  faite  à 
l'avantage, même  injuste, du  nombre,  exclusivement  par  les  élus 
du  nombre,  ses  courtisans  forcés;  équilibrer  les  élémens,  et 
les  pondérer  les  uns  par  les  autres;  pour  la  stabilité  et  le  déve- 
loppement, pour  la  fécondité  de  la  démocratie  elle-même,  im- 
poser des  limites  à  la  démocratie,  faire  couler  ses  eaux  divisées 
en  un  réseau  de  canaux  et  d'écluses. 

Pourquoi  donc  remettre  à  demain?  Pensons-y,  bien  plutôt, 
tandis  (|ue  nous  sommes  relativement  de  loisir;  pensons-y  pour 
agir  plus  que  pour  philosopher,  dans  un  esprit  pratique  et  poli- 
tique. Ce  n'est  pas  d'aujourd'hui  que  ces  questions  sont  agitées  ou 
qu'est  agitée  cette  question,  grosse  de  tant  de  questions,  de  l'or- 
ganisation du  suffrage  universel.  Plusieurs  systèmes  ont  éUî  pro- 
posés, qui  valent  la  peine  d'un  examen.  Ces  dillérens  systèmes, 
nous  les  étudierons.  Mais  deux  points  sont  à  mettre  tout  de  suite 
hors  de  discussion.  Le  premier  il  importe  déviterune  équivoque 
que  trop  d  intéressés  se  feront  un  plaisir  de  soulever),  c'est  que  le 
suffrage  organisé  restera  le  suffrage  universel,  que  personne  n'y 
aura  de  privilèges.  (|ue  [»ersonne  n'y  sera  dépouillé  de  son  droit, 
qu'il  restera  égal  —  qu'il  sera  même  plus  universel,  plus  égal  que 
ne  l'est  le  suffrage  inorganique  faussement  dit  universel.  Le 
second  point,  c'est  que  le  système  à  préférer  sera  celui  qui  oî- 
ganisera  le  suffrage  universel  lui-môme,  le  corps  électoral  lui- 
même,  et  qui,  en  les  organisant,  nous  donnera  vraiment,  dans  ce 
temps-là.  un  «  corps  »  électoral  et  un  suffrage  «  universel  ». 

Charles  Benoist. 


ESSAI  SUR  GŒTHE 


LES  MEMOIRES  DE  GŒTHE 


L'idée  que  nous  nous  faisons  des  grands  écrivains  et  de  leurs 
œuvres  n'est  point  immuable:  elle  se  modifie,  au  contraire,  avec 
les  générations.  Mais  ce  changement  s'accomplit  avec  lenteur  :  il 
arrive,  en  clfet,  que  lorsque  l'admiration  que  les  poètes  préférés 
ont  inspirée  commence  à  perdre  sa  spontanéité  et  sa  sincérité 
premières,  on  les  lit  moins  ;  en  même  temps,  abandonnés  par  ceux 
qui  cherchent  dans  la  lecture  du  plaisir  ou  de  l'émotion,  ils  devien- 
nent la  proie  des  érudits,  qui  les  commentent  et  les  épluchent  à 
l'infini,  sans  pour  cela  les  juger,  ou  même  les  comprendre;  et 
enfin,  leurs  ouvrages,  en  se  vulgarisant,  se  déforment,  car  on  les 
met  volontiers,  s'ils  y  prêtent,  en  images  ou  en  opéras,  et  c'est 
sous  ces  formes  simplifiées  qu'ils  se  survivent.  Cette  espèce  de 
cristallisation,  —  tribut  de  reconnaissance  payé  par  la  postérité 
à  ceux  (juont  aimés  les  ancêtres,  —  produit  ce  singulier  r(''sultat, 
que  tels  poètes  ou  tels  penseurs  sont  d'autant  plus  célèbres  que  leur 
action  réelle  est  plus  réduite,  sans  parler  de  tant  de  préjugés,  de 
partis  pris,  de  conventions,  qui  les  défigurent  eux-mêmes:  on  n'a 
plus  alors  sur  eux  qu'une  opinion  faite  d'avance,  que  personne  ne 
songe  cà  reviser  ni  même  à  justifier,  qui  se  traduit  par  des  for- 
mules à  la  fois  impr«''cises  et  fixes,  lesquelles  revêtent  le  caractère 
sacré  d'articles  de  foi.  Tel  est,  dans  certaines  mesures,  le  cas  de 
Goethe.  Si  nous  évoquons  sa  figure,  elle  nous  apparaît  comme  en 
une  auréole  de  légende,  dans  deux  ou  trois  momens  caractéristiques 


ESSAI    SLU    GŒTUE.  27 

do  sa  vie  :  nous  le  voyons  patinant  à  Francfort,  ainsi  que  l'a 
peint  Kaulbach.  ou  rêvant  son  Fausl  dans  la  cave  d'Auerhach,  ou 
tenant  tète  à  Napoléon;  après  quoi,  nous  nous  répétons  qu'il  fut 
un  «  intellectuel  »,  qu'il  eut  un  ^  crénie  encyclopédique  ».  et  cela 
nous  suftit.  Nous  n'avons  garde  d'approfondir.  Si  nous  pensons 
à  ses  œuvres,  même  à  celles  dont  nous  connaissons  le  mieux  les 
titres,  nos  jugeniens  se  brouillent  davantage  encore.  Mille  pein- 
tures, reproduites  par  toutes  sortes  de  procédés,  dansent  de- 
vant nos  yeux  :  nous  voyons  Charlotte  coupant  à  sa  nichée  des 
tranches  de  pain  bis;  Mignon  regrettant  sa  patrie;  Faust  et  Mé- 
phistophélès  emportés  dans  un  tourbillon  parmi  les  sorcières  de 
la  nuit  de  Walpurgis,  que  sais-je  encore?  La  nmsique  ajoute  à 
cette  confusion  ;Scliumann,  Berlioz.  Gounod,  M.  Boilo,  ont  broché 
sur  son  F(iu<t  d'autres  Fausts  que  nous  connaissons  mieux; 
Wilhelm  Meisternous  chante  les  romances  de  M.  Ambroise  Tho- 
mas; l'habit  bleu  barbeau  de  Werther  se  détache  sur  des  accom- 
pagnemens  de  M.  Massenet.  Quant  aux  œuvres  qui  n'ont  point 
eu  la  fortune  d'être  ainsi  vulgarisées,  Gœtz  de  lifrlichingeii,  Eg- 
jnonl,  Tasso,  les  Affinités  l'iettives,  elles  llottent  dans  des  brumes 
de  plus  en  plus  incertaines.  Cependant,  la  critique  allemande, 
avec  une  infatigable  ardeur,  travaille  sur  l'œuvre  énorme,  sur  la 
longue  existence  si  remplie  et  si  riche.  Chaque  année  voit  s'aug- 
menter une  bibliothèque  déjà  colossale.  Les  papiers  de  Gœtlie 
ayant  été  livrés  à  l'avidité  des  chercheurs,  on  a  tout  publié, 
jusqu'à  ses  carnets  de  ménage.  On  ne  s'est  pas  contenté  de 
dresser  autour  de  ses  moindres  pièces  un  appareil  redoutable 
de  commentaires,  ni  de  discuter  à  coups  de  documens  et  d'hy- 
pothèses les  moindres  détails  de  son  histoire;  on  a  écrit  de  longues 
monographies  sur  les  plus  obscurs  des  personnages  qui  se  trou- 
vèrent en  rapport  avec  lui;  ses  camarades  d'études  sont  devenus 
des  célébrités ,  ses  maîtresses  des  figures  historiques.  Lui-même 
a  pris  des  proportions  surhumaines  :  dans  plusieurs  universi- 
tés, des  professeurs  consacrent  leur  vie  à  le  raconter  et  à  rex|)li- 
quer.  W'eimar,  où  sont  recueillis  ses  souvenirs,  est  devenu  la 
Mecque  d'une  religion  dont  il  est  le  dieu  :  on  y  conserve  sa 
tabatière  et  ses  collections,  les  cailloux  qu'il  ramassait  dans  ses 
promenades,  les  objets  d'art  qu'il  rapportait  d'Italie,  les  présens 
qu'il  recevait  de  ses  admirateurs.  Il  y  a  un  Musée  Gœthe  pour 
l'installation  duquel  le  rigorisme  allemand  sest  adouci,  car  on 
y  a  pendu  les  portraits  de  toutes  les  femmes  qu'il  a  aimées  autour 
de  celui  de  sa  femme  légitime.  Il  y  a  une  société,  puissante  et 
riche,  vouée  exclusivement  à  son  culte.  Il  y  a  des  Gœthe-JaJir- 
bûcher  où  l'on  publie  tout  ce  qu'on  peut  retrouver  de  lui,  ou 


28  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sur  lui,  ou  sur  ceux  qui  l'ont  approché.  Il  y  a  des  volumes  et  des 
volumes,  des  brochures  et  des  brochures,  qui  paraissent  chaque 
jour,  qui  s'accumulent,  qui  rendent  impossible,  par  leur  nombre, 
l'établissement  d'une  biographie  complète  et  définitive. 

On  n'atlend  pas,  sans  doute,  que  nous  établissions  point  par 
point  le  bilan  de  ces  découvertes,  ni  que  nous  soulevions  toute 
cette  littérature  gœthéenne,  dont  nous  comptons  cependant  quel- 
quefois nous  servir.  Notre  but  est  autre  :  il  nous  a  semblé  que 
l€  moment  était  venu  de  relire  les  œuvres  capitales  de  Gœthe;  de 
les  relire  en  s'aidant  des  documens  principaux  qui  les  éclairent; 
de  les  relire  avec  iin  esprit  de  critique,  c'est-à-dire  en  cherchant 
à  se  dégager  autant  que  possible  des  jugemens  portés  sur  elles; 
à  comprendre  leur  signification  par  rapport  à  leur  auteur  et  par 
rapport  à  nous-mêmes;  à  mesurer  leur  importance  dans  le  mouve- 
ment littéraire  qui  les  a  suivies.  Ces  œuvres  sont,  pour  ainsi  dire, 
restées  au  répertoire,  en  ce  sens  du  moins  que  les  lettrés  Les  lisent 
quelquefois,  que  les  demi-lettrés  les  invoquent  souvent,  que  les 
illettrés  croient  les  connaître  :  nous  voudrions  les  considérer  à 
peu  près  comme  des  œuvres  contemporaines,  parues,  entrées 
d'hier,  dans  notre  vie  intellectuelle;  nous  voudrions  croire  que 
les  jugemens  sur  elles  ne  sont  point  encore  fixés,  et  fixer  le  nôtre, 
et  tâcher  d'influencer  celui  de  quelques-uns.  Si  l'expression  n'était 
pas  outrecuidante,  nous  dirions  que  nous  allons  tenter  de  reviser 
le  procès  du  grand  Gœthe,  sans  nous  figurer,  —  est-il  besoin  de  le 
dire?  —  que  notre  jugement  sera  définitif,  mais  en  cherchant  sim- 
plement à  le  mettre  d'accord  avec  l'esprit  actuel.  Besogne  beaucoup 
plus  modeste  qu'elle  ne  le  paraît  d'abord,  espèce  de  «  rapport  »  où 
nous  ne  serons  (|ue  greffier.  Il  est  naturel  que  nous  commencions 
notre  tâche  par  celui  des  livres  de  Gu'lhe  où  nous  avons  le  plus 
de  chances  de  trouver  son  intelligence  et  son  cœur,  et  où  nous 
trouverons, en  tout  cas, l'image  qu'il  désirait  laisser  de  lui-môme, 
par  ses  Mémoires. 

I 

C'est  en  1808,  au  moment  où  parut  la  première  édition,  en  douze 
volumes,  de  ses  Œuvres  complètes,  que  Gœthe  sentit  la  nécessité 
d'écrire  ses  Mémoires  pour  éclairer  ses  ouvrages.  Un  petit  nombre 
d'entre  eux,  en  effet,  comme  Iphigénie,  avaient,  si  l'on  peut  dire,  une 
existence  indépendante.  La  plupart,  au  contraire, restaient  comme 
attachés  à  leur  auteur,  en  relations  étroites  avec  les  circonstances 
personnelles  qui  les  avaient  produits.  Werther,  Weslingen  dans 
Gœtz,  Tasso,  Wilhelm  Meister,   Clavijo,   Fernand  dans  Stella, 


TIMOMIMIE    DE    LA    MORT.  295 

Une  chateur  lyrique  dilatait  sa  pensée.  La  lin  de  Percy 
Shelley,  si  souvent  enviée  et  rêvée  par  lui  sous  l'ombre  et  sous 
le  claquement  de  la  voile,  lui  réapparut  dans  un  immense  éclair 
de  poésie.  Ce  destin  avait  une  iirandeur  et  une  tristesse  surhu- 
maines. »  Sa  mort  est  mystérieuse  et  solennelle  comme  celle 
des  antiques  héros  de  la  Grèce,  qu'une  invisible  puissance  enle- 
vait de  terre  à  ^inlpro^iste  et  emportait  transfigurés  dans  la 
sphère  joviale.  Comme  dans  le  chant  d'Ariel,  rien  de  lui  n'est 
anéanti;  mais  la  mer  l'a  transfiguré  en  quelque  chose  de  riche  et 
d'étrange.  Son  ottrps  juvé-nilc  brûle  sur  un  bûcher,  au  pied  de 
l'Apennin,  devant  la  solitude  de  la  mer  tyrrhénienne,  sous  l'arc 
bleu  du  ciel.  Il  brûle  avec  les  aromates,  avec  l'encens,  avec 
l'huile,  avec  le  vin.  avec  le  sel.  Les  llammes  sonores  nntntenl 
dans  l'air  immobile,  vibrent  etcliantent  vers  le  soleil  (('inoin,  qui 
fait  scintiller  les  marbres  aux  cimes  des  montagnes.  Tant  que  le 
corps  n'est  pas  consumé,  une  hirondelle  marine  ceint  le  bûcher 
de  ses  vols.  Et  puis,  lnrs(jne  le  corps  en  cendres  se  dé'sagrège,  le 
cœur  apparaît  nu  et  in  lad  :  —  Cor  Cordiuni.  » 

N'avait-il  pas  peut-être,  lui  aussi,  comme  le  poète  de  VEpipsy- 
chidion,  ainn-  Antigone  dans  une  existence  antérieure? 

Sous  lui,  autour  de  lui,  la  symphonie  de  la  mer  grandissait, 
grandissait  dans  l'ombre:  et,  sur  lui,  le  silence  du  ciel  étoile 
devenait  plus  profond,  Mais,  du  cùt(''  du  rivage,  un  grondement 
s'approchait,  sans  ressemblance  avec  aucun  autre  bruit,  très 
reconnaissable.  Et,  lorsqu'il  se  ((tiirna  de  ce  côté,  il  vit  les  deux 
fanaux  du  train,  pareils  à  la  fulguration  de  deux  yeux  de  llamine. 

Assourdissant,  rapide  et  sinistre,  le  train  qui  passait  ébranla 
le  promontoire;  en  une  seconde  il  parcourut  la  voie  découverte; 
puis,  sil'ilanl  et  grondant,  il  disparut  dans  la  bouche  du  tunnel 
opposé. 

George  se  dressa  d'un  bond.  Il  s'aperçut  qu'il  était  resté 
seul. 

—  George  !  George  !  Où  es-tu  ? 

C'était  l'appel  inquiet  d'Hippolyte  qui  venait  le  chercher; 
c'était  un  cri  d'angoisse  et  d'effroi. 

—  George  !  Où  es-tu  ? 

Gabriel  d'Aîsnunzio 
[La  dernière  partie  an  prochain  numéro.') 


\  '-^ 


AUGUSTE   COMTE 


SES  IDEES  GENERALES  ET  SA  METHODE 


M.  E.  de  Roberty  :Augi/.sfe  Comte  et  Herlyert  Spencer  (1894);  Auguste  CoiJite,  sa.  vie, 
sa  doctrine,  par  le  R.  P.  Gruber  S.  J.  Traduction  française  (1892). 


C'est  im  livre  un  peu  confus  que  celui  de  M,  de  Roberty  sur 
Comte  et  Spencer,  et  qui  ne  saurait  dispenser  de  lire  l'étude  lumi- 
neuse de  Stuart  Mill  sur  Auguste  Comte,  ni  la  magistrale  exposi- 
tion de  la  philosophie  positive  mise  en  tête  du  Cours  d'Auguste 
Comte  par  Littré,  ni  les  beaux  articles  publiés  ici  même  il  y  a 
vingt  ans,  par  M.  Janet,  ni  Auguste  Comte,  sa  vie  et  sa  doctniie,  le 
compte  rendu  si  scrupuleux  et  si  consciencieux  du  R.  P.  Gruber, 
ni  tant  d'articles  ingénieux  et  savans  semés  par  M.  Pierre  Laffitte 
dans  la  Revue  occidentale,  ni  la  curieuse  étude  de  M.  Aulard  sur 
Comte  juge  de  la  Révolution  française,  ni  la  réponse  qui  a  été 
faite  à  M.  Aulard  sous  ce  titre  :  Comte  et  M.  Aulard  à  propos  de  la 
Révolution,  ni  surtout  les  œuvres  d'Auguste  Comte  lui-même;  — 
mais  encore,  dans  le  livre  de  M.  de  Roberty,  la  passion  d'Auguste 
Comte  pour  V unité,  et  tout  l'eUort  qu'il  a  dépensé  pour  y  ramener 
l'esprit  des  hommes,  ne  laissent  pas  d'être  bien  saisis,  et  en  tout 
cas  c'est  une  occasion  de  revenii-  sur  le  grand  penseur  trop  sou- 
vent méconnu  et  pour  essayer  de  s'en  faire  une  idée  nette. 


ALT.rSTE    COITE.  297 


I 

Auguste  Comte,  né  en  1798,  à  Montpellier,  dans  une  famille 
«  monarchique  et  catholique  »,  ce  qu  il  ne  faudra  pas  oublier, 
était  un  enfant  nerveux,  impatient,  très  intelligent,  très  avide 
d'instruction,  d'une  précocité  d'esprit  extraordinaire,  de  ceux  qui 
ont  des  méningites  tôt  ou  tard,  comme  disent  les  médecins.  Il 
était  sensible,  ardent  et  indiscipliné,  très  capable  de  s'éprendre 
passionnément  d'un  maître  favori,  — et  par  deux  fois,  avec  son  pro- 
fesseur Encontre  à  Montpellier,  et  avec  Saint-Simon,  cela  lui  est 
arrivé,  —  plus  capable  encore  de  secouer  le  joug  scolaire  et  la  disci- 
pline, et  d'avoir,  relativement  à  l'autorité,  une  sorte  de  défiance 
ombrageuse  ou  de  déli  passionné.  Il  était  à  l'Ecole  polytechnique 
à  seize  ans,  grand  travailleur,  grand  dévoreur  de  livres,  surtout 
philosophiques,  ayant  lu.  paraît-il,  l'\»ntenelle,  Mauperluis.  Adam 
Smith,  Fréret,  Duclos,  Diderot,  Hume,  Condorcet,  deMaistre.  de 
Bonald,  Bichat,  Gall,  etc.,  et  trouvait  du  temps  pour  diriger  une 
insurrection  de  famille  dans  l'école  et  pour  la  faire  licencier.  Un 
instant  secrétaire  chez  Casimir  F'erier,  mais  peu  fait  pour  ce  rôle, 
surtout  auprès  d  un  homme  aussi  volontaire  qu  il  l'était  lui-même, 
il  le  quittait  vite,  et  allait  droit  à  Saint-Simon,  dont  tout,  en 
apparence,  le  rapprochait. 

Saint-Simon,  à  cette  épo((ue  (1817),  était  le  réformateur  abon- 
dant et  tumultueux  qui  avait  chaque  matin  un  projet  de  recon- 
stitution du  monde  entier  sur  de  nouvelles  bases.  C'était  un  exci- 
tateur merveilleux;  mais,  sans  lectures  approfondies,  continuel 
improvisateur,  il  devait  trouver  en  Auguste  Comte,  déjà  si  pourvu, 
comme  un  dictionnaire  intelligent,  toujours  ouvert  aux  recherches 
et  sachant  les  éclairer.  D'autre  part,  Comte  avait  besoin  d'un 
esprit  original,  prompt,  impétueux,  le  sien  étant  à  la  fois  rapide 
pour  concevoir  et  très  empêché  et  embarrassé  pour  exposer, 
comme  il  arrive  à  tous  ceux  qui  ont  une  foule  d'idées  à  la  fois  et 
même  toutes  leurs  idées  à  la  fois.  Ils  travaillèrent  ensemble  assez 
longtemps,  cinq  ou  six  ans,  et  l'empreinte  de  Saint-Sijnon  sur 
Comte  fut,  comme  nous  le  verrons,  ineffaçable.  lisse  brouillèrent, 
l'un  et  l'autre  étant  extrêmement  orgueilleux  et  personnels,  ce 
qui  rend  difficile  toute  collaboration,  étant  du  reste  l'un  au  terme 
extrême  et  l'autre  au  point  de  départ  de  son  évolution,  ce  qui  fit 
que  Comte  fut  choqué  chez  Saint-Simon  de  certain  esprit  religieux 
et  «  couleur  théologique  »  où  il  devait  arriver  plus  tard  et  s'en- 
foncer beaucoup  plus  que  Saint-Simon  lui-même. 

A  partir  de  ce  moment  Comte  marcha  tout  seul,  parfaitement 


298  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

séparé  des  suint-simoniens,  des  socialistes,  des  libéraux,  et  en 
Tin  mot  de  tous  les  partis  et  do  tout  le  monde,  vivant  péniblement 
Je  leçons  do  malliématiques,  dos  fonctions  de  répétiteur  à  l'Ecole 
polytechnique  pendant  quelques  années,  plus  tard  des  subsides 
do  SOS  disciples,  ou  plutôt  de  ses  fidèles,  souffrant  d'un  mariage 
peu  heureux,  puis  d'un  divorce  pénible,  trouvant  dans  un  grand 
amour  ou  plutôt  dans  une  de  ces  adorations  mystiques  dont  il 
arrive  assez  souvent  aux  quinquagénaires  d'être  comme  enivrés, 
un  ravissement  d'ime  année,  puis,  après  la  mort  de  l'idole,  une 
occupation  exquise  du  cœur,  un  «  entretien  »  doux  et  cher  qui  a 
consolé  et  illuminé  ses  derniers  ans;  triste  du  reste,  aigri,  très 
irrité  et  assez  raisonnablement,  s'il  était  jamais  raisonnable  d'être 
irrité,  contre  ceux  qui  ne  l'avaient  nommé  ni  professeur  de  mathé- 
matiques à  l'Ecole  polytechnique,  ni  professeur  de  philosophie 
scientifique  au  Collège  de  France;  extrêmement  orgueilleux.  Dieu 
merci,  et  trouvant  dans  cet  orgueil  le  réconfort  de  tous  ses 
déboires  ;  laborieux  jusqu'à  la  fin,  ce  qui  est  encore  meilleur 
comme  consolation  et  comme  soutien;  mourant  enfin,  trop  tard, 
disent  quelques-uns,  ce  qui  n'est  pas  notre  avis,  assez  jeune 
encore,  ayant  à  peine  touché  au  seuil  de  la  soixantaine,  l'esprit 
plein  de  la  grande  œuvre  qu'il  avait  faite,  et  le  cœur  tout  ravi 
encore  du  souvenir  de  celle  qu'il  avait  aimée. 

C'était,  ce  me  semble,  un  homme  extrêmement  naïf  et  prodi- 
gieusement orgueilleux.  Il  y  avait  en  lui  de  l'enfant  précoce,  du 
polytechnicien  et  du  professeur,  c'est-à-dire  un  esprit  très  nourri, 
absolu  dans  ses  idées,  et  très  séparé  du  reste  du  monde.  Il  con- 
naissait peu  les  hommes,  comme  tous  ceux  chez  qui  l'éveil  des 
idées  a  été  si  hàtif  et  si  enivrant  qu'ils  n'ont  vécu  qu'avec  elles 
dans  leur  enfance  et  dans  leur  jeunesse.  Il  est  très  rare  que  le  sens 
psychologique  naisse  dans  l'âge  mûr.  Comte  ne  l'eut  jamais. 
Il  est  comme  effrayé  de  l'injustice  des  hommes  à  son  endroit, 
comme  s'il  était  possible  aux  hommes  de  démêler  en  quelques 
années  le  mérite  d'un  homme  supérieur  à  eux.  Il  s'étonne  de  l'in- 
constance, de  l'ingratitude,  de  rétourderie,dupeu  de  perspicacité, 
de  l'absence  de  dévouement,  comme  si  ce  n'était  pas  là  le  fond 
commun,  naturel  et  éternel  de  l'humanité,  et  comme  si  l'on  ne 
devait  pas,  dès  qu'elle  n'est  pas  persécutrice,  être  très  content 
d'elle.  Une  lettre  de  lui  à  Littré  est  un  monument  d'ingénuité.  Il 
s'y  plaint  de  sa  femme  «  presque  dépourvue  de  cette  tendresse  qui 
constitup  le  principal  attribut  de  son  sexe  » ,  dénuée  de  «  l'instinct 
de  bonté  »  et  de  «  l'instinct  de  vénération  »,  en  un  mot,  — ce  qui 
pour  Comte  est  un  arrêt  des  plus  durs,  —  «  nature  purement  révo- 
lutionnaire. »  Il  s'y  étonne  et  s'irrite  de  ce  que  «  M"""  Comte  espéra 


AUGUSTE    COMTE.  299 

toujours  le  t^nsfoniu'v  en  machine  académique  lui  gagnant  de 
l'argent,  des  titres  et  des})laces.  <>  Voilà  les  choses  qui  surprennent 
Comte  comme  des  anomalies  extraordinaires,  l'ividemnient  il  a 
passé  par  ce  monde  sans  y  comprendre  un  mot,  sans  avoir  un 
errain  non  seulement  des  facultés  d'observation  morale,  mais 
même  de  cette  clairvoyance  élémentaire  que  l'on  a  à  vingt-cinq 
ans,  et  qui  sert,  selon  les  natures,  ou  à  se  faire  une  place  dans  la 
société  telle  qu'elle  est  faite  ou  à  la  subir  sans  irritation. 

Son  orgueil,  que  j'ai  qualilié  de  prodigieux,  et  qui  n'était  peut- 
être  pas  plus  grand  que  celui  d'un  autre,  mais  qui  paraît  immense 
parce  qu'il  n'a  pas  pour  contrepoids  le  sens  du  réel  et  qu'il  est 
comme  mis  en  liberté  par  sa  naïveté  même,  ne  connaissait  pas  de 
bornes.  Cet  homme,  tranquille  et  simple,  dans  sa  petite  chambre 
d'étudiant,  sans  faste  dans  ses  manières  froides  et  polies,  sans 
aucune  yani'té,  ne  voyait  pas  de  rang  dans  le  monde,  et  non  pas 
même  le  plus  élevé  de  lahiérarcbie  spirituelle,  qui  ne  lui  fCitdû, 
et  du  reste  réservé,  assuré  dans  l'avenir,  comme  au  seul  être  qui 
peut-être  l'eût  jamais  mérité.  Les  orgueils  mêmes  des  poètes 
lyriques  les  plus  adulés  par  les  autres  et  par  eux-mêmes  n'appro- 
chent pas  de  celui-là,  encore  qu'en  pareille  aiTairc  il  soitdiflicile 
de  mesurer. 

Absolu,  intransigeant,  indiscipliné,  orgueilleux  et  naïf,  c'est 
de  ces  défauts  ou  de  ces  qualités,  car  qui  sait?  que  se  font  d'ordi- 
naire les  individualistes  ombrageux  et  les  libéraux  jaloux.  Benja- 
min Constant  en  est  le  type  le  plus  net  et  le  plus  frappant.  «  Ce 
que  je  veux,  disent  ceux-là,  c'est  penser  à  ma  guise,  vivre  à  mon 
gré,  croire  à  ma  façon,  et  ce  que  je  demande  à  la  société  assez 
impertinente  où  la  naissance  m'a  placé,  c'est  qu'elle  ne  me  gène 
point  dans  ces  manières  de  vivre,  de  penser  et  de  croire.  En  retour 
je  ne  la  gênerai  point  non  plus,  et  je  ne  prétends  lui  imposer  aucune 
manière  d'être  et  d'agir  ;  et  laissons-nous  tranquilles  mutuelle- 
ment :  c'est  la  meilleure  façon  de  nous  aimer  les  uns  les  autres.  » 
Mais  il  peut  arriver  un  résultat  tout  contraire  des  mêmes  tendances 
d'esprit.  Un  homme  constitué  de  la  même  manière  que  celui  que 
nous  venons  d'entendre  peut  être  frappé  de  l'état  d'anarchie  géné- 
rale où  de  pareils  penchans  risquent  de  mener  tout  droit  l'huma- 
nité. Il  jK'ut  se  dire  que  si  l'homme  est  sociable,  c'est  sans  doute 
pour  vivre  en  commun,  ce  qui  n'est  pas  possible  s'il  ne  vit  pas  dans 
une  pensée  commune,  une  croyance  commune,  un  dessein  com- 
mun; que  le  pire  mal  n'est  peut-être  pas  de  se  tromper,  dépar- 
tager une  erreur  collective,  mais  peut-être  «  que  chacun  dans  sa 
loi  cherche  en  paix  la  lumière  »  ;  parce  que  de  ces  efforts  dispersés 
il  ne  résulte  rien  que  le  plaisir  pour  chacun  de  la  recherche,   et 


300  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

parce  que  ce  n'est  là  qu'une  promenade  dans  une  foret  d'une  foule 
d'iiommes  qui  ne  se  voient  ni  ne  s'entendent,  exercice  peut-être 
agréable  et  certainement  stérile.  Ce  qu'il  faut  c'est  donc,  au  lieu 
de  tendre  à  l'anarchie,  la  combattre  au  contraire  ou  la  prévenir. 
Ce  qu'il  faut  c'est  donner  aux  hommes  la  mémo  méthode  de  pen- 
ser, et  par  suite  la  même  pensée,  et  par  suite  la  même  façon  de 
vivre.  11  faut  tendre  à  l'unité,  comme  de  Maistre  le  disait  hier. 
Unité  de  pensée,  unité  de  morale,  unité  d'efforts,  c'est  à  la  fois 
le  but  de  l'humanité  et  à  cette  condition  qu'elle  peut  marcher.  Au 
fond  le  libéral  est  un  sceptique.  S'il  ne  tient  pas  à  l'entente  et  à 
la  discipline,  c'est  qu'il  ne  croit  pas  que  l'humanité  puisse  gagner 
quelque  chose  à  faire  quelque  chose  ;  car  il  doit  bien  se  douter 
qu'en  ordre  dispersé  elle  ne  fera  rien.  Quiconque  croit  à  l'œuvre 
de  l'humanité,  quiconque  croit  un  progrès  possible,  doit  vouloir 
l'unité  de  plan,  par  conséquent  l'unité  de  pensée  et  l'unité  de  foi. 
C'est  là  le  fond  même  de  la  pensée  d'Auguste  Comte,  comme  c'est 
le  contraire  de  la  pensée  de  Constant,  parce  que  Constant  est  un 
individualiste  toujours  sur  la  défensive,  et  Comte  un  concentvci- 
tionniste  décidé;  Constant  un  sceptique  découragé,  et  Comte  un 
optimiste  et  un  progressiste  résolu  ;  si  l'on  veut  encore,  Constant 
un  homme  né  protestant,  et  Comte  un  homme  né  catholique  et 
qui  au  fond  l'est  toujours  resté. 

Mais  entre  unitaires  il  y  a  un  désaccord  possible.  Les  uns 
disent  :  «  11  faut  l'unité.  Il  la  faut  absolument,  sous  peine  de  mort, 
ou  de  régression  indéfinie  vers  un  état  primitif  inconnu,  mais 
peu  engageant.  Mais  cette  unité,  elle  existe;  elle  est  forte.  C'est 
le  catholicisme.  Il  n'y  a  rien  de  plus  unitaire  au  monde  que  la 
pensée  catholique.  Unité,  continuité,  c'est  l'esprit  même  du 
catholicisme.  Gardons  le  catholicisme,  restaurons-le,  restituons- 
le  dans  son  intégrité.  »  D'autres  disent  :  «  Il  ne  faut  pas  attacher 
la  cause  de  l'unité  à  celle  d'un  système  qui  est  ruiné.  11  ne  faut 
pas  la  compromettre  et  la  perdre  en  cette  compagnie.  Le  catho- 
licisme est  condamné  ;  il  l'est  comme  une  conception  du  monde 
qui  a  reçu  tant  de  démentis  de  l'expérience,  qu'en  écartant  cette 
conception  l'humanité  a  li  ii  i  par  réprouver  l'esprit  même  du  catho- 
licisme, lequel  était  bon.  Garder  cet  esprit,  cela  est  possible,  et 
même  c'est  ce  que  l'on  peut  faire  de  mieux,  et  même  il  n'y  a  pas 
autre  chose  à  faire  ;  mais  le  garder  pour  coordonner  et  organiser 
une  nouvelle  conception  générale  des  choses,  laquelle  aura  pour 
elle  l'autorité  de  l'expérience  acquise,  des  lumières  nouvelles  que 
l'humanité  s'est  faite,  voilà  le  but.  »  C'est  une  religion  nouvelle  à 
fonder,  et  c'est,  dès  le  principe,  dès  ses  commencemens ,  quoiqu'il  ne 
prononçât  pas  encore  le  mot,  ce  qu'Auguste  Comte  a  voulu  faire. 


AUGISTE    l.OMTE.  301 

Et  ici  reptÉ*aissent.  pour  trouver  leur  euiploi,  tous  ces  pen- 
chans  qui  auraient  pu,  n'fùl  été  l'eiïroi  ot  l'horreur  do  l'anarcliio, 
faire  de  ilonite  un  imlividualisle  et  un  libéral  radical.  L'indépen- 
dance farouche  de  l'esprit  fait  des  individualistes  de  ceux  qui  ne 
tiennent  pas  à  imposer  leurs  idées  aux  autres,  et  des  autoritaires 
de  ceux  qui  caressent  cette  espérance  ;  et  ceux-ci  seront  les  auto- 
ritaires de  leur  autorité  et  non  pas  d'une  autre,  mais  ils  n'en 
seront  qu'autoritaires  plus  olotinés.  Indiscipliné,  Comte  conti- 
nuera à  l'être,  mais  eu  prétendant  imposer  aux  autres  une  disci- 
pline très  rip3ureuse  ;  absolu  dans  ses  idées,  il  le  sera  toujours,  en 
n'autorisant  que  lui  à  l'être,  et  en  exigeant  des  autres  la  foi  eu 
lui  ;  et  son  orirueil  trouvera  son  compte  à  cette  œuvre  de  création 
intellectuelle  et  morale,  et  sa  na'iveté  l'aidera  à  croire  qu'elle  est 
relativement  facile  et  de  prompte  réalisation.  Avec  ses  instincts 
Comte  ne  pouvait  être  qu'individualiste  solitaire  et  retranché,  ou 
chef  très  dominateur  et  haut  placé  de  quelque  cbose.  Dans  les 
deux  cas.  c'est  être  isolé.  Et  avec  sa  croyance  au  progrès  et  sa 
passion  de  l'unité,  il  ne  pouvait  pas  être  individualiste.  Restait 
qu'il  voulût  èlre  pontife  suprême  d'une  religion  nouvelle,  et  c'est 
ce  qu  il  a  voulu  être  et  ce  qu'il  a  été. 

II 

Ne  voir  de  salut  que  dans  l'unité  de  pensée,  combattre  l'anar- 
chie sous  toutes  ses  formes,  c'a  donc  été  l'œuvre  continue  d'Au- 
guste Comte.  L'anarchie,  il  la  aperçue  tout  de  suite,  dès  1820, 
tout  autour  de  lui.  Qu'y  voyait-il?  Dessavans,  des  hommes  poli- 
tiques, des  moralistes,  des  philosophes,  tous  inspirés  par  les 
principes  et  guidés  par  les  méthodes  les  plus  dilTérentes,  travail- 
lant chacun  sur  un  plan  qui  est  à  lui,  nullement  tous  ensemble 
sur  un  plan  commun.  Voilà  un  chantier  bien  mal  tenu  et  sur 
lequel  on  ne  bâtira  rien  de  solide. 

Ce  qui  frappe  d'abord  c'est  la  division  du  travail,  non  soumise 
à  un  dessein  général.  La  division  du  travail  est  chose  excellente  à 
la  condition  qu'elle  soit  établie  par  quelqu'un  qui  sache  vers  quoi 
convergent  les  efîorls  ainsi  divisés.  S  ils  ne  convergent  nulle  part, 
elle  ne  produira  absolument  rien.  Ou  plutôt  elle  aura  un  résultat 
déplorable  :  la  séparation  et  l'éloignement  de  plus  en  plus  grand 
des  hommes  les  uns  relativement  aux  autres.  En  industrie  la  divi- 
sion du  travail  abêtit  les  ouvriers,  en  science  elle  sépare  et  éloigne 
les  uns  des  autres  les  hommes  instruits.  Nous  travaillons  depuis 
quelques  siècles  à  nous  désunir.  L'état  d'esprit  d'un  littérateur  ou 
d'un  moraliste  est  tellement  différent  de  celui  d'un  ingénieur  ou 


302  lŒVUE    DES    DEUX    MONDES. 

d'un  industriel  qu'ils  ne  se  comprennent  les  uns  les  autres  qu'à 
condition  de  parler  de  futilités. 

Cet  (?tat  est  déplorable,  prohibitif  de  tout  progrès.  Dès  1825, 
dans  un  article  du  Producteur  [Considérations philosophiques  sur 
les  sciences  et  les  savans),  Comte  le  signale  avec  effroi  :  <(  Le 
perfectionnement  de  nos  connaissances  exige  indispensablement 
sans  doute  qu'il  s'établisse  dans  le  sein  de  la  science  une  division 
du  travail  permanente;  mais  il  est  tout  aussi  indispensable  que  la 
masse  de  la  société,  qui  a  continuellement  besoin  de  tous  ces 
divers  résultats  à  la  fois  pour  adopter  les  doctrines  scientifiques 
comme  ses  guides  habituels,  les  tienne  pour  branches  diverses 
d'un  seul  et  même  tronc.  »  C'est  ce  qui  est  très  loin  d'être  la 
vérité.  Comte  dira  plus  tard  :  «  Tout  en  reconnaissant  les  prodi- 
gieux résultats  de  cette  division,  il  est  indispensable  de  ne  pas 
être  frappé  des  inconvéniens  capitaux  qu'elle  engendre  par 
l'excessive  particularité  des  idées  qui  occupent  exclusivement 
chaque  intelligence  individuelle.  Craignons  que  l'esprit  humain 
ne  finisse  par  se  perdre  dans  les  travaux  de  détail.  »  Et  encore  : 
«  La  spécialité  croissante  des  idées  habituelles  doit  inévitablement 
tendre  en  un  genre  quelconque  à  rétrécir  de  plus  en  plus  l'intel- 
ligence. C'est  ainsi  que  la  première  cause  élémentaire  de  l'essor 
graduel  de  l'habileté  humaine  paraît  destinée  à  produire  ces 
esprits  très  capables  sous  un  rapport  unique  et  monstrueusement 
ineptes  sous  tous  les  autres  aspects.  » 

Voilà  une  première  cause  d'extrême  division  et  dispersion  qui 
aura  les  conséquences  les  plus  graves  parce  qu'elle  ne  peut  que 
s'accroître  de  tous  les  progrès  mêmes  auxquels  elle  contribuera. 

Il  y  en  a  bien  d'autres  :  tous  les  penseurs,  et  même  ceux  qui 
se  croient  les  plus  énergiques  adversaires  de  cette  idée  nouvelle, 
sont  dominés  par  le  dogme  très  antidogmatique  et  très  «  antiso- 
cial »  de  la  «  liberté  de  conscience  ».  La  liberté  de  conscience 
est  excellente  comme  arme  de  combat  pour  détruire  le  pouvoir 
théologique,  comme  le  dogme  de  la  souveraineté  nationale  pour 
renverser  la  souveraineté  royale;  mais  ce  ne  doit  être  qu'une 
opinion  transitoire,  car  elle  est  toute  négative,  nullement  féconde, 
nullement  directrice,  et  tout  le  contraire  de  directrice.  C'est  ce 
que  Comte  s'efforçait  de  faire  entendre  dans  ce  même  Producteur 
[Considérations  sur  le  pouvoir  spirituel),  et  c'est  ici  que  l'on  vit 
bien  éclater  le  contraste  et  le  conflit  entre  l'esprit  du  xvni*'  siècle 
et  l'esprit  de  la  petite  école  nouvelle.  Benjamin  Constant  protesta 
très  vivement  :  «  ...  Et  enfin,  s'écria-t-il  ironiquement  (dans  une 
lettre  au  journal  l'Opinion)  la  liberté  de  conscience  elle-même, 
ce  qui  est  bien  plus  grave,  la  liberté  de  conscience  elle-même, 


AUGUSTE    COMTE.  303 

n'étant  qu'un  »ioyen  de  destruction,  bon  aussi  longtemps  que 
l'erreur  subsiste,  ne  doit  plus  exister  quand  on  a  découvert  la 
vérité!  »  —  A  quoi  Bazard  répondait  :  Mais,  après  avoir  été  une 
œuvre  dr  combat,  la  liberté  de  conscience  à  l'état  de  règle,  de  loi 
générale,  n'est  qu'un  état  d'esprit  stérile  et  comme  puéril,  par- 
faitement impuissant.  Elle  est  «  l'elïet  d'une  désorganisation. 
d'une  destruction  ».  et.  «  prise  comme  doixmo ,  el/f  suppose  que  la 
société  n'a  pas  de  but  »  :  elle  suppose  u  guii  ny  a  pas  de  liberté 
sociale;  car  entîn  on  ne  songe  pas  à  l'invoquer  contre  la  physi- 
sique  ».  et  si  elle  a  un  office,  «  sa  tâche,  ayant  été  jusqu'à  présent 
de  détruire,  est  désormais  d'empêcher  que  rien  ne  s  établisse.  » 
Débat  intîniment  intéressant  qui  montre  assez  que  dans  ce  petit 
cénacle  du  Produrteur,  sous  l'inspiration  de  Saint-Simon,  c'était 
bien  une  école  autoritaire  toute  nouvelle  qui  essayait  de  se  fonder 
et  qui  avait  déjà  tout  son  esprit. 

Il  n'y  a  pas  juscju'au  mot  de  Bazard  :  «  On  ne  l'invoque  pas 
contre  la  physique  ».  qui  ne  soit  bien  significatif.  Ce  que  (lomte 
voudra  fonder,  c'est  une  «  physique  sociale  »  contre  laquelle  on 
ne  puisse  pas  plus  invoquer  la  liberté  de  conscience  que  contre 
la  physique,  et  déjà  dans  le  Producteur  il  dit  le  mot  :  «  Nous 
avons  une  pbysique  céleste,  une  pbysique  terrestre,  une  physique 
végétale  et  une  physique  animale.  //  nous  faut  encore  une  phy- 
sique soci(de.  »  Dès  le  premier  jour.  Auguste  Comte  veut  qu'on 
arrive  à  constituer  une  autorite  intellectuelle  qui  soit  invincible 
à  toute  anarchie  et  répressive  de  toute  anarchie. 

Mais  une  cause  d'anarchie  intellectuelle  bien  plus  profonde 
et  d'efTets  bien  plus  grands  que  les  précédentes,  c'est  le  mouve- 
ment de  la  civilisation  elle-même.  Nous  en  avons  déjà  vu  un  efiet 
dans  la  division  et  subdivision  des  sciences  qui  va  précisément 
contre  la  constitution  de  la  science  à  mesure  même  qu'elle  crée 
la  science;  un  autre  ell'et  de  cette  marche  de  la  civilisation,  c'est 
ce  qu'elle  laisse  derrière  elle  de  principes  caducs,  utiles  à  un 
certain  moment,  inutiles  un  peu  plus  tard,  nuisibles  enfin,  et  qui 
à  l'heure  où  nous  sommes,  par  exemple,  luttant  entre  eux,  lut- 
tant aussi  avec  les  principes  nouveaux  qui  devraient  les  avoir 
remplacés  tous.  font,  dans  un  même  cerveau  humain,  un  conllit 
d'idées  maîtresses  inconciliables,  un  conflit  de  siècles  dilîérens 
dans  une  même  minute,  un  conflit  de  plusieurs  anachronismes 
se  heurtant  les  uns  contre  les  autres,  et  d'autre  part  se  heurtant 
contre  des  actualités;  bref,  la  plus  terrible  et  dévastatrice  psy- 
chomachie  qui  se  soit  vue,  mais  non  pas  qui  doive  se  voir,  car 
elle  puisera  dans  les  temps  qui  viendront  de  nouveaux  élémens 
et  de  nouvelles  ressources  de  combat. 


•304  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Pour  bien  comprendre  cela,  c'est  rhistoire  de  rhumanité  in- 
tellectuelle qu'il  faut  faire.  Ou  peut,  pour  abréger,  la  diviser  en 
trois  grandes  périodes  :  il  y  a  eu  un  âge  tliéologique,  un  âge  mé- 
tapliysique,  et  il  y  a  un  âge  scientifique. 

L'âge  tliéologique,  qu'on  peut  subdiviser  lui-même  en  pé- 
riode l'étichique,  période  polylhéique  et  période  monotliéique, 
est  un  âge  de  l'humanité  où  l'on  attribuait  tout  phénomène  à  un 
-agent,  à  un  être  semblable  à  l'homme. 

Autant  de  phénomènes,  autant  de  dieux  particuliers  qui  les 
créent,  comme  nous  soulevons  une  pierre  ou  brandissons  une 
massue:  voilà  le  fétichisme. 

Autant  de  groupes  de  phénomènes,  autant  de  dieux  qui  y 
président,  qui  les  veulent,  phénomènes  maritimes  relevant  de 
Poséidon,  phénomènes  célestes  relevant  de  Zens;  voilà  le  poly- 
théisme; c'est  une  concentration  du  fétichisme. 

Tous  les  phénomènes  possibles  ayant  pour  cause  continue  un 
seul  être,  une  seule  volonté,  relevant  de  lui,  dépendant  d'elle, 
voilà  le  monothéisme;  c'est  une  concentration  du  polythéisme. 

Dans  ces  trois  périodes,  cent  mille,  cent  ou  un  être,  semblables 
il  l'homme,  qui  meuvent  ou  qui  meut,  qui  régissent  ou  qui  régit 
les  phénomènes  naturels;  de  l'une  à  l'autre  période  une  centra- 
lisation successive  de  ce  pouvoir  jusqu'à  ce  qu'il  soit  ramassé 
en  un  seul  être  tout-puissant  :  voilà  l'âge  théologique  de  l'huma- 
nité. 

•L'âge  métaphysique,  beaucoup  plus  court  du  reste,  est  beau- 
coup moins  net,  et  n'est  qu'une  transition.  En  cet  âge  l'humanité 
attribue  la  création  des  phénomènes  non  plus  à  des  êtres,  non 
plus  à  un  être,  mais  à  des  abstractions.  On  ne  dira  plus  Cérès,  on 
dira  la  Nature;  on  ne  dira  plus  Zeus,  on  dira  lAttraction,  et  Ion 
sera  porté  à  croire  que  la  Nature  est  un  être  et  que  l'Attraction  en 
est  un  autre.  C'est  l'état  naturel  d'un  esprit  qui  est  habitué  à  voir 
•dans  le  monde  des  causes  qui  sont  des  êtres,  et  qui,  déjà  iiy  sai- 
sissant plus  que  des  lois,  prend  ces  lois  pour  des  causes  et  ces 
«auses  pour  des  êtres,  et  leur  donne,  par  habitude,  des  noms 
propres.  Si  cette  opération  de  l'esprit  était  très  précise  et  si  cette 
tendance  de  l'espi-it  était  très  forte,  elle  ramènerait  au  poly- 
théisme ;  elle  peuplerait  l'univers  de  lois  prises  pour  des  causes 
habillées  en  êtres,  quon  adorerait.  Mais  ce  penchant  est  faible; 
il  n'est  qu'un  reste  de  théologie  exténuée  et  effacée,  et  il  ne  va 
pas  plus  loin  qu'à  créer  un  système  d  allégories;  mais  encore  il 
habitue  trop  l'esprit  à  se  payer  de  mots,  ou  il  le  maintient  dans 
l'habitude  de  s'en  jiayer. 

Le  troisième  âge  est  iâge  scientifique.  Dans  celui-là  l'homme 


AIGUSTE    COMTE.  H05 

renonce  à  connaître  les  causes  des  phôiiomènes.  Qu'elles  soient 
(les  êtres  multiples,  un  être  unique,  des  entités  nictapliysiques,  il 
n'eu  sait  rien,  et  nr  sait  quuue  chose,  c'est  qu  il  ne  le  saura 
jamais.  Il  se  borne  à  ilrcouvrir  les  lois  des  phénomènes  ;  cesl-à- 
dire  à  savoir,  autant  (juil  peut,  comment  les  phénomènes  ont 
l'habitude  de  se  passer.  C'est  tout  ce  qu'il  s'accorde,  et,  tout  le 
reste,  il  se  l'interdit.  Il  n'est  ni  déiste  ni  athée:  il  est  ignorant; 
il  n'est  ni  métaphysicien  ni  antinu'taphysicien  :  il  est  cUraniéta- 
phtjsicien:  c'est  à  la  métaphysique,  exclusivement,  qu'il  s'arrête, 
sans  savoir  s'il  y  en  a  une  ou  s'il  n'y  en  a  pas,  et  ne  sachant 
rien  sur  ce  point  si  ce  n'est  qu'il  ne  peut  rien  en  savoir.  11  ne 
connaît  que  des  faits  et  certaines  répétitions  constantes  des  faits, 
qu'il  appelle  les  lois  de  ces  faits,  et  son  savoir  n'ira  jamais  au 
delà,  et  jamais  au  delà  n'ira  sa  recherche,  (|ui  du  reste  est  indé- 
linie. 

Or  de  chacun  de  ces  états  successifs  reste  dans  le  suivant  et 
dans  tous  les  suivans  un  résidu  qui  s  amincit  toujours,  jamais  ne 
disparaît,  et  qui  l'encombre  et  qui  les  encombre.  Il  reste  du  féti- 
chisme dans  le  polythéisme  :  par  exemple  Poséidon  est  bien  le 
dieu  de  la  mer.  mais  chaque  Ilot  est  un  triton  (jui  obéit  à  peu 
près  à  Poséidon,  mais  qui  a  encore  sa  petite  personnalité.  11 
reste  du  polythéisme  et  du  fétichisme  dans  le  monothéisme  :  par 
exemple  Dieu  est  Dieu;  mais  il  y  a  des  saints  qui  ont  leur  auto- 
rité et  des  vierges  locales  qui  font  des  miracles.  Il  reste  dans 
l'âge  métaphysique  du  monothé'isme  avec  du  polythéisme  et  du 
fétichisme,  et.  derrière  les  entités  métaphysiques,  le  métaphysi- 
cien adore  un  Dieu,  et  ce  Dieu  a  son  cortège  mentionné  tout  à 
l'heure.  Et  dans  làge  scientifique  il  reste  des  préjugés  métaphy- 
siques et  des  conceptions  monothéiques,  polythéiques  et  féti- 
chiques. 

De  telle  sorte  que  riiumanité  croit  s'affranchir  et  se  surcharge, 
croit  marcher  à  la  simplification  et  se  complique.  Chaque  homme 
moderne,  selon  son  tour  d'imagination,  est  plutôt  monothéiste 
qu'autre  chose,  ou  plutôt  fétichiste  qu'autre  chose,  ou  plutôt 
scientifique  qu'autre  chose,  et  voilà  une  cause  d'anarchie,  de  con- 
flit habituel  entre  lui  et  les  autres  hommes  ;  mais  de  plus  celui-là 
qui  est  surtout  monothéiste  est  en  même  temps  un  peu  poly- 
théiste, un  peu  fétichiste  et  un  peu  métaphysicien;  celui-là  qui 
est  surtout  métaphysicien  est  en  même  temps  un  peu  polythéiste, 
un  peu  monothéiste,  un  peu  scientifique,  et  ainsi  de  suite,  et 
cela  fait  une  anarchie  dans  chaque  cerveau.  Chaque  esprit  humain 
est  un  raccourci  de  l'humanité  et  présente  le  même  spectacle 
d incohérence  intellectuelle  que  l'humanité  tout  entière.  Le 
TOME  cxxx.  —  1895.  20 


306  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

monde  surabonde  d'idées  maîtresses  inconciliables  qui  s'entre- 
lacent et  de  croyances  contradictoires  qui  s'enchevêtrent.  La  civi- 
lisation, en  accumulant  idées  générales  sur  idées  générales, 
entasse  l'une  sur  l'autre  des  lumières  qui  deviennent  des  ombres. 
Le  cerveau  humain  est  une  nuit  profonde  où  circulent  et  luttent 
des  feux  follets  de  diverses  couleurs  qui,  éblouissant  l'esprit  sans 
l'éclairer,  ne  font  que  l'obscurcir  davantage. 

Tels  sont  les  principaux  élémens  de  l'anarchie  intellectuelle 
du  monde  moderne. 

Les  derniers  siècles  l'ont-ils  diminuée?  Ils  l'ont  augmentée. 
Ils  ont  été  un  effort  pour  affranchir  l'humanité  des  derniers  restes 
de  l'esprit  théologique  et  de  l'esprit  métaphysicien,  et,  à  cet 
égard,  ils  ont  en  apparence  diminué  l'anarchie  intellectuelle.  Mais 
ils  n'ont  en  ceci  que  donné  un  des  moyens  de  la  diminuer  plus 
tard,  et  en  attendant  ils  l'ont  aggravée.  Car  par  quoi  ont-ils  rem- 
placé ou  prétendu  remplacer  et  théologie  et  métaphysique?  Par 
la  liberté  de  penser,  la  liberté  de  croire  et  la  liberté  de  parler. 
Rien  de  meilleur  pour  détruire  ;  rien  de  plus  vain  pour  fonder. 
On  s'est  habitué  à  croire  que  la  liberté  était  quelque  chose  en  soi, 
était  une  doctrine,  une  doctrine  capable  de  se  transformer  en 
réalité,  de  produire  des  faits,  de  créer  un  état  moral  et  un  état 
social.  C'est  faux.  La  liberté  est  quelque  chose  de  négatif,  ce  qui 
veut  dire  en  français  qu'elle  est  un  rien.  La  liberté  est  le  droit 
de  ne  pas  accepter  l'état  moral  et  l'état  social  que  l'on  ren- 
contre, elle  n'est  pas  une  force  capable  de  créer  un  état  moral  ou 
un  état  social  quelconque.  Elle  est  désorganisatrice  par  avance 
et  inorganisatrice  par  définition.  Elle  consiste  à  dire  :  «  Vous 
croirez  ce  que  vous  voudrez.  »  D'accord,  et,  s'il  s'agit  de  briser  un 
joug,  excellent  I  S'il  s'agit  de  fonder  une  communauté  par  l'em- 
brasscment  d'une  idée  commune,  néant.  De  l'état  de  liberté  ne 
peut  sortir  aucune  idée  créatrice  de  quelque  chose,  sinon  à  con- 
dition qu'on  sorte  de  cet  état.  C'est  une  idée  uniquement  néga- 
trice et  un  état  uniquement  négatif.  Les  libéraux  sont  gens  qui 
ne  savent  que  dire  :  non.  La  liberté  est  un  nolo  et  un  veto  indivi- 
duel. De  «  je  lie  veux  pas  «  et  «  je  vous  arrête  »  prononcé  et  posé 
avec  énergie  par  trente  millions  d'hommes  rien  ne  saurait  résulter 
qu'une  sorte  d'immobilité  farouche.  Il  s'agit  pourtant  de  mar- 
cher, d'agir,  et  de  faire  quelque  chose. 

Il  y  a  plus  :  l'état  de  liberté  est  non  seulement  état  d'im- 
puissance; il  est  état  de  conflit  et  de  discorde.  Il  est  la  discorde 
considérée  comme  un  dogme  et  tenue  pour  une  institution.  Ces 
trente  millions  d'hommes  ne  disent  point  «  Je  ne  veux  pas  »  seu- 
lement à  leurs  chefs,  aux  maîtres  que  la  suite  des  temps  a  pu 


AUr.lSTE    COMTE.  307 

leur  laisser;  ils  so  le  disent  les  uns  aux  autres.  L'esprit  de  liberté 
devient  une  habnude  sociale.  On  ne  s'attache  pas  à  la  liberté  seu- 
lement conune  à  un  droit,  on  y  prend  plaisir  comme  à  l'exercice 
d'une  passion.  Il  y  a  une  passion  libérale,  et  un  libéralisme  pas- 
sionné. L'homme  est  très  fier  de  <■<■  penser  par  lui-même  »,  et 
comme,  à  l'ordinaire,  il  ne  pense  pas,  c'est  la  liberté  en  soi,  le 
plaisir  de  nier  ceux  qui  pensent,  sans  penser  lui-même,  qu'il 
chérit.  Trente  millions  d'orgueils  solitaires,  sans  raison  d'ôtre  et 
sans  prétexte,  exaltés  par  la  conscience  d'exercer  un  droit  sacré, 
inquiets  dès  que,  par  un  acquiescement  momentané  à  la  pensée 
d'autrui,  ils  s'avisent  qu'ils  cessent  ou  vont  cesser  de  l'exercer: 
donc  conflit  voulu,  crt'é  de  rien  ([uand  il  n'a  pas  de  matière, 
inventé  pour  le  plaisir  quand  il  n'a  pas  d'occasion,  discorde  cul- 
tivée avec  amour,  honorée  et  consacrée  de  noms  honorables, 
voilà  en  son  fond  l'état  de  liberté".  C'est  l'anarchie  sacrée  reine 
du  monde. 

Les  philosophes  du  xviii*'  siècle,  à  la  suite  du  protestantisme, 
ont  créé  cet  individualisme  affolé.  Ont-ils  eu  tort?  Pas  le  moins 
du  monde  :  à  chaque  siècle  suflit  sa  peine.  L'urgent  c'était  de 
briser  les  anciennes  idoles.  Le  plus  important  pour  le  penseur, 
qui  ne  fait  jamais  qu'aider  un  peu  la  marche  naturelle  dos  choses, 
c'est  de  voir  ce  qu'il  a  à  faire  au  siècle  où  il  est.  Au  xviii'  siècle 
ce  qu'il  y  avait  à  faire  c'était  une  table  rase.  On  l'a  faite,  soit; 
mais  nous  n'avons  plus  rien  à  raser.  La  période  de  transition  est 
passée.  Continuer  à  crier  liberté,  c'est  vouloir  que  la  société, 
parce  qu'on  l'a  désorganisée  comme  étant  mal  organisée,  ne  s'or- 
ganise plus.  C'est  faire  d'un  ^ri  de  guerre  une  constitution;  c'est 
faire  dune  négation  un  principe  de  vie  nouvelle.  Assez  de 
négatif:  c'est  un  principe  positif  que  maintenant  il  faut  trouver. 
Qu'on  fasse  bien  attention  à  ce  sens  du  mot  positif.  C'est  le  pre- 
mier sens  du  mot,  et  c'est  le  vrai  dans  la  pensée  des  premiers 
positivistes.  Positivisme,  dans  l'acception  courante  du  mot,  est 
devenu  l'opposé  d'hypothétique  et  de  conjectural.  Il  signifie  ne 
croire  qu'aux  faits  et  à  certains  rapports  reconnus  constans  entre 
les  faits.  Dans  les  commencemens  son  vrai  sens  était  autre.  Il 
signifiait  le  contraire  de  négatif,  comme  le  veut  la  bonne  langue 
traditionnelle;  il  était  opposé  à  ce  qu'il  y  avait  de  purement 
négatif,  prohibitif  et  destructeur  dans  la  philosophie  du 
xviii^  siècle.  Il  signifiait  mettre  quelque  chose  à  la  place  de  rien. 
C'est  dans  ce  sens  que  Comte  emploie  sans  cesse  l'expression  de 
politique  positive  dans  le  Producteur  de  1825. 

Voilà  donc  l'état  anarchique  de  l'humanité  et  plus  particuliè- 
rement de  la  France  au  lendemain  de  la  Révolution  française.  Par 


308  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  division  du  travail  dans  le  domaine  scientifique,  par  le  conflit 
des  ditïérentes  et  contraires  idées  maîtresses  que  les  phases  succes- 
sives de  la  civilisation  ont  laissées  dans  les  cerveaux  humains, 
par  les  idées  de  liberté  et  le  tort  qu'on  a  de  croire  qu'elles  sont  la 
solution  définitive,  par  l'individualisme  et  le  tort  qu'on  a  de  s'y 
attarder  Comme  à  un  état  définitif,  l'anarchie  intellectuelle  et  par 
suite  morale  la  plus  complète  règne  partout.  Le  xix*=  siècle  pié- 
tine sur  place  avec  impatience,  avec  colère,  avec  inquiétude,  et, 
qui  bien  pis  est,  avec  complaisance.  Il  est  une  halte  dans  l'incerti- 
tude. Il  faut  probablement  sortir  de  là. 

111 

Pourquoi?  dites-vous.  Parce  que  «  l'esprit  humain  tend  con- 
stamment à  l'unité  de  méthode  et  de  doctrine  ;  c'est  pour  lui  l'état 
régulier  et  permanent:  tout  autre  ne  peut  être  que  transitoire  »  ; 
parce  que  jamais  le  monde  n'a  vécu  que  rassemblé  autour  d'une 
idée  générale  qui  lui  donnait  sa  méthode  de  recherches,  d'études, 
d'explications  pour  toutes  choses  ;  parce  qu'il  change  de  principe 
directeur,  mais  non  pas  de  nature,  et  que  sa  nature  est  d'avoir  un 
principe  directeur;  parce  que,  donc,  il  en  faut  un  nouveau,  les 
anciens  ayant  l'un  après  l'autre  disparu,  en  laissant  derrière  eux 
des  ombres  gênantes  d'eux-mêmes,  mais  en  perdant  leur  vertu 
directrice,  leur  force  d'idées  vivantes.  Il  faut  un  nouveau  prin- 
cipe directeur  pour  sortir  de  l'anarchie,  ou  l'on  en  sortira  tout 
de  même,  mais  en  retournant  aux  principes  directeurs  an- 
ciens et  en  leur  donnant  la  vie  factice  qu'ils  peuvent  toujours 
recouvrer,  parce  que  toujours  ils  laissent  d'eux-mêmes  quelque 
chose  dans  l'esprit  des  hommes.  Sortons  donc  de  l'anarchie  par 
la  découverte  d'un  nouveau  principe. 

Mais  comment?  —  Réfléchissons  un  peu.  Nous  disions  peut- 
être  un  peu  trop  tout  à  l'heure  que  liberté  de  penser  n'importe  quoi 
était  tout  ce  que  les  deux  ou  trois  derniers  siècles  avaient  laissé 
derrière  eux.  Ils  ont  laissé  cela  surtout,  et  ce  que  l'homme  mo- 
derne aime  en  apparence  le  plus  c'est  n'accepter  aucune  doctrine 
et  croire  qu'il  en  a  une  à  lui  ;  cependant  il  semble  qu'une  nouvelle 
puissance  intellectuelle  s'est  levée  depuis  trois  siècles  qui  a  quel- 
ques-uns au  moins  des  caractères  qu'avaient  les  anciennes.  Les 
hommes  croient  à  la  science  un  peu  comme  ils  croyaient  autrefois 
aux  choses  de  foi.  Sceptiques,  oui,  en  religion,  en  philosophie, 
en  politique  quelquefois,  en  morale  souvent;  penseurs  libres  ou 
libres  penseurs,  oui,  en  théologie,  en  métaphysique,  en  socio- 
logie et  eci  éthique;  en  physique,  non,  en  astronomie,  non.  Voilà 


AUGUSTE    COMTE.  309 

des  millions tdhommos  qui  croient  que  la  terre  est  tournante  et 
le  soleil  lixe,  qui  le  croient  absoluniont,  sans  être  aucunement 
capables  de  se  le  démontrer.  Ceci  est  une  foi,  une  foi  d'un  nou- 
veau genre,  qui  n'est  pas  accompagnée  de  sentiment  ni  de  pas- 
sion, mais  c'est  une  foi.  La  foi  consiste  à  croire  sur  parole 
quelque  chose  ({uon  n a  pas  découvert  soi-même,  qu'on  ne  peut 
pas  se  prouver,  et  »|u'on  n'a  la  prétention  ni  d'avoir  découvert 
ni  de  pouvoir  prouver.  Voilà  une  f(»i  nouvelle. 

Elle  n'est  même  pas  si  dépourvue  de  sentiment  et  de  passion 
que  nous  le  disions  tout  à  l'heure;  car  elle  sait,  ou  sent,  qu'elle 
est  en  opposition  avec  les  anciennes,  et  cela  lui  donne  une  cer- 
taine ardeur  et  zèle  d'apostolat,  du  moins  pour  quelque  temps. 
Entîn  voilà  une  foi.  Si  le  mot  paraît  bien  ambitieux,  disons 
qu'une  nouvelle  autorité  intellectuelle  s'est  élevée  entre  les 
hommes  qui  a  quelque  chose  du  prestige  qu'avaient  en  elles  les 
religions  anciennes,  ilr  leur  majesté,  de  leur  puissance,  de  leur 
décision.  Elle  est  quelque  chose  que  l'on  croit  et  (ju'on  ne  discute 
pas. 

Notez  de  plus  que  la  science  semble  bien  gagner  progressive- 
ment, continûment,  tout  le  terrain  que  les  religions  et  les  méta- 
physiques paraissent  perdre.  Non  seulement  la  science  est  une 
nouvelle  manière  de  croire;  elle  est  une  nouvelle  manière  de 
jouir  par  l'esprit;  elle  est  un  goût,  et  un  goût  de  plus  en  plus  vif. 
Le  \ieil  homme,  l'animal  métaphysicien,  disparaît;  l'homme 
nouveau,  l'animal  qui  collectionne  des  faits  et  groupe  des  faits,  se 
fait  légion.  Il  y  a  là  une  mode.  Une  mode  qui  dure  trois  cents  ans 
en  s'accusant  de  plus  en  plus  est  un  signe  très  considérable. 
Dans  les  habitudes  d'esprit,  dans  les  livres,  dans  les  journaux  et 
brochures,  la  science,  l'observation,  la  découverte,  la  statistique 
occupent  la  place  que  jadis  les  discussions  théologiques,  philo- 
sophiques, casuistiques,  occupaient.  C'est  un  âge  nouveau  de 
l'humanité  qui  commence.  C'est  un  nouveau  principe  directeur 
qui  paraît  dans  le  monde  et  qui  s'y  installe  avec  tout  les  carac- 
tères principaux  des  principes  directeurs  anciens.  Voilà  qui  est 
dit,  l'humanité  sera  désormais  scientifique,  comme  elle  a  été 
polythéiste,  monothéiste  et  métaphysicienne. 

Seulement  le  nouveau  principe  directeur  est  encore  très  gêné 
par  la  persistance  des  précédens  et  par  leur  obstination  à  ne  pas 
mourir.  Ce  qu'il  faut  c'est  débarrasser  le  nouveau  principe  de 
ses  voisins  et  rivaux  peu  dangereux,  mais  qui  l'offusquent,  im- 
puissans  mais  qui  le  voilent,  qui  surtout  l'empêchent  d'être  seul. 
Il  faut  donc  d'abord  repousser,  exterminer  absolument  l'esprit 
théologique  et  l'esprit  métaphysique  ;  —  ensuite  débarrasser  la 


310  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

science  de  ce  qu'elle  a  gardé  en  elle-même  de  V esprit  théologique 
et  métaphysique,  et  ceci  est  le  plus  important,  parce  que,  de  ce 
qu'elle  en  garde  ainsi,  elle  soutient  d'autant  l'esprit  rival  et  pro- 
longe l'existence  de  son  ennemi  par  elle-même  aux  dépens  d'elle- 
même;  —  enfin  systématiser  les  sciences  et  en  former  un  seul 
corps,  animé  d'un  esprit  unique  très  nettement  déterminé,  et  ceci 
est  le  plus  important,  parce  que  la  science  a  cette  infériorité  sur 
les  principes  anciens  d'être  multiple  au  lieu  qu'ils  étaient  uns  : 
il  y  a  eu  la  religion  ;  il  y  a  eu  la  métaphysique  ;  mais  c'est  jusqu'à 
présent,  par  une  sorte  de  complaisance  littéraire,  qu'on  dit  la 
science:  il  y  a  des  sciences,  séparées  les  unes  des  autres;  il  faut 
pour  qu'elles  soient  fortes  qu'elles  soient  ramenées  à  l'unité;  et 
c'est  pourquoi  la  systématisation  des  sciences  est  le  plus  impor- 
tant des  trois  projets  que  nous  venons  de  former. 

Le  premier  va  de  soi,  et  la  réalisation  en  est  presque  achevée. 
C'est  précisément  la  tâche  que  le  xviii"  siècle  s'est  donnée  et  a 
accomplie,  la  tâche  destructrice.  Sur  ce  point,  il  n'y  a  qu'à  le 
répéter  ;  redire  que  par  définition  le  surnaturel  est  inaccessible  à 
l'homme,  qui  est  naturel;  redire  que  la  métaphysique  est  le  rêve 
d'un  être  qui,  saisissant  des  lois,  croit  saisir  des  causes,  ou  la  rhé- 
torique d'un  homme  d'esprit  qui,  donnant  un  nom  aune  loi,  la 
voit  dès  lors,  par  une  sorte  d'allégorie,  comme  un  être  réel  et  un 
petit  dieu  vivant.  Tout  cela  a  été  dit,  doit  être  répété  tant  qu'il  y 
aura  des  gens  qui  n'en  seront  pas  convaincus,  mais  peut  être 
laissé  comme  tâche  aux  ouvriers  en  sous-ordre  de  la  réforme 
intellectuelle.  Et  précisément  ce  sera  l'office  des  héritiers  attardés 
du  xviii^  siècle,  des  légataires  de  l'esprit  négatif,  des  hommes  qui 
ne  vont  pas  plus  loin  qu'à  dire  :  «  Nous  repoussons  les  anciennes 
croyances.  »  Il  faut  bien  qu'ils  servent  à  quelque  chose. 

Le  second  projet  est  plus  vaste,  plus  minutieux  aussi,  et  plus 
rude.  C'est  une  sorte  d'épuration  des  différentes  sciences  pour 
les  purger  de  ce  qu'elles  gardent  en  elles-mêmes  d'esprit  théolo- 
gique et  d'esprit  métaphysique.  Ce  n'est  pas  si  peu  qu'on  pourrait 
croire.  Les  physiciens  parlent  du  «  fluide  électrique  »  et  de 
r«  éther  lumineux  »,  les  chimistes,  des  «  affinités  »,  comme  si 
c'étaient  des  êtres  très  puissans  mettant  en  mouvement  la  matière 
parce  qu'ils  le  veulent  ;  les  biologistes  parlent  du  «  principal  vital  » 
et  des  «  forces  vitales  »,  comme  s'ils  étaient  des  personnages  qu'ils 
auraient  vu  tendre  les  tissus  et  charrier  le  sang;  les  psycholo- 
gues parlent  du  moi  comme  si,  au  fond  de  l'homme,  il  y  avait  un 
hotimnculus,  prenant  conscience  de  tout  ce  qui  se  passe  dans  la 
machine  humaine  et  la  dirigeant.  Ce  sont  là  des  entités  toutes  gra- 
tuites, produits  de  l'imagination  spéciale  qui  est  l'imagination  mé- 


AUGISTE    COMTE.  311 

taphvsique.  Ces  prétendues  solutions  u  présentent  évidemment  le 
caractère  essentiel  des  explications  métaphysiques  »,  à  savoir  «  la 
simple  et  naïve  reproduction  en  termes  abstraits  de  l'énoncé  même 
du  phénomène.  »  Les  pierres  lancées  de  hi  terre  y  retombent.  La 
cause  en  est  l'attraction,  nous  dit-on.  Cela  veut  dire  :  «  Les  pierres 
lancées  de  la  terre  y  retombent.  »  Absolument  rien  de  plus.  Disons 
donc  :  «  Les  pierres  lancées  de  la  terre  y  retombent,  »  ce  qui  est 
une  loi,  et  ne  parlons  pas  d'attraction,  ce  qui  a  l'air  d'être  une 
cause,  et  ce  que,  l'esprit  tout  pénétré  d'imagination  métaphy- 
sique, nous  allons  prendre  pour  une  cause,  et  vaguement  pour 
un  être,  dans  cin(j  minutes.  Toutes  les  sciences  possibles  sont 
ainsi  peuplées  d'entités  dont  on  pourrait  faire  tout  un  jsystéme 
allégorique,  et  rien  n'est  plus  naturel;  car  ces  trois  états,  théolo- 
gique, métaphysique,  scientilique.  et  même  ces  cinq  états,  léti- 
chique,  polylhéique,  monolhéique,  métaphysique,  scientilique, 
par  lesquels  l'humanité  a  passé,  chaque  science  y  a  passe  elle- 
inêjne;  ou  plutôt,  ce  qui  revient  au  même,  chacun  de  ces  états 
étant  simplement  le  résumé  des  tendances  de  l'esprit  humain, 
l'esprit  humain,  en  chacun  de  ces  étals,  n'étudiait  chaque  science 
qu'avec  des  tendances  dominées  par  ce  penchant  général,  et  à 
chaque  science  a  donné  successivement  un  tour  féticliique,  un  air 
polylhéique,  une  couleur  monolhéique  et  un  caractère  métaphy- 
sique: et  c'est  des  résidus  de  tout  cela  qu'il  faut  nettoyer  la 
science  actuelle. 

Mais  la  plus  métaphysi(juc  et  la  plus  détestable  des  entités, 
c'est  la  finalité.  L'ancienne  conception  de  l'univers  se  ramenant 
toujours  à  considérer  ce  qui  s'y  passe  comme  analogue  à  ce  que 
fait  l'homme.  De  même  que  l'on  considérait  un  arbre  comme  un 
homme  qui  lève  les  bras  au  ciel,  et  la  mer  tempe teuse  ou  le  ciel 
tonnant  comme  un  homme  en  colère,  de  môme,  l'homme  agis- 
sant toujours  dans  un  dessein  et  en  vue  d'un  but,  on  considérait 
l'univers  comme  une  œuvre  ayant  un  but,  dirigée  par  une  volonté, 
présidée  par  une  intention,  marchant  où  quelqu'un  la  guide,  et 
chaque  partie  de  l'univers,  tout  pareillement,  comme  une  fin  où 
a  tendu  une  intention,  en  même  temps  que  comme  un  moyen 
tendant  à  une  fin  plus  générale.  Ainsi,  la  terre  n'est  ni  trop 
froide  ni  trop  chaude  pour  nous  tuer,  ni  trop  molle  ni  trop  dure 
pour  notre  poids  et  pour  nos  charrues  :  c'est  qu'elle  a  été  faite 
pour  nous,  pour  nous  servir  de  séjour  et  d'empire.  Elle  a  été 
composée  de  telles  et  telles  matières  pour  être  ce  qu'elle  est,  voilà 
un  premier  dessein  ;  elle  est  ce  qu'elle  est  pour  que  nous  y  puis- 
sions vivre,  voilà  un  second  dessein  plus  général;  nous  y  vivons 
pour  une  fin  plus  générale  encore  et  plus  haute  que  c'est  à  nous 


312  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  comprendre.  Creusons  ceci  :  il  revient  à  dire  que  si  la  terre 
était  autre,  nous  n'existerions  pas;  voilà  tout.  La  terre  étant  ce 
qu'elle  est,  nous  y  sommes  ;  mais  ce  n'est  pas  une  raison  pour  qu'elle 
ait  été  faite  ainsi  pour  que  nous  y  soyons.  Cela,  nous  n'en  savons 
rien.  Oii  l'on  voit  dessein  poursuivi,  on  n'est  légitimement  auto- 
risé qu'à  voir  effet  produit;  où  l'on  voit  finalité,  on  n'est  légitime- 
ment autorisé  à  voir  que  conditions  d'existence.  «  Pour  qu'il  y  ait 
végétation  il  faut  qu'il  y  ait  terre  végétale  »  ne  signifie  pas  du 
tout  que  la  terre  végétale  a  été  faite  avec  prévoyance  pour  qu'il  y 
eût  végétation,  mais  simplement  qu'il  y  a  végétation  là  où  il  y 
a  terre  végétale. 

Il  n'y  a  pas  une  finalité  qui  résiste  à  cette  réflexion  si  simple. 
Les  causes  finales  sont  un  immense  système  anthropomorphique. 
Elles  viennent  de  l'impossibilité  où  l'homme  a  été  longtemps  de 
concevoir  autre  chose  que  lui,  et  de  concevoir  quoi  que  ce  soit  de 
créé  comme  fait  autrement  que  ce  qu'il  fait  lui-même.  Le  monde 
est  un  beau  mécanisme  ;  jamais  l'homme  n'a  fait  une  méca- 
nique autrement  que  pour  un  de  ses  besoins  et  dans  un  but  très 
déterminé  :  donc  le  monde  a  un  sens  et  un  but.  Il  est  possible; 
mais  rien  ne  nous  le  dit;  nous  n'en  savons  rien.  Le  raisonnement 
précédent  repose  sur  cette  prémisse  que  le  monde  a  été  fait  par 
un  homme,  ce  qui  n'est  pas  prouvé,  et  ce  qu'il  faut  prouver  avant 
de  faire  le  raisonnement  qui  précède.  La  finalité  n'a  donc  aucun 
caractère  scientifique.  Elle  doit  être  reléguée  dans  le  domaine 
des  hypothèses.  C'est  de  la  pure  métaphysique.  Encore  une 
idole,  comme  dit  Bacon,  à  éliminer  du  domaine  de  la  science. 
C'est  la  plus  imposante ,  la  plus  antique  et  la  plus  fortement  en- 
racinée. 

Voilà  les  principaux  résidus  métaphysiques  qu'il  faut  écarter 
de  la  pensée  humaine  pour  qu'elle  devienne  purement  et  sim- 
plement scientifique.  Au  fond,  cette  élimination,  si  radicale 
qu'elle  paraisse,  se  ramène  au  mot  de  Bacon  :  «  Je  ne  fais  pas 
d'hypothèses.  »  Toutes  ces  entités  métaphysiques  sont  simple- 
ment des  conjectures  qui  dépassent  les  faits,  avec  ce  caractère 
particulier  qu'elles  sont  de  nature  à  les  dépasser  toujours.  L'hy- 
pothèse non  seulement  est  permise  en  recherche  scientifique, 
mais  elle  y  est  utile,  à  la  condition  d'être  telle  qu'elle  soit  destinée 
à  disparaître  dans  sa  vérification.  Au  cours  de  mes  observations 
je  suppose  que  tel  fait,  que  je  rencontre  souvent  dans  telles  cir- 
constances, se  rencontrera  toujours  dans  ces  mêmes  circonstances  : 
je  fais  une  hypothèse.  Mais  voyez  bien  le  caractère  de  cette  hypo- 
thèse :  elle  est  destinée  à  périr  si  elle  n'est  pas  vérifiée  et  aussi  si 
elle  l'est.  Ces  circonstances  de  tout  à  l'heure,  je  les  provoquerai 


AUiUSTE    COMTE.  313 

mille  fois.  Si  ^  fait  que  j  ai  (»bsorvé  ne  s'y  reproduit  que  de  temps 
en  temps,  j  abandonne  l'hypotht'se;  la  voilà  morte.  Si  le  fait  se 
reproduit  mille  fois,  l'hypothèse  est  vérifiée,  elle  est  une  loi  :  donc 
elle  nest  plus  une  hypothèse;  comme  hypothèse  la  voilà  morte. 
Les  entités  ou  les  lois  universelles  que  nous  avons  appelées  méta- 
physiques ne  sont  pas  de  même  nature.  Elles  ne  sont  pas  desti- 
nées à  s'absorber  dans  les  faits  dont  elles  auront  provoqué  la  dé- 
couverte; elles  sont  destinées  à  les  dépasser  toujours.  Hien  ne 
prouvera  jamais  l'existence  du  principe  vital  considéré  comme 
force  à  part  dans  le  tourbillon  d'une  vie  animale.  C'est  une  livpo- 
thèse  agréable  à  l'esprit,  qui  paraîtra  toujours  vraisemblable  et 
ne  se  vérifiera  jamais,  parce  qu'elle  domine  trop  les  faits  pour  y 
rentrer  et  s'y  perdre.  Rien  ne  prouvera  jamais  l'existence  du  moi 
distinct  des  phénomènes  psychologiques.  C'est  une  conjecture 
commode,  mais  qui  planera  toujours  sur  les  faits  sans  qu'il  y  ait 
aucune  raison  pour  qu'elle  se  confonde  avec  eux  et  s'évanouisse  à 
s'y  incorporer.  Rien  ne  prouvera  jamais  la  finalité.  C'est  une  vue 
générale  très  séduisante  et  très  satisfaisante,  mais  qui  n'est  pas 
vérifiable  parce  qu'elle  trangressera  toujours  les  faits  qu'elle  pré- 
tend expliijuer.  Ils  n'y  entreront  jamais  de  manière  à  la  remplir. 
Elle  ne  disparaîtra  donc  jamais,  elle  n'est  pas  destinée  à  dispa- 
raître. C'est  pour  cela  qu'elle  est  fausse  a  priori  :  c'est  pour  cela 
qu'elle  n'a  pas  le  caractère  d'hypothèse  scientifique.  L'éternité 
probable  d'une  hypothèse  est  sa  condamnation.  Une  hvpothèse 
n'est  recevable  qu'autant  qu'elle  est  caduque,  qu'autant  qu'on  peut 
prévoir  quelle  n'aura  pas  la  vie  longue,  puisque  c'est  sa  mort 
même  qui  doit  être  son  triomphe.  La  science  repousse  donc  les 
hypothèses  qui  ont  l'air  de  vouloir  être  immortelles  :  c'en  est  la 
marque. 

De  plus,  ces  résidus  métaphysiques  que  contient  encore  la 
science,  sans  compter  qu'ils  favorisent  la  paresse  d'esprit  en  le 
payant  de  mots,  l'inclinent  à  la  métaphysique  proprement  dite. 
Rien  n'est  plus  sain  à  l'esprit  humain  que  de  grouper  des  faits 
et  den  chercher  les  lois;  rien  ne  lui  est  plus  dangereux  que  de 
croire  découvrir  des  causes.  La  cause  trouvée,  ou  crue  découverte, 
il  se  repose  sur  elle,  explique  tout  par  elle,  et  ne  cherche  plus 
rien.  Les  phénomènes  les  plus  intéressans  passent  devant  lui 
sans  qu'il  se  baisse  pour  les  étudier.  Il  arrive  à  une  sorte  d'extase 
continue  qui  l'endort  et  le  paralyse.  Il  y  a  une  sorte  de  fata- 
lisme intellectuel  qui  est  un  produit  assez  ordinaire,  presque  né- 
cessaire, du  moins  très  naturel,  de  l'esprit  métaphysique. 

Il  y  a  plus  encore.  Une  cause  trouvée  ou  crue  découverte, 
c'est  une  espèce  de  Dieu  qu'on  adore  jalousement,  et  avec  une 


314  REVUE   DES    DEUX    MONDES. 

passion,  comment  dire?  une  passion  théologique,  et  c'est  tout 
dire.  Il  y  a  beaucoup  d'esprit  théologique  dans  l'esprit  métaphy- 
sique. L'homme  qui  a  découvert  une  loi  en  cherche  une  autre; 
l'homme  qui  a  cru  découvrir  une  cause  est  une  espèce  de  dévot  et 
de  prêtre  qui  admire  et  adore  cette  cause  d'autant  plus  qu'il  s'y 
admire  et  s'y  adore.  Il  est  dans  le  secret  d'une  force  du  monde 
revêtue  d'un  caractère  auguste  et  sacré,  et  il  participe  à  ses  mys- 
tères. Il  devient  irritable,  intraitable  et  orgueilleux. 

Ces  défauts,  qui  du  reste  sont  toujours  à  craindre  avec  les 
hommes,  même  avec  ceux  qui  ne  connaissent  ni  théologie,  ni 
métaphysique,  ni  science,  ont  cependant  quelque  chance  d'être 
moindres  dans  un  esprit  exclusivement  scientifique.  Ce  serait  déjà 
bonnes  conditions  de  sagesse  quand  il  n'y  aurait  que  ceci  que  le 
pur  homme  de  science  vit  constamment  avec  les  faits  et  ne  con- 
sent jamais  à  les  perdre  de  vue.  Le  commerce  des  faits  est 
excellent,  parce  que  nous  sommes  des  faits  nous-mêmes,  très  con- 
tingens,  très  éphémères  et  très  bornés,  et  que  nous  sommes  évi- 
demment destinés  à  vivre  avec  eux.  C'est  vivre  conformément  à 
notre  nature  que  de  disséquer  des  grenouilles  et  faire  attention 
aux  valves  des  pétoncles,  qui,  du  reste,  sont  des  chefs-d'œuvre  que 
Bernard  Palissy  admirait.  —  Et  puis  l'homme  qui  collectionne 
des  faits,  qui  fait  des  classifications  et  qui  cherche  des  lois  n'a  ja- 
mais fini,  et  par  conséquent  n'arrive  jamais  ni  à  la  contempla- 
tion extatique,  ni  au  dogmatisme  hautain  et  colérique.  Les  lois 
naturelles  à  découvrir  et  à  vérifier,  c'est,  Dieu  merci,  le  travail 
de  Pénélope,  lequel  est  le  plus  intelligent  et  le  plus  avisé  qui  ait 
jamais  été,  parce  qu'il  n'a  pas  de  raison  de  finir.  La  nature  à  la 
fois  se  prête  si  largement  et  échappe  si  subtilement  à  nos  re- 
cherches qu'une  fois  que  nous  avons  établi  patiemment  une  loi 
de  certains  faits,  raisonnable,  judicieuse  et  qui  résiste,  et  subsiste, 
très  bonne  à  garder  par  conséquent,  de  nouveaux  faits  se  pré- 
sentent qui  la  vérifient;  de  nouveaux  aussi,  cherchés  pour  la  véri- 
fier, qui  la  démentent,  la  déforment  au  moins,  et  la  gauchissent, 
nous  forcent  à  l'élargir,  à  la  redresser,  bref  à  la  changer.  Ainsi  de 
suite  et  ainsi  toujours.  C'est  précisément  cela  qu'évite  l'homme 
qui  trouve  une  cause  très  générale  expliquant  tous  les  faits  pos- 
sibles, à  l'avance,  parce  qu'elle  les  dépasse  tous  éternellement.  Ce 
qu'il  supprime,  lui,  c'est  l'infini  de  la  nature;  il  passe  d'un  bond 
par-dessus.  L'homme  de  science  l'accepte.  Il  l'accepte  parce  qu'il 
est  raisonnable  de  l'accepter,  puisqu'il  existe,  puisqu'il  est  là; 
aussi  parce  qu'un  instinct  secret  l'avertit  qu'à  l'accepter  il  sera 
toujours  ramené  à  l'étude,  à  la  fréquentation  quotidienne,  au 
commerce  continu  des  faits;  commerce  infiniment  salutaire  à 


AUGUSTE    COMTE.  315 

l'esprit  par  lei  habitudes  de  travail,  de  prudence,  de  patience  et 
de  inodostie  (juil  donne  iufailliblemtnit.  à  ceux,  bien  entendu,  qui 
les  ont  déjà. 

Et,  donc,  purifier  la  science  de  tous  les  résidus  métaphysiques 
quelle  contient  encore,  et,  très  particulièrement,  comme  Bullbn 
le  voulait  déjà,  de  l'idée  de  linalité,  voilà  le  second  projet  du 
philosophe  positiviste. 

Le  troisième  est  de  systématiser  les  sciences,  de  manière  à  en 
former  un  corps  de  doctrines,  une  philosophie.  Ce  projet,  comme 
nous  en  avons  averti,  est  le  plus  important  des  trois  parce  qu'il 
y  a  quelque  chose  de  très  particulier  dans  le  conflit  entre  la 
science  et  la  théologie  persistante  et  la  métaphysique  résistante. 
Dans  ce  conflit,  ce  n'est  pas  la  science  qui  lutte  contre  la 
théologie  et  la  métaphysique,  c'est  l'esprit  scientifique  qui 
lutte  contre  la  métaphysique  et  contre  la  théologie  parce  que 
métaphysique  et  théologie  sont  constituées,  la  science  ne  l'est 
pas.  Ce  n'est  donc  ici  qu'un  tour  d'esprit,  qu'une  habitude  in- 
tellectuelle qui  lutte  contre  des  doctrines  établies,  organisées 
et  solides.  Ce  qu'il  faudrait  c'est  que  la  science,  animée  tout 
entière  du  même  esprit,  soutenue  de  la  même  méthode,  solide- 
ment engrenée,  de  manière  que  chacune  de  ses  parties,  liée  aux 
autres,  appuyât  les  autres  et  fût  appuyée  par  elles,  tout  entière 
présentât  un  corps  de  doctrines  capables  de  satisfaire  l'esprit  et 
de  lui  donner  une  assiette  ferme.  En  un  mot,  il  faudrait  tirer  de  la 
science  une  philosophie  et  constituer  une  philosophie  exclusive- 
ment scientifique. 

Il  y  aurait  à  cela  un  immense  avantage.  D'abord  cette  philo- 
sophie répondrait  au  tour  d'esprit  signalé  plus  haut;  elle  serait  de 
notre  âge.  Ensuite,  ferme  et  consistante  en  ses  idées  générales, 
elle  serait  mobile  et  progressivement  évolutive,  comme  la  science 
même.  La  théologie  a  pour  caractère,  une  fois  constituée,  d'être 
immobile.  La  métaphysique  a  pour  caractère  de  tellement  dé- 
passer les  faits  que  les  faits  nouveaux  ne  l'émeuvent  pas  ;  les  faits 
qu'on  découvre,  s'ajoutant  à  ceux  qu'on  a  découverts,  passent 
au-dessous  d'elle  et  ne  la  touchent  point,  et  c'est  ainsi  qu'elle  est 
aussi  immobile  que  la  théologie,  La  philosophie  scientifique 
pourrait  probablement,  sans  jamais  changer  ni  d'esprit  ni  de  mé- 
thode, avoir  une  plus  grande  élasticité  et  comme  une  faculté  de 
compréhension  progressive.  Elle  aurait  des  chances  ainsi  de  con- 
stituer un  troisième  état  qui  serait  plus  durable  que  les  deux  autres, 
ou  plutôt  de  faire  du  troisième  état,  où  nous  sommes  déjà,  un  état 
qui  serait  définitif.  Il  faut  donc  essayer  de  systématiser  les 
sciences  pour  en  tirer  une  philosophie,  extraire  de  l'ensemble 


316  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  sciences  cette  «  philosophie  première  »  dont  a  parlé  Bacon, 
Pour  former  dos  sciences  un  seul  corps,  il  faut  d'abord  les 
classer.  D'après  quelles  règles?  Gela  a  déjà  été  essayé  par  Bacon, 
par  d'Alembert,  par  d'autres  encore;  mais  remarquez  comme 
l'ancien  esprit  —  qu'on  le  regarde  comme  théologique  ou  comme 
métaphysique,  l'ancien  esprit  qui  dominait  toute  philosophie 
autrefois,  l'esprit  par  lequel  l'homme  se  considérait  comme  le 
centre  de  toutes  choses,  l'esprit  anthropocentrique,  —  a  encore  di- 
rigé ces  essais  de  classification.  Bacon  classait  les  sciences  selon 
qu'elles  se  rapportaient  à  la  mémoire ,  à  l'imagination  ou  à  la  raison  ; 
d'Alembert  adoptait  cette  classification  et  en  proposait  en  même 
temps  deux  ou  trois  autres  selon  qu'il  considérait  l'ordre  logique 
de  nos  connaissances  ou  l'ordre  historique  dans  lequel  il  supposait 
que  l'humanité  les  a  acquises;  mais  toujours  ces  classifications 
avaient  un  caractère  subjectif;  elles  étaient  le  résultat  d'une  ana- 
lyse plus  ou  moins  bien  faite  de  l'esprit  humain.  La  véritable 
classification  doit  avoir  un  caractère  objectif.  Les  sciences  sont  des 
constatations  et  des  compte  rendus  de  phénomènes.  Ce  sont  les 
phénomènes  qu'il  faut  regarder  et  les  caractères  de  ces  phéno- 
mènes qu'il  faut  bien  saisir  pour  les  grouper,  puis  pour  de  chacun 
de  ces  groupes  faire  l'objet  bien  défini  d'une  science  bien  déli- 
mitée, puis  pour  rattacher  chacune  de  ces  sciences  à  une  autre  de 
manière  à  former  une  chaîne  continue. 

Suivant  quel  ordre  sera  faite  cette  chaîne?  Ne  sera-t-il  pas 
naturel  d'aller  ici  du  simple  au  composé,  et  de  ranger  les  sciences 
suivant  la  complexité  de  plus  en  plus  grande  de  leur  objet? 
N'est-il  pas  naturel  de  considérer  que  les  phénomènes  les  plus 
simples  et  les  plus  généraux  sont  le  fondement  sur  lequel  les  plus 
compliqués  viennent  s'établir?  L'homme  par  exemple  est  évidem- 
ment un  être  très  complexe  ;  la  science  de  l'homme  est  à  un  degré 
très  élevé  de  complexité.  Or  l'homme  est  un  animal  pensant,  un 
animal  moral,  un  animal  sociable  ;  voilà  des  choses  à  étudier,  psy- 
chologie, éthique,  sociologie.  Mais  l'homme  ne  penserait,  ni  n'au- 
rait d'idées  ou  sentimens  moraux,  ni  n'aurait  d'idées  ou  sentimens 
sociaux  s'il  ne  vivait  pas  dans  telles  et  telles  conditions.  Sa  vie 
physiologique  est  donc  la  base  sur  laquelle  repose  sa  vie  psychique, 
morale,  sociale.  Il  faut  donc  rattacher  psychologie,  éthique,  so- 
ciologie à  la  physiologie  et  n'étudier  celles-là  que  quand  on  est 
sûr  de  celle-ci.  Mais  la  vie  physiologique  de  l'homme  dépend  des 
actions  et  réactions  chimiques  des  élémens  dont  son  corps  est 
constitué.  La  physiologie  repose  donc  sur  la  chimie  comme  sur 
sa  base.  Mais  la  chimie  dépend  des  conditions  générales  dans 
lesquelles  vit  la  planète  que  nous  habitons;  elle  repose  sur  la 


AUGlSTi:    COMTE.  317 

physique  comme  sur  son  fondement.  Mais  la  vie  de  la  planMe  d(^- 
pend  du  système  astroiu^mi(]ue  où  elle  est  placée  et  des  condi- 
tions dans  lesquelles  elle  y  est  placée;  elle  serait  autre,  et  autre  sa 
constitution  pliysique,  et  autres  les  lois  chimiques  de  ses  élémens, 
et  autres  les  pliysiologies  de  ses  animaux,  et  autres  nous  serions 
nous-mêmes  si  elle  appartenait  à  un  autre  système,  ou  si,  dans  le 
même  système,  elle  était  plus  proche  ou  plus  éloiiiuée  du  soleil, 
ou  si  l'inclinaison  de  son  axe  sur  l'écliptique  était  dill'érento.  La 
physique  terrestre  repose  donc  sur  la  physique  céleste  et  on 
dépend,  et  l'astronomie  est  la  base  de  toutes  les  sciences  hu- 
maines. Entin  l'instrument  essentiel  avec  lequel  nous  mesurons, 
pesons,  évaluons  toutes  choses  et  notons  exactement  les  rapports 
des  choses  entre  elles  est  une  science  qu'on  appelle  la  mathéma- 
tique, et  (|ui  est  comme  l'introduction  à  toutes  sciences  parce 
«juelle  en  est  la  clef.  Mathématique,  astronomie,  physique,  chimie, 
physiologie,  morale,  sociologie  —  voilà  donc  l'ordre  dans  lequel 
doivent  s»^  ranger  les  sciences  par  ordre  de  dépendance,  voilà 
])roprement  la  hiérarchie  des  sciences. 

On  voit  que  la  loi  qui  règle  cette  hiérarchie  des  sciences  est 
leur  généralité  décroissante  et  leur  complexité  croissante.  Au 
principe  une  science  pure  qui  n'embrasse  aucune  matière,  qui 
ne  s'applique  à  rien  de  matériel  ;  puis  une  science  qui  n'est  presque 
encore  que  la  précédente,  puisqu'elle  ne  s'applique  qu'à  des  plié- 
nomènes  très  généraux,  qu  à  des  distances  et  des  niouvemens; 
puis,  successivement,  des  sciences,  physique,  chimie,  physiolo- 
gie, etc.,  qui  s'appliquent  à  des  phénomènes  de  plus  en  plus  com- 
plexes, et  enfin  les  sciences  de  l'homme  qui  s'appliquent  à  l'êtro 
le  plus  complexe  que  nous  connaissions. 

Cette  classification,  si  on  l'accepte,  entraîne  déjà  toute  une  phi- 
losophie. Si  l'on  consent  à  faire  dépendre  la  science  de  l'homme 
de  la  physiologie,  la  physiologie  de  la  chimie,  la  chimie  de  la 
physique,  la  physique  terrestre  de  la  physique  céleste,  c'est  l'an- 
cienne conception  générale  des  choses  qui  est  reloiirni'c  pour 
ainsi  parler.  La  tendance  ancienne  de  l'homme  dans  l'état  théo- 
logique, et  encore  dans  l'état  métaphysique,  était  d'aller  au  monde 
en  partant  de  lui-même.  Tel  il  se  connaissait  ou  croyait  se  con- 
naître, tel  il  connaissait  ou  croyait  connaître  l'univers.  Ce  qu'il 
connaissait  de  lui-même,  il  l'appliquait  à  l'univers  pour  l'expli- 
quer. Il  se  connaissait  comme  volonté;  et,  successivement,  il  lo- 
geait une  volonté  dans  chaque  phénomène,  dans  chaque  grand 
groupe  de  ces  phénomènes,  dans  l'ensemble,  dans  l'universalité 
des  phénomènes.  Il  se  connaissait  comme  sensibilité,  et,  succes- 
sivement, il  logeait  un  être  sensible,  bon,  méchant,  irascible,  re- 


318  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

connaissant,  vindicatif  dans  chaque  objet,  dans  chaque  grand 
groupe  d'objets,  dans  l'univers  entier.  Il  se  connaissait  comme 
moralité,  et  successivement  il  logeait  un  être  facteur  de  moralité, 
voulant  le  bien,  bon  au  bon,  méchant  au  méchant,  dans  chaque 
chose,  dans  chaque  grand  groupe  de  choses,  dans  l'ensemble 
éternel  des  choses.  Il  se  connaissait  comme  intentionalité, 
comme  n'agissant  jamais  ou  ne  croyant  jamais  agir  que  dans 
un  dessein,  en  vue  d'un  but;  et  successivement  il  logeait  dans 
chaque  coin  de  l'univers,  dans  quelques  grandes  régions  de 
l'univers,  dans  la  totalité  de  l'univers,  un  être  qui  avait  un  dessein 
et  qui  le  poursuivait;  de  telle  sorte  que,  successivement,  l'univers 
était  ime  collection  de  petits  royaumes,  de  grands  royaumes, 
et  enfin  un  sevil  royaume,  gouverné  par  un  roi  qui  le  menait  vers 
une  fin  connue  de  lui;  l'univers  avait  un  sens  et  un  but;  il 
n'était  pas  un  fait^  il  était  une  œuvre,  une  œuvre  se  continuant 
sous  nos  yeux  dans  la  direction  de  son  achèvement. 

Ainsi  l'homme  faisait  l'univers  à  son  image,  projetait  son  por- 
trait dans  l'infini.  L'univers  était  un  agrandissement  de  lui-même. 
Quand  il  s'appelait  lui-même  microcosme,  ce  qu'il  voulait  dire 
c'est  que  l'univers  était  un  géant.  Toutes  les  sciences  étaient  des 
dépendances  de  la  science  de  l'homme,  et  en  étaient  du  reste, 
des  imitations. 

Si,  à  l'inverse,  nous  admettons  que  la  science  de  l'homme  est 
une.  dépendance  de  toutes  les  sciences,  ce  n'est  plus  l'univers  qui 
est  un  prolongement  de  l'homme,  c'est  l'homme  qui  est  un  pro- 
longement de  l'univers.  Il  dépend  de  lui,  vit  de  sa  vie,  a  des  lois 
seulement  plus  complexes,  mais  qui  sont  en  leur  fond  les  mêmes 
que  celles  qui  régissent  la  matière  universelle.  Il  est  une  résul- 
tante du  monde  entier,  au  lieu  qu'il  semblait  autrefois  que  le 
monde  résultat  de  lui.  Au  fond,  dans  les  anciennes  conceptions, 
l'homme  créait  l'univers.  A  le  comprendre  organisé  sur  le  mo- 
dèle de  lui-même,  vraiment  il  le  créait  à  son  image;  il  entretenait 
en  lui-même  cette  illusion  que  le  monde  procédait  de  lui.  Ce  n'est 
pas  l'homme  qui  crée  le  monde,  c'est  le  monde  qui  crée  l'homme. 
Dès  que  l'homme  aura  cette  idée  bien  nette  en  son  esprit,  c'est 
précisément  tout  l'inverse  de  l'ancienne  philosophie  qu'il  aura 
comme  à  la  base  de  toutes  ses  conceptions  possibles. 

Voilà  ce  que  contient  déjà  la  simple  classification  nouvelle  des 
sciences,  la  hiérarchie  des  sciences. 

Il  n'est  pas  besoin  de  faire  observer  de  plus,  que  Comte  a  été 
guidé  dans  le  tracé  de  sa  nouvelle  classification  par  son  horreur  et 
sa  défiance  de  la  métaphysique.  Dinstinct  il  adonné  le  premier  rang 
aux  sciences  absolument  dépouillées  de  toutemétaphysique,etfait 


AUGUSTE    COMTE.  311) 

dépendro  les  scifuces mêlées  (rék'mensim'taplivsiqucs  décolles  qui 
n'en  contenaient  pas.  De  la  mathématique  et  de  l'astronomie  à  la 
psychologie  et  à  la  morale  il  y  a  pour  lui  comme  un  decres- 
I  endo  de  pureté  scientifique.  Mathématique  et  astronomie  sonl 
pures  de  tout  mélange  nutapliysique;  physique,  chimie  et  physio- 
logie le  sont  moins;  psychologie  et  morale  en  sont  pénétrées.  Ce 
qu'il  faut  donc  c'est  bien  mettre,  sous  la  dépendance  des  sciences 
qui  ne  contiennent  pas  de  métaphysique,  celles  qui  en  contiennent 
encore  :  «  L'astronomie  est  aujourd'hui  la  seule  science  qui  soit 
enfin  réellement  purgée  de  toute  considération  théologique  ou 
métaphysique.  Tel  est,  \oiis  le  rapport  de  la  /ncthodc,  son  premier 
titre  à  la  suprématie.  C'est  là  que  les  esprits  philosophiques  peu- 
vent efficacement  étudier  en  quoi  consiste  véritablement  une 
science.  )•  En  allant  de  l'astronomie  à  la  morale  «  nous  trouverons 
dans  les  diverses  sciences  fondamentales  des  traces  de  plus  en  plus 
profondes  de  l'esprit  métaphysique  •>.  La  guerre  à  la  métai)]i\  si(|ue 
est  donc  à  la  fois  le  but  de  Comte  et  sa  méthode.  A  la  fois  il  veut  la 
détruire,  et  il  est  guidé  dans  la  constitution  de  son  système  par  la 
présence  ou  l'absence  de  la  métaphysique  dans  l'objet  de  ses  re- 
cherches. Le  critérium  de  la  vérité  est  pour  lui  l'absence  de  l'es- 
prit métaphysique  et  ce  critérium  lui  donne  sa  méthode  même. 
Tant  y  a  que  la  classification  vraie  des  sciences,  selon  Auguste 
Comte,  est  celle  que  nous  venons  de  résumer.  Maintenant  quel 
en  est  le  but?  Le  but  est  de  constituer  une  science  de  l'hommi- 
et  une  moiale  qui  n'aient  pas  besoin  de  métaphysique;  c'est  ce 
que  Comte  tient  pour  le  plus  important  de  son  o-uvre;  c'est  à 
quoi  il  a  appliqué  son  plus  grand  effort.  Cet  effort,  il  sera  inté- 
ressant quelque  jour  d'en  tracer  le  progrès,  d'en  mesurer  la 
grandeur,  d'en  estimer  les  résultats. 

Emile  Fagi  et. 


LE  CANAL  MARITIME  ALLEMAND 

ET  LES  FLOTTES  MODERNES 


I 


Au  mois  de  juin  1777,  le  prince  Frédéric  de  Danemark,  —  qui 
fut  roi  en  1808  et  resta  toujours  le  fidèle  allié  de  la  France,  — 
donnait  le  premier  coup  de  pioche  à  la  tranchée  du  canal  qui  relie 
l'Eider  à  la  baie  de  Kiel,  la  mer  du  Nord  à  la  Baltique.  Quelques 
années  plus  tard,  en  178i,  ce  canal  était  livré  à  la  circulation 
des  caboteurs,  depuis  la  barque  frisonne  jusqu'à  la  lourde  galiote 
de  Lûbeck  ou  de  Rostock. 

A  cette  époque  il  y  avait  quatre  cents  ans  que  le  problème  de 
la  communication  directe  entre  les  deux  mers  avait  été  posé  pour 
la  première  fois  et  résolu  d'une  manière  approchée.  Vers  1386,  à 
la  suite  de  leur  conflit  avec  le  Danemark  pour  les  péages  du  Sund, 
les  cinquante-deux  villes  qui  avaient  signé  la  charte  de  Cologne 
obtinrent  aisément  de  l'empereur  Wenceslas  l'autorisation  d'unir 
l'Elbe  à  la  Trave  par  un  canal  qui  partait  de  la  Delvenau,  affluent 
du  premier  de  ces  deux  fleuves,  pour  atteindre  et  suivre  quelque 
temps  la  Stecknitz,  tributaire  du  second. 

Cette  voie  navigable,  qui  subsiste  encore  et  que  Ltibeck  ^ient 
de  faire  approfondir,  ne  pouvait  guère  être  utilisée  que  par  des 
chalands  de  rivière.  En  cela,  du  reste,  elle  satisfaisait  pleinement 
U's  intérêts  de  la  capitale  hanséatique,  car  c'était  dans  ses  entrepôts 
qu'affluaient  toutes  les  marchandises  déchargées  dans  les  ports 
de  l'Elbe  par  les  vaisseaux  de  Rotterdam,  d'Anvers,  de  Londres; 
c'était  par  son  intermédiaire  et  sur  ses  propres  navires  que  ces 


i 


I  Av^^    ^/^ 


TKioMinii:  Di:  la  mokt.  o33 

V'ile  sonihl^it  frappôo  par  l'accent  iusolilo  do  la  V(MX  ilo  (ioorgo, 
et  un  ell'arement  vai^iie  commençait  à  l'envahir. 

—  Viens  Jonc! 

l't  il  s'approcha  d'elle,  les  mains  Icndues.  Brnsqneinenl,  il  la 
saisit  par  les  poignets,  l'entraîna  ijuelques  pas,  puis  la  saisit  dans 
ses  bras,  fit  un  bond,  essaya  de  la  renverser  vers  l'abîme. 

—  Non!  noni  non!... 

Elle  résistait  avec  une  éneruie  furieuse.  Mlle  parvint  à  se  dé- 
gager, lit  un  saut  eu  arriére,  haletante  et  tremblante. 

—  l's-tu  fou  ?  cria-t-elle  avec  la  colère  dans  la  gorge.  l*]s-tu 
fou? 

Mais,  lorsqu'elle  le  vil  revenir  sur  elle  sans  rien  dii-e,  h^rs- 
qu'elle  se  sentit  empoignée  avec  une  violence  ^tlus  brutale  et 
traînée  de  nouveau  vers  le  précipice,  elle  comprit  tout,  et  un 
grand  éclair  sinistre  lui  Ibudroya  l'àme  de  terreur. 

—  Non.  (loorge,  non!  Laisse-moi!  laisse-moi!  l'iie  minute 
encore!  Ecoute!  écoute!  Une  minute.  Je  veux  te  dire... 

Folle  de  terreur,  elle  suppliait  en  se  tordant  les  mains.  VAlti 
espérait  l'arrêter,  l'apitoyer. 

—  Une  minute!  Ecoute!  Je  laime!  Pardon!  pardon! 

Elle  balbutiait  des  mots  incoliérens,  désespérée,  se  sentant 
faiblir,  perdant  du  terrain,  voyant  la  moit. 

—  Assassin!  liurla-t-elle  alors,  furibonde. 

Et  elle  se  défendit  avec  les  ongles,  avec  les  dents,  comme  un 
fauve. 

—  Assassin!  hurla-t-elle,  saisie  par  les  cheveux,  renversée  à 
terre  sur  le  bord  du  gouH're.  perdue. 

Le  chien  aboyait  contre  le  groupe  tragique. 

Ce  fut  une  lutte  brève  et  féroce,  comme  entre  ennemis  impla- 
cables qui  auraient  couvé  jusqu'à  cette  heure  dans  le  fond  de 
l'àme  une  suprême  haine... 

Et  ils  s'abîmèrent  dans  la  mort,  enlacés. 

Gabriel  d'Anxunzio. 


AUGUSTE   COMTE 


II  (^) 


SA  MORALE  ET  SA  RELIGION 


Le  but  c'est  de  constituer  une  morale,  ou,  plus  généralement, 
une  science  de  l'homme,  qui  n'ait  pas  besoin  de  métaphysique. 
Car  remarquez  qu'il  y  a  entre  les  sciences  de  l'homme  et  les 
sciences  de  la  nature  comme  un  grand  trou,  un  hiatus  énorme, 
par-dessus  lequel  il  faut  faire  un  saut,  ce  qui  est  étrange,  la  nature 
n'en  taisant  pas,  la  nature  présentant  partout  une  remarquable 
continuité.  Les  sciences  de  la  nature  ,  quelque  mêlées  qu'elles 
aient  été  d'élémens  métaphysiques,  en  sont  assez  facilement  net- 
toyables.  Les  idées  métaphysiques  qui  y  ont  été  introduites  ne 
sont  guère  que  choses  verbales,  manières  de  dire,  espèces  d'al- 
légories que  l'on  peut  assez  aisément  dissiper,  comme  fantômes. 
Mais  dans  les  sciences  de  l'homme  la  métaphysique  règne  en  maî- 
tresse et  la  théologie  y  a  son  dernier  refuge.  Ici  ce  n'est  pas  la 
guerre  à  des  mots  dangereux  qu'il  faut  faire  ;  mais  à  des  idées  pro- 
fondément enracinées.  Abandonner  toutes  les  sciences  naturelles 
à  la  philosophie  positive,  réserver  les  sciences  de  l'homme  aune 
philosophie  métaphysico-théologique  paraît  être  la  tendance  gé- 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  juillet. 


AKilSTE    COMTE.  53o 

nt-rale  ilo  Ihomme  niodorue  et  mùme  de  riiommo  en  général, 
cette  sorte  de  distribution  apparaissant  déjà  dans  ce  que  nous  con- 
naissons de  la  philosophie  antique.  Lliomme.  —  qui  a  U)ujours 
dit  :  Le  monde  et  moi.  comme  s  il  ne  faisait  pas  partie  du  monde,  — 
croit  en  etTet  très  facilement,  obstinément  aussi,  peut-être  pour 
jamais,  que  l'univers  a  sa  loi  et  lui  la  sienne.  Quand  il  en  arrive 
à  ce  point,  qui  est  un  progrés,  de  ne  plus  organiser  le  monde  à 
si>n  image,  comme  nous  voyions  quil  le  faisait  tout  à  l'heure,  il 
accorde  à  l'univers  de  n'être  pas  sur  le  modèle  de  l'homme;  mais 
il  ne  consent  pas  que  j'honinu»  soit  sur  le  modèle  de  l'univers,  et 
il  s  attribue  des  conditions  de  vie,  et  des  lois  de  vie  toutes  dillé- 
rentes  de  celles  du  monde.  Par  exemple  il  dira  que  le  monde  est 
soumis  à  des  lois  fatales  et  que  l'homme  est  libre;  que  le  monde 
n'offre  pas  trace  de  moralité  et  que  l'homme  est  un  animal  moral; 
que  le  monde  ne  pense  pas  et  que  l'homme  pense;  que  le  monde 
n'oOre  pas  trace  de  senti  mens  désintéressés  et  que  l'homnic  est 
capable  d'aimer  pour  le  seul  plaisir  d'aimer,  etc.  Ainsi  se  forme 
cette  manière  d'abîme  entre  l'homme  et  la  nature  et  d'abîme  entre 
les  sciences  de  la  nature  et  les  sciences  de  l'homme  qui  doit  être 
une  illusion,  qui  n'a  rieu  de  rationnel,  qui  doit  autant  scandaliser 
notre  raison  qu'il  séduit  notre  amour-propre,  (lar,  que  seul  dans 
l'immense  univers,  un  atome  imperceptible  ail  sa  loi  à  lui,  qui 
non  seulement  soit  dillérente  des  lois  universelles,  mais  leur  soit 
contraire;  qu'il  y  ait  une  exception  radicale  aux  lois  invariables 
de  l'univers  immense  et  (jue  cette  exception  énorme  ne  s'apj)iique 
qu'à  un  seul  être  tout  petit  et  intime;  <ju'il  y  ait  deux  lois  de 
l'univers,  radicalement  diflérentes,  l'une  pour  l'univers,  l'autre 
pour  un  ciron;  on  conviendra  que  c'est  bien  étrange  et  n'entre 
pas  dans  les  manières  ordinaires  de  raisonner  et  de  juger  du  vrai- 
semblable. 

Cet  abîme,  évidemment  fictif,  il  s'agit  de  le  combler;  cet 
homme  il  s'agit  de  le  faire  rentrer  dans  le  monde  dont  il  se  croit 
séparé:  entre  les  lois  de  l'univers  et  la  loi  de  l'homme  il  s'agit  de 
renouer  la  chaîne;  entre  les  sciences  de  la  nature  et  la  science  de 
l'homme  il  s'agit  de  jeter  le  pont. 

Ce  n'est  pas  aussi  difficile  qu'on  le  croit.  Il  suffit  de  recon- 
naître que  l'homme  se  distingue  de  la  nature  par  certaines  supé- 
riorités, et  de  montrer  ensuite  que  ces  qualités  supérieures  ne 
sont  pourtant  que  les  développemens  de  choses  qui  sont  déjà  dans 
la  nature,  et  que  par  conséquent  il  appartient  bien  aux  lois  uni- 
verselles, mais  seulement  aux  lois  univejselles  arrivées  chez  lui 
à  une  plus  grande  complexité,  à  une  plus  grande  délicatesse.  De 
cette  manière,  entre  l'homme  et  l'univers,  la  distinction  subsistera, 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  contrariété  cessera.  L'homme  sera  un  animal  supérieur,  comme 
l'animal  est  un  vt'gétal  supérieur;  il  ne  sera  pas  je  ne  sais 
quel  monstre  intellectuel  et  moral  dans  l'ample  sein  de  la  na- 
ture. 

examinons  en  effet.  Ce  qui  le  distingue  du  reste  du  monde, 
c'est  qu'il  pense,  c'est  qu'il  est  sociable,  c'est  qu'il  est  moral.  Tout 
cela  se  trouve  à  un  degré  inférieur,  avec  une  moindre  délica- 
tesse, mais  tout  cela  se  trouve  dans  la  nature.  L'animal  pense  et 
raisonne  ;  l'animal  est  sociable,  et  il  y  a  des  sociétés  animales 
parfaitement  organisées;  enfin  l'homme  est  un  animal  moral... 
ici  nous  voici  arrivés  à  la  vraie  différence  entre  l'homme  et  la  na- 
ture. —  Il  est  très  vrai  que  la  nature  ne  donne  à  l'homme  aucune 
leçon  de  moralité.  Cependant,  si  nous  écartons  la  morale  qui  a 
im  caractère  mystique,  nous  nous  apercevrons  que  la  morale  hu- 
maine peut  toute  se  ramener  à  l'instinct  social,  lequel  est  dans  la 
nature.  —  Décomposons  la  morale  humaine  :  Devoirs  envers 
soi-même  ne  sont  qu'égoïsme  bien  entendu  :  rîen  n'est  plus  na- 
turel. Devoirs  envers  les  autres,  altruisme,  ne  sont  que  l'instinct 
social  très  développé.  L'altruisme,  c'est  l'égoïsme  de  l'espèce 
dans  une  espèce  très  intelligente.  Il  n'a  rien  de  métaphysique.  Il 
est  ceci  :  l'homme  veut  vivre;  il  le  veut  comme  personne,  et 
il  le  veut  comme  espèce;  et  à  mesure  qu'il  comprend  mieux 
qu'il  ne  vit  que  socialement,  que  dans  et  par  l'espèce,  il  le  veut 
plus  énergiquement  comme  espèce  que  comme  personne.  Tous 
les  sentimens  donc  qui  «  nous  distinguent  des  animaux,  » 
d'abord  ne  nous  on  distinguent  pas,  si  ce  n'est  d'une  différence  de 
degré,  et  ensuite  se  ramènent  à  l'instinct  social  qui  est  une  chose 
parfaitement  physiologique.  La  morale  est  physiologique  parce 
que  la  morale  n'est  que  la  socialité. 

Il  y  en  a  bien  une  autre  et  même  quelques  autres,  que  la  sub- 
tilité des  hommes  a  inventées;  mais  examinez-les  bien  :  vous 
verrez  qu  elles  sont  immorales.  Elles  sont  immorales  parce  qu'elles 
sont  individuelles.  Le  stoïcien,  contempteur  de  l'humanité  fait  le 
bien  par  orgueil,  et  l'orgueil  est  un  sentiment  sécessioniste,  un 
sentiment  anti-social.  Le  chrétien,  d'abord,  en  principe,  a  une 
morale  semblable  à  la  nôtre  :  «  Aimez  le  prochain  comme  vous- 
même.  »  Et  ceci,  nous  l'acceptons  pleinement.  Mais,  en  sa  dégra- 
dation, cette  morale  devient  immorale.  Elle  promet  des  récom- 
penses; elle  est  un  appel  à  l'égoïsme,  à  l'esprit  de  lucre.  Et 
comment  s'est-elle  déclassée  ainsi?  En  devenant  de  morale  sociale 
morale  individuelle,  en  délaissant  le  «  aimez-vous  les  uns  les 
autres  »  pour  le  «  faites  votre  salut  ».  Revenons  donc  à  la  morale 
entendue  comme  simple  développement  de  l'instinct  social,  tout 


^  AUC.rSTK    COMTE.  537 

entière  comprise  en  lui,  constitut'-i'  par  lui,  proixressanl  avec  lui, 
et  s  égarant  à  en  sortir. 

Et  du  même  coup  voilà  le  pont  jeté  eniin  entre  les  sciences 
de  la  nature  et  les  sciences  de  l'homme;  l'homme  n'a  pas  unt^  loi 
propre  distincte  de  celle  du  monde,  surtout  contraire  à  celle  du 
monde;  il  n'est  pas  séparé  de  l'univers,  il  n'y  est  pas  un  monstre; 
il  en  est  le  prolongement  naturel  ;  les  racines  de  son  être  moral 
comme  de  son  être  physi(|ue  plongent  dans  la  nature;  il  n'est 
pas  une  «*  chimère  »,  comme  disait  Pascal,  il  n'est  pas  un  être 
métaphysique  :  il  est  un  être  naturel.  Le  grand  elYort  pour  établir 
des  lois  les  plus  générales  de  la  nature  aux.  lois  les  plus  particu- 
lières de  l'homme  une  chaîne  continue,  des  sciences  les  [)lus  gé- 
nérales de  la  nature  aux  sciences  les  plus  complexes  de  l'animal 
compliqué  une  série  sans  interruption,  est  arrivée  une  solution 
raisonnaltle. 

rSous  n'en  avons  pas  tini  pourtant  avec  l'homme;  nous  avons 
laissé  de  côté  son  caractère  le  plus  distinctif.  Ce  n'est  pas  qu'il 
soit  sensible,  qu'il  soit  pensant,  qu'il  soit  volontaire,  qu'il  soit 
moral,  qu'il  soit  sociable  qui  distingue  le  plus  Ihomme  au  milieu 
de  ses  frères  inférieurs,  qui  sont  les  êtres,  et  de  ses  ancêtres,  qui 
sont  les  choses  ;  —  ce  qui  l'en  dislingue  le  plus,  c'est  qu'il  est  chan- 
geant. Les  animaux  le  sout  aussi,  ne  l'oublions  pas;  mais  ils  le 
sont  peu.Ilssont  susceptibles  d'éducation,  d'éducation  par  l'homme 
et  d'éducation  par  les  choses;  ils  n'agissent  pas  toujours  exacte- 
ment comme  leurs  ancêtres  ont  agi.  Et,  qu  ils  y  soient  contraints 
par  l'homme,  ou  qu'ils  y  soient  forcés  par  quelque  changement 
de  leurs  entours,  par  quelque  nouvel  obstacle  qu'ils  rencontrent, 
ils  se  modilient.  Mais,  dune  part,  ces  modifications  ne  vont  pas 
très  loin  ;  et  d'autre  part  ils  ont  une  tendance  très  marquée  à 
oublier  ce  qu'ils  ont  appris,  à  revenir  à  leur  état  traditionnel,  à 
redevenir  ce  qu'ils  ont  été.  Ils  sont  modifiables  plutôt  que 
changeans,  ils  sont  modifiables  d'une  façon  .passive  ;  ils  sont 
modifiés,  ils  ne  se  modifient  pas.  Ils  subissent  les  changemens  que 
la  nature  ou  l'homme  leur  impose;  mais,  la  nature  ne  changeant 
guère,  ils  participent  de  son  immutabilité,  et  l'homme  n'ayant  que 
sur  un  petit  nombre  d'entre  eux  une  action  éducative,  en  leur  en- 
semble ils  ne  changent  point.  —  L'homme  au  contraire  est  chan- 
geant par  nature  ;  il  est  modifiable  spontanément  ;  et  il  se  modifie 
sans  cesse.  C'est  pour  cela  qu'il  a  une  histoire.  Et  ceci  est  une 
nouvelle  science  de  l'homme  à  laquelle  nous  n'avions  pas  voulu 
prendre  garde  jusqu'ici.  Xous  avions  considéré  l'homme  jusqu'ici 
abstraction  faite  de  son  instabilité,  nous  avions  fait  la  science  de 
la  statique  sociale.  Il  nous  reste  à  faire  la  science  de  la  force  qui 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  pousse  à  changer.  Il  nous  reste  à  éUulier  la  dynamique  sociale. 

La  di/namique  sociale  c'est  une  tendance  constante,  sous  les 
flucluations  superficielles,  à  s'éloigner  de  plus  en  plus  de  l'anima- 
lité, de  l'état  d'enfance,  de  l'individualisme,  qui  sont  trois  choses 
analogues.  En  remontant  l'histoire  nous  nous  avisons  que  l'homme 
a  été  un  simple  animal,  à  très  peu  près,  pour  commencer.  L'hu- 
manité a  été  longtemps  impulsive.  Elle  obéissait  à  des  besoins  et 
à  des  passions  sur  lesquelles  la  réflexion  n'avait  pas  agi.  Et  de 
même  qu'il  était  impulsif  en  ses  commencemens,  l'homme  voyait 
le  monde  comme  un  peuple  d'êtres  impulsifs.  Il  attribuait  aux 
choses  qui  lui  étaient  favorables  ou  nuisibles  des  sentimens,  des 
âmes  très  capricieuses,  qu'il  fallait  encourager  dans  leurs  bonnes 
dispositions  ou  détourner  des  mauvaises  par  de  bonnes  paroles. 
Etant  animal  lui-mcmo.  il  voyait  le  monde  comme  un  peuple 
d'animaux. 

Plus  tard  il  est  devenu  enfant,  état  intermédiaire  entre  l'ani- 
malité et  l'humanité.  Impulsif  encore,  mais  déjà  raisonneur,  il  a 
appris  à  coordonner  ses  idées.  Le  spectacle  des  choses,  régu- 
lières, tranquilles,  méthodiques,  a  pu  n'être  pas  pour  peu  dans 
ce  changement.  Et  tout  de  même  que  tout  à  l'heure,  l'homme  en 
cette  seconde  période,  a  vu  l'univers  comme  il  se  voyait  lui- 
même.  Il  y  a  vu  un  peuple  d'êtres  encore  passionnés,  mais  déjà 
raisonnables.  Les  Dieux  d'alors  ne  sont  plus  des  animaux,  des 
âmes  obscures  et  bizarres,  très  inquiétantes;  ce  sont  des  rois,  loin 
encore  d'être  bons,  mais  sensés  et  réfléchis,  aimant  mieux,  tout 
compte  fait,  le  bien  que  le  mal,  et  à  qui,  en  somme,  les  priant 
et  les  servant  bien,  on  peut  se  fier.  L'humanité,  et  avec  elle  ses 
Dieux,  qui  sont  ses  œuvres  et  ses  images,  ont  passé  de  l'animalité 
à  l'état  d'enfance. 

Puis  l'homme  est  devenu  homme.  11  est  devenu  un  être  chez 
qui  l'intelligence  l'emporte  sur  les  passions.  Cet  homme  a  vu  le 
monde  d'une  façon  très  différente  encore  de  celle  dont  les  hommes 
précédens  l'avaient  vu.  Capable  d'une  très  grande  généralisation, 
il  l'a  vu  dans  son  unité  et  son  éternité.  Il  s'est  dit  qu'il  était  un, 
pensée  réalisée  d'un  seul  esprit,  et  éternel,  pensée  réalisée  d'un 
esprit  qui  ne  meurt  pas.  Idées  vraiment  nouvelles  !  car  les  anciens 
n'étaient  pas  sûrs  que  le  monde  eût  été  créé  par  un  seul  Dieu,  et 
en  tous  cas  le  voyaient  administré  par  plusieurs  ;  et  ils  se  figuraient 
volontiers  des  Dieux  successifs,  ceux-ci  détrônant  ceux-là  et 
devant  un  jour  être  détrônés  à  leur  tour.  Le  monothéiste  est  un 
être  qui  a  le  soupçon  de  l'unité  du  monde.  C'est  lui  qui  a  décou- 
vert l'univers,  et  qui  le  premier  le  comprend.  —  Pourquoi?  Parce 
que  lui-môme  est  un  homme  tout  nouveau.  Il  est  capable  d'une 


AH.CSTE    COMTE.  539 

ivtlexion  qui  dépasse  la  longueur  d'une  vie  humaine  et  de  jdu- 
^ieu^^  vies  humaines.  L'histoire,  déjà  sullisaniment  longue,  lui  a 
appris  que  les  choses  physiques  se  sont  comportées  de  la  même 
manière  depuis  hien  des  si«'cles,  qu'il  y  a  là  un  dessein  suivi 
depuis  des  milliers  d'années  avec  une  invariable  constance.  11  sullit 
d'une  généralisation  assez  naturelle  pour  passer  de  cette  consta- 
tiition  à  l'idée  de  l'unité  et  de  l'éternité  du  monde. 

Voilà  un  homme  tout  nouveau,  avons-nous  dit.  Sans  doute. 
Cependant,  qu'il  ne  croie  pas  éln-  inlinimenl  différent  de  ses 
ancêtres.  11  croit  à  un  Dieu  un;  mais  ce  Dieu,  universel  pour  sa 
raison,  est  pour  son  co'ur  aussi  particulier  <'t  aussi  local  (ju'un 
Pénale  ou  un  Fétiche.  Il  le  prie  pour  lui,  il  l'invoque  pour  lui,  il 
lui  demande  des  grâces  particulières,  il  lui  promet  quelijue  chose, 
discute  avec  lui,  ruse  avec  lui.  a  pour  lui  le  genre  de  culte  (|u'a 
le  sauvage  pour  sa  poupée  protectrice.  Ou'est-ce  à  dire?  (Jue  cet 
homme,  moins  impulsif  que  ses  plus  anciens  aïeux,  moins  euTanl 
que  ses  grands-pères,  est  encore  un  égoïste.  11  vit  en  lui  et  pour 
lui,  non  dans  l'espèce  et  pour  l'espèce;  il  n'a  qu'accidentellement 
rin>tinct  humanitaire  à  l'état  de  passion,  de  sentiment  profond. 
A  ce  titn*.  il  e>l  encore  un  animal  ou  un  enfant.  Kn  un  mot  il  est 
encore  individualiste  ;  tant  que  l'individualisme  ne  sera  pas 
aboli,  l'évolution  humaine  ne  sera  que  commencée.  Tant  ((ue 
l'individualisme  ne  sera  pas  aboli,  l'humanité  ne  sera  pas  sulli- 
samment  détachée  de  l'animalité.  La  morale  est  en  formation  ; 
elle  ne  sera  achevée  que  quand  l'instinct  social  pour  commen- 
cer, l'instinct  humanitaire  ensuite,  auront  complètement  remplacé 
l'individualisme. 

Et  voilà  la  morale  telle  que  la  conçoit  Auguste  Comte.  Elle  est 
toute  naturelle,  puisqu'elle  n'est  que  le  développement  de  l'instinct 
le  plus  ancien,  évidemment,  et  le  plus  profond  de  l'homme,  l'in- 
stinct social;  elle  est  régulière  en  son  développement  puisqu'elle 
suit  le  progrès  naturel  de  l'humanité,  puisqu'elle  suit  les  efl'ets 
progressifs  de  la  dynamique  sociale,  puisqu'il  n'y  a  qu'à  la  prendre 
là  où  elle  est  arrivée  et  à  la  pousser  plus  loin  dans  le  même  sens; 
elle  ne  demande  rien  ni  à  la  métaphysique,  ni  à  la  théologie,  ni 
aux  merveilles  de  l'abstraction,  ni  aux  miracles  de  la  révélation. 
Elle  se  fonde  simplement  en  Ixume  physiologie,  en  bonne  biologie 
et  en  bonne  histoire.  Elle  prend  l'homme  oîi  il  en  est. 

On  pouvait  craindre  que  cette  philosophie  positive,  ne  voulant 
pas  voir  d'abîme  entre  les  sciences  de  la  nature  et  les  sciences  de 
l'homme,  ne  pût  jamais  fonder  une  morale,  n'y  ayant  aucune 
morale  dans  les  sciences  naturelles,  ni  aucune  moralité  dans  la 
nature.  Mais  il  lui  a  suffi  de  prendre  l'homme  vraiment  tel  qu'il 


S40  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est,  c'est-à-dire  comme  animal  social  et  en  mfime  temps  comme 
aniiiiiil  intelligent,  capable  de  progrès,  pour  le  montrer  comme 
capable  do  transformer  progressivement  l'instinct  social  en  une 
morale  aussi  complète,  et  aussi  élevée  et  pure  qu'on  peut  la 
souhaiter. 

Oui,  l'homme  n'a  que  des  lois  physiques,  et  primitivement  il 
est  un  animal  comme  un  autre;  mais  une  de  ces  lois  consiste  à 
développer  tellement  le  plus  profond  de  ses  instincts  primitifs 
qu'il  s'écarte  presque  indéfiniment  de  ses  conditions  premières 
d'existence  ;  et  il  est  de  sa  nature  de  se  séparer  de  plus  en  plus 
de  la  nature  jusqu'à  subordonner  en  lui  l'aniinaiité  à  l'esprit.  La 
morale  complète,  ou  la  socialité  achevée,  car  ces  mots  sont  exac- 
tement synonymes,  sera  le  triomphe  de  la  nature  sur  elle-même 
dans  le  mieux  doué  de  ses  enfans.  —  Pourquoi  non?  L'homme, 
nous  l'avons  montré,  voit  toujours  la  nature  comme  il  se  voit 
lui-même.  Le  philosophe  positiviste  voit  la  nature  remportant 
son  dernier  triomphe  à  se  vaincre  elle-même,  comme  l'homme 
n'est  jamais  plus  grand  que  quand  il  triomphe  de  lui. 


II 


C/esl  cette  morale  qu'il  faut  achever;  c'est  cette  socialité  qu'il 
faut  amener  à  sa  perfection.  Pourquoi  cela  est-il  nécessaire? 
Comment  pourra-t-on  y  arriver? 

Cela  est  nécessaire  parce  qu'au  xix*'  siècle  nous  semblons  bien 
être  à  un  de  ces  momens  de  l'histoire  où  l'humanité  recule,  à  un 
de  ces  momens  du  progrès  où  il  y  a  régression,  ce  qui  est  une  des 
lois  du  progrès.  La  morale  décline  et  la  socialité  diminue,  ce  qui 
est,  comme  on  sait,  la  même  chose.  Morale  publique,  morale  do- 
mestique fléchissent  sous  nos  yeux,  ensemble.  L'anarchie  intellec- 
tuelle est  la  préface  et  elle  est  un  agent  de  l'anarchie  morale. 
Régression  redoutable,  qui  peut  être  considérée  comme  durant 
depuis  trois  siècles,  depuis  le  déclin  du  catholicisme,  depuis  le 
commencement  de  la  période  métaphysique! 

Cette  période  a  trois  phases  :  le  protestantisme,  le  philoso- 
phisme, l'esprit  révolutionnaire  qui  règne  encore.  Avant  le  pro- 
testantisme le  christianisme  régnait  sous  la  forme  du  catholi- 
cisme. Il  avait  inventé  la  distinction  du  pouvoir  spirituel  et  du 
pouvoir  temporel.  Rien  de  plus  juste  et  rien  de  plus  salutaire. 
Rien  de  plus  juste;  car  les  hommes  ne  sont  jamais  bien  gouvernés 
dans  leurs  intérêts  matériels  par  les  savans  et  jamais  bien  dans 
leur  être  moral  par  les  gens  pratiques.  11  faut  donc  deux  gouver- 


AldlSTE    COMTE.  541 

nemens.  Sonjri^  à  ci*  quCnt  vW^  \o  nioyon  âge  sans  le  clerg»'?  Il 
eût  été  un  retour  à  la  barbario  primitive.  Au  lieu  de  cela,  les 
hommes  de  pensée,  trouvant  des  cadres  préparés  où  ils  se  plaçaient 
d'eux-mêmes,  constituaient  une  aristocratie  intellectuelle,  ouverte, 
solidement  liée  et  non  h(''rt'difain\  c'est-à-dire  la  plus  parfaite 
que  le  monde  ait  ^-ue,  laissant  à  l'aristocratie  temporelle  roflico 
pour  lequel  elle  est  faite.  Le  moyeu  à::»'  a  été  l'époque  où  le  monde 
a  été  le  miciiv  orj^Muisé. 

Ce  qui  cnl  été  à  souhait«'r  c'est  que  le  catholicisme  eùl  été 
évolutif,  qu'il  tût  pu  «  s'inc(»rpori'r  intimement  le  mouvement 
int^'llectuel  ».  Il  pouvait  le  faire.  \  uv  religion  n'étant  jamais  con- 
damnée à  mort  que  quand  l'humanité  trouve  un  princijx'  moral 
plus  élevé  que  celui  que  cette  religion  a  trouvé  elle-même,  le 
christianisme  ne  pouvait  jamais  être  condamné.  11  pouvait  donc 
accepter  tout  ce  que  l'humanité  lui  apportait  de  science  nouvelle, 
et  rester  toujours  en  tête  de  l'humaniff'  eu  marche.  Mais  il  a  eu 
le  tort  de  se  rattacher  à  la  tradition  litté-rale.  Penchant  funeste, 
parce  qu'il  contraip:nait  le  catholicisme  à  l'immobilité'.  Il  le  for- 
çait à  tenir  la  science  biblique  comme  v('*ri té  éternelle.  Il  le  forçait 
à  se  mettre  en  travers  de  tout  le  mou\enientde  la  pensée  modeine. 
Il  a  été  «  dépassé  ».  Ce  fut  une  «  décadence  mentale  ».  L'autorité, 
même  morale,  du  catliolicisme.  en  a  été*  diminuée.  La  science  dé- 
tourna progressivement  l'humanité  du  catholicisme.  C'est  C(;  ({ui 
eut  lieu  dès  le  xv"  siècle. 

A  partir  de  ce  moment,  trois  assauts  contre  l'ancien  pouvoir 
spirituel  :  le  mouvement  protestant,  le  mouvement  philosoplii([ue 
le  mouvement  révolutionnaire.  Le  protestantisme,  après  avoir  été 
plus  réactionnaire  que  le  catholicisme  lui-môme,  s'avisa  d'oppo- 
ser à  l'immobilité  catholique  l'idée  du  libre  examen.  Quand  ils 
eurent  trouvé  cela,  les  protestans  avaient  cause  gagnée,  —  et  aussi 
perdue.  Ils  avaient  trouvé  l'arrêt  de  mort  de  leurs  adversaires  et 
aussi  le  leur.  Celui  de  leurs  adversaires:  car  en  face  d'une  reli- 
gion enchaînée  par  elle-même  et  engagée  dans  son  passé  comme 
un  terme  dans  sa  gaine,  ils  dressaient  une  religion  libre,  progres- 
sive, capable  de  tout  ce  que  la  libre  recherche  scientifique  lui  ap- 
porterait. Le  leur:  car,  n'y  ayant  pas  de  limite  au  libre  examen, 
ils  créaient  une  religion  illimitée,  donc  indéfinie,  donc  indéfinis- 
sable, qui  ne  saurait  pas,  le  jour  où  le  libre  examen  lui  apporte- 
rait l'athéisme,  si  l'athéisme  fait  partie  d'elle-même  ou  non  ;  une 
religion  qui  ne  saurait  pas  où  elle  s'arrête  et  jusqu'où  elle  va;  une 
religion  destinée  à  s'évanouir  dans  le  cercle  indéfini  du  philoso- 
phisme qu'elle  a  ouvert.  Toute  la  libre  pensée  étant  impliquée  dans 
le   libre  examen,  toute  la  libre  pensée,  tout   le  philosophisme. 


^542  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toiito  l'anarchie  intellectuelle  étaient  contenus  dans  le  protestan- 
tisme dès  qu'il  cessait  d'être  un  catholicisme  radical. 

Ajoutez  à  cela  que,  comme  entrée  de  jeu,  il  supprimait  la 
grande  invention  chrétienne,  la  distinction  du  temporel  et  du 
spirituel.  Pour  lutter  contre  le  catholicisme,  il  faisait  rentrer,  sous 
le  pouvoir  temporel,  d'abord  le  pouvoir  spirituel  protestant,  en- 
suite le  pouvoir  spirituel  catholique.  Il  mettait  dans  chaquenation 
protestante  l'autorité  spirituelle  suprôme  aux  mains  du  souve- 
rain civil.  Il  forçait,  dans  chaque  nation  catholique,  le  clergé 
catholique  à  se  serrer  autour  du  souverain  civil;  et  «  c'est  seule- 
ment à  cette  époque  de  décadence  que  commence  essentiellement, 
entre  l'influence  catholique  et  le  pouvoir  royal,  cette  intime  coa- 
lition spontanée  d'intérêts  sociaux...  »  A  partir  de  ce  moment 
il  est  presque  vrai  de  dire  que,  comme  il  y  a  des  protestantismes, 
il  y  a  aussi  f/e5  catholicismes,  un  par  peuple,  chose  absolument 
contraire  au  principe,  à  l'esprit,  et  à  la  salutaire  influence  du 
catholicisme,  et  destructrice  de  sa  constitution,  de  son  organi- 
sation et  de  sa  vertu.  L'esprit  catholique  vit  encore,  ici,  là  et  plus 
loin;  mais  le  monde  catholique  n'existe  plus. 

C'est  alors  que,  du  sein  du  protestantisme  émancipé  et  hasar- 
deux, d'une  part,  du  sein  de  l'antiquité  renaissante  d'autre  part, 
le  philosophisme  s'élance,  se  dégage,  se  développe  et  se  répand. 
Il  est  la  pensée  humaine  libre,  indisciplinée,  sans  autorité  spiri- 
tuelle qui  la  guide,  l'éclairé  ni  la  contienne.  Il  est  la  pensée  indi- 
viduelle, sans  aucun  besoin  de  lien,  de  communauté,  de  commu- 
nion avec  d'autres  pensées.  Il  va,  sans  plan  arrêté,  ce  qui  serait 
contraire  à  son  humeur  propre,  mais  il  va  cependant  du  protes- 
tantisme orthodoxe  au  protestantisme  libre,  du  protestantisme 
libre  au  déisme,  du  déisme  au  naturalisme  et  du  naturalisme  à 
l'athéisme.  —  Pourquoi  cette  progression  au  lieu  d'une  pure  et 
simple  anarchie,  et  d'un  piii-  et  simple  chaos,  ce  qui  semblerait 
naturel,  la  pensée  étant  toute  libre  et  tout  individuelle?  D'abord 
à  cause  d'une  progression  dans  l'audace  qui  est  habituelle  à  l'es- 
prit de  l'enfant,  je  veux  dire  à  l'esprit  humain,  quand  il  s'affran- 
chit après  une  longue  discipline.  Ensuite  à  cause  du  mouvement 
scientifique  rapide,  précipité  et  mal  compris.  La  science  exclut  la 
métaphysique,  elle  s'en  passe  et  doit  s'en  passer.  Ce  n'est  pas  à 
dire  qu'elle  la  nie;  elle  se  refuse  seulement  le  droit  d'y  entrer. 
Mais  les  esprits  enivrés  de  certitude  scientifique,  de  ce  que  la 
science  ne  prouvait  pas  Dieu,  conclurent  qu'elle  prouvait  qu'il 
n'existait  pas.  Il  serait  aussi  ridicule  à  la  science  de  prétendre 
prouver  la  non-existence  de  Dieu  que  son  existence,  puisque  dans 
les  deux  cas  ce  serait  s'occuper  de  surnaturel,  ce  qui  par  défini- 


AllilSlE    COMTE.  '113 

% 

lion  la  dépasse;  mais  de  l'abstontion  de  la  science  à  cet  égard  les 
esprits  légers  ont  conclu  à  la  négation:  et  l'athéisme,  ou  la  ten- 
dance à  l'athéisme,  a  été  le  tleniirr  terme  du  philosophisme 
pseudo-scienti  tique. 

A  un  point  de  vue  plus  général  encore,  l'esprit  du  [thiloso- 
[•hisme  a  été  essentiellement  négateur  et  né'gatii".  Né  il'une  «  pro- 
tt'stalitm  »  contre  l'ancienne  organisation  spirituelle,  ce  qu'il  a 
poursuivi  comme  instinctivement  c'est  toute  organisation  spiri- 
tuelle, et  même  xxiale,  l'organisation  sociale  étant  un  elVorl  or- 
ganisateur de  l'esprit,  et  même  morale,  la  réglementation  morale 
étant  le  plus  grand  etlort  organisateur  de  l'esprit  humain. 
«  L'homnu'  artiliciel  »  de  Diderot  créé  par  la  civilisation  pour 
remplacer  l'homme  naturel,  et  qu'il  faut  détruire  tout  entier, 
c'est  la  vue  la  plus  nette  à  la  fois  et  la  plus  générale,  le  terme  ex- 
trême, logique  et  fatal  de  tout  le  mouvement  philosophique  des 
trois  siècles.  <<  Depuis  le  simple  luthéranisme  primitil  jusqu'au 
déisme,  sans  en  excepter  ce  qu'on  nomme  l'athéisme  systéma- 
tiquf  ([ui  en  c»mstitiie  la  phase  exliême.  cette  philosophie  n'a  ja- 
mais pu  être  historiquement  qu'une  protestation  croissante  et  de 
plus  en  plus  méthodique  contre  les  bases  intellectuelles  de  l'an- 
cien ordre  soeial,  ultérieurement  (Uendue.  par  une  suite  néces- 
saire de  sa  nature  absolue,  à  toute  véritable  organisation  quel- 
conque. »  Au  fond  le  mouvement  des  esprits  depuis  le  xvi'  siècle 
jusqu'à  1789  est  une  révolte  ayant  l'individualisme  comme  ten- 
dance, le  nihilisme  pour  terme. 

L'esprit  révolutionnaire  est  venu  ensuite,  qui,  lui,  est  un  essai 
d'organisation.  Il  a  essayé  d'organiser  quelque  chose  avec  les  prin- 
cipes uniquement  désorganisateurs  que,  comme  héritier  de  1  esprit 
philosophique,  il  avait  entre  les  mains.  De  la  libre  pensée  indivi- 
duelle il  a  fait  le  dogme  de  la  libertc'-,  de  l'esprit  anti-hiérarchique 
il  a  fait  le  dogme  de  l'égalité,  de  l'esprit  anti-autoritaire  il  a  fait 
le  dogme  du  suffrage  universel. 

Tous  ces  principes  .sont  autant  dénégations  auxquelles  on  donne 
des  noms  positifs.  Rien  d'excellent  comme  la  liberté  de  penser, 
de  chercher,  d'écrire,  de  parler,  mais,  évidemment,  à  la  condition 
qu'elle  aboutisse,  et  par  conséquent  qu'elle  cesse.  Quand  vous  vous 
donnez  à  vous-même,  personnellement,  la  liberté  de  chercher  ce 
que  vous  avez  à  faire,  c'est  probablement,  non  pas  pour  le  cher- 
cher toujours,  mais  pour  le  trouver;  et,  quand  vous  l'aurez  trouvé, 
pour  vous  y  tenir  et  vous  y  lier;  et,  donc,  pour  sortir  de  l'état  de 
liberté  où  vous  étiez  provisoirement  mis.  La  liberté  n'est  donc 
qu'un  état  négatif,  nécessaire  quelquefois,  pour  arriver  à  un  état 
positif  où  elle  cesse  et  doit  cesser.  Elle  est  essentiellement  un  ex- 


544  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pédicnt  provisoire.  La  proclamer  comme  principe  permanent  est 
un  non-sens.  C'est  déclarer  (ju'on  a  pour  maison  l'intention  de 
chercher  librement  les  moyens  d'en  bâtir  une.  La  liberté  est  prin- 
cipe de  destruction  ou  principe  de  recherche;  en  faire  un  prin- 
cipe de  constitution  répugne  dans  les  termes,  ne  peut  pas  môme 
être  dit  dans  une  langue  bien  faite. 

Il  en  est  tout  de  même  de  l'égalité.  L'idée  d'égalité  comme 
principe  destructeur  d'une  hiérarchie  mauvaise  est  excellente. 
C'est  un  sophisme  salutaire,  comme  il  y  en  a  dans  les  temps  de 
lutte.  Comme  principe  organisateur  elle  ne  signifie  rien,  parce 
qu'elle  est  l'expression  de  quelque  chose  qui  n'existe  pas,  qui 
n'existe  jamais.  C'est  précisément  une  des  grandes  différences 
entre  l'homme  et  les  animaux.  Entre  les  animaux  d'une  même 
espèce,  il  n'existe  que  des  inégalités  physiques  assez  faibles  du 
reste,  et  quasi  aucune  inégalité  intellectuelle.  Il  n'y  a  pas  d'ani- 
maux de  génie,  il  n'y  a  pas  d'animaux  idiots.  Ils  ont  une  intel- 
ligence commune  à  l'espèce  tout  entière.  Voilà  pourquoi  ils 
peuvent  former  des  républiques  égalitaires.  Chez  l'homme  les 
différences  pliysiques  existent,  et,  incomparablement  plus  grandes, 
les  différences  intellectuelles.  On  peut  même  dire  que  l'espèce 
humaine  est  organisée  aristocratiquement  par  la  nature  même. 
Elle  est  pourvue  d'intelligence  en  quelques-uns  de  ses  individus, 
très  rares,  et  pourvue  de  l'instinct  d'imitation  en  son  ensemble. 
De  cette  façon  quelques-uns  inventent,  les  autres  acceptent  l'in- 
vention, et  la  civilisation  se  fait  et  se  maintient.  Cela  a  été  remar- 
qué très  bien  par  Buffon.  Le  caractère  même  de  l'espèce  humaine 
est  donc  l'extrême  inégalité.  L'égalité  n'existe  pas.  Si  on  la  pro- 
clame et  si  on  essaye  de  l'établir,  que  fait-on?  Rien,  ou  une  autre 
inégalité.  On  ne  peut  pas  établir  l'égalité;  car  on  ne  fait  rien 
contre  la  physiologie  et  on  ne  décrète  pas  l'abolition  de  l'histoire 
naturelle;  mais  on  peut  renverser  l'inégalité,  faire  dominer  ceux 
qui  dominaient  hier  par  ceux  qui  étaient  dominés.  Cela  n'est  pas 
très  heureux;  mais  c'est  possible;  et  en  proclamant  l'égalité  c'est 
ce  qu'on  a  fait.  On  a  dit  :  «  Personne  n'aura  plus  de  pouvoir  qu'un 
autre.  »  Immédiatement  quelqu'un  a  eu  plus  de  pouvoir  qu'un 
autre,  mais  ce  n'a  pas  été  le  même;  c'a  été  l'être  collectif  composé 
des  plus  nombreux.  La  foule  a  pris  immédiatement  le  pouvoir 
qu'autrefois  tenait  l'élite,  une  élite  peut-être  mal  choisie,  mal  5e- 
lectée,  mais  enfin  une  élite. 

Et  remarquez  qu'ici  il  ne  s'agit  pas  du  pouvoir  gouverne- 
mental; il  en  sera  question  plus  loin;  mais  d'une  sorte  de  pouvoir 
spirituel.  La  foule  a  été  investie  du  droit  d'avoir  seule  raison.  Il 
existe  des  parias  dans  l'organisation  moderne,  ce  sont  ceux  qui 


AUGUSTE    COMTE.  -tl» 


pensent  par  onî^nièmo?;  ils  sont  mal  vus  d'une  foule  qui  pense 
collectivement,  par  préjugés,  par  passions  générales,  par  vagues 
intuitions  communes.  Ils  son!  suspects  comme  originaux,  comme 
ne  pensant  pas  ce  <|ue  tout  le  monde  pense,  comme  n'acceptant 
pas  les  banalités  intellectuelles.  Ils  ne  sont  ni  suivis,  ni  étudiés  au 
moins,  ni  guettés  avec  attention,  parce  que.  par  suite  du  dogme 
nouveau,  le  respect  s'est  écarté  d'eux,  même  au  sens  étymolo- 
gique, très  humble,  du  mot. 

L'imitation  persiste,  certes  :  elle  est  physiologique,  elle  est 
éternelle:  seulement  elle  a  changé  d'objet;  /a  foule  s  imite  elle- 
mt'me;  elle  écarte  l'esprit  original,  l'inventeur,  commeobjet  d'imi- 
tation. Or  l'imitation  de  l'individu  inventeur  par  la  foule  imita- 
trice étant  la  condition  même  de  la  civilisation,  il  y  a  risque  pour 
celle-ci;  ou  au  moins  elle  va  prendre  une  tournure  très  nouvelle, 
imprévue,  et  dont  on  ne  peut  rien  prévoir.  «  Le  progrés  continu 
de  la  civilisation,  loin  de  nous  rapprocher  d'une  égalité  chimé- 
riijue.tend.  au  contraire,  par  sa  nature,  à  développer  extrême- 
ment les  différences  intellecfuelb^s  entre  les  hommes...  Ce  dogme 
absolu  de  l'é-ualité  prend  donc  un  caractère  essentiellement  anar- 
chique  et  s'élève  directement  contre  l'esprit  de  son  institution 
primitive,  aussitôt  que,  cessant  d'y  voir  un  simple  dissolvanl 
transitoire  de  l'ancien  système  politique,  on  le  conçoit  comme 
indéliniment  applicable  au  système  nouveau.  » 

Enfin  le  suffrage  universel  est  l'expédient  d'une  société  d<'*sor- 
ganisée  et  le  signe  qu'elle  l'est.  A  peu  près  dans  le  même  temps 
que  Comte  écrivait  la  Philosophie  positive,  Girardin  disait  :  «  Le 
suffrage  universel,  c'est  :  «  Il  faut  se  compter  ou  se  battre.  Il  est  plus 
court  de  se  compter.  Un  se  bat  dans  la  barbarie.  Dans  la  civili- 
sation on  se  compte.  »  Rien  de  plus  juste,  rien  de  plus  lumineux, 
et  rien  qui  montre  mieux  que  le  suffrage  universel  est  la  l»arbarie 
raisonnée.  la  barbarie  exacte,  la  barbarie  mathématique,  la  bar- 
barie rationnelle,  mais  la  barbarie.  En  barbarie  qui  doit  com- 
mander? Les  plus  forts.  Qui  sont  les  plus  forts?  Les  plus  nom- 
breux. Xt^  nous  battons  pas,  comptons-nous;  c'est-à-dire  voyons, 
sans  nous  battre,  qui  sont  les  plus  forts.  Une  société  qui  a  pro- 
clamé la  liberté  et  l'égalité,  qui  a  supprimé  la  hiérarchie  ne  peut 
plus  connaître  qu'une  loi.  celle  de  la  force,  si  tant  est  qu'elle 
veuille  qu'encore  pourtant  on  reste  en  société.  C'est  à  cette  loi 
quelle  a  recours  en  donnant  l'empire  au  nombre. 

—  Au  moins  ce  n'est  pas  l'anarchie!  —  Non,  puisque  c'est 
l'expédient  pour  y  échapper;  mais  c'est  quelque  chose  qui  est  tout 
près  de  l'être  ;  parce  que  ce  système,  comme  tout  à  l'heure  l'éga- 
lité, donne  un  office  spécial  à  quelqu'un  qui  n'est  pas  fait  naturel- 

TOME   CXXX.    —    189o.  '■]■■> 


5i6  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

lemont  pour  le  remplir.  Il  donne  la  décision  au  nombre.  La  foule 
est  très  bien  faite  pour  contrôler,  pour  juger  les  œuvres  faites  et 
les  hommes  après  qu'ils  ont  agi  ;  pour  décider,  non  ;  comme  tout 
à  l'heure  elle  était  reconnue  bien  faite  pour  imiter  avec  intelli- 
gence les  inventions  faites,  non  pour  inventer.  Or  prendre  une 
décision,  c'est  inventer,  c'est  avoir  une  idée,  c'est  avoir  une  ini- 
tiative. La  foule  n'est  point  faite  pour  cela.  Vous  lui  donnez  un 
office  qui  n'est  pas  dans  sa  vocation.  Qu'arrivera-t-il?  C'est  qu'elle 
ne  l'exercera  pas!  —  Eh  bien  !  tant  mieux.  C'est  ce  que  vous  vou- 
lez. —  Non  pas!  De  par  sa  nature  elle  ne  l'exercera  pas,  et  de  par 
le  droit  que  vous  lui  donnez,  et  dont  elle  sera  fière,  elle  ne  vou- 
dra pas  que  d'autres  l'exercent.  Elle  ne  sera  pas  une  supériorité  et 
sera  jalouse  des  supériorités.  Elle  ne  gouvernera  pas  ;  est-ce  qu'elle 
le  peut?  et  elle  ne  choisira  jamais  ceux  qui  sont  faits  pour  gou- 
verner. Elle  «  condamnera  éternellement  tous  les  supérieurs  à 
une  arbitraire  dépendance  envers  la  multitude  de  leurs  infé- 
rieurs, par  une  sorte  de  transport  aux  peuples  du  droit  divin  tant 
reproché  aux  rois.  »  Ce  système  a  plongé  la  foule  dans  un  espèce 
d'étourdissement  :  «  Quels  doivent  être  les  profonds  ravages  de 
cette  maladie  sociale  en  un  temps  où  tous  les  individus,  quelle 
que  puisse  être  leur  intelligence  et  malgré  l'absence  totale  de 
préparation  convenable,  sont  indistinctement  provoqués  parles  plus 
énergiques  sollicitations  à  trancher  journellement  les  questions 
politiques  les  plus  fondamentales?  » 

Cet  étourdissement  aboutit  dans  la  pratique  à  cette  manière 
d'apathie  jalousé  qui  fait  que  la  foule  ne  gouverne  pas,  qu'elle 
n'aime  pas  qu'on  gouverne,  et  qu'en  définitive  il  n'y  a  pas  de  gou- 
vernement. C'est  une  sorte  d'anarchie  indolente,  —  d'anarchie  in- 
dolente, très  proche  du  reste  de  l'anarchie  aiguë;  car  la  foule  ne 
gouvernant  pas,  ceux  qui  sont  aptes  à  gouverner  ne  gouvernant 
pas  non  plus,  il  est  très  facile  à  une  minorité,  et  à  une  minorité 
qui  n'a  pour  elle  ni  la  force  du  nombre  ni  celle  des  lumières,  de 
mettre  en  échec  cette  société  invertébrée  et  amorphe;  et  par  suite, 
dans  cet  état  plus  que  dans  un  autre,  il  est  besoin,  périodique- 
mont,  d'un  gouvernement  fort  qui  rétablisse  l'ordre.  Ce  gouverne- 
ment la  foule,  dans  le  besoin,  le  prend  un  peu  au  hasard,  selon 
les  circonstances;  et  en  définitive  une  anarchie  indolente,  réveil- 
lée de  temps  en  temps  par  des  anarchies  aiguës,  que  réprime  une 
crise  de  despotisme,  c'est  l'histoire  normale  des  démocraties.  — 
De  toutes  ces  anarchies  tant  intellectuelles  et  morales  que  so- 
ciales, il  faudrait  enfin  sortir. 


AIGISTE    COMTE.  347 


III 

On  n'en  sortira  que  par  l'crj^anisation  diui  nouveau  pouvoir 
spirituel.  C'est  le  catholicisme  qui  avait  raison.  Il  n'était  pas  la 
vérité  comme  conception  générale  du  monde;  il  l'était  comme 
conception  du  ^gouvernement  des  hommes.  Il  a  inventé  le  seul 
moyen  de  sauver  la  liberté  sans  glisser  vers  l'anarchie.  La  sépa- 
ration du  pouvoir  temporel  et  du  pouvoir  spirituel  c'est  le  fon- 
dement même  de  la  liberté  vraie,  et  l'antidote  de  l'esprit  anar- 
•chique  en  même  temps.  Les  libéraux  veulent  que  tout  ce  qui  est 
intellectuel  dans  l'homme,  pensée,  doctrine,  croyance,  théorie, 
religion,  conscience,  soit  soustrait  à  l'Etat,  et  c'est,  pour  eux,  la 
liberté.  Ils  ont  raison  de  soustraire  à  l'Etat  toute  cette  partie  intel- 
lectuelle de  l'homme;  et  c'est  précisément  ce  que  fait  la  séparation 
<iu  spirituel  et  du  temporel.  Mais  ils  ajoutent  :  «  ...  soustrait  à 
l'Etat,  et  tenu  pour  propriété  savi'ée  de  findividu.  »  C'est  ici  qu'ils 
tendent  à  un  individualisme  stt'rile  qui  a  pour  terme  l'anarchie; 
et  c'est  ici  que  nous  intervenons  pour  dire  :  «  Organisons,  au  con- 
traire, en  un  pouvoir  constitué,  tout  cet  élément  intellectuel  de 
l'humanité  pour  le  soustraire  à  l'Etat,  et  pour  en  faire  quelque 
•chose  de  constitué,  de  solide  et  de  fécond.  » 

Au  fond,  le  pouvoir  spirituel  c'est  un  état,  lui  aussi.  L'état 
civil  c'est  ce  que  les  citoyens  mettent  en  commun  de  forces  ma- 
térielles pour  faire  de  la  nation  un  corps  organisé  ;  le  pouvoir  spi- 
rituel c'est  ce  que  les  intelligences  mettent  en  commun  de  forces 
intellectuelles  pour  eu  faire  un  organisme  durable,  fécond  et  pro- 
gressif; c'est  un  état  spirituel.  Il  a  existé,  il  a  sauvé  le  patrimoine 
intellectuel  de  l'humanité;  il  a  empêché  l'humanité  de  retourner 
à  la  bestialité  pure;  il  a  sauvé  la  liberté  intellectuelle;  il  faut  le 
restaurer.  Il  faut  reprendre  l'œuvre  du  catholicisme,  en  abandon- 
nant ses  théories;  il  faut  ressaisir  son  esprit  de  gouvernement 
pour  organiser  un  pouvoir  spirituel  semblable  au  sien;  il  faut 
concentrer  l'effort  scientifique  de  l'humanité  moderne,  comme  il 
concentrait  l'effort  théologique,  métaphysique,  moral,  littéraire 
et  déjà  scientifique  de  l'humanité  ancienne. 

Remarquez  que  ce  pouvoir  spirituel  séparé  du  pouvoir  civil  a 
•été  un  progrès  sur  l'antiquité  ;  donc  il  ne  peut  pas  disparaître  ; 
aucun  progrès  ne  disparaît  ;  tout  progrès  est  acquis  et  subsiste  ; 
il  se  transforme,  mais  il  ne  tombe  pas.  —  Remarquez  déplus  que 
ce  progrès  n'a  pas  fourni  son  évolution  naturelle .  Le  catholi- 
cisme a  eu  dix  siècles  de  formation,  deux  siècles  de  prépondé- 
rance, de  Grégoire  Vil  à  Boniface  YIII,  cinq  siècles  de  décompo- 


rus  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

sition  et  d'  «  agonie  chronique  >>.  C'est  un  signe  que  «  ce  qui 
devait  périr  ainsi  dans  le  catholicisme,  cétait  la  doctrine,  et  non 
l'organisation,  qui  n'a  été  passagèrement  ruinée  que  par  suite  de 
son  adhérence  à  la  philosophie  théologique...»  —  C'est  cette  orga- 
nisation qu'il  faut  rétahlir. 

Remarquez  enfin  que  ce  pouvoir  spirituel  ne  périt  jamais; 
seulement  il  y  a  des  époques  anarchiques  où  il  est  exercé  par 
n'importe  qui.  Il  l'est  de  nos  jours  par  des  littérateurs,  des  roman- 
ciers, des  avocats,  des  journalistes.  Il  devrait  l'être  par  des  gens 
sachant  quelque  chose.  Organisons  le  pouvoir  spirituel  de  la 
science.  Il  y  a  une  «  papauté  de  l'avenir  ».  Ce  sera  une  papauté 
scientifique. 

Cette  idée  n'est  pas  au  terme  des  jiiéditations  d'Auguste 
Comte;  elle  est  au  commencement,  au  milieu  et  à  la  fin.  Elle  est 
en  1823  dans  les  articles  du  Producteur  sur  «  F  organisation  du 
pouvoir  spirituel  »  ;  elle  est  l'objet  où  tend  le  Cours  de  pJiilosG- 
phie  positive  tout  entier.  Le  réaliser  est  ce  qu'essaye  la  Politique 
positive.  Il  n'y  a  aucune  contradiction  ni  même  aucun  change- 
ment véritable  dans  la  pensée  de  Comte  de  1820  à  18o7.  On  a, 
depuis  longtemps,  abandonné  l'idée  d'opposer  la  Politique  positive 
à  la  Philosophie  positive.  Celle-là  est  le  développement  naturel 
de  celle-ci.  Dans  la  Politique  positive  l'organisation  du  pouvoir 
spirituel  se  transforme  simplement  en  une  religion.  Mais  quelle 
religion?  Religion  non  théologique,  religion  non  métaphysique. 
Comte  avait  posé  en  principe  que  la  morale  consistait  à  s'écarter 
progressivement  de  l'animalité,  de  l'état  d'enfance,  de  l'indivi- 
dualisme. Il  en  vient  naturellement  à  une  morale  sociale  qui 
considère  l'individu  comme,  en  vérité,  n'existant  pas,  et  l'espèce 
comme  existant  seule.  Confondre  ses  intérêts  avec  ceux  de  l'espèce, 
vivre  en  elle  et  en  elle  seule,  ne  considérer  que  son  progrès,  se 
considérer  comme  une  cellule  seulement  de  ce  grand  corps,  voilà 
la  morale.  Mais  l'espèce  ne  doit  pas  être  considérée  seulement 
au  temps  où  nous  sommes  ;  mais  dans  son  ensemble  depuis  qu'elle 
existe;  c'est  donc  à  l'humanité  tout  entière,  depuis  son  commen- 
cement jusqu'à  son  avenir  le  plus  éloigné,  que  nous  nous  don- 
nons corps  et  âme.  De  là  le  «  culte  de  l'humanité  ».  L'humanité 
est  le  dieu  que  nous  devons  adorer.  A  elle  toutes  nos  pensées  et 
en  considération  d'elle  tous  nos  actes. 

Voilà  la  religion  de  Comte  dégagée  de  l'appareil  liturgique 
dont  son  imagination  s'est  plu  à  la  surcharger  assez  ridiculement. 
Car  Comte  est  un  curieux  exemple  à  l'appui  de  sa  théorie  sur  la 
survivance  des  anciens  états  à  travers  les  nouveaux  :  il  a  l'esprit 
scientifique;  de    la  période   métaphysique   il   garde    le  goût  des 


AL  LISTE    r.OMTE.  QlM 

abstracliolis  et  ijfb  ^ulttililt>s;  l't  de  la  période  thooloii,ique  il  yarde 
IV^pril  sacerdotal.  Mais,  depetuillee  de  certaines  rêveries  et  sur- 
tt)ut  de  certains  arrangemens  ecclésiastiques,  sa  nouvelle  religion 
;«e  réduit  à  ceci  :  adorer  riuinianile.  Klle  est  une  simple  exten- 
sion de  sa  morale.  L'anti-anarcliisme  devait  aller  tout  naturelle- 
ment jusqu'à  lanti-individualisme,  et  l'auti-individualisme  Jus- 
tin à  faire  toute  une  morale  de  l'absorption  de  l'individu  dans  la 
comnmnaute,  et  cette  morale  jus(jii  à  ilevenir  une  religion  de  la 
grande  communauté  humaine,  un  culte  extatique  de  l'humanité. 

C'est  là  que  Comte  s'est  arrêté  comme  an  terme  naturel,  très 
facile  à  prévoir,  très  attendu,  «»u  qui  devait  l'être,  de  son  évolu- 
tion intellectuelle.  Cette  religion  c'est  au  pouvoir  spirituel  de 
l'avenir,  à  la  «  papauté  future  •>  qu'elle  devait  être  conliée.  Elle 
devait  embrasser,  comme  toutes  les  religions  passées,  la  doctrine 
religieuse  elle-même,  la  morale,  la  sociologie  qui  se  confond 
désormais  avec  la  morale  puisque  la  morale  se  confond  avec  elle, 
la  seii'uce,  et  la  propagation  de  la  science,  c'est-à-dire  l'édu- 
cation. 

(Comment  ce  pouvoir  spirituel  se  fonde ra-t-ir.'  Comme  tous 
les  pouvoiis  spirituels  se  sont  fondés,  sans  aucuiu^  participation 
de  l'État  civil,  eu  dehors  de  lui,  et  sans  la  moindre  hostilité 
contre  lui;  cependant,  il  faut  s'y  attendre,  contre  son  gré.  L'Etat, 
depuis  l  antiquité,  a  toujours  une  tendance,  très  naturelle,  et 
même  honorable,  quoique  illégitime,  à  absorber  le  pouvoir  spi- 
rituel s  il  existe,  à  se  transfoi'mer  en  un  pouvoir  spirituel,  s'il 
n  eu  existe  pas.  C  est  donc  à  l'initiative  individuelle  qu'il  faut 
s'adresser  pour  constituer  le  pouvoir  spirituel  nouveau.  C'est 
précisément  l'individualisme  (|u"il  faut  solliciter  à  mettre  son 
énergie  à  se  détruire,  eu  lui  persuadant  que  ce  qu  il  a  de  meil- 
leur en  lui  revivra  plus  fort  dans  la  collectivité  où  il  saura 
sabsorber,  et  que  des  forces  individualistes  le  nouveau  pouvoir 
spirituel  sera  à  la  fois  ré[)uration  et  l'exaltation,  n'utilisant 
pas  celles  qui  sont  factices  ou  éphémères  et  les  laissant  périr, 
renforçant,  multipliant,  éternisant  celles  qui  sont  destinées 
à  durer. 

Une  grande  association,  internationale,  comme  le  fut  le  catho- 
licisme, acceptant  les  principes  de  la  religion  positive  et  s'enga- 
geant  à  les  propager,  trouvant  plus  tard  son  organisation  et  le 
détail  de  son  administration,  réunissant  tous  les  hommes  qui 
auront  renoncé  à  tout  esprit  métaphysique  et  théologique,  et 
propageant  la  science  et  la  philosophie  scientifique,  voilà  les  bases 
du  pouvoir  spirituel  de  l'avenir.  La  civilisation  est  attachée  à  ce 
qu'il  naisse  et  se  développe. 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  ne  se  peut  pas,  du  reste,  qu'il  ne  naisse  point.  S'il  en  était 
ainsi  il  y  aurait  une  rupture  entre  le  présent  et  le  passé,  ce  qui 
ne  s'est  jamais  vu,  ce  qui  est  contraire  aux  lois  naturelles,  qui 
sont  celles  de  l'humanité  comme  de  la  nature  entière.  Alors  l'état 
anarcliique  sera  conjuré.  «  Tant  que  les  intelligences  individuelles 
n'auront  pas  adhéré  par  un  sentiment  unanime  à  un  certain 
nombre  d'idées  générales  capables  de  former  une  doctrine  sociale 
commune,  on  ne  peut  se  dissimuler  que  l'état  des  nations  restera 
essentiellement  révolutionnaire,  malgré  tous  les  palliatifs  poli- 
tiques qui  pourront  être  adoptés  et  ne  comportera  que  des  insti- 
tutions provisoires.  Il  est  également  certain  que  si  cette  réunion 
des  esprits  dans  une  même  communion  de  principes  peut  être  une 
fois  obtenue,  les  institutions  convenables  en  découleront  néces- 
sairement, sans  donner  lieu  à  aucune  secousse  grave,  le  plus 
grand  désordre  étant  déjà  dissipé  par  ce  seul  fait.  » 

IV 

Tel  est  ce  grand  système,  un  des  mieux  liés,  un  des  plus  forls, 
et  aussi  un  des  mieux  appuyés  sur  des  observations  justes,  que 
non  seulement  les  temps  modernes,  mais  l'humanité  entière  ait 
vus  naître.  La  grande  observation  qui  en  fait  la  base  consiste  à 
avoir  bien  vu  ce  penchant  vraiment  nouveau  et  en  même  temps 
persistant  de  l'esprit  humain  à  attacher  à  la  science  la  foi  qu'il 
attachait  autrefois  au  mystère.  C'est  un  «  proverbe  des  gens 
d'esprit  »  que  de  dire  :  «  L'homme  ne  croit  (|u"à  ce  qu'il  ne  com- 
prend pas.  »  Il  reste  juste;  mais  il  est  moins  juste  qu'autrefois. 
Se  rendr-e  bien  compte  de  ce  changement  et  en  chercher  toutes 
les  causes  et  en  prévoir  tous  les  résultats,  c'est  ce  qu'a  voulu 
Auguste  Comte.  Il  en  a  tiré  sa  loi  des  «  trois  états  »,  c'est-à-dire 
toute  une  philosophie  de  l'histoire.  Cette  philosophie  de  l'histoire 
est  merveilleuse  d'ordonnance,  de  netteté,  de  vraisemblance  même, 
et  toute  pleine  d'idées  de  détail  qui  sont  des  fêtes  pour  l'esprit. 
Elle  reste  contestable  en  son  ensemble.  D'abord  elle  encourt  le 
reproche  adressé  à  un  des  maîtres  de  Comte,  c'est-à-dire  à  Bos- 
suet.  Elle  laisse  de  côté  la  moitié  ou  les  deux  tiers  du  monde. 
Comte  ne  s'occupe  ni  des  Indiens,  ni  des  Chinois,  ni  des  Maho- 
métans,  il  ne  s'occupe,  de  son  aveu  même,  que  «  de  la  majeure 
'partie  de  la  race  blanche,  en  se  bornant  même,  pour  plus  de  préci- 
sion, surtout  dans  les  temps  modernes,  aux  peuples  de  l'Europe 
occidentale.  »  Pourquoi?  Je  crains  que  l'explication  ne  soit  amu- 
sante. Parce  que  «  nous  ne  devons  comprendre,  parmi  les  maté- 
riaux historiques  de  cette  première  coordination  philosophique 


AlT.rSTE    COMTE.  5^1 

* 

du  passé  lumiain  que  des  phénomènes  sociaux  ayant  évidemment 
exercé  une  inlhience  réelle  sur  l'enchaînement  ijraduel  des  phases 
successives  qui  ont  clVoctivement  amené  Tétat  présent  des  nations 
les  plus  avancées.  »  En  d'autres  termes,  Comte  ne  tient  compte 
pour  établir  sa  loi  historique  que  de  ce  qui  ne  la  contrarie  pas.  Il 
I  avoue  avec  la  naïveté  assez  ordinaii-e  aux  ^j^rands  p-nies  :  «  Ce 
puéril  et  inopportun  étalage  d'une  érudition  stérile  et  mal  digé- 
rée qui  tend  aujourd'hui  à  entraver  létude  de  notre  évolution 
sociale  par  le  vicieux  mélange  de  l'histoire  des  populations  qui, 
telles  que  celles  de  l'Inde,  de  la  Chine,  etc.,  n'ont  pu  exercer  sur 
notre  passé  aucune  véritable  influence,  devra  être  hautement 
signalé  comme  une  source  inextricable  de  confusion  radicale 
dans  la  recherche  des  lois  réelles  de  la  sociabilité  humaine,  dont 
la  marche  fondamentale  et  toutes  les  modifications  diverses 
devraient  être  ainsi  simultanément  considérées,  ce  qui,  à  mon 
gré,  rendrait  le  problème  essentiellenient  insoluhlp.  »  Ainsi  le  pro- 
blème est  insolubh'  si  l'on  en  prend  toutes  les  données;  mais 
nous  n'allons  en  prendre  que  les  données  favorables  à  la  solution 
que  nous  en  voulons,  et  vous  verrez  comme  il  se  résoudra  bien. 
On  pourrait  fermer  un  ouvrage  dont  la  partie  essentielle  débute 
par  ce  postulat inn. 

J'irai  plus  loin.  lult-il  tenu  compte  de  tout  ce  que  nous 
savons  de  l'histoire  de  l'humanité,  c'est  évidemment  si  peu  de 
chose,  et  ce  que  nous  en  ignorons  dépasse  d'une  façon  si  formi- 
dable ce  que  nous  en  savons,  qu  il  n'aurait  pas  été  admis,  en 
bonne  méthode  scientifique,  à  en  tirer  une  loi  générale.  L'huma- 
nité a  été  fétichiste,  polythéiste,  monothéiste,  elle  est  encore  féti- 
chiste, polythéiste  et  monothéiste  selon  les  endroits;  voilà  tout 
ce  que  nous  en  savons.  L'ordre  et  la  succession  de  ces  états  d'es- 
prit nous  est  parfaitement  inconnu.  Nous  tirons  de  l'existence  de 
ces  états  d'esprit  cette  conclusion  que  l'homme  est  un  animal 
mystique  jusqu'à  nouvel  ordre;  voilà  tout  ce  que  nous  pouvons 
en  déduire.  N  allons  pas  plus  loin,  et  si  cela  ne  nous  donne  pas 
une  loi  de  l'évolution  humaine,  tant  pis  pour  nous.  Il  est  essen- 
tiel de  savoir  se  résigner. 

Une  partie  de  son  système  historique,  qui  marque  bien  ce  que 
tout  son  système  a  d'hypothétique  et  de  factice,  c'est  ce  qui  con- 
cerne le  prétendu  état  métaphysique.  Il  a  besoin  comme  transi- 
tion entre  l'état  théologique  et  l'état  scientifique  d'un  état  méta- 
physique où  l'humanité  a  vécu  d'abstractions.  Cet  état  il  le  fait 
de  très  courte  durée.  Je  ne  vois  pas  qu'il  aille  à  plus  de  trois 
siècles,  du  xvi**  au  xix®.  Voilà  un  des  trois  grands  états  de  l'hu- 
manité, un  état  qui  dure  trois  cents  ans;  le  premier  ayant  duré 


552  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vingt  iiiille  ans.  et  le  troisième  devant  durer  toujours!  L'histoire 
natui'elle  humaine  est  bien  ditïerente  de  l'histoire  naturelle  pro- 
prement dite!  Et  notez  que  durant  cet  état,  l'état  théologique 
durait  encore,  ce  que  reconnaît  Comte,  mais  de  plus  avait  encore 
pour  lui  les  dix-neuf  vingtièmes  et  très  probablement  les  neuf 
cents  quatre-vingt-dix-neuf  millièmes  de  l'humanité.  N'en  fau- 
drait-il pas  conclure  qu'il  y  a  eu  des  métaphysiciens  dans  tous  les 
temps;  et  qu'il  n'y  a  pas  eu  de  période  métaphysique?  Et  voilà 
tout  le  système  qui  sécroule. 

En  réalité  il  ne  tient  aucunement,  il  n'est  qu'une  hypothèse 
brillante,  assez  inutile,  du  reste,  et  dont  Comte  pouvait  très  bien 
se  passer,  11  pouvait  envisager  l'humanité,  d'ensemble,  comme 
partagée,  très  inégalement,  entre  l'esprit  théologique,  l'esprit 
métaphysique  et  l'esprit  scientifique,  et  s'eflorcer  de  prouver  qu'il 
y  en  avait  deux  de  trop. 

Quant  à  cette  élimination  même  de  l'esprit  théologique  et  de 
l'esprit  métaphysique,  Comte  la  fait  avec  sûreté,  avec  suite  et  avec 
une  vigueur  de  dialectique  très  remarquable.  Il  faut  cependant 
faire  une  distinction.  Comte  est  sensiblement  exempt  d'esprit 
théologique,  et  j'ai  fait  remarquer  que  quand  il  a  transformé  sa 
morale  en  une  religion,  même  de  cette  religion  toute  idée  vrai- 
ment théologique  est  absente;  mais  il  n'est  pas  exempt,  pas  du 
tout,  d'esprit  métaphysique.  Il  reproche  aux  métaphysiciens  leurs 
entités  ;  il  a  les  siennes.  Dans  les  mêmes  pages  où  il  raille  les 
politiques  encore  imbus  d'esprit  métaphysique  d'expliquer  les 
phénomènes  sociaux  par  c  la  grande  entité  générale  de  la.7iaiîire  », 
il  énonce  sa  prétention  de  les  expliipier  par  ((  les  lois  naturelles  » 
de  la  sociologie,  il  montre  ces  «  lois  naturelles  »  agissant  sur  les 
hommes  et  les  pliant  à  leur  empire  et  les  faisant  passer  d'un 
«  état  »  à  un  autre;  et  vraiment  il  me  semble  bien  voir  là  des 
abstractions  personnifiées,  nouvelles  divinités  qui  gouvernent  le 
monde  et  qui  sont  écloses  du  cerveau  de  notre  penseur.  En  elîet 
Comte  n'a  jamais  démontré  pourquoi  les  hommes  ont  passé  d'un 
état  à  un  autre  état,  par  queWes  77iod//icatio/is propres,  intimes, 
intrinsèques,  de  leur  être,  et  il  semble,  dès  lors,  que  ces  lois  de 
leur  évolution  s'imposent  à  eux  du  dehors,  les  poussent  et  les  for- 
cent d'en  haut,  et  nous  voilà  en  pleine  conception  métaphysique; 
il  semble  que  l'homme  ait  passé  par  ces  phases  successives  pour 
satisfaire  le  dessein  de  je  ne  sais  quelle  providence.  Très  souvent 
le  cours  de  philosophie  positive  fait  l'effet  d'un  Discours  sur  l'his- 
toire universelle  sans  Dieu  ;  Ion  y  voit  les  hommes  menés,  et 
menés  avec  une  suite  et  une  rigueur  inilexibles,  sans  qu'on  sach(; 
par  qui  ;  mais  ils  le  sont,  ils  rentrent  dans  un  dessein  qu'ils  n'ont 


ALC.rSTE    l.OMTE.  533 

pas  coni;u.  qu'ils  noiit  aiu-uiie  raison  de  siii\ro  otciuils  siii\t'iil. 
il  y  a  là  une  >oite  de  fatalité  des  lois  de  l'évolution.  Cîette  fatalité 
est  bien  une  entité'  nn'ta|)hy>i»|iie.  Ou  |)i'ut  léerire  avec  une  ma- 
juscule. 

De  même  il  reproche  aux  métapliysicieus  leurs  linalités,  et  il 
a  la  sienne:  c'est  le  progrès.  11  croit  que  les  lois  de  l'évolution 
ont  un  but.  et  ce  but  il  le  connaît:  c'est  le  progrés,  non  pas 
indétini,  il  n'y  croit  pas,  mais  le  progrés  se  prolongeant  dune 
fai^ou  qui  le  fait  paraître  à  nos  yeux  comme  devant  être  indélini. 
Voilà  la  grande  cause  liiiale  tle  la  nature,  et  Comte  raisonne  sans 
cesse  en  eu  tenant  compte,  (|uoiqu'il  ait  dit  qu'il  ne  faut  jainais 
raisonner  par  cause  linale:  et  non  seulement  il  en  tient  compte, 
mais  c'est  le  fond  même  de  tous  ses  raisonnemens.  Le  progrés 
devait  exister  et  c'est  pour  cela  que  lliomme  a  passé  par  le  léti- 
chisme,  le  polythéisme,  etc.  ;  il  doit  continuer,  et  c'est  pour  cela 
que  la  séparation  du  temporel  et  du  spirituel  ayant  été  une  fois 
trouvée  ne  peut  pas  se  perdre,  etc.  Xous  raisonnons  ici  par  cause 
linale  autant  qu'il  est  possible  de  raisonner  par  cause  linale. 

Je  sais  bien  (|ue  Comte  est  penseur  trop  pénétrant  pour  être 
dupe  du  mot  progrés  à  la  façon  des  auteurs  de  manuels  pour  in- 
struction civique.  Il  sait  (jue  l'idée  de  progrés  est  extrêmement  ré- 
cente: qu'elle  date  du  xvni''  siècle,  ou  tout  au  plus  de  la  «  querelle 
des  ancieus  et  des  modernes  »  :  que  rantiquil<i  ne  l'a  jamais  eue, et 
a  eu  plutôt  l'idée  contraire  ;  d'autre  part,  il  ne  croit  pas  du  tout  au 
progrés  indélini  ;  il  a  même  une  page  très  spirituelle  sur  cette  chi- 
méie  de  l'indélini  appliqué  aux  choses  humaines  :  il  est  conslani 
que  Ihomme  civilisé  mange  moins  que  le  barbare,  et  de  moins 
eu  moins;  il  est  peu  vraisemblable  pourtant  qu'il  arrive  à  ne  pas 
manger  du  tout;  ainsi  du  reste.  Il  écarte  même  quelquefois  les 
mots  de  prugrè.s  et  de  pc/fectio/uiemenl  comme  n'étant  pas  scien- 
tifiques, et  les  remplace  par  le  mot  développement;  mais  encore 
le  mot  développement  comporte  une  certaine  idée,  sinon  d'accrois- 
sement, du  moins  d'extension  régulière,  de  déploiement  normal 
et  heureux  d'une  force  jusque-là  enveloppée  et  comprimée,  qui  est 
bien  analogue  à  ce  qu'on  entend  généralement  par  progrès.  —  Or 
cela  même  n'est  pas  scientifique.  Tout  ce  que  nous  savons  en  con- 
templant l'humanité  dans  sa  carrière,  c'est  qu'elle  change,  c'est 
que  les  choses  ne  sont  pas  toujours  la  même  chose.  Nous  ne 
savons  exactement  rien  de  plus.  La  loi  de  l'humanité  c'est  le  chan- 
gement :  voilà  une  loi  qu'on  peut  accepter;  changement  pour  le 
mieux,  nous  n'en  savons  rien,  pour  le  plus  compliqué  même,  ou 
pour  le  plus  simple,  nous  n'en  savons  rien.  Éloignement  de 
l'animalité;  il  est  probable;  mais  éloignement  progressif  et  sans 


554  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

retour  possible,  nous  n'en  savons  rien.  Que  l'homme  ait  été  un 
animal  et  ait  su  s'arracher  à  l'animalité,  il  est  vraisemblable; 
qu'il  continue  et  soit  destiné  à  continuer  à  s'en  éloigner  de  plus  en 
plus,  nous  n'en  savons  rien;  car  le  progrès  n'étant  pas  indéfini, 
comme  Comte  le  reconnaît,  il  est  possible  que  ce  que  l'homme 
peut  en  réalité,  soit  atteint;  et  depuis  longtemps;  et  qu'à  partir  du 
moment  où  l'homme  s'est  séparé  nettement  de  l'animalité  il  n'ait 
fait  que  tourner  dans  un  cercle  ou  osciller  comme  un  pendule, 
changeant  toujours,  c'est  sa  loi,  mais  sans  avancer.  Or  c'est  bien 
sur  l'idée  qu'il  avance  et  continuera  longtemps,  sinon  indéfmiment, 
d'avancer,  que  Comte  fonde  tout  son  système.  Il  repose  sur  une 
hypothèse,  et  sur  une  hypothèse,  non  pas  plus  hypothétique  que 
celle  du  progrès  indéfini,  mais  plus  fragile  encore  :  il  repose  sur 
cette  hypothèse  que  l'homme,  ayant  progressé  au  commencement, 
doit  progresser  jusqu'à  une  certaine  date,  et  que  cette  date  nest 
pas  atteinte.  Oh!  qu'en  savez-vous?  Qui  vous  a  mis  dans  le  secret 
de  cette  chronologie? 

Mais  le  grand  point,  le  nœud  du  système,  c'est  le  pont  jeté  entre 
les  sciences  naturelles  et  les  sciences  morales.  Ici  Y  instinct  de  la 
vraie  question  est  merveilleux,  l'effort  admirable,  et  les  intentions 
excellentes.  La  vraie  question  de  l'humanité  est  bien  là  en  effet. 
Quelle  est  la  loi  de  nos  actions  et  où  devons-nous  la  prendre?  En 
nous?  Hors  de  nous?  En  nous  elle  est  indistincte,  quoi  qu'on 
en  ait  dit.  La  conscience  est  vacillante  et  obscure.  Notre  âme  est 
trop  complexe  pour  que  nous  distinguions  très  facilement  quelle 
est  celle  de  ses  mille  voix  que  nous  devons  écouter.  Il  y  faut  toute 
une  science,  très  difficile.  Les  hommes  ont  toujours  désiré  trouver 
hors  d'eux  la  loi  d'eux-mêmes.  Ils  l'ont  demandée  au  monde.  Le 
monde  leur  a  très  bien  répondu.  Gouverné  par  des  dieux  ou  un 
Dieu  assez  justes,  assez  bons  et  assez  charitables,  il  leur  a  ré- 
pondu qu'il  fallait  être  bons  et  justes,  et  une  morale  théologique 
plus  ou  moins  élevée  a  été  fondée.  Mais  ce  monde,  qui  répondait 
ainsi,  était  très  probablement  un  monde  factice.  C'était  un  monde 
que  l'homme  avait  imaginé  sur  le  modèle  de  lui-même;  qu'il 
avait  créé,  à  qui  il  avait  donné  pour  âmes  ou  pour  âme,  des  êtres 
ou  un  être  semblables  à  lui,  un  peu  meilleurs  que  lui.  Ce  que 
l'homme  écoutait  donc  c'était  lui-même  projeté  par  lui-môme  au 
bout  du  monde,  et  des  extrémités  de  l'univers  c'était  la  voix  de 
lui-même,  un  peu  meilleur,  qui  lui  revenait.  Si  aucun  divorce 
n'existait  entre  l'homme  et  la  nature,  c'est  que  l'homme  voyait  la 
nature  comme  gouvernée  par  un  être  qui  n'était  qu'un  homme 
perfectionné.  Au  fond,  c'était  à  lui-même  qu'il  obéissait,  mais  à  lui 
agrandi,  épuré  et  cm  autre,  ce  qui  était  nécessaire  pour  qu'il  obéît. 


AIGUSTE    COMTE. 


55:; 


Mais  quand  tes  lionimos.  —  à  quelque  (époque  du  reste  que, 
plus  ou  moins  nombreux,  ils  s  en  soient  avisés,  —  ont  vu.  ou  cru 
voir,  que  le  monde  était  immoral,  qu'il  n'avait  aucun  sentiment 
de  justice  ou  de  bonté,  qu'ils  étaient  les  seuls  êtres  moraux  de 
l'univers,  ils  ont  été  épouvantés.  Ils  se  sont  vus  seuls, et  ils  se  sont 
^  us  mvstérieux.  Ils  se  sont  écriés  :  «  (Juelles  chimères  sommes- 
nous?  (Juels  monstres?  Quels  êtres  incompréhensibles?  »  Et  alors 
le  trouble  a  été  très  ijrand  dans  l'humanité.  Les  uns  ont  osé  dire  : 
«  Eh  bien!  soyons  comme  le  reste  de  la  nature.  C'est  elle  qui 
doit  avoir  raison.  Soyons  naturels.  Détruisons  en  nous  l'être 
artificiel  que  quelques  trompeurs  sans  doute  ont  fabriqué.  Ne 
prétendons  pas  valoir  mieux  que  le  reste  de  l'univers.  »  D'autres 
ont  dit  :  «  Eh  bien  1  soit  !  La  nature  entière  a  sa  loi  qui  est  mé- 
prisable, et  nous  avons  la  nôtre.  Pourquoi  non?  Suivons  la  nôtre 
avec  d'autant  plus  d'énergie  que  le  monde  semble  nous  railler  de 
la  suivre;  nous  nous  montrerons  supérieurs  à  lui,  et  voilà  tout.  » 
Et  la  rupture  entre  les  lois  naturelles  et  les  lois  de  l'homme  a  été 
consommée. 

Enfin  vient  le  positiviste  qui  dit  :  «  Ce  n'est  pourtant  pas 
possible.  Il  ne  peut  y  avoir  de  contrariété  si  absolue  entre  une 
bestiole  et  tout  l'univers.  Il  doit  y  avoir  un  moyen  de  rattacher  la 
loi  de  l'homme  aux  lois  irénérales.  »  Et  il  tente  sa  conciliation 
et  sa  réconciliation  de  la  morale  avec  la  physiologie. 

S'il  y  réussissait,  l'accord  ancien,  l'harmonie  du  monde  aux 
yeux  de  l'homme  serait  rétablie.  L'homme  n'apercevait  pas  de 
rujtture  entre  lui  et  le  monde  parce  qu'il  voyait  le  monde  sem- 
blable à  lui;  de  nouveau  il  n'en  apercevrait  pas,  parce  qu'il  se 
verrait  semblable  au  monde.  Comte  a  très  bien  dit  qu'il  y  avait 
synthèse  des  sciences  morales  et  des  sciences  naturelles  dans  l'es- 
prit théologique,  séparation  des  unes  d'avec  les  autres  dans  l'es- 
prit métaphysique,  synthèse  nouvelle  des  unes  et  des  autres  dans 
l'esprit  positiviste.  Mais  le  positiviste  réussit  peu  dans  cette  con- 
ciliation, et  il  y  réussira  peut-être  de  moins  en  moins.  Plus 
les  sciences  morales  et  les  sciences  naturelles  seront  poussées 
avant,  plus  sans  doute  leur  divorce  s'accusera.  Ce  n'est  point  des 
différences  qu'elles  aperçoivent  entre  elles,  c'est  une  contrariété. 
Plus  la  nature  est  connue,  plus  elle  fait  horreur  à  l'homme;  plus 
il  la  connaît,  plus  il  est  indigné  de  cette  chose  éternelle  et 
énorme  qui  n'a  pas  de  but,  qui  n'a  pas  de  moralité,  qui  même 
est  cruelle,  sorte  de  monstre  aveugle  et  féroce,  en  tout  cas,  être, 
si  c'est  un  être,  aussi  contraire  que  possible  à  tout  ce  que  l'homme 
sent  de  bon  en  lui.  Ce  n'est  pas  à  elle  qu'il  peut  se  résigner  à  de- 
mander des  leçons  de  morale.  Il  lui  ressemble  trop  peu  pour 


S56  REVUE  DES  r)i:rx  mondfs. 

n'avoir  pas  peur  de  lui  ressembler.  Il  ne  peut  pas  y  avoir  de 
morale  naturelle,  parce  que  la  nature  est  immorale. 

—  Mais  il  peut  y  avoir  une  morale  sociale,  et  fondée  unique- 
ment sur  la  socialité.  —  Nous  voilà  au  point  précis,  en  eilet. 
Mais  remarquez  d'abord  que  vous  abandonnez  déjà  votre  ferme 
connexion  entre  les  sciences  naturelles  et  les  sciences  de  l'homme. 
La  morale  science  sociale,  c'est  la  morale  science  humaine.  Si 
c'est  dans  l'instinct  social  de  l'humanité  que  je  dois  puiser  la  loi 
de  mes  actes,  ce  n'est  plus  dans  la  nature  que  je  la  puise.  Ce  n'est 
pas  dans  le  moi,  sans  doute,  mais  c'est  dans  l'homme.  Une  morale 
sociale  consiste  à  se  représenter  les  hommes  au  milieu  de  la 
nature  comme  ayant  leur  loi  à  eux  qu'ils  n'empruntent  qu'à  eux  : 
le  divorce  entre  l'homme  et  la  nature  n'est  plus  supprimé,  il  est 
rétabli.  Votre  adversaire  a  cause  gagnée. 

De  plus,  la  morale  fondée  sur  l'instinct  social  est  bonne,  sans 
doute,  parce  que  la  morale  dès  qu'elle  redevient  humaine  rede- 
vient bonne,  mais  combien  incomplète  !  La  socialité  est  meilleure 
maîtresse  de  moralité  que  le  naturalisme,  mais  non  pas  excel- 
lente ;  la  société  est  moins  immorale  que  la  nature,  mais  elle 
n'est  pas  d'une  moralité  très  haute.  Ce  n'est  pas  à  considérer  les 
hommes,  aies  étudier,  qu'on  apprend  à  être  d'une  très  pure  vertu. 
N'a-t-on  pas  remarqué  que  la  vie  de  société  affine  l'esprit  et 
corrompt  le  co?ur?  Sans  aller  jusqu'aux  paradoxes  de  Rousseau, 
dont,  quoique  solitaire  et  cénobite  vous-même,  vous  êtes  l'anti- 
pode exact,  n'est-il  pas  vrai  que  les  hommes  sont  faits  pour  vivre 
en  société  à  condition  de  n'y  pas  trop  vivre  ?  La  socialité  inspire 
des  sentimens  fort  moraux  à  la  condition  presque  de  s'y  soustraire. 
Est  dévoué  à  la  société  celui  qui  a  l'instinct  social  très  prononcé 
et  qui  ne  se  mêle  pas  à  la  société,  qui  la  sert  de  loin,  l'aimant 
moins  elle-même  que  l'idée  abstraite  qu'il  s'en  fait,  et  qu'il  n'en 
garde  qu'à  la  condition  de  la  fréquenter  peu.  Cela  ne  laisse  pas 
d'être  significatif. 

Généralisons.  Considérons  l'humanité  en  tout  son  ensemble, 
dans  le  présent  et  le  passé.  L'histoire  est  immorale,  moins  immo- 
rale que  la  nature,  mais  immorale.  Moins  que  la  nature,  mais 
assez  net  encore,  elle  montre  le  triomphe  de  la  force,  de  la  ruse, 
do  la  violence,  etc.  Comme  la  fréquentation  de  la  société,  la  con- 
templation de  l'humanité  est  peu  édifiante.  Ici  encore  on  est 
dévoué  à  l'humanité  à  la  condition  de  la  connaître  d'une  façon 
un  peu  idéale  et  philosophique,  comme  vous,  par  exemple,  la 
connaissez.  Encore  une  fois  on  peut  trouver  là  une  morale,  mais 
il  faut  y  mettre  je  ne  sais  quelle  bonne  volonté.  Il  semble  que 
l'homme  qui  ne  serait  pas  doué  d'un  instinct  moral  par  lui-même, 


AlT.rSTF.    COMTE.  oTH 

(lui  n'aurait  i]u§  ^in^tiIl^•t  social,  et  (jui  fré(|ut'ntiM'ail  le^  lioinnu^s 
et  i|ui  lirait  riiistoire,  sorait  un  bon  citttyen,  soumis  aux  l»tis.  non 
révolutionnaire,  ce  qui  pour  nous  est  la  moitié  de  la  vertu,  bref 
un  fort  honnête  homme  ;  mais  dévoué  aux  hommes,  charitaltle, 
LTiMiéreux.  eapable  de  sacriliee.  non;  ou  l'on  ne  voit  pas  trop 
pourquoi  l'I  le  serait.  Dieu  pt'rmette  que  tous  les  hommes  arri- 
vent seulement  au  niveau  moral  que  la  morale  de  ('(Uiite  établit  ! 
mais  encore  ce  n'est  pas  un  niveau  W\o\\  élevé. 

On  le  voit  bien  quand  Au^u^te  Comte  transforme  la  morale 
en  religion.  Celte  religion  tic  I  liumanit(''  est  un  retoui-  incon- 
scient à  l'esprit  thé(dogique,ou,  comme  dit  Comte,  à  r('dat  théo- 
los^ique.  Elle  ne  contient  pas  un  mot  de  thé'nlogie,  sans  doute,  je 
l'ai  dit  ;  mais  elle  p^oc^de  comme  l'homme  procî'de  en  «  état 
thé'ologique  »,  eu  procé'dant  moins  bien.  Il  faut  adorer  l'huma- 
nité. Cela  veut  dire  que  le  plus  grand  tlanger  pcmr  cha([ue  homme 
étant  de  s'adorer  soi-même,  il  faut  qu'il  adore  un  grand  être  per- 
manent, éternel,  producteur  de  moralité,  semblable  à  chaque 
homme,  mais  meilleur  que  lui,  et  qui  peut  être  pour  chaque 
homme  un  bon  modèle.  Tn  être  permanent,  éternel,  producteur 
de  moralité',  semblable  à  l'homme  et  meilleur  que  lui,  et  modèle 
à  imiter  pour  l'homme,  c'est  précisément  ce  que  l'homme  adore 
dans  l'état  tb(''ologique.  Comme  c'est  lui  qui  fait  son  Dieu,  et 
comme  il  le  fait  à  son  image,  c'est  l'humanitc'  divinisée  qu'il  adore; 
c'est  l'humanité  épurée,  subtilisée,  purgée  de  tout  ce  qu'elle  a 
de  mauvais,  centuplée  en  tout  ce  qu'elle  a  de  bon  ;  mais  ce  n'est 
pas  autre  chose  que  l'humanité'.  —  Seulement  c'est  l'humanité 
adorée  indirectement;  et  voilà  la  supériorité  de  la  rcligiontln^o- 
logique  sur  la  religion  humanitaire.  C'est  l'humanité  adorée  sans 
que  l'on  croie  que  ce  soit  elle  qu'on  adore.  De  tout  ce  qu'il  y  a  de  bon 
dans  l'humanité  on  a  fait  un  être  extc'rieur  à  elle,  détaché  d'elle, 
bien  autrement  imposant,  bien  autrement  séduisant  aussi, auquel 
on  s  attache  de  cœur,  d'âme,  avec  passion,  toutes  choses  que  l'on 
ne  fait  pas  si  facilement  à  l'égard  de  l'humanité  directement  con- 
sidérée, en  songeant  à  la  masse  d'élémens  parfaitement  indignes 
d'adoration  qu'elle  a  contenus.  — Et  ce  Dieu  nous  commande 
d'aimer  les  hommes  ;  et  nous  les  aimons  à  cause  de  lui,  nous  les 
aimons  en  lui.  ce  qui  est  plus  facile  que  de  les  aimer  directement. 
—  L'homme  dans  l'état  théologique  fait  donc  exactement  ce  que  fait 
Comte;  mais  il  le  fait  d'une  manière  plus  complète,  plus  puis- 
sante, avec  une  force  d'abstraction  plus  grande,  et  de  façon  à  ce 
que  cela  serve  à  quelque  chose.  D'instinct  ou  d'adresse,  pour 
aimer  l'humanité,  il  l'a  transformée  en  un  être  adorable  qui  n'est 
pas  l'humanité  et  qui  lui  commande  d'aimer  l'humanité.  Avec  ce 


5o8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

détour  on  ne  l'aime  déjà  pas  assez  ;  sans  ce  détour  il  n'est  pas- 
probable  qu'on  l'aime  guère.  La  religion  de  Comte  n'aura  jamais 
beaucoup  de  dévots. 

Quant  au  pouvoir  spirituel  destiné  à  propager  cette  religion 
et  cette  morale,  Comte  savait  trop  bien  et  a  trop  bien  montré 
combien  est  fort  l'individualisme  moderne  pour  avoir  grande  con- 
fiance dans  l'établissement  d'une  pareille  force  spirituelle  collec- 
tive. Est-il  même  à  désirer  qu'elle  s'établisse,  nous  l'examinerons 
une  autre  fois  ;  mais  ce  qu'aujourd'bui  nous  ferons  remarquer 
c'est  que  la  philosophie  positive,  particulièrement,  n'était  pas  apte 
à  la  fonder.  Ce  qui  a  toujours  groupé  les  hommes,  c'est  leurs 
passions,  bonnes  ou  mauvaises.  La  philosophie  positive,  froide 
comme  la  science,  peut  éclairer  les  hommes,  les  instruire  et 
même  les  améliorer  ;  elle  ne  les  groupera  guère.  Elle  n'inspire 
pas  l'exaltation,  l'enthousiasme,  qui  fondent  les  églises.  On 
m'objectera  le  stoïcisme,  et  c'est  précisément  au  stoïcisme  que  je 
songe  pour  m'appuyer.  Le  stoïcisme  a  fait  office  de  religion  pen- 
dant quelque  temps.  Mais  s'il  a  été  si  vite  et  si  complètement, 
soit  balayé,  soit  absorbé  par  le  christianisme,  c'est  quïl  n'avait 
pas  ces  vertus  excitantes  dont  je  parlais;  et  s'il  n'a  jamais  été 
qu'une  religion  aristocratique,  tandis  que  le  christianisme  a  été  si 
vite  une  religion  populaire,  c'est  pour  les  mêmes  causes. 

Ce  n'est  pas  à  dire  que  l'influence  de  Comte  n'ait  pas  été  très 
grande.  Elle  a  été  immense.  Adopté  presque  entièrement  par 
Stuart  Mill  ;  simposant,  quoi  qu'il  en  ait  dit,  à  Spencer,  ou,  comme 
il  arrive,  coïncidant  avec  lui  et  s'engrenant  à  lui  d'une  manière 
singulièrement  précise;  dominant  d'une  façon  presque  tyrannique 
la  pensée  de  Renan  en  ses  premières  démarches,  comme  on  le 
voit  par  VA  venir  de  la  science;  inspirant  jusque  dans  ses  détails 
l'enquête  philosophique,  historique  et  littéraire  de  Taine  ;  se 
combinant  avec  révolutionnisme,qui  peut  être  considéré  comme 
n'en  étant  qu'une  transformation,  —  son  système  a  rempli  toute  la 
seconde  moitié  du  xix^  siècle,  et  on  l'y  rencontre  ou  tout  pur,  ou 
à  peine  agrandi,  ou  légèrement  redressé,  ou  un  peu  altéré,  à 
chaque  pas  que  l'on  fait  dans  le  domaine  de  la  pensée  moderne. 
Il  a  rendu  d'éclatans  services  à  l'esprit  humain.  Personne  n'a 
mieux  tracé  les  limites  respectives  de  la  science,  de  la  philosophie, 
de  la  religion  et  marqué  le  point  où  l'une  doit  s'arrêter,  oii  l'autre 
commence,  le  point  aussi  où  l'une,  sans  s'en  douter,  prend  l'es- 
prit et  la  méthode  de  l'autre,  avec  péril  de  tout  brouiller  et  de 
tout  confondre.  Ces  délimitations  sont  nécessaires  et  tout  le 
monde  y  gagne  ou  doit  savoir  y  gagner.  Personne  n'a  mieux 
défini  les  trois  tendances  essentielles  de  l'esprit  humain,  qu'il 


ACr.USTE   COMTE.  559 

prt'iul.  sans  doigte  à  tort,  pour  dos  rpoquos,  mais  (|iii.  sans  doute 
étornelles,  doivent  être  exactement  délinies  pour  que  l'esprit  voie 
elair  en  lui-même.  Sa  pénétration,  son  intelligence,  à  force  de 
tout  comprendre,  l'a  conduit  à  tout  aimer,  sauf  ce  qui  est  décidé- 
ment trop  étroit,  trop  négatif,  trop  exclusivement  polémique,  et 
un  esprit  de  haute  impartialité  règne  dans  toute  son  œuvre.  Il  a 
eu  dans  l'avenir  de  la  science,  dans  sa  prépoudt'rance  finale,  dans 
sou  aptitude  à  suffire  à  l'esprit  humain  et  à  gouverner  exclusive- 
meut  l'humanité  une  conliance  peut-être  trop  grande,  et  le  posi- 
tivisme n'a  pas  paru  capable  de  tout  ce  qu'il  niritait  en  lui,  ni 
<le  satisfaire  complètement  l'esprit  humain.  Il  répondrait  que  c'est 
affaire  de  temps  et  que  les  résidus  théologiques  et  métaphysiques, 
pour  nôtre  pas  encore  brûlés,  ne  sont  pas  moins  destinés  à  l'être 
un  jour.  Sans  en  être  aussi  sûr  que  lui,  on  peut  répondre  que 
c'est  beaucoup  d'avoir,  d'un  des  élémens  essentiels  de  notre 
connaissance,  donné  une  définition  précise  et  une  description 
systématique  admirablement  claire,  logique  etordounée,  d'en  avoir 
tracé  et  subdivisé  le  domaine  et  fermement  marqué  les  limites. 
C'est  quelque  chose  surtout  que  de  faire  penser,  et  Auguste 
Comte  est  merveilleux  pour  cela  :  c'est  le  semeur  d'idées  et  l'exci- 
tateur intellectuel  le  plus  puissant  (jui  ait  été  en  notre  siècle,  le 
plus  grand  penseur,  à  mon  avis,  que  la  France  ait  eu  depuis  Des- 
cartes. Comme  ayant  cru  que  l'intelligence,  et  l'intelligence  seule, 
doit  être  reine  du  monde,  et  comme  ayant  lui-même  été  une 
intelligence  souveraine,  il  ne  peut,  il  ne  doit  avoir  décidément 
contre  lui  que  les  anti-intellectualistes.  Il  l'a  prévu;  il  n'en  serait 
pas  mécontent;  et  ce  n'est  pas  un  mauvais  signe. 

Emile  Faguet. 


CONDITION 


DE    LA 


FEMME  AUX  ÉTATS-UNIS 


EN  LOUISIANE 


I.    —   VERS   LE    SUD 

Lune  des  impressions  les  plus  vives  c[iie  j'aie  reçues  durani 
mon  séjour  aux  Etats-Unis  a  été  celle  du  brusque  passage  dune 
tempête  de  neige  dans  le  Nord  à  un  printemps  quasi  tropical  dans 
le  Sud.  Encore  ces  contrastes  de  la  nature  extérieure  m'ont-ils 
frappée  beaucoup  moins  que  la  ditlerence  des  mœurs  et  de  l'es- 
prit chez  les  liabitans  de  ces  deux  régions  si  opposées.  C'était  à 
l'époque  du  plus  beau  carnaval  qui  soit  au  monde  :  celui  de  l.i 
Nouvelle-Orléans.  De  tous  les  points  du  continent  on  y  afilue. 
Je  tombai  de  la  vie  pratique  en  pleine  fantaisie,  de  la  réalité  dans 
un  conte  bleu. 

Mon  train  avait  quitté  New- York  au  milieu  d'un  blizzard  {2\ 
effroyable.  L'atmosphère  cependant  séclaircit  assez  vite  et  j(!  pus 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1' juillet,  1"  s'^ptcmbre,  15  octobre  et  i«'  décembre  1894, 
du  15  avril  1895. 

(2)  Il  est  difficile,  quand  on  n"a  pas  habité  New-York,  d'imaginer  l'horreur  du 
mélange  de  froid  intense,  de  vent  ininterrompu,  et  de  neige  tourbillonnante  qui 
constitue  le  blizzard. 


CONOlllON     1>E    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-l MS. 


06  l 


ai<^liiunier   -ur  Je  vaslr>  vi  mouoUmo  élriiduos,  ces  espèces  de 
jouets''  déniait  eu   bois   savamment  découpé   qui   reprcs.MihM.I 
prcMiue  i)arlout  les  maisons  de  campaone.  L'immensité  d  un  pay- 
ia-esans  relief  ni  d.tails  les  faisait  paraître  plus  petites  enore; 
on  eût  dit  autant  de  châteaux  de  cartes  épars  sur  un  tapis  illi- 
mité de  velours  blanc.  Ce  tapis  réussissait  à  tout  cacher  saut,  ça 
et  là    les  aftiches  -igantesques  aux  enluminures  barbares  qui 
déshonorent  les  plus  beaux  sites,  les  solitudes  les  plus  agrestes 
d'un  bout  à  l'autre  des  États-lnis,  recommandant  des  toniques,  des 
pui-i^atifs  et  autres  dro-ues  auxquelles  sont  liés  les  noms  de  Hood, 
de  Pitcher,  de  Cartei\  etc.,  peints  en  lettres  d'un  pied  de  haut 
sur  les  barrières  des  champs,  sur  le  toit  des  granges  i-t  des  ber- 
vreries.  Hood's  sarsfiparil/a,  Hood  s  Cures,  ou  simplement  T^oo^  5.^ 
perçaient  encore  (juelquefois  la  neige.  Ce  n'étaient  d'ailleurs  que 
rivières  selées,  stalactites  attachées  par   Ihiver  à  la  paroi  des 
n)chers  q\ia  fait  sauter  la  mine.  Les  villes  manufacturières,  telles 
que  iNewark,  mêlaient  par  intervalles  le  noir  de  leurs  usines,  de 
leurs  établissemens  métallurgiques,  à  cette  blancheur  salie  par  la 
fumée.  Soudain  lintervention  dun  incendie  flamboyant  changea 
toutes  choses:  après  Soutli-Eli/abeth  il  éclata  dans  le  ciel;  nous 
eûmes  le  spectacle  d'un  de  ces  couchers  de  soleil  septentrionaux 
(lui,  par  une  heureuse  compensation,  sont,  non  moins  que  les 
blizzard.^,  particuliers  à  l'Ainericiue.  Toute  la  neige  en  resta  rose, 
d'un  rose  pâlissant  jusqu'au  gris  violàtre  et  livide  (jui  l'ait  penser  a 
la  mort.  Après  quoi  la  nuit  se  déroula,  épaisse  et  profonde.  Phila- 
delphie mapparut  comme  une  éblouissante  agglomération  de  feux 
électriques  tandis  (juc,  dans  le  train  énorme  et  surchargé,  sallir- 
mait,  égoïste  et  brutale,  la  lutte  pour  l'existence.  On  faisait  queue 
à  la  porte  de  la  salle  à  manger,  et  c'était  une  formidable  poussée 
pour  conquérir  une  petite  table  où   le  repas  dispute  n  arrivait 
qu'après  une  longue  attente.  Cependant  les  domestiques  nègres 
mettaient  beaucoup  plus  de  vivacité  à  transformer  notre  vestibule- 
salon  en  dortoir;  mais  là  encore  on  était  serré  à  faire  pitié.  Il  fal- 
lait, vu  le  nombre  des  voyageurs,  s'accommoder  de  couchettes 
superposées,  se  résigner  à  dormir  deux  par  deux,  sous  les  mômes 
rideaux,  hommes  et  femmes  pèle-mèle.  Tout  le  monde  voyage 
en  Amérique  et  sans  distinction  de  classes.  Telle  petite  bourgeoise 
ou  du  moins  une  personne  qu'ici  on  appellerait  de  ce  nom,  — 
une  vieille  tille  (|ui  n'irait  jamais  chez  nous  plus  loin  que  le  chef- 
lieu  de  son  département,  —  se  rend  de  la  Nouvelle-Angleterre  au 
Texas,  munie  d'un  petit  panier  de  provisions  et  de  sa  Bible.  Tel 
fermier  pensylvanien,  à  cheveux  blancs,  au  visage  sévère,  fait, 
accompagné  de  sa  fille,  la  tournée  circulaire  jusqu'à  San  Fran- 
cisco. Il  est  rangé  sur  la  planchette  au-dessus  de  moi  : 

TOME  cxxx.  —  1895.  3G 


o62 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


—  Behave  ijoursclf  !  Conduisez-vous  h'mxi.  poppal  lui  crie  la 
jeune  fille  en  riant  de  mon  ennui. 

Il  est  desséché  par  soixante  ans  de  travail,  léger  comme  une 
plume,  ce  qui  me  rassure  un  peu.  On  ma  raconté  mainte  his- 
toire aussi  terrible  qu'humoristique  de  cadres  rompus  et  d'alertes 
nocturnes  qui  se  sont  terminées  par  des  coups  de  pistolet  lâchés  à 
l'étourdie!  Mais  c'était  sans  doute  avant  la  création  de  ces  Pull- 
mann  luxueux  auxquels  ne  manque  aucun  engin  de  confort,  le  tout 
solidement  établi.  N'importe,  un  train  au  grand  complet,  fût-il 
magnifique,  n'est  jamais  agréable  à  l'heure  des  repas  ni  à  celle 
du  coucher.  Le  reste  du  temps  on  ne  s'aperçoit  point  de  l'encom- 
brement, chacun  étant  dispersé,  qui  au  fumoir,  qui  sur  les  plates- 
formes  extérieures,  et  assuré  dans  tous  les  cas  de  la  possession 
d'un  fauteuil  assez  large  pour  représenter  au  moins  deux  places 
de  nos  wagons  de  France. 

Quand  on  est  du  vieux  monde,  on  dort  plus  ou  moins  mal, 
agité  par  le  va-et-vient  qui  se  produit  à  chaque  station,  par  le 
moindre  frôlement  suspect  le  long  des  rideaux  boutonnés,  sous 
lesquels  on  gît  en  compagnie  de  sacoches  qui  renferment  le  nerf 
du  voyage.  Mais  quel  moment  intéressant  que  celui  où  le  jour 
commence  à  poindre,  où,  encore  couché,  on  écarte  les  rideaux  de 
sa  fenêtre!  —  Je  me  rappelle  tant  et  de  si  vives  surprises  à  cette 
heure  de  l'aube  depuis  mon  arrivée  en  Amérique  !  Le  matin  mé- 
morable, par  exemple,  où,  débarquée  de  la  veille,  je  m'éveillai 
dans  l'Ouest  devant  une  pancarte  beaucoup  plus  haute  que  les 
maisons  environnantes  et  qui  portait  en  grosses  lettres  :  «  Ceci 
est  Battle  Creek,  Michigan,  à  mi-chemin  entre  Chicago  et  Détroit, 
une  ville  manufacturière  toujours  grandissante,  de  18  000  âmes 
déjà.   »  Suivaient  tous  les  avantages  offerts  par   Battle  Creek, 
depuis  les  innombrables  facilités  de  transport  pour  les  marchan- 
dises jusqu'à  l'imprimerie,  «  la  plus  belle  du  monde.  »  Un  million 
de  dollars  répandu  chaque  année  en  salaires.  «  Nous  invitons 
l'industrie  de  l'univers  entier  à  se  joindre  à  nous.  WelcomeJ  »  Et 
cette  bienvenue,  criée  au  bord  du  chemin,  avait  toute  l'ampleur 
de  l'hospitalité  américaine  avec  l'inévitable  mélange  de  hâblerie 
à  demi  consciente.  D'autres  fois,  devant  quelque  défrichement, 
le  soleil  se  levait  sur  un  village  à  peine  sorti  de  terre  :  cabanes 
provisoires  éparpillées,  dépenaillées,  chacun  des  colons  plantant 
sa  maison  selon  son  goût,  sans  aucun  souci  du  voisin  ni  des  lois 
de  la  symétrie.  Partout  des  souches  percent  le  sol;  l'arbre  abattu, 
on  ne  s'est  pas  donné  la  peine  d'enlever  ses  racines,  elles  hérissent 
encore  les  rues  toutes  neuves  de  plus  d'une  ville  déjà  prospère, 
à  plus  forte  raison  un  campement  à  peine  conquis  sur  la  forêt! 
Mais  quel  est  ce  cavalier  en  chapeau  de  feutre,  à  tournure  de  cow- 


CODITION    DE    LA    FEMME    AUX    KTATS-UMS. 


rj63 


bov  qui,  sa  sacmho  en  bandoulière,  part  au  -alop?  Lest  1  a-ont 
Jo'hi  civilisation,  émule  de  Butïalo  Bill,  le  pork-ur  du  courrier. 
1  on-touip-  je  lai  suivi  des  veux  à  travers  la  Prairie  embrumée 
aui  ^e  déroulait  comme  une  mer  houleuse,  en  songeant  aux  es- 
pace-^  qu'il  devait  parcourir  avant  de  rencontrer  de  nouveau  un 
misérable  groupe  de  champignons  destiiu-  à  devenir  avant  très 
neu  d'années  une  cité  populeuse. 

Par  ce  matin  de  février,  dans  le  Sud,  voilà  autre  chose  encore. 
L'impression  est  lugubre,  presque  tragique  :  un  monument  funèbre 
commémoratif,  des  tombes  éparses  sous  des  cyprès,  l  aspect  d  un 
pav.  dévasté.  Je  suis  sur  le  théâtre  même  de  la  guerre  civile.  U 
V  à  pourtant  plus  de  trente-trois  ans  que  deux  batailles,  —  celle  de 
Bull-Pxun  et  celle  de  Manassas,  -  furent  livrées  ici  successive- 
ment  presque  coup  sur  coup.  Les  confédérés  remportèrent  cette 
double  victoire,  mais  combien  de  revers  la  suivirent  dont  les  traces 
^ubsistent  encore  !  Cet  air  de  pauvreté,  de  délabrement,  oppose 
à  11  richesse  du  Nord  vainqueur;  ces  cabanes  en  bois,  plantées 
dans  l'argile  rouge,  jaune  ou  blanchâtre  qu'ont  délayée  des  pluies 
diluviennes;  ces  négresses  en  guenilles,  aux  attitudes  simiesques, 
oui   le  pied  en  dedans,  nous  regardent  passer;  ces  bois  mondes, 
ces 'champs  de  tabac  et  de  coton  très  fertiles  sans  doute    l  ete 
venu   mais  dont  la  nudité  ajoute  pour  le  moment  à  la  désolation 
générale,  —  tels  me  paraissent  être  les  principaux  caractères  de 
la  Caroline  du  Nord.  On  v  entre  en  quittant  la  Virginie  au  delà  de 
Banville,  centre  de  la  région  du  tabac.  Banville  est  la  première 
cité  de  quelque  importance  qui  se  montre  après  tant  de  villages 
fangeux  accroupis  au  bord  de  rivières  troubles  sur  lesquelles  sont 
W\^es  des  passerelles  légères.  Malgré  lu  mauvaise  saison  et  la 
pluie  qui  tombe,  on  se  sent  au  midi.  Cette  physionomie  méri- 
dionale est  soulignée  surtout  par  la  couleur  de  la  population. 
Y)f^  tas  de  négrillons  grouillent  pêle-mêle;  leurs  mères,  presque 
invisibles  sous  le  sunboimet  en  indienne  qui  les  abrite  aussi  soi- 
gneusement que  si  le  soleil  brillait  et  qu'elles  eussent  un  teint  a 
ménager,  s'occupent  des  chè^Tes  et  des  poules.  Toutes  les  locali- 
tés que  nous  côtoyons  sont  consacrées  à  la  préparation  du  tabac; 
jp  ne  vois  que  fabriques  de  cigarettes:  la  campagne,  dans  1  inter- 
valle de  ces  localités  noirâtres,  est  d'un  ton  rouge  foncé  rehausse 
du  vert  sombre  et  dur  de  la  verdure  éternelle  des  pins.  Des  bœuts 
tondent  l'herbe  rousse;  dans  les  clairières  pratiquées  au  milieu 
des  bois,  les  rangs  pressés  des  souches  doivent  rendre  la  culture 
difficile.  De   temps  en  temps  un  nègre  passe  à  cheval.  La  ou 
s'étendaient  autrefois  les  riches  plantations  de  leurs  maîtres,  ces 
anciens  esclaves  traînent  la  misère  d'ouvriers  mal  payes,  si  j  en 
crois  les  haillons  qui  les  couvrent.  Des  myriades  de  marmots 


o64 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


plus  OU  moins  charbomiés  s'arrachont  les  sons  que  nous  leur 
jetons  chaque  fois  que  le  Irain  s'arrête.  On  dirait  de  jeunes  cha- 
cals se  disputant  une  proie. 

La  Caroline  du  Sud  où   nous  entrons  après  Charlotte  a  un 
autre  nohi,  Palmetto  State,  un  nom  qui  l'ait  rêver  de  végétation 
tropicale  :  il  n'y  a  pourtant  pas  encore  trace  de  palmiers  nains 
ni  de  lataniers  sur  notre  chemin  qui  continue  à  courir  entre  des 
ravines  boisées  et  des  nappes  d'eau  grisâtres  débordant  parmi  les 
broussailles  et  les  défrichemens.  A  Spartanburg,  je  suis  Icntée  de 
descendre  pour  prendre  la  ligne  d'Ashevillc.  Elle  me  conduirait 
vers  de  merveilleux  paysages,  dans  un  climat  que  les  gens  du 
Nord  vantent  comme  très  doux  on  hiver  et  où  les  habitaus  du 
Sud  vont  chercher  l'été  une  fraîcheur  relative.  Je  s.onge  avec  re- 
gret que  quelques  heures  seulement  me  séparent  de  cette  branche 
des  Alleghanys,  les  grandes  Montagnes  fumeuses,  dont  un  ro- 
mancier féminin,  au  talejit  viril  comme  son  nom  de  plume,  Egbert 
Craddock,  a  décrit  les  sauvages  splendeurs.  Il  semble  qu'en  Amé- 
rique le  sentiment  de  la  couleur  locale  dans  les  œuvres  d'iniiigi- 
nalion  ait  été  porté  au  plus  haut  degré  par  les  femmes.  Bret  Harte 
et  Cable  exceptés,  nul  n'approche  sous  ce  rapport  des  aiithorasscs 
qui  se  sont  partagé  pour  ainsi  dire  les  Étals-Unis  :  Sarah  Jewett 
et  Mary  Wilkins  nous  ont  donné  l'essence  même  de  la  Nouvelle- 
Angleterre;  Mary  Murfree  (Egbert  Craddock)  est  le  peintre  viril 
et  puissant  des  montagnes  du  Tennessee;  Alice  French  (Octave 
Thanet)  a  l'Ouest  pour  domaine  et  nous  fait  respirer  à  pleins 
poumons  l'atmosphère  agreste  de  l'Arkansas;  Grâce  King  s'est 
réservé  le  Sud  et  les  mœurs  créoles.  Elles  ne  font  pas  preuve 
seulement  d'art  en  se  consacrant  ainsi   chacune  à  sa  province, 
mais  encore  de  patriotisme,  ce  patriotisme  de  clocher  qui  est  le 
plus  sincère  et  le  plus  touchant.  .Comment  oublier  par  exemple 
cette  description  des  Montagnes  fumeuses  : 

«  Toujours  drapés  des  brumes  de  l'illusion,  touchant  toujours 
aux  nuages  qui  leur  échappent,  ces  grands  pics  font  penser  à 
quelque  idéal  aride  qui  aurait  échangé  contre  le  vague  isolement 
d'une  haute  atmosphère  tous  les  biens  matériels  du  monde,  moins 
âpre  au-dessous  de  lui.  Sur  ces  dômes  puissans  aucun  arbre  ne 
prend  racine,  aucun  feu  ne  s'allume.  L'humanité  est  étrangère 
aux  Montagnes  fumeuses;  l'utile  chez  elles  est  réduit  à  néant. 
Plus  bas  de  denses  forêts  couvrent  les  pentes  massives  et  abruptes 
de  la  chaîne;  au  milieu  de  cette  sauvage  solitude,  quelque  défri- 
chement montre  çà  et  là  le  toit  de  planches  d'une  luimble  cabane. 
Plus  Ikis  dans  la  vallée,  beaucoup  plus  bas  encore,  une  rouge 
étincelle  fait,  au  crépuscule,  pressentir  un  foyer.  Le  grain  pousse 
vite  dans  ces  rares  clairières,  sur  certains  points  où  la  terre  est 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-IMS.  ^î6." 

meuble:  les  n^iivaises  herbes  aussi  pullident  à  rintini;  {tour  b's 
extirper  dans  la  saison  himiide  b's  charrues  se  hàliMit...  »  Kl, 
travaillant  aux  champs,  comme  aiituue  femme  ne  le  ferait  dans 
les  parties  plus  civilisées  de  l'Amérique.  Kgbert  Craddock  nous 
montre  une  belle  lille  qui  interrompt  souvent  sa  besogiu^  pour 
contempler  la  fantasmagorie  des  brumes  sur  le  front  étincelant 
et  chauve  du  grand  pic.  où  disparut  le  propliMe  du  pays  em- 
porté dans  les  nuées  à  la  façon  d'Klie.  selon  une  légende  locale. 
En  ré'alitt'.  le  pauvre  bon  pasteur  a  donné  sa  vie  pour  la  plus 
indigne  eufr«'  ses  brebis.  Ayant  enseigné  toujours  qu'il  ne  fallait 
pas  tuer,  il  s'est  substitué  vcdontairement.  sous  le  couvert  de  la 
nuit,  à  un  misérable  qu'on  allait  lyncher  et  peut-être  en  échange 
a-t-il  retrouvé  à  l'heure  du  sacrifice  la  foi  qu'il  avait  perdue  tout 
en  la  préchant  aux  autres.  C'est  un  simple  chef-d'œuvre  que 
cette  idylle  tragique  1)  et  je  donnerais  beaucoup  pour  en  voir  le 
théâtre  à  loisir.  Malheureusement  notre  train  s'est  écarté  de  la 
route  qui  conduit  vers  la  «  Terre  du  ciel  ».  Nous  roulons  toujours 
parmi  les  mêmes  bois  de  jnns  alternant  avec  di^s  champs.  On 
reconnaît  le  coton  aux  petites  houppes  blanches  oublii'cs  lors 
de  la  récolte  et  le  maïs  aux  tiges  nues  pareilles  à  des  bâtons  qui 
cà  et  là  se  brisent. 

A  Greenville,  je  remarque  une  fois  de  plus,  en  atteignant  la 
gare,  les  mots  :  «  Salle  d'attente  pour  les  gens  de  couleur.  »  Ceux- 
ci  ne  sont  pas  autorisés  à  montercommevovageurs  dans  les  trains 
que  prennent  les  blancs.  Les  Américains  du  Nord  blâment  cette 
rigueur;  en  revanche,  à  la  Nouvelle-Orb-ans,  noirs  et  blancs  se 
rassemblent  devant  Dieu  à  l'église,  ce  qui  n'arriverait  point  à  New- 
York  ou  à  Boston.  Le  voyageur  étranger  ne  saisit  pas  sans  peine 
toutes  ces  nuances.  Pour  ajouter  dans  le  cas  présent  à  ma  per- 
plexité, la  paisible  vieille  fille  qui  se  rend  au  Texas  avec  sa  Bible 
et  son  petit  panier  répond  sèchement  à  l'exclamation  indignée  qui 
m'échappe  par  ces  mots  de  l'Lcriture  :  «  Le  (christ  lui-même  a 
dit  :  —  Il  y  a  plusieurs  demeures  dans  la  maison  de  mon  père.  » 
Je  crois  que  tout  abolitionniste  qu  elle  soit,  il  lui  serait  déstigréabie 
de  partager  une  éternité  bienheureuse  avec  ces  fils  de  Cham  qui 
en  réalité  ne  se  pr<'sentent  pas  ici  sous  un  aspect  fort  engageant. 
Et  la  campagne  n'a  rien  non  plus  qui  émerveille.  A  partir  de 
Greenville  seulement  elle  devient  plus  accidentée.  La  Géorgie 
nous  montre  au  premier  plan  des  forêts  dont  les  teintes  se  ré- 
duisent, hélas!  à  la  rousseur  hivernale  des  chênes,  mais  elles  sont 
magnifiquement  situées,  tantôt  s'en gouffrant  dans  des  gorges  pro- 
fondes, tantôt  orgueilleusement  dressées  sur  des  assises  rocheuses 

(I)  The  Prophet  of  the  Great  Smoky  mountains,  by  Egbort  Craddock  ;  Boston. 


566  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  entrocoupres  de  blocs  de  granit  qui  ont  roulé  en  désordre. 
Grande  exploitation  de  bois,  chemins  pittoresques  creusés  entre 
les  collines.  Dans  le  lointain  les  montagnes  qui  forment  le  Bhie 
ridr/e  plaquent  sur  le  ciel  éclairci  leurs  découpures  d'un  bleu  de 
lapis.  Elles  semblent  nous  suivre  longtemps.  Ce  n'est  pas  la  sai- 
son où  les  excursionnistes  encombrent  les  hôtels  qui  avoisiuent  le 
mont  Airy  et  les  chutes  de  Tellulah;  rien  ne  se  révèle  à  nous  que 
la  vie  nègre  étudiée  probablement  en  ces  parages  mêmes  par 
l'humoriste  Uncle  Reiniis,  de  son  vrai  nom  Joël  Ghandler  Harris, 
qui  a  fixé  sa  demeure  à  Atlanta.  Elle  est  assez  misérable,  cette 
vie  nègre,  à  en  juger  par  l'état  des  fermes  clairsemées  et  des 
cabanes  croulantes  en  bois  vermoulu,  munies  d'une  cheminée 
extérieure  qui  descend  en  s'élargissant  jusqu'à  la  base  comme 
pour  servir  d'appui  au  reste.  Des  pourceaux  en  liberté  se  pro- 
mènent loin  de  toute  habitation,  cherchant  leur  pâture  dans  les 
bois;  les  balles  de  coton  voyagent  le  long  des  routes  sur  de 
curieuses  charrettes  plates  traînées  par  des  bœufs.  Une  des  der- 
nières choses  que  je  distinguerai  à  travers  les  ombres  du  soir  sera 
la  sempiternelle  annonce  :  Castoria!  Les  enfans  pleurent  pour  en 
avoir!  Castoria! 

Nous  atteignons  dans  l'obscurité  Atlanta  où  l'on  change  de 
train.  Cette  capitale  de  la  Géorgie  soutint  un  siège  fameux  contre 
le  général  Sherman  et  fut  en  partie  brûlée.  Il  n'y  paraît  plus, 
c'est  une  cité  florissante,  fière  de  son  commerce.  Les  rues 
brillamment  éclairées  m'apparaissent  de  loin  pendant  que  nous 
nous  installons  pour  la  nuit  d'une  façon  plus  incommode  encore 
que  la  veille,  car  des  familles  nombreuses  sont  venues  se  joindre 
à  nous.  Que  disait  donc  jadis  Hcpworth  Dixon  que  l'Amérique 
manquait  d'enfans?  Pourquoi  écrivait-il  le  chapitre  inquiétant  : 
Elles  ne  veulent  pas  être  mères?  Bah  !  il  y  a  de  cela  près  de  trente 
années,  plus  qu'il  n'en  faut  pour  opérer  un  changement  radical 
dans  ce  pays  où  tout  marche  si  vite.  Aujourd'hui  le  dévouement 
maternel  est  à  la  mode;  il  est  môme  poussé  jusqu'à  une  exagéra- 
tion d'intensité  que  certains  comparent  volontiers  au  peu  de  dé- 
pense émotionnelle  et  sentimentale  faite  par  les  mères  françaises; 
et  les  bahies  pullulent  partout.  J'ajouterai,  je  répéterai  plutôt, 
qu'ils  affirment  énergiquement  leur  présence  ayant  déjà  la  dose 
voulue  d'individualité.  Mais  mon  intention  n'est  nullement  de 
médire  pour  cela  des  jeunes  AnK-ricains.  Habitués  de  bonne 
heure  à  la  liberté  des  écoles  publiques,  ils  ne  ressemblent  pas 
sans  doute  aux  enfans  français  surveillés  de  près  et  dressés 
cependiint  à  ne  pas  occuper  d'eux  :  ils  ne  sont  pas  bien  élevés 
à  ce  point  de  vue.  La  plupart  semblent  ignorer  ce  que  nous 
appelons  la  déférence;  on  ne  leur  a  jamais  enseigné  à  se  tenir  à 


CONDITION    DE    LA    FEMME    AUX    KTATS-UMS.  567 

lour  place;  mais  personne  ne  se  tient  à  sa  place  en  Amérique; 
p(>iir(|uoi  les  efcfans  commenceraient-ils?  Sut'lit  qu'ils  soient  vifs, 
intell igens  et  drôles.  Vous  ne  pouvez  causer  avec  eux  sans  être 
stupéfait,  presque  intimidé  par  l'abondance  de  leurs  idées  géné- 
rales. Cela  s'attrape  prohablement  au  Kinderi^arten,  qui  prend 
l'enfant  en  Auirrique  aussitôt  qu'il  commence  à  l'aire  des  (|ues- 
tions,  et  où  tout  contribue  à  développer  chez  lui  la  spontanéité 
en  même  temps  qu  à  lui  faire  ramener  les  elTets  iiux  causes.  Avant 
le  Kindergarten  ils  savent  voyager.  Il  y  a  dans  mon  car  une  très 
petite  iîlle  qui  ne  peut  encore  que  balbutier  quelques  mots;  pen- 
dant deux  longues  journées  de  route  elle  ne  cesse  de  trottiner  le 
long  lie  la  galerie  (jui  sépare  les  places,  souriant  à  celle-ci,  à 
celui-là,  à  celui-là  plutôt,  car  elle  préfère  les  hommes.  Sa  mère  lit 
dans  un  coin,  levant  les  yeux  de  temps  à  autre  pourvoir  trébu- 
cher la  petite  robe  blanche  ([ui  perd  l'équilibi'e  :  nous  sommes 
lancés  à  toute  \ntesse.  Plus  d'une  fois  la  bambine  tombe,  se  re- 
lève silencieusement  sans  pleurer,  ou  bien  se  rattrape  au  genou 
d'un  monsieur.  S'il  l'y  invite,  elle  reste  à  jouer,  à  coqueter,  oui, 
à  tlirter  tout  de  bon  comme  elle  le  fera  dans  vingt  ans,  lui  con- 
fiant sa  poupée,  lui  jetant  son  mouchoir,  riant,  poussant  de  pe- 
tits cris,  très  amusante.  Pendant  ces  deux  jours,  je  ne  l'ai  pas 
entendue  geindre  ou  grogner  une  fois,  dormant  quand  il  le  fal- 
lait, mangeant  quand  on  voulait,  et  prenant  son  bain  dans  le  ca- 
binet de  toilette  des  dames  comme  elle  l'eùl  fait  chez  elle,  de 
sorte  qu'à  l'arrivée,  une  autre  petite  robe  blanche  étant  sortie  du 
sac  maternel ,  la  jeune  personne  se  trouva  aussi  fraîche ,  aussi 
élégante  qu'au  départ,  distribuant  des  adieux  de  la  main  aux 
voyageurs  séduits  et  prête  à  entamer  de  nouvelles  conquêtes. 

n.    —    LA    NOLVELLE-ORLÉANS 

Notre  descente  à  la  Nouvelle-Orléans  tint  en  vérité  do  la  magie, 
magie  qui  commença  ce  dimanche-là  dès  le  lever  du  soleil,  un 
vrai  soleil  dominical.  Il  éclaira  d'abord  la  région  sablonneuse 
des  pins  aux  branches  desquels  flottait,  en  drapeaux  de  deuil,  ce 
parasite  d'un  effet  mélancolique  et  bizarre  qu'on  appelle  mousse 
espagnole.  Du  train  qui  glisse  sur  les  deux  bras  de  la  Pascagoula, 
on  aperçoit  vaguement  les  grands  navires  à  l'ancre  dans  le  golfe 
du  Mexique;  ils  attendent  leur  chargement  de  bois  de  charpente. 
Plus  loin,  en  passant  près  de  Biloxi,  le  point  où  commença  en 
1699  la  colonisation  française,  au  milieu  d'Indiens  hostiles  qui 
harcelaient  cette  poignée  d'aventuriers,  je  devine,  plutôt  que  je 
ne  les  vois,  les  îles  de  sable  formant  le  long  de  la  côte  une  espèce 
de  chaîne,  d'où  résulte  le  Sund,  le  détroit  mississipien.  Encore, 


.^>08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

toujours  des  pins:  par  les  trouées  que  guette  mon  regard,  appa- 
raît do  temps  en  temps  une  courbe  d'azur  pareille  à  celle  de  quelque 
lac  immense.  Celle  côte  est  très  peuplée,  le  climat  de  la  Passe 
Christian  et  des  stations  avoisinantes  étant  recommandé  aux  ma- 
lades. Tout  le  long  de  notre  parcours  s'égrènent  des  maisons  à 
vérandas'  plus  grandc^s  qu'elles,  entourées  de  petits  jardins  où 
ressort  sur  un  luisant  feuillage  vernissé  le  fruit  d'or  de  l'orange 
amère.  Arrivés  à  la  baie  Saint-Louis,  qui  a  peu  de  profondeur, 
nous  cheminons  sur  pilotis  entre  le  ciel  et  l'eau.  Il  est  délicieux 
de  fendre  ainsi  de  grandes  étendues.  Porté  au  ras  de  l'onde,  le 
voyageur  se  demande  presque  s'il  nage  ou  s'il  est  soutenu  par  des 
ailes.  Et  le  rêve  se  prolonge  à  souhait,  car  nous  nous  arrêtons 
pour  jouir  d'une  vue  superbe  sur  le  golfe  lointain  et  sur  les  pro- 
montoires de  la  rive  prochaine  couverte  de  cyprès,  d'yeuses,  et 
de  magnoliers,  dont  la  verdure  sombre  sert  de  repoussoir  par 
place  à  des  joyaux  de  pourpre^  quelque  espèce  d'érable,  je  sup- 
pose. 

Un  de  mes  compagnons  de  voyage  m'eliraye  un  peu  en  me 
disant  que  cette  route  aquatique  n'est  pas  des  plus  sûres.  Elle 
fut  d'une  construction  très  difficile  à  cause  du  taret  destructeur 
<[ui  a  vite  fait  de  cribler  de  trous  les  piles  de  bois  sur  lesquelles 
nous  roulons.  On  finit,  après  des  expériences  de  toute  sorte,  par 
tremper  le  bois  dans  de  la  créosote,  ce  qui  le  rend  inllamma])le 
au  contact  de  la  moindre  étincelle.  Tout  ilamba  en  1879.  Espé- 
rons que  notre  plaisir  ne  sera  pas  troublé  aujourd'hui  avant  la 
lin  tlu. spectacle  de  plus  en   plus  captivant.  A  mesure  que  l'on 
approche  de  la  rivière  Perle,  les  sables  disparaissent,   les  terres 
basses  chargées  d'une  végétation  à  demi  submergée  semblent  se 
fondre    dans    des  marécages   cliers  aux  alligators  ;   ce   sont  des 
espèces  de  jungles  hérissées  de  cannes  et  de  lataniers,  des  savanes 
tachetées  de  bœufs  qui  enfoncent  dans   l'herbe  mouvante,   des 
«  bayous  »  creusés  par  les  fougueuses  sorties  du  Mississipi  qui 
se  crée  ainsi  d'innombrables  aflluens.  Devant  ce  combat  de  la 
terre  et  des  eaux,  je  peux  croire  que  la  partie  du  globe  où  nous 
sommes  en  est  restée  au  deuxième  jour  de  la  création.  La  parole  : 
«  Vous  viendrez  jusqu'ici,  vous  n'irez  pas  plus  loin»,  n'a  pas  été 
entendue  apparemment  par  ces  flots  troubles;  la  séparation  n'est 
qu'à  moitié  faite.  Vraiment  l'esprit  s'égare  dans  ce  paysage  aqua- 
tique qui  ne  ressemble  à  rien  au  monde  et  ne  devrait  être  habité 
que  par  des  amphibies.  Cependant,  les  qualités  du  sol  humide  et 
tiède  tentent  de  nombreux  horticulteurs;  ils  cultivent,  dans  les 
enclos  qui  se  succèdent,  beaucoup  de  fruits  et  de  fleurs.  Des  cha- 
pelets   de  roses    grimpantes  parent  les  vérandas  où   de  jeunes 
femmes  fixent  sur  nous  leurs  beaux  yeux  de  créoles  ;  les  négresses 


CONDITION     DE    LA    FF-MMl-.     AUX    KTATS-IMS.  o69 

riont.  lo  poinji  sur  la  hanche.  Nous  passons,  ntc  dit-on.  ilo  TiHal 
du  Bayou  à  cv\m  du  Pôlirnn.  du  Mississipi  on  Louisiau.'.  Je  ne 
sais  plus  ce  qui,  de  toute  cette  eau  environnante,  est  la  rivi(^re 
Perle,  le  lac  Borixne,  les  Higolets  qui  rattachent  celui-ci  au  lac 
Pontchartrain.  le  lac  Catherine  ou  le  Sund.  \)r<  ponts- levis  (pii 
s'ouvrent  pour  laisser  passer  les  bateaux  nous  portent  d'une  prai- 
rie tremblante  à  un(^  aulri-,  parmi  les  cyprins  enguirlandés  de 
mousses  qui  font  penser  à  de  sombres  stalactites  vivantes.  Le 
Mississipi  pourrait  aussi  bien  être  la  mer,  vu  sa  largeur,  une  mer 
jaunAtre.  Xt>us  abordons  la  ville  du  Croissant  protégée  par  ses 
levées  contre  les  empiétemens  du  lleuve  plus  haut  qu'elle.  Ce 
n'est  pas  trop  des  plus  solides  (léf»'nses  pour  tenir  en  échec  la  vio- 
lence et  Ja  perfidie  d'un  pareil  adversaire. 

Comment  ne  pas  songer,  en  dé-couvrant  le  port,  à  toutes  les 
existences  humaines  qui  senglouiireni  dans  ce  limon  insondable 
avant  que  n'en  sortît  une  grande  ville.  —  aux  malheureux  coloni- 
sateurs français  qui  dr-barcjnèrent  là  pour  mourir  de  misère? 
Tandis  qu'on  s'arrachait  à  Paris  les  chimériques  actions  du  Mis- 
sissipi, tandis  que  la  fureur  de  l'agio  atteignait  son  paroxysme 
dans  les  antres  de  la  rue  Ouincampoix,  les  victimes  les  plus  naïves 
du  systi^'me  de  Law  émigraienl  bravement.  Ce  fut  au  début  un 
élan  volontaire,  puis  des  recruteurs  eurent  recours  à  la  fraude, 
aux  enlèvemens  même;  enfin  les  prisons  et  les  hôpitaux  vomirent 
leur  écume  sur  ce  rivage  apparemment  maudit.  Les  trafiquans 
d'esclaves  ajoutaient  force  cargaisons  noires  à  la  foule  des  misé- 
rables dupes  blanches,  et  la  famine  régnait,  complice  de  la  fièvre; 
les  cadavres  putréfiés  s'entassaient  dans  la  vase,  servant  d'assises 
à  la  cité  meurtrière  qui  prospéra  malgré  les  épidémies  et  les 
inondations  périodiques,  qui  s'accrut  pour  ainsi  dire  de  tant  d'es- 
pérances mortes  et  de  vies  sacrifiées.  L'écroulement  de  la  Com- 
pagnie des  Indes  ne  fut  après  tout  qu'une  simjde  bulle  crevée  à 
la  surface  du  Mississipi,  un  bouillonnement  après  tant  d'autres. 
Le  nom  lui  en  est  rest(',  très  expi-essif  en  anglais  :  the  Mississipi 
huhble. 

Je  me  suis  plongt'e,  chemin  faisant,  dans  l'histoire  de  la  Loui- 
siane, ce  qui  explique  le  fugitif  cauchemar  dont  mon  imagination 
est  frappée  bien  mal  à  propos,  car  nous  passons  d'un  paysage 
enchanté  cà  une  ville  en  fête.  C'est  le  dimanche  gras.  Tout  le 
peuple  est  dehors  pour  accueillir  les  détachemens  militaires 
venus  des  diflérens  points  des  États-Unis  et  qui,  musique  en  tête, 
marchent  vers  les  réjouissances  du  carnaval  :  lanciers  de  Boston, 
compagnies  venues  de  Détroit,  d'Albany  et  d'autres  villes  encore. 
La  Nouvelle-Orléans  se  trouve  conquise  amicalement  par  une 
soldatesque   jadis  ennemie,  réconciliée  aujourd'hui.  A  la  ren- 


570 


REVUE   DES    DEUX    MONDES. 


contre  de  ces  hôtes  en  uniformes  variés  se  portent  le  gouverneur 
et  son  état-major,  les  principaux  commandans  militaires,  le 
maire,  les  notables,  les  gardes  continentaux,  l'artillerie  louisia- 
naise,  en  même  temps  que  de  nombreux  visiteurs  étrangers  avides 
du  spectacle  que  donne  une  multitude  à  laquelle  le  monde  entier 
semble  avoir  fourni  son  contingent  :  tous  les  types  en  effet  y  sont 
représentés  et  confondus  de  la  façon  la  plus  pittoresque,  ce  qui 
s'explique  sans  peine,  puisque,  d'après  le  dernier  recensement, 
18  pour  cent  seulement  des  242  000  habitans  de  la  Nouvelle- 
Orléans  sont  Anglo-Américains  :  il  y  a  17  pour  cent  de  Français, 
le  reste  est  composé  d'Allemands,  d'Irlandais,  d'Italiens,  d'Espa- 
gnols; plus  2o  pour  cent  de  gens  de  couleur.  Dans  cette  foule, 
le  nègre  domine  par  son  exubérance,  sa  gaîté  enfantine,  son  intel- 
ligence du  plaisir.  Il  faut  bien  dire  du  reste  que  le  carnaval  est 
pour  tous,  du  haut  en  bas  de  l'échelle,  l'affaire  importante  de 
l'année  ;  on  ne  cesse  d'en  tirer  gloire,  de  le  préparer  ou  de  s'en 
souvenir.  Longtemps  à  l'avance  les  journaux  annoncent, d'un  ton 
convaincu,  que  Rex  a  quitté  Stamboul  :  —  «  Le  roi  Rex  approche, 
disent  naïvement  les  nègres  qui  se  précipitent  aux  nouvelles.  On 
l'a  vu  ici  ou  là.  » 

Il  semble  que  ces  grands  enfans  parlent  d'une  majesté  réelle, 
tant  ils  y  mettent  de  sérieux,  —  le  genre  de  sérieux  que  les  pro- 
priétaires de  petits  souliers  accordent  à  la  venue  de  l'enfant  Jésus 
ou  de  saint  Nicolas  dans  la  nuit  de  Noël;  peut-être  n'y  croient- 
ils  pas  tout  à  fait,  mais  ils  ne  sont  pas  sûrs  de  douter.  En  atten- 
dant le  roi,  voilà  ses  courtisans  qui  arrivent  de  partout  :  les  ca- 
nons tonnent,  les  fanfares  éclatent,  des  hourras  montent  dans  les 
airs.  Je  prends  ma  part  de  l'ovation  dont  sont  l'objet  au  débotté 
les  délégués  militaires  descendus  du  même  train.  Cette  ovation 
se  terminera  le  soir  par  un  bnnquet  à  l'Arsenal.  Là  des  toasts 
seront  échangés  par  d'anciens  adversaires  qui,  tout  en  sablant  le 
Champagne,  rappelleront  avec  courtoisie  les  coups  qu'ils  échan- 
gèrent, chacun  rendant  justice  à  la  bravoure  des  autres,  et  fini- 
ront par  boire  à  la  paix,  à  la  camaraderie,  à  l'hospitalité. 

Le  temps  est  loin  où  les  fonctionnaires  et  officiers  du  Nord 
étaient  impitoyablement  mis  en  quarantaine,  où  un  général  des 
anciennes  armées  fédérales  voyait  toutes  les  femmes  de  la  ville 
se  lever  en  masse  et  sortir  de  leurs  loges  à  l'Opéra  le  soir  où  il 
osa  y  entrer.  Si  les  dernières  traces  d'un  profond  ressentiment 
sont  éteintes,  il  faut  reconnaître  que  le  rôle  de  conciliateur  a  été 
souvent  joué  par  le  carnaval.  Il  arrive  sous  le  masque  de  Rex, 
octroyant  à  tous,  étrangers  et  amis,  des  titres,  des  décorations, 
les  enrôlant  pêle-mêle  sous  sa  bannière.  De  fait  le  carnaval  est 
un  roi  très  puissant,  un  roi  qui  ne  craint  aucune  révolution,  le 


CONDITION    DE    L\    FEMME    AUX    ÉTATS-IMS.  571 

vr;ù  maître  d%  cette  capitalo  liispaMo-lraïKjaiso,  la  dernit'iv  ]\Iaj(sU? 
onlin  qui  s  impose  à  rAmciiijue  rcpublicaiiio. 

Sa  puissance  repose,  comme  celle  de  la  plupart  des  institu- 
tions vraiment  fortes,  sur  l'assticiation  et  sur  le  mystère.  Tous 
les  membres  des  divers  clubs  de  la  Nouvelle-Orléans  com})osent 
des  sociétés  secrMes  d'un  genre  inofTensil"  et  joyeux  :  Fes- 
toyeurs  de  la  douzième  Nuit,  Chevaliers  de  Conius.  Equipage 
de  Protée,  dautres  encore  qui  se  partagent  la  distribution  des 
plaisirs  île  la  ville.  Les  Festoyeurs,  par  exemple,  célèbrent  le 
jour  des  llois,  le  6  janvier,  par  un  grand  bal,  et  à  cette  occasion 
otTrent  aux  jeunes  filles  un  gâteau  où  la  fève  traditionnelle  est 
reprt'sentée  par  un  bijini.  Mais  à  l'oi-i-asion  du  carnaval  surtout 
le  rôle  des  »  sociétés  mystiques  »  devient  d'une  haute  importance. 
Les  invitations  pleuvent  et  des  préparatifs  considérables  se  pour- 
suivent sans  que  personne  jus({u'au  dernier  moment  puisse  mémo 
soupçonner  la  composition  du  programme.  C'est,  entre  les  mem- 
bres de  telle  ou  telle  société,  une  espèce  de  franc-maçonnerie, 
dont  les  dexoirs  r<dàtres  m'ont  paru  très  sérieusemonl  acceptés; 
dans  chaque  famille  les  femmes  ne  se  permettraient  jamais  une 
question  indiscrète  à  l'égard  de  leurs  frères,  de  leurs  fils  ou  de 
leurs  maris,  quoiqu'elles  sachent  fort  bien  à  quoi  s'en  tenir.  Si 
quebju'un  des  chevaliers,  pour  mieux  cacher  son  jeu,  déclare  à 
la  veille  du  mardi  gras  qu'il  va  s'absenter,  il  est  tacitement  con- 
venu que  ce  voyage  ne  le  portera  pas  plus  loin  que  son  club. 

Parmi  les  jeunes  II! les  l'émotion  est  grande.  Quelle  sera  la 
reine?  Quelles  seront  les  reines  plutôt,  car  Rex  et  Cornus  choi- 
sissent chacun  leur  compagne  parmi  les  plus  belles,  les  plus 
élégantes,  les  plus  à  la  mode.  Mystérieusement  l'élue  est  avertie; 
elle  ignore  quel  est  celui  qui  l'appelle  à  partager  ses  grandeurs; 
elle  ne  le  verra  que  sous  un  masque,  mais  elle  est  sûre  qu'il  fait 
partie  de  la  meilleure  société  de  la  ville.  On  devine  que  pendant 
onze  mois  sur  douze  beaucoup  de  jeunes  têtes  travaillent  et  que 
les  ambitions  se  donnent  carrièic.  Evidemment  toutes  ces  aspi- 
rantes à  une  fugitive  royauté  ne  peuvent  être  comme  les  puri- 
taines de  Boston  occupées  par-dessus  tout  de  culture  et  de  phi- 
lanthropie. Le  mariage  est  encore  leur  but  principal,  un  but 
qu'elles  n'atteignent  pas  sans  peine,  la  question  d'argent,  sous 
forme  d'espéra7ices,  sinon  de  dot,  n'étant  pas  toujours  dédaignée. 
Aussi  faut-il  avouer  qu'il  y  a  peu  de  villes  d'Amérique  où  le  flirt 
soit  plus  répandu  qu'à  la  Nouvelle-Orléans,  flirt  sans  malice  ni 
complications  d'ailleurs,  qui  va  droit  son  chemin  et  ne  se  propose 
que  des  fins  légitimes. 


572 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


III.    —    PENDANT    ET    APRÈS   LE    CARNAVAL 

Je  dus  entrer  J'ciiiblc'e  dans  la  fiction  fjii'acccptait  toute  la 
ville,  et  durant  deux  éblouissantes  journées  suivre  le  roi  de  fête 
en  fête.  Le  lundi  gras,  selon  l'usage,  il  arriva  censé  d'Orient  dans 
les  passes  du  Mississipi.  Un  vapeur  pavoisé  se  prête  à  la  circon- 
stance, des  barques  nombreuses  lui  font  escorte,  toutes  les  cloches 
sont  en  branle,  tous  les  vaisseaux  de  la  rade  saluent,  les  drapeaux 
de  toutes  les  nations  flottent  dans  l'air  qui  retentit  de  musique. 
Rex,  la  couronne  au  front  et  le  sceptre  à  la  main,  apporte  la  joie 
à  ses  féaux  sujets.  Qui  est-ij?  Quelle  est  la  nuée  de  grands  sei- 
gneurs qui  l'entourent?  On  seil'orce  en  vain  de  reconnaître  les 
figures  sous  les  masques  en  carton  peint  qui  ne  se  lèvent  jamais. 
Ces  masques,  faits  avec  beaucoup  d'art,  vous  donnent  l'illusion, 
quand  il  le  faut,  de  la  beauté  féminine,  car  aucune  femme  ne 
figure  tout  de  bon  dans  ces  folles  cérémonies  de  la  rue.  Les 
reines  n'apparaissent  qu'aux  bals  du  soir,  le  visage  découvert. 

J'assiste  à  l'entrée  du  roi  d'une  des  fenêtres  du  Pickwick- 
Club  où  le  beau  monde  trompe  les  ennuis  de  l'attente  en  prenant 
des  glaces  et  en  causant.  La  police  à  cheval  maintient  sur  deux 
rangs  une  populace  bigarrée,  l'élément  de  couleur  dans  tous  ses 
atours.  Pendant  deux  jours  et  deux  nuits,  ces  gens-là  sont  sur 
pied;  beaucoup  de  masques,  parmi  eux,  le  nègre  sachant  se  cos- 
tumer à  ravir  avec  une  loque  ou  du  papier;  les  blancs  se  déguisent 
en  noirs,  les  noirs  en  blancs;  des  bandes  de  faux  Indiens  tatoués 
défilent  ;  les  arbres  sont  chargés  de  jeunes  singes  à  la  tête  lai- 
neuse, la  bouche  fendue  par  un  rire  d'extase. 

^oici  la  musique  militaire,  l'état-major,  la  garde  nationale, 
les  milices,  des  uniformes  de  couleurs  variées,  à  pied,  à  cheval  : 
rouges,  blancs,  gris.  Ce  sont  ces  derniers  qu'on  applaudit  le  plus 
fort,  les  gris  du  Sud.  Puis  des  voitures  délilent,  chargées  de  nota- 
bilités, d'hôtes  étrangers  de  haut  parage  ;  des  bravos  partent 
de  toutes  les  fenêtres.  Rex,  (jui  a  passé  la  matinée  à  se  promener 
sur  le  fleuve  d'un  navire  à  l'autre,  et  dont  le  prétendu  bagage, 
que  se  disputent  les  portefaix  enthousiastes,  a  été  transféré  en 
triomphe  de  la  barque  royale  à  l'IIotel  de  Ville;  Rex,  en  grand 
appareil,  se  dirige  au  milieu  de  ses  ducs  et  de  ses  chevaliers  vers 
ce  même  édifice,  où  le  maire  lui  remet,  sur  un  coussin  de  ve- 
lours, les  clés  de  la  Nouvelle-Orléans.  Ensuite,  il  cède  momenta- 
nciment  la  place  à  Protée  que,  le  soir,  nous  verrons  apparaître, 
coiffé  d'un  casque  et  ^yorté  sur  le  dos  d'un  grifTon,  à  la  clarté  des 
torches  brandies  par  des  centaines  de  nègres  en  cagoules  rouges. 
Il  s'est  métamorphosé,  cette  fois,  en  prince  persan.  Le  griffon 


CONDITION    Pi:    LA    FEMME    .MX    ÉTATS-INIS. 


-.73 


qu'il  ilu'vauche  seiuliK>  ollli'urcr  ilo  so^^  ailes  dacier  la  crèle  (l'iiiio 
va^^iio.  nix-noiit  ihars  le  suivent,  représentant  l'épopée  fabuleuse 
lies  premiers  rois  île  Perse  :  je  ne  citerai  qu'un  do  ces  chars  pour 
doniuT  liilée  des  autres,  tous  d'une  égale  beauté,  portant  des 
monumens  énormes  et  des  douzaines  de  personnages  :  l'Epreuve 
du  Feu,  où  le  roi  Kaus.  sous  un  palanquin  d'or,  avec  toute  sa 
cour,  regarde  son  lils,  faussement  accuse,  se  précipiter  à  cheval 
dans  les  tlammcs.  Derrière,  ce  sont  les  armées  de  Féridoun,  tra- 
ver>aut  le  Tigre  au  milieu  des  palmiers  et  des  cactus;  —  le  culte 
du  feu  célcbn-  par  des  prêtres,  en  grand  appareil,  sons  la  voûte 
d'un  temple  embrasé;  —  la  lutte  de  Uouslan  contre  \\\\  dragon  de 
(luatre-vingls  pieds  de  longueur;  —  certaine  vision  du  ciel  oii  un 
Ik'uve  d'argent  roule  ses  eaux  scintillantes  d'un  bout  du  tableau  à 
l'autre.  Tout  cela  délile  lentement,  au  pas  nu'suré  des  mules  revè- 
tue>  de  housses  brodées  de  tleurs  de  lis,  au  son  de  la  musique  et 
des  vivats:  et  tant  de  Oammes  enveloppent  la  scène  entière  ([u'on 
aurait  grand'peur  d'un  véritiiljle  incendie  si  le  char  des  pompiers 
ne  suivait  avec  des  échelles  et  tous  les  engins  nécessaires,  en  cas 
d'accident,  car  on  a  vu  quehju'uu  des  édifices  mouvans  s'écrouler 
sous  le  poids  des  danseurs  et  des  mimes;  une  jambe  cassée,  des 
contusions  quelconques  peuvent  en  rc'sulter  pour  les  acteurs;  tous 
les  secours  sont  donc  à  porlé-e  de  la  main. 

Rome.  Venise,  Nice  n'ont  jamais  égalé  les  merveilles  toujours 
diverses,  créées  d'année  en  anné-e  par  l'imagination  féconde  îles 
org^anisateurs  du  carnaval  à  la  Nouvelle-Orléans.  Les  costumes 
connnandés  sur  dessins  spéciaux  content  des  sommes  extrava- 
gantes et  ne  doivent  servir  ([u'une  fois.  Il  n'est  pas  un  cercle  qui 
ne  soit  illuminé  :  le  Boston  et  le  Pickwick,  le  Cercle  militaire, 
celui  du  Commerce,  beaucoup  d'autres  se  sont  mis  en  frais;  les 
balcons  des  deux  premiers  sont  chargés  de  femmes  parées  pour  le 
bal  qui,  vers  dix  heures,  aura  lieu  à  t'Opéra.  On  n'entre  à  ce  bal 
qu'invité  spécialement  et  sur  la  préseiitation  d'un  billet  gravé 
avec  luxe.  Quand  j'y  arrive,  toutes  les  loges  sont  garnies  ;  l'am- 
phithéâtre, réservé  aux  seules  jeunes  (illes,  ressemble  à  un  par- 
terre de  fleurs.  Invasion  de  la  scène  par  l'équipage  de  Protée. 
Chaque  masque  choisit  sa  danseuse  et  alors  commence,  le  plus 
gaiement  et  le  plus  honnêtement  du  monde,  sous  le  regard  loin- 
tain des  familles  qui  remplissent  les  loges,  un  bal  où  les  dames 
ignorent  le  nom  et  la  qualité  de  leurs  cavaliers.  Ceux-ci  offrent 
des  présens,  bijoux  de  climjuant,  jolis  colifichets,  et  parlent 
d'une  voix  de  carton,  sans  se  faire  i-econ naître. 

Le  lendemain,  mardi  gras,  redoublement  d'animation;  nou- 
veau cortège,  celui  de  Uex,  qui  partage  les  honneurs  avec  le 
Bœuf  gras,  lequel  a  un  char  à  lui  tout  seul.  Couvert  de  guirlandes 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  roses  et  de  myrtes,  comme  une  victime  expiatoire,  il  est 
entouré  de  bourreaux  demi-nus,  qui  brandissent  des  haches  et 
des  glaives.  Ce  nouveau  cortège  a  un  caractère  tout  littéraire.  On 
y  voit  figurer  pêle-mêle  des  scènes  de  la  Jérusalem  délivrée,  du 
Renard,  de  Goethe,  du  Paradis  'perdu,  du  Tannhœuser,  etc.,  la 
Table  ronde,  l'Iliade,  la  Bible,  la  mythologie  Scandinave,  que 
sais-je?  Rex  domine  le  tout  sur  un  trône  sidéral  que  soutient  la 
croupe  d'un  dragon  gigantesque  à  ailes  de  cygne. 

D'autres  sociétés  secondaires  comprenant  des  jeunes  gens  de 
condition  plus  modeste  ont  chacune  leur  parade  respective.  Le 
soir,  du  haut  d'une  tribune  où  la  reine  de  son  choix,  tout  en 
satin  blanc  à  crevés  de  dentelle,  tient  le  sceptre  à  ses  côtés,  Rex 
recevra  l'hommage  de  la  plus  belle  des  processions,  celle  de 
Comus.  Les  contes  de  fée  délllent  à  la  suite  les  uns  des  autres, 
derrière  leur  jeune  roi,  qui  personnifie  par  excellence  le  Prince 
Charmant.  Dans  (|iielques  minutes,  à  l'Opéra,  Comus  retrouvera 
une  reine  digne  de  lui,  vêtue  comme  Sarah  Bernhardt  dans  Ruy 
Blas,  avec  sa  haute  fraise,  ses  broderies  d'argent  et  sa  petite 
couronne  coquettement  posée;  les  couples  royaux  se  rejoindront 
après  une  tournée  de  visites  faites  aux  différens  bals  de  la  ville, 
et  princes,  princesses,  fées,  génies,  sylphes,  animaux  merveilleux 
s'entremêleront  dans  de  magiques  quadrilles. 

Pendant  ce  temps,  les  danses  nègres  prennent  leurs  ébats  dans 
certains  quartiers  moins  aristocratiques  ;  toute  la  ville  est  en  liesse, 
et  ce  sont  des  fronts  blancs  et  noirs  terriblement  fatigués  qui, 
le  matin,  vont  s'incliner  sous  la  cendre  à  l'église  catholique, 
ou  entendre  prêcher  à  l'église  protestante  que  tout  est  vanité. 
Après  quoi,  les  sociétés  mystiques  se  réunissent  derechef,  —  tou- 
jours en  cachette —  pour  discuter  et  combiner  le  sujet  des  pompes 
de  raniiéc  suivante,  décider  les  costumes  dont  elles  surveillent 
l'exécution,  répéter  les  tableaux,  etc.,  de  sorte  que  l'on  peut 
bien  crier  dès  le  carême  :  «  Le  roi  est  mort,  vive  le  roi  !   » 

Pourtant  il  n'y  a  pas  beaucoup  d'années  qu'au  lendemain 
d'une  guerre  fratricide,  cette  ville  qui  s'amuse  si  franchement  et 
si  joliment  sernblait  écrasée,  presque  anéantie  ;  les  festoyeurs  du 
carnaval  sont  les  fils  de  ces  aristocrates  du  Sud  auxquels  leurs 
adversaires  ont  reproché  des  torts  graves.  Joueurs,  duellistes, 
corrompus  par  le  contact  de  l'esclavage,  que  n'étaient-ils  pas? 

Ils  avaient  du  moins  tous  les  genres  de  courage.  Le  monde 
étonné  les  vit  demander  des  ressources  au  commerce,  aux  affaires, 
se  créer  vaillamment  une  prospérité  nouvelle.  Et  partout  où  la 
pauvreté  existe  encore  à  la  JXouvelle-Orléans,  elle  est  voilée  d'élé- 
gance ;  on  la  tient  en  honneur  comme  dans  d'autres  parties  des 
Etats-Unis  on  estime  la  richesse  ;  les  planteurs  d'autrefois  aiment 


CODITION    DE    LA    FEMME    AUX    ÉTATS-UNIS.  575 

assez  à  so  déclarer  ruinés  et  à  expliquer  fièrement  pourquoi, 
en  revenant  sur  les  horreurs  d'un  temps  évanoui  où  ils  eurent 
l'occasion  de  se  montrer  héroïques  avant  d'être  réduits  à  devenir 
raisonnables.  Uien  de  plus  saisissant  que  les  récits  de  la  guerre, 
entendus  dans  telle  ou  telle  maison  qui  fut  opulente,  qui  est  res- 
tée hospitalière.  Tous  les  hommes  se  battaient,  les  femmes 
demeuraient  seules  dans  les  plantations.  fulMement  gardées  par 
ces  nègres,  au  nom  desquels  s  entr'égorgeaient  fédéraux  et  con- 
fédérés. Les  troupes  du  Nord  passaient ,  brûlant  les  bàtimens, 
détruisant  les  vivres,  et  Ir--  dames  all'eclaient  devant  l'ennemi 
de  fières  attitudes.  Elles  slinuilèrent.  eu  véritables  Spartiates, 
la  bravoure  de  leurs  maris,  de  leurs  fils,  de  leurs  frères,  ne  se 
plaignirent  jamais,  travaillèrent  quand  il  le  fallut  de  leurs  belles 
mains  habituées  longlciups  à  l'oisiveté.  Maintenant  encore  on  ne 
sait  pas  bien  souvent  quelle  part  active  la  plupart  d'eiilre  elles 
prennent  au  soin  matériel  du  ménage  sans  en  laiss(>r  rien  voir, 
et  en  continuant  d'accueillir  leurs  hôtes  avec  autant  d'entrain 
que  si  elles  n'avaient  à  songer  qu'aux  arts  d'agrément,  aux  choses 
mondaines. Pour  ne  parler  que  du  carnaval,  combien  de  toilettes 
de  bal  sont  l'ouvrage  même  de  celles  qui  les  portent  avec  une 
si  gracieuse  désinvolture!  Hélas,  cette  folie  apparente  doit  recou- 
vrir des  regrets  de  t(»ute  sorte.  Plus  d'un,  sous  l'accoutrement 
mythologique  qui  le  place  momentanément  au-dessus  des  sim- 
ples mortels,  sur  un  trône  de  papier  mâché,  déplore  peut-être  la 
nécessité  qui  l'a  forcé*  d'abandonner  ses  études  universitaires 
pour  descendre  dans  un  comptoir.  J'ajouterai  que  ce  contraste 
des  réalités  que  l'on  soupçonne  et  de  la  farce  extérieure,  poéti- 
que à  la  manière  d'une  mascarade  shakspearienne ,  n'est  peut- 
être  pas  la  moindre  séduction  du  carnaval  de  la  Nouvelle- 
Orb'ans. 

Durant  les  jours  qui  suivent,  il  semble  qu'un  feu  d'artifice  se 
soit  éteint:  la  ville  entière  ressemble  à  cette  lilleule  de  fée  qui 
sur  le  coup  de  minuit  voit  ses  diamans  se  changer  en  guenilles  et 
son  carrosse  redevenir  citrouille.  On  s'aperçoit  alors  que  les  rues 
sont  fort  sales,  entrecoupées  d'horribles  égouts  où  tout  ce  qui 
ailleurs  se  cache  est  lamentablement  visible  ;  les  maisons,  dépouil- 
lées de  leurs  tentures  de  fête,  montrent  souvent  une  façade 
lépreuse  aux  peintures  écaillées;  les  balcons  de  fer  forgé  qui 
s'avançaient  la  nuit  comme  à  l'affût  d'une  sérénade  sont,  au  soleil, 
chargés  de  rouille.  Je  parle  ici  surtout  du  vieux  quartier  français, 
séparé  de  la  nouvelle  ville  par  une  grande  voie  populeuse. 
Canal  Street,  à  laquelle,  quoi  qu'on  fasse,  on  aboutit  toujours. 
Canal  Street  est  la  rue  des  brillans  magasins.  Elle  trace  une  ligne 
de  frontière  entre  deux  mondes  absolument  différens.  D'un  côté 


576  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  population  américaine  habitant  do  larges  avenues  bien  ou- 
vertes, bordées  de  jardins  qui  entourent  des  nuisons  fort  co- 
(|uelti's,  conslrnites  en  bois  généralement  pour  éviter  lliumidilé; 
de  lautre  les  créoles  fidèles  aux  rues  étroites  qui  portent  des 
noms  deTrance  :  rue  Royale,  rue  de  (-liartres,  rue  Daupbine,  rue 
Saint-Louis,  rue  Conti,  rue  de  Toulouse.  Là  les  enseignes  sont 
françaises,  on  n'entend  guère  parler  que  français  ou  bien  le 
patois  nègre.  Pour  les  Américains  du  Nord  qui  pénètrent  dans  co 
labyrinthe  c'est  déjà  presque  l'étranger;  c'est  avant  tout  un  passé 
auquel  ils  n'ont  point  de  part.  Pour  nous  c'est  une  ville  de  pro- 
vince du  Midi,  peut-être  de  la  frontière  d'Espagne.  La  Place 
d'Armes,  par  exemple,  majestueusement  encadrée  de  grands 
bâtimens  de  briques  à  arcades  et  à  balcons,  rappellerait  nos  vieux 
pays  sans  la  statue  centrale,  un  Andrew  Jackson  en  bronze  saluant 
du  geste  comme  il  fît  en  1815,  lors  de  l'ovation  décernée  par  une 
foule  enthousiaste  au  vainqueur  des  Anglais.  Les  bâtimens  du 
tribunal  se  trouvent  là.  Dans  le  plus  ancien,  qui  fut  jadis  le  Ca- 
bildo,  est  aujourd'hui  logée  la  cour  suprême  ;  du  haut  de  ce  balcon 
retentit  à  trois  reprises  la  proclamation  par  laquelle  la  Louisiane 
était  cédée  par  un  maître  à  un  autre.  Les  portraits  des  principaux 
gouverneurs  garnissent  la  salle  où  l'on  m'introduit.  Là  j'apprends 
entre  autres  choses  que  la  loi  louisianaise  est  encore  fondée  sur  le 
code  Napoléon. 

De  la  Cour  suprême  nous  passons  à  un  tribunal  beaucoup 
plus  modeste  dont  la  porte  ouverte  sur  une  petite  rue  nous  invite 
à  entrer.  Nous  prenons  place  au  milieu  de  visages  étrangement 
tailladés  et  endommagés  sous  les  linges  qui  les  emmaillotent, 
parmi  des  quarteronnes  suspectes,  des  figures  patibulaires  dont 
la  couleur  varie  du  jaune  au  noir.  Le  jnge,  voyant  deux  dames 
blanches,  les  prie  courtoisement  de  se  rapprocher  de  son  estrade 
où  elles  trouveront  des  chaises,  et  nous  assistons  au  jugement 
sommaire  d'un  certain  Gharlie,  à  la  physionomie  bestiale,  qu'une 
demoiselle  en  chapeau  à  plumes  et  en  cotonnade  bleue  accuse  de 
lavoir  battue  cruellement.  Le  paquet  qu'elle  présente  renferme 
ses  habits  coupés  en  petits  morceaux  par  ce  «  gentleman  »  qui  a 
menacé  de  la  traiter  de  même.  Plusieurs  témoins  féminins  d'une 
extrême  volubilité  sont  entendus.  Le  juge,  toujours  galant,  ne 
cesse  de  les  interrompre  dans  la  crainte  que  leurs  révélations  ne 
blessent  les  oreilles  des  dames  blanches  assez  imprudentes  pour 
s'être  aventurées  dans  ce  guêpier.  (Gharlie  ne  trouve  aucun  argu- 
ment de  défense,  mais  il  nie  avec  une  telle  fureur  et  de  tels  re- 
gards à  sa  victime,  que  le  juge  lui  dit  sévèrement  :  «  — Vous  avez 
l'air  tout  prêt  à  recommencer!  »  —  On  l'emmène  et  il  recommen- 
cera peut-être  en  effet  après  ses  vingt-cinq  jours  de  prison.  Les 


CONDITION    DE    LA    lI'MME    AUX    ÉTATS-LMS.  57? 


% 


nôtres  sont  vindicatifs,  plus  dun  meurtre  a  ensanglanté  la  rue 
dans  des  conditions  semblables.  Inutile  de  trop  approfondir  tout 
ce  que  rt'vèU'ut  certains  recoins  du  vieux  quartier  français  oîi, 
derrière  les  jalousies  et  les  iirillages,  sont  embusquées  des  formes 
provocantes  et  où  foisonnent  les  débits  de  liqueurs  de  lapparence 
lapins  louclic.  La  charité  a  place  de  loin  en  loin  auprès  de  ces  mau- 
vais lieux  des  postes  de  refuge  et  de  salut  (resciic  homrs).  11  suflit 
qu'une  créature  affolée,  poursui\  ic,  perdue  de  quelque  manière, 
sonne  la  nuit  à  cette  porte  éclairée  qui  s'ouvre  immédiatement 
devant  elle  et  se  referme  aussitôt.  Derrière  la  porte,  il  y  a  un  gîte 
assuré,  des  promesses  de  réhabilitation  et  de  travail,  des  inter- 
médiaires qui  i-amènent  la  brebis  égarée  au  bercail,  dans  la  famille 
ou  à  l  atelier.  —  (Juel  état  moral  suppose  ce  genre  de  secours! 
s'écrie  le  Nord  vertueux  en  se  voilant  la  face.  —  Question  de  cli- 
mat et  de  race  en  somme,  impulsions  plus  violentes  vers  le  mal 
et  plus  promptes  vers  le  bien;  il  faut  des  remèdes  appropriés; 
le  même  régime  ne  peut  suffire  à  tous. 

Mais  quittons  ces  ruelles  mal  famées  pour  revenir  à  la  Place 
d'Armes;  là  encore  nous  trouverons  matière  à  nous  scandaliser, 
—  tout  au  moins  rétrospectivement.  —  Les  arcades  du  Gabildo  en 
l'Ifet  furent  témoins  d'une  scène  épouvantable,  antérieure  à  l'abo- 
lition de  l'esclavage.  On  y  déposa  les  victimes  mutilées  de  celle 
belle  et  féroce  M""""  Laborie  dont  le  nom  est  resté  en  horreur  et 
dont  l'exemple,  d'ailleurs  uni(|ue, suffit  à  expliquer  les  accusations 
beaucoup  trop  générales  portées  dans  la  Case  de  l'Oncle  Tom 
contre  les  propriétaires  d'esclaves.  M"'"  Laborie  inventait  pour 
punir  les  siens  des  cliàtimens  monstrueux.  Lorsque  la  populace, 
forçant  les  portes  de  sa  maison,  lui  demanda  compte  de  cruautés 
qui  avaient  soulevé  l'opinion  publique,  on  trouva  des  misérables 
plongés  jusqu'au  menton  dans  un  puits  à  la  surface  duquel  les 
retenaient  des  cordes;  d'autres  étaient  réduits  à  l'état  de  sque- 
lettes sous  les  chaînes  qui  les  rivaient  au  sol.  Ce  fut  une  exaspé- 
ration facile  à  concevoir  ;  M"'  Laborie  eût  été  lacérée  sur  l'heure 
sans  le  dévouement  de  son  cocher  nègre  qui  la  fit  monter  en 
voiture  et  poussa  brusquement  les  chevaux  au  milieu  de  la  foule 
surprise.  Avant  qu'on  se  fût  mis  à  sa  poursuite  elle  avait  gagné 
le  port  et  s  était  embarquée  pour  la  France.  Les  justiciers  n'étitent 
d'autre  ressource  que  de  brûler  sa  maison. 

Sur  la  Place  d'Armes  encore  se  trouve  la  cathédrale,  assez 
laide  malgré  quelques  prétentions  architecturales;  mais  une  fres- 
que représentant  le  départ  de  saint  Louis  pour  la  croisade  nous 
reporte  à  l'ancien  monde  ;  d'agréables  voix  de  femmes  chantent  à 
la  grand'messe,  et  quelle  jolie  sortie  ensuite  de  dévotes  ravissantes, 
si  gaies,  si  rieuses!  Je  me  rappelle  une  véritable  pluie  tropicale 
TOME  cxxx.  —  189b.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qui  avait  forc(''  à  jeter  dos  planches  comme  des  passerelles  dans 
les  rues  inondées.  Avant  de  s'élancer  sous  l'averse,  leurs  jupes  ras- 
semblées dans  la  main  au-dessus  de  leurs  petits  pieds  décou- 
verts beaucoup  plus  haut  que  la  cheville,  ces  demoiselles  babil- 
laient sous  le  porche  avec  des  admirateurs  empressés  et  les 
plaisirs  à  peine  évanouis  du  carnaval  faisaient  les  frais  de  Ten- 
tretien.  Vraiment  ce  n'est  ^uère  qu'en  Italie  ou  en  Espagne  qu'on 
se  permet  autant  de  familiarité  avec  le  bon  Dieu. 

La  tombe  de  Manon  Lescaut  ne  se  trouve  pas,  comme  on  me 
lavait  affirmé,  parmi  les  nombreuses  pierres  funéraires  qui  se 
mêlent  aux  dalles  du  chœur;  mais  pour  me  consoler  de  son 
absence,  un  marchand  de  bric-à-brac  de  la  rue  Saint-Charles 
m'olfril  une  cafetière  portant  le  chilt're  de  cette  «  personne 
légère  »  {sic)  qui  s'en  était  très  certainement  servie,  plus  un  cou- 
vert aux  armes  de  son  amant  des  Grieux  dont  le  père  fut,  en  Loui- 
siane, amiral  de  la  flotte  française.  Il  y  aurait  un  chapitre  à 
écrire  sur  la  singulière  galerie  où  se  trouvaient  ces  reliques 
précieuses  au  milieu  d'objets  d'art  créoles,  Uubens  et  Teniers 
apocryphes,  porcelaine  et  verrerie  de  luxe  représentant  les 
épaves  de  bonnes  familles  ruinées,  confondues  avec  des  objets 
de  deux  sous  que  le  plus  Imaginatif  des  fabricans  de  curiosités 
vendait  pour  pièces  historiques.  Il  n'est  pas  étonnant  que  des  écri- 
vains tels  que  George  Gable  et  Grâce  King,  aient  trouvé  tant  de 
choses  piquantes  à  nous  dire  sur  la  Nouvelle-Orléans.  Les  moindres 
détails  y  sont  suggestifs.  Ce  petit  enclos,  par  exemple,  derrière  la 
cathédrale,c'est  le  jardin  du  Père  Antoine,  un  saint  prêtre  espagnol 
qui,  venu  en  Louisiane  dans  le  ferme  propos  d'y  établir  Tinquisi- 
tion,  fut  prié  de  retovirner  sans  retard  dans  son  pays  d'où  il  revint 
par  la  suite,  non  plus  avec  un  mandat  du  Saint-Office,  mais  pour 
exercer  librement  une  mission  de  charité  qui  rendit  son  nom  vé- 
nérable. Dans  les  sous-sols  de  l'hôtel  Royal,  rue  Saint-Louis,  avait 
lieu  autrefois  la  vente  des  noirs  aux  enchères.  Congo-Square  tire  son 
nom  de  danses  africaines  que  les  nègres  y  exécutaient  le  dimanche 
au  son  du  tambour  accompagné  d'un  cliquetis  d'os,  sans  se  laisser 
attrister  par  le  voisinage  sinistre  de  la  prison, témoin  plus  d'une 
fois  de  scènes  sanglantes.  Voici  la  caiaboose,  où  les  maîtres  fai- 
saient fouetter  leurs  esclaves.  L'aspect  du  vieux  cimetière  Saint- 
Louis  m'a  frappée  d'horreur.  Les  tombes  éparses,  sans  ordre, 
dans  un  dédale  humide  où  il  est  difficile  de  se  retrouver,  ne  por- 
tent guère  que  des  inscriptions  en  français  et  en  espagnol  effa- 
cées sous  la  mousse  gluante  et  les  pâles  lichens  qui  se  collent 
aux  monumens,  plus  ou  moins  dégradés.  Il  yen  a  de  somptueux, 
mais  la  plupart  sont  d'un  goût  médiocre,  représentant  une  espèce 
de  commode  en  marbre  munie  de  ses  tiroirs.  Gomme  on  ne  peut 


CONDITION    Dr    LA    FEMME    MX    ÉTATS-IMS.  ^79 

creuser,  m^me  ^iine  léiivro  prtifoiuleur,  sans  roneonlivr  de  l'oaii, 
il  faut  coucher  le  mort  au-dessus  du  sol  et  l'entourer  d'ouvrages 
en  maçonnerie  tr«''s  solides,  pour  empêcher  des  exhalaisons  dan- 
firereuses  que  je  crois  sentir  néanmoins,  comme  si  elles  s  échap- 
paient de  toutes  ces  pierres  disjointes.  Je  fuis  lâchement,  me 
croyant  poursuivie  par  la  fièvre  jaune. 

In  peu  au  delà  de  la  place  Jackson,  sur  la  levée,  a  lieu  tous 
les  dimanches  matin  le  marché  français.  11  com])renil  le  marché 
à  la  viande,  le  marché  au  poisson,  le  marché  aux  fruits  et  le 
ba/ar  qui  étale  non  seulement  des  marchandises  variées  mais 
encore  des  spécinuMis  de  toutes  les  races.  Les  Indiens  Choctaws  y 
apportent  ces  paniers  qu'ils  tressent  à  ravir  et  des  simples  de  toute 
sorte,  dont  ils  connaissent  les  vertus;  les  Acadiens,  —  ces  paysans 
de  France  transplantés  ilans  la  Nouvelle-Ecosse,  chassés  de  là  par 
les  Anglais  et  finalement  réduits,  comme  la  raconté  l'auteur 
i\'Ér/7?)fjp/hiP.  à  former  une  communauté'  patriarcale  sur  les  bords 
de  la  Tèche.  —  déplient  leurs  belles  cotonnades  lilées  et  teintes 
au  logis,  dans  des  villages  pareils  aux  hameaux  de  Normandie  où 
Ion  ne  parle  que  français,  où  sont  conservées  nos  mœurs,  nos 
habitudes,  notre  religion  catliolique.  Les  Siciliens  vendent  des 
bananes  et  des  oranges;  les  bouchers,  me  dit-on,  sont  presque 
tous  d'origine  gasconne;  les  négresses  ont  devant  elles  des  pla- 
teaux de  sucreries:  les  pécheurs  espagnols  et  italiens  vous  offrent 
des  poissons  inconnus,  aux  noms  bizarres  comme  leurs  formes, 
des  crabes,  des  tortues,  des  coquillages,  tout  ce  qui  entre  dans  les 
savoureux  courts-bouillons,  dans  les  Jinnôo/cif/as  si  savamment 
épicées,  qui,  avec  le  gombo,  les  fricassées  au  safran  relevées  de 
curiy  et  tant  d'autres  mets  inimitables,  sont  la  gloire  de  la  cui- 
sine créole,  celle  de  toutes  les  cuisines  où  il  entre  le  plus  d  imagi- 
nation, daudace  et  desprit.  C'est  au  marché  un  bourdonnement 
sans  nom  de  patois  confondus,  une  amusante  Babel,  et  la  confu- 
sion des  langues  ne  laisse  pas  d'être  parfois  pimentée,  surtout 
quand  les  nègres  s'en  mêlent. 

Toujours  dans  cette  partie  française  de  la  ville,  rue  d'Orléans, 
jai  visité  le  couvent  de  la  Sainte-Famille,  tenu  par  des  religieuses 
de  couleur.  La  présence  de  ces  saintes  filles  a  donné  le  baptême 
pour  ainsi  dire  au  local  déconsidéré  où  avait  lieu  autrefois  cer- 
tain bal  de  quarteronnes  trop  célèbre.  Les  lits  à  quenouilles 
des  pensionnaires  de  leur  race,  quelles  élèvent  si  pieusement,  sont 
rangés  sur  deux  lignes  correctes  et  régulières  des  deux  côtés  de 
la  salle  de  danse  qui  a  gardé  son  même  plancher  de  cyprès,  sur 
lequel  glissèrent  tant  de  petits  pieds  lascifs.  Et,  comme  pour  con- 
jurer les  fantômes  qui  pourraient  venir  troubler  des  rêves  inno- 
cens,  la  chapelle  s'ouvre  près  de  ce  dortoir  aux  profanes  souvenirs. 


TnSO  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Ici  toiil  est  (lim  ton  brun  foncé,  les  bricfiios  do  la  grando 
maison  au  long  balcon  en  saillie,  les  vieilles  boiseries  intérieures, 
les  visages  des  enfans  et  toutes  ces  figures  encadrées  de  coilTes 
blanches  qui  les  noircissent  encore  par  le  contraste,  figures  que 
la  nature  ne  semble  pas  avoir  modeb-es  pour  le  voile,  mais  qui 
sont  cependant  si  dignes  de  le  porter.  Devant  elles  il  faut 
bien  croire  aux  anges  noirs  et  admettre  que  leur  race  est  non 
seulement  capable  d'impnlsions  généreuses,  mais  aussi  de  persé- 
vérance. C'est  en  184!Î  que  trois  ou  (jiiatre  jeunes  filles  de  cou- 
leur se  réunirent  pour  fondei*  cette  congrégation,  d'abord  dans 
un  petit  local  où  elles  faisaient  le  catéchisme,  préparant  les  né- 
gresses de  tout  âge  à  la  première  communion,  prenant  soin  des 
malades.  Mais  elles  se  heurtaient  à  des  difficultés  de  toute  sorte, 
auxquelles  mit  fin  seulement  l'abolition  de  l'esclavage.  Les  maisons 
de  la  Sainte-Famille  se  multiplièrent  pour  les  orphelins,  pour  les  in- 
firmes ;  les  bonnes  sœurs  ouvrirent  même  une  école  de  garçons.  Au- 
jourd'hui ces  religieuses  sont  au  nombre  de  quarante-neuf,  sui- 
vant la  règle  de  saint  Augustin  ;  le  noviciat  est  très  long  pour  elles, 
et  chaque  année  elles  renouvellent  leurs  vœux  qui  ne  deviennent 
perpétuels  qu'au  bout  de  dix  ans  révolus.  Celle  qui  nous  fit  les 
honneurs  du  couvent  de  la  rue  d'Orléans,  une  toute  petite  femme 
délicate,  me  toucha  par  son  humilité  charmante:  «  Ah!  disait- 
elle,  si  nous  pouvions  être  aidées  par  quelques  mai  tresses  venues 
de  France  !  »  Le  programme  d'études  de  leur  «  Académie  »  est 
peut-être  un  peu  vieillot  et  naïf;  je  le  transcris  sans  commentaires  : 
Éducation  solide,  utile  et  chrétienne.  Les  cours  embrassent: 
lecture,  écriture,  dictée,  orthographe,  grammaire,  compositions, 
géographie,  arithm(*tique,  algèbre,  histoire,  rhétorique,  philo- 
sophie naturelle,  astronomie,  science,  étiquette,  couture  en  tout 
genre,  broderie,  crochet,  tapisserie,  fleurs  artificielles  (en  cire, 
en  tarlatane,  en  écailles  de  poisson),  dessin,  peinture,  français, 
espagnol,  musique. 

Deux  petites  demoiselles,  —  lune  en  pain  d'épices,  l'autre  en 
ébène,  —  me  prouvèrent  que  la  musique  au  moins  était  très  bien 
enseignée,  ce  qui  me  donne  bon  espoir  pour  les  autres  branches 
d'instruction,  même  si  la  science  et  la  philosophie  ne  sont  pas 
poussées  bien  loin.  L'essentiel  en  tout  cas  est  appris  à  ces  en- 
fans  :  elles  subissent  la  contagion  de  vertus  admirables.  Dans  la 
cour  où  sèche  une  lessive,  je  vois  jouer  et  se  traîner  les  pic/canni- 
nies,  les  tout  petits  négrillons  de  l'asile  qui  touche  au  pensionnat. 
—  «  Oh  !  me  dit  la  sœur  avec  son  doux  parler  sans  r,  nous  en 
avons  de  bien  plus  jeunes  !  On  n'en  refuse  aucun,  pas  même  les 
bambins  de  quelques  mois  à  peine.  Nous  les  nourrissons  comme 
nous  pouvons.  Le  moyen  de  les  abandonner?  >» 


CONDITION    DE    ï. \    FKMMH    Al  \    ITATS-IMS.  ."iS  I 

Oui  soiiiT.^rait  en  t'IIet  à  drlaisMM-  les  orpli.'lins  .lans  cftlo  ville 
où  les  t^pidéiiiies  ont  si  souvent  livn-  dos  troupeaux  dVnfaus  à 
la  oharit.- publique?  11  va  plus  d'asil.'s  (ju'on  n'en  peut  visit.'i-, 
presque  tous  dirip-s  par  des  reliirieuses.  —  petites  so'urs  des  pau- 
^Tes,  sœurs  de  Saint  Vincent  de  Paul,  etc..  —  mais  la  Sainte- 
Famille  .'s|  1,.  s.'ul  couvent  de  couleur.  Un  homme  riche  de  cette 
même  race,  Thomy  Lafon,  lui  a  fait  sa  part  ilans  les  21  i  000  dollars 
qu'il  légua  récemment  à  divers  étahlissemeus  d'éducation  et  de 
bienfaisance,  sans  accrption  de  blancs  ou  de  noirs.  La  reliçricus,. 
qiii  nous  reçoit  parle  de  lui  avec-  une  elTusioude  gratitude,  tout  en 
m  apprenant  cette  particularité- singulière  que  Lafon  n'appartenait 
pas  à  l'église  de  son  vivant,  quoi.pi'il  assistât  souvent  aux 
offices  par  goût;  il  ne  Ht  sa  première  communion  qu'au  lit  d,' 
mort.  Je  m'écriai,  surprise  :  —  ..  Comment,  ce  juste  n'('tait  pas 
chréti.'u?  ..  Et  la  petit.-  sœur  de  répondre  vivciiirjit  ;  «  Oli  !  >>i 
puis.juil  avait  la  charilc  !  » 

IV.    —    ASPECTS    ET    CARACTÈRES    LOIISIANAIS 

Le  nom  duu  autre  ami  des  pauvres  et  des  orphelins,  Julien 
Poydras,  est  gravé  à  l'hôpital,  sur  une  tablette  de  marbre.  \ul 
philanthrope  ua  dépassé  en  g.-nerosité  Julien  Poydras.  Voici  en 
deux  mots  le  résumé  de  sa  vie  à  la  fois  si  utile  et  si  romanesque, 
d'après  les  documens  fournis  par  le  prof.-sseiirAlcée  Portier,  dont 
jai  goût.-  vivem.-iit  la  conversation  inb-ressante,  sans  parler  de 
son  exc.-lh-nt  livn-  plein  d'érudition  sur  l'histoire,  la  litt.ratuie 
les  mo-urs  et  l.-s  diah-cl.-s  de  la  Louisiane  il).  ' 

Julien  Poydras  de  Lallande  était  Breton  et  marin.  Fait  prison- 
nier par  les  Anglais  en  1700,  il  réussit  à  s'échapper  et  passa  en 
Louisiane,  croyant  aborder  sur  une  tern-  française.  Malheureuse- 
ment il  arriva  au  moment  même  où  elle  retombait  sous  le  joug 
espagnol  apr.-s  1  exécution  barbare  d'un  groupe  de  braves  gens  (  •>) 
decid.-s  à  rester  fidèles  à  la  mèn-  patrie,  fût-ce  malgré  elle.  Poy- 
dras t.-moigna  d'une  intelligence  et  dune  volonté  peu  communes  • 
Il  comprit  que  tout  était  à  faire  au  point  de  vue  commercial  dans 
lint.-rieur  de  ce  pays  si  riche  :  un  ballot  sur  lépaule,  il  devint 
colporteur,  marchant  sans  relâche  de  plantation  en  plantation  et 
bien  reçu  partout.  Il  lui  fallut  peu  de  temps  pour  amasser  la 
s(jmme  nécessaire  à  l'acquisition  d'une  terre  sur  le  Mississipi  à 
Pointe-Coupée,  l'endroit  le  mieux  choisi  pour  des  transactions 

(l)  Louisiana  Studies,  par  Alcée   Forlicr,  professeur  de  lan-ue  et  de  Uttérature 
française  a  rUniversité  de  Tulane;  Nouvelie-Orléans  "  littérature 

(11  MM.  de  Lafrénière,  de  Noyan,  de  Villeré,  Marquis,  Caresse   n  Milhet   fr-, 
jours  designés  comme  «  les  martyrs  de  la  Louisiane  „.  '  ''"'' 


tjg2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

,|-uno  part,  avec  les  nombreux  villages  qui  se  succèdent  jusqu'à 
•i  NouvoUi-Orléaus,  de  laulre  avec  les  Indiens  et  les  postes  mi- 
Mtales   1  es  agens  ïe  représentaient  à  de  grandes  d,s tances  et  sa 
ortune  grossirait  toujours.  Toujours  aussi  croissait  le  des.r  qm 
n  va     soutenu  jusque-là  :  retourner  en  Bretagne   Mais  au  mo- 
ment où  il  préparait  enfin  le  départ  tant  souhaité,  uolie  Ré^o- 
Ttron  éclati  :  Poydras  ne  put  surmonter  l'horreur  que  lu.  in- 
ù  raient  les  excès%le  !.3  et,  au  lieu  d'aller  rejoindre  sa  lamille 
fi  venir  les  parens  qui  lui  restaient.  Jusqu  à  sa  mort  qui  n  arrna 
u™    824,^il  gardl  les  vèlemens  et  les  habitudes  d  un  homiue 
,  xvn.  siècle.^et  ce  fnt  un  fidèle  sujet  du  roi  Lo-s  XV  qu<  >;eçut 
en  1798  Louis-Philippe  duc  d'Orléans  dans  1  habitation  de    a 
Pointe-Coupée.   Toujours  à  la  mode  du  xv.ii-  si  cle,  Poydras 
aî  ait  volontiers  des  vers,  au  milieu  de  ses  occupations  de  plan- 
ur,  de  marchand  et  même  d'homme  politique,  car  vers     âge 
le  soixante-dix  ans  il  accepta  d'être  délégué  au  congres.  Plulo 
ue  d'user  des  nouveaux  moyens  de  locomotion,  il  Imnc  ut  alors 
gailtodement  à  cheval  la  distance  qui  le  séparaitde Washington 
ce  qui  lui  prit  six  semaines.  11  reste  de  lu.  un  poème  ép  que, 
la  Prise  du  Morne  du  Bdton-Souffe,  premier  produit  dune  l.tte- 
rature  française  transplantée  en  Louisia..e  et  qu.  a  q-'clq-je  »^ 
porté  de  meilleurs  fruits.  Si  Julien  Poydras  n'était  quun  taib  e 
Liitateur  de  Lebrun  et  de  Le  Franc  de  P«7'g"™';°;""^  '^ 
dit  M   Portier,  -  qui  lui  tait  encore  beaucoup  trop  d  honneui  par 
Q.t  lU.  roiue  ,        j  „..„.,i,;.  «délement  les  vertus  bretonnes, 

cette  co.npara.son,  —  il  gaulait  naeiemcm  .e-,  ivmau 

Célibataire,  il  mena  une  vie  pieuse  et  sans  reproche ,  rêva  1  eman 
cipation  de  l'esclavage  longtemps  avant  qu'elle  «e  fut  poss  ble 
et  ordonna  que  vingt-cinq  ans  après  lui  tous  ses  esclaves,  -  .1  en 
avait  1200  -  fussent  mis  en  liberté.  Cette  clause  de  son  testa- 
ment ne  devait  pas  être  réalisée!  Mais,  par  bonheur,  on  respecta 
^s  a„"res,  qui  ont  enrichi  l'hôpital  de  la  Chanté,  assure  exis- 
tence de  plusieurs  orphelinats,  et  qui  «.h'''q"V'"i::,'„:'t"le  et 
marier  quelques  filles  pauvres  des  paroisses  du  Baton-Rouge  et 

de  la  Pointe-Coupée.  .  ,..,  i   •„,„:„ 

Il  n'est  pas  nécessaire  de  se  reporter  à  un  passe  deja  lointain 
pour  découvrir  à  la  Nouvelle-Orléans  des  ligures  expressives  et 
ori'-inales-.  j'ai  rencontré  deux  types  de  contemporains,  b.en 
toroans  chicnn  en  son  genre  :  le  général  Nicholls  et  le  ,uge 

'^'^làmais  je  n'oublierai  l'impression  que  produisit  sur  moi  la 
noble  et  martiale  apparence  du  premier,  mutilé  par  la  guoi-re  a 
ce  point  que  l'on  pourra  écrire,  sur  la  tombe  cpi.  ne  renlermera 
qu'une  moitié  de  son  corps,  l'épitaphe  du  grand  Rant.au  : 


CO.NmilO.N     DE    LA    FEMME    AUX    ETATS-LMS.  088 


11  dispersa  partout  ses  membres  et  sa  gloire... 
Kt  .Mars  ne  lui  laissa  rien  d'entier  «me  le  L-œur, 

Deux   fois    gouverneur,    il   défendit    avec    une    indomptable 
énergie  les  droits  de  la  Louisiane  et  porte  aujourdliui  dun  con- 
sentement unanime  le  titre  de  chief  justice,  grand-juge,  qualité  à 
laquelle  son  passé  de  patriote  et  de  soldat,  son  désinl'eresseniiMit, 
ses  vertus  toutes  stoïques  lui  donnent  des  droits  incontestables. 
Si  le  général  Xicliolls  est  un  type  superbe  d'Américain  anglo- 
>axon.   Ihonorable  Charles   Gayàrré  m'a  paru  le  plus  inlcres- 
-aiil  des  créoles,  et  avant  tout,  il  faut  préciser  cette  désignation 
de  créole,  sur  laquelle,  dans  le  Nord,  on  allecte  souvent  de  se 
tromper  en  l'appliquant  au  sang  mêlé.  Les  créoles  sont  pure- 
ment et  simplement  les   enfans  de  parens  européens  lixés  aux 
colonies.  Le  nom  de  Gayarré  est  un  nom  navarrais,  celui  d'un 
des  trois  commissaires  qui,  en  17GG,  vinrent  prendre  possession 
du  pays  cédé  par  la  France  à  l'Espagne.  C'est  pourtant  un  Fran- 
çais  de  la   vieille  roche  (jue  jai  trouvé  dans  l'intérieur  très  mo- 
deste que  l'historien  de  la  Louisiane,  décédé  depuis,  remplissait 
encore,  malgré  son  grand  âge.  de  sa  verve  et  de  son  esprit.  11  se 
rattachait  à  notre  pay>  par  les  femmes,  sa  mère  étant  une  Bore, 
la  lîlle  dFtienne  de  Bore,  ancien  mousquetaire  de  la  maison  du 
roi  Louis  XV  qui,  le  premier  parmi  les  planteurs,  réussit  à  fabri- 
quer du  sucre.  Le  petit-lils  d'Etienne  de  Bore  se  distingua  au  bar- 
reau et  dans  la  politique,  devint  secrétaire  d'État  et  publia  en 
français  une  histoire  de  la  Louisiam^  très  remarquée,  dont  l'édition 
anglaise  ne  parut  que  plus  tard.  La  Revue  des  Deux  Mondes  a  si- 
gnalé autrefois  une  composition  dramatique  hardie,  the  School 
for  politics,  que  traduisit  le  comte  de  Sartiges,  notre  ancien  am- 
bassadeur à   Washington.  Chjirles  Gayarré  dénonça  toute  sa  vie 
les  fraudes  et  les  manœuvres  dune  fausse  démocratie,  qu'il  appe- 
lait avec  lord  Byron  une  aristocratie  de  drôles.  Il  fut  de  ceux  qui 
n'admettent  que  les  républiques  où  des  lettres  de  noblesse  sont 
accordées  à  une  élite  intellectuelle  et  morale.  Et  lui-même  avait 
l'air  d'un  grand  seigneur,  malgré  la  mauvaise  fortune  qui,  après 
tant  de  services  rendus,  de  missions  brillamment  remplies,  d'em- 
plois éminens  tenus  avec  éclat,  ne  lui  laissait  plus   rien,  sauf, 
il  est  vrai,  le  bonheur  domestique  et  un  goût  inextinguible  pour 
It's  lettres,  deux  talismans  grâce  auxquels  on  peut  défier  le  sort. 
Cet  octogénaire  encore  jeune  me  parla  de  Paris  avec  tout  le  feu  de 
ses  anciens  souvenirs.  Je  fus  frappée  de  l'intelligence  des  choses 
de    chez  nous   qu'il   gardait  après  tant  d'années,    réunissant  la 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

France  et  rAmériquc  dans  un  mémo  amour,  sappliquant  à  mon- 
trer les  liens  étroits  de  parenté  entre  les  républiques  sœurs,  à 
faire  ressortir  les  rapports  qu'offrent  leurs  deux  histoires.  L'énu- 
mération  des  travaux  que  produisit  la  plume  infatigable  de 
(îayarré  serait  ici  trop  longue.  Il  a  touché  à  toutes  les  questions 
historiques,  financières,  commerciales,  industrielles  de  son  pays; 
il  a  fait  du  théâtre,  du  roman;  il  a  contribué  aux  progrès  de 
l'instruction  publique.  Orateur  politique  avant  tout,  il  sest  acquis 
une  réputation  de  conférencier  dans  les  deux  langues  qu'il  écri- 
vait également  bien.  La  Nouvelle-Orléans  n'a  pas  produit  d'es- 
prit plus  varié,  plus  fécond,  ni  de  caractère  plus  intègre.  Je 
m'estime  heureuse  d'avoir  pu  le  saluer  dans  sa  retraite. 

Le  nombre  des  créoles  de  ce  type  si  tranché  devient  rare 
depuis  la  lin  de  l'ancien  régime.  Beaucoup  de  fils  de  famille  étaient 
alors  élevés  en  France  ou  allaient  du  moins  y  achever  leurs 
études;  la  fondation  de  l'Université  mit  fin  à  cette  tradition,  sur- 
tout après  le  développement  que  lui  donnèrent  les  dons  magni- 
fiques de  Paul  Tulane,—  philanthrope  originaire  de  notre  vieille 
Touraine,  — lequel  consacra  1  050  000  dollars  à  une  œuvre  qui  l'a 
fait  justement  considérer  comme  le  grand  bienfaiteur  de  la  Loui- 
siane. Aujourd'hui  on  chercherait  en  vain  de  ces  lettrés  créoles 
qui,  sous  prétexte  d'avoir  é\ii  au  collège  à  Paris,  ne  savaient  plus 
parler  anglais;  mais  le  français  est  encore  pour  un  grand  nombre 
là  langue  maternelle,  celle  dont  on  se  sert  entre  soi  dans  l'inti- 
mité de  la  famille.  Les  femmes  surtout  conservent  pieusement 
cette  habitude.  Ce  sont  de  véritables  Françaises  qui  m'ont  servi 
de  ciceroni  dans  plusieurs  de  mes  promenades,  des  Françaises 
qui  faisaient  honneur  par  la  distinction  et  la  beauté  à  leur  lom- 
taine  patrie,  et  chez  lesquelles  je  constatais  des  qualités  senti- 
mentales, un  enthousiasme,  d'aimables  préjugés  remontant  à  une 
époque  disparue  chez  nous,  mais  qui  se  perpétue  là-bas. 

Avec  orgueil  elles  me  montrent  non  loin  de  la  ville  «  les 
Chênes»,  le  magnifique  bouquet  d'arbres  géans  mélancoliquement 
frangés  de  mousse  espagnole  qui  pend  à  tous  leurs  rameaux  en- 
deuillés. L'ombre  noire  qu'ils  projettent  abrita  plus  d'un  duel  à 
mort.  C'était  là,  au  bon  temps,  un  terrain  de  combat.  Je  m'explique 
maintenant  cette  inscription  :  Victime  de  Hioimeur,  que  l'on  ren- 
contre souvent  dans  le  vieux  cimetière  Saint-Louis.  Les  cime- 
tières, non  pas  celui-là,  mais  trois  ou  quatre  cimetières  moins 
anciens,  la  Métairie,  Greenwood,  Ghalmette,  etc.,  sont  de  véri- 
tables parcs.  Les  promeneurs  y  trouvent  des  allées  bien  entre- 
tenues,  de  superbes  ombrages,  des  monticules  surmontés  de 
statues,   un    luxe  merveilleux    de    fieurs.   Morts  et   vivans   se 


CONDITION    I»E    LA    FEMME    MX    ÉTATS-UNIS,  08") 

réunissent  ainsi,  los  premiers  semblant  fairo  bon  accueil  aux 
seconds.  Apres  i^  tonrnée  do  cimeticro,  en  cimetière  on  invite 
les  étranprs  à  \isilcr  sur  IKsplanade  les  beaux  jardins  du 
Jockey-Club.  où.  par  les  nuits  d'été,  ont  lieu  des  illuminations, 
des  concerts  et  des  bals.  Au  bord  du  lac  Pontcbartrain  des  restau- 
rans  renommés  attendent  les  amateurs  de  canotaire  et  de  résates. 
C'est  là  le  couronnement  pour  ainsi  dire  de  toutes  les  excursions. 
Je  me  rappelle  comme  un  rêve  certaine  course  en  voiture  décou- 
verte le  loui;  du  bayou  Saint-Jolin,  où  glissaient  les  bateaux;  et 
l'exubérante  croissance  de  lataniers  étahmt  leurs  éventails  sous 
les  cyprès  gi^amtesques.  sous  les  cbènes  verts  aux  clievelures 
llottantes;  et  la  fameuse  route  pavée  en  coquilles;  et  les  bosquets 
d'orangers,  et  les  jardins  de  roses,  et  le  bout  du  lac  encore  pai- 
sible. —  car  ncius  étions  loin  de  la  saison  où  dans  ce  site  encban- 
teur  il  y  a  trop  de  lumière  électrique,  trop  de  spectacles  d'été,  trop 
de  musique,  trop  de  dîners  de  poissons  du  grand  faiseur;  —  et 
les  faubourgs  enfin  si  curieux  avec  leurs  maisonnettes  à  volets 
verts  sur  les  marches  desquelles,  tout  le  long  du  trottoir  {ôan- 
quetlp),  se  roulent  et  piaillent  les  pickanninies.  Je  ne  regardais 
pas  seulement,  j'écoutais,  —  j  écoutais  mes  amies  créoles  me 
raconter  dans  leur  français  très  doux  des  choses  extraordinaires, 
—  conmient  il  arrive  d'aventure  que,  les  vents  d'est  soufllant  l'eau 
du  golfe  dans  le  lac.  celui-ci  s'élève,  remplit  les  canaux  et  inonde 
>oudain  les  derrières  de  la  ville,  la  partie  qui  n'était  autrefois 
qu'un  marais  immense  tout  bourdonnant  de  moustiques,  tout 
grouillant  de  serpens  et  où  se  traînaient  en  paix  les  alligators. 
C'était  au  temps  de  la  fièvre  jaune,  un  temj>s  b'-gendaire  ;  il  n'y 
a  pas  de  ville  moins  malsaine  aujourd'hui  que  la  Nouvelle- 
Orléans.  Encore  quelques  lépreux,  il  est  vrai...  Ils  sont  parqués 
à  l'extrémité  d'un  faubourg  dans  des  bàtimens  délabrés,  près  de 
l'hôpital  des  varioleux.  Ah!  les  pauvres  gens  auraient  grand  be- 
soin d'un  Père  Daniien  1  Ils  sont  réduits  à  s'enlre-servir  et  manquent 
souvent  du  nécessaire.  L'affreuse  maladie  n'attaque  guère  que  des 
misérables...  Pourtant  ces  dames  se  rappellent  un  lépreux  homme 
du  monde...  il  était  même  poète.  On  l'avait  installé  à  part,  dans 
une  cabane  où  il  écrivait  sans  relâche  des  vers  sur  sa  triste  situa- 
tion. Et  sa  liancée  lui  parlait  de  temps  en  temps  derrière  la  fenêtre, 
car  il  allait  se  marier  quand  la  lèpre  l'avait  pris...  Somme  toute, 
ils  ne  sont  guère  aujourd'hui  qu'une  quinzaine  tout  au  plus.  Com- 
bien y  en  avait-il  davantage  au  temps  où  on  les  expulsait  là-bas 
dans  les  marécages  de  «  la  terre  aux  lépreux  »  '1  )  I 

\\)  Voir  dans  la  Reçue  du  i^'  novembre  1883,  Jean  Roquelln,  par  George  Cable. 


586  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Une  visite  que  les  étrangers  de  passage  font  toujours,  c'est 
la  visite  à  larchevèché,  d'abord  par  déf(5rence  pour  M^'""  Janssens, 
un  des  prélats  dont  à  juste  titre  l'Amérique  s'enorgueillit  le  plus, 
et  aussi  pour  voir  de  près  sa  demeure  pittoresque,  l'ancien  cou- 
vent des  Ursulines,  au  coin  de  la  rue  de  Chartres.  Il  date  de  1727  ce 
long  bàtimentàdeux  étages,  au  toit  élevé  d'un  rouge  noirâtre,  aux 
lourds  volets  de  cyprès  défendant  les  hautes  fenêtres.  Sous  le  porche 
on  aperçoit,  dans  les  profondeurs  d'une  cour-jardin  sur  laquelle 
donne  une  véranda  ombreuse,  toute  sorte  de  feuillages  exotiques  : 
palmes,  figuiers,  myrtes,  bananiers,  lauriers-roses;  c'est  un  jardin 
échevelé,  négligé,  délicieux  par  cela  même,  comme  tous  les  vieux 
jardins  de  la  Nouvelle-Orléans.  Au  bout  se  trouve  une  petite  église. 
Depuis  longtemps  les  Ursulines  se  sont  transportées  dans  un 
magnifique  établissement  situé  hors  la  ville;   elles  continuent 
d'élever,  selon  les  anciens  systèmes,  un  grand  nombre  de  jeunes 
créoles  catholiques,  tandis  que  les  Américaines  protestantes  sont 
tout  aux  méthodes  nouvelles,  importées  du  Nord  et  qui  les  con- 
duisent parfois  jusqu'à  une  brillante  annexe  de  l'Université  de 
Tulane,  le  collège  de  Sophie  Newcomb,  fondé  par  une  mère  en 
mémoire  de  sa  fille  (1).  Il  y  a  là  un  double  courant  qui  crée  des 
personnalités  presque  aussi  différentes  que  peuvent  être  différens 
les  tempéramens  anglais  et  français.  Depuis  cent  cinquante  ans, 
les  Ursulines  maintiennent  d'une  main  ferme  en  Louisiane  l'édu- 
cation de  couvent;  elles  ont  été  mêlées  aux  origines  de  la  Nou- 
velle-Orléans et  connaissent  leur  importance.  Six  Ursulines  arri- 
vèrent de  Rouen  à  l'appel  de  Bienville,  qui  avait  fait  venir  de 
même  les  Jésuites,  ayant  besoin  d'éducateurs  pour  les  enfans  de 
sa  colonie.  Le  voyage  des  pauvres  religieuses  fut  une  terrible 
odyssée,  il  ne  prit  pas  moins  de  six  mois;  enfin  elles  passèrent 
d'un  bateau  criblé  d'avaries  dans  des  pirogues  qui  remontèrent  le 
Mississipi  jusqu'à  un  misérable  village  enfoui  dans  les  roseaux. 
C'était  la  cité  naissante.  Sans  perdre  courage,  elles  se  mirent  à 
élever  les  Indiens  et  les  nègres;  à  prendre  soin  des  trop  nombreux 
malades;  puis  elles  eurent  à  recevoir  les  filles  à  la  cassette,  —  des 
demoiselles  honnêtes  et  pauvres  que  le  roi  envoyait  épouser  les 
colons,  avec  un  trousseau  contenu  dans  la  cassette  en  question. 

V.  —  LE  RÔLE  DES  FEMMES  DANS  LE  SUD 

L'éducation  coloniale  fut  d'abord  entièrement  entre  les  mains 
des  ordres  religieux;  le  collège,  qui  s'ouvrit  en  1805,  a  formé 

(I)  Mrs  Newcomb,  de  New-York,  était  veuve  d'un  riche  négociant  de  la  Nou- 
velle-Orléans. 


COM»iri(»N     l»i:    LA    l  l.M.ME    Al  X    KTA  IS-IMS.  ,")87 

cependant  beaucoup  d'hommes  distingués.  A  partir  de  ISiO  les 
pensionnats,  les  académies  se  multiplièrent  à  linlini;  on  ne  man- 
quait pas  de  ressources  pour  l'éducation  même  îles  femmes.  La 
preuvi'.  c'est  qu'après  la  jjuerrc  les  veuves  et  les  tilles  orphelines 
de  p»'rsounai;es  haut  placés  dans  les  alTaires  civiles  et  militaires 
purent  se  consacrer  à  renseignement.  Sans  doute  il  ne  faut  pas 
comparer  le  genre  de  culture  des  femmes  du  Sud  à  la  culture 
intense  de  Ifurs  so'urs  du  Nord,  l.e  rapport  envoyé  au  dépar- 
tement de  1  Intérieur  à  Washington,  après  douze  années  d'in- 
spection attentive,  par  le  Révérend  docteur  A.-D.  Mayo,  une  auto- 
rité en  fait  de  (picstions  se  rattachant  à  l'éducation,  nous  permet 
de  toucher  ilu  doigt  les  ditïérences.  — Jamais,  écrit-il,  aucun  pays 
civilisé  n*a  rien  vu  de  semblable  à  l'exemple  donné  par  l'Amé- 
ricaine de  la  Nouvelle-Angleterre  depuis  le  jour  où  elle  atteignit 
son  rocher  de  Plymoiith.  Durant  deux  siècles  elle  a  contribué 
sans  relâche  pour  sa  part  au  développement  de  la  République  : 
rien  ne  l'a  rebutée,  ni  un  climat  dur,  ni  le  manque  de  serxiteurs, 
ni  l'obligatiiin  de  travailler  île  ses  mains.  Elle  a  souH'ert  patiem- 
ment, lutté  en  silence,  jus(ju  a  ce  que  l'immigration  irlandaise  et 
le  secours  des  machines  l'aient  relev<''C  de  son  volontaire  escla- 
vage. Alors  elle  a  trouve  3."i0  manières  ditlérentes  de  gagner 
manuellement  sa  vie  ;  elle  a  occupé  les  neuf  dixièmes  des  places 
dans  le  corps  enseignant  des  écoles  publiques,  et  envalii  les 
université's;  elle  s'est  mêlée  des  ail  aires  municipales  toutes  les 
fois  (|ue  l'éducation  était  en  cause.  La  vie  de  la  femme  au  Sud 
•'•tait  tout  autre  :  elle  avait  certes  son  importance,  mais  une 
importance  purement  domestique,  qui  ne  se  manifeslailguèreque 
sur  la  plantation  :  là  elle  était  vraiment  reine,  avec  de  grandes 
responsabilités  et  des  occasions  continuelles  d'exercer  son  initia- 
tive, initiative  utile  et  bienfaisante  le  {dus  souvent,  quoi  qu'on  en 
ait  dit.  Depuis  l'émancipation  cependant,  le  cercle  de  ses  devoirs 
et  de  ses  droits  s'est  élargi  :  loO  établissemens  d'instruction 
^upé^ieure  s  ouvrent  anjourdhui  aux  jeunes  filles  du  Sud,  et  dans 
cinquante  de  ces  écoles  la  co-éducation  est  admise;  les  univer- 
sités de  l'Alabama,  du  Mississipi ,  du  Texas  et  du  Kentucky  re- 
çoivent des  femmes;  8000  étudiantes  sont  réparties  dans  les 
collèges  de  la  Louisiane,  de  la  Caroline  du  Nord,  du  Tennessee,  de 
la  Virginie,  etc.,  sans  compter  la  foule  de  celles  qui  vont  chercher 
des  diplômes  au  Nord.  Pour  ce  qui  concerne  l'instruction  secon- 
daire, il  serait  difficile  d'établir  des  statistiques,  —  les  écoles  par- 
culières  et  les  couvens  catholiquesne  s'yprètantpas, — maison  sait 
que  dans  six  Etats  les  femmes  sont  déclarées  compétentes  à  voter 
pour  tout  ce  qui  concerne  les  questions  scolaires.  Les  progrès  ont 


588  BEVUE  DES  DEUX  MONDES, 

donc  été  considérables  en  vingt  ans,  après  dix  années  environ 
d'arrêt  absolu  dans  le  développement  de  l'instruction  publique, 
ruiiit'e  par  la  guerre  comme  tout  le  reste;  et  encore  les  fonds  que 
l'on  préférerait  appli(|uer  aux  écoles  blanches  sont-ils  en  partie 
dévorés  par  les  lourdes  taxes  qu'exige  le  maintien  des  écoles 
de  couleur.  Le  Sud  csl  prêt  d'ailleurs  à  tous  les  sacrifices  pour 
éviter  ce  qui  lui  semble  intolérable  :  l'éducation  en  conmiun  des 
deux  races.  Ce  que  j'ai  vu  à  Galesburg,  —  Kindergarten  panaché  de 
noir  et  de  blanc. —  ne  serait  jamais  accepté  à  la  Nouvelle-Orléans. 
On  me  cite  certains  exemples  de  tolérance  dans  le  Kentucky,  mais 
il  faudra  de  longues  années  pour  détruire  des  préventions  aussi 
profondément  enracinées.  Le  plus  petit  village  a  deux  maisons 
d'école,  celle  des  noirs  et  celle  des  blancs.  Ces  écoles  de  couleur 
s'imposent  de  plus  en  plus,  et  non  pas  seulement  les  écoles  pri- 
maires :  le  nègre  aspire  aux  hautes  études;  il  y  est  fortement 
encouragé  par  le  Nord,  qui  a  donné  son  argent,  prêté  ses  profes- 
seurs. La  Société  de  secours  des  affranchis  supporte  avec  l'aide 
des  églises  21  écoles  normales  et  industrielles,  où  233  maîtres 
instruisent  4  971  étudians,  lesquels,  devenus  maîtres  à  leur  tour, 
élèvent  des  enfans  par  centaines  de  mille. 

La  seule  Association  des  missionnaires  a  créé,  outre  73  écoles 
supérieures  d'un  ordre  moins  ambitieux,  6  institutions  qualifiées 
du  nom  d'universités;  mais  il  faut  se  rappeler  que  le  Sud  a  ainsi 
que  l'Ouest  l'habitude  d'user  à  la  légère  de  ces  désignations  un 
peu  exagérées;  c'est  un  des  shams,  des  menus  charlatanismes 
américains.  Il  est  assez  rare  que  l'étiquette  exprime  exactement 
le  rang  et  le  caractère  de  la  chose.  N'importe  :  l'essentiel  c'est 
que  45  000  professeurs  de  couleur  soient  aujourd'hui  préparés  à 
conduire  7  millions  de  leurs  pareils,  qui  sont  devenus  autant  de 
citoyens.  Dans  cette  élite,  les  femmes  se  distinguent  comme  par- 
tout. La  femme  de  couleur  s'entend  à  merveille  à  élever  les  en- 
fans;  elle  a  des  qualités  incomparables  de  patience,  de  douceur, 
de  gaîté,  de  dévouement ,  sachant  les  amuser  et  les  comprendre. 
Un  observateur  intelligent  a  fait  remarquer  qu'elles  ne  sont  pas 
pour  rien  les  filles  de  ces  admirables  tnammies  et  aunties,  nour- 
rices et  gardiennes,  que  jadis  sur  les  plantations  on  traitait 
comme  des  membres  de  la  famille,  et  que  tout  bon  Virginien, 
tout  bon  Louisianais,  chérissait  presque  à  l'égal  de  sa  propre 
mère.  Quinze  millions  de  dollars  ont  été  mis  par  des  bienfaiteurs 
du  Nord,  notamment  par  des  bienfaitrices  bostoniennes,  dans  cette 
œuvre  des  collèges  de  couleur.  Les  gens  du  Sud  sont  d'avis  pour 
la  plupart  que  beaucoup  de  choses  inutiles  y  sont  enseignées; 
mais  à  cela  on  leur  répond  :  «  11  n'y  a  pas  de  corps  sans  tète  : 


CONDlTUtN    I>E    l.\    FEMME    AUX    ÉTATS-IMS.  589 

nous  formons  ici  la  tète  dirigeanto.  »  Bien  entendu,  elle  esl  foi-- 
niée  à  la  mode  du  Nord. 

—  Vous  voyez,  nu*  disait  un  défenseur  de  l'ancien  régime 
en  visitant  avec  moi  l'un  de  ces  ëtablissemens,  il  n'y  a  sur  les 
murs  que  des  portraits  de  leurs  grands  hommes.  Et  pourquoi 
Edgar  Poë,  au(juel  eu  France  vous  rendez  justice,  pourquoi 
SidneyLanier,  musicien  autant  que  poète,  qui  entreprit  d'exprimer 
eu  paroles  ce  qui  n'est  peut-être  jiossible  qu'à  la  musique,  mais 
(jui  fut  un  n<»vati'ur  et  un  prophète  à  sa  façon,  pourquoi  ces 
gloires  du  Sud  ne  se  trouvent-elles  pas  ici,  auprès  des  Longfel- 
low,  des  Hawthorne.  des  Emerson  .*  Ils  sont  ahsens.  comme  est 
absent  aussi  le  drapeau  louisianais,  (pii  pourrait  bien,  vous 
l'avouerez,  garder  sa  petite  place  à  l'ombre  du  drajteau  des 
États-Unis.  Malgn*  l'unitt;  arcomplie,  malgré  la  réconciliation, 
il  y  a  toujours  un  fond  de  rivalité'  entre  les  anciens  adversaires. 
Tout  ce  qu'on  peut  dire  de  la  prepondé-rance  des  dames  de 
Boston,  n'empêche  pas  ((ue  la  première  statue  élevée  en  Amé- 
ritjue  à  la  gloire  d'une  femme  l'ait  été-  à  la  Nouvelle-Orléans! 
C  est  un  fait  :  sur  la  place  Margaret,  avec  ses  fontaines  et  ses 
alb'es  bordé'es  de  buissons  lleuris,  se  dresse  une  statue  de  marbre 
blanc,  qui  ne  rejiresente  d'ailleurs  ni  un»-  artiste  ni  une  savante, 
mais  une  simple  femme  du  peu]>le,  un  enfant  à  ses  côtés. 
La  bonne  Margaret  Haughery,  née  dans  la  pauvreté,  com- 
mença par  vendre  du  lait,  puis  du  pain,  le  pain  ((ui  a  nourri  des 
pauvres  eu  foule.  Le  surnom  d'«  Amie  des  orphelins  »  fut  bien  nu  — 
rite  par  cette  sublime  bcjulangère  :  elle  leur  consacra  ce  qui  de 
sa  vie  n'appartenait  pas  aux  aft aires  et  leur  fil  don  d'une  grosse 
fortune  laborieu-^ement  gagnée  .  Le  petit  jardin  qui  entoure 
sa  statue  s'étend  devant  un  asile  qu'elle  enrichit ,  l'asile  que 
gouverna  la  Sieur  Régis,  tenue  elle  aussi  en  vénération.  Rir'n 
ne  m'a  paru  plus  tr)uchant  que  cet  hommage,  rendu  par  une 
ville  aristocratique  d'instinct  à  une  femme  qui  ne  savait  pas  lire. 
L  incomparable  grandeur  de  la  bonté  se  trouve  donc  avoir  été 
honorée  en  Amérique  avant  toutes  les  autres  suprématies, avant 
l.i  plus  haute  culture  elle-même. 

Et  cependant  la  Nouvelle-Orléans,  malgré  son  infériorité  en  ma- 
tière de  pédagogie,  a  produit  des  femmes  très  remarquables  intel- 
lectuellement, des  écrivains,  des  artistes;  j'ai  essayé  de  faire  con- 
naître le  plus  brillant  de  ses  romanciers  féminins,  miss  Grâce  King, 
dans  une  précédente  étude  (L,  et  bientôt  une  traduction  mettra 
en  lumière  le  talent  irais,  naturel  et  charmant  de  Mrs  M.  Davis. 

(1)  Voyez  dans  la  Revue  du  1"  avril  1893  :  Les  romanciers  du  Sud  en  Amérique, 


S90  REVUE    DES    DEUX    AlOiNDES. 

Sans  avoir  non  plus  le  même  génie  d'organisation  que  les 
dames  du  Nord  elles  savent,  au  besoin,  se  mettre  à  la  tète  de  mou- 
vemens  généreux  :  par  exemple  elles  se  sont  liguées  contre  la  lo- 
terie, un  danger  public,  et  elles  ont  réussi,  tout  appauvries  qu'elles 
soient,  à  rassembler  en  sassociant  la  somme  nécessaire  pour 
élever  dans  le  cimetière  de  Greenwood  un  monument  à  la  mé- 
moire des  soldats  confédérés. 

Mrs  M.-R.  Field ,  qui  signe  Catharine  Cote  ses  articles  du 
Picaijune,  ne  l'ut  pas  la  moins  écoutée  parmi  les  oratrices  à  la 
Foire  universelle.  Elle  a  exposé  avec  autant  de  netteté  que  d'élo- 
quence le  développement  des  arts,  de  l'industrie,  du  commerce, 
de  l'agriculture  dans  son  État  natal;  et,  ce  qui  m'a  intéressée 
beaucoup  plus  encore  que  cette  nouvelle,  dédiée  aux  partisans  de 
l'égalité  des  sexes  :  —  une  femme  est  capitaine,  en  Louisiane, 
d'un  bateau  à  vapeur!  —  c'est  ce  qu'elle  a  dit  du  goût  que  mon- 
trent beaucoup  de  jeunes  filles  pour  les  travaux  de  la  terre.  Un 
grand  exemple  leur  est  donné  par  miss  K.  Minor,  à  qui  son  au- 
torité reconnue,  en  ce  qui  concerne  l'industrie  du  sucre,  valut 
d'être  chargée  de  prononcer  une  adresse  devant  le  congrès  des 
agronomes  réuni  à  Chicago.  Dans  toutes  les  paroisses  autour  de 
la  Nouvelle-Orléans  se  trouvent  des  femmes  planteurs,  liorticul- 
teurs  et  éleveurs,  d'excellentes  fermières.  Tout  le  long  de  la  ligne 
centrale  de  l'Illinois,  il  y  a  des  vergers  et  des  potagers  exploités 
par  les  femmes  ;  elles  envoient  des  fraises  et  des  petits  pois  pré- 
coces en  janvier  aux  millionnaires  de  Chicago.  Les  fruits,  les 
Heurs  de  la  Louisiane  représentent  une  richesse  ;  et  quel  emploi 
plus  charmant  de  l'activité  d'une  femme  que  la  culture  d'un 
jardin? 

La  nature  en  elTet  donne  sans  qu'on  l'y  invite  dans  ces  climats 
quasi  tropicaux  :  la  mousse  espagnole  qui  semble  n'exister  que 
pour  prêter  aux  forêts  assombries  une  beauté  fantastique  se  vend 
de  trois  à  sept  sous  la  livre  avant  d'aller  rembourrer  les  matelas 
sous  le  nom  de  crin  végétal  ;  les  négresses  en  arrachent  des  poi- 
gnées en  passant  pour  les  troquer  contre  diverses  marchandises; 
les  racines  fibreuses  du  latanier  servent  de  brosses.  Catharine 
Cote  énuméra  en  détail  les  ressources  inépuisables  de  son  pays  : 
forêts  de  cyprès  qui  fournissent  pour  les  bateaux,  les  barils,  les 
meubles,  les  charpentes,  leur  bois  veiné  comme  de  l'onyx;  pâtu- 
rages sans  bornes,  sources  minérales,  marais  giboyeux,  cours 
d'eau  remplis  de  poissons  délicats,  roseaux  d'où  s'envole  la  pré- 
cieuse aigrette  blanche,  bétail  qui  disparaît  presque  dans  l'épais- 
seur du  trèfle,  que  sais-je  encore? Et  elle  ajouta  triomphalement  : 
«  Dans  ce  pays  béni,  point  de  divorces,  ou  si  peu!  »  en  finissant 


CONniTION    DE    LA    FEAIMF.    AUX    ÉTATS-IMS.  .')9 1 

par  IVloe:»^  des  hominos,  qui  sont   tous,   disait-elle,   les  gardes 
d'honneur  do  la  feminc  du  Sud. 

Ces  gardes  d'honneur,  il  faut  bien  le  reconnaître,  ont  au  fond, 
avec  leur  chevalerie,  legs  précieux  de  l'occupation  espagnole, 
quelques-unes  des  idées  du  vieux  momie  sur  le  lot  de  notre 
sexe  ici-bas.  Ils  veulent  des  femmes  belles,  aimables,  dévouées 
à  la  famille,  disposées  à  se  marier  jeunes,  et  ne  trouvent  nulle- 
ment utile  qu'on  autorise  leurs  compagnes  à  voter.  La  C(uita- 
gion  des  réformes  parties  du  Xord  et  leur  elïet  graduel  sur  la 
société  du  Sud  otïre  donc  pour  nous  un  intérêt  spécial.  Ce  qui 
sera  essayé,  ce  qui  réussira  en  Louisiane,  cette  sœur  américaine 
de  la  France,  aura  grande  chance  de  s'acclimater  chez  nous.  11 
n'existe  pas  entre  les  Américaines  du  Sud  et  les  Françaises  de 
ces  ditîérences  fondamentales  qui  tiennent  pourainsi  dire  au  tem- 
pérament et  qui  ne  peuvent  se  détiuir.  (juoiqu'on  les  sente  si  bien. 
Exemple  :  A  New- York  une  conférencière  parle  éloquemment 
de  Jeanne  d'Arc,  en  souteiiaut  qu  il  n'y  eut  aucun  mystère  dans 
l'histoire  de  la  l*ucelle,  saut  l'éternel  mystère  du  génie  militaire 
transcendant  et  que  ce  fut  l'accident  du  sexe  qui  seul  l'empèclia 
d'être  estimée  à  l'égal  de  Napob'on  par  un  peuple  rempli  (h»  pré- 
jugés masculins,  —  «  Nou,  sé'crie  un  de  uos  compatriotes  qui  se 
trouve  parmi  les  auditeurs,  non.  jamais  les  Américains  et  les 
Français  ne  s'acc(»rdert»ut  sur  les  femmes!  »  — Cette  anecdote  si 
caractéristique  m'aété  racontée  par  \V.  (î.  Brownell.  ([ui  savait  pour 
sa  part,  ayant  habité  Paris,  combien  la  figure  idéale  de  Jeanne 
d'Arc  plane  au-dessus  de  tous  les  conqué'raus.  11  l'a  mise  dans 
ses  Frent/i  Traits,  pénétrant  essai  do  critique  comparative  qui 
fourmille  d'idées  originales  et  où  un  Américain  fortement  imbu 
des  procédés  de  Taine,  ncnis  révèle  l'Ann-rique  encore  mieux  peut- 
être  qu'il  ne  nous  fait  connaître  à  elle,  car  les  demi-erreurs  sur 
notre  compte  ne  manquent  pas  à  côté  de  nombreuses  vérités; 
mais  elles  sont  ingénieuses,  elles  assaisonnent  l'ouvrage  d'un 
grain  de  paradoxe  très  piquant.  Tout  le  monde  en  France  de- 
vrait lire  French  Traits  et  méditer  les  leçons  indirectes  qu'un 
étranger  nous  donne. 

VI.    —    DISCUSSION    DU    SUFFRAGE   FÉMININ 

J'arrêterai  ici,  sans  avoir  épuisé  le  sujet,  bien  loin  de  là,  ces 
renseignemens  sur  la  condition  des  femmes  aux  États-Unis.  11 
me  resterait  beaucoup  à  dire  et  je  montrerai  peut-être  un  jour 
comment  l'organisation  de  la  famille,  si  dilTérente  de  la  nôtre, 
contribue  au  développement  de  caractères  qu'il  ne  nous  est  pas 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

facile  do  comprendre  on  France,  où  tout  a  été  si  longtemps  réglé, 
hiérarchisé.  L'instinct  social  est  ce  qui  chez  nous  frappe  le  plus 
les  Américains  (1),  comme  étant  l'opposé  de  leur  trait  principal, 
l'individualismo. 

Pour  que  mes  notes  fussent  complètes  il  faudrait  aussi  placer 
auprès  des  femmes  sérieuses  qui  dans  chaque  ville  travaillent 
conscienciousoment  à  créer  l'avenir  colles  qui  ne  so  soucient  que 
de  représenter  ce  qu'on  appelle  par  excellence  <(  le  monde  »  et 
pour  qui  l'Amérique  est  le  paradis  de  leur  sexe,  un  paradis  sans 
oll'orts  et  sans  sacrifices.  Mais  j'ai  étudié  très  peu  celles-là. 
Gomment  oserait-on  du  reste,  après  M.  Paul  Bourget,  revenir 
sur  l'idole  (|ui  passe  de  son  palais  de  Madison  ou  de  Fifth  Avenue 
à  un  cottages  de  Newport,  lequel  n'a  de  simple  que  le  nom,  pour 
aller  finir  la  saison  dans  les  montagnes  du  Berkshire  chantées 
jadis  par  plus  d'un  poète  et  que  la  mode  réduit  aujourd'hui  à 
servir  de  cadre  aux  prouesses  du  sport  :  courses,  })olo,  lawn- 
tennis,  défilés  d'équipages?  Les  premiers  chapitres  à' Outre-Mer 
nous  donnent  de  ces  choses  un  tableau  plein  de  vie  et  de  couleur 
tracé  par  le  peintre  qui  a  le  mieux  rendu  toutes  les  modernités 
de  mœurs  et  de  sentimens.  Je  ne  sais  si  l'Amérique  a  compris  le 
bien  que  lui  ont  fait  aux  yeux  de  l'Europe  entière  les  critiques 
mêmes  de  M.  Paul  Bourget.  La  vue  d'ensemble  vraiment  énorme 
qu'il  se  proposait  de  prendre  ne  lui  a  pas  permis  de  s'arrêter  aux 
détails,  mais  il  laisse  à  ses  lecteurs  une  ineffaçable  impression  de 
la  puissance  de  volonté  souveraine,  de  la  robuste  santé  morale  dont 
peut  se  vanter  l'Amérique;  et  ses  portraits  de  beautés  profession- 
nelles font  entrevoir  sous  tels  défauts  impossibles  à  nier  des 
trésors  d'énergie,  d'activité  physique  et  intollectuelle  que  devraient 
envier  les  simples  mondaines  d'Europe.  J'ai  remarqué  partout 
le  goût  passionné  que  presque  sans  exception  les  Américaines 
«nt,  non  pas  seulement  pour  les  exercices  en  plein  air  qui  servent 
de  prétexte  comme  autre  chose  à  la  coquetterie  et  à  la  vanité, 
mais  encort;  pour  la  nature  dans  ses  parties  les  plus  sauvages, 
pour  le  retour  temporaire  aux  rudesses,  à  la  simplicité  de  la  vie 
primitive.  L'été,  rien  ne  leur  plaît  davanlage  que  de  camper  ici 
ou  là  en  pleine  solitude  agreste  devant  de  beaux  sites.  L'une 
d'elles  me  disait  : 

—  ]Noiis  a\(ius  passé  un  temps  délicieux  dans  les  Adirondacks. 
Je  couchais  à  la  belle  étoile,  et  nous  allions  d'un  lac  à  l'autre 
avec  nos  guides,  dont  les  canots  sont  ce  que  je  préfère,  après  les 
gondoles  de  Venise. 

M)  Erev.ch   Traits,  h\-  AV.-C.  BrowncU;   New-York.  1893. 


CONDITION    nn    I.A    FKMMT    AIX    KTATSLMS.  'I!)3 

Une  leltrt'  sur  le  luT'iut^  ton,  qui  m'a  été  écrite  dos  monlagncs 
du  Maiuo,  iiu^atre  lune  des  personnes  les  plus  dignes,  les  plus 
posées  qui  se  puissent  imaginer,  arpentant  les  forêts,  sautant 
de  pierre  en  pierre,  comme  un  gamin,  le  long  des  ruisseaux  où 
elle  péchait  la  truitf,  et  ilormant  en  pK'in  air,  l'ile  aussi,  sous  dos 
couvertures.  '<■  Trop  lu-ureuse  quand  une  bonne  averse  n'arrosait 
pas  mon  sommeil!  ("/était  enchanteur,  ces  réveils  à  Tauhe  :  j  ou- 
vrais les  yeux  p»mr  voir  le  eiid  \  iolet  à  travers  l'épais  feuillage 
des  hêtres  et  les  lueurs  t)rani:('es  de  notre  feu  de  hivouac.  »  Tout 
cela  sonne  juste  et  aucune  prétention  nu)rbide  ne  résisterait,  je 
crois,  à  un  pareil  régime.  Les  anu)u reuses  du  plein  air  et  de  la 
nature  se  préoccupent  fort  i»eu  généralenu'ut  île  la  question 
du  sutTrage. 

Au  surj)lus  où  en  est  cette  i|ueslion  d  un  intérêt  prinH)rdial? 
il  importerait  de  le  savoir,  car  si  le  droit  de  voter  est  accordé 
aux  femmes  dans  une  partie  ilu  monde,  (juelle  quelle  soit,  il 
s'imposera  partout  peu  à  peu,  et  une  révolution  dont  on  no  sau- 
rait calculer  les  conséquences  devra  s'ensuivre,  modiliant  j)ro- 
fondément  les  mœurs  sociales.  Beaucoup  de  journaux,  trop 
pressés,  signalent  déjà  la  chose  comme  faite,  parce  (|ue  l'Ouest, 
plus  audacieux  (jue  le  reste  de  1  Amérique,  a  tenté  rexpérience  ; 
mais,  en  réalité,  on  en  est  encore  à  la  discussion.  Les  meilleurs 
esprits  forment  deux  camps  qui  soutiennent  le  pour  et  le  contre 
avec  une  grande  abondance  dargumens.  Je  ne  crois  pas  qu'on 
puisse  lire  rien  de  plus  instructif  à  ce  sujet  que  les  récens  dé- 
bats entre  le  sénateur  Hoar  et  le  docteur  Buckley(l).  Ils  m'ont 
paru  résumer  tous  les  autres.  Le  sénateur  Hoar  est  de  l'avis  de 
John  Stuart  Mill,  avec  lequel,  dit-il,  se  trouvaient  d'accord  le 
penseur  Emerson,  le  poète  Whittier  et  Lincoln  lui-même:  il  veut 
que  l'on  marche  résolument  dans  la  voie  ouverte  par  Lucy  Stone 
et  suivie  par  Mrs  Ward  Ilowe,  que  la  femme  soit  appelée  à  prendre 
une  part  active  aux  atlaires  du  pays  et  devienne  éligible  à  tous  les 
emplois.  De  fait,  elle  aih^jà  le  pied  à  l'étrier  de  la  politique.  A'est- 
ce  pas  une  fonction  politique  comme  une  autre  celle  dont  s'acquitte 
dans  les  hôpitaux,  après  s'être  distinguée  au  temps  de  la  guerre 
pour  le  service  des  ambulances,  Mrs  Clara  Barton,  la  grande 
organisatrice,  avec  Mrs  J.  Ware,  du  régime  pénitencier  pour  les 
femmes?  I]t  Mrs  Léonard,  leur  émule  dans  les  mêmes  œuvres, 
une  puissance  elle  aussi,  n'a-t-elle  pas  maintes  fois  voté  comme 
membre  du  Conseil  d'administration  des  asiles  d'indigcns  et 
d'aliénés  dans  le  Massachusetts?  Et  Mrs  Haie,  dont  la  bienfai- 

(1)  The  right  and  erpedienc/j  of  woman  suffrage,  August  1894  :  The  Cenlury 
ifonthly  Magazine. 

JOME  cxsx.  —  189o,  38 


o94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

saute  inlluence  eut  pour  théâtre  la  maison  des  fous  à  Worcester, 
un  établissement  de  1  ^]tat  comprenant  mille  pensionnaires?  Et 
tant  de  femmes,  qui  tiennent  entre  leurs  mains  les  rouages  de 
rinstruction  supérieure,  dira-t-on  qu'elles  n'ont  pas  été,  qu'elles 
ne  sont  pas  encore  au  pouvoir?  Mieux  vaudrait  le  reconnaître 
franchement  et  s'assurer  le  concours  de  toutes  leurs  pareilles 
dans  ces  devoirs  publics  qu'elles  savent  si  bien  remplir.  Les  lé- 
gislateurs prétendent  être  tout  prêts  à  leur  accorder  le  suffrage, 
pourvu  qu'une  majorité  le  réclame;  mais  ceci  équivaut  à  un 
refus.  Jamais  les  femmes  ne  revendiqueront  en  majorité  aucun 
droit:  ce  n'est  pas  ainsi  qu'elles  ont  depuis  vingt-cinq  ans  fait 
tant  de  conquêtes,  dont  l'une  des  plus  considérables  est  le  pri- 
vilège d'administrer  elles-mêmes  leurs  propres  biens.  Les  femmes 
en  masse  sont  toujours  hésitantes  devant  les  réformes  :  qu'on  se 
passe  donc  de  l'avis  des  timides!  Celles  qui  ne  se  soucient  pas  de 
voter  seront  libres  de  s'abstenir. 

Ainsi  raisonne  le  sénateur  Hoar,  plus  royaliste  que  la  reine, 
c'est  le  cas  de  le  dire.  A  quoi  le  docteur  Buckley  répond  assez 
judicieusement  : 

«  Peut-être  avant  de  modifier  la  loi  qui  écarte  la  femme  des 
affaires  publiques,  faut-il  réfléchir  que  d'un  trait  de  plume  on 
changera  entièrement  la  nature  des  relations  entre  les  deux  sexes 
telles  qu'elles  existent  depuis  que  le  monde  est  monde.  La  per- 
manence de  la  famille,  d'où  résulte  la  cohésion  de  la  société, 
dépend  de  certaines  différences  admises  une  fois  pour  toutes  entre 
le  masculin  et  le  féminin  :  le  premier  gouverne  d'un  commun 
accord.  Or  le  vote  est  l'expression  même  du  gouvernement.  Voter 
avec  intelligence  c'est  penser  et  agir  au  mode  impératif.  Pour 
devenir  votantes,  les  filles  devront  être  dressées  à  penser,  sentir  et 
agir  dans  le  même  esprit  que  les  garçons.  De  quel  côté  s'exercera 
la  contagion  de  l'exemple?  Est-on  autorisé  à  croire  que  les  femmes 
subissent  moins  que  les  hommes  les  effets  du  milieu,  qu'ad- 
mises aux  assemblées  politiques,  elles  ne  passionneront  pas  les 
débats,  qu'elles  resteront  inaccessibles  à  la  corruption?  »  Le  doc- 
teur Buckley  ne  se  permet  pas,  bien  entendu,  dans  ses  remarques 
aussi  respectueuses  que  modérées,  de  faire  ressortir  le  côté  un  peu 
chimérique  des  jugemens  portés  à  l'occasion  par  les  femmes  de 
son  pays  sur  la  nature  masculine  en  général;  mais  j'ai  déjà  dit,  je 
crois,  combien  leur  ignorance  plus  ou  moins  volontaire  sous  ce 
rapport  est  faite  pour  nous  étonner,  nous  autres  Françaises,  mieux 
renseignées  apparemment.  Il  s'ensuit  un  optimisme  qui  ravit 
leurs  maris,  leurs  frères  et  leurs  amis,  comme  la  preuve  d'une 
virginité  d'âme  à  laquelle  les  Américains  tiennent  par-dessus 


CONOiriON    DE    LA    FK.MMK    AUX    i;rATS-lN[S,  .'19,') 

(ont.  >i  peu  tiilravt'i'  dans  ses  actes  que  suit  chez  eux  la  jeune 
lille.  Cette  sorte  d  ii;norance,  convenue  ou  non,  j)ermet  aux 
femmes  de  porter  le  langage  des  anges  au  milieu  des  brutales 
mêlées  humaines.  Mais  si  elles  descendaient  une  bouiie  fois  dans 
la  poussière  de  Tarène,  que  feraient-elles  ele  ce  j)restige  de  l'inex- 
périence? que  deviendrait  la  ivoina/i/i/iess,  qui  est  K'ur  force?  Je 
crois  bien  que  le  docteur  Buckley  lance  discrètement  nn  trait 
railleur  à  ces  belles  utopistes  en  disant  quelles  croiraient  pou- 
voir du  jour  au  lendemain,  pour  jturilier  l'air,  fermer  tous  les 
Sd/oofn:,  le>  trijiols  et  les  mauvais  lieux,  sans  souci  de  la  libeité. 
Et,  en  admettant  que  la  femme  entre  résolument  diins  les  réalités 
de  son  nouveau  rôle.  (|u'elle  ac(|uière  tout  île  bon  I  expérience 
d  un  leader,  comment  associera-1-elle  ce  rôle  à  la  subordination 
de  réponse?  Les  divergences  politi(|ues  en  famille,  les  inévitables 
rivalités  multiplieraientles  cas  de  divorce  déjà  trop  nombreux,  et 
toute  cette  excitation  ne  serait  pas  de  nature  à  supprimer  le 
lléau  croissant  des  maladies  nerveu>es.  11  faudrait  (pi  ou  demandai 
surce  dernier  point  l'avis fornud  du  docteur  WeirMitchell,  connu 
à  Paris  et  à  Londres  comme  à  Philadelphie  pour  son  éminente 
spécialité,  laquelle  ne  lempèche  pas  d  écrire  des  poèmes  pleins 
d  imagination  d  ).  Me  rapfielant  le  soupir  significatif  qu'il  poussa 
lorsque  je  1  interrogeai  sur  les  ellets  de  la  culture  à  outrance 
appliquée  aux  cerveaux  de  femmes,  je  crois  prévoir  quelle  serait 
sa  réponse.  Mais  à  quoi  bon  en  somme  appeler  les  nnîdecins,  les 
logiciens  et  les  moralistes  à  la  rescousse  du  bon  sens?  L'AnK';- 
rique  compte  avant  tout,  pour  que  les  réformes  n  aillent  ni  trop 
loin  ni  trop  vite,  sur  la  sagesse  des  femmes  elles-mêmes.  Cette 
sagesse  les  a  préservées  jusqu'ici  des  excès  du  parti  féministe 
proprement  dit  tel  qu  il  se  manifeste  depuis  peu  en  Angleterre;  elle 
a  empêché  le  périlleux  antagonisme  des  deux  sexes,  les  hommes 
laissant  habituellement  aux  femmes  le  soin  de  combattre  certaines 
illusions  de  femmes. 

Et  elles  s'en  acquittent  à  souhait.  J'ai  rencontré  chez  plusieurs 
directrices  de  collèges  le  plus  louable  souci  de  conjurer  le  dan- 
gei*  qu'entraînent  pour  les  étudiantes  léloignement  trop  complet 
de  la  famille  à  un  âge  qui  devrait  être  celui  de  l'application  aux 
devoirs  domestiques,  préludes  du  mariage.  C'est  une  femme  qui 
a  tourné  l'arme  du  ridicule  contre  ces  petits  phalanstères  comme 
il  en  existe  à  New-York,  formés  exclusivement  de  jeunes  filles 

(i)  Ce  genre  de  cumul  n'est  pas  aussi  rare  qu'ailleurs  en  Amérique  et  ne  nuit  ni 
au  poète  ni  au  médecin.  J'ai  entendu  le  D^  Weir  Mitchell  lire  lui-même  —  et  admi- 
rablement, —  devant  une  nombreuse  assemblée,  dans  un  club  de  Philadelphie,  son 
beau  drame  en  vers,  d'une  si  mâle  et  si  fière  inspiration,  Francis  Drake. 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

du  monde  qu'enlèvent  à  leur  milieu  naturel  de  prétendues  obses- 
sions philanthropiques  et  des  aspirations  très  vagues  vers  une 
plus  haute  féminitt',  le  tout,  étayé  par  certains  rêves  creux  d'entre- 
prise personnelle  et  par  la  curiosité  de  vivre  en  garçons  (1). 
Enfin,  sur  le  chapitre  du  suffrage,  elles  laissent  généralement 
li'iirs  partisans  nulles  déployer  plus  de  zèle  qu'elles  n'en  montrent 
elles-mêmes.  Quelques-unes,  —  et  de  celles  que  leur  supériorité 
semblerait  autoriser  aux  revendications,  — vont  jusqu'à  se  pronon- 
cer nettement  contre  un  droit  qu'elles  jugent  inutile  ou  intem- 
pestif. Détail  piquant  :  Mrs  Ware,  Mrs  Léonard,  dont  un  avocat 
empressé  invoquait  les  noms  à  l'appui  de  ses  argumens,  refusent 
de  faire  cause  commune  avec  lui.  Elles  trouvent  l'influence  de 
la  femme  beaucoup  plus  el'licace  sans  sufl'rage  et  sans  situation 
politique,  «  parce  qu'il  est  possible  ainsi  de  discuter  toutes  les 
grandes  questions  sur  la  base  de  leurs  seuls  mérites.   » 

La  crainte  de  se  rencontrer  dans  la  vie  publique  avec  un  ra- 
massis d'auibitieiises,  d'intrigantes  et  de  viragos,  politiciennes 
de  l'avenir,  qui  rivaliseraient  de  cupidité,  de  menées  basses  et 
tortu('us(^s  avec  certains  politiciens  du  présent,  contribue  autant 
que  tout  le  reste  ensemble  à  cette  réserve  de  bon  augure. 

Peut-être  néanmoins  le  mouvement  ne  se  laissera-t-il  pas 
toujours  contenir,  et  les  plus  prudentes  finiront- elles  par  être 
entraînées  bon  grtî  mal  gr(';  peut-être  la  Walkyrie  perdra-t-elle 
dans  le  combat  ses  armes  idéales  et  sera-t-elle  réduite  aux  coups 
de  poing  vulgaires,  cette  lance  de  lumière  et  ce  bouclier  de  jus- 
tice qu'elle  possède  aujourd'hui  jie  trouvant  plus  leur  emploi,  si 
l'égalité  proclamée  doit  supprimer  toute  chevalerie.  Evitons  les 
pronostics  en  cette  ère  d'atlranchissemens  précipités  et  de  sou- 
daines transformations.  Mon  but  était  simplement,  après  un  assez 
long  séjour  en  Amérique,  de  noter  quelques  grands  progrès  qui 
intéressent  le  monde  entier.  Ils  ont  été  accomplis  sans  fracas  par 
la  grâce  d'un  groupe  de  femmes  (pi'avec  admiration  j'ai  vues  à 
l'œuvre  et  trouvées  dignes  de  servir  de  modèle  à  foutes  les 
autres. 

Tu.   Bentzon. 

(1)  A  Bachelor  Girl,  par  Mrs  Harrison,  New- York,  lS9i. 


i.'iNnivmiAi.isMK  i:t  i/.vn M'.riiir.  80;) 

cacher  l'iiu-x  iLiMi'  ahimo.  luiiis  (|iii  l'y  mena  ilaiilant  plus  sùrc- 
nu'iil.  N'eul-oii  jeter  un  cou[)  dieil  dans  le  tiranic  intérieur  (|ui  se 
joue  derrière  le  poème?  Veut-on  voir  1»>  visage  de  l'homme  sous 
le  masque  du  In-ros.  et  tout  ee  qu'il  y  a  de  désespoir  sous  ce 
triom[)li(' apparent?  Ou'on  lise  sou  avant-dernier  éerit  intitulé  : 
Ditlit/nimbe  dr  Dioni/sos.  On  y  trouvera  le  passage  suivant  : 
»<  Maintenant,  seul  avec  toi.  don  Me  dans  mon  ])ropre  savoir,  entre 
cent  miroirs,  faux  devant  toi-même,  incertain  entre  mille  souve- 
nirs, fatigué  de  chaque  blessure,  refroidi  de  tous  les  givres,  égorgé 
dans  mes  propres  tilets.  cc^nnaisseur  et  hourreau  de  moi-môme! 
malade  qui  meurt  d'im  venin  de  xipenl.  prisonnier  qui  a  reçu 
le  lot  le  plus  dur.  je  travaille  courbé  dans  mon  propre  puits, 
enfermé  dans  mon  propre  moi  comme  dans  une  caverne,  je  me 
creuse  moi-même  et  je  suis  ma  propre  tombe,  impuissant,  raide, 
un  cadavre.  '  Cette  entière  confession  montre  assez  ce  que  cet 
orgueil  forcené  renferme'  de  misère  cachée  et  à  quelles  ténèbres 
aboutissent  les  plus  hardis  mineurs  de  la  pensée  lorsqu'ils  ont 
éteint  en  eux-mêmes  la  lumière  d(!  la  sympathie. 

Au  cours  de  cette  étude  j'ai  fait  ressortir  les  extraordinaires 
qualités  de  Nietzsche,  alin  que  Ton  mesure  la  profondeur  de  sa 
chute  à  la  hauteur  de  son  es[>rit. 

Ecrivain  de  premier  ordre,  moraliste  pénétrant,  penseur  pro- 
fond, satyrique  gtinial.  p(jèle  puissant  à  ses  heures,  ses  dons 
merveilleux  semblaient  l'appelerà  être  un  rél'ormafeui- bienfaisant 
de  la  pensée  pour  sa  gen<'ration.  Tout  a  été  englouti  dans  la  plé- 
thore du  moi  et  dans  la  folie  furieuse  de  l'athéisme.  Voilà  pour- 
tant celui  qu'une  fraction  de  la  jeunesse  se  propose  pour  modèle 
et  que  des  esprits  légers  citent  journellement  comme  le  pro[)liète 
de  l'avenir!  S'ils  ne  reculent  pas  devant  ses  conclusions,  qu'ils 
apprennent  du  moins  par  son  exem|ileoù  peuvent  mener  certaines 
pratiques  intellectuelles.  L'histoire  des  idées  n^orales  de  notre 
temps  accordera  sans  doute  à  Nietzsche  la  grandeur  tragique  d'un 
homme  qui  a  eu  le  courage  d'aller  jusqu'au  bout  de  son  idée,  et 
qui  a  donné,  par  son  suicide  spirituel,  la  plus  éclatante  démons- 
tration de  son  erreur.  Quant  à  Zarathoustra,  il  mérite  de  rester 
dans  la  littérature  comme  un  monument  unique,  puisqu'il  nous 
révèle  lame  de  l'athée  jusqu'au  fond.  On  ne  peut  que  plaijidre 
ceux  qui  y  chercheront  une  philosophie.  C'est  un  magnifique 
sépulcre  sculpté  en  marbre,  mais  un  sépulcre  qui  recouvre  —  le 
néant. 

Edouard  Scuuhé. 


DE  L'ORGANISATION 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


11(1) 

EXPÉDIENS    ET    PALLIATIFS 


Au  premier  problème  posé  :  —  Comment  faire  pour  conjurer 
la  crise  de  lÉlal  moderne?  et  ainsi  résolu  :  Organiser  le  suffrage 
universel,  —  s'ajoute  et  se  lie  un  second  problème,  dont  les  don- 
nées peuvent,  ou  doivent  même  être  formulées  ainsi  :  Comment 
organiser  le  suffrage  universel  ào,  telle  façon  que,  tout  en  restant 
universel  et  égal,  il  dégage  la  meilleure  représentation,  permette 
la  meilleure  législation,  et  assure  enfin  le  fondement  le  plus 
solide  qu'il  soit  possible  de  donner  à  l'Etat? 

Tant  que  ce  second  problème  n'est  pas  résolu,  le  premier  ne 
l'est  qu'à  demi  :  il  peut  l'être  scientifiquement,  philosophique- 
ment; il  ne  l'est  point  pratiquement  et  politiquement.  Or  il  nous 
faut  ici  une  solution  pratique  et  politique  ;  plus  encore  que  d'une 
doctrine,  nous  avons  besoin  d'un  texte  de  loi.  Cette  solution  po- 
litique, il  y  a  peut-être  un  moyen  de  la  trouver  et  sûrement,  si 

(1)  Voir  la  Revue  du  l^r  juillet. 


ORGANISATION    Or    SlFFIJAt.E    UNIVERSEL.  807 

le  nioYon  exîtte.  ce  ne  saurait  être  que  celui-ci  :  Repasser  un  à 
un  tous  les  systèmes  imaijfint's  depuis  qu'on  sest  aperçu  des  vices 
du  sulTrage  universel,  depuis  cinquante  ans  que  nous  l'avons;  les 
analyser  un  à  un  et  les  critiquer  par  rapport  à  chacun  des  termes 
énoncés,  en  se  souvenant  qu'il  ne  s'agit  pas  seulement  de  corriger 
ou  d'atténuer  tel  ou  tel  des  inconvéniens  du  sucrage  universel 
inorganique,  mais  bien  d'organiser  le  suffrage  universel;  de 
l'organiser  profondément  et  presque  au  sens  qu'a  le  mot  en 
biologie  ou  en  pliysiologie  ;  qu'il  ne  s'agit  pas  de  moins  que  de 
mettre  d'accord  l'institution  nationale  avec  la  r/e  nationale;  et,  en 
somme,  de  substituer  à  quelque  chose  de  très  simple,  mais  de 
mort-né,  quelque  chose  de  vivant,  mais  par  là  même  d'assez 
complexe. 

Ainsi,  le  chemin  est  tracé  :  aller  du  tout  simple  au  moins 
simple,  du  moins  simple  au  plus  compliqué,  et,  cependant,  prendre 
garde  que  si  aucun  de  ces  systèmes  ne  fournit  à  lui  seul,  sans 
doute,  la  solution  cherchée,  chacun  deux  ou  quelqu'un  d'entre 
eux  peut  apporter  un  élément  de  solution;  que  si  aucun  d'eux, 
sans  doute,  n'organise  le  sulTragr  universel,  plusieurs  d'entre  eux 
peuvent  quand  même  servir  à  l'organiser.  —  Nous  ne  verrons 
donc  guère,  au  début,  que  les  plus  timides  et,  par  conséquent, 
les  moins  eflicaces.  ceux  qu'on  appellerait  volontiers  des  expédiens 
ou  des  palliatifs;  mais,  s'ils  contiennent  quelque  parcelle  dont  on 
puisse  tirer  de  l'ordre  et  de  la  vie,  et  qui  soit  à  quelque  degré  un 
principe  d'organisation,  il  serait  dommage  de  la  perdre,  pour  les 
avoir  jugés  trop  vite  et  les  avoir  rejetés  trop  dédaigneusement. 

I.    —    EXPÉDIENS    COMPATIBLES    AVEC    LA    FOKME   ACTUELLE 

/"  L'Éducation  du  sucrage  universel. 

Ce  qui  vient  d'abord  à  l'esprit,  c'est  que  l'éducation  du  suf- 
frage universel  n'est  pas  faite  et  qu'il  faut  la  faire.  Là-dessus,  on 
n'hésite  pas;  on  ne  s'interroge  pas;  et  pourtant,  il  vaudrait  la 
peine  d'y  réfléchir  :  en  effet,  qu'est-ce,  au  juste,  que  de  faire 
l'éducation  du  suffrage  universel?  et  cette  éducation,  si  haute- 
ment désirable,  peut-on  ou  ne  peut-on  pas  la  faire?  et  à  supposer 
qu'on  l'entreprenne,  avec  quels  instrumens,  par  quels  procédés? 
On  en  voit  trois  ou  quatre  :  l'école,  la  presse,  les  associations  libres, 
enfin  une  sorte  à' auto-éducation,  —  l'électeur,  en  votant,  s'appre- 
nant  à  voter,  comme  c'est,  si  l'on  en  croit  le  proverbe,  en  forgeant 
qu'on  devient  forgeron. 

\u  école,  l'école  primaire,  de  la  ville  au  village.  Mais  qu'y  ensei- 
gnera-t-on?  La  lecture,  l'écriture,  les  quatre  règles  de  l'arithmé- 


808  HEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tique,  un  peu  d'histoire  et  de  géographie;  avec  cela  force  «  leçons 
de  choses  ».  Et  après?  Tout  homme  qui  sait  lire  est  un  homme 
sauvé  :  soit,  puisqu'on  nous  l'alTirme;  mais  tout  homme  qui  saura 
lire  saura-t-il  choisir  un  bon  député  ?  Quel  rapport  nécessaire  y  a-t-il 
entre  savoir  lire  et  savoir  voter?  Bien  peu  de  personnes  s'en  sont 
embarrassées,  et  l'on  a  eu  tôt  fait  do  les  traiter  d'  «  ignorantins  », 
d'  «  obscurantistes  »  ou,  ce  qui  dit  tout,  de  «  réactionnaires  ». 
On  est  parti  bravement,  et  généreusement,  eu  campagne.  Nous 
avons  découvert  et  expérimenté  une  folie  nouvelle,  la  folie  scolaire. 
Qui  niera  qu'il  y  eût  des  maisons  d'école  à  bâtir  et  des  communes 
à  pourvoir  de  maîtres  d'école?  Mais  pourquoi  cette  architecture? 
et  pourquoi  cette  apothéose?  Des  monumens,  partout  dos  monu- 
mens!  L'État  aidera  les  communes  à  jeter  l'argent  par  les  fe- 
nêtres, pourvu  que  los  fenêtres  aient  des  sculptures,  et  toujours 
plus  de  frontons  et  toujours  plus  de  devises!  Au  sommet,  en 
plein  ciel,  l'instituteur  transfiguré,  versant  sur  le  pays  des  torrens 
de  lumière.  Ce  n'est  plus  l'humble  fonctionnaire,  dont  l'utile  et 
modeste  office  était  de  faire  épeler  les  enfans.  C'est  une  espèce 
d'apôtre.  L'instituteur  primaire,  c'est  l'Homme  qui  forme  l'homme 
et  le  Citoyen  qui  prépare  le  citoyen. 

Afin  de  l'aider  dans  sa  tâche,  on  l'a  muni  d'un  vade-mecum 
ou  d'un  guide,  d'un  manuel  d'instruction  morale  et  civique. 
L'instruction  primaire,  en  général,  c'était  bien;  mais  un  enseigne- 
ment spécial,  moral  et  civique,  c'est  mieux.  Des  hommes  poli- 
tiques considérables  et  les  plus  populaires  de  nos  professeurs 
se  sont  mis  à  en  fabriquer  à  l'envi,  de  ces  petits  traités,  qui  de- 
vaient porter  au  loin  la  saine  doctrine.  Au  fond  des  Landes  ou 
de  la  Basse-Bretagne,  il  n'y  aurait  plus  désormais  un  seul  paysan 
qui  ne  sût  par  cœur  tous  les  articles  de  la  Déclaration  des  droits, 
chef-d'œuvre  de  l'esprit  humain  !  Nous  avions  déjà  des  soldats  de 
sept  ans  :  nous  allions  maintenant  avoir  des  citoyens  de  sept  ans, 
ferrés  sur  la  théorie  du  scrutin  non  moins  que  sur  le  manie- 
ment du  fusil.  Et  peut-être  les  avons-nous  eus,  peut-être  bien  les 
avons-nous,  ces  bataillons  de  jeunes  citoyens.  A  sept  ans,  ils  sont 
de  première  force  et  réciteraient  leur  manuel,  comme  le  parfait 
taleb  récite  le  Koran,  de  bas  en  haut  et  de  haut  en  bas,  de  droite 
à  gauche  et  de  gauche  à  droite,  à  l'endroit  et  au  rebours,  par  la 
tir,  et  le  commencement. 

Pendant  que  le  maître  les  tient  en  classe,  c'est  merveilleux  : 
avez-vous  lu  leurs  rédactions?  Mais,  à  treize  ans,  les  parens  les 
reprennent,  et  ils  s'en  vont  à  l'atelier  ou  à  la  charrue.  A  vingt  et 
un  ans,  quand  ils  atteignent  l'âge  électoral,  de  toutes  les  notions 
plus  ou  moins  abstraites  dont  on  leur  avait  gavé  la  mémoire,  il 
ne  reste  rien,  que  des  bribes  et  des  mots  n^^fragés,  qui  Uottent... 


om;AMSATio>   m    sriiiî  vtii:  iMVi-.usri..  SOM 

u  Ktcs-vcnis  r^ul)licain?  —  Oui,  monsieur,  je  suis  lôpnhiicain,  par 
la  grâce  île...  l'Auleurde  la  nature.  "  T-ar  eesl  eela,et  ee  n'esl  que 
cela;  un  catéchisme  qui  a  (.lêtrùnc  l'autre,  (jui  n'est  pas  mieux 
compris  et  qui  pénètre  moins.  C'est  cela  :  une  sorte  irinitiation 
religieuse,  faite  de  trop  i)onue  heure  et  qu'il  est  impossible  ou  très 
dillicile  de  défaire  ou  de  refaire  plus  tard.  Et  ce  caractère  religieux 
est  si  accusé,  qu'un  écrivain  anticN'-rical  et  franc-ma(:on  comme 
Bluntschli  a  projiosé  sérieusement  d  instituer,  vers  la  vingtième 
ou  la  vingl-cinquième  année,  une  fête  solennelle  de  la  «  conlir- 
mation  civique  ».  Tant  il  pensait  aussi  que  l'école  laissait  à  faire, 
ou  qu  il  y  avait  après  elle  des  perles  à  réparer;  que  le  citoyen  en 
exercice  n'était  plus  que  vaguement  l'apprenti  citoyen  ;  et  qu'entre 
treize  ans  et  vingt-cinq  les  vertus  de  l'éducation  subissaient  un 
iiKjuiétant  déchet  1 

L'école  ne  sutlit  donc  pas  :  l'inslruclion  primaire  ne  suffit 
pas.  môme  renforcc-e  d'une  instruction  civique  sur  manuels  spé- 
ciaux. Certes,  c'est  faire  quelque  chose  pour  l'améliora tiim  à 
venir  du  corps  électoral  que  de  réduire  le  nombre  des  illettrés, 
de  ceux  qu'en  Italie,  avec  un  sens  plus  lin  des  nuances,  on  nomme 
les  sans-alphabet,  analfdbrti;  car  c'est  quelque  chose  que  de  savoir 
lire.  Mais  ce  n'est  pas  assez,  et  même,  au  point  de  vue  politique, 
comme  d'ailleurs  à  tous  les  points  de  vue,  ce  n'est  pas  le  plus 
important.  Le  plus  important,  le  voici  :  Sachant  lire,  lira-l-on?  et, 
si  on  lit,  que  lira-t-on?  Et  nous  sommes  amenés  ainsi  à  rechercher 
ce  que  peut  la  presse,  ce  qu'elle  vaut  comme  second  facteur, 
comme  auxiliaire,  pour  l'éducation  du  suffrage  universel.  Elle 
peut  au  moins  autant  que  l'école.  .Mais  c  elle  peut  »,  en  ce  })oinl, 
signifie  «  elle  pourrait  ».  Elle  pourrait  inlinimcnt  si...  Si  elle 
n'était  pas  ce  qu'elle  est  devenue. 

Oui,  si  ceux  qui  l'ont  en  mains  l'eussent  voulu,  elle  eût  pu  mo- 
difier à  la  longue  et  façonner,  transformer  et  conformer  un  peu  le 
corps  électoral.  L'homme  reçoit  aisément  ses  pensées  et  ses  opi- 
nions toutes  faites.  La  presse  avait  donc  devant  elle  un  vaste 
champ  d'action  et,  dans  l'Etat  moderne,  un  grand  rôle  à  jouer,  un 
rôle  qui  faisait  d'elle,  autrement  que  par  figure  de  style,  une  puis- 
sance de  l'Etat...  C'est  cette  part  essentielle  dans  la  vie  et  dans  la 
direction  de  l'Etat  que  John  Stuart  Mill  revendiquait  pour  elle, 
quand  il  disait  "  qu'elle  avait  remplacé  le  Pnyx  et  le  Forum,  et 
que,  grâce  à  elle,  dans  le  régime  représentatif,  se  conservait 
comme  une  trace  de  démocratie  directe.  » 

Mais  ce  n'est  calomnier,  ni  injurier,  ni  dénigrer  personne  que 
de  le  reconnaître  sincèrement  :  nulle  part,  peut-être,  elle  n'a  été, 
en  tout  cas  elle  n'est  plus,  à  d'honorables  exceptions  près  et  sauf 
en  ce  qui  touche  le  patriotisme,  à  la  hauteur  de  sa  mission.  Nos 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

journaux  les  plus  sages  et  les  mieux  informés,  les  seuls  qui  aient 
du  poids  et  de  l'autorité  chez  nous  et  au  dehors,  ne  sauraient 
guère  contribuer  à  l'éducation  du  suffrage  universel,  parce  qu'ils 
ne  vont  pas  assez  avant  dans  le  peuple  ;  et,  aussi  bien  dans  ces 
journaux  mêmes,  que  de  questions  sDut  traitées  légèrement,  sans 
étude,  à  la  hâte  et  presque  au  pied  levé!  Que  de  formules  vides  de 
sens,  d'aphorismes  non  vérifiés,  de  préjugés  momifiés  en  phrases 
de  convention  !  que  d'oripeaux  et  de  «  clichés  »,  ou,  d'un  seul 
mot,  que  de  fétichisme  politique!  Pour  d'autres,  c'est  la  frivolité 
et  le  dilettantisme  mêmes  ;  ce  qu'on  appelle  «  Pesprit  »  et  ce  qu'on 
appelait  «  la  gauloiserie  »,  raffinés  et  tournés  en  un  «  parisi- 
anisme »  de  café  et  de  coulisses,  avec  un  reportage  impudent,  qui 
ne  respecte  ni  devoirs,  ni  droits,  ni  deuils,  ni  misères,  et  qui 
s'indigne  quand  il  se  trouve  encore  quelqu'un  qui,  ne  croyant  pas 
devoir  mettre  tout  le  monde  dans  ses  secrets  de  famille,  ose 
défendre  sa  porte  à  un  «  représentant  de  la  presse  ». 

Hàtons-nous,  du  reste,  de  l'avouer,  puisque  ce  n'est  que  jus- 
tice :  s'il  y  a  là  un  mal  qui,  invétéré  et  exaspéré,  se  changerait  en 
une  vraie  maladie  sociale,  la  presse  n'est  pas  seule  coupable,  et  le 
public  l'est  autant  qu'elle.  La  presse  sert  au  public  ce  qu'il  aime  : 
elle  a  tort  de  le  lui  servir,  mais  le  public  a  tort  de  l'aimer.  Voilà 
pour  les  péchés  capitaux  de  la  presse  :  le  manque  d'idées  et  de 
connaissances,  la  routinière  banalité  du  fond  et  de  la  forme,  la 
satisfaction  à  peu  de  frais,  la  course  au  renseignement,  exact  ou 
inexact,  la  précipitation  à  conclure,  l'habitude  de  trancher  en  tout, 
la  tendance  à  entraîner  l'opinion  publique  et  à  la  dévoyer  sur  des 
sujets  qui  ne  sont  pas  matière  d'opinion  publique,  le  penchant  à 
la  suspicion  et  la  complaisance  au  scandale.  On  ne  veut  rien  dire 
de  plus,  ni  faire  môme  l'allusion  la  plus  voilée  à  certaines  pra- 
tiques :  nous  ne  parlons  ici  de  la  presse  qu'en  tant  qu'agent 
d'éducation  pour  le  suffrage  universel. 

Mais  il  est  une  observation  d'une  portée  plus  générale  et  qu'on 
ne  peut  pas  ne  pas  faire.  Puissance  ou  non,  la  presse  est  un  pro- 
duit de  ce  siècle.  Or,  économiquement,  qu'est-ce  qui  donne  à  ce 
siècle  sa  physionomie  entre  tous  les  autres?  C'est  qu'il  a  vu 
baisser  les  prix,  s'étendre  le  marché,  diminuer  la  qualité,  s'accroî- 
tre le  goût  et  le  besoin  de  gagner.  A  tous  égards,  la  presse,  dont 
il  s'est  plaint  parfois,  est  son  sang  et  sa  fille.  A  mesure  que  le 
prix  des  journaux  a  baissé,  leur  clientèle  s'est  étendue;  à  mesure 
que  la  presse  est  apparue  comme  un  instrument  de  lucre  ou  de 
spéculation,  on  ne  lui  a  plus  guère  assigné  pour  but  que  de  ga- 
gner. La  préoccupation  de  «  l'affaire  »  a  dominé,  puis  absorbé, 
jusqu'à  ce  qu'elle  achève  un  jour  de  l'étouffer,  la  préoccupation 
doctrinale.  En  même  temps  et  d'un  autre  côté,  à  mesure  que  le 


OUi.AMSWION     l>r    SlFFKVtir    IMVKHSET..  Slt 

public  sVtend^ll.  la  qualité  de  la  presse  desceiulait  à  cette  mé- 
diocrit»'  qui  est  le  lot  et  comme  la  loi  des  foules.  Ce  n'est  pas  la 
presse  qui  a  élevé  le  publie  jusqu'à  elle, c'est  le  public  qui  a  attiré 
la  presse  jusqu'à  lui.  Elle  n'a  pas  haussé  le  public  à  un  sou  jus- 
qu'à une  politique  raisonnée  et  consciente  :  elle  s'est  contentée 
de  jeter  à  tout  le  public  inditréremnient  sa  pâture  quotidienne  de 
politique  à  un  sou.  Ne  pouvait-elle  pas  comprendre  et  pratiquer 
autrement  son  rôle?  C'est  une  grande  question, mais  po^r  toutes 
ces  raisons,  ce  (|u'il  y  a  de  sur,  c'est  que  la  presse  n'a  pas  fait 
l'éducation  du  sutTrage  universel  et  que,  pour  la  faire,  il  lui  fau- 
drait elle-même  se  refaire  du  tout  au  tout. 

Outre  l'école  et  la  presse,  il  y  aurait  encore,  pour  faire  cette 
éducation.  les  associations  libres.  Et  à  la  vérité,  elles  ne  man- 
quent pas.  mais  elles  ne  sont  ni  assez  nombreuses  ni  assez  sui- 
vies. (Juelques-unes  ont  di'jà  tenté  et  accompli  d'excellente  be- 
sogne, mais  plutôt  en  vue  de  l'instruction  géné'rale  que  de 
l'éducation  politique,  et,  on  le  répète,  l'une  ou  l'autre,  ce  n'est 
pas  tout  un.  Peut-être  ne  s'y  essaieraient-elles  pas  sans  danger;  et 
le  danger,  pour  une  société  qui  vcnidrait  travailler  à  l'éducation 
du  suffrage  universel,  serait  de  devenir  la  chose  d'un  politicien  ou 
d'un  groupe  de  politiciens,  lesquels  ne  la  regarderaieni  que 
comme  un  outil  à  pétrir  sous  leurs  doigts  la  pâte  électorale. 
Deux  ou  trois  grandes  associations  ont  à  peu  près,  quant  à  pris- 
sent, échappé  à  ce  péril,  mais  on  voit  bien  les  grippeminauds 
qui  les  guettent.  Alors,  elles  seraient  perdues  pour  le  bien  à  l'aire, 
l'éducation  et  non  la  captation  de  la  liberté  ou  du  droit  politiques; 
elles  ne  seraient  plus  —  et  la  plupart  des  autres  en  sont  là  —  que 
de  pures  ou  d'impures  boutiques,  hypocrites  succursales  de  co- 
mités, dont  l'éducation  du  suffrage  est  le  moindre  souci  et  qui 
ont,  au  contraire,  un  intérêt  certain  à  ce  que  cette  éducation,  tant 
prônée  par  eux,  se  passe  en  belles  paroles,  mais,  venant  aux  actes, 
à  ce  qu'elle  ne  soit  jamais  faite. 

Reste  enfin  le  sutfrage  universel  auto-didacte,  V auto-éducation 
du  suffrage  universel,  en  laquelle  lame  noble  et  quelque  peu 
naïve  de  John  Stuart  Mill  a  professé  une  foi  si  touchante,  et  si 
ruinée  en  nous  par  l'expérience.  Mais  quel  gaspillage  de  temps  et 
de  peine!  quels  tàtonnemens  et  quelles  malfaçons,  si  l'on  devait 
tout  tirer  de  soi-même,  s'instruire  sans  maîtres,  à  la  sueur 
de  son  front,  et,  à  chaque  fois,  réinAcnter  son  art!  Depuis 
que  l'humanité  se  connaît,  elle  ne  s'est  appliquée  qu'à  cela  :  à 
devenir  forgeron  autrement  qu'en  forgeant  et  quand,  pour  le 
devenir,  il  lui  en  eût  coûté  un  trop  dur  effort,  la  lassitude 
l'a  prise;  —  et  elle  n'a  pas  forgé.  Au  surplus,  et  quoi  qu'il 
en  soit,  il  y  a  cinquante  ans  que  nous  votons,  et  votons-nous 


812  REVIE    DES    DEIX    >[r»Nr)ES. 

«   mieux    »,    savons-nous    mieux    voter    qu'au    premier    jour? 

Et,  d'autre  part,  toute  éducation,  même  dite  mutuelle,  sup- 
pose quelqu'un  qui  veuille  bien  enseigner  et  quelqu'un  qui  veuille 
bien  apprendre.  Dans  l'égalité  absolue,  l'éducation  est  impossible; 
et  qui  se  résignera  à  apprendre?  qui  se  dévouera,  —  ou  se  ris- 
quera, —  à  enseigner?  Où  sont  les  influences  sociales?  les  in- 
fluences fixes  et  sûres,  colles  qui  s'exerçaient  d'elles-mêmes,  taci- 
tement et  de  proche  en  proche,  par  le  seul  fait  de  la  position 
acquise?  Où  est  la  «  hiérarchie  sociale  »?  Qui  donnera,  et  qui 
recevra  un  conseil?  Qui  l'ofl'rira,  et  qui  le  demandera?  Qui  l'ap- 
portera, et  qui  le  supportera?  Il  n'y  a  plus  que  des  électeurs: 
tout  citoyen  est  électeur,  tout  électeur  est  souverain,  tout  sou- 
verain se  gouverne  et  gouverne  à  sa  guise  ;  nul  n'est  plus  souve- 
rain, plus  électeur,  plus  citoyen  que  nul  autre,  et  comme  nul 
autre  n'a  à  apprendre,  nul  non  plus  n'a  à  enseigner. 

Au  résumé,  si  l'éducation  du  sutîrage  universel  doit  faire 
l'objet  de  tous  nos  vu^ux,  ni  l'école  seule,  ni  la  presse  seule,  ni, 
seules,  les  associations  libres,  ni  le  suff"rage  universel,  se  déve- 
loppant et  s  éclairant  par  sa  force  intrinsèque,  ne  peuvent  l'entre- 
prendre avec  chance  de  succès.  Réunies,  l'école,  la  presse  et  les 
associations  libres  y  arriveraient-elles,  que,  les  générations  se 
succédant,  l'œuvre  serait  sans  cesse  à  recommencer.  Et  persévérât- 
on,  recommençât-on  toujours,  que  ce  ne  serait  pas  encore  assez. 
Le  sufTrage  universel,  amendé  par  l'éducation  et  fait  par  elle  plus 
viril,  serait  préférable,  incomparablement,  à  ce  suffrage  universel 
brutal,  enfantin  et  barbare:  mais,  encore  et  toujours,  le  môme 
problème  s'imposerait,  et  encore  et  toujours  s'imposerait  la  même 
solution.  «  Élever  »  le  sufl'rage  universel  ne  dispenserait  pas  de 
l'organiser.  L'éducation  du  suffrage  universel  rendrait  vraisem- 
blablement plus  facile,  mais  à  peine  moins  urgente  et  ne  rendrait 
pas  moins  nécessaire  l'organisation  du  sufl'rage  universel  ;  et 
celle-ci  demeurerait  supérieure  à  celle-là,  d'autant  que  le  corps 
vivant  est  supérieur  à  de  la  matière  dégrossie. 

2"  Le  rolp  obligatoire. 

Une  deuxième  plaie  du  suffrage  universel  inorganique,  c'est 
le  grand  nombre  des  abstentions.  Elles  atteignent  des  proportions 
telles  qu'on  a  pu  voir  des  Chambres  ne  représenter  certainement 
qu'une  minorité,  par  rapport  au  total  des  électeurs  inscrits.  Pour 
nous  en  tenir  au  passé,  les  statistiques  officielles  déclarent,  aux 
élections  d'octobre  1889  (et  l'on  se  rappelle  combien  à  ce  moment 
les  passions  politiques  étaient  montées  et  combien  la  lutte  était 
vive)  une  moyenne  de  76,6  votans  pour  100  électeurs  portés  sur 


itju;  \Ms  vTinN  nr  siffr  M.r  iNrvr.nsrT.. 


81  n 


les  listes,  soit^rôs  «Tun  quart  il  abstentionnistes,  quel  que  puisse 
t^tre  le  motif  tle  l'abstention  ou  île  l'absence,  lii  quart,  c'est  la 
movenue  ;  mais,  ilans  plusieurs  ilépartemeus,  lecliitTre  îles  absten- 
tions dépasse  sensiblement  le  tiers.  Dans  quelques-uns,  il  anixc 
presque  à  la  moitié  îles  électeurs  inscrits. 

Depuis  IS81K  l'inililterence,  le  détachement,  n'ont  fait  encore 
qu'augmenter  et  l'on  peut,  par  la  simple  observation,  évaluer  à 
un  tiers  environ,  dans  la  plupart  des  eirconseriptions,  le  cbilVre 
des  abstentions  aux  élections  dernières.  Défalque/  les  bulletins 
blancs,  les  bulletins  nuls,  les  votes  fantaisistes  :  il  reste  un  député 
élu  par  la  moitié.  j)lus  un,  de  moins  des  deux  tiers  des  électeurs 
inscrits.  — c'est-à-dire  par  moins  d'un  tiers.  —  c'est-à-dire  par  une 
minorité,  —  dont  il  faut  une  liction  un  peu  forte  pour  faire  une 
majorité,  la  majorité  et  môme,  dans  la  rbétori([ne  parlementaire, 
«  le  pays  ». 

Les  abstentions  creusent  donc  et  minent  eu  (|uelque  sorte  la 
plupart  des  élections  :  elles  condamnent  les  majorités  à  n'être 
que  des  apparences  et  les  Chambres,  que  des  fantômes.  Et  non 
seulement  elles  réduisent  à  des  minorités  les  prtHendues  majo- 
rités; non  seulement  elles  restreignent  à  l'excès  la  quantité  des 
électeurs  réellement  représentés,  mais  elles  ont  une  détestable 
action  sur  la  qualité  des  repré'senlans,  et  de  contre-coup  en 
contre-coup  elles  détériorent  toute  la  politique.  Car  si,  suivant 
un  mot  aussi  juste  cpie  piquant,  ce  sont  toujours,  à  la  guerre,  les 
mêmes  qui  se  font  tuer,  ce  sont  toujours,  aux  élections,  les  mêmes 
qui  ne  se  font  pas  tuer,  pour  cette  raison  péremptoire  qu'ils  ne 
répondent  pas  à  l'appel.  Oui.  ce  sont  toujours  les  mêmes  et,  par 
malheur,  ce  sont  toujours  les  plus  posés,  les  plus  rassis,  les  plus 
intelligens,  il  faut  le  dire  :  ce  sont  les  meilleurs,  d'où  il  .suit  que 
notre  sort  à  tous  dépend  des  moins  bons  ou  des  pires. 

Mais  qu'y  faire?  Traîner  aux  urnes  ces  rc'fraclaii'es  ou  ces  ré- 
calcitrans?  Décrc'ter  le  vote  (jbligatoire?  On  sait  des  législateurs 
amateurs  et  môme  des  législateurs  en  titre  qui  ne  reculeraient  pas 
devant  cette  extré-mité.  Tout  n'-cemment,  deux  propositions  por- 
tant obligation  de  voter  ont  été  soumises  à  la  Chambre,  l'une 
venue  de  la  droite,  et  l'autre  d'une  de  nos  gauches;  ce  qui  prouve 
au  moins  ((ue  le  fléau  de  l'abstention  n'épargne  aucun  parti.  Il 
sera  curieux  de  voir  ce  que  décidera  sur  ce  sujet  une  assemblée 
dont  chaque  membre  a,  chaque  jour  et  dix  fois  par  jour,  à  la 
bouche  ces  syllabes  sacrées  :  «  la  souveraineté  nationale  »,  puis- 
que, enfin,  si  je  suis  souverain,  le  premier  usage  que  j'aie  le  droit 
de  faire  de  ma  souveraineté,  c'est  précisément  de  n'en  pas  faire 
usage.  Un  souverain  qu'on  oblige  à  l'exercice  de  la  souveraineté 
a  «  un  supérieur  humain  »  et,  par  définition,  n'est  plus  un  sou- 


SI 4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vemin;  une  souveraineté  de  l'exercice  de  laquelle  on  ne  pourrait 
pas,  quand  il  plaît,  s'abstenir  et  qu'on  ne  pourrait  pas  au  besoin 
abdiquer,  n'est  plus  une  souveraineté;  c'est,  dans  le  langage  du 
droit  comme  en  logique,  une  servitude. 

Il  faut,  par  conséquent,  choisir  entre  «  le  vote  obligatoire  » 
et  ((  la  souveraineté  du  peuple.  »  Se  résout-on  à  passer  outre  et 
convient-on,  comme  nous  le  disons,  nous,  que  voter  n'est  ni 
l'exercice  d'une  prétendue  souveraineté,  ni  l'affirmation  positive 
d'un  prétendu  droit  naturel,  mais  une  commission,  une  charge  ou 
une  fonction  sociale,  conférée  par  l'Etat  au  profit  de  l'État,  l'ob- 
jection théorique  disparaît  en  partie,  mais  tout  n'est  pas  fini.  En 
effet,  quelle  sera  la  sanction?  Le  vote  est  obligatoire,  sous  peine... 
Sous  peine  de  quoi?  Nécessairement,  voici  quelle  sera  la  peine  : 
lorsqu'on  aura  négligé  de  voter  deux  ou  trois  fois  et  qu'on  aura 
reçu  deux  ou  trois  avertissemens,  après  s'être  vu  afficher  à  la  porte 
de  la  mairie,  on  sera  rayé  de  la  liste  électorale. 

La  belle  affaire  !  et  le  beau  sermon  que  fera  le  juge  à  ce  citoyen 
peu  zélé  :  «  Un  tel,  il  y  a  cinq  ans  que  vous  n'avez  voté.  Eh 
bien!  vous  ne  pourrez  voter  que  dans  cinq  ans,  quand,  par  la 
suspension  de  votre  devoir  électoral,  vous  aurez  appris  ce  que 
c'est  que  le  devoir  électoral  !  »  Et,  sans  cloute,  nous  sommes  si 
étrangement  faits  qu'un  tel,  qui  ne  votait  jamais,  sera  peut-être 
puni  et  soulTrira  peut-être  d'être  privé  de  suffrage.  Mais,  pour 
parler  de  pénalité,  ce  n'est  pourtant  pas  là  une  pénalité.  Que  si 
Ton  veut  de  vraies  peines,  des  peines  afflictives  (seront-elles  aussi 
infamantes?)  quelles  seront-elles?  L'amende?  la  pri«on  même? 
Alors  combien  d'amende?  et  combien  de  prison?  Un  franc,  — 
comme  dans  le  canton  de  SchafFouse?  Deux  francs,  —  comme 
dans  Saint-Gall?  De  un  à  trois  francs,  avec  réprimande,  et  vingt 
francs,  en  cas  de  récidive  dans  les  six  ans,  —  comme  en  Belgique? 
Et  justement,  la  Belgique  vient  de  faire,  en  grand,  une  application 
du  vote  obligatoire.  Mais,  ainsi  que  le  remarquait  un  des  rappor- 
teurs, «  ce  principe  de  l'obligation  existe,  du  reste,  dans  ses  lois. 
On  est  obligé  de  faire  partie  du  conseil  de  famille;  on  ne  peut  se 
soustraire  aux  fonctions  de  juré;  on  ne  peut  refuser  le  service  de 
la  garde  civique,  et  il  faut  participer  aux  élections  de  la  garde.  »  — 
L'argument  est  irrésistible,  pour  les  pays  qui  jouissent  encore  du 
régime  bourgeois  de  la  garde  civique.  Mais,  pour  les  autres,  qui 
ne  le  connaissent  plus,  ce  serait  s'exposer  à  quelque  ridicule  que 
d'instituer  la  salle  de  police,  «  les  haricots  »  du  suffrage  uni- 
versel; et  l'effet  obtenu,  quand  on  enverrait  réfléchir  les  citoyens 
trop  mous  ou  les  souverains  trop  fainéans  que  nous  sommes,  sur 
l'inconvénient  qu'il  yaà  dédaigner  la  souveraineté,  ne  serait  pro- 
bablement pas  celui  que  l'on  aurait  poursuivi. 


OIU.AMSVTION     m-    SIFFKAC.E    IM VF.RSF.L.  81.) 

Et  puis,  uy^-t-il  i>a>  abus  à  coiulure  de  lobli^^alion  de  faire 
partie  dun  eouseil  de  famille,  ou  de  robli^ation  de  remplir  les 
fouetions  de  juré,  ou  de  lobligation  de  sacquilter  du  >ervice 
militaire,  ou  de  loblitratiou  de  payer  l'impôt.  —  à  l'obligation  de 
voter?  Je  sais  toujours  à  qui  lou  doit  uonimer  un  conseil  de  fa- 
mille et  qui  peut  être  le  tuteur;  de  qui  j'ai  à  apprécier  les  actes 
que  l'on  incrimine  :  à  qui,  soldat,  je  dois  obéir,  et  à  qui,  contri- 
buable, je  di.is  verser  mou  argent;  mais,  électeur,  je  ne  sais  pas 
toujours  pour  qui  je  dois  et  puis  utilnnent  voter.  Lorsque  je  sors 
du   régiment,  j'en  sors  libéré  du  service;  lorsque  je  reviens  de 
chez  le   percepteur,  j'en  reviens   libéré  de  ma  dette  ;  lorsque  je 
reviens  du  scrutin,  je  n'en  reviens  pas  toujours  représenté.  Néan- 
moins m.'  contraindrez-vous  à  aller  perdre  mon  temps  pcuir  égarer 
ma  voix,  s'il  nv  a,  daveuture  (et  c'est  une  aventure  fréquente), 
aucun  dès  candidats  en  qui  j'aie  couliance?  Et.  à  défaut  de  l'acte 
utib',m'aslreindrez-vous  au  simulacre?  Devrai-je  faire,  de  par  la 
loi,  \v  ge>te  auguste  de  l'électeur?  —  Ombres  lamentables  et  la- 
mentables urnes  1  .   .  , 
Toutefois,  à  condition  de  ne  pas  s'accrocher  opiniâtrement  a 
«  la  souveraineté  du  peuple  ».    peut-être  serait-il,  un  jour,  pos- 
sible et  légitime  de  rendre  le  vote   obligatoire;  mais  seulement 
après  qu'on  aurait  assuré  à  tout  électeur  le  \o[c  ulilr.  Les  Belges 
eux-mêmes  n'ont  pas  superposé  le  vote  obligatoire   au  suffrage 
universel  pur  et  simple  et  complètement   inorganique.  Et  nous 
en  revenons  encore  au  même  point  :  que  de  tenter,  prcsenlcment, 
l'éducation  du  sullrage  universel  (iiA'élà.\A'n\  présentement,  l'obli- 
gation du  vote,  ce  sont  bien,  si  l'on  veut,  des  expédiens,  dont  le 
bénéfice  d'ailleurs  est,  prrsentrmcnl,  incertain;  mais  que  l'un  ne 
dispense  point  d'organiser  le  sulTrage  universel,  et  que  l'autre  est 
inacceptable,  à  moins  que  le  sutîrage  universel  n'ait,  avant  de 
l'admettre,  été  organisé.  Peut-être  aussi,  quand,  en  organisant  le 
suffrage  universel,  on  aura  rendu  le  vote  sûrement  utile,  pourra- 
t-on  faire  l'économie  d'une  contrainte,  et  sera-t-il  alors  inutile 
de  rendre  le  vote  obligatoire. 

II.  —  CUANGEMENS  SEULEMENT  DANS  LA  FORME 

De  ces  expédiens,  ou  de  ces  palliatifs,  l'éducation  du  suffrage 
universel  et  l'obligation  du  vote.  —  l'éducation  est  difficile  à 
faire,  elle  serait  constamment  à  recommencer  ;  —  l'obligation  est 
diflicile  à  imposer,  tant  que  l'utilité  du  vote  n'est  pas  garantie  à 
tout  électeur.  Mais  n'étaient  ces  difficultés,  ces  doutes  sur  l'effi- 
cacité de  l'éducation  et  sur  l'équité  de  l'obligation,  pour  l'éduca- 
tion, il  n'y  aurait  qu'à  l'entreprendre,  et  il  n'y  amême  pas  de  loi  à 


81G 


UEVfi:    DES    DELX    MONDES. 


faire;  pour  l'obligation,  il  y  aurait  à  faire  une  loi,  mais  si  le  prin- 
cipe en  peut  êlro  débattu,  si  l'opportunité  en  peut  être  contestée, 
cette  loi,  du  moins,  serait  faisal)le,  comme  l'éducation  le  serait, 
sans  toucher  au  suffrage  universel  tel  qu'il  est,  sans  y  rien  changer. 
L'éducation  du  suffrage  et  l'obligation  du  vote  sont  l'un  et  l'autre 
des  expédiens,  des  palliatifs  (jui  n'exigent  aucun  changement, 
même  dans  la  forme  actuelle  du  suffrage.  Il  yen  a  d'autres,  au  con- 
traire, qui  exigeraient  des  changemens  dans  la  forme,  et  quelques- 
uns,  des  changemens,  minimes,  il  est  vrai,  dans  la  substance  du 
suffrage  actuel.  Parmi  les  premiers  :  le  scrutin  de  liste  à  sub- 
stituer au  scrutin  d'arrondissement;  le  vote  public  à  substituer  au 
vote  secret;  la  limitation  des  dépenses  électorales  à  substituer  à 
la  liberté  de  ces  dépenses.  —  On  ne  dit  pas  que  tout  cela  doive  èira 
substitué  à  ce  qui  existe,  mais  seulement  qu'on  pourrait  Vy  sub- 
stituer, et  que  ce  sont  encore  des  expédiens  ou  des  palliatifs  pro- 
posés, lesquels  emporteraient  des  changemens  dans  la  forme  du 
suffrage  universel.  Ces  expédiens,  que  valent-ils?  Et  que  don- 
neraient ces  changemens? 

4°  Scrutin  de  liste  ou  scrutin  cl  arrondissement. 

C'est  une  question  qui  n'a  jamais  été  tranchée,  depuis  que  l'on 
procède  à  des  élections,  de  savoir  lequel  des  deux  modes  est  le  pré- 
férable: du  scrutin  de  liste  ou  du  scrutin  d'arrondissement.  Le 
scrutin  de  liste  a  ses  partisans,  mais  le  scrutin  d'arrondissement  a 
les  siens;  le  scrutin  de  liste  a  ses  adversaires,  mais  le  scrutin  d'ar- 
rondissement en  a  d'aussi  résolus  et  d'aussi  bien  armés.  Le  scrutin 
de  liste  a  ses  mérites,  mais  le  scrutin  d'arrondissement  n'est  pas 
sans  en  avoir  une  part;  le  scrutin  de  liste  a  ses  inconvéniens, 
mais  le  scrutin  d'arrondissement  n'en  a-t-il  point,  et  davantage  ? 
L'éloquence,  la  force  dialectique  qu'on  a  mises  à  soutenir  le  scru- 
tin de  liste  n'ont  d'égales  que  la  force  dialectique  et  l'éloquence 
qu'on  a  dépensées  pour  soutenir  le  scrutin  d'arrondissement. 
L'abondance  d'exemples  en  faveur  du  premier  ne  le  cède  pas  d'un 
seul  à  l'abondance  d'exemples  en  faveur  du  second.  Autant  pour 
l'un,  autant  pour  l'autre;  les  membres  les  plus  ingénieux  de  tous 
les  parlemens  qui  se  sont  succédé  se  sont  bornés  à  mieux  aimer 
les  uns,  l'un,  et  les  autres,  l'autre;  —  quelquefois  même,  tantôt 
l'un,  tantôt  l'autre. 

L'empressement  avec  lequel  on  a  quitté  le  scrutin  d'arrondis- 
sement pour  adopter  le  scrutin  de  liste  serait  incomparable  et 
décisif,  sans  l'empressement  avec  lequel  on  a  quitté  le  scrutin  de 
liste  pour  revenir  au  scrutin  d'arrondissement.  De  1789  à  187S, 
la  France  a  accueilli,  puis  rejeté,  une  douzaine  de  constitutions. 


OI{«i.\M>ATlt»N     Dl     SlKFliAt.i:    IMMltSll..  817 

et.  SOUS  toutes  ces%oiistilutions.  elle  a  fait  une  douzaine  de  fois 
le  voyage;  le  pendule  législatif  a  oscillé  une  douzaine  de  fois 
entre  le  scrutin  d  arronili>senKMit  et  le  scrutin  de  liste,  proclames 
ti»ur  à  tour  exécrables  et  supérieurs.  En  1~9{.  luninoniinal  ;  en 
lTi>:;.  la  liste;  en  ISll,  luninoniinal  :  en  ISIT.  la  liste;  en  ISîîO, 
1  uninominal  ;  en  l8iS.  la  liste  par  département  ;  en  18o2,  luni- 
nonunal  ;  en  1871.  la  liste;  en  I87'i,  l'uninominal;  en  1885,  la 
liste;  en  1889,  l'uninominal.  Et  de  même  hors  de  France.  Certains 
pavs.  comme  l'Italie,  qui  avaient  le  scrutin  de  liste,  l'ont  rem- 
placé par  le  scrutin  d'arrondissement  ;  mais  ils  avaient  eu  aupara- 
vant le  scrutin  d'arrt)ndissement,  qu'ils  avaient  remplacé  par  le 
scrutin  de  liste,  —  et  il  n'est  pas  bien  sûr  qu'ils  s'en  tiennent  là. 
Certains  pays,  comme  l'Angleterre,  les  Pays-Bas.  la  Belgique. 
l'Espagne,  ont  essayé  d'une  combinaison  des  deux  procèdes,  et 
ne  sen  sont  pas  trouvés  plus  mal.  —  ni  mieux.  Ainsi,  ni  l  infé- 
riorité ni  la  supéri(»rité  d'un  mode  de  scrutin  sur  l'autre  n'a  été 
catégoriquement,  irréfutablement  ilémontrée,  ni  par  des  raison- 
nemens.  ni  par  les  résultats. 

Les  partisans  du  scrutin  d'arrondissement  font  valoir  que, 
avecle  scrutin  de  liste,  c  il  est  impossible  que  les  électeurs  con- 
naissent tous  les  candidats.  »  Cela  est  vrai;  mais  est-il  vrai  que, 
avec  le  scrutin  d'arrondissement,  tous  les  électeurs  connaissent  le 
candidat?  —  Avec  le  scrutin  de  liste,  disent-ils,  le  comité  est 
tout-puissant,  au  chef-lieu  du  département;  et,  avec  le  scrutin 
uninominal,  le  comité-  n'est-il  pas  tout-puissant  an  chef-lieu  de  l'ar- 
rondissement?—  «  Le  scrutin  de  liste  favorise  le  mouvement  plé- 
biscitaire »  ;  mais  le  scrutin  uninominal  rentrave-t-il?et  ne  pour- 
rait-on pas  répondre  que.  plus  les  circonscriptions  sont  petites, 
plus  elles  sont  dans  la  main  et  à  la  merci  du  pouvoir  central? 
—  «  Le  scrutin  de  liste  favorise  des  coalitions  qui  révoltent  la 
conscience  publicjue,  et  c'est  la  nuaure  extrême  qui  impose  ses 
volontés.  -)  Et  en  quoi  le  scrutin  d'arrondissement  empêche-t-il 
les  coalitions,  ou  garde-t-il  de  la  chute  aux  extrêmes?  Mais  on 
ajoute  :  <  Par  le  scrutin  de  liste,  la  minorité  est  sacrifiée.  »  Ne 
l'est-elle  donc  pas  pur  le  scrutin  d'arrondissement? 

Les  partisans  du  scrutin  de  liste  répliquent  ;  «  Avec  le  scrutin 
d'arrondissement,  les  élections,  à  y  bien  regarder,  n'ont  point 
de  sens  politique,  ou  elles  en  ont  peu,  ou  elles  en  ont  moins 
qu'avec  le  scrutin  départemental  ;  elles  ne  déterminent  point 
de  courant  politique.  »  —  «  Tant  mienx  !  tant  mieux  !  s'écrient  les 
autres  :  avec  le  scrutin  uninominal  il  n'y  a  pas,  comme  vous 
dites,  de  courant  politique,  mais  il  n'y  a  pas  de  crues  subites  et 
de  débordemens  :  c'est  un  petit  flot  qui  coule  lentement,  mais 
sûrement;  qui  dort  un  peu,  mais  auquel  on  peut  sans  impru- 
TOME  cxxx.  —  1895.  52 


818  REVUE    DES    de:  X    MONDES. 

dence  confier  sa  barque.  »  Les  partisans  du  scrutin  de  liste 
reprennent  alors  :  <(  Mais,  avec  votre  scrutin  d'arrondissement, 
nous  n'aurons  jamais  que  des  choses  médiocres  et  des  hommes 
médiocres,  des  intérêts  et  des  députés  de  clocher.  »  —  «  Ce  sont  les 
intérêts  réels,  leur  ripostc-t-on  du  camp  opposé,  et  les  hommes 
médiocres  sont  les  hommes  pratiques.  Après  tout,  vous  en  avez 
usé,  du  scrutin  de  liste,  il  n'y  a  pas  longtemps  :  quels  hommes  si 
éminens  nous  a-t-il  donnés?  » 

«  Enfin  (et  c'est  le  coup  que  tenaient  en  réserve  les  défenseurs 
du  scrutin  de  liste),  enfin  1  le  scrutin  d'arrondissement  fausse 
l'esprit  même  du  régime  :  le  représentant,  avec  lui,  n'est  plus 
qu'un  commissionnaire,  qui  assiège  les  ministres  et  les  bureaux; 
si  bien  que  des  électeurs  aux  candidats,  des  comités  aux  députés, 
des  députés  aux  chefs  de  groupes,  et  des  chefs  de  groupes  aux 
ministres,  la  politique  n'est  plus  qu'un  marchandage.  »  Le  coup 
est  bien  lancé  et  il  porte,  mais  le  scrutin  d'arrondissement  n'en 
est  pas  frappé  à  ne  s'en  plus  relever  :  «  Commissionnaires  pour 
commissionnaires!  peuvent  encore  répondre  ses  apologistes  :  au 
lieu  de  commissionnaires  d'arrondissement,  vous  aurez  des  com- 
missionnaires de  département.  Le  régime  n'y  gagnera  rien,  et  les 
ministres  y  perdront;  car,  pour  n'être  plus  assiégés  par  un  seul 
député,  ils  le  seront  par  toute  une  députalion.  » 

S'il  n'y  avait  que  ces  raisons  pour  et  contre  le  scrutin  de  liste 
ou  pour  et  contre  le  scrutin  d'arrondissement,  il  semblerait  que 
leurs  avantages,  comme  leurs  inconvéniens  respectifs,  se  com- 
pensent et  que,  au  total,  ils  s'équilibrent  presque;  (jue  les  deux 
procédés  se  valent;  qu'on  est,  entre  eux,  dans  une  complète 
liberté  d'indiff'érence;  —  et  l'on  ne  s'expliquerait  pas  que  tant  et 
de  si  célèbres  orateurs  aient  prononcé  tant  et  de  si  longs  discours 
en  faveur  de  l'un  ou  de  l'autre.  Soit  en  faveur  de  l'un,  soit  en  fa- 
veur de  l'autre,  les  motifs  invoqués  sont,  en  général,  négatifs  : 
on  n'affirme  pas  la  supériorité  de  l'un  des  deux  modes  de  scrutin  ; 
on  nie  la  supériorité  de  l'autre  :  le  scrutin  de  liste  a  contre  lui 
ceci,  mais  le  scrutin  uninominal  n'a-t-il  pas  cela?  Et  les  critiques 
ou  les  reproches  qu'on  se  renvoie  de  l'un  à  l'autre  ne  manquent, 
ni  d'un  cùté  ni  de  l'autre,  de  fondement.  Mais,  tout  de  même, 
entre  le  scrutin  d'arrondissement  et  le  scrutin  de  liste,  il  n'y  a 
pas  égalité  parfaite,  et  si  l'on  considère,  comme  on  le  doit,  à 
quelles  fins  est  institué  le  suffrage,  le  scrutin  de  liste  a  sur  le 
scrutin  uninominal  une  supériorité  positive. 

Premièrement  —  le  droit  de  suffrage  est  institué  par  l'Etat  au 
profit  de  l'État,  qui  cherche,  dans  les  élections,  une  impulsion  et 
une  direction,  ou  une  indication,  pour  la  politique.  Par  suite,  plus 
l'impulsion    sera  énergique,  plus  la  direction  sera    ferme,  plus 


i 


<u;i.  \Ms\Tio.N   i>r  SI  Kiis  A(.i:  i  .mvi:i5si:i..  S1!> 

1  iDdioatioQ  sera  limite,  —  plus  le  scrutin  tournera  au  profit  de  1  Etat 
et  meilleur  sera  le  mode  employé.  Si  le  scrutin  de  liste  donne 
mieux  Oi'ttt'  impulsion,  cette  direction  ou  cette  indication,  il  ré- 
[>ond  mieux  à  la  première  lin  du  sullVage.  il  sert  mieux  1  Etat,  il 
vaut  mieux  que  le  scrutin  d  arrondissement. 

En  second  lieu,  —  le  droit  de  sulVrage  est  institué  pour  assurer 
à  tous  les  citoyens,  avec  la  meilleure  législation,  la  meilleure  re- 
présentation de  leurs  intérêts  les  plus  irénéraux.  Par  suite,  plus  il 
V  aura  de  citoyens  représentés,  mieux  ils  seront  représentés,  plus 
généraux  ou  moins  particuliers  seront  les  intéièts  représentés, 
meilleure  sera  la  représentation,  et  meilleure  la  législation.  — 
plus  le  scrutin  tournera  au  profit  commun  de  tous  les  citoyen^  et 
meilleur  sera  le  mode  em[doyé.  Si  le  scrutin  de  liste  donne  mieux 
cette  représentation  plus  générale,  cette  législation  inspirée  de 
plus  haut,  et  de  vues  moins  fermées,  il  répond  mieux  à  la  seconde 
lin  du  sutlrage,  il  sert  plus  de  citoyens,  et  sert  mieux  tous  les 
citoyens,  il  vaut  mieux  que  le  scrutin  d'arrondissement. 

Mais  ce  n'est  pas  tout.  Moins  la  division  électorale  sera  arbi- 
traire, plus  elle  respectera  la  géographie  et  l'histoire,  et  meilleur 
sera  le  mode  de  scrutin.  Or,  le  département  est  déjà  un  déc(ju- 
page.  arbitrairement  fait  sur  la  carte  de  France,  mais  l'arrondis- 
sement l'est  bien  plus,  et  la  circonscription  lest  bien  plus  encore. 
La  circonscription,  en  etlet.  n'a  de  base  que  dans  un  chiIVre  de 
population,  lui-même  arbitrairement  fixé  :  il  est  convenu  qu  il  y 
aura  un  député  par  100  000  habitans.  Mais  pourquoi  100000?  et 
pourquoi  i)rend-on  ces  100  000  habitans  ici  plutôt  que  là?  (^e  dé- 
coupage, opéré  arbitrairement,  du  territoire  en  circonscriptions 
électorales  se  prête  à  tous  les  calculs  et  à  toutes  les  combinaisons; 
il  renverse  ou  détruit  toute  relati(m,  tout  rapport  entre  la  force  ou 
l'importance  des  partis  dans  le  pays  et  leur  représentation  dans  le 
parlement,  comme  on  l'a  vu  en  Allemagne,  aux  élections  pour 
le  Heichstag,  comme  nous  le  voyons  eu  France,  et  comme  on  vient 
de  le  voir  en  Angleterre.  De  plus,  en  associant  violemment  et 
bien  qu'ils  en  jurent,  des  intérêts  locaux  souvent  contradictoires, 
il  opprime  et  supprime,  sans  qu'il  puisse  s'exprimer,  l'intérêt 
général  ;  il  ne  laisse  debout  que  des  intérêts  particuliers,  et  ce  qu  il 
y  a  de  plus  privé  parmi  les  intérêts  particuliers. 

Inversement,  moins  la  di^•ision  sera  arbitraire,  plus  elle  res- 
pectera la  géographie  et  l'histoire:  moins  elle  sera  artificielle,  plus 
elle  se  rapprochera  de  la  nature  ;  et  moins  elle  se  prêtera  aux  cal- 
culs trop  retors  et  aux  combinaisons  trop  habiles^  plus  elle  con- 
servera et  serrera  le  rapport  entre  les  ditrérens  partis  et  leur 
représentation  au  parlement  et  moins  elle  permettra  à  des  inté- 
rêts par  trop  particuliers  de  s'entre-déchirer  et  de  s  entre-dé vorer, 


820  KEVUE    DES    DEl  X    MOMJES. 

de  dccllirer  et  de  dévorer  l'intérêt  le  plus  général.  Si  le  dépar- 
tement est,  en  France,  moins  artificiel  que  l'arrondissement  ou  la 
circonscription,  s'il  est  plus  près  de  la  nature,  plus  près  de  la 
géographie  et  de  Thistoire,  sil  est  plus  vivant,  le  scrutin  de  liste 
s'adapte  mieux  à  la  vie  nationale  et  vaut  mieux  que  le  scrutin 
d'arrondissement. 

Pour  que  le  scrutin  uninominal  eût  le  principal  avantage 
qu'on  fait  valoir  en  sa  faveur,  à  savoir  que  le  candidat  y  peut  être 
connu  de  tous  les  électeurs,  il  faudrait  des  circonscriptions  bien 
plus  petites  que  larrondissement  ou  la  section  de  100  000  habi- 
tans .  Mais  l'avantage  disparaîtrait  et  serait  accablé  tout  de  suite 
sous  les  inconvéniens  :  augmentation  de  la  quantité,  déjà  trop 
grande,  des  sièges  à  la  Chambre;  diminution  de  la  qualité,  déjà 
trop  défectueuse,  du  personnel  parlementaire;  rétrécissement, 
amincissement  des  intérêts,  déjà  trop  menus  et  trop  courts;  prime 
àla  richesse,  déjà  trop  privilégiée  dans  les  luttes  électorales;  capi- 
tulation et  remise  du  sulîrage  aux  comités,  déjà  trop  puissans  et 
trop  audacieux. 

L"idéal  serait  d'unir  les  avantages  éprouvés  du  scrutin  de 
liste  et  les  avantages  éprouvés  du  scrutin  d'arrondissement,  en 
bannissant  les  inconvéniens  de  l'un  et  de  -l'autre  ;  de  faire  des 
circonscriptions  à  la  fois  larges  et  étroites  :  assez  étroites  pour 
que  le  candidat  soit  connu  de  ses  électeurs  et  représente  des 
intérêts  précis;  assez  larges  pour  qu'il  ne  représente  que  des  inté- 
rêts généraux  et  ne  soit  ni  un  parvenu  de  l'argent,  ni  un  domes- 
tique des  comités,  ni  une  créature  de  l'administration;  puisque, 
plus  la  circonscription  s  "étend,  moins  l'argent  et  les  comités  et 
l'administration,  quoi  qu'on  en  dise,  peuvent  être  les  maîtres  du 
suffrage.  Il  est  chimérique  d'y  penser,  tant  que  la  circonscription 
n'a  que  cette  base  unique  du  territoire  ou  de  la  population, 
tant  que  le  suffrage  universel  demeurera  inorganique;  mais 
l'idéal,  on  y  toucherait,  si  le  suffrage  universel  était  organisé;  si 
l'on  classait  les  hommes,  les  électeurs,  et  suivant  le  lieu  qu'ils 
occupent  géographiquement,  et  suivant  la  place  qu'ils  occupent 
socialement  ;  si  la  circonscription  avait  cette  double  base,  et,  en 
quelque  manière,  si  elle  était  double.  La  querelle  serait  alors  vidée 
entre  les  deux  scrutins  classiques.  Une  conciliation  interviendrait 
qui,  par  la  fusion  de  leurs  avantages  et  l'élimination  de  leurs 
inconvéniens,  tournerait  grandement  au  profit  de  l'Etat  et  des 
citoyens,  au  profit  de  tous  et  de  chacun.  Sans  doute  cela  n'est 
qu'un  rêve,  avec  le  suffrage  universel  inorganique,  d'avoir  tout 
ensemble  ce  qu'il  y  a  de  bon  dans  le  scrutin  de  liste  et  ce  qu'il  y 
a  de  bon  dans  le  scrutin  d'arrondissement;  ce  rêve,  pourtant, 
serait  aisément  réalisable,  et  se  réaliserait  de  lui-même,  dès  que 


I 


nKt.AMs vrioN   lU"  vsrFFiiAt.i:  rM\i:nsi:i..  821 

l'on  (^ru'JUii sériât  le  sutlrau»'  universel.  Mais  fondre  en>enilile  les 
ijualiles  du  scrutin  de  liste  et  du  scrutin  darrondissenient,  asseoir 
le  sulïrige  sur  une  dt>uble  base,  territoriale  et  sociale,  autrement 
dit  organi'<er  le  su  tirage  universel,  c'est  plus  qu'un  cliangenient 
léger  dans  la  forme,  c'est  la  métamorphose  de  ce  sull"rage;et  l'on 
ne  veut  traiter,  pour  l'instant,  que  des  cliangemens  légers  ilans 
la  forme. 

Si  donc  tout  le  débat  se  borne,  pour  1  in^lant.  à  choisir  du 
scrutin  de  liste  ou  du  scrutin  d'arrondissement,  a\anl  en  vue  les 
lins  auxquelles  le  sufVrage  est  institué,  le  scrutin  de  liste  parait 
préférable;  mais  le  buta  poursuivre,  l'cdjjet  à  allcindre,  la  solu- 
tion radicale  du  problème  politique,  la  nécessité  d'aujourd  liui 
ou  de  ilemain  n'en  reste  pas  moins  ce(|ni'  nous  a\(tii>  dit  :  orga- 
niser le  su  tirage  universel. 

2'    \  ute  secret  ou  vote  ijublic. 

De  même  que  c'est,  avec  le  suffrage  universel  inorganique,  une 
question  de  >avoirce  qui  vaut  le  mieux  du  scrutin  uninominal  ou 
du  scrutin  de  liste,  c  est  une  autre  ijuestion  de  savoir  aussi  ce 
qui  vaut  le  mieux,  du  vote  secret  ou  du  vote  public.  John  Stuart 
Mill,  qui  avait  tenu  pour  le  vote  secret,  autrefois,  quand  il  y 
avait  des  classes  «  dirigeantes  »,  une  hiérarchie,  des  intliieuces, 
un  prestige  social,  sétait  plus  tard  rallié  au  vote  public,  en 
voyant  à  quel  point  ce  prestige  s'était  affaibli  et  combien  les 
classes  u  dirigées  »  étaient  promptes  et  ardentes  à  sémanciper. 
«  A  présent,  j'en  suis  convaincu,  un  vote  bas  et  malfaisant,  écri- 
vait-il, vient  beaucoup  plus  souvent  de  l'intérêt  personnel  ou  de 
l'intérêt  de  classe  du  votant,  ou  de  quelque  vil  sentiment  chez 
l'électeur  que  de  la  crainte  ou  de  la  dépendance  dautrui.  -> 
Comme  l'électeur  ne  dépend  plus  de  personne  ou  dépend  moins 
de  tout  le  monde,  et  comme  il  n'a  personne  à  craindre,  le  vote 
isecret  n  a  plus  de  raison  d'être  et  il  y  a,  au  contraire,  plus  d'une 
raison  pour  le  vote  public.  Voter  est  un  devoir  public  qui  doit 
être  rempli  publiquement,  ainsi  que  le  devoir  de  juré,  —  Mill 
recourait  toujours  à  cette  comparaison,  —  sans  haine  et  sans 
peur,  à  la  face  de  tous. 

C'était  attendre  autant  de  la  moralité  du  suffrage  universel 
qu'il  attendait  déjà  de  son  intelligence, lui  prêter  autant  de  capa- 
cité à  se  conduire  qu  il  lui  eu  prêtait  à  s  instruire,  —  et  c'était  se 
leurrer  sur  ce  que  sont  les  hommes  et  ce  qu'est  la  politique.  — 
Pas  plus,  d  ailleurs,  qu'entre  le  scrutin  de  liste  et  le  scrutin  d'ar- 
rondissement la  question  n"a  été  tranchée,  entre  le  vote  public  et 
le  vote  secret.  Cependant,  le  vote  secret  est  plus  répandu  et  cor- 


H"!'!  i;i:vri-:  i»i:s   dkix   mo.ndks. 

respond  mieux  à  l'état  de  nos  mœurs,  de  nos  esprits  et  de  nos 
consciences.  Notre  civilisation  occidentale,  telle  qu'elle  est,  ne 
s'accommoderait  plus  du  vote  public,  bon  pour  des  races  qui  n'eu 
sont  point  au  même  degré  que  nous  :  aussi  ne  le  trouve-t-on  qu'au 
nord  et  au  sud-est,  à  la  lisière  de  cette  civilisation,  dans  les 
marches  de  l'iuirope  moderne,  au  Danemark,  en  Hongrie. 

11  veut  une  franchise  plus  rude  que  la  nôtre  et  nous  coûterait 
trop  de  courage  civique.  On  se  plaint  du  nombre  des  abstentions, 
sous  le  régime  du  vote  secret;  mais,  si  le  vote  était  public,  il 
dépasserait  le  nombre  des  votans,  et  nous  tomberions  d'un  mal 
dans  un  pire.  Tout  autour  de  nous  on  l'a  bien  compris,  et  plus 
les  législations  sont  récentes,  plus  elles  entourent  de  précautions 
minutieuses  le  secret  du  vote.  L'Angleterre,  mère  desparlemens, 
uoblige  plus  le  citoyen  à  affronter  le  grand  jour  des  Jmsliiujs.  Les 
Belges  se  vantent  d'avoir  porté  le  vote  secret  à  sa  perfection. 
L'électeur  bidge  entre  dans  1'  ((  isoloir  »  et  y  demeure  seul  avec 
sa  «  souveraineté  ».  avec  sa  liberté,  sa  responsabilité,  et  le  reste. 
En  Grèce,  il  y  a  autant  de  boîtes  ou  d'urnes  que  de  candidats; 
l'électeur  passe  devant  toutes  et  dépose  un  oui  ou  un  non  dans 
chacune  :  bien  entendu,  au  dépouillement,  il  n'y  a  que  les  oui  qui 
doivent  compter.  La  Suisse,  qui  est  une  nation,  non  de  ce  temps, 
mais  de  plusieurs  temps,  môle  et  pratique  tous  les  modes,  depuis 
le  vote  à  main  levée  et  par  acclamation  dans  les  landsgemeinden 
des  cantons  primitifs  jusqu'au  vote  secret,  par  bulletins,  en 
matière  fédérale. 

Que  l'on  ne  s'y  méprenne  donc  pas.  Lorsque,  dans  certains 
pays,  comme  en  Suisse,  le  suffrage  universel  se  comporte  mieux 
que  dans  d'autres,  ce  n'est  point  parce  que  le  vote  est  secret  ou 
public  (puisqu'il  y  est  tantôt  secret  et  tantôt  public);  c'est  parce 
que  la  Suisse  est  la  Suisse,  et  que  des  institutions  locales  de  tout 
genre,  —  politiques  et  économiques,  —  de  la  commune  avec  son 
active  et  robuste  vitalité,  au  canton  et  à  la  Confédération  des  can- 
tons —  y  sont  autant  d'écoles  et  d'organes  de  démocratie,  organi- 
sant spontanément,  et  presque  physiquement,  en  chaque  citoyen, 
comme  par  hérédité,  par  aptitude  transmise,  le  suffrage  universel 
inorganique.  —  Mais,  quel  que  soit  le  mode  usité,  les  résultats 
ne  varient  pas  sensiblement;  ni  le  vote  le  plus  secret,  ni  le  vote  le 
plus  public  n'améliore  guère  le  suffrage  universel  si,  en  droit  et 
de  fait,  il  est  et  se  maintient  absolument  inorganique. 

S"  Limitation  des  dépenses  électorales. 

La  substitution  du  vote  public  au  vote  secret  devait  surtout, 
dans  la  pensée  de  John  Stuart  Mill,  prévenir  la  corruption  du  suf- 


OR»; AMSAiioN   in    SI  KFi!  \(;i:  rMvi:i;si:i..  823 

fni^o  ;  elle  ne  pouvait,  en  auenne  façon,  le  guérir  de  son  ignorance  ; 
—  et,  même  de  la  corruption,  n était-ce  pas  une  illusion  encore, 
de  croire  quil  len  guérirait  ?  Cette  illusion,  Mill,  si  contiaut 
qu'il  fût  dans  les  vertus  éducatrices  du  sutTrage,  ne  l'avait  eue 
qu'à  moitié.  Il  avait  prévu  ce  que  deviendrait,  dans  une  société 
toute  démocratique,  la  puissance  de  l'argent,  et  contre  cette  puis- 
sance de  l'argent,  il  voulait  que  l'on  protégeât  la  liberté  et  la 
dignité  du  sutVrage:  qu'on  limitât  par  une  loi  les  dépenses  élec- 
torales, qu'il  fut  justitié  de  toutes,  ou  que  l'élection  fût  annulée, 
comme  entachée  et  viciée:  et,  de  plus,  que  le  candidat  ne  pût  per- 
sonnellement elïectuer  aucune  dépense,  la  loi  l'eût-elle  autori- 
sée; et  plus  encore  :  que  les  dépenses  électorales,  nécessaires  et 
légitimes,  fu>sent  mises  à  la  charge  soit  de  l'Etat,  soit  de  la  cir- 
conscription qui  aurait  un  représentant  à  élire. 

Il  y  avait  assurément  du  bon  dans  cette  id<e.  et  d'abord, 
l'idée  elle-même,  le  principe  même.  Si  la  représentation  est  une 
fonction  publique,  les  frais  d'élection  doivint  être  imputés  aux 
dépenses  publiques.  Ce  ne  peut  être  l'objet  d'une  dépense  pri- 
vée, que  de  se  faire  élire  à  une  fonction  publique.  En  décider  et 
en  disposer  autrement,  c'est  donner  le  change  sur  la  nature  de 
cette  fonction  ;  c'est  présenter  comme  une  faveur  à  acheter,  ce 
qui  n'est  qu  un  oflice  à  remplir  ;  c'est  supposer  au  profil  du 
candidat  ce  qui  doit  être  au  profit  de  l'Etat;  et  c'est  faire  des 
fonctions  publiques  l'apanage  de  la  fortune,  ou  du  moins  faire  de 
l'élection  un  jeu,  de  la  fortune  un  gros  atout:  c'est  introduire  la 
corruption  dans  l'acte  de  la  vie  nationale  d'où  elle  devrait  être  le 
plus  impitoyablement  chassée. 

Le  principe  est  bon.  cela  n'est  pas  douteux,  de  limiter  les 
dépenses  électorales;  mais  il  faut  se  garder  do  n'aboutir,  en  pra- 
tique, qu'à  rendre  la  corruption  plus  hypocrite,  car  la  corruption 
est  chose  si  subtile,  et  le  C(»ips  social,  comme  le  corps  humain, 
lui  olîre  tant  de  prises  que,  sans  doute,  elle  s'infiltre  toujours  par 
quelque  endroit.  Ce  n'est  pas  l'argent  seul  qui  corrompt,  et  ce  n'est 
pas  avec  l'argent  qu'on  corrompt  le  plus.  Il  y  a  les  places  et  les 
promesses  de  places,  et  l'on  y  recourt  d'autant  plus  volontiers  et 
d'autant  moins  scrupuleusement  que  c'est,  comme  on  dit,  l'Etat 
qui  paye.  La  multiplication  des  fonctions  et  des  fonctionnaires, 
ce  miracle  de  l'Etat  moderne,  n'a  peut-être  donc  pas,  en  dernière 
analyse,  d'autre  cause  :  c'est  que  la  corruption  électorale,  de  cy- 
nique est  devenue  dissimulée;  de  directe,  indirecte;  et  de  privée, 
publique. 

Mais  s'il  en  est  ainsi,  les  finances  même,  et  la  morale,  se  trou- 
veraient bien  que  le  trésor  prît  à  sa  charge  les  dépenses  électorales. 
Il  n'y  aurait  plus  qu  un  danger  :  ce  serait  que  l'Etat  ou  le  gouver- 


S:^i  Ri^VLE  Di:s  i»i':rx  mondes. 

neiiu'iil,  —  lequel  n'est  fait  jamais  que  d'arg;ile  humaine,  —  se  fit 
coi'iMipteur,  à  son  tour.  Les  hommes  étant  ce  qu'ils  sont,  il  n'est 
pas  de  loi  qui  puisse  les  piM-server  de  se  laisser  corrompre.  La 
loi  forcera  plus  ou  moins  la  corruption  à  se  cacher,  mais  elle  ne 
fera  pas,  de  ceux  qui  gouvernent  et  de  ceux  qui  sont  gouvernés^ 
plus  que  des  hommes. 

Quand  même,  enfin,  la  corruption  serait  extirpée  du  suffrage, 
il  n'en  serait  ni  moins  ignorant,  ni  moins  incohérent,  ni  moins 
inorganique,  ni  moins  anarchique.  Expédions,  palliatifs  ou  chan- 
gemens  légers  dans  la  forme  n'y  pouvant  rien  ou  ne  pouvant  pas 
assez,  Aboyons,  parmi  les  systèmes  proposés,  ceux  qui  n'entraî- 
neraient que  des  changemens  minimes  en  substance. 

m.    —   CHANGEMENS  MINIMES    EN   SUBSTANCIi: 

/"  Vâge. 

Ce  ne  sont,  eux  aussi,  que  des  expédiens.  des  palliatifs.  Le 
premier  consiste  à  reculer  de  quelques  années  l'âge  électoral.  Le 
suffrage  étant  un  droit  conféré  par  l'Etat,  l'État  peut  le  con- 
férer à  l'âge  qui  est  jugé  convenable.  Et  l'âge  où  l'Etat  le  confère 
n'est  pas  le  même  dans  tous  les  pays.  Il  est  de  20  ans  en  Suisse 
et  en  Hongrie,  de  21  ans  en  France,  en  Italie,  en  Grèce,  en  Angle- 
terre, en  Suède;  de  23  ans  dans  les  Pays-Bas;  de  24  ans  en  Prusse 
et  en  Autriche;  de  25  ans  en  Belgique,  dans  l'Empire  allemand 
pour  le  Reichstag),  en  Espagne,  en  Norvège;  il  est  de  30  ans  au 
Danemark. 

Rien,  ])ar  conséquent,  ne  s'opposerait,  en  principe  ou  en  droit, 
à  ce  qu'il  fût  reculé  et  porté,  chez  nous,  de  21  à  23  ou  à  25  ans. 
En  fait  et  dans  l'exécution,  ce  ne  serait  peut-être  pas  non  plus 
très  difficile,  puisque  le  service  militaire  est  maintenant  obliga- 
toire pour  tous  et  que  les  militaires  ne  votent  pas.  On  y  gagne- 
rait la  maturité  que  peuvent  donner  deux  ans  ou  quatre  ans  de 
plus,  dans  cette  période  de  formation,  et,  si  l'armée,  par  l'habi- 
tude de  l'ordre  et  de  la  discipline,  par  l'esprit  de  corps,  peut 
contribuer  vraiment  à  l'éducation  civique,  à  23  ans  ou  à  25,  cette 
éducation  serait  plus  avancée.   ^ 

Mais  justement,  parce  que  le  service  militaire  est  obligatoire 
pour  tous  et  parce  que,  en  France,  les  militaires  ne  votent  pas, 
le  besoin  de  reculer  par  une  loi  l'âge  de  l'électoral  se  fait  sentir 
avec  moins  d'urgence.  Le  fait  suffit,  sans  reviser  le  droit.  A  coup 
sûr,  il  paraît  bizarre  et  il  est  bizarre,  en  effet,  de  déclarer  majeur, 
pour  l'exercice  de  sa  «  souveraineté  »  sur  lui-même  et  de  sa  part 
de  «  souveraineté  »  sur  ses  concitoyens,  un  homme  qu'on  retient 


J 


oUt.  AMSAI  Ii'N     IM      SI  FFIi  M.i;    T  M  Vl.llSl"!..  8:2'> 

en  minorifc.  ufiulant  i]iiel(iiies  années  encore,  (juant  an\  actes  de 
sa  vie  civile,  sinon  les  moins  sérieux,  tlu  moins  les  [dus  person- 
nels et  qui  ne  peuvent  guère  engai^er  que  lui.  .Mais  il  ne  faut  pas 
faire  de  chaniremens  apparens  et  M>ulii;iies  par  une  loi  là  où  les 
cliangemens  >e  font  tout  seuls,  discrètement,  sans  blesser,  par  le 
train  quotidien  des  choses. 

11  est  toujours  fort  délicat  doter  un  droit  ou  d'y  retrancher. 
Et.  dautre  part,  il  ne  faut  pas  non  plu>  exagérer  la  valeur  de  1  âge 
comme  élément  de  la  capacité  électorale.  Il  en  a  une  évidemment, 
mais  elle  n'est  pas  absolue  :  le  coefficient  seléve  et  s'abaisse, 
avec  les  individus.  Tirer  de  l'âge  seul  une  présom[»tion  de  capa- 
cité électorale  et  régler  sur  lui  seul  le  droit  de  sullrage,  c'est,  en 
voulant  lui  faire  rendre  plus  quelle  ne  peut  donner,  fausser  une 
idée  juste.  Cette  idée  juste,  on  la  fau>sait,  en  la  [toussant  jusqu'à 
l'absurde,  quand  on  pro[)osait.  en  Belgique,  de  conférer  l'élec- 
torat  «  aux  citoyens  les  plus  âgés  dans  la  pro|)ortion  de  1 0  pour  100 
de  la  population  etunniunale.  »  Les  citoyens  les  [dus  âgés  ne  sont 
pas  nécessairement  les  seuls  capables  ni  même  les  [)lus  capables 
de  voter. 

N'admettre  que  des  électeurs  de  '2o  ou  de  "{0  ans  n'est  une 
sûreté  ni  contre  la  corruption,  ni  contre  l'ignorance,  ni  contre 
l'incohérence,  ni  contre  la  mobilité,  ni  contre  aucun  des  maux 
du  sutl'rage  universel.  Reculer  l'âge  de  l'électoral  et  attendre 
que  le  sullrage  universel  en  devienne  sage,  éclairé,  ctuiséquent 
et  incorruptible,  serait  s  exposer  à  attendre  longteni[»s  et.  tînale- 
ment,  manquer  le  but.  11  peut  n'être  pas  mauvais  de  le  faire, 
et  même  il  doit  être  assez  bon  de  le  faire,  par  la  loi  si  on  le 
peut,  dans  la  pratique  si  on  ne  le  peut  plus  par  la  loi;  mais  ce 
n'est  pas,  à  beaucoujt  près,  tout  ce  qu'il  y  aurait,  tout  ce  qu'il  y  a 
à  faire. 

"2'^  Lp  domicile. 

Et  tout  ne  serait  pas  fait  si,  en  même  temps  qu  on  reculerait 
l'âge  électoral,  on  exigeait,  pour  conférer  le  droit  de  vote,  une  plus 
longue  durée  de  domicile.  Cette  durée,  comme  l'âge  de  l'électoral, 
n'est  pas  la  même  dans  les  divers  pays.  Les  cojiditions  en  sont 
ordinairement  plus  rigoureuses  pour  l'électorat  comnumal  que 
pour  l'électorat  politique,  et  cela  va  de  soi,  si  tout  citoyen,  où 
qu'il  puisse  résider,  a  des  intérêts  politiques  dans  l'État,  mais- 
peut  néanmoins  ne  pas  avoir  d'intérêts  municipaux  dans  la  com- 
mune qu'il  habite  en  passant,  sans  s'y  établir  à  perpétuité;  ce  que 
la  théorie  traduit  ainsi  :  >(  L'Etat  est  de  droit  public  et  général; 
la  commune  est,  surtout,  de   droit  privé  et  local,  »   Les  condi- 


8:2(1  Hi:vri':  dks  dkix  mondks, 

lions  peiivoiit  donc  être  plus  strictes  pour  l'électoral  communal 
que  pour  l'éleclorat  politique,  qui,  institué  par  l'Etat  pour  l'Etat, 
est,  comme  l'État,  de  droit  public  et  général. 

Suivant  les  dillerens  pays,  le  domicile  requis  est  de  six  mois, 
un  an,  deux  ans  et  même  trois  ans.  Il  se  peut  que  six  mois,  ce 
soit  trop  peu,  mais  deux  ou  trois  ans,  c'est  trop.  Exiger  de  l'élec- 
teur deux  ou  trois  ans  de  domicile,  —  ou  le  priver  du  droit  de 
voter,  —  n'est-ce  pas  perdre  de  vue  le  monde  contemporain  et 
s'attarder  aux  environs  de  1800  ou  de  1810?  Au  cours  de  ce 
XIX*"  siècle,  la  grande  industrie  a  comme  déraciné  et  mobilisé 
l'homme;  elle  a  bouleversé  les  conditions  du  travail  et,  par  là 
même,  les  conditions  de  l'habitation;  car  l'homme  va  où  est  la 
vie,  laquelle  est  où  est  le  travail.  Si  le  travail  abonde  et  dure,  il 
reste;  s'il  manque,  il  part  pour  le  chercher.  Or,  la  production 
dépendant  de  la  demande,  la  demande  étant  capricieuse,  irrégu- 
lière et  la  grande  industrie  participant  un  peu  de  la  spéculation, 
la  demande  se  déplace,  la  production  se  déplace,  le  travail  se  dé- 
place et  l'homme  se  déplace  après  lui.  S'il  serait  excessif  de  pré- 
tendre que  «  c'est  un  continuel  exode  des  masses  ouvrières  en 
continuel  mouvement  »,  il  ne  l'est  pas  de  dire  que  beaucoup 
d'ouvriers  sont  obligés  de  se  déplacer  assez  souvent  et  qu'il  n'en 
est  guère  d'assurés  de  trouver  toujours  le  travail  et  la  vie  dans  le 
même  lieu. 

Un  ne  pourrait,  par  conséquent,  exiger  pour  l'électoral  une 
trop  longue  durée  de  domicile, sans  enlèvera  beaucoup  d'ouvriers 
le  droit  de  vote,  sans  leur  reprendre  d'une  main  ce  qu'on  leur 
avait  donné  de  l'autre,  sans  commettre  une  manifeste  injustice  et 
sans  réduire  à  un  sntïrage  restreint  le  suffrage  proclamé  solen- 
nellement universel. 

Six  mois  de  domicile  sont-ils  trop  peu  et  redoute-t-on  d'ouvrir 
ainsi  la  porte  à  des  compagnons  turbulens,  qu'il  serait  prudent 
de  laisser  dehors?  A-t-on  peur  de  livrer  la  place  aux  grandes 
compagnies  du  suffrage,  à  l'armée  roulante  de  la  politique?  alors, 
qu'on  demande  un  an,  au  lieu  de  six  mois,  si  le  profit  que  l'Etat 
y  peut  faire  vaut  le  mécontentement  qu'on  ne  manquera  |pas  de 
soulever,  et  si  c'est  la  peine  de  toucher  à  une  loi  fondamentale 
pour  n'y  changer  qu'une  virgule.  Mais  on  ne  peut  demander 
plus  d'un  an,  parce  que  demander  plus,  ce  serait  faillir  aux  condi- 
tions de  la  politique  dans  l'Etat  moderne,  qui  sont  les  conditions 
de  la  vie,  qui  sont  les  conditions  du  travail  dans  le  monde  mo- 
derne, et  s'éloigner  de  la  vie,  alors  que  ce  doit  être  tout  l'elîort  de 
la  politique  de  s'en  rapprocher  et  de  la  suivre. 


n}j(. AMSATioN   m    siFi'itvt.i:  iM\  i:iisi;i..  S'il 

3'  L  /i  nii/iimiini  de  capacité. 

Heculer  la  limite  d'âge  pour  donner  de  la  mahirilc  prolonger 
la  durée  du  domicile  pour  dt)mier  de  la  stabilité  au  sullrage 
universel,  ne  sont  done  que  des  expédiens,  et  des  expédieus  de 
peu  dellet.  Mais  l'extrême  ignorance  n'est  point  un  défaut  moin- 
dre que  les  autres.  Pour  la  combattre,  on  a  plus  d Une  fois  songé'  à 
exiger  des  électeurs  un  minimum  de  capacité». 

(Juel  miiiinmm?  Savoir  lire?  savoir  lire  et  écrire?  savoir  lire, 
écrire  et  compter?  Où  est  l'identité  ou  seulement  l'analogie  entre 
savoir  lire  et  savoir  élire?  11  n'y  eu  a  aucune.  Mais,  encore  que 
de  savoir  lire  ne  soit  nullement  une  garantie  de  capacité  poli- 
tique, celui  qui  sait  ce  qu'il  fait  a,  de  faire  ce  qu'il  doit  faire,  une 
chance  que  n'a  pas  celui  qui  ne  sait  pas  ce  (ju  il  fait.  Il  est  triste, 
aux  jours  de  scrutin,  d'entendre,  comme  on  pouvait  naguère  l'en- 
tendre dans  nos  villages,  des  électeurs  dire  au  distributeur  de  bul- 
b'iins  :  <*  l)onne-mt>i  le  bon  !  »  prendre  le  papier,  le  plier  eu  quatre, 
et  le  remettre  tranijuillement  au  maire,  —  heureux  quand  c'était 
celui  qu'ils  voulaient,  —  mais  hors  d'état  de  s  en  apercevoir,  si  on 
les  trompait  ! 

De  pareils  faits  ap[iuient  et  conlirment  l'axionic  :  «  On  ne 
devrait  pas  plus  concéder  le  sulïrage  à  un  homme  (|iii  ne  saurait 
pas  lire  qu'on  ne  le  concède  à  un  enfant  qui  ne  sait  pas  parler.  » 
L  Italie  a  refusé  de  concéder  le  suffrage  aux  hommes  qui  ne  savent 
pas  lire  et  écrire,  et  elle  a  bien  fait.  La  Belgique,  après  maintes 
hésitations  et  malgré  maintes  résistances,  sest  résignée  à  le  leur 
conférer:  elle  a  eu  tort,  s'il  est  exact  qu'il  y  eût  en  Belgique 
400000  hommes  en  âge  électoral,  qui  fussent  incapables  de  lire 
et  d'écrire  '  le  nombre  total  des  électeurs  devant  être  de  1  ^00  000  . 
Mais  toutes  deux,  l'Italie  et  la  Belgique,  étaient  maîtresses  de  la 
situation.  Elles  n'avaient  pas  déjà  le  sutTrage  universel.  Nous 
l'avons,  nous,  et  nous  ne  sommes  plus  les  mailres.  La  seconde 
République  a  concédé  inconsidérément  le  sulïrage  aux  illettrés, 
et  nous  sommes  en  présence  du  fait  accompli,  de  la  sottise 
passée  depuis  cinquante  ans  dans  la  loi.  En  ])()litique,  une  sottise 
de  cinquante  ans  ne  cesse  pas  d'être  haïssable,  mais  elle  a  cessé 
d'être  réparable. 

D'ailleurs,  le  temps,  qui  souvent  aggrave  les  fautes,  atténue 
peu  à  peu  celle-ci.  Il  y  avait,  en  iS.'ii,  69  pour  100  seulement  de 
Français  mâles  —  et  d'âge  électoral  —  capables  de  signer  leur 
acte  de  mariage;  en  1887,  il  y  en  avait  presque  90  pour  100.  Au 
fur  et  à  mesure  que  le  corps  électoral  se  renouvelle,  la  proportion 
des  illettrés,  des  analfabeti  décroît,  et  l'école  primaire,  du  moins, 


8-28 


nEVlE    I)i:S    DKIX    MONDES. 


si  elle  lia  pas  produit  des  citoyens  qui  font  ce  qu'ils  doivent 
faire,  a  produit  des  gens  qui  peuvent  savoir  ce  qu'ils  font.  Il  y 
a  beaucouj)  moins  d'hommes  de  21  ou  de  2')  ans  complètement 
illettrés  que  de  ')•'>  ans  et  au-dessus,  et  peu  à  peu,  la  vie  efface 
et  redresse  l'erreur  des  visionnaires  de  1848,  l'erreur  d'avoir  fait 
«  à  l'enfant  qui  ne  sait  pas  parler  »  le  funeste  cadeau  du  suffrage 
universel,  quitte  à  être  scandalisés,  au  Lout  de  quelques  semaines, 
que  Ion  n'eût  pas  encore  c  appris  à  lire  au  peuple!  » 

Et  là  non  plus  il  n'y  a  pas  de  loi  à  faire,  ni  d'examen  élec- 
toral à  instituer,  ni  de  subterfuge  à  inventer,  pour  retirer  aux 
illettrés  le  moyen  de  voter  sans  leur  retirer  le  di^oit  de  vote.  Il 
n'y  a  qu'à  laisser  aller  le  temps  et  couler  la  vie.  C'est  le  cas  de 
se  rappeler  le  précepte  ancien,  et  de  «  <lonner  du  temps  au 
temps.  »  Mais  que  l'on  se  persuade  bien  que,  lors  même  que  le 
dernier  illettré  aura  liiii  par  disparaître  du  corps  électoral,  le 
sutTrage  universel  sera  resté,  politiquement,  à  peu  près  aussi 
incapable,  et  ne  sera  pas  devenu  du  coup  ce  qu'il  faut  qu'il  de- 
vienne, pour  que  l'Etat  moderne  soit  l'État  à  la  fois  très  stable 
et  très  progressif  qu'il  veut  être. 

Toute  innovation, toute  réforme,  en  politique,  doit  être  consi- 
dérée et  jugée  d'un  triple  point  de  vue  :  quant  à  sa  u  possibilité  », 
à  la  facilité  de  son  introduction  ou  de  son  exécution;  quant  au 
changement  qu'elle  apporte  dans  les  institutions,  au  trouble  dans 
les  habitudes;  quant  à  son  rendement,  à  l'effet  utile  qu'elle  peut 
donner. 

Si,  de  chacun  de  ces  points  de  vue,  l'on  examine  chacun  des 
expédiens  ou  palliatifs  proposés,  voici  ce  qu'on  en  retiendra  : 

L'éducation  du  sulTrage  universel  est  facile  à  décréter,  mais 
difficile  à  faire;  elle  ne  causerait  ni  changement  ni  trouble,  mais 
rendrait  moins  qu'on  n'en  attend.  Le  vote  obligatoire  serait,  aussi, 
facile  à  inscrire  dans  la  loi,  une  fois  son  principe  accepté,  mais 
le  principe  en  est,  pour  nous,  inacceptable,  en  l'état  actuel  du 
sull'rage.  Une  fois  môme  ce  principe  accepté,  le  vote  obligatoire 
serait  difficile  a  faire  fonci;ionner,  faute  d'une  sanction  pratique; 
s'il  rendait  un  peu,  il  jetterait  du  trouble  dans  les  habitudes  et 
trop  de  trouble  pour  ce  qu'il  rendrait. 

Le  scrutin  de  liste  pourrait  être  sans  trop  de  difficulté  substi- 
tué au  scrutin  d'arrondissement;  ce  serait  changer  une  fois  de 
plus  la  législation,  mais  peu  changer  aux  habitudes  :  et  cette  sub- 
stitution rendrait  davantage,  mais  à  elle  seule  pas  assez.  —  Le  vote 
public  serait  très  difficile  à  substituer  au  vote  secret,  changerait 
trop  aux  habitudes  et  peut-être  ne  rendrait  pas  grand'chose.  — 
Limiter  les  dépenses  électorales  serait  sans  doute  plus  facile  à 


oui.vMSATioN   or  srFFiiAr.i:  iMvr.nsni.. 


8  :  \) 


dire  (\ni\  faire,  changerait  lieaucoiip  aux  liaMtudes.  rendrait  quel- 
que chose,  mais%'op  peu. 

Heeuli'r  l'àoe  de  l'éleetorat  serait  relativement  facile,  change- 
rait peu  dans  les  habitudes,  à  cause  du  service  militaire,  obliga- 
toire pour  tous,  mais  rendrait  peu.  —  Prolonger  la  durée  du 
di>micile  électoral  serait  moins  aisé,  changerait  trop,  à  cause  de 
la  mobilisation  des  ouvriers  par  la  grande  industrie,  rendrait  peu 
et  serait  antidémocratique.  —  Rayer  les  illettrés  des  listes  serait 
difficile,  changt^rait  et  troublerait  "beaucoup,  la  prescription  ayant 
semblé  pour  eux  créer  une  sorte  de  quasi-droit,  et  rendrait  peu, 
au  prix  de  ce  qu'on  risquerait,  en  touchant,  comme  on  ne  saurait 
l'éviter,  à  la  substance  même  du  sutlrage  universel. 

Si  maintenant,  on  se  reporte  aux  données  du  problème  poli- 
tique, tel  quil  se  pose  devant  nous  :  ()rganis(M-  le  sulYrage  uni- 
versel :  de  manière,  qu'il  reste  universel  et  égal;  qu'il  dégage  la 
meilleure  nq^résentation  et  permette  la  meilleure  législation; 
qu'il  assure  à  l'État  un  fond.'mcnt  solide,  on  doit  convenir  que  la 
solution  définitive  n'est  nulle  part  où  nous  avons  jusqu'à  présent 
cherché.  Uien,  en  effet,  dans  ce  que  nous  avons  vu  jus<[u'à  pré- 
sent, n'organiserait  le  suffrage  universel.  Mais,  bien  qu'aucune 
de  ces  mesures  ne  nous  offre  la  solution  et  n'apporte  l'organisa- 
tion nécessaire,  la  plupart  d'entre  elles,  malgré-  tout,  ne  sont  pas 
incompatibles  avec  une  organisation  du  suffrage  universel,  quelle 
qu'elle  doive  être:  ([uelques-unes  même  aideraient  ou  peuvent 
servir  à  cette  organisation. 

Et.  au  demeurant,  ce  ne  sont  là,  il  est  bon  de  s'en  souvenir, 
que  des  expédions  ou  des  palliatifs,  puisque  la  méthode  ordon- 
nait de  commencer  par  le  plus  simple.  Montant  du  plus  simple  au 
moins  simple,  et  du  moins  simple  au  plus  ccmiplexe,  nous  con- 
tinuerons, à  travers  les  combinaisons  et  les  systèmes  proposés, 

en  empruntant  à  chacun  d'eux  les  élémens  qu'il  est  susceptible 

de  fournir,  —  à  nous  rapprocher  de  l'organisation  qui ,  selon 
nous,  pourrait,  seule,  régler  ou  régulariser  le  suffrage  universel 
et,  seule,  sauver  de  l'anarchie  l'État  moderne,  inorganique  de 
naissance. 

Chaules  Benoist. 


LA  FAMILLE  DE  RLBENS 


Sur  la  pierre  tombale  du  père  de  Rubens,  décédé  à  Coloo-ne 
en  4587  et  inhumé  dans  l'église  Saint-Pierre  de  cette  ville  "on 
lisait  une  inscription  portant  qu'il   «  avait  habité  Cologne  pen- 
dant dix-neuf  ans  et  qu'il  avait  vécu  avec  sa  femme  durant  vingt- 
six  années  dans  une  étroite  union.  »  Sauf  ce  qui  concerne  la  durée 
de  cette  union,  il   faut  bien  reconnaître  quil  y  avait  là  autant 
dmexactitudes   que   de   mots.  Le   lieu  de  naissance  de  Rubens 
lui-même  n'était  pas  dailleurs  donné  d'une  manière  plus  véridique 
dans.la  notice  que  son  propre  neveu  Philippe  avait  consacrée  à  son 
oncle  —  probablement  d'après  des  notes  laissées  par  Albert  Ru- 
bens, le  hls  aîné  du  grand  peintre  —  notice  à  laquelle  de  Piles 
emprunta  les  élémens  do  la  biographie  de  ce  dernier.  A  en  croire 
les  uns  et  les  autres,  Rubens  serait  né  à  Cologne  en  1577    Peu  de 
temps  avant  la  publication  de   de    Piles,  dans  quelques   lignes 
placées  par  C.  de  Bie  au-dessous  du  portrait  de  larliste  (1649) 
la  ville  d  Anvers  était,  au  contraire,  indiquée  comme  lui  ayant 
donne  le  jour   et  après  de  Bie,  Bellori,  qui  tenait  aussi  ses  rensei- 
giiemens  de  la  famille  de  Rubens,  Moreri  dans  son  grand  Dic- 
tiomiaire  historique  (167i),  Saudrart  dans  son  Académie  (1675)  et 
Baldinucci  dans  ses  Notizic  M 686)  disent  également  Rubens  ori- 
ginaire d  Anvers.  Ces  deux  courans  d'affirmations  contradictoires 
ont  persiste  presque  jusqu'cà  nos  jours,  et  avec  cette  manie  de  lé- 
gendes absolument  gratuites  qui  régnait  dans  la  littérature  artis- 
ique  de  la  première  moitié  de  ce  siècle, des  écrivains  non  seu- 
lement sont  allés  jusqu'à  spécifier  la  maison  de  Cologne  où  Rubens 
serait  ne,  mais  sans   s'arrêter  en  si    beau  chemin,  d'autres  ont 
imagine  que  c  était  précisément  dans  celte  maison  que  Marie  de 


LE  JAPON  INCONNU 

LAICVDK)   IlEVRN 


Glimpses  of  iinfamiliar  Japan,  2  vol.  in-8»;  Londres,  Osgood,  Mac-Ilvaine  et  C°. 

Le  vieux  Japon  s'en  va ,  avec  ses  paravens  et  ses  laques ,  ses 
bronzes  et  ses  ivoires  curieusement  travaillés,  son  décor  fantastique 
et  bizarre  sur  lequel  s'altartlait  la  curiosité  des  esthètes,  sous  lequel 
se  dissimulaient  une  philosophie  insoup(,onnée  et  une  force  de  résis- 
tance ignorée,  et  aussi  avec  le  charme  mystérieux  de  son  sourire  et  de 
sa  poUte<se  exquise.  «  Les  Basques,  écrivait  Voltaire,  sont  un  petit 
peuple  qui  chante  et  danse  au  sommet  des  Pyrénées.  »  Les  Japonais, 
eussent  volontiers  déclaré  nos  écrivains  modernes,  sont  un  peuple  de 
fantoches  imitateurs  et  de  mousmés  grimaçantes  qui  folâtre  au  pied 
du  Fusi-Yama,  Bien  peu  ont  su  discerner,  sous  les  doliors  trompeurs 
et  le  masque  d'emprunt,  une  race  aux  instincts  studieux  et  à  la  poli- 
tique savante,  habile  à  voiler  de  courtoisie  son  stoïcisme,  et  capable, 
rheure  venue,  d'un  puissant  effort. 

L'Europe  s'en  tenait  aux  apparences.  Les  mouvemens  de  la  race 
jaune  ne  la  préoccupaient  que  dans  la  mesure  où  ils  pouvaient  com- 
promettre la  sécurité  de  nos  possessions  de  l'Indo-Chine  ;  le  Japon, 
royaume  insulaire  et  relativement  peu  peuplé,  était  considéré  comme 
une  quantité  négligeable  tant  au  point  de  vue  politique  que  militaire. 
Aussi  la  guerre  sino-japonaise  fut-elle,  à  son  début,  envisagée  comme 
une  guerre  de  pygmées,en  attendant  d'être  une  révélation  pour  le  plus 
grand  nombre  et  d'apparaître  comme  une  révolution  aux  diplomates. 
Les  résultats  de  cette  guerre  bouleversaient  les  idées  préconçues; 


-1-  RKVLE    DES    DEIX    3I0KDES. 

ils  allaient,  une  fois  de  plus,  à  rencontre  de  la  théorie  du  nombre. 
Ce  vieux  Japon  eut  ses  explorateurs,  plus  curieux  de  son  esthétique 
que  de  ses  conceptions  intellectuelles  et  morales,  plus  séduits  par  la 
bizarrerie  de  ses  arts,  de  ses  coutumes  et  de  ses  traditions,  —  qui  prê- 
taient à  des  récits  pittoresques  et  à  des  efîets  littéraires,  que  soucieux 
de  découvrir  ce  que  voilait  cet  extérieur  exotique.  Parmi  ceux  qui  ontle 
mieux  su  pressentir  la  vérité  et  qui  ont  pénétré  le  plus  avant  dans  les 
arcanes  du  Japon  se  trouve  un  écrivain,  célèbre  aux  États-Unis,  com- 
mençant à  lï'tre  en  Angleterre,  et  dont  les  aperçus  ingénieux  sont 
pour  attirer  et  retenir  l'attention.  Rarement  un  étranger  a  su,  à  ce  de- 
gré, s'imprégner  de  lame  même  d'un  peuple,  s'identifier  à  lui,  adopter 
ses  idées,  son  mode  de  vie,  sa  langue,  ses  coutumes  et  ses  aspirations, 
et  démêler,  sous  la  complexité  et  l'infmie  variété  des  formes,  les  se- 
crets mobiles  qui  le  font  agir,  les  facteurs  qui  ont  préparé  et  assuré 
son  succès. 


I 

«  Il  y  a  quelque  vingt  ans,  écrit  au  New-York  Herald  le  directeur 
d'un  journal  de  l'Ouest,  je  vis  entrer  dans  mon  cabinet  un  singulier 
visiteur.  Petit,  très  brun,  étrangement  timide  et  embarrassé,  il  portait 
d'énormes  lunettes,  dont  les  verres  très  puissans  accusaient  une  in- 
tense myopie.  Son  costume,  propre  mais  râpé  et  usé  jusqu'à  la  corde, 
en  disait  long  sur  ses  démêlés  avec  dame  Fortune.  Le  nouveau  venu 
me  demanda  d'un  air  gauche  et  d'une  voix  hésitante  si  je  consentirais 
à  pubUer  un  travail  qu'il  m'apportait,  et,  ce  disant,  iï  tira  de  sa  poche 
un  manuscrit  et  le  déposa  sur  mon  bureau.  Je  lui  répondis  qu'en  de- 
hors des  contributions  de  mes  collaborateurs  attitrés  je  publiais  rare- 
ment d'autres  articles,  —  l'état  de  la  caisse  du  journal  ne  me  per- 
mettant pas  de  me  montrer  libéral.  Je  lui  promis  toutefois  de  lire  son 
article,  et,  s'il  m'agréait,  de  le  publier  et  de  le  lui  payer,  à  un  taux  des 
plus  modestes,  que  je  lui  indiquai.  II y  souscrivit  avec  empressement, 
et  se  retira  gauchement,  me  laissant  l'impression  d'un  être  indescrip- 
tible et  de  fantastique  apparence. 

«  Mon  visiteur  parti,  je  dépUai  son  manuscrit  et  le  lus,par  acquitde 
conscience;  mais  dès  les  premières  lignes  je  fus  pris.  La  forme  en. 
était  irréprochable,  le  fond...  des  plus  curieux  :  une  acuité  de  vision 
extraordinaire,  des  aperçus  d'une  rare  originalité,  une  logique  fine  et 
serrée.  J'allai  jusqu'au  bout,  séduit,  charmé.  Le  lendemain  même  l'ar- 
ticle paraissait,  et,  peu  après,  l'auteur  venait  toucher  ses  très  mo- 
destes émolumens,  que  je  me  souviens  lui  avoir  avancés  sur  mes  pro- 
pres deniers,  la  caisse  du  journal  étant  à  sec.  L'article  fit  sensation; 


I.i:    .IA1M»>     1N(.(»NM".  21^ 

il  étiùt  signe  LalVadio  Meain  :  c'était,  je  le  sus  plus  lanl,  son  début 
dans  le  journalisme^» 

Lafeadio  Hearn  était  bien  son  nom,  et  ce  nom  devait  devenir  cé- 
lèbre aux  Ktats-Unis  avant  détre  connu  en  Europe.  Il  était  né  à  Smyrne, 
d  un  père  anglais  et  dune  mère  grecque  ;  il  gagnait  à  grand'peine  de 
([uoi  subvenir  à  ses  modestes  besoins,  dans  une  petite  ^ille  des  Ktats^ 
de  rOuest,  en  qualité  de  correcteur  d'épreuves  chez  un  imprimeur. 
Timide  comme  beaucoup  de  myopes,  craintif  et  gêné  comme  un 
homme  que  la  vie  a  malmené  et  qui  ne  demanih^  à  la  fortune  que  \ù 
strict  nécessaire,  il  doutait  de  tout,  de  lui-même  surtout;  et  ni  la 
bienveillance  du  directeur  du  journal,  ni  le  succès  de  son  premier 
article  et  de  ceux  tpii  suivirent  ne  triomphèrent  jamais  entièrement 
de  son  instinctive  sauvagerie.  i<  Je  l'attachai  à  mon  journal  comme 
collaborateur  régulier,  et  je  m'attachai  à  l'homme  ipie  je  m'é- 
vertuai à  apprivoiser.  Tâche  diflicilel  Non  qu'il  fût  irritable  et  de  difli- 
cile  humeur,  mais  c'était  un  silencieux,  un  rêveur  et  surtout  un  sen- 
sitif.  Un  mot  vif  le  déconcertait,  la  plus  légère  plaisanterie  le  faisait  se 
replier  sur  lui-même.  Travailleur  acharné  et  consciencieux,  il  vivait 
dans  un  monde  de  formes,  d'images  et  d'idées  dont  il  avait  peine  à 
s'abstraire.  Il  venait  travailler  à  ses  articles,  de  préférence  dans  mon 
cabinet,  assis  au  coin  d'une  table,  anxieux  de  ne  pas  me  déranger, 
mais  ne  pouvant  se  décider  à  s'installer  dans  la  salle  des  rédacteurs,, 
où  il  eût  été  mieux.  Le  bruit,  les  allées  et  les  venues  l'efTarouchaient. 
Au  moindre  mot,  à  la  plus  indifférente  remarque  qu'on  lui  adressait,  il 
rentrait  en  lui-même  comme  un  colimaçon  dans  sa  coquille.  Sa  plume 
courait,  sans  temps  d'arrêt,  sur  son  papier  dont  il  empilait  méthodi- 
quement les  feuillets,  qu'il  relisait  soigneusement,  mais  n'y  faisant 
pres([ue  aucun  changement.  Autant  l'homme  était  timide  et  emprunté, 
autant  l'écrivain  était  hardi,  original,  souple  (,'t  brillant.  Je  le  vois- 
encore,  courbé  sur  son  manuscrit  qu'il  touchait  presque  de  son  nez,. 
absorbé  dans  son  travail  et  ne  bougeant  pendant  des  heures  non  plus 
qu'une  statue  de  bronze.  Indifférent  au  gain,  sans  besoins,  il  écrivait  à 
ses  heures,  sur  les  sujets  qui  le  tentaient  et,  quand  la  renommée  lui 
vint,  quand  les  re^^les  et  les  journaux  se  disputèrent  sa  collaboration 
et  lui  firent  les  offres  les  plus  tentantes,  il  s'y  déroba  fréquemment, 
satisfait  d'une  médiocrité  relative  et  redoutant  d'aliéner  son  indépen- 
dance, alors  qu'il  eût  pu  pousser  haut  et  loin  sa  fortune.  » 

La  réputation  de  l'écrivain  grandissait,  mais  l'homme  restait 
inconnu  de  ceux  qui  l'entouraient.  De  son  passé  il  ne  parlait  pas  ; 
sur  lui-même  il  était  muet.  Lui  parlait-on  de  ses  articles,  il  devenait 
mal  à  l'aise,  détournant  la  conversation,  redoutant  les  complimens. 
Il  avait  évidemment  reçu  une  éducation  distinguée,  il  possédait  à  fond 
ses  classiques  ;  son  savoir  était  des  plus  étendus,  sa  vision  pénétrante 


21  i 


RE  VIE    DES    DEUX    MONDES. 


et  fine;  sa  plume,  d'une  merveilleuse  souplesse,  se  jouait  des  diffi- 
cultés. Certains  articles  de  lui  sur  les  questions  sociales  les  plus  déli- 
cates attirèrent  l'attention  des  journaux  de  l'Est;  reproduits  par  eux, 
ils  eurent  un  grand  succès,  dû  à  l'art  de  tout  faire  entendre  sans 
appuyer,  de  glisser  avec  une  incomparable  aisance  sur  ce  qui  pouvait 
froisser  les  susceptibilit('!S  du  lecteur,  de  se  tirer  avec  un  rare  bonheur 
des  exposés  les  plus  difficiles.  Il  excellait  surtout  à  décrire  la  vie  des 
petits,  des  humbles,  dont  il  était  et  voulait  être,  et  ce  don  particulier 
lui  valut  d'être  in^dté  par  le  directeur  de  l'un  des  grands  journaux  de 
la  Nouvelle-Orléans  à  collaborer  à  sa  feuille.  Il  y  publia  une  série 
d'articles  très  remarqués  où  il  dépeignait  avec  une  incomparable  exacti- 
tude les  mœurs,  les  coutumes,  les  traditions  des  bateliers  nègres  du 
Mississipi.  Dans  un  ordre  didées  analogue,  et  de  la  même  plume,  il 
décrivait  la  vie  plantureuse  et  sensuelle  des  riches  planteurs,  leur 
luxe,  leurs  occupations  et  leurs  plaisirs.  Doué  d'une  faculté  d'obser- 
vation et  d'assimilation  très  rare,  il  s'identifiait  avec  les  types  qu'il 
étudiait,  s'imprégnait  de  leurs  conceptions  et  de  leurs  traditions.  Ce 
qu'il  voyait  se  reflétait  comme  en  un  miroir  révélateur  aussi  bien  des 
manifestations  extérieures  que  des  secrets  mobiles,  et  sa  plume 
déliée  en  rendait,  dans  une  forme  exquise,  les  nuances  les  plus 
insaisissables.  Très  lus  et  très  goûtés  à  New- York,  ces  articles  atti- 
rèrent l'attention  d'un  grand  éditeur  de  cette  ville,  qui  proposa  à 
Lafcadio  Hearn  de  l'envoyer  aux  Antilles  pour  y  étudier  sur  le  vif  la 
population  créole  et  noire,  et,  de  même  qu'il  avait  dépeint  la  vie  dans 
la  Louisiane,  d'écrire  un  livre  dont  il  lui  offrait  un  bon  prix.  Lafcadio 
Hearn  accepta,  ce  genre  de  travail  étant  pour  compléter  ses  précé- 
dentes études,  et  ce  volume,  qui  eut  le  plus  grand  succès  aux  États- 
Unis,  confirma  sa  réputation  et  décida  de  son  avenir.  Il  avait  trouvé 
sa  voie  :  le  goût  des  voyages  s'était  éveillé  dans  ce  nomade  anglo- 
grec-américain,  et  allait  bientôt  l'entraîner  au  bout  du  monde,  pour 
la  plus  grande  satisfaction  de  ses  lecteurs  et  aussi  de  tous  ceux  qu'inté- 
ressent les  problèmes  compliqués  de  l'extrême-Orient. 


II 

C'est  en  effet  comme  observateur  aussi  sagace  que  profond  du 
génie  japonais,  comme  écrivain  merveilleusement  préparé  par  ses 
goûts  et  ses  travaux  antérieurs  à  nous  initier  aux  conceptions  de  ce 
peuple,  si  peu  connu  bien  qu'il  en  ait  été  tant  parlé,  que  Lafcadio 
Hearn  a  mis  le  sceau  à  sa  réputation.  Ses  travaux  sur  le  Japon,  réunis 
en  deux  volumes  sous  le  titre  de  Glïmpses  of  unfamiliar  Japan, 
«  Aperçus  d'un  Japon  inconnu  »,  ont  eu,  en  Angleterre  etaux  États-Unis, 


i 


I.E    .lAl'oN    1M.0>M 


215 


un  grand  retentissement.  Ils  sont  le  résultatde  longues  années  d'étude; 
et  l'acuité  de  vision  de  ce  myope  étonne.  Dans  cet  empire  du  «  Soleil 
levant  ».  dont  l'originalité  et  la  bizarrerie  ont  captivé  et  absorbé  tant 
d'écrivains  qui  n'y  ont  vu  que  matière  à  aiticles  fantaisistes  et  pit- 
toresques, à  des  recherches  de  style,  à  des  phrases  à  etfet  et  à  des 
chatoieniens  de  vocables.  Latcadit>  Hearn  fil  de  curieuses  trouvailles, 
de  singulières  découvertes. 

11  y  appliqua  les  mêmes  procédés  qu'en  Louisiane  et  aux  Antilles, 
car  ce  timide,  ce  silencieux  devenait  intrépide  et  questionneur  quand 
il  s'agissait  pour  lui  de  satisfaire  sa  passion  dominante,  d'exercer  ses 
dons  d'observation  et  de  compréhension.  11  possédait  lart  de  gagner 
la  contiance,  d'interroger  avec  une  bonne  foi  et  une  sincérité  qui 
désarmaient  les  métiances,  do  deviner  ce  qui  se  cachait  sous  les  réti- 
cences, de  tout  noter  avec  une  impeccable  mémoire.  Avec  les  gens  ;de 
toutes  classes  et  de  toutes  conditions  U  causait  familièrement,  s'inlor- 
mant  discrètement,  pénétrant  chaque  jour  plus  avant  sous  les  dehors 
compliqués  qui,  ici,  avivaient  son  imagination  sans  satisfaire  sa  curio- 
sité. 

Et,  tout  d'abord,  il  se  lit  Japonais;  il  apprit  la  langue  du  Japon,  en 
adopta  le  costume  et  k-s  coutumes,  en  étudia  l'histoire,  s'imprégnant 
des  traditions  et  des  idées  de  la  race.  Il  vécut  en  Japonais,  dépouillant 
sans  effort  et  ainsi  qu'un  vêtement  gênant  ses  habitudes  européennes, 
mangeant  et  buvant  ce  que  mangent  et  boivent  les  habitans  du 
Nippon,  fréquentant  les  prêtres  et  les  savans,  conversant  avec  eux  et 
s'abstenant  de  tout  commerce  avec  les  Européens,  s'éprenant  si  bien 
de  sa  métamorphose  que,  pour  la  faire  plus  complète  et  plus  intime, 
il  épousa  une  Japonaise,  en  eut  un  fils  qu'il  éleva  en  Japonais,  et 
enseigna  lui-même  leur  langue  aux  enfans  japonais  et  en  costume  de 
maître  d'école  japonais.  Ses  adaptations  antérieures  étaient  pour  lui 
faciliter  cette  transformation,  à  laquelle  sa  tournure  d'esprit  le  rendait 
d'ailleurs  éminemment  propre  ;  la  race  qu'il  observait  était  pour  lui 
rendre  l'observation  attrayante.  Ce  sensitif  goûtait  mieux  que  tout 
autre  les  formes  courtoises  et  polies,  discrètes  et  réservées  d'un  peuple 
renommé  pour  son  savoir-vivre  exquis,  pour  l'invariable  politesse 
dont  il  ne  se  départ  jamais,  même  dans  les  circonstances  les  plus 
critiques.  Ce  timide  aimait  se  soustraire  à  l'observation  de  ses  compa- 
triotes pour  se  livrer  en  paix  à  la  sienne  propre  sur  les  autres.  Cet 
amoureux  des  réalités,  dédaigneux  des  apparences,  comme  du  luxe  et 
du  confort,  se  complaisait  dans  cette  vie  modeste,  laborieuse  et 
ignorée,  où  chaque  jour  il  recueillait  un  fait  nouveau,  suggérant  une 
conception  nouvelle,  où  il  entassait  notes  sur  notes,  savourant  la  joie 
intense  de  l'artiste  à  mieux  comprendre  et  à  mieux  rendre  son 
modèle. 


2IG 


REVLE    DES    DEUX    -MONDES. 


Il  entrevoyait  indistinctement,  semblait  il,  un  tréfonds  où  il  voulait 
atteindre,  une  clé  magique  qui  lui  ouvrirait  l'arcane  oi^i  il  voulait 
pénétrer.  L'irritant  et  déconcertant  problème  qui  se  posait  devant  lui 
est  celui  qui  se  pose  devant  tout  homme  désireux  de  se  rendre  compte 
<\u  génie  propre  d'un  peuple,  de  discerner  sous  les  manifestations  de 
la  vie  extérieure,  sous  lapparente  contradiction  des  formes  et  des  for- 
mules, du  costume,  des  mœurs  et  des  usages,  les  conceptions  inté- 
rieures, les  croyances  réelles,  les  instinctives  aspirations.  Plagiaires 
de  l'Europe,  les  Japonais  des  grandes  villes  le  déroutaient  par  leurs 
facultés  d'adaptation  analogues  aux  siennes  ;  il  retrouvait  [.artout  ce 
qu'il  appelait  u  l'odeur  du  beefsteak  anglais  »,  et  il  s'éloignait  du 
littoral  pour  ne  la  plus  sentir,  allant  chercher  jusque  dans  la  province 
lointaine  et  peu  connue  d'Oki  un  champ  d'observation  où  le  contact 
avec  l'étranger n"eùt  pas  encore  faussé  l'instinct  naturel  de  la  race.  Il 
le  trouva  et  s'y  absorba  ;  les  semaines,  les  mois  s'écoulèrent  dans 
l'incessant  labeur  de  l'homme  à  la  recherche  de  la  vérité. 

De  ce  labeur,  de  l'ensemble  des  notes  méthodiquement  classées 
et  minutieusement  contrôlées  au  cours  de  cinq  années,  s'est  lentement 
dégagée  l'œuvre  de  Lafcadio  Hearn,  cette  collection  d'essais  originaux 
-dont  la  plupart  révèlent  une  subtile  observation  et  une  merveilleuse 
intuition.  A  force  d'étudier  cette  race  asiatique,  avant-garde  de  l'ex- 
trême-Orient,  son  esprit  souple  et  pénétrant  y  retrouva,  non  sans  sur- 
prise, les  méthodes  d'induction  et  de  déduction  qui  lui  étaient  fami- 
lières, les  conceptions  qui  lui  étaient  personnelles,  une  singulière 
analogie  d'idées  et  de  pensées,  qui,  le  jour  où  la  lumière  se  fit  en  lui, 
où  la  cause  première  qui  éludait  sa  poursuite  lui  apparut  clairement^ 
lui  rendit  sa  tâche  facile.  Cette  cause,  il  la  cherchait  consciencieuse- 
ment, mais,  alors  qu'il  s'en  rapprochait,  il  s'en  détournait,  se  croyant 
dupe  d'un  mirage,  d'un  reflet  de  lui-même  s'interposant  entre  la  vérité 
et  lui.  Elle  était  en  effet  le  mobile  instinctif  et  secret  de  ses  propres 
actes  et,  quand  force  lui  fut  de  le  reconnaître,  il  se  rendit  compte  de 
l'identité  de  goûts,  de  sensations  et  d'idées  qui  existait  entre  cette  race 
■et  lui.  Il  comprit  alors  et  l'inconsciente  attraction  qu'elle  exerçait  sur 
lui  et  la  facilité  avec  laquelle  il  s'était  adapté  à  elle.  Le  mot  de  l'énigme 
était  celui  auquel  il  s'attendait  le  moins,  qui  de  lai -même,  venait  sous 
sa  plume  comme  synthèse  de  sa  patiente  analyse,  qu'U  écartait  comme 
invraisemblable,  et  qu'il  ne  se  décida  à  tracer  que  contraint  par  l'évi- 
dence :  le  stoïcisme. 

Le  stoïcisme  :  là  est  pour  lui  le  substratum  de  l'âme  japonaise. 
Rien,  semble-t-il,  n'est,  au  premier  abord,  plus  difficile  à  conciher  que 
l'apparente  joie  de  vivre,  la  douceur  de  mœurs,  l'instinctive  simpli- 
cité et  la  courtoisie  souriante  du  Japonais  avec  ce  principe  austère 
d'une  impassible  philosophie.  Et  cependant,  tout  y  ramène  Lafcadio 


I.i:    .1  M'O.N     INCdNM  .  !21T 

Hoarn  :  il  le  retrouve  a  la  base  des  conceptions  et  des  traditions,  du 
passé  et  du  présent,  et  chacune  de  ses  études  aboutit  à  cette  conclu- 
sion :  chacun  des  faits  (ju'il  cite,  chacune  des  anecdotes  à  l'appui  de  ses 
récits  révèle  et  aflirmc  l'existence  de  ce  principe  qui,  dans  un  autre 
ordre  d'idées,  explique  la  stoïque  bravoure  de  cette  race  de  prétendus 
fantoches  grimaçans,  sa  parfaite  discipline,  et  la  force  d'endurance 
dont  elle  a  su  faire  preuve. 

Ce  principe  posé,  nul  n'était  mieux  préparé  que  cet  observateur 
clairvoyant  à  démêler  l'apparente  antithèse  entre  les  conceptions  et 
les  actes,  à  les  rattacher  aux  coutumes  séculaires  et  à  expliquer  les 
uns  par  les  autres;  nul  n'était  plus  apte  que  cet  écrivain  subtil  et 
délié,  habile  à  faire  vivre  sous  sa  plume  des  types  infiniment  variés 
tout  en  b'ur  conservant  leur  ori^'inaUté  propre,  à  nous  rendre,  dans 
leur  cadre  particulier,  les  [»iiysionomies  curieuses  qui  défilaient  de- 
vant ses  yeux. 

Il  nous  les  montre  :  le  prêtre  et  l'enfant,  le  paysan  et  le  marchand, 
la  jeune  fille  et  la  femme,  le  lettré,  le  maître  et  le  serviteur,  et  il  ne  se 
borne  pas  à  les  dessintM-  d'un  trait  net  et  fin,  à  les  faire  agir,  penser  et 
parler;  il  met  en  lumière  les  mobiles  qui  les  font  agir,  les  sentimens 
qui  les  animent,  les  signes  extérieurs  par  lesquels  ces  sentimens  se 
traduisent,  signes  qui  eux-mêmes  se  relient  à  tout  un  ordre  de  choses 
et  de  traditions  et,  par  leurs  racines  les  plus  ténues,  plongent  dans  un 
passé  lointain.  Une  étude  sur  la  musique  lui  suggère  d'inattendus  ap- 
prochemens  :  «  L'art  musical  japonais  m'apparait,  écrit-il,  comme  un 
reflet  adouci  du  nôtre,  moins  la  force,  le  brillant  et  la  passion.  Ainsi 
qu'en  un  rêve  on  voit  se  dessiner  à  travers  un  voile  diaphane  une 
ligure  souriante  et  amie,  cet  art  évoque  le  souvenir  de  rythmes  ailleurs 
entendus,  d'harmonies  qui  sonmieillent  dans  ma  mémoire.  »  Parlant 
du  lien  conjugal,  il  dit:  «  Plus  j'avance  dans  mon  étude  de  la  vie  telle 
que  l'entend  et  la  pratique  ce  peuple  heureux  entre  tous,  plus  je  me 
demande  si  notre  cii'ilisation  ne  fait  pas  fausse  route  et  si  elle  est  bien 
telle  que  moralement  nous  la  croyons.  J'estime,  avec  Kampfer,  que  les 
Japonais  valent  mieux  que  nous.  Nos  moralistes,  avec  leur  conception 
sémitique  au  sujet  du  péch<''  originel,  déclarent  les  Japonais  amoraux: 
ils  se  trompent  et  nous  trompent  en  affirmant  qu'ils  nous  sont  très  infé- 
rieurs parce  que  leurs  idées  des  rapports  entre  les  deux  sexes  diffèrent 
profondément  des  nôtres.  Ce  que  j'ai  vu  dans  nos  grandes  aggloméra- 
tions urbaines  m'amène  à  la  conclusion  que  la  conception  japonaise 
est  supérieure  à  la  nôtre,  si  ce  n'est  en  théorie,  tout  au  moins  dans  la 
pratique.  Il  faut,  pour  juger  une  race,  un  facteur  indispensable  à  l'in- 
telligence de  tout  sujet  complexe  :  à  savoir  le  don  de  sympathie.  Un 
geste,  un  regard  révèlent  bien  des  choses  à  qui  possède  ce  don.  «  Et, 
ceci  dit,  il  écrit,  dune  plume  sympathique  et  affinée,  son  essai  sur  le 


218  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

«  sourire  japonais  »,  qui  est  un  chef-d'œuvre  d'observation  fine  et 
pénétrante.- 


III 


Voile  transparent  et  gracieux  étendu  sur  les  misères  et  les  tristesses 
inhérentes  à  la  condition  humaine,  le  sourire  japonais  n'a,  selon  Laf- 
cadio  Hearn,  rien  de  hiératique  ;  il  n'est  pas  figé  sur  les  lèvres  qui 
l'esquissent  ou  le  dessinent.  Reflet  des  sensations  intérieures,  tour  à  tour 
conciliant,  gai,  mélancohque  ou  avenant,  se  prêtant  à  l'expression  de 
toutes  les  nuances,  il  n'en  demeure  pas  moins  incompréhensible  pour 
l'Européen  qu'il  déconcerte  et  qui,  en  ignorant  les  secrets  mobiles,  la 
source  intime  et  profonde,  n'y  voit  qu'une  enfantine  contraction  des 
lèvres,  n'y  lit  qu'une  banale  obséquiosité,  le  plus  souvent  qu'une  iro- 
nie mal  déguisée,  que  dédain  pour  celui  auquel  il  s'adresse.  C'est  sur- 
tout dans  les  relations  de  serviteur  à  maître,  d'inférieur  à  supérieur, 
les  plus  fréquentes  entre  le  Japonais  et  le  blanc,  que  ce  sourire,  mal 
compris,  mal  interprété,  provoque  de  fréquens  et  souvent  de  déplo- 
rables malentendus. 

«  Pourquoi  l'étranger  ne  sourit-il  jamais  ?  »  demandele  Japonais, qu'é- 
tonnent ce  qu'il  appelle  les  «  faces  colériques  «i  des  Anglais?  «  Pourquoi 
les  Japonais  ont-ils  toujours  le  sourire  aux  lèvres?  »  s'enquiert  l'étranger 
qui  s'imagine  ou  qu'ils  se  moquent  de  lui  ou  qu'ils  manquent  de  sin- 
cérité. On  l'étonnerait  fort  en  lui  disant  que  ce  sourire  qui  le  choque 
prend  sa  source  là  où  lui-même  puise  sa  gravité  voulue,  là  où  il 
emprunte  son  masque  impassible  et  rigide  ;  qu'un  sentiment  intérieur 
identique,  réel  dans  un  cas,  factice  dans  l'autre,  suscite  des  manifes- 
tations extérieures  totalement  différentes  ;  que  le  stoïcisme  du  Japonais 
est  supérieur  au  sien,  et  que  c'est  à  ce  stoïcisme  qu'U  doit  son  perpé- 
tuel sourire. 

«Un  Anglais  de  mes  amis,  écrit  Lafcadio  Hearn,  homme  bienveillant 
et  d'humeur  pacifique  d'ordinaire,  me  disait,  la  veille  de  mon  départ 
de  Yokohama  pour  l'intérieur  :  «  Puisque  vous  allez  étudier  les  Japonais, 
déchiffrez,  si  vous  le  pouvez,  et  expliquez-moi,  à  votre  retour, leur  per- 
pétuel et  énigmatique  sourire.  Il  me  déroute  constamment.  Il  y  a  peu 
de  jours,  je  descendais  en  ville  dans  ma  voiture  lorsque  je  vis  venir 
à  contrevoie  une  kuruma  vide  conduite  par  un  Japonais.  Je  lui  fis 
signe  de  se  ranger  et  de  prendre  l'autre  côté  de  sa  route  ;  mes  chevaux 
étaient  vifs  et  j'appréhendais  un  accident.  Soit  mauvaise  volonté,  soit 
stupidité,  non  seulement  le  Japonais  ne  se  gara  pas,  mais,  faisant  re- 
culer son  cheval,  il  buta  l'arrière  de  sa  kuruma  contre  le  talus  d'une 
façon  si  malencontreuse,  que  l'un  de  mes  chevaux  se  heurta  et  se  blessa 


i 


i.i:  JA1M».\    i.\t:(»>M 


219 


au  braiu  ard  de  son  Véhicule.  Emporté  par  la  colère,  je  frappai  ce 
maladroit  à  la  tète  avec  le  manche  de  mou  fouet.  Le  sang  jaillit  et 
Ihomme  ainsi  maltraité,  sans  mot  dire  et  tout  en  épongeant  le  sang  qui 
nuicul;iit  son  visage,  s'inclina  avec  un  singulier  sourire.  Ce  sourire... 
je  Tai  devant  les  yeux  :  il  me  hante  et,  au  moment  même,  j'aurais 
mieux  aimé  que  l'homme  me  rendit  coup  pour  coup.  Ma  colère  tomba. 
J  eus  honte  de  mon  emportement.  L'homme  s'éloigna,  toujours  sou- 
riant, mais...  pourquoi  souriait-il?  A  qui  en  avait-il?  Je  ne  comprends 
pas.  »  —  Moi  non  plus,  je  ne  comprenais  pas,  alors!  mais  plus  tard  je 
compris,  et  ce  sourire,  et  d'autres  plus  énigmatiques.  Je  compris 
qu'un  Jaiionais  sourit  stoïquement  en  face  de  la  mort  même,  et  cela 
sans  fausse  bravade  comme  sans  lâche  résignation.  Je  ((tmpris  que 
l'homme,  iiinsi  brutalement  frappé,  se  sentait  dans  son  tort  et  s'excu- 
sait, acceptant  sans  murmurer  la  disproportion  entre  le  châtiment 
infligé  et  l'erreur  commise,  et  qu'il  y  avait  dans  son  sourire  plus  de 
regret  pour  l'emportement  du  blanc  que  pour  sa  propre  blessure;  je 
compris  enfin  que  le  sourire  japonais  était  un  éloquent  et  muet  langage, 
et  qu'à  l'interpréter  d'après  nos  idées  européennes  je  ferais  fausse 
route,  aussi  bien  qu'en  prétendant  interpréter  les  signes  convention- 
nels de  l'écriture  japonaise  d'aiirès  des  analogies  de  formes  avec  les 
lettres  de  notre  alphabet.  » 

Vue  étude  plus  approfondie  l'amena  à  noter  et  à  comprendre  toutes 
les  nuances  de  ce  muet  langage.  Il  vit  que,  dès  l'âge  le  plus  tendre,  les 
enfans  l'apprenaient  de  leurs  parens,  qu'il  faisait  partie  de  l'étiquette 
famihale  et  sociale,  une  physionomie  souriante  étant  la  plus  agréable 
que  l'enfant  pût  présenter  à  ses  parens,  à  ses  maîtres,  à  ses  amis, 
comme  plus  tard  à  ses  supérieurs  et  à  ses  inférieurs  et,  dans  l'ordre 
physique  et  moral,  aux  épreuves  de  la  \ie,  à  la  souffrance,  aux  décep- 
tions, aux  tristesses.  Le  cœur  peut  se  briser,  mais  la  figure  doit  rester, 
non  impassible  comme  le  veut  une  orgueilleuse  et  inhumaine  concep- 
tion européenne,  mais  sereine,  et  ici  nous  touchons,  non  seulement 
au  fond  de  stoïcisme  inhérent  à  la  race  japonaise,  cultivé  et  développé 
dès  l'enfance,  mais  aussi  à  son  point  de  contact  avec  l'antiquité  grec- 
que et  latine,  au  culte  de  l'esthétique  qui  veut  que  l'homme,  aux  prises 
avec  la  douleur,  lui  oppose  un  front  souriant,  et  que  le  masque  enlaidi 
et  contracté  ne  témoigne  pas  de  la  lutte  intérieure. 

Tout  l'y  incite,  et  l'enseignement  et  l'exemple  des  siens,  et  ce 
qui  attire  ses  regards.  «  Au  moment  où  j'écris  ces  lignes,  ajoute  Laf- 
cadio  Hearn,  je  vois  surgir  une  vision  entrevue,  une  nuit,  à  Kioto.  A 
langle  d'une  rue  brillamment  éclairée  et  dont  le  nom  m'échappe,  je 
m'arrêtai  devant  une  statue  de  Jizo,  placée  à  l'entrée  d'un  temple.  Elle 
représentait  un  néophyte  en  extase,  un  beau  et  jeune  garçon  sur  les 
lèvres  duquel  errait  un  sourire  d'un  réalisme  divin.  Ma  contemplation 


220  REVL1-:    DES    DEUX    MONDES. 

fut  interrompue  par  un  garçon  de  dix  ans  environ.  Il  venait,  à  en  juger 
par  ses  joues  roses  et  son  regard  brillant,  de  quitter  ses  camarades  et 
ses  jeux;  s'arrêtant  un  instant,  il  s'inclina  respectueusement  devant  la 
statue,  souriant,  et  son  sourire  était  si  étrangement  pareil  à  celui  du 
néophyte  qu'il  semblait  que  le  sculpteur  l'eût  pris  pour  modèle.  En 
m'éloignant,  je  me  disais  :  Ce  sourire  n'est  cependant  pas  une  copie; 
ce  que  le  sculpteur  a  symbolisé  dans  son  œuvre  c'est  l'un  des  traits 
caractéristiques  de  sa  race.  » 

Le  jour  est  proche  où  ce  trait  caractéristique  et  charmant  ne  sera 
plus  qu'un  souvenir.  Lafcadio  Hearn  insiste  sur  ce  fait  que,  dans  les 
ports  où  le  Japonais  se  trouve  en  contact  fréquent  avec  l'Européen, 
son  sourire,  mal  interprété  et  mal  compris,  disparaît.  Et,  à  ce  sujet,  il 
cite  une  anecdote  curieuse  qui  témoigne  une  fois  de  plus  quels  tristes 
malentendus  ce  sourire  fait  naître  entre  deux  races  inhabiles  à  se  com- 
prendre. M.  T***,  négociant  anglais  à  \okohama,  avait  depuis  assez 
longtemps  à  son  service  un  samuraï,  ancien  soldat  licencié  des  troupes 
féodales,  homme  à  l'humeur  égale,  des  services  et  de  la  probité  duquel 
il  n'avait  qu'à  se  louer.  En  sa  quaUté  de  samuraï  il  portait  constam- 
ment deux  sabres  à  sa  ceinture,  insignes  de  son  ancienne  profession 
et  de  son  grade.  L'Anglais  l'appréciait,  bien  que  les  génuflexions,  les 
salutations  et  la  politesse  raffinée  de  son  factotum  lui  parussent 
excessives;  son  perpétuel  sourire  surtout  lui  était  insupportable.  Un 
jour  le  samuraï  l'aborda  et  lui  demanda  un  service.  Pour  une  cause 
accidentelle,  il  avait  un  pressant  besoin  d'argent.  Il  priait  donc  son 
maître  de  lui  avancer  une  certaine  somme  et  lui  offrait,  en  garantie, 
l'un  de  ses  sabres.  C'était  une  arme  ancienne,  de  trempe  fine  et  de 
grand  travail,  d'une  valeur  très  supérieure  au  prêt  qu'il  sollicitait. 
M.  T***  consentit  et  fit  l'avance,  que  son  factotum  lui  remboursa  trois 
semaines  plus  tard,  rentrant  en  possession  de  son  sabre. 

Quelle  fut  la  cause  du  dissentiment  qui  survint  quelques  jours 
après,  M.  T***  lui-même  ne  s'en  souvient  plus.  Quoi  qu'U  en  soit,  dans 
un  moment  de  colère  et  d'emportement,  il  injuria  grossièrement  le 
samuraï  et  lui  intima  l'ordre  de  quitter  sa  maison.  A  ces  insultes  et  à 
son  ordre,  ce  dernier  répondit  en  s'inclinant  avec  respect  et  en  souriant- 
Exaspéré  par  ce  sourire  qui  avait  toujours  eu  le  don  de  l'agacer,  M.  T*** 
s'oublia  au  point  de  frapper  le  samuraï  au  visage.  Prompt  comme 
l'éclair,  celui-ci  dégaina  et  fît  siffler  son  arme  au-dessus  de  la  tête  de 
son  maître  qui  se  crut  perdu,  sachant  avec  quelle  dextérité  un  samu- 
raï décapite  un  homme  d'un  seul  coup  de  son  arme  affilée.  Il  en  fut 
cependant  quitte  pour  la  peur.  A  sa  grande  surprise  le  samuraï  se  res- 
saisit, remit  son  sabre  dans  le  fourreau,  puis,  sans  mot  dire  et  avec 
un  sourire  étrange,  il  se  retira. 

Lui  parti,  M.  T***  réfléchit;  il  avait  vu  la  mort  de  près  et,  faisant 


i.i:  JAPON   iNcoNM  .  iî;21 

un  retour  sur  liii-^f^me.  il  eut  honte  de  son  emportement;  se  rai)i)e- 
lant  les  services  du  samuraï.  son  zèle  et  sa  probité,  il  résolut  de  répa- 
rer sa  faute  et  de  s'excuser.  Mais  au  moment  où  il  s'apprêtait  à  l'aller 
trouver,  il  apprit  qu'il  n'était  plus.  Rentré  chez  lui,  le  saminaï  avait 
écrit  à  son  maître  et  s'était  ouvert  le  ventre.  Dans  la  lettre  que  l'on 
remit  à  M.  T*".  le  Japonais  lui  disait  qu'il  ne  pouvait  survivre  à  l'af- 
front qu'il  avait  reçu  et  qui  le  (h'shonorait  à  tout  jamais  à  ses  yeux 
et  à  ceux  des  siens.  Il  s'excusait  d'avoir  eu  un  instant  la  tentation  de 
tuer  son  insulteur.  Le  souvenir  que  l'arme  qu'il  tenait  en  main  était 
celle  sur  laquelle  son  maître  lui  avait,  en  un  moment  de  i;ène,  con- 
senti une  avance,  avait  retenu  son  bras.  Liionneur  lui  interdi- 
sait de  s'en  servir  contre  son  bienfaiteur,  il  la  tournait  contre  lui- 
même. 

«  Les  traditions  s'effacent,  ajoute  Lafcadio  Hearn,  devant  le  dédain 
et  les  railleries  de  l'étranger.  Au  sourire  sympathique,  à  la  politesse 
aimable  succèdent,  chez  ce  peuple  imitateur,  l'impassibilih'  de  la 
physionomie  et  la  froideur  glaciale  du  regard.  Le  même  fond  de 
stoïcisme  y  pourvoit  et  facilite  la  métamorphose,  mais  un  jour  vien- 
dra où  il  se  reportera  vers  le  passé  avec  les  mêmes  scntimens  de  tris- 
tesse mélancolique  que  nous  inspire  le  souvenir  de  l'antique  et  gra- 
cieuse civilisation  grecque.  Le  Japonais  se  rappellera,  lui  aussi,  le 
temps  heureux  des  plaisirs  simples,  la  sensation  disparue  des  joies  de 
la  vie,  la  di\ine  intimité  de  l'homme  et  de  la  nature.  Il  dira  à  ses  des- 
cendans  combien  ce  monde  était  alors  plus  lumineux  et  plus  beau.  Il 
évoquera  le  charme  de  l'antique  courtoisie,  de  la  poésie  des  temps  dis- 
parus. Dans  son  évolution  rapide,  il  s'étonnera  de  bien  des  choses, 
mais  il  en  regrettera  plus  encore,  et  nulle  autant  que  le  sourire  immor- 
tel qui  erre  sur  les  lèvres  de  ses  dieux  et  dont  le  sien  était  le  doux  et 
fidèle  reflet.  » 


IV 


L'étude  sur  le  Sourire  japonais  donne  une  idée  des  procédés  d'ana- 
lyse de  Lafcadio  Hearn.  Sous  les  manifestations  extérieures,  son  es- 
prit subtil  excelle  à  découvrir  les  mobiles  cachés,  à  dégager  les  traits 
caractéristiques  de  la  race.  Rien  ne  lui  paraît  indifférent,  rien  à  dédai- 
gner de  ce  qui  peut  aider  sa  curiosité  toujours  en  éveil,  son  besoin  de 
comprendre  la  vérité  et  de  rendre  la  \'ie.  Tout,  aussi,  lui  est  matière 
à  recherches  et  à  réflexion.  Son  essai  sur  6n  jai'din  japonais  est  une 
étude  de  l'àme  japonaise  dans  ses  rapports  avec  la  nature. 

Dans  cette  étude  il  se  complaît  et  s'absorbe;  son  amour  de  la  na- 
ture, sa  singulière  aptitude  à  ressusciter  en  lui-même  les  conceptions 


222  RKVLE    DES    DEUX    MONDES. 

et  les  sensations  de  la  race  lui  révèlent  la  signification  de  détails  inin- 
telligibles pour  d'autres;  il  les  traduit  et  il  les  rend.  Il  nous  montre  les 
moines  bouddhistes  s'ingéniant  à  la  tâche,  impossible  semble-t-il,  de 
matérialiser  des  idées  morales,  des  pensées  abstraites,  de  les  exprimer 
sans  autres  trucliemens  que  ceux  que  leur  fournit  le  monde  visible,  à 
laide  d'arbres  et  d'arbustes,  de  fleurs  et  de  rochers.  A  chacun  de  ces 
objets  se  rattachent,  en  effet,  pour  les  Japonais,  une  légende,  une  tra- 
dition, une  superstition.  Un  lilet  d'eau  parle,  une  cascade  chante.  «  Il 
faut,  écrit-il,  pour  apprécier  un  jardin  japonais,  comprendre,  ou  ap- 
prendre à  comprendre,  ce  que  la  pierre  peut  receler  de  beauté,  non  la 
pierre  taillée  par  la  main  de  l'homme,  mais  travaillée,  sculptée  par  la 
nature.  Pour  qui  ne  voit  pas,  ne  sent  pas  que  certains  rochers  affectent 
des  formes  admirables,  ont  des  tons  et  des  valeurs  propres,  le  charme 
artistique  d'un  jardin  du  Nippon  est  lettre  close.  Cette  compréhension 
est  innée  chez  le  Japonais;  infiniment  mieux  que  nous  il  perçoit  ce 
que  la  nature  exprime  par  des  formes,  comme  nous  par  des  mots... 
Jamais  le  Japonais  ne  cherchera  à  inventer,  à  créer  artificiellement  un 
paysage  purement  idéal,  mais  bien  à  reproduire  fidèlement,  même  par 
le  tokomwa,  c'est-à-dire  sur  la  minuscule  écheUe  qui  fait  l'étonne- 
ment  et  provoque  la  risée  de  l'Européen,  la  sensation  du  paysage  réel. 
Et  cela,  il  le  fait  en  poète  et  en  artiste.  De  même  que  la  nature,  dans  ses 
aspects  variés,  éveUle  en  nous  des  impressions  de  calme  ou  de  grandeur 
de  douceur  ou  de  solennité,  de  paix  ou  de  mélancolie,  de  même  le 
paysage,  dessiné  par  l'homme  sur  le  sol  ou  sur  la  toile,  n'est  vrai 
qu'à  la  condition  de  refléter  et  d'éveOler  une  sensation  humaine.  Les 
maîtres  dans  l'art  du  jardinage,  les  vieux  moines  bouddhistes  qui  ont 
poussé  cet  art  si  loin  qu'ils  en  ont  fait  un  ait  en  quelque  sorte  occulte, 
ont  voulu  et  cherché  plus  encore.  Ils  se  sont  efforcés  de  donner  à  la 
nature  un  langage  intelUgible  à  l'homme  au  point  de  lui  faire  expri- 
mer des  idées  abstraites,  telles  que  la  Foi,  la  Piété,  la  Chasteté,  le  Re- 
pos de  la  conscience,  l'Amour  conjugal.  Ainsi  retrouve-t-on,  dans  les 
jardins  qu'ils  ont^ dessinés  et  créés  et  qui  subsistent  encore  aujourd'hui 
un  reflet  du  maître  pour  lequel  ils  ont  été  faits  :  poète  ou  guerrier,  phi- 
losophe ou  prêtre.  Pour  qui  sait  voir  et  entendre  leur  œuvre,  elle  est 
une  évocation  poétique  de  ce  maître  disparu...  L'art  qui  a  ainsi  prêté 
une  voix  intelligible  aux  arbres,  aux  fleurs,  aux  pierres  même  est  bien 
l'art  insi)iré  par  la  croyance  bouddhiste,  parle  verset  qui  dit  :  «  En  vé- 
rité, même  les  plantes  et  les  arbres,  même  les  rocs  et  les  pierres  entreront 
dans  le  Nirvana.  » 

Lafcadio  Hearn  était  fait  pour  comprendre  cette  «  poétique  révéla- 
tion ».  EUe  aussi,  elle  encore,  éveille  en  lui  de  chers  et  lointains  sou- 
venirs. Entre  le  génie  de  la  race  asiatique  et  le  sien  propre  l'affinité  est 
profonde.  Il  tient  de  son  origine  grecque  le  culte  et  l'intelligence  des 


l.E    JAPON    INCONM".  2'2'A 

beautés  de  la  nature  quil  retrouve  à  cette  extrémité  de  l'Asie  et  qui  in- 
spirèrent, il  y  a  huit  siècles,  au  satre  conseiller  de  l'imprudenl  empereur 
Chen-Tsoung  un  délicieux  poème,  intitulé  :  J/on  /fl)-rfj»,  qui  se  ter- 
minait par  ces  lignes  :  v<  Les  rayons  obliques  du  soleil  mourant  me 
surprennent  assis  sur  un  tronc  d'arbre,  épiant  en  sil(Mice  les  inquié- 
tudes d'une  hirondelle  Aoletant  autour  de  son  nid,  ou  les  ruses  d'un 
milan  pour  surprendre  sa  proie.  La  lune  levée  me  trouve  encore  en 
contemplation.  Lemurnuire  des  eaux,  le  bruissement  des  feuilles  agi- 
tées par  le  veut,  lindicible  beauté  du  ciel  me  plongent  dans  une  douce 
rêverie;  la  nature  entière  parle  à  mon  àmc:  je  m'attarde  en  l'écoutant, 
et  la  nuit  me  ramène  lentement  à  ma  demeure. 

'«  Mes  amis  viennent  parfois  animer  et  charmer  ma  solitude,  me 
lire  leurs  vers  et  entendre  les  miens.  Le  vin  égaie  nos  frugals  repas 
sui^'is  de  sérieux  entretiens  et,  tandis  que  la  cour,  que  je  fuis,  sourit  à 
l'énervante  volupté,  prête  l'oreille  à  la  calomnie,  forge  des  fers  et  tend 
des  pièges,  nous,  ici,  nous  invoquons  la  sagesse  et  lui  olTrons  nos 
cœurs.  Mes  yeux  se  tournent  toujours  vers  elle;  mais,  hélas!  pourquoi 
ses  rayons  ne  m'éclairent-ils  qu'à  travers  un  voih*  vaporeux?  S'ils 
brillaient  purs  et  sans  nuages,  où  trouverais-je  ailleurs  une  retraite, 
un  temple  plus  à  mon  gré?  Ici,  je  pourrais  vivre  heureux...  Mais,  que 
dis-je?  Je  suis  père,  époux,  citoyen;  mille  devoirs  me  réclament.  Non, 
ma  vie...  tu  n'es  pas  à  moi.  Adieu,  cher  jardin;  adieu,  doux  asile.  Les 
soucis  de  l'État,  le  bien  de  la  patrie,  me  rappellent  à  la  ville.  Garde, 
moi  absent,  tous  tes  charmes;  je  reviendrai  encore  te  demander  de 
soulager  les  chagrins  qui  m'attendent  et  de  guérir  mon  âme  des  atteintes 
auxquelles  je  vais  l'exposer.  » 

De  ces  strophes  nous  rapprocherons  les  lignes  par  lesquelles  Laf- 
cadio  Hearn,  le  modeste  instituteur  de  Matsué,  termine  son  essai  sur 
Un  jardin  japonais  :  «  Je  ne  me  suis  déjà  que  trop  attaché  à  mon 
humble  demeure.  Au  retour  de  mon  école,  j'échange,  et  avec  quelle 
sensation  de  bien-être  !  ma  robe  de  professeur  contre  une  ample  tunique 
japonaise  et  je  goûte  un  plaisir  ineffable  à  contempler,  de  ma  vé- 
randa, mon  jardin  qui  s'étend  sous  mes  yeux  et  qu'égaie  le  chant  des 
oiseaux.  Contre  les  vieux  murs  moussus  qui  l'encadrent,  vient  mourir 
le  murmure  d'un  Japon  métamorphosé,  celui  des  télégraphes,  des 
journaux,  des  bateaux  à  vapeur.  Dans  cette  enceinte,  tout  est  paix  et 
repos,  tout  évoque  les  souvenirs  du  passé.  Dans  l'air,  flotte  un  doux 
parfum,  et  aussi  le  rêve  de  ce  qui  fut,  la  vision  de  ce  qui  ne  reviendra 
plus.  Sous  ces  épais  feuillages,  dans  ces  allées  errent  des  ombres  indé- 
cises et  gracieuses,  peut-être  celles  des  belles  Japonaises,  jeunes  quand 
ce  jardin  l'était  lui-même,  et  dont  les  vieux  albums  nous  ont  fidèlement 
transmis  l'énigmatique  sourire.  Quand  le  soleil,  dorant  les  roches,  liltre 
à  travers  l'épais  feuUlage,  il  me  semble  que  leurs  mains  de  fantômes 


:22i  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

m'effleurent  d'une  aérienne  caresse.  »  Ace  passé  vonl instinctivement 
ses  pensées  et  ses  regrets. 


Des  nombreux  essais  de  sa  plume  originale  et  infiniment  variée,  le 
plus  curieux  peut-être,  le  plus  étrange  à  coup  sur,  est  celui  quil  a  con- 
sacré au  Jiujutsu.  Là,  semblerait-il,  étant  données  l'importance  qu'il 
assigne  à  son  sujet  et  les  conséquences  qu'il  en  déduit,  il  toucherait  au 
point  vital,  objet  de  ses  recherches  passionnées,  à  la  solution  du  pro- 
blème qu'il  étudie  depuis  de  longues  années,  solution  qui  rendrait 
compte  des  étonnans  succès  du  Japon  dans  sa  lutte  disproportionnée 
avec  la  Chine.  Quest-ce  donc  que  le  «  Jiujutsu  »,  et  quelle  définition 
donner  de  ce  mot  ? 

Grands  amateurs  de  sport,  passionnés  pour  les  luttes  d'athlètes  qui 
promènent  de  ri\le  en  ville  et  de  village  en  Alliage  leur  haute  stature, 
lem' prodigieuse  corpulence  et  lem' obèse  carrure,  les  Japonais  désignent 
de  ce  mot  un  genre  de  combat  qui  n'offre  aucune  analogie  avec  les 
combats  de  boxe  si  fort  en  honneur  en  Angleterre  et  aux  États-Unis. 
Au  Japon  aussi  c'est  un  art,  mais  un  art  diftérent,  et  dont  la  différence 
se  résume  dans  le  mot  même  de  Jiujutsu  :  «  Céder  pour  l'emporter.  » 
Rien  ici  qui  rappelle  les  boxeurs  anglais,  soumis  pendant  des  mois  à 
un  entraînement  savamment  gradué,  exhibant  des  torses  nus  que  ne 
recouATe  pas  une  once  de  chair  superflue.  Leurs  muscles  se  tendent 
et  se  raidissent  sous  l'épidémie  assoupli,  l'être  animal  est  cimené  à 
son  maximum  de  force  physique,  de  vigueur  et  d'endurance,  d'endu- 
rance surtout,  car  dans  la  lutte  anglaise  la  victoire  sera  au  plus  résis- 
tant, à  celid  qui,  sans  faiblir,  saura  porter  et  surtout  recevoir  les 
coups  les  plus  terribles. 

Au  Japon,  il  n'en  est  pas  ainsi.  Dans  une  arène  sablée,  pour  amortir 
les  chutes,  deu^  athlètes  sont  mis  en  présence,  deux  hommes  au  Aisage 
bouffi,  aux  regards  atones,  aux  membres  énormes,  et  dont  les  os  et  les 
muscles  disparaissent  sous  une  couche  de  graisse.  Ils  tournent  lente- 
ment l'un  autour  de  l'autre  et  quand  ils  s'abordent  ce  n'est  pas  pour 
se  frapper,  mais  pour  post-r  d'un  geste  familier  leurs  mains  sur  les 
épaules  de  l'adversaire.  Lentement  ces  mains  errent  sur  le  torse  nu; 
les  combattans  s'enlacent,  sans  violence  apparente;  ils  se  palpent, 
non  en  ennemis  impatiens  de  se  ruer  l'un  sur  l'autre  et  de  se  ren- 
verser, mais  en  anatomistes  qui  cherchent  dans  cette  masse  de  chair 
un  point  faible  qu'il  leur  importe  de  découvrir.  Leurs  doigts  velus 
s'enfoncent  dans  cette  graisse  qui  leur  dérobe  la  jointure  des  os,  la 
contexture  du  corps.  Tout  en  se  palpant,  ils  se  rapprochent,  ils  s'étrei- 


i 


T.E    JAPON    INCONM'.  225 

gnent,  plus  soucieux  apparemment  de  ménairer  leurs  forces  et  d'user 
celles  de  leur  adversaire  que  de  le  jeter  bas.  On  voit,  non  sans  surprise, 
un  athlète  s'abandonner  brusquement  dans  les  bras  puissans  qui  s'ef- 
forcent de  le  soulever  de  terre  et  qui  défaillent  sous  son  poids,  pendant 
que  les  spectateurs  éclatent  en  applaïulissemens. 

Il  s'est  volontairement  alourdi  et.  dans  l'efîort  fait,  son  adversaire 
a  inutilement  dépensé  des  forces  que  lui-même  a  réservées.  Pas  un  des 
mouvemens  de  ces  deux  hommes  qui  ne  soit  le  point  de  mire  d'une 
palpitante  et  féroce  curiosité.  Cette  lutte,  en  apparence  inoffensive  et 
monotone,  ces  gestes  indécis,  à  peine  ébauchés,  ces  nuiins  lentes  qui 
>e  promènent  sur  ces  grands  corps  mous  tour  à  tnur  attirés  et  repous- 
sés, mais  sans  tension  de  muscles,  sans  perceptible  elTort  d'en  finir, 
c'est  le  Jiujatsu,  V  «  art  de  céder  pour  l'emporter  ».  Le  temps  s'écoule 
en  feintes,  en  anatomiques  études;  le  moment  décisif  approche.  L'un 
des  athlètes  a  cru  reconnaître  le  point  faible  de  son  adversaire.  S'il  ne 
s'est  pas  trompé,  une  brusque,  une  violente  étreinte,  une  main 
énorme  s'enfonce  dans  la  chair,  et  d'une  habile  pression  de  doigts 
disloque  l'épaule  ou  brise  un  tendon  et  envoie  rouler  le  vaincu  tout 
pantelant  dans  l'arène.  S'il  s'est  trompé,  si  dans  cet  effort  puissant 
mais  nifructueux  il  s'est  épuisé,  sa  respiration  haletante,  son  souffle 
rauque  et  court  indiquent  que  sous  l'étreinte  du  bras  replié  de  son 
ennemi  la  respiration  lui  manque,  que  ses  côtes  craquent  sous  l'ef- 
froyable pression,  ou  bien  une  défaillance  soudaine  révèle  que  l'un  de 
ses  muscles  vient  de  se  rompre,  ou  l'un  de  ses  os  de  se  briser. 

Il  faut  sept  années  détudespour  former  un  athlète  accompli.  Il  en 
est  qui  connaissent  d'infaillibles  manipulations,  qui  tuent  un  homme 
par  une  simple  pression  de  leurs  doigts  velus,  aussi  promptementque 
la  foudre.  Ceux-là  sont  professeurs  dans  les  collèges  du  gouvernement 
et  tenus,  par  serment  et  sous  les  peines  les  plus  sévères,  à  ne  jamais 
enseigner  un  coup  mortel. 

Si  nous  en  croyons  maintenant  Lafcadio  Hearn,  le  «  Jiujutsu  » 
donne  la  clé  de  l'histoire  du  Japon  depuis  un  quart  de  siècle.  Les 
Japonais  ont  transporté  dans  leur  politique  et  leur  diplomatie,  dans 
leur  armée  et  leur  marine,  les  procédés  du  «  Jiujutsu  »;  ils  ont  in- 
troduit, dans  leurs  relations  extérieures  et  dans  l'art  de  la  guerre,  la 
tactique  qui  consiste  à  «  céder  pour  l'emporter  »,  ce  qui  re\dent  à  dire 
qu'ils  ont  étudié  en  anatomistes  patiens  etsavans  l'organisation  poli- 
tique et  sociale  de  l'Europe  et  surtout  l'organisation  administrative  et 
niilitaire  de  la  Chine.  Ils  ont  découvert  et  noté  les  points  faibles  du 
Céleste  Empire.  Sur  ce  grand  corps  mou,  ils  ont  promené  leurs  doigts 
souples.  Dans  leurs  rapports  avec  l'Europe,  Us  ont,  comme  au  lende- 
main de  la  chute  de  leur  régime  féodal,  toujours  paru  céder,  acceptant 
les  conseils  et  subissant  la  pression  de  ceux  qu'ils  voulaient  se  conci- 
TOME  cxxxi.   —  1893.  15 


226  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lier,  ouvrant  leurs  ports,  mais  relusant  aux  étrangers  le  droit  d'acqué- 
rir une  parcelle  du  sol,  adoptant  avec  un  empressement  apparent  le 
costume  et  les  idées  européennes,  mais  déposant  l'un  et  répudiant  les 
autres  aussitôt  qu'ils  le  pouvaient.  L'heure  venue  de  la  lutte  avec  la 
Chine,  ils  ont,  en  quelques  coups  droits,  habilement  préparés  et  dex- 
trement  portés,  jeté  bas  leur  adversaire,  puis,  atîectant  de  déférer  au 
désir  des  grandes  puissances  et  n'ignorant  pas  qu'ils  avaient  tout  à  ris- 
quer à  prolonger  une  guerre  au  cours  de  laquelle  cette  masse  de 
iOO  millions  d'hommes  eût  fini  par  avoir  raison  du  Japon,  ils  ont  traité 
avec  la  Chine  et  aflirmé  une  suprématie  que  la  Chine  reconnaît  et  que 
l'Europe  admet. 

La  thèse  de  Lafcadio  Hearn  est  à  coup  sûr  nouvelle.  D'aucuns  n'y 
verront  peut-être  qu'un  rapprochement  ingénieux;  d'autres  y  trouve- 
ront TexpUcation  de  faits  inexpUqués  :  les  rapides  succès  du  Japon,  les 
coups  sûrs  et  prompts  portés  par  ce  David  au  Goliath  asiatique,  Ihabile 
souplesse  avec  laquelle,  cédant  à  propos  à  la  pression  combinée  de  la 
Russie,  delà  France  et  de  l'Allemagne,  le  petit  empire  du  Soleil  Levant 
aeu  l'art  de  se  faire  pardonner  ses  succès  etde  se  ralher  les  sympathies 
de  l'Europe  dont  il  avait  déconcerté  les  calculs. 

Par  ce  qui  précède,  nos  lecteurs  pourront  se  faire  une  idée  de  l'œuvre 
et  du  talent  de  Lafcadio  Hearn.  Cette  œuvre  variée  et  ce  souple  talent 
méritent  une  étude  plus  approfondie.  Ses  essais  sur  les  Danseuses 
japonaises,  son  Journal  d'un  maître  d'école,  son  Marché  des  morts,  ses 
Notes  sur  Kitzuki,  abondent  en  aperçus  originaux  et  curieux  sur  les- 
quels nous  aurons  sans  doute  l'occasion  de  revenir. 

C.  DE  Varigny. 


i 


(^ 


u 


LE    COSMOPOLITISME    ET    LA    LlTTlvllATlKE    NATIONALE.  637 

pour  ma  part  au^un  inconvénient.  Et  après  cola,  sous  l'influence 
des  causes  que  j  ai  tâche  d  indiquer,  si  le  cosmopolitisme  litlé- 
raire  gagnait  encore,  et  qu'il  nnissît  à  éteindre  ce  que  les  difl'é- 
rences  de  race  ont  allumé  de  haines  de  sang  parmi  les  hommes, 
j'y  verrais  un  grand  gain  pour  la  civilisation  et  pour  l'humanité 
tout  entière.  On  ne  triomphera  jamais  de  tant  de  sortes  de  haines 
que  le  conflit  de  leurs  intérêts,  de  leurs  passions, ou  de  leurs  idées 
entretiennent  et  ravivent  quotidiennement  entre  les  hommes;  et 
faut-il  souhaiter  seulement  que  1  on  en  triomphât  .^  C  est  une  grande 
question  !  11  y  a  de  «  justes  »  guerres,  s  il  n'y  a  pas  de  «  justes  » 
haines.  Mais  les  haines  de  races,  plus  terribles  que  toutes  les 
autres,  ont  quelque  chose  d'animal,  si  je  puis  ainsi  dire,  et  quelque 
chose,  à  ce  titre,  de  particuliérenu-nt  <•  inhumain  ».  Elles  ont  un 
peu  perdu  de  leur  anticjue  violence,  dans  le  siècle  où  nous 
sommes,  et  il  semble  quelles  ne  se  réveillent  plus  qu  à  de  rares 
et  lointains  intervalles.  Un  ne  saurait  travailler  trop  activement, 
ni  surtout  trop  continûment,  à  les  assoupir,  à  les  endormir,  à  les 
anéantir,  et,  quand  l'extension  du  cosmopolitisme  littéraire  n  abou- 
tirait quelque  jour  qu'à  cet  unique  résultat,  nous  l'estimons  dès  à 
présent  assez  considérable.  Ai-je  besoin  d'ajouter  qu'aucun  rôle 
ne  saurait  mieux  convenir  à  la  littérature  que  de  se  consacrera 
cette  tâche  ?  et,  dans  un  monde  qui  ne  valait  pas  le  nôtre,  n'était- 
ce  pas  déjà  ce  que  voulaient  dire  les  anciens  quand  ils  disaient 
que  beaucoup  d'autres  choses  assurément  sont  humaines,  mais  que 
la  littérature  est  plus  humaine  encore  :  humaniores  litterœ? 

Ferdinand  Bmunetière. 


DEUX  RÉVOLUTIONS  AU  JAPON 


Les  récens  succès  militaires  du  Japon  ont  étonné  ceux  mêmes 
qui  croyaient  le  mieux  le  connaître.  On  s'est  demandé  s'il  ne 
ménageait  pas  à  l'Europe  des  surprises  nouvelles.  Les  Japonais 
ont  prouvé  qu'ils  avaient  su  tout  au  moins  réformer  leur  méthode 
de  guerre  et  réorganiser  leur  armée.  Mais  l'histoire  témoigne 
suffisamment  de  leurs  vertus  guerrières  pour  qu'on  puisse  im- 
puter ces  rapides  progrès  dans  la  science  militaire  à  des  apti- 
tudes spéciales.  Ont-ils  également  bien  profité  de  toutes  les 
leçons  qui  leur  ont  été  données  ?  (Ju'ont-ils  exactement  emprunté 
à  l'Europe  et  que  lui  emprunteront-ils  encore?  Voilà  ce  qu'il 
serait  curieux  de  savoir. 

Parmi  les  épisodes  de  l'histoire  encore  si  peu  connue  du 
Japon,  il  en  est  un  qui  peut  jeter  quelque  lumière  sur  ces  ques- 
tions. 

Les  Japonais  des  vi^"  et  vu"  siècles  de  l'ère  chrétienne  vou- 
lurent s'assimiler  la  civilisation  chinoise.  Ils  apportèrent  à  cette 
entreprise  la  fougue,  la  ténacité  et  l'unanimité  qu'on  peut  con- 
stater chez  leurs  descendans.  Ce  fut  une  révolution  complète  et 
dont  l'histoire  n'offre  guère  d'exemples.  Sans  transition,  et  sans 
arrière-pensée,  ils  rejetèrent  alors  ce  qui  constituait  leur  indi- 
vidualité nationale,  et  les  différenciait  du  peuple  qu'ils  prenaient 
pour  modèle.  Ils  dépouillèrent  en  bloc  leurs  coutumes,  leurs 
traditions,  leurs  croyances  propres,  comme  on  fait  un  vêtement 
démodé,  pour  y  substituer  des  coutumes,  des  traditions  et  des 
croyances  étrangères  qu'ils  jugeaient  préférables.  Ils  se  firent 
Chinois,  comme  ceux  d'aujourd'hui  veulent  se  faire  Occidentaux. 

Il  nous  a  paru  curieux  de  rapprocher  les  faits  passés  des  évé- 
nemens  présens,  de  rechercher  le  profit  que  les  Japonais  avaient, 


DEIX    liKVOLL  rUiNS    Al     JAPON.  ()39 

au  moyen  àge,tilë  de  cette  tentative,  dans  quelle  mesure  elle  avait 
réussi  et  comment  ils  avaient  su  adapter  la  civilisation  chinoise 
aux  qualités  propres  de  leur  génie  national.  Il  n'est  personne 
qui  ne  se  soit  en  elVet  demandé  s'ils  ne  faisaient  pas  fausse  route, 
s'il  était  possible  à  un  peuple  de  se  transformer  comme  ils  le 
veulent  faire,  s'ils  n'allaient  pas  perdre  leur  originalité  et  leurs 
qualités  propres,  sans  acquérir  des  qualités  équivalentes. 

Une  vérité  semble  clairement  ressortir  de  l'histoire  :  c'est  l'im- 
possibilité des  transformations  soudaines.  La  nature  n'opère  que 
par  gradations  insensibles.  C'est  là  un  axiome  aussi  exact  dans 
l'ordre  moral  que  dans  l'ordre  des  choses  physiques.  L  luirope 
a  mis  des  siècles  pour  passer  du  régime  féodal  et  des  institu- 
tions du  moyen  âge  au  régime  et  à  la  civilisation  que  nous 
avons  sous  les  yeux.  Volontiers  on  engagerait  les  Japonais  à  s'im- 
poser les  mêmes  transitions.  Or  ils  n'entendent  pas  procéder  ainsi. 

De  quel  côté  est  l'erreur?  Peut-être  l'expérience  tentée  au 
moyen  âge  fournira-t-elle  à  cet  égard  quelque  lumière. 

Ce  n'est  pas  qu'il  y  ait  identité  complète  entre  le  phénomène 
ancien  et  le  nouveau.  En  histoire,  les  événemens  sont  trop  com- 
plexes pour  qu'on  trouve  jamais  autre  chose  que  des  analogies  ,  et 
telle  condition  semblait  tout  d'abord  secondaire  qui  prend  ensuite 
une  importance  décisive  et  change  le  dénouement  du  tout  au  tout. 
11  n'en  est  pas  moins  nécessaire  toutefois  d'étudier  le  passé  d'un 
peuple  pour  connaître  ses  ressources  et  ses  défauts.  La  race  japo- 
naise a,  dans  les  événemens  que  nous  allons  raconter,  fait  preuve 
de  qualités  remarquables.  Ces  qualités  ont-elles  disparu  et,  si  elles 
subsistent,  suffiront-elles  au  succès  espéré?  L'effort  à  faire  n'est- 
il  pas  trop  grand  ? 

Cette  question  n'est  d'ailleurs  pas  la  seule  que  provoque  la 
révolution  pacifique  du  Japon.  Il  nous  importerait,  par  exemple, 
beaucoup  de  savoir  si  les  Chinois  ne  suivront  pas  le  mouvement 
imprimé  par  leurs  voisins;  si,  par  l'effet  même  des  progrès  accom- 
plis, ces  marchés  de  l'Extrême-Orient,  aujourd'hui  ouverts  à  nos 
produits,  ne  se  fermeront  point  un  jour,  comme  s'est  fermé  le 
marché  américain,  et  si  ces  peuples  ne  viendront  pas  alors  nous 
faire  sur  nos  propres  places  une  redoutable  concurrence  ;  enfin  si 
leur  influence  s'exercera  sur  notre  idéal  moral  et  religieux,  comme 
elle  s'est  exercée  déjà  sur  notre  esthétique.  Nous  posons  ces  ques- 
tions sans  prétendre  à  les  résoudre.  Nous  voudrions  surtout  faire 
ressortir  les  analogies  et  les  différences  du  mouvement  actuel  et 
de  la  révolution  des  vi''  et  vif  siècles,  et  du  même  coup  indiquer 
par  quelques  traits  le  degré  de  culture  auquel  est  parvenu  le 
Japon  moderne. 


640  HEVLE  DES  DEUX  MONDES. 


I 

Il  convient,  pour  faire  comprendre  les  événemens  que  nous 
allons  exposer,  den  bien  marquer  lo  point  de  départ,  c'est-à-dire 
de  déterminer  l'état  de  civilisation  atteint  par  les  Japonais  quand 
ces  événemens  commencèrent. 

A  lire  leurs  annales,  il  semblerait  que  le  Japon  n'a  jamais 
connu  la  barbarie.  Elles  nous  parlent  des  premiers  souverains  du 
pays  comme  Anquetil  parlait  du  roi  Pharamond,  de  son  palais  et 
de  sa  cour.  Il  ne  faut  pas  s'en  étonner.  Ces  annales,  dont  les  pre- 
mières remontent  à  720,  c'est-à-dire  à  une  époque  oîi  les  Japonais 
étaient  depuis  longtemps  en  contact  avec  la  Chine,  furent  rédi- 
gées sur  le  modèle  des  annales  chinoises,  copiées  trop  servile- 
ment. Aussi  n'ont-elles,  pour  le  sujet  qui  nous  occupe,  qu'une 
valeur  minime.  Heureusement  des  renseignemens  plus  sûrs  nous 
sont  fournis  sur  le  Japon  primitif  par  un  auteur  chinois,  Ma- 
touan-lin,  qui,  dans  une  sorte  d'encyclopédie,  a  littéralement 
transcrit  des  documens  d'une  authenticité  incontestable.  Cesdocu- 
mens  contiennent  notamment  des  descriptions  de  l'ancien  Japon 
fournies  soit  par  des  voyageurs  chinois,  soit  par  des  ambassa- 
deurs japonais  à  la  cour  de  Chine. 

Les  premiers  rapports  des  Japonais  avec  la  Chine  et  la  Corée 
paraissent  remonter  au  premier  siècle  avant  Jésus-Christ.  Ils  ne 
tardèrent  pas  à  devenir  fréquens.  Mais  comme  ils  se  résumaient 
dans  un  échange  d'ambassades  avec  la  Chine  et  dans  une  suite 
d'incursions  plus  ou  moins  heureuses  en  Corée,  la  civilisation 
japonaise  n'y  pouvait  beaucoup  gagner.  Les  Chinois  avaient  alors 
sur  les  Japonais,  à  tous  égards,  une  supériorité  comparable  à  la 
supériorité  des  Romains  sur  les  Germains,  ou  des  Français  du 
xvii^  siècle  sur  les  Moscovites. 

La  Chine  était  certainement  à  cette  époque  un  pays  extrê- 
mement policé.  Elle  connaissait  l'écriture  depuis  plus  de  dix  siè- 
cles. Ses  grands  philosophes  avaient  dégagé  les  principes  sur  les- 
quels repose  encore  maintenant  la  société  chinoise;  ses  artistes 
avaient  découvert  la  plupart  des  procédés  et  des  formes  esthé- 
tiques propres  à  l'Extrême-Orient.  Elle  avait  ses  historiographes, 
ses  poètes,  des  législateurs  pleins  de  sagesse,  un  système  admi- 
nistratif presque  trop  savant.  Tous  ces  élémens  lui  composaient 
une  civilisation  déjà  vieille  et  très  accentuée.  La  Corée  subissait 
entièrement  l'iniluence  politique  et  l'ascendant  moral  de  ses 
puissans  voisins.  Les  Japonais,  au  contraire,  n'étaient  pas  encore 
sortis  de  l'état  barbare.  On  voit,  par  les  descriptions  que  nous 
transmet  Ma-touan-lin,  qu'ils  vivaient  de  chasse  et  de  pêche,  soup- 


DEUX    RÉVOLUTIONS    AU    JAPON.  641 

çonnant  à  peine  ragriculture  :  u  Ils  n'avaient  ni  bœufs,  ni  che- 
vaux, ni  moutons,  ni  poules.  Ils  marchaient  nu-pieds,  man- 
geaient avec  leurs  doigts  et  portaient  sur  eux,  grâce  au  tatouage, 
leurs  quartiers  de  noblesse .  Les  hommes  se  vêtaient  de  lés 
d'étoiles,  placés  en  travers  et  retenus  ensemble  au  moyen  de 
nœuds;  la  robe  des  femmes  était  ime  simple  pièce  de  toile  avec 
un  trou  pour  passer  la  tète.  ^>  Des  voyaucnrs  chinois  du  iii"  siècle 
signalent  dans  l'archipel  japonais  un  peu  d'agriculture,  mais 
encore  à  l'état  rudimentaire  et  exceptionnel.  Marins  hardis,  les 
Japonais  préféraient  aller  piller  les  villages  coréens  ou  échanger 
au  loin  leur  poisson  contre  du  riz. 

Selon  les  annales  japonaises,  cet  état  de  choses  aurait  cessé, 
comme  par  miracle,  en  l'an  28.j.  Un  Coréen  nommé  Wani  aurait 
alors  importé  au  Japon  l'écriture  et  toutes  les  sciences  chinoises. 
L'assertion  est  à  tous  égards  inacceptable.  D'une  part,  l'étude  des 
caractères  idéographiques,  seule  écriture  pratiquée  en  Chine,  de- 
vait alors  présenter,  vu  la  pénurie  des  livres  et  des  professeurs, 
d'incroyables  difficultés.  Elle  ne  pouvait  donc  se  propager  au 
Japon  que  très  lentement.  D'autre  part,  il  paraît  établi,  par  les 
annales  coréennes,  que  le  Coréen  en  question  ne  passa  au  Japon 
qu'en  l'an  405.  D'ailleurs  les  Japonais  étaient  alors  dans  un  état 
bien  primitif  pour  accepter  brusquement  une  civilisation  aussi 
raffinée  qu'était  la  civilisation  chinoise.  La  perfection  des  pro- 
duits matériels  de  la  Chine  pouvait  les  frapper;  mais  sa  supé- 
riorité intollectuolle  et  morale  devait  leur  demeurer  inintelligible. 
Pour  qu'ils  la  pussent  goûter,  une  sorte  d'initiation  graduelle 
était  nécessaire. 

L'histoire  nous  enseigne  que  ce  sont  presque  toujours  et  par- 
tout les  religions  qui  ont  rempli  ces  fonctions  d'éducatrices  et 
d'initiatrices.  Or,  parmi  les  religions  de  la  Chine,  il  en  est  une 
qui  convenait  merveilleusement  à  ce  rôle  :  le  bouddhisme.  Depuis 
sa  diffusion  en  Chine  au  i*^""  siècle  et  en  Corée  au  iv*",  le  boud- 
dhisme s'était  comme  matérialisé  et  humanisé,  pour  s'adapter  au 
génie  positif  des  races  de  l'Extrcme-Orient.  Ses  prêtres  olfraient 
au  peuple  le  spectacle  de  cérémonies  magnifiques  et  lui  impo- 
saient une  foule  de  petites  pratiques,  à  l'observation  minutieuse 
desquelles  les  esprits  simples  sont  trop  heureux  de  s'astreindre. 
Les  gracieuses  légendes  enfantées  par  l'imagination  hindoue 
éveillaient  la  poésie  latente  qui  sommeille  dans  toute  âme  hu- 
maine. Enfin  Çakya-Mouni  en  exaltant  par-dessus  toutes  choses 
la  charité  et  la  pureté,  sans  plus  s'attacher  aux  distinctions  de 
caste  et  de  race,  ne  pouvait  manquer  d'attirer  à  sa  religion  les 
humbles  et  les  déshérités  du  monde. 

C'est  au  milieu  du  vi*^  siècle  que  le  bouddhisme  commença  à 
TOME  cxxxi.  —  1895.  41 


G 12  REVLE    DES    DEUX    3I0NDES. 

se  répandre  dans  l'archipel  japonais.  Qu'étaient  donc  alors  ses 
habitans?  Il  importe  de  le  savoir  puisque  c'est  alors  que  débute 
la  révolution  que  nous  avons  entrepris  d'cxpos(M',  Ma-touan-lin 
transcrit  dans  son  encyclopédie  la  relation  d'une  visite  faite  en 
Fan  600  par  des  ambassadeurs  japonais  à  la  cour  de  Chine,  et  tout 
spécialement  la  description  qu'ils  donnèrent  de  leur  pays.  Or 
cette  peinture  met  en  relief  un  trait  particulièrement  significatif. 
Les  envoyés  assurent  qu'avant  de  connaître  l'écriture  chinoise  par 
les  livres  ào7(ddhiq2ie.s  \enus  de  Corée,  leurs  compatriotes  n'avaient 
pas  d'écriture,  mais  qu'ils  gravaient  certaines  marques  sur  du 
bois  et  comptaient  au  moyen  de  no'uds  faits  à  des  cordes.  Voilà 
qui  en  dit  long  sur  l'état  social  des  Japonais  avant  l'introduction 
du  bouddhisme.  Quelques  marques  gravées  sur  du  bois  et 
quelques  nœuds  faits  sur  dos  cordes  ne  constituent  ni  une  écriture 
ni  un  système  de  numération.  On  se  demande  si  les  germes  de 
civilisation  déposés  au  Japon  vers  40S  n'avaient  pas  été  complè- 
tement étouffés.  Quoi  qu'il  en  soit,  et  même  en  supposant  quelques 
exceptions,  on  peut  considérer  comme  établi  que  les  Japonais, 
pris  en  masse,  n'étaient  guère  plus  civilisés  au  milieu  du  vi°  siècle 
que  les  Francs  de  Clovis. 

Le  bouddhisme  recruta  ses  premiers  adhérens  dans  les  hautes 
classes.  Aujourd'hui  encore  ce  sont  les  plus  ardentes  aux  nou- 
veautés. D'abord  persécutée,  la  nouvelle  religion  ne  tarda  pas  à 
triompher  et  sous  le  titre  de  régent,  le  chef  du  mouvement  devint 
maître  absolu  du  pouvoir.  Ce  prince  connu  sous  le  nom  de  Sho- 
tokou  Taishi  a  laissé,  en  17  articles,  une  sorte  de  testament  po- 
litique dont  le  texte  a  été  fidèlement  conservé.  Or  un  seul  de  ces 
articles  parle  du  bouddhisme.  Presque  tous  les  autres  semblent 
inspirés  de  Confucius.  Ainsi  déjà  le  bouddhisme  et  le  confu- 
céisme,  qui,  en  Chine,  divisaient  les  esprits  en  fractions  ennemies, 
étaient,  au  Japon,  concurremment  acceptés  par  les  lettrés. 

A  aucune  époque  d'ailleurs  les  Japonais  n'ont  fait  preuve  d'in- 
tolérance religieuse.  Plus  curieux  que  fanatiques,  ils  répugnent 
aux  fortes  croyances  et  n'aiment  rien  tant  qu'examiner,  comparer 
et  comprendre.  La  difficulté  de  concilier  les  deux  doctrines  en 
ce  qu'elles  avaient  de  contraire  les  inquiétait  médiocrement. 

Cet  éclectisme  des  savans  allait  pénétrer  dans  la  nation  tout 
entière.  Les  bonzes  avaient  prêché  la  bonne  nouvelle  ;  on  avait 
fait  venir  les  livres  sacrés.  Mais,  pour  les  comprendre,  il  avait 
fallu  préalablement  étudier  l'écriture  chinoise.  Une  fois  en  pos- 
session de  celle-ci,  les  Japonais  s'étaient  bien  vite  attachés  à  lire 
les  grands  classiques,  les  ouvrages  de  science,  de  morale  et  de 
législation.  D'autre  part,  il  fallait  aux  prêtres  de  riches  étoffes, 
des  idoles  dorées  et  des  vases  en  terre  ou  en  bronze.  C'est  ainsi 


DEUX    RÉVOLUTIONS    AU    JAPON.  643 

que  la  nouvelle  religion  faisait  naître  le  goût  des  sciences,  des 
arts,  et  propageait  Irs  procédés  industriels  de  la  Chine.  Quand 
S/iotokou  mourut  (622),  les  luttes  religieuses  avaient  pris  tin. 
Toutefois  la  révolution  n'était  qu'ébauchée  ;  le  soin  de  lui  donner 
une  application  pratique  devait  appartenir  à  trois  princes  éminens 
(jui  se  succédèrent  à  peu  d'intervalle  :  Tenchi-Tenno,  Temmou- 
Tenno  et  >h">mmou-Tenno. 

Le  premier,  Tcwhi-Tcmw,  gouverna  de  642  à  670,  d'abord 
comme  prince  impérial,  puis  comme  empereur.  C'é'tait  une  façon 
de  poète  et  de  savant  ;  mais  son  plus  beau  titre  de  gloire  est  dans 
son  œuvre  politique  et  législative.  Il  créa  toute  une  organisation 
administrative  sur  un  plan  dont  nous  ne  possédons  que  quelques 
traits,  mais  qui  suffisent  à  donner  la  plus  haute  idée  de  son  intel- 
ligence. Il  constitua  à  ses  sujets  un  état  civil  régulier,  ordonna 
que  chacun  prît  un  nom  distinct  et  fit  procéder  à  un  recen- 
sement général.  La  population  fut  répartie  par  groupes  de 
cinquante  familles  :  le  chef  de  chaque  groupe  était  chargé'  de 
maintenir  l'ordre  et  de  tenir  à  jour  les  registres  d'état  civil.  Puis 
il  institua  un  système  unique  de  poids  et  mesures.  De  tels  règle- 
mens  s'imposaient  comme  la  base  d'une  administration  bien 
ordonnée  et  la  condition  nécessaire  des  réformes  militaires  et 
financières.  Le  seul  fait  d'en  avoir  compris  l'opportunité  mériterait 
à  leur  auteur  une  place  dans  l'histoire. 

Le  même  prince  fit  rédiger  un  code  en  vingt-deux  volumes. 
Ce  code  a  complètement  péri,  mais  peut-être  cette  perte  n'est- 
elle  pas  trop  à  regretter.  La  tentative  en  efifot  devait  être  prématu- 
rée, et  la  plus  grande  partie  de  l'ouvrage  dut  passer  dans  les  lois 
de  701,  qu'on  possède  et  que  nous  analyserons  plus  loin.  Nous 
glisserons  sur  les  mesures  de  détail  qui  accompagnent  ces  grandes 
réformes.  Certaines  d'entre  elles  cependant  ne  laissent  pas  que 
d'ajouter  à  la  gloire  de  ce  prince.  C'est  ainsi  qu'on  le  voit  renou- 
veler l'interdiction  d'enterrer  vifs  les  esclaves  sur  la  tombe  des 
nobles.  C'est  encore  lui  qui  s'occupa  de  distribuer,  entre  les  agri- 
culteurs, l'eau  nécessaire  aux  irrigations. 

Bien  qu'inférieur  au  précédent,  l'empereur  Temmou  (673-685) 
sut  continuer  son  œuvre.  Il  institua  une  commission  législative 
en  lui  recommandant  de  ne  pas  se  montrer  trop  radicale  en  ma- 
tière d'innovations,  centralisa  les  services  administratifs  de  l'ar- 
mée, encouragea  l'enseignement  des  sciences,  notamment  par  la 
fondation  d'un  observatoire  astronomique,  et  donna  aux  bonzes 
l'appui  du  pouvoir  civil.  Peut-être  à  cet  égard  alla-t-il  un  peu 
trop  loin  ;  car  on  le  voit  s'immiscer  dans  les  questions  de  dogme 
et,  par  exemple,  interdire  à  ses  sujets  de  manger  la  chair  des  ani- 
maux domestiques. 


644  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

Quant  à  l'empereur  Mommou  (697-708),  il  eut  la  gloire  de 
laisser  après  lui  deux  codes  qui  ont  traversé  les  siècles  et  qui 
étaient  encore,  il  y  a  vingt  ans,  étudiés  dans  les  écoles  japonaises, 
sinon  en  vue  d'une  application  pratique,  du  moins  comme  le 
monument  le  plus  remarquable  de  la  sagesse  antique.  Si  appa- 
rentes que  soient  à  nos  yeux  leurs  imperfections,  ce  n'est  pas  un 
mince  mérite,  ni  très  commun,  d'avoir  pendant  dix  siècles  in- 
spiré ce  respect  à  une  nation  cultivée  et  formé  la  base  de  son  état 
social.  L'un  d'eux  contient  ce  qu'on  pourrait  appeler  le  droit  admi- 
nistratif de  l'époque  et  une  partie  du  droit  civil,  l'autre  la  légis- 
lation criminelle. 

A  ce  moment,  la  révolution  peut  être  considérée  comme 
achevée.  Grâce  aux  documens  qui  subsistent,  il  est  possible  de 
se  faire  une  idée  assez  précise  des  résultats  qu'elle  avait  pro- 
duits. 

Voyons  d'abord  comment  fonctionnaient  les  organes  essentiels 
de  toute  société  :  la  famille,  la  propriété  et  l'Etat. 

La  famille  se  recrutait  par  le  mariage  légitime,  par  le  concu- 
binat  et  par  l'adoption.  L'analogie  de  cette  organisation  avec  celle 
de  la  famille  romaine  ne  peut  manquer  de  frapper  les  histo- 
riens. 

Le  mariage  était,  semble-t-il,  un  contrat  privé,  c'est-à-dire  à 
la  formation  duquel  les  pouvoirs  publics  ne  présidaient  pas. 
La  loi  n'y  intervenait  que  pour  exiger  certaines  conditions, 
comme  l'âge  de  quinze  ans  pour  l'homme,  de  treize  pour  la 
femme,  et  l'autorisation  des  ascendans  ;  pour  prohiber  la  bigamie  ; 
enfin  pour  punir  sévèrement  l'adultère  et  n'autoriser  la  répu- 
diation que  sous  certaines  réserves.  Le  concubinat  était,  comme 
à  Rome,  une  union  reconnue  par  la  loi,  mais  inférieure  au  ma-. 
riage  légitime.  L'épouse  en  titre,  maîtresse  de  la  maison,  avec 
l'autorité  et  la  dignité  naturellement  attachées  à  cette  fonction, 
primait  les  concubines,  qui  n'étaient  que  ses  servantes  ;  et  la  loi 
veillait  à  ce  que  le  mari  n'intervertît  pas  les  rôles.  L'adoption, 
sans  avoir  alors  l'importance  qu'elle  prit  plus  tard,  intervenait 
pour  donner  à  la  famille  un  chef  lorsqu'il  le  fallait. 

A  la  mort  du  père,  ses  biens  se  répartissaient  également  entre 
ses  enfans  légitimes  mâles  ;  les  filles  et  les  enfans  de  concubines 
prenaient  une  part  moindre.  Le  droit  d'aînesse  (qui,  à  partir  du 
xjii*  siècle,  devait  se  généraliser)  n'existait  alors  que  pour  les 
maisons  nobles. 


DEUX    RÉYOLlTIO>S    AU    JAPON.  6to 

Dans  un  pa^  qui  semble  n'avoir  guère  connu  le  régime  pas- 
toral, la  propriété  mobilière  devait  compter  pour  bien  peu  de 
chose.  Quant  à  la  propriété  foncière  perpétuelle,  elle  n'existait 
qu'à  l'état  d'exception.  Tous  les  six  ans  avaient  lieu  des  partages 
de  terres  entre  les  familles.  La  part  de  chacune  variait  avec  le 
nombre,  l'âge  et  le  sexe  de  ses  membres.  On  retrouve  là  les  traits 
essentiels  du  mir  russe  et  des  institutions  qui  ont  persisté  dans 
la  race  slave.  Ces  analogies  sont  d'ailleurs  assez  naturelles  chez 
des  peuples  qui  semblent  avoir  eu  pour  berceau  les  mêmes 
régions. 

L'autorité  du  monarque  était  sans  limite  :  sa  seule  volonté 
faisait  et  défaisait  la  loi.  Il  subissait  toutefois,  comme  tous  les 
souverains  absolus,  liniluence  de  son  entourage  et  devait  compter 
avec  les  intrigues  de  palais.  Tout  le  Japon  central  et  méridional 
reconnaissait  son  pouvoir  :  le  Nord  était  encore  indt'pendant. 

Les  huit  ministres  qui  se  partageaient  l'administration  avaient 
au-dessus  d'eux  un  conseil  politique,  composé  de  cinq  à  six  per- 
sonnes. Tandis  que  la  guerre,  la  marine  et  les  allaires  étrangères 
se  trouvaient  groupées  dans  un  seul  ministère,  dit  des  relations 
extérieures,  les  rites,  cérémonies,  traditions,  généalogies  et  fêtes 
civiles  ou  religieuses,  prenant  une  importance  capitale,  occupaient 
quatre  ou  cinq  ministres. 

Depuis  710,  le  gouvernement,  jusque-là  nomade,  avait  dû 
adopter  un  siège  fixe. 

Les  ressources  indispensables  à  une  cour  déjà  luxueuse  et  au 
fonctionnement  déjà  compliqué  des  divers  services  provenaient  : 
1°  du  domaine  territorial  de  l'empereur;  2°  des  impôts;  3°  des  cor- 
vées et  de  quelques  privilèges,  dont  le  plus  important  était  le  droit 
de  battre  monnaie.  L'empereur,  outre  ses  droits  sur  toutes  ou 
presque  toutes  les  terres  du  pays,  avait  un  domaine  propre,  qu'il 
faisait  cultiver,  pour  en  tirer  des  revenus,  sans  doute  modiques. 

Les  impôts  formaient  l'aliment  principal  du  trésor.  L'impôt 
foncier  seul  fournissait  plus  des  trois  quarts  du  revenu  total.  Le 
cultivateur  payait  de  3  à  i  pour  100  du  produit  présumé  de  sa 
terre.  Pour  la  plus  grande  part,  l'impôt  était  perçu  en  riz.  Le  fisc 
n avait  pas  lapreté  qu'il  montre  dans  nos  sociétés  modernes.  Les 
exemptions  sont  fréquentes  :  tantôt  on  dégrève  toute  une  région 
pour  mauvaise  récolte,  tantôt  tel  ou  tel  cultivateur,  pour  récom- 
penser ses  services  ou  encourager  des  défrichemens.  Plus  sou- 
vent encore  le  fisc  accorde  des  délais.  Cependant  les  charges,  si 
légères  en  apparence,  devaient,  en  certaines  années,  paraître 
trop  lourdes  aux  imposés  (n'oublions  pas  qu'elles  étaient  calculées 
sur  le  iproduit  présumé  de  la  terre)  :  car  nous  voyons  les  paysans, 


G46  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

comme  ceux  du  Bas-h]mpire  romain,  fuir  pour  y  échapper.  Les 
corvées  étaient  collectives.  Les  villages  fournissaient  et  nourris- 
saient les  hommes  chargés  de  porter  le  riz  dans  les  greniers  de  l'Etat. 
De  même  chaque  province  devait  envoyer  un  certain  nombre 
d'ouvriers  employés  soit  à  la  construction  ou  à  l'entretien  du 
palais,  soit  à  la  culture  des  rizières  impériales,  des  chevaux,  des 
hommes  d'armes  et  des  servantes,  —  que  les  règlemens  recom- 
mandent de  choisir  jeunes  et  jolies. 

Les  monnaies  métalliques  étaient  encore  peu  employées.  Les 
premières  étaient  venues  du  continent.  En  708,  le  gouvernement 
japonais  en  fit  frapper  d'autres  dans  le  pays.  Mais  il  ne  réussit 
pas  à  en  répandre  l'usage  :  les  paiemens  continuèrent  à  se  faire  en 
riz.  Lui-même  payait  ses  fonctionnaires  avec  cette  denrée. 

Les  textes  font  mention  d'une  noblesse  ;  mais  ils  négligent 
de  nous  éclairer  sur  son  origine,  son  organisation  et  ses  privi- 
lèges. Probablement  elle  se  composait  de  toutes  les  personnes 
issues  de  la  famille  impériale,  des  grands  fonctionnaires  et  des 
hommes  les  plus  riches. 

Le  clergé  bouddhiste  formait  un  corps  assez  puissant  pour 
que  le  gouvernement  craignît  d'appliquer  à  un  bonze  les  peines 
de  droit  commun.  Ses  chefs  étaient  tous  des  savans.  Beaucoup 
approchaient  le  trône  de  trop  près  pour  ne  pas  empiéter  quelque 
peu  sur  les  pouvoirs  politiques.  On  voit  poindre,  dans  les  décrets 
du  viii«  siècle,  la  crainte  de  cette  influence  et  le  désir  de  la  di- 
minuer. 

La  majorité  de  la  population  se  composait  d'agriculteurs. 
C'est  à  peine  si,  dans  les  textes,  il  est  parlé  des  industriels  et  des 
commerçans.  Les  empereurs  encourageaient  les  défrichemens  par 
des  distinctions  honorifiques,  des  exemptions  de  taxes  ou  des  con- 
cessions de  terres.  De  plus,  ils  défendaient  aux  nobles  de  consa- 
crer à  la  chasse  au  delà  d'une  étendue  déterminée  de  territoire. 
Les  gouverneurs  avaient  ordre  de  s'enquérir  des  besoins  de  l'agri- 
culture et  de  dresser  des  rapports  périodiques  sur  les  inondations 
et  la  destruction  des  insectes  nuisibles.  Cette  sollicitude  se  con- 
çoit d'autant  mieux  que  c'était  l'agriculture  qui,  dans  la  somme 
des  contributions,  formait  les  gros  chiffres.  Par  suite  de  l'impor- 
tance capitale  des  rizières,  la  distribution  de  l'eau  provoquait  de 
sérieuses  difficultés  et  de  fréquens  règlemens.  Aussi  la  construc- 
tion d'un  canal  d'irrigation  était-elle  récompensée  comme  un  dé- 
frichement. Les  Japonais  inauguraient  le  système  d'irrigations 
dans  lequel  ils  devaient  passer  maîtres. 

Le  gouvernement  entassait  dans  ses  greniers  d'énormes  ré- 
serves de  riz  qu'il  prêtait  ou  donnait  dans  les  années  de  disette. 


Di:rX    RKYOLITIONS    AU    JAPON.  647 

Certaines  des  mesures  prescrites  nous  sembleraient  aujourd'hui 
l.'gèrement  entachées  de  socialisme.  C'est  ainsi  qu'au  besoin  il 
ordonnait  aux  riches  de  nourrir  les  pauvres. 

Des  barrières  établies  aux  cols  des  montagnes  ou  sur  la  fron- 
tière des  provinces  étaient  destinées  à  empêcher  les  paysans  de 
déserter  leur  village.  Ces  désertions  d'ailleurs  exposaient  leurs 
auteurs  à  la  peine  de  l'esclavage.  Enfin  mentionnons  une  coutume 
qui  devait  contribuer  aies  rendre  plus  rares  :  nous  voulons  parler 
d'une  espèce  de  solidarité  sut  (jencris  que  la  loi  et  les  mœurs 
avaient  cn-ée  entre  les  familles.  Elles  devaient  se  grouper  par 
quatre  ou  cinq  sous  la  direction  d'un  chef  qu'elles  choisissaient 
avec  l'approbation  du  gouvernement.  Chacun  des  membres  du 
groupe  était  civilement  et  même  pénalement  responsable  des 
fautes  de  tous  les  autres.  On  conçoit  qu'il  y  avait  là  un  système 
de  surveillance  réciproque  et  de  police  gratuite  fort  ingénieux. 
L'esclavage  était  appliqué  comme  peine  et  les  parens  vendaient 
parfois  leurs  enfans.  Mais  pour  se  faire  une  idée  de  la  condition 
des  esclaves,  il  faut  chercher  des  analogies  dans  les  premiers 
temps  de  la  République  romaine.  De  même  race  que  son  maître, 
l'esclave  japonais  était  une  sorte  de  domestique,  vivant  dans  la 
maison  avec  la  femme  et  les  enfans,  presque  un  membre  de  la 
famille. 

Les  infractions  à  la  loi  sont,  dans  le  code  criminel  de  Mom- 
mou-Tenno,  l'objet  d'une  longue  et  minutieuse  énumération. 
Il  classe  à  part  sous  le  nom  de  crimes  atroces  un  certain  nom- 
bre d'entre  elles  qui  semblent  avoir  pour  caractère  commun  d'im- 
pliquer une  sorte  de  sacrilège  :  la  destruction  des  temples,  le  vol 
d'objets  sacrés,  les  complots  contre  l'empereur  ou  sa  famille, 
le  meurtre  d'un  ascendant  ou  d'un  professeur  par  son  élève,  etc. 
—  11  institue  cinq  peines  :  les  verges,  la  bastonnade,  les  travaux 
forcés,  la  déportation  et  la  mort.  Chacune  d'elles  comporte  d'ail- 
leurs un  certain  noml)ro  de  degrés.  Il  permet,  sauf  dans  quelques 
cas,  la  conversion  des  peines  corporelles  en  peines  pécuniaires, 
d'après  un  tarif  rigoureusement  fixé.  Mais  ce  n'est  pas  la  compo- 
sition des  lois  barbares.  Loin  que  la  famille  de  la  victime  reçoive 
le  prix  du  sang,  il  lui  est  sévèrement  interdit  de  pactiser  avec  le 
coupable.  A  l'administration  seule  appartient  le  droit  d'accorder 
ou  de  refuser  la  conversion. 

Les  mesures  d'instruction  prescrites  par  ce  code  marquent  un 
progrès  sensible  sur  ce  qu'on  connaît  de  la  législation  antérieure. 
Les  épreuves  par  l'eau  et  le  feu  ont  disparu.  La  torture  subsiste, 
mais  sans  tous  les  raffinemens  de  cruauté  qui  avaient  été  imaginés 
auparavant.   La  dénonciation  est  déclarée  obligatoire  ;  mais  les 


(;48  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

proches  parens  et  les  serviteurs  des  coupables  sont  dispensés  de 
cette  obligation.  La  dénonciation  d'un  ascendant  ou  d'un  frère 
aîné  est  même  prohibée  et  punie.  L'aveu  du  coupable  entraîne 
son  absolution,  s'il  est  intervenu  avant  la  découverte  du  cTime. 
Le  juge  s'éclaire  surtout  par  l'interrogatoire  de  l'accusé  et  la  dé- 
claration des  témoins.  Sur  ce  point  encore,  la  loi  manifeste  une 
mansuétude  et  un  souci  de  la  justice  remarquables  :  elle  dispense 
de  l'obligation  de  porter  témoignage  les  enfans,  les  malades,  les 
vieillards  de  plus  de  70  ans,  les  proches  parens  de  l'accusé  et  ses 
esclaves. 

III 

Ce  n'est  pas  sans  surprise  que,  jetant  un  coupd'œilen  arrière, 
nous  mesurons  le  chemin  parcouru  en  moins  de  deux  siècles, 
c'est-à-dire  depuis  l'introduction  du  bouddhisme  jusqu'à  la  rédac- 
tion des  codes  de  Mommou-Tenno.  La  transformation  n'était  pas 
seulement  apparente  et  superficielle.  Partis  de  l'état  sauvage  ou 
peu  s'en  faut,  les  Japonais  s'étaient  approprié  le  meilleur  de  la  ci- 
vilisation chinoise.  Si  leurs  progrès  sentaient  l'imitation,  faut-il 
sen  étonner?  Comme  les  Gaulois,  les  Germains  et  les  Russes, 
les  Japonais  devaient  commencer  par  imiter.  Mais  les  institutions 
-nouvelb's  n'allaient  pas  tarder  à  se  développer  et  se  modiher 
pour  donner  lieu  à  une  civilisation  originale. 

Insistons  sur  ce  point  de  vue.  A  bien  des  égards,  le  Japon  n  est 
pas  resté  à  la  remorque  de  la  Chine.  Il  a  gardé  quelque  chose  de 
son  ancienne  phvsionomie,  de  ses  coutumes  et  de  ses  croyances. 
La  transplantation  d'une  plante  étrangère  sur  le  sol  japonais  de- 
vait produire  des  fruits  d'une  saveur  particulière. 

Les  Japonais  possédaient-ils,  avant  de  connaître  les  Chinois, 
une  écriture  propre?  C'est  fort  peu  probable  et  tout  à  fait  incon- 
ciliable avec  les  documens  de  Ma-touan-lin.  Quoi  qu'il  en  soit  il 
est  certain  qu'au  viii"  siècle  les  caractères  idéographiques  des 
Chinois  régnaient  sans  partage. 

On  sait  sans  doute  que  cette  écriture  offre,  entre  autres  incon- 
véniens,ceux  de  développer  lamémoire  au  détriment  de  la  raison, 
de  manquer  de  souplesse  pour  traduire  les  nuances  de  la  pensée, 
et  surtout  de  mettre  obstacle  à  la  diffusion  des  connaissances. 
Aristocratique  entre  toutes,  elle  crée  entre  les  lettrés  et  le  peuple 
un  fossé  infranchissable.  C'est  pourquoi,  dès  le  ix«  siècle,  les 
Japonais  furent  amenés  à  imaginer  une  écriture  syllabique  com- 
posée de  47  signes,  c'est-à-dire  relativement  très  simple,  bi  celle- 
ci  n'a  pas  détrôné  chez  eux  l'écriture  chinoise,  elle   permet  du 


DEIX    IIKVOI.ITIONS    Al     JAPON.  649 

moins  do  elonner  à  la  masse  do  la  population  une  instruction  élé- 
mentaire. IF}'  a  là,  en  somme,  un  très  réel  progrès,  que  les  Chi- 
nois n'ont  pas  fait. 

En  Extrême-Orient  l'éorituro  et  la  littérature  se  tiennent  de  si 
près  que  le  Japon  devait  être  conduit  à  s'inspirer  de  la  littérature 
chinoise.  Toutefois  le  génie  propre  do  la  nation  s'est  donné  car- 
rière dans  les  genres  populaires,  les  romans,  les  contes,  les  lé- 
gendes, les  pièces  de  théâtre  et  les  chansons,  qui  rappellent  un 
peu  nos  fabliaux,  nos  chansons  de  gestes,  nos  mystères  et  nos 
vieilles  chroniques. 

En  matière  roligiouse  non  plus  l'imitation  ne  fut  pas  servile. 
La  Chine,  au  vni''  siècle,  se  partageait  oniro  le  bouddhisme  et  le 
taosséisme,  sans  parler  des  doctrines  de  Confucius.  Les  Japonais 
firent  preuve  d'un  heureux  discernement,  en  laissant  à  leurs  voi- 
sins le  taosséisme.  De  plus,  ils  donnèrent  aux  dieux  nationaux 
une  place  dans  le  nouveau  Panthéon.  Enfin  le  bouddhisme  lui- 
même  se  développa  et  se  transforma.  En  quelques  siècles,  huit 
ou  dix  sectes  se  fondèrent,  les  unes  s'inspirant  de  la  philosophie 
la  plus  élevée  de  Çakya-Mouni,  les  autres  mieux  adaptées  peut- 
être  aux  besoins  intellectuels  des  classes  inférieures. 

Enfin  l'art  fournit  un  dernier  témoignage  de  l'originalité  que 
les  Japonais  ont  su  allier  à  leur  goût  pour  l'imitation.  L'art  chi- 
nois semble  plus  puissant,  plus  grandiose  et  plus  fortement  créa- 
teur. Mais  l'art  japonais  est  plus  souple,  plus  fin  et  plus  près  de  la 
nature.  Si  le  céramiste  chinois  l'emporte  quelquefois  parla  science 
de  ses  procédés,  son  confrère  japonais  lui  est  supérieur  par  le 
goût  et  le  talent  d'harmoniser  les  couleurs.  En  peinture,  à  côté  des 
écoles  japonaises  qui  se  réclament  de  la  Chine,  il  en  est  qui  lui 
doivent  bien  peu.  Elle  n'ofîre  rien  d'analogue,  par  exemple,  aux 
œuvres  popularisées  par  la  gravure,  comme  celles  à'Hokousai  ou 
de  Hiroshige,  de  Tosa,  de  Toba  ou  de  Klosai.  En  architecture, 
l'analogie  n'existe  même  plus,  sauf  dans  les  monumcns  sacrés  : 
les  maisons  japonaises  sont  des  modèles  d'élégance  et  de  gaité;  les 
rues  des  villes,  largement  aérées,  sont  saines  et  riantes  dès  que 
paraît  un  rayon  de  soleil  ;  en  Chine,  la  maison  est  triste  et  sombre  ; 
les  rues  étroites  respirent  la  puanteur  et  l'humidité.  Bref,  l'art 
japonais  procède  de  l'art  chinois,  mais  sans  en  être  une  copie, 
et  sur  bien  des  points  l'élève  a  dépassé  le  maître. 

IV 

Quand,  en  1342,  des  Portugais  furent  conduits  par  les  hasards 
de  la  navigation  sur  les  côtes  du  Japon,  ils  y  trouvèrent,  au  lieu 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  l'empire  que  nous  venons  de  décrire,  un  régime  féodal  vieux 
déjà  de  plusieurs  siècles.  On  sait  comment,  de  ce  contact  avec  les 
Européens,  sortit,  trois  siècles  plus  tard,  une  révolution  politique 
et  sociale  qui  dure  encore.  Nous  n'entreprendrons  ni  de  peindre 
la  féodalité  japonaise,  ni  de  raconter  l'accueil  fait  aux  Européens 
et  l'histoire  du  Japon  de  1542  à  1834.  Ces  faits  ont  été  racontés 
ici  même  dans  des  articles  auxquels  on  peut  aisément  se  ré- 
férer. 

Les  supposant  connus,  nous  comparerons  brièvement,  ainsi 
que  nous  l'avons  annoncé,  la  révolution  du  vi''  siècle  à  celle  d'au- 
jourd'hui. 

On  peut  remarquer  tout  d'abord  qu'aux  deux  époques  les  Ja- 
ponais ne  sont  venus  ni  immédiatement,  ni  directement  à  la  ci- 
vilisation étrangère.  Lorsque  le  prince  iS/zo/oA-oz^-J^zs/ii triompha, 
comme  on  a  vu  plus  haut,  leurs  rapports  avec  le  continent  asia- 
tique duraient  depuis  six  siècles,  sans  que  la  supériorité  de  la 
civilisation  chinoise  les  eût  séduits.  Et  ce  ne  fut  pas,  au  vi^  siècle, 
cette  supériorité  qui  les  lança  dans  l'étude  des  livres  chinois  :  ce 
fut  le  désir  tout  religieux  de  mieux  connaître  l'enseignement 
du  Bouddha.  De  même,  après  avoir,  au  xvi^  siècle,  largement 
ouvert  leurs  portes  aux  hommes  de  l'Occident,  ils  les  fermèrent 
brusquement,  et,  durant  près  de  deux  cents  ans,  les  progrès  de  la 
civilisation  occidentale  au  Japon  furent  à  peine  sensibles.  Il  fallut 
les  événemens  de  1834  à  1868  pour  les  pousser  dans  la  voie  nou- 
velle. On  sait  qu'en  1854  leur  gouvernement  ne  négligea  rien 
pour  empêcher  les  Occidentaux  de  pénétrer  sur  son  territoire.  Il  ne 
fut  pas  le  plus  fort  et  dut  signer  des  traités  qui  étaient  aux  Japo- 
nais deux  des  prérogatives  les  plus  importantes  de  la  souverai- 
neté :  la  liberté  douanière  et  la  juridiction  sur  les  étrangers. 
Comment  rompre  ces  traités?  On  essaya  d'abord  de  la  ruse  et  de 
la  violence,  mais  vainement.  Il  parut  aux  Japonais  que  le  seul 
moyen  de  recouvrer  leur  indépendance  était  de  reconstituer 
leurs  forces  de  guerre  pour  être  en  mesure  de  saisir  un  jour  la 
première  occasion  favorable.  Tel  fut  le  premier  moteur  de  la 
révolution  moderne.  L'occasion  rêvée  tardant  à  se  présenter,  ils 
négocièrent.  Mais  on  leur  opposa  toujours  l'infériorité  de  leur 
justice.  Pour  lever  l'objection,  ils  modifièrent  leurs  lois  et  réor- 
ganisèrent leurs  tribunaux.  Par  cette  porte  ouverte  toutes  nos 
institutions  ont  fini  par  pénétrer  dans  la  place.  Aujourd'hui  les 
classes  dirigeantes  reconnaissent  la  valeur  propre  de  la  civili- 
sation occidentale.  Beaucoup  l'admirent,  sinon  en  totalité,  du 
moins  dans  telle  ou  telle  de  ses  manifestations.  Mais  il  est  cer- 
tain qu'il  y  a  quarante  ans  le  sentiment  général  du  pays  à  l'égard 


DEUX    RÉVOLITIONS    AU    JAPON.  651 

de  cette  mèfte    civilisation   était  tout   autre   que   l'admiration. 

A  côté  de  ces  analogies,  on  doit  niaivjucr  bien  des  ditïérences 
entre  les  deux  révolutions.  Celle  du  vi  sit'cle  sbpérait  chez  un 
peuple  enfant,  tout  prêt  à  s'ouvrir  aux  premières  impressions  du 
dehors  :  aujourd'hui  le  Japon  possède  tout  un  passé  illustre,  une 
masse  énorme  de  traditions,  de  croyances,  de  préjugés  difficile- 
ment conciliables  avec  les  nôtres,  un  idéal  difîérent  de  l'idéal 
européen.  En  revanche,  il  est  vrai,  le  Jaj>onais  contemporain  a 
des  besoins  moraux  et  un  développement  intellectuel  qui  man- 
quaient à  ses  ancêtres.  D'autre  part,  ceux-ci  furent  emportés  jadis 
par  le  moteur  le  plus  puissant  peut-être  des  actions  humaines, 
l'enthousiasme  religieux.  Qui  pourrait  dire  de  combien  de  siècles 
eût  été  reculé  l'avènement  de  la  civilisation  japonaise  sans  l'im- 
pulsion qu'il  leur  donna?  Or  ce  mobile  semble  bien  faire  défaut 
aujourd'hui.  Au  xvi"  siècle,  le  christianisme  parut  quelque  temps 
appelé  aux  plus  brillantes  destinées  sur  la  terre  jaj)onaise.  Les 
missionnaires  virent  accourir  à  eux  par  milliers  les  indigènes  de 
toutes  classes  :  paysans,  samouraï  et  daimios.  Pour  faire  pièce 
au  clergé  bouddhiste,  le  chef  du  pouvoir  lui-même  les  favorisa. 
Mais  ces  premiers  succès  ne  durèrent  pas.  Par  suite  d'un  revire- 
ment encore  mal  expliqué,  le  gouvernement  donna  ordre  aux 
missionnaires  de  cesser  leurs  prédications.  Ils  résistèrent  et  pro- 
voquèrent ainsi  une  affreuse  persécution.  Leurs  néophytes  furent 
exilés  ou  massacrés.  On  put  croire  que  tous  les  germes  de  la 
foi  nouvelle  étaient  étouffés. 

Lorque  les  missionnaires,  après  les  événemens  de  1854,  repa- 
rurent au  Japon,  ils  y  retrouvèrent  les  traces  des  conversions  an- 
ciennes et  conçurent  les  plus  hautes  espérances.  Depuis  lors  il 
a  fallu  bien  en  rabattre.  Ce  n'est  pas  que  le  gouvernement  conti- 
nue aies  persécuter  :  bien  au  contraire,  il  les  encourage  et  leur 
accorde  des  facilités  d'établissement  qu'il  refuse  aux  négocians. 
Mais  la  prédication  glisse  sur  la  population  indigène  comme  l'eau 
sur  le  marbre,  sans  la  pénétrer.  Les  classes  supérieures  ne  voient 
dans  le  missionnaire  catholique  ou  protestant  qu'un  professeur 
de  langue  anglaise  ou  française,  de  sciences  ou  de  lettres.  Si  on 
écoute  son  enseignement  religieux,  c'est  comme  une  superfluité 
qu'il  faut  subir  par  surcroît.  Quant  aux  classes  inférieures,  elles 
restent  bouddhistes.  On  compte  au  Japon  moins  de  cent  mille 
chrétiens.  Qu'est-ce  sur  une  population  de  quarante  millions  d'ha- 
bitans? 

Enfin,  au  vi"  siècle,  la  civilisation  qu'empruntait  le  Japon 
était  celle  d'un  peuple  de  même  race.  Or  cette  communauté 
d'origine  implique  une  certaine  analogie  de  tempérament,  de  be- 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soins,  de  goûts  et  d'idéal.   11  est  impossible  de  n'en  pas  tenir 
compte. 

Nous  aurons  à  voir  si,  à  ces  différences  dans  les  origines  et  les 
conditions  des  deux  révolutions,  ne  correspondent  pas  d'autres 
différences  dans  leurs  effets  et  leur  portée.  Pour  l'instant,  toute 
discussion  à  ce  sujet  serait  prématurée.  Mieux  vaut  étudier  en 
lui-même  le  mouvement  contemporain. 

V 

Dans  l'ordre  matériel,  les  progrès  sont  indiscutables.  Ce  pays, 
qui  en  1870  n  avait  que  des  chemins  médiocres,  voit  aujourd'hui 
ses  provinces  les  plus  reculées,  et  Yezo  même,  son  Algérie,  sil- 
lonnées de  bonnes  et  larges  routes,  que  parcourent  les  voitures 
publiques.  Une  grande  ligne  de  chemins  de  fer  traverse  l'île  prin- 
cipale dans  toute  sa  longueur.  Des  embranchemens  s'y  rattachent 
dont  les  trois  principaux  relient  les  deux  mers.  A  Yezo  et  à  Kiou- 
Siou,  d'autres  lignes  unissent  entre  eux  les  principaux  centres. 
En  douze  ans,  le  parcours  exploité  a  décuplé  :  il  atteignait 
1900  milles  anglais  à  la  fin  de  1893.  Et  ce  ne  sont  pas,  comme 
l'ont  cru  des  touristes  trop  spirituels,  de  dangereux  joujoux  créés 
pour  la  joie  et  l'ébahissement  des  populations.  Les  bénéfices  réa- 
lisés sont  la  meilleure  preuve  du  contraire  :  ils  feraient  envie  à 
bien  des  sociétés  européennes.  Ce  succès  des  chemins  de  fer  n'a 
d'ailleurs  pas  empêché  le  nombre  des  voitures  et  chariots  de  tri- 
pler depuis  dix  ans. 

Le  réseau  télégraphique  s'est  développé  dans  les  mêmes  condi- 
tions, et  on  est  surpris  de  voir  que  les  habitans  en  aient  si  vite 
apprécié  l'usage.  Les  services  postaux  fonctionnent  d'une  façon 
très  satisfaisante  même  pour  des  Occidentaux  et  prennent  d'an- 
née en  année  un  accroissement  analogue.  La  progression  est  d'ail- 
leurs aussi  constante  pour  les  lettres  que  pour  les  journaux  et 
imprimés,  pour  les  relations  intérieures  que  pour  les  relations 
internationales:  Une  centaine  de  chaloupes  à  vapeur  et  plus  d'un 
millier  de  grands  voiliers  de  forme  japonaise  sillonnent  constam- 
ment les  fleuves,  les  canaux  et  les  lacs.  Les  radeaux  sont  plus 
nombreux  encore.  Les  principaux  ports  voient  se  succéder  sans 
interruption  les  navires  étrangers  ou  indigènes.  Aussi  les  impor- 
tations sont-elles  montées  de  53  millions  de  francs  en  1868  à 
174  millions  en  1880,  260  millions  en  1888,  et  300  en  1893.  Les 
exportations  ont  suivi  le  même  mouvement  ascensionnel,  avec 
des  chiffres  un  peu  plus  élevés. 

Est-ce  là,  comme  on  a  donné  à  l'entendre,  une  prospérité 


DLLX    RKVOLLTIONS    AU    JAPON.  653 

toute  on  fiH'aJ^,  un  progrt>s  plus  apparent  que  réel,  un  irompc- 
l'ivil  habilement  ménagé  par  le  gouvernement?  De  pareilles  as- 
sortions sont  puériles.  Tout  indique,  au  contraire,  que  les  Japo- 
nais, du  haut  en  bas  de  l'échelle  sociale,  ont  su  profiter  pour 
améliorer  leur  état  matériel,  seul  en  cause  jusqu'à  présent,  de 
nos  procédés,  de  nos  méthodes  et  de  nos  instrumens.  De  1879  à 
189.1,  la  surface  des  terres  cultivées  en  céréales  s'est  accrue  d'un 
dixième  et  le  rendement  moyen  d'un  huitième.  La  production 
du  thé  a  augmenté  d'un  cinquième  et  celle  de  la  soie  a  doublé 
dans  la  même  période.  Mêmes  résultats  dans  l'industrie.  Les 
mines  de  charbon,  d'or,  d'étain  et  de  cuivre  ont  triplé  leur  ren- 
dement depuis  1882;  celui  du  soufre  a  sextuplé,  celui  du  pétrole 
a  décuplé. 

Les  industries  d'exportation  se  sont  singulièrement  dévelop- 
pées; c'est  ainsi  que  le  Japon  expédie  aujourd'hui  au  dehors 
vingt  fois  plus  de  papier  et  presque  cent  fois  plus  d'étoffes  de  soie 
ou  de  coton  qu'eu  1877.  Assurément  les  produits  japonais  com- 
mencent à  faire  concurrence  aux  produits  similaires  étran- 
gers même  en  Europe.  On  a  vu  dans  les  expositions  récentes,  à 
Tokio  par  exemple,  les  fabricans  japonais  apporter  quantité 
de  marchandises  à  l'instar  de  Paris.  Les  touristes  s'en  plaignent 
ironiquement.  Leur  désillusion  se  conçoit  :  quarante-cinq  jours 
de  mer  pour  retrouver  les  contrefaçons  imparfaites  du  Bon-Mar- 
ché ou  de  la  Belle-Jardinière  ne  sont  pas  pour  mettre  ou  belle 
humeur.  Mais  l'ironie  est-elle  de  mise?  Ces  imitations  manquent 
d'élégance,  d'accord;  mais  elles  suffisent  aux  gens  du  pays  et, 
sans  nous  fermer  absolument  le  marché  indigène,  elles  eu 
alimentent  les  trois  quarts.  Pour  certains  articles,  comme  la  cris- 
tallerie, la  parfumerie,  les  parapluies,  la  chaussure,  les  allu- 
mettes, l'importation  étrangère  a  presque  cessé,  quoique  la  con- 
sommation s'accroisse.  Pour  d'autres,  elle  d&meure  stationnaire. 
Enfin  le  Japon  exportait  encore  hier,  en  Corée,  pour  six  à  huit 
millions  de  savons,  de  couteaux,  de  parapluies,  etc.,  c'est-à-dire 
de  ces  objets  de  nouvelle  fabrication.  C'est  peu,  sans  doute,  en 
soi;  mais  comme  pronostic  ces  chiffres  méritent  l'attention. 

Qu'il  se  rencontre  un  industriel  européen  assez  osé  et  assez 
habile  pour  faire  fabriquer  au  Japon,  sous  sa  direction  et  à  des- 
tination de  l'Europe,  quantité  de  ces  objets  que  nous  payons  si 
cher;  la  place  qu'il  occuperait  sur  nos  marchés  pourrait  causer 
plus  d'une  surprise.  Les  forêts  du  pays  sont  riches  d'essences 
propres  à  l'industrie.  L'ébéniste  japonais  n'a  pas  d'égal  hors  l'ou- 
vrier français.  Or,  tandis  que  ce  dernier  gagne  de  G  à  10  francs 
par  jour,  le  Japonais  se  contente  de  1  à  2  francs.  Les  charpen- 


gg4  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tiers  et  les  tailleurs  gagnent  de  2  francs  à  2  fr  50.  Les  manu- 
factures paient  leurs  ouvriers  de  1  à  2  francs  dans  la  capitale 
et  beaucoup  moins  en  province.  Quant  aux  femmes,  elles  touchent 
rarement  plus  d'un  franc.  Sans  doute  ces  gens  sont  encore  mex- 
périmentés  dans  la  confection  de  nos  produits,  mais  ce  nest  la 
qu'affaire  d'éducation.  Sans  doute  aussi  les  marchandises  ainsi 
fabriquées  ne  pourraient  parvenir  sur  nos  marchés  que  grevées 
des  frais  de  transport,  mais  ces  frais  sont  presque  msignifians. 
Il  est  vrai  enfin  que  l'ouvrier  japonais  n'a  m  la  vigueur  m  la 
force  de  résistance  des  ouvriers  français  ou  anglais.  Mais  1  en- 
traînement atténuerait  cette  différence,  qui  d  ailleurs  n  est  pas 
du  tout  en  proportion  de  la  différence  des  salaires.  En  somme, 
pour  le  même  prix,  le  Japonais  ferait  deux  ou  trois  fois  plus 
d'ouvrage  :  c'est  le  point  essentiel. 

Ajoutons  que  les  embarras  que  soulèvent  chez  nous  les  ques- 
tions ouvrières  n'ont  pas  encore  troublé  l'Extrême-Orient.  On  n  y 
connaît  encore  ni  les  grèves,  ni  la  Bourse  du  travail,  m  le  pro- 
blème des  trois-huit.  Or,  si  légitimes  que  puissent  paraître  les  re- 
vendications du  quatrième  état,  elles  n'en  créent  pas  moins,  dans 
la  lutte  internationale,  une  infériorité  notable  pour  le  pays  ou 
elles  se  manifestent.  •    j       • , 

En  somme,  le  Japon  devance  déjà  bien  des  pays  qui,  depuis 
des  siècles,  sont  en  contact  avec  l'Europe,  comme  1  Egypte,  la 
Turquie  ou  le  Maroc.  A  moins  de  supposer  les  rapports  du  gou- 
vernement systématiquement  faussés  chaque  année,  ce  que  rien 
n'autorise  à  croire,  il  faut  bien  se  rendre  à  ^é^ddence  et  convenir 
que  toutes  les  indications  fournies  jusqu  ici  s  accordent  a  etablii 
une  activité  et  une  prospérité  peu  ordinaires.  Les  chifïres  de  la 
population  prouvent  d'ailleurs  que  cette  croissance  rapide  n  a  pas 
affaibli  les  forces  vives  du  pays.  De  1883  à  1893,  la  population 
s'est  élevée  de  37452000  âmes  à  41090000,  soit  presque  dun 
dixième  en  dix  ans. 

VI 

Les  modifications  dans  l'organisation  sociale  et  politique  du 
pays  prêtent  davantage  à  la  discussion  :  en  cette  matière,  la  vente 
absolue  est  plus  difficile  à  démêler.  Les  chiffres  à  cet  égard,  ne 
sauraient  fournir  des  argumens  péremptoires.  Encore  donnent- 
ils  cependant  des  indications  précieuses.  Ils  établissent  surtout 
la  persévérance  du  gouvernement  et  de  la  nation. 

L'organisation  de  la  famille  n'a  pas  sensiblement  changé 
depuis  1854;  elle  est  restée,  dans  ses  traits  essentiels,  telle  que  la 


i>Kr\  RKVoLrnoNs  al'  jm'on.  G55 

peiirnait  M.  Bousquet.  Lo  in;iriag;o,  lo  concubinal  et  l'adoption 
en  forment  la  base.  Le  pouvoir  de  son  cliercsl  limité  en  fait  par 
la  nécessité  de  consulter  les  parens  dans  les  circonstances  graves. 
Il  a  sous  son  autorité  une  femme  de  premier  rang  et  quelquefois 
une  ou  plusieurs  épouses  de  second  rang,  des  enfans  et  des  frères 
ou  sœurs  cadets.  Le  chef  mort  est  remplacé,  sauf  indignité  ou 
incapacité,  par  l'aîné  des  enfans.  Cet  état  dure  depuis  des  siècles, 
mais  des  signes  pré'curseurs  permettent  de  prévoir  quelques  chan- 
gemens.  Sans  jouir  encore  du  droit  do  contrôle  qu'elle  s'attribue 
chez  nous,  l'autorité  publique  intervient,  dans  les  relations  fami- 
liales, beaucoup  plus  soumiiI  qu  autrefois  et  sous  une  forme  nou- 
velle. Tout  doucement  les  tribunaux  font  passer  dans  leur  juris- 
prudence nos  principes  juridiques.  L'état  civil  prend  une  pré- 
cision qui  lui  manquait.  Le  mariage  n'est  pas  encore,  comme 
chez  nous,  ^œu^Te  d'un  officier  public;  mais  il  doit  être  déclaré 
à  la  mairie  dans  les  trois  jours.  La  tutelle  s'organise.  Vaï  un  mot 
la  famille  n'rsl  plus  un  gioupe  fermé  aux  regards  de  l'Etat  :  la 
porte  s'entr'ou\Te. 

La  femme  japonaise  aspire  à  prendre  chez  elle  et  dans  la 
société  une  place  (jui  lui  avait  été  refusée  jusqu'ici.  Longtemps 
elle  s'est  montrée  réfractaire  aux  idées  nouvelles,  mais,  depuis 
dix  ans,  les  choses  ont  bien  changé.  Les  réformes  des  jnogrammes 
d'enseignement  ont  insensiblement  produit  leur  effet.  Voici  que 
les  jeunes  filles  apprennent  le  français  ou  l'anglais,  lisent  nos  écri- 
vains et  envient  la  situation  que  font  nos  mœurs  à  leurs  sœurs 
d'Europe.  Des  revues  se  sont  fondées,  qui  tiennent  à  la  fois  du 
Journal  des  demoiselles  et  du  Droit  des  femmes,  c'est-à-dire  mêlent 
les  modes  aux  revendications  féminines.  S'il  csl  d'ailleurs  difficile 
de  savoir  jusqu'à  quel  point  ces  revendications  trouvent  de  l'écho, 
on  peut  aisément  en  revanche  constater  le  succès  des  toilettes 
étrangères.  Dans  les  bals,  par  exemple,  le  costume  national  avait, 
en  1888,  presque  entièrement  disparu.  L'impératrice  y  figurait 
avec  des  ajustemens  venus  de  Paris  ou  de  Berlin.  La  réaction  qui 
s'est,  paraît-il,  manifestée  vers  1890,  sera  fatalement  éphémère. 
Ce  sont,  il  faut  bien  le  dire,  les  hommes  qui  ont  donné  l'exemple. 
Xon  qu'ils  préfèrent  nos  vêtemens  aux  leurs;  mais  ils  savent 
qu'en  dépit  du  proverbe  on  juge  le  moine  sur  l'habit,  et  que  la 
robe  japonaise,  si  elle  ne  crée  pas  la  différence  entre  eux  et  les 
Européens,  la  souligne  du  moins  aux  regards.  La  crainte  du  pit- 
toresque est,  à  leurs  yeux,  le  commencement  de  la  sagesse. 

Le  régime  des  biens  a  subi,  depuis  1868,  une  subversion  to- 
tale. Le  domaine  éminent  qui  appartenait  au  souverain  ou  aux 
seigneurs  sur  les  terres  est  supprimé.  La  propriété  libre,  telle 


65G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  nous  la  connaissons,  forme  la  règle.  Des  lois  spéciales  ont 
commencé  l'organisation  du  régime  hypothécaire  et  rendu  publi- 
ques les  transmissions  immobilières.  En  1880  un  nouveau  code 
pénal  a  été  promulgué.  Ce  code,  préparé  par  les  soins  d'un  sa- 
vant professeur  de  la  Faculté  de  Paris,  s'inspire  de  la  loi  fran- 
çaise, dont  il  corrige  les  imperfections.  Depuis  le  l"'  janvier  1881 
il  est  appliqué  par  les  tribunaux,  et  jamais  cette  application  n'a 
donné  lieu  à  d'autres  difficultés  que  les  controverses  juridiques 
que  soulèvent  toutes  les  lois. 

La  féodalité  territoriale  semblait,  il  y  a  quarante  ans,  iné- 
branlable, avec,  à  sa  tête,  un  chef  plus  absolu  que  le  tsar.  De- 
puis 1868,  le  gouvernement  s'est  efforcé  de  préparer  l'application 
du  régime  nouveau  par  un  ensemble  de  mesures  mieux  gra- 
duées qu'on  ne  le  croit  en  général.  Successivement  on  l'a  vu 
créer,  pour  discuter  les  lois,  un  Sénat  et  un  Conseil  d'Etat  ana- 
logues à  ceux  que  créait  en  France  la  constitution  de  l'an  VIII, 
puis  des  conseils  généraux  pour  administrer  les  affaires  locales. 
Chaque  année,  les  ministres  appelaient  près  d'eux  les  chefs  des 
services  provinciaux  (préfets,  présidens  de  tribunaux  et  de 
cours,  etc.)  pour  étudier  les  besoins  des  populations  et  rédiger 
les  ordonnances  de  réformation.  En  1889,  enfin,  l'empereur  a 
octroyé  une  constitution  au  pays  et  convoqué  un  Parlement. 
Cette  constitution,  assez  analogue  à  notre  charte  de  1814,  n'a 
rien  de  très  caractéristique.  Le  pouvoir  législatif  y  est  confié  à 
deux  Chambres  :  une  Chambre  haute,  composée  des  princes  du 
sang,  des  délégués  de  la  noblesse  et  de  membres  nommés  par 
l'empereur;  une  Chambre  basse,  formée  par  les  députés  élus  au 
suffrage  direct  restreint.  L'empereur  se  réserve  :  i"  la  sanction 
des  lois  ;  2°  le  droit  d'émettre  des  décrets  complémentaires  ;  3°  la 
proclamation  de  l'état  de  siège,  avec  des  pouvoirs  extraordi- 
naires, au  cas  de  péril  public  ;  4°  le  privilège  de  déclarer  la 
guerre  et  le  commandement  des  troupes  de  terre  et  de  mer.  Il 
reconnaît  à  ses  sujets  la  liberté  de  conscience,  de  circulation  et 
de  pétition,  avec  le  droit  de  ne  payer  d'impôts  que  ceux  votés 
par  les  Chambres. 

Quand  le  Parlement  se  réunit  pour  la  première  fois  en  novembre 
1890,  le  gouvernement  choisit  pour  président  de  la  Chambre 
des  pairs  un  ex-premier  ministre  qui  avait  présidé  aux  réformes, 
pour  leader  de  la  Chambre  des  députés  un  des  chefs  de  l'opposi- 
tion constitutionnelle.  Depuis  lors,  le  Parlement  ou  plutôt  la 
Chambre  des  députés  et  le  pouvoir  exécutif  ont  fait  assez  mau- 
vais ménage.  Les  novateurs  se  sont  donné  carrière,  comme  on 
pouvait  s'y  attendre  :  le  gouvernement  a  résisté.  Le  dissentiment 


PF.l  N.    lUiVOLlTlONS    M     JAPON.  ^>'>'7 

a  surtout  Dorté  sur  iUhix  points  particulicivnuMit  ilélicats  :  la 
réductii^u  Sos  déponst's  et  la  revision  des  traités  avec  les  l':iats 
étran-ors.  D'une  part,  la  Chamluv  vote  des  dé^n^vemens  et  d(>s 
réductions  de  dépenses  que  le  -ouveruement  estime  incompa- 
tibles avec  le  bon  fonctionnement  des  services  publics.  D  autre 
part,  les  députés  expriment  le  sentiment  p'uéral  du  pays  en  exi- 
^-eant  la  dénonciation  inim.-diate  des  traités.  Mais  les  minislres, 
fn^truits  par  rexpérience,  jugent  qu'ils  ne  gagneraient  rien  à 
user  de  violence.  Celte  seconde  diflicullé  semble  devoir  bientôt 
disparaître.  Mais  le  gouvernement  impérial  a  dû  trois  fois  déjà 
dissoudre  la  Cbambre  et  en  appeler  au  pays.  C'est  l)eaucoup  en 
cinq  ans.  Toutefois  v  a-t-il  lieu  de  s'en  étonner  outre  mesure  et 
de  conclure  à  limpossibilité  d'acclimater  jamais  le  régime  parle- 
mentaire au  Japon  ? 

Le  régime  parlementaire  est  un  instrument  bien  délicat  pour 
un  peuple  si  neuf  à  la  vie  p.ditique.  Ce  n'est  ni  l'intelligence,  ni 
l'habileté,  ni  même  la  patience  qui  manquent  aux  Japonais.  Leurs 
hommes  d'F''tat  comi.rennent  fort  bien  le  fonctionnement  des  in- 
stitutions empruntées  à  llùin.pe,  et  plus  d'une  fois  le  pays  a  fait 
preuve  de  sagesse.  Ajoutons  qu'il  a  toujours  compté  d'excellens 
administrateurs.  Mais  il  faut  avouer  que  l'existence  antérieure  du 
Japon  l'a  mal  i)iéparé  à  la  liberté  moderne.  Les  nations  euro- 
péennes puisent  dans  une    longue   tradition  historique  le  senti- 
ment du  f/roi/ qui  leur  donne  plus  ou  moins  le  courage  de  résister 
au  pouvoir.  C'est  ce  sentiment  cpii  cn'-e  des  citoyens,  c'est-à-dire 
des  membres  du  corps  social,  participant,  pour  leur  quote-part, 
à  la  gestion  des  affaires  publiques.  Or,  durant  de  longs  siècles, 
les  Japonais  ont  été  plies  à  obi-ir  non  à  des  lois,  mais  à  des  vo- 
lontés. Le  peuple  était  soumis  au  bon  plaisir  des  saynoiiraï,  qui 
eux-mêmes  obéissaient  aveuglément  aux  grands  seigneurs  {daï- 
mio  ,  tandis  que  ceux-ci  tremblaient  devant  le  souverain  [shogun). 
L'histoire  mentionne  bien  les  résistances  courageuses  qui  se  sont 
produites   à  tous  les  degrés  de  cette  échelle  sociale.   Mais  les 
hommes    d'élite   qui   se  sacrifiaient   ainsi  sentaient  eux-mêmes 
qu'ils  n'étaient  que  des  révoltés,  et  la  masse,  tout  en  les  admi- 
rant, trouvait  naturel  qu'ils  fussent  mis  à  mort.  Rien  dans  le  passé 
n'a  donc  préparé  les  Japonais  au  régime  démocratique  et  parle- 
mentaire qui  est  devenu  le  leur.  Les  comptes  rendus  des  Chambres 
témoignent  d'une  grande  inexpérience,  mais  on  peut  compter  que 
cette  inexpérience  disparaîtra,  et  l'éducation   politique  du  pays 
marchera  vite.  Depuis  plusieurs  années  la   presse  jouit  d'une 
liberté  que  nous  aurions  enviée  il  y  a  trente  ans  seulement.  Si 
les  résultats  en  sont  encore   minces,  c'est  que  les  journalistes 
TOiiE  cxxxi.  —  1893. 


638 


REVUE    DES    DEUX    -MONDES. 


avaient  eux-mêmes  à  faire  leur  apprentissage.  Ignorant  les  motifs 
des  actes  du  gouvernement  et  parfois  l'existence  même  de  ces 
actes,  ils  en  étaient  réduits  à  disserter  dans  le  vide,  c'est-à-dire 
qu'ils  se  lançaient  dans  des  discussions  académiques  sur  les 
grandes  questions  constitutionnelles  ou  se  bornaient  à  critiquer 
au  hasard  les  intentions  présupposées  des  ministres.  La  publi- 
cité des  Chambres  leur  fournit  maintenant  un  aliment  plus  sub- 
stantiel, 

^  Dautre  part,  le  gouvernement  n'a  rien  négligé  pour  contribuer 
à  l'éducation  des  classes  supérieures.  Les  écoles  de  droit  se  sont 
multipliées.  Des  professeurs,  dont  plusieurs  Français,  ont  vulga- 
rise les  principes  du  droit  public  et  privé  européen.  Une  section 
de  1  Université  impériale  correspond  assez  bien  à  notre  École  des 
sciences  politiques.  L'initiative  privée  a  crée  dans  les  principaux 
centres  d'autres  écoles  de  droit.  Celles  de  Tokio  comptent  à  elles 
seules  près  de  3  000  étudians.  Loin  de  les  redouter,  l'État  les  encou- 
rage, les  subventionne,  leur  fournit  indirectement  des  professeurs 
et  contrôle  les  examens  de  leurs  élèves.  De  tels  efforts  donneront 
assurément  la  science  à  la  génération  nouvelle.  Lui  donneront- 
ils  ce  sentiment  des  droits  et  des  devoirs   civiques  sans  lequel 
on  ne  saurait  concevoir  la  liberté  politique?  Pourquoi  non?  A  cet 
égard,  la  transformation  du  droit  positif  a  beaucoup  fait  et  fera 
plus  encore.  Les  lois,  il  y  a  trente  ans,  n'étaient  guère  connues 
que  des  juges  ;  on  ne  les  publiait  pas.  L'idée  que  les  pouvoirs  du 
gouvernement  eussent  des  bornes  ne  s'était  pas  fait   jour    au 
moins  chez  les  gens  du  peuple.  Aujourd'hui  chacun  connaît  ou 
peut  connaître  exactement  la  limite  de  ses  droits.  La  constitution 
et  les  codes  sont  publiés;  les  lois  paraissent  au  journal  officiel 
Le  nombre  des  actions  intentées  à  l'État  ou  à  ses  fonctionnaires 
va  croissant.  Ainsi  pénètre  peu  à  peu,  des  couches  supérieures 
dans  les  couches  inférieures,  l'idée  de  droit  et  de  justice    c'est- 
a-dire  1  idée  la  plus  propre  à  élever  le  niveau  moral  d'une  nation 
Avec  elle  s'est  propagé  le  sentiment  de  l'égalité.  L'empereur' 
qui    avant  1868,  ne    se    montrait  jamais  aux  populations  et  que 
celles-ci  tenaient   pour  le  représentant  de   la  divinité,  a  donné 
1  exemple.  I  reçoit  maintenant  les  étrangers  et  ses  propres  sujets 
sinon  avec  la  simplicité  d'un  roi  constitutionnel,  du  moins  avec 
inhmment  de  bonne  grâce  et  de  courtoisie.  L'ancienne  aristocratie 
foncière  na  pas  tout  à  fait  perdu  le  prestige  que  lui  assuraient 
ses  richesses  et  sa  haute  situation;  mais  son  seul  privilège  sérieux 
est  maintenant  le  droit  qu'elle  possède  de  former  la  majorité  dans 
la  Chambre  .les  pairs.  Tout  au  plus  peut-on  compter,  parmi  les 
grands  fonctionnaires  et  les  officiers  supérieurs  de  l'armée  quatre 


DEIX    IIKYOLITIONS    Al     JAPON. 


G59 


ou  cinq  ilesCtiulans  dos  aiuiennos  familles  de  ddïnï/o.  Quant  aux 
anciens  rta,  qui  constituaient  avant  la  révolution  une  véritable 
classe  de  parias,  ils  ont  conquis  l'égalité  devant  l'opinion  coninio 

devant  la  loi. 

La  nouvelle  organisalii»u  administrative  se  complète  et  se 
perfectionne.  Le  Japon  a  maintenant  ses  préfets  et  ses  sous-préfets, 
un  Conseil  dKtat.  et  une  Cour  des  comptes  qui  applique  en  général 
nos  réglemens  sur  la  comptabilité  publique.  Depuis  quinze  ans, 
ces  rouages  fonctionnent  régulièrement.  Dn  ne  soutient  plus 
guère  maintenant  que  les  lînances  japonaises  soient  dans  un  état 
déplorable.  On  pouvait  le  croire  vers  ISSO,  (luand  les  importa- 
tions dépassaient  de  beaucoup  les  exportations  et  que  le  papier- 
monnaie  baissait  à  mesure  que  se  multipliaient  les  émissions. 
Mais  aujourd'hui  le  papier,  remboursable  à  caisse  ouverte,  comme 
nos  billets  de  Banque,  est  au  pair;  l'argent  a  reparu  dans  la  cir- 
culation: les  exportations,  depuis  plus  de  dix  ans  déjà,  excèdent 
les  importations  ;  le  gouvernement,  qui  enii.runlait  à  10  pour  lllU, 
trouve  depuis  dix  ans  des  capitaux  à  .'i  pour  100  et  au-dessous; 
la  dette  publique  est  modeste,  et  tous  les  budgets  se  soldent 
par   des    cxcédcns.    Lnlin    l'indemnité  chinoise    va   remplir   le 

trésor. 

Avant  iSno,  c'est-à-dire  avant  la  création  des  deux  Chaml)ies, 
l'administration  linancière  se  contrôlait  elle-même.  On  l'accusait 
d'avoir  en  réserve  des  quantités  formidables  de  papier  et  de  les 
répandre  secrètement  (accusation  d'ailleurs  contraire  aux  données 
de  la  science  économique).  On  déclarait  faux  les  états  de  recettes 
et  de  dépenses  qu'elle  publiait.  Ne  discutons  pas  le  passé.  La 
confiance  naît  de  la  publicité.  Le  Japon  recueillera  les  bénéfices 
de  son  nouveau  régime. 

Vil 

Ces  réformes  dans  la  législation  et  dans  l'organisation  poli- 
tique du  Japon  ont-elles  entraîné  une  transformation  morale  .^  Si 
les  lois,  notamment  les  lois  civiles  et  pénales  d'un  pays,  peuvent 
influer  sur  l'état  moral  de  ses  habitans,  ce  qu'il  est  difficile  de 
nier,  il  faut  convenir  que  le  Japon  a  fait,  depuis  1880  surtout, 
plusieurs  pas  dans  la  voie  du  progrès. 

Les  statistiques  ne  permettent  pas  d'affirmer  qu'il  y  ait  amé- 
lioration de  la  moralité  des  populations.  Le  nombre  des  grands 
crimes  est  en  décroissance.  Mais  celui  des  délits  a  augmenté. 
Toutefois  il  faut  tenir  compte  des  perfectionnemens  apportés  aux 
movens  de  répression.  Aussi  ne  saurions-nous  accepter  sans  ré- 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

serves  les  appréciations  formulées  dans  un  ouvrage,  d'ailleurs  fort 
remarquable,  qu'a  publié  M.  de  Villaret  sur  le  Japon  :  «  La  re- 
ligion n'existe  plus, dit-il;  les  idées  d'honneur,  de  dévouement,  de 
désintéressement  qui  caractérisaient  les  classes  supérieures,  qui 
faisaient  des  samouraï  une  caste  à  sentimens  élevés,  héroïques, 
surhumains  parfois,  ont  fait  place  trop  généralement  aux  aspira- 
tions les  plus  vulgaires.  »  Si  nous  ne  trouvionsdans  cette  phrase  un 
mot  exotique,  nous  pourrions  croire  [que  l'auteur  fait  le  procès 
au  monde  moderne  tout  entier. 

Les  vertus  propres  à  l'âge  féodal  se  sont  en  effet  partout 
éclipsées,  parce  qu'elles  étaient  peu  compatibles  avec  les  luttes 
actuelles.  En  revanche,  les  Japonais  ne  reverront  plus  ni  ces  bri- 
gands célèbres,  chevaliers  errans  du  crime,  dont  les  aventures 
peu  édifiantes  ont  défrayé  les  romanciers  et  les  artistes,  ni  les 
seigneurs  cruels  et  efféminés  qui  terrorisaient  leurs  vassaux. 
Le  moyen  âge  est  clos  pour  le  Japon.  Des  vertus  nouvelles  sont 
nées  chez  ses  habitans  dont  il  n'est  que  juste  de  leur  tenir  compte  : 
l'amour  du  droit  et  le  respect  de  la  parole  donnée,  le  patriotisme, 
le  sentiment  de  la  discipline,  le  goût  de  la  science. 

Les  Japonais  aiment  leur  patrie  avec  une  passion  qui  peut  n'être 
pas  toujours  parfaitement  éclairée,  mais  à  laquelle  il  faut  rendre 
hommage,  même  lorsqu'elle  se  traduit  en  actes  d'hostilité  vis-à- 
vis  des  étrangers.  En  1886,  quelques  Japonais  périrent  dans  le 
naufrage  d'un  navire  anglais  par  la  faute  du  commandant.  Du 
nord  au  sud,  et  jusque  dans  les  campagnes,  le  mouvement  d'in- 
dignation fut  général,  et  la  pression  de  l'opinion  publique  força  la 
€Our  anglaise  à  punir  les  coupables.  En  1887,1e  gouvernement 
ouvre  une  souscription  gratuite  pour  l'achat  de  navires  de  guerre, 
et  encaisse  six  millions  de  francs,  somme  considérable  pour  le 
pays.  Nous  nous  abstiendrons  de  citer  les  traits  d'héroïsme  in- 
dividuel qu'ont  relatés  les  journaux  au  cours  de  la  dernière 
guerre.  Bornons-nous  à  rappeler  que,  du  jour  où  les  hostilités 
ont  été  ouvertes,  le  gouvernement  a  trouvé  non  seulement  dans 
la  masse  de  la  population,  mais  même  dans  la  presse  indépen- 
dante et  dans  la  fraction  hostile  du  Parlement,  le  concours  le 
plus  dévoué. 

Le  patriotisme  des  Japonais  devait  les  conduire  de  bonne  heure 
à  réorganiser  leur  armée  et  leur  flotte.  Aussi  les  premiers  efforts 
du  gouvernement  impérial  se  portèrent-ils  de  ce  côté  après  la  res- 
tauration de  1868.  Toutefois  nous  nous  abstiendrons  d'insister  sur 
cette  réorganisation.  Après  les  nombreux  articles  publiés  sur  ce 
sujet,  deux  mots  suffisent.  M.  de  Villaret,  qui  fut  l'un  des  offi- 
ciers français  engagés  pour  l'instruction  des  troupes  japonaises, 


DEUX    HKVOI.rTlONS    AT    JAPON .  001 

écrivait  on  1S8©  :  »  Los  otTuiors  sont,  par  ôtiiication  ol  par  tra- 
dition, ilun  coiirago  indiscutable;  les  soldats  sont  oxtrome- 
mont  durs  à  la  fatiiruo,  patiens,  sobres,  courageux,  naturelle- 
ment c:ais  et  insoucians  ;  bien  diriges,  ils  pourraient  égaler  les 
meilleurs  soldats  connus.  »  Il  faisait  toutefois  ses  réserves  sur 
la  discipline,  qu'il  jugeait  médiocre,  sur  les  services  auxiliaires, 
insuffisamment  agencés,  et  sur  le  commandement  supérieur,  pour 
lequel  aucun  chef  n'avait  alors  fait  ses  preuves.  Mais  les  espé- 
rances que  concevait  alors  le  distingué  professeur  ont  été  large- 
ment dépassées. 

On  devine  aisément  que  la  crt'ation  d'une  armée  et  dune  Hotte 
modernes  n'a  pas  été  sans  coûter  gros  aux  Japonais.  Mais  du 
moins  les  sacrifices  ainsi  consentis  ne  l'ont  pas  été  en  pure  perte. 
Et  nous  n'entendons  pas  parler  ici  dos  bénélices  encore  probléma- 
tiques qu'ils  espèrent  tirer  de  leur  campagne  contn»  la  Chine. 
Ceux  que  nous  avons  en  vue  sont  d'autre  nature. 

Tout  d'abord  l'idée  de  patrie  s'est  épurée  en  eux.  Ils  avaient 
été  jusque-là  les  hommes  d'un  clan  et  d'un  seigneur,  comme  au 
xiv^  siècle  on  était  Armagnac  ou  Bourguignon.  Il  a  fallu  au  Japon 
la  crainte  de  la  domination  étrangère  pour  qu'ils  se  sentissent 
Japonais.  De  jour  en  jour  l'idée  de  clan,  cette  dernière  trace 
du  moven  Age,  tend  à  disparaître.  Au  contact  des  officiers  euro- 
péens, ils  sont  on  voie  d'acquérir  une  autre  qualité,  l'esprit  de 
discipline.  Nous  venons  de  dire  qu'il  y  a  encore  à  désirer  de  ce 
côté;  mais  on  le  conçoit  en  se  reportant  aux  traditions  militaires 
du  pays  et  aux  origines  de  son  armée  et  de  sa  marine.  Les  troupes 
des  anciens  daimio  ressemblaient  fort  à  des  bandes  de  routiers 
ou  francs-tireurs.  Quant  à  la  marine,  elle  n'existait  pas  :  pour 
s'attaquer  les  uns  les  autres,  ils  s'adressaient  aux  pirates  qui  te- 
naient en  maîtres  absolus  la  mer  intérieure,  et  que  les  vaisseaux 
européens  ne  connaissaient  que  trop.  Il  a  fallu  infuser  aux  troupes 
de  terre  et  de  mer  un  esprit  tout  nouveau.  Le  progrès,  de  ce 
■côté  encore,  est  indéniable. 

Les  Japonais  ont  à  un  haut  degré  l'amour,  ou  plutôt  la  curio- 
sité de  la  science.  Cette  curiosité,  superficielle  chez  les  gens  du 
peuple,  devient  pour  les  jeunes  gens  de  la  bourgeoisie  un  mo- 
bile puissant  qui  les  pousse  à  entreprendre  par  goût  les  plus 
hautes  études.  En  tous  cas  elle  est  sincère  chez  tous  et  permet  de 
tléraciner  des  préjugés  d'ailleurs  peu  tenaces  pour  y  substituer 
assez  facilement  les  idées  occidentales. 

A  vrai  dire,  aucune  littérature  étrangère  ne  nous  a  paru  les 
séduire  (à  l'exception  de  la  littérature  chinoise,  bien  entendu). 
Ceux-là   seulement  qui   sont   venus  [en   Europe  goûtent   notre 


662  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

théâtre  et  nos  romans.  Le  nombre  des  ouvrages  purement  litté- 
raires qui  ont  été  traduits  en  japonais  est  insignifiant.  En  re- 
vanche, la  supériorité  scientifique  des  Occidentaux  est  admise 
sans  réserve.  La  science  chinoise  est  convaincue  d'erreur.  Le  pre- 
mier ouvrage  traduit  du  français  fut  un  traité  de  chimie  du  baron 
Thénard.  Depuis  lors,  le  mouvement  ne  s'est  plus  arrêté.  Le  sys- 
tème métrique  est  officiellement  adopté  dans  le  pays.  La  phy- 
sique, la  chimie,  les  mathématiques,  l'histoire  naturelle  figurent 
sur  les  programmes  de  l'enseignement  primaire  et  de  l'ensei- 
gnement secondaire.  Des  revues  propagent  ces  connaissances 
et  publient  des  travaux  originaux.  Tokio  possède  de  remarquables 
observatoires  (l'observatoire  sismologique  a  été  détruit  par  un 
incendie),  plusieurs  musées  d'histoire  naturelle  et  un  jardin  bo- 
tanique bien  aménagé.  Cette  diffusion  des  sciences  initiera  les 
Japonais  à  la  méthode  d'analyse  et  d'observation  et  devra  donner 
à  leur  esprit  la  rigueur  scientifique  qui  lui  manque  encore. 

La  curiosité  des  Japonais  sest  étendue  aux  arts  de  l'Europe. 
L'art  national  gagnera-t-il  à  ce  contact?  On  peut  en  douter.  D'une 
part,  son  originalité  propre  tend  à  disparaître  et  la  perfection  des 
œuvres  est  en  baisse.  L'artiste,  qui  produit  surtout  pour  l'expor- 
tation et  qui  est  payé  à  la  tâche,  économise  sur  les  matières  qu'il 
emploie,  sur  sa  peine  et  sur  ses  années  d'apprentissage.  Il  se 
borne  à  copier  les  anciens  et  n'invente  plus  guère.  L'exportateur, 
plus  marchand  qu'artiste,  demande  surtout  la  quantité:  c'est  le 
triomphe  du  trompe-l'œil.  Pourtant  quelques  jeunes  gens  ont 
étudié  dans  nos  écoles  et  s'approprient  nos  procédés.  Les  résul- 
tats, jusqu'à  présent,  ont  été  médiocres.  Mais  en  sera-t-il  tou- 
jours ainsi?  L'application  des  principes  de  la  perspective  et  de 
i'anatomie,  par  exemple,  leur  fera-t-elle  perdre  leurs  qualités  na- 
tives :  le  goût,  la  fantaisie,  la  finesse  d'observation,  le  don  d'har- 
moniser les  couleurs  et  le  sentiment  de  la  nature  ?  Nous  laissons 
à  de  plus  compétens  le  soin  de  décider. 

Nous  ne  dirons  rien  de  la  musique.  Il  ne  semble  pas,  jusqu'à 
présent,  que,  sur  ce  point,  les  peuples  de  l'Europe  aient  rien  de 
commun  avec  ceux  de  l'Extrême-Orient.  Le  gouvernement  japo- 
nais a  engagé  d'excellens  professeurs  étrangers,  qui  ont,  à  force 
de  patience,  réussi  à  former  des  fanfares  très  acceptables.  L'habi- 
leté acquise  des  exécutans  peut  faire  illusion,  mais  le  sentiment 
musical  n'y  est  pas.  La  foule  d'ailleurs  continue  à  préférer  la  mu- 
sique nationale. 


Dr.lX    KÉVOLl  ÏIONS    Al     ,l\PON. 


Vlll 


G63 


En  somme,  les  progivs  économiques  du  Japon  sont  de  naluro 
à  satisfaire  les  plus  difliciles.  Il  est  sorti  du  moyen  Age  pour  entrer 
sans  transition  ilaus  l'âge  des  chemins  de  fer  et  de  lélectricité. 

Sa  métamorphose  politicpie,  pour  être  moins  avancée,  n'est 
tnière  moins  dignedattention.il  faut  reconnaître  (|ue  ses  hommes 
d'État  ont  fait  preuve  de  sagesse  et  de  dextérité.  On  les  a  vus  doter 
leur  pays  du  régime  parlementaire,  faire  face  sans  s'endetter  aux 
mnltipres  dépenses  qu'entraînaient  leurs  réformes;  enfin  ils  sont 
en  voie  d'amener  les  principales  puissances  à  renoncer  aux  avan- 
tages stipulés  en  I808  et  de  les  forcer  à  compter  désormais  avec  lui. 
Cependant  la  révolution  moderne  nous  paraît  être  jusqu'à  pré- 
sent moins  profonde  que  celle  du  moyen  âge.  A  cette  époque,  les 
Japonais  avaient  tout  accepté  de  la  Chine  :  ses  industries,  ses  arts, 
sa  littérature,  ses  institutions,  sa  morale  et  sa  philosophie.  En 
notre  siècle,  au  contraire,  tandis  que  le  Japon  extérieuret  tangible 
s'est  modifié,  les  Japonais  sont  sensiblement  restés  les  mêmes.  Nous 
en  avons  fait  prévoir  les  raisons  :  dissemblance  de  race  entre  eux 
et  les  Européens,  nécessite  d'cllacer  des  traditions  de  plnsieurs 
siècles, absence  enfin  de  tout  élément  religieux  dans  la  révolution 
moderne. 

Faut-il  en  conclure  que  les  Japonais  sont  et  demeureront 
toujours  réfractaires  à  la  civilisation  occidentale?  D'aucuns  l'ont 
déclaré.  Pour  nous,  il  nous  semble  que  de  pareilles  affirmations 
sont  bien  risquées.  L'étude  de  l'histoire  ne  peut  qu'inspirer  une 
extrême  réserve.  Les  contemporains  de  César  pouvaient-ils  pré- 
voir l'avenir  de  la  Gaule  ou  de  la  Germanie?  ceux  de  Louis  XIV, 
les  destinées  réservées  aux  Moscovites?  Qui  marquera  les  difîé- 
rences  irréductibles  entre  les  races  et  les  voies  que  doit  suivre 
un  peuple  pour  aller  de  la  barbarie  à  la  civilisation? 

D'ailleurs,  il  ne  s'agit  pas,  pour  les  Japonais,  d'abdiquer 
toute  originalité  nationale  et  de  se  faire  Européens.  Ils  peuvent, 
tout  en  restant  Japonais,  tout  en  conservant  leurs  coutumes,  leur 
idéal  artistique,  voire  leur  religion  et  leur  conception  de  la  vie, 
profiter  de  leur  contact  avec  la  race  blanche.  Ils  peuvent,  tout 
en  se  développant  dans  la  voie  tracée  par  leur  histoire,  emprunter 
à  notre  culture  ce  qu'elle  a  de  meilleur.  Il  y  aurait  là  pour  eux 
l'occasion  d'une  renaissance.  Ainsi  lit  l'Europe  au  xvi*^  siècle,  quand 
elle  retrouva  l'antiquité  classique.  Pour  ne  citer  qu'un  exemple, 
le  Japon,  qui  possède  une  suite  incomparable  d'annales,  quantité 
de  chroniques  et  d'œuvres  très  érudites,  le  Japon  n'a  pas  d'his- 


664  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

toirc  au  vrai  sens  du  mot.  Or  le  jour  où  quelques  travailleurs 
formés  à  nos  méthodes  voudj-oiit  soumettre  à  une  critique  sé- 
rieuse les  matériaux  dont  ils  disposent  et  les  mettre  en  œuvre 
en  s'inspirant  de  nos  grands  historiens,  ils  pourront  reconstituer 
le  passé  de  leur  pays.  Certains  Japonais  comprennent  ainsi  le 
problème  ;  ils  entendent  utiliser,  non  copier.  Il  paraît  assez  juste 
de  leur  faire  crédit  de  quelques  lustres  encore  et  de  ne  pas  exiger 
de  changemens  à  vue. 

Se  produira-t-il  un  revirement  vers  le  passé?  Rien  ne  le  fait 
prévoir.  Il  semble  que,  depuis  vingt-cinq  ans,  le  parti  progres- 
siste ait  englobé  toute  la  nation.  Quelques  sages,  sans  doute,  ou 
peut-être  des  ambitieux,  réclament  plus  de  maturité  dans  les  pro- 
jets de  réformes.  D'autres  vont  jusqu'à  souhaiter  qu'une  heu- 
reuse combinaison  concilie  les  institutions  européennes  avec  les 
traditions  nationales.  Mais  il  n'y  a  pas  là  ce  qu'on  peut  appeler 
un  parti  vieux  japonais. 

Depuis  l'ouverture  des  Chambres,  une  sorte  de  réaction  s'est 
dessinée.  Mais,  il  ne  faut  pas  s'y  méprendre,  les  manifestations 
populaires  ont  été  dirigées  contre  les  procédés  et  contre  les  hom- 
mes du  gouvernement  bien  plus  que  contre  les  réformes. 

On  parle  volontiers  de  l'inconstance  du  peuple  japonais.  Le 
reproche  est-il  fondé?  Voilà  deux  mille  ans,  sinon  plus,  que  la 
même  famille  conserve  la  dignité  impériale.  De  1600  à  1868,  l'or- 
ganisation sociale  n'a  pas  bougé.  De  1868  à  1890,  c'est-à-dire 
jusqu'à  rinauguration  du  nouveau  régime,  les  mêmes  ministres 
sont  restés  au  pouvoir,  passant  d'un  ministère  à  un  autre.  Com- 
bien de  peuples  en  Europe  en  pourraient  dire  autant?  On  trouve 
les  Japonais  mobiles  dans  leurs  affections.  C'est  possible  ;  mais, 
pour  les  juger,  il  serait  bon  de  se  placer  à  leur  point  de  vue  et 
non  au  nôtre.  Ce  qui  change,  ce  sont  les  circonstances  :  leur  but 
n'a  pas  varié.  Ils  veulent,  aujourd'hui  comme  il  y  a  trente  ans, 
obtenir  l'abolition  du  privilège  d'exterritorialité  conféré  aux 
étrangers  et  recouvrer  leur  indépendance  douanière.  Supprimez 
cet  objectif,  leur  conduite  paraîtra  bizarre  et  décousue.  Admettez- 
le,  tout  s'explique.  Ajoutons  que,  dans  l'œuvre  colossale  qu'ils 
ont  entreprise,  leurs  hommes  d'Etat  ont  quelquefois  hésité  et 
tâtonné  :  que  les  politiques  infaillibles  leur  jettent  donc  la  pre- 
mière pierre  ! 

De  nos  relations  avec  les  Japonais,  notre  civilisation  sortira- 
t-elle  modifiée?  Jusqu'à  présent,  leur  iniluence  ne  s'est  guère 
exercée  en  dehors  de  l'art.  A  leur  contact,  nos  arts  décoratifs  se 
sont  renouvelés  et  nos  peintres  ont  pris  plus  de  liberté  d'allure 
et  plus  de  fantaisie.  L'évolution  n'est  peut-être  pas  encore  ache- 


DEIX    IIÉVOLITIOSS    Al    JU-ON.  66» 


>  •„  T  p..  irti^les  de  lOricnl  ne  nous  ont  pas.  tant  s'en  faut,  révélo 
U«;  Kw,^;  0  s  Sans  parler  de  leurs  procédés  industr.ols  nous 
:ro':rs:  par  exen^de.L  régies  ,,ui,poureuxre,n^ 
.vniétrie  On  nous  peraiettrade  no  pus  insister  sui  les  man.Ies 
1 1  nsdu  néo-bouddhisn.e  :  elles  sont.  jus,|n  à  présent  pu  e 
Tûl  de  dilettantisme.  Si  cette  religion  d  ailleurs  devait  con- 
Ûnuèr  chez  nous  ses  progrès,  c'est  à  Tlnde  et  non  au  Japon  que 
n.uis  irions  demander  des  enseigiieniens. 

En  matière    économique,  laetion   de  riCxlrème-Urient  peu 
avo^rde^conséquences  bien  plusgraves.  Nous  avons  diçoi..men 

les  ouvriers  japonais  ou  chinois  pouvaient,  en  li.n aillant  clie/ 
eux  pour  IKurope,  faire  concurrence  aux  noires,  .lapon  et  Uune 
pouna"ent  bien  aussi  nous  envoyer  un  jour  le  trop-plem  de  leur 
nop  1     on.  Ces  émigrations  ont  causé  etcausent  encore  de  seri  ux 
Imb    Tas  à  certains  peuples.  I.es  Chinois,  travaillant  a    .as  prix, 
^Si^it  parvenus  en  quelques  années,  à  accaparer  tous  les  petits 
nféU    s  ™  Imérique^etei  Australie.  Ces  Etals    abdiquant,  pour 
h     r  onstance.  1.  urs  théories  humanitaires  et  libéra  es,  leur  ont 
briment  fermé  les  portes,  tjue  ferait  'Europe  en  face  de  cet 
invasion?  Ces  questions  que  nous  nous  bornons  a  nidiq  ler  se 
nos™t  plus   pressantes   de  jour  en    our.    En    leur  qualité   de 
Séophvte.    les  .laponais   ont  une  ardeur  de  prosély  isme  qnon 
sou~  à  peine.  Ils  naspirent  à  rien  moins  quà  guider  la  Corée 
erpeut-étre  même  la  Chine    dans    la   voie  qu'eux-mêmes  ont 
uivie.  Ce  sentiment,  qui  n'a  pas  été  étranger  aux  derniers  événe- 
mens  se  fera  jour  encore.  Chaque  siècle  se  présente  ainsi  avec 
"n  s'tock  de  problèmes    inquiétans.    Heureusement   la   nature 
huma  ne  est  assez  souple  et  ses  besoins  assez  multiples  pour  faire 
sur^r  presque  toujours  des  solutions  tout  à  fait  inattendues. 


G.  Appert. 


LE  LIVRE  ANGLAIS 

ROBINSON    CRUSOÉ 


Les  dernières  élections  aux  Communes  d'Angleterre  ont  été 
pour  toutes  les  personnes  attentives  un  grand  sujet  de  réflexions 
te  peuple,  nous  disait-on  depuis  longtemps,  subit  comme  les 
autres  le  mal  du  siècle  ;  sous  des  apparences  de  stabilité,  il  est 
désagrège  par  la  crise  de  transformation  sociale  qui  travaille  les 
nations  européennes;  il  nous  réserve  des  surprises,  il  nous  appa- 
raîtra lui  aussi  en  rupture  de  tradition.  -  Les  événemens  ne 
se  iiateiit  pas  de  justifier  ces  pronostics.  Le  peuple  anglais  a 
mani  este  une  fois  de  plus  son  esprit  de  conséquence  et  d'e  con- 
servation. Au  milieu  de  nos  flottes  portées  à  la  dérive  sur  des  mers 

Z'Î1''T''  '\  'n'"^  "^^T'""''  g^^^^rne,  tient  sa  route,  lutte 
contre  le  vent.  D'autres  louvoient  et  se  maintiennent,  unique- 
ment parce  que  le  coup  de  barre  du  pilote  contrarie  à  temps  la 
manœuvre  dune  partie  de  l'équipage;  celui-là  avance  par  l'effort 
calcule  de  1  etpnpage, prompt  à  tous  les  changemens  de  manœu- 
vre que  commande  la  boussole.  Cette  boussole  est  la  volonté 
accumulée  des  morts.  Rare  spectacle,  le  gouvernement  d'une 
audace  vivante  subordonnée  à  la  volonté  des  morts 

On  voudrait  avoir  un  bon  traité  de  psychologie  historique 
sur  un  peuple  si  intéressant;  et  l'on  souhaiterait  que  ce  ne  fût 
pas  un  ouvrage  de  philosophie  didactique,  monstre  toujours 
redou  able.  Ce  traité  existe,  nous  l'avons  tous  lu  dès  le  premier 
âge  :  c'est  le  Robinson  Cru.soé.  ^ 

Dans  le  temps  que  les  élections  anglaises  occupaient  notre 
attention,  et  comme  je  me  demandais  auquel  de  ses  grands  livres 
celte  race  a  le  mieux  confié  son  secret  de  force,  le  hasard  mit 
sous  ma  mam  une  traduction  du  chef-d'œuvre  de  Daniel  de  Foë 
par  Petrus  Borelle  Lycanthrope.  C'est  une  nouvelle  aventure  de 


DE  L'ORGA.MSATION 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


III'" 

COMBINAISONS 


Après  les  expédiens  ou  les  palliatifs,  et  avant  les  sy.^tèmes,  à 
mi-chemin  entre  ce  qui  est  tout  simple  et  ce  qui  serait  vraiment 
organique,  vient  ce  qu'on  pourrait  appeler  la  série  des  combi- 
naisons. —  Ce  sont  bien,  en  effet,  des  «  combinaisons  »  et  non 
des  «  systèmes  »,  si  tous  ces  procédés  ont  un  caractère  empirique  ; 
SI  leurs  inventeurs  ou  leurs  propagateurs  se  préoccupent  beau- 
coup plus  du  résultat  prochain  que  du  résultat  définitif  ;  s'ils  n'ont 
pour  règle  et  pour  mesure  que  l'intérêt  immédiat,  et  beaucoup 
iiioms  Imtérêt public  qu'un  intérêt  de  parti.  —  Jeu  d'échecs  delà 
politique,  considérée  seulement  comme  un  ensemble  de  petites 
fins  à  réaliser  par  un  assemblage  de  petits  moyens;  où  l'imagi- 
nation des  joueurs  peut,  presque  à  l'infini,  multiplier  les  coups, 
varier  Tordre  et  la  marche  des  pièces  et,  avec  les  mêmes  pions,' 
avec  les  mêmes  électeurs,  élevés,  suivant  une  échelle  convenue] 
à  la  troisième  ou  quatrième  puissance,  faire  des  cavaliers  ou  des 


(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  juillet  et  15  août  1895. 


}^2g  .  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tours  -  des  électeurs  du  second  ou  du  troisième  degré,  des 
électeurs  à  trois  ou  quatre  voix,  -  et  où,  enfin,  il  ne  s  a^it  que  de 
ga-ner  la  partie.  Tels  sont  un  peu,  tels  apparaissent  du  moins, 
dans  les  lois  adoptées  et  les  projets  présentés  jusqu  ici,  sinon  dans 
les  exposés  théoriques  :  le  sutîrage  à  plusieurs  degrés;  le  vote 
plural  sous  ses  diverses  formes  ;  et  les  arrangemens  intermédiaires 
qui  relient  le  vote  plural  à  la  représentation  proportionnelle  :  - 
vote  cumulatif,  vote  limité,  vote  par  division,  vote  multiple. 

I.  —  LE  SUFFRAGE  A    PLUSIEURS   DEGRÉS 

Il  fut  un  temps  -  et  peut-être  n'est-il  pas  encore  passé  -où 
le  suffrage  à  plusieurs  degrés  rencontrait  une  grande  faveur,  sur- 
tout daiS  le  «  juste  milieu  »  de  Topinion,  parmi  les  geiis  q^ie 
choque  et  froisse  la  grossièreté  du  suffrage  universel  direct,  et  qui 
ne  croient  pas  que  la  démocratie  ait  elle-même  tant  de  vertus 
Qu'elle  puisse  faire  fi  de  la  raison,  comme  c'est  s  en  moquer  que 
d'attrihuer  au  plus  capable  des  citoyens  et  au  moins  capable   non 
pas  seulement    en  principe,  le  même  droit    mais,  en  pratique 
absolument  la  même  fonction.  Le  suffrage  à  deux  ou  a  p  usieur 
de-rés    -  par  lequel  les  électeurs  nomment  d  autres  électeurs 
qui  nomment  les  membres  du  Parlement,  -  est  donc  de  toutes  les 
cî  combinaisons  »  celle  qui,  à  première  vue    semblerait  le  mieux 
convenir  à  un  régime  où  l'on  aurait  souci  de  mettre  d  accord  le 
s^    démocratique  avec  le  bon  sens.  C'est  la  solution  rationa- 
liste ou  doctrinaire  :  solution  moyenne  qui  ne  bouleverse  rien  et 
n'épouvante  point  par  sa  nouveauté;  chère,  par  la  même,  aux 
esprits  moyens  et,  dans  leur  ensemble,  aux  classes  moyenne^; 
Lmiule  pour  ainsi  dire  «  bourgeoise  »  de  la  démocratie  et  du 

suffrage  universel.  ,  .  ,. 

Elle  a   d'ailleurs,  le  mérite,  devenu  rare  et  précieux  en  poli- 
tique, de  réposer,  théoriquement,  sur  une  idée  juste  :  à  ^»™>'-  q"'? 
rélecion  estde  son  essence  ou  devrait  être  un  chox^   E      oici 
comment  sur  cette  vérité,   sur  cette  idee  J-'-^-  ^,-^'";; 
,.  combinaison  »  du  suffrage  à  plusieurs  degrés.  Puisque  1  élec- 
tion est  essentiellement  un  choix,  la  condition  mdispensabepoui 
que  r    ettion  soit  bonne  et  le  choix  bien  fait,  c'est  que  celui  qui 
Choisit  connaisse  bien  celui  qui  est  choisi,  et  qu'il    e  preune  au 
plus  près  de  lui.  Dans  le  régime  parlementaire  actuel    et    en 
Lnéral,  dans  le  gouvernement  représentatif,  le  nombre  des  élus 
étant  nécessairement  très  limité,  d'une  part    o  ,  d  autre  part    le 
nombre  des  électeurs  étant  nécessairement  fort  étendu,  il  ne  se 
peut  pas  que  tous  les  électeurs  soient  assez  près  des  élus   ou  des 
éli-ibles    pour  les  bien  connaître.  Mais  ,1s  sont  tous  plus  près 


^RGAMSATIOX    Df    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  827 

d'hommes  qu'iU  connaissent  mieux  et  qui  eux-mêmes  connaissent 
mieux,  en  tétant  plus  près,  les  hommes  à  élire.  11  faut,  par  con- 
séquent, que  ceux-là  d'abord  élisent  ceux-ci.  alin  que  ceux-ci,  à 
leur  tour,  élisent  dctinitivement  les  autres. 

Il  le  faut,  et  cela  suttit,  car  c'est  toute  la  combinaison,  et,  si 
l'idée  sur  laquelle  elle  se  fonde  est  juste,  elle  n'est  pas  nouvelle. 
Les  avantages  du  sutTrage  à  plusieurs  degrés,  évidens  tant  que 
l'on  s'en  tient  à  disserter,  et  la  part  faite,  théoriquement,  à  la 
raison  dans  le  sutî'rage  universel  par  l'invention  du  vote  étage 
ou  échelonné,  n'ont  pas  échappé  aux  auteurs  qui  ont  traité  de  ces 
questions,  à  John  Stuart  Mill  moins  qu'atout  autre.  C'est  lui  qui, 
le  premier,  croyons-nous,  a  écrit  le  mot  de  :  sutî'rage  ^/tre\  comme 
si,  à  ce  barrage  des  degrés,  les  impuretés  du  suffrage  s'arrêtaient, 
ses  impuretés  originelles,  ou  comme  si.  en  cette  double  ou  triple 
opération,  le  sutfrage  universel  se  distillait  et  comme  se  sublimait  ! 

Mais  c'est  lui  aussi,  c'est  John  Stuart  Mill  qui,  après  avoir 
proclamé  l'excellence  du  sullrage  à  plusieurs  degrés  ou  sa  supé- 
riorité, en  logique,  sur  les  formes  toutes  droites 'et  rudimentaires 
du  sutTrage,  se  voyait  contraint  d'avouer  (\\ien  fait,  et  dès  que 
l'on  v*'ut  se  servir  du  filtre,  l  appareil  ne  fonctionne  pas  ou  fonc- 
tionne mal,  et  de  si  défectueuse  façon  que  les  mérites  supposés 
du  sufîrage  par  échelons  en  sont  considérablement  réduits,  si  tant 
est  qu'ils  ne  disparaissent  pas  tout  à  fait.  L'écart  est  grand  entre 
le  rendement  calculé  et  le  rendement  constaté;  entre  ce  que 
devrait  donner  le  sutTrage  à  plusieurs  degrés  et  ce  qu'il  donne. 
Pour  divers  motifs  :  parce  qu'il  n'est  pas  toujours  vrai  que  les 
électeurs  du  second  degré  connaissent  mieux  les  candidats  que 
la  plupart  des  électeurs  du  premier  degré:  et  ainsi,  le  but  est 
manqué,  qui  était  de  choisir,  à'élirr,  en  meilleure  connaissance 
de  cause;  ensuite,  parce  que  la  pratique  du  suffrage  à  plusieurs 
degrés  exigerait  de  l'électeur  primaire  plus  d'oubli  de  soi,  plus 
d'abnégation,  pour  se  résoudre  à  n'être  <\n\in  électeur  prépara- 
toire. Et,  de  l'électeur  secondaire,  elle  exigerait,  avec  les  mêmes 
qualités,  d'autres  qualités  par  surcroît:  de  l'indépendance,  de  la 
fermeté  et  du  courage  même,  pour  réussir  à  se  garder  tout 
ensemble  et  de  l'attraction  d'en  haut  et  de  la  poussée  d'en  bas, 
sollicités  qu'ils  seront  par  les  deux  pôles,  de  l'un  à  l'autre  desquels 
se  transporte  incessamment  la  force  dans  les  démocraties  :  l'État 
et  le  peuple,  le  pouvoir  et  le  nombre. 

Car  c'est  dès  le  commencement  et  en  ce  point  fondamental  que 
l'esprit  de  sacrifice,  ou  du  moins  l'esprit  d'ordre  et  de  hiérarchie 
fera  défaut  à  l'électeur  primaire.  —  et  c'est  dès  le  commencement 
et  en  ce  point  fondamental  que  la  pratique  démentira  la  théorie. 
—  Théoriquement,  on  se  flatte  que  les  électeurs  du  premier  degré 


828  .      REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

s'en  remettraient  à  ceux  du  second,  qui  choisiraient  et  investi- 
raient, qui  éliraient  dans  la  plénitude  du  sens.  Mais  la  pratique 
donne  tout  autre  chose.  Ce  n'est  que  par  exception  que  l'électeur 
primaire  se  résignera  à  choisir  seulement  celui  qui  doit  choisir 
pour  lui.  A  l'ordinaire,  il  tombera  en  l'une  ou  l'autre  de  ces  deux 
extrémités  :  ou  il  lui  semblera  sans  intérêt  de  se  déranger  pour 
si  peu,  —et  le  premier  degré  du  suffrage  s'affaissera,  s'etfondrera 
sous  le  second;  ou  bien,  tout  de  suite  et  tout  d'un  coup,  l'élec- 
teur primaire  entendra  choisir  celui  qui  devra  être  choisi,  et  il 
l'imposera  à  l'électeur  du  second  degré,  réduit  au  rôle  d'homme 
de  paille  ou  de  tiers  entremis  entre  le  véritable  électeur  et  l'élu  : 
—  alors  le  second  degré  du  suffrage  sera  écrasé  et  annihilé  sous  le 
premier.  Que  l'électeur  du  premier  degré  se  détache  ou  empiète, 
il  y  a  un  acte  qu'il  n'accomplira  pas  :  précisément  celui  qu'on  lui 
demande,  et  dont  l'accomplissement  est  nécessaire  à  la  marche 
normale  du  suffrage  à  plusieurs  degrés;  il  ne  se  bornera  pas  à 
choisir  l'électeur  du  second  degré.  Quoi  qu'il  fasse  après  cela, 
qu'il  ne  vote  pas  du  tout  ou  vote  par  delà  et  par  dessus  l'électeur 
du  second  degré,  un  des  degrés  du  suffrage  aura  disparu,  soit  le 
premier,  soit  le  second,  —  et  le  suffrage  à  deux  degrés  se  trouvera, 
en  pratique,  ramené  tout  juste  à  ce  qu'est  le  suffrage  universel 

direct. 

Il  y  sera  ramené  autrement  encore.  Le  suffrage  universel  direct 
aboutit,  on  la  vu,  à  une  mystification,  et  le  peuple,  en  qui  ré- 
sident—on le  lui  chante  sur  tous  les  tons  —  la  force  et  le  droit,  la 
«  souveraineté  »,  n'est,  dans  le  fait,  qu'un  fantoche  aux  mains  de 
quelques-uns.  Si  le  suffrage  à  deux  degrés  coupait  court  à  cette 
plaisanterie,  nous  délivrait  de  la  tyrannie  hypocrite  et  le  plus 
souvent  stupide  des  comités!  Mais  non,  dans  aucune  des  deux 
hypothèses.  Si  l'électeur  primaire  boude  et  déserte  le  scrutin 
du  premier  degré,  le  champ  n'en  est  ouvert  que  plus  large  et  plus 
libre  aux  entrepreneurs  d'élections,  qui  se  rabattent  sur  les  élec- 
teurs du  second  degré  et  tâchent  de  les  circonvenir,  comme  ils 
faisaient  des  autres.  Si,  au  contraire,  l'électeur  primaire  regimbe, 
et  traite  en  commissionnaire,  chargé  de  porter  son  bulletin,  l'élec- 
teur du  second  degré,  s'il  le  choisit,  à  cause  non  pas  de  sa  capa- 
cité à  bien  choisir,  mais  de  sa  docilité  à  voter  pour  tel  ou  tel, 
qu'il  s'imagine  avoir  lui-même  et  à  l'avance  choisi,  il  n'en  sera  ni 
plus  ni  moins  qu'il  n'en  est  avec  le  suffrage  direct,  et  dans  les  des- 
sous du  suffrage  à  deux  degrés,  comme  dans  les  dessous  du  suf- 
frage direct,  se  tiendra,  caché  et  conduisant  la  pièce,  l'éternel  X, 

YouZ. 

Ni  pis  ni  mieux  que  dans  le  suffrage  direct.  Le  suffrage  à  deux 
degrés  ne  fait  qu'ajouter  une  vaine  formalité,  —  l'investiture  par 


ORGANISATION    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  829 

les  électeurs  secondaires;  —  il  échelonne  léo^alement  le  suffrage, 
mais  sans  en  prévenir,  sans  en  empêcher,  au  bas  de  réciielle,  l'ac- 
caparcment  illégal.  Avec  les  comités,  il  y  a,  dans  le  suffrage,  qua- 
lifié de  direct,  deux  degrés  :  le  comité,  les  électeurs;  avec  le  suf- 
frage dit  à  deux  degrés,  il  y  en  a  trois,  dont  l'un  ne  compte 
guère  :  le  comité,  les  électeurs  primaires  et  les  électeurs  secon- 
daires; le  premier,  aussi  effronté,  aussi  nuisible  (|ue  dans  le  suf- 
frage direct;  les  seconds,  aussi  apathiques,  aussi  hypnotisables; 
les  derniers,  impuissans  et  comme  passifs,  et  aussi  sujets  à  la  ten- 
tation. 

Ainsi  en  est-il  et  en  doit-il  être  du  sulTrage  à  deux  degrés, 
du  suffrage  à  plusieurs  degrés;  et  d'instituer  cinq  ou  six  degrés, 
au  lieu  de  deux,  ne  l'amenderait  pas.  Plus  il  y  aurait  de  degrés 
entre  eux  et  le  scrutin  délînitif,  plus  les  électeurs  primaires 
s'éloigneraient,  se  retrancheraient  à  l'écart  et  s'endormiraient.  Là 
où  ils  ne  dormiraient  pas,  ils  sauteraient  d'un  furieux  élan  et 
briseraient  tous  les  degrés  interposés.  Plus  il  y  aurait  de  degrés, 
moins  ils  participeraient  à  la  vie  politique,  qui  s'élaborerait  sans 
eux  et  au-dessus  d'eux .  comme  une  chose  à  jamais  mystérieuse  pour 
eux;  et  cependant  c'est  la  loi  de  l'Etat  moderne  que  le  plus  grand 
nombre  possible  de  citoyens  vive  le  plus  pleinement  possible, 
et  le  plus  consciemment,  de  toute  la  vie  nationale.  Là  où  ils  se- 
coueraient la  torpeur  naturelle  aux  foules,  ils  se  jetteraient  dans 
cette  espèce  de  frénésie  qui  ne  leur  est  pas  moins  naturelle,  et, 
dès  qu'ils  souffriraient  de  ne  rien  être  et  de  ne  rien  faire,  ils 
voudraient  tout  faire  et  tout  être... 

Cherchez  maintenant  le  bénéfice  qu'on  peut  tirer,  dans  la 
pratique,  du  suffrage  à  plusieurs  degrés  ;  c'est  proprement  de 
l'art  pour  l'art,  et  la  belle  machine  qu'on  a  montée  travaille  à  vide, 
pour  travailler!  Cherchez,  dans  la  pratique,  quelle  dose  de  raison 
ou  de  bon  sens  la  démocratie  acquiert  par  la  substitution  du  suf- 
frage échelonné  au  suffrage  direct;  de  combien  d'absurdités  et 
d'immoralités,  entre  toutes  celles  qu'elle  porte  en  suspension, 
ce  filtrage  l'a  débarrassée  ;  de  combien  de  pas,  par  cette  substitu- 
tion, progresse  l'éducation  des  citoyens,  et  de  combien  de  batte- 
mens  s'accroît  la  circulation  de  la  vie  politique  ;  quel  sérieux  et 
quelle  dignité  l'introduction  de  deux  ou  de  plusieurs  degrés  donne 
au  suffrage  universel;  en  quoi  l'élection  devient  plus  digne  et 
plus  nette;  quels  élémens  d'amélioration  y  puise  et  s'assimile  le 
corps  électoral  ! 

On  a  tôt  fait  de  distinguer  et  de  dire  :  Le  suffrage  direct  n'est 
que  y  élection;  le  suffrage  à  plusieurs  degrés  est  la  sélection.  Des 
mots!  puisque  la  sélection  et  l'élection  ne  sont,  toutes  deux, 
qu'une  seule  et  même  chose  :  un  choix.  Or  la  valeur  du  choix  dé- 


830  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pend  et  dépendra  toujours,  plus  que  de  tout  le  reste,  de  la  valeur 
de  celui  qui  choisit.  Si  donc,  direct  ou  à  plusieurs  degrés,  le 
suffrage  universel  demeure  sensiblement  pareil  à  ce  que  nous 
connaissons,  ses  produits  peuvent-ils  être,  dans  un  cas,  supérieurs 
à  ce  qu'ils  sont  dans  l'autre?  Et  si  le  corps  électoral  ne  s'améliore 
pas,  le  corps  élu  qui  sortira  du  suiïrage  à  plusieurs  degrés  sera-t-il 
meilleur  que  le  corps  élu  sorti  du  suffrage  direct? 

C'est  ce  qu'il  est  aisé  de  soutenir  par  des  argumens  spécieux, 
et  malaisé  —  ou  même  impossible  —  d'établir  par  des  faits  pro- 
bans. Les  faits  établissent,  au  contraire,  que,  comme  le  corps  élec- 
toral, les  corps  élus  ne  sont  guère,  avec  le  suffrage  gradué, 
meilleurs  qu'ils  étaient  sans  lui. 

En  France,  de  1791  à  1814,  nous  avons  eu  le  suffrage  universel, 
ou  un  suffrage  très  général,  à  plusieurs  degrés.  Les  trois  consti- 
tutions révolutionnaires,  —  celles  des  3-14  septembre  1791 ,  du 
24  juin  1793  et  du  5  fructidor  an  III  (22  août  1795),  —  reposent 
sur  la  division  des  Français  en  citoyens  actifs  et  en  électeurs, 
et  sur  leur  répartition,  selon  des  conditions  variables,  en  assem- 
blées primaires  (citoyens  actifs) ,  et  en  assemblées  électorales 
(électeurs  proprement  dits).  De  ce  régime  sont  issus  la  Législative, 
la  Convention,  le  Conseil  des  Anciens  et  le  Conseil  des  Cinq-Cents, 
qui  eurent  leurs  gloires  et  leurs  misères;  dont  trois,  sur  quatre, 
furent  médiocres,  la  Législative  et  les  deux  Conseils;  tandis  que 
la  Convention  ne  fut  grande  que  dans  la  passion,  emportée  qu'elle 
était  par  la  grandeur  des  circonstances  au-dessus  d'elle-même  et 
du  pays,  toute  proportion,  toute  conséquence  rompues  entre  son 
origine,  sa  composition  et  ses  destinées. 

La  Constitution  consulaire  du  22  frimaire  an  VIII  (13  dé- 
cembre 1799j  et  le  Sénatus-Consulte  organique  du  16  thermidor 
an  X  (4  août  1802),  instituent  soit  deux  listes,  d'arrondissement 
et  de  département,  soit  trois  collèges,  de  canton,  d'arrondissement 
et  de  département,  qui,  à  vrai  dire,  ont  un  droit  de  présentation 
bien  plus  qu'un  droit  de  nomination,  et  désignent  bien  plus  qu'ils 
n'élisent.  De  là  naquit  le  Corps  législatif  de  l'Empire  qui  fut,  par 
la  grandeur  du  Maître,  retenu  au-dessous  du  pays  et  de  lui-môme, 
et  qui  ne  put  donner  sa  mesure. 

Sous  la  Restauration,  de  1815  à  1830,  si  le  suffrage  fut  cen- 
sitaire et  restreint,  ce  n'en  fut  pas  moins,  par  le  double  collège, 
une  sorte  de  suffrage  à  plusieurs  degrés.  Le  parlementarisme,  en 
France,  ne  connut  pas  de  plus  belle  époque;  mais  est-ce  au  mode 
de  l'élection  qu'il  faut  en  rapporter  l'honneur?  ou  n'est-ce  pas,  de 
préférence,  à  de  multiples  causes  qui  dépassent  de  beaucoup  la 
forme  du  suffrage?  Le  gouvernement  de  Juillet  conserva  le  suffrage 
censitaire  et  restreint,  mais  en  un  seul  collège,  et  la  seconde  Repu- 


ORGAMSATION    Dl     srFFKAGE    INIVEUSEL.  S.{1 

blique  intronisa  le  suiïrago  universel,  ilirect.  égalisé,  rasé  et  nivelé. 

Lhistoire  ne  fournit  donc  pas  la  preuve  que  le  sullrai^e  à 
plusieurs  degrés  donne  des  produits  supérieurs  aux  produits  du 
suiïrage  tout  simple:  et  nous  ne  le  retrouverons  plus  chez  nous 
que  pour  l'éleclicMi  du  Sénat,  pour  une  besogne  regardée  au  fond 
comme  inférieure,  depuis  que  la  Chambre  des  députés  s'est  ar- 
rogé une  prépotence  qui  touche  de  fort  près  à  l'omnipotence.  On 
sait  que  les  sénateurs  sont  élus,  en  collège  départemental  :  1°  par 
des  électeurs  de  droit:  députés,  conseillers  généraux,  conseillers 
d'arrondissement:  2°  par  des  électeurs  ad  hoc,  délégués  des  con- 
seils municipaux.  C'est  une  élection  à  deux  et  trois  degrés,  puisque, 
comme  électeurs  ad  hoc,  les  consrils  niiiiiicipaux  élus  (premier 
degré)  élisent  des  délégués  (deuxième  degré),  qui  participent  à 
l'élection  des  sénateurs    troisième  degré). 

Si  le  suiVrage  à  plusieurs  degrés  est  décidément  supérieur 
au  suffrage  direct,  il  s'ensuit  que  le  Sénat  doit  être,  en  qualité, 
supérieur  à  la  Chambre.  Or.  pourquoi  taire  (ju'il  n'en  est  pas  ou 
n'en  est  plus  ainsi?  que  la  révision  de  I88t,qui  a  supprimé,  par 
extinction,  les  inamovibles  et  remis  leurs  sièges  à  l'élection  or- 
dinaire, a  eu  pour  elTct  d'abaisser,  rapidement  et  constamment, 
le  niveau  du  Sénat  ?  que  les  sénateurs  ne  sont  plus  guère  ((uc  des 
députés  vieillis?  et  que,  au  fond,  le  Sénat  et  la  Chambre  se 
valent?  ce  qui  est  un  fait  considérable  à  l'appui  de  notre  thèse  : 
que,  si  ingénieuse  que  soit  la  combinaison  du  suffrage  à  plusieurs 
degrés  et  si  séduisante  au  premier  aspect,  elle  se  révèle,  à  l'user, 
peu  utile  et  peu  efficace. 

Le  suffrage  à  plusieurs  degrés  n'en  occupe  pas  moins  une 
place  importante  sur  la  carte  électorale  de  l'Flurope.  Presque 
partout  on  s'en  remet  à  lui  de  lélection  des  chambres  hautes,  et 
nulle  part  on  ne  le  voit  s'écarter  des  deux  ou  trois  formes  définies 
ci-dessus.  On  vient  de  rappeler  comment  est  élu  le  Sénat  français. 
Le  Sénat  belge  est  élu  pour  moitié  au  suffrage  direct  et  pour  moitié 
au  second  degré,  par  les  conseils  provinciaux  (corps  électifs;. 
Dans  le  royaume  des  Pays-Bas,  la  Chambre  haute,  ou  Première 
Chambre,  est  également  nommée  par  ces  corps  électifs,  les  con- 
>eils  provinciaux.  En  Suède,  l'élection  de  la  Chambre  haute 
appartient  aux  conseils  provinciaux  et  aux  conseils  municipaux 
des  villes  non  représentées  au  conseil  provincial.  En  Norvè^'^e, 
c'est  la  Chambre  des  députés  qui  tire  d'elle-même  une  Chambre 
haute,  par  la  désignation  d'un  quart  de  ses  propres  membres. 

Jusqu'ici.  Chambre  des  députés,  conseils  provinciaux  ou  con- 
seils municipaux,  ce  sont  des  corps  élus,  mais  des  corps  consti- 
tués dans  lÉtat  à  d'autres  fins  que  délire  la  Chambre  haute,  qui 
élisent  au  dernier  degr:"    En  Danemark,  au  contraire,  pour  la 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

partie  du  Landsthing  ou  Première  Chambre  qui  n'est  pas  nommée 
par  le  roi,  ce  sont  des  délégués  ad  hoc  :  les  électeurs  choisissent, 
quelque  avantage  fait  aux  plus  imposés,  un  certain  nombre  d'entre 
eux,  qui  deviennent  les  électeurs  secondaires 

En  Espagne,  comme  en  France,  pour  la  plus  importante  des 
fractions  électives  du  Sénat,  on  s'arrête  à  un  moyen  terme  :  font, 
au  dernier  degré,  l'élection  :  les  députations  provinciales,  c'est- 
à-dire  des  corps  constitués,  et  des  délégués  des  ayuntamientos 
ou  conseils  municipaux,  c'est-à-dire  des  délégués  ad  hoc,  mais 
des  délégués  de  corps  constitués,  électeurs  tertiaires,  et  non 
des  électeurs  secondaires  nommés  immédiatement  par  tous  les 
électeurs  primaires. 

Voilà  en  ce  qui  concerne  les  Chambres  hautes.  Pour  les 
secondes  Chambres,  des  députés  ou  des  représentans,  le  suffrage 
est,  la  plupart  du  temps,  direct.  On  le  trouve  pourtant,  à 
deux  degrés,  dans  le  royaume  de  Prusse,  avec  la  division  du 
corps  électoral  en  tiers,  d'après  le  montant  des  contributions.  On 
le  trouve  encore  en  Autriche,  pour  la  quatrième  classe  d'élec- 
teurs (habitans  des  communes  rurales).  Obligatoire  en  Norvège 
pour  les  villes  et  pour  les  campagnes,  il  est  facultatif  en  Suède, 
au  gré  de  la  majorité  des  électeurs  de  chaque  circonscription. 

Mais,  que  le  suffrage  gradué  soit  à  deux,  trois  ou  cinq  degrés, 
ou  plus  encore,  nous  en  revenons  à  ceci  :  il  faut  que  l'élection 
définitive  soit  faite,  ou  par  des  corps  électifs,  constitués  à  d'autres 
fins  que  cette  élection  même,  ou  par  des  collèges  de  délégués 
choisis  à  cette  fin  même  de  l'élection. 

Dans  le  premier  cas,  les  inconvéniens  et  les  dangers  sont  évi- 
dens  :  ce  sera  l'introduction  de  la  politique,  de  ses  préoccupations 
et  de  ses  procédés  là  où  elle  n'a  que  faire  ;  l'élection  éventuelle 
du  Sénat  ou  de  la  Chambre  au  second  degré  par  les  conseils  pro- 
vinciaux ou  les  conseils  municipaux  faussera,  dès  le  début,  les 
élections  aux  conseils  provinciaux  et  aux  conseils  municipaux.  De 
plus,  le  sort  des  uns  est  lié  avec  une  fâcheuse  rigueur  à  la  fortune 
des  autres  :  il  n'est  pas  possible  qu'il  en  aille  différemment,  et 
c'est  une  grosse  question  constitutionnelle,  de  savoir  ce  qu'il  ad- 
viendra du  corps  qui  a  élu  si  le  corps  qui  a  été  élu  vient  à  être 
dissous;  ou  réciproquement,  du  corps  qui  a  été  élu  si  la  dissolu- 
tion frappe  le  corps  dont  il  procède. 

Dans  le  second  cas,  celui  de  l'élection  au  deuxième  degré  par 
des  collèges  ou  des  corps  formés  exclusivement  à  cette  fin,  il  peut 
se  présenter  deux  espèces  :  ou  le  corps  électoral  ainsi  formé  sera 
permanent,  j'entends  qu'il  aura  une  mission  durable,  d'une  durée 
égale,  si  l'on  veut,  à  la  durée  des  pouvoirs  de  la  Chambre  qu'il 
élit,  quatre  ans  ou  même  huit  ans;  ou  bien  il  sera  strictement 


OHtiAMSATiON    DU    SUFFHAC.E    UNIVERSEL.  833 

éphémère,  et  ses  pouvoirs  expireront  le  soir  même  du  jour  où  il  les 
aura  une  seule  fois  exercés.  Permanent,  il  sera,  pendant  (|uatre  ans 
ou  huit  ans,  travaillé  par  les  iuiluences  gouvernementales;  éphé- 
mère, il  ne  sera  que  ["instrument  du  caprice,  u  suggéré  »,  de  la 
multitude,  en  ce  jour-là;  permanent,  il  sera  sans  sincérité,  éphé- 
mère, sans  autorité. 

Ce  n'est  pas  tout,  et,  dans  ce  second  cas,  élection  par  un  corps 
ad  hoc  éphémère,  du  reste,  ou  permanent!,  le  sulVrage à  plusieurs 
degrés  ne  guérit  pas  non  plus  une  autre  plaie  du  sullrage:  l'abs- 
tention. Loin  de  la  guérir,  ne  l'aggrave-t-il  point  ?  En  Autriche,  où 
la  (juatrième  classe  (électeurs  ruraux)  vote  à  deux  degrés,  le 
chitîre  des  votans  du  premier  degré  n'est  que  de  31  pour  100 
environ  des  électeurs  inscrits.  En  Suède,  où  les  élections  ont  lieu 
facultativement  au  suffrage  direct  ou  au  sulTrage  à  deux  degrés, 
la  nntvt'nne  des  votans  par  rapport  aux  inscrits  était,  d'après  une 
statistique  récente,  de  42  pour  100  dans  les  élections  directes  et 
de  22  pour  100  seulement,  —  près  de  moitié  moindre,  —  dans  les 
élections  indirt-ctes.  Les  chilVres  coniirment  et  éclairent,  de  la 
sorte,  ce  qui  a  déjà  été  dit  :  que,  dégoûtés  ou  humiliés  de  n'être 
que  des  vice-citoyens  ou  des  sous-citoyens,  les  électeurs  primaires, 
dans  le  sullrage  à  plusieurs  degrés,  ne  se  considéreront  plus 
comme  tenus  à  un  devoir  électoral  quelconque.  Ne  faire  d'eux 
que  des  électeurs  du  premier  degré,  c'est  faire  de  la  plupart 
d'entre  eux  des  électeurs  d'aucun  degré,  des  non-électeurs. 

Pour  toutes  ces  raisons,  on  ne  saurait  ne  pas  conclure  avec 
John  Stuart  Mill  :  «  Du  moment  que  le  double  degré  d'élection 
commencerait  à  avoir  queltjue  effet,  il  commencerait  à  avoir  un 
mauvais  etfet,  »  Et  encore  :  «  Par  l'élection  directe,  on  se  peut 
procurer  tous  les  avantages  de  l'élection  indirecte  ;  quant  à  ceux 
de  ces  avantages  qu'on  ne  peut  obtenir  par  l'élection  directe,  on 
ne  les  obtiendrait  pas  plus  par  l'élection  indirecte  ;  tandis  que  cette 
dernière  a  dénormes  désavantages  qui  lui  sont  particuliers.  » 
Transposant  en  termes  négatifs,  nous  conclurons  :  Il  n'est  pas  une 
faiblesse,  pas  un  vice  du  sullrage  universel  direct  auquel,  sûrement 
et  pratiquement,  porte  remède  le  suffrage  à  plusieurs  degrés. 

En  fait,  il  ne  garantit  pas  de  meilleures  élections,  un  corps  élec- 
toral meilleur,  de  meilleurs  corps  élus,  ni,  par  suite,  une  représen- 
tation, ni,  par  suite  encore,  une  meilleure  législation  que  le  suf- 
frage universel  direct.  En  fait ,  il  n'avance  pas  d'une  ligne  l'éducation 
du  suffrage,  si  même  il  ne  la  retarde,  et  ne  diminue  pas  d'une 
unité,  si  même  il  ne  l'augmente,  le  total  des  abstentions.  En  fait,  ce 
n'est  ni  un  obstacle  à  la  corruption,  ni  une  barrière  à  l'ignorance, 
ni  une  borne  à  l'incohérence,  ni  un  frein  à  la  mobilité  du  suffrage 
universel.  On  ne  dit  pas  qu'un  chef  sceptique  et  avisé  ne  puisse 
TOME  cxxxi.  —  1895.  53 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas.  dans  l'occasion,  s'en  servir  dans  l'intérêt  immédiat  ou  appa- 
rent de  son  parti.  Mais  il  ne  sera  jamais  qu'un  expédient  ou,  un 
peu  plus  peut-être,  une  «  combinaison  »  d'un  empirisme  infé- 
rieur, de  cet  empirisme  étroit  et  égoïste  dont  c'est  tout  l'objet 
de  favoriser,  au  détriment  des  autres,  telle  classe  qui  s'attribue 
orgueilleusement  le  monopole  du  bon  sens  et  du  sens  politique. 

Cette  combinaison  est,  d'ailleurs,  «  sans  aucune  base  dans  les 
traditions  nationales  »,  et,  sans  racines  dans  le  passé,  elle  serait 
sans  justification  dans  l'avenir;  elle  est  déjà  sans  opportunité 
dans  le  présent.  11  n'est  plus  l'heure  de  faire  des  vice-citoyens  ou 
des  sous-citoyens.  On  a  trop  discouru  de  souveraineté  pour 
heurter,  de  front  ou  de  liane,  l'égalité,  —  factice  tant  qu'on  vou- 
dra, et  fictive,  mais  acquise,  ne  fût-ce  que  par  prescription,  et 
fût-ce  contre  la  raison,  —  l'égalité  dans  le  droit  électoral,  l'équi- 
valence politique  dans  l'État...  Et  après  tout,  et  avant  tout,  le 
suffrage  à  plusieurs  degrés  est  à  peine  moins  anarchique  et  à 
peine  plus  organique  que  le  suffrage  universel  direct.  Ce  dont 
il  s'agit,  on  ne  l'a  point  oublié,  c'est  d'organiser  le  suffrage. 
Mais  ce  n'est  pas  lorganiser  que  de  le  couper  en  deux  ou  trois 
sections,  de  le  loger  en  deux  ou  trois  étages,  ou  de  le  promener 
sur  deux  ou  trois  plans  :  ainsi,  les  Japonais  tirent,  de  boîtes  de 
plus  en  plus  grandes,  des  boîtes  de  plus  en  plus  petites.  Le 
suffrage  à  plusieurs  degrés,  en  face  des  nécessités  de  demain,  ne 
serait  pas  autre  chose  :  un  joli  jeu  de  patience,  mais,  «  sous  l'œil 
des  Barbares  »,  un  amusement  puéril. 

Ce  n'est  pas  assez  pour  des  hommes  qui  n'ont  plus  le  temps 
de  s'amuser.  —  Aux  amans  de  la  raison  pure,  aux  doctrinaires, 
il  faut  rappeler  que  la  politique  pratique,  comme  la  mécanique 
appliquée,  doit  apprécier  et  la  dépense  de  force  et  la  restitution 
de  cette  force  en  travail,  qu'elle  n'est  pas  une  philosophie  et  ne 
peut  pas  se  contenter  de  jouir  de  la  beauté  idéale  ou  géométrique 
des  formes.  Aux  autres,  aux  «  empiriques  »  déclarés,  aux  faiseurs 
de  combinaisons,  aux  gens  peu  susceptibles  d'émotion  intellec- 
tuelle que  meut  et  aiguillonne  seule  l'obsession  du  gain  palpable, 
pouvoir  ou  profit  plus  solide  encore,  il  faut  apprendre  que  le  point 
à  décider  n'est  pas  :  Quelle  classe  gouvernera,  ni  quelles  per- 
sonnes? mais  bien  :  Gomment  faire  vivre  toutes  les  classes  et  tous 
les  citoyens,  en  paix  et  en  équilibre,  dans  l'Etat  moderne,  dans 
un  Etat  de  droit,  construit  par  en  bas? 

II.    —   LE   VOTE   PLURAL 

Le  suffrage  à  plusieurs  degrés  donne,  quand  il  se  greffe  sur 
le  suffrage  universel,  à  tous  les  citoyens  une  voix,  mais  les  répartit 


OlUiAMSATlON    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  835 

en  catégories  dont  chacune  remplit  dans  l'cUection  une  fonction 
ditTérente.  Le  vote  plural,  lorsque  lui  aussi,  il  se  superpose  au 
suflrage  universel,  assure  à  tous  les  citoyens  au  moins  une  voix, 
mais,  à  certaines  catégories  de  citoyens  et  sous  certaines  conditions, 
il  accorde  un  certain  nombre  de  voix  sup[»léuientaires.  Le  sulTrage 
à  plusieurs  degrés  rompt  bien  l'égalité'  entre  les  électeurs,  mais 
seulement,  si  on  peut  le  dire,  dans  le  procédé  de  l'élection.  Le 
vote  plural  la  rompt  dans  laltribution  même  de  la  qualité  électo- 
rale. Le  sulVragi'  à  plusieurs  degrés  est  l'ondi'»  sur  lidée  quclélec- 
tion  étant  un  choix,  la  plus  grande  part,  dans  l'action  d'élire,  doit 
revenir  à  ceux  qui  sont  présumés  le  }»lus  capables  de  faire  le 
meilleur  choix.  Le  vote  plural,  ajouté,  comme  il  l'est  générale- 
ment, au  suffrage  universel,  repose  sur  ces  deux  })rincipes  :  éga- 
lité, identité  de  genre  ou  d'espèce  entre  les  hommes  —  tous  les 
honimos  sont  des  hommes  :  —  donc  une  voix  à  chaque  citoyen; 
mais  inégalité  de  valeur  entre  les  hommes,  —  tous  les  homuies 
ne  sont  pas  les  mêmes  hommes  :  —  donc  une  voix  aux  uns,  plu- 
sieurs voix  aux  autres.  Au  fond,  vote  plural  et  sull'rage  à  plusieurs 
degrés  partent  de  la  même  idée  :  inégalité  d'aptitude  ou  de  va- 
leur t'utre  les  hommes  ;  mais  le  suiVrago  à  plusieurs  degrés  biaise 
avec  elle  et  tourne  autour;  le  vote  plural  la  proclame  franchement. 

Sa  théorie  est,  franchement,  une  théorie  d'inégalité,  et, 
chose  remarquable,  elle  a  pénétré  avec  quelque  éclat  dans  la 
politique  vers  le  même  temps  ou  peu  de  temps  après  que 
Darwin,  dans  la  biologie,  et  Spencer,  dans  la  sociologie,  ar- 
rivaient à  des  conclusions  impliquant  l'inégalité  naturelle  des 
individus,  des  races  et  des  sociétés.  —  La  Révolution  française 
avait  déclaré  de  droit  naturel  l'égalité  de  tous  les  hommes,  et  la 
conséquence  pratique  en  devait  être  que  tous  seraient  également 
électeurs.  —  Sappuyant  sur  l'étude  de  l'homme  naturel  et  de 
l'homme  social,  la  théorie  nouvelle  proclamait  quïl  n'y  a  de 
droits  naturels  que  ceux  fondés  sur  des  faits  naturels.  Du  rappro- 
chement de  ces  deux  notions  :  «  Il  ne  saurait  y  avoir  de  droit 
naturel  en  contradiction  avec  le  fait  naturel  »  et  :  «  Le  fait  naturel, 
c'est  l'inégalité  de  valeur  entre  les  hommes  »,  la  conséquence 
pratique  découlait  toute  seule  :  —  Puisque  l'inégalité  est  le  fait, 
l'égalité  ne  saurait  être  le  droit  ;  puisque  tous  les  hommes  ne  sont 
pas  les  mêmes  hommes,  tous  ne  doivent  pas  être  électeurs  à  la 
même  puissance;  et  c'est  ainsi  que  de  l'inégalité  naturelle  on 
déduisait  le  vote  plural,  régime  d'inégalité. 

En  elle-même,  ce  n'est  certes  pas  nous  que  cette  théorie  scan- 
dalise. Si  elle  devait  rester  dans  le  domaine  des  idées,  nous  y 
souscririons  volontiers.  Non;  ni  physiquement,  ni  moralement, 
ni  intellectuellement,  non,  par  aucun  fait  naturel,  les  hommes 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

ne  sont  égaux  entre  eux;  socialement,  ils  ne  le  sont  pas  davan 
tagc  :  ils  ne  devraient  donc  pas  l'être  politiquement,  et  en  lui- 
même,  non  plus,  un  régime  d'inégalité  n'aurait  rien  qui  nous  ré- 
voltât. 

Mais  ce  que,  depuis  qu'il  y  a  une  humanité,  ils  ne  sont  pas,  de 
par  la  nature,  —  chez  nous  et  depuis  cinquante  ans,  ils  sont  censés 
l'être  de  par  la  loi.  —  C'est  là  un  de  ces  accidens,  une  de  ces  con- 
tingences que  le  philosophe  peut  négliger,  parce  qu'ils  n'em- 
pêchent pas  le  vrai  d'être  le  vrai,  mais  qui  arrêtent  l'homme 
d'État,  parce  qu'ils  empêchent  le  vrai  d'être  le  possible.  Pour 
l'homme  d'État,  le  fait  naturel,  l'inégalité,  est  périmé,  après 
«inquante  ans,  par  le  fait  légal,  artificiel  :  l'égalité.  —  Contre 
l'admission  en  France  du  vote  plural  il  ne  faut  point  d'autre 
argument  :  nous  avons,  depuis  cinquante  ans,  le  suffrage  uni- 
versel égal.  Argumentum  ex  necessitate.  C'est  tout,  et  voilà  cir- 
conscrit le  cercle  des  réformes  réalisables  :  il  est  permis  et  pos- 
sible de  toucher  à  la  forme  et  même  à  la  substance  du  suffrage, 
pourvu  qu'on  ne  touche  pas  à  l'égalité  du  suffrage,  ce  qui  ne  nous 
■est  plus  possible  et,  par  conséquent,  ne  nous  est  pas  permis. 

Aussi  bien,  dans  les  pays  mêmes  où  l'on  ne  serait  lié  par  aucun 
fait  légal  antérieur,  où  l'on  pourrait  bâtir  en  plaine  rase,  où  ne 
vient  pas  cet  argument  suprême  de  l'impossible,  manque-t-il  d'ar- 
o:umens  contre  le  vote  plural?  et,  si  peu  réfractaireque  Ion  soit  à 
la  théorie  de  l'inégalité,  n'y  a-t-il  pas  de  grandes  difficultés  dans 
l'application,  dans  la  mise  en  mouvement  du  régime  qui  en  serait 
l'expression  pratique? 

Si  fait,  il  y  en  a,  et  de  très  grandes.  L'égalité  est  toute  lisse, 
toute  plate  et  n'exige  pas  de  longs  calculs  :  un  est  toujours  égal  à 
un.  Mais  il  en  est  autrement  de  l'inégalité  :  elle  est  pleine  d'iné- 
galités, et  un  n'est  pas  à  trois  comme  un  est  à  dix.  De  là,  un  pre- 
mier et  grave  embarras:  comment  régler  la  progression  des  voix? 
(En  réalité  le  vote  plural  est  une  sorte  de  suffrage  progressif.) 
D'après  l'échelle  des  valeurs.  Mais  comment  dresser  cette  échelle? 
Avec  quels  élémens  et  sur  quels  signes?  S'il  s'agissait  de  la  valeur 
physiologique  des  hommes,  on  la  reconnaîtrait'  peut-être  à  des 
marques  visibles  et  l'on  pourrait  s'en  rapporter  à  des  certificats 
de  médecin.  Mais  il  s'agit  et  de  leur  valeur  intellectuelle,  dont 
les  diplômes  donnent  rarement  la  mesure  exacte;  —  et  de  leur 
valeur  morale,  sur  laquelle  il  est  si  fréquent  de  se  tromper; 
—  et  de  leur  valeur  sociale,  car  l'intérêt  entre  ici  en  ligne,  et  ils 
doivent  compter  non  seulement  pour  ce  quils  sont,  mais  pour  ce 
qu'ils  ont;  —  et  surtout  de  leur  valeur  politique,  qui  est  ce  qu'il  y 
a  au  monde  de  moins  perceptible  et  de  moins  exprimable  arith- 
métiquement.  Et  il  s'agit  tantôt  de  toutes  ces  valeurs  à  la  fois, 


ORGANISATION    Dl     SI  FFUAGE    UNIVERSEL.  837 

tantôt  de  deux  ou  trois  ensemble,  et  tantôt  d'une  seule  d'entre  elles. 
Comment  faire?  à  quoi  se  prendre?  et  à  combien  coter  chacune? 
Los  élénu'ns  de  pluralité,  proposées  le  plus  comniunéraeiit, 
sont  :  la  propriété,  l'instruction,  la  position  sociale  ;  c'est-à-dire 
qu'on  propose  ordinairement  d'accorder  un  certain  nombre  de 
voix  supplémentaires  à  ceux  qui  justifient  d'une  certaine  pro- 
priété, d'une  certaine  instructiim,  d'une  certaine  position  sociale. 
A  ces  trois  élémens  de  pluralité  correspondent  trois  conceptions 
ditTérentes  de  l'État  :  retenir  pour  critérium  ou  pour  étalon  la 
propriété,  c'est  regarder  l'Ktat  comme  une  société  par  actions,  où 
le  citoyen,  l'actionnaire  a  le  droit  d'intervenir,  à  raison  et  en  pro- 
portion de  son  apport  de  capital:  —choisir  l'instruction,  c'est  le 
considérer  comme  une  université,  comme  un  collège  à  la  direc- 
tion duquel  les  maîtres  participent  à  raison  et  en  proportion  de 
leur  crade;  —  envisager  la  position  sociale,  c'est  regarder  l'Etat 
comme  un  corps  où  chaque  membre  remplit  la  fonction  qui  lui 
est  dévolue  et  concourt  à  la  vie  générale,  à  raison  et  en  proportion 
de  sa  fonction  particulière. 

Prise  pour  critérium  ou  pour  étalon,  la  propriété,  tout  d'abord, 
parait  oiTrir  un  avantage  :  elle  est  facile  à  constater  sur  les  re- 
gistres du  percepteur  et  se  dénonce  d'elle-même  par  le  rôle  des 
contributions  directes.  Foncière,  elle  est  au  grand  soleil;  mobi- 
lière, elle  n'échappe  plus  guère  et  de  moins  en  moins  elle 
échappera  à  l'impôt  :  elle  présenterait  donc,  comme  élément  de 
pluralité,  des  chances  d'approximative  justesse,  et  sans  doute 
serait-ce  satisfaire  à  la  justice  même  que  d'établir  quelque  pro- 
portionnalité entre  la  part  de  chacun  dans  les  charges  et  sa  part 
aussi  dans  les  droits.  Mais  il  faut  prendre  garde  que  ce  n'est  pas 
seulement  des  charges  publiques  que  dérivent  les  droits  publics, 
et  que,  par  suite,  la  propriété  ou  les  taxes  qui  la  constatent  ne 
peuvent,  à  elles  seules,  fournir  une  base  au  vote  plural.  Et  il 
faut  encore  prendre  garde  que  le  vote  plural  basé  sur  la  pro- 
priété aura  l'air  d'un  cens  hypocrite  ;  qu'il  en  sera  réellement  un, 
et  que  de  toutes  les  distinctions,  celles  auxquelles  répugnent  le 
plus  les  démocraties  'mais  est-il  un  État  moderne  qui  ne  soit 
plus  ou  moins  imbu  de  démocratie?)  sont  celles  dont  le  fonde- 
ment est  la  fortune.  De  toutes  les  inégalités,  les  plus  durement 
senties  sont  celles  qui  viennent  de  l'argent.  Dans  les  démocra- 
ties, l'argent  peut  beaucoup,  beaucoup  trop,  mais  tout  malgré  la 
loi  et  rien  par  elle  :  elle  ne  lui  consent  pas  le  moindre  privilège  ; 
officiellement,  elle  le  déteste  et  le  proscrit.  C'est  pourquoi  l'on 
ne  peut  pas,  aujourd'hui,  faire  de  la  propriété,  du  cens,  de  la 
fortune  ou  de  l'argent,  une  même  chose  sous  quatre  noms,  la 
base  unique  du  vote  plural. 


838 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


La  fera-t-on,  alors,  de  l'instruction?  Elle  parait,  elle  aussi, 
assez  facile  à  constater  par  les  parchemins  et  les  titres.  Il  paraît 
même  assez  facile  aussi  d'établir,  en  se  servant  d'elle,  une  pro- 
gression dans  le  sutYrage  :  à  tant  de  bandes  d'hermine  il  revien- 
drait tant  de  voix.  Mais, outre  que  ce  serait  de  tous  points  consti- 
tuer un  mandarinat,  il  faudrait  être  bien  certain  que  l'égalité  de 
grade  garantit  l'égalité  de  savoir  et  démérite;  et  en  fût-on  certain 
encore,  ce  qu'on  a  dit  ailleurs  n'aurait  rien  perdu  de  sa  force: 
qu'il  n'y  a  entre  l'instruction  littéraire,  scientifique  ou  même 
juridique  et  l'éducation  politique  nul  rapport  fixe  et  nécessaire; 
et  quand  même  encore  ce  rapport  existerait,  les  brevets  ne  nous 
renseigneraient  ni  sur  le  caractère,  qui  ne  se  prouve  pas  par 
examen,  ni  sur  d'autres  conditions  qui  ne  sont  pas  moins  rigou- 
reusement requises,  et  qui  le  sont  peut-être  plus,  pour  faire  un 
bon  citoyen,  un  électeur  posé  et  judicieux,  que  de  connaître  en 
ses  détails  l'antiquité  grecque  ou  romaine.  Hélas!  qu'on  en  a  vu 
de  médecins  illustres,  et  de  chimistes  éminens,  et  d'admirables 
avocats,  et  de  docteurs  dans  une  ou  deux  des  quatre  Facultés, 
hélas  !  qu'on  en  a  vu  battre  les  champs  en  politique  et  véritable- 
ment trop  mal  user  de  la  voix  qu'ils  avaient  comme  tout  le  monde, 
ou,  rendus  sceptiques  par  leur  science  même,  en  user  si  peu,  que 
ce  n'est  pas  la  peine  de  leur  en  donner  plus  que  n'en  a  le  com- 
mun des  mortels!  Et  c'est  pourquoi  l'on  ne  peut  tirer  de  l'instruc- 
tion toute  seule  la  base  de  la  pluralité. 

S'attachera-t-on  entin,  attachera-t-on  la  pluralité  de  suffrage 
à  la  position  sociale?  Quoique  ce  soit  encore  assez  précis,  «  la 
position  sociale  »,  c'est  déjà  bien  plus  vaste  et  plus  compréhensif 
que  la  propriété  ou  l'instruction.  La  «  position  sociale  »  englobe 
ces  deux  élémens  et  plusieurs  autres  avec  eux.  Elle  résulte,  elle 
est  un  composé  et  de  la  fortune,  et  de  la  culture,  et  de  la  profes- 
sion ou  de  la  fonction;  elle  sous-entend  le  prestige,  l'influence 
ou  du  moins  l'estime,  la  considération,  puisqu'il  n'y  a  plus,  à 
présent,  d'influence  de  position,  de  prestige  social.  Des  trois  bases 
sur  lesquelles  on  croit  que  le  vote  plural  peut  être  assis,  c'est 
évidemment  la  plus  large,  celle  qui,  ne  se  restreignant  ni  à  la 
seule  propriété,  ni  à  l'instruction  seule,  ni  à  la  profession  ou  à 
la  fonction  seule,  mais  au  contraire  les  admettant  toutes  en  com- 
position, se  prête  le  moins  à  des  exclusions  qui  soient  trop  bru- 
talement des  injustices. 

Mais  toute  large  qu'est  cette  troisième  base, et  la  fît-on  plus 
large  encore,  eût-on  trouvé  «  dans  la  position  sociale  »  l'élément 
de  la  pluralité,  et  de  chacun  des  sous-élémens  qui  y  entrent  eût- 
on  trouv(:'  le  signe  extérieur,  clair  et  tangible,  qu'on  ne  serait 
point,  pour  cela,  hors  d'affaire.  Il  resterait'à  déterminer  la  pro- 


(.RGAMSATION     Dl     SI  FFR.U.E    IMVEHSIX.  839 

.resMon  elle-même,  le  rapport  de  la  position  sociale  à  la  puis- 
sance électorale, et,  ce  rapport  déterminé,  à   l'exprimer  antlime- 
tiquement  -  pour  toile  position,  tant  de  voix.  -  mais    ayant 
de  le  déterminer,  que  de  questions   .1  y  aurait   a  résoudre!  La 
<.  position  sociale  >•  compterait-elle  en  uuisse  et  eonierera.t-elle, 
indivisément,  tant    de   voix   supplémentaires?  ou    bien    comme 
ce.t  un  composé,  la  décomposerait-on  pour  donner  tant  de  voix 
à  la  propriété,  tant  à  linstruction,  tant  à  la  profession,  etc.'.  Kt  si 
on  la  décom].osait.  donnerait-on  à  la  propriété,  à  linstruction 
à  la  profe«^sion  exactement  le  même  nombre  de  voix?  donnerait- 
on  autant  de  voix  à  la  petite  (juà  la  -raude  propriété,  à  l  instruc- 
tion movenne  quà  linstruction  ^"P^^"^'"''^-  .^'^^^^  P'-f^^^-^;»"^^ 
movennês  qu'aux  plus  hautes  fonctions  de  1  Etat  .>  Dirait- on,  par 
..xemple  :  «  Tout  citoyen  qui  paie  plus  de  oOO  francs  de  contri- 
butions directes   a   une    voix    supplémentaire?  »  ou  dirai  -on  : 
„   Tout  citoven  qui  paie  500  francs  a  une  voix  supplémentaire; 
tout  citoyen  qui  paie  1000  francs,  deux  voix;  2000  francs,  trois 
voix,  et  ainsi  de  suite  »?  , 

Le'^prit  et  le  but  du  vote  plural  étant  ce  qu  ils  sont,  --  incon- 
testablement, plus  le  thermomètre  électoral  sera  sens.bir  aux 
inégalités  naturelb>s  et  sociales,  plus  la  gradation  en  sera  délicate 
_  et  plusprès  c  régime  sera  de  la  perfection.  Mais,  pour  rendre  un 
pareil  régime  supportable  à  notre  nnmde.  en  notre  temps,  il  fau- 
drait qu'on  ne  fit  de  la  position  sociale,  induite  de  la  fortune,  de 
la  culture  et  de  la  profession,  que  la  base  principale,  non  point 
la  base  unique,  et  que  l'on  reconnût ,  à  côté  d'elle,  d  autres  elémens 

de  pluralité  plus  accessibles,  ou  -  comment  dire?  -  pl^^^^f  so- 
cratiques :  làge,  l'habitation,  l'épargne,  la  (|ualité  de  chef  de 
famille'  D'où  les  mêmes  questions  à  trancher  et  d  autres  coefti- 
ciens  à  calculer.  Au-dessus  de  30  ans,  aurait-on  toujours  une 
voix  supplémentaire,  et  n'en  aurait-on  qu'une?  Ou  serait-ce  une 
à  30  ans  deux  à  40  ans,  trois  à  oO  ans?  Le  chef  de  famille  n  au- 
rait-il qu'une  voix  supplémentaire  une  fois  donnée,  quel  que  soit 
le  nombre  de  ses  enfans?  en  aurait-il  une  pour  la  femme  et  une 
par  enfant?  les  enfans  mineurs  et  de  sexe  féminin  compteraient- 
ils  au  père,  ou  ne  compterait-on  que  les  garçons  parvenus  presque 
à  la  majorité,  comme  entre  18  et  21  ans? 

Et  soit  •  il  serait  entendu  que  le  citoyen  qui  aurait  le  moins 
de  voix  en  aurait  au  moins  une,  mais  combien  de  voix  aurait  le 
citoven  qui  en  aurait  le  plus?  Trois,  comme  aux  élections  poli- 
tiques en  Belgique?  six  ou  douze,  comme  jadis  à  certaines 
élections  locales  en  Angleterre?  cent,  comme  aux  élections 
communales  à  Stockholm?  Dans  un  des  projets  de  voe  plural 
les  plus  fortement  motivés  et  les  plus  minutieusement  étudiés 


Capacité 
générale. 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  l'on  cite,  —  projet  élaboré  pour  la  Grande-Bretagne,  —  le 
maximum  était  de  23  voix,  attribuées  conformément  à  ce  tableau  : 

Droits  civiques  et  majorité  d'âge 1 

iDix  ans  d'expérience  électorale  et  31  ans  au 

moins ^ 

Vingt  ans  d'expérience  et  41  ans 2 

Trente  ans  d'expérience  et  51  ans 3 

Ancien  député 3 

Électeurs   payant   annuellement   500    livres 

sterling  pour  incomctax 1 

200  livres  sterling.    . 2 

500      -     ;  ;    3 

Propriété.    (  1  000         —          4 

2  000          —           5 

3  000          —           6 

bOOO          —           8 

10  000        —           10 

(  Lire  et  écrire  sous  la  dictée 1 

Éducation.    |  Certificat  de  ?njdd^e-c/a.s.s 2 

[  Grade  de  maître  es  arts  ou  bachelier  es  arts.  4 

Profession.  |  Prêtres  et  pasteurs,  avocats  et  médecins..    .  4 

Sur  ce  tableau,  il  est  à  remarquer  que  les  élémensplus  acces- 
sibles ou  démocratiques  de  pluralité  sont  manifestement  sacrifiés 
aux  autres  ;  que  lage  ne  confère  pas  plus  de  trois  voix  ;  que  la 
qualité  de  chef  de  famille  n'y  figure  pas  du  tout,  mais  que  le 
cens,  en  revanche,  donne  jusqu'à  dix  voix;  que  l'instruction  litté- 
raire en  donne  quatre,  et  que  trois  professions  —  pourquoi  ces 
trois  seulement? —  en  ajoutent  quatre  pour  leur  part.  La  combi- 
naison, en  ce  cas,  repose  donc  sur  la  «  position  sociale  »,  qui, 
par  le  cens,  l'éducation  et  la  profession,  est  dotée,  en  tout,  de 
dix-huit  voix.  L'ancienne  combinaison, autrefois  usitée  aux  élec- 
tions locales  anglaises,  était,  quant  à  elle,  ouvertement  et  exclu- 
sivement censitaire.  En  Suède,  aux  élections  communales  de 
Stockholm,  le  vote  plural  est  aussi  à  base  censitaire. 

La  place  des  élémens  démocratiques  est  moins  resserrée,  la 
place  de  l'argent  est  moins  grande  ,  et  la  place  de  l'instruction 
plus  grande,  dans  la  combinaison  qui  a  prévalu  en  Belgique,  à  la 
suite  de  la  revision  constitutionnelle  de  1890-1893.  La  capacité 
générale,  droits  civiques  et  majorité  (25  ans),  donne  une  voix, 
suffrage  universel.  L^âge  de  35  ans,  la  qualité  de  chef  de  famille, 
le  fait  de  payer  à  l'Etat  au  moins  5  francs  de  contribution  per- 
sonnelle sur  l'habitation,  ces  trois  circonstances  réunies  valent 
une  voix  supplémentaire.  Il  en  est  de  même  :  une  voix  supplé- 
mentaire à  ceux  qui,  âgés  de  25  ans,  sont  propriétaires  d'immeubles 
estimés  au  cadastre  à  2  000  francs  au  moins  ou  titulaires,  depuis 


OHC.AMSATION    Dl     SIFFKAC.E    IMM-llSEL.  Stl 

deux  ans  au  moins,  soit  dune  inscription  au  grand-livre  ilo  la 
dette  publique,  sdit  d  un  carnet  de  rente  belge  à  la  caisse  di^pargne, 
d'au  moins  100  francs  de  nMite,  la  propriété  de  la  femme  étant 
comptée  au  mari,  celle  des  enfans  mineurs  au  père.  C'est  la  double 
catégorie  des  électeurs  pluraux  à  une  voix  supplémentaire.  Et 
maintenant,  ont  deux  voix  de  supplément:  les  citoyens  âgés  de 
2ri  ans  accomplis  qui  sont  «  porteurs  d'un  diplôme  d'enseigne- 
ment >upérieur  ou  d'un  certificat  de  fréquentation  d'un  cours 
complet  d'enseignement  moyen  ilu  degré  supérieur  »,  et  ceux  qui 
remplissent  ou  ont  rempli  une  fonction  publi((ue,  qui  occupent 
ou  ont  occupé  une  position,  qui  exercent  ou  ont  exercé  une  pro- 
fession privée,  lesquelles  fonctions,  positions  ou  professions, 
«  impliquent  la  présomption  que  le  titulaire  possède  au  moins  les 
connaissances  de  l'enseignement  moyen  du  degré  supérieur.  » 
Nul  ne  peut  cumuler  plus  de  trois  votes. 

Telle  est  la  formule  belge  du  sulTrage  plural,  où  trouvent 
leur  place  à  peu  près  tous  les  élémeiis  possibles  de  pluralité,  qui 
n'est  pas  en  soi  anti-démocratique,  qui  ne  constitue  à  la  fortune 
aucun  avantage  sans  compensation,  sans  rachat  par  d'autres  con- 
ditions: qui  met  au-dessusdu  reste  l'instruction  ou  la  fonction  :  — 
formule  capacitaire  plutôt  que  censitaire,  — qui  s'arrête  à  3  voix, 
ne  va  ni  à  100  ni  même  à  25,  et  qui  n'en  est  pas  moins  arbitraire 
pourtant  et  qui  n'en  a  pas  moins  le  caractère  d'une  combinaison. 
En  premier  lieu,  ne  graduant  le  sullrage  que  d'un  à  trois,  elle 
est  théoriquement  inférieure  à  la  formule  qui  le  gradue  de  un  à 
vingt-cinq.  —  parce  qu'elle  ne  saisit  pas,  ne  serre  pas  et  ne  traduit 
pas  par  autant  d'inégalités  électorales  autant  d'inégalités  natu- 
relles ou  sociales.  Ensuite,  elle  n'est  pas  moins  arbitraire,  car 
pourquoi  trois  votes  au  maximum  ?  pourquoi  une  voix  à  l'âge  et 
une  à  la  propriété?  pourquoi  deux  voix  à  l'instruction  et  à  la 
fonction?  pourquoi  35  ans?  pourquoi  5  francs  de  cote  person- 
nelle? pourquoi  2  000  francs  de  fortune  en  immeubles?  pour- 
quoi 100  francs  de  rente  ?  pourquoi  l'enseignement  moyen  du 
degré  supérieur?  Tout  est  parfaitement  arbitraire,  et  ce  serait 
45  ans  au  lieu  de  35,  10  francs  au  lieu  de  5  francs,  4  000  francs 
au  lieu  de  2  000,  200  francs  de  rente  au  lieu  de  100,  et  l'ensei- 
gnement supérieur  seul,  que  le  régime  n'en  serait  pas  changé  :  il 
n'y  aurait  de  changé  que  ses  effets  politiques,  et  c'est  en  cela  que 
se  décèle  son  caractère  de  pure  combinaison. 

Suivant  que  l'on  veut  obtenir  tel  ou  tel  effet  politique,  on 
hausse  ou  l'on  baisse  la  mire,  mais  c'est  toujours  l'effet  le  plus 
prochain,  l'effet  immédiat  que  l'on  vise.  La  revision  belge  en 
eût  fait  la  démonstration,  si  d'aventure  elle  eût  été  à  faire.  On 
ose  dire  que,  dans  la  préparation  et  la  discussion  des  lois  élec- 


8't2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

torales,  les  Chambres  belges,  droite  et  gauche,  ont  obéi  à  des 
préoccupations  de  parti,  toutes  prochaines,  immédiates.  Le  fond 
du  débat  n'a  pas  cessé  d'être  :  Donner  le  double  ou  le  triple  vote 
à  telle  cat(}goricde  citoyens  nous  fera  gagner  ou  nous  fera  perdre 
tant  de  voix.  Le  corps  électoral,  à  la  lin,  s'est  trouvé  comprendre 
environ  1370000  citoyens  de  25  ans,  disposant,  grâce  au  vote 
plural,  de  2110  000  suffrages.  850  000  électeurs  n'avaient  qu'une 
voix;  294  000  en  avaient  deux,  et  223  000  en  avaient  trois.  Au  total, 
sur  ces  2110  000  suffrages,  il  y  avait  850  000  voix  unitaires  et 
1  300  000  voix  plurales.  —  104  conservateurs  ont  été  élus;  en  face 
d'eux,  20  radicaux  seulement,  avec  29  socialistes:  le  gouverne- 
ment a  eu  une  majorité  bien  ronde  et  bien  compacte.  —  Si  l'on 
en  juge  à  l'effet  immédiat,  d'après  la  politique  myope  des  empi- 
riques, la  combinaison  a  donc  réussi  ;  mais  si  l'on  prend  les 
choses  de  plus  haut  et  si  Ton  découvre  plus  loin,  ce  n'est  point  la 
solution  ni  de  la  crise  de  l'État  moderne,  ni  du  problème  de 
l'organisation  du  suffrage,  et  peut-être  pour  la  Belgique  même 
n'est-ce  qu'une  solution  provisoire. 

Car  toute  combinaison  porte  en  elle-même  sa  condamnation, 
et  ce  que  l'arbitraire  a  fait,  l'arbitraire  est,  à  tout  instant,  maître 
de  le  détruire.  Et  voyez  à  quels  soubresauts,  à  quels  bouleverse- 
mens  l'Etat  se  verra  exposé  !  Si,  même  de  bonne  foi  et  dans  des 
vues  plus  généreuses  que  l'intérêt  actuel  du  parti,  considérant 
que  la  stabilité,  la  conservation  de  ce  qui  est,  est  le  premier 
besoin  de  la  société  et  son  premier  devoir  à  lui,  un  gouverne- 
ment règle  l'échelle  du  vote  plural  de  telle  manière  que  les  élé- 
mens  conservateurs  tiennent  les  autres  en  échec  et  régnent,  il  se 
peut  faire,  à  son  tour,  que  demain  un  gouvernement  plus  hardi 
ou  plus  inquiet  du  mal  qui  travaille  les  peuples  pense  que  la 
société  a  plus  besoin  de  mouvement  que  de  repos  et  que  son 
devoir  à  lui  est  de  corriger  plus  que  de  conserver  :  avec  la  même 
bonne  foi,  dans  des  vues  non  moins  généreuses,  il  réglera  l'échelle 
du  vote  plural  de  telle  manière  que  les  élémens  progressistes  ou 
transformistes  ne  soient  plus  comprimés,  et  l'emportent. 

Conservateur  ou  progressiste,  selon  les  heures  et  les  hommes, 
l'Etat  construit  sur  le  suffrage  plural  en  recevra  donc  une  em- 
preinte de  partialité  et  comme  de  finalité  électorale.  Il  semblera 
n'avoir  pour  objectif  que  de  faire  prédominer  tels  élémens  so- 
ciaux sur  tels  autres  et  telle  classe  d'électeurs  sur  telle  autre 
classe,  ce  qui  —  faut-il  le  redire?  —  est  l'opposé  de  la  solution 
cherchée  :  ordonner  le  suffrage  de  façon  à  maintenir  en  paix  et 
en  équilibre,  dans  l'Etat,  tous  les  élémens  sociaux  et  toutes  les 
classes  de  citoyens.  On  sait  bien  que,  théoriquement,  le  vote 
plural  se  propose  de  rétablir  cet  équilibre,  rompu,  au  bénéfice 


ORf.AMSATlON    M     SUFFRAGE    UNIVERSEL.  S  43 

du  nombre,  par  le  siiffrac:e  universel.  Mais  on  sait  aussi  qu'il  n'y 
peut  arriver  que^ar  des  calculs,  et  que  ce  n'est  pas  pour  rien 
que  le  mot  a  deux  sens  dans  toutes  les  langues.  Le  graml  défaut 
du  Vote  plural,  ce  qui  le  condamne  à  n'être  qu'une  combinaison, 
et  ce  qui,  comme  combinaison  même,  le  condamne,  c'est  qu'il 
prête  à  trop  de  calculs  :  or  la  moins  soupi;onneuse  prudence 
conseille  de  faire  dépendre  aussi  peu  que  possible  des  calculs 
des  hommes  d'Ktat.  —  puisqu'eux-mêmes  dépendent  des  partis, 
—  l'équilibre  politique  de  l'Etat. 

Et  ce  ne  sont  encore  que  des  combinaisons  :  \evote  cumulatif, 
par  lequel  l'électeur  pourrait  porter  sur  un  seul  nom  soit,  au 
scrutin  de  liste,  autant  de  voix  qu'il  a  de  députés  à  élire,  soit, 
dans  le  régime  plural,  autant  de  voix  que  la  loi  lui  en  confère; 
le  \o{o  multiple,  par  lequel  il  pourrait  voter  en  autant  d'endroits 
qu'il  a  des  intérêts  ou  une  résidence;  le  vote  limité,  par  lequel, 
étant  donné  qu'il  ait  quatre  députés  à  élire,  il  ne  pourrait  voter 
que  pour  trois;  et  le  vote  dr  division,  tout  voisin  du  vole  limité, 
par  lequel  le  premier  nom  porté  sur  chaque  bulletin  aurait  une 
voix  entière,  le  second  une  demi-voix,  le  troisième  un  tiers  de  voix. 

De  ces  quatre  combinaisons,  les  deux  premières  sont  des 
variétés  du  vote  plural;  les  deux  dernières  sont  des  bâtards, 
qu'on  retrouvera  en  leur  lieu,  du  vote  plural  et  de  la  représenta- 
tion pnq>ortionnelle. 

Le  vote  cumulatif  a  été  ou  est  employé  pour  certaines  élec- 
tions locales  en  Angleterre,  en  Ecosse,  et  dans  quelques  Etals  de 
l'Union  américaine,  comme  la  Pensylvanioetrillinois;  il  suppose 
des  opinions  très  fermes,  des  partis  très  disciplinés  et  des  listes 
pas  trop  nombreuses,  —  Le  vote  multiple  est  pratiqué  dans  les 
élections  politiques  ou  les  élections  communales  en  Angleterre  et 
en  Autriche,  en  Prusse  et  en  Italie.  Il  sup})Ose  ou  que  les  élections 
n'ont  pas  lieu  partout  le  même  jour,  ou  que  l'on  peut  voter  par 
procuration  ou  correspondance. 

Le  vote  cumulatif  est  fondé  sur  la  liberté  de  la  personne  : 
libre  à  l'électeur  de  donner  à  qui  il  lui  plaît  toutes  les  voix  dont 
il  dispose.  Le  vote  multiple  fait  du  suffrage  un  droit  plutôt  réel 
que  personnel  ;  il  s  attache  moins  à  la  personne  qu'à  la  maison 
ou  à  la  terre;  il  a  des  allures  archaïques,  comme  s'il  venait  de 
loin  dans  l'histoire.  D'où  qu'il  vienne,  rejetons-le  comme  une 
forme  usée  et  rejetons  le  vote  cumulatif  comme  un  expédient 
médiocre.  Des  expédiens  ou  des  combinaisons,  c'est  bien  ce  qu'ils 
sont  en  effet,  tous  ces  succédanés  du  vote  plural,  et  des  combi- 
naisons qui  peuvent,  en  se  combinant  entre  elles,  faire  de  la  com- 
binaison double  :  nids  à  surprises  et  sacs  à  malices,  réceptacles 
d'erreurs,  de  fraudes  et  d'iniquités.  Mais  ce  jugement  serait  trop 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sévère  —  et  ue  serait  pas  juste  —  si  l'on  voulait  en  rester  là,  le 
prononcer  tout  sec  et  n'y  ajouter  rien. 

Il  y  a  une  chose  au  moins  à  ajouter,  et  c'est  que,  dans  ses 
fondemens  et  à  son  point  de  départ,  la  théorie  d'où  sont  sorties 
toutes  ces  combinaisons  jugées  et  rejetées,  cette  théorie  avait  du 
bon.  C'était  l'ébauche,  assez  distincte  déjà,  d'une  théorie  de  la 
société  et  de  l'Etat,  qui  se  refusait  à  ne  voir  dans  la  société  qu'une 
agglomération  d'individus  et  dans  l'Eltat  qu'une  addition  d'unités. 
Cette  théorie  ébauchée,  ses  auteurs  l'appelaient  dynamique,  car 
ils  concevaient  la  société  et  l'Etat  plutôt  comme  des  mécanismes 
mus  par  des  forces;  et,  pouss(''e  plus  avant,  nous  l'appelons  orga- 
nique, regardant  la  société  et  l'Etat  plutôt  comme  des  organismes 
qui  remplissent  des  fonctions.  Mais,  c'est  la  même;  et  elle  con- 
tenait eu  germe  un  système  dynamique  ou  organique  du  suffrage, 
force  motrice  ou  fonction  vitale  de  l'Etat  moderne. 

Malheureusement,  elle  a  dévié  sur  le  chemin  de  la  réalisation 
pratique,  dans  la  courbe  à  faire  pour  passer  de  l'idée  à  l'acte  par 
la  loi;  et,  dynamique  ou  organique,  la  théorie  est  venue  finir  en 
une  combinaison  arithmétique.  Tandis  qu'à  son  point  de  départ 
elle  niait  l'excellence,  la  divinité  du  nombre,  et  repoussait  la 
notion  purement  arithmétique  de  la  société  et  de  l'Etat,  elle  y 
retournait  à  son  point  d'arrivée  ;  elle  allait  aboutir  à  des  jon- 
gleries de  nombres  ;  elle  recommençait,  après  avoir  posé  en 
principe  que  les  hommes  sont  force  ou  fonction  de  la  société  et  de 
l'Etat,  à  les  traiter  en  pratique  comme  des  chiffres. 

C'est  là  qu'elle  a  dévié  :  c'est  là  que  la  voie  est  à  reprendre. 
Ayant  posé  en  principe  que  les  hommes  sont  force  ou  fonction 
de  la  société  et  de  l'Etat,  il  faut  les  traiter  en  pratique  comme 
force  ou  fonction  de  la  société  et  de  l'Etat.  Il  faut  que  la  théorie 
s'achève,  non  pas  en  une  combinaison  arithmétique,  mais  en  un 
système  organique,  et  que  ce  système  ait  pour  première  assise, 
non  pas  le  suffrage  pluralisé,  —  soit  en  degré,  soit  en  puissance, 
—  mais  le  suffrage  organisé. 

Charles  Benoist. 


fi 


UNE   PAGE 


DE 


L'HISTOIRE  DES  MORMO?^S 


I.  Documens  recueillis  sur  les  lieux,  par  l'auteur,  en  novembre  1875.  —  II.  The  Lee  Trial,  an 
expose  of  the  Mountain  A/eado^s  ifassaci-i'.  Sait  Lako  City,  Utah.  Triljuno  Printing  Com- 
pany, Puhlishcrs.  1875.  —  III.  The  History  of  the  Pacific  States,  vol.  XXVI,  History  of 
L'tah.  Bancroft  Works  in  39  vols..  in-8°.  \Vith  maps  and  illustrations.  The  History  Com- 
panv.  puhlishcrs.  San  Francisco.  —  IV.  Drigham's  Ih-stroyina  angel,  New- York  :  Geo.  A. 
Crotutt.  pulilisher,  1872.  —  V.  Tell  it  ail.  by  Mrs.  T.  B.  H.  Stcnhousc.  Hartford,  Conn.  : 
A.  O.  \Vorthington  et  C»,  1874. 


Bien  qu'au] (3urd"hui  presque  ignoré  en  Europe,  le  mormo- 
nisme  n'a  pas  disparu,  et  ce  n'est  pas  la  chose  la  moins  curieuse 
de  fjotre  époque  que  l'éclosion  dans  le  premier  quart  de  ce  siècle 
et  le  maintien  jusqu'à  l'heure  actuelle,  aux  Etats-Unis,  de  cette 
religion  pleine  d'analogies  bizarres  avec  une  secte  apparue  il  y  a 
plus  de  trois  siècles  déjà,  mais  morte,  noyée  dans  le  sang,  au 
bout  de  peu  d'années. 

Notre  objet,  ici,  n'est  pas  de  faire  une  étude  des  institutions 
des  Mormons,  ni  de  comparer  leurs  doctrines  à  celles  des  sectaires 
jadis  enrôlés  sous  la  bannière  de  Jean  de  Leyde,  cet  hôtelier  qui, 
après  s'être  joint  aux  anabaptistes,  devint  le  chef  d'une  Eglise  qu'il 
appela  la  Nouvelle  Sion,  —  nom  que  les  Mormons  ont  aussi  donné 
à  la  leur,  —  et  qui,  comme  Brigham  Young,  institua  la  polyga- 
mie chez  ses  sectateurs.  Nous  ne  voulons  pas,  non  plus,  mettre 
en  balance  avec  les  atrocités  commises  sous  l'inspiration  des  pas- 
sions religieuses,  à  Munster,  à  Zwickau,  au  xvi"  siècle,  —  ou 
ailleurs,  à  d'autres  époques,  —  ce  qui  s'est  passé  de  l'autre  côté 
de  l'Atlantique,  au  xix^  siècle.  Nous  voulons  seulement  retracer 


846  lŒVUE    DES    DEUX    MONDES, 

les  péripéties  d'un  sombre  drame  qui  émut  violemment  l'opinion 
publique  aux  États-Unis,  lorsque  la  nouvelle  s'en  répandit  et 
lorsqu'on  poursuivit  les  coupables,  pensant  que  ces  quelques  pages 
d'iiistoire  aideront  à  faire  connaître  certains  dessous,  en  général 
peu  connus,  d'une  organisation  religieuse,  politique  et  sociale 
assurément  fort  étrange  au  temps  actuel,  et  qu'elles  permettront 
de  juger  une  croyance  ayant  tenu  dans  un  si  avilissant  servage 
ceux  qui  y  sont  affiliés,  que  des  Mormons  ont  pu,  sans  hésitation, 
sur  un  signe,  aller  jusqu'au  meurtre  ou  couvrir,  par  leur  silence, 
les  crimes  dont  leurs  frères  setaient  rendus  coupables, 

I 

En  l'année  1857,  l'Utah  était  un  territoire  isolé  du  monde  et 
traversé  seulement,  de  loin  en  loin,  par  de  rares  émigrans  se 
rendant  dans  l'Ouest,  Habité  presque  exclusivement  par  quelques 
tribus  d'Indiens  et  par  les  Mormons,  il  se  trouvait  entièrement 
dans  les  mains  de  ces  derniers. 

Cette  sorte  de  prise  de  possession  s'était  opérée  tout  naturel- 
lement. Brigham  Young  (1),  en  1848,  lorsqu'il  avait  amené  sur 
les  bords  du  lac  Salé  les  Saints  du  dernier  jour  (2),  fuyant  ce 
qu'il  leur  plaisait  d'appeler  les  persécutions  des  gentils  (3),  avait  été 
élu  par  ses  coreligionnaires  gouverneur  de  l'Etat  qu'ils  avaient , 
sous  le  nom  de  Deseret  (4),  organisé  dans  cette  région  qui  dépen- 
dait alors  du  Mexique,  L'année  suivante  les  Etats-Unis  étaient 
devenus  possesseurs  du  pays,  par  suite  de  la  cession  qui  leur  en 
avait  été  faite.  Ayant  refusé  de  reconnaître  le  nouvel  Etat,  le  con- 
grès l'avait  constitué  en  territoire  en  1830,  mais  Brigham  Young 
avait  été  maintenu  dans  ses  hautes  fonctions  par  Millard  Fillmore 
qui,  d  abord  vice-président  des  Etats-Unis,  venait  de  remplacer 
le  président  Taylor,  mort  le  9  juillet  1850.  Fillmore  avait  commis 
une  lourde  faute,  car  avec  l'appui  du  gouverneur,  l'organisation 
politique  et  judiciaire,  établie  conformément  aux  lois  des  Etats- 

(1)  Brigham  Young,  né  à  "Whitingham  (Vermont),  le  1"  juin  1801.  Fils  d'un  fer- 
mier, son  éducation  fut  sommaire,  et  dans  sa  jeunesse  il  exerça  le  métier  de  peintre 
en  bàtimens  et  de  vitrier.  Ce  fut  en  1830  que,  pour  la  première  fois,  il  lut  le  contenu 
des  Tables  dont  l'e-xistence  avait  été  révélée  au  prophète  Joseph  Smith.  En  1832,  il 
se  fit  baptiser  et  se  rendit  dans  l'Ohio  auprès  du  Prophète,  qui  ne  tarda  pas  à  le  dis- 
tinguer. En  1835,  il  devenait  un  des  douze  apôtres.  Absent  de  Nauvoo,  établissement 
fondé  en  1838,  dans  l'Illinois,  quand  Joseph  Smith  et  son  frère  Hiram  furent  massa- 
crés à  Carthage  (juin  1844),  il  se  hâta  de  revenir  et  fut  élu  Président  par  les  Apôtres, 
dont  le  choix  fut  approuvé  par  la  majorité  des  Mormons. 

(2)  Un  des  noms  que  prennent  les  Mormons. 

(3)  Les  Mormons  désignent  ainsi  les  chrétiens, 

(4)  Ou  n  Terre  de  l'Abeille  ». 


INE    PAGE    DE    LHISTOIUE    DES    MORMONS.  847 

Unis,  avait,  au  bout  de  très  peu  de  temps,  en  raison  même  des 
principes  fondîtoientaux  du  >lornionisme.  lini  par  se  confondre 
avec  l'orpinisation  religieuse.  A  plusieurs  reprises  le  gouvernement 
fédéral  avait  tenté  de  faire  respect4?r  son  autorité  méconnue,  mais 
sans  succès,  eu  iSoi.  par  exemple,  quand  fut  envoyé  un  corps  de 
troupes  commandé  par  le  colonel  Steptoe,  nommé  gouverneur 
en  remplacement  de  Brigliam  Young.  De  guerre  lasse, on  avait  laissé 
le^  choses  suivre  leur  cours,  si  bien  qu'au  mois  de  février  1856  la 
population,  excitée  par  ses  prédicateurs,  s'était  ameutée,  avait 
violenté  les  magistrats  et  forcé  tous  les  fonctionnaires  du  gou- 
vernement fédéral  à  quitter  le  Territoire. 

A  cette  même  époque,  la  Réforme  prêchée  par  Brigliam  Young 
et  les  chefs  de  Y È»/ lise  de  Jésus-Christ  des  Saints  du  dernier  Jour, 
était,  dans  l  Ttah.  accueillie  avec  grande  faveur  par  le  plus  grand 
nombre,  et  la  polygamie  [  l  )  était  en  passe  de  devenir  un  article  de 
foi.  Simultanément,  les  plus  effroyables  théories  se  faisaient  jour  : 
Young  dans  le  Tabernacle,  les  Apùtres.  les  Hlvèques,  lee  Anciens 
tels  que  Jedediah  M.  Grant  et  Heber  (1.  Kimball,  ouvertement 
dans  leurs  sermons,  préconisaient  V expiation  par  le  sang,  comme 
le  châtiment  mérité  de  certains  crimes,  tels  que  la  divulgation  des 
secrets  de  l'Église  ou  l'apostasie.  Us  sappuyaient,  pour  con- 
vaincre les  fanatiques  sectateurs  de  Joseph  Smith  (2),  sur  des 
exemples  tirés  de  l'Ancien  Testament  et  citaient  les  cas  où  les 
jeunes  hommes  d'Israël  avaient  servi  le  Seigneur  en  versant  le 
sang  de  ses  ennemis.  Us  rappelaient  qu'un  certain  nombre  d'Israé- 
lites s'étant  soulevés  contre  Moïse,  ceux  qui  lui  étaient  restiîs 
fidèles  les  avaient  exterminés:  Jahel  avait  frappé  à  mort  Sisara 
qui  commandait  les  troupes  du  roi  d'Asor  ;  Aod  avait  tué  Eglon, 
roi  desMoabites.qui  avait  asservi  les  Juifs;  et  Athalie,  ayant  usurpé 
le  pouvoir,  avait  été  massacrée  sur  l'ordre  du  grand-prctre  Joad. 
De  tels  enseignemens  avaient  porté  leurs  fruits  et  c'était  sans  en 
faire  mystère  qu'on  parlait  de  l'existence,  —  connue  autrefois  des 
élus  seulement.  —  de  ces  Anges  Destructeurs  ou  Danites  (3)  qui 

(1)  Le  29  août  1852,  Brigham  Young  avait  proclamé  la  Loi  céleste  du  Mariage^ 
sanctionnant  la  polygamie.  Une  sorte  de  schisme  en  était  résulté. 

(2)  Joseph  Smith,  fondateur  du  mormonisne,  né  le  23  décembre  1805,  à  Sharon 
(Vermont  ,  d'une  famille  presbytérienne.  Ce  fut,  à  l'en  croire,  en  1820,  à  la  suite  d'un 
Rcvival,  —  sorte  de  conférence  religieuse,  —  qu'il  se  sentit  touché  de  la  grâce. 
Quelque  temps  après,  toujours  d'après  lui,  dans  un  bois  situé  près  de  Manchester, 
dans  le  comté  dOntario,  il  eut  une  première  vision,  puis  trois  ans  après,  trois  visions 
successives  dans  lesquelles  un  ange  lui  révéla  l'œuvre  à  laquelle  il  était  appelé, 
et  l'existence  du  Livre  qui  contenait  l'Évangile  de  la  Religion  nouvelle.  Il  ne  fut  au- 
torisé à  en  prendre  connaissance  qu'en  1827,  et  il  en  fut  dépossédé  par  la  volonté 
divine,  l'année  suivante.  La  nouvelle  Église  recul  sa  première  organisation  en  1830. 

(3)  Nom  tiré  de  la  Genèse,  xlix,  17.  —  En  1873,  on  voyait  encore  circuler  dans 


848  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avaient  pour  mission  de  punir  de  mort  toute  offense  aux  Saints 
ou  à  la  religion. 

Telle  était  la  situation  vers  le  milieu  de  1857,  quand  la  nouvelle 
se  répandit  dans  l'Utah,  que  depuis  le  mois  de  juin,  le  gouverne- 
ment fédéral  avait  suspendu  le  service  des  dépêches  entre  le  Ter- 
ritoire et  les  États  de  l'Est,  et  qu'un  corps  de  l'armée  des  Etats- 
Unis  était  envoyé  pour  rappeler  les  Mormons  au  respect  des  lois 
établies  et  installer  un  gouverneur,  que  venait  de  nommer  le 
président  des  États-Unis,  Buchanan.  Une  effervescence  considé- 
rable se  manifesta  aussitôt.  Des  meetings  s'organisèrent,  et,  tandis 
que  les  uns  ne  parlaient  de  rien  moins  que  de  faire  le  vide  devant 
l'ennemi,  de  brûler  les  villes,  les  villages,  les  fermes,  et  de  fuir 
dans  les  montagnes,  les  autres,  inspirés  par  Brigham  Young, 
s'efforçaient  de  faire  triompher  les  idées  de  résistance  et  de  lutte 
à  outrance. 

Sur  ces  entrefaites,  vers  le  commencement  de  septembre,  une 
troupe  d'environ  120  émigrans,  hommes,  femmes  et  enfans,  qui 
avaient  abandonné  l'Arkansas  pour  aller  chercher  des  terres  plus 
fertiles  en  Californie  et  s'y  établir,  pénétrait  dans  l'Utah. 

Jamais  convoi  mieux  organisé  n'avait  franchi  les  Montagnes 
Bocheuses.  Il  se  composait  d'une  trentaine  de  ces  lourds  chariots 
couverts  d'une  bâche  en  toile,  attelés  de  six  ou  quelquefois  de  huit 
paires  de  bœufs,  tels  que  les  connaissent  bien  tous  ceux  qui  ont 
parcouru  les  prairies.  Les  émigrans,  pour  la  plupart,  étaient  des 
gens  aisés  et  ils  poussaient  devant  eux  un  troupeau  de  quatre  à 
cinq  cents  têtes  de  bétail.  Le  bon  ordre,  depuis  le  premier  jour, 
n'avait  cessé  de  régner  dans  la  colonne,  qui  faisait  halte  chaque 
dimanche,  la  journée  étant  consacrée  au  repos  et  à  la  prière  dite 
par  un  ancien  pasteur  méthodiste  qui  faisait  partie  de  la  troupe. 
Les  difficultés  rencontrées  n'avaient  pas  été  trop  grandes,  mais 
la  traversée  des  solitudes  du  Far-West  avait  durement  éprouvé 
hommes  et  bêtes,  partis  depuis  trois  mois  déjà;  et  en  atteignant 
la  région  du  lac  Salé,  les  émigrans  se  disaient  avec  joie  qu'ils 
allaient  se  trouver  au  milieu  de  gens  de  leur  race  et  non  seule- 
ment pouvoir  donner  un  peu  de  repos  à  leurs  animaux,  mais 
aussi  renouveler  leurs  provisions  pour  la  longue  route  qui  leur 
restait  à  parcourir. 

S'arrêtant  sur  la  rive  droite  du  Jourdain,  —  qui  amène  dans 
le  grand  lac  Salé  les  eaux  du  lac  Utah,  —  ils  y  dressèrent  leurs 
tentes,  puis,  quelques-uns  se  dirigèrent  vers  Sait  Lakc  City,  la 
capitale  du  Territoire,  pour  y  acheter  des  vivres.  A  leur  stupé- 

les  rues  de  Sait  Lakc  City,  un  de  ces  Danites  du  nom  de  Porter  Rockwell,  que  la 
rumeur  publique  accusait  de  plus  de  90  meurtres. 


INE    PAGK    DE    L'mSTOini:    DES    MOUMONS.  849 

faction,  non  seulement  les  habitans  refust'^rent  d'entrer  en  com- 
munication avec  eux.  mais  l'ordre  formel  fut  intime  au  convoi 
de  lever  le  camp  et  de  poursui>Te  son  chemin.  Rien  ne  pouvait 
motiver  une  pareille  conduite,  ni  une  pareille  exigence.  L'abon- 
dance régnait  dans  la  région;  la  récolte  venait  détre  rentrée;  il 
était  en  outre  du  devoir  du  gouverneur  Brigham  Young  de  pro- 
téger ces  émigrans  respectueux  observateurs  des  lois,  qu'ils  vou- 
lussent s'établir  dans  le  pays  ou  qu'ils  ne  lissent  que  le  traverser. 

Forcés  de  se  remettre  en  marche,  les  malheureux  Arkansais 
suivirent  la  côte  est  du  lac  Utah  pour  tourner  ensuite  à  l'ouest  et 
se  diriger  vers  Los  Angeles,  eu  Californie.  Ils  traversi'^rent  un 
nombre  assez  considérable  détablissemens  dans  un  état  florissant; 
ils  passèrent  successivement  à  American  Fork,  Dattle  Creek, 
Provo,  Springville.  Spanish  Fork,  Payson .  Sait  Creek  et  Fill- 
more.  Partout  ils  demandèrent  à  acheter  des  vivres  et  du  fourrage, 
offrant  de  payer  ce  qui  serait  exigé;  ils  se  heurtèrent  partout  à 
des  refus  brutaux  et  grossiers.  Personne  ne  voulait  communiquer 
avec  eux,  ni  leur  vendre  quoi  que  ce  fût  ;  un  mot  d'ordre  avait  été 
donné  que  nul  n'osait  enfreindre.  Il  se  trouva,  cependant,  trois 
ou  quatre  Mormons,  moins  fanatiques,  ou  plus  charitables  et  plus 
braves,  ou  plus  avides  de  gagner  de  l'argent,  qui,  furtivement  la 
nuit,  s'introduisirent  dans  le  camp  avec  le  peu  de  vivres  qu'ils 
pouvaient  porter  sur  leurs  épaules.  Ce  fut  tout  ce  que  purent  se 
procurer  les  émigrans  jusqu  à  leur  arrivée  à  la  Corn  Creek,  où  ils 
dressèrent  leurs  tentes  proche  de  celles  de  quelques  Indiens  Pah- 
Vants  qui.  plus  généreux  que  les  blancs,  consentirent  à  céder  une 
trentaine  de  bushels  de  grain.  Le  bushel  ne  représente  guère  que 
3G  litres  1/4;  celait  une  quantité  bien  minime;  d'autre  part,  il 
devenait  urgent  de  trouver  du  fourrage  pour  le  bétail  et  les  ani- 
maux de  trait.  Le  chef  de  la  milice  de  l'Utah  du  sud,  que  les  émi- 
grans rencontrèrent  à  la  Corn  Creek  et  auquel  ils  demandèrent 
avis,  leur  conseilla  de  se  rendre  aux  Mountain  Meadows. 

Suivant  la  direction  indiquée,  ils  passèrent  à  Beaver,  à  Paro- 
wan,  dont  l'entrée  leur  fut  refusée,  et  contraints,  par  suite, 
d'abandonner  la  route  tracée,  ils  passèrent  à  Touest  du  fort,  et 
vinrent  camper  sur  les  bords  de  la  rivière.  Là  encore,  ils  s'effor- 
cèrent vainement  de  s'approvisionner. 

A  Cedar  City,  qu'ils  atteignirent  le  lendemain,  ils  furent  au- 
torisés à  acheter  cinquante  bushels  de  blé  provenant  de  la  dîme 
payée  à  l'Eglise,  mais  c'était  absolument  insuffisant  pour  les 
70  jours  de  route  qu'ils  avaient  encore  à  parcourir,  et  la  perspec- 
tive de  périr  par  la  famine,  avant  d'atteindre  San  Bernadino,  en 
Californie,  menaçait  de  s'affirmer  inéluctable.  Les  attelages  étaient 

TOME  CXiXI.  —  1895.  o4 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  épuisés  qu'il  fallut  trois  jours  au  convoi  pour  parcourir  les 
32  kilomètres  qui  séparent  Ccdar  City  de  Iron  Greek  et  deux  jours 
pour  faire  les  24  kilomètres  que  l'on  compte  de  Iron  Greek  aux 
Mountain  Meadows.  Enfin,  les  émigrans  atteignirent  cette  vallée 
où,  trouvant  du  fourrage  en  abondance,  ils  décidèrent  de  faire  un 
long  séjour.  Ils  se  croyaient,  pour  un  temps  au  moins,  au  bout 
de  leurs  épreuves  et  ne  se  doutaient  pas  du  sort  qui  leur  était 
réservé. 

Vers  le  7  septembre,  dans  la  matinée,  sans  que  rien  eût  pu 
les  mettre  sur  leurs  gardes,  ils  étaient  assaillis  par  une  décharge 
qui  leur  tuait  sept  hommes  et  en  blessait  une  quinzaine.  Frappés 
d'effroi,  les  survivans  jettent  les  yeux  autour  du  camp  et  se  voient 
cernés  par  une  troupe  nombreuse  d'Indiens  Yutes.  Bravement, 
ils  se  préparent  à  se  défendre.  Ils  forment  rapidement  une  enceinte 
circulaire  avec  leur  chariots,  —  ce  que  dans  l'ouest  on  appelle 
un  corral,  —  et  tout  autour,  creusant  la  terre  qu'ils  rejettent  en 
avant,  jusqu'à  la  hauteur  des  moyeux  des  roues,  ils  construisent 
un  retranchement,  derrière  lequel  ils  subissent  jusqu'au  soir, 
sans  plus  de  dommage,  le  feu  de  leurs  assaillans. 

Déçus  dans  leur  espoir  de  venir  aisément  à  bout  du  convoi, 
les  Indiens,  pendant  la  nuit,  dépèchent  un  courrier  à  Cedar  City 
pour  prévenir  le  major  John  D.  Lee  (1),  alors  sous-agent  du 
gouvernement  auprès  des  Indiens,  dans  le  district  de  l'Utah  Sud. 
Ce  misérable,  à  la  suite  d'un  conseil  tenu  à  Parowan,  précisé- 
ment le  jour  où  le  convoi  passait  près  de  cette  localité,  conseil 
auquel  assistaient  le  grand  prêtre  mormon  de  l'Utah  Sud,  Isaac 
G.  Haight.  le  colonel  de  la  milice.  Dame,  et  l'apôtre  George.  A. 
Smith,  avait  assemblé  tous  les  Peaux-Rouges  de  la  région;  il  leur 
avait  suggéré  l'idée  d'attaquer  le  convoi,  espérant  qu'il  n'y  aurait 
pas  de  résistance,  que  tous  les  émigrans  seraient  tués  et  que  le 
bruit  se  propagerait  que  les  Indiens  avaient  été  les  seuls  auteurs 
du  massacre.  Ce  plan  féroce  devait  être,  en  partie  du  moins, 
déjoué  par  la  bravoure  des  Arkansais. 

Cependant  le  régiment  de  la  milice  du  Iron  County,  connu 
sous  le  nom  de  la  Légion  de  Nauvoo,  avait  dès  l'issue  de  la 
réunion  tenu  àParowan,  en  prévision  des  événemens,  reçu  l'ordre 
de  se  préparer  à  marcher  armé  et  équipé  conformément  à  la  loi. 
Aussitôt  qu'il  est  avisé  de  la  résistance  des  émigrans  .  John 
D.  Lee  dirige  sur  les  Mountain  Meadows  les  miliciens  qu'il  a  réu- 
nis, auxquels  il  a  dit  que  le  convoi  a  été  massacré  par  les  In- 

(1)  Lee  naquit  à  Kaskaskia,  dans  l'Illinois,  en  1812.  Il  se  joignit  aux  Mormons  en 
183  7;  il  devint  évêque,  mt-mbre  de  la  Législature  de  l'Utah  et  juge  du  comté  de 
Washington  (U.).  Il  eut  18  femmes  et  64  enfans. 


UNE    PAGE    PE    l'iIISTOIUE    DES    MOKMONS.  851 

diens  et  i]u"on  ai)esoin  do  la  légion  pour  eiisovolir  les  victimes.  — 
Il  se  trouve  un  seul  homme  assez  eredule  pour  venir  avec  une 
pelle  :  on  lui  demande  ce  qu'il  a  fait  de  son  fusil  et  on  le  renvoie 
en  le  traitant  d'imbécile.  Lorsque  le  régiment  arrive  à  proximité 
du  lieu  du  combat,  les  chefs,  immédiatement,  se  rendent  compte 
du  danger  qu'oiïrirait  un  assaut  et  de  la  nécessité  de  recourir  à 
un  siège  en  règle;  mais  ils  ne  sont  pas  inquiets,  ils  tiennent  pour 
certain  que.  dénués  d  eau.  réduits  à  leurs  propres  ressources  comme 
vivres,  les  Arkansais  seront,  à  bref  délai,  forcés  de  se  pendre. 
<juant  à  ceux-ci,  ils  ne  se  doutent  pas  encore  des  ennemis  aux- 
quels ils  ont  alïaire;  ils  pensent  que  ce  ne  sont  que  des  Indiens, 
dont  l'agression,  bien  que  sans  motif,  n'est  pas  pour  les  surprendre 
outre  mesure;  ils  ne  se  doutent  pas  que.  mêlés  aux  Yutes,  aux 
Soshones,  il  y  a  des  blancs  peints  et  vêtus  comme  ces  Peaux- 
Rouges  et  qui,  comme  ces  Peaux-Rouges,  attendent  impatiemment 
le  moment  de  les  égorger. 

Bientôt  la  soit  commence  à  se  faire  sentir  dans  le  corral,  et  les 
Arkansais.  dans  l'espoir  de  toucher  les  cœurs  de  leurs  sauvages 
ennemis,  se  hasardent  à  envoyer  au  puits  voisin  deux  jeunes  filles 
vêtues  de  blanc.  A  peine  ont-elles  fait  quelques  pas.  qu'elles  tom- 
bent mortellement  frappées.  Les  assaillans  font  bonne  garde  ;  un 
certain  nombre,  le  doigt  sur  la  détente,  sont  toujours  prêts  à  sa- 
luer d'une  balle  de  leur  rifle  quiconque  se  risquerait  à  se  mon- 
trer hors  de  l'abri  du  retranchement,  tandis  que  les  autres,  comme 
pour  insulter  aux  angoisses  des  assiégés,  occupent  leurs  loisirs, 
bruyanmient,à  jouer  au  palet,  jeu  fort  en  honneur  chez  les  Indiens. 
Chez  les  émigrans  alors ,  on  agite  la  question  de  savoir  s'il  ne 
serait  pas  préférable  de  s  ouvrir  un  passage  de  vive  force;  mais  on 
y  renonce  promptement  en  songeant  aux  outrages,  aux  tortures 
que  les  Peaux-Rouges,  s  ils  sont  victorieux,  feront  subir  aux  fem- 
mes, aux  enfans,  avant  de  les  massacrer,  de  les  scalper,  et  on 
finit  par  décider  qu'on  tiendra  dans  le  retranchement  jusqu'à  la 
dernière  extrémité  avant  de  tenter  une  sortie  désespérée. 

Et  pendant  ce  temps,  John  D.  Lee  s'inquiète,  il  redoute  que  le 
siège  ne  traîne  en  longueur;  il  pense  qu'il  est  urgent  d'en  finir; 
il  redoute  que,  la  nouvelle  de  ce  qui  se  passe  venant  à  se  répandre, 
les  consciences  ne  se  réveillent,  peut-être,  malgré  la  crainte  qu'in- 
spirent les  hauts  dignitaires  de  l'Eglise  et  n'exigent  la  délivrance 
du  convoi.  Il  s'avise  alors  d'un  exécrable  stratagème. 

Soudain  ,  les  assiégés  voient  s  avancer  vers  eux  un  groupe 
d'indi^^dus,  en  armes,  au-dessus  desquels  flotte  le  drapeau  amé- 
ricain :  ils  grimpent  sur  le  retranchement,  ils  poussent  des  cris  de 
joie,  ils  acclament  leurs  libérateurs!  La  petite  troupe  fait  halte  à 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  dishnico  du  corral  ;  un  homme  se  détache  qui  déploie  un 
fanion  blanc,  c'est  John  D.  Lee  :  il  pénètre  dans  le  retranchement 
et  dit  aux  assiégés  qu'il  vient  leur  parler  en  ami  ;  que  les  Peaux- 
Rouges  sont  exaspérés  de  certains  actes  commis  par  les  émigrans; 
et  que  rien  ne  pourra  calmer  la  fureur  des  sauvages  que  l'aban- 
don des  approvisionnemens,  des  armes,  du  bétail.  Il  insiste  pour 
que  les  Arkansais  se  soumettent  à  ces  conditions  et  promet  à  ce 
prix  sa  protection,  celle  des  Mormons  et  de  leur  milice. 

Ces  propositions  étonnent  les  assiégés.  Quelques-uns  se  de- 
mandent pourquoi  ce  chef  d'un  régiment  qui  s'abrite  sous  le  dra- 
peau des  Etats-Unis,  vient  à  eux,  Américains  aussi,  avec  un  fanion 
blanc  comme  s'il  avait  affaire  à  des  ennemis.  Mais  d'autres  sont 
d'avis  qu'il  n'y  a  pas  de  choix,  qu'il  faut  accepter  les  conditions 
posées,  que  tout  vaut  mieux  que  risquer  de  laisser  à  la  merci  des 
Peaux-Rouges  les  femmes  et  les  enfans.  Après  une  longue  déli- 
bération, les  émigrans  se  décident  à  mettre  bas  les  armes.  John 
D.  Lee  dicte  les  termes  de  la  capitulation  :  les  blessés,  les  enfans 
en  bas  âge,  les  armes  seront  placés  dans  les  chariots  et  passeront 
devant  la  front  de  la  troupe;  les  femmes  et  les  enfans  plus  âgés 
suivront  à  pied,  et  à  petite  distance,  derrière,  viendront  les 
hommes  A^ilides,  marchant  deux  par  deux. 

Toutes  choses  ainsi  réglées,  la  colonne  ne  tarde  pas  à  se  mettre 
en  mouvement:  la  première  portion  défile  devant  la  milice  rangée 
en  bataille,  puis  la  seconde,  etrjuand  arrivent  les  hommes  valides 
l'ordre  leur  est  donné  de  se  mettre  en  file  et  près  de  chacun  se 
place  un  soldat,  le  fusil  chargé. 

Au  bout  de  800  mètres,  la  tête  de  colonne  arrive  à  l'embus- 
cade où  sont  cachés  les  Indiens  et  des  Mormon  s  déguisés  en  Peaux- 
Rouges  qui  ont  pour  mission  de  massacrer  les  blessés,  les  femmes, 
les  enfans  assez  âgés  pour  donner  lieu  de  craindre  qu'ils  puissent 
garder  le  souvenir  du  drame  qui  va  se  dérouler  et  le  raconter 
un  jour.  Le  commandement  :  Halte!  se  fait  entendre.  Ace  signal, 
chaque  milicien  tire  sur  l'homme  auprès  duquel  il  est  placé.  Les 
Indiens,  bondissant  hors  des  buissons,  poussant  des  clameurs  sau- 
vages, égorgent  les  blessés,  les  femmes  et  les  enfans.  Des  cris 
d'épouvante,  de  douleur,  mêlés  aux  supplications,  aux  prières, 
déchirent  l'air.  L'efîroyable  boucherie  ne  se  ralentit  pas.  Dans  la 
confusion  du  premier  moment,  quelques-uns  cherchent  à  se  dé- 
rober, les  assaillans  les  poursuivent.  A  nul  il  n'est  fait  grâce. 
Deux  jeunes  filles  sont  reprises  à  400  ou  500  mètres  de  distance 
et  sont  égorgées  avec  des  raffinemens  de  cruauté  inouïs;  une 
autre,  traînée  derrière  les  buissons,  subit  les  derniers  outrages 
avant  de  recevoir  le  coup  de  bowie-knife  que  lui  ouvrira  la  gorge 
d'une  oreille  à  l'autre.  Il  n'y  a  d'épargnés,  —  encore  plusieurs 


INE    PAGE    DE    l'hISTOIRE    DES    MuK>KtNS.  853 

ont-ils  t'to  bless^  dans  les  hrns  de  leur  mère,  frappée  niorlelle- 
ment.  —  que  17  petits  enfans.  trop  jeunes  pour  pouvoir  plus  tard 
se  rien  rappeler,  et  tandis  que  quelques-uns  des  meurtriers  por- 
tent ces  pauvres  orphelins  dans  un  raneh  voisin,  les  autres  dé- 
pouillent les  corps  des  victimes  ou  donnent  la  chasse  au  petit 
nombre  d'hommes  déterminés  qui,  sentant  toute  résistance  vaine, 
ont  tini  par  se  frayer  un  passasfe.  Deux  de  ces  liommes  sont  tués 
alors  quils  cherchent  à  étancher  dans  un  ruissi-au  encaissé,  cou- 
lant à  quelque  distance  et  où  ils  se  croyaient  momentanément  à 
l'abri,  la  soif  qui  les  dévore.  Trois  autres  ont  fui  dans  la  direction 
de  l'ouest;  des  Indiens  montés  se  jettent  sur  leurs  traces,  ne 
tardent  pas  à  les  rejoindre  et  les  massacrent  comme  leurs  com- 
pagnons. 

L'cvuvre  de  mort  terminée,  —  il  avait  suffi  d'une  demi-heure, 
—  les  Indiens  se  dispersèrent,  tandis  que  les  troupes  de  la  milice 
reprenaient  la  route  des  localités  d'où  elles  avaient  été  amenées, 
abandonnant  les  cadavres,  nus,  sans  distinction  d  àj^c  ni  de  sexe, 
pour  servir  de  proie  aux  loups  ou  pourrir  sur  place  et,  quinze 
jours  plus  tard,  des  ijens  qui  passaient  près  du  lieu  du  massacre 
frissonnaient  d'épouvante  devant  le  spectacle  (jui  s'offrait  à  leurs 
yeux:  sur  un  espace  de  plus  dun  kilomètre  carré,  on  voyait  dis- 
persés des  débris  informes  en  partie  dévorés,  à  coté  d'ossemens 
d'adultes  et  d'enfans,  de  tètes  de  femmes  dont  les  cheveux  épars 
demeuraient  accrochés  aux  buissons.  Détail  singulier,  le  corps 
d'une  jeune  fille  qu'une  balle  avait  frappée  un  peu  au-dessous  du 
cœur  et  qui  semblait  dormir  tant  son  visage  respirait  le  calme, 
gisait  seul  à  l'écart,  intact,  respecté  par  le  temps  et  par  les 
fauves. 

Le  partage  du  butin  s'effectua  rapidement.  Aux  Peaux-Rouges 
furent  laissés  les  vôtemens  ensanglantés  et  déchirés  dans  la  lutte, 
les  munitions  ainsi  q.ue  la  petite  quantité  de  vivres  trouvés.  Le 
reste  fut  divisé  entre  les  Mormons,  après  que  la  dixième  partie  en 
eut  été  mise  de  côté  pour  l'Eglise  ou  plutôt  pour  Brigham  Young. 
Un  dixième  du  bétail  fut  ainsi  immédiatement  dirigé  sur  Sait 
Lake  City  où  il  fut  vendu  au  profit  du  Président.  Quant  à  ce  qui 
constituait  la  part  prélevée  pour  lui,  sur  les  autres  objets  pillés, 
on  le  rangea  dans  les  magasins  destinés  à  recevoir  la  dime  perçue 
sur  tout  ce  qui  était  produit  ou  vendu  dans  l'Utah,  conformément 
à  la  loi  mormonne,  et,  trois  mois  après,  tout  cela  fut  mis  aux  en- 
chères. Nombre  de  femmes  purent,  par  la  suite,  se  parer  de  bi- 
joux acquis  à  cette  vente  et,  en  manière  de  plaisanterie,  les  initiés, 
qui  connaissaient  l'origine  de  ces  bijoux,  disaient,  lorsqu'il  y 
était  fait  allusion,  qu'ils  provenaient  du  siège  de  Sébastopol.  Offi- 
ciellement, pour  sa  part,  John  D.  Lee  reçut  environ  230  têtes  de 


85i  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

bétail.  Marqués  au  fer  rouge,  à  sa  marque,  ces  animaux  allèrent 
grossir  son  troupeau  sur  son  ranch.  On  ne  sut  jamais  ce  qu'étaient 
devenus  l'or  et  l'argent  que  les  émigrans  possédaient,  avec  les- 
quels ils  comptaient  acheter  des  terres  en  Californie.  Il  semble 
bien  probable  que  l'homme  qui  leur  imposa  les  conditions  aux- 
quelles, en  face  d'une  mort  imminente,  ils  furent  contraints  de 
se  soumettre,  dut,  sur  ce  point,  savoir  quelque  chose  de  précis; 
mais  il  ne  laissa  jamais  rien  échapper  qui  pût  le  faire  supposer. 
Brigham  Young  lui  avait,  sans  doute,  commandé  le  silence  à  cet 
égard,  comme  il  le  commanda  à  l'égard  du  massacre  à  tous  ceux 
qui  y  avaient  pris  part,  leur  interdisant  même  de  s'en  entretenir 
entre  eux  ;  et  tel  était  le  respect  qu'inspiraient  les  ordres  du  Pré- 
sident que,  —  chose  à  peine  croyable,  —  des  gens  qui  habitaient 
non  loin  des  Mountain  Meadows,  non  seulement  ne  connurent 
jamais  les  détails  du  drame,  mais  n'apprirent  le  fait  lui-même  que 
par  la  vague  rumeur  qui  en  circula. 

D'ailleurs,  si,  en  dépit  de  la  terreur  qui  faisait  courber  tous  les 
fronts,  cette  effroyable  boucherie  excita  sur  le  moment,  une  cer- 
taine émotion,  le  chiffre  inusité  des  victimes,  seul,  en  fut  cause, 
car  aussi  bien  antérieurement  qu'à  l'époque  même,  nombre  de 
meurtres,  également  abominables,  avaient  été  où  étaient  presque 
journellement  perpétrés  sous  l'inspiration  de  Young  et  des  som- 
mités de  l'Eglise,  principalement  par  un  certain  Bill  Hickman, 
alors  à  la  tête  des  Danites  et  qui  successivement  devint  shériff  et 
représentant  de  l'un  des  comtés,  répartiteur  et  collecteur  des 
taxes,  et  enfin  marshal(l). 

Ouoi  qu'il  en  ait  été,  quelques  jours  s'étaient  à  peine  écoulés 
que  survenaient  des  motifs  de  préoccupation  suffisans  pour  faire 
oublier  à  chacun,  dans  l'Utah,  tout  ce  qui  ne  le  touchait  pas 
directement.  Les  troupes  fédérales,  fortes  de  2500  hommes,  dont 
on  avait  annoncé  l'arrivée  prochaine,  étaient  signalées  et  on  ra- 
contait que  le  colonel  Harney,  qui  les  commandait,  disait  haute- 
ment que  parmi  les  principaux  Mormons,  il  y  avait  plus  de  trente 
individus  qu'il  ferait  pendre,  aussitôt  pris,  sans  autre  forme  de 
procès.  Incoiitinent,  Brigham  Young,  en  tant  que  gouverneur, 
lança  une  proclamation  dans  laquelle  il  traitait  les  soldats  de 
l'armée  américaine  de  gens  sans  aveu,  leur  interdisait  l'entrée  de 
rUtah,  et  appelait  tous  les  hommes  valides  à  la  défense  du  Terri- 
toire. 

L'armée  fédérale  atteignit  la  Green  Biver  dans  les  premiers 
jours  d'octobre,  franchit  ce  cours  d'eau,  et  harcelée  par  des  partis 
ennemis  d'une  audace  extrême  qui,  en  deux  fois,  lui  enlevèrent 

(l)  Los  fonctions  du  marshal  sont  à  la  fois  celles  d'un  greffier  et  d'un  commissaire 
de  police. 


INE    PALE    DE    l/mST0115E    DES    MOHMONS.  855 

deux  couvris  et  pkjs  de  SOO  lètes  de  bétail.  (>lle  gagna  la  llam's 
Kork  pour  se  diriger  sur  Bridger,  situé  à  environ  40  kilomètres 
au  sud.  Pendant  ce  temps,  le  gros  des  contingens  de  la  milice 
s'établissait  solidement  de  fa(;onà  barrer  le  passage  du  Kelio  (lanon, 
au  fond  duquel  coule  laWeberqui  se  jette  dans  le  grand  lac  Salé; 
c'était  le  seul  point  à  l'ouest  par  lequel  il  fût  possible  de  péné- 
trer dans  l'intérieur.  Le  commandant  des  troupes  fédérales,  con- 
traint, par  suite,  de  changer  son  plan  primitif,  pril  alors  la  réso- 
lution de  gagner  par  le  nord,  en  pays  ouvert,  la  vallée  du  Sait 
Lake.  Mais  le  froid  lit  subitement  son  apparition,  —  t)n  était  à  la 
mi-novembre.  —  Une  neige  abondante  commença  à  tomber,  et  le 
colonel  A.  S.  Johnston.  qui  venait  d'être  nommé  à  la  direction 
lies  opérations,  en  remplacement  de  llarney  rappelé  dans  le  Kansas, 
dut  se  résoudre  à  fairt'  prendre  ses  quartiers  d'hiver  à  l'armée  des 
Etats-Unis. 

Le  27  novembre,  le  nouveau  gouverneur.  Alfred  (lumming, 
déclarait  le  Territoire  en  état  de  rébellion,  et  Brigbam  Voung, 
tout  en  faisant  travailler  activement  à  achever  l'armement  et 
l'équipement  des  milices,  à  compléder  les  ouvrages  de  défense, 
répondait  en  ordonnant  aux  habitans  de  Sait  Lake  City  et  de  la 
région  nord  de  l'Utah  de  rassembler  tout  ce  qu'ils  possédaient  et 
d'émigrer  vers  le  sud. 

Cette  mesure  était  pour  faire  rétléchir  et  donnait  lieu  de  pen- 
ser que  les  Mormons  ne  négligeraient  aucun  moyen  de  résistance. 
La  situation  semblait  donc  se  rumpliquer,  quand  un  peu  avant  la 
lin  de  l'hiver,  les  allaires  prirent  une  tournure  plus  ])acilique, 
grâce  à  l'intervention  de  Thomas  L.  Kane,  de  Pennsylvanie,  venu 
à  Sait  Lake  City  par  la  voie  de  Californie,  apportant  des  lettres 
de  P)uchanan,  président  des  Ktats-Unis.  Thomas  Kane  se  rendit  de 
Sait  Lake  City  au  Fort  Bridger,  près  duquel  se  trouvait,  sur  la 
Black's  Fork,  le  colonel  A.  S.  Johnston,  puis  à  W  ashington,  etvcrs 
la  fin  de  mai  18"38  deux  délégués,  le  gouverneur  Powel,  du  Ken- 
tucky.  et  Ben  Mac  Cullough  arrivèrent  porteurs  de  paroles  de  paix 
et  promettant,  au  nom  de  Buchanan,  le  pardon  à  tous  ceux  qui 
feraient  leur  soumission  immédiate. 

Brigham  Youngetles  principaux  membres  de  l'Fglise  tinrent 
conseil  et  décidèrent  d'accepter  les  conditions  offertes.  Le  colonel 
Johnston  vint  alors  camper  à  une  petite  distance  à  l'ouest  de  la 
capitale  et  fil  savoir  que,  si  les  habitans  ne  rentraient  pas  sans 
délai,  il  ferait  occuper  militairement  les  édifices  et  les  maisons. 
Les  habitans  de  la  ville  comme  ceux  du  nord  du  Territoire  se 
trouvaient  à  environ  80  kilomètres  au  sud  dans  la  vallée  d'Utah; 
le  président  Young  commanda  à  chacun  de  rentrer  chez  soi;  on 
obéit  et  l'armée  fédérale  s'établit  sur  la  rive  ouest  du  lac  Utah, 


856  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  environ  55  kilomètres  au  sud  de  Sait  Lake  City,  dans  une  loca- 
lité qui  prit  le  nom  de  camp  Floyd.  Le  calme  ainsi  rétabli,  le 
gouverneur  All'red  Cumming  put  enfin  être  installé  dans  ses  fonc- 
tions, et  de  nouveaux  juges,  un  nouveau  marshal,  lurent  nommés. 

II 

On  eût  été  autorisé  à  penser  qu'un  ordre  de  choses  régulier 
étant  ainsi  constitué  dans  l'Utah,  la  justice  pourrait  désormais 
agir,  le  cas  écliéant.  Los  gens  qui  se  bercèrent  de  cette  illusion 
furent  tôt  détrompés,  et  Cradlebaugh,  l'un  des  nouveaux  juges, 
ne  tarda  pas  à  acquérir  par  lui-même  la  preuve  que  tout  son  zèle 
serait  inutile  et  se  briserait  contre  l'organisation  religieuse  à 
laquelle  présidait  Brigham  Young. 

La  peur,  qui,  jusque-là,  avait  tenu  toutes  les  bouches  hermé- 
tiquement closes,  s'était  en  partie  dissipée  et,  chez  les  saints  du 
dernier  jour  eux-mêmes,  on  commençait  à  chuchoter  des  choses 
sur  lesquelles,  jadis,  on  eût  redouté  d'arrêter  seulement  la  pensée. 
Ce  fut  ainsi  que,  peu  de  temps  après  que  Cradlebaugh  eut  pris 
possession  de  son  siège  de  juge  de  district,  divers  bruits  arrivés 
à  ses  oreilles  et  quelques  avis  indirects  qui  lui  parvinrent  lui 
donnèrent  lieu  de  supposer  qu'un  certain  nombre  d'assassinats 
commis  récemment  et  le  massacre  des  Mountain  Mcadowsdont  le 
secret  avait  fini  par  transpirer,  avaient  été  ordonnés  par  quelque 
haut  dignitaire  de  ri']glise,  qui  devait  en  être  tenu  pour  respon- 
sable. Décidé  à  remplir  les  obligations  qui  lui  incombaient,  Cradle- 
baugh ordonna  au  mois  de  mars  1859,  c'est-à-dire  dix-huit  mois 
après  le  massacre,  une  enquête  judiciaire,  et  convoqua  le  Grand 
Jury  à  Provo,  petite  ville  située  sur  la  côte  est  du  lac  Utah. 

Un  certain  nombre  de  personnages,  occupant  des  situations 
élevées  dans  la  hiérarchie  de  l'Eglise,  se  trouvèrent  impliqués 
dans  l'affaire  de  la  façon  la  plus  grave  ;  mais  les  jurés,  apparte- 
nant tous  au  mormon isme  et  tenus  par  leurs  sermens  de  ne  jamais 
se  prêter  à  des  poursuites  exercées  contre  un  de  leurs  frères,  de- 
vant une  coiir  de  Gentils,  refusèrent  de  prononcer  la  mise  en 
accusation,  ce  qui  arrêta  court  l'action  de  la  justice  (1).  Après 
avoir  vainement  tenté,  durant  deux  semaines  entières,  d'amener 
les  jurés  à  une  plus  juste  appréciation  de  leur  devoir,  Cradlebaugh 
dut  les  renvoyor,  mais  non  sans  une  virulente  apostrophe  :  «  Si 
vous  vous  attendez,  leur  dit-il,  à  ce  que  cette  Cour  vous  protège^ 

(1)  «  Personne  no  sera  tenu  do  répondre  à  l'iiccusation  d'un  crime  capital  ou 
autre  crime  infamant,  qu'après  la  dénonciation  ou  la  mise  en  accusation  par  un 
grand  jury...  »  (Art.  V  des  Art.  additionnels  et  Amendemens  à  la  Conslifntion  îles 
Etats-Unis.  —  ]'6  décembre  1791.) 


l -NE    PAGE    DE    l'hISTOIHE    DES    MORMONS.  857 

VOUS  et  vos  fivros.tcontre  les  agissemens  dont  vous  seriez  victimes 
du  fait  des  Clentils  ou  des  Indiens,  cette  attente  ne  se  réalisera 
pas  tant  que  vous  n'aurez  pas  puni  les  assassins  cachés  parmi 
vous!  (Juand  vous  serez  revenus  à  la  raison,  quand  vous  serez 
disposés  à  châtier  ces  grands  criminels,  alors  il  sera  temps  de  vous 
protéger  et  de  faire  application  de  la  loi  eu  votre  faveur!  » 

Du  contlit  ainsi  engagé  entre  les  autorités  fédérales  et  les 
autorités  territoriales  de  l'Utah,  il  résulta  qu'il  devint  impossible 
de  faire  dans  ce  territoire  une  enquête  sur  un  crime  du  ressort 
d  un  grand  jury,  ni  d'en  poursuivre  les  auteurs  avec  chance 
d  aboutir.  Cette  situation  dura  quinze  années. 

Pareil  fait  pourra  surprendre  ceux  qui  ne  savent  pas  combien 
les  Américains  sont  respectueux  envers  les  choses  établies,  et 
quelle  est,  en  particulier,  leur  vénération  pour  la  Constitution. 
C'est  là  un  point  qui  mériterait  de  fixer  l'attention  de  certains  de 
nos  démocrates.  Ne  considérant  que  le  haut  degré  de  prospé- 
rité atteint  parla  République  des  l^^tats-Cnis,  ils  paraissent  avoir 
négligé  d'étudier  comment  ses  illustres  fondateurs  ont  compris  la 
liberté  et  su  imposer  d'étroites  limites  aux  tentatives  de  modifi- 
cations dont  la  nécessité  n  aurait  pas  été  démontrée  ou  qui  n'au- 
raient pas  pour  unique  objet  le  bien  de  l'Etat.  Se  doutent-ils 
seulement  que.  pendant  plus  de  soixante  ans,  de  ISOià  186'),  pas 
un  amendement  à  la  Constitution  ne  passa,  et  qu'il  fallut  la  guerre 
de  Sécession  pour  que  celui  qui  consacrait  l'abolition  de  l'esclavage 
fût  adopté  (18  décembre  1865  ?  Savent-ils  que.  pour  devenir  partie 
de  la  Constitution,  il  faut  qu'un  amendement,  proposé  en  vertu 
d'une  résolution  du  Sénat  et  de  la  Chambre  des  Représentans  des 
Etats-Unis,  assemblés  en  congrès,  et  les  deux  tiers  de  chaque 
Chambre  étant  d'un  commun  avis,  soit  proposé  aux  législatures  des 
dilférens  Etats,  comme  amendement  à  la  Constitution  des  États- 
Unis,  et  qu'il  soit  ratifié  par  les  trois  quarts  des  susdites  législatures? 

Un  acte  du  Congrès  (1),  devenu  exécutoire  le  23  juiji  1874, 
permit  enfin  à  la  justice  de  reprendre  son  action  dans  l'Utah  :  cet 
acte  investissait  le  district  attorney  pour  les  Etats-Unis,  dans  ce 
territoire,  du  droit  de  provoquer  les  poursuites  contre  les  crimi- 
nels dans  l'Utah.  En  outre,  en  vertu  de  cet  acte,  connu  sous  le 
nom  de  Poland  bill,  la  composition  du  jury  se  trouvait  modifiée 
par  l'obligation  pour  le  âliérilf  de  mettre,  à  l'avenir,  les  noms  de 
oû  Mormons  et  de  50  Gentils  dans  l'urne  d'où  seraient  extraits 
les  noms  des  12  jurés  constituant  le  grand  jury. 

Sans  perdre  de  temps,  le  juge  du  second  district  judiciaire  de 

(1,  «  Le  Congrès  aura  le  droit  de  faire  toutes  les  lois  et  réglementations  néces- 
saires pour  les  territoires  ou  autres  propriétés  des  États-Unis.  «  (Sect.  3.  —  Art.  IV 
de  la  Constitution  des  Étals-Unis.) 


858  HEVLE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Utah,  l'Hon.  Jacob  S.  Boreman,  chargea  le  premier  grand  jury, 
dont  la  lisie  fut  dressée  coni'orméinonl  à  la  loi  nouvelle,  de  pro- 
céder à  une  enquête  sur  le  massacre  des  Mountain  Meadows  et  de 
prononcer  la  mise  en  accusation  de  toute  personne  ayant  participé 
à  son  exécution.  Le  résultat  de  l'enquête  amena  la  mise  en  accu- 
sation, sous  l'inculpation  de  meurtre  et  de  complicité  de  meurtre, 
de  William  H,  Dame,  John  Doyle  Lee,  Isaac  C.  Haight,  John 
M.  Higbee,  Philipj)  Klingensmith,  William  G.  Stewart,  Samuel 
Jukes,  George  Adair  junior,  et  de  quelques  autres.  Des  mandats 
d'amener  furent  lancés  contre  eux,  et  après  quelques  jours  de  re- 
cherches énergiquement  menées,  John  D.  Lee  et  William  H.  Dame 
furent  arrêtés  et  conduits  en  prison  pour  être  jugés. 

L'ouverture  du  procès,  devant  la  cour  du  second  district,  à 
Beaver,  dans  l'Utah  méridional,  fut  fixée  au  12  juillet  1875.  L'ac- 
cusation était  soutenue  par  l'Hon.  William  C.  Carey,  district 
attorneij  pour  les  États-Unis,  assisté  de  R.  N.-Baskin,  —  de  Sali 
Lake  City,  —  et  du  juge  Whedon,  —  de  Beaver.  Au  banc  de  la 
défense  devaient  s'asseoir  MM.  Sutherland  et  Bâtes,  le  juge  Hoge, 
Wells  Spicer,  John  M"  Farlane  et  W.  W.  Bishop,  —de  Pioche. 

III 

Au  jour  dit,  à  11  heures  du  matin,  la  cour  fit  son  entrée  dans 
la  salle  où  devait  se  dérouler  le  procès.  Le  président,  le  juge 
Boreman,  déclara  immédiatement  l'audience  ouverte,  et  on  pro- 
céda à  l'appel  des  noms  des  personnes  inscrites  sur  la  liste  des 
gens  susceptibles  de  faire  partie  du  jury  :  32  répondirent,  et  après 
vérification  il  fut  reconnu  qu'une  seule,  comme  étrangère,  ne 
remplissait  pas  les  conditions  requises.  Puis  la  cause  fut  ajour- 
née, en  raison  de  l'absence  d'une  partie  des  témoins  assignés  ainsi 
que  d'une  négociation  entamée  entre  la  défense  et  l'accusation, 
par  suite  du  désir  exprimé  spontanément  par  Lee  de  turn  states 
évidence,  c'est-à-dire,  en  bon  français, de  se  présenter  comme  témoin 
et  de  dénoncer  ses  complices  (1). 

Le  ministère  public  était  moins  anxieux  de  provoquer  la  con- 
damnation du  prisonnier  que  d'arriver  à  connaître  tous  les  détails, 
depuis  si  longtemps  tenus  cachés,  du  massacre.  Il  était,  comme 
(]radlfîjaugh  jadis,  convaincu  qu'il  se  b-ouvait  derrière  Lee  des 
gens  haut  placés;  que  Lee  n'avait  été  qu'un  instrument;  et  que,  s'il 
disait  toute  la  vérité,  ainsi  qu'il  en  manifestait  la  volonté,  le  but 
visé  par  la  justice  serait  atteint  plus  sûrement  que  de  toute  autre 
façon .  Ce  qii  i  contribuait  à  faire  supposer  que  le  prisonnier  ne  cache- 

(1)  Ce  qui  ussure  la  grâce  du  l,iMuoin  dénonciateur. 


INE    PAt.i:    DE    LlllSriMKt;    DES    MOlîMO.NS.  859 

rait  i-ien.  cost  (|uoi^lusieurs  des  membres  de  son  conseil  de  dt^feiise 
affirmaient  que.  par  snite  des  injustices  et  des  mauvais  traiteniens 
au\(iueis  il  avait  été  en  butte  de  la  part  de  ses  supérieurs  ecclé- 
siastiques, il  avait  abjuré  toute  fidélité  à  l'K^lise.  Ils  ajoutaient 
qu  il  était  le  bouc  émissaire  sur  lequel  depuis  longtemps  on  reje- 
tait toute  la  responsabilité  du  massacre,  et  que  ses  18  femmes  et 
ses  nombreux  enfans  le  sui)pliaienl  de  divuli^uer  tout,  pour  que 
les  inspirateurs  ilu  crime  fussent  enfin  contraints  à  répondre  de 
leurs  actes. 

l.e  mercredi  14.  Spicer  [troposa  de  fixer  au  lundi  suivant  le 
procès  de  son  client,  et  le  district  attorney  fit  la  même  ])roposi- 
tion  en  ce  qui  concernait  Dame.  La  cour  s'enquit  si  le  ministère 
public  serait  prêt  à  la  date  indi(juée:on  savait  qu'il  avait  ren- 
contré des  difficultés  inouïes  à  trouver  des  témoins  disposés  à  par- 
ler: qu'il  avait,  à  maintes  reprises,  pu  constater  combien  fidèle- 
ment les  Mormons  observaient  le  secret  ([ue  leur  commandaient 
leurs  lois  religieuses;  qu'il  avait  été  amené  à  la  conviction  qu'une 
entente  existait  dans  la  communauté  pour  tenter  d'éviter  aux 
meurtriers  le  cbàtiment  qui  les  menaçait,  et  qu'un  certain  nombre 
des  témoins  assignés,  dont  quelques-uns  des  plus  importans,  ne 
s'étaient  pas  rendus  à  la  citation  qui  leur  avait  été  adressée,  entre 
autres  Philipp  Klingensmith,  peu  de  temps  avant  évoque  mor- 
mon de  Cedar-ility.  et  Joël  Wbite,  jadis  un  soldat  de  la  légion  do 
Xauvoo.  qui  tous  deux  avaient  participé  au  massacre.  Mais  Carey 
avait  surmonté  tous  ces  obstacles,  et  il  venait  d'être  avisé  que 
Klingensmith  et  Joël  White,  appréhendés  par  les  officiers  de 
police  envoyés  à  leur  recherche,  allaient  arriver  :  il  répondit  donc 
affirmativement  à  la  demande  de  la  cour,  et  celle-i'i  prévint  les 
témoins  d'avoir  à  se  présenter  devant  elle  le  lundi  19  et  les  jurés 
le  jeudi  22. 

John  D,  Lee  consacra  les  derniers  jours  de  la  semaine  à  la 
rédaction  de  son  compte  rendu  des  faits  incriminés.  Le  dimanche 
18  juin,  le  ministère  public  et  la  défense  prirent  connaissance 
de  ce  factum,  qui  était  très  volumineux. 

Commençant  par  l'exposé  des  motifs  qui  l'avaient  décidé  à 
faire  l'aveu  delà  vérité,  le  prisonnier  affirmait  qu'il  agissait  guidé 
non  par  un  esprit  de  vengeance,  mais  par  le  sentiment  de  ses  obli- 
gations envers  Dieu,  envers  son  pays,  envers  lui-même,  et  afin 
que,  les  faits  étant  connus,  la  responsabilité  du  massacre  retombât 
sur  qui  de  droit.  Puis,  insistant  sur  ce  qu'antérieurement  il  avait 
souffert:  arrestation,  violences,  emprisonnement  de  huitmois,  dont 
trois  avec  les  fers  aux  pieds,  il  disait  qu'il  avait  tout  supporté  avec 
résignation  et  courage,  parce  qu'il  savait  que  la  plupart  de  ceux 
qui  avaient  trempé  les  mains  dans  cet  attentat  n'avaient  agi  que 


8G0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  obéissance  et  sous  l'impulsion  d'un  fanatisme  surexcité  par 
les  autorités  de  l'Église  et  par  ce  qu'on  leur  avait  enseigné  comme 
leur  devoir  envers  Dieu.  11  ajoutait  que,  sachant  maintenant  que 
le  but  du  gouvernement  et  le  désir  de  la  cour  n'étaient  pas  tant 
de  punir  ces  misérables  égarés  que  de  connaître  leurs  chefs,  il 
avait  résolu  d'éclairer  la  justice  et  qu'il  n'y  faillirait  pas.  Enfin, 
arrivant  aux  faits  mêmes,  il  racontait,  avec  des  détails  qui  eussent 
fait  frissonner  le  plus  insensible,  tout  ce  qui  s'était  passé  depuis 
l'entrée  du  convoi  dans  l'Utah,  jusqu'au  dénouement  fatal  et  au 
partage  du  butin. 

Mais  dans  ce  document  Lee  laissait  absolument  dans  l'ombre 
les  preuves  de  la  complicité  des  hautes  personnalités  de  l'Eglise  ; 
il  n'accusait  que  les  autorités  militaires  locales,  John  M.  Higbee, 
lieutenant-colonel  du  régiment  de  milice,  et  Isaac  C.  Haight,  major 
du  même  régiment,  qui  seuls,  selon  lui,  avaient  eu  qualité  pour 
donner  les  ordres,  en  raison  de  la  loi  martiale  que  Brigham 
Young  avait  proclamée  à  la  nouvelle  de  l'approche  de  l'armée 
fédérale.  La  population,  d'ailleurs,  était  sous  l'influence  d'une 
exaspération  pouvant  expliquer  bien  des  choses.  En  finissant,  le 
prisonnier  racontait  que,  peu  de  jours  après  le  massacre,  le  major 
Isaac  G.  Haight,  sous-ordre  de  W.  Dame  dans  le  district  mili- 
taire du  Iron,  l'avait  chargé  d'aller  à  Sait  Lake  City  rendre  compte 
à  Brigham  Young  de  ce  qui  s'était  passé,  lui  recommandant  d'en 
assumer  la  responsabilité  le  plus  possible  et  lui  affirmant  que 
cela  lui  mériterait  une  récompense  du  ciel;  qu'en  conséquence  il 
s'était  transporté  auprès  du  président,  mais  que  celui-ci,  en  enten- 
dant son  récit,  avait  versé  des  larmes  comme  un  enfant,  tordant 
ses  bras  de  désespoir  et  disant  que  cette  horrible  affaire  serait  une 
source  de  malheur  pour  les  INIormons  et  qu'il  aurait  tout  donné 
pour  qu'elle  n'arrivât  pas.  Lee  serait  alors  rentré  fort  abattu  et 
aurait  rapporté  à  ses  chefs  le  résultat  de  la  mission  dont  ils  l'avaient 
chargé. 

Le  ministère  public  refusa  d'accepter  cette  déposition,  dans 
laquelle  apparaissait  d'une  manière  trop  évidente  le  manque  de 
bonne  foi  du  prisonnier,  qui  s'était,  en  effet,  bien  gardé  de  com- 
promettre d'une  façon  quelconque  les  personnages  occupant  les. 
situations  les  plus  élevées  dans  la  hiérarchie  de  l'Eglise. 

Du  reste,  sur  les  cinq  membres  qui  composaient  son  conseil 
de  défense,  tandis  que  Spicer,  Bishop  et  Hog  disaient  tous  trois 
hautement  vouloir  avant  tout  sauver  leur  client,  quoi  qu'il  pût 
advenir  aux  autres  coupables,  Sutherland  et  Bâtes,  avocats  en 
titre  de  l'Église,  et  qui,  manifestement,  avaient  imposé  leur  con- 
cours, paraissaient  n'avoir  qu'un  but  :  éviter  à  tout  prix  que  le 
président  fût  incriminé.  C'était  assurément  à  la  pression  qu'ils. 


INE    PAGE    DE    l'hISTOIHE    DES    MORMONS.  861 

avaient  exorôéosiir  Loo.  pendant  qu'il  rédip:eait  sa  confession,  qu'il 
fallait  attribuer  le  caractère  par  trop  partial  et  incomplet  de  sa 
disposition. 

Le  lundi  19.  la  cour  se  réunit  et  le  grefiier  lit  l'appel  des 
témoins  cités  par  l'accusation;  il  y  en  avait  un  peu  plus  d'une 
centaine,  dont  les  deux  tiers  étaient  présens.  Le  marshal  reçut 
l'ordre  de  veiller  à  ce  qu'ils  fussent  tenus  à  l'écart,  hors  de  la  salle 
d'audience,  jusqu'à  ce  qu'ils  eussent  été  interrogés,  et  la  défense 
fut  avisée  d'avoir  à  remettre  la  liste  des  témoins  par  elle  assignés, 
pour  que  la  même  mesure  fût  prise  à  leur  égard.  Puis  l'audience 
fut  ajournée  au  lendemain.  Le  mardi  20,  le  district  attorney 
Carey  introduisit  un  nouvel  acte  d'accusation,  incriminant  Lee, 
Dame  et  sept  autres  individus,  conjointement,  de  meurtre  et 
d'association  illégale.  Dans  le  premier,  Ia'c  et  Dame  avaient  été 
accusés  de  meurtre  seulement,  et  l'on  avait  craint  que  la  défense 
n'en  profitât  pour  empêcher  d'importantes  dépositions  de  se  pro- 
duire. L»'  reste  de  la  journée  fut  donné  aux  défenseurs  pour 
examiner  ce  nouveau  document. 

Vers  le  soir,  le  bruit  d'une  complication  probable  courut,  le 
marshal  des  Etats-Unis  ayant  été  prévenu  que  les  avocats  de  la  dé- 
fense se  préparaient  à  user  d'un  moyen  adroit  pour  entraver  l'action 
du  ministère  public  :  des  plaintes  avaient  été  dressées  contre  un 
certain  nombre  de  témoins  cités  par  l'accusation,  et  on  disait  que 
des  mandats  d'arrêt  allaient  immédiatement  être  lancés  contre  eux. 
Le  marshal,  sans  perdre  une  minute,  prit  les  mesures  exigées  par 
les  circonstances;  il  lit  amener  chez  lui,  pour  le  mettre  à  l'abri, 
Klingensmith,  celui  de  tous  les  apostats  dont  les  dépositions 
paraissaient  devoir  être  les  plus  dangereuses  pour  le  parti  de 
l'Eglise;  puis  il  prévint  le  conseil  de  la  défense  qu'il  avait  garanti 
de  toute  poursuite,  de  toute  arrestation,  les  témoins  présens,  et 
qu'il  les  protégerait  à  tout  hasard  ;  il  fît  aussi  savoir  que,  si  quelque 
juge  de  paix  lançait  un  mandat  d'arrêt  et  si  quelque  constable 
tentait  de  l'exécuter,  l'un  et  l'autre  seraient  incontinent  arrêtés  et 
conduits  devant  le  commissaire  des  Etats-Unis;  enfin,  il  nomma 
six  officiers  de  police  supplémentaires,  qui  prêtèrent  le  serment 
nécessaire. 

Le  21,  dès  l'ouverture  de  l'audience,  la  défense  commença, 
mais  sans  succès,  par  provoquer  trois  incidens  dilatoires;  puis 
Lee  fit  connaître  (\\\'\\ plaidait  non  coupable.  Par  le  premier  chef 
d'accusation,  Lee,  Dame  et  sept  autres  individus  étaient  chargés 
du  meurtre  de  John  Smith  et  de  celui  d'un  nombre  considérable 
d'hommes,  de  femmes  et  d'enfans,  en  un  lieu  désigné  et  à  une 
date  déterminée.  Au  nom  de  la  défense,  Sutherland  demanda 
que  Dame  et  Lee  fussent  jugés  ensemble.  Le  ministère  public  s'y 


8<J2  UEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

opposa,  el  la  cour  ordonna  que  les  causes  seraient  disjointes.  Les 
défenseurs  demandèrent  alors  jusqu'au  lendemain  pour  exami- 
ner si,  en  présence  du  nouvel  acte  d'accusation,  ils  seraient  en 
mesure  de  soutenir  le  procès.  Cela  leur  fut  accordé. 

La  journée  du  jeudi  22  fut  consacrée  à  la  composition  du 
jury.  Douze  noms  furent  extraits  d(;  l'urne,  les  individus  appelés 
vinrent  prendre  place  au  banc  qui  leur  était  réservé;  quelques- 
uns  furent  récusés,  soit  par  la  défense,  soit  par  le  ministère 
public:  ils  furent  remplacés,  et  le  jury  finit  par  se  trouver  com- 
posé de  quatre  Gentils  :  Josephus  Wade,  J.-G.  Heister,  Paul  Price, 
John  Brewer,  et  de  huit  Mormons  :  Isaac  Duffin,  John  Knight, 
George  F.  Jarvis,  Milton  Daley,  John  G.  Duncan,  James  G.  Ro- 
binson,  John  J.  Chidester,  Ute  Perkins  sr.  On  leur  lit  prêter  ser- 
ment et  on  les  confia  à  la  garde  du  marshal. 

Il  a  paru  nécessaire,  jusqu'ici,  d'entrer  dans  de  nombreux 
détails,  afin  de  permettre  une  appréciation  exacte  des  prélimi- 
naires du  procès  et  des  difficultés  qu'il  fallut  surmonter  pour  que 
la  justice  pût  suivre  son  cours.  Il  est  moins  utile  de  s'appesantir 
sur  le  procès  lui-même,  qui  prit  des  proportions  considérables,  et 
il  suffira  d'en  signaler  les  points  les  plus  intéressans,  dans  les 
dépositions  principalement. 

Le  vendredi  matin  23  juin,  le  district  attoniey  Garey,  s'adres- 
sant  aux  jurés,  leur  fit  un  exposé  des  faits  que  l'on  connaît;  puis 
il  fut  procédé  à  l'audition  des  témoins. 

Les  deux  premiers,  Robert  Keyes  et  Asahel  Bennett,  donnèrent 
seulement  des  détails  sur  l'aspect  du  théâtre  du  massacre  quel- 
ques semaines  après  que  celui-ci  eut  été  consommé. 

Philipp  Klingensmith  fut  ensuite  appelé.  La  défense  s'étant 
opposée  à  ce  qu'il  fût  entendu  parce  qu'il  était  sous  le  coup  d'une 
accusation  de  meurtre,  le  district  attorney  déclara  renoncer  à 
exercer  des  poursuites  contre  lui.  Klingensmith  parla  alors,  et  sa 
déposition  fut  particulièrement  accablante  pour  Lee.  Lors  de  l'ar- 
rivée du  convoi  des  Arkansais  dans  l'Utah,  il  était  évêque,  dit-il, 
mais  n'occupait  aucun  grade  dans  la  milice.  Il  avait  assisté  au 
conseil  qui  s'était  tenu  à  Gedar  Gity  et  où  avait  été  discutée  la 
question  de  la  destruction  des  émigrans.  A  ce  conseil  étaient  pré- 
sens :  Haight,  Higbee,  Morrell,  Allen  et  quelques  autres.  On 
n'était  pas  tombé  d'accord  et  la  séance  avait  été  levée.  Le  lende- 
main, il  se  rencontra  avec  Haight,  Higbee  et  Joël  White  :  comme 
—  ainsi  qu'il  l'avait  fait  la  veille  —  il  protestait  contre  le  massacre 
des  émigrans,  on  décida  que,  accompagné  de  Joël  White,  il  irait 
demander  au  Président  de  laisser  passer  le  convoi  paisiblement. 
En  se  rendant  chez  BrighamYoung,  ils  aperçurent  dans  un  champ 
John  D.  Lee,  qui,  s'étant  enquis  du  but  de  leur  voyage,  leur  dit 


INE    PAGE    DK    l'uISTOIRE    DES    MOKMONS.  863 

qu'il  avait  quel(|iLio  objoctiiui  à  co  qu'il  fût  fait  droit  à  leur  requête. 
Ils  rencoutrùrent,  à  leur  retour.  Alleu,  et  faisaut  allusiou  à  ce 
qui  venait  de  se  passer  à  Parowan  :  «  Le  sort  en  est  jeté,  leur  dit 
celui-ci  :  les  émigraussout  condamnés.»  et  il  ajouta  que  Lee  avait 
reçu  des  chefs  réunis  à  Parowan  l'ordre  de  marcher  avec  la  mi- 
lice, que  Joël  ^Vhite  serait,  sans  doute,  envoyé  à  la  Pinto  Greek 
pour  transmettre  la  révocation  de  l'ordre  donné  précédemment, 
de  laisser  passer  le  convoi. 

Trois  jours  plus  tard,  Klini,'ensmith  se  trouvant  avec  quelques 
autres  chez  M  Farlane.  liaight  entra  et  leur  annonça  que.  d'après 
les  nouvelles  venues  du  camp  la  nuit  précédente,  les  choses 
n'avaient  pas  marché  ainsi  qu'on  l'espérait  et  que  l'on  demandait 
des  renforts.  Haight  partit  alors  pour  Parowan.  afin  de  prendre 
des  instructions;  là,  Uame  lui  commanda  d'user  de  ruse  pour 
déloger  les  émigrans  et  de  n'épargner  que  les  tout  petits  enfans. 
Le  témoin  se  rendit  lui-même  à  la  ville,  et  devant  la  maison  de 
Ira  Allen,  il  entendit  liigbee  disant  aux  gens  réunis  en  cet  endroit  : 
«  Venez,  vous  êtes  commandés  pour  marcher,  armés  et  équipés 
conformément  à  la  loi.  »  Il  prit  en  conséquence  son  cheval  et  son 
fusil,  et  se  mit  en  route  avec  Charley  Hopkins,  lligbee,  Willis, 
Sam  M'  Murdy  et  d'autres  encore.  La  petite  troupe  atteignit  à  la 
nuit  le  ranch  de  llamblin:  elle  y  trouva  Lee  avec  quelques 
hommes.  Lee  appela  Klingensmith,  lui  montra  une  lettre  renfer- 
mant, prétendait-il,  des  ordres  venus  de  Parowan,  lui  expliqua 
que  les  émigrans  étaient  si  solidement  fortifiés  que  ce  ne  serait 
que  par  un  stratagème  qu'on  pourrait  en  avoir  raison  et  ajouta 
qu'il  s'en  chargeait.  On  se  mit  en  marche  vers  le  cours  d'eau  près 
duquel  étaient  campés  les  Indiens  et  la  milice  venue  du  comté  de 
Washington.  Arrivé  là,  Lee  lit  former  le  cercle  à  la  troupe  et  lui 
adressa  quelques  mots.  Klingensmith  cita  les  noms  de  plusieurs 
des  hommes  présens,  entre  autres  celui  d'un  individu  nommé 
Slade  qui  se  tenait  avec  lui  en  dehors  du  cercle.  Ils  échangèrent 
leur  opinion  sur  le  massacre  qui  se  préparait;  tous  deux  s'accor- 
daient à  dire  que  ce  serait  un  crime  épouvantable,  mais  qu'il  n'y 
avait  aucun  moyen  pour  eux  de  se  soustraire  à  l'obligation  d'y 
prendre  part. 

Klingensmith  fit  ensuite,  avec  une  profusion  de  détails,  un 
récit  terrifiant  du  carnage,  récit  fréquemment  interrompu  par  les 
murmures  de  l'auditoire;  puis  le  témoin,  continuant  sa  déposition, 
dit  qu'ayant  reçu  l'ordre  de  s'occuper  des  enfans,  il  se  rendit  à 
l'endroit  où  se  trouvaient  les  chariots;  il  fit  une  description 
sommaire  de  l'horrible  spectacle  qui  s'était  présenté  à  sa  vue, 
et  avoua  qu'il  eut  hâte  de  s'y  dérober  en  emmenant  les  malheu- 
reux orphelins,  dont  quelques-uns  étaient  blessés.  Il  ne  revit 


864  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pas  Lgc  à  Cedar  City,  mais  seulement  plus  tard,  à  Sait  Lakc. 

Le  conseil'  pour  la  défense,  à  cet  instant,  s'opposa  à  ce  que 
le  témoin  répondît  à  la  question  qui  lui  fut  posée  sur  la  conver- 
sation (juil  avait  alors  eue  avec  Lee.  Un  long  débat  s'ensuivit,  et 
la  cour  linit  par  décider  qu'elle  pourrait  accepter  à  titre  de  témoi- 
gnage les  déclarations  du  prisonnier  tendant  à  l'incriminer  lui- 
même. 

Le  témoin  donna  de  nombreux  renseignemens  sur  le  partage 
du  butin,  puis  il  dit  que  Lee  avait  été  envoyé  à  Brigham  Young 
pour  lui  rendre  compte  des  événemens,  que  quelques  jours  après, 
à  Sait  Lake  City,  il  retrouva  le  messager  et  que  celui-ci  l'in- 
forma que  le  président  était  au  courant  de  toute  l'affaire.  Le  len- 
demain Lee,  Charley  Hopkins  et  Klingensmith  se  rendaient  chez 
Young  qui  leur  faisait  le  meilleur  accueil  et,  en  les  congédiant, 
leur  recommandait  de  ne  rien  dire  du  massacre  à  personne  et  de 
n'en  même  pas  parler  entre  eux.  En  terminant  sa  déposition,  le 
témoin  ajouta  quil  ignorait  comment  les  Indiens  avaient  été 
amenés  à  prendre  part  à  la  tuerie,  mais  qu'il  avait  su  par  Allen 
et  Joël  White,  que  des  instructions  avaient  été  données  à  Lee,  à 
l'effet  de  se  rendre  à  la  Pinto  Creek  où  se  trouvaient  les  Peaux- 
Rouges  et  de  les  réunir.  Il  affirma  ne  connaître  le  nom  d'aucune 
des  victimes  et  ne  savoir  si  l'ordre  d'exécuter  le  massacre  éma- 
nait de  George  A.  Smith,  commandant  de  la  légion  de  Nauvoo, 
de  rUtah  du  sud.  Lee  avait  le  commandement,  sur  le  terrain,  des 
troupes  dont  W.  H.  Dame  était  le  colonel,  John  M.  Higbee  le 
lieutenant-colonel  et  Isaac  C.  Haight  le  major. 

L'interrogatoire  de  Klingensmith  dura  jusqu'au  samedi  matin. 
Il  parut,  à  diverses  reprises,  avoir  une  certaine  répugnance  à 
parler,  mais  il  répondit  avec  un  grand  accent  de  vérité  à  toutes 
les  questions  qui  lui  furent  adressées  et  toujours  après  avoir 
mûrement  réfléchi.  Cinq  individus  ayant,  comme  lui,  pris  part 
au  massacre,  furent  amenés  à  la  barre;  aucun  n'avoua  qu'il  avait 
tiré  sur  lesémigrans;  lui  seul  ne  s'en  cacha  pas  et  dans  l'interro- 
gatoire contradictoire  que  lui  fit  subir  le  juge  Sutherland,  comme 
celui-ci  lui  disait  :  «  Je  suppose  que  vous  avez  tiré  par-dessus  la 
tête  de  ces  malheureux?  —  Non,  répondit-il,  j'ai  bien  tiré  sur 
l'homme  qui  m'avait  été  désigné  et  j'ai  lieu  de  penser  que  je  l'ai 
tué.  » 

Cet  interrogatoire  contradictoire  n'eut  d'autre  résultat  que  de 
donner  à  Klingensmith  l'occasion  de  faire  connaître  quelques  nou- 
veaux faits  intéressans. 

Il  dit  qu'en  1857  il  était  évêque  de  Cedar  City;  comme  tel, 
ses  fonctions  consistaient  à  veiller  aux  intérêts  matériels  de  la 
communauté,  à  la  perception  de  la  dîme,  à  la  surveillance  des 


UNE    PAGE    DE    l'uISTOIRE    DES    MORMONS.  865 

laboui's:  son  aiitt)i'ité  était  limitée  au  temporel;  il  était  sous  les 
ordres  de  Isaae  C.  Haight.  président  de  son  district.  Lorsqu'au 
conseil  tenu  à  Cedar  City,  il  avait  été  question  de  la  destruction 
du  convoi,  aucune  raison  n'avait  été  mise  en  avant,  il  en  fut 
étonné,  et  ce  fut  là,  d'ailleurs,  qu'il  apprit  les  ordres  venus  d  en 
haut,  portant  défense  de  communiquer  avec  les  émigrans.  Ni  du- 
rant ce  conseil,  ni  plus  tard,  bien  (ju'il  désapprouvât  la  mesure,  il 
n  osa  y  faire  une  opposition  sérieuse,  parce  qu  il  eût  risqué  sa 
vie.  Sa  longue  expérience  autorisait  ces  craintes,  et  d'autres,  qui 
pensaient  comme  lui.  agirent  de  la  même  façon.  Cette  assertion 
provoqua  une  protestation  de  W.  W.  Bishop,  un  des  avocats  de 
la  défense  :  il  déclara  qu'aux  Etats-Unis  on  aurait  quelque  peine 
à  admettre  l'existence  d'un  état  de  choses  tel  que  l'homme,  occu- 
pant le  second  rang  dans  la  région,  eiît  pu  être  forcé  de  trem- 
per ses  mains  dans  le  sang,  pour  mettre  à  l'abri  sa  vie,  qui  eût 
été  en  danger  s'il  eût  refusé  d'obéir  et  de  participer  à  un  assas- 
sinat. 

Joël  M.  White  fut  interrogé  ensuite,  et  sa  déposition  conlirma 
celle  de  Klingensmith  sur  tous  les  points.  En  ce  qui  le  touchait 
personnellement,  White  dit  qie  Haight  l'avait  envoyé  à  la  Pinto 
Creek  porter  une  lettre  destinée  à  Richard  Robinson,  chargé  de 
la  surveillance  des  Indiens,  l'informant  que  ceux-ci  devaient 
laisser  passer  les  émigrans  sans  les  molester.  Il  ne  savait  pourquoi 
cet  ordre  avait  été  révoqué.  Lorsque  Higbee  lui  commanda  de  se 
rendre  aux  Mountain  Meadows  où  un  combat  s'était  engagé  entre 
les  Indiens  et  les  émigrans,  il  lui  répondit  qu'il  n'avait  pas  de 
fusil;  il  dut,  néanmoins,  marcher  avec  sa  charrette  pour  aider  au 
transport  des  hommes  et  des  vivres;  il  ignorait,  à  ce  moment,  si 
on  allait  secourir  les  Indiens  ou  le  convoi.  Il  ajouta  qu'une 
semaine  environ  avant  le  passage  de  celui-ci,  des  émissaires 
étaient  venus  exciter  l'animosité  des  habitans.  en  racontant,  entre 
autres  choses,  que  les  Arkansais  avaient  empoisonné  la  rivière 
Corn  Creek  et  il  affirma  que  ce  fut  Lee  qui  fit  aux  Peaux-Rouges 
la  distribution  du  bétail  leur  revenant,  comme  part  du  butin. 

Une  femme,  Anne  Eliza  Hog,  sourde  mais  non  pas  muette, 
—  on  eut  occasion  de  le  constater,  —  succéda  à  Joël  White.  Elle 
déclara  avoir  assisté  à  un  meeting  provoqué  par  Lee,  la  veille  du 
départ  de  la  milice.  A  cette  réunion,  Lee  tint  les  discours  les  plus 
violens,  faisant  remarquer  que  les  Mormons  avaient  déjà  assez 
souffert  par  le  fait  des  Gentils  à  Nauvoo,  et  ailleurs;  que  le  prési- 
dent Haight  avait  refusé  de  recevoir  leurs  délégués  ;  et  qu'il  valait 
mieux  en  finir  avec  eux.  Cette  motion  fut  votée  par  acclamation 
et  la  milice  partit  le  lendemain  matin.  Cinq  jours  plus  tard,  les 
hommes  rentrèrent  et,  dans  une  nouvelle  réunion,  Lee  rendit 
TOME  cxxxi.  —  1895.  55 


866  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

compte  de  l'expédition;  il  raconta  qu'il  avait  couru  de  sérieux 
dangers,  ses  vôtemeus  ayant  été  traversés  par  deux  balles,  au  mo- 
ment oîi  il  allait  déployer  le  drapeau  de  parlementaire.  Le  récit 
qu'il  fit  des  faits,  —  du  moins  tel  que  le  rapporta  Anne  Eliza  Hog, 

—  concordait  absolument  avec  les  témoignages  recueillis  précé- 
demment. En  finissant,  Lee  dit  avoir  tué  un  homme  et  un  enfant, 
d'un  même  coup  de  feu,  mais  qu'il  n'était  pas  responsable  du  sang 
innocent  ainsi  versé  ;  la  faute  en  était  à  l'homme  qui  tenait  l'enfant 
dans  ses  bras  et  s'était  refusé  à  le  lui  livrer.  Anne  Eliza  habitait 
Fort  Harmony,  dans  le  comté  du  Iron;  elle  y  vit  trois  ou  quatre 
des  orphelins  qui  avaient  été  épargnés,  mais  l'un  d'eux,  un  petit 
garçon,  ayant  montré  du  doigt  l'assassin  de  son  père  —  un  Indien 
qu'il  voyait  porteur  des  vêtemens  dont  celui-ci  avait  été  dépouillé, 

—  l'infortuné  disparut  un  beau  jour  et  personne  oncques  n'en 
entendit  parler.  Lee  avait,  du  reste,  formellement  recommandé 
qu'on  ne  fît  jamais  aucune  question  à  ces  enfans,  dans  l'espé- 
rance que  le  souvenir  des  événemens  s'efTacerait  de  leur  mé- 
moire. 

Les  dépositions  de  Thomas  D.  \Yillis,  John  H.  Willis,  William 
Matthews,  William  Young,  Samuel  PoUock,  John  Sherratt,  Wil- 
liam Bradshaw,  —  qui  raconta  que  venu  au  rassemblement  de  la 
milice  avec   une   pelle  et  sans  fusil,   il   fut  bafoué  et  renvoyé, 

—  de  Robert  Kershaw  et  d'autres  encore,  confirmèrent  les  accu- 
sations portées  contre  Lee. 

Durant  ce  défilé  des  témoins,  il  se  produisit  deux  incidens. 

Le  premier  eut  son  origine  dans  une  discussion  qui  s'éleva 
entre  Baskin  et  Sutherland  pendant  l'interrogatoire  contradic- 
toire auquel  était  soumis  Samuel  Pollock  et  occupa  la  Cour  pen- 
dant deux  heures.  Les  sympathies  de  Pollock  étaient  très  visible- 
ment acquises  à  l'accusé,  dont  les  défenseurs  avaient  constamment 
cherché  à  obtenir,  tant  de  lui-même  que  des  différens  témoins, 
des  dépositions  sur  ce  qui  avait  pu  être  dit,  soit  par  les  uns,  soit 
par  les  autres,  tandis  que  Carey  avait  toujours  dirigé  les  interro- 
gatoires de  façon  que  les  réponses  portassent  uniquement  sur  les 
faits.  Les  efforts  de  la  défense  pour  obtenir  des  témoignages  sur 
les  propos  qui  avaient  été  tenus,  à  aucun  moment  des  débats,  ne 
se  manifestèrent  plus  énergiquement  que  dans  l'interrogatoire  de 
Pollock  par  Sutherland,  dont  le  but  était  de  démontrer  que  la  res- 
ponsabilité du  massacre  incombait  aux  Indiens  qui,  —  prétendait 
la  défense,  —  étaient  les  maîtres  de  la  situation  et  avaient  forcé, 
par  leurs  menaces,  les  blancs  à  prendre  part  aux  meurtres  commis. 
Citant  de^nombreuses  autorités  à  l'appui  de  sa  thèse,  Baskin  sou- 
tint que,  sauf  les  cas  bien  déterminés  de  défense  personnelle,  de  dé- 
fense de  propriété  ou  d'accident,  tuer  un  homme  est  toujours  un 


iNK  PACiK  DE  i.'nisronu:  des  moioions.  iS67 

crime  ;  que  nul  iiV  peut  invoquer  (]u"il  a  été  contraini,  pour  se  justi- 
fier, (l'avoir  versé  le  sani:  d'aufrui;  cjue  le  devoir  de  ehacuii  est  de 
sacrifier  sa  vie  plutcMcjue  de  disposer  de  celle  d'un  individu  inolVeii- 
sif.  Il  contesta  (juil  fût  permis  de  produire  devant  un  tribunal  des 
paroles  ou  des  actes  fendant  à  justifier  un  meurfreef  cela,  pari-eque 
l'homme  (jui  médite  un  assassinat  a  Ittujouis  le  soin  de  prendre 
les  précautions  nécessaires  pour  cacher  le  mobile  qui  l'a  ijuidé, 
pour  éviter  le  châtiment  qui  le  menace.  Il  dit.  enfin,  qu'il  est  tou- 
jours permis  d'admettre  la  déposition  d'un  Inunme  se  cluirgeant 
lui-même,  parce  qu'il  n'est  pas  vraisemblable  que  cet  homme 
cherche  à  se  porter  [iréjudice  personnellement;  mais  qu'on  ne 
peut  accepter  les  dires  d  un  meurtrier,  soitavani  le  crime,  soit  au 
moment  du  crime,  parce  que  ses  paroles  peuvent  n'avoir  eu  d'autre 
objet  que  d'éerarer  la  justice.  —  La  (!our  sanctionna  la  manière 
de  voir  de  Baskin. 

Le  second  incident  fut  amené  également  par  le  juge  Suther- 
land,  dans  la  journée  du  mercredi.  Il  demanda  à  la  Cour  la  per- 
mission de  donner  lecture  dun  certificat  de  médecin,  qu'il  venait 
de  recevoir  de  Sait  Lake  City,  parle  télégraphe,  constatant  que  la 
santé  de  Brigham  Young  et  celle  de  (ieorge  A.  Smith  ne  leur  per- 
mettaient pas  de  se  déplacer.  Il  ajouta  que  notification  avait  été 
faite  à  Carey  que  le  lendemain  à  midi,  M.  William  Clayton,  un 
notan/  public,  recevrait  les  dépositions  de  ces  deux  personnages 
et  qu'en  même  temps,  Carey  avait  été  invité  à  donner  à  Sait  Lake 
City  procuration  à  un  attorney,  pour  être  présent  aux  déposi- 
tions des  témoins  absens  et  interroger  ceux-ci  contradictoirement  ; 
il  offrait  de  payer  le  prix  des  télégrammes  ainsi  que  les  hono- 
raires de  l'attorney  et  demanda  à  la  Cour  de  requérir  Carey  de 
désigner  ce  mandataire.  Carey  s'opposa  à  ce  que  la  requête  de 
Sutherland  fût  admise  et  la  Cour  décida  qu'elle  était  irrégulière 
et  inconvenante:  les  officiers  du  Gouvernement  qui  assistaient  à 
l'audience  représentaient  le  peuple  américain  ;  ils  n'avaient  pas  à 
se  trouver  à  Sait  Lake  City  à  la  date  et  à  l'heure  indiquées; 
Sutherland  n'avait  aucun  droit  de  requérir  le  District  attorney  de 
désigner  un  délégué,  alors  que  ses  subordonnés  l'assistaient  dans 
des  poursuites  exercées  par  lui;  la  défense  d'ailleurs  ne  pouvait 
invoquer  un  cas  subit  et  de  force  majeure,  il  y  avait  près  de 
deux  semaines  que  le  procès  était  commencé,  et  non  seulement 
elle  avait  eu  amplement  le  temps  de  réunir  tous  les  témoins  qui 
pouvaient  lui  être  nécessaires,  mais  elle  s'était  elle-même  déclarée 
prête  pour  le  procès;  si  les  témoins  appelés  par  elle  lui  faisaient 
défaut,  elle  n'avait  qu'à  s'en  prendre  à  elle-même,  mais  il 
n'était  pas  possible  de  s'écarter  des  règles  ordinaires  de  procé- 
dure. 


868  lŒVUE    DES    DEUX    WOiNDES. 

L'audition  des  témoins  cités  par  le  ministère  public  avait 
duré  du  vendredi  23  juillet  au  mercredi  28  ;  à  l'ouverture  de  l'au- 
dience, le  vendredi  suivant,  Wells  Spicer  prit  la  parole  au  nom 
de  la  défense.  Il  prononça  un  discours  très  travaillé,  plein  de 
réticences,  et  commença  par  passer  assez  légèrement  sur  les  faits 
qui  précédèrent  le  massacre,  puis,  quand  il  arriva  au  drame  des 
Mountain  Meadows,  il  s'écria  que  d'accord  avec  le  ministère  pu- 
blic, il  pensait  qu'il  n'y  avait  pas  d'expressions  assez  fortes  pour 
stigmatiser,  comme  il  convenait,  un  crime  qui  rivalisait  avec  tout 
ce  que  l'histoire  pouvait  offrir  de  pire  comme  perfidie  et  cruauté. 
Des  Indiens  avaient  massacré  le  convoi  et,  malheureusement,  parmi 
ces  véritables  bouchers,  il  y  avait  eu  aussi  des  blancs  obéissant 
à  un  mot  d'ordre  émanant  d'une  autorité  si  absolue  et  si  redoutée 
que  nul  n'aurait  songé  à  résister.  L'orateur  n'entendait  pas,  disait- 
il,  envelopper  toute  la  communauté  dans  une  même  réprobation; 
il  admettait  que,  comme  dans  toute  société,  il  y  avait  parmi  les 
Mormons  des  bons  et  des  médians,  mais  le  fait  même  pour  les 
Saints  du  dernier  jour  d'habiter  un  pays  frontière  et  constamment 
menacé,  l'attrait  du  péril  et  de  la  vie  d'aventure,  devaient  natu- 
rellement amener  dans  le  sein  de  leur  Eglise  une  foule  de  gens 
capables  de  tous  les  forfaits.  A  son  avis,  parmi  les  blancs  qui 
avaient  participé  au  massacre,  il  était  deux  catégories  :  ceux  qui 
par  pure  férocité,  au  mépris  des  lois,  et  foulant  au  pied  toute 
crainte,  devinrent  des  assassins,  puis  ceux  qui,  soumis  à  l'abject 
esclavage  sous  lequel  tous  les  sectateurs  du  prophète  courbaient 
la  tête,  en  tuant,  obéirent  à  un  cruel  mandat  qu'ils  n'avaient  pas 
osé  repousser.  Citant  la  Bible,  il  parla  de  peuples  mis  à  mort  par 
l'ordre  de  Dieu,  mais  il  se  hâta  d'ajouter  que  jamais  il  n'aurait 
l'audace  de  laisser  entendre  que  les  meurtres  commis  aux  Moun- 
tain Meadows  eussent  été  perpétrés  pour  apaiser  la  colère  céleste  : 
il  y  avait  assurém&nt  eu  quelque  autre  motif,  motif  bien  impé- 
rieux, qui  avait  contraint  les  coupables  au  crime.  Quant  à  Lee, 
sa  présence  sur  les  lieux  était  incontestable,  mais  il  n'existait 
pas  un  soupçon  de  preuve  qu'il  eût  frappé  une  seule  des  vic- 
times. 

Expliquant  les  origines  du  drame,  Spicer  dit  que  les  émigrans 
avaient  été  amicalement  accueillis  d'abord,  mais  que  le  convoi 
malheureusement  était  en  grande  partie  composé  de  jeunes  gens 
venus  de  l'Arkansas,  trappeurs  et  chasseurs,  dont  la  conduite 
avait  fini  par  soulever  l'animosité  des  habitans,  déjà  très  montés 
par  l'approche  des  troupes  fédérales.  Arrivés  à  la  Corn  Creek, 
les  Arkansais  eurent  des  difficultés  avec  les  Indiens  Pah-Vants, 
et  de  ces  diificultés  qui  amenèrent  une  collision,  résulta  le  mas- 
sacre. Selon  l'orateur,  si  les  émigrans  n'avaient  pas  eu  maille  à 


im:  r.vr.c  de  l'uistoiiu:  des  mormons.  8G9 

partir  avec  k#  sauvages,  ils  eussent  traversé  le  Territoire  sans 
soutYrir  île  dommage.  Revenant  à  son  client,  il  exalta  l'héroïsme 
dont  il  avait  fait  })rcu\(\  at'lirmant  que  seul  au  milieu  de  ses  co- 
religionnaires paralysés  à  la  fois  parla  terreur  que  leur  inspiraieni 
leurs  daui^ereux  alliés,  les  Indiens,  et  par  les  ordres  terribles 
qu'ils  avaient  retins,  il  éleva  la  voix  contre  cette  tuerie  et  qu'il  ne 
se  tut  que  lorsque,  le  nR'iun;ant  de  son  rille,  Higbee  lui  imposa 
silence. 

L'heure  de  la  suspension  de  l'audience  arriva  avant  que  Spicer 
n'eût  termine.  Son  discours,  jusque-là,  avait  profondément  mé- 
contenté ses  collègues,  dont  deux  au  moins  avaient  surtout  en 
vue  d'empêcher,  à  tout  prix,  que  le  président  Youngfùt  incriminé^ 
et  qui  considéraient  la  défense  de  Lee  comme  tout  à  fait  acces- 
soire. L'argumentation  de  Spicer  accusant  successivement  les 
ordres  du  président,  l'émotion  causée  par  l'approche  de  l'armée 
de  Johnston,  la  collision  avec  les  Indiens  suscitée  par  les  émi- 
grans,  avait  paru  très  faible  et  très  décousue.  Aussi,  à  la  reprise 
de  l'audience,  Spicer  dut-il  se  contenter  de  lire  quelques  lignes 
élaborées  par  l'un  de  ses  collègues,  dans  lesquelles  il  revenait 
partiellement  sur  ses  assertions  du  matin,  et  (|uand  il  eut  achevé, 
il  laissa  les  membres  du  jury  fort  perplexes  et  se  demandant  àr 
quelle  conclusion  il  avait  voulu  venir. 

L'audition  des  témoins  cités  par  la  défense  commença  par 
celle  de  Jesse  N.  Smith,  parent  du  prophète-martyr  et  de  George 
A.  Smith.  Il  tléclara  que  dans  le  courant  du  mois  d'août  1857,  il 
avait  fait  une  tournée  dans  les  divers  centres  de  l'Utah,  avec 
George  A.  Smith  qui  prêchait  et  profitait  de  l'occasion  pour 
recommander  à  ses  auditeurs  d'épargner  leurs  grains  et  de  n'en 
point  donner  à  leurs  animaux,  comme  nourriture.  Jamais  il  ne 
l'entendit  faire  allusion  au  convoi  des  émigrans  ;  lui-même  céda  à 
ceux-ci  du  sel  et  de  la  farine,  quand  ils  passèrent  à  Parowan. 
Vers  le  10  septembre,  il  fut  mandé  par  le  colonel  Dame,  qui  avait 
entendu  dire  que  les  Arkansais  avaient  été  attaqués  par  les 
Indiens  et  qui  désirait  l'envoyer  aux  informations.  Il  se  rendit, . 
en  conséquence,  à  Cedar  City  avec  Edouard  Dalton  ;  il  n'y  entendit 
que  des  rumeurs  confuses  concernant  cette  attaque,  mais  à 
Pinto  on  tenait  la  nouvelle  comme  certaine;  ayant  été  avisé,  en 
même  temps,  qu'il  y  avait  quelque  danger  à  se  rendre  sur  les 
lieux,  il  revint  à  Parowan  le  12  septembre,  rapporter  ce  qu'il 
avait  appris  à  Dame  qui  ne  fit  aucune  observation. 

Silas  S.  Smith,  frère  du  témoin  précédent,  confirma  la  dépo- 
sition de  celui-ci,  en  ce  qui  touchait  les  recommandations  faites 
par  George  A.  Smith  de  ne  point  donner  de  blé  aux  bêtes  ;  il  ne 
l'entendit  jamais  conseiller  de  ne  pas  vendre  de  vivres  aux  émi- 


870  REVLE    DES    DEUX    MO^DES. 

grans.  Étant  vt'iiii  camper  avec  son  frère,  George  A.  Smith  et 
l'évèque  Farnsworth  à  la  Corn  Creek,  où  se  trouvait  déjà  établi 
le  campement  des  Arkansais,  quelques-uns  d'entre  eux  vinrent 
s'asseoir  près  de  leur  feu,  leur  firentdiverses  questions  sans  impor- 
tance et  demandèrent  s'il  y  avait  quelque  chance  pour  que  les 
Indiens  mangeassent  de  la  viande  d'un  bœuf  qui  gisait  mort  près 
de  là.  Quarante-huit  heures  plus  tard,  il  arriva  à  Beaver  oii  il  dé- 
passa le  convoi  des  émigraus,  puis  rentra  chez  lui  à  Paragoonah, 
dans  le  comté  du  iron.  Quelques  jours  après  il  fut  requis  par  le 
colonel  Dame  pour  se  rendre  avec  dix  hommes  au  secours  des 
émigrans  qui  avaient  des  difficultés  avec  les  Indiens,  près  de 
Beaver.  En  y  arrivant,  il  trouva  les  premiers  abrités  derrière  leurs 
chariots  disposés  en  corral.  Il  parvint  par  une  distribution  de 
viande  de  bœuf  à  apaiser  les  Indiens,  qui  prétendaient  que 
quelques-uns  de  leurs  guerriers  avaient  été  tués  par  les  émigrans 
et  voulaient  laver  cet  affront  dans  le  sang.  Lorsqu'il  partit,  il 
croyait  l'affaire  arrangée,  et  depuis,  n'eut  aucun  rapport  avec  le 
convoi.  Il  était  capitaine  dans  la  milice.  Il  n'entendit  jamais  dis- 
cuter le  sort  des  émigrans  qui  lui  parurent  des  gens  peu  recom- 
mandables,  mal  disposés  pour  les  Peaux-Bouges  et  qui  juraient 
et  blasphémaient  de  la  façon  la  plus  épouvantable. 

Elishalloops,  le  troisième  témoin,  déposa  qu'il  habitait  Beaver 
en  1857  et  qu'il  connaissait  George  A.  Smith,  Jesse  N.  Smith, 
l'ex-évêque  Farnsworth  ainsi  que  diverses  autres  personnes  mar- 
quantes de  l'Eglise.  Il  accompagnait  les  Smith  au  mois  de  sep- 
tembre et  se  trouvait  au  campement  de  la  Corn  Creek  lorsque 
plusieurs  émigrans  vinrent  causer  et  demander  où  ils  pourraient 
trouver  de  l'herbe  et  de  l'eau  pour  refaire  leur  bétail.  Un  bœuf 
mort  gisait  entre  les  deux  campemens,  et  au  moment  où  les  Smith 
se  mettaient  en  route  avec  le  témoin,  celui-ci  vit  un  médecin  alle- 
mand, de  petite  taille,  qui  faisait  partie  du  convoi,  sortir  un  poi- 
gnard à  poignée  d'argent,  le  plonger  à  trois  reprises  dans  le  corps 
du  bœuf,  puis  prendre  une  fiole  pleine  d'un  liquide  légèrement 
coloré  et  verser  ce  liquide  dans  les  trous  faits  par  le  poignard.  Le 
témoin  n'eut  plus  occasion  de  revoir  le  convoi. 

Procédant  à  un  interrogatoire  contradictoire,  Baskin  ne  tarda 
pas  à  mettre  Elisha  Hoops  dans  le  plus  grand  embarras.  Bépon- 
dant  aux  questions  qui  lui  étaient  posées,  Hoops  dit  que  les  Smith 
et  l'évèque  Farnsworth  étaient  déjà  montés  dans  leur  voiture 
quand  le  médecin  allemand  avait  procédé  à  son  opération,  qu'il 
ne  savait  pas  si  ses  compagnons  l'avaient  vue,  mais  qu'ils  ne  la 
leur  avaient  pas  signalée  ;  que  dix  minutes  ou  un  quart  d'heure 
après,  des  Indiens  étaient  venus  proposer  un  marché  au  docteur, 
sans  doute  parce  qu'ils  avaient  besoin  de  la  peau  du  bœuf  pour  en 


l.NE    PAliE    DE    LllISTOlRf:    DES    MORMONS.  874 

fairo  dos  motiis-siiis  et  qu'ayant  liiii  par  donner  quelques  peaux 
d'antilopes  en  échange,  ils  s  étaient  mis  en  devoir  de  déj)ouiller 
laninuil.  Baskin  tît  observer  au  témoin,  que, sans  appuyer  sur  ce 
«|u"il  y  avait  d'étrangeà  ce  (ju  il  se  fût  trouvé  des  acquéreurs  pour 
un  objet  qui  allait  évidemment  être  abandonné  sur  place,  il  était 
surpris  que,  malgré  qu  il  partît,  selon  son  dire,  justement  au  mo- 
ment où  le  in«'decin  allemand  venait  de  verser  le  contenu  de  sa 
liole.  il  eût  pu  voir  le  marché  se  conclure  et  les  Peaux-Rouges 
dépouiller  le  bœuf.  Ainsi  mis  au  pied  du  mur,  Hoops  prétendit 
qu'un  accident  étant  survenu  au  harnais  de  l'un  des  chevaux  de 
la  voiture  qu  il  conduisait,  son  départ  s  était  trouvé  relardé  dune 
demi-heure,  mais  ijuand  on  lui  demanda  quelle  était  la  partie  du 
harnais  (|u"il  avait  fallu  réparer,  pris  à  l'improviste,  il  se  troubla, 
et  de  question  en  question,  on  arriva,  au  grand  dommage  de  la 
défense,  à  la  démonstration  que  le  témoignage  d'Elisha  Iloojts 
avait  été  acheté. 

La  déposition  de  Brigham  Young  mérite  d'être  rapportée  dans 
ses  parties  essentielles.  «  Son  âge:  75  ans; malade  depuis  quelque 
temps  déjà,  l'état  de  sa  santé  lui  interdisait  de  se  rendre  àBeaver. 
En  I80T,  il  était  gouverneur  du  Territoire,  —  par  suite,  surin- 
tendant des  Affaires  indiennes.  — et  président  de  l'Eglise  de  J.-C. 
des  Saints  du  dernier  jour.  Toute  comnmnication  régulière  entre 
l'L'tah  et  les  Etats-Unis  avait  été  interrompue  par  le  gouvernement 
fédéralqui  avait,  eu  outre,  envoyé  des  troupes,  dans  le  dessein  avéré 
de  détruire  le  mormonisme.  Autant  que  ses  souvenirs  lui  per- 
mettaient de  l'allirmer,  il  n  y  avait  plus  dans  le  Territoire,  déjuge 
des  Etats-Unis.  Il  avait  entendu  vaguement  parler,  vers  la  fin  de  l'été, 
du  passage  d'un  convoi  venant  de  l'Arkansas,  se  rendant  en  Cali- 
fornie ;  mais  il  n'avait  jamais  su  que  les  émigrans  eussent  été  mis 
en  demeure  de  s'éloigner  de  Sait  Lake  City  et,  en  tout  cas,  il 
n'avait  jamais  donné  d'ordre  à  cet  efTot.  Il  n'avait  pas  été  interdit 
aux  habitans  de  céder  du  grain  aux  émigrans  pour  leur  nourri- 
ture personnelle,  mais  ils  avaient  été  avisés  de  ne  pas  leur  en  ven- 
dre pour  leur  bétail,  parce  qu'en  prévision  des  événemensqui  se 
préparaient,  il  était  nécessaire  de  veiller  à  ce  que  le  pays  fût  lar- 
gement approvisionné.  11  n'avait  appris  la  destruction  du  convoi 
que  quelque  temps  après  le  massacre  et  seulement  par  de  vagues 
rumeurs.  Deux  mois  plus  tard.  Lee  ^int  le  trouver  à  son  cabinet, 
pour  l'entretenir  des  Indiens  qui  s'agitaient  et  menaçaient  les  éta- 
blissemens  des  blancs;  l'évêque  lui  parla  alors  du  massacre,  mais 
dès  les  premiers  mots  il  l'arrêta:  ce  qu  il  avait  appris  par  la  ru- 
meur publique  lui  suffisait;  il  reculait  devant  le  sentiment  de 
l'impression  pénible  que  n'auraient  pas  manqué  d'éveiller  chez 
lui  les  détails  qu'il  soupçonnait.  Philipp  Klingensmith  ne  se  trou- 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  pas  avec  Lee,  lors  de  la  visite  de  celui-ci,  et  Brighiim  Young 
n'avait  aucun  souvenir  que  le  premier  lui  eût  jamais  parlé  du 
massacre,  ni  que  lui-même  eût  donné  des  instructions  à  Klin- 
gensmith  touchant  les  dépouilles  des  émigrans;  il  avait  toujours 
ignoré  et  ignorait  encore  Temploi  qui  en  avait  été  fait.  Il  n'avait 
pas,  en  tant  que  gouverneur,  ordonné  une  enquête  et  traduit  les 
coupables  devant  la  justice,  parce  qu'un  autre  gouverneur  venait 
à  cette  époque  d'être  nommé  par  le  président  des  Etats-Unis,  que  ce 
gouverneur  était  en  route  pour  prendre  possession  de  son  poste, 
et  parce  qu'il  n'y  avait  pas  de  juge  des  Etats-Unis  dans  l'Utah.  Peu 
de  temps  après  l'arrivée  du  gouverneur  Cumming,  il  avait  prié 
celui-ci  de  prendre  avec  lui  le  juge  Cradlebaugh,  du  District  sud, 
offrant  de  leur  prêter  son  concours  pour  procéder  à  une  enquête 
«t  amener  les  coupables  devant  la  justice.  Vers  le  10  septembre 
1857,  il  avait  reçu  de  Isaac  C.  Haight,  ou  de  John  D.  Lee  une 
communication  concernant  le  convoi  des  Arkansais,  —  il  avait 
Techerché  ce  document,  mais  ne  l'avait  pas  retrouvé,  —  et  en 
réponse,  il  avait  écrit  à  Isaac  G.  Haight  qui  remplissait  les  fonc- 
tions de  président  à  Cedar  City,  de  laisser  non  seulement  cette 
troupe  d'émigrans.  mais  tous  les  convois  analogues,  traverser 
paisiblement  le  Territoire  et  de  calmer  les  Indiens  hostiles  qui 
A'oudraient  leur  faire  un  mauvais  parti.   » 

Cette  déposition  singulièrement  maladroite  de  la  part  d'un 
homme  aussi  avisé  et  où  Brigham  Young  faisait  si  bon  marché 
de  ce  pouvoir  autocratique  dont  tout  le  monde  le  savait  investi, 
restera  comme  la  preuve  écrasante  de  la  complicité  du  président 
dans  le  massacre  des  Mountain  Meadows,  complicité  dont  paraît 
cependant  douter  l'historien  Hubert  Howe  Bancroft. 

Quant  à  Ceorge  A.  Smith,  sa  déposition  était  fort  courte  : 
après  y  avoir  dit  qu'il  avait  58  ans,  que  la  maladie  l'empêchait 
de  paraître  devant  la  Cour,  il  déclarait  qu'en  1857  il  était  un  des 
douze  apôtres  de  l'Eglise  de  J.-C.  des  Saints  du  dernier  jour, 
qu'il  n'occupait  aucune  autre  position  officielle  et  n'avait  aucun 
grade  dans  la  milice  ;  il  certifiait  qu'il  n'avait  pris  part  à  aucun 
conseil  auquel  auraient  assisté  W.  H.  Dame,  Isaac  C.  Haight  et 
autres,  où  il  aurait  été  question  d'attaquer  le  convoi  massacré 
dans  le  courant  de  septembre  1857.  En  un  mot,  il  tenait  pour 
fausses  toutes  les  accusations  portées  contre  lui. 

L'audition  des  témoins  était  terminée.  —  Le  mardi  3  août,  le 
juge  Boreman  prit  la  parole  et,  s'adressant  aux  jurés,  leur  expliqua 
les  devoirs  que  la  loi  leur  imposait,  les  articles  du  Code  criminel 
applicables  en  la  circonstance,  et  leur  rappela  qu'ils  étaient  libres, 
qu'ils  ne  dépendaient  que  de  leur  conscience.  Il  insista  sur  ce 
qu'ils  étaient  seuls  juges  des  faits  exposés  devant  eux  et  du  degré 


INE    PAGE    DE    I.'niSTOlliE    DES    MORMONS.  875 

de  créance  i[ii*  méritaient  los  divers  témoignages.  Il  lenr  dit  qne 
le  massacre  des  Monntain  Meadows  était  sans  analogue  dans  les 
fastes  des  temps  modernes  et  chez  les  peuples  civilisés,  que  les- 
hommes  qui  avaient  commis  cet  exécrable  forfait  avaient  montré 
une  férocité  vraiment  diabolique:  puis  il  fit  remarquer  que  le 
crime  n'était  pas  contesté,  non  plus  que  le  lieu  où  il  avait  été 
commis,  ni  la  date,  et  il  ajouta  que  le  prisonnier  amené  devant 
le  jury  était  accusé  non  si'ulement  d'avoir  été  un  des  acteurs  du 
drame,  mais  aussi  de  l'avoirdirigé.  D'autres,  tels  que  Dame,  llaight, 
Higbee.  Adair.  Wilden,  Jukes.  Klin^cnsmilb.  Stewart,  avaient 
également  été  accusés,  mais  en  ce  moment,  John  Doyle  J^ee,  seul, 
était  en  cause  ;  le  jury  n'avait  pas  à  s'occuper  si  ses  complices 
seraient  arrêtés  à  leur  tour  et  mis  en  jupMiKMit  :  il  ('tait  raisonna- 
ble de  penser  que  cette  mesure  de  justice  ne  se  ferait  pas  attendre, 
mais  actuellement,  il  le  leur  répétait,  il  s'agissait  uniquement 
pour  les  jurés  de  prononcer  «i  Jobn  Doyle  Lee  était  innocent  ou 
coupable.  Après  cet  exorde.  le  juge  Boreman  entra  dans  un  examen 
minutieux  de  tous  les  faits  sur  lesquels  les  jurés  allaient  être  appe- 
lés à  prononcer,  donnant  tous  les  édaiicissemens  qui  lui  pa- 
raissaient utiles  sur  les  points  qui  pourraient  sembler  obscurs,  tant 
en  ce  qui  concernait  l'appréciation  du  degré  de  culpabilité,  qu'en 
ce  qui  touchait  la  [leine  encourue,  et  il  termina  en  adjurant  lejury 
de  prononcer  son  verdict  sans  avoir  égard  aux  iiilluences  exté- 
rieures, selon  sa  conscience,  en  se  rappelant  que  c'était  là  son 
devoir  vis-à-vis  du  prisonnier  comme  du  pays  tout  entier. 

Le  lendemain,  mercredi  4  août,  le  district  attorncy  Carey 
prit  la  parole  au  nom  du  ministère  public.  Rappelant  successive- 
ment tous  les  témoignages  produits  contre  John  D.  Lee,  il  prouva 
qu'il  y  avait  eu  préméditation  de  sa  part  ;  que  des  ordres  mysté- 
rieux et  redoutables  avaient  été  donnés  ;  que  la  thèse  rendant  les 
Indiens  responsables  du  massacre  était  aussi  peu  soutenable 
«ju'était  absurde  l'histoire  du  bœuf  empoisonné,  qui  aurait  t'Ie  la 
cause  du  conflit  entre  les  émigrans  et  les  Peaux-Rouges  ;  enfin  il 
se  demanda  sil  existait  un  parti  politique  ou  une  organisation 
théocratique  qui  consentirait  à  assumer  la  honte  de  justifier  ce- 
massacre,  s'il  y  avait  un  seul  homme  qui  serait  prêt  à  venir  à 
cette  barre,  dire  :  «  Rendez  la  liberté  à  ce  prisonnier  !  »  Il  affirma 
qu'il  ne  croyait  pas  que  ce  fût  possible  et  conclut  en  demandant 
aux  jurés  de  prononcer  le  verdict  qui  s'imposait  à  leur  conscience. 

Le  juge  Sutherland  répondit  le  premier  pour  la  défense.  Après 
les  lieux  communs  ordinaires  sur  la  peine  de  mort,  après  avoir 
reconnu  que  le  massacre  des  Mountain  Meadows  était  un  crime 
épouvantable,  sans  précédent,  qu'il  n'y  avait  pas  de  châtiment 
suffisant  pour  les  individus  coupables  d'un  si  horrible  forfait,  iL 


87 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

demanda  an  jury  s'il  se  croyait  assez  complètement  éclaire  par 
les  témoignages  produits.  Il  fit  observer  que  l'on  n'avait  pas  cité 
tous  les  témoins  que  l'on  aurait  dû  appeler  et  que  parmi  ceux 
qui  avaient  déposé,  seuls,  Klingensmith  et  White  avaient  eu  à 
répondre  sur  les  faits  qui  s'étaient  déroulés  sous  leurs  yeux, 
comme  sur  ce  qu'ils  avaient  dit  et  ouï  dire  avant  de  se  rendre  aux 
Mountain  Meadows,  pendant  qu'ils  s'y  trouvaient  et  postérieure- 
ment. Les  autres  personnes  entendues  avaient  été  invitées  à  se 
borner  à  la  narration  des  faits,  soit  que,  témoins  cités  par  le  mi- 
nistère public,  elles  eussent  eu  à  subir  un  interrogatoire  contra- 
dictoire dirigé  par  la  défense,  soit  qu'elles  eussent  été  citées  par 
celle-ci.  Et  malgré  cela,  il  n'avait  pas  été  possible  de  prouver 
qu'il  y  eût  eu,  entre  les  gens  incriminés,  une  entente  ayant  un 
autre  but  que  de  sauver  les  émigrans  qui  avaient  survécu  et  d'en- 
terrer les  morts.  Il  fit  remarquer  que  l'attaque,  à  la  suite  de  la- 
quelle le  convoi  s'était  couvert  par  uti  retranchement,  était  surve- 
nue inopinément  du  fait  des  Indiens;  puis,  essayant  toujours 
de  mettre  en  cause  ceux  qui  se  trouvaient  nommés  dans  l'acte 
d'accusation,  il  constata  que  tous  n'étaient  pas  venus  de  la  même 
localité,  qu'ils  ne  campaient  pas  tous  ensemble,  et  prétendit  en 
tirer  la  preuve  qu'ils  n'avaient  pu  se  concerter.  Il  montra  les 
Indiens  disparus  le  jour  où  les  Arkansais  se  confièrent  aux  Mor- 
mons et,  à  l'insu  de  ceux-ci,  placés  en  embuscade.  Il  demanda  où 
était  la  preuve  que  Lee  eût  conçu  le  plan  abominable  dont  on 
l'accusait,  et  affirma  que  les  Mormons  avaient  été  aussi  surpris  que 
les  émigrans  par  l'agression  soudaine  des  Peaux-Rouges.  Lee, 
d'ailleurs,  était  avec  la  tête  du  convoi,  à  ce  moment;  il  n'avait 
rien  pu  voir  et  s'était  hâté  de  mettre  les  enfans  à  l'abri.  Puis 
l'orateur  chercha  à  prouver  le  peu  de  confiance  que  devaient 
inspirer  les  confessions  de  Philipp  Klingensmith  et  de  Joël 
White  qui,  de  leur  propre  aveu,  avaient  pris  part  au  mas- 
sacre ;  il  s'efforça  de  montrer  que  de  nombreuses  divergences 
s'étaient  produites  dans  les  dépositions  relatives  aux  ordres  qu'on 
prétendait  avoir  été  donnés  par  Lee  et  à  la  formation  des  Mormons 
marchant  en  file  avec  les  émigrans.  Il  conclut  en  disant  que 
seuls,  exaspérés  contre  les  Arkansais  qui  avaient  empoisonné  les 
viandes  laissées  derrière  eux  et  l'eau  des  rivières,  les  Indiens 
étaientles  auteurs  du  massacre  ;  que  les  Mormons n'étaientaccourus 
que  pour  essayer  de  s'interposer;  qu'après  la  capitulation  négo- 
ciée par  Lee,  ils  avaient  cru  que  les  Indiens  s'étaient  rendus  à 
leurs  prières,  mais  que  traîtres,  comme  toujours,  les  Peaux- 
Rouges  s'étaient  rués  sur  les  émigrans  qui  défilaient  devant  eux 
désarmés;  que,  par  son  courage  et  son  adresse,  Lee  avait  réussi  à 
sauver  les  enfans  et  que  ce  qui  avait  pu  être  arraché  aux  Indiens, 


INE    l'AtiE    DE    I.'mSTOlKE    DES    MORMONS.  875 

du  pillage  du«onvoi.  avait  été  (iéposo  entre  les  mains  des  auto- 
rités de  1  Kglise.  pour  subvenir  à  1  entretien  des  orphelins,  héri- 
tiers indiqués  des  victimes. 

Le  juire  E.  IK  Hoii  prit  la  parole  après  Sutherland  .  pour 
moutrer  les  contradictions  (juil  constatait  dans  les  dilïérentes 
dépositions.  Son  plaidoyer  fut  court,  mais  \V.  W.  Bishop  qui  le 
remplaça  parla  pendant  plus  de  cinq  heures  :  il  commença  par 
attaquer  avec  la  plus  grande  violence  la  déposition  de  Klingen- 
smilh.  puis  il  tourna  ses  foudres  contre  le  témoin  lui-même,  le 
comparant  à  (laïn  errant  sur  la  terre, 'marqué  au  front  du  stig- 
mate du  meurtrier.  Il  lit  ensuite  observer  que  parmi  les  orateurs 
qui  l'avaient  précédé,  quelques-uns  avaient  manifesté  leur  étonne- 
ment  en  constatant  l'obéissance  aveugle  dont  avaient  fait  preuve 
les  gens  incriminés:  il  déclara  qu'il  n'y  avait  là  aucun  sujet  de 
surprise  pour  quiconque  connaissait  la  discipline  rigide  imposée 
par  l'Eglise.  Il  taxa  d'inconvenante  l'observation  du  ministère 
public  aftirmant  aux  jurés  que  le  monde  avait  les  yeux  fixés  sur 
eux;  seule,  leur  conscience  devait  les  guider  dans  le  prononcé 
du  ver<lict  dont  dépendait  la  vie  du  prisonnier.  La  péroraison  ne 
fut  qu'une  longue  tlatterie  à  l'adresse  du  jury,  la  glorification  des 
sentimcns  dont  il  disait  le  savoir  animé  :  elle  excita  les  ap})lau- 
dissemens  de  l'auditoire  composé  presque  exclusivement  de  Mor- 
mons, et  le  marshal  fut  obligé'  d'intervenir,  pour  rappeler  à  l'ordre 
les  assistans. 

Le  dernier  mot  appartenait  au  ministère  public  qui,  par  l'or- 
gane de  R.  N.  Baskin.  commença  par  prendre  sévèrement  la  dé- 
fense à  partie.  L'orateur  dit  que,  si  un  étranger  avait  entendu  les 
attaques  portées  contre  le  peuple  des  Etats-Unis  et  ses  attorneys,il 
aurait  été  en  droit  de  se  demander  :  «  Qui  donc  était  en  accusa- 
tion ici?  »  Puis,  revenant  à  la  cause,  R.  N.  Baskin  constata  que 
le  fait  du  massacre,  odieux  en  lui-même,  révoltant  par  les  détails, 
était  établi,  reconnu;  il  parla  de  l'organisation  de  la  légion  de 
Nauvoo,  corps  de  troupe  qui  ofîensait  la  conscience  publique, 
qui  n'était  qu'un  instrument  brutal  entre  les  mains  du  despotisme 
de  l'Eglise  et  qui  faisait  partie  intégrante  de  celle-ci,  ses  officiers 
les  plus  élevés  en  grade  étant  en  même  temps  revêtus  des  plus 
hautes  dignités  ecclésiastiques.  Le  recueil  des  lois  de  l'Utah  en 
main,  il  prouva  quejusqu'à  l'année  précédente,  leur  exécution  était 
confiée  aux  autorités  mormonnes,  que  le  marshal  du  Territoire, 
chargé  des  poursuites  criminelles  était  nommé  par  le  même  pou- 
voir ;  que  les  Probate  Courts  exerçaient  leur  action  concurrem- 
ment avec  les  Co^r/s  de  District  des  Etats-Unis.  En  1874,  seulement, 
unacteduCongrèsinvestissantleDistrictattorney  des  Etats-Unisdu 
pouvoir  d'exercer  les  poursuites,  avait  changé  le  système  judi- 


876 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


ciairc.  Les  autorités  mormonnes  étaient  donc  seules  responsables 
du  temps  écoulé  depuis  le  crime  commis  aux  Mountain  Meadows^ 
sans  que  les  coupables  eussent  été  poursuivis  et  déférés  à  la  jus 
tice.  Ce  crime  était  à  la  fois  un  crime  de  lèse-civilisation  et  de 
lèse-humanité;  c'était  donc  à  juste  titre  que,  dans  cette  enceinte, 
il  avait  été  dit  que  le  monde  civilisé  avait  les  yeux  sur  le  jury. 
Ce  n'était  pas  le  spectacle  du  prisonnier  pendu  que  désirait  le 
pays,  il  voulait  voir  son  honneur  vengé.  La  défense  avait  pré- 
tendu que  le  ministère  public  demandait  la  condamnation  de  Lee 
parce  qu'il  était  un  INIormon.  Cette  assertion  était  une  insulte  à 
l'intelligence  des  jurés.  L'orateur  passa  ensuite  en  revue  les  témoi- 
gnages et  les  témoins,  et  s'attacha  plus  particulièrement  à  la  person- 
nalité de  Klingensmith.  Qui  était-il?  Un  ancien  évoque  mormon. 
En  raison  de  sa  haute  situation,  il  avait  été  un  des  principaux 
auteurs  du  crime  et  sa  déposition  avait  été  en  butte  spécialement 
à  toutes  les  attaques  de  la  défense,  parce  qu'il  avait  avoué  sa 
participation  au  massacre.  Toutes  ses  réponses,  marquées  au  coin 
de  la  vérité,  n'avaient  été  faites  qu'après  mûre  réflexion;  toutes 
avaient  été  corroborées  par  les  déclarations  des  autres  témoins. 
Les  avocats  de  Lee  avaient  demandé  quel  emploi  pouvait  donc 
bien  remplir  un  pareil  homme?  L'orateur  allait  les  éclairer  sur  ce 
point  :  Klingensmith  jadis  avait  été  estimé  bon  pour  devenir  un 
évéque  polygame,  pour  aider  à  Y  établissement  du  royaume,  pour 
exécuter  les  ordres  de  ses  supérieurs,  pour  tuer  et  piller  sur  un 
commandement  de  Brigham  Young,  le  serviteur  élu  de  Dieu. 
Tant  que  sa  soumission  ne  s'était  pas  démentie,  il  avait  été  re- 
connu apte  à  gravir  tous  les  degrés  de  la  hiérarchie  de  l'Eglise, 
jamais  un  mot  n'avait  été  prononcé  contre  lui.  Mais  maintenant 
qu'il  avait  secoué  les  chaînes  de  la  servitude,  qu'il  témoignait  de 
son  repentir  en  déchargeant  sa  conscience  du  poids  qui  l'oppres- 
sait, il  n'était  plus  qu'un  monstre  haïssable!  Revenant  à  l'accusé, 
R.  N.  Baskin  montra  que  tous  les  témoignages  étaient  d'accord 
pour  prouver  que  c'était  Lee  qui  avait  amené  les  émigrans  à  ca- 
pituler et  il  demanda  au  jury  s  il  était  admissible  que  ce  fût  dans 
l'intention  d'arracher  les  Arkansais  à  la  poignée  d'Indiens  qui  les 
entouraient,  qu'il  avait  engagé  ces  malheureux  à  mettre  bas  les 
armes,  à  lui  confier  leurs  enfans  et  à  marcher  à  la  mort,  sur  une 
file. 

Si  les  Indiens  avaient  forcé  les  Mormons  à  participer  au  mas- 
sacre, il  était  bien  probable  qu'à  leur  tour  les  Mormons  eussent 
été  les  victimes  de  leurs  sauvages  alliés  et  durant  les  jours  qui 
suivirent,  on  n'eût  pas  vu  les  Peaux-Rouges  venir,  sans  exciter  ni 
■étonnement,  ni  crainte,  laver  paisiblement,  dans  les  fossés  de 
Cedar  City,  les  vêtemens  souillés  de   sang  de  ceux  qui  avaient 


UNE    rA<;F.    DE    I.'mSTOlHE    DES    MORMONS.  877 

-•uooombô.  Puis  l'c^'ateur  appuya  sur  la  visite  do  \jCO,  Iliiibeo  et 
Klingensmith  au  président,  visite  durant  laquelle  un  rapport 
circonstancié  des  événemens  ayant  été  fait  à  Bri^liam  Young,  alors 
jrouverneur  du  Territoire  et  cx-officio  surintendant  pour  la  sur- 
veillance à  exercer  sur  les  Indiens,  celui-ci  s  était  contenté  de  don- 
ner à  Klin^ensmith  l'ordre  de  remettre  à  Lee  le  dixième  du  butin 
qui  avait  été  recueilli  et  de  faire  marquer  à  la  marque  de  l'Eglise 
le  bi'tail  qui  lui  revenait,  après  quoi  il  s'était  borné  à  recomman- 
der à  ses  visiteurs  de  ne  parler  du  massacre  à  personne  et  d'éviter 
de  s'en  entretenir  entre  eux. 

Baskin  at'lirma  que  certainement,  sur  la  terre  entière,  il  n'exis- 
tait pas  une  autre  communauté  où.  pendant  18  ans,  un  pareil  at- 
tentat n'eût  été  l'objet  d'aucune  poursuite  et  où,  par  son  silence, 
le  peuple  se  fût  en  quelque  sorte  déclaré  le  complice  des  auteurs 
de  cet  exécrable  forfait;  qu'il  n'y  avait  pas  de  société  régulière- 
nu'ut  organisée  où  il  pût  publiquement  être  enseigné  que  tuer 
était  un  devoir  envers  Dieu.  Il  reconnut  que  la  Constitution  ga- 
rantissait la  liberté  religieuse  (1  ,  mais  que  ses  auteurs  n  avaient 
pas  entendu,  sous  cette  étiquette,  garantir  la  liberté  de  commettre 
des  crimes;  il  adjura  le  jury  de  faire  abandon  de  ses  sympathies 
et  de  prononcer  le  verdict  qu'imposaient  les  té-moignages  recueil- 
lis; enfin  il  conclut  en  disant  que  parmi  les  jurés  il  y  avait  des 
Mormons;  qu'en  général  ceux  qui  appartenaient  à  cette  secte 
avaient  perdu  tout  sentiiiient  viril,  abdiqué  toute  volonté,  et  que 
c'était  avec  tristesse  qu'il  aviuiait  ne  pas  s'attendre  à  ce  que  ceux- 
là  fissent  leur  devoir  d'hommes  libres  et  probes. 

Le  jur\-  se  retira  alors  pour  délibérer.  Il  demeura  en  séance 
trois  jours,  au  bout  desquels  il  déclara  ne  pouvoir  se  mettre  d'ac- 
cord. —  Il  y  avait  eu,  dit-on,  neuf  voix  pour  l'acquittement  et 
trois  pour  la  condamnation,  le  chef  du  jury,  .1.  C.  Heister,  un 
Gentil,  ayant  selon  toute  apparence  voté  avec  les  huit  jurés  mor- 
mons. 

Devant  cette  impossibilité  d'arriver  à  un  verdict  (;2),  le  jury 
fut  congédié  et  Lee  reconduit  à  la  prison,  pour  y  attendre  le  mo- 
ment où  il  serait  de  nouveau  mis  en  jugement. 

IV 

Une  année  s'écoula  avant  que  les  poursuites  fussent  reprises. 
Le  procès  recommença  à  Beaver,  devant  la  cour  du  District,  pré- 

(1)  «  Le  Congrès  ne  pourra  établir  une  religion  d'État,  ni  dclendre  le  libre  exer- 
cice d'une  religion...  »  (Art.  I  des  Art.  additionnels  et  Amendemens  à  la  Constitu- 
tion des  États-Unis  d'Amérique. 

(2)  Aux  Etats-Unis,  pour  la  condamnation  ou  l'acquittement,  l'unanimité  est 
nécessaire. 


878  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

sidée  encore  par  le  juge  Boreman  et  dura  du  13  au  20  sep- 
tembre liSTC.  Cette  fois,  les  autorités  de  l'Eglise  avaient  décidé 
d'abandonner  le  prisonnier  à  son  sort,  et  les  jurés  mormons  avaient 
reçu  des  instructions  en  conséquence. 

Entrer  dans  le  détail  de  ce  second  procès  n'offrirait  qu'un 
minime  intérêt  et  exposerait  à  des  redites  inutiles.  Il  convient, 
toutefois,  de  citer  la  déposition  de  Samuel  Me  Murdy,  qui  affirma 
avoir  vu  l'accusé  tuer  une  femme  de  sa  main,  achever  deux  ou 
trois  des  blessés  qui  se  trouvaient  dans  les  chariots  et  ordonner 
la  mort  de  deux  jeunes  filles,  qui  s'étaient  échappées  et  que  rame 
naient  des  Indiens,  envoyés  à  leur  poursuite. 

Reconnu  coupable,  John  Doyle  Lee  fut  condamné  à  la  peine 
capitale  et  l'exécution  fixée  au  26  janvier  1877. 

Les  poursuites  contre  William  H.  Dame,  Isaac  C.  Haight  et 
les  autres  individus  compris  dans  l'acte  d'accusation  furent  aban- 
données. 

Lee  interjeta  appel,  mais  la  Cour  suprême  ayant  confirmé  le 
jugement,  usant  des  droits  que  lui  conféraient  les  lois  de  l'Utah 
de  choisir  le  genre  de  mort,  il  demanda  à  être  fusillé. 

L'exécution  eut  lieu  à  dix  heures  du  matin,  sur  le  théâtre 
même  du  crime. 

Des  voitures  amenèrent  le  détachement  armé,  le  prisonnier, 
le  marshal  des  Etats-Unis,  William  Nelson,  le  District  attorney, 
et  quelques  autres  personnes.  Descendu  de  voiture,  Lee  s'assit 
sur  un  cercueil  grossier  fait  avec  des  planches  de  sapin,  qu'on 
avait  déposé  au  pied  du  tumulus  élevé  à  la  mémoire  des  victimes 
du  massacre  et,  avec  un  calme  extraordinaire,  il  attendit  que  tous 
les  préparatifs  fussent  achevés.  Alors  le  marshal,  ayant  lu  l'ordre 
d'exécution,  se  tourna  vers  le  condamné  et  lui  demanda  s'il  n'avait 
rien  à  dire.  Celui-ci  se  leva,  jeta  les  yeux  autour  de  lui  et,  sans 
que  sa  voix  dénotât  la  moindre  émotion,  déclara  qu'il  n'avait  pas 
grand'chose  à  ajouter  à  ce  qu'il  avait  dit  déjà  :  une  victime  était 
nécessaire,  et  c'était  lui  qui  avait  été  désigné  ;  pendant  trente  ans,  il 
s'était  complu  à  satisfaire  aux  volontés  de  Brigham  Young,  et  dans 
quelques  instans,  il  allait  recevoir  sa  récompense!  Mais  il  ne 
craignait  pas  la  mort  et  demandait  seulement  à  Dieu  de  le  rece- 
voir dans  sa  miséricorde.  —  Puis  il  s'associa  à  la  prière  d'un  pas- 
teur méthodiste  agenouillé  près  de  lui,  échangea  une  poignée  de 
main  avec  chacun  des  assistans,  se  laissa  bander  les  yeux  et,  s'as- 
seyant  sur  le  cercueil,  face  au  peloton  d'exécution,  il  demanda 
aux  soldats  de  le  viser  au  cœur.  Quelques  secondes  après,  une 
détonation  se  faisait  entendre  et  John  D.  Lee  s'affaissait  fou- 
droyé. 

Dans  un  écrit  précédant  de  peu  de  jours  sa  fin  tragique,  il 


IM:    l'At.E    I>E    LMISTOIRK    l»i:s    MltlOl()>S.  879 

avait  reconnu  sa%iilpabilité,  mais  il  y  avait  affirmé,  une  dernière 
fois,  que  l'ordre  d'exécuter  le  massacre  émanait  de  Brip:ham 
Youn^.  Celui-ci  protesta énergiquenient.  comme  il  l'avait  fait  pré- 
cédemment, contre  cette  accusation  renouvelée  au  seuil  de  la 
tombe.  Peut-être,  en  dépit  de  ses  dénégations,  eùt-il  été  appelé 
ultérieurement  à  donner  la  preuve  de  son  innocence,  mais  s'il 
était  coupable,  il  échappa  à  la  justice  des  hommes:  il  mourut  en 
etTet  du  choiera,  quelques  mois  plus  tard,  le  29  août  1877. 


En  terminant  le  récit  de  cet  épisode  détaché  de  l'histoire  des 
Mormons,  il  convient  de  constater  que,  si  le  mormonisme  existe 
encore  aujourd'hui,  il  a  été  fort  amendé...  au  moins  en  apparence, 
et  a  cessé  d'être  un  danger. 

Progressivement,  le  Congrès  a  ramené  à  des  proportions  com- 
patibles avec  la  morale  la  somme  de  liberté  accordée  aux  Saints 
du  dernier  jour,  pour  se  conformer  aux  prescriptions  de  leurs  lois 
religieuses. 

Ces  réformes  ont  naturellement  rencontré  une  violente  oppo- 
sition chez  les  intéressés,  mais, —  et  le  fait  étonnera  peut-être, 

—  elles  ont  aussi  été  vivement  combattues,  aux  Etats-Unis,  par 
un  grand  nombre  d'esprits  éclairés  qui,  malgré  leur  peu  de  sym- 
pathie pour  les  coreligionnaires  de  Brigham  Young,  pensaient 
que  toute  immixtion  dans  les  affaires  de  l'Eglise,  fondée  par  Jo- 
seph Smith,  risquerait  de  porter  une  atteinte  au  principe  fonda- 
mental de  la  liberté  des  cultes,  inscrit  dans  la  Constitution.  A 
Washington,  un  groupe  important  parmi  les  législateurs  parta- 
geait si  bien  cette  opinion  que  la  loi  mettant  lin  à  la  polygamie, 
devenue  exécutoire  en  1887,  —  qui  revisait  la  loi  de  mars  1882, 
édictée  elle-même  pour  remplacer  celle  de  18G2,  restée  sans  effet, 

—  n"a  été  votée  au  Sénat  que  par  37  voix  contre  13;  il  y  a  eu 
26  abstentions,  et  elle  a  passé  sans  recevoir  l'approbation  du  pré- 
sident des  Etats-Unis.  C'est  là  un  nouvel  et  intéressant  exemple 
de  ce  profond  respect  delà  Constitution  qui,  ainsi  qu'on  l'a  déjà 
fait  remarquer,  distingue  le  peuple  américain  ;  c'est  aussi  la  preuve 
de  l'existence  de  ce  sentiment  si  vif  de  la  liberté,  en  quelque  sorte 
inné  chez  lui,  mais  trop  rare  chez  nous,  qui  apprend  à  chacun  à 
respecter  les  opinions  d'autrui. 

Louis   DE    TURENNE. 


LA   DOCTRINE  ARTISTIQUE 


DE 


RICHARD  WAGNER 


Je  voudrais  essayer  de  définir  brièvement  la  doctrine  artis- 
tique de  Richard  Wagner  telle  qu'il  Ta  conçue  et  énoncée  lui- 
même,  ou  du  moins  qu'elle  se  dégage  pour  moi  de  l'étude  atten- 
tive de  tous  ses  écrits.  Mais  avant  tout,  je  dois  prévenir  le  lecteur 
que  ce  que  j'entends  par  la  doctrine  artistique  de  Wagner  ne  con- 
siste ni  dans  une  certaine  tendance  musicale,  ni  dans  un  système 
d'art  précis  et  combiné  de  toutes  pièces.  Wagner,  d'ailleurs,  ne 
se  faisait  pas  faute  de  railler  la  soi-disant  tendance  wagnérienne. 
«  Ce  que  peut  bien  être  ma  tendance,  écrivait-il  dans  les  dernières 
années  de  sa  vie,  c'est  ce  que  je  ne  suis  jamais  parvenu  à  décou- 
vrir. »  Il  conseillait  aux  jeunes  musiciens  «  d'éviter  toutes  les 
Ecoles,  et  en  particulier  l'École  wagnérienne.  »  Et  pour  ce  qui 
est  de  son  système,  il  s'en  est  expliqué  en  termes  très  nets,  dans 
la  conclusion  du  plus  considérable  de  ses  écrits.  Opéra  et  Drame: 
«  Celui  qui  a  compris  mon  livre  de  telle  sorte,  dit-il,  qu'il  a  cru 
que  je  voulais  y  exposer  un  systètne  arbitrairement  inventé,  et 
devant  désormais  servir  de  modèle,  celui-là,  sans  doute,  n'a  pas 
voulu  me  comprendre.  » 

La  doctrine  artistique  de  Richard  Wagner  ne  consiste  pas  non 
plus  dans  une  série  de  réformes  et  d'innovations  techniques. 
Certes  l'œuvre  de  Wagner  est  riche  en  leçons  de  technique,  et  pour 
le  musicien,  et  pour  le  poète,  et  pour  le  dramaturge.  Mais,  comme 
le  dit  encore  Wagner,  «  il  ne  faut  parler  de  technique  qu'entre 
gens  du  métier  :  le  laïque  ne  doit  pas  avoir  à  s'en  occuper.  »  La 


RICHARD    AVAGNER.  881 

chasse  aux  monfs  et  aux  réminiscences,  la  recherche,  sous  tous 
les  accords,  d'intentions  subtiles  et  profondes,  ce  sont  à  coup  sui- 
des passe-temps  inolïensifs,  et  je  ne  nie  pas  qu'ils  puissent  à 
l'occaï-ion  être  utiles  ;  mais  ils  n'ont  rien  à  voir  avec  une  doctrine 
artistique.  Sans  compter  qu'il  est  toujours  assez  dangereux  de 
vouloir  d«''duire  d'une  œuvre  d  art  des  lec^^ons  de  technique  trop 
absolues.  Wagner  lui-même  l'entendait  ainsi  :  qu'on  se  rappelle, 
par  exemple,  avec  quelle  réserve  il  a  touché  aux  questions  de 
technique  toutes  les  fois  qu'il  a  eu  à  parler  de  Beethoven,  son 
seul  vrai  maître  !  Et  ne  voit-on  pas  combien  de  dommage  ont 
causé  à  l'art  des  temps  modernes  les  œuvres  sublimes  de  l'art 
grec,  simplement  parce  que  nous  avons  voulu  en  induire  des 
leçons,  c'est-à-dire  des  lois  et  des  règles  à  notre  usage,  tandis 
qu'il  n'y  avait  à  en  inférer  qu'une  seule  leçon  :  et  c'est,  à  savoir, 
que  les  hommes  qui  ont  produit  de  tels  ouvrages  devaient  se  faire 
du  monde  une  autre  conception  que  la  nôtre,  et  vivre  d'une 
autre  vie.  Les  Grecs  étaient  un  peuple  d'artistes,  et  nous  ne  le 
sommes  point  :  voilà  l'unique  enseignement  qui  résulte  pour 
nous  de  leurs  œuvres. 

La  doctrine  artistique  de  Richard  Wagner,  ce  sont  les  prin- 
cipes généraux  que,  durant  toute  la  seconde  période  de  sa  vie.  il 
a  obstinément,  infatigablement,  invariablement  soutenus,  par  la 
parole  et  par  l'action  :  c'est  l'ensemble  de  ses  idées  sur  la  desti- 
nation de  iart. 

I 

Dès  le  début  de  cette  période,  et  jusqu'à  la  fin  de  sa  vie,  c'est 
dans  l'art  grec  que  Wagner  a  pris  le  point  de  départ  de  ses  théo- 
ries :  non  pas  qu'il  ait  jamais  eu  la  vaine  intention  d'emprunter 
à  l'architecture,  à  la  sculpture,  à  la  musique,  au  théâtre  grecs, 
des  règb's  positives  et  permanentes;  mais  parce  que,  suivant  son 
expression,  «  les  ruines  elles-mêmes  du  monde  grec  nous  ensei- 
gnent à  présent  de  quelle  façon  la  vie,  dans  notre  monde  mo- 
derne, pourrait  nous  être  rendue  supportable.  »  Ainsi  l'art  véri- 
table possède,  d'après  Wagner,  une  valeur  si  haute,  que  ses 
ruines  elles-mêmes  peuvent  encore  nous  servir  de  leçon  ;  et  non 
point  pour  nous  apprendre  à  créer  des  œuvres  d'art,  mais  pour 
nous  montrer  de  quelle  façon  nous  devrions  réorganiser  notre 
vie. 

La  \\e,  en  effet,  ne  peut  être  «  supportable  »  pour  l'homme 
que  dans  une  société  où  «  l'art  en  constitue  la  fonction  la  plus 
haute  ».  Et  tel  n'est  pas,  assurément,  le  cas  de  notre  société  d'à 

TOME  cxxxi.  —  189b.  36 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

présent.  L'art  n'y  est  point  la  fonction  la  plus  haute  de  la  vie. 
Nous  l'entendons  plutôt  comme  l'entendait  Rossini,  qui  donnait 
pour  fondenu'ut  et  pour  oLjet  essentiel  à  tout  art  «  de  nous  aider 
à  tuer  notre  temps  ».  Tout  ce  qui  s'élève  aujourd'hui  au-dessus 
de  cette  conception  n'est  encore  que  «  des  vœux,  plus  ou  moins 
clairement  exprimés,  en  fin  de  compte  un  nouveau  témoignage  de 
notre  impuissance.  »  Et  notre  impuissance  provient  de  ce  que 
l'art  moderne  est  un  luxe,  une  chose  superflue,  «  un  art  artifi- 
ciel »,  faute  de  pouvoir  s'appuyer  sur  la  vie.  «  C'est  de  la  vie 
seule  que  peut  naître  un  besoin  réel  d'art,  dit  encore  Wagner, 
et  c'est  elle  seule  qui  peut  fournir  à  l'art  sa  matière  et  sa  forme. 
Pour  qu'une  œuvre  d'art  soit  vivante,  il  faut  qu'elle  jaillisse 
directement  de  la  vie.  » 

Ainsi  la  vie  a  besoin  de  l'art  pour  se  réorganiser  et  «  nous 
devenir  supportable  »  :  et  l'art,  de  son  côté,  pour  être  la  fonction 
suprême  de  la  vie,  doit  puiser  en  elle  sa  matière  et  sa  forme.  Il 
y  a  là  une  de  ces  antithèses  qu'on  rencontre  souvent  dans  les 
écrits  de  Wagner  ;  mais  les  deux  thèses  n'ont  rien  de  contradic- 
toire, et  l'on  découvre  tout  de  suite  leur  liaison  intime.^  Seules 
les  conditions  de  notre  vie  moderne  nous  obligent  à  les  séparer, 
par  le  fait  de  la  séparation  radicale  qui  s'est  produite  chez  nous 
entre  l'art  et  la  vie.  Si  l'art  avait  continué  à  se  développer  har- 
monieusement, tel  qu'il  était  au  temps  de  la  tragédie  grecque 
(que  Xénophon  appelait  «  la  véritable  éducatrice  de  la  Grèce  »), 
nous  n'aurions  pas  aujourd'hui  une  A^ie  sans  art  et  un  art  obligé 
de  se  maintenir  en  dehors  de  la  vie  :  car  l'action  réciproque  de 
l'art  et  de  la  vie  aurait  pu  s'exercer  librement.  Mais  nous  subissons 
désormais  les  effets  de  cette  «  grande  révolution  de  l'humanité, 
dont  les  premiers  actes  ont  été  la  décomposition  de  la  tragédie 
grecque  et  la  dissolution  de  l'Etat  athénien.  »  L'art  est  devenu 
si  étranger  à  la  vie,  qu'il  pourrait  disparaître  demain  tout  entier 
sans  que  la  vie  s'en  trouvât  modifiée.  Et  de  là  résulte  que  la  doc- 
trine artistique  de  Richard  Wagner,  pour  une  et  homogène 
qu'elle  soit,  ne  saurait  s'exprimer  qu'en  deux  thèses  séparées. 
Tantôt,  en  effet,  dans  ses  écrits,  le  maître  considère  l'art  en  fonc- 
tion de  la  vie,  et  se  demande  quel  devrait  être  son  rôle  dans  une 
société  bien  organisée;  et  tantôt  il  s'efforce,  avec  plus  de  détail 
encore,  d'établir  sous  quelle  forme  et  à  quelles  conditions  «  l'art 
pourrait  devenir  la  plus  haute  fonction  de  la  vie  ».  De  sorte 
que,  nous  conformant  au  sentiment  même  de  Wagner,  nous  divi- 
serons en  deux  parties  l'exposé  de  sa  doctrine  artistique,  pour 
étudier  tour  à  tour  le  rôle  qu'il  assigne  à  l'art  dans  la  vie,  et  sa 
conception  de  l'œuvre  d'art  idéale. 


RICUAUD    WAGNER.  883 


II 


Schopenhaiier  distingue,  comme  l'on  sait,  trois  degrés  dans 
la  connaissance  :  la  connaissance  ordinaire,  ou  pratique,  qui  ne 
penjoit  les  choses  que  par  rapport  à  nous;  la  connaissance  scien- 
tifique, qui  les  perçoit  dans  leurs  rapports  entre  elles  ;  et  la  con- 
naissance artistique,  ou  «  purement  objective  »,  qui,  de  la  variété 
de  leurs  rapports,  dégage  toujours  plus  clairement  l'essence  des 
choses  (1).  Avant  même  d'avoir  lu  Schopenhauer,  Wagner  était 
arrivé  à  une  conception  pareille  de  la  connaissance  artistique. 

Il  ne  l'a  point  exprimée,  naturellement,  en  des  termes  philo- 
sophiques aussi  précis;  et  peut-être  même  certaines  des  expres- 
sions qu'il  en  a  données  risqueraient-elles  de  nous  paraître  assez 
énigmatiques,  si  nous  n'étions  d'avance  au  courant  de  l'ensemble 
de  sa  doctrine  :  ainsi,  lorsqu'il  nous  dit  que  «  la  science  trouvera 
son  accomplissement  dans  l'art,  en  même  temps  que  sa  rédemp- 
tion. »  Seul  le  philosophe  pouvait  fournir  une  claire  définition 
logique  de  ce  que  l'artiste  se  bornait  à  sentir;  mais  pour  Wagner 
comme  pour  Schopenhauer,  la  dignité  de  l'art  se  fonde  sur  ce 
fait,  que  la  connaissance  artistique  est  une  connaissance  <^  pure- 
ment objective  ».  et  réalise,  comme  telle,  la  forme  suprême  de  la 
connaissance. 

Mais  de  même  que  le  philosophe  et  l'artiste  étaient  parvenus 
à  cette  conception  par  des  voies  différentes,  de  même  cette  con- 
ception les  a  ensuite  conduits  dans  des  directions  différentes.  Scho- 
penhauer ne  se  préoccupe  que  de  son  système  de  métaphysique  : 
«  La  philosophie,  dit-il,  restera  une  entreprise  vaine,  aussi  long- 
temps qu'elle  ne  substituera  pas  la  connaissance  artistique  à  la 
connaissance  scientifique.  »  Mais  Wagner,  l'artiste  qui,  «  même 
dans  son  art,  ne  cherchait  que  la  vie  »  de  cette  conception  de  la 
connaissance  artistique,  a  aussitôt  conclu  que  «  l'art  devait  être  le 
véritable  éducateur  de  la  vie  humaine.  » 

Il  estimait  que  le  sentiment  artistique,  à  lui  seul,  produisait 
déjà  une  connaissance  purement  oh jpctive .  «  L'homme  y  parle  à  la 
nature,  et  la  nature  lui  répond.  Et  ne  comprend-il  pas  mieux  la  na- 
ture, dans  cet  entretien,  que  ne  fait  le  savant  à  travers  son  micro- 
scope? Celui-ci  ne  comprend  de  la  nature  que  ce  qu'il  n'a  nul 
besoin  d'en  comprendre,  tandis  que  l'artiste,  dans  la    fièvre    de 

(1)  Je  ne  connais  aucun  autre  philosophe  qui  ait  exprimé  cette  distinction  aussi 
clairement  que  Schopenhauer;  mais  plus  d'un,  avant  lui,  l'avait  pressentie.  Kant, 
par  exemple,  distinguait  déjà  «  les  trois  degrés  de  la  connaissance  »,  et  Baumgarten 
plaçait  dans  la  beauté  le  fondement  de  la  connaissance  philosophique. 


884  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'inspiralion,  devine  au  contraire  ce  qu'elle  a  pour  lui  de  plus 
nécessaire.  Et  la  compréhension  qu'il  en  a  est  d'une  étendue  in- 
finie, et  c'est  une  compréhension  où  ne  saurait  atteindre  l'effort 
le  plus  vaste  de  l'intelligence  abstraite.  Ce  que  l'artiste  com- 
prend de  la  nature,  en  effet,  c'est  «  l'essence  même  des  choses, 
sous  la  variété  de  leurs  rapports.  »  —  «  Il  jette  un  cri  :  et  dans  le 
cri  qui  lui  répond,  c'est  lui  encore  qu'il  retrouve.  Il  perçoit,  dans 
le  sentiment  artistique,  ce  que  lui  ont  caché  les  distractions  de 
la  vie  ordinaire,  à  savoir  que  son  être  intime  ne  fait  qu'un  avec 
l'être  intime  de  toutes  choses.  »  Et  comme  Wagner,  suivant  ses 
propres  paroles,  «  ne  cherche  partout  que  la  vie  »,  voici  la  con- 
clusion qu'il  tire  de  sa  théorie  de  la  connaissance  artistique  :  «  La 
science,  dit-il,  si  haute  qu'on  la  conçoive,  ne  saurait  jamais  être 
appelée  à  agir  directement  sur  l'âme  d'un  peuple;  son  rôle  se 
borne  à  couronner  une  civilisation  déjà  établie;  tandis  que  l'art, 
au  contraire,  a  pour  mission  d'instruire  le  peuple,  de  former  son 
âme.  »  La  connaissance  artistique  apprend  à  l'homme  à  connaître 
la  nature  et  à  se  connaître  lui-môme.  Et,  comme  le  disait  Nova- 
lis,  «  seul  l'artiste  peut  deviner  l'énigme  de  la  vie.  » 

Mais  il  importe  de  noter  ici  un  point  du  plus  grand  intérêt. 
Cette  haute  portée  qu  il  assigne  à  l'art,  Wagner  ne  l'assigne  pas 
à  un  art  égoïste,  individuel,  isolé,  né  de  la  fantaisie  personnelle, 
à  l'art  de  luxe  qu'est  notre  art  d'à  présent,  destiné  seulement  à 
satisfaire  les  caprices  d'esprits  raffinés.  Pour  devenir  l'éducateur 
d'un  peuple,  l'art  doit  d'abord  sortir  de  ce  peuple  même  :  il  doit 
être  un  art  général,  collectif,  répondant  à  des  besoins  artistiques 
communs.  «  Le  véritable  besoin  d'art  ne  peut  être  qu'un  besoin 
collectif  »,  lisons-nous  dans  Art  et  Climat;  et  un  chapitre  de 
l'écrit  rOEuvre  d'art  de  l'avenir  porte  en  épigraphe  :  «  Le  peuple, 
force  efficiente  de  l'œuvre  d'art.  »  Dans  un  autre  endroit  du 
même  écrit,  Wagner  nous  dit  plus  expressément  encore  que, 
«  pour  que  l'artiste  crée  une  œuvre  grande  et  vraiment  artistique, 
il  faut  que  nous  tous  nous  y  collaborions  avec  lui.  La  tragédie 
d'Eschyle  et  de  Sophocle  a  été  l'œuvre  d'Athènes.  »  Wagner,  on 
le  voit,  a  repris  la  pensée  de  Gœthe  :  «  C'est  l'ensemble  des 
hommes  qui  seul  peut  connaître  la  nature,  et  lui  seul  peut  vivre 
ce  qu'il  y  a  dans  la  vie  de  purement  humain.  »  Mais  ici  encore, 
Wagner  ne  s'en  tient  pas  à  une  simple  constatation  théorique  :  il 
en  conclut  que  c'est  à  l'art  qu'incombe  la  mission  de  dégager, 
de  la  diversité  des  apparences  et  du  conflit  des  intérêts,  cette 
connaissance  commune  et  cette  vie  commune  qui  seules  pourront 
sauver  l'humanité  et  rendre  le  monde  «  supportable  ».  Et  voilà 
ce  qu'il  veut  dire,  lorsqu'il  place  «  la  rédemption  de  la  science 
dans  l'art  »  et  «  la  rédemption  de  l'homme  de  l'utihté  dans 


RICHARD    WAGNER.  885 

l'homme  Je  la^poosie.  "  Il  peu  se  que,  de  même  que  c'est  seulement 
daus  un  art  supérieur  que  la  communauté  des  hommes  pourra 
prendre  conscience  d'elle-même,  de  même  cet  art  supérieur  doit 
naître  des  besoins  artistiques  de  cette  communauté  tout  entière, 
et  exprimer  sa  vie. 

Il  ne  s'agit  point,  naturellement,  d'une  synthèse  abstraite 
d'élémens  d'abord  séparés.  La  connaissance  artistique  difTère  de 
la  connaissance  scienlill(|ue  en  ce  qu'elle  est  «  j)urement  objec- 
tive ».  Et  ainsi  la  tâche  de  l'artiste  ne  consiste  pas  à  composer  un 
ensemble  de  choses  qu'on  aurait  d'abord  isolées,  mais  à  pénétrer 
jusqu'à  l'essence  des  choses,  sous  leur  diversité  apparente,  et  à 
saisir  d'un  seul  coup  leur  profonde  unité  réelle.  Ni  l'analyse,  ni 
la  synthèse,  n'ont  donc  rien  à  faire  ici.  La  science  est  toujours 
obligée  de  sacrifier  l'individu  à  l'espèce,  et  de  se  mouvoir  ainsi 
dans  l'abstrait.  L'art,  au  contraire,  suivant  le  mot  de  Schiller, 
«  saisit  directement  l'individualité  des  choses  ».  Dans  l'individu 
tel  qu'il  le  crée,  il  parvient  à  révéler  l'espèce  :  et  non  point  par 
une  série  de  combinaisons  systématiques,  paruneaccnniulation  sys- 
tématique d'analogies  et  d'homologies;  mais  en  nous  faisant  aper- 
cevoir, —  par  le  libre  développement  d'une  individualité  vivante, 
par  la  suppression  des  singularités  fortuites  et  la  mise  en  valeur 
des  caractères  essentiels,  —  ce  qui  constitue  l'unique  contenu 
réel  de  cette  espèce,  dont  la  science  ne  nous  donne  jamais  qu'une 
notion  tout  abstraite. 

Il  faut  remarquer  d'autre  part  que  l'art  est  infiniment  plus  apte 
que  la  science  à  jouer  un  rôle  collectif  et  universel.  C'est  seule- 
ment à  l'étendue  infinie  de  sa  matière  que  la  science  doit  le 
grand  nombre  de  ses  chercheurs.  Par  essence,  elle  est  d'une  nature 
égoïste.  Entre  elle  et  1  ensemble  du  peuple,  il  ne  saurait  y  avoir 
de  relations  directes.  Elle  n'a  point  de  pairie.  Et  le  savant  lui- 
même  ne  possède  d'elle  que  la  part  qu'il  s  en  est  personnellement 
acquise.  Les  plus  belles  conquêtes  de  la  science  ne  sont  encore 
que  la  propriété  d'une  caste  :  tandis  que  l'art  véritable,  l'art  vivant, 
vient  de  la  collectivité  et  y  retourne.  Si  sublime  que  soit  le  génie 
d'un  artiste,  mille  liens  le  rattachent  toujours  à  la  société  qui 
l'entoure;  et  Wagner  a  pu  dire  en  ce  sens  que  «  l'individu  isolé 
ne  saurait  rien  inventer,  mais  peut  seulement  s'approprier  une 
invention  commune  ».  Il  n'a  point  cessé  non  plus  de  protes- 
ter contre  l'emploi  courant,  et  à  son  avis  trop  commode,  du 
mot  de  génie,  pour  désigner  une  force  de  création  artistique  qui 
lui  paraissait  plutôt  collective  qu'individuelle.  Il  n'admettait 
point  qu'on  considérât  l'artiste  comme  un  prodige  tombé  du  ciel  ; 
il  ne  voyait  en  lui  que  la  «  floraison  d'une  puissance  collective, 
floraison  capable  de  produire  à  son  tour  des  germes  nouveaux.  » 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Et  de  même  que  les  œuvres  d'art  ont  besoin  de  cette  puissance 
collective  pour  naître,  c'est  à  elle  aussi  qu'elles  retournent,  car 
une  œuvre  n'est  belle  que  si  elle  émeut  d'autres  âmes  après  celle 
qui  l'a  créée.  «  Le  drame,  disait-il,  ne  peut  être  conçu  que 
comme  l'expression  d'un  besoin  de  création  artistique  commun, 
et  de  ce  besoin  commun  doit  résulter  pour  le  drame  une  sym- 
pathie commune.  Lorsque  l'une  ou  l'autre  de  ces  conditions  fait 
défaut,  le  drame  n'a  rien  de  nécessaire,  et  n'est  qu'un  produit  ac- 
cidentel. » 

Ainsi  l'art  véritable  doit  avoir  pour  effet  d'unir  l'humanité.  Il 
doit  résulter  de  la  collaboration  de  tous,  et  fournir  à  tous  la  joie 
la  plus  haute.  Tel  est  cet  art  que  Wagner  aimait  à  appeler  «  l'art  de 
l'avenir.  »  Et  l'on  peut  voir  dès  maintenant  à  quel  profond  be- 
soin de  l'âme  humaine  il  a  mission  de  répondre.  Lui  seul,  d'après 
Wagner,  peut  nous  sauver  de  la  complication,  tous  les  jours  plus 
grande  et  plus  désastreuse,  de  notre  vie  sociale  :  de  cette  com- 
plication infinie  où  l'individu  n'a  plus  même  le  sentiment  d'être 
un  homme,  mais  devient  quelque  chose  comme  un  homunculus  ar- 
tificiel, l'élément  infinitésimal  d'un  monstrueux  mécanisme.  N'est- 
il  pas  visible,  en  efi'et,  qu'à  mesure  que  notre  civilisation  avance, 
que  notre  science  se  développe,  et  que  se  complique  l'organisation 
totale  de  notre  vie,  l'horizon  de  chacun  de  nous  ne  cesse  pas  de 
se  rétrécir?  D'année  en  année  l'individu  obtient  une  part  plus 
petite,  dans  l'ensemble  de  la  possession  spirituelle  de  l'humanité. 
Déjà  Schiller  s'eff"rayait  de  cet  émiettement  :  «  Toujours  con- 
damné à  ne  tenir  qu'un  fragment  de  l'ensemble,  disait-il,  l'homme 
finit  par  ne  devenir  lui-même  qu'un  fragment.  Ayant  toujours 
dans  l'oreille  le  seul  bruit  monotone  de  la  roue  qu'il  fait  tourner, 
il  devient  hors  d'état  de  développer  l'harmonie  de  son  être  ;  et  au 
lieu  d'exprimer  en  lui  l'humanité  tout  entière,  il  n'est  plus  qu'un 
reflet  de  ses  afi'aires  ou  de  sa  science.  »  Et  déjà  aussi  Schiller, 
comme  Wagner,  voyait  dans  l'art  l'unique  voie  de  salut  :  «  Seul 
l'idéal,  disait-il,  peut  ramener  les  hommes  à  l'unité.  »  Cette  con- 
ception de  la  valeur  éducatrice  et  rédemptrice  de  l'art  me  paraît 
d'ailleurs  un  trait  distinctif  de  l'esprit  allemand.  Tandis  que 
pour  la  plupart  des  écrivains  français  l'art  n'était  qu'un  simple 
divertissement,  Gœthe  l'appelait  «  la  magie  du  sage  »  ;  Schiller 
lui  attribuait  le  pouvoir  de  «  rendre  à  l'homme  sa  dignité  per- 
due »  ;  Beethoven  disait  de  la  musique  «  qu'elle  donnait  accès 
à  un  monde  supérieur  »  ;  et  voici  que  Wagner  définit  l'art  «  notre 
unique  salut  dans  cette  vie  terrestre.  »  La  puissance  d'expression 
nouvelle  dont  dispose  désormais  le  poète-musicien  se  trouve 
répondre,  d'après  lui,  à  un  profond  besoin  intérieur  de  l'huma- 
nité tout  entière. 


lUCHAHD    WAc.NER.  887 

Comme  une  roue  qui  tourne  sans  cesse  plus  vite,  le  tourbillon 
de  la  vie  nous  roule,  nous  secoue,  nous  entraîne  toujours  plus 
loin  du  terrain  ferme  de  la  nature.  Mais  l'art  apparaît  :  il  dô- 
livre  la  pensée  en  la  transportant  de  l'apparence  dans  la  réalité; 
il  rachète  la  science;  il  habitue  l'homme  à  se  faire  de  la  nature 
une  compréhension  infinie;  dans  «  l'homme  de  l'utilité  »,  il 
réveille  l'harmonie  de  son  essence  humaine;  au  philosophe  il 
montre  la  voie  de  la  connaissance  purement  objective;  à  ceux 
qui  ont  soif  de  liberté  il  apprend  la  manière  de  reconquérir  leur 
dignité  d'homme  ;  enlln  il  ressaisit  et  conserve  le  cœur  de  la  reli- 
gion, et.  uni  à  elle,  il  conduit  l'humanité  hors  de  «  l'état  de  meurtre 
et  de  rapine  organisé  et  légalisé  >»,  où  la  politique  l'a  amenée, 
il  la  conduit  vers  un  état  nouveau,  vraiment  conforme  aux  be- 
soins profonds  de  sa  nature.  Telle  est,  d'après  Wagner,  la  haute 
destination  de  l'art. 

Nous  aimerions  à  pouvoir  suivre  Wagner  dans  les  détails  de 
cette  théorie,  à  voir,  par  exemple,  comment  l'art  des  Grecs,  sui- 
vant lui,  sest  trouvé  détruit  le  jour  où  il  a  rejeté  «  ce  qui  formait 
son  lien  avec  la  communauté  »,  c'est-à-dire  la  religion;  com- 
ment l'art  grec  avait  pour  objet  essentiel  «  d'exprimer  ce  qu'il  y 
avait  de  plus  profond  et  de  plus  noble  dans  la  conscience  popu- 
laire »,  tandis  que  ce  qu'il  y  a  de  plus  noble  et  de  plus  profond 
dans  notre  conscience  est,  au  contraire,  «  la  négation  même  de 
notre  art  d'à  présent  »  ;  comment  «  l'art  véritable  ne  peut  naître 
que  sur  le  fondement  d'une  moralité  véritable  »,  et  comment 
un  art  supérieur  ne  peut  devenir  accessible  au  peuple  que  sur 
le  fondement  «  du  symbole  religieux  d'un  monde  parfaitement 
moral.  »  Il  ne  serait  pas  sans  importance  non  plus  que  nous  insis- 
tions sur  la  lutte  constante  de  Wagner  contre  la  façon  de  conce- 
voir l'art  comme  une  notion  abstraite,  et  en  général  contre  toute 
théorie  esthétique  qui  prétendrait  imposer  ses  conclusions  à 
l'artiste.  Mais  la  place  nous  est  mesurée  ;  et  il  nous  suffira  d'avoir 
indiqué  les  deux  principes  essentiels  de  cette  partie  de  la  doctrine 
artistique  de  Richard  Wagner  :  le  rôle  éducateur,  rédempteur 
de  l'art,  et  la  nécessité  pour  l'art  supérieur  d'être  un  art  collectif. 

III 

Il  nous  reste  à  savoir  maintenant  sous  quelle  forme  pourra  se 
manifester  cet  art  supérieur.  La  réponse  de  Wagner  à  cette 
question  est  d'ailleurs  suffisamment  connue  :  la  forme  la  plus 
haute  de  l'art,  pour  lui,  est  le  drame. 

Mais  ici  encore  nous  devons  commencer  par  établir  une  dis- 
tinction, faute  de  laquelle  la  conception  wagnérienne  du  drame 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

risquerait  d'être  comprise  inexactement.  Dans  son  écrit  la  Poésie 
et  la  Coinposition,  daté  de  1879,  Wagner  distingue  trois  degrés 
chez  le  -jrotTjr^;  :  le  Voyant,  le  Poète  et  l'Artiste.  Le  Voyant  est 
celui  qui  perçoit  non  pas  l'apparence,  mais  l'essence  des  choses, 
«  non  pas  la  réalité,  mais  la  vérité  supérieure  à  toute  réalité.  »  En 
lui  s'incarne  et  se  personnifie  la  connaissance  inconsciente,  in- 
volontaire, du  peuple,  cette  connaissance  artistique  dont  parle 
Schopenhauer.  Aussi  le  Voyant  a-t-il  pour  faculté  principale  «  la 
faculté  du  peuple,  la  force  d'invention  »,  qui  n'est  au  fond  que  la 
reconnaissance  de  cette  «  vérité  »  dont  la  vue  nous  est  cachée 
par  l'illusion  de  la  «  réalité  ».  En  opposition  avec  celui  qui  in- 
vente sans  le  savoir,  et  sans  le  vouloir,  le  Poète,  lui,  est  un  créa- 
teur conscient.  Et  non  seulement  il  a  conscience  de  ce  qu'il  voit, 
mais  il  veut  encore  l'exprimer  et  le  reproduire.  Par  là  il  est  un 
Artiste  :  il  l'est  d'autant  plus  qu'il  parvient  à  donner  de  sa  vision 
intérieure  une  reproduction  plus  complète. 

Les  êtres  mystérieux  dont  le  Voyant  sent  d'instinct  la  pré- 
sence autour  de  lui  ;  les  voix  qui  lui  parlent  dans  le  vent,  dans 
le  tonnerre,  dans  l'eau;  les  formes  qu'il  aperçoit  dans  les  forêts; 
les  nuages,  les  rayons  de  la  lune,  le  Poète  les  perçoit  aussi, mais 
volontairement,  et  avec  l'intention  expresse  de  les  représenter, 
c'est-à-dire  de  les  montrer  aux  autres  hommes,  de  «  communiquer 
à  autrui  ses  visions  de  Voyant.  »  Et,  tout  d'abord,  il  essaie  de  les 
représenter  par  le  récit.  C'est  dans  ce  sens  que  Wagner  a  dit  du 
conteur  qu'il  était  le  véritable  poète.  Mais  son  récit  ne  consiste 
pas  seulement  dans  des  mots  traduisant  des  idées  (1)  :  ses  mots  ont, 
en  outre,  une  vie  rythmique  qui  leur  est  propre  ;  ils  sont  accom- 
pagnés de  certains  gestes  définis,  et  ils  ne  sont  ^omi parlés  mais 
chantés,  de  telle^'sorte  que  dès  l'origine  le  Poète  se  trouve  être  en 
même  temps  un  acteur  et  un  musicien  (2).  Et  bientôt  ces  langages 
purement  humains,  la  parole,  le  chant  et  le  geste,  ne  suffisent 
plus  au  Poète,  toujours  préoccupé  de  reproduire  d'une  façon  plus 
complète  l'image  de  la  nature  qu'il  porte  en  lui.  Et  le  Poète 
devient  un  Artiste  :  il  découvre  que  la  vision  qu'il  espérait  re- 
produire, par  le  moyen  d'un  simple  récit,  exige,  pour  être  plei- 
nement réalisée  au  dehors,  tout  un  appareil  de  règles  et  de  pro- 

(i)  Le  célèbre  philologue  américain  Whitney  affirme  que  «  c'est  une  erreur  pro- 
fonde de  considérer  la  voix  comme  l'organe  spécifique  du  langage  :  elle  n'est  qu'un 
de  ses  organes,  entre  maints  autres.  » 

(2)  On  retrouve  aujourd'hui  encore,  dans  les  principautés  des  Balkans,  la  trace 
vivante  de  ce  qu'ont  dû  être  nos  premiers  poètes.  Dans  ce  pays,  le  barde  continue  à 
chanter  les  exploits  des  héros  ;  il  s'accompagne  sur  la  guzla,  àoni  il  joue  aussi  durant 
les  pauses  de  son  chant;  et  sans  cesse  il  change  de  ton  et  d'attitude,  et  donne  à  son 
visage  des  expressions  nouvelles.  L'ensemble  est  d'un  effet  dramatique  si  poignant 
que  nous  avons  vu  mainte  fois  la  foule  des  auditeurs  haleter  et  frémir  d'émotion  aux 
récits  de  ce  poète,  qui  est  resté  un  poète  et  n'est  pas  devenu  un  artiste. 


KICHAUD    WAC.NKU,  889 

c(5clés  tochniq^jes.  A  ses  piviiiiois  modes  dexpression  il  en  adjoint 
d'autres,  ceux  que  lui  fournissent  larchitecture,  la  sculpture,  la 
peinture,  etc.  Et  un  moment  arrive,  enfin  où  la  primitive  vision 
totale  de  la  nature  se  divise,  comme  un  rayon  de  lumière  en  en- 
trant dans  une  chambre  noire;  les  diverses  formes  d'expression, 
de  plus  en  plus  développées,  se  séparent;  et  de  plus  en  plus  elles 
s'éloignent  de  leur  fonction  première ,  qui  était  de  reproduire, 
dans  son  ensemble  vivant,  l'image  rellétée  dans  Tàme  du  Voyant. 
Et  les  arts,  ainsi  séparés,  n'étant  plus  employés  à  l'œuvre  de  vie, 
ne  sont  plus  (jue  tle  l'artifice. 

Mais,  suivant  le  mot  de  Schiller,  »  si  l'artifice  nous  a  écartés 
de  la  nature,  c'est  à  l'art  qu'il  appartient  de  nous  y  ramener  ».  Et 
pour  nous  ramener  à  la  nature,  il  faut  que  l'art,  à  la  façon  d'une 
puissante  lentille,  rassemble  de  nouveau  en  un  seul  rayon  ces 
fragmens  de  la  lumière  artificiellement  séparés.  L'œuvre  d'art 
suprême  sera  donc  celle  qui,  an  lieu  de  s'adresser  isolément  à  tel 
ou  tel  de  nos  sens,  reprendra  l'intention  primitive  de  toute 
poésie,  et,  usant  de  tous  les  moyens  d'expression  dont  elle  pourra 
disposer,  se  proposera  pour  but  de  reproduire  complètement, 
directement,  la  vision  du  Voyant. 

Le  Voyant  percevait  des  formes,  entendait  des  voix,  assistait 
à  l'évolution  d'aventures  diverses,  et  aucun  de  nos  arts  n'était 
en  état  de  reproduire  dans  son  ensemble  cette  image  variée  qu'il 
se  faisait  du  monde.  La  poésie  se  bornait  à  décrire,  la  peinture  à 
représenter,  la  musique  à  éveiller  des  sentimens  et  des  émotions. 
Mais  le  drame  tel  que  l'a  rêvé  Wagner,  le  drame  n'est  pas  une 
forme  d'art  déterminée  :  c'est  «  la  projection  au  dehors  de  cette 
image  du  monde  que  nous  portons  au  fond  de  nous-mêmes.  »  En 
lui  s'accomplit  ce  «  retour  à  la  nature  par  le  moyen  de  l'art  » 
qu'avait  déjà  pressenti  Schiller. 

Qu'on  nous  permette,  à  ce  propos,  de  faire  justice  en  passant 
de  deux  erreurs  communément  répandues,  et  qui  attestent,  l'une 
et  l'autre,  une  singulière  inintelligence  de  la  doctrine  artistique 
de  Richard  Wagner. 

La  première  consiste  à  prétendre  que  Wagner  aurait  contesté 
aux  arts  particuliers  leur  raison  d'être,  et  rêvé  leur  suppression 
au  profit  du  drame.  De  nombreux  passages  de  ses  écrits  prouvent 
assez  clairement  le  contraire.  Personne  n'a  parlé  avec  plus  d'ad- 
miration de  la  peinture  de  paysage,  des  maîtres  italiens  de  la 
Renaissance,  des  grandes  époques  de  l'architecture  (1),  Il  suffirait 


'i,l)  «  Cet  artiste  aujourd'hui  si  négligé,  l'architecte,  c'est  lui  qui  est  proprement 
le  poète  des  arts  plastiques  :  son  rôle  par  rapport  au  sculpteur  et  au  peintre  est  le 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ailleurs,  pour  réduire  à  néant  cette  affirmation,  de  rappeler  le 
chapitre  vraiment  magistral  consacré  par  Wagner,  dans  Opéra  et 
Drame,  à  l'histoire  de  la  littérature,  ou  encore  tant  de  juge- 
mens  qu'il  a  portés  sur  la  musique  et  les  musiciens.  Lui-même, 
aussi  bien,  se  plaignait,  dès  18.50,  de  cette  interprétation  mons- 
trueuse qu'on  faisait  de  sa  théorie.  Un  journal  ayant  affirmé  qu'il 
«  voulait  proclamer  la  déchéance  de  la  sculpture  »,  Wagner 
écrivait  à  un  ami  que  «  les  bras  lui  tombaient  devant  de  pareilles 
insanités  »,  et  qu'il  voyait  bien  que  «  ce  n'était  plus  la  peine  dé- 
sormais de  parler  ni  d'écrire  sur  tous  ces  sujets.  »  Loin  de  rêver 
la  déchéance  des  arts  particuliers,  il  disait  au  contraire  que 
((  dans  le  drame,  le  peuple  se  retrouverait  et  retrouverait  chacun 
de  ses  arts.  »  Le  drame  n'était  pas  pour  lui  une  forme  d'art  spé- 
ciale, mais  une  œuvre  commune  à  laquelle  tous  les  arts  devaient 
collaborer,  sans  cesser  le  moins  du  monde  pour  cela  d'avoir,  en 
outre,  leur  existence  propre. 

Et  il  n'est  pas  davantage  exact  de  soutenir  que  Wagner  ait 
projeté  un  «  mélange  des  arts  »  où  chacun  des  arts  se  trouverait 
détourné  de  sa  destination  naturelle.  Personne  n'a,  au  contraire, 
plus  sévèrement  condamné  ce  mélange  des  arts,  ni  plus  rigou- 
reusement affirmé  le  nécessité  pour  tout  art  de  se  restreindre  au 
rôle  qui  lui  revient  en  propre.  Encore  une  fois,  le  drame  n'était 
pas  pour  lui  la  combinaison  des  diverses  formes  d'art,  mais  une 
œuvre  spéciale,  un  organisme  homogène  et  complet,  dont  tous 
les  élémens  concourent,  chacun  par  ses  moyens  propres,  à  une 
fin  commune. 

Ceci  nous  ramène  à  la  définition  du  drame,  qui  n'est  pour 
Wagner  ni  une  branche  particulière  de  la  littérature,  ni  la  réunion 
des  arts  divers,  mais  un  essai  de  représentation  totale  de  cette 
«   image  du  monde  qui  se  reflète  dans  l'âme  du  Voyant.  » 

Nous  sommes  aujourd'hui  bien  déshabitués  de  cette  concep- 
tion primitive  du  drame.  Celui-ci  n'est  plus  rien  pour  nous  qu'un 
genre  littéraire,  comme  les  autres;  et  ainsi  s'explique  que  nous 
en  soyons  encore  à  nous  demander  s'il  est  vraiment  possible 
d'appeler  Wagner  «  un  grand  poète  ».  Encore  la  plupart  de  nos 
philologues  et  de  nos  esthéticiens  répondent-ils  à  cette  question 
par  un  «  non  »  catégorique.  Donc  Wagner  a  pu  créer  dans  sa  jeu- 
nesse des  figures  comme  le  Hollandais  Volant  et  Senta,  comme 
Tannhaeuser  et  Eisa;  dans  son  âge  mûr,  une  Isolde,  un  Wotan, 
une  Brunehilde,  un  Ilans  Sachs,  un  Parsifal  :  et  l'on  se  demande 
sérieusement  si  l'homme  qui  a  créé  toutes  ces  âmes  immortelles 

même  que  celui  du  poète  par  rapport  au  musicien  et  au  metteur  en  scène.  »  (Wagner, 
Gesammelte  Schriflen,  p.  21,) 


RICUARD    WVr.NER.  891 

était  un  vrai  poète!  Les  Grecs  n'auraient  pas  compris  une  sem- 
blable question,  et  nous  avons  l'espoir  qu'un  jour  viendra  où  l'on 
cessera  de  la  comprendre.  Mais  cet  exemple  nous  fait  voir  com- 
ment \Vai,'nera  été  amené  à  dire  «  qu'il  s'agissait  désormais  d'une 
régénération  complète  de  l'art,  et  que  nos  arts  d'à  présent 
n'étaient  plus  que  l'ombre  de  l'art  véritable.  » 

Cette  régénération  bienheureuse  ne  pourra  avoir  lieu  que  si 
nous  revenons  à  la  source  de  tout  art,  au  drame,  ressuscité  avec 
le  concours  de  tous  les  sens  et  l'emploi  de  tous  les  moyens  d'ex- 
pression. Et  c'est  de  cet  art  régénéré  que  Wagner  a  pu  dire  que, 
«<  si  nous  1  avions,  tous  les  autres  arts  trouveraient  en  lui  leur 
justification.  » 

Mais  le  drame,  à  son  tour,  ne  pourra  réaliser  ce  haut  idéal, 
il  ne  pourra  devenir  ^œu^Te  d'art  suprême  et  universelle,  et  con- 
tenir à  leur  plus  haut  degré  tous  les  autres  arts,  qu'à  la  condition 
expresse  que  son  contenu  soit  purement  humain.  Il  ne  peut  y 
avoir  de  drame  parfait  que  le  àvdiTtiQ  purement  humain. 

Le  purement  humain,  c'est  «  ce  qui  exprime  l'essence  de  l'hu- 
manité comme  telle  »  ;  c'est  ce  qui  est  affranchi  de  toute  con- 
vention, de  toute  formule  historique  ou  locale;  c'est  ce  d'où  se 
trouve  <(  exclu  le  particulier  et  l'accidentel  ».  Un  drame  historique, 
par  exemple,  ne  saurait  être  un  drame  purement  humain,  et  pas 
davantage  une  pièce  dont  le  sujet  reposerait  sur  telle  ou  telle 
conception  conventionnelle  de  l'honneur.  De  même  encore,  «  un 
sujet  qui  s'adresse  exclusivement  à  l'intelligence  »,  car  le  drame 
purement  humain  àoxi  représenter  l'homme  tout  entier,  et  admettre 
le  sentiment  en  même  temps  que  la  pensée. 

Cette  théorie  du  purement  humain,  considéré  comme  la  con- 
dition fondamentale  du  drame  supérieur,  est  à  mon  avis  la  partie 
la  plus  importante  de  la  doctrine  artistique  de  Richard  Wagner. 
Elle  résume  à  elle  seule  l'essence  entière  du  drame  nouveau,  de 
cet  art  dans  lequel,  suivant  le  mot  de  W^agner,  «  il  y  aura  tou- 
jours à  inventer  du  nouveau  ».  On  a  bien  pu  découvrir  dans 
Aristote  la  trace  d'une  théorie  analogue,  et  Wagner  lui-même 
ne  manque  jamais  de  se  rapporter  à  Eschyle  et  à  Sophocle, 
('  dont  l'art  purement  humain  est  le  plus  magnifique  héritage  de 
l'histoire  de  la  Grèce.  »  Mais  c'était  en  tout  cas  une  théorie  com- 
plètement perdue,  et  Wagner  aura  eu  le  premier  la  gloire  de 
nous  la  rendre  si  clairement  exprimée. 

Il  est  touchant,  par  exemple,  d'entendre  Schiller  se  plaindre, 
dans  une  lettre  à  Gœthe,  de  la  nécessité  où  il  est  de  s'en  tenir 
au  drame  historique,  et  aspirer  vers  un  a  sujet  purement  passion- 
nel et  humain  ».  Il  est  curieux  aussi   de  voir  Gœthe  protester 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

contre  «  l'envahissement  de  la  poésie  même  par  la  pensée  pure  ». 
Et  d'autre  part,  ne  voyons-nous  pas  les  musiciens  s'efforcer  durant 
deux  siècles,  depuis  Péri  et  Monteverde  jusqu'à  Gluck,  de  revenir 
directement  à  la  tragédie  grecque?  Leurs  efforts,  en  vérité,  sont 
restés  vains  ;  car  ils  essayaient  de  verser  un  vin  nouveau  dans  de 
vieux  vases,  en  voulant  marier  la  musique  moderne  avec  la  poésie 
antique.  Mais  ces  vains  efforts  n'en  attestent  pas  moins  une  aspi- 
ration qui  devenait  sans  cesse  plus  pressante  et  plus  forte,  chez  les 
musiciens  comme  chez  les  poètes,  une  aspiration  vers  une  forme 
d'art  supérieure,  où  le  poète  et  le  musicien  pourraient  collaborer. 
Il  leur  manquait  seulement  la  clef  qui  leurauraitouvert  ce  royaume 
nouveau.  Gluck  disait  que  «  le  plus  grand  musicien  ne  pouvait 
encore  faire  que  de  médiocre  musique,  si  le  poète  ne  lui  fournis- 
sait un  sujet  qui  l'inspirât.  »  Et  vers  le  même  temps,  Schiller 
affirmait  que  «  le  drame  tendait  vers  la  musique  »  ;  il  racontait 
que  ses  idées  poétiques  naissaient  toujours  en  'lui  «  d'une  cer- 
taine disposition  musicale  »  ;  il  écrivait  à  Goethe  :  «  J'ai  toujours 
eu  l'espoir  que  l'opéra  pourrait  nous  rendre  la  tragédie  antique 
sous  une  forme  plus  noble.  »  Gœthe,  de  son  côté,  rêvait  <(  une 
action  commune  de  la  poésie,  de  la  peinture,  du  chant,  de  la 
musique,  et  de  l'art  théâtral;  »  et  il  ajoutait:  «  Quand  tous  ces 
arts  pourront  agir  en  commun  et  se  trouver  réunis  dans  un 
même  spectacle,  ce  sera  là  une  fête  à  laquelle  nulle  autre  ne  se 
pourra  comparer.  »  Les  critiques,  eux  aussi,  en  Allemagne  comme 
en  France,  exprimaient  le  même  vœu.  Lessing,  par  exemple, 
disait  «  que  la  nature  lui  paraissait  avoir  destiné  la  poésie  et  la 
musique  non  pas  tant  à  être  liées  ensemble  qu'à  former  un  seul 
et  même  art.  »  Herder  prévoyait  une  œuvre  d'art  «  où  la  poésie, 
la  musique,  l'action  et  la  décoration  ne  feraient  qu'un.  »  Restait 
seulement  à  trouver  la  matière  de  ce  drame  nouveau,  que  pres- 
sentaient ainsi,  depuis  plus  d'un  siècle,  les  poètes  et  les  musi- 
ciens. Cette  matière,  c'est  Wagner  qui  l'a  trouvée,  quand  il  a 
donné  pour  sujet  au  drame  idéal  «  le  purement  humain,  dégagé 
de  toute  convention.  » 

IV 

Un  musicien  seul,  en  vérité,  pouvait  apercevoir  aussi  claire- 
ment cette  loi  fondamentale  du  drame.  Car  de  tous  les  arts  hu- 
mains la  musique  seule  est,  d'une  manière  exclusive,  'purement 
humaine  ;  elle  seule  n'exprime  jamais  rien  de  spécial,  d'accidentel, 
d'individuel.  Gomme  le  disait  Wagner  dans  un  de  ses  écrits  de 
jeunesse,»  ce  que  la  musique  exprime  est  éternel,  infini  et  idéal; 
elle  ne  dit  pas  la  passion,  l'amour,  le  regret  de  tel  ou  tel  indi- 


nU.UAKD    WAI.NEH.  893 

vidii  ilans  tt'lj^  ou  telle  situation,  mais  la  passion,  l'anu^ur,  le 
roirret  marnes.  »  Et  ainsi  la  musique  se  trouve  être  la  condition 
indispensable  de  cette  limitation  du  drame  au  purement  humain. 

Je  ne  saurais  avoir  lintention  ici  d'approfondir  avec  Waixner 
la  philosophie  de  la  musique.  Wagner  n'a  fait  tlaillcurs  que 
reprendre  à  ce  sujet  les  idées  de  Schopenhauer,  dont  il  a  fait, 
dans  son  écrit  sur  Bret/ioven,  un  développement  plein  de  pro- 
fondeur et  de  poésie.  Mais  sa  théorie  du  drame  poético-musical 
était  arrêtée  dans  son  esprit  bien  avant  qu'il  ne  connût  Scho- 
penhauer; et  c'est  elle  seule  qui  nous  importe  aujourd'hui. 

11  nous  est  cependant  indispensable  de  rappeler  ici,  pour 
l'intelligence  de  cette  théorie,  que  la  musique,  suivant  Wagner, 
par  l'inconcevabilité  logique  de  son  action,  agit  sur  l'homme  «  à 
la  façon  d'une  force  naturelle,  que  l'on  subit  sans  pouvoir  se 
l'expliquer  >.  C'était  déjà  l'opinion  de  Tloethe  :  «  La  dignit*;  de 
l'art,  disait-il,  n'apparaît  nulle  part  aussi  éminemment  que  dans 
la  musique  :  car  la  musique  n'a  point  de  matière,  elle  est  toute 
forme  et  toute  substance;  et  elle  relève  et  ennoblit  tout  ce  qu'elle 
exprime.  »  Les  jioètcs  romantiques  allemands  sont  allés  plus  loin 
encore.  Henri  de  Kleist  considérait  la  musique  comme  «  la 
racine  de  tous  les  arts  »,  HolTmann  disait  que  «  la  musique  ou- 
vrait à  l'homme  un  monde  inconnu,  un  monde  qui  n'avait  rien 
de  commun  avec  celui  que  nous  font  voir  nos  sens.  »  Le  monde 
inconnu  dont  parlait  Iloiïmann  ,  c'est  cette  «  image  complète 
du  monde  »  que  Wagner  place  dans  l'âme  prédestinée  du  Voyant. 

Gomme  il  y  a  loin,  de  ces  nobles  jugemens  des  j»oètes  sur 
le  rôle  sacré  de  la  musique,  aux  théories  de  nos  esthéticiens 
déclarant,  avec  le  philosophe  llerbart,  que  «  l'essence  véritable 
de  la  musique  consiste  tout  entière  dans  les  règles  du  simple  et 
du  double  contre-point  »,  et  lui  refusant  en  conséquence  toute 
signification  supérieure!  Déjà  Schiller  nous  a  appris  que  la  mu- 
sique avait  sur  lui  le  pouvoir  de  lui  faire  créer  des  formes 
vivantes.  Et  voici  que  Wagner,  complétant  son  témoignage,  nous 
révèle  le  vécitable  pouvoir  de  la  musique.  La  musique ,  pour 
lui,  est  un  organisme  féminin,  incapable  de  créer  par  lui-même 
des  formes  vivantes,  mais  qui  devient,  de  tous  les  arts,  le  plus 
créateur,  lorsqu'il  est  fécondé  par  le  Poète-Voyant  :  c'est  dans  le 
drame  seulement  que  la  musique  peut  créer  des  formes.  Et  il  en 
résulte,  d'autre  part,  que  le  drame  purement  humain  ne  saurait 
se  passer  du  secours  de  la  musique. 

«  La  musique,  dit  Wagner,  ne  doit  pas  entrer  dans  le  drame 
comme  un  simple  élément  à  côté  d'autres.  Il  faut  lui  rendre  son 
ancienne  dignité,  et  reconnaître  en  elle  non  la  collaboratrice  ni 
la  rivale,  mais  la  mère  du  drame.  C'est  en  avant  et  non  pas  à 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'arrière  du  drame  qu'est  sa  place.  Elle  chante,  et  ce  qu'elle  chante, 
elle  vous  le  montre  là-has  sur  la  scène.  Elle  est  comme  une 
aïeule  qui  révélerait  à  ses  enfans,  sous  la  forme  de  légendes,  les 
mystères  de  la  religion.  » 

Mais  pour  que  la  musique  remplisse  ce  rôle,  il  faut  qu'à  son 
tour  elle  soit  incorporée  dans  le  drame.  «  Une  musique  qui  vou- 
drait être  son  objet  à  elle-même,  exprimer  à  elle  seule  un  objet 
défini,  cesserait  absolument  d'être  de  la  musique.  Tout  effort 
pour  devenir  d'elle-même  dramatique  et  caractéristique  ne  peut 
avoir  d'autre  effet  que  de  déposséder  la  musique  de  son  essence 
propre.  «  Et  non  seulement  la  musique  ne  saurait  être  à  elle  seule 
le  drame,  mais  elle  est  même  hors  d'état  de  créer  aucune  forme 
pour  l'œil  ou  pour  l'imagination.  «  Quand  le  musicien  essaie  de 
peindre,  dit  Wagner,  il  produit  quelque  chose  qui  n'est  ni  une 
peinture  ni  de  la  musique.  »  Personne  n'a  plus  sévèrement  jugé 
non  plus  la  musique  à  'programme  :  «  Le  programme,  dit-il, 
aggrave  encore  la  question  du  pourquoi,  au  lieu  de  la  résoudre.  Ce 
n'est  pas  lui  qui  peut  exprimer  la  signification  d'une  symphonie, 
mais  bien  une  action  dramatique  réalisée  sur  la  scène.  »  Et  l'on 
sait  d'autre  part  que,  dans  les  œuvres  de  Beethoven,  Wagner 
a  toujours  vu  des  drames;  il  affirmait  que  ces  œuvres  sublimes 
ne  sauraient  être  comprises  si  on  les  considérait  comme  de  la 
musique  pure.  Mais  d'autre  part  il  n'a  point  cessé  de  soutenir 
que,  pour  heureuse  et  bienfaisante,  et  «  nécessaire  »,  qu'ait  été 
\erre\ir  de  Beethoven,  ce  maître  admirable  s'était  trompé,  en 
exprimant  par  la  seule  musique  ce  dont  l'expression  complète 
était  r(îservée  au  drame.  Erreur  qui  a  été  pour  Wagner  lui-même 
de  l'effet  le  plus  précieux  :  elle  seule  lui  a  révélé,  en  effet,  le 
pouvoir  profond  de  la  musique.  Car  ce  n'est  pas  Gluck,  mais 
Beethoven,  qui  a  enseigné  à  Wagner  la  voie  du  drame  purement 
humain. 

C'est  là  un  point  d'histoire  assez  important,  et  qui  nous  aide  à 
comprendre  la  véritable  fonction  de  la  musique  dans  le  drame. 

Nous  avons  vu  que  la  musique,  livrée  à  elle  seule,  était  inca- 
pable de  créer  des  formes,  ne  pouvant  ni  peindre,  ni  décrire  ni 
exprimer  une  action.  Mais  ce  serait  une  erreur  de  penser  que  les 
mots,  les  idées,  les  vers  puissent  limiter  et  déterminer  la  mu- 
sique. «  Jamais  les  vers  du  poète  n'y  parviendraient,  quand  même 
ce  seraient  ceux  de  Gœthe  ou  de  Schiller:  cela  n'est  possible  qu'au 
drame,  en  tant  qu'il  projette  devant  nos  yeux  le  reflet  de  la 
musique,  en  tant  que  les  mots  et  les  pensées  n'y  servent  plus 
qu'à  la  vie  de  l'action.  »  La  tentative  de  Gluck  pour  adapter  la 
musique  aux  paroles,  si  glorieuse  qu'elle  soit,  n'a  rien  à  voir  ici; 
tandis  que  c'est,  au  contraire,  «  l'erreur  nécessaire  »  de  Beethoven 


KICHARD    WAdNEU.  805 

qui  nous  a  révélé  le  pouvoir  inépuisable  Je  la  musique.  «  Par 
son  ellort  héroïque  pour  atteiuili»'  lidéal  nécessaire  dans  une 
voie  impossible,  Beethoven  nous  a  montré  l'aptitude  inlinie  de 
la  musique  à  atteindre  cet  idéal  dans  une  voie  où  elle  n'aurait 
plus  besoin  d'être  que  ce  qu'elle  est  en  realité,  \  art  île  l'cj-pres- 
sion.  » 

On  comprend  maintenant  ce  que  voulait  dire  Wagner  quand 
il  rêvait  d'un  drame  où  «  se  trtuiveraient  confondues  dans  une 
essence  unique  les  figures  de  Shakspeare  et  les  mélodies  de 
Beethoven.  »  Et  l'on  devine  pourquoi  il  nous  dit  qu'il  aurait 
ainu'  à  définir  ses  drames  :  u  de  la  musique  réalisée  en  action  et 
rendue  visible.  » 


Il  nous  reste  à  voir  quel  sera,  dansée  drame  idéal,  le  rôle  des 
autres  arts,  et  en  particulier  de  la  poésie.  Wagner  n'était  nulle- 
ment sur  ce  point  de  l'avis  de  Milion,qui  croyait  possible  l'union 
«  d'une  musique  sublime  avec  des  vers  immortels.  »  —  «  Le 
fait  qu'une  musique  ne  perd  rien  de  son  caractère  quand  on 
change  les  paroles  qu'elle  prétend  traduire,  disait-il  au  contraire, 
prouve  assez  clairement  que  la  soi-disant  relation  intime  de  la 
musique  et  de  la  poésie  est  une  pure  illusion,  (juand  on  entend 
des  paroles  chantées,  à  supposer  même  qu'on  perçoive  les  paroles 
(ce  fjui,  dans  les  chœurs  notamment,  est  presque  imj)ossible),  ce 
n'est  pas  à  ces  paroles  qu'on  fait  attention,  mais  à  la  seule  émotion 
musicale  provoquée  par  elles  chez  le  musicien.  »  Cette  déclara- 
tion, venant  de  Wagner,  pourra,  au  premier  abord,  surprendre 
plus  d'un  lecteur.  Elle  est  en  contradiction  flagrante  avec  ce 
principe  de  Gluck  «  que  l'objet  de  la  musique  est  de  soutenir  la 
poésie.  ))  Mais  nous  avons  dit  déjà  que  la  conception  wagnérienne 
du  drame,  loin  d'être  d'accord  avec  celle  de  Gluck,  de  ses  prédé- 
cesseurs et  de  ses  successeurs,  comme  on  le  répète  communé- 
ment, lui  est  au  contraire  tout  à  fait  opposée.  Wagner,  d'ailleurs, 
dit  encore  dans  un  autre  endroit  que  «  toute  réunion  de  la  mu- 
sique et  de  la  poésie  a  nécessairement  pour  effet  de  dégrader  cette 
dernière.  » 

C'est  que,  pour  comprendre  la  théorie  de  Wagner,  il  faut 
toujours  revenir  à  cette  pensée  de  Lessing,  que  «  la  nature  a 
destiné  la  poésie  et  la  musique  non  pas  à  être  liées  ensemble, 
mais  à  former  un  seul  et  même  art.  »  Ni  la  musique  ni  la  poésie 
n'ont  en  effet  pour  objet,  dans  le  drame  wagnérien,  de  «  se  sou- 
tenir »  l'une  l'autre,  mais  elles  doivent  toutes  deux  agir  en  com-- 
mun.  La  relation  de  la  poésie  et  de  la  musique  ne  cesse  d'être 


89G  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

illusoire  que  lorsque  les  deux  formes  d'art  renoncent  également 
à  leur  valeur  absolue,  pour  se  consacrer  à  une  lin  supérieure,  qui 
est  la  création  du  drame.  L'union  idéale  du  poète  et  du  mu- 
sicien, Wagner  la  comparait  toujours  à  celle  de  l'homme  et  de 
la  femme  :  le  poète  féconde,  le  musicien  enfante. 

Cette  comparaison  contient  en  germe  le  programme  complet 
du  rôle  destiné  par  Wagner  à  la  poésie  dans  le  drame.  Déjà 
Rousseau  avait  insisté  sur  la  nécessité  de  n'admettre  dans  le 
drame  musical  que  «  des  idées  très  simples  et  en  petit  nombre  ». 
C'est  précisément  au  poète  que  revient  cette  tâche,  de  simplifica- 
tion. Il  doit  simplifier,  en  «  concentrant  sur  un  seul  point  des 
momens  divers  »  ;  il  doit  simplifier  en  éliminant  tout  ce  qui  est 
conventionnel,  historique,  accidentel;  il  doit  simplifier  en  rame- 
nant les  caractères  à  leurs  lignes  primitives  et  réelles.  Et  sa 
tâche  de  simplification  doit  s'étendre  jusqu'au  style.  Il  doit 
«  réduire  le  nombre  des  mots  accessoires,  multipliés  à  l'excès  par 
la  complication  de  la  phrase  littéraire  »  ;  il  doit  éliminer  du  dis- 
cours «  tout  ce  qui  ne  s'adresse  pas  au  sentiment,  mais  à  la  seule 
raison  »  ;  et  c'est  à  ce  prix  qu'il  pourra  «  en  faire  un  langage 
purement  humain  ».  Tel  est  le  sens  profond  de  cette  parole  sou- 
vent citée,  et  souvent  mal  interprétée,  de  Wagner  :  «  En  vérité 
la  grandeur  du  poète  se  mesure  surtout  à  ce  qu'il  sait  taire.  »  Le 
poète,  en  effet,  dit  dès  l'abord  au  musicien  :  «  Fais  jaillir  ta  mé- 
lodie^ pour  qu'elle  coule  à  travers  toute  l'œuvre  comme  un  tor- 
rent ininterrompu  ;  en  elle  tu  diras  ce  que  je  tairai,  parce  que  toi 
seul  peux  le  dire  :  et  moi,  en  me  taisant,  je  dirai  tout,  parce  que 
c'est  moi  qui  te  conduirai  par  la  main.  » 

C'est  que  la  musique  a  elle  aussi  son  langage,  «  un  langage 
nouveau,  capable  d'exprimer  l'illimité  avec  une  précision  incom- 
parable. »  Ce  langage  a  été  développé,  amené  à  la  maîtrise  par- 
faite de  ses  moyens  par  les  grands  symphonistes.  Et  aujourd'hui, 
«  avec  les  symphonies  de  Beethoven,  nous  traversons  la  frontière 
d'une  période  nouvelle  de  rhist<)ire  de  l'art;  »  et  la  dernière 
symphonie  de  Beethoven  est  «  l'Évangile  de  l'art  de  l'avenir  ». 

Ainsi  Wagner,  tout  en  prenant  le  point  dedépartde  sa  théorie 
du  drame  dans  la  tragédie  grecque,  ne  songe  nullement  à  une 
résurrection  de  cette  forme  d'art  disparue.  Le  Dramma per  miisica 
italien,  tel  surtout  qu'il  s'est  développé  dans  les  dernières  œuvres 
de  Gluck,  constitue  en  une  certaine  mesure  un  essai  de  résurrec- 
tion de  ce  genre;  mais  pas  du  tout  le  drame  de  Wagner.  Ce 
drame  est  au  contraire  fondé  sur  les  dernières  conquêtes  de 
celui  de  tous  les  arts  qui  est  arrivé  le  dernier  à  sa  maturité  :  delà 
musique. 


RICUAHD    WAC.NER.  S97 

Et  que  l'on  ue  croie  pas  que  ces  sacrifices  mutuels  de  la  poésie 
et  de  la  musique  constituent  le  moins  du  monde  une  entrave  pour 
ces  deux  arts.  Certes  il  y  a  tout  un  genre  de  beautés  qui  sont  de 
mise  dans  les  arts  isolés,  et  qui  ne  sauraient  trouver  leur  emploi 
dans  le  drame  (1).  Mais,  en  revanche,  la  collaboration  de  la  mu- 
sique <t  donne  au  souffle  de  la  poésie  une  plénitude  incompa- 
rable; »  et  la  musique  à  son  tour  trouve  dans  le  concours  de  la 
parole  «  une  fécondation  indéfinie  du  pouvoir  purement  musical 
de  l'homme.  » 

Outre  la  musique  et  la  poésie,  la  mimique,  la  plastique,  la 
peinture  et  maints  autres  arts  concourent  à  l'achèvement  du 
drame  purement  humain.  Mais  à  vouloir  fixer  avec  détail  ce 
que  doit  y  être  leur  rôle,  on  risquerait  de  tomber  dans  un  excès 
de  dogmatisme;  mieux  vaut,  sur  ce  point,  voir  à  l'œuvre  Wagner 
lui-même,  dans  ses  drames.  Nous  y  trouverons  notamment  le 
geste  muet  promu,  par  la  collaboration  de  la  musique,  à  une 
intensité  et  à  une  puissance  d'expression  qui  en  font  un  des  élé- 
mens  constitutifs  de  l'action  dramaticpie  :  ainsi,  dans  le  Rlwinyold, 
le  geste  de  Wotan  élevant  l'épée;  dans  J/'/i/rt/j,  la  scène  de  la 
coupe.  Ailleurs,  par  exemple  dans  les  scènes  du  temple  de  Par- 
sifal,  c'est  le  tableau  qui  acquiert  toute  l'importance  d'un  élément 
d'émotion  dramatique,  toujours  grâce  à  la  collaboration  du 
poète,  qui  nous  fait  comprendre  le  sens  défini  du  tableau,  et  à 
celle  du  musicien,  qui  nous  en  fait  ressentir  la  portée  pathétique. 
Enfin  il  n'y  a  pas  une  des  œuvres  de  Wagner,  de|)uis  le  Hollan- 
dais Volant  jusqu'au  troisième  acte  de  Parsifal,oh  la  plastique  ne 
joue  par  instans  un  rôle  capital  dans  le  développement  de  l'ac- 
tion. Il  importe  seulement,  au  point  de  vue  théorique,  que  ces  arts 
divers  se  bornent  toujours  à  remplir  dans  le  drame  la  fonction 
spéciale  que  la  nature  leur  a  assignée,  sans  vouloir  jamais  em- 
piéter l'un  sur  l'autre.  Wagner,  dans  un  passage  de  son  Œuvre 
d^art  de  l'avenir,  nous  a  indiqué  la  manière  dont  ces  arts  divers 
pourraient  sharmoniser  dans  le  drame.  «  Se  complétant  sous 
mille  formes  diverses,  tantôt  ils  agiraient  tous  en  commun,  tantôt 
deux  à  deux,  tantôt  l'un  après  l'autre,  suivant  les  exigences  de 
l'action  dramatique,  seule  chargée  de  donner  la  mesure  et  la 
direction...  Mais  tous  ne  doivent  avoir  qu'une  seule  intention, 
qui  est  le  drame  lui-même.  » 

Le  drame,  c'est   en  effet  le   centre  où  tout  doit  converger. 

(1;  De  là  vient,  soit  dit  en  passant,  l'impossibilité  absolue  de  séparer,  dans  les 
drames  de  Wagner,  le  texte  et  la  musique,  et  de  les  examiner  d  après  les  règles  spé- 
ciales de  chacun  des  deux  arts. 

TOME  cxxïi.  —  1895.  57 


898  UEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mais  l'on  peut  se  demander  encore  quelle  devra  être  la  matière 
de  ce  drame  idéal,  et  quelles  règles  spéciales  résulteront  pour  son 
action  dramatique  des  conditions  nouvelles  où  il  aura  à  se  pro- 
duire. Une  première  règle  en  résultera  directement  :  la  néces- 
sité de  restreindre  la  matière  de  l'action  dramatique  au  purement 
hnnain.  Et  du  rôle  particulier  de  la  musique  dans  le  drame, 
il  résultera  encore  la  nécessité  pour  le  dramaturge  nouveau  de 
diriger  son  action  beaucoup  plus  vers  l'intérieur,  vers  le  cœur  et 
l'âme  de  ses  personnages,  que  n'y  était  tenu  l'auteur  de  drame 
simplement  littéraire. 

Mais  en  dehors  de  ces  deux  règles,  dont  la  première  seule  a 
une  valeur  absolue,  il  n'y  en  a  point  d'autre  qu'on  puisse  fixer  avec 
rigueur.  En  essayant  de  préciser  davantage  la  théorie  de  l'action 
dramatique,  on  courrait  chance  d'imposer  des  limites  arbitraires 
et  inutiles  à  l'infinie  variété  du  génie  créateur.  C'est  ce  qui  est 
arrivé  à  Wagner  lui-même,  dans  son  Opéra  et  Drame.  Sous 
l'impression  de  ^qw.  Anneau  du  Nibelung ,  i\\n  l'occupait  à  ce  mo- 
ment, il  a  indiqué  dans  son  livre  comme  nécessairement  exigées 
par  la  définition  du  drame  musical  certaines  limitations,  —  par 
exemple  la  suppression  des  chœurs,  —  dont  il  s'est  lui-même 
dégagé  dans  ses  œuvres  suivantes.  Et  il  y  a  encore  maintes  de  ses 
observations,  notamment  sur  l'emploi  du  mythe  et  de  la  légende, 
qu'il  faut  bien  se  garder  de  prendre  pour  des  règles  absolues.  Le 
seul  principe  véritable  du  drame,  lui-même  l'a  nettement  for- 
mulé, en  disant  que  «  le  drame  devait  revêtir  sans  cesse  des 
formés  nouvelles.  » 

VI 

Ceci  nous  amène  à  une  dernière  question,  fort  importante, 
elle  aussi,  et  encore  plus  difficile  à  résoudre  :  la  question  de  savoir 
si  nous  sommes  en  droit  de  considérer  les  œuvres  dramatiques 
de  Wagner  comme  des  exemples  de  ce  drame  dont  il  a  exposé  le 
plan  dans  ses  écrits. 

La  question,  à  dire  vrai,  n'est  difficile  à  résoudre  que  pour 
nous,  et  en  raison  de  notre  admiration  pour  ces  œuvres  magni- 
fiques. Pour  Wagner,  la  réponse  n'avait  rien  d'embarrassant  : 
ce  n'est  pas  une  fois,  mais  vingt  fois,  qu'il  l'a  formulée  dans  ses 
écrits.  Et  sa  réponse  était  négative  :  il  n'entendait  nullement 
qu'on  cherchât  dans  ses  drames  les  exemples  de  sa  théorie  du 
drame. 

Il  ne  se  lassait  pas  de  répéter  que  le  drame,  tel  qu'il  le 
rêvait,  était  «  actuellement  impossible  ».  Dans  Opéra  et  Drame,  il 
écrivait  :  «  Personne  ne  peut  être  aussi  clairement  convaincu  que 


Blf.HAKl>    WAr.NER.  S9î) 

moi-même  de  cette  véritô,  que  la  réalisation  du  drame  tel  que 
je  le  conçois  défend  de  conditions  qui  la  rendent  actuellement 
impossible,  non  seulement  à  moi,  nuiis  à  une  volonté  et  à  des  ap- 
titudes intiniment  supérieures  aux  miennes.  Elle  dépend  d'un 
état  social,  et  par  suite  d'une  collaboration  collective,  qui  sont 
exactemt'ut  à  ropj)Osé  de  ce  que  nous  avons  à  présent.  »  Et  un  an 
plus  tard,  en  1852,  tandis  qu'il  était  tout  entier  dans  son  Anneau  du 
Nibflung,  il  écrivait  à  Uhlig  :  «  A  propos  I  aie  bien  soin  de  protester 
contre  l'accusation  qu'on  me  fait  de  travailler  à  l'œuvre  d'art  de 
l'avenir  :  il  faudrait  pourtant  bien  que  les  sols  ap[)rennent  à  lire, 
avant  de  se  mêler  d'écrire!  »  Il  avait  d'ailleurs,  précédemment 
déjà,  déclaré  à  Uhlig  que  «  l'œuvre  d'art  de  l'avenir  ne  saurait 
à  présent  être  créée,  mais  tout  au  plus  préparée.  » 

Ces  divers  passages  prouvent,  en  tout  cas,  que  la  doctrine 
artistique  générale  de  Wagner,  et  même  sa  théorie  particulière 
du  drame  purement  huma'ui,  doivent  être  considérées  en  dehors 
de  son  œuvre  dramatique  personnelle.  Elles  forment,  comme  le 
lecteur  a  pu  s'en  rendre  compte,  une  partie  organique  de  sa 
conception  totale  de  l'univers. 

Dans  l'œuvre  dramatique  de  Wagner,  au  contraire,  le  génie 
individuel  domine  tout  le  reste.  Et  Wagner  a  beau  nous  dire  que, 
s'il  a  pu  établir  en  théorie  les  élémens  essentiels  du  àTume  pure- 
ynent  humain,  c'est  «  parce  qu'il  les  a  d'abord  inconsciemment  dé- 
couverts dans  la  pratique  de  son  art  »  :  cette  di'iclaration  n'atténue 
pas  l'erreur  de  ceux  qui  prétendent  voir  dans  son  œuvre  un 
exemple  complet  et  détinitif  de  l'œuvre  d'art  de  l'avenir,  telle 
qu'il  la  conçue.  Admettons  plutôt,  comme  il  le  dit  encore,  que 
«  l'œuvre  d'art  de  l'avenir  peut  tout  au  plus  aujourd'hui  être  pres- 
sentie. »  Et  il  ajoute  :  «  Seul  le  solitaire,  dans  son  amer  senti- 
ment du  tragique  de  cette  situation,  peut  s'élever  à  un  état  d'ivresse 
assez  complet  pour  tenter  de  réaliser  l'impossible.  » 

Que  Wagner  a  «  réalisé  l'impossible  »,  c'est  ce  que  nous 
sommes  bien  tenté  de  croire  quand  nous  entendons  Tristan,  V An- 
neau du  Nibelung,  Parsifal,  et  les  Maîtres  Chanteurs.  Et  ces 
œuvres  incomparables  nous  donnent  le  clair  «  pressentiment  » 
de  ce  que  sera  l'œuvre  «  collective  »  de  l'art  de  l'avenir.  Mais 
cet  art  lui-même,  c'est  de  l'avenir  seul  que  nous  aurons  à  l'attendre. 

Il  ne  faudrait  pas  croire,  cependant,  que,  pour  avoir  été  un 
«  solitaire,  »,  Wagner  ait  entièrement  échappé  à  cette  loi  de  «  pro- 
duction collective  »  dont  il  faisait  la  condition  nécessaire  de  toute 
véritable  création  artistique.  L'art  nouveau  qu'il  a  créé,  en  effet, 
il  ne  l'a  créé  qu'avec  la  collaboration  de  tous  les  grands  poètes  et 
musiciens  d'autrefois,  et  tout  particulièrement  des  artistes  de  son 


900  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pays.  Et  c'est  même,  à  nos  yeux,  sa  vraie  grandeur,  qu'il  n'ait  pas 
été  dans  l'histoire  un  accident,  un  phénonK^'ne  isolé,  mais  au 
contraire  le  produit  direct  et  longuement  préparé  de  toute  l'évo- 
lution artistique  du  génie  allemand.  Le  drame  wagnérien  est 
l'œuvre  et  la  propriété  des  grands  poètes  et  des  grands  musi- 
ciens de  l'Allemagne  :  c'est  en  leur  nom,  sur  leur  ordre,  que 
Wagner  a  parlé  et  qu'il  a  créé. 

Tous  les  grands  musiciens  allemands  ont  été,  en  effet,  des 
dramaturges.  Les  Passions  et  la  Grande  Messe  de  Bach  prouvent 
assez  l'énorme  puissance  dramatique  du  vieux  maître;  et  il  n'y 
a  pas  une  de  ses  œuvres  de  pure  musique  où  n'apparaisse  son 
souci  de  l'accent  et  de  l'expression.  Pareillement  Hœndel;  et 
Haydn  lui-même  n'échappe  pas  à  cette  règle.  Gluck,  qui,  du 
genre  faux  du  Dramma  per  musica  a  tiré  des  merveilles  de  force 
et  de  vérité  dramatiques;  Mozart,  «  ce  suprême  et  divin  génie  », 
comme  l'appelait  Wagner,  Mozart  qui,  en  dépit  de  livrets  abo- 
minables, dont  il  souffrait  cruellement,  et  des  fâcheuses  condi- 
tions où  il  se  trouvait,  nous  a  laissé  des  drames  immortels; 
enfin  Beethoven  ,  qui  n'était  rien  qu'un  dramaturge  :  tous  ces 
maîtres  paraissent  avoir  senti,  d'une  façon  plus  ou  moins  con- 
sciente, que  quelque  chose  leur  manquait  pour  réaliser  plei- 
nement leur  idéal  d'art.  Et  c'est  ce  qu'ont  senti,  de  leur  côté, 
les  poètes,  Wieland,  Schiller,  Gœthe,  Lessing,  Herder,  Kleist, 
Hoffmann,  et  tant  d'autres  qui  pourraient  être  considérés,  eux 
aussi,  comme  les  précurseurs  du  drame  wagnérien. 

Wagner  n'est  donc  pas  un  génie  isolé.  l\  est  le  dernier  fruit 
du  génie  de  sa  race;  et  la  forme  d'art  qu'il  a  instituée,  résumé  des 
aspirations  séculaires  des  poètes  et  des  musiciens  allemands, 
cette  forme  ne  doit  pas  s'appeler  le  drame  ivagnérien.  Son  nom 
véritable  est  :  le  drame  allemand. 

On  parle  couramment  du  drame  grec,  du  drame  anglais,  de  la 
tragédie  française,  du  drame  espagnol;  et  ces  noms  n'expriment 
pas  seulement  la  nationalité  des  auteurs,  mais  un  genre  spécial, 
une  forme  déterminée  du  drame.  Désormais,  on  pourra,  dans 
le  même  sens,  parler  du  drame  allemand.  Et  ce  drame  sera  celui 
dont  Wagner  nous  a  indiqué  les  règles,  et  fait  pressentir  la  beauté, 
le  drame  poético-musical,  purement  humain. 

Houston  Stewart  Chamberlain. 


LA 

VIE  POPLUmE  DANS  L'INDE 

D'APRÈS   LES  IIL\DOUS 


LA  VIE  PUBLIQUE 


î.    —    PRINCIPAUX   ADllERENS    DU    CONGRKS    NATIONAL    DE    L  INDE. 
UNE     PROCLAMATION      ÉLECTORALE     SUR     LE     TERRITOIRE     FRANÇAIS. 

S'il  est  indiffèrent  aux  braves  gens  du  village  de  Mangalam, 
ainsi  qu'au  commun  des  Hindous,  d'être  gouvernés  par  le  ver- 
tueux Rama  ou  par  les  Hakshasas  impies,  il  n'en  va  pas  de  même 
pour  les  habitans  de  Conjeveram  et,  généralement,  pour  tous  les 
bourgs  et  villes  où  un  contact  plus  fréquent  avec  l'administra- 
tion anglaise  a  développé  des  germes  de  mécontentement  et  d'op- 
position. A  cette  heure  il  est  bien  peu  d'agglomérations  où  l'on 
ne  rencontre  des  partisans  du  Congrès  national,  de  cette  assemblée 
qui  se  réunit  chaque  année,  le  2o  décembre,  pendant  les  va- 
cances de  Christmas,  pour  délibérer  sur  les  aspirations  et  les 
vœux  de  la  masse  des  Hindous.  J'ai  sous  les  yeux  une  liste  des 
membres  les  plus  influens  du  Congrès  national  ;  il  s'y  rencontre 
des  maharajahs  à  côté  de  manufacturiers,  d'hommes  de  loi,  de 
fonctionnaires  anglais  repentis,  de  journalistes,  de  professeurs. 
Leurs  noms  sont  connus  et  révérés  de  toute  l'Inde;  leur  place 

(1}  Voir  la  Revue  du  15  septembre. 


^2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

est  ici,  puis([u'on  me  les  a  obligeamment  commiiniqiids  et  qu'il 
sngit  de  montrer  les  Ilintlons  peints  par  eux-mômes  (1). 

Des  aj^itateiirs,  une  presse,  une  assemblée!  Que  nous  voilà 
loin  tlu  d(isintéressement  et  de  la  passivit/'  qui  sont  de  si  pré- 
cieuses garanties  de  sécuriti'  pour  l'administration  anglaise!  En- 
couragés par  des  hommes  d'État  anglais,  les  lord  Ripon,  les 
Trevelyan,  les  travaux  du  Congrès  national  tendent  à  des  buts  pré- 
cis :  allégement  des  impôts,  séparation  des  pouvoirs,  liberté  du 
port  d'armes;  accession  des  Hindous  à  tous  les  emplois  etc 
Aboutiront-ils?  Des  femmes,  dont  la  Pandita  Rama  Rai  est  la  plus 
en  vue,  secondent  les  efforts  des  congressistes,  principalement  en 
ce  qui  regarde  le  mariage  des  en  fans- veuves,  des  jeunes  filles 
qni,  mariées  dans  leur  enfance  et  ayant  perdu  leur  mari  avant 
l'époque  de  la  nubilité,  sont  condamnées,  par  les  rites,  à  un  veu- 
vage prématuré  et  perpétuel, 

(1)  Membres  les  plus  influf.ns  du  Congrès  national  df  l'Inde  • 
Le    Pandit  (savant)  Adjudhia   Nath,  membre   du    Conseil   législatif  d'Allahabad 
adjomt  au  Secrétaire  général  du  Congrès.  -  Le   Babou   \V.  C.  Boniierjee,  de  Cal- 
cutta  président  du  Congrès  en  1885.  -  Le  Babou  S.  N.  Bonnerjee,  de  Calcutta.  - 
Le    Maharajah   de   Durbluinga  (Bengale).  -  Le  Maharajah  de  Visvanagram  (prési- 
dence de  Madras).  -  M.  Syanee,  membre  du  conseil  législatif  de  Bombay.  -  M   Jc- 
lang  juge  a  la  haute-cour  de  Bombay.  -  M.  Mehta,  de  Bombay.  -  M.  Bhunnu,  de 
Bombay.  -M.  Dada   Bliae  Nourozeji,    de    Bombay.-   Le   Pandit    Gopi  Nath   de 
Lahore.  -   M.  Sujiad    Hussein,  de    Lucknow,  un    musulman.  --   MM.    Shabinjada 
Ram  et  Murlee   Dhur,  avocats  à   Umballah.  -  MM.  Ghunga  Lai  et  Surmulk  Rac, 
avoca  s  ^  Amritsar.  -  M    Dusanahi  Ram,  avocat  à  Lahore.  -  M.  Rousham    Lai, 
avocat  à  Allahabad.  -  M.  Muddum  Gopala,  de  Delhi.  -  Le  rajah  Rompal  Slnrr   des 
Provinces   nord-ouest.  -  M.  Ram  Soubaya,  du  Pendjab.  -   M.  Mala    Hari,  d^lla- 
Jiabad.  -  M.  Hume,  ancien  secrétaire  du  Vice-roi,  présentement  secrétaire  général 
du  Congres.  — M.Norton, un  eurasien, un  métis  de  Madras,  avocat.-  Le  Serdar  Dyal 
Sing,  de  Lahore,  vice-président  du  Congrès.  -  MM.  P.  C.  Chatterjee  et  R   P.  Rae 
avocats  a  Lahore    -  MM.  Mono  Mohum  Ghosc,  A.   M.  Rose,  Muttce  Lai  Ghose! 
Ashotas,  Bisuvas,  A.  Dhur,  Jay  Goshmda  Schome,  Dr.  R.  G.  Rerr,  Gotindra  Nath 
J^igore.  Brojendro  Comar  Roy,  de  Calcutta.  -  MM.Dclundra  Chandra  Ghose,  Nobin 
Chandra  Rural,  J.  Palit,  M.  Haldhur,  B.  Chakramvartée,    Dr.   R.    J     Sircar    N    B 
Sircar    L.  B   Bysack,  J    K.  Bassu,  Prya    Nath  Ghose,  Subya  Prasad  Gangolée,  du 
Bengale.  -  Le  dewan  Bahadour  Ruga  Nath  Roe,  de  Madras.  -  Rae  Bahadour  P. 
Ananda  Cliarlou,  de  Madras,  membre  de  la  commission  permanente  du  Congrès  na- 
tional. -  M.  Gourousamy  chetty,  bachelier  es  arts,  de  Madras.  -  M.  Sababady  mo- 
dehar   fabricant  de  tissus  de  coton  à  Pondichéry.  -  MM.C.  Etharajon  poulie  et  Rae 
Baliadour    S    Ramasamy   modeliar,  de    Madras.  -    M.  Sankara   Nair,  du  Malabar 
ineiabre  du  Conseil  législatif  de  Madras.  -  MM.  W.  S.  Santz  et  Rangacharijar,  de 
Madras.  -    MM.   Swasamyyer,  Krichnasamy,    Rajah    Rama    Roo,    Soubramanyer, 
Rangasamyengar    J.  V.  Leshagore    Yer,  Adam,  M.  Arraragam    charryar,    do    Ma- 
ïr^"  /o   f      ^^^^  ^''^'  "^'^    Pendjab.  -  M.  Lorm    Chandra,    de   Peschawar.  - 
M    Gopal  buhae,  d'Amritsar.  -  M.  Latchoumana  Mulkar,  membre  du  Conseil  légis- 
latif de  Bombay,  etc.,  etc.,  etc. 

Voici  maintenant  les  principaux  journaux  qui  soutiennent  le  Congrès  national  de 
1  Inde  :  Le  Miroir  de  l'Indou,  le  Bengali,  le  Patriote  Uindou,VAmrHa  Bazar  Patrika 
de  Calcutta.  -Le  Clair  de  Lune,  de  Bombay.  -  India.  de  Londres.  -  La  Tribinie 
le  Jovrnal  du  Peuple,  VAkbarien,  le  Mitramlla>!,  le  Boni,  le  Kerkah  du  Kashmir, 
rn  n7'  7  ^"^  ^tornim/  Posl,  d'AUahabad.  -  L'Hindou,  de  Madras.  -  Le  Punch 
a  Oz/a/(,  do  Lucknow, 


LA    VIE    l'Ori  LMUE    DANS    L  INDE. 


903 


En  (luolle  mosuiv  le  braliiiianisiuc  intervient  dans  la  vie  pn- 
bliiiue.  au  cœur  il^  l'Inde,  on  le  saura  par  la  poésie  suivante,  qui 
est  un  appel  adressé  aux  électeurs  dans  un  village  français  où 
fonctionne  nécessairenu'ut  le  sutTrage  universel.  Il  s'agit  d'une 
élection  au  Conseil  général:  le  candidat  s'appelle  Chanemougave- 
layoda  modéliar  : 

STANCES 

COMPOSÉES    PAR    A.    SIVAGOUROrNADAPOl'LLÉ, 

maître  d'école,  demeurant  à  Canouvapcth,  commune  do  Villenour, 

sur  la  demande  de  Comarasumj/poulle.  fib  de  Tandavnrayapoulle,  dudil  village. 

Avec  l'appui  suprême  de  Mauakalatangarane,  fils  aîné  de  Çiva,  qui 
habite  Pondichéry,  pays  fertile  entre  tous,  afin  que  les  Hindous  français 
vivent  dans  la  prospérité  et  goûtent  un  bonheur  infini,  je  veux  chanter 
la  gloire  de  Chanemouirame,  le  second  fils  de  Çiv:^--- 

A  la  nouvelle  que  les  devas  avaient  été  emprisonnés  par  le  gt-aiit 
Sourasatmane,  le  Coumaraval  entr(q)rit  de  les  délivrer  en  frappant  de 
son  dard  mortel  ce  terrible  héros,  et  renversa  ainsi  les  projets  du  fier 
Indra...  Dès  que  l'on  prononce  le  nom  de  Chanemougavelayoudane,  le 
Sadasivane  (un  des  noms  de  Çiva,  porté  par  le  concurrent  du  candi- 
dat) se  trouble... 

11  (le  candidat)  est  né  sous  linvoeation  de  Chanemougavelayoudane 
pour  relever  dans  le  monde  lareUgion  des  Hindous,  pour  terrasser  ses 
ennemis  gonflés  de  jalousie  et  pour  épargner  aux  braves  gens  les  maux 
dont  on  les  menace.  Électeurs,  si  vous  voulez  échapper  au  péril,  ne 
méprisez  pas  le  Saravananel  Ceux  qui  viennent  avec  des  armes  pour 
nousassailUr  seront  un  jour  sans  asile  sous  le  ciel,  et  le  Sadasivane 
(le  concurrent  du  candidat;  sera  lui-même  abaissé!... 

Ne  vous  laissez  pas  intimider  parles  cris  de  nos  adversaires  !  Qu'est 
devenue  la  force  de  Ravana,  qui  cependant  remuait  des  montagnes? 
(Ici,  une  allusion  aux  renoncans.)  Il  y  a  des  hommes  qui  feignent  de 
s'intéresser  à  nous  et  de  croire  que  l'Hilinga  a  été  dédiée  à  Viboucha- 
nane  :  n'allez  pas  vous  aviUr  en  renonçant  à  vos  mœurs  et  à  votre 
rehf'ion.  Un  chienne  peut  jamais  devenir  un  lion,  et  vous  savez  bien 
que\ous  ne  pourrez  subsister  sous  la  protection  de  la  Mahadeva  qui 
allaita  le  pourceau  nourri  d'excrémens  ! . . . 

Il  est  aisé  de  vivre,  mais  il  faut  nous  souvenir  des  rajahs  que  leur 
orgueil  a  perdus  etde  ceux  en  petit  nombre  qui  ont  laissé  un  bon  sou- 
venir après  eux  !  Écartons  les  apostats  1  Mieux  vaudrait  mendier  sur  les 
chemins  que  renoncer  à  nos  us  et  coutumes.  Soyez  sans  crainte  :  les 
dangers  dont  vous  êtes  entourés  vont  se  dissiper  grâce  à  Chanemou- 

game  ! . . . 

Recherchons  l'origine  des  maux  dont  nous  sommes  victimes; 
soyons  fidèles  à  nos  traditions  ;  demandons  la  protection  de  Chane- 
mougame,  qui  se  connaît  lui-même;  fermons  l'oreille  aux  conseils 
perfides...' Si  nous  agissions  autrement,  nous  serions  pareils  à  cet  en- 


904  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fant  qui,  grimpé  au  milieu  d'un  palmier,  ue  bouge  plus, craintif,  n'osant 
ni  monter  plus  haut  ni  redescendre... 
C'est  la  vérité  ;  c'est  la  vérité  ! 


II.    —    LE    JOUR    DE    l'an.    —    LE   REPAS    EN    FAMILLE.    —    LA    PROCESSION. 

Mangalam  est  en  feto.  Levées  dès  l'aube,  les  femmes  s'acquittent 
diligemment  de  leurs  travaux  ordinaires.  Le  sol  de  la  maison  est 
balayé  et  lavé  et,  devant  la  porte,  on  trace  avec  le  riz  en  poudre 
des  ornemens  linéaires.  La  porte  elle-même,  peinte  de  safran  et 
de  curcuma,  est  décorée  de  guirlandes  de  feuilles  de  manguier. 
Dans  la  rue,  les  petites  filles,  uniquement  vêtues  d'un  bijou  d'ar- 
gent qui  pend  à  un  cordon,  construisent  des  édifices  avec  des 
galettes  de  bouse  de  vache  et  les  ornent  de  fleurs.  Le  potier  est 
l'homme  le  plus  occupé  du  jour  ;  les  femmes  viennent  en  foule 
lui  acheter  des  pannelles  neuves  de  toutes  les  dimensions.  Pour 
mettre  celles-ci  sur  le  feu,  on  attend  que  le  vieux  Ramanouja,  le 
saint  brahme  octogénaire,  ait  désigné  l'instant  propice,  l'heure 
favorable,  d'après  les  règles  de  l'astrologie.  Des  parens  et  des 
amis  arrivent  des  villages  voisins,  les  mains  chargées  de  fruits, 
et  l'on  voit  paraître,  suivant  leur  mari,  les  filles  de  Mangalam  qui 
se  sont  mariées  dans  le  cours  de  l'année. 

C'est  le  Pongol-Sangarandy,  le  jour  de  l'an  des  Hindous,  la 
plus  grande  fête  du  village,  qui  tombe  vers  le  10  ou  12  janvier  de 
notre  calendrier  et  ouvre  le  mois  de  Taye.  Les  douze  mois  de 
l'année  solaire,  dans  l'Inde,  sont  ceux  de  Taye,  Macy,  Pangoumy, 
Sitteray,  Vagacy,  Amy,  Ady,  Avany,  Prattacy,  Aypicy,  Cartigay' 
Margacy.  Il  y  a  six  saisons,  le  Vasanta-Kalam,  beau  temps;  qui 
commence  avec  le  mois  de  Pangouny;  le  Grichma  ou  Uch'tna- 
Kalam,  temps  chaud,  qui  commence  avec  le  mois  de  Vagacy;  le 
Varchaou  Mari-Kalam,  temps  orageux,  qui  commence  avec  le  m'ois 
d'Ady  ;  le  Carcada  ou  Kulur-Kalam,  temps  frais,  qui  commence  avec 
le  mois  de  Prattacy;  le  Hemanta  ou  Pani-Kalam,  temps  delà 
rosée,  qui  commence  avec  le  mois  de  Cartigay;  et  le  Sisira  ou 
Pin-Pani-Kalam,  temps  humide,  qui  commence  avec  le  mois  de 
Taye  ;  l'année  se  partage  encore  en  deux  grandes  périodes  de 
six  mois.  La  première,  que  le  Pongol  inaugure,  est  dédiée  aux 
Devas  bienfaisans;  c'est  celle  des  fêtes  de  famille,  des  mariages, 
des  grandes  cérémonies  religieuses.  La  seconde  est  dédiée  aux 
mauvais  génies,  aux  Assouras;  c'est  celle  des  travaux  pénibles  des 
champs,  des  procès  et  des  querelles. 

Le  matin  du  Pongol,  les  hommes  sont  allés  chercher  dans  les 
rizières  quelques  épis  verts,  presque  mûrs,  puisqu'on  est  à  la 
veille  de  la  moisson.  Ils  font  bouillir  ces  premiers  grains  de  riz 


LA    VIE    POPULAIRE    DANS    l'iNDE.  905 

ot  on  font  nne  offrande  au  Soleil  et  à  Indra.  Indra  reçoit  les 
actions  de  grâces  des  cultivateurs  à  qui  il  a  donné  de  la  pluie  en 
la  saison  propice.  Et  c'est  l'occasion  pour  T.  Ramakridina  de 
rappeler  la  «grande  querelle  de  Krichna  et  d'Indra. 

Krichna  passa  son  enfance  malicieuse  au  milieu  des  bouviers, 
comme  on  le  sait.  Il  leur  suggéra  d'offrir  un  culte  séparé  aux 
vaches  nourricières  qui  donnent  le  lait  et  le  beurre,  ainsi  qu'aux 
montagnes  où  les  bonnes  bêtes  s'en  vont  paître,  et  de  délaisser  le 
culte  d'Indra.  «  Indra,  dit-il  aux  pauvres  gens,  donne  la  pluie  aux 
champs,  mais  nous  n'avons  pas  besoin  de  tant  d'eau.  Nous  vi- 
vons de  nos  troupeaux,  et  c'est  à  eux  que  nous  devons  faire  une 
offrande  de  riz  bouilli,  à  eux  qui  fournissent  le  lait,  et  aux  mon- 
tagnes qui  leur  fournissent  l'herbe  !  »  Les  bouviers  suivent  ce 
conseil.  Ils  s'en  vont  céb-brer  les  rites  sur  le  mont  Govartnagiri, 
et  se  prosternent  devant  les  vaches  tendres. 

Indra  s'irrite  de  ne  plus  recevoir  les  hommages  de  ceux  qui 
gardent  les  troupeaux  et  di'chaîne  sur  la  terre  les  nuages  chargés 
de  pluie.  C'est  le  déluge.  Les  bouviers  consternés  se  tournent 
vers  Krichna  et  le  supplient  de  leur  venir  en  aide.  C'est  alors  que, 
du  bout  du  doigt,  l'avatar  de  Vichnou  soulève  le  mont  Govartna- 
giri et  en  fait  comme  un  toit  sous  lequel  les  bouviers  continuent 
de  paître  leurs  troupeaux  paisiblement,  à  l'abri  de  la  pluie. 

Moins  heureux,  les  cultivateurs  submergés  implorent  Indra 
et  lui  montrent  les  bouviers  alTranchis  du  culte  du  déva  et  proté- 
gés par  Krichna.  Indra  arrête  la  pluie  et  fait  amende  honorable 
devant  l'avatar  de  Vichnou  qui,  content  d'avoir  humilié  le  déva, 
décide  que  désormais  Indra  sera  adoré  le  premier  jour  de  l'année, 
et  les  troupeaux  le  second,  et  qu'ils  auront  leur  part  de  riz  bouilli. 
Pongol  signifie  bouillir. 

Et  voilà  pourquoi,  ce  jour-là,  à  l'heure  choisie  par  le  vieux 
Hamanouja,  les  femmes  de  Mangalam,  dans  les  pannelles  neuves, 
bariolées  de  safran  et  d'ocre,  mettaient  du  riz  et  un  peu  de  lait. 
On  veillait  attentivement  autour  du  feu,  et  lorsque  le  riz  commen- 
çait à  bouillir,  les  enfans  s'écriaient  joyeusement  :  «  Pongol! 
Pongol!  »  Dans  chaque  pannelle  on  prenait  une  poignée  de  riz  et 
on  lofîrait  à  Indra;  on  brisait  des  noix  de  coco,  on  brûlait  du 
camphre,  et  l'on  se  prosternait. 

Le  repas  vient  ensuite,  celui  des  hommes  d'abord.  Ils  sont  as- 
sis sur  deux  rangs,  se  faisant  vis-à-vis,  par  terre,  dans  le  koutam, 
la  chambre  la  plus  vaste.  Le  gendre  occupe  la  place  d'honneur, 
en  sa  qualité  d'hôte.  Sur  les  assiettes,  des  feuilles  de  bananier 
découpées,  sont  placés  tous  les  ingrédiens  avec  le  riz  bouilli 
au  milieu.  Du  bout  des  doigts  on  fait  prestement  une  boulette  de 
riz  assaisonnée  comme  il  faut  et  on  la  jette  avec  adresse  dans  la 


900 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


bouche,  car  il  importe  d'éviter  autant  que  possible  le  contact  des 
doigts  malpropres  et  des  lèvres.  Après  le  cari,  plus  ou  moins 
violent,  on  mange  le  riz  au  lait,  puis  c'est  le  tour  des  gâteaux 
frits  et  des  boissons  sucrées.  Ce  dtîjeuner  terminé,  on  mâche  le 
bétel  et  la  noix  d  areck,  on  se  parfume  d'un  peu  de  poudre  de 
santal,  et  l'on  s'en  va  faire  la  sieste.  Les  femmes  prennent  ensuite 
leur  repas,  et  c'est  enfin  le  tour  des  serviteurs. 

Le  lendemain  on  fait  bouillir  de  nouveau  du  riz  dans  les  pan- 
nelles  neuves  et  l'on  en  offre  aux  vaches  nourricières  et  aux  bœufs 
vaillans  qui,  le  matin,  ont  été  baignés  et  lavés  dans  l'étang.  Les 
cornes  peintes  en  bleu  ou  en  rouge,  des  guirlandes  de  fleurs  et  de 
feuillage  sur  leur  cou  puissant,  et  quelquefois  un  collier  de  ver- 
roterie, les  doux  et  bienfaisans  animaux  sont  conduits,  en  une 
procession  lente,  dans  les  rues  du  village,  au  son  des  instrumens. 

Les  parens  et  les  amis  se  font  des  visites  en  commémoration 
de  la  cessation  des  pluies  diluviennes  envoyées  par  Indra  mécon- 
tent, et  des  visites  que  se  firent  ceux  qui  avaient  survécu  à  l'inon- 
dation et  qui  sortaient  de  leur  maison,  en  s'euquérant  du  sort  de 
leurs  voisins.  Et  l'on  se  pose  une  question,  toujours  la  même:  «  Le 
riz  est-il  bouilli?  »  Cela  revient  à  dire  :  «  Je  vous  la  souhaite 
bonne  et  heureuse!  »  Les  parias  se  déguisent  en  pèlerins  et  chan- 
tent des  hymnes  ;  leurs  filles  dansent  des  rondes;  et  les  bayadères, 
suivies  de  leur  orchestre,  vont  de  maison  en  maison  recevoir  des 
étrennes.  On  porte,  ce  jour-là,  des  pagnes  tout  neufs,  et  c'est 
toute  parée  que  la  foule  fait  cortège  à  la  divinité  de  la  pagode 
que  l'on  conduit,  dans  un  palanquin  décoré  à  profusion  de  fleurs 
de  jasmin,  jusqu'aux  ruines  d'une  antique  pagode  de  granit,  à  peu 
de  distance  de  Mangalam,  sur  une  colline. 

La  vue  était  magnifique  quand  le  cortège  pieux  passa  sous  le 
porche  en  ruine  de  l'antique  pagode.  Au  loin,  se  déroulait  la  ri- 
vière entre  deux  berges  de  sable.  En  bas,  s'étendait,  comme  un 
autre  fleuve,  la  foule  en  fête,  à  la  lueur  des  torches  et  des  feux  de 
Bengale,  tandis  que,  dans  l'or  fondu  du  jour  finissant,  se  montrait 
la  lune  très  pâle.  Au  sommet,  devant  là  divinité  éblouissante  de 
dorures  et  de  pierreries,  sous  le  jasmin  odorant,  les  brahmes  réci- 
taient les  Védas  sacrés.  Par  endroits,  des  déclamateurs  ambulans, 
des  jongleurs  et  des  acrobates,  desmendians,  se  mêlaient  à  la  pro- 
cession pour  la  divertir. 

ni.   LES  MUSULMANS  DANS  l'iNDE.  HIS  HlGHNESS  THE  MAHARAJAH 

OF  MYSORIi.    LE    NIZAM    d'hYDERAISAD. 

A  côté  des  Hindous,  dans  l'Inde,  il  y  a  les  musulmans.  Ils 
vivent  côte  à  côte,  sans  se  confondre,  ennemis  plus  par  la  reli- 


LA    VIE    POPLLAlRi:    DANS    l'iNDE.  907 

^ion  que  par  la  ^co  :  les  nuisulmans  manifestant  sans  cesse  leur 
mépris  pour  les  pagodes  peuplées  tVidoles,  et  les  Hindous  alVec- 
tani  volontiers  de  troubler  du  tapajje  de  leurs  processions  le  re- 
cueillement des  mosqut^es.  Dans  la  seule  présidence  de  Madras, 
il  V  a  plus  de  deux  uiillions  de  musulmans  exer(;ant  toutes  les  pro- 
fessions, de  préférence  celle  du  commerce.  Ils  son!  plus  de  cin- 
quante millions  dans  la  péninsule,  et  font  d'excellens  soldats; 
mais  les  Anglais  les  tiennent  un  peu  en  didiance  en  raison  pri'ci- 
sément  de  leurs  aptitudes  militaires.  Et  puis  n'ont-ils  pas  été, 
jusqu'au  dernier  moment,  les  alliés  des  Français?  Je  ne  saurais 
dire  l'émotion  (]ue  j'ai  éprouvée,  lors  de  mon  voyajr*'  dans  le  My- 
sore,  (piand  j  ai  vu.  intactes  encore  en  dé-pit  des  combats  livrés 
sous  leurs  murailles  épaisses,  les  fortifications  élevées  par  les  offi- 
ciers français.  Seringapatam.  Bangalore,  tout  pleinsdu  souvenir  de 
Tippou.  le  vaillant  successeur  de  llyder  Ali  Kiian,  évoquent  un 
passé  glorieux  et  douloureux  à  la  fois  pour  une  âme  française. 
Les  Anglais  ont  abandonné  la  forteresse  de  lîangalore  au  malia- 
rajah  liindou  dont  ils  ont  restauré  la  dynastie  après  la  défaite  de 
nos  alliés.  Là,  j'ai  vu  la  maison  de  Tippou  avec  ses  arcades  mau- 
resques peintes  et  dorées  et  d'une  si  belle  ordonnance.  Je  me  suis 
arrêté  longuement  dans  ce  décor  militaire  et  oriental,  devant  ces 
parois  rouges  qui  ont  vu  nos  soldats  et  ceux  du  sultan  tenter  en 
commun  un  dernier  et  suprême  effort. 

Les  musulmans  nous  furent  des  alliés  fidèles,  on  le  voit,  long- 
temps après  l'iuqualifiable  disgrâce  de  Dupleix.  Ils  sont  demeurés 
nos  amis,  dans  l'ensemble.  L'un  d'eux  m'apportait,  un  jour,  avec 
une  expression  de  tierté,  le  brevet  de  «  soubédar  »  décerné  à  son 
aïeul  par  les  Français;  un  autre  me  montrait  un  sabre  d'honneur 
qui  lui  venait  de  nos  généraux.  Dans  le  Mysore,  ils  font  la  confi- 
dence de  l'exclusion  relative  où  on  les  tient  des  fonctions  publi- 
ques. Je  n'en  ai  presque  pas  rencontré  dans  les  réunions  officielles. 

J'avais  reçu  un  carton  :  His  Highnessthe  Maharajah  of  Mysore 
requests  the  pleasure  of  your  cojnpany  at  a  garden  party,  etc.  A 
mon  grand  regret,  je  ne  pus  me  rendre  à  l'invitation  de  Chaîna 
Rajendra  Oudeyar,  mais  je  le  vis  dans  une  fête  donnée  par  le 
résident  anglais  et  à  laquelle  j'assistais  en  touriste.  De  taille 
movenne,  le  visage  rond  comme  la  pleine  lune,  une  moustache 
noire,  épaisse,  portant  gaiement  ses  trente-cinq  ans,  le  maharajah 
était  vêtu  d'un  ulster,  chaussé  de  bottines  vernies  et  coiffé  du 
turban.  Sa  grande  distraction  est  de  conduire  sonfour-in-hand.  Il 
laisse  à  ses  ministres  le  soin  d'administrer  la  principauté  et  de 
mettre  en  coupe  réglée  les  immenses  richesses  minières  qu'elle 
renferme.  De  son  côté  il  se  livre  avec  entrain  à  tous  les  sports 
favoris  des  Anglais,  tout  en  observant  les  rites  du  brahmanisme 


908  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  plus  étroit  et  en  célébrant  jalousement,  aux  jours  fixés  et  avec 
une  magnificence  vraiment  royale,  les  cérémonies  compliquées 
qu'ils  prescrivent. 

Ouand  il  passe  dans  les  avenues,  au  galop  de  ses  quatre  che- 
vaux, les  musulmans  lèvent  à  peine  la  tète.  Qii'ost-il  pour  eux, 
sinon  le  représentant  d'une  race  sujette?  Le  maharajah  s'inquiète 
peu  de  ces  méconteus  impassibles,  au  sein  de  la  fastueuse  subor- 
dination que  la  domination  anglaise  lui  impose.  Rien  ne  vient 
troubler,  d'ailleurs,  les  musulmans  dans  leur  foi. 

J'ai  vu  à  Bangalore,  et  j'avais  déjà  vu  à  Pondicliéry,  se  dérouler 
le  cortège  carnavalesque  musulman  du  Moharom,  où  l'on  aurait 
peine  vraiment  à  reconnaître  les  pratiques  sévères  que  le  Coran 
exige  des  sectateurs  de  Mahomet.  Pendant  plusieurs  jours  c'était 
un  défilé  de  masques  plus  ou  moins  efl'rayans,  de  tigres  de  car- 
ton aux  rugissemens  enroués,  de  visages  terriblement  peints  ou 
plâtrés.  A  Pondicliéry,  la  nuit,  sous  la  lune,  des  chars  immenses, 
inondés  de  lumière,  circulaient  lentement  précédés  de  bêtes  féroces 
gambadant,  et  de  jeunes  gens  s'escrimant  avec  de  longs  bâtons. 
Par  niomens,  le  cortège  s'arrêtait,  et  les  fusées  partaient  au  milieu 
des  détonations. 

Ces  fêtes  populaires  du  Moharom  sont  un  sujet  d'affliction 
pour  les  musulmans  pieux.  Ils  rappellent  à  ceux  qui  s'y  aban- 
donnent, que  ce  mois  est  consacré  au  souvenir  do  la  mort  d'El- 
Hussein,  le  lîls  bien-aimé  d'Ali  et  de  Fatma.  Les  malheurs  d'El- 
Hussein,  les|dangers  qu'il  courut  dans  le  désert,  sa  fermeté,  son 
courage  invincible  et  sa  piété  à  l'heure  de  la  mort  doivent  être 
commémorés  par  les  cœurs  religieux.  Les  dix  premiers  jours  du 
mois  doivent  être  employés  à  la  prière  et  à  la  récitation  des  stances 
qui  racontent  les  aventures  du  saint  héros,  sa  fuite  de  Médine 
et  sa  fin  courageuse  dans  les  plaines  de  Kerbala. 

Plus  d'une  fois  les  notables  musulmans  ont  invoqué  l'inter- 
cession des  autorités  pour  arriver  à  empêcher  des  divertissemens 
où  ils  voient  une  offense  à  leur  culte,  encore  qu'ils  aient  lieu 
sous  le  couvert  de  l'islamisme.  On  n'a  pu  leur  donner  satisfaction  ; 
c'eût  été  s'exposer  à  un  soulèvement  peut-être.  Récemment,  un 
musulman  des  plus  distingués,  à  la  veille  du  Moharom,  s'attachait 
à  montrer  les  Persans,  qui  sont  chiites,  célébrant  la  mémoire  d'El- 
Ilussein  avec  une  piété  profonde,  alors  que,  dans  l'Inde,  elle  est 
le  prétexte  de  manifestations  burlesques  pour  le  moins. 

Ce  n'est  pas  seulement  par  les  fêtes  bruyantes  du  Moharom  que 
les  musulmans  semblent  s'écarter  des  prescriptions  originaires  du 
Coran.  A  l'instar  des  Hindous,  ils  se  sont  divisés  en  castes.  Les  ma- 
telassiers ont  leur  mosquée  comme  les  blanchisseurs  ont  la  leur. 
Parmi  les  négocians,  des  groupes  rivaux  ont  leurs  temples  séparés 


l.A    VIE    POPULAIRE    DANS    l'iNDE.  909 

et  fatij^uout  do  ^urs  incessantes  conipétiliuns  radministration 
qui  n'eu  peut  mais.  Ces  divisions  se  font  jour  jusque  dans  les 
écoles,  où  de  Ltou^  \  ieillards  à  barbe  blanche,  qui  ne  connaissent 
que  riiindostani,  expliquent  aux  jeunes  garçons,  dont  ce  sera  plus 
tard  tout  le  savoir,  les  beautés  du  Livre  saint.  Chaque  mosquée 
\  uudrait  avoir  son  école. 

La  caste  musulmane  la  plus  respectable,  celle  parmi  laquelle 
la  politique  française  a  rencontré  jadis  et  retrouverait  maintenant, 
s  il  en  était  besoin,  le  plus  de  synipatliie,  est  celle  des  «  cheiks  ». 
Ceux  que  l'on  désitrue  ainsi  sont  réputés  descendre  en  droite  ligne 
de  Mahomet  par  Abou-Bekr  et  Omar.  Ils  sont  sunnites.  On  les 
reconnaît  aisément  à  leurs  traits  qui  sont  beaux  et  nobles,  à  leur 
attitude  qui  est  lière,  à  leurs  vètemens  qui  sont  amples. 

Il  s  est  trouvé  aussi  parmi  eux  de  grands  ministres,  des  hommes 
d'Etat  comme  Salar  Jung,  ([ui  fut  pendant  trente  ans,  de  18o3  à 
1882,  le  dewan  du  Ni/am  dllyderabad,  et  qui  sut  opposer  aux 
empiétemens  anglais  une  savante  et  habile  résistance,  tout  en 
assurant  à  l'empire  du  Nizain  la  paix  et  la  prospérité  sous  un  bon 
gouvernement.  Dans  leur  semi-indé[)endance,  les  Etats  du  Nizam 
sont  tout  ce  qui  reste  de  ce  Deccan  ([ue  la  politique  géniale  de  Du- 
pleix  avait  fait  nôtre,  pour  ainsi  dire.  Leurs  dix  millions  d'habi- 
tans,  répartis  en  dix-neuf  districts,  vivent  sous  la  règle  musul- 
mane qui  leur  est  douce.  11  y  a  jus(ju  à  des  parsis  dans  la  haute 
administration.  J'ai  reçu  un  jour  la  visite  d'un  préfet  ou  collecteur 
du  Xizam,  homme  des  plus  instruits  et  des  plus  distiugués,  (jui 
portait  le  bonnet  en  cône  tronqué  des  adorateurs  du  feu. 

Le  Xizam  actuel  se  parc  des  noms  et  titres  que  voici  :  Meer 
Mahboud,  Ali  Khan,  Bahadour,  Fath  Jung,  Nizam  oui  doulali  et 
Nizam  oui  moulk.  Il  professe  personnellement  à  l'égard  du  rési- 
dent anglais  une  réserve  si  marquée  qu'elle  pourrait  être  prise, 
assure-t-on,  pour  de  l'aversion.  A  ce  point  que  c'est  à  peine  si, 
dans  tout  le  cours  de  l'année,  l'agent  du  gouvernement  de  la 
Ueine-Impératrice  peut  être  reçu  une  ou  deux  fois  par  le  défiant 
et  hautain  souverain.  Forte  de  4o0Û0  hommes,  l'armée  du  Nizam 
est  relativement  bien  exercée.  Le  ministre  qui  en  a  la  haute  direc- 
tion est  Mahomed  Moyendine  Khan,  général  studieux  et  appliqué. 

J'ai  gardé  un  vivant  souvenir  de  la  conversation  agréable  du 
ministre.  II  était  soulfrant,  voyageait  dans  le  sud  pour  remettre 
sa  santé,  et  ne  cachait  pas  sa  satisfaction  de  s'entretenir  avec  des 
Français.  Nous  passâmes  peu  d'instans  ensemble,  assez  cependant 
pour  fortifier  en  moi  l'impression  que  les  élémens  musulmans  ne 
seront  peut-être  pas  à  dédaigner  le  jour  où  la  Russie,  comme  on 
lui  en  prête  le  dessein,  voudra  étendre  son  empire  en  Asie  au  détri- 
ment de  la  puissance  britannique. 


910  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


IV.    —   AU    PAYS    DES    VOLEURS.    —    LES   CALLARS. 

Un  jour,  à  Pondichéry,  parune  resplendissante  et  chaude  ma- 
tinée de  février,  alors  que  peu  d'Européens  se  risquaient  dans  les 
rues  sous  le  soleil  éclatant,  le  pousse-pousse  du  docteur  R...  s'arrêta 
devant  ma  porte  qui  s'ouvrit  aussitôt.  Le  docteur  revenait  de  Ma- 
dura.  Il  avait  vu  le  grand  sanctuaire  de  la  pagode  sainte,  dédiée 
à  Çiva,  la  salle  immense  dont  les  mille  colonnes  de  granit  sculpté 
semblent  les  arbres  d'une  foret  géante  et  obscure,  le  gopuram  ina- 
chevé, les  galeries  où  des  bas-reliefs  admirables  décrivent  et  la 
conversion  du  rajah  Gouna  Pandya  et  les  supplices  des  gourous 
hérétiques  dont  ce  prince  avait  trop  longtemps  suivi  les  cérémo- 
nies, et  il  racontait  avec  enthousiasme  ses  impressions  d'artiste  au 
spectacle  de  tant  de  merveilles.  C'est  que,  mieux  que  tout  autre 
monument,  l'imposante  pagode  célèbre,  en  la  splendeur  de  son 
architecture  et  la  richesse  de  ses  ornemens,  la  victoire  du  çivaïsme 
renaissant  et  la  fin  du  bouddhisme  dans  le  sud  de  l'Inde. 

Les  miracles  ne  furent  pas  épargnés  pour  cette  conversion. 
Laguérison  du  rajah,  tombé  dangereusement  malade,  en  fut  l'en- 
jeu. Des  épreuves  décisives  attestèrent  l'infériorité  des  doctrines 
bouddhistes.  On  écrivit  sur  des  oUes  des  mentrams  ou  des  préceptes 
des  deux  cultes  et  on  les  jeta  dans  les  eaux  du  Vaigay.  Les  olles 
où  le  poinçon  avait  tracé  les  maximes  çivaïstes  remontèrent  le 
courant  de  la  rivière  jusqu'à  un  lieu  qui  fut  appelé  depuis  Tirou- 
vedaka,  la  loi  sainte,  et  où  Çiva  en  personne,  sous  les  traits  d'un 
vieillard,  les  ramassa  pour  venir  les  présenter  au  rajah.  Celui-ci 
était  quelque  peu  bossu  :  Çiva  lui  donna  une  stature  magnifique 
et  on  ne  l'appela  plus  que  le  beau  Pandya.  Là-dessus,  huit  mille 
bouddhistes  avec  leurs  gourous  furent  exilésou  empalés.  La  vérité 
finit  toujours  par  triompher  de  l'erreur. 

Le  docteur  parlait  avec  ardeur  de  ce  qu'il  avait  vu  et  m'enga- 
geait vivement  à  retourner  à  Madura  et  à  Rainasoueram,  le  rendez- 
vous  des  pèlerins  pieux,  avec  sa  pagode  qui  n'a  pas  moins  de  trois 
cents  mètres  de  long  sur  plus  de  deux  cents  mètres  de  large.  Il 
s'était  arrêté  à  Dindigoul...  Et  là  se  plaçait  l'incident  le  moins  gai 
du  voyage.  A  la  gare,  des  Callars  l'avaient  adroitement  débar- 
rassé de  sa  sacoche  où  se  trouvaient  deux  ou  trois  cents  roupies. 
Fort  heureusement  pour  le  docteur,  il  avait  un  compagnon  de 
route,  M.  de  B...,  capitaine  de  cipayes,  qui  mit  sa  bourse  à  son 
entière  disposition. 

Les  Callars  ou  voleurs  sont  les  restes  d'une  caste  ou  corpora- 
tion dans  laquelle  le  vol  était  en  honneur.  Ils  sont  très  nombreux  à 
Madura,  à  Trichinopoly  et  à  Tanjore.  Le  rajah  du  petit  Etat  de 


LA    VIE    IHiriLMHK    DANS    l'iNDK.  911 

Poudoueoltali,  tl^nt  je  vais  parler,  est  le  chef  reconnu  de  cette 
caste,  qui  ne  laisse  pas  d\>tre  assez  redoutée.  Comme  la  pUiparl 
des  autochtones  du  sud,  ce  sont  des  hommes  de  petite  taille,  aux 
traits  lins  et  réguliers,  mais  à  la  peau  très  noire.  Ils  se  disent 
t;ivaïstes;  en  réalitô  ils  seraieut  les  frrvens  adoiateurs  des  démons 
et  des  génies.  Us  enterrent  leurs  morts  géiuTalement  et  se  ma- 
rient sans  avoir  aucun  égard  aux  plus  proches  degrés  de  parenté. 
Il  en  est  même  qui.  à  l'instar  des  Nairs.  pratiquent  la  polyandrie, 
en  souM'uir  sans  doute  de  la  belle  Draiipadi  cpii  fut  en  môme 
temps  l'épouse  du  vaillant  Arjuna  et  de  ses  quatre  frères.  Avec 
le  temps,  les  mœurs  des  Callars  se  sont  un  peu  modiliées.  On  a 
commencé  par  en  faire  des  soldats  et  des  agens  de  police,  puis  on 
les  a  incités  à  devenir  des  agriculteurs  et  des  propriétaires.  Ils 
ont  ainsi  peu  à  peu  cessé  d'être  la  terreur  des  villages  paisibles 
quils  avaient  Ihabitudc  autrefois  de  mettre  au  pillage.  Ils  n'ont 
point  cependant  perdu  toute  habileté  professionnelle,  et  il  est  pru- 
dent di'  prendre  ses  précautions  quand  on  traverse  les  territoires 
où  ils  sont  en  majorité.  Le  docteur  avait,  à  ses  dépens,  fait  l'expé- 
rience de  leur  dextérité  et  c'est  en  vain  qu'il  avait  lancé  la  police 
anglaise  à  la  recherche  de  ses  voleurs. 

A  quelque  temps  de  là  on  vint  m'annoncer  l'arrivée  prochaine 
à  Pondichéry  de  Sa  Hautesse  Sri  Brahadambal  Das  Rajah  Vijaya 
Rai  Marthanda  Bhairava  Tondiman,  Bahadour,  le  propre  rajah 
de  Poudoucottah,  le  pays  des  Callars.  Un  notable  de  la  ville,  mon 
ami  Cou-Latchoumanasamychettyar,  mit  à  la  disposition  du 
prince  une  petite  villa  entourée  d'un  jardin  où  l'on  fit  quelques 
aménagemens  indispensables,  et  j'avertis  le  docteur,  qui  prit  ga- 
lamment son  parti  d'être  présenté  à  ce  souverain  des  pick- 
pockets. 

Sri  Brahadambal  Tondiman  est  un  gros  garçon  joufflu  de 
quinze  ou  seize  ans  qui  a  fait  ses  classes  au  collège  de  Madras  et 
qui  en  est  sorti  avec  un  diplôme  qui  correspond  à  notre  certificat 
d'études.  Il  a  deux  tuteurs,  l'un  dans  la  personne  du  collecteur  de 
Trichinopoly  et  l'autre  dans  celle  de  son  dewan  ou  ministre.  Le 
jeune  rajah  était  vêtu  d'un  uniforme  de  fantaisie  où  dominaient  le 
rouge  et  l'or;  il  portait  un  sabre  recourbé  d'un  beau  travail  et  ne 
paraissait  pas  trop  gêné  dans  ses  attitudes.  Il  s'exprimait  bien  en 
anglais,  avec  l'accent  particulier  aux  Hindous,  et  se  montra  très 
aimable  pour  tous  ceux  qui  l'entretinrent.  Nous  n'échangeâmes 
d'ailleurs,  sous  l'œil  vigilant  du  ministre,  que  des  banalités. 

Je  lui  rendis  sa  visite  le  jour  même,  dans  la  villa  de  Cou-Lat- 
choumansamychettyar,  où  il  me  reçut  entouré  de  quatre  gardes 
tout  de  rouge  habillés.  Son  armée,  il  est  temps  de  le  dire,  se  com- 
pose de  cent  vingt-six  hommes  d'infanterie  et  d'un  peloton  de 


912  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vingt  et  un  cavaliers,  sans  parler  de  deux  ou  trois  mille  miliciens. 
Ses  trois  cent  mille  sujets  lui  paient  une  liste  civile  de  cinq  cent 
mille  francs.  La  seconde  entrevue  ne  fut  pas  moins  cordiale  et  pas 
moins  insignifiante  que  la  première.  Feudatairc  de  l'Angleterre, 
à  laquelle  les  Callars  ont  été  jadis  de  quelque  secours,  le  rajah  de 
Poudoucottah  est  le  type  de  ces  innombrables  rajahs  que  l'occu- 
pation étrangère  a  complètement  annihilés  au  point  de  n'en  faire, 
en  quelque  sorte,  que  les  administrateurs  plus  ou  moins  indé- 
pendans  de  certaines  provinces  de  l'empire  anglo-indien. 

Le  rajah  voyageait  avec  la  veuve  de  son  prédécesseur,  la  ranie 
douairière,  que  les  dames  européennes  allèrent  saluer  dans  un 
appartement  réservé.  L'entrevue  fut  des  plus  courtes.  La  ranie,  une 
petite  vieille  aux  cheveux  gris,  au  visage  ratatiné,  était  couverte 
de  bijoux  dans  son  pagne  de  soie  et  d'or.  Elle  fit  à  ses  visiteuses 
l'accueil  le  plus  charmant,  s'informa  de  leur  santé,  leur  offrit  des 
diainans  qu'elles  refusèrent,  et  finalement  les  invita  à  la  venir  voir 
à  Poudoucottah.  Un  interprète  indou  traduisait  en  anglais  les 
demandes  et  les  réponses,  tandis  que  des  serviteurs  éventaient  les 
interlocutrices.  Je  recueillis  de  nombreux  détails  sur  les  Callars 
en  qui  se  retrouvent,  en  définitive,  les  caractères  principaux  bien 
qu'atténués  des  tribus  sauvages  du  sud  sur  lesquelles  la  conquête 
aryenne  fut  à  peu  près  impuissante.  S'ils  n'ont  qu'une  notion  in- 
suffisante du  bien  d'autrui,  cela  vient  de  ce  que,  poursuivis  par  les 
envahisseurs,  il  leur  fallait  demander  au  pillage  ce  que  la  chasse 
leur  donnait  dans  les  temps  primitifs.  Dans  l'orgueil  de  leur  an- 
tique civilisation,  les  brahmes  ne  pactisèrent  jamais  avec  ceux  qu'ils 
considéraient,  au  point  de  vue  de  leur  religion  affinée,  comme  des 
païens  que  l'on  devait  détruire,  puisqu'on  ne  pouvait  les  convertir. 

Ils  sont,  en  réalité,  les  plus  purs  dravidiens  avec  leurs 
oreilles  au  lobe  exagérément  allongé  et  leurs  habitudes  sociales 
et  religieuses  si  différentes  de  celles  de  la  plupart  des  Hindous. 
Ils  firent  longtemps  aux  Anglais  une  guerre  d'embûches  et  d'as- 
sassinats,'^et  de  nombreux  officiers  au  service  de  la  «Vieille  Dame 
de  Londres,  »  la  Compagnie,  furent  étranglés  ou  égorgés,  puis  dé- 
pouillés par  eux.  Ils  ont  traité  depuis  avec  l'étranger,  qui  a  su 
utiliser  leurs  vices  à  l'égal  de  leurs  qualités,  et  à  voir  le  jeune  et 
distingué  rajah  de  Poudoucottah,  on  ne  se  douterait  pas  que  c'est 
là  le  souverain  d'un  peuple  de  voleurs. 

Antoine  Mathivet. 


Mi;i'iii:i:    V   KOMK.  'Jo 

« 
lirai  pas  trop  si  Orphée,  ignorant  de  la  poésie  qu'il  évoque,  jette 
au  feu  les  branches  de  pin  et  de  laurier.  Arpente  la  scène  parmi 
le>  arbres  postiches,  mon  pauvre  Orphée,  agite  tes  beaux  bras  et 
ouvre  tes  yeux  passionnés,  chaule  tes  pastorales!  Nous  te  recon- 
naissons quand  il  nous  arrive  de  te  rencontrer  toi  ou  tes  frères, 
aussi  bien  que  nous  reconnaissons  en  passant,  les  lauriers  et  les 
cyprès  du  Pinde.  Xous  reconnaissons,  ton  visage,  Orphée.  Mais 
écoute!  Lorsque  nous  l'examinons  de  près,  c'est  le  visage  d'un 
être  qui  na  ni  geste,  ni  voix;  c'est  celui  d'un  de  nos  chers  amis. 

Et  Baldwin  pressa  légèrement  les  petits  doigts  d'enfant  de 
Donna  Maria  qu'elle  abandonnait  sur  le  bras  de  son  fauteuil. 

Le  dernier  acte  tirait  à  sa  fin.  lùirydice  avait  imploré  et  tem- 
pêté, Orphée  avait  tenu  parole  aux  dieux  sans  regarder  ni  pro- 
noncer un  mot  jusqu'à  ce  qu'à  la  fin  son  courage  eût  faibli.  Il 
avait  regardé,  mais  pour  voir  Eurydice  s'affaisser  morte  une 
seconde  fois.  Quand  l'horrible  réalité  lui  éhiit  devenue  claire  ou 
à  peu  près,  il  l'avait  doucement  soulevée  de  terre  et  enveloppée 
dans  son  manteau.  Puis  après  l'avoir  vainement  appelée,  suppliant, 
agonisant,  enfin  presque  irrité,  il  était  tombé  à  cùlt'  d'elle  pen- 
dant que  les  violons  jouaient  les  dernières  notes  du  fameux  air  : 
<^/ie  faro  senza  Eurydice,  étreignant  ses  mains  inertes  dans  les 
siennes,  et  cachant  sa  tète  sur  la  poitrine  de  la  bien-aimée. 

—  Eh  bien,  dit  Carlo  tandis  qu'ils  sortaient  et  comme  pour 
rompre  le  silence,  —  en  quoi  consiste,  après  toutes  nos  discus- 
sions, la  valeur  morale  du  beau? 

—  Elle  consiste  à  nous  faire  croire  qu'il  y  a  du  bon  en  nous- 
mêmes  et  dans  les  autres,  répondit  Donna  Maria. 

—  Et  que  les  grands  artistes  ne  sont  pas  nécessairement  des 
automates,  ajouta  Baldwin  en  manière  d'excuse. 

Car,  dans  cette  dernière  scène  pathétique  où  Orphée  avait 
enlevé  son  manteau  pour  l'étendre  sur  Eurydice,  on  avait  aperçu, 
enroulée  à  la  ceinture  de  sa  tunique,  une  longue  tige  de  laurier, 
d'une  espèce  qui  ne  croît  pas  dans  les  loges  d'actrices,  mais  sur 
les  hauts  pâturages  de  la  villa  Borghèse. 

Ver.xO-n  Lee. 


LA  RELIGION  DE  LA  MORT 


ET     LES 


RITES  FUNÉRAIRES  EN   CrRECE 

INHUMAÏIOX  ET  INCINÉRATÏON 


1 

On  sait  l'erreur  où  ont  vécu,  jusqu'à  ces  dernières  années, 
les  historiens  de  l'antiquité  les  mieux  informés  même  et  les  plus 
pénétrans,  erreur  qu'ils  avaient  héritée  des  écrivains  de  la  Grèce 
et  de  Rome  :  les  modernes  comme  les  anciens  se  figuraient  que 
l'épopée  homérique  renfermait  les  plus  anciens  souvenirs  qui 
fussent  restés  à  la  Grèce  de  son  passé;  que,  sur  le  sol  de  la  Grèce, 
il  ne  subsistait  pas  de  monumens  qui  fussent  antérieurs  à  l'âge 
d'Homère;  enfin  qu'aucune  a  oie  ne  s'ouvrait  ni  ne  s'ouvrirait 
jamais  qui  permît  de  remonter  au  delà  des  conceptions  et  des 
croyances,  des  rites  et  des  usages  que  nous  révèlent  et  que  nous 
peignent,  chez  les  ancêtres  des  Grecs  de  l'histoire,  \  Iliade  et 
VOdyssée.  Les  découvertes  de  Schliemann  et  de  ses  émules,  dont 
les  premières  ne  datent  que  d'un  quart  de  siècle,  ont  dissipé  cette 
illusion.  Des  tranchées  que  la  pioche  de  leurs  ouvriers  a  creusées 
sur  les  einplacemens  de  Troie,  d'ialysos,  de  Mycènes.  de  Tirynthe, 
d'Orchomène  et  d'Amyclées,  pour  ne  rappeler  ici  que  les  sites 
qui  ont  été  le  plus  productifs,  il  est  sorti  toute  une  Grèce  préhis- 
torique et  préhomérique,  dont  la  mémoire  vivait  encore,  très 
vague,  très  déformée  par  les  caprices  de  la  transmission  orale  et 
par  le  travail  de  l'imagination,  chez  les  chanteurs  épiques,  mais 


LA    RELltilO.N     I)i;    LA    MOIU'.  97 

dont  l«'s  contemporains  d'Hérodoto  et  de  Thucydide  ne  soupçon- 
naient déjà  plus  l'existence. 

Cette  tîrèce  primitive  ne  connaissait  pas  l'écriture,  ou  si, 
comme  on  commence  à  le  croire,  elle  possédait  déjà  un  système 
de  sii,Mios.  celui-ci  fiait  trop  élémentaire,  il  ni'tait  pas  d'un  usapje 
assez  courant  pour  lui  permettre  de  tracer  des  inscriptions  qui 
témoignassent  de  ses  actions,  de  ses  mœurs  et  de  ses  idées  (i). 
On  aurait  donc  pu  craindre  que,  malprc'  l'importance  des  édifices 
encore  apparens  ou  ensevelis  sous  les  décombres,  enceintes  co- 
lossales et  coupoles  funéraires,  malgré  1  intérêt  des  dispositions 
qui  se  révélaient  dans  ces  tombes  et  dans  ces  palais  que  l'on  dé'- 
hlayait  avec  tant  d'ardeur,  malgré  le  nombre  et  la  variété  des 
objets  qui  partout  reparaissaient  au  jour,  les  résultats  des  fouilles 
ne  demeurassent  enveloppés  de  quebjue  ob>curité'.  ([ue  l'on  eût 
peine  à  savoir  quelles  tribus  avaient  érige  ces  monumens,  où  elles 
avaient  été  chercher  tout  cet  or  et  cet  argent  qui,  sous  le  fer  de 
la  bêche,  étincelait  au  fond  de  leurs  sépultures.  On  pouvait 
craindre  surtout  de  ne  pas  réussir  à  indicjuer,  pour  celte  civili- 
sation, une  date  même  approximative.  Par  bonheur,  les  égypto- 
logues  étaient  là.  Dans  les  textes  lapidaires  de  l'Egypte,  le  seul 
pays  qui,  pour  ces  temps  reculés,  ait  des  documens  écrits  et 
cpielque  chose  qui  ressemble  à  une  chronologie,  ils  ont  relevé 
certaines  mentions,  certaines  données  qui  se  trouvent  présenter 
une  singulière  concordance  avec  les  plus  vieilles  traditions  de  la 
Grèce  et  qui  établissent  plus  d'un  point  dattache  entre  l'histoire 
de  l'Egypte,  dont  les  grandes  lignes  sont  aujourd'hui  fixées,  et  ce 
monde  oublié,  ce  monde  inconnu  qu'un  coup  de  divination  et  de 
fortune  venait  de  rendre  à  la  vie.  Grâce  aux  rapprochemens  ainsi 
institués,  on  a  pu  reconnaître,  avec  toute  vraisemblance,  dans 
les  premiers  habitans  de  l'Asie  Mineure,  des  îles  de  l'Archipel  et 
de  la  Grèce  orientale,  quelques-uns  de  ces  peuples  de  la  mer  qui 
ont  menacé  et  attaqué  à  plusieurs  reprises  l'Egypte  de  la  18"  et 
de  la  19'"  dynastie.  Les  Aqaiousha  qui  figurent  une  fois  parmi  les 
envahisseurs  que  les  Pharaons  se  vantent  d'avoir  repoussés 
doivent  être  les  Acliéens  d  Homère,  et  c'est  dans  le  cours  du 
xiv^  siècle  avant  notre  ère  qu'ils  seraient  allés  assiéger  les  embou- 
chures du  Nil  et  saccager  les  campagnes  et  les  bourgs  du  Delta. 
Dautres  textes  démontrent  que,  vers  la  môme  époque,  avant 
comme  après  ces  incursions,  les  insulaires  de  la  mer  Egée  étaient 
censés  être  les  Aassaux  de  l'Egypte,  qu'ils  lui  payaient  un  tribut, 

(1)  Voir  les  recherches  si  curieuses  de  M.  J. -A.  Evans  :  Primitive  piclorjraphs 
and  a  prx-phenician  script  from  Crète  and  the  Péloponnèse  'Journal  of  IJelleiiic 
Sludies,  1894,  p.  270-372). 

TOJtt  cxxxii.  —  1895.  7 


98  lŒVLE    DES    DEUX    -MONDES. 

sans  doute  pour  être  admis  à  venir  trafiquer  sur  ses  marchés.  Le 
fait  de  ces  relations  commerciales  csf  attesté  aussi  bien  par  les 
objets  de  fabrication  égyptienne  ou  imités  de  modèles  égy{)tiens 
qui  ont  été  recueillis  en  Grèce  que  par  la  poterie  mycénienne 
dont  plusieurs  exemplaires  de  choix  ont  été  ramassés  en  Egypte. 
L'épopée  a  d'ailleurs  conservé,  on  maint  endroit,  la  trace  de  ces 
rapports  :  on  y  voit  les  Grecs  visiter  l'Egypte,  tantôt  comme  tra- 
fiquans  et  comme  hôtes  des  princes,  tantôt  en  corsaires,  qui  dé- 
barquent à  limproviste  sur  les  côtes  pour  y  enlever  du  butin  et 
des  esclaves. 

Grâce  aux  liaisons  ainsi  constatées  et  aux  synchronismes  dont 
elles  fournissent  les  élémens,  on  arrive  à  déterminer,  dans  une 
certaine  mesure,  les  limites  de  l'âge  que  paraît  avoir  rempli  le 
développement  de  la  civilisation  des  tribus  au  milieu  desquelles 
les  Achéens  occupaient  le  premier  rang,  de  cette  civilisation  que 
l'on  est  convenu  d'appeler  mycénienne,  du  nom  de  la  ville  qui 
paraît  en  avoir  été  le  plus  brillant  foyer;  ce  serait  entre  le  xvi®  et 
le  XII''  siècle  qu'elle  aurait  atteint  son  apogée.  Par  les  mêmes 
méthodes,  en  tirant  parti  tout  à  la  fois  des  indications  que  l'on 
doit  à  l'Egypte,  de  celles  que  l'épopée  tient  en  réserve  pour  qui 
sait  l'interroger,  et  surtout  des  monumens  de  tout  genre  qui  ont 
été  exhumés  par  les  fouilles,  on  en  vient,  sans  prétendre  restituer 
le  détail,  à  se  faire  une  idée  générale,  très  plausible,  de  ce  que 
put  être,  au  cours  de  cette  période,  la  vie  des  populations  qui 
nous  ont  laissé,  dans  tous  ces  ouvrages  de  leurs  mains,  des  témoi- 
gnages si  divers  et  si  imposans  de  leur  puissance  et  de  leur  acti- 
vité créatrice.  Dans  les  lointains  de  cet  arrière-plan  que  les  trou- 
vailles récentes  ont  ménagé  à  l'épopée,  on  voit  se  dégager,  des 
profondeurs  de  lombre,  des  groupes  dont  chacun  a  son  centre 
dans  une  citadelle,  haut  placée  au-dessus  de  la  plaine,  sur  quelque 
colline  dont  la  crête  est  entourée  d'épais  et  indestructibles  rem- 
parts, sur  quelque  mont  abrupt  où  lart  n'a  pas  eu  beaucoup  à 
faire  pour  achever  ce  qu'avait  commencé  la  nature.  C'est  dans 
ce  château  que  le  roi  dépose  et  enferme  le  butin  qu'il  rapporte 
des  expéditions  qu'il  entreprend,  atout  moment,  sur  terre  et  sur 
mer.  Les  énormes  quantités  de  métaux  précieux  qu'il  entassait 
dans  son  trésor  et  dont  une  partie  le  suivait  dans  la  tombe,  il  les 
devait  surtout  à  la  guerre  et  à  la  piraterie  ;  mais  tout  ce  pillage 
ne  suffirait  pas  à  rendre  compte  des  progrès  d'une  industrie  déjà 
fort  avancée,  de  celle  par  qui  ont  été  bâtis  des  édifices  qui  nous 
étonnent  par  leur  masse  et  par  la  richesse  du  décor  dont  ils 
étaient  jadis  revêtus,  de  celle  qui  a  façonné  les  armes  de  luxe, 
les   bijoux  et  les  instrumens  que  l'on  admire  aujourd'hui  dans 


LA    RELIGION     Dl".    LA    MORT.  ÛU 

une  des  sallos  du  musée  d'Athènes.  Autour  de  la  forteresse,  dans 
des  villages  qu'elle  couvrait  de  sa  protection,  habitaient  les 
artisans  qui  travaillaient  pour  le  prince  et  pour  ses  compaiinons 
d'armes.  les  paysans  qui  cultivaient  pour  eux  les  champs  et  pais- 
saient Itnirs  troupeaux.  Serfs  ou  francs  tenanciers,  ces  ruraux 
s'employaient  à  défricher  le  maquis  et  à  endiguer  les  torrens 
dévastateurs.  C'est  de  ce  temps  que  paraissent  dater  les  plus 
anciens  de  ces  canaux  d'écoulement,  de  ces  émissaires  et  de  ces 
levées  qui,  en  Béotie,  avaient,  dans  1  antiquité,  assaini  le  bassin 
du  lac  Copaïs  et  livré  à  la  charrue  de  vastes  espaces  que,  depuis 
lors,  ont  reconquis  le  marais  et  les  miasmes  qui  s'exhalent  de 
ses  roseaux. 

Le  commerce,  lui  aussi,  contribuait  à  la  prospérité  de  ces 
petits  rovaumes.  Si  la  forteresse  n'était  pas.  d'ordinaire,  située»  au 
bord  de  la  nn-r.  celle-ci  n'était  jamais  loin.  Le  port  de  Nauplie 
avoisinait  Tirynthe  et  Mycènes.  Les  trafiquans  étrangers  fréquen- 
taient les  marchés  qui  se  tenaient  sur  le  sable  des  grèves,  et  eux- 
mêmes,  les  sujets  lies  princes  achéens.  habitués  à  la  navigation 
par  les  courses  aventureuses  auxquelles  ils  avaient  pris  part, 
allaient  porter,  d'une  rive  à  l'autre  de  la  mer  Egée,  dans  les  îles 
et  peut-être  jusqu'en  Syrie  et  en  Egypte,  les  produits  de  leurs 
ateliers,  par  exemple  leurs  vases  peints,  ces  vases  d'argile,  si  ori- 
ginaux de  forme  et  de  décor,  qui  semblent  avoir  été  surtout 
fabriqués  dans  la  plaine  d'Argos.  On  sait  quels  marins  renommés 
étaient  les  Minyens.  ces  Minyens  qpie  Ion  trouve  à  la  fois  en 
Thessalie.  en  Béotie,  en  Laconie.  ailleurs  encore,  et  chez  qui  est 
né  le  mythe  du  navire  Argo. 

Si  l'historien  saisit  ainsi,  sans  trop  de  difficulté,  les  grands 
traits  du  tableau;  s'il  devine,  en  gros,  ce  qu'a  dû  être,  selon  toute 
apparence,  l'état  politique  et  social  de  cette  Grèce  préhellénique, 
son  effort  et  son  ambition  ne  s'arrêtent  pas  là  :  il  veut  atteindre 
l'âme  même  de  ces  peuples  et  y  surprendre  le  secret  de  quelques- 
unes  au  moins  des  pensées  qui  leur  ont  été  le  plus  familières. 
Retrouver  et  rétablir  l'ensemble  de  leur  religion,  il  n'y  faut  pas 
songer.  Les  statuettes  de  pierre  ou  de  terre  cuite  qpii  paraissent 
avoir  été  des  simulacres  divins  sont  d'une  exécution  trop  gros- 
sière ;  elles  sont  trop  dénuées  d'attributs  et  trop  peu  expressives. 
Quant  aux  figures  de  dieux  ou  de  démons  que  l'on  rencontre  sur 
les  pierres  gravées  et  aux  groupes  qui  semblent  y  retracer  des 
scènes  du  culte,  tout  cela  pique  la  curiosité,  mais  ne  la  satisfait 
point  :  l'image,  là  surtout  où  elle  est  très  sommaire,  ne  se  suffît 
pas  à  elle-même,  lorsqu'on  n'a  pas,  pour  la  commenter  et  l'ex- 
pliquer, le  secours  de  la  poésie.  Il  est  pourtant  toute  une  part  de 


100  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  croyances,  celle  peut-être  qui  a  exercé  sur  leurs  esprits 
l'empire  le  plus  absolu,  que,  giâce  aux  dispositions  de  la  tombe 
et  au  caractère  du  mobilier  qui  la  garnit,  la  critique  peut  aspirer 
à  découvrir  et  à  restituer  :  c'est  la  religion  de  la  mort,  c'est  l'idée 
que  les  vivans  se  faisaient  de  la  condition  postbume  des  amis  et 
des  parens  dont  ils  confiaient  la  dépouille  à  la  terre,  c'est  les  rites 
des  funérailles  et  le  culte  que  l'on  rendait  aux  défunts.  Comme 
dit  le  poète, 

Dove  la  storia  é  muta,  parlan  le  tombe. 

Ce  langage  de  la  tombe,  il  a  été  entendu  et  compris.  Les 
Acliéens  de  Mycènes,  les  Minyens  d'Orchomène  et  les  autres  tri- 
bus de  même  race  se  représentaient,  on  n'en  saurait  douter,  le 
mort  comme  continuant  à  vivre,  dans  le  sépulcre,  d'une  vie  aussi 
semblable  que  possible  à  celle  que  les  hommes  mènent  sous  le 
soleil,  mais  pourtant  toujours  menacée,  toujours  défaillante.  On 
le  logeait  donc,  revêtu  de  ses  plus  beaux  habits  et  couvert  de 
bijoux,  dans  un  caveau  où  l'on  mettait  à  portée  de  sa  main  ses 
armes,  des  vases  remplis  d'aliriiens  et  de  boissons,  tous  les  objets 
qui  pouvaient  lui  être  utiles;  on  le  désaltérait,  on  le  nourrissait 
parle  sacrifice,  par  celui  que  l'on  célébrait  dans  la  cérémonie  des 
obsèques,  par  les  offrandes  qui,  d'année  en  année,  tant  que  durait 
la  famille,  se  répétaient  sur  la  sépulture.  On  en  arrosait  le  sol  du 
sang  et  de  la  graisse  des  victimes  :  c'était  le  seul  moyen  que  l'on 
imaginât  pour  empêcher  que  ce  disparu  achevât  de  périr  d'ina- 
nition dans  la  nuit  de  sa  dernière  demeure. 

Cette  solution  de  l'éternel  problème  est  la  première  qui  se 
soit  présentée  à  l'esprit,  dès  que  l'homme  s'est  élevé  au  dessus  de 
l'animalité,  dès  qu'il  s'est  assez  dégagé  de  la  barbarie  initiale 
pour  commencer  à  réfléchir  et  à  s'interroger  sur  le  mystère  de  sa 
deslinée,  devant  une  bouche  qui  vient  de  se  fermer  à  jamais,  au 
contact  d'un  corps  d'où  la  chaleur  se  retire  et  dont  les  membres 
se  raidissent.  Pas  plus  que  l'enfant,  l'homme  primitif  ne  s'expli- 
que cette  brusque  cessation  de  la  parole  et  du  mouvement,  de 
cette  vie  qu'il  sent  déborder  en  soi  et  bouillonner  dans  la  nature 
entière.  Il  n'arrive  pas  à  concevoir  la  mort  autrement  qu'une 
sorte  de  demi-sommeil,  avec  des  réveils  intermittens,  que  comme 
une  vie  faible  et  inconsistante,  qui,  sous  la  terre,  se  continue, 
sinon  toujours,  au  moins  très  longtemps,  et  que  la  piété  des 
survivans  peut  prolonger  presque  indéfiniment,  lorsqu'elle  s'ap- 
plique à  ne  laisser  le  défunl  manquer  de  rien,  à  le  maintenir  dans 
des  conditions  qui  se  rapprochent  autant  que  possible  de  celles 


M. 


i.v   lu.i.kiioN   m:  fa  moût.  101 

'ù  il  était  placé  avant  l'acriilonl  (jui  la  fait  desi-ondri'  au  tom- 
iM-au. 

Le  rite  fuiu'i-aire  (\u'\  s'accordt»  le  iniiniv  a\»'c  cette  liypothèse, 
ou,  pour  parler  plus  exactement,  le  seul  (pii  ne  s(iit  pas  en  con- 
tratlicfion  a\ec  «die.  le  seul  (|n  elle  conseille  >m  plutôt  dont  (die 
coumiande  l'emploi,  c'est  évidemment  le  rite  de  rinhumation. 
('est  le  seul  en  elîet  qui  conserxe  le  corps  intact,  qui,  moyennant 
certaines  précautions  telles  que  l'assèchement  du  caveau  et  que 
l'embaumement,  assure  encore  à  la  forme  humaine,  après  qu  elle 
a  été  touchée  par  la  mort,  certaines  garanties  de  durée,  une 
persistance  sans  laquelle  l'imagination,  malgré  sa  vivacité,  ne 
trouverait  pas  à  quoi  rattacher  ce  souflle  île  vie  et  ce  senildani 
de  conscience  ([u'elle  prête  au  mort.  Voyez  l'ancienne  Egypte  : 
c'e-»l.  de  tous  les  pays  du  monde,  celui  où  cette  conception  s'est 
le  plus  impérieusement  inijiosée  à  l'esprit  et  où  celui-ci  en  a  tire 
avec  le  plus  de  rigueur  les  conséquences  logiques,  celui  où  il  l'a 
traduite  par  l'ensemble  le  mieux  lié  de  disjtositions  et  de  prati(|Mes. 
Ov  l'Egypte  a  toujours  inhumé  ses  morts.  On  sait  avec  quelle 
ingénieuse  adresse  et  avec  quel  succès  elle  a  dispute  le  corps  à 
la  destruction,  et  comment,  dans  les  chambres  d<\-;  pyramides 
memphites  ou  des  syringes  tlndtaines,  elle  l'a  si  bien  caché,  que 
beaucoup  de  momies  s'y  dérobent  encore  à  l'avidité  des  cher- 
cheurs de  trésors  et  aux  explorations  méthodiques  des  savans. 
Pr'rsonne  n'ignore  comment  elle  a  pourvu  k  toutes  les  nécessités 
rie  l'existence  des  hùte^  de  «  la  bonne  demeure  »,  et  comment 
elle  les  y  a  souvent  entourés  d'un  luxe  vraiment  royal. 

Pendant  la  période  mycé-nienne,  les  riverains  de  la  mer  Egée 
ne  disposaient  pas,  pour  honorer  leurs  morts  et  pour  assurer  leur 
bien-être,  de  ressources  comparables  à  celles  dont  usait  l'opu- 
lente Egypte,  cette  aînée  de  la  civilisation.  Mais  l'arrangement 
de  leurs  tombes  nous  avertit  qu'ils  avaient,  sur  les  elFets  de  la 
mort  et  sur  la  situation  où  elle  met  ceux  qu'elle  a  frap|)és,  des 
idées  qui  ne  ditTéraient  point,  an  fond,  de  celles  que  l'Egypte  a 
toujours  professées.  Aussi,  pendant  toute  la  durée  de  ce  premier 
âge,  l'inhumation  a-t-elle  été  la  règle.  Schliemann  avait  cru  et 
avancé  le  contraire.  Trompé  par  sa  préoccupation  constante,  par 
son  parti-pris  de  retrouver  toujours  et  partout,  dans  la  Mycènes 
qu'il  déterrait,  les  personnages  d'Homère,  les  mœurs  et  les  tableaux 
de  l'épopée,  il  avait  affirmé  que  les  cadavres  couchés  dans  les 
fosses  de  l'acropole  mycénienne,  ces  cadavres  que  désignait  comme 
ceux  des  rois  l'or  répandu  sur  eux  à  pleines  main»,  avaient  été 
bnUés,  ou  du  moins  l'avaient  été  à  demi.  Rien  de  plus  invraisem- 
blable, a  priori,  que  cette  crémation  qui  aurait  été  opérée  non  sur 


102  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  bûcher  qu'attise  le  vent,  mais  dans  le  fond  d'un  trou.  D'ailleurs, 
au  t«''moig'iinge  d'observateurs  non  pr(''\onus  et  plus  sûrs,  ce  que 
suppose  l'état  dans  lequel  ont  été  découverts  plusieurs  des  corps, 
c'est  un  essai  d'embaumement.  Le  mort  dans  lequel  Schliemann, 
ivre  d'enthousiasme,  avait  voulu  tout  d'abord  reconnaître  Aga- 
memnon,  à  sa  haute  taille  et  à  ses  trente-deux  dents,  était  presque 
momifié.  Ce  qui  a  contribué  à  induire  Schliemann  en  erreur, 
c'est  que  les  fosses  renfermaient  des  cendres  et  des  ossemens  cal- 
cinés; mais  ces  ossemens,  un  examen  attentif  a  permis  de  le 
constater,  étaient  ceux  des  brebis,  des  chèvres  et  des  porcs  qui 
avaient  été  immolés  sur  la  tombe  ;  ces  cendres  étaient  celles  du 
bois  qui  avait  servi  à  cuire  la  chair  des  victimes. 

Partout  ailleurs,  où,  depuis  lors,  on  a  ouvert  des  tombes  de 
cette  même  époque,  on  est  arrivé  au  même  résultat.  Dans  cer- 
taines îles,  à  Antiparos  et  à  Amorgos,  les  cadavres  ont  été  intro- 
duits comme  de  force,  les  membres  repliés  sur  le  tronc,  dans 
des  fosses  étroites  et  courtes,  recouvertes  d'une  simple  dalle.  A 
lalysos,  dans  l'île  de  Rhodes,  il  y  a  de  petits  caveaux,  où  le  mort 
était  déjà  moins  à  la  gêne  et  doté  d'un  plus  ample  mobilier.  La 
tombe  de  la  Grèce  propre  a  pris  un  tout  autre  développement. 
Dans  l'intérieur  de  la  citadelle,  à  Mycènes,  là  où  se  trouvent  les 
plus  anciennes  sépultures,  c'est  une  fosse  large  et  pi'ofonde,  à  lit 
de  sable,  à  parois  formées  d'une  maçonnerie  de  petites  pierres,  à 
plafond  de  bois.  A  Nauplie,  dans  l'énorme  rocher  qui  domine  la 
ville,  il  y  a,  en  maints  endroits,  plusieurs  chambres  à  la  suite 
l'une  de  l'autre,  reliées  par  d'étroits  passages  :  c'est  comme  une 
sorte  de  catacombe.  A  Mycènes,  dans  la  ville  basse,  on  a  dégagé 
de  grandes  pièces,  creusées  à  même  le  tuf  calcaire,  qui  devaient 
être,  vu  leurs  dimensions,  des  sépultures  de  famille;  chacune 
d'elles  est  précédée  d'un  couloir  d'accès,  qui  était  muré  après 
l'ensevelissement.  La  forme  la  plus  avancée  de  cette  architecture 
funéraire  c'est  la  tombe  à  coupole,  type  dont  les  exemplaires, 
nombreux  surtout  en  Argolide,  se  sont  rencontrés,  épars  sur  une 
grande  étendue  de  terrain,  de  la  Laconie  à  la  Béotie  et  même  à 
la  Thessalie.  Les  chefs-d'œuvre  de  ce  type  sont  les  monumens 
que  l'antiquité  admirait  déjà  sous  les  noms  de  Trésor  (TAtrée  et 
de  Trésor  de  Minyas,  à  Mycènes  et  à  Orchomène.  Au  moyen 
d'appliques  de  bronze  ou  d'unj'placage  de  pierre  multicolore,  on 
y  avait  donné,  à  la  façade  et  à  l'intérieur  du  caveau,  une  déco- 
ration qui  avait  sa  richesse  et  sa  beauté.  D'autres  coupoles  étaient 
d'une  construction  bien  moins  soignée  et  de  dimensions  plus 
restreintes.  Mais,  partout,  le  mort,  couché  soit  dans  un  caveau 
latéral,  soit  dans  une  salle  spacieuse,  sous  la  rondeur  du  dôme, 


LA    RELir.lON     IH;    LA    MOUT.  lO'i 

avait.  >i  l'on  pv%{  ainsi  parK'r,  toutes  ses  aises.  La  place  ne  man- 
quait pas  pour  ^Touper  autour  du  chef  de  clan  ses  pareus  et  ses 
Hdèles,  pour  déposer  près  d'eux  les  provisions  de  bouche  qui  les 
aideraient  à  lutter  contre  la  faim,  les  objets  de  prix  dont  la  pos- 
session tromperait  Tennui  de  leur  longue  réclusion. 

La  tombe  est  donc  loin  de  présenter  partout  le  même  aspect, 
au  cours  dune  juriode  à  laquelle  on  peut,  sans  exagération, 
attribuer  une  durée  d'environ  mille  ans;  m;ii>  parlinit.  aussi  bien 
là  où  elle  est  encore  toute  rudimentaire  que  là  où  elle  est  devenue 
un  édifice  grandiose  et  somptueusenitMit  orné,  elle  n'a  livré  à  ses 
récens  explorateurs  (jue  des  ossemens  qui  n'avaient  point  passé 
par  la  llamme.  La  Grèce  primitive  n'a  point  connu  le  rite  de 
l'incinération,  ce  rite  que  nous  étions  portés,  par  les  souvenirs 
de  notre  édueation  classique,  à  considé-rer  comme  le  seul  que  les 
Grecs  et  les  Italiotes  aient  jamais  pratiqué,  ou,  du  moins,  comme 
celui  qui  avait  été,  de  tout  temps,  le  plus  répandu,  le  j)liis  iimUS 
ihe/  ces  peuples. 

II 

Avec  Homère  et  avec  la  société  dont  il  peint  les  mœur^,  tout 
est  changé.  Pas  un  héros  ne  succombe,  sous  les  murs  de  Troie, 
<ans  que  s  allume  pour  lui  la  llamme  du  bûcher.  Ce  serait  un 
all'ront  pour  le  mort  que  de  ne  pas  être  étendu  sur  cette  dernièi-e 
couche  par  la  main  d  un  ami  ou  d'un  parent.  Celui-ci,  pour  nourrir 
et  activer  la  combustion,  enveloppera  le  cadavre  dans  la  graisse 
des  victimes  égorgées;  il  posera  près  do  lui,  appuyées  contre  la 
civière,  des  amphores  pleines  d'huile  et  de  vin,  dont  le  contenu 
se  répandra  sur  le  brasier;  il  approchera  la  toi'che  des  bran- 
chages secs,  puis,  quand  la  flamme  aura  fait  son  œuvre,  il  recueil- 
lera, parmi  les  cendres  encore  lièdes,  les  ossemens  blanchis  et 
les  déposera  dans  l'urne  funéraire.  Ces  honneurs  du  bûcher, 
Agamemnon,  dans  sa  rancune  persistante  contre  Ajax  fils  de 
Telamon,  les  refuse  au  hé-ros,  quand  celui-ci  s'est  donné  la  mort, 
désespéré  de  n'avoir  pas  obtenu  les  armes  d'Achille;  il  défend 
de  brûler  le  cada^Te  et  le  fait  inhumer    1). 

Par  quelle  voie  cette  pratique  de  la  crémation  s'est-elle  répan- 
due dans  le  monde  grec?  Les  Grecs  l'ont-ils  tirée  du  dehors? 
lont-ils  reçue  de  l'un  des  peuples  avec  lesquels  ils  étaient  eu  rela- 
tions suivies?  ou  bien  y  sont-ils  venus  d'eux-mêmes,  quand  se 
sont  modifiées  les  idées   qu'ils   se  faisaient  de   la  condition   des 

,1)  C'est  ce  que  racontait  l'auteur  de  la  Pelile  Iliade  'Eustathe,  ad  lliada,  p.  28-J, 
34;. 


104  UEVLi:  DES  DEUX  MONDES. 

nioi'fs?  La  question  a  son  intérêt,  et  il  ne  nons  paraît  pas  qu'elle 
ait  encore  reçu  une  solution  qui  ne  laisse  plus  place  au  doute. 

Il  est  une  première  conjecture  qui  se  présente  à  l'esprit  :  c'est 
colle  d'un  emprunt  fait  à  l'étranger;  cependant  l'Egypte  etlaPhé- 
nicie  n'ont  jainais  usé  que  de  l'inhumation.  J^cs  Glialdéens,  embar- 
rassés de  leurs  cadavres,  que  se  prêtait  mal  à  recevoir  le  sol  meu- 
ble de  leurs  plaines  alluviales,  ont  commencé,  somble-t-il,  par  les 
soumettre  à  une  sorte  do  crémation  imparfaite;  mais,  devenus  eu- 
suite  constructeurs  et  potiers  plus  habiles,  ils  paraissent  avoir 
renoncé  à  cet  expédient  bien  avant  le  temps  où,  par  des  inter- 
médiaires, ils  auraient  pu  exercer,  à  distance,  quoique  influence 
sur  les  (îrecs.  Dans  les  nécropolos  do  Moiighéïr  et  de  Warka,  qui 
sont  elles-mêmes  très  anciennes,  des  caveaux  voût('^sen  brique  ou 
de  grands  couvercles  d'argile  cuite  renferment  des  squelettes,  que 
l'on  retrouve  souvent  intacts  (1).  La  tombe  lycienne,  cette  fidèle 
copie  de  la  demeure  dos  vivans,  suppose  des  hôtes  qui  y  dor- 
ment allongés  sur  leur  couche  de  pieri'o.  Il  en  est  de  même  des 
tumulus  on  maçonnerie  des  pentes  méridionales  du  Sipyle,  de  la 
vallée  de  l'IIermos  et  de  la  Carie.  Dans  ces  monumens  phrygiens 
et  lydiens,  il  y  ados  chambres,  il  y  a  des  lits  pourvus  de  leurs 
coussins;  on  n'aurait  pas  pris  ces  dispositions  si  l'on  n'avait  eu 
à  enfouir  sous  ces  tertres  qu'un  vase  contenant  quelques  pincées 
de  cendres.  Où  donc  chercher  le  peuple  dont  les  exemples  auraient 
suggéré  aux  Grecs  rabnndt>n  du  rite  antérieur  et  l'adoption  d'un 
rite  nouveau? 

Toutes  les  vraisemblances  sont  en  faveur  de  l'autre  hypothèse. 
C'est  à  la  Grèce  même  et  à  son  histoire  que  nous  devons  demander 
la  raison  de  ce  changement. 

Cette  raison,  on  a  cru  la  trouver  dans  l'existence  incertaine  et 
agitée  que  l'invasion  dorionno,  après  le  xi®  siècle,  a  faite,  pour 
un  temps,  à  toute  une  partie  de  la  race  grecque,  aux  tribus  qui 
s'étaient  vues  forcées  de  quitter  leurs  demeures  pour  aller  en 
chercher  d'autres  sur  la  rive  opposée  de  la  mer  Egée  et  dans  les 
îles.  Ceux  des  leurs  qu'elles  perdaient  au  cours  de  ces  migrations, 
elles  ne  pouvaient  plus  les  déposer  dans  les  caveaux  de  famille  où 
reposaient  leurs  ancêtres.  Les  enterrer  dans  un  canton  que  l'on 
quitterait  demain,  c'était  condamner  leur  dépouille  k  demeurer 
toujours  privée  des  hommages  qui  étaient  la  consolation  du  mort; 

(1)  L'explorateur  qui  a  relevé,  en  Chaldèe,  ces  traces  du  rite  de  l'incinération 
croit  pouvoir  attribuer  les  nécropoles  où  il  les  a  rencontrées  à  un  temps  qui  est 
vraisemblablement  plus  ancien  que  les  plus  anciennes  phases  de  la  civilisation  qui 
nous  soient  cormues  par  ailleurs.  Koldevey,  Die  altbabylonischen  Grœberin  Siuf//ni( 
und  El-Ilibba.  [Zeilschrift  fiir  Aasyrioloqie ,  herausL'cgcben  von  Karl  Bezold,  t.  II, 
p.  403-i30.) 


LA    KEl.li.lUN     DE    LA    MOT.  1.  105 

c'«'tait  même  l'exposer,  dans  colle  lomhe  sur  lanuelle  personue 
ne  veillerait  à  se  sentir  un  jour  réveillée  de  son  sommeil  el  reje- 
tée à  la  surface  du  sol  par  le  fer  de  la  charrue.  Emu  de  ces  dan- 
gers, on  aurait  voulu  se  ménager  le  moyen  de  di-fendre  contre 
toute  profanalion  les  restes  des  èlres  chéris,  et,  ce  moyen,  on 
1  aurait  trouvé  dans  la  crémation.  Un  vase  où  seraient  renfermés 
le>  ossemens  calcinés  du  dcfunl,  on  pourrait  toujours,  de  campe- 
ment en  campement,  remj>orter  avec  soi,  jusqu'à  riieure  où,  par- 
\enue  au  ternit-  de  ses  pérégrinations,  la  tribu  con lierait  enlin  ce 
dépôt  à  une  terre  qui  lui  appartiendrait  en  propre  (1).  C'est  de  ce 
sentiment  que  se  serait  inspiré  l'auteur  de  l'/Zm^/^  quand  il  fait  pro- 
poser par  Nestor  tie  brûler  sur  un  même  bûcher  les  corps  île  tous 
les  guerriers  qui  venaient  de  succomber  dans  la  première  bataille 
et  de  ré'unir  ensuite  leurs  cendres  >ous  un  même  tertre,  '  alin, 
dit-il,  que,  lorsque  nous  retournerons  dans  notre  j)atric,  nous 
rapportions  aux  enfans,  chacun  pour  sa  part,  les  os  des  pères  (2).  » 
Par  malheur,  ces  deux  vers  paraissent  n'être  qu'une  interpo- 
lation, due  à  un  rha[»sode  «jui  aurait  eu  souci  d'expliquer  pour- 
quoi les  Grecs  auraient  entrepris  un  si  grand  travail.  La  raison 
qu'il  en  donne  est  des  plus  gauches.  Tousces  ossemensse  mêleront 
-ur  le  bûcher  et  dans  le  tombeau  :  comment  ensuite,  au  moment 
du  départ,  reconnaître,  dans  ce  charnier,  ceux  de  tel  ou  tel  mort .' 
C'est  ce  quWrislarque,  souvent  si  judicieux,  avait  très  bien  senti. 
Ces  vers,  il  les  elTaçait  comme  ^uspects.  Nulle  part  d'ailleurs,  en 
aucun  autre  endroit  des  poèmes  homériques,  on  ne  trouve  la 
moindre  trace  de  cette  préoccupation.  Quand  Agamemnon, 
voyant  son  frère  blessé  par  la  flèche  de  Paiidaros,  se  reproche  de 
l'avoir  exposé  à  la  mort,  en  concluant  la  trêve  si  tôt  violée,,  c'est 
sous  les  murs  de  Troie  qu'il  se  le  représente  couché  dans  la  terre, 
alors  que  les  Achéens  seront  retourni-s  eu  Grèce,  et  il  se  figure 
les  Troyens  venant  prodiguer  l'insulte  à  la  tombe  du  héros  (3). 
Agamemnon  aurait  cependant  pu  charger  sur  son  navire  l'urne 
qui  aurait  contenu  les  cendres  de  son  frère  (4).  Achille  parle  de 

(1)  Helbig,  l'Épopée  homérique  expliquée  par  les  monumens,  traduction  fran- 
çaise de  M.  F.  Trawinski,  avec  une  introduction,  par  M.  Collignon,  in-S";  Didot, 
1894. 

;2-  Iliade,  VII,  335-336. 

(3,  Iliade,  IV,  169-177. 

4'  L'observation  est  d'Erwin  Rohde  [Psyché,  Seelencult  und  Unslerblichkeit- 
f/laube  bei  den  Griechen,  1894,  in-S",  p.  28.)  Nous  ne  saurions  trop  recommander  la 
lecture  de  ce  livre,  un  des  plus  riches  en  idées  et  des  mieux  composés  qui  aient  paru 
depuis  longtemps  en  Allemagne.  La  théorie  qu'il  y  expose  ne  diffère  pas  très  sensi- 
blement de  celle  que  nous  étions  arrivé  à  nous  former  par  nos  propres  réflexions, 
avant  d'avoir  lu  cet  ouvrage,  auquel  nous  avons  emprunté  plus  d'une  remarque  utile 
et  judicieuse. 


lOG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même.  II  fait  soiivriil  alliisioii  au  coup  qui  le  frappera  devant 
Troie;  mais  jamais  il  ne  paraît  supposer  que  ses  restes,  tout  au 
moins,  aient  chance  de  retourner  eu  Phtiotide  :  son  espérance, 
c'est  qu'ils  seront  ensevelis  auprès  de  ceux  de  Patrocle;  ce  qu'il 
demande  aux  Grecs,  c'est  d'agrandir  et  de  surélever  le  tumulus 
lorsqu'ils  l'y  mettront  auprès  de  son  ami  (1).  Les  noms  d'Anti- 
loque  et  d'A  jax  demeuraient  attachés  à  d'autres  de  ces  buttes  funé- 
raires, sur  le  rivage  de  l'HelIespont  (2).  D'après  la  tradition,  il 
n'était  pas  un  des  héros  grecs  dont  la  cendre  eût  été  retirée  du 
tertre  qui  l'avait  reçue  au  moment  des  obsèques. 

D'autre  part,  c'est  aussi  le  bûcher  qui  dévore  le  cadavre  de 
ceux  qui,  mourant  au  pays,  ne  peuvent  avoir  qu'un  désir,  à  leur 
dernière  heure  :  c'est  que  leur  cendre  ne  soit  pas  arrachée  à  la 
terre  sur  laquelle  se  sont  écoulés  les  jours  de  leur  vie  mortelle. 
Quand  les  Troyens  rendent  à  Hector  les  honneurs  suprêmes,  ils 
remettent  aux  troncs  résineux  des  pins  de  l'Ida  le  soin  de  consu- 
mer le  corps  du  héros. 

Dans  les  parties  authentiques  des  deux  poèmes,  il  n'y  a  donc 
pas  trace  de  la  pensée  et  du  souci  par  lesquels  on  avait  prétendu 
expliquer  la  préférence  accordée  à  l'incinération.  Ce  souci  ne  se 
manifeste  point  à  propos  des  morts  qui  ont  succombé  loin  de 
chez  eux,  au  cours  d'une  expédition  militaire,  et  ceux  dont  la 
vie  se  termine  là  où  elle  a  commencé  sont  également  soumis  à  la 
crémation.  On  ne  saurait  donc  expliquer  ce  changement  que  par 
la  marche  même  de  la  pensée  grecque,  par  le  chemin  qu'elle  a 
fait  d'une  époque  à  l'autre,  entre  le  temps  où  vivaient  les  héros 
achéens  et  celui  où  le  poète  a  chanté  leur  prouesse. 

III 

Nous  avons  défini  la  conception  première,  -et  peut-être,  en 
essayant  de  la  rendre  intelligible,  lui  avons-nous  donné  une  pré- 
cision qu'elle  n'a  jamais  eue  dans  l'esprit  des  hommes  d'autrefois. 
Celui-ci  se  contentait,  en  pareille  matière,  d'idées  vagues  et 
d'images  confuses.  Nous  pensons  pourtant  avoir  saisi  le  vrai  sens 
de  la  doctrine  et  montré  comment  la  tombe  mycénienne,  de 
même  que  la  tombe  égyptienne,  avait  reçu  d'elle  sa  forn)e  et  son 
originalité.  Cette  croyance  suffit,  pendant  des  siècles,  à  satisfaiic 
les  inquiétudes  de  la  pensée  ;  celle-ci  pourtant  ne  pouvait  se  dé- 
fendre de  se  tourmenter  du  problème  que  posait  à  nouveau 
chaque  ensevelissement.  Une  observation  bien  simple  la  mettait 

(1)  Iliade,  XXIII,  245-248. 

(2)  Odijasce,  III,  109-112. 


LA   Ri:i.ii.iON    ni:  i.\   moim".  107 

en  iléliaiue;  v\\%  cM'illail  le  Joute,  dans  (jiiel([ues  esprits,  sur  le 
compte  de  la  soiiilioii  jusqu'alors  a\('Ui;lément  aceept('H'. 

Dans  la  tombe,  quand  on  la  rouvrait,  au  bout  de  quelques 
années,  pour  v  dt''[>osei'  un  membre  attardé  de  la  famille,  on  ne 
retrouvait  plus  que  des  ossemens  épars  et  une  poussière  que  l'on 
avait  peine  à  distinj^uer  de  la  terre  où  elle  >e  mêlait.  Qu'était 
donc  devenu  ce  mort  (jue  l'on  avait  cru  pouvoir  faire  vivre,  à 
force  de  soins  pieux,  dans  son  sépulcre?  Devant  ce  néant,  il 
devenait  ditlicilc  ilaflirmer  la  persistance  de  1  être;  et  cependant 
on  ne  pouvait  se  résoudre  à  admcltre  i|ue  rien  ne  subsistât  plus 
de  celui  que  la  veille  ou  avait  entendu  donner  son  avis  dans  le 
conseil  ou  déployer  sa  vaillance  dans  le  combat,  il  ne  paraissait 
pas  possible  que  toute  cette  sagesse  et  toute  cette  force  se  fussent 
évanouies,  à  la  manière  du  son  qui  s ellace  et  qui  meurt  dans  les 
airs.  On  en  vint  alors  à  se  demander  s'il  ne  fallait  pas  clierclier 
ailleurs  ce  que  l'on  ne  trouvait  plus  dans  la  tombe,  ce  qui  durait 
encore  busqué  les  organes  avaient  achcxc  de  pt-rir.  Ce  je  ne  sais 
quoi  d'indélinissable  auquel  on  ne  pouvait  se  décider  à  renoncer, 
on  se  le  tigura  comme  une  sorte  de  rellet  et  de  simulacre  du 
corps,  (|ue  celui-ci.  avant  de  disparaître,  projette  dans  l'espace. 
Pour  s'en  former  quelque  idée,  on  le  compara  à  une  fumée,  aux 
apparitions  du  rêve,  à  l'ombre  que  le  soleil  dessine  sur  un 
mur  {{).  Le  teriue  que  l'on  finit  par  employer  de  préférence  pour 
le  désigner,  ce  fut  celui  A' image  [v.oMt.v/). 

Si  cette  image  n'avait  pas  de  solidité  ni  d'épaisseur,  si,  «juand 
les  yeux  la  voyair'iit,  le  doigt  ne  pouvait  pas  la  toucher,  elle  n'en 
gardait  pas  moins  l'apparence  et  les  traits  de  celui  qu'elle  repré- 
sentait. Elle  gardait  aussi,  avec  le  souvenir  du  passé,  les  amours 
»'t  les  haines  d'autrefois,  les  sentimens  qui  avaient  fait  battre  le 
cœur  de  l'homme  dont  elle  perpétuait  la  forme.  Presque  imma- 
térielle, légère  et  insaisissable,  comment  se  serait-elle  laissé 
enfermer  dans  la  prison  de  la  tombe,  de  cette  tombe  où  jamais 
on  ne  l'avait  aperçue  quand  on  avait  soulevé  la  dalle  du  caveau 
dans  lequel  dormaient  les  ancêtres  ?  Il  fallait  pourtant  qu'elle  fût 
quelque  part,  qu'elle  eût  une  demeure  qui  lui  appartînt.  Cette  de- 
meure, ce  fut  un  pays  mystérieux,  pays  de  silence  et  de  ténèbres, 
l'Hadès  ou  Érèbe. 

Où  plaçait-on  l'Hadès?  Personne  n'aurait  su  le  dire.  C'était 
bien  loin,  vers  le  Nord,  sur  le  rivage  de  l'Océan;  mais  l'ombre, 
dès  qu'elle  était  dégagée  de  la  chair,  en  trouvait  d'elle-même  le 
chemin,  ce  chemin  par  lequel  tant  d'autres  ombres  avaient  déjà 

(1)  Iliade,  XXllI,  100-101.  —  Odyssée,  X,  49.j;  XI,  207-208. 


108  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

passé  il).  Ces  ombres  sœurs,  ces  m  images  de  ceux  qui  avaient 
cessé  de  peiner  »  [l'.ooù.x  /.aaovTwvi,  («11^  allait  les  rejoindre  dans 
la  morne  étendue  de  lu  lande  inculte  où  fleurissait  la  pâle  as- 
phodèle. 

Avec  le  temps,  de  cette  conception  sortira  celle  du  bonheur 
réservé  aux  justes  dans  l'Hadès  et  de  la  punition  qui  y  frappe  les 
méchans.  Déjà,  chez  le  poète  do  V Iliade,  il  y  a,  dans  la  formule 
du  serment,  un  mot  qui  indique  que  l'esprit  de  l'homme  commen- 
çait à  chercher  dans  les  chàtimens  d'outre-tombe  la  sanction  de 
certains  devoirs  moraux;  on  y  invoque,  comme  garantes  des 
paroles  échangées,  les  Erinnyes,  c  qui  punissent  sous  la  terre 
ceux  qui  se  sont  parjnrés(2).  >>  Cependant,  si  cette  croyance  apparaît 
dans  Y  Odyssée,  cest  seulement  vers  la  lin  de  la  Nekijia,  dans  un 
morceau  dont  les  données  ne  semblent  pas  s'accorder  avec  celles 
de  toute  la  première  partie  du  chant.  Il  y  a  eu  là,  ce  semble, 
insertion  d'une  cinquantaine  de  vers  ajoutés  par  un  poète  qui  se- 
rait moins  ancien  que  celui  qui  a  composé  le  reste  de  l'épisode. 
Titye,  Tantale  et  Sisyphe  y  sont  représentés  souffrant  de  supplices 
que  le  poète  décrit,  sans  spécifier  nettement  par  quelles  fautes  ils 
ont  été  mérités  (3). 

Tout  en  paraissant  rompre  ainsi  avec  le  passé,  le  poète,  dans 
le  récit  de  la  visite  d'Ulysse  à  l'Hadès,  laisse  deviner  combien 
l'esprit  de  l'homme  était  attaché  à  la  première  conjecture  (|ue 
lui  ait  suggérée  le  secret  irritant  de  la  mort.  Les  fantômes  que 
le  héros  a  évoqués  sont  muets  tant  qu'ils  n'ont  pas  trempé  leurs 
lèvres  dans  le  sang  des  victimes  égorgées  :  alors  seulement,  quand 
ils  l'ont  bu,  ils  reprennent  un  éclair  de  vie,  ils  ont  la  force  de 
parler  (4).  Lorsque  le  corps  était  conçu  comme  continuant  de 
vivre  dans  la  tombe,  on  devait  se  préoccuper  de  lui  fournir  une 
nourriture  réparatrice  qui  descendît  dans  ses  viscères  et  les 
ranimât  d'instant  en  instant;  mais  qu'ont  à  faire  du  boire  et  du 
manger,  ces  ombres  vaines,  vcxuwv  àa£VY,và  xâpr,va^qui  n'ont  plus  de 
chair,  que  ne  peuvent  presser  dans  leurs  bras  ceux  qui  les  voient 
flotter  devant  leurs  yeux  (5)?  Le  travail  de  la  réflexion  a  eu  beau 
aboutir  à  une  solution  du  problème  qui  est  moins  matérialiste 
que  la  précédente,  le  poète  qui  l'expose  y  mêle,  sans  s'apercevoir 

(1)  L'idée  que,  pour  trouver  ce  chemin,  l'ombre  ait  besoin  d'un  guide,  n'apparaît 
que  dans  le  dernier  livre  de  l'Odyssée  qui,  au  jugement  de  tous  les  critiques,  no  fait 
pas  corps  avec  le  poème  et  n'y  a  été  ajouté  qu'assez  tard.  C'est  là  que  se  montre, 
pour  la  première  fois.  l'Hermès  psychopompe  ou  conducteur  des  âmes  (XXIV,  1-iO). 

(2)  Iliade,  XIX,  2o9-260.  —  Cf.,  HI,  279. 

(3)  Odyssée,  XI,  575-623. 

(4)  Odyssée,  XI.  95-99:  152-1  S^i. 

(5)  Odyssée.  XI,  204-208. 


1.  A     ULI.U.ION     1.1.    LA    MOKT.  109 

de  la  contraili^ilioii .  (.U's  éléim-iis  qui  uy  seuil  pas  à  loin-  place, 
qui.  loiîiqut'mout,  appartiennent  à  la  donnée  que  rintelligence 
paraissait  avoir  dépassée  et  délaissée. 

La  croyance  à  l'Hadès.  rendez-vous  rt  séjour  des  ombres,  n'a 
donc  que  très  incomplètement  triomphé:  elle  n'a  pas  supprimé 
toute  trace  et  toute  manifestation  de  la  croyance  antérieure.  Ce- 
pendant, même  ainsi,  elle  n'a  pu  manquer  d'avoir  une  certaine 
action  sur  les  rites  funéraires,  et  c  est  par  cette  action  que  nous 
inclinerions  à  expliquer  le  chanjjement  qui  s  est  produit  dans  les 
usa^^es.  quand  la  (îrèee  a  commencé  de  brûler  les  cadavres  que. 
jusqu'alors,  elle  avait  toujours  inhumés.  Nous  croyons  saisir  le 
lien  qui  rattache  la  pratique  de  la  crémation  à  l'hypothèse  que 
Tépopé'e  suppos(\  pait(^ut  où  elle  fait  allusion  ;i  la  condition  des 
morts. 


IV 


Pour  Homère,  il  ne  reste  de  l'homme,  après  le  trépas,  que 
l'ombre, que  cette  ombre  inq>alpable  qui  est  pourtant  le  vivant  por- 
trait du  défunt,  son  portrait  j»hysi(|ue  et  nior;il.  Quelles  particules 
ténues. quelles  vapeurs  subtiles  entraient  dans  la  composition  de 
ce  fantôme,  nul  n'aurait  su  le  dire  :  mais,  en  tous  cas.  elle  n'était 
pas  faite  d'os,  de  tendons  ni  de  libres  musculaires,  de  rien  qui  eût 
quelque  consistance  et  quehjue  jtoids.  Il  semblait  donc  qu'elle 
ne  pût  naître  et  se  former,  pour  prendre  ensuite  son  essor  vers 
l'Hadès.que  quanti  serait  tieiruite  toute  la  matière  oruanique.  Les 
débris  du  corps.  t;iul  qu'ils  n'auraient  pas  achevé  de  se  dis- 
soudre, empêcheraient  la  personne  humaine  de  se  transfigurer  en 
une  image  incorporelle  et  comme  de  se  volatiliser.  Pour  hâter  le 
moment  où  s  accomplirait  cette  séparation,  était-il  un  plus  sûr 
moyen  que  de  livrer  ce  corps  aux  ardeurs  dévorantes  de  la  flam  me  ? 
C'est  ce  qu'ont  certainement  pensé  les  inventeurs  de  l'incinéra- 
tion, et,  dès  que  1  on  se  place  à  leur  point  de  vue,  on  ne  saurait 
contester  la  justesse  de  leur  raisonnement.  Sans  doute,  celui-ci 
n'est  exposé  nulle  part  dans  l'épopée  tel  que  nous  le  présen- 
tons ;  mais  on  le  sent  impliqué  dans  la  réponse  que  la  mère 
d'Ulysse  adresse  à  son  fils  quand  celui-ci  se  plaint  de  ne  pouvoir 
la  presser  dans  ses  bras  : 

Telle  est  la  loi  qui  s'impose  aux  mortels  lorsqu'ils  sont  morts; 
Alors  plus  de  nerfs  qui  maintiennent  la  chair  et  les  os. 
Tout  cela,  la  force  puissante  du  feu  brûlant  le  consume 


110  FxEVLE    DES    DELX    MOiNDES. 

Après  que  la  vie  s'est  retirée  des  os  blancs; 

Mais  l'àme  s'envoie;  elle  s'envole  comme  un  songe  (1). 

Là  le  poète  donne  à  entendre  que  c'est  la  llaiiniic  du  bûcher 
qui  dégage  et  qui  affranchit  l'ànie,  la  psychr^  laquelle,  sous  un 
nom  différent,  n'est  pas  autre  chose  que  ce  qu'il  appelle  ailleurs 
r image,  Yeidolon;  mais,  dans  V Iliade,  il  traduit  encore  plus 
clairement  la  pensée  de  ses  contemporains  quand  il  fait  parler 
Patrocle,  qui,  sous  les  murs  de  Troie,  apparaît  à  Acliille  pen- 
dant la  nuit,  pour  presser  la  célébration  de  ses  propres  funé- 
railles : 

Ensevelis-moi  le  plus  lût  possible,  afin  que  je  franchisse  les  portes  de  l'Ha- 

'dès. 
Les  âmes,  les  images  des  morts  me  repoussent  bien  loin. 
Elles  ne  me  laissent  pas  les  rejoindre  en  traversant  le  lleuve. 
J'erre  ainsi  tout  autour  de  la  demeure  d'Hadès,  de  sa  demeure  aux  larges 

[portes, 
Allons,  je  t'en  pi^ie,  donne-moi  la  main;  car  jamais  plus 
Je  ne  reviendrai  de  l'Hadès,  lorsque  vous  m'aurez  accordé  les  honneurs  du 

[bûcher  (2). 

On  ne  saurait  marquer  plus  nettement  l'effet  décisif  et  libéra- 
toire de  la  crémation.  C'est  comme  un  sacrement  qui  confère  à 
celui  qui  la  reçu  le  droit  d'aller  trouver  sinon  le  bonheur,  tout 
au  moins  le  repos  dans  l'asile  commun  des  morts.  Il  a  quelque 
chose  de  la  vertu  que  possède,  dans  les  croyances  catholiques, 
labsolution  donnée  par  le  prêtre  au  mourant  (3). 

On  remarquera  le  dernier  mot  de  Patrocle  :  «  Une  fois  que  je 
serai  entré  dans  l'Hadès,  grâce  à  la  flamme  du  bûcher,  je  ne 
reviendrai  plus  sur  la  terre.  »  Peut-être  y  a-t-il  lieu  de  chercher 
là  l'écho  d'inquiétudes  qui  ont  pu  contribuer,  pour  leur  part,  à 
suggérer  aux  Grecs  l'idée  de  la  crémation.  On  sait  combien  a  été 
répandue  au  moyen  âge,  dans  toute  l'Europe,  la  crainte  des  vam- 
pires, comme  on  les  appelait,  de  ces  morts  qui  étaient  censés  sortir 
la  nuit  de  leur  tombe  pour  surprendre  les  vivans  plongés  dans 

(1)  Odyssée,  XI,  218-221. 

(2)  Iliade,  XXIII,  71-74. 

(3)  Comme  Patrocle,  Elpénor  n'a  pu  pénétrer  dans  l'Hadès,  parce  que,  quand  il 
s'offre  aux  regards  d'Ulysse,  il  n'a  pas  encore  été  brûlé  {Odyssée,  XI,  50-79).  S'il  est 
dit  parfois,  dans  l'Iliade  et  dans  V Odyssée,  que  l'âme,  aussitôt  i"eçu  le  coup  mortel  et 
avant  la  crémation,  est  allée  ou  descendue  vers  l'Hadès  ("Avôôç  et  piêrjxev,  "AvSôç 
Ô£  y.aTr|).6£v),  ce  n'est  là  qu'une  manière  abrégée  de  parler,  une  expression  courante 
qui  ne  prétend  pas  à  une  pleine  exactitude.  Le  poète  s'exprime  autrement  lorsqu'il 
tient  à  marquer  que  le  mort,  mis  en  règle  par  la  combustion  de  sa  dépouille,  a 
pénétré  dans  les  profondeurs  de  l'Hadès.  Après  avoir  causé  avec  Ulysse  sur  cette 
sorte  de  frontière  où  le  héros  a  convoqué  les  ombres,  l'âme  de  Tirésias  rentre  dans 
l'intérieur  de  l'Hadès  ((J/viyf,  [xkv  k'êr,  ôojiov  "Avôo;  sicw).  [Odyssée,  XI,  1.50.) 


LA   i!i:lh.h»n   ih:  la  moiu  .  111 

U"  somnu'il.  po||i'  sucer  leur  sanj^.  pour  faire  périr  ainsi  lionuues, 
femmes  et  eufans.  Ces  croyances,  qui  paraissent  avoir  disparu 
de   1  l^ccident,  existent   encore   chez  les  Slaves  de  l'An  triche  et 
chez  ceux  de  la  péninsule  balkanique,  ainsi  (|ue  chez  les  Grecs  des 
îles  et  du  continent.  Les  Slaves  et  les  Albanais  donnent  au  vam- 
pire le    nom    de    V')nrrouiaAyjs  ou    Vroukolakhas:  les  Grecs  se 
servent  du   terme  h'atac/ianas,  (jui  signitie  destructeur  (1).  Par- 
tout, pour  mettre  lin  aux  incursions  du  mort  soupçonné  d'être  un 
vampire,  on  déterre  son  corps  et  on  le  brûle  jusqu'à  la  dernière 
parcelle;  cela  fait, dans  le  village  que  désolaient  ses  attaques,  on 
dormira  en  paix  (2).  On  a  relevé  chez  les  auteurs  anciens  maintes 
traces  de  superstitions  analogues  à   celles  qui  se  rapportent  aux 
vampires  et  à  leur  activité  meurtrière.  Si  ces  superstitions  conti- 
nuaient à  troubler  les  âmes  dans  la  Grèce  instruite  et  civilisée, 
c'est  qu'elles  avaient  leurs  racines  dans  un  passé  très  reculé.  Les 
générations  qui  ont  cru  le  plii>  fermenuMit  à  la  présence,  dans  le 
tombeau,  (I M   mort  toujours  vivant,   ne  devaient  pas  laisser  de 
trembler  quand  elle>  sentaient  si  près  d'elles  ce  voisin  redoutable 
dont  il  leur  était  impossible  de  deviner  toutes  les  volontés  et  de 
prévoir  tous  les  caprices,  alors  qu'elles  n'avaient  sur  lui,  par  le 
sacrifice  propitiatoire,  qu'une  prise   faible  et  intermittente.   Si, 
du  fond  de  son  tombeau,  le  mort  était  apte  à  protéger  et  à  secourir 
ceux  de  ses  descendans  qui  ne  manquaient  pas  à  lui  payer  le  tribut 
de  leurs  offrandes,  on  risquait  aussi  qu'il  s'échappât  de  sa  prison 
pour  aller  tourmenter,  avec  ou  sans  juste   cause,  ceux  dont    il 
croirait  avoir  à  se  plaindre.  La  destruction  du  corps  par  le  feu, 
celle  de  ces  dents  qui  pouvaient  mordre,  de  ces  ongles  qui  pou- 
vaient déchirer  la  chair,  mettait  à  l  abri  de  ce  péril.  Qu'aurait-on 
à  redouter  d'un  fantôme,  dun   fantôme  d'ailleurs  relégué  dans 
l'Hadès  lointain,  qui  refermait  se.s  portes  sur  ceux  auxquels  il  les 
avait  ouvertes? 

V 

Que  de  telles  appréhensions  aient  ou  non  contribué  à  accré- 
diter la  nouvelle  conception  et  le  nouveau  rite,  celui-ci,  là  où  il 
aurait  prévalu,  devait  amener  la  décadence  de  l'architecture  funé- 

(1)  Koraï,  Atakla,  t.  I,  p.  261. 

(2j  Pashley,  TravelsinCreie,  1831,  t.  II,  ch.  xxvi.  L'auteur  y  raconte  de  curieuses 
histoires  de  vampires,  qu'il  a  recueillies  de  la  bouche  des  paysans,  chez  les  Sfakiotes 
et  autres  montagnards  de  la  Crète.  11  renvoie  aussi  à  de  nombreux  ouvrages  qui 
montrent  combien  autrefois  cette  croyance  a  été  générale  en  Angleterre,  en  France 
et  en  Allemagne,  et  quelle  prise  elle  garde  encore  sur  les  imaginations,  dans  toute 
l'Europe  orientale,  de  la  Dalmatie  et  de  la  Bohême  à  la  Crète. 


112  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

raire  et  rappaiivrissemcnt  de  la  tombe.  Si  la  tombe  n'était  plus 
la  demeure  d'un  mort  qui  voulût  y  être  au  large,  il  n  était  plus 
nécessaire  de  lui  donner  ces  proportions  spacieuses  que  Ton 
admire  dans  les  tombes  à  coupole.  Si  elle  était  vide,  1  ame  s  étant 
envolée  vers  l'Hadès,  pourquoi  aurait-on  continué  à  y  entasser 
des  trésors?  Des  cendres  renfermées  dans  un  vase  tiennent  d'ail- 
leurs bien  moins  de  place  que  des  cadavres,  et  pour  mettre  ce  vase 
à  l'abri  de  toute  insulte  il  n'était  besoin  que  d'un  trou  creusé  en 
terre.  Si  l'homme  n'avait  pas  partout  le  désir  que  sa  mémoire  lui 
survive,  ce  trou  eût  été  toute  la  tombe;  maison  souhaitait  qu'une 
marque  visible  indiquât  aux  générations  futures  le  lieu  où  repo- 
sait la  dépouille  du  prince  ou  chef  de  guerre.  Plus  tard,  un  nom 
gravé  sur  la  pierre  rendra  ce  service;  mais,  en  attendant,  on 
avait  le  tumulus,  qui,  pointant  au-dessus  de  la  surface  du  sol, 
appellerait  l'attention  du  passant,  le  provoquerait  à  demander 
quel  était  le  héros  auquel  avait  été  élevé  le  monument.  Ce  tumu- 
lus, c'était  ce  que  l'on  appelait  le  signe  (cYÎ[i.a).  Ce  terme  finit  même 
par  désigner,  dans  l'usage  courant,  lorsqu'il  s'agissait  d'obsèques, 
le  tertre  funéraire.  On  disait  dresser  le  signe,  ou  plutôt  verser 
(cfiaayjïiv),  parce  qu'il  était  fait  de  terre  meuble  et  de  cailloux 
que  l'on  répandait  sur  un  soubassement  formé  de  grosses  pierres 
et  entouré,  à  la  périphérie,  de  grands  blocs  qui  devaient  empê- 
cher le  glissement  des  matériaux  (1). 

Ces  tumulus,  avec  leurs  pentes  arrondies  qui  se  revêtaient  de 
gazon,  ne  différaient  guère  les  uns  des  autres  que  par  leur  plus 
ou  moins  d'ampleur  ou  de  hauteur.  Ce  qui  permettait  de  les  dis- 
tinguer, c'était  la  dimension  et  le  nombre  de  la  stèle  ou  des  stèles 
que  l'on  plantait  sur  le  sommet  du  tertre.  Quand  il  décrit  les 
obsèques  de  Patrocle  ou  celles  d'Hector,  le  poète  ne  mentionne 
pas  ces  stèles;  mais  c'est  qu'il  n'entre  pas  dans  tous  les  détails  de 
la  cérémonie  ;  ceux-ci  étaient  connus  de  ses  auditeurs,  auxquels 
il  suffisait  de  rappeler  les  circonstances  principales  pour  que 
leur  imagination  rétablît  celles  qui  avaient  été  omises.  La  planta- 
tion de  la  stèle  paraît  avoir  été  de  rigueur  :  c'est  ce  que  l'on  peut 
inférer  d'une  formule  qui  est  deux  fois  répétée  dans  VIliade. 

Quand  Zeus  se  décide  à  laisser  son  fils  chéri,  Sarpédon,  suc- 
comber sous  les  coups  de  Patrocle,  il  annonce  que  la  Mort  et  le 
doux  Sommeil  l'emporteront  jusqu'en  Lycie  «  où  ses  frères  et 
ses  amis  l'honoreront  d'un  tumulus  et  d'une  stèle,  car  c'est  là 
l'hommage  dû  aux  morts  (2),    » 

L'usage  de  marquer  par  une  stèle  la  place  où  un  mort  a  été 

(1)  Iliade,  XXIII,  2oy-2y6,  XXIV,  797-799. 

(2)  Iliade,  XVI,  456,  674. 


I.A    RELIGION    PK    I.  \    MORT.  I  h'5 

enseveli  remonte  à  1  ài^e  préicdoiit.  La  slMe.  on  l'a  trouvée",  à 
Mycènes,  ilans  l'euclos  funéraire  de  l'acropole  et  dans  les  tombes 
rupestres  de  la  ville  basse;  on  a  même  relevé  quelques  indices 
qui  feraient  supposer  qu'elli'  surmontait  aussi  le  dôme  des 
tombes  à  coupole.  La  slcle  c^l  une  pierre  brute  ou  une  pierre 
taillée  à  faces  lisses  ;  mais  parfois  une  de  ces  faces  est  décorée  ou 
de  motifs  d'ornement  ou  de  figures  qui  rappellent  b's  occupa  lion  s 
favorites  et  b's  exploits  du  défunt.  Aurait-on  encore  trouve,  du 
temps  d'Homère,  sur  les  stMes  auxquelles  il  fait  allusion,  des 
dessins  et  des  repr»''sentations  de  cette  espèce  .^  Rien,  dans  aucun 
des  deux  poèmes,  ne  le  donne  à  penser. 

L'érection  du  tertre  est  alors  si  bien  entrée  dans  les  usages 
que  l'on  n'y  renonce  pas.  abns  même  ([ue  l'on  ne  possède  pas  les 
restes  du  mortel  et  (jne  l'on  n'a  pu  les  brûler.  Dans  ce  cas.  on 
croit  encore  s'acquitter  d'un  devoir  en  construisant  le  tumulus. 
Celui-ci.  quoique  vide,  prolongera  la  mémoire^  du  mort.  Les 
lionneurs  qui  seront  rendus  à  cette  tombe  lictive,  s  ils  n'ont  pas 
la  même  efficacité  (jue  la  crémation  et  que  l'ensevelissement  des 
cendres,  seront,  en  attendant  mieux,  une  satisfaction  accordée  à 
l'àme  errante.  C'est  ce  que  Télemaque  se  pr(q)ose  de  faire  le  jour 
où  il  aurait  obtenu  la  certitude  de  la  mort  d'Ulysse:  il  lui  élève- 
rait un  cénotaphe  (1). 

Si  le  développement  de  conceptions  du  genre  de  celles  que 
nous  avons  analysées  avait  pu  être  soumis  aux  règles  d'une 
logique  rigoureuse,  le  culte  des  morts,  tel  que  nous  l'avons 
deviné  et  restitué  d'après  la  tombe  mycénienne,  aurait  cessé  de 
plein  droit  là  où  prévalut  le  rite  de  l'incinération.  Toute  otfrande 
est  intéressée.  Les  sacrifices  que  recevait  la  tombe  avaient  pour 
objet  d'empêcher  les  morts  de  nuire  aux  vivans  et  de  les  décider 
à  leur  être  favorables:  quand  ces  morts  seraient  enfermés  dans 
riladès,  on  n'aurait  plus  aucune  raison  de  leur  faire  des  cadeaux 
qu'ils  n'auraient  pas  le  pouvoir  de  reconnaître  par  une  interven- 
tion efficace;  aussi  ne  trouve-t-on,  chez  Homère,  aucune  allusion 
à  un  culte  qui  devrait  se  continuer,  d'anniversaire  en  anniver- 
saire, sur  ces  tumulus  que  l'on  élève  aux  héros.  Cependant,  c'est 
encore  l'ancienne  croyance  qui  inspire  Achille  lorsque,  le  soir  du 
jour  où  il  a  tué  Hector,  il  fait  couler  autour  du  corps  de  Patrocle 
le  sang  des  victimes,  lorsque,  le  lendemain  matin,  les  Myrmidons 
coupent  leurs  cheveux  et  les  répandent  sur  le  corps,  lorsque  Achille 
met  sa  propre  chevelure  dans  les  mains  de  son  ami,  lorsque  enfin, 
autour  du  bûcher  qu'il  arrose   d'huile  et  de  miel,  il  immole  des 

;i)  Odyssée,  1,  290-292;  II,  220-223. 

TOME  CXXXII.  —  1895.  8 


lli  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

moutons  et  des  bœufs,  quatre  chevaux,  deux  chiens  qui  avaient 
appartenu  à  Patrocle  et  douze  jeunes  prisonniers  troyens  ('i).Ne 
sent-on  pas  encore  là,  dans  ces  libations  et  dans  ces  égorgemens, 
l'action  persistante  de  l'idée  primitive,  du  besoin  que  l'on  éprou- 
vait de  nourrir  le  mort  et  de  lui  fournir  des  compagnons,  ani- 
maux domestiques  ou  esclaves  familiers,  qui  le  servissent  dans  la 
tombe? 

C'est  ainsi  que,  dans  les  funérailles  princières,  bien  des  traits 
rappelaient  encore  le  régime  antérieur,  au  prix  d'une  de  ces  con- 
tradictions qui  n'embarrassent  guère  le  sentiment  et  l'imagina- 
tion. Cependant  l'adoption  d'un  rite  nouveau  n'avait  pu  manquer 
d'avoir  ses  eflets.  Du  moment  où  le  mort  n'habitait  plus  la  tombe, 
pourquoi  y  aurait-on  déposé  des  objets  qui  n'auraient  servi  à 
rien  ni  à  personne?  De  là  l'usage  de  brûler  avec  le  mort,  au  lieu 
de  les  enfouir  dans  un  caveau,  les  vètemens  et  les  armes  du 
défunt.  «  Brûle-moi  avec  mes  armes,  dit  Elpénor  à  Ulysse, 
avec  toutes  celles  que  j'ai  (2).  » 

Si  le  rite  de  l'incinération  avait  partout  prévalu  avec  les  con- 
séquences qu'il  comporte,  les  nécropoles  grecques  de  l'âge  clas- 
sique n'auraient,  pour  ainsi  dire,  rien  à  nous  apprendre.  La  piété 
des  générations  successives  n'y  aurait  pas  accumulé  ces  précieux 
dépôts  où  les  archéologues  ont  trouvé  le  meilleur  de  leur  butin. 
Par  bonheur,  le  rite  de  l'inhumation  s'est  maintenu  à  côté  de 
celui  de  l'incinération,  pendant  toute  l'antiquité,  chez  les  Grecs 
comme  chez  les  Italiotes.  Dans  les  plus  vieilles  des  tombes  du 
Céramique,  à  Athènes,  dans  celles  qui,  là  et  à  Eleusis, renferment 
la  poterie  à  décor  géométrique,  c'est  l'inhumation  qui  domine  de 
beaucoup,  et  s'il  en  est  ainsi  au  ix^  et  au  viii^  siècle,  on  la  trouve 
encore  employée,  dans  le  même  cimetière,  pour  des  sépultures 
qui  ne  datent  que  des  vi"^,  y  et  iv"  siècles.  On  ne  s'est  déshabitué 
de  l'inhumation  que  très  lentement,  et  on  n'y  a  jamais  tout  à  fait 
renoncé.  Les  pauvres  paraissent  l'avoir  toujours  employée  de  pré- 
férence: elle  était  plus  expéditive,  elle  coûtait  moins  cher  que  la 
crémation.  Celle-ci  passait,  semble-t-il,  chez  les  Grecs,  pour  un 
mode  de  sépulture  plus  honorable,  plus  aristocratique  que 
l'autre,  opinion  qui  avait  peut-être  son  fondement  dans  les  souve- 
nirs de  l'épopée,  présens  et  chers  à  tous  les  esprits.  A  Rome, 
on  voit  une  des  familles  de  la  haute  noblesse,  celle  dont  les  Sci- 
pions  étaient  une  branche,  rester  obstinément  fidèle  à  l'habitude 
d'enterrer  ses  morts.  Sylla  est  le  premier  membre  de  la  ^cns 
Corne/ia  dont  le  corps  ait  été  déposé  sur  le  bûcher.  Si  l'on  déro- 

l)  Iliade,  XXIII,  34,  13o-lo3;  166  176. 
;2)  Odyssée,  XI,  74;  XII,  13.  —  Cf.  Iliade,  VI,  117-419. 


LA    lŒLli.lON    DE    LA    MORT.  II.» 

gea,  pour  lui,  àja  règle  luM<ditairo,  o*o>t  que  l'on  iiu  >t'  sentait 
pas  sûr  du  lendemain.  (Quelque  jour,  dans  une  émeute,  les  iils 
des  proscrits  auraient  pu  aller  chercher  dans  sa  tombe,  pour  la 
traîner  par  les  places  et  la  jeter  ensuite  à  l'égout,  la  dépouille  de 
rimpitoyable  tliitateur  qui  avait  soulevé  tant  de  haines.  L'urne 
funéraire,  avec  la  poignée  de  cendres  qu'elle  renferme,  courait 
moins  de  chances  :  il  serait  plus  aisé  de  la  dérober  à  ces  colères 
et  à  ces  vengeances. 

Là  même  où,  comme  dans  la  Grèce  des  successeurs  d'Alexandre 
et  dans  l'empire  romain,  1  usage  de  brûler  les  morts  était  devenu 
presque  universel,  ce  fut  le  rite  antérieur  qui  demeura  toujours 
comme  le  maître  et  l'ordonnateur  de  la  tombe.  S'il  garda  ainsi, 
jusqu'aux  derniers  jours  de  l'antiquit»',  son  inihience  secrète, son 
empire  tacite  et  souverain  sur  l'àme  populaire,  à  plus  forte  rai- 
son l'autorité  devait-elle  en  être  à  peine  ébranlée  vers  le  temps 
où  sachevait  l'épopée. 

Ce  serait,  en  eflet,  commettre  une  grave  erreur  que  de  consi- 
dérer les  poèmes  homériques  comme  la  fidèle  et  complète  expres- 
sion des  idées  et  des  senlimens  qui.  au  moment  où  furent  com- 
posés ces  poèmes,  rr'gnaient  sur  tous  les  esprits,  étaient  répandus 
dans  toutes  les  couches  de  la  société  grecque.  Oliluvre  d'une  élite, 
ils  sont,  à  bien  des  ('gards,  en  avance  sur  les  opinions  moyennes 
des  contemporains.  La  théorie  religieuse  qu'ils  impliquent  est 
beaucoup  plus  abstraite  que  celle  (jui  a  persisté,  bien  longtemps 
après  l'époque  d'Homère, dans  l'esprit  des  foules.  Les  puissances 
divines  qui  gouvernent  le  monde  tel  que  se  le  représente  l'épo- 
pée sont  en  petit  nombre.  L  action  régulatrice,  celle  qui  préside 
à  la  succession  des  phénomènes,  est  partagée  entre  quehjues 
grands  dieux,  nettement  définis.  Au  contraire,  il  y  avait  alors,  et 
pendant  de  longs  siècles  il  y  aura  encore,  dans  les  croyances 
populaires  et  locales,  une  complexité  ou,  pour  mieux  dire,  une 
confusion  infinie.  Chaque  canton  a  toujours  eu  ses  dieux  à  lui, 
qui  ditTéraient  de  ceux  du  canton  voisin,  soit  que.  portant  le 
même  nom,  ils  eussent,  en  réalité,  un  autre  caractère,  soit  que  la 
similitude  des  conceptions  se  dissimulât  sous  la  variété  des  épi- 
Ihêtes  et  la  multiplicité  des  vocables.  Malgré  la  subtilitc'  de  ses 
analyses,  la  science  moderne  est  comme  étourdie  par  cette  diver- 
sité, tandis  quelle  se  meut  à  l'aise  dans  l'interprétation  de  la 
mythologie  homérique. 

Il  y  a,  dans  Ylliadf  et  YOdyssép,  une  force  et  une  liberté  de 
pensée  qui  laissent  déjà  prévoir  l'état  d'esprit  auquel  arriveront, 
chez  le  même  peuple,  quatre  ou  cinq  cents  ans  plus  tard,  un 
Anaxagore  et  un  Périclès,  un  Thucydide  et  un  Aristote.  Quand 


IIG  liKVLE    DES    DEUX    MO.NDES. 

on  voit  les  Spartiates,  au  temps  des  guerres  médiques.  être  encore 
les  esclaves  superstitieux  des  devins,  et,  sur  le  champ  de  bataille 
de  Platées,  risquer  do  compromettre  le  succès  de  la  journée  en 
refusant  d'attaquer  tant  que  ne  paraissent  point  favorables  les 
signes  tirés  des  entrailles  de  la  victime,  n"est-on  pas  surpris 
d'entendre  la  réponse  que  fait  Hector  à  Polydamas,  qui,  en  lui 
annonçant  des  présages  défavorables,  prétend  arrêter  son  élan? 
..  Tu  veux  que  j'obéisse  à  des  oiseaux  aux  larges  ailes  1  »  s'écrie 
le  héros.  Sache  que  je  ne  m'en  inquiète  ni  ne  m'en  soucie, 
qu'ils  aillent  à  droite,  du  côté  de  l'aurore  et  du  soleil,  ou  bien  à 
gauche  vers  le  couchant  obscur...  Le  seul  augure,  le  meilleur, 
c'est  de  combattre  pour  sa  patrie  (1)  !  " 

La  création  dellladès,  le  parti  pris  d'y  envoyeret  d'y  parquer 
les  morts,  témoignent  du  même  efî'ort  et  du  même  progrès  dune 
intelligence  qui  s'alïranchit  des  préjugés  enfantins  et  qui  fait 
effort  pour  s'émanciper.  Par  les  développemens  qu'elle  était  sus- 
ceptible de  recevoir,  la  doctrine  à  laquelle  correspond  le  rite  de 
la  crémation  se  prêtait  mieux  que  celle  qui  l'a  précédée  à  satis- 
faire ce  besoin  de  justice  qui  obsède  le  cœur  de  l'homme.  Dans  les 
champs  de  l'Hadès.'on  devait  aisément  trouver  place  pour  les  juges 
des  morts,  qui.  par  leurs  justes  arrêts,  contraindraient  les  coupa- 
bles à  expier  dans  de  longues  souffrances  leurs  triomphes  éphé- 
mères et  assureraient  aux  bons  la  félicité,  nécessaire  compen- 
sation des  mi>ères  subies.  Ce  fut  là  ce  qui  valut  à  la  conception 
nouvelle  l'honneur  d'être  adoptée  par  les  poètes  et  ensuite  par  les 
philosophes,  d'entrer  même,  par  les  mystères,  dans  la  religion, 
dans  le  dogme,  dirions-nous,  si  ce  terme  pouvait  s'appliquer  à 
des  croyances  que  jamais  des  théologiens  n'ont  réunies  en  corps 
de  doctrine.  Cependant,  malgré  la  brillante  fortune  de  ces  poèmes 
qui  sont  devenus  le  patrimoine  commun  de  la  nation  tout  entière, 
la  masse  n'a  pas  suivi  les  exemples  donnés  par  le  groupe  dont 
Homère  traduit  les  idées  et  peint  les  mœurs.  Tout  en  professant, 
au  sujet  de  la  condition  des  morts,  la  croyance  dont  les  premiers 
linéamens  se  trouvent  chez  Homère,  la  Grèce  n'a  point  adopté  le 
type  de  sépulture  que  cette  croyance  suggérait  et  que  décrit  l'épo- 
pée. Si  ce  type  est  le  seul  dont  celle-ci  fasse  mention,  c  est  que, 
pendant  un  certain  temps,  il  a  été  en  faveur  dans  ces  cités  de 
l'Eolie  et  de  l'Ionie  où  la  poésie  épique  a  pris  sa  dernière  forme. 
Mais,  là  même,  il  n'a  dû  avoir  qu'une  vogue  passagère,  et,  un 
peu  plus  tard,  on  y  est  revenu  au  caveau  creusé  dans  le  roc  et 
plus  ou  moins  richement  meublé.  Dans  la  série  des  monumens 

(1 ,  Hérodote.  IX,  40-41.  —  Iliade,  XII,  237-243. 


L\  ur.i.uiidN   i>r.  LA  Mour.  117 

fun»*raires  qui^fait  ilôcouvrir  l'explorai iiui  niôlhodiiiiu'  du  sol  de 
la  (.irt>ct'.  le  inodcle  »|iie  semblent  avoir  eu  sous  les  yeux  les  au- 
teurs de  Vl/i(t(/r  et  de  VOi/f/ss('r  n'est  donc  représenté  que  par  un 
très  petit  nombre  d'exemplaires.  On  ne  peu!  guère  le  reconnaîlie 
(jue  dans  les  tertres  (jiii  se  dressent  encore  sur  plusieurs  points  de 
la  jdaine  de  Troie. 

Schliemann  a  sondé  tous  ces  tuniulus,  ainsi  (jue  celui  auquel 
était  attaché,  dans  la  (ihersonè&e  de  Thrace,  près  de  la  ville 
d'Ela'Ous.  le  nom  de  Protésilas.  Il  n'y  a  rien  trouvé,  ni  chambres 
souterraines,  ni  débris  humains,  ni  traces  de  cendres  ou  d'osse- 
mens.  On  pourrait  presque  douter  que  ce  soient  là  les  tumulus 
auxquels  llomèi'e  fait  allusion,  si  l'on  n'avait  les  tessons  qui  ont 
été  ramassés,  en  grand  nombre,  dans  le  remblai.  Varmi  ces  l'rag- 
mens,  on  distingue  diverses  espèces  de  poteries;  mais  toutes  ces 
espèces  sont  de  celles  qui  pr(''cèdent  de  loin  l'âge  classi(|ue,  (|Mi  ne 
peuvent  guère  être  postérieures  au  ix''  siècle. 

Nulle  part  ailleurs  qu'en  Troade  on  n'a  décoiucrl  de  lumulii> 
semblables  à  ceux  que  décrit  le  poète,  et,  d  autre  part,  là  où  des 
tombes  ont  éW;  rencontrées  que  l'on  est  en  droit  d'attribuer  à  la 
période  qui  suit  l'invasion  dorienne,  le  type  auquel  ces  tombes  se 
rattachent,  par  l'ensemble  de  leurs  dispositions,  n'est  pas  celui  que 
nous  av«tns  délini  d  après  Vl/iadr;  c'csi  bien  plutôt,  avec  quelques 
différences  toutes  secondaires,  celui  de  l'époque  })r(''cédente,  de 
l'Age  mycénien,  comme  on  le  constate  en  étudiant  les  nécropoles 
attiques,  où  beaucoup  de  lombes  ont  été  ouvertes  sous  les  yeux 
d'observateurs  attentifs  et  compétens.  Les  plus  anciennes  de  ce» 
sépultures  sont  celles  de  gé-mh-ations  qui,  par  la  date  où  elles  ont 
vécu,  ne  peuvent  être  très  éloignées  de  ces  Homérides  ioniens 
dans  les  récits  desquels  il  n'est  question  ([ue  du  rite  de  rinciiiéra- 
tionetde  l'érection  du  tumulus. 

Or,  et  c'est  ce  que  l'on  ne  constate  pas  sans  surprise,  si,  vers 
ce  temps,  le  rite  de  la  crémation  n'est  pas  inconnu  dans  la  Grèce 
continentale,  il  n'y  est  pratiqué  que  par  exception.  A  Athènes,  sur 
les  dix-neuf  tombes  du  Dipyloa  (c'était  le  nom  de  la  porte  qui  sé- 
parait le  Céramique  intérieur  du  Céramique  extérieur  et  autour 
de  laquelle  s'est  créé  un  vaste  cimetière)  qui  ont  été  fouillées  en 
1891,  il  n'y  en  avait  qu'une  où  eût  été  sûrement  enseveli  un  mort 
incinéré;  dans  toutes  les  autres  on  a  trouvé  ou  des  squelettes 
entiers  ou  des  ossemens  que  la  flamme  n'avait  pas  calcinés. 

(^omme  les  tombes  découvertes  par  Schliemann,  à  Mycènes, 
dans  l'enclos  funéraire  voisin  de  la  Porte  aux  lions,  la  tombe  du 
Dipylon  est  une  fosse  pratiquée  en  terre  et  parfois  maçonnée  en 
pierres  sèches,  que   recouvraient  soit  des  dalles   de   pierre,  soit- 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  plancher  de  bois.  Les  fosses  du  cimetière  athénien  sont 
moins  creuses  et  moins  grandes  que  celles  où  ont  été  ensevelis  les 
prédécesseurs  des  Atrides;  le  fond  n'en  était  guère  qu'à  deux 
mètres  au-dessous  du  sol,  et  les  dimensions  moyennes  de  ces  cuves 
ne  d«''passent  guère  2'", 50  de  long  sur  1"%S0  de  large.  Cette  diffé- 
rence s'explique  :  la  tombe  mycénienne  était  une  tombe  de  fa- 
mille; la  tombe  du  Dipylon  n'a  guère  reçu  qu'un  seul  cadavre. 
La  tombe  attique  est  donc  plus  modeste  et  plus  exiguë  que  celle 
de  Mycènes;  mais,  à  cela  près,  elle  témoigne  des  mêmes  préoccu- 
pations et  des  mêmes  croyances.  Des  sacrifices  paraissent  avoir 
été  offerts  au  mort  avant  l'ensevelissement.  On  trouve  ici  des 
cendres  et  des  os  d'animaux,  soit  dans  la  terre  qui  remplit  la 
fosse,  soit  dans  des  assiettes  où  étaient  des  mets  préparés  pour 
l'habitant  de  la  tombe.  Divers  liquides,  du  lait  ou  de  la  bouillie, 
devaient  avoir  été  versés  dans  des  vases  communs,  lourds  de 
forme  et  sans  ornement,  dont  le  fond  est  encore  tout  noir  de 
fumée;  avant  de  descendre  dans  la  tombe,  ces  vaisseaux  avaient 
fait  sur  Tàtre  de  la  maison  un  long  séjour.  Les  hydries  ou  ai- 
guières qui  ont  été  rencontrées  dans  plusieurs  de  ces  tombeaux 
sont  au  contraire  des  pièces  très  soignées,  d'un  galbe  assez  élé- 
gant et  décorées  de  peintures;  elles  renfermaient  l'eau  pour  la 
boisson  et  pour  les  ablutions. 

Toute  cette  vaisselle  était  disposée  comme  si  le  maître  de 
cette  demeure  avait  dû  vraiment  en  faire  usage.  Près  des  vases 
qui  contenaient  les  boissons,  il  y  avait  des  coupes  et  des  tasses  de 
diverses  grandeurs,  et  dans  le  col  de  l'hydrie  était  cachée  une  sorte 
de  cuiller  qui  servirait  à  y  puiser  le  liquide  dont  était  plein  le 
grand  récipient.  Les  aryballes  étaient  remplis  d'huiles  parfu- 
mées; un  d'eux  avait  encore,  quand  on  l'a  ramassé,  son  bouchon 
d'argile. 

Le  mort  était  paré  de  bijoux  qui  étaient  semblables  à  ceux 
qu'il  avait  portés  pendant  sa  vie,  mais  plus  minces,  d'un  moindre 
poids.  Si  c'était  un  homme,  il  avait  au  côté,  suspendue  par  un 
baudrier,  son  épée  de  fer,  et,  sous  la  main,  ses  poignards  et  ses 
deux  lances.  Si  c'était  une  femme,  près  d'elle  étaient  déposées  les 
boites,  ornées  d'appliques  en  os  ou  en  ivoire,  où  elle  serrait  jadis 
ses  joyaux  et  ses  objets  de  toilette.  Dans  une  tombe  d'en- 
fant, on  a  recueilli,  avec  des  vases  de  dimensions  minuscules, 
un  petit  cheval  de  terre  cuite.  L'objet  porte  des  marques 
d'usure. 

On  ne  retire  pas  de  ces  sépultures  les  statuettes  de  terre  cuite, 
grossières  images  d'une  divinité  protectrice  des  morts,  qui  abon- 
dent dans  les  tombes  de  l'âge  mycénien;  mais  nne  au  moins  de 


LA    ItKLU.lnN    |»i:    LA    >10UT.  419 

ces  fosses  a  li^»'  des  figurines  cl  i\oii'e  (lui  juiraisseiil  ;noir  jour 
ce  même  rôle. 

Là  où  c  est  le  rite  Je  linciiiération  qui  a  été  employé,  le  mo- 
bilier garde  le  même  caractère  que  dans  les  tombes  à  iucinératiiui, 
Liî  fosse  est  parfille.  ft  ou  y  a  disposé  tout  un  assortiment  des 
mêmes  vases.  Il  n'y  a  qu'une  ditVérence  :  les  os  calcinés  sont  ren- 
fermés dans  une  urne  de  bronze,  parfois  portée  sur  un  trépied. 

C'est  surtout  par  sa  partie  extérieure  que  la  tombe  du  Dipylon 
se  distingue  de  la  tombe  mycénienne.  Elle  aussi,  elle  se  recom- 
nuimle,  par  un  signe  visible,  à  1  attention  et  à  la  piété  dessur\  ivans; 
mais,  ici,  ce  signe  na  ét«;  ni.  comme  sous  les  murs  de  Troie,  le 
tumulus  dressé  au-dessus  de  la  cavité  où  repose  la  dépouille  mor- 
telle, ni  la  stèle  lapidaire  de  Mycènes.  Pour  perpétuer  la  mémoire 
du  défunt,  on  n'a  pas  fait  appel  au  ciseau  du  sculpteur;  il  semble 
que  la  sculpture  fût  alors  tomb»'e  trop  bas  pour  que  l'on  songeât 
à  en  réclamer  le  concours.  L'art  (|ui  avait  le  moins  soullert  de 
l'appauvrissement  du  monde  grec  et  du  ralentissement  de  1  acti- 
vité industrielle,  pendant  la  période  troublée  qui  suivit  l'invasion 
dorienne,  c'était  cdui  du  potier.  Les  besoins  auxquels  il  avait 
à  donner  satisfaction  étaient  trop  variés  pour  que  son  tour  et 
son  pinceau  aient  jamais  chômé,  même  pendant  les  heures  de 
lutte  et  de  détresse.  CviU'  ^upériorité  relative  du  céramisic  sug- 
géra l'idée  de  lui  demander  le  monument  qui  formerait  la  portion 
apparente  de  la  sépulture.  La  terre  cuite  remplaça  ainsi  la  pierre 
ciselée;  ce  fut  un  vase  d'argile  (jui.  le  plus  souvent,  servit  de 
cippe. 

On  dressa  donc  sur  la  tombe  de  grands  vases,  fabriqués  tout 
exprès  pour  remplir  cette  fonction,  qui  comptent  parmi  les  ou- 
vrages les  plus  curieux  et  les  plus  considérables  de  la  céramique 
grecque.  Ils  avaient  la  forme  d'une  amphore  ou  d'un  cratère,  et 
présentaient  des  dimensions  inusitées.  On  en  a  reconstitué  qui 
atteignaient  jusqu'à  l'".60  et  l'",80  de  haut.  Le  pied  eu  était 
enterré  dans  le  creux  qui  existait  au-dessus  du  plafond  de 
la  fosse,  ce  qui  leur  donnait  de  l'assiette.  Les  parois,  très 
épaisses,  n'étaient  pas  à  la  merci  d'un  choc  accidentel  et  léger. 
Pour  les  rompre,  il  fallait  les  battre  à  coups  de  pierre  ou  de  mar- 
teau, et  ce  danger  n'était  pas  à  craindre,  tant  que  la  piété  des  des- 
cendans  veillait  sur  la  sépulture  des  aïeux. 

Ce  qui  fait  d'ailleurs  surtout  l'intérêt  de  ces  vases,  ce  sont  les 
peintures  qui  les  décorent.  Le  dessin  a  beau  être  d'une  gaucherie 
singulière;  on  saisit  aisément  le  sens  des  tableaux  qui  se  dévelop- 
pent sur  le  col  et  la  panse  de  ces  vases,  tableaux  dont  le  thème 
a  été  fourni  par  la  cérémonie  même  des  funérailles.  Cette  céré- 


120  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

monie,  le  poinlre  la  divisait  on  plusieurs  actes,  dont  chacun  était 
représenter  séparément.  Il  y  avait  l'exposition  du  corps,  laprot/icsis: 
on  le  montrait  étendu,  la  face  découverte,  sur  un  lit  autour  du- 
quel parons  et  amis  gémissaient  ot  s'arrachaient  les  cheveux.  Il  y 
avait  le  transport  au  cimetière,  Vccphora  :  le  lit,  chargé  de  son 
fardeau  funèbre,  était  posé  sur  un  char  (|uo  traînaient  des  che- 
vaux conduits  à  la  main  par  des  hommes  qui  marchaient  devant 
eux;  derrière,  venaient  les  pleureuses,  les  proches  et  les  amis. 
Peut-être  y  avait-il  aussi  des  jeux  funéraires.  On  se  demande  si, 
dans  les  défilés  de  chars  qui  sont  représentés  sur  ces  vases,  il  ne 
faut  pas  voir  une  préparation  à  des  courses  qui  auraient  eu  lieu 
après  la  mise  en  terre  du  cadavre. 

Les  vases  qui  nous  fournissent  ces  renseignemons  pré'cieux 
avaient  encore  une  autre  destination,  que  révèle  une  particularité 
singulière  :  ils  n'ont  pas  de  fond,  ou  le  fond  on  est  percé.  Ce 
fond,  l'aurait-on  supprimé  pour  faire  une  économie  de  travail?  Ce 
n'est  pas  vraisemblable,  élaiit  donnée  la  maîtrise  des  ouvriers 
qui  façonnaient  couramment  des  pièces  de  cette  taille.  S'ils  ont 
pris  ce  parti,  c'est  pour  des  motifs  d'un  autre  ordre.  La  disposi- 
tion de  la  tombe  du  Dipylon  implique  le  culte  des  morts,  culte 
dont  l'un  des  rites  les  phis  importans  était  celui  de  la  libation 
nourricière.  Dans  des  fosses,  à  parois  murées,  que  l'on  a  décou- 
vertes à  Tirynthe  et  à  Mycènes,  on  a  reconnu  des  puisards  où  ont 
jadis  été  versés  le  sang  des  victimes,  le  vin  et  le  lait.  Au  fond,  rien 
que  de  la  terre  meuble,  que  traversaient  aisément,  pour  arrivera 
leur  adresse,  les  liquides  destinés  à  l'alimentation  du  mort.  Les 
premiers  vases  qui  furent  placés  au-dessus  des  caveaux  moi'tu  aires 
ont  dû  l'être  pour  remplacer  ces  cuvettes  maçonnées.  Au  lieu  de 
répandre  au  hasard  la  libation  sur  le  sol,  on  la  faisait  ainsi  couler 
dans  un  récipient  que  l'on  savait  placé  au-dessus  même  du  cadavre  ; 
c'était  là  le  canal  par  lequel  les  vivans  communiquaient  avec  leurs 
morts.  La  jarre  la  plus  grossière  suffisait  à  remplir  cet  office; 
mais,  une  fois  que  le  vase  fut  là,  planté  dans  le  cimetière,  l'idée 
ne  dut  pas  tarder  à  venir  de  l'utiliser  à  d'autres  fins.  En  l'agran- 
dissant et  le  décorant,  on  on  fit  l'enseigne  du  tombeau,  le  témoin 
qui  attestait  l'illustration  du  défunt  et  l'hommage  suprême  que 
lui  avaient  rendu  la  famille  et  la  cité. 

Si  la  tombe,  tout  en  continuant  à  se  rattacher  au  type  qu'avaient 
créé  les  premiers  pères  de  la  race,  n'a  pourtant  pas,  au  Céra- 
mique d'Athènes,  la  même  ampleur  qu'à  Orchomône  et  à  Mycènes; 
si  elle  ne  comporte  plus  ni  façades  richement  décorées,  ni  dômes 
majestueux,  ni  même  grottes  profondes  découpées  dans  l'épaisseur 
du  tuf,  on  peut  indiquer  deux  raisons  de  cette  dillérence.  La  pre- 


i.A   RrLir.iO.v   hi:  la   moût.  121 

mi«'n\  c  r-i  ({tti'  l'('tat  social  de  la  riivce,  après  la  ohuto  dos  dv- 
nastit's  achéenne>.  nVst  plus  ce  ijuil  avait  cte  pendant  i[ut' 
celles-ci  régnaient  dans  leurs  châteaux  imprenables.  Autant 
que  l'on  ]»eut  entrevoir  ce  que  lut  la  condition  du  monde 
hell«'ni(jue  pendant  les  ileux  ou  trois  >iècles  qui  suivirent  l'inva- 
sion dorienne.  ce  fut  là  un  temps  d'abord  d'agitations  et  de  guerres 
siuis  cesse  recommem^aiites.  puis,  qnaiid  se  fut  achevée  la  con- 
qu^de  et  que  se  tut  fait  le  tassement,  de  \  ie  médiocre  et  rustique. 
Les  vainqueurs  ne  se  dépouillaient  que  très  lentement  des  habi- 
tudes de  >implicitt''  presijue  barbare  <jn  ils  avaient  apportées  des 
montagnes  et  des  forêts  du  Nord.  Huant  à  ceux  des  vaincus  qui 
avaient  n'-ussi  soit  à  se  maintenir  dans  une  partie  de  leur  domaine 
luM'éditaire,  soit  à  trouver  ailleurs  un  canton  où  ils  pussent  s'éta- 
blir à  demeure,  ils  étaient  trop  t'branlés  par  ces  assauts  et  par  ces 
fuites  pour  être  en  mesure  d'entreprendre  les  hardis  travaux  de 
construction  et  de  décoration  (|ui  semblaient  avoir  et»'  un  jeu  pour 
leurs  ancêtres.  Nulle  part  alors,  en  (irècr.  il  n'y  avait  île  rois  qui 
eussent  le  goût  et  le  pouvoir  d  appliquer  des  centaines  de  bras  à 
détacher  de  la  carrière,  à  tailler,  à  appareiller  et  à  couvrir  de 
fines  ciselures  des  blocs  semblables  à  ceux  qui  forment  les  jam- 
bages et  les  linteaux  du  Trésor  dr  Minyas  ou  du  Trésor  d Atrée. 
Les  royautés  d'autrefois,  avec  le  prestige  de  leur  antiquitc;  sécu- 
laire, ont  disparu  sans  retour.  Partout,  chez  les  Ioniens  comme 
chez  les  Dorions,  la  fortune  et  l'autorité  sont  aux  mains  de  ces 
nobles  que  l'on  appelait  les  Eitpat rides  ou  u  fils  de  bons  pères.  » 
Ce  sont  le>  tombes  de  ces  nobles  que  l'on  a  rotrouvi-es  dans  le  Céra- 
mique, avec  le  vase  monumental  qui  les  surmonte.  Il  n'en  fallait 
pas  davantage  pour  les  distinguer  de  celles  du  bas  peuple;  mais 
ces  sépultures  aristocratiques  ilevaient  être  toutes  à  peu  près 
pareilles.  En  donnant  à  l'une  d'elles  des  dimensions  inusitées  et 
un  aspect  exceptionnel,  on  aurait  risqué  de  blesser  le  sentiment 
public.  Une  certaine  égalité,  une  certaine  uniformité  s  imposaient. 
Il  y  a  aussi  à  tenir  compte  de  l'apparition  d'une  théorie  nou- 
velle, au  sujet  de  la  vie  posthum*-.  Malgré  les  résistances  que 
rencontrait  le  rite  de  l'incinération,  les  crovances  dont  il  était 
issu  ne  purent  manquer  de  s'insinuer  dans  les  esprits;  il  en  résulta 
quelque  incertitude.  Le  parent  ou  l'ami  que  l'on  avait  perdu,  on 
se  le  figurait  successivement  ou  même  tout  ensemble  domicilié 
dans  la  tombe  et  mêlé,  dans  l'Hadès,  à  la  troupe  innombrable  des 
morts.  Que  l'une  de  ces  hypothèses  fût  la  négation  de  l'autre,  on 
n'en  avait  cure:  cependant,  du  jour  où,  par  momens  tout  au 
moins,  on  se  représenta  le  mort  comme  absent  de  la  tombe  et 
habitant  un  autre  séjour,  il  y  eut  quelque  chose  de  changé.  Sans 


122  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

doute  on  n'agit  pas  comme  si  la  tombe  n'eût  renfermé  (fu'une 
muette  et  insensil)le  poussic're  :  on  continua  de  la  garnir  du  môme 
mobilier  et  d'y  payer  le  tribut  des  mêmes  offrandes;  mais  on  ne 
voyait  plus  aussi  nettement  le  défunt  y  poursuivant  dans  les  ténè- 
bres, pai'  la  vertu  de  la  libation,  l'existence  qu'il  avait  jadis  menée 
sous  le  ciel.  De  là  une  sorte  d'bésitation  ([ue  l'on  ne  s'avouait 
pas,  mais  qui  n'en  dut  pas  moins  avoir  son  inlluence  sur  l'archi- 
tecture funéraire.  Ne  sentant  plus  le  mort  aussi  près  de  soi,  on 
était  tenté  de  ne  plus  s'astreindre  à  d'aussi  pénibles  (^llorts,  pour 
l'aire  la  tombe  spacieuse  et  riche;  surtout  on  se  déshabituait  d'y 
jeter  avec  profusion  ces  métaux  précieux  auxquels  il  était  facile 
de  trouver  un  meilleur  emploi.  Les  caveaux  de  l'âge  classique 
n'ollriront  pas  les  dimensions  imposantes  et  le  décor  somptueux 
que  nous  avons  admirés  dans  les  coupoles  funéraires  ;  les  bijoux 
que  nous  en  verrons  sortir  nous  paraîti'out  bien  légers,  en  compa- 
raison de  ceux  que  nous  avons  soupesés  à  Mycènes. 

Le  travail  et  le  mouvement  de  la  pensée  sont  donc  aussi  pour 
beaucoup  dans  cet  amoindrissement  de  la  tombe.  Lorsque  domi- 
nait cet  animisme  primitif  dont  le  culte  des  morts  n'est  qu'une 
des  formes,  celles  peut-être  de  toutes  les  divinités  que  l'on  crai- 
gnait le  plus  et  dont  il  paraissait  le  plus  urgent  de  se  concilier  la 
faveur,  c'était  les  mânes  des  chefs  de  la  famille  et  de  la  tribu  :  or, 
quel  plus  sensible  hommage  pouvait-on  leur  rendre  que  d'em- 
ployer toutes  les  ressources  de  l'art  à  construire  et  à  parer  la 
demeure  au  fond  de  laquelle  ils  régnaient  encore,  investis  d'un 
pouvoir  indéfini  et  redoutable,  soit  pour  récompenser,  soit  pour 
châtier  leurs  descendans,  suivant  que  ceux-ci  les  honoraient  ou 
se  montraient  négligens  à  leur  égard?  La  tombe  est  donc  alors 
le  principal  objet  des  préoccupations  de  l  homme,  et  c'est  elle  qui 
fournit  à  l'artiste  l'occasion  de  déployer  le  plus  librement  sa  maî- 
trise ;  mais  elle  perdra  de  son  importance  lorsque  l'esprit,  devenu 
plus  capable  d'abstraction,  sera  parvenu  à  concevoir  des  dieux 
qu'il  placera  au-dessus  du  monde  et  en  qui  il  personnifiera  les 
forces  éternelles,  les  lois  de  la  nature.  C'est  alors  que  la  Grèce 
créera,  en  l'honneur  de  ses  dieux,  un  type  d'édifice,  le  temple, 
qui  sera  le  suprême  effort  et  le  chef-d'œuvre  du  génie  grec. 

VI 

Peut-être,  si  l'on  a  bien  voulu  nous  suivre  dans  ces  recher- 
ches critiques,  n'a-t-on  pas  pu  se  défendre  de  quelque  surprise  en 
constatant  avec  quelle  ténacité  obstinée  l'esprit  des  peuples  an- 
ciens, de  ceux  mêmes  dont  la  civilisation  fut  la  plus  brillante,  est 


LA     lU.Llt.H»N     l'i:    LA    MORT 


'2:\ 


resté,  peiulanl  ^es  milliers  dannées,  passionnément  attaché  à  la 
premi«"MV  li\jiotli^so  que  leurs  aiu-olres  aient  formée  pour  expli- 
quer le  mystère  de  la  mort.  A  ce  qu'il  nous  semble  aujourd'hui. 
un  cerveau  d'enfant  a  seul  pu  s'imaginer  que  le  mort  habitait  la 
tombe  et  qu'il  continuait  à  y  éprouver  les  besoins  qui,  suivant 
(jue  l'homuie  trouve  ou  non  à  les  satisfaire,  sont,  pour  lui.  une 
cause  de  jouissance  ou  de  souffrance.  Comment,  se  dit-on.  une 
telle  illusion  a-t-elle  pu  résister  aux  démentis  quotidiens  que 
l'observation  lui  iutligeait  et  au  premier  éveil  de  la  pensée?  Ces 
morts,  auxquels,  sans  se  lasser,  on  apportait  le  manger  et  le 
boire,  les  a-t-on  jamais  retrouvés  vivans  d;ins  la  tombe,  même 
de  cette  vie  imparfaite  et  prt-caire  que  l'on  essayait  de  se  figurer? 
Comment,  dès  que  l'on  a  commencé  de  réfléchir,  n'a-l-on  pas 
comjiris  que  la  vie  ne  pouvait  se  prolonger  après  la  dissolution 
des  organes?  Comment  eiilin  cette  croyance,  toute  grossière,  toute 
déraisonnable,  toute  puérile  qu'elle  nous  paraisse,  tout  immorale 
aussi  qu'elle  fût.  puisqu'elle  ne  mettait  pas  de  différence  entre  le 
sort  linal  de>  bons  et  celui  des  lucchans,  n'a-t-elle  pas  cT-dé  le 
terrain  à  l'hypothèse  qui  dirige  les  morts  sur  l'Hadès  et  (|ui  les  y 
rassemble? 

Cette  seconde  hyi»othèse  a.  sur  sa  devancière,  deux  grands 
avantages  :  elle  se  place  en  dehors  du  monde  sensible,  et  si,  par 
là  même,  elle  se  condamne  à  n'être  jamais  vérifiée,  elle  se  nu't, 
par  là  même,  à  l'abri  des  objections  qui  prétend laient  se  fonder 
sur  l'expérience  ;  d'autre  part,  elle  donne  pleine  satisfaction  à  la 
conscience,  car  elle  lui  permet  de  chercher  dans  une  autre  vie  la 
réparation  des  injustices  dont  le  spectacle  s'offre  à  elle  dans  ce 
monde.  C'est  là,  sans  doute,  ce  qui  a  valu  à  cette  théorie  l'adhé- 
sion des  poètes  et  des  philosophes,  celle  de  tous  les  esprits  cul- 
tivés. Mais  pourquoi,  malgré  ce  triomphe  apparent,  n'a-t-elle 
exercé  sur  les  sentimeiis  des  hommes  et  sur  leurs  actions  qu'une 
superficielle  et  faible  influence?  pourquoi  est-ce  l'autre  croyance, 
la  croyance  primitive,  qui,  comme  l'a  si  bien  montré  Fustel  de 
Coulanges,  a  été  comme  le  principe  moteur  et  régulateur  de  la 
société  antique,  a  marqué  de  son  empreinte  ses  mœurs  et  ses  in- 
stitutions, les  a  faites  si  paradoxales  en  apparence  et,  à  ce  qu'il 
semble,  si  contre  nature,  si  différentes  de  celles  des  peuples  mo- 
dernes ? 

Ce  qui,  tout  d'abord,  explique  le  succès  que  cette  conception 
a  obtenu,  c'est  son  extrême  simplicité.  Il  nous  semble,  à  nous 
autres  qui  ne  croyons  qu'aux  phénomènes  dûment  constatés  et 
qui  sommes  toujours  occupés  à  en  chercher  la  loi,  que  cette 
croyance  ait  dû  exiger  de  l'esprit  un  grand  effort.  C'est  là  com- 


\2Ï  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mettre  une  grave  erreur.  L'imagination  était  alors  puissante,  et 
il  no  lui  en  coûtait  pas  de  se  repr«''senter,  avec  une  vivacité  sin- 
eulière,  cette  vie  souterraine  dont  tous  les  traits  lui  étaient  fournis 
par  la  vie  réelle  et  sublunaire.  Ces  traits,  elle  n'avait  qu'à  les 
transposer  et  à  les  atténuer  pour  y  trouver  tous  les  élémens  du 
tableau.  Projeter  dans  les  ténèbres  du  tombeau  cette  sorte  de 
reflet  et  de  décalque  du  présent,  composer  d'après  celui-ci  l'avenir 
(|ui  attendait  clia(]uo  mortel  dès  qu'il  aurait  fermé  les  yeux  à  la 
lumière,  assimiler  les  incidens  qui  rempliraient  la  longue  nuit 
de  cette  existence  sans  terme  fixe  à  ceux  dont  est  tissue  la  trame 
de  nos  courtes  journées,  c'était  pour  l'intelligence  une  opération 
•des  plus  aisées,  qu'elle  accomplissait  spontanément;  mais  il  ne 
lui  eût  pas  été  possible,  à  l'âge  qu'elle  avait,  de  construire  une 
théorie  aussi  compliquée  que  celle  qui  détache  du  corps  l'ombre 
mobile  vouée  à  l'Hadès,  qui  rompt  tout  lien  entre  la  personne  et 
le  tombeau. 

Alors  que  celle  dernière  théorie,  d'un  caractère  plus  abstrait, 
eut  commencé  de  se  répandre,  alors  même  qu'elle  parut,  à  n'en 
juger  que  par  la  littérature,  avoir  obtenu  le  consentement  général, 
la  croyance  première  ne  s'était  pas  effacée  ;  elle  semblait  abrogée 
et  comme  périmée;  cependant,  en  fait,  son  autorité  était  à  peine 
atteinte.  C'est  que,  dans  l'espèce  comme  chez  l'individu,  rien  ne 
s'abolit  entièrement,  ""rien  ne  se  perd.  Tout  en  se  succédant,  les 
tlivers  modes  du  sentiment  et  de  la  pensée  ne  se  remplacent 
point.  Le  dernier  venu  s'ajoute  et  se  superpose  à  celui  qui  l'a  pré- 
cédé. Comme  la  planète  qui  nous  porte,  l'âme  de  l'humanité  est 
faite  de  couches  stratifiées.  Celles  de  ces  couches  qui  sont  les  plus 
anciennes  ont  beau  être  recouvertes  par  plusieurs  autres  et,  sur 
de  grands  espaces,  rester  invisibles,  elles  existent  partout,  dans 
l'épaisseur  de  la  croûte  terrestre,  et  les  réaclions  qui  s'y  produisent 
se  font  sentir  à  la  surface  du  sol.  D'ailleurs,  en  maint  endroit, 
elles  reparaissent,  et,  comme  on  dit,  elles  affleurent.  L'œil  avisé 
ne  les  perd  donc  jamais  de  vue,  là  même  où  elles  se  dérobent  et 
où  elles  plongent  le  plus  avant;  il  les  suit,  dans  leurs  incli- 
naisons variées,  aussi  bas  qu'elles  descendent.  Les  croyances  féti- 
chistes dont  nous  venons  d'étudier  l'une  des  formes  sont  ce  que 
les  géologues  appellent  les  terrains  primitifs.  Il  n'est  pas  de 
champ  sous  lequel  elles  ne  s'étendent:  elles  persistent  ;  elles  sont 
là,  cachées  dans  les  profondeurs  de  notre  être  moral,  sous  la 
mince  écorce  des  terrains  récens,  des  croyances  polythéistes  et 
monothéistes,  des  doctrines  métaphysiques.  Ce  qu'elles  représen- 
tent, ce  sont  les  vues  de  l'homme  enfant,  c'est  sa  manière  de  com- 
prendre cl  d'expliquer  la  nature  :  or,  dans  l'humanité,  pondant 


\.\  lŒi  i(;!ON  i>E  LA  >ioin .  12r» 

que  les  chefs  do  nie,  les  grands  esprits  initiateurs  et  les  groupes 
placés  sous  leur  influence  immt'diate  marchaient  de  l'avant  et 
passaient  de  la  jeunesse  à  1  âge  adulte,  les  niultiludes  restaient 
dans  l'enfance.  A  heauconp  d'égards,  elles  y  sont  encore.  L'esprit 
scientilique  ne  les  pénètre,  ne  leur  impose  ses  méthodes,  ou  plutôt 
sesjugemens  et  ses  conclusions,  qu'avec  une  prodigieuse  lenteur. 
Faut-il  donc  s'étonner  que,  pendant  toute  la  durée  de  ce  que  l'on 
appelle  l'antiquité,  la  foule,  sans  repousser  la  conception  supé- 
rieure qui  lui  était  présentée,  en  paraissant  même  l'accepter  et  en 
la  professant  du  hout  des  lèvres,  soit  demeurée  constamment 
tîdèle  à  des  prati(|ues  et  à  des  rites  qui  ne  s'expliquaient  et  ne 
se  justitiaient  que  par  l'hypothèse  du  mort  d(»inicilié  dans  la 
tombe .' 

L'étonnement  serait  d  autant  plus  déplace  que,  malgré  le> 
apparences,  cette  croyance  naïve  n'est  pas  morte,  que,  sans  même 
le  savoir,  beaucoup  de  nos  contemporains  obtMssent  encore  à  ses 
suggestions  secrètes.  C'est  elle  «jui  fait  naître,  chez  les  Slaves  et 
chez  les  Grecs,  la  crainte  des  vampires  et  qui  leur  conseille  les 
expédiens  étranges  dont  ils  usent  pour  sallranchii'  des  visites 
de  ces  monstres  imaginaires.  Ailleurs,  dans  la  mènie  région,  elle 
se  manifeste  d  une  autre  façon,  mais  non  moins  chiirement.  Dans 
les  ^^llages  albanais  de  l'Epire,  j'ai  vu  les  femmes,  à  la  sortie 
des  offices  du  dimanche,  ileposer  sur  les  pierres  tombales  des 
gâteaux  faits  de  miel,  de  farine  et  de  graines  de  pavot.  Je  leur 
demandais  pourquoi  elles  les  mettaient  là  et  à  qui  elles  les  desti- 
naient :  «  C'est  pour  les  morts,  »  me  répondit-on,  comme  si  c'eût 
été  la  chose  du  monde  la  plus  naturelle.  Ce  qui  surprenait,  c'était 
ma  question. 

«  Fort  bien!  dira-l-on;  mais  il  s'agit  là  de  populations  arriérées 
et  ignorantes,  qui,  demeurées  en  dehors  du  mouvement  de  la 
civilisation,  appartiennent,  en  un  certain  sens,  plutôt  au  monde 
ancien  qu  au  monde  moderne.  Trouveriez- vous  rien  de  pareil  en 
Occident,  là  où  tous  les  enfans  vont  à  l'école  primaire?  >■  Pour 
prouver  que  la  différence  est  moindre  qu'on  ne  le  croirait  à  pre- 
mière vue,  pas  n'est  besoin  de  rechercher  s'il  subsiste  encore  dans 
telle  ou  telle  de  nos  provinces,  au  fond  des  campagnes,  certains 
usages  singuliers  qui  ne  s'expliquent  que  par  cette  illusion  :  il 
suftit  de  passer  quelques  heures  dans  les  cimetières  de  Paris. 
Vous  assistez  à  un  enterrement.  Le  prêtre,  en  jetant  une  pelletée 
de  sable  sur  la  bière,  prend  ainsi  congé  de  celui  qu'il  vient 
d  accompagner  jusqu'à  sa  dernière  demeure  :  h  Tu  es  poussière, 
lui  dit-il,  et  tu  retournes  à  la  poussière  ;  mais  l'esprit  retourne  à 
Dieu  qui  l'a  donné.  »  Mettons  que  ces  hautes  paroles  tombent, 


121)  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

comme  il  arrive  souvent,  dans  des  cœurs  chrétiens.  Ceux-ci  y 
ont  trouvé  quelque  allégement  à  leur  affliction.  Cette  âme  qui 
sest  envolée  vers  son  Créateur,  ils  se  la  représentent  déjà  en  pos- 
session des  éternelles  délices,  juste  récompense  de  ses  vertus, 
ou,  s'ils  conservent  quelque  doute  sur  son  sort  ultérieur,  ils  se 
promettent  de  tant  prier  pour  elle  que  son  temps  d'épreuves  en 
sera  abrégé;  ils  feront  dire  des  messes  pour  la  retirer  du  purga- 
toire. En  théorie,  ils  n'admettent  donc  pas  que,  dans  cette  fosse 
qui  s'est  refermée,  il  reste  du  mort,  après  quelques  jours  écoulés, 
autre  chose  que,  comme  dit  Bossuet,  «  ce  je  ne  sais  quoi  qui  n'a 
plus  de  nom  dans  aucune  langue.  » 

S'il  en  est  ainsi,  pourquoi  voyons-nous  ceux  mêmes  qui 
cherchent  le  plus  sincèrement  leur  réconfort  dans  ces  religieuses 
espérances  revenir  dès  le  lendemain,  et,  parfois,  tous  les  jours 
pendant  des  années,  s'agenouiller  sur  une  même  pierre?  pourquoi 
la  parent-ils  de  fleurs  sans  cesse  renouvelées?  pourquoi  ces  jouets 
que  Ion  voit  rangés  sur  le  marbre  de  la  petite  chapelle,  derrière 
la  grille  qui  la  clôt?  pourquoi,  à  certaines  dates,  tout  un  peuple 
accourt-il  dans  les  cimetières,  les  mains  chargées  de  bouquets  et 
de  couronnes?  Que  viennent  faire  là  les  chrétiens,  puisque, 
comme  le  dit  Fange  aux  saintes  femmes  qui  n'avaient  pas  prévu 
la  résurrection  du  Seigneur,  «  la  tombe  est  vide  »  ?  Et  les  autres, 
pourquoi  prennent-ils  le  môme  chemin,  ceux  qui  pensent  que  tout 
finit  pour  l'homme  avec  la  mort,  que  l'homme  se  survit  seulement 
dans  ses  œuvres,  dans  ses  actions  bonnes  ou  mauvaises?  Diront- 
ils  que  c'est  parce  qu'ils  veulent  s'isoler  et  se  recueillir  un  instant, 
afin  de  penser  à  ceux  qui  ne  sont  plus  et  d'évoquer  leur  image? 
Mais,  ces  morts  chéris,  où  les  revoit-on  mieux,  où  se  sent-on 
plus  près  d'eux  que  dans  la  maison  qu'ils  ont  jadis  remplie  de 
leur  activité,  de  leur  tendre  et  affectueuse  bonté?  où  a-t-on  plus 
chance  de  ressaisir  l'accent  de  leur  voix  et  le  sourire  de  leurs 
yeux  que  parmi  les  objets  familiers  dont  chacun  nous  rappelle 
une  de  leurs  paroles  ou  un  de  leurs  gestes  coutumiers? 

Non  certes,  ce  désir,  si  naturel  qu'il  soit,  ne  suffirait  pas  à 
expliquer  cette  contradiction  de  la  pratique  et  de  la  théorie,  ces 
louchantes  inconséquences,  ces  visites  répétées  aux  cimetières, 
ces  soins  rendus  à  la  tombe.  Ce  qui  commande  ces  habitudes, 
c'est  une  impulsion  inavouée  et  irrésistible,  un  effet  de  l'atavisme. 
Catholiques  et  protestans  convaincus  ou  matérialistes  qui  se 
vantent  d'être  affranchis  des  vieux  préjugés,  tous  ces  visiteurs, 
tous  ces  ornateurs  de  la  tombe,  ne  peuvent  se  défendre  de  penser 
que  les  morts  auxquels  ils  rendent  ces  hommages  y  sont  sen- 
sibles en  quelque  façon.  A  la  veuve  qui  murmure  des  mots  de 


I.  V    RELIGION    DE    LA    MORT.  1  127 

plainte  et  »lc  regret  nu-dessus  de  la  dalle  sous  laquelle  est  eouclië 
l'époux  (|u'elle  a  p(  idu,  vous  ne  persuaderez  pas  que  ces  mots 
n'arrivent  pas  à  leur  ;. dresse,  qu'il  n'y  a  pas  là  quelqu'un  qui  les 
écoute  l't  qui  en  jouit  ;  elle  vous  répondra  qu'elle  entend  sortir  de 
terre  une  voix,  bien  basse  et  bien  douce,  qui  répond  à  la  sienne. 
Irez-vous  dire  à  la  mère  que  l'enfant  qui  lui  a  été  ravi  ne  saurait 
plus  s'amuser  de  la  poupée  qu'elle  lui  apporte  le  jour  de  sa  fête? 
Vous  lui  paraîtrez  grossier  et  cruel  ;  au  prochain  anniversaire, 
elle  reviendra,  les  yeux  baignés  de  larmes,  avec  le  même  cadeau. 
C'est  que  «  le  cœur  a  ses  raisons  que  l'esprit  ne  connaît  pas.  » 
Ici,  ces  raisons,  c  est  la  répugnance  instinctive  que  nous  inspire 
l'idée  d'une  brusque  et  complète  cessation  de  la  vie,  c'est  le  rêve 
ingénu  de  nos  lointains  ancêtres,  c'est  l'antique  croyance  à  la 
survie  des  morts  dans  1»' tombeau,  croyance  qui  s'est  imprimée  si 
fortement  dans  la  substance  et  comme  dans  la  moelle  même  de 
l'âme  humaine,  que  des  siècles  d'expérience,  de  léflexion  et  de 
culture  scientifique  n'ont  pu  encore  l'arracher  de  ses  replis  et  en 
faire  disparaître  les  dernières  traces.  Quand  on  est  de  sang-froid, 
on  l'analyse  en  curieux  et  en  critique;  on  en  parle  comme  de  tel 
ou  tel  usage  singulier  des  peuplades  préhistoriques  ou  des  tril)us 
qui  demeurent  encore  dans  l'état  de  barbarie  ;  on  serait  presque 
tenté  d'en  sourire.  Pourtant  elle  na  pas  pé'ri;  elle  se  transmet 
encore  de  génération  en  géjieration.  Comme  ces  sources  (|iii  jail- 
lissent tout  d'un  coup  sous  la  pioche,  dans  le  sol  que  défonce  le 
fer,  elle  reparaît,  faible  et  vague  consolatrice,  dans  les  esprits 
<]u  une  grande  douleur  ébranle  jusqu  en  leur  dernier  fond,  quelle 
place,  tout  frissonnans,  en  face  de  l'éternel  et  insoluble  problème. 

Georges  PEiiH(»r. 


BOCCACE 


I 


LE    PROLOGUE    DU    DEGAMERON 
ET    LA   RENAISSANCE 


I 

Voulez- vous  bien  comprendre  l'originalité  de  Boccace  et  de 
son  œuvre  et  juger  la  valeur  du  Décaméron,  embrassez  d'abord 
d'un  rapide  coup  d'œil  la  vie  et  l'œuvre  de  son  grand  ami,  le  poète 
Pétrarque,  dont  le  conteur  consola  la  vieillesse  et  à  qui  il  ne  sur 
vécut  que  d'une  année.  Pétrarque  est  l'initiateur  de  la  Renaissance. 
Au  delà  de  Homo,  de  Gicéron,  de  Virgile,  il  put  entrevoir  et  saluer 
la  maîtresse  intellectuelle  de  Rome  et  de  l'humanité,  la  Grèce 
antique.  Il  étudie  le  grec  sous  deux  ou  trois  maîtres,  dépense  la 
moitié  de  sa  fprtujie  dans  la  recherche  des  manuscrits  grecs, 
forme  toute  une  académie  de  jeunes  lettrés,  de  patriciens,  et 
Boccace  lui-même  à  l'apostolat  de  l'antiquité.  Déjà  vieux,  valé- 
tudinaire, il  dort  et  mange  à  peine,  travaille  seize  heures  par  jour, 
écrit  encore  la  nuit  à  tâtons  sur  son  lit.  Il  ne  parvient  pas  à 
dé'chiffrer  Homère,  mais  il  en  caresse  amoureusement  le  manu- 
scrit; il  sent  sa  fm  prochaine,  lègue  ses  chers  livres  à  la  répu- 
blique de  Venise  et  redouble  d'ardeur.  «  Je  vais  plus  vite,  je  suis 
c«mmie  un  voyageur  fatigué.  Jour  et  nuit,  tour  à  tour,  je  lis  et 
j'écris,  passant  d'un  travail  à  l'autre,  me  reposant  de  l'un   par 


DERNIER    REFUGE.  7^)9 

—  Vous  no  vSulez  donc  pas  vous  battre!  cria-t-il  on  se  levant, 
lîerthemy  haussa  les  épaules. 

—  Eh  bien,  attendez! 

11  fit  un  pas  vers  la  véranda. 

Bertheniy.  debout  aussi,  voulut  lui  barrer  le  passage.  Il 
1  écarta,  dun  geste  de  son  bras  robuste,  et,  ouvrant  la  porte, 
appela  : 

—  (îeneviève,  venez! 

Toute  pâle,  dressée  devant  son  fauteuil  qui  remuait  encore, 
elle  comprit  tout  le  sens  de  cet  appel  suprême.  iMartial  était  à 
deux  pas  d'elle,  éperdu  d'angoisse,  avec  des  yeux  de  prière  et  de 
désespoir.  Mais,  derrière  l'amant,  il  y  avait  le  mari,  dont  l'œil 
despotique  la  dominait,  comme  un  ordre  du  destin.  Elle  étendit 
les  bras,  comme  pour  les  repousser  tous  les  deux,  et  cacha  sa  tête 
dans  ses  mains. 

Martial  répéta,  avec  plus  de  force  : 

—  Venez!...  Partons!...  Partons!... 

Mais  elle  se  laissa  retomber,  en  gémissant  : 

—  Je  ne  peux  pas!...  Non!...  Non!... 
Et,  très  bas,  comme  un  souffle  : 

—  Partez,  vous!... 

Frappé  au  cœur,  Martial  fit  un  pas  vers  Berthemy,  les  poings 
fermés,  les  yeux  sanglans.  Puis,  comme  si  l'abandon  de  Geneviève 
l'eût  soudain  privé  de  toutes  ses  forces,  il  arrêta  son  geste  de 
menace,  et  s'enfuit. 

—  Cet  homme  est  fou!  murmura  Berthemy  en  le  suivant  des 
yeux. 

Il  songeait  que,  s'il  s'était  entièrement  trompé  sur  Duguay,  il 
avait  du  moins  plus  justement  jugé  de  Geneviève... 

Edouard  Rod. 
{La  dernière  partie  au  prochain  numéro.) 


DE  L'ORGANISATION 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


LA    REPRÉSENTATION    PROPORTIONNELLE 
DES    OPINIONS 


Si  le  suffrage  à  plusieurs  degrés  et  le  vote  plural  n'étaient 
encore  que  des  combinaisons,  la  représentation  proportionnelle 
est  plus  et  mieux  :  presque  un  système.  Ce  n'est  plus  une  «  com- 
binaison »,  car  elle  n'a  pas,  comme  les  deux  «  combinaisons  » 
du  suffrage  à  plusieurs  degrés  et  du  vote  plural,  un  but  prochain, 
immédiat,  égoïste;  elle  n'est  ni  un  coup  de  partie  ni  une  ma- 
nœuvre de  parti  :  elle  vise  à  laisser  le  moins  possible  à  l'habi- 
leté de  chefs  sans  scrupules,  à  laisser  peu  au  hasard,  à  ne  laisser 
rien  à  l'arbitraire.  C'est  un  «  système  »,  car  elle  s'inspire  de  mo- 
tifs plus  hauts  et  plus  larges;  elle  cherche  sincèrement  la  justice, 
et  ceux  qui  vont  la  prêchant  par  le  monde  sont,  pour  la  plupart, 
de  fort  honnêtes  gens  qui  veulent  de  tout  cœur  servir  l'intérêt 
général. 

Ou  du  moins,  c'est  «  presque  »  un  système,  car  elle  est  plus 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  juillet,  l.j  août  et  15  octobre. 


DE    l'oRCAMSATION    DU    SlFFRAclE    UNIVERSEL.  7G1 

mathématique  (pie  politique;  et  organique,  elle  ne  l'est  point  du 
tout.  Le  sutVrage  à  plusieurs  degrés,  le  vote  plural  n'étaient  que 
de  l'arithniétique  élémentaire:  voici,  avec  la  représentation  pro- 
portionnelle, de  l'arithmétique  transcendante.  On  ne  demandait 
aux  autres  qu'une  martingale  sûre  :  de  celle-ci  on  attend  le  vrai 
absolu',  démontré  dans  toute  la  rigueur  des  régies.  —  Et,  sans 
doute,  ce  ne  sont  plus  des  joueurs  penchés  sur  un  échiquier  ; 
mais  ce  sont  des  sa  vans  penchés  sur  des  équations  et  qui,  peut- 
être,  oublient  trois  choses  :  la  première,  c'est  qu'on  n'enferme  pas 
la  vie  en  des  parenthèses  algébriques  ;  la  deuxième  :  que  l'État  est 
fait  pour  les  individus,  certainement,  mais  certainement  aussi 
pour  lui-même,  puisqu'ils  passent  et  qu'il  demeure,  puisqu'ils  ne 
sont  que  particuliers  et  actuels,  tandis  qu'il  est  commun  et  per- 
pétuel; la  troisième,  enfin  :  que  la  principale  et  nécessaire  qualité 
d'un  régime,  fût-il  ce  qu'il  y  a  de  plus  représentatif  et  surtout  s'il 
l'est,  ce  n'est  pas  d'être  mathématiquement  exact,  mais  bien  d'être 
politiquement  maniable  et,  tout  en  permettant  à  chaque  citoyen 
de  se  faire  entendre,  de  permettre  au  gouvernement  de  gouverner. 

I.  —  LA  REPRÉSENTATION  PROPORTIONNELLE  DANS  SON  FONDEMENT 

La  représentation  proportionnelle,  —  on  doit  lui  rendre,  tout 
d'abord,  cet  hommage,  —  a  pour  objet  la  vérité  et  la  justice.  Elle 
est  issue,  par  réaction,  de  l'injustice  et  de  la  fausseté  du  système 
de  la  majorité  pure  et  simple.  Eh  quoi  1  la  moitié  des  voix,  plus 
une,  donne  tout;  et  la  moitié  moins  une  n'est  rien!  C'est-à-dire, 
au  point  de  vue  parlementaire,  que  la  moitié  des  électeurs,  plus 
un,  est  représentée,  et  que  la  moitié,  moins  un,  ne  l'est  pas.  Et 
encore,  s'il  n'y  allait  que  d'une  «  représentation  »  de  forme  en 
quelque  sorte,  honorifique  et  comme  décorative!  Mais  il  y  va 
de  la  législation  tout  entière,  que  font  les  représentans  [de  la 
moitié  des  électeurs,  plus  un,  et  à  laquelle  les  représentans  de  la 
moitié,  moins  un,  n'ont  point  de  part  ou  n'ont  point  la  part  qu'ils 
y  devraient  avoir.  Or,  comme,  dans  l'État  moderne,  la  loi  étant 
maîtresse,  qui  fait  la  loi  est  le  maître,  il  en  résulte  que  la  moitié 
des  électeurs  plus  un  commande  par  ses  représentans  ;  que  l'autre 
moitié  n'a  qu'à  obéir;  et  que,  faite  sans  la  minorité,  la  loi  est 
bientôt  faite  contre  elle  :  excessive,  la  puissance  légale  de  la  ma- 
jorité est  vite  devenue  oppressive. 

Ainsi,  la  moitié  des  Français,  plus  un,  vit  seule  de  la  vie 
civique;  le  reste  est  comme  s'il  n'était  pas,  est,  en  fait,  frappé  de 
mort  civique  :  la  moitié,  plus  un,  est  libre  et,  si  l'on  veut.  «  sou- 
veraine »  ;  l'autre  moitié  est  serve,  attachée  à  l'urne,  comme  jadis 
à  la  glèbe.  La  moitié  du  pays  est  en  mainmorte,  personnes  et 


762  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

biens,  et  la  majorité  traite  comme  une  chose,  comme  sa  chose,  de 
par  le  droit  du  plus  fort  et  le  titre  seigneurial  du  nombre,  la  mi- 
norité qui  souvent,  pourtant,  est  presque  son  égale  en  nombre. 

Et  notez  qu'avec  ce  prétendu  système  de  la  majorité  pure  et 
simple,  c'est  là  le  moindre  mal,  qu'il  n'y  ait  que  la  moitié,  plus 
un,  des  électeurs  représentés;  que  la  législation  soit  l'œuvre 
exclusive  des  représentans  de  la  moitié,  plus  un;  que  la  moitié, 
plus  un,  des  citoyens  détienne  tout  le  pouvoir  et  que  seulement 
la  moitié,  plus  un,  vive  toute  la  vie  de  la  nation.  Le  mal  pourrait 
être  plus  grand  :  et  ce  serait  que  la  majorité,  dans  les  corps  élus, 
ne  fût  qu'une  majorité  apparente,  ne  correspondit  pas  à  la  majo- 
rité réelle  du  «  corps  »  électoral.  Ce  serait  que,  d'erreur  en  erreur 
et  de  déformation  en  déformation,  on  en  vînt  à  ce  que  la  majo- 
rité du  Parlement  ne  représentât  en  vérité  qu'une  minorité 
d'électeurs. 

Mais  que  dit-on  :  le  plus  grand  mal  serait  qu'on  en  arrivât  à 
ce  point?  Il  y  a  longtemps  que  nous  y  sommes.  La  Chambre  de 
1889,  celle  de  1885  et  déjà  celle  de  1881  — pour  ne  pas  retourner 
plus  haut  ni  descendre  plus  bas  —  ne  représentaient  sûrement 
qu'une  minorité  ;  et  même  une  minorité  assez  faible,  si  l'on  ajoute, 
comme  on  le  doit,  aux  électeurs  battus  dans  le  scrutin  et  par  con- 
séquent non  représentés,  les  abstentionnistes  de  toute  espèce, 
volontaires  ou  involontaires,  dont  le  nombre,  toujours  croissant, 
est  successivement  monté  au  quart,  au  tiers,  et  jusqu'à  la  moitié 
du  nombre  des  inscrits.  De  telle  façon  qu'en  y  regardant  bien, 
cette  majorité  de  bric-à-brac,  qui  s'étale  à  la  Chambre,  n'a  pas  de 
majorité  derrière  elle  ;  c'est  la  façade  en  toile  peinte  d'une  maison 
de  théâtre;  c'est  non  pas  l'image,  mais  le  mirage  d'un  pays  qui 
n'existe  pas.  Il  s'ensuit  naturellement  que  la  législation,  quoique 
élaborée  suivant  l'ordre  par  la  majorité  parlementaire,  est,  au 
total,  faite  sans  la  majorité  du  pays  et  parfois  contre  elle;  que, 
bien  que  ce  soit  la  majorité  du  Parlement,  ce  n'en  est  pas  moins 
la  minorité  du  pays  qui  détient  tout  le  pouvoir;  et  que,  bien  que 
ce  soit  encore,  dans  le  Parlement  la  majorité,  c'est  dans  le  pays 
une  minorité  qui  accapare,  absorbe  et  brûle  toute  la  vie  de  la 
nation,  puisque,  on  ne  sait  à  cause  de  quel  phénomène  de  gros- 
sissement, on  s'y  laisse  prendre  et  l'on  ne  s'aperçoit  pas  que  cette 
majorité  d'élus  ne  représente  qu'une  minorité  d'électeurs. 

Et  le  résultat?  En  premier  lieu,  c'est  que,  sous  un  pareil  ré- 
gime, l'acte,  le  fait  contredit  sans  cesse  le  principe.  Et  l'on  ne 
parle  pas  même  du  principe  abstrait  et  inflexiblement  logique 
en  vertu  duquel  la  loi,  dans  les  démocraties,  devrait  être  l'œuvre 
de  tous  ou  rfey  représentans  de  tous,  mais  du  principe  accommodé 
aux  choses  et  assoupli  par  la  pratique,  aux  termes  duquel  la  loi 


DE    l'0R(.AN1SAT10N    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  763 

desTait  être  Tœ^hre  de  lu  majoritc  des  citoyens,  ou  des  représen- 
tans  de  Irur  majorilê.  Cela,  c'est  le  principe,  et  l'acte,  le  fait  est 
en  contradiction  de  chaque  heure  avec  lui,  si  bien  que  le  régime 
actuel  n'est  que  trompe-l'œil  et  fiction.  Le  résultat,  en  second 
lieu,  c'est  que,  le  fait  ou  l'acte  étant  en  contradiction  avec  le  prin- 
cipe, le  pays  est  en  opposition  avec  le  parlement,  et  les  soi-disant 
représontans  avec  ceux  qu'on  dit  représentés;  —  d'où  notre 
extrême  indill'érence  en  matière  de  politique,  et  ce  grand  vide 
autour  des  Chambres. 

Encore  ne  s'en  tient-on  peut-être  à  lindifTérence  et  ne  se  borne- 
t-on  à  faire  le  vide  autour  des  Chambres  que  parce  (jue,  chez  nous, 
Topposition  entre  le  pays  et  le  parlement  n'a  pas  d'autre  moyen 
de  s'exprimer;  ou  veut  dire  ;  d'autre  moyen  légal,  pacifique,  non 
révolutionnaire.  Mais  tout  près  de  nous,  en  Suisse,  où  le  môme 
procédé  électoral  engendre  les  mêmes  abus,  le  référendum  et  l'ini- 
tiative populaire  fournissent  ce  moyen  que  nous  n'avons  pas  : 
l'opposition  entre  le  parlement  et  le  pays  s'y  accuse  donc  et  s'aflirme 
de  vote  en  vote,  elle  est  criante  et  criée,  à  chaque  plébiscite,  par 
les  milliers  de  voix  qui  défont  ce  qu'avaient  fait  (|iielques  voix 
dans  les  Chambres.  Et  l'on  peut  ensuite  admirer,  pour  peu  que 
l'on  en  garde  l'envie,  avec  quelle  fidélité  ceci  représente  cela,  en 
attendant  que  cela  démente  et  désavoue  ceci! 

C'est,  en  détinilive.  sur  ces  griefs,  dûment  fondés  et  établis, 
que  s'appuient  les  amis  de  la  représentation  proportionnelle,  et 
elle  en  a  dans  tous  les  partis,  le  système  barbare  de  la  moitié  plus 
un  frappant  aveuglément,  et  tour  à  tour,  tous  les  partis.  Si  tel 
est  ce  système  —  et  il  faut  reconnaître  qu'il  est  tel,  en  effet  — 
il  est  faux  et  injuste,  disent-ils,  faux  et  injuste  autant  de  fois 
que  la  moitié  des  électeurs  plus  un  a  de  représentans  en  trop  et 
que  l'autre  moitié  a  de  représentans  en  moins.  Privilégier,  com- 
bler de  la  sorte  une  moitié  et  sacrifier  l'autre,  est-ce  de  bonne 
politique?  Tout  remettre  à  une  moitié,  rien  à  l'autre,  est-ce  de 
bonne  arithmétique?  Est-ce  une  proportion  exacte  et  loyale? 

Et  ils  continuent  :  mais  si  cette  proportion  est  mauvaise,  et 
si  cette  arithmétique  n'est  pas  vraie,  et  si  cette  politique  n'est  pas 
juste,  il  doit  y  avoir,  cependant,  une  politique  plus  juste,  qui  sera 
d'une  arithmétique  plus  vraie,  prouvée  par  une  proportion  plus 
exacte,  et  donnant  une  répartition  plus  satisfaisante  de  la  repré- 
sentation et  du  pouvoir.  On  voit  comment,  partant  de  la  fausseté 
et  de  l'injustice  du  système  de  la  moitié  plus  un,  beaucoup  de 
ceux  qui  souffrent  de  cette  répartition  menteuse,  ont  été  amenés  à 
chercher,  dans  les  calculs  ingénieux  de  la  représentation  propor- 
tionnelle, la  justice  et  la  vérité;  comme  si  de  faire,  aux  élections, 
de  bonne  arithmétique,  ce  serait  de  toute  nécessité,  sans  méprise 


7Gi  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

possible,  par  une  loi  aussi  fatale  que  les  lois  mathématiques  elles- 
mêmes,  faire  de  bonne  politique. 

II.    —    LA     REPRl'CSENTATION     PROPORTIONNELLE     DANS    SON    FONCTIONNEMENT 

La  représentation  proportionnelle  repose,  au  fond,  sur  ce 
principe  :  pour  faire  de  bonne  politique,  faire  d'abord  de  bonne 
arithmétique;  avec  son  corollaire  naturel  :  meilleure  sera  l'arith- 
métique, meilleure  aussi  la  politique.  La  politique  est  mauvaise 
aujourd'hui,  parce  que  l'arithmétique  du  suffrage  est  mauvaise  ; 
parce  que  de  très  grosses  minorités  et  parfois  la  majorité  même 
du  pays  ne  sont  point  représentées  au  parlement  ou  ne  le  sont  que 
d'une  manière  tout  à  fait  défectueuse.  La  politique  sera  bonne 
quand  l'arithmétique  sera  bonne,  quand  tout  groupe  d'électeurs 
de  quelque  importance  numérique  sera  représenté,  et  le  sera  en 
raison  directe  de  cette  importance.  Déterminer  arithmétiquement 
le  rapport  de  la  force  numérique  à  la  puissance  politique,  res- 
taurer la  proportion  entre  représentans  et  représentés  :  voilà  la 
fin  et  de  là  le  nom  de  la  représentation  proportionnelle. 

On  dit  que  tout  groupe  d'électeurs  «  de  quelque  importance 
numérique  »  a  le  droit  d'être  représenté,  et  de  l'être  en  raison  do 
cette  importance.  La  première  chose  à  faire  est,  par  suite,  de  dé- 
finir ce  que  l'on  entend  par  ces  mots  :  tout  groupe  de  quelque 
importance,  et  l'importance  des  groupes,  on  ne  peut  pas  la  fixer 
arbitrairement  ou  empiriquement,  puisque  la  représentation  pro- 
portionnelle se  propose,  entre  autres  corrections  et  améliorations, 
d'éliminer  de  l'élection  l'empirisme  et  ^arbitraire.  Et  comme 
c'est  la  première  chose  à  faire,  comme  il  faut  la  l'aire  mathémati- 
quement, elle  met  tout  de  suite  dans  le  cas  de  procéder  à  une  pre- 
mière opération,  laquelle  donnera  la  mesure,  le  mètre  électoral, 
l'unité  de  représentation.  Mais  si  c'est  sûrement  la  première  opé- 
ration à  faire  que  de  trouver  le  mètre  électoral  et  si  les  premiers 
partisans  de  la  représentation  proportionnelle  l'ont  bien  compris 
dès  le  début,  il  y  a  plusieurs  moyens  d'y  procéder,  et  —  de  ce  qu'il 
y  a  divers  movens  —  un  premier  motif  pour  qu'il  y  ait  divers  sys- 
tèmes de  représentation  proportionnelle. 

l'*  Vote  limité  et  vote  cumulatif. 

Nous  ne  voulons  plus  parler  que  pour  mémoire  du  vote  limite 
et  du  vote  cumulatif,  qui  ne  se  rattachent  à  la  représentation 
proportionnelle  qu'en  filiation  illégitime.  Le  vote  limité  consiste, 
on  se  le  rappelle,  en  ce  que,  dans  une  circonscription  où  il  y  a, 
par  exemple,  quatre  députés  à  élire,  chaque  électeur  ne  puisse 


1>E    l'organisation    du    suffrage    IMVERSEL.  7G5 

voter  que  pour  t^>is.  ce  qui  doit  avoir  pour  effet  d'attribuer  le 
quatrième  siège  à  la  minorité.  Le  xoio  cumulatif  poursuit  le  même 
but,  mais  par  le  procédé  contraire.  11  consiste  eu  ce  que,  dans 
une  circonscription  qui  élit  'quatre  députés,  chaque  électeur 
puisse  porter  sur  son  bulletin  le  nom  d'un  seul  candidat  autant  de 
fois  qu'il  y  a  de  sièges  à  pourvoir,  soit  quatre  fois,  ce  qui  peut 
encore  avoir  pour  effet  de  réserver  à  la  minorité  le  quatrième 
siège.  Mais  cet  effet  n'est  nullement  certain:  et.  par  le  vote  cumu- 
latif, la  minorité  n'est  nullement  certaine  d'obtenir  toute  sa  part, 
ni  même,  par  le  vote  limité,  si  la  majorité  manœuvre  habilement, 
d'obtenir  une  part  de  la  représentation. 

Le  vote  limité,  comme  le  vote  cumulatif,  est.  du  reste,  tout 
empirique  et  arbitraire;  en  cela,  ni  en  rien,  il  n'est  scientifique 
ou  mathématique  :  il  peut  dans  des  circonstances  favorables,  si  la 
majorité  s'endort,  si  la  minorité  est  bien  disciplinée,  laisser  ime 
part  à  cette  dernière,  mais  une  part  (jue  le  hasard  taille  à  son 
gré.  tantôt  trop  grande,  tantôt  trop  petite,  jamais  ou  trè^  rare- 
ment proportionnelle.  Ni  vote  cumulalif  ni  vote  limité  ne  sont,  à 
vrai  dire,  des  systèmes  de  représentation  proportionnelle  et,  s'ils 
peuvent  être,  ils  ne  sont  pas  toujours  et  infailliblement  des  pro- 
cédés de  représentation  de  la  minorili';  or  il  ne  suflît  pas,  pour 
la  vérité  et  pour  la  justice,  que  la  minorité  soit  représentée,  il 
faut  qu'elle  le  soit  proportionnellement,  «  de  façon  qu'une  majorité 
d'électeurs  ait  une  majorité  de  représentans,  qu'une  minorité 
d'électeurs  ait  une  minorité  de  représentans  et  que,  homme  pour 
homme,  la  minorité  soit  représentée  aussi  complètement  que  la 
majorité.  » 

Une  qualité  incontestable  qui,  malgré  leurs  imperfections  et 
à  cause  peut-être  de  ces  imperfections  mêmes,  reste  cependant 
au  vote  limité  et  au  vote  cumulatif,  c'est  d'être  relativement 
faciles  à  expliquer  et  à  appliquer.  A  mesure  que  se  développeront 
des  systèmes  plus  perfectionnés  de  représentation  proportion- 
nelle, plus  clairement  il  apparaîtra  que  tous  ces  systèmes  auront 
beau  être  presque  parfaits,  mathématiquement  et  comme  abstrac- 
tions, force  et  vertu  positives  leur  manqueront  pourtant,  s'il  leur 
manque  l'indispensable  qualité  d'être  d'une  explication  et  d'une 
application  faciles. 

Des  différens  systèmes  où  le  rapport  de  la  puissance  politique 
à  la  force  numérique  des  partis  est  déterminé  arithmétiquement 
et  qui  tendent,  non  seulement  à  procurer  une  représentation  de 
la  minorité  variable  et  aléatoire,  mais  à  assurer,  dans  toutes  les 
conjonctures  et  toutes  les  hypothèses,  une  représentation  vrai- 
ment proportionnelle  ;  de  ces  différens  systèmes,  sinon  le  plus 
facile,  le  moins  difficile  est  celui  dont  fit  l'essai  pratique,  il  y  a 


766  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

juste  quarante  ans,  le  ministre  danois  Andrœ,  et  qu'exposa  tliéo- 
riquement,  peu  de  temps  après,  avec  la  vive  approbation  de  John 
Stuart  Mill,  le  publiciste  anglais  Thomas  Hare. 

2<*  Quotient  et  liste  de  préférence. 

Réduit  à  sa  plus  simple  expression,  il  se  compose  de  deux 
élémens  essentiels  :  le  quotient  et  la  liste  de  préférence;  aussi 
l'appelle-t-on  encore,  suivant  le  point  de  vue  d'où  on  l'examine, 
tantôt  sijstcme  du  quotient  et  tantôt  système  de  la  liste  de  préfé- 
rence. Système  du  quotient,  car  il  fixe  la  valeur  du  mètre  élec- 
toral, l'unité  de  représentation,  au  moyen  d'une  division  :  on 
divise  le  nombre  des  électeurs  inscrits,  ou,  mieux,  le  nombre  des 
votans,  par  le  nombre  des  sièges  à  pourvoir;  le  quotient  donne 
le  chiffre  d'élection,  ou  chiffre  requis  pour  être  élu.  Soit  une 
circonscription  où  l'on  compte  20  000  votans  et  qui  nomme  dix 
députés  :  on  divise  20  000  par  dix,  et  le  quotient,  2  000,  est  le 
chiffre  d'élection  ;  sera  proclamé  député  de  la  circonscription 
quiconque  aura  réuni  2  000  voix.  Ce  chiffre  de  2  000  est,  ici,  le 
mètre  électoral,  l'unité  de  représentation,  la  preuve  indéniable 
de  l'importance  du  groupe  de  citoyens  qui  veulent  avoir  tel  citoyen 
pour  leur  représentant.  Il  marque  nettement  le  rapport  de  la 
puissance  politique  à  la  force  numérique,  rapport  qui  est,  ici,  de 
de  \  à  2000  :  un  député  pour  2  000  électeurs.  Et,  si  l'on  ne  craint 
pas  de  citer  une  fois  de  plus  la  phrase  tant  de  fois  citée  de  Mira- 
beau, que  «  les  assemblées  sont  pour  la  nation  ce  qu'est  une  carte 
réduite  pour  son  étendue  physique  »,  c'est,  ici,  une  carte  à 
l'échelle  de  un  deux-millième. 

Veut-on  voir  combien  ce  système  s'écarte  de  la  majorité  pure 
et  simple?  Prenez  la  même  circonscription,  avec  les  20000  votans 
élisant  leurs  dix  députés  au  scrutin  de  liste  ordinaire.  Un  seul 
électeur,  en  plus  de  la  moitié,  pourra  enlever  les  dix  sièges,  un 
seul  en  moins  les  fera  perdre;  10 001  électeurs  auront,  alors,  dix 
représentans,  et  9 999 n'en  auront  aucun.  Ou  bien  encore,  prenez, 
au  scrutin  uninominal,  la  même  circonscription,  subdivisée  en 
10  collèges.  Dans  chacun  d'eux,  1000  électeurs,  plus  un,  auront 
le  député,  999  n'en  auront  pas,  et  il  peut  se  faire  que,  dans  tous 
les  collèges,  ces  999  électeurs  annulés  partagent  les  mêmes  idées, 
et  que,  pour  la  circonscription  en  son  ensemble,  une  minorité  qui, 
dans  le  pays,  est,  à  quelques  voix  près,  égale  à  la  majorité,  soit 
totalement  éliminée  de  la  représentation  nationale  ;  l'accident 
seul  en  décidera,  agent  aveugle  et  sourd  de  justice  ou  d'injustice. 

La  représentation  proportionnelle,  tout  au  rebours,  demande 
au  chiffre  même   de  se  faire  un  agent  de  justice,  et  de  justice 


DE    l'organisation    Dl     SIFFRAGE    UNIVERSEL.  767 

consciente.  Et  le  Système  irait  tout  droit  si  les  20000  iMecteurs 
consentaient  titujours  à  se  former  en  dix  i^roupes  de  ;2  000.  Mais 
il  arrivera  que  l'un  ou  plusieurs  des  candidats  réuniront  plus 
de  2000  voix,  plus  que  le  quotient,  et  que  d'autres  en  auront 
sensiblement  moins  de  2  000,  moins  que  le  chifTre  d'élection. 
Supposons  que,  sur  les  dix  sièges,  six  ou  sept  soient  tout  de  suite 
et  de  plein  droit  attribués  respectivement  par  3000.  2800,2700, 
2  500,  2  300.  2  200.  2  100  voix.  Trois  sièges  demeurent  en  suspens, 
les  candidats  ayant  respectivement  1  000,  800  et  600  voix.  Les 
sept  premiers  élus  dépassent  de  1  000.  de  800,  de  700,  de  HOO, 
de  300.  de  200  et  de  100  voix  le  quotient  électoral;  ce  sont,  en 
tout,  3  600  voix  perdues,  si  ce  ne  sont  pas  3  600  électeurs  non 
représentés.  Que  ces  3  600  voix  peidues  ou  en  surcroît  s'ajoutent 
aux  2400  voix  trop  faibles  et  ineliieaces  des  trois  candidats  mal- 
heureux, quelles  se  répartissent  sur  eux,  qu'ils  se  les  repassent 
ou  qu'on  b's  leur  repasse  de  l'un  à  l'autre:  et,  à  en  croire  du 
moins  Thomas  llareet  Andr;»',  les  dix  sièges  seront  pour\-us,  et  le 
quotient  sera  respecté,  et  tous  les  votans  seront  représentés,  et 
tous  le  seront  proportionnellement,  et  ce  sera  de  bonne  arithmé- 
tique; en  iin  de  compte,  de  bonne  politique. 

C'est  ainsi,  et  pour  cette  raison,  que  ce  qu'on  appelle  le 
système  du  quotient  entraîne  ce  que  Ton  appelle  la  liste  de 
préférence.  Dans  cette  circonscription,  où  il  y  a  à  élire  dix 
députés,  chaque  électeur  ne  peut  voter  que  pour  un  candidat, 
mais,  afin  que  son  bulletin  conserve  toute  son  efficacité,  il  faut 
que  sa  voix  puisse  éventuellement  se  reporter  d'un  candidat  qui 
n'en  a  plus  besoin  sur  un  candidat  qui,  faute  d'elle,  est  menacé 
de  rester  en  détresse,  ou  généralement  d'un  candidat  préféré  sur 
un  candidat  agréé.  C'est  le  vote  de  préférence  pour  tel  candidat, 
avec  vote  subsidiaire  pour  tel  autre. 

De  tous  les  candidats,  c'est  B  que  je  préfère,  je  l'inscris  donc 
en  tète  de  ma  liste,  mais  C  ne  me  déplairait  pas  et  je  me  rallierais 
au  besoin  à  D  ;  je  les  inscris  donc  deuxième  et  troisième.  Si  ma 
voix  arrive  à  «  mon  homme  »,  à  B.  après  qu'il  a  déjà  atteint  le 
quotient  de  2000,  et  si,  conséquemment,  elle  ne  peut  lui  servir, 
elle  sera  comptée  à  C;  si  G  lui-même  a  déjà  atteint  le  quotient, 
D  en  profitera;  si  elle  tombe  à  terre,  elle  rebondira  et  ne  sera 
jamais  perdue.  Il  est  possible  que,  par  ce  procédé,  ma  voix  ne 
soit  pas  comptée  à  qui  j'aurais  le  mieux  aimé  qu'elle  allât,  mais 
je  n'en  suis  pas  moins  sûr  d'être  représenté  selon  mon  goût  et 
même  selon  ma  préférence,  puisque  c'est  seulement  dans  le  cas 
où  le  candidat  que  je  préfère  serait  déjà  élu  que  mon  vote  se 
rabattrait  sur  mon  deuxième  candidat,  et  seulement  dans  le  cas 
où  le  deuxième  aussi  serait  élu,  de  celui-ci  sur  le  troisième. 


768  lŒVUE    DES    DEUX    MONDES. 

Mais  le  scrutin  vient  d'être  clos  :  le  dépouillement  va  com- 
mencer. On  extrait  de  l'urne  les  bulletins  et  on  les  classe  par 
paquets  :  dans  un  premier  paquet,  ceux  qui  ne  portent  qu'un 
nom;  dans  un  deuxième  paquet,  ceux  qui  portent  deux  noms; 
dans  un  troisième,  les  bulletins  à  trois  noms  ;  ainsi  de  suite. 
C'est  l'ordre  logique,  et  l'ordre  des  préférences  est  sauvegardé. 
Nous  faut-il  insister  encore?  et  ne  sait-on  pas  assez  maintenant 
en  quoi  consiste,  sur  quoi  repose,  ce  qu'est  et  ce  que  vaut  le  sys- 
tème d'Andrae  et  de  Thomas  Hare? 

Il  porte,  il  est  assis  sur  ces  deux  points  :  le  quotient,  le 
chiffre  (Ivlection  :  pour  être  élu,  le  candidat  doit  avoir  un  chiffre 
de  suffrages  égal  au  quotient  de  la  division  du  nombre  des  votans 
par  le  nombre  des  sièges  à  pourvoir;  et  la  liste  de  'préférence : 
tout  électeur  peut  inscrire  sur  son  bulletin  dix  noms  quand  il  y 
a  dix  sièges  à  pourvoir  :  une  voix  ne  compte  qu'à  un  candidat, 
mais  elle  compte  toujours  à  un  candidat,  toujours  au  goût  de 
l'électeur,  en  ce  sens  que,  le  quotient  une  fois  atteint  par  le  pre- 
mier de  la  liste,  les  voix  de  supplément  profitent  au  second  et 
l'aident  à  se  faire  élire  à  son  tour  ;  de  même,  du  deuxième  au 
troisième  et  jusqu'au  dernier  de  la  liste. 

Ce  n'est  pas  le  scrutin  de  liste,  puisque  chaque  électeur  ne 
vote  valablement  que  pour  un  seul  candidat,  mais  c'est  un  scrutin 
uninominal  dans  un  scrutin  de  liste,  puisqu'il  y  a  dix  sièges  à 
attribuer  et  que  chaque  électeur  peut  inscrire,  selon  l'ordre  où  il 
désire  aider  à  l'élection  de  l'un  d'eux,  les  noms  de  dix  candidats. 
Ce  système  admet  et  réclame  soit  la  division  du  pays  en  circon- 
scriptions dont  chacune  nomme  plusieurs^députés  (et  plutôt  en  un 
petit  nombre  de  circonscriptions  très  vastes  dont  chacune  doit 
élire  un  certain  nombre  de  députés)  soit  la  réunion  du  pays  tout 
entier  en  une  circonscription  unique,  dans  le  louable  dessein  de 
favoriser  l'entrée  au  parlement  d'hommes  d'une  réputation  natio- 
nale qui  n'auraient  nulle  part  d'attaches  plus  étroites  et  que  ce 
manque  de  racines  en  un  coin  de  terre  et  de  liens  autour  d'un 
clocher  empêcheraient  de  réussir  dans  telle  ou  telle  circonscrip- 
tion locale. 

Que  le  transfert  ou  le  report  des  voix  d'un  candidat  sur  l'autre 
ait  lieu,  d'ailleurs,  au  gré  de  l'électeur,  comme  le  voulaient 
Andrœ  et  Hare,  ou  bien  au  gré  du  candidat,  s'il  avait  déclaré 
d'avance  qui  il  entend  faire  bénéficier  des  suffrages  qu"il  aurait  en 
trop  ;  quel  que  soit  celui  de  ces  procédés  de  transfert  des  voix 
que  l'on  choisisse,  le  vote,  dans  le  système  du  quotient  et  de  la 
liste  de  préférence,  est  individuel  et  personnel  :  il  est  un  classe- 
ment, un  rangement  de  personnes.  On  ne  soutiendrait  pas,  évi- 
demment, que  les  partis  n'y  sont  pour  rien  ni  que  l'élection  n'a 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  769 

aucune  couloir  politique;  mais  c'est  la  personne  qui  passe 
devant;  le  parti  ne  passe  qu'avec  la  personne,  et  c'est  du  goût  ou 
de  l'estime  pour  les  personnes  que  dépend  surtout  la  représenta- 
tion des  partis. 

Dans  ce  système,  sur  le  bulletin,  le  parti  n'est  pas  exprimé, 
il  est  sous-entendu;  si  la  représentation  est  proportionnelle,  elle 
l'est  par  rapport  aux  sympathies  pour  les  personnes,  plut»M  que 
par  rapport  aux  partis  en  tant  que  tels.  Et  c'est  atin  de  parvenir  à 
une  représentation  vraiment  proportionnelle  des  partis,  sans 
toutefois  supprimer  ce  qu'il  doit  y  avoir  de  «  personnel  »  dans 
l'élection,  que  l'on  a  imaginé  un  autre  système,  plus  difficile,  on 
ne  le  dissimule  guère,  à  appliquer  ou  môme  à  expliquer,  et  dont 
le  nom  seul  a  l'on  ne  sait  quoi  qui  n'attire  pas  :  le  système  de  la 
concurrence  des  listes  avec  double  vote  simultané. 

3°  Concurrence  des  listes  et  double  vote  simultané. 

D'abord,  la  concurrence  des  listes.  Le  principe  en  est  celui-ci: 
chaque  parti  peut  ])r<''senter  une  liste  de  candidats;  chaque  liste 
a  autant  d'élus  quelle  atteint  de  fois  le  quotient.  Les  listes  doi- 
vent être  déposées  dans  un  délai  donné  avant  le  jour  de  l'élection. 
Elles  portent,  chacune,  un  nombre  de  candidats  égal  ou  inférieur 
au  nombre  de  sièges  en  jeu.  Le  scrutin  clos,  on  commence  par 
procéder  ainsi  que  dans  le  système  de  Thomas  Haro  :  on  cherche 
le  quotient,  le  mètre  électoral,  en  divisant  le  chiffre  total  des 
votans  parle  chiffre  des  sièges.  Soient  100000  votans  et  dix  sièges: 
le  quotient  de  100000  divisé  par  dix  est  de  10000.  Cela  fait,  il 
faut  déterminer  combien  de  sièges  reviennent  à  chaque  liste.  On 
divise  alors  le  nombre  total  de  voix  que  chacune  d'elles  a  obte- 
nues par  le  quotient  ou  chiffre  d'élection.  Deuxième  opération. 
Soient  quatre  listes  ayant  l'une  40000.  l'autre  30000,  l'autre 
20000,  l'autre  10  000.  Elles  devront  avoir  l'une  quatre  sièges, 
l'autre  trois,  l'autre  deux  et  la  dernière  un  siège. 

Ensuite,  le  double  vote  simultané.  La  proportion  est,  de  la 
sorte,  réglée  entre  les  listes,  dont  chacune  a  sa  part.  Il  s'agit 
maintenant  de  décider  à  quels  candidats  de  chaque  liste  seront 
nominativement  attribués  les  sièges  qui  reviennent  au  parti.  Dans 
le  système  d'Andrae  et  de  Hare,  l'ordre  des  noms  sur  la  liste  fai- 
sait tout  :  était  élu  quiconque  atteignait  le  quotient,  le  premier  élu 
étant  le  candidat  qui  figurait  seul  ou  le  premier  sur  le  plus  grand 
nombre  de  bulletins.  Dans  le  système  de  la  concurrence,  pour  la 
répartition  des  sièges  entre  les  candidats  de  chaque  liste,  l'ordre 
d'inscription  ne  fait  rien  :  sont  élus  ceux  qui,  sur  chaque  liste, 
ont  recueilli  le  plus  grand  nombre  de  suffrages  :  les  quatre  can- 
TOME  cxxxii.  —  1893.  49 


770  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

didats  qui  ont  obtenu  le  plus  de  voix,  si  le  parti  a  droit  à  quatre 
sièges;  celui  qui  a  obtenu  le  plus  de  voix  si  le  parti  n'a  droit 
qu'à  un  siège  seulement. 

Dans  ce  système,  donc,  l'électeur,  en  votant,  vote,  à  la  fois  et 
d'un  coup,  pour  une  liste  à  qui  sa  voix  sera  comptée  quand  on 
répartira  les  sièges  entre  les  listes,  et  pour  un,  deux  ou  plusieurs 
candidats,  à  qui  sa  voix  sera  comptée  quand  on  répartira  les 
sièges  entre  les  candidats  portés  sur  chaque  liste.  11  exprime  en 
même  temps  et  ses  préférences  de  parti,  puisqu'il  donne  sa  voix  à 
telle  liste,  et  ses  préférences  personnelles,  puisqu'il  donne  sa  voix 
à  tels  et  tels  candidats  de  la  liste,  sans  être  forcé  de  la  donner  à 
tous;  puisqu'il  peut  même,  comme  disent  les  Belges  et  les  Gene- 
vois, panacher,  ou  voter  pour  un  ou  plusieurs  candidats  qui  ne 
sont  pas  de  sa  liste,  ou  qui  ne  sont  d'aucune  liste,  sans  craindre 
de  nuire  à  son  parti  dans  la  répartition  des  sièges,  le  vote  de  parti 
étant,  quoique  simultané,  distinct,  en  ce  procédé,  du  vote  per- 
sonnel. C'est,  à  la  fois  et  d'un  coup,  le  vote  de  parti  et  le  vote 
personnel  :  c'est  «  le  double  vote  simultané  »  dans  «  la  concur- 
rence des  listes  ». 

4°  Diviseur  commun.   Chiffre  répartiteur. 

Mais  il  est  possible  et  il  est  fréquent  que  la  somme  des  voix 
obtenues  ne  soit  pas  exactement  divisible  par  le  quotient  ou  chiffre 
d'élection,  qu'il  y  ait  un  excédent  et  qu'un  ou  plusieurs  sièges 
demeurent  non  pourvus.  A  qui  et  comment  les  donner?  Au  béné- 
fice de  l'âge?  au  sort?  au  parti  le  plus  favorisé?  au  parti  le  moins 
favorisé?  à  la  liste  qui  a  le  plus  fort  total?  à  celle  qui  a  le  plus 
fort  reste?  Ce  sont  là  des  expédiens  qui  s'éloignent  fort  de  la 
justice  et  de  la  vérité  rêvées;  qui  font,  au  dernier  pas,  retomber 
dans  le  relatif,  dans  le  contingent,  dans  l'empirisme,  dans  l'arbi- 
traire que  l'on  fuyait,  et  dont  certains  ne  constituent  guère  moins 
qu'une  contradiction  avec  le  principe  môme  de  la  représentation 
proportionnelle.  Il  doit  donc  y  avoir  une  vérité  plus  vraie,  une  jus- 
tice plus  juste,  un  procédé  plus  mathématique  que  le  procédé  du 
quotient,  qui  permette  ou  de  faire  disparaître  l'excédent  ou  de 
l'abaisser  au  minimum. Oui,  a  répondu  M. d'Hondt,  un  professeur  de 
l'université  de  Gand,  il  existe,  en  effet,  ce  procédé  plus  mathéma- 
tique :  au  lieu  du  simple  quotient,  cherchons  le  commun  diviseur. 

Et  il  a  cherché  le  commun  diviseur.  Soit,  disait-il,  une  élec- 
tion pour  trois  députés  avec  trois  listes  qui  recueillent  l'une  1550 
l'autre  750,  la  troisième  700  voix  (en  tout  3  000).  Si  l'on  s'en  tient 
au  système  du  quotient,  la  première  liste  n'aura  qu'un  député, 
parce  que  le  quotient  1000  n'est  contenu  qu'une  fois  dans  1550, 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UMVKRSEL.  771 

et  chacune  de^deux  autres  en  aura  un.  parce  que  ~."^)0  et 700,  bien 
qu'inférieurs  au  quotient  1  000,  sont  supérieurs  à  550,  fraction  qui 
reste  à  la  première  liste.  Vainement  elle  aura  réuni  un  nombre  de 
voix  plus  que  double;  il  ne  lui  servira  de  rien  ;  en  fait,  son  repré- 
sentant sera  élu.  avec  1  550  voix,  mais  les  députés  de  la  deuxième 
et  de  la  troisième  liste  le  seront,  eux  aussi,  l'un  par  750,  l'autre 
par  700  voix.  1000  n'est  donc  plus  que  le  quotient  théorique  : 
le  quotient  réel  et  etl'ectif  est  seulement  de  750  pour  le  deuxième 
siège  et  de  700  pour  le  troisième. 

Eh  bien,  au  lieu  de  ces  mesures  diverses,  de  ce  chilTre  d'élec- 
tion trop  élastique,  de  ce  mètre  électoral  qui  s'allonge  et  se  rac- 
courcit, ce  qu'il  faut  trouver,  c'est  une  commune  mesure,  un 
chiiîre  répartiteur  invariable,  un  mètre  électoral  fixe  comme  le 
mètre  de  longueur,  et  qui  soit  le  même  pour  toutes  les  listes  et  tous 
les  sièges,  pour  tous  les  candidats  et  tous  les  partis.  Encore  plus, 
toujours  plus  de  vérit»'  et  de  justice!  encore  et  .toujours  plus 
d'arithmétique!  Ce  mètre  électoral  d'un  inaltérable  métal,  cette 
mesure  unique  et  égale  pour  tous,  on  les  déterminera  en  divi- 
sant le  nomljre  de  voix  qu'ont  respectivement  obtenu  les  diffé- 
rentes listes  par  1 ,  2,3,  4  et  ainsi  de  suite;  en  comparant  les  quo- 
tiens  donnés  et  en  les  rangeant  selon  Tordre  de  leur  importance. 
Le  quotient  qui  occupe  le  rang  correspondant  au  nombre  des 
sièges  est  le  chiffre  divispur  ou  répartiteur. 

Reprenons  nos  trois  listes  de  1550,  750  et  700  voix.  Les  quo- 
tiens  seront  : 

en  divisant  par  1  =:  1  550,  750,  700; 
en  divisant  par  2  =  775,  375,  350. 
Il  y  a  trois  sièges  à  pourvoir  :  les  quotiens  rangés  selon  l'ordre 
de  leur  importance,  1  550,  775,  750.  c'est  le  troisième  ou  750,  qui 
sera  le  chifïre  répartiteur  ;  750  est  contenu  deux  fois  dans  1 550:  la 
première  liste  aura  donc  deux  représentans  ;  une  fois  dans  750  : 
le  deuxième  parti  aura  le  troisième  siège  ;  quant  à  la  troisième  liste, 
qui  n'atteint  pas  le  chiffre  répartiteur,  elle  sera  exclue  de  la  répar- 
tition. De  même  pour  cinq  sièges,  sept  sièges,  dix  sièges,  etc. 

Trouver  le  diviseur  commun  et  s'en  servir  comme  de  chiffre 
répartiteur,  tel  est  le  fond  du  système  de  M.  d'Hondt,  le  plus 
parfait  ou  le  plus  voisin  de  la  perfection  mathématique  de  tous 
les  systèmes  connus  de  représentation  proportionnelle,  —  et  l'on 
sait  si  nous  en  manquons!  et  si,  depuis  un  demi-siècle  qu'il  en 
fut  question  pour  la  première  fois,  la  naturelle  curiosité  de  l'esprit 
humain  s'y  est  donné  libre  carrière,  toute  fantaisie  débridée,  en 
prenant  à  son  aise,  avec  ce  grand  problème  de  la  politique,  ni  plus 
ni  moins  qu'avec  de  petits  jeux  de  société  ! 

Tous  ces  systèmes  de  représentation  proportionnelle,  nous  les 


772  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

avons  ramenés  à  trois  :  1''  système  d'Andrœ  et  de  Thomas  Harc, 
quotient  et  liste  de  préférence;  2°  système  de  la  concurrence 
des  listes  et  double  vote  simultané  ;  3°  enfin,  système  de  M.  d'Hondt, 
diviseur  commun.  Mais,  à  vrai  dire,  ce  ne  sont  pas  des  systèmes, 
ce  sont  des  catégories  ou  des  types  de  systèmes.  Chacun  d'eux  a 
ses  variantes,  comme  une  planète,  ses  satellites.  Et  nous  n'avons 
même  pas  mentionné  Condorcet  et  «  la  simple  pluralité  »  avec 
ou  sans  minimum,  ni  Borda  et  le  système  <]u  vote  gradué  ou  des 
suffrages  décroissans,  ni  l'amendement  que  voulaient  y  apporter 
les  Francfortois  Burnitz  et  Warentropp,  ni  la  liste  unique  avec 
quotient  unique  d'Emile  de  Girardin,  ni  la  liste  unique  avec  quo- 
tient unique  et  report  des  voix  de  M.  Campagnole,  ni  M.  S.  de  la 
Chapelle  et  le  système  de  la  liste  fractionnaire,  ni  M.  Pernolet 
et  le  quotient  d'élimination,  ni  tant  d'autres,  et  encore  tant  d'autres! 
La  représentation  proportionnelle  a  ce  malheur  qu'on  ne  peut 
traiter  d'elle  et  être  clair  sans  renoncer  à  être  complet,  ni  traiter 
d'elle  et  être  complet  sans  cesser  d'être  clair.  Ah  non!  ce  ne  sont 
pas  les  systèmes  qui  manquent!  loin  de  lik  ;  il  y  en  a  trop,  pour 
qu'il  y  en  ait  un  bon  !  Et  l'on  dirait  que  leurs  auteurs  ont  pris 
plaisir  à  se  réfuter  mutuellement! 

Tel  proportionnaliste  convaincu,  membre  actif  d'une  société  de 
propagande,  rejette  la  liste  unique,  repousse  la  liste  fractionnaire, 
écarte  la  liste  de  préférence,  n'est  qu'à  demi  satisfait  du  quotient 
avec  transfert  des  voix,  préférerait  le  chifTre  répartiteur,  mais  en 
y  adjoignant  un  quotient  d'élimination,  en  les  mêlant  ensemble 
et  en  amendant  la  mixture.  Le  plus  parfait  de  ces  systèmes,  on 
ne  craint  pas  de  le  répéter,  ou  le  plus  voisin  de  la  perfection 
mathématique,  celui  de  M.  d'Hondt,  celui-là  même  ne  trouve  pas 
grâce,  non  pas  devant  les  adversaires,  mais  devant  les  amis  zélés 
de  la  représentation  proportionnelle.  Il  est  en  butte  aux  attaques 
ou  aux  critiques  :  et  de  ceux  qui  le  proclament  «  savant  »,  mais 
démontrent  qu'il  n'est  point, pour  cela,  infaillible;  et  de  ceux  qui, 
lui  reprochant  d'exiger  tant  de  divisions  successives,  tant  de  quo- 
tiens  alignés  par. rang  de  taille,  le  jugent  plus  savant  qu'il  ne  con- 
viendrait: —  «  Pourquoi  courir  après  le  diviseur  commun  lorsqu'il 
suffit  d'une  règle  de  trois  ?  »  —  et  de  ceux,  enfin,  qui  ne  le  jugent 
pas  assez  savant  et  travaillent  à  le  rendre  plus  arithmétique,  plus 
géométrique  et  plus  algébrique  encore  !  Mais,  savant,  trop  savant, 
ou  pas  assez  savant,  quotient  ou  chifi're  répartiteur,  commun 
diviseur  ou  règle  de  trois,  ce  sont  bien  des  affaires  pour  le  suf- 
frage universel! 

Et  c'est  très  vraisemblablement  parce  que  ce  sont  trop 
d'affaires  pour  lui,  que  la  représentation  proportionnelle  n'a  pas, 
malgré  tout  ce  qu'on  voudra  prétendre,  poussé,  après  cinquante 


DK    l/OR(.ANlS\TlON    Dl     SLFFRA(.E    IMYERSEL.  773 

ans  de  prodicatièn  et  de  discussion,  de  plus  profondes  racines 
dans  le  champ,  si  souvent  retourné,  de  la  législation  électorale. 

On  nous  cite  victorieusement  les  school-boards  d'Angleterre,, 
le  Danemark,  le  Portugal,  l'I^lspagne,  quelques  cantons  suisses, 
certains  Étals  de  l'Union  américaine,  Buenos-Ayres  et  le  Brésil- 
Mais  l'élection  aux  school-boards  est-elle  donc  une  élection  poli- 
tique? En  Danemark,  la  représentation  proj)()rlionnelle  s'applique 
bien  aux  élections  politiques,  mais,  sans  donner  d  autres  raisons, 
tirées  de  la  nature  et  de  la  position  réciproque  des  partis,  le  sys- 
tème d'Andra'  n'y  est  en  vigueur  que  pour  la  nomination  des 
membres  de  la  Chambre  haute  par  des  électeurs  du  second  degré 
dont  la  moitié  est  elle-même  élue  par  des  électeurs  censitaires. 
Kn  Portugal,  l'expérience  du  vote  limité  s'est  bornée,  pour  la- 
seconde  Chambre,  à  21  collèges  électoraux  sur  100;  en  Espagne, 
y  compris  Cuba  et  Puerto-Rico,  369  collèges  élisent  445  députés, 
c'est-à-dire  que  le  vote  limité  ne  fonctionne  que  dans  un  petit 
nombre  de  circonscriptions.  Les  cantons  suisses  sont  placés  dans 
des  conditions  toutes  spéciales  et  ne  sauraient  prêter  argument 
pour  des  pavs  qui  ne  sont  pas  la  Suisse,  puisque  les  élections  poli- 
tiques elles-mêmes  y  ont  toujours  quehjue  chose  de  local  et 
presque  de  communal. 

Dans  les  Etats  ou  territoires  de  l'Union  américaine,  Pensyl- 
vanie.  New-York.  Illinois.  Californie.  Virginie  occidentale.  L'tah. 
Missouri,  quoique  l'on  ait  admis,  pour  les  élections  politiques,  ici 
le  vote  limité  et  là  le  vote  cumulatif,  on  les  a  pratiqués  surtout 
ou  pour  des  élections  municipales  ou  pour  la  formation  de  bu- 
reaux électoraux,  ou  pour  l'élection  des  juges,  ou  pour  celle  des 
conseils  d'assistance  publique,  ou  pour  celle  des  conseils  des  so- 
ciétés par  actions.  —  Buenos-Ayres  I  ajoute-t-on,  et  le  Brésil! 
Mais  le  Brésil  réaliserait-il  l'idéal  de  la  paix  et  de  la  stabilité  dans 
le  régime  représentatif?  et  doit-on  oflrir  Buenos-Ayres  en  mo- 
dèle à  toutes  les  républiques  parlementaires? 

Puis,  que  cite-t-on  encore?  L'île  de  Malte!  le  cap  de  Bonne- 
Espérance  !  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  !  Mais  on  ne  cite  pas  un 
exemple  topique  et  décisif  d'un  grand  Etat  européen.  En  revanche, 
on  citerait  l'exemple  topique  en  sens  contraire  de  deux  grands 
Etats,  au  moins,  qui  ayant  faitl'essai,  aux  élections  politiques,  du 
vote  limité,  bâtard  de  la  représentation  proportionnelle,  l'ont 
abandonné  assez  vite,  ou  ne  l'ont  gardé,  l'un,  l'Angleterre,  que 
pour  l'élection  administrative  des  conseils  d'école,  l'autre,  l'Italie, 
que  pour  les  élections  municipales. 

D'où  vient  cette  froideur  envers  la  représentation  proportion- 
nelle? Si  c'est  la  vérité  et  la  justice,  d'où  vient  que  les  hommes 
et  les  peuples,  dont  on  a  dit  qu'ils  ont  soif  de  justice,  d'où  vient 


774  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

qu'ils  ne  courent  pas,  qu'ils  ne  se  ruent  pas  de  leur  puissant  élan 
vers  elle?  C'est,  sans  nul  doute,  qu'on  ne  lui  a  pas  su  donner  une 
expression  frappante,  saisissante  ou  tout  bonnement  intelligible 
pour  les  masses  que  l'Etat  moderne  met  en  action  et  qui,  à  leur 
tour,  l'actionnent. 

Que  voulez-vous  que  dise  à  la  moyenne  des  électeurs  le  sys- 
tème de  «  la  concurrence  des  listes  avec  double  vote  simultané  »? 
Et  le  diviseur  commun,  à  des  gens  qui  ne  comptent  que  péni- 
blement sur  leurs  doigts  et  parmi  lesquels  il  en  est  et  il  en  sera 
longtemps  encore  beaucoup  qui  ne  savent  ni  lire  ni  écrire  ?  C'est 
pour  eux  comme  un  grand  cliquetis  de  mots  inconnus  dans  une 
épaisse  nuit  :  ils  n'y  voient  et  n'y  entendent  goutte  !  Ce  sont  pour 
eux  termes  de  sorcellerie  et  lettres  aussi  hermétiques  que  les  cinq 
syllabes  à' abracadabra !  —  Mais,  réplique- t-on,  il  n'est  pas  né- 
cessaire que  les  électeurs  comprennent  :  aux  électeurs  on  ne 
demandera  rien  de  plus  ou  peu  de  chose  de  plus  qu'à  présent;  et 
des  scrutateurs  seuls  on  attend  davantage,  peu  de  chose  aussi  : 
une  règle  de  trois  ou  quelques  pauvres  divisions!  Mais  où  prend- 
on  les  scrutateurs,  si  ce  n'est  entre  les  électeurs?  et  songe-t-onà 
recruter  un  corps  de  scrutateurs  professionnels? 

On  rédigera,  comme  on  l'a  déjà  fait,  un  catéchisme  «  de  la 
vraie  représentation  »  en  soixante  et  une  questions  et  réponses. 
Mais  ceux  qui  l'auront  rédigé  seront  les  seuls  à  l'avoir  lu  et,  en 
tout  cas,  à  l'avoir  appris.  Est-ce  donc  un  adversaire,  ou  n'est-ce 
pas  encore  un  ami  et  même  un  apôtre  de  la  représentation  pro- 
portionnelle qui  s'écriait  ironiquement  :  «  Je  voudrais  voir  l'effet 
sur  nos  paysans  de  la  formule  de  M.d'Hondt!  »  Et  il  avait  raison; 
mais  il  ferait  beau  voir  l'effet  de  sa  formule,  à  lui,  et  de  toutes 
les  autres,  on  ne  dit  pas  sur  des  paysans,  mais  sur  des  électeurs 
plus  instruits  que  les  paysans,  et  justement  sur  cette  classe 
d'électeurs  où  d'habitude  sont  pris  les  scrutateurs,  à  la  campagne 
du  reste,  ou  dans  les  villes! 

Trop  de  systèmes  et  pas  un  bon  ;  trop  de  formules  et  pas  une 
brève,  nette,  incisive  et  impérative  ;  des  théorèmes,  des  démons- 
trations, des  divisions  de  divisions,  et  comme  de  l'extrait  con- 
centré, de  la  quintessence  d'arithmétique.  Justice  et  vérité  se 
perdent  sous  cette  enveloppe  de  mystère.  Mais  supposez  un  coup 
de  lumière;  supposez  éclairci  ce  qui  ne  l'est  pas,  découvert  le 
système  qu'on  cherche  et  trouvée  la  formule  que  l'on  réclame; 
supposez  que  ce  qui  nous  semble,  pour  l'instant,  impossible  soit 
devenu  possible  et  même  facile;  que  la  représentation  propor- 
tionnelle s'explique  et  s'applique  aisément  —  toutes  les  objections 
qui  se  dressent  contre  elle  n'en  seront  pas  ruinées;  il  n'y  aura  de 
détruite  que  la  première,  celle  qui  se  fonde  sur  la  diversité  des 


DK    L  ORiiANlSATlON    DU    SI  FFRAGE    UMVEKSEL.  iiO 

svstt'iin's  et  lohicurité  des  formules;  —  et  oest.  à  notre  avis,  la 
moins  forte  de  toutes. 


in.    —    LA    REPRESENTATION    PROPORTIONNELLE    DANS    SES   EFFETS 

Suppose/  donc  que  la  représentation  proportionnelle  est 
établie  et  qu'elle  fonctionne  à  souhait.  L«^'s  électeurs  émettent  en 
pleine  conscience  de  leurs  droits  un  double  vote  simultané;  les 
scrutateurs  se  font  un  jeu  de  déterminer  le  diviseur  commun. 
Ou  bien,  pour  ne  pas  hasarder  une  hypoth5se  aussi  hardie  et  ne 
pas  croire  tntp  h-gérement  à  un  progrès  qui  tiendrait  du  miracle, 
contentons-nous  d'admettre  que  les  citoyens  les  plus  teintés  de 
mathémati(|u<'s  se  dévouent  à  ces  calculs  électoraux  ;  que  les 
autres  adoptent  par  routine  le  double  vote  simultané,  comme  ils 
avaient,  par  routine,  adopté  le  vote  pur  et  simple;  et  qu'ainsi, 
tous  faisant  à  peu  près  ce  qu'il  faut,  la  représentation  proportion- 
nelle marche  du  mieux  que  puissent  aller  les  institutions  poli- 
tiques :  à  peu  près  bien.  Ce  ne  sera  pas  assez  qu'elle  fonctionne 
pour  qu'on  la  jnge,  car  on  ne  juge  pas  une  machine  rien  que  sur 
la  régularité  de  sa  marche,  mais  aussi  et  principalement  sur  la 
qualité  de  son  travail  —  laquelle  se  voit  au  produit.  Cette  ma- 
chine perfectionnée  de  la  représentation  proportionnelle  pourra 
marcher,  on  l'accorde;  mais  comme  travail,  comme  produit,  que 
rendra- t-el  le? 

Ceux  qui  l'ont  construite  et  montée  nous  promettent  plu- 
sieurs avantages,  dont  le  plus  général  et  le  plus  précieux  serait 
plus  de  justice  et  de  vérité  dans  le  régime  représentatif;  plus  de 
sincérité,  de  bonne  foi  et  de  bon  sens  encore.  On  ne  verrait  plus, 
nous  affirment-ils,  de  ces  alliances  qui  confondent  la  raison,  de 
ces  coalitions  immorales  où  les  extrêmes  se  touchent  et  où  les 
contraires  se  marient,  pressés  par  la  nécessité  de  former,  à  tout 
prix,  une  majorité,  puisque  la  majorité  seule  existe  et  qu'être  en 
minorité  dune  voix,  c'est  ne  pas  être.  Avec  la  représentation  pro- 
portionnelle, les  minorités  existeraient;  être  en  minorité  d'une 
voix  n'empêcherait  pourtant  pas  d'être  et  chaque  minorité,  pou- 
vant rester  elle-même,  ne  s'irait  point  noyer  dans  une  minorité 
plus  importante,  mais  opposée  et  en  quelques  points  ennemie, 
pour  former  avec  elle  une  majorité  hybride,  sans  cohésion  et  sans 
dignité.  Le  système  actuel  de  la  majorité  brutale  coûte  aux  mi- 
norités ou  l'honneur  ou  la  vie  :  la  représentation  proportionnelle 
leur  laisserait  la  vie  et  l'honneur.  Ainsi  parlent  les  partisans  du 
système  nouveau,  et  en  cela  déjà  ils  exagèrent  peut-être  non  la 
gravité  de  notre  mal,  mais  le  mérite  de  leur  remède.  Que  ces  coa- 
litions paradoxales,  avec  la  représentation  proportionnelle,  soient 


776  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

moins  nécessaires,  et,  partant,  qu'elles  soient  plus  rares,  on  ne 
songe  pas  à  le  contester.  Mais  qu'elles  disparaissent  tout  à  fait, 
ne  serait-ce  pas  espérer  au  delà  des  espérances  permises,  puisque 
les  minorités,  pour  être  représentées,  doivent  atteindre  un  cer- 
tain chiffre  et  que,  pour  atteindre  ce  chiffre,  il  faut  à  quelques- 
unes  d'entre  elles  s'entendre,  transiger  et  fusionner  ensemble? 

De  même  pour  la  seconde  promesse  des  partisans  de  la  repré- 
sentation proportionnelle.  Ils  nous  disent  qu'une  fois  leur  sys- 
tème accepté,  comme  tous  les  électeurs  ou  presque  tous,  tous  ceux 
qui  appartiennent  à  un  parti  classé,  seraient,  à  tout  événement, 
sûrs  d'être  représentés,  il  n'y  aurait  plus  d'excuse  aux  abstentions 
et  que,  partant,  le  nombre  en  diminuerait  naturellement.  Cela 
encore  peut  être  regardé  comme  possible  dans  une  certaine  me- 
sure, en  tant,  précisément,  que  la  complication  de  la  formule 
n'effraierait  pas  les  électeurs  et  ne  se  changerait  pas  elle-même  en 
une  cause  d'abstention. 

En  outre,  —  et  c'est  la  troisième  promesse  de  la  représentation 
proportionnelle  —  parce  que,  dans  le  système  grossier  et  oppressif 
de  la  majorité,  ce  sont  les  plus  calmes,  les  plus  réfléchis  qui  s'abs- 
tiennent et  parce  que,  dans  le  système  qui  lui  serait  substitué, 
ils  n'auraient  plus  de  motifs  de  s'abstenir,  la  politique  y  pren- 
drait des  allures  modérées  et  le  courant  s'en  rectifierait  ;  elle  ne 
connaîtrait  plus  ni  bouleversemens,  nireviremens  subits,  ni  affo- 
lemens  de  boussole,  ni  brusques  changemens  de  route. 

Voilà  ce  que  nous  promettent  les  amis  de  la  représentation 
proportionnelle  et  peut-être  s'avancent-ils  un  peu  trop  ;  peut-être, 
encore  une  fois,  en  faut-il  rabattre.  Ce  serait  une  vérité  et  une 
justice  plus  grandes  qu'aujourd'hui;  mais  ce  ne  serait  que  plus  de 
vérité  et  plus  de  justice,  non  pas  toute  la  justice  et  toute  la  vérité, 
puisque  pour  une  voix  de  moins  que  le  quotient,  des  fractions 
considérables  d'électeurs  pourraient  n'être  pas  représentées.  Et, 
quand  même  tous  ces  avantages  :  moins  de  coalitions,  moins  d'ab- 
stentions, moins  de  surprises  et  comme  d'explosions  dans  l^a  poli- 
tique, la  représentation  proportionnelle  nous  les  assurerait  tout 
entiers,  il  y  aurait  des  vices  ou  des  infirmités  du  système  actuel 
qu'elle  ne  guérirait  pas  et  d'autres  qu'elle  empirerait. 

Elle  ne  supprimerait  ni  ne  diminuerait  la  corruption  électo- 
rale; elle  ne  mettrait  pas  obstacle,  par  elle-même,  aux  ingérences 
abusives  de  l'administration;  elle  ne  purifierait  pas  les  élections, 
n'en  expulserait  pas  ou  n'y  neutraliserait  pas  ces  élémens  de  per- 
turbation qui  les  faussent.  Si  le  système  adopté  était  celui  de  la 
concurrence  des  listes,  à  cause  de  la  rigoureuse  discipline  que  les 
partis  devraient  observer  et  de  l'obligation  de  déposer  à  l'avance 
une  liste  officielle  de  candidats,  elle  accroîtrait  la  puissance  des 


DE    L  ORGANISATION    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  itl 

comités  :  les  politiciens  demeureraient  nos  rois.  Et,  par-dessus  le 
reste,  ((ue  d'occasions  d'erreurs,  si  ce  n'était  de  i'raude.  en  cette 
interminable  série  d'opérations! 

Au  rt'sumé.  deux  des  inconv«''niens  du  système  actuel,  la  cor- 
ruption mutuelle  de  l'électeur  par  lélu  et  de  l'élu  par  l'électeur, 
d'une  part,  et,  d'autre  part,  la  pression  administrative,  la  représen- 
tation proportionnelle  ne  nous  en  délivrerait  pas  ;  mais  par  contre, 
elle  nous  livrerait,  plus  encore  que  nous  ne  le  sommes,  au  caprice 
des  comités,  leur  donnàt-on  une  forme  ou  une  apparence  légale, 
et  elle  ouvrirait  à  l'erreur,  à  la  fraude,  autant  d'accès  qu'elle 
comporterait  de  calculs  et  de  manutentions  de  bulletins. 

Toutefois,  ce  ne  sont  encore,  contre  la  représentation  propor- 
tionnelle, que  des  argumens  mé'diocres.  Klle  ne  nous  délivrerait 
pas  des  maux  qui,  depuis  l'origine,  s'attachent  au  sulVrage  univer- 
sel :  mais,  cette  incapacité,  est-ce  exclusivement  la  sienne,  et  qui? 
et  quel  système  nous  en  délivrera  ?  Faites  la  balance  de  ses  avan- 
tages probables  et  de  ses  inconvéniens  probables  :  et  vous  pour- 
rez trouver  que,  jusqu'ici,  il  y  a  compensation.  Mais  seulement  jus- 
qu'ici, car  il  y  a,  contre  la  représentation  proportionnelle,  telle 
que  la  présentent  ses  adeptes,  des  argumens  de  grand  poids, 
suivant  nous,  et  qui  paraissent  décisifs.  Je  dis  :  telle  qu'ils  nous 
la  présentent.  Leur  construction,  en  effet,  est  patiemment  édifiée 
et,  au-dessus  de  terre,  bien  jointe  et  de  lignes  harmonieuses. 
Mais  le  point  faible  est  en  terre,  dans  les  substructions. 

Ces  architectes  politiques  ont  le  défaut  de  tous  les  architectes  : 
ils  oublient  des  choses  essentielles,  et  au  moins  trois  choses.  Lune, 
comme  on  l'indiquait  en  posant  la  question,  c'est  que  la  première 
qualité  d'un  régime,  quel  qu'il  soit,  est  de  permettre  au  gouver- 
nement de  gouverner.  Dans  le  régime  parlementaire,  déjà,  la 
tâche  n'est  pas  si  commode!  Mais  combien  moins  elle  le  serait,  si, 
ce  régime  restant  ce  qu'il  est,  on  décidait  d'y  introduire  la  repré- 
sentation proportionnelle!  Les  Chambres  actuelles  usent  bien  des 
mois  et  bien  des  ministères  à  dégager  d'elles-mêmes  une  majo- 
rité, et  quand  elles  y  sont  parvenues,  un  tour  de  main  suffit  à 
tout  démolir.  Et  pourtant,  actuellement,  pour  chaque  siège  attri- 
bué, il  y  a  une  ou  plusieurs  minorités  non  représentées,  et 
absentes  des  Chambres. 

Que  serait-ce,  lorsque,  toutes  les  minorités  ayant,  dans  les 
Chambres,  des  représentans,  les  unes  plus  et  les  autres  moins,  il 
n'y  aurait  plus,  en  dernière  analyse,  que  des  minorités  juxtapo- 
sées, la  plus  nombreuse  ne  l'emportant  pas  assez  pour  former 
même  le  noyau  solide  ou  le  pivot  résistant  d'une  majorité  !  Le 
gouvernement  s'épuiserait  à  pétrir  et  à  malaxer  ces  pâtes  molles, 
que  mineraient  et  désagrégeraient  toujours  des  fermens  de  disso- 


778  REVL'E  DES  DEUX  MONDES. 

ciation.  Que  se  vante-t-on  d'avoir  empêché  les  coalitions  immo- 
rales !  On  n'aurait  fait  que  de  les  déplacer.  Ce  ne  seraient  plus 
les  partis  qui  les  négocieraient  et  les  noueraient  entre  groupes 
électoraux,  mais  ce  serait  le  gouvernement,  entre  groupes  parle- 
mentaires; —  disons-le,  ce  serait  le  gouvernement  qui  se  ferait  le 
grand  maquignon,  l'agent  commissionné  de  l'immoralité  politique. 

Et  non  seulement  il  ferait  cela,  mais  il  n'aurait  ni  le  temps 
ni  le  pouvoir  de  faire  autre  chose.  Il  serait  à  jamais  condamné 
à  ce  stérile  efîort  de  l'art  pour  l'art  :  faire  une  majorité  pour  la 
faire,  mais  non  pour  s'en  servir;  puisque,  dès  qu'il  voudrait  s'en 
servir,  il  la  déferait.  Si  peu  accusées,  si  peu  stables,  si  mal  ébau- 
chées et  si  chancelantes  que  soient  dans  le  Parlement  les  majo- 
rités actuelles,  quand  il  s'en  rencontre,  elles  sont  fermes  de  ma- 
tière et  de  dessin  comme  un  marbre  de  Michel- Ange,  à  côté  de 
celles  qu'on  extrairait,  si  l'on  pouvait  les  en  extraire,  des  mul- 
tiples minorités  dont  se  composeraient  les  Chambres  avec  la 
représentation  proportionnelle.  Dieu  nous  garde,  s'il  n'est  pire 
tyrannie  que  l'anarchie,  de  verser,  de  la  tyrannie  de  la  majorité, 
dans  l'anarchie  des  minorités!  Là  est  le  péril,  et  c'est  ce  qui  fait 
que,  sauf  peut-être  une  ou  deux  exceptions,  la  représentation 
proportionnelle  n'a  fait  aucune  recrue  parmi  les  hommes  d'Etat 
contemporains,  parmi  ceux  qui,  au  gouvernement,  ont,  plus  que 
le  souci  de  se  maintenir,  l'ambition  de  diriger. 

Oserait-on  répondre  qu'il  n'importe,  et  que  tout  est  bien,  si 
toutes  les  minorités  sont  représentées  et  le  sont  en  proportion 
de  leur  force  numérique?  Ce  serait  se  tromper  étrangement  sur 
ce  qu'est  dans  l'État  moderne  le  régime  représentatif.  Il  n'est 
pas  seulement  le  régime  représentatif,  mais  le  régime  parlemen- 
taire. Il  n'a  pas  pour  fin  unique  la  représentation,  et  même  ce 
n'est  pas  tout  son  objet,  ou  ce  ne  sont  pas  ses  seuls  objets  que  la 
représentation  et  la  législation.  Le  régime  parlementaire  a  dans 
l'État  moderne  une  triple  fin:  la  représentation,  la  législation 
et  le  gouvernement.  Ne  retenir  que  la  représentation,  c'est  ou- 
blier la  seconde  des  choses  qu'oublient  les  partisans  de  la  repré- 
sentation proportionnelle,  à  savoir  que  l'État  n'est  pas  fait  unique- 
ment pour  les  individus. 

Dire  que  tout  sera  bien  dans  ce  régime  lorsque  tous  les  partis 
y  seront  proportionnellement  représentés,  c'est  ne  considérer 
l'État  que  du  point  de  vue  de  l'individu.  C'est  une  conception 
incomplète  et  en  quelque  sorte  unilatérale.  Pour  que  ce  fût  assez 
que  le  régime  donnât  une  meilleure  représentation,  il  faudrait 
que  les  attributions  des  Chambres  fussent  de  beaucoup  réduites, 
qu'elles  ne  fussent  plus  ou  fussent  peu  législatives  et  que  l'on  prît 
en  dehors  d'elles  le  point  d'appui,  la  base  du  gouvernement.  S'il 


DE    l'organisation    Dl     SI  FFI\A(.E    UNIVERSEL.  779 

en  était  ainsi.  IVK'al  pourrait  être  dès  lors  une  représentation 
mathématiquenunit  juste. 

Et  néanmoins,  même  s'il  en  était  ainsi,  la  représentation  pro- 
portii>nnolle,  telle  «|u\>n  nous  la  présente,  satisforait-olleàoot  idéal? 
Qu'est-elle  donc  ?  11  faut  lui  restituer  son  titre  tout  au  long-.  Elle 
est,  et  elle  n'est  que  la  représentation  proportionnelle  des  opinions. 
Des  opinions,  c'est-à-dire  de  ce  qu'il  y  a  de  plus  mobile,  de  plus 
fuyant,  de  plus  insaisissable,  de  plus  irréductible  à  un  petit 
nombre  de  catégories,  de  ce  qui  peut  le  moins  être  fixé,  inven- 
torié, coté  et  classé.  La  représentation  proportionnelle  des  opi- 
nions 1  Mais  simagine-t-on,  en  vérité,  que  tous  les  citoyens  aient 
une  opinion?  Croire  que  tout  le  monde  a,  en  politique,  une  opi- 
nion arrêtée  et  immuable,  une  règle  de  conduite  politique  dont 
nulle  circonstance  ni  nulle  aventure  ne  le  fait  départir,  n'est-ce 
pas  une  idée  de  politicien? 

Ces  milliers  et  ces  milliers  de  citoyens  qui  n'ont  pas  d'opinion, 
ou  qui  changent  d'opinion,  qui  tantôt  votent  blanc,  tantôt  votent 
noir  et  tantôt  ne  votent  point,  qui  émigrent  d'un  parti  dans 
l'autre;  ceux  qui  forment  cet  élément  neutre  qui  est  l'immense 
majorité  de  toute  nation,  la  représentation  proportionnelle  les 
néglige  délibérément,  mais  ils  s'en  vengent  en  la  rendant  impra- 
ticable. Par  eux  les  suffrages  s'éparpilleraient  et  les  opinions 
crouleraient  de  toutes  parts,  s'échapperaient  des  quelques  cadres 
où  l'on  aurait  la  prétention  de  les  contenir.  Mais  enfin,  soit;  on 
enfermerait  toutes  les  opinions,  et  même  toutes  les  fantaisies  en 
ces  quelques  cadres;  on  donnerait  de  la  représentation  une  for- 
mule mathématique;  est-ce  que  dans  ces  cadres  et  dans  cette 
formule  on  aurait  enfermé  la  vie  ? 

Nous  ne  disons  pas  encore  la  vie  nationale,  la  nation  vivante, 
mais  la  vie  de  chacun  de  nous,  l'individu  vivant.  L'opinion  poli- 
tique, est-ce  tout  l'homme?  Non,  certes,  lorsque  l'on  aurait 
enfermé  toutes  les  opinions  dans  ces  fornmles  mathématiques, 
on  n'y  aurait  pas  enfermé  tout  l'homme  et  toute  la  vie.  C'est  la 
troisième  chose  oubliée  par  les  amis  de  la  représentation  propor- 
tionnelle. Le  régime  qu'ils  nous  offrent  ne  refléterait  qu'une  face, 
ne  serait  représentatif  que  par  rapport  à  une  partie  de  la  vie  et 
de  l'homme.  Ces  formules  mathématiques  n'embrasseraient  et 
n'épouseraient  jamais  toutes  les  formes  vivantes.  Numériques  ou 
mathématiques,  elles  ne  seraient  pas  organiques  ;  elles  ne  seraient 
que  numériquement  proportionnelles  et  ne  le  seraient  pas  orga- 
niquement. Et,  à  tout  prendre,  si  ce  n'est  pas  un  abus  de  langage, 
d'employer  dans  ce  sens  le  verbe  «  organiser  »,  ce  qu'organi- 
serait la  représentation  proportionnelle  ainsi  entendue,  ce  n'est 
pas  le  corps  électoral  ;  ce  n'est  pas  le  suffrage  universel  :  ce  n'est 


780  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  le  dépouillement  du  scrutin.  Elle  ne  ferait  pas  des  groupes 
d'hommes  et  des  groupemens  de  forces;  elle  ne  ferait  que  des 
paquets  de  bulletins. 

Or,  ce  qu'il  faut  organiser,  et,  celte  fois,  dans  la  plénitude 
du  sens,  c'est  le  corps  électoral  lui-même,  c'est  le  suffrage  uni- 
versel en  soi.  Il  faut  l'organiser  pour  le  bien  de  l'individu  et  pour 
le  bien  de  l'Etat,  en  vue  de  cette  triple  fin  :  la  représentation,  la 
législation,  le  gouvernement;  de  manière  que  le  gouvernement 
soit  le  plus  stable,  la  législation  la  plus  éclairée,  la  représentation 
la  plus  fidèle  qu'il  est  possible  —  fidèle  et  compréhensive  : 
qu'elle  enferme  le  plus  possible  de  l'homme  et  de  la  vie,  qu'elle 
soit  proportionnelle  non  seulement  aux  opinions  qui  ne  sont  de 
nous  qu'une  minime  partie,  mais  à  tout  ce  qui  est,  en  nous,  huma- 
nité, vie  et  force  sociale. 

Généralement,  à  la  représentation  proportionnelle  des  opi- 
nions, c'est  la  représentation  des  intérêts  que  l'on  oppose  ou 
que  l'on  préfère  ;  et  il  n'est  pas  niable  que  l'intérêt  soit  plus  tan- 
gible, moins  versatile,  plus  saisissable  que  l'opinion,  et  que  l'in- 
térêt meuve  bien  des  hommes  que  l'opinion  n'émeut  pas.  Mais 
ce  n'est  encore  qu'une  partie  de  nous-mêmes  ;  un  régime  repré- 
sentatif fondé  exclusivement  sur  l'opinion  serait  exclusivement 
politique  ;  exclusivement  fondé  sur  l'intérêt,  il  serait  exclusive- 
ment économique,  tandis  que  la  représentation,  dans  l'Etat  mo- 
derne, doit  être  tout  ensemble  politique  et  économique;  d'où  il 
suit  que,  s'il  se  peut,  elle  doit  être  fondée  tout  ensemble  sur 
l'opinion  et  l'intérêt,  être  proportionnelle  tout  ensemble  aux  opi- 
nions et  aux  intérêts,  et,  ainsi,  contenir  davantage  de  l'homme, 
de  la  vie,  de  la  nation  et  de  la  société. 

Et  généralement  aussi.  Ion  distingue  deux  phases  dans  l'his- 
toire du  régime  représentatif  :  l'ancienne,  presque  partout  entrée 
dans  le  passé,  où  c'était  le  groupe  qui  était  représenté,  comme  les 
comtés  et  les  bourgs  d'Angleterre,  ou  les  villes  de  l'Empire,  ou 
les  Etals  chez  nous;  l'autre,  nous  y  sommes  à  présent,  où, 
comme  en  France,  depuis  la  Révolution,  c'est  l'individu,  qui  est 
représenté,  lui  seul,  abstrait  de  tout  ce  qui  l'entoure  et  jeté,  en 
quelque  sorte,  hors  de  sa  propre  vie.  Mais  ne  peut-on  pas  con- 
€evoir  une  troisième  phrase,  définitive  ou  plus  durable,  où  l'in- 
dividu compterait  et  où  le  groupe  compterait,  où  serait  repré- 
senté l'individu  dans  le  groupe?  Et,  si  l'on  peut  concevoir  un 
pareil  régime,  est-il  impossible  de  le  réaliser? 

Nous  ne  croyons  ni  que  ce  soit  impossible  ni  que  ce  soit  au- 
dessus  de  ce  que  l'on  peut  raisonnablement  entreprendre,  et  dès 
aujourd'hui  pour  demain.  Nous  savons  ce  qu'il  faut  chercher  et 
où  il  faut  chercher  :  la  vie  dans  la  vie  et  l'organisation  du  suffrage 


DE    l'organisation    I>U    SUFFRAGE    IMVEHSEL.  781 

dans  la  nati(fe  organisée.  Lorsque  la  représentation  nationale 
reproduira  la  vie  de  la  nation  et  les  dilTérens  facteurs  de  cette  vie 
proportionnolK'Uiont  à  ce  qu'ils  y  sont  et  à  ce  (ju'ils  y  font,  — 
elle  sera  vérité  et  justice  —  non  point  peut-être  vérité  et  justice 
mathématiques,  vérité  absolue  et  absolue  justice,  mais  vérité  et 
justice  politiques —  et  d'une  institution  politique,  il  serait  déce- 
vant d'attendre  de  l'absolu.  Comment  donc  la  représentation 
nationale  peut  être  moulée  et  modelée  sur  la  vie  nationale,  c'est 
ce  que  nous  allons  maintenant  essayer  de  montrer. 

ici  est  close  la  première  partie  de  ces  études,  partie  critique 
et  négative.  Passant  en  revue  l'un  après  l'autre  expédiens,  com- 
binaisons et  systèmes,  nous  espérons  avoir  fait  voir  qu'aucune 
de  ces  prétendues  solutions  n'était  la  vraie  solution,  si  l'on  s'y 
tenait  étroitement  et  si  d'abord  on  ne  la  viviliait  point  par  un 
principe.  Mais  ce  principe,  nous  espérons  aussi  l'avoir  fait  au 
moins  entrevoir  :  il  ne  s'agit  plus  que  d'en  suivre  le  développe- 
ment pratique,  étant  observé  que,  chemin  faisant,  on  ne  s'inter- 
dit pas  de  reprendre  en  tel  ou  tel  des  expédiens,  des  combinai- 
sons ou  des  systèmes,  improductifs  sans  ce  germe  de  vie,  ce 
qu'avec  lui  on  en  pourrait  féconder  et  utiliser. 

Notre  première  conclusion  est  celle-ci  :  il  n'y  a,  à  la  crise  de 
l'Etat  moderne,  d'autre  solution  que  de  substituer  au  suffrage 
universel  inorganique  le  su  tirage  universel  organisé.  Et  la  ques- 
tion est  désormais  :  d'après  quoi,  pratiquement  et  légalement, 
sera  organisé  le  suffrage  universel  à  substituer  au  suiïrage  inor- 
ganique? D'après  quoi,  et  sur  quoi  organiser  le  sullrage  universel 
—  alîn  que,  si  la  démocratie  est  une  mer  montante,  comme  le 
disent  ses  poètes  lyriques  (car  elle  en  a)  ce  soit  une  mer  qui  n'ait 
que  des  marées  et  qui  n'ait  pas  ou  n'ait  que  peu  de  tempêtes  ?  — 
afin  que,  si,  comme  nous  le  disons,  la  nation  est  un  être  vivant, 
que  la  représentation  doit  reproduire  en  abrégé,  les  élections, 
loin  de  tout  secouer  et  ébranler  en  de  fiévreux  accès,  ne  soient,  à 
intervalles  égaux,  que  comme  le  souffle  paisible  et  sain,  comme 
la  respiration  normale  du  pays? 

Charles  Benoist. 


CHARLES   GOUNOD 


Liehe  sei  vor  allen  Dingen 
Unser  Thema,  ivenn  wir  singen. 

Que  l'amour  soit  avant  toute  chose 
Notre  thème,  quand  nous  chantons. 
Goethe. 

Avant  de  parler  de  lui,  nous  remercierons  d'abord  les  fidèles 
gardiens  de  sa  mémoire  de  n'en  avoir  pas  été  pour  nous  les  gardiens 
avares  et  jaloux.  A  des  mains  qu'ils  savaient  pieuses  ils  ont  bien 
voulu  confier  les  manuscrits,  les  notes,  les  lettres,  tout  ce  qui 
leur  reste  du  maître  (1).  Ainsi  nous  leur  devons  non  de  l'avoir 
mieux  connu,  mais  de  l'avoir  connu  plus  longtemps  et  au  delà 
même  de  la  mort.  Pendant  quelques  semaines  il  nous  a  semblé  le 
réentendre,  presque  le  revoir  dans  le  cabinet  de  travail  aujour- 
d'hui sombre  et  muet,  naguère  harmonieux  de  ses  chants,  illu- 
miné de  son  regard,  de  ce  regard  qui  justifiait  le  mot  du  poète  : 
«  Notre  prunelle  dit  quelle  quantité  d'homme  il  y  a  en  nous  (2).  » 
C'est  chez  lui,  qu'il  nous  fut  donné  d'aller  encore  à  lui;  mort,  il 
nous  a  été  pour  la  dernière  fois  ce  que  vivant  il  nous  était  tou- 
jours :  un  maître  et  un  ami,  lo  mio  maestro  e  lo  mio  autore.  De- 
vant nous,  pour  nous,  il  a  revécu  sa  vie  et  son  œuvre  dans 
l'ordre  même  des  années.  Que  ce  soit  aussi  l'ordre  de  cette  étude. 
Nous  ne  l'abordons  ni  sans  appréhension  ni  sans  mélancolie.  En 
un  travail  de  critique,  de  critique  musicale  surtout,  le  passage 
de  l'émotion  à  l'analyse,  la  rentrée  en  soi-même  et  en  soi  seul,  a 

(1)  Depuis  que  ces  pages  ont  été  écrites,  la  Revue  de  Paris  a  publié,  sous  le  titre 
de  Mémoires  d'un  artiste,  les  fragmcns  d'une  [autobiographie  de  Gounod.  Nous 
renverrons  quelquefois  le  lecteur  à  ces  Mémoires,  qui  s'arrêtent  en  1859. 

(2)  Victor  Hugo. 


LA  nOCTUINE  DE  MONROE 


ET 


LE   CONFLIT   ANCtLO-AMLKIC  VIN 


Le  président  Glt'veland  n"(''(ail  pas  en  fort  bonne  odeur  auprès 
dos  chauvins  dos  Ktats-Unis,  quand,  le  15  d('Coml)ro  dernier,  il 
revint  à  \Vasliini;ton,  duno  oxouision  de|quelques  jours  pendant 
lesquels  il  était  aller  chasser  le  canard  sauvage.  On  ne  lui  pardon- 
nait pas  do  certains  côtés  do  netro  pas  resté  pour  tiror  un  plus 
gros  gibier.  Depuis  des  semaines  ou  môme  des  mois,  le  dillérond 
chronique  entre  lAngloterre  et  le  Venezuela  avait  pris,  tout  au 
moins  dans  l'opinion  du  public  américain,  un  caractère  aigu.  Si 
les  deux  parties  sétaient  trouvées  dans  un  lèlo-à-lète  rigoureux, 
la  dit'iiculté  qui  envenime  depuis  tanl  d'années  les  relations  dos 
deux  pays,  aurait  pu.  à  leur  gré  ou  selon  l'efïet  du  hasard,  traîner 
indéfiniment  en  longueur  comme  ci-devant  ou  aboutir,  par 
l'emploi  de  la  force,  à  une  rapide  solution.  C'est  bien  ainsi  qu'on 
l'entendait  et  qu'on  n'a  pas  cessé  de  l'entendre  à  Londres.  Lord 
Salisbury  a  repris  et  mené  la  conversation  avec  le  gouvernement 
du  Venezuela,  comme  s  ils  étaient  seuls  au  monde  et  seuls  inté- 
ressés au  règlement  de  leur  conflit.  11  y  a.  Dieu  le  sait,  assez  de 
temps  que  cette  controverse  se  perpétue  entre  les  deux  États.  Elle 
est  même  plus  ancienne  que  leur  existence  sur  le  sol  américain. 
L'Angleterre,  quand  elle  s'empara  de  la  Guyane  hollandaise  à  la 
fin  du  siècle  dernier,  hérita  du  litige  engagé  par  Leurs  Hautes 
Puissances  les  Ktats-Généraux  avec  l'Espagne  dont  le  Venezuela 
a  recueilli  la  succession.  Pendant  longtemps  on  laissa  aller  les 
choses,  en  se  contentant  de  part  et  d  autre  d'interrompre  la  pres- 
cription par  des  actes  conservatoires.  Un  fonctionnaire  colonial, 
d'origine  néerlandaise,  sir  Robert  Schomburgk,  fut  chargé  en 
TOME  cxxxiii.  —  1896.  27 


418  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

18iO  d'aller  procéder  sur  les  lieux  à  une  étude  de  la  question. 
Il  traça  une  ligne  qui  a  gardé  son  nom  et  qui  marque  depuis 
lors  le  minimum  irréductible  des  prétentions  du  gouvernement 
de  la  Reine.  Cette  carte  fut  publiée  en  1842.  Elle  donne  à  l'An- 
gleterre non  seulement  le  cours  entier  de  l'Essequibo,  avec  ses 
affluens  de  la  rive  gauche,  le  Mazaronni  et  le  Couyouni,  mais 
encore  les  aflluens  de  la  rive  droite  de  l'Orénoque  jusqu'à  un 
point  un  peu  en  amont  de  l'embouchure,  où  le  Barima  s'y  jette. 
Le  travail  de  sir  Robert  Schomburgk  est  peu  à  peu  devenu  pour 
la  diplomatie  anglaise  une  sorte  de  loi  des  Douze  Tables,  un 
document  sacré,  intangible,  immuable,  ne  varietur.  Récemment 
encore  lord  Salisbury  excluait  expressément  le  territoire  ainsi 
délimité  de  la  compétence  d'un  tribunal  arbitral,  au  cas  où  il 
serait  créé.  Par  malheur  pour  cette  fermeté  toute  romaine,  sir 
Robert  Schomburgk  n'avait  pas  prévu  le  parti  que  la  politique 
prétendrait  tirer  de  ses  recherches  géographiques.  Avant  d'être 
investi  d'un  mandat  officiel  par  le  gouvernement  de  la  reine,  il 
avait  voyagé  dans  la  région  débattue  sous  les  auspices  de  la  So- 
ciété royale  de  g(^ographie  de  Londres;  et  dès  1840  il  avait  réuni 
les  élémens  d'une  carte  de  la  frontière  de  la  Guyane  anglaise  et 
du  Venezuela  qui  fut  publiée  dans  un  Bliie  Book  distribué  au 
Parlement.  Fatale  distraction!  Ce  document,  revêtu  du  sceau 
officiel,  rédigé  par  le  même  auteur,  diffère  sous  plusieurs  rap- 
ports essentiels  de  la  carte  d'avril  1842.  Il  reporte  la  frontière 
bien  plus  à  l'est  et  au  sud,  et  il  enlève  à  la  Guyane  ou  il  restitue 
au  Venezuela,  —  comme  on  voudra,  —  tout  un  gros  morceau  sur 
la  rive  droite  de  l'Orénoque.  Le  Venezuela  protesta  sans  retard 
contre  l'établissement  de  la  seconde  ligne  et  l'Angleterre  s'em- 
pressa d'expliquer  qu'il  s'agissait  purement  et  simplement  d'une 
sorte  d'avant-projet.  Bien  plus,  dès  1844,  lord  Aberdeen,  alors 
ministre  des  affaires  étrangères,  proposa  un  tracé  qui  divergeait 
considérablement  de  celui  de  sir  Robert  Schomburgk.  Les  négo- 
ciations demeurèrent  en  suspens.  En  1881,  lord  Granville  offrit 
au  Venezuela  une  troisième  ligne  qui  ne  correspondait  exacte- 
ment à  aucune  des  précédentes. 

Après  de  tels  changemens  de  front,  il  est  bien  difficile  de  se 
retrancher  derrière  l'inflexible  unité  des  vues  des  ministres  de  la 
reine.  C'est  là  un  argument  qui  ne  peut  guère  porter  que  sur  la 
galerie.  Il  est  à  croire,  du  reste,  que  la  dispute  serait  restée  pure- 
ment académique  si  la  découverte  de  mines  d'or  et  la  mise  en 
valeur  du  territoire  contesté  n'avaient  fait  affluer  de  ce  côté  une 
population  assez  peu  policée.  Le  Venezuela  ne  parle  plus  seule- 
ment de  faire  respecter,  —  même  par  la  force,  —  ses  droits,  ou 
ce  qu'il  tient  pour  tels,  —  dans  la  région  contestée  :  il  y  a  établi 


LA    DOC.TIUNF.    DE    MOXROE.  419 

une  sorte  d "étal  (ft  fait,  et  un  acte  de  violence  a  été  commis  naguère 
par  l  un  de  ses  bas  ot'liciers  au  d«'triment  d  un  fonctionnaire  bri- 
tannique. 11  n'en  fallait  pas  davantage  pour  mettre  le  feu  au\ 
poudres.  L  Angleterre  recourut  dabord  à  la  voie  diplomatique, 
tout  en  prenant  des  mesures  pour  mettre  la  (luyane  en  état  de 
défense.  Lord  Salisbuiv  fit  signitier  à  Caracas  un  ultimatum  por- 
tant non  pas  sur  la  question  territoriale,  mais  sur  la  réparation 
des  voies  de  fait  commises  contre  des  sujets  de  la  reine  dans  ces 
parages  par  les  ageus  de  la  police  vénézuélienne.  Il  indiquait 
nettement  comme  un  casus  belli  le  maintien  de  l'occupation  vé- 
nézuélienne sur  la  rive  des  lleuves  Couyouni  et  Amacoura,  c'est- 
à-dirt'  dans  les  limites  de  la  ligne  Schombuigk  ;  pour  le  reste, 
c  est-à-dire  pour  le  petit  triangle  entre  le  cours  de  ces  fleuves 
et  le  lit  de  l'Urénoque,  il  daignait,  avec  une  gracieuse  généro- 
sité, ne  pas  rejeter  a  priori  le  recours  à  un  arbitrage. 

Toute  c»^tte  petite  négociation  eût  sans  doute  marché  au  gré  des 
vii'ux  du  premier  ministre  de  la  reine  Victoria  si  un  tiers  n'était 
venu  brusquement  se  mettre  en  travers.  Ce  trouble-fète  n'était 
autre  que  le  gouvernement  des  Ktats-Unis.  Le  pays  était  un  peu  las 
de  ses  interminables  dé'bats  sur  les  sujets  ai)strus  et  ennuyeux  du 
tarif  et  de  la  circulation  monétaire.  De  plus  la  période  des  élec- 
tions prt'sidentielles  allait  souvrir.  Partie  et  candidats  songeaient 
à  se  mettre  en  règle  avec  cette  forme  de  patriotisme  qui  s'appelle 
en  Amérique  le  Spread-eagle-ism,  par  une  métaphore  tirée  de 
la  constante  invocation  de  l'aigle  aux  aih's  éployées  dont  s'em- 
bellissent les  armes  nationales.  ^L  Cleveland  lui-même,  à  la  veille 
des  élections  de  1888,  ne  se  fit  pas  scrupule,  avec  l'aide  de 
M.  Bavard,  son  secrétaire  d'Etat,  de  flatter  les  passions  chau- 
vines des  masses  en  donnant  ses  passeports  au  ministre  d  Angle- 
terre, M.  Sackville-West,  sous  le  prétexte  d'une  peccadille  plus 
que  vénielle.  Les  initiés  savaient  déjà  que  M.  Olney,  le  nouveau 
secrétaire  d'Etat,  —  un  juriste  et  non  un  diplomate,  —  était  un 
produit  typique  de  la  Nouvelle-Angleterre,  c'est-à-dire  de  la  ré- 
gion rurale,  religieuse  et  raisonneuse  où  se  sont  le  mieux  con- 
servés, avec  les  traditions  et  les  mœurs  des  ancêtres  puritains, 
leurs  sentimens  fort  mélangés  pour  l'Angleterre,  mère  et  marâtre 
tout  à  la  fois.  Ils  croyaient  savoir  que  ce  ministre,  dès  le  mois  de 
juillet,  avait  prié  M.  Bavard,  l'ambassadeur  des  Etats-Unis  à  Lon- 
dres, d"interromj)ro  pour  un  instant  ses  hymnes  à  la  gloire  de 
l'Angleterre  aristocratique,  conservatrice  et  libre-échangiste  et 
ses  déclamations  contre  l'Amérique  démocratique,  républicaine 
et  protectionniste  pour  signifier  à  lord  Salisbury,  à  l'égard  du 
Venezuela,  un  vigoureux  Jusqu'ici  et  pas  plus  loin. 

On  pensait  généralement  que  l'ouverture   de   la  session  du 


420  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cinquante-sixième  Congrès  fournirait  au  président  une  occasion 
toute  naturelle  de  faire  la  lumière  sur  ses  véritables  intentions. 
Son  message  du  3  décembre  ne  donna  toutefois  qu'une  fort  mince 
satisfaction  à  ces  espérances.  Il  résumait  bien  dans  un  paragraphe 
spécial  le  texte  des  dépêches  adressées  à  M.  Bayard,  mais  cette 
analyse  semblait  ne  s'en  référer  à  la  doctrine  de  Monroe  que  pour 
en  aiïaiblir  le  sens,  en  rétrécir  la  portée  et  y  introduire  des  mo- 
difications destinées  à  en  rendre  l'application  impossible.  Dans 
le  cas  présent  ce  langage  paraissait  prêter  à  l'équivoque,  et  de 
fait,  M.  Cleveland  désirait  ménager  à  la  fois  les  chauvins  et  la 
justice.  C'était  en  somme  un  tour  de  passe-passe,  un  élégant 
escamotage  dont  les  amis  de  l'Angleterre  crurent  devoir  féliciter 
le  président  qui  avait  si  bien  émoussé  la  pointe  d'une  arme  dan- 
gereuse. 

Telle  était  bien  l'impression  générale.  Aussi,  fût-ce  un  vrai 
coup  de  foudre  dans  un  ciel  serein  que  le  fameux  message  du 
17  décembre,  —  le  document  d'Etat  peut-être  le  plus  grave 
qui  soit  parti  de  la  main  d'un  président  des  Etats-Unis  depuis 
le  manifeste  de  Lincoln  relatif  à  l'arrestation  des  envoyés  de  la 
Confédération  du  Sud,  MM.  Slidell  et  Mason,  à  bord  du  navire 
anglais  le  Troit  en  1861,  ou  depuis  la  proclamation  d'émancipa- 
tion en  186-J.  M.  Cleveland  commençait  par  affirmer  solennelle- 
ment le  caractère  sacré  d'un  principe  «  dont  la  mise  en  vigueur 
importe  à  notre  paix  et  à  notre  sécurité  nationale,  et  est  essen- 
tielle pour  l'intégrité  de  nos  libres  institutions  et  la  préservation 
sans  trouble  de  notre  forme  de  gouvernement...  Après  cet  hom- 
mage à  une  doctrine  qui  ne  saurait  «  tomber  en  désuétude  tant 
que  notre  République  durera  »,  il  en  exposait  les  motifs  fonda- 
mentaux :  «  Si  l'équilibre  du  pouvoir,  disait-il,  est  à  juste  titre 
un  sujet  de  jalouse  anxiété  parmi  les  Etats  de  l'ancien  monde 
en  même  temps  qu'un  objet  de  non-intervention  absolue  pour 
nous,  l'observation  de  la  doctrine  de  Monroe  n'offre  pas  un 
intérêt  moins  vital  pour  notre  peuple  et  son  gouvernement... 
Pratiquement  le  principe  |»()nr  lequel  nous  luttons  est  dans  une 
relation  particulière,  sinon  exclusive,  avec  nous.  Il  se  peut  qu'il 
n'ait  point  ét(î  admis  en  tout  autant  de  termes  dans  le  code  du 
droit  international  :  mais  la  doctrine  de  Monroe  n'en  a  pas  moins 
sa  place  dans  le  code  du  droit  international  aussi  certainement 
et  aussi  sûrement  que  si  elle  y  était  spécifiquement  mentionnée... 
Convaincu  que  la  doctrine  pour  laquelle  nous  luttons  est  claire, 
et  définie,  qu'elle  est  fondée  sur  des  considérations  substantielles, 
que  d'elle  dépendent  notre  sécurité  et  notre  bien-être,  mon 
gouvernement  a  proposé  au  gouvernement  de  la  (irande-Bre- 
tagnc  de  recourir  à  l'arbitrage  eoiuine  à  un  moyen  convenable 


LA    DOCnUNE    1>E    MONROE.  421 

do  résoudre  la  ifliestion...  Cette  proposition  a  été  déclinée  par 
le  gouvernement  de  Sa  Majesté  Britannique...  La  ligne  de  con- 
duite que  mon  gouvernement  doit  suivit»  en  présence  de  ces 
faits  ne  me  semble  sou tïrir  aucun  doute...  A  supposer  que  l'atti- 
tude du  Venezuela  ne  se  modilie  pas,  il  incombe  aux  États-Unis 
di'  prendre  des  mesures  pour  déterminer  avec  une  certitude  sui- 
tisante  pour  notre  justitication  quelle  est  la  vraie  ligne  frontière 
entre  la  Képublitjue  de  Venezuela  et  la  Guyane  anglaise... 
.le  propose  donc  que  le  Congrès  vote  un  crédit  sufiisant  pour 
les  frais  d'une  commission  nommée  par  le  pouvoir  exécutif,  qui 
fera  les  investigations  nécessaires  et  présentera  son  rapport  sur 
le  sujet  dans  le  plus  bref  délai  possible.  Quand  ce  rapport  aura 
été  présenté  et  accepté,  il  sera,  à  mon  avis,  du  devoir  des  Etats- 
Unis  de  résister  par  tous  les  moyens  en  leur  pouvoir,  comme  à 
une  agression  contre  leurs  droits  et  leurs  intérêts,  à  toute  appro- 
priati(»n  par  la  (Irande-Hretagne  de  territoires,  ou  à  l'exercice  de 
toute  juridiction  gouvernementale  sur  des  territoires  que  nous  au- 
rons décidé,  après  examen,  ajipartenir  légitimement  au  Venezuela. 
Kn  faisant  ces  recommandations,  j  ai  pleinement  conscience  de 
l'étendue  de  la  responsabilité  encourue  et  je  comprends  nettement 
les  conséquences  qui  peuvent  s'ensuivre.  J'ai,  néanmoins,  la  ferme 
conviction  que.  si  c  est  une  chose  douloureuse  de  contempler  les 
deux  grandes  nations  de  langue  anglaise  du  monde  engagées  dans 
une  compétition  autre  que  la  concurrence  amicale  dans  la  mar- 
che en  avant  de  la  civilisation  et  qu'une  vigoureuse  et  noble  riva- 
lité dans  tous  les  arts  de  la  paix,  il  n'est  point  de  calamité  qu'une 
grande  nation  puisse  attirer  sur  sa  tête  égale  à  celle  qui  suit  une 
lâche  soumission  à  l'injustice  et  la  perte  subséquente  de  ce  res- 
pect de  soi-même  et  de  cet  honneur  national  derrière  lesquels 
s'abritent  et  se  défendent  la  sécurité  et  la  grandeur  d'un  peuple.  » 
Tel  était  le  langage  qui,  comme  un  sonore  coup  de  clairon, 
vint  réveiller  tout  à  coup  des  passions  endormies  et  déchaîner, 
d'un  bout  à  l'autre  du  continent  américain,  une  tempête  d'indi- 
gnation contre  l'Angleterre.  Au  premier  moment,  on  put  croire 
t[u"il  n'y  avait  pas  un  dissident  parmi  les  70  millions  d'Américains, 
Dans  le  Congrès,  les  lignes  de  division  des  partis  semblèrent 
s'effacer.  Le  Sénat,  —  ce  corps  dont  les  traditions  ont  quelque  chose 
de  l'immuable  gravité  des  hidalgos  espagnols  et  que  son  petit 
nombre  meta  l'abri  des  entraînemens des  foules,  —  dérogea  à  ses 
habitudes  de  décorum  au  point  de  saluer  de  ses  applaudissemens 
répétés  la  lecture  de  ce  message.  A  la  Chambre  des  représentans, 
la  situation  était  singulièrement  compliquée,  pour  ne  pas  dire 
embrouillée;  le  parti  républicain  y  était  en  possession  d'une 
majorité  immense.  Si  l'on  eût  dit  d'avance  que  ce  Congrès  inau- 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

gurerait  sa  première  session  en  votant  d'urgence,  à  l'unanimité, 
les  crédits  demandés  par  le  président  Cleveland,  on  aurait  fait 
sourire.  Ce  fut  pourtant  ce  qui  arriva.  Le  mot  d'ordre  avait  été 
donné  à  la  majorité  de  ne  rompre  par  aucune  fausse  note  l'har- 
monie patriotique,  de  rivaliser  de  zèle  avec  le  chef  du  pouvoir 
exécutif,  et,  en  même  temps,  de  lui  laisser  sans  partage  l'écra- 
sante responsabilité  de  la  politique  du  message.  Le  Sénat  lui- 
même,  malgré  de  certaines  velléités  d'opposition  vite  réprimées, 
observa,  lui  aussi,  la  consigne,  et  vota,  les  yeux  fermés  et  sans  en 
altérer  une  ligne,  le  texte  des  propositions  présidentielles. 

Cependant  l'opinion  publique  s'enivrait  de  ses  propres  emporte- 
mens.  La  presse  presque  entière,  —  sauf  une  ou  deux  exceptions  à 
New- York, —  attisait  le  feu.  S'il  était  jadis  de  mode  de  soutenir  que 
les  progrès  de  la  démocratie  devaient  constituer  la  plus  efficace  des 
garanties  de  paix  et  qu'une  fois  le  caprice  des  rois  ou  l'intérêt  dy- 
nastique éliminé, les  déclarations  de  guerre  deviendraient  presque 
impossibles,  ce  banal  lieu  commun  était  en  train  de  recevoir  le 
plus  rude  des  démentis.  A  vrai  dire,  l'expérience,  en  général,  n'a 
guère  confirmé  ces  souriantes  prévisions.  La  démocratie  coule  à 
pleins  bords;  elle  déborde  même  un  peu  partout,  et  l'on  ne  voit 
pas  précisément  que  les  guerres  ne  soient  plus  que  les  souvenirs 
d'un  passé  aboli.  Quand  l'émotion  ou  la  passion  s'empare  d'un 
peuple,  il  y  a  cent  à  parier  contre  un  qu'il  faudra  toute  la  raison 
des  hommes  d'Etat,  tous  les  efforts  des  spécialistes  de  la  diplo- 
matie pour  arrêter  cette  nation  sur  la  pente  au  bas  de  laquelle 
s'ouvre  l'abîme  d'un  conflit  sanglant.  Nous  en  avons  dans  ce 
moment  même  une  preuve  bien  surprenante  dans  le  prodigieux 
affolement  auquel  s'abandonne  le  peuple  anglais  sous  l'impression 
des  événemens  du  Transvaal. 

Aux  Etats-Unis,  dans  la  seconde  quinzaine  de  décembre,  on 
vit  un  spectacle  à  peu  près  analogue.  Le  président,  en  qui  l'opi- 
nion s'était  accoutumée  à  voir,  —  non  seulement  de  par  ses  hautes 
fonctions,  mais  en  vertu  des  qualités  et  peut-être  aussi  des  défauts 
de  son  tempérament,  —  l'ennemi  juré  du  chauvinisme  ou  jin- 
goïsme,  avait  jugé  bon  de  tondre  de  ce  pré  la  largeur  de  sa 
langue  :  aussitôt  les  politiciens  irresponsables,  les  individua- 
lités sans  mandat ,  pour  reprendre  une  expression  chère  à 
M.  Rouher,  s'empressèrent  de  chercher  à  se  tailler  une  petite  part 
de  popularité  et  de  verser  de  l'huile  sur  le  feu.  L'un  demandait 
la  construction  immédiate  de  cuirassés,  de  fusils  nouveau  modèle, 
de  canons  à  mélinite  et  de  forts  sur  la  frontière  du  Canada,  Un 
autre,  —  ce  sénateur  Chandler,  du  New-ïlampshire  qui,  avec  son 
collègue, M.  Lodge,  du  Massachussets,  avait  naguère  tant  contribué 
à  la  gaieté  des  nations  en  déclarant  la  guerre  en  son  propre  et 


LA    DOCTRI.NE    DE    MoNROE.  'l'2'.i 

prive  noui  à  la  perlide  Albion.  — proposait  rallocatioii  d'un  polil 
crédit  de  pri»vision  de  "tOl^  millions  île  francs.  Kdison,  l'ingénieux 
éleclricien.  qui  a  évidemment  trouvé  le  temps,  entre  deux  décou- 
vertes scientifiques  ou  imlustrielles,  d'étudier  d'un  peu  trop  près 
les  précé'dens  du  >iège  de  Paris  et  les  inventions  abracadabrantes 
des  (iagne  et  autres  doux  mouomanes,  organisateurs  de  la  des- 
truction en  niasse  des  envahisseurs,  énumérait  une  kyrielle  de 
machines  toutes  plus  meurtrières  les  unes  que  les  autres,  dont  la 
moindre  devait  anéantir  la  tlotte  ou  l'armée  de  l'Angleterre. 
Tout  cela,  certes,  avait  son  côté  risible;  mais  tout  cela  avait 
son  aspect  triste  et  sa  gravité,  —  surtout  si  cette  excitation  avait 
éveillé  un  écho  dans  la  (irande-Hretagne  et  si  l'on  s'était  montré  le 
poing  de  l'un  à  l'autre  bord  de  l'Atlantique.  Heureusement  l'An- 
gleterre ne  se  monta  pas  au  diapason  de  l'opinion  publique  aux 
Etats-Unis.  Il  y  a  deux  sinlimens  en  présence  sur  I  attitude  que 
les  sujets  de  la  reine  Victoria  ont  adoptée  dans  cette  crise.  Les 
uns  y  voient  la  plus  sublime  manifestation  de  christianisme 
pratique,  d  empire  sur  soi-même,  de  pardon  des  injures,  de  fra- 
ternité malgré  tout,  de  courage  moral,  qu'il  ait  été  donné  au 
monde  de  voir.  Les  autres  cherchent  des  motifs  bas  et  vils  à 
cette  édifiante  sagesse.  Ils  établissent  des  contrastes  peu  llatteurs 
entre  cette  façon  de  plier  l'échiné  sous  la  volée  de  bois  vert  du 
Frère  Jonathan  et  l'inflexible  roideur  des  procc'dés  de  John  Bull 
à  l'égard  du  petit  Portugal.  Ils  accusent  tout  net  les  organisateurs 
et  les  metteurs  en  scène  de  cette  comédie  de  l'invincible  amour 
fraternel  d'avoir  dépassé  toute  mesure,  d'avoir  humilié  la  nation 
et  d'avoir,  au  fond,  travaillé  contre  la  paix,  la  vraie  et  solide  paix, 
qui  est  assise  sur  le  respect  mutuel. 

C'est  la  Saturday  Reiicw,  redevenue  l'organe  indépendant  de 
la  haute  ironie  et  du  suprême  détachement,  qui  a  porté  ce  juge- 
ment sévère.  «  Cette  semaine  ,  lisait-on  dans  son  numéro  du 
28  décembre,  a  été  marquée  par  une  extraordinaire  explosion 
de  sentimentalité  et  d'ineptie  bourgeoise  anglaise.  Presque  tous 
les  journaux  quotidiens  se  sont  livrés  à  une  ignoble  compé- 
tition à  qui  surpasserait  les  autres  en  flatterie  obséquieuse  des 
Américains  et  en  servile  appréhension  de  la  guerre...  La  presse 
américaine,  du  reste,  avec  ses  rodomontades  à  bon  marché  et  ses 
airs  de  matamore  promptement  changés  en  gémissemens  de  péni- 
tence à  cause  d'un  krach  à  la  Bourse,  s'est  montrée  presque  aussi 
sotte.  Imaginez  un  juif  polonais,  le  propriétaire  du  New  York 
Ilor/ûf,  écrivant  à  des  «  personnes  importantes»  en  Angleterre 
pour  leur  demander  «  un  message  de  paix  au  peuple  américain, 
réponse  payée!  »  L'inelfable  vulgarité  de  .lonathan  et  la  pseudo- 
sentimentalité de  John  sont  aussi  écœurantes  que  leur  querelle 


42 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  lactico...Nous  détestons  tous  ces  essais  de  gouvernement  par  la 
presse.  Dans  la  crise  actuelle,  la  presse  s'est  conduite  encore  plus 
stupidement  que  les  prédicateurs.  Toutefois  il  était  réservé  aux 
«  hommes  de  lettres  »,  comme  ils  se  nomment,  de  surpasser 
encore  la  presse  bourgeoise  anglaise  dans  la  ferveur  de  ses  pro- 
testations d'amitié  et  dans  son  avilissement  absolu.  Un  écrivain 
distingué,  à  ce  que  l'on  nous  apprend,  a  rédigé  une  adresse  aux 
amis  de  la  littérature  aux  Etats-Unis,  au  nom  des  hommes  de 
lettres  de  notre  pays.  Ce  document  dépasse  nos  facultés  descrip- 
tives. Il  aurait  pu  être  composé  par  Uriah  Heep  (personnage  du 
David  Copperfield  ôi(^  Dickens,  espèce  de  TartulTe  de  bas  étage) 
dans  un  de  ses  pires  accès  d'humilité.  »  On  le  Aoit  :  si  l'Angleterre 
s'est  abaissée  devant  l'Amérique,  elle  a  encore  chez  elle  des  Juvénal 
pour  fustiger  son  déshonneur.  La  Satw'day  Review  est,  du  reste, 
en  cette  occasion,  fidèle  aux  traditions  de  l'un  des  plus  éminens 
de  ses  anciens  rédacteurs,  de  ce  maître  en  l'art  du  sarcasme  à 
l'emporte-pièce  et  de  l'invective  hautaine  que  Disraeli  félicita  un 
jour  ironiquement  de  ses  talens  en  ce  genre  et  qui  se  nomme 
aujourd'hui  lord  Salisbury.  N'est-ce  pas  lui  qui,  en  186.S,  dans 
une  discussion  sur  la  politique  étrangère  de  lord  Palmerston  et 
de  lord  John  Russell,  déclarait  que  le  cabinet  de  Saint-James  avait 
une  échelle  mobile  en  fait  de  ressentiment  d'injures  :  d'une  puis- 
sance de  premier  ordre,  il  n'empochait  pas  seulement  l'outrage 
sans  mot  dire,  il  pratiquait  à  son  égard  le  conseil  de  perfection 
évarigélique  et  tendait  l'autre  joue;  envers  une  puissance  moindre 
mais  encore  respectable,  il  se  contentait  de  protester  doucement; 
à  l'égard  des  Etats  petits  et  faibles,  il  exigeait  par  la  menace  et, 
s'il  le  fallait,  il  extorquait  à  la  pointe  de  la  baïonnette  les  plus 
amples  réparations,  —  et  parfois  les  moins  dues. 

Il  serait  injuste  toutefois  de  ne  voir  dans  la  modération  com- 
parative de  l'opinion  en  présence  de  l'ultimatum  de  M.  Cleve- 
land  qu'un  excès  de  terreur.  Quand  la  Bourse  de  Londres,  le 
18  décembre,  télégraphia  à  celle  de  New- York  une  plaisanterie  au 
gros  sel,  qui  se  ressent  fort  du  genre  d'esprit  des  coulissiers,  mais 
qui  respirait  du  moins  une  certaine  belle  humeur;  —  quand 
M.  Gladstone  expédia  ce  message  d'une  concision  éloquente  où  il 
déclarait  que  le  sens  commun  seul  était  nécessaire  pour  conjurer 
des  périls  d'une  rupture  inadmissible  ;  —  quand  le  prince  de  Galles 
et  son  fils  le  duc  d'York,  sortant  pour  une  fois  de  cotte  ronde 
de  devoirs  formalistes  que  leur  impose  une  routine  plus  forte 
qu'une  loi^  se  décidèrent  à  envoyer  aux  Américains  l'assurance 
de  leur  inaltérable  amitié  et  de  leur  ferme  confiance  dans  l'avenir; 
—  enfin  quand  la  chaire  chrétienne,  depuis  la  vaste  et  somptueuse 
catlj(îdrale  anglicane  jusqu  à  la  dernière  et   la  plus   pauvre  des 


I.A    DOCÏKINE    1>K    Mii.NROK.  i-25 

chapi'lles  dissidentes  du  j);iys  de  (ialles,  retentit,  comme  sur  un 
ordre  d'en  haut,  de  paroles  de  paix  et  de  bonne  volonté,  il  y  a 
autre  chose,  il  y  a  plus  là  que  ce  qu'une  observation  cynique  et  su- 
perlicielle  croit  découvrir  dans  les  mobiles  les  plus  bas  de  la  na- 
ture humaine.  Non  :  ce  n'est  pas  uniquement,  —  comme  le  dit  le 
livre  des  Actes  en  parlant  des  Tyriens  et  des  Sidoniens  lorsqu'ils 
demandèrent  la  paix  à  Hérode  :  Postitlabant  parmi,  eo  cjuod  ale- 
rentur  regiones  corum  ah  co,  —  parce  que  l'Angleterre  puise  en 
Amérique  près  de  la  moitié  du  total  de  ses  matières  alimentaires  ; 
ce  n'est  pas  uniquement  parce  (|ue  les  Etats-Unis  envoient  à  l'An- 
gleterre près  de  la  moitié  de  leurs  exportations  (^IDlo  millions 
de  francs  contre  '2  milliards  dans  le  reste  du  monde);  ce  n'est 
pas  exclusivement  pour  ces  motifs  mercenaires  que  le  peuple 
anglais  a  refusé  d'envisager  la  possibilité  d'une  guerre  fratricide. 
Il  faut  également  écarter  comme  insuffisante  l'explication  qui 
attribue  la  remarquable  longanimité  de  l'Angleterre  à  la  crainte 
d'un  contlit.  Assurément,  une  guerre  ne  serait  une  plaisanterie 
pour  personne  à  l'heure  actuelle,  et,  moins  que  pour  tout  autre, 
pour  un  pavs  dont  la  prospérité,  dont  l'existence  même  dépend 
absolument  de  la  liberté  et  de  la  sùrelf''  de  son  commerce  exle- 
rieur.  Le  peuple  anglais  n'en  est  pas  moins  fort  éloigné  d'un 
lâche  abandon  de  soi-même.  11  est  bien  plutôt,  —  force  symptômes 
en  témoignent  et,  au  jtremier  rang,  l'explosion  provoquée  par  les 
événemens  du  Transvaal, —  en  proie  à  une  sorte  de  dangereuse 
fièvre  de  chauvinisme.  Et  d'ailleurs,  pour  se  rassurer,  l'opinion 
n'avait-elle  pas,  dès  le  début,  vaguement  conscience  de  l'irréalité, 
de  l'artilicialité  du  mouvement  belliqueux  aux  Etats-Unis? 

Un  artiste  dont  le  talent  s'est  pleinement  révélé  cet  été  dans 
la  série  de  ses  caricatures  relatives  aux  élections  générales, 
M.  F.-C.  (jould,  a  parfaitement  rendu  cette  impression  assez  gé- 
nérale dans  deux  dessins  qui  lui  ont  valu  les  lourdes  et  pédantes 
observations  d'un  littérateur,  terrorisé  à  la  pensée  de  blesser  les 
Américains,  lesquels  ont  pourtant.  Dieu  merci,  assez  d'humour 
et  ne  se  sont  pas  fait  faute  de  ridiculiser,  sous  toutes  les  formes 
et  par  tous  les  moyens,  leurs  adversaires.  Dans  le  premier  de  ces 
dessins  on  voit  Frère  Jonathan,  déguisé  en  chef  Peau-Rouge,  sur 
le  sentier  de  guerre,  en  grand  costume,  se  livrer  à  une  sorte  de 
pyrrhique  ou  de  cordace  effrénée  et  se  retourner  à  moitié 
pour  couler  sous  ses  paupières  mi-closes  un  regard  qui  lui  ap- 
prenne s'il  a  produit  l'effet  voulu.  Dans  le  second,  —  inspiré  de 
cette  scène  de  l'immortel  Pickwick,  où  Joe,  le  groom  obèse,  dé- 
clare à  la  vieille  mère  de  son  maître,  M""^  Wardle,  qu'il  veut  lui 
donner  la  chair  de  poule,  on  voit  un  Fat  boy ,  mélange  désopi- 
lant des  traits  classiques  de  Joe  et  de  ceux  du  président  Cleve- 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

land,  essayer  la  puissance  de  ses  moyens  de  terrent'  sur  une  Bri- 
tannia,  déguisée  en  M""  Wardle. 

De  fait,  après  une  première  explosion  vraiment  terriliante, 
l'anglophobie  militante  se  calmait  peu  à  peu  aux  h]tats-Unis.  La 
crise  de  Bourse,  qui  éclata  deux  jours  après  le  message  du  12  dé- 
cembre, ne  fut  pas  étrangère  à  ce  revirement.  A  cette  influence 
sourde  des  intérêts  matériels  vint  bientôt  se  joindre  l'action  di- 
recte et  avouée  des  ministres  de  la  religion.  Aux  Etats-Unis 
toutes  les  Églises,  —  celles  où  ofiicient  les  prêtres  catholiques 
comme  celles  où  donnent  des  conférences  les  orateurs  de  l'uni- 
tarisme,  en  passant  par  toutes  les  nuances  de  Tarc-en-ciel  protes- 
tant, —  abordent  volontiers,  même  avec  prédilection,  les  ques- 
tions à  l'ordre  du  jour,  y  compris  celles  qui  ne  semblent  avoir 
qu'un  lien  fort  relâché  avec  les  dogmes  du  christianisme  ou  la 
morale  de  l'Évangile.  Cest  dans  les  milliers  et  les  milliers  d'églises 
des  États-Unis  qu'a  débuté,  le  dimanche  22  décembre,  le  mouve- 
ment de  réaction  antibelliqueuse  qui  a  enrayé  les  progrès  de  la 
croisade  antihritannique.  Contre  une  coalition  de  Dieu  et  de 
Mammon,  des  spéculateurs  et  des  saints,  de  la  Bourse  et  du  Pres- 
bytère, il  n"y  a  pas  de  jingoïsme  qui  tienne.  Aussi  les  journaux 
anglais  ont-ils  enregistré,  avec  une  satisfaction  manifeste,  les  plus 
légers  symptômes  de  ce  revirement.  Il  serait  puéril,  toutefois, 
d'exagérer  la  portée  de  la  réaction  qui  sest  accomplie  dans  l'esprit 
public  en  Amérique.  La  finance,  haute  et  basse,  n'est  pas  tout, 
même  au  pays  du  dollar.  Le  clergé  de  toutes  les  sectes  n'entraîne 
pas  toujours  les  masses  à  sa  suite  :  ce  qu'il  marque  d'une  empreinte 
par  trop  professionnelle  et  cléricale,  perd  du  coup  beaucoup  de 
son  attrait  pour  les  laïques.  S'il  se  trouve  à  New-York  toute  une 
classe  d'oisifs,  de  gens  à  l'aise,  d'hommes  cultivés,  tranchons  le 
mot,  d'aristocrates  qui,  par  mille  liens,  —  sympathies,  analogies 
de  vie  et  de  goûts,  alliances  de  famille,  amitiés  et  visites,  —  sont 
étroitement  attachés  à  l'Angleterre  et  à  sa  haute  société,  cette 
minorité  est  si  peu  américaine  qu'elle  n'exerce  aucune  influence 
sur  l'esprit  public.  Les  diides  ou  les  ?nugivu?nps,  pour  me  servir 
des  termes  de  l'argot  d'outre-mer,  servent  plutôt,  aux  mains 
adroites  des  politiciens,  d'épouvantails  pour  effrayer  le  peuple. 

Ce  n'est  pas  à  New- York,  pas  même  à  Boston  ou  à  Philadel- 
phie qu'il  faut  chercher  l'âme  même  de  l'Amérique  ;  c'est  à  Chi- 
cago ou  à  Saint-Louis  ou  à  San-Francisco.  Là  comme  partout  les 
masses  ont  une  certaine  tendance  à  se  poser  en  antagonisme  avec 
les  classes.  Le  fermier  de  l'Ouest,  le  citoyen  de  ces  communautés 
jeunes  et  robustes  qui  ne  se  soucient  pas  de  l'héritage  du  passé, 
qui  n'ont  point  de  vénération  pour  les  ancêtres,  dont  l'âge  d'or, 
suivant  la  devise  de  Saint-Simon,  est  devant  et  non  derrière  elles, 


LA    DOCTIUNE    DE    MONROK.  i27 

—  voilà  le  nova#  même  et  le  cœur  du  peuple  américain;  et  ces 
i;eu>-là  n'ont  point  subi  l'effet  édulcorant  des  télégrammes  du 
prince  de  Galles  et  des  adresses  des  littérateurs  anglais.  Ils  croient 
que  la  doctrine  de  .Monroe  est  en  péril.  Ils  croient  que  l'Angle- 
terre est  l'ennemie  née  de  leurs  libertés  et  de  leurs  droits.  Ils  ne 
lui  ont  pardonné  ni  l'attitude  de  ses  hautes  classes  pendant  la 
eruerre  de  sécession  ni  les  railleries  des  Dickens  et  autres.  Ils  sont 
calmement,  fermement,  irrévocablement  résolus  à  faire  respecter 
ce  qui  est  à  eux,  et  surtout  cette  pierre  angulaire  du  système  po- 
litique et  international  des  Etats-Unis. 

Un  a  dit  que  la  race  anglo-saxonne  était  mentalement  le  pro- 
duit de  deux  grands  livres  :  la  Bible  et  Shakspeare.  On  peut  dire 
que  l'Américain  pur  sang  a  trois  fondemens  à  sa  conception  des 
choses  :  la  Bible,  la  Constitution  et  la  doctrine  de  Monroe.  C  est 
ce  qu'a  compris  le  président  Cleveland  et  c'est  ce  qui  fait  qu'en 
dépit  des  fureurs  des  uns,  des  railleries  des  autres,  des  intrigues 
des  troisièmes,  il  est  resté  campé  sur  ce  terrain  excellemment 
choisi.  La  crise  financière  elle-même  ne  l'a  détourné  qu'un  in- 
stant. Il  vient  de  nommer  sa  commission.  Ce  calme  a  quelque 
chose  dimposant.  Après  tout  M.  Cleveland  sait  bien  que,  quoi 
qu'on  dise  et  quoi  qu'on  fasse,  il  a  pris  son  point  d'appui  sur  la 
doctrine  de  Monroe,  que  personne  ne  peut  l'en  déloger  et  que  tant 
qu'il  s  y  étayera.  il  sera  sur  —  envers  et  contre  tous  —  de  la 
loyale  assistance  du  peuple  américain.  Seuls  de  petits  esprits 
cherchent  à  expliquer  par  de  petites  causes  et  par  des  motifs  tout 
secondaires  l'explosion  de  sentiment  public  contre  l'Angleterre. 
Que  le  comte  de  Dunraven,  en  se  montrant  mauvais  sportsman, 
ait  contribué  pour  sa  part  à  irriter  le  public,  je  n'aurai  garde  de 
le  contester.  Mais  enliu  chaque  année  il  se  trouve  à  Longchamps, 
à  Auteuil  ou  à  Chantilly,  des  parieurs  patriotes  pour  siffler  la 
victoire  ou  applaudir  la  défaite  d'un  cheval  anglais,  sans  que  ces 
revanches  périodiques  de  Waterloo  tirent  politiquement  à  consé- 
quence. Quant  aux  indiscrétions  de  l'ambassadeur  des  Etats-Unis 
à  Londres,  M.  Bayard,  elles  ont  assurément  froissé  à  bon  droit 
ses  concitoyens.  Le  tact  n'est  pas  le  fort  de  ce  diplomate  de  ren- 
contre :  mais  enfin,  si  la  Chambre  des  représentans  a  voté  une 
enquête  au  sujet  de  ses  dernières  inconvenances,  il  n'a  pas  même 
été  rappelé  et  il  exerce  encore  ses  fonctions.  Après  tout,  c'est 
une  tradition  de  l'ambassade  américaine  à  Londres  que  de  pro- 
fesser à  Tendroit  de  l'Angleterre  et  des  choses  et  des  gens  de  ce 
pays  une  tendresse  parfois  exagérée,  même  quand  ce  sont  les 
Lowell,  les  Lincoln  ou  les  Phelps  qui  s'y  livrent  1 

Non  :  toutes  ces  explications  à  la  fois  forcées  et  mesquines  ne 
sauraient  rendre  compte  de  l'état  d'esprit  d'un  grand  peuple.  C'est 


428  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aiilro  part  qu'il  faut  en  chercher  les  motifs  et  pour  ceha  il  faut 
prendre  une  idée  juste  de  ce  cjue  c'est  que  la  doctrine  de  Monroe 
et  du  rôle  qu'elle  a  déjà  joué  dans  les  relations  de  l'Amérique 
avec  l'Europe  et  spécialement  avec  le  Royaume-Uni. 

II 

Quand  le  président  Monroe  formula,  dans  son  message  du 
2  décemhre  1823  au  Congrès,  la  doctrine  qui  devait  perpétuer 
son  nom  et  servir  de  pierre  angulaire  à  la  politique  étrangère  et 
au  sentiment  national  de  son  pays,  il  ohéissait  à  la  fois  à  l'impé- 
rieuse nécessité  des  circonstances  et  à  la  tradition  déjà  fortement 
constituée  de  la  grande  répuhlique  du  nouveau  monde.  A  cette 
date,  l'Europe  et  l'univers  entier  étaient  dominés  par  la  sainte- 
alliance.  Formé  à  l'issue  des  guerres  que  les  puissances  coa- 
lisées avaient  livrées  à  la  France  de  la  Révolution  et  de  l'Empire, 
ce  concert  d'un  nouveau  genre  s'inspirait  des  deux  ordres  de  pré- 
occupations principales  dont  était  rempli  à  cette  époque  l'esprit 
mobile,  tout  ensemble  mystique  avec  sincérité  et  ambitieux  sans 
bonne  foi,  du  tsar  Alexandre.  Il  s'agissait  de  constituer  une  ligue 
des  grands  Etats  dirigeans,  en  vue  de  leur  garantir  réciproque- 
ment la  sûreté  de  leur  existence  et  de  réaliser,  sous  l'égide  de  la 
Providence,  la  solidarité  de  la  chrétienté.  Cette  espèce  de  société 
de  secours  mutuels  ou,  pour  parler  plus  noblement,  d'amphic- 
tyohie  européenne ,  ne  pouvait  manquer  de  tomber  tôt  ou  tard 
sous  l'hégémonie  d'une  puissance  vraiment  prépondérante.  De 
plus,  le  principe  de  l'intervention  constante  était  à  la  base  de 
cette  création  que  le  parti  réactionnaire,  alors  engagé  par  toute 
l'Europe  dans  une  lutte  formidable  contre  les  résultats  de  la  Ré- 
volution et  contre  ses  conquêtes  pacifiques,  devait  naturellement 
chercher  à  enrôler  à  son  service.  Ainsi  en  fut-il.  Chaque  réunion 
des  souverains  et  des  principaux  ministres  de  la  sainte-alliance 
dans  des  assises  solennelles  et  périodiques,  où  Alexandre  paradait 
en  roi  des  rois,  où  Metternich  exerçait  adroitement  la  dictature 
en  soufflant  à  Agamemnon  son  rôle,  —  chacun  de  ces  congrès 
d'Aix-la-Chapelle,  de  Troppau,  de  Laybach,  de  Yérone,  marqua 
une  étape  dans  la  voie  de  la  répression  par  la  force  des  mouve- 
mens  populaires  et  de  l'action  collective  ou  déléguée  contre  les 
révolutions.  Naples,  le  Piémont,  l'Espagne  ressentirent  tour  à 
tour  les  effets  de  ce  système.  Il  semblait  qu'une  puissance  enne- 
mie du  genre  humain,  de  ses  progrès  et  de  ses  franchises  eût  jeté 
sur  toute  l'Europe  un  filet  à  travers  les  mailles  serrées  duquel 
pas  une  tentative  de  libération,  pas  un  effort  émancipateur  ne 
pût  se  faire  jour. 


LA  doctkim:  iœ  >ionkoi:. 


4i>9 


Et  rEurojM^  Tf'était  pas  seule  menacée.  L'Amérique  à  son  tour 
semblait  devoir  otVrir  un  nouveau  terrain  à  la  propagande  armée 
de  la  sainte-alliance.  —  Le  contre-coup  de  la  déclaration  d'indé- 
pendance et  de  l'insurrection  victorieuse  des  plantations  britan- 
niques du  nord  du  continent  n'avait  pas  tardé  à  se  faire  ressentir 
dans  les  colonies  espagnoles.  (Juand  la  Révolution  française  lut 
venue  jeter  dans  le  monde,  avec  la  sublime  déraison  de  son  cos- 
mopolitisme, les  germes  de  l'indépendance  universelle,  les  leçons 
de  1776  ne  tardèrent  pas  à  mûrir  sous  le  chaud  soleil  de  1789.  11 
devint  impossible,  pour  l'immense  empire  découvert  par  Colomb, 
conquis  par  (Portez  et  Pi/arre  d'admettre  comme  une  loi  de  la  na- 
ture l'asservissement  absolu  d'un  continent,  son  exploitation  sys- 
tématique par  la  mé'tropole.  le  criminel  abâtardissement,  la  mu- 
tilation intellectuelle  et  morale  de  populations  et  de  générations 
entières.  Dans  toutes  les  vice -royautés,  depuis  la  Nouvelle- 
Espagne  jusqu'au  I\io  de  la  Plata  et  au  Chili,  il  y  eut  comme  un 
frémissement  d'espoir  et  d'attente.  Par  une  ironie  de  la  destinée, 
c'était  contre  la  France  et  l'empire  universel  sorti  de  sa  révolution 
que  devait  se  faire  l'apprentissage  de  l'indépendance,  née  des 
principes  de  sa  déclaration  des  droits.  Les  colonies  espagnoles 
n'acceptèrent  pas  l'usurpation  de  la  créature  de  Napoléon,  du  roi 
Joseph.  Dès  1808.  une  série  d'insurrections  éclatèrent  par  delà 
l'Océan  et  détachèrent  de  la  couronne  d'Espagne,  alors  sur  le  front 
d'un  parvenu  révolutionnaire,  les  plus  riches  et  les  plus  beaux 
de  ses  tleurons.  Il  semblait  que  cette  révolte  lût  le  triomphe  du 
loyalisme.  On  vit  bien  ce  que  recouvrait  ce  masque,  quand, 
en  IBii,  les  Bourbons  remontèrent  sur  leur  trône  à  Madrid. 
Le  vice  fatal  de  toutes  les  restaurations  se  compliqua  et  s'aggrava 
non  seulement  des  particulariti's  ignobles  du  caractère  de  Fer- 
dinand Vil,  mais  des  conséquences  inévitables  du  système  colo- 
nial. Ce  fut  un  retour  pur  et  simple  à  l'ancien  régime.  Les 
colonies  avaient  trop  longtemps  respiré  l'air  de  la  liberté,  elles 
en  avaient  trop  goûté  les  avantages  au  point  de  vue  du  commerce 
avec  toutes  les  nations  pour  se  laisser  ramener  sous  le  joug  imbé- 
cile du  roi  catholique.  De  1816  à  1820,  les  provinces  delaPlata, 
du  Chili,  du  Venezuela  donnèrent  le  signal  de  la  révolte.  En  1822, 
il  n'y  avait  pas  une  vice-royauté  ou  une  intendance,  y  compris  le 
Mexique,  où  ne  fonctionnât  un  gouvernement  révolutionnaire. 
L  Europe  suivait  avec  une  attention  passionnée  ce  grand  mouve- 
ment. La  sainte-alliance  ne  pouvait  manquer  de  se  préoccuper 
de  ce  dangereux  exemple.  Quand  la  France  se  fit  décerner,  à  Vé- 
rone, le  mandat  daller  restaurer  l'absolutisme,  le  gouvernement 
du  reynetto  en  Espagne,  on  putcroire  qu'elle  ne  considérerait  pas 
son  œuvre  comme   achevée   tant  que  la   monarchie   espagnole 


430  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

resterait    privée    de    la   plus    belle   partie    de    son    patrimoine. 

Les  Etats-Unis  portaient  un  intérêt  tout  spécial  au  sort  de  ces 
colonies  insurgées.  A  la  sympathie  profonde  pour  une  cause  qui 
se  réclamait  des  principes  de  la  révolution  américaine,  se  joignait 
un  intérêt  commercial  de  premier  ordre;  la  liberté  du  trafic  était 
étroitement  liée  au  triomphe  de  la  liberté  politique.  Par  ce  même 
motif,  l'Angleterre,  d'ailleurs  retenue  par  l'esprit  de  ses  institu- 
tions, en  dépit  des  intérêts  profondément  réactionnaires  de  ses  gou- 
vernans  les  Liverpool,  les  Castlereagh,  les  Eldon,  sur  la  pente  de 
la  complicité  avec  la  sainte-alliance,  l'Angleterre  était  disposée  à 
prêter  un  certain  appui  aux  colonies  espagnoles.  Dès  1818,  lord 
Castlereagh  avait  sondé  Rush,  l'envoyé  américain  à  Londres, 
sur  un  vague  projet  de  médiation  que  le  cabinet  de  Madrid  lui  avait 
suggéré.  Le  gouvernement  de  Washington  se  tint  sur  le  qui-vive. 
Au  fond  il  avait  à  louvoyer  entre  deux  écueils.  Il  lui  aurait  presque 
autant  déplu  de  voir  l'Amérique  espagnole  libérée  par  l'Angle- 
terre qu'asservie  par  la  sainte-alliance.  Aussi  lorsqu'en  août  1823 
Ganning  communiqua  à  Rush  les  desseins  formés  en  faveur  de 
l'Espagne  par  les  puissances  alliées,  Monroe  s'émut  vivement  et 
cela,  presque  autant  des  intentions  éminemment  libérales  du 
nouveau  ministre  des  affaires  étrangères  anglais  que  des  complots 
liberticides  des  cours  continentales,  Canning,  qui  avait  apporté  un 
esprit  entièrement  nouveau  au  Foreign  Office,  avait  beau  mul- 
tiplier les  protestations  chaleureuses,  c'était  précisément  son 
zèle  qui  inquiétait  les  hommes  d'Etat  de  Washington  non  moins 
que  les  âpres  ambitions  des  meneurs  de  l'Europe  réactionnaire. 
Quand  Wellington,  en  loyal  interprète  d'une  pensée  qui  n'était 
pas  la  sienne,  tint  à  Vérone  un  langage  singulièrement  favorable 
aux  insurgés,  quand  Ganning  se  prépara  ostensiblement  à  suivre 
la  politique  qu'il  devait  résumer  plus  tard  dans  ce  fameux  mot, 
plus  oratoire  qu'exact  :  «  J'ai  appelé  à  l'existence  un  nouveau 
monde  et  j'ai  ainsi  rétabli  l'équilibre  de  l'ancien  »,  il  devint 
impossible  pour  les  Etats-Unis  d'assister  les  bras  croisés  à  ce 
spectacle. 

Monroe  médita  longuement  le  grand  coup  qu'il  voulait  frap- 
per. Il  consulta  son  cabinet  où  siégeaient  quelques-uns  des 
hommes  les  plus  éminens  de  son  pays,  —  le  secrétaire  d'Etat 
John  Quincy  Adams,  —  le  secrétaire  de  la  guerre  Galhoun,  l'élo- 
quent et  passionné  champion  des  Etats  du  Sud  et  de  leur  insti- 
tution particulière ,  l'homme  qui  a  peut-être  le  plus  tragiquement 
et  le  plus  pleinement  incarné  les  passions,  les  faiblesses,  les 
fatalités,  les  vices  et  les  vertus  aussi  de  l'esclavagisme,  cette 
tunique  de  Nessus  attachée  pendant  trois  quarts  de  siècle  aux 
flancs  de  la  République.  Dans  tous  ces  esprits,  il  y  avait  d'avance 


LA    DOCTRINE    HE    MONROE.  431 

et  comme  instinttivemeut  un  accord  absolu  sur  les  principes  eu 
cette  matière.  Ces  idées  étaient  dans  l'air.  Jefferson,  l'oracle  du 
parti  démocrate,  retiré  à  Monticello,  en  donnait  trois  ans  plus  tôt, 
dans  une  lettre  privée,  la  formule  exacte.  «  Le  jour  n'est  pas 
éloigné,  disait-il,  où  nous  pourrons  formellement  requérir  le 
tracé  d'un  méridien  de  partage  à  travers  l'océan  qui  sépare  nos 
deux  hémisphères  :  d'un  côte,  jamais  ne  résonnera  le  bruit  d'un 
coup  de  canon  américain,  de  l'autre,  jamais  celui  d'un  coup  de 
canon  européen.  Pendant  que  d'éternelles  guerres  feront  rage  en 
Europe,  chez  nous,  le  lion  et  l'agneau  pourront  se  coucher  côte 
à  côte  en  paix.  »  Monroe  consulta  Jellerson,  pour  qui,  tout  prési- 
dent qu'il  était,  il  avait  gardé  les  sentimens  de  déférence  affec- 
tueuse du  temps  où  il  servait  sous  lui  comme  ministre  à  Paris 
et  à  Londres.  Le  Sage  de  Monticello  ne  se  fit  pas  prier.  Dès  le 
24  octobre  1823  il  répondait  par  une  longue  lettre  dont  j'extrais 
quelques  passages.  ■  Notre  première  et  la  plus  fondamentale  de 
nos  maximes  devrait  être  de  ne  jamais  nous  ingérer  dans  les  im- 
broglios de  l'Europe.  La  seconde,  de  ne  jamais  permettre  à  l'Eu- 
rope de  s'immiscer  dans  les  affaires  de  ce  côté  de  l'Atlantique. 
Pendant  que  l'Europe  travaille  à  devenir  le  domicile  du  despo- 
tisme, nous  devrions  travailler  à  faire  de  cet  hémisphère  l  asile 
de  la  liberté.  » 

Monroe  était  muni  de  tous  les  viatiques.  Il  pouvait  aller  droit 
devant  lui.  Toutefois  son  tempérament  essentiellement  timide  et 
lent  n'était  pas  encore  entièrement  rassuré.  Quelques  jours  à 
peine  avant  la  réunion  du  Congrès,  en  décembre  1823,  il  hésitait 
encore.  Il  consulta  même  son  secrétaire  d'Etat.  Adams  poussait 
la  fermeté  jusqu'à  l'obstination,  le  courage  jusqu'à  la  témérité, 
comme  le  prouva  la  fin  de  sa  carrière.  11  répondit  :  «  Vous  savez 
déjà  mes  sentimens  sur  ce  sujet.  Je  ne  vois  aucune  raison  de  les 
modifier.  — Eh  bien!  fit  le  président  avec  un  soupir,  ce  qui  est 
écrit,  est  écrit  et  il  est  trop  tard  pour  le  changer  à  cette  heure.  »  Le 
lendemain  le  message  était  lu  au  Congrès  et  le  peuple  américain 
comptait  un  article  de  plus  à  son  décalogue.  Deux  passages  séparés 
par  un  assez  long  espace  dans  ce  document  ont  trait  à  la  poli- 
tique étrangère.  Dans  le  premier,  après  avoir  rapporté  les  pro- 
positions du  gouvernement  impérial  russe  relatives  au  règle- 
ment amiable  des  droits  et  des  intérêts  respectifs  des  deux  pays 
et  de  ceux  de  l'Angleterre  dans  la  portion  nord-ouest  du  conti- 
nent américain  et  après  avoir  affirmé  son  désir  de  cultiver  une 
parfaite  entente  avec  le  tsar,  le  président  déclarait  l'occasion  pro- 
pice pour  poser  un  principe  fondamental  dont  dépendaient  en 
grande  partie  les  droits  et  les  intérêts  des  États-Unis,  à  savoir, 
que  «  les  continens  américains,  dans  l'état  de  liberté  et  dinde- 


4i32  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pendance  où  ils  sont  parvenus  et  où  ils  entendent  demeurer,  ont 
cessé  désormais  de  pouvoir  être  envisagés  comme  des  terrains 
propres  à  la  colonisation  future  des  puissances  européennes.  » 
Le  second  passage  abordait  la  question  brûlante  de  l'Amérique 
espagnole  et  était  ainsi  conçu  :  «  Nous  devons  à  la  bonne  foi,  à 
nos  bonnes  relations  avec  les  puissances,  de  déclarer  que  nous 
considérerons  comme  une  atteinte  à  notre  paix  et  à  notre  sécu- 
rité toute  tentative  de  leur  part  pour  étendre  leur  système  à  une 
portion  quelconque  de  cet  hémisphère.  Nous  ne  sommes  point 
intervenus ,  nous  n'interviendrons  pas  dans  les  colonies  ou  les 
dépendances  que  possèdent  telles  ou  telles  puissances  euro- 
péennes :  mais  quant  aux  gouvernemens  qui  ont  déclaré  leur  indé- 
pendance et  l'ont  maintenue  et,  pour  de  justes  et  hautes  raisons, 
en  ont  obtenu  la  reconnaissance  de  notre  part,  nous  serions 
forcés  d'envisager  toute  interposition  en  vue  de  les  opprimer  ou 
d'exercer  un  contrôle  quelconque  sur  leurs  destinées  comme  la 
manifestation  d'une  disposition  hostile  envers  les  Etats-Unis.  » 

Tel  était  ce  document,  trop  long,  verbeux,  diffus,  où  les  deux 
déclarations  essentielles  sont  noyées  dans  un  flot  de  paroles  su- 
perflues. Tel  qu'il  était,  il  produisit  un  effet  immense.  Monroe  de- 
vint, du  jour  au  lendemain,  l'idole  de  la  nation  et  un  personnage 
historique.  C'est  qu'il  avait,  à  travers  ses  tautologies  et  ses  péri- 
phrases, donné  à  deux  reprises  une  forme  concrète  à  un  senti- 
ment profondément  imprimé  dans  l'àme  populaire.  Il  avait 
prononcé  le  Quos  ego  de  la  grande  république  contre  toute  usur- 
pation des  puissances  européennes  au  nouveau  monde.  C'était 
poser  en  quelque  sorte  les  colonnes  d'Hercule  où  devait  s'arrêter 
l'action  du  vieux  monde;  ou  encore,  pour  reprendre  le  mot  de 
Jefferson,  c'était  imiter  le  pape  Alexandre  VI  lançant  une  bulle 
pour  tracer  une  ligne  de  partage  en  plein  Atlantique  entre  les 
possessions  de  l'Espagne  et  celles  du  Portugal,  et  fixer  les  bornes 
infranchissables  des  deux  hémisphères.  Cette  doctrine  est  devenue 
le  fondement  même  du  système  de  droit  international  des  patriotes 
américains.  Cette  haute  fortune  lui  est  advenue,  comme  il  arrive, 
parce  qu'elle  n'a  point  prétendu  innover.  De  vrai,  Monroe  n'a 
guère  fait  que  forger  un  anneau  dans  une  longue  chaîne  qui  re- 
monte aux  pères  mêmes  de  la  République  américaine  et  qui  des- 
cend jusqu'à  nous.  Il  y  a,  au  sens  précis  du  mot,  une  cateiia 
patrum  dont  les  apophtegmes  concordans  attestent  l'existence  et  la 
continuité  d'une  vraie  tradition  apostolique.  Washington  protes- 
tait auprès  de  Jefferson,  en  janvier  1788,  «  contre  toute  idée  d'aller 
s  embarrasser  dans  les  querelles  politiques  des  puissances  euro- 
péennes. »  Dans  son  adresse  finale  d'adieu  à  ses  concitoyens,  en 
mai  1796,  après  huit  ans  de  pouvoir,  il  leur  donnait,  comme  l'une 


LA    DOCTRINE    DE    MONROE.  433 

des  plus  prôcioifces  leçons  de  son  expérience,  cet  ans  :  «  Notre 
grande  règle  de  conduite  à  l'égard  des  nations  étrangères  doit 
être,  tout  en  étendant  nos  relations  commerciales,  d'avoir  aussi 
peu  de  liaisons  politiques  que  possible  avec  elles.  »  C'est  surtout 
Jelïerson,  l'émiuent  doctrinaire  de  la  démocratie,  qui  a  aperçu  et 
mis  en  lumière  cette  grande  vérité.  Dès  1801.  il  recommandait  à 
l'Amérique  d'éviter  de  se  commettre  avec  les  puissances  euro- 
péennes, même  au  profit  de  principes  communs.  Un  peu  plus 
tard,  il  professait  déjà  une  parfaite  horreur  pour  tout  ce  qui  tend 
à  mêler  l'Amérique  à  la  politique  de  l'Europe.  A  ses  yeux,  une 
coalition  même  temporaire  avec  l'ancien  monde  pour  atteindre 
quelque  objet  considérable,  comme  la  définition  des  droits  des 
neutres,  entraînerait  plus  d'inconvéniens  qu'elle  ne  pourrait  pro- 
curer d'avantages.  Kii  1808  il  était  arrivé  à  une  formule  plus 
complète  et  il  estimait  que  «  notre  objet  doit  être  d'exclure  toute 
inlîuence  européenne  de  cet  liémisphère.  » 

En  voilà  assez  pour  montrer  que  la  doctrine  de  Monroe,  heu- 
reusement pour  elle  et  son  auteur,  n'est  pas  l'invention  d'un  esprit 
original.  Voilà  aussi  pourquoi  elle  a  toujours,  depuis  sa  pro- 
mulgation, occupé  une  place  d'honneur  dans  l'esprit  public  en 
Amérique.  Le  message  du  2  décembre  1823  avait  eu  pour  effet 
presque  immédiat  de  faire  abandonmer  par  la  sainte-alliance  ses 
velléités  d'intervention  en  Amérique  espagnole.  Désormais,  cette 
doctrine  devient  le  palladium  de  l'indépendance  nationale.  A 
vrai  dire,  il  n'est  pas  fort  malaisé  de  démêler  les  causes  de  cette 
popularité.  La  doctrine  de  Monroe  peut  se  définir  :  î Amérique 
aux  Américains.  Elle  est,  en  premier  lieu,  une  réaction  naturelle, 
légitime,  nécessaire,  contre  l'attitude  trop  prolongée  de  l'Europe 
à  l'égard  de  ce  continent.  Depuis  la  découverte  de  (Christophe 
Colomb,  c'avait  été  l'usage  de  traiter  l'Amérique  en  pays  conquis, 
de  s'y  tailler  des  dépendances  et  colonies  à  son  gré,  d'exproprier 
en  masse  les  populations  indigènes,  bref,  d'agir  comme  on  agit 
encore  en  Afrique,  comme  on  a  déjà  cessé  d'agir  en  Australie. 
Peu  à  peu  les  descendans  des  premiers  colons  étaient  devenus 
Américains.  Ils  avaient  conçu  une  patriotique  affection  pour  le 
nouveau  monde,  une  non  moins  patriotique  hostilité  contre  les 
intrus  qui  prétendaient  s'impatroniser  céans  et  faire  d'un  conti- 
nent autonome  une  dépendance  de  la  petite  et  vieille  Europe. 
C'est  là  une  phase  dans  l'évolution  de  tout  continent  oîi  une  na- 
tionalité nouvelle  se  constitue  et  s'implante.  Le  jour  où  l'Afrique 
sera  dans  les  mêmes  conditions,  nous  entendrons  aussi  pousser  le 
cri  :  r Afrique  aux  Africains! 

En  second  lieu,  l'exclusion  de  toute  intluence  européenne  de 
l'hémisphère  américain  est  la  contre-partie  naturelle,  la  compen- 
TOME  cxxxiu.  —  1896.  28 


43 i-  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sation  logique  du  principe  de  la  non-intervention  de  l'Amérique 
dans  les  allaires  d'Europe.  On  n'invite  point  l'Amérique,  qui 
mériterait  pourtant  par  sa  force  et  sa  richesse  de  compter  parmi 
les  grandes  puissances,  à  siéger  aux  Congrès  où  se  règlent  les 
questions  européennes.  Même  quand,  comme  en  Turquie  au  cours 
de  ces  derniers  mois,  la  diplomatie  américaine  poursuit  des  objets 
identiques  à  ceux  des  ambassadeurs  des  grandes  puissances,  elle 
n'est  jamais  priée  de  se  joindre  au  concert  européen  et  elle  doit 
se  contenter  d'une  action  indépendante  et  parallèle.  Cette  exclu- 
sion doit  avoir  sa  contre-partie.  C'est  l'application  inv^erse  du 
même  principe  :  si  l'Ann'rique  est  disqualifiée  dans  les  affaires 
d'Europe,  par  les  mêmes  raisons  et  exactement  dans  la  même 
mesure,  l'Europe  doit  être  disqualifiée  dans  les  affaires  d'Amérique. 
En  troisième  lieu  la  doctrine  de  Monroe  est  devenue  le  sym- 
bole de  l'esprit  national,  du  patriotisme  américain.  Chaque 
grande  nation  a  un  principe,  une  formule  qui  lui  sert  en  quelque 
sorte  de  signe  de  ralliement  et  autour  duquel  elle  se  groupe 
comme  autour  d'un  drapeau.  C'est  cette  portée  qu'a  prise  avec  le 
temps  la  double  affirmation  du  message  de  1823.  On  a  appris  à  y 
voir  le  lier  No li  me  tangerc  de  la  démocratie  du  nouveau  monde. 
Cet  isolement  volontaire,  cette  espèce  d'enceinte  fortifiée  que 
la  sagesse  des  ancêtres  a  construite  autour  de  l'indépendance  na- 
tionale, toutes  les  idées  glorieuses  qu'éveille  dans  l'esprit  le 
souvenir  des  humiliations  infligées  à  la  vieille  Europe,  tout  cela 
se  développe  et  se  commente  et  se  loue  dans  les  livres  d'école, 
dans  les  manuels  primaires,  dans  les  discours  patriotiques,  dans 
les  harangues  du  4  juillet,  dans  toutes  ces  innombrables  démon- 
strations populaires  où  se  complaît  l'infatigable  ardeur  de  cette 
nation.  Et  les  souvenirs  de  certains  grands  événemens  sont  là 
pour  achever  de  conférer  la  sainteté  d'un  dogme  immuable  à  cette 
doctrine  politique.  Gomment  oublier  qu'à  l'heure  tragique  où  la 
sécession  des  Etats  à  esclaves  formés  en  Confédération  du  Sud 
menaçait  l'existence  même  de  la  République,  l'impossibilité  où  se 
trouva  le  gouvernement  de  Washington  de  faire  respecter,  comme 
à  l'ordinaire,  la  doctrine  de  Monroe,  faillit  créer  sur  le  flanc  de 
l'Union,  au  Mexique,  un  empire  d'origine  étrangère,  qui  aurait 
été  une  perpétuelle  source  de  danger?  Aussi  avec  quel  joyeux 
empressement,  dès  que  le  Sud  eut  succombé  et  que  Lee  eut  rendu 
sa  vaillante  épée  à  Appomatox,  gouvernement  et  peuple  ne  prirent- 
ils  pas  leur  revanche  en  infligeant  à  Napoléon  III  le  déshonneur 
de  décamper  à  la  première  sommation  et  de  laisser  son  malheureux 
client,  devenu  sa  dupe  et  sa  victime,  l'empereur  Maximilien,  expier 
son  usurpation  à  Oueretaro!  Voilà,  certes,  qui  explique  assez 
l'incomparable  popularité  d'une  politique  qui  a  de  tels  états  de 


LA    DOCTlUNi:    DE    MOMIOE.  i3;") 

service  à  son  actit.  Il  n'y  a  pas  à  dire;  au  point  de  vue  américain, 
la  doctrine  de  Monroe  n'est  pas  seulement  légitime,  elle  s'impose. 
Cette  simple  constatation  de  fait  ne  saurait,  toutefois,  nullement 
préjuger  la  question  toute  ditlerente  de  sa  valeur  internationale. 
J'avoue  que,  pour  ma  part,  j'estime  assez  superflu  de  rechercher 
pédantesquement  si  ce  principe  peut  rentrer  dans  ce  cadre  essen- 
tiellement mobile  et  flottant  que  l'on  appelle  le  droit  des  gens. 
L'important,  c'est,  ainsi  que  l'a  fait  remarquer  avec  finesse  un 
écrivain  anglais.  ^I.  Goldwin  Smith,  que  cette  fameuse  doctrine 
est  l'expression  directe  d'un  état  d'àme  fixe  et  immuable  du  peuple 
américain.  Après  tout,  le  droit  des  gens,  s'il  correspond  à  quelque 
réalité  pratique,  doit  tenir  compte,  encore  plus  que  de  prétondues 
lois  que  personne  n'a  édictées  et  qui  sont  dépourvues  de  toute 
sanction,  des  faits  généraux,  élémentaires,  permanens,  des  don- 
nées fondamentales  de  la  psychologie  des  nations.  De  cet  ordre  est 
pour  les  Américains  la  doctrine  de  Monroe.  Elle  participe  du 
caractère  d'un  palladium  national.  Il  n'est  pas  jusqu'à  certaines 
objections,  même  fondées,  certaines  critiques,  même  justes,  qui 
ne  contribuent  à  lui  donner  cette  prise  sur  l'esprit  public.  On  a 
fait  observer  avec  beaucoup  de  justesse  que  la  revendication 
par  les  Etats-Unis  d'un  droit  de  défense  et  de  patronage  sur 
tous  les  Etats  de  l'Amérique  impliquait  à  tout  le  moins  une 
obligation  et  une  responsabilité  correspondantes  à  l'égard  de 
cette  clientèle.  Jusqu'ici  le  gouvernement  de  Washington  n'a  pas 
fait  mine  de  se  préparer  à  assumer  cette  tutelle  compromettante; 
mais  l'opinion,  qui  ne  finasse  pas  tant,  ne  serait  nullement 
éloignée  d'accepter  une  charge  où  elle  voit  avant  tout  l'avan- 
tage d'une  hégémonie  réelle  sur  les  deux  continens  américains. 
Naguère  M.  Blaine,  reprenant  une  idée  chère  à  ce  grand  Amé- 
ricain, Henry  Clay,  avait  renoué  à  Washington  le  fil  des  discus- 
sions de  ce  congrès  de  Panama  depuis  longtemps  interrompu  et 
qui  devait  aboutir,  dans  la  pensée  de  ses  auteurs,  à  la  formation 
d'un  lien  fédératif  entre  tous  ces  Etats.  Il  serait  piquant  qu'en 
croyant  pousser  un  argument  contre  la  doctrine  de  Monroe,  lord 
Salisbury,  ou  tel  autre  polémiste  distingué,  travaillât  en  fait  à 
réaliser  ce  cauchemar  des  nations  qui  ont  des  Canada  ou  d'autres 
colonies  impériales  au  nouveau  monde  :  la  constitution  d'une 
grande  Amérique,  unie  et  unitaire,  sous  l'hégémonie  de  Yoncle 
Sam. 

On  a  essayé  de  mettre  en  tout  son  jour  l'importance  d'un 
article  de  foi  politique  professé  par  70  millions  d'hommes.  Il 
resterait  à  examiner  l'attitude  des  puissances  européennes  à 
l'égard  de  cette  maxime  d'Etat  américaine.  Chaque  nation  pos- 
sède jusqu'à  un  certain  point  dans  ses  archives  quelqu'un  de  ces 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arcana  impcrii,  de  ces  mystères  d'Etai  sur  lesquels  le  cardinal 
de  Retz  recommande  sagement  de  ne  pas  faire  de  lumière  indis- 
crète et  qui  servent  à  légitimer  aux  yeux  de  ceux  qui  les  invo- 
quent certains  procédés  parfois  peu  canoniques.  Jadis  le  principe 
de  Y  arrondissement  du  territoire  et  celui  des  compensations  terri- 
toriales joua  un  grand  rôle  dans  les  transactions  de  la  diplomatie 
européenne.  Derrière  ces  mots  à  l'aspect  pédantesque  et  lourd, 
partant  honnête,  se  masquait  fort  habilement  l'insatiable  et  im- 
morale ambition  qui  procura  les  partages  de  la  Pologne.  Cette 
opération  auprès  de  laquelle  les  excès  révolutionnaires  ne  sont 
que  des  jeux  d'enfans,  même  au  point  de  vue  de  l'ancien  droit  tra- 
ditionnel, s'accomplit  sans  scandale  à  l'abri  de  ces  périphrases  dé- 
centes. La  morale  était  sauve,  puisque  le  protocole  était  respecté. 
On  croit  savoir  que  l'Angleterre  n'a  pas  toujours  dédaigné  de  re- 
courir à  ces  procédés.  Elle  atout  un  vocabulaire  d'expressions 
parfaitement  correctes,  dont  il  ne  faut  pas  trop  presser  le  sens.  La 
route  des  Indes,  la  sûreté  de  l'empire,  les  intérêts  de  la  civilisatio?i^ 
les  droits  des  minorités  opprimées ,  les  privilèges  du  sujet  britan- 
nique qui  peut  fièrement  s'écrier  :  Civis  romanus  sum,  voilà,  au 
courant  de  la  plume,  quelques-unes  de  ces  modestes  formules 
sous  lesquelles  certains  voudraient  simplement  lire  partout  et 
toujours  la  répétition  monotone  du  grand  principe  de  la  politique 
anglaise  :  Quia  nominor  leo.  La  politesse  internationale  ne  veut 
pas  que  l'on  scrute  de  trop  près  ces  petits  déguisemens.  Je  ne 
vois  pas  très  bien  pourquoi  l'on  appliquerait  un  traitement  plus 
rigoureux  à  la  doctrine  de  Monroe,  qui  a  du  moins  l'avantage 
d'une  franchise  absolue.  La  vraie  méthode  ne  consisterait-elle 
pas,  ici  comme  dans  beaucoup  de  cas, à  i\g  pas  procédera  coups 
de  généralités  périlleuses  et  à  distinguer  soigneusement  entre  les 
diverses  applications  de  ce  principe?  Pour  ma  part,  dans  la  crise 
provoquée  par  l'évocation  de  la  doctrine  de  Monroe,  crise  dont 
on  célébrait  prématurément  l'apaisement,  il  y  a  deux  semaines, 
je  dois  avouer  que  je  ne  regrette  nullement  l'attitude  pleine  de 
réserve  et  la  bienveillante  neutralité  observées  par  la  France.  Il 
n'y  avait  vraiment  pas  lieu  à  une  croisade  universelle  contre  une 
maxime  d'État  dont  la  popularité  est  prodigieuse  aux  Etats-Unis  ; 
dont  la  légitimité  varie  avec  chaque  espèce  à  laquelle  on  l'appli- 
que; et  dont  l'application,  dans  le  cas  donné,  visait  les  prétentions 
insoutenables,  le  refus  arrogant  d'arbitrage,  et  lesrécrimipations 
inopportunes  d'une  puissance  comme  l'Angleterre. 

Francis  de  Pressensé. 


DE  L'ORGAMSATION 


DU 


SUFFRAGE  UxMVERSEL 


LA  REPRÉSENTATION  RÉELLE  DU  PAYS 


Une  Chambre  des  députés  élue  au  sullrago  universel  direct  par 
tous  les  citoyens,  égaux,  mais  répartis,  suivant  leur  profession, 
en  un  petit  nombre  de  catégories  très  ouvertes,  en  trois  ou  quatre 
groupes  très  larges,  embrassant  tout  le  monde,  ne  laissant  ])er- 
sonne  dehors,  ne  soutirant  ni  d  exclusion  ni  de  privilège,  chacun 
de  ces  groupes  devant  tirer  de  lui-même  son  représentant  ;  avec  une 
double  circonscription  :  la  circonscription  territoriale,  déter- 
minée par  le  département,  et  la  circonscription  sociale,  déter- 
minée par  la  profession  ;  —  un  Sénat,  dont  les  membres  seraient 
nommés,  dans  chaque  département:  pour  un  tiers,  par  et  parmi 
les  conseils  municipaux;  pour  un  deuxième  tiers,  par  et  parmi 
les  conseils  généraux  ;  pour  le  dernier  tiers,  par  et  parmi  ce  qu'il 
est  de  droit  ou  de  coutume  d'appeler  les  corps  constitués  ;  — l indi- 
vidu représenté  à  la  Chambre,  mais  dans  le  groupe  professionnel, 
et,  au  Sénat,  les  unions  représentées,  unions  locales,  adminis- 
tratives et  civiles  que  la  loi  énumérerait  :  —  ainsi,  nous  semble- 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1''  juillet,  io  août,  io  octobre  et  15  décembre  1893. 
TOME  cxxxiv.  —  1896.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l-il,  pouiTiiit-oii  (sans  préjudice  d'autres  réformes  qui,  toutes, 
resteraient  réalisables,  dont  plusieurs  en  seraient  rendues  plus 
faciles,  et  quelques-unes  même  de\iendraient  nécessaires)  orga- 
niser le  sulîrage  universel,  et  avec  lui,  sur  lui,  construire  enfin 
ou,  en  un  certain  sens,  achever  l'Etat  moderne. 

Et  ce  serait  bien  organiser  le  sulîrage  universel,  l'organiser 
profondément,  jusque  dans  la  personne  de  l'électeur,  puisque, 
(le  l'abstraction  que  cet  électeur  est  à  présent,  on  referait  un 
homme  qui  aurait  sa  place  marquée  et  qui  tiendrait  à  d'autres 
hommes;  ce  seraitbien  construire  l'Etat  moderne,  puisque  le  vide 
se  trouverait  comblé  entre  l'individu  et  l'Etat,  reliés  l'un  à  l'autre 
par  leurs  intermédiaires  naturels.  Toutes  les  qualités  que  doit 
avoir,  toutes  les  conditions  auxquelles  doit  répondre  le  suffrage 
universel,  support  et  moteur  de  l'Etat  moderne,  on  n'aurait  pas 
grand'peine  à  montrer  que,  organisé  de  la  sorte,  il  les  réunirait, 
autant  qu'arrangement  légal  et  institution  politique  peuvent  les 
réunir;  c'est-à-dire  que,  à  peu  près  toutes  et  toutes  à  peu  près,  il 
les  présenterait.  Car  il  importe  de  ne  se  point  faire  d'illusions,  de 
n'en  point  donner  et  de  ne  pas  promettre,  des  vertus  d'un  sys- 
tème, plus  qu'aucun  système  ne  saurait  tenir.  Mais  si,  comme  il 
est  évident  d'ailleurs,  c'est  relativement  et  par  comparaison  qu'il 
convient  de  juger  de  la  valeur  des  arrangemens  légaux  et  des  in- 
stitutions politiques,  pourquoi  craindrait-on  d'avancer  que  le 
suffrage  universel  organisé  serait  au  suffrage  [universel  inorga- 
nique ce  que  l'ordre  est  au  désordre?  et  que  le  régime  représen- 
tatif issu  de  lui  serait  à  notre  parlementarisme  décadent  ce  qu'une 
démarche  ferme  et  calme  est  aux  sautillemens  de  l'ataxie  ou  aux 
contorsions  de  l'épilepsic? 

Reste  l'argument,  à  la  fois  méprisable  et  redoutable,  de  qui- 
conque n'en  trouve  pas  d'autre  :  «  Oui,  sans  doute,  ce  serait  pré- 
férable à  ce  que  nous  avons;  mais,  malheureusement,  ce  n'est 
pas  pratique.  »  Tout  de  suite, ici,  il  faut  s'expliquer.  Si  par  «  pra- 
tique »  on  entend  «  praticable  (juand  on  le  voudra  » ,  nous  prou- 
verons de  la  manière  la  plus  positive  qu'il  n'y  a,  dans  les  chan- 
gemens  proposés,  rien  qui  ne  soit  parfaitement  pratique.  Si, 
maintenant,  ce  mot  signifie  qu'une  pareille  idée  n'est  pas  d'une 
application  immédiate  et  ne  serait  adoptée  par  les  Chambres  ni 
aujourd'hui,  ni  même  demain  —  eh!  certainement!  Ni  aujour- 
d'hui, ni  même  demain,  les  politiciens  des  deux  Chambres  ne 
se  résoudront  à  voter  un  projet  où  il  n'est  question  que  de  leur 
mort.  Ce  serait,  pour  eux,  comme  l'envoi  du  cordon  en  Turquie 
ou  du  sabre  au  Japon  :  l'Orient  seul  a  encore  de  ces  obéissances 
ou  de  ces  dévouemens,  et  il  commence  à  s'en  fatiguer;  l'Occident 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  593 

ne  les  connaît»plus,  si  jamais  il  les  a  connus.  11  n'y  a  donc  pas 
à  compter  sur  une  soudaine  poussée  de  scrupules,  sur  une  subite 
illumination  de  conscience, qui,  dans  une  seconde  et  non  moins 
mémorable  nuit  du  4  août,  inclinerait  et  obligerait  presque  nos 
politiciens  à  un  suicide  que  de  si  nombreuses  raisons,  et  de  si 
bonnes  pourtant,  justifieraient. 

Il  serait  chimérique,  on  lavoue,  de  s'en  remettre  de  ce  soin 
à  un  parlement  médiocre  et  égoïste,  incapable  de  voir  et  d'en- 
tendre au  delà  des  couloirs  où  il  s'agite  ;  qui  se  noie  en  de  petites 
intrigues,  ne  se  raccroche  qu'à  de  petites  passions,  se  fait  à  lui- 
même  une  atmosphère  artificielle  où  tout  se  rétrécit  et  se  des- 
sèche, professe  que  la  terre  tourne,  puisqu'il  y  a  un  ministère,  et 
ne  sent  pas  qu'il  a  coupé  ses  communications  avec  la  vie.  Mais 
ce  n'est  pas  être  trop  naïf  et  prêter  à  rire  à  ceux  qu'aveugle  et 
assourdit  la  possession  d'état  que  de  compter  sur  une  force  qui, 
après  tout,  mène  le  monde  :  la  force  des  choses.  —  Force  indé- 
finie et  indéfinissable,  faite  des  fautes  des  uns  et  du  dégoût  des 
autres  :  avec  laquelle  conspirent,  en  tout  temps,  le  mécontente- 
ment et  même  l'indifférence  ;  avec  laquelle  conspire,  en  ce  mo- 
ment, la  lassitude  des  millions  de  braves  gens  pour  qui  le  scan- 
dale n'est  pas  le  pain  quotidien  ;  tandis  que,  plus  haut  ou  plus 
près  des  pouvoirs  publics  on  s'étonne,  et  l'on  s'inquiète,  de  voir 
ce  que  sont,  depuis  quelques  années,  et  ce  que  font  les  pouvoirs 
publics.  —  Or,  la  force  des  choses  qui  peu  à  peu  nous  écarte 
d'une  forme  du  gouvernement  représentatif  usée,  vidée  et  discré- 
ditée, peu  à  peu  aussi  (nous  voulons  du  moins  l'espérer)  nous  en 
apportera,  grâce  à  un  mode  de  sulTrage  meilleur,  une  forme  plus 
jeune,  plus  pleine,  plus  riche  en  œuvres  et  en  hommes, 

(Juand  donc  ?  Dans  un  délai  qui  sera  peut-être  assez  long, 
qui  peut-être  sera,  de  beaucoup,  plus  court  qu'on  ne  l'imagine- 
rait. Cette  force,  dont  on  ne  sait  pas  seulement  au  juste  ce 
qu'elle  est,  on  en  saurait  encore  moins  calculer  la  vitesse  ;  mais 
il  est  sûr  qu'elle  ne  cesse  pas  d'agir.  Comment  s'opérera  la  trans- 
formation? On  ne  le  sait  pas  davantage  et,  à  la  vérité,  dans  la  pro- 
cédure ordinaire,  elle  semble  impossible  à  prévoir;  mais  il  est 
sûr  que,  celle-là  ou  une  autre,  une  transformation  s'opérera —  et, 
si  l'on  ne  sait  ni  quand  ni  comment,  on  sait  bien  pourquoi.  — 
Parce  que,  d'une  part,  ce  qui  est  impossible,  moralement  et 
matériellement,  c'est  que  «  cela  dure  et  cela  marche  ainsi  »  ; 
parce  que,  d'autre  part,  là  est  l'unique  solution  libérale,  et  l'on 
ose  ajouter  :  démocratique,  à  la  crise  de  l'Etat  moderne.  Disons 
plus,  en  disant  tout  court  :  là  est  l'unique  solution  à  cette  crise, 
puisque  le  collectivisme  révolutionnaire,  non  plus  qu'un  césa- 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

risme.  quel  qu'il  soit,  uo  serait  une  solution.  Dès  lors,  si  la 
République  ne  veut  ni  finir  dans  le  sang  ni  languir  dans  l'imbô- 
cillité,  la  solution  pacifique  et  logique,  il  faudra  tôt  ou  tard  qu'elle 
y  recoure.  Et  ce  sera  celle  qu'on  vient  d'indiquer,  ou  quelque 
chose  d'approchant.  En  principe,  on  peut  affirmer  que  le  suffrage 
universel  sera  organisé  et  que,  par  lui,  l'Etat  moderne  s'organi- 
sera; —  ou  qu'il  ne  sera  pas;  —  ou  qu'il  continuera,  comme  il  l'a 
fait,  à  travers  les  bouleversemens  et  les  tâtonnemens  du  siècle, 
à  se  chercher  sans  se  trouver. 

Là,  encore  une  fois,  est  la  solution  véritable  et,  selon  le  train 
des  affaires  humaines,  définitive  à  la  crise  de  l'Etat  moderne; 
là,  dans  la  représentation  réelle  du  pays,  du  pays  réel,  du  pays 
vivant  tout  entier;  et  cette  solution,  que,  pour  plus  de  clarté  et 
de  brièveté,  il  est  permis  de  qualifier  d'organique,  on  peut  affir- 
mer que  c'est  vers  elle  que  nous  devons  tendre  et  vers  elle  que  la 
force  des  choses  nous  conduit.  Etant  cela,  elle  est  le  but.  Mais  on 
ne  conteste  pas,  au  demeurant,  qu'on  sache  mal  de  quel  pas  nous 
y  allons,  ni  que  ce  but  puisse  être  assez  lointain  et  assez  ardu  à 
atteindre.  Il  nous  apparaît  comme  au  bout,  au  sommet  d'une 
grande  pente  où  l'on  gravit  par  des  plans  successifs  ;  autrement 
dit,  entre  le  point  où  nous  sommes  et  cette  solution  intégrale  qui 
s'imposera  un  jour,  s'interposent,  échelonnées,  étagées,  diverses 
solutions  moins  complètes,  moins  satisfaisantes,  accessoires  ou 
provisoires  ;  demi-solutions,  si  l'on  veut,  mais  qui  nous  seraient 
au  moins  des  haltes  de  repos  dans  le  chemin.  Seulement,  il  ne 
faut  pas  perdre  de  vue  que  si,  plus  bas,  les  tentes  peuvent  être 
plantées,  ce  n'est  que  là-haut  que  la  maison  de  granit  et  de  ciment 
sera  construite. 

Ce  pauvre  Etat,  affolé  par  ses  cent  ans  passés  de  vagabondage, 
ne  se  rassiéra,  ne  se  fixera  que  dans  la  représentation  réelle  du 
pays,  par  le  suffrage  universel  organisé.  Aussi  voudrions-nous  : 
premièrement,  faire  voir  que  c'est  à  elle,  à  la  représentation  de 
tout  ce  qui  vit  dans  la  nation,  qu'aboutissent  en  somme,  et  la 
théorie  et  l'histoire;  en  second  lieu,  montrer  que  les  législations 
étrangères  en  fournissent  des  exemples  intéressans  ;  en  troisième 
lieu,  établir,  sur  des  données  extraites  des  statistiques  officielles, 
que  son  application,  même  immédiate,  à  la  France  de  ce  jour  et 
de  cette  heure,  ne  rencontrerait  pas  dans  les  faits  d'obstacle  insur- 
montable, et  que  les  résistances  ne  viendraient  point  de  l'inflexi- 
bilité des  chiffres,  lesquels  ne  sont  cependant  pas  suspects  de 
complaisance  pour  les  bâtisseurs  de  systèmes.  — Enfin,  comme 
l'introduction  de  cette  représentation  plus  sincère  ne  serait  pas 
la  seule  réforme,  comme  elle  en  entraînerait  d'autres  et  comme 


DE    l'organisation    DL     SI  FFRAl.E    UNIVERSEL.  59T 

elle  ne  serait  pis  acceptée  sans  transition,  nous  essayerons  de 
dire  par  quoi  elle  peut  être  préparée,  accompagnée  et  consolidée; 
ou,  comme  la  force  des  choses  nest  pas  à  nos  ordres,  ce  qu'on 
pourrait  faire  en  attendant,  afin  de  hâter  son  travail  et  de  l'aider.. 


1.    —    FONDEMENS   THEORIQUES    OU    PIlILOSOPlllQUES. 
LA  VIE  ET  LA  UEPRÉSENTAÏION  RÉELLE  DU  PAYS. 

D'aliord,  et  avant  tout,  nous  rejetons  le  dogme,  absurde  et  gros- 
de  conséquences  désastreuses,  de  la  souveraineté  du  peuple.  Ou, 
pour  qu'on  ne  se  méprenne  pas  sur  nos  intentions,  nous  rejetons 
absolument  la  notion  même  de  la  souveraineté,  —  du  peuple  ou 
de  nimporte  qui,  —  cette  notion  étant  incompatible  avec  celle  de 
l'Etat  moderne.  Etat  de  droit,  construit  par  en  bas.  Froidement 
et  sans  la  tristesse  habilneUc  des  abdications,  nous  faisons,  en  ce 
qui  nous  concerne,  abandon  volontaire  de  notre  part  de  souve- 
raineté, ne  réclamant,  en  échange,  que  notre  part  de  vie  dans  lai 
vie  nationale.  Autant,  en  eflet,  il  est  clair,  quand  on  salue  le 
peuple  du  titre  de  «  souverain  »,  que  l'on  se  moque  de  nous,  que 
ion  nous  fait  «  lâcher  la  proie  pour  l'ombre  »  —  ou  prendre  une 
bulle  de  savon  pour  le  globe  impérial; —  autant  le  plus  humble 
des  citoyens  est  fond<''  légitimement  à  prétendre  \ivre  dans  la. 
nation,  être  de  sa  personne  dans  l'être  collectif. 

De  là  une  différence  essentielle.  Qui  se  croit  souverain  ignoi'<; 
ou  dédaigne  les  autres.  Qui  se  sait  vivant  ne  peut  oublier  qu'il 
n'est  pas  seul  à  vivre,  que  sa  vie  se  mêle  à  d'autres  vies  et  que 
d'autres  vies  se  mêlent  à  la  sienne.  La  souveraineté  se  sépare,  se 
replie  sur  elle-même  et  s'isole  :  elle  se  pose  eu  s'opposant;  la  vie 
se  répand  et  se  solidarise  :  elle  se  développe  en  se  communiquant,. 
La  souveraineté  est  condamnée  à  demeurer  une;  si  elle  se  par- 
tage, elle  dégénère  en  anarchie  et  se  détruit;  plus  la  vie  se  par- 
tage, plus  elle  se  multiplie,  plus  elle  est  harmonique,  plus  elle 
est  féconde. 

Elle  se  compose,  la  vie  nationale,  de  toutes  nos  vies,  dont  les. 
plus  simples  sont  déjà  composées  ;  Tètre  collectif  est  fait  non 
seulement  delà  multitude  des  individus,  mais  d'une  foule  d'êtres 
collectifs  de  divers  degrés,  dans  les  divers  ordres.  Et  non  seule- 
ment la  vie  nationale  est  plus  que  la  somme  des  vies  indivi- 
duelles, lesquelles  sont  loin  d'en  contenir  tous  les  élémens,. 
mais  chaque  vie  individuelle  sembranche  en  quelque  manière 
et  se  soude  à  des  vies  collectives  qui  la  protègent,  l'alimentent 
et  laccroissent  prodigieusement.  A  telles  enseignes  que  l'individa 


S&8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est,  dans  la  nation,  comme  une  cellule,  voisine  de  milliers  de 
cellules  semblables,  qu'unit  avec  elle  et  entre  elles  tout  le  tissu 
des  lois,  des  mœurs,  des  relations  sociales  ;  qui  prêtent  de  la  vie 
à  ce  corps,  pour  partie  formé  d'elles,  et  qui  en  retirent  de  la  vie, 
des  milliers  de  fois  plus  qu'elles  ne  lui  eu  ont  donné.  La  poli- 
tique, vue  d'un  peu  haut,  est  donc  la  science  de  la  vie  des  sociétés 
et  l'art  de  diriger  la  vie  sociale  pour  le  plus  grand  bien  de  la 
société  et  de  chacun  de  ses  membres,  l'art  de  porter  à  leur  plus 
grande  puissance  et  de  tenir  en  un  juste  équilibre  la  vie  de  l'in- 
dividu et  celle  de  l'ensemble. 

D'où  il  suit  que,  si  la  vie  est  la  matière  et  l'objet  de  la  poli- 
tique, elle  en  est  aussi  la  méthode,  pour  ainsi  dire,  ou  le  moyen; 
et  dans  une  nation  où  la  vie  est  partout  diffuse,  qui  ne  vit  pas 
uniquement  par  la  tête,  la  règle  de  la  pratique  doit  être  :  répartir 
r action  sfilon  la  vie;  faire  dans  l'État  une  place  et  fixer  dans  l'Etat 
sa  place  à  tout  ce  qui  vit  individuellement  ou  collectivement  :  or- 
ganiser l'Etat  sur  le  suffrage  organisé  lui-même  d'après  tout  ce 
qui  est  organique  dans  la  nation. 

Mais  cette  image  de  «  vie  »  et  d'  «  organisme  »  appelle  une 
réserve  que  de  fréquens  abus  de  langage  rendent,  à  notre  sens, 
indispensable.  Ce  n'est  quime  image,  et  lorsque  au  lieu  de  «fonc- 
tions »  et  d'  «  organes  »,  on  parle,  à  propos  de  la  société,  de  la 
nation  et  de  l'Etat,  de  «  machine  »  et  de  «  rouages  »,  ce  n'est 
qu'une  image  encore.  Et  lorsque,  combinant  et  confondant  les 
deux  séries,  on  annonce  solennellement,  de  quelque  tribune  ou 
de  quelque  fauteuil, —  ainsi  que  le  faisait  naguère  un  homme 
politique  promu  à  une  position  éminente,  —  que  l'on  s'efforcera 
d'assurer  le  fonctionnement  normal  «  des  rouages  de  notre  orga- 
nisme »,ce  n'est  encore  ([u'une  image  ou  plutôt  ce  ne  sont  que 
des  images...  brouillées. 

Organisme  ou  mécanisme,  vie  ou  mouvement,  il  y  a  toujours 
là  dedans  quelque  dose  de  métaphore  ;  et  c'est  à  quoi  il  n'est  que 
prudent  de  prendre  garde,  si  nous  sommes  d'instinct  entraînés, 
comme  par  un  espèce  de  vanité  d'esprit,  à  faire  étalage  de  termes 
empruntés  aux  vocabulaires  techniques,  et  si  les  analogies  que 
l'on  s'est,  avec  plus  ou  moins  de  raison  et  plus  ou  moins  de  succès, 
ingénié  à  établir  entre  les  sciences  naturelles  et  les  sciences 
sociales  n'ont  fait  que  nous  y  disposer  davantage.  J'aime  à  penser 
que  Herbert  Spencer,  quand  il  a  commencé  à  décrire  les  procédés 
d'intégration  et  de  différenciation  des  sociétés,  la  croissance 
sociale,  la  structure  sociale,  les  fonctions  sociales,  les  métamor- 
phoses sociales;  quand  il  a  distingué  dans  le  corps  social  des 
organes  et  des  appareils  d'organes,  un  appareil  producteur,  un 


Dt:    l'0K(1AN1SAT10N    DI     suffrage    INIVEUSEL.  599 

« 
appareil    distributour,    un   appareil  régulateur,  j'imagine  qu'au 
début  du  moins,  il  sous-entendait  le   mot  «  comme  »  et  le  mot 
u  presque  ». 

Ce  n'est  que  plus  tard  et  sous  le  coup  de  cette  griserie  d'idées 
à  laquelle  tout  philosophe  est  exposé,  qu'il  a  identifié  ce  qu'il 
s'était  d'abord  borné  à  rapprocher,  et  mis  l'absolu  où  d'abord  il 
n'avait  vu  que  le  relatif;  le  système  a  appelé  le  systt^me.  Puis  les 
disciples,  comme  c'est  la  coutume,  ont  voulu  dépasser  le  maître: 
la  sociologie  est  devenue  une  physiologie  et  la  politique,  une 
hygiène  et  une  thérapeutique  des  sociétés.  Et  puis  après  les 
exagérations  de  l'école,  sont  venues  les  déformations  des  vulsfa- 
risateurs,  et  il  faut  voir  ce  qu'est,  à  présent,  la  doctrine,  ou, 
pour  n'en  retenir  que  lune  des  propositions  capitales,  ce  qu'est, 
par  exemple,  1'  «  évolution  »  traduite,  — et  combien  trahie!  — 
travestie  par  les  gazettes  radicales  à  l'usage  des  convens  ma- 
çonniques ou  des  agapes  ministérielles  ! 

La  belle  et  lumineuse  comparaison  scientifique  s'est  épaissie, 
empâtée,  tigée  en  un  matérialisme  politique,  bas  et  bête.  Mais 
nous,  nous  y  maintenons  le  mot  «  comme  »  et  le  mot  «  presque  », 
ne  voulant  ni  perdre,  en  la  reniant,  ce  qu'elle  dégage  de  clarté, 
ni  fausser,  en  la  forçant,  ce  qu  elle  enferme  de  vérité.  Quand,  ici 
même,  nous  avons  dit  qu'il  s'agissait  d'organiser  le  suffrage  uni- 
versel, de  «  l'organiser  »  presque  au  sens  qu'a  le  mot  en  biologie, 
il  y  avait  «  presque  »  ;  et  quand  nous  proposons  de  «  répartir 
l'action  selon  la  vie  »  en  accordant  une  représentation  dans  l'État 
à  tout  ce  qui,  individus  ou  collectivités,  a  de  la  vie  dans  la 
nation,  —  nous  ne  prétendons  nullement  que  les  collectivités  y 
vivent  suivant  la  définition  qu'un  Claude  Bernard  ou  un  Darwin 
eussent  donnée  de  la  vie. 

Pour  nous,  c'est  un  jeu  d'imagination  que  de  regarder  les 
sociétés  comme  des  animaux  géans,  ayant  forme  et  figure  ty- 
piques, reconnaissables  à  certains  caractères,  atteignant,  à  l'âge 
adulte,  une  certaine  taille,  et  occupant  alors  tant  de  place  à  même 
l'espace,  durant  un  tel  temps  environ.  Non,  les  sociétés  ne  sont 
pas,  proprement  et  sans  métaphore,  douées  de  la  vie  animale, 
sujettes  à  la  mort  animale.  Le  mot  «  comme  »  est  sous-entendu  : 
Dans  la  nation,  qui  est  «  comme  »  un  organisme  vivant,  l'indi- 
vidu et  le  groupe  sont  «  comme  »  des  cellules.  Dans  le  pays  qui 
est  «  comme  »  un  corps  vivant,  les  chemins  de  fer  et  les  routes 
sont  «  comme  »  des  artères,  par  où  se  distribue  et  circule  la 
richesse. 

Ainsi  du  reste.  On  ne  nous  fera  pas  aller  au  delà  de  <(  presque  » 
et  de  «  comme   ».   Qui  ne   sentirait  le   ridicule   d'écrire    d'une 


'600  REVUE    DES    DEUX    .MONDES. 

académie  de  province  ou  d'une  chambre  de  notaires  qu'elle  est 
un  «  organisme  vivant  » ,  c'est-à-dire,  proprement  et  sans  métaphore, 
un  animal  ?  Et  si  l'on  n'ose  l'écrire  de  ces  petites  collectivités, 
comment  l'oser,  de  la  grande  collectivité  qu'est  une  société  ou  une 
nation  ?  Aussi  ne  l'écrirons-nous  pas  et  nous  méfierons-nous  de 
toute  cette  physiologie  de  la  politique  qui,  par  un  détour  imprévu, 
mais  avec  des  inconvéniens  non  moins  graves,  en  rejoint  la 
métaphysique.  Naturalistes  en  politique?  Pourquoi?  s'il  suffit 
d'être  réalistes  ;  et  c'est  justement  le  réalisme  qui  conseille  et 
commande  de  s'y  garder  de  la  physiologie. 

Maintenant,  une  fois  faitoscesréservesindispensables,  —  et  tous 
>ces  termes  de  vie,  d'organisme  social,  de  fonctions  sociales  étant 
pris  comme  ils  doivent  être  pris,  comme  on  vient  de  les  prendre, 
avec  l'atténuation  qu'on  vient  d'y  mettre,  —  deux  points  subsis- 
tent :  1°  la  société,  la  nation  est  «  comme  »  un  être  vivant,  où 
«vivent»  physiquement  et  socialement  des  millions  d'individus,  où 
«vivent»  socialement  et  «  presque  »  physiquement  des  milliers  de 
groupemensou  de  collectivités;  2°  tout  ce  qui  «  vit»  ainsi,  ou  bien 
vit  «  presque  »,  est  «  comme  vivant  »  dans  la  nation,  c'est  raison, 
justice  et  nécessité  qu'on  le  retrouve,  ou  qu'on  en  retrouve  un 
peu,  dans  les  institutions. 

Ces  «  vies  »  individuelles  et  collectives  représentées,  et,  par 
elles,  des  cadres  tracés  à  l'exercice  du  droit  électoral,  laissé  à  tous, 
égal  pour  tous  :  voilà  ce  qu'on  réclame  en  réclamant  le  suffrage 
universel  «  organisé  )),la  représentation  «  organique  »,  la  repré- 
sentation «  réelle  du  pays  »,la  représentation  du  pays  «  vivant  ». 
Et  là-dessus,  depuis  que  l'Etat  est  fondé  sur  l'élection,  les  théo- 
riciens sont,  pour  ainsi  dire,  unanimes;  c'est  même  une  chose 
curieuse  qu'il  n'y  ait  pas  dans  la  politique  moderne  de  plus  grosse 
question,  et  que  pourtant  il  n'y  en  ait  pas  non  plus  de  moins 
<îontro versée.  En  revanche,  c'est  une  chose  curieuse  aussi,  qu'il  n'y 
en  ait  guère  de  plus  ignorée,  ou  de  plus  dédaignée,  dans  «  le 
monde  parlementaire  » .  Chacun  sait  qu'il  est  de  bon  ton  d'y  railler 
linement  «  lu  théorie  »  et  «  les  théoriciens  »,  et  peut-être  pour- 
rions-nous rire  nous-mêmes  de  ces  plaisanteries,  si  ce  n'était  sur 
nous,  tant  que  nous  sommes,  que  les  charlatans,  les  «  rebouteux» 
de  la  politique  se  livrent  à  des  opérations,  qui  ne  laissent  pas 
il'être  douloureuses,  et  ruineuses  par-dessus  le  marché  et,  au  bout 
du  compte,  mortelles.  On  les  étonne  donc  bien,  nos  plus  distin- 
gués politiciens,  à  qui  jamais  l'idée  n'est  venue  d'étudier  la  poli- 
tique, pas  même  «  un  peu...,  dans  Aristote  »,  en  préconisant 
devant  eux  la  représentation  réelle  du  pays,  par  le  suffrage 
universel  organisé.  — C'est,  à  une  question  dont  à  peine  ils  soup- 


DE    l'ouGAMSATION    DU    SUFFRAGE    IMVERSKL.  60  J 

çonnaiont  l'oxi^teiu'o,  xino  solution  (|ui  ne  Imir  apparaissail  point, 
le  groupe  de  «  la  gauche  avancée  »,  la  loge  Saiul-Jeau  tle  Thémis, 
le  burean  de  leur  comité  et  le  Phare  ou  V  Abeille  de  leur  arrondis- 
sement avant  jus([u  ici  négligé  de  s'en  occuper. 

Mais  ce  n  tni  est  pas  moins  une  solution  sui*  laquelle  l'accord 
est  fait  pour  la  quasi-unaniniit»'  des  théoriciens,  —  et  non  point 
d'hier.  Ce  nest  point  d'hier  ([u'ils  ont  adopté  le  principe,  sinon 
arrêté  la  formule,  de  la  représentation  organique.  Et  ils  peuvent 
bien  différer  d'opinion  quant  au  degré  :  l'applifjuera-t-on  aux  deux 
Chambres?  ou  seulement  à  la  Chambre  haute?  ou  encore  à  la 
Chambre  basse?  —  et  quant  au  mode  :  divisera-t-on  la  société 
en  trois  grandes  classes,  déclaréi's  arbitrairement  égales,  capi- 
tal, travail,  intelligence?  Ou  bien  séparera-t-on  les  villes  des 
communes  rurales?  Ressuscitera-t-on  ail  préalable  les  corpora- 
tions de  métiers?  Ou  ne  se  servira-t-on  que  de  la  profession 
libre?  —  Quant  à  la  forme  et  au  style  du  cadre,  s'il  sera  copié  de 
l'ancien,  ou  simplement  imité,  ou  d'un  modèle  tout  nouveau,  cha- 
cun conserve  ses  préférences,  mais  tous  reconnaissent  qu'il  faut 
qu'on  refasse  à  l'Etat  et  qu'on  fasse  au  suffrage  un  cadre.  Ou, 
pour  ne  pas  encourir  le  reproche  qu'on  adressait  à  d'autres  de 
mêler  les  séries  d'images,  chacun  peut  vanter  son  remède,  comme 
le  plus  prompt  ou  le  plus  sûr;  mais  tous  ont  reconnu  que  ce  qu'il 
faut,  c'est  refaire  des  osa  la  nation. 

Avant  même  que  l'Etat  moderne  fût  né,  et  parlant  de  l'Etat 
en  général,  Montesquieu  ne  disait-il  pas  :  «  C'est  dans  la  manière 
de  diviser  le  peuple  en  classes  que  les  grands  législateurs  se  sont 
toujours  signalés  et  c'est  de  là  qu'ont  toujours  d('q)(Midu  la  durée- 
et  la  prospérité  de  la  démocratie  »  ?  —  Et  sans  doute  l'on  s'aper- 
çoit, à  quelques-unes  de  ses  expressions,  que  V Esprit  des  lois  est 
antérieur  à  la  naissance  de  l'Etat  moderne.  Mais  la  même  pensée 
n'a  jamais  cessé  de  revenir,  ou  le  même  fond,  plutôt,  de  persister 
sous  les  variations  du  langage,  qui  s'est  accommodé  au  milieu  et 
au  temps.  Elle  reparaît,  cette  pensée,  dans  les  livres  de  Sismondi, 
et  dans  les  ouvrages  considérables,  qui  touchent  tout  ensemble  à 
la  philosophie,  à  l'histoire  et  au  droit,  d'Ahrens  et  de  Robert  von 
Mohl. 

Elle  fait,  en  Allemagne,  une  fortune  nouvelle,  ou  plus  exacte- 
ment, malgré  les  révolutions  politiques  et  sociales,  elle  n'y  perd 
rien  de  son  ancien  crédit.  Loin  d'y  céder  du  terrain,  au  moins 
dans  le  domaine  de  la  théorie,  elle  en  reconquiert,  et  vers  1865, 
lorsqu'on  publie  l'espèce  de  consultation  demandée  à  quatre 
éminens  professeurs  des  universités  les  plus  fameuses  sur  «  les 
conditions   et  les  effets  du  principe  constitutionnel  »,  Held  est 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  plus  net  que  (îneist,  et  Waitz  est  peut-être  moins 
décidé,  plus  hésitant  que  Kosegarten.  Mais  voici  ce  que  dit  Held  : 
«  La  fin  du  régime  constitutionnel  est  de  diriger  vers  l'Etat  les 
meilleures  forces  politiques  qui  se  trouvent  dans  le  peuple...  Des 
quatre  bases  habituelles  de  l'élection:  1"  les  Etats  {Stânde,  les 
classes,  corporations  ou  nK'tiers),  2"  les  intérêts,  3"  le  chiffre  de  la 
population,  et  4"  la  vie  communale,  toutes  sont  vacillantes  et 
mobiles  :  il  faut  donc  les  prendre  toutes  à  la  fois  et  les  conc  ilier 
dans  un  système  supérieur.  » 

Et  voici  ce  que  dit  Gneist  :  «  Quand,  faute  de  participation  à 
la  gestion  des  afTaires  publiques,  le  vide  se  produit  entre  l'individu 
et  l'Etat,  on  ne  le  remplit  pas  avec  des  spéculations  abstraites  ni 
des  doctrines  philosophiques.  Des  groupes  plus  ou  moins  nom- 
breux de  citoyens,  que  réunit  la  seule  communauté  du  droit 
électoral,  ne  forment  pas  un  corps  politique  et  ne  peuvent  pas  en- 
gendrer une  action  politique.  Voter,  lire,  parler,  écouter,  et  c'est 
tout:  fausse  manière  de  concevoir  le  gouvernement  représentatif; 
entre  l'individu  et  l'État  il  est  urgent  que  le  vide  soit  rempli  par 
des  institutions  intermédiaires.  » 

Waitz,  tout  en  recommandant  «  de  préférer  le  simple  à  l'ar- 
tificiel et  de  prendre  les  choses  comme  elles  sont  »,  tout  en  obser- 
vant que  l'élection  par  ordres  ou  états  est  impossible,  puisqu'il 
n'existe  plus  ni  ordres  ni  états,  et  que  l'élection  par  catégories 
professionnelles  n'irait  pas,  en  pratique,  sans  des  difficultés  assez 
sérieuses,  conclut  quand  même,  au  risque  de  sembler  se  contre- 
dire :  u  Ce  qui  importe  le  plus,  c'est  de  chercher  les  forces  vives 
de  la  société  et  de  leur  assurer  l'influence  qu'elles  méritent.  » 
Pour  les  Chambres  hautes,  au  moins,  <(  là  où  n'existe  point 
d'aristocratie  historique,  la  représentation  doit  être  formée  de 
la  grande  propriété,  de  la  grande  industrie,  de  l'Église,  des 
universités,  des  corporations  qui  subsistent,  et  des  grandes 
villes.  )) 

Kosegarten  enfin,  franchement  réactionnaire,  se  soucie  moins 
de  «  prendre  les  choses  comme  elles  sont  »  que  de  les  remettre 
comme  elles  ont  été,  et  comme,  à  son  gré,  elles  auraient  dû  con- 
tinuer d'être  :  il  déplore  le  peu  de  respect  où  l'on  tient  de  nos 
jours  les  idées  de  «  tradition  »  et  de  «  collectivité  »,  vante  leur 
valeur  politique  et  ne  cache  pas  qu'il  reste  partisan  de  l'antique 
représentation  par  états  ou  par  ordres. 

Des  états  ou  des  ordres,  les  théoriciens  qui  suivent  et,  à  leur 
tête,  l'un  des  plus  écoutés,  Bluntschli,  ne  veulent  pas  ou  ne  veu- 
lent plus,  parce  que  c'est  l'État  moderne  qu'ils  construisent,  le- 
quel, jaloux  d'égalité,  exclut  les  ordres  ou  états  comme  les  castes. 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  003 

Mais,  par  comj^nsation,  ils  accoptout  les  classer,  car  les  classes 
ne  sont  ni  les  'castes  ni  les  ordres  —  et  ils  donnent  une  délini- 
tion  docte,  subtile  ot  longuement  tîlée,  de  la  casfe,  de  ïordre  et  de 
la  classe.  Xeùt-il  pas  même  admis  la  classe  (dans  l'acception 
étroite  et  rigoureuse,  on  comprendrait  qu'il  ne  l'eût  pas  admise) 
si  Bluntschli  a  su  voir  —  et  il  la  fortement  noté,  —  le  défaut  com- 
mun, le  vice  originel  des  systèmes  électoraux  qui  partent 
de  ^indi^*idu  isolé,  c'est  là  l'essentiel.  L'essentiel  est  qu'il  ait  re- 
connu.—  et  il  l'a  hautement  enseignée.  — la  supériorité  comme 
base  de  l'élection  des  groupemens  divers  qu'il  englobait  sous 
l'étiquette,  d'ailleurs  vague,  d'  «  unions  organiques  locales  »  ou 
de  u  membres  organiques  du  pays.  »  Ainsi,  sa  représentation 
organique  peut  être,  eu  son  arrangement,  différente  de  celle  de 
Held  ou  de  Kosegarten,  mais,  tout  de  même  et  à  coup  sûr,  c'est 
/a  représentation  organique;  et  comment  la  représentation,  z//?e 
représentation  organique  ne  fût-elle  pas  sortie  de  la  théorie  or- 
ganique de  l'Etat? 

Mais  ce  qui  reste  vague  avec  Bluntschli  se  dessine,  s'assemble 
et  se  précise  avec  Holtzendorff.  Ce  que  sont  les  «  unions  orga- 
niques locales  »,  Bluntschli  ne  nous  l'a  pas  appris,  mais  Ilolt- 
zendortT  va  nous  l'apprendre.  Adoptant,  faisant  sienne  la  doctrine 
de  Mohl  sur  c  la  société,  et  la  développant,  il  estime  que  la  so- 
ciété n'est  pas  seulement  une  somme  d'individus,  mais  encore  et 
peut-être  surtout  une  somme  de  «  formations  collectives.  »  Si 
bien  que  «  les  hommes  qui  vivent  dans  l'Etat  ne  doivent  pas  être 
considérés  seulement  comme  des  unités,  indépendantes,  auto- 
nomes, mais  comme  des  parties  ou  des  fractions  de  communautés 
d'intérêts,  matériels,  morauxou  intellectuels.  »  Ces  communautés, 
il  les  énumère  :  les  unes  venant  de  la  nature  même  :  la  famille, 
la  parenté,  autrefois  la  tribu  ou  le  clan,  maintenant  la  commune; 
autrefois  la  race,  maintenant  la  nation;  autrefois  la  caste,  l'ordre 
ou  la  classe,  maintenant  la  position  sociale;  les  autres,  produits 
delà  société,  telles  que  :  associations  professionnelles  (syndicats); 
corps  de  fonctionnaires;  corps  savans,  académies,  universités, 
corps  enseignans  des  degrés  inférieurs;  associations  religieuses; 
communautés  d'intérêts  économiques;  grande  et  petite  propriété 
foncière,  urbaine  et  rurale;  métiers;  commerce  en  gros  ou  en 
détail;  capital  et  travail  industriel. 

Dans  l'un  quelconque  de  ces  groupemens,  dans  au  moins  un, 
tout  homme  est  engagé  :  ils  sont  en  quelque  sorte  le  lieu  social  de 
l'homme.  De  ce  lieu  social  il  faut  faire  le  lieu  politique.  «  Les 
nouvelles  formes  représentatives  doivent  tendre  à  représenter  le 
peuple  d'après   la   multiplicité  de  ses  élémens  constitutifs.  »  Et 


"604  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

l'axiome  ainsi  posé  a  bien  on  ne  sait  quoi  de  (lottant  et  d'obscur, 
mais  qui  se  fixe  et  s'éclaire,  lorsqu'on  y  regarde  mieux,  si  les 
élémens  constitutifs  du  peuple,  ce  sont  toutes  ces  formations 
collectives,  toutes  ces  unions  locales,  toutes  ces  communautés 
d'intérêts,  tous  ces  «  lieux  sociaux  »  des  individus  dans  l'Etat. 

En  français,  nous  dirons  :  le  régime  représentatif  doit  tendre 
à  assurer  la  représentation  réelle  et  totale  du  pays;  pour  qu'il  y 
ait  représentation  réelle  et  totale  du  pays,  l'individu  doit  être  re- 
présenté, mais  l'individu  à  la  place  qu'il  occupe,  en  son  lieu  so- 
cial; rien  ne  doit  être  omis,  il  doit  être  tenu  compte  dans  l'Etat 
de  tout  ce  qui  constitue  la  société,  individus  et  unions  organiques, 
c'est-à-dire  collectivités  ou  groupemens,  en  l'un  au  moins  des- 
quels il  est  impossible  à  un  citoyen,  quel  qu'il  soit,  de  ne  point 
«e  trouver  engagé  et  par  lesquels  sa  vie  individuelle,  participant 
à  une  vie  collective,  se  trouve  reliée  à  la  vie  nationale. 

Mais  se  plaindra-t-on  peut-être  que,  Holtzendorff  et  les  autres, 
voilà  bien  des  Allemands  cités?  Le  fait  est  que  de,  Gneist  à  Kose- 
gartenetde  Mohl  à  Blimtschli,  sujets  prussiens,  ou  bavarois,  ou  au- 
trichiens, ou  citoyens  suisses  expatriés,  ils  sont  tous  Allemands,  de 
cette  «  plus  grande  Allemagne  »  où  règne  la  pensée  et  où  sonne 
ia  langue  allemandes  : 

So  iveit  die  deutsche  Rcde  klingt! 

Or  il  est  convenu  qu'il  ne  nous  vient  de  l'est  que  des  brouil- 
lards, et  bien  que  nous  dussions  cependant  savoir  que  les  vapeurs 
de  la  spéculation  se  condensent  parfois  là-bas  en  une  politique 
très  positive,  ce  qui  est  dit  en  allemand  n'est  jamais  pour  nous 
que  nuée  et  buée.  C'est  pourquoi  l'on  s'abstient  de  citer  en  outre, 
—  à  des  dates  et  dans  des  régions  assez  distantes  entre  elles, —  Krause 
etStahl,  Schâfflc  et  Lilienfeld,  dont  les  deux  derniers  ne  montrent 
que  trop  de  zèle  pour  la  théorie  organique  de  l'Etat,  ne  s'y  plon- 
gent que  trop  avant,  n'en  bannissent  que  trop  indiscrètement  le 
mot  «  comme  »  et  le  mot  «presque;  »  et  sont  donc,  explicitement 
ou  par  voie  de  conséquence,  les  partisans  déterminés  d'une  re- 
présentation organique. 

Ils  sont  Allemands  :  passons;  mais  veut-on  des  Anglais? 
puisque,  dans  l'opinion  sommaire  qu'on  se  forme  des  nations  et 
•de  leur  génie,  si  l'Allemand  est  toujours  «  utopiste  »,  l'Anglais, 
au  contraire,  est  toujours  «  pratique  ».  Eh  bien!  quoiqu'on  ne 
puisse  pas  ranger  John  Stuart  Mill  parmi  ces  «  partisans  déter- 
minés »  de  la  représentation  organique,  telle  ou  à  peu  près  telle 
■qu'elle  apparaît  maintenant,  il  est  certain  que,  tous  les  maux  et 


DE    l'oRiIAMS  VTION    DL     SUFFRAGE    UNIVERSEL.  G05 

tous  les  péiils*dii  sulVrafro  imiversol  inorganique  et  anarchiquo, 
il  les  a  devinés  et  dénoncés;  et  il  y  avait  bien,  au  fond  de  l'adhé- 
sion qu'il  donnait  aux  idées  de  Thomas  Ilare,  trace  dune  préoccu- 
pation de  ce  genre,  comme  elle  perce  aussi,  cette  préoccupation, 
dans  les  motifs  qui  inspiraient  à  Thomas  Hare  lui-même  son 
projet  de  réforme.  Mais  ces  maux,  ces  périls  et  les  menaces  de 
la  «  fausse  démocratie  »,  qui  les  a  plus  énergiquement,  plus  sévè- 
rement, plus  durement  condamnés,  que  sir  Henry  Maine,  un 
Anglais?  Qui?  si  ce  n'est,  en  Angleterre,  et  avant  Maine,  Macaulay, 
et,  avant  Macaulay,  Edmond  Burke?  i\ 'est-ce  pas  un  Anglais, 
Spencer,  qui  a  rédigé  le  symbole  de  l'Etat,  de  la  nation,  do  la 
société  organiques?  et  si  l'on  en  veut  venir  au  point  particulier 
de  «  la  représentation  organique  »,  c'était  bien  elle,  sous  un  de 
ses  aspects,  c'était  vers  elle  que  regardait  lord  Grey,  lorsqu'il  de- 
mandait que  les  ouvriers,  comme  tels,  —  ou  le  travail,  —  fussent 
représentés  et  que  les  universités,  comme  telles,  —  ou  l'instruc- 
tion —  fussent  représentées  dans  l'Etat,  étant  des  forces  de  la 
société. 

Mais  avec  M.  James  Lorimer,  il  n'y  a  plus  de  doute  ni  d'équi- 
voque; et  s'il  la  qualifie  lui-même  de  dynainique,  et  si,  quand  il 
passe  aux  actes,  il  s'égare  en  d'inextricables  combinaisons  de 
nombres,  la  doctrine,  en  tant  que  doctrine,  n'en  est  pas  moins 
reconnaissable  :  c'est  la  théorie  organique,  puisqu'elle  se  résume 
en  ces  termes  :  «  Envisager  l'Etat  comme  un  corps  organisé,  dont 
le  régime  représentatif  et  le  suffrage  qui  le  met  en  œuvre  ont  à 
recueillir  les  énergies,  afin  de  les  utiliser  toutes...  » 

Sur  quoi,  l'un  de  ses  commentateurs  faisait  les  réflexions 
suivantes  :  «  La  dilTérence  fondamentale  qu'on  observe  dans  la 
société  et  qui  se  doit  refléter  dans  l'Etat  est  celle  des  individus  et 
des  institutions  sociales.  A  côté  des  individus  travaillent,  dans  la 
vie,  d'autres  activités  réelles  et  positives  qui ,  —  il  le  faut,  —  doivent 
avoir  leur  juste  représentation  dans  l'Etat;  parce  que,  sans  cela, 
l'Etat  ne  serait  point  l'image  de  la  société,  le  parlement  ne  serait 
pas  le  miroir  ni  la  photographie  de  la  nation.  Et  tandis  que,  dans 
l'ancien  système  (le  suff'rage  inorganique),  le  pouvoir  dérive  de  la 
qualité  de  citoyens,  commune  à  tous,  dans  le  nouveau,  chacun  la 
tient  comme  membre  de  l'organisme  où  se  déroule  sa  vie  :  église, 
université,  commerce,  agriculture,  industrie,  en  un  sens;  com- 
mune, province  ou  colonie,  en  l'autre.  »  Et  le  résultat,  quel 
serait-il?  «  Le  parlement  y  recouvrerait  la  variété  de  composi- 
tion qu'il  a  perdue  ;  seulement,  au  lieu  de  ces  élémens  histo- 
riques, aristocratie,  clergé,  peuple,  propriété,  etc.,  il  compren- 
drait ceux  qui  représenteraient  les  institutions,  les  organismes  et 


606  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  forces  sociales  auxquels,  présentement,  appartient  une  exis- 
tence réelle  et  positive.  » 

C'est,  on  le  voit,  —  ou  rien  ne  l'est,  —  la  théorie  de  la  repré- 
sentation organique,  —  et  tout  à  l'heure  sur  la  conception  orga- 
nique de  la  société,  de  la  nation  et  de  l'Etat,  en  général,  on  a  déjà 
nommé  Herbert  Spencer,  —  mais  on  peut  encore  invoquer  son  au- 
torité (une  de  celles  qui  par  exception,  et  de  confiance,  ont  du  cré- 
dit auprès  des  assemblées)  quant  à  ce  point  particulier  de  la  repré- 
sentation réelle  du  pays.  Lord  Grey,  Lorimer  et  Spencer  :  trois 
Anglais  authentiques,  pour  n'en  citer  que  trois  ;  mais  enfin  récu- 
sera-t-on  les  Anglais  après  les  Allemands?  Seront-ils  suspects,  à 
leur  tour,  en  souvenir  des  lointaines  origines  germaniques,  d'un 
mélange  de  sang  saxon,  et  des  brumes  éternelles  qui  enveloppent 
les  fiords  danois  ou  norvégiens  d'où  s'élancèrent  les  pirates- 
rois? 

Plus  sérieusement,  objectera-t-on  que  cette  idée  germanique 
ou  anglo-saxonne  ne  correspond  pas  à  l'idée  française  de  la 
société,  non  plus  que  l'  «  organisation  »  sociale  elle-même,  la 
structure  même  de  la  société,  sa  charpente  osseuse  et  son  âme  ne 
sont,  en  Allemagne  ou  en  Angleterre,  ce  qu'elles  sont  chez  les 
peuples  latins?  —  Mais  si  M.James  Lorimer  est  suspect  comme 
Anglo-Saxon,  son  commentateur  est  un  Latin  de  pure  race,  un 
Espagnol,  M.  de  Azcârate  qui,  en  même  temps,  analyse  et  critique 
Held,  Gneist,  Waitz,  Kosegarten,  et  d'autres  Allemands,  et 
d'autres  Anglais.  Or,  reprenant  pour  son  compte  la  thèse  de  la 
«  représentation  organique  m,  Azcârate  arrive  à  cette  conclusion 
ferme  :  «  Si,  antérieurement,  les  électeurs  étaient  les  corpora- 
tions et  sont  aujourd'hui  les  individus,  c'est  un  effet  du  carac- 
tère que  revêt  tout  le  mouvement  politique  moderne;  en  partie 
juste,  parce  que,  les  individus  étant  le  premier  élément  compo- 
sant de  la  société,  ils  doivent  avoir  leur  nécessaire  représenta- 
tion ;  en  partie  défectueux  aussi,  parce  que,  du  fait  que  la  plu- 
part des  anciennes  corporations  sont  mortes,  il  ne  s'ensuit  pas 
que  l'on  doive  méconnaître  le  droit  de  celles  qui  subsistent, 
comme  de  celles  qui  se  sont  formées  et  se  forment.  On  peut  dire 
même  que  c'est  le  devoir  de  la  Révolution  dans  sa  seconde  pé- 
riode, de  favoriser  l'esprit  corporatif,  pour  faire  cesser  l'atomisme, 
aujourd'liui  encore  dominant.  » 

Et  sa  conclusion,  avec  notre  besoin  latin  de  lumière,  ce  Latin, 
avant  de  finir,  en  accentue  le  relief  et  en  serre  le  contour  :  «  Si, 
ajoute-t-il,  c'est  une  erreur  de  ne  voir  dans  la  société  rien  de 
plus  que  les  individus,  c'en  serait  une  autre  de  soutenir  qu'elle 
se    compose   uniquement    de    corporations;    et  c'est   pourquoi 


DE    l'0RGAMSATI0>    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  607 

tloivent  coexister  les  corps  électoraux  et  les  circonscriptions  élec- 
torales; ceiix-llà,  pour  que  les  organismes  sociaux  (ou  collectifs) 
aient  dans  l'Etat  la  représentation  qui  leur  est  due,  et  celles-ci, 
pour  que  les  indiviilus,  eux  aussi,  aient  la  leur.  » 

Quoi  de  plus?  et  cet  Espagnol  ne  serait-il  pas  assez  Latin? 
C'est  alors  à  un  Italien,  Dioinede  Panfaleoni,  que  nous  voulons 
en  appeler.  Il  écrivait  :  «  Je  ne  \ois  qu'un  moyen  de  sauver  les 
démocraties  modernes  :  c'est  d'attribuer  un  pouvoir  prédominant 
à  un  sénat  qui  renfermerait  les  hommes  «  représentatifs  »  des 
forces  sociales:  l'agriculture,  l'industrie,  le  commerce,  la  science 
surtout  sous  toutes  ses  formes.  »  De  cette  phrase,  la  dernière  partie 
au  moins  est  à  retenir;  elle  contient  l'essence  de  la  pensée  et  ce 
sera,  après  coup,  une  question  secondaire,  de  savoir  si  c'est  le  Sénat 
seulement  ou  la  Chambre  des  députés  ou,  les  deux  ensemble  qu'il 
serait  bon  de  soumettre  à  ce  régime  électoral.  Mais  voici  des 
Belges,  —  presque  des  Français  :  —  M.  Hector  Denis,  M.  Guil- 
laume de  Greef,  M.  Adolphe  Prins  qui  a  consacré  à  ce  sujet 
plusieurs  livres,  —  tous  importans;  — j'omets  M.  deLaveleyequi 
a  fait  la  préface  d'un  de  ces  livres. 

Exige-t-on  davantage?  et  peut-être  faut-il  que,  pour  avoir  droit 
à  notre  attention  en  ces  matières,  on  soit  Français  depuis  trois 
générations?  Mais  que  de  bons  Français  n'en  jugent  pas  différem- 
ment du  régime  représentatif,  depuis  Montesquieu,  il  y  a  cent 
cinquante  ans,  jusqu'à  des  contemporains,  il  y  a  six  mois!  Et 
notez  que  les  théoriciens  dont  on  a  constaté  l'accord  viennent 
non  seulement  de  tous  les  pays  :  Allemands,  Anglais,  Espagnols, 
Italiens,  Belges,  Français;  mais  de  tous  les  points  de  l'horizon 
intellectuel  :  philosophes,  juristes,  historiens,  sociologues  ou 
sociologistes,  —  lequel  est  le  moins  barbare?  —  médecins  même, 
car  Pantaleoni  l'était  :  médecin  philosophe,  il  est  vrai,  mais 
muni  du  diplôme  !  nous  revendiquons  pour  lui  cet  honneur,  non 
qu'il  en  retire  plus  de  crédita  nos  yeux,  mais  dans  l'espoir  qu'il 
pourra  trouver  grâce  auprès  de  la  centaine  de  médecins  que  nous 
avons  dans  nos  Chambres.  Notez,  par  surcroît,  que  ces  théori- 
ciens viennent  de  tous  les  partis,  comme  de  tous  les  pays  et  de 
toutes  les  facultés;  qu'il  y  a  parmi  eux  des  conservateurs,  abso- 
lutistes ou  constitutionnels,  des  libéraux,  des  radicaux,  des  so- 
cialistes même. 

Tenant  à  ne  faire  déposer,  en  ce  débat,  que  des  théoriciens 
contrôlés,  on  a  passé  volontairement  sous  silence  l'avis  des  publi- 
cistes  qui  ne  seraient  que  des  journalistes  et  des  politiques  qui 
ne  seraient  que  des  politiciens.  Mais  quand  il  se  rencontre  des 
hommes  d'Etat,  dignes  d'un  si  beau  titre,  pour  qui  ni  la  théorie 


608  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ni  l'histoire  n'ont  été  une  préparation  superflue,  comment  ne  pas 
les  en  croire,  dans  les  choses  d'Etat?  Comment  ne  pas  en  croire 
M.  Canovas  del  Castillo  lorsqu'il  nous  avertit  que  «  la  démocratie 
individualiste  est  un  délire  ridicule  »,  qui,  «  scientifiquement  et 
pratiquement,  sera  bien  vite  condamné»?  Ce  qui  signifie  qu'entre 
la  «  démocratie  individualiste  »  fatalement  anarchique,  et  la 
«  démocratie  collectiviste  »,  fatalement  révolutionnaire,  il  n'y  a 
que  ce  moyen  terme,  la  «  démocratie  organisée.  » 

Mais  ce  ne  sont  pas  seulement  les  idées  qui,  de  tous  côtés, 
convergent  en  ce  point  :  ce  sont  les  faits  eux-mêmes  ;  ce  ne  sont 
pas  seulement  les  théoriciens  de  toute  école  qui  arrivent  à  cette 
conclusion  :  philosophes,  juristes  et  autres;  ce  ne  sont  pas  seule- 
ment les  historiens  :  c'est  l'histoire. 


II.    —   FONDEMENS    HISTORIQUES.    ^    LES    TROIS    PHASES 
DU    RÉGIME    REPRÉSENTATIF. 

En  effet,  on  peut  dire  —  et,  du  reste,  on  l'a  déjàdit  —  que  le 
régime  représentatif  a  jusqu'ici  passé  par  deux  phases  distinctes. 
Dans  la  première  de  ces  phases,  le  groupe  seul  était  représenté; 
et  l'individu  seul  est  représenté  dans  la  seconde.  Dans  la  pre- 
mière phase,  la  représentation  était  corporative;  dans  la  seconde, 
elle  est  individuelle. 

Quelques  auteurs  ont  réservé,  pour  la  seconde  des  deux 
phases,  le  nom  de  régime  représentatif,  en  l'opposant  à  la  pre- 
mière, où  dominait  le  système  des  ordres.  Entre  le  système  des 
ordres  et  le  régime  représentatif,  ils  ont  relevé  des  différences 
tranchées,  dont  les  plus  remarquables  sont  :  que,  dans  le  système 
des  ordres,  la  représentation  de  chaque  ordre  est  séparée  et  que 
les  derniers  ordres,  souvent,  ne  sont  pas  même  représentés;  dans 
le  régime  représentatif,  au  contraire,  la  nation  entière  est  repré- 
sentée, tous  ordres  abolis,  en  une  représentation  commune.  Dans 
le  système  des  ordres,  certains  individus  (grands  seigneurs  ou 
grands  dignitaii-es")  avaient  droit  de  siéger  par  et  pour  eux-mêmes, 
non  moins  que  pour  et  par  elles-mêmes,  certaines  corporations 
Ou  universités  :  et,  au  contraire,  dans  le  régime  représentatif, 
le  droit,  quoique  personnel,  est  commun,  égal,  conféré  par  l'Etat 
en  vue  de  l'intérêt  général. 

Dans  le  système  des  ordres,  les  députés  des  villes  et  des  cor- 
porations recevaient  des  instructions  impératives  ;  ils  n'étaient 
guère  que  des  mandataires  particuliers;  dans  le  régime  représen- 
tatif, au  contraire,  il  n'y  a  plus  de  mandat,  au  sens  du  droit  civil, 


DE    l'organisation    Dl     SUFFRAGE    UNIVERSEL,  609 

i^le  mandat  partïpulier  :  il  n'y  a  charge  que  du  bien  public.  Dans 
le  système  des  ordres,  chaque  ordre  votait  à  part  et  en  bloc;  au 
contraire,  dans  le  régime  représentatif,  les  votes  ont  lieu  par  tête, 
à  la  majorité  des  représentans  confondus.  Dans  le  système  des 
ordres,  chaque  ordre  consentait  à  part  les  impôts  nouveaux  à  sa 
charge;  impôts  toujours  spéciaux  et  parfois  accordés  sous  condi- 
tion; dans  le  régime  représentatif,  au  contraire,  les  Chambres 
dressent  le  budget  de  l'Etal,  et  autorisent  la  levée  de  l'impôt,  uni- 
versel comme  le  suffrage, établi  par  la  loi,  qui  est  obligatoire  pour 
tous,  sans  exception  ni  condition. 

Ainsi  de  suite,  de  caractère  en  caractère;  mais  nous  pou- 
vons nous  en  tenir  là  et  répéter,  en  simplifiant  un  peu  :  dans  la 
première  phase  de  la  représentation,  ce  qui  était  représenté, 
c'était  le  groupe,  corporations  de  métier,  villes  ou  ordres;  dans 
la  seconde,  c'est  l'individu  hors  du  groupe,  hors  du  métier,  à 
peine  rattaché  au  sol,  non  situé,  non  localisé,  non  domicilié 
socialement  et  se  mouvant  en  toute  fantaisie  de  coin  en  carre  et  de 
bas  en  haut  dans  l'Etat. 

Même  dans  la  première  phase,  deux  espèces  d'Etat  :  l'Etat 
communal  et  l'Etat  national  —  ou  plutôt  deux  variétés  de  la 
même  espèce  :  le  système  des  ordres.  La  commune  est  un  petit 
Etat  fondé  sur  les  lignages  et  les  métiers  —  comme  le  grand  Etat, 
l'Etat  national,  sur  les  ordres;  dans  ce  petit  Etat,  le  lignage  et  le 
métier  sont  de  petits  ordres.  C'est  le  régime  représentatif,  ou  c'est 
un  régime  représentatif,  qui  repose  sur  les  institutions  corpi  >ratives  : 
fraternités,  ghildes,  hanses,  arts,  métiers.  Il  en  est  ainsi  dans  tout 
loccident  de  l'Europe  :  en  Allemagne,  en  Flandre,  en  Angleterre, 
en  France,  en  Suisse,  en  Italie.  Seulement  de  ce  qu'il  va  repré- 
sentation, il  ne  faut  pas  se  hâter  de  déduire  qu'il  y  a  nécessaire- 
ment élection.  Loin  de  là  :  l'élection  semble  n'avoir  pas  été  la 
forme  ordinaire,  mais  bien  une  forme  assez  rarement  usitée,  de 
constituer  la  représentation  dans  les  villes.  Si  la  représentation 
ne  s'offre  plus  guère  à  nous  que  liée  à  l'élection,  tirée  d'elle  et 
créée  par  elle,  c'est  un  phénomène  récent  :  ce  n'en  est  ni  une  né- 
cessité, ni  une  condition,  ni  même  une  tradition.  En  droit,  il  peut 
y  avoir,  et,  en  fait,  il  y  a  eu,  pendant  très  longtemps,  représenta- 
tion, sans  qu'il  y  eût  élection  ;  et  l'on  ne  soutiendrait  pas  que  ce 
fût  le  régime  représentatif  en  sa  définition  toute  pleine,  mais  c'est 
sûrement  un  mode  ou  un  degré  de  ce  régime,  qu'on  lui  en  donne 
ou  refuse  le  nom.  La  force  corporative  en  est  la  grande  et  presque 
l'unique  force:  le  métier  y  est  presque  tout  :  certaines  familles, 
les  lignages,  y  sont  beaucoup  ou  quelque  chose,  suivant  les  lieux; 
nulle  part,  l'individu  isolé  n'y  est  rien. 

TOME  cxxxiv.  —  1896.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  Bnixoll(>s,  sopt  lignages  et  quarante  mëtiors,  réunis  on- 
neuf  natioiis  do  métiers,  se  partagent  l'échcvinage  et  les  conseils. 
A  côté  des  conseils,  une  assemblée  où  siègent  les  centeniers  ou 
chefs  des  quartiers  de  la  ville,  liln  somme,  d'individu  point,  ni 
d'élection  aucune.  Comme  unités  sociales  et  politiques,  les  sept 
lignages,  les  neuf  nations  de  métiers,  les  quartiers.  Ni  dans  le  li- 
gnage, ni  dans  le  métier,  ni  dans  le  quartier,  l'individu  n'est,  lui, 
cette  unité  sociale  et  politique.  Civilement,  il  n'existe  que  dans 
son  groupe,  ou  même  plus  :  ce  n'est  pas  lui  qui  existe,  c'est  le 
groupe. 

Partout  ainsi.  A  G  and,  qui  est  représenté  dans  le  corps  com- 
munal? Les  grands  bourgeois,  les  tisserands,  les  cinquante-deux 
petits  métiers.  A  Ypres?  Des  chevaliers,  des  propriétaires  et  no- 
tables, quatre  collèges  de  petits  métiers.  A  Liège?  Encore  des 
lignages  et  des  métiers.  Il  en  est  en  France  comme  dans  les 
Flandres,  et  d'un  bout  à  l'autre  des  provinces  qui  sont  notre 
France  d'aujourd'hui.  A  Amiens,  les  doyens  des  corporations 
nomment  douze  échovins  qui  s'en  adjoignent  douze  autres.  Gela, 
en  Picardie.  En  Languedoc,  à  Sommières,  la  ville  est  divisée, 
d'après  les  métiers,  en  quatre  quartiers,  avec  trente-deux  magistrats^ 
supérieurs,  conseillers  ou  notables.  A  Rouen,  à  Bourges,  des 
quartiers,  dont  les  délégués  s'unissent  aux  membres  du  conseil  ou 
à  l'échevinage  pour  nommer  les  nouveaux  conseils. 

Passez  la  Manche.  A  Londres,  le  maire  est  désigné  par  les 
ghildes  privilégiées  et  le  conseil  communal;  les  aldermen  sont 
nommés  à  vie  par  les  citoyens  (ceux  qui  ont  droit  de  cité,  les 
bourgeois)  des  quartiers  de  Londres;  le  conseil  communal,  qui 
contril)ue  à  l'élection  du  maire,  est  élu  annuellement,  à  raison  de 
quatre  membres  par  quartier,  lesquels  sont  très  souvent  désignés, 
du  reste,  par  les  corporations  marchandes.  Passez  le  Rhin.  A  Augs- 
bourg,  vous  retrouverez  les  lignages  et  les  métiers.  Et  vous  les 
retrouverez  à  Ulm.  Passez  les  Alpes.  Ce  n'est  pas  toujours  chose 
facile  de  se  reconnaître  dans  les  mutations  du  gouvernement  de 
Florence,  malgré  les  témoignages  précieux  de  Machiavel  et  do 
Guichardin.  Mais  les  case,  ne  sont-ce  pas  les  lignages,  comme  les 
arts  sont  les  métiers?  arts  majeurs  et  mineurs,  peuple  gros  et 
menu,  ou  selon  les  temps,  peuple  puissant,  médiocre  et  hns. 
Prenez  un  de  ces  temps  de  Florence  qui  se  succèdent  si  rapide- 
ment. Au  xiv^  siècle,  en  1323,  c'est  le  sort  qui  désigne  les  ma- 
gistrats de  la  seigneurie,  mais  qui  donc  établit  la  liste  de  ceux 
entre  qui  le  sort  opère?  Cinq  corps  indépendans  :  1^  les  prieurs  ou 
doyens  des  grandes  corporations  ;  2°  les  gonfaloniers  ou  chefs  de 
la  milice  ;  3"  les  capitaines  du  parti  guelfe  ;  4°  les  juges  du  com- 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  Gl  1 

raei'ce  pour  le^marcliaiuls;  o'  les  consuls  des  métiers  pour  ce 
qu'on  appellerait  à  présenl  l'industrio. 

Et  l'on  voit  bien  ici  les  quartiers  et  les  métiers,  les  corpora- 
tions; et  l'on  voit,  en  plus,  la  milice  et  le  parti  guelfe;  ailleurs,  on 
a  les  quartiers,  les  métiers  et  les  lignages;  d'un  seul  mot,  on  voit 
le  groupe,  naturel  ou  social,  mais  l'individu,  où  est-il?  Où  est- 
il.  eu  Angleterre  même,  où,  de  bonne  heure,  la  personne  hu- 
maine a  plus  de  prix?  où  est-il,  dans  cette  Florence  même  de 
la  Renaissance,  du  moins  dans  les  institutions  de  celte  Florence, 
d  où  bientôt  pourtant  il  va  sortir,  si  merveilleusement  et  parfois 
si  tragit[uement,  si  horriblement  fort?  On  ne  l'apert-oit  pas  :  le 
groupe  seul  se  montre,  et  l'Etat  communal,  on  le  répète,  est  partout 
fondé  sur  le  groupe. 

Ensuite,  mais  toujours  dans  le  système  ancien,  quand  les 
Etats  s'agrègent  et  se  centralisent  ;  quand  la  royauté,  d'une  part,  et 
d'autre  part,  la  nation  prennent  conscience  chacune  d'elle-même 
en  prenant  contact  l'une  avec  l'autre;  quand,  en  face  d'un  gou- 
vernement plus  entreprenant,  plus  constant  et  plus  continu,  se 
fait  sentir  le  besoin,  satlirme  l'urgence  d'une  défense  et  d'un  con- 
trôle; lorsque  l'Etat,  de  local  et  communal,  devient  central  et 
national,  la  représentation,  elle  aussi,  devient  centrale  et  natio- 
nale. Mais  qu'est-ce  que  celte  représentation?  et  qui  est  représenté? 
qui?  ou  quoi  ?  Par  l'autre,  dans  l'Etat  communal,  c'étaient  certaines 
familles,  les  quartiers,  les  métiers;  par  celle-ci,  dans  l'État  na- 
tional, ce  sont  plutôt  des  classes,  presque  des  castes,  et  des 
ordres. 

Ce  sont,  en  Angleterre,  les  lords  spirituels  et  temporels  et  les 
communes,  c'est-à-dire  les  cinq  ports  de  mer,  les  villes,  les  bourgs, 
les  comtés,  les  universités.  Au  Reichsîag  de  l'empire,  à  la  Diète, 
ce  sont  les  grands-électeurs,  les  princes,  les  cinquante  et  une 
villes  impériales,  en  leurs  deux  bans,  de  la  Souabe  et  du  Rhin. 
Dans  les  assemblées  provinciales,  ce  sont  les  états  (Stànde),  le 
haut  clergé,  la  haute  noblesse,  la  noblesse  moyenne,  la  bour- 
geoisie des  villes;  tout  au  bas  de  l'échelle,  les  paysans,  quoique 
constitués  en  état  àisiinci  (Bauernsiand),  ne  sont  pas  habituelle- 
ment représentés.  A  toute  époque,  en  Allemagne,  l'organisation 
sociale  et  politique  a  les  états,  les  ordres,  pour  armature  ou  pour 
charpente  :  dans  la  première  période,  libres,  nobles,  grands, 
recommandés,  non  libres,  demi-libres;  dans  les  deuxième  et 
troisième  périodes,  libres,  princes  et  seigneurs,  échevins  hérédi- 
taires {Schœffenharen),  chevaliers,  paysans  libres  et  non  libres; 
dans  la  quatrième  période,  du  xvi"  siècle  à  la  fin  de  l'empire, 
noblesse,  bourgeoisie,  paysans;  autant  de  5'/tt//'./e,  d'états,  chacun 


642  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'eux  existant  comme  ordre  ou  comme  classe  et  n'existant  que 
comme  ordre  ou  comme  classe. 

Aux  Gortès  d'Aragon  et  de  Castille,  la  noblesse,  le  clergé  et 
les  villes  représentées  par  des  «  procureurs  »  ;  eu  Portugal,  trois 
états  ou  trois  ordres,  clergé,  noblesse  et  peuple, —  de  môme  qu'en 
France;  clergé,  noblesse  et  bourgeoisie  ou  tiers  état.  En  France, 
les  villes  ou  certaines  villes  ne  (igurent  pas  comme  unités  repré- 
sentées (ainsi  qu'eu  Angleterre,  dans  l'Empire,  en  Espagne)  mais, 
avec  les  bailliages  et  sénéchaussées,  elles  forment  des  circonscrip- 
tions territoriales,  et,  par  elles,  le  régime  a  racine  dans  le  sol. 
Ordres  ou  états,  villes,  comtés,  bourgs,  ports,  universités,  ce  sont 
toujours  des  groupes;  et,  dans  l'État  national  fondé  sur  les 
ordres,  —  comme  dans  l'Etal  communal  fondé  sur  les  corpora- 
tions, —  il  n'y  a  rcqirésentation  que  du  groupe.  L'individu  n'est 
jamais  représenté,  pour  cette  raison  péremptoire  qu'on  ne  lui 
reconnaît  point  de  vie  politique  ou  sociale,  et  que  ce  n'est  pas 
d'individus,  mais  de  groupes  que  la  société  et  la  nation  sont 
faites. 

Et  tous  ces  groupes  sont  des  groupes  fermés.  On  dit  ((  fermés  » , 
quoique  dans  cette  société  même,  si  hiérarchisée  et  si  peu  mobile 
qu'elle  soit,  puissent  se  produire  des  déclassemens;  groupes 
fermés,  en  tout  cas,  dans  la  mesure  où  le  passage  d'un  groupe  à 
l'autre,  l'accès  au  groupe  supérieur  est  diflicile  et  demeure  excep- 
tionnel. C'est  contre  une  telle  société,  faite  tout  entière  d'ordres, 
de  classes,  de  corporations,  tout  entière  faite  de  groupes  et  de 
groupes  fermés,  que  la  Révolution  française  s'est  levée,  et  jamais 
révolution  ne  fut  plus  profondément  sociale  et  politique,  puisque, 
loin  de  se  borner  à  un  changement  de  prince  ou  de  dynastie,  ou 
même  de  régime,  elle  a  changé  jusqu'à  la  structure  sociale  et 
politique,  brisant  le  groupe,  et  affranchissant,  et  couronnant  l'in- 
dividu. 

Mais,  la  structure  sociale  et  politique  changée,  c'est  toute  la  vie 
sociale  et  nationale  qui  change  ;  et  c'est,  par  conséquent,  la  repré- 
sentation qui  se  transforme.  Plus  de  privilèges,  plus  d'ordres, 
plus  de  corporations,  plus  de  groupes;  donc  plus  de  représenta- 
tion de  groupes.  L'individu,  comme  unité  sociale  et  politique  ;  et 
donc  l'individu  comme  unité  de  représentation.  En  France 
d'abord,  et  puis,  par  rayonnement,  dans  les  autres  pays  de  l'Europe 
occidentale,  là  oij,  corporations  ou  ordres,  Etat  communal  ou 
Etat  national,  on  n'avait  vu,  auparavant,  que  des  groupes  repré- 
sentés. Et  sans  doute,  dans  tel  ou  tel  de  ces  pays,  persisteront  des 
survivances  de  l'antique  représentation  des  groupes,  ou  même, 
par  endroits,  quelque  chose  en  renaîtra:  —  survivances  et  renais- 


DE    l'organisation    Dl     SIFFRAGE    UNIVERSEL.  Gl-'f 

sauces  plus  fréquentes  iju  on  ne  serait  porté  à  le  croire,  et  que 
mettra  au  jour  l'examen  des  législations  étrangères.  Mais  le  fait 
typique  et  spécifique,  qui  forme  ligne  de  partage  entre  l'ancien 
système  et  le  nouveau,  est  celui-ci  :  substilutitm  de  l'individu  au 
groupe  dans  la  vie  et  dans  la  représentatiim  nationales. 

Jusque-là  on  n'avait  pas  compté,  dans  les  institutions,  avec 
l'homme,  en  tant  qu'homme.  Comme  le  pouvoir  n'était  limité 
qu'en  fait,  pour  limiter  le  pouvoir  en  fait,  il  fallait  en  avoir  la 
force,  et  c'est  à  peine  si  vis-à-vis  de  la  féodalité  et  de  la  monar- 
chie grandissantes  les  corporations  et  les  ordres  y  pouvaient 
suffire.  Mais  maintenant  que  le  pouvoir  allait  être  limité  en 
droit,  et  que  ce  droit,  on  le  tirait  des  droits  naturels  de  l'homme, 
tout  homme,  en  tant  qu'homme,  compterait.  L'individu  émancipé 
faisait  éclater  le  double  moule  de  la  corporation  et  de  l'ordre.  Il 
ne  restait  que  lui.  dans  les  institutions  retournées  de  fond  en 
comble;  c'était  lui  qui,  directement,  se  posait  devant  l'Etat,  et 
c'était  sur  lui  que,  directement,  on  posait  l'Ktat. 

Excès  en  deçà  et  excès  au  delà.  Le  groupe,  jadis,  était  tout,  et 
l'individu  n'était  rien  ;  désormais  l'individu  serait  tout  et  le  groupe 
ne  serait  plus  rien.  Non  seulement  le  groupe  disparaissait  comme 
unité  social«%  mais  on  ne  le  gardait  même  pas  comme  lieu  social. 
Non  seulement  on  délivrait  l'individu  des  entraves  qui  le 
gênaient,  mais  on  le  déliait  de  tout  lien  et  même  de  ceux  de  ses 
liens  qui  étaient  moins  des  liens  que  des  attaches  et  des  commu- 
nications. Non  seulement  on  en  faisait  l'homme  et  le  citoyen,  mais 
on  en  faisait  le  souverain.  Société,  nation.  Etat,  après  avoir  tout 
démoli,  on  prétendait  tout  reconstruire  par  lui  seul,  pour  lui  seul, 
sur  lui  seul,  avec  lui  seul.  De  la  société,  de  la  nation,  de  l'Etat, 
chaque  individu  devenait  la  seule  partie  composante,  et  toute 
la  société,  toute  la  nation,  tout  l'Etat  n'était  que  la  somme  des 
individus,  uniformes,  identiques,  comme  un  est  identique  à  un, 
et  interchangeables  entre  eux. 

Le  plus  fort,  c'est  qu'on  se  flattait  d'obtenir  ainsi  l'équilibre, 
comme  si,  sur  une  barque  trop  chargée  où  tout  le  monde  se  jette- 
rait à  tout  moment  d'un  bord  à  l'autre,  on  pouvait  obtenir  l'équi- 
libre, et  comme  si  la  seule  chance  de  stabilité —  et  de  salut —  qu'il 
y  ait  n'était  pas  que  chacun  eût  sa  place  fixée  et  s'y  tînt.  Mais  non  : 
point  de  place  fixée  :  caprice  et  fantaisie  ;  on  dirait  que  Tordre  est 
attentatoire  à  la  liberté,  à  l'égalité,  à  la  «  souveraineté  ».  Allez, 
homme,  citoyen,  souverain;  allez,  venez, tourbillonnez,  ruez-vous 
d'ici  là,  et  de  là  ici,  et  où  vous  voudrez,  et  quand  vous  voudrez,  et 
comme  vous  voudrez!  Jetez-vous  au  hasard  d'un  bord  à  l'autre 
de   l'Etat;   déplacez-en  sans  cesse  et  sans  règle  le  poids  et  la 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

masse;  nous,  cependant,  avec  des  élémens  que  nous  ne  pouvons 
connaître,  nous  essayerons  de  gouverner! 

El  voilà  cent  ans  qu'on  l'essaye,  et  voilà  cent  ans  que  l'on  y 
échoue.  Voilà  cent  ans  que  l'on  expérimente  toutes  les  formes  et 
tous  les  dosages  du  sutfrage  inorganique,  et  voilà  cent  ans  d'anar- 
chie. La  plaisante  chose  de  dire  qu'en  France,  dix-huit  années 
sont  à  peu  près  la  durée  normale  des  gouvernemens  !  Gomment 
y  aurait-t-il  une  durée  normale  dans  une  situation  qui  est  anor- 
male? Dix-huit  années  marquent  l'intervalle  de  nos  crises  les  plus 
violentes,  et  c'est  tout.  Ce  n'est  que  l'intermittence  de  notre 
fièvre;  et,  comme  il  y  en  a  de  tierces  et  de  quartes,  la  nôtre 
revient  tous  les  dix-huit  ans  !  Mais  les  années  de  répit  ne  sont  pas 
des  années  de  santé;  et  depuis  cent  ans  nous  sommes  malades. 
Nous  le  sommes  davantage  depuis  cinquante  ans  ;  malades  d'avoir 
désorganisé  l'organique  et  voulu  organiser  par  l'inorganique. 

Toutes  nos  douleurs  et  tous  nos  malheurs  viennent  de  là,  et 
là  est  la  grande  cause.  On  ne  guérit  pas  un  excès  par  un  autre; 
tyrannie  du  groupe  fermé  ou  tyrannie  de  l'individu  déchaîné, 
deux  tyrannies  :  servitude  et  servitude.  Et  la  deuxième  phase  du 
régime  représentatif  s'achève  à  présent  sous  nos  yeux,  en  d'amères 
désillusions,  avec  des  sursauts  d'agonie,  sans  que  rien  ait  été  tenu 
des  promesses  qui  furent  prodiguées  ;  et  les  cent  ans  qu'elle  a 
duré  nont  été  qu'une  longue  banqueroute. 

Assez  de  cent  ans  !  C'est  assez  !  Et  si  la  deuxième  phase 
s'achève,  pourquoi  la  troisième  ne  commencerait-elle  pas?  Deux 
excès  contraires,  a-t-on  dit.  Mais  entre  ces  excès,  n'y  a-t-il  pas  le 
juste  milieu,  où  sont  la  raison  et  la  vérité?  L'ancien  système  exa- 
gérait, et  la  Révolution  est  allée  droit  à  l'opposé,  à  l'exagération 
contraire.  Des  erreurs  qu'elle  a  pu  commettre,  il  n'en  est  pas  de 
plus  franchement  reconnue  que  celle  où  elle  était  tombée,  dans 
l'ordre  économique,  en  proscrivant,  par  haine  de  la  corporation, 
même  le  droit  d'association.  De  même,  dans  l'ordre  politique. 
Sans  la  renier  en  ce  qu'elle  eut  de  bon  et  d'utile,  sans  blasphémer 
(puisqu'elle  n'est  que  chose  humaine  et  œuvre  humaine,  faillible 
comme  toute  œuvre  humaine;  et  plus  humaine  et  plus  faillible 
que  d'autres,  si  elle  fut  plus  passionnée),  on  peut,  où  elle  s'est 
trompée,  et  sur  quelque  point,  défaire  ce  qu'elle  a  fait  ou  refaire  ce 
qu'elle  a  défait;  défaire  et  refaire  prudemment  et  jusqu'où  il 
faut. 

Non  point  jusqu'à  la  corporation,  mais  jusqu'à  l'association, 
dans  l'ordre  économique.  Et,  dans  Tordre  politique,  non  point  jus- 
qu'au groupe  qui  supprime  l'individu,  mais  jusqu'au  groupe  qui 
rencadre,où  il  s'encadre  spontanément.  Non  pointjusqu'au  groupe, 


DE    l'0RGAMSATI0>    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  615 

unité  sociale  où  lindividu  sabsorbo  et  s'abîme,  mais  jusqu'au 
iiToupe,  /iei(  social  de  l'individu.  —  Nous  ne  voulons,  en  effet,  ni 
de  la  corporation ,  ni  de  l'ordre ,  ni  d'aucun  groupe  fermé  ou  imposé. 
Et  non  seulement  nous  ne  demandons  pas  qu'on  y  retourne,  mais 
très  résolument,  pour  nous,  nous  refuserions  d'y  retourner.  Nous 
ne  voulons  que  du  groupe  ouvert  et  libre,  lieu  et  milieu  social, 
et,  par  rapport  au  suffrage,  simple  circonscription  sociale  ajoutée 
à  la  circonscription  géographique,  sans  que,  d'être  de  tel  ou  tel 
groupe  ou  de  voter  dans  telle  ou  telle  circonscription  sociale  en- 
traîne jamais  rupture  d'égalité  ni  différence  dans  le  droit.  — 
Ouvert  et  libre,  nous  voulons  le  groupe,  et  nous  ne  le  voulons  pas 
fixé,  arrêté  une  fois  pour  toutes  :  nous  le  voulons  en  vie  et  en 
mouvement  comme  la  société  elle-même. 

La  besogne  à  faire  est  une  besogne  d'action,  non  point  de 
réaction.  Hier  est  mort  et  aujourd'hui  meurt;  ne  nous  attardons 
pas  à  restaurer  hier  ni  à  prolonger  aujourd'hui.  Mais  demain  vit 
déjà  en  nous,  et,  si  la  politique  est  une  science  et  un  art  de  vie, 
la  politique  de  demain  est  la  seule  qui  vaille  la  peine  qu'on  s'en 
occupe.  Près  d'elle  et  du  problème  qu'elle  pose,  —  ce  problème 
étant  de  savoir  si  l'Etat  moderne  sera  enfin  construit  et  si  nous 
sortirons  de  l'anarchie  dont  les  manifestations  se  succèdent  et  se 
précipitent,  —  qu'est-ce  que  les  vaines  démarches  d'un  ministère? 
ou  le  conflit  des  Chambres?  ou  les  chicanes  juridiques  sur  le  vrai 
sens  de  l'article  6  de  la  Constitution?  Laissons  cet  aujourd'hui 
misérable  qui  meurt,  et,  de  1p~  politiquaille ,  tâchons  de  dégager 
une  politique. 

Charles  Benoist. 


BESSIE 


DERNIERE    PARTIE  (1) 


IV 

Le  lendemain,  au  coucher  du  soleil,  un  voyageur  descendit 
du  train  venant  de  Frampton  à  la  station  de  Clinton  Magna.  Les 
employés  le  reconnurent  et  le  saluèrent,  et  deux  ou  trois  ou- 
vriers de  campagne  qui  se  trouvaient  Jà  lui  souhaitèrent  aussi  le 
bonsoir  au  moment  où  il  se  mettait  en  marche  pour  se  rendre 
au  village  qui  était  éloigné  de  deux  kilomètres  environ  de  la 
gare. 

—  Alors,  comme  ça,  John,  tu  nous  reviens?  fit  l'un  d'eux, 
un  vieillard,  en  lui  tendant  la  main.  A  te  voir,  on  ne  peut  vrai- 
ment pas  dire  que  le  climat  de  Frampton  t'ait  rajeuni,  sais-tu  ! 

John  avait, en  effet,  triste  mine;  il  marchait  comme  accablé 
de  fatigue,  en  s' appuyant  lourdement  sur  sa  canne. 

—  Pour  ça,  non  !  répondit-il,  un  sale  trou  que  ce  Frampton, 
le  plus  vilain  endroit  où  je  sois  jamais  allé;  rien  qu'à  voir  ce  vil- 
lage-là, on  en  prend  des  rhumatismes.  Et  puis,  voilà,  du  jour  où 
j'y  arrivai,  j'ai  mené  une  chienne  de  vie,  une  chienne  de  vie,  ma 
parole  ;  mais,  hast,  maintenant  que  je  suis  de  retour,  cela  ne  tar- 
dera guère  à  mieux  aller. 

—  Sans  doute,  l'air  de  Clinton  te  fera  vite  recouvrer  tes  forces  ; 
où  t'en  vas-tu  coucher  ce  soir?  chez  les  Costrell,  hein? 

John  fit  signe  que  oui. 

—  Ils  ne  savent  pas  que  je  reviens,  dit-il;  mais   il  leur  sera 

(1)  Voyez  la  Revue  du  13  mars. 


L'AUSTRALIE 

ET    I.A    NOrVELLE-ZÉLAN'DE 


Les  possessions  anglaises  dans  le  Pacifique  du  Sud.  le  conti- 
nent d'Australie  et  les  grandes  îles  de  la  Nouvelle-Zélande  sont 
le  plus  splendide  monument  du  g«înie  colonisateur  de  la  race  bri- 
tannique. Exclus  de  la  plus  belle  partie  de  l'Amérique  à  la  fin  du 
siècle  dernier  par  leurs  propres  descendans,  les  Anglais  ont  tourné 
leur  activité  vers  les  régions  bien  plus  lointaines  des  antipodes,  et 
lempire  colonial  qu'ils  y  ont  édifié  en  cent  ans  est  plus  riche  et 
plus  populeux  que  ne  Tétait  en  1776  celui  qu'ils  ont  perdu.  Sans 
doute  la  nature  les  a  beaucoup  aidés  et,  sans  l'énorme  émigration 
qu'y  attirèrent  les  mines  d'or  au  milieu  du  siècle,  l'Australie  ne 
serait  pas  ce  qu'elle  est  aujourd'hui.  Mais  il  est  vrai  de  dire  aussi 
que  sans  la  longue  préparation,  sans  les  efforts  persévérans  ac- 
complis avant  leur  découverte,  les  gisemens  aurifères  n'auraient 
pas  joui  dune  pareille  force  d'attraction,  n'auraient  pu  produire 
des  effets  aussi  puissans  et  aussi  durables  :  la  fortune  vient  rare- 
ment à  ceux  qui  ne  lui  ont  pas  un  peu  frayé  le  chemin.  S'il  appa- 
raît aujourd'hui  quelques  manques  de  proportion  et  d'équilibre 
dans  cet  édifice  si  rapidement  construit,  si  la  hardiesse  de  ses  ha- 
bitans  actuels  semble  plutôt  tendre  à  le  compromettre  par  des 
remaniemens  et  des  innovations  hasardeuses, il  n'en  demeure  pas 
moins  un  étonnant  témoignage  du  génie  de  l'architecte.  L'Aus- 
tralasie  est  le  chef-d'œu^Te  de  la  colonisation  anglaise.  Elle  est  de 
plus  aujourd'hui,  outre  un  centre  de  production  d'une  extraordi- 
naire activité,  le  théâtre  d'expériences  sociales  de  toute  sorte.  Elle 
mérite  donc  à  tous  les  titres  l'attention  des  Européens. 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 


I 

La  route  d'Amérique  est  aujourd'hui  la  plus  courte  pour  se 
rendre  en  Nouvelle-Zélande;  même  pour  atteindre  les  provinces 
orientales,  les  plus  importantes  de  l'Australie,  elle  peut  encore  ri- 
valiser avec  celle  du  canal  de  Suez.  Il  n'en  faut  pas  moins  trente- 
deux  jours  au  minimum  pour  qu'un  voyageur  ou  une  lettre  partis 
d'Angleterre  atteignent  Auckland,  la  ville  la  plus  importante,  bien 
quelle  ne  soit  plus  la  capitale  de  la  Nouvelle-Zélande.  J'avais 
suivi  cette  voie,  mais  non  avec  cette  rapidité,  et  après  un  séjour 
de  quatre  mois  en  Amérique  m'étais  embarqué  pour  la  traversée 
du  Pacifique  qui  dure  dix-neuf  jours,  et  dont  la  monotonie  est 
heureusement  interrompue  par  deux  charmantes  escales  aux  îles 
Hawaï  et  Samoa.  Je  suis  le  seul  Français  à  bord  ;  parmi  mes 
compagnons,  se  trouve  pourtant  un  Californien,  fils  de  Fran- 
çais, naturalisé  Américain, qui,  bien  que  n'ayant  jamais  été  visiter 
la  France,  en  parle  encore  quelque  peu  la  langue  ;  tous  les  autres 
passagers  sont  Américains  ou  Anglais,  des  Iles  Britanniques  ou 
d'Australie.  Presque  tous  les  Américains  nous  quittent  à  Hono- 
lulu,  la  capitale  d'Hawaï,  où  nous  arrivons  après  huit  jours  de 
mer.  C'est  une  charmante  petite  ville  qui  n'a  guère  que  trois  ou 
quatre  rues  à  l'européenne  près  du  port,  et  qui  disparaît  presque 
tout  entière  au  milieu  des  cocotiers,  des  palmiers  de  toute  espèce, 
des  jardins  remplis  d'arbustes,  d'arbres  même  couverts  de  Heurs 
éclatantes.  En  s'élevant  un  peu  sur  les  collines,  à  l'arrière  de  la 
ville,  la  vue  est  splendide  sur  la  ceinture  verte  de  palmeraies,  en- 
trecoupées de  rizières  et  de  plantations  de  cannes  à  sucre  ou  de 
bananiers,  qui  couvre  la  plage  et  s'avance  jusqu'au  bord  même  de 
la  mer.  Les  collines  de  l'intérieur  sont  couvertes  de  broussailles 
où  paissent  quelques  troupeaux  qui,  comme  les  plantations  et 
les  plus  belles  maisons  de  la  ville,  appartiennent  aux  Améri- 
cains, depuis  longtemps  maîtres  de  l'archipel  au  point  de  vue 
économique.  Depuis  deux  ans  ils  se  sont  aussi  emparés  du  pouvoir 
politique,  ont  déposé  et  emprisonné  la  pauvre  reine  Liliuokalaui 
et  organisé  la  République  hawaïenne.  Ils  avaient  pourtant  toute 
l'iniluence  qu'ils  pouvaient  désirer  sous  la  monarchie  indigène, 
dont  la  Constitution  avait  institué  deux  chambres  pour  lesquelles 
les  étrangers  avaient  le  droit  de  vote!  Mais  les  planteurs  de  cannes 
voulaient  profiter  des  avantages  que  le  gouvernement  américain 
fait  aux  producteurs  de  sucre  nationaux  et  espéraient  lui  forcer  la 
main  et  l'obligera  annexer  l'archipel  :  depuis  deux  ans,  la  Répu- 
blique dilawaï  joue  le  rôle,  passablement  ridicule,  d'un  pays  qui 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  o4t 

demande  à  être  incorporé  à  un  autre  qui  n'en  veut  pas.  Si  beau- 
coup de  jingos  américains  seraient  heureux  d'étendre  l'influence 
de  la  Confédération  dans  le  Pacifique,  une  partie  plus  calme  de 
l'opinion  repousse  toute  annexion  en  dehors  de  l'Amérique,  sur- 
tout lorsqu'il  s'agit  d  un  petit  archipel  à  population  bigarrée  où 
les  conflits  (le  race  sont  perpétuels  et  pourraient  entraîner  des  dif- 
ficultés extérieures. 

Il  y  a  de  par  le  monde  beaucoup  de  pays  bilingues,  trilingues 
même  comme  la  Suisse,  mais  les  populations  de  dilférente  origine 
occupent  en  général  des  territoires  distincts.  Je  ne  crois  pas  qu'il 
existe  une  seule  contrée  où  Ion  puisse  voir  autant  de  races  diverses 
qu'à  Hawaï,  vivant  entremêlées  dans  les  mêmes  villes  et  les  mêmes 
campagnes,  mais  à  ce  point  distinctes  que.  lorsque  le  gouverne- 
ment veut  se  faire  bien  entendre  de  tous, —  pour  réclamer  le  paie- 
ment des  impôts,  par  exemple, —  il  fait  afficher  ses  avis  en  cinq 
langues  :  anglais,  hawaïen,  portugais,  chinois  et  japonais.  Les 
pauvres  indigènes  ne  sont  plus  aujourd'hui  qu'une  minorité  sur  la 
terre  de  leurs  ancêtres.  De  200  000  qu'ils  étaient  lorsque  Cook  dé- 
couvrit leurs  îles,  ils  sont  tombés  à  moins  de  40  000,  portant  la 
peine  de  la  facilité  avec  laquelle  ils  se  mêlaient  aux  autres  races, 
et  succombant  en  foule  aux  maladies  et  aux  vices  que  leur  appor- 
taient les  aventuriers  blancs  et  jaunes  :  la  lèpre,  la  phtisie,  bien 
d'autres  fléaux  encore,  joints  à  l'usage  immodéré   des  boissons 
alcooliques,  voilà  ce  qui  a  produit  la  décroissance  des  Hawaïens 
comme  des  hommes  de  même  race  qui  habitent  toute  la  Poly- 
nésie, et  non  je  ne  sais  quelle  loi  mystérieuse  de  la  disparition 
d'une  race  inférieure  devant  une  race  supérieure.  Ceux  mêmes  qui 
leur  ont  voulu   du  bien,  comme  les  missionnaires,  ont  souvent 
aggravé  les  maux  qu  ils  espéraient  guérir,  en  imposant  aux  indi- 
gènes de  brusques  changemens  d  habitude  et  l'usage  de  vêtemens 
compliqués.  Lorsque  les  Européens  ont  voulu  mettre  en  valeur 
les  ressources  naturelles  des  îles,  ils  se  sont  aperçus  qu  ils  avaient 
détruit  un  instrument  nécessaire  sous  ces  climats  trop  chauds 
pour  leur  permettre  de  travailler.  Ils  ont  alors  amené  d'abord  des 
Chinois,  puis,  voyant  de  redoutables  concurrens  dans  ces  patiens 
travailleurs,  des  Européens  acclimatés,  des  Portugais  des  Açores, 
qui    prospèrent,   d'ailleurs,   admirablement,  et  sont  devenus  en 
grande  partie  petits  propriétaires  après  aAoir  travaillé  aux  plan- 
tations des  Américains.  Depuis  quelques  années,  d'autres  Jaunes 
viennent  en  foule  auxquels  on  n'ose  interdire  comme  aux  Chinois 
l'entrée  de  l'archipel,  parce  qu'ils  ont  des  canons  et  savent  s'en 
servir.  Bref  40  000  indigènes  et  métis,  24000  Japonais,  15  000  Chi- 
nois, 13  000  Portugais,  4  000  Américains,    3  000  Européens  — 


S42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Anglais  et  Allemands  surtout,  avec  quelques  Norvégiens,  Français 
et  Italiens  —  voilà  Textraordinaire  mélange  de  races  qui  peuple 
IIa\vaï.  Peut-être  les  blancs  s'apercevront-ils  bientôt  qu'ils  ont 
travaillé  pour  d'autres  que  pour  eux. 

Les  indigènes  polynésiens  sont  submergés  dans  cette  foule; 
ce  n'est  pas  ici  qu'on  peut  les  bien  voir  :  mais  à  Samoa,  où 
jaccoste  huit  jours  plus  tard,  il  n'en  est  plus  de  même.  A  peine 
arrivons-nous  en  rade  de  la  petite  ville  d'Apia,  où  vivent 
presque  tous  les  trois  cents  Européens  de  l'archipel,  que  nous 
sommes  entourés  des  barques  des  indigènes  qui  s  offrent  à  nous 
conduire  à  terre.  Les  bateliers  montent  sur  le  pont,  de  beaux 
hommes,  très  grands,  musculeux,  d'une  couleur  de  bronze  clair, 
les  traits  presque  européens,  les  cheveux  bizarrement  teints  en 
blanc  par  la  chaux  ou  en  roux  par  la  poussière  de  corail,  une 
couronne  de  feuillage  sur  la  tète,  les  reins  ceints  d'un  simple 
pagne  qui  laisse  voir  les  plaques  bleues  de  leur  tatouage  sur  le 
dos  et  les  jambes.  A  terre,  la  ville  européenne  n'est  qu'une  rue 
le  long  de  la  plage  ;  tout  autour,  les  cocotiers  ombragent  de 
leurs  palmes  vertes,  balancées  en  haut  des  grands  troncs 
élancés,  les  langues  de  sable  jaune  qui  s'avancent  dans  le  bleu 
profopd  de  la  mer,  aussi  bien  que  les  pentes  des  collines  assez 
élevées  qui  la  dominent;  sous  les  arbres,  dans  leurs  grandes 
huttes  ovales,  au  toit  en  forme  de  calotte  que  supportent  des 
piquets  de  deux  pieds  de  haut,  et  dont  une  mince  cloison  de  jonc 
ne  ferme  qu'une  partie  du  pourtour,  des  indigènes  dorment  ou 
causent, la  tôteappuyée  sur  une  bûche  de  bois  en  guise  d'oreiller; 
dans  un  ruisseau  qui  descend  à  la  mer,  des  femmes  et  des  en- 
fants se  baignent  en  jouant.  C'est  bien  le  cadre  idyllique  du 
Mariage  de  Loti,  car  toutes  ces  îles  enchanteresses  de  la  Poly- 
nésie, Tahiti,  Samoa,  Tonga,  se  ressemblent.  Ici  du  moins  il  y  a 
peu  de  blancs;  point  de  Chinois;  et  l'on  est  agréablement  sur- 
pris d'apprendre  que  le  nombre  des  indigènes  s'accroît  au 
lieu  de  diminuer.  Les  deux  défauts  de  ces  gens  si  gais,  si 
aimables,  sont  la  paresse  et  l'amour  de  la  guerre  :  les  Anglais  et 
les  Allemands  qui  font  à  Samoa  le  commerce  du  coprah  ont  dû 
importer  des  îles  Salomon,  dans  le  voisinage  de  la  Nouvelle- 
Guinée,  des  travailleurs  dont  la  peau  foncée,  les  cheveux  laineux 
et  le  visage  prognathe  contrastent  avec  le  beau  type  des  Sa- 
moans.  Ceux-ci,  vivant  de  racines  et  de  fiiiits,  dédaignent  toute 
occupation,  à  moins  qu'ils  ne  se  battent  :  les  guerres  des  fidèles 
du  vieux  roi  Malietoa,  qui  vit  paisiblement  près  d'Apia  dans  une 
jolie  villa  à  l'ombre  des  cocotiers,  et  des  partisans  de  son  rival 
Mataafa  ont  rempli  les  trois  îles  de  l'archipel  pendant  ces  der- 


LALSTRAl.lE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDi:.  5i3 

nières  années,*  sans  heureusement  les  ensanglanter  beaucoup. 
Samoa,  moins  important  quHawaï.  avec  ses  3^000  habitans, 
presque  tous  indigènes,  est  sous  un  triple  protectorat  anglais, 
allemand  et  américain;  mais  le  gouvernement  des  Etats-Unis 
se  désintéresse  de  plus  en  plus  de  ces  terres  lointaines.  Après 
les  avoir  quittées,  nous  apercevons  encore  dans  le  lointain  les 
îles  Tonga,  ou  des  Amis,  le  dernier  archipel  indépendant  de 
rOcéanie.  Une  fois  le  cent-quatre-vingtième  méridien  franchi, 
nous  sommes  dans  les  parages  où  domine  exclusivement  la  Grande- 
Bretagne. 

En  arrivant  à  Auckland,  après  plusieurs  mois  passés  en 
Amérique,  j  éprouvai  l'impression  d  être  revenu  en  Europe,  et  de 
débarquer  dans  un  port  anglais.  Dans  cette  ville,  située  presque 
exactement  aux  anti])odes  de  Sévi  lie,  le  caractère  exclusivement 
britannique  de  la  population  saute  aux  yeux,  non  seulement  par 
les  types  des  passans  rencontrés  dans  les  rues,  mais  par  l'aspect 
général  de  la  ville  et  des  environs.  Plus  de  ces  immenses  maisons 
à  dix,  quinze,  dix-huit  étages,  comme  on  en  voit  même  dans  les 
villes  secondaires  d'Amérique;  plus  de  tramways  électriques  sil- 
lonnant toutes  les  voies  importantes,  mais  des  rues  calmes  quoique 
assez  animées,  et  bien  tenues;  dans  les  environs,  sur  les  pentes 
de  la  colline  volcanique  du  mont  Eden.  ou  sur  les  rives  rocheuses 
de  la  baie,  les  (oltagt'n  en  bois  des  habitans,  avec  leurs  petits 
jardins,  plantés  d'arbres  verts  et  cachés  aux  regards  indiscrets 
des  passans  par  des  haies  aux  feuilles  persistantes,  ou  de  simples 
clôtures  en  bois.  La  position  de  la  ville  est  excellente,  à  la  racine 
de  la  longue  et  étroite  péninsule  que  l'île  septentrionale  de  la 
Nouvelle-Zélande  projette  vers  le  nord,  sur  une  grande  baie  pro- 
fonde, abritée  par  des  îles  et  des  promontoires  des  tempêtes  du 
large,  et  à  trois  kilomètres  seulement  d'un  autre  port,  sur  la 
côte  opposée  de  la  péninsule,  dont  l'entrée  est  malheureusement 
obstruée  par  une  barre  de  sable  ;  les  Anglais  ont,  certes,  bien 
choisi  le  lieu  de  leur  premier  établissement  en  Nouvelle- 
Zélande. 

En  même  temps  que  le  type  anglais  des  choses  et  des  gens, 
d  autres  caractères  me  frappaient  que  je  devais  retrouver  dans  toute 
l'Australasie  :  ainsi,  l'insignifiance  de  l'élément  indigène,  dont  on 
ne  rencontre  presque  aucun  représentant  à  Auckland.  Les  colonies 
australiennes  devraient  à  cette  circonstance  le  bonheur  d'ignorer 
les  querelles  de  race,  si  la  présence  de  Chinois, qu  on  rencontre  en 
grand  nombre  dans  les  bas  quartiers,  ne  révélait  l'existence, 
non  pas  encore  d'un  péril,  mais  du  moins  d'une  question  jaune 
qui  se  pose  partout  sur  les  côtes  du  Pacifique.  L'un   des  prin- 


o44  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

cipaux  élémens  de  prospérité  de  l'Australie  et  de  la  Nouvelle- 
Zélande,  les  gisemens  de  métaux  précieux,  m'était  encore  signalé 
par  la  spéculation  locale  sur  les  mines  d'or  des  districts  de  Thames, 
situées  à  quelque  quinze  lieues  d'Auckland,  au  delà  du  golfe 
d'Hauraki.  En  revanche,  l'autre  grande  source  de  richesse  de  ces 
pays,  l'élevage  du  mouton,  n'existe  guère  dans  cette  partie  de  la 
Nouvelle-Zélande . 

L'ensemble  des  grandes  colonies  britanniques  des  Antipodes, 
(jue  les  Anglais  désignent  sous  le  nom  d'Australasie,  forme  un  tout 
remarquablement  homogène,  sans  rien  du  mélange  extraordi- 
naire de  races  que  l'on  trouve  aux  Etats-Unis  :  les  mêmes  élé- 
mens  de  prospérité  ont  favorisé  leur  développement,  les  mêmes 
causes  de  force  et  de  faiblesse  se  trouvent  dans  les  sociétés  qui 
s'y  sont  constituées.  Toutefois,  l'histoire  de  leur  formation  et  même 
leur  état  actuel  sont  caractérisés  par  quelques  différences  qui 
tiennent  à  la  nature  des  lieux,  du  sol  et  du  climat,  aussi  bien  qu'à 
la  diversité  des  populations  indigènes  que  les  hommes  de  notre 
race  ont  rencontrées  d'une  part  en  Australie,  de  l'autre  en 
Nouvelle-Zélande  lorsqu'ils  sont  venus  s'y  établir,  il  y  a  un  siècle 
à  peine.  Sur  une  carte,  le  contraste  entre  le  massif  continent 
australien,  dont  la  moitié  appartient  à  la  zone  torride,  et  les  îles 
aux  côtes  capricieusement  découpées  de  la  Nouvelle-Zélande, 
frappe  d'abord  les  yeux,  et  l'esprit  conçoit  aussitôt  les  diversités 
de  climat  et  de  végétation  qui  doivent  résulter  des  différences 
géographiques. 

L'archipel  de  la  Nouvelle-Zélande,  situé  aux  antipodes  de 
l'Espagne  et  du  golfe  de  Gascogne,  comprend  deux  grandes  îles 
et  à  l'extrême  sud  la  petite  île  Steward,  et  s'étend  sur  une  surface 
égale  à  la  moitié  de  celle  de  la  France.  Malgré  sa  taille  exiguë 
c'est  une  terre  de  violens  contrastes  et  d'étrangetés.  Dans  l'Ile 
du  Nord,  à  la  même  distance  de  l'Equateur  que  l'Andalousie  et 
la  Sicile,  on  trouve  le  même  climat  favorisé,  un  peu  plus  doux 
même  en  hiver,  un  peu  moins  chaud  en  été,  tandis  qu'à  l'extré- 
mité de  l'île  du  Sud,  où  la  latitude  correspond  à  celle  de  la  Bre- 
tagne, les  immigrans  d'Ecosse,  qui  l'ont  surtout  peuplée,  s'ils  ont 
un  peu  moins  de  brume  et  de  froidure  en  hiver,  n'ont  pas  à  subir 
des  étés  plus  chauds  que  ceux  de  la  mère  patrie. 

La  côte  du  sud-ouest  est  découpée  en  fiords  profonds,  où  les 
montagnes  tombent  droit  dans  la  mer,  et  qui  surpassent  même 
ceux  de  la  Norvège,  grâce  à  la  variété  et  à  l'exubérance  de  la 
végétation  qui  recouvre  leurs  bords  partout  où  le  rocher  n'appa- 
raît pas  à  nu.  D'immenses  glaciers,  dont  le  plus  grand  a  30  kilo- 
mètres de  long  sur  2  de  largeur  moyenne,  y  descendent  jusqu'à 


l'aLSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  545 

200  mètres  à  pline  au-dessus  du  niveau  de  la  mer,  au  milieu  des 
forêts  toujours  vertes.  Le  plus  haut  sommet  des  «  Alpes  »  néo- 
zélandaises,  le  mont  Cook,  atteint  3  700  mètres,  1  100  de  moins 
que  le  Mont-Blanc;  mais,  dans  le  sud  de  la  Nouvelle-Zélande,  la 
ligne  des  neiges  perpétuelles  est  plus  basse  qu'en  Suisse,  et  l'en- 
semble de  la  chaîne  de  montagnes,  vue  des  plaines  de  Canterbury, 
qui  s'étendent  au  pied  du  versant  oriental,  n'est  pas  moins  gran- 
diose que  les  véritables  Alpes.  Les  grandes  nappes  d'eau  qui 
s'allongent  dans  les  vallées  méridionales  des  mêmes  montagnes 
ajoutent  encore  à  la  ressemblance,  et  les  bords  du  lac  Wakatipu 
ou  du  lac  Te-Anau  ne  le  cèdent  guère  en  beauté  à  ceux  du  lac 
des  Quatre-Cantons.  L'île  du  Nord  contient  moins  de  sites  impo- 
sans  que  l'île  du  Sud,  mais  elle  est  plus  étrange,  grâce  aux  extra- 
ordinaires phénomènes  qu'y  font  naître  les  forces  volcaniques 
toujours  en  activité.  Les  environs  du  lac  de  Rotoroua  sont  semés 
de  geysers,  de  sources  chaudes,  de  mares  de  boue  bouillante; 
dans  le  vallon  de  Whakarewarewa,  les  colonnes  de  vapeur 
sortant  de  terre  s'élèvent  de  tous  côtés.  Malheureusement  le 
plus  beau  de  ces  sites  a  été  détruit  il  y  a  dix  ans.  La  Terrasse 
blanche  et  la  Terrasse  rose,  se  faisant  vis-à-vis  sur  les  deux  rives 
du  petit  lac  de  Rotomahana,  étaient  une  merveille  unique  au 
monde.  Formées  par  les  incrustations  séculaires  des  sources  mi- 
nérales, elles  descendaient  en  gradins  vers  le  lac,  au  milieu  des 
fougères  arborescentes;  l'eau  bouillante  des  geysers  qui  les  domi- 
naient et  d'autres  sources  du  voisinage  alimentaient  le  lac  qui  se 
déversait  dans  un  autre  situé  plus  bas  par  un  large  ruisseau  d'eau 
chaude.  La  nuit  du  9  au  10  juin  1886,  une  colline  que  nul  ne 
croyait  être  un  volcan  s'entr'ouvrit  tout  à  coup,  vomit  de  la  lave 
et  des  cendres  ;  de  violentes  secousses  de  tremblemens  de  terre 
se  succédèrent  de  dix  en  dix  minutes.  Lorsque  le  jour  se  leva, 
le  10  juin,  à  midi  seulement,  le  lac  de  Rotomahana  n'existait 
plus  :  toute  la  luxuriante  végétation  des  environs  avait  disparu; 
cent  personnes  avaient  péri.  Aujourd'hui  de  mornes  champs  de 
lave  s'étendent  à  la  place  des  fameuses  terrasses,  et,  dans  le  pays 
environnant,  les  tranchées  des  routes  permettent  de  voir  que  le 
sol  primitif  a  été  recouvert  de  près  d'un  pied  de  cendre.  Il  existe 
encore  plusieurs  terrasses  blanches,  moins  belles  que  celle  qui  a 
été  détruite,  mais  la  Terrasse  rose  était  unique.  Les  geysers  de 
^Yhakareware^va  et  de  Wairoki,  les  fumerolles,  les  sources 
chaudes  répandues  à  profusion  ne  suffisent  pas  encore  à  l'échappe- 
ment des  vapeurs  souterraines;  les  tremblemens  de  terre  y  sont 
très  fréquens  et  au  centre  de  lîle  se  trouve  un  grand  massif  vol- 
canique dont  l'activité  n'est  pas  tout  à  fait  éteinte.  On  l'aperçoit 
TOME  cxxxv.  —  i896.  35 


546  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  loin,  en  arrivant  du  nord,  lorsqu'on  traverse  l'île  en  voiture; 
la  masse  énorme  du  Ruapehu  se  dresse  à  2700  mètres,  couverte 
de  neige  en  hiver  sur  la  moitié  de  sa  hauteur,  flanquée  à  droite 
du  cône  régulier  du  Ngauruhoe,  d'où  s'échappe  une  spirale  de 
vapeur,  et  du  cône  tronqué  du  Tongariro,  étincelans  de  blancheur 
eux  aussi  et  dominant  les  eaux  bleues  du  lac  Taupo.  Le  coup  d'oeil 
paraît  d'autant  plus  imposant  qu'on  a  traversé  pendant  de  longues 
heures  de  mornes  plateaux  mamelonnés,  couverts  seulement  de 
fougères,  où  de  rares  lambeaux  de  bois  attachés  aux  flancs  de 
quelques  collines  sont  tout  ce  qui  reste  des  anciennes  forêts  qu'ont 
ravagées  les  incendies. 

La  végétation,  là  où  elle  subsiste  encore,  est  ce  qu'il  y  a  de 
plus  magnifique  à  la  Nouvelle-Zélande.  Tous  les  arbres  indigènes 
sont  à  feuilles  persistantes,  mais  ils  n'ont  pas  l'uniformité,  la 
raideur  qui  rend  trop  souvent  tristes  les  forêts  de  pins  et  de 
sapins  des  pays  du  Nord,  et  leurs  feuillages  ont  les  teintes  les 
plus  variées  du  vert.  Le  plus  beau  de  ces  arbres,  le  kauri,  qui 
atteint  parfois  quarante  mètres  de  hauteur,  dont  les  premières 
branches  se  détachent  du  tronc  à  vingt  mètres,  ne  pousse  plus 
aujourd'hui  que  dans  la  longue  péninsule  septentrionale,  au  nord 
d'Auckland  ;  son  aire  était  bien  plus  étendue  jadis,  comme  en  té- 
moigne la  curieuse  industrie  de  la  gomme  fossile  :  l'extraction  de 
cette  résine  de  kauri  enfouie  dans  le  sol,  et  provenant  d'anciennes 
forets,  est  une  des  industries  importantes  du  pays.  Dans  l'année 
1893,  il  en  avait  été  retiré  plus  de  8000  tonnes  valant  6  millions 
et  demi  de  francs,  et  la  valeur  totale  de  la  gomme  extraite 
depuis  quarante  ans  atteint  170  millions.  C'est  une  matière  assez 
semblable  à  l'ambre  par  son  aspect  et  les  usages  auxquels  elle  se 
prête.  Le  kauri  est  le  plus  grand,  le  plus  utile  des  arbres  de  la 
Nouvelle-Zélande;  les  autres  bons  bois  de  construction  y  sont 
rares.  Mais  c'est  le  sous-bois,  plus  encore  que  les  arbres  de  haute 
futaie,  qui  fait  le  charme  et  la  beauté  de  ces  forêts.  J'en  fus 
émerveillé,  surtout,  dans  un  petit  bois  séparé  seulement  par 
un  pli  de  terrain  du  sinistre  vallon  de  Tikitere,  au  sol  nu  et 
jauni,  troué  de  solfatares,  entrecoupé  de  mares  de  boue  hui- 
leuse, que  de  gros  bouillons  soulèvent  lourdement  pour  en 
laisser  échapper  des  vapeurs  fétides.  A  trois  cents  mètres  de  ce  site 
désolé,  je  me  trouvais  au  milieu  des  fougères  arborescentes, 
dont  les  grands  troncs  s'élèvent  jusqu'à  quinze  ou  vingt  pieds 
pour  s'épanouir  en  une  couronne  d'immenses  frondaisons  ;  parmi 
toutes  les  espèces  variées  se  distingue  la  silver-fern,  avec  l'envers 
de  ses  feuilles  d'un  blanc  d'argent.  Des  lianes  qui  entrelacent 
le    sous-bois  en   font  un   fourré    aussi   inextricable  qu'en    ime 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  547 

forêt  vierge  d?s  tropiques;  les  troncs  des  grands  arbres  jaillissent 
tout  droits,  entourés  d'une  dentelle  de  délicates  fougères  grim- 
pantes ;  et  d'autres  fougères  encore  tapissent  partout  le  sol.  De 
l'autre  côté  du  bois,  au  fond  d'un  ancien  cratère  aux  pentes 
abruptes,  mais  verdoyantes,  dort  un  petit  lac  d'un  bleu  laiteux, 
qui  jadis  était  bouillant,  s'il  faut  en  croire  la  tradition. 

Ce  pays,  d'une  végétation  si  riche,  était,  avant  l'arrivée  des 
Européens,  d'une  étonnante  pauvreté  en  animaux  :  point  d'autres 
mammifères  que  des  rats  et  les  chieus  des  indigènes,  point  de  ser- 
pens  non  plus,  quelques  lézards;  les  oiseaux  avaient  d'assez  nom- 
breux, mais  étranges  représentans.  Le  plus  extraordinaire  était 
le  nioa,  gigantesque  animal  coureur,  aux  ailes  rudimentaires, 
comme  l'autruche,  et  proche  parent  de  VEpyoïmis  de  Madagascar, 
île  avec  laquelle  la  Nouvelle-Zélande  ofTre  plus  d'une  curieuse 
analogie  sous  le  rapport  de  la  flore  et  de  la  faune.  Le  moa  est 
aujourd'hui  une  espèce  éteinte  ;  mais  ses  os  énormes  et  ses  plumes 
même  se  trouvent  dans  nombre  de  cavernes, et  on  suppose  que  sa 
disparition  est  très  récente.  J'ai  vu  dans  les  musées  des  villes  de 
la  Nouvelle-Zélande  plusieurs  exemplaires  de  son  squelette  haut 
de  quatre  mètres  et  de  ses  œufs  longs  d'un  pied.  Il  reste  aujour- 
d'hui quelques  petits  oiseaux  de  la  même  famille,  les  kiwis  ou 
aptéryx,  et  les  weka,  incapables  de  voler.  L'absence  des  oiseaux 
chanteurs  rend  tristes  les  belles  forêts  delà  Nouvelle-Zélande; 
mais  les  perroquets  abondent.  L'un  d'eux,  le  kea,  a  donné  un 
curieux  exemple  d'évolution  des  instincts;  c'est  un  des  plus 
redoutables  ennemis  des  éleveurs  de  moutons.  Il  s'abat  sur  le 
dos  des  animaux,  arrache  la  laine,  déchire  les  chairs  et  va  droit 
sans  hésiter  à  la  graisse  qui  entoure  le  rein,  dont  il  se  nourrit, 
sans  toucher  aux  autres  parties  de  l'animal.  L'introduction  du 
mouton  en  Nouvelle-Zélande  date  de  moins  d'un  siècle,  et  le  kea, 
qui  est  un  oiseau  indigène,  ne  pouvait  vivre  auparavant  que 
d'insectes  :  c'est  un  curieux  mystère  que  ce  changement  de 
régime  et  la  formation  de  ce  nouvel  instinct. 

Les  hommes  qui  peuplaient  seuls  la  Nouvelle-Zélande  avant 
l'arrivée  des  Européens  ne  sont  pas  moins  étranges  que  les  ani- 
maux, les  plantes  et  le  sol  lui-même.  Les  Maoris  font  partie  de 
cette  intéressante  et  quelque  peu  mystérieuse  race  polynésienne 
qui  peuple  tous  les  archipels  du  Pacifique  oriental.  Il  suffit  de  les 
voir  pour  le  reconnaître,  et  leur  langue  le  prouve  aussi.  Lorsque 
Cook,  en  1770,  explora  les  côtes  de  la  Nouvelle-Zélande,  un  indi- 
gène de  Tahiti  qu'il  avait  emmené,  lui  servit  d'interprète.  J'ai 
entendu  moi-même,  aux  îles  Hawaï,  un  de  mes  compagnons  de 
Aoyage,  colon  de  la  Nouvelle-Zélande,  s'adresser  en  maori  aux 


548  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

indigènes  qui  comprenaient  sans  difliculté  celte  langue  d'un  pays 
dont  deux  mille  lieues  les  séparent.  D'après  les  traditions  et  les 
arbres  généalogiques  conservés  par  les  prêtres,  les  Maoris  ne 
seraient  en  Nouvelle-Zélande  que  depuis  vingt-sept  générations, 
c'est-à-dire  depuis  le  xiii"  siècle.  Ils  quittèrent,  disent-ils,  l'île  de 
Hawaïki,  à  la  suite  d'une  guerre  civile,  s'embarquèrent  dans  deux 
grands  canots,  Tainui  et  Araira,  et  abordèrent  en  deux  points 
qu'ils  désignent  nettement  sur  la  côte  nord-est  de  l'île  septen- 
trionale de  la  Nouvelle-Zélande,  la  seule  où  ils  aient  jamais  formé 
une  population  assez  dense.  On  conserve,  au  musée  de  Wellington, 
capitale  de  la  colonie,  un  morceau  de  bois  qu'on  dit  avoir  appar- 
tenu au  Tainui.  La  position  exacte  de  l'île  de  Hawaïki  reste  dou- 
teuse :  c'est  évidemment  la  même  île  dont  disent  venir  les  ha- 
bitans  d'Hawaï  qui  ont,  racontent-ils,  nommé  leur  nouvelle  patrie 
en  souvenir  de  l'ancienne  ;  l'opinion  la  plus  généralement  admise, 
c'est  qu'Hawaïki  n'est  autre  que  Savaii,  la  plus  grande  des  îles 
Samoa. 

Les  Maoris  ont  singulièrement  changé  de  genre  de  vie  après 
leur  émigration  :  ils  sont,  comme  le  Kea,  devenus  féroces.  Tous 
les  archipels  polynésiens  ont  été  déchirés  par  des  guerres  fré- 
quentes; mais  à  la  Nouvelle-Zélande  la  guerre  ne  cessait  jamais. 
C'était  la  pensée  constante,  le  plaisir  même  de  tous  les  indigènes; 
la  vendetta  était  une  obligation  rigoureuse  et  la  tribu  entière 
prenait  fait  et  cause  pour  celui  de  ses  membres  qui  avait  été 
outragé  par  une  tribu  voisine.  Leurs  ennemis  une  fois  vaincus, 
ils  mangeaient  les  morts  et  les  prisonniers  :  c'était  une  croyance 
commune  qu'en  se  nourrissant  du  cœur  et  du  cerveau  d'un  ennemi, 
on  acquérait  son  courage  et  son  intelligence.  Les  habitations  des 
chefs  étaient  ornées  des  têtes  fumées  et  momifiées  des  vaincus. 
Sans  doute,  l'absence  de  tout  mammifère  dans  le  pays  avait  con- 
tribué à  faire  naître  le  cannibalisme.  Sous  le  climat  humide 
et  relativement  froid  de  la  Nouvelle-Zélande,  les  Polynésiens 
ne  pouvaient  se  contenter  de  fruits  et  de  racines  comme  dans 
les  archipels  équatoriaux,  et  la  chair  humaine  pouvait  seule  leur 
fournir  une  nourriture  animale.  Malgré  leur  férocité  et  quoiqu'ils 
ignorassent  l'usage  des  métaux,  les  Alaoris  n'étaient  pas  des  sau- 
vages :  ils  cultivaient  les  patates  qu'ils  avaient  apportées  d'Ha- 
waîki,  tissaient  avec  les  fibres  du  Phormiiim  tenax  les  grands  man- 
teaux dont  ils  se  vêtaient  et  qui  étaient  couverts  de  plumes  pour 
les  chefs.  Leurs  armes  étaient  des  haches  de  pierre  polie  fixées 
à  un  manche  en  bois  à  l'aide  de  fibres  de  phormium  ;  avec  leurs 
outils,  en  pierre  aussi,  ils  exécutaient  des  ciselures  si  délicates 
qu'on  a  cru  longtemps  qu'ils  connaissaient,  sans  vouloir  l'avouer, 


l.'AUSTRAUt:    ET    LA    NOLVELLE-ZÉLANDE.  349 

l'usage  des  nifètaux  :  les  proues  et  les  poupes  de  leurs  grands  ca- 
nots de  guerre,  dont  j'ai  vu  un  exemplaire  long  de  25  mètres, 
étaient  ainsi  ciselées  et  incrustées  de  nacre,  de  même  que  les 
parois  des  maisons  des  chefs  et  des  whare-pnni  ou  maisons 
d'assemblée  des  tribus  dont  lune,  conservée  au  musée  de  Wel- 
lington, a  13  mètres  de  long  sur  5  de  large  et  3'", 30  de  hauteur 
au  centre.  Ils  sculptaient  même  le  corps  humain,  se  couvrant  de 
tatouages  compliqués,  qui!  fallait  se  reprendre  à  cinq  fois  pour 
compléter  ;  les  chefs  portaient  ainsi  sur  leur  visage  leur  blason 
et  leur  généalogie.  Aujourd'hui  encore  beaucoup  de  femmes  se 
tatouent  les  lèvres  et  le  menton.  Les  Maoris  avaient  une  mytho- 
logie :  outre  les  dieux  principaux,  ils  croyaient  à  des  esprits  ca- 
chés dans  chaque  objet  de  la  nature.  Certains  de  leurs  mythes 
ne  manquaient  pas  de  grâce.  Ainsi  le  ciel  était  pour  eux  l'époux 
de  la  terre  qui,  séparé  d'elle,  verse  des  larmes  que  nous  appelons 
pluie  et  auxquelles  la  terre  répond  par  des  soupirs  qui  sont  les 
brouillards. 

Les  premières  rencontres  des  Européens  avec  ce  peuple  intel- 
ligent, mais  féroce,  furent  sanglantes  :  dès  1643  l'équipage  d'un 
canot  du  navire  de  Tasman  fut  massacré  et  aucun  blanc  n'aborda 
plus  en  Nouvelle-Zélande  jusqu'en  17G9.  Cook  put  alors  échapper 
à  la  mort  grâce  à  ses  fusils  et  parvint  plus  tard  à  entrer  en  re- 
lations avec  les  indigènes;  ils  refusaient  ses  cadeaux,  et  lui 
demandaient  ses  armes  à  feu  ;  se  procurer  des  fusils  devint  dès 
lors  l'idée  fixe  des  Maoris;  ils  en  obtinrent  quelques-uns  des 
baleiniers  qui  commençaient  à  fréquenter  ces  mers.  Un  chef, 
Hongi,  après  avoir  visité  Sydney,  se  fit  conduire  en  1820  en 
Angleterre,  et  en  revint  avec  des  présens  de  George  IV  qu  il 
échangea  en  Australie  contre  des  armes  à  feu.  Les  guerres  entre 
tribus,  relativement  peu  meurtrières  avec  les  anciennes  armes  de 
pierre,  devinrent  dès  lors  d'épouvantables  massacres  :  en  un  seul 
jour,  Hongi  tua  sept  cents  de  ses  ennemis,  dans  une  île  du  lac  Ro- 
toroua;  son  rival,  Te  Rauparaha,  qui  s  était  procuré  lui  aussi  des 
fusils  en  envoyant  un  de  ses  cousins  faire  le  voyage  d'Angleterre, 
extermina  presque  entièrement  les  Maoris  de  l'île  du  Sud.  Dans 
cette  période,  d'assez  nombreux  aventuriers  blancs  s'étaient  mis 
à  vivre  parmi  les  tribus,  adoptant  les  mœurs  des  indigènes  et 
désignés  à  cause  de  cela  sous  le  nom  de  Pakchas-Maoris  ou 
Maoris-étrangers  ;  ils  étaient  bien  reçus,  parce  qu'ils  savaient 
entretenir  et  réparer  les  armes  et  jouaient  un  rôle  important  dans 
les  guerres. 

Jusqu'en  1840,  il  ne  vint  pas  se  joindre  à  ces  aventuriers 
d'autres  blancs  que  des  missionnaires  dont  les  premiers  étaient 


550  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

arrivés  vers  1814;  s'ils  ne  purent  déterminer  leurs  féroces  con- 
vertis à  cesser  de  s'entre-tuer,  ils  les  détachèrent  du  moins  peu  à 
peu  du  cannibalisme,  en  introduisant  des  animaux  domestiques 
qui  prospérèrent.  C'est  à  leur  instigation  que  les  principaux  chefs 
signèrent  en  février  1840  le  traité  de  Waitangi,  par  lequel  la 
Confédération  des  Tribus-Unies  de  la  Nouvelle-Zélande  acceptait 
le  protectorat  anglais.  A  ce  moment  même  la  France  se  préparait 
à  prendre  possession  des  îles.  Une  Compagnie  nanto-bordelaise 
de  la  Nouvelle-Zélande,  fondée  en  1837,  avait  acquis  l'année 
suivante,  d'un  capitaine  baleinier,  Langlois,  quelques  centaines 
d'hectares  de  terre,  qu'il  avait  achetés  aux  Maoris  d'Akaroa 
dans  l'île  du  Sud.  A  la  demande  de  cette  société  et  d'un  de  ces 
aventuriers  comme  il  y  en  a  tant  dans  notre  histoire,  le  baron 
Thierry,  qui  avait  essayé  de  se  créer  un  royaume  en  Nouvelle- 
Zélande,  le  gouvernement  français  envoya  la  corvette  VAiibe 
chargée  de  prendre  possession  de  l'île  du  Nord,  puis  de  celle  du 
Sud  et  le  transport  Comte-de-Paris  qui  devait  débarquer  soixante 
émigrans  à  Akaroa.  UAiibe  arriva  trop  tard,  en  juillet  1840; 
le  gouverneur  anglais  déclara  que  la  possession  de  l'île  du  Nord 
entraînait  celle  de  l'île  du  Sud  et  envoya  aussitôt  un  navire  de 
guerre  planter  le  drapeau  britannique  à  Akaroa.  Quelques-uns 
des  émigrans  du  Comte-de-Paris  y  restèrent  pourtant,  et  de 
nombreux  noms  français  s'y  trouvent  encore.  La  Nouvelle- 
Zélande,  si  salubre  et  dont  le  climat  est  si  voisin  du  nôtre,  aurait 
été  pour  la  France  une  admirable  colonie  ;  on  est  malheureuse- 
ment en  droit  de  se  demander  si  nous  aurions  eu  assez  d'esprit 
de  suite  pour  en  poursuivre  le  développement,  pour  ne  pas  aban- 
donner même  cette  terre  éloignée  où  il  fallut  pendant  trente  ans 
batailler  avec  les  indigènes. 

Aussitôt  que  les  Européens  arrivèrent  en  nombre  et  firent 
mine  de  s'établir  à  demeure,  la  guerre  commença.  C'est  la  ques- 
tion des  achats  de  terre  qui  fut  l'origine  de  presque  tous  les 
conflits  :  le  sol  était  la  propriété  collective  des  tribus,  dont  plu- 
sieurs prétendaient  souvent  avoir  des  droits  sur  le  même  territoire  ; 
d'autre  part  des  colons  avaient  fréquemment  acheté  de  bonne  foi 
des  terres  à  des  individus  pour  les  cultiver.  Aussi  la  lutte  fut-elle 
plutôt,  sauf  peut-être  de  1860  à  1870,  une  série  de  soulèvemens 
locaux  qu'une  guerre  nationale.  Elle  fut  des  plus  sanglantes, 
quoique  les  Maoris  respectassent  désormais  les  morts  et  trai- 
tassent bien  les  blessés.  Embusqués  dans  les  bois  ou  retranchés 
dans  leurs ^ja  entourés  de  palissades,  et  construits  avec  une  véri- 
table science  de  la  fortification,  mettant  en  œuvre  toutes  sortes 
de  ruses  pour  tromper  leurs  ennemis,  les  indigènes  soutinrent 


l'australie  et  la  >oi  velle-zllande.  o51 

souvent  le  chifc  de  forces  anglaises  très  supérieures.  L'affaire  du 
pa  de  la  Grille,  en  18Gi,  estunedes  plus  typiques  de  cette  guerre. 
Le  général  Cameron  avec  1  700  Anglais  s'y  heurta  à  200  Maoris  et 
égara  d'abord  son  fou  sur  un  retranchement  ébauché  et  surmonté 
d'un  pavillon,  à  100  mètres  sur  le  côté  de  la  forteresse.  Quand  il 
eut  enfin  découvert  la  ruse  et  fait  brèche  avec  son  canon,  le  feu 
des  défenseurs  cessa,  comme  s'ils  décanipaieul,  pour  ne  reprendre 
que  lorsque  les  assaillans  furent  presque  à  bout  portant.  Entrées 
pourtant  dans  le  fort,  mais  fusillées  au  milieu  des  retranchemens 
intérieurs,  les  troupes  anglaises  furent  prises  de  panique  et 
s'enfuirent  en  laissant  plus  de  cent  des  leurs  sur  le  terrain.  Les 
Maoris  s'esquivèrent  pendant  la  nuit  par  petits  groupes,  et  les 
Anglais  trouvèrent  le  lendemain,  parmi  de  nombreux  morts,  un 
soldat  blessé,  encore  vivant,  près  de  qui  était  une  écuelle  pleine 
d'eau  que  les  Maoris  avaient  dû  chercher  en  traversant  deux  fois 
les  lignes  ennemies. 

La  guerre,  presque  ininterrompue  de  1800  à  1870,  avait  eu 
pour  cause  la  décision  prise  par  un  gouverneur  de  traiter  pour 
l'achat  des  terres  avec  les  occupans  de  fait  sans  tenir  compte  des 
droits  des  tribus.  L'établissement,  dès  180'J,  d'une  cour  spéciale 
pour  déterminer  ces  droits  conformément  aux  coutumes  indigènes 
contribua  beaucoup  à  la  pacification.  Pourtant  il  y  eut  encore, 
même  après  1870,  quelques  troubles  sérieux,  occasionnés  par  la 
secte  religieuse  des  Hauhaus,  qui  prétendait  combiner  le  chris- 
tianisme et  l'ancien  paganisme;  en  1881  on  dut  envoyer 
2  000  hommes  pour  arrêter  un  prophète,  Te  Whiti.  Enfm  en 
1883,  le  roi  Tewhiao,  reconnu  pour  chef  par  presque  toutes  les 
tribus  de  l'île  du  Nord,  se  réconcilia  avec  le  gouvernement,  et  des 
ingénieurs  purent  traverser  le  district  sauvage  et  jusqu'alors 
dangereux  du  «  Pays  du  roi  »  pour  y  étudier  un  tracé  de  chemin 
de  fer.  Aujourd'hui,  la  sécurité  est  complète  dans  la  Nouvelle- 
Zélande,  dont  les  districts  les  plus  reculés  sont  parcourus  par  des 
services  de  voitures  publiques;  il  ne  s'y  trouve  même  plus  de 
troupes  anglaises. 

Devant  l'énorme  majorité  de  la  population  européenne  toute 
tentative  de  révolte  serait  vaine,  et  les  indigènes  le  savent.  Dès 
1863,  il  y  avait  en  Nouvelle-Zélande  160000  blancs  contre  30  000 
à  60000  Maoris,  et  même  dans  l'île  du  Nord,  les  premiers  l'em- 
portaient en  nombre.  Depuis,  les  Européens  sont  devenus  beau- 
coup plus  nombreux,  les  indigènes  ont  décru.  De  100000  qu'ils 
étaient  sans  doute  au  commencement  du  siècle,  il  n'en  reste  plus 
aujourd'hui  que  42000.  Leur  ardeur  à  s'entre-détruire,  les  mala- 
dies, le  changement  d'habitudes  ont  provoqué  cette  diminution, 


5d2  revue  des  deux  mondes. 

qui  semble  à  peu  près  enrayée  aujourd'hui  (1).  Ils  sontchrétiensr 
s'habillent  pour  la  plupart  à  l'européenne;  leurs  enlans  fréquen- 
tent les  écoles;  presque  tous  savent  lire  et  écrire  en  maori,  et  le 
plus  grand  nombre  parlent  aussi  l'anglais.  On  n'en  voit  presque 
pas  dans  les  villes  de  la  côte;  mais  lorsqu'on  parcourt  l'intérieur 
de  l'île  du  Nord,  leurs  villages,  semés  de  loin  en  loin  sur  les  pentes 
des  collines,  sont  à  peu  près  les  seules  habitations  qu'on  ren- 
contre. Ils  vivent  par  petites  agglomérations  dans  des  cabanes 
spacieuses,  à  doubles  parois  de  joncs,  maintenues  par  des  cadres 
en  planches,  surmontées  d'un  toit  à  double  pente;  le  faîte  en 
est  à  huit  ou  dix  pieds  de  hauteur,  mais  il  descend  sur  les  côtés 
à  trois  ou  quatre  pieds  du  sol,  et  forme  en  avant  de  l'entrée  un 
auvent  oii  les  Maoris  se  tiennent  le  plus  souvent.  Les  indigènes 
n'ont  pas  à  se  plaindre  de  la  domination  anglaise  :  ils  possèdent 
plus  de  deux  millions  et  demi  d'hectares  de  terres  dont  beaucoup 
sont,  il  est  vrai,  situées  dans  les  sols  pauvres  du  centre  de  l'île  du 
Nord.  La  plus  grande  partie  de  ces  terres  est  la  propriété  collec- 
tive des  tribus  qui  se  font  des  revenus  importans  en  les  louant 
aux  Européens.  La  propriété  individuelle  existe  pourtant  aussi 
chez  les  Maoris,  et  la  cour  de  justice  spéciale  qui  s'occupe  des 
questions  relatives  aux  terres  des  indigènes  a  plusieurs  fois,  à 
leur  demande,  divisé  certaines  propriétés  des  tribus  entre  leurs 
membres.  Cependant  l'idée  de  la  communauté  des  biens  reste  encore 
fortement  enracinée  :  un  journal  néo-zélandais  racontait,  pendant 
mon  séjour,  qu'un  Maori  s'étant  avisé  d'organiser  un  service  de 
voitures  entre  une  petite  ville  et  la  gare  voisine,  tous  les  indi- 
gènes de  sa  tribu  se  crurent  aussitôt  le  droit  de  s'en  servir  gratis 
et,  lorsqu'il  leur  demandait  le  prix  de  leur  place,  ils  lui  répon- 
daient que, s'ils  devaient  payer,  ils  pouvaient  tout  aussi  bien  se 
servir  de  la  voiture  des  Pakehas  (Européens).  Devant  cet  état  d'es- 
prit, notre  homme  dut  renoncer  à  son  entreprise. 

Les  Maoris  sont  représentés  au  parlement  de  la  Nouvelle- 
Zélande  par  quatre  députés  élus  au  suffrage  universel,  qui  ont 
tous  les  droits  de  leurs  collègues  blancs.  L'un  d'eux,  M.  Hone 
Heke,  est  même  l'orateur  le  plus  disert  de  toute  l'assemblée  et 
fort  populaire  parmi  les  colons.  Les  Anglais  n'ont  aucun  préjugé 
de  couleur  contre  les  indigènes,  et  les  coudoient  partout 
sans  répugnance.  D'après  le  dernier  recensement,  250  Européens 

(1)  Les  recensemens  donnent,  pour  les  Maoris  depuis  vingt  ans,  les  cliifl'res  sui- 
vans  :  45470  en  1874;  43u9S  en  1878;  44097  en  1881  ;  41969  en  1886;  4199:1  en  1891. 
Les  chiffres  de  1876  et  1878  doivent  èlre  considérés  comme  seulement  approximatifs 
et  sans  doute  un  peu  inférieurs  à  la  réalité,  la  sécurité  n'étant  pas  encore  bien  établie 
à  cette  époque.  39535  Maoris  habitent  l'île  du  Nord. 


l' AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  553 

avaient  épouse  des  femmes  maories  et  Ion  comptait  4865  métis, 
(►50  de  plus  que  cinq  ans  auparavant.  Il  semble  bien  que  la  desti- 
née finale  des  indigènes  soit  d'être  non  pas  détruits,  mais  absorbés 
dans  la  population  blanche,  dont  le  type  n'en  sera  guère  modifié, 
vu  son  énorme  prépondérance. 

Les  indigènes  ne  forment  plus  qu'un  seizième  des  habitans  de 
la  terre  de  leurs  ancêtres  :  même  dans  l'île  du  Nord  les  colons 
sont  sept  fois  plus  nombreux  qu'eux.  Les  630  000  qui,  en  1891, 
se  trouvaient  en  Nouvelle-Zélande  n'y  sont  pas  venus  seuls.  Ils 
ont  amené  avec  eux  les  animaux,  les  plantes  du  vieux  monde, 
auxquels  le  climat  n'a  pas  été  moins  favorable  qu'aux  immigrans 
eux-mêmes.  Sous  cette  invasion  étrangère,  le  pays  est  devenu 
tout  différent  :  des  millions  de  moutons,  des  centaines  de  milliers 
de  bœufs  et  de  chevaux  peuplent  les  pâturages  de  cette  contrée  où 
les  mammifères  n'étaient  presque  pas  représentés  :  les  poissons 
d'Europe  remplissent  les  rivières;  des  oiseaux  du  vieux  monde 
ont  été  introduits  aussi.  Plusieurs  espèces  de  l'ancienne  faune  sont 
menacées  de  destruction,  comme  l'aptéryx,  comme  le  rat  maori 
lui-même,  qui  disparaît  devant  le  rat  dEurope.La  vigoureuse  flore 
indigène  a  mieux  résisté  :  malgré  les  incendies,  malgré  l'exploi- 
tation des  forêts,  souvent  destructrice,  les  beaux  arbres  et  les 
fougères  de  la  Nouvelle-Zélande  subsisteront  pour  lui  conserver 
son  individualité.  Les  plantes  du  pays  ont  dû  cependant  partager 
leur  ancien  domaine  avec  celles  qu'ont  importées  les  colons  :  les 
céréales,  le  tabac,  les  orangers  dans  l'île  du  Nord,  les  herbes 
même  de  l'Angleterre.  Près  des  villes  et  des  côtes,  ce  ne  sont 
pas  seulement  les  habitans,  c'est  le  cadre  même  qui  est  devenu 
européen  ou  plutôt  cosmopolite  ;  car,  à  côté  des  arbres  indigènes 
et  de  ceux  de  l'Angleterre  on  peut  y  voir  l'eucalyptus  d'Australie 
et  le  gracieux  pin  ou  araucaria  de  l'île  Norfolk,  dont  la  ramure 
régulière  semble  former  une  série  de  vasques,  de  plus  en  plus  pe- 
tites à  mesure  qu'elles  sont  plus  près  de  la  cime. 

Les  villes  elles-mêmes,  de  moyenne  étendue,  bâties  presque 
toutes  au  bord  de  la  mer,  en  pente  sur  des  collines  où  s'étagent 
des  cottages  entourés  de  jardins,  que  séparent  des  haies  de  grands 
géraniums  et  où  fleurissent  des  camélias  en  pleine  terre,  sont  des 
cités  anglaises  transportées  sous  un  climatplus  doux. Très  calmes 
dans  les  hauts  quartiers,  assez  tranquilles  même  dans  ceux  du 
port  où  se  concentre  le  mouvement  des  affaires,  elles  n'ont  pas 
l'exubérance  des  villes  américaines,  même  moins  importantes,  ni 
tout  leur  luxe  de  moyens  de  communication  mécanique;  elles  pa- 
raissent plus  âgées  qu'elles  ne  le  sont  réellement,  car  aucune  ne  dé- 
passe sensiblement  la  cinquantaine.  La  Nouvelle-Zélande  a  quatre 


55 i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

centres  principaux  :  deux  dans  File  du  Nord  :  l'ancienne  capitale, 
Auckland,  qui  ost  encore  la  plus  importante  avec  ses  cinquante 
mille  habitans  et  la  nouvelle,  Wellington,  plus  centrale,  sur  le 
détroit  de  Gook  qui  sépare  les  deux  îles,  mais  peuplée  seulement 
d\m  peu  plus  de  trente  mille  âmes.  Les  deux  centres  de  l'île  du 
Sud,  Christchurch  et  Dunedin  qui  ne  le  cèdent  l'une  et  l'autre  que 
de  quelques  mil  liersd'habitans  à  Auckland,  ont  chacun  leur  physio- 
nomie paiticiilière  et  i)ortent  encore  l'empreinte  de  leur  origine 
confessionnelle.  Cliristchurch,  la  seule  ville  néo-zélandaise  qui  ne 
soit  pas  sur  la  côte,  a  été  fondée  en  4860  sous  les  auspices  d'une 
association  miglicane  présidée  par  l'archevêque  de  Canterbury  : 
elle  s'élève  au  milieu  des  grandes  plaines  qui  portent  aujourd'hui 
le  nom  de  la  métropole  de  l'Eglise  d'Angleterre,  sur  les  bords 
d'une  petite  rivière  tout  anglaise  d'aspect,  aux  rives  ombragées 
de  saules  pleureurs,  qui  traverse  avant  d'entrer  dans  la  ville  un 
parc  planté  lui  aussi  d'arbres  d'Europe.  La  cathédrale  anglicane 
se  dresse,  seule,  au  milieu  de  la  place  qui  forme  le  centre  de  la 
ville,  témoignant  ainsi  des  idées  religieuses  des  premiers  colons, 
arrivés  d'Angleterre  sous  la  conduite  d'un  évêque.  Dunedin, 
la  seule  ville  du  monde  plus  rapprochée  du  pôle  Sud  que  de 
l'Equateur,  fut  fondée  quelques  années  plus  tôt  par  «  l'association 
de  l'Église  libre  d'Ecosse  ».  Elle  porte  l'empreinte  de  son  origine 
par  ses  nombreuses  églises  presbytériennes,  d'un  fort  élégant  style 
gothique,  ses  établissemens  d'instruction  de  toute  espèce,  le  type 
et  l'accent  de  ses  habitans.  L'action  de  l'esprit  écossais  est  très 
sensible  dans  le  développement  de  toutes  les  colonies  austra- 
liennes, de  la  Nouvelle-Zélande  surtout,  d'où  sont  souvent  partis, 
bien  qu'elle  soit  la  plus  jeune,  les  courans  d'opinion  qui  ont  en- 
traîné ses  aînées. 

II 

Les  îles  de  la  Nouvelle-Zélande,  aux  capricieux  contours,  au 
relief  mouvementé,  semblent  un  morceau  d'Europe  jeté  dans  le 
Pacifique  austral  ;  on  leur  a  même  trouvé,  en  supprimant  par  la 
pensée  le  mince  détroit  qui  les  sépare,  une  analogie  de  forme  avec 
l'Italie.  C'est  à  l'Afrique,  au  contraire,  qu'il  faut  comparer  l'Aus- 
tralie, pour  sa  massive  lourdeur,  ses  côtes  inhospitalières,  ses  dé- 
serts, et  môme  le  climat,  sinon  des  parties  voisines  de  la  côte,  du 
moins  des  régions  de  l'intérieur.  Ce  continent,  d'une  étendue 
égale  aux  quatre  cinquièmes  de  l'Europe,  a  dans  tous  ses  carac- 
tères quelque  chose  d'inachevé.  Son  système  orographique  et  hy- 
drographique est  rudimentaire  :  une  seule  chaîne  de  montagnes 


L  AUSTRALIE  ET  LA  NOL  \  ELLE-ZÉLANDE.  ÔOO 

digne  de  ce  fiom,  dont  le  pic  le  plus  élevé  dépasse  à  peine  2000 
mètres,  s'allonge  à  une  distance  de  cent  à  deux  cents  kilomètres 
de  la  côte  orientale;  en  arrière,  tout  l'intérieur  n'est  plus  qu'un 
vaste  plateau,  de  peu  d'élévation,  inclinant  vers  une  dépression 
allongée,  dont  le  fond  est  occupé  par  des  marais  et  des  lacs  salins 
qu'un  seuil  sépare  d'une  des  rares  indentations  importantes  de 
la  côte  de  l'Australie,  le  golfe  Spencer  :  c'est  une  disposition  géo- 
graphique toutà  fait  semblable,  sur  une  plus  vaste  échelle,  à  celle 
des  grands  chotts  qui  s'étendent  au  Sud  de  l'Algérie  et  de  la  Tu- 
nisie, en  arrière  du  golfe  de  Gabès.  Les  cours  d'eau  côtiers,  descen- 
dant des  montagnes  de  l'est  et  des  croupes  qui  terminent  le  pla- 
teau au  nord  et  au  sud,  sont  nombreux,  mais  de  peu  d'étendue. 
Dans  l'intérieur,  où  les  vents  pluvieux  n'arrivent  guère,  se  trou- 
vent seulement  quelques  lacs  salés,  le  plus  souvent  à  sec.  Un  seul 
système  fluvial  pénètre  au  loin  vers  le  centre,  c'est  celui  du 
Murray  et  de  ses  afflueiis  qui  prennent  naissance  sur  le  versant  in- 
térieur de  la  chaîne  de  montagnes  orientale.  Sur  les  cartes  ces 
rivières  forment  une  ramure  imposante;  mais  il  faut  en  rabattre 
dans  la  réalité  :  tous  ces  cours  d'eau  dont  les  sources  sont  exposées 
aux  longues  sécheresses  d'un  climat  brûlant,  —  on  a  vu  le  ther- 
momètre s'élever  à  Bourke,  sur  le  Darling,  à  plus  de  50  degrés, — 
ont  un  régime  fort  irrégulier;  cependant,  au  printemps  des  ba- 
teaux plats  peuvent  remonter  à  plusieurs  centaines  de  lieues 
de  la  mer,  pour  aller  chercher  les  laines  de  Tintérieur.  Le 
point  extrême  de  la  navigation  sur  le  Darling  aux  hautes  eaux  est 
à  1 700  kilomètres  de  l'embouchure  du  Murray.  Mais  le  manque 
de  bonnes  communications  fluviales  dans  presque  toute  l'Austra- 
lie n'en  est  pas  moins  une  des  grandes  infériorités  de  ce  con- 
tinent. 

La  flore  et  la  faune  australiennes  ont  le  même  caractère  ina- 
chevé et  primitif  que  la  terre  qui  les  porte.  Cette  immense  contrée 
a  bien  moins  d'espèces  végétales  que  l'archipel  restreint  de  la  A^ou- 
velle-Zélande  :  l'eucalyptus  est  presque  le  seul  arbre  australien; 
raide  et  peu  gracieux  avec  ses  branches  tordues  d'où  pendent  en 
longs  rubans  des  lambeaux  d'écorce  et  que  terminent  les  maigres 
touffes  d'un  feuillage  terne,  vert  sombre  ou  gris  bleuâtre,  il 
forme  d'interminables  forêts  clairsemées  où  l'on  trouve  à  peine 
de  l'ombrage.  L'île  de  Tasmanie  tout  entière,  grande  comme  dix 
départemens  français,  n'est  qu'une  seule  forêt  d'eucalyptus,  et  sur 
le  continent  australien  l'eucalyptus  couvre  d'une  façon  continue 
des  étendues  plus  considérables  encore,  surtout  aux  abords  des 
côtes.  Dans  les  vastes  régions  de  pâtures  du  Murray  et  du  Darling, 
de  l'intérieur   des  colonies  de  Nouvelle-Galles  et  de  Victoria, 


556  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

maint  district  ressemble  à  un  parc  avec  les  eucalyptus  semés  de 
place  on  place  au  milieu  des  plaines  herbeuses.  De  grandes  éten- 
dues de  terrains  arides  sont  souvent  couvertes  d'un  impénétrable 
fourré  d'eucalyptus  rabougris  :  c'est  le  mallee-scruh ,  très  difficile 
à  défricher  et  impropre  à  tout  usage.  Dans  les  parties  tempérées 
de  l'Australie,  on  ne  trouve  d'autres  arbres  qu'au  fond  de  quel- 
ques ravins  où  croissent  des  fougères  arborescentes;  mais  dans 
les  régions  tropicales  de  nombreuses  espèces  de  palmiers  vien- 
nent varier  sur  les  côtes  la  monotonie  des  forêts  d'eucalyptus. 
Cet  arbre  triste  est  des  plus  précieux  :  grâce  à  lui,  les  fièvres  pa- 
ludéennes sont  inconnues  dans  presque  toute  l'Australie,  qui  est 
la  contrée  la  plus  salubre  du  monde.  Il  pousse  avec  une  rapidité 
inconnue  aux  autres  espèces.  Aussi  les  Européens  Font-ils  adopté, 
et  le  hlue-gum  surtout,  \ eucalyptus  globulus,  naguère  relégué 
aux  extrémités  de  la  terre,  a-t-il  été  répandu  par  eux  sur  le 
monde  entier,  dans  le  midi  de  l'Europe,  dans  le  nord  et  le  sud  de 
l'iVfrique,  dans  les  deux  Amériques. 

La  faune  de  l'Australie,  aussi  peu  variée  que  sa  flore,  ne  com- 
prend guère  que  des  types  d'une  organisation  inférieure.  Elle  en 
est  restée  pour  ses  mammifères  aux  espèces  qui  vivaient  en  Europe 
et  en  Amérique  au  début  des  temps  tertiaires,  aux  marsupiaux, 
représentés  surtout  par  les  Kangourous,  dont  il  y  a  plus  de 
cent  espèces,  depuis  le  Kangourou-rat  jusqu'au  Kangourou-géant 
qui  pèse  cent  kilogrammes.  Plus  étrange  encore ,  et  moins 
perfectionné,  est  l'ornithorliynque,  ce  quadrupède  aux  pieds 
])almés,  muni  d'un  bec  et  qui  pond  des  œufs.  Les  oiseaux  sont 
plus  nombreux  et  plus  divers,  souvent  très  beaux,  comme  l'oi- 
seau-lyre;  mais  aucun  n'est  chanteur.  Quelques  grands  oiseaux 
coureurs  se  trouvent  encore  dans  les  steppes  de  l'intérieur.  Un 
des  traits  les  plus  importans  de  la  faune  australienne,  c'est  l'ab- 
sence de  carnassiers  de  grande  taille.  Trois  espèces  de  marsu- 
piaux carnivores  et  quehjucs  serpens  venimeux  sont  les  seuls 
animaux  nuisibles  que  les  Européens  y  aient  trouvés. 

Les  indigènes,  en  harmonie  avec  les  types  inférieurs  de  toute 
la  nature  ambiante,  sont  au  degré  le  plus  bas  de  l'échelle  hu- 
maine. D'un  noir  plus  sombre  encore  que  les  nègres  africains,  il& 
s'en  distinguent  par  leurs  cheveux  bouclés  et  non  crépus  et  les 
fortes  barbes  des  hommes.  Leur  prognathisme  est  encore  plus 
accentué.  Essentiellement  nomades,  ils  ne  cultivent  pas  la 
terre  et  n'ont  point  de  troupeaux,  mais  vivent  de  la  cueillette 
des  fruits  et  de  la  chasse  :  de  leurs  armes  rudimentaires  de  pierre 
et  de  bois,  l'une  est  célèbre  :  c'est  le  hoomerang ,  morceau  de 
bois  recourbé  qui  revient  vers  celui  qui  l'a  lancé  après  avoir 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDi:.  Oo7 

frappé  sa  proie.  Les  primitifs  Australiens  n'ont  d'autre  religion 
que  quelques  coutumes  superstitieuses;  leur  langue,  dont  les  dia- 
lectes sont  nombreux,  est  un  pau\Te  assemblage  de  sons  confus  et 
sourds,  bien  ditTérent  du  clair  et  harmonieux  idiome  des  Maoris  : 
quelques  savans  pensent  pourtant  que,  d'après  leurs  légendes,  ils 
sont  une  race  en  décadence  ayant  connu  jadis  un  état  de  civilisa- 
tion relative. 

Ces  malheureux  étaient  incapables  d'opposer  une  résistance 
sérieuse  aux  Européens  ;  leurs  luttes  avec  eux  ont  été  des  chasses 
plutôt  que  des  guerres  et  n'ont  jamais  nécessité  la  présence  d'ar- 
mées régulières.  Les  colons  anglais  les  ont  souvent  traités  avec 
barbarie,  comme  s'ils  avaient  été  des  bêtes  fauves,  et  les  ont 
repoussés  vers  les  régions  stériles  de  l'intérieur,  où  ils  ont  peine 
à  vivre  et  décroissent  chaque  jour  en  nombre.  Les  misérables 
échantillons  que  j'en  ai  vus  dans  les  plaines  arides  de  l'Australie 
occidentale  avaient  des  membres  si  décharnés  que  j'avais  peine 
à  comprendre  qu'ils  pussent  se  soutenir.  Ceux  du  nord,  des  par- 
ties tropicales  du  Queensland  surtout,  sont  plus  forts,  mais  dis- 
paraissent aussi,  à  mesure  que  leurs  meilleurs  terrains  de  chasse 
passent  entre  les  mains  des  blancs.  S'ils  ont  opposé  peu  de  résis- 
tance, ils  n'ont  guère  pu  rendre  de  services  à  la  colonisation  : 
quelques-uns  sont  employéspar  les  grands  propriétaires  de  bétail, 
mais  ils  se  font  difficilement  à  une  vie  à  peu  près  sédentaire  et 
leurs  instincts  nomades  reprenant  le  dessus,  ils  s'en  vont  un  beau 
jour  sans  donner  d'autre  raison  que  leur  irrésistible  envie  de 
voyager.  Dans  le  Queensland,  on  a  formé  aussi  un  corps  de  police 
indigène  dont  on  se  sert  pour  maintenir  dans  l'ordre  les  tribus 
turbulentes.  Dans  quelques  dizaines  d'années,  il  ne  restera  plus 
des  sauvages  australiens  qu'un  souvenir  ;  le  métissage  entre 
deux  races  aussi  éloignées  que  les  blancs  et  ces  primitifs  est  rare, 
et  ils  auront  eu  moins  d'influence  encore  sur  les  destinées  de 
l'Australie  que  les  Peaux-Houges  sur  celles  des  États-Unis. 

III 

C'a  été  une  bonne  fortune  pour  l'Angleterre  que  d'entrer  un 
peu  tard  dans  la  carrière  coloniale.  Lorsqu'elle  s'y  est  engagée 
au  xvn^siècle,  les  Espagnols,  les  Portugais,  les  Hollandais  s'étaient 
emparés  déjà  de  tous  les  territoires  auxquels  on  attachait  alors 
une  grande  valeur,  de  ceux  qui  produisaient  des  épices  et  des 
métaux  précieux.  Ce  n'étaient  point  des  colonies  de  peuplement, 
mais  des  colonies  d'exploitation  et  des  comptoirs  commerciaux 
que  recherchaient  ces  nations.  Aussi   le  territoire  qu'occupent 


558  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

actuellement  les  États-Unis  fut-il  négligé  pour  le  Mexique  et  le 
Pérou,  et  de  même  l'Australie  pour  les  îles  de  la  Sonde.  Les 
Anglais  durent  se  contenter  de  ce  qu'avaient  délaissé  leurs 
prédécesseurs,  des  terres  vacantes,  peuplées  de  tribus  sauvages, 
qui  ne  contenaient,  ou  ne  paraissaient  contenir  ni  épices,  ni 
métaux  précieux,  c'est-à-dire  des  régions  tempérées  de  l'Amé- 
rique du  Nord.  Après  avoir  perdu  ce  premier  empire,  ils  furent 
encore  assez  heureux  pour  trouver  libre  l'immense  continent  aus- 
tralien. Il  était  pourtant  connu  depuis  longtemps,  figurait  déjà 
sur  les  cartes  du  xvi''  siècle  sous  le  nom  de  Java-la-Crrande  ;  ses 
côtes  avaient  été  explorées  en  détail  par  les  Hollandais  dans  la 
première  moitié  du  xvii^  siècle.  Mais  ils  avaient  dédaigné  Java- 
ia-Grande  pour  Java-la-Petite,  le  continent  au  climat  inégal,  à 
la  végétation  sombre  et  morne,  aux  côtes  précédées  de  récifs 
dangereux,  pour  l'île  luxuriante  où  le  commerce  des  épices  et  le 
travail  d'une  nombreuse  population  indigène  enrichissaient  vite 
les  Européens. 

Les  Anglais  se  trouvèrent  ainsi  maîtres  de  nouveau  d'une 
terre  qui  n'ofîrait  de  grandes  ressources  ni  par  les  plantes  ni  par 
les  animaux  qu'elle  contenait  lorsqu'ils  l'occupèrent;  où  l'exis- 
tence de  richesses  minérales  n'était  pas  soupçonnée;  où  n'habitait 
point  de  nombreuse  population  que  les  blancs  pussent  faire  tra- 
vailler pour  eux,  mais  qui  se  prêtait  merveilleusement  à  l'immi- 
gration des  hommes,  des  animaux  et  des  plantes  d'Europe.  Ils  ne 
semblent  pas  s'être  rendu  compte  d'abord  de  l'importance  de  leur 
nouvelle  possession,  où  ils  s'étaient  établis  uniquement  en  vue 
d'y  pouvoir  déporter  leurs  forçats.  Après  la  révolution  d'Amé- 
rique, l'Angleterre  a  considéré  quelque  temps  sa  carrière  co- 
loniale comme  terminée  en  dehors  de  l'Inde.  Toutefois,  cet  état 
d'esprit  dura  peu,  et,  ce  qui  le  prouve,  c'est  l'inquiétude  que 
lui  inspirèrent  les  nombreuses  a  isites  des  vaisseaux  français  dans 
les  mers  australiennes  à  la  fin  du  xviii^  et  au  commencement 
du  xix"  siècle.  On  a  pu  dire  en  effet  que  la  France  avait  manqué 
de  six  jours  l'empire  de  l'Australie  :  en  1788,  moins  d'une  semaine 
après  que  le  capitaine  Philip  eut  débarqué  àBotany-Bay,  La  Pé- 
rouse  entrait  dans  le  même  port;  il  n'est  pas  absolument  certain, 
cependant,  qu'il  eût  l'intention  d'en  prendre  possession.  Mais  cette 
expédition  fut  suivie  d'autres.  En  1801,  les  navires  le  Géographe 
et  le  Naturaliste,  sous  les  ordres  du  commandant  Baudin,  firent 
la  circumnavigation  de  l'Australie  et  explorèrent  surtout  minu- 
tieusement l'angle  sud-ouest  du  continent.  Ils  avaient  été  envoyés 
par  le  Premier  Consul,  qui,  au  milieu  des  préparatifs  de  la  cam- 
pagne de  Marengo,  avait  eu  le  temps  de  donner  des  ordres  pour 


l'aISTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  559 

que  l'expédilion  fût  bien  pourvue  de  tout  et  accompagnée  de  nom- 
breux naturalistes  et  astronomes  :  il  prescrivait  au  commandant 
d'entrer  en  relations  avec  les  populations  et  de  bien  examiner 
le  pays.  Malheureusement  on  explora  surtout  les  parties  les  plus 
inhospitalières  du  continent,  la  côte  aride  et  rocheuse  de  l'Au- 
stralie de  l'ouest,  et  l'on  se  contenta  de  nommer  les  divers 
points  de  la  côte  :  c'est  ainsi  que  sur  une  carte  de  1812,  j'ai  vu 
le  grand  golfe  Spencer,  dans  l'Australie  du  Sud,  nommé  golfe 
Bonaparte.  Ce  nom  n'a  pas  subsisté,  mais  beaucoup  d'autres  ont 
été  définitivement  adoptés:  la  baie  du  Géographe  et  le  cap  Natu- 
raliste témoignent  notamment  de  la  visite  des  vaisseaux  français. 
Sous  la  Restauration ,  ces  tentatives  se  renouvelèrent,  toujours  du 
côté  de  l'Australie  de  l'ouest.  En  1820  le  gouverneur  de  la  Nou- 
velle-Galles du  Sud,  inquiet  des  projets  des  Français, envoya  un 
officier  anglais  prendre  formellement  possession  de  la  partie  ouest 
du  continent  à  King-George's  Sound. 

L'établissement  australien  commençait  dès  lors  à  prendre 
quelque  importance  :  dès  1821,  il  comptait  35000  habitans,  et 
trente  ans  plus  tard,  à  la  veille  de  la  découverte  des  mines  d'or, 
ce  chiffre  s'était  élevé  à  plus  de  400000.  On  oublie  souvent  que 
l'éblouissante  prospérité  de  l'Australie,  depuis  qu'on  y  a  trouvé 
des  métaux  précieux,  avait  été  précédée  et  préparée  par  un  déve- 
loppement agricoleet  pastoral  fort  important,  auquel  avaient  donné 
principalement  naissance  les  extraordinaires  facilités  qu'offre  le 
pays  à  l'élevage  du  mouton,  et  qu'avaient  favorisé  l'habile  usage 
que  firent  les  Anglais  de  la  transportation  et  l'excellent  régime 
d'appropriation  des  terres  qu'ils  instituèrent. 

La  transportation  est  très  décriée  en  France  aujourd'hui,  sans 
doute  parce  que  nous  n'avons  jamais  su  nous  en  servir.  Les  An- 
glais au  contraire  en  tirèrent  le  plus  grand  parti  de  deux  manières  : 
d'abord, en  faisant  exécuter  par  les  convicts  des  travaux  publics 
de  tout  genre,  routes  et  défrichemens,  qui  préparèrent  le  terrain 
à  la  colonisation  libre  ;  plus  tard  et  concurremment,  en  assignant 
les  condamnés  aux  colons,  qui  pouvaient  disposer  de  leurs  ser- 
vices comme  ils  l'entendaient,  à  charge  seulement  de  les  nourrir 
et  de  les  loger.  La  question  de  la  main-d'œuvre,  souvent  très  dif- 
ficile aux  débuts  d'une  colonie,  à  cause  du  désir  des  immigrans 
de  devenir  tous  propriétaires  le  plus  tôt  possible  et  d'exploiter 
pour  leur  propre  compte,  se  trouvait  ainsi  résolue  d'elle-même. 
Le  rapide  développement  de  la  population  australienne  prouve 
que  la  présence  des  convicts  aux  colonies  n'en  écartait  pas  l'im- 
migration libre  :  de  1831  à  1841,  alors  que  la  transportation 
était  encore  en  vigueur,  le  chiffre  des  habitans  de  l'Australie  pas- 


560  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sait  de  79  000  à  211 000.  Les  colons  sentaient  eux-mêmes  fort  bien 
tous  les  avantages  que  leur  procurait  alors  la  présence  des  for- 
mats :  la  preuve  en  est  que  la  chétive  colonie  de  l'Australie  de 
l'Ouest  demanda  d'elle-même,  en  4850,  que  des  convicts  y  fussent 
envoyés,  et  la  transportation  continua  dans  cette  colonie  jus- 
qu'en 1868. 

Elle  avait  été  abolie  dès  1840  à  Sydney;  en  1842  dans  le  district 
septentrional  de  Moreton-Bay  qui  devint  ensuite  la  colonie  de 
Queensland;  en  1853  en  Tasmanie.  Très  utile  aux  colonies  dans 
la  période  de  leur  enfance,  la  présence  des  condamnés  finit,  fort 
naturellement,  par  devenir  insupportable  à  une  société  déjà  nom- 
breuse, pourvue  de  tous  les  organes  qui  lui  permettent  de  se 
soutenir  par  elle-même.  L'Angleterre  comprit  alors  que  son  de- 
voir était  de  ne  pas  mécontenter  les  colons  et  s'inclina  devant 
leur  légitime  désir. 

D'autre  part,  ce  fut  la  vente  des  terres  à  haut  prix,  qui  fonda  la 
prospérité  de  l'Australie  Méridionale  et  du  district  de  Port-Philip, 
qui  se  détacha  en  1851  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  pour  former 
la  colonie  de  Victoria.  Dans  cette  dernière  région,  dont  la  coloni- 
sation date  de  1835,  le  prix  des  terres  fut  fixé  à  63  francs  par  hec- 
tare dès  1840.  Dans  la  partie  centrale  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud,  le  môme  prix,  très  élevé  pour  des  terres  vierges,  fut  adopté 
en  1843.  L'Australie  du  Sud  avait  été  fondée  en  1836  par  une 
société  imbue  des  théories  de  E.  G.  Wakefield  qui  faisait  reposer 
précisément  toute  la  colonisation  d'un  pays  neuf  sur  la  vente  à 
haut  prix  des  terres  :  l'argent  que  se  procurait  ainsi  le  gouver- 
nement devait  être  employé  intégralement  à  subventionner  l'im- 
migration ,  les  travaux  publics  étant  eff'ectués  au  début  avec 
des  emprunts  gagés  par  les  ressources  futures  de  la  colonie.  Ce 
système  d'emprunts  était  une  chimère  et  Wakefield  exagérait 
en  prétendant  consacrer  tout  le  produit  de  la  vente  des  terres 
à  l'immigration  subventionnée  ;  aussi  son  plan  aboutit  à  la  ban- 
queroute. Il  n'en  est  pas  moins  vrai  que  la  vente  à  haut  prix 
des  terres  est  un  excellent  moyen  de  n'attirer  que  des  immi- 
grans  munis  de  capitaux  suffisans  pour  se  livrer  à  une  culture 
efficace,  en  môme  temps  que  de  procurer  d'importantes  ressources 
à  une  société  naissante,  que  des  impôts  élevés  écraseraient  :  c'est 
aussi  une  façon  de  procurer  de  la  main-d'œuvre  aux  colons,  parce 
(|ue  les  immigrans  subventionnés  à  l'aide,  sinon  de  la  totalité, 
du  moins  d'une  partie  du  fonds  provenant  de  la  vente  des  terres, 
sont  le  plus  souvent  obligés,  à  leur  arrivée  dans  la  colonie,  de 
gagner  d'abord,  comme  salariés,  la  somme  assez  élevée  qui  leur 
permettra  ensuite  de  devenir  propriétaires.  Ce  système  ne  s'appli- 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  o61 

quait  qu'aux  terres  propres  à  la  culture.  Les  terres  plus  éloignées 
des  centres  de  colonisation  et  les  steppes  de  l'intérieur  furent 
d'abord  concédées,  puis  louées,  moyennant  une  redevance  an- 
nuelle, à  de  grands  propriétaires  dont  les  troupeaux  comptaient 
déjà  en  1850,  sous  l'intluence  des  conditions  favorables  de  sol 
et  de  climat,  17  millions  de  moutons  et  2  millions  de  têtes  de 
gros  bétail. 

En  1851  la  découverte  d'immenses  gisemens  d'or,  d'abord  en 
Nouvelle-Galles  du  Sud,  puis  en  Victoria,  vint  changer  complè- 
tement le  caractère  de  la  société  australienne,  jusqu'alors  agri- 
cole et  pastorale  ,  soumise  à  l'inlluencc  prépondérante  des 
grands  propriétaires  ou  sçuatfers.  Elle  rejeta  dans  l'ombre  les 
anciennes  ressources  du  pays  et  y  attira  une  foule  énorme  d'im- 
migrans  tout  difïérens  des  cultivateurs  qui  s'y  étaient  dirigés 
jusqu'alors. 

Les  anciens  colons  eux-mêmes  abandonnèrent  souvent  leurs 
terres  pour  se  faire  chercheurs  d'or  :  l'Australie  du  Sud,  qui  n'avait 
point  de  placers,  se  dépeupla  au  profit  de  sa  voisine  Victoria,  dont 
les  mines  produisaient  275  millions  de  francs  d'or  dès  l'année  qui 
suivit  leur  découverte,  en  1852;  et  310  millions  en  1853.  La  po- 
pulation de  cette  colonie ,  la  veille  encore  district  secondaire 
de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud .  quadrupla  en  cinq  ans ,  dépas- 
sant aussitôt  la  «  colonie  mère  »,  et  Melbourne,  qui,  en  1851, 
n'avait  que  23  000  habitans,  passa  en  dix  ans  à  140  000,  laissant 
bien  loin  derrière  elle  l'ancienne  capitale,  Sydney,  qui  s'accrois- 
sait pourtant  aussi  avec  rapidité.  La  fièvre  de  l'or  se  produisit  sur 
une  moindre  échelle  dans  le  Queensland  et  la  Nouvelle-Zélande 
en  1858,  puis  de  nouveau  dans  la  première  de  ces  colonies  en 
1885.  C'est  de  la  découverte  des  métaux  précieux  que  date  la  for- 
mation, dans  chaque  province  australienne,  dune  grande  agglo- 
mération urbaine  où  se  centralise  toute  la  vie  de  la  colonie.  Même 
les  régions  qui  ne  furent  pas  atteintes  directement  par  l'influence 
des  découvertes  de  métaux  précieux  subirent  cette  transforma- 
tion par  contagion.  C'est  ainsi  que  l'Australie  du  Sud  a  sa  grande 
ville  dans  Adélaïde,  comme  Victoria  dans  Melbourne,  comme  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud  dans  Sydney  et  le  Queensland  dans  Bris- 
bane.  La  superbe  façade  que  ces  luxueuses  cités  constituent  à 
l'Australie,  n'est  pas  sans  cacher  plus  d'une  misère;  elle  n'en 
frappe  pas  moins  d'étonnement  et  d'admiration  tous  ceux  qui 
l'aperçoivent. 

De  toutes  ces  grandes  capitales,  Melbourne  est  celle  qui  carac- 
térise le  mieux  l'Australie,  telle  que  l'ont  faite  les  mines  d'or. 
C'est  une  ville-champignon,  une  mushroom  city,  comme  on  peut 
TOMB  cxxxv.  —  1896.  36 


§62  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

en  voir  aux  États-Unis;  dans  le  monde  entier,  elle  n'est  dépassée 
que  par  Chicago  pour  la  rapidité  de  la  croissance.  La  bourgade 
qui,  en  1841,  comptait  4  479  habitans,  en  avait  490  000  d'après  le 
recensement  de  1891.  Les  rues,  larges  de  30  mètres,  du  quartier 
central,  parcourues  par  l'un  des  meilleurs  systèmes  de  tramways 
à  cable   qui  soient,  bordées  de  hauts  bâtimens  de  six,  huit  ou 
dix  étages,  rappellent  les  grandes  villes  américaines,  mais  avec 
plus  de  luxe  :  les  voies  sont  bien  pavées,  les  maisons   sont  en 
pierre  au  lieu  d'être  en  briques,  l'air  n'est  pas  obscurci  de  fumée. 
Des  boutiques  élégantes  bordent  les  plus  belles  des  rues,  Collins 
Street,  Elisabeth  Street,  et  sont  précédées  de  marquises  qui  cou- 
vrent toute  la  largeur  du  trottoir  et  permettent  de  s'arrêter  aux 
étalages  et  de  circuler  à  l'abri  de  la  pluie  et  du  violent  soleil  de 
Melbourne.  Mais  tous  ces  brillans  dehors  sont  un  pendu  clinquant, 
et  l'on  s'en  aperçoit  surtout  aujourd'hui  qu'une  crise  intense,  pro- 
voquée par  des  spéculations  insensées  sur  les  terrains  et  de  très 
graves  imprudences  des  banques,  s'est  abattue  sur  l'Australie  tout 
entière,  principalement  sur  la  colonie  de  Victoria  et  sa  capitale. 
Lorsqu'on  a  voulu  y  entreprendre  les  travaux  les  plus  néces- 
saires, qu'on  avait  négligés  pour  les  œuvres  d'apparat,  l'argent  a 
manqué.  C'est  ainsi  qu'il  n'y  a  pas  d'égouts  sous  la  plupart  de  ces 
superbes  rues;  c'est  ainsi  encore  que,  en  plein  centre  de  la  ville, 
à  côté  d'un  immense  hôtel  des  postes,  surmonté  d'une  haute 
tour  et  entouré  d'arcades,  le  télégraphe  est  logé  dans  des  masures 
en  bois,  que  la  gare  n'est  aussi  qu'une  misérable  agglomération 
de  baraques  de  bois  à  côté  d'un  palais  en  pierre  de  taille  où  sont 
installés    les   bureaux  de  l'administration    des  chemins  de  fer. 
Dans  les  faubourgs  populaires,  où  loge  la  plus  grande  partie  des 
habitans,  les    rues  étroites  et   mal  pavées  contrastent  avec  les 
luxueuses  artères  du  centre,  et  à  quelques  pas  des  beaux  maga- 
sins d'Elisabeth  Street  s'entassent  des  masures  en  plâtras  où  vit 
une  population  interlope.  Les  traces  de  la  crise  actuelle  se  voient 
même  dans  les  quartiers  riches  du  sud-est  :  dans  certaines  rues, 
les  deux  tiers  de  ces  jolies  résidences  entourées  de  jardins  luxueux 
sont  inhabitées,  et  les  écriteaux  qui  portent  l'inscription  to  let,  à 
louer,  se  dressent  de  toute  part  au  bout  d'un  poteau,  surmon- 
tant la  porte  des  jardins. 

«  La  nature,  disent  les  habitans  de  Melbourne,  ne  nous  a 
rien  donné  :  ce  sont  les  hommes  qui  ont  créé  notre  ville,  tandis 
que  Sydney  est  l'œuvre  de  la  nature  qui  n'y  a  rien  laissé  à  faire 
aux  hommes.  »  Quoiqu'un  peu  excessive,  cette  opinion  exprime 
bien  la  différence  entre  les  deux  plus  grandes  villes  de  l'Australie. 
Melbourne  n'a  qu'un  médiocre  port  sur  les  rives  boueuses  et  sans 


l'aISTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZELANDE.  o63 

profoudeiir  il^la  grande  baie,  d'ailleurs  bien  protégée,  de  Port- 
Philip.  Depuis  très  peu  d'années  seulement,  les  grands  paquebots- 
poste  dEuropo  peuvent  venir  accoster  à  Port-Melbourne,  le  fau- 
bourg du  sud  de  la  ville.  Mais  la  proximité  des  gisemens  d'or 
de  Ballarat  et  de  Bendigo,  plus  encore  que  les  hommes,  a  fait 
la  grandeur  de  cette  cité.  Le  site  de  Sydney,  au  contraire,  était 
prédestiné  à  voir  s'élever  une  grande  ville,  du  jour  où  une  race 
civilisée  habiterait  l'Australie. 

Elle  s'élève  sur  la  côte  méridionale  de  la  magnifique  baie  de 
Port-Jackson,  à  mi-chemin  de  l'entrée  et  du  fond  de  ce  golfe 
étroit  et  ramifié,  dont  la  profondeur  est  telle  que  des  navires  de 
7  000  tonnes  peuvent  venir  décharger  au  «  quai  circulaire  »,  à 
vingt  minutes  de  marche  du  centre  môme  de  Sydney.  La  salu- 
brité des  rives,  la  beauté  de  Port-Jackson,  ne  le  cèdent  on 
rien  à  l'excellence  du  mouillage.  De  Sydney  à  la  mer,  c'est  sur 
la  côte  méridionale  une  succession  d'anses  profondes  séparées 
par  des  promontoires  rocheux,  sur  lesquels  s'élèvent  les  villas 
des  habitans  aisés,  jouissant  de  vues  magnifiques,  au  milieu  de 
leurs  jardins  pleins  de  fleurs  et  d'arbres  variés  qui  viennent 
rompre  la  monotonie  de  l'éternel  eucalyptus.  La  plus  jolie  de 
toutes  ces  anses  est  celle  du  jardin  botanique,  où  croissent 
toutes  les  espèces  de  palmiers,  d'araucarias,  de  fougères  arbo- 
rescentes du  monde  et  d'où  le  regard  s'étend  au  nord  sur  les  jar- 
dins en  pente  de  l'Amirauté  et  peut  contempler  le  va-et-vient 
incessant  des  ferry-boats  dans  la  baie  :  beaucoup  de  personnes 
habitent  la  rive  septentrionale  et  se  rendent  en  bateau  à  la  ville  : 
sur  les  eaux  calmes  et  sous  le  doux  climat  de  Sydney,  où  la  ge- 
lée est  aussi  rare  qu'à  Palerme,  et  la  pluie  exceptionnelle  en 
hiver,  c'est  le  moyen  de  transport  le  plus  agréable  et  le  plus 
commode.  Les  bras  très  allongés  et  sinueux  que  Port-Jackson 
projette  vers  le  nord ,  moins  couverts  d'habitations  que  les 
anfractuosités  plus  douces  de  la  rive  opposée,  forment  aussi  de 
charmantes  promenades.  Ce  qui  manque  seulement  à  ce  paysage 
un  peu  trop  doux,  pour  en  faire  l'un  des  plus  magnifiques  du 
monde,  c'est,  dans  le  lointain,  un  sommet  saupoudré  de  neige, 
ou  du  moins  une  montagne  de  quelque  hauteur.  Un  peu  mièvre, 
tel  qu'il  est,  il  n'en  justifie  pas  moins  la  fierté  des  habitans 
de  Sydney,  dont  la  première  question  à  un  étranger  est  tou- 
jours :  «  Que  pensez- vous  de  notre  port?  »  Il  faudrait  avoir 
l'humeur  bien  difficile  pour  n'en  point  penser  du  bien,  et  l'on 
serait  certes  mal  venu  à  le  dire,  La  ville,  moins  prétentieusement 
élégante  que  Melbourne,  est  aussi  moins  banale  ;  elle  est  plus 
agréable,  peut-être  à  un  Européen  qui,  dans  ses  rues  plus  étroites 


564  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  moins  rigoureusement  asservies  à  la  ligne  et  à  l'angle  droits,  se 
sent  plus  à  l'abri  du  terrible  soleil  australien,  et  retrouve  quelques 
traits  des  villes  de  l'ancien  monde.  Les  maisons  y  sont  d'une 
hauteur  moyenne  ;  dans  les  vieux  quartiers,  sur  les  rochers  qui 
dominent  le  port,  on  en  voit  encore  qui  datent  du  début  du  siècle. 
Le  Parlement  lui-même,  au  lieu  de  loger  dans  un  palais  entouré 
d'un  péristyle  à  colonnes,  comme  celui  de  Melbourne,  n'a  qu'une 
ancienne  demeure,  à  figure  de  cottage,  où  il  siège  depuis  son 
institution,  il  y  a  cinquante  ans.  Bref,  Sydney  ne  donne  pas, 
comme  sa  rivale,  cette  impression  de  ville  surgie  subitement  du 
sol,  sans  passé,  sans  rien  qui  rappelle  une  tradition  historique,  si 
fatigante  à  la  longue  pour  l'Européen  en  voyage  dans  les  pays 
neufs. 

L'Australie  du  Sud  a  aussi  sa  ville  de  plus  de  cent  mille  habi- 
tans,  Adélaïde,  bâtie  dans  une  grande  plaine,  à  quelques  lieues 
de  la  mer;  c'est  la  plus  chaude  des  cités  australiennes,  et  les  mai- 
sons de  pierre  blanche  qui  bordent  sa  large  rue  de  King  William 
Street,  tout  éblouissante  de  soleil  sous  le  ciel  d'un  bleu  sombre, 
font  penser  un  moment  à  l'Orient.  Les  dattiers  qui  ornent  la  pro- 
menade de  North-Terrace,  et  ceux  qui  sont  épais  dans  le  parc 
qui  entoure  complètement  le  centre  de  la  ville  et  l'isole  des 
faubourgs,  ne  font  qu'accentuer  cette  impression.  Mais  malgré 
ses  cent  quarante  mille  habitans ,  c'est  un  peu  une  ville  de  pro- 
vince qui  ne  prétend  pas  rivaliser  avec  Sydney  et  Melbourne,  les 
deux  capitales  de  l'Australie, 

IV 

Il  y  a  encore  aujourd'hui  une  colonie  australienne  où  l'on 
peut,  non  pas  seulement  voir  les  résultats  qu'a  produits  la  décou- 
verte de  l'or  en  Australie,  mais  se  faire  une  idée  de  ce  qu'était 
ce  pays  dans  les  premières  années  des  mines  et  de  la  transforma- 
tion qu'il  subit  alors.  C'est  pour  essayer  de  m'en  rendre  compte 
qu'en  quittant  Adélaïde  j'allai  passer  quelques  semaines  dans  la 
colonie  jusqu'alors  si  délaissée  de  l'Australie  de  l'ouest,  où  le 
précieux  métal  n'a  été  découvert  en  quantités  appréciables  qu'en 
1887  et  surtout  à  la  fin  de  1892;  c'est  là  aussi  que  se  trouvent  les 
traces  les  plus  récentes  de  la  transportation  qui  n'y  a  pris  fin 
qu'en  1868.  Sans  doute  on  n'y  voit  qu'une  image  affaiblie  de  ce 
qu'était  la  grande  fièvre  de  l'or  à  Ballarat  et  à  Bendigo  au  milieu 
du  siècle,  car  les  mines  n'y  ont  pas  la  même  prodigieuse  ri- 
chesse, et  le  développement  agricole  qui  a  précédé  la  découverte 
des   gisemens  métallifères  est  de  beaucoup  inférieur  à  ce  qu'il 


l'austualh:  et  la  noivelle-zélandk.  565 

tétait  en  I8o0*dans  les  colonies  de  lest,  à  cause  de  la  médiocre 
qualité  du  sol.  Néanmoins  cette  reproduction,  même  à  une  échelle 
réduite,  de  l'Australie  d  il  y  a  quarante  ans  est  fort  intéressante. 

La  colonie  de  l'ouest  n'est  pas  reliée  aux  autres  par  le  chemin 
de  fer.  Elle  était  si  chétive  jusqu'à  ces  dernières  années,  avec  ses 
oOOOO  habitans.  réunis  presque  tous  à  la  pointe  sud-ouest  de  son 
immense  territoire,  cinq  fois  plus  grand  que  la  France,  qu'on 
n'avait  pas  jugé  utile  de  construire  1  800  kilomètres  de  voie  ferrée 
à  travers  des  solitudes  sans  eau  pour  aboutir  à  un  établissement 
d'aussi  peu  d'importance.  11  est  même  probable  qu'il  se  passera 
bien  longtemps  avant  que  le'  développement  de  l'Australie  occi- 
dentale justifie  la  dépense  que  nécessiterait  une  pareille  entreprise. 
Du  reste,  on  se  rend  très  facilement,  en  trois  jours  de  navigation, 
de  Port-Adélaïde  à  Albany  ,  dernière  escale  australienne  des 
grands  paquebots  européens;  c'est  sur  les  bords  d'un  magnifique 
port  naturel,  le  King-George's-Sound,  rappelant  par  sa  double 
rade  la  disposition  du  port  de  Toulon,  une  petite  ville  de 
3000  habitans,  toute  surprise  de  voir  débarquer  tant  de  voya- 
geurs depuis  quelques  années  :  on  arrive  à  grand'peinc  à  s'y  loger 
en  s'entassant  à  trois  dans  une  chambre  d'auberge.  Sur  une  ter- 
rasse qui  domine  la  mer  sont  quelques  boutiques,  quelques  mai- 
sons neuves,  que  des  banques  y  ont  construites  depuis  la  décou- 
verte de  l'or  dans  la  colonie;  beaucoup  d'autres  rues  sont  tracées, 
avec  des  trottoirs  et  des  chaussées  parfaitement  tenus,  mais  les 
petites  maisons  s'y  espacent  à  longs  intervalles.  Tout  cela  est 
tranquille,  un  peu  vieillot;  les  habitans  eux-mêmes  sont  des 
gens  de  campagne  dont  l'expression  est  bien  ditTérente  de  celle 
des  ouvriers,  des  anciens  chercheurs  d'or,  des  spéculateurs  de 
Melbourne  et  de  Sydney  ;  on  rencontre  plus  d'une  figure  de  vieux 
paysan,  comme  on  n'est  guère  habitué  à  en  voir  en  dehors 
de  l'Ancien  monde,  et  la  petite  église  anglicane  à  la  façade  cou- 
verte de  lierre,  qui  parait  bien  plus  que  ses  cinquante  ans,  semble 
avoir  été  apportée  tout  d'une  pièce  de  quelque  coin  reculé  de 
l'Angleterre.  Les  routes  du  voisinage,  excellentes,  bien  qu'elles 
ne  traversent  qu'un  pays  granitique  et  pauvre,  semé  d'ailleurs 
d'une  foule  de  magnifiques  fleurs  sauvages,  restent  encore  comme 
témoignage  des  travaux  des  convicts  et  des  services  que  la  trans- 
porta tion  a  rendus  à  la  colonie  naissante. 

Le  chemin  de  fer  vous  mène  en  quinze  heures  d'Albany  à 
Perth,  capitale  de  la  colonie,  qui  en  est  à  quelque  400  kilomètres. 
Le  pays  est  sablonneux,  parfois  marécageux,  tout  couvert  de  bois 
d'assez  méchans  eucalyptus,  presque  inhabité  pendant  la  pre- 
mière partie  du  trajet.  Voici  ensuite  quelques  cultures,  des  ce- 


S66  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réaies,  un  peu  de  vignes,  des  vergers;  aux  gares,  de  paisibles 
agriculteurs  un  peu  lourds.  C'est  ainsi,  avec  un  peu  plus  d'anima- 
tion, que  devaient  être  les  environs  de  Sydney  il  y  a  cinquante  ans. 
Nous  passons  bientôt  à  la  bifurcation  de  la  ligne  des  champs  d'or; 
là  presque  tous  mes  compagnons  de  route,  arrivés  avec  moi  des 
colonies  de  l'est,  descendent:  ils  vont  attendre  pendant  deux  heures 
assis  sur  leur  bagage,  car  l'installation  est  des  plus  sommaires,  le 
train  qui  se  dirige  vers  les  régions  minières.  Quanta  moi,  je  veux 
d'abord  jeter  un  coup  d'œil  sur  Perth,  la  capitale  de  la  colonie, 
et  je  reste  dans  le  train  qui  s'y  dirige  à  travers  d'épaisses  forêts 
de  jarrah,  le  plus  précieux  des  eucalyptus  par  son  bois  de  con- 
struction, rouge  et  très  dur,  qui  croît  sur  toute  la  côte  occiden- 
tale d'Australie  dans  le  voisinage  de  la  mer. 

Une  petite  ville  poussiéreuse  de  10000  habitans  à  peine, 
bâtie  en  pente  douce  sur  le  bord  de  la  jolie  rivière  des  Cygnes, 
qui  forme  un  lac  peu  profond  de  1 SOO  mètres  de  large,  voilà  la 
modeste  capitale  de  l'Australie  de  l'ouest.  Les  maisons  sont 
petites,  les  rues  médiocres  et  l'on  s'étonne  de  voir  un  superbe 
hôtel  de  ville,  digne  d'une  cité  dix  fois  plus  importante  :  c'est 
l'œuvre  des  convicts  dont  on  aperçoit  encore,  à  l'extrémité  de  la 
principale  rue,  l'ancien  pénitencier.  Cette  rue  commence  à  se  border 
de  quelques  édifices  importans  —  succursales  de  banques,  sièges  de 
sociétés  minières,  car  Perth  est  en  voie  de  transformation  ;  mais  le 
malheur  de  cette  ville,  c'est  d'être  à  trois  lieues  de  la  mer,  sur  une 
rivière  sans  profondeur  —  et  de  n'avoir  pour  port  que  la  rade 
foraine  de  Fremantle,  ouverte  à  toute  la  violence  des  vents  d'ouest. 
C'est  encore  une  autre  petite  ville  de  6  000  âmes,  en  voie  d'accrois- 
sement assez  rapide  comme  la  capitale,  et  rêvant  de  hautes  des- 
tinées. Peut-être  s'accompliront-elles,  peut-être  au  contraire  Fre- 
mantle et  Perth  retomberont-ils  dans  la  médiocrité,  car  il  y  a 
sur  la  côte  sud  un  port  naturel,  Espérance  Bay,  plus  voisin  des 
champs  d'or  et  qui  ne  demande  qu'à  y  être  relié  par  un  chemin 
de  fer.  Le  jour  où  il  serait  construit,  c'en  serait  fait  de  l'avenir 
de  la  capitale  et  de  son  port. 

Lorsqu'on  a  passé  deux  jours  à  Perth,  on  en  a  épuisé  toutes 
les  curiosités  et  il  est  temps  de  se  diriger  vers  le  vrai  centre 
d'activité  de  l'Australie  de  l'ouest,  vers  Coolgardie,la  capitale  des 
champs  d'or.  On  y  arrive  aujourd'hui  en  chemin  de  fer.  A  la  fin 
d'octobre  dernier  la  voie  ferrée  n'était  pas  terminée  et  ce  trajet 
(le  600  kilomètres  durait  cinquante  heures.  Nous  partons  de  Perth 
à  midi,  dans  un  train  dont  les  wagons,  de  seconde  classe  surtout, 
sont  bondés  de  chercheurs  d'or,  et  qui ,  après  avoir  traversé  de 
nouveau  des  forêts  de  jarrah,  puis  quelques  cultures ,   s'élève 


l'alstralie  et  la  nouvellk-zélande.  o67 

pendant  la  nfkit  sur  les  pentes  du  grand  plateau  australien  où 
nous  nous  réveillons  à  sept  heures  du  matin  au  petit  camp  mi- 
nier en  décadence  de  Southern  Cross.  C'est  ici  que  je  suis  initié 
aux  beautés  architecturales  de  la  tôle  ondulée  :  comme  il  ne 
pousse  aux  environs  que  des  eucalyptus  grêles,  qui  ne  peuvent 
fournir  de  bonnes  planches,  et  qu'il  faut  dans  ces  camps  miniers 
se  faire  un  logis  le  plus  vite  possible,  on  s'adresse  au  fer.  Quatre 
plaques  de  tôle  pour  les  parois,  deux  pour  le  toit  en  pente,  des 
cloisons  en  toile  séparant  les  chambres,  voilà  une  maison  vite 
construite  et  où  le  bois  n'entre  que  par  quelques  poutrelles  pour 
former  une  charpente  des  plus  sommaires.  Quant  au  confortable, 
il  est  sacrifié  :  40  degrés  de  chaleur  en  été  quand  le  soleil  donne 
sur  les  toits,  quelquefois  zéro  par  les  nuits  d'hiver,  voilà  les  va- 
riations de  température  sous  cette  tôle  trop  bonne  conductrice 
de  la  chaleur,  qui  ne  sait  ni  la  retenir  ni  l'empêcher  d'entrer.  A 
Southern  Cross  s'arrête  le  service  régulier  de  chemin  de  fer,  mais 
l'entrepreneur  qui  construit  la  ligne  fait  partir  un  train  qui  va 
nous  conduire  en  six  heures  à  100  kilomètres  plus  loin,  à 
Boorabbin.d'où  il  nous  restera  autant  à  faire  en  voiture  pour 
atteindre  Coolgardie. 

Le  train  de  l'entrepreneur  n'est  pas  luxueux  :  un  vieux  wagon 
de  seconde  classe,  mis  au  rebut  par  l'administration  des  chemins 
de  fer.  avec  un  banc  de  chaque  côté.  Plutôt  que  de  s  y  empiler  et 
s'y  enfumer,  beaucoup  préfèrent  s'installer  sur  les  trucks  qui 
portent  les  bagages  et  les  marchandises,  où  l'on  peut  s'arranger 
quelque  confortable  avec  un  pardessus  en  guise  d'oreiller:  puis 
on  est  à  l'air  et  l'on  peut  mieux  voir  le  paysage.  Il  est  fort  mono- 
tone :  des  eucalyptus  assez  grands,  mais  grêles,  clairsemés,  avec 
moins  de  feuillage  encore  que  d'ordinaire,  tout  juste  une  petite 
touffe  au  bout  de  chacune  des  branches  qui  se  détachent  symétri- 
quement du  tronc,  presque  au  même  point  :  ils  ont  l'air  de  grands 
parasols  et  remplissent  d'ailleurs  fort  mal  cet  office.  Ces  bois 
maigres  alternent  avec  de  grandes  plaines  découvertes,  où  ram- 
pent des  broussailles  basses  et  grisâtres;  une  ou  deux  fois,  nous 
dépassons  de  légères  dépressions  couvertes  de  sable  jaune  où 
rien  ne  pousse  :  «  C'est  un  lac  salé,  me  dit  un  compagnon  de 
voyage.  —  Un  lac  salé!  mais  où  donc  est  l'eau?  —  Il  n  en  paraît 
à  la  surface  que  quelques  jours  par  an,  après  de  fortes  pluies, 
qui  sont  rares.  Mais  elle  est  toujours  à  quelques  pieds  sous  le 
sol.  ')  Ce  sont  ces  lacs  salés,  tout  sejnbiables  aux  chotts  de 
l'Algérie  dont  l'eau,  distillée,  sert  à  alimenter  Coolgardie  et 
presque  tous  les  camps  miniers  de  l'ouest  australien  ;  la  salure 
de  certains  d'entre  eux  est  quatre  fois  plus  forte  que  celle  de 


568  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'Océan.  Tout  ce  territoire  est,  du  reste,  salé  et,  où  qu'on  creuse 
un  puits,  il  est  extrêmement  rare  de  rencontrer  de  l'eau  douce. 
Celle  qui  provient  des  pluies,  de  plus  en  plus  rares  à  mesure 
qu'on  s'avance  dans  l'intérieur,  est  tout  entière  absorbée  par  les 
racines  des  arbres.  L'eucalyptus  seul,  le  spinifex  et  quelque  brous- 
sailles épineuses  peuvent  vivre  dans  ces  conditions.  Tous  ces 
«  lacs  »  sont  évidemment  les  restes  d'une  grande  nappe  d'eau 
salée,  qui  devait  couvrir  tout  le  pays  à  une  époque  géologique 
encore  récente  et  dont  le  lit  n'a  jamais  été  dessalé  à  cause  de 
l'insuffisance  des  pluies. 

Mais  nous  voici  à  Boorabbin,  le  terminus  actuel  de  la  ligne, 
un  campement  de  baraques  de  toute  espèce  dont  les  plusebelles 
sont  en  tôle,  et  les  autres  en  toile,  où  vivent  les  ouvriers  du 
chemin  de  fer  et  beaucoup  de  cabaretiers,  dont  le  commerce 
prospère  en  ce  point  d'arrêt  obligatoire.  De  nombreux  camions 
attelés  de  cinq  ou  six  chevaux  en  lîle  sont  prêts  à  charger  les  mar- 
chandises qu'apporte  le  train;  quelques  chameaux  attendent  aussi, 
menés  par  leurs  conducteurs  afghans,  car  on  est  allé  chercher 
dans  le  nord-ouest  de  l'Inde, pour  l'introduire  ici, le  «  vaisseau  du 
désert  »,  auquel  le  climat  convient  parfaitement,  et  qui  rend  les 
plus  précieux  services.  Voici  des  indigènes,  les  premiers  que  je 
vois,  sortant  de  huttes  en  branchages;  on  a  dressé  les  gamins, 
très  bons  cavaliers,  à  rassembler  les  moutons  qu'amène  le  train 
•et  qu'on  ne  décide  pas  sans  peine  à  sauter  hors  de  leur  wagon- 
bergerie  à  deux  étages;  les  petits  noirs  galopent  tout  autour 
d^eux  avec  des  cris  et  des  claquemens  de  fouet  pour  les  réunir  en 
cercle.  Mais  il  ne  faut  pas  s'attarder  à  regarder  cette  confusion 
pittoresque;  je  me  hâte  de  retenir  ma  place  dans  la  diligence  de 
'Goolgardie,  une  vieille  voiture  toute  délabrée  qui  a  parcouru 
jadis  les  grandes  routes  des  environs  de  Melbourne  et  qui  est 
venue  s'échouer  ici;  on  s'y  entasse  treize,  six  à  l'intérieur,  sept  au- 
dessus,  qui  à  côté  du  cocher,  qui  sur  la  banquette  d'arrière,  qui 
au  milieu  des  bagages.  Après  un  déjeuner  sommaire,  nous  partons 
nu  trot  de  nos  cinq  chevaux  sur  la  route  de  Goolgardie,  où  la 
poussière  est  bientôt  si  épaisse  qu'on  peut  à  peine  distinguer  les 
chevaux  de  devant.  Pour  construire  cette  large  piste,  on  s'est 
borné  à  couper  les  eucalyptus  dont  les  souches  restées  en  terre 
font  bondir  la  vieille  voiture  qui  retombe  en  gémissant;  le  passage 
répété  des  camions  a  terriblement  défoncé  le  chemin  :  aux  mon- 
tées, heureusement  peu  fréquentes  dans  cette  immense  plaine,  à 
peine  coupée  de  rares  ondulations,  on  fait  descendre  les  voya- 
geurs, tandis  que  la  voiture  grimpe  péniblement,  les  roues  enfon- 
•cées  jusqu'au  moyeu  dans  le  sable. 


LAUSTRALir.    LT    LA    NUL VKLLE-ZÉLANDE.  569" 

La  première  étape  n'est  pas  longue  :  on  s'arrête  pour  passer 
la  nuit  clans  une  auberge  de  tôle,  qui  oiTre  aux  voyageurs  une 
quinzaine  de  lits,  dans  cinq  ou  six  petites  chambres.  Tout  près  est 
une  grande  citerne  de  vingt  pieds  de  profondeur,  au  pied  d'un 
fort  massif  de  rochers  granitiques,  entouré  de  rigoles  qui  recueillent 
l'eau  de  pluie  tombée  sur  les  rochers  et  l'amènent  au  réservoir. 
Ces  gibbosités  arrondies  de  granit,  qui  se  rencontrent  de  place 
en  place  dans  toute  l'Australie  de  l'ouest,  sont  à  peu  près  les  seuls 
points  où  l'on  trouve  de  l'eau  douce;  lors  même  qu'on  n'a  pas 
creusé  de  citernes  auprès,  il  reste  souvent  de  petites  mares  dans 
les  creux  des  rochers.  Ici,  c'est  tout  un  campement  :  sous  une 
douzaine  de  camions  dételés  dorment  de  nombreux  «  prospec- 
teurs »,  fatigués  de  leur  marche  et  qui  vont  repartir  avant  le  jour 
pour  éviter  la  grande  chaleur  de  midi.  Nous  en  avons  dépassé 
toute  la  journée,  nous  en  rencontrerons  encore  demain  plus 
d'une  centaine,  avant  d'arriver.  La  diligence  est  un  mode  de 
transport  fort  dispendieux  :  il  en  coûte  75  francs  pour  aller  de 
Boorabbin  à  Coolgardie;  il  est  plus  économique  de  prendre  un 
des  camions  qui  portent  les  marchandises;  encore  ne  sont-ce 
guère  que  les  femmes  et  les  enfans  que  la  marche  fatiguerait  trop 
qui  voyagent  ainsi.  Les  hommes  vont  à  pied  :  couverts  d'une 
épaisse  couche  de  poussière  rouge-brun,  le  visage  protégé  par  un 
voile  contre  les  mouches,  si  insupportables  dans  ce  pays,  ils 
trouvent  dans  leurs  rêves  dorés,  dans  les  châteaux  en  Espagne 
qu'ils  se  bâtissent,  la  force  de  supporter  le  soleil,  la  soif,  toutes 
les  fatigues  de  cette  pénible  marche  sur  la  piste  sablonneuse, 
dont  il  faut  se  garder  de  s'écarter  pour  chercher  de  l'ombre  :  on 
vient,  il  n'y  a  pas  huit  jours,  de  retrouver  le  cadavre  d'un  homme 
ainsi  égaré,  et  qui  est  mort  de  soif  au  milieu  de  ce  désert  couvert 
d'arbres  où  il  est  presque  impossible  de  s'orienter. 

Encore  huit  heures  de  coach  le  matin  dans  la  maigre  forêt 
d'eucalyptus  jusqu'à  Coolgardie,  avec  deux  ou  trois  haltes  à  des 
auberges  en  toile,  où  l'on  vend  d'abomiuables  liquides.  Nous 
dépassons  toujours  des  chercheurs  d'or,  des  camions,  et  à  deux 
reprises  des  caravanes  de  cinquante  chameaux,  qui  s'avancent  en 
file  indienne,  lourdement  chargés,  la  tête  de  l'un  attachée  à 
la  queue  du  précédent.  Enfin  voici  au  milieu  des  arbres  de 
nombreuses  baraques  en  toile  :  c'est  un  faubourg  en  formation  de 
Coolgardie  :  on  sort  du  bois  et  l'on  débouche  dans  la  grande  rue 
de  la  ville,  Bayley-Street,  qui  porte  le  nom  de  l'heureux  auteur  de 
la  découverte  de  l'or  dans  cette  partie  de  l'ouest  australien. 

Elle  ne  date  que  de  la  fin  de  1892;  aussi  Coolgardie  est  encore 
tout  à  fait  dans  l'enfance.  En  allant  de  la  périphérie  vers  le  centre^ 


570  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

on  se  rend  compte  de  toutes  les  phases  successives  par  les- 
ijuelles  passe  l'habitation  dans  un  camp  minier  :  d'abord,  dissé- 
minées au  milieu  des  eucalyptus,  les  simples  tentes,  où  s'éta- 
blissent les  nouveaux  arrivans,  à  la  bourse  peu  remplie;  puis  des 
baraques  plus  compliquées  où  un  cadre  de  branchages  maintient 
la  toile  et  transforme  la  tente  en  une  cabane  de  hauteur  conve- 
nable; lorsqu'on  arrive  dans  la  ville  proprement  dite  les  branches 
sont  remplacées  par  des  poutrelles  qui  forment  une  charpente 
régulière,  avec  des  portes  et  des  fenêtres  ;  l'enveloppe  est  encore 
parfois  en  toile,  mais  est  bientôt  supplantée  par  la  tôle  ondulée, 
qui  règne  en  maîtresse  dans  la  plus  grande  partie  de  Coolgardie; 
enfin,  dans  Bayley-Street,  on  s'émerveille  de  voir  deux  édifices 
en  briques  à  deux  étages  :  le  Victoria-Hotel,  dont  la  première 
pierre  a  été  posée  en  grande  pompe  il  y  a  un  an,  et  les  Cool- 
gardie-Chambers,  où  se  trouvent  les  bureaux  de  quelques-unes 
des  principales  sociétés  minières.  Les  rues  sont  démesurément 
larges,  et  le  paraissent  d'autant  plus  que,  la  tôle  ondulée  ne  se 
prêtant  guère  à  la  superposition  des  étages,  toutes  les  maisons  qui 
les  bordent  sont  à  simple  rez-de-chaussée  :  la  raison  de  cette  lar- 
geur des  voies  publiques,  c'est  la  crainte  des  incendies.  Si  le  feu 
se  déclare  à  Coolgardie,  il  ne  faut  pas  songer  à  l'éteindre  :  les 
approvisionnemens  d'eau  sont  tout  à  fait  insuffisans  ;  c'est  la  lar- 
geur des  rues  seule  qui  peut  empêcher  l'embrasement  de  toute 
la  ville.  Les  compagnies  d'assurance  refusent  le  plus  souvent  de 
courir  ces  risques  énormes;  heureusement  les  maisons  de  tôle 
sont  vite  rebâties  :  au  moment  où  j'arrivai  à  Coolgardie  tout  un 
îlot  venait  ainsi  d'être  détruit  ;  l'on  n'y  voyait  que  plaques  de 
métal  tordues  et  débris  carbonisés.  Quand  je  repartis  quinze 
jours  après,  la  moitié  de  cet  espace  était  déjà  reconstruit. 

Il  y  a  bien  peu  d'ombre  dans  ces  larges  rues,  et  le  vent  s'y 
engouffre  souvent  en  soulevant  des  tourbillons  de  poussière  qui 
pénètrent  partout  à  travers  les  tôles  mal  jointes  :  avec  les  mou- 
ches, cette  poussière  est  le  iléau  de  Coolgardie,  fléau  d'autant 
plus  terrible  que  le  remède,  c'est-à-dire  l'eau,  est  plus  parcimo- 
nieusement mesuré.  Ce  précieux  liquide  se  paye  ici  6  pence  le 
gallon,  soit  15  centimes  le  litre  :  c'est  plus  que  ne  vaut  le  vin 
commun  en  Languedoc  après  une  bonne  récolte.  L'eau  pro- 
vient exclusivement  de  la  distillation  de  l'eau  salée  souterraine  des 
environs,  car  nous  voici  au  commencement  de  novembre,  et  depuis 
le  1*"  août,  il  n'a  pas  plu.  Gomme  nous  ne  sommes  qu'au  prin- 
temps, bien  qu'il  fasse  déjà  plus  de  quarante  degrés  à  l'ombre  au 
milieu  du  jour,  il  n'y  aura  guère  encore  pendant  cinq  mois  de 
pluie  sérieuse,  tout  au  plus  trois  ou  quatre  ondées  torrentielles. 


l'australie  i:ï  la  Nouvelle-Zélande,  571 

mais  de  très  cmirte  durée.  Il  faut  d'ailleurs  se  méfier  des  eaux 
de  pluie  :  elles  sont  chargées  de  toutes  les  poussières,  de  tous 
les  germes  uialsains  qui  tlottent  dans  l'atmosphère  de  cette  ville 
où  tant  de  détritus  se  sont  décomposés  au  grand  soleil:  et  chaque 
pluie  est  suivie  d'une  recrudescence  de  la  fièvre  typhoïde  qui 
règne  ici  à  l'état  endémique. 

Ce  n'est  pas  seulement  sur  la  sauté  publique  que  la  rareté 
de  l'eau  a  de  l'influence,  c'est  aussi  sur  le  prix  de  la  vie.  Elle 
rend  les  transports  extrêmement  dispendieux,  puisque,  en  l'ab- 
sence du  chemin  de  fer,  ce  sont  des  camions  à  cinq  ou  six 
chevaux  qui  approvisionnent  Coolgardie  ;  il  en  coûte  250  francs 
pour  faire  franchir  à  une  tonne  de  marchandise  les  250  kilo- 
mètres de  Boorabbin,  terminus  du  chemin  de  fer,  à  Coolgardie; 
200  francs  pour  les  40  kilomètres  qui  séparent  Coolgardie  de  Kal- 
goorlie,  où  se  trouvent  plusieurs  des  mines  les  plus  importantes. 
A  l'hôtel,  je  paie  15  francs  de  pension  par  jour  pour  loger  sous 
la  tôle,  avec  deux  inconnus,  dans  une  chambre  où  il  fait  45  de- 
grés au  milieu  du  jour,  qui  contient  trois  lits,  trois  chaises  et  une 
cuvette  sur  une  table  boiteuse.  Quant  à  la  nourriture  elle  se  com- 
pose exclusivement  de  viande  de  mouton  et  de  conserves,  car  on 
ne  saurait  rien  cultiver  ici  ;  et  quelques  chèvres  sont  les  seuls  ani- 
maux domesliques  qu'on  puisse  entretenir,  en  dehors  des  chevaux 
et  des  chameaux  qui  servent  aux  transports.  Mais  qu'on  juge  du 
prix  où  doivent  être  les  nécessités  les  plus  élémentaires  de  la  vie 
dans  les  points  les  plus  reculés  des  champs  d'or,  à  100  ou  150  kilo- 
mètres de  Coolgardie,  où  l'eau  se  paye  encore  actuellement  25  à 
30  centimes,  et  a  coûté  à  certains  momens  70  centimes  le  litre. 

Il  faut  que  l'attrait  de  l'or  ait  une  bien  grande  puissance  pour 
avoir  amené  la  formation  d'une  pareille  ville  en  ce  pays  désert: 
si  désagréable  qu'y  soit  l'existence,  elle  n'en  a  pas  moins  5  000  ha- 
bitans  environ  et  il  y  en  a  plus  de  50  000  répandus  sur  l'ensemble 
de  l'immense  région  aurifère  de  l'Ouest  australien.  Et  Coolgardie, 
à  deux  ans  et  demi,  a  déjà  tous  les  élémens  de  la  vie  sociale, 
cinq  églises  :  catholique,  anglicane,  méthodiste,  presbytérienne  et 
baptiste,  aux  fenêtres  gothiques  découpées  dans  la  tôle  ondulée, 
un  théâtre,  un  club,  deux  clubs  de  cricket  dont  les  membres 
pratiquent  avec  ardeur  le  jeu  national  anglais,  si  torride  que  soit 
la  température;  deux  journaux  enfin,  l'un  de  six  pages,  l'autre 
de  quatre,  qui  coûtent  respectivement  30  et  20  centimes  et  par 
lesquels  j'ai  appris  fort  exactement  un  changement  de  ministère 
en  France  et  les  noms  des  nouveaux  ministres.  Les  librairies 
sont  abondamment  pourvues  de  toutes  les  principales  revues,  des 
journaux  illustrés,  des  livres  anglais  les  plus  récens,  voire   de 


572  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

nombreuses  traductions  d'auteurs  francjais  :  Zola,  Dumas  père  et... 
Paul  de  Kock!  Il  y  a  des  magasins  de  toute  sorte,  où  l'on  peut 
tout  se  procurer,  si  on  ne  lésine  pas  sur  la  dépense.  Ce  dont  on 
ne  saurait  se  défendre  après  avoir  vu  de  pareilles  œuvres,  c'est 
un  sentiment  de  profonde  admiration  pour  les  facultés  organisa- 
trices et  la  ténacité  de  la  race  qui  les  a  accomplies. 

Coolgardie  est  fort  calme  pour  une  ville  de  chercheurs  d'or; 
elle  est  déjà  un  peu  rassise,  il  est  vrai,  et  ses  habilans  vous  parlent 
quelquefois  des  «  premiers  temps  »  de  cette  ville  de  trois  ans, 
comme  d'une  chose  passée.  Mais  les  camps  miniers  actuels  en 
Australie,  comme  en  Amérique,  n'ont  plus  des  mœurs  aussi 
violentes  que  ceux  d'autrefois,  s'il  faut  en  croire  les  récits,  non 
seulement  des  livres,  mais  des  vieux  chercheurs  d'or.  Il  y  a  ici 
des  hommes  qui  ont  été,  presque  enfans,au  grand  rush  de  1851 
aux  placers  de  Victoria,  puis  ont  suivi  toutes  les  grandes  dé- 
couvertes de  métaux  précieux,  à  la  Nouvelle-Zélande,  au  Queens- 
land,  aux  grandes  mines  d'argent  de  Broken  Ilill,  en  Nou- 
velle-Galles du  Sud  en  1885;  ils  sont  enfin  arrivés  ici  :  les  uns 
n'ont  jamais  été  heureux  dans  leurs  recherches,  d'autres  ont  fait 
plusieurs  fois  fortune  et  l'ont  perdue  au  jeu,  mais  à  60  ans,  ils 
ont  encore  le  même  enthousiasme  et  organisent  des  prospecting- 
parties,  des  parties  de  prospecteurs  où  ils  guident  les  jeunes  gens 
de  leur  expérience  du  terrain,  des  quelques  connaissances  géo- 
logiques sommaires  qu'ils  ont  fini  par  acquérir.  C'est  pourtant 
un  rude  métier  que  de  chercher  de  l'or  dans  ces  déserts  sans  eau 
de  l'Australie  de  l'ouest  et  plus  d'un  prospecteur  n'est  jamais 
revenu. 

A  peine  a-t-on  appris,  par  les  affiches  manuscrites  apposées 
•aux  bureaux  des  journaux,  ou  par  un  simple  bruit  rapporté  dans 
un  bar,  qu'une  pépite  a  été  trouvée,  en  un  point  éloigné  de  plu- 
sieurs dizaines  de  lieues,  dont  on  connaît  à  peine  l'emplacement 
exact,  que  des  centaines  de  personnes  s'y  précipitent  :  l'un  des 
plus  anciens  et  le  plus  récent  des  moyens  de  transport  au  service 
de  l'humanité,  le  chameau  et  la  bicyclette,  concourent  pour  y 
porter  les  chercheurs  d'or.  La  vélocipédie  est  en  efîet  en  grand 
honneur  à  Coolgardie:  le  terrain,  uni,  assez  dur  en  dehors  des 
routes  défoncées  par  les  charrois,  de  l'Australie  de  l'ouest  s'y 
prête  parfaitement  :  trois  compagnies  rivales  se  sont  organisées 
et  ont  des  départs  de  cyclistes  à  heure  fixe  pour  le  port  des  lettres 
aux  divers  centres  miniers  secondaires,  faisant  ainsi  concurrence 
à  la  poste  gouvernementale;  d'autres  hommes  sont  toujours  prêts 
à  enfourcher  leur  machine  pour  porter  une  dépêche  urgente  et 
les  journaux  ont  aussi  leurs  vélocipédistes  qu'ils  envoient  aux 


l'aISTRALIE    et    la    ^•OUVELLH-ZÉLA^•DE.  o73 

points  où  une  découverte  est  signalée  pour  leur  rendre  compte  de 
son  importance.  Les  nouvelles  sont  aussitôt  affichées  et  commen- 
tées dans  tous  les  lieux  de  réunion  et  dans  les  innombrables  bars, 
où  d'heureux  cabaretiers  vendent  un  shilling  le  verre  les  liquides 
les  plus  variés  à  la  foule  des  cliens. 

Au  moment  où  je  me  trouvais  à  Goolgardie,  la  politique  et 
le  sport  faisaient  concurrence  à  la  spéculation  minière  dans  les 
préoccupations  des  habitans.  On  discutait  les  performances  des 
chevaux  engagés  dans  la  Coupe  de  Melbourne,  le  Grand  Prix 
australien;  des  share-brokers  (agens  de  change)  se  chargeaient 
eux-mêmes  de  conclure  les  paris.  Le  soir  du  jour  où  fut  couru 
le  prix,  je  me  trouvais  à  Kalgoorlie,  un  camp  minier  âgé  d'un  an 
à  peine.  Dès  9  heures,  les  deux  journaux  de  cette  ville  aflichaient 
le  résultat  et  les  parieurs  heureux  passaient  bruyamment  la  nuit 
en  bombance. 

Les  reproches  politiques  que  les  mineurs  faisaient  au  gouver- 
nement avaient  une  curieuse  ressemblance  avec  ceux  des  uitlan- 
ders  du  Transvaal  :  négligence  des  intérêts  des  districts  aurifères, 
maintien  d'un  régime  protectionniste;  représentation  insuffisante 
des  nouveaux  venus  au  Parlement  de  la  colonie,  par  suite  de  la 
mauvaise  répartition  des  circonscriptions,  et  des  entraves  à  l'in- 
scription électorale.  Ces  mesures  étaient  d'autant  moins  justifiées 
que  les  nouveaux  venus  n'appartiennent  pas  ici  à  une  race  étran- 
gère qui  menace  l'indépendance  du  pays,  mais  sont  sujets  anglais 
comme  les  anciens  colons. 

C'est  toutefois  au  sujet  des  intérêts  économiques  que  le  mé- 
contentement était  le  plus  justifié.  Il  est  certain  que  le  dévelop- 
pement de  l'industrie  aurifère  est  fort  retardé  par  les  tarifs  exor- 
bitans  des  transports  qui  résultent  de  la  lenteur  de  construction 
du  chemin  de  fer,  et  que  le  gouvernement  de  la  colonie  s'est  trop 
peu  occupé  de  faire  des  sondages  pour  remédier  à  la  rareté  de 
l'eau.  D'autre  part,  il  faut  bien  reconnaître  que  les  gisemens  au- 
rifères de  l'Australie,  en  général,  sont  peut-être  les  plus  riches, 
mais  aussi  les  plus  capricieux  de  tous.  L'or  paraît  semé  en  quan- 
tité de  points  du  continent  entier,  mais  souvent  en  poches  de  peu 
d'étendue,  fabuleusement  riches  quelquefois.  Dans  nul  pays  au 
monde  on  n'a  trouvé  tant  ni  de  si  énormes  pépites  :  un  chercheur 
n'a-t-il  pas  découvert  dans  la  colonie  de  Victoria,  le  9  février  1869, 
un  lingot  d'or  naturel  du  poids  de  86  kilogrammes,  valant  ainsi 
plus  de  250  000  francs?  L'ère  de  ces  trouvailles  n'est  pas  terminée  ; 
pendant  mon  séjour  à  Melbourne  les  journaux  racontaient  qu'à 
quelques  lieues  de  la  ville  un  promeneur,  ayant  ramassé  une 
pierre  sur  laquelle  il  avait  butté,  y  trouva  une  pépite  représen- 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tant  plus  de  iOOOO  francs.  Sans  doute  on  ne  peut  compter  sur 
des  pépites,  mais  les  poches  de  grande  richesse  superficielle  sont 
très  fréquentes,  faciles  à  travailler  et  n'exigent  pas  d'avances  de 
fonds  importantes  ;  ces  gisemens  font  la  fortune  du  «  prospec- 
teur individuel  »  ou  de  très  petites  associations.  Ils  causent  sou- 
vent, au  contraire,  de  très  grands  déboires  aux  compagnies  qui  se 
sont  constituées  avec  un  capital  important,  pour  exploiter  un  filon 
d'abord  très  riche,  puis  qui  disparaît  brusquement.  Ce  n'est  pas 
à  dire  que  toutes  les  mines  de  l'Australie  de  l'ouest  soient  dans 
ce  cas,  et  il  y  a, en  plusieurs  endroits,  de  cesvastes  régions  aurifères, 
qui  s'étendent  sur  un  espace  plus  grand  que  la  France,  des  groupes 
de  filons  puissans  qui  semblent  assez  réguliers.  L'or  visible,  si 
exceptionnellement  rare  dans  les  conglomérats  gris-bleu  du 
Transvaal,  est  au  contraire  très  fréquent  et  se  montre  parfois  en 
grosses  paillettes  dans  les  quartz,  les  porphyres  décomposés,  les 
roches  ferrugineuses,  qui  forment  les  filons  de  l'Australie  occi- 
dentale. 

La  grande  difficulté  qui  s'est  opposée  au  développement 
de  l'industrie  jusqu'à  présent  est  la  rareté  de  l'eau.  Le  procédé 
universel  d'extraction  de  l'or  :  broyage  des  minerais  sous  des 
pilons,  oîi  arrive  aussi  de  l'eau  qui  entraîne  les  boues  sur  des 
tables  amalgamées,  dont  le  mercure  retient  l'or,  exige  de  grandes 
quantités  de  liquide.  Il  est  vrai  qu'il  n'y  a  point  ou  peu  d'inconvé- 
niens  à  se  servir  d'eau  salée  pour  cette  opération ,  mais  l'eau 
salée  elle-même  se  paye  en  certains  points  de  l'Australie  de 
l'ouest,  et  le  directeur  d'une  des  plus  anciennes  mines  me  disait 
qu'il  l'achetait  à  une  autre  compagnie  plus  heureusement  par- 
tagée, et  qu'elle  lui  revenait  à  2  francs  l'hectolitre.  Comme  on  ne 
peut  se  servir  d'eau  salée  pour  les  chaudières,  on  a  dû  adopter 
des  moteurs  à  huile  minérale.  Le  transport  des  machines  et 
de  tous  les  matériaux  est  très  dispendieux,  en  l'absence  de  che- 
mins de  fer,  en  grande  partie  encore  à  cause  de  la  rareté  de 
l'eau.  Il  en  résulte  aussi  l'élévation  des  salaires  :  ceux-ci  sti- 
pulent toujours  une  somme  fixe  qui  est  le  plus  souvent  pour  les 
mineurs,  tous  Européens,  de  88  francs,  en  certains  points  éloignés 
100  francs  par  semaine,  plus  la  fourniture  de  l'eau;  la  ration  de 
chaque  homme  est  souvent  réduite  à  4  litres  et  demi  par  vingt- 
quatre  heures.  On  a  cherché  naturellement  des  procédés  permet- 
tant de  traiter  directement  les  minerais,  réduits  en  poussière,  par 
des  réactifs  chimiques,  sans  intervention  de  l'eau.  Il  semble 
qu'on  soit  sur  le  point  de  réussir.  D'autre  part  l'achèvement,  de- 
puis un  mois  effectué,  du  chemin  de  fer  jusqu'à  Coolgardie  et 
plus  tard  Kalgoorlie,  les  deux  principaux  centres  miniers,  abais- 


L  AUSTRALIE    ET    LA    NOIVELLE-ZELANDE.  OiO 

sera  dans  Je  ^andes  proportions  le  prix  des  transports  ;  enfin  le 
gouvernement  a  pris  en  main  d'une  manière  sérieuse  la  question 
de  Teau.  On  peut  donc  espérer  que  l'industrie  de  l'or  va  pouvoir 
se  développer  plus  librement  et  renouveler  l'Australie  de  l'ouest 
comme  elle  la  déjà  fait  pour  les  colonies  de  l'est  et  la  Nouvelle- 
Zélande. 

Si  ce  n'est  pas,  en  etVet,  la  découverte  de  l'or  qui  a  fait  l'Aus- 
tralie, puisqu'il  existait  déjà  dans  ce  pays  un  très  grand  dévelop- 
pement agricole  et  une  population  de  près  d'un  demi-million 
d'habitans  au  moment  où  elle  a  eu  lieu,  il  n'en  est  pas  moins  vrai 
qu'elle  a  énormément  hâté  ce  développement  et  qu'elle  a  changé 
aussi  la  constitution  sociale  des  colonies  australiennes.  L'immi- 
gration colossale  qui  s'est  précipitée  sur  l'Australie  après  1851  a 
fait  le  pays  le  plus  démocratique  du  monde  de  ces  colonies  qui 
avaient  semblé  d'abord,  aux  yeux  d'observateurs  perspicaces,  des- 
tinées à  former  une  société  aristocratique,  soumise  à  l'inlluence 
des  grands  propriétaires.  L'exubérante,  mais  fragile  prospérité  qui 
s'en  est  suivie  n'a  pas  été  non  plus  sans  inconvéniens.  Lorsque, 
dans  ces  dernières  années,  le  mouvement  ascendant  s'est  ralenti 
puis  arrêté,  cette  société,  un  peu  déséquilibrée,  a  été  tout  étonnée 
et  a  cherché  un  remède  à  l'inconstance  de  la  fortune  dans  les 
innovations  sociales  aventureuses,  qu'elle  a  entreprises  avec  une 
hardiesse  et  sur  une  échelle  inconnues  ailleurs.  Il  ne  sera  pas  sans 
intérêt  d'étudier  avec  quelque  détail  ce  fertile  champ  d'expériences 
que  le  vieux  monde  a  l'heureuse  chance  d'avoir  sous  les  yeux,  et 
dont  l'exemple  peut  lui  offrir  des  enseignemens  précieux  et  lui 
éviter  de  pénibles  écoles. 

Pierre  Leroy- Beaulieu. 


DE  L'ORGANISATION 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


Y  1(1) 

LA    REPRÉSENTATION    RÉELLE    DU    PAYS 
DANS  LES  LÉGISLATIONS  ÉTRANGÈRES 


Il  ne  suffirait  pas  que  la  «  représentation  du  pays  »  ou 
«  représentation  organique  »  eût  pour  elle  et  la  théorie  et  l'his- 
toire. On  pourrait  toujours  dire  que  le  domaine  de  l'histoire,  c'est 
le  passé,  et  que  le  domaine  de  la  théorie,  ce  peut  être  le  rêve. 
Bien  des  esprits  se  refuseraient  encore  à  accepter  une  réforme  qui 
ne  se  présenterait  garantie  que  par  la  théorie  et  par  l'histoire. 
Aussi  ne  sera-t-il  pas  de  trop  d'y  joindre  des  exemples  pris  dans 
la  législation  électorale  des  différens  peuples  ;  dans  leur  législa- 
tion actuelle,  positive  ou  projetée.  Nous  y  rencontrerons,  comme 
on  Ta  déjà  indiqué,  d'assez  nombreuses  traces  d'une  représenta- 
tion organique,  d'une  représentation  des  forces  sociales,  d'une 
représentation  réelle  du  pays,  dont  les  unes  sont  des  vestiges  et 
les  autres,  des  germes;  les  unes  des  survivances,  les  autres,  des 
renaissances  ;    les    unes,   des  aboutissemens    d'institutions  très 

(1)  Voyez  la  Revue   des  l'r  juillet,  lo   août,   15   octobre,   15   décembre   1895   et 
1"  avril  1896. 


DE    l'oRC.ANISATION    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  o77 

anciennes, les^utres  des  commenceniens  d'institutions  tout  récom- 
ment introduites  ou  réintroduites.  Survivances  donc  et  renais- 
sances, ainsi  classerons-nous,  sous  ces  deux  espèces, les  exemples 
de  représentation  organique  que  les  diverses  législations  peuvent 
fournir:  et  sans  doute  le  classement  sera  un  peu  artificiel,  car,  si 
des  institutions  très  anciennes  survivent,  c'est  qu'elles  se  sont 
accommodées,  façonnées  aux  temps  et  aux  mœurs;  si  des  insti- 
tutions naissent  et  se  développent,  c'est  qu'elles  ont,  derrière  elles, 
à  quoi  s'attacher  et  de  quoi  se  nourrir. 

Entre  les  survivances  et  les  renaissances,  l'histoire  coule;  elle 
les  haigne  toutes,  et  par  les  unes  comme  par  les  autres  s'établit 
la  vérité  de  cette  proposition  :  que  l'histoire  n'est  ni  réaction- 
naire, ni  révolutionnaire,  mais  bien  conservatrice  et  évolution- 
niste.  Le  même  esprit  habite  les  vestiges  et  les  germes,  et  c'est 
l'esprit  de  vie  :  —  de  la  vie  qui  se  continue  et  se  transforme,  qui 
ne  se  continue  qu'en  se  transformant,  et  ne  se  transforme  que 
pour  se  continuer.  Mais  enfin,  quoique  artificiel  à  certains  égards, 
il  est  permis  d'admettre  ce  classement  :  vieilles  formes,  et  formes 
nouvelles  ou  renouvelées:  nous  le  suivrons.  Puis,  après  que  nous 
aurons  montré,  par  des  exemples  des  deux  espèces,  tires  des  légis- 
lations étrangères,  que  la  représentation  proclamée  théorique- 
ment la  meilleure  et  historiquement  la  plus  fondée  persiste  ou 
renaît,  c'est-à-dire  vit,  du  moins  en  partie,  ailleurs,  au  dehors, 
dans  un  milieu  autre,  mais  voisin,  il  nous  restera  à  montrer 
qu'elle  vivrait  aussi  chez  nous  et  dans  notre  milieu  à  nous;  qu'en 
France  même  elle  est  possible,  qu'elle  est  pratique.  Ce  sera  sur- 
tout l'afTaire  des  chiffres  et  des  faits. 

Pour  aujourd'hui,  on  ne  cherche  que  des  exemples,  où  ils 
sont,  au  delà  des  frontières.  On  veut  prouver  d'abord  que,  dans 
l'Europe  contemporaine,  quelque  part  existe  quelque  chose  qui 
ressemble  à  une  représentation  organique,  à  une  représentation 
réelle  du  pays.  Ensuite  on  tachera  de  prouver  que  ce  quelque 
chose,  il  serait  possible,  il  serait  pratique,  il  serait  facile  de 
l'adopter  en  nous  l'adaptant,  et,  en  y  mettant  notre  marque 
nationale,  d'en  faire,  à  notre  bénéfice,  et  pour  retourner  le  mot 
trop  fameux,  «  un  article  d'importation  ». 

I.  — SURVIVANCES   OU  FORMES    ANCIENNES    d'uNE    REPRÉSENTATION 

ORGANIQUE. 

Ce  qui,  d'une  manière  générale,  peut  servir  à  distinguer  les 

formes  anciennes  de  la  représentation  organique  de  ses  formes 

nouvelles,  c'est  que  les  anciennes  formes  utilisent,  copient,  et  en 

quelque  sorte  épousent  de  préférence  les   groupemens  d'origine 

TOME  cxxxv.  —  1896.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

naturelle:  famille,  parenté,  caste  ou  classe  fermée,  ordres,  villes 
ou  campagnes,  tandis  que  les  nouvelles  se  règlent  et  se  modèlent 
de  préférence  sur  les  groupenieas  plus  proprement  sociaux,  pro- 
duits de  la  société  civile  déjà  développée,  associations  de  tous 
genres,  mais  toutes  libres,  ouvertes  et  volontaires.  Les  formes 
anciennes  impliquent  hiérarchie,  et  les  nouvelles,  seulement 
harmonie.  Les  formes  anciennes  exigent  des  conditions  particu- 
lières que  n'offrent  pas  ou  n'offrent  plus  toutes  les  sociétés,  toutes 
les  nations,  tous  les  États  de  l'Europe  moderne;  mais  les  formes 
nouvelles  ne  demandent  aucune  de  ces  conditions  et  s'applique- 
raient partout  également  bien. 

Bade,  Bavière,  Saxe,  Wurtemberg  et  autres  Etats  particuliers 
de  i Allemagne. 

Le  pays-type  pour  la  représentation  organique  de  formes  an- 
ciennes, c'est  l'Allemagne;  non  pas  l'empire  allemand,  considéré 
dans  son  ensemble,  mais  la  plupart  des  Etats  dont  il  se  compose, 
considérés  chacun  en  son  autonomie.  Nous  citerons  le  grand-duché 
de  Bade,  les  royaumes  de  Bavière,  de  Saxe  et  de  Wurtemberg. 

Dans  le  grand-duché  de  Bade,  le  parlement,  les  États  du 
pays,  sont  formés  de  deux  Chambres. 

La  première  Chambre  est  à  demi  héréditaire, à  demi  élective, 
mais  élue  par  des  ordres  ou  des  corps  privilégiés.  Elle  comprend 
une  trentaine  de  membres,  parmi  lesquels  les  princes  de  la  mai- 
son ducale,  les  chefs  des  familles  dites  «  d'Etat  »  (ce  sont  les 
familles  qui  jadis  avaient  droit  de  vote  à  la  Diète  du  Saint- 
Empire)  ;  l'évêque  catholique  et  un  ecclésiastique  protestant, 
ayant  rang  de  prélat;  huit  députés  de  la  noblesse,  élus,  dans  leur 
ordre  même,  par  les  projiriétaires  de  seigneuries  ;  deux  députés 
des  universités  (Heidelberg  et  Fribourg)  ;  huit  membres  nommés 
par  le  grand-duc  sans  distinction  de  rang  ni  de  naissance. 

La  seconde  Chambre  comprend  63  députés,  dont  22  repré- 
sentent les  \âlleset41  les«  bailliages  »  ou  campagnes;  l'électorat 
étant,  du  reste,  le  même  dans  les  campagnes  que  dans  les  villes. 
Le  suffrage  est  à  deux  degrés,  mais  sans  qu'il  soit  prescrit  de 
cens  :  c'est  le  suffrage  universel.  Est  électeur,  sauf  exclusion 
légale,  tout  Badois  âgé  de  25  ans  ;  est  éligible  tout  électeur  âgé  de 
•30  ans.  Une  exception,  toutefois,  est  faite  :  elle  concerne  les 
membres  de  la  première  Chambre  et  ceux  qui  sont,  d'autre  part, 
électeurs  et  éligibles  aux  élections  des  députés  de  la  noblesse  à 
cette  même  première  Chambre  ;  ceux-là  ne  peuvent  être  ni  élec- 
teurs de  l'un  ou  de  l'autre  degré,  ni  députés  des  villes  ou  des 
bailliages  à  la  seconde  Chambre. 


DE    L  ORGANISATION    DL    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  579 

• 

Ainsi,  pour  la  première  Chambre,  le  droit  d'élection  appar- 
tient à  la  noblesse,  ordre,  classe  fermée,  ou  caste  ;  aux  univer- 
sités, corporations  fermées  :  à  telle  catégorie  de  membres  de  la 
noblesse  et  à  telle  catégorie  de  professeurs  des  universités  ;  et  de 
même  qu'eux  seuls  possèdent  l'électoral,  eux  seuls  encore  ont 
l'éligibilité,  avec  quelques  autres  personnes,  admises,  en  très 
petit  nombre,  au  partage  de  ce  dernier  privilège. Pour  la  seconde 
Chambre,  le  sulVrage  universel,  institution  moderne,  fonctionne 
suivant  l'ancienne  division  du  pays  en  villes  et  campagnes,  cir- 
conscriptions urbaines  opposées  aux  circonscriptions  rurales. 
L'exclusion  de  la  seconde  Chambre,  portée  contre  les  nobles  éli- 
gibles  à  la  première,  coupe  en  deux  la  représentation,  et  par  là 
même  la  population;  elle  crée  une  Chambre  seigneuriale  et  une 
Chambre  populaire  ;  elle  crée  une  noblesse  et  un  peuple  entre 
lesquels  il  n'y  a  que  des  séparations  et  pas  un  trait  d'union. 

Point  de  doute.  Cette  organisation  repose  bien  sur  les  états, 
sur  les  SUinde.  La  base  en  est  bien  la  distinction  entre  nobles  et 
non  nobles,  d'une  part,  et,  d'autre  part,  entre  nobles  de  divers 
titres.  C'est  bien  une  forme  ancienne  de  représentation  orga-' 
nique,  et  plutôt  le  système  des  ordres  que  le  régime  représentatif 
au  sens  moderne.  —  Et  c'est,  au  point  de  vue  d'où  nous  jugeons, 
un  exemple  topique  de  ce  que  ne  peut  ni  ne  doit  être  la  représen- 
tation organique  dans  l'État  moderne. 

En  Bavière  comme  à  Bade,  la  première  Chambre  est  aristocra-' 
tique  et  la  seconde,  populaire. 

On  voit,  en  elïet,  dans  la  première  Chambre,  des  princes  du 
sang  royal,  des    membres  héréditaires  et  des  membres  de  droit 
à    raison    d'une    dignité,    d'une    fonction    ou    d'un    titre,   des 
membres  nommés  à  vie  par  le  prince  à  raison  de  leurs  services, 
de   leur   naissance  et  de  leur  fortune;  mais  on  n'y  voit  pas    de 
membres  élus,  même  par  et  parmi  la  grande  noblesse,  constituée.- 
en  ordre  fermé.  Le  principe  de  l'élection,  même  restreint  à  la 
prérogative  la  plus  étroite, y  fait  absolument  défaut  et  le  caractère 
ancien  de  la  Chambre  bavaroise  des  seigneurs  s'accuse  non  seu- 
lement par  cette  absence  de  tout  élément  électif,  mais,  en  outre, . 
et  davantage,  par  ce  fait  que  le  droit  de  siéger  dans  la  première' 
Chambre  s'attache  à  la  propriété  noble,  à  la  charge,  à  la  chose 
plus  qu'à  la   personne,  est  réel  plus  que  personnel,  n'est  per- 
sonnel que  par  exception,  pour  certaines  hautes  et  puissantes  per- 
sonnes. 

La  Chambre  des  seigneurs,  en  Bavière,  est  donc  éminem- 
ment aristocratique.  Et  la  seconde  Chambre  y  est  populaire;  elle 
sy  recrute  au  sulTrage  universel,  ou  presque;  à  un  suffrage  très 
général,  puisqu'il    suffit,  pour   y  être    électeur,    de    payer   une 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laiiiimc  contribution  directe;  il  n'y  a  d'exclusion,  pour  ainsi 
dire,  ni  à  l'électorat,  ni  à  l'éligibilité;  et  le  peuple  bavarois  a 
sa  représentation,  comme  la  noblesse  bavaroise  a  la  sienne. 
Néanmoins,  la  séparation  est  peut-être  moins  marquée  que  dans 
le  grand-duché  de  Bade,  et,  en  tout  cas,  on  paraît  avoir  compris 
le  danger  de  couper  la  nation  en  deux  parties  distinctes  et  aisé- 
ment rivales,  car  on  fait  prêter  aux  électeurs  des  deux  degrés  et 
aux  élus  le  serment  «  de  ne  conseiller  dans  l'assemblée  que  ce  qui 
sera  conforme  au  bien  général  du  pays  sans  avoir  égard  à  des 
('.tats  ou  à  des  classes  particulières.  »  Mais  qu'il  faille  faire 
prêter  ce  serment,  au  demeurant  difficile  à  tenir  pour  tout 
homme  et  en  tout  pays,  n'est-ce  pas  justement  la  preuve  que  les 
états  et  les  classes  parlicuHèrcs  ont  conservé,  en  Bavière,  de  la 
vie  et  de  l'énergie?  On  les  proscrit,  donc  on  les  redoute;  on  les 
redoute,  donc  elles  sont.  —  Et,  si  c'est  un  régime  de  «  classes  » 
et  d'  «  états  »,  ce  n'est  pas  encore  pour  nous  le  modèle  à  imiter. 

En  Saxe,  non  plus,  les  Stdnde,  les  états  n'ont  point  perdu 
leur  antique  vigueur;  et  là,  sans  contredit,  on  se  trouve  en  pré- 
sence dune  forme  complète  de  la  représentation  organique  du 
((  bon  vieux  temps  ».  Il  serait  fastidieux  de  donner  la  liste  entière 
des  dix-sept  catégories  d'où  peuvent  être  constitutionnellement 
tirés  les  membres  de  la  Chambre  des  seigneurs,  et  d'autant  plus 
qu'elle  renferme  des  membres  de  droit,  à  titre  liéréditaire,  per- 
sonnel ou  ((  de  situation  »,  à  côté  de  membres  élus  par  des  cor- 
porations ou  des  ordres  privilégiés  :  chapitres,  universités,  sei- 
gneuries, collège  des  propriétaires  de  biens  équestres  et  d'autres 
grands  domaines  ruraux;  la  religion,  la  science  et  la  terre  noble. 
Dans  la  seconde  Chambre  saxonne,  ainsi  que  dans  la  seconde 
Chambre  badoise,  jusqu'à  hier,  les  villes  avaient  leurs  députés  et 
les  campagnes  avaient  les  leurs  :  encore  une  survivance  ancienne 
en  une  institution  modernisée.  —  Ce  n'est  point  ce  que  nous  cher- 
chons. 

Et  quand,,  de  Saxe,  on  passe  en  Wiirtemberg,  ce  n'est  même 
plus  dans  la  Chambre  des  seigneurs  seulement  que  se  perpétue 
cette  ancienne  forme,  mais  c'est  dans  la  seconde  Chambre,  dans 
la  Chambre  des  députés. 

Elle  se  compose,  la  Chambre  des  députés  de  Wurtemberg, 
de  membres  désignés  par  leur  office  ou  leurs  fonctions  et  de  mem- 
bres élus  par  la  noblesse  équestre,  le  chapitre  métropolitain, 
les  villes  et  les  bailliages. 

Comme  dans  le  grand-duché  de  Bade,  les  chefs  des  familles  de 
la  noblesse  dite  «  d'État  »  et  les  propriétaires  de  biens  nobles  ne 
peuvent  être  députés  ni  des  villes  ni  des  bailliages.  Si  ce  n'est 
pas,  comme  dans  le  grand-duché,  une  Chambre  populaire  qui 


Di:  l'organisation  du  suffrage  universel.  581 

s'oppose  à  uifc  (Ihambre  arislocratique,  ici,  dans  la  même  Chambre 
et  dans  la  seconde  (Ihambre,  deux  classes,  deux  fractions  de  peuple 
se  juxtaposent  et  fatalement  s'opposent;  la  même  Chambre,  la 
Chambre  des  députés  est  à  demi  aristocratique,  à  demi  populaire  ; 
c'est  moins  un  parlement  que  des  Etats  avec  leurs  trois  ordres  : 
clergé,  noblesse,  tiers  état  des  villes  et  campagnes  :  —  c'est  l'Eu- 
rope du  xvi"  siècle  dans  l'Europe  du  xix*. 

L'Allemagne,  d'un  bout  à  l'autre,  offre  un  pareil  spectacle  : 
c'est  sur  la  souche  restée  robuste  de  ses  anciennes  institutions 
sociales  qu'elle  a  greffé  les  institutions  politiques  modernes. 
L'Allemagne  :  lisez  «  les  Allemagnes  »,  comme  disait  Comynes. 
Non  point  l'empire  allemand  de  1870,  aux  institutions  toutes 
neuves,  au  Reichstag  issu  du  suffrage  universel  pur  et  simple; 
et,  si  l'on  veut  que  ce  soit  le  Saint-Empire  romain  ressuscité, 
non  point  cet  empire  lui-même,  mais  les  nations  germaniques 
qu'il  rassemble  et  qu'il  réunit.  Chez  telle  de  ces  nations  alle- 
mandes, la  greffe  est  entrée  plus  profondément  ou  a  repris  plus 
vigoureusement  que  chez  telle  autre;  chez  celle-ci  la  souche  a 
été  entaillée  plus  avant  que  chez  celle-là;  mais,  chez  toutes,  c'est 
une  jeune  greffe  sur  une  vieille  souche ,  ce  n'est  pas  un  jeune 
plant  dans  une  terre  retournée.  C'est  toujours  le  même  tronc 
dans  la  même  terre  et  c'est  toujours  de  la  vieille  sève  que  se 
nourrit  l'arbre  nouveau. 

^laintenant,  parmi  ces  formes  anciennes  qui  survivent,  il  y 
en  a  de  trois  ou  quatre  âges,  de  trois  ou  quatre  époques,  il  y  en 
a  de  plus  ou  moins  anciennes;  et  c'est  l'occasion  de  répéter  que 
le  classement  en  survivances  et  renaissances  est  un  peu  artificiel, 
et  que  toutes  ces  formes  de  représentation  organique,  l'histoire 
ininterrompue  les  enveloppe  et  les  rattache  les  unes  aux  autres 
par  une  trame  parfois  invisible,  mais  résistante. 

En  voici  de  très  anciennes,  de  type  archaïque  très  pur;  voici 
le  pur  moyen  âge  dans  les  deux  duchés  de  Mecklembourg;  et  de 
très  anciennes  encore  en  Prusse  (Chambre  des  seigneurs),  et  dans 
la  Hesse  électorale.  En  voici  d'autres  qui  sont  mêlées  d'ancien  et 
de  moderne,  en  des  proportions  qui  varient,  où  tantôt  c'est  l'an- 
cien et  tantôt  le  moderne  qui  l'emporte,  dans  les  duchés  de  Saxe, 
le  Brunswick,  les  principautés  de  Reuss. 

Quant  aux  villes  libres:  Hambourg,  Brème  et  Lûbeck,  bien 
que  la  longue  filiation  de  leurs  institutions  soit  connue,  elles  se 
rapprochent  aujourd'hui  de  ce  que  nous  regardons  comme  la 
forme  nouvelle  de  cette  représentation,  le  type  ancien  étant 
caractérisé  par  l'ordre  fermé  et  la  corporation  fermée,  le  type 
moderne  par  la  classe  professionnelle  libre  et  l'association  ou- 
verte. 


582  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

On  vient  de  faire  à  peu  près  tout  le  tour  des  Etats  allemands  ; 
et,  si  l'on  a  rencontré  souvent  en  chemin  la  représentation  orga- 
nique, c'est  surtout  sous  des  formes  anciennes  et  des  formes  où 
domine  le  type  ancien  :  ordres  et  corps  privilégiés.  //  nij  a  rien 
à  y  prendre  pour  nfms;ei  la  raison  s'en  devine  sans  qu'il  soit 
besoin  d'insister  :  en  France,  rien  ne  survit  de  ce  dont  ces  formes 
anciennes  supposent  la  survivance. 

Mais  peut-être,  mais  probablement  n'en  est-il  pas  de  même 
des  formes  nouvelles  ou  renouvelées.  Et  déjà  les  formes  mixtes, 
dès  que  l'ordre  s'ouvre  et  devient  la  profession,  la  position  so- 
ciale, dès  que  la  corporation  s'ouvre  et  devient  l'association  libre, 
—  ou  bien  dès  que  l'association  libre  et  la  profession  ouverte  y 
ont  une  place,  y  pénètrent  et  y  rompent  l'ordre  et  la  corjDora- 
tion,  —  déjà  ces  formes  sont  des  formes  renouvelées  :  et  il  faut 
voir  si  nous-mêmes,  Français,  qui  ne  pouvons  ni  ne  voulons 
oublier  la  Révolution,  nous  n'y  trouverons  pas  à  emprunter. 

n.    —    FORMES   MIXTES    OU    RENOUVELÉES    DE    LA   REPRÉSENTATION 
ORGANIQUE 

A  peine  a-t-on  prononcé  le  mot  de  «  représentation  orga- 
nique »  que  c'est  grand  hasard  si  quelqu'un  ne  s'écrie  pas  :  «  Mais 
l'expérience  de  la  représentation  professionnelle  a  été  faite 
en  Autriche,  avec  quel  succès,  on  doit  le  savoir!  »  Là-dessus, 
tout  le  monde  de  penser  :  «  Eh  quoi  !  alors,  la  représentation... 
comme  en  Autriche  !  »  Ce  qui  est  bien  expéditif  et  a  le  tort  de 
laisser  croire:  l"*  que  la  représentation  organique  est  nécessai- 
rement la  représentation  professionnelle;  2"  que  la  représentation 
professionnelle  est,  à  elle  seule,  toute  la  représentation  organique  ; 
3°  que  le  régime  autrichien  n'est  autre  que  la  représentation 
professionnelle;  4"  que  toute  représentation  professionnelle  et, 
par  suite,  toute  représentation  organique  devront  se  conformer 
au  régime  autrichien;  S**  que  l'expérience  a  mal  réussi  en  Au- 
triche ;  6°  que  cet  échec  n'a  pour  cause  qu'un  vice  inévitable  et 
incorrigible  du  système  ;  7°  que  c'est  bien  la  représentation  pro- 
fessionnelle qui  sort  de  l'épreuve  jugée  et  condamnée;  8°  et  que 
cela  juge  et  condamne  en  tous  lieux,  à  tout  jamais,  toute  repré- 
sentation professionnelle  et  toute  représentation  organique.  Autant 
de  propositions,  autant  d'erreurs;  si  l'on  veut  s'en  convaincre,  il 
il  n'y  a  qu'à  mieux  lire  les  textes  et  à  mieux  observer  les  faits. 

Empire  d'Autriche. 
Ne  nous  occupons  pas  de  la  Chambre  des  seigneurs;  c'est  une 


DE    l'organisation    Dr    SUFFRA(ii:    UNIVERSKL.  583 

survivance. ^ne  forme  ancienne  de  la  représentation  organique, 
semblable  à  colles  que  nous  avons  vues  en  Allemagne".  Elle  se 
compose  des  princes  majeurs  de  la  famille  impériale,  —  droit  de 
naissance  ;  —  des  chefs  majeurs  des  familles  de  la  noblesse  du  pays, 
en  possession  de  grandes  propriétés  foncières  et  à  qui  l'empereur 
a,  pour  eux  et  leurs  successeurs,  conféré  cette  dignité,  —  titre 
héréditaire  ;  —  des  archevêques  et  évoques  ayant  rang  de  princes, — 
droit  résultant  de  la  fonction.  —  Tout  cela  ou  la  majeure  partie  de 
tout  cela  est  du  passé  et  sort  de  Ihistoire.  Mais  lempereur  peut 
adjoindre  à  vie  à  la  Chambre  des  seigneurs  «  des  hommes  émi- 
nens  qui  auraient  rendu  dos  services  signalés  à  lÉtat,  à  lÉglise, 
aux  sciences  et  aux  arts.  »  Et  ceci,  déjà,  est  plus  moderne. 

En  ce  qui  concerne  la  Chambre  autrichienne  des  députés, 
dans  son  organisation  des  parties  anciennes  se  sont  conservées, 
mais  elle  contient  aussi  d'autres  parties,  qui  sont  comme  lamorce 
d'une  forme  nouvelle  de  représentation  organique.  Et  c'est 
pourquoi,  —si  cette  organisation  est  louée  par  les  uns,  par  les 
autres  blâmée,  et  par  la  plupart  mal  connue;  si,  avant  tout,  il 
convient  d"y  faire  le  départ  entre  des  choses  anciennes,  mortes 
ailleurs,  et  des  choses  nouvelles,  partout  vivantes,  —  on  ne 
saurait  se  dispenser  de  l'exposer  avec  quelque  détail. 

En  Autriche,  le  corps  électoral,  pour  la  Chambre;des  députés, 
comprend  quatre  catégories  :  1"  la  grande  propriété  foncière; 
2°  les  villes;  3°  les  chambres  de  commerce  et  dindustrie ;  4°  les 
communes  rurales. 

La  loi  définit  chacune  d'elles. 

1°  La  grande  propriété  foncière  s'entend  des  domaines  qui 
payent  une  certaine  somme  d'impôts,  généralement  100  florins, 
et  quelquefois  200  ou  même  250  florins  ;  rarement  on  se  contente 
de  oO  florins.  Dans  la  majorité  des  pays  de  la  monarchie,  la  pro- 
priété doit,  de  plus,  être  un  ancien  domaine  seigneurial  ou  terre 
noble.  Si,  en  Dalmatie,  on  ne  parle  que  de  «  plus  haut  imposés  », 
on  stipule,  en  Tyrol  :  «  les  propriétaires  de  domaines  constitués 
en  majorais  »  et,  dans  les  provinces  voisines  :  «  la  grande  pro- 
priété foncière  noble  ».  C'est  donc,  pour  cette  première  classe, 
comme  l'accouplement  du  régime  féodal  et  d'un  régime  qu'il  y 
aurait  des  motifs  de  qualifier  de  bourgeois;  seigneurie  et  cens 
rapprochés,  deux  couches  historiques  distinctes,  lune  fort  vieille 
et  l'autre  relativement  récente;  ni  l'une  ni  l'autre  vraiment  mo- 
derne. 

2°  Les  villes  (villes,  marchés,  centres  industriels).  II  faut 
entendre  par  ce  terme  spécial  :  les  villes,  les  communes  qui, 
jadis,  ont  reçu  expressément  ce  titre.  Aussi,  parmi  ces  villes,  se 
trouve-t-il  de  très  petites  communes,  tandis  que  parmi  «  les  cam- 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pagnes  »  il  se  trouve  des  centres   de    population  considérables. 
(C'est  un  cas  analogue  à  celui  des  bourgs  en  Angleterre.) 

Des  deux  dernières  catégories  :  3°  chambres  de  commerce  et 
d'industrie;  4"  communes  rurales,  il  n'y  a  pas  à  donner  de  défi- 
nition légale  ;  le  nom  dit  assez  ce  qu'elles  sont. 

En  récapitulant,  on  en  arrive  à  cette  observation.  La  pre- 
mière classe,  grande  propriété  foncière,  relève  d'un  type  de 
«  représentation  organique  »  mixte,  mais  plutôt  ancien,  —  pro- 
priété seigneuriale  ou  féodale  ;  —  ce  qui  s'y  montre  de  plus  récent, 
—  un  cens  sans  autre  condition,  —  est  loin  encore  d'être  vraiment 
moderne  ;  aristocratie  mitigée  par  places  de  ploutocratie,  mais 
nulle  part  imbue  ou  seulement  infiltrée  de  démocratie;  grande 
propriété  et  non  propriété  tout  court.  La  seconde  classe,  les 
villes,  d'après  la  définition  que  la  loi  en  donne,  rentrerait  plutôt, 
elle  aussi,  dans  le  type  ancien,  bien  que,  par  «  les  marchés  »  et 
surtout  par  «  les  centres  commerciaux  et  industriels  »,  elle  se 
rajeunisse  et  se  rapproche  du  type  moderne.  La  troisième  classe, 
chambres  d'industrie  et  de  commerce,  est  moderne.  La  quatrième 
classe,  les  communes  rurales,  comme  la  deuxième,  les  villes,  par 
plusieurs  dispositions,  se  rattache  au  type  ancien. 

Cette  deuxième  et  cette  quatrième  classes,  les  villes  et  les 
communes  rurales,  sont  naturellement  celles  où  le  plus  grand 
nombre  de  sujets  autrichiens  exercent  leurs  droits  électoraux. 
Dans  la  troisième  classe,  chambres  de  commerce  et  d'industrie, 
le  vote  a  lieu  soit  séparément,  soit  en  commun  avec  les  circon- 
scriptions électorales  des  villes. 

Nul  n'est  électeur  en  Autriche,  si,  outre  les  conditions  ordi- 
naires d'âge,  de  domicile  et  de  capacité,  il  ne  paye  un  cens  mi- 
nimum de  cinq  florins  d'impôts  directs.  Payant  ce  cens  et  rem- 
plissant toutes  les  conditions  exigées,  il  est  admis  à  voter  dans  sa 
classe  :  communes  rurales,  s'il  habite  un  village  ou  un  domaine 
foncier  porté  sur  le  cadastre  d'un  village,  et  villes,  s'il  réside  en 
ime  commune  légalement  qualifiée  de  ville,  au  titre  de  ville  an- 
cienne, ou  de  marché,  ou  de  centre  industriel.  Ainsi,  à  cet  égard, 
les  villes  et  les  communes  rurales  sont  moins  des  classes  que  des 
circonscriptions.  Des  deux  autres  classes,  les  chambres  de  com- 
merce forment  réellement  une  catégorie  à  part,  et  la  grande 
propriété  foncière,  devant,  en  maint  pays,  être,  par  surcroît, 
seigneuriale,  est  encore  une  classe  à  peu  près  fermée. 

Diverses  inégalités  existent,  du  reste,  entre  les  classes.  Tandis 
que  l'élection  est  directe  pour  les  trois  premières,  pour  la  qua- 
trième, au  contraire,  elle  se  fait  à  deux  degrés.  Et  non  seulement  il 
y  a  inégalité  dans  la  manière  de  voter,  mais  il  y  a  même  inégalité 
dans  le  droit  de  vote  ou  plus  exactement  dans  le  pouvoir  du  vote. 


DE    l'0R(.AMSAT10>    du    SLFFnAGE    UNIVERSEL.  585 

Si,  en  iB'et,  personne  ne  peut  voter  deux  fois  dans  le  même 
pays  pour  une  même  élection,  les  électeurs  de  la  première  classe 
peuvent  pourtant,  eux,  voter  dans  tous  les  pays  de  la  couronne 
où  ils  possèdent  la  qualité  requise,  cest-à-dire  un  domaine  fon- 
cier assez  important.  Us  y  peuvent  voter  par  procuration;  et 
cette  procuration,  qui,  pour  eux,  mâles  et  majeurs,  est  facultative, 
pour  d'autres  est  obligatoire.  I^lle  est  obligatoire  pour  les  femmes, 
lesquelles,  dans  la  première  catégorie,  ont,  comme  les  hommes, 
le  droit  de  vote,  mais  ne  peuvent  en  user  que  par  mandataires  ; 
obligatoire  aussi  pour  les  corporations  ou  sociétés  rentrant  dans 
cette  première  catégorie  :  institutions  ou  établissemens,  écoles, 
églises  ou  hospices  propriétaires  de  grands  domaines,  lesquelles 
corporations  ou  sociétés  sont  investies  du  droit  électoral,  mais 
ne  l'exercent,  de  même,  que  par  procureur. 

Ce  sont  bien  là  des  inégalités  entre  les  classes,  et  un  privilège 
certain  au  prolit  de  la  première.  Mais,  à  l'intérieur  même  de  la  qua- 
trième classe,  entre  les  électeurs  du  premier  et  du  second  degré, 
n'y  a-t-il  pas  inégaliti-,  si  certains  propriétaires  de  domaines  fon- 
ciers, trop  petits  pour  donner  entrée  dans  la  première  catégorie, 
votent  de  droit,  dans  la  quatrième,  comme  électeurs  du  second 
degré?  Et  Ion  s'arrête,  sans  rien  dire  d'autres  inégalités  encore 
qui,  malgré  l'abaissement  uniforme  du  cens  à  cinq  florins,  peuvent 
résulter  de  la  variété  des  législations  provinciales  sur  la  matière, 
puisque,  en  général,  le  droit  électoral  au  Reichsrath  autrichien 
suit  le  droit  électoral  aux  diètes  de  pays  ou  assemblées  provin- 
ciales. 

Mais  ainsi  qu'il  y  a  des  inégalités  dans  le  corps  électoral, 
ainsi  y  a-t-il.  d'autre  part,  des  inégalités  dans  la  représentation. 
Les  35.3  sièges  de  la  Chambre  des  députés  actuelle  se  répartissent 
entre  les  quatre  classes  d'électeurs  dans  la  proportion  suivante  : 
la  première  classe  élit  85  députés,  la  deuxième,  118;  la  troisième, 
21;  la  quatrième,  129.  Ce  qui  donne  (chinres  'de  1891)  :  à  la 
première  classe,  grande  propriété  foncière,  1  député  pour  63 
électeurs  en  moyenne;  à  la  deuxième  classe,  villes,  marchés  et 
centres  industriels,  1  député  pour  4i 834  âmes;  à  la  troisième 
classe,  chambres  de  commerce  et  d'industrie,  1  député  pour  27  élec- 
teurs ;  à  la  quatrième  classe,  communes  rurales,  1  député  pour 
142 Toi  habilans. 

On  voit  que  l'écart  est  immense  entre  les  difTérentes  classes  : 
de  27  à  142  734.  Et  peut-être  faudrait-il  ajouter  que,  ces  chiffres 
exprimant  des  moyennes  pour  toute  la  monarchie,  l'inégalité 
n'est  guère  moindre  dans  chaque  classe,  entre  les  provinces.  La 
première  classe  qui  a,  en  Silésie,  1  député  pour  18  électeurs, 
en  Dalmatie  n'en  a  1  que  pour  348  électeurs.  La  deuxième  classe 


586  lîEVUE    DES    DEUX    MONDES. 

qui,  en  Garniole,  a  I  député  pour  23  202  habitans,  n'en  a  1,  en 
Istrie,  que  pour  98140.  La  troisième  classe  qui,  en  Bukovine,  a 
4  d(îputé  pour  IG  électeurs,  à  Trieste  n'en  a  1  que  pour  37  élec- 
teurs. La  quatrième  classe  qui,  dans  le  Vorarlberg,  a  1  député  pour 
45  172  habitans,  en  Galicie,  n'en  a  1  que  pour  224  826  habitans. 
Donc,  inégalité  de  représentation  entre  les  classes,  dans  l'Empire, 
et,  dans  chaque  classe,  entre  les  provinces  ;  inégalité  dans  le 
droit  ou  le  pouvoir  du  vote  entre  la  première  catégorie  d'électeurs 
et  les  trois  autres  ;  inégalité  dans  la  manière  de  voter  entre  les 
trois  premières  classés  et  la  quatrième;  inégalité  dans  la  qua- 
trième classe  par  Tinscription  d'office  de  certains  moyens  pro- 
priétaires comme  électeurs  du  second  degré. 

Telle  est  l'organisation  électorale  de  TAutriche,  telle  qu'elle 
découle  des  lois  du  21  décembre  1867,  du  2  avril  1873,  du  4  octobre 
1882  et  du  12  novembre  1886.  Si,  maintenant,  on  reprend  point 
par  point  les  propositions  ci-dessus  rapportées,  et  dont  on  a  dit 
qu'elles  étaient  autant  derreurs,  il  est  évident,  pour  celles  qui 
s'appliquent  spécialement  au  régime  autrichien,  que  ce  régime 
n'est  pas  la  représentation  professionnelle,  ou  n'est  qu'une  repré- 
sentation professionnelle  fort  incomplète  ;  que  la  troisième 
classe  d'électeurs,  chambres  de  commerce  ou  d'industrie,  et  si 
l'on  veut,  dans  la  deuxième  classe,  les  marchés  et  centres  indus- 
triels, en  sont  peut-être  des  embryons,  mais  des  embryons  non 
développés  ;  et  que  ce  n'est  point,  en  tout  cas,  la  représentation 
proifessionnelle  embrassant  toutes  les  professions  et  les  distribuant 
toutes  en  trois  ou  quatre  groupes  proportionnellement  repré- 
sentés. 

Accordons  môme  que  la  première  classe  représente  la  grande 
propriété  et  la  quatrième  classe,  la  moyenne  et  la  petite  propriétés 
foncières,  en  même  temps  que  l'agriculture  :  on  voit  ce  qui  man- 
querait encore  au  régime  autrichien  pour  être  véritablement  la 
représentation  professionnelle,  et,  par  exemple,  que  les  professions 
libérales  n'y  ont  pas  leur  place.  D'où  il  suit  que  le  régime  autri- 
chien est  loin  de  fournir  un  modèle  de  représentation  profes- 
sionnelle qu'il  faille  adopter  sans  retouches  et  reproduire  scru- 
puleusement. D'un  autre  côté,  cette  expérience  partielle  ou 
réduite  de  représentation  professionnelle  a-t-elle  si  mal  réussi  en 
Autriche  qu'il  y  ait  de  quoi  en  désespérer  pour  toujours?  Mal 
réussi,  ce  serait  trop  dire;  médiocrement,  c'est  certain,  puisqu  il 
n'y  est  question,  depuis  quelques  années,  que  de  réformes  élec- 
torales. Mais  la  faute  en  est-elle  à  la  représentation  profession- 
nelle elle-même  et  en  tant  que  système,  ou  bien  à  l'adaptation 
que  l'Autriche  en  a  faite?  adaptation  défectueuse  et  sans  doute 
critiquable  à  plus  d'un  titre. 


DE  l'organisation  DU  SUFFRAGE  UNIVERSEL.         587 

Que  le  régime  autrichien  soit  trop  ancien  dans  ses  parties 
anciennes,  favorisant  la  grande  propriété  et  la  propriété  féodale 
ou  seigneuriale;  que,  dans  ses  parties  plus  récentes,  il  ne  soit  pas 
assez  moderne,  s'en  tenant  au  cens  et  no  descendant  pas  jusqu'au 
suffrage  universel,  c'est  ce  que  lempereur  lui-même  et  ses  ministres 
ont  compris,  ce  à  quoi  le  projet  du  comte  Badeni,  à  cette  heure 
soumis  au  Reithsrath.  a  pour  objet  de  remédier.  Car  ce  projet 
créerait  une  cinquième  catégorie  d'électeurs,  à  laquelle  72  sièges 
seraient  attribués,  le  nombre  total  des  députés  étant  ainsi  porté 
de  3-')'d  à  42.').  Pour  la  cinquième  classe,  plus  de  cens  :  en  se- 
raient «  tous  les  sujets  autrichiens  du  sexe  masculin,  indépen- 
dans,  âgés  de  24  ans  révolus,  non  privés  de  leurs  droits  par 
jugement  et  domiciliés  depuis  six  mois  dans  la  circonscription.  » 
Le  projet  n'exclut  que  «  les  personnes  qui,  servant  comme  domes- 
tiques, sont  logées  dans  la  maison  de  leurs  maîtres.  »  Seulement, 
il  institue  une  sorte  de  vote  plural,  de  double  vote  au  profit  des 
quatre  premières  classes,  puisqu'il  dispose  que  les  électeurs  des 
quatre  classes  actuellement  existantes  seront  aussi  de  droit  élec- 
teurs dans  la  cinquième  classe  à  créer;  et,  par  là,  ce  qu'on  ac- 
corde d'une  main,  on  en  vient  presque  à  le  retirer  de  l'autre.  Quant 
à  la  manière  de  voter,  le  suffrage  à  deux  degrés  serait  maintenu 
pour  la  quatrième  classe  (électeurs  censitaires  de  .'i  florins  au  moins 
dans  les  communes  rurales),  et  pour  la  cinquième  classe  pro- 
jetée, il  serait  direct  ici,  et  là,  à  deux  degrés,  selon  la  nature 
et  l'usage  des  lieux. 

Le  gouvernement  autrichien  a  donc  reconnu  le  besoin  de 
rajeunir  le  régime  électoral  de  la  monarchie,  et  s'efforce  de  le 
rajeunir  par  en  bas,  si,  par  en  haut,  il  n'y  touche  point.  Mais  il  le 
rajeunit  sans  le  bouleverser,  sans  le  transformer,  sans  en  changer 
le  caractère  ;  c'est  la  preuve  que  l'expérience  peut  avoir  été  mé- 
diocre ;  elle  n'a  pas  été  si  mauvaise  qu'elle  aboutisse  à  l'abandon 
défiinitif.  Et  c'est  un  motif  de  penser  qu'elle  n'a  été  médiocre, 
cette  expérience,  que  parce  que  le  régime  contenait  et  contient  des 
élémens  anciens  qu'il  eût  dû  rejeter,  ne  contenait  pas  des  élémens 
modernes  qu'il  eût  dû  déjà  appeler  à  lui;  ou  que  le  dosage  en 
était  mal  fait;  qu'il  y  avait  trop  de  ceux-ci  et  pas  assez  de  ceux-là. 

Mais,  serrant  de  plus  près  les  choses,  et  jugeant  par  rapport 
au  triple  objet  de  l'élection  dans  l'Etat  moderne  :  l"^  comme  base 
de  gouvernement,  il  ne  paraît  pas  que  ce  régime  ait  été  plus 
instable,  peut-être  l'a-t-il  été  moins  que  d'autres;  2°  au  point  de 
vue  de  la  législation,  celle  qui  en  est  sortie  ne  semble  sûrement 
pas  être  d'une  qualité  inférieure;  3°  et  pour  ce  qui  est  de  la 
représentation  même,  la  physionomie  du  pays,  du  pays  vrai  et 
du  pays  vivant,  ne  s'y  réfléchit-elle  pas  comme  en  un  «  miroir  » 


S88  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  fidèle,  puisque  c'est  le  terme  consacré?  En  1885,  sur  les 
353  députes,  on  comptait  149  propriétaires  et  agriculteurs; 
51  avocats  et  notaires  ;  40  employés  ;  27  professeurs  et  maîtres  ; 
24  ecclésiastiques;  23  fabricans  et  industriels;  10  négocians  en 
gros  et marcliands ;  10  médecins  ou  officiers  de  santé;  7  capita- 
listes ou  banquiers;  5  ingénieurs;  5  publicistes  et  journalistes; 
2  artisans.  Et,  sans  doute,  cette  énumération  montre  clairement 
que  le  dosage  pourrait  être  meilleur,  la  distribution  plus  juste, 
la  représentation  plus  exa(îte  ;  mais  pourtant  que  le  politicien  de 
profession,  avocat,  médecin,  journaliste,  n'y  pousse  pas  comme 
une  ivraie  qui  étouffe  tout,  est-ce  donc  un  résultat  à  dédai- 
gner? 

Non:  une  fois  de  plus,  ce  qui  demeure  de  cette  expérience, 
même  médiocre,  ce  n'est  pas  la  condamnation  sans  appel  du  régime 
autrichien  des  classes;  le  serait-ce,  que  ce  ne  serait  pas  celle  de  la 
représentation  des  intérêts,  puisque  l'on  peut  la  concevoir  autre- 
ment; et  le  serait-ce  encore,  que  ce  ne  serait  pas  celle  de  la 
représentation  professionnelle  dont  le  régime  autrichien  n'est 
qu'une  ébauche  très  imparfaite  ;  et  le  serait-ce  enfin,  que  ce  ne 
serait  point  la  condamnation  de  la  représentation  organique, 
puisque  ni  la  représentation  professionnelle  n'est,  à  elle  seule, 
toute  la  représentation  organique,  ni  la  représentation  organique 
n'est,  nécessairement,  la  représentation  professionnelle.  Disons 
ou  répétons  que  tout  n'est  pas  Éprendre  dans  le  régime  autrichien, 
mais  que  quelque  chose  est  à  y  prendre;  que,  s'il  a  des  défauts, 
des  inconvéniens  pour  l'Autriche  elle-même,  il  en  aurait  bien 
davantage  pour  la  France,  qui  n'est  pas  l'Autriche  ;  que,  par  con- 
séquent, il  ne  faut  pas  l'introduire  chez  nous  tel  quel  et  en  bloc, 
mais  qu'il  est  bon  avoir,  à  décomposer  et  à  imiter  —  librement_, 
—  en  quelques-unes  de  ses  parties,  les  plus  modernes.  Et,  cela 
pris  de  lui  et  le  reste  laissé,  ses  vieilleries  féodales  et  seigneu- 
riales, tout  ce  par  quoi  il  sonne  l'antique  et  le  faux  aujourd'hui, 
cherchons  si,  autre  part,  il  n'est  pas  autre  chose  dont  nous  puis- 
sions tirer  profit. 

Espagne. 

L'organisation  du  Sénat  espagnol  mérite  évidemment  une 
mention  spéciale.  Aux  termes  de  l'article  20  de  la  constitution 
du  30  juin  1876,  il  se  compose  :  «  1"  de  sénateurs  de  droit;  2"  de 
sénateurs  nommés  à  vie  par  la  couronne;  3°  de  sénateurs  élus 
par  les  corporations  de  l'Etat  et  par  les  plus  haut  imposés.  » 
Il  y  a  180  membres  nommés  à  vie  ou  sénateurs  de  droit,  et 
180  membres  élus  :  les  deux  principes  de  nomination  royale  et 


DE   l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  589 

d'élection  et  les  deux  parties  du  Sénat,  permanente  et  temporaire, 
se  balancent. 

Nous  ne  parlerons  pas  des  sénateurs  de  droit  :  tils  du  roi  et  de 
l'héritier  présomptif,  grands  d'Espagne  justifiant  dun  certain 
revenu,  ou  titulaires  des  plus  hautes  charges  militaires,  reli- 
gieuses ou  judiciaires.  Des  sénateurs  à  vie.  nous  ne  parlerons  que 
pour  rappeler  que,  si  c'est  le  roi  qui  les  nomme,  il  est  obligé  de 
les  choisir  en  douze  catégories  de  sujets  espagnols  que  la  loi  déter- 
mine. Le  point  intéressant  pour  nous  est  dans  les  catégories  d'élec- 
teurs bien  plus  que  dans  les  catégories  de  personnes  susceptibles 
d'être  appelées  au  Sénat  par  le  roi. 

Les  sénateurs  élus  le  sont  :  1**  par  les  archevêques,  évêques  et 
chapitres  de  chacune  des  provinces  qui  forment  les  neuf  arche- 
vêchés; 2"  par  les  académies:  Académie  royale  espagnole  ;  Aca- 
démies d  histoire;  des  beaux-arts;  des  sciences  exactes,  phy- 
siques et  naturelles;  des  sciences  morales  et  politiques;  Académie 
de  médecine  de  Madrid;  3"  par  chacune  des  dix  Universités,  avec 
le  concours  des  recteurs  et  professeurs,  des  docteurs  qui  y  sont 
immatriculés,  des  directeurs  d'institutions  d'enseignement  secon- 
daire et  des  chefs  d'écoles  spéciales  du  ressort  ;  A"  par  les  Socléfés 
éconoDÙques,  dAmis  (hipayn,  lesquelles  élisent  à  deux  degrés  un 
sénateur  pour  chacune  des  cinq  régions  où  elles  se  groupent  ter- 
ritorialement  :  Madrid,  Barcelone,  Léon,  Séville  et  Valence. 
Toutes  ces  corporations  religieuses,  littéraires  et  savantes  dési- 
gnent ensemble  30  des  sénateurs  élus,  1  par  corporation,  à 
savoir  :  les  archevêchés,  9;  les  académies,  (j;  les  universités,  10, 
et  5  les  Sociétés  des  Amis  du  patjs.  Les  150  membres,  qui  restent 
pour  compléter  le  nombre  de  180,  sont  élus  par  les  conseils  provin- 
ciaux (équivalent  de  nos  conseils  généraux),  des  tlidégués  des 
conseils  municipaux  et  les  principaux  contribuables,  ce  qui,  on 
le  voit,  ne  laisse  pas  de  se  rapprocher  un  peu  de  notre  système 
français. 

Gomment  ne  pas  estimer  qu'au  total  c'est  une  organisation 
très  remarquable,  où  peut-être  ce  qu'il  y  a  de  plus  remarquable, 
c'est  le  droit  de  représentation  conféré  aux  Sociétés  éconoinic^ues 
des  Amis  du  pays  ?  Pour  les  archevêchés  et  les  chapitres,  en  effet, 
et  pour  les  universités  et  même  pour  les  académies,  on  pourrait 
présenter  ce  droit  comme  une  survivance  d'un  régime  ancien  aux 
origines  reculées,  comme  une  espèce  de  fantôme  d'histoire  qui 
revient  et  rôde  dans  les  institutions;  mais,  pour  les  Amis  du 
pays,  leur  origine  ne  se  perd  point  en  la  nuit  des  temps  :  on  con- 
naît parfaitement  l'époque  de  leur  premier  épanouissement,  qui 
fut  le  règne  de  Charles  111  ;  la  date  de  leur  fondation,  qui  est  1785  ; 
le  nom  de  leur  fondateur,  qui  fut  le  comte  de  Campomanes.  Elles 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ont  donc  qu'un  siècU-  d'existence,  elles  sont  modernes.  Modernes 
par  leur  âge,  elles  le  sont  plus  encore  par  la  fin  qu'elles  poursui- 
vent, si  (cHc  fin  est  «  d'encourager  l'industrie  et  d'augmenter 
la  richesse  publique  par  le  développement  des  arts  et  des  manu- 
factures, de  l'agriculture,  etc.  »,  toutes  choses  dont  l'Etat  mo- 
derne se  préoccupe  plus  que  ne  faisait  l'Etat  ancien. 

Or  il  est  remarquable  que  la  constitution  espagnole  garde  à 
ces  sociétés  économiques  une  place  dans  la  représentation  au 
Sénat;  mais  il  y  a  plus  :  et  c'est  qu'elles  ont  également  une  place 
réservée  dans  la  représentation  à  la  Chambre  des  députés.  Et  non 
seulement  elles,  mais  «  les  universités  littéraires  »  ;  non  seule- 
ment les  universités,  mais  «  les  chambres  de  commerce,  indus- 
trielles et  agricoles  officiellement  organisées.  »  Ainsi,  à  côté  des 
districts  ou  circonscriptions  territoriales,  voici  des  «  collèges  spé- 
ciaux »,  des  corporations  (le  mot  est  dans  la  loi),  voici  des  cir- 
conscriptions sociales. 

Il  y  a  une  de  ces  circonscriptions  sociales,  chaque  fois  qu'une 
université  littéraire,  une  Société  économique  d'Amis  du  pays,  une 
i^chambre  de  commerce,  d'industrie  ou  d'agriculture  officielle- 
ment organisée  compte  oOOO  électeurs  inscrits;  et,  quand  une 
seule  corporation  ne  compte  pas  les  5000  électeurs  nécessaires, 
elle  se  joint,  pour  constituer  un  collège  électoral,  aux  autres  cor- 
porations de  même  classe  ou  de  même  ordre,  géographiquement 
les  plus  voisines. 

Les  conditions  d'inscription  sur  les  listes  de  ces  corporations 
ou  groupes  de  corporations  sont,  d'abord  et  naturellement,  d'être 
inscrit  sur  les  listes  générales,  sans  mention  d'incapacité  ou  de 
suspension  du  vote;  ensuite,  d'établir  qu'en  se  faisant  inscrire 
sur  ces  listes,  on  a  communiqué  à  la  junte  municipale  l'attes- 
tation exigée;  enfin  de  justifier  d'un  titre  académique  ou  profes- 
sionnel, lorsqu'on  réclame  l'inscription  à  une  université,  ou  du 
brevet  de  membre  effectif  ou  correspondant,  lorsqu'il  s'agit  d'une 
société  économique  ou  dune  chambre  de  commerce,  d'industrie 
ou  d'agriculture. 

Si  ce  n'est  pas  tout  ce  que  nous  proposons  pour  arriver  à  la 
représentation  organique,  à  la  représentation  réelle  du  pays, 
c'est  du  moins  une  partie  de  ce  que  nous  proposons;  avec  la 
base  du  suffrage  universel,  d'où  la  construction  doit  s'élever  :  si 
ce  n'est  pas  la  représentation  professionnelle  achevée,  ni  la  repré- 
sentation organique,  c'en  est  du  moins  un  commencement.  Et 
personne  ne  soutiendra  qu'il  n'engage  pas  à  y  persévérer  et  à  le 
perfectionner, —  en  dépit  de  mœurs  électorales  longtemps  détes- 
tables et  qui  sont  encore  mauvaises,  —  puisque  dans  les  Chambres 
espagnoles,  quelles  que  soient  les  inévitables  querelles  d'intérêt  ou 


DE    L'ORt.AMSATION    Dl'    SUFFRAtîE    UNIVERSEL.  o91 

rivalités  daiul^ition.  les  partis  sont,  eu  leur  masse,  cohérens  et 
disciplinés:  que  ces  partis  ne  sont  pas  acéphales  comme  les 
nôtres,  quils  ont  des  chefs;  qu'il  uest  point  de  parlement  au 
monde  où  se  rencontre  plus  de  talent,  d'éloquence  et  de  savoir 
<[u  aux  Cortès:  et  que,  somme  toute,  malgré  ce  qu'on  peut,  de 
loin  ou  à  première  vue,  croire  une  assertion  paradoxale,  l'Es- 
pagne est  peut-être,  de  nos  Etats  occidentaux,  celui  qui  aie  mieux 
observé,  depuis  vingt  ans,  la  pratique  essentielle  du  parlementa- 
risme anglais,  la  règle  des  deux  imités  du  parlementarisme 
classique  :  deux  grands  partis  ayant  une  doctrine,  un  programme, 
une  «  équipe  de  gouvernement  »,  se  combattant  dans  le  champ 
de  la  constitution,  et  se  succédant  au  pouvoir. 

Les  villes  libres  et  hansf-atiqucs.  —  Brème. 

Remontons  vers  le  Nord.  Nous  retrouvons  en  Allemagne 
trois  petites  républiques,  —  trois  Etats  communaux,  -^  les  trois 
villes  «  libres  et  hanséatiques  »  de  Li'ibeck.  Brème  et  Hambourg. 
Leurs  institutions  se  ressemblent  et  sont  un  amalgame  d'ancien 
et  de  moderne;  c'est  une  organisation  ancienne,  accommodée  aux 
idées  et  aux  nécessités  modernes,  mais  où  le  moderne  l'emporte. 

Dans  ces  trois  villes  libres  et  hanséatiques,  à  Lùbeck  comme 
à  Brème  et  comme  à  Hambourg,  le  pouvoir  suprême  ,est  partagé 
entre  deux  assemblées  :  un  Sénat,  de  14  ou  18  membres,  une 
Bourgeoisie  '  BïugerschafC  de  loO  ou  160  députés.  Une  disposi- 
tion, commune  aux  trois  cités,  veut  que  des  14  sénateurs,  à 
Lùbeck,  six  au  moins,  soient  des  jurisconsultes  et  cinq  au  moins, 
des  commerçans;  que  des  18  sénateurs,  à  Brème,  dix  au  moins 
soient  jurisconsultes  et  cinq  commerçans;  à  Hambourg,  que  neuf 
au  moins  aient  étudié  le  droit  et  les  finances,  et  que  sept  au 
moins  exercent  ou  aient  exercé  le  commerce. 

Les  Bourgeoisies,  ou,  pour  être  tout  à  fait  exact,  la  Bour- 
geoisie de  Brème  peut  être  citée  comme  un  type  de  représenta- 
tion professionnelle  moderne,  et  de  représentation  profession- 
nelle complète,  à  la  différence  du  système  autrichien.  Sont 
électeurs  et  éligibles  à  la  bourgeoisie  de  Brème  les  citoyens  âgés 
de  23  ans  et  depuis  trois  ans  domiciliés  au  lieu  du  vote.  Hs  sont 
divisés  en  huit  classes  dont  chacune  élit  ses  propres  députés. 

La  première  classe  comprend  les  électeurs  de  la  cité  de 
Brème  munis  de  diplômes  universitaires;  elle  élit  14  députés. 
La  seconde  comprend  les  commerçans  de  la  ville  même,  et  elle 
nomme  42  députés.  La  troisième  classe  se  compose  des  indus- 
triels de  l'Etat  entier,  répartis  en  dix  sous-classes  suivant  la  variété 
des  professions  :   elle   nomme   22  députés.  La  quatrième  classe 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

réiinil;  tous  les  autres  électeurs  de  la  cité  de  Brème  qui  ne 
rentrent  pas  dans  les  classes  précédentes,  et  elle  élit  44  députés. 
La  cinquième  et  la  sixième  classes  comprennent  respectivement 
les  électeurs  des  deux  villes  annexées  à  l'Etat  de  Brème  et  éli- 
sent lune  4,  et  lautre  8  d(''putés.  La  septième  classe  et  la  hui- 
tième, finalement ,  comprennent  les  électeurs  des  35  communes 
rurales  de  l'État;  avec,  dans  la  septième,  les  plus  haut  imposés, 
et  dans  la  huitième,  tous  les  autres  citoyens. 

Le  vote  est  secret  et  l'élection  directe  pour  toutes  les  classes, 
excepté  la  troisième,  à  cause  de  sa  division  en  dix  sous-classes 
correspondant  aux  diverses  industries  ;  chaque  sous-classe  y  dé- 
signe généralement  \  électeur  secondaire  par  1 0  électeurs 
primaires,  et  les  électeurs  secondaires  élisent  ensuite  les 
22  députés  de  la  classe. 

Suffrage  universel,  villes  et  campagnes,  catégories  profes- 
sionnelles, pour  la  Burgerschaft  ou  la  Bourgeoisie;  et,  pour  le 
Sénat,  attribution  d'un  certain  nombre  de  sièges  à  des  personnes 
instruites  dans  le  droit,  d'une  part,  —  d'autre  part,  à  des  com- 
merçans  — ;  du  coup,  c'est  la  représentation  professionnelle,  et 
plus  que  cela  :  c'est  une  représentation  organique,  sous  une  forme 
moderne,  en  ce  qu'elle  descend  jusqu'au  sufTrage  universel  et  se 
règle  sur  la  profession  ouverte;  c'est  une  représentation  orga- 
nique double,  en  ce  qu'elle  organise  tantôt  le  corps  électif 
(Sénai),  tantôt  le  corps  électoral  (pour  la  Bourgeoisie).  Aussi  ne 
voulons-nous  plus  d'autre  exemple,  quoiqu'il  ne  soit  pas  impos- 
sible de  trouver  ailleurs  la  représentation  professionnelle  ou  une 
représentation  organique  quelconque,  au  moins  à  l'état  frag- 
mentaire et  rudimentaire. 

Élémens  on  fragmens  de  représentation  organique  aux  Pays-Bas, 
en  Suède,  en  Bournanie,  en  Serbie,  etc. 

Des  élémens  de  représentation  organique,  on  en  trouverait  aux 
Pays-Bas  (oii  la  première  Chambre  est  élue  par  les  conseils 
provinciaux);  en  Suède  (où  la  première  Chambre  est  élue  par 
les  assemblées  provinciales  et  les  conseils  municipaux  des  villes 
qui  ont  plus  de  25  000  àmesi;  et  l'on  en  trouverait  encore  en 
d'autres  pays. 

Dans  la  législation  île  la  Grande-Bretagne,  môme  après  les 
réformes  de  1832  et  de  1867,  même  après  celle  de  1884,  même 
après  que  les  comtés  et  les  bourgs  n'ont  plus  été  que  des  circon- 
scriptions géographiques  de  droit  égal,  et  sans  insister  sur  les 
antiques  privilèges  électoraux  des  maîtres  es  arts  des  universités, 
des  «  bourgeois  »  ou  des  membres  des  corporations  ou  associa- 


DE    l'orGAMSATION    DU    SUFFRAGE    UMVERSEL.  59S 

tions  de  la  Crté  Je  Londres,  les  universités  n'ont-elles  pas  con- 
servé leur  représentation  à  elles,  et  ne  demeurent-elles  pas,  elles 
seules  et  à  part,  des  collèges  électoraux?  En  Hongrie,  en  Nor- 
vège, en  Italie,  en  Portugal,  bien  qu'on  nait  pas  sans  doute,  si 
les  mots  ont  leur  valeur  pleine,  la  représentation  professionnelle, 
ni  la  représentation  réelle  du  pays,  ni  une  représentation  orga- 
nique, bien  que  Ion  ny  ait  pas  une  organisation  du  suffrage  et 
que  le  sulVrage  lui-même  ne  soit  [toint  partout  universel,  il  n'y 
aurait  pas  besoin  d'un  bien  grand  effort  pour  y  arriver;  et  l'on 
voit  en  quelque  façon  cette  organisation  poindre  et  surgir  du  sol. 
Il  nous  reste,  dans  tous  les  cas,  en  terminant  ce  rapide  et  som- 
maire examen,  il  reste  debout,  utilisables  pour  nous,  les  trois 
exemples  de  la  Chambre  des  députés  du  Reiclisrath  autrichien, 
de  l'Espagne,  et  de  la  Bourgeoisie  de  la  ville  de  Brème. 

Certes,  on  peut  dire,  — et  nous  ne  l'avons  pas  caché, —  que, 
si  le  système  autrichien  csl  une  forme  mixte  de  la  représentation 
organique,  il  contient  moins  de  choses  modernes  que  de  choses 
anciennes,  trop  d'anciennes  choses  et  de  trop  anciennes  choses; 
(jUL-,  même  après  qu'on  y  aura,  comme  on  le  veut,  introduit 
tout  le  monde  en  une  cinquième  classe,  même  alors,  rajeuni  par 
les  pieds,  il  demeurera  trop  vieux  par  la  tête.  Et  pour  la  cité  de 
Brème,  on  pourra  invoquer  des  coutumes  respectées,  rendues 
vénérables  par  une  longue  paix,  les  mœurs  d'une  république  de 
marchands,  une  réalisation  locale,  avant  qu'aucun  philosophe 
l'eût  conçu,  de  ce  que  Spencer  appelle  «  le  gouvernement  indus- 
triel "  ;  on  pourra  observer  que  la  constitution  actuelle  de  la 
ville  libre  et  hanséatique  ne  date,  il  est  vrai,  comme  la  nôtre, 
que  de  1873,  mais  qu'elle  a  derrière  elle  et  sous  elle,  la  soute- 
nant, la  supportant,  les  fortes  assises  dune  tradition  lentement 
formée  et  qu'une  révolution  terrible  n'a  pas  interrompue,  de 
telle  sorte  que  les  classes  professionnelles  n'y  sont  que  ses  corpo- 
rations de  jadis,  décoiffées  de  la  salade,  démaillottées  de  la  cotte, 
vêtues  à  la  moderne. 

Tout  cela,  on  le  dira  sans  doute,  et  ce  sera  juste;  on  dira, et  ce 
sera  juste,  que  Brème,  en  somme,  n'est  qu'une  ville;  ou  si,  avec 
ses  faubourgs  et  sa  banlieue,  on  l'élève  à  la  dignité  d'Etat,  que 
ce  n'est  qu'un  Etat  minuscule,  et  encore  un  Etat  conmiunal. 

Mais  la  constitution  espagnole  est  de  1876;  la  dernière  loi 
qui  porte  règlement  des  élections  aux  Gortes  est  de  1890;  les 
chambres  de  commerce,  d'industrie  ou  d'agriculture,  les  Sociétés 
des  Amis  du  pays  sont  des  groupes  ouverts  et  libres,  de  type 
pleinement  moderne.  Même  pour  ce  qui  est  de  l'Autriche,  le  sys- 
tème décrit,  trop  resserré,  ne  peut-il  être  développé?  et,  trop  an- 
cien, ne  peut-il  être  renouvelé?  Et  pour  ce  qui  est  de  Brème, 
TOME  cxxxv.  —  1896.  38 


o94  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'exemple  d'un  État  communal  ne  peut-il  p^s  être  étendu  à  un 
État  national?  D'un  petit  État  à  un  grand  y  a-t-il  ici  plus  qu'une 
question  de  mesure?  Les  cadres  de  la  représentation  ne  pour- 
raient-ils pas  être  chez  nous,  —  on  ne  dit  pas  identiques, —  mais 
semblables?  et  aussi  bien  nous  ne  proposerions  pas  de  copier  ser- 
vilement, en  France,  ni  Brème,  ni  l'Espagne,  ni  TAutriche. 

Que  si,  néanmoins,  l'on  s'obstine  à  croire  qu'il  faut,  pour  une 
pareille  organisation,  comme  une  prédisposition  héréditaire;  que 
les  nations  contemporaines  y  sont  impropres  ou  peu  propres,  à 
moins  qu'elles  ne  se  souviennent  d'un  de  leurs  états  antérieurs 
et  s'y  sentent  encore  en  secret  attachées  ;  à  moins  qu'elles  ne  soient 
restées  presque  stationnaires  ou  ne  soient  entrées  qu'à  regret,  et 
en  résistant,  dans  les  voies  modernes;  si  on  le  croit,  si  on  le  dit, 
nous  répondrons  par  ce  qui  s'est  passé  en  Belgique,  pendant  les 
débats  sur  la  re vision  de  la  constitution,  il  n'y  a  guère  plus  de 
deux  ans. 

m.  —  FORMES   NOUVELLES,    OU    PROJETS    DE    «   REPRÉSENTATION   ORGANIQUE  » 

La  revision  de  la  Constitution  belge  (1890-1893). 

La  Belgique  est  bien  un  Etat  moderne,  et  c'est  bien  le  pro- 
blème de  la  construction  de  l'Etat  moderne  qui,  récemment,  s'est 
posé  devant  elle,  sous  les  espèces  de  l'extension  du  droit  de  suf- 
frage jusqu'au  suffrage  universel.  De  toutes  les  nations  de  l'Eu- 
rope, c'est  donc  elle  qui  a  fait  la  dernière  expérience,  et,  par  cela 
même  qu'elle  est  venue  la  dernière,  c'est  donc  elle  qui  l'a  faite  sur  les 
données  les  plus  complexes,  dans  la  complexité  toujours  croissante 
de  l'Etat  moderne.  Elle  l'a  abordée,  cette  expérience,  non  pas  avec 
la  béate  ignorance  et  l'optimisme  naïf  de  1848,  où  il  semblait 
qu'on  projetât  l'humanité  dans  la  lumière,  le  bonheur,  l'amour 
et  le  progrès  infinis,  mais  avec  le  sentiment  plus  éclairé  des  maux 
qui  accompagnent  la  toute-puissance  de  la  foule  :  de  la  sotte  cré- 
dulité, de  l'inconstance  puérile,  de  l'envieuse  lâcheté,  de  la  bru- 
talité sauvage  du  Nombre  ;  elle  est  allée  vers  le  suffrage  universel, 
après  le  suffrage  universel  ;  contrainte  à  le  subir,  elle  le  connais- 
sait par  nous,  et  elle  sest  méfiée.  Ses  hommes  politiques  ont  es- 
sayé de  tous  les  remèdes,  de  tous  les  préservatifs,  de  tous  les 
dérivatifs;  ils  ont  multiplié  les  précautions  et  prescrit  à  l'avance 
une  rigoureuse  antisepsie.  Qu'ils  se  soient  entendus  sur  la  meil- 
leure médecine,  je  ne  sais  et,  à  la  vérité,  je  ne  le  pense  pas;  mais 
ils  ont  vu  le  danger  et  ils  ont  voulu  le  combattre. 

Eh  bien!  dans  cette  poursuite  de  l'antidote  aux  maux  inévi- 
tables de  l'inévitable  suffrage  universel,  il  n'y  a  pas  eu  moins  de 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  595 

quinze  à  vingt  propositions  impliquant  à  quelque  degré  la  repré- 
sentation organique  sur  la  base  professionnelle.  J'écarte  tout  de 
suite  celles  de  ces  propositions  qui  n'avaient  d'autre  objet  que  de 
constituer,  pour  le  Sénat  ou  la  Cliambre  des  rcprésentans  (c'est 
le  plus  souvent  au  Sénat  que  l'on  pensait)  des  catégories  d'éli- 
gibles:  —  car,  par  les  catégories  d'éligibles,  bien  que  l'on  ait,  en 
cette  occasion,  soutenu  une  tliéorie  contraire,  —  on  n'organise  que 
le  corps  élu,  nullement  le  corps  électoral;  et  ainsi  ce  n'est  pas  le 
suffrage  que  l'on  organiserait,  ou  l'on  ne  l'organiserait  que  très 
indirectement.  Mais  il  y  en  avait  d'autres,  et  plusieurs  autres,  qui, 
partant  d'un  principe  difîérent,  organisaient  vraiment  le  sutîrage 
universel,  en  organisant  le  corps  électoral,  et  qui  eussent  donné 
vraiment  une  représentation  organique. 

Telles  d'entre  elles  aboutissaient,  plutôt  qu'à  la  représenta- 
tion professionnelle,  à  une  sorte  de  représentation  des  intérêts, 
formés  en  masse,  totalisés  et  «  socialisés  »,  et  puis  répartis  en  trois 
groupes  :  Capital,  Travail,  Intelligence  ou  Science.  A  chacun  d'eux 
était  attribué  un  tiers  des  sièges  à  pourvoir,  et  dans  chacun  de  ces 
groupes  d'intérêts,  si  généraux  qu'ils  étaient  censés  réunir  et 
classer  tous  les  intérêts  sociaux,  des  intérêts  plus  particuliers 
marquaient  ensuite  des  subdivisions.  Le  capital,  par  exemple,  se 
subdivisait  en  mobilier  et  en  immobilier;  comme  il  avait  en  tout 
72  sièges,  l'immobilier  en  avait  36.  Lui-même  se  subdivisant  en 
grande  propriété  et  petite  propriété,  la  grande  propriété  foncière 
prenait  18  de  ces  sièges,  et  la  petite,  18.  Enlin  l'une  et  l'autre 
étant  ou  urbaines  ou  rurales,  c'était  une  subdivision  de  plus  :  la 
grande  propriété  urbaine  avait  9  sièges  et,  la  grande  propriété 
rurale  9;  de  même  pour  la  petite  propriété  foncière. 

Quelques  propositions  analysaient  autrement  la  société,  divi- 
saient plus  et  subdivisaient  moins,  et  au  lieu  de  trois  grands 
groupes,  établissaient  du  premier  coup  dix  catégories  «  d'intérêts 
ou  de  fonctions  sociales  »  mais  plus  près  de  la  représentation 
professionnelle  :  Agriculture,  Industrie,  Commerce,  Propriété, 
Administration,  Enseignement,  Art,  Médecine  et  Hygiène,  Orga- 
nisation judiciaire,  Défense  nationale.  Ailleurs  encore  on  trou- 
vait le  souci  de  ce  qui  est,  en  effet,  le  fondement  de  toute  repré- 
sentation organique  :  la  double  base  territoriale  et  sociale.  Si  ce 
n'est  pas  tout  à  fait  «  la  représentation  réelle  du  pavs  »,  parce  que 
les  «  unions  intermédiaires  »,  les  «  corps  constitués  »  n'y  ont 
point  la  place  qu'ils  ont  dans  le  pays,  en  toutes  ces  propositions, 
du  moins,  on  sent  le  besoin  de  sortir  de  «  l'inorganique  »  et  de 
se  rapprocher  de  «  l'organisé  ». 

Ce  n'est  pas  un  fait  sans  signification,  c'est  un  symptôme, 
qu'elles  aient  été  aussi    nombreuses  pendant  les   trois  ans  qu'a 


596  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

duré  la  revision  de  la  constitution  belge.  Et  comme,  doctrinaîe- 
ment,  la  même  conclusion  simposait  à  toutes  les  écoles  philo- 
sophiques, historiques  et  juridiques,  pratiquement,  sur  le  terrain 
législatif,  la  même  solution  se  présentait  à  tous  les  partis;  car 
M.  Helleputte  ou  M.  le  duc  d'Ursel  peuvent  être  suspects  de 
tendresse  pour  la  corporation  chrétienne  du  moyen  âge  ;  mais  je 
ne  sache  pas  que  M,  Féron,  M.  Janson,  ni  même  M.  le  comte 
Goblet  d'Alviella  puissent  l'être.  Ces  propositions  ont  contre  elles 
pourtant  de  n'avoir  pas  été  admises  :  la  Belgique  leur  a  préféré  un 
simple  expédient,  le  vote  plural,  mais  il  est  bon  d'en  donner  les 
motifs,  qui  se  réfutent  d  eux-mêmes. 

On  a  dit  :  «  La  représentation  des  intérêts  (c'était  bien  d'elle  qu'il 
s'agissait)  est  im'possihle  dans  les  conditions  actuelles  de  notre 
état  social.  »  Et  voilà  un  bel  argument,  par  lequel  une  réforme 
est  arrêtée  tout  net,  mais  d'un  a  priorisme  par  trop  décidé  et 
tranchant;  autant  vaudrait,  a  priori,  l'affirmation  contraire.  Il  ne 
faut  pas  affirmer,  ni  nier;  il  faut  voir.  On  a  dit  encore,  et  c'est 
la  même  idée  sous  une  autre  forme  :  «  La  représentation  des 
intérêts  a  des  côtés  séduisans,  mais  les  plus  chauds  partisans  de 
ce  système  n'ont  pas  réussi  à  le  traduire  en  formule  pratique.  » 
Et  voilà  aussi  un  bel  argument,  mais  qui  va  très  vite  en  besogne 
et  que  nous  connaissions  déjà. 

M.  Beernaert  en  convenait  :  «  Le  principe  serait  excellent.  » 
Mais  il  avait  peu  de  foi  dans  les  partis  :  «  On  ne  peut  guère 
attendre  d'eux  que  la  pondération  des  divers  intérêts  puisse  être 
étudiée  et  réglée  dans  un  esprit  de  justice  absolue.  »  Cependant, 
reprenait-on  en  chœur,  si,  à  un  moment  donné,  les  questions  éco- 
nomiques et  sociales  viennent  à  primer  toutes  les  autres,  à  cette 
heure-là,  lointaine  encore,  on  se  ralliera  à  la  «  représentation 
des  intérêts.  » 

D'où  nous  tirons  le  droit  de  joindre  aux  exemples  empruntés 
des  législations  positives  ces  propositions  restées  en  chemin. 
Elles  montrent  que  l'on  pense  toujours  à  la  représentation  orga- 
nique, —  dont  la  représentation  des  intérêts  n'est  qu'un  aspect  ;  — 
que  l'on  y  pense,  non  comme  à  une  curiosité  du  passé,  mais 
comme  à  une  solution  de  l'avenir.  De  toutes  les  objections  ipH' 
l'on  met  en  avant,  de  toutes  les  réserves  dont  on  l'entoure,  il  n'eu 
est  pas  une  qui  repose  sur  ce  qu'elle  serait  une  chose  qui  ne  vit 
plus,  mais  sur  ce  qu'elle  serait  une  chose  qui  ne  pourrait  vivre 
encore.  Personne  ne  songe  à  en  galvaniser  les  formes  mortes,  ces 
vieilles  institutions  qui  sont  comme  le  linceul  dans  lequel  sont 
cousues  les  petites  nations  allemandes,  au  fond  du  tombeau  où 
les  mure  l'empire.  Personne  n'invoque  ou  n'évoque  le  moyen 
âge;  on  n'eu  cite  les  survivances  que  pour  ne  pas  les  imiter. 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  397 

Et.  si  l'on  atlfesse  un  reproche  à  la  représentation  organiciuc,  ce 
n'est  point  d'être  usée,  c'est  de  ne  pa>  être  mûre. 

Mais  est-ce  vrai?  et  n'est-elle  pas  mûre?  Est-elle  <■<  impossible 
dans  les  conditions  actuelles  de  la  société  »?  Ne  peut-on  u  réussir 
à  la  traduire  en  formule  pratique  »?  Faut-il  renoncer  à  la  régler 
dans  un  esprit  sinon  d'absolue,  au  moins  de  suffisante  justice? 
L'heure  enlin  est-elle  si  lointaine,  où  les  questions  économiques 
ou  sociales  prédomineront  sur  toutes  les  autres,  et  oi!i,  par  con- 
séquent, il  faudra  mettre  la  représentation  en  harmonie  avec  le 
monde  transformé?  De  cette  heure-là,  sourd  qui  n'entendrait  pas 
sonner  déjà  les  premiers  coups! 

A  présent,  qu'il  y  ait  quelque  difficulté  à  assurer,  en  organi- 
sant le  suffrage,  «  la  représentation  réelle  du  pays  »,  qui  le  con- 
teste? Le  vice  à  éviter,  ce  serait  de  constituer  arbitrairement  des 
groupes;  d'en  négliger  ou  d'en  omettre  arbitrairement;  do  ratta- 
cher arbitrairement  les  citoyens  à  celui-ci  ou  à  celui-là  ;  de  recon- 
naître arbitrairement  à  chacun  de  ces  groupes  une  importance 
égale  et  de  ramener  ainsi  à  la  représentation  des  groupes  seuls, 
quand  le  but  est  la  représentation  des  individus  dans  le  groupe  ; 
de  dédaigner  toute  proportion  et  de  supprimer  radicalement  le 
Nombre,  alors  que,  si  le  Nombre  ne  doit  pas  être  tout,  il  ne  doit 
pas  davantage  n'être  rien.  Mais,  dr'  ce  vice,  ne  se  saurait-on 
garder,  et  la  difficulté  est-elle  à  jamais  insoluble? 

On  nous  permettra  de  ne  point  le  croire,  et  à  ceux  qui  nous  in- 
terrogent, qui  demandent  quels  seraient  les  groupes  ouverts  et 
libres  dont  on  ferait  les  cadres  du  suffrage  universel  organisé, 
comment  ils  subsisteraient  et  quelle  valeur  proportionnelle  il  leur 
serait  attribué,  de  répondre  à  présent  par  des  faits  et  des  chiffres. 
que  fournit  la  statistique  officielle  de  la  France.  Car,  pas  une 
minute,  nous  n'avons  oublié,  en  cette  incursion  à  travers  la 
théorie,  l'histoire  et  les  législations  étrangères,  que  nous  ne  tra- 
vaillions ni  sur  une  abstraction,  ni  sur  un  cadavre,  ni  sur  un  corps 
autre  peut-être  que  notre  corps  national  ;  qu'avant  de  rien  adopter 
du  dehors,  il  faudrait  tout  adapter  à  la  France  ;  et  que,  si  c'est 
l'Etat  français  de  demain  qui  est  à  construire,  il  ne  doit  et  ne 
peut  sortir  que  de  la  France  d'aujourd'hui. 

Charles  Benoist. 


REMORDS  D'AVOCAT 


DERNIERE    PARTIE  (1) 


I 

—  Et  quand  il  serait  occupé,  ton  maril...  Puisque  je  viens 
exprès  pour  lui  parler  ! 

C'était  jVP"  Dorange,  entrée  en  claquant  les  portes  comme 
vent  d'orage. 

—  Bien,  maman,  je  vais  le  prier  de  monter...  Mais,  je  t'en 
prie,  calme-toi...  On  dirait,  à  ton  air,  que  tu  te  proposes  de  lui 
faire  une  scène!...  Epargne-moi,  de  grâce.  Je  ne  suis  pas  encore 
bien  solide,  et... 

—  Oh  !  si  tu  préfères,  je  vais  descendre  à  son  cabinet,  cela 
m'est  égal...  Certainement  c'est  pour  une  explication,  mais  je 
trouve  tout  naturel  que  tu  y  assistes.  Sois  tranquille,  je  ne  m'em- 
porterai pas.  D abord...  Ah,  le  voici! 

—  Bonjour,  madame  Dorange,  vous  allez  bien?  dit  Desmauves 
qui  entrait  en  toussant,  —  son  tic  quand  il  était  préoccupé.  — 
Par-dessus  son  binocle  l'avocat  scrutait  rapidement  le  visage  de 
sa  belle-mère  :  —  Vous  avez  besoin  de  moi?...  Qu'est-ce  qui  me 
procure  le  plaisir?... 

—  Quelque  chose  de  très  sérieux.  Tout  à  l'heure  j'allais  au 
marché  avec  ma  nouvelle  bonne...  Je  me  croise,  au  coin  de  la 
rue  Racine,  avec  qui?  Léonce  Capitrel.  Il  rentrait  chez  lui,  une 
grosse  botte  d'asperges  sous  le  bras,  des  asperges  énormes.  Je 

(1)  Voyez  la  Revue  du  15  mai. 


/; 


ANGÈLi:    DE    l'.LlNDES.  787 

tout  à  l'heure  ;  vous  me  punissez  trop  cruellement  :  je  venais  ici 
chercher  l'espérance  et  la  force,  et  vous  me  découragez!  Mais 
non,  il  n'en  sera  pas  comme  vous  limagiiiez  :  j'agirai,  je  m'effor- 
cerai de  modifier  les  idées  de  ma  mère,  par  moi-même,  par 
ceux  qui  ont  de  l'influence  sur  elle.  Elle  écoute  volontiers  M.  le 
curé,  pourquoi  n'en  pas  profiter?  Il  est  très  bon,  très  paternel 
avec  moi;  si  je  lui  disais  mon  secret,  si  je  lui  confiais  ma  cause? 

—  C'est  mon  confesseur. 

Le  ton.  pas  plus  que  les  paroles,  ne  laissa  voir  s'il  y  avait  là, 
dans  la  pensée  d'Angèle,  une  objection,  ou  un  motif  d'appro- 
bation. 

—  Quelqu'un  qui  aurait  plus  d'action  encore  sur  ma  mère, 
une  action  décisive  peut-être,  quelqu'un  que  je  connais  peu,  mais 
que  je  pourrais  essayer  d'intéresser  âmes  projets,  ce  serait  le  Père 
Loyer. . . 

—  Oh!  non,  pas  celui-là,  s'écria  Angèle  ;  non,  pour  rien  au 
monde.  —  Et  une  vive  rougeur  lui  monta  au  visage.  —  Il  me  dé- 
plaît, il  est  fanatique,  ajouta-t-elle,  comme  cherchant  à  donner 
une  explication. 

—  Eh  bien!  l'abbé  Pernat?  revenons  à  ma  première  idée. 

—  L'abbé  Pernat...  oui,  si  vous  croyez  qu'il  y  consente.  Mais 
attendez,  attendez  encore  un  peu;  je  vous  le  répète,  si  vous 
échouez,  on  nous  séparera.  Vous  ne  voulez  donc  pas  rester  sim- 
plement et  toujours  mon  ami? 

—  Non.  cela  n'est  pas  possible,  je  ne  le  veux  pas. 

—  Attendez  au  moins  d'avoir  vingt-trois  ans;  c'est  le  2  mai, 
n'est-ce  pas?  Moi,  j'en  aurai  vingt-deux  le  17  juin.  Le  jour  où 
vous  aurez  vingt-trois  ans,  voyez  M.  le  curé,  décidez-le,  qu'il  parle 
à  vos  parens. 

—  Plus  de  quatre  mois  à  attendre  ! 

—  Dites  plutôt  :  Rien  que  quatre  mois  à  nous  voir  encore! 
Enfin,  trouvez-vous  autre  chose?  Ne  pensez-vous  pas  qu'il  vaut 
mieux,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  de  différence  au  fond,  pouvoir  vous 
appuyer  en  apparence  sur  une  année  de  plus?  x\ccordez  à  mes 
craintes,  à  ma  timidité  devant  l'avenir,  ce  délai  que  je  vous  de- 
mande, si  vous  le  refusez  à  la  sagesse  qui  le  veut  aussi...  et, 
ajouta-t-elle  en  souriant,  qui  parle  par  ma  bouche. 

Et,  comme  ils  étaient  à  l'angle  d'une  allée,  elle  s'enfuit  en 
courant. 

Frédéric  Pléssis. 
[La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


LA  CARTE  RELIGIEUSE 


DE 


L'ALLEMAGNE  CONTEMPORAINE 


Quiconque  a  passé  par  Cologne  a  visité  cette  sacristie  de  la 
cathédrale  où  l'on  conserve  le  trésor.  Tombe  de  pierre,  obscure 
en  plein  jour,  elle  laisse  admirer,  sous  la  pénombre  du  gaz,  les 
reflets  confondus  des  émaux,  des  bronzes  et  du  vieil  or;  les 
châsses  resplendissantes  confisquent  les  hommages  qu'atten- 
draient les  saints  ossemens;  l'enveloppe  fait  tort  au  contenu.  Mais 
on  ne  remarque  point  d'ordinaire,  le  long  de  la  paroi,  un  mo- 
deste parchemin,  relique  d'histoire  parmi  ces  reliques  de  joail- 
lerie. Il  commémore  les  solennités  de  1842,  la  pose  de  la  pre- 
mière pierre  pour  l'achèvement  des  tours;  de  nombreux  princes 
allemands  l'ont  signé;  ils  y  parlent  de  leur  piété,  de  leur  con- 
corde, de  leur  loyalisme,  qui  trouveront,  dans  la  montée  des 
flèches  vers  le  ciel,  une  altière  et  durable  expression.  La  truelle 
en  main,  Frédéric-Guillaume  IV  avait  dit  :  «  C'est  l'Allemagne 
qui  édifiera  cette  façade;  et  ces  portes.  Dieu  aidant,  nous  donne- 
ront accès  dans  une  ère  de  prospérité  ;  elles  annonceront  à  nos 
descendans  qu'elles  furent  érigées  par  le  même  esprit  qui,  vingt- 
neuf  ans  auparavant,  sauvait  notre  patrie  de  la  honte  et  du  joug 
étranger.  Qu'il  raconte,  ce  temple,  aux  générations  futures  l'exis- 
tence d'une  Allemagne  grande  et  puissante  par  l'unité  de  ses  sou- 
verains et  de  ses  peuples  libres.  »  De  leurs  signatures,  les  princes 
allemands  ratifièrent  ce  vœu.  Il  fut  bientôt  classique  :  «  Comme 
s'élève  ce  faîte,  grandiose  et  lointain,  disait  en  1848  l'archevêque 
Geissel,  qu'ainsi  s'élève  la  patrie  allemande  jusqu'aux  hautes  des- 
tinées que  la  Providence  lui  a  réservées  parmi  les  peuples  de  la 


LA    CARTE    Rr.LIGIELSi:    DE    l'aLLEMAGNE.  789 

terre.  »  Le  dôme  de  Cologne  devint  un  symbole  de  germanisme  ; 
la  catholique  Bavière  et  la  Prusse  évang(5lique  se  disputèrent 
l'honneur  d'en  illustrer  les  vitraux  ;  rAllemagne  entière  y  mit  un 
peu  de  ses  sueurs,  de  son  or  et  de  son  àme.  En  1880.  l'œuvre  était 
achevée  :  Guillaume  P'"  vint  à  Cologne;  à  l'église  protestante,  il 
entendit  un  prêche  sur  ce  thème  :  ><  Le  Seigneur  a  l'ait  en  nous 
de  grandes  choses,  qu'il  achève  en  nous  son  règne;  »  et  puis  il 
s'en  fut  voir  les  grandes  choses,  merveille  d'architecture,  qui,  par- 
ticipant fidèlement,  depuis  six  siècles,  aux  exaltations  et  aux  déca- 
dences du  monde  germanique,  s'était  effritée  avec  le  vieil  empire 
et  relevée  avec  le  nouveau.  En  plein  Kulturkampf,  veuve  de  son 
archevêque,  la  cathédrale,  pourtant,  se  dressait  triomphante;  ses 
cloches  sonnaient  l'AUeluia  de  la  patrie  unifiée  ;  en  elle  s'enla- 
çaient deux  Allemagnes,  celle  du  moyen  âge  et  celle  de  1870; 
entre  Conrad  de  llochstaden.  le  prélat  qui  l'avait  commencée,  et 
Guillaume  de  HohenzoUern,  l'empereur  qui  l'achevait,  il  semblait 
(|ue  l'histoire  n'eût  pas  eu  de  tournant,  pareille,  dans  sa  marche, 
à  la  rectitude  allongée  des  nefs  ;  le  coude  prodigieux  qu'avait 
imposé  Luther  était  comme  oublié:  en  cherchant  l'ancienne  Alle- 
magne, on  revivait  de  l'ancienne  religion  ;  et  c'est  dans  un  mo- 
nument de  r  «  idolâtrie  romaine  >)  que  la  nation  germaine  s'in- 
carnait bruyamment  ;  elle  mettait  un  sceau  gothique  sur  son 
unité.  Dans  le  passé  et  à  certaines  heures  du  présent,  catholicisme 
et  germanisme  étaient-ils  donc  synonymes? 

Il  est  une  sorte  de  mystère,  le  «  jeu  de  Luther  »  [Ludierspiei', 
(jue  jouent  dans  les  banlieues  des  grandes  villes,  au  profit 
(l'œuvres  charitables,  des  troupes  de  bonne  volonté.  Tour  à  tour 
on  y  voit  Luther  frémir  de  dégoût  au  fond  de  sa  cellule,  traduire 
la  Bible  à  la  Wartburg,  braver  l'empereur  à  Wornis,  apaiser  les 
anabaptistes  soulevés;  c'est  tout  un  drame  religieux  qui  se  dé- 
roule, plein  de  gaucheries  et  de  heurts,  mais  passionnant  comme 
l'histoire  même  qu'il  met  en  scène.  Desinit  in  piscem  :  au  moment 
où  le  Français  espère  le  dénouement,  l'Allemand  souhaite  un 
épisode  gemïïtlich  ;  on  nous  présente  un  Luther  en  cheveux  gris 
échangeant  avec  sa  Kâthe  (Catherine)  des  tendresses  d'amoureux 
rassis.  Mais  l'enthousiasme  rebondit;  à  la  digression  bourgeoise 
succède  le  lyrisme  ;  un  prophétisme  facile  entr'ouvre  des  horizons 
politiques;  le  génie  allemand  est  émancipé,  et  des  sillons  tracés 
par  Luther  un  nouvel  empire  surgira  :  ainsi  F  affirme  le  héraut  à 
un  bourgmestre  de  complaisance,  qui  grommelait  contre  la  pièce 
au  début,  et  qui  donne  à  la  fm  le  signal  d'applaudir;  le  public 
s'écoule  emportant  cette  impression  que  protestantisme  et  germa- 
nisme sont  synonymes.  Ce  ne  sont  pas  les  rois  de  Prusse  qui 


790  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démentiront  cette  conclusion.  Avec  le  même  zèle  qu'ils  appor- 
taient à  la  restauration  de  Cologne,  ils  ont,  dans  notre  siècle, 
entretenu  pieusement  la  petite  ville  de  Wittenberg,  vrai  musée 
de  la  Réforme.  Sur  la  grande  place,  Frédéric-Guillaume  III  dressa 
la  statue  de  Luther  ;  Guillaume  I*"'  la  fit  dialoguer  avec  celle  de 
Melanclithon;  Frédéric-Guillaume  IV  veilla  sur  les  maisons  des 
deux  réformateurs;  il  fit  renouveler,  aussi,  les  portes  de  l'église 
du  château,  qui,  sous  le  poids  inattendu  des  thèses  de  Luther, 
navaient  pas  croulé  ;  il  fit  inscrire  les  thèses ,  sur  le  bronze  ; 
Frédéric  III,  prince  impérial  encore,  restaura  cette  église  elle- 
même.  Aux  murs  intérieurs  s'accroche  une  procession  d'écussons 
nobiliaires  ;  c'est  l'armoriai  de  l'Allemagne  protestante,  hommage 
à  Luther  inhumé  dans  le  chœur.  Les  temps  ont  marché  depuis 
que  Louis  F'  de  Bavière  édifiait  aux  environs  de  Ratisbonne  le 
temple  de  la  Walhalla  :  dans  ce  Panthéon  germanique,  Luther  a 
sa  place  ;  mais  on  l'y  dirait  égaré,  au  moins  effacé,  parmi  les 
illustrations  de  cette  «  grande  Allemagne  » ,  —  autrichienne  et  néer- 
landaise autant  que  prussienne  et  saxonne,  —  qu'associait  le  souve- 
rain bavarois  en  un  culte  commun.  L'hégémonie  berlinoise,  ré- 
trécissant l'empire  pour  le  mieux  exhausser,  a  construit  une 
«  petite  Allemagne  »,  où  Luther  domine;  depuis  un  quart  de 
siècle,  on  a  multiplié  ses  statues  ;  en  son  honneur,  on  fait  chômer 
les  écoles;  dans  ce  cadre  diminué,  les  proportions  de  sa  figure  ont 
grandi;  il  est  devenu  le  héros  germanique  par  excellence,  et  le 
protestantisme  se  présente  comme  le  légat  naturel  du  germa- 
nisme. 

Ainsi  deux  confessions  coexistent  en  Allemagne,  dont  souve- 
rains et  sujets,  suivant  les  heures,  avouent  l'une  ou  l'autre  pour 
berceau  de  la  grandeur  allemande.  Dans  ce  procès  en  recherche 
de  paternité,  une  question  grave  est  incluse  :  fatalement  le  génie 
allemand  conçoit-il,  et  fatalement  l'empire  allemand  présuppose- 
t-il  une  forme  nationale  de  christianisme  ?  Et  pour  l'étude  de 
cette  question,  l'on  commencera  de  déblayer  les  avenues,  si  l'on 
cherche,  par  une  première  reconnaissance,  les  domaines  de  ces 
confessions,  et  si  l'on  observe,  dans  les  limites  de  ces  domaines, 
leuj'  façon  de  régner  ou  leur  façon  d'abdiquer.  Mais  pourquoi 
cette  géographie  religieuse  est  incroyablement  complexe,  pour- 
quoi s'émiettent  ces  domaines,  pourquoi  s'enchevêtrent  ces  limites, 
c'est  ce  que  permettront  de  comprendre,  tout  d'abord,  certaines 
remarques  d'histoire. 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGNE.  79^ 

% 

I 

La  paix  d'Augsbourg  reconnut  aux  souverains  dans  les  prin- 
cipautés, aux  majorités  dans  les  villes  libres,  le  droit  de  changer 
de  religion;  elle  accordait  la  liberté  de  conscience  aux  détenteurs 
du  pouvoir,  et  à  eux  seuls.  L'absolutisme  laïque  alla  croissant. 
Les  sujets  et  les  minorités  durent  confesser  et  prier  Dieu  comme 
la  puissance  temporelle  voulait  qu'il  fût  confessé  et  prié  ;  la  con- 
science de  l'individu,  sauf  tolérance,  dut  refléter  strictement  la 
conscience  de  l'Etat;  si  le  prince  oscillait  entre  des  confessions 
rivales,  il  pouvait  exiger  que  les  âmes  de  son  peuple  oscillassent, 
tout  comme  la  sienne,  et  la  fidélité  à  un  dogme  devenait  cou- 
pable, si  de  ce  dogme  le  prince  se  détachait.  Le  droit  public  de 
la  vieille  chrétienté  défendait  à  tous,  grands  et  petits,  l'apostasie; 
les  maximes  nouvelles  permirent  aux  puissans,  suivant  les  évo- 
lutions de  leur  esprit  ou  de  leurs  caprices,  non  point  seulement 
de  défendre,  mais  d'ordonner  des  changemens  de  confessions. 
Promoteurs  de  la  réforme  au  xvr'  siècle  ou  serviteurs  de  la 
contre-réforme  au  xwi'',  nombreux  furent  les  souverains  alle- 
mands qui  exploitèrent  cette  permission.  Cujiis  rcgio,  ejus  religio, 
tel  était  l'adage;  pris  au  pied  de  la  lettre,  il  signifiait  que  la  sujé- 
tion d'un  homme  à  une  souveraineté  temporelle  impliquait  et 
devait  entraîner,  sauf  licence  spéciale,  son  obéissance  spirituelle, 
soit  au  pape,  accepté  par  le  prince,  soit  au  prince,  «  pape  en  ses 
terres.  » 

C'est  au  nom  de  ce  principe  que,  deux  siècles  durant,  de  I006 
à  1730,  la  carte  religieuse  de  lAllemagne  fut  remaniée.  Un  cer- 
tain nombre  d'âmes  mystiques,  dune  beauté  et  d'une  pureté 
achevées,  avaient  salué  dans  la  Réforme  les  noces  d'argent  du 
Christ  avec  son  Eglise,  qu'il  voulait  faire  plus  sainte  pour  la 
rendre  plus  digne  de  lui;  elles  y  avaient  applaudi,  aussi,  un  ré- 
veil intense  de  l'initiative  religieuse.  L'illusion  fut  courte,  le 
réveil  bientôt  assoupi;  la  crise  religieuse  qui  travaillait  l'Alle- 
magne se  vint  dissoudre  en  une  période  d'engourdissement,  qui 
dura  jusqu'au  xv!!!*"  siècle.  Dans  chaque  petit  État  de  l'empire,  la 
foi,  au  lieu  de  fermenter  dans  les  âmes,  se  superposait  à  elles.  En 
dépit  des  doctrines  mêmes  de  Luther,  elle  n'était  plus  un  mouve- 
ment et  un  produit  de  la  conscience,  mais  comme  une  livrée  que 
le  prince  imposait  au  sujet.  La  religion  descendait  d'en  haut,  non 
point,  comme  au  moyen  âge,  d'une  colline  lointaine,  le  Vatican, 
cime  religieuse  par  essence,  assez  élevée  d'ailleurs  et  d'un  assez 
vaste  rayonnement  pour  ne  point  écraser  ceux  qu'elle  abritait, 


792  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mais  d'une  cime  toute  prochaine,  d'autant  plus  impérieuse  que 
médiocre  en  était  l'altitude,  étouffant  tout  dans  l'étroit  périmètre 
qu'elle  commandait,  et  concentrant  sur  elle-même  les  rayons  de 
la  religion  plutôt  qu'elle  ne  les  répercutait,  S'exaltant  sur  un 
pareil  faîte,  l'Etat  fixait  aux  sujets  l'obédience  de  Luther  ou  l'obé- 
dience de  Rome,  et  mesurait  d'ailleurs,  en  ce  dernier  cas,  le  degré 
de  déférence  qu'ils  devaient  au  pape. 

Un  jour  vint  où  l'ancien  régime  sombra;  de  ces  innombrables 
princes,  évoques,  abbés  et  margraves,  qui  détenaient  chacun 
quelques  terres  et  quelques  âmes  allemandes,  la  ruine  fut  en  un 
clin  d'oeil  consommée;  leurs  querelles  de  mitoyenneté  furent 
oubliées  ;  leurs  peuples  furent  triturés  et  mêlés  pour  l'installation 
d'un  nouvel  équilibre  germanique;  leurs  juristes  tombèrent  en 
inactivité  d'emploi;  ce  fut  une  universelle  et  brusque  déchéance  ; 
et  de  tout  ce  que  ces  princes  avaient  pensé  et  ordonné,  c'est  dans 
la  géographie  religieuse,  et  là  seulement,  que  subsistent  des  ves- 
tiges. Pour  les  y  rencontrer  en  grand  nombre,  il  suffit  de  se 
promener  à  travers  l'Allemagne  religieuse,  avec  une  vieille  carte 
de  l'Allemagne  politique. 

Un  peu  plus  de  trois  lieues  séparent  Tubingue,  la  ville  uni- 
versitaire du  Wurtemberg,  et  Rottenburg,  la  bourgade  épisco- 
pale.  La  route  est  plane  ;  parfaite  de  rectitude  et  d'aisance,  elle  ne 
frôle  aucun  de  ces  obstacles  naturels  qui  maintiennent  parfois 
des  douanes  intellectuelles  :  on  imaginerait,  à  l'œil  nu,  qu'un 
même  courant,  flux  protestant  ou  rellux  catholique,  a  dû  s'épandre 
tout  le  long  du  chemin,  et  que  ce  morceau  de  terre,  homogène 
au  point  de  vue  physique,  est  homogène  aussi  au  point  de  vue 
religieux.  Il  n'en  est  rien;  sous  l'aspect  uniforme  des  choses  sur- 
vivent, entre  les  hommes,  des  bigarrures  de  croyances;  tels  vil- 
lages sont  protestans,  tels  autres  catholiques,  suivant  qu'ils  re- 
levaient, aux  siècles  passés,  du  duché  de  Wurtemberg  ou  du 
comté  de  Hohenberg;  la  lisière  mitoyenne  qui  séparait  les  deux 
territoires  s'interposait,  à  la  façon  d'une  cloison  étanche,  entre 
les  deux  confessions.  Parmi  les  Souabes,  jadis  soumis  à  des  do- 
minations diverses,  le  xix^  siècle  a  pu  créer  une  certaine  unité 
politique  ;  mais  dans  cette  patrie  agrandie  et  précisée  que  le  Wur- 
temberg leur  a  ménagée,  le  morcellement  religieux  persiste, 
dernière  trace  d'une  époque  où  l'unité  n'existait  pas. 

Pour  une  plus  persuasive  expérience,  descendez  la  rive  badoise 
ilu  Rliin.  Vous  y  trouvez  d'abord  une  assez  longue  bande  protes- 
tante :  ainsi  le  voulut  Charles  II,  margrave  de  Rade-Durlach, 
qui  r(''forma  son  église  en  '15o3.  Mais  à  trois  reprises  cette  bande 
est  trouée  par  des  villages  catholiques  :  dépendant  de  l'évèché  de 


LA    CARTE    RFTLIGIEUSL    DE    l'aLLEMAItNE.  793 

% 

Bàle  ou  de  l'Autriche,  ils  avaient  le  droit  et  le  devoir  de  con- 
server la  messe.  Lorsque  au  margraviat  succèdent  les  anciennes 
possessions  autrichiennes,  le  catholicisme  reparaît;  mais  au  mi- 
lieu de  son  domaine,  le  protestantisme  pointe;  c'est  au  village  de 
Weisweil.  dont  la  famille  de  Bade-Durlach,  qui  en  était  proprié- 
taire, donna  les  âmes  à  la  Réforme  Les  seigneuries  de  Mahlberg 
et  de  Lahr  succédaient  aux  terres  d'Autriche  le  long  du  tleuve  ; 
elles  étaient  le  bien  commun  des  margraves  de  Baden-Baden, 
longtemps  indécis  et  finalement  catholiques,  et  des  comtes  pro- 
testans  de  Nassau.  N'y  cherchez  point  l'uniformité  religieuse!  la 
conscience  collective  des  deux  maisons  souveraines  était  ondoyante 
et  diverse  :  cette  diversité  sest  maintenue.  A  la  hauteur  d'OtTen- 
burg,  la  rive  redevient  catholique  :  les  margraves  de  Baden-Baden 
en  étaient  les  maîtres  ;  ils  se  convertirent  deux  fois  au  protestan- 
tisme et  deux  fois  au  catholicisme;  à  la  dernière  oscillation,  ils 
installèrent,  avec  plein  succès,  l'Église  romaine  dans  leurs  terres. 
De  nouveau,  la  Réforme  est  riveraine  en  face  du  confluent  de 
riU;  Philippe  IV, comte  de  Lichtenberg,  gouvernait  ces  parages; 
en  1345  il  y  supprima  la  messe;  depuis  lors  c'est  un  pavs  de 
prêches.  Un  tout  petit  village.  Hanau,  échappait  à  ce  prince;  il 
relevait  du  chapitre  de  la  cathédrale  de  Strasbourg;  on  le  re- 
trouve catholique,  comme  ses  anciens  seigneurs.  Quatre  souve- 
rainetés se  succédaient  ensuite  le  long  du  fleuve;  Baden-Baden 
(et  la  rive  est  catholique  jusqu'à  la  hauteur  de  Carlsruhe)  ;  Bade- 
Durlach  (et  la  rive  est  protestante  jusqu'à  la  hauteur  de  Lan- 
dau) ;  l'évèché  de  Spire  (et  la  rive  redevient  catholique  jusqu'à 
la  hauteur  de  Spire)  ;  enfin  le  Palatinat.  Cette  dernière  région 
fut  réformée  au  xvi^  siècle,  redevint  catholique  après  1623,  pro- 
testante après  1648,  catholique  après  1683.  Mais  à  la  différence 
du  margraviat  de  Baden-Baden,  où  la  dernière  conversion  du 
prince  rallia  tous  les  habitans,  le  Palatinat  ne  recouvra  point 
son  unité  religieuse;  et  la  rive  badoise  du  Rhin  se  termine,  au 
nord,  par  une  bande  déterre  où  les  confessions  sont  passablement 
mélangées. 

On  pourrait  poursuivre  une  pareille  étude  pour  toutes  les  ré- 
gions de  l'Allemagne.  La  ville  libre  de  Nuremberg,  en  1524,  intro- 
duisit la  Réforme  dans  ses  terres;  le  margrave  Georges  d'Auspach 
fit  de  même,  en  1528,  aussi  bien  pour  Bayreuth,  dont  il  était 
régent,  que  pour  Anspach,  dont  il  était  souverain  :  voilà  l'origine 
des  districts  protestans  de  la  Bavière;  et  les  petites  communes 
catholiques,  qui  dessinent  à  travers  ces  districts  un  très  lég-er 
pointillé,  répondent  à  d'anciennes  enclaves  possédées  par  les 
ducs  de  Bavière,  par  les  évêques  d'Eichstaedt  ou  de  ^Yurzbourg, 


794  .REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  par  l'Ordre  leutonique.  Les  bourgs  ou  cantons  isolés,  sorte 
d'oasis  calholiques,  qui  font  tache  en  pays  protestans,  sont  en 
général  de  vieux  domaines  épiscopaux  :  Geisa,  par  exemple, 
aujoiirdluii  doyenné  catholicjiie  dans  le  protestant  duché  de 
Saxe-\Yeimar,a[)partenait  à  l'évêclié  de  Fulda.  Pour  expliquer  la 
genèse  de  l'Allemagne  religieuse  actuelle,  le  spectacle  de  la  Prusse 
orientale  esl  spécialement  instructif;  le  diocèse  d'Ermeland,  qui 
la  régit,  comprend  une  enclave  catholique,  dont  Braunsberg  est 
la  grande  ville,  et  une  vaste  région,  presque  entièrement  évangé- 
lique,  dont  Kœnigsberg  est  le  centre.  L'enclave  est  formée  par  les 
terres  de  l'ancien  évèché  :  devant  le  palais  épiscopal  de  Frauen- 
burg,  posté  sur  une  éminence  qui  domine  la  Baltique,  deux 
petits  canons  sont  installés,  aussi  pacifiques,  aujourd'hui,  que  les 
agneaux  porteurs  de  bannières,  dont  leur  culasse  CvSt  ornée  comme 
d'une  armoirie;  ils  rappellent  l'époque  où  les  prélats  d'Ermeland 
avaient  le  sceptre  en  même  temps  que  la  crosse,  et  qui  finit  au 
premier  partage  de  la  Pologne.  La  fidélité  de  ces  évêques  à  l'église 
romaine  permit  aux  sujets  de  rester  catholiques;  Albert  de 
Brandebourg,  à  leurs  portes,  faisait  du  duché  de  Prusse  une  terre 
protestante.  Partout  en  Allemagne,  les  anciens  maîtres  ont  gardé 
sur  les  consciences  une  prise  posthume  ;  sur  le  système  de  cor- 
respondance entre  les  hommes  et  Dieu,  ils  ont  pour  longtemps 
marqué  leur  empreinte;  et  la  confession  chrétienne  dont  ils 
décidèrent  le  règne  continue  de  régner,  même  sans  leur  dynastie. 
Tant  bien  que  mal,  on  a  pu  niveler  le  sol  de  l'Allemagne  poli- 
tique; mais  on  n'a  point  obtenu  que  le  sol  de  l'Allemagne  reli- 
gieuse cessât  complètement  d'être  raboteux. 

II 

Que  le  xix''  siècle  en  ait  atténué  les  aspérités,  cela  d'ailleurs 
est  indéniable.  Si,  prenant  deux  cartes  d'Allemagne,  on  y  mar- 
quait, à  l'aide  de  couleurs  variées,  le  domaine  des  confessions 
en  17o0  et  en  1896,  on  constaterait,  sans  doute,  une  parfaite  ana- 
logie quant  à  la  disposition  des  masses  coloriées;  mais  la  carte 
de  l'Allemagne  contemporaine  comporterait  des  nuances  plus 
amorties,  des  teintes  moins  accentuées,  des  couleurs  moins  déci- 
sives et  moins  sûres  d'elles-mêmes.  On  indiquerait,  par  ce  commen- 
cement de  dégradation  ,  que  l'homogénéité  des  anciens  noyaux 
religieux  n'est  point  demeurée  intacte  et  que  les  unanimités 
d'autrefois,  catholiques  ou  protestantes,  descendent  à  la  situa- 
tion de  majorités.  Munich,  Cologne,  Fribourg-en-Brisgau,  étaient 
au  début  du  siècle  des  villes  purement  catholiques;  la  première, 


LA    r.AKTE    RELli.lEUSE    DE    l'aLLEMAi AE.  795 

aujourd'hui,  jjoiiipte  50000  protestans,  la  seconde  34000,  la  troi- 
sième loOOO.  Inversement.  Berlin,  jadis  exclusivement  protestant, 
abritait,  en  1846.  16000  catholiques,  51000  en  1871,  80000  en 
1880,  et,  s'il  en  faut  croire  l'Almanach  de  la  Marche,  près  de 
150000  aujourd'hui.  De  1880  à  1885,  en  Prusse  rhénane  et  en 
^N'estphalie.  où  le  catholicisme  est  prééminent,  la  proportion 
des  catholiques,  par  rapport  à  la  population  totale,  s'est  abaissée, 
et  celle  des  protestans  s'est  élevée.  On  constate  le  phénomène 
contraire  dans  le  reste  de  la  Prusse,  où  le  protestantisme  prédo- 
mine. Représentez-vous  une  échelle,  lune  des  confessions  tout 
près  du  faîte,  l'autre  tout  près  du  pied,  et  la  première  ayant 
commencé  de  descendre, la  seconde  ayant  commencé  de  monter: 
voilà  l'image  des  évolutions  religieuses  sur  beaucoup  de  points 
de  l'Allemagne. 

C'est  dans  le  royaume  de  Saxe  qu'on  peut  saisir  avec  la  plus 
frappante  précision  le  jeu  complexe,  et  relativement  récent,  de 
ces  échanges  confessionnels.  On  distingue  en  Saxe  les  Etats  héré- 
ditaires (cercles  de  Dresde,  Leipzig,  Zwickau),  où  pendant  long- 
temps il  n'y  eut  presque  point  de  catholiques,  sauf  à  la  cour,  et 
rOberlausitz,  où  l'Eglise  romaine  eut  toujours  des  fidèles.  Dans  les 
États  héréditaires,  on  comptait,  en  1835,  9000  catholiques;  en 
1871 ,  près  de  27  000  :  en  1875,  près  de  44  000  ;  en  1887,  57000  :  C'est 
dans  l'arrondissement  de  Dresde,  surtout,  et  durant  les  années 
qui  suivirent  la  guerre,  lorsqu'on  commençait  à  profiter  de  la  loi 
sur  la  libre  circulation  dans  l'empire  [Freizugigkeit),  que  cette 
poussée  fut  la  plus  forte.  Or  en  1835  les  18000  catholiques  qui 
habitaient  la  région  de  l'Oberlausitz  représentaient  les  deux  tiers 
du  catholicisme  saxon;  elle  en  possède,  aujourd'hui,  29000.  mais 
ils  ne  représentent  plus  qu'un  tiers  de  la  population  catholique  de 
Saxe.  Ainsi  le  centre  de  gravité  du  catholicisme  saxon  s'est  dé- 
placé; et  dans  l'ensemble  du  royaume  on  n'évalue  guère  à  plus 
de  15  pour  100  le  nombre  des  paroisses  protestantes  demeurées 
vierges  de  toute  intiltration  romaine. 

Ces  pénétrations  ne  dissolvent  ni  ne  désagrègent  les  anciens 
groupemens  religieux;  mais  elles  en  tempèrent  l'exclusivisme  en 
constellant  d'un  certain  nombre  de  taches  des  districts  jusqu'ici 
homogènes;  sur  la  physionomie  religieuse  de  chaque  région, 
elles  répandent  quelque  incertitude  ;  c'en  est  assez  pour  alarmer. 
Que  dans  une  bourgade  luthérienne  des  travailleurs  catholiques 
s'installent;  aussitôt  la  Ligue  évangélique  en  induit  un  plan  de 
conquête  occulte,  lentement  préparé  parles  Jésuites  pour  la  ruine 
de  la  Réforme.  Et  comme  le  grand  nombre  des  officiers  et  fonc- 
tionnaires protestans  envoyés  en  Prusse  rhénane  est  de  nature  à 


796  REVUE  DE§  DEUX  MONDES. 

surprendre  les  callioliques,  volontiers  ils  accuseraient  le  gouver- 
nement de  tenter  leurs  filles  en  nnillipliant  pour  elles  les  occa- 
sions séduisantes  de  mariages  mixtes,  et  de  les  trahir,  au  lende- 
main de  la  noce,  en  les  exilant,  par  de  systématiques  mutations 
de  postes,  dans  quelque  province  lointaine,  strictement  évangé- 
liquo,  où  périclite  leur  foi. 

Il  est  deux  points  de  l'Empire  où  le  gouvernement  prussien 
travaille,  ouvertement,  à  renverser  la  situation  réciproque  des 
confessions,  et  se  sert  du  protestantisme  comme  d'un  légat  :  ce 
sont  la  Pologne  et  l'Alsace-Lorraine.  L'immigration  protestante, 
ici  et  là,  est  commandée  par  le  pouvoir  central  ;  pour  que  les 
nouveaux  maîtres  trouvassent  une  majorité  de  dévouemens,  il 
faudrait,  parait-il,  que  la  vieille  confession  catholique  ne  con- 
servât plus  que  la  minorité  des  âmes.  C'est  au  nom  du  patrio- 
tisme germanique  que  la  Ligue  évangélique  et  l'Association  de 
Gustave-Adolphe  veulent  multiplier,  dans  ces  deux  pays,  les 
églises  et  les  écoles  évangéliques.  Dans  les  couches  profondes  des 
deux  peuples  annexés,  il  y  a  comme  une  fidélité  stagnante  aux 
anciens  souvenirs;  secouer  cette  volontaire  existence  d'outre- 
tombe,  remuer  cette  stagnation,  en  y  faisant  s'infiltrer,  ou  même 
s"engoufïrer,  un  flot  de  protestantisme  prussien  :  telle  est  la 
politique  impériale.  M.  de  Bismarck  et  son  successeur  ont  semé 
les  colonies  allemandes  à  travers  l'antique  Pologne;  mais  juxta- 
poser n'est  point  mêler;  entre-choquer  n'est  point  assimiler;  la 
mieux  combinée  des  mosaïques  demeure  une  œuvre  factice,  et 
M.  de  Bismarck  n'a  pu  faire  qu'une  mosaïque. 

Lorsque  les  Polonais  dénoncent  l'invasion  du  germanisme  évan- 
gélique, les  ministres  prussiens,  pour  leur  rétorquer  leurs  griefs, 
citent  l'exemple  de  Danzig,  où  depuis  1868  un  noyau  polonais 
aurait  repris  droit  de  cité,  et  l'exemple  de  certains  villages  de 
la  Prusse  occidentale,  où  des  écoles  fondées  par  l'association  pro- 
testante de  Gustave-Adolphe  seraient  tombées  aux  mains  et  au 
service  des  catholiques  par  suite  de  l'immigration  systématique 
d'une  plèbe  polonaise.  Comme  jadis  les  chevaliers  de  l'Ordre 
Teutonique,  arborant  la  croix  noire  sur  leur  manteau  blanc,  lut- 
taient à  coups  d'épée  contre  leurs  voisins  de  Pologne,  ainsi  dans 
la  Prusse  Occidentale,  redevenue  comme  il  y  a  cinq  siècles  la 
Marche  de  deux  races  —  et  devenue  par  surcroît  la  Marche  de 
deux  confessions  —  c'est,  si  l'on  ose  dire,  à  coups  de  colons,  de 
journaliers  et  de  vagabonds,  que  le  germanisme  protestant  et  le 
polonisme  catholique  se  combattent  incessamment  sans  pouvoir 
jamais  s'évincer. 

Partout  ailleurs,  les  infiltrations  religieuses  accomplies  déjà. 


r^ 


LA  CARTE  uELiGiEusi;  Dr:  l'allemaone.  797 

et  celles,  plus  importantes,  que  promet  l'avenir,  sont  plutôt  com- 
mandées par  la  force  des  choses  que  par  des  intentions  de  propa- 
gande; elles  sont  un  phénomène,  non  une  manœuvre.  La  légis- 
lation du  xix^  siècle,  plus  tolérante  que  ses  devancières,  les  a 
permises;  elles  ont  été  provoquées  et  encouragées  par  l'abais- 
sement des  barrières  entre  les  divers  Etats,  par  les  facilités  du 
transit,  par  les  circonstances  économiques  qui  réclamaient  un 
chassé-croisé  de  travailleurs.  Elles  attestent  la  vie  complexe, 
agitée,  un  peu  essouftlée,  de  l'Empire  unifié  :  par  politique,  il 
aime  à  mêler  ses  enfans  ;  bon  économe  de  leurs  forces,  il  les  dé- 
tache là  où  leurs  bras  peuvent  le  mieux  servir;  il  exploite,  en 
toutes  ses  régions,  des  Allemands  de  partout;  et  ses  grandes  cités, 
réceptacles  de  Polonais  et  de  Rhénans,  de  Badois  et  de  Saxons,  de- 
viennent, en  quelque  mesure,  une  école  de  fusion  et  d'unification, 
où  les  poignets  se  trempent  pour  une  lutte  industrielle  contre 
l'Angleterre,  cette  émule  qui  paraît  une  moitié  d'ennemie.  Le  sol- 
dat, à  son  tour,  dans  le  district  où  il  cantonne,  est  un  exotique, 
et  l'adepte,  souvent,  d'une  religion  exotique  :  dans  le  protestant 
Brandebourg,  un  tiers  des  fidèles  du  pape  se  compose  des  recrues 
de  l'empereur,  originaires  d'autres  régions;  on  a  vu  se  créer  des 
paroisses,  celle  de  Wismar  par  exemple,  pour  offrir  une  messe  à 
des  soldats,  et  s'édifier  des  temples,  en  Prusse  Rhénane,  pour  que 
la  garnison  protestante  eût  un  prêche.  Préoccupée  de  broyer  entre 
elles  les  diverses  populations,  peu  importe  à  la  Prusse  que  dans 
cette  robuste  besogne  elle  trouble,  eu  beaucoup  d'endroits,  la 
tranquillité,  longtemps  bien  assise,  du  vieil  établissement  reli- 
gieux, protestant  ou  catholique;  dans  la  première  année  de  la 
domination  prussienne  en  Hanovre,  la  communauté  catholique 
s'accrut  de  1  500  membres.  Joignez-y  le  va-et-vient  des  fonction- 
naires, et  vous  comprendrez  qu'au  contact  de  cette  incessante 
circulation  le  visage  correct  que  s'étaient  composé  les  anciens 
groupemens religieux,  bien  barricadés  et  bien  policés  parles  sou- 
verainetés d'autrefois,  se  chiffonne  ou  se  ride  inévitablement. 

Formation,  aux  xvi*'  et  xvu'^  siècles,  d'un  certain  nombre  de 
terroirs ,  exclusivement  protestans  ou  catholiques ,  qui  coïnci- 
daient exactement  avec  les  limites  des  principautés,  grandes  ou 
minuscules,  et  qui  survécurent  à  ces  principautés  :  voilà  un  pre- 
mier fait,  qui  explique  le  morcellement  religieux  de  l'Allemagne. 

Développement,  au  xix"  siècle,  de  minorités  confessionnelles 
qui  n'empêchent  point,  sans  doute,  la  Basse-Bavière  ou  la  Prusse 
Rhénane  de  demeurer  catholiques,  ni  le  Brandebourg  ou  la  Saxe 
de  demeurer  protestans,  mais  qui,  réclamant  la  tolérance,  font 
brèche  dans  la  sévère  cohésion  des  vieux  cadres  :  voilà  le  second 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait;  et  ces  Diasporas,  comme  on  les  appelle,  essaims  proteslans 
lancés  en  terre  catholique,  essaims  catholiques  lancés  en  terre 
protestante,  aggravent  et  corrigent,  tout  à  la  fois,  le  morcellement 
légué  par  l'ancien  régime;  elles  le  corrigent  en  le  rendant  moins 
abrupt,  en  inclinant  les  barrières  religieuses  dont  les  princi- 
pautés aimaient  à  s'enfermer;  elles  l'aggravent, aussi,  en  exigeant 
chaque  jour,  en  deçà  de  ces  barrières,  un  nouveau  sacrifice  de 
l'homogénéité  confessionnelle. 

En  nous  aidant  de  ces  observations  comme  d'une  légende  ex- 
plicative, nous  sommes  en  mesure,  désormais,  de  lire  une  carte 
confessionnelle  de  l'empire  allemand. 

III 

Prusse  Rhénane  et  Westphalie,  Bavière,  Pologne,  telles  sont 
les  trois  régions  éminemment  catholiques  de  l'Empire.  Le  catho- 
licisme rhénan  doit  être  observé  dans  les  meetings;  le  catholi- 
cisme bavarois,  dans  les  chapelles;  quant  au  catholicisme  polo- 
nais, il  offre  jo  ne  sais  quoi  de  boudeur  et  d'archaïque  qui,  tout 
à  la  fois,  impose  la  réserve  et  séduit  la  curiosité. 

Volontiers  on  parle  de  la  «  catholique  »  Bavière,  et  l'épithète 
est  méritée.  Elle  est,  par  excellence,  l'asile  des  traditions  pieuses; 
et  le  clergé  régulier,  qui  les  entretient,  est  relativement  plus 
nombreux  en  Bavière  que  dans  toute  autre  partie  de  l'Allemagne. 
Longtemps  encore,  au-dessus  la  porte  des  masures  rurales,  s'ou- 
vriront les  bras  d'une  madone  ou  s'allongeront  ceux  d'une  croix. 
A  la  cour,  des  cérémonies  survivent,  qui  de  partout  ailleurs  sont 
disparues.  Une  fois  par  an,  dans  la  chapelle  royale,  le  prince 
régent  arme  des  cheA'aliers  ;  c'est  à  la  fête  de  saint  Georges.  De- 
bout devant  l'autel,  sévèrement  serrés  dans  une  tunique  de  soie 
blanche,  les  postulans  écoutent  un  sermon,  qui  les  éclaire  sur 
leurs  futures  obligations.  Elles  sont  doubles  :  tirer  le  glaive  pour 
le  Christ  et  l'Immaculée  Conception,  et  se  dévouer  pour  les 
pauvres  et  les  malades.  Entre  les  mains  du  prince  régent,  inter- 
médiaire entre  eux  et  Dieu,  ils  en  prêtent  le  serment;  le  prince, 
alors,  leur  donne  l'accolade,  les  enrôle  dans  la  milice  de  Saint- 
Ceorges,  et  préside  à  leur  toilette,  à  la  remise  du  casque,  de 
l'épée,  des  éperons,  du  manteau  bleu  ciel  au  collet  d'hermine, 
tandis  qu'à  l'autel  la  messe  se  poursuit  et  s'achève.  On  rêverait 
pour  cette  scène,  comme  théâtre,  les  arceaux  d'une  cathédrale, 
et  comme  témoins,  des  pauATes  et  des  malades,  fourmillant  au 
fond  des  nefs  :  l'étroite  chapelle,  de  style  jésuite,  semble  plutôt 
faite  pour  des  mariages  morganatiques  (|ue  pour  des  pompes  de 


LA    CARTK    KELIGIEUSK    DH    l' ALLEMAGNE.  799 

chevalerie.  C'est  apr^s  la  solennité  que  le  comparse  populaire 
est  admis  :  dans  une  salle  du  palais,  les  princes  et  les  chevaliers 
entrecoupent  d'une  série  de  toasts  un  déjeuner  des  plus  somp- 
tueux; ils  se  passent  l'un  à  l'autre,  en  signe  de  fraternité,  une 
coupe  archaïque,  pétillante  de  vin,  qui  dessine  une  tête  de  lion; 
et  derrière  un  léger  rideau  de  gardes,  le  bon  peuple  de  Munich 
défile,  jetant  sur  le  gala  des  coups  d'œil  brefs  et  surpris.  Sur- 
vivance d'un  âge  où  la  religion  créait  et  ordonnait  les  fêtes  de 
cour,  cette  cérémonie  de  la  Saint-Georges,  par  le  fait  même  qu'elle 
est  un  anachronisme,  témoigne  d'une  fidélité  littérale  aux  an- 
ciennes coutumes  religieuses,  trait  distinctif  de  la  piété  bava- 
roise. La  Bavièrea  des  pèlerinages  fréquentés;  Notre-Dame  d'Alt- 
Oetting  attire  un  grand  concours  de  foule;  autour  de  l'image 
miraculeuse,  des  statues  d'argent,  à  demi  agenouillées,  font  sen- 
tinelle: ce  sont  des  princes  de  Bavière,  chevaliers  servans  de  la 
reine  céleste. 

<(  Tu  ne  peux  pas  aujourd'hui  comprendre  l'éclat  de  ton  ber- 
ceau ;  tu  ne  soupçonnes  pas  pour  quels  sévères  devoirs,  pour  quels 
douloureux  renoncemens  la  destinée  nous  a  élus.  Tous  s'incli- 
neront profondément;  en  face  ils  te  souriront,  et  par  derrière  te 
déchireront  ;  n'aie  point  d'espoir  en  l'amitié.  Mais  ta  vie  épineuse 
connaîtra  des  heures  de  joie;  Dieu  a  voulu  qu'il  y  eût  des  grands 
pour  que  le  bien  fût  fait  à  profusion.  Fais  le  bien;  trouver  la  re- 
connaissance, c'est  chimère.  L'ingratitude  même  t'est  réservée; 
le  salaire,  c'est  Dieu  qui  l'offre;  à  ceux  qui  ont  fait  le  bien,  il 
donne  la  paix.  »  C'est  en  1881  qu'une  infante  d'Espagne,  dont 
l'enfance  avait  été  promenée  dans  l'exil,  soupirait  ces  mâles 
leçons  sur  le  berceau  de  sa  nièce  Mercedes.  Devenue  princesse 
de  Bavière,  appliquant  ses  propres  conseils,  elle  incarne  à  Munich 
la  charité  catholique;  la  «  Séraphique  Union  d'amour  pour  les 
enfans  pauvres  et  abandonnés  »,  qui  fait  beaucoup  de  bien  et  en 
rêve  plus  encore,  ne  l'a  point  seulement  pour  bienfaitrice  et  pré- 
sidente, mais  pour  collaboratrice  de  sa  Revue,  à  laquelle  elle 
adresse,  entre  autres  oboles,  celle  de  ses  vers.  C'est  une  cour 
officiellement  catholique  que  la  cour  de  Bavière. 

Mais  en  dépit  des  pompes  du  catholicisme,  en  dépit  même  de 
ses  œuvres,  la  prise  qu'il  avait  jadis  sur  la  vie  publique  bavaroise 
va  s'affaiblissant.  Munich  est  la  seule  ville  catholique  de  l'em- 
pire où  le  socialisme  se  soit  implanté  ;  il  détache  deux  représen- 
tans  au  Reichstwg,  un  au  Landtag.  Vainement  chercheriez-vous, 
en  Bavière,  cette  correspondance  presque  adéquate  que  l'on  ob- 
serve, sur  d'autres  points  de  l'Allemagne,  entre  les  données  de  la 
statistique  religieuse  et  le  résultat  des  élections  législatives  :  dans 


800  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

les  deux  circonscriptions  de  Munich,  la  proportion  des  catho- 
liques au  nombre  total  des  habitans  est,  respectivement,  de  79  et 
88  pour  100,  et  les  suffrages  recueillis  parle  centre  ne  dépassent 
pas  21  et  28  pour  100.  Si  quelqu'un  semblait  appelé,  par  son  in- 
signe expérience  du  terrain  catholique,  à  réparer  ces  disgrâces, 
c'était  assurément  le  comte  Conrad  de  Preysing,  neveu  de  Ket- 
teler;  devant  lui,  les  obstacles  foisonnèrent;  il  fit  tout  ce  qu'il 
put,  non  tout  ce  qu'il  eût  voulu.  Le  centre  est  traité  d'invention 
prussienne  par  certains  Bavarois  de  vieille  souche.  Il  est  contre- 
balancé, dans  les  campagnes  —  s])écialemenl  en  Basse-Bavière,  où 
il  a  perdu  la  moitié  des  circonscriptions  —  par  la  Ligue  des  paysans 
[Bauernbimd),  dont  vainement  il  signale  les  candidats  comme 
protestans  ou  «  libéraux  ».  On  mesurerait  assez  exactement  la 
force  de  l'Église  romaine  en  Bavière,  en  disant  que  l'électeur  ne 
tolère  point  de  la  sentir  attaquée  :  M.  de  Vollmar  et  ses  amis 
socialistes  sont,  en  matière  religieuse,  des  opportunistes  respec- 
tueux. Non  moins  exactement,  on  mesurerait  la  faiblesse  de  cette 
Eglise,  en  disant  que  lélecteur  accepte  malaisément,  pour  ses 
votes,  la  discipline  du  clergé  :  les  candidats  de  la  cure  ne  sont 
point,  forcément,  les  élus  des  fidèles.  La  presse  catholique,  en 
Bavière,  est  moins  riche  et  moins  influente  qu'en  d'autres  pays 
allemands. 

L'esprit  public,  depuis  quelques  années,  échappe  lentement  à 
l'Église,  et  les  mœurs  aussi  lui  échapperaient-elles?  Certaines 
statistiques  des  naissances  illégitimes  tendraient  à  le  prouver. 
Dans  cette  laïcisation  de  la  vie  publique,  dont  le  socialisme  pro- 
fite, l'État  bavarois  a  sa  part  de  responsabilité  :  depuis  Mongelas, 
ministre  au  début  du  siècle,  jusqu'à  M.  de  Lutz,  ministre  hier, 
les  hommes  politiques  de  la  Bavière  ont  lentement  tari  la  sève 
catholique.  C'est  à  linstigation  de  ce  royaume  que  fut  inséré  en 
1872,  dans  la  législation  de  l'empire,  le  fameux  «  paragraphe  de 
la  chaire  »,  prélude  du  Kulturkampf.  Le  premier  ministre  de  Ba- 
vière, chancelier  actuel  de  Tcmpire,  fut  en  1869  le  seul  gouver- 
nant en  Europe  qui  rêvât  d'une  ingérence  des  pouvoirs  laïques 
dans  les  délibérations  du  concile.  Les  prêtres  <(  vieux  catholiques  » 
hostiles  à  l'infaillibilité  papale,  furent  maintenus  par  M.  de  Lutz 
vingt  ans  durant,  dans  les  paroisses  catholiques  dont  ils  étaient 
titulaires.  La  réunion  à  Munich  dun  congrès  des  catholiques  alle- 
mands fut,  en  1890,  quasiment  prohibée.  L'établissement  catho- 
lique, en  Bavière,  est  somptueusement  installé;  mais  dans  cette 
installation  il  est  comme  calfeutré.  On  permet  au  clergé  des  œuvres 
de  philanthropie,  mais  s'il  se  mêlait  trop  activement  aux  con- 
flits sociaux,  il  risquerait  d'être  arrêté  au  nom  de  l'ordre  public. 


LA    CARTE    UELIC.IELSE    UK    l'aLLEMA(;m:.  SOI 

On  lui  permet  de  se  manifester  par  des  processions  et  par  des  mis- 
sions; mais  s'il  s'abandonnait  à  certaines  hardiesses  de  propagande, 
il  risquerait  dètre  arrêté  au  nom  de  la  paix  religieuse.  Au  fond 
de  ces  églises  bavaroises,  où  l'on  ne  refuse  aucun  luxe  à  Dieu, 
vous  rencontreriez,  surtout  depuis  le  congrès  catholique  qui  s'est 
réuni  à  Munich  en  1895,  plus  d'un  prêtre  tout  enveloppé  des  va- 
peurs de  l'encens,  qui  volontiers  échangerait  ce  confort  contre  la 
liberté  d'action  du  clergé  rhénan. 

Dans  la  Prusse  rhénane  et  la  Westphalie,le  catholicisme  a  pris, 
en  effet,  au  cours  do  notre  siècle,,une  allure  apostolicjue  et  l'attitude 
dune  puissance  sociale.  Sans  lisières  ni  compression,  ou  peu  s'en 
faut,  il  est  ici  tout  ce  qu'il  veut  être.  Le  pouvoir  central  est  loin- 
tain; c'est  par  surcroît  un  pouvoir  protestant  :  dirigé  par  un  État 
catholique,  un  Ivulturkampf  alair  d'un  rappel  à  l'ordre  (ce  qui  fait 
hésiter  et  douter  les  consciences)  ;  dirigé  par  un  État  hérétique,  il  a 
l'air  d'une  provocation  ce  qui  les  soulève  et  les  fait  a  aincre).  A  la  fa- 
veur des  circonstances  se  développa  peu  à  peu,  dans  la  Prusse  rhé- 
nane, un  mouvement  d'émancipation  catholique,  qui  surprit  tout 
d'abord  les  clergés  et  les  fidèles  des  États  voisins,  façonnés  par  le 
joséphisme.  Droste-Vischering,  archevêque  de  Cologne,  en  donna 
le  signal,  en  se  laissant  incarcérer  à  Minden,  en  1837,  pour  rébel- 
lion contre  la  législation  civile  des  mariages  mixtes.  Les  lois  de 
mai,  œuvre  commune  de  M.  de  Bismarck  et  de  M.  Falk,  décimèrent 
l'Eglise  rhénane;  elles  ouvrirent  une  crise,  où  plusieurs  évêques 
perdirent  leurs  sièges  et  gagnèrent  la  prison;  mais  entre  le  clergé 
tracassé  par  un  pouvoir  protestant,  et  le  petit  peuple  jaloux  d'ar- 
racher aux  industriels  protestans  une  amélioration  de  son  sort, 
une  curieuse  alliance  fut  conclue,  qui  dure  encore  et  dont  le 
centre  prussien  profita.  L'histoire  de  cette  alliance,  sur  laquelle 
nous  reviendrons  un  jour,  domine  le  catholicisme  rhénan.  Dans 
la  plupart  de  ses  actes,  il  y  eut  un  mélange  de  préoccupations 
religieuses  et  de  préoccupations  sociales,  qui  se  soutenaient 
et  s'enveloppaient  entre  elles.  L'Église  descendit  dans  les  fabri- 
ques, consentit  à  faire  siennes  les  questions  matérielles  de 
l'existence  ouvrière.  Les  fidèles,  alors,  brisèrent  ces  compar- 
timens  derrière  lesquels  autrefois  ils  retranchaient  leur  vie 
civique  ;  et  leurs  votes  allèrent  au  centre,  parce  que  leurs  âmes 
étaient  à  l'Église.  Elle  associait  tour  à  tour  les  ouvriers  de  la 
grande  industrie,  les  paysans,  les  ouvrières,  les  commis  de  bou- 
tiques, comme  elle  avait,  dès  '184o,  associé  les  compagnons  am- 
bulans.  C'est  en  Westphalie  et  en  Prusse  rhénane  que  prirent 
naissance  ces  puissans  Vereine,  lentement  ramifiés  à  travers  toute 
l'Allemagne.  Ils  trouvaient  la  place  prise  par  un  discret  fourmil- 
TOME  cxxxv.  —  1896.  ol 


802  .    REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lenient  d'associations  et  de  fraternités  pieuses,  œuvres  de  conser- 
vation, qui  groupaient  en  des  chapelles  bien  closes,  pour  la  pro- 
téger contre  le  mal,  une  dévote  élite  triée  dans  la  foule.  Sans 
évincer  ces  Bruderschaften,  qui  dans  certaines  villes,  comme 
Aix-la-Chapelle,  résument  encore  presque  exclusivement  l'action 
catholique,  les  Vereine  s'y  juxtaposèrent,  avec  des  cadres  plus 
amples  et  des  façons  plus  conquérantes.  On  y  choquait  les  verres 
en  même  temps  qu'on  y  mêlait  les  prières;  on  s'y  groupait  pour 
la  réalisation  concrète  et  terrestre  d'un  certain  idéal  chrétien  ; 
loin  de  fouiller  la  vaste  pâte  populaire  pour  en  extraire  le  levain 
et  empêcher  qu'il  n'y  fût  étouffé,  on  voulait,  au  contraire,  qu'il 
fermentât  au  milieu  de  cette  pâte  :  c'est  sur  de  larges  fondations 
que  ces  groupes  nouveaux  étaient  assis.  Ils  dressèrent  le  peuple 
catholique  à  penser  par  lui-même  et  à  agir  par  lui-même,  sans 
attendre  d'en  haut,  comme  une  sorte  de  supplément  à  la  révéla- 
tion, un  mot  d'ordre  quotidien  pour  la  conduite  politique  et  so- 
ciale. Or  il  fallait  que  sur  le  terrain  politique  la  prépondérance 
du  catholicisme  rhénan  trouvât  son  expression  :  grâce  à  la  vertu 
éducatrice  des  Vereine,  cette  expression  put  prendre  une  autre 
forme  que  celle  qu'on  appelle  vulgairement  le  gouvernement  des 
curés.  Le  centre  rhénan  est  d'un  acabit  fort  laïque:  il  se  maintient, 
avec  la  hiérarchie  ecclésiastique,  en  une  communauté  générale 
d'idées;  mais  il  la  laisse  en  paix  et  elle  le  laisse  en  paix.  De  la 
Gazette  populaire  de  Cologne,  qui  depuis  trente-sept  ans,  avec  un 
mélange  presque  artistique  de  souplesse  et  de  fermeté,  commente 
et  conduit  la  politique  du  centre,  jamais  on  n'entendrait  dire  som- 
mairement, non  plus  que  de  l'ensemble  des  journaux  catho- 
liques allemands  :  «  C'est  l'organe  de  l'évêché.  »  Telle  est,  en 
son  complexe  aspect,  l'orientation  du  catholicisme  rhénan. 

Il  parlait  aux  foules  de  justice  sociale,  voire  même  d'  «  exploi- 
tation capitaliste  »,  avant  que  les  socialistes  ne  se  fussent  pré- 
sentés. Devancés  dans  la  confiance  du  peuple,  ceux-ci  perdirent 
toute  chance  de  victoire.  Leur  clientèle,  composée  surtout  d'ou- 
vriers immigrés,  se  trouve  parfois  en  majorité  pour  certaines 
élections  professionnelles;  mais  pour  les  élections  politiques, 
l'agglomération  industrielle  qui  s'est  entassée  dans  la  région  de 
Cologne  demeure  une  bastille  du  centre  allemand.  Avec  cette 
fidélité  politique,  la  pratique  religieuse  va  de  pair,  ainsi  que  le 
bon  aloi  des  mœurs;  sur  cent  catholiques,  on  évalue  de  soixante- 
quinze  à  quatre-vingt-quinze  le  chiffre  des  communions  pascales  ; 
et  si  l'on  excepte  la  petite  principauté  de  Schaumburg-Lippe,  en- 
foncée d'ailleurs  comme  un  coin  dans  la  Westphalie,  cette  der- 
nière province  et  la  Prusse  rhénane  sont  les  deux  pays  d'Alle- 
magne où  les  naissances  illégitimes  sont  le  plus  rares.  Dans  un 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGM:.  803 

journal  de  v(^age,  récemment  mis  en  lumière  par  le  P.  Lecanuet, 
Charles  de  Montalembert,  en  1884,  écrivait  :  «  La  Westphalie 
est  le  foyer  du  catholicisme  dans  lAUemagne  du  Nord,  c'est  la 
Bretagne  germanique.  »  Ce  témoignage  demeure  exact. 

Dans  quelle  mesure  la  poussée  des  intérêts  agrariens  risque- 
t-elle,à  la  longue,  de  désorganiser  le  centre  rhénan-westphalien, 
d'imposer  des  hommes  nouveaux  à  la  confiance  des  catholiques 
ruraux,  et  de  troubler  l'harmonie  entre  la  vie  religieuse  et  la 
vie  publique?  Nous  aurons  à  l'étudier.  La  plus  récente  manifes- 
tation du  centre  dans  cette  région  fut  l'élection  législative  de  Co- 
logne, en  janvier  dernier;  M.  l'avocat  Karl  Trimborn  recueillit 
un  nombre  de  voix  supérieur  encore  à  celui  que  le  centre  ob- 
tenait d'ordinaire;  dès  le  premier  tour,  il  fut  élu.  Un  industriel  de 
Mûnchen-Gladbach,  M.  Brandts,  et  M.  Trimborn  lui-même 
comptent  beaucoup,  pour  maintenir  la  discipline  électorale,  sur 
l'Association  populaire  pour  l'Allemagne  catholique  (  Volks- 
verein  fur  dds  Katholische  Deutschland)^  dernière  création  de 
Windthorst,  et  dont  ils  se  partagent  la  présidence.  Cette  associa- 
tion est  destinée  à  répandre,  à  travers  toute  l'Allemagne,  cet 
esprit  d'initiative  laïque  et  ce  programme  d'action  sociale  qui  font 
la  force  du  catholicisme  rhénan.  Le  catholique  de  la  Prusse  rhé- 
nane est  attaché  à  son  autonomie  ;  il  se  dit  volontiers  Rhénan,  tient 
fort  peu  à  passer  pour  Prussien;  il  a  conscience  de  ce  qu'il  vaut; 
et  par  surcroît  il  a  l'ambition  d  introduire  en  d'autres  pays  al- 
lemands ses  procédés,  ses  allures  et  ses  habitudes  de  succès.  Il 
rêve  que  sa  province  soit  un  foyer  ;  et  rappelant  avec  orgueil 
l'immense  foule  d'Allemands  qui  se  pressait  aux  deux  pèleri- 
nages de  Trêves,  en  1844  et  1888,  pour  vénérer  la  sainte  tunique, 
il  conclurait  volontiers  que  la  Prusse  rhénane  est  prédestinée, 
de  droit  divin,  à  régler  dans  l'Allemagne  catholique  les  pulsations 
de  la  vie  mystique,  comme  celles  de  la  vie  politique. 

Entre  l'Eglise  polonaise  et  le  peuple  de  Pologne  se  maintient 
aussi  la  plus  intime  union;  mais  tandis  que,  dans  la  Prusse  rhé- 
nane, la  solidarité  qui  rapproche  les  prêtres  et  les  masses  est 
l'œuvre  des  temps  récens,  elle  est,  en  Pologne,  un  legs  du  passé. 
Se  drapant  dans  le  deuil  de  ses  fidèles,  l'Église  de  Pologne  les 
maintient  et  s'immobilise  en  une  sorte  de  vie  posthume,  déjà  plus 
que  centenaire,  faite  de  regrets,  d'espérances,  et  d'élans  vers  une 
résurrection.  A  cet  égard,  la  cathédrale  de  Posen  a  la  valeur 
d'un  symbole.  Au  delà  de  la  ville  allemande,  qui  chaque  année 
multiplie  ses  bâtisses,  le  petit  pont  de  la  Wartha  conduit  vers  un 
faubourg  étrange;  des  bicoques  mal  alignées,  si  chétives  et  si 
basses  qu'on  les  dirait  désireuses  de  rentrer  sous  terre,  font  avenue 
jusqu'à  la  cathédrale,  disgracieux  et  lourd  squelette,  fort  vilaine- 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  habillé  par  la  mode  du  siècle  passé;  plus  loin  la  campagne 
commence.  Entrez  dans  la  basilique  :  vous  croyez  voir  une  arrière- 
garde  polonaise,  oubliée  là,  par  mégarde,  à  la  lisière  du  chef-lieu 
germanisé.  Aux  piliers  de  la  nef  s'accrochent  de  longues  plaques 
de  bronze,  finement  ouvragées  ;  le  graveur  a  dessiné,  sur  chacune, 
une  foret  d'arceaux  gothiques,  cadre  élégant  et  subtil,  dans  le- 
quel se  profile  l'image  du  mort,  fièrement  en  pied,  comme  si  le 
jour  de  la  résurrection  avait  sonné.  Les  chapelles  latérales  ont 
l'aspect  d'une  nécropole;  par-dessus  leurs  tombeaux,  des  évêques 
de  marbre  sont  couchés  sur  le  flanc;  ils  dorment,  non  point  tout 
de  leur  long,  de  ce  sommeil  hiératique  qui  consacre  la  mort  et 
semble  faciliter  l'essor  de  l'âme,  mais  presque  courbés  eu  deux, 
dans  une  sorte  d'assoupissement;  leurs  lourdes  tètes  mitrées,  à 
demi  dressées,  à  demi  tombantes  sur  leurs  poitrines,  veulent  re- 
tenir un  dernier  souffle  de  vie.  Et  puis,  à  l'un  des  piliers  voisins 
du  chœur,  un  tout  petit  monument  est  fixé  :  c'est  le  tombeau  de 
l'archevêque  Dinder;  sur  le  siège  de  Posen,  la  Prusse,  après  le 
Kulturkampf,  voulut  asseoir  un  Allemand;  elle  choisit  ce  bon 
prêtre  de  Kœnigsberg,  qui  n'eut  ni  le  temps  ni  le  goût  de  rien 
déranger  en  Pologne,  qui  n'essaya  point  de  dissocier  l'une  de  l'autre 
les  deux  notions  de  catholique  et  de  polonais,  et  qui,  maintenant, 
seul  agenouillé  parmi  tant  de  prélats  reposant  en  cette  enceinte, 
semble  demander  pardon  pour  son  inoffensive  intrusion. 

Le  catholicisme  et  la  nationalité  polonaise  se  recouvrent, 
s'enveloppent,  s'identifient.  Dans  cette  association,  la  religion 
trouve  à  la  fois  une  force  et  une  faiblesse.  Sur  le  terroir  même  de 
Pologne,  insigne  est  la  piété.  A  Posen,  sur  cent  catholiques 
quatre-vingt-treize  font  leurs  pâques;  à  la  campagne,  ce  chiff're 
de  sept  défaillances  paraîtrait  un  scandale.  Les  abstinences,  les 
jeûnes,  demeurent  très  sévères  et  très  sévèrement  pratiqués.  Mais 
dans  les  âmes  mômes  des  Polonais,  la  racine  catholique  est  par- 
fois assez  tendre:  et  gare  à  cette  racine,  lorsqu'ils  émigrent.  A 
Berlin,  à  Hambourg,  à  Francfort,  si  le  journalier  venu  de  Posen 
ne  rencontre  point  un  prêtre  polonais,  il  risque  fort  d'être  momen- 
tanément perdu  pour  l'Église.  Il  n'est  point  sûr  de  retrouver,  en 
cet  exil,  le  catholicisme  authentique  de  sa  Pologne;  la  confiance 
lui  manque;  en  celui  qui  n'est  point  son  compatriote,  il  ne  voit, 
souvent,  qu'un  demi-coreligionnaire.  Un  prêtre  prussien  des 
environs  de  Berlin  avait  comme  paroissiens  un  certain  nombre 
d'ouvriers  polonais;  il  fit  venir  un  missionnaire  de  Posnanie, 
pour  leur  prêcher;  leur  assiduité  fut  admirable,  leur  enthousiasme 
débordant;  de  toutes  leurs  oreilles,  ils  écoutaient  cet  apôtre,  qui 
leur  disait,  dans  leur  langue,  la  confiance  et  le  respect  dus  au 
clergé  prussien;  à  son  départ,  curé  en  tète,  ils  l'escortèrent  jus- 


LA    CAUTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEALKGNK.  805 

qu'au  train*  On  regagna  le  village;  le  curé,  ravi,  croyait  avoir 
vaincu  Ihunieur  défiante  de  ses  Polonais.  «  Quand  donc  revien- 
dra-t-il,  le  vrai  prêtre?  »  lui  demandèrent,  inquiets  et  rêveurs, 
quelques-uns  de  la  bande.  Le  Prussien  passait  toujours  pour  un 
faux  prêtre:  c'était  là  le  succès  delà  mission.  D'ordinaire,  ce  n'est 
point  par  incrédulité,  c'est  sous  riniluence  de  semblables  préjugés 
que  le  Polonais  émigré  se  détache  de  la  pratique  religieuse.  Dans 
plusieurs  régions  de  l'Allemagne,  on  fait  un  vif  grief  au  clergé 
de  Posnanie  et  de  Silésie  de  l'ignorance  dans  laquelle  il  laisse  ses 
fidèles  :  ce  clergé  réplique  en  reprochant  au  gouvernement  prus- 
sien d'imposer  l'enseignement  du  catéchisme  en  allemand,  lan- 
gue inintelligible  pour  les  petits  Polonais.  L'ivrognerie,  aussi, 
supplante  souvent  la  religiosité  dans  une  âme  de  Polonais.  Sou- 
cieux de  ces  périls,  le  clergé  de  Posen  a  créé,  en  1892,  l'associa- 
tion dite  de  saint  Isidore,  qui  se  propose  de  réduire  l'émigration 
en  procurant  aux  Polonais  du  travail  local  et  de  veiller  spéciale- 
ment sur  ceux  qui  seraient  encore  contraints  d'émigrer.  Mais 
ramenez  ces  gens  dans  leur  village,  replongez-les  en  leur  milieu; 
tout  de  suite,  sans  transition,  chacun  deux  redeviendra  le  dévot 
d'autrefois,  l'adorateur  ému  du  Dieu  de  la  Pologne,  le  familier 
des  saints  nationaux.  Désemparé  par  la  nostalgie,  le  Polonais  se 
laissait  séduire  au  libertinage;  mais  il  suffit,  au  retour,  d'un 
psaume  de  connaissance  ou  d'un  curé  de  connaissance,  «  le  vrai 
prêtre  »,  pour  ramener  ce  prodigue  à  Dieu.  Il  en  est  de  la  religion 
catholique,  en  Pologne,  comme  d'une  atmosphère  :  le  peuple  y 
baigne;  il  en  est  enveloppé,  incessamment  frôlé,  plutôt  que 
pénétré;  elle  est  tout  à  la  fois  à  fleur  de  sol  et  inséparable  du  sol  ; 
et  cette  atmosphère  se  condense,  elle  se  fait  opaque,  en  présence 
du  germanisme  protestant  qui  la  voudrait  entamer. 

En  domaine  de  langue  polonaise,  il  serait  imprudent  au  catho- 
licisme de  faire  des  avances  à  l'Etat  prussien,  ou,  comme  l'on 
dit,  de  «  germaniser  ».  La  Silésie  vient  d'en  offrir  un  bruyant 
exemple.  Plusieurs  de  ses  députés,  membres  du  centre,  élus  par 
des  majorités  de  travailleurs  polonais,  accédaient  aisément  à 
toutes  les  exigences,  même  militaires,  du  gouvernement  impérial 
et  représentaient  exclusivement  les  intérêts  de  la  grande  pro- 
priété. En  novembre  189o,  les  Polonais  de  Pless-Rybnik  ont  fait 
entendre  un  avertissement:  contre  le  baron  de  Huene,  ils  ont 
élu,  malgré  les  comités  électoraux  du  centre,  un  de  leurs  com- 
patriotes catholiques,  M,  Radwanski.  Sacrifier  la  religion  à  la 
politique,  ou  la  politique  à  la  religion  :  ce  sont  là  des  expressions 
qui  n'ont  point  de  sens  pour  les  Polonais.  Leur  attachement  à  la 
tradition  historique  et  leur  dévouement  à  l'Église  romaine  ne 
comportent  nulle  dissociation  ;  le  polonisme  est  un  bloc  ;  entre  les 


806  REVUE    DES    DEUX    iMONDES. 

parties  de  ce  bloc,  on  n'en  préfore  aucune,  on  n'en  subordonne 
aucune.  Au  Parlement  allemand,  à  la  Chambre  prussienne,  ils 
ont  créé  un  parti  polonais,  fidèlement  catholique,  qui  parfois 
dialogue  avec  le  centre  ou  même  est  en  coquetteries  avec  le  chan- 
celier, mais  qui  s'isole,  plus  volontiers,  en  une  sauvagerie  fière  et 
mélancolique,  tout  comme  l'Eglise  de  Pologne  dont  il  compte 
plusieurs  représentans. 

Dans  ces  trois  bastions  catholiques  dont  nous  avons  tâté  la 
solidité,  le  protestantisme  dessine  des  angles  rentrans  :  il  est 
majorité  sur  certains  points  de  la  Westphalie,  dans  la  région 
d'Elberfeld,  dans  une  enclave  bavaroise  qui  comprend  Nuremberg, 
Anspach  et  Bayreulh;  il  possède,  dans  le  reste  de  ces  provinces 
et  en  Posnanie,  une  minorité  éparpillée.  C'est  en  ces  postes 
avancés  qu'il  le  faudrait  observer,  si  l'on  faisait  ici  un  travail  d'édi- 
fication, non  une  étude  critique.  Stimulée  par  le  voisinage  d'un 
catholicisme  ilorissant,  l'Eglise  évangélique  se  dépense  en  mer- 
veilles de  charité;  elle  compose  à  son  dogme,  que  ne  respectent 
pas  toujours  les  facultés  de  théologie,  une  toilette  correcte,  aussi 
traditionnelle  que  faire  se  peut;  elle  tient  à  honneur,  enfin,  de  se 
montrer  pieuse  et  zélée  pour  le  culte.  Il  n'est  guère  de  pays,  dans 
l'empire,  où  la  ferveur  protestante  soit  plus  accomplie  que  dans 
les  campagnes  de  Posnanie;  elles  se  distinguent,  surtout,  par  la 
sérieuse  moralité  qui  complète  cette  ferveur.  Tandis  que  la  popu- 
lation rurale  évangélique,  dans  les  provinces  environnantes,  a  de 
mauvaises  mœurs,  ou,  pour  mieux  dire,  point  de  mœurs,  elle  sait 
en  Posnanie  qu'il  existe  une  morale  chrétienne.  On  aimerait  à 
s'attarder  dès  maintenant,  —  et  nous  y  reviendrons  plus  tard,  — 
au  spectacle  de  cette  activité  philanthropique  où  le  protestantisme 
rhénan  et  le  luthéranisme  bavarois  se  prodiguent  à  l'envi.  C'est 
de  Kaiserswerth,  bourgade  rhénane,  et  de  Neuendettelsau,  bour- 
gade bavaroise,  que  se  dispersèrent,  à  travers  l'Allemagne,  des 
milliers  de  diaconesses,  émules  des  sœurs  de  charité  catholiques. 
A  Bielefeld,  en  Westphalie,  les  créations  du  pasteur  de  Bodels- 
chwingh  sont  d'une  insigne  originalité;  cette  petite  ville  est 
comme  un  foyer  d'évangélisme,  où  confluent,  au  profit  de  mul- 
tiples œuvres,  les  aumônes  de  l'Allemagne  protestante,  et  d'où 
rayonnent  sur  tout  l'Empire  certaines  institutions  qui  assurent 
aux  vagabonds  un  feu  et  un  lieu.  C'est  en  AVesIphalie,  aussi,  et 
dans  la  Prusse  rhénane,  que  s'est  le  plus  solidement  maintenue 
la  notion  de  la  communauté  chrétienne;  de  bonne  heure,  l'Eglise 
évangélique,  ailleurs  comprimée  par  l'État,  y  conquit  une  cer- 
taine autonomie;  elle  en  sut  profiter,  pour  enraciner  et  cultiver, 
dans  la  conscience  de  ses  fidèles,  le  sentiment  de  leurs  liens  réci- 
proques et  des  devoirs  imposés  à  chacun  d'eux  par  la  fraternité 


LA    CARTE    UELItaiiLSE    DE    l'aLLEMAGNE.  807 

paroissiale.  Cette  éducation  porte  aujourd'hui  ses  fruits;  déjà 
s'organise,  sous  la  double  impulsion  des  pasteurs  et  des  laïques, 
une  bienfaisance  d'église,  et  tandis  que,  dans  les  autres  provinces 
allemandes,  la  besogne  de  l'apostolat  et  des  bonnes  œuvres  retombe 
presque  exclusivement  sur  des  pasteurs  hors  cadre,  délégués 
sédentaires  ou  ambulans  de  la  Mission  Intérieure,  les  commu- 
nautés de  Westphalie  et  de  Prusse  rhénane  sont  assez  robustes, 
assez  vivantes,  pour  être  elles-mêmes  des  centres  d'action  chari- 
table et  évangélique.  Riches  de  libertés,  fécondesen  œuvres,  elles 
témoignent,  parfois  bruyamment,  de  leur  fidélité  tenace  àla  vieille 
tradition  dogmatique.  Elles  aiment  mieux  partager  la  foi  de  leurs 
pères  du  xvi*^^  siècle,  que  s'associer  aux  négations  de  l'université 
de  Bonn.  Le  voisinage  de  cette  université,  où  règne  la  théologie 
dite  «  incroyante  »,  leur  paraît  une  provocation  ;  des  ligues  sont 
fondées,  des  manifestes  publiés,  pour  la  défense  intégrale  du 
symbole  apostolique.  L'église  de  Bavière,  elle,  pour  se  préserver 
des  novateurs,  n'a  besoin  ni  de  cette  vigilance  ni  de  ce  fracas; 
exclusivement  luthérienne,  elle  ne  repose  point,  comme  les 
églises  prussiennes,  sur  une  vague  entente  entre  les  luthériens  et 
réformés,  qui  toujours  implique,  en  quelque  mesure,  un  recul  de 
l'inflexibilité  dogmatique  ;  les  vieilles  croyances  lui  restent  chères  ; 
entre  les  professeurs  d'Erlangen,  d'une  part,  le  clergé  et  les 
fidèles  d'autre  part,  il  n'y  a  point  de  hiatus  sensible  ;  et  les  plus 
audacieux,  même,  se  plaisent  à  maintenir  en  façade  un  solide 
corps  de  doctrines . 

Probablement  en  vertu  des  maximes  mêmes  du  protestan- 
tisme, qui  ne  lui  permettent  guère  une  immixtion  dans  la  con- 
duite civique  de  ses  membres,  l'Eglise  évangélique,  en  ces  trois 
régions  oîi  elle  paraît  si  puissamment  établie,  demeure  à  peu  près 
sans  prise  sur  la  vie  publique,  au  moins  dans  les  villes.  Les 
seules  circonscriptions  de  la  Prusse  rhénane  où  le  socialisme  ait 
pénétré  sont  celles  de  Solingen  et  d'Elberfeld-Barmen,  protes- 
tantes en  grande  majorité;  la  vallée  de  la  Wupper  [Wupperthal) 
que  certains  libertins  appellent,  par  une  allitération  railleuse,  la 
«  vallée  des  bigots  »  {Muckerthal),  est  un  fief  socialiste;  et  il  en 
est  de  même  de  la  ville  de  Nuremberg. 

IV 

Si  l'on  passe  au  vaste  bloc  protestant  de  l'Allemagne  septen- 
trionale et  centrale  (Prusse,  Brandebourg,  Poméranie,  Mecklen- 
bourg,  Schleswig-Holstein,  Anhalt,  Saxe  prussienne  et  royale), 
à  peine  sillonné,  çà  et  là,  par  quelques  fissures  catholiques,  on 
y  observe,  tout  de  suite,  une  physionomie  religieuse  extrêmement 


808  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

variée;  et  la  plus  simple  façon  d'être  exact,  en  l'espèce,  est  de  re- 
prendre la  vieille  distinction  entre  villes  et  campagnes. 

En  général,  dans  l'Allemagne  proprement  protestante,  les 
villes  et  leur  périmètre  rural  sont  devenus,  suivant  une  expres- 
sion familière  à  certains  pasteurs, des  «  cimetières  spirituels  ». 
Volontiers,  à  travers  le  monde,  on  répute  Berlin  comme  le  type 
de  cette  cité  que  le  bon  Plutarque  déclarait  impossible,  une  cité 
athée;  cette  renommée  n'est  point  usurpée.  Vers  1880,  l'impiété 
berlinoise  atteignait  à  d'étranges  confins;  à  cette  date,  d'après 
les  statistiques  officielles  de  la  conférence  évangélique  d'Eise- 
nacli,  2(j  pour  100  des  enfans  protestans  restaient  sans  baptême; 
59  pour  100  des  mariages,  80  pour  100  des  enterremens  étaient 
purement  civils;  sur  100  membres  de  l'Eglise  évangélique,  on 
comptait,  par  an,  13  communions;  et  10  pour  100  seulement, 
enfin,  se  donnaient  la  peine  de  prendre  part  aux  opérations  élec- 
torales des  communautés.  L'Eglise  évangélique  cria  disette, 
disette  de  temples  aussi  bien  que  de  fidèles  ;  et  l'Etat,  impuis- 
sant à  multiplier  les  fidèles,  multiplia  du  moins  les  temples. 

En  1889,  on  évaluait  à  40  le  nombre  des  nouvelles  églises  qui  de- 
vaient être  bâties  à  Berlin  ;  sept  ans  ont  suffi  pour  que  22  fussent 
édifiées;  8  autres  sont  en  construction.  L'anecdote  suivante,  qui 
ressemble  vaguement  aune  légende  de  caricature,  m'a  été  donnée 
comme  authentique.  Sous  les  Tilleuls,  un  gamin  salue  la  voiture 
impériale;  un  monsieur  chauve,  près  de  lui,  fait  de  même;  et  le 
Bursche  de  crier  au  Philister  dénudé  :  «  Prenez  garde,  si  l'on 
voit  une  place  vide,  on  y  fera  bâtir  une  église.  »  Guillaume  II  et 
l'impératrice,  grands  bâtisseurs,  épient  les  places  vides,  dans  leur 
capitale,  pour  les  consacrer  à  Dieu.  La  cour  est  dévote;  on  sait, 
parmi  les  fonctionnaires,  que  le  pouvoir  aime  la  religion,  fonde- 
ment d'un  certain  ordre  moral;  à  la  portée  des  fidèles,  il  multi- 
plie les  endroits  où  l'on  prêche  ;  cela  suffit  pour  que  la  pratique 
religieuse  augmente.  Rappelez-vous  les  chi  Ares  dérisoires  de  1880, 
et  rapprochez-en  ceux  de  1893;  à  cette  dernière  date,  on  comp- 
tait seulement  12  pour  100  des  nouveau-nés,  36  pour  100  des 
mariés,  63  pour  100  des  défunts,  qui  échappassent  à  la  bénédic- 
tion du  pasteur;  et  pour  100  fidèles  inscrits,  on  trouvait,  non 
plus  13  communions  comme  en  1880,  mais  16.  Quelques  années 
de  collaboration  entre  la  puissance  laïque  et  l'église  ont  amené  ce 
relèvement;  et  lorsque  nous  disons  l'église,  nous  n'entendons 
point  seulement  le  clergé  paroissial,  trop  peu  nombreux,  mais  les 
pasteurs  de  la  Mission  Intérieure,  étrangers  à  la  hiérarchie.  Un 
capucin  de  la  Bavière,  le  Père  Cyprien,  a  noblement  rendu  jus- 
tice aux  multiples  travaux  de  cette  mission  protestante;  il  lui 
attribue  même,  peut-être,  plus  de  succès  qu'elle  n'en  a,  ou  plutôt 


LA    CARTE    RELKUELSE    DE    l'aLLEMAGNE.  809 

il  lui  suppose  tout  le  succès  qu'elle  souhaiterait.  A  vrai  dire,  le 
léger  progrès  qu'accusent  les  statistiques  de  1893  est  purement 
extérieur  ;  la  couche  de  vernis  religieux,  qui  dissimule  en  beaucoup 
de  pays  l'apostasie  réelle  des  sociétés,  setait,  à  Berlin,  fortement 
écaillée:  tant  bien  que  mal,  on  l'a  rajeunie  et  solidifiée  ;  ce  fut  un 
de  ces  crépissages  qui  font  durer  les  façades  sans  en  affermir  les 
fondations.  Oue  le  résultat  obtenu  réjouisse  certains  partis  poli- 
tiques, on  le  comprend  ;  mais  lésâmes  pieuses  demeurent  sans  illu- 
sion. Au-dessous  du  monde  officiel, — aussi  strictement  évangélique 
que  l'empereur  l'est  en  fait  et  que  l'Etat  prussien  l'est  en  prin- 
cipe, —  vous  coudoyez  à  Berlin  deux  catégories  d'hommes.  D'une 
part  une  bourgeoisie  se  piquant  de  lumières,  associant  la  religion, 
par  convenance  et  par  civilité,  aux  grands  actes  de  la  vie,  mais 
incrédule  foncièrement  :  elle  a  comme  desservans  attitrés,  pour 
ses  rares  besoins  religieux,  des  pasteurs  hommes  du  monde,  de 
science  aimable  et  de  haute  courtoisie,  détestant  la  rigidité  doc- 
trinale comme  une  chose  de  mauvais  ton,  adeptes  et  apôtres  d'une 
certaine  foi  facile,  pas  plus  encombrante  qu'impérieuse,  discrète 
et  souple  comme  toute  opinion  de  salon.  D'autre  part  une  masse 
populaire  fortement  conquise  par  le  socialisme,  toujours  sarcas- 
tique  et  souvent  haineuse  contre  l'église  établie,  et  soupçonnant 
volontiers  cette  église  de  travailler  pour  le  salut  du  trône  et  la 
sécurité  des  coffres-forts  plutôt  que  pour  la  gloire  de  Dieu.  Par 
principe  politique  aussi  bien  que  par  impiété,  cette  foule  se  dérobe 
à  l'action  apostolique  du  protestantisme.  C'est  par  principe,  aussi, 
qu'elle  préfère  l'union  libre  au  mariage;  elle  a  un  système  d'idées 
et  d'instincts  qui  exclut  toute  déférence,  même  superficielle,  envers 
les  usages  ecclésiastiques.  Il  est  vrai  que  le  génie  allemand  con- 
cilie parfaitement  l'irréligion  et  la  religiosité  ;  et  l'impiété  la  plus 
radicale  est  encore  tout  heureuse  de  s'habiller  de  mysticisme,  au 
sein  de  certaines  sectes  dont  nous  parlerons  un  jour.  Mais  entre 
le  protestantisme  officiel  et  la  population  ouvrière  de  Berlin,  un 
fossé  est  creusé.  «  Trop  tard,  la  place  est  prise:  »  en  Prusse  rhé- 
nane, c'étaient  les  catholiques  qui  tenaient  ce  langage  aux  so- 
cialistes; à  Berlin,  ce  sont  les  socialistes  qui  ripostent  ainsi  aux 
tentatives  d'action  sociale  d'un  certain  nombre  de  pasteurs  évan- 
géliques,  paralysés  d'ailleurs  depuis  quelques  mois,  en  Prusse, 
par   la  prudence   quasi  épiscopale   du   Conseil   suprême   ecclé- 
siastique. 

A  des  degrés  divers,  les  grandes  villes  protestantes  de  l'empire 
se  rapprochent,  toutes,  de  l'irréligion  berlinoise.  On  peut  se  de- 
mander, même,  si  Hambourg  ne  dépasse  pas  Berlin,  malgré  l'édi- 
liant  voisinage,  au  Rauhe  Hous,  des  créations,  religieuses  et  so- 
ciales du  pasteur  Wichern  :  on  y  comptait,  en  1893,  sur  100 


810  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

mariages,  13  seulement  non  bénis  (ce  qui  dénoterait  moins  d'in- 
différence qu'à  Berlin)  ;mais  sur  100  enfans,  17  demeuraient  sans 
baptême  (ce  qui  dénoterait  le  contraire);  et  pour  une  population 
de  100  protestans,  on  relève  à  Berlin  16  communions,  à  Ham- 
bourg 10  seulement;  Magdebourg  viendrait  ensuite,  puis  les  ag- 
glomérations industrielles  de  la  région  saxonne.  «  Le  peuple  de 
Saxe,  écrivait  Montalembert  en  1834,  est  le  plus  protestant  de 
toute  l'Allemagne.  »  Sans  aucun  fard,  aujourd'hui,  le  socialisme 
expose,  à  son  invincible  clientèle  d'électeurs  saxons,  la  philoso- 
phie athée  dans  laquelle  il  encadre  ses  revendications  économi- 
ques et  qui  d'ailleurs,  peut-être,  ne  leur  est  pas  essentiellement 
inhérente;  et  ces  populations  évangéliques  lui  font  l'abandon 
de  leurs  votes  et  de  leurs  consciences.  Elles  ne  tiennent  aucun 
compte  à  la  fraction  <(  libérale  »  de  l'église,  des  efforts  qu'elle  fait 
pour  mettre  son  dogme  à  la  portée  de  leur  scepticisme,  ni  de  cette 
condescendance  avec  laquelle  elle  atténue  le  symbole  au  risque 
de  le  déchirer  ;  et  dans  leur  acharnement  contre  le  christianisme 
elles  enveloppent  la  morale  chrétienne,  lors  même  que  par  un 
prodige  de  complaisance  elle  leur  est  présentée  sans  aucun  alliage 
de  surnaturel. 

Quelle  est  la  situation  religieuse  des  campagnes,  nous  Talions 
dire  à  grands  traits.  Dans  la  Prusse  orientale  et  occidentale,  et 
dans  la  partie  de  la  Poméranie  qui  s'étend  sur  la  rive  droite  de 
l'Oder,  la  piété  est  convenable  :  le  district  de  Kœstlin,  môme,  est 
l'une  des  régions  de  l'Allemagne  oii  la  ferveur  est  le  plus  assidue, 
puisque  chaque  dimanche,  dans  les  temples,  la  communauté  est 
représentée  par  environ  la  moitié  de  ses  membres.  De  l'autre  côté 
de  l'Oder,  le  changement  est  brusque  ;  aux  alentours  de  Stral- 
sund,  quatre  à  cinq  pour  cent  des  lidèles  vont  au  prêche;  on 
communie  cinq  ou  six  fois  dans  sa  vie,  à  l'occasion  des  importans 
événemens  de  famille,  mais  sans  recueillement,  sans  intelligence, 
et  parce  que  la  Pâque,  presque  au  même  titre  que  les  libations  et 
les  danses,  figure  nécessairement  au  programme  d'un  grand  jour. 
C'est  un  pays  de  très  grande  propriété  :  on  y  compte  moins  de 
petits  paysans,  "beaucoup  plus  d'ouvriers  agricoles  que  dans  la 
moitié  orientale  de  la  Poméranie;  et  il  semble,  en  ces  parages, 
que  la  pratique  religieuse  diminue  à  mesure  que  déchoit,  par 
l'effet  de  mauvaises  conditions  sociales,  la  dignité  de  l'existence. 
Le  Mecklenbourg  n'est  guère  plus  dévot  ;  sur  cent  fidèles  inscrits 
le  pasteur  a  dix  auditeurs  environ.  Cette  indifférence  est  conta- 
gieuse^ elle  se  retrouve  dans  le  sud  du  Schleswig-Holstein.  Le 
Brandebourg,  en  revanche,  est  hirchlich  (ainsi  dit-on  d'un  pays 
où  les  offices  sont  suivis)  ;  encore  offre-t-il,  à  cet  égard,  de  curieux 
contrastes  :  dans  le  cercle  de  Liickenwalde-Jûterbogk,  il  n'est 


LA  CARTK  Ri;LUiii:rsi:  m:  l'ali.kma(;>e.  811 

guère  de  fïi^iille  qui  ne  soit  représentée  au  temple,  chaque  di- 
manche, par  un  de  ses  membres,  et  pour  100  lidèles  on  compte 
annuellement  200  communions;  non  loin  de  là,  dans  l'Uker- 
mark,  on  cite  telle  commune  de  1  ."^iOO  âmes  où  le  pasteur  a 
30  auditeurs;  et  dans  le  Havelland  la  piété  tombe  également  en 
désuétude.  Un  professeur  de  Berlin,  qui  conserve,  pour  l'avenir 
de  l'Église  évangélique,  les  plus  fortiliantes  espérances,  et  dont 
le  iîls  et  le  gendre  sont  pasteurs,  m'attestait  par  son  expérience 
personnelle  la  diminution  de  la  piété  domestique  dans  les  régions 
prussiennes  qu'il  connaît  :  on  ne  peut  plus  espérer,  en  frôlant  les 
murs  de  certaines  ruelles  de  village,  surprendre  l'écho  de  quelque 
lecture  biblique,  de  quelque  psalmodie  commune,  de  l'un  de  ces 
exercices  enfin  {Haus:andachten)  par  lesquels  les  vieilles  familles 
protestantes  s'élevaient  volontiers  vers  Dieu.  La  province  de 
Hanovre  est  d'une  piété  moyenne;  dans  le  Brunswick  som- 
meille une  indifférence  qui  confine  à  l'impiété.  Les  paysans  sont 
plus  que  tièdes  dans  l'arrondissement  de  Magdebourg,  assez 
dévots  dans  ceux  de  Mersebourg  et  d'Erfurt.  Si  l'on  devait  donner 
des  rangs  aux  petits  duchés  saxons  d'après  Tétat  de  la  pratique 
religieuse,  c'est  Altenburg qui  l'emporterait  ;Meiningen  et  Weimar 
viendraient  ensuite;  et  tout  à  la  fin,  passablement  indévots, 
Gotha  et  Cobourg.  Le  royaume  de  Saxo  comporte  une  distinc- 
tion :  dans  les  campagnes  où  l'industrie  s'est  installée,  l'office 
est  négligé;  il  est  plus  suivi  dans  celles  où  le  paysan  est  de- 
meuré un  paysan. 

Mais  la  pratique  religieuse ,  là  même  où  elle  est  le  plus  répandue, 
est  trop  souvent  purement  extérieure  ;  elle  n'a  sur  les  mœurs  qu'une 
influence  très  médiocre,  sinon  nulle.  MM.  Huckstâdt  et  Wittenberg, 
pasteurs  évangéliques,  rapporteurs  d'une  récente  enquête  sur  la 
moralitédescampagnesprussiennes  et  saxonnes,  s'attristent  de  cette 
conclusion  :  «  Dans  les  régions  les  plus  kirchlich,  disent-ils,  l'im- 
moralité est  aussi  grande  ou  presque  aussi  grande  que  dans  les 
régions  qui  ne  sont  point  kirchlich.  »  D'un  opuscule  de  souvenirs 
personnels  publié  par  le  pasteur  d'un  village  prussien,  M.  Paul 
Gerade,  résultent  les  mêmes  impressions  attristantes.  La  situation 
matérielle  des  pavsans,  souvent  très  précaire,  apparaîtà  beaucoup 
d'ecclésiastiques  protestans  comme  la  principale  raison  de  cette 
sauvagerie  'ou  de  cette  déchéance  morale  ;  et  c'est  le  commun 
intérêt  des  bonnes  mœurs  et  de  l'église  évangélique  qui  dicte  les 
revendications  du  pasteur  Wittenberg  et  de  ses  amis  en  faveur 
des  ouvriers  agricoles.  Mais  à  ces  revendications,  il  semble  que 
la  hiérarchie  suprême  ne  s'associe  point,  et  qu'elle  y  serait  plutôt 
hostile  :  ainsi  l'exigerait,  à  défaut  du  pouvoir  central,  cette  âpre 
et  conservatrice  féodalité,  la  Ritlerschaft,  souvent  patronne  des 


812  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paroisses,  et  moins  initiée  à  l'esprit  de  TEvangile  qu'à  l'art  d'ex- 
ploiter ses  journaliers  et  ses  domaines.  Avant  de  civiliser  la  plèbe 
des  campagnes,  il  en  faudrait  humaniser  lepatriciat;  et  par  l'effet 
d'un  mancjue  de  liberté  dont  nous  aurons  un  jour  à  chercher  les 
causes,  l'Eglise  évangélique,  qui  tâtonne  dans  la  première  tâche, 
n'a  pas  encore  pu  affronter  la  seconde. 

Sur  toute  l'étendue  de  cette  immense  région  protestante,  dans 
les  endroits  où  le  catholicisme  s'est  installé,  où  même  il  se  déve- 
loppe, il  manque  en  général  de  vigueur.  L'argent  fait  défaut,  plus 
encore  les  hommes.  Le  Kulturkampf,  un  peu  partout,  décima  les 
rangs  du  clergé;  de  là  une  disette  de  prêtres  dont  il  faudra 
quelques  années  encore  pour  réparer  les  inconvéniens.  C'est  à 
l'évêché  de  Breslau  surtout,  et  à  l'évêché  d'Osnabrùck,  qu'on 
souffre  de  cette  disette.  Le  premier  de  ces  deux  évêchés  préside  à 
la  «  Délégature  apostolique  »,  qui  comprend  Berlin,  le  Brande- 
bourg et  la  Poméranie;  l'accroissement  du  nombre  des  prêtres, 
dans  cette  région,  ne  répond  pas  à  l'accroissement  du  nombre 
des  fidèles.  Cinq  églises  nouvelles  ont  été  créées  à  Berlin  depuis 
1860;  on  y  a  multiplié  aussi  les  associations  catholiques  de  tra- 
vailleurs; les  Dominicains  y  desservent  une  paroisse,  et  d'autres 
ordres  religieux  y  pourraient  être  appelés.  Mais  l'action  du  clergé 
séculier,  vis-à-vis  d'une  masse  de  fidèles  dispersés  et  souvent  in- 
connus, en  présence  du  champ  qu'il  aurait  à  soigner  et  qu'il  est 
impuissant  même  à  explorer  tout  entier,  semble  forcément  con- 
damnée à  l'incertitude,  à  l'instabilité,  à  je  ne  sais  quelle  timidité 
haletante  qui  éloigne  du  succès. 

Le  vicariat  des  missions  catholiques  du  Nord,  confié  depuis 
Grégoire  XVI  aux  évoques  d'Osnabrùck,  gouvernait  en  1888,  dans 
les  villes  hanséatiques,  le  Mecklenbourg  et  le  Schleswig-Hols- 
tein,  43702  âmes  (au  lieu  de  11870  en  1867).  De  ses  trente-quatre 
stations  de  mission,  quinze  remontent  au  dernier  quart  de  siècle, 
et  sept  seulement  sont  antérieures  à  1800.  Les  rapports  pério- 
diques adressés  d'Osnabrùck  à  la  congrégation  de  la  Propagande 
sont  d'une  netteté  parfaite  et  sans  nul  apprêt;  on  y  voit  naître  et 
vivoter  les  chrétientés  de  Diaspora,  et  la  communication  de  ces 
documens  occultes  nous  a  grandement  servi. 

Des  petites  gens  venant  de  tous  les  coins  de  l'Empire  et  même 
de  l'Europe,  Autrichiens,  Bohémiens,  Polonais,  Italiens,  Alle- 
mands surtout,  «  cherchant  à  gagner  le  plus  possible,  négligeant 
souvent  la  religion  »,  voilà  la  clientèle  de  l'évêque-vicaire.  Une 
partie  de  cette  clientèle  est  perpétuellement  en  mue;  beaucoup 
d'ouvriers,  appelés  par  des  travaux  périodiques,  viennent  et  s'en 
vont  avec  les  saisons;  il  est  aussi  des  besognes  accidentelles  qui 
provoquent  subitement  une  grosse  demande  de  forces  humaines; 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGNE.  813 

des  cinq  mill^  ouvriers  catholiques  qui  travaillaient  au  canal  de 
Kiel,  un  certain  nombre  se  sont  déjà  dispersés,  portant  ailleurs 
leurs  bras  et  leur  sueur.  Comme  le  besoin  crée  l'organe,  une 
agi^lomération  catholique  crée  la  station  de  mission;  sous  ce  nom: 
canal  du  Nord-Est,  lévêque  vicaire  en  fit  installer  une,  presque 
ambulante,  pour  le  service  spirituel  des  ouvriers  et  des  petits 
manœuvres.  Les  travailleurs  agricoles,  plus  dispersés,  sont  plus 
insaisissables:  u  On  évalue,  dit  le  rapport  de  1888, que  deux  cents 
environ  doivent  être  épars  dans  les  biens  nobles  et  les  domaines  du 
grand-duc  de  Mecklenbourg-Schwerin,  autour  de  Ludwigslust;  » 
il  faudrait  dire  plus  de  deux  cent  cinquante,  d'après  le  rapport 
de  1893.  Incessamment  le  missionnaire  voyage,  en  quête  de  ces 
épaves  qui  sont  des  âmes  ;  telle  station  a  cinquante  kilomètres 
de  rayon;  «  si  vaste  est  le  district  de  Rostock  que  le  prêtre  n'y 
peut  visiter  tous  les  catholiques  ni  procurer  à  tous  la  possibilité 
d'assister  à  l'office  divin  »  ;  il  est  des  communautés  qui  ont  la 
messe  une  fois  par  mois,  d'autres  plus  rarement,  d'autres  jamais. 
De  ces  bourgades  délaissées  se  détachent  chaque  année  quelques 
enfans  de  quatorze  ans;  ils  s'en  vont  à  la  grande  ville,  à  la  ville 
de  résidence  officielle  du  missionnaire,  et  là,  quelques  mois 
durant,  dans  une  institution  pour  communions  [Kommiimka7iden- 
Anstalt)  ou  dans  des  chambrettes  du  presbytère,  ils  s'initient  à 
leur  foi  ;  catéchisme  appris  et  communion  faite,  ils  s'en  retournent. 
La  pratique  religieuse  s'accommode  mal  de  pareilles  conditions; 
elle  y  survit  pourtant;  d'après  le  rapport  épiscopal,  la  moitié  des 
catholiques,  à  Brème,  les  deux  tiers,  à  Lubeck,font  leurs  pàques; 
ce  sont  villes  où  la  proportion  annuelle  des  communions  protes- 
tantes au  nombre  des  fidèles  protestans  est  de  lo,22  et  19,78 
pour  100  ;  la  chrétienté  exotique  s'y  montre  donc  plus  pieuse  que 
la  chrétienté  établie.  Que  les  vocations  religieuses  soient  rares 
dans  \q.  Diaspora,  on  le  comprend  sans  peine;  en  1895,  on  comp- 
tait trois  prêtres  et  trois  étudians  en  théologie  originaires  de  cette 
Diaspora.  Elle  est  peuplée  de  pauvres  gens  timides  et  passifs, 
dont  la  vie  religieuse,  même  correcte,  est  sans  intensité. 

Régulièrement,  chaque  station  se  devrait  suffire  à  elle-même, 
mais  les  exceptions  renversent  la  règle.  Les  fidèles  de  la  Diaspora 
auraient  plutôt  besoin  de  recevoir  des  secours,  et  ils  en  reçoivent. 
En  1888,révêque  entretenait  à  ses  frais  dix  missions  et  treize 
maîtres  d'école;  dans  trois  stations,  de  riches  particuliers  cou- 
vraient les  dépenses  de  la  communauté,  le  pape  subvenait  à  la 
construction  d'une  église  à  Hambourg,  le  grand-duc  aidait  le 
prêtre  de  Schwerin  à  vivre  ;  l'association  allemande  de  Saint- 
Boniface,  la  Propagation  de  la  Foi  lyonnaise  essayaient  de  faire 
le  reste.  Avec  l'exiguïté  des  budgets,  c'est  une  œuvre  longue  et 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laborieuse  que  d'amener  à  une  vie  normale  une  communauté  de 
Diaspora.  On  commence  bien  petitement,  d'une  façon  qu'on  pour- 
rait dire  infantile.  L'histoire  de  Wismar  peut  ici  servir  de  type. 
Eu  1871,  pour  90  marks  par  an,  les  catholiques  y  louèrent  une 
chambre  :  ce  fut  l'église.  Le  loyer  parut  trop  lourd,  et  l'on  installa 
le  culte  dans  une  salle  de  vieux  couvent,  désafTecté  depuis  la 
Réforme.  Le  couvent  dut  être  évacué;  on  se  rabattit  sur  une 
chambre  d'hôtel  qu'on  payait  150  marks;  le  grand-duc,  sur  sa 
cassette,  en  versait  120.  L'aubergiste,  en  1877,  prétendit  élever 
ses  prix  ;  il  demanda  300  marks.  Alors  l'instabilité  du  domicile 
divin  commença  de  déplaire,  et  l'on  fit  bâtir  une  petite  église 
pour  laquelle  le  grand-duc  donna  3000  marks.  Location  d'abord, 
puis  achat  et  construction  ;  ces  deux  phases  se  retrouvent  souvent 
au  début  des  petits  groupemens  Ae  Diaspora.  La  location,  parfois, 
est  gratuite  ;  l'évêque,  en  son  rapport,  rend  hommage  à  la  muni- 
cipalité protestante  de  Gustrow,  qui  prête  au  culte  catholique  la 
salle  de  l'école,  et  à  des  propriétaires  protestans  d'itzeloe,  qui  lui 
ouvrent  un  local.  On  achète  à  la  longue  <(  une  maison  et  un 
fonds  de  terre,  domum  fiindosqiie  »  où  s'entassent  côte  à  côte  la 
chapelle,  le  logis  du  prêtre,  l'école.  Il  faut  à  Dieu  un  certain 
confortable,  sinon  les  plus  distingués  des  fidèles  lui  marchandent 
leur  visite.  «  Parmi  les  officiers  et  hauts  fonctionnaires  civils 
qui  résident  en  Schleswig,  on  trouve  souvent  quelques  catholiques; 
l'aspect  indigent  et  misérable  de  l'établissement  catholique  les 
détourne  facilement  de  la  pratique  religieuse.  »  Cette  élite  a  ses 
susceptibilités  et  ses  dégoûts  ;  à  Hambourg,  où  la  communauté 
possède  quatre  écoles  primaires  et  deux  écoles  supérieures,  près 
de  deux  cents  [enfans  catholiques  fréquentent  des  établissemens 
protestans,  «  parce  que  les  écoles  catholiques  paraissent  tout  à 
fait  plébéiennes,  «f/w^of/^^m^;«r^/m  nobiles.  »  On  pardonne  malai- 
sément au  catholicisme,  en  certains  milieux,  et  sa  clientèle  de 
pauvres  et  sa  propre  pauvreté. 

Il  arrive  parfois  que  la  question  d'argent  n'est  point  la  seule  à 
résoudre  :  des  difficultés  légales  surgissent.  On  lit  à  plusieurs 
reprises,  dans  les  rapports  d'Osnabrùck,  à  propos  d'une  école  ou 
d'une  église,  cette  curieuse  formule  :  «  Elle  est  officiellement 
reconnue, à  ce  qu'il  SQUùAQ,utvidetur.  »  Pourquoi  ce  léger  doute? 
C'est  que,  dans  certains  Etats,  la  mauvaise  volonté  de  la  bureau- 
cratie ou  la  malveillance  des  lois  pèsent  lourdement  sur  les  catho- 
liques, mais  sont  contre-balancées  par  la  gracieuse  équité  du 
prince.  L'exemple  du  Mecklenbourg-Strelitz  est  frappant.  «  Bien 
que  les  lois  civiles  ne  permettent  pas  à  un  prêtre  catholique 
d'élire  domicile  dans  ce  grand-duché,  pourtant,  au  su  et  avec 
l'agrément  du  grand-duc  en  personne,  qui   ne  veut  pas  que  ses 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGNE,  815 

sujets  catholiques  soient  privés  de  l'office  divin,  un  prêtre  habite 
à  Neustrelitz;  jusqu'ici  il  na  subi  aucune  tracasserie.  »  Si  l'arbi- 
traire est  parfois  émancipateur.  plus  souvent  il  se  montre  op- 
presseur; c'est  le  cas  pour  Rostock,  où  la  municipalité  défend  au 
prêtre  catholique  l'emploi  de  cloches  et  de  tout  signe  extérieur 
qui  pourrait  indiquer  une  église.  Nous  voilà  loin  des  triomphantes 
allégrresses  du  catholicisme  rhénan;  les  conditions  mêmes  de  la 
Diaspora  diminuent  singulièrement  la  vertu  conquérante  de 
l'Église  romaine.  Dans  l'Allemagne  du  Nord,  elle  ne  cherche 
point  les  conversions  ;  elle  ne  s'y  installe  que  parce  quelle  y  pos- 
sède quelques  fidèles  installés,  elle  y  conserve  toujours  un  certain 
caractère  exotique. 


Nous  avons  sondé  jusqu'ici  les  terroirs  éminemment  catho- 
liques et  les  terroirs  éminemment  protestans.  Cinq  régions,  en 
Allemagne,  échappent  à  ces  catégories  :  la  Hesse,  le  Palatinat, 
Bade,  le  Wurtemberg  et  la  Silésie.  Par  excellence,  elles  sont  des 
domaines  mixtes  :  en  Bade,  les  catholiques  forment  les  deux  tiers, 
et  les  protestans  un  tiers  de  la  population  ;  c'est  l'inverse  en  Wur- 
temberg; dans  la  Hesse,  les  protestans  sont  un  peu  moins  des 
deux  tiers;  en  Silésie  et  en  Palatinat,  les  deux  confessions  se 
suivent  d'assez  près,  avec  une  majorité  pour  les  catholiques  dans 
la  première  région,  pour  les  protestans  dans  la  seconde. 

Hessische  Abendmahl {\a  Pâque  en  Hesse),  telle  était  la  légende 
d'un  tableau  de  M.  Cari  Bantzer,  exposé  à  Dresde  en  189o.  Rien 
de  plus  simple  que  cette  peinture,  rien  en  même  temps  de  plus 
grave  :  dans  un  temple,  des  femmes  sont  assises,  avec  de  grosses 
bibles  et  l'originale  coiffure  des  dimanches  ;  un  peu  alourdis  par 
le  recueillement  et  par  des  redingotes  d'une  coupe  paysannesque, 
leurs  maris  s'approchent  de  l'autel  pour  communier.  C'est  ce 
qu'on  appelle  en  Allemagne  un  tableau  de  Kultiir,  une  page  de 
peinture  traduisant  la  civilisation  d'un  pays  ;  et  les  critiques  d'art 
appréciaient  dans  cette  toile  une  exacte  révélation  de  la  Hesse.  Au 
fond  des  campagnes,  en  effet,  la  pratique  pieuse  survit,  plus 
exacte  dans  la  province  prussienne  de  Hesse-Nassau  que  dans  le 
grand-duché. 

Les  villes  sont  plus  tièdes  :  le  chiffre  des  communions  pro- 
testantes ne  dépasse  pas  28  pour  400  à  Darmstadt,  26  pour  100  à 
Offenbach,  36  pour  100  à  AVorms,  41  pour  100  à  Mayence. 
A  Francfort-sur-le-Main,  ville  d'affaires,  on  dirait  que  s'est  établi 
je  ne  sais  quel  compromis,  par  lequel  la  population  ne  voudrait 
point  trop  de   mal  aux  religions,   pourvu  que  les   religions  ne 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

missent  point  trop  de  zèle  à  lui  vouloir  du  bien  ;  il  n'y  a  pas  là, 
comme  à  Berlin,  ces  essais  d'une  piété  de  commande,  qui  rendent 
haineuse  l'impiété;  les  clergés  vivent  et  la  ville  vit.  M.Naumann, 
tribun  des  «  Jeunes  »  (ainsi  l'on  appelle  un  nouveau  groupe 
social  évangélique),  est  une  exception  dans  son  église,  et  d'ailleurs 
un  pasteur  hors  cadre;  il  n'y  a  point,  à  proprement  parler,  une 
association  catholique  de  travailleurs;  et,  pour  53  000  catho- 
liques on  ne  compte  que  20000  communions  pascales,  ce  qui 
passe  pour  médiocre  au  delà  du  Rhin.  Il  semblerait  que  Ketteler, 
dont  l'action  secoua  si  fortement  rAJlemagne  catholique,  eût  dû 
laisser  à  Mayence  une  empreinte  profondément  religieuse;  la 
supposition  serait  excessive.  Par  delà  Ketteler  se  répercute  la 
libertine  influence  de  certains  princes-archevêques  de  l'ancien 
régime  ;  leur  gouvernement  et  leurs  exemples  avaient  dissous  la 
ferveur;  une  nouvelle  conquête  partielle  du  peuple  catholique 
est  restée  nécessaire  dans  la  Hesse.  Or  si  l'on  observe  les  pro- 
cédés qu'emploie  le  clergé  et  les  lois  qu'il  subit,  si  l'on  mesure 
les  libertés  qu'il  prend  et  celles  qu'il  obtient,  il  semble  que  cette 
conquête  soit  encore  lointaine.  Malgré  les  incessans  efforts  du 
docteur  Ilaffner,  l'évêque  actuel,  les  ordres  religieux  sont  bannis; 
l'école  n'est  point  confessionnelle;  les  associations  d'hommes 
[Mânnervercine)  suffisent  au  zèle  des  prêtres  ruraux;  à  la  diffé- 
rence du  clergé  rhénan,  ils  ne  soutiennent  point,  si  même  ils  ne 
voient  d'un  mauvais  œil,  les  associations  de  paysans  fondées  en 
vue.  d'intérêts  économiques  [Bauernvereùie),  et  Darmstadt  est  la 
seule  ville  de  Hesse  où  l'on  cite  un  notable  progrès  de  l'activité 
catholique.  Fort  indifférent  à  cette  anémie  de  l'Eglise  romaine,  le 
gouvernement  grand-ducal  infuse  volontiers  un  sang  nouveau 
dans  l'église  protestante  en  favorisant  les  tendances  libérales  à 
l'université  de  Giessen.  Vous  entendez  répéter  dans  les  sphères 
officielles,  avec  une  certaine  complaisance,  que  cette  université  est 
un  laboratoire  de  la  théologie  moderne,  historique  et  critique; 
et  suivant  que  vous  regardez  une  telle  théologie  comme  une  in- 
carnation, plus  pure  et  plus  éclatante,  de  la  pensée  religieuse,  ou 
comme  un  travestissement  et  une  mutilation  de  cette  pensée, 
vous  évaluerez  avec  une  balance  différente  la  reconnaissance  que 
doit  à  la  Hesse  le  protestantisme  allemand. 

Le  grand-duché  de  Bade,  dont  nous  avons  expliqué  par 
l'histoire  elle-même  la  confusion  confessionnelle,  se  distingue  de 
toutes  les  autres  régions  de  l'Empire  par  un  double  trait.  En 
premier  lieu,  par  la  grâce  de  l'État  et  du  corps  électoral  des 
communautés,  le  libéralisme,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  ten- 
dances hostiles  à  l'interprétation  littérale  et  traditionnelle  du 
dogme  et  à  un  servile  respect  du  symbole,  prévaut  dans  l'église 


LA    r.ARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGNE.  817 

évangélique  de  Bade:  en  haut,  dans  la  hiérarchie,  il  est  installé; 
en  bas,  parîni  le  collège  électoral  des  fidèles,  il  sïnstalle.  En 
second  lieu,  une  «  géométrie  politique  »  des  plus  savantes  a 
dessiné  de  telle  façon  les  circonscriptions  du  grand-duché,  que 
sur  63  districts,  31  seulement  conservent  une  majorité  catho- 
lique. Ainsi,  fatalement,  le  centre  est  en  minorité  dans  la  Chambre 
badoise,  bien  que  les  catholiques  soient  en  majorité  dans  le  grand 
duché;  et  les  amateurs  de  sectionnemens  élégans,  respectueux 
d'ailleurs  de  la  volonté  populaire,  trouveraient  dans  l'observation 
du  pavs  de  Bade  une  leçon  et  un  régal.  De  la  combinaison  de 
ces  deux  caractères,  vous  dégagez  le  portrait  du  grand-duché  :  la 
confession  de  la  minorité  gouverne,  et  la  confession  de  la  majo- 
rité obéit;  quant  à  cette  minorité,  elle  comprend  un  certain 
nombre  de  dévots,  d'une  foi  exacte,  un  moindre  nombre  de  dévots, 
d'une  foi  plus  lâche  et  plus  libérale,  enfin  un  grand  nombre  d'in- 
dévots,  dune  fois  nulle;  ceux-ci,  lorsqu'il  y  a  des  élections  dans 
l'église  évangélique,  décident  du  succès  des  «  libéraux  »  sur  les 
«croyans  ».  Et,  de  même  que  le  grand-duché,  catholique  aux  deux 
tiers,  est  régi  par  le  troisième  tiers,  de  même,  l'élite  correcte- 
ment pieuse  de  l'église  évangélique  est  évincée  par  une  coalition 
de  «  libéraux  »  et  d'indifîérens ;  en  fin  de  compte,  à  tous  les 
étages,  les  majorités  voient  leur  volonté  annulée,  et  servent  de 
marchepieds  pour  la  tyrannie  des  minorités.  De  là  résultent  la 
prolongation  du  Kulturkampf,  l'interdiction  à  l'église  catholique 
d'ouvrir  des  établissemens  d'instruction,  Teffacement  du  carac- 
tère confessionnel  de  l'école.  Or  prenons  garde  d'exagérer  en 
parlant  du  bien  que  la  persécution  fait  aux  religions  ;  si  la  rhéto- 
rique est  unanime  à  le  célébrer,  l'histoire  n'est  pas  unanime  à  le 
prouver.  De  la  crise  politique  qu'il  a  dû  subir,  le  catholicisme 
badois  a  plus  pâti  que  bénéficié;  et  il  en  pâtit  toujours.  Les  sta- 
tistiques, depuis  cinquante  ans,  attestent  un  perpétuel  recul  de 
la  majorité  catholique  en  Bade  :  sur  1000  habilans,  il  y  avait,  en 
4846,  664  catholiques  et  316  protestans;  en  1883,  la  proportion 
s'était  abaissée  à  627  catholiques;  elle  s'était  élevée  à  354  protes- 
tans. L'église  romaine,  au  grand  duché,  manque  de  prêtres; 
pour  fonder  beaucoup  d'œuvres  sociales,  Ihaleine  et  le  personnel 
lui  ont  fait  défaut:  chaque  année,  à  Carlsruhe,  300  enfans  lui 
échappent,  et  plus  encore  à  Mannheim.  Originales  sont  ses 
revanches  :  Fribourg-en-Brisgau,  grâce  à  la  librairie  Herder,est 
devenu  le  premier  centre  scientifique  de  l'Allemagne  catholique  ; 
et  M  Werthmann,  secrétaire  de  l'archevêché,  est  en  train  de  cen- 
traliser, pour  la  première  fois,  le  bilan  de  toutes  les  œuvres  de 
charité  catholique  de  l'empire.  C'est  d'ailleurs  l'archidiocèse  de 
Fribourg  qui  fournit  le  plus  d'argent  au  Bonifaciiisverein  pour  le 
TOME  cxxxv.   —  1896.  52 


818 


REVUE    DES    DEUX  MONDES. 


soutien  de  la  Diaspora;  en  faisant  soigner  des  âmes  prussiennes 
ou  poméraniennes,  il  se  console  du  jiéchet  dames  badoises  qu'il 
subit.  Ce  n'est  guère  au  protestantisme  que  rapporte  ce  déchet. 
Dans  les  campagnes,  l'église  évangélique  est  forte  encore,  puisque, 
sur  100  fidèles,  elle  inscrit  en  moyenne  50 'communions,  et  28 
environ  fréquentent  le  prêche  :  chilïres  convenables  sans  être 
brillans.  Mais  dans  les  grandes  villes,  le  socialisme  la  cerne  et  la 
supplante  ;  il  souffre  peu  de  ce  que  fait  l'État  pour  le  protestan- 
tisme, et  profite  beaucoup  de  ce  que  fait  l'Etat  contre  le  catholi- 
cisme. 

Majorité   protestante;   attachement    de  la  hiérarchie   et  des 
communautés  à  la  foi  positive  et  traditionnelle  ;  abstention  de 
tout  Kulturkampf  ;  corrélation  parfaite  entre  le  nombre  des  catho- 
liques à  la  Chambre  et  leur  nombre  dans  le  pays  ;  déploiement 
fécond  et  libre  d'une  activité  sociale  catholique  ;  caractère  stric- 
tement confessionnel  de  l'école  ;  irréprochable  loyauté  de  l'État  à 
l'endroit  des  diverses  confessions  :  voilà  des  traits  inverses  de 
ceux  que  nous  avons  rencontrés  en  Bade.  De  tous  ces  traits,  com- 
posez une  image  ;  elle  sera  la  représentation  fidèle  du  Wurtem- 
berg.  Nous  la  pouvons   faire   très   sommaire,  puisque  Bade]  la 
complète,   à  la   façon  d'un   repoussoir.   On   est    très   pieux  en 
Wurtemberg,  parmi  les  deux  confessions;  dans; l'église  évangé- 
lique, les   communions  d'hommes  sont  relativement  plus  nom- 
breuses que  partout  ailleurs  en  Allemagne,  et  l'on  y  craint  les 
nouveautés    anti-dogmatiques.    On   maintient,    depuis    plus    de 
soixante  ans,  un   régime  scolaire  qui  installe  les  deux  églises, 
avec  d'amples  pouvoirs,  dans  les  écoles  confessionnelles  respec- 
tives,  non    point,  à  parler    littéralement,    comme    souveraines 
absolues,  mais  comme  représentantes  de  l'État  dans  ces  écoles 
(ce  qui  entraîne,  en  fait,  leur  souveraineté)  :  de  tous  les  États  de 
l'Empire,  le  Wurtemberg  est  le  moins  laïcisé.  De  là  la  puissance 
que  les  clergés  y  ont  gardée.  Nous  y  avons  vu  de  près,  en  1895, 
et  nous  raconterons  en  son  lieu,  la  formation  du  centre  wurtem- 
bergeois  :  à  l'époque  du  Kulturkampf,  lorsque  le  Wurtemberg 
était  comme  une. oasis  de  tolérance,  l'existence  d'un  tel  groupe 
passait  pour  oiseuse;  on  l'a  créé,  l'an  dernier,  pour  arracher  au 
gouvernement  l'une  des  rares  satisfactions  dont  les  oatholiques 
wurtembergeois  aient  à  déplorer  l'ajournement,   le   rappel  des 
ordres  religieux  ;  mais  ce  jeune  centre  s'est  tout  de  suite  signalé 
comme  un  parti  d'action  sociale  beaucoup  plus  que  comme  un 
parti  de  revendications  confessionnelles.  Il  partage  avec  les  pro- 
gressistes le  bureau  de  la  Chambre  et  volontiers  vote  avec  eux; 
disloquant  leur  programme,  il  y  combat  les  motions  concernant 
l'école;  il  y  retient,  et  souvent  prend  à  son  compte,  en  les  moti- 


LA    CARTE    RELIGIKUSE    DE    l'aLLEMAGNE. 


819 


vant  au  nom  de  ce  qu'il  appelle  la  «  justice  chrétienne  »,  les 
projets  de  ?éformes  fiscales  et  d'amélioration  sociale;  il  s'est 
déclaré  pour  la  revision  de  la  constitution,  encore  qu'elle  doive 
mettre  un  terme  aux  privilèges  de  certaines  notabilités  de  l'église 
catholique,  qui  siégeaient  de  droit  à  la  Chambre;  il  a  le  tempé- 
rament d'un  groupe  démocratique,  et  dès  le  début  il  on  a  pris  les 
allures;  il  veut  être  populaire,  et  il  lest.  Dans  ce  pays  légère- 
ment archaïque,  qui  contraignait  les  nouveautés  de  subir  un  cer- 
tain stage,  non  seulement  pour  être  acceptées,  mais  même  pour 
être  comprises,  c'est  une  religion,  et  celle  de  la  minorité,  qui  par 
une  poussée  décisive  travaille  à  les  faire  pénétrer  ;  au  déclin  d'un 
siècle  où  les  religions  ont  fréquemment  usé  leur  crédit  à  vouloir 
conserver  ce  qui  avait  disparu  et  mérité  de  disparaître,  ce  phéno- 
mène inédit  mérite  attention. 

•  Ni  dans  k  Silésie  ni  dans  le  Palatinat,  de  pareilles  surprises 
ne  nous  attendent.  L'église  évangélique,  en  Silésie,  est  fière  de 
sa  vitalité;  dans  la  région  d'Oppeln,  plus  de  60  pour  100  de  ses 
fidèles  vont  au  prêche,  et  leurs  mœurs,  chose  rare,  sont  à  l'ave- 
nant de  leur  piété;  dans  les  autres  districts,  elle  maintient  aussi 
une  certaine  ferveur,  d'autant  plus  attiédie,  en  général,  que  la 
f^rande  propriété  est  plus  envahissante  ;  les  villes  industrielles  lui 
échappent,  ou  à  peu  près.  Quant  au  catholicisme  silésien,  ne  lui 
demandez  point  cette  gravité  d'aspect,  cette  opportune  façon 
d'associer,  dans  ses  égbses,  la  nudité  et  la  parure,  surtout  cette 
intensité  d'action,  qui  distinguent  l'Église  romaine  en  d'autres 
régions  de  l'Allemagne. 

Lorsqu'on  entre  dans  les  églises  gothiques  de  Breslau,  forte- 
ment abîmées  par  les  remaniemens  artistiques  des  deux  siècles 
passés,  lorsqu'on  promène  ses  regards  sur  leurs  étranges  statues 
de  saints  et  de  saintes,  habillés  d'un  coloris  criant,  se  déhan- 
chant avec  violence  comme  pour  occuper  l'œil  du  fidèle,  et  bran- 
dissant avec  des  gestes  forcenés  leur  livre  ou  leur  cierge  ;  lors- 
qu'on lève  la  tête,  enfin,  vers  ces  «  poutres  de  gloire  »  sur  lesquelles 
se  déroule  toute  une  farandole  de  bienheureux,  on  touche  l'in- 
fluence, déjà  pressentie  en  Bavière,  de  cette  profusion  décorative 
à  laquelle  se  complaît  le  catholicisme  méridional.  Les  promesses 
du  paradis  terrestre  socialiste  luttent  avec  quelque  chance  de 
succès  contre  ces  mauvaises  copies  du  paradis  céleste;  et  sur  les 
populations  ouvrières  l'Église  catholique,  en  Silésie,  n'obtient 
qu'un  médiocre  ascendant.  Elle  possède,  dans  les  campagnes,  un 
peuple  foncièrement  chrétien,  et  par  surcroit  (est-ce  une  bonne 
chance  ou  bien  une  mauvaise?)  une  clientèle  de  grands  proprié- 
taires; or  la  masse  rurale,  souvent,  va  se  détachant  du  prêtre  si 
le  prêtre  va  s'attachant  au  seigneur;  de  là,  pour  le  clergé  silésien, 


820 


REVUE    DES    DEUX   MONDES, 


des  difficiiltds  de  tactique,  un  peu  semblables  à  celles  que  ren- 
contre, dans  l'Allemagne  du  Nord,  l'Église  évangélique. 

Envers  le  Très-Haut  et  les  bonnes  mœurs,  le  Palatinat  est 
correct.  Sur  cent  naissances  il  n'en  a  guère  que  six  d'illégitimes; 
c'est  plus  honorable  que  dans  tout  le  reste  de  l'empire  (Prusse 
rhénane  ot  Westphalie  exceptées).  Le  contact  de  deux  confessions 
égales  en  force  y  maintient  à  une  certaine  hauteur,  dans  l'une  et 
dans  l'autre,  le  thermomètre  de  la  piété;  c'est  à  Spire,  en  1529, 
que  les  réformés  se  baptisèrent  protestans  ;  fidèles  à 'ce  grand 
souvenir,  ils  sont  en  train  d'y  construire  un  temple,  l'église  de  la 
protestation;  motif  de  plus,  pour  les  catholiques,  de  fréquenter 
assidûment  leur  cathédrale. 

Croyans  ou  incroyans,  pratiquans  ou  indifférens,  affaiblis 
par  l'éparpillement  ou  fortifiés  par  la  densité  des  groupemens,  on 
comjîtait  en  bloc,  dans  l'empire,  en  1890,  31  026810  protestans 
et  176/4921  catholiques.  La  statistique  distinguait,  par  surcroit, 
un  certain  nombre  de  sectes  reposant,  comme  le  protestantisme 
lui-même,  sur  les  maximes  du  libre  examen  et  de  la  justification 
par  la  foi,  mais  détachées  de  l'église  officielle,  tantôt,  colnme  les 
frères  Moraves,  parce  qu'elles  n'y  trouvaient  point  l'aliment  rêvé 
par  leur  ferveur,  et  tantôt,  comme  les  freireligiôsen,  parce  que 
la  confession  établie  opposait  des  barrières  à  leur  radicalisme 
panthéiste.  De  la  géographie  religieuse,  ces  sectes  ne  relèvent 
point;  elles  sont  comme  noyées  parmi  la  masse  des  membres  in- 
scrits de  la  confession  protestante  et  de  la  confession  catholique, 
rsous  les  étudierons  comme  une  expression  schismatique  de  l'indi- 
vidualisme protestant,  mais  sans  nous  exagérer  la  portée  de  leur 
rayonnement.  Le  protestantisme,  le  catholicisme,  et  la  libre 
science  [freie  Wissenschaft),  voilà  les  trois  forces  essentielles  qui 
se  disputent  la  conscience  allemande.  Des  deux  premières,  nous 
avons  évalué  le  domaine  ;  apprécier  la  troisième  ne  sera  point 
affaire  de  géographie  ou  de  statistique.  Sur  le  caractère  religieux 
ou  irréligieux  de  la  libre  science,  sur  l'alliance  ou  sur  l'hostilité 
que  la  religion  doit  attendre  d'elle,  les  théologiens  de  la  Réforme 
sont  en  désaccord.  Étudier  ce  désaccord,  ce  sera  déterminer  les 
positions  respectives  du  protestantisme  et  du  rationalisme. 

Georges  Goyau. 


(o 


ANGÈLI-:    DE    lîLlNDES.  787 

tout  à  l'heure^  vous  me  punissez  trop  cruellement  :  jo  venais  ici 
chercher  l'espérance  et  la  force,  et  vous  me  découragez!  Mais 
non.  il  n'en  sera  pas  comme  vous  l'imaginez  :  j'agirai,  jo  m'effor- 
cerai de  modifier  les  idées  de  ma  mère,  par  moi-même,  par 
ceux  qui  ont  de  l'influence  sur  elle.  Elle  écoute  volontiers  M.  le 
curé,  pourquoi  n'en  pas  profiter?  Il  est  très  bon,  très  paternel 
avec  moi;  si  jo  lui  disais  mon  secret,  si  je  lui  confiais  ma  cause? 

—  C'est  mon  confesseur. 

Le  ton,  pas  plus  que  les  paroles,  ne  laissa  voir  s'il  y  avait  là, 
dans  la  pensée  d'Angèle,  une  objection,  ou  un  motif  d'appro- 
bation. 

—  Quelqu'un  qui  aurait  plus  d'action  encore  sur  ma  mère, 
une  action  décisive  peut-être,  quelqu'un  que  je  connais  peu,  mais 
que  je  pourrais  essayer  d'intéresser  âmes  projets,  ce  serait  le  Père 
Loyer. . . 

—  Oh!  non,  pas  celui-là,  s'écria  Ange  le  ;  non,  pour  rien  au 
monde.  —  Et  une  A'ivo  rougeur  lui  monta  au  visage.  —  Il  me  dé- 
plaît, il. est  fanatique,  ajouta- l-elle,  comme  cherchant  à  donner 
une  explication. 

—  Eh  bien!  l'abbé  Pernat?  revenons  à  ma  première  idée. 

—  L'abbé  Pernat...  oui,  si  vous  croyez  qu'il  y  consente.  Mais 
attendez,  attendez  encore  un  peu;  je  vous  le  répète,  si  vous 
échouez,  on  nous  séparera.  Vous  ne  voulez  donc  pas  rester  sim- 
plement et  toujours  mon  ami? 

—  Non,  cela  n'est  pas  possible,  je  ne  le  veux  pas. 

—  Attendez  au  moins  d'avoir  vingt-trois  ans;  c'est  le  2  mai, 
n'est-ce  pas?  Moi,  j'en  aurai  vingt-deux  le  17  juin.  Le  jour  où 
vous  aurez  vingt-trois  ans,  voyez  M.  le  curé,  décidez-le,  qu'il  parle 
à  vos  parens. 

—  Plus  de  quatre  mois  à  attendre! 

—  Dites  plutôt  :  Rien  que  quatre  mois  à  nous  voir  encore! 
Enfin,  trouvez-vous  autre  chose?  Ne  pensez-v^ous  pas  qu'il  vaut 
mieux,  bien  qu'il  n'y  ait  pas  de  différence  au  fond,  pouvoir  vous 
appuyer  en  apparence  sur  une  année  de  plus?  Accordez  à  mes 
craintes,  à  ma  timidité  devant  l'avenir,  ce  délai  que  je  vous  de- 
mande, si  vous  le  refusez  à  la  sagesse  qui  le  veut  aussi...  et, 
ajouta-t-elle  en  souriant,  qui  parle  par  ma  bouche. 

Et,  comme  ils  étaient  à  l'angle  d'une  allée,  elle  s'enfuit  en 
courant. 

Frédéric  Plessis. 
[La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


LA  CARTE  RELIGIEUSE 


DE 


L'ALLEMAGNE  CONTEMPORAINE 


Quiconque  a  passé  par  Cologne  a  visité  cette  sacristie  de  la 
cathédrale  où  l'on  conserve  le  trésor.  Tombe  de  pierre,  obscure 
en  plein  jour,  elle  laisse  admirer,  sous  la  pénombre  du  gaz,  les 
reflets  confondus  des  émaux,  des  bronzes  et  du  vieil  or;  les 
châsses  resplendissantes  confisquent  les  hommages  qu'atten- 
draient les  saints  ossemens ;  l'enveloppe  fait  tort  au  contenu.  Mais 
on  ne  remarque  point  d'ordinaire,  le  long  de  la  paroi,  un  mo- 
deste parchemin,  relique  d'histoire  parmi  ces  reliques  de  joail- 
lerie. Il  commémore  les  solennités  de  4842,  la  pose  de  la  pre- 
mière pierre  pour  l'achèvement  des  tours;  de  nombreux  princes 
allemands  l'ont  signé;  ils  y  parlent  de  leur  piété,  de  leur  con- 
corde, de  leur  loyalisme,  qui  trouveront,  dans  la  montée  des 
flèches  vers  le  ciel,  une  altière  et  durable  expression.  La  truelle 
en  main,  Frédéric-Guillaume  IV  avait  dit  :  «  C'est  l'Allemagne 
qui  édifiera  cette  façade;  et  ces  portes,  Dieu  aidant,  nous  donne- 
ront accès  dans  une  ère  de  prospérité  ;  elles  annonceront  à  nos 
descendans  qu'elles  furent  érigées  par  le  mêr.ie  esprit  qui,  vingt- 
neuf  ans  auparavant,  sauvait  notre  patrie  de  la  honte  et  du  joug 
étranger.  Qu'il  raconte,  ce  temple,  aux  générations  futures  l'exis- 
tence d'une  Allemagne  grande  et  puissante  par  l'unité  de  ses  sou- 
verains et  de  ses  peuples  libres.  »  De  leurs  signatures,  les  princes 
allemands  ratifièrent  ce  vœu.  Il  fut  bientôt  classique  :  «  Comme 
s'élève  ce  faîte,  grandiose  et  lointain,  disait  en  18i8  l'archevêque 
Geissel,  qu'ainsi  s'élève  la  patrie  allemande  jusqu'aux  hautes  des- 
tinées que  la  Providence  lui  a  réservées  parmi  les  peuples  de  la 


L\  CARTE  ur.LiGdusj:  DE  l'allemagne.  789 

terre.  »  Le  ddme  de  Cologne  devint  un  symbole  de  germanisme; 
la  catholique  Bavière  et  la  Prusse  évangélique  se  disputèrent 
l'honneur  d'en  illustrer  les  vitraux  ;  l'Allemagne  entière  y  mit  un 
peu  de  ses  sueurs,  de  son  or  et  de  son  àme.  En  1880,  l'œuvre  était 
achevée  :  Guillaume  P'"  vint  à  Cologne;  à  l'église  protestante,  il 
entendit  un  prêche  sur  ce  thème  :  a  Le  Seigneur  a  fait  en  nous 
de  grandes  choses,  qu'il  achève  en  nous  son  règne  ;  »  et  puis  il 
s'en  fut  voir  les  grandes  choses,  merveille  d'architecture,  qui,  par- 
ticipant fidèlement,  depuis  six  siècles,  aux  exaltations  et  aux  déca- 
dences du  monde  germanique,  s'était  elTritée  avec  le  vieil  empire 
et  relevée  avec  le  nouveau.  En  plein  Kulturkampf,  veuve  de  son 
archevêque,  la  cathédrale,  pourtant,  se  dressait  triomphante;  ses 
cloches  sonnaient  l'Alleluia  de  la  patrie  unifiée  ;  en  elle  s'enla- 
çaient deux  Allemagnes,  celle  du  moyen  âge  et  celle  de  1870; 
entre  Conrad  de  llochstaden,  le  prélat  qui  l'avait  commencée,  et 
Guillaume  de  Hohenzollern,  l'empereur  qui  l'achevait,  il  semblait 
{|ue  l'histoire  n'eût  pas  eu  de  tournant,  pareille,  dans  sa  marche, 
à  la  rectitude  allongée  des  nels  ;  le  coude  prodigieux  qu'avait 
imposé  Luther  était  comme  oublié;  en  cherchant  l'ancienne  Alle- 
magne, on  revivait  de  l'ancienne  religion  ;  et  c'est  dans  un  mo- 
nument de  1"  «  idolâtrie  romaine  »  que  la  nation  germaine  s'in- 
carnait bruyamment;  elle  mettait  un  sceau  gothique  sur  son 
unité.  Dans  le  passé  et  à  certaines  heures  du  présent,  catholicisme 
et  germanisme  étaient-ils  donc  synonymes? 

Il  est  une  sorte  de  mystère,  le  «  jeu  de  Luther  »  (Lutherspiei), 
que  jouent  dans  les  banlieues  des  grandes  villes,  au  profit 
dœuvres  charitables,  des  troupes  de  bonne  volonté.  Tour  à  tour 
on  y  voit  Luther  frémir  de  dégoût  au  fond  de  sa  cellule,  traduire 
la  Bible  à  la  ^Yartburg,  braver  l'empereur  à  Worms,  apaiser  les 
anabaptistes  soulevés;  c'est  tout  un  drame  religieux  qui  se  dé- 
roule, plein  de  gaucheries  et  de  heurts,  mais  passionnant  comme 
l'histoire  même  qu'il  met  en  scène.  Desinit  in  piscem  :  au  moment 
€ù  le  Français  espère  le  dénouement,  l'Allemand  souhaite  un 
épisode  gemùtlich;  on  nous  présente  un  Luther  en  cheveux  gris 
échangeant  avec  sa  Kâthe  (Catherine)  des  tendresses  d'amoureux 
rassis.  Mais  l'enthousiasme  rebondit;  à  la  digression  bourgeoise 
succède  le  lyrisme  ;  un  prophétisme  facile  entr'ouvre  des  horizons 
politiques;  le  génie  allemand  est  émancipé,  et  des  sillons  tracés 
par  Luther  un  nouvel  empire  surgira  :  ainsi  T affirme  le  héraut  à 
un  bourgmestre  de  complaisance,  qui  grommelait  contre  la  pièce 
au  début,  et  qui  donne  à  la  fin  le  signal  d'applaudir;  le  public 
s'écoule  emportant  cette  impression  que  protestantisme  et  germa- 
nisme sont  synonymes.  Ce  ne  sont  pas  les  rois  de   Prusse  qui 


790  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

démentiront  cette  conclusion.  Avec  le  même  zèle  qu'ils  appor- 
taient à  la  restauration  de  Cologne,  ils  ont,  dans  notre  siècle, 
entretenu  pieusement  la  petite  ville  de  Wittenberg,  vrai  musée 
de  la  Réforme.  Sur  la  grande  place,  Frédéric-Guillaume  III  dressa 
la  statue  de  Luther  ;  Guillaume  P'  la  fit  dialoguer  avec  celle  de 
Melanclithon  ;  Frédéric-Guillaume  IV  veilla  sur  les  maisons  des 
deux  réformateurs;  il  fit  renouveler,  aussi,  les  portes  de  l'église 
du  château,  qui,  sous  le  poids  inattendu  des  thèses  de  Luther, 
n'avaient  pas  croulé  ;  il  fit  inscrire  les  thèses ,  sur  le  bronze  ; 
Frédéric  III,  prince  impérial  encore,  restaura  cette  église  elle- 
même.  Aux  murs  intérieurs  s'accroche  une  procession  d'écussons 
nobiliaires  ;  c'est  l'armoriai  de  l'Allemagne  protestante,  hommage 
à  Luther  inhumé  dans  le  chœur.  Les  temps  ont  marché  depuis 
que  Louis  F'  de  Bavière  édifiait  aux  environs  de  Ratisbonne  le 
temple  de  la  Walhalla  :  dans  ce  Panthéon  germanique,  Luther  a 
sa  place  ;  mais  on  l'y  dirait  égaré,  au  moins  effacé,  parmi  les 
illustrations  de  cette  «  grande  Allemagne  » ,  — autrichienne  et  néer- 
landaise autant  que  prussienne  et  saxonne,  —  qu'associait  le  souve- 
rain bavarois  en  un  culte  commun.  L'hégémonie  berlinoise,  ré- 
trécissant l'empire  pour  le  mieux  exhausser,  a  construit  une 
«  petite  Allemagne  »,  où  Luther  domine;  depuis  un  quart  de 
siècle,  on  a  multiplié  ses  statues  ;  en  son  honneur,  on  fait  chômer 
les  écoles;  dans  ce  cadre  diminué,  les  proportions  de  sa  figure  ont 
grandi;  il  est  devenu  le  héros  germanique  par  excellence,  et  le 
protestantisme  se  présente  comme  le  légat  naturel  du  germa- 
nisme. 

Ainsi  deux  confessions  coexistent  en  Allemagne,  dont  souve- 
rains et  sujets,  suivant  les  heures,  avouent  l'une  ou  l'autre  pour 
berceau  de  la  grandeur  allemande.  Dans  ce  procès  en  recherche 
de  paternité,  une  question  grave  est  incluse  :  fatalement  le  génie 
allemand  conçoit-il,  et  fatalement  l'empire  allemand  présuppose- 
t-il  une  forme  nationale  de  christianisme  ?  Et  pour  l'étude  de 
cette  question,  l'on  commencera  de  déblayer  les  avenues,  si  l'on 
cherche,  par  une  première  reconnaissance,  les  domaines  de  ces 
confessions,  et  si  l'on  observe,  dans  les  limites  de  ces  domaines, 
leur  façon  de  régner  ou  leur  façon  d'abdiquer.  Mais  pourquoi 
cette  géographie  religieuse  est  incroyablement  complexe,  pour- 
quoi s'émiettent  ces  domaines,  pourquoi  s'enchevêtrent  ces  limites, 
c'est  ce  que  permettront  de  comprendre,  tout  d'abord,  certaines 
remarques  d'histoire. 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DK    LALLEMACIISE.  791 


I 

La  paix  d'Augsbourg  reconnut  aux  souverains  dans  les  prin- 
cipautés, aux  majorités  dans  les  villes  libres,  le  droit  de  changer 
de  religion;  elle  accordait  la  liberté  de  conscience  aux  détenteurs 
du  pouvoir,  et  à  eux  seuls.  L'absolutisme  laïque  alla  croissant. 
Les  sujets  et  les  minorités  durent  confesser  et  prier  Dieu  comme 
la  puissance  temporelle  voulait  qu'il  fût  confessé  et  prié  ;  la  con- 
science de  l'individu,  sauf  tolérance,  dut  refléter  strictement  la 
conscience  de  l'Etat;  si  le  prince  oscillait  entre  des  confessions 
rivales,  il  pouvait  exiger  que  les  âmes  de  son  peuple  oscillassent, 
tout  comme  la  sienne,  et  la  fidélité  à  un  dogme  devenait  cou- 
pable, si  de  ce  dogme  le  prince  se  détachait.  Le  droit  public  de 
la  vieille  chrétienté  défendait  à  tous,  grands  et  petits,  l'apostasie; 
les  maximes  nouvelles  permirent  aux  puissans,  suivant  les  évo- 
lutions de  leur  esprit  ou  de  leurs  caprices,  non  point  seulement 
de  défendre,  mais  d'ordonner  des   changemens  de  confessions. 


Promoteurs  de  la  réforme  au  xvi'"  siècle  ou  serviteurs  de  la 
contre-réforme  au  xvn'^,  nombreux  furent  les  souverains  alle- 
mands qui  exploitèrent  cette  permission.  Cujus  regio,  ejusrcliç/io, 
tel  était  l'adage;  pris  au  pied  do  la  lettre,  il  signifiait  que  la  sujé- 
tion d'un  homme  à  une  souveraineté  temporelle  impliquait  et 
devait  entraîner,  sauf  licence  spéciale,  son  obéissance  spirituelle, 
soit  au  pape,  accepté  par  le  prince,  soit  au  prince,  «  pape  en  ses 
terres.  » 

C'est  au  nom  de  ce  principe  que,  deux  siècles  durant,  de  I006 
à  IT.jO,  la  carte  religieuse  de  rx\llemagne  fut  remaniée.  Un  cer- 
tain nombre  d'âmes  mystiques,  d'une  beauté  et  d'une  pureté 
achevées,  avaient  salué  dans  la  Réforme  les  noces  d'argent  du 
Christ  avec  son  Eglise,  qu'il  voulait  faire  plus  sainte  pour  la 
rendre  plus  digne  de  lui;  elles  y  avaient  applaudi,  aussi,  un  ré- 
veil intense  de  l'initiative  religieuse.  L'illusion  fut  courte,  le 
réveil  bientôt  assoupi;  la  crise  religieuse  qui  travaillait  l'Alle- 
magne se  vint  dissoudre  en  une  période  d'engourdissement,  qui 
dura  jusqu'au  xviii*^^  siècle.  Dans  chaque  petit  Etat  de  l'empire,  la 
foi,  au  lieu  de  fermenter  dans  les  âmes,  se  superposait  à  elles.  En 
dépit  des  doctrines  mêmes  de  Luther,  elle  n'était  plus  un  mouve- 
ment et  un  produit  de  la  conscience,  mais  comme  une  livrée  que 
le  prince  imposait  au  sujet.  La  religion  descendait  d'en  haut,  non 
point,  comme  au  moyen  âge,  d'une  colline  lointaine,  le  Vatican, 
cime  religieuse  par  essence,  assez  élevée  d'ailleurs  et  d'un  assez 
vaste  rayonnement  pour  ne  point  écraser  ceux  qu'elle  abritait, 


79:2  REVUE    DES    DEUX   MONDES, 

mais  d'une  cime  toute  prochaine,  d'autant  plus  impérieuse  que 
médiocre  en  était  l'altitude,  étouffant  tout  dans  l'étroit  périmètre 
qu'elle  commandait,  et  concentrant  sur  elle-même  les  rayons  de 
la  religion  plutôt  qu'elle  ne  les  répercutait.  S'exaltant  sur  un 
pareil  faîte,  l'Etat  fixait  aux  sujets  l'obédience  de  Luther  ou  l'obé- 
dience de  Rome,  et  mesurait  d'ailleurs,  en  ce  dernier  cas,  le  degré 
de  déférence  qu'ils  devaient  au  pape. 

Un  jour  vint  où  l'ancien  régime  sombra;  de  ces  innombrables 
princes,  évoques,  abbés  et  margraves,  qui  détenaient  chacun 
quelques  terres  et  quelques  âmes  allemandes,  la  ruine  fut  en  un 
clin  d'œil  consommée;  leurs  querelles  de  mitoyenneté  furent 
oubliées  ;  leurs  peuples  furent  triturés  et  mêlés  pour  l'installation 
d'un  nouvel  équilibre  germanique;  leurs  juristes  tombèrent  en 
inactivité  d'emploi;  ce  fut  une  universelle  et  brusque  déchéance  ; 
et  de  tout  ce  que  ces  princes  avaient  pensé  et  ordonné,  c'est  dans 
la  géographie  religieuse,  et  là  seulement,  que  subsistent  des  ves- 
tiges. Pour  les  y  rencontrer  en  grand  nombre,  il  suffit  de  se 
promener  à  travers  l'Allemagne  religieuse,  avec  une  vieille  carte 
de  l'Allemagne  politique. 

Un  peu  plus  de  trois  lieues  séparent  Tubingue,  la  ville  uni- 
versitaire du  Wurtemberg,  et  Rottenburg,  la  bourgade  épisco- 
pale.  La  route  est  plane  ;  parfaite  de  rectitude  et  d'aisance,  elle  ne 
frôle  aucun  de  ces  obstacles  naturels  qui  maintiennent  parfois- 
dès  douanes  intellectuelles  :  on  imaginerait,  à  lœil  nu,  qu'un 
mêrne  courant,  flux  protestant  ou  reflux  catholique,  a  dû  s'épandre 
tout  le  long  du  chemin,  et  que  ce  morceau  de  terre,  homogène- 
au  point  de  vue  physique,  est  homogène  aussi  au  point  de  vue 
religieux.  Il  n'en  est  rien;  sous  l'aspect  uniforme  des  choses  sur- 
vivent, entre  les  hommes,  des  bigarrures  de  croyances;  tels  vil- 
lages sont  protestans,  tels  autres  catholiques,  suivant  qu'ils  re- 
levaient, aux  siècles  passés,  du  duché  de  Wurtemberg  ou  du 
comté  de  Hohenberg;  la  lisière  mitoyenne  qui  séparait  les  deux 
territoires  s'interposait,  à  la  façon  d'une  cloison  étanche,  entre 
les  deux  confessions.  Parmi  les  Souabes,  jadis  soumis  à  des  do- 
minations diverses,  le  xix°  siècle  a  pu  créer  une  certaine  unité 
politique  ;  mais  dans  cette  pairie  agrandie  et  précisée  que  le  Wur- 
temberg leur  a  ménagée,  le  morcellement  religieux  persiste, 
dernière  trace  d'une  époque  où  l'unité  n'existait  pas. 

Pour  une  plus  persuasive  expérience,  descendez  la  rive  badoise 
du  Rliin.  A^ous  y  trouvez  d'abord  une  assez  longue  bande  protes- 
tante :  ainsi  le  voulut  Charles  II,  margrave  de  Rade-Durlach, 
qui  r(''forma  son  église  en  1353.  Mais  à  trois  reprises  cette  bande 
est  trouée  par  des  villages  catholiques  :  dépendant  de  l'évêché  d& 


LA    CARTK    HKI.U.IEl  Si;    DE    l'aLLKMAGXE.  793 

Bàle  ou  de  f Autriche,  ils  avaient  le  droit  et  le  devoir  de  con- 
server lii  messe.  Lorsque  au  margraviat  succèdent  les  anciennes 
possessions  autrichiennes,  le  catholicisnn»  reparaît;  mais  au  mi- 
lieu de  son  domaine,  le  protestantisme  pointe;  c'est  au  village  de 
Weisweil,  dont  la  famille  de  Bade-Durlach,  qui  en  était  proprié- 
taire, donna  les  âmes  à  la  Réforme  Les  seigneuries  de  Mahlberg 
et  de  Lahr  succédaient  aux  terres  d  Autriche  le  long  du  tleuve; 
elles  étaient  le  bien  commun  des  margraves  de  Baden-Baden, 
longtemps  indécis  et  finalement  catholiques,  ot  des  comtes  pro- 
lestans  de  Nassau.  N'y  cherchez  point  l'uniformité  religieuse!  la 
conscience  collective  des  deux  maisons  souveraines  était  ondoyante 
et  diverse  :  cette  diversité  s'est  maintenue.  A  la  hauteur  d"Oireu- 
burg.la  rive  redevient  catholique:  les  margraves  de  Baden-Baden 
en  étaient  les  maîtres;  ils  se  convertirent  deux  fois  au  protestan- 
tisme et  deux  fois  au  catholicisme;  à  la  dernière  oscillation,  ils 
installèrent,  avec  plein  succès,  l'Eglise  romaine  dans  leurs  terres. 
De  nouveau,  la  Réforme  est  riveraine  en  face  du  con Huent  de 
rill;  Philippe  IV,  comte  de  Lichtenberg,  gouvernait  ces  parages; 
en  4545  il  y  supprima  la  messe;  depuis  lors  c'est  un  pays  de 
prêches.  Un  tout  petit  village.  Hanau,  échappait  à  ce  prince;  il 
relevait  du  chapitre  de  la  cathédrale  de  Strasbourg;  on  le  re- 
trouve catholique,  comme  ses  anciens  seigneurs.  Quatre  souve- 
rainetés se  succédaient  ensuite  le  long  du  fleuve  ;  Baden-Baden 
(et  la  rive  est  catholique  jusqu'à  la  hauteur  de  Carlsruhe)  ;  Bade- 
Duriach  (et  la  rive  est  protestante  jusqu'à  la  hauteur  de  Lan- 
dau) ;  l'évèché  de  Spire  (et  la  rive  redevient  catholique  jusqu'à 
la  hauteur  de  Spire)  ;  enfin  le  Palatinat.  Cette  dernière  région 
fut  réformée  au  xv!**  siècle,  redevint  catholique  après  1625,  pro- 
testante après  1648,  catholique  après  1685.  Mais  à  la  diflérence 
du  margraviat  de  Baden-Baden,  où  la  dernière  conversion  du 
prince  rallia  tous  les  habitans,  le  Palatinat  ne  recouvra  point 
son  unité  religieuse;  et  la  rive  badoise  du  Rhin  se  termine,  au 
nord,  par  une  bande  déterre  où  les  confessions  sont  passablement 
mélangées. 

On  pourrait  poursuivre  une  pareille  étude  pour  toutes  les  ré- 
gions de  l'Allemagne.  La  ville  libre  de  Nuremberg,  en  1524,  intro- 
duisit la  Réforme  dans  ses  terres;  le  margrave  Georges  d'Anspach 
fit  de  même,  en  1528,  aussi  bien  pour  Bayreuth,  dont  il  était 
régent,  que  pour  Anspach,  dont  il  était  souverain  :  voilà  l'origine 
des  districts  protestans  de  la  Bavière;  et  les  petites  communes 
catholiques,  qui  dessinent  à  travers  ces  districts  un  très  léger 
pointillé,  répondent  à  d'anciennes  enclaves  possédées  par  les 
ducs  de  Bavière,  par  les  évêques  d'Eichstaedt  ou  de  Wurzbourg, 


794  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

OU  par  l'Ordre  teutonique.  Les  bourgs  ou  cantons  isolés,  sorte 
d'oasis  catholiques,  qui  font  tache  en  pays  protestans,  sont  en 
général  de  vieux  domaines  épiscopaux  :  Geisa,  par  exemple, 
aujourd'hui  doyenné  catholique  dans  le  protestant  duché  de 
Saxe-Weimar, appartenait  à  l'évèché  de  Fulda.  Pour  expliquer  la 
genèse  de  l'Allemagne  religieuse  actuelle,  le  spectacle  de  la  Prusse 
orientale  est  spécialement  instructif;  le  diocèse  d'Ermeland,  qui 
la  régit,  comprend  une  enclave  catholique,  dont  Braunsberg  est 
la  grande  ville,  et  une  vaste  région,  presque  entièrement  évangé- 
lique,  dont  Kœnigsberg  est  le  centre.  L'enclave  est  formée  par  les 
terres  de  l'ancien  évêché  :  devant  le  palais  épiscopal  de  Frauen- 
burg,  posté  sur  une  éminence  qui  domine  la  Baltique,  deux 
petits  canons  sont  installés,  aussi  pacifiques,  aujourd'hui,  que  les 
agneaux  porteurs  de  bannières,  dont  leur  culasse  est  ornée  comme 
d'une  armoirie;  ils  rappellent  l'époque  où  les  prélats  d'Ermeland 
avaient  le  sceptre  en  même  temps  que  la  crosse,  et  qui  finit  au 
premier  partage  do  la  Pologne.  La  fidélité  de  ces  évoques  à  l'église 
romaine  permit  aux  sujets  de  rester  catholiques  ;  Albert  de 
Brandebourg,  à  leurs  portes,  faisait  du  duché  de  Prusse  une  terre 
protestante.  Partout  en  Allemagne,  les  anciens  maîtres  ont  gardé 
sur  les  consciences  une  prise  posthume  ;  sur  le  système  de  cor- 
respondance entre  les  hommes  et  Dieu,  ils  ont  pour  longtemps 
marqué  leur  empreinte;  et  la  confession  chrétienne  dont  ils 
décidèrent  le  règne  continue  de  régner,  même  sans  leur  dynastie. 
Tant  bien  que  mal,  on  a  pu  niveler  le  sol  de  l'Allemagne  poli- 
tique; mais  on  n'a  point  obtenu  que  le  sol  de  l'Allemagne  reli- 
gieuse cessât  complètement  d'être  raboteux. 

II 

Que  le  xix*'  siècle  en  ait  atténué  les  aspérités,  cela  d'ailleurs 
est  indéniable.  Si,  prenant  deux  cartes  d'Allemagne,  on  y  mar- 
quait, à  l'aide  de  couleurs  variées,  le  domaine  des  confessions 
en  1750  et  en  1896,  on  constaterait,  sans  doute,  une  parfaite  ana- 
logie quant  à  la  disposition  des  masses  coloriées;  mais  la  carte 
de  l'Allemagne  contemporaine  comporterait  des  nuances  plus 
amorties,  des  teintes  moins  accentuées,  des  couleurs  moins  déci- 
sives et  moins  sûres  d'elles-mêmes.  On  indiquerait,  par  ce  commen- 
cement de  dégradation  ,  que  l'homogénéité  des  anciens  noyaux 
religieux  n'est  point  demeurée  intacte  et  que  les  unanimités 
d'autrefois,  catholiques  ou  protestantes,  descendent  à  la  situa- 
tion de  majorités.  Munich,  Cologne,  Fribourg-en-Brisgau,  étaient 
au  début  du  siècle  des  villes  purement  catholiques;  la  première, 


LA    CAUTE    RELir.lEUSE    DE    L'.VLLEMAtiNE.  795 

aujourd'hui,  compte  oOOOO  protestans,  la  seconde  34000,1a  troi- 
sième 13000.  Inversement,  Berlin,  jadis  exclusivement  protestant, 
abritait,  en  1846,  16000  catholiques,  ai  000  en  1871,  80000  en 
1S80.  et,  sil  en  faut  croire  l'Almanach  de  la  Marche,  près  de 
150000  aujourd'hui.  De  1880  à  1885,  en  Prusse  rhénane  et  en 
Westphalie,  où  le  catholicisme  est  prééminent,  la  proportion 
des  catholiques,  par  rapport  à  la  population  totale,  s'est  abaissée, 
et  celle  des  protestans  s'est  élevée.  On  constate  le  phénomène 
contraire  dans  le  reste  de  la  Prusse,  où  le  protestantisme  prédo- 
mine. Représentez- vous  une  échelle,  l'une  des  confessions  tout 
près  du  faîte,  l'autre  tout  près  du  pied,  et  la  première  ayant 
commencé  de  descendre, la  seconde  ayant  commencé  de  monter: 
voilà  l'image  des  évolutions  religieuses  sur  beaucoup  de  points 
de  l'Allemagne. 

C'est  dans  le  royaume  de  Saxe  qu'on  peut  saisir  avec  la  plus 
frappante  précision  le  jeu  complexe,  et  relativement  récent,  de 
ces  échanges  confessionnels.  On  distingue  en  Saxe  les  Etats  héré- 
ditaires (cercles  de  Dresde,  Leipzig,  Zwickau),  où  pendant  long- 
temps il  n'y  eut  presque  point  de  catholiques,  sauf  à  la  cour,  et 
l'Oberlausitz,  où  l'Eglise  romaine  eut  toujours  des  fidèles.  Dans  les 
États  héréditaires,  on  comptait,  en  1835,  9000  catholiques;  en 
1871,  près  de  27  000  ;  en  1875,  près  de  44000  ;  en  1887,  57000  :  C'est 
dans  l'arrondissement  de  Dresde,  surtout,  et  durant  les  années 
qui  suivirent  la  guerre,  lorsqu'on  commençait  à  profiter  de  la  loi 
sur  la  libre  circulation  dans  l'empire  {Freizl'igigkeit),  que  cette 
poussée  fut  la  plus  forte.  Or  en  1835  les  18000  catholiques  qui 
habitaient  la  région  de  l'Oberlausitz  représentaient  les  deux  tiers 
du  catholicisme  saxon;  elle  en  possède,  aujourd'hui,  29000,  mais 
ils  ne  représentent  plus  qu'un  tiers  de  la  population  catholique  de 
Saxe.  Ainsi  le  centre  de  gravité  du  catholicisme  saxon  s'est  dé- 
placé; et  dans  l'ensemble  du  royaume  on  n'évalue  guère  à  plus 
de  15  pour  100  le  nombre  des  paroisses  protestantes  demeurées 
vierges  de  toute  infiltration  romaine. 

Ces  pénétrations  ne  dissolvent  ni  ne  désagrègent  les  anciens 
groupemens  religieux;  mais  elles  en  tempèrent  l'exclusivisme  en 
constellant  d'un  certain  nombre  de  taches  des  districts  jusqu'ici 
homogènes;  sur  la  physionomie  religieuse  de  chaque  région, 
elles  répandent  quelque  incertitude  ;  c'en  est  assez  pour  alarmer. 
Que  dans  une  bourgade  luthérienne  des  travailleurs  catholiques 
s'installent;  aussitôt  la  Ligue  évangélique  en  induit  un  plan  de 
conquête  occulte,  lentement  préparé  par  les  Jésuites  pour  la  ruine 
de  la  Réforme.  Et  comme  le  grand  nombre  des  officiers  et  fonc- 
tionnaires protestans  envoyés  en  Prusse  rhénane  est  de  nature  à 


796  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

surprendre  les  catholiques,  volontiers  ils  accuseraient  le  gouver- 
nement de  tenter  leurs  filles  en  multipliant  pour  elles  les  occa- 
sions séduisantes  de  mariages  mixtes,  et  de  les  trahir,  au  lende- 
main de  la  noce,  en  les  exilant,  par  de  systématiques  mutations 
de  postes,  dans  quelque  province  lointaine,  strictement  évangé- 
liquc,  où  périclite  leur  foi. 

Il  est  deux  points  de  l'Empire  où  le  gouvernement  prussien 
travaille,  ouvertement,  à  renverser  la  situation  réciproque  des 
confessions,  et  se  sert  du  protestantisme  comme  d'un  légat  :  ce 
sont  la  Pologne  et  l' Alsace-Lorraine.  L'immigration  protestante, 
ici  et  là,  est  commandée  par  le  pouvoir  central  ;  pour  que  les 
nouveaux  maîtres  trouvassent  une  majorité  de  dévouemens,  il 
faudrait,  paraît-il,  que  la  vieille  confession  catholique  ne  con- 
servât plus  que  la  minorité  des  âmes.  C'est  au  nom  du  patrio- 
tisme germanique  que  la  Ligue  évangélique  et  l'Association  de 
Gustave-Adolphe  veulent  multiplier,  dans  ces  deux  pays,  les 
églises  et  les  écoles  évangéliques.  Dans  les  couches  profondes  des 
deux  peuples  annexés,  il  y  a  comme  une  fidélité  stagnante  aux 
anciens  souvenirs;  secouer  cette  volontaire  existence  d'outre- 
tomhe,  remuer  cette  stagnation,  en  y  faisant  s'infiltrer,  ou  même 
sengoufîrer,  un  flot  de  protestantisme  prussien  :  telle  est  la 
politique  impériale.  M.  de  Bismarck  et  son  successeur  ont  semé 
les  colonies  allemandes  à  travers  l'antique  Pologne;  mais  juxta- 
poser n'est  point  mêler;  entre-choquer  n'est  point  assimiler;  la 
mieux  combinée  des  mosaïques  demeure  une  œuvre  factice,  et 
M.  de  Bismarck  n'a  pu  faire  qu'une  mosaïque. 

Lorsque  les  Polonais  dénoncent  l'invasion  du  germanisme  évan- 
gélique, les  ministres  prussiens,  pour  leur  rétorquer  leurs  griefs, 
citent  l'exemple  de  Danzig,  où  depuis  4868  un  noyau  polonais 
aurait  repris  droit  de  cité,  et  l'exemple  de  certains  villages  de 
la  Prusse  occidentale,  où  des  écoles  fondées  par  l'association  pro- 
testante de  Gustave-Adolphe  seraient  tombées  aux  mains  et  au 
service  des  catholiques  par  suite  de  l'immigration  systématique 
d'une  plèbe  polonaise.  Comme  jadis  les  chevaliers  de  l'Ordre 
Teulonique,  arborant  la  croix  noire  sur  leur  manteau  blanc,  lut- 
taient à  coups  d'épéc  contre  leurs  voisins  de  Pologne,  ainsi  dans 
la  Prusse  Occidentale,  redevenue  comme  il  y  a  cinq  siècles  la 
Marche  de  deux  races  —  et  devenue  par  surcroît  la  Marche  de 
deux  confessions  —  c'est,  si  l'on  ose  dire,  à  coups  de  colons,  de 
journaliers  et  de  vagabonds,  que  le  germanisme  protestant  et  le 
polonisme  catholique  se  combattent  incessamment  sans  pouvoir 
jamais  s'évincer. 

Partout  ailleurs,  les  infiltrations  religieuses  accomplies  déjà, 


l.A    CARTE    nr.LUilELSi:    DE    l'aI.LEM A(iNE.  797 

et  celles,  plus  importantes,  que  promet  l'avenir,  sont  plutôt  com- 
mandées pai*la  force  des  choses  que  par  des  intentions  de  propa- 
îjande;  elles  sont  un  phénomène,  non  une  manœuvre.  La  légis- 
lation du  XIX''  siècle,  plus  tolérante  que  ses  devancières,  les  a 
permises;  elles  ont  été  provoquées  et  encouragées  par  l'abais- 
sement des  barrières  entre  les  divers  Etats,  par  les  facilités  du 
transit,  par  les  circonstances  économiques  qui  réclamaient  un 
chassé-croisé  de  travailleurs.  Elles  attestent  la  vie  complexe, 
agitée,  un  peu  essoufflée,  de  l'Empire  unifié  :  par  politique,  il 
aime  à  mêler  ses  enfans  ;  bon  économe  de  leurs  forces,  il  les  dé- 
tache là  où  leurs  bras  peuvent  le  mieux  servir;  il  exploite,  en 
toutes  ses  régions,  des  Allemands  de  partout;  et  ses  grandes  cités, 
réceptacles  de  Polonais  et  de  Rhénans,  de  Badois  et  de  Saxons,  de- 
viennent, en  quelque  mesure,  une  école  de  fusion  et  d'unification, 
où  les  poignets  se  trempent  pour  une  lutte  industrielle  contre 
l'Angleterre,  cette  émule  qui  paraît  une  moitié  d'ennemie.  Le  sol- 
dat, à  son  tour,  dans  le  district  où  il  cantonne,  est  un  exotique, 
et  l'adepte,  souvent,  d'une  religion  exotitjue  :  dans  le  protestant 
Brandebourg,  un  tiers  des  fidèles  du  pape  se  compose  des  recrues 
de  l'empereur,  originaires  d'autres  régions;  on  a  vu  se  créer  des 
parois-^es,  celle  de  Wismar  par  exemple,  pour  offrir  une  messe  à 
des  soldats,  et  s'i'difier  des  temples,  en  Prusse  Rhénane,  pour  que 
la  garnison  protestante  eût  un  prêche.  Préoccupée  de  broyer  entre 
elles  les  diverses  populations,  peu  importe  à  la  Prusse  que  dans 
cette  robuste  besogne  elle  trouble,  en  beaucoup  d'endroits,  la 
tranquillité,  longtemps  bien  assise,  du  vieil  établissement  reli- 
gieux, protestant  ou  catholique;  dans  la  première  année  de  la 
domination  prussienne  en  Hanovre,  la  communauté  catholique 
s'accrut  de  1  oOO  membres.  Joignez-y  le  va-et-vient  des  fonction- 
naires, et  vous  comprendrez  qu'au  contact  de  cette  incessante 
circulation  le  visage  correct  que  s'étaient  composé  les  anciens 
groupemens  religieux,  bien  barricadés  et  bien  policés  parles  sou- 
verainetés d'autrefois,  se  chiffonne  ou  se  ride  inévitablement. 

Formation,  aux  x^xi"  et  xvn''  siècles,  d'un  certain  nombre  de 
terroirs  ,  exclusivement  protestans  ou  catholiques  ,  qui  coïnci- 
daient exactement  avec  les  limites  des  principautés,  grandes  ou 
minuscules,  et  qui  survécurent  à  ces  principautés  :  voilà  un  pre- 
mier fait,  qui  explique  le  morcellement  religieux  de  l'Allemagne. 

Développement,  au  xix'^  siècle,  de  minorités  confessionnelles 
qui  n'empêchent  point,  sans  doute,  la  Basse-Bavière  ou  la  Prusse 
Rhénane  de  demeurer  catholiques,  ni  le  Brandebourg  ou  la  Saxe 
de  demeurer  protestans,  mais  qui,  réclamant  la  tolérance,  font 
brèche  dans  la  sévère  cohésion  des  vieux  cadres  :  voilà  le  second 


798  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

fait;  ei  ces  Diasporas ,  comme  on  les  appelle,  essaims  protestans 
lancés  en  terre  catholique,  essaims  catholiques  lancés  en  terre 
protestante,  aggravent  et  corrigent,  tout  à  la  fois,  le  morcellement 
légué  par  l'ancien  régime;  elles  le  corrigent  en  le  rendant  moins 
abrupt,  en  inclinant  les  barrières  religieuses  dont  les  princi- 
pautés aimaient  à  s'enfermer;  elles  l'aggravent, aussi,  en  exigeant 
chaque  jour,  en  deçà  de  ces  barrières,  un  nouveau  sacrifice  de 
l'homogénéité  confessionnelle. 

En  nous  aidant  de  ces  observations  comme  d'une  légende  ex- 
plicative, nous  sommes  en  mesure,  désormais,  de  lire  une  carte 
confessionnelle  de  l'empire  allemand. 

III 

Prusse  Rhénane  et  Westphalie,  Bavière,  Pologne,  telles  sont 
les  trois  régions  éminemment  catholiques  de  l'Empire.  Le  catho- 
licisme rhénan  doit  être  observé  dans  les  meetings;  le  catholi- 
cisme bavarois,  dans  les  chapelles;  quant  au  catholicisme  polo- 
nais, il  offre  je  ne  sais  quoi  de  boudeur  et  d'archaïque  qui,  tout 
à  la  fois,  impose  la  réserve  et  séduit  la  curiosité. 

Volontiers  on  parle  de  la  «  catholique  »  Bavière,  et  l'épithète 
est  méritée.  Elle  est,  par  excellence,  l'asile  des  traditions  pieuses; 
et  le  clergé  régulier,  qui  les  entretient,  est  relativement  plus 
nombreux  en  Bavière  que  dans  toute  autre  partie  de  l'Allemagne. 
Longtemps  encore,  au-dessus  la  porte  des  masures  rurales,  s'ou- 
vriront les  bras  d'une  madone  ou  s'allongeront  ceux  d'une  croix. 
A  la  cour,  des  cérémonies  survivent,  qui  de  partout  ailleurs  sont 
disparues.  Une  fois  par  an,  dans  la  chapelle  royale,  le  prince 
régent  arme  des  chevaliers  ;  c'est  à  la  fête  de  saint  Georges.  De- 
bout devant  l'autel,  sévèrement  serrés  dans  une  tunique  de  soie 
blanche,  les  postulans  écoutent  un  sermon,  qui  les  éclaire  sur 
leurs  futures  obligations.  Elles  sont  doubles  :  tirer  le  glaive  pour 
le  Christ  et  l'Immaculée  Conception,  et  se  dévouer  pour  les 
pauvres  et  les  malades.  Entre  les  mains  du  prince  régent,  inter- 
médiaire entre  çux  et  Dieu,  ils  en  prêtent  le  serment;  le  prince, 
alors,  leur  donne  l'accolade,  les  enrôle  dans  la  milice  de  Saint- 
Georges,  et  préside  à  leur  toilette,  à  la  remise  du  casque,  de 
l'épéc,  des  éperons,  du  manteau  bleu  ciel  au  collet  d'hermine, 
tandis  qu'à  l'autel  la  messe  se  poursuit  et  s'achève.  On  rêverait 
pour  cette  scène,  comme  théâtre,  les  arceaux  d'une  cathédrale, 
et  comme  témoins,  des  pauvres  et  des  malades,  fourmillant  au 
fond  des  nefs  :  l'étroite  chapelle,  de  style  jésuite,  semble  plutôt 
faite  pour  des  mariages  morganatiques  que  pour  des  pompes  de 


LA    CARTK    KELIGIELSK    DK    L  ALLEMAGNE. 


799 


chevalerie.  Gest  aprt^  la  solennité  que  le  comparse  populaire 
est  admis  :  dans  une  salle  du  palais,  les  princes  et  les  chevaliers 
entrecoupent  d'une  série  de  toasts  un  déjeuner  des  plus  somp- 
tueux; ils  se  passent  l'un  à  Vautre,  en  signe  de  fraternité,  une 
coupe' archaïque,  pétillante  de  vin,  qui  dessine  une  tête  de  lion; 
et  derrière  un  léger  rideau  de  gardes,  le  bon  peuple  de  Munich 
défile,  jetant  sur  le  gala  des  coups  d'œil  brefs  et  surpris.  Sur- 
vivance d'un  âo-e  où  la  religion  créait  et  ordonnait  les  fêtes  de 
cour,  cette  cérémonie  de  la  Saint-Georges,  par  le  fait  même  qu'elle 
est  un  anachronisme,  témoigne  d'une  fidélité  littérale  aux  an- 
ciennes coutumes  religieuses,  trait  distinctif  de  la  piété  bava- 
roise. La  Bavière  a  des  pèlerinages  fréquentés;  Notre-Dame  d'Alt- 
Oettin?  attire  un  grand  concours  de  foule;  autour  de  l'image 
miraculeuse,  des  statues  d'argent,  à  demi  agenouillées,  font  sen- 
tinelle; ce  sont  des  princes  de  Bavière,  chevaliers  servans  de  la 
reine  céleste. 

«  Tu  ne  peux  pas  aujourd'hui  comprendre  l'éclat  de  ton  ber-^ 
ceau  ;  tu  ne  soupçonnes  pas  pour  quels  sévères  devoirs,  pour  quels 
douloureux  renoncemens  la  destinée  nous  a  élus.  Tous  s'incli- 
neront profondément;  en  face  ils  te  souriront,  et  par  derrière  te 
déchireront  ;  n'aie  point  d'espoir  en  l'amitié.  Mais  ta  vie  épineuse 
connaîtra  des  heures  de  joie  ;  Dieu  a  voulu  qu'il  y  eût  des  grands 
pour  que  le  bien  fût  fait  à  profusion.  Fais  le  bien;  trouver  la  re- 
connaissance, c'est  chimère.  L'ingratitude  même  t'est  réservée; 
le  salaire,  c'est  Dieu  qui  l'offre;  à  ceux  qui  ont  fait  le  bien,  il 
donne  la  paix.  »  C'est  en  1881  qu'une  infante  d'Espagne,  dont 
l'enfance  avait  été  promenée  dans  l'exil,  soupirait  ces  mâles 
leçons  sur  le  berceau  de  sa  nièce  Mercedes.  Devenue  princesse 
de  Bavière,  appliquant  ses  propres  conseils,  elle  incarne  à  Munich 
la  charité  catholique  ;  la  «  Séraphique  Union  d'amour  pour  les 
enfans  pauvres  et  abandonnés  »,  qui  fait  beaucoup  de  bien  et  en 
rêve  plus  encore,  ne  l'a  point  seulement  pour  bienfaitrice  et  pré- 
sidente, mais  pour  collaboratrice  de  sa  Revue,  à  laquelle  elle 
adresse,  entre  autres  oboles,  celle  de  ses  vers.  C'est  une  cour 
officiellement  catholique  que  la  cour  de  Bavière. 

Mais  en  dépit  des  pompes  du  catholicisme,  en  dépit  même  de 
ses  œuvres,  la  prise  qu'il  avait  jadis  sur  la  vie  publique  bavaroise 
va  s'affaiblissant.  Munich  est  la  seule  ville  catholique  de  l'em- 
pire où  le  socialisme  se  soit  implanté  ;  il  détache  deux  représen- 
tans  au  Beichstag,  un  au  Landtag.  Vainement  chercheriez-vous, 
en  Bavière,  cette  correspondance  presque  adéquate  que  l'on  ob- 
serve, sur  d'autres  points  de  l'Allemagne,  entre  les  données  de  la 
statistique  religieuse  et  le  résultat  des  élections  législatives  :  dans 


800  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  deux  circonscriptions  de  Munich,  la  proportion  des  catho- 
liques au  nombre  total  des  habitans  est,  respectivement,  de  79  et 
88  pour  100,  et  les  suffrages  recueillis  parle  centre  ne  dépassent 
pas  21  et  28  pour  100.  Si  quelqu'un  semblait  appelé,  par  son  in- 
signe expérience  du  terrain  catholique,  à  réparer  ces  disgrâces, 
c'était  assurément  le  comte  Conrad  de  Preysing,  neveu  de  Ket- 
teler;  devant  lui,  les  obstacles  foisonnèrent;  il  fit  tout  ce  qu'il 
put,  non  tout  ce  qu'il  eût  voulu.  Le  centre  est  traité  d'invention 
prussienne  par  certains  Bavarois  de  vieille  souche.  Il  est  contre- 
balancé, dans  les  campagnes  —  spécialement  en  Basse-Bavière,  où 
il  a  perdu  la  moitié  des  circonscriptions  —  par  la  Ligue  des  paysans 
[Baiiernbund),  dont  vainement  il  signale  les  candidats  comme 
protestans  ou  «  libéraux  ».  On  mesurerait  assez  exactement  la 
force  de  l'Eglise  romaine  en  Bavière,  en  disant  que  l'électeur  ne 
tolère  point  de  la  sentir  attaquée  :  M.  de  VoUmar  et  ses  amis 
socialistes  sont,  en  matière  religieuse,  des  opportunistes  respec- 
tueux. Non  moins  exactement,  on  mesurerait  la  faiblesse  de  cette 
Eglise,  en  disant  que  l'électeur  accepte  malaisément,  pour  ses 
votes,  la  discipline  du  clergé  :  les  candidats  de  la  cure  ne  sont 
point,  forcément,  les  élus  des  fidèles.  La  presse  catholique,  en 
Bavière,  est  moins  riche  et  moins  influente  qu'en  d'autres  pays 
allemands. 

L'esprit  public,  depuis  quelques  années,  échappe  lentement  à 
l'Eglise,  et  les  mœurs  aussi  lui  échapperaient-elles?  Certaines 
statistiques  des  naissances  illégitimes  tendraient  à  le  prouver. 
Dans  cette  laïcisation  de  la  vie  publique,  dont  le  socialisme  pro- 
fite, l'Etat  bavarois  a  sa  part  de  responsabilité  :  depuis  Mongelas, 
ministre  au  début  du  siècle,  jusqu'à  M.  de  Liitz,  ministre  hier, 
les  hommes  politiques  de  la  Bavière  ont  lentement  tari  la  sève 
catholique.  C'est  à  l'instigation  de  ce  royaume  que  fut  inséré  en 
1872,  dans  la  législation  de  l'empire,  le  fameux  «  paragraphe  de 
la  chaire  »,  prélude  du  Kulturkampf.  Le  premier  ministre  de  Ba- 
vière, chancelier  actuel  de  l'empire,  fut  en  1869  le  seul  gouver- 
nant en  Europe  qui  rêvât  d'une  ingérence  des  pouvoirs  laïques 
dans  les  délibérations  du  concile.  Les  prêtres  «  vieux  catholiques  » 
hostiles  à  l'infaillibilité  papale,  furent  maintenus  par  M.  de  Lulz 
vingt  ans  durant,  dans  les  paroisses  catholiques  dont  ils  étaient 
titulaires.  La  réunion  à  Munich  d'un  congrès  des  catholiques  alle- 
mands fut,  en  1890,  quasiment  prohibée.  L'établissement  catho- 
lique, en  Bavière,  est  somptueusement  installé;  mais  dans  cette 
installation  il  est  comme  calfeutré.  On  permet  au  clergé  des  œuvres 
de  philanthropie,  mais  s'il  se  mêlait  trop  activement  aux  con- 
flits sociaux,  il  risquerait  d'être  arrêté  au  nom  de  l'ordre  public. 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    1>E    l'aLLEMAC.M:.  801 

On  lui  permet  de  se  manifester  par  des  processions  et  par  des  mis- 
sions: mais  s'il  s'abandonnait  à  certaines  hardiesses  de  propagande, 
il  risquerait  d'être  arrêté  au  nom  de  la  paix  religieuse.  Au  fond 
de  ces  églises  bavaroises,  où  Ton  ne  refuse  aucun  luxe  à  Dieu, 
vous  rencontreriez,  surtout  depuis  le  congrès  catholique  qui  s'est 
réuni  à  .Munich  en  1895,  plus  d'un  prêtre  tout  enveloppé  des  va- 
peurs de  l'encens,  qui  volontiers  échangerait  ce  confort  contre  la 
liberté  d'action  du  clergé  rhénan. 

Dans  la  Prusse  rhénane  et  la  Westphalie,le  catholicisme  a  pris, 
en  effet,  au  cours  de  notre  siècle,,une  allure  apostolique  et  l'attitude 
d'une  puissance  sociale.  Sans  lisières  ni  compression,  ou  peu  s'en 
faut,  il  est  ici  tout  ce  qu'il  veut  être.  Le  pouvoir  central  est  loin- 
tain; c'est  par  surcroît  un  pouvoir  protestant  :  dirigé  par  un  État 
catholique,  un  Kulturkampf  a  l'air  d'un  rappel  à  l'ordre  (ce  qui  fait 
hésiter  et  douter  les  consciences  i  ;  dirigé  par  un  État  hérétique,  il  a 
l'air  d'une  provocation  ce  qui  les  soulève  et  les  fait  vaincre) .  A  la  fa- 
veur des  circonstances  se  développa  peu  à  peu,  dans  la  Prusse  rhé- 
nane, un  mouvement  d'émancipation  catholique,  qui  surprit  tout 
d'abord  les  clergés  et  les  fidèles  des  Etats  voisins,  façonnés  par  le 
joséphisme.  Droste-Yischering,  archevêque  de  Cologne,  en  donna 
le  signal,  en  se  laissant  incarcérer  à  Minden,  en  1837,  pour  rébel- 
lion contre  la  législation  civile  des  mariages  mixtes.  Les  lois  de 
mai,  œuvre  commune  de  M.  de  Bismarck  et  deM.  Falk,  décimèrent 
l'Eglise  rhénane;  elles  ouvrirent  une  crise,  où  plusieurs  évêques 
perdirent  leurs  sièges  et  gagnèrent  la  prison;  mais  entre  le  clergé 
tracassé  par  un  pouvoir  protestant,  et  le  petit  peuple  jaloux  d'ar- 
racher aux  industriels  protestans  une  amélioration  de  son  sort, 
une  curieuse  alliance  fut  conclue,  qui  dure  encore  et  dont  le 
centre  prussien  profita.  L'histoire  de  cette  alliance,  sur  laquelle 
nous  reviendrons  un  jour,  domine  le  catholicisme  rhénan.  Dans 
la  plupart  de  ses  actes,  il  y  eut  un  mélange  de  préoccupations 
religieuses  et  de  préoccupations  sociales,  qui  se  soutenaient 
et  s'enveloppaient  entre  elles.  L'Église  descendit  dans  les  fabri- 
ques, consentit  à  faire  siennes  les  questions  matérielles  de 
l'existence  ouvrière.  Les  fidèles,  alors,  brisèrent  ces  compar- 
timens  derrière  lesquels  autrefois  ils  retranchaient  leur  vie 
civique;  et  leurs  votes  allèrent  au  centre,  parce  que  leurs  âmes 
étaient  à  l'Eglise.  Elle  associait  tour  à  tour  les  ouvriers  de  la 
grande  industrie,  les  paysans,  les  ouvrières,  les  commis  de  bou- 
tiques, comme  elle  avait,  dès  1843,  associé  les  compagnons  am- 
bulans.  C'est  en  Westphalie  et  en  Prusse  rhénane  que  prirent 
naissance  ces  puissans  Vereine,  lentement  ramifiés  à  travers  toute 
l'Allemagne.  Ils  trouvaient  la  place  prise  par  un  discret  fourmil- 
TOME  cxxxv.  —  1896.  ol 


802  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lement  d'associations  et  de  fraternités  pieuses,  œuvres  de  conser- 
vation, qui  groupaient  en  des  chapelles  bien  closes,  pour  la  pro- 
téger contre  le  mal,  une  dévote  élite  triée  dans  la  foule.  Sans 
évincer  ces  Brtiderschaften,  qui  dans  certaines  vilfes,  comme 
Aix-la-Chapelle,  résument  encore  presque  exclusivement  l'action 
catholique,  les  Vereine  s'y  juxtaposèrent,  avec  des  cadres  plus 
amples  et  des  façons  plus  conquérantes.  On  y  choquait  les  verres 
en  même  temps  qu'on  y  mêlait  les  prières  ;  on  s'y  groupait  pour 
la  réalisation  concrète  et  terrestre  d'un  certain  idéal  chrétien  ; 
loin  de  fouiller  la  vaste  pâte  populaire  pour  en  extraire  le  levain 
et  empêcher  qu'il  n'y  fût  étoutle,  on  voulait,  au  contraire,  qu'il 
fermentât  au  milieu  de  cette  pâte  :  c'est  sur  de  larges  fondations 
que  ces  groupes  nouveaux  étaient  assis.  Ils  dressèrent  le  peuple 
catholique  à  penser  par  lui-même  et  à  agir  par  lui-même,  sans 
attendre  d'en  haut,  comme  une  sorte  de  supplément  à  la  révéla- 
tion, un  mot  d'ordre  quotidien  pour  la  conduite  politique  et  so- 
ciale. Or  il  fallait  que  sur  le  terrain  politique  la  prépondérance 
du  catholicisme  rhénan  trouvât  son  expression  :  grâce  à  la  vertu 
éducatrice  des  Vereine,  cette  expression  put  prendre  une  autre 
forme  que  celle  qu'on  appelle  vulgairement  le  gouvernement  des 
curés.  Le  centre  rhénan  est  d'un  acabit  fort  laïque  :  il  se  maintient, 
avec  la  hiérarchie  ecclésiastique,  en  une  communauté  générale 
d'idées;  mais  il  la  laisse  en  paix  et  elle  le  laisse  en  paix.  De  la 
Gazette  populaire  de  Cologne,  qui  depuis  trente-sept  ans,  avec  un 
mélange  presque  artistique  de  souplesse  et  de  fermeté,  commente 
et  conduit  la  politique  du  centre,  jamais  on  n'entendrait  dire  som- 
mairement, non  plus  que  de  l'ensemble  des  journaux  catho- 
liques allemands  :  «  C'est  l'organe  de  l'évèché.  »  Telle  est,  en 
son  complexe  aspect,  l'orientation  du  catholicisme  rhénan. 

Il  parlait  aux  foules  de  justice  sociale,  voire  même  d'  «  exploi- 
tation capitaliste  »,  avant  que  les  socialistes  ne  se  fussent  pré- 
sentés. Devancés  dans  la  confiance  du  peuple,  ceux-ci  perdirent 
toute  chance  de  victoire.  Leur  clientèle,  composée  surtout  d'ou- 
vriers immigrés,  se  trouve  parfois  en  majorité  pour  certaines 
élections  professionnelles;  mais  pour  les  élections  politiques, 
l'agglomération  industrielle  qui  s'est  entassée  dans  la  région  de 
Cologne  demeure  une  bastille  du  centre  allemand.  Avec  cette 
fidélité  politique,  la  pratique  religieuse  va  de  pair,  ainsi  que  le 
bon  aloi  des  mœurs;  sur  cent  catholiques,  on  évalue  de  soixante- 
quinze  à  quatre-vingt-quinze  le  chiffre  des  communions  pascales; 
et  si  l'on  excepte  la  petite  principauté  de  Schaumburg-Lippe,  en- 
foncée d'ailleurs  comme  un  coin  dans  la  Westphalie,  cette  der- 
nière province  et  la  Prusse  rhénane  sont  les  deux  pays  d'Alle- 
magne où  les  naissances  illégitimes  sont  le  plus  rares.  Dans  un 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGNE.  803 

journal  de  vc^age,  récemment  mis  en  lumière  parle  P.  Lecanuet, 
Charles  de  Montalembert,  en  1834,  écrivait  :  «  La  Weslphalie 
est  le  foyer  du  catholicisme  dans  l'Allemagne  du  Nord,  c'est  la 
Bretagne  germanique.  »  Ce  témoignage  demeure  exact. 

Dans  quelle  mesure  la  poussée  des  intérêts  agrariens  risque- 
t-elle,à  la  longue,  de  désorganiser  le  centre  rhénan-westphalien, 
d'imposer  des  hommes  nouveaux  à  la  coniiance  des  catholiques 
ruraux,  et  de  troubler  l'harmonie  entre  la  vie  religieuse  et  la 
vie  publique?  Nous  aurons  à  l'étudier.  La  plus  récente  manifes- 
tation du  centre  dans  cette  région  fut  l'élection  législative  de  Co- 
logne, en  janvier  dernier;  M.  l'avocat  Karl  Trimborn  recueillit 
un  nombre  de  voix  supérieur  encore  à  celui  que  le  centre  ob- 
tenait d'ordinaire;  dès  le  premier  tour,  il  fut  élu.  Un  industriel  de 
Mûnchen-Gladbach,  M.  Brandts,  et  M.  Trimborn  lui-môme 
comptent  beaucoup,  pour  maintenir  la  discipline  électorale,  sur 
l'Association  populaire  pour  l'Allemagne  catholique  [Volks- 
verein  fin-  das  Katholische  Deutschland)^  dernière  création  de 
Windthorst,  et  dont  ils  se  partagent  la  présidence.  Cette  associa- 
tion est  destinée  à  répandre,  à  travers  toute  l'Allemagne,  cet 
esprit  d'initiative  laïque  et  ce  programme  d'action  sociale  qui  font 
la  force  du  catholicisme  rhénan.  Le  catholique  de  la  Prusse  rhé- 
nane est  attaché  à  son  autonomie  ;  il  se  dit  volontiers  Rhénan,  tient 
fort  peu  à  passer  pour  Prussien;  il  a  conscience  de  ce  qu'il  vaut; 
et  par  surcroît  il  a  l'ambition  d  introduire  en  d'autres  pays  al- 
lemands ses  procédés,  ses  allures  et  ses  habitudes  de  succès.  Il 
rêve  que  sa  province  soit  un  foyer  ;  et  rappelant  avec  orgueil 
l'immense  foule  d'Allemands  qui  se  pressait  aux  deux  pèleri- 
nages de  Trêves,  en  1844  et  1888,  pour  vénérer  la  sainte  tunique, 
il  conclurait  volontiers  que  la  Prusse  rhénane  est  prédestinée, 
de  droit  divin,  à  régler  dans  l'Allemagne  catholique  les  pulsations 
de  la  vie  mystique,  comme  celles  de  la  vie  politique. 

Entre  l'Eglise  polonaise  et  le  peuple  de  Pologne  se  maintient 
aussi  la  plus  intime  union;  mais  tandis  que,  dans  la  Prusse  rhé- 
nane, la  solidarité  qui  rapproche  les  prêtres  et  les  masses  est 
l'œuvre  des  temps  récens,  elle  est,  en  Pologne,  un  legs  du  .passé. 
Se  drapant  dans  le  deuil  de  ses  fidèles,  l'Église  de  Pologne  les 
maintient  et  s'immobilise  en  une  sorte  de  vie  posthume,  déjà  plus 
que  centenaire,  faite  de  regrets,  d'espérances,  et  d'élans  vers  une 
résurrection.  A  cet  égard,  la  cathédrale  de  Posen  a  la  valeur 
d'un  symbole.  Au  delà  de  la  ville  allemande,  qui  chaque  année 
multiplie  ses  bâtisses,  le  petit  pont  de  la  Wartha  conduit  vers  un 
faubourg  étrange;  des  bicoques  mal  alignées,  si  chétives  et  si 
basses  qu'on  les  dirait  désireuses  de  rentrer  sous  terre,  font  avenue 
jusqu'à  la  cathédrale,  disgracieux  et  lourd  squelette,  fort  vilaine- 


804  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  habillô  par  la  mode  du  siècle  passé;  plus  loin  la  campagne 
commence.  Entrez  dans  la  basilique  :  vous  croyez  voir  une  arrière- 
garde  polonaise,  oubliée  là,  par  mégarde,  à  la  lisière  du  chef-lieu 
germanisé.  Aux  piliers  de  la  nef  s'accrochent  de  longues  plaques 
de  bronze,  finement  ouvragées;  le  graveur  a  dessiné,  sur  chacune, 
une  forêt  d'arceaux  gothiques,  cadre  élégant  et  subtil,  dans  le- 
quel se  profile  l'image  du  mort,  fièrement  en  pied,  comme  si  le 
jour  de  la  résurrection  avait  sonné.  Les  chapelles  latérales  ont 
l'aspect  d'une  nécropole;  par-dessus  leurs  tombeaux,  des  évêques 
de  marbre  sont  couchés  sur  le  flanc;  ils  dorment,  non  point  tout 
de  leur  long,  de  ce  sommeil  hiératique  qui  consacre  la  mort  et 
semble  faciliter  l'essor  de  l'àme,  mais  presque  courbés  en  deux, 
dans  une  sorte  d'assoupissement;  leurs  lourdes  tètes  mitrées,  à 
demi  dressées,  à  demi  tombantes  sur  leurs  poitrines,  veulent  re- 
tenir un  dernier  souffle  de  vie.  Et  puis,  à  l'un  des  piliers  voisins 
du  chœur,  un  tout  petit  monument  est  fixé  :  c'est  le  tombeau  de 
l'archevêque  Dindor;  sur  le  siège  de  Posen,  la  Prusse,  après  le 
Kulturkampf,  voulut  asseoir  un  Allemand;  elle  choisit  ce  bon 
prêtre  de  Kœnigsberg,  qui  n'eut  ni  le  temps  ni  le  goût  de  rien 
déranger  en  Pologne,  qui  n'essaya  point  de  dissocier  l'une  de  l'autre 
les  deux  notions  de  catholique  et  de  polonais,  et  qui,  maintenant, 
seul  agenouillé  parmi  tant  de  prélats  reposant  en  cette  enceinte, 
semble  demander  pardon  pour  son  inoff'ensive  intrusion. 

Le  catholicisme  et  la  nationalité  polonaise  se  recouvrent, 
s'enveloppent,  s'identifient.  Dans  cette  association,  la  religion 
trouve  à  la  fois  une  force  et  une  faiblesse.  Sur  le  terroir  même  de 
Pologne,  insigne  est  la  piété.  A  Posen,  sur  cent  catholiques 
quatre-vingt-treize  font  leurs  pâques;  à  la  campagne,  ce  chifl're 
de  sept  défaillances  paraîtrait  un  scandale.  Les  abstinences,  les 
jeûnes,  demeurent  très  sévères  et  très  sévèrement  pratiqués.  Mais 
dans  les  âmes  mêmes  des  Polonais,  la  racine  catholique  est  par- 
fois assez  tendre  :  et  gare  à  cette  racine,  lorsqu'ils  émigrent.  A 
Berlin,  à  Hambourg,  à  Francfort,  si  le  journalier  venu  de  Poseti 
ne  rencontre  point  un  prêtre  polonais,  il  risque  fort  d'être  momen- 
tanément perdii  pour  l'Église.  Il  n'est  point  sûr  de  retrouver,  en 
cet  exil,  le  catholicisme  authentique  de  sa  Pologne;  la  confiance 
lui  manque;  en  celui  qui  n'est  point  son  compatriote,  il  ne  voit, 
souvent,  qu'un  demi-coreligionnaire.  Un  prêtre  prussien  des 
environs  de  Berlin  avait  comme  paroissiens  un  certain  nombre 
d'ouvriers  polonais;  il  fit  venir  un  missionnaire  de  Posnanie, 
pour  leur  prêcher;  leur  assiduité  fut  admirable,  leur  enthousiasme 
débordant;  de  toutes  leurs  oreilles,  ils  écoutaient  cet  apôtre,  qui 
leur  disait,  dans  leur  langue,  la  confiance  et  le  respect  dus  au 
clergé  prussien;  à  son  départ,  curé  en  tète,  ils  l'escortèrent  jus- 


LA    CAUTK    BELIGIELSi:    UE    l'aLLEM ACNE.  805 

qu'au  train.  ^11  regagna  le  village;  le  curé,  ravi,  croyait  avoir 
vaincu  Ihunieur  défiante  de  ses  Polonais.  «  Quand  donc  revien- 
dra-t-il,  le  vrai  prêtre?  «  lui  demandèrent,  inquiets  et  rêveurs, 
quelques-uns  de  la  bande.  Le  Prussien  passait  toujours  pour  un 
faux  prêtre:  c'était  là  le  succès  delà  mission. D'ordinaire,  ce  n'est 
point  par  incrédulité,  cest  sous  lintluence  de  semblables  préjugés 
que  le  Polonais  émigré  se  détache  de  la  pratique  religieuse.  Dans 
plusieurs  régions  de  lAllemagne.  on  fait  un  vif  grief  au  clergé 
de  Posnanie  et  de  Silésie  de  l'ignorance  dans  laquelle  il  laisse  ses 
fidèles  :  ce  clergé  réplique  en  reprochant  au  gouvernement  prus- 
sien d'imposer  l'enseignement  du  catéchisme  en  allemand,  lan- 
gue inintelligible  pour  les  petits  Polonais.  L'ivrognerie,  aussi, 
supplante  souvent  la  religiosité  dans  une  âme  de  Polonais.  Sou- 
cieux de  ces  périls,  le  clergé  de  Posen  a  créé,  en  1892,  l'associa- 
tion dite  de  saint  Isidore,  qui  se  propose  de  réduire  l'émigration 
en  procurant  aux  Polonais  du  travail  local  et  de  veiller  spéciale- 
ment sur  ceux  qui  seraient  encore  contraints  d'émigrer.  Mais 
ramenez  ces  gens  dans  leur  village,  replongez-les  en  leur  milieu; 
tout  de  suite,  sans  transition,  chacun  d'eux  redeviendra  le  dé  sot 
d'autrefois,  l'adorateur  ému  du  Dieu  de  la  Pologne,  le  familier 
des  saints  nationaux.  Désemparé  par  la  nostalgie,  le  Polonais  se 
laissait  séduire  au  libertinage:  mais  il  suffit,  au  retour,  d'un 
psaume  de  connaissance  ou  d'un  curé  de  connaissance,  <(  le  vrai 
prêtre  »,  pour  ramener  ce  prodigue  à  Dieu.  Il  en  est  de  la  religion 
catholique,  en  Pologne,  comme  d'une  atmosphère  :  le  peuple  y 
baigne;  il  en  est  enveloppé,  incessamment  frôlé,  plutôt  que 
pénétré  ;  elle  est  tout  à  la  fois  à  fleur  de  sol  et  inséparable  du  sol  ; 
et  cette  atmosphère  se  condense,  elle  se  fait  opaque,  en  présence 
du  germanisme  protestant  qui  la  voudrait  entamer. 

En  domaine  de  langue  polonaise,  il  serait  imprudent  au  catho- 
licisme de  faire  des  avances  à  l'Etat  prussien,  ou,  comme  l'on 
dit,  de  «  germaniser  ».  La  Silésie  vient  d'en  offrir  un  bruyant 
exemple.  Plusieurs  de  ses  députés,  membres  du  centre,  élus  par 
des  majorités  de  travailleurs  polonais,  accédaient  aiséiin'ut  à 
toutes  les  exigences,  même  militaires,  du  gouvernement  impérial 
et  représentaient  exclusivement  les  intérêts  de  la  grande  pro- 
priété. En  novembre  1893,  les  Polonais  de  Pless-Rybnik  ont  fait 
entendre  un  avertissement:  contre  le  baron  de  Huene,  ils  ont 
élu,  malgré  les  comités  électoraux  du  centre,  un  de  leurs  com- 
patriotes catholiques,  M.  Radwanski.  Sacrifier  la  religion  à  la 
politique,  ou  la  politique  à  la  religion  :  ce  sont  là  des  expressions 
qui  n'ont  point  de  sens  pour  les  Polonais.  Leur  attachement  à  la 
tradition  historique  et  leur  dévouement  à  l'Eglise  romaine  ne 
comportent  nulle  dissociation;  le  polonismeest  un  bloc;  entre  les 


806  REVUE    DES    DEUX    MO^DES. 

parties  de  ce  bloc,  on  n'en  préfore  aucune,  on  n'en  subordonne 
aucune.  Au  Parlement  allemand,  à  la  Chambre  prussienne,  ils 
ont  créé  un  parti  ])olonais,  fidèlement  catholique,  qui  parfois 
dialogue  avec  le  centre  ou  même  est  en  coquetteries  avec  le  chan- 
celier, mais  qui  s'isole,  plus  volontiers,  en  une  sauvagerie  fière  et 
mélancolique,  tout  comme  l'Eglise  de  F'ologne  dont  il  compte 
plusieurs  représentans. 

Dans  ces  trois  bastions  catholiques  dont  nous  avons  tâté  la 
solidité,  le  protestantisme  dessine  des  angles  rentrans  :  il  est 
majorité  sur  certains  points  de  la  Westphalie,  dans  la  région 
d'Elberfeld,  dans  une  enclave  bavaroise  qui  comprend  Nuremberg, 
Anspach  et  Bayreuth;  il  possède,  dans  le  reste  de  ces  provinces 
et  en  Posnanie,  une  minorité  éparpillée.  C'est  en  ces  postes 
avancés  qu'il  le  faudrait  observer,  si  l'on  faisait  ici  un  travail  d'édi- 
fication, non  une  étude  critique.  Stimulée  par  le  voisinage  d'un 
catholicisme  llorissant,  l'Eglise  évangélique  so  dépense  en  mer- 
veilles de  charité;  elle  compose  à  son  dogme,  que  ne  respectent 
pas  toujours  les  facultés  de  théologie,  une  toilette  correcte,  aussi 
traditionnelle  que  faire  se  peut;  elle  tient  à  honneur,  enfin,  de  se 
montrer  pieuse  et  zélée  pour  le  culte.  Il  n'est  guère  de  pays,  dans 
l'empire,  où  la  ferveur  protestante  soit  plus  accomplie  que  dans 
les  campagnes  de  Posnanie;  elles  se  distinguent,  surtout,  par  la 
sérieuse  moralité  qui  complète  cette  ferveur.  Tandis  que  la  popu- 
lation rurale  évangélique,  dans  les  provinces  environnantes,  a  de 
mauvaises  mœurs,  ou,  pour  mieux  dire,  point  de  mœurs,  elle  sait 
en  Posnanie  qu'il  existe  une  morale  chrétienne.  On  aimerait  à 
s'attarder  dès  maintenant,  —  et  nous  y  reviendrons  plus  tard,  — 
au  spectacle  de  cette  activité  philanthropique  où  le  protestantisme 
rhénan  et  le  luthéranisme  bavarois  se  prodiguent  à  l'envi.  C'est 
de  Kaiserswerth,  bourgade  rhénane,  et  de  Neuendettelsau,  bour- 
gade bavaroise,  que  se  dispersèrent,  à  travers  l'Allemagne,  des 
milliers  de  diaconesses,  émules  des  sœurs  de  charité  catholiques. 
A  Bielefeld,  en  Westphalie,  les  créations  du  pasteur  de  Bodels- 
chwingh  sont  d'une  insigne  originalité;  cette  petite  ville  est 
comme  unfoyei*  d'évangélisme,  où  confluent,  au  profit  de  mul- 
tiples œuvres,  les  aumônes  de  l'Allemagne  protestante,  et  d'où 
rayonnent  sur  tout  l'Empire  certaines  institutions  qui  assurent 
aux  vagabonds  un  feu  et  un  lieu.  C'est  en  Westphalie,  aussi,  et 
dans  la  Prusse  rhénane,  que  s'est  le  plus  solidement  maintenue 
la  notion  de  la  comnmnauté  chrétienne;  de  bonne  heure,  l'Eglise 
évangélique,  ailleurs  comprimée  par  l'Etat,  y  conquit  une  cer- 
taine autonomie;  elle  en  sut  profiter,  pour  enraciner  et  cultiver, 
dans  la  conscience  de  ses  fidèles,  le  sentiment  de  leurs  liens  réci- 
proques et  des  devoirs  imposés  à  chacuu  d'eux  par  la  fraternité 


LA    CAUTE    UELRlliaSE    DE    l'aI.LEMAGNK.  807 

paroissiale.  Cfette  éducation  porte  aujourd'hui  ses  fruits;  déjà 
s'organise,  sous  la  double  impulsion  des  pasteurs  et  des  laïques, 
une  bienfaisance  d'église,  et  tandis  que.  dans  les  autres  provinces 
allemandes,  la  besogne  de  l'apostolat  et  des  bonnes  œuvres  retombe 
presque  exclusivement  sur  des  pasteurs  hors  cadre,  délégués 
sédentaires  ou  ambulans  de  la  Mission  Intérieure,  les  commu- 
nautés de  Westphalie  et  de  Prusse  rhénane  sont  assez  robustes, 
assez  vivantes,  pour  être  elles-mêmes  des  centres  d'action  chari- 
table et  évangélique.  Riches  de  libertés,  fécondes  en  œuvres,  elles 
témoignent,  parfois  bruyamment,  de  leur  fidélité  tenace  àla  vieille 
tradition  dogmatique.  Elles  aiment  mieux  partager  la  foi  de  leurs 
pères  du  xvi"^  siècle,  que  s'associer  aux  négations  de  l'université 
de  Bonn.  Le  voisinage  de  cette  université,  où  règne  la  théologie 
dite  «  incroyante  »,  leur  parait  une  provocation;  des  ligues  sont 
fondées,  des  manifestes  publiés,  pour  la  défense  intégrale  du 
symbole  apostolique.  L'église  de  Bavière,  elle,  pour  se  préserver 
des  novateurs,  n'a  besoin  ni  de  cette  vigilance  ni  de  ce  fracas; 
exclusivement  luthérienne,  elle  ne  repose  point,  comme  les 
églises  prussiennes,  sur  une  vague  entente  entre  les  luthériens  et 
réformés,  qui  toujours  implique,  en  quelque  mesure,  un  recul  de 
l'inflexibilité  dogmatique  ;  les  vieilles  croyances  lui  restent  chères  ; 
entre  les  professeurs  d'Erlangen,  d'une  part,  le  clergé  et  les 
fidèles  d'autre  part,  il  n'y  a  point  de  hiatus  sensible;  et  les  plus 
audacieux,  même,  se  plaisent  à  maintenir  en  façade  un  solide 
corps  de  doctrines. 

Probablement  en  vertu  des  maximes  mêmes  du  protestan- 
tisme, qui  ne  lui  permettent  guère  une  immixtion  dans  la  con- 
duite civique  de  ses  membres,  l'Eglise  évangélique,  en  ces  trois 
régions  où  elle  paraît  si  puissamment  établie,  demeure  à  peu  près 
sans  prise  sur  la  vie  publique,  au  moins  dans  les  villes.  Les 
seules  circonscriptions  de  la  Prusse  rhénane  où  le  socialisme  ait 
pénétré  sont  celles  de  Solingen  et  d'Elberfeld-Barmen,  protes- 
tantes en  grande  majorité;  la  vallée  de  la Wupper  [Wupperthal) 
que  certains  libertins  appellent,  par  une  allitération  railleuse,  la 
«  vallée  des  bigots  »  [MuckeHhal),  est  un  fief  socialiste;  et  il  en 
est  de  même  de  la  ville  de  Nuremberg. 

IV 

Si  l'on  passe  au  vaste  i»loc  protestant  de  l'Allemagne  septen- 
trionale et  centrale  (Prusse,  Brandebourg,  Poméranie,  Mecklen- 
bourg,  Schleswig-Holstein,  Anhalt,  Saxe  prussienne  et  royale), 
à  peine  sillonné,  çà  et  là,  par  quelques  fissures  catholiques,  on 
y  observe,  tout  de  suite,  une  physionomie  religieuse  extrêmement 


S08  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

variée;  et  la  plus  simple  façon  d'être  exact, en  l'espèce,  est  de  re- 
prendre la  vieille  distinction  entre  villes  et  campagnes. 

En  général,  dans  l'Allemagne  proprement  protestante,  les 
villes  et  leur  périmètre  rural  sont  devenus,  suivant  une  expres- 
sion familière  àccitains  pasteurs, des  «  cimetières  spirituels  ». 
Volontiers,  à  travers  le  monde,  on  répute  Berlin  comme  le  type 
de  cette  cité  que  le  bon  Plutarque  déclarait  impossible,  une  cité 
athée;  cette  renommée  n'est  point  usurpée.  Vers  1880,  l'impiété 
berlinoise  atteignait  à  d'étranges  confins;  à  cette  date,  d'après 
les  statistiques  officielles  de  la  conférence  évangélique  d'Eise- 
nach,  2t)  pour  100  des  enfans  protestans  restaient  sans  baptême; 
59  pour  400  des  mariages,  80  pour  100  des  enterremens  étaient 
purement  civils;  sur  100  membres  de  l'Eglise  évangélique,  on 
comptait,  par  an,  13  communions;  et  10  pour  100  seulement, 
enfin,  se  donnaient  la  peine  de  prendre  part  aux  opérations  élec- 
torales des  communautés.  L'Eglise  évangélique  cria  disette, 
disette  de  temples  aussi  bien  que  de  fidèles;  et  l'Etat,  impuis- 
sant à  multiplier  les  fidèles,  multiplia  du  moins  les  temples. 

En  1889,  on  évaluait  à  40  le  nombre  des  nouvelles  églises  qui  de- 
vaient être  bâties  à  Berlin  ;  sept  ans  ont  suffi  pour  que  22  fussent 
édifiées;  8  autres  sont  en  construction.  L'anecdote  suivante,  qui 
i-essemble  vaguement  aune  légende  de  caricature,  m'a  été  donnée 
comme  authentique.  Sous  les  Tilleuls,  un  gamin  salue  la  voiture 
impériale;  un  monsieur  chauve,  près  de  lui,  fait  de  même;  et  le 
Bnrsc/ie  de  crier  au  P/iilisier  dénudé  :  «  Prenez  garde,  si  l'on 
voit  une  place  vide,  on  y  fera  bâtir  une  église.  »  Guillaume  II  et 
l'impératrice,  grands  bâtisseurs,  épient  les  places  vides,  dans  leur 
<:apitale,  pour  les  consacrer  à  Dieu.  La  cour  est  dévote;  on  sait, 
■parmi  les  fonctionnaires,  que  le  pouvoir  aime  la  religion,  fonde- 
ment d'un  certain  ordre  moral;  à  la  portée  des  fidèles,  il  multi- 
plie les  endroits  où  l'on  prêche  ;  cela  suffit  pour  que  la  pratique 
religieuse  augmente.  Bappelez-vous  les  chiffres  dérisoires  de  1880, 
^t  rapprochez-en  ceux  de  1893;  à  cette  dernière  date,  on  comp- 
tait seulement  12  pour  100  des  nouveau-nés,  36  pour  100  des 
mariés,  03  pour  100  des  défunts,  qui  échappassent  à  la  bénédic- 
tion du  pasteur;  et  pour  100  fidèles  inscrits,  on  trouvait,  non 
plus  13  communions  comme  en  1880,  mais  16.  Quelques  années 
de  collaboration  entre  la  puissance  laïque  et  l'église  ont  amené  ce 
relèvement;  et  lorsque  nous  disons  l'église,  nous  n'entendons 
point  seulement  le  clergé  paroissial,  trop  peu  nombreux,  mais  les 
pasteurs  de  la  Mission  Intérieure,  étrangers  à  la  hiérarchie.  Un 
capucin  de  la  Bavière,  le  Père  Cyprien,  a  noblement  rendu  jus- 
tice aux  multiples  travaux  de  cette  mission  protestante;  il  lui 
attribue  même,  peut-être,  plus  de  succès  qu'elle  n'en  a,  ou  plutôt 


LA    CARTE    RELUUEISE    DK    t  AI.LEMA(iNE.  809 

il  lui  supposa  tout  le  succès  qu'olio  souhaiterait.  A  vrai  dire,  le 
léger  progrès  quaccusent  les  statistiques  de  1893  est  purement 
extérieur  ;  la  couche  de  vernis  religieux,  qui  dissimule  en  beaucoup 
de  pays  l'apostasie  réelle  des  sociétés,  s'était,  à  Berlin,  fortement 
écaillée;  tant  bien  que  mal,  on  l'a  rajeunie  et  solidiliée  ;  ce  fut  un 
de  ces  crépissages  qui  font  durer  les  façades  sans  en  affermir  les 
fondations.  Que  le  résultat  obtenu  réjouisse  certains  partis  poli- 
tiques, on  le  comprend  ;  mais  lésâmes  pieuses  demeurent  sans  illu- 
sion. Au-dessous  du  monde  officiel, — aussi  strictement  évangélique 
que  l'empereur  l'est  en  fait  et  que  l'Etat  prussien  l'est  en  prin- 
cipe, —  vous  coudoyez  à  Berlin  deux  catégories  d'hommes.  D'une 
part  une  bourgeoisie  se  piquant  de  lumières,  associant  la  religion, 
par  convenance  et  par  civilité,  aux  grands  actes  de  la  vie,  mais 
incrédule  foncièrement  :  elle  a  comme  desservans  attitrés,  pour 
ses  rares  besoins  religieux,  des  pasteurs  hommes  du  monde,  de 
science  aimable  et  de  haute  courtoisie,  détestant  la  rigidité  doc- 
trinale comme  une  chose  de  mauvais  ton,  adeptes  et  apôtres  d'une 
certaine  foi  facile,  pas  plus  encombrante  qu'impérieuse,  discrète 
et  souple  comme  toute  opinion  de  salon.  D'autre  part  une  masse 
populaire  fortement  conquise  par  le  socialisme,  toujours  sarcas- 
tique  et  souvent  haineuse  contre  l'église  établie,  et  soupçonnant 
volontiers  cette  église  de  travailler  pour  le  salut  du  trône  et  la 
sécurité  des  coffres-forts  plutôt  que  pour  la  gloire  de  Dieu.  Par 
principe  politique  aussi  bien  que  par  impiété,  cette  foule  se  dérobe 
à  l'action  apostolique  du  protestantisme.  C'est  par  principe,  aussi,^ 
qu'elle  préfère  l'union  libre  au  mariage;  elle  a  un  système  d'idées 
et  d'instincts  qui  excluttoute  déférence,  même  superficielle,  envers 
les  usages  ecclésiastiques.  Il  est  vrai  que  le  génie  allemand  con- 
cilie parfaitement  l'irréligion  et  la  religiosité;  et  l'impiété  la  plus 
radicale  est  encore  tout  heureuse  de  s'habiller  de  mysticisme,  au 
sein  de  certaines  sectes  dont  nous  parlerons  un  jour.  Mais  entre 
le  protestantisme  officiel  et  la  population  ouvrière  de  Berlin,  un 
fossé  est  creusé.  «  Trop  tard,  la  place  est  prise:»  en  Prusse  rhé- 
nane, c'étaient  les  catholiques  qui  tenaient  ce  langage  aux  so- 
cialistes; à  Berlin,  ce  sont  les  socialistes  qui  ripostent  ainsi  aux 
tentatives  d'action  sociale  d'un  certain  nombre  de  pasteurs  évan- 
géliques,  paralysés  d'ailleurs  depuis  quelques  mois,  en  Prusse, 
par   la  prudence   quasi  épiscopale   du   Conseil   suprême    ecclé- 
siastique. 

A  des  degrés  divers,  les  grandes  villes  protestantes  de  l'empire 
se  rapprochent,  toutes,  de  l'irréligion  berlinoise.  On  peut  se  de- 
mander, môme,  si  Hambourg  ne  dépasse  pas  Berlin,  malgré  l'édi- 
iiant  voisinage,  au  Raiihe  Haus^  des  créations,  religieuses  et  so- 
ciales du  pasteur  Wichern  :  on  y  comptait,  en  1893,  sur  100 


810  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mariages,  13  seulement  non  bénis  (ce  qui  dénoterait  moins  d'in- 
ditïérence  qu'à  Berlin)  ;  mais  sur  100  enfans,  17  demeuraient  sans 
baptême  (ce  qui  dénoterait  le  contraire);  et  pour  une  population 
de  100  protestans,  on  relève  à  Berlin  16  communions,  à  Ham- 
bourg 10  seulement;  Magdebourg  viendrait  ensuite,  puis  les  ag- 
glomérations industrielles  de  la  région  saxonne.  «  Le  peuple  de 
Saxe,  écrivait  Montalembert  en  1834,  est  le  plus  protestant  de 
toute  l'Allemagne.  »  Sans  aucun  fard,  aujourd'hui,  le  socialisme 
expose,  à  son  invincible  clientèle  d'électeurs  saxons,  la  philoso- 
phie athée  dans  laquelle  il  encadre  ses  revendications  économi- 
ques et  qui  d'ailleurs,  peut-être,  ne  leur  est  pas  essentiellement 
inhérente;  et  ces  populations  évangéliques  lui  font  l'abandon 
de  leurs  votes  et  de  leurs  consciences.  Elles  ne  tiennent  aucun 
compte  à  la  fraction  «  libérale  »  de  l'église,  des  efforts  qu'elle  fait 
pour  mettre  son  dogme  à  la  portée  de  leur  scepticisme,  ni  de  cette 
condescendance  avec  laquelle  elle  atténue  le  symbole  au  risque 
de  le  déchirer;  et  dans  leur  acharnement  contre  le  christianisme 
elles  enveloppent  la  morale  chrétienne,  lors  même  que  par  un 
prodige  de  complaisance  elle  leur  est  présentée  sans  aucun  alliage 
de  surnaturel. 

Quelle  est  la  situation  religieuse  des  campagnes,  nous  Talions 
dire  à  grands  traits.  Dans  la  Prusse  orientale  et  occidentale,  et 
dans  la  partie  de  la  Poméranie  qui  s'étend  sur  la  rive  droite  de 
l'Oder,  la  piété  est  convenable  :  le  district  de  Kœstlin,  même,  est 
l'une  des  régions  de  l'Allemagne  où  la  ferveur  est  le  plus  assidue, 
puisque  chaque  dimanche,  dans  les  temples,  la  communauté  est 
représentée  par  environ  la  moitié  de  ses  membres.  De  l'autre  côté 
de  l'Oder,  le  changement  est  brusque;  aux  alentours  de  Stral- 
sund,  quatre  à  cinq  pour  cent  des  fidèles  vont  au  prêche;  on 
communie  cinq  ou  six  fois  dans  sa  vie,  à  l'occasion  des  importans 
événemens  de  famille,  mais  sans  recueillement,  sans  intelligence, 
et  parce  que  la  Pâque,  presque  au  même  titre  que  les  libations  et 
les  danses,  figure  nécessairement  au  programme  d'un  grand  jour. 
C'est  un  pays  de  très  grande  propriété  :  on  y  compte  moins  de 
petits  paysans,  beaucoup  plus  d'ouvriers  agricoles  que  dans  la 
moitié  orientale  de  la  Poméranie;  et  il  semble,  en  ces  parages, 
que  la  pratique  religieuse  diminue  à  mesure  que  déchoit,  par 
l'effet  de  mauvaises  conditions  sociales,  la  dignité  de  l'existence. 
Le  Mecklenbourg  n'est  guère  plus  dévot  ;  sur  cent  fidèles  inscrits 
le  pasteur  a  dix  auditeurs  environ.  Cette  indifférence  est  conta- 
gieuse^ elle  se  retrouve  dans  le  sud  du  Schleswig-Holstein.  Le 
Brandebourg,  en  revanche,  est  kirchlicli  (ainsi  dit-on  d'un  pays, 
où  les  offices  sont  suivis)  ;  encore  offre-t-il,  à  cet  égard,  de  curieux 
contrastes  :  dans  le  cercle  de  Liickenwalde-Jùterbogk,  il  n'est 


LA    CARTK    BKLUaEUSi;    DK    l' ALI.KMA(;N  E.  811 

guère  de  faimille  qui  ne  soit  représentée  au  temple,  chaque  di- 
manche, par  un  de  ses  membres,  et  pour  100  fidèles  on  compte 
annuellement  200  communions;  non  loin  de  là,  dans  l'Uker- 
mark.  on  cite  telle  commune  de  1  500  âmes  où  le  pasteur  a 
30  auditeurs:  et  dans  le  Havelland  la  piété  tombe  également  en 
désuétude.  Un  professeur  de  Berlin,  (jui  conserve,  pour  l'avenir 
de  l'Église  évangélique.  les  plus  fortiiiantes  espérances,  et  dont 
le  fils  et  le  gendre  sont  pasteurs,  m'attestait  par  son  expérience 
personnelle  la  diminution  de  la  piété  domestique  dans  les  régions 
prussiennes  qu'il  connaît  :  on  ne  peut  plus  espérer,  en  frôlant  les 
murs  de  certaines  ruelles  de  village,  surprendre  l'écho  de  quelque 
lecture  biblique,  de  quelque  psalmodie  commune,  de  l'un  de  ces 
exercices  enfin  {Hausandachten)  par  lesquels  les  vieilles  familles 
protestantes  s'élevaient  volontiers  vers  Dieu.  La  province  de 
Hanovre  est  d'une  piété  moyenne;  dans  le  Brunswick  som- 
meille une  indifférence  qui  confine  à  l'impiété.  Les  paysans  sont 
plus  que  tièdes  dans  larrondissoment  de  Magdebourg,  assez 
dévots  dans  ceux  de  Mersebourg  et  d'Erfurt.  Si  l'on  devait  donner 
des  rangs  aux  petits  duchés  saxons  d'après  l'état  de  la  pratique 
religieuse,  c'est  Altenburg  qpii  l'emporterait  ;  Meiningen  et  Weimar 
viendraient  ensuite:  et  tout  à  la  fin,  passablement  indévots, 
Gotha  et  Cobourg.  Le  royaume  de  Saxe  comporte  une  distinc- 
tion :  dans  les  campagnes  où  l'industrie  s'est  installée,  l'office 
est  négligé:  il  est  plus  suivi  dans  celles  où  le  paysan  est  de- 
meuré un  paysan. 

Mais  la  pratique  religieuse ,  là  même  où  elle  est  le  plus  répandue, 
est  trop  souvent  purement  extérieure  :  elle  n'a  sur  les  mœurs  qu'une 
influence  très  médiocre,  sinon  nulle.  MM.  HûckstàdtetWittenberg, 
pasteurs  évangéliques,  rapporteurs  d'une  récente  enquête  sur  la 
moralité  des  campagnes  prussiennes  etsaxonnes,  s'attristent  de  cette 
conclusion  :  «Dans  les  régions  les  plus  /iirchlich,  disent-ils,  1  im- 
moralité est  aussi  grande  ou  presque  aussi  grande  que  dans  les 
régions  qui  ne  sont  point  kirchlich.  »  D'un  opuscule  de  souvenirs 
personnels  publié  par  le  pasteur  d'un  village  prussien,  M.  Paul 
Gerade,  résultent  les  mêmes  impressions  attristantes.  La  situation 
matérielle  des  paysans,  souvent  très  précaire,  apparaîtà  beaucoup 
d'ecclésiastiques  protestans  comme  la  principale  raison  de  cette 
sauvagerie  ou  de  cette  déchéance  morale  :  et  c'est  le  commun 
intérêt  des  bonnes  mœurs  et  de  l'église  évangélique  qui  dicte  les 
revendications  du  pasteur  \Vittenberg  et  de  ses  amis  en  faveur 
des  ouvriers  agricoles.  Mais  à  ces  revendications,  il  semble  que 
la  hiérarchie  suprême  ne  s'associe  point,  et  qu'elle  y  serait  plutôt 
hostile  :  ainsi  l'exigerait,  à  défaut  du  pouvoir  central,  cette  âpre 
et  conservatrice  féodalité,  la  Ritlerschaft,  souvent  patronne  des 


812  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

paroisses,  et  moins  initiée  à  l'esprit  de  rÉvangiie  qu'à  l'art  d'ex- 
ploiter ses  journaliers  et  ses  domaines.  Avant  de  civiliser  la  plèbe 
des  campagnes,  il  en  faudrait  humaniser  lepatriciat;  et  par  l'effet 
d'un  mangue  de  liberté  dont  nous  aurons  un  jour  à  chercher  les 
causes,  l'Eglise  évangélique,  qui  tâtonne  dans  la  première  tâche, 
n'a  pas  encore  pu  affronter  la  seconde. 

Sur  toute  l'étendue  de  cette  immense  région  protestante,  dans 
les  endroits  où  le  catholicisme  s  est  installé,  où  même  il  se  déve- 
loppe, il  manque  en  général  de  vigueur.  L'argent  fait  défaut,  plus 
encore  les  hommes.  Le  Kulturkampf,  un  peu  partout,  décima  les 
rangs  du  clergé;  de  là  une  disette  de  prêtres  dont  il  faudra 
quelques  années  encore  pour  réparer  les  inconvéniens.  C'est  à 
l'évêché  de  Breslau  surtout,  et  à  l'évêclié  d'Osnabrùck,  qu'on 
souffre  de  cette  disette.  Le  premier  de  ces  deux  évôchés  préside  à 
la  «  Délégature  apostolique  »,  qui  comprend  Berlin,  le  Brande- 
bourg et  la  Poméranic;  l'accroissement  du  nombre  des  prêtres, 
dans  cette  région,  ne  répond  pas  à  l'accroissement  du  nombre 
des  fidèles.  Cinq  églises  nouvelles  ont  été  créées  à  Berlin  depuis 
1860;  on  y  a  multiplié  aussi  les  associations  catholiques  de  tra- 
vailleurs; les  Dominicains  y  desservent  une  paroisse,  et  d'autres 
ordres  religieux  y  pourraient  être  appelés.  Mais  l'action  du  clergé 
séculier,  vis-à-vis  d'une  masse  de  fidèles  dispersés  et  souvent  in- 
connus, en  présence  du  champ  qu'il  aurait  à  soigner  et  qu'il  est 
impuissant  même  à  explorer  tout  entier,  semble  forcément  con- 
damnée à  l'incertitude,  à  l'instabilité,  à  je  ne  sais  quelle  timidité 
haletante  qui  éloigne  du  succès. 

Le  vicariat  des  missions  catholiques  du  Nord,  confié  depuis 
Grégoire  XVI  aux  évêques  d'Osnabrùck,  gouvernait  en  1888,  dans 
les  villes  hanséatiques,  le  Mecklenbourg  et  le  Schleswig-Hols- 
tein,  43702  âmes  (au  lieu  de  11870  en  1867).  De  ses  trente-quatre 
stations  de  mission,  quinze  remontent  au  dernier  quart  de  siècle, 
et  sept  seulement  sont  antérieures  à  1800.  Les  rapports  pério- 
diques adressés  d'Osnabrùck  à  la  congrégation  de  la  Propagande 
sont  d'une  netteté  parfaite  et  sans  nul  apprêt;  on  y  voit  naître  et 
vivoter  les  chrétientés  de  Diaspora,  et  la  communication  de  ces 
documens  occultes  nous  a  grandement  servi. 

Des  petites  gens  venant  de  tous  les  coins  de  l'Empire  et  même 
de  l'Europe,  Autrichiens,  Bohémiens,  Polonais,  Italiens,  Alle- 
mands surtout,  «  cherchant  à  gagner  le  plus  possible,  négligeant 
souvent  la  religion  »,  voilà  la  clientèle  de  Févêque-vicaire.  Une 
partie  de  cette  clientèle  est  perpétuellement  en  mue;  beaucoup 
d'ouvriers,  appelés  par  des  travaux  périodiques,  viennent  et  s'en 
vont  avec  les  saisons;  il  est  aussi  des  besognes  accidentelles  qui 
provoquent  subitement  une  grosso  demande  de  forces  humaines; 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEJI A(iM:.  813 


(les  cinq  mille  ouvriers  catholiques  qui  travaillaient  au  canal  de 
Kiel,  un  certain  nombre  se  sont  déjà  dispersés,  portant  ailleurs 
leurs  bras  et  leur  sueur.  Comme  le  besoin  crée  l'organe,  une 
agglomération  catholique  crée  la  station  de  mission;  sous  ce  nom; 
canal  du  Nord-Est,  l'évêque  vicaire  en  fil  installer  une,  presque 
ambulante,  pour  le  service  spirituel  des  ouvriers  et  des  petits 
manœuvres.  Les  travailleurs  agricoles,  plus  dispersés,  sont  plus 
insaisissables:  «  On  évalue,  dit  le  rapport  de  1888, que  deux  cents 
environ  doivent  être  épars  dans  les  biens  nobles  et  les  domaines  du 
grand-duc  de  Mecklenbourg-Schwerin,  autour  de  Ludwigslust;  » 
il  faudrait  dire  plus  de  deux  cent  cinquante,  d'après  le  rapport 
de  1895.  Incessamment  le  missionnaire  voyage,  en  quête  de  ces 
épaves  qui  sont  des  âmes  ;  telle  station  a  cinquante  kilomètres 
de  rayon  ;  «  si  vaste  est  le  district  de  Rostock  que  le  prêtre  n'y 
peut  visiter  tous  les  catholiques  ni  procurer  à  tous  la  possibilité 
d'assister  à  l'office  divin  »  ;  il  est  des  communautés  qui  ont  la 
messe  une  fois  par  mois,  d'autres  plus  rarement,  d'autres  jamais. 
De  ces  bourgades  délaissées  se  détachent  chaque  année  quelques 
enfans  de  quatorze  ans;  ils  s'en  vont  à  la  grande  ville,  à  la  ville 
de  résidence  officielle  du  missionnaire,  et  là,  quelques  mois 
durant,  dans  une  institution  pour  communions  [Konimuiiikanden- 
Anstalt)  ou  dans  des  chambre! tes  du  presbytère,  ils  s'initient  à 
leur  foi  ;  catéchisme  appris  et  communion  faite,  ils  s'en  retournent. 
La  pratique  religieuse  s'accommode  mal  de  pareilles  conditions; 
elle  y  survit  pourtant;  d'après  le  rapport  épiscopal,la  moitié  des 
catholiques,  à  Brème,  les  deux  tiers,  à  Lubeck,font  leurs  pâques; 
ce  sont  villes  où  la  proportion  annuelle  des  communions  protes- 
tantes au  nombre  des  fidèles  protestans  est  de  13,22  et  19,78 
pour  100  ;  la  chrétienté  exotique  s'y  montre  donc  plus  pieuse  que 
la  chrétienté  établie.  Que  les  vocations  religieuses  soient  rares 
dans  \a.  Diaspora,  on  le  comprend  sans  peine;  en  1895,  on  comp- 
tait trois  prêtres  et  trois  étudians  en  théologie  originaires  de  cette 
Diaspora.  Elle  est  peuplée  de  pauvres  gens  timides  et  passifs, 
dont  la  vie  religieuse,  même  correcte,  est  sans  intensité. 

Régulièrement,  chaque  station  se  devrait  suffire  à  elle-même, 
mais  les  exceptions  renversent  la  règle.  Les  fidèles  de  \di.  Diaspora 
auraient  plutôt  besoin  de  recevoir  des  secours,  et  ils  en  reçoivent. 
En  1888,  l'évêque  entretenait  à  ses  frais  dix  missions  et  treize 
maîtres  d'école;  dans  trois  stations,  de  riches  particuliers  cou- 
vraient les  dépenses  de  la  communauté,  le  pape  subvenait  à  la 
construction  d'une  église  à  Hambourg,  le  grand-duc  aidait  le 
prêtre  de  Schwerin  à  vivre  ;  l'association  allemande  de  Saint- 
Boniface,  la  Propagation  de  la  Foi  lyonnaise  essayaient  de  faire 
le  reste.  Avec  l'exiguïté  des  budgets,  c'est  une  œuvre  longue  et 


814  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laborieuse  que  d'amener  à  une  vie  normale  une  communauté  de 
Diaspora.  On  commence  bien  petitoment,  d'une  façon  qu'on  pour- 
rait dire  infantile.  L'histoire  de  Wismar  peut  ici  servir  de  type. 
En  1871,  pour  90  marks  par  an,  les  catholiques  y  louèrent  une 
chambre  :  ce  fut  l'église.  Le  loyer  parut  trop  lourd,  et  l'on  installa 
le  culte  dans  une  salle  de  vieux  couvent,  désaffecté  depuis  la 
Réforme.  Le  couvent  dut  être  évacué;  on  se  rabattit  sur  une 
chambre  d'hôtel  qu'on  payait  150  marks;  le  grand-duc,  sur  sa 
cassette,  en  versait  120.  L'aubergiste,  en  1877,  prétendit  élever 
ses  prix  ;  il  demanda  300  marks.  Alors  l'instabilité  du  domicile 
divin  commença  de  déplaire,  et  l'on  fit  bâtir  une  petite  église 
pour  laquelle  le  grand-duc  donna  3000  marks.  Location  d'abord, 
puis  achat  et  construction  ;  ces  deux  phases  se  retrouvent  souvent 
au  début  des  petits  groupemens  dei>m5;9or«.  La  location,  parfois, 
est  gratuite  ;  Tévêque,  en  son  rapport,  rend  hommage  à  la  muni- 
cipalité protestante  de  Gustrovv,  qui  prête  au  culte  catholique  la 
salle  de  l'école,  et  à  des  propriétaires  protestans  d'itzeloe,  qui  lui 
ouvrent  un  local.  On  achète  à  la  longue  «  une  maison  et  un 
fonds  de  terre,  domum  fundosqiie  »  oii  s'entassent  côte  à  côte  la 
chapelle,  le  logis  du  prêtre,  l'école.  Il  faut  à  Dieu  un  certain 
confortable,  sinon  les  plus  distingués  des  fidèles  lui  marchandent 
leur  visite.  «  Parmi  les  officiers  et  hauts  fonctionnaires  civils 
qui  résident  en  Schleswig,on  trouve  souvent  quelques  catholiques; 
l'aspect  indigent  et  misérable  de  l'établissement  catholique  les 
détourne  facilement  de  la  pratique  religieuse.  »  Cette  élite  a  ses 
susceptibilités  et  ses  dégoûts;  à  Hambourg,  oii  la  communauté 
possède  quatre  écoles  primaires  et  deux  écoles  supérieures,  près 
de  deux  cents  |enfans  catholiques  fréquentent  des  établissemens 
protestans,  «  parce  que  les  écoles  catholiques  paraissent  tout  à 
fait  \Aéhé\Qime'&,admodiim  parum  nobiles.  »  On  pardonne  malai- 
sément au  catholicisme,  en  certains  milieux,  et  sa  clientèle  de 
pauvres  et  sa  propre  pauvreté. 

Il  arrive  parfois  que  la  question  d'argent  n'est  point  la  seule  à 
résoudre  :  des  difficultés  légales  surgissent.  On  lit  à  plusieurs 
reprises,  dans  les  rapports  d'Osnabrùck,  à  propos  d'une  école  ou 
d'une  église,  cette  curieuse  formule  :  «  Elle  est  officiellement 
reconnue,  à  ce  qu'il  semble,  i<;  ridetur.  »  Pourquoi  ce  léger  doute  ? 
C'est  que,  dans  certains  Etats,  la  mauvaise  volonté  de  la  bureau- 
cratie ou  la  malveillance  des  lois  pèsent  lourdement  sur  les  catho- 
liques, mais  sont  contre-balancées  par  la  gracieuse  équité  du 
prince.  L'exemple  du  Mecklenbourg-Strelitz  est  frappant.  «  Bien 
que  les  lois  civiles  ne  permettent  pas  à  un  prêtre  catholique 
d'élire  domicile  dans  ce  grand-duché,  pourtant,  au  su  et  avec 
l'agrément  du  grand-duc  en  personne,  qui   ne  veut  pas  que  ses 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    l'aLLEMAGNE.  815 

sujets  catholiques  soient  privés  de  l'office  divin,  un  prêtre  habite 
à  Neustrelitz:  jusqu'ici  il  n'a  subi  aucune  tracasserie.  »  Si  l'arbi- 
traire est  parfois  émancipateur,  plus  souvent  il  se  montre  op- 
presseur; c'est  le  cas  pour  Rostock,  où  la  municipalité  défend  au 
prêtre  catholique  l'emploi  de  cloches  et  de  tout  signe  extérieur 
qui  pourrait  indiquer  une  église.  Nous  voilà  loin  des  triomphantes 
allégresses  du  catholicisme  rhénan;  les  conditions  mêmes  de  la 
Diaspora  diminuent  singulièrement  la  vertu  conquérante  de 
l'Église  romaine.  Dans  l'Allemagne  du  Nord,  elle  ne  cherche 
point  les  conAersions  ;  elle  ne  s'y  installe  que  parce  quelle  y  pos- 
sède quelques  fidèles  installés,  elle  y  conserve  toujours  un  certain 
caractère  exotique. 


Nous  avons  sondé  jusqu'ici  les  terroirs  éminemment  catho- 
liques et  les  terroirs  éminemment  protestans.  Cinq  régions,  en 
Allemagne,  échappent  à  ces  catégories  :  la  Hesse,  le  Palatinat, 
Bade,  le  Wurtemberg  et  la  Silésie.  Par  excellence,  elles  sont  des 
domaines  mixtes  :  en  Bade,  les  catholiques  forment  les  deux  tiers, 
et  les  protestans  un  tiers  de  la  population  ;  c'est  l'inverse  en  Wur- 
temberg; dans  la  Hesse,  les  protestans  sont  un  peu  moins  des 
deux  tiers  ;  en  Silésie  et  en  Palatinat,  les  deux  confessions  se 
suivent  d'assez  près,  avec  une  majorité  pour  les  catholiques  dans 
la  première  région,  pour  les  protestans  dans  la  seconde. 

Hessische  Abendmahl[\-A  Pâqiie  en  Hesse),  telle  était  la  légende 
d'un  tableau  de  M.  Cari  Bantzer.  exposé  à  Dresde  en  189o.  Rien 
de  plus  simple  que  cette  peinture,  rien  en  même  temps  de  plus 
grave  :  dans  un  temple,  des  femmes  sont  assises,  avec  de  grosses 
bibles  et  l'originale  coiffure  des  dimanches  ;  un  peu  alourdis  par 
le  recueillement  et  par  des  redingotes  d'une  coupe  paysannesque, 
leurs  maris  s'approchent  de  l'autel  pour  communier.  C'est  ce 
qu'on  appelle  en  Allemagne  un  tableau  de  Kultui\  une  page  de 
peinture  traduisant  la  civilisation  d'un  pays  ;  et  les  critiques  d'art 
appréciaient  dans  cette  toile  une  exacte  révélation  de  la  Hesse.  Au 
fond  des  campagnes,  en  effet,  la  pratique  pieuse  survit,  plus 
exacte  dans  la  province  prussienne  de  Hesse-Nassau  que  dans  le 
grand-duché. 

Les  villes  sont  plus  tièdes  :  le  chiffre  des  communions  pro- 
testantes ne  dépasse  pas  28  pour  100  à  Darmstadt,  26  pour  100  à 
OflFenbach,  36  pour  100  à  Worms,  41  pour  100  à  Mayence. 
A  Francfort-sur-le-Main,  ville  d'affaires,  on  dirait  que  s'est  établi 
je  ne  sais  quel  compromis,  par  lequel  la  population  ne  voudrait 
point  trop  de   mal  aux  religions,  pourvu  que  les   religions  ne 


816  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

missent  point  trop  do  zèle  ù  lui  vouloir  du  bien  ;  il  n'y  a  pas  là, 
comme  à  Berlin,  ces  essais  d'une  piété  de  commande,  qui  rendent 
haineuse  1  impiété;  les  clergés  vivent  et  la  ville  vit,  M.Naumann, 
tril)vin  des  «  Jeunes  »  (ainsi  l'on  appelle  un  nouveau  groupe 
social  évangélique),  est  une  exception  dans  son  église,  et  d'ailleurs 
un  pasteur  hors  cadre;  il  n'y  a  point,  à  proprement  parler,  une 
association  catholique  de  travailleurs;  et,  pour  ^3  000  catho- 
liques on  ne  compte  que  20000  communions  pascales,  ce  qui 
passe  pour  médiocre  au  delà  du  Rhin.  Il  semblerait  que  Ketteler, 
dont  l'action  secoua  si  fortement  l'Allemagne  catholique,  eût  dû 
laisser  à  Mayence  une  empreinte  profondément  religieuse;  la 
supposition  serait  excessive.  Par  delà  Ketteler  se  répercute  la 
libertine  influence  de  certains  princes-archevêques  de  l'ancien 
régime  ;  leur  gouvernement  et  leurs  exemples  avaient  dissous  la 
ferveur;  une  nouvelle  conquête  partielle  du  peuple  catholique 
est  restée  nécessaire  dans  la  Hesse.  Or  si  l'on  observe  les  pro- 
cédés qu'emploie  le  clergé  et  les  lois  qu'il  subit,  si  l'on  mesure 
les  libertés  qu'il  prend  et  celles  qu'il  obtient,  il  semble  que  cette 
conquête  soit  encore  lointaine.  Malgré  les  incessans  efforts  du 
docteur  Ilaffner,  l'évêque  actuel,  les  ordres  religieux  sont  bannis; 
l'école  n'est  point  confessionnelle;  les  associations  d'hommes 
{Mdnnervereinc)  suffisent  au  zèle  des  prêtres  ruraux;  à  la  diffé- 
rence du  clergé  rhénan,  ils  ne  soutiennent  point,  si  même  ils  ne 
voient  d'un  mauvais  œil,  les  associations  de  paysans  fondées  en 
vue  d'intérêts  économiques  [Bauernvereine),  et  Darmstadt  est  la 
seule  ville  de  Hesse  où  l'on  cite  un  notable  progrès  de  l'activité 
catholique.  Fort  inditférent  à  cette  anémie  de  l'Eglise  romaine,  le 
gouvernement  grand-ducal  infuse  volontiers  un  sang  nouveau 
dans  l'église  protestante  en  favorisant  les  tendances  libérales  à 
l'université  de  Giessen.  Vous  entendez  répéter  dans  les  sphères 
officielles,  avec  une  certaine  complaisance,  que  cette  université  est 
un  laboratoire  de  la  théologie  moderne,  historique  et  critique; 
et  suivant  que  vous  regardez  une  telle  théologie  comme  une  in- 
carnation, plus  pure  et  plus  éclatante,  de  la  pensée  religieuse,  ou 
comme  un  travestissement  et  une  mutilation  de  cette  pensée, 
vous  évaluerez  avec  une  balance  différente  la  reconnaissance  que 
doit  à  la  Hesse  le  protestantisme  allemand. 

Le  grand-duché  de  Bade,  dont  nous  avons  expliqué  par 
l'histoire  elle-même  la  confusion  confessionnelle,  se  distingue  de 
toutes  les  autres  régions  de  lEmpire  par  un  double  trait.  En 
premier  lieu,  par  la  grâce  de  l'Etat  et  du  corps  électoral  des 
communautés,  le  libéralisme,  c'est-à-dire  un  ensemble  de  ten- 
dances hostiles  à  l'interprétation  littérale  et  traditionnelle  du 
dogme  et  à  un  servi  le  respect  du  symbole,  prévaut  dans  l'église 


LA    CARTE    RELIGIEUSE    DE    LALLEMAdNE.  8l7 

évangélique  ^e  Bade:  en  haut,  dans  la  hiérarchie,  il  est  installé; 
en  bas.  parmi  le  collège  électoral  des  fidèles,  il  s'installe.  En 
second  lieu,  une  «  géométrie  politique  >■  des  plus  savantes  a 
dessiné  de  telle  façon  les  circonscriptions  du  grand-duché,  que 
sur  63  districts,  31  seulement  conservent  une  majorité  catho- 
lique. Ainsi,  fatalement,  le  centre  est  en  minorité  dans  la  Chambre 
badoiso,  bien  que  les  catholiques  soient  en  majorité  dans  le  grand 
duché  ;  et  les  amateurs  de  sectionnemens  élégans,  respectueux 
d'ailleurs  de  la  volonté  populaire,  trouveraient  dans  l'observation 
du  pays  de  Bade  une  leçon  et  un  régal.  De  la  combinaison  de 
ces  deux  caractères,  vous  dégagez  le  portrait  du  grand-duché  :  la 
confession  de  la  minorité  gouverne,  et  la  confession  de  la  majo- 
rité obéit:  quant  à  cette  minorité,  elle  comprend  un  certain 
nombre  de  dévots,  d'une  foi  exacte,  un  moindre  nombre  de  dévots, 
d'une  foi  plus  lâche  et  plus  libérale,  enfin  un  grand  nombre  d'in- 
dévots.  d'une  fois  nulle:  ceux-ci.  lorsqu'il  y  a  des  élections  dans 
l'église  évangélique,  décident  du  succès  des  «  libéraux  »  sur  les 
«  croyans  ».  Et,  de  même  que  le  grand-duché,  catholique  aux  deux 
tiers,  est  régi  par  le  troisième  tiers,  de  même,  l'élite  correcte- 
ment pieuse  de  l'église  évangélique  est  évincée  par  une  coalition 
de  «  libéraux  »  et  d'indifîérens :  en  lin  de  compte,  à  tous  les 
étages,  les  majorités  voient  leur  volonté  annulée,  et  servent  de 
marchepieds  pour  la  tyrannie  des  minorités.  De  là  résultent  la 
prolongation  du  Kulturkampf,  l'interdiction  à  l'église  catholique 
d'ouvrir  des  établissemens  d'instruction,  relîacement  du  carac- 
tère confessionnel  de  l'école.  Or  prenons  garde  d'exagérer  en 
parlant  du  bien  que  la  persécution  fait  aux  religions  ;  si  la  rhéto- 
rique est  unanime  à  le  célébrer,  l'histoire  n'est  pas  unanime  à  le 
prouver.  De  la  crise  politique  qu'il  a  dû  subir,  le  catholicisme 
badois  a  plus  pâti  que  bénéficié;  et  il  en  pâtit  toujours.  Les  sta- 
tistiques, depuis  cinquante  ans,  attestent  un  perpétuel  recul  de 
la  majorité  catholique  en  Bade  :  sur  1  000  habitans,  il  y  avait,  en 
1846,  664  catholiques  et  316  protestans;  en  1885,  la  proportion 
s'était  abaissée  à  627  catholiques:  elle  s'était  élevée  à  334  protes- 
tans. L'église  romaine,  au  grand  duché,  manque  de  prêtres; 
pour  fonder  beaucoup  d'œuvres  sociales,  l'haleine  et  le  personnel 
lui  ont  fait  défaut:  chaque  année,  à  Carlsruhe,  300  enfans  lui 
échappent,  et  plus  encore  à  Mannheim.  Originales  sont  ses 
revanches  :  Fribourg-en-Brisgau,  grâce  à  la  librairie  Herder,est 
devenu  le  premier  centre  scientifique  de  l'Allemagne  catholique  : 
et  M.  Werthmann.  secrétaire  de  l'archevêché,  est  en  train  de  cen- 
traliser, pour  la  première  fois,  le  bilan  de  toutes  les  œuvres  de 
charité  catholique  de  l'empire.  C'est  d'ailleurs  l'archidiocèse  de 
Fribourg  qui  fournit  le  plus  d'argent  au  Bonifaciusverein  pour  le 
TOME  cxxxv.  —  1896.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

soutien  de  la  Diaspora;  en  faisant  soigner  des  âmes  prussiennes 
ou  poniéraniennes,  il  se  console  du  déchet  d'âmes  badoises  qu'il 
subit.  Ce  n'est  guère  au  protestantisme  que  rapporte  ce  déchet. 
Dans  les  campagnes,  l'église  évangélique  est  forte  encore,  puisque, 
sur  100  Jidèles,  elle  inscrit  en  moyenne  50  [coMimunions,  et  28 
environ  fréquentent  le  prêche  :  chiffres  convenables  sans  être 
brillans.  Mais  dans  les  grandes  villes,  le  socialisme  la  cerne  et  la 
supplante;  il  souffre  peu  de  ce  que  fait  l'Etat  pour  le  protestan- 
tisme, et  profite  beaucoup  de  ce  que  fait  l'Etat  contre  le  catholi- 
cisme. 

Majorité  protestante;  attachement  de  la  hiérarchie  et  des 
communautés  à  la  foi  positive  et  traditionnelle  ;  abstention  de 
tout  Kulturkampf;  corrélation  parfaite  entre  le  nombre  des  catho- 
liques à  la  Chambre  et  leur  nombre  dans  le  pays  ;  déploiement 
fécond  et  libre  d'une  activité  sociale  catholique  ;  caractère  stric- 
tement confessionnel  de  l'école  ;  irréprochable  loyauté  de  l'Etat  à 
l'endroit  des  diverses  confessions  :  voilà  des  traits  inverses  de 
ceux  que  nous  avons  rencontrés  en  Bade.  De  tous  ces  traits,  com- 
posez une  image  ;  elle  sera  la  représentation  fidèle  du  Wurtem- 
berg. Nous  la  pouvons  faire  très  sommaire,  puisque  Bade]  la 
complète,  à  la  façon  d'un  repoussoir.  On  est  très  pieux  en 
Wurtemberg,  parmi  les  deux  confessions;  dans; l'église  évangé- 
lique, les  communions  d'hommes  sont  relativement  plus  nom- 
breuses que  partout  ailleurs  en  Allemagne,  et  l'on  y  craint  les 
nouveautés  anti-dogmatiques.  On  maintient,  depuis  plus  de 
soixante  ans,  un  régime  scolaire  qui  installe  les  deux  églises, 
avec  d'amples  pouvoirs,  dans  les  écoles  confessionnelles  respec- 
tives, non  point,  à  parler  littéralement,  comme  souveraines 
absolues,  mais  comme  représentantes  de  l'Etat  dans  ces  écoles 
(ce  qui  entraîne,  en  fait,  leur  souveraineté)  :  de  tous  les  Etats  de 
l'Empire,  le  Wurtemberg  est  le  moins  laïcisé.  De  là  la  puissance 
que  les  clergés  y  ont  gardée.  Nous  y  avons  vu  de  près,  en  1895, 
et  nous  raconterons  en  son  lieu,  la  formation  du  centre  wurtem- 
bergeois  :  à  l'époque  du  Kulturkampf,  lorsque  le  Wurtemberg 
était  comme  une  oasis  de  tolérance,  l'existence  d'un  tel  groupe 
passait  pour  oiseuse;  on  l'a  créé,  l'an  dernier,  pour  arracher  au 
gouvernement  l'une  des  rares  satisfactions  dont  les  catholiques 
wurtembergeois  aient  à  déplorer  l'ajournement,  le  rappel  des 
ordres  religieux;  mais  ce  jeune  centre  s'est  tout  de  suite  signalé 
comme  un  parti  d'action  sociale  beaucoup  plus  que  comme  un 
parti  de  revendications  confessionnelles.  Il  partage  avec  les  pro- 
gressistes le  bureau  de  la  Chambre  et  volontiers  vote  avec  eux  ; 
disloquant  leur  programme,  il  y  combat  les  motions  concernant 
l'école;  il  y  retient,  et  souvent  prend  à  son  compte,  en  les  moti- 


LA    CARTE    RELIGIELSE    DE    l'aLLEMAG.NE.  811) 

vant  au  non^  de  ce  qu'il  appelle  la  «  justice  chrétienne  »,  les 
projets  de  réformes  fiscales  et  d'amélioration  sociale;  il  s'est 
déclaré  pour  la  revision  de  la  constitution,  encore  qu'elle  doive 
mettre  un  terme  aux  privilèg:es  de  certaines  notabilités  de  l'église 
catholique,  qui  siégeaient  de  droit  à  la  Chambre;  il  a  le  tempé- 
rament d'un  groupe  démocratique,  et  dès  le  début  il  en  a  pris  les 
allures;  il  veut  être  populaire,  et  il  l'est.  Dans  ce  pays  légère- 
ment archaïque,  qui  contraignait  les  nouveautés  de  subir  un  cer- 
tain stage,  non  seulement  pour  être  acceptées,  mais  même  pour 
être  comprises,  c'est  une  religion,  et  celle  de  la  minorité,  qui  par 
une  poussée  décisive  travaille  à  les  faire  pénétrer  ;  au  déclin  d'un 
siècle  où  les  religions  ont  fréquemment  usé  leur  crédit  à  vouloir 
conserver  ce  qui  avait  disparu  et  mérité  de  disparaître,  ce  phéno- 
mène inédit  mérite  attention. 

Ni  dans  la  Silésie  ni  dans  le  Palatinat,  de  pareilles  surprises 
ne  nous  attendent.  L'église  évangélique,  en  Silésie,  est  fière  de 
sa  vitalité;  dans  la  région  d'Oppeln,  plus  de  60  pour  100  de  ses 
fidèles  vont  au  prêche,  et  leurs  mœurs,  chose  rare,  sont  à  l'ave- 
nant de  leur  piété;  dans  les  autres  districts,  elle  maintient  aussi 
une  certaine  ferveur,  d'autant  plus  attiédie,  en  générai,  que  la 
gi'ande  propriété  est  plus  envahissante  ;  les  villes  industrielles  lui 
échappent,  ou  à  peu  près.  Quant  au  catholicisme  silésien,  ne  lui 
demandez  point  cette  gravité  d'aspect,  cette  opportune  façon 
d'associer,  dans  ses  églises,  la  nudité  et  la  parure,  surtout  cette 
intensité  d'action,  qui  distinguent  l'Eglise  romaine  en  d'autres 
régions  de  l'Allemagne. 

Lorsqu'on  entre  dans  les  églises  gothiques  de  Breslau,  forte- 
ment abîmées  par  les  remaniemens  artistiques  des  deux  siècles 
passés,  lorsqu'on  promène  ses  regards  sur  leurs  étranges  statues 
de  saints  et  de  saintes,  habillés  d'un  coloris  criant,  se  déhan- 
chant avec  violence  comme  pour  occuper  l'œil  du  fidèle,  et  bran- 
dissant avec  des  gestes  forcenés  leur  livre  ou  leur  cierge  ;  lors- 
qu'on lève  la  tête,  enfin,  vers  ces  «  poutres  de  gloire  »  sur  lesquelles 
se  déroule  toute  une  farandole  de  bienheureux,  on  touche  l'in- 
fluence, déjà  pressentie  en  Bavière,  de  cette  profusion  décorative 
à  laquelle  se  complaît  le  catholicisme  méridional.  Les  promesses 
du  paradis  terrestre  socialiste  luttent  avec  quelque  chance  de 
succès  contre  ces  mauvaises  copies  du  paradis  céleste  ;  et  sur  les 
populations  ouvrières  l'Eglise  catholique,  en  Silésie,  n'obtient 
qu'un  médiocre  ascendant.  Elle  possède,  dans  les  campagnes,  un 
peuple  foncièrement  chrétien,  et  par  surcroit  (est-ce  une  bonne 
chance  ou  bien  une  mauvaise?)  une  clientèle  de  grands  proprié- 
taires; or  la  masse  rurale,  souvent,  va  se  détachant  du  prêtre  si 
le  prêtre  va  s'attachant  au  seigneur;  de  là,  pour  le  clergé  silésien, 


820  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  difficultés  de  tactique,  un  peu  semblables  à  celles  que  ren- 
contre, dans  l'Allemagne  du  iXord,  l'Eglise  évangélique. 

Envers  le  Très-Haut  et  les  bonnes  mœurs,  le  Palatinat  est 
correct.  Sur  cent  naissances  il  n'en  a  guère  que  six  d'illégitimes; 
c'est  plus  honorable  que  dans  tout  le  reste  de  l'empire  (Prusse 
rhénane  pt  Westphalie  exceptées).  Le  contact  de  deux  confessions 
égales  en  force  y  maintient  à  une  certaine  hauteur,  dans  l'une  et 
dans  l'autre,  le  thermomètre  de  la  piété;  c'est  à  Spire,  en  1529, 
que  les  réformés  se  baptisèrent  protestans  ;  fidèles  à  ce  grand 
souvenir,  ils  sont  en  train  d'y  construire  un  temple,  l'église  de  la 
protestation;  motif  de  plus,  pour  les  catholiques,  de  fréquenter 
assidûment  leur  cathédrale. 

Croyans  ou  incroyans,  pratiquans  ou  indilFérens,  affaiblis 
par  l'éparpillement  ou  fortifiés  par  la  densité  des  groupemens,  on 
comptait  en  bloc,  dans  l'empire,  en  1890,  31  026810  protestans 
et  17674921  catholiques.  La  statistique  distinguait,  par  surcroît, 
un  certain  nombre  de  sectes  reposant,  comme  le  protestantisme 
lui-même,  sur  les  maximes  du  libre  examen  et  de  la  justification 
par  la  foi,  mais  détachées  de  l'église  officielle,  tantôt,  comme  les 
frères  Moraves,  parce  qu'elles  n'y  trouvaient  point  l'aliment  rêvé 
par  leur  ferveur,  et  tantôt,  comme  les  freireligiôsen,  parce  que 
la  confession  établie  opposait  des  barrières  à  leur  radicalisme 
panthéiste.  De  la  géographie  religieuse,  ces  sectes  ne  relèvent 
point;  elles  sont  comme  noyées  parmi  la  masse  des  membres  in- 
scrits de  la  confession  protestante  et  de  la  confession  catholique. 
Nous  les  étudierons  comme  une  expression  schismatique  de  l'indi- 
vidualisme protestant,  mais  sans  nous  exagérer  la  portée  de  leur 
rayonnement.  Le  protestantisme,  le  catholicisme,  et  la  libre 
science  [freie  Wissenschaft),  voilà  les  trois  forces  essentielles  qui 
se  disputent  la  conscience  allemande.  Des  deux  premières,  nous 
avons  évalué  le  domaine;  apprécier  la  troisième  ne  sera  point 
affaire  de  géographie  ou  de  statistique.  Sur  le  caractère  religieux 
ou  irréligieux  de  la  libre  science,  sur  l'alliance  ou  sur  l'hostilité 
que  la  religion  doit  attendre  d'elle,  les  théologiens  de  la  Réforme 
sont  en  désaccord.  Etudier  ce  désaccord,  ce  sera  déterminer  les 
positions  respectives  du  protestantisme  et  du  rationalisme. 

Georges  Goyau. 


\ 


L>E    VΠ   DE    SAVA.M-.  ^  1  Oo 

l'accidentel,  le  contin^onf,  j'allais  dii-e  la  liberU',  irexistent  pas; 
pour  elle,  il  n'est  que  ce  qui  dure,  ce  qui  persiste,  ou  tout  au  moins 
que  ce  qui  évolue  suivant  une  loi  régulière  constante. 

Or  la  morale  publique,  politique,  privée,  repose  sur  le  pos- 
tiilatinn  de  la  volonté  libre,  qui  seule  peut  créer  le  mérite  ou  le 
démérite,  justifier  le  châtiment  ou  la  récompense. 

Il  en  résulte  sur  ce  terrain,  pour  la  science,  une  situation  sin- 
gulière sur  laquelle  on  n'a  peut-être  pas  assez  appelé  jusqu'ici 
l'attention  des  penseurs.  Les  sciences  dites  morales  ne  peuvent  se 
constituerqu  à  la  condition  de  se  confiner  dans  l'étude  des  foules, 
des  masses,  des  grands  nombres,  c'est-à-dire  à  la  condition  de  se 
mouvoir  dans  des  milieux  où  les  variations  dues  à  la  liberté  de 
chacun  disparaissent,  noyées  ou  compensées,  dans  la  résultante 
générale.  Il  y  a  donc  un  compartiment  de  la  morale  où  la  science 
ne  peut  pénétrer. 

Que  faut-il  penser  de  cette  contradiction  qui  semble  essen- 
tielle entre  la  science  et  l'idée  de  liberté?  Voici  ce  qu'en  pense 
Helmholtz  :  «  Pour  les  animaux  et  les  hommes,  dit-il,  nous  ad- 
mettons avec  certitude,  d'après  le  témoignage  de  notre  conscience, 
un  principe  de  libre  arbitre  que  nous  sommes  obligés  de  sous- 
traire à  la  dépendance  de  la  loi  causale.  Malgré  les  théories  sur 
la  fausseté  possible  de  cette  croyance,  je  crois  que  la  conscience 
naturelle  ne  s'en  départira  jamais.  Si  la  raison  lîumaine  le  re- 
pousse, c'est  qu'en  vertu  de  sa  constitution  intime,  d'une  sorte 
dénetgif  spécifique,  elle  ne  peut  concevoir  l'univers  que  comme 
un  ensemble  de  phénomènes  reliés  par  la  loi  causale.  Ainsi  la 
rétine  est  construite  de  façon  à  ne  voir  dans  le  monde  que  les 
phénomènes  lumineux.  » 

Nous  terminerons  par  là  notre  résumé  de  l'œuvre  de  Helmholtz. 
Si  incomplet  qu'il  soit,  nous  espérons  qu'il  aura  pu  donner  une 
idée  de  la  puissance  de  ce  grand  esprit.  Dans  les  cinquante  der- 
nières années,  Helmholtz  est  l'un  des  hommes  qui  ont  ouvert  le 
plus  de  voies  nouvelles  aux  plus  hautes  curiosités,  qui  ont  jeté 
les  lumières  les  plus  vives  sur  les  points  les  plus  obscurs  de  la 
connaissance,  qui  partout  ont  réalisé  ou  suggéré  les  plus  inté- 
ressantes découvertes.  Son  nom  restera  inscrit  parmi  les  plus 
grands  de  notre  grand  xix*  siècle. 

George  Gléroult, 


QUESTIONS  ACTUELLES 


LA  GAUCHE  FÉMINISTE 


ET 


LE  MARIAGE 


Parmi  tant  de  questions  qui  préparent  de  la  besogne  au 
XX®  siècle,  la  «  question  féministe  »  sera  probablement  l'une  des 
plus  fécondes  en  surprises  et  en  divisions.  On  sait  comment 
elle  se  pose.  D'une  façon  générale,  et  dans  l'Europe  entière  ou 
peu  s'en  faut,  la  femme  ne  veut  plus  se  contenter  de  la  place 
qui  lui  avait  été  assignée  dans  la  société  par  les  lois  et  les  mœurs, 
par  Téducation  et  les  Eglises  chrétiennes.  Elle  s'y  trouve  trop 
resserrée;  elle  se  plaint  de  ne  pas  pouvoir  s'y  développer 
comme  l'exigeraient  les  conditions  de  la  vie  moderne,  où  la  femme 
isolée  et  sans  fortune  est  obligée  de  lutter  comme  un  homme 
pour  gagner  son  pain  contre  les  hommes,  car  la  galanterie  cesse 
à  l'endroit  précis  où  commence  la  concurrence.  Il  y  a  des  raisons 
économiques  au  fond  du  mouvement  féministe  Ce  sont  elles  qui 
le  rendent  légitime,  exagérations  et  sottises  à  part.  C'est  à  cause 
d'elles  qu'on  ne  s'en  débarrassera  point  avec  de  faciles  railleries. 
Les  plaisanteries  glissent  sur  des  personnes  à  la  recherche  d'une 
possibilité  d'exister,  et  tel  est  actuellement  le  cas  de  milliers  de 
tilles  bien  nées,  qui,  pour  des  motifs  divers,  trouvent  de  moins  en 
moins  à  se  marier  et  auxquelles  il  faut  pourtant  un  toit  et  de 
quoi  manger.  Elles  sont  légion  en  Angleterre,  où  le  nombre  des 
femmes  excède  celui  des  hommes  de  près  dun  million. 


LA    GAUCHE    FÉMINISTE    ET    LE    .\1AKIA(.E.  107 

Aussi  est-ce  en  Angleterre  [i],  sous  laiguillon  de  souffrances 
intolérables,  que  le  mouvement  féministe  a  pris  une  réelle  impor- 
tance. Il  y  est  devenu  un  large  courant  avec  lequel  le  parlement 
est  obligé  de  compter,  et  qui  roule  pêle-mêle  des  idées  pratiques 
et  des  utopies,  de  justes  ambitions  et  des  théories  dangereuses.  Il 
veut  tout,  réclame  tout  :  ouverture  des  carrières,  droits  civils 
et  politiques,  égalité  des  deux  sexes  devant  la  loi  et  la  morale, 
indépendance  absolue  de  la  femme.  La  gauche  du  parti  a  ajouté 
au  programme,  malgré  les  vives  protestations  des  modérés, 
l'abolition  du  vieux  mariage  et  son  remplacement  par  l'union 
libre,  la  seule  qui  assure  à  la  femme  la  pleine  et  entière  disposi- 
tion de  sa  personne.  Ce  dernier  article  est  loin  detre  nouveau; 
nous  en  avons  eu  les  oreilles  rebattues  il  y  a  plus  d'un  demi- 
siècle.  On  verra  tout  à  l'heure  que  les  vénérables  rabâchages  de 
nos  romantiques  sur  les  droits  de  la  passion  ont  à  peine  changé 
de  physionomie  en  s'habillant  à  l'anglaise, 

I 

La  thèse  de  l'union  libre  a  été  exposée  très  nettement  par  le 
fameux  socialiste  allemand  Bebel  dans  son  grand  ouvrage  sur 
ia  Femme  et  le  Socialisme  (2),  qui  date  de  1883.  Il  s'y  trouve  un 
chapitre  intitulé  la  Femme  dans  le  présent,  dont  voici  le  début  : 
«  Platon  remerciait  les  dieux  de  huit  bienfaits...  Le  premier,  de 
l'avoir  fait  naître  homme  libre  et  non  esclave  ;  le  second,  de  lavoir 
fait  naître  homme  et  non  pas  femme.  »  La  prière  du  matin  des 
juifs  exprime  une  idée  analogue  :  «  Louange  à  Dieu,  notre  Sei- 
gneur et  le  Seigneur  de  tout  l'univers,  de  ce  qu'il  ne  m'a  pas 
fait  femme.  »  Les  juives  disent  à  cet  endroit  :  «  Louauge  à  Dieu... 
qui  ma  faite  selon  sa  volonté.  »  Le  chapitre  suivant  s'appelle  la 
Femme  dans  l'avenir.  «  La  femme  de  la  nouvelle  société,  écrit 
Bebel,  sera  indépendante,  socialement  et  économiquement;  elle 
ne  sera  plus  soumise  même  à  un  semblant  d'autorité  et  d'exploi- 
tation ;  elle  sera  placée  vis-à-vis  de  l'homme  sur  un  pied  de  liberté 
et  d'égalité  absolues  ;  elle  sera  maîtresse  de  son  sort,  n  Toutes  les 
carrières  lui  seront  ouvertes  aux  mêmes  conditions  qu'aux  hom- 
mes. Elle  fera  les  mêmes  études,  jouira  des  mêmes  plaisirs,  de  la 
même  liberté  en  amour.  «  Elle  recherchera  en  mariage  ou  se 
laissera  rechercher,  et  elle  n'aura  égard  qu'à  sa  seule  inclination 
en  concluant   son  union.   Celle-ci    sera  un  contrat  privé,  sans 

(1)  Je  ne  m'occupe  que  de  l'Europe.  Pour  tout  ce  qui  touche  l'Amérique,  je  rcn- 
Toie  le  lecteur  aux  articles  si  remarquables  publiés  ici  même  par  Th.  Bentzon  :  les 
Américaines  chez  elles. 

(2j  Die  Frau  und  der  Socialismus. 


108  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jiitervention  d'aucun  fonctionnaire  quelconque...  Les  instincts 
de  l'ôtro  humain  ne  regardent  que  lui,  pourvu  que  leur  satis- 
faction ne  cause  de  préjudice  à  personne.  La  satisfaction  de 
f  instinct  sexuel  est  chose  aussi  personnelle  à  tout  individu  que 
la  satisfaction  de  tout  autre  instinct  naturel  (1).  Personne  n'a 
de  compte  à  en  rendre  à  personne,  et  nulle  n'a  droit  de  s'en 
mêler  sans  y  avoir  été  invité...  Au  cas  d'incompatibilité,  de  désil- 
lusion ou  d'antipathie  entre  les  conjoints,  la  morale  ordonnera 
de  dénouer  un  lien  devenu  contraire  à  la  nature,  et  par  consé- 
quent immoral...  Aucun  esprit  réfléchi  ne  nie  plus  que  la  forme 
actuelle  du  mariage  réponde  de  moins  en  moins  à  son  objet; 
et  l'on  voit  des  gens  qui  ne  sont  pas  disposés,  pour  [le  reste, 
à  transformer  notre  état  social,  réclamer  la  liberté  du  choix 
en  amour,  et,  au  besoin,  la  liberté  de  rompre  les  relations  éta- 
blies. » 

Le  livre  auquel  j'emprunte  ces  citations  en  est  à  sa  vingt-cin- 
quième édition  allemande  et  a  été  traduit  en  douze  langues.  Il  a 
conquis  à  la  cause  socialiste  bien  des  cœurs  féminins. 

Ce  ne  sont  pourtant  pas  les  socialistes  allemands,  comme  on 
pourrait  être  tenté  de  le  croire,  qui  ont  inoculé  aux  Anglaises  leurs 
théories  romantiques  sur  la  supériorité  morale  de  l'amour  libre. 
Il  y  a  eu  rencontre,  et  non  emprunt  ou  imitation.  Presque  au 
même  moment  où  le  livre  de  Bebel  paraissait  en  Allemagne, 
une  toute  jeune  fille,  miss  Olive  Schreiner,  publiait  à  Londres 
un  roman  écrit  dans  l'Afrique  du  Sud  et  intitulé  :  l'Histoire 
d'une  ferme  africaine  (2).  Une  héroïne  presque  enfant  y  déve- 
loppe à  un  adolescent  abasourdi  les  idées  que  je  résume  ici  :  «  Que 
ne  suis-jo  l'une  de  celles  qui  naîtront  dans  l'avenir!  alors,  peut- 
être,  naître  femme  ne  sera  plus  naître  avec  une  flétrissure.  Nous 
sommes  maudites  depuis  l'instant  où  nos  mères  nous  mettent  au 
monde  jusqu'à  celui  où  l'on  nous  enveloppe  dans  notre  linceul. 
Ce  n'est  pas  ce  qu'on  nous  fait,  c'est  ce  qu'on  fait  de  nous  qui  nous 
blesse  et  nous  nuit.  Le  monde  dit  à  l'homme  :  Travaille,  et, 
selon  que  ton  bras  sera  fort,  que  tu  posséderas  la  science,  tu 
obtiendras  tout  ce  que  ton  cœur  désire.  Il  dit  à  la  femme  :  Tu 
obtiendras  les  mêmes  choses  que  l'homme,  mais  par  d'autres 
moyens.  Ni  la  force,  ni  la  science,  ni  le  travail  ne  te  seront 
d'aucun  secours;  une  jolie  tournure  aide  plus  une  femme  dans  la 
vie  que  toute  la  science  de  la  terre.  Alors,  nos  parens  nous 
façonnent  tendrement  pour  notre  (in  maudite.  Ils  nous  apprennent 
à  ne  pas  gâter  noire  teint,  à  ne  pas  chitTonner  notre  jolie  toilette  ; 

(1)  Souligné  dans  l'original. 

(2)  The  slorij  of  an  african  farm.  Les  premières  éditions  ont  paru  sous  le  pseu- 
donyme do  Ralph  Ii-on. 


LA    GAICHE    FÉMINISTE    ET    LE    MARIAGE ,  109 

la  malédiction  agit,  et  nous  sommes  contentes  ;  nous  nous  ajustons 
à  notre  sphère  comme  le  pied  d'une  Chinoise  à  son  soulier  :  exac- 
tement comme  si  Dieu  avait  fait  les  deux;  et,  cependant,  il  n'est 
pour  rien  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre.  Chez  quelques-unes  d'entre 
nous,  le  façonnage  a  été  complet.  Les  parties  dont  nous  ne 
devions  pas  avoir  l'usage  ont  été  complètement  atrophiées  et 
sont  même  tombées.  Mais,  chez  d'autres,  —  et  elles  n'en  sont  pas 
moins  à  plaindre,  —  ces  parties  ont  seulement  été  alîaiblies,  et 
subsistent.  Nous  portons  les  bandages,  mais  nos  membres  n'y 
adhèrent  pas;  nous  savons  que  nous  sommes  comprimées,  et 
nous  nous  révoltons  contre  nos  liens.  » 

La  fillette  qui  tient  ce  langage  se  nomme  Lyndall.  Avec  un 
courage  qu'on  ne  saurait  trop  louer,  parce  qu'il  faut  toujours 
savoir  où  l'on  va,  Lyndall  reconnaît  que  le  mariage  est  inadmis- 
sible pour  la  femme  émancipée,  dont  la  liberté  ne  doit  pas  ad- 
mettre de  limites.  Elle-même  prend  un  amant  et  refuse  de 
l'épouser  :  «  Je  ne  le  peux  pas,  lui  dit-elle,  parce  que  je  ne 
peux  pas  être  liée;  mais  emmenez-moi,  si  vous  voulez,  et 
chargez-vous  de  moi.  Quand  nous  ne  nous  aimerons  plus,  nous 
nous  dirons  «  bonsoir  ».  Ainsi  fut  fait,  et  ce  fut  Lyndall  qui 
dit  «  bonsoir  »,  parce  que  son  amant  ne  savait  «  appeler  à  l'ac- 
tivité »  que  la  partie  inférieure  de  «  sa  nature  ».  C'était  pour- 
tant un  fort  honnête  homme.  La  sachant  enceinte,  il  la  supplia 
de  revenir  et  de  se  laisser  épouser;  mais  elle  lui  écrivit  :  «  Je 
ne  peux  pas  vous  épouser.  Je  veux  voir  et  savoir;  je  ne  peux  pas 
être  liée  à  un  homme  que  j'aime  de  la  façon  dont  je  vous  aime. 
Je  ne  crains  pas  le  monde,  —  j'accepte  le  combat  avec  le 
monde.  » 

Elle  disait  aussi  :  «  Le  mariage  par  amour  est  le  plus  beau 
symbole  extérieur  de  l'union  des  âmes;  le  mariage  sans  amour, 
le  plus  sale  trafic  qui  déshonore  le  monde.  » 

Elle  soutenait  encore  que  les  deux  sexes  doivent  être  égaux 
devant  la  morale  comme  devant  la  loi  ou  les  carrières. 

Il  s'est  déjà  vendu  près  de  cent  mille  exemplaires  de  V Histoire 
d'une  ferme  africaine,  et  le  succès  n'en  est  pas  épuisé.  Ce  livre 
audacieux  est  devenu  l'évangile  de  la  gauche  féministe  dans  la 
Grande-Bretagne . 

Ainsi,  au  même  moment  et  aux  deux  bouts  de  la  terre,  un 
homme  vieilli  dans  les  luttes  politiques  et  une  jeune  fille  sans 
expérience  déclaraient  avec  la  même  conviction  que  la  condition 
de  la  femme,  telle  que  l'ont  faite  le  christianisme  et  notre  état 
social,  est  inique  et  intolérable.  Ils  se  rencontraient  dans  leurs 
revendications  et  donnaient  également  l'amour  libre  pour  couron- 
nement au  programme   de  la    «  femme    nouvelle  ».   Personne 


110  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

n'ignore  que  la  voix  de  Bebel  ne  s'est  pas  perdue  dans  le  désert  ; 
il  n'est  plus  guère  de  pays  où  l'abolition  du  mariage  ne  figure  à 
Tordre  du  jour  de  quelque  groupe  socialiste  ou  anarchiste.  Olive 
Schreiner  eut  dabord  plus  de  peine  à  éveiller  des  échos  dans  le 
public  très  correct  auquel  s  adressait  son  livre.  L'idée  que  le  ma- 
riage est  une  institution  surannée,  ne  répondant  plus  aux  besoins 
de  la  société  moderne,  était  difficile  à  faire  accepter  à  une  nation 
qui  se  pique  de  puritanisme.  Celles  des  féministes  qui  l'ap- 
prouvaient au  fond  de  leur  cœur  ne  se  pressaient  pas  de  le  dire 
tout  haut.  Elles  ont  pourtant  fini  par  s'y  résoudre  ;  et  leurs  ré- 
criminations ont  aussi  revêtu  la  forme  de  romans  à  thèse.  Les 
unes,  moins  radicales  ou  moins  hardies  que  leur  chef  de  file, 
s'en  prennent  aux  défauts  de  l'institution  plutôt  qu'à  l'institu- 
tion même,  et  se  bornent  à  réclamer  la  réforme  des  mœurs  en  ce 
qui  touche  l'union  conjugale.  Les  autres  se  prononcent  fran- 
chement pour  l'union  libre,  et  dépassent  miss  Schreiner  en  ce 
sens  qu'elles  introduisent  dans  le  débat  des  questions  parti- 
culièrement répugnantes ,  qu'on  nous  permettra  de  laisser  de 
côté.  Toutes  veulent  faire  de  la  passion  la  pierre  d'angle  du 
foyer  domestique,  et  se  montrent  irritées  contre  les  traditions 
issues  d'un  autre  idéal. 

Aucune  de  ces  traditions,  et  cela  est  naturel,  n'est  aussi  détes- 
table à  leurs  yeux  que  l'ignorance  où  il  est  d'usage  de  laisser  les 
jeunes  filles  sur  certaines  servitudes  du  mariage;  aucune  n'a  été 
de  leur  part  l'objet  d'attaques  aussi  vives  et  aussi  répétées.  Elles 
s'accordent  à  y  voir  une  monstruosité,  puisqu'on  doit  à  cette  igno- 
rance tant  de  mariages  sans  amour  :  jamais  une  jeune  fille,  si  elle 
savait  à  quoi  elle  s'engage,  n'accepterait  la  vie  commune  avec  un 
homme  sans  être  entraînée  vers  lui  par  la  passion.  Une  de  leurs 
héroïnes  s'enferme  dans  sa  chambre,  pendant  son  voyage  de 
noces,  pour  exhaler  «  sa  terreur,  son  dégoût  et  son  désespoir.  » 
Elle  ôte  son  alliance,  la  pose  sur  la  table  et  s'écrie  avec  un  soupir 
de  soulagement  :  «.  Libre  !  je  suis  libre  !  mon  corps  est  redevenu 
ma  propriété,  et  mon  àme,  et  mon  cerveau!  Je  suis  redevenue 
moi-même,  Gwen  Waring,  une  créature  qui  se  respecte,  et  sans 
la  flétrissure  de  l'homme  sur  moi,  —  mais  à  quoi  bon  mentir? 
Cela  ne  répare  rien  et  ne  sert  qu'à  m'avilir.  Je  ne  suis  plus  libre... 
Dieu  de  bonté  !  Et  les  femmes  se  marient  comme  elles  prendraient 
une  loge  à  l'opéra  (1)!  » 

L'époux  de  Gwen  est  cependant  jeune  et  aimable  ;  mais  le  tout 
est  de  savoir  ce  qu'on  attend  du  mariage,  et  Gwen  ne  lui  deman- 
dait que  des  ((  sensations  nouvelles.  »  Il  y  a  eu  déception  :  «  Ce 

(1)  A  )  ellow  Aster,  par  Iota  (pseudonyme  de  Mrs  Mannington  Callyn;. 


LA    GAICIIE    FÉMIMSTE    Kl"    LE    MUlLMiE.  111 

que  je  puis  ^voir  d'âme,  dit-elle  plus  loin,  et  mou  corps  tout 
entier  appartienuent  à  Ihimphrey,  ni  plus  ni  moins  qu'un  des 
chevaux  de  son  écurie.  Et  il  appelle  cette  chose  «  ma  femme  », 
et  il  l'aime...  De  l'amour I  Non,  je  ne  l'aime  pas,  cet  homme.  Je 
vois  tout  ce  qu'ily  a  de  bon  en  lui...  mais  l'aimer!  Cela  me  paraît 
tous  les  jours  plus  impossible.    • 

La  suite  est  trop  dilficile  à  citer.  Les  jeunes  femmes  et  les 
jeunes  filles  qui  ont  doté  l'Angleterre  de  ses  premiers  romans  fé- 
ministes ont  puisé  dans  le  sentiment  de  leur  apostolat  un  courage 
vraiment  extraordinaire.  Elles  ont  créé  une  littérature  de  l'alcôve 
conjugale  qui  ne  laisse  rien  à  désirer  pour  la  science  et  le  cy- 
nisme, tout  en  évitant  les  tableaux  grossiers.  Qu'il  suffise  de 
savoir  que  Gwen  devient  enceinte.  Cet  événement,  facile  à  pré- 
voir, la  surprend  comme  un  coup  de  foudre.  <(  Comment  se 
fait-il,  murmure-t-elle,  que  cette  complication  si  naturelle  ne  me 
soit  jamais  entrée  dans  la  tête  .\..  Ainsi,  moi,  moi  Gwen,  je  vais 
être  mère  d'un  enfant,  et  Humphrey  est  son  père!  [Élevant  la 
voix).  C'est  horrible!  c'est  dégradant,  étant  donnés  mes  sentimens 
envers  lui,  qui  n'ont  jamais  varié!  Je  me  sens  avilie  à  la  pensée 
qu  un  homme  ait  aussi  terriblement  en  son  pouvoir  la  moindre 
parcelle  d'une  femme,  quand  celle-ci  ne  peut  pas  —  ne  peut  pas 
—  ne  peut  pas!  [avec  des  cris)  lui  donner  le  meilleur  d'elle- 
même.  Que  savent  les  jeunes  filles  des  choses  qu'elles  rendent 
légales  pour  elles-mêmes?  Si  elles  savaient  les  choses,  si  on  leur 
apprenait  la  nature  de  leur  sacrifice,  il  n'y  aurait  plus  de  mariage 
que  lorsqu  il  apporterait  l'amour,  l'amour  absolu,  à  sa  suite... 
Rien,  rien,  excepté  l'amour  parfait  ne  rend  le  mariage  sacré, 
rien,  ni  la  loi  de  Dieu  ni  celle  de  l'homme  ;  et  voici  maintenant 
le  signe  extérieur  et  visible  qui  met  le  sceau  à  ma  honte.  J'ai 
péché  non  seulement  dans  le  présent  et  le  passé,  mais  dans 
l'avenir.  J'ai  fait  du  tort  à  une  innocente  créature  qui  n'est  même 
pas  encore  née,  j'ai  mis  une  barrière  entre  elle  et  sa  mère...  Et 
Humphrey!...  Désormais,  chacun  de  ses  regards,  chacun  de  ses 
attouchemens  me  brûlera  et  me  rappellera  ma  honte.  On  parle  de 
la  honte  des  femmes  qui  ont  des  enfans  en  dehors  du  mariage  ; 
ce  n'est  rien  auprès  de  la  honte  de  celles  qui  ont  des  enfans  sans 
aimer  leur  mari.  Les  autres  ont  l'excuse  de  l'amour,  —  c'est  la 
nature;  ça  purifie  leur  honte;  mais  nous,  —  c'est  contre  nature, 
c'est  le  plus  vil  et  le  plus  cruel  des  péchés  !  » 

Dans  un  autre  récit  (Ij,  Florence  a  fait,  à  dix-sept  ans,  un 
mariage  de  raison.  Quelques  années  après,  elle  arrive  subitement 
chez  sa  mère  :  «  Eveillez- vous,  ma  mère;  j  ai  à  vous  parler!  » 

(Ij  Discords.  —  Virrjin  Soil,  par  George  Egerton  (Mrs  Clareraonte). 


il2  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  vieille  dame  sursaute  à  cette  voix  âpre  et  hostile.  Sa  fille  lui 
dit  à  peu  près  ce  qui  suit  :  «  Mon  mari  est  parti  pour  Paris  avec 
une  fille  de  théâtre.  Ces  petits  voyages  sont  mes  seuls  bons  mo- 
mens,  mes  repos,  les  oasis  du  mariage.  Je  n'ai  d'autre  regret  que 
leur  rareté.  J'ai  été  très  malheureuse;  mais  c'est  fini;  je  ne  re- 
tournerai plus  avec  lui.  » 

La  mère  se  récrie,  invoque  le  devoir,  le  scandale,  le  «  péché  », 
le  respect  des  sermens.  La  fille  reprend  froidement  :  «  Ma  chère 
mère,  j'ai  signé  sans  savoir  ce/|ue  je  promettais,  et  je  n'ai  aucun 
remords  du  parti  que  j'ai  pris;  il  faut  que  ma  vie  m'appartienne. 
La  plupart  des  femmes  finassent  avec  leur  mari.  Moi,  je  ne  peux 
pas.  Je  ne  blâme  pas  celles  qui  le  font;  il  en  sera  de  même  tant 
que  l'homme  exigera  de  sa  femme,  comme  un  droit,  ce  qu'il  est 
obligé  d'obtenir  de  sa  maîtresse  comme  une  faveur;  tant  que  le 
mariage  sera  pour  beaucoup  de  femmes  une  prostitution  légale, 
une  dégradation  de  toutes  les  nuits,  un  joug  détesté...  Et  je  suis 
venue  ici  pour  vous  dire,  ma  mère,  que  tout  est  de  votre  faute. 
Vous  m'avez  élevée  en  imbécile,  en  idiote,  dans  l'ignorance  de 
tout  ce  que  j'aurais  dû  savoir,  de  tout  ce  qui  regarde  la  vie  d'une 
femme  mariée.  Je  n'avais  aucune  idée  de  ce  que  signifiait  l'union 
avec  un  homme  ;  je  m'imaginais  que  tout  finissait  avec  les  paroles 
du  pasteur.  Croyez-vous  que,  si  je  m'étais  doutée  de  la  vérité,  tout 
mon  être  ne  se  serait  pas  révolté  contre  une  pareille  intimité 
avec  ////,  contre  un  pareil  avilissement  de  ma  personne?  J'aurais 
attendu,  attendu,  jusqu'à  ce  que  j'aie  trouvé  l'homme  que  j'aurais 
aimé  avec  mon  corps  et  avec  mon  âme,  l'homme  devant  qui 
j'aurais  été  sauvée  par  l'amour,  —  ou  la  passion,  comme  vous 
voudrez,  — de  l'horreur  et  du  dégoût  qui  m'ont  fait  un  cauchemar 
de  la  vie  conjugale.  J'en  suis  venue  à  me  haïr  moi-même,  à  vous 
haïr.  Pleurez,  ma  mère,  pleurez  sur  l'enfant  que  vous  avez  tuée. 
Oh!  pourquoi  ne  m'avez-vous  pas  étranglée  dans  mon  berceau? 
Ces  dernières  années  ont  été  un  long  crucifiement,  une  longue 
soumission  aux  désirs  d'un  homme  que  j'avais  accepté  sans  com- 
prendre ce  que  cela  signifiait;  chacune  de  ses  caresses,...  regar- 
dez-moi, voyez  quelle  ruine  je  suis...  Quand  il  viendra  me  cher- 
cher, vous  pourrez  lui  dire  qu'il  lue  fait  horreur,  que  je  frissonne 
au  contact  de  ses  lèvres,  de  ses  mains,  de  son  haleine;  que  mon 
corps  tout  entier  se  révolte  à  son  approche,  et  qu'il  m'est  arrivé, 
après  qu'il  s'était  retourné  et  endormi,  d'avoir  une  telle  poussée 
de  haine,  que  l'envie  de  le  tuer  était  trop  forte;  je  me  levais  et 
m'en  allais  pour  échapper  à  la  tentation.  » 

Une  troisième  héroïne,  victime  de  la  même  éducation 
«  idiote  »,  se  laisse  marier  à  un  homme  âgé.  Ses  soupçons 
s'éveillent  le   matin  même  des  noces.    Elle  s'enfuit  au  sortir  de 


LA    (.AIC.HE    FL.MIMSTK    ET    LE    MAlUAdb;.  113 

l'église,  et  menace  de  se  tuer  lorsque  son  époux  la  réclame  (1). 

Je  pourrais  multiplier  ces  citations;  mais  à  quoi  bon?  Elles 
se  ressembleraient  toutes.  Les  sentimens  sont  plus  ou  moins 
déplaisans.  leur  expression  plus  ou  moins  littéraire;  l'idée  est 
partout  la  même:  le  mariage  doit  reposer  sur  l'amour-passion, 
en  d'autres  termes  sur  le  désir,  sous  peine  d'être  dégradant  pour 
la  femme,  car  il  faut  de  grandes  flammes  pour  purifier  certaines 
scories,  et  les  pareus  sont  criminels  d'exposer  leurs  filles  à  se 
prêter  par  inconscience  à  des  unions  qui  les  «  crucifieront  »  dans 
leur  âme  et  dans  leur  chair.  La  conséquence  saute  aux  yeux.  Le 
lien  du  mariage  ne  doit  pas  survivre  à  l'amour.  Il  faut,  pour  l'hon- 
neur de  la  femme,  qu'elle  recouvre  sa  liberté  le  jour  où  elle  n'est 
plus  entraînée  vers  son  mari.  On  se  rappelle  que  Bebel  avait  dit  : 
«  La  morale  ordonnera  de  dénouer  un  lien  devenu  contraire  à  la 
nature  et.  par  conséquent,  immoral;  »  et  que  miss  Schreiner 
écrivait  de  son  coté  :  «  Quand  nous  ne  nous  aimerons  plus,  nous 
nous  dirons  bonsoir.  »  Kllectivement,  il  n'y  a  pas  autre  chose  à 
faire,  du  moment  que  le  mariage  n'a  pas  d'autre  fin  que  de  vivre 
un  roman  qui  est,  de  sa  nature,  essentiellement  éphémère;  et, 
alors,  il  est  imprudent  de  se  préparer  des  difficultés  en  provo- 
quant l'intervention  de  fonctionnaires  ou  de  gens  d'église  dans 
ses  ailaires  de  cœur;  et  le  seul  moyen  sûr  de  se  démarier  à  vo- 
lonté est  de  ne  pas  se  marier;  et  nous  arrivons  par  une  pente 
inévitable  à  l'union  libre. 

L'Angleterre  y  vient,  en  littérature  s'entend.  Un  livre  publié 
en  1894  2"!  nous  montre  une  jeune  fille  du  monde  éprise  dun 
robuste  paysan.  L'épouser  est  hors  de  question;  Jessamine  n'est 
pas  faite  pour  soigner  les  cochons;  mais  il  n'est  pas  nécessaire  de 
se  marier  :  «  Ma  nature  tout  entière,  s'écrie  Jessamine,  le  choisit 
pour  amant  à  la  face  de  l'univers.  »  Va  pour  la  nature. 

Dans  un  autre  roman,  de  l'an  dernier,  et  dû  cette  fois  à  une 
plume  masculine  [3),  l'ingénue  dit  au  héros,  qui  comptait 
Tépouser  à  la  vieille  mode:  «  Si  j'aime  un  homme,  je  veux  que 
ce  soit  en  toute  liberté.  Je  ne  peux  pas  mengager  à  l'aimer  si  je 
l'en  trouve  indigne,  ou  à  continuer  de  l'aimer  s'il  ne  sait  pas  con- 
server mon  affection,  ou  si  je  découvre  quelque  autre  homme  qui 
me  plaise  davantage.  Je  ne  peux  pas  m'engager  à  vivre  avec  lui, 
dans  la  honte,  un  seul  jour  après  avoir  cessé  de  l'aimer.  » 

Encore  quelques  mois,  et  la  Grande-Bretagne  lisait  avec  une 
certaine  émotion  un  très  beau  roman,  puissant  et  simple,  où 
l'un  des   maîtres  du  style   reprenait  à  son  compte  la  thèse  de 

(1)  Dr  Janet  of  Harlei/  street,  par  Arabella  Kenealy. 

(2)  A  super fluoiis  woman. 

(3)  The  v)oman  who  did,  par  Grant  Allen  (pseudonyme  de  Cccil  Power,. 

TU.MK  cxrx'.  1.  —  1896.  8 


114  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'émaiicipation  de  l'amour  et  lui  donnait  une  adhésion  éclatante. 
Ce  fut  un  petit  événement.  La  critique  s'éleva  énergiquement,aux 
Etats-Unis  comme  ou  Angleterre,  contre  «  l'indécence  »  et  «l'im- 
moralité »  des  nouvelles  tendances,  et  crut  devoir  expliquer  la 
tolérance  dont  elle  avait  fait  preuve  jusqu'alors.  C'était  par  dédain. 
Aussi  longtemps  que  «  la  désagréable  question  du  lien  du  mariage 
et  de  sa  permanence  »  était  restée  l'apanage  de  «  romanciers  infé- 
rieurs »,  on  avait  laissé  ceux-ci  «  remuer  leur  boue  (1)  »  sans 
leur  faire  l'honneur  de  s'en  occuper;  de  «pauvres  cabotins  «aux- 
quels personne  ne  pensera  plus  dans  une  heure  <(  ne  peuvent  pas 
faire  un  mal  durable  (2).  »  Mais  il  n'est  plus  permis  de  fermer 
les  yeux  lorsqu'un  écrivain  de  marque  se  met  de  la  partie. 

Le  romancier  qui  avait  suscité  ces  colères  est  l'un  des  premiers 
de  l'Angleterre  contemporaine.  Il  n'est  plus  jeune  et  a  une  répu- 
tation méritée.  C'est  Thomas  Hardy. 

II 

Son  livre  a  pour  titre  Jude  r obscur.  La  préface  nous  avertit 
qu'une  partie  des  incidens  ont  été  empruntés  à  la  vie  réelle.  — 
Jude  est  un  intellectuel  que  sa  mauvaise  étoile  a  fait  naître  dans 
une  chaumière.  Ses  poches  sont  toujours  bourrées  de  livres  qu'il 
étudie  en  conduisant  sa  charrette,  ou  lorsqu'il  a  fini  sa  journée 
de  maçon,  et  il  ne  désespère  pas  d'acquérir  assez  d'instruction 
pour  entrer  dans  l'église  anglicane  et  devenir  évoque.  La  route 
des  honneurs  lui  est  fermée  une  première  fois  par  l'union  la 
plus  inconsidérée  avec  une  ancienne  fille  de  bar,  la  plantureuse 
AraLelle,  choisie  par  l'auteur  pour  personnifier  l'esprit  du  passé 
et  les  antiques  préjugés  en  faveur  du  mariage  légal,  avec  son 
cortège  de  garanties  et  de  restrictions.  Arabelle  envisage  la  ques- 
tion au  seul  point  de  vue  à  sa  portée,  celui  de  l'intérêt  bien 
entendu,  et  il  lui  paraît  hors  de  doute  que  la  femme  a  tout  avan- 
tage à  enchaîner  l'homme  :  elle  y  gagne  la  sécurité,  et  le  diable 
n'y  perd  rien.  Arabelle  prêche  dans  ce  sens  une  jeune  enthou- 
siaste, apôtre  pratiquante  des  théories  de  Bebel  et  de  miss  Schrei- 
ner:  «  A  votre  place,  je  l'entortillerais  pour  me  faire  mener  tout 
droit  chez  le  pasteur.  C'est  bien  plus  commode  pour  les  aflaires 
d'argent.  Et  puis,  supposons  que  vous  vous  chamailliez  et  qu'il 
vous  flanque  à  la  porte,  vous  demandez  protection  à  la  loi;  sans 
mariage,  la  loi  ne  fait  rien  pour  vous,  à  moins  qu'il  ne  vous  ait 
iiché  son  couteau  dans  le  corps  ou  fendu  la  tête  avec  le  tisonnier. 
Et  puis,  supposons  qu'il  vous  plante  là,  vous  avez  les  meubles, 

(1)  Alhenœum,  23  novembi-e  1893. 

(2)  The  Nation  (New- York),  6  février  1896. 


LA    GAUCHE    l'ÉMlNlSÏI.    ET    LE    MAIUAGE.  115 

sans  qu'on  vaais  accuse  d'être  une  voleuse.  »  Ces  beaux  argumens 
ont  naturellement  pourell'et  de  confirmer  la  jeune  radicale  dans 
son  opinion  sur  «  l'invincible  vulgarité  »  de  l'institution  qu'on 
nomme  «■  le  mariage  légal  »  :  et  il  est  de  fait  que  l'expérience  a 
mal  tourné  pour  Jude.  Son  mariage  avait  été  une  erreur  morale. 
Arabelle  était  si  grossière,  si  vicieuse  malgré  ses  grands  principes, 
que  son  époux  écœuré  ne  fit  rien  pour  la  retenir  le  jour  où  elle 
l'abandonna.  Kt  c'est  la  première  faillite  de  la  vieille  union  con- 
jugale dans  le  livre  de  Thomas  Hardy. 

Jude  a  une  cousine,  la  jolie  Sue  (Suzette),  qui  représente  l'es- 
prit nouveau,  en  opposition  à  la  fâcheuse  Arabelle.  C'est  aussi 
une  intellectuelle  ayant  réussi  contre  vents  et  marées  à  se  donner  de 
l'éducation,  et  c'est  de  plus  une  névrosée,  mal  équilibrée,  fan- 
tasque, dénuée  de  logique  et  d'esprit  de  justice,  toujours  «  à  la 
chasse  de  la  sensation  nouvelle  ».  Sue  a  épousé  par  intérêt  un 
vieux  brave  homme  de  maître  d'école,  qu'elle  prend  en  dégoût 
le  jour  même.  Elle  conlie  ses  déceptions  à  son  cousin  :  «  Je  son- 
geais que  les  moules  sociaux  dans  lesquels  la  civilisation  nous 
fait  entrer  n'ont  pas  plus  de  rapport  avec  notre  véritable  forme  que 
les  dessins  représentant  les  constellations  ne  ressemblent  à  la 
réalité.  J'ai  l'air  d'être  M""^  Richard  Phillotson,  laquelle  vit  paisi- 
blement de  la  vie  conjugale  avec  sa  contre-partie  du  même  nom. 
En  réalité,  je  ne  suis  pas  M"""  Phillotson;  je  suis  une  femme  à 
passions  dévoyées  et  à  antipathies  inexplicables,  ballottée  décote 
et  d'autre  dans  un  isolement  complet.  » 

Quelques  jours  plus  tard,  elle  précise  ses  griefs  contre  le  ma- 
riage :  «  Jude,  est-ce  mal,  à  un  mari  ou  à  une  femme,  de  racon- 
ter à  un  tiers  qu'ils  sont  malheureux?  Si  la  cérémonie  nuptiale  est 
un  acte  religieux,  il  se  peut  que  ce  soit  mal;  mais  si  elle  n'est 
qu'un  contratsordide,  fondé  sur  des  convenances  matérielles,  qu'un 
arrangement  facilitant  les  questions  d'installation,  de  ménage, 
d'impositions,  les  règlemens  d'héritages  pour  lesquels  il  faut  con- 
naître le  père  des  enfans,  —  il  me  semble  qu'on  a  le  droit  de  crier 
son  chagrin  sur  les  toits...  Vous  avez  deviné  ce  que  je  voulais 
dire?  —  J'ai  de  l'amitié  pour  ^I.  Phillotson,  —  mais  c'est  une 
torture  pour  moi,  —  de  vivre  avec  lui  comme  mari  et  femme  !... 
Ce  qui  me  supplicie,  c'est  d'avoir  une  dette  à  payer  à  cet  homme, 
quelque  bon  qu'il  soit!  —  d'être  engagée  par  contratà  sentir  d'une 
certaine  façon  dans  une  chose  dont  l'essence  même  est  la  spon- 
tanéité !...  Jude,  je  ne  m'étais  jamais  bien  rendu  compte,  avant  de 
l'épouser,  de  ce  que  signiliait  le  mariage.  C'est  idiot;  je  suis  sans 
excuse.  J'étais  d'âge  à  savoir,  et  je  me  croyais  beaucoup  d'expé- 
rience. Je  me  suis  précipitée  tête  baissée,  à  l'aveuglette,  en 
imbécile  que  j'étais  !  — On  devrait  pouvoir  défaire  ce  qu'on  a  fait 


116  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

par  ignorance  !  Je  suis  sûre  que  ça  arrive  à  des  masses  do  femmes  ; 
seulement,  elles  se  soumettent,  ot  moi,  je  me  débats...  Dans  les 
temps  à  venir,  quand  on  regardera  en  arrière,  vers  les  mœurs 
barbares  et  les  superstitions  de  l'époque  où  nous  av(»iis  le  malheur 
de  vivre,  je  me  demande  ce  qu'on  en  dira  !  »  Son  mariage  avait 
aussi  été  une  erreur, d'un  autre  genre,  et  c'est  la  seconde  faillite 
de  la  vieille  union  conjugale  dans  le  livre  de  Thomas  Hardy. 

Jude  admire  sa  jolie  cousine  d'avoir  su  conserver  son  indi- 
vidualité dans  l'état  de  mariage,  qui  tend  à  l'effacer  chez  la  femme 
au  profit  du  mari.  «  Non,  dit-il,  vous  n'êtes  pas  M""'  Phillotson; 
vous  êtes  la  chère  Sue,  libre,  bien  que  vous  ne  le  sachiez  pas.  Le 
mariage  ne  vous  a  pas  encore  annihilée;  il  ne  vous  a  pas  encore 
digérée  dans  son  vaste  estomac,  comme  un  atome  dépourvu 
désormais  d'individualité.  » 

Il  adore  cette  petite  créature  si  fine,  si  «  vibrante  »,  qui  com- 
prend tout,  ose  tout,  et  reste  sincère  dans  ses  plus  grandes  incon- 
séquences. Il  le  lui  dit,  l'embrasse  avec  passion,  et  Sue  de 
s'étonner.  Elle  lui  fait  remarquer  avec  raison  que  sa  conduite 
n'est  pas  d'accord  avec  ses  principes  religieux,  qui  lui  ordonnent 
de  respecter  le  sacrement  du  mariage.  Elle,  c'est  dill'érent,  elle 
ne  croit  à  rien.  «  Mais  vous,  un  homme  si  religieux!  Vous  êtes 
moins  avancé  en  théorie  qu'en  pratique.  »  Un  beau  jour,  Jude 
n'y  tient  plus  et  s'écrie  :  «  Je  me  moque  de  mes  principes  et  de 
ma  religion!  Qu'ils  aillent  se  promener!  »  Rentré  chez  lui,  il 
réfléchit  qu'il  ferait  bien  de  renoncer  à  l'Eglise  :  (•-  Tant  qu'il 
nourrirait  ce  sentiment  défendu,  il  y  aurait  de  sa  part  une  incon- 
sistance éclatante  à  poursuivre  la  pensée  de  devenir  le  soldat  et  le 
serviteur  d'une  religion  dans  laquelle  l'amour  sexuel  est  consi- 
déré, en  mettant  les  choses  au  mieux,  comme  une  fragilité,  et, 
en  les  mettant  au  pis,  comme  une  cause  de  damnation.  »  Il  son- 
geait aussi  qu'il  étaitétrange  que  ses  aspirations  intellectuelles  et 
spirituelles  eussent  eu  deux  fois  de  suite  les  ailes  coupées  par  des 
femmes,  et  il  se  demandait  avec  perplexité,  sous  l'influence  des 
idées  de  Sue  :  «  Sont-ce  bien  les  femmes  qui  sont  ici  à  blâmer, 
ou  n'est-ce  pas  plutôt  notre  organisation  artificielle  qui  transforme 
les  instincts  naturels  normaux  en  autant  de  chausses-trapes 
domestiques,  de  lacets  diaboliques,  où  se  prennent  et  s'enlizent 
tous  ceux  qui  voudraient  marcher  vers  le  progrès?  » 

L'honnête  Jude  fut  ainsi  conduit  à  faire  le  procès  au  mariage, 
source  d'impureté  et  d'iniquité;  à  la  société,  qui  a  établi  le  ma- 
riage; et  à  l'Eglise  chrétienne  qui  le  sanctifie.  Un  soir,  il  prit  ses 
livres  de  théologie  et  de  morale,  en  fit  un  tas  dans  le  jardin  et  y 
mit  le  feu.  «  Il  était  près  d'une  heure  du  matin  quand  la  llamme 
eut  achevé  de  réduire  en  cendres,  avec  leurs  couvertures  et  leurs 


LA    GAUCHE    FÉMIMSIE    ET    LE    MAIUAGE.  117 

reliures,  les  pages  de  Jérémie  Taylor,  Butler,  Doddridge,  Paley, 
Pusey,  Xewman,  et  autres.  Mais  la  nuit  était  paisible,  et,  tout  en 
retournant  avec  une  fourche  les  lambeaux  de  papier  noirci,  le 
sentiment  de  ne  plus  être  hypocrite  vis-à-vis  de  lui-même  appor- 
tait à  son  esprit  un  soulagement  qui  lui  rendait  le  calme.  Il  pou- 
vait continuer  à  croire  comme  auparavant,  mais  dans  son  for 
intérieur;  il  ne  possédait  plus,  il  n'étalait  plus  ces  appareils  de  foi 
dont  on  devait  naturellement  supposer  que  l'action  s'exerçait 
tout  d'abord  sur  leur  propriétaire.  Il  n'était  désormais,  en  aimant, 
qu'un  pécheur  ordinaire,  et  non  un  sépulcre  blanchi.   » 

Richard  Phillotson,  l'époux  de  Sue,  était  aussi  une  àme  pieuse 
et  droite,  craignant  Dieu  et  respectant  la  loi  morale  de  ses  an- 
cêtres. Il  souffrait  profondément  de  la  répulsion  qu'il  inspirait  à 
sa  jeune  femme,  mais  il  ne  s'irritait  point  contre  elle,  étant  doux 
de  cœur.  La  scène  où  la  crise  éclate  fait  penser  à  Ibsen.  Un  matin, 
pendant  le  déjeuner,  Sue  demande  à  brûle-pourpoint  : 

«  —  Richard,  cela  te  fâcherait  que  je  vive  loin  de  toi? 

a  —  Loin  de  moi?... Mais  alors,  pourquoi  nous  être  mariés?  » 

Elle  lui  avoue  qu'elle  l'a  épousé  par  lâcheté,  pour  se  tirer  d'un 
mauvais  pas,  et  répète  sa  question  : 

«  —  Veux-tu  me  laisser  m'en  aller?  Je  sais  combien  ma 
demande  est  incorrecte... 

«  —  Elle  l'est,  incorrecte. 

u  —  Mais  je  la  fais  !  On  devrait  établir  une  classitication  des 
tempéramens  et  adapter  à  leur  diversité  les  lois  sur  la  famille. 
Certains  caractères  souffrent  des  règles  qui  sont  bienfaisantes 
pour  d'autres.  Veux-tu  me  laisser  partir? 

«  —  Mais  nous  sommes  mariés... 

«  —  A  quoi  sert  de  se  préoccuper  des  lois  et  des  rites,  sécria- 
t-elle  avec  explosion,  lorsqu'ils  font  votre  malheur  et  que  l'on 
sait  ne  pas  commettre  de  péché? 

«  —  Mais  tu  commets  un  péché  en  ne  m'aimant  pas. 

«  —  Je  t'aime  bien  !  mais  je  n'avais  pas  réfléchi  que  ce  serait. .. 
Un  homme  et  une  femme  vivant  dans  l'intimité,  alors  que  l'un 
des  deux  sent  comme  je  le  fais,  mais  c'est  un  adultère.  —  il  a 
beau  être  légal.  Là,  —  le  mot  est  lâché!...  Richard,  veux-tu  me 
laisser  partir? 

«  —  Tu  me  désoles  avec  ton  insistance. 

«  —  Pourquoi  ne  pourrions-nous  pas  nous  entendre  pour 
nous  libérer  mutuellement?  C'est  nous  qui  avons  formé  le  contrat, 
nous  pouvons  le  rompre, — non  pas  légalement,  bien  entendu,  mais 
moralement  ;  —  d'autant  que  nous  n'avons  pas  à  tenir  compte  de 
l'intérêt  des  enfans,  nous  n'en  avons  pas.  Nous  pourrions  alors 
être  amis  et  nous  voir  sans  que  cela  fasse  de  peine  à  l'un  ni  à 


118  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'autre.  0  Richard,  sois  mon  ami  et  aie  pitié  de  moi!  Dans 
quelques  années,  nous  serons  tous  les  deux  morts,  et, alors, à  qui 
importera-t-il  que  tu  m'aies  affranchie,  pour  ce  petit  peu  de 
temps,  d'une  si  dure  contrainte?  Je  suis  sûre  que  tu  me  trouves 
bizarre,  ou  ultra-sensitive,  ou  insensée?  Voyons, —  pourquoi  me 
faire  souffrir  en  me  faisant  manquer  ma  destinée,  si  cela  ne  fait 
de  mal  à  personne  ? 

«  —  Mais  cela  fait  du  mal,  — cela  m'en  fait,  à  moi,  et  tu  t'es 
engagée  à  m'aimer. 

«  —  Oui,  —  voilà  la  chose  !  Je  suis  dans  mon  tort,  j'y  suis  tou- 
jours. Il  est  aussi  coupable  de  s'engager  à  aimer  toujours  qu'à 
avoir  toujours  le  même  credo,  et  aussi  niais  que  de  s'engager  à 
avoir  toujours  du  goût  pour  un  certain  mets  ou  une  certaine 
boisson. 

(c  —  Et  ton  intention,  en  me  quittant,  est  de  vivre  seule? 

((  —  Si  tu  l'exiges,  oui.  Mais  mon  intention  était  d'aller  vivre 
avec  Jude. 

«  —  Comme  mari  et  femme  ? 

«  —  Comme  il  me  plaira. 

«  Phillotson  se  tordait  de  douleur. 

«  Sue  poursuivit  :  —  Celui,  —  ou  celle,  —  qui  laisse  le 
monde, ou  la  portion  du  monde  qui  est  la  sienne,  choisir  son  plan 
de  vie,  n'a  pas  besoin  d'autre  faculté  que  celle  du  singe  :  l'aptitude 
à  imiter.  Ce  sont  les  propres  paroles  de  Stuart  Mill.  Pourquoi 
ne  peux-tu  pas  les  prendre  pour  règle  de  conduite?  Pour  ma 
part,  c'est  mon  désir  constant. 

«  —  Je  me  soucie  bien  de  Stuart  Mill  !  gémit  Phillotson.  Tout 
ce  que  je  demande,  c'est  de  vivre  en  paix.    » 

La  cloche  de  l'école  rompt  l'entretien.  Les  deux  époux  vont 
faire  leurs  classes,  et  ils  s'envoient  des  billets  par  les  enfans.  C'est 
Phillotson  qui  commence  :  «  —  Ce  que  tum'as  demandé  m'empêche 
absolument  d'être  à  mon  affaire.  Je  ne  sais  pas  ce  que  je  fais. 
Est-ce  sérieux?  » 

Réponse  :  -r- «  Je  suis  vraiment  désolée  d'être  obligée  de  dire 
que  c'est  sérieux.  » 

Second  billet  :  —  «  Dieu  sait  que  je  ne  voudrais  pas  te  contra- 
rier dans  aucune  chose  raisonnable...  Mais  je  ne  peux  pourtant 
pas  donner  mon  approbation  à  ce  que  tu  ailles  vivre  avec  ton 
amoureux.  C'est  absurde.  Tu  perdras  l'estime  et  le  respect  de  tout 
le  monde...  » 

Réponse  :  «  Je  sais  que  tu  veux  mon  bien.  Mais  je  ne  tiens  pas 
du  tout  à  la  considération.  Il  y  a  quelque  chose  que  je  mets  très 
au-dessus  de  la  respectabilité  ;  c'est,  pour  citer  Humboldt,  de  pro- 
duire le  développement  humain  dans  sa  plus  riche  diversité...  » 


LA    GAUCHE    FÉMIMSTE    ET    LE    MARIAGE,  119 

Autre  bilï%t  de  Sue  :  «  Je  sais  ce  que  tu  penses.  Mais  ne  peux- 
tu  pas  avoir  pitié  de  moi?  Je  t'en  prie,  je  t'en  supplie,  aie  com- 
passion. Je  ne  le  demanderais  pas  si  je  n'y  étais  presque  forcée 
par  la  chose  que  je  ne  peux  pas  supporter.  Jamais  pauvre  femme 
n'a  autant  souhaité  qu'Eve  ne  fût  pas  tombée,  ce  qui  aurait 
permis  de  peupler  le  paradis  (ainsi  que  le  croyaient  les  chrétiens 
primitifs)  au  moyen  de  quelque  mode  de  végétation  inoifensif...  » 

Une  femme  capable  de  faire  des  plaisanteries  d'aussi  mauvais 
goût  et  de  citer  llumboldt,  après  Stuart  Mill,  dans  des  circon- 
stances pareilles,  méritait  des  gilles,  et  rien  de  plus.  Mais  le 
pauvre  Richard  était  amoureux.  Au  lieu  de  mettre  sa  femme 
sous  clef,  ainsi  qu'il  reconnut  plus  tard  qu'il  aurait  dû  le  faire,  il 
se  persuada  que  Sue  devait  avoir  raison,  puisque  aussi  bien  elle 
avait  toujours  raison. 

<(  —  Gomment,  s'écrie  un  ami,  vous  allez  la  laisser  partir? 
Avec  son  amoureux? 

«  — Avec  qui  elle  voudra;  c'est  son  affaire...  Je  sais  que  j'ai 
peut-être  tort;  qu'en  lui  cédant,  je  fais  une  chose  qui  n'est  défen- 
dable ni  logiquement  ni  religieusement,  et  qui  ne  s'harmonise 
pas  avec  les  principes  dans  lesquels  j'ai  été  élevé.  Seulement,  je 
sais  encore  ceci  :  quelque  chose  me  dit  que  j'agirais  mal  en  la 
refusant...  Serait-ce  vraiment  juste  et  honorable?  serait-ce  vrai- 
ment la  chose  à  faire?  ou  serait-ce  vilain,  méprisable,  égoïste? 
Je  ne  me  charge  pas  d'en  décider.  Je  vais  simplement  suivre  mon 
instinct  et  laisser  les  principes  se  défendre  comme  ils  pourront.  » 

Lami  objecte  la  morale,  les  intérêts  de  la  famille  et  de  la  so- 
ciété. «  Trêve  de  philosophie!  s'écrie  le  vieux  maître  d'école.  Je 
ne  m'occupe  que  de  ce  que  j'ai  sous  les  yeux.  »  Il  ajoute  au 
bout  d'un  instant  :  «  —  Je  ne  vois  pas  pourquoi  la  femme  et  les 
enfans  ne  formeraient  pas  l'unité,  sans  l'homme.  —  Le  ma- 
triarcat 1  »  fait  l'ami  scandalisé. 

Sue  va  retrouver  Jude,  et  Phillotson  déclare  aux  autorités  sco- 
laires que  sa  femme  est  partie  avec  son  autorisation  :  «  —  Elle  m'a 
demandé  la  permission  de  s'en  aller  avec  celui  qu'elle  aimait,  et  je 
la  lui  ai  donnée.  Pourquoi  aurais-je  refusé?  Elle  est  d'âge  à  savoir 
ce  qu'elle  fait,  et  cela  regarde  sa  conscience,  pas  moi.  Je  n'étais  pas 
son  geôlier.  Je  ne  peux  pas  vous  donner  d'autres  explications.  » 
Il  est  moins  réservé  avec  son  ami  :  «  Je  n'avais  pas  le  cœur 
d'être  cruel  envers  elle  au  nom  de  la  loi.  J'ai  compris  qu'elle  est 
allée  rejoindre  son  amant.  Ce  qu'ils  vont  faire,  je  l'ignore,  mais 
j'y  souscris  d'avance...  J'étais  l'homme  du  monde  le  plus  vieux  jeu 
dans  la  question  du  mariage;  —  de  ma  vie,  je  n'avais  examiné 
au  point  de  vue  critique  les  problèmes  de  morale  qu'elle  soulève. 
Mais  j'ai  vu  se  dresser  devant  moi  de  certains  faits,  —  je  n'ai  pas 


1:20  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

pu  aller  à  l'encontre.  »  Il  perd  sa  place,  ainsi  qu'il  s'y  attendait,  et 
ne  se  repent  de  rien,  car  il  a  agi  selon  sa  notion,  juste  ou  fausse, 
du  bien  et  du  mal. 

Cependant  Jude  et  Phillotson  divorcèrent.  Le  mal  causé  par 
des  arrangemens  sociaux  fautifs  se  trouva  défait.  Leur  sort  à  tous 
était  remis  à  nouveau  entre  leurs  mains,  en  face  d'une  société 
qui  se  montrait,  en  somme,  débonnaire.  Riches  d'expérience,  il 
dépendait  d'eux  de  se  refaire  une  vie  en  accord  avec  leurs  prin- 
cipes. Pour  Phillotson  et  Arabelle,  ce  fut  très  simple,  car  ils  ne 
s'étaient  pas  détachés  sincèrement  du  passé.  L'un  avait  été  faible, 
l'autre  débauchée,  mais  ni  l'un  ni  l'autre  ne  s'admiraient  d'en  être 
arrivés  où  ils  en  étaient.  Phillotson  se  cacha  dans  un  coin,  résolu 
à  ne  plus  jamais  avoir  affaire  aux  femmes,  autant  qu'il  dépen- 
drait de  lui.  Arabelle,  toujours  plus  convaincue  que  les  hommes 
ont  besoin  d'être  liés,  travailla  de  tout  son  cœur  à  rentrer  dans  la 
correction  par  un  second  mariage. 

Restaient  Jude  et  Sue.  Jude  aurait  volontiers  tiré  sa  révé- 
rence à  «  l'Esprit  nouveau  »  et  épousé  sa  cousine.  Le  vieux 
mariage  légal  lui  paraissait  très  acceptable  avec  elle.  Mais  Sue  : 
«  Je  n'ai  pas  changé,  moi.  J'ai  toujours  la  môme  terreur  qu'un 
contrat  rigide  ne  tue  votre  tendresse  pour  moi,  et  la  mienne 
pour  vous...  J'aimerais  bien  mieux  rester  comme  nous  sommes... 
Je  sens,  Jude,  que  je  commencerais  à  avoir  peur  de  vous  à  la  mi- 
nute même  où  un  papier  officiel  vous  ferait  une  obligation  de  me 
chérir  et  m'autoriserait  en  bonnes  formes  à  me  laisser  aimer!  — 
Quelle  horreur!  que  c'est  vilain!  —  Il  est  contraire  à  la  nature 
humaine  de  continuer  à  aimer  quelqu'un  par  ordre.  » 

Ils  s'en  tiennent  donc  à  l'union  libre  par  dignité,  parce  qu'il 
y  a  désormais,  dans  notre  société  renouvelée,  un  devoir  qui 
prime  tous  les  autres  :  le  respect  de  notre  individualité,  poussé 
jusqu'au  point  où  il  devient  le  respect  de  tous  les  instincts.  Le 
monde  les  méconnut,  ainsi  qu'il  fallait  s'y  attendre.  Ils  furent 
mal  jugés,  mis  plus  ou  moins  en  quarantaine,  et  la  misère  entra 
dans  la  maison  avec  les  enfans.  Mais  ils  avaient  la  satisfaction 
d'être  des  «  pionniers  »,  et  de  préparer  les  voies  à  l'émancipa- 
tion de  l'amour. 

C'est  ici  que  se  place  la  grosse  péripétie  du  roman,  ce  qui 
en  fait  la  grande  originalité,  en  même  temps  que  le  livre  tout 
entier  en  devient  d'un  pessimisme  amer.  L'auteur  n'a  pas  dissi- 
mulé un  instant  qu'il  partageait  le  mépris  et  le  dégoût  de  Sue 
pour  les  anciennes  conventions  sociales  et  morales  sur  l'union 
conjugale.  Le  mariage  sous  sa  forme  actuelle  est  évidemment,  à 
ses  yeux,  une  institution  condamnée.  Mais,  tandis  que  les  fémi- 
nistes avancées  de  l'autre   sexe   envisagent  l'avenir   avec   une 


LA    GAUCHE    FÉMIMSTE    ET    LE    MAIUAC.E.  121 

joyeuse  conliiyice,  persuadées  que  la  femme  émancipée  puisera 
dans  le  libre  développement  de  ses  facultés  toutes  les  vertus,  toute 
la  force  qui  lui  seront  nécessaires  pour  vivre  avec  honneur  et 
dignité  dans  des  situations  équivoques,  Thomas  Hardy,  jugeant 
son  héroïne  avec  une  dure  clairvoyance,  refait  impitoyablement 
l'éternelle  histoire  de  l'homme  dompté  par  une  créature  capri- 
cieuse et  mal  sûre,  qui  l'oblige  à  juger  contre  sa  raison,  à  agir 
contre  sa  conscience,  pour  se  retourner  contre  lui  avec  des  re- 
proches lorsqu'elle  l'a  amené  à  ses  lins,  qu'elle  a  brisé  sa  vie  et 
semé  son  àme  de  ruines  irréparables.  Jude  s'est  ravalé  à  plaisir 
pour  obéir  aux  «  vues  plus  larges  »  de  Sue.  Il  a  renié  sa  foi,  re- 
noncé à  ses  rêves  d'avenir,  accepté  sans  murmure  de  redevenir 
simple  ouvrier  pour  nourrir  sa  famille.  Et  voici  quelle  fut  sa  ré- 
compense. 

Leurs  enfans  venaient  de  périr  d'une  façon  tragique.  Un  soir, 
Jude  s'inquiétait  de  ne  pas  trouver  Sue.  On  lui  dit  qu'elle  doit 
être  à  l'église  voisine,  —  elle,  Sue,  qui  n'avait  pas  eu  de  cesse 
qu'elle  ne  lui  en  eût  désappris  le  chemin.  Il  y  court,  et  la  trouve 
prosternée,  toute  en  larmes,  sur  les  dalles.  Il  l'appelle  doucement. 
Sue,  froide  et  sèche,  commence  par  lui  reprocher  durement  de 
l'avoir  dérangée,  puis  elle  lui  fait  une  de  ces  scènes  dont  l'injus- 
tice a  toujours  surpassé  la  compréhension  des  pauvres  hommes. 
Oreste  en  est  devenu  fou, et  peu  s'en  fallut  que  Jude  ne  prît  le 
même  chemin  lorsqu'il  entendit  cette  femme  à  laquelle  il  avait 
tout  sacrifié  lui  signifier  son  congé,  et  lui  en  donner  pour  raison 
que  «  ses  idées  sur  le  mariage  avaient  changé  »  ;  qu'elle  n'admettait 
plus  que  le  mariage  religieux,  lequel  est  indissoluble  puisqu'un 
sacrement  ne  s'efface  pas;  qu'elle  était  donc,  malgré  son  divorce, 
la  femme  de  Phillotson,  et  que  lui-même  n'avait  pas  cessé  d'être 
l'époux  d'Arabelle.  Elle  déclara  aussi  que  Dieu  lui  avait  ùté  ses 
enfans  pour  la  punir  de  leur  situation  irrégulière  et  s'accusa 
d'être  la  dernière  des  créatures.  «  Après  m'avoir  converti  à  vos 
idées!  »  criait  Jude  assommé.  Il  eut  beau  s'exclamer,  elle  le  mit  à 
porte  de  leur  logis. 

Quelque  temps  après,  elle  vint  lui  annoncer  qu'elle  retournait 
«  chez  Richard.  »  Elle  ajouta  :  «  Nous  allons  nous  remarier. 
C'est  pour  la  forme,  et  pour  le  monde,  qui  ne  voit  pas  les  choses 
comme  elles  sont.  Mais,  bien  entendu,  je  suis  déjà  sa  femme. 
Rien  n'a  pu  changer  cela.  » 

C'en  était  trop,  après  tant  de  professions  de  foi  d'une  impiété 
agressive,  tant  de  citations  pédantes  à  la  gloire  de  l'union  libre, 
la  seule  «  propre  »  qu'il  y  ait  sous  le  soleil,  tant  de  refus  hautains 
d'avoir  égard  aux  préjugés  et  aux  superstitions  de  Jude, qui  aurait 
voulu  légitimer  leur  union.  Use  révolte  et  lui  parle  avec  empor- 


122  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

tement  :  «  Mais  vous,  êtes  ma  femme  !  Oui,  vous  l'êtes,  et  vous 
le  savez...  je  vous  aimais,  vous  m'aimiez,  nous  nous  sommes  mis 
ensemble  ;  et  cela  constitua  le  mariage.  Nous  nous  aimons  encore, 
vous  aussi  bien  que  moi  —  je  le  sais.  Par  conséquent,  notre  ma- 
riage subsiste. 

« — Oui,  je  sais  comment  vous  envisagez  les  choses,  dit-elle 
avec  un  détachement  désespérant.  Mais  je  vais  me  remarier  avec 
lui,  comme  vous  diriez.  Strictement  parlant,  vous  devriez,  — 
Jude,  mettez  que  ce  n'est  pas  moi  qui  le  dis,  —  vous  devriez  re- 
prendre Arabelle. 

«  —  Je  devrais?  Bonté  du  ciel  !  —  et  ensuite?  Et  si  je  vous 
avais  épousée  légalement, comme  nous  avons  été  sur  le  point  de  le 
faire,  comment  cela  se  passerait-il? 

((  —  Je  penserais  exactement  de  même  que  notre  mariage  n'en 
est  pas  un.  Et  je  retournerais  avec  Richard,  s'il  me  le  demandait, 
sans  repasser  par  le  sacrement.  Mais  le  monde  et  ses  voies  mé- 
ritent quelque  considération,  à  ce  que  je  suppose;  aussi,  je  con- 
sens à  une  répétition  de  la  cérémonie.  —  Ne  m'écrasez  pas  de  vos 
railleries  et  de  vos  raisonnemens,  je  vous  en  supplie  !  Autrefois 
j'étais  la  plus  forte,  je  le  sais,  et  j'ai  peut-être  été  cruelle  à  votre 
égard.  Rendez-moi  le  bien  pour  le  mal,  Jude  !  Je  suis  maintenant 
la  plus  faible.  Ne  vous  vengez  pas,  soyez  bon.  Oh!  soyez  bon 
pour  moi,  pauvre  femme  coupable  qui  s'efforce  de  s'amender. 

«  Il  secoua  la  tête  avec  désespoir, les  yeux  pleins  de  larmes. Le 
coup  que  lui  avait  porté  la  perte  de  ses  enfans  semblait  avoir  dé- 
truit chez  elle  la  faculté  du  raisonnement.  Son  jugement,  jadis  si 
clair,  s'était  obscurci.  —  Faux,  faux,  tout  cela  est  faux!  fit-il  d'une 
voix  sourde.  Erreur!  Perversité  !  Vous  me  mettez  hors  de  moi! 
Vous  souciez-vous  de  lui?  L'aimez- vous?  Vous  savez  bien  que 
non  !  Ce  serait  de  la  prostitution  par  fanatisme,  —  oui,  que  Dieu 
me  pardonne,  —  voilà  ce  que  ce   serait. 

«  —  Je  ne  l'aime  pas,  il  faut  bien  que  je  l'avoue  avec  un  re- 
mords sans  égal!  Mais  j'essaierai  d'apprendre  à  l'aimer  en  lui 
obéissant.  » 

En  vain  Jude  discute  et  implore.  Il  n'a  plus  devant  lui 
qu'une  femme  affolée  par  la  terreur  des  «  jugemens  »  d'en 
haut.  Ah  !  qu'Arnolphe  avait  raison  de  menacer  Agnès 

...  (Its  chaudières  bouillantes 
Où  l'on  plonge  à  jamais  les  femmes  malvivantes. 

Aucun  argument  ne  vaut  celui-là  pour  notre  pauvre  espèce 
humaine,  et  je  suis  persuadé  qu'Horace,  l'amoureux  d'Agnès,  l'a 
appris  un  jour  à  ses  dépens  de  cette  petite  créature  tout  instinc- 


LA    GAUCBE    FÉMINISTE    ET    LE    MARIAGE.  123 

tivo  ;  Agnès  vieillissante  lui  a  certainement  fait  payer  la  peur  qui 
la  gagnait  au  souvenir  des  péchés  commis  jadis  pour  l'amour  de 
lui.  On  n  ose  plus  à  présent  tenir  le  langage  d'Arnolphe,  les  uns 
de  crainte  du  ridicule,  les  autres  par  fausse  sensibilité,  révolte  de 
leurs  nerfs  à  la  pensée  des  supplices  physiques.  11  n'y  a  qu'un 
homme  (parmi les  laïques,  s'entend)  qui  ait  osé  dans  ces  derniers 
temps  paraphraser  le  discours  d'Arnolphe  en  affirmant  l'existence 
et  la  nécessité  des  peines  éternelles  :  c'est  M.  Gladstone,  dans  un 
article  tout  récent  (1),  où  il  déclare  qu'il  croit  à  un  Diable  per- 
sonnel, sans  cesse  occupé  à  nous  induire  à  mal,  et  que  la  crainte 
de  l'enfer  est  le  commencement  de  la  vertu.  Je  ne  sais  ce  qu'en  a 
pensé  l'Angleterre  en  général,  mais  M.  Gladstone  peut  compter 
sur  le  suffrage  de  Sue. 

Celle-ci  le  lit  comme  elle  l'avait  dit  et  redevint  M"^  Phillotson. 
Arabells  convia  Jude  hébété  à  une  tournée  de  cabarets,  et  ne  le 
laissa  dégriser'  que  lorsqu'ils  eurent  à  leur  tour  repassé  par 
l'église.  Le  vieux  mariage  triomphait,  sauf  que  le  pauvre  Jude  ne 
pouvait  prendre  son  parti  de  tout  ce  qui  lui  était  arrivé.  Il  se  con- 
sumait de  chagrin,  et  bénit  une  maladie  qui  vint  le  délivrer  d'un 
monde  inintelligible.  Avant  de  mourir,  il  voulut  pourtant  es- 
sayer une  dernière  fois  de  comprendre.  Il  se  traîna  au  village  où 
demeuraient  les  Phillotson,  et  fit  dire  à  Sue  que  quelqu'un  l'atten- 
dait à  l'église  pour  lui  parler.  Elle  poussa  une  exclamation  en 
Tapercevant,  et  se  retourna  vivement  pour  sortir. 

«  —  Ne  vous  en  allez  pas  1  fit-il  d'un  ton  suppliant. Ne  vous  en 
allez  pas.  C'est  pour  la  dernière  fois!  ...  Je  ne  reviendrai  jamais. 
Xe  soyez  donc  pas  sans  pitié.  Sue,  Sue!  Nous  agissons  d'après 
la  lettre,  et  la  lettre  tue! 

«  —  Je  resterai  ;  je  neveux  pas  être  cruelle  !  dit-elle  ;  et  ses  lèvres 
se  mirent  à  trembler,  ses  larmes  à  couler,  quand  elle  lui  permit 
de  se  rapprocher.  —  Mais  pourquoi  étes-vous  venu,  pourquoi 
avoir  fait  cette  chose  mal,  après  avoir  si  bien  agi? 

«  —  En  quoi  ai- je  bien  agi? 

«  —  En  vous  remariant  avec  Arabelle.  C'était  dans  le  journal. 
A  dire  vrai,  Jude,  elle  n'avait  pas  cessé  de  vous  appartenir.  Cest 
pourquoi  vous  avez  si  bien  agi,...  oh!  si  bien!...  en  le  reconnais- 
sant et  la  reprenant. 

«  —  Dieu  du  ciel  !  Et  c'est  pour  entendre  cela  que  je  suis  venu? 
S'il  y  a  eu  dans  ma  vie  quelque  chose  d'immoral,  de  dégradant, 
de  contre  nature,  c'est  ce  honteux  contrat  avec  Arabelle  que 
vous  appelez  avoir  bien  agi!  Et  vous  aussi,  vous  vous  dites  la 
femme  de  Phillotson.  sa  femme!  Vous  êtes  la  mienne. 

(1     The  future  life  and  the  condition  of  man  therein    [North  American  Review 
avril  1896.) 


124  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

«  —  Ne  me  forcez  pas  àm'enfuir...  je  ne  peux  pas  supporter... 
Mon  parti  est  pris  là-dessus. 

«  —  Et  moi,  je  ne  peux  pas  comprendre  que  vous  l'ayez  fait... 
que  vous  pensiez  cela...  Je  ne  peux  pas! 

«  —  N'y  songez  plus.  Il  est  bon  mari.  — •  Et  moi,  — j'ai  com- 
battu, j'ai  lutté,  jeûné,  prié.  J'ai  amené  mon  corps  à  une  sujétion 
presque  complète.  Et  vous  ne  devez  pas  —  vous  allez  —  réveiller... 

«  —  0  chère  folle  adorée,  qu'avez-vous  fait  de  votre  raison? 
C'est  à  croire  que  vous  avez  perdu  vos  facultés.  Je  discuterais 
avec  vous  si  je  ne  savais. qu'il  est  complètement  inutile  de  faire 
appel  au  cerveau  d'une  femme  dans  l'état  de  crise  sentimentale 
où  vous  voilà.  A  moins  que  vous  ne  vous  mentiez  à  vous-même, 
comme  le  font  tant  de  femmes  dans  ces  sortes  de  choses  ?  Vous 
ne  croyez  peut-être  pas  réellement  ce  que  vous  prétendez  croire? 
c'est  peut-être  seulement  pour  vous  donner  la  volupté  des  émo- 
tions dues  à  ces  idées  imaginaires? 

«  —  La  volupté!  comment  pouvez- vous  être  aussi  méchant! 

«  —  Pauvre  chère  épave,  si  mélancolique  et  si  pusillanime,  de 
l'esprit  le  plus  riche  en  promesses  que  j'aie  jamais  rencontré  ! 
Qu'avez-vous  fait  de  votre  mépris  pour  les  conventions?  Moi, 
je  serais  mort  sans  rompre  d'une  semelle. 

«  —  Vous  m'écrasez,  vous  m'insultez  presque,  Jude  !  allez - 
vous-en  !  —  Elle  se  détourna  vivement. 

«  —  Je  m'en  vais.  J'en  aurais  la  force, —  ce  qui  ne  sera  jamais 
plus,  —  que  je  ne  reviendrais  jamais  vous  voir.  Sue,  Sue,  vous 
ne  méritez  pas  l'amour  d'un  homme!  » 

Il  regagne  à  grand'peine  son  logis  et  songe  tristement,  en 
attendant  la  mort  :  «  Les  temps  n'étaient  pas  mûrs,  pour  Sue  et 
moi.  Nos  idées  étaient  de  cinquante  ans  en  avance.  La  résistance 
qu'elles  ont  rencontrée  a  causé  une  réaction  chez  Sue,  l'insou- 
ciance chez  moi...  et  ma  perte...  » 

Jude  expira  en  maudissant  le  jour  où  il  était  né.  Le  cadavre 
était  déjà  froid  lorsque  sa  femme  rentra  d'une  partie  de  plaisir. 
Elle  courut  aussitôt  retrouver  ses  amis  en  murmurant  :  «  Ça  ne 
peut  pas  lui  faire  de  mal  que  je  m'en  aille  !  » 

Quelle  est  la  conclusion  du  livre?  Les  idées  de  Jude  et  de  Sue 
étaient-elles  simplement  «  de  cinquante  ans  en  avance,  »  ou  se- 
ront-elles toujours  trop  lourdes  à  porter  pour  la  femme?  Il  sem- 
ble que  M.  Hardy  penche  pour  la  seconde  alternative,  ce  qui  re- 
viendrait à  dire  :  le  mariage  s'en  va  en  morceaux,  mais  il  n'y  a 
rien  à  mettre  à  la  place  ;  nous  sommes  dans  une  impasse. 


LA  galchf:  féministe  et  le  mahiaoe.  125 


A  lapparition  de  Judv  /'obscur,  une  revue  anglaise  dénonça 
Texistence  dans  la  Grande-Bretagne  d'une  «  croisade  contre  le 
mariage,  publiquement  organisée  et  faisant  rage  (1).  »  C'est  beau- 
coup dire,  et  setTarer  par  trop  après  avoir  par  trop  dédaigné  les 
signes  de  débâcle  morale  qui  éclatent  en  Angleterre  comme 
partout  ailleurs.  La  littérature  inaugurée  par  l'Histoire  d'une 
ferme  africaineTe^Tésenie,en  somme,  les  sentimens  d'une  faible 
minorité.  Elle  n'a  d'importance  qu'à  titre  de  symptôme,  parce 
qu'elle  prouve  la  ténacité  d'un  mal  qui  travaille  l'Europe  depuis 
une  centaine  d'années,  et  dont  les  accès  ne  se  compteront  bientôt 
plus.  Où  ne  retrouve-t-on  pas  sa  trace?  En  Angleterre,  les  idées 
soutenues  dans  Judr  l'obscur  sont  très  anciennes,  et  M.  Hardy  ne 
l'ignore  pas,  puisqu'il  fait  dire  quelque  part  à  l'un  de  ses  person- 
nages :  »'  C'est  du  Shelley.  >>  Elles  ont  été  ouvertement  prêchées  et 
pratiquée?  en  Allemagne,  au  début  du  siècle,  par  un  groupe 
d'hommes  célèbres,  Schelling  et  les  deux  Schlegel  en  tête.  La 
Russie  a  eu  sa  crise  vers  1860.  et  les  pays  Scandinaves  ne  sont  pas 
encore  guéris  de  la  fièvre  ibsénienne.  Quant  à  la  France,  j'ai  à 
peine  besoin  de  rappeler  qu'il  n'est  pas  un  des  argumens  invoqués 
par  les  féministes  pour  défendre  les  droits  de  la  passion  qui  n'ait 
déjà  servi  à  George  Sand.  Ce  n'est  pas  Jude,  c'est  Jacques,  qui  a 
écrit  les  lignes  que  voici  :  «  Je  n'ai  pas  changé  d'avis,  je  ne  me 
suis  pas  réconcilié  avec  la  société,  et  le  mariage  est  toujours, 
selon  moi.  une  des  plus  barbares  institutions  qu'elle  ait  ébau- 
chées. Je  ne  doute  pas  qu'il  soit  aboli,  si  l'espèce  humaine  fait 
quelque  progrès  vers  la  justice  et  la  raison;  un  lien  plus  humain 
et  non  moins  sacré  remplacera  celui-là,  et  saura  assurer  l'exis- 
tence des  enfans  qui  naîtront  d'un  homme  et  d'une  femme,  sans 
enchaînera  jamais  la  liberté  de  Tun  et  de  l'autre  (2).  » 

Ce  n'est  pas  à  Lyndall,  c'est  à  Fernande,  que  son  fiancé 
adresse  une  lettre  où  on  lit  :  «  —  Il  faut...  tout  prévoir...  La 
société  va  vous  dicter  une  formule  de  serment;  vous  allez  jurer 
de  m'ètre  fidèle  et  de  m'ètre  soumise,  c'est-à-dire  de  n'aimer 
jamais  que  moi  et  de  m'obéir  en  tout.  L'un  de  ces  sermens  est 
une  absurdité,  l'autre  une  bassesse.  Vous  ne  pouvez  pas  répondre 
de  votre  cœur,  même  quand  je  serais  le  plus  grand  et  le  plus  par- 
fait des  hommes.  »  Et  la  fiancée  répond  :  «  —  Ah!  tenez,  ne  par- 
lons pas  de  notre  mariage  ;  parlons  comme  si  nous  étions  des- 
tinés seulement  à  être  amans  (3).  » 

(1)  filacliu;oo'ï.'i  Maijuzme.  janvier  189().  arliclo  de  Mrs  Oliphant. 
f2'i  Jacques,  par  George  Sand  'lS3i  . 
.i,  Ibid. 


126  REVUE    DES    DEUX    310NDES. 

Ce  ne  sont  pas  les  héroïnes  de  ÏAstrr  jaune  ou  de  Disso- 
nances qui  ont  inventé  de  faire  reposer  sur  la  passion  un  acte 
aussi  sérieux  que  la  fondation  d'un  foyer  et  d'une  famille  ;  ce  sont 
ceux  qui  ont  infusé  à  notre  âge  Ihorreur  d'une  discipline  quel- 
conque, les  représentans  au  milieu  de  nous  de  l'esprit  de  révolte, 
précieux  ferment  et  redoutable  gangrène  du  monde  :  ce  sont  les 
romantiques,  fils  du  grand  et  malfaisant  Jean-Jacques.  L'homme  a 
donné  lexemple,  la  femme  a  suivi  ;  et  je  ne  vois  pas  de  quel  droit 
l'homme  lui  en  fait  à  présent  un  reproche.  Il  a  tant  parlé,  et  en 
termes  parfois  si  éloquens,  des  devoirs  de  l'individu  envers  lui- 
môme,  du  respect  que  nous  devons  à  tous  nos  sentimens,  à  la 
seule  condition  qu'ils  soient  sincères,  du  «  crime  »  de  subordonner 
notre  <(  développement  »  à  n'importe  quoi,  qu'il  aurait  mauvaise 
grâce  à  se  plaindre  d'avoir  fait  dans  l'autre  sexe  des  recrues  qui 
le  gênent  parfois  et  l'ennuient.  La  femme  trouve  très  bon  d'imi- 
ter son  guide  ordinaire.  Elle  secoue  aussi  ce  qui  entraverait 
l'expansion  de  sa  personnalité.  Elle  poursuit  aussi  son  «  dévelop- 
pement »,  refuse  aussi  d'aliéner  sa  liberté  au  profit  de  prétendus 
devoirs.  Que  ce  soit  pour  son  bonheur, c'est  une  autre  question; 
je  dis  seulement  qu'à  force  de  respirer  le  même  air,  il  était  diffi- 
cile qu'elle  ne  subît  pas  la  contagion,  et  qu'elle  est  en  tout  ceci 
la  victime,  l'homme  étant  le  vrai  coupable,  avec  son  acharne- 
ment à  détruire  tous  les  freins. 

Les  romantiques  se  trouvent  ainsi  avoir  ti'availlé  à  anéantir 
l'une  des  plus  hautes  créations  de  l'humanité  :  le  mariage 
chrétien.  Oh  !  ils  ne  l'ont  pas  fait  par  perversité  ;  leur  âme  était 
généreuse,  si  leur  esprit  était  faux.  Mais  ils  l'ont  fait.  Tout 
ce  que  des  siècles  de  civilisation  et  de  christianisme  avaient 
introduit  de  dignité  dans  le  mariage,  tout  l'effort  accompli 
pour  rendre  la  maternité  sacrée,  pour  effacer  les  animalités 
devant  des  fins  désintéressées  et  des  devoirs  supérieurs,  ils 
l'ont  sacrifié  de  gaieté  de  cœur  à  un  idéal  de  petite  bourgeoise 
romanesque.  Le  progrès  qu'ils  proposaient  à  nos  ambitions  con- 
sistait à  remplacer  l'union  de  deux  consciences  par  l'union  de 
deux  passions,  avec  l'instabilité  que  nécessite  un  pareil  arran- 
gement. Autant  vivre  sur  une  poudrière  ;  mais  ce  n'était  pas 
pour  déplaire  aux  romantiques,  et  il  est  certain  que  le  mariage 
chrétien  ne  pouvait  pas  s'accorder  avec  leur  horreur  de  la  disci- 
pline, puisqu'il  est  avant  tout  un  joug  moral.  C'est  même  sa 
gloire,  ce  qui  en  fait  le  seul  contrat  digne  d'un  être  moral,  appelé 
à  l'honneur  de  dompter  en  soi  la  nature. 

Tous  les  peuples  qui  l'ont  revêtu  de  noblesse  l'ont  compris 
ainsi,  à  commencer  par  les  vieux  Romains  des  premiers  siècles  de 
la  république,  qui  s'étaient  fait  de  l'union  conjugale  une  concep- 


LA    GAUCIIK    FÉMIMSTE    ET    LE    MARIAGE.  127 

tion  très  haiil^  et  presque  identique  à  celle  que  devait  plus  tard  s'en 
former  le  christianisme.  Leurs  lois  avaient  en  vue  les  intérêts  de 
la  famille,  auxquels  le  jurisconsulte  avait  sacrifié  sans  hésitation 
les  commodités  de  lindindu.  A  ne  considérer  que  les  textes,  il  en 
résultait  pour  l'épouse  une  dure  dépendance.  Mais  les  mœurs 
s'étaient  chargées  de  traduire  les  textes  :  «  Ce  n'est  plus,  a  écrit 
M.  Paul  Gide  (1  ■,  l'esclave  impuissante  et  opprimée,  c'est  la  ma- 
trone, la  mère  de  famille,  vénérée  des  esclaves,  des  cliens,  des 
enfans,  respectée  de  son  mari,  chérie  de  tous,  maîtresse  dans  la 
maison,  et  au  dehors  étendant  son  influence  jusqu'au  sein  des 
assemblées  populaires  et  des  conseils  du  Sénat.  Les  Romains 
n'avaient  pas  relégué  la  femme  dans  la  solitude  et  le  silence  du 
gynécée;  ils  l'admettaient  dans  leurs  théâtres,  à  leurs  fêtes,  à 
leurs  repas;  partout  une  place  d'honneur  lui  était  réservée;  cha- 
cun lui  cédait  le  pas,  le  consul  et  les  licteurs  se  rangeaient  à  son 
passage...  Elle  offrait,  comme  le  chef  de  famille  lui-même,  les 
sacrifices  aux  dieux  lares  ;  elle  présidait  aux  travaux  int(''rieurs 
des  esclaves:  elle  dirigeait  l'éducation  des  enfans  qui,  jusque 
dans  l'adolescence,  restaient  longtemps  encore  soumis  à  sa  sur- 
veillance et  à  son  autorité;  enfin,  elle  partageait  avec  son  mari 
l'administration  du  patrimoine  et  le  gouvernement  de  la  maison.  » 

Il  est  difficile  de  rêver  un  plus  beau  rôle  ;  mais  tout  s'achète 
dans  ce  monde  :  la  matrone  romaine  payait  la  noblesse  de  sa  vie 
d'une  étroite  limitation  de  son  «  individualité.  »  Au  moment  de 
passer  le  seuil  de  sa  nouvelle  demeure,  l'épouse  disait  à  l'époux  : 
«  Ubi  tu  Gains,  ibi  ego  Gaïa.  Oii  tu  seras  Gains,  je  serai  Gaïa.  » 
Elle  reconnaissait  par  cette  magnifique  formule  qu'elle  acceptait 
de  se  laisser  absorber,  dans  une  certaine  mesure,  au  profit  d'au- 
trui.  C'est  précisément  de  quoi  les  féministes  ne  veulent  plus 
entendre  parler;  elles  disent  moins  poétiquement  :  — Dans  les 
vieux  erremens,  c  un  couple  marié  est  égal  à  une  unité.  Il  faut 
qu'à  l'avenir  il  soit  égal  à  deux  unités.  » 

On  ne  peut  adresser  qu'un  reproche  au  mariage  des  temps 
héroïques  de  Rome.  Ces  nobles  existences  de  femmes  nous 
apparaissent  vraiment  par  trop  sevrées  de  sentimens  doux.  Une 
autre  formule  latine  explique  nettement  ce  qu'on  demandait  alors 
à  l'institution  du  mariage  :  «  C'est  l'union  de  deux  vies,  la  con- 
fusion de  deux  patrimoines,  la  mise  en  commun  de  tous  les  inté- 
rêts temporels  et  religieux.  »  Rien  de  plus.  Il  était  réservé  au 
christianisme  de  pénétrer  de  tendresse  l'idéal  antique,  et  de  réa- 
liser ainsi  un  modèle  d'union  conjugale  qui  ne  sera  jamais  sur- 
passé. Bossuet,  qu'on  n'accusera  pas  d'être  un  sentimental,  défi- 

(1)  Élude  sur  la  condition  privée  de  la  femme  dans  le  droit  ancien  et  moderne, 
et  en  particulier  sur  h  sénatus-consulte  velléien,  par  Paul  Gide. 


128  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

nissait  le  mariage  chrétien  «  la  parfaite  société  de  deux  cœurs 
unis  »,  ou  encore  «  le  lien  sacré  de  deux  cœurs  unis  w.Le  mot 
((  coHir  )>,dont  on  chercherait  en  vain  l'équivalent  dans  les 
vieilles  formules  latines,  vient  tout  naturellement  au  bout  de  sa 
plume  en  parlant  d'époux  chrétiens.  Il  écrit,  à  propos  des  bien- 
faits de  la  monogamie  :  «  Une  femme  qui  donne  soîî  cœur  tout 
entier  et  à  jamais  reçoit  d'un  époux  fidèle  un  pareil  présent  et  ne 
craint  point  d'être  méprisée  ou  délaissée  pour  une  autre.  »  Ces 
petites  lignes  çà  et  là  tiennent  chaud  à  l'âme,  qui  risquait  d'être 
transie  par  la  rudesse  avec  laquelle  Bossuet  pourchasse  jusqu'à 
l'ombre  de  la  passion.  Elles  font  comprendre  qu'il  ne  s'agit  que 
de  distinguer  les  affections  nobles  d'avec  les  autres,  celles  qui 
sont  «  la  honte  de  la  nature  raisonnable  ».  La  distinction  est 
aisée  à  établir  :  Bossuet  n'admet  pas  qu'on  puisse  être  à  la  fois 
<(  amans  »  et  «  époux  ».  On  est  l'un  ou  l'on  est  l'autre ,  et  il  en 
veut  à  la  littérature  de  son  temps  d'établir  une  confusion  entre 
lès  deux  termes.  C'est  l'un  de  ses  grands  griefs  contre  le  théâtre. 
('■  Toute  comédie,  dit-il,  veut  inspirer  le  plaisir  d'aimer;  on  en 
regarde  les  personnages  non  pas  comme  gens  qui  sépousent, 
mais  comme  amans,  et  c'est  amans  qu'on  veut  être,  sans  songer 
à  ce  qu'on  pourra  devenir  après  (1  i.  »  Il  ne  saurait  en  être  autre- 
ment; on  n'amuse  pas  une  salle  avec  les  sentimens  qui  doivent 
exister  entre  mari  et  femme  :  «  L'union  conjugale  (est)  trop  grave 
et  trop  sérieuse  pour  passionner  un  spectateur  qui  ne  cherche  que 
le  plaisir  .»  On  amuse  une  salle  avec  ce  que  le  monde  appelle  les 
«  belles  passions  »,  qui  «  excitent  la  jeunesse  à  aimer  »  et  font 
les  «  mariages  sensuels  »,  au  grand  détriment  de  la  tendre  pureté 
sans  laquelle  Bossuet  ne  conçoit  pas  le  «  lien  sacré  ».  Rien  ne 
lui  semble  assez  chaste,  assez  profond  en  même  temps  et  assez 
complet  pour  son  idéal  d'afîection  conjugale. 

De  même  Bourdaloue  :  «  Il  ne  s'agit  point  seulement  ici  d'une 
société  apparente,  mais  d'une  société  de  cœur...  Aimez-vous  d'un 
amour  respectueux,  d'un  amour  fidèle,  d'un  amour  officieux  et 
condescendant,  d'un  amour  constant  et  durable,  d'un  amour 
chrétien  (2).  »  Ailleurs  :  «  L'eflet  de  cette  société  doit  être  une 
union  des  cœurs  si  parfaite,  que  pour  un  époux  l'on  soit  disposé 
à  se  détacher  de  tout,  à  quitter  tout,  à  sacrifier  tout  (3)...  u 
Aimez-vous,  mais  craignez  la  «  passion  »,  qui  rend  l'homme 
t(  idolâtre  de  la  créature  »  et  traîne  après  soi  la  recherche  du 
plaisir,  car  on  ne  se  marie  point  pour  le  «  plaisir  »  ;  on  se  marie 
pour  fonder  une  famille  et  faire  de  ses  enfans  d'honnêtes  gens, 

(1)  Maximes  sur  lu  comédie. 

(2)  Sur  l'état  de  mariage. 

(3)  Sur  les  divertissemens  du  monde. 


LA    GAUCHE    FÉMIMSTE    ET    LE    MARIAGE.  129 

pour  porter  uâ  «  joug  »  et  endurer  une  «  sujétion  »  en  vue  d'un 
«<   but  supérieur  ». 

Et  le  doux  Nicole  lui-même  !  Avec  quelle  indignation  ne  parle- 
t-il  pas  (1)  de  «  morale  poétique  et  romanesque  »  qui  prétend 
légitimer  la  passion  !  Il  faut  reconnaître  que,  sur  un  point  au  moins, 
Nicole,  Bossuet  et  Bourdaloue  se  rencontrent  avec  les  féministes. 
Ils  voient  également  une  disconvenance  entre  les  «  belles  passions  » 
et  l'ensemble  d'obligations  et  de  devoirs  que  représente  le  foyer 
domestique.  Les  uns  et  les  autres  estiment  de  même  que  le  désac- 
cord est  irréductible,  et  ne  diffèrent  que  sur  la  conclusion  à  en 
tirer  :  les  moralistes  du  x\u^  siècle  demandent  que  l'on  dompte 
la  passion,  les  féministes  qu'on  supprime  le  foyer. 

On  objectera  que  ces  moralistes  étaient  avant  tout  de  grands 
chrétiens,  et  préoccupés  comme  tels  de  poursuivre  «  le  péché  de 
la  chair.  »  Soit.  La  belle  page  que  voici,  sur  «  l'idée  du  mariage  », 
n'est  ni  d'un  chrétien,  ni  même  d'un  moraliste;  elle  est  d'un 
révolutionnaire,  et  a  été  écrite  en  1838.  «  Cette  idée,  il  n'y  a  pas  à 
s'y  tromper,  n'est  rien  de  moins  que  le  projet  de  dompter  l'amour, 
de  le  rendre  constant,  fidèle,  indéfectible,  supérieur  à  lui-même, 
en  le  pénétrant  à  haute  dose  de  ce  sentiment  de  dignité  qui  accom- 
pagne l'homme  dans  toutes  ses  actions,  et  en  unissant  l'homme 
et  la  femme  dans  une  communauté  de  conscience,  dont  la  com- 
munauté de  fortune  devient  la  conséquence  et  le  gage.  La  consé- 
cration matrimoniale  par  le  ministère  du  prêtre,  avec  sacrifice, 
auspices,  invocation  des  dieux,  banquet  eucharistique,  paroles 
secrètes,  bénédiction,  exorcisme,  n'a  pas  d'autre  sens.  Pour  le 
vulgaire,  c'était  comme  un  philtre  mystérieux  qui  devait  conférer 
à  l'amour  la  qualité  divine,  l'incorruptibilité...  Ce  n'est  pas  rien... 
que  cette  aspiration  sublime  à  qui  la  chair  répugne,  que  la  beauté 
même  ne  satisfait  pas,  et  qui  sous  cet  idéal  cherche  un  idéal 
supérieur,  l'idéal  de  l'idéal.  »  L'écrivain  qui  approuve  ainsi  que 
l'on  «  dompte  l'amour  »,  de  peur  que  l'union  conjugale  ne  cesse 
d'être  avant  tout  une  «  communauté  de  conscience  »,  a  été  de 
son  vivant  l'épouvantail  de  la  bourgeoisie.  C'est  Proudhon,  dans 
un  livre  (2^  d'une  violence  brutale  contre  la  religion.  La  très 
haute  idée  qu'il  se  faisait  du  mariage  ne  lui  avait  pas  permis  de 
lire  ou  d'entendre  de  sang-froid  les  théories  de  George  Sand  et 
des  phalanstériens  sur  l'amour  libre.  Il  ne  se  possédait  plus  à  la 
pensée  de  lâcher  la  bête  humaine  après  qu'on  avait  eu  tant  de 
peine  à  la  brider  tant  bien  que  mal.  Il  ne  pouvait  surtout  con- 
cevoir que  des  êtres  doués  de  raison  méconnussent  les  vraies 
proportions  des  choses  au  point  de  rabaisser  l'union  d'un  homme 

(1)  De  la  comédie. 

(2)  De  la  justice  dans  la  révolution  et  dans  l'Église. 

TOME  CXXXVI.  —  1896.  9 


130  REVLE  DES  DEUX  MONDES. 

et  d'une  femme  jusqu'à  être  une  question  de  «  roucoulement  ». 
Il  s'écriait:  «  Le  mariage  n'est  pas  rien  que  l'amour;  c'est  la 
subordination  de  l'amour  à  la  justice,  subordination  qui  peut 
aller  jusqu'à  la  négation  même  de  l'amour,  ce  que  ne  comprend 
plus,  ce  que  repousse  de  toute  l'énergie  de  son  sens  dépravé  la 
femme  libre.  »  La  divinisation  romantique  de  la  passion  n'eut 
pas  de  plus  rude  adversaire.  Toute  son  admiration,  toutes  ses 
préférences  allaient  à  ces  matrones  antiques  dont  le  rêve  de  vie 
se  résumait  dans  les  six  mots  cités  plus  haut  :  Ubi  tu  Gains,  ibi 
ego  Gaïa. 

Je  crains  qu'actuellement  nous  ne  soyons  tous  bien  éloignés, 
même  en  dehors  de  la  gauche  féministe,  de  ces  notions  saines  et 
fortifiantes  sur  le  grand  contrat  entre  les  deux  sexes.  On  s'est 
accoutumé  insensiblement,  sous  l'influence  persistante  du  roman- 
tisme, à  les  trouver  sauvages  et  désenchantantes,  oubliant  les 
fortes  raisons  qui  avaient  fait  souhaiter  la  subordination  de  la 
passion  à  des  considérations  plus  élevées.  Il  suffit  pourtant  de  se 
représenter  par  l'imagination  la  société  de  l'avenir  telle  que  la 
rêvent  les  Olive  Schreiner,  pour  sentir  combien  nos  pères  étaient 
dans  le  vrai,  toute  question  de  morale  et  de  religion  mise  à 
part.  On  ne  bâtit  pas  sur  le  sable.  Il  est  parfaitement  puéril  d'es- 
sayer de  fonder  un  ordre  quelconque  sur  la  plus  fragile  des  pas- 
sions humaines,  la  seule  que  la  Nature,  qui  avait  ses  raisons,  ait 
faite  éphémère.  Un  ambitieux  reste  ambitieux,  un  avare  reste 
avare,  un  amoureux  ne  reste  pas  amoureux.  De  sorte  qu'il 
faut  à  toute  force,  qu'on  le  veuille  ou  non,  aboutir  à  l'amour 
libre.  On  a  vu  tout  à  l'heure  par  plusieurs  exemples  que  les  théo- 
riciens du  parti  échappent  de  moins  en  moins  à  cette  espèce  de 
fatalité. 

Le  plus  singulier,  c'est  que  ce  soient  généralement  les  femmes 
qui  prennent  l'initiative  de  démolir  la  forteresse  du  mariage, 
créée  pour  elles,  pour  leur  protection  dans  cette  terrible  lutte 
pour  l'existence  qui  augmente  d'âpreté  à  chaque  génération.  Je 
ne  prétends  pas  que  tout  soit  pour  le  mieux  dans  la  forteresse,  et 
j'admets  sans  difficulté  qu'on  tâche  à  en  améliorer  certains  détails  ; 
mais  je  ne  vois  pas,  ou  plutôt  je  vois  trop  bien  ce  que  devien- 
draient les  héroïnes  des  romans  féministes  anglais,  si  leur  thèse 
venait  par  malheur  à  triompher.  Pauvres  filles!  Pau\Tes  inno- 
centes, d'avoir  cru  que  les  hommes  n'attendaient  que  l'heure 
de  la  libération  pour  devenir  d'aussi  parfaits  amans,  aussi 
constans,  que  les  bergers  de  l'^^Z/eV.'  Sans  vouloir  dire  du  mal  des 
hommes,  il  m'est  impossible  d'en  penser  tant  de  bien.  Je  suis  de 
l'avis  d'Arabelle,  qui  recommandait  de  leur  attacher  à  la  patte 
un  fil  légal,  parce  que,  disait  cette  bonne  fille,  «  on  a  trop  de  mi- 


LA    GAUCHE    FÉMl?iISTE    ET    LE    MARIAGE.  131 

sères,  sans  ga!  »  Sans  compter  que  le  fil  légal  est  très  utile  aux 
enfans,  dont  on  s'occupe  vraiment  trop  peu  entre  romantiques 
ou  féministes. 

Ne  fût-ce  que  pour  cette  dernière  raison,  le  vieux  mariage  ne 
s'écroulera  pas  de  sitôt,  même  dans  la  Grande-Bretagne.  Il  faut 
admettre  seulement  que  quelque  chose  a  craqué  dans  l'édifice,  et 
cela,  dans  presque  toute  l'Europe.  La  fêlure  est  visible,  et  l'on  a 
accusé  à  tort  le  relâchement  général  des  mœurs  d'en  être  la  cause. 
L'institution  du  mariage  a  traversé  sans  encombre  des  époques 
où  les  mœurs  étaient  cent  fois  pires  que  de  nos  jours,  parce  que 
personne  ne  songeait  alors  à  la  discuter  au  nom  des  principes  et 
de  la  «  morale  ».  Violer  la  loi  est  une  chose,  contester  sa  légiti- 
mité en  est  une  autre,  et  c'est  à  quoi  nous  en  arrivons  pour  celle 
qui  nous  occupe. 

En  France  même,  où  il  serait  absurde  de  parler  de  «  croi- 
sade »  contre  le  mariage,  où  la  plupart  des  gens  ignoraient  jus 
qu'au  mot  de  «  féminisme  »  avant  un  congrès  récent,  en  France 
même,  on  n'a  pas  entendu  impunément  d'éloquens  écrivains 
parler  sans  cesse  à  la  femme  de  ses  droits  et  jamais  de  ses  de- 
voirs, si  ce  n'est  de  ceux  qu'elle  a  envers  elle-même.  Plus  d'une 
idée  est  tombée  en  défaveur  qui  faisait  partie  nécessaire  de 
l'ancienne  notion  de  l'union  conjugale  et  plus  d'une  est  mainte- 
nant acceptée,  admirét?,  qui  est  incompatible  avec  elle.  Je  n'en 
veux  d'autre  témoignage  que  l'accueil  fait  au  divorce.  La  rapi- 
dité avec  laquelle  il  entre  dans  les  mœurs  et  sa  tendance  à  devenir 
très  facile  indiquent  une  réconciliation  périlleuse  entre  l'opinion 
et  ce  qu'on  a  appelé  la  polygamie  successive  :  sans  la  résistance 
de  l'Eglise  romaine,  nous  serions  déjà  très  loin  sur  la  pente. 
Institué  pour  répondre  à  des  exceptions  douloureuses  et  très  res- 
pectables, pour  lesquelles  il  est  impossible  de  ne  pas  éprouver  de 
compassion,  le  divorce  est  devenu  la  divinité  tutélaire  qui  préside 
à  la  cérémonie  nuptiale.  Son  ombre  plane  sur  la  mairie  pour  en- 
courager les  indécis,  consoler  les  mélancoliques,  et  nous  le  ver- 
rons au  premier  jour  parmi  les  personnages  symboliques  des 
peintures  décoratives  pour  salles  de  mariages.  On  pourrait  citer 
d'autres  signes  de  la  «  fêlure  ».  Tandis  que  les  Anglaises  s'échauf- 
fent et  déraisonnent,  les  Françaises  donnent,  sans  crier  :  gare!  des 
coups  de  pioche  dans  l'édifice.  C'est  pourquoi  il  valait  la  peine 
d'insister  sur  une  question  qui  semblait,  au  premier  abord,  ne  pas 
nous  regarder.  Le  tapage  se  fait  chez  nos  voisins;  les  dégâts,  si 
l'on  n'y  prend  garde,  pourraient  bien  se  faire  chez  nous. 

Aryède  Barine. 


LE  CALIFE  ABDULLAH 


Chaque  jour,  aux  heures  de  prière,  le  Mahdi  Mohammed 
Ahmed,  le  destructeur  fameux  de  la  puissance  égyptienne  au 
Soudan,  paraissait  au  milieu  de  ses  fidèles  assemblés.  A  aucune 
époque  de  sa  vie,  il  ne  faillit  à  cette  règle.  Il  la  pratiquait  déjà, 
alors  qu'il  vivait  dans  l'île  d'Abba,  sur  le  Nil  blanc,  entouré  seu- 
lement d'un  petit  nombre  de  disciples.  Il  continua  à  s'y  conformer 
après  le  triomphe,  lorsqu'il  fut  devenu  le  maître  de  toute  la 
vallée  du  Nil  moyen.  Aussi,  au  mois  de  juin  1885,  l'étonnement 
fut-il  général  dans  Omdurman  (1),  la  capitale  du  nouvel  Etat 
théocratique,  quand  on  constata  que,  depuis  plusieurs  jours,  le 
maître  s'abstenait  de  venir  à  la  mosquée.  Le  bruit  se  répandit 
qu'il  était  danp-ereusement  malade.  On  multiplia  les  prières,  pour 
obtenir  du  ciel  sa  guérison.  Mais  cet  élan  de  ferveur  resta  inef- 
ficace, et  ce  Mahdi  attendu  depuis  des  siècles,  ce  prétendu  en- 
voyé de  Dieu,  par  lequel  s'accomplirait  sur  terre  le  règne  de  la 
justice,  qui  devait,  après  le  Soudan,  conquérir  l'Egypte,  laMecque 
et  Médine,  et  dire  en  Syrie  la  prière  suprême,  mourut  tout  sim- 
plement du  typhus  comme  le  plus  misérable  des  esclaves  exposés 
au  marché. 

Cependant,  quelques  heures  avant  sa  mort,  ses  forces  lui  per- 
mirent encore  de  manifester  une  fois  de  plus  la  volonté  déjà 
souvent  exprimée,  d'avoir  pour  successeur  le  calife  Abdullah, 
qui  occupait,  après  lui,  la  place  éminente  sous  le  nouveau  régime. 
Le  Mahdi  gisait  sur  un  de  ces  lits  peu  élevés  qu'au  Soudan  on 

(1)  Omdurman  est  située  face  au  confluent  du  Nil  blanc  et  du  Nil  bleu,  sur  la  rive 
gaucho;  Khartoum,  l'ancienne  capitale  du  Soudan  égyptien,  était  bâtie  au  point  de 
jonction  des  deux  fleuves. 


L  IMAGE. 

—  Nous  jjoitons  le  remode, et  j'ai  idée  qu'il  sera  inutile. 
Jacques  est  sujet  à  la  migraino;  mais  il  est  rare  qu'elle  le  laisse 
alité  tout  un  jour. 

Nous  touchions  déjà  le  pavé  d'Argelès. 

—  Souvenez-vous,  me  dit  Thérèse,  que  vous  m'avez  cherché 
tantôt  une  mauvaise  querelle  et  que  vous  m'avez  promis  de  ne 
pas  recommencer.  Me  le  promettez-vous  encore  ? 

Je  promis,  je  jurai  d'obéir  à  toutes  ses  volontés. 
Nous  arrivions. 

—  Le  Tarantet  a  opéré  à  distance,  dit  Cyprienne,  comme  nous 
franchissions  le  seuil  de  la  porte.  Jacques  est  guéri.  Et  vous, 
qu'êtes-vous  devenus  là-haut?  Nous  commencions  à  croire  que 
les  loups  vous  avaient  mangés  1  Les  chemins  ne  sont  pas  fameux, 
à  ce  qu'il  paraît,  ajouta-t-cUe  en  examinant  Thérèse.  Votre  cha- 
peau est  tout  cabossé,  ma  pauvre  amie;  et  là,  qu'est-ce  que  je 
vois?  Un  accroc  à  votre  jupe!  Allons,  c'est  encore  un  tour  que 
vous  aura  joué  André.  Je  parie  qu'il  vous  aura  fait  passer  en 
plein  bois.  C'est  une  manie,  il  ne  veut  jamais  prendre  le  chemin 
de  tout  le  monde.  J  aurais  dû  vous  avertir,  c'est  ma  faute;  moi  qui 
le  connais,  j  ai  eu  tort  de  vous  confier  à  un  pareil  guide! 

Thérèse  protesta,  et  en  protestant  elle  rougit.  Sa  loyauté 
s'émut  pour  la  première  fois  en  présence  de  Cyprienne.  Elle 
s'émut  de  peu,  sans  doute,  car  enfin  elle  n'était  pas  responsable 
de  mon  accès  de  folie.  Mais  elle  n'avait  pas  pu  ne  pas  s'en  aperce- 
voir. Son  attention  était  éveillée,  sa  conscience  était  avertie. 
L'état  de  pleine  et  pure  lumière  où  notre  amitié  était  née,  où  elle 
s'était  développée  jusque-là,  n'existait  plus.  La  rougeur  de  Thé- 
rèse l'accusait.  Nous  étions  tous  les  deux  dans  la  mauvaise  voie. 
J'étais  coupable,  et  Thérèse,  l'innocente  Thérèse,  était  déjà  ma 
complice. 

Emile  Pouvillo.n. 
[La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 


DE  rORGANISATION 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


VII 


(1) 


ESSAI  D'APPLICATION  A  LA  FRANGE 
DE    LA    REPRÉSENTATION   RÉELLE   DU   PAYS 


La  conclusion  que  l'on  attendait  doit  maintenant  apparaître 
tout  entière  :  on  voit  quelle  serait,  selon  nous,  la  solution  à  la 
crise  de  l'Etat  moderne.  Il  semble  du  moins  que,  de  l'aveu 
commun,  quelques  points  soient  déjà  fixés.  Par  ce  qui  précède, 
il  est  acquis  que  l'Etat  moderne  traverse  une  crise  décisive  ;  que 
la  cause  de  cette  crise  est  dans  le  transfert  de  la  toute-puissance 
au  suffrage  universel  inorganique  et  anarchique  ;  que  le  remède 
au  mal  ou  l'atténuation  du  mal,  étant  donné  que  le  suffrage  uni- 
versel est  désormais  le  support  et  le  moteur  nécessaire  de  l'Etat, 
réside  dans  l'organisation  de  ce  suffrage  ;  et  que  c'est  à  quoi 
aboutissent  et  la  théorie  et  l'histoire.  C'était  donc  la  première 
partie  de  notre  conclusion. 

La  seconde  partie  en  a  été  que  le  suffrage  universel  pouvait 
être  organisé  sous  différentes  formes,  mais  qu'il  ne  devait  l'être, 
dans  l'Etat  moderne,  que  sous  une  forme  moderne;  qu'il  doit 
demeurer  ou  devenir  vraiment  universel  et  égal,  ne  comporter  ni 

(1)    Voyez   la    Revue   des  1"  juillet,    13  août,  [13  [octobre,   13   décembre    1893, 
1"  avril  et  !"•  juin  1896. 


DK    l'0R(.AMSAT10N    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  521 

exclusion  ni  privilège,  ne  reconstituer  ni  l'ordre  ni  la  corpora- 
tion, ne  reposer  que  sur  des  groupemens  ouverts  et  libres;  enfin 
que,  quelque  part  en  Europe,  existe  déjà  quelque  chose  de  cette 
organisation  du  suffrage  sous  une  forme  moderne  et  en  vue  de 
l'État  moderne. 

La  troisième  partie,  que  voici,  est  que,  ce  quelque  chose,  nous 
pouvons  l'adopter,  en  nous  l'adaptant;  que  rien  ne  s'y  oppose;  et 
que.  par  conséquent,  pour  la  France  elle-même,  pour  notre  France 
de  ce  temps  et  de  cette  heure,  la  solution  est  à  la  fois  parfaite- 
ment logique  et  parfaitement  pratique.  En  son  ensemble,  elle  se 
formule  ainsi  :  organiser  le  sutfrage  universel  de  telle  façon  que, 
suivant  et  serrant  de  près  la  vie  réelle  du  pays,  il  nous  donne  la 
représentation  réelle  du  pays;  trouver  pour  lui  des  cadres  qui 
soient  assez  solides  et  pourtant  assez  souples  ;  doubler  d'une  cir- 
conscription sociale  la  circonscription  géographique;  et  cette  cir- 
conscription sociale,  la  tirer  des  groupemens  modernes,  ouverts 
et  libres,  entre  autres  de  la  profession  entendue  au  sens  large, 
sans  refaire  l'ordre,  ni  la  corporation. 

Car  il  faudra  bien  que  l'on  nous  comprenne;  et,  en  vérité,  il 
serait  trop  commode  aux  anarchistes  de  toute  école,  intéressés  à 
empêcher  l'organisation  de  l'Etat  par  le  sutTrage  universel  orga- 
nisé, de  n'avoir  qu'à  agiter  aux  yeux  ces  deux  «  idoles  »  ou  ces 
deux  spectres  :  la  corporation  du  moyen  âge  et  l'ordre  I  Qui 
parle  de  refaire  ces  vieilleries?  et  comment  les  referait-on?  Qui 
parle  d'en  revenir  au  chariot  mérovingien?  ou  au  «  soldat  de  Ma- 
rathon »,  au  coureur,  porteur  de  nouvelles?  L'introduction  du 
suffrage  universel  a,  en  effet,  opéré,  dans  la  politique,  une  révo- 
lution analogue  à  celle  qu'ont  opérée,  dans  l'industrie,  l'intro- 
duction de  la  vapeur  et  de  l'électricité.  De  même  que  la  vapeur 
implique  la  machine,  et  l'électricité,  le  télégraphe,  ainsi  le  sutïrage 
universel  implique  une  mécanique  politique  dont  les  ressorts  ne 
sauraient  être  l'ordre  et  la  corporation,  tant  bien  que  mal  rac- 
commodés et  repeints.  Cette  force  immense,  la  force  brute  du 
nombre,  indifféremment  susceptible  d'être  un  grand  fléau  ou  un 
grand  bienfait,  l'on  peut  et  l'on  doit  la  canaliser,  la  régulariser; 
mais  non  point  jusqu'à  l'ordre  et  la  corporation,  —  Trop  com- 
primée, au  lieu  de  faire  mouvoir  l'Etat,  elle  le  ferait  éclater. 

Or,  puisque  là,  dans  le  suffrage  universel,  est  la  force  motrice 
qu'il  s'agit  seulement  de  discipliner;  puisque  c'est  là  que  le  ré- 
gime représentatif  doit  aller  puiser  le  mouvement  et  l'action,  il 
est  évident  que,  plus  directe  sera  la  prise  faite  à  même  le  suffrage 
universel,  plus  il  passera  de  force  dans  le  régime  représentatif 
et  plus  il  s'y  développera  de  mouvement  et  d'action.  Autrement 
dit  :  plus  étendue  sera  la  base  de  l'élection, plus  de  pouvoir  aura 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

la  représentation;  plus  immédiat  sera  le  contact  avec  le  suf- 
frage universel,  plus  l'élu  aura  de  crédit,  d'autorité,  et  d'initia- 
tive. 

Si  donc  on  conserve  deux  Chambres  (et  l'on  nous  dispensera 
peut-être  de  rouvrir  sur  ce  sujet  ime  controverse  vieille  comme 
le  régime  même)  ;  si  l'on  garde  deux  Chambres  et  si  la  première, 
la  Chambre  des  députés,  est  une  Chambre  pleinement  populaire, 
nommée  par  tous  les  citoyens,  nul  ne  s'interposant  entre  l'élec- 
teur et  l'élu;  pour  la  seconde  Chambre  ou  Sénat,  il  sera  également 
nécessaire  :  d'une  part,  —  afin  que  cette  seconde  Chambre  ait  une 
raison  d'être  et  une  utilité,  —  que,  dans  son  origine,  elle  ne  se 
confonde  pas  tout  à  fait  avec  la  première  ;  d'autre  part, — afin  que  le 
Sénat  ait,  à  côté  et  en  face  de  la  Chambre  des  députés,  quelque  ini- 
tiative, quelque  autorité  et  quelque  crédit,  —  que,  sans  que  son 
origine  se  confonde  avec  celle  de  la  Chambre  des  députés,  elle  s'en 
rapproche  néanmoins  le  plus  possible  ;  que,  sans  que  sa  base  d'élec- 
tion soit  aussi  étendue,  elle  soit  néanmoins  la  plus  vaste  possible; 
que,  sans  que  le  Sénat  naisse  et  vive  d'un  contact  immédiat  avec 
le  suffrage  universel,  il  n'en  soit  point  toutefois  si  éloigné  que  la 
force  qui  monte  d'en  bas  ait  trop  de  circuit  à  faire  et  se  perde 
avant  de  lui  arriver. 

Voilà  pourquoi  nous  proposons,  pour  la  Chambre  des  députés  : 
le  sufîrage  universel,  direct,  mais  organisé  en  catégories  profes- 
sionnelles, simples  circonscriptions  sociales  ouvertes  et  libres  ; 
pour  le  Sénat,  un  système  mixte  de  sufîrage  universel  à  deux 
degrés  et  de  sufîrage  très  général,  organisé  d'après  «  les  unions 
locales  ^)  de  tout  genre  :  unions  administratives,  communes  et 
départemens;  corps  constitués  ou  associations  :  académies,  uni- 
versités, cours  et  tribunaux,  chambres  de  commerce,  barreaux 
d'avocats,  chambres  de  notaires,  d'avoués,  conseils  de  prud'- 
hommes, etc.  ;  pour  la  Chambre  chacune  des  catégories  profes- 
sionnelles, et,  pour  le  Sénat,  chacune  des  catégories  d'unions,  — 
communes,  départemens  et  corps  constitués,  —  devant  tirer  de 
soi  ses  représentans. 

Il  est  temps  à  présent  de  préciser  et  de  faire  voir  que  ce  sys- 
tème pourrait  être  appliqué,  dès  aujourd'hui,  en  France  ;  comment 
il  pourrait  l'être  ;  quels  résultats  il  donnerait;  et  c'est  ce  qu'on  va 
tenter  à  l'aide  des  statistiques  officielles.  Mais  est-il  besoin 
d'avertir  que  nous  ne  prétendons  point  apporter  un  plan  parfait 
et  de  tous  points  définitif?  D'abord,  les  statistiques  officielles, 
qui  en  établissent  les  données,  ne  sont  pas  parfaites,  surtout  en  ce 
qui  concerne  les  professions;  elles  en  sont  loin,  et  l'on  a  dû  les 
prendre  comme  elles  sont.  Meilleures,  elles  pourraient  servir  à 
une  meilleure  organisation  du  sufîrage  sur  la  base  profession- 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  523 

nelle.  Ensuite,  il  n'est  pas  très  commode  de  définir  et  de  classer 
u  les  unions  locales.    ' 

Et,  pour  ce  qui  est  du  projet  lui-même,  il  se  peut  bien  qu'il 
soit,  il  est  certain  qu'il  sera  à  corriger,  à  modifier,  à  simplilier 
en  quelques-unes  de  ses  parties.  Ce  sera  l'œuvre  des  hommes  de 
bonne  volonté,  œuvre  dans  laquelle  ils  n'auront  pas  et  nous  ne 
pouvons  pas  avoir  de  plus  puissant  collaborateurque  l'expérience  ; 
car  il  n'est  rien  comme  l'usage,  comme  la  pratique,  pour  révéler 
les  défauts  d'un  système  politique,  et  pour  le  corriger,  le  modi- 
fier ou  le  simplifier.  Ce  ne  serait  pas  une  petite  affaire  que  d'en- 
seigner à  un  enfant  la  théorie  de  la  marche  ;  et  il  l'apprend  tout 
seul,  en  marchant.  Ainsi  de  la  pratique,  pour  tout  ce  qui  est  sys- 
tème; et  de  l'apparente  complication,  de  l'apparente  difhculté, 
des  lacunes  apparentes  de  celui-ci,  nous  en  appelons  volontiers  à 
l'usage. 

Il  nous  suffit,  pour  le  moment,  de  poser  cette  directrice  :  «  Il 
faut  chercher  l'organisation  où  est  la  vie,  et  régler  l'action,  la 
proportionner,  en  quelque  sorte,  à  la  quantité  des  vies  indivi- 
duelles et  à  la  qualité  des  vies  collectives  qui  font  la  vie  nationale 
de  la  France.  »  L'ayant  posée,  il  nous  suffit  de  montrer,  par  les 
chiffres  et  par  les  faits,  où  sont  ces  vies  individuelles,  combien 
elles  sont;  ce  que  sont  et  combien  sont  ces  vies  collectives.  L'ayant 
montré,  il  nous  suffit  de  dire  :  C'est  par  là  qu'il  faut  commencer, 
et  d'obtenir  que  l'on  commence. 

I.    —    CUAMBRE    DES    DÉPUTÉS 

Dans  le  système  que  nous  proposons,  —  on  nous  excusera  de 
le  répéter  encore,  —  la  Chambre  des  députés  «  serait  élue  au 
suffrage  universel  direct  par  tous  les  citoyens  égaux,  mais  ré- 
partis, selon  leur  profession,  en  un  petit  nombre  de  catégories 
très  ouvertes,  en  trois  ou  quatre  groupes  très  larges,  embrassant 
tout  le  monde,  ne  laissant  personne  dehors,  ne  souffrant  ni  d'ex- 
clusion ni  de  privilège,  chacun  de  ces  groupes  devant  tirer  de  lui- 
même  son  représentant  ;  avec  une  double  circonscription  :  la  cir- 
conscription territoriale,  déterminée  par  le  département,  et  la 
circonscription  sociale,  déterminée  par  la  profession,   » 

De  là,  quand  on  passe  à  l'application,  plusieurs  questions  à 
résoudre,  en  ce  qui  touche  :  le  classement  des  professions;  la  fixa- 
tion du  quotient  électoral  ou  chiffre  d'électeurs  exigible  pour 
qu'il  y  ait  droit  à  un  représentant  ;  la  répartition  des  sièges  entre 
les  départemens  et  leur  répartition  entre  les  professions;  le 
groupement  naturel  des  industries  par  régions  ;  la  concordance, 
en  un  mot,  de  la  circonscription  sociale  avec  la  circonscription 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

territoriale.  A  quoi  Ton  ajoutera  l'exemple  de  quelques  dépar- 
temens  pris  dans  le  nord,  l'est,  Touest,  le  centre  et  le  midi  de  la 
France. 

1^   Du  classement  des  professions. 

Première  question  :  comment,  en  combien  de  groupes,  et 
d'après  quel  principe  ou  quelle  méthode  classera-t-on  les  pro- 
fessions? car  il  y  a  plusieurs  principes  et  plusieurs  méthodes  en 
présence. —  Il  y  a  la  méthode  psijchologique,  la  classification  re- 
commandée par  les  encyclopédistes,  par  Diderot  et  d'Alembert,  où 
les  professions  sont  rangées  «  quant  à  leur  dépendance  vis-à-vis 
des  trois  facultés  de  l'entendement  :  mémoire,  imagination  et  rai- 
son. » — Ily  alaclassilication  économique àe.  Charles  Dupin,  fondée 
sur  les  besoins  matériels  de  l'homme.  —  Il  y  a  la  classification 
en  même  temps  politique  et  économique ,  ou  politico-sociale,  de 
Bluntschli. — Il  y  a  \a,Q\di^s\ï\cdii\on physiologique  de  M.  le  docteur 
Bordier,  «  en  professions  manuelles  et  professions  cérébrales.  » 
Il  y  a  la  classification  scientifique  de  M.  Guillaume  de  Greef,  les 
professions  groupées  selon  que  leurs  procédés  se  rapportent  aux 
mathématiques,  à  la  physique,  à  la  chimie,  etc. 

Il  y  en  a  d'autres  encore,  assurément;  si  donc  nous  faisions  de 
la  théorie  pure,  nous  n'aurions,  entre  elles,  que  l'embarras  du 
choix.  Mais  nous  ne  faisons  point  de  l'art  pour  l'art  :  nous  faisons 
de  l'art  pour  la  vie  ;  et  il  nous  importe  moins  de  savoir  ce  que 
vaut  théoriquement  ou  absolument  telle  ou  telle  de  ces  classifica- 
tions, —  ce  qu'elle  vaut  pour  l'art,  —  que  de  savoir  ce  qu'elle 
vaut  pratiquement  et  relativement,  —  c'est-à-dire  pour  la  vie, 
pour  la  politique.  Quel  que  soit  le  fondement  de  la  méthode, 
psychologique,  physiologique,  scientifique  ou  économique,  il 
nous  importe  peu  pour  la  vie,  pour  la  politique.  L'essentiel  est 
qu'elle  fonctionne,  qu'on  ne  puisse  pas  objecter  qu'elle  «  ne  mar- 
chera pas  »  ;  puis  qu'elle  «  marche  »  ;  et  qu'elle  atteigne,  en 
somme,  à  une  suffisante  exactitude. 

C'est  le  cas  de  la  classification  employée  dans  les  statistiques. 
Elle  comporte  ordinairement  huit  groupes  :  agriculture  ;  indus- 
trie ;  transports,  postes  et  télégraphes  ;  commerce;  force  publique  ; 
administration  publique;  professions  libérales  ;  personnes  vivant 
exclusivement  de  leurs  revenus.  On  y  joint  quelquefois  un  neu- 
vième groupe  :  la  profession  de  «  sans  profession  »,  ce  qu'on  ap- 
pelle «  la  population  non  classée  »  (hôpitaux,  prisons,  etc.),  et  les 
gens  de  «  profession  inconnue  ».  Mais,  au  point  de  vue  de  l'orga- 
nisation du  suffrage,  on  peut  négliger  ce  neuvième  groupe  et  ne 
retenir  que  les  huit  premiers.  D'autre  part,  comme  l'armée  active 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  52B 

ne  vote  pas,  dans  l'état  présent  de  notre  législation,  on  peut,  dé- 
falcation faife  de  certaines  unités  comprises  sous  cette  rubrique 
générale,  éliminer,  toujours  au  point  de  vue  de  l'organisation  du 
suffrage,  le  cinquième  groupe  :  force  publique.  Soit,  en  fin  de 
compte,  sept  groupes  professionnels  très  larges,  susceptibles  de 
servir  de  cadres  au  suffrage  universel  organisé,  de  former  sept 
catégories  électorales  très  ouvertes  :  agriculture;  industrie; 
transports,  postes  et  télégraphes  ;  commerce,  administration 
publique  ;  professions  libérales  ;  rentiers. 

Tel  est  le  classement  usité  par  les  statistiques  officielles,  et 
l'on  ne  prétend  pas,  encore  une  fois,  que,  non  plus  que  ces  statis- 
tiques elles-mêmes,  ce  classement  soit  irréprochable.  Mais  qu'il 
y  ait  huit  ou  neuf  groupes  principaux  ou  qu'il  y  en  ait  plus  ou 
moins,  on  voit  qu'il  est  possible  de  ramener  toutes  les  profes- 
sions existantes  à  «  un  petit  nombre  de  catégories  très  ouvertes, 
dégroupes  professionnels  très  larges,  embrassant  tout  le  monde, 
ne  laissant  personne  dehors,  ne  souffrant  ni  d'exclusion  ni  de  privi- 
lège »  ;  et,  par  le  groupe  professionnel,  de  déterminer,  pour  chaque 
individu,  pour  chaque  électeur,  une  «  circonscription  sociale.  » 

Il  s'agit  maintenant  de  montrer  que  cette  circonscription 
sociale,  déterminée  par  la  profession,  peut  coïncider  avec  une 
circonscription  territoriale,  déterminée  par  le  département  et, 
pour  cela,  de  dire  comment  seront  répartis  les  sièges  :  d'abord 
entre  les  départemens;  puis,  dans  chaque  département,  entre  les 
divers  groupes  professionnels.  Mais,  tout  d'abord,  entre  les  dépar- 
temens. 

ii**  Du  quotient  électoral  ou  chiffre  qui  donne  droit  à  un 
représentant. 

Supposons,  pour  toute  la  France,  un  nombre  rond  de  f  0  mil- 
lions d'électeurs  et  une  Chambre  de  oOO  membres  :  le  quotient 
électoral,  ou  chiffre  d'électeurs  qui  donne  droit  à  un  député,  sera 
le  quotient  de  la  division  de  10  000  000  par  oOO,  ou  20  000.  La 
circonscription  territoriale  étant  le  département,  autant  de  fois  un 
département  comptera  20  000  électeurs  inscrits,  autant  il  aura 
de  députés. 

Supposons,  pour  un  département,  un  chiffre  rond  de 
100  000  électeurs  inscrits  et  une  représentation  de  o  membres  :  le 
quotient  électoral  sera  le  quotient  de  la  division  de  100  000  par 
o;  ou  20  000  encore.  La  circonscription  sociale  étant  le  groupe 
professionnel,  autant  de  fois  un  groupe  comptera  20  000  électeurs, 
autant  il  aura  de  sièges,  sur  le  total  de  ceux  qui  reviennent  au 
département. 


526  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

La  répartition  des  sièges  se  fera,  par  conséquent  :  entre  les 
87  dépai'temens,au  prorata  des  électeurs  inscrits;  et,  dans  chaque 
département,  au  prorata  des  électeurs  appartenant  aux  divers 
groupes  professionnels.  Commençons  par  le  commencement  ; 
répartissons,  entre  les  87  départeniens  de  la  France,  les  500  sièges 
de  la  Chambre  des  députés. 

3"  Répartition  des  sièges  entre  les  départemens. 

Le  quotient  de  la  division  de  10  millions  d'électeurs  par 
500  sièges,  ou  le  chiffre  nécessaire  de  20  000  électeurs  inscrits 
pour  un  député,  telle  serait  la  commune  mesure,  Funité  de  repré- 
sentation, la  toise  électorale  sous  laquelle  passeraient  d'abord  les 
départemens.  Mais  c'est  pour  plus  de  rapidité  que  l'on  s'en  est 
tenu  au  nombre  rond  de  10  millions  d'électeurs  et  au  quotient  de 
20  000  :  le  nombre  exact  est  un  peu  plus  élevé  :  10  489  016 
(chiffres  de  1894);  ce  qui  donne  un  quotient  électoral  un  peu  plus 
élevé  aussi  :  20  978.  Prenez  à  présent  un  de  nos  départemens,  le 
premier  dans  l'ordre  alphabétique,  le  département  de  l'Ain.  On 
y  relève  104  333  électeurs  inscrits.  Divisez  par  20978.  Ce  dé- 
partement aura  tout  de  suite  droit  à  4  sièges  :  actuellement  il 
en  a  6. 

A  cette  répartition  nouvelle,  —  le  nombre  total  des  sièges 
étant  d'ailleurs  diminué  de  82,  —  beaucoup  des  départemens 
perdent  un  siège;  quelques-uns  en  perdent  deux  ou  plus;  plu- 
sieurs gardent  ce  qu'ils  en  ont  :  l'Allier,  par  exemple  :  128  978  élec- 
teurs inscrits,  aurait  alors  6  sièges;  et  justement,  il  en  a  6  ; 
quelques-uns  même  gagneraient  un  représentant,  comme  le  Puy- 
de-Dôme  :  173  202  inscrits,  qui  aurait8  sièges,  et  qui  n'en  a  que  7. 

Somme  toute,  certains  départemens  perdant  1  siège  ou  2, 
d'autres  se  maintenant,  d  autres  en  gagnant  un,  rien  qu'au  moyen 
de  cette  division  par  le  quotient  électoral  plein  ou  20978,  on 
arrive  à  450  sièges,  sur  une  Chambre  réduite  de  582  membres  à 
500.  On  a  laissé  tomber  les  fractions,  si  importantes  qu'elles 
fussent,  et  même  avoisinant  20  978.  Une  seule  exception  a  dû 
être  faite  pour  le  territoire  de  Belfort  (Haut-Rhin  :  1 9  643  électeurs) 
qui,  sans  elle,  n'aurait  pas  été  représenté  du  tout.  Mais  il  reste, 
après  cette  répartition  au  quotient  plein  de  20  948  électeurs  inscrits, 
cinquante  sièges  à  attribuer.  Comment  et  à  qui  les  accordera-t-on  ? 

Il  y  a  deux  manières  de  procéder  :  selon  que  l'on  borne  stricte- 
ment à  500  le  nombre  total  des  députés,  y  compris  les  repré- 
sentans  des  colonies  ;  ou  que  l'on  réserve  les  500  sièges  exclu- 
sivement à  la  France  continentale,  les  colonies  n'étant  point 
représentées   dans   le    parlement    de  la   métropole,  —  ce  qui, 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  527 

théoriquement,  peut  fort  bien  se  soutenir  —  ou  l'étant  par  surcroît 
et  en  supplénîent.  Dans  le  premier  cas  :  500  sièges,  colonies  com- 
prises, la  solution  n'est  pas  très  malaisée;  des  50  sièges  qui 
restent,  on  retire  les  IG  sièges  qui  sont  attribués  aux  colonies, 
et  il  n'en  reste  plus  que  34  à  pourvoir  ;  dans  le  second  cas  :  France 
continentale  seulement,  ce  sont  50  sièges  nets  qui  restent  à  répartir 
entre  les  départemens. 

Dans  l'un  et  l'autre  cas,  qu'il  s'agisse  de  34  sièges  ou  de  50, 
pourquoi  ne  pas  les  attribuer  aux  départemens  qui,  leur  part  une 
fois  faite  par  le  quotient  plein,  présentent  encore  les  plus  forts 
excédens?  Ainsi  le  département  de  l'Ain  a  reçu,  dans  la  répar- 
tition au  quotient  plein,  4  sièges,  représentant  83  912  électeurs 
sur  10i333;  son  excédent  est  donc  de  20  421:  il  aurait  un 
cinquième  siège.  De  même,  dans  le  premier  cas  (colonies  com- 
prises) pour  33  et  dans  le  second  cas  (France  continentale  seule) 
pour  49  autres  départemens;  et,  de  la  sorte,  les  500  sièges  se 
trouvent  pourvus.  Voilà  la  «  circonscription  territoriale  »  formée 
et  la  répartition  faite  entre  les  départemens  :  il  faut  maintenant 
former  la  «  circonscription  sociale  »  et,  dans  chaque  département, 
faire  la  répartition  entre  les  groupes  professionnels. 

4"  Répartition  des  sièges  entre  les  groupes  professionnels. 

Pour  la  répartition  des  sièges  attribués  à  chaque  département 
entre  les  divers  groupes  professionnels,  le  quotient  électoral  sera 
le  quotient  de  la  division  du  nombre  d'électeurs  inscrits  dans  ce 
département  par  le  nombre  de  sièges  auxquels  il  a  droit.  Le 
principe  est  le  même  que  pour  la  répartition  des  500  sièges  entre 
les  87  départemens.  Autant  de  fois  le  nombre  d'électeurs  appar- 
tenant à  un  groupe  professionnel  contiendra  le  quotient  élec- 
toral, autant  ce  groupe  aura  de  représentans  parmi  les  députés 
du  département.  Mais  ici  on  se  heurte  à  des  difficultés  dont  les 
plus  sérieuses  proviennent  de  l'imperfection  des  statistiques.  Nos 
statisticiens  officiels  ne  paraissent  point  s'être  doutés  qu'il  pût 
y  avoir  jamais  une  corrélation  quelconque  entre  la  profession  et 
i'électorat;  et,  tandis  qu'ils  nous  prodiguent  les  renseignemens 
sur  les  condamnés  et  les  divorcés  par  profession,  des  électeurs  par 
profession,  ils  n'ont  garde  de  souffler  mot. 

Si,  par  suite,  l'on  pense  voir  dans  le  système  quelque  lacune  ou 
quelque  porte-à-faux,  ce  n'est  point  dans  le  système  lui-même  qu'ils 
sont,  mais  dans  ses  substructions  ;  et  cela  tient  à  la  médiocre  qua- 
lité des  matériaux.  Si  quelque  chose  ne  joue  pas  aussi  bien  qu'on 
le  souhaiterait,  c'est  parce  que  les  données  de  la  statistique  sont 
incomplètes  et  ne  concordent  pas.  A  cause  de  cette  insuffisance 


528  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  ce  manque  de  concordance,  on  ne  peut  arriver,  pour  l'instant, 
qu'à  une  exactitude  et  à  une  clarté,  à  une  simplicité  moindres 
que  celles  où  Ion  arriverait  dès  que  ce  trou  serait  comblé  dans  les 
statistiques;  c'est-à-dire,  pour  peu  qu'on  le  veuille,  dès  demain, 
dès  les  premières  élections  générales  ou  le  premier  dénombre- 
ment. Faites-nous  une  bonne  statistique  des  électeurs  inscrits  par 
profession,  et  nous  vous  ferons  une  bonne  représentation  orga- 
nique, fondée  sur  les  groupemrns  professionnels. 

En  attendant,  il  faut  user  de  ce  que  l'on  a  et  prendre  les  sta- 
tistiques telles  qu'elles  sont.  Elles  nous  donnent  la  population 
professionnelle  par  sexe  :  retenons  le  sexe  masculin  ;  et  par  âge  : 
retenons  les  hommes  au-dessus  de  20  ans.  Faisons-le  pour 
chacune  des  cinq  conditions  de  patrons,  employés,  ouvriers, 
famille,  domestiques,  dans  chacune  des  huit  professions  :  agricul- 
ture, industrie,  commerce,  transports,  force  publique,  adminis- 
tration publique,  professions  libérales,  personnes  vivant  exclusi- 
vement de  leurs  revenus. 

Additionnons  :  le  total,  en  chaque  département,  dépassera 
naturellement  le  chiffre  des  électeurs  inscrits,  car  il  comprend  : 
l"*  les  hommes  de  20  à  21  ans  qui  ne  sont  pas  encore  élec- 
teurs ;  2°  les  étrangers;  3°  les  incapables;  4"  les  indignes,  etc.  De 
là,  un  écart  entre  la  population  professionnelle  et  la  population 
électorale,  écart  qu'il  dépend  de  la  statistique  de  faire  disparaître 
(|uand  on  le  voudra  ;  et  de  là,  un  écart  entre  le  quotient  électoral, 
pour  l'attribution  des  sièges  aux  groupes  professionnels  dans  cha- 
que département,  et  le  quotient  électoral,  suivant  lequel  les  cinq 
cents  sièges  de  la  Chambre  ont  été  distribués  aux  quatre-vingt- 
sept  départemens  de  France  :  écart  qui  disparaîtra  aussitôt  qu'une 
statistique  mieux  conçue  aura  fait  disparaître  l'autre. 

5"  Exemple  de  cinq  départemens  :  Nord,  Calvados, 
Ardennes,  Hérault,  Loire. 

Par  exemple,  voici  l'un  de  nos  départemens  les  plus  considé- 
rables, le  Nord.  En  faisant  le  total  des  hommes  au-dessus  de 
20  ans  dans  les  diverses  conditions  des  divers  groupes  profession- 
nels, on  obtient  le  chiffre  de  512  854,  —  chiffre  de  la  population 
professionnelle,  masculine  et  adulte,  —  de  100  000  unités  plus 
fort  que  le  nombre  des  électeurs  inscrits  :  404  046.  Le  quotient 
électoral  pour  la  répartition  des  dix-neuf  sièges  entre  les  profes- 
sions, dans  ce  département,  sera  donc  de  quelques  milliers  d'unités 
plus  fort,  lui  aussi,  que  le  quotient  électoral  pour  la  répartition 
des  cinq  cents  sièges  entre  tous  les  départemens  :  26992,  au  lieu 
de  20  978. 


DE    l'oRC.AMSATION    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  529 

Avec  des  statistiques  concordantes,  le  dividende  étant  le 
même,  la  jiftpulation  électorale  se  retrouvant  exactement  dans  la 
population  professionnelle,  et  le  diviseur  ne  variant  pas,  le  quo- 
tient serait  le  mémo  :  20978:  autant  de  fois  un  groupe  profes- 
sionnel compterait  20  978  électeurs  inscrits,  autant  donc  il  aurait 
de  représentans,  sur  le  nombre  de  ceux  qui  forment  la  députation 
du  département  du  Nord.  Mais,  par  la  faute  des  statistiques,  nous 
ne  savons  que  très  approximativement,  pour  l'instant,  comment 
les  électeurs  se  répartissent,  dans  le  Nord,  entre  les  groupes  pro- 
fessionnels. C'est  pourquoi  nous  devons,  jusqu'à  correction  de 
ces  données,  opérer  sur  ce  chiffre  de  512834,  et  ses  composans 
que  nous  allons  voir,  avec  ce  quotient  de  26992.  comme  s'ils 
étaient  vrais, ce  qu'ils  ne  sont,  au  point  de  vue  électoral,  ni  les 
uns,  ni  les  autres.  Mais  enfin,  ce  n'est  pas  tant  d'opérer  sur  les 
chiffres  vrais  qu'il  importe  ici.  que  d'opérer  sur  des  chiffres  quel- 
conques :  ce  qui  importe,  c'est  de  montrer  que  le  mécanisme 
marche,  et  comment  il  marche. 

Soit,  si  on  le  veut,  un  total  de  5 12 85 i  électeurs;  soient  dix- 
neuf  sièges;  soit,  en  conséquence,  un  quotient  électoral  de 
26992.  Dans  ce  total  :  ol28oi,  l'agriculture  figure  pour  121  857; 
l'industrie,  pour  239  i97;  le  commerce,  pour  80  7i2;  les  trans- 
ports pour  2i261  ;  la  force  publique,  pour  13  il 6;  l'administra- 
tion publique,  pour  8050;  les  professions  libérales,  pour  11793  : 
les  personnes  vivant  exclusivement  de  leurs  revenus,  pour  11  258. 

Refaisons  ce  que  nous  avons  fait  lors  du  partage  des  cinq  cents 
sièges  entre  les  quatre-vingt-sept  départemens  :  divisons  chacun 
de  ces  nombres  par  le  quotient  électoral.  Une  première  réparti- 
tion au  quotient  plein  donne  :  à  l'agriculture  quatre  sièges  ;  à 
l'industrie  huit  sièges  ;  au  commerce  deux  sièges  :  et  quatorze 
sièges  sont  ainsi  attribués,  sur  les  dix-neuf  auxquels  a  droit  le 
département  du  Nord. 

Par  les  autres  professions,  par  aucune  des  autres  prise  sépa- 
rément, le  quotient  électoral  n'est  atteint  :  les  transports  n'en 
sont  pas  très  loin  :  2i  261  ;  ni  la  force  publique,  ni  l'administra- 
tion publique,  ni  les  professions  libérales,  ni  les  rentiers  n'en 
approchent.  Mais  de  la  force  publique,  il  y  a  peu  à  se  préoccuper, 
pour  le  motif  déjà  donné  que,  dans  sa  niasse,  elle  ne  vote  pas. 
l'armée  active  ne  votant  pas.  On  ne  retient  que  cette  partie  de  la 
force  publique, assurément  la  plus  petite,  qui  jouitdes droits  élec- 
toraux et,  ne  pouvant  l'évaluer  au  juste,  on  ne  la  porte  au  tableau 
que  pour  mémoire.  Pour  l'administration  publique,  les  profes- 
sions libérales  et  les  rentiers,  est-ce  faire  trop  de  violence  à  la 
logique,  à  la  réalité,  que  d'en  composer,  au  point  de  vue  de  la 
représentation,  un  seul  groupe  professionnel?  Additionnés 
TOMB  cxxxvi.  —  1896.  34 


530  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ensemble,  leur  somme  est  de  31 101.  Et,  dans  ce  cas,  à  ce  groupe 
formé  des  trois  professions  est  attribué  le  quinzième  siège. 

Il  en  reste  quatre  à  pourvoir;  et  c'est  le  lieu  ou  le  moment  de 
reprendre  les  plus  forts  excédons.  Dans  la  première  répartition, 
le  commerce  n'a  reçu  que  deux  sièges  :  il  s'en  fallait  d'une  ou 
deux  centaines  d'unités  que  le  quotient  plein  y  entrât  une  troi- 
sième fois;  le  plus  fort  excédent,  c'est  lui  qui  le  présente  : 
26738;  à  lui,  le  seizième  siège.  Après  le  commerce,  viennent  les 
transports,  avec  24261  électeurs  inscrits;  ils  auront  le  dix-sep- 
tième siège,  le  dix-huitième  et  le  dix-neuvième  reviendront  à 
Tagriculture  :  excédent  de  13889,  et  à  l'industrie  :  excédent  do 
13561. 

Si  bien  que,  le  système  de  la  représentation  réelle  du  pays 
adopté  et  appliqué,  la  députation  du  département  du  Nord  com- 
porterait dix-neuf  membres,  dont  cinq  nommés  par  et  parmi  le 
groupe  de  l'agriculture  ;  neuf,  par  et  parmi  le  groupe  de  l'indus- 
trie; un,  par  et  parmi  le  groupe  des  transports;  trois,  par  et  parmi 
le  groupe  du  commerce;  un,  par  et  parmi  le  groupe  de  la  force 
publique  (en  tant  qu'elle  est  admise  au  vote),  de  l'administration 
publique,  des  professions  libérales  et  des  rentiers  réunis. 

Le  Nord  est  un  département  industriel  ;  passons  à  un  dépar- 
tement agricole  :  le  Calvados.  Le  Calvados  a,  d'après  les  statis- 
tiques électorales,  113138  électeurs  inscrits,  ce  qui  lui  donnerait 
droit  à  cinq  députés.  D'après  les  statistiques  professionnelles,  et 
pour  les  motifs  ci-dessus  indiqués,  parce  que  ces  chiffres  com- 
prennent les  étrangers,  les  militaires,  les  incapables,  les  indignes, 
et  les  hommes  entre  20  et  21  ans,  le  total  par  profession  serait 
également  un  peu  supérieur  :  130916,  —  total  certainement  inexact 
au  point  de  vue  électoral,  mais  sur  lequel,  faute  de  mieux,  nous 
sommes  contraints  de  raisonner.  A  ce  compte,  le  quotient  pour 
la  répartition  entre  les  groupes  professionnels  dans  le  Calvados 
serait  de  26185. 

Dans  le  total  de  130916,  l'agriculture  figure  pour  63406;  l'in- 
dustrie, pour  29452;  les  transports,  pour  6406;  le  commerce, 
pour  13466;  la  force  publique,  pour  3363;  l'administration  pu- 
blique, pour  3  476;  les  professions  libérales,  pour  5033;  les  ren- 
tiers, pour  6334.  —  L'agriculture  aura,  dès  la  répartition  au 
quotient  plein,  deux  députés;  l'industrie,  un.  Aucun  des  autres 
groupes,  séparément,  n'atteint,  à  beaucoup  près,  le  quotient  élec- 
toral . 

Procédons  comme  dans  le  département  du  Nord.  Réunissons 
la  partie  votante  de  la  force  publique  (pour  mémoire),  l'adminis- 
tration publique,  les  professions  libérales,  et  les  rentiers  : 
ensemble,  c'est  un  groupe  de  14843.  Mais  si  ni  la  logique  ni  la 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  531 

réalité  ne  souffrent  de  ce  qu'on  les  réunit,  soufTri raient-elles  de 
ce  que  Ton  joindrait  les  transports,  ou  à  l'industrie,  ou  au  com- 
merce, —  dans  l'espèce,  au  commerce,  puisque  l'industrie  se  suffît 
à  elle-même?  —  Transports  et  commerce  joints  font  un  chillre  de 
19872;  le  quotient  électoral  n'est  pas  encore  atteint;  il  y  a  donc 
lieu  de  recourir  au  classement  des  excédeus,  et,  de  par  ce  classe- 
ment, les  transports  et  le  commerce, —  troisième  groupe,  —  ont 
le  quatrième  siège;  la  force  publique  (en  tant  quelle  vote),  l'admi- 
nistration publique,  les  professions  libérales  et  les  rentiers  (qua- 
trième groupe  .  ont  le  cinquième  siège. 

En  récapitulant,  sur  les  cinq  députés  du  Calvados,  deux,  dans 
ce  système,  seraient  choisis  par  et  parmi  le  groupe  de  l'agricul- 
ture; un,  par  et  parmi  le  groupe  de  l'industrie;  un,  par  et  parmi 
le  groupe  du  commerce  et  des  transports;  un,  par  et  parmi  le 
groupe  de  la  force  publique,  de  l'administration  publique,  des 
professions  libérales  et  des  personnes  vivant  exclusivement  de 
leurs  revenus. 

Passons  à  présent  de  Touest  à  l'est.  Les  Ardennes  ont  quatre 
députés,  pour  87  739  électeurs  inscrits;  mais  les  mêmes  causes 
d'erreur  font  que  nous  sommes  forcés  de  raisonner  comme  s'ils 
étaient  102098,  chiffre  total  de  la  population  professionnelle  mas- 
culine et  adulte.  Le  quotient  de  répartition  des  sièges  entre  les 
professions,  dans  ce  département,  serait  alors  de  25o02.  L'agri- 
culture :  32298,  aurait  de  droit  un  député;  l'industrie,  un  aussi  : 
45  978. 

Mais  une  plus  grande  difficulté  se  rencontre,  qui  ne  nous  avait 
pas  encore  arrêtés.  Même  en  formant  deux  groupemens  du  second 
degré,  l'un  avec  les  transports  et  le  commerce,  l'autre  avec  la 
partie  votante  de  la  force  publique,  l'administration  publique,  les 
professions  libérales  et  les  rentiers,  on  ne  parvient  pas,  —  il  s'en 
faut  de  beaucoup,  —  à  atteindre  le  quotient  électoral;  le  premier 
de  ces  groupemens  ne  monte  qu'à  11  o32  et  le  second  qu'à  11  710. 
—  Et  l'embarras  augmente,  par  ce  fait  que  l'industrie,  pourvue 
déjà  d'un  député  après  la  répartition  au  quotient  plein,  offre,  en 
outre,  un  excédent  de  20476  voix;  et  qu'il  serait  parfaitement 
injuste  qu'avec  4o  978  voix,  —  près  de  deux  fois  le  quotient  élec- 
toral, —  elle  n'eût  cependant  qu'un  représentant,  tout  comme  les 
transports  et  le  commerce  ou  comme  les  autres  professions  qui , 
réunies,  ne  montent  pas  même  à  la  moitié  de  ce  quotient. 

C'est  une  difficulté  sérieuse,  on  le  reconnaît  et  l'on  ne  cherche 
pas  à  l'atténuer  ;  sérieuse,  mais  non  insoluble.  Car  on  peut  ajouter 
(et  qu'y  aurait-il,  là  encore,  de  contraire,  soit  à  la  logique,  soit  à  la 
réalité?)  les  transports  et  le  commerce  :  11  332  électeurs,  à  l'excé- 
dent de  l'industrie  :  20470;  ce  qui  donne  34  008  voix,  lesquelles 


S32  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ont  droit  au  troisième  représentant  par  25  502  et  laissent  un  nou- 
vel excédent  de  80OG. 

Cet  excédent  et  celui  qu'a  laissé  l'agriculture  (C796)  étant  tous 
les  deux  inférieurs  à  la  somme  des  quatre  dernières  professions 
(11  o32),et  ces  professions  étant,  au  demeurant,  les  seules  qui  ne 
soient  pas  encore  plus  ou  moins  représentées,  le  quatrième  siège 
leur  est  attribué  ;  et  la  députation  des  Ardennes  est  composée  de 
quatre  députés  nommés  :  un,  par  et  parmi  le  groupe  de  l'agricul- 
ture; deux,  par  et  parmi  le  groupe  de  l'industrie,  des  transports 
et  du  commerce;  un,  par  et  parmi  le  groupe  de  la  force  publique 
(en  tant  qu'elle  vote),  de  l'administration  publique,  des  professions 
libérales  et  des  personnes  vivant  exclusivement  de  leurs  revenus. 

A  l'autre  extrémité  de  la  France,  prenons  l'Hérault,  qui,  pour 
140  i20  électeurs  inscrits,  a  droit  à  sept  représentans.  Le  total  de 
la  population  masculine  et  adulte  classée  par  profession,  —  total 
trop  élevé,  comme  on  le  sait, —  serait  de  150  251,  force  publique 
non  comptée,  et  le  quotient  électoral,  pour  la  répartition  entre 
les  groupes  professionnels,  de  21  404.  L'agriculture  :  78766,  aurait 
trois  sièges  de  plein  droit;  l'industrie  :  23965,  ?m  siège;  le  com- 
merce :  23  023,  un  siège  :  cinq  sièges  sur  sept  se  trouvent  attribués  ; 
il  en  reste  deux. 

Formons  les  groupemens  du  second  degré.  Ajoutons  les 
transports  :  7296,  ou  bien  au  commerce,  ou  bien  aux  excédens 
laissés  par  le  commerce,  2  159,  et  par  l'industrie,  2504  :  ensemble 
11959.  Additionnons  la  force  publique  (pour  mémoire),  l'admi- 
nistration publique,  les  professions  libérales  et  les  rentiers; 
ensemble  16598.  Ni  l'une  ni  l'autre  de  ces  sommes  n'atteignant 
le  quotient  électoral,  il  faut  avoir  recours  au  procédé  des  plus 
forts  excédens.  Le  sixième  siège  est  donc  attribué  au  quatrième 
groupe  :  administration  publique,  professions  libérales,  etc. 
(16598),  et  le  septième,  à  l'agriculture  :  excédent,  14374.  —  La 
représentation  de  l'Hérault  comprend  :  quatre  députés  nommés 
par  et  parmi  le  groupe  de  l'agriculture;  un  député  nommé  par  et 
parmi  le  groupe  de  l'industrie;  un  député  nommé  par  et  parmi 
le  groupe  du  commerce  et  des  transports;  un  député  nommé  par 
et  parmi  le  groupe  de  la  force  publique  votante,  de  l'adminis- 
tration publique,  des  professions  libérales  et  des  personnes  vivant 
exclusivement  de  leurs  revenus. 

En  descendant  vers  le  Midi,  nous  eussions  pu  faire  halte  dans 
le  Centre,  dans  le  département  de  la  Loire.  La  Loire,  d'après  les 
statistiques  électorales,  compte  1634i0  inscrits  :  elle  a  droit  à 
huit  députés;  mais  les  statistiques  par  profession  obligent  à  rai- 
sonner sur  190511,  avec  un  quotient  de  2i507.  Une  première 
répartition  au  quotient  plein  donnerait  à  l'agriculture  deux  sièges  ; 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  533 

à  l'imlustrie,  trois  sièges;  il  resterait  trois  sièges  à  pourvoir  sur 
huit.  Les  groupemens  du  second  degré  font  monter  le  commerce 
et  les  transports  réunis  à  23  329;  la  force  publique  (en  tant  qu'elle 
vote),  l'administration  publique,  les  professions  libérales  et  les 
rentiers,  à  lïîo5o.  —  Le  quotient  électoral  n'est  pas  atteint.  Si 
l'on  recourt  alors  à  la  méthode  des  plus  forts  excédens,  le 
sixième  siège  revient  à  l'industrie  :  2il36:  le  septième,  aux  trans- 
ports et  au  commerce  réunis  ;  23  329. 

Pour  le  huitième  siège,  il  y  a,  là  aussi,  une  difficulté;  l'excé- 
dent laissé  par  l'agriculture.  13680,  dépasse  légèrenent  la  somme 
des  quatre  dernières  professions,  1!2."j5o;  et,  elle  aussi,  cette  diffi- 
culté, est  sérieuse,  mais,  elle  non  plus,  elle  n'est  pas  insoluble.  Elle 
place  seulement  dans  la  nécessité  de  choisir  entre  deux  solutions  : 
ou  bien  s'en  tenir  à  la  rigueur  des  chiffres  et  attribuer  le  siège  à 
l'excédent  le  plus  fort,  quand  même  un  groupe  ne  serait  point 
représenté;  ou  bien,  comme  il  ne  s'agit  pas  de  représentation 
proportionnelle  ni  mathématique,  mais  de  représentation  profes- 
sionnelle et  organique,  de  prévoir  l'exception  dans  la  loi  et  de  faire 
fléchir  la  rigueur  des  chilTres;  en  considération  surtout  de  ce 
que  :  1"  l'agriculture  a  déjà  deux  représentans  :  les  autres  profes- 
sions, administration  publique,  rentiers,  etc.  n'en  auraient  pas; 
2°  et  de  ce  que  le  total  des  quatre  dernières  professions  monte  à 
plus  de  la  moitié  du  quotient,  laquelle  n'est,  en  effet,  que  de  12283. 

Cette  seconde  solution  admise,  la  représentation  du  départe- 
ment de  la  Loire  se  composerait  :  de  deux  députés  nommés  par 
et  parmi  le  groupe  professionnel  de  l'agriculture  ;  de  quatre  dé- 
putés nommés  par  et  parmi  le  groupe  de  l'industrie;  d'un  député 
nommé  par  et  parmi  le  groupe  formé  du  commerce  et  des  trans- 
ports ;  et  d'un  député,  nommé  par  et  parmi  le  groupe  de  la  force 
publique  'en  tant  qu'elle  vote),  de  l'administration  publique,  des 
professions  libérales  et  des  personnes  vivant  exclusivement  de 
leurs  revenus.  Différemment,  la  première  hypothèse  préférée, 
pour  le  département  de  l'Hérault,  on  aurait  :  agriculture,  trois 
députés;  industrie,  quatre;  transports  et  commerce,  un;  pro- 
fessions libérales,  etc.,  non  représentées.  De  toute  évidence, 
l'autre  solution  vaut  mieux,  comme  plus  conforme  à  l'esprit 
d'une  représentation  organique,  d'une  représentation  réelle  du 
pays,  dont  le  premier  principe  est  que  tout  ce  qui  vit  dans  le  pays 
doit  être  représenté  dans  le  parlement. 

6°  Ri-gles  pour  la  formation  des  groupemens  professionnels. 

De  ces  divers  exemples  tirés  de  diverses  parties  de  la  France, 
il  semble  résulter  que  l'on  peut  dès  maintenant  poser  les  quel- 
ques règles  qui  suivent  : 


S34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

L'agriculture,  l'industrie  et  le  commerce  atteignant  partout 
ou  presque  partout  le  quotient  électoral,  ou  chiffre  nécessaire  pour 
avoir  droit  à  un  représentant,  constitueront,  partout  ou  presque 
partout  des  groupes  séparés  :  agriculture,  un  groupe;  industrie, 
un  groupe;  commerce,  un  groupe. 

Toutefois,  le  groupe  professionnel  dit  des  transports  pourra 
au  besoin  être  joint,  suivant  les  cas,  au  commerce  ou  à  l'indus- 
trie ;  former  groupement  du  second  degré  avec  l'un  ou  l'autre  de 
ces  groupes,  ou  l'excédent  de  l'un  d'eux,  ou  les  excédens  de  l'un 
et  de  l'autre,  si  l'un  d'eux  seulement  ne  suffisait  pas  pour  que  ce 
groupe  fût  représenté. 

La  force  publique  (en  tant  qu'elle  vote),  l'administration  pu- 
blique, les  professions  libérales  et  les  rentiers,  qui  nulle  part  ou 
presque  nulle  part  n'atteignent  le  'quotient,  sont  considérés,  au 
point  de  vue  de  l'élection,  comme  faisant,  par  département,  un 
seul  groupement  professionnel. 

Ces  groupemens  du  second  degré  n'ont,  on  ne  craint  pas  de  le 
redire,  rien  qui  blesse  en  aucune  façon  la  logique  ni  la  réalité; 
mais,  on  a  le  devoir  de  le  redire  aussi  :  les  cadres  que  nous  emprun- 
tons n'ont  rien  de  sacré,  ni  d'obligatoire.  Nous  nous  en  sommes 
servis,  parce  que  ce  sont  ceux  d'après  lesquels  sont  établies  les 
statistiques  officielles,  comme  nous  nous  sommes  servis  des 
chiffres  fournis  par  les  statistiques,  bien  que  nous  les  sachions 
contestables  et  même  manifestement  faux,  du  moins  pour  l'appli- 
cation que  nous  en  voulions  faire.  Mais  ces  chiffres  peuvent  être 
rectifiés  et  ces  cadres  peuvent  être  modifiés. 

Quoi  qu'on  en  pense  et  quoi  qu'on  y  veuille  changer,  tant 
qu'ils  sont  ce  qu'ils  sont,  la  représentation  organisée  ou  réglée  sur 
les  cadres  professionnels  comporterait  au  maximum  huit  groupes, 
au  minimum  trois  groupes,  par  et  parmi  lesquels  seraient  élus  les 
députés. 

Le  département  formerait  la  circonscription  territoriale  ;  et  le 
groupe  professionnel,  dans  le  département,  la  circonscription 
sociale.  Ce  groupe  serait  d'ailleurs  du  premier  ou  du  second 
degré,  selon  qu'il  comprendrait  une  profession  seule  ou  plusieurs 
professions.  Faire  ainsi,  par  le  rapprochement  et  la  réunion  de 
divers  groupes,  des  groupemens  professionnels  du  second  degré, 
c'est  donc  élargir,  étendre  la  circonscription  sociale,  et  cela  suffit 
dans  la  plupart  des  cas  (surtout  étant  admis  le  procédé  de  la 
reprise  des  plus  forts  excédens)  pour  que  toutes  les  professions 
retenues  par  le  classement  officiel  soient  représentées,  le  soient 
mieux  et  plus  directement. 

Mais  ce  n'est  point  l'unique  moyen  d'assurer  le  fonctionne- 
ment du  système  et  l'on  pourrait,  au  lieu  de  la  circonscription 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  335 

sociale,  élaijgir  ot  cHiMidre  la  circonscription  territoriale.  C'est-à- 
ilire  que,  au  lieu  de  faire  des  groupemens  du  second  degré,  comme 
le  groupe  du  commerce  et  des  transports,  par  la  réunion  des  doux 
groupes  professionnels  :  1"  du  commerce,  et  2°  des  transports, 
on  pourrait  décider  que  le  département  n'est  pas  une  circon- 
scription fixe,  fermée  et  infranchissable,  et  admettre,  non  plus 
que  plusieurs  professions  dans  un  département,  mais  bien  que 
plusieurs  départemens  pour  une  profession  réunissent  leurs  con- 
tingens  électoraux  jusqu'à  ce  que  le  quotient  soit  atteint. 

Au  lieu  de  joindre  ensemble,  dans  un  département,  des  pro- 
fessions similaires,  on  joindrait,  pour  une  profession,  des  dépar- 
temens voisins,  à  l'exemple  de  ce  qui  se  passe  en  Espagne,  quand 
il  s'agit  des  universités  littéraires  ;  des  Sociétés  éronomiqucs  d'Amis 
du  pai/s  ;  et  des  chambres  de  commerce,  d'industrie  ou  d'agri- 
culture. On  se  souvient  que  chacune  de  ces  universités,  de  ces 
sociétés  et  de  ces  chambres  a  droit  à  un  député  lorsqu'elle  compte 
oOOO  électeurs  inscrits;  et  que  «  si,  à  elle  seule,  une  de  ces  cor- 
porations ne  compte  pas  les  5000  électeurs  nécessaires,  elle  se 
joint,  pour  constituer  un  collège  électoral,  aux  autres  corpora- 
tions de  même  classe  ou  de  môme  ordre,  géographiquement  les 
plus  voisines.  » 

7"  Groupement  naturel  des  industries  par  régions. 

Autant  en  pourrait-on  faire  en  France  avec  les  catégories  pro- 
fessionnelles, de  département  à  département,  entre  départemens 
voisins;  et  ce  groupement-là,  non  plus,  ne  serait  contraire  ni  à 
la  logique  ni  à  la  réalité  ;  car  il  n'y  a  qu'à  jeter  les  yeux  sur  une 
carte  pour  voir  que  les  industries,  les  professions  elles-mêmes 
se  groupent  comme  naturellement  par  régions.  Ainsi,  les  mines 
et  la  métallurgie  forment  en  France  six  groupes  régionaux  : 
l*>  au  nord  (départemens  du  Nord  et  du  Pas-de-Calais);  2"  à  Vest 
(Ardennes,  Meuse,  Meurthe-et-Moselle,  Haute-Marne)  ;  S*'  dans  la 
région  de  Paris  (Oise,  Seine,  Seine-et-Oise)  ;  4°  à  l'ouest  (Manche, 
Mayenne,  Sarthe,  Maine-et-Loire,  Loire-Inférieure);  5"  au  centre 
(Saône-et-Loire,  Loire,  Cher,  Nièvre,  Allier,  Puy-de-Dôme);  6"  au 
sud-est  (Gard,  Aveyron,  Tarn,  Hérault,  Bouches-du-Rhône). 

Les  grandes  industries,  autres  que  la  métallurgie  et  les  mines, 
forment,  pour  leur  part,  quatre  ou  cinq  groupes  régionaux  :  du 
nord,  de  Vest,  du  centre  et  du  sud-est,  du  midi;  la  petite 
industrie,  jusqu'à  sept  groupes  :  au  nord,  à  Pest,  à  l'ouest,  dans 
la  région  de  Paris,  au  centre,  au  sud-ouest  et  au  sud.  De  même 
pour  les  différentes  branches  de  l'agriculture  :  il  est  facile 
d'observer   comme  un  groupement  naturel   par  régions  :  Non 


536  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

omnis  fert  omnia  telliis.  Ici,  c'est  la  région  de  la  vigiic  ;  là,  de 
l'élevage;  là,  des  céréales. 

On  peut  donc,  si  on  le  préfère,  étendre  la  circonscription  ter- 
ritoriale au  lieu  de  la  circonscription  sociale  :  l'un  et  l'autre 
mode  sont  licites;  et,  quel  que  soit  celui  que  l'on  choisisse,  on 
aura  du  pays  réel,  du  pays  vivant  tout  entier,  une  représentation 
qui,  par  ses  qualités,  laissera  bien  loin  derrière  elle  toutes  les  pré- 
tendues représentations,  à  base  de  suffrage  inorganique,  que  nous 
avons  connues  jusqu'ici. 

8"  Compositioii  professionnelle  de  la  Chambre  des  députés. 

Les  Résîdlats  statistiques  du  dénombrement  de  1S9i  accusent 
que  47  centièmes  de  la  population  classée  vivent  en  France  de 
l'agriculture;  que  25  pour  100  vivent  de  l'industrie;  10  pour  100, 
du  commerce;  3  pour  100,  des  transports;  1,9  pour  100  se  ratta- 
chent au  groupe  de  la  force  publique  (armée,  marine  de  guerre, 
police  et  gendarmerie);  1 ,9  pour  100  encore,  au  groupe  de  l'admi- 
nistration publique;  près  de  6  centièmes  enfin  de  la  population, 
familles  comprises,  vivent  exclusivement  de  leurs  revenus. 

Mais,  ce  rapport  étant  établi  sur  des  chiffres  qui  comprennent 
les  personnes  des  deux  sexes  et  de  tout  âge,  on  ne  saurait  tabler 
dessus  sans  mécompte,  pour  l'organisation  du  suffrage  universel. 
Les  calculs  que  nous  avons  faits,  en  prenant  telles  qu'elles  sont 
les  statistiques  officielles,  changent  notablement  la  proportion  et 
nous  donnent  : 

I.  Hommes  au-dessus  de  20  ans  vivant  de  l'agriculture   .... 
II.  —  —  —  de  l'industrie.   .    .    . 

III.  —  —  —  des  transports  .    .    . 

IV.  —  ■ —  —  du  commerce.   .    .    . 
V.              —                —                  — do  la  force  pul)lique..    .    . 

VI.              —                —                  —    de    l'administration    pu- 
blique  

VII.  —  —  —  des  professions  libérales  . 

VIII.  Personnes  vivant  exclusivement  de  leurs  revenus  .... 

Ensemble 

Total  d'où  il  faut  déduire  les  hommes  entre  20  et  21  ans,  qui 
n'ont  pas  encore  accompli  leur  vingt  et  unième  année,  les  étran- 
gers, les  incapables,  les  indignes,  les  non  domiciliés  et  qui,  cette 
déduction  faite ,  se  rapprocherait  beaucoup  du  nombre  de 
10  489  016  électeurs  portés  régulièrement  sur  les  listes.  Si  l'on 
ne  tient  pas  compte  de  la  force  publique,  qui  ne  vote  pas,  si  on  la 
raye  purement  et  simplement  de  la  nomenclature,  il  en  décou- 
lerait, pour  être  bref,  la  répartition  suivante  des  500  sièges  entre 


3  533  006 

4  027  859 

431  567 

1  267  082 

[mémoire) 

249  882 

368  970 

667  777 

12  545  143 

DE    l'oKC.ANISATION    DU    SUFFRAGE    UîilVERSEL.  537 

les  différente^  catégories  professionnelles  et,  ce  système  une  fois 
adopté,  la  Chambre  serait  ainsi  composée  : 

L'agriculture  aurait 22o  représenlans. 

L'industrie  aurait 164  — 

Le  commerce  aurait 48  — 

Les  transports  auraient 17  — 

L'administration  publi(iue  aurait 8  — 

Les  professions  libérales  auraient 13  — 

Les  rentiers 25  — 

Ensemble 300    députés. 

Comparez  maintenant  cette  Chambre,  quand  nous  l'aurions, 
et  celle  que  nous  avons,  où  l'on  voit,  en  suivant  le  même  classe- 
ment :  38  députés  seulement  se  rattachant  au  groupe  professionnel 
de  lagriculture,  49  seulement,  au  groupe  de  l'industrie,  32,  à 
celui  du  commerce  et  des  transports,  22,  à  celui  de  la  force  pu- 
blique ;  mais,  en  revanche,  43,  à  celui  de  l'administration  pu- 
blique, 296,  au  groupe  dit  des  professions  libérales,  97,  au  groupe 
des  personnes  vivant  exclusivement  de  leurs  revenus.  —  Et  dites 
où  est  le  pays  réel,  le  pays  vivant  ?  où  serait  la  représentation 
réelle  du  pays,  du  pays  vivant  tout  entier? 

n.    —    SÉNAT 

Ce  ne  serait  pourtant  point  elle,  si  l'on  s'en  tenait  là,  la  repré- 
sentation réelle  du  pays  vivant  tout  entier.  Si  1  on  s'en  tenait  là, 
à  une  Chambre  des  députés  recrutée  de  cette  manière,  le  parle- 
ment ne  serait  pas  limage,  l'abrégé  et  comme  l'action  réflexe  de 
la  vie  nationale  tout  entière  :  il  y  manquerait  ces  vies  collectives 
dont,  pour  partie  aussi,  est  faite  la  vie  nationale.  Et  d'avoir  une 
Chambre  des  députés  où  l'individu  serait  représenté,  —  non  plus 
abstrait  et  irréel,  inexistant,  sauf  durant  cinq  minutes  de  quatre 
ans  en  quatre  ans,  par  une  fiction  légale,  mais  l'homme  de  tous 
les  jours,  replacé  en  son  lieu,  dans  son  milieu  social,  qualifié  par 
ce  qui  le  qualifie  le  plus  visiblement,  par  la  profession;  —  d'avoir 
cette  Chambre  des  députés,  très  supérieure  sans  doute  à  celle  que 
nous  avons,  ce  serait  bien  avoir  quelque  chose  de  la  représentation 
organique,  mais  non  la  représentation  organique  tout  entière  du 
pays  vivant  tout  entier. 

Je  n'appellerais  pas  «  représentation  organique  »  une  représen- 
tation fondée  sur  des  groupemens  professionnels  aussi  larges, 
aussi  peu  nombreux,  si  l'on  s'en  tenait  là  et  si  à  la  Chambre  des 
députés,  ainsi  formée,  ne  venait  pas  s'ajouter  un  Sénat  où  se  re- 
trouve un  autre  aspect  ou  un  autre  élément  de  la  vie  nationale. 


538  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ce  que  j'appelle  donc  la  représentation  organique,  c'est  la  repré- 
sentation —  une  en  deux  Chambres  et  dont  chaque  Chambre  n'est 
qu'une  moitié  —  où  le  pays  ^  ivant  tout  entier  passe  et  se  con- 
centre en  quelque  sorte;  où,  dans  l'une,  se  prolonge,  se  répercute 
la  multitude  des  vies  individuelles;  où,  dans  l'autre,  aboutissent 
les  vies  collectives  de  tant  d'unions  locales,  qui  sont,  au  même 
titre,  des  organes  de  la  vie  de  l'Etat. 

Le  pays  vivant,  le  pays  réel,  ce  n'est  ni  ces  vies  individuelles 
ioutes  seules,  ni  ces  vies  collectives  toutes  seules  ;  et  la  représen- 
tation organique,  la  représentation  réelle  du  pays,  ce  ne  peut  être 
ni  cette  Chambre  toute  seule  des  vies  individuelles,  ni  cette 
Chambre  toute  seule  des  vies  collectives  :  ce  sont  les  deux  en- 
semble ou,  comme  on  dit  dans  le  langage  du  droit,  conjointe- 
ment et  indivisément. 

Soit  à  la  Chambre,  soit  au  Sénat,  l'individu  serait  représenté 
dans  le  groupe  (et  ce  serait  la  troisième  phase  du  régime  repré- 
sentatif); mais  la  Chambre  représenterait  plus  spécialement  l'in- 
dividu; et  le  Sénat,  plus  spécialement  le  groupe;  la  Chambre 
reposerait  sur  le  Nombre,  quoique  encadré  et  endigué  ;  pour  le 
Sénat,  on  ne  s'inquiéterait  plus  du  Nombre.  Pour  la  Chambre 
des  députés,  la  répartition  des  sièges  entre  les  départemens  se- 
rait faite  au  prorata  des  électeurs  inscrits  ;  pour  le  Sénat,  chaque 
département  aurait  trois  sièges,  quel  que  fût  le  chiffre  des  élec- 
teurs. Pour  la  Chambre,  l'unité  électorale  serait  l'individu;  tout 
citoyen  ferait  un;  pour  le  Sénat,  ce  serait  «  l'union  locale  »  qui 
ferait  un,  qui  serait  l'unité  électorale.  Le  suffrage  serait  universel  : 
puisque  tous  les  citoyens,  pour  la  Chambre,  et,  pour  le  Sénat, 
toutes  les  «  unions  »,  légalement  déterminées,  participeraient 
à  l'élection;  et  le  suffrage  serait  égal  :  mais,  pour  la  Chambre, 
égal  entre  les  citoyens,  et,  pour  le  Sénat, égal  entre  les  »  unions  ». 
Pour  le  Sénat,  des  trois  sièges  attribués  à  chaque  département, 
le  premier  appartiendrait  à  la  plus  importante  des  unions  lo- 
cales administratives,  qui  est  le  déparlement  lui-même  :  il  y 
serait  pourvu  par  et  parmi  les  membres  du  conseil  général.  Le 
deuxième  reviendrait  à  cette  autre  union  locale  essentielle,  la 
commune  :  il  y  serait  pourvu  par  et  parmi  les  membres  des  con- 
seils municipaux.  A  cela  point  de  difficultés  ;  mais  en  voici  une 
(on  ne  veut  pas  chercher  à  la  dissimuler  non  plus  qu'on  n'a  dis- 
simulé les  autres),  lorsqu'il  s'agit  de  définir  nettement  et  rigou- 
reusement quelles  sont  les  «  unions  locales  »  d'ordre  social  qui, 
dans  chaque  département,  seront  chargées  de  pourvoir  au  troi- 
sième siège. 

Eu  ce  qui  regarde  les  «  corps  constitués  »  proprement  dits, 
les  académies,  les  universités,  les   chambres  de  commerce,  les 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  539 

barreaux  dUvocats,  les  chambres  de  notaires,  d'avoués,  les  con- 
seils de  prud'hommes,  etc.,  on  ne  pense  pas  qu'il  y  ait  de  doute. 
Mais  certaines  sociétés  ou  associations,  comme  les  sociétés  de 
secoursmutuels.les  coopératives,  les  syndicats, leur donnera-t-on 
ou  leur  refusera-t-on  le  droit  de  vote  ? 

Pour  les  syndicats,  par  exemple,  c'est,  on  l'avoue,  une  grosse 
question.  S'il  n'y  avait  que  des  syndicats  mixtes  de  patrons  et 
d'ouvriers,  et  des  syndicats  agricoles  où  se  coudoient  tous  ceux, 
de  quelque  condition  qu'ils  soient,  propriétaires,  fermiers,  mé- 
tayers ou  travailleurs,  qui  tiennent  à  l'agriculture;  s'il  n'y  avait 
que  de  ces  syndicats  de  rapprochement  d'intérêts  entre  des  hommes 
de  toutes  les  conditions  dans  toutes  les  professions,  on  n'aurait 
pas  à  hésiter,  et  il  faudrait  placer  les  syndicats  au  rang  des  unions 
locales  organiques  admises,  comme  telles,  à  l'exercice  du  droit 
de  vote. 

Mais  il  V  a,  d'autre  part,  les  syndicats  patronaux  et,  en  face 
d'eux,  contre  eux,  les  syndicats  ouvriers,  qui,  les  uns  et  les 
autres,  peuvent  être  regardés  plutôt  comme  des  syndicats  de  divi- 
sion d'intérêts  et, si  j'ose  risquer  le  mot,  comme  des  «  désunions  » 
locales  et  professionnelles  :  ceux-là  ne  recherchent  plus  le  bien 
commun  de  la  profession,  mais  ce  qu'ils  croient  leur  bien  per- 
sonnel, et  trop  souvent,  dans  le  mal  d'autrui.  Accorder  à  ceux-là 
le  droit  dévote,  c'est  peut-être  introduire  dans  la  représentation 
l'esprit  de  classe,  et,  du  coup,  ce  serait  vraiment  créer  un  gou- 
vernement de  classe,  couper  la  nation  en  deux  :  capital  à  droite 
et  travail  à  gauche:  patrons  d'un  côté  de  la  ligne,  ouvriers  de 
l'autre  côté,  l'arme  au  poing,  attendant  le  combat. 

Sans  doute  il  semble  que,  considérés  sur  toute  la  surface  du 
pays,  «le  capital  et  le  salaire  se  partagent  à  part  égale  le  travail 
national  et  qu'il  y  a  équilibre,  en  France,  entre  les  facteurs  de  la 
richesse  «.  Sans  doute,  ne  parlant  que  des  syndicats,  —  indépen- 
damment du  nombre  de  leurs  membres  qui  n'aurait  rien  à  faire 
ici,  puisque  l'unité,  pour  le  Sénat,  est  le  groupe  et  non  l'individu, 
—  sans  doute  il  ne  s'en  manque  pas  de  tant  que  les  1  622  syndicats 
patronaux  fassent  équilibre  aux  2163  syndicats  ouvriers,  ou, du 
moins,  les  syndicats  ouvriers  ne  l'emportent  pas  tellement  sur  les 
syndicats  patronaux,  qu'ils  les  écrasent  sous  leur  masse.  Mais  ce 
n'est  pas  assez,  que  les  deux  parts  doivent  être  à  peu  près  égales, 
pour  que  du  corps  vivant  d'une  nation  on  aille  faire  deux  moitiés 
mortes. 

Et,  tout  de  même,  comment  ignorer,  comment  négliger,  quand 
on  donne  le  suffrage  aux  «  unions  locales  »  plus  de  5000  asso- 
ciations qui  comptent  ensemble  près  d'un  million  de  syndiqués? 
Comment,  à  la  fois,  les  exclure  de  la  représentation  nationale  et 


540  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

vouloir  que  cette  représentation  soit  toute  la  vie  nationale  en 
raccourci?  Comment  les  rayer  du  pays  et  néanmoins  avoir  une 
représentation  réelle  du  pays?  C'est  une  grosse,  une  très  grosse 
queslion,  et  le  législateur  aura  à  la  résoudre,  lorsqu'il  définira  les 
«  unions  locales  »  appelées  à  contribuer,  pour  un  tiers,  à  l'élec- 
tion du  Sénat. 

Mais  que  les  syndicats  soient  ou  ne  soient  pas  compris  entre 
ces  «  unions  locales  »,  c'est  par  et  parmi  elles,  par  et  parmi  ce  que 
la  loi  reconnaîtra  comme  «  unions  locales  »  ayant  le  droit  d'élec- 
tion, que  devra  être  nommé  un  tiers  des  sénateurs.  Si,  là  aussi, 
l'on  bornera  la  circonscription  territoriale  au  département,  ou 
bien  si,  pour  ce  dernier  tiers,  sénateurs  élus  par  et  parmi  les 
«  unions  locales  »  d'ordre  social,  on  l'étendra,  afin  d'avoir  plus 
de  choix,  au  ressort  de  l'académie  ou  de  la  cour  d'appel,  cela  encore 
peut  faire  question  ;  mais  l'importance  en  est  secondaire  ;  qu'on  en 
décide  comme  on  voudra,  pourvu  que,  rassemblées  en  une  circon- 
scription territoriale  ou  en  une  autre,  le  plus  possible  d'  «  unions 
locales  »  soient  représentées  et  qu'il  entre  ainsi  dans  la  repré- 
sentation nationale  le  plus  possible  de  la  vie  nationale. 

m.    PRINCIPES    DE    LA    REPRÉSENTATION    RÉELLE    DU    PAYS 

Voilà,  cette  fois,  voilà  enfin  une  représentation  organique,  d'où 
n'est  absent  rien  d'essentiel  de  tout  ce  qui  est  organe,  facteur  ou 
agent  de  vie  dans  la  nation.  Voilà  enfin  le  suffrage  universel,  par 
qui  l'Etat  moderne  doit  vivre,  organisé  d'après  la  vie;  le  voilà  qui 
n'est  plus  seulement  l'incarnation  d'une  abstraction,  la  «  maté- 
rialisation » ,  grossière  et  insaisissable  tout  ensemble,  de  cette  vaine 
illusion  :  la  souveraineté  du  peuple. 

Nous  ne  nous  étions  pas  proposé  davantage.  Dire  :  l'Etat  mo- 
derne aura  pour  support  et  pour  moteur  le  suffrage  universel,  le 
suffrage  universel  et  égal  ;  mais  si,  précisément,  il  traverse  une  crise, 
c'est  que,  pour  son  malheur,  il  ne  connaît  que  le  suffrage  universel 
aiiarchique  ;  si  le  suffrage  universel  s'est  jusqu'à  présent  montré 
anarchique,  c'est  que  jusqu'à  présent  il  est  demeuré  inorganique; 
et  s'il  est  demeuré  inorganique,  c'est  qu'on  a  voulu  faire  de  lui 
l'expression  d'on  ne  sait  quelle  souveraineté  du  peuple ,  éparse  en  dix 
millions  d'atomes  électoraux,  tous  isolés  l'un  de  l'autre  et  détachés 
de  tout,  tourbillonnant  au  vent  et  se  mouvant  en  pleine  fantaisie 
dans  le  grand  désert  de  l'État.  Dire  ensuite  :  que  l'on  réintègre, 
à  sa  place,  dans  l'État,  tout  ce  qui  doit  y  avoir  une  place;  que  ces 
dix  millions  d'atomes  s'agrègent  en  trois  ou  quatre  corps,  suivant 
leurs  affinités  les  plus  fortes,  les  plus  certaines;  que,  cessant  de 
faire  du  suffrage  universel    la  fausse   expression   d'une  fausse 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVEUSEL.  541 

((  souverainelS  du  peuple  »,  on  se  donne  pour  but  d'en  faire  une 
fonction  de  la  vie  nationale,  et  que  de  cette  fonction  on  demande 
laccomplissement  aux  organes  connus  de  la  vie  nationale,  vies 
individuelles  et  vies  collectives  :  alors,  le  suffrage  universel  sera 
devenu  organique;  étant  devenu  organique,  il  ne  sera  plus  anar- 
chique;  dès  qu'il  ne  sera  plus  anarchique,  la  crise  de  l'Etat  mo- 
derne sera  résolue. 

Dire  cette  vérité  bien  simple  sur  la  crise  et  sa  solution;  pro- 
clamer que,  théoriquement,  si  l'on  veut,  avec  le  suffrage  universel, 
faire  et  entretenir  de  la  vie,  comme  il  n'y  a  que  la  vie  qui  crée  la 
vie,  il  faut  donc  régler  le  suffrage  universel  selon  la  vie;  et  puis 
en  exposer,  en  indiquer  plutôt  les  moyens  pratiques  :  notre  am- 
bition n'est  pas  allée  au  delà. 

Loin  de  nous  la  vanité  de  croire  (nous  y  revenons,  en  ter- 
minant, tant  nous  en  sommes  pénétrés)  que  nous  ayons  trouvé 
le  spécifique,  le  baume  de  Fierabras  qui,  en  une  heure,  guérira  nos 
sociétés  malades  ;  ou  tout  bonnement,  loin  de  nous  l'idée  de  croire 
que  notre  système,  est  parfait  et  de  prétendre  l'imposer  sans 
retouches.  Non,  certes,  il  n'est  pas  parfait,  quoiqu'on  se  soit 
attaché  à  y  introduire  les  meilleures  parties  de  tous  les  systèmes 
inventés  avant  lui  et  qu'il  ne  soit,  à  dire  le  vrai,  qu'un  assemblage 
de  ces  parties,  reliées  entre  elles  et  dominées  par  la  notion  supé- 
rieure de  la  vie.  Non,  certes,  il  n'échappe  pas  à  la  critique,  et  il 
nous  semble  entendre  déjà  les  objections  qui  se  croisent. 

Mais  nous  n'en  sommes  guère  troublés,  car  il  nous  semble 
aussi  qu'il  n'y  en  a  pas  une  seule  à  laquelle  il  ne  puisse  victorieu- 
sement résister,  ou  dont  il  ne  puisse  se  défaire,  en  en  tenant 
compte.  De  ces  objections  sur  tel  ou  tel  détail,  combien  on  entend 
déjàl  «  Pourquoi  prendre  comme  base  le  chiffre  des  électeurs  in- 
scrits et  non  le  chiffre  total  de  la  population  ?  —  Pour  marquer  net- 
tement que  le  suffrage  n'est  pas  de  droit  naturel,  que  c'est  un  droit 
conféré  par  l'État,  dans  une  vue  d'État.  —  N'est-ce  pas  quelque 
peu  en  contradiction  avec  la  thèse,  que  tout  ce  qui  vit  a  le  droit 
d'être  représenté?  —  Nullement;  car  l'électeur  inscrit,  étant  le 
mâle  adulte,  représente  devant  le  suffrage  les  femmes,  les  en- 
fans,  la  famille,  tout  ce  qui  vit  autour  de  lui.  D'ailleurs,  tenez- 
vous  à  prendre  comme  base  le  chiffre  total  de  la  population?  la  pro- 
portion n'en  sera  presque  pas  changée. 

—  Pourquoi  oOO  députés  seul  ement  ?  —  Pour  que  la  Chambre  ne 
soit  plus  ce  que  Carlyle  nommait  et  ce  que  nous  avons  bien  plus 
de  motifs  que  les  Anglais  de  nommer  «  la  pétaudière  nationale  ». 
—  Mais  alors,  500  députés,  n'est-ce  pas  encore  trop?  —  Peut-être  ; 
rien  n'empêche  d'établir  les  calculs  pour  400  ou  même  300, 
ainsi  qu'on  l'a  fait  pour  500;  le  quotient  électoral  augmentera,  et 


5i2  REVUE  DES  DEUX  MOMDES. 

voilà  tout.  —  Mais  si  le  quotient  électoral  augmente,  dans  beau- 
coup de  départemens  il  ne  sera  pas  atteint  par  la  plupart  des 
groupes  professionnels.  —  Eh  bien  !  on  en  sera  quitte  pour  étendre 
soit  la  circonscription  territoriale,  soit  la  circonscription  sociale. 

—  Au  l'ait,  pourquoi  faire  du  département  la  circonscription 
territoriale?  —  Parce  que  le  département  est  une  division  géogra- 
phique qui,  bien  qu'artificielle,  est,  depuis  cent  ans,  entrée  dans 
nos  mœurs  et  dans  la  vie  de  la  France;  assez  étroite  pour  que  les 
voix  ne  se  portent  pas  tout  à  fait  au  hasard;  assez  vaste  poi*r 
qu'on  ait  plus  qu'une  menue  poussière  d'intérêts,  plus  que  de 
tout  petits  hommes  et  de  toutes  petites  choses.  —  Mais  la  pro- 
fession, la  circonscription  sociale,  comme  vous  dites?  —  Je  le 
reconnais  :  la  profession  vient  remplacer  l'ari'ondissement  et  par- 
fois la  fraction  d'arrondissement  ;  au  lieu  d'être  député  du  Cal- 
vados pour  la  deuxième  circonscription  de  l'arrondissement  de 
Caen,  on  sera  député  du  Calvados  pour  le  groupe  professionnel 
de  l'agriculture  ou  celui  du  commerce  et  des  transports  :  l'intérêt 
représenté  ne  sera  pas  moins  général,  il  le  sera  plus;  il  sera  moins 
factice,  plus  réel,  plus  vivant,  puisqu'il  y  a  une  vie  de  la  profes- 
sion beaucoup  plus  active  que  ne  l'est  la  vie  de  l'arrondissement. 
—  Mais,  en  disant  que  les  députés  devront  être  élus  par  et 
parmi  le  groupe  professionnel,  vous  limitez  l'égibilité.  —  Pas  du 
tout,  puisqu'il  n'est  personne  qui  ne  puisse  être  élu  dans  son 
groupe  :  je  ne  fais  que  la  localiser.  —  Et  si  quelqu'un  est  à  la  fois 
fonctionnaire  public  et  propriétaire  rural? —  Il  optera  pour  un 
groupe  ou  pour  l'autre.  —  Vous  empêchez  les  ouvriers  de  se 
faire  représenter  par  un  avocat  ou  un  professeur.  —  Le  beau  mal- 
heur, si  je  tue  le  politicien! 

—  Ferez-vous  voter  les  ouvriers  à  part,  les  patrons  à  part,  ou 
tous  voteront-ils  ensemble?  —  Tous  ensemble,  dans  chaque  groupe 
professionnel.  —  Mais  les  patrons  seront  noyés  sous  le  flot  du 
prolétariat!  —  Ce  n'est  pas  prouvé  et,  en  tout  état  de  cause,  ce 
qu'il  importe  d'éviter,  c'est  de  constituer  des  classes  en  antago- 
nisme ;  à  quoi  l'on  arriverait  sans  faute  si  à  une  catégorie  de  pa- 
trons l'on  opposait  une  catégorie  d'ouvriers.  —  Des  classes!  mais 
vous  en  constituez  rien  que  par  vos  groupes  professionnels.  —  Pas 
plus  que  dans  le  mode  actuel  de  suffrage,  on  n'en  crée  en  divisant 
la  France  en  départemens,  un  département  en  arrondissemens,  un 
arrondissement  en  circonscriptions,  une  circonscription  en  com- 
munes, une  commune  en  sections  de  vote.  Pas  plus  qu'on  n'en 
crée  dans  l'armée  en  y  maintenant  des  armes  différentes,  dans 
chaque  arme  des  régimens,  des  bataillons,  des  compagnies  et  des 
escouades.  En  distribuant  ainsi  l'armée,  on  ne  la  divise  pas,  on 
la  «  ramasse  »  pour  l'action  sous  la  main  du  chef;  ce  qui  fait 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  543 

qu'elle  est  la*pliis  haute  des  forces  humaines  concevables,  c'est 
qu'elle  est,  par  excellence,  la  force  humaine  organisée.  Et,  toute 
réserve  gardée  sur  la  diversité  des  objets  poursuivis  :  d'organiser 
le  suffrage  universel,  c'est  ce  qui  en  ferait,  au  profit  de  l'Etat,  une 
immense  force  d'ordre  et  de  progrès. 

Mais  nous  venons  nous  briser  à  un  mur,  à  l'objection  qu'on 
ne  détruit  pas  ou  qui,  détruite,  renaît  de  ses  ruines  :  «  Vous  res- 
suscitez, nous  crient  à  l'envi  économistes  et  socialistes,  vous 
ressuscitez  la  classe,  l'ordre  et  la  corporation!  »  Et  nous  confes- 
sons qu'après  tout  ce  qu'on  en  a  dit,  si  un  tel  argument  paraît 
encore  valoir  quoi  que  ce  soit,  nous  nous  trouvons  désarmés 
contre  lui,  parce  que,  contre  ces  sortes  de  cris  inarticulés  de  l'es- 
prit, contre  ce  refus  de  voir  et  d'entendre,  par  lequel  est  dédai- 
gneusement rejetée  toute  tentative  de  discussion,  il  n'y  a  pas  de 
raisonnement  ni  d'appel.  On  ne  peut  pourtant  guère,  traitant  de 
l'organisation  du  suffrage  universel  à  la  fin  du  xix''  siècle,  dis- 
serter de  la  caste  dans  l'Inde  antique,  ni  de  l'ordre,  ni  de  la  cor- 
poration dans  l'Europe  du  moyen  âge,  de  leur  nature  et  de  leur 
forme;  à  l'affirmation  tranchante  qu'on  les  ressuscite,  on  ne  peut 
riposter  que  par  l'affirmation,  toute  sèche  aussi,  qu'on  ne  les  res- 
suscite point.  Et  c'est  la  vérité,  qu'on  ne  les  ressuscite  point; 
que  ce  système  fondé  sur  la  vie  ne  va  pas  la  chercher  dans  les 
tombes,  et  que,  s'il  s'appuie  sur  l'histoire,  il  n'oublie  pas  qu'elle  est 
en  perpétuel  mouvement.  Il  ne  s'inspire  de  l'adage  :  «  L'histoire 
est  la  maîtresse  de  la  vie  ",  qu'en  ajoutant  aussitôt  :  «  La  vie  est 
la  maîtresse  de  la  politique...  » 

Au  fond,  de  toutes  les  objections  qu'on  a,  par  avance,  exami- 
nées, il  n'en  demeure  pas  une.  Mais  quand  bien  même  toutes  ces 
objections  ne  seraient  pas  renversées;  quand  bien  même  il  se  ré- 
vélerait d'autres  difficultés  nouvelles  et  que  nous  n'avons  pas  pré- 
vues ;  quand  bien  même  nous  aurions  commis  dans  nos  calculs 
une  faute  qui  entraînerait  un  vice  de  construction,  il  n'empêche- 
rait pas,  nous  l'espérons,  que  nous  ayons  démontré  ceci  :  Le 
malaise  présent  n'est  qu'une  manifestation  de  la  crise  de  l'Etat  mo- 
derne. Cette  crise  tient  à  l'anarchie  où  est  plongé  le  suffrage  uni- 
versel. De  cette  anarchie,  on  ne  le  guérira  qu'en  l'organisant.  Il 
n'y  a  qu'un  modèle  pour  l'organiser,  c'est  la  vie  :  la  représenta- 
tion nationale  doit  être  la  reproduction  de  la  vie  nationale.  —  Pour 
tout  le  reste,  nous  nous  en  remettons  au  temps  et  à  l'expérience. 

Charles  Benoist. 


UN   ROMANCIER 


DE     LA 


NOUVELLE-ANGLETERRE 


MARY    E.    W^ILKINS 


Le  meilleur  moyen  d'intéresser  des  lecteurs  français  à  un 
écrivain  qu'ils  ne  connaissent  guère  que  par  ouï-dire,  doit  être, 
ce  me  semble,  de  leur  ofi'rir  d'abord  un  échantillon  de  son  œuvre. 
Je  laisserai  donc  miss  Mary  Wilkins  se  présenter  elle-même.  La 
petite  nouvelle  que  voici  est  prise  presque  au  hasard  parmi  celles 
qui  ont  assuré  sa  grande  réputation  en  Amérique  (1).  Si  elle  ne 
donne  pas  l'entière  mesure  d'un  talent  fait  d'observation  minu- 
tieuse et  de  robuste  originalité  elle  a,  en  revanche,  le  mérite  de 
perdre  moins  à  la  traduction  que  beaucoup  d'autres  où  le  dia- 
lecte et  les  particularités  locales  tiennent  plus  de  place. 

Une  Nonne  de  la  Nouvelle-Angleterre. 

L'après-midi  tirait  à  sa  fin  et  la  lumière  baissait  déjà.  Les 
ombres  des  arbres  dans  la  cour  avaient  changé  de  forme; 
quelque   part,  au  loin,  des  vaches  meuglaient  et  le  tintement 

(1)  A  Humble  Romance,  1  vol.  —  A  Far  away  Melody,  \  vol.  —  A  New  England 
y  un,  1  vol.  —  Pembroke.  1  vol. 


Li;S    EAUX    POTABLES.  ^       625 

nismes.  Aus^,  la  dépêche  ministérielle  du  24  mars  1892  qui  en  a 
prescrit  l'emploi  à  titre  d'essai,  enjoint-elle  de  stériliser  les  filtres 
tous  les  six  mois,  en  faisant  bouillir  pendant  un  quart  d'heure 
l'eau  qu'ils  contiennent  à  l'aide  d'un  réchaud  placé  au-dessous. 
Au  dire  de  M.  Lacour-Eymard,  pharmacien  militaire,  cette  opé- 
ration, pour  donner  des  garanties  suflisantes,  devrait  être  renou- 
velée tous  les  dix  jours. 

Le  troisième  moyen  d'épurer  les  eaux  suspectes  consiste, 
avons-nous  dit,  à  les  traiter  par  dos  agens  chimiques.  L'un  des  plus 
utiles  est  l'alun  auquel  les  Chinois  ont  recours  depuis  un  temps 
immémorial.  Lorsque  l'alumine  et  le  carbonate  de  chaux  dominent 
dans  les  dépôts,  ainsi  que  cela  se  voit  dans  l'eau  de  Seine,  à 
1  époque  des  crues,  l'addition  d'une  petite  quantité  d'alun  opère 
rapidement  la  clarification  du  liquide.  Il  suffit  d'un  décigramme 
d'alun  par  litre  pour  précipiter  les  sels  en  excès,  et  on  ne  trouve 
plus  do  trace  du  réactif  dans  l'eau  clarifiée.  Toutes  les  matières  en 
suspension,  telles  que  le  sable  fin  et  la  glaise,  sont  précipitées  en 
même  temps  que  les  sels  insolubles  formés  par  l'addition  de  l'alun. 
L'alun  clarifie  l'eau,  mais  il  ne  la  stérilise  pas  complètement.  On 
peut  en  dire  autant  du  carbonate  de  soude,  de  la  lessive  de  cendres, 
du  lait  de  chaux  dont  on  se  sert  également  pour  épurer  les  eaux 
trop  séléniteuses. 

Le  permanganate  de  potasse  qu'on  a  préconisé  plus  récem- 
ment paraît  au  contraire  avoir  une  action  stérilisante  réelle. 
D'après  des  expériences  communiquées  l'an  dernier  à  la  Société 
de  physique  et  d'histoire  naturelle  de  Genève,  il  suffit  d'un  ou 
deux  centigrammes  de  ce  sel  par  litre  pour  tuer  tous  les  micro- 
organismes  d'une  eau  de  fleuve  aussi  souillée  que  celle  de  la 
Seine.  En  quelques  minutes,  le  permanganate  est  décomposé; 
l'oxygène  brûle  la  matière  organique  et  il  se  forme  un  dépôt  brun 
de  bioxyde  de  manganèse,  avec  un  peu  de  potasse  et  de  soude  qui 
se  combinent  à  lacide  carbonique  de  l'eau.  Je  ne  sais  quel  est 
l'avenir  réservé  à  ce  nouveau  réactif,  mais  les  agens  chimiques 
ne  seront  jamais  que  des  expédions  qu'on  peut  être  heureux 
d'avoir  à  sa  disposition,  dans  des  campagnes  de  guerre,  et  surtout 
dans  les  expéditions  coloniales,  où  les  hommes  ne  peuvent  pas 
toujours  emporter  avec  eux  le  pesant  bagage  dos  filtres;  mais, 
dans  les  conditions  ordinaires  de  la  vie,  il  faut  s'en  tenir  à  ces 
derniers  et,  lorsqu'on  ne  peut  pas  se  les  procurer,  se  résoudre  à 
faire  bouillir  l'eau  avant  de  la  boire. 

Jules  Rochard. 
TOME  cxxxvi.  —  1896.  40 


L'AUSTRALIE 

ET  LA  NOUVELLE-ZÉLANDE^^^ 


LES    EXPERIENCES    SOCIALES.  —   LE   FEMINISME 


Les  nouvelles  sociétés  qui  se  sont  constituées  dans  les 
colonies  anglaises  des  Antipodes  représentent  au  plus  haut 
degré  toutes  les  tendances,  bonnes  ou  mauvaises,  de  la  ci- 
vilisation contemporaine  :  si  l'on  applique  à  l'Australie  les  divers 
critériums  auxquels  on  se  fie  d'habitude  pour  juger  le  degré  de 
culture  d'un  pays,  on  est  forcé  de  conclure  que  cette  jeune  con- 
trée a  déjà  distancé  toutes  ses  aînées.  Ce  n'est  pas  du  développe- 
ment littéraire  ou  artistique  que  nous  entendons  parler  ici  :  aussi 
bien  ne  peut-on  sattendre  à  le  trouver  dans  une  société  aussi 
jeune,  et,  d'ailleurs,  notre  temps,  dont  toute  l'attention  se  porte 
sur  ce  qui  intéresse  les  masses,  semble  dédaigner  les  côtés  les 
plus  raffinés,  les  plus  élevés  même,  de  la  civilisation.  Mais  pour 
ce  qui  est  de  la  diffusion  des  connaissances  moyennes,  des  con- 
ditions matérielles  de  l'existence,  de  l'activité  des  transactions 
entre  les  hommes,  l'Australie  se  rapproche  certainement  plus 
qu'aucun  autre  pays  de  l'idéal  un  peu  terre  à  terre  des  contem- 
porains. 

Les  illettrés  y  sont  plus  rares,  les  lettres  et  les  télégrammes 
échangés  plus    nombreux,   le   commerce  plus   considérable  par 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  juin  1896. 


l'aLSTUALIE    et    la    NOrVELLE-ZÉLANDE.  627 

rapportait!  population  que  nulle  part  ailleurs.  Le  standard of  life, 
comme  disent  les  Anglais,  y  est  plus  élevé,  la  vie  plus  large  dans 
toutes  les  classes,  si  l'on  en  croit  les  statistiques  de  la  consom- 
mation de  certaines  denrées  :  la  viande, le  sucre  et  autres.  Enfin, 
malgré  le  léger  lien  qui  les  rattache  à  la  monarchie  anglaise, 
nulle  part  la  démocratie  n'est  plus  triomphante  que  dans  les  co- 
lonies Australiennes  ;  nulle  part  les  innovations  sociales  n'ont 
été  poussées  plus  loin,  jusqu'à  émanciper  parfois  la  femme  de  sa 
traditionnelle  minorité  :  nulle  part  enfin  l'extension  des  pouvoirs 
de  l'Etat,  dont  on  prétend  nous  montrer  l'omnipotence  au  terme 
de  l'évolution  actuelle,  n'a  trouvé  des  champions  plus  puissans  et 
n'a  été  mise  en  pratique  à  un  pareil  degré. 

De  là  vient  l'intérêt  qui  s'attache  à  l'étude  de  ces  jeunes  so- 
ciétés où  toutes  les  aspirations  modernes,  durables  ou  éphémères, 
se  font  jour  librement,  beaucoup  moins  retenues  qu'en  Europe 
par  les  traditions  du  passé.  Elles  sont  pour  nous  un  véritable 
laboratoire  de  science  sociale  et  l'observation  des  expériences 
auxquelles  leurs  habitans  se  livrent  peut  être  singulièrement 
utile  au  vieux  monde.  Il  importe  toutefois  de  ne  jamais  perdre  de 
^'ue  la  diversité  des  milieux,  la  différence  entre  cette  terre  vierge 
d'Australie  où  la  civilisation  a  été  implantée  comme  une  bouture  et 
la  vieille  Europe  où  elle  a  crû  lentement,  où  ses  racines  plongent 
dans  le  plus  lointain  passé.  Des  essais  plus  ou  moins  heureux  dans 
l'une  pourraient  être  funestes  à  l'autre. 

I 

La  faveur  que  les  idées  socialistes  ont  rencontrée  en  Australie 
surprend  au  premier  abord.  Sa  sœur  aînée,  l'Amérique,  a  évolué 
jusqu'à  ces  derniers  temps  dans  un  sens  tout  opposé  :  l'individu  y 
est  plus  vigoureux,  l'Etat  plus  effacé  que  partout  ailleurs.  Cepen- 
dant l'Australie  semble  plus  essentiellement  anglaise  que  les 
Etats-Unis  :  la  part  des  élémens  étrangers  aux  îles  Britanniques 
dans  sa  colonisation  est  négligeable,  et  l'on  sait  que  les  Anglo- 
Saxons  sont  profondément  individualistes  :  c'est  d'eux  que  leurs 
neveux  d'Amérique  ont  hérité, pour  l'accentuer  encore,  la  mé- 
fiance de  l'État.  Si  les  Australiens  tendent,  au  contraire, à  en  aug- 
menter sans  cesse  la  part,  c'est  dans  les  circonstances  de  leur  his- 
toire, de  leur  rapide  développement  qu'il  faut  en  chercher 
l'explication. 

Il  serait  facile  d'établir  une  opposition  saisissante  entre  les  pre- 
miers colons  de  l'Australie  et  ceux  des  Etats-Unis  :  d'un  coté,  les 
Pilgrimfathers  de  la  Maijflower,  les  Puritains  qui  s'exilaient  pour 


628  REVUE    DES    DEUX    MOxXDES. 

fonder  une  société  conforme  aux  enseignemens  que  leur  foi  trou- 
vait dans  la  Bible;  de  l'autre, les  forçats  que,  cent  cinquante  ans 
plus  tard,  le  gouvernement  anglais  envoyait  à  Botany-Bay,  pour 
purger  l'Angleterre  de  ses  criminels  incorrigibles.  La  comparai- 
son serait  trompeuse  et  les  conclusions  qu'on  en  tirerait,  injustes. 
Les  convicts  ont  été  un  instrument  précieux  entre  les  mains  d'une 
administration  habile  pour  préparer  la  voie  à  la  venue  des  colons 
libres,  puis  les  auxiliaires  de  ceux-ci  pour  la  mise  en  valeur  du 
pays;  leurs  descendans  n'ont  jamais  formé  qu'un  élément  très 
secondaire  de  la  population.  Mais  ce  qui  fait  la  profonde  ditïé- 
rence  entre  l'Australie  et  l'Amérique,  c'est  que  la  première  a  été 
envahie  par  une  énorme  immigration  alors  qu'elle  était  tout  à 
fait  dans  l'enfance,  tandis  que  dans  la  seconde  s'était  formé  len- 
tement, pendant  deux  siècles,  un  substratum  solide  grâce  auquel 
elle  a  pu  supporter  sans  rupture  d'équilibre  l'afflux  de  colons 
européens  qui  s'y  porte  depuis  cinquante  ans. 

L'Australie  a  toujours  manqué  de  cette  base  solide  qu'avaient 
constituée  aux  Etats-Unis  les  descendans  des  Puritains  et  l'aris- 
tocratie des  planteurs  du  Sud.  Un  moment,  on  put  croire  que 
les  squatters  ou  grands  propriétaires  pasteurs  constitueraient  une 
classe  analogue  à  ceux-ci;  mais  la  découverte  de  l'or  en  1851 
vint  tout  changer.  Dès  lors  l'immigration  fut  infiniment  plus 
considérable  qu'en  Amérique  et  submergea  les  élémens  préexis- 
tans,  beaucoup  trop  faibles  pour  s'assimiler  les  nouveaux  venus 
plus  nombreux.  L'accroissement  de  la  population  est  fabuleux  : 
de  430  000  habitans  en  1851,  elle  passe  à  1  252  000  en  1861,  ayant 
reçu  pendant  ces  dix  années  613000  immigrans,  moitié  plus  que 
la  population  totale  au  début  de  la  période,  et  dès  ce  moment  la 
société  australienne  est  complètement  transformée;  pendant  les 
années  suivantes  l'immigration  continue  à  être  proportionnelle- 
ment bien  plus  forte  qu'en  Amérique  :  291  000  de  1861  à  1871  ; 
336  000  de  1871  à  1881  ;  386  000  de  1881  à  1891.  La  population 
atteint  aux  mêmes  dates  les  chiffres  de  1  924  000,  de  2742  000,  de 
3  809  000  enfin,  presque  décuple  de  ce  qu'elle  était  quarante  ans 
plus  tôt.  Les  Etats-Unis  sont  loin  d'avoir  seulement  triplé  le 
nombre  de  leurs  habitans  dans  le  même  laps  de  temps  :  il  y  a  des 
villes-champignons  en  Amérique;  c'est  l'Australie  tout  entière 
qui  est  un  champignon. 

L'immigration  n'y  a  pas  seulement  été  très  nombreuse;  elle 
a  été  chaotique,  pour  ainsi  dire  :  les  mines  d'or  qui  n'ont,  en 
définitive,  joué  aux  États-Unis  qu'un  rôle  secondaire  sont  le  fait 
prépondérant  de  la  colonisation  australienne.  Les  aventuriers  de 
toute  profession  et  sans  profession,  les  gens  ennemis  du  travail 


l'aisthalie  et  la  noi  vklle-zéla.ndi:.  629 

régulier  ont  et*  attirés  par  la  grande  loterie  qu'est  la  recherche 
de  l'or  et  se  sont  précipités  sur  elle.  Recrutés  dans  les  villes 
plutôt  que  dans  les  campagnes,  ces  immigrans  formaient  un 
ramassis  hétérogène,  sans  tradition,  sans  cohésion,  tout  diffé- 
rent des  groupes  sociaux  fortement  cimentés  qui  colonisèrent  les 
premiers  l'Amérique  du  Nord,  fort  intérieur  même  à  ceux  qu'elle 
reçut  durant  la  période  de  la  grande  immigration,  du  moins 
jusque  vers  1880.  C'est  au  milieu  où  se  sont  recrutés  pour  la 
plupart  les  immigrans  australiens,  aussi  bien  qu'aux  circon- 
stances qui  les  ont  attirés  qu'il  faut  attribuer  l'un  des  fléaux  de 
TAuslralie,  l'énorme  proportion  de  la  population  urbaine. 

Sur  les  1  140  000  habitans  de  la  colonie  de  Victoria  en  1891 
les  villes  de  plus  de  5  000  âmes  en  comptaient  616  000,  soit 
oi  pour  100,  dont  491  000  étaient  concentrés  à  Melbourne.  Dans  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud  la  population  des  villes  atteint  oOoOOO  ha- 
bitans. soit  44  pour  100  delà  population  totale  de  l  132  000  âmes; 
la  capitale  de  la  colonie.  Sydney,  a  383  000  habitans,  c'est  exac- 
tement le  tiers  de  l'ensemble.  De  même  Adélaïde  compte 
1 33  000  âmes  sur  les  320  000  de  l'Australie  du  Sud  ;  la  proportion 
de  la  population  urbaine  est  de  48  pour  100.  Elle  est  un  peu 
moins  forte  dans  les  autres  colonies,  tout  en  s'élevant  encore  à  un 
peu  plus  du  tiers  en  Nouvelle-Zélande  ^21 1  000  sur  620  000  âmes 
de  population  blanche  i,  où  elle  est  la  plus  faible,  si  l'on  excepte 
la  minuscule  Australie  de  l'Ouest  qui  n'avait  pas  encore  subi,  en 
1891,  l'influence  des  mines  d'or,  et  dont  les  deux  seules  villes  no- 
tables contenaient  14  000  des49000  habitans.  L'ensemble  des  sept 
colonies  Australasiennes  comptait  1  608  000  âmes  de  population 
urbaine  sur  3  809  000,  proportion  énorme  de  42,5  pour  100,  qui 
n'est  atteinte  nulle  part  ailleurs.  Quatre  villes,  Melbourne, 
Sydney,  Adélaïde  et  Brisbane,  avaient  à  elles  seules  1  100  000  habi- 
tans, beaucoup  plus  du  quart  de  la  population  totale. 

Le  mal  est  d'autant  plus  grand  que  l'Australasie  est,  en  dehors 
de  l'industrie  aurifère,  un  pays  essentiellement  agricole,  pastoral 
surtout.  La  laine,  la  viande,  les  autres  produits  du  bétail  consti- 
tuent les  deux  tiers  des  exportations  australasiennes.  De  grande 
industrie,  il  n'y  en  a  point  et  il  n'y  en  aura  pas  de  longtemps. 
Sauf  l'or  et  l'argent,  les  mines  métalliques  sont  à  peu  près  inex- 
ploitées et  paraissent  jusqu'à  présent  peu  abondantes  ;  les  quelques 
gisemens  de  cui^Te  de  l'Australie  du  Sud  sont  près  de  s'épuiser; 
le  charbon  n'a  d'importance  appréciable  qu'en  Nouvelle-Galles  et 
en  Nouvelle-Zélande.  D'ailleurs,  un  pays  aussi  neuf,  obligé  de  tirer 
tous  ses  capitaux  du  dehors,  très  éloigné  des  plus  grands  marchés 
du  monde,  ne  peut  avoir  encore  d'industrie  de  premier  ordre.  En 


630  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Amérique  mémo,  les  industries  sont  toutes  récentes,  sauf  celle  du 
coton.  En  résumé,  c'est  l'or  qui  a  attiré  des  centaines  de  mille 
immigrans  en  Australie;  son  extraction  n'occupait  en  1892  que 
55000  personnes.  Les  grandes  ressources  du  pays  sont  essentielle- 
ment rurales;  mais  ses  habitans  sont  venus  des  villes  et  la  moitié 
d'entre  eux  s'y  sont  renfermés  de  nouveau.  C'est  cette  opposition, 
ce  manque  d'équilibre  originel  qui  constitue  le  défaut  le  plus 
grave  de  la  société  australienne. 

Les  idées  socialistes  devaient  naturellement  être  accueillies 
avec  faveur  par  les  chercheurs  d'or  malheureux  ou  ruinés  après 
une  fortune  momentanée  qui  peuplaient  les  grandes  villes,  par 
les  ouvriers  très  nombreux  et  par  cela  même  très  puissans,  dont 
les  salaires  avaient  été  extrêmement  élevés  pendant  le  premier 
essor  des  mines  et  qui  ne  voulaient  à  aucun  prix  les  voir  dimi- 
nuer. Des  mêmes  causes  est  né  le  protectionnisme  à  outrance  : 
pour  faire  vivre  tous  ces  ouvriers  des  villes,  il  fallait  créer  des 
industries  qui,  placées  dans  des  conditions  défavorables,  ne  pou- 
vaient soutenir  la  concurrence  étrangère  qu'en  s'entourant  de 
hautes  barrières:  la  seule  colonie  qui  lui  ait  échappé,  la  Nouvelle- 
Galles,  est  précisément  celle  où  l'industrie,  grâce  à  d'importantes 
mines  de  charbon,  pouvait  naître  et  se  maintenir  naturellement. 

L'Etat  s'est  d'ailleurs  trouvé  dès  l'origine  très  puissant  en 
Australie.  La  politique  de  vente  des  terres  à  haut  prix,  qui  a  tant 
contribué  à  la  prospérité  de  ce  pays  dès  avant  les  découvertes 
minières,  lui  procura  de  tout  temps  des  ressources  très  impor- 
tantes. Aujourd'hui  encore  les  recettes  que  les  diverses  colonies 
tirent  tant  des  terres  louées  pour  le  pâturage  que  de  celles  qui 
sont  vendues  atteignent  en  moyenne  plus  du  huitième  de  leur 
revenu  total.  Dans  la  Nouvelle-Galles  même,  celui-ci  est  de 
26o  millions  de  francs  dont  un  cinquième,  53  millions,  provient 
du  domaine  public.  L'Etat  disposait  ainsi  de  sommes  très  impor- 
tantes alors  que  les  capitaux  des  particuliers  étaient  encore  faibles 
ou  très  instables,  comme  dans  la  période  de  grande  effervescence 
qui  suivit  la  découverte  de  l'or.  Il  fut  ainsi  naturellement  amené 
à  se  charger  des  grands  travaux  publics  et  surtout  des  construc- 
tions de  chemins  de  fer.  Que  la  constitution  du  réseau  ferré  ait 
été  lîàtée  ainsi  au  début,  cela  est  incontestable  ;  mais  bientôt  arri- 
vèrent des  complications  :  lorsque  TEtat,  une  fois  la  plupart  des 
lignes  nécessaires  terminées,  voulut  congédier  la  plupart  des  très 
nombreux  ouvriers  qu'il  employait,  naquit  la  question  des 
unemployed,  des  sans-travail  ;  le  principal  remède  qui  y  fut 
apporté,  sous  la  pression  de  l'opinion  publique  et  de  considéra- 
tions ^électorales,  consista  à  entreprendre  sans  cesse  de  nouvelles 


l'aUSTRALIE    et    la    ^0L"\  r.LLK-ZÉLANDi:.  631 

liç^nes,  de  moins  en  moins  productives.  Les  masses  s'habituèrent 
ainsi  de  plus  en  plus  à  considérer  l'Etat  comme  le  patron  par 
excellence,  et  les  relief  tvorks,  les  travaux  entrepris  pour  sou- 
lager les  ouvriers  inoccupés,  comme  une  fonction  essentielle  du 
gouvernement.  Puisqu'il  construit  et  exploite  les  chemins  de  fer, 
dit-on  bientôt,  pourquoi  n'entreprendrait-il  pas  aussi  toutes  les 
autres  industries,  notamment  l'industrie  minière?  La  force  des 
choses  avait  conduit  en  Australie  à  l'exploitation  des  chemins  de 
fer  par  l'État  :  il  en  résulte  qu'aujourd'hui,  la  logique  simpliste 
des  démocraties  veut  en  faire  le  patron  universel. 

A  ces  causes,  il  faut  encore  ajouter  les  mauvais  rapports  des 
classes  de  la  population  entre  elles.  Que  de  fois  n'ai-je  pas 
entendu  des  Australiens  regretter  les  sentimens  amers  de  classe 
—  verij  buter  classfeelings  — ,  dont  étaient  animées  les  couches 
inférieures  de  la  population  à  l'égard  surtout  des  grands  pro- 
priétaires, des  squatters.  Comment  ce  sentiment  de  classe,  assez 
faible  en  Amérique,  est-il  aussi  fort  ici?  C'est  sans  doute  en- 
core à  la  composition  mal  équilibrée  de  la  popula,tion  qu'il  faut 
l'attribuer.  Aux  États-Unis,  où  l'industrie,  si  elle  est  née  en  partie 
à  l'abri  artificiel  de  tarifs  protecteurs,  a  du  moins  devant  elle  un 
immense  marché,  elle  est  vigoureuse,  prospère,  et  l'ouvrier  peut 
voir  s'ouvrir  devant  lui  un  avenir  illimité.  En  Australie,  au 
contraire,  les  chétives  industries  de  serre  chaude  qui  n'ont  devant 
elles  que  des  marchés  minuscules  —  puisque  chaque  colonie 
forme  un  territoire  douanier  séparé,  —  végètent;  et  l'ascension, 
le  passage  de  l'état  d'ouvrier  à  celui  de  patron,  tout  au  moins  de 
contremaître,  n'est  guère  possible  dans  ce  corps  anémié.  L'ou- 
vrier n'ayant  pas  devant  lui  de  perspectives  d'avenir  est  ainsi  mé- 
content, malgré  ses  hauts  salaires;  se  plaint  d'être  un  paria;  et 
n'espère  qu'en  un  changement  radical  de  l'organisation  de  la  société . 

C'est  en  particulier  diuy. squatters  <\\i\\.  en  veut.  Ces  grands  pro- 
priétaires, ces  grands  locataires  de  terrains  de  parcours  pour  le 
bétail,  dont  plusieurs  détiennent  des  dizaines  de  milliers  d'hec- 
tares, sont  cependant  l'élément  solide  de  la  colonisation  austra- 
lienne, les  véritables  auteurs  de  la  grandeur  économique  de  ce 
pays.  Le  départ  de  quelques  milliers  d'entre  eux  lui  serait  plus 
funeste  que  l'exode  de  la  moitié  des  1100  000  habitans  qui  peu- 
plent ses  quatre  grandes  villes.  Si  la  propriété  pastorale  est  sou- 
vent énorme  en  Australie,  c'est  que  cette  énormité  est  nécessaire 
à  cause  du  climat,  de  ses  longues  sécheresses,  de  son  irrégula- 
rité qui  occasionnent  parfois  des  pertes  désastreuses  auxquelles 
un  petit  propriétaire,  muni  d'avances  insuffisantes,  ne  saurait 
résister.  L'agriculture  proprement  dite  n'est  pas  non  plus  très  l'a- 


G32 


REVUE    DES    DEUX    MONDES, 


vorisée  en  Australie,  parce  que  les  terres  voisines  des  côtes  sont 
presque  toujours  couvertes  de  forêts  dont  le  défrichement  revient 
à  un  prix  élevé.  Des  squatters,  des  fermiers  ou  agriculteurs,  et  des 
ouvriers,  les  premiers  sont  les  plus  utiles,  ils  forment  l'épine  dor- 
sale, the  bach-bonc,  suivant  l'énergique  expression  anglaise,  de  la 
colonisation  ;  les  seconds  sont  presque  un  élément  secondaire  ;  les 
derniers  ne  contribuent  presque  pas  à  la  prospérité  de  l'Australie, 
mais  ils  sont  les  plus  nombreux,  et  ils  la  gouvernent. 

Recrutement  des  immigrans  dans  des  milieux  sans  cohésion 
ni  tradition,  en  forte  proportion  dans  les  villes;  manque  d'har- 
monie qui  en  résulte  entre  la  composition  de  la  population,  en 
grande  partie  urbaine,  et  la  nature  des  ressources  du  pays,  surtout 
pastorales;  jalousie  entre  les  diverses  classes  de  cet  ensemble  mal 
équilibré,  voilà  ce  qui  a  favorisé  la  poussée  du  socialisme  d'État 
en  Australie,  malgré  l'esprit  individualiste  de  la  race  britannique 
qui  a  presque  seule  peuplé  ce  continent.  On  peut  y  ajouter  quel- 
ques causes  ethniques  secondaires  :  l'influence  des  Écossais,  très 
nombreux  surtout  en  Nouvelle-Zélande  et  dont  l'esprit  s'accom- 
mode  assez  bien  d'un  radicalisme  dogmatique;  celle  aussi   des 
Irlandais,  qui  constituent  plus  d'un  cinquième  de  la  population  (1), 
et  qui   rendent  la  démocratie  australienne  quelque  peu  turbu- 
lente et  impatiente.  D'autre  part,  comme  l'Anglais  ne  cesse  jamais 
si  vite  detre  lui-môme,  on  retrouve  dans  cette  jeune  et  hardie 
société  un  grand  nombre  de  coutumes,  même  d'institutions  qui 
en,  revêtent  l'extérieur  d'apparences  tout  à  fait  britanniques.  Les 
Anglo-Saxons  tiennent  à  conserver  les  dehors  et  les  formes  des 
choses,  lors  même  qu'ils  en  changent  le  fond.  Les  habitudes  de 
vie,  comme  les  plaisirs  des  Australiens,  ont  été,  aussi  bien  que 
leur  type,  à  peine  modifiés  par  le  milieu,  dont  l'influence  ne  se 
fait  pas  encore  sentir  depuis  assez  longtemps.  En  matière  reli- 
gieuse, enfin,  l'influence  de  l'esprit  anglais  s'est  maintenue  plus 
profondément   qu'en  toute  autre  :  les  sentimens  chrétiens  sont 
encore  aussi  vivans  et  les  observances  extérieures,  celle  du  di- 
manche  notamment,  plus  rigidement  suivies,  peut-être,   qu'en 


Grande-Bretagne  même 


^' 


II 


Sous  le  manteau  de  constitutions  modelées  sur  celle  de 
l'Angleterre,  ces  sociétés  des  antipodes  sont  de  pures  démocraties  : 
dans  les  cinq  colonies  qui  se  partagent  le  continent  australien, 

(1)  D'après  le  nombre  des  catholiques  :  801  000  sur  3801000  en  1891. 


l' AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  633 

dans  l'île  de  Ta^manie,  dans  l'archipel  de  la  Nouvelle-Zélande, 
l'appareil  du  gouvernement  est  le  même  :  un  gouverneur  nommé 
par  la  reine,  chef  du  pouvoir  exécutif,  mais  surtout  personnage 
d'apparat,  qui  a  cependant  le  pouvoir,  rarement  employé,  de 
réserver  son  assentiment  aux  lois  votées  par  le  parlement  et  de 
les  transmettre  à  la  reine  dont  le  droit  de  veto,  toujours  en  théorie, 
est  absolu;  une  Chambre  haute  ou  Conseil  législatif  dont  les 
membres  sont  tantôt  nommés  par  le  gouvernement,  à  vie  ou 
pour  un  certain  nombre  d'années,  tantôt  élus  par  un  corps  cen- 
sitaire, jouant  le  rôle  de  la  Chambre  des  lords,  repoussant  parfois 
les  lois  votées  par  la  Chambre  basse,  quitte  à  céder  si,  après  une 
dissolution,  les  électeurs  se  prononcent  contre  elle;  enfin  une 
Assemblée  législative,  qui  se  distingue  de  la  Chambre  des  com- 
munes anglaise  en  ce  qu'elle  est  élue  par  le  suffrage  universel, 
mais  qui  est.  comme  elle,  l'organe  moteur  du  gouvernement,  qui 
fait  et  défait  les  ministères,  choisis,  pour  la  plus  grande  partie  dans 
son  sein. 

Comme  les  mécanismes  gouvernementaux,  les  milieux  poli- 
tiques sont  à  peu  près  identiques.  Ce  sont  des  questions  écono- 
miques et  sociales  qui  s'y  agitent  principalement  :  les  réformes 
politiques,  relatives  surtout  à  l'extension  du  droit  de  suffrage, 
qui  avaient  été  discutées  dans  les  premières  années  qui  suivirent 
la  concession  du  self-government  à  toutes  les  colonies  entre  1855 
et  1860,  sont  aujourd'hui  acquises.  Ce  qui  remplit  les  sessions 
des  parlemens,  c'est  la  lutte  entre  libre-échangistes  et  protection- 
nistes, ou  plutôt  entre  protectionnistes  modérés  et  protection- 
nistes à  outrance,  à  laquelle  viennent  se  mêler,  pour  la  dominer 
presque  aujourd'hui,  les  discussions  entre  les  partisans  et  les 
adversaires  de  l'extension  indéfinie  des  pouvoirs  de  l'Etat.  La 
coexistence  de  ces  deux  ordres  de  questions,  l'absence  de  grands 
partis  historiques,  comme  en  Angleterre  et  aux  Etats-Unis,  quoi- 
qu'il y  ait  dans  chaque  parlement,  à  l'instar  de  la  Chambre  des 
communes,  un  leader  de  l'opposition,  personnage  quasi  officiel 
et  successeur  désigné  du  premier  ministre,  la  fréquence  des  coa- 
litions de  groupes  ont  abouti  à  une  grande  instabilité  ministé- 
rielle :  les  trois  plus  grandes  colonies,  Victoria,  Nouvelle-Galles, 
Nouvelle-Zélande,  ont  eu  depuis  quarante  ans  de  27  à  28  cabinets; 
l'Australie  du  Sud,  42;  la  moins  instable,  le  Queensland,  15  seu- 
lement. 

Les  replâtrages,  les  «  débarquemens  »  fréquens  sont  favorisés 
par  la  qualité  inférieure  du  personnel  politique  :  en  Australie, 
comme  en  Amérique,  comme  dans  bien  d'autres  démocraties 
anciennes  et  modernes,  le  divorce  entre  les  «  autorités  sociales  », 


G 34  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

suivant  la  forte  expression  de  Le  Play,  et  les  gouvernans,  est  de 
plus  en  plus  complet  :  les  chambres  hautes  servent  seules  encore 
de  refuge  à  quelques  squatters,  industriels,  banquiers;  encore 
est-ce  ])our  elles  un  titre  à  l'hostilité  des  politiciens  de  carrière. 
«  Que  représentent-ils  donc,  s'écriait,  en  parlant  des  membres  du 
Conseil  législatif,  le  premier  ministre  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud,  M.  Reid,  ces  hommes  nommés  à  vie  par  les  divers  gouver- 
nemens  qui  se  sont  succédé  ?  des  avocats,  des  industriels,  des 
financiers  heureux,  voilà  tout  ce  que  c'est...  »  Le  fait  d'avoir 
exercé  avec  quelque  succès  une  profession  doit  donc  être  l'arrêt 
de  mort  de  Tinfluence  politique  d'un  homme  ! 

Les  paroles  que  je  viens  de  citer  étaient  prononcées  au  cours 
de  la  période  électorale,  à  la  suite  d'une  dissolution  de  la  Cham- 
bre, qu'avait  provoquée  le  refus  du  Conseil  législatif  de  voter 
des  réformes  fiscales  et  douanières  proposées  par  le  gouverne- 
ment. Ces  élections  de  4895  marquèrent  un  nouveau  pas  dans  la 
décadence  du  personnel  politique  de  la  Nouvelle-Galles.  Le 
chef  de  l'opposition  protectionniste,  sir  George  Dibbs,  le  vieux 
sir  Henry  Parkes,  son  allié,  quoique  libre-échangiste,  presque 
tous  les  hommes  indépendans  qui  n'acceptaient  pas  en  entier 
et  servilement  les  plans  financiers  du  ministère,  furent  battus. 
De  sir  Henry  Parkes,  l'ancien  chef,  devenu  dissident,  du  parti 
libre-échangiste,  à  son  successeur  M.  Reid,  la  décadence  est 
grande.  Le  grand  old  man  des  antipodes,  comme  on  l'appelait, 
par  une  comparaison  un  peu  ambitieuse  avec  M.  Gladstone,  était 
un  véritable  homme  d'État.  Cinq  fois  premier  ministre,  il  s  était 
attaché  à  l'œuvre  de  la  fédération  des  colonies  australiennes  qui 
leur  serait  si  utile,  ne  fût-ce  qu'en  élargissant  un  peu  l'horizon 
de  leurs  gouvernans.  Bien  qu'un  peu  charlatan  à  l'occasion,  il  ne 
se  laissait  pas  absorber  par  les  préoccupations  électorales. 

Son  successeur,  dont  il  disait  «  qu'il  s'étonnait  qu'un  cerveau 
aussi  réduit  pût  aller  de  compagnie  avec  un  si  énorme  ventre  », 
est,  au  contraire,  un  de  ces  politiciens  pour  qui  tout  l'art  de  gou- 
verner consiste  à  suivre  ceux  dont  ils  sont  les  chefs,  à  satisfaire 
surtout  les  groupes  les  plus  bruyans.  Aussi  préfèrent- ils  les 
mesures  d'ostentation  aux  réformes  simples  et  graduelles  et 
excellent-ils  à  compliquer  les  questions,  à  confondre  les  plus 
diverses  pour  composer  de  véritables  mélanges  détonans  qui 
feront  retentir  leur  nom  dans  les  couches  profondes  du  peuple, 
pour  lesquelles  ils  prétendent  travailler.  Souvent,  suivant  un 
mot  célèbre,  ils  ne  pensent  que  quand  ils  parlent,  mais  ils  se 
font  vite  une  opinion  sur  tous  les  projets  de  réforme,  non  pas 
en  en  étudiant  le  fond,  mais  en  scrutant  l'effet  qu'ils  produiront 


l' AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  035 

sur  les  masses  ^électorales.  Lorsque  M.  Reid  arriva  au  pouvoir, 
en  1894,  il  était  nettement  investi  par  le  pays  de  la  mission 
d'abaisser  le  tarif  douanier.  Non  content  de  déposer  une  loi  dans 
ce  sens  et  de  proposer  l'établissement  d'impôts  directs.  — foncier 
et  sur  le  revenu  —  pour  maintenir  les  recettes  budgétaires,  il 
compliqua  la  réforme  en  rendant  ces  impôts  progressifs,  en 
exemptant  tous  les  revenus  inférieurs  à  7  300  francs.  Il  se  refusa 
à  toute  concession  à  l'égard  de  la  Chambre  haute  qui  désapprou- 
vait ces  excès  démagogiques,  en  appela  aux  électeurs,  et,  cette 
fois,  ajouta  à  son  programme  la  réduction  à  cinq  ans  du  man- 
dat, jusqu'alors  à  vie,  des  membres  de  la  haute  assemblée,  et 
l'institution  du  référendum.  C'était  un  bouleversement  complet 
de  la  constitution  ;  mais  tout  ce  bruit  et  les  violens  discours  qui 
l'accompagnaient  satisfaisaient  le  bonhomme  Démos,  qui  n'a 
guère  chang('  depuis  qu'Aristophane  s'en  moquait  à  Athènes. 
<(  Corps  pourri  et  corrompu,  vieux  fossiles  »,  tels  étaient  les  ter- 
mes donc  se  servait  le  premier  ministre  lui-même  pour  désigner  la 
Chambre  haute  et  ses  membres.  La  période  électorale  terminée,  il 
s'étonnait  qu'ils  en  fussent  mécontens  et  lui  votassent  un  blâme 
pour  ce  qui  n'était,  disait-il,  que  élection  talk,  des  discours  élec- 
toraux. La  comédie  finie,  les  acteurs  étaient  surpris  qu'on  vînt 
leur  reprocher  à  la  ville  ce  qu'ils  avaient  dit  sur  les  planches 
pour  se  faire  applaudir  du  public. 

Les  méthodes  de  travail  des  parlemens  australiens  témoi- 
gnent aussi  du  souci  d'ostentation  qui  caractérise  le  monde  poli- 
tique de  ces  démocraties.  La  Nouvelle-Zélande  se  fait  particuliè- 
rement remarquer  à  ce  point  de  vue.  Le  premier  ministre  est  ici 
un  ancien  cabaretier,  qui,  par  une  singulière  ironie,  se  trouvait 
obligé,  l'été  dernier,  de  soutenir  un  projet  de  loi  restreignant  la 
vente  des  liqueurs  alcooliques.  Ce  n'était  qu'un  des  quatre-vingts 
et  quelques  bills  que  le  Parlement  devait  discuter  dans  les  trois 
derniers  mois  de  sa  session  et  qui  avaient  trait  aux  sujets  les  plus 
divers  :  divorce  ;  restriction  de  l'immigration,  surtout  de  celle 
des  Chinois;  questions  ouvrières,  agraires;  enfin  question  de  la 
banque  de  la  Nouvelle-Zélande,  près  de  tomber  en  déconfiture 
sous  l'exagération  de  ses  prêts  hypothécaires.  Dans  cette  der- 
nière discussion  il  y  eut  deux  séances  qui,  commencées  à 
2  heures  de  l'après-midi  se  terminèrent  l'une  à  6,  l'autre  à 
8  heures  du  matin  :  c'est  dans  ces  conditions  que  fut  votée  une 
garantie  de  80  millions  de  francs  donnée  par  cette  colonie  dont 
le  budget  total  ne  dépasse  guère  100  millions.  Or,  un  an  aupara- 
vant, le  jeune  et  populaire  ministre  des  finances  avait  déjà  arra- 
ché à  la  Chambre,  en  une  nuit,  une  première  garantie  de  oO  mil- 


G36  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lions  en  faveur  de  cette  môme  institution,  jurant  que  la  situation 
lui  était  parfaitement  connue,  que  la  Banque  serait  désormais  à 
l'abri  de  toute  épreuve,  comme  il  le  répétait  encore,  au  printemps 
de  4895,  aux  actionnaires  de  Londres! 

Force  thc  bills  through  tlie  hoiise,  forcer  la  main  à  la  Chambre 
pour  faire  passer  ses  projets,  voilà  la  politique  constante  de  tous 
ces  gouvernemens.  En  Nouvelle-Zélande,  les  séances  se  prolon- 
gent presque  toutes  jusqu'à  minuit  ou  1  heure  du  matin.  La 
moitié  d'entre  elles  est  absorbée,  il  faut  le  dire,  par  les  remanie- 
mens  de  lois  votées  à  la  hâte  un  ou  deux  ans  auparavant  et  recon- 
nues inapplicables;  en  1895,  on  s'occupait  notamment  d'amender 
ainsi  une  loi  sur  la  vente  des  liqueurs  alcooliques  et  une  autre 
sur  l'arbitrage  entre  patrons  et  ouvriers,  adoptées  en  1894,  ainsi 
qu'une  loi  sur  le  travail  dans  les  boutiques,  shops  and  shops  assis- 
tants act,  qui  datait  aussi  de  4894  et  en  remplaçait  une  autre  de 
1892.  Contre  une  pareille  législation,  l'obstruction  parlemen- 
taire serait  une  protection  ;  mais  on  s'en  est  enlevé  le  bénéfice  en 
limitant  à  une  demi-heure  le  temps  pendant  lequel  un  orateur 
peut  parler. 

Comment  s'étonner  que  l'opinion  publique  commence  à  se 
dégoûter  du  régime  parlementaire  ainsi  pratiqué,  et  que  l'agita- 
tion en  faveur  du  référendum  prenne  de  la  force  dans  toutes  les 
colonies?  En  Nouvelle-Galles  du  Sud,  le  référendum  esi,  on  \'di 
vu,  dans  le  programme  du  gouvernement  actuel;  en  Nouvelle- 
Zélande  il  a  l'ait  Tobjet  d'un  projet  de  loi  présenté  au  Parlement, 
et  partout,  on  s'en  préoccupe.  D'ici  peu  d'années,  on  l'adoptera 
sans  doute.  Mais  il  est  à  craindre  que  cette  réforme  n'améliore 
guère  les  mœurs  politiques  australiennes.  Si  l'on  a  recours  au 
vote  populaire,  chaque  fois  qu'il  y  a  désaccord  entre  les  deux 
Chambres  comme  on  projette  de  le  faire,  on  hâtera  seulement 
l'adoption  inconsidérée  de  projets  de  loi  sans  consistance. 
L'esprit  dans  lequel  sont  pratiquées  les  institutions  a  plus  d'impor- 
tance peut-être  que  ces  institutions  elles-mêmes;  et  cet  esprit  en 
Australie  est  impatient  et  brouillon. 

Le  régime  parlementaire  est  un  mécanisme  délicat ,  bien 
fragile  entre  les  rudes  mains  de  la  démocratie,  toujours  un 
peu  brutale  et  peu  disposée  à  admettre  les  ménagemens  et  les 
concessions  qui  peuvent  seuls  en  rendre  le  fonctionnement  pos- 
sible. Il  exige  d'ailleurs  la  présence  de  deux  partis  nettement 
tranchés,  ayant  chacun  leurs  principes,  leurs  traditions,  leur 
personnel.  Ces  conditions  n'ont  jamais  été  réalisées  en  Australie, 
et  l'on  s'en  éloigne  de  plus  en  plus  depuis  que  grandit  le  parti 
ouvrier  qui,  en  promenant  de  droite  et  de  gauche  les  votes  de 


l'aistralii;  i:t  la  nolvelle-zélande.  637 

SCS  partisans,  a  obtenu  dos  diverses  coteries  sans  principes  bien 
fermes  qui  se  succèdent  au  pouvoir,  le  vote  de  nombreuses  me- 
sures législatives  conformes  à  son  programme.  N'ayant  en  face 
de  lui  aucune  opposition  fortement  organisée,  il  tient  dans  une 
dépendance  plus  ou  moins  complète  les  gouvernemens  des 
principales  colonies,  Victoria,  NouA'^elle-Galles,  Australie  du  Sud 
et  Nouvelle-Zélande  surtout. 

Ces  méthodes  opportunistes  ont  valu  au  parti  ouvrier  aus- 
tralien les  reproches  des  révolutionnaires  européens.  Ils  l'ont 
accusé  de  s'être  laissé  domestiquer  et  leurrer.  Un  écrivain  de  la 
Revue  socialiste  [{)  disait  même  récemment  qu'il  n'avait  jamais 
pu  se  résoudre  à  répondre  affirmativement  à  cette  question  :  «  Y 
a-t-il  un  mouvement  socialiste  en  Australie?  »  et  il  ajoutait 
ensuite  :  «  En  grande  pompe  et  en  cérémonie  ,lesreprésentans  du 
capitalisme  concèdent  de  temps  à  autre  à  la  classe  ouvrière 
quelque  petite  loi,  quelque  vague  promesse,  quelque  privilège 
innocent,  quelque  aumône  chétive...  Dans  la  pratique  des  discus- 
sions parlementaires  où  ils  (les  députés  ouvriers)  se  mêlent  cha- 
que jour,  l'épée  luisante  de  l'idéal  est  prudemment  gardée  au 
fourreau  et  l'on  ne  se  sert  que  du  fleuret  moucheté  de  l'opportu- 
nisme. . .  Un  des  représentans  du  parti  ouvrier  se  lève,  pour  démon- 
trer qu'au  lieu  de  dépenser  l'argent  pour  le  profit  de  tel  et  tel,  il 
faudrait  l'employer  dans  l'intérêt  des  ouvriers  mal  à  l'aise  de 
tel  ou  tel  métier.  Le  gouvernement  a  immédiatement  en  réserve 
quelque  petit  chemin  de  fer  projeté  qui,  en  réalité,  n'aura  d'autre 
utilité  que  de  gaspiller  de  l'argent  et  de  sauver  le  gouvernement, 
mais  qui  pour  le  moment  va  ouvrir  toute  une  province  à  défri- 
cher et  donner  du  travail  à  des  milliers  d'hommes...  C'est  ainsi 
que  les  gouvernemens  successifs  des  colonies  ont  dépensé  inuti- 
lement des  millions  qui  n'ont  profité  à  personne,  leur  devise 
étant  toujours  :  Après  nous  le  déluge!  »  On  ne  saurait  mieux 
exposer  la  tactique  du  parti  ouvrier,  ni  critiquer  plus  justement 
le  gaspillage  et  l'énorme  accroissement  des  dettes  publiques  aux- 
quels a  donné  lieu  l'abus  des  prétendus  reproductive  ivorks,  tra- 
vaux reproductifs,  — ce  mot  est  l'équivalent,  dans  le  jargon  élec- 
toral australien,  de  cette  autre  expression  si  souvent  entendue  chez 
nous  depuis  vingt  ans  :  augmenter  l'outillage  de  la  France  —  qui 
n'ont  rien  produit,  mais  ont  rendu  chronique  la  plaie  des  sans- 
travail.  C'est,  toutefois,  être  bien  intransigeant  que  de  traiter 
d'aumônes  chétives  les  importantes  lois  dont  les  socialistes  n'ont 
que  trop  facilement  obtenu    le  vote,  en    suivant  une    méthode 

(1)  Le  Paradis  des  ouvriers,  par  M.  Siebenhaar  [Revue  socialiste,  janvicrl896). 


638  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  conforme  à  l'esprit  anglo-saxon  qu'à  Tidée  révolution- 
naire. 

Le  grand  desideratum  du  prolétariat,  la  journée  de  huit 
heures,  est  en  vigueur  dans  la  plupart  des  métiers  en  Australie  et 
a  été  obtenue  par  les  seuls  efforts  dos  syndicats,  sans  aide  légis- 
lative. La  rareté  des  ouvriers  habiles  pendant  la  grande  période 
deffervescence  des  mines  d'or  a  favorisé  les  hauts  salaires  et  les 
courtes  durées  de  travail,  hes  trade-unions  se  sont  trouvées 
ensuite  assez  fortes  pour  maintenir  ces  conditions  et  y  ont  été 
encore  aidées  par  l'inflation  générale  qui  a  signalé  la  période  de 
grande  prospérité,  en  partie  factice,  de  l'Australie  de  1871  à  1892. 
Pendant  ce  temps,  il  n'a  pas  été  introduit  dans  ce  pays  moins  de 
7  milliards  200  millions  nets  de  capitaux  européens,  dont  plus 
de  la  moitié  en  emprunts  publics.  Les  salaires  sont  restés  très 
élevés,  malgré  les  courtes  journées,  le  plus  simple  manœuvre 
gagnant  8  à  9  francs  par  jour  ;  les  syndicats  ne  rencontraient  que 
peu  de  résistance  et  en  profitèrent  pour  assurer  leur  puissance. 

Ils  voulurent  la  mettre  à  l'épreuve  en  1890-91,  mais  les 
grandes  grèves  qu'ils  organisèrent  alors  dans  les  industries  mari- 
times et  parmi  les  mineurs  des  houillères  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud  échouèrent  complètement.  Le  malaise  résultant  des  excès  de 
spéculation  se  faisait  déjà  sentir;  les  industriels,  gravement  me- 
nacés cette  fois,  s'unirent,  et  les  grévistes  durent  renoncer  à  leurs 
prétentions.  C'est  depuis  lors  que  le  parti  ouvrier  s'est  constitue 
solidarity-party ,  que  des  liens  se  sont  noués  entre  les  associa- 
tions ouvrières  des  diverses  colonies  et  que  des  mesures  législa- 
tives d'un  caractère  socialiste  prononcé  ont  été  prises  par  les 
divers  gouvernemens  qui  s'étaient  bornés,  jusque-là,  à  soulager 
les  sans-travail  par  des  travaux  publics  de  toute  sorte. 

Avant  d'examiner  cette  législation,  il  convient  de  parler  briè- 
vement d'un  point  particulier  du  mouvement  ouvrier  australien, 
le  socialisme  rural  des  tondeurs  de  moutons.  Très  nombreux 
dans  ce  pays  qui  compte  120  millions  de  bêtes  à  laine,  ils  for- 
ment une  population  à  demi  nomade  qui  se  déplace  d'un  run  ou 
parcours  de  mouton  à  un  autre  ;  ils  sont  accompagnés  de  ce  qu'on 
appelle  les  rouseabouts,  gens  souvent  sans  aveu,  qui  font  tous  les 
petits  travaux  accessoires  de  la  tonte,  ramassent  la  laine,  tiennent 
des  cantines,  etc.  Les  tondeurs  eux-mêmes  se  recrutent  dans 
les  couches  les  plus  inférieures  de  la  population  coloniale.  Leurs 
divers  syndicats  sont  réunis  en  une  fédération  générale,  et  les 
grèves,  au  moins  partielles,  qui  éclatent  tous  les  ans,  revêtent  un 
caractère  de  violence  qu'ont  très  rarement  les  grèves  urbaines. 
La  grande  grève  de  1894  a  révélé  des  tendances  et  des  moyens 


l'austualie  et  la  nol  velle-zélande.  639 

de  propagande  t^iit  à  fait  anarchistes.  Des  agitateurs  parcouraient 
le  pavs  en  tenant  des  discours  et  distribuant  des  pamphlets  incen- 
diaires. Les  parlemens  sont  formés  «  de  comités  de  voleurs  corpu- 
lens, d'escrocs  bien  élevés,  d'orateurs  prostitués,  d'abjects  vendus... 
L'arbre  de  la  liberté  ne  porte  des  fruits  que  lorsqu'il  a  été  fumé 
avec  les  os  de  ces  gras  usuriers,  de  ces  insolens  despotes.  »  On 
engageait  les  grévistes  «  à  étudier  la  science  de  la  mort,  à  em- 
ployer les  balles,  l'acier,  la  mélinite,  les  torpilles,  le  poison,  les 
explosions.  »  Des  hangars,  des  bateaux  chargés  de  laine  furent 
brûlés;  des  tondeurs,  non  affiliés  au  syndicat,  enlevés,  enchaînés 
et  retenus  dans  des  endroits  écartés  ;  d'autres  furent  même  tués  à 
coups  de  fusil.  Plus  atroces  encore  furent  les  cas  d'empoisonne- 
ment :  une  tentative  de  ce  genre  fut  faite  de  nouveau  dans  le 
Queensland  en  1895,  pendant  mon  séjour  en  Australie,  et  faillit 
coûter  la  vie  à  plusieurs  dizaines  de  personnes.  Sans  doute  les 
chefs  des  trade-unions  n'approuvaient  pas  ces  sauvageries,  mais 
ils  n'osaient  les  répudier  ouvertement  :  aucun  député,  aucun 
journal  ouvrier  n'a  manifesté  publiquement  son  indignation.  La 
notion  de  la  liberté  du  travail,  en  Australie  comme  en  Europe,  a 
complètement  disparu  dans  les  milieux  populaires.  Un  témoin 
oculaire  de  l'incendie  d'un  bateau  par  les  grévistes,  sur  le  Murray, 
me  dit  que  l'impression  générale  parmi  les  ouvriers  des  grandes 
mines  d'argent  de  Broken  Hill,  où  il  habitait,  avait  été  celle-ci  : 
«  Il  y  a  longtemps  déjà  qu'on  aurait  dû  le  brûler;  c'a  toujours  été 
un  bateau  étranger  au  syndicat  »  ;  et  mon  interlocuteur,  brave 
commerçant  de  détail,  aisé  pourtant  et  nullement  révolutionnaire, 
tout  en  déplorant  les  violences,  trouvait  que  les  squattera  avaient 
eu  tort  de  ne  pas  accepter  l'arbitrage,  de  vouloir  aller  jusqu'au 
bout  de  leurs  droits.  Toutes  les  grandes  grèves  récentes,  ajoutait- 
il,  ont  échoué,  et  cela  entretient  une  grande  animosité  parmi  les 
ouvriers.  Grâce  au  socialisme  des  tondeurs  de  moutons,  lesrepré- 
sentans  de  certains  districts  ruraux  sont  parmi  les  plus  révolu- 
tionnaires des  parlemens  australiens, 

III 

L'influence  des  doctrines  socialistes  se  fait  sentir  dans  toutes 
les  parties  de  la  législation  australienne  :  lois  sur  les  terres  et 
sur  le  travail  dans  les  manufactures,  système  d'impôts,  tendance 
générale  de  l'État  à  se  faire  industriel  et  commerçant,  à  empiéter 
de  plus  en  plus  sur  le  domaine  de  l'initiative  privée. 

C'est  la  législation  terrienne  qui  a  surtout  attiré  dans  ces  der- 
nières années  l'attention  des  gouvernemens  désireux  de  résoudre 


640  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cette  éternelle  question  des  sans-travail,  toujours  aiguë  en  Aus- 
tralie. On  avait  longtemps  entretenu  le  mal  en  exécutant  des  tra- 
vaux publics  inutiles  (1).  La  cause  profonde  de  la  surabondance 
des  gens  sans  emploi  dans  ce  pays  si  neuf  était  manifestement 
l'excès  de  la  population  urbaine;  pour  le  guérir,  il  fallait  donc 
s'efforcer  d'augmenter  la  population  rurale,  et  donner  aux  sans- 
travail  des  terres  dont  la  culture  les  ferait  vivre,  tandis  que  les 
métiers  urbains  étaient  incapables  d'assurer  leur  subsistance  : 
settle  the people  on  the  land,  placer  les  gens  sur  la  terre,  telle  est 
la  formule  répétée  à  l'envi  par  tous  les  politiciens  des  antipodes; 
et  pour  obtenir  ce  résultat,  les  diverses  colonies  ont,  depuis  une 
dizaine  d'années  et  surtout  depuis  1892,  profondément  altéré  leur 
législation  sur  les  terres. 

Dans  les  lois  passées  par  les  diverses  colonies  de  1884  à 
1888,  le  système  de  la  vente  à  auction  des  terres  publiques  fut 
de  plus  en  plus  abandonné  ou  du  moins  fort  restreint  et  rem- 
placé par  la  vente  à  prix  fixe  soit  au  comptant,  soit  à  paiemens 
répartis  en  quinze  ou  vingt  annuités  et  sous  condition  de  faire 
certaines  améliorations,  notamment  des  clôtures,  dans  un  délai 
donné,  et  souvent  aussi  de  résider  sur  la  terre;  les  étendues  qui 
pouvaient  être  achetées  par  une  même  personne  furent  limitées  à 
quelques  centaines  d'hectares,  ce  qui  n'est  pas  énorme  dans  un 
pays  tel  que  l'Australie.  L'ensemble  de  cette  législation  était  assez 
sage  :  elle  empêchait  l'accaparement  du  domaine  public  par  des 
spéculateurs,  comme  cela  avait  eu  souvent  lieu  antérieurement. 
Elle  contenait,  cependant,  déjà  le  germe  d'une  intervention  exces- 
sive de  l'État  dans  les  affaires  des  colons,  et  l'on  pouvait  y  trouver 
la  trace  d'un  esprit  hostile  à  la  grande  propriété. 

Ces  dispositions  se  sont  manifestées  dans  les  lois  plus  ré- 
centes adoptées  par  toutes  les  colonies  depuis  4890,  sous  la  pres- 
sion du  parti  ouvrier.  La  plus  caractéristique  est  celle  de  la 
Nouvelle-Zélande,  qui  date  de  1892. 

Les  traits  distinctifs  du  régime  actuel  des  terres,  dit  une  pu- 
blication officielle  :  The  officiai  year  book  of  New  Zealand,  sont 
le  résultat  d'idées  venues  graduellement  à  maturité  dans  cette 
colonie  depuis  quelques  années.  Ils  comprennent  le  principe 
de  la  possession  du  sol  par  l'Etat,  combiné  avec  une  tenure 
perpétuelle  de  l'occupant  :  State  ownership  of  the  soil  with  a 
perpétuai   tenancy  in  the  occupier.  La  plus  grande  partie  des 

(1)  Les  excès  de  construction  de  voies  ferrées  ont  été  très  grands,  notamment 
dans  la  colonie  de  Victoria,  où  il  se  trouve  227  kilomètres,  dont  les  recettes  kilomé- 
triques n'atteignent  pas  1  000  francs  par  an  et  820  qui  ne  font  pas  leurs  frais  d'exploi- 
tation, sur  5  000  kilomètres  au  total. 


i/aISTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  641 

terres  de  la  couronne  sont  eu  conséquence  non  pas  vendues, 
mais  louées  ^  baux  emphytéotiques  de  neuf  cent  quatre-vingt- 
dix-neuf  ans,  cest-à-dire  pratiquement  à  perpétuité.  Deux  autres 
modes  d'aliénation  ont,  cependant,  encore  été  maintenus,  mais  ne 
doivent  pas  être  appliqués  à  plus  de  100  000  hectares  par  an  :  ce 
sont  la  vente  au  comptant,  à  prix  fixe,  et  la  location  pour  vingt- 
cinq  ans;  dans  ce  dernier  cas,  l'occupant  peut  acheter  le  fonds 
après  dix  ans.  La  rente  est  fixée  à  o  pour  100  du  prix  de  vente 
au  comptant  dans  le  cas  de  location  pour  vingt-cinq  ans  et  à  4 
pour  100  seulement  dans  le  cas  de  lempliytéose.  Les  terres  du 
domaine  sont  divisées  en  deux  catégories  :  celles  de  la  première 
se  vendent  au  maximum  1  livre  sterling  par  acre  (62  fr.  50  par 
hectare),  et  nul  n'a  le  droit  d'en  occuper  plus  de  256  hectares; 
le  prix  maximum  pour  celles  de  la  seconde  est  de  15  fr.  50  par 
hectare,  et  nul  ne  peut  en  occuper  plus  de  800  hectares.  Si  un 
colon  possède  déjà  des  terres  en  Nouvelle-Zélande,  il  faut  dé- 
falquer leur  surface  de  ces  maxima  de  256  et  800  hectares  pour 
obtenir  l'étendue  qu'il  peut  encore  acheter  ou  louer  à  l'Etat.  Des 
précautions  extrêmement  minutieuses  sont  prises  pour  assurer 
la  culture  des  lots  par  leurs  occupans.  Même  dans  le  cas  de 
vente  au  comptant,  il  n'est  délivré  à  l'acheteur  qu'un  certificat 
d'occupation  et  il  doit,  avant  sept  ans,  avoir  fait  des  améliorations, 
à  raison  de  62  fr.  50  par  hectare  s'il  s'agit  de  terres  de  première 
classe  ou  de  31  fr.  25  pour  celles  de  deuxième  classe.  C'est  alors 
seulement  qu'un  titre  définitif  lui  est  remis.  Pour  les  deux  autres 
modes  de  tenure  dont  le  dernier,  le  louage  à  neuf  cent  quatre- 
vingt-dix-neuf  ans,  est  le  favori  de  l'administration,  la  régle- 
mentation est  plus  minutieuse  encore  :  obligation  à  la  rési- 
dence pendant  sept  ou  dix  ans  de  suite  ;  amélioration  à  raison 
de  10  pour  100  du  prix  de  vente  la  première  année,  puis  de  10 
pour  100  encore  en  deux  ans,  puis  encore  de  10  pour  100  en 
six  ans;  nouvelles  améliorations  ultérieures  jusqu'à  concurrence 
de  62  fr.  50  ou  31  fr.  25  suivant  la  catégorie  à  laquelle  appar- 
tient la  terre  :  voilà  ce  qu'on  exige  du  colon. 

L'ensemble  de  ces  mesures  constitue  à  notre  sens  un  affaiblis- 
sement notable  du  droit  de  propriété  et  une  immixtion  tout  à  fait 
excessive  de  l'Etat  dans  les  affaires  privées  des  particuliers.  Ce 
droit  de  possession  primordial  qu'on  attribue  à  l'État  sur  toutes 
les  terres  n'est  qu'un  retour  aux  principes  des  despotismes  orien- 
taux où  le  souverain  a  un  droit  absolu  sur  les  biens  de  ses  sujets  ; 
que  le  souverain  soit  un,  ou  la  moitié  plus  un,  comme  dans  les 
démocraties,  ce  n'en  est  pas  moins  là  une  maxime  détestable. 
Sans  doute  un  bail  de  neuf  cent  quatre-vingt-dix-neuf  ans  équi- 

TOMK  CXXXVI.  —  1896.  41 


G42  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vaut  en  pratique  à  une  tenure  indéfinie.  Mais  l'atteinte  morale  au 
droit  de  propriété  est  grave,  malgré  tout.  Il  s'en  trouve  une 
autre  dans  ces  améliorations  qu'on  exige  des  colons,  dans  cette 
surveillance  de  l'administration  qu'on  leur  impose  pendant  de 
longues  années.  Sans  doute,  dans  un  pays  neuf,  l'Etat  peut 
exiger  quelques  garanties  qu'on  n'achète  pas  une  terre  pour  en 
attendre  la  plus-value  sans  la  mettre  en  valeur;  il  a  surtout  ce 
droit  lorsqu'il  accorde  des  facilités  de  paiement.  Mais  il  est 
dangereux  de  le  pousser  trop  loin  :  on  en  arrive  vite  ainsi  à 
faire  diriger  les  exploitations  des  particuliers  par  des  fonction- 
naires peu  compétens,  comme  autrefois  cet  intendant  de  [Bor- 
deaux qui  prétendait  interdire  à  Montesquieu  de  planter  des 
vignes.  On  habitue  les  cultivateurs  à  être  tenus  en  tutelle,  on 
affaiblit  leur  esprit  d'initiative,  on  écarte  tous  les  hommes 
énergiques  qui  veulent  avoir  leurs  coudées  franches.  Enfin 
l'extension  démesurée  d'un  système  de  baux  emphytéotiques 
pourrait  bien  n'être  pas  sans  danger  pour  les  budgets  de  pays 
démocratiques  où  les  considérations  électorales  pèsent  tou- 
jours d'un  si  grand  poids  sur  les  gouvernemens.  Sera-t-il  tou- 
jours facile  de  faire  payer  ces  rentes  annuelles?  L'opinion  publique 
n'obligera-t-elle  pas  à  accorder  des  sursis,  des  remises  dans  les 
années  malheureuses?  Ce  sont  toujours  les  finances  de  l'Etat  qui 
souffrent  le  plus  des  expériences  socialistes. 

Ainsi  compromis  une  première  fois  par  la  loi  sur  les  terres  de 
1892,  le  droit  de  propriété  n'a  pas  tardé  à  subir  en  Nouvelle- 
Zélande  une  autre  et  plus  grave  atteinte.  Le  gouvernement  jugeant 
que  le  domaine  public  ne  comprenait  plus  assez  de  bonnes  terres, 
s'était  déjà  fait  autoriser  à  traiter  de  gré  à  gré  avec  des  particu- 
liers pour  leur  en  acheter.  Une  loi  de  1894  lui  a  maintenant 
donné  le  droit  d'exproprier  toute  personne,  possédant  un  domaine 
d'un  seul  tenant  dont  l'étendue  dépasse  400  hectares  si  la  terre 
est  propre  à  la  culture,  800  hectares  si  elle  est  mi-agricole, 
mi-pastorale,  2  000  si  elle  n'est  propre  qu'à  la  pâture.  Si  le  prix 
offert  par  le  gouvernement  n'est  pas  accepté ,  une  Cour  spé- 
ciale le  fixe  après  expertise.  Voilà  donc  un  maximum  imposé  à 
l'étendue  de  la  propriété  foncière  et  un  maximum  fort  peu  élevé  dans 
un  pays  neuf  tel  que  la  Nouvelle-Zélande,  grande  comme  la  moitié 
de  la  France  et  peuplée  de  moins  de  700  000  habitans.  C'est  un 
premier  pas  vers  le  partage  égal  des  terres.  Sans  doute  cette  loi 
n'est,  en  théorie  du  moins,  qu'une  mesure  transitoire,  votée  pour 
six  ans  seulement.  Mais  qui  peut  garantir  qu'elle  ne  sera  pas  réta- 
blie au  premier  jour  et  peut-être  aggravée?  Lorsqu'une  fois  on 
a  ébranlé  un  principe  aussi  fondamental  que  la  propriété,  il  ne 


L'AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  643 

dépend  plus  dfi  ceux  qui  s'y  étaient  attaqués  de  le  rétablir.  Dans  la 
pratique,  d'ailleurs,  la  nouvelle  loi  paraît  avoir  déjà  donné  lieu  à 
de  e:raves  abus  provenant  de  l'immixtion  de  la  politique  dans  son 
application. 

Les  autres  colonies  australiennes  suivent  l'impulsion  donnée 
par  la  Nouvelle-Zélande.  La  Nouvelle-Galles  du  Sud,  en  1895,  a 
introduit,  elle  aussi,  le  principe  de  l'emphytéose  :  les  homcstead 
seieciio?is  que  la  nouvelle  loi  institue,  sont  des  étendues  de 
512  hectares  au  maximum,  mi-agricoles,  mi-pastorales,  qui  sont 
louées  d'abord  pour  cinq  ans  moyennant  une  rente  lixée  à 
1  et  quart  pour  100  de  la  valeur  du  fonds.  Au  bout  de  ces 
cinq  années  le  bail  peut  être  transformé  en  bail  perpétuel,  la 
rente  étant  alors  doublée  ;  en  outre,  —  et  c'est  ici  un  pas  de  plus 
qu'en  Nouvelle-Zélande,  —  l'occupant  est  tenu,  en  même  temps 
qu'à  certaines  améliorations,  à  la  résidence  perpétuelle.  L'autre 
trait  le  plus  important  de  la  loi,  c'est  le  pouvoir  accordé  au  gou- 
vernement de  reprendre  aux  squatters  une  portion  des  terres  qui 
leur  sont  afîermées,  en  leur  accordant  pour  toute  compensation 
une  réduction  proportionnelle  de  la  rente  qu'ils  payent  à  l'Etat  et 
une  prolongation  de  bail  pour  ce  qui  leur  est  laissé.  Sans  avoir 
la  même  gravité  que  le  système  d'expropriation  forcée  établi  en 
Nouvelle-Zélande,  cette  mesure  n'en  jette  pas  moins  un  trouble 
profond  et  une  fâcheuse  instabilité  dans  l'industrie  pastorale. 

Les  fréquens  changemens  de  la  législation  terrienne,  auxquels 
se  livrent  depuis  quelques  années  les  colonies  d'Australasie,  sont 
en  eux-mêmes  un  très  grand  mal.  Toute  œuvre  agricole  est  une 
œuvre  de  longue  haleine,  nécessitant  l'emploi  de  capitaux  qui  ne 
peuvent  être  amortis  qu'après  un  grand  nombre  d'années;  plus 
que  d'autres  peut-être,  les  lois  sur  les  terres  devraient  être  em- 
preintes d'un  caractère  de  fixité  presque  absolue.  Tant  que  les 
modifications  ne  s'appliquaient  qu'à  la  manière  d'aliéner  le  sol 
du  domaine  public,  elles  avaient  relativement  peu  d'importance  ; 
aujourd'hui  qu'on  prétend  remanier  la  distribution  de  ce  qui  a 
déjà  été  vendu  ou  loué,  l'instabilité  des  lois  a  pour  conséquence 
l'instabilité  dans  la  tenure  du  sol,  ce  qui  est  infiniment  plus  grave. 
Or  depuis  quinze  ans  la  législation  terrienne  a  été  profondément 
remaniée  trois  fois  en  Nouvelle-Galles  du  Sud,  autant  en  Victoria 
et  en  Nouvelle-Zélande,  quatre  fois  dans  le  Queensland  et  l'Aus- 
tralie du  Sud.  «  Avec  ces  changemens  continuels,  on  ne  peut 
plus  rien  entreprendre,  me  disait  un  jeune  squatter,  rencontré 
sur  le  paquebot  qui  me  portait  d'Australie  au  Cap  de  Bonne- 
Espérance;  je  vais  voir  l'Afrique  du  Sud,  et  si  le  pays  me  paraît 
favorable  je  m'y  établirai.  «Voilà  l'elïet  qu'une  législation  instable 


04.4  REVUE    DES    DEUX    MONDES, 

mais  presque  toujours  hostile  aux  grands  propriétaires  de  trou- 
peaux, produit  sur  cet  élément  essentiel  de  la  prospérité  de  l'Aus- 
tralie. 

Les  idées  qui  prévalent  actuellement  dans  ce  pays  au  sujet  de  la 
propriété,  ont  été  inspirées  en  grande  partie  par  le  désir  de  donner 
des  terres  à  l'excès  inoccupé  de  la  population  urbaine,  dépourvue 
de  capitaux  suffisans  pour  acheter  la  terre  au  comptant.  L'œuvre 
est  déjà  difficile  de  transformer  un  ouvrier  en  cultivateur;  les 
colonies  australiennes  ne  l'ont  pas  jugée  pourtant  assez  com- 
pliquée; elles  y  ont  joint  une  expérience  socialiste  de  culture  du 
sol  en  commun.  La  Nouvelle-Zélande  est  entrée  la  première  dans 
cette  voie;  puis  le  mouvement  a  passé  en  1893  sur  le  continent 
australien,  où  son  caractère  communiste  s'est  fort  accentué,  no- 
tamment dans  Victoria  et  dans  l'Australie  du  Sud.  J'ai  eu  la  bonne 
fortune  de  me  trouver  dans  cette  dernière  colonie  au  moment  où 
se  faisait  une  enquête  parlementaire  sur  les  commimautés  créées 
par  la  loi  de  décembre  1893,  sous  le  nom  de  village  settlements, 
et  j'ai  pu  me  rendre  compte  des  conditions  dans  lesquelles  se 
poursuivait  cette  curieuse  expérience. 

La  loi  que  je  viens  de  citer  prévoit  la  constitution  de  village 
associations  devant  comprendre  au  moins  vingt  personnes  et 
auxquelles  le  gouvernement  peut  louer  une  étendue  de  terres  de 
64  hectares  par  tête,  au  plus;  il  peut,  en  outre,  leur  faire  une 
avance  maxima  s'é levant  à  autant  de  fois  50  liv.  st.  que  l'asso- 
ciation comprend  de  membres.  Une  somme  de  6  fr.  25  par  hectare 
doit  être  dépensée  chaque  année  en  diinéWoviiiions (iinprovements). 
Au  bout  de  trois  ans,  l'association  commencera  à  rembourser 
les  avances  reçues  de  l'Etat,  avec  les  intérêts  à  raison  de  5  pour  100 
l'an;  elle  devra  se  libérer  complètement  en  dix  annuités.  Chaque 
association  sera  dirigée  par  un  board,  comprenant  au  moins 
trois  trustées  élus  par  ses  membres  ou  villagers  et  parmi  eux; 
les  différends  au  civil  seront  réglés  par  arbitrage;  aucun  membre 
n'aura,  dans  les  terres  louées  à  l'association,  d'intérêt  séparé  et 
propre,  en  dehors  du  droit  de  possession  et  d'usage  de  la  part 
qui  peut  lui  être  allouée  par  le  board  of  trustées.  Les  règlemens 
qui  organiseront  le  travail  et  l'existence  dans  les  divers  villages 
seront  soumis  à  l'approbation  du  ministre  des  terres. 

Celui-ci  a  d'ailleurs  rédigé  en  personne  un  règlement  mo- 
dèle, qui  a  été  adopté  par  presque  toutes  les  associations  sans 
changemens  notables.  Ce  document,  qui  vaut  d'être  analysé,  énu- 
mère  d'abord  les  personnes  qui  ne  peuvent  être  admises  dans 
les  villages,  telles,  par  exemple,  que  les  Asiatiques.  Il  n'est  point 
interdit  aux  femmes  de  devenir  membres  des  associations,  mais, 


l'aISTRALIE    F.T    I.A    NOUVELLE-ZÉLANDE.  645 

dans  la  plupart  des  cas,  elles  n'ont  pas  été  admises,  et  les  hommes 
seuls  participent  aux  délibérations.  L'admission  d'un  nouveau 
membre  peut  être  prononcée  par  le  board  of  trustées  qui  a  qualité 
aussi  pour  décider  l'expulsion  de  tout  villageois  en  cas  d'insubor- 
dination, de  désobéissance  aux  règlcmens,  d'absence  non  autori- 
sée, etc.  L'expulsé  peut,  toutefois,  en  appeler  à  l'assemblée  géné- 
rale de  l'association  votant  à  la  majorité  simple. En  cas  d'expulsion, 
de  démission  ou  de  décès,  toute  la  part  d'intérêt  du  membre  dis- 
paru fait  retour  à  l'association  ;  l'hf'ritage  est  donc  supprimé  ou 
du  moins  subordonné  au  bon  vouloir  des  trustées,  qui  peuvent 
allouer  un  secours  à  la  veuve  ou  à  tel  ou  tel  membre  de  la  famille 
d'un  villageois  décédé,  ou  même  leur  transférer  sa  part.  Les 
trustées  sont  les  véritables  omniarques  de  Fourier.  Elus  pour  un 
an  et  rééligibles,  ils  sont  au  nombre  de  cinq  et  choisissent  un  pré- 
sident qui  les  convoque  au  moins  une  fois  par  mois.  Leurs  pou- 
voirs sont  énuméréspar  le  règlement  en  vingt  articles  et  s'étendent 
à  tout  :  ils  sont  chargés  des  relations  de  la  communauté  avec  le 
gouvernement  ;  de  la  direction  des  travaux  de  culture  de  la  terre, 
de  construction  des  bàtimens  et  autres,  ainsi  que  de  toutes  les  in- 
dustries qu'ils  jugent  bon  d'établir;  de  l'achat  et  de  la  distribution 
de  tout  ce  qui  est  nécessaire  à  l'association  et  à  l'entretien  de  ses 
membres  ;  de  la  vente  de  ses  produits.  Ils  dirigent  et  surveillent 
le  travail  des  villageois,  en  déterminient  la  durée;  peuvent  leur 
interdire  de  se  livrer  à  un  travail,  quel  qu'il  soit,  s'ils  le  jugent 
nuisible  aux  intérêts  de  l'association  ;  administrent  ses  magasins 
et  dépôts  ;  fixent  les  allocations  qui  seront  faites  aux  villageois 
et  à  leurs  familles  sous  forme  de  coupons  à  échanger  contre  des 
denrées  dans  les  magasins;  veillent  à  la  santé  publique,  au 
maintien  du  bon  ordre  et  de  la  discipline;  ont  le  droit  d'intliger 
des  amendes  jusqu'à  concurrence  de  2o0  francs,  d'augmenter  le 
nombre  des  heures  de  travail  d'un  villageois,  ou  de  diminuer  les 
allocations  qu'il  touche  pour  punir  les  infractions  aux  règlemens; 
enlin  ils  nomment  et  révoquent  le  secrétaire,  le  trésorier,  le  mé- 
decin de  l'association  et  tous  autres  employés,  et  en  définissent 
les  fonctions. 

Les  deux  tiers  des  bénéfices  seront  distribués  à  titre  de  divi- 
dende, et  toujours  également  entre  les  membres  de  l'association. 
Si  l'un  d'eux  s'est  trouvé  incapable  de  travailler  pendant  un  certain 
temps,  sa  part  n'en  sera  pas  diminuée. 

Les  villageois  sont  tenus  d'être  obéissans  et  respectueux  à 
l'égard  des  trustées ;\\^  devront  résider  sur  la  portion  de  terrain 
qui  leur  aura  été  allouée  par  le  board  of  trustées,  sauf  pendant 
les  absences  que  celui-ci  aura  autorisées  (un  congé  de  quinze 


046  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

jours  par  an  est  de  droit)  ;  ils  ne  devront  entreprendre  aucun  travail 
particulier  à  l'intérieur  ni  à  l'extérieur  du  village,  ni  acheter  ou 
vendre  quoi  que  ce  soit,  sans  avoir  reçu  l'autorisation  des  trustées. 
Si  l'assemblée  générale  décide  que  tout  ou  partie  des  gains  des 
villageois,  qu'ils  aient  été  faits  au  sein  de  la  communauté  ou  en 
dehors,  doit  être  versée  au  fonds  commun,  ils  sont  tenus  d'obéir. 
Les  effets  personnels  de  chacun  d'eux,  mobilier,  vêtemens,  livres, 
ustensiles  de  ménage,  restent  leur  propriété  particulière,  mais  tous 
leurs  outils  et  instrumens  de  production  passent  à  l'association  ; 
ils  sont  simples  usagers  du  terrain  qui  leur  a  été  alloué  pour  y 
habiter,  et  ne  doivent  pas  en  être  considérés  comme  propriétaires 
ni  même  fermiers. 

L'association  est  chargée  de  l'entretien  des  villageois  :  les 
trustées  déterminent  le  nombre  de  coupons  alloués  à  chacun 
d'eux  suivant  le  nombre,  le  sexe  et  l'âge  des  membres  de  sa  fa- 
mille; ils  seront  touchés  tous  les  vendredis  par  les  intéressés, 
qui  recevront  en  échange,  dans  les  magasins  de  l'association,  des 
provisions  de  bouche  et  des  vêtemens.  Ces  coupons  leur  assureront 
aussi  des  secours  médicaux. 

La  dissolution  de  l'association  pourra  être  prononcée  par  l'as- 
semblée générale,  à  la  condition  que  toutes  les  avances  faites  par 
l'Etat  et  les  autres  dettes,  s'il  y  a  lieu,  aient  été  remboursées;  les 
terres  pourront  alors  être  partagées  entre  les  membres. 

Bien  que  les  treize  associations  de  village  qui  se  sont  orga- 
nisées n'eussent  pas  plus  de  quinze  à  dix-huit  mois  d'existence 
au  moment  de  l'enquête  parlementaire  d'octobre  1895,  celle-ci  a 
provoqué  des  révélations  fort  intéressantes  sur  les  résultats  de 
ces  expériences  communistes.  Un  fait  en  ressort  d'abord  très 
nettement  :  le  déplorable  état  des  finances  de  toutes  les  associa- 
tions; elles  doivent  à  l'Etat,  à  des  marchands,  à  tout  le  monde. 
Le  maximum  de  1  250  francs  par  membre,  avancé  par  l'Etat,  est 
largement  dépassé  ;  un  seul  des  villages  ne  demande  pas  de  nou- 
velles avances,  mais  se  déclare  dans  l'impossibilité  de  commencer 
les  remboursemens  à  l'époque  prévue  par  la  loi  ;  les  dettes  de 
la  plus  obérée  des  treize  communautés  atteignent  128  livres 
sterling  (3200  francs)  par  tète.  Les  supplémens  d'avances  de- 
mandés varient  de  1  250  à  :2500  francs  par  villageois  ;  sans  quoi, 
disent  les  témoins,  nous  serons  obligés  d'abandonner  notre 
œuvre.  Deux  ou  trois  associations  espèrent  pouvoir  s'en  tirer, 
même  si  on  leur  refuse  les  avances  nouvelles  qu'elles  réclament  ; 
mais  les  termes  dont  se  servent  leurs  membres,  drag  through, 
struggle  through,  indiquent  que  ce  ne  sera  point  sans  grande 
peine. 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  647 

Les  résultats  obtenus  sont-ils  du  moins  en  proportion  des  dé- 
penses faite??  Il  ne  le  paraît  guère.  Par  défaut  d'expérience,  par 
manque  d'union  aussi  entre  les  villageois,  on  a  trop  souvent  tra- 
vaillé en  pure  perte.  Dans  l'une  des  communautés,  après  avoir 
défriché  une  pièce  de  terre,  on  n"a  pu  s'entendre  sur  ce  qu'il 
fallait  y  planter,  et  elle  est  restée  en  jachère;  ailleurs, pour  satis- 
faire tout  le  monde,  on  a  essayé  simultanément  quantité  de  cul- 
tures diverses,  dont  la  plupart  n'ont  pas  prospéré.  L'aspect  des 
villages  est,  du  reste,  misérable  ;  les  maisons  n'ont  le  plus  souvent 
que  deux,  ou  même  qu'une  seule  pièce.  A  Murtho,  l'un  des  vil- 
lages relativement  prospères,  le  coût  de  l'entretien  d'un  adulte 
n'est  que  de  2  sh.  6  d.  [S  fr.  lo)  par  semaine,  vêtemens  non  com- 
pris, ce  qui  n'indique  pas  un  standard  of  life  bien  élevé;  ailleurs 
on  descend  à  2  shillings  (2  fr.  50V  L'une  des  communautés  est 
restée  plusieurs  mois  sans  viande,  et  cependant  en  Australie, 
même  dans  les  grandes  villes,  le  prix  du  mouton  descend  à  3  ou 
4  pence  i30  ou  40  cent.)  la  livre;  dans  les  campagnes,  il  est  plus 
bas  encore. 

On  s'explique  ces  déplorables  résultats  lorsqu'on  est  instruit 
des  méthodes  de  travail  en  vogue  dans  les  villages  :  «  A  sept 
heures  et  demie,  répond  le  président  de  l'association  de  Gillen  à 
la  commission  d'enquête,  nous  sonnons  la  trompe  ;  à  huit  heures, 
nous  nous  mettons  au  travail  ;  nous  avons  un  quart  d'heure  pour 
fumer,  entre  dix  et  onze,  puis  nous  dînons  à  midi.  Le  travail  est 
reprisa  une  heure;  à  trois  heures  et  demie,  repos  d'un  quart 
d'heure,  et  à  cinq  heures  nous  rentrons  chez  nous.»  C'est  la  jour- 
née non  pas  de  huit  heures,  mais  de  sept  heures  et  demie,  qu'on 
applique  ainsi,  été  comme  hiver,  à  cette  œuvre  si  étroitement  dé- 
pendante des  circonstances  atmosphériques  qu'est  l'agriculture  ! 
Le  spectacle  serait  burlesque  s'il  n'était  attristant.  Il  semble  pour- 
tant que  les  villageois  soient  parfois  plus  durs  pour  les  membres 
de  leur  famille  que  pour  eux-mêmes.  A  Holder,  la  Commission 
d'enquête  arrivant,  à  six  heures  du  matin,  ne  trouve  personne 
dans  les  champs,  qu'une  femme  coupant  du  vert  pour  les  vaches  : 
«  Trouvez-vous  bien  qu'une  femme  soit  dehors  à  travailler  lorsque 
les  hommes  ne  font  rien?  demande-t-on  au  président  de  l'asso- 
ciation.— Oh  I  elle  était  sans  doute  dehors  pour  sa  santé,  »  répond- 
il  ironiquement.  On  constate  d'ailleurs,  dans  ces  villages,  une 
répugnance  générale  à  admettre  les  femmes  à  délibérer,  bien 
qu'une  campagne  ardente  et  couronnée  de  succès  ait  été  menée 
l'année  précédente  pour  leur  accorder  les  droits  politiques  dans 
cette  colonie  même  de  l'Australie  du  Sud. 

Avec  les  mauvaises  méthodes  de  travail,  le  manque  d'entente 


G 48  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

entre  les  membres  est  la  principale  cause  de  rinsuccès  de  ces 
associations  communistes  :  le  despotisme  des  trustées  organisé 
par  les  règlemens  a  été  tempéré  par  de  petites  révolutions;  telle 
communauté  a  eu  quatre  présidens  en  quinze  mois  ;  rarement  les 
trustées  sont  arrivés  au  terme  de  leur  mandat.  Souvent  on  ne  s'en 
est  pas  tenu  aux  discussions,  mais  des  rixes,  des  agressions  ont 
eu  lieu  sans  qu'on  pût  obtenir  le  châtiment  des  coupables.  «  Votre 
agresseur  a-t-il  été  puni?  demande-t-on  à  un  trustée  du  village 
de  Holder,  assailli  pendant  qu'il  travaillait.  —  Non.  Beaucoup  de 
villageois  croient  que  la  justice  ne  peut  les  atteindre  ici  et  qu'il 
n'y  a  aucun  recours.  —  Pensent-ils  donc  qu'ils  peuvent  commettre 
des  agressions  ou  même  des  meurtres  impunément?  —  Oui.  — 
Pourquoi  ne  vous  êtes- vous  pas  plaint,  conformément  au  règle- 
ment? —  J'ai  été  attaqué  par  un  autre  trustée,  et  j'aurais  eu  trois 
trustées  sur  cinq  contre  moi.  »  Le  même  témoin  raconte  qu'un 
villageois  ayant  été  assailli  et  ayant  eu  un  membre  brisé,  les 
trustées  ont  décidé  son  expulsion,  mais  l'assemblée  générale  a 
refusé  de  la  voter  ;  nombreux  ont  été  les  autres  cas  de  violence 
dans  ce  village;  partout  il  y  en  a,  du  reste,  et  partout  la  justice 
est  aussi  boiteuse.  A  Lyrup,  ce  sont  des  vols  qui  restent  impunis, 
quoique  les  voleurs  eussent  été  arrêtés.  Les  expulsions  très  nom- 
breuses semblent,  au  contraire,  avoir  été  prononcées  pour  des 
motifs  futiles,  parce  que  certains  membres  ne  partageaient  pas 
la  manière  de  voir  du  parti  dominant.  Les  départs  volontaires  ont 
été  plus  fréquens  encore  ;  l'un  des  villages  n'a  plus  que  9  membres 
au  lieu  de  23;  un  autre  s'est  scindé  en  deux  portions,  qui  n'ont 
ensemble  que  49  membres  au  lieu  de  67  à  l'origine  ;  un  troisième 
est  tombé  de  100  à  6S. 

L'expérience  a  donc  été  triste,  mais  concluante.  En  présence 
de  l'impossibilité  d'obtenir  un  travail  régulier  et  de  maintenir 
l'ordre  dans  ces  communautés,  dont  la  plus  vaste  ne  compte 
pourtant  que  400  associés  et  350  habitans  en  tout,  il  s'est  formé 
dans  chacune  d'elles  un  parti  individualiste,  composé  surtout  de 
ceux  qui  ont  quelque  connaissance  de  l'agriculture,  tandis  que 
les  anciens  ouvriers  des  villes,  les  mechanics,  restent  en  grande 
partie  communistes.  «  J'étais  un  partisan  de  la  coopération  socia- 
liste, déclare  un  témoin,  mais,  depuis,  j'ai  passé  six  mois  ici;  le 
régime  actuel  ne  vaut  rien.  »  Et  de  toutes  parts  des  villageois 
déclarent  que  le  système  est  pourri,  que  jamais  on  ne  réussira 
dans  cette  voie,  que  l'application  de  la  journée  de  huit  heures  est 
absurde.  «  Etiez-vous  communiste  quand  vous  êtes  arrivé  ici? 
demande-t-on  à  l'un  des  habitans  du  village  de  Pyap.  —  J'étais 
un  grand  partisan  de  la  terre  pour  le  peuple  [the  land  for  the 


l'australie  i:t  la  nouvelle-zélandk.  649 

people).ie  •royais  que  nous  allions  être  comme  frères  et  sœurs. 
—  Cela  a-t-il  marché?  —  Non,  j'ai  vu  que  cela  ne  pouvait  pas 
marcher.  —  Croyez-vous  à  «  la  terre  pour  le  peuple  »  mainte- 
nant?—  Non,  je  croisa  la  terre  pour  moi.  »  Et  le  témoin  demande 
qu'on  répartisse  la  terre  en  lots  individuels. 

Il  eu  coûte  au  gouvernement  de  l'Australie  du  Sud  de  se  rési- 
gner à  l'insuccès  définitif  de  ces  communautés  de  villages  aux- 
quelles on  avait  pompeusement  donné  les  noms  des  divers  membres 
du  ministère  qui  les  a  instituées.  Aussi  se  préparait-on  à  modifier 
la  loi  qui  les  régit,  à  porter  à  100  livres  sterling  par  tête  l'avance 
maximum  de  l'Etat,  à  soumettre  les  associations  à  la  surveillance 
étroite  du  ministre  des  terres,  qui  aurait  le  pouvoir  de  révoquer 
les  trustées  et  d'expulser  les  villageois.  Mais  ceux-ci  montrent  la 
plus  grande  répugnance  à  laisser  l'État  s'immiscer  dans  leurs 
affaires.  Tout  fait  prévoir  que,  malgré  les  modifications  qu'on 
pourra  y  apporter,  l'expérience  échouera  définitivement,  comme 
elle  a  échoué,  en  somme,  en  Nouvelle-Zélande,  sous  une  forme 
moins  caractérisée,  comme  elle  échoue  aussi  en  Victoria,  où  les 
membres  de  ces  associations  sont  fort  redoutés  de  tous  leurs  voi- 
sins à  cause  de  leurs  habitudes  de  maraudage. 

A  côté  des  expériences  communistes  de  culture  du  sol,  on  a 
tenté  de  favoriser  la  petite  propriété  individuelle  en  donnant  aux 
agriculteurs  de  plus  grandes  facilités  pour  emprunter.  Le  besoin 
d  institutions  de  crédit  foncier  se  fait  certes  vivement  sentir  dans 
les  colonies  australiennes;  les  banques  ordinaires  s'y  étaient,  dans 
les  dernières  années,  livrées,  avec  la  plus  grande  exagération, 
aux  prêts  sur  hypothèques,  pour  lesquels  elles  ne  sont  point 
faites,  et  il  en  était  résulté  la  catastrophe  financière  de  1893  sur  le 
continent  australien,  ainsi  que  le  désastre  plus  récent  de  la  Banque 
de  Nouvelle-Zélande.  Ces  opérations  sont  très  délicates  dans  des 
colonies  où  les  terres  ont  été  l'objet  d'énormes  spéculations  qui 
en  ont  artificiellement  enflé  la  valeur,  et  où  l'existence  d'un  grand 
nombre  de  terres  encore  vacantes  rend  très  difficile,  en  cas  de 
vente  forcée  d'une  propriété,  d'en  retirer  une  somme  en  propor- 
tion avec  les  améliorations  qui  y  ont  été  effectuées.  Néanmoins, 
c'est  l'Etat  qui  veut  encore  se  charger  de  cette  œuvre  d'autant 
plus  périlleuse  pour  lui  qu'il  se  voit  sans  cesse  entraîné  à  céder 
à  des  considérations  électorales  dans  l'application.  La  Nouvelle- 
Zélande  est  la  seule  colonie  qui  ait  voté  jusqu'à  présent  une  loi 
organisant  ce  crédit  foncier  par  l'Etat  :  en  1894,  le  gouverne- 
ment a  reçu  1  autorisation  d'avancer  aux  colons  des  sommes  ne 
devant  pas  dépasser  les  trois  cinquièmes  de  la  valeur  de  leur 
propriété,  ni  62300  francs  en  tout;  ces  sommes  sont  rembour- 


650  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sables  en  trente-six  annuités  de  6  pour  JOO,  intérêt  et  amortis- 
sement compris.  75  millions  de  francs  devaient  être  empruntés 
à  cet  effet;  la  moitié  le  fut  au  printemps  de  1895,  et  il  y  a  un  an, 
à  l'ouverture  de  la  session  parlementaire,  40  millions  avaient 
déjà  été  prêtés.  Malgré  cela,  «  beaucoup  de  colons,  dit  le  discours 
d'ouverture  du  gouverneur,  se  plaignent  que  leurs  demandes  d'em- 
prunt n'aient  pas  été  prises  en  considération,  comme  elles  auraient 
dû  l'être.  Toutefois  la  manière  d'appliquer  la  loi  ne  dépend  pas  de 
mes  ministres.  Vous  voudrez  bien,  j'espère,  considérer  sérieuse- 
ment cette  question.  »  Ceci  veut  dire  évidemment  qu'on  compte  se 
montrer  plus  coulant  sur  les  conditions  exigées  pour  être  admis 
à  recevoir  des  avances,  et  plus  complaisant  dans  les  évaluations 
des  propriétés.  Si  récente  que  soit  la  loi,  on  peut  déjà  prévoir  que 
les  finances  néo-zélandaises  n'en  seront  guère  améliorées.  Les 
autres  colonies  s'apprêtent  cependant  à  suivre  cet  exemple  ;  dans 
l'Australie  du  Sud,  le  gouvernement  voulait  même  fonder  une 
banque  d'État  qui  aurait  été  à  la  fois  crédit  foncier,  caisse  d'épargne 
et  banque  d'émission  (1).  Les  grands  réformateurs  ne  jugent 
jamais  les  questions  assez  compliquées  et  greffent  sans  cesse 
projets  sur  projets;  ceux  du  gouvernement  sud-australien  ont 
rencontré  une  grande  opposition  à  la  Chambre  et  n'ont  pu  être 
votés. 

Le  mouvement  que  toutes  ces  innovations  en  matière  de 
législation  terrienne  prétendent  favoriser,  la  transformation  en 
agriculteurs  de  l'excès  inoccupé  des  habitans  des  villes,  est,  certes, 
digne  de  l'être.  Il  ne  faut  pas  se  dissimuler  toutefois  que  c'est 
une  œuvre  très  difficile  en  toutes  circonstances  de  faire  un  agri- 
culteur d'un  ouvrier  des  villes,  surtout  d'un  ouvrier  australasien, 
plus  exigeant  qu'aucun  autre  et  qu'hypnotise  le  dogme  des  huit 
heures  de  travail.  J'ai  entendu  bien  souvent  vanter  à  l'étranger  le 
régime  de  la  petite  propriété  française,  mais  il  m'a  semblé  qu'on 
s'y  rendait  bien  peu  compte  des  habitudes  de  travail  prolongé, 
de  sobriété,  d'économie  des  moyens  et  petits  cultivateurs  de  notre 
pays  ;  l'idée  d'appliquer  à  leur  tâche  la  mesure  uniforme  des  sept 
heures  et  demie  de  travail  des  villageois  communistes  de  l'Aus- 
tralie du  Sud  ne  leur  serait  assurément  pas  venue  à  l'esprit.  Mais 
les  idées  hostiles  au  droit  de  propriété,  au  développement  des- 
quelles elle  a  servi  de  prétexte,  et  l'instabilité  qui  s'en  est  suivie, 
ont  rendu  tout  à  fait  néfaste  cette  tentative  de  transformer  des 
travailleurs  urbains  en  agriculteurs.  On  n'a  point  satisfait  ceux 
dont  on  voulait  assurer  le  bonheur;  on  a  mécontenté,  inquiété, 

(1)  Le  papier-monnaie  d'État  existe  déjà  dans  le  Queensland, 


i 


l'australie  kt  la  nouvelle-zélandi:.  651 

et  l'on  conttience  à  faire  fuir  les  grands  propriétaires  qui  ont  fait 
jiisqii  à  présent  la  prospérité  des  colonies;  par  contre-coup,  on  a 
atteint  ces  sans-travail  mêmes  qu'on  voulait  soulager.  Un  grand 
capitaliste  ne  me  disait-il  pas  à  Wellington,  en  Nouvelle-Zélande, 
qu'il  avait  renoncé  à  faire  exécuter,  dans  une  de  ses  propriétés,  des 
travaux  de  drainage  susceptibles  d'occuper  plus  de  cent  hommes 
pendant  plusieurs  semaines,  parce  qu'on  allait  prochainement 
l'exproprier  pour  répartir  son  domaine  en  un  grand  nombre  de 
petits  lots .' 

IV 

Tout  en  s'efforçant  d'en  diminuer  le  nombre,  les  gouverne- 
mens  australasiens  n'ont  pas  négligé  de  s'occuper  des  ouvriers  des 
villes.  Ceux-ci  avaient  cependant  veillé  à  leurs  intérêts  d'eux- 
mêmes,  et  les  métiers  où  la  journée  de  huit  heures  n'est  pas  en 
usage  sont  rares.  N'ayant  pas  légiféré  à  ce  sujet,  les  gouvernemens 
ont  du  moins  donné  une  consécration  légale  à  la  fête  annuelle  que 
les  Trade-Unions  célèbrent  en  l'honneur  de  la  journée  de  travail 
«  normale  ».  Cette  fête  n'a  pas  lieu  en  Australie  le  l^""  mai,  nia 
la  même  date  dans  toutes  les  colonies.  J'y  assistai  à  Sydney  le 
7  octobre  1895.  Tous  les  établissemens  officiels  étaient  fermés  ce 
jour- là,  même  les  bureaux  de  poste  à  partir  de  9  heures  du 
matin;  les  boutiques  l'étaient  également.  C'était  du  reste  une  vé- 
ritable fête,  non  une  journée  de  manifestations.  Le  trait  le  plus 
caractéristique  en  fut  la  procession  des  syndicats,  dans  George 
Street,  la  grande  artère  de  la  ville  :  une  interminable  série 
d'énormes  panneaux  de  toile,  portés  par  douze  hommes,  couverts 
de  ligures  allégoriques,  avec  les  noms  des  corps  de  métier  et  des 
inscriptions  de  circonstance  :  «  Huit  heures  de  travail,  de  loisirs, 
de  repos  »  ;  —  «  Unis  nous  tenons  ferme,  divisés  nous  tombons  »  ; 
—  «  Unis  pour  protester,  non  pour  nuire  »  (ceci  pour  les  métiers 
qui  n'avaient  pas  encore  obtenu  la  journée  de  huit  heures). 
Quelques  chars  aussi,  avec  tableaux  vivans  symboliques;  en  tête 
l'un  des  principaux  chefs  des  syndicats,  assez  mal  à  son  aise  sur 
un  cheval,  précédé  de  trois  personnages  accoutrés  en  gendarmes  ; 
de  place  en  place,  d'autres  chefs,  ceints  d'écharpes  et  d'insignes 
divers.  L'ensemble  était  loin  de  valoir  les  cortèges  du  même  genre 
en  Europe  ou  en  Amérique;  mais  en  ce  pays  sans  armée,  où  l'on 
ne  voit  jamais  d'uniformes,  où  les  parades  sont  rares,  beaucoup 
de  monde  se  pressait  au  passage  du  cortège,;  les  enfans  le  précé- 
daient ou  l'accompagnaient  comme  ils  font  chez  nous  des  troupes. 
La  foule,  très  calme  comme  en  tout  pays  anglo-saxon,  approu- 


652  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

vait  sans  bruit,  riait,  applaudissait  fort  rarement.  Une  seule  fois 
elle  se  réchauffa  un  peu,  c'était  au  passage  d'un  char  symbolique 
sur  lequel,  d'un  côté,  un  ouvrier  ébéniste  blanc  travaillait  posé- 
ment à  un  meuble,  tandis  que  de  l'autre  un  individu  déguisé  en 
Chinois,  sa  longue  tresse  enroulée  sur  le  sommet  de  la  tête,  se 
démenait  comme  un  diable.  Au-dessus  était  inscrit  en  grosses 
lettres  :  «  Quel  est  votre  homme?  »  A  l'accueil  de  la  foule,  on 
comprenait  combien  est  intense  l'animosité  que  la  crainte  d'une 
concurrence  «  déloyale  »,  plus  encore  que  la  haine  de  race, 
inspire  aux  colons  d'Australie  contre  les  «  Mongols  » . 

Les  lois  ouvrières  ont  donc  surtout  porté  sur  le  travail  des 
femmes  et  des  enfans  :  c'est  en  Nouvelle-Zélande  qu'on  peut  encore , 
sur  ce  point,  se  rendre  le  mieux  compte  des  tendances  dominantes 
en  Australasie  :  «  Sous  bien  des  rapports,  dit,  avec  orgueil,  the 
officiai  Year  Book  of  New  Zealand^  nos  lois  sur  le  travail  sont  en 
avance  sur  la  législation  existante  ailleurs...  »  Etudions  donc  ces 
lois,  puisque  c'est  des  antipodes  aujourd'hui  que  nous  vient  la 
lumière. 

Le  travail  des  enfans  au-dessous  de  14  ans  est  absolument 
interdit  :  tant  qu'ils  n'ont  pas  16  ans  ils  doivent  justifier,  pour 
pouvoir  travailler,  que  leur  instruction  atteint  un  certain  niveau. 
Aucune  femme  ni  aucun  enfant  âgé  de  moins  de  16  ans  ne  peut 
être  employé  pendant  plus  de  huit  heures  par  jour,  ni  entre  6  heures 
du  soir  et  8  heures  du  matin  dans  aucun  atelier  ou  manu- 
facture {workroom  or  factory),  et  ces  mots  s'entendent  de  tout 
bureau,  bâtiment  ou  lieu  quelconque  où  travaillent  plus  de 
deux  personnes  salariées;  les  blanchisseries,  boulangeries,  lai- 
teries, sont  comprises  parmi  les  manufactures,  ce  terme  étant 
entendu  dans  son  sens  le  plus  large.  Le  travail  du  dimanche  est 
interdit,  et,  en  outre,  comme  le  dimanche  anglo-saxon  est  un 
triste  jour  de  fête,  toutes  les  femmes  et  les  jeunes  gens  de  moins 
de  18  ans  doivent  avoir  au  moins  un  demi- jour  de  congé  par 
semaine.  Par  les  lois  de  1892  et  1894,  cette  prescription  a  été 
étendue  aux  boutiques  et  magasins  de  vente  au  détail  :  le  travail 
des  femmes  et  jeunes  gens  y  est  limité  à  neuf  heures  et  demie  par 
jour,  repas  compris,  sauf  un  jour  par  semaine  où  il  peut  durer 
deux  heures  de  plus.  Depuis  1894, l'après-midi  de  congé  accordée 
aux  employés  est  la  même  pour  tous,  sauf  dans  quelques  com- 
merces spéciaux,  et  est  déterminée  par  les  autorités  locales.  Ce 
jour-là,  tous  les  magasins  et  boutiques  doivent  être  fermés  à 
1  heure  ;  sont  exemptées  les  boutiques  tenues  par  des  Européens 
où  eux  et  leurs  enfans  sont  seuls  employés  et  où  l'on  se  livre 
à  quelques  commerces  spéciaux  :  fruiterie,  pâtisserie,  etc. 


l' AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  653 

Toutes  c^s  minuties,  au  milieu  desquelles  sont  perdues  quel- 
ques bonnes  mesures,  constituent  au  premier  chef  ce  que  l'on  a  si 
bien  appelé  grand  motherly  législation ,\é^\ûaX\orï  de  grand'mère. 
Son  premier  inconvénient,  c'est  son  manque  d'élasticité.  Malgré 
les  vingt  ou  quarante  jours  où  un  travail  supplémentaire  de  trois 
heures  est  permis,  bien  des  industries,  —  notamment  celle  des 
confections,  —  qui  comportent  des  alternances  de  morte-saison  et 
de  travaux  pressés,  en  sont  extrêmement  gênées.  Elle  donne  lieu  à 
des  tracasseries  sans  nombre.  On  est  unanime  surtout  à  se  plaindre 
du  shops  and  shop's  assistants  act,  loi  sur  les  magasins  de  vente  au 
détail.  La  permission  de  vendre  des  fruits  et  des  gâteaux,  mais 
non  des  légumes  ou  du  pain,  pendant  la  demi-journée  de  congé,  a 
donné  lieu  à  des  discussions  byzantines  sur  la  nature  de  quelques 
produits  tels  que  les  tomates,  d'autant  que  les  mêmes  conimer- 
çans  sont  parfois  boulangers  et  pâtissiers,  vendeurs  de  fruits  et 
de  légumes.  On  les  oblige  à  faire  disparaître  de  leurs  étalages 
celles  des  denrées  dont  la  vente  est  interdite.  Un  commerçant  me 
racontait  qu'il  avait  eu  de  sérieux  ennuis  parce  que  les  fenêtres 
du  premier  étage  de  son  magasin  étaient  ouvertes  pendant  le 
demi-congé  pour  cause  de  réparation.  Ce  sont  là  de  petits  faits, 
mais  c'est  leur  accumulation  qui  rend  insupportables  à  tous  ces 
lois  insuffisamment  mûries  et  tracassières,  qui  finissent  par  décou- 
rager le  commerce  et  l'industrie. 

Malgré  elles  d'ailleurs  et  malgré  les  mesures  plus  ou  moins 
semblables  adoptées  par  les  autres  colonies  d'Australasie,  on  n'en 
retrouve  pas  moins  dans  les  grandes  villes,  à  Melbourne  surtout, 
d'effroyables  misères  et  tous  les  excès  du  siceating  sgstem,  exac- 
tement comme  dans  VEast-End  de  Londres.  Il  sévit  surtout  dans 
les  industries  de  la  confection  et  de  l'ébénisterie,  où  se  pratique 
en  grand  le  travail  à  la  tâche  à  domicile.  Chose  curieuse,  lors- 
qu'on a  entendu  les  déclamations  des  démagogues  contre  la 
grande  industrie  et  ces  «  bagnes  »  que  sont  les  vastes  ateliers  !  le 
gouvernement  de  Victoria  a  cru  devoir  proposer,  pour  remédier 
au  mal,  d'interdire  le  travail  à  domicile  dans  un  grand  nombre  de 
cas,  et  d'obliger  à  le  concentrer  dans  des  manufactures.  On  espère 
ainsi  supprimer  la  concurrence  que  font  aux  ouvrières  dont  les 
travaux  d'aiguille  sont  le  seul  gagne-pain,  celles  qui  ne  cherchent 
en  s'y  livrant  qu'à  se  procurer  un  superflu.  On  y  arrivera  sans 
doute  ainsi,  mais  ne  craint-on  pas  de  priver  aussi  de  tout  moyen 
d'existence  des  femmes  qui  sont  obligées  de  rester  chez  elles  pour 
veiller  sur  des  enfans  en  bas  âge  et  qui  ne  pourront  plus  travailler? 
Ce  même  anti-sweating  bill  contient  aussi  des  dispositions  dra- 
coniennes à  l'égard  des  Chinois  dont  la  concurrence  est  l'une 


654  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

des  principales  causes  des  bas  salaires  dans  i'ébénisterie.  Tout 
local  où  travaille  même  un  seul  Chinois  est  considéré  comme 
une  manufacture  et  tombe  sous  le  coup  des  règlemens  qui  les 
concerne.  On  espère  ainsi  élever  le  standard  of  life  des  Célestes, 
et  par  suite  leurs  salaires;  de  plus  il  leur  est  interdit  de  tra- 
vailler, fût-ce  à  domicile,  entre  5  heures  du  soir  et  7  heures 
du  matin.  Arrivera-t-on  ainsi  à  supprimer  \q,  sweating  ?  IX  ç.?X 
à  craindre  que  non,  car  les  causes  profondes  du  mal  sont  dans 
l'énorme  afflux  d'immigrans  de  toute  sorte  qui  se  sont  préci- 
pités à  Melbourne  depuis  la  découverte  de  l'or,  et  particulière- 
ment pendant  le  boom,  la  période  d'énorme  spéculation,  de  1880 
à  1890  où  cette  ville  a  passé  de  282  000  à  490000  habitans. 
Dénués  d'habileté  professionnelle,  unskilled  workers  pour  la 
plupart,  ces  nouveaux  venus  ont  dû  se  réfugier  dans  les  métiers 
qui  exigent  peu  ou  point  d'apprentissage  et  s'y  font  une  effroyable 
concurrence.  Le  mal  existe  d'ailleurs  aussi  bien  dans  les  profes- 
sions libérales:  un  médecin  français,  qui  est  aujourd'hui  l'un  des 
premiers  de  Melbourne,  ne  me  disait-il  pas  que  certains  de  ses 
collègues  en  étaient  arrivés  à  soigner  leurs  cliens,  auxquels  ils 
fournissaient  encore  les  médicamens,  moyennant  un  abonnement 
de  6  peîice  (63  centimes]  par  semaine  !  Croire  qu'il  sera  possible  de 
faire  disparaître  en  un  jour,  par  une  législation  hâtive,  les  consé- 
quences malheureuses  de  l'exagération  de  la  population  urbaine 
dans  ce  pays  sans  grande  industrie,  c'est  se  faire  de  singulières 
illusions  sur  la  puissance  des  lois. 

Le  régime  fiscal  des  colonies  australiennes  porte,  comme  les 
lois  sur  le  travail  et  sur  les  terres,  la  marque  de  l'esprit  avancé 
de  leurs  gouvernemens.  Aux  droits  de  douane,  aux  locations  et 
ventes  de  terres  domaniales,  aux  recettes  des  divers  services 
publics  —  postes,  chemins  de  fer  de  l'Etat  et  autres,  qui  avaient 
longtemps  formé,  avec  des  droits  de  succession  et  quelques  autres 
taxes  indirectes,  la  presque  totalité  des  revenus  de  l'Etat  —  sont 
venus  se  joindre,  depuis  quinze  ans,  des  impôts  directs;  l'impôt 
foncier  et  l'impôt  sur  le  retenu  existent  dans  les  plus  importantes 
des  colonies  australiennes.  Ce  qui  les  caractérise,  c'est  î'applica- 
du  principe  progressif  et  surtout  les  nombreuses  exemptions.  Tous 
les  revenus  inférieurs  à  5  000  francs  sont  exemptés  d'impôt  en 
Australie  du  Sud  et  à  Victoria  ;  tous  ceux  au-dessous  de  7  SOO  en 
Nouvelle- Galles  et  Nouvelle-Zélande.  Pour  l'impôt  foncier,  les 
exemptions  dans  cette  dernière  colonie  s'appliquent  à  tout  pro- 
priétaire ne  possédant  pas  plus  de  12  500  francs  de  biens  fonds; 
les  hypothèques  sont  déduites  de  la  valeur  du  fonds,  tandis  que 
les  créances  hypothécaires  y  sont  ajoutées.  Sur  90  000  proprié- 


l'ausïralu:  ej  la  nolvelle-zélande.  65.') 

taires  de  la  «olonie,  12  000  seulement  paient  ainsi  l'impôt  foncier, 
et  les  publications  ofticielles  sen  félicitent  hautement.  De  même 
l'introduction  toute  récente  (1895)  des  impôts  foncier  et  sur  le 
revenu  en  Nouvelle-Galles  du  Sud,  avec  les  mêmes  exemptions  à 
peu  de  chose  près  qu'en  Nouvelle-Zélande,  ne  doit  atteindre  que 
60  000  contribuables  dans  ce  pays  de  1200  000  habitans.  C'est  un 
singulier  principe,  dans  une  démocratie,  que  de  vouloir  exempter 
d'impôts  la  grande  majorité  des  électeurs  et  les  soustraire  ainsi 
à  toute  responsabilité.  Les  véritables  indigens  devraient  seuls  être 
dispensés  de  contribuer  aux  charges  publiques.  La  seule  base 
rationnelle  d'un  régime  électif  doit  être  no  représentation  ivithout 
taxation,  pas  de  représentation  sans  taxation  ;  c'est  le  corollaire 
nécessaire  et  tout  aussi  juste  du  fameux  principe  no  taxation 
withoiit  repre!<entation  au  nom  duquel  s'étaient  soulevées  les  colo- 
nies anglaises  d'Amérique. 

Les  taxes  successorales,  beaucoup  plus  anciennes  que  les 
impôts  dont  nous  venons  de  parler,  revêtent  en  Australie  ce  carac- 
tère curieux  d'être  hautement  progressives  en  raison  de  la  valeur 
de  la  succession  tout  en  ne  variant  pas  ou  presque  pas  avec  le  degré 
de  parenté.  En  Nouvelle-Galles,  où  l'impôt  est  le  plus  modéré,  il 
est  de  1  pour  100  au-dessous  de  125000  francs,  atteint  4  pour  100 
à  625000  et  monte  à  5  pour  100  au-dessus  de  1250000  même  en 
ligne  directe.  A  Victoria,  de  2  pour  100  au-dessous  de  175000  francs, 
il  passe  à  4  pour  100  pour  250000,  puis  croît  graduellement 
jusqu'à  7  pour  100  pour  1  million  et  10  pour  100  au-dessus  de 
2  millions  et  demi.  Les  veuves  et  les  enfans  paient  seuls  demi- 
droit  si  la  succession  est  inférieure  à  1  250000  francs.  Dans  l'Aus- 
tralie du  Sud,  le  taux  de  5  pour  100  en  ligne  directe  est  déjà 
atteint  à  175  000  francs,  celui  de  7  et  demi  pour  100  à  1  million, 
10  pour  100  à  5  millions  seulement.  En  dehors  de  la  ligne  di- 
recte, les  successions  sont  frappées  de  o  pour  100  au-dessus  de 
50000  francs,  de  7  pour  100  au-dessus  de  125  000,  de  10  pour  100 
à  500000.  Il  y  a  là  une  tendance  tout  à  fait  hostile  au  principe 
même  de  l'héritage. 

Le  respect  des  traditions  ne  saurait  arrêter  les  colonies  aus- 
traliennes dans  la  voie  des  innovations  hasardeuses  ;  elles  sem- 
blent croire  qu'elles  ont  pour  mission  de  guider  le  monde  vers 
le  progrès.  Maintes  innovations  petites  et  grandes  y  sont  pro- 
mises, non  seulement  par  des  individualités  sans  mandat,  mais 
par  les  gouvernemens  eux-mêmes.  Celui  de  la  Nouvelle-Zélande 
s'apprêtait  l'été  dernier  à  déposer  un  Pair  Rent  bill,  un  projet 
de  loi  instituant  des  cours  spéciales  auxquelles  les  fermiers  pour- 
raient demander  la  réduction  de  leurs  fermages  ;  la  fixation  des 


656  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

salaires  des  médecins  par  la  loi,  l'interdiction  de  toute  poursuite 
pour  dettes  au-dessous  de  500  francs,  la  journée  de  huit  heures 
obligatoire  pour  les  adultes,  de  plus  grandes  facilités  pour  le 
divorce,  voilà  ce  que  promettent  divers  ministres. 

La  plupart  des  lois  aventureuses  que  nous  avons  passées  en 
revue  ne  datent  que  d'un  très  petit  nombre  d'années;  les  idées 
socialistes  qui  couvaient  depuis  longtemps  en  Australie  et  s'y 
faisaient  jour  peu  à  peu  ont  vu  leur  puissance  fort  augmentée  à 
la  suite  de  la  grave  crise  financière  de  1892-1893,  due  aux  excès 
de  spéculation  qui  l'avaient  précédée.  Quelques  expériences, 
comme  celles  de  culture  communiste,  sont  cependant  déjà  jugées. 
L'ensemble  de  cette  législation  ne  peut  encore  l'être  complète- 
ment, mais  son  hostilité  contre  le  capital  est  certes  l'une  des 
causes  qui  contribuent  le  plus  à  maintenir  l'Australie  dans  un 
état  de  dépression  économique. 


La  hardiesse  des  colons  australiens  en  matière  sociale,  leur 
dédain  pour  les  traditions,  —  les  préjugés,  diraient-ils  plutôt,  — 
de  la  vieille  Europe,  les  a  encore  entraînés  dans  un  autre  champ 
d'innovations  :  ils  ont  accueilli  le  féminisme  avec  autant  d'ardeur 
que  le  socialisme.  La  Nouvelle-Zélande  en  1893,  l'Australie  du 
Sud  en  189o  ont  accordé  aux  femmes  les  droits  électoraux  poli- 
tiques, et  il  s'écoulera  sans  doute  peu  d'années  avant  que  les  autres 
colonies  n'aient  fait  de  même.  Avec  quelques  Etats  de  l'Union 
américaine,  le  Colorado,  le  Wyoming,  l'Utah,  les  deux  colonies 
que  nous  venons  de  citer  sont  les  seuls  pays  où  les  femmes  aient 
le  droit  de  vote  à  toutes  les  élections. 

Cette  émancipation  politique  surprend  plus  en  Australasie 
qu'en  Améri([ue  :  dans  le  Nouveau  Monde,  on  est  si  habitué  à 
voir  la  femme  absolument  libre,  elle  concourt  avec  l'homme 
pour  l'exercice  de  tant  de  professions,  que,  si  opposé  qu'on 
puisse  être  en  principe  au  suffrage  des  femmes,  on  n'est  point 
choqué,  d'abord,  de  les  voir  l'exercer.  En  Australasie,  la  situation 
de  la  femme  se  rapproche  beaucoup  plus  de  ce  qu'elle  est  en 
Angleterre  que  de  celle  où  elle  se  trouve  en  Amérique  :  plus  libre 
que  sur  le  continent  européen,  elle  l'est  moins  absolument  qu'aux 
Etats-Unis.  La  loi  ici  a  quelque  peu  devancé  les  mœurs,  comme 
c'est  souvent  le  cas  aux  antipodes  et  dans  tous  les  pays  où  des 
politiciens  de  profession  occupent  la  scène,  cherchent  à  étonner 
les  spectateurs,  et  surtout  à  satisfaire  les  plus  bruyans  d'entre 
eux 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  637 

Si  certafes  groupes  s'agitaient  avec  véhémence  et  réclamaient 
à  grands  cris  l'extension  de  l'électorat  aux  femmes  dans  les  colonies 
qui  l'ont  adopté,  comme  ils  le  font  encore  dans  celles  qui  ne  s'y 
sont  pas  décidées  jusqu'à  présent,  la  masse  du  public,  et  du  public 
féminin  surtout,  ne  tient  nullement  à  cette  réforme.  Dans  les 
classes  supérieures,  Tindifférence  des  femmes  est  complète  à  ce 
sujet.  J'ai  pu  en  parler  avec  un  grand  nombre  d'entre  elles,  à 
Melbourne,  à  Sydney,  en  Nouvelle-Zélande;  elles  m'ont  répondu, 
sans  exception,  qu'elles  ne  se  souciaient  nullement  du  droit  de 
vote.  Dans  les  classes  populaires,  et  surtout  dans  la  petite  bour- 
geoisie, un  certain  nombre  y  attache  sans  doute  plus  d'intérêt, 
mais,  de  l'avis  de  tous,  les  seules  qui  tiennent  véritablement  à 
l'émancipation  politique,  ce  sont  les  femmes  de  lettres,  les  pro- 
fesseurs, institutrices:  et  encore,  m'a-t-on  dit  souvent,  celles  qui 
sont  séparées  de  leur  mari,  dont  la  vie  privée  est  malheureuse, 
dont  le  caractère  est  aigri.  C'est  naturellement  ce  groupe  qui  se 
fait  entendre:  la  grande  masse  reste  silencieuse  précisément 
parce  qu'elle  est  indifférente. 

Au  fond,  tout  ce  mouvement  féministe  n'est  guère  qu'un  vaste 
humhug ,  imaginé  par  des  politiciens  en  quête  d'agitations  tou- 
jours renouvelées,  des  déclassés  et  des  cerveaux  brûlés,  mais  qui 
dispose  en  Australie  de  deux  soutiens  puissans.  Le  premier  est  le 
parti  ouvrier,  parce  que  les  extrêmes  de  la  démocratie  confon- 
dent toujours  les  mots  changement  et  réforme,  et  aussi  parce 
que  les  femmes  des  classes  ouvrières,  entièrement  dénuées  d'édu- 
cation politique,  voteront  dans  le  même  sens  que  leurs  maris, 
pensent  les  chefs  des  syndicats,  tandis  que  la  plupart  de  celles  des 
hautes  classes  s'abstiendront.  Le  second  soutien  du  mouvement, 
qu'on  retrouve  très  puissant  en  Amérique,  en  Angleterre,  en  tout 
pays  anglo-saxon,  c'est  le  parti  de  la  tempérance,  ou  plutôt  de  la 
prohibition,  qui  rêve  la  suppression  complète  du  commerce  des 
boissons  alcooliques,  et  auquel  le  concours  des  femmes  est  abso- 
lument acquis.  Si  les  femmes  des  classes  moyennes  et  inférieures 
se  désintéressent  moins  que  celles  des  classes  supérieures  de 
l'obtention  du  droit  de  vote,  si  surtout  un  grand  nombre  en  usent 
aujourd'hui  qu'il  leur  a  été  conféré,  c'est  parce  qu'elles  sentent 
agir  vivement  autour  d'elles,  sur  leurs  pères,  leurs  maris,  leurs 
frères,  l'influence  néfaste  ae  l'alcool  et  qu'elles  sont  les  pre- 
mières à  en  souffrir,  elles  et  leurs  enfans. 

En  effet,  si  les  femmes  ne  désirent  pas  vivement  être  admises 
à  lélectorat  en  Australie,  —  et  cela  est  incontestable  pour  tout 
observateur  de  bonne  foi,  —  elles  se  servent  cependant  de  leurs 
droits  avec  assez  d'ardeur  une  fois  qu'ils  leur  ont  été  donnés  : 

TOMB  CXXXYI.  —   1896.  42 


658  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

aux  élections  du  28  novembre  1893  en  Nouvelle-Zélande,  les  pre- 
mières et  jusqu'à  présent  les  seules  faites  dans  cette  colonie  sous 
le  nouveau  régime  électoral,  sur  139  915  femmes  majeures, 
109461,  soit  78,2  pour  100  s'étaient  fait  inscrire  sur  les  listes 
électorales  (1),  et  90  290  ou  64,5  pour  100  avaient  pris  part  au 
vote.  La  proportion  des  hommes  ayant  voté  était  un  peu  plus 
forte,  72,2  pour  100.  La  question  de  la  vente  des  liqueurs  alcoo- 
liques avait  joué  un  très  grand  rôle  dans  la  campagne  électorale, 
et  le  parlement  issu,  de  cette  élection,  a  voté  des  lois  nouvelles 
réglementant  plus  sévèrement  le  commerce  des  spiritueux.  Le 
parti  prohibitionniste  a  donc  obtenu  une  partie  des  résultats  qu'il 
désirait  et  continue  dans  les  autres  colonies  à  soutenir  le  mou- 
vement féministe. 

Si  important  qu'il  puisse  être  de  mettre  un  frein  au  fléau  de 
l'alcoolisme,  il  est  cependant  grave  d'opérer  une  réforme  sociale 
et  politique  aussi  profonde  que  l'admission  des  femmes  à  Télectorat, 
non  pour  ce  qu'elle  vaut  en  elle-même,  mais  pour  des  causes  acces- 
soires. Le  parti  prohibitionniste  et  le  parti  ouvrier,  sans  l'appui 
desquels  les  femmes  attendraient  longtemps  encore  leurs  droits 
politiques,  n'ont  vu  dans  ce  changement  qu'un  moyen  de  procurer 
un  plus  grand  nombre  de  sectateurs  aux  causes  qu'ils  soutenaient. 
C'est  bien  là  un  exemple  du  plus  grand  mal  des  Etats  modernes  : 
la  subordination  de  toutes  choses  à  l'intérêt  électoral  ;  le  vote  des 
mesures  les  plus  graves,  sans  considérer  leurs  qualités  intrinsè- 
ques et  leurs  conséquences  futures,  simplement  pour  les  résultats 
immédiats  qu'on  en  peut  attendre,  pour  les  voix  qu'elles  peuvent 
valoir  aux  partis  qui  les  ont  soutenues. 

Cette  ardeur  même  des  femmes  en  faveur  de  la  prohibition 
de  l'alcool,  qui  leur  a  valu  les  sympathies  du  tempérance  j:)arti/, 
ne  provient-elle  pas  elle-même  des  penchans  de  leur  nature  qui 
rendent  précisément  le  moins  désirable  leur  participation  au 
gouvernement?  N'est-elle  pas  un  témoignage  de  leur  tendance  à 
se  décider  non  d'après  des  raisonnemens,  mais  d'après  des  senti- 
mens,  à  aller  par  suite  aux  extrêmes,  à  n'admettre  aucun  terme 
moyen?  N'est-elle  pas  surtout  une  preuve  de  la  faveur  avec 
laquelle  elles  envisagent  la  grand  motherly  législation,  la  «  légis- 
lation de  grand 'mère  »  qui  voudrait  protéger  les  hommes  contre 
tout  danger  et  toute  tentation,  les  enfermer  dans  un  réseau  de 
prescriptions  minutieuses  rappelant  les  soins,  la  surveillance  de 
tous  les  instans  dont  ont  été  entourées  les  premières  années  de 

(1)  En  Australasie,  tout  nouvel  électeur  doit  demander  son  inscription,  qui  n'est 
pas  faite  d'office  ;  en  certaines  colonies,  il  faut  même  se  faire  réinscrire  tous  les 
trois  ans,  ou  chaque  année. 


l'aLSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  659 

leur  vie.  Le»  femmes  élèvent  des  enfans  qui  voteront  plus  tard, 
pourquoi  ne  voteraient-elles  pas  elles-mêmes?  ai-je  souvent 
entendu  dire  en  Australie.  ?s"est-ce  pas  précisément  parce  qu'en 
appliquant  au  gouvernement  des  hommes  les  principes  qui  diri- 
gent léducaiion  des  enfans  en  bas  âge,  on  n'arriverait  qu'à 
affaiblir  l'initiative,  l'énergie  individuelle,  les  qualités  vraiment 
viriles,  que  le  suffrage  féminin  est  au  contraire  dangereux?  «  Les 
gens  de  ce  p^^iys  sont  incapables  de  rien  faire  sans  l'Etat  »,  me 
disait  déjà  avec  une  nuance  de  dédain  un  Américain  avec  lequel 
je  voyageais  en  Nouvelle-Zélande.  Les  élections  de  1893,  où  les 
femmes  ont  voté  pour  la  première  fois,  n'ont  fait  que  fortifier  le 
ministère  socialiste  qui  gouverne  cette  colonie. 

Il  y  a  de  curieuses  contradictions  chez  les  promoteurs  du 
mouvement  féministe.  Ce  sont  gens  «  avancés  »  qui  ont  sans 
cesse  à  la  bouche  le  grand  nom  de  Darwin  et  la  théorie  de  l'évo- 
lution. Pourquoi  prétendent-ils  alors  faire  en  un  seul  jour  de  la 
femme  l'égale  de  l'homme,  alors  que  sa  position  subordonnée 
pendant  des  séries  de  siècles,  —  si  ce  n'est  sa  nature  originelle, 
—  en  a  fait  une  créature  fort  différente.  En  Nouvelle-Zélande,  on 
fonde  aujourd'hui  des  ligues  pour  l'éducation  politique  des 
femmes,  qui  est  nulle  dans  les  classes  inférieures,  disait  la  pré- 
sidente de  l'une  d'elles,  femme  d'un  ancien  ministre  grand  par- 
tisan de  la  réforme.  N'etît-il  pas  mieux  valu  essayer  de  commencer 
cette  éducation  avant  de  leur  mettre  entre  les  mains  un  bulletin 
de  vote  ?  Il  est  étrange  aussi  que  les  mêmes  groupes  qui  préco- 
nisent l'assimilation  des  deux  sexes  et  réclament,  outre  lélectorat, 
l'éligibilité  des  femmes  et  leur  admission  à  toutes  les  professions, 
protestent  d'autre  part  contre  leur  emploi  dans  les  manufactures 
non  seulement  parce  que  ce  travail  est  nuisible  à  leur  santé,  mais 
parce  qu'il  les  empêche  de  vaquer  aux  soins  du  ménage  et  dé- 
truit le  foyer  familial.  Une  simple  ouvrière  aura  cependant  moins 
de  préoccupations,  une  fois  son  travail  terminé,  qu  une  femme 
député,  médecin  ou  avocat.  D'ailleurs  la  nature  ne  permet  pas  à 
la  femme,  comme  à  l'homme,  d'assurer  la  conservation  de  l'espèce 
en  exerçant  un  métier  avec  continuité.  La  femme  n'est  pas  infé- 
rieure à  l'homme,  soit;  mais  elle  est  différente,  c'est-à-dire  infé- 
rieure par  certains  côtés  et  supérieure  par  d'autres.  Qu'on  laisse 
donc  son  activité  s'exercer  dans  la  sphère  où  cette  supériorité  est 
démontrée. 

Ainsi  que  nous  l'avons  dit,  les  lois  ont  devancé  les  mœurs  en 
Australasie  et  la  proportion  des  femmes  qui  travaillent  en  dehors  de 
leur  ménage  y  est  moindre  qu'en  Amérique.  D'après  le  recensement 
de  1 891 ,  sur  une  population  féminine  totale  de  1 440  000  personnes, 


660  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dont  1  060  000  âgées  de  plus  de  15  ans,  318  000  étaient  classées 
comme  gagnant  leur  vie  [brcad  trinners);  133  000  d'entre  elles 
étaient  rangées  dans  la  catégorie  des  domestiques;  70  000  étaient 
ouvrières;  37 000, employées  à  des  travaux  agricoles;  33  000  exer- 
çaient des  professions  libérales  ;  23  000  appartenaient  à  la  classe 
commerçante  comme  patronnes  ou  employées  ;  22  000  se  livraient 
à  des  métiers  divers.  Nous  ne  possédons  malheureusement  de 
renseignemens  relatifs  aux  occupations  des  femmes  à  des  époques 
antérieures  que  pour  la  seule  colonie  de  la  Nouvelle-Galles  du 
Sud;  elles  peuvent  néanmoins  donner  une  idée  du  mouvement 
qui  les  porte  de  plus  en  plus  à  se  créer  une  situation  indépendante. 
Le  nombre  total  des  femmes  néo-galloises  était  de  337  000  en 
1881,  de  515  000  en  1891;  il  avait  ainsi  augmenté  d'un  peu  plus 
de  moitié;  le  nombre  des  femmes  gagnant  leur  vie  avait  dans  le 
même  temps  presque  doublé,  passant  de  48963  à  89  502.  L'aug- 
mentation la  plus  remarquable  était  celle  qui  se  manifestait  dans 
les  professions  libérales,  qui  occupaient  4  288  femmes  en  1881  et 
10  402  en  1891.  C'est  de  ce  côté  surtout  que  le  féminisme  tend  à 
les  pousser. 

Parallèlement  à  ce  mouvement,  il  s'en  produit  un  autre  très 
significatif  :  le  retard  de  l'âge  du  mariage.  En  1883  la  proportion 
des  jeunes  mariées  mineures  était  en  Nouvelle-Galles  du  Sud  de 
28,17  pour  100;  en  1892,  elle  était  tombée  à  23,55.  Le  même  fait 
se  retrouve  en  Victoria:  pendant  la  période  de  1881  à  1890,  la 
proportion  moyenne  des  jeunes  mariées  au-dessous  de  21  ans 
avait  été  de  21  pour  100,  et  pour  celles  de  21  à  25  ans,  de  43,2  pour 
100.  En  1893,  les  chiffres  correspondans  n'étaient  que  de  17,4  et 
39,8.  Dans  la  Nouvelle-Zélande  enfin,  où  les  mariées  mineures 
formaient  29,4  pour  100  du  total  en  1882,  elles  ne  comptaient 
plus  que  pour  19,7  en  1893.  Lorsque  la  femme  gagne  sa  vie  par 
elle-même  et  que  les  mœurs  laissent  à  la  jeune  fille  une  grande 
indépendance,  elle  a  moins  de  hâte  de  se  marier.  Souvent, 
d'ailleurs,  le  mariage  la  forcerait  à  renoncer  à  sa  position.  «  J'oc- 
cupe huit  jeunes  filles  de  20  à  25  ans,  me  disait  un  commerçant 
en  Nouvelle-Zélande;  elles  gagnent  de  25  à  30  francs  par  se- 
maine; pas  une  seule  n'est  fiancée,  et  en  Australasie  comme  en 
Angleterre  les  fiançailles  sont  souvent  longues  ;  si  elles  se  ma- 
riaient, je  ne  pourrais  les  garder;  du  reste,  pourquoi  se  presse- 
raient-elles :  elles  gagnent  aisément  leur  vie  et  sont  parfaitement 
indépendantes?  »  Pourquoi  se  presseraient-elles  en  effet?  Seule- 
ment, se  mariant  tard,  leurs  enfans  seront  moins  nombreux.  Sans 
doute  il  ne  faut  pas  sacrifier  l'indépendance  de  la  femme  ni  lui 
interdire  toute  occupation  étrangère  aux  soins  du  ménage  dans 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  661 

luiiiquc  dessein  de  rendre  la  natalité  plus  forte.  Mais  il  ne  con- 
vient pas  non  plus  d'exagérer  une  tendance  qui,  légitime  et  con- 
forme à  la  marche  de  la  civilisation  si  elle  est  contenue  dans  de 
justes  limites,  deviendrait  fort  dangereuse  si  elle  était  exagérée. 
Or  c'est  cette  exagération  que  produit  inévitablement  le  fémi- 
nisme à  outrance. 

L'égalité  des  sexes  est  une  expérience  sociale  de  plus  pour  les 
colonies  australiennes  :  elles  n'hésitent  devant  aucune.  Si  elles 
méprisent  les  erremens  du  vieux  monde,  elles  devraient  cependant 
lie  pas  oublier  que  leur  propre  grandeur,  la  prospérité  écono- 
mique qu'elles  ont  si  rapidement  atteinte,  leur  est  venue  de  l'ini- 
tiative individuelle,  de  l'énergie  de  leurs  colons,  de  ces  qualités 
qu'elles  ne  peuvent  qu'énerver  en  plaçant  tous  les  citoyens  sous 
la  tutelle  efféminante  de  l'Etat,  et  qui  leur  permettraient  assuré- 
ment de  surmonter  la  crise  où  des  exagérations  de  spéculation 
les  ont  jetées  depuis  quelques  années.  On  voudrait  espérer  que 
toute  cette  législation  aventureuse  n'est  qu'une  maladie  passagère 
due  à  une  croissance  trop  hâtive,  et  que  le  bon  sens  pratique  de 
la  race  anglo-saxonne  empêchera  l'Australasie  de  s'engager  plus 
avant  dans  cette  voie.  Si  elle  le  faisait,  si  elle  compromettait 
gravement  ainsi  son  avenir,  l'Europe  sera  peut-être  du  moins 
instruite  par  son  exemple  :  c'est  pourquoi  nous  avons  cru  qu'il 
n'était  pas  sans  quelque  intérêt  d'étudier  les  expériences  sociales 
auxquelles  on  se  livre  aux  antipodes. 

Pierre  Leroy-Beaulieu. 


UN 

PRÉJUGÉ  CONTRE  LA  MÉMOIRE 


LA  MEMOIRE  ET  L'INTELLIGENCE 


Il  est  d'usage  de  traiter  les  «  bonnes  mémoires  »  avec  un  cer- 
tain dédain  ;  nous  ne  les  admirons  jamais  sans  quelque  ironie  ou 
quelque  pitié.  Autre  signe  du  même  sentiment  :  les  louanges  ou 
les  critiques  qu'on  adresse  à  notre  mémoire  nous  laissent  assez 
froids  ;  quand  c'est  d'elle  qu'il  s'agit,  notre  amour-propre  n'est 
pas  à  vif;  nous  ne  sommes  jamais  ni  très  flattés  ni  très  humiliés. 
Autre  signe  encore  :  nous  parlons  sans  embarras  de  notre  mé- 
moire; nous  déclarons  sans  pudeur  qu'elle  est  bonne  et  nous 
avouons  sans  honte  qu'elle  est  mauvaise,  nous  nous  en  vanterions 
volontiers  ;  «  tout  le  monde  se  plaint  de  sa  mémoire,  »  ce  qui 
prouve  qu'on  ne  tient  pas  outre  mesure  à  exceller  par  là.  Il  me 
semble  que  ce  dédain  est  un  peu  aveugle  ;  il  me  semble  que  nous 
devrions  être  aussi  fiers  des  qualités  de  notre  mémoire  que  de  nos 
qualités  les  plus  brillantes;  ou,  pour  parler  plus  exactement,  il 
me  semble  que  nos  qualités  les  plus  brillantes  se  ramèneraient 
facilement  à  des  qualités  de  la  mémoire  ;  et  je  le  voudrais  mon- 
trer sur  quelques-unes  d'entre  elles  ;  mais  surtout  je  crois  que  la 
plus  précieuse  des  qualités,  le  «  jugement  »  ou  la  justesse  d'es- 
prit dépend  de  la  mémoire,  qu'il  n'y  a  pas  d'esprit  juste  sans  une 
mémoire  riche,  tenace,  fidèle  et  prompte,  qu'on  ne  juge  bien  que 
si  on  se  souvient  bien. 


LE    ROMAN    SUÉDOIS.  879 

d'une  personiialité  marquante,  d'un  caractère  ardent  et  combatif, 
d'un  talent  original  et  puissant,  en  mémo  temps  qu'un  peu  désé- 
quilibré, il  est  devenu  surtout  antimoral,  antireligieux,  presque 
anarchiste.  La  réaction  contre  le  radicalisme  pieux  et  vertueux 
du  milieu  environnant  a  été  poussée  à  l'extrême  ;  le  roman  natu- 
raliste suédois  est  allé  tout  droit  jusqu'à  la  révolte  contre  tout 
principe  social  et  moral  capable  d'imposer  une  contrainte  au  pen- 
chant naturel. 

Des  excès  mêmes  de  cette  tendance  est  résultée  une  réaction 
idéaliste.  L'apothéose  des  sens  et  des  instincts  a  fait  renaître  le 
besoin  des  choses  de  l'àme,  la  curiosité  des  phénomènes  supé- 
rieurs de  la  vie  morale.  Le  parti  pris  de  mépriser  tout  idéal  a 
disparu  pour  faire  place  à  des  préoccupations  psychologiques  et 
morales,  au  dessein  de  relever  l'être  humain  à  ses  propres  yeux, 
de  le  montrer  moins  esclave  de  ses  sens,  capable  enfin  de  maîtri- 
ser ses  passions.  L'idée  du  devoir  a  reparu,  en  opposition  avec 
les  entraînemens  de  l'instinct;  l'imagination  a  repris  ses  droits  à 
côté  des  sensations;  la  moralisation  de  l'être  humain  par  la  domi- 
nation des  désirs  a  remplacé  l'idée  de  son  émancipation  de  toute 
entrave  morale  ou  religieuse.  Ce  néo-idéalisme,  qui  a  fait  son 
apparition  il  y  a  quatre  ou  cinq  ans,  est  encore  incertain  de  sa 
voie  et  peu  sûr  de  ses  croyances.  Il  s'essaie  dans  l'analyse  psycho- 
logique, dans  l'allégorie  et  le  symbolisme;  mais  le  fond  de  sa 
philosophie  reste  confus,  sa  foi  est  indécise.  Il  flotte  entre  une 
sorte  de  panthéisme,  un  christianisme  mystique  et  une  religion 
humanitaire,  et  il  éprouve  l'inconvénient  de  s'être  plongé  sans 
foi  bien  précise  dans  des  études  que  la  foi  peut  seule  féconder. 

0.  G.  DE  Heidenstam. 


A  LA  VEILLE 

d'Ujne  élection  présidentielle 


I 

Ce  n'est  pas  de  nous  qu'il  s'agit  aujourd'hui,  mais  des  Etats- 
Unis.  On  sait  que  le  président  de  la  République  y  est  élu  tous  les 
quatre  ans  au  suffrage  universel.  L'élection  a  lieu  quatre  mois 
avant  l'installation  à  la  Maison  Blanche.  L'agitation  commence 
dès  le  début  de  l'année  qui  précède  cette  date.  Depuis  le  prin- 
temps dernier,  le  pays  n'est  occupé  que  du  choix  du  magistrat 
qui  devra  régir  ses  destinées  de  mars  1897  jusqu'en  mars  1901. 
On  connaît  aussi  la  procédure  qui  s'est  peu  à  peu  introduite 
dans  les  mœurs  au  point  d'être  observée  comme  une  règle  écrite. 
Chaque  parti  envoie  de  tous  les  points  du  territoire  ses  délégués 
à  une  Convention  générale  du  parti,  qui  se  réunit  dans  une  ville 
et  à  une  époque  désignées  d'avance.  Cette  Convention  établit  un 
programme  qu'on  appelle  plate-forme  {platfonn)  et  qui  expose  la 
manière  de  voir  de  la  majorité,  ou  de  l'unanimité  de  la  conven- 
tion sur  les  questions  qui  occupent  l'opinion  publique.  Une  fois 
ce  programme  établi,  chaque  convention  désigne  [nominates) 
deux  candidats,  l'un  pour  la  présidence,  l'autre  pour  la  vice-pré- 
sidence des  Etats-Unis,  et  en  forme  une  liste  {ticket)  qu'elle  recom- 
mande aux  suffrages  des  électeurs.  Ceux-ci  n'en  demeurent  pas 
moins  libres  de  voter  pour  qui  bon  leur  semble;  mais  cette  dési- 
gnation, faite  à  l'avance  par  les  représentans  autorisés  de  chaque 
parti,  pèse  d'un  grand  poids  sur  le  vote  populaire,  et  la  bataille 
s'engage  sur  les  noms  ainsi  mis  en  avant.  De  véritables  campagnes 
s'organisent  dans  l'intervalle  qui  sépare  les  Conventions  du  vote 
définitif  :  les  politiciens  les  plus  habiles  de  chaque  parti  en  pren- 
nent la  direction,  établissent  leur  quartier  général,  et  déploient 
une  activité  comparable  à  celle  d'un  chef  d'armée,  préoccupé  de 


A    LA    VIEILLE    d'une    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  881 

faire  converçrer  vers  un  même  but  tous  les  mouvemens  de  ses 
troupes  sur  le  théâtre  des  opérations. 

Cette  année,  l'intérêt  capital  des  plateformes  résidait  dans  la 
question  monétaire.  La  grandeur  des  intérêts  engagés,  la  situation 
prépondérante  que  les  Etats-Unis  occupent  dans  la  vie  écono- 
mique du  globe,  les  conséquences  qui  résulteront  de  la  décision 
prise  en  un  sens  ou  dans  l'autre,  non  seulement  pour  l'Amérique, 
mais  pour  le  monde  entier,  me  faisaient  un  devoir  d'étudier  de 
près  la  lutte  actuelle.  Déjà  les  journalistes  américains,  ces  mer- 
veilleux fabricans  de  titres  à  sensation,  l'ont  baptisée  :  la  ba- 
taille des  étalons  (baille  of  standards).  La  place  d'un  économiste 
était  indiquée  dans  l'un  et  l'autre  des  états-majors,  à  la  recherche 
des  meilleurs  points  d'observation. 

Je  suis  donc  retourné  aux  Etats-Unis.  Je  les  avais  visités,  il  y  a 
trois  ans,  au  moment  de  l'Exposition  de  Chicago,  de  la  foire  uni- 
verselle, comme  les  Yankees  l'avaient  nommée  dans  leur  langue 
pittoresque  :  la  grande  Républiqne  était  alors  secouée  par  une 
crise  financière  violente,  qui  avait  coïncidé  avec  les  premiers 
mois  de  l'Exposition,  et  qui  provoqua  une  lutte  parlementaire 
acharnée  au  sujet  de  la  législation  monétaire.  11  s'agissait  de 
mettre  un  terme  aux  achats  de  métal  blanc  par  le  Trésor,  dont  les 
caves  s'emplissaient  de  lingots  que  le  public  ne  lui  demandait 
pas.  Le  monde  financier  et  commercial  redoutait  un  changement 
d'étalon.  Seule,  la  fermeté  du  président  Cleveland,  qui  arracha  au 
Congrès,  après  trois  mois  d'efîorts,  le  rappel  de  la  loi  Sherman, 
sauva  le  pays  d'un  bouleversement.  Mais  les  peuples  oublient 
vite  les  leçons  de  l'histoire  ou  les  comprennent  mal.  Au  lieu  de 
renoncer  définitivement  à  tdute  tentative  de  restauration  de  l'ar- 
gent, une  partie  de  l'Amérique  se  lance  tête  baissée  dans  une 
campagne  qu'elle  prétend  faire  aboutir  à  la  libre  frappe  de  ce 
métal. 

Cette  idée  a  pris  naissance  dans  les  Etats  qui,  tels  que 
le  Nevada,  le  Colorado,  le  Montana,  l'Idaho,  contiennent  de 
nombreuses  mines  d'argent.  Mais,  chose  singulière,  elle  a  recruté 
de  nombreux  adhérons  dans  l'ouest,  le  centre  et  le  sud,  parmi  les 
fermiers  et  même  les  ouvriers,  qui  s'imaginent  que  cette  révolu- 
tion monétaire  améliorerait  leur  condition.  Les  Montagnes-Ro- 
cheuses et  une  partie  du  bassin  de  Mississipi  croient  voir  là  en 
même  temps  une  occasion  de  s'affranchir  de  la  suprématie  des 
Etats  de  l'est,  à  qui  leur  richesse,  la  densité  de  leur  population 
et  leur  longue  expérience  politique  avaient  assuré  jusqu'à  ce  jour 
une  légitime  prépondérance  dans  la  conduite  des  destinées  de 
l'Union. 

Il  n'est  plus  possible  aujourd'hui  de  juger  l'ensemble  du 
TOMB  cxxxvi.  —  1896.  50 


882  REVUE  DES  DEfX  MONDES. 

peuple  américain  d'après  les  New-Yorkais  et  les  Bostoniens,  ni  de 
considérer  ce  qui  est  à  l'ouest  des  monts  Alleghanys  comme  une 
quantité  négligeable.  Les  anciens  Etats  du  bord  de  l'Atlantique, 
qu'on  désigne  parfois  du  nom  de  Nouvelle-Angleterre,  forment 
en  réalité  une  vieille  Amérique  par  rapport  aux  jeunes  commu- 
nautés du  centre  et  de  l'ouest.  Ils  constituent  au  sein  de  l'Union 
une  sorte  de  parti  conservateur;  ils  commencent  à  avoir  des  tra- 
ditions et  à  goûter  les  douceurs  d'un  état  d'âme  plus  raffiné  que 
celui  des  rudes  planteurs  et  mineurs,  pionniers  de  la  Fédération 
dans  sa  marche  de  l'Atlantique  au  Pacifique.  Ceux-ci  sentent  les 
forces  leur  venir  :  grâce  à  la  constitution  qui  ordonne  que  chaque 
État  sera  représenté  par  deux  sénateurs,  sans  tenir  compte  de  la 
population,  leur  influence  au  Sénat  est  déjà  considérable.  Les 
territoires  qu'ils  occupent  sont  immenses,  et,  si  le  peuplement 
s'en  effectue  avec  la  rapidité  dont  certaines  villes,  comme  Chicago, 
ont  donné  l'exemple,  la  Chambre  des  représentans  ne  tardera  pas 
à  compter,  elle  aussi,  une  forte  proportion  de  députés  de  l'ouest. 
Là  est  la  nouveauté  et  aussi  le  péril  de  la  situation. 

Jamais  depuis  trente  ans  il  ne  s'était  révélé  comme  aujour- 
d'hui. A  lire  certains  journaux  américains,  l'étranger  pourrait 
même  croire  à  un  antagonisme  plus  profond  encore  que  celui  qui 
existe  réellement.  Le  principal  journal  de  Denver,  capitale  du 
Colorado,  le  Rocky  Mountain  News,  attaquait  au  mois  de  juin  der- 
nier le  président  Gleveland,  objet  spécial  de  la  haine  des  parti- 
sans de  l'argent,  que  nous  demandons  au  lecteur  la  permission 
d'appeler  argentistes.  Ce  barbarisme  nous  permettra  de  traduire 
littéralement  l'épithète  de  silverites  qui  revient  à  chaque  minute 
dans  la  bouche  et  sous  la  plume  des  Américains.  Ce  président  dé- 
mocrate, qui  a  lafermeté  de  résister  à  son  propre  parti  toutes  les 
fois  qu'il  juge  que  celui-ci  se  trompe,  était  représenté  sur  un 
bûcher  :  les  flammes  de  «  l'argent  libre  »  le  dévorent,  pendant 
qu'il  essaie  de  s'échapper  par  une  échelle  d'or.  Il  est  probable 
qu'une  fois  la  brûlante  question  du  jour  réglée,  tout  rentrera 
dans  le  calme,  et  les  adversaires,  si  échauffés  en  ce  moment,  re- 
tourneront à  leurs  affaires  sans  s'armer  pour  une  guerre  civile. 
Mais  rarement  une  discussion  politique  s'est  poursuivie  sur  un  ton 
aussi  violent  ;  rarement  des  dénonciations  semblables  à  celles 
qui  s'impriment  matin  et  soir  dans  les  journaux  ont  ameuté 
l'opinion.  Les  délégués  républicains  du  Colorado,  de  l'Idaho,  de 
rUtah,  du  Montana,  du  Nevada,  en  se  retirant  de  la  convention  de 
Saint-Louis,  n'ont  pas  craint  de  dénoncer  à  leurs  constituans  le 
programme  adopté  par  la  majorité  de  leurs  coreligionnaires  po- 
litiques «  comme  la  pire  tentative  jamais  faite  par  le  parti  répu- 
blicain, jadis  sauveur  du  peuple,  mais  prêt  aujourd'hui  à  l'oppri- 


A    LA    VEILLE    d'lNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  883 

mer.  si  la  Providence  ne  l'arrête  pas  au  moyen  du  suffrage  des 
hommes  libres.  » 

Le  sénateur  Tillman.  de  la  Caroline  du  Sud,  qualiliait  l'autre 
jour  dans  une  réunion  publique  le  président  Cleveland  d'instru- 
ment de  Wall  Street,  c'est-à-dire  des  banquiers  de  New- York,  et 
apostrophait  ses  auditeurs  en  ces  termes  : 

Votre  politique  a  consisté  à  changer  de  maître,  ce  que  vous  faites  en  ex- 
pulsant une  bande  de  voleurs  et  en  en  installant  une  autre  à  sa  place.  Vous 
^tes  hypnotisés  par  le  chant  de  sirène  des  journaux  vendus...  Toutes  ces 
punaises  d'or  {goldhiigs}  sont  foncièrement  hypocrites  et  menteuses...  En 
1893,  le  Congrès  a  démonétisé  l'argent  et  établi  l'étalon  d'or,  grâce  aux  ma- 
chineries et  canaillories  de  John  Sherman  et  autres  coquins...  Les  tnfsts  et 
monopoles  nous  tuent.  Votre  procureur  général  a,  de  parla  loi,  le  pouvoir 
de  les  étrangler  tous,  mais  il  ne  peut  le  faire.  La  corruption  est  partout  : 
corruption  dans  les  tribunaux  sans  exception,  jusque  dans  la  Cour  su- 
prême; —  corruption  au  Congrès;  —  et,  ce  qui  est  pis  que  tout,  la  prési- 
dence vient  d'être  mise  aux  enchères  à  Saint-Louis.  Hanna  a  commencé  par 
acheter  le  vote  des  nègres  en  faveur  de  Mac-Kinley;  puis  Platt  les  a  achetés 
une  seconde  fois  pour  leur  faire  adopter  sa  plateforme  en  faveur  de  l'or. 
John  Sherman,  le  grand  prêtre  de  Mammon,  est,  avec  Mark  Hanna,  le  co- 
propriétaire de  Mac-Kinley. ..  Et  maintenant,  amis,  voilà  assez  longtemps 
que  nos  chefs  nous  vendent.  Le  temps  est  venu  de  nous  insurger.  Il  nous 
faut  une  nouvelle  déclaration  d'indépendance  :  l'Amérique  aux  Américains, 
et  l'Angleterre  aux  Enfers  ! 

Il  n'est  aucune  des  passions  de  la  démagogie  auxquelles  il  ne 
soit  fait  appel  dans  cette  campagne.  Les  faits  sont  dénaturés;  les 
accusations  les  plus  extravagantes  proférées  sans  preuve  à  Tappui; 
on  s'adresse  aux  pires  instincts  des  foules.  Si  la  démocratie  amé- 
ricaine résiste  à  de  pareils  assauts,  elle  aura  donné  une  admi- 
rable preuve  de  sagesse  et  de  possession  d'elle-même. 

II 

La  division  politique  des  Etats-Unis  est  malaisée  à  définir, 
parce  qu'elle  ne  correspond  à  rien  de  précis;  elle  ne  ressemble 
pas  à  la  nôtre,  personne  ne  songeant  à  demander  un  changement 
dans  la  forme  du  gouvernement.  Les  deux  grands  partis  en  pré- 
sence sont  le  parti  républicain  et  le  parti  démocrate;  à  côté 
d  eux  le  parti  populiste  a  recruté  des  adhérons  dans  certains  Etats 
du  sud  et  de  l'ouest  :  on  pouvait  néanmoins  jusque  dans  les  der- 
niers temps  le  traiter  de  quantité  négligeable.  Les  ouvriers  ont 
aussi  des  organisations  spéciales  :  mais  elles  n'empêchent  pas  ceux 
qui  en  font  partie  d'appartenir  à  un  autre  groupe  politique.  Le 
parti  républicain  se  glorifie  d'avoir  mené  la  guerre  de  sécession 
et  d'avoir  rétabli  limité  nationale;  le  parti  démocrate  n'a  plus 
que  le  nom  de  commun  avec  les  confédérés  de  1801,  qui  pendant 


884  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

quatre  ans  versèrent  leur  sang  sur  tant  de  champs  de  bataille  et 
disputèrent  la  victoire  aux  Sherman,  aux  Sheridan  et  aux  Grant. 
Aussi  n'est-ce  pas  sur  le  terrain  des  luttes  d'autrefois  que  se 
rencontrent  les  adversaires  d'aujourd'hui.  Ils  sont  d'accord  pour 
maintenir  l'organisation  actuelle  du  pays;  ils  ont  au  même  degré 
le  respect  de  la  constitution  ;  ils  ne  sont  pas  en  désaccord  sur  la 
politique  étrangère.  Si  le  républicain  Blaine  a  passé  pour  le 
champion  le  plus  ardent  du  panaméricanisme,  le  démocrate  Cle- 
veland  a  déployé  une  singulière  énergie  dans  la  revendication  des 
droits  des  États-Unis  lors  de  l'incident  anglo-vénézuélien  à  la  fm 
de  1895.  Ce  n'est  pas  non  plus  sur  une  question  confessionnelle 
qu'éclatent  les  conflits  dopinion,  bien  que  l'association  anti-pa- 
pale, American-protective  association,  par  abréviation  A.  P.  A., 
essaie  de  faire  à  Mac-Kinley  un  grief  d'avoir  épousé  une  femme 
catholique. 

C'est  donc  en  matière  économique  que  doivent  éclater  les  di- 
vergences qui  séparent  les  démocrates  et  les  républicains.  Mais 
ici  encore,  chose  étrange  à  constater,  aucun  des  deux  partis,  au 
début  de  la  campagne  présidentielle  de  189G,  n'avait  de  pro- 
gramme précis.  Deux  questions  préoccupaient  le  pays:  celle  du 
tarif  et  celle  de  la  monnaie;  protection  ou  libre-échange,  étalon 
d'or  ou  double  étalon.  Hàtons-nous  d'ajouter  que  les  problèmes  ne 
se  posent  pas  avec  cette  simplicité  élémentaire.  Bien  peu  de  libre- 
échangistes  américains  auraient  le  courage  de  supprimer  tous 
les  droits  de  douane;  un  petit  nombre  seulement  des  partisans  de 
l'étalon  d'or  songent  à  retirer  de  la  circulation  les  dollars  d'argent 
qui  en  forment  une  portion  importante.  D'autre  part,  bien  que 
les  républicains  soient  acquis  à  une  politique  protectionniste, 
les  démocrates  sont  loin  d'être  tous  de  l'opinion  contraire;  et, 
pour  ce  qui  est  de  la  question  monétaire,  elle  compte  des  partisans 
de  l'une  et  de  l'autre  solution  dans  les  deux  camps.  Une  forte 
majorité  de  républicains  est  favorable  à  l'étalon  dor;  ce  qui 
n'empêche  qu'en  1893  le  président  démocrate  Cleveland  a  lutté 
avec  une  énergie  indomptable  pour  l'abrogation  des  lois  ordon- 
nant les  achats  d'argent  par  le  Trésor,  et  que  certains  membres  de 
son  cabinet,  le  secrétaire  de  la  Trésorerie  Carliste  en  tête,  se  jet- 
tent aujourd'hui  dans  la  mêlée  pour  combattre  les  argentistes.  Il 
faut  jeter  un  coup  d'œil  en  arrière  afin  de  comprendre  la  situation. 

Après  avoir  été  longtemps  libre-échangistes,  les  Etats-Unis, 
vers  le  déclin  du  xix*'  siècle,  ont  suivi  l'exemple  de  beaucoup  de 
nations  européennes  et  ont  établi  des  barrières  pour  protéger 
nombre  de  leurs  industries.  Le  major  Mac-Kinley,  président  de  la 
commission  parlementaire  chargée  de  la  revision  des  lois  doua- 
nières, attacha  son  nom  au  tarif  le  plus  élevé,  qui  fut  établi  il  y  a 


A    LA    VEILLE    d'l.NL    ÉLECTION    PRÉSIDEMIELLE.  883 

quelques  années  sous  le  gouvernement  du  républicain  Harrison, 
et  légèrement  abaissé  en  i89i,  sous  une  présidence  démocratique, 
par  une  loi  dite  Milson  bill.  On  attribuait  la  crise  de  1893  à 
l'excès  des  tarifs  protecteurs  et  à  la  législation  monétaire  :  sous  le 
coup  de  ses  soutlrances,  le  pays  approuva  un  double  cliangement 
dans  l'une  et  l'autre  politique.  Mais  aujourd'hui  que  la  prospérité 
promise  ne  lui  semble  pas  revenir  assez  vite,  il  est  de  nouveau 
prêt  à  voter  en  sens  contraire.  Ce  n'est  pas  le  lieu  de  discuter  une 
théorie  économique.  Constatons  cependant  que  l'Amérique  est 
mieux  armée  qu'aucune  autre  contrée  pour  la  lutte  sur  le  terrain 
du  libre-échange.  La  richesse  et  l'étendue  de  son  sol  lui  per- 
mettent d'exporter  nombre  de  matières  premières  :  elle  devient 
de  ce  chef  créancière  de  l'étranger  et  achète  à  son  tour  des  pro- 
duits fabriqués  au  dehors.  Cela  est  si  vrai  qu'à  une  époque  dont 
nous  ne  sommes  pas  éloignés  les  revenus  des  douanes  dépassèrent 
largement  les  besoins  du  Trésor  et  parurent  à  beaucoup  de  bons 
esprits  un  impôt  injustement  prélevé  sur  le  consommateur,  cest- 
à-dire  sur  la  masse.  Craignant  de  les  voir  abolir,  les  protec- 
tionnistes inventèrent  le  système  des  pensions,  dont  l'objet  prin- 
cipal fut  de  trouver  un  emploi  à  d'énormes  excédens  budgétaires. 
Avec  une  armée  de  2o000  hommes  et  une  marine  à  peu  près 
nulle,  les  Américains  trouvèrent  moyen  d'inscrire  annuellement 
800  millions  de  francs  au  titre  des  dépenses  militaires,  en 
pensions  servies  aux  vétérans  de  la  guerre  de  sécession,  à  leurs 
familles,  et  surtout  à  des  amis  politiques.  Aujourd'hui  les  temps 
sont  changés  :  les  excédens  ont  fait  place  à  des  déficits,  qu'il  a 
fallu  combler  à  l'aide  d'emprunts.  L'administration  démocratique 
ne  peut  plus  se  vanter  d'avoir  continué  à  diminuer  la  dette  pu- 
blique, cumnie  elle  le  fit  sous  la  première  présidence  de  Cleve- 
land,  de  1885  à  1889.  Depuis  deux  ans  elle  a  dû  emprunter  un 
milliard  de  francs  :  il  est  vrai  qu'elle  a  eu  à  souffrir  de  l'incerti- 
tude qui  n'a  cessé  de  régner  sur  le  régime  monétaire  du  pays. 

Celui-ci  est  assez  connu  pour  qu'il  n'y  ait  pas  lieu  d'y  insister. 
Nous  l'avons  exposé  ici  même  en  1894.  Depuis  le  rappel  du  Sher- 
man  bill,  en  octobre  1893,  les  Etats-Unis  se  trouvent,  au  point  de 
vue  métallique,  dans  une  situation  analogue  à  celle  de  la  France  : 
l'or  seul  peut  y  être  librement  frappé  ;  mais  les  dollars  d'argent 
antérieurement  émis  ont  conservé  force  libératoire.  S'il  n'existait 
aucun  doute  relativement  à  l'avenir,  la  présence  dans  la  circula- 
tion de  ce  demi-milliard  de  dollars  d'argent  sous  la  forme  d'es- 
pèces sonnantes,  de  billets  du  Trésor  et  de  certificats  de  dépôt 
gagés  par  le  métal  monnayé  ou  déposé  en  lingots  dans  les  caves 
de  la  Trésorerie  à  Washington,  n'aurait  aucune  influence  fâcheuse  : 
mais  il  n'en  va  pas  ainsi.  Un  parti  qui,  plus  bruyant  que  nombreux 


886  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  SCS  débuts,  a  cependant  Uni  par  recruter  des  adhérens  parmi 
ceux-là  mêmes  qui  n'ont  rien  à  gagner  et  probablement  beaucoup 
à  perdre  à  un  bouleversement  monétaire,  s'agite  et  agite  le  pays 
en  réclamant  la  libre  frappe  de  l'argent  :  il  promet  aux  propriétaires 
de  mines  de  ce  métal  un  débouché  assuré  et  un  prix  invariable 
pour  leur  marchandise;  il  fait  miroiter  aux  yeux  des  agriculteurs 
une  hausse  du  blé,  du  maïs  et  des  autres  produits  de  la  terre, 
qu'il  prétend  devoir  être  la  conséquence  inévitable  de  cette  libre 
frappe. 

Le  candidat  républicain  qui  paraît  avoir  le  plus  de  chances 
d'être  élu  en  novembre  prochain  pour  être  ensuite  installé  à  la 
Maison  Blanche  de  Washington  de  mars  1 897  jusqu'en  mars  1901 , 
est  le  célèbre  Mac-Kinley,  dont  le  nom  est  resté  lié  au  relèvement 
du  tarif  douanier.  Mac-Kinley  ressemble  à  Napoléon  P"":  cette 
circonstance  a  été  pour  quelque  chose  dans  sa  fortune  politique,  en 
ce  pays  où  la  légende  impériale  paraît  avoir  exercé  une  fasci- 
nation toute  particulière  sur  les  esprits  (1).  Ses  adversaires  n'ont- 
ils  pas  été  jusqu'à  relever  la  date  du  18  juin,  anniversaire  de 
Waterloo,  à  laquelle  Mac-Kinley  a  été  choisi  par  la  Convention 
de  Saint-Louis,  pour  en  tirer  un  présage  de  défaite?  Le  portrait 
de  Mac-Kinley,  imprimé  tous  les  jours  dans  une  foule  de  jour- 
naux tirés  à  des  millions  d'exemplaires,  le  représente  inévitable- 
ment coiffé  du  tricorne  en  bataille,  avec  la  main  dans  la  redingote 
boutonnée,  ou  bien  encore  les  deux  bras  croisés  derrière  le  dos, 
dans  quelqu'une  des  attitudes  immortalisées  par  l'Empereur  pre- 
mier. 

Rien  n'est  amusant  comme  de  voir  l'usage  constant  que  font 
les  caricaturistes  yankees  de  cette  ressemblance.  L'un  d'eux  nous 
montre  Mac-Kinley  sur  un  cheval  blanc,  entouré  de  son  état-major  : 
les  plus  connus  de  ses  partisans  sont  occupés  à  pointer  des  canons 
chargés  de  boulets  en  or  qu'ils  puisent  dans  des  caissons  bondés 
de  ce  métal  ;  au  bas  du  tertre  s'étend  une  plaine  désolée  qui  n'est 
que  ruines  :  fermes,  fabriques,  ateliers  sont  dévastés,  tout  est 
détruit  par  le  monométallisme  or  :  inutile  de  dire  que  le  dessin 
est  publié  dans  un  Etat  argentiste.  Ailleurs  on  voit  Mac-Kinley 
assis  sur  un  obus,  flirtant  avec  dame  Démocratie,  pendant  qu'une 
mèche  enflammée,  sur  laquelle  est  écrit  :  u  monométallisme  or  », 
menace  de  faire  éclater. le  projectile  :  «  N'ayez  pas  peur,  m'amie  », 
lui  dit-il,  «  cela  ne  vous  fera  pas  de  mal.  » 

La  verve  des  républicains  et  des   partisans   de  la  monnaie 

(1)  Cette  fascination  est  toile  que  l'éminent  professeur  Sloane,  de  l'Université  de 
Princeton,  a  cru  devoir  écrire  une  histoire  de  Napoléon  I"  pour  éclairer  ses  com- 
patriotes, en  la  leur  présentant  sous  le  jour  qu'il  croit  être  le  vrai,  et  en  cherchant 
à  calmer  chez  eux  un  enthousiasme  qu'il  trouve  exagéré. 


A    LA    VEILLE    d'lNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  887 

jaune  s'cxelfce  à  son  tour  aux  dépens  desargentistes.  Le  New  York 
Herald  nous  montre  un  vagabond  aux  habits  rapiécés,  avec  un 
pantalon  enfoncé  dans  de  grandes  bottes  et  retenu  par  une  seule 
bretelle  au-dessus  de  sa  chemise  de  laine,  un  chapeau  de  feutre 
aux  larges  bords  dont  s'échappent  des  plumes  avec  les  inscrip- 
tions d'Altgeldisme,  ïillmanisme  (Altgeld  est  le  gouverneur  anar- 
chiste de  riUinois  et  Tillman  le  sénateur  de  la  Caroline  du  Sud, 
fougueux  apôtre  de  l'argent)  ;  il  porte  sur  le  dos  le  mot  :  popu- 
lisme; de  la  main  gauche  il  maintient  sur  un  billot  intitulé  : 
«  convention  de  Chicago  »  la  poule  aux  œufs  d'or,  la  démocratie, 
et  s'apprête  à  l'égorger  avec  la  hache  «  argent  libre  »  {free 
silver),  qu'il  brandit  de  la  main  droite.  h'Evening  Telegram  du 
14  juillet  nous  montre  la  vieille  dame  Démocratie  faisant  sauter 
sur  ses  genoux  le  petit  enfant  «  populisme  »  et  l'amusant  avec  un 
hochet  «  libre  argent  »  [free  silver)  :  la  légende  est  jolie  dans  sa 
concision.  «  Elle  avait  besoin  de  quelque  chose  pour  la  distraire.  » 
Une  autre  nous  montre  cette  même  démocratie  dont  les  jupes 
sont  entortillées  par  les  laisses  de  deux  cochons  qui  la  tirent  en 
sens  contraire  :  l'un  s'appelle  l'or  et  est  très  gras;  Tautre,  tout 
maigre,  personnifie  l'argent.  La  vieille  dame  crie  au  secours  et 
demande  qu'on  la  dégage  de  ces  cordes.  L'un  des  animaux  l'en- 
traîne sur  une  route  qui  s'appelle  «  Défaite  »  et  l'autre  se  dirige 
vers  le  chemin  qui  mène  à  «  Ruine  ». 

En  d'autres  temps,  l'élection  de  Mac-Kinley  aurait  eu  une  si- 
gnification nettement  protectionniste.  Les  circonstances  ont  relégué 
cette  question  si  grave  au  second  plan,  et  amèneront  peut-être  à 
ce  candidat  nombre  de  voix  libre-échangistes.  Voici  comment 
s'exprime  à  cet  égard  la  plate-forme  républicaine  : 

Nous  renouvelons  et  affirmons  notre  attachement  à  la  politique  protec- 
tionniste, que  nous  considérons  comme  le  boulevard  de  l'indépendance  in- 
dustrielle de  l'Amérique  et  le  fondement  de  la  prospérité  américaine. 

Cette  politique  véritablement  américaine  taxe  les  produits  étrangers  et 
encourage  l'industrie  indigène;  elle  fait  porter  le  poids  des  droits  aux  mar- 
chandises du  dehors  ;  elle  conserve  le  marché  américain  au  producteur  amé- 
ricain; elle  assure  à  l'ouvrier  américain  le  maintien  des  salaires  au  taux 
américain  ;  elle  met  la  fabrique  à  côté  de  la  ferme  et  rend  le  fermier  amé- 
ricain moins  dépendant  de  la  demande  et  des  prix  étrangers. 

Nous  demandons  un  tarif  équitable  sur  les  importations  étrangères,  qui 
ne  fournisse  pas  seulement  au  Gouvernement  un  revenu  égal  à  ses  dépenses 
nécessaires,  mais  qui  empêche  le  travail  américain  d'être  réduit  à  se  conten- 
ter des  salaires  payés  en  d'autres  pays. 

La  plate-forme  démocratique  au  contraire  déclare  que  les 
droits  d'entrée  doivent  être  uniquement  perçus  pour  fournir 
des  ressources  au  budget.  Elle  dénonce  comme  désorgani- 
sant les    affaires   la  menace   républicaine    de  rétablir   le  tarif 


888  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Mac-Kinley,  deux  fois    condamné   par  le   suffrage  universel   : 

Ce  tarif,  présenté  faussement  comme  protégeant  l'industrie  nationale, 
n'a  servi  qu'à  engendrer  une  foule  de  trusts  et  de  monopoles,  a  enrichi  le 
petit  nombre  aux  dépens  de  la  masse,  a  restreint  le  commerce  et  privé  les 
producteurs  américains  de  leurs  débouchés  naturels. 

Mais  il  est  dit  plus  loin  :  «  Jusqu'à  ce  que  la  question  moné- 
taire soit  réglée,  nous  nous  opposons  à  tout  changement  dans 
notre  législation  douanière.  »  C'est  renoncer  clairement  à  livrer 
bataille  sur  le  tarif.  D'autre  part,  rien  ne  prouve  qu'une  fois  à  la 
présidence,  Mac-Kinley  s'empresserait  d'agir  dans  le  sens  d'une 
augmentation  des  tarifs  actuels  :  elle  sera  réclamée  par  nombre 
d'industriels,  toujours  prêts,  par  tous  pays, à  crier  à  l'aide;  mais 
les  demandes  seront  sans  doute  si  nombreuses,  que  la  voix  des 
consommateurs  pourrait  s'élever  à  son  tour,  et  modérer  les  ap- 
pétits des  manufacturiers. 

Quoi  qu'il  en  soit,  aucune  des  deux  plates-formes  que  nous 
venons  de  citer,  malgré  la  redondance  des  phrases,  ne  prend 
d'attitude  intransigeante  en  matière  douanière  ;  et  il  serait  facile 
de  démontrer  qu'on  pourrait  à  la  rigueur  conserver  ou  modifier 
le  tarif  actuel  en  restant  dans  le  cadre  des  déclarations  républi- 
caines ou  démocratiques  (1).  C'est  donc  à  propos  de  la  question 
monétaire  que  nous  devons  chercher  à  trouver  chez  les  politiciens 
une  attitude  décidée ,  des  principes  ou  du  moins  des  opinions 
arrêtées.  Tel  n'était  pas  le  cas  au  début  de  la  campagne  actuelle. 
Si  la  majorité  des  républicains,  surtout  dans  l'est,  est  très  éner- 
giquement  favorable  à  ce  qu'on  appelle  dans  le  jargon  courant  la 
monnaie  saine  [soimd  7noney),  le  favori  Mac-Kinley  évitait  tout 
d'abord  de  se  prononcer  sur  la  question.  L'un  des  grands  journaux 
de  New-York,  VEvening  Post,  s'amusait  à  publier  chaque  jour  de 
nombreux  extraits  de  discours  dans  lesquels  Mac-Kinley  s'est 
exprimé  en  termes  favorables  au  bimétallisme.  Mac-Kinley  de 
son  côté  se  renfermait  dans  un  prudent  silence  :  les  «  Forain  )> 
de  là-bas  le  représentaient  les  yeux  fermés  et  la  bouche  close 
par  la  main  de  son  Eminence  grise,  du  célèbre  Mark  Hannah  : 
«  Je  n'ai  rien  à  dire,  I  hâve  nothing  to  say,  »  est  la  légende. 

III 

Mais  cette  situation  ambiguë  du  début  de  la  campagne  n'a 
pas  tardé  à  se  modifier  à  la  suite  de  la  réunion  de  la  Convention 

(1)  D'après  des  nouvelles  plus  récentes,  les  républicains  refuseraient  cependant 
aux  démocrates,  qui  seraient  disposés  à  voter  pour  Mac-Kinley,  de  faire  des  conces- 
sions sur  la  question  du  tarif. 


i 


A    LA    VEILLl,    d'une    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  889 

démocratique,  qui  a  siégé  à  Chicago  du  7  au  11  juillet  dernier. 
Déjà  la  plate-forme  républicaine,  adoptée  par  la  Convention  de 
Saint-Louis  le  18  juin,  s'était  prononcée  en  faveur  de  la  monnaie 
saine  [soimd  money)  et  du  maintien  de  l'étalon  d'or  : 

Le  parti  républicain  est  sans  restriction  favorable  à  la  monnaie  saine. 
C'est  lui  quia  fait  passer  la  loi  de  reprise  des  paiemens  en  espèces  en  1879; 
depuis  cette  époque,  chaque  dollar  a  valu  de  l'or.  Nous  sommes  absolument 
opposés  à  toute  mesure  calculée  en  vue  de  déprécier  notre  étalon  ou  de  por- 
ter atteinte  au  crédit  du  pays.  Nous  sommes  donc  hostiles  à  la  libre  frappe 
de  l'argent  autrement  qu'en  vertu  d'un  arrangement  international  avec  les 
principaux  peuples  commerçans  du  monde.  Nous  nous  engageons  à  ap- 
puyer un  arrangement  de  ce  genre.  Mais  jusqu'à  ce  qu'il  puisse  être  conclu, 
l'étalon  d'or  doit  être  conservé  tel  qu'il  existe.  Toute  notre  circulation  d'ar- 
gent et  de  papier  doit  être  maintenue  à  la  parité  de  l'or.  Nous  sommes  en 
faveur  de  toute  mesure  de  nature  à  maintenir,  d'une  façon  inviolable,  les 
obligations  des  États-Unis  et  leur  monnaie,  qu'elle  soit  de  métal  ou  de  pa- 
pier, à  rétalon  actuel,  qui  est  celui  des  nations  les  plus  éclairées  du  monde. 

Cette  déclaration  fut  adoptée  par  la  Convention  républicaine 
à  une  grande  majorité  ;  seul,  un  petit  groupe  de  délégués  de 
l'ouest  se  joignit  au  sénateur  Teller,  du  Colorado,  lorsque  celui- 
ci  refusa  de  s'incliner  devant  la  décision  de  la  Convention  au 
sujet  de  la  monnaie,  et  se  retira  [bolted). 

Le  parti  démocrate,  de  son  côté,  était  profondément  divisé 
sur  la  question  monétaire.  Mais  à  peine  la  Convention  du  parti 
est-elle  réunie  à  Chicago  que  la  puissance  des  argentistes  se 
manifeste.  Les  délégués  des  Etats  de  l'ouest  entrent  en  lice  avec 
une  ardeur  et  une  violence  sans  égales.  Dès  le  début,  un  antago- 
nisme complet  éclate  entre  eux  et  les  délégués  de  l'est,  qui  procla- 
ment la  nécessité  de  rester  fidèles  aux  principes  monétaires  de 
M.Cleveland.  Toutes  les  autres  questions,  jusqu  à  celle  du  tarif, 
passent  au  second  plan,  et  les  Etats-Unis  présentent  le  spectacle 
curieux  d'une  grande  bataille  politique  concentrée  sur  une  por- 
tion restreinte  du  terrain  des  intérêts  matériels.  Il  ne  s'agit  plus 
de  l'ensemble  des  questions  économiques,  qui  jouent  un  rôle 
assez  considérable  dans  la  vie  des  nations  modernes  pour  mettre  les 
passions  en  mouvement,  en  dehors  de  toute  question  purement 
politique;  il  ne  s'agit  même  pas,  quoi  qu'en  disent  Mac-Kinley  et 
ses  amis,  de  protection  ou  de  libre-échange.  Le  débat  est  réduit 
à  la  question  monétaire  :  restera-t-on  fidèle  à  l'or,  ou  bien  admet- 
tra-t-on  concurremment  à  la  libre  frappe  les  deux  métaux  dits 
précieux  :  l'or  et  l'argent?  C'est  ce  point  qui  met  en  ébullition 
soixante-dix  millions  d'hommes;  cest  pour  vider  la  querelle  du 
métal  jaune  et  du  métal  blanc,  des  gold  bugs  (punaises  d'or)  et 
des  sHver  cranks  (fous  d'argent),  que  des  dizaines  de  mille  de 
journaux,  imprimés  à  des  dizaines  de  millions  d'exemplaires, 


890  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inondent  matin  et  soir  les  villes,  bourgs  et  villages  de  quarante- 
neuf  États  et  territoires  de  l'Union  ;  c'est  pour  cette  cause  que  les 
immenses  machines  politiques  américaines  sont  en  mouvement 
depuis  plusieurs  mois  et  vont  redoubler  leurs  efforts  jusqu'au 
3  novembre  1896,  jour  de  l'élection  du  président. 

La  Convention  démocratique  se  réunit  au  commencement  de 
juillet.  Les  murs  et  les  hôtels  de  Chicago  fourmillent  d'hôtes 
étranges,  hommes  aux  barbes  incultes,  venus  des  Montagnes- 
Rocheuses  et  des  fermes  de  l'Ouest,  qui  inspirent  au  New-York 
Herald  des  caricatures  dans  le  genre  suivant  :  ils  l'ont  queue  chez 
les  barbiers  de  Chicago  ;  le  nègre  qui  tient  les  ciseaux  recule, 
effrayé , devant  ces  Clodions  chevelus;  un  autre  empile  dans  un 
immense  panier  les  longues  boucles  qui  tombent  de  ces  tètes  et 
de  ces  mentons  hirsutes.  Le  célèbre  gouverneur  de  l'Etat  d' Illi- 
nois, dans  lequel  se  trouve  Chicago,  Altgeld,  l'ami  des  anar- 
chistes, emplit  les  couloirs  du  bruit  de  sa  campagne  en  faveur 
de  l'argent.  Les  délégués  des  grands  États  de  l'est,  de  New- York, 
de  Pensylvanie,  sentent  que  la  majorité  avait  son  siège  fait. 
Ils  n'en  luttent  pas  moins  courageusement  et  essayent  de  se  faire 
écouter  :  mais  les  positions  étaient  prises  bien  avant  la  réunion, 
et  les  paroles  les  plus  sensées  ne  modifièrent  probablement  pas 
un  seul  vote.  Dans  l'émotion  de  leur  impuissance,  l'un  d'eux  va 
jusqu'à  sécrier  que  l'attitude  des  argentistes  équivaut  au  pre- 
mier coup  de  canon  tiré  sur  le  fort  Sumter,  en  1861,  par  les  con- 
fédérés. La  Tribune  de  New- York  déclare  que  les  vieux  démo- 
crates de  l'est  se  heurtent  à  Chicago  à  un  spectre  horrible,  aux 
yeux  hagards,  agitant  un  étendard  sanglant  et  une  torche  en- 
flammée. Terrifiés  de  découvrir  l'intensité  des  passions  agraires 
et  communistes  qui  sont  à  la  base  de  la  folie  argentiste,  ils 
accusent  la  majorité  de  vouloir  répudier  des  dettes  légitimement 
contractées,  et  constatent  avec  tristesse  que,  pour  la  première  fois 
dans  l'histoire,  le  parti  démocrate  s'écarte  des  saines  doctrines  en 
matière  monétaire.  Ils  déplorent  que  des  anarchistes  et  des  com- 
munistes, entrés  a  la  Convention  sous  un  masque  de  démocrates, 
dominent  cette  Assemblée  au  point  de  lui  dicter  des  résolutions 
monstrueuses. 

Dans  l'immense  hall,  où  un  millier  de  délégués  et  plus  de 
quinze  mille  spectateurs  tenaient  à  l'aise,  le  triomphe  des  argen- 
tistes s'affirme  dès  la  première  minute.  Le  révérend  Stire  ouvre 
la  session  par  une  prière  appelant  les  bénédictions  du  Très-Haut 
sur  la  Convention  assemblée  devant  lui,  le  priant  d'inspirer  à  ses 
membres  le  plus  ardent  patriotisme,  de  les  affranchir  de  toute 
préoccupation  de  parti,  de  façon  à  consacrer  leurs  efforts  au  bien 
public  et  à  continuer  à  faire  de  l'ximérique  une  et  prospère  un 


A    LA    VEILLE    d'lNE    ÉLECTION"    PRÉSlDENTlELLi:.  891 

modèle,  le  plus  pur  et  le  meilleur  possible,  pour  les  peuples  de  la 
terre.  Deux  candidats  étaient  en  présence  pour  la  présidence  tem- 
poraire de  la  Convention  :  le  sénateur  Hill,  de  New-York,  sound 
mo7iey  man,  et  le  sénateur  J.  W,  Daniel,  de  l'Etat  de  Virginie, 
favorable  à  l'argent.  Daniel  fut  élu  par  556  voix  contre  349 
données  à  Ilill,  bien  que  le  comité  national  démocratique  ap- 
puyât la  candidature  de  ce  dernier.  Ce  fait  était  à  lui  seul  une 
indication  claire  des  dispositions  des  délégués.  Depuis  soixante- 
quinze  ans,  c'était  la  première  fois  que  le  choix  du  comité  n'était 
pas  ratifié  par  la  Convention;  mais  celle-ci  était  décidée  à  ne  se 
laisser  arrêter  par  aucun  précédent  et  à  tout  briser  pour  assurer 
le  triomphe  de  l'argent.  Aussi  le  sénateur  Daniel  ne  fît-il  que 
répondre  aux  sentimens  de  la  majorité  en  comparant  son  œuvre 
à  un  incendie  qui  dévore  la  prairie,  d'une  extrémité  à  l'autre  du 
pays  : 

Il  faut,  s'écriu-t-il,  émanciper  l'Amérique  de  la  tutelle  des  rois  de  l'Eu- 
rope, menés  par  la  Grande-Bretagne  à  l'assaut  du  métal  argent,  cette  moitié 
de  la  monnaie  du  monde,  et  empêcher  ces  tyrans  de  réduire  tous  les  fabri- 
cans,  marchands,  fermiers  et  ouvriers  américains,  à  n'être  plus  que  des 
scieurs  de  bois  ou  des  porteurs  d"eau! 

N'oubliez  pas  qu'en  1892  vous  vous  êtes  déclarés  en  faveur  de  l'usage  si- 
multané de  l'or  et  de  l'argent  comme  étalon,  de  la  libre  frappe  des  deux  mé- 
taux, et  que  le  seul  point  sur  lequel  vous  ne  vous  êtes  pas  alors  prononcés 
était  celui  du  rapport  à  fixer  entre  les  deux  métaux. 

Les  hommes  qui  sont  dans  les  affaires,  les  manufacturiers,  les  commer- 
çans,  les  agriculteurs,  nos  enfans  qui  peinent  dans  les  comptoirs,  dans  les 
usines,  dans  les  champs,  dans  les  mines,  savent  qu'un  resserrement  de  la 
circulation  engloutit,  avec  la  force  silencieuse  et  irrésistible  de  la  pesanteur, 
les  profits  annuels  de  leurs  entreprises  et  de  leurs  paiemens,  —  ils  savent 
aussi  qu'étalon  d'or  signifie  contraction  et  organisation  du  désastre...  Le 
parti  républicain  s'est  prononcé  en  faveur  de  l'étalon  d'or  britannique.  S'il 
triomphe,  nous  ne  pouvons  que  nous  attendre  à  de  nouveaux  spasmes  de 
panique  et  à  une  période  de  dépression  indéfinie. 

Nous  nous  sommes  efforcés  de  traduire  littéralement  cette 
diatribe  :  elle  donne  bien  l'idée  de  l'agitation  au  moyen  de  laquelle 
les  partisans  de  l'argent  essaient  de  s'assurer  les  suffrages  popu- 
laires. Les  déclamations  ont  toujours  ému  les  foules.  Les  Gracques 
n'employaient  pas  d'autres  moyens  de  rhétorique  lorsqu'ils  haran- 
guaient la  plèbe  romaine. 

Le  second  acte  de  la  convention  de  Chicago  fut  de  dresser  la 
plate-forme  démocratique  en  vue  de  l'élection  à  venir.  Le  choix 
du  président  pouvait  faire  pressentir  ce  qu'elle  dirait.  Malgré  la 
longueur  du  document,  nous  donnerons  la  traduction  des  prin- 
cipaux passages.  Il  jette  un  jour  trop  vif  sur  l'état  d'âme  d'une 
partie  de  l'Amérique  pour  n'être  pas  lu  attentivement  : 


892  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Nous,  démocrates  des  États-Unis,  assemblés  en  Convention  nationale, 
affirmons  une  fois  de  plus  notre  fidélité  aux  grands  principes  essentiels  de 
justice  et  de  liberté  sur  lesquels  reposent  nos  institutions,  et  que  le  parti 
démocratique  a  défendus  depuis  les  temps  de  JefTerson  jusqu'à  nos  jours  : 
liberté  de  la  parole,  de  la  presse,  de  conscience,  maintien  des  droits  indivi- 
duels, égalité  de  tous  les  citoyens  devant  la  loi,  fidèle  observance  des  limites 
constitutionnelles. 

Reconnaissant  que  la  question  monétaire  est  aujourd'hui  la  plus  impor- 
tante de  toutes,  nous  rappelons  que  la  Constitution  désigne  en  même  temps 
l'or  et  l'argent  comme  étant  les  métaux  monétaires  des  Etats-Unis  et  que  la 
première  loi  de  frappe,  votée  par  le  Congrès  après  l'établissement  de  la  Con- 
stitution, fit  du  dollar  d'argent  l'unité  monétaire,  et  n'admit  la  libre  frappe 
du  dollar  d'or  qu'à  un  taux  déterminé  sur  la  base  du  dollar  d'argent. 

Nous  déclarons  que  l'acte  de  1873,  qui  a  démonétisé  l'argent  sans  que  le 
peuple  américain  en  ait  eu  connaissance  ni  l'ait  approuvé,  a  eu  pour  résul- 
tat le  renchérissement  de  l'or  et  comme  conséquence  une  baisse  correspon- 
dante du  prix  des  marchandises  produites  par  le  peuple;  un  lourd  accroisse- 
ment delà  charge  des  impôts  et  de  toutes  les  dettes  privées  et  publiques; 
l'enrichissement  de  la  classe  des  prêteurs  ici  et  au  dehors,  la  décadence  de 
l'industrie  et  l'appauvrissement  du  peuple. 

Nous  sommes  inaltérablement  opposés  au  monométallisme,  qui  a  para- 
lysé la  pi'ospérité  de  toute  la  communauté  industrielle.  Le  monométallisme 
or  est  une  politique  anglaise  :  en  l'adoptant,  d'autres  nations  sont  devenues 
les  esclaves  financières  de  Londres.  Elle  n'est  pas  seulement  non-améri- 
caine, elle  est  anti-américaine  :  elle  ne  saurait  être  imposée  aux  États-Unis 
qu'en  étouffant  cet  esprit  et  cet  amour  de  la  liberté  qui  nous  a  fait  procla- 
mer notre  indépendance  politique  en  1776  et  la  conquérir  dans  la  guerre  de 
la  Révolution. 

Nous  demandons  la  frappe  libre  et  illimitée  de  l'argent  et  de  l'or  au  rap- 
port actuel  de  16  à  1 ,  sans  attendre  l'aide  ni  le  consentement  d'aucune  autre 
nation.  Nous  demandons  que  le  dollar  d'argent  étalon  ait  pleine  force  li- 
bératoire, à  l'égal  de  l'or,  pour  toutes  dettes  publiques  et  privées.  Nous 
sommes  partisans  d'une  législation  qui  empêche  à  l'avenir  la  démonétisation 
d'aucune  monnaie  libératoire  par  des  contrats  particuliers. 

Nous  sommes  opposés  à  la  politique  qui  consiste  à  laisser  aux  porteurs 
d'obligations  des  États-Unis  l'option,  que  la  loi  réserve  au  Gouvernement, 
de  racheter  ses  obligations  en  or  ou  en  argent. 

Nous  sommes  opposés  à  l'émission  d'obligations  des  États-Unis  en  temps 
de  paix  et  condamnons  le  trafic  avec  les  syndicats  de  banquiers  qui,  en 
échange  de  ces  obligations,  et  au  prix  d'un  énorme  bénéfice  réalisé  par  eux, 
fournissent  de  l'or  à  la  Trésorerie  fédérale,  de  façon  à  maintenir  la  politique 
du  monométallisme  or. 

Le  Congrès  seul  a  le  pouvoir  de  frapper  et  d'émettre  des  monnaies,  et  le 
président  Jackson  a  déclaré  que  ce  pouvoir  ne  pouvait  être  délégué  ni  à  des 
corporations  ni  à  des  individus.  Nous  dénonçons  en  conséquence  l'émission 
de  billets  par  les  banques  nationales  comme  une  dérogation  à  la  Constitu- 
tion. Nous  demandons  que  tout  papier  ayant  force  libératoire  pour  les 
dettes  publiques  et  privées,  et  pouvant  servir  à  acquitter  les  droits  de 
douane  aux  États-Unis,  soit  émis  par  le  Gouvernement  et  soit  remboursable 
en  espèces. 

Nous  nous  prononçons  en  faveur  de  droits  fiscaux  et  contre  les  droits 
protecteurs...  Nous  dénonçons  le  bill  Mac-Kinley  comme  ayant  engendré  les 
trusts  et  les  monopoles,  sous  prétexte  de  protéger  l'industrie  nationale,  en- 


A    LA    VEILLE    d'uNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  893 

richi  le  petit  nombre  aux  dépens  de  la  masse,  et  privé  les  producteurs  amé- 
ricains de  leurs  débouchés  naturels... 

...  Nous  critiquons  la  décision  de  la  Cour  suprême,  qui  a  interdit  l'établis- 
sement d'un  impùt  sur  le  revenu,  lequel  aurait  permis  d'équilibrer  les  bud- 
gets sans  emprunt... 

Nous  deraandous  que  l'immigration  soit  restreinte,  de  façon  à  ce  que  le 
travail  pauvre  {pauper  lahor)  ne  vienne  pas  faire  concurrence  au  travail  na- 
tional... 

Nous  considérons  que  le  marché  national  est  atTaibli  par  un  mauvais 
système  monétaire,  qui  appauvrit  les  fermiers  et  les  empêche  d'avoir  les 
moyens  d'acheter  les  produits  de  nos  manufactures  indigènes. 

La  concentration  de  la  fortune  aux  mains  d'un  petit  nombre,  la  consoli- 
dation de  nos  principaux  chemins  de  fer,  la  formation  de  truats  et  de  syndi- 
cats, exige  que  le  Gouvernement  fédéral  contrôle  strictement  ces  artères  du 
commerce.  Nous  demandons  l'extension  des  pouvoirs  de  la  Commission  du 
commerce  entre  États,  et  telles  restrictions  et  garanties  dans  le  contrôle  des 
chemins  de  fer  qui  protègent  le  peuple  contre  le  vol  et  l'oppression... 

Nous  recommandons)  l'économie  dans  les  services  publics,  dénonçons  les 
gaspillages  de  l'administration  républicaine,  dont  l'effet  a  été  de  surcharger 
les  contribuables...  Nous  lilàmons  l'ingérence  arbitraire  des  autorités  fédé- 
rales dans  les  affaires  locales,  comme  étant  une  violation  de  la  Constitutiou. 
Les  juges  fédéraux,  en  s'attribuant  à  la  fois  le  pouvoir  législatif,  judiciaire 
et  exécutif,  au  mépris  des  lois  des  États  et  des  droits  des  citoyens,  com- 
mettent un  crime  contre  les  institutions... 

La  doctrine  Monroe,  telle  qu'elle  a  été  professée  à  l'origine  et  interprétée 
par  plusieurs  présidens  successifs,  est  une  partie  intégrante  de  la  politique 
étrangère  des  États-Unis  et  doit  être  à  tout  jamais  maintenue.  Nous  assu- 
rons de  notre  sympatiiie  les  Cubains  dans  leur  lutte  héroïque  pour  la  liberté 
et  l'indépendance.  Nous  sommes  opposés  à  ce  que  les  fonctionnaires  restent 
en  place  pour  la  durée  de  leur  existence.  Nous  désirons  que  les  postes  soient 
donnés  au  mérite,  pour  un  temps  limité...  Nous  déclarons  que  c'est  une  loi 
non  écrite  de  la  République,  établie  par  un  usage  centenaire,  sanctionné 
par  l'exemple  des  plus  grands  et  des  plus  sages  parmi  ceux  qui  ont  fondé  et 
maintenu  notre  gouvernement,  que  nul  n'est  éligible  à  une  troisième  pré- 
sidence... Confians  dans  la  justice  de  notre  cause  et  dans  la  nécessité  de 
son  succès,  nous  soumettons  les  déclarations  de  principes  qui  précèdent  et 
indiquons  notre  but  au  peuple  américain.  Nous  demandons  l'appui  de  tous 
les  citoyens  qui  les  approuvent,  qui  désirent  les  appliquer  au  moyen  d'une 
législation  venant  en  aide  au  peuple  et  qui  souhaitent  voir  rétablir  la  pros- 
périté du  pays. 

Pour  bien  comprendre  divers  points  de  ce  programme,  il  faut 
se  rappeler  que  les  argentistes  prétendent  que,  lors  du  rétablis- 
sement des  paiemens  en  espèces  en  1873,  ce  fut  par  surprise  que 
le  Congrès  vota  la  libre  frappe  de  l'or  sans  décréter  en  même 
temps  celle  de  l'argent.  La  fausseté  de  cette  allégation  a  été 
démontrée.  La  déclaration  d'opposition  à  l'émission  d'obligations 
vise  les  derniers  emprunts  des  Etats-Unis,  concédés  à  des  syn- 
dicats de  banquiers.  La  défense  de  démonétiser  aucune  monnaie 
libératoire  par  des  contrats  particuliers  s'appliquerait  aux  arran- 
gemens,  si  usités  en  Amérique,  par  lesquels  le  débiteur  s'engage 


894  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  payer  en  dollars  d'or.  Le  paragraphe  relatif  au  rachat  par  le 
gouvernement  de  ses  obligations  en  or  fait  allusion  au  méca- 
nisme de  la  Trésorerie,  qui  ne  cesse  de  donner  de  l'or  en  échange 
de  tous  ses  billets  indistinctement,  des  silver  certificates  et  des 
billets  de  1890  aussi  bien  que  des  greenbacks  et  des  gold  certi- 
ficates. L'attaque  contre  les  banques  nationales  tend  à  priver 
celles-ci  du  droit  d'émettre  les  billets,  qui  leur  est  concédé  par  la 
loi  organique  :  l'idéal  de  bon  nombre  d'argentistes  est  de  faire 
émettre  les  billets  par  le  gouvernement  seul,  à  l'exclusion  de  tout 
établissement  particulier. 

Après  avoir  élaboré  son  Evangile,  la  Convention  procéda  à  la 
troisième  et  non  moins  importante  partie  de  sa  tâche,  la  nomi- 
nation de  l'apôtre  chargé  de  porter  la  bonne  parole,  du  candidat 
à  la  présidence.  Sans  nous  attarder  au  récit  des  péripéties  de  la 
discussion,  sans  nous  occuper  des  compétiteurs  évincés,  nous 
reproduirons  le  discours  du  bouillant  avocat  de  Nebraska,  Wil- 
liam «lennings  lîryan,  qui  ravit  l'Assemblée  et  conquit  à  l'orateur 
la  majorité  des  suffrages.  Cet  homme  de  trente-six  ans,  le  plus 
jeune  qui  ait  jamais  été  désigné  comme  candidat  par  une  Conven- 
tion nationale  américaine,  était,  la  veille  encore,  inconnu  de  la 
plupart  de  ses  concitoyens.  Voici  les  principaux  passages  de  la 
harangue  qui,  selon  la  forte  expression  d'un  assistant,  a  fait 
Bryan  : 

Il  serait  présomptueux  de  ma  part  de  me  présenter  contre  l'honorable 
gentleman  qui  vient  de  vous  être  recommandé  (Bland  (1)),  s'il  s'agissait  de 
comparer  notre  valeur  individuelle  ;  mais  il  n'est  pas  question  ici  d'une  lutte 
entre  individus.  Le  plus  humble  des  citoyens,  s'il  revêt  la  cuirasse  d'une  juste 
cause,  est  plus  fort  qu'une  armée  d'erreurs  {textuel}.  Je  viens  détendre 
devant  vous  une  cause  aussi  sainte  que  celle  de  la  liberté,  celle  de  l'humanité. 

Nous  valons  autant  que  les  gens  du  Massachussets;  et  s'ils  viennent  nous 
dire  à  nous,  gens  duNebi^aska:  Vous  troublez  nos  affaires,  nous  leur  répon- 
drons :  Et  vous,  vous  dérangez  les  nôtres.  Vous  avez  fait  une  application 
trop  limitée  du  mot  homme  d'affaires.  L'employé  est  autant  un  homme 
d'aÏTaires  que  l'ejnployeur.  Le  fermier  qui  va  le  matin  à  son  ouvrage  est 
autant  un  homme  d'affaires  que  celui  qui  va  à  la  Bourse  jouer  sur  les  fonds 
publics.  Le  mineur  est  un  homme  d'affaires  au  même  titre  que  les  quelques 
magnats  financiers  qui  s'enferment  dans  un  bureau  pour  y  accaparer  les  ca- 
pitaux du  monde...  Ce  qu'il  nous  faut,  c'est  un  André  Jackson,  pour  lutter, 
comme  Jackson  l'a  fait,  contre  les  banques  nationales...  Les  principes  sur 
lesquels  repose  la  démocratie  sont  éternels  comme  les  montagnes,  mais 
doivent  s'adapter  aux  circonstances  nouvelles  qui  se  produisent. 

(1)  Bland  est  un  vétéran  de  la  démocratie  américaine.  Il  avait  été  l'auteur  de  la 
loi  de  1878  qui  marqua  le  début  de  la  législation  favorable  à  l'argent  aux  États- 
Unis,  en  ordonnant  la  frappe  mensuelle  de  2  millions  de  dollars.  C'est  lui  dont  la 
rustique  demeure,  à  Lebanon  (Mis,souri),  était  appelée  la  Mecque  de  l'argent  par  les 
fanatiques  de  ce  métal. 


A    LA    VEILLE    d'uXE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  895 
% 

Jamais  jusqu'à  ce  jour  ce  pays  n'a  assisté  à  une  lutte  semblable  à  celU 
que  nous  traversons...  Les  démocrates  partisans  de  l'argent  ont  marché  de 
l'avant  avec  franchise  et  audace  :  ils  ont  eu  le  courage  de  proclamer  leur 
foi,  ils  ont  annoncé  que,  s'ils  remportaient  la  victoire,  ils  consacreraient  dans 
la  plate-forme  du  parti  la  déclaration  qu'ils  venaient  de  faire.  Ils  ont  cc-m- 
meucé  la  bataille  avec  une  ardeur  semblable  à  celle  des  croisés  qu'entriù- 
nait  Pierre  l'Hermite.  Nos  démocrates  partisans  de  l'argent  ont  marché  de 
victoire  en  victoire,  jusqu'à  ce  qu'ils  se  soient  réunis  en  ce  jour,  non  pour 
discuter,  non  pour  discourir,  mais  pour  entériner  le  jugement  rendu  par  le 
peuple  américain. 

Nous  parlons  en  faveur  des  hommes  d'alTaires  dans  le  sens  le  plus  large. 
Nous  ne  disons  pas  un  mot  qui  soit  hostile  à  ceux  qui  vivent  sur  les  bords 
de  l'Atlantique;  mais  les  hardis  pionniers  qui  ont  bravé  tous  les  dangers  de 
la  solitude,  ceux  qui  ont  fait  pousser  les  roses  dans  le  désert,  ces  pionniers 
d'avant-garde,  qui  ont  élevé  leurs  enfans  au  sein  de  la  nature,  là  où  ils 
mêlent  leur  voix  à  celle  des  oiseaux,  là  où  ils  ont  bâti  des  écoles  pour 
l'instruction  de  la  jeunesse,  des  églises  pour  y  adorer  le  Créateur,  des  cime- 
tières pour  que  les  cendres  de  leurs  ancêtres  y  reposent  en  paix,  ceux-là 
méritent  autant  de  considération  de  la  part  du  parti  démocratique  qu'au- 
cune autre  classe  de  citoyens  ! 

C'est  pour  eux  que  nous  parlons.  Nous  ne  nous  présentons  pas  en  agres- 
seurs. Notre  guerre  n'est  pas  une  guerre  de  conquête.  Nous  luttons  pour  la 
défense  de  nos  foyers,  de  nos  familles,  de  notre  postérité.  Nous  avons  péti- 
tionné, et  nos  pétitions  ont  été  dédaigneusement  écartées.  Nous  avons  sup- 
plié, et  nos  suppliques  ont  été  rejetées.  Nous  avons  imploré,  et  on  nous  a 
raillés,  et  le  malheur  s'est  abattu  sur  nous.  Maintenant  nous  n'implorons 
plus;  nous  ne  supplions  plus;  nous  ne  pétitionnons  plus.  Nous  mettons  nos 
adversaires  au  défi. 

Nous  disons  dans  notre  plate-forme  que  le  droit  de  frapper  des  pièces  de 
monnaie  et  d'émettre  des  billets  appartient  au  gouvernement.  Nous  le 
croyons. 

Arrivons  maintenant  au  point  capital.  On  nous  demande  pourquoi  nous 
nous  étendons  sur  la  question  monétaire  plus  que  sur  la  question  de  tarif; 
c'est  que,  si  la  protection  a  fait  des  milliers  de  victimes,  l'étalon  d'or  en  a 
fait  par  dizaines  de  mille.  Si  on  nous  demande  pourquoi  nous  n'avons  pas 
inséré  tous  nos  articles  de  foi  dans  notre  plate-forme,  je  réponds  que,  lorsque 
nous  aurons  rétabli  notre  monnaie  constitutionnelle,  toutes  les  autres  ré- 
formes nécessaires  deviendront  possibles,  et  que  jusque-là  aucune  réforme 
n'est  possible. 

Ah!  mes  amis,  rien  ne  saurait  protéger  contre  la  colère  vengeresse  d'un 
peuple  indigné  l'homme  qui  déclarera  ou  bien  qu'il  désire  imposer  l'étalon 
d'or  à  ce  pays-ci  ou  qu'il  est  prêt  à  faire  litière  de  notre  indépendance  et 
à  mettre  le  contrôle  de  notre  législation  entre  les  mains  de  puissances  et  de 
potentats  étrangers. 

C'est  en  vain  que  vous  chercherez  dans  l'histoire  une  seule  occasion  où 
le  peuple  d'aucun  pays  se  soit  jamais  déclaré  en  faveur  de  l'étalon  d'or.  Les 
sympathies  du  parti  démocratique  sont  du  côté  des  masses  laborieuses  qui 
produisent  la  fortune  nationale  et  paient  les  impôts. 


896  REVUE    DES    DEUX    aïONDES. 

Vous  nous  dites  que  les  grandes  villes  sont  en  faveur  de  l'étalon  d'or,  je 
vous  réponds  que  les  grandes  villes  sont  assises  sur  nos  vastes  et  fertiles 
prairies.  Brûlez  vos  villes  et  ne  touchez  pas  à  nos  fermes;  vous  verrez  les 
villcsserebâtir  par  enchantement.  Mais  détruisez  nos  fermes,  et  vous  verrez 
l'herbe  pousser  dans  les  rues  de  chaque  ville  de  ce  pays-ci!...  Notre  nation 
peut  légiférer  sur  n'importe  quelle  qu(;stion  sans  l'aide  ni  l'approbation 
d'aucun  autre  pays  du  monde. 

Nous  sommes  au  même  point  qu'en  1776,  Nos  ancêtres,  qui  n'étaient 
alors  que  trois  millions,  eurent  le  courage  de  se  déclarer  politiquement  indé- 
pendans  du  reste  du  monde.  Nous,  leurs  descendans,qui  sommes  aujour- 
d'hui soixante-dix  millions,  nous  déclarerons-nous  moins  indépendans 
que  nos  ancêtres?  Non:  ce  ne  sera  pas  l'avis  de  notre  peuple.  Aussi,  peu 
nous  importe  le  terrain  sur  lequel  la  bataille  va  se  livrer.  Si  nos  adversaires 
disent  que  le  bimétallisme  est  une  bonne  chose,  mais  que  nous  ne  pouvons 
y  arriver  sans  l'aide  de  quelque  autre  nation,  nous  répliquons  que,  bien 
loin  d'avoir  l'étalon  d'or  parce  que  l'Angleterre  l'a,  nous  rétablirons  le  bimé- 
tallisme, et  l'Angleterre  s'y  ralliera  alors  parce  que  l'Amérique  l'aura.  S'ils 
ont  le  courage  de  lever  la  visière  et  de  parler  en  faveur  de  l'étalon  d'or,  nous 
les  combattrons  à  outrance,  soutenus  par  la  masse  des  producteurs  de  ce 
pays-ci  et  du  monde.  Ayant  derrière  nous  les  intérêts  du  commerce  et  du  tra- 
vail, et  la  foule  des  travailleurs,  nous  riposterons  à  ceux  qui  demandent 
l'étalon  d'or  :  Vous  ne  mettrez  pas  sur  le  front  du  travailleur  cette  couronne 
d'épines,  vous  ne  crucifierez  pas  l'humanité  sur  une  croix  d'or  ! 

Il  serait  aisé  de  réfuter  phrase  par  phrase  cette  déclamation 
sonore  et  d'en  démolir  chaque  argument.  Mais  les  démocrates 
assemblés  à  Chicago,  les  prophètes  à  longue  barbe,  ne  discutaient 
pas.  Ils  étaient  sous  le  charme,  ils  avaient  trouvé  l'homme  qui 
épousait  leurs  préjugés,  qui  ilattait  leurs  instincts  et  qui  enve- 
loppait d'une  forme  oratoire  et  pompeuse  le  vide  de  leurs  théo- 
ries. Aussi,  après  quatre  tours  de  scrutin,  les  chances  de  Bryan 
allaient-elles  croissant.  Yoici  comment  un  témoin  oculaire  raconte 
ce  qui  se  passa  alors  : 

Un  silence  se  fit  dans  la  salle.  Le  moment  solennel  était  arrivé.  Le  vote 
de  l'Etat  de  Missouri  pouvait  donnera  Bryan  la  majorité  des  deux  tiers  né- 
cessaii'es  à  sa  nomination.  Le  gouverneur  de  Missouri  s'écria  :  «  Je  lève  l'éten- 
dard de  Nebraska.  Bryan  est  un  magnifique  chef,  beau  comme  un  Apollon, 
et  intellectuellement  il  défie  toute  comparaison!  Je  donne  les  34  voix  du 
Missouri  à  Bryan.  «C'en  était  fait.  Les  membres  du  Bland  Club  quittèrent  leurs 
vestes  et  les  agitèrent  en  l'honneur  de  Bryan.  Un  vieillard  ôta  son  soulier  et 
le  brandit  au  bout  d'une  canne.  L'océan  humain  s'agitait  de  nouveau.  Le 
président  de  la  délégation  d'Iowa  retira  le  nom  de  Boies  et  donna  à  Bryan 
les  votes  de  l'État.  Le  sénateur  Jones  d'Arkansas  fit  de  même;  le  sénateur 
Turpie  retira  le  nom  de  Matthews  et  proposa  de  rallier  tous  les  suffrages  au 
nom  de  Bryan.  Un  immense  hourrah  éclata  dans  la  salle.  Quinze  mille  indi- 
vidus hurlaient  à  la  fois.  Chapeaux,  cannes,  mouchoirs,  éventails,  coilfures 
de  femmes  couvertes  de  fleurs,  des  milliers  de  journaux  avec  le  portrait  de 
Bryan,  voltigeaient  au-dessus  des  têles  des  spectateurs.  L'orchestre  joua  le 
SahU  au  chef;  la  bannière  bleue  de  Bryan,  étiucelantc  d'argent,  fut  remise 


A    LA    VEILLE    d'uNE    ÉLECTION    PRÉSIDENTIELLE.  897 

à  la  délégatîfco  de  Nebraska,  et  les  hampes  bleues  des  États  et  territoires  se 
dirigèrent  à  la  fois  vers  un  centre  commun. 

L'orchestre  de  Bland  se  mit  en  mouvement  en  jouant  la  Marche  en  Géor- 
gie. L'orchestre  de  la  Convention  joua  en  même  temps  le  Yankee  Doodle.  Les 
groupes  des  États  s'alignèrent  et  dansèrent  autour  de  la  salle.  C'était  une 
danse  de  guerre  titaacsque.  Bannières  et  portraits  des  candidats  étaient 
portés  en  triomphe. 

...La  foule  semblait  tourbillonner... 

La  démonstration  aurait  duré  une  heure  de  plus  si  quelque 
sage  délégué  n'avait  eu  l'idée  de  proposer  l'ajournement  au  soir. 
La  Convention  choisissait  un  fanatique  de  l'argent  ;  la  modestie 
même  de  sa  situation  et  le  fait  qu'il  n'était  pas  un  sea-boi-der  (né 
sur  les  bords  de  l'Atlantique)  avaient  contribué  à  son  succès. 
Les  occidentaux  et  les  sudistes  entendaient  signifier  à  la  Nouvelle- 
Angleterre  que  le  centre  politique  du  pays  se  déplaçait  et  se  rap- 
prochait de  son  centre  géographique. 

IV 

La  campagne  électorale  va  se  poursuivre  jusqu'au  commence- 
ment de  novembre.  Les  démocrates  opposés  à  l'argent  se  deman- 
dent s'ils  mettront  en  avant  un  candidat  de  leur  parti  ou  s'ils 
voteront  pour  le  républicain  Mac-Kinley.  Beaucoup  d'entre  eux 
estiment  que  le  débat  monétaire  a  pris  une  telle  importance  et 
que  les  conséquences  en  seront  si  graves,  qu'il  convient  de  renon- 
cer à  toute  idée  de  parti  et  que  la  meilleure  tactique  à  suivre  est 
de  donner  leurs  voix  au  candidat  de  la  monnaie  saine  qui  a  le 
plus  de  chances  d'être  élu.  Le  succès  de  celui-ci  ne  viderait 
du  reste  pas  la  question;  ce  ne  serait  qu'une  première  bataille 
gagnée  :  il  en  faudra  li\Ter  d'autres  avant  de  déposer  les  armes. 
La  Chambre  des  représentans  est  soumise  cette  année  même  à 
une  réélection  partielle  :  la  présence  de  Mac-Kinley  à  la  Maison 
Blanche  ne  suffirait  pas  à  remettre  tout  en  ordre,  si  la  majorité 
du  nouveau  Congrès  était  favorable  à  l'argent.  L'inconvénient 
des  élections  trop  rapprochées,  une  des  faiblesses  de  la  Consti- 
tution américaine,  se  fait  sentir  plus  que  jamais.  La  lutte  va  se 
prolonger  et  s'étendre,  elle  continuera  à  paralyser  les  affaires 
et  à  couvrir  le  pays  de  ruines,  alors  que  celui-ci  n'aurait  besoin 
que  d'une  chose,  le  maintien  du  statu  quo,  et  la  certitude  qu'il 
ne  sera  victime  d'aucune  innovation  téméraire. 

Car  ce  qu'il  y  a  d'étrange  dans  la  situation  actuelle  des  États- 
Unis,  c'est  que  les  agitateurs,  à  force  de  se  plaindre  de  maux 
imaginaires,  en  font  naître  de  réels.  C'est  la  crainte  d'une  modifi- 
cation à  la  législation  monétaire,  et  non  pas  la  législation  actuelle- 

TOMB  CXXXVI.   —  1896.  oT 


898  REVUE    DES    DEUX   MONDES. 

ment  en  vigueur,  qui  ralentit  la  vie  économique  du  pays.  Ce  qui 
existe  n'est  pas  parfait  :  le  système  des  banques  nationales,  dont 
les  billets  sont  gagés  par  des  rentes  d'État,  prête  le  flanc  à  cer- 
taines critiques.  L'émission  de  billets  par  la  Trésorerie  est  encore 
bien  plus  contraire  aux  saines  doctrines.  Mais  la  quantité 
d'argent  qui  circule  n'a  rien  d'excessif,  et  il  serait  diflicile  de 
démontrer  pourquoi  l'Amérique  ne  pourrait  vivre  avec  un  étalon 
boiteux,  identique  à  celui  dont  la  France  et  l'Allemagne  s'accom- 
modent, c'est-à-dire  la  frappe  libre  de  l'or  et  une  quantité  limi- 
tée d'argent  à  force  libératoire.  Bien  plus,  elle  a  les  ressources 
nécessaires  pour  se  débarrasser,  si  tel  était  son  bon  plaisir,  d'une 
partie  de  l'argent  accumulé  dans  les  caves  de  sa  Trésorerie  et 
pour  écarter  ainsi  définitivement  toute  tentation  de  payer  ses 
dollars  autrement  qu'en  or. 

Mais  les  passions  qui  sont  en  jeu  enveloppent  la  vérité  d'un 
nuage.  Pas  un  électeur  sur  dix,  parmi  ceux  qui  voteront  en  faveur 
de  Bryan,  ne  comprend  le  problème  monétaire;  pas  un  sur  cent 
ne  mesure  les  conséquences  de  la  législation  nouvelle  qu'il 
appelle  de  ses  vœux.  C'est  là  qu'est  le  péril.  Les  Américains, 
à  qui  je  demandais  leur  avis  sur  l'issue  probable  de  la  lutte, 
ne  cessaient  de  me  dire  :  «  Nos  ouvriers  sont  honnêtes,  ils  ne 
veulent  pas  d'une  répudiation  de  dettes  comme  celle  à  laquelle 
équivaudrait  la  libre  frappe  de  l'argent,  puisqu'elle  permettrait 
au  débiteur  d'un  dollar  de  cent  cents  de  se  libérer  au  moyen 
d'un' dollar  qui  n'en  vaudrait  que  cinquante.  »  Je  leur  répon- 
dais que  la  question  n'apparaît  pas  sous  cette  forme  simple  à  la 
masse  électorale.  On  lui  répète  sur  tous  les  tons  que  le  dollar 
d'argent  est  le  vrai  dollar;  que  les  accapareurs  de  capitaux  s'op- 
posent méchamment  à  la  libre  frappe  de  cette  monnaie  légitime  ; 
que  par  elle,  la  prospérité  sera  rétablie.  Il  n'est  pas  facile  de  dé- 
montrer à  des  assemblées  populaires  les  erreurs  renfermées  dans 
ces  propositions.  Il  ne  sera  pas  trop  de  toute  l'énergie  des  Etats 
plus  anciens  et  plus  éclairés  de  l'Union  pour  ouvrir  les  yeux  des 
liabitans  de  l'Ouest  et  leur  montrer  les  dangers  auxquels  ils 
courent.  La  tache  n'est  pas  au-dessus  de  leurs  forces,  s'ils  mettent 
à  profit  les  trois  mois  qui  les  séparent  encore  de  l'élection,  pour 
mener  à  bien  la  campagne  d'éducation  nécessaire  à  cet  effet.  Ils 
vivent  d'ailleurs  dans  un  pays  heureux,  qu'une  main  providentielle 
semble  toujours  avoir  arrêté  au  bord  de  l'abîme,  alors  quil  était 
à  la  veille  de  se  précipiter  dans  quelque  aventure  périlleuse. 
((  Il  y  a  un  Dieu,  dit  le  proverbe,  pour  les  enfans,  les  ivrognes  et 
les  Américains.  » 

Iiaphael-Georges  Lévy. 


\Xv 


AUT    KT    MÉTIER.  829 

ne  viennent  faboiirer  si  bien  les  champs  usés  et  les  cœurs  las, 
qu'y  puissent  germer  de  nouvelles  moissons  et  des  désirs  nou- 
veaux. IH'jà,  dans  nos  sociétés  ébranlées,  vieilles  surtout  d'avoir 
trop  vécu,  s'élève  un  parti  menaçant,  à  peine  politique,  avide, 
pressé  et  logique,  qui  promet  aux  misérables  et  aux  déshérités 
leur  tour  de  jouir,  après  la  venue  du  grand  soir,  et  non  plus 
aux  humbles  le  royaume  du  ciell  Le  mot,  pour  être  d'une 
poésie  farouche,  est  peut-être  plus  vrai  qu'on  ne  pense.  Le  ciel 
du  monde  devient  rouge,  et  si  le  soir  doit  bientôt  venir  du 
grand  jour  que  nous  voyons,  et  la  chute  du  mouvement  intellec- 
tuel que  nous  finissons  peut-être,  l'art  se  couchera  pour  mourir, 
comme  un  graud  chevalier  qui  se  couche  tout  armé,  et  ne  peut 
survivre  à  la  défaite  de  l'amour!  Pour  mourir,  ai-je  dit?  Pour 
dormir  peut-être,  jusqu'à  ce  qu'un  génie  le  vienne  réveiller,  ou 
un  dieu  1 

Il  n'y  a,  en  eflet,  qu'une  religion  neuve,  ou,  si  l'on  veut,  une 
forme  nouvelle  de  la  religion  éternelle,  qui  refera  des  idées,  des 
civilisations,  des  arts.  Hors  d'une  conception  quelconque  de  la 
divinité,  il  n'y  a  pas  d'idéal  possible,  et  par  conséquent  pas  d'art. 
Reste  à  savoir  s'il  y  a  une  forme  de  croyance,  un  moule  de  reli- 
gion capable  de  contenir  le  postulat  de  l'avenir,  quel  qu'on  le 
puisse  supposer.  A  cette  question,  il  n'y  a  que  deux  réponses, 
s'excluant  définitivement  :  la  chrétienne,  qui  est  affirmative  de 
la  continuité  du  règne  de  Dieu  jusqu'à  la  fin  des  temps,  et  Vautre 
qui  n'a  vraiment  pas  encore  accumulé  assez  de  preuves  pour  être 
crue,  ni  assez  d'amour  pour  être  obéic.  En  attendant,  l'art  se 
meurt,  avec  bien  d'autres  choses,  d'infidélité.  On  pourra  ré- 
prouver et  combattre  cette  hypothèse.  Qu'on  me  permette  seule- 
ment d'essayer  ici  d'y  apporter  quelques  preuves,  les  unes  de 
sentiment,  les  autres  d'histoire.  Du  moins,  si  elle  ne  satisfait 
pas  de  bons  esprits,  elle  donne,  pour  quelques-uns,  à  l'his- 
toire des  arts  un  charme  particulier,  noble  et  un  peu  mélanco- 
lique, pareil  à  celui  qui  monte  au  cœur  devant  un  beau  coucher 
de  soleil,  alors  qu'on  attend  la  nuit  qui  repose  avec  l'incertitude 
vague  et  le  secret  espoir  de  voir  recommencer  le  jour.  L'art  est 
comme  ce  soleil  de  vie.  La  suite  de  ses  formes  successives  appa- 
raît semblable  à  la  progression  harmonieuse  des  années  dans  une 
longue  existence.  C'est  une  parfaite  joie  intellectuelle  de  revivre 
ces  belles  heures  du  monde;  et,  quoi  qu'il  advienne  de  nos  regrets 
et  de  nos  rêves,  il  nous  reste  toujours,  de  les  avoir  connues, 
quelque  chose  de  grand  dans  l'âme. 

G.    DUBUFE. 


L'ALLEMAGNE  RELIGIEUSE 


L'EVOLUTION  DU  PROTESTANTISME  CONTEMPORAIN 


I 

LES  DOCTRINES 


«  Supranaturalisme  »  et  rationalisme,  tels  étaient  les  deux 
frères  ennemis  qui,  jusqu'à  la  fin  du  dernier  siècle,  se  dispu- 
tèrent, en  Allemagne,  la  maîtrise  de  la  théologie  protestante. 
Entre  ces  deux  instincts  théologiques,  les  divergences  étaient  no- 
tables, puisqu'il  semblait  que  le  premier  conduisît  à  la  foi  inté- 
grale, presque  passive,  et  le  second  à  l'absolue  négation;  ils  se 
ressemblaient  pourtant  par  leur  façon  de  dessiner  et  d'envisager 
les  problèmes  religieux,  par  la  perspective  où  d'habitude  ils  les 
encadraient,  et  par  la  philosophie  de  la  croyance,  enfin,  que  tous 
les  deux  impliquaient.  <(  Supranaturalistes  »  et  rationalistes  s'in- 
stallaient, les  uns  et  lesautres,  en  face  d'un  bloc  dogmatique  exté- 
rieur à  eux.  Les  premiers  avaient,  pour  ce  bloc,  des  ménagemens 
protecteurs,  le  remettaient  d'aplomb  lorsqu'il  chancelait,  l'étayaient 
lorsqu'il  avait  l'air  de  s'effriter;  et  les  seconds,  au  contraire,  plus 
indiscrets  en  leurs  allures,  le  retournaient  sous  toutes  ses  faces, 
au  risque  d'en  détruire  l'équilibre,  s'évertuaient  à  l'amincir, 
sans  songer  d'ailleurs  à  le  supprimer,  et  en  discutaient  les  détails 
avec  d'autant  plus  d'acharnement,  qu'ils  en  considéraient  l'es- 
sence avec  un  plus  sérieux  et  plus  profond  respect. 


L  ALLEMAciNF.    RELIGIEUSE. 


831 


Ce  qui  tsy^sait,  pour  les  uns  comme  pour  les  autres, le  fond  de 
la  religion,  c'était  l'appropriation  d'un  certain  nombre  de  doc- 
trines, extrinsèques  à  Tesprit  du  croyant,  pieusement  acceptées  et 
subies;  c'est  par  la  quantité  des  articles  de  foi, par  la  minutie  ou 
par  la  sobriété  du  Credo,  qu'entre  eux  ils  se  distinguaient,  beau- 
coup plus  que  par  une  opposition  de  principes.  L'une  et  l'autre 
écoles  donnaient  à  la  révélation  chrétienne  des  airs  de  suivante  ; 
elle  était  précédée,  patronnée,  tolérée  par  un  terne  et  froid  spiri- 
tualisme, par  un  intellectualisme  desséchant,  la  philosophie  de 
VAufklârung;  opulente  ou  appauvrie,  luxueuse  ou  court-vêtue, 
elle  ne  faisait  qu'emboîter  le  pas;  elle  n'intervenait  qu'à  titre 
d'escorte,  de  supplément,  d'appendice.  Enfin.  <<  supranaturaliste  » 
ou  rationaliste,  la  dogmatique  protestante  n'aspirait  point  à 
l'homogénéité;  elle  ne  prétendait  point  à  former  un  tout.  Loci 
theologici  :  ainsi  s'intitulaient  les  in-folio  qui  en  contenaient 
l'exposé,  et  cette  seule  expression  :  Loci,  en  marquait  le  caractère 
fragmentaire;  on  juxtaposait  des  chapitres  de  dogme,  plutôt  qu'on 
n'édifiait  un  ensemble.  De  part  et  d'autre,  dans  la  révélation,  on 
ne  saisissait  les  secrets  de  Dieu  que  par  morceaux  détachés  ;  en 
vain  additionnait-on  ces  morceaux,  et  les  reliait-on,  même,  par 
des  transitions  adroites,  ils  gardaient,  toujours,  je  ne  sais  quelle 
apparence  de  détails.  Les  disputes  sur  un  maximum  ou  sur  un 
minimum  de  dogmes  excluent  naturellement  l'existence  d'un 
système  cohérent  et  harmonique.  Lorsqu'une  synthèse  se  laisse 
diminuer  ou  amputer,  elle  n'est  plus  qu'une  collection,  bientôt 
chaotique.  Une  conception  religieuse  ne  conserve  son  unité 
vivante  que  moyennant  une  certaine  arrogance,  qui  met  sur  les 
lè^Tes  de  ses  adeptes  cette  terrible  formule  :  Tout  ou  rien.  Entre 
tout  et  rien,  supposez  une  échelle  :  le  «  supranaturalisme  »  la 
montait,  le  rationalisme  la  descendait;  mais  ils  siégeaient  tous 
deux  sur  la  même  échelle.  La  religion  impliquait,  pour  tous, 
l'adhésion  à  un  certain  nombre  de  vérités  dogmatiques,  jugées 
objectives  par  tous  ;  on  se  querellait,  surtout,  sur  le  nombre  de 
ces  vérités.  Les  débats  théologiques  se  résumaient  en  des  questions 
de  plus  ou  de  moins,  on  marchandait  avec  la  révélation  chré- 
tienne ;  et  si  elle  constellait  encore  de  quelques  lueurs  les  obscu- 
rités du  problème  religieux,  elle  n'avait  plus  ni  les  vertus  réchauf- 
fantes d'un  foyer  ni  les  vertus  illuminatrices  d'une  synthèse. 

Un  petit  nombre  de  penseurs,  Semler,  Lessing,  s'alarmèrent 
de  cette  décadence,  dès  le  xvm*"  siècle.  Il  leur  sembla  que  cette 
conception  de  la  foi,  et  le  genre  de  polémiques  qui  en  résultaient 
ne  pouvaient  profiter  au  développement  du  christianisme  dans  les 
âmes.  Entre  la  théologie  et  la  religion,  Semler  distingua,  lointain 


832  BEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

précurseur  de  ces  écoles  allemandes  contemporaines  qui  enton- 
nent et  terminent  leurs  hymnes  à  la  religion  par  des  médisances 
à  l'adresse  de  la  théologie,  «  Lors  même  qu'on  ne  serait  pas  en 
état  de  réfuter  toutes  les  objections  contre  la  Bible,  écrivit  à  son 
tour  Lessing,  la  religion,  pourtant,  demeurerait  intangible  dans 
le  cœur  de  ceux  des  chrétiens  qui  ont  acquis  un  sentiment  intime 
de  ses  vérités.  » 

Et  cette  phrase,  développée,  commentée,  poussée  jusqu'à  des 
conséquences  que  peut-être  Lessing  ne  prévoyait  pas  complète- 
ment, serait  une  très  opportune  épigraphe  pour  une  histoire  du 
mouvement  théologique  allemand  au  xtx"^  siècle;  par-dessus  le 
((  supranaturalisme  »  et  le  rationalisme,  qui  alternaient  les  passes 
d'armes  et  les  concessions,  beaucoup  après  Lessing  ont  voulu  faire 
prévaloir  ce  «  sentiment  intime  des  vérités  de  la  religion  »,  trait 
d'union  acceptable,  croyait-on,  pour  les  deux  écoles  rivales.  L'édi- 
fiante résonance  que  cette  formule  laissait  après  elle  semblait 
assez  inoffensive  pour  la  foi.  C'est  pourtant  à  l'abri  de  ce  nouveau 
langage  que  s'est  singulièrement  aggravé,  au  cours  de  notre 
siècle,  l'émiettement  des  opinions  individuelles  dans  le  protestan- 
tisme allemand,  et  que  s'est  insinuée  la  conception  d'un  chris- 
tianisme sans  dogmes,  d'un  subjectivisme  chrétien.  En  alléguant 
certains  passages  de  Luther  et  en  dépassant  peut-être  la  portée  de 
ces  passages  par  les  interprétations  qu'on  en  donnait,  on  a,  peu 
à  peu,  voulu  prendre  pour  juge  de  la  vérité  religieuse,  non  point 
même  l'initiative  intellectuelle,  mais,  si  l'on  peut  ainsi  dire,  l'im- 
pressionnabilité  religieuse  de  chaque  fidèle,  sans  se  demander  si 
de  pareils  recours,  de  pareils  abandons,  n'impliquent  pas  l'efface- 
ment et  le  sacrifice  de  la  théologie  elle-même.  De  cette  évolu- 
tion, progrès  ou  recul,  qui  permettrait,  aujourd'hui,  à  beaucoup 
de  théologiens  allemands  de  présenter  leurs  écrits  comme  de 
simples  notations  de  leurs  sensations  pieuses,  on  décrira,  dans 
les  pages  qui  suivent,  les  principales  étapes. 

I 

Quelques  mois  avant  le  xix''  siècle,  parut  à  Berlin,  en  cinq 
chapitres,  un  court  volume  intitulé  :  De  la  religion:  Discours  aux 
esprits  cultivés  parmi  ses  détracteurs.  L'auteur,  bientôt  connu, 
sappelait  Schleiermacher.  11  règne,  depuis  près  de  cent  ans,  sur 
le  protestantisme  allemand.  Ses  spéculations  ont  formé  beaucoup 
d'esprits,  ses  méditations  plus  de  consciences  encore  ;  ceux 
qu'effraie  son  panthéisme  sont  captivés  par  son  sens  religieux; 
si  l'on  ne  suit  pas  ses  déductions,  l'on  s'incline  devant  ses  intui- 


l'allemat.ne  iu:li(;ieuse.  833 

tions.  Le  ^philosophe,  en  lui,  provoque  des  réserves;  mais  on 
entrevoit,  en  même  temps,  un  homme  de  haute  et  grave  piété, 
une  façon  de  prophète,  à  qui  Ton  s'abandonne.  Où  donc  conduit- 
il,  par  quelles  étapes  et  vers  quel  but? 

L'absorption  du  fini  dans  l'infini,  de  l'individu  dans  le  tout, 
de  la  personne  humaine  dans  cette  immense  œuvre  d'art  qui  est 
l'univers:  voilà  le  résumé  du  panthéisme.  Le  même  être  qui, 
considéré  en  sa  multiplicité,  s'appelle  l'univers,  est  dénommé 
Dieu  si  on  le  considère  en  son  unité;  tout  homme  est  comme  un 
phénomène  de  cette  essence;  tout  homme  subit  et  recueille  les 
pulsations  de  cet  être  universel.  Dès  lors,  le  sentiment  de  dépen- 
dance absolue  de  l'homme  à  l'égard  de  l'univers  et  le  sentiment 
de  dépendance  absolue  de  l'homme  à  l'égard  de  Dieu  se  ramènent 
à  une  seule  et  même  impression  :  la  philosophie  panthéiste 
aboutit  au  premier  sentiment;  et  quant  au  second,  il  est  la  meil- 
leure définition  que  Schleiermacher  puisse  donner  de  la  religion. 
Or  l'intention  de  Luther,  paralysée  par  deux  siècles  et  demi  de 
mesquineries  théologiques  et  de  religions  d'Etat,  fut  de  mettre 
l'homme  en  un  rapport  personnel  avec  Dieu;  Schleiermacher, 
avec  des  considérans  panthéistes,  ressuscite  et  réalise  cette  inten- 
tion. Entre  l'homme  et  Dieu,  le  <(  supranaturalisme  »  interposait 
une  barrière  de  dogmes,  le  rationalisme  une  barrière  de  chicanes 
dogmatiques  :  d'une  part  un  écran,  qui  interceptait  la  vérité; 
d'autre  part  un  tamis,  qui  la  dénaturait  en  la  voulant  filtrer. 
C'en  est  fait  de  ces  entraves.  La  religion  est  le  sens  intime  du 
contact  avec  Dieu.  Ce  n'est  point  dans  les  livres,  et  ce  n'est  point 
non  plus  dans  les  traditions  qu'elle  a  son  siège,  c'est  dans  notre 
cœur. 

La  foi  en  Christ  est  indépendante  des  miracles,  des  prophéties, 
de  l'inspiration,  détails  secondaires  sur  lesquels  polémiquaient 
les  vieilles  écoles.  Elle  est  un  fait  d'expérience.  Il  y  a  une  com- 
munauté chrétienne,  formée,  cimentée,  maintenue  par  une  longue 
expérience  collective,  révélatrice  de  la  hauteur  morale  et  reli- 
gieuse du  Christ  :  cette  expérience,  voilà  la  foi.  Elle  ne  s'accroche 
point,  avec  une  discrétion  subalterne,  aux  constructions  méta- 
physiques d'une  prétendue  «  religion  naturelle  ;  »  et  elle  ne  s'as- 
servit point,  non  plus,  à  quelques  bribes  de  révélation,  parcimo- 
nieusement distribuées  par  une  Eglise  extérieure  :  dans  la  foi  telle 
que  l'entend  Schleiermacher,  il  n'y  a  rien  de  servile,  rien  non 
plus  de  fragmentaire.  La  communauté  chrétienne  a  cette  impres- 
sion perpétuelle,  que  l'homme  doit  vivre  de  la  vie  de  l'infini, 
qu'à  cet  égard  Jésus  fut  un  insigne  prototype,  qu'en  lui  la  con- 
science du  moi,  victorieuse  de  la  chair,  était  déterminée  par  la 
TOME  cxxxvi.  —  1896.  o3 


834  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

conscienco  de  Dieu,  et  que  Jésus,  grâce  à  ce  prodige,  fut  vraiment 
le  rédempteur.  Cette  expérience  de  la  rédemption  devient  le  point 
de  départ  de  toute  théologie.  Ainsi  la  foi  ne  présuppose  ni  ne 
réclame  dos  définitions;  elle  crée  la  théologie,  bien  loin  de  se 
laisser  formuler  par  elle  ;  et  la  théologie  ne  fait  qu'enregistrer  les 
données  empiriques  de  la  foi.  Le  parfait  chrétien  qui  saura  le 
mieux  s'observer  lui-même  sera  le  plus  parlait  théologien. 

La  définition  de  la  religion,  telle  que  la  donnait  Schleier- 
macher,  suscita  les  railleries  faciles  de  Hegel  :  «  Le  chien  est  la 
plus  dépendante  des  créatures,  objectait-il;  serait-il  donc  la  plus 
religieuse  de  toutes  ?  »  Mais  Hegel  tentait,  à  son  tour,  im  com- 
promis entre  le  christianisme  et  le  panthéisme.  La  religion,  pour 
lui,  c'est  la  conscience  que  Dieu  a  de  lui-même  dans  l'être  fini; 
et  ce  n'est  point  dans  la  sphère  inférieure  du  sentiment,  comnie 
le  faisait  Schleiermacher,  que  Hegel  localise  cette  conscience; 
il  la  transplante  dans  la  sphère  supérieure  de  la  pensée,  tout  en 
la  laissant,  d'ailleurs,  à  un  rang  secondaire;  car  les  dogmes  reli- 
gieux ne  sont  que  des  images,  des  représentations,  des  symboles 
{Vorstellungen),  forcément  approximatifs,  trop  concrets  pour 
être  limpides;  au  delà  et  au-dessus  d'eux,  la  pensée  hégélienne 
s'élève  jusqu'à  l'idée  [Beg^^i^').  Mais  christianisme  et  hégélianisme 
ont  le  même  contenu;  la  forme  seule  ditfère. 

Tout  est  dans  tout  :  le  panthéisme,  appliqué  au  protestantisme, 
eut  cette  insigne  vertu,  d'être  un  agent  de  fusion,  d'unification,  ou 
tout  au  moins  d'en  donner  quelque  temps  l'illusion.  Bruno  Bauer 
était  hégélien  lorsqu'il  prouvait,  par  déduction,  la  naissance  mira- 
culeuse de  Jésus;  hégélien,  aussi,  lorsqu'il  s'aventurait  jusqu'aux 
négations  réputées  les  plus  blasphématoires.  Et  s'il  était  possible 
à  un  seul  et  même  penseur,  dans  ses  multiples  vagabondages  de 
conscience,  de  se  réclamer  toujours  du  même  Hegel,  on  ne  saurait 
être  surpris  que  le  protestantisme  allemand,  durant  une  certaine 
période,  ait  fêté  dans  l'hégélianisme,  suivant  un  mot  de  Strauss, 
«  l'enfant  de  la  paix  et  de  la  promesse  ».  On  escomptait,  continue 
Strauss,  «  un  nouvel  ordre  de  choses,  durant  lequel  les  loups 
habiteraient  avec  les  agneaux  et  les  léopards  avec  les  boucs.  La 
sagesse  du  monde,  cette  fière  païenne,  se  soumit  humblement  au 
baptême  et  prononça  une  confession  de  foi  chrétienne,  tandis  que 
de  son  côté  la  foi  n'hésita  pas  à  lui  délivrer  le  certificat  d'une 
parfaite  orthodoxie  et  recommanda  à  la  communauté  de  lui  faire 
un  accueil  bienveillant  »  (1). 

Un  jour  vint  cependant  où  ces  baisers  Lamourette,  dont  Hegel 

(1)  Nous  empruntons  cette  traduction  à  l'Histoire  des  idées  religieuses  en  Alle- 
magne, de  M.  Lichtenbcrger,  II,  p.  316. 


l'allemagne  religieuse.  835 

fixait  les  cérémonies,  parurent  dangereux  à  l'orthodoxie  protes- 
tante. Schleiermacher,  lui.  eut  une  meilleure  fortune,  qui  ne 
connut  aucune  éclipse.  A  la  source  de  religiosité  dont  il  faisait 
déborder  les  écluses,  les  divers  courans  théologiques,  presque 
jusqu'à  nos  jours,  se  sont  formés  et  alimentés  :  courant  libéral, 
courant  de  lorthodoxie  nouvelle,  courant  dit  du  juste  milieu. 

Pour  les  «  libéraux  »,  il  semble  que  la  théologie  soit  l'ébauche 
imparfaite  et  approximative  dune  philosophie  suprême,  et  que 
le  monde  de  la  pensée  religieuse  ressemble  à  une  sorte  de  caverne 
de  Platon,  où  les  dogmes,  analogues  à  des  images,  à  des  ombres, 
dissimulent  et  traduisent,  tout  à  la  fois,  certaines  conceptions 
abstraites:  Biedermann,  Lipsius,  M.  Pfleiderer,  appartiennent  à 
cette  école  ;  chacun  dailleurs  ayant  sa  méthode  et  son  symbolisme, 
et  subordonnant  la  théologie  à  sa  philosophie  personnelle.  Accusés 
d'irréligion,  ils  empruntent  des  argumens  à  Schleiermacher  pour 
prouver  que  la  théologie  n'est  pas  la  religion. 

Mais  à  son  tour  l'école  confessionnelle,  positive,  orthodoxe  — 
l'école  des  croyans,  en  un  mot,  de  quelque  épithète  qu'on  la 
veuille  décorer,  —  allègue  en  sa  faveur  les  théories  de  Schleier- 
macher sur  l'expérience  de  la  communauté  chrétienne  :  les  A'ieilles 
croyances  traditionnelles  ne  sont-elles  pas  consignées  par  cette 
expérience  ?  l'enseignement  dogmatique  ne  représente-t-il  pas 
les  alluvions  intellectuelles  de  cette  communauté? 

Contre  le  morcellement  en  faveur  dans  les  écoles  libérales,  et 
qui  permet  à  chaque  théologien  d'interpréter  la  religion  d'après 
son  symbolisme  personnel,  on  peut  objecter  les  passages  de 
Schleiermacher  sur  le  rôle  de  la  communauté  chrétienne  dans 
la  création  de  la  foi.  Ce  qu'il  a  dit  sur  l'essence  du  sentiment 
religieux  semble  militer  en  faveur  des  «  libéraux  »;  mais  sur  la 
vérité  religieuse,  expression  empirique  et  concrète  de  ce  senti- 
ment, il  a  composé  certaines  pages  dont  les  croyans  se  peuvent 
faire  une  arme.  Et  ceux-ci  feront  sagement,  d'ailleurs,  en  n'es- 
sayant point,  par  surcroît,  de  tirer  à  leur  profit  la  dogmatique  de 
Schleiermacher;  car  sur  la  divinité  du  Christ  comme  sur  la  Tri- 
nité, il  rend  certains  échos  que  des  orthodoxes  auraient  peine  à 
répercuter. 

Quant  au  parti  du  «  juste  milieu  »  ou  de  la  «  conciliation  » 
[Vermittlungspartei,  Mittclpartei),\\  est  à  deux  égards  digne  de 
cette  appellation.  En  premier  lieu,  groupe  de  sectaires  plutôt  que 
de  croyans,  il  fut  toujours  fort  assidu  pour  opérer  une  concentra- 
tion protestante  contre  le  catholicisme  ;  et  comme  trait  d'union 
pour  cette  croisade,  une  frappante  antithèse  de  Schleiermacher 
était  volontiers  mise  en  relief  :  «  Tandis  que  le  catholicisme  fait 


836  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dépendre  le  rapport  de  l'individu  avec  le  Christ  de  son  rapport 
avec  l'Eglise,  le  protestantisme  fait  dépendre  le  rapport  de  l'in- 
dividu avec  l'Eglise,  de  son  rapport  avec  le  Christ.  »  En  second 
lieu,  les  hommes  du  «  juste  milieu  »,  parti  d'apologistes  plutôt 
que  de  dogmatiseurs,  ébauchent  fréquemment  des  compromis 
entre  la  théologie  et  la  philosophie.  Ils  consultent  l'histoire, 
les  Livres  saints,  la  tradition,  et  y  trouvent  un  certain  nombre 
de  notions  religieuses;  voilà  la  première  étape;  à  ce  point, 
la  notion  n'est  encore  qu'une  doctrine,  une  Lchre,  ce  qui  est 
peu  de  chose  pour  un  bon  disciple  de  Schleiermacher.  Mais 
la  doctrine  devient  une  impression  [Ehidnick] ;  on  constate 
qu'elle  fait  partie  de  l'expérience  religieuse  de  la  communauté 
[Erfahrung);  elle  acquiert  ainsi  une  première  certitude,  toute  sub- 
jective encore;  voilà  la  seconde  étape;  Schleiermacher  s'y  arrête- 
rait, ne  demandant  à  ses  fidèles  que  de  se  l'approprier  à  leur  tour 
par  leur  expérience  personnelle.  Avec  l'aide  de  l'hégélianisme, 
pourtant,  on  va  plus  loin  :  on  cherche  à  prouver  que  cette  certi- 
tude subjective  doit  devenir,  pour  la  pensée  philosophique,  cer- 
titude objective;  on  épie  l'idée  [Begriffi  qui  se  cache  derrière 
cette  doctrine.  Tel  est  le  genre  de  travaux  échelonnés,  complexes, 
souvent  confus,  où  se  complaît  l'école  de  Nitzsch,  de  Dorner, 
de  M.  Beyschlag. 

Ainsi  ces  diverses  écoles  ont  trouvé  en  Schleiermacher,  — 
nous  n'oserions  dire,  pour  toutes, leur  père  légitime,  — mais  du 
moins  leur  père  nourricier  :  elles  lui  ont  fait  toutes  des  emprunts. 
Et  en  même  temps  qu'il  leur  fournissait  des  argumens, Schleier- 
macher les  habituait  à  reconnaître  l'indépendance  et  l'autonomie 
de  la  religion  dans  l'àme  de  chaque  croyant.  Lors  même  que,  par 
un  illogisme  timide,  elles  répudiaient  les  conséquences  théolo- 
giques, ecclésiastiques,  des  conceptions  de  Schleiermacher,  il 
demeurait  pour  elles  un  docteur  qui  développait,  prolongeait  et 
commençait  à  épuiser  les  principes  mêmes  de  la  Réforme.  Tout 
droit  derrière  lui,  dans  le  chemin  où  il  s'était  engagé,  on  aperce- 
vait Luther  ;  pour  conduire  de  Luther  à  Schleiermacher,  la  voie 
suivie  par  la  Réforme  n'avait  pas  dévié,  ne  s'était  même  pas 
bifurquée;  logique  en  était  la  pente;  entre  l'àme  du  croyant  et 
Dieu,  Luther  avait  évincé  toute  autorité,  toute  institution  hu- 
maines; Schleiermacher,  à  son  tour,  évince  ces  autres  obstacles, 
un  canon  révélé,  un  dogme  extérieur;  il  fait  dériver  la  dogma- 
tique du  phénomène  même  de  la  piété  chrétienne,  et  sème  à  tra- 
vers toutes  les  écoles,  germe  de  mort  pour  les  unes  et  d'épa- 
nouissement pour  les  autres,  l'idée  que  ce  sont  les  hommes 
religieux  qui  font  la  religion. 


l'allemai.ne  religieuse.  837 


II 

Transportez  cette  idée  dans  les  études  d'exégèse  et  d'histoire 
religieuse,  tout  de  suite  se  disloquent  les  lignes  de  bataille  que 
dessinaient  sur  cet  autre  domaine  les  ^  ieilles  écoles  «  supranatu- 
raliste  »  et  rationaliste;  et  la  position  des  questions  devient  tout 
autre  qu'elle  n'était  aux  siècles  passés. 

Les  récits  bibliques  racontent  une  histoire  exacte,  et  cette 
histoire  est  dordre  surnaturel  ;  telles  étaient  les  deux  prémisses  de 
l'école  «  supranaturaliste  ».  Le  rationalisme  contestait,  ou  tout 
au  moins  restreignait  la  seconde  assertion:  il  respectait  la  pre- 
mière. Eplucher  le  contenu  des  Livres  saints  lui  suffisait;  quant 
au  contenant,  il  n'y  touchait  point.  Il  triomphait  lorsqu'il  avait 
découvert,  pour  tel  phénomène  relaté  dans  la  Bible,  une  «  expli- 
cation naturelle  ))  aussi  invraisemblable  peut-être  que  l'hypothèse 
miraculeuse  où  les  croyans  se  complaisaient.  Mais,  d'étudier  la 
Bible  elle-même,  la  composition  des  livres,  les  diverses  tendances 
qu'ils  dénotent,  l'état  du  texte,  les  dates  auxquelles  ils  peuvent 
être  rapportés,  la  valeur  de  documens  historiques  qu  il  convient 
de  leur  reconnaître,  les  remaniemens  et  les  interpolations  qu'ils 
ont  pu  subir,  le  rationalisme,  sauf  quelques  exceptions,  n'en  avait 
ni  la  compétence,  ni  le  goût,  ni  peut-être  même  la  pensée. 

En  1833,  David  Strauss,  dun  seul  bond,  laissa  ces  timidités 
bien  loin  derrière  lui.  Renvoyant  dos  à  dos  les  théologiens  qui 
perdaient  leur  peine,  leur  encre  et  souvent  leur  foi  à  discuter  la 
quantité  de  surnaturel  qu'il  fallait  conserver  dans  l'Evangile, 
Strauss  déclara  que  les  récits  évangéliques  sont  des  mythes. 
Luther  avait  voulu  les  faire  resplendir  comme  l'œuvre  pure  de 
Dieu,  par-dessus  les  commentaires  et  les  traditions  d'origine  hu- 
maine; et  surgissant  dans  l'Eglise  même  de  Luther,  Strauss  re- 
cherchait et  retrouvait,  dans  ces  li"\Tes,  l'œuvre  des  hommes.  Il  v 
voyait  un  produit  de  la  légende  chrétienne  populaire;  à  cette 
légende  elle-même,  il  assignait  comme  sources  le  désir  qu'avait 
eu  la  primitive  communauté  chrétienne  de  glorifier  son  fondateur 
et  le  besoin  quelle  avait  eu  de  voir  réalisée  l'idée  messianique. 
Des  indignations  et  des  gémissemens  s'élevèrent  ;  mais  la  Réforme , 
par  essence,  doit  être  hospitalière:  à  tous  les  courans  nouveaux 
de  la  recherche  religieuse,  fussent-ils  subversifs,  elle  manque  de 
prétextes  pour  fermer  les  écluses;  et  fondée  sur  la  Bible,  où 
Luther  avait  lu  la  signature  de  Dieu,  elle  ne  put  exclure  les  doc- 
trines de  Strauss,  qui  voilaient  cette  signature.  On  avait  à  peu  près 
respecté,  jusque-là,  le  monument  biblique,  tout  en  y  multipliant, 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'ailleurs,  les  portes  dérobées,  pour  l'usage  des  rationalistes;  mais 
la  façade,  du  moins,  en  demeurait  intacte;  le  premier  coup  de 
sape  y  fut  donné  par  Strauss. 

Il  l'ut,  presque  exclusivement,  un  destructeur.  Rarement  bio- 
graphe dessina  d'une  lagon  plus  incertaine,  plus  fuyante,  la  figure 
de  son  héros.  Quoi  qu'on  croie  de  Jésus,  Strauss  laisse  son  lec- 
teur mécontent;  le  personnage,  tel  qu'il  le  présente,  est  sans 
consistance.  Intrépide  à  mettre  en  miettes  la  toile  sacrée  sur 
laquelle  les  croyans  contemplaient  une  physionomie  divine, 
Strauss  ignore  encore  les  artifices  par  lesquels  ses  successeurs, 
sans  réparer  la  toile,  parviendront  à  fixer  la  physionomie  elle- 
même;  sous  les  assauts  de  sa  critique,  l'une  et  l'autre  s'abîment 
et  s'évanouissent.  En  outre,  la  genèse  du  Nouveau  Testament, 
telle  qu'il  la  raconte,  permet  de  comprendre,  si  l'on  veut,  les  traits 
communs  des  divers  Evangiles;  elle  n'offre  aucune  explication 
des  traits  spéciaux  qui  les  distinguent  entre  eux. 

Christian  Baur  et  lécole  de  Tubingue  s'efforcèrent  de  combler 
ces  lacunes.  Aux  résultats  négatifs  de  l'exégèse  de  Strauss,  Baur, 
profitant  d'ailleurs  des  exemples  de  liberté  donnés  par  le  maître, 
essaya  de  joindre  une  explication  positive  du  développement 
historique  de  l'ancienne  Eglise  :  il  la  crut  trouver  dans  sa  fameuse 
distinction  des  deux  courans,  courant  ébionite  ou  judaïsant,  et 
courant  paulinien,  entre  lesquels  se  seraient  partagés  les  premiers 
chrétiens.  Comme  Strauss,  dans  les  Evangiles,  il  chercha  surtout 
l'inspiration  des  hommes  ;  mais  c'était  en  replaçant  les  Evangiles 
dans  la  primitive  littérature  chrétienne  ;  et  les  hommes  qu'il  y 
faisait  entrevoir  n'étaient  point  seulement  des  créateurs  de  mythes, 
mais  des  êtres  historiques,  des  personnalités  bien  dessinées,  qui 
avaient  eu  des  passions,  suivi  des  tendances,  formé  des  coteries, 
et  qui  avaient  déposé,  dans  les  écrits  du  temps,  l'expression  de 
leurs  passions,  la  trace  de  leurs  tendances,  l'apologie  de  leurs 
coteries.  Les  conclusions  de  Baur,  aujourd'hui,  sont  évincées  ou 
dépassées;  mais  pour  toute  une  génération  ce  coup  d'essai  parut 
un  coup  de  maître,  et  l'esprit  de  ces  recherches  a  survécu  à  leurs 
résultats.  Dans  quelle  mesure  l'inspiration  de  Dieu  animait-elle 
les  Ecritures?  voilà  le  point  où  l'on  s'évertuait,  avant  Strauss  et 
avant  Baur.  Ils  modifièrent  l'aspect  et  les  données  du  débat,  en 
poursuivant  et  en  montrant  dans  les  saints  Livres  l'inspiration 
des  hommes  —  inspiration  de  la  primitive  communauté  chré- 
tienne, d'après  la  critique  encore  simpliste  de  Strauss  ;  inspiration 
des  divers  groupemens  de  cette  communauté,  d'après  la  critique 
plus  minutieuse  et  plus  ambitieuse  de  Baur. 

Entre  Schleiermacher  d'une  part,  Strauss  et  Baur  d'autre  part, 


l'allemactNe  religieuse.  839 

vous  apercevez  le  parallélisme.  «  La  religion,  c'est  le  sentiment 
des  hommes  religieux,  »  avait  dit  le  philosophe  ;  et  bientôt  les  his- 
toriens surviennent,  qui  vous  déclarent  que  les  documens  reli- 
gieux, réputés  dépositaires  d'une  révélation  d'en  haut,  expriment, 
en  fait,  le  sentiment  des  hommes  religieux  d'antan,  et  que  les 
dogmes  sont  un  produit  des  diverses  époques,  une  traduction  né- 
cessaire de  la  conscience  chrétienne.  Et  de  même  que  votre  reli- 
gion à  vous,  réformés  du  xix^  siècle,  nest  autre  que  le  subjecti- 
visme  travaillant  sur  le  christianisme,  ce  christianisme  lui-même 
ne  représente  rien  autre  chose  que  le  subjectivisme  de  vos  loin- 
tains ancêtres. 

Si  la  religion  n'est  rien  plus  qu'un  fait  de  conscience,  indivi- 
duelle ou  collective,  l'histoire  d'une  religion  sera,  tout  simple- 
ment, l'histoire  des  développemens  de  la  conscience  religieuse. 
A  cette  norme,  les  récits  de  l'Ancien  Testament  sont  à  leur  tour 
mesurés.  Au  début  du  siècle,  indévots  et  dévots  passaient  leur 
temps  à  disserter  grammaire,  archéologie,  voire  même  à  tenter 
des  critiques  littéraires,  au  sujet  de  l'Ancien  Testament;  c était 
une  façon,  pour  les  premiers,  d'éviter  l'embarras  de  paraître  in- 
croyans,  et,  pour  les  seconds,  d'être  réputés  savans  en  même 
temps  qu'ils  étaient  croyans. 

Mais  l'histoire  biblique,  dans  le  courant  du  siècle,  fut  pro- 
prement érigée  en  science.  On  découvrit  que,  telle  que  l'Ancien 
Testament  la  raconte,  elle  contredit  et  renverse  les  notions  de  la 
psychologie  sur  l'évolution  religieuse  des  peuples  ;  c'est  à  la  lu- 
mière de  cette  psychologie  qu'on  commença  de  la  juger  et  de  la 
rectifier.  Le  miracle,  l'impossible,  l'inacceptable,  ce  n'est  pas  tant 
Josué  arrêtant  le  soleil  ou  la  Mer-Rouge  engloutissant  Pharaon,  que 
cette  brusque  survenance  de  Moïse,  suivant  et  précédant  deux 
époques  où  l'état  religieux  des  tribus  hébraïques  semble  avoir 
été  fort  rudimentaire.  Au  point  de  départ  des  études  de  Vatke, 
de  Graf,  de  Reuss,  de  Wellhausen,  de  M.  Stade,  on  saisit  ce  pos- 
tulat, que  la  soudaine  apparition  d'un  législateur  théocratique 
comme  Moïse  est  contraire  à  la  vraisemblance,  c'est-à-dire  aux 
lois,  empiriquement  induites,  qui  régissent  l'histoire  religieuse 
des  peuples.  Mais  vous  observez,  tout  de  suite,  que  ce  postulat  en 
implique  un  autre  :  c'est  que  la  religion  hébraïque  est  un  produit 
du  peuple  hébraïque,  une  résultante  de  l'histoire  hébraïque.  On 
la  traite  a  priori,  comme  si  elle  n'était  pas  un  fait  révélé,  exté- 
rieur et  supérieur  à  Israël  ;elle  est  la  création  du  génie  d'Israël. 
Or  Israël  ne  peut  pas  s'être  fait  sa  religion  à  la  façon  que  racon- 
tent les  écrits  de  l'Ancien  Testament,  car  il  n'est  aucun  peuple 
chez  qui  la  conscience  religieuse  se  soit  éveillée  et  développée 


840  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'une  telle  façon.  De  là  les  hypothèses  sur  les  écrits  de  la  Uible, 
leur  date,  leur  succession,  sur  les  stratagèmes  de  leurs  compila- 
teurs. Arrière  la  vieille  critique,  qui,  tremblante  encore  en  ses 
extrêmes  audaces,  s'évertuait  à  échoniller  les  détails  surnaturels 
dans  l'histoire  du  peuple  de  Dieu;  c'est  la  trame  même  de  cette 
histoire  qui  est  taxée  d'invraisemblance;  et  suivant  les  données 
de  l'analogie  historique  et  de  l'induction  psychologique,  avec  le 
secours  d'une  exégèse  dont  certains  résultats,  d'ailleurs,  reste- 
ront sans  doute  acquis  à  la  science,  on  soumet  cette  trame  à  un 
tissage  nouveau.  Que  l'histoire  religieuse  d'Israi>l,  au  terme  de  ce 
travail,  soit  devenue  presque  adéquate  à  l'histoire  religieuse  des 
autres  peuples,  avec  le  phénomène  du  messianisme  en  plus,  et 
l'on  tiendra  le  succès  rêvé. 

Ainsi  ce  n'est  plus  au  nom  de  l'invraisemblance  rationnelle 
et  philosophique  qu'on  ébranle  les  dogmes,  c'est  au  nom  de  l'in- 
vraisemblance historique,  empirique.  Rien  de  surprenant,  du 
reste:  à  mesure  que  la  pensée  philosophique  détruisait  la  con- 
fiance de  la  raison  en  elle-même,  le  critère  des  négations  devait 
être  déplacé.  L'invraisemblance  rationnelle  s'établit  par  une  argu- 
mentation logique  ;  lorsqu'un  théologien  allemand  flaire  et  dé- 
nonce une  «  invraisemblance  bistorique  »,  il  traduit  une  simple 
impression,  prononce  d'après  son  sens  personnel,  qui  souvent 
dillere  de  celui  des  théologiens  voisins.  «  Cela  n'a  pas  pu  se  pro- 
duire »  :  volontiers  la  critique  protestante  s'exprime  de  la  sorte; 
elle  ne  l'ait  point  une  déduction  qui  alléguerait,  en  sa  mineure, 
l'impossibilité  métaphysique  du  surnaturel,  et  qui  rallierait  à  sa 
conclusion  tous  les  champions  de  cette  mineure  ;  elle  fait  une  in- 
duction, une  interprétation,  souvent  arbitraire,  de  l'histoire. 

En  ce  genre  de  labeur,  M.  Adolphe  Harnack  est  passé  maître. 
Sa  science  est  accomplie  ;  ses  recherches  ont  une  allure  de  sereine 
impartialité  ;  à  l'égard  de  certaines  traditions  catholiques,  comme 
l'existence  de  la  primauté  pontificale  dans  l'ancienne  Eglise 
chrétienne,  il  est  piquant  d'observer  que  ce  savant  protestant  a 
fourni  quelques  argumens  à  l'apologétique  catholique;  son 
autorité  d'historien  est  incontestée.  Mais  épiez  le  théologien  qui 
fait  escorte  à  l'historien;  pour  juger  ces  dogmes  dont  il  retrace  la 
genèse,  il  lui  faut  une  règle  d'appréciation.  Ce  n'est  point  à  des 
considérations  rationnelles  qu'il  emprunte  cette  règle  ;  il  la 
cherche  et  il  la  trouve  dans  l'évangile  de  Jésus.  Mais  r«  évan- 
gile de  Jésus  »  qu'est-ce,  à  vrai  dire?  Il  serait  besoin  d'une  règle 
nouvelle  pour  y  discerner,  parmi  le  chaos  de  l'exégèse,  ce  qui 
doit  faire  autorité  et  ce  qui  mérite  d'être  non  avenu.  Et  comme 
on  ne  peut  pas  toujours  remonter,  à  l'infini,  de  critère  en  critère, 


l' ALLEMAGNE    RELIGIEUSE.  841 

comme  il  failt  trouver,  au  terme  de  la  série,  un  point  iixe,  et 
comme  ce  point  fixe,  enfin,  nous  devons  le  trouver  en  nous- 
mêmes  s'il  ne  nous  est  assuré  par  aucune  autorité  religieuse, 
M.  Harnack,  en  définitive,  détermine  l'Evangile  de  Jésus  d'après 
la  conception  qu'il  se  fait  lui-même  du  christianisme  ;  il  identifie 
cette  conception  avec  celle  que,  personnellement,  Jésus  dut  s'en 
faire.  Les  récentes  «  Vies  de  Jésus  »  publiées  par  des  théologiens 
allemands  ont  pour  objet  de  dégager  la  conscience  religieuse 
du  personnage,  ce  qu'on  appelle  das  Selbstbeivusstsein  Jesii; 
M.  Grau,  M.  Baldensperger,  reconstruisent  fort  différemment  cette 
conscience:  lorsqu'on  lit  l'un  ou  l'autre,  on  peut  avoir  l'illusion 
de  connaître  Jésus;  et  ^I.  Baldensperger,  surtout,  fait  preuve  du 
plus  docte  et  du  plus  ingénieux  talent.  Mais  gardons-nous  de  les 
lire  l'un  après  Tautre,  si  nous  ne  voulons  conclure,  en  confron- 
tant leurs  deux  Jésus,  que  le  Christ  est  devenu,  pour  l'Alle- 
magne savante,  ce  qu'il  était  pour  les  Athéniens  au  temps  de 
l'apôtre  Paul  :  le  Dieu  inconnu. 

III 

A  l'origine  de  cette  évolution  subjectiviste  que  nous  avons 
constatée  dans  le  double  domaine  de  la  théologie  spéculative  et 
de  l'histoire  religieuse,  nous  avons  saisi  les  inlluences  panthéistes. 
Albert  Ritschl,  dans  le  dernier  quart  de  siècle,  a  précipité  cette 
évolution  tout  en  se  dérobant  à  ces  influences.  Ses  doctrines  sont 
extrêmement  complexes  ;  on  dit  même  que  pour  les  rendre  con- 
fuses, sa  volonté  parfois  était  complice  de  son  intelligence,  et  que 
l'obscurité,  chez  lui,  était  affaire  de  tactique.  Malgré  cela,  peut- 
être  même  à  cause  de  cela,  il  est  indispensable  de  nous  arrêter 
devant  lui. 

Qne  la  religion  soit  un  sentiment,  Ritschl  l'affirme  après 
Schleiermacher;  mais  celui-ci  n'envisageait  que  le  rapport  de 
l'homme  avec  Dieu  ;  celui-là  envisage  aussi  le  rapport  de  l'homme 
avec  ses  semblables  et  avec  le  monde  :  dans  la  première  rela- 
tion, l'homme  est  passif,  sa  volonté  paraît  déterminée;  dans 
la  seconde,  il  est  actif,  sa  volonté  paraît  libre.  Il  y  a  là  une  anti- 
nomie ;  Ritschl  se  flatte  de  la  résoudre  par  la  théorie  du  royaume 
de  Dieu.  Le  royaume  de  Dieu,  c'est,  d'après  lui,  «  l'ensemble  de 
ceux  qui  croient  au  Christ,  en  tant  qu'ils  agissent  conformément 
au  principe  de  l'amour.  »  Dieu  est  tout  amour;  le  royaume  de 
Dieu,  c'est-à-dire  un  état  où  tous  agiraient  par  amour,  est  donc  le 
but  final  de  Dieu,  en  même  temps  que  l'idéal  moral  le  plus  uni- 
versel ;  c'est    à  la    fois  le  chef-d'œuvre  de  la    morale  et  le  chef- 


842  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'œiivre  de  la  religion.  Tendance  nécessaire  de  l'amour  divin,  le 
royaume  de  Dieu  est  en  même  temps  réalisé  par  l'homme  ;  et 
par  cette  introduction  de  la  personnalité  humaine,  Ritschl  échappe 
au  panthéisme. 

Il  se  distingue  de  Schleiermacher  par  un  autre  point.  C'est  à 
l'expérience  religieuse  que  Schleiermacher  ramène  la  religion 
tout  entière.  Or  il  se  peut  faire  qu'homme  du  commun,  je  ne  dis- 
cerne pas  en  moi  le  retentissement  de  l'expérience  religieuse  de 
la  communauté;  de  deux  choses  Tune,  alors  :  ou  bien  je  veux 
être  pieux,  et  je  suis  forcé  de  me  rétérer,  passivement,  au  prin- 
cipe d'autorité,  d'accepter  aveuglément  ce  qu'on  médit  être  cette 
expérience  ;  ou  bien  la  stérilité  de  ma  propre  religiosité  m'est  un 
sujet  de  découragement,  et  je  cesse  d'être  pieux.  Consulter,  dans 
sa  propre  conscience,  les  échos  de  la  conscience  religieuse  de  la 
communauté,  pour  en  tirer  sa  religion  :  c'est  ce  qu'on  peut  faire 
lorsqu'on  est  Schleiermacher,  mais  que  feront  les  simples  d'esprit? 
Ritschl  prétend  leur  simplifier  la  tâche.  C'est  l'Ecriture  qu'il 
prend  pour  point  de  départ  de  la  théologie,  et  voilà,  du  moins  il 
s'en  flatte,  un  point  de  départ  objectivement  donné,  solidement 
fixé.  Mais  Ritschl,  tout  de  suite, glisse  de  nouveau  dans  le  subjecti- 
visme  ;  car,  après  cinquante  ans  d'exégèse,  l'Ecriture,  où  la  cher- 
cher? Il  y  signale  des  écrits  parasites  qu'il  en  faut  supprimer, 
des  idées  étrangères  qu'il  en  faut  dégager;  il  l'accommode 
d'ailleurs  à  sa  doctrine;  l'Ecriture  qu'il  reconnaît  comme  source 
de  Iq,  religion,  c'est  l'Ecriture  lue  par  Ritschl  à  la  façon  de  Ritschl. 
Les  livres  saints  agissent  sur  moi  d'une  certaine  façon  ;  voilà 
ce  qui  détermine  ma  foi,  voilà  ce  qui  doit  orienter  ma  théologie  : 
c'est  à  des  maximes  de  ce  genre  qu'aboutit  l'école  de  Ritschl.  De 
Schleiermacher  à  Ritschl,  l'individualisme  religieux  a  fait  une 
nouvelle  étape;  ce  n'est  pas  l'expérience  religieuse  de  la  com- 
munauté, ce  sont  nos  expériences  personnelles,  qui  deviennent 
arbitres  et  maîtresses;  et  Ritschl,  tout  le  premier,  en  a  donné  un 
insigne  exemple  en  construisant  un  christianisme  où  ni  les  libé- 
raux ni  les  orthodoxes  ni  les  théologiens  du  juste  milieu  n'ont 
reconnu  la  saine  doctrine. 

La  «  justification  »  et  la  «  rédemption  »  sont  le  fondement  du 
système  :  c'est  par  ces  deux  mots  que  s'intitule  l'ouvrage  prin- 
cipal de  Ritschl.  Et  certes  ils  appartiennent  au  vocabulaire  usuel 
de  la  théologie  ;  mais  si  nous  observons  que  Fauteur  n'admet  pas 
le  péché  originel,  on  pressentira  tout  de  suite  l'originalité  de  cet 
ouvrage  et  de  ce  système,  qui  conservent  les  expressions  coutu- 
mières  tout  en  détruisant  les  dogmes  afîérens.  Quelques  exem- 
ples montreront  Ritschl  à  l'œuvre. 


l'allemagne  religieuse.  843 

u  Le  Chri^  est-il  fils  de  Dieu?  »  Oui,  répondra-t-il  (^car  il 
évite,  en  général,  d'infliger  des  démentis  aux  solutions  tradition- 
nelles "i.  Mais  écoutez  l'explication  :  «  Jésus,  sans  aucun  doute,  a 
ressenti  un  rapport  religieux  avec  Dieu,  dun  caractère  tout  nou- 
veau; il  a  inculqué  cette  nouveauté  à  ses  disciples  ;  tous  les  mem- 
bres de  la  communauté  chrétienne  doivent  se  tenir  à  l'égard  de 
Dieu  dans  le  même  rapport  que  Christ  à  l'égard  de  Dieu.  «  Ce 
qui  veut  dire,  en  un  clair  langage,  que  Jésus  est  fils  de  Dieu,  mais 
d'une  filiation  que  nous  devons  tous  imiter.  Vous  pressez  Ritschl, 
pourtant  :  «  Le  Christ  est-il  Dieu?  »  Oui  certes,  mais  lisez  la 
suite  :  u  Les  deux  qualités  du  Christ  :  révélateur  accompli  de  Dieu, 
et  prototype  public  de  la  maîtrise  spirituelle  exercée  sur  le 
monde,  sont  contenues  dans  le  prédicat  de  sa  divinité.  »  Déplo- 
rant l'obscurité,  vous  adressez  la  question  inverse  :  «  Le  Christ 
est-il  purement  et  simplement  un  homme?  »  Et  Ritschl  de  tres- 
sauter :  «  Etre  un  homme  purement  et  simplement  [ein  blosser 
Meyisch)^  c'est  être  Ihomme  considéré  comme  une  grandeur  na- 
turelle, abstraction  faite  de  toutes  les  marques  d'une  person- 
nalité spirituelle  et  morale.  Je  ne  tiens  même  pas  mes  ennemis 
pour  de  simples  hommes,  car  ils  ont  une  certaine  éducation,  un 
certain  caractère  moral.  A  plus  forte  raison,  puisque  j'ai  consi- 
déré Christ  comme  porteur  de  la  révélation  de  Dieu,  je  ne  le 
tiens  pas  pour  un  homme  pur  et  simple.  »  Sans  a'ous  désespérer, 
essayez  de  le  cerner  par  ailleurs  :  «  Le  christianisme,  lui  deman- 
dez-vous, vient-il  d'une  révélation  divine  ?  »  Oui,  naturellement; 
et  Ritschl  continue  :  «  En  parlant  de  la  révélation  de  Dieu,  nous 
pensons  à  la  source  spéciale  dune  conception  générale  du 
monde,  qui  devient  la  conviction  d'une  communauté  religieuse, 
et  d'oili  résulte,  dès  lors,  chez  un  grand  nombre  d'hommes,  une 
même  formation  de  la  conscience,  une  même  orientation  de  la 
spontanéité.  »  Et  cela  vous  parait  peu  lumineux;  vous  passez 
aux  miracles  :  «  Que  valent-ils?  »  Ritschl  leur  témoigne  son 
respect,  sous  la  forme  suivante  :  «  La  conception  religieuse  du 
monde  s'appuie  sur  ce  fait  que  tous  les  événemens  naturels  se 
tiennent  à  la  disposition  de  Dieu,  lorsqu'il  veut  aider  les  hom- 
mes. Par  conséquent,  ont  la  valeur  de  miracles  [gelten  ah 
Wîinde)')  telles  apparitions  surprenantes,  auxquelles  est  ratta- 
chée l'expérience  d'un  secours  particulier  de  la  grâce  divine,  et 
qui  dès  lors  peuvent  être  considérées  comme  des  marques  spé- 
ciales de  la  complaisance  de  Dieu  pour  les  croyans...  » 

Mais  vous  insistez,  et,  faute  de  définitions  intelligibles,  vous 
réclamez  des  explications.  Comment  Jésus  est-il  Dieu?  Comment 
la  révélation  est-elle  divine?  comment  se  produisent  les  miracles? 


844  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Ritsclil  ici  vous  arrête  :  le  «  comment  »  ne  nous  intéresse  pas, 
rëplique-t-il.  Ce  qu'est  Dieu  en  soi,  le  miracle  en  soi,  Christ  en 
soi,  la  révélation  en  soi,  qu'importe  à  l'âme  religieuse?  De  ces 
jugemens  métaphysiques  (Spms7//'/e//e)  elle  n'a  que  faire.  Ce  que 
Dieu,  Christ,  la  révélation  et  le  miracle,  sont  pour  votre  âme  à 
vous  et  pour  mon  âme  à  moi,  voilà  l'essentiel;  ces  notions  ont 
pour  vous  une  valeur  subjective;  les  jugemens  par  lesquels  vous 
définissez  cette  valeur  [Werthurteile],  voilà  l'important. 

Est-il  conforme  à  la  loyauté  religieuse,  est-ce  le  fait  d'une 
théologie  de  bon  aloi,  de  ne  point  oser  porter  un  Seinsurteil, 
c'est-à-dire,  somme  toute,  de  ne  se  point  prononcer  sur  la  réa- 
lité objective  de  Jésus,  de  la  révélation  et  du  miracle?  Nous 
n'avons  point,  pour  notre  part,  à  le  discuter  ici.  Mais  les  croyans 
de  l'école  traditionnelle  dénoncent  cette  théologie  comme  dé- 
loyale et  maladive.  Un  de  leurs  interprètes  les  plus  accrédités, 
M.  le  professeur  Lemme,  de  Heidelberg,  y  signale  «  une  religion 
nouvelle  »,  et  s'indigne  que  les  vérités  les  plus  élémentaires, 
les  plus  fondamentales,  soient  contestées  par  des  hommes  qui 
s'érigent  en  défenseurs  du  christianisme.  Entre  les  disciples  et  les 
ennemis  du  ritschlianisme,  les  colloques  sont  vifs,  mais  brefs. 
«  Vous  manquez  de  franchise,  disent  ceux-ci. —  Et  vous  d'intel- 
ligence »,  ripostent  ceux-là.  On  ne  peut  jamais  se  flatter,  en  effet, 
d'avoir  parfaitement  compris  la  pensée  de  Ritschl. 

Ses  obscurités,  d'ailleurs,  lui  sont  peut-être  une  cause  de  suc- 
cès :  dans  une  église  où  les  intelligences  individuelles  entre- 
tiennent avec  la  vérité  religieuse  des  rapports  singulièrement 
divers,  on  peut  se  demander  si  une  théologie  fondée  sur  l'équi- 
voque et  organisatrice  de  Icquivoque  n'a  pas  quelque  droit  à  se 
présenter  comme  un  instrument  d'unification,  voire  même  d'édifi- 
cation. «  Ce  serait  une  bénédiction  de  Dieu,  écrit  l'un  des  disci- 
ples de  Ritschl,  que  tous  les  théologiens  contemporains,  malgré 
le  désaccord  de  leurs  conceptions,  se  tinssent  solidement  attachés 
à  la  langue  de  la  Bible  et  de  la  Réforme.  Quiconque  use  de  cette 
langue  dans  un  sens  loyal,  mibnc  avec  un  maleîite?idu ;  quiconque 
emploie  les  mots  de  cette  langue  avec  le  ferme  et  vrai  propos  de 
leur  être  fidèle,  les  considérant  comme  les  termes  sacrés  de  la 
chrétienté,  comme  des  expressions  qu'il  ne  peut  pas  mettre  de 
côté  lof\s  même  qu'elles  signifient  pour  lui  autre  chose  que  pour 
beaucoup  d'âmes  d'autrefois  et  d'aujourd'hui,  même  si  elles  si- 
gnifient pour  lui  quelque  chose  d'inouï,  que  personne  n'y  aurait 
jamais  découvert;  celui-là  ne  mérite  pas  d'être  méprisé,  il  mé- 
rite reconnaissance  pour  sa  piété.  Cette  langue  est  un  trait 
d'union,  comme  la  langue  populaire.  Elle  neutralise  pour  l'âme 


l'allemagne  religieuse.  845 

beaucoup  do  fausses  opinions  thëologiques.  Qu'on  se  réjouisse  de 
ce  que  tous  les  théologiens  se  rassemblent  autour  des  mêmes 
mots.  » 

A  travers  cette  page  de  M.  Kattenbusch,  lesprit  de  Ritschl, 
en  toute  sa  pureté,  circule  et  survit.  Et  si  le  ritschlianisme  se 
répand  parmi  les  pasteurs  réformés  de  l'Allemagne,  c'est  plutôt 
à  cause  de  ce  qu'il  a  de  superficiel  qu'à  cause  de  ce  qu'il  a  de 
profond,  et  plutôt  à  cause  des  commodités  qu'il  donne  aux 
jeunes  théologiens  incroyans  pour  enseigner  à  une  communauté 
croyante  une  foi  qui  n'est  plus  la  leur,  qu'à  cause  des  horizons 
qu'il  ouvre  à  une  élite  pour  pénétrer  plus  intimement  les  restes 
de  foi  qu'elle  conserve. 

«  Faux  monnayage  !  hypocrisie  !  »  s'écrient  les  protestans 
orthodoxes.  Mais  on  fait  tort  à  Albert  Ritschl,  ce  penseur  reli- 
gieux, et  aux  meilleurs  de  ses  disciples,  lorsque  pour  les  juger 
on  se  place,  si  nous  osons  dire,  au  point  de  vue  du  cléricalisme 
protestant.  Leur  plus  grand  tort  fut  de  naître  trop  tôt.  Ayant  avec 
eux  et  pour  eux  l'esprit  de  la  Réforme,  ils  ont  émergé  ;  mais  tant 
que  le  protestantisme  s  acharne  à  maintenir  les  cadres  d'une 
Eglise,  de  tels  philosophes,  si  pieux  soient-ils,  y  sont  gênés  et 
comme  déclassés.  Supposez  une  époque  où  les  courans  issus  de 
la  Réforme  répudieraient  toute  canalisation  officielle,  où  les 
fidèles  de  Luther  abdiqueraient  la  prétention  de  grouper  en  une 
église  leurs  pensées  libres:  Ritschl,  à  cette  date,  ne  recueillerait 
plus  que  des  hommages,  et  d'autant  plus  sincères  qu'on  lui  sau- 
rait gré,  sans  doute,  d'avoir  accéléré  cette  émancipation  défini- 
tive de  l'individualisme  protestant. 

IV 

«  La  foi  justifie  sans  les  œuvres  de  la  loi  »,  dit  saint  Paul. 
Martin  Luther  s'empara  de  ce  texte  :  de  toute  la  force  de  son 
génie  religieux,  il  s'y  acharna;  faisant  acte  de  créateur  plutôt 
que  de  commentateur,  il  comprit  et  traduisit,  moyennant  l'addi- 
tion d'un  mot,  que  la  foi  seule  justifie,  sans  les  œuvres;  et  comme 
une  épitre  de  l'apôtre  Jacques  disait  nettement  le  contraire,  il 
déchira  cette  «  épître  de  paille  »  et  fit  de  ce  principe  :  le  salut  par 
la  foi,  la  pierre  angulaire  de  la  Réforme.  Le  subjoctivisme  de 
Schleiermacher  et  de  Ritschl  a  lentement  ébranlé  cette  pierre  : 
entre  les  croyans  «  positifs  »  et  les  adeptes  de  la  théologie  «  mo- 
derne »,  fille  de  Ritschl,  on  est,  à  l'heure  présente,  en  complet 
désaccord,  sur  la  notion  même  de  la  foi. 

Pour  les  uns  comme  pour  les  autres,  un  certain  abandon  de 


846  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'âme,  rassurée  par  la  bonté  de  Dieu,  fait  partie  intégrante  de 
l'acte  de  foi  :  la  foi  est  un  acte  de  confiance  [Vertrauen). 

Elle  n'est  rien  de  plus  pour  l'école  «  moderne  »  ;  pour  les 
«  positifs  »,  au  contraire,  elle  suppose,  par  surcroît,  l'adhésion 
intellectuelle  à  certaines  vérités  religieuses,  qui,  de  près  ou  de 
loin,  immédiatement  ou  indirectement,  motivent  cette  conliance 
[Fûrivalirhalten) .  Il  semble  que  la  confession  d'Augsbourg  favorise 
la  seconde  conception;  d'après  ce  document,  la  foi  a  un  double 
objet  :  «  l'histoire  »,  et  a  l'efîet  de  l'histoire  »  :  cela  signifie,  en 
termes  concrets,  que  le  croyant  doit  adhérer  aux  faits  initiaux  de 
la  révélation  chétienne,  et  qu'il  doit  avoir  confiance  dans  la 
rémission  des  péchés,  promise  par  cette  révélation  et  méritée  par 
la  rédemption.  Au  contraire,  vous  pouvez  à  l'aveuglette,  sans 
nulle  opinion  préalable  sur  la  personne  de  Jésus,  vous  reposer 
dans  cette  certitude  que  par  lui  vous  serez  sauvé,  et  interpréter 
d'ailleurs  à  votre  guise  les  mots  «  salut  »  et  «  rédemption  »  :  la 
théologie  moderne  déclare  que  vous  avez  la  foi;  elle  vous  rend 
ce  témoignage  après  avoir  consulté  votre  cœur  et  sans  vous  inter- 
roger sur  les  raisons  de  votre  certitude. 

Dans  la  vie  de  Jésus,  telle  que  la  racontent  les  Evangiles, 
cette  théologie  met  en  relief  un  grand  fait:  la  coopération  du 
Christ  au  salut  de  l'humanité.  Tous  les  autres  faits  sont  secon- 
daires, au  prix  de  celui-là;  elle  les  répartit  en  deux  groupes  :  les 
uns  sont  intimement  reliés  à  l'œuvre  de  notre  rachat  ;  sans  eux, 
il  n'aurait  pas  eu  lieu  :  tels  sont  la  passion  et  le  crucifiement;  les 
autres  sont  comme  des  superpositions,  des  annexions  historiques 
ou  légendaires,  qui  n'ajoutent  aucune  valeur  à  la  figure  du  Christ, 
aucune  efficacité  à  sa  besogne  rédemptrice:  telle,  par  exemple, 
la  résurrection.  Que  la  foi  présuppose  une  certaine  croyance  aux 
faits  du  premier  groupe,  soit;  des  faits  du  second  groupe,  en 
revanche,  elle  se  peut  désintéresser  sans  nul  scrupule. 

Mais  vous  entendez  dire  par  les  catholiques,  et  répéter  par  les 
protestans  de  l'école  positive,  que  c'est  la  résurrection  qui  con- 
vainquit les  apôtres,  un  instant  désillusionnés,  que  jusqu'à  la  fin 
des  siècles  elle  justifiera  la  mission  du  Christ  aux  yeux  des  chré- 
tiens, qu'elle  est  précisément  l'une  des  preuves  de  la  foi  chrétienne 
et  qu'elle  en  est  à  proprement  parler  la  base  :  comment  donc  cette 
foi  même  en  peut-elle  faire  si  bon  marché  ? 

Votre  surprise  cessera  si  vous  voulez  bien  songer  qu'il  n'y  a 
rien  de  commun  entre  la  foi  des  catholiques  ou  celle  des  protes- 
tans positifs  et  cette  foi  nouvelle  telle  que  la  conçoit  la  théologie 
moderne  :  la  première  recherche  des  argumens  historiques, 
qu'elle  préserve  avec  jalousie  ;  elle  sent  le  besoin  d'une  apologé- 


l'allema(.>"E  ueligieuse.  847 

tique  dentelle  surveille  les  fondemens  ;  la  seconde,  au  contraire, 
s'épargne  de  tels  soucis.  Mais  puisque  vainement  on  en  cherclie 
le  point  dattache,  requiert-elle  donc  une  soumission  aveugle? 
Nullement  ;  on  épargnera  ce  reproche  à  la  théologie  «  moderne  » 
si  Ton  pénètre  plus  profondément  l'idée  qu'elle  se  fait  de  la  foi. 
Pour  le  catholique  et  pour  le  protestant  positif,  intidèle  en  cela  à 
l'esprit  de  Schleiermacher,  la  foi  présuppose  un  ensemble  de 
dogmes,  extérieur  et  supérieur  aux  âmes  croyantes,  qui  les  pré- 
cède et  qui  leur  survit,  c'est-à-dire  une  substance  objective;  sur 
le  contenu  de  cette  substance,  nous  dirions  volontiers  sur  ses 
dimensions,  le  catholique  et  le  protestant  positif  sont  en  désac- 
cord; mais  ils  s'entendent  pour  en  confesser  l'existence.  Pour 
l'école  dite  moderne,  au  contraire,  la  foi  est  un  simple  phé- 
nomène de  conscience,  une  certaine  orientation  religieuse  de 
l'àme;  elle  est,  avant  tout,  quelque  chose  de  subjectif.  Il  serait 
plus  juste  de  dire  :  j'ai  ma  foi,  que  de  dire  :  j'ai  la  foi;  car  les 
variétés  de  foi  sont  aussi  différentes  que  les  âmes  mêmes  qu'elles 
affectent.  On  a  d'ailleurs  la  foi  par  cela  même  qu'on  a  conscience 
de  l'avoir  ;  elle  ne  s'apprécie  ni  ne  se  mesure  par  aucun  critère 
extérieur  ;  et  de  savoir  si  elle  suppose  et  si  elle  implique  un  dogme, 
c'est  apparemment  une  question  de  détail,  puisqu'on  voit  différer 
à  ce  sujet  des  théologiens  de  tendances  analogues,  comme 
M.  Kaftan,  l'auteur  de  Foi  et  dogme,  et  M.  Dreyer,  l'auteur  de 
Christianisme  sans  dogmes.  Ce  dogme,  en  tous  cas,  sera  plutôt 
issu  de  la  foi  et  postérieur  à  la  foi,  qu'il  ne  la  précède  et  ne  la 
provoque  ;  il  sera  comme  une  efflorescence  de  l'âme  croyante,  l'ex- 
pression individuelle  dont  elle  revêtira  sa  religiosité.  Pour  le  pro- 
testant positif,  le  dogme  est  une  vérité  exotique,  descendue  d'une 
patrie  surnaturelle,  naturalisée  dans  l'âme  de  chaque  chrétien, 
subie  par  elle  et  y  suscitant  la  foi;  et  pour  l'école  moderne,  au 
contraire,  l'âme  du  croyant  n'est  point  pour  le  dogme  un  récep- 
tacle passif,  une  cité  d'emprunt,  elle  en  est  vraiment  la  mère  patrie  ; 
elle  ne  l'hospitalise  point,  mais  elle  le  crée  ;  comme  elle  a  sa  foi, 
elle  a  son  dogme,  qu'elle  produit  et  qu'elle  développe;  et  le  dogme 
ainsi  conçu,  loin  d'être  une  barrière  pour  la  liberté  des  âmes 
religieuses,  est  au  contraire  le  résultat  et  la  traduction  de  cette 
liberté. 

Entre  ces  deux  notions,  positive  et  moderne,  de  la  foi,  des 
hommes  de  bonne  volonté  s'efforcent  de  créer  un  lien;  mais  leurs 
tentatives  mêmes,  vouées  à  l'échec,  attestent,  avec  un  surcroît  de 
clarté,  l'antagonisme  irrémédiable.  Certains  croyans,  comme 
M.  Cremer,  professeur  à  l'Université  de  Greifswald,  manifestent 
l'espoir  que   les  jeunes  pasteurs  incroyans,  à  mesure  qu'ils  pro- 


cS48  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

gresseront  dans  la  foi,  habilleront  plus  exactement  leur  convic- 
tion personnelle  dans  les  plis  bien  définis  du  vêtement  tradition- 
nel. L'adhésion  intégrale  au  vieux  symbole  serait  ainsi  le 
couronnement,  le  terme  idéal  de  l'évolution  religieuse  de  l'âme; 
répudié  au  point  de  départ,  ce  symbole  se  retrouverait  au  point 
d'arrivée;  il  serait  comme  un  confluent,  où  se  rejoindraient  la 
foi  docile  et  stable  du  «  positif  »  et  la  religiosité  du  théologien 
«  moderne  »,  librement  parvenue  au  terme  de  son  devenir.  De 
ces  prophéties,  les  adeptes  de  l'école  moderne  se  raillent,  comme 
d'une  dévote  naïveté.  Qu'un  d'entre  eux  se  rallie  à  la  tbéologie 
«  positive  »,  ils  n'y  voient  rien  autre  chose  qu'une  palinodie  de 
convenance,  purement  superficielle,  par  laquelle  ce  pasteur  se 
met  à  l'unisson  d'une  communauté  «  positive  »  ou  s'épargne  des 
embarras  avec  un  consistoire  «  positif;  »  mais  que  ce  soient  la 
vertu  même  de  sa  religiosité,  l'intensité  de  sa  foi,  qui,  progressi- 
vement, agenouillent  ce  pasteur  devant  le  catéchisme  orthodoxe, 
cela  leur  paraît  une  égayante  et  menteuse  illusion.  Pour  la  foi  des 
positifs,  attachée  à  un  Credo  défini,  ils  ont  cette  nuance  de  respect 
que  commandait  Juvénal  à  l'égard  des  enfans  :  puero  debetiir  re- 
verentia.  Libre  aux  fidèles,  et  libre  aussi  aux  intelligences  vieil- 
lottes de  quelques  ministres  du  culte,  d'abriter  derrière  certains 
retranchemens  dogmatiques  leurs  espérances  en  Jésus;  on  ne  re- 
proche point  à  des  infirmes  d'employer  des  béquilles,  |à  des  enfans 
de  tâtonner  avec  des  lisières.  Mais  les  champions  de  la  théologie 
moderne  représentent  l'âge  adulte  de  la  foi  protestante;  ils  ont 
l'intellect  assez  libre,  l'âme  assez  adonnée  aux  choses  divines,  pour 
ressentir  en  présence  de  la  personne  du  Christ  une  impression 
religieuse  originale.  Qu'importe  ensuite  que  le  Christ  soit  un  dieu 
ou  un  homme?  Cette  impression,  c'est  là  leur  foi. 

«  Croire  en  Dieu,  cela  veut  dire  :  Je  suis  intérieurement  cer- 
tain de  Dieu,  je  vis  en  lui  et  par  lui  je  triomphe  du  monde. 
Croire  en  Jésus-Christ,  cela  veut  dire  :  Je  suis  allé  à  travers  le 
monde,  j'ai  cherché  Dieu,  et  je  l'ai  trouvé  en  Jésus-Christ.  »Leur 
foi  est  un  fait  d'expérience,  le  résultat  d'une  rencontre  qu'a  faite 
leur  âme,  ou  tout  au  plus  d'une  recherche.  En  présence  des  chi- 
canes dogmatiques,  tranquille  est  leur  arrogance.  On  les  accuse 
de  nier  la  divinité  du  Christ  :  grief  byzantin!  Ils  reconnaissent 
la  divinité  en  Christ  :  cela  suffît.  Au  lieu  d'avoir  appris,  par  autrui, 
que  le  Christ  est  Dieu,  ils  savent,  par  leur  propre  expérience, que 
dans  la  personne  du  Christ  l'idéal  divin  s'est  révélé,  et  qu'à  tra- 
vers les  siècles  il  y  subsiste  ineffacé.  C'est  une  sorte  de  sensation 
pieuse  qui  donne  l'éveil  à  leur  foi  ;  elle  la  maintient,  tout  ensem- 
ble, toujours  fraîche  et  toujours  vague.  Se  raconter  eux-mêmes, 


l'allemagne  religieuse.  849 

c'est  leur  fa%on,  à  eux,  d'énoncer  leur  credo;  leur  symbole  prend 
la  forme  d'une  autobiographie  ;  leur  foi  est  comme  une  aventure 
de  leur  àme;  et  ce  qu'ils  expriment  de  dogmatique  prend  la  forme 
d'une  confidence. 

Les  théologiens  de  l'orthodoxie  en  sont  déconcertés,  déroutés. 
Ils  tenaient  en  réserve,  pour  l'épreuve  des  plus  jeunes,  de  bonnes 
vieilles  questions,  un  peu  lourdes,  qui  semblaient  appeler  une 
réponse  nette,  péremptoire,  compromettante.  «  Croyez- vous  que 
la  Bible  soit  un  livre  inspiré?  »  A  cette  massive  demande,  le 
théologien  moderne  répond,  avec  une  élégante  ouverture  de  cœur: 
«  La  Bible  est  pour  moi  parole  de  Dieu,  parce  qu'il  me  parle, 
dans  la  Bible,  plus  clairement  que  nulle  part  ailleurs.  »  Au  lieu 
d'une  opinion,  il  apporte  une  impression;  au  lieu  de  quelque 
chose  d'appris,  quelque  chose  de  vécu;  il  constate  et  raconte 
comment  la  Bible  agit  sur  lui.  Pourquoi  la  colère  des  orthodoxes? 
N'apporte-t-il  pas  à  leur  question  une  réponse  plus  intime,  plus 
personnelle,  que  celle  qu'ils  réclamaient?  Mais  voilà  une  intimité 
d'accent  dont  les  orthodoxes  se  passeraient  bien  ;  ils  préféreraient 
un  oui  ou  un  non  clair  et  formel. 

Et  de  l'énervement  réciproque,  bientôt,  naissent  les  polé- 
miques. On  commence,  généralement,  en  se  renvoyant,  de  part 
et  d'autre^  le  reproche  de  tendances  catholiques.  «  Votre  respect 
littéral  pour  un  dogme  extérieur  et  strict,  objecte  aux  positifs 
l'école  moderne,  dénote  en  vous  un  état  d'esprit  catholique.  » 
On  ajoute  même,  la  polémique  s'échauffant  :  «  un  état  desprit 
jésuite.  »  Et  poursuivant  le  parallèle,  on  fait  observer,  avec  le 
professeur  Hermann,  que  du  moins  l'Eglise  catholique,  par 
l'exaltation  de  sa  mystique,  par  la  grandeur  poétique  de  sa  liturgie, 
par  le  prix  qu'elle  attache  aux  bonnes  œuvres,  tempère  et  corrige 
l'apparente  sécheresse  de  son  exclusivisme  dogmatique;  mais 
Luther  a  ramené  toute  la  religion  à  la  foi,  et  si  les  positifs  ra- 
mènent la  foi  elle-même  à  une  adhésion  passive,  ne  serait-ce  pas 
une  des  conséquences  fatales  de  ce  protestantisme  «  positif  » ,  que 
le  salut  s'achète  par  la  servilité,  et  par  elle  seule?  Les  positifs 
répliquent  à  leur  tour  :  «  De  votre  élaboration  subjective  de  la 
foi,  pour  laquelle  vous  mettez  en  œuvre  toutes  sortes  de  données 
historiques  et  d'argumentations  subtiles,  ne  peut  sortir  une  reli- 
gion que  pour  vous  et  vos  amis.  Et  vous  condamnez  le  reste  de 
l'humanité  à  une  «  foi  implicite  »,  ignorante  et  naïve  :  autre 
forme  de  la  passivité  et  de  la  servilité.  Demander  à  tous  les 
hommes  une  foi  implicite,  n'est-ce  point  agir  comme  l'Eglise  ro- 
maine? Par  surcroît,  vous  parlez  un  langage  à  double  sens:  il 
atteste  aux  hommes  éclairés  l'émancipation  de  votre  pensée  ;  il 

TOMB  cxxxvi.   —  1896.  f)4 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

laisse  croire  aux  dévots  que  vous  partagez  leur  foi.  Vous  vivez 
d'équivoque  :  et,  de  ces  procédés  jésuitiques,  l'église  de  Luther 
mourra.  »  D'une  école  à  l'autre ,  le  reproche  de  jésuitisme  rebondit  : 
mauvais  moyen  pour  avancer  Fentente. 

«  Si  le  libéralisme  poursuit  ses  progrès,  la  dernière  heure  de 
l'Église  devra  sonner  »  ;  c'est  un  pasteur  croyant  d'Essen  qui  fait 
entendre  ce  glas.  «  Le  désir  qu'a  l'orthodoxie  d'opprimer  la  cri- 
tique théologique  met  la  religion  en  péril  »  ;  ce  cri  d'alarme  est 
d'un  élève  de  M.  Harnack.  Chaque  parti  prétend  porter  le  salut 
de  l'Église  avec  lui.  «  Un  phénomène  maladif,  une  grande  misère  »  : 
c'est  ainsi  que  M.  le  professeur  Beyschlag  qualifie  cet  émiette- 
ment.  Mais  ce  jugement  même  est  contesté;  les  jeunes  théolo- 
giens de  l'école  moderne  ont  plus  d'allégresse  et  de  crànerie.  Si 
l'on  se  querelle  parmi  la  postérité  de  Luther,  à  leurs  yeux  c'est 
tant  mieux  :  cela  prouve  que  l'Église  vit  ;  et  ne  s'est-on  point  dis- 
puté, d'ailleurs,  au  Concile  de  Jérusalem,  moins  de  vingt  ans  après 
la  mort  du  Christ?  L'unité  religieuse  serait  une  forme  de  para- 
lysie; la  variété  religieuse  est  un  phénomène  de  croissance.  Et 
plus  âpre  deviendra  le  conflit,  plus  l'école  moderne  se  réjouira 
du  réveil  des  consciences  religieuses  au  sein  de  la  Réforme.  Que 
si  les  positifs,  d'ailleurs,  déplorent  ces  débats,  il  dépend  d'eux  de 
les  abréger  :  tous  les  réformés  peuvent  s'unir  dans  cette  convic- 
tion que  le  pur  Évangile  doit  être  maintenu  et  répandu,  et  dans 
un  commun  esprit  de  lutte  contre  Rome.  Mais  ce  terrain  d'union 
que, les  théologiens  modernes  proposent  à  l'orthodoxie,  qu'est- 
ce  autre  chose  que  leur  terrain  à  eux?  Nous  adresser  de  telles 
invitations,  ripostent  les  positifs,  c'est  nous  demander  de  dé- 
sarmer. 

Et  de  part  et  d'autre  on  demeure  armé.  Pour  la  pacification, 
cependant,  il  est  peut-être  un  dernier  recours,  c'est  l'appel  à 
Luther. 

Gottes  Wort,  Liitherl  Lehr 
Vergehef  nun  noch  nimmermehr. 

«  La  parole  de  Dieu  et  la  doctrine  de  Luther  ne  s'évanouiront 
jamais  à  l'avenir.  »  A  Wittenberg,  à  la  Wartburg,  ce  distique  se 
lit  sur  les  murailles.  La  saveur  en  est  catholique;  car  il  juxtapose 
l'Écriture  et  la  tradition,  la  parole  de  Dieu  et  l'enseignement  des 
hommes,  ou  plutôt,  par  un  césarisme  étrange  dont  Luther  se  fût 
à  certaines  heures  indigné,  l'enseignement  d'un  seul  homme, 
Luther.  De  nos  jours,  laRéforme,  devenue,  par  un  soubresaut  de 
logique,  plus  conséquente  avec  son  principe  que  ne  l'étaient  les 
vieux  auteurs  du  distique,   continue,  dans  Luther,  de  vénérer 


l'allemagne  religieuse.  851 

rancêtre  ctl'émancipateur,  mais  elle  en  prend  plus  à  son  aise  avec 
le  docteur.  Sependant,  puisqu'on  ne  s'accorde  plus  sur  la  parole 
de  Dieu,  ne  pourrait-on  se  référer,  provisoirement,  à  la  doctrine 
de  Luther,  pour  y  chercher  des  argumens?  Ainsi  font  en  effet  les 
diverses  écoles;  et  des  argumens,  toutes  en  trouvent.  Car  il  y  eut 
en  définitive  deux  hommes  en  Luther  :  le  théologien  et  le  fonda- 
teur d'Eglise,  le  penseur  et  l'administrateur,  celui  qui  refusa 
l'obéissance  et  celui  qui  exigea  l'obéissance  :  et  il  advint  à  ces 
deux  hommes  de  rendre  des  échos  différens. 

L'épître  aux  Hébreux,  les  épîtres  de  Jacques  et  de  Jude,  lui 
furent  suspectes  ;  et  par  cette  brèche  qu'il  ouvrit  lui-même  dans 
le  canon,  la  théologie  moderne  prétend  expulser  d'autres  écrits 
bibliques  :  Luther  est  un  précurseur.  Mais  cette  dévotion  de  génie 
qu'il  eut  envers  la  parole  de  Dieu,  et  qui  déborde  en  d'admirables 
pages,  ne  justifie-t-elle  pas  les  pieuses  réserves  delà  théologie 
positive  au  sujet  des  audaces  de  l'exégèse?  Ce  n'est  point  Luther, 
assurément,  qui  eût  marcha-ndé  sa  foi  à  la  vérité  objective  du  sur- 
naturel ;  il  n'y  croyait  point  seulement  avec  sa  raison,  mais  avec 
son  imagination;  Jésus, Satan,  étaient  pour  lui  des  physionomies 
nettes.  Mais  il  a  dit  en  un  endroit  que  les  miracles,  les  prophé- 
ties, sont  des  signes  pour  les  païens,  et  que  «  nous  devons  célé- 
brer les  grands  et  insignes  miracles,  le  Christ  brisant  quotidien- 
nement la  force  du  démon  et  assurant  le  salut  des  âmes  »  ;  et 
vous  pressentez  quel  profit  un  bon  disciple  de  Ritschl  peut  tirer 
de  ces  réflexions,  quel  commentaire  il  en  peut  donner.  Il  y  a  tant 
de  façons  de  lire  et  d'interpréter  Luther,  qu'entre  ses  divers  héri- 
tiers il  ne  peut  jouer  le  rôle  de  médiateur  :  a-t-il  jamais  pres- 
senti, d'ailleurs,  le  genre  de  problèmes  où  se  laisserait  engager 
la  Réforme,  après  trois  siècles  d'existence,  sous  les  influences 
combinées  du  subjectivisme  kantien  et  des  divers  systèmes  pan- 
théistes ? 

«  Jésus  répondit  :  Si  je  suis  né  et  si  je  suis  venu  dans  le 
monde,  c'est  pour  rendre  témoignage  à  la  vérité...  Pilate  lui  de- 
manda :  Qu'est-ce  que  la  vérité?  Et  ayant  dit  cela,  il  alla  de  nou- 
veau vers  les  Juifs.  »  C'est  dans  l'Evangile  de  l'apôtre  Jean  qu'on 
trouve  ces  lignes.  Constamment  elles  nous  revenaient  à  la  mé- 
moire, après  l'audience  ou  la  lecture  des  théologiens  allemands 
contemporains  ;  elles  résument,  avec  une  insurpassable  précision, 
l'esprit  et  la  lettre  des  dialogues  que  les  diverses  écoles  protes- 
tantes engagent  entre  elles,  et  qu'elles  poursuivent  toutes  avec 
Jésus.  Que  le  Maître  ait  rendu  témoignage  à  la  vérité  :  il  n'en 
est  aucune  qui  ne  l'affirme,  aucune,  même,  qui  ne  s'en  montre 
pieusement  édifiée.  Mais  «  qu'est-ce  que  la  vérité  ?  »  Il  ne  s'agit 


852  REVUE  DES  DEUX  MONDES, 

point  seulement  de  décider  quel  en  est  le  contenu,  quels  en  sont 
les  dogmes  fondamentaux,  indissolubles  ;  longtemps  les  «  varia- 
tions »  des  Églises  protestantes  portèrent  sur  cet  unique  objet  :  la 
longueur  et  le  détail  de  leur  catéchisme  ;  mais  elles  ont,  aujour- 
d'hui, une  tout  autre  portée.  C'est  sur  la  nature  même  de  la  vé- 
rité religieuse  que  s'engagent  à  présent  les  discussions. 

Cette  vérité  existe-t-elle  en  dehors  des  croyans,  répond-elle  à 
une  réalité  objective,  s'impose-t-elle  du  dehors,  est-elle  comme 
une  émigrée  de  l'au-delà  ?  ou  bien  serait-elle,  au  contraire,  dans 
le  for  intérieur  de  chacun,  le  fruit  de  la  conscience  personnelle, 
la  résultante  de  la  religiosité  individuelle,  l'expression  et  la  tra- 
duction de  la  piété  intime,  serait-elle,  en  un  mot,  subjective? 
Cest  à  ces  termes  que  se  ramène,  aujourd'hui,  l'antagonisme  des 
écoles  de  théologie  protestante  en  Allemagne.  La  vérité  religieuse 
vient-elle  de  Dieu,  ou  s'élabore-t-elle  en  chacun  de  nous?  Au  pre- 
mier cas,  elle  est;  au  second  cas,  elle  devient.  Au  premier  cas, 
elle  risque  de  gêner  la  libre  science;  au  second  cas,  c'est  affaire 
aux  hommes  eux-mêmes,  auteurs  et  sujets  du  «  devenir  »  reli- 
gieux, d'esquiver  un  pareil  risque.  Et  dans  la  première  hypothèse, 
entin,  elle  prétend  demeurer  quelque  chose  d'instructif,  tout  comme 
la  science;  dans  la  seconde,  au  contraire,  elle  ne  vise  à  rien  plus 
qu'à  émouvoir,  à  affecter.  L'évolution  de  la  pensée  protestante 
en  Allemagne,  au  cours  de  notre  siècle,  a  développé  sans  cesse 
cette  dernière  conception.  Comment  elle  s'accommode  aux  néces- 
sités pratiques,  administratives,  qu'impliquent  la  vie  et  la  con- 
duite des  diverses  Églises  protestantes,  nous  le  verrons  dans  une 
prochaine  étude. 

George  Goyau. 


l'imaoe.  141 

En  roii4e.  j  achevai  de  combiner  mon  affaire.  Le  plus  pressé 
était  de  me  cacher  en  arrivant,  de  trouver  un  gîte  sûr,  un  gîte 
situé  et  avoisiné  de  telle  sorte  que  Thérèse,  avec  qui  je  ne  pouvais 
plus  songer  à  me  rencontrer  dans  la  rue.  pût  y  venir  sans  craindre 
d'être  surprise.  Une  rue  écartée,  une  maison  dont  je  fusse  l'unique 
locataire  étaient  les  conditions  indispensables  à  mon  nouveau 
chez-moi.  Je  m'étais  rappelé  tout  de  suite  un  écriteau  aperçu  en 
passant  à  la  porte  d'une  petite  chartreuse,  tout  en  haut  d'une  des 
rues  qui  grimpent  vers  la  Colonne,  vers  le  monument  commé- 
moratif  de  la  bataille  de  Toulouse.  Xi  Thérèse  ni  moi  ne  ris- 
quions de  rencontrer  des  figures  de  connaissance  dans  ce  quartier 
populaire  animé  seulement  aux  heures  de  la  sortie  des  ateliers  et 
le  dimanche,  quand  la  foule  des  ménages  ouvriers  monte  de  la 
ville  vers  les  guinguettes  semées  au  penchant  de  la  colline. 

Dès  le  lendemain,  après  une  nuit  passée  dans  un  petit  hôtel 
voisin  de  la  gare,  je  courus  à  la  chartreuse.  L'écriteau  pendait 
encore  au  mur;  les  fenêtres  bâillaient  grandes  ouvertes  aux  souffles 
du  matin.  La  propriétaire,  une  voisine,  était  venue  donner  de 
l'air  à  son  immeuble,  épousseter  les  chambres,  ratisser  les  allées 
du  jardin.  Elle  me  vanta  les  avantages  de  la  maison,  le  silence 
discret  de  la  rue  et  du  quartier.  Un  clin  d'oeil  en  commentaire 
me  laissa  comprendre  que  la  chartreuse  était  vouée  aux  faux 
ménages.  A  voix  basse  et  sous  le  sceau  du  secret,  la  bonne  dame 
me  nomma  le  dernier  occupant,  un  homme  grave,  un  négociant 
bien  posé,  l'honneur  de  la  magistrature  consulaire  :  «  C'est  lui 
qui  a  transplanté  ces  rosiers  de  Bengale  le  long  de  la  façade,  à 
l'abri  du  nord.  Voyez,  les  fleurs  sont  déjà  en  bouton;  c'est  vous 
qui  cueillerez  les  roses  !  » 

Le  mobilier  d'ailleurs  n'avait  rien  de  suspect:  des  capiton- 
nages économiques,  des  gravures  sentimentales,  des  cretonnes 
réfrigérantes  ;  et  le  jardin  était  assorti  ;  un  jardinet  d'arbustes 
prétentieux  que  dessinaient  des  allées  exiguës,  d'une  complica- 
tion puérile. 

J'eus  bientôt  fait  de  traiter  avec  la  dame  et  d'emménager.  Un 
restaurateur  voisin  s'était  chargé  de  ma  table  et  de  mon  ménage. 

Il  n'y  avait  plus  qu'à  mettre  un  bouquet  de  violettes  sur  la 
cheminée  en  hommage  devant  la  photographie  de  l'aimée;  tout 
était  prêt;  Thérèse  pouvait  venir. 

Emile  Pouvillon. 

[La  dernière  'partie  au  prochain  numéro.) 


lE  «RIS  SOOillSTE  I^TERMTIOll 

DE  LONDRES 


Le  Congrès  socialiste  international  de  1896  à  Londres  a  fait 
quelque  bruit  dans  le  monde,  peut-être  plus  de  bruit,  ou  du  moins 
d'une  autre  espèce,  que  ses  amis  les  plus  sages  ne  l'eussent  sou- 
haité. A  Langham  Place,  dans  le  Queen's  Hall,  on  s'est  disputé 
fort  et  ferme,  on  s'est  querellé,  on  s'est  même  colleté.  On  a  voulu 
voir  dans  ces  incidens  un  symbole  amusant  de  la  réalité  :  les  fiers 
ennemis  de  la  société  délibérant  en  paix  sous  l'égide  des  vils 
séides  de  l'autorité.  D'autres  ont  affecté  de  ne  donner  à  cette 
grande  convention  que  tout  juste  la  portée  de  l'un  de  ces  innom- 
brables congrès  que  voit  éclore  régulièrement  cette  saison  de  l'an- 
née et  où,  sous  le  prétexte  de  leurs  chères  études,  tant  d'hommes 
graves  vont  braver  lennui  et  défier  l'indigestion.  Quand,  à  la 
fin  de  la  première  séance,  la  voix  sonore  d'un  délégué  anglais 
notifia  aux  congressistes  la  munificence  de  ÏAlhambra  et  de 
VEmpire,  —  deux  établissemens  analogues  aux  Folies-Bergère, 
expliqua  le  tentateur,  —  et  qui  offraient  leurs  entrées  à  mi-prix, 
cette  annonce  sembla  justifier  les  moins  charitables  hypothèses. 
Les  socialistes,  toutefois,  ont  bien  le  droit  de  s'amuser,  s'il  leur 
plaît.  Plus  sévère,  plus  redoutable  a  été  le  jugement  de  ceux  qui 
ont  envisagé  ces  scènes  de  désordre  comme  un  vice  fondamen- 
tal, un  inexpiable  tort.  Peut-être  cette  vue  est-elle  un  peu  bien 
sommaire  et  trop  peu  philosophique.  Après  tout,  n'y  a-t-il  pas 
quelque  pharisaïsme  à  exiger  d'une  assemblée  à  la  fois  populaire, 
révolutionnaire  et  polyglotte,  un  calme  et  un  ordre  parfaits?  J'ai 
ouï  dire  qu'on  a  parfois  vu  des  scènes  assez  analogues  dans  dos 
assemblées  incomparablement  plus  vénérables,  des  assemblées 
authentiquement  représentatives,  où  le  respect  du  mandat  électif 


LE    CONGRÈS    SOCIALISTK    INTERNATIONAL.  143 

aurait  dû  fortifier  et  comme  étayer  d'une  double  sauvegarde  le 
respect  dû  à  la  liberté  des  opinions.  Voilà  qui  est  pour  nous 
rendre  modestes,  et,  sil  se  peut,  équitables. 

On  voudra  bien  reconnaître  que,  s'il  est,  par  définition,  une 
assemblée  dbommes  qui  doive  être  bouillante,  où  le  diapason 
naturel  de  la  voix  puisse  être  fort  élevé,  où  les  poings  doivent 
parfois  éprouver  la  démangeaison  d'enfoncer  quelque  argument 
dans  une  cervelle  rebelle  ou  dans  un  crâne  obstiné,  ce  doit  bien 
être  la  convention  dun  parti  qui  se  pique  d'être  l'avant-garde  de 
la  révolution.  Quelque  chaleur  se  conçoit  aussi  dans  la  défense 
de  ses  opinions,  quand  il  s'agit  d'une  question  de  vie  ou  de  mort, 
comme  l'est  celle  des  rapports  de  l'anarchie  et  du  socialisme  pour 
des  hommes  dont  quelques-uns  voient  dans  le  socialisme  une 
religion  et  dans  l'anarchisme  une  manœuvre  de  police  ou  une 
maladie  mentale,  et  les  autres,  dans  l'anarchie  un  noble  idéal  et 
dans  le  socialisme  un  médiocre  opportunisme. 

Soyons  de  bon  compte  :  tout  concourait  à  donner  au  Congrès 
de  Queen's  Hall  un  caractère  belliqueux  et  militant.  Tout,  jus- 
qu'aux conditions  extérieures.  Une  assemblée  de  près  de  mille 
hommes  est  forcément  orageuse.  Que  sera-ce,  quand  les  deux  sexes 
siègent  de  compagnie  et  quand,  nouvelle  tour  de  Babel,  toutes  les 
langues  du  monde  retentissent  dans  les  débats  ?  Trois  seulement 
d'entre  elles,  le  français,  l'allemand  et  l'anglais,  avaient  été  pro- 
mues au  rang  d'idiomes  officiels.  Toute  harangue,  prononcée  en 
l'une  d'elles,  devait  être  immédiatement  traduite  en  les  deux  autres. 
De  vrai,  pour  éviter  quelques...  attrapades  dans  ces  conditions,  il 
eût  fallu,  non  des  socialistes,  mais  des  anges,  et  encore  des  anges 
moins  disputeurs  que  ceux  de  Milton.  C'est  dans  un  brouhaha 
infernal  qu'il  faut  parler,  à  moins  que,  par  un  privilège  accordé 
à  quelques  grands  premiers  rôles,  on  ne  consente  à  laisser  monter 
un  orateur  sur  l'estrade.  D'ordinaire,  les  traducteurs,  ahuris, 
effarés,  doivent,  dans  le  tumulte,  saisir  le  sens  de  ce  qui  se  dit, 
revêtir  immédiatement  la  pensée  ainsi  perçue  d'une  forme  appro- 
priée et  concise  dans  une  autre  langue,  et  reproduire  sur  le  coup 
un  discours  à  moitié  compris.  Beau  tour  de  force  :  mais  quelle 
perte  de  temps!  Aussi,  pendant  les  deux  tiers  de  chaque  séance 
les  neuf  dixièmes  de  l'assemblée  n'écoutent  pas,  puisqu'il  s'agit  de 
la  répétition  dans  un  idiome  qu'ils  ignorent  de  choses  qu'ils  ont 
déjà  ouïes.  Un  novateur  hardi  a  proposé  l'adoption  du  volapuk  : 
la  hardiesse  de  nos  révolutionnaires  a  reculé  devant  ce  remède. 
Notre  civilisation  doit  encore  s'accommoder  de  cet  état  :  il  n'y 
a  plus  de  langue  universelle,  et  il  n'y  a  point  encore  de  langue 
cosmopolite 


144  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tant  d'entraves  expliquent  assez  la  gaucherie  des  mouvemens 
du  Congrès.  C'est  vraiment  se  donner  trop  beau  jeu  que  de  faire 
abstraction  de  difficultés  devant  lesquelles  une  académie  deMarc- 
Aurëles  ou  d'Epictètes  aurait  parfois  perdu  patience.  Quand 
M.  John  Burns,  député  ouvrier  de  Battersea,  membre  du  conseil 
de  Comté  de  Londres,  ex-condamné  de  Trafalgar  Square,  ancien 
enfant  perdu  du  parti  avancé,  prend  texte  de  ces  scandales  pour 
confier  au  Figaro  «  qu'il  n"y  a  pas  eu  dans  l'histoire  des  Congrès 
du  travail  d'aussi  gigantesque  fiasco  »,  l'on  est  tenté  de  lui  dire  : 
Vous  êtes  orfèvre,  monsieur  Josse,  et  de  rechercher  les  mobiles 
d'ordre  personnel  qui  lui  ont  dicté  im  si  impitoyable  jugement. 
Quand  M.  Fenwick,  député  mineur  du  Northumberland,  grand 
trade-unionniste  devant  l'Éternel,  contemple  le  Congrès  avec  tous 
les  signes  d'un  dégoût  manifeste,  sifflote  entre  ses  dents,  hoche  la 
tête,  croise  et  décroise  les  bras  et  s'écrie  à  mi-voix  dans  un  aparté 
fait  pour  être  entendu  de  toute  la  salle  :  «  Et  voilà  les  hommes  qui 
prétendent  gouverner  le  monde  !  »  M.  Fenwick  oublie  ce  qu'il  a  vu 
dans  des  assemblées  qui,  elles,  gouvernent  de  fait  le  monde,  et 
il  impose  une  loi  bien  rigoureuse  à  ses  frères  en  travail  manuel. 
Pour  moi  qui  ne  suis  point  orfèvre,  j'ai  cru  qu'il  y  avait  quelque 
chose  de  mieux  à  faire  que  de  s'arrêter  aux  bagatelles  de  la  porte 
ou  de  s'accorder  le  facile  plaisir  de  rire  de  ce  qui  ne  prête  que 
trop  à  rire,  tout  en  donnant  une  fois  de  plus  aux  amis  de  l'ordre 
social  la  satisfaction  non  moins  dangereuse  que  vulgaire  de  triom- 
pher de  la  folie  et  des  faiblesses  de  ses  adversaires.  Il  y  a  quelque 
cinquante  ans,  le  Times  étonnait  et  scandalisait  le  public  con- 
servateur et  la  bonne  compagnie  en  Angleterre  en  terminant  un 
grand  article  sur  la  Ligne  contre  les  droits  sur  les  céréales,  ce 
monstre  révolutionnaire,  par  ces  mots  d'une  simplicité  éloquente  : 
«  La  Ligue  est  un  fait,  un  grand  fait.  »  Eh  bien  !  il  m'a  semblé  voir 
que  le  Congrès  de  Londres,  si  banal  qu'il  ait  été  par  certains  côtés, 
si  fertile  en  scandales,  si  impuissant  à  se  gouverner,  n'en  con- 
stitue pas  moins  sous  quelques  rapports  un  phénomène  nouveau 
et  d'une  haute  importance.  J'aimerais  à  dire  rapidement  et  en 
toute  sincérité  ce  qu'il  a  été,  ce  qu'il  a  fait,  en  quoi  il  est  simple- 
ment un  anneau  dans  une  chaîne  (|ui  remonte  bien  haut,  en  quoi 
il  est  le  symptôme  et  le  point  de  départ  dune  évolution  nouvelle. 

I 

L'importance  d'une  convention  de  parti  tient  naturellement 
dans  une  certaine  mesure  au  nombre  de  ceux  qui  y  prennent  part. 
Je  dis  dans  une  certaine  mesure,  parce  qu'il  est  évident  qu'il  y  a 


LE    CONGRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  143 

lieu  de  tenir  grand  compte  de  la  constitution  des  assemblées  et 
de  la  nature  des  élémens  qui  les  composent.  On  ne  saurait  établir 
de  comparaison  juste,  cela  va  de  soi,  entre  une  cohue  de  mille  in- 
dividus ne  représentant  queux-mêmes  et  un  Congrès  de  cin- 
quante à  soixante  membres  dont  chacun  représente  quelques 
milliers  d'électeurs.  La  convention  de  Queen's  Hall  prétendait 
naturellement  à  un  certain  caractère  représentatif.  Chaque  délégué 
avait  à  exciperdun  mandat,  àdéposer  ses  pouvoirs,  à  prouver  qu'il 
avait  reçu  mission  d'un  groupe  régulier.  Excellente  règle,  mais 
c'est  ici  malheureusement  qu'apparaît  le  défaut  radical  d'esprit 
pratique  des  organisateurs  ou  peut-être  leur  préférence  pour 
l'apparence  sur  la  réalité,  pour  les  gros  chilTres  sur  la  représen- 
tation authentique,  pour  l'ombre  sur  la  substance.  Ce  qui  a  vicié 
le  Congrès  de  Londres  ;  ce  qui  lui  a  ôté  en  grande  partie  le  droit  de 
parler  au  nom  des  masses  populaires;  ce  qui,  en  même  temps,  l'a 
condamné  à  d'incessantes  récriminations  et  à  d'impuissans  essais 
de  réforme,  ça  été  la  déplorable  organisation  des  unités  primaires, 
des  groupes  représentés. 

Le  premier  venu  n'a  qu'à  s  aboucher  quelques  jours  avant  la 
date  de  la  convocation  avec  deux  ou  trois  quidams  de  son  espèce 
et  à  adopter  pour  leur  trio  ou  leur  quatuor  un  nom  ronflant  : 
V Association  collectiviste  populaire  de  N...  ou  le  Cercle  socialiste 
révolutionnaire  de  A...  Le  tour  est  joué.  Un  nouveau  groupe 
socialiste  a  vu  le  jour.  Plaît-il  au  fondateur  de  se  déléguer  lui- 
même  au  Congrès,  —  cas  qui  se  présente  fréquemment,  puisque 
c'est  le  moyen  le  plus  simple  d'obtenir  ses  grandes  entrées  dans 
l'assemblée  révolutionnaire;  — il  n'a  qu'à  rédiger  lui-même  ses 
propres  pouvoirs.  S'il  n'a  pas  cette  ambition,  il  peut  conférer  son 
mandat  à  qui  bon  lui  semble.  Ici  encore  nulle  condition  de  do- 
micile, de  participation,  etc.  Un  groupe  n'eût-il  jamais  même 
entrevu  son  mandataire,  celui-ci  résidât-il  à  deux  cents  bonnes 
lieues  de  ses  commettans,  appartînt-il  à  une  autre  nationalité, 
n'eût-il  absolument  rien  de  commun  avec  eux  :  le  mandat  n'en 
est  pas  moins  valable.  Le  plus  souvent,  c'est  par  l'entremise  de 
courtiers  ad  hoc,  tout  prêts  à  dénicher,  voire  au  besoin  à  créer 
de  toutes  pièces  un  groupe  à  l'intention  de  ceux  qui  brûlent  de 
représenter,  mais  sans  savoir  quoi,  que  s  opère  ce  trafic  où  inter- 
viennent parfois  les  espèces  sonnantes  et  trébuchantes.  Et  le  pro- 
duit de  ces  belles  transactions,  le  représentant  fictif  d'un  groupe 
fictif,  jouit  au  sein  de  l'assemblée  exactement  des  mêmes  droits 
que  les  délégués  d'un  grand  syndicat  ouvrier  avec  ses  milliers  et 
ses  centaines  de  milliers  de  membres  et  ses  millions  de  cotisa- 
tions! C'est  par  cette  fissure  ou  cette  crevasse  des  mandats  fictifs 

TOME  cxxxvu.  —  189C.  10 


146  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

que  les  anarchistes,  chassés  d'un  côté,  ont  pu  rentrer  de  l'autre, 
imposer  à  l'assemblée  d'énervantes  discussions  et  se  moquer  im- 
pudemment de  ses  votes  impuissans.  C'est  que  l'on  ne  sait  ou  ne 
veut  pas  choisir  entre  deux  conceptions,  qui  exigent  chacune  toute 
une  série  de  mesures  d'application  particulières  et  qui  ne  sau- 
raient se  marier  l'une  à  l'autre.  S'agit-il  d'un  parlement  du  tra- 
vail? Idée  ambitieuse;  non  absurde.  Qui  n'a  entendu  parler  des 
conférences  représentatives  de  telle  ou  telle  grande  industrie? 
L'autre  jour,  à  Aix-la-Chapelle,  c'étaient  les  mineurs  du  monde 
entier.  Que  font-ils  pour  éviter  l'intrusion  d'étrangers  et  pour 
assurer  la  suprématie  de  la  majorité?  Une  scrupuleuse  vérifica- 
tion des  pouvoirs,  la  fixation  préalable  du  nombre  des  mandats, 
la  proportionnalité  du  vote,  c'est-à-dire  l'attribution  à  chaque 
délégué  du  total  des  suffrages  qu'il  représente,  voilà  les  moyens 
simples  mais  suffisans,  mis  en  œuvre  par  les  mineurs.  Il  n'est  pas 
très  difficile  de  deviner  pourquoi  les  organisateurs  n'ont  pas  osé 
recourir  à  ces  mesures  héroïques.  Il  ne  serait  demeuré  que  des 
délégués  authentiques  de  groupes  véritables  :  grand  avantage 
moral,  —  mais  il  ne  serait  resté  qu'un  fort  petit  nombre  de  ces 
phénix,  pitoyable  résultat  pratique.  D'autre  part,  reconnaître 
franchement  que  l'on  n'était  et  ne  pouvait  être  qu'une  assemblée 
de  parti,  c'eût  été  un  moyen  fort  sûr  de  couper  court  à  certaines 
difficultés,  qui  ont  failli  étrangler  le  Congrès,  mais  c'eût  été  un 
pénible  aveu  pour  des  hommes  qui  aspirent  à  jouer  le  rôle  de 
représentans  en  titre  de  l'humanité  et  de  fondés  de  pouvoirs  de 
la  révolution. 

11 

Le  Congrès  débuta  sous  de  tristes  auspices,  le  dimanche 
26  juillet,  par  un  meeting  qui  devait  être  «  monstre  »,  à  Hyde 
Park.  Il  s'agissait  dans  cette  plaine  historique,  sur  ce  gazon  foulé 
par  les  pieds  de  tant  de  vaillans  serviteurs  du  progrès,  à  l'ombre 
de  cet  arbre  des  réformateurs,  qui  a  vu  tant  de  grandes  et  majes- 
tueuses manifestations  populaires,  de  présenter  au  Londres  démo- 
cratique les  plus  illustres  délégués  étrangers  et  de  lui  faire  voter 
du  même  coup  une  résolution  en  faveur  de  l'établissement  de  la 
paix  universelle  par  la  révolution  sociale.  L'hameçon  était  un 
peu  grossier  pour  les  bons  partisans  de  la  paix,  gens  pourtant 
sans  défiance  ni  soupçon.  Ils  flairèrent  quelque  piège  et  averti- 
rent par  les  journaux  leur  clientèle  de  s'abstenir.  Se  souve- 
naient-ils de  ces  congrès  de  la  paix  et  delà  liberté  à  Genève,  avant 
4870,  où  Victor  Hugo,  président  d'honneur  avec  Garibaldi,  lan- 


LE    CONGRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  147 

çait  en  gui^e  d "oracle  quelque  énorme  banalité,  et  où  Bakounine 
s'efforçait  de  conquérir  à  Yamorphisme  et  à  ses  beautés  les  hon- 
nêtes disciples  de  l'abbé  de  Saint-Pierre?  La  Providence  ne  vou- 
lut pas  donner  aux  orateurs  de  la  nouvelle  Internationale  l'occa- 
sion d'otïenser  par  de  trop  grossières  insultes  ou  d'effrayer  par 
de  trop  tonitruantes  harangues  les  chastes  oreilles  des  mem- 
bres des  sociétés  de  la  paix  :  une  pluie  diluvienne  fit  de  Hyde 
Park  un  lac,  de  la  manifestation  un  je  ne  sais  quoi  qui  n'a  pas 
de  nom  dans  la  langue  des  hommes,  et  des  manifestans  des  am- 
phibies collectionnant  des  rhumatismes.  On  ne  résiste  pas  à  des 
seaux,  encore  bien  moins  à  des  torrens,  à  des  cataractes  d'eau. 
Il  y  a  beau  temps  que  le  maréchal  comte  de  Lobau  le  prouva  aux 
Parisiens  révolutionnaires  des  premières  années  du  roi  Louis- 
Philippe.  Dieu,  à  Londres,  prit  sa  méthode  à  ce  brave  homme  de 
guerre.  Ce  fut  une  débandade.  Force  fut  de  remettre  les  présen- 
tations au  lendemain,  à  l'inauguration  du  Congrès.  Quand  il  s'ou- 
vrit à  Queen's  Hall,  le  lundi  matin,  il  y  avait  beaucoup  dabsens. 
Il  avait  été  décidé  que  les  délégations  s'assembleraient  par  na- 
tionalité, et  les  Français,  qui  préparaient  au  Congrès  un  plat  de 
leur  métier,  étaient  trop  occupés  à  liquider  les  vendettas  de 
l'union  socialiste  pour  être  prêts  à  temps.  Supposons  donc  qu'ils 
ont  enfin  pris  leur  place  et  décrivons  rapidement  la  composition 
de  l'assemblée. 

A  tout  seigneur  tout  honneur.  C'est  l'Angleterre  qui  reçoit, 
c'est  par  elle  qu'il  faut  commencer.  Il  fut  un  temps  où  la  plupart 
de  ces  robustes  artisans  anglais,  si  confortablement  mis,  aux  appa- 
rences si  cossues,  aux  formes  athlétiques,  aux  figures  résolues, 
à  l'air  paisible,  de  bonne  humeur,  un  peu  lourd,  d'un  ruminant, 
auraient  pu  dire,  comme  le  doge  de  Gênes  à  Versailles:  Ce  qui 
m'étonne  le  plus  ici,  c'est  de  m'y  voir  !  11  fut  un  temps  où  l'Angle- 
terre passait  pour  réfraclaire  absolument  au  socialisme.  L'esprit 
d'énergique  individualisme  de  la  race  s'y  opposait.  Quand  l'ou- 
vrier secoua  sa  longue  torpeur  et  se  mit  à  regarder  autour  de 
lui  pour  voir  s'il  n'avait  pas  à  revendiquer  autre  chose  que  l'hon- 
neur de  contribuer  à  la  création  de  la  plus  prodigieuse  richesse 
et  du  paupérisme  le  plus  effroyable  du  monde  entier,  il  hésita 
entre  deux  voies.  Chartiste,  il  fut  révolutionnaire,  mais  à  sa  façon, 
gravement,  avec  le  respect  delà  légalité,  avec  la  ferme  résolution 
de  ne  recourir  qu'à  la  dernière  extrémité  à  la  force  brutale  et 
physique, avec  une  touchante  préoccupation  des  précédens  et  sur- 
tout avec  un  noble  dédain  pour  le  plat  de  lentilles  que  lui  offrait, 
en  échange  de  son  droit  d'aînesse  civique,  la  Jeune  Angleterre^ 
cette    création   d'un    sémite    de    génie,   Disraeli,    qui    inventa 


448  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

lui,    juif,    en    plein  pays   anglo-saxon,    le  socialisme   chrétien. 

Les  Trades  Unions,  elles,  laissèrent  de  côté  la  politique  ;  elles  ne 
s'occupèrent  que  des  intérêts  professionnels.  Hausser  le  taux  des 
salaires,  diminuer  le  nombre  des  heures  de  travail,  elles  n'avaient 
pas  d'autre  but;  la  grève,  avec  quelques  assaisonnemens,  comme 
\q  pickcting ,  et  parfois,  pendant  la  période  ténébreuse  qui  précéda 
la  reconnaissance  légale,  avec  les  explosions  et  les  meurtres  com- 
mandés, elles  n'avaient  pas  d'autres  moyens.  Résolument  terre  à 
terre,  elles  écartaient,  non  pas  la  révolution,  mais  l'idéalisme; 
elles  se  défiaient,  non  de  la  force,  mais  de  la  solidarité.  Cam- 
pées dans  la  société  moderne,  non  en  ennemis  du  capitalisme, 
mais  en  bandes  qui  demandaient  au  capital  part  à  deux,  elles 
se  piquaient  d'être  trop  pratiques  pour  s'embarrasser  de  ces 
questions  oiseuses  de  pure  théorie  à  la  contemplation  desquelles 
se  laissaient  hypnotiser  leurs  camarades  du  continent.  De  plus, 
anglaises  à  fond,  de  tempérament  peu  cosmopolite,  peu  portées 
vers  la  fraternité  des  peuples.  Enfin,  de  par  leur  recrutement,  une 
manière  d'aristocratie  ouvrière.  L'artisan  supérieur  seul,  le  skilled 
labourer,  louvrier  d'élite,  dont  la  longue  préparation  ou  dont 
l'adresse  native  est  un  capital,  ceux-là  seuls  s'unissaient.  Pour  le 
journalier,  celui  qui  n'a  que  ses  bras  et  qui  s'en  va,  de-ci  de-là,  les 
offrir  au  rabais,  cette  poussière  sociale  était  condamnée  à  l'état 
atomique  à  perpétuité.  On  les  croyait  incapables  de  discipline, 
de  prévoyance,  d'esprit  d'entente.  Aussi  bien  pendant  longtemps 
les  Trades  Unions  furent-elles  la  meilleure  sauvegarde  de  l'An- 
gleterre contre  l'invasion  du  socialisme.  Ce  n'est  que  peu  à  peu 
qu'un  double  mouvement,  extérieur  et  intérieur,  en  a  radicale- 
ment transformé  la  composition  et  l'esprit.  Le  néo-unionisme  est 
un  phénomène  tout  récent  et  dont  l'importance  historique  ne 
s'est  que  tardivement  révélée  aux  observateurs  superficiels.  Il 
date  de  la  grande  grève  des  docks  de  la  Tamise  en  1889.  C'a  été 
l'irruption,  dans  les  cadres  de  l'armée  régulière  du  travail,  des 
irréguliers,  des  indépendans,  de  ce  que  John  Bright  appelait  le 
résidu  social. 

En  môme  temps,  soit  conviction,  soit  tactique,  la  grande  ma- 
jorité des  Trades  Unions  se  ralliait  au  programme  socialiste. 
Ce  qui  était  fiction  pure  il  y  a  trente  ans,  quand  un  orateur  au 
premier  Congrès  de  l'Internationale  proclamait  que  huit  cent 
mille  unionistes  anglais  s'étaient  enrôlés  dans  le  mouvement,  est 
devenu  une  vérité  depuis  lors.  Le  Congrès  annuel  des  Trades 
Unions  vote,  non  seulement  les  mesures  pratiques^  sagement  con- 
çues, habilement  rédigées,  que  son  comité  parlementaire  a  pour 
mission  de  faire  adopter  par  les  Chambres,  mais  encore  des  dé- 


LE    COMIRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  149* 

clarations  de  principes  sur  la  reprise  par  la  société  de  la  propriété 
de  la  terre  et  des  moyens  de  production.  Ainsi  le  shibolelh  collec- 
tiviste est  sur  les  lèvres  des  anciens  champions   de  l'individua- 
lisme. Saiil  est  avec  les  Prophètes.  Sur  le  continent  maintenant, 
chaque  fois  quil  y  a  un  Congrès  international  ou  une  conférence 
industrielle,  à  côté   des   figures  connues  de   nos   propres  socia- 
listes, on  voit  les  Anglais.  Ils  pratiquent  linternationalisme  :  c'est 
la  meilleure  preuve  de  leur  conversion.  Ils  acceptent  la  solidarité 
d'un  socialisme  souvent  bien  primitif  :  c'est  le  meilleur  moyen 
de  démontrer   qu'ils  n'ont  plus  peur  de  l'ombre  des  principes. 
Non  pas  que  la  fusion  soil    complète.  Toujours  on  distingue  du 
premier  coup  d'oeil  l'élément  britannique  de  l'élément  continen- 
tal. Dans  la  mise,  dans  l'allure,  dans  la  façon  d'être  et  de  se  tenir, 
dans  le  geste  et  le  tour  de  tête,  il  y  a  un  je  ne  sais  quoi  qui  met  à 
part  les  insulaires.  Volontiers  les  socialistes  d'autre  part,  qui  su- 
bissent à  contre-cœur  l'influence  de    ces   associés,   si  différens 
d'eux,  se  plaignent  de  leur  hauteur,  de  leur  intolérance,  de  leur 
dédain  des  droits  d  autrui.  Il  faut  toutefois  avoir  le  regard  peu 
pénétrant  et  voir  les  choses  bien  en  gros  pour  ne  pas  démêler 
d'énormes  différences  entre  ces  Anglais  eux-mêmes.  L'ancien  chef 
trade-unionniste,  passé   député  ouvrier  depuis  longtemps,  jadis 
maçon  de  son  métier  ou  mineur,  depuis  lors  sous-secrétaire  d'État 
à  l'intérieur,  ne  ressemble  guère,  on  en  conviendra,  au  guérillero 
du  néo-unionnisme,  candidat    perpétuel  du   parti  ouvrier  indé- 
pendant, ou  même  alderman  du  conseil  de  comté  de  Londres.  Le 
premier  a  l'air  d'un  fermier  enrichi,  il  a  la  physionomie  paisible 
et  prospère  ;  si  quelque  part,  dans  un  coin  de  sa  conscience,  il 
demeure  quelque  petit  souvenir  des  attentats  jadis  commandés 
ou  commis,  —  avant  la  grande  commission  d'enquête  et  la  recon 
naissance  légale,  — au  nom  des  unions,  il  n'y  paraît  guère.  C'est  un 
libéral  orthodoxe,  il  vote  au  doigt  et  à  l'œil;  le  premier  craque- 
ment du  fouet  du  whip  le  ramène,  et  s'il  flirte  avec  le  socialisme, 
s'il  consent  à  siéger  coude  à  coude  avec  quelque  révolutionnaire 
à  l'aspect  patibulaire,  c'est  qu'il  faut  bien  ménager  sa  popularité 
et  que  le  métier  a  ses  charges  comme  ses  revenans-bons.  Tous,  du 
reste,  ne  le  font  pas.  Je  n'ai  pas  ouï  dire  que  M.  Broadhurst  ait 
franchi  le  seuil  de  Qneen's  Hall.  Les  Sam  Wood  et  autres  grands 
chefs  mineurs  ont  observé  une  prudente  réserve.  Quant  à  M.  John 
Burns,  il  est  en  train  de  s'assagir  trop  rapidement  pour  commettre 
la  faute  de  descendre  spontanément  dans  la  Fosse  aux  Lions. 

D'autres  pourtant,  parmi  les  modérés,  avaient  cru  devoir  faire 
acte  de  présence  au  Congrès.  Les  Trades  Unions  y  ont  été  large- 
ment représentées.  Près  de  200  de  leurs  délégués  y  siégeaient.. 


150  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

A  le  bien  prendre,  c'eût  été  le  trait  le  plus  important  de  cette 
session.  Karl  Marx,  qui  avait  toujours  soupiré  en  vain  après  ce 
vaste  réservoir  de  forces,  aurait  su  apprécier  à  sa  juste  valeur  cette 
démonstration  du  nouvel  état  dame  des  unionnistes.  Par  mal- 
heur, ici  comme  partout,  le  vice  originel  du  Congrès  en  a  faussé 
tous  les  ressorts.  Les  représentans  de  quelques  centaines  de  mil- 
liers d'hommes  enrégimentés,  encadrés,  disciplinés,  n'ont  pas 
pesé  lourd  dans  la  balance  contre  une  majorité  recrutée  parmi 
tous  les  incompris,  les  grands  hommes  d'estaminet,  les  grandes 
âmes  méconnues,  les  états-majors  sans  simples  soldats,  les  ratés, 
les  aigris  et  les  farceurs.  Non  que  tous  ou  presque  tous  les  adver- 
saires de  l'unionnisme  rentrassent  dans  ces  catégories  :  j'en  con- 
nais, pour  ma  part,  qui  sont  dignes  de  tout  respect.  Il  n'en  est  pas 
moins  advenu  que  la  frivolité,  le  dilettantisme,  l'intransigeance 
d'amateurs,  l'amour  du  bruit,  la  haine  innée  du  socialiste  roman- 
tique pour  la  simplicité  un  pou  fruste  de  l'artisan  aux  mains  cal- 
leuses, tout  cela  s'est  cristallisé,  coalisé,  contre  la  délégation 
trade-unionniste,  et  l'a  réduite  à  l'impuissance.  Sur  un  peu  plus 
de  quatre  cents  membres,  —  formant  la  moitié  de  l'effectif  du 
Congrès,  —  les  Anglais  ne  comptaient  pas  deux  cents  délégués 
des  Trades  Unions  ou  des  conseils  de  métiers,  et  plus  de  deux 
cents  délégués  d'autres  groupes,  répartis  entre  trois  sections  prin- 
cipales. 

Il  y  avait  ceux  de  la  fédération  socialiste  démocrate,  ceux  du 
parti  ouvrier  indépendant,  et  enfin  ceux  de  la  société  Fabienne. 
Prenons  celle-ci  tout  d'abord.  C'est  quelque  chose  comme  la 
P.  R.  B.,  Pre-Raphaëlite-Brothcrhood,  appliqué  aux  questions 
sociales.  Sous  ces  mystérieux  signes,  F.  S.,  se  sont  groupés,  il  y  a 
quelque  dix  ans,  force  jeunes  gens  distingués,  cultivés,  pour  la 
plupart  sortis  des  Universités, —  on  sait  ce  qu'implique  en  Angle- 
terre une  telle  origine, —  des  privilégiés,  des  bourgeoisdans  toute 
la  force  du  terme.  Un  beau  jour,  cette  jeunesse  se  dégoûta  de 
l'économie  politique  courante.  Elle  renonça  solennellement  Adam 
Smith  et  Ricardo  et  Stuart  Mill  lui-môme,  pourtant  le  précurseur 
de  tant  de  choses  nouvelles.  Elle  se  proclama  socialiste.  Ses 
maîtres  furent,  avec  Karl  Marx,  ce  dialecticien  incomparable,  cet 
historien  merveilleusement  informé  de  l'évolution  industrielle 
anglaise,  les  initiateurs  du  socialisme  de  la  chaire  en  Allemagne, 
les  Brentano,  les  Schmoller,  les  Wagner.  Il  y  eut  un  peu  de  pose, 
beaucoup  de  littérature  dans  leur  fait.  L'esthéticisme  n'avait  plus 
de  grandes  batailles.  Le  sublime  créateur  de  Parsifal,  des  Maîtres 
chanteurs  et  de  Tristan  et  Yseult  avait  cause  gagnée.  Tel  qui  eût 
rompu  des  lances  en  l'honneur  de  la  Tétralogie,  déversa  le  trop- 


LE    CONGRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  lol 

plein  de  s%ii  enthousiasme  sur  la  loi  d'airain  des  salf/ircs,  sur 
l'appropriation  collective  du  sol  et  des  moyens  de  production. 
Dans  un  petit  volume  d'Essais,  publié  en  collaboration,  les  plus 
forts,  ceux  qui  étaient  munis  de  connaissances,  d'idées  ou  de 
style,  firent  pour  le  socialisme  superlin  de  la  jeune  génération  ce 
qu'avaient  fait  vingt-cinq  ans  plus  tôt  pour  l'hétérodoxie  angli- 
cane les  auteurs  àEssais  et  Reçues.  Ce  manifeste  panaché  mit 
quelques  noms  en  évidence.  M.  George-Bernard  Shaw  en  est  l'un 
des  plus  dignes  d'intérêt.  Ce  socialiste  austère  est  de  son  métier  cri- 
tique de  théâtre,  voire  de  musique.  Il  fait  dans  la  Satiirday  Review 
des  articles  hebdomadaires  dont  Timpertinence  égotiste  et  le  sen- 
sationnisme  analytique  n'est  pas  sans  devoir  quelque  chose  à 
M.  Jules  Lemaître.  C'est  lui  qui,  dans  le  Sta)\  a  rendu  compte,  — 
avec  un  mélange  assez  piquant  d'encens  et  de  vinaigre,  —  des 
représentations  de  Bayreuth  cette  année,  et  il  a  dû  dévorer  l'espace 
pour  se  précipiter  de  la  colline  sacrée  du  Festspiel  à  la  salle  de 
Langham  Place.  M.  Sidney  Webb,  autre  Fabien,  n'est  pas  tout 
à  fait  du  même  acabit.  C'est  la  science  infuse.  De  moitié  avec  sa 
femme,  une  ancienne  inspectrice  des  manufactures  qui  a  laissé 
une  trace  profonde  de  son  activité,  il  a  écrit  le  premier  volume 
d'une  histoire  des  Trade  Unions  qui  est,  sans  exagération,  un 
monument.  Membre  du  Conseil  de  comté  de  Londres,  il  s'y  est 
spécialisé  dans  ces  questions  sanitaires  où  le  socialisme  muni- 
cipal est  si  fort  à  sa  place,  et  il  a  conquis  l'autorité  incontestée 
d'un  expert.  Au  Congrès,  où  il  a  dû  parfois  se  sentir  bien  mal  à 
l'aise,  il  avait  été  chargé  d'un  rapport  sur  l'organisation  de  l'en- 
seignement dont  M.  Keir-Hardie  a  fait  repousser  les  conclusions. 
La  6'.  D.  F.,  ou  fédération  sociale  démocratique,  est  un  autre 
corps  un  peu  irrégulier,  un  peu  en  marge  du  prolétariat.  Certes, 
il  comprend  des  ouvriers  ;  —  on  se  le  dit  et  on  se  les  montre,  en 
effet.  Il  est  de  plus  d'une  orthodoxie  révolutionnaire  impeccable  : 
tellement  orthodoxe  et  tellement  révolutionnaire  qu'on  a  parfois 
dit  méchamment  que  sa  raison  d'être  unique  était  d'être  à  l'ex- 
trême gauche  de  qui  que  ce  fût.  C'est  néanmoins  une  associa- 
tion un  peu  bourgeoise  d'origine.  M.  Hyndman,  qui  en  est  le 
fondateur  et  le  grand  chef,  ne  l'a-t-il  pas  mise  au  monde  pour 
suppléer  aux  insuffisances  du  trade-unionisme  ouvrier  ?  Ce 
gentleman  fort  correct  n'a-t-il  pas  visé  —  y  a-t-il  renoncé?  —  à 
être  le  Ferdinand  Lassalle  de  l'Angleterre?  Sur  le  front  de  son 
acolyte,  de  son  prophète  ou  de  son  lieutenant,  M.  Lansbury,  se 
pose  comme  un  reflet  de  la  gloire  de  ce  machiavélisme.  D'aucuns 
regrettent  de  voir  se  fourvoyer  dans  cette  galère  des  hommes  de 
parfaite  et  transparente  bonne  foi  et  de  haute  valeur.  M.  William 


452  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Morris,  lui,  est  un  grand  poète  qui  a  donné  peut-être  au  socia- 
lisme ce  que  la  nature  avait  destiné  à  l'humanité.  Il  est  trop  fon- 
cièrement indiscipliné  pour  s'attarder  longtemps  dans  un  groupe  : 
ce  socialiste  est,  par  tempérament,  un  réfractaire.  Pour  M.  Her- 
bert Burrows,  c'est  un  peu  une  âme  en  peine  depuis  qu'en  renon- 
çant à  la  théosophie  et  à  ses  Mahatmas,  il  a  du  même  coup  perdu 
l'amitié  de  M"*"  Annie  Besaut.  Quant  à  M.  BelforL-Bax,  c'est  un 
dictionnaire  vivant  et  c'est  un  original.  Il  sait  tout  sur  tout.  Il  n'y 
a  qu'une  chose  qu'il  ignore  —  et  celle-ci,  sans  doute,  il  l'igno- 
rera toujours,  —  c'est  ce  qu'il  veut  :  le  vrai  but  de  cette  inlas- 
sable activité  et  quel  chemin  y  conduit.  Il  a  bien  vite  vu  que  ce 
n'est  pas  M.  Hyndman  qui  a  la  clef  de  ce  mystère. 

A  la  fois  assez  analogue  à  la  S.  D.  F.,  et  pourtant  radicalement 
différent  d'elle,  le  Parti  ouvrier  indépendant,  1'/.  L.  P.,  est  lui 
aussi  en  grande  partie  le  produit  d'une  personnalité.  M.  Keir- 
Hardie,  fondateur  et  chef,  n'est  assurément  pas  le  premier  venu. 
Il  a  fait  un  peu  bruyamment  son  entrée  dans  la  vie  publique  quand, 
élu  par  le  bourg  métropolitain  de  West  Ham  au  Parlement  de 
1892,  ce  nouveau  Thivrier  effaroucha  les  gardiens  de  la  pudeur 
de  la  Chambre  des  communes  en  se  présentant  dans  le  premier 
club  de  Londres  avec  une  casquette  mauvais-sujet  et  une  veste 
de  velours.  Par  bonheur  l'Angleterre  parlementaire  a  des  trésors 
de  libéralisme  en  fait  d'étiquette  et  de  garde-robe.  M.  Keir-Hardie 
s'est  bientôt  signalé  par  d'autres  actes  d'insubordination.  On  aurait 
dit  qu'il  eût  pris  à  tâche  d'adopter  en  tout  le  contre-pied  de  son 
collègue  et  ex-ami,  John  Burns.  Celui-ci  cache  sous  sa  rondeur 
beaucoup  de  finesse.  Il  n'est  pas  de  ceux  qui  poussent  la  fidélité  à 
leurs  principes  jusqu'à  les  desservir  à  force  d'intransigeance.  Il  a, 
en  tout  bien  tout  honneur,  sa  petite  pointe  d'ambition  person- 
nelle. Depuis  qu'il  est  député  de  Battersea,  son  point  de  vue  a 
considérablement  changé,  et  il  l'admet  franchement.  Plus  ne 
commanderait-il  les  charges  de  la  foule  au  dimanche  sanglant  de 
ïrafalgar  Square!  Plus  ne  confondrait-il  dans  un  même  anathème 
toutes  les  classes,  tous  les  rangs,  tous  les  partis,  presque  tous  les 
citoyens  de  son  pays!  John  Burns  n'est  nullement  un  traître.  Il 
veut  aboutir.  Au  Parlement  et  au  conseil  de  comté  il  a  déjà  plus 
obtenu  pour  le  bien  de  ses  compagnons  de  travail  et  la  réalisation 
de  son  programme  de  socialisme  pratique  que  tous  les  déclama- 
teurs  pendant  tout  le  xix'^  siècle.  Pour  cela  il  lui  a  fallu  s'allier 
au  parti  libéral.  Voilà  ce  que  Keir-Hardie  et  consorts  ne  par- 
donnent pas  à  V honnête  John.  Contre  sa  réélection  à  Battersea,  ils 
ont  épuisé  avec  la  S.  D.  F.  leurs  efforts.  Keir-Hardie  a  sacrifié  sa 
vie  politique  à  cette  espèce  de  duel.  C'est  un  fanatique.  Comme 


LE    CONGKÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  153 

John  BurnB,  longtemps  prédicateur  laïque  des  méthodistes  pri- 
mitifs en  même  temps  qu'ouvrier  mécanicien,  il  est  ardemment 
reliiiieux,  puritain  dans  l'àme,  tout  pénétré  de  la  Bible  et  surtout 
de  l'Ancien  Testament,  descendant  authentique  de  Bunyan.  Il  a 
la  tête  d'un  illuminé.  Dur,  violent,  étroit,  soupçonneux,  d'intel- 
ligence bornée  et  de  culture  plus  médiocre  encore,  mais  hon- 
nête, consciencieux,  équitable  à  sa  façon,  c'est  le  type  du  vrai 
révolutionnaire  anglo-saxon.  Bien  qu'à  le  voir  on  conçoit  la  dif- 
férence essentielle  d'une  révolution  faite  par  des  hommes  de  ce 
calibre  et  d'une  révolution  faite  par  les  disciples  de  Voltaire  et 
de  Rousseau.  Il  est,  toutes  proportions  gardées,  à  Allemane,  le 
socialiste  français  dont  l'action  dissolvante  rappelle  assez  la  sienne, 
ce  qu'un  Cromwell  est  à  un  Danton.  A  côté  de  lui,  moins  parce 
qu'ils  cèdent  à  son  attraction  que  parce  qu'ils  obéissent  à  la  ré- 
pulsion probablement  injuste  que  leur  inspire  John  Burns,  Ben 
Tillett,  intelligent,  beau  parleur,  à  l'afTiit  d'un  mandat  parlemen- 
taire; Tom  Mann,  plus  un  légiste  un  peu  fourvoyé  dans  cette  com- 
pagnie; le  docteur  Pankhurst  ;  une  jeune  femme,  miss  Edith  Lan- 
chester.  que  ses  parens  ont  rendue  célèbre  en  voulant  l'enfermer 
comme  folle ,  parce  qu'elle  avait  décidé  —  par  principe  —  de 
pratiquer  l'union  libre  avec  l'homme  de  son  choix. 

On  ne  saurait  dire  que  les  délégations  des  autres  pays  anglo- 
saxons  présentassent  un  bien  vif  intérêt.  Pour  l'Australie,  elle  avait 
pris  un  parti  original.  Tout  le  monde  des  antipodes  n'avait  qu'un 
seul  représentant,  le  docteur  Aveling,  l'un  des  gendres  de  Karl 
Marx.  Quand  on  votait  par  nationalités  ou  délégations,  M.  Ave- 
ling à  lui  tout  seul,  sûr  de  l'unanimité,  contre-balançait  et  annu- 
lait toute  la  délégation  anglaise  malgré  ses  centaines  de  milliers 
de  constituans!  L'Amérique,  quant  à  elle,  n'en  est  assurément 
plus  au  degré  d'inorganisme  où  elle  en  était  il  y  a  un  quart  de 
siècle  quand,  Karl  Marx,  par  un  coup  de  désespoir,  ayant  fait 
transférer  à  New- York  le  conseil  central  de  l'Internationale,  il 
fallut  reconnaître  l'absence  de  tout  élément  proprement  socialiste 
et  la  nécessité  d'agir  in  vacuo.  De  gigantesques  grèves,  des  con- 
flits sanglans  et  répétés  n'ont  que  trop  fait  voir  l'accumulation  sur 
tous  les  points  de  cet  immense  territoire,  dans  les  cités  à  peine 
nées  de  l'Ouest  comme  dans  les  villes  quasi  européennes  de  l'Est, 
de  tous  les  matériaux  d'un  grand  incendie.  A  en  juger  par  le  rap- 
port de  deux  délégués  récens  des  Trade-Unions ,  dont  l'un  est 
John  Burns,  ce  qui  surtout  y  fait  défaut  aux  masses  ouvrières, 
c'est  l'organisation.  Il  manque  à  la  base  l'incomparable  solidité 
du  cadre  syndical.  L'artisan,  à  qui  toute  son  éducation  a  inculqué 
que,  dans  une  démocratie,  il  n'y  a  pas  de  classes,  hésite  à  en  créer. 


154  REVUE    DEvS    DEUX    ^FONDES. 

Il  se  laisse  absorber  par  les  rivalités  des  partis  politiques.  Quand 
il  se  constitue  à  l'état  séparé  pour  la  défense  de  ses  intérêts,  il 
ne  sait  pas  se  décider  entre  la  simple  contiguïté  locale  et  la  soli- 
darité professionnelle.  Aux  sobres  réalités  des  syndicats  il  associe 
volontiers  les  puérilités  des  sociétés  secrètes  ou  le  clinquant  des 
chevaliers  du  travail.  Aussi  bien,  piètre  délégation  oii  quelques 
béjaunes  aux  cheveux  longs,  dont  l'un  prononça  un  réquisitoire 
ridiculement  emphatique  contre  ce  qu'il  lui  plut  d'appeler  la 
mélasse  bourgeoise,  faisaient  vis-à-vis  à  un  bataillon  sacré  de 
femmes,  qui  n'étaient  pas  toutes  jeunes  ni  jolies,  et  dont  le  capi- 
taine en  jupons,  M"""  Stanton  Blatch,la  fille  d'Elisabeth  Stanton, 
lança  une  fois  au  congrès  ébahi  cette  apostrophe  vibrante  :  «  Le 
sens  commun  a-t-il,  ou  non,  la  parole  ici?  » 

La  délégation  allemande  vaudrait  assurément  qu'on  s'y  ar- 
rêtât, si  elle  n'était  trop  connue.  Qui  ne  sait  qu'au  bon  pays 
d'Allemagne,  malgré  la  gloire  militaire,  la  constitution  de  l'em- 
pire, l'hégémonie  européenne  et  la  prospérité  commerciale,  en 
dépit  de  douze  ans  d'état  de  siège  et  de  quelques  années  de 
socialisme  d'Etat,  nonobstant  les  messages  et  les  lois  de  Guil- 
laume P"",  la  poigne  du  prince  de  Bismarck,  et  les  velléités  contra- 
dictoires de  Guillaume  II,  —  le  parti  démocrate-socialiste  n'a  cessé 
de  grandir  jusqu'à  être  aujourd'hui  le  premier  par  le  nombre  des 
suiTrages  émis  aux  élections  pour  le  Reichstag?  Qui  n'a  présente  à 
l'esprit  cette  prodigieuse,  cette  effrayante  progression  depuis  les 
premières  élections  pour  le  Reichstag  jusqu'aux  dernières,  faisant 
passer  de  cent  mille  à  deux  millions  le  total  des  voix  socialistes  ? 
Le  trio  dirigeant,  MM.  Bebel,  Licbknecht  et  Singer,  deux 
anciens  ouvriers  et  un  riche  patron,  deux  chrétiens  d'origine  et 
un  juif,  trois  têtes  dans  un  bonnet,  l'un  des  plus  merveilleux 
exemples  de  concorde  politique,  tout  cela  est  bien  connu.  On  sait 
l'admirable  discipline  du  parti  ;  comment  la  fraction  ou  groupe 
parlementaire  y  est  strictement  subordonnée  au  Congrès  et  au 
Comité;  comment  tout  marche,  propagande,  publicité,  élections, 
au  doigt  et  à  l'œil;  comment  de  plus  en  plus  les  rangs  de  l'état- 
major  du  Reichstag  et  de  la  presse  se  recrutent  dans  le  prolé- 
tariat intellectuel,  parmi  les  docteurs  en  philosophie  qui  jadis 
auraient  trouvé  quelque  modeste  emploi  dans  le  service  des  in- 
nombrables Etats  in-12  ou  in-18  de  l'Allemagne  décentralisée.  On 
sait  la  lutte  entre  l'Allemagne  du  nord  et  l'Allemagne  du  midi, 
comment  Vollmar  et  Grillenberger,  Bavarois  dans  l'âme,  l'ont 
transplantée  au  sein  du  socialisme;  comment  l'anarchie,  legs  de 
l'ancien  compagnon  et  député  Moss,  a  engagé  une  guerre  à  mort 
contre  la  démocratie  socialiste  et  ses  pontifes;  comment  le  coni- 


JJS    CONGRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  155 

pagnon  La^dauer,  présent  à  Londres,  et  son  Sozialist  combattent 
le  Vorwœrts  et  le  comité  directeur.  Le  socialisme  allemand  a  une 
place  trop  importante  dans  l'organisme  politique  de  l'empire;  il 
est  trop  étroitement  mêlé  à  tout  ce  qui  se  fait  au  Reichstag,  où 
tôt  ou  tard  il  aura  une  importance  numérique  proportionnelle 
à  ses  forces  réelles  et  égale  ou  supérieure  à  celle  du  centre  catho- 
lique; il  est,  en  un  mot,  un  trop  gros  et  trop  haut  seigneur  pour 
que  le  Congrès  de  Londres  puisse  être  dans  son  histoire  autre 
chose  qu'un  incident  secondaire. 

On  me  permettra  de  ne  pas  m'étendre  sur  la  délégation  fran- 
çaise. Chaque  pays  jouit  de  ses  propres  socialistes,  et  les  nôtres 
méritent  cette  justice  qu'ils  ne  laissent  pas  mettre  leur  chandelle 
sous  le  boisseau.  A  vrai  dire  on  peut  même  trouver  qu'ils  occu- 
pent un  peu  trop  le  public,  non  pas  de  leurs  idées,  mais  d'eux- 
mêmes,  de  leurs  personnes,  de  leurs  querelles  et  de  leurs  petites 
affaires.  N'ont-ils  pas  trouvé  le  moyen  de  réduire  pour  la  masse 
du  bon  peuple  de  France  ce  Congrès  de  Londres,  qui  pouvait 
avoir  son  intérêt  propre  et  son  haut  enseignement,  à  une  nou- 
velle guerre  civile  et  à  une  vaste  empoignade?  Je  ne  serai  pas 
assez  injuste  pour  prétendre  qu'il  n'y  ait  rien  de  fondé  dans  les 
protestations  et  dans  la  mauvaise  humeur  de  nos  parlementaires 
socialistes.  Il  est  dur  d'être  si  peu  compris  chez  soi,  que  personne 
n'ait  voulu  voir  le  caractère  vraiment  conservateur  des  thèses 
soutenues  par  MM.  Jaurès  et  Millerand  au  Queen's  Hall  et 
l'ironie  du  destin  qui  les  a  fait  succomber  sur  un  pareil  terrain. 
Injustice  ou  inintelligence,  l'opinion  n"a  pas  semblé  attacher 
d'importance  au  fond  des  choses.  On  a  trouvé  plaisant  ce  spectacle 
de  grands  manœuvriers  battus  par  leurs  propres  armes,  de  ces 
deux  grands  chefs  du  socialisme  parlementaire  français  :  Prodicus 
et  Gorgias,  ou  encore  Hortensius  et  Cicéron,  arrivant  à  Londres 
pour  faire  la  roue  et  triompher  devant  les  représentans  du  parti 
dans  le  monde  entier  et  réduits  à  néant  par  la  coalition  des 
blanquistes,  des  allemanistes,  de  quelques  indépendans  à  tous 
crins  et  des  anarchistes  pur  sang.  On  rit  encore  de  voir  la 
fissure  grandir  et  la  ligue  formée  à  grand'peine  à  la  Chambre 
menacer  ruine  en  France  à  la  suite  du  Congrès  où  ont  pourtant 
triomphé  toutes  les  idées  de  ses  auteurs.  Tout  cela  est  assez  na- 
turel, étant  donné  la  nature  humaine.  Et  pourtant  il  reste  que 
sans  ces  parlementaires,  sans  la  permission  tout  exceptionnelle 
qui  leur  a  été  donnée  de  constituer  une  seconde  nationalité  et  de 
créer  pour  les  besoins  de  la  cause  ce  que  l'on  a  appelé  la  Navarre 
à  côté  de  la  France,  notre  pays  fût  demeuré  sous  le  coup  d'une 
affirmation  de  la  méthode  révolutionnaire  pure  et  simple  et  d'une 


156  REYUE    DES    DEUX  MONDES. 

alliance  offensive  et  défensive  avec  l'anarchie.  Le  représentant 
par  excellen.ce  du  socialisme  néerlandais,  Domela  Nieuwenhuys, 
«t  son  ami  au  regard  extatique  et  au  parler  mystique,  Cornelissen, 
deux  idéalistes  purs,  deux  dogmatistes  intransigeans,  égarés  dans 
la  politique  contingente,  ont  bien  compris,  eux,  de  quel  côté  étaient 
les  vrais  vaincus  et  ils  ont  secoué  la  poussière  de  leurs  pieds  sur 
le  nouvel  opportunisme.  Suisses  et  Belges,  au  contraire,  ont  fait 
l'épreuve,  —  ces  derniers  depuis  quelque  temps  sur  une  vaste 
échelle,  —  des  bienfaits  de  l'action  politique  et  de  la  conquête 
du  pouvoir.  L'Italie,  assez  faiblement  représentée,  —  le  cercle  des 
étudians  de  Brescia  avait  imaginé  de  déléguer  qui?  je  vous  le 
donne  en  mille,  cette  bonne  Louise  Michel,  —  avait  en  Ferri  un 
orateur  populaire  distingué.  Elle  n'a  pas  trouvé  de  majorité  pour 
répudier  la  compromettante  solidarité  des  Malatesta  et  autres 
faux  frères.  L'Espagne  a  toujours  eu  un  goût  assez  prononcé  pour 
les  formes  simples  par  lesquelles  le  socialisme  se  rapproche  du 
brigandage  :  on  aurait  pu  craindre  qu'elle  ne  se  montrât  un  peu 
portée  à  l'indulgence  pour  les  partisans  de  la  propagande  par  le 
fait.  En  Autriche  un  homme  remarquable,  le  docteur  Adler,  a 
entrepris  presque  seul  l'œuvre  gigantesque  de  créer  une  démo- 
cratie socialiste  sur  le  modèle  allemand,  et  le  fait  qu'il  n'ait  pas 
échoué  donne  la  mesure  de  sa  valeur.  Enfin  le  Congrès,  qui 
comptait  parmi  ses  membres  des  Tchèques,  des  Hongrois  et  des 
Polonais,  —  l'un  de  ces  derniers  dénoncé  comme  agent  secret, 
expulsé  par  ses  compatriotes  et  réinstallé  comme  délégué  fran- 
çais, —  se  félicita  de  voir  pour  la  première  fois  dans  une  assemblée 
du  socialisme  international  un  Rus«;e  authentique,  porteur  d'un 
mandat  russe  en  règle.  Rien  ne  manquait  à  l'internationalisme 
de  la  convention  de  Queen's  Hall.  Elle  était  qualifiée  pour  aborder 
son  ordre  du  jour. 

m 

C'est  ici  le  curieux  de  laffaire  :  ce  Congrès  réuni  à  grands 
frais,  ce  concile  œcuménique  du  socialisme  n'a  réussi  à  résoudre 
ou  plutôt  à  tourner  les  questions  préliminaires  d'organisation 
que  vers  la  fin  de  sa  session  et  a  dû  expédier  au  galop  l'étude 
et  la  discussion  des  problèmes  sociaux.  Rien  n'a  tant  contribué 
à  donner  mauvais  air  et  mauvais  renom  aux  congressistes  de 
Queen's  Hall.  On  s'est  gaussé  de  ces  braves  gens  venus  des  quatre 
coins  des  cieux  pour  décider...  quoi?  le  programme  de  l'action 
prochaine,  les  bases  de  la  société  future,  l'idéal  du  xx"  siècle  en 
vue?  Oh!  que  non  pas;  tout  simplement  s'ils  devaient  accepter 


LE    CONGRÈS    SOClALlSTi:    INTERNATIONAL.  i  57 

pour  collègues  les  pires  ennemis  de  leur  parti.  Il  est  certain  qu'il 
V  a  une  disproportion  risible  entre  la  grandeur  des  prétentions, 
les  fanfares  de  la  réclame,  les  complaisans  : 

Nescio  quid  maj as  nascit iir  Iliade 

de  la  presse  amie,  et  l'état  au  vrai  des  résultats  obtenus.  Le  r/r/z- 
cu/us  mus  se  présente  forcément  à  l'esprit,  et  l'on  est  tenté  de  se 
demander  s'il  valait  bien  la  peine  de  déranger  huit  cents  socia- 
listes de  marque  pour  démontrer  leur  impuissance  à  demeurer 
entre  eux,  en  petit  comité. 

Allons  toutefois  au  fond  des  choses.  Ce  n'est  pas  précisément 
ceux  qui  s'amusent  le  plus  de  ce  contretemps  qui  souhaitaient 
avec  le  plus  d'ardeur  voir  le  Congrès  abattre  beaucoup  de 
besogne.  Ils  devraient  savoir  gré  aux  anarchistes,  dont  c'est  sou- 
vent le  métier,  d'avoir  ainsi  gêné  les  socialistes;  mais  l'amertume 
ne  se  comprend  pas  dans  leurs  jugemens  sur  un  intermède  aussi 
propice  aux  amis  du  statu  quo.  Et  puis,  en  fait,  toute  logomachie 
mise  de  coté,  est-ce  qu'à  l'heure  présente  la  question  des  rap- 
ports de  l'anarchie  et  du  socialisme  ne  domine  pas  toutes  les 
autres?  Je  sais  bien  qu'elle  n'a  été  abordée  que  de  biais,  par  le 
petit  coté;  je  sais  également  que,  grâce  à  la  stupide  organisation 
dont  j'ai  parlé,  elle  n'a  été  résolue  ni  dans  un  sens  ni  dans  l'autre, 
puisque,  chassés  par  une  porte,  les  anarchistes  sont  rentrés  par 
la  porte  d'en  face  ;  qu'expulsés  comme  disciples  de  Bakounine 
ou  de  Kropotkine  ils  sont  revenus  narguer  l'assemblée  comme 
délégués  inviolables  de  tel  ou  tel  groupe  plus  ou  moins  fictif  et 
qu'enfin,  condamnés  à  une  énorme  majorité  par  le  Congrès  en 
séance  plénière,  ils  ont  obtenu  gain  de  cause  de  cette  surprenante 
section  française.  Il  n'en  demeure  pas  moins  tout  naturel  que  le 
socialisme  soit  hanté  de  ce  problème. 

A  première  vue,  il  semble  que  la  solution  en  soit  bien  simple. 
S'il  existe  une  opposition  absolue  entre  deux  principes,  c'est  bien 
entre  le  principe  socialiste  et  le  principe  anarchiste  qu'elle  creuse 
un  abîme.  Le  premier  affirme  la  stricte  subordination  des  droits 
de  l'individu  au  bien  commun  ;  le  second  l'autonomie  illimitée 
de  l'individu.  Le  premier  demande  l'intervention  de  l'Etat,  de  la 
contrainte  légale ,  dans  une  foule  de  domaines  qui  jusqu'ici  y 
sont  soustraits  ;  le  second  voit  dans  l'Etat  un  mal  ou  plutôt  le 
mal  en  soi  qu'il  faut  abolir.  Le  premier  croit  que  la  libre  con- 
currence ,  le  libre  développement  des  égoïsmes ,  la  libre  pour- 
suite des  intérêts  particuliers  aboutissent  fatalement  à  l'oppres- 
sion ,  à  l'inégalité ,  au  malaise  social  ;  et  il  réclame ,  à  titre  de 
remède  pour  aujourd'hui  et  de  prévention  pour  l'avenir,  le  strict 


158  REVUE    DES    DEUX    310ADES. 

assujettissement  de  toutes  les  forces  individuelles  à  une  règle 
commune  imposée  par  l'autorité  ;  le  second  croit  que  l'harmonie 
parfaite  consiste  dans  l'équilibre  instable  de  toutes  les  forces 
individuelles  librement  développées  et  il  exige  avec  une  sérénité 
et  une  suavité  implacables  la  destruction  de  toutes  les  formes 
sociales,  sans  se  préoccuper  d'une  reconstitution  qui  serait  un 
nouveau  mal,  du  moment  qu'elle  serait  artificielle.  Voilà  pour 
la  théorie  générale,  et  l'on  voit  qu'il  est  difficile  pour  des  pen- 
sées humaines  d'habiter  deux  climats  intellectuels  et  moraux 
plus  radicalement  contraires.  Et  ce  n'est  pas  tout.  A  côté  de  la 
doctrine,  il  y  a  la  pratique  :  or  l'expérience  —  une  expérience 
constante,  sans  une  seule  exception  —  apprend  aux  socialistes 
que  le  rôle  des  anarchistes  est  de  les  contredire,  de  les  compro- 
mettre et  de  les  perdre.  Prenez  l'histoire  de  l'ancienne  Interna- 
tionale. Elle  a  eu,  elle  aussi,  ses  jours  de  grandeur,  cette  créa- 
tion un  peu  prématurée  de  Karl  Marx.  Sa  faiblesse  fondamentale 
tenait  à  ce  qu'elle  avait  mis  la  charrue  avant  les  bœufs,  à  ce 
qu'elle  avait  prétendu  constituer  l'internationalisme  avant  d'avoir 
solidement  assis  le  socialisme  national.  Aussi  fut-elle  une  plante 
éphémère  grandie  avec  une  célérité  merveilleuse,  flétrie  et  morte 
avec  une  vertigineuse  rapidité.  Il  lui  manqua  toujours  une  base 
solide.  La  force  résidait  au  sommet  dans  le  conseil  central, 
investi  du  coup,  par  la  force  même  des  choses,  d'une  sorte  d'au- 
torité dictatoriale  et  trouvant  hors  de  lui  moins  d'appui  encore 
que  de  résistance.  Cet  édifice  fut  en  l'air  dès  le  premier  jour. 

Quand  les  grands  Congrès  de  Genève  (1866),  de  Lausanne(1867), 
de  Bruxelles  (1868),  de  Bâle  (1869)  voyaient  affluer  les  représen- 
tans  des  classes  ouvrières  et  des  socialistes  de  tous  les  pays,  ils 
semblaient  si  puissans  que  beaucoup  de  défenseurs  de  l'ordre 
social  tremblaient  dans  leurs  chausses  et  que  le  second  empire, 
fidèle  à  sa  tactique,  n'avait  pas  de  meilleur  argument  pour  rame- 
ner la  bourgeoisie  française,  alors  en  plein  reflux  libéral,  au 
pouvoir  fort  et  au  régime  d'autorité.  Eh  bien!  déjà  un  chancre 
interne  rongeait  ce  grand  corps  d'une  croissance  si  rapide. 
L'absence  de  racines  locales  allait  naturellement  accélérer  la 
marche  de  la  décomposition,  mais  ce  qui  tua  proprement  le  pre- 
mier internationalisme  ce  fut  déjà  l'anarchisme.  Celui-ci  avait-il 
déjà  emprunté  à  Proudhon,  dont  la  dialectique  impitoyable,  si 
supérieure  à  sa  puissance  de  déduction  positive,  est  en  quelque 
mesure  responsable  de  la  chose,  le  nom  de  l'anarchie  ?  Peu 
importe.  Bakounine  avec  son  amorphisme  ou  son  nihilisme  s'était 
logé  dans  l'Association  Internationale  des  travailleurs.  Il  avait 
engagé  la  lutte  à  mort  contre  Karl  Marx,   dont    il  haïssait  le 


LE    CONGRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  159 

sens  prati<fue  autant  que  les  doctrines.  Par  deux  coups  succes- 
sifs il  vint  à  bout  do  ce  mouvement  en  apparence  si  puissant.  La 
Commune  de  Paris ,  que  Ion  mit  sur  le  compte  de  l'Inter- 
nationale, fut  en  réalité  un  premier  essai  de  la  pure  doctrine 
atomique  de  l'anaiehie.  Elle  détermina  une  réaction  qui  aurait 
balayé  l'Internationale  en  France,  même  sans  le  douteux  secours 
de  la  loi  Dufaure.  En  même  temps,  au  dehors,  l'anarchisme 
s'attaquait  de  front  à  ce  qui  subsistait  de  l'Internationale.  La 
fédération  jurassienne  agissait  sous  l'inspiration  directe  de 
Bakounine,  avec  l'aide  d'hommes  qui  ont  dû  se  repentir  depuis 
lors  de  leur  conduite  d'alors,  comme  M.  Brousse,  le  fondateur 
du  possibilisme,  ou  M.. Guesde,  ennemi  juré  en  ce  temps-là  de 
l'action  politique.  Le  Congrès  de  la  Haye,  en  1872,  signa  l'arrêt 
de  mort  de  l'Internationale.  On  y  traita  précisément  la  même 
question  qu'au  Congrès  de  Londres  cette  année.  Marx  y  fit  exclure 
comme  anarchistes  Bakounine  et  le  Neuchàtelois  Guillaume.  Le 
blanquiste  Vaillant ,  qui  présidait  l'autre  jour  au  nom  de  la 
France  une  séance  à  Queen'sHall,  quitta  avec  Cournetet  Banvier 
l'assemblée.  On  décida  le  transfert  du  conseil  central  à  New- 
York.  C'était  le  suicide  décemment  dissimulé.  C'en  était  fait. 
L'anarchie  avait  fait  son  œuvre.  Elle  l'a  reprise  depuis  lors. 
Chaque  fois  que  le  socialisme  essaye  de  se  constituer  à  l'état  de 
force  régulière,  nous  assistons  à  une  explosion  de  sauvagerie,  à 
une  reprise  de  la  guerre  au  couteau  contre  la  société.  C'est 
Bavachol,  c'est  Henry,  c'est  Caserio.  L'opinion,  peu  faite  aux 
distinctions  subtiles,  englobe  dans  une  même  réprobation  et 
dans  une  même  répression  tous  les  ennemis  de  la  société  actuelle, 
—  et  le  tour  est  joué. 

H  semble  donc  qu'il  ne  doive  y  avoir  parmi  les  socialistes  sin- 
cères et  sérieux  qu'un  sentiment  et  qu'un  cri  contre  toute  soli- 
darité avec  l'anarchie,  c'est-à-dire  avec  un  parti  aux  antipodes 
de  leur  pensée  et  des  crimes  duquel  on  les  rend  pourtant  toujours 
responsables.  D'où  vient  qu'il  n'en  soit  pas  ainsi?  Je  ne  parle  pas 
de  l'attitude  des  blanquistes  ou  des  allemanistes,  ou  de  tels 
autres  groupes  douteux,  toujours  prêts  par  esprit  de  contradic- 
tion et  pour  nuire  à  leurs  frères  ennemis,  les  socialistes  parle- 
mentaires, à  tout  faire  ou  à  tout  laisser  faire.  Je  crois  que  les 
scrupules  d'hommes  comme  les  Keir-Hardie,  comme  les  Tillett  et 
les  Mann,  voire  de  certains  socialistes  modérés  et  libéraux, 
tiennent  à  d  autres  raisons  plus  avouables.  H  faut  d'abord  faire  la 
part  de  la  répugnance  presque  invincible  d'hommes  accoutumés 
à  se  sentir  à  l'extrémité  de  l'intransigeance,  à  siéger  au  sommet 
de  la  montagne,  pour  des  mesures  qui  auraient  pour  effet  de  créer 


160  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  parti  plus  avancé,  de  donner  à  des  rivaux  le  prestige  d'une 
sorte  d'excammunication  et  de  reconnaître  des  hommes  trop  ré- 
volutionnaires. Puéril  sentiment,  nul  n'en  disconviendra,  mais 
puissant,  mais  pour  certaines  natures  irrésistible. 

Et  puis,  il  y  a  aussi  le  dualisme  de  l'anarchie,  les  deux  faces  si 
dissemblables  sous  lesquelles  elle  se  présente.  Vous  répudiez 
volontiers  Ravachol,les  brigands  simplistes,  les  dynamitards  pour 
l'amour  de  la  casse  :  mais  quoi  !  tel  délicieux  anarchiste  de  votre 
connaissance?  un  savant  qui  honore  son  pays  et  son  temps 
comme  Elisée  Reclus?  un  philosophe  perdu  dans  les  nuages 
comme  le  prince  Kropolkine?  un  idéaliste  comme  Jean  Grave? 
Non,  vous  dis-je,  il  n'est  pas  si  facile  que  l'on  croit  de  prononcer 
raca  en  bloc  contre  ces  hommes  et  il  y  faut,  avec  de  l'intelligence, 
du  courage.  Car,  jeA^ous  prie,  avez-vous  lu  l'exposé  sommaire  et 
populaire  que  le  prince  Kropotkine  a  publié  de  l'anarchie,  sa 
philosophie  et  son  idéal?  Vous  y  aurez  vu  que  l'anarchisme  est 
tout  d'abord  la  simple  extension  aux  phémonènes  de  l'ordre  so- 
cial et  moral  des  conclusions  de  la  philosophie  scientifique  de  la 
nature.  Vous  y  aurez  vu  non  sans  étonnement  la  contradiction 
radicale  qui  y  existe  entre  la  doctrine  politique  et  la  doctrine 
économique  de  l'école,  —  la  première,  ayant  pour  postulat  l'a- 
bolition de  l'État,  le  libre  développement  des  forces  individuelles 
groupées  sans  aucune  fixité, —  la  seconde,  aboutissant  au  commu- 
nisme absolu,  non  pas  au  communisme  mitigé  et  quasi  indivi- 
dualiste que  l'on  appelle  collectivisme,  qui  borne  la  reprise 
sociale  à  la  terre  et  aux  moyens  de  production,  qui  respecte  la 
propriété  privée  et  l'héritage,  et  pour  lequel  un  certain  socia- 
lisme marque  une  prédilection  très  vive,  mais  pour  le  commu- 
nisme vrai  ou  le  partage  égal  de  toutes  choses  entre  toutes  gens  ! 
Se  charge  qui  voudra  de  concilier  cette  formidable  antinomie  et 
de  m'expliquer  comment,  sans  contrainte  de  l'Etat,  ce  commu- 
nisme rigoureux  s  "établira  ;  ou  comment  il  se  maintiendra,  tant 
que  de  nouvelles  habitudes  d'esprit  n'auront  pas  été  créées  sans 
l'intervention  de  l'autorité;  ou  comment  enfin  l'Etat  consentira  à 
s'anéantir  volontairement  quand  il  aura  accompli  cette  grande 
tâche  et  par  là  même  justifié  son  existence  !  Il  me  suffît  de  noter 
que  ces  contradictions  sont  autant  de  passeports  à  la  bonne 
volonté  des  socialistes  et  qu'à  beaucoup  il  paraîtrait  dur  d'ex- 
clure, sous  prétexte  d'une  hérésie  à  lointaine  échéance,  d'aussi 
zélés  promoteurs  de  la  propriété  commune.  Et  voilà  pourquoi, 
malgré  les  avertissemens  du  passé,  malgré  les  leçons  des  temp?:- 
nouveaux,  le  socialisme  n'a  pu  jusqu'ici  exterminer  de  ses  rangs 
ces  faux  frères,  extirper  cette   excroissance  morbide.   A  Zurich, 


LE    CONGKKS    SOClALISTi:    INTEBNATIONAL.  161 

le  Congit^»  avait  adopté  une  résolution  destinée  à  régler  la 
question  pour  le  présent  et  pour  l'avenir  et  qui  demeura  lettre 
morte.  A  Londres,  le  Congrès  a  ressassé  le  même  débat,  il  a 
adopté  la  même  mesure  —  en  séance  générale  par  vote  de  na- 
tionalité, à  une  énorme  majorité  :  dix-huit  nations  contre  la 
France  et  la  Hongrie,  anarchistes,  chacune  à  une  voix  de  majo- 
rité, l'Italie,  partagée  en  deux  camps  égaux,  et  la  Serbie,  absente 
ou  abstentionniste.  Il  a  fini  par  remettre,  de  guerre  lasse,  le 
soin  d'une  solution  à  la  commission  d'organisation  du  prochain 
Congrès,  en  Allemagne.  J'ai  l'intime  conviction  que,  quoi  qu'on 
fasse,  on  ne  viendra  jamais  à  bout  de  la  difficulté  tant  que,  d'une 
part,  l'assemblée  n'aura  pas  renoncé  à  la  séduisante  fiction  d'être 
un  parlement  de  travail  au  lieu  d'une  convention  de  parti  ;  et 
tant  qu'en  outre  les  socialistes  n'auront  pas  eu  le  courage  de  dé- 
pouiller la  vieille  défroque  révolutionnaire. 

IV 

Ce  courage,  l'auront-ils?  Cela,  au  fond,  dépend  de  la  réponse 
qui  sera  donnée  à  la  seconde  grande  question  préalable  que  le 
Congrès  de  Londres  a  discutée  à  perte  de  vue,  celle  de  l'action 
politique  et  de  la  conquête  du  pouvoir.  Il  serait  aise  de  montrer 
qu'après  tout  c'est  sous  une  forme  un  peu  différente  le  même 
procès  toujours  pendant  entre  l'anarchie  et  le  socialisme,  puis- 
que si  ce  dernier  a  raison  dans  sa  conception  étatîste  et  anti-liber- 
taire^ ce  serait  s'infliger  un  démenti  à  soi-même  et  livrer  délibé- 
rément l'avenir  social  à  la  bourgeoisie,  radicale  ou  conservatrice, 
peu  importe,  que  d'émigrer  à  l'intérieur  et  de  se  refuser  à  l'exercice 
du  droit  de  suffrage  et  d'éligibilité,  en  d'autres  termes,  de  la  sou- 
veraineté du  peuple.  Toutefois,  la  question  n'a  jamais  été  posée 
assez  nettement  pour  que  l'on  ait  pu  tirer  des  conséquences  cer- 
taines sur  l'opinion  de  tel  ou  tel  groupe  socialiste  de  ses  principes 
généraux.  Jadis,  lors  des  Congrès  constituans  de  la  première 
Internationale,  il  aurait  été  impossible  de  prévoira  coup  sûr  l'atti- 
tude de  tel  ou  tel  membre  du  parti.  Depuis  un  quart  de  siècle,  il 
s'est  passé  assez  de  choses  pour  que  la  nature  du  problème  ait 
changé  du  tout  au  tout.  De  lui  plus  que  de  tout  autre  on  a  pu  dire  : 
Solvitîir  ambuiando.  En  effet,  d'où  venait  principalement  autre- 
fois la  défiance,  souvent  incurable,  de  socialistes  pourtant  très 
convaincus  de  la  nécessité  de  l'Etat  et  partisans  de  sa  constante 
intervention  dans  le  domaine  économique,  si  ce  n'est  du  fait  que 
l'action  politique  impliquait  une  espèce  d'abdication  au  profit  de 
partis  essentiellement  bourgeois  ?  Avant  que  la  démocratie  socia- 

TOME  GXXXVII.   —  1896.  11 


162  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

liste  allemande,  s'emparant  du  suffrage  universel,  eût  forcé  la 
porte  du  Reichstag,  le  socialiste  appelé  à  exercer  son  droit  de 
vote  pouvait  se  demander  avec  quelque  apparence  de  raison  s'il 
était  bien  utile  d'apporter  son  contingent  au  radicalisme.  Sans 
doute,  en  1848,  dans  le  premier  bouillonnement  du  suffrage  uni- 
versel, un  certain  nombre  de  socialistes  avaient  franchi  comme 
tels  l'enceinte  des  Assemblées.  Si  cette  expérience  s'était  renou- 
velée, il  est  permis  de  croire  que  les  hésitations  n'auraient  pas 
été  si  longues  ni  les  scrupules  si  difficiles  à  vaincre.  Quand, 
en  1867,  le  Congrès  de  Lausanne  discutait  la  question  de  savoir 
s'il  fallait  se  maintenir  sur  le  terrain  purement  économique  ou 
faire  cause  commune  avec  cette  portion  de  la  bourgeoisie  qui 
poursuit,  au  besoin  par  la  révolution,  les  réformes  politiques  et 
l'établissement  de  la  république  ;  —  les  termes  mêmes  employés 
indiquaient  assez  la  vraie  nature  de  la  répugnance  éprouvée. 
Déjà  alors  pourtant  la  force  des  choses  l'emportait  sur  ces  craintes. 
On  votait,  malgré  Karl  Marx,  l'inséparabilité  de  l'émancipation 
sociale  et  de  l'émancipation  politique;  on  intervenait  en  fait 
dans  la  politique  à  chaque  instant,  —  par  exemple,  quand  à  la 
veille  de  cette  guerre  de  1870  dont  les  résultats  immédiats  devaient 
être  l'écrasement  de  la  première  Internationale,  mais  dont  les 
conséquences  lointaines  devaient  être  si  favorables  au  socialisme 
cosmopolite,  on  protestait  des  deux  côtés  du  Rhin  contre  une  lutte 
fratricide. 

A  bien  plus  forte  raison  doit-il  en  être  ainsi  depuis  l'avènement 
d'un  parti  socialiste  dans  presque  tous  les  Parlemens  du  monde. 
Il  ne  s'agit  donc  plus  de  travailler  pour  autrui.  Plus  de  Sic  vos 
non  vobis.hesocïdlisie  ne  se  sent  plus  en  politique  un  simple  pro- 
létaire dont  les  produits  sont  interceptés  et  confisqués  par  un 
radical  quelconque.  C'est  proprement  l'ère  de  l'association  aux 
bénéfices  politiques.  Ou  plutôt,  à  l'inverse  d'autrefois,  s'il  est  un 
parti  qui  ait  l'air  de  se  donner  du  mal  pour  le  profit  d'autrui,  à 
cette  heure,  c'est  le  radicalisme  bourgeois.  Il  sert  de  fourrier  et 
de  maréchal  des  logis  au  socialisme  en  marche.  Il  lui  marque 
ses  logemens.  Il  se  charge  de  lui  frayer  les  voies  et  de  lui  ouvrir 
les  portes.  S'il  lui  arrive  encore  d'être  appelé  au  pouvoir,  il  sait 
fort  bien  de  qui  il  est  le  mandataire  et  le  gérant,  au  nom  de  qui  il 
doit  gouverner  et  oii  siègent  ses  vrais  maîtres.  Juste  retour  des 
choses  d'ici-bas!  longtemps  le  radicalisme  exploita  les  forces  de 
la  démocratie  socialiste,  détourna  son  courant  pour  faire  tourner 
—  souvent  à  vide  —  les  roues  de  son  moulin,  se  fit  faire  la  courte 
échelle  pour  escalader  les  régions  du  pouvoir  :  aujourd'hui  impuis- 
sant, discrédité,  il  ne  peut  plus  subsister  qu'à  condition  de  venir, 


LE    CONGRÈS    SOCIALISIE    INTEHNATIONAL.  163 

chapeau  b9B,  se  mettre  à  la  disposition  de  son  ancien  manœuvre. 
Dans  ces  conditions  on  ne  voit  pas  quelle  difficulté  peut  ciicoro. 
arrêter  le  parti  socialiste.  Pour  lui  l'action  politique,  c'est  bien 
vraiment  la  conquête  du  pouvoir  et  quel  parti  a  jamais  dédaigné 
cette  perspective  ?  Il  n'en  subsiste  pas  moins  tout  un  ordre  de  dé- 
fiances assez  fortes.  Le  tempérament  soupçonneux,  fléau  des  dé- 
mocraties, legs  dun  long  passé,  est  loin  d'être  guéri.  Ce  n'est  plus 
pour  un  parti  politique  bourgeois  que  l'on  travaille  forcément  en 
donnant  son  suffrage  :  d'accord;  mais,  en  premier  lieu,  entrer 
dans  la  voie  du  vote,  c'est  répudier  l'action  révolutionnaire,  vieille 
superstition  pas  encore  tout  à  fait  démodée  ;  puis,  qui  nous  dit  que 
ce  ne  soit  pas  faire  des  camarades  ainsi  élevés  sur  le  pavois,  à  plus 
forte  raison  des  professionnels  du  socialisme  parlementaire,  des 
parvenus,  des  bourgeois  pires  que  les  autres,  puisque  renégats? 
Voilà  l'objection  dans  toute  sa  force.  C'est  la  jalousie  instinctive, 
c'est  la  crainte  d'être  dupe,  c'est  l'amer  résidu  de  tant  de  décep- 
tions. F'ersonne  ne  soutiendra  qu'il  n'y  ait  rien  absolument  de  fondé 
dans  ces  soupçons.  On  a  connu  des  démagogues  qui  n'avaient  rien 
de  plus  pressé  que  de  renier  leurs  origines  et  de  brûler  du  sucre 
pour  dissiper  un  fâcheux  relent  populaire.  N'est-il  pas  évident, 
cependant,  que  le  meilleur  moyen  pour  un  parti  de  rendre  im- 
possibles ces  défections,  c'est  de  les  rendre  désavantageuses  et  par 
conséquent  de  se  constituer  le  plus  fortement  possible?  Tel  qui 
trahira  sans  scrupule  une  poignée  de  compagnons  d'armes,  rari 
nantes,  restera  fidèle  aux  gros  bataillons  par  le  principe  même  ([ui 
l'eût  fait  déserter.  Ce  qui  subsistera  sans  doute  toujours  de  ce 
sentiment  de  méfiance,  c'est  une  vague  mauvaise  volonté  à  l'égard 
de  ceux  des  chefs  du  socialisme  qui  n'appartiennent  pas  aux 
classes  ouvrières  proprement  dites.  Au  Congrès  de  Londres,  malgré 
le  succès  éclatant  remporté  par  la  parole  abondante  et  colorée 
de  M.  Jaurès,  et  à  un  moindre  degré  par  la  faconde  d'avocat  de 
M.  Millerand,  on  a  vu  percer  à  plusieurs  reprises  cette  disposi- 
tion. C'eft  l'une  des  conditions  du  métier  de  leader  socialiste  :  il 
est  à  croire  qu'il  a  ses  compensations. 

La  discussion  sur  l'action  politique  et  la  conquête  du  pouvoir 
aurait  été  toutefois  bien  incomplète  si  aucune  allusion  n'y  avait 
été  faite  à  une  face  tout  à  fait  nouvelle  de  la  question,  je  veux 
parler  de  ce  remarquable  mouvement  d'invasion  des  municipalités 
en  France.  Véritable  leçon  de  choses  pour  montrer  aux  plus  scep- 
tiques la  valeur  des  réformes  purement  politiques.  Car  enfin  sans 
la  République  et  son  espèce  d'autonomie  communale  limitée,  ni 
Marseille,  ni  Lille,  ni  Roubaix,  ni  Dijon,  ni  tant  d'autres  villes 
importantes  n'auraient  pu  tomber  aux  mains  des  ouvriers  de  la 


164  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

révolution  sociale.  Et  qui  contestera  l'importance  de  ces  con- 
quêtes? N'est-ce  pas  sur  le  terrain  municipal  que  l'expérience 
pratique  du  socialisme  peut  le  mieux  se  tenter?  N'y  a-t-il  pas  une 
grande  différence  entre  un  mandat  purement  représentatif,  cette 
viande  un  peu  creuse,  et  la  possession  du  pouvoir  exécutif  local? 
Toutes  les  questions  d'administration  locale,  l'eau,  le  gaz,  l'élec- 
tricité, la  voirie,  les  logemens  ouvriers,  la  réforme  sanitaire,  les 
séries  de  prix,  la  taxe  du  pain,  l'octroi,  —  en  vérité  n'y  a-t-il  pas 
là  de  quoi  réaliser  sans  bruit  quelques-uns  des  articles  essentiels 
du  programme  socialiste?  Il  est  vrai  que  pour  cela  il  faudra  re- 
noncer aux  manifesfations  provocantes,  se  priver  du  plaisir  de 
braver  le  patriotisme  populaire,  éviter  les  scandales  de  Lille,  en 
un  mot,  se  faire  sages  et  modestes  :  le  jeu  n'en  vaut-il  pas  la 
chandelle?  C'est  ce  qu'on  a  semblé  comprendre  à  Londres  où, 
malgré  la  présence  des  anarchistes  et  en  dépit  des  ridicules  pro- 
testations de  certains  doctrinaires  de  l'absolu,  on  s'est  prononcé 
nettement  en  faveur  de  l'action  politique. 


Tel  est  donc  le  bilan  de  ce  Congrès.  Il  n'a  pu  résoudre  la 
question  brûlante  de  l'anarchie.  Il  a  accepté,  subi,  beaucoup  plus 
qu'il  ne  Ta  faite,  la  solution  de  la  question  de  l'action  politique, 
telle  que  la  force  des  choses  l'a  peu  à  peu  amenée.  Dans  cette 
assemblée  internationale,  on  peut  dire  que  tout  ce  qui  a  eu  un 
caractère  délibérément  international  a  été  secondaire,  sans  intérêt, 
modelé  sur  le  passé,  tandis  que  chaque  nation  a  apporté  un  élé- 
ment nouveau,  quelque  important  résultat,  quelque  modification 
essentielle  de  l'état  de  choses  antérieur.  Ce  qui  avait  fait  la  fai- 
blesse de  la  première  Internationale,  c'avait  été  ce  qui  pouvait 
précisément  faire  illusion  sur  sa  force  :  à  savoir,  le  fait  que 
l'édifice  avait  été  commencé  par  en  haut,  qu'il  manquait  de 
fondemens  et  qu'il  flottait  en  l'air.  Au  contraire,  au  Congrès  de 
Londres,  on  a  pu  se  rendre  compte  de  l'état  inorganique,  de  l'ab- 
solue imperfection  des  institutions  centrales  de  l'internatio- 
nalisme, et  de  la  puissante  assiette  du  socialisme  national  dans 
chaque  pays  d'Europe.  Les  Congrès  de  la  première  Internationale 
avaient  offert  par  leur  composition,  par  leur  ordre  du  jour,  par 
leurs  débats,  un  intérêt  qui  dépassait  infiniment  celui  qu'eussent 
présenté  à  cette  heure  les  modestes  rudimens  d'organisation 
socialiste  dans  l'intérieur  de  chaque  Etat.  Au  Congrès  de  Londres, 
médiocre  pastiche  de  ces  conciles  d'antan,  assemblée  vouée  au 
désordre,  au  rabâchage  et  aux  stériles   déclamations,  siégeaient 


LE    CONliRÈS    SOCIALISTE    INTERNATIONAL.  165 

OU  auraient  pu  siéger  beaucoup  plus  d'une  centaine  de  membres 
des  principaux  parlemens  d'Europe  et  une  douzaine  d'adminis- 
trateurs de  quelques-unes  des  plus  grandes  communes  de  France. 
Aussi  bien  l'insuccès  de  cette  tentative  prématurée  de  recon- 
stitution des  grandes  conventions  internationalistes  atteste-t-il 
tout  simplement  le  changement  de  méthode  du  socialisme,  qui 
va  désormais  du  simple  au  composé,  du  national  au  cosmopolite 
et  qui  a  poussé  dans  le  sol  de  nos  vieilles  communautés  euro- 
péennes de  bien  autres  racines  qu'avant  1870.  Voilà  la  vérité.  Elle 
est  incomparablement  moins  rassurante  pour  les  amis  de  l'ordre 
que  les  légendes  auxquelles  ont  donné  naissance  le  fiasco  com- 
paratif du  Congrès  de  Queen's-Hall.  et  surtout  la  mésaventure  sur- 
venue aux  pontifes  du  socialisme  parlementaire  français.  Il  a 
paru  plus  utile  de  mettre  en  lumière  l'état  réel  des  choses  que  de 
rééditer  des  plaisanteries  usées  sur  la  décomposition  socialiste. 
La  vérité  est  que,  si  le  Congrès  de  Londres  a  démontré  que  les 
temps  ne  sont  pas  encore  mûrs  pour  une  sorte  de  cosmopolitisme 
communiste,  il  a  révélé  l'immensité  des  progrès  accomplis  dans 
les  principaux  pays  d'Europe  depuis  vingt-quatre  ans,  —  depuis 
les  obsèques  de  l'Internationale  à  la  Haye,  —  par  le  parti  de  la 
révolution  sociale.  Shakspeare,  qui  a  tout  vu,  a  mis  dans  la 
bouche  de  son  Jack  Cade  la  prédiction  de  l'avenir  que  certains 
des  chefs  de  ce  puissant  mouvement  voudraient  faire  à  nos  so- 
ciétés. Ce  socialiste  avant  le  temps  promet  au  peuple  «  de  le  vêtir 
tout  entier  d'une  seule  livrée,  afin  qu'ils  puissent  tous  s'accorder 
comme  des  frères.  »  L'heure  de  la  fraternité  universelle  ne 
semble  pas  avoir  encore  sonné,  mais  celle  de  la  livrée  uniforme 
n'est  peut-être  plus  aussi  loin  qu'on  se  plaît  à  le  croire. 

Francis  de  Pressensé. 


LA  COTE  D'IVOIRE 

CE  QU'ELLE  EST,  CE  QU'ELLE  DOIT  DEVENIR 


C'est  un  symptôme  assez  remarquable  des  progrès  accomplis 
depuis  dix  ans  sur  le  terrain  des  idées,  que  l'entrée  de  la  ques- 
tion coloniale  dans  l'ère  des  discussions  économiques;  car  la 
controverse,  pour  elle,  c'est  la  vie.  Rien  ne  décèle  mieux,  et  il 
faut  singulièrement  s'en  réjouir,  l'éveil  de  l'intérêt  public,  une 
curiosité  générale  pour  ces  choses  d'outre-mer  que  nous  avons, 
hélas  !  trop  longtemps  abandonnées  à  d'autres  plus  hardis  ou  plus 
avisés  que  nous.  Les  voici  devenues  à  présent  d'une  actualité  si 
vive  que  les  moindres  vues  personnelles  ne  sauraient  plus  se  ma- 
nifester sans  être  prises  à  partie  avec  véhémence  ;  aussi  n'avons- 
nous  nulle  intention  de  iTaiteTexprofes.so  des  sujets  aussi  féconds 
en  polémiques;  nous  voudrions  seulement,  dans  cette  rapide 
étude,  exprimer  quelques-unes  des  opinions  que  nous  a  récem- 
ment suggérées  un  voyage  assez  étendu  sur  la  Côte  d'Ivoire, 
rechercher  la  plus  profitable  manière  de  mettre  en  œuvre  les 
grandes  ressources  naturelles  de  ce  pays,  dégager  enfin,  par  un 
parallèle  constant  entre  son  aspect  actuel  et  le  développement 
que  l'avenir  semble  lui  réserver,  ce  qu'on  peut  légitimement 
attendre  du  temps  et  de  l'effort  des  hommes. 

INous  examinerons  successivement  la  physionomie  générale 
de  la  contrée  et  les  productions  de  son  sol  ;  les  obstacles  que  l'im- 
plantation européenne  y  trouvera  à  vaincre;  les  voies  de  péné- 
tration; les  moyens  de  colonisation  et  d'exploitation;  enfin,  dans 
une  courte  critique,  les  quelques  réformes  à  accomplir,  les  quel- 
ques abus  à  éviter,  les  desiderata  dont  la  réalisation  immédiate 
est  le  plus  indispensable  à  la  prospérité  de  la  colonie. 


r-'\ 


\s 


L'AUSTRALIE 

ET  LA  NOUVELLE-ZÉLANDE^^^ 


LES  PRODUCTIONS  —  LA  CRISE  REGENTE 


Nul  pays  au  monde  n'a  été  transformé  par  l'introduction  de 
la  civilisation  européenne  dune  manière  aussi  rapide  et  aussi 
brillante  que  FAustralie.  Abandonnés  il  y  a  un  siècle  encore  à 
quelques  misérables  tribus  sauvages,  sans  utilité  aucune  pour  le 
reste  de  l'humanité,  ce  continent  et  les  grandes  îles  adjacentes 
nourrissent  aujourd'hui  une  population  de  4  millions  d'hommes 
et  leur  commerce  extérieur  s'élève  à  2  milliards  de  francs.  Les 
produits  de  ces  pays,  qui  semblaient,  hier  encore,  relégués  aux 
extrémités  du  monde,  viennent,  jusqu'en  Europe,  lutter  avec  les 
nôtres  :  il  n'est  pas  jusqu'aux  denrées  les  plus  périssables,  les 
moins  capables  en  apparence  de  supporter  un  voyage  prolongé  : 
les  viandes,  le  beurre,  les  fruits,  les  œufs,  qui  n'aient  à  lutter 
contre  cette  concurrence.  L'Australie  vient  même  à  la  tête  de 
tous  les  pays  du  globe  dans  la  production  d'une  des  denrées 
les  plus  vulgaires,  mais  les  plus  indispensables  à  l'homme,  la 
laine,  et  elle  occupe  aussi  l'un  des  premiers  rangs  dans  celle  du 
plus  précieux  des  métaux,  l'or.  De  l'une  et  de  l'autre,  elle  fournit 
le  quart  de  ce  qui  s'en  produit  chaque  année  dans  le  monde. 

(1)  Voir  la  Revue  des  1''  juin  et  1"  août. 


4lO  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

La  plus  brillante  de  ces  deux  industries,  celle  de  Tor,  qui  a 
tant  contribué  au  peuplement  rapide  de  l'Australie,  est  bien  loin 
aujourd'hui  d'être  la  plus  essentielle,  quoiqu'il  ait  été  extrait  depuis 
quarante-cinq  ans  des  mines  et  des  placers  d'Australasie  9  mil- 
liards et  demi  de  francs  de  métal  jaune,  dont  près  des  deux  tiers 
proviennent  de  la  seule  colonie  de  Victoria.  Après  avoir  atteint 
une  moyenne  annuelle  de  280  millions  pendant  la  première  dé- 
cade d'années  qui  suivit  la  découverte  des  mines,  la  production 
aurifère  était  tombée  en  4886  à  la  moitié  de  ce  cliiffre,  par  suite 
de  l'épuisement  de  nombreux  placers  à  Victoria,  en  Nouvelle- 
Zélande,  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  Depuis  1 887,  l'importance 
croissante  des  mines  du  Queensland,  et  tout  récemment  la  décou- 
verte de  celles  de  l'Australie  de  l'ouest,  jointes  à  une  recrudes- 
cence d'activité  à  Victoria  et  en  Nouvelle-Zélande,  ont  de  nouveau 
beaucoup  augmenté  l'importance  de  l'extraction.  En  1893,  il  a  été 
extrait  dans  le  monde  entier  plus  d'or  qu'en  aucune  année  précé- 
dente :  si  la  colonie  de  l'ouest  tient  ses  promesses,  peut-être 
l'Australie  arrivera-t-elle  aussi  à  dépasser  tous  ses  chiffres  anté- 
rieurs. Mais,  si  grande  que  soit  cette  industrie,  le  nombre 
d'hommes  qu'elle  occupe  est  relativement  très  faible  :  il  ne  s'éle- 
vait, en  1892,  qu'à  54  000,  dont  un  dixième  de  Chinois,  qui  arri- 
vent à  gagner  leur  vie  en  lavant  une  seconde  fois  les  sables  déjà 
traités  par  les  blancs.  Gest  là  vraiment  un  chiffre  infime  et  qui 
montre  bien  que  les  mines  d'or  sont  surtout,  pour  les  pays  où 
elles  se  trouvent,  une  excellente  réclame,  mais  ne  peuvent  d'elles- 
mêmes  nourrir  qu'une  proportion  très  restreinte  des  immigrans 
qu'elles  attirent.  D'ailleurs,  l'exploitation  des  mines  d'or  a  très 
rarement  pris  en  Australie  le  caractère  d'une  grande  industrie 
comportant  de  très  vastes  installations  matérielles  qu'elle  a 
aujourd'hui  au  Transvaal.  Des  concessions  peu  étendues,  aux 
mains  de  petits  groupes  de  quelques  personnes,  qu'on  s'efforçait 
de  travailler  très  économiquement,  beaucoup  de  placers  ou  allu- 
vions  aurifères  exploités  quelquefois  par  des  mineurs  indivi- 
duels, voilà  quelle  a  été  surtout,  jusqu'à  ces  trois  ou  quatre  der- 
nières années,  l'organisation  de  l'industrie  aurifère.  L'incertitude 
sur  la  durée  des  mines,  plus  grande  en  Australie  que  partout 
ailleurs,  a  contribué  à  lui  donner  ce  caractère  :  j'ai  entendu  dire 
bien  des  fois  à  des  «  capitaines,  »  —  c'est  ainsi  qu'il  est  d'usage 
d'appeler  les  directeurs  des  exploitations  minières, —  qu'en  règle 
générale  les  actions  d'une  société  devaient  se  capitaliser  au  denier 
trois.  Quelques  mines  cependant  font  exception,  et  certaines 
d'entre  elles,  aux  environs  de  Bendigo,  ont  aujourd'hui  poussé 
leurs  puits  à  plus  de  900  mètres  de  profondeur. 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  411 

L'or  a  foué  le  rôle  d'un  stimulant  énergique  dans  le  dévelop- 
pement de  l'Australie,  mais  les  bienfaits  de  sa  découverte  n'ont 
pas  été  sans  mélange,  car  l'état  d'équilibre  instable  de  la  société 
coloniale  et  l'importance  excessive  des  agglomérations  urbaines 
en  ont  été  les  résultats.  Si  l'exploitation  des  mines  et  des  placers 
a  fait  oublier  pendant  quelques  années  les  ressources  plus  essen- 
tielles et  plus  durables  du  pays,  celles-ci  n'ont  pas  tardé  à  re- 
prendre le  premier  rang;  aujourd'hui,  comme  avant  la  découverte 
des  gisemens  aurifères,  c'est  la  production  de  la  laine  qui  est  le 
fondement  de  la  prospérité  économique  des  colonies  austra- 
liennes et,  longtemps  encore,  sinon  toujours,  l'élevage  des  trou- 
peaux, des  moutons  surtout,  restera  au  premier  rang  de  leurs 
industries. 

La  prépondérance  du  pâturage  sur  l'agriculture,  du  squatter 
sur  le  farmer^  est  la  conséquence  directe  de  la  nature  du  sol  et 
du  climat.  Une  bande  de  terre  qui  suit  le  rivage  de  la  mer, 
large  de  100  kilomètres  en  moyenne  le  long  de  la  côte  orientale, 
d'un  peu  plus  dans  Victoria,  d'un  peu  moins  dans  l'Australie  du 
Sud,  existant  à  peine  ailleurs,  voilà  tout  ce  qui  est  propre  à  la 
culture  dans  ce  pays.  Dès  que  l'on  a  dépassé  les  chaînes  plus  ou 
moins  élevées  qui  limitent  cette  zone,  on  se  trouve,  si  l'on  est 
parti  de  la  côte  occidentale,  dans  cet  étrange  désert  couvert  d'ar- 
bres, mais  absolument  stérile,  où  sont  semés  les  nouveaux  champs 
d'or  de  l'Australie  de  l'Ouest.  Si  l'on  vient  au  contraire  de  l'est  ou 
du  sud-est,  ce  sont  d'immenses  steppes  où  les  affluens  du  Murray, 
profondément  encaissés  entre  des  berges  de  sable  jaune  plus 
élevées  que  les  plaines  voisines,  promènent  leur  maigre  cours 
en  interminables  sinuosités.  Les  principales  de  ces  rivières,  le 
Murrumbidgee,  le  Lachlan.  le  Darling,  ont  de  l'eau  toute  l'an- 
née, sont  même  navigables  pendant  quelques  mois  ;  mais  combien 
de  leurs  affluens  ne  sont  que  des  oueds,  au  fond  desquels  pendant 
l'été  on  ne  trouve  que  quelques  mares!  Le  débit  total  du  Murray 
à  son  embouchure  n'atteint  pas  celui  de  la  Seine,  et  l'étendue 
qu'il  draine  est  double  de  celle  de  la  France.  En  temps  de  crue, 
ces  rivières  débordent  au  contraire  et  se  déversent  de  place  en 
place  dans  des  dépressions  plus  basses  que  le  niveau  moyen  des 
plaines,  qui  sont  alors  transformées  en  lacs.  Dans  cette  moitié 
orientale  du  continent,  les  grandes  forêts  d'eucalyptus  ne  cou- 
vrent que  la  région  maritime  et  les  flancs  des  chaînes  côtières  ; 
vers  l'intérieur,  le  pays  accidenté  qui  se  trouve  au  pied  des  mon- 
tagnes est  encore  parsemé  de  bouquets  d'arbres  :  les  vallées  du 
Murray  et  du  Murrumbidgee,  au  point  où  les  coupe  le  chemin  de 
fer  de  Melbourne  à  Sydney,  avaient,  lorsque  je  les  vis  au  prin- 


412  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

temps,  presque  Taspect  d'un  paysage  anglais  où  l'eucalyptus 
aurait  remplacé  le  chêne.  Mais  plus  on  s'avance  vers  l'ouest  et 
plus  les  arbres  deviennent  rares  :  les  éleveurs  en  sont  d'ailleurs 
les  ennemis  et  les  détruisent  pour  pouvoir  nourrir  plus  de  mou- 
tons. Les  immenses  plaines  du  Darling  sont  couvertes  d'herbes 
spéciales,  de  salt-hush^  qui  se  plaisent  dans  ces  sols  légèrement 
salés,  et  l'on  n'y  voit  guère  d'eucalyptus  qu'aux  abords  des  villes 
et  des  habitations. 

Toute  cette  région  du  bassin  du  Murray,  et  en  particulier  le 
pays  du  salt-bush,  est  la  terre  d'élection  des  mérinos  importés 
d'Espagne  à  la  fin  du  siècle  dernier  et  qui  forment  aujourd'hui 
les  neuf  dixièmes  des  troupeaux  du  continent  australien.  Le  cli- 
mat du  littoral  serait  trop  humide  pour  eux,  mais  à  l'intérieur  la 
pluie  totale  n'est  que  de  200  à  400  millimètres,  et  pendant  les 
deux  tiers  de  l'année  la  sécheresse  est  absolue.  L'été  y  est  torride  : 
celui  de  Bourke  sur  le  Darling,  la  principale  ville  de  l'ouest  de 
la  Nouvelle-Galles,  est  aussi  chaud  que  celui  du  Caire,  et  l'on  y  a 
noté  53°  à  l'ombre,  plus  qu'on  n'a  jamais  vu  à  Biskra;  entre  le 
jour  et  la  nuit,  entre  l'hiver  et  l'été,  les  écarts  du  thermomètre 
sont  énormes  ;  mais  la  température  moyenne  de  l'hiver  est  encore 
de  12°;  s'il  gèle  parfois  la  nuit,  ce  n'est  que  rarement  et  très  légè- 
rement, et  la  neige  est  inconnue.  Les  éleveurs  peuvent  ainsi  laisser 
leurs  troupeaux  en  plein  air  toute  l'année,  sans  avoir  à  craindre 
que  le  froid  ne  les  décime,  comme  il  arrive  trop  souvent  sur  les 
hauts  plateaux  algériens  par  exemple.  La  douceur  de  l'hiver  est 
une  condition  essentielle  pour  l'élevage  extensif  des  bêtes  à  laines  ; 
elle  se  retrouve  dans  tous  les  pays  qui  s'y  livrent,  l'Amérique  et 
l'Afrique  méridionales,  tandis  que  des  conditions  climatologiques 
opposées  ont  empêché  les  Etats-Unis  de  prendre  un  des  premiers 
rangs  dans  cette  industrie.  Le  nombre  des  moutons  australiens, 
qui  était  de  105  en  1792,  s'élevait  en  1892  à  122  millions.  En  1861 , 
on  n'en  comptait  encore  que  23  millions,  49  dix  ans  plus  tard, 
78  en  1881.  La  seule  colonie  de  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  a 
décuplé  son  troupeau  depuis  trente  ans  et  possédait,  en  1892, 
58  millions  de  bêtes  à  laine;  sa  voisine  du  nord,  le  Queensland, 
où  le  mouton  n'est  élevé  que  dans  le  tiers  méridional,  en  avait 
21  millions  ;  sa  voisine  du  sud,  Victoria,  13  millions.  A  l'ouest  de 
ces  trois  colonies  commence  le  véritable  désert  australien,  où  les 
pluies  deviennent  extrêmement  faibles,  où  le  sol  est  souvent 
couvert  de  fourrés  inextricables  d'eucalyptus  rabougris  ;  déjà  le 
nord-est  de  Victoria,  le  pays  du  mallee-scriib ,  se  trouve  dans  ce 
cas.  Dans  l'Australie  du  Sud,  dont  l'immense  territoire  traverse 
d'outre  en  outre  le  continent,  il  n'y  a  plus  que  7  millions  de  mou- 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  413 

tons  :  les ^stal /on''-  sont  disséminées  an  pied  de  quelques  chaînons 
montagneux  qui  arrêtent  les  rares  nuages  et  les  obligent  à  ver- 
ser quelques  pluies  sur  leurs  pentes  :  c'est  pour  porter  des  provi- 
sions à  leur  personnel  à  travers  les  solitudes  qui  les  séparent  des 
terrains  cultivables  que  le  chameau,  aujourd'hui  si  utile  dans 
les  champs  d'or  de  l'ouest,  a  été  d'abord  introduit  en  Australie. 
Toute  la  partie  occidentale  du  continent,  avec  ses  immenses  dé- 
serts, ses  pluies  tout  à  fait  insuffisantes  et  les  herbes  vénéneuses 
qui  se  mêlent  trop  souvent  à  ses  pâturages  déjà  rares,  ne  contient 
pas  2  millions  de  moutons.  La  richesse,  comme  la  population  de 
cette  région,  n'est  encore  qu'un  facteur  insignifiant  dans  l'en- 
semble de  la  société  australienne.  Dans  l'étude  du  développe- 
ment économique  de  l'Australie,  on  peut  négliger  toute  la  moitié 
du  continent  située  à  l'ouest  de  la  ligne  télégraphique  qui  le  tra- 
verse du  nord  au  sud,  du  fond  du  golfe  Spencer  à  Port  Darwin, 
en  face  des  îles  de  la  Sonde. 

La  valeur  des  350  millions  de  kilogrammes  de  laine  produits 
par  les  moutons  australiens  était  en  1892  de  560  millions  de 
francs;  2  millions  et  demi  de  kilogrammes  seulement  étaient  con- 
servés pour  la  consommation  locale  ;  tout  le  reste  était  envoyé 
en  Europe  et  en  Amérique  et  formait  un  peu  plus  de  la  moitié  de 
la  valeur  totale  des  exportations  australiennes  (1  020  millions  de 
francs).  Ce  n'est  donc  pas  à  Melbourne  ou  à  Sydney,  ni  même 
dans  les  champs  d'or  de  Ballarat,  de  Bendigo  ou  de  Goolgardie, 
c'est  dans  les  immenses  plaines  du  Murray  et  du  Darling  qu'il 
faut  aller  chercher  la  véritable  source  de  la  prospérité  de  l'Aus- 
tralie. 

Ces  plaines  sont  découpées  en  énormes  exploitations,  dont  la 
plus  grande  partie  est  seulement  louée  par  leurs  propriétaires  à  la 
couronne.  Dans  la  Weslern  division  de  la  Nouvelle-Galles,  la  partie 
la  plus  occidentale  et  exclusivement  pastorale  de  la  colonie, 
16  millions  d'hectares  sont  loués  pour  28  ans  à  309  squatters  qui 
ont  ainsi  en  moyenne  50000  hectares  chacun  pour  y  faire  paître 
leurs  troupeaux  :  il  ne  faudrait  que  10  à  12  de  ces  propriétés  juxta- 
posées pour  égaler  la  surface  d'un  département  français.  Certaines 
sont  plus  grandes  encore;  je  rencontrai  sur  le  paquebot  qui  me 
portait  d'Amérique  en  Australie  le  régisseur  d'une  ferme  de 
200000  hectares,  qui  venait  de  prendre  un  congé  de  six  mois 
pour  voir  l'Europe  et  l'Amérique,  et  retournait  s'enfermer  au  mi- 
lieu de  ses  250000  moutons  à  1000  kilomètres  de  Sydney,  dans 
les  torrides  solitudes  de  l'ouest  de  la  Nouvelle-Galles.  L'exploi- 
tation que  je  visitai,  dans  la  région  du  Lachlan,  et  qui  contenait 
160000  bêtes  à  laine  sur  environ  120000  hectares,  était  beaucoup 


414  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

moins  éloignée,  à  quelques  kilomètres  seulement  d'une  station  de 
chemin  de  fer.  Une  route  passable  mène  de  la  gare  à  l'habita- 
tion du  régisseur,  une  maison  légèrement  bâtie,  entourée  de  vé- 
randas, comme  il  convient  dans  les  pays  chauds.  A  l'intérieur  on 
pourrait  se  croire  chez  un  gentleman-farmer  d'Angleterre;  seule, 
la  vue  par  la  fenêtre  des  eucalyptus  qui  en  ombragent  les  abords 
rappelle  qu'on  est  aux  antipodes.  Près  de  là  sont  les  logemens, 
assez  confortables,  eux  aussi,  du  personnel  qui,  pour  cet  énorme 
troupeau,  ne  comprend  que  60  hommes.  Encore,  me  dit-on,  est-ce 
la  propriété  d'une  compagnie,  qui  ne  regarde  pas  à  la  dépense  : 
un  particulier  se  chargerait  de  diriger  ce  domaine  en  n'em- 
ployant qu'une  vingtaine  de  personnes.  Autrefois  il  aurait  fallu  un 
très  grand  nombre  de  bergers.  Mais,  aujourd'hui,  on  a  supprimé 
ceux-ci  :  des  barrières  de  fil  de  fer  divisent  tout  le  terrain  en  de 
nombreux  paddocks,  dans  lesquels  les  moutons  sont  enfermés; 
le  rôle  des  employés  se  borne  presque  à  faire  des  rondes  pour 
s'assurer  qu'on  ne  vole  pas  les  animaux,  et  que  les  barrières  sont 
en  bon  état.  On  a  pu  ainsi  mieux  aménager  le  terrain,  et  laisser 
reposer  régulièrement  certaines  parties  de  la  propriété. 

Il  faut,  certes,  un  tempérament  bien  trempé  pour  diriger  des 
exploitations  de  ce  genre  et  vivre  presque  constamment  loin  de 
toutes  les  distractions  de  la  vie  civilisée,  surtout  dans  l'extrême 
ouest  de  la  Nouvelle-Galles  ou  du  Queensland,  où  nombre  de 
domaines  sont  à  plus  de  100  kilomètres  de  toute  ville.  Aussi  la 
plupart  des  squatters  avaient-ils  pris  l'habitude  de  ne  rester  que 
la  moitié  de  l'année  sur  leurs  terres  et  de  venir  passer  l'autre  à 
Sydney  ou  à  Melbourne  ;  au  moins  s'y  rendaient-ils  tous,  lors  de  la 
grande  saison  des  courses,  — le  divertissement  favori  des  Austra- 
liens,—  en  octobre  et  novembre,  aussitôt  après  la  tonte  des  mou- 
tons, et  y  menaient-ils  grand  train;  quelques-uns  ne  paraissaient  que 
fort  rarement  sur  leurs  ((  stations  »  et  passaient  une  grande  partie 
de  l'année  à  voyager  en  Europe.  Des  régisseurs,  hommes  de  mé- 
tier, s'occupaient  pendant  leur  absence  de  leurs  troupeaux.  La 
production  de  la  laine  a  été  longtemps  la  source  de  bénéfices 
extraordinaires,  et  les  bonnes  terres  de  pâtures  ont  été  parfois 
l'objet  de  spéculations  aussi  grandes  que  les  terrains  des  villes. 
Avant  la  découverte  des  mines  d'or,  il  y  avait  eu  à  Victoria  un 
premier  boom  accompagné  d'une  grande  immigration  des  habitans 
des  colonies  voisines,  et  déterminé  par  l'excellence  des  pâturages 
de  ce  qu'on  nommait  alors  le  district  de  Port-Philip.  Mais  depuis 
la  crise  de  1893,  qui  a  durement  éprouvé  beaucoup  de  squatters 
imprudens,  et  la  baisse  des  prix,  tombés  de  10  pence  (1  fr.  05)  en 
1890,  ù  8  pence  (0  fr.  85)  en  1893,  pour  la  laine  de  mérinos  de  la 


l'aistralh:  ht  la  nolvelle-zélande.  415 

Nouvelle-Galles,  et  de  113  4  pence  (1  fr.  23j  à  10  pence  (1  fr.  Oo) 
pour  celle  de  Victoria,  la  situation  des  propriétaires  de  troupeaux 
est  au  contraire  devenue  fort  peu  enviable.  Pris  entre  les  banques, 
qui  les  pressent  de  rembourser  les  avances  qu'elles  leur  ont  faites, 
et  les  tondeurs  de  moutons,  constamment  en  grève,  ils  ne  savent 
à  quel  saint  se  vouer.  Durant  la  grande  grève  de  1894,  les  squatters, 
décidés  à  ne  plus  céder  aux  exigences  des  tondeurs,  ont  dû  par- 
fois, eux  et  leurs  familles,  prendre  les  cisailles  ou  plutôt  les  ma- 
chines perfectionnées  qui  servent  en  Australie  à  recueillir  la 
laine,  à  cause  de  la  difficulté  de  recruter  un  personnel  suffisant. 
Depuis  un  an,  une  hausse  des  prix  est  venue  leur  donner  un  peu 
de  répit  et  améliorer  leur  position. 

A  côté  des  crises,  des  grèves,  de  la  baisse  de  la  laine,  parfois 
du  manque  de  bienveillance  des  gouvernemens,  les  infortunés 
squatters  ont  encore  à  combattre  un  autre  ennemi,  dont  on  a 
peine  en  Europe  à  parler  sans  sourire,  et  qui  cependant  est 
terrible.  Ce  fléau,  que  les  colons  eux-mêmes  ont  introduit, 
croyant  n'amener  qu'un  gibier  inoffensif,  c'est  le  lapin.  Dans  ce 
pays  à  peine  peuplé,  dont  le  climat  paraît  leur  être  particulière- 
ment favorable,  les  rongeurs  ont  pullulé.  Dans  les  régions  où  ils 
sont  nombreux,  ils  mangent  toute  l'herbe  jusqu'à  la  racine,  n'en 
laissant  plus  pour  les  moutons.  La  nécessité  aidant,  ils  sont 
même,  dit-on,  devenus  grimpeurs,  et,  s'ils  ne  peuvent  encore 
monter  sur  les  grands  arbres,  du  moins  s'élèvent-ils  sur  les 
eucalyptus  rabougris  qui  couvrent  certaines  parties  de  l'inté- 
rieur, et  en  mangent-ils  toutes  les  feuilles  lorsque  l'herbe  leur 
manque.  Un  district  est-il  envahi  par  les  lapins,  c'est  la  ruine  à 
bref  délai  des  squatters  qui  l'occupent  et  dont  les  moutons  meu- 
rent de  faim.  On  ne  peut  comparer  l'effet  de  l'invasion  des  ron- 
geurs qu'à  celle  des  criquets  :  ils  ont  tôt  fait  de  transformer  le 
plus  beau  pâturage  en  une  étendue  aride,  aussi  dénuée  d'herbe 
que  le  macadam  des  voies  les  plus  fréquentées  d'une  grande  ville. 
Les  gouvernemens  australiens  ont  institué  des  prix  de  plusieurs 
centaines  de  mille  francs  pour  récompenser  les  inventeurs  de  pro- 
cédés d'extermination  rapide.  On  n'en  a  point  trouvé  de  pratique 
jusqu'à  présent.  Ils  ont  payé  des  primes  élevées  à  la  destruction 
des  lapins  :  2.i  millions  ont  été  tués  en  Nouvelle-Galles  dans  une 
seule  année  :  leur  nombre  n'en  a  pas  paru  diminué.  En  désespoir 
de  cause,  les  squatters  se  sont  décidés  à  construire  des  barrières 
pour  limiter  du  moins  l'invasion  :  ces  barrières  sont  constituées 
par  des  grillages  de  fil  de  fer  s'enfonçant  de  trente  centimètres 
dans  le  sol.  Le  gouvernement  de  la  Nouvelle-Galles  en  a  fait 
élever  un  sur  une  longueur  ininterrompue  de  1 130  kilomètres  : 


416  REVUE    DES    DEUX    MOiNDES. 

les  frais  n'ont  pas  été  moindres  de  900  francs  par  kilomètre;  une 
autre  barrière  du  gouvernement  a  480  kilomètres,  et  il  faut  y 
ajouter  22  000  kilomètres  environ  posés  par  les  particuliers  pour 
la  défense  de  leurs  propriétés.  Dans  le  Queensland,  les  rabbits 
boards,  conseils  spéciaux  chargés  de  veiller  à  la  protection  des 
pâturages  contre  les  lapins,  ont  entrepris  la  construction  de 
plusieurs  énormes  lignes  de  grillages  parallèles  à  la  frontière  de 
cette  colonie  et  de  la  Nouvelle-Galles,  d'une  longueur  totale  de 
3  400  kilomètres.  L'ingéniosité  des  colons  a  su  cependant  faire 
sortir  quelque  bien  de  ce  iléau,  et  aujourd'hui  des  envois  con- 
sidérables de  lapins  congelés  sont  faits  en  Angleterre,  où  ils  se 
vendent  1  franc  à  1  fr.  25  pièce  sur  le  marché  de  Londres.  C'est 
une  faible  compensation  aux  ruines  qu'ils  causent. 

La  colonisation  pastorale  pénètre  dès  aujourd'hui  fort  avant 
dans  le  centre  de  l'Australie.  Grâce  à  elle,  64  des  80  millions 
d'hectares  de  la  Nouvelle-Galles  sont  occupés  déjà  par  des  Euro- 
péens, 60  millions  d'hectares  sont  entourés  de  clôtures;  mais 
48  millions  seulement  sont  possédés  par  leurs  occupans  ;  le  reste 
est  loué  par  l'Etat  aux  squat/ers.  La  location,  si  le  bail  est  suf- 
fisamment prolongé,  n'a  pas  les  mêmes  inconvéniens  pour  la 
pâture  que  pour  l'agriculture,  et  la  prédominance  de  ce  mode  de 
tenure  accompagne  partout  en  Australie  la  prédominance  de  l'éle- 
vage sur  les  autres  industries  agricoles  :  dans  le  Queensland , 
112  millions  d'hectares  sont  affermés  par  l'Etat,  5  millions  seule- 
ment appartiennent  en  toute  propriété  à  des  particuliers,  52  mil- 
lions sont  encore  inoccupés.  Dans  l'Australie  du  Sud,  les 
proportions  sont  analogues;  mais  Victoria  compte  10  millions 
d'hectares  appartenant  à  leurs  occupans  contre  6  millions  affermés 
et  6  millions  et  demi  inoccupés,  et  en  Nouvelle-Zélande  les  chiffres 
correspondans  sont  8,  6  et  13  millions  d'hectares.  On  voit  que,  si 
l'on  tient  compte  des  montagnes  et  des  parties  stériles,  il  reste- 
moins  de  terres  libres  en  Australie,  du  moins  dans  les  colonies  de 
l'est,  qu'on  ne  serait  porté  à  le  croire  d'après  le  peu  de  densité  de 
la  population.  C'est  que,  dans  le  bassin  du  Murray,  le  grand  centre 
actuel  de  l'élevage,  on  considère  une  propriété  pouvant  porter 
1  mouton  par  2  acres,  soit  80  ares,  comme  étant  d'une  bonne 
moyenne;  en  Nouvelle-Zélande,  il  est  vrai,  oii  le  climat  est  plus 
humide,  on  Aoit  quinze  ou  vingt  bètes  par  hectare;  mais  dans 
mainte  propriété  de  l'Australie  du  Sud  ou  de  l'extrême  Ouest 
de  la  Nouvelle-Galles,  il  faut  jusqu'à  deux  ou  trois  hectares 
pour  en  nourrir  une.  Lorsqu'on  dépasse  ce  nombre,  les  troupeaux 
sont  décimés  s'il  survient  une  grande  sécheresse,  et  ce  phénomène 
se  produit  presque  périodiquement  en  Australie  :  celle  des  troi& 


l'ai  STK  AME    ET    LA    NOL  VKLLE-ZÉLANDK.  417 

dernières  %iinées  a  réduit  de  60  à  52  millions  de  têtes  le  troupeau 
de  la  Nouvelle-Galles.  Il  est  cependant  certain  que  le  Queensland 
et  même  Victoria  et  l'Australie  du  Sud  sont  susceptibles  d'aug- 
menter considérablement  leur  cheptel,  et  la  première  do  ces  co- 
lonies pourra  sans  doute  le  doubler.  L'énorme  Australie  de  l'Ouest, 
malgré  les  déserts  qui  en  cou\Tent  la  plus  grande  partie,  devra 
offrir  aussi  quelques  régions  propres  à  l'élevage. 

Il 

La  laine  a  été  longtemps  le  seul  produit  d'exportation  que  les 
colonies  australiennes  aient  tiré  de  leurs  troupeaux.  Le  voyage^ 
sur  mer  était  trop  long  entre  elles  et  les  grands  marchés  d'Europe 
pour  permettre  d'y  expédier  du  bétail  sur  pied.  La  fabrication  du 
suif  et  de  quelques  viandes  salées,  dont  le  débouché  était  forcé- 
ment restreint,  n'ajoutait  que  bien  peu  de  chose  aux  bénéfices 
que  procurait  aux  éleveurs  la  vente  de  la  laine.  Depuis  quelques 
années,  l'exportation  des  viandes  gelées  a  ouvert  au  contraire  des 
horizons  tout  nouveaux  et  singulièrement  vastes  à  l'industrie 
pastorale. 

La  révolution  économique  produite  par  les  applications  du 
froid,  dont  nous  ne  voyons  encore  que  les  débuts,  promet  de 
rivaliser  d'importance  avec  celle  qu'a  amenée,  il  y  a  un  demi- 
siècle,  l'établissement  des  moyens  de  transport  à  grande  vitesse 
et  à  grande  capacité.  Les  chemins  de  fer  et  les  bateaux  à  vapeur 
ont  permis  aux  grains,  aux  textiles,  aux  minéraux,  à  toutes  les 
denrées  de  conservation  facile  de  venir  des  pays  les  plus  éloignés 
lutter  sur  les  grands  marchés,  dans  les  grands  centres  de  consom- 
mation et  d'industrie  du  vieux  monde,  avec  les  denrées  similaires 
produites  dans  le  voisinage.  Mais  les  viandes,  les  fruits,  le  beurre, 
toute  cette  catégorie  si  importante  des  produits  alimentaires 
autres  que  les  grains,  incapables  de  se  conserver  plus  de  quelques 
jours,  n'avaient  pu  profiter  du  perfectionnement  des  transports. 
L'application  industrielle  du  froid  a  étendu  aux  perishable  goods, 
aux  «  denrées  périssables  »,  les  bienfaits  que  celle  de  la  vapeur 
avait  procurés  aux  autres  :  grâce  à  elle,  les  viandes,  les  beurres, 
le  fromage,  les  fruits,  le  miel,  les  œufs  même  peuvent  supporter 
un  voyage  en  mer  de  plus  de  quarante  jours  et  arriver  en  parfait 
état  de  conservation  d'Australie  et  de  Nouvelle-Zélande  dans  les 
ports  du  Royaume-Uni. 

Les  premiers  essais  de  transport  des  viandes  congelées  remon- 
tent à  près  de  trente  ans  en  arrière,  au  voyage  du  navire  le 
Frigorifiqxie  de   Bordeaux  à  la  Plata.  Gomme  pour  tant  d'autres- 

TOME  Gxxxvii.  —  1896.  27 


418  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

industries,  c'était  un  Français,  M.  Tellier,  qui  fît  les  premières 
expériences  concluantes  au  point  de  vue  technique.  Mais,  de 
même  que  pour  l'éclairage  par  le  gaz,  de  même  que  pour  l'utili- 
sation de  la  vapeur,  nous  avons  laissé  à  d'autres  le  soin  d'exploi- 
ter ce  nouveau  champ  d'application  de  la  science  que  nous  avions 
découvert,  comme  nous  leur  avons  abandonné,  pour  les  mettre 
en  valeur,  tant  de  riches  territoires  que  nos  compatriotes  avaient 
les  premiers  explorés.  Ce  n'est  que  depuis  1880  que  le  commerce 
des  viandes  congelées  a  pris  un  très  grand  développement  ;  le 
transport  des  beurres  est  venu  ensuite  ;  les  autres  applications 
sont  encore  nouvelles  et  sortent  à  peine  de  la  période  expéri- 
mentale. 

Une  Yisite  aux  freezing-works  du  gouvernement,  à  Melbourne, 
m'a  permis  de  me  rendre  compte  de  l'organisation  de  cette 
industrie,  encore  toute  récente  à  Victoria.  Des  compagnies  par- 
ticulières s'occupent  aussi  de  la  congélation  des  diverses  den- 
rées; mais,  dans  ce  pays  de  socialisme  d'Etat,  le  gouvernement  a 
voulu  créer  un  établissement  modèle  muni  des  derniers  perfec- 
tionnemens  et  qui  lui  permît  de  faire  des  expériences  pour  étendre 
à  de  nouveaux  produits  la  méthode  de  conservation  par  le  froid. 
Les  bâtimens  sont  situés  de  part  et  d'autre  de  voies  de  chemins  de 
fer  qui  apportent  les  produits  des  campagnes  et  permettent  de 
les  amener  ensuite  dans  des  wagons  spéciaux  jusqu'au  quai  où 
ils  sont  chargés  sur  les  navires.  Le  froid  est  produit  par  la  détente 
de  l'apimoniaque  liquéfiée  dans  des  tuyaux  qui  circulent  à  tra- 
vers les  chambres  et  peut  s'abaisser  jusqu'à  plusieurs  dizaines 
de  degrés  au-dessous  de  zéro.  Les  viandes  seules  sont  soumises  à 
une  très  basse  température,  — 18°  à  —  20".  On  me  fait  passer  suc- 
cessivement dans  les  chambres  où  se  trouvent  les  moutons,  puis 
les  volailles,  dindons,  poulets,  canards,  enfin  les  lapins.  Toutes  ces 
viandes  ont  la  dureté  du  bois;  aussi,  les  petits  animaux,  lapins  et 
volailles,  qui  sont  placés  par  30  ou  40  dans  des  caisses  à  claire- 
voie,  y  sont-ils  entassés  avant  d'être  gelés  :  on  peut  en  faire  entrer 
ainsi  un  plus  grand  nombre  dans  un  plus  petit  espace.  Après  les 
viandes  voici  les  œufs  :  l'année  précédente,  où  on  les  exportait 
pour  la  première  fois,  on  les  avait  soumis  à  un  très  grand  froid; 
mais  ils  s'étaient  brisés  en  morceaux  ;  aussi  les  maintient-on  à  pré- 
sent un  peu  au-dessus  du  point  de  glace,  entre  0"  et  1  degré.  Ils 
sont  soigneusement  empaquetés  dans  des  cadres  de  carton  en 
forme  de  damier,  chaque  œuf  ayant  sa  case  et  complètement 
entouré  de  cosses  de  pois  pour  amortir  les  chocs.  Le  beurre  n'est 
envoyé  qu'après  avoir  été  stérilisé.  Le  miel,  enfin,  avait  été 
d'abord  expédié  dans  des  boîtes  d'étain,  mais   les  résultats  ont 


L'AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  419 

été  mauves  ;  aussi  expérimente-t-on  maintenant  son  envoi  en 
rayons.  Cinq  ou  six  gâteaux  de  miel  sont  superposés  dans  une 
boîte  en  bois,  séparés  par  des  feuilles  de  fort  carton.  Autour  de 
cette  première  enveloppe  s'en  trouve  une  seconde,  qui  ne  lui  est 
reliée  que  par  des  ressorts,  en  sorte  que  les  chocs  ne  parviennent 
que  très  adoucis  à  la  boîte  intérieure. 

Abord  des  navires  qui  les  chargent,  les  viandes  et  les  autres 
produits  continuent  à  être  soumis  aux  mêmes  températures  que 
dans  les  freezing-xcorks ,  dans  de  grandes  chambres  spécialement 
aménagées.  A  la  fin  de  1894,  trente-six  navires  de  4  000  à 
7000  tonnes,  dont  trente  vapeurs,  étaient  employés  au  transport 
des  viandes  de  mouton  congelées  entre  la  seule  colonie  de  la 
Nouvelle-Zélande —  où  cette  industrie  est,  il  est  vrai,  beaucoup 
plus  développée  et  plus  ancienne  qu'en  Australie  même  —  et 
l'Angleterre.  Les  plus  petits  peuvent  transporter  de  25  à  30000, 
les  plus  grands  70  000  carcasses  de  moutons:  l'ensemble  de  cette 
flotte  suffirait  au  transport  de  3  millions  de  carcasses  par  an. 
Deux  compagnies  anglaises  s'occupent  spécialement  de  ce  trafic. 
Leurs  bateaux  partent  tous  les  quinze  jours  de  Londres,  doublent 
le  cap  de  Bonne-Espérance,  font  escale  en  Tasmanie,  puis  aux 
divers  ports  néo-zélandais  et  rentrent  en  Angleterre  en  doublant  le 
cap  Horn.  Le  voyage  est  un  peu  plus  long  que  par  le  canal  de  Suez, 
—  quarante  jours  environ  dans  chaque  sens,  — mais  les  navires 
ne  subissent  pas  les  chaleurs  prolongées  qu'imposent  la  traversée 
oblique  des  tropiques  et  celle  de  la  Mer-Rouge,  et  profitent  des 
vents  d'ouest  favorables  qui  régnent  dans  le  Pacifique  austral. 
Plusieurs  sont  aussi  magnifiquement  organisés  pour  le  transport 
des  passagers  :  le  Gothic,  qae  je  visitai  à  Wellington,  peut  lutter 
à  ce  point  de  vue  avec  les  plus  beaux  des  Transatlantiques, 

En  1880,  il  n'était  entré  dans  les  ports  anglais  que  400  car- 
casses de  moutons  et  d'agneaux  venant  toutes  d'Australie.  En  189o, 
il  en  est  arrivé  dans  le  Royaume-Uni  5  013  000,  dont  2409500 
venaient  de  Nouvelle-Zélande,  968  900  d'Australie,  19400  des  îles 
Falkland,  1615200  de  la  République  Argentine.  C'est  surtout 
dans  la  Nouvelle-Zélande,  dont  le  climat  plus  humide  a  permis 
d'acclimater  les  herbes  anglaises  et  est  plus  favorable  à  l'engrais- 
sement des  moutons,  que  ce  commerce  a  pris  un  grand  essor.  En 
Australie,  il  a  longtemps  végété  et  ne  s'est  accru  rapidement  et  dans 
de  fortes  proportions  que  depuis  1890  :  il  se  développera  sans 
doute  encore  beaucoup  dans  l'avenir,  car  on  estime  que  les  colo- 
nies australiennes,  la  Nouvelle-Zélande  non  comprise,  pourraient 
disposer  d'un  excédent  annuel  de  4  à  5  millions  de  moutons  à 
expédier  en  Europe.  Elles  ne  sont  pas  aussi  avancées  en  ce  qui 


420  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

concerne  la  viande  de  bœuf,  qui  n'est  produite  sur  une  grande 
échelle  que  dans  l'Australie  tropicale  ou  semi-tropicale,  dans  le 
Queensland  et  le  nord  de  la  Nouvelle-Galles.  La  première  de  ces 
colonies  exportait  néanmoins  161000  quintaux  de  bœuf  gelé  en 
189S  au  lieu  de  20000  seulement  en  1894,  et  la  seconde  63500 
au  lieu  de  400  quatre  ans  plus  tôt.  Elles  commencent  à  faire  con- 
currence sur  le  marché  anglais  aux  exportations  similaires  des 
États-Unis,  qui  oscillent  entre  800  000  et  un  million  de  quintaux 
par  an. 

Cette  concurrence  même  que  se  font  l'Australie  et  les 
deux  Amériques  tend,  toutefois,  à  réduire  les  prix  de  vente  à  un 
niveau  qui  ne  laisse  plus  aux  éleveurs  qu'un  bien  faible  profit.  La 
viande  gelée  se  vend  toujours  beaucoup  moins  cher  que  la  viande 
fraîche,  parce  que  l'opération  du  dégel,  malgré  tous  les  perfec- 
tionnemens  qu'on  a  cherché  à  y  apporter,  lui  laisse  un  aspect 
peu  agréable  et  lui  fait  perdre  une  partie  de  ses  qualités  :  le  mou- 
ton australien  ou  néo-zélandais  ne  valait  ainsi  à  Londres,  l'été 
dernier,  que  35  à  iO  centimes  la  livre,  alors  que  le  mouton  anglais 
ou  écossais  se  payait  en  gros  60  à  65  centimes.  Le  fret,  qui  était 
d'environ  20  centimes,  il  y  a  quelques  années,  n'est  plus  que  de 
10  aujourd'hui;  les  dépenses  de  congélation  et  d'embarquement 
faites  dans  la  colonie  sont  denviron  4  centimes  ;  en  y  ajoutant  les 
frais  d'assurance  et  ceux  qu'il  faut  encore  faire  à  Londres,  on 
arrive  (1)  à  un  total  de  20  centimes  de  dépense  pour  amener  de 
Nouvelle-Zélande  sur  le  marché  anglais  une  livre  de  mouton  qui 
se  vendra  environ  40  centimes.  On  considère  cependant  dans  la 
colonie  que  les  20  centimes  restant  suffisent  à  rémunérer  conve- 
nablement l'éleveur,  bien  qu'il  doive  amener  à  ses  frais  le  mouton 
de  sa  propriété  au  port  d'embarquement  ;  mais  il  ne  faudrait  pas 
que  les  prix  éprouvassent  une  plus  forte  baisse.  Les  compagnies 
qui  possèdent  les  freezing-ioorks  et  qui  achètent  aux  propriétaires 
sont  elles-mêmes  en  relation  avec  des  maisons  de  Londres,  à  qui 
elles  expédient  à  intervalles  fixes  un  nombre  déterminé  de  mou- 
tons, de  façon  à  éviter  les  alternatives  d'encombrement  et  d'in- 
suffisance du  rnarché.  Ce  sont  les  produits  accessoires,  suif  et 
autres,  qui  constituent  la  plus  grande  partie  des  bénéfices  de  ces 
compagnies.  Certaines  maisons  anglaises  très  importantes  possè- 
dent elles-mêmes  des  freezing-works  dans  les  colonies  et  achètent 
du  bétail  directement  aux  éleveurs,  aussi  bien  qu'aux  compagnies 
secondaires.  C'est  la  grande  échelle  sur  laquelle  est  organisée 
l'industrie  de  la  congélation,  aussi  bien  que  l'élevage  lui-même, 

(1)  D'après  leJVew;  Zealand  officiai  ïear  Book. 


l'australie  ft  la  nouvelle-zélandr.  421 

qui,  avec  l^baissement  du  fret,  permet  aux  produits  des  anti- 
podes de  venir  lutter  avec  profit  contre  les  produits  européens. 
Nulle  part  ce  caractère  industriel  que  prend,  dans  les  pays  neufs, 
la  fabrication  de  denrées  qui  ne  semblaient  nullement  s'y  prêter 
n'est  plus  marqué  que  dans  la  production  du  beurre.  Ce  n'est 
pas  dans  les  fermes,  avec  les  vieilles  barattes  d'autrefois  qu'ont 
été  faites  les  7  000  tonnes  de  beurre  que  la  colonie  de  Victoria 
a  expédiées  en  Angleterre  en  1894  et  les  11  000  qu'elle  y  a  envoyées 
l'année  suivante.  Ces  antiques  instrumens  ont  été  remplacés  par 
des  machines  des — «séparateurs» — qui  leur  sont  aussi  supérieures 
qu'une  moisonneuse-lieuse  l'est  à  une  faucille.  Des  12  300  tonnes 
de  beurre  produites  dans  Victoria  en  1893-94,  8000  l'avaient  été 
dans  133  fabriques,  dont  119  se  servaient  de  la  vapeur  comme 
force  motrice  et  qui  employaient  en  tout  516  ouvriers;  leurs 
installations  réunies  avaient  une  valeur  de  5  millions  de  francs. 
La  Nouvelle-Zélande,  qui  est  surtout  le  domaine  des  beurreries 
coopératives,  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  exportent  aussi  du 
beurre,  mais  en  moindre  quantité  que  Victoria.  Ces  produits  des 
antipodes  arrivent  sur  le  marché  de  Londres  au  même  prix  que 
le  beurre  du  Danemark,  qui  est  le  plus  grand  fournisseur  de  l'An- 
gleterre. Les  derniers  contrats  passés  par  le  gouvernement  de 
Victoria  avec  les  compagnies  de  navigation  assurent,  à  partir  du 
mois  de  mai  de  cette  année,  un  service  hebdomadaire  l'été,  bi- 
mensuel l'hiver,  pour  le  transport  des  viandes,  des  beurres  et 
des  fromages,  moyennant  7  centimes  et  demi  par  livre  seulement, 
et  celui  des  volailles,  des  lapins  et  des  œufs  renfermés  dans  des 
caisses  à  raison  de  82  francs  par  mètre  cube,  ce  qui  représente 
un  abaissement  de  10  à  2o  pour  100  sur  les  prix  en  vigueur  au 
moment  où  je  me  trouvais  en  Australie.  Les  gouvernemens  des 
diverses  colonies  s'occupent  aussi  beaucoup  de  ces  nouvelles 
industries  d'exportation.  Leurs  ministères  de  l'agriculture  envoient 
gratuitement  à  tous  ceux  qui  les  demandent  les  renseignemens 
nécessaires  à  l'installation  de  beurreries  et  de  crémeries;  des 
écoles  ont  été  fondées,  des  fonctionnaires  spéciaux  envoyés  à 
Londres  à  demeure  pour  aider  à  la  vente  ;  des  primes  même  ont 
été  établies  à  Victoria  pour  favoriser  la  production  du  beurre. 
Cette  intervention  de  l'État  a  donné  lieu  à  quelques  critiques, 
quoiqu'elle  s'explique  par  le  désir  des  gouvernemens  de  faciliter 
la  création  de  nouvelles  ressources  qui  aident  les  colonies  à  sortir 
de  la  grave  crise  économique  où  elles  sont  plongées  depuis  1893. 
Peut-être,  cependant,  les  colons  se  sont-ils  lancés  trop  vivement 
dans  cette  voie  :  le  prix  de  5  centimes  le  litre,  où  le  lait  était 
tombé  dans  l'automne  de  1896  à  Victoria,  est  bien  peu  rémuné- 


422  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rateur,  même  pour  les  producteurs  australiens.  Un  des  grands 
journaux  de  Melbourne,  —  ces  questions  occupent  une  place 
très  importante  dans  la  presse  des  colonies,  —  calculait  qu'une 
vache  devait  donner  par  an  1  800  litres  de  lait  pour  rémunérer 
son  propriétaire  à  ce  prix,  et  de  pareilles  quantités  sont  rares, 
sous  le  climat  sec  des  colonies. 

Mais  les  procédés  de  conservation  par  le  froid  se  perfec- 
tionnent tous  les  jours  :  après  la  viande  gelée,  frozen  méat,  voici 
la  chilled  méat,  la  viande  simplement  refroidie,  «  qui  a  eu  le 
frisson  »,  faudrait-il  dire  pour  rendre  exactement  l'expression 
anglaise.  Depuis  longtemps  on  en  exporte  des  Etats-Unis,  mais 
on  doutait  que,  refroidie  seulement  à  2  degrés  au-dessous  de  zéro, 
elle  pût  supporter  un  voyage  de  quarante  jours,  dont  un  tiers 
sous  les  tropiques.  Une  expérience  faite  l'année  dernière  a 
pourtant  pleinement  réussi.  Un  grand  navire  le  Gothic,  de 
7  700  tonnes,  parti  de  Nouvelle-Zélande  le  2  mai,  arriva  à  Londres 
le  11  juin,  après  avoir  doublé  le  cap  Horn  avec  une  cargaison  de 
viande  refroidie:  le  bœuf,  en  parfait  état,  fut  vendu  près  du  double 
du  bœuf  congelé;  le  mouton,  arrivé  en  moins  bonne  condition, 
trouva  néanmoins  preneur  à  20  ou  25  pour  100  de  plus  que  la 
même  viande  congelée.  L'effet  du  simple  refroidissement  est 
de  ne  geler  que  la  partie  extérieure  des  viandes  sur  une  faible 
épaisseur;  la  masse  intérieure  reste  aussi  fraîche  que  si  l'ani- 
mal venait  d'être  abattu  et,  protégée  par  la  croûte  durcie,  ne 
se  putréfie  pas.  On  expérimente  aussi  la  substitution  du  simple 
refroidissement  à  la  congélation  complète  pour  le  beurre,  au- 
quel les  très  basses  températures  enlèvent  une  partie  de  sa 
saveur. 

Les  agriculteurs  européens  s'étaient  en  grand  nombre  réfugiés 
dans  l'élevage  du  bétail,  où  ils  espéraient  trouver  une  compen- 
sation aux  déboires  que  leur  avait  causés  la  baisse  des  prix  du  blé. 
Grâce  à  de  nouvelles  applications  de  la  science,  les  voici  menacés 
de  la  concurrence,  non  plus  seulement  des  grains,  mais  des 
produits  animaux  exotiques.  Allons-nous  voir,  sous  l'influence 
des  exportations  américaines  et  australiennes,  les  prix  du  bétail 
s'abaisser  dans  les  mêmes  proportions  que  ceux  des  céréales  ?  A 
la  longue,  il  est  probable  qu'il  en  sera  ainsi.  Toutefois  le  phéno- 
mène sera  sans  doute  moins  brusque.  La  consommation  de  la 
viande  est  susceptible  de  se  développer  beaucoup  avec  l'amé- 
lioration du  bien-être  général,  pour  peu  que  les  prix  baissent 
légèrement,  tandis  que  l'importance  relative  du  pain  dans  l'ali- 
mentation tend  plutôt  à  diminuer  un  peu  quand  l'aisance  aug- 
mente ;  toute  baisse  de  prix  du  beurre  et  des  œufs  doit  également 


l'aUSTRALIE    KT    la    NOLVELLE-ZÉLA?yDi:.  4!23 

en  élargi r*beaucoiip  le  marché.  D'ailleurs  ces  produits  animaux 
offrent  beaucoup  moins  d'homogénéité  que  les  grains,  ce  qui  est 
un  grand  désavantage  pour  les  ventes  à  distance  et  en  gros  :  des 
correspondances  de  Londres,  parues  dans  les  journaux  d'Aus- 
tralie pendant  mon  séjour,  signalaient  comme  un  grave  inconvé- 
nient le  manque  d'uniformité  dans  l'aspect  et  surtout  la  coloration 
des  beurres.  Les  fluctuations  de  prix  qui  ont  lieu  à  Londres  entre 
le  moment  des  achats  dans  les  colonies  et  celui  de  l'arrivée  des 
produits  en  Angleterre,  bien  des  semaines  après,  sont  aussi  l'une 
des  grandes  difficultés  de  ce  commerce,  de  même  que  l'établis- 
sement d'arrivages  à  intervalles  déterminés.  De  grands  progrès 
ont  toutefois  déjà  été  faits  et,  en  1895,  le  marché  de  Londres  a 
été  approvisionné  avec  assez  de  régularité. 

Cependant  les  viandes  importées  ne  formaient  encore,  en  1892, 
que  moins  d'un  tiers  de  la  consommation  totale  du  Royaume-Uni, 
600  000  tonnes  sur  2  200  000.  L'importation  avait  presque  doublé 
depuis  1885,  où  elle  n'atteignait  que  335  000  tonnes.  Les  colonies 
australasiennes  mêmes,  qui  avaient  une  grande  partdans  ce  progrès, 
envoyaient,  l'année  dernière,  HO  000  tonnes.  Elles  sont  donc  loin 
d'occuper  encore  dans  la  production  de  la  viande  la  même  place 
prépondérante  que  dans  celle  de  la  laine,  quoiqu'elles  y  avancent 
vite.  Leur  concurrence  est  peut-être  plus  dangereuse  dans  l'in- 
dustrie de  la  laiterie,  oii  elles  menacent  sérieusement  les  fournis- 
seurs continentaux  du  marché  anglais,  dont  la  France  est,  après 
le  Danemark, le  principal.  Sans  doute, en  1894,  les  importations  de 
beurres  exotiques  en  Angleterre  ne  s'élevaient  qu'à  15  000  tonnes, 
dont  11  000  d'Australasie  et  4  000  d'Amérique,  tandis  que  le  con- 
tinent européen  expédiait  117  000  tonnes,  dont  49  000  pour  le 
Danemark  et  21  000  pour  la  France  :  mais  ce  n'étaient  là  que  des 
débuts  :  les  importations  australiennes  ont  certainement  été  moitié 
plus  fortes  l'année  dernière,  et,  grâce  à  l'organisation  industrielle 
perfectionnée  de  leurs  beurreries,  les  producteurs  des  antipodes 
pourront  peut-être  triompher  de  leurs  rivaux  européens.  La 
révolution  économique  commencée  il  y  a  cinquante  ans  s'achève 
aujourd'hui  :  la  distance  n'est  plus  un  obstacle  sérieux  au  trans- 
port d'aucune  denrée  ;  pourvu  que  la  production  en  soit  habile- 
ment dirigée,  que  le  sol  et  le  climat  s'y  prêtent,  peu  importe  que 
des  milliers  de  lieues  séparent  le  producteur  du  consommateur. 

III 

La  découverte  des  moyens  de  conservation  des  «  denrées 
périssables  »  a  été  d'autant  plus  précieuse  pour  l'Australie  qu'elle 


424  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

est  loin  d'occuper  au  point  de  vue  agricole  le  même  rang  parmi 
les  divers  pays  du  monde  qu'au  point  de  vue  pastoral.  On  esti- 
mait en  1892-1893  la  valeur  totale  des  produits  de  son  bétail  à 
plus  de  1  200  millions  de  francs,  dont  560  pour  une  seule  denrée, 
la  laine,  tandis  que  ses  cultures  n'avaient  donné  que  540  millions. 
Celle  des  colonies  où  l'agriculture  proprement  dite  joue  le  plus 
grand  rôle  dans  la  production  est  l'Australie  du  Sud,  quoique,  d'une 
façon  absolue,  la  valeur  de  ses  récoltes  soit  légèrement  inférieure 
à  celle  de  Victoria.  Ces  deux  colonies  et  la  Nouvelle-Zélande  sont 
les  seules  où  les  céréales  indigènes  suffisent  à  la  consommation  : 
après  qu'elles  en  ont  approvisionné  les  autres  contrées  de  l'Aus- 
tralie, elles  n'ont  encore  à  exporter  dans  le  reste  du  monde  que 
2  millions  et  demi  d'hectolitres  de  blé  (1892-93)  et  moins  d'un 
million  d'hectolitres  d'avoine  :  ces  derniers  viennent  presque  tous 
de  la  Nouvelle-Zélande.  L'ensemble  des  colonies  se  suffit  encore 
à  peu  près  à  lui-même  pour  le  maïs,  cultivé  surtout  en  Nouvelle- 
Galles  et  en  Queensland,  dans  les  parties  chaudes  du  continent 
australien,  pour  le  foin,  pour  les  pommes  de  terre,  qui  viennent 
surtout  de  Victoria  et  de  Nouvelle-Zélande;  mais  aucun  com- 
merce d'exportation  de  ces  denrées  n'existe  encore. 

L'insignifiance  relative  des  cultures  est  un  des  traits  qui  frap- 
pent le  plus  un  voyageur  européen  en  Australie.  Durant  le  tra- 
jet de  vingt  heures  en  chemin  de  fer  qui  sépare  Melbourne  de 
Sydney,  l'on  ne  voit  guère  de  champs  de  quelque  étendue  qu'aux 
environs  de  la  première  de  ces  villes,  quelques  vergers  et  quel- 
ques vignes  lorsqu'on  passe  le  Murray  à  la  limite  des  deux 
colonies,  des  cultures  maraîchères  au  moment  d'entrer  à  Sydney. 
Des  forêts  d'eucalyptus,  des  pâturages  semés  d'arbres,  où  paissent 
des  moutons  ou  des  bêtes  à  cornes,  suivant  qu'on  est  plus  ou 
moins  loin  des  côtes,  c'est  là  le  paysage  qui  se  déroule  avec  mo- 
notonie pendant  tout  le  parcours.  De  Melbourne  à  Adélaïde,  les 
cultures  sont  un  peu  moins  rares,  mais  les  pâturages,  ou  même 
de  vrais  déserts  couverts  de  scrub  rabougri,  occupent  de  beaucoup 
la  plus  grande  place.  Rien  ne  diffère  plus  des  immenses  champs  de 
maïs  ou  de  blé  de  l'IUinois,  de  l'Iowa,  du  Minnesota,  où  les  char- 
rues à  vapeur  tracent  des  sillons  rigoureusement  droits  d'un  ou 
deux  kilomètres  de  long.  On  aurait  tort  de  reprocher  aux  Aus- 
traliens leur  négligence  pour  le  labourage.  En  se  consacrant 
avant  tout  à  la  production  du  bétail,  ils  n'ont  fait  que  suivre  la 
voie  que  leur  indiquait  la  nature:  ils  n'ont  point  à  leur  disposi- 
tion la  prairie  rase  de  l'Amérique  du  Nord  soumise  au  climat 
encore  assez  humide  de  la  partie  centrale  du  bassin  du  Mississipi. 
Chez  eux,  les  régions  voisines  de  la  mer,"où  la  pluie  est  suffisante, 


l'aUSTRALIH    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  425 

sont  presque  toujours  couvertes  de  denses  forêts  d'eucalyptus 
malaisées  à  défricher;  dès  qu'on  savance  un  peu  dans  l'intérieur, 
le  climat  est  trop  irrégulier  et  trop  sec  pour  permettre  les  cul- 
tures. Seuls  sur  le  continent  australien,  le  pays  ondulé  qui  forme 
le  centre  de  la  colonie  de  Victoria  et  les  plaines  qui  s'étendent 
dans  l'Australie  du  Sud  entre  le  golfe  de  Saint-Vincent  et  les  col- 
lines de  l'intérieur  offrent  aux  céréales  des  conditions  favorables 
de  développement. 

Encore  le  rendement  est-il  souvent  bien  maigre.  Dans  l'Aus- 
tralie du  Sud,  il  est  descendu  en  1889  à  trois  hectolitres  et  demi 
par  hectare;  il  y  est  en  moyenne  de  six,  de  neuf  dans  Victoria,  de 
dix  et  demi  dans  la  Nouvelle-Galles  du  Sud.  On  comprend  qu'au 
prix  actuel  du  blé,  qui  est  de  10  à  12  francs  l'hectolitre,  les  Aus- 
traliens ne  croient  pas  avoir  intérêt  à  développer  leur  production 
notablement  au  delà  de  leurs  besoins.  Peut-être  pourrait-il  en 
être  autrement  en  Nouvelle-Zélande,  où  le  climat  est  humide  et 
beaucoup  plus  favorable,  comme  le  prouve  un  rendement  moyen 
de  21  hectolitres  à  l'hectare.  Les  grandes  plaines  de  Canterbury, 
dans  l'île  du  Sud,  sont  la  seule  région  de  l'Australasie  où  la  cul- 
ture des  céréales  soit  pratiquée  sur  une  vaste  échelle.  Elle  y  est, 
du  fait  du  climat,  plus  intensive  qu'en  Australie;  les  prairies 
artificielles,  presque  inconnues  sur  le  continent  voisin,  y  couvrent 
aussi  3  millions  d'hectares,  plus  que  l'ensemble  de  toutes  les 
autres  cultures  dans  l'Australasie  entière. 

La  production  des  céréales,  si  perfectionnés  que  soient  les 
nouveaux  procédés  d'exploitation,  exige  plus  de  main-d'œuvre 
que  l'élève  du  bétail,  et  c'est  encore  une  des  causes  qui  tendent  à 
en  ralentir  le  développement  aux  antipodes,  où  le  prix  du  travail 
humain  est  fort  élevé.  A  plus  forte  raison,  cette  cherté  est-elle  un 
obstacle  pour  les  cultures  raffinées  nécessitant  dos  soins  assidus, 
comme  celle  de  la  vigne,  à  laquelle  le  climat  des  parties  les  moins 
chaudes  de  l'Australie  conviendrait  cependant  fort  bien.  Les 
Australiens  sont  assez  fiers  de  leur  production  vinicole  ;  ils  pré- 
tendent même  un  jour  détrôner  les  vins  français  sur  le  marché 
anglais,  et  non  seulement  les  vins  français,  mais  ceux  du  Rhin, 
d'Espagne,  de  Portugal,  car  ils  ont  fait  venir  des  plants  de  tous  les 
pays  et  imitent  tous  les  crus  possibles  de  l'Europe  et  de  l'Asie. 
Demandez  dans  un  hôtel  de  Melbourne  la  carte  des  vins  :  sur  la 
partie  réservée  aux  vins  du  pays,  vous  trouverez  inscrits  du  bor- 
deaux [claret),  du  bourgogne,  du  reisling,  du  chablis,  du  vin  du 
Rhin  (hock),  du  porto,  du  madère,  du  xérès  {sherry),  même  du 
chiraz,  qui  doit  être,  d'après  son  nom,  une  imitation  de  vin  persan  ! 
Cette  ardeur  à  vouloir  tout  produire   du  premier  coup  dénote 


426  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quelque  inexpérience,  d'autant  que  les  divers  cépages  sont  sou- 
vent mélangés  au  hasard  sans  tenir  compte  des  terrains  et  des 
expositions  qui  leur  conviendraient  le  mieux.  Mais  la  science  du 
vigneron  ne  s'acquiert  pas  en  un  jour,  et  tandis  qu'il  est  assez 
facile  de  transformer  en  quelques  mois  le  premier  immigrant 
venu  débarqué  d'Europe  en  un  auxiliaire  utile  sur  une  station 
de  moutons,  il  faut  des  années,  on  serait  tenté  presque  de  dire 
des  générations,  pour  accoutumer  un  homme  à  donner  à  la  vigne 
les  soins  délicats  qu'elle  exige,  surtout  lorsque  cet  homme  est 
un  Anglo-Saxon  et  n'en  a  jamais  vu  un  cep  avant  d'arriver  en 
Australie. 

Aussi  23  500  hectares  seulement  étaient-ils,  en  1893,  con- 
sacrés à  la  culture  de  la  vigne  :  c'était  trois  fois  plus,  il  est  vrai, 
qu'en  1881,  huit  fois  plus  qu'en  1861.  Les  quatre  cinquièmes 
de  ce  vignoble  appartenaient  aux  colonies  de  Victoria  et  de  l'Aus- 
tralie du  Sud. 

Aux  environs  d'Adélaïde,  les  vignes  sont  très  nombreuses  : 
j'y  visitai  un  domaine  dirigé  par  l'un  des  très  rares  Français  que 
j'aie  rencontrés  aux  antipodes,  un  Bourguignon,  établi  là  depuis 
douze  ans.  Des  coteaux  où  se  trouvait  la  propriété,  la  vue  était 
charmante  sur  la  plaine  bien  cultivée,  coupée  de  champs,  de 
vergers,  de  vignobles,  parsemée  de  bouquets  d'eucalyptus,  et  li- 
mitée par  la  mer  à  l'horizon  du  couchant.  La  netteté  des  contours, 
le  bleu  profond  du  ciel,  la  blancheur  éclatante  des  routes  pous- 
siéreuses, la  chaleur  qui  faisait  monter  le  thermomètre  à  30°  en 
cette  journée  d'octobre,  l'avril  de  l'hémisphère  sud,  me  rappelaient 
l'Afrique  du  Nord  plus  encore  que  l'Europe  inéditerranéenne. 

Les  sarmens  des  vignes  qu'on  laisse  courir  sur  le  sol,  entre  les 
ceps  plantés  à  grande  distance,  comme  dans  le  midi  de  la  France, 
étaient  plus  vigoureux  qu'ils  ne  le  sont  au  début  de  juin  en 
Languedoc  ou  en  Provence.  Le  régisseur  français  se  plaignait  vi- 
vement de  la  diversité  des  cépages  plantés  avant  son  arrivée, 
mélangés  au  hasard,  et  sans  tenir  compte  ni  de  l'exposition, ni  de 
la  nature  du  sol;  on  avait  de  plus,  disait-il,  abîmé  les  plants 
par  des  tailles  maladroites,  et  ils  s'en  étaient  longtemps  ressentis. 
Aujourd'hui  tout  le  vignoble  était  en  bon  état,  et  les  S8  hectares 
produisaient  1800  à  2  000  hectolitres  de  vin,  soit  30  à  35  à  l'hec- 
tare. Les  trois  quarts  de  cette  récolte  étaient  formés  de  claret 
ou  imitation  de  bordeaux,  vin  rouge  en  réalité  un  peu  plus  corsé 
que  son  prototype.  Le  reste  comprenait  les  vins  les  plus  variés  : 
chaque  grand  producteur  de  vin,  me  disait  mon  hôte,  a  en  ville 
un  bureau  où  ses  cliens  s'adressent  pour  lui  faire  leurs  com- 
mandes sur  échantillons.  Ils  s'attendent  à  y  trouver  tous  les  vins 


l' AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  427 

qu'ils  peif\ent  avoir  fantaisie  de  boire,  rouges  et  blancs,  secs,  doux 
et  mousseux,  tout  comme  ils  se  procurent  chez  un  pâtissier 
toute  espèce  de  gâteaux.  Cela  complique  absurdement  la  besogne 
du  vigneron  et  l'installation  de  sa  cave  ;  mais  c'est  une  condition 
nécessaire,  u  Je  vends  même,  ajoutait-il.  du  vin  non  fermenté 
à  l'usage  de  certaines  dénominations  religieuses,  qui  poussent  le 
fanatisme  de  la  tempérance  jusqu'à  ne  pas  vouloir  se  servir  de 
liquides  alcooliques  pour  donner  la  communion.  »  Ce  «  vin  non 
fermenté  »  n'était  que  du  moût  pasteurisé. 

On  éprouve  en  Australie,  sauf  en  quelques  districts  favorisés 
de  Victoria,  les  mêmes  difficultés  qu'en  Algérie  à  produire  du 
vin  susceptible  d'une  longue  conservation;  la  cause  en  est  la 
même  :  la  grande  chaleur  qui  règne  au  moment  de  la  vendange, 
—  les  maxima  de  plus  de  40"  sont  fréquents  à  Adélaïde,  —  fait 
monter  la  température  dans  les  caves  à  27"  ou  28",  et  empêche 
la  fermentation  d'être  régulière  et  le  sucre  du  raisin  de  se  trans- 
former complètement  en  alcool.  Aussi  les  vins  australiens  sont- 
ils  trop  souvent  louches  et  douceâtres,  quoique  très  chargés  d'al- 
cool. L'inexpérience  des  vignerons  vient  aggraver  les  mauvaises 
conditions  climatologiques.  Dans  le  domaine  dont  je  viens  de 
parler,  le  régisseur  me  faisait  remarquer  la  mauvaise  construction 
de  la  cave,  bâtie  avant  son  arrivée  en  matériaux  très  légers,  en  un 
endroit  très  exposé  au  soleil  ;  dans  une  autre  grande  propriété 
de  la  plaine  d'Adélaïde  que  je  visitai,  le  cellier  n'était  qu'un  mau- 
vais hangar  mal  fermé,  où  la  température  s'élève  parfois  à  32"  ou 
même  à  35".  Les  petits  cultivateurs,  qui  sont  nombreux,  ne  font  pas 
en  général  leur  vin  eux-mêmes,  mais  vendent  leurs  raisins  aux 
grands  propriétaires  du  voisinage. 

Malgré  leurs  défauts,  les  vins  australiens  seraient  une  boisson 
bien  préférable  au  ichiskey,  au  gin  et  autres  alcools  frelatés  que 
beaucoup  de  colons  boivent  purs  ou  mélangés  à  l'eau.  Mais  c'est 
précisément  le  manque  de  débouché  local  qui  nuit  le  plus  à  la  vi- 
ticulture en  Australie.  La  production  égale  à  peu  près  aujourd'hui 
la  consommation  :  celle-ci  était  de  130000  hectolitres  en  1893, 
alors  que  la  récolte  précédente  atteignait  165000  hectolitres. 
L'exportation  en  Angleterre  aurait  été  de  23000  hectolitres  en 
1892  contre  17  000  en  1891.  C'est  là  une  bien  faible  fraction  de  la 
consommation  anglaise,  qui  monte  de  630000  à  700000  hecto- 
litres annuellement.  Les  vignerons  de  France  et  d'Espagne  n'au- 
ront sans  doute  pas  à  craindre  d'ici  longtemps  la  concurrence  des 
Australiens  sur  le  marché  anglais.  Le  vin,  en  Angleterre,  est  un 
article  de  grand  luxe  ;  on  n'y  importe  guère  que  des  vins  de  choix, 
et  les  crus  classés  du  continent  européen,  produits  de  vieilles 


428  REVUE  DES  DEUX  MOMDES. 

vignes  et  d'une  culture  vraiment  artistique,  conserveront  bien 
des  années  l'avantage  sur  ceux  de  l'Australie,  auxquels  la  jeunesse 
des  plants,  l'inexpérience  de  viticulteurs  novices,  des  conditions 
de  climat  moins  favorables,  la  longueur  du  voyage,  rendront 
toujours  la  lutte  difficile.  Dût-elle  même  fournir  un  jour  à  la 
plus  grande  partie  de  la  consommation  anglaise,  la  viticulture 
australienne  n'en  deviendrait  pas  encore  une  des  industries  im- 
portantes des  colonies.  Il  faudrait,  pour  qu'elle  atteignît  ce  rang, 
que  la  consommation  locale  augmentât  énormément  ;  elle  n'est  en 
moyenne  que  d'un  peu  plus  de  3  litres  par  tôte  et  par  an  dans 
l'ensemble  de  l'Australasie,  variant  de  0',60  en  Tasmanie  à 
10  litres  dans  l'Australie  de  l'Ouest.  Dans  les  deux  grandes  co- 
lonies productrices  de  Victoria  et  de  l'Australie  du  Sud,  elle 
atteint  à  peine  4  litres  à  4  litres  et  demi.  Il  est  difficile  de  faire 
renoncer  une  population  à  des  boissons  dont  elle  a  l'habitude  hé- 
réditaire :  les  Anglo-Saxons  ont  celle  de  la  bière  et  du  whiskey. 
Ils  apprécient  peu  le  vin,  qui  se  vend  d'ailleurs  beaucoup  plus 
cher  en  Australie  que  la  bière;  les  vins  les  plus  communs  sont 
vendus  dans  l'Australie  du  Sud  par  les  producteurs  65  à  70  francs 
l'hectolitre,  rendus  à  Adélaïde;  on  les  paye  chez  les  détaillans  de 
même  qu'à  Melbourne,  au  moins  0  fr.  80  à  0  fr.  90  le  litre.  Les 
vins  un  peu  supérieurs  se  vendent  le  plus  souvent  par  caisses 
de  12  bouteilles  d'un  litre,  et  l'on  en  obtient  d'assez  agréables, 
blancs  ou  rouges,  à  partir  du  prix  de  IS  à  i8  francs  la  caisse.  Ce 
ne  sont  pas  là  des  conditions  qui  permettent  au  vin  de  devenir 
une  boisson  populaire.  On  se  rend  facilement  compte,  dans  les 
clubs,  dans  les  restaurans,  que,  même  chez  les  classes  élevées,  il 
reste  un  objet  de  demi-luxe  tout  au  moins,  dont  on  ne  se  sert 
qu'en  médiocre  quantité.  D'autre  part,  l'élévation  du  prix  de  la 
main-d'œuvre  rend  l'abaissement  de  ceux  du  vin  difficile.  Il  est 
impossible  de  trouver  un  homme  pour  biner  la  vigne,  ce  qui  n'est 
pas  un  travail  pénible,  à  moins  de  5  fr.  60  par  jour;  il  l'aurait 
fallu  payer  6  fr.  Sfj  avant  la  crise  de  1893  ;  tous  les  autres  ouvriers 
sont  payés  à  l'avenant.  Aussi  les  viticulteurs  australiens,  non  con- 
tens  d'être  protégés  par  des  droits  énormes  de  6  fr.  25  à  7  fr.  50 
le  gallon  de  quatre  litres  et  demi,  demandent-ils  encore  des  primes 
à  leurs  gouvernemens. 

Bien  d'autres  cultures  ont  été  essayées  en  Australie,  surtout 
dans  ces  dernières  années,  mais  sont  encore  pour  la  plupart 
à  l'état  expérimental.  Quelques-unes  d'entre  elles  seraient  sus- 
ceptibles d'extension  à  l'avenir  :  celle  des  arbres  fruitiers  est 
de  ce  nombre.  La  portion  du  globe  où  se  trouvent  les  colonies  an- 
glaises des  antipodes  étant  tournée  vers  le  soleil  lorsque  notre 


l'aUSTRALIE    et    la    >OL"VELLE-ZÉLAi\Dt:.  429 

hémisphA-e  s'en  détourne,  toutes  les  récoltes  s'y  font  six  mois  plus 
tôt  ou  plus  tard  qu'en  Europe.  Les  fruits  qu'elles  nous  expédie- 
raient, arrivant  en  une  saison  où  nous  en  sommes  privés,  seraient 
donc  les  bienvenus  et  trouveraient  certainement  un  débouché. 
Toute  la  question  est  d'amener  les  fruits  frais  en  Angleterre  en  bon 
état  de  conservation.  Pour  les  oranges  et  les  citrons,  le  problème 
est  déjà  résolu.  Quelques  envois  ont  été  faits  des  orangeries  de  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud,  qui  couvrent  4  300  hectares,  surtout  aux 
environs  de  Paramatta,  au  fond  de  cette  baie  enchanteresse  de 
Port-Jackson  qui  forme  le  port  de  Sydney.  Les  orangers  de  Para- 
matta sont  aussi  beaux  que  ceux  de  Blidah,  en  Algérie,  et  les 
vergers  qui  couvrent  les  environs  en  font  l'endroit  le  plus  agréable 
que  j'aie  vu  en  Australie. 

Toutes  les  colonies  du  reste,  à  l'exception  de  la  Tasmanie  et 
de  la  partie  méridionale  de  la  Nouvelle-Zélande,  sont  propres  à 
la  culture  de  l'oranger,  du  citronnier  ;  toutes  commencent  à  s'y 
li\Ter,  et  la  production  australasienne  atteint  déjà  la  consomma- 
tion. La  Tasmanie  exporte  en  Europe  des  pommes  et,  chaque 
année,  à  l'automne  des  antipodes,  qui  est  notre  printemps,  les 
grands  paquebots-poste  de  la  Compagnie  Péninsulaire  et  Orien- 
tale font  escale  dans  le  magnifique  port  de  sa  capitale,  Hobart, 
pour  les  y  charger.  Les  autres  fruits  ne  sont  pas  produits  en 
assez  grande  quantité  pour  la  consommation  locale;  de  plus,  on 
n'est  pas  encore  assez  assuré  de  la  valeur  des  procédés  de  conser- 
vation, qui  consistent  soit  à  refroidir  les  fruits  un  peu  au-dessus 
de  zéro,  soit  à  les  enduire  de  compositions  spéciales  qui  nuisent 
légèrement  à  leur  apparence,  mais  maintiennent  l'intérieur  à  l'abri 
de  l'air  et  des  germes  qui  y  flottent.  La  surface  totale  occupée  par 
les  jardins  était,  en  1892,  de  60  000  hectares,  et  leur  produit  de 
66  millions  de  francs. 

Des  expériences  ont  été  faites  sur  une  grande  échelle  pour 
cultiver  les  fruits,  non  seulement  dans  les  régions  côtières,  mais 
encore  à  l'intérieur  en  suppléant  par  l'irrigation  à  l'insuffisance 
et  à  l'irrégularité  des  pluies.  L'aménagement  des  eaux  est  un  point 
sur  lequel  notre  temps  se  trouve  fort  en  arrière  des  anciens  et 
des  Arabes  du  moyen  âge  :  il  y  a  eu  là  un  véritable  recul  de  la 
civilisation  qui  s'explique  parce  que  le  centre  en  est  passé  dans 
des  pays  où  l'humidité  du  climat  diminuait  l'importance  de  l'ir- 
rigation. Maintenant  que  les  Européens  se  sont  taillé  de  nou- 
veaux domaines  dans  tous  les  coins  du  monde  et  s'occupent  de 
les  mettre  en  valeur,  ils  se  sont  aperçus  que  les  contrées  où  le 
régime  des  pluies  est  semblable  à  celui  de  l'Europe  du  nord- 
ouest  sont  des  régions  favorisées,  mais  presque  exceptionnelles, 


430  REVUE    Di:S    DEUX    MONDES. 

et  leur  attention  s'est  de  nouveau  portée  vers  l'utilisation  des  eaux 
courantes  ou  souterraines  là  où  celles  du  ciel  faisaient  défaut. 

Mais  la  culture  irriguée  demande  une  grande  dépense  de  main- 
d'œuvre,  une  attention  constante  et  délicate  qui  ne  se  rencontre 
guère  chez  les  nouveaux  colons.  Comme  celle  de  la  vigne, comme 
les  industries  artistiques,  elle  exige  des  qualités  qui  se  trouvent 
rarement  dans  les  pays  neufs.  La  grande  exploitation  de  Mildura, 
sur  le  Murray,  où  une  grande  compagnie  avait  affermé  par  lots  à 
de  petits  cultivateurs  auxquels  elle  faisait  des  avances  les  terrains 
qu'elle  tenait  elle-même  du  gouvernement,  vient  d'aboutir  à  une 
déconfiture  financière  complète,  et  presque  tous  les  colons  devront 
quitter  le  pays. 

Toute  la  partie  tropicale  de  l'Australie  est  encore  pour  ainsi 
dire  inexploitée;  la  canne  à  sucre  est  cultivée  dans  le  Queens- 
land  et  le  nord  de  la  Nouvelle-Galles,  mais  la  présence  d'engagés 
polynésiens  importés  des  îles  Salomon  et  des  Nouvelles-Hébrides 
pour  le  travail  des  plantations  y  donne  lieu  à  de  vives  discussions 
politiques  et  à  des  réclamations  des  ouvriers  blancs,  plus  exclu- 
sifs en  Australie  que  partout  ailleurs.  Cependant  il  semble  impos- 
sible de  mettre  en  valeur  tout  le  nord  du  continent  sans  avoir 
recours  à  la  main-d'œuvre  de  couleur  :  on  a  dû  maintenir  aux 
Chinois  l'autorisation  de  s'établir  dans  le  territoire  du  nord  dé- 
pendant de  l'Australie  du  Sud,  alors  qu'ils  ont  à  payer  2  500  francs 
par  tête  pour  entrer  dans  les  autres  colonies.  Le  problème  de 
l'exploitation  de  l'Australie  tropicale,  pour  n'être  pas  pressant, 
n'en  est  pas  moins  assez  difficile  pour  l'avenir. 

L'industrie  existe  à  peine  en  Australie  et  ne  s'y  maintient  que 
grâce  à  des  tarifs  protecteurs  démesurés  ;  elle  ne  constitue  pas  une 
des  ressources  réelles  du  pays.  Mais  l'exploitation  des  mines,  en 
dehors  des  gisemens  d'or,  en  est  une  sérieuse  :  la  valeur  de  la 
production  argentifère  a  été  en  1892  de  63  millions  de  francs,  ve- 
nant presque  tous  de  Broken  Hill,  la  plus  grande  mine  d'argent 
du  monde,  en  Nouvelle-Galles.  Ce  qui  est  plus  important  encore, 
c'est  que  cette  colonie  est  un  pays  exportateur  de  charbon;  malheu- 
reusement des  grèves  répétées,  nuisant  à  la  régularité  des  ex- 
ploitations, ont  fait  abandonner  à  beaucoup  de  navires  le  port  de 
Newcastle,  où  se  trouvent  les  principales  mines,  et  favorisé  la 
concurrence  que  les  charbons  japonais  font  à  ceux  d'Australie 
dans  le  Pacifique.  La  production  du  charbon  atteignait,  en  i  892, 
en  Australasie,  4718000  tonnes,  dont  3  780  000  en  Nouvelle- 
Galles,  673  000  en  Nouvelle-Zélande  et  26S  000  en  Qucensland. 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  431 


IV 

Commeut  l'Australasie  a-t-elle  atteint  le  prodigieux  dévelop- 
pement économique  dont  nous  venons  de  faire  le  tableau  et  qui 
peut  se  résumer  par  la  valeur  totale  de  sa  production  en  1891, 
— 117  millions  et  demi  de  livres  sterling  ou  2  milliards  940  mil- 
lions de  francs,  soit  750  francs  par  tête,  chiffre  qui  n'est  atteint 
en  aucune  autre  contrée  —  et  par  celui  de  son  commerce  exté- 
rieur dans  la  même  année  :  2  milliards  120  millions,  dont 
1  080  millions  d'exportations  (1)?  Gomment  ont  pu  s'élever  ces 
grandes  villes,  se  creuser  ces  ports,  se  construire  ces  20000  kilo- 
mètres de  chemins  de  fer?  Les  colons  venus  du  vieux  monde  et 
les  capitaux  qu'ils  apportaient  avec  eux  n'auraient  pas  suffi  à  pa- 
reille tâche;  mais  l'Angleterre  a  permis  à  ses  fils  expatriés  de  pui- 
ser largement  dans  ses  trésors,  et  c'est  grâce  aux  énormes  sommes 
qu'elle  leur  a  prêtées,  non  sans  en  retirer  un  important  profit, 
qu'ils  ont  pu  parfaire  en  si  peu  de  temps  une  œuvre  si  colossale. 
La  prospérité  si  rapidement  acquise  par  l'Australasie  est  ainsi 
une  démonstration  éclatante  de  l'utilité  de  la  colonisation  pour  le 
pays  colonisé  aussi  bien  que  pour  le  pays  colonisateur,  de  l'im- 
portance du  capital  dans  la  production  de  la  richesse,  et  de  la  puis- 
sance du  crédit.  Elle  n'a  que  trop  montré  aussi,  dans  ces  derniers 
temps,  combien  funestes  peuvent  être  les  abus  de  celui-ci. 

A  la  fin  de  1871, les  Anglais  avaient  déjà  placé  en  Australasie 
plus  de  1  900  millions  de  francs,  dont  8ïJ5  étaient  prêtés  aux  gou- 
vernemens  et  aux  municipalités  et  1118  engagés  dans  des  entre- 
prises particulières.  Dans  les  dix  années  suivantes,  le  chiffre  des 
dettes  publiques  s'accrut  de  1  300  millions,  tandis  que  les  immi- 
grans  arrivés  dans  les  colonies  y  apportaient  578  millions  et  que 
300  nouveaux  millions  étaient  encore  placés  par  des  capitalistes 
britanniques  dans  diverses  entreprises.  De  Tensemble  des  deux 
derniers  nombres,  il  faut  déduire  o8o  millions  représentant  des 
sommes  retirées  d'Australasie  par  leurs  possesseurs  ou  simple- 
ment transférées  d'une  colonie  dans  une  autre.  La  caractéristique 
de  cette  période,  1871-1881, fut  surtout  l'accroissement  des  dettes 

(1)  Les  chiffres  que  nous  donnons  pour  le  commerce  australasien  sont  ceux  du 
commerce  extérieur  seulement,  c'est-à-dire  du  commerce  avec  les  possessions  bri- 
tanniques en  dehors  de  l'Australasie  et  les  pays  étrangers.  Les  importations  et 
exportations  intercoloniales  n'y  sont  pas  comprises.  Pour  juger  de  l'énorme  impor- 
tance relative  du  commerce  de  l'Australie,  il  faut  se  souvenir  que  celui  de  l'Angle- 
terre était  à  la  même  date  de  19  milliards  et  demi,  et  celui  de  la  Franco  de  12  mil- 
liards seulement,  quoique  ces  pays  fussent  dix  fois  plus  peuplés.  Depuis  1891,  les 
échanges  des  colonies  australiennes  ont  quelque  peu  fléchi,  les  importations  surtout, 
à  cause  de  la  crise  économique. 


432  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

publiques,  dû  principalement  à  la  construction  des  réseaux  de 
chemins  de  fer,  qui  étaient  à  peine  ébauchés  à  son  début.  En  de- 
hors des  emprunts  gouvernementaux,  les  capitaux  apportés  par 
les  immigrans  l'emportèrent  sur  ceux  qui  furent  prêtés  par  les  ha- 
bitans  de  la  mère-patrie.  De  1881  à  1892,  il  n'en  fut  pas  de  même, 
et  l'augmentation  des  dettes  australiennes,  tant  publiques  que 
privées,  prit  des  proportions  gigantesques.  Les  gouvernemens  et 
les  municipalités  empruntèrent  2  935  millions;  les  immigrans 
apportèrent  875  millions;  mais,  en  outre,  2  305  millions  d'argent 
anglais  vinrent  chercher  en  Australasie,  dans  des  entreprises  de 
toutes  sortes,  un  emploi  plus  rémunérateur  qu'ils  n'en  pouvaient 
trouver  en  Europe,  où  le  taux  de  l'intérêt  s'abaissait  tous  les  jours. 
D'autre  part,  600  millions  avaient  été  retirés  de  leur  emploi  en 
Australie  par  leurs  possesseurs  ou  transférés  d'une  colonie  à  une 
autre  et  doivent  être  retranchés  des  sommes  que  nous  venons  de 
citer. 

Cet  énorme  afflux  de  capitaux  dans  les  douze  années  1881-1892 
n'était  plus  l'indice  d'un  développement  sain;  il  accompagnait 
une  augmentation  excessive  de  la  population  urbaine,  et  toute 
cette  période  fut  caractérisée  par  une  spéculation  énorme  portant 
surtout  sur  les  biens-fonds,  en  particulier  sur  les  terrains  des 
villes,  par  une  inflation  générale.  Les  cinq  milliards  et  demi  in- 
troduits en  Australasie  de  1881  à  1892  développèrent  à  peine  au- 
tant la  production  de  ce  pays  que  l'avaient  fait  les  1800  millions 
apportés  de  1871  à  1881.  En  1871,  la  valeur  totale  de  cette  pro- 
duction était  évaluée  à  1410  millions  de  francs;  en  1881,  à 
2  190  millions,  en  1891  à  2  940.  C'est  un  fait  bien  connu  que  les 
premiers  capitaux  appliqués  à  la  mise  en  valeur  d'un  pays  sont 
toujours  plus  p]'oductifs  que  ceux  qui  suivent  ;  mais  refl"et  de 
cette  loi  avait  été  exagéré  aux  antipodes  par  la  furie  des  travaux 
publics  et  des  constructions  de  chemins  de  fer,  qui  atteignit  l'Aus- 
tralie comme  elle  avait  atteint  peu  de  temps  auparavant  la  France 
et  beaucoup  de  pays  d'Europe.  La  plupart  des  lignes  utiles  étaient 
achevées  en  1880  ou  l'ont  été  peu  après  avec  des  capitaux  em- 
pruntés avant  cette  époque.  Les  énormes  emprunts  d'Etat  con- 
tractés depuis  lors  furent  en  grande  partie  gaspillés  en  préten- 
dus reproductive  ivorks  qui  ne  produisirent  presque  rien  ;  quant 
aux  compagnies  particulières  qui  se  fondèrent,  ce  furent  des  so- 
ciétés financières  et  immobilières  de  spéculation,  beaucoup  plus 
que  des  entreprises  destinées  au  développement  réel  des  res- 
sources du  pays. 

C'est  à  Melbourne  surtout  que  l'on  peut  se  rendre  compte  de 
ce  qu'a  été  le  boom,  la  grande  période  d'inflation  et  de  spécula- 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  433 

tioii.  qui  'îl  sévi  de  1886  à  1891,  et  dont  on  parle  encore  comme 
dune  sorte  de  temps  fantastique.  La  seule  colonie  de  Victoria, 
peuplée  de  1 100000  habitans,  reçut  pendant  ces  cinq  années,  outre 
150  millions  de  francs  apportés  par  des  immigrans,  1213  mil- 
lions de  capitaux  anglais,  dont  425  prêtés  à  son  gouvernement. 
Le  mouvement  de  son  commerce  extérieur  révélait  une  situa- 
tion tout  à  fait  anormale  pour  un  pays  neuf  :  ses  importations 
étaient  en  moyenne  des  deux  tiers  plus  fortes  que  ses  expor- 
tations. L'immigration  considérable  qui  s'y  portait  se  concen- 
trait tout  entière  à  Melbourne  même,  dont  la  population,  entre  les 
recensemens  de  1881  et  de  1891,  s'accrut  de  208000  habitans, 
tandis  que  tout  le  reste  de  la  colonie  n'en  gagnait  que  70000, 
chiffre  inférieur  à  l'excédent  des  naissances  sur  les  décès  et  qui 
indique  un  dépeuplement  des  campagnes  au  profit  de  la  grande 
ville.  C'était  là,  en  effet,  qu'on  pouvait  faire  fortune  rapidement 
en  spéculant  sur  les  terrains  :  dès  1884,  dans  Collins-Street,  la 
plus  grande  artère  de  Melbourne,  un  lot  de  terrain  s'était  vendu 
22000  francs  le  pied  anglais  (30  centimètres)  de  façade;  plus  ré- 
cemment, le  prix  atteignit  .jOOOO  francs  pour  la  même  unité.  Une 
maison  contenant  des  bureaux  fut  vendue,  —  m'affirmait  un  des 
anciens  locataires,  —  1800000  francs  en  1889  à  une  société 
immobilière,  qui  trouva  dernièrement  à  grand'peine  à  s'en  dé- 
faire pour  300000.  C'est  à  ces  créations  de  sociétés  immobilières 
de  spéculation  que  furent  surtout  consacrées  les  énormes  sommes 
placées  à  Victoria  par  les  capitalistes  anglais.  La  seule  année  1888 
vit  se  fonder  à  Melbourne  433  sociétés  par  actions,  avec  un  ca- 
pital de  360  millions  réellement  versés,  dont  247  étaient  des 
sociétés  financières,  chiefly  connected  rrilh  real  estate,  c'est-à-dire 
s'occupant  surtout  de  terrains,  dit  la  publication  officielle  the 
Victorian  Year  Book;  au  contraire,  17  de  ces  433  compagnies 
seulement  avaient  pour  but  le  développement  des  ressources 
naturelles  du  pays,  en  dehors  des  mines.  Cette  année  1888  marqua 
le  point  culminant  de  la  période  de  spéculation  :  les  opérations 
du  clearing  hoiise  de  Melbourne  portèrent  alors  sur  8  milliards 
200  millions  :  trois  ans  auparavant,  en  188o,  elles  n'avaient  été 
que  de  4  milliards  200  millions. 

Ces  excès  ne  contribuaient  eu  rien  au  développement  réel  du 
pays,  et  une  crise  financière  devait  inévitablement  les  sui^TC.  Ce 
qui  l'aggrava,  ce  qui  produisit  en  1893  la  catastrophe  des  banques 
australiennes,  ce  fut  la  forme  particulière  sous  laquelle  l'argent 
anglais  était  placé  en  Australie.  Au  lieu  de  s'associer  directement 
entre  eux  pour  constituer  des  compagnies  opérant  dans  les 
colonies,  la  plupart  des  capitalistes  du  Royaume-Uni  avaient 
TOMB  cxxxvii.  —  1896.  28 


434  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mis  leurs  fonds  en  dépôt  dans  des  banques,  le  plus  souvent  à 
six  mois  ou  un  an.  C'était  un  placement  des  plus  avantageux 
puisque,  de  novembre  4  881  à  février  1893,  l'intérêt  servi  aux  dépôts 
à  un  an  dans  les  principales  banques  l'ut  en  moyenne  de  5  pour  100 
et  ne  descendit  jamais  au-dessous  de  4  pour  100.  Aussi,  au  début 
de  1892,  plus  d'un  milliard  de  francs  étaient  déposés  dans  les 
27  principales  banques  australiennes  par  des  capitalistes  britan- 
niques, en  dehors  des  2800  millions  que  le  public  australien  leur 
avait  confiés.  Une  partie  de  cette  dernière  somme  provenait,  il  est 
vrai,  de  comptes  courans  auxquels  il  n'était  servi  aucun  intérêt. 
Néanmoins,  il  restait  plus  de  3  milliards  de  francs,  auxquels  il 
fallait  payer  un  intérêt  de  5  pour  100  ;  les  profits  tirés  des  opéra- 
tions de  banques  proprement  dites  n'y  auraient  jamais  suffi.  Aussi 
les  banques  australiennes  les  considéraient-elles  comme  tout  à 
fait  secondaires  :  elles  distribuaient  le  crédit  foncier,  le  crédit 
agricole,  prêtant  sur  les  terres,  sur  les  maisons,  sur  le  bétail,  la 
laine,  les  récoltes,  sur  tous  les  gages  qu'on  leur  présentait,  et  de 
la  façon  la  plus  imprudente,  sans  tenir  compte  de  l'inflation 
énorme  des  prix  des  immeubles,  de  la  difficulté  de  réalisation, 
des  chances  de  dépréciation.  Elles  fondaient  des  building  societies, 
des  sociétés  de  construction  à  Melbourne  ;  elles  spéculaient  sur 
les  terrains.  L'industrie  pastorale  était  des  plus  florissantes  alors, 
les  cours  de  la  laine  étaient  élevés,  et  les  squatters  empruntaient 
pour  augmenter  leur  exploitation,  souvent  aussi  pour  acheter  les 
terres  dont  ils  n'étaient  que  locataires,  afin  de  les  mettre  à  l'abri 
des  free  selectors ,  des  immigrans  nouveau  venus  auxquels  les 
lois  foncières  permettaient  d'acquérir  du  gouvernement  certaines 
terres,  même  lorsqu'elles  étaient  déjà  louées  pour  la  pâture  :  les 
banques  leur  ouvraient  largement  leurs  caisses  :  elles  avaient  en 
général  commencé  par  prêter  sur  les  troupeaux  et  se  trouvaient 
entraînées  à  augmenter  leurs  avances  pour  faciliter  l'achat  du  sol, 
de  crainte  que  l'occupation  d'une  partie  de  \3.  station  parles/ree 
selectors  ne  vînt  altérer  la  valeur  de  leur  gage. 

Emprunter  à  court  terme  et  à  un  taux  élevé,  faire  avec  l'argent 
qu'on  s'était  ainsi  procuré  des  prêts  à  long  terme,  sur  des  gages 
dont  la  valeur  était  énormément  et  artificiellement,  surélevée,  et 
dont  la  réalisation  devait  devenir  impossible  en  cas  de  crise, 
voilà  quelle  fut  la  ligne  de  conduite  suivie  de  4880  à  4892  par  la 
plupart  des  banques  australiennes.  Par  suite  de  l'importance  des 
dépôts  britanniques,  elles  devaient  être  compromises,  non  seule- 
ment si  des  événemens  fâcheux  se  produisaient  en  Australie 
même,  mais  encore  si  quelque  incident  un  peu  grave  venait 
influencer  le  marché  financier  anglais  et  amenait  les  capitalistes 


L  AUSTRALIE    ET    LA    NOUVELLE-ZÉLANDE.  435 

du  Royaume-Uni  à  retirer  leurs  dépôts.  Le  malheur  voulut  que 
ces  deux  éventualités  se  produisissent  à  la  fois  :  la  chute  de  la 
grande  spéculation  immobilière  à  Melbourne  et  une  forte  baisse 
du  prix  de  la  laine,  rendant  fort  difficile  la  situation  des  squatters, 
eurent  lieu  au  moment  même  où  les  désastres  financiers  des  pays  de 
l'Amérique  et  de  l'Europe  méridionales  ébranlaient  profondément 
le  marché  de  Londres  et  obligeaient  à  liquider  l'une  des  plus 
grandes  et  des  plus  anciennes  maisons  de  banque  de  l'Angleterre. 
Les  relations  entre  les  diverses  parties  du  monde  sont  si  étroites 
aujourd'hui  que  la  crise  de  l'Argentine,  les  troubles  du  Brésil, 
la  banqueroute  du  Portugal  et  de  la  Grèce  eurent  leur  contre- 
coup en  Australie  et  y  précipitèrent  un  désastre. 

La  période  de  spéculation  qui  avait  atteint  son  point  culmi- 
nant à  Melbourne  en  1888  continua  jusqu'en  1890;  en  1891,  la 
crise  commença,  non  par  les  banques  proprement  dites,  mais  par 
de  nombreuses  institutions  financières,  improprement  affublées 
de  ce  nom,  qui  servaient  à  leurs  dépôts  à  un  an  un  intérêt  attei- 
gnant jusqu'à  7  pour  100.  Toutes  ces  sociétés,  qu'elles  s'appe- 
lassent banques  ou  bien  Land  Building  ou  Trade  Companies, 
pratiquaient,  en  l'exagérant  encore,  la  politique  d'emprunts  à  court 
terme  et  de  prêts  à  long  terme  des  grandes  banques  ;  beaucoup 
d'entre  elles,  après  avoir  divisé  en  petits  lots  et  vendu  à  des  prix 
très  élevés,  payables  par  annuités,  les  terrains  qu'elles  déte- 
naient, s'étaient  empressées  de  répartir  entre  leurs  actionnaires 
tout  le  profit  présumé  de  l'opération,  en  le  prélevant  sur  les  dépôts  ; 
souvent  les  acheteurs,  qui  n'avaient  eux-mêmes  d'autre  but  que 
de  spéculer,  abandonnèrent  leurs  lots  après  avoir  versé  les  pre- 
miers acomptes;  les  compagnies  se  trouvèrent  alors  dans  l'im- 
possibilité de  faire  face  à  leurs  engagemens.  De  juillet  1891  à 
mars  1892,  41  sociétés  durent  suspendre  leurs  paiemens  tant  à 
Melbourne  qu'à  Sydney  :  leur  capital  s'élevait  à  13o  millions  de 
francs,  leurs  dépôts  à  365,  leurs  autres  dettes  à  90  millions.  Trois 
des  trente  banques  d'émission  australiennes  furent  entraînées 
dans  la  crise  et  durent  fermer  leurs  portes;  deux  autres  liquidèrent 
en  1892,  une  troisième  en  janvier  1893. 

A  ce  moment,  la  spéculation  immobilière  s'était  complètement 
effondrée  ;  la  baisse  des  prix  de  la  laine  qui  s'étaient  affaissés  de 
15  à  20  pour  100  depuis  1891  avait  rendu  fort  embarrassée  la 
position  des  squatters,  grands  débiteurs  des  banques,  et  leurs 
cliens  anglais,  fort  alarmés  des  nombreuses  faillites  et  déjà  très 
atteints  d'autre  part,  retiraient  leurs  fonds  en  grand  nombre.  Au 
printemps  de  1893  eut  lieu  une  catastrophe  financière  comme  il 
n'y  en  a  peut-être  pas  d'autre  exemple  :  douze  des  vingt-quatre 


436  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

banques  d'émission,  dont  les  bilans  réunis  atteignaient  2  mil- 
liards et  demi  de  francs,  et  la  circulation  de  billets  64  millions, 
fermèrent  leurs  portes,  se  déclarant  incapables  de  rembourser  les 
4  800  millions  de  dépots  qui  avaient  été  versés  dans  leurs  caisses. 

On  peut  difficilement  se  faire  une  idée  de  la  violence  de  la 
commotion  qui  suivit  ce  désastre.  En  Australie  comme  en  Amé- 
rique, les  particuliers  ne  conservent  jamais  par  devers  eux  que 
des  sommes  minimes,  quelques  livres  sterling;  tout  ce  dont  ils 
n'ont  pas  besoin  dans  le  courant  d'une  même  semaine  est  déposé 
dans  les  banques,  qui  ont  des  succursales  dans  les  localités  même 
les  moins  importantes.  Or,  voici  que  250  millions  de  comptes 
courans  se  trouvaient  arrêtés  dans  les  banques.  Les  personnes 
les  plus  riches  se  virent  du  jour  au  lendemain  totalement 
dépourvues  d'argent  liquide,  à  Melbourne  surtout,  où  cinq  des 
banques  suspendues  avaient  leur  siège.  La  panique  eut  heureuse- 
ment peu  d'effet  sur  les  billets  émis  par  les  banques,  à  cause  du 
petit  nombre  de  ceux-ci  :  les  législations  australiennes  sont  fort 
restrictives  en  cette  matière  et  le  chiffre  des  billels  en  circulation 
est  toujours  resté  très  inférieur  à  l'encaisse  métallique;  il  n'en 
atteint  pas  actuellement  le  cinquième.  La  période  la  plus  aiguë 
de  la  crise  dura  peu,  toutefois,  et,  avant  la  fin  de  1893,  la  plus 
grande  partie  des  comptes  couraïis  avait  été  remboursée. 

Il  n'en  put  être  de  même  des  autres  dépôts.  Si  Ton  avait  cherché 
à  réaliser  les  gages  sur  lesquels  les  banques  avaient  imprudemment 
prêté  ces  fonds,  on  n'aurait  abouti  qu'à  ruiner  absolument  débi- 
teurs et  créanciers  :  toutes  les  terres  d'Australie  eussent  été 
à  vendre,  et  elles  n'auraient  trouvé  acquéreur  qu'à  des  prix  désas- 
treux. Les  créanciers  s'en  rendirent  compte,  renoncèrent  à  liquider 
et  acceptèrent  les  arrangemens  que  leur  proposaient  les  banques. 
Avant  la  fin  de  1893-,  les  douze  sociétés  qui  avaient  suspendu  leurs 
paiemens  en  avril  et  mai  étaient  «  reconstruites  »  et  avaient  rouvert 
leurs  portes,  mais  on  va  juger  à  quelles  dures  conditions  pour 
leurs  créanciers  :  en  échange  de  tous  les  dépôts  non  remboursa- 
bles à  vue  des  particuliers  et  d'une  partie  même  des  comptes  cou- 
rans, formant  une  somme  totale  de  1  oOO  millions  de  francs,  dont 
530  millions  de  capitaux  britanniques,  les  banques  remettaient  à 
leurs  cliens  des  bons  de  dépôts  auxquels  devait  être  servi  un 
intérêt  de  4  1/2  pour  100  jusqu'à  leur  remboursement.  Celui-ci 
devait  avoir  lieu  à  des  dates  diverses  entre  1896  et  1907  :  l'une 
des  banques  convertit  même  les  trois  quarts  de  ses  dépôts  en  obli- 
gations perpétuelles  4  et  4  1/2  pour  100,  une  autre  les  deux  tiers 
d'entre  eux  en  actions  privilégiées.  En  outre,  les  diverses  sociétés 
ont  appelé  150  millions  de  francs  sur  le  capital  non  versé.  Malgré 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  437 

cela  et  cf^ioiqu'elles  aient  retiré  de  la  circulation  une  partie  de 
leurs  bons,  en  les  acceptant  en  échange  de  créances  douteuses, 
leur  position  est  difficile,  puisqu'elles  doivent  être  en  mesure  de 
rembourser,  avant  dix  ans,  plus  de  1  300  millions  de  francs  de 
dépôts. 

Les  gages  sur  lesquels  elles  ont  prêté  ont  subi  une  effroyable 
dépréciation.  La  persistance  des  bas  prix  de  la  laine  en  1893  et 
1894  n'a  fait  qu'aggraver  la  situation  des  squatters,  dont  un  certain 
nombre  semblent  être  dans  l'impossibilité  de  se  libérer  à  jamais. 
Quant  aux  terrains  urbains  et  aux  maisons,  ils  ont  perdu  les  deux 
tiers  ou  les  trois  quarts  de  leur  valeur.  Dans  les  plus  beaux  quar- 
tiers de  Melbourne,  des  propriétaires,  qui  menaient,  il  y  a  cinq  ans, 
un  train  effréné,  offrent  aujourd'hui  de  louer  leurs  somptueuses 
habitations  à  la  simple  condition  de  les  entretenir  en  bon  état, 
ainsi  que  les  jardins  y  attenant.  Les  logemens  les  plus  modestes 
ont  subi  la  même  dépréciation  :  telle  petite  maison,  louée  à  raison 
de  130  francs  par  mois  avant  le  moment  de  la  plus  grande  spécu- 
lation, ne  se  payait  plus,  en  1895,  que  30  francs;  en  1888,  on  en 
louait  de  pareilles  à  200  francs.  C'est  que  la  ville  de  Melbourne  a 
été  eflroyablement  atteinte  par  cette  crise  :  sa  population  qui,  de 
1881  à  1891,  avait  augmenté  de  20  000  ànies  par  an,  a  diminué 
d'autant  depuis;  de  490  000  habitans,  elle  est  tombée,  d'après  les 
estimations  officielles,  à  44  i  000  en  décembre  1893;  elle  aurait 
encore  perdu  Ui  à  20  000  personnes  l'année  suivante,  et  un  peu 
moins  en  1 895.  Les  recettes  de  son  réseau  de  tramways  sont  tombées 
de  14  millions  en  1890-1891  à  9  millions  en  1894-9.5,  témoignant 
de  la  diminution  et  de  l'appauvrissement  des  habitans,  du  mau- 
vais état  des  affaires.  De  même,  les  chemins  de  fer  de  la  colonie  de 
Victoria,  dont  le  réseau  est  presque  moitié  plus  considérable  qu'il 
y  a  six  ans,  ont  un  chiffre  total  de  recettes  brutes  d'un  sixième 
inférieur.  Partout  on  relèvt  les  signes  d'une  dépression  profonde. 

J'ai  cité  les  faits  qui  se  rapportent  à  la  colonie  de  Victoria, 
parce  que  c'est  elle  qui  donnait  l'impulsion  à  toutes  les  autres, 
parce  que  c'est  là  que  l'apparente  prospérité  produite  par  l'excès 
de  spéculation  et  l'abus  du  crédit  a  été  le  plus  caractérisée,  et  le 
désastre  qui  l'a  suivie  le  plus  profond.  Elle  a  été  depuis  quinze 
ans  la  colonie  type  australienne,  mais  on  retrouve  dans  toutes  les 
autres  les  mêmes  traits,  un  peu  atténués.  En  Australie  du  Sud,  la 
secousse  a  été  presque  aussi  forte,  en  Nouvelles-Galles  un  peu 
moins,  parce  que  les  ressources  réelles  en  sont  plus  grandes  que 
celles  de  Victoria  et  que  le  développement  en  avait  été  moins  arti- 
ficiel ;  dans  le  Queensland  moins  encore,  parce  que  le  pays  est 
tout  à  fait  neuf.  La  Nouvelle-Zélande,  oij  une  crise  analogue, 


438  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

quoique  moins  intense,  s'était  produite  quelques  années  plus  tôt, 
a  paru  profiter  un  instant,  par  un  effet  de  contraste,  des  em- 
barras de  ses  voisines  ;  mais  son  gouvernement  s'épuise  aujourd'hui 
à  vouloir  sauver  sa  principale  institution  de  crédit,  compromise 
aussi  par  l'abus  des  prêts  hypothécaires,  et  ses  expériences  poli- 
tiques et  sociales  influent  d'une  manière  défavorable  sur  son 
état  économique. 

Si  la  dépression  a  été  aussi  générale  et  aussi  intense,  si  les 
colonies  australiennes  s'en  dégagent  si  difficilement,  c'est  que  des 
causes  plus  profondes  s'étaient  jointes,  pour  la  produire,  aux  excès 
de  spéculation.  L'Australie  est  comme  un  homme  dont  la  santé 
florissante  cachait  des  tares  constitutionnelles  graves  ;  une  se- 
cousse accidentelle,  dont  l'effet  eût  été  assez  vite  réparé  dans  un 
organisme  sain,  est  venue  la  frapper;  elle  en  a  été  profondément 
atteinte,  et  les  défectuosités  qu'on  soupçonnait  bien  sous  ses  bril- 
lans  dehors,  mais  qui  n'avaient  pas  encore  produit  d'effets,  se  sont 
montrées  à  nu  et  Tont  empêchée  de  guérir  rapidement.  Ces  vices 
généraux,  nous  les  avons  signalés  :  c'est  d'abord  le  manque  d'har- 
monie entre  la  distribution  des  habitans  et  les  ressources  du  pays, 
près  de  la  moitié  des  premiers  se  trouvant  dans  les  villes,  les 
secondes  dans  les  campagnes.  C'est  ensuite  le  protectionnisme  à 
outrance,  qui  est  en  partie  la  conséquence  de  l'excès  de  la  popu- 
lation urbaine  et  qui  a  produit  des  conditions  de  vie  tout  artifi- 
cielles. Enfin  un  phénomène  universel  s'étendant  non  pas  à  l'Aus- 
tralasie  seule,  mais  au  monde  entier,  est  venu  encore  accentuer  la 
crise  :  c'est  la  baisse  de  prix  des  produits  bruts.  Les  pays  neufs 
qui  exportent  leurs  denrées  sur  les  marchés  européens  y  luttent 
non  seulement  avec  les  producteurs  locaux,  mais  entre  eux,  et, 
tous  les  perfectionnemens  récens  de  l'agriculture  leur  permettant 
d'augmenter  beaucoup  les  rendemens,  les  prix  s'effondrent.  Les 
laines  australiennes,  bien  que  supérieures  en  qualité,  ont  à  souf- 
frir de  la  concurrence  de  celles  de  l'Argentine  et  du  Cap  de 
Bonne-Espérance.  Une  baisse  de  2  pence,  soit  20  centimes  par 
livre,  comme  il.  s'en  est  produit  de  1890  à  1893  dans  le  prix  de 
cet  article  essentiel  du  commerce  australien,  représente  pour  l'en- 
semble des  colonies  une  perte  annuelle  de  150  millions.  Le  prix 
élevé  de  la  main-d'œuvre  place  l'Australie  dans  de  fort  mau- 
vaises conditions  pour  lutter  avec  l'Amérique  du  Sud,  et,  grâce  à 
son  protectionnisme  jaloux,  elle  souffre  de  l'avilissement  des  pro- 
duits bruts,  sans  profiter  de  la  baisse  de  prix  des  articles  manu- 
facturés. 

On  peut  cependant  distinguer  en  Australie,  depuis  le  début  de 
1895,  des  signes  de  relèvement  :  ils  se  manifestent  surtout  dans 


l'aUSTRALIE    et    la    NOUVELLE-ZÉLANDE.  439 

le  Queensland  et  la  Nouvelle-Galles  du  Sud  ;  la  première  de  ces 
colonies  parait  aujourd'hui  la  plus  sagement  gouvernée  de  l'Aus- 
tralie; la  seconde  possède  une  assez  grande  variété  de  ressources  ; 
ses  mines  de  charbon  peuvent  permettre  à  l'industrie  de  s'y  déve^- 
lopper  avec  plus  de  spontanéité  que  dans  ses  voisines  ;  elle  a 
moins  versé  dans  le  protectionnisme;  elle  s'en  dégage  tout  à  fait 
aujourd'hui,  et  le  magnifique  port  de  Sydney  ne  peut  manquer 
de  voir  son  trafic  s'accroître  sous  un  régime  libéral.  Les  recettes 
des  chemins  de  fer,  les  recettes  budgétaires  également,  indi- 
quaient en  1895  un  progrès  sur  l'année  précédente.  Aussi  envi- 
sage-t-on  à  Sydney  l'avenir  avec  assez  de  confiance  et  pense-t-on 
avoir  franchi  le  point  le  plus  bas  de  la  dépression.  On  n'en  pou- 
vait dire  encore  autant  à  Victoria  et  dans  l'Australie  du  Sud  ;  au- 
jourd'hui même,  il  semble  que  la  situation,  sans  y  avoir  empiré 
depuis  un  ou  deux  ans,  soit  stagnante.  La  hausse  des  prix  de  la 
laine,  qui  a  eu  lieu  depuis  un  an,  lors  même  qu'elle  ne  serait  que 
momentanée,  doit  cependant  exercer  une  influence  très  favorable 
en  Australie,  et  pourrait  permettre  aux  squatters  endettés  de  com- 
mencer du  moins  à  se  libérer  vis-à-vis  de  leurs  créanciers,  ce 
qui  affermirait  quelque  peu  la  position  des  banques  reconstruites. 
Celle-ci  est  actuellement  assez  difficile  et  constitue  une  me- 
nace pour  l'avenir.  Les  banques  se  sont  engagées  à  servir  aux 
dépôts,  dont  elles  ont  différé  le  paiement,  un  intérêt  de  4  1/2  0/0, 
alors  qu'aujourd'hui  leurs  concurrentes  qui  ont  résisté  à  la  crise 
se  procurent  très  facilement  de  l'argent  à  3  0/0;  c'est  là  une 
grave  cause  d'infériorité  pour  les  premières.  Dès  le  moment  où  fu- 
rent conclus  les  arrangemens,  quelques  personnes  manifestèrent 
la  crainte  qu'un  intérêt  aussi  élevé  ne  fût  une  charge  trop  lourde 
pour  les  institutions  réorganisées  ;  ces  prévisions  n'ont  été  que 
trop  vérifiées  :  l'une  des  banques  s'est  vue  forcée  d'offrir  à  ses 
créanciers  le  choix  entre  une  liquidation  désastreuse  et  une  réduc- 
tion d'intérêt  à  2  12  0  0  qu'ils  ont  acceptée.  Une  autre  a  été 
moins  heureuse,  les  nouveaux  arrangemens  qu'elle  offrait  étaient 
trop  défavorables;  elle  a  dû  fermer  ses  portes  définitivement,  et 
sa  liquidation  a  permis  de  voir  que,  trop  souvent,  ce  n'était  pas 
seulement  par  imprudence  qu'avaient  péché  les  administrateurs 
de  ces  sociétés  incapables  de  tenir  leurs  engagemens.  On  n'attend 
pas  sans  anxiété  les  échéances  de  1898,1899  et  1900.  Dans  cha- 
cune de  ces  trois  années,  273  à 300  millions  de  francs  de  bons  de 
dépôts  viennent  à  expiration,  et  si  les  porteurs  venaient  retirer 
leurs  fonds  en  masse,  les  banques  n'y  résisteraient  certainement 
pas.  Mais  elles  espèrent  que  l'état  général  de  l'Australie  sera 
assez  amélioré  alors  pour  que  la  confiance  soit  revenue,  et  que 


440  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

leurs  cliens  continueront  à  leur  confier  leurs  capitaux,  non  plus 
à  des  taux  d'intérêt  démesurés,  mais  à  des  conditions  qui  leur 
permettent  de  faire  quelques  bénéfices. 

Ces  catastrophes  financières,  suivant  de  si  près  les  crises 
de  la  République  Argentine  et  de  l'Uruguay  et  venant  se  joindre 
aux  déboires  éprouvés  par  les  capitalistes  anglais  dans  plu- 
sieurs pays  du  sud  de  l'Europe,  avaient  fortement  éprouvé  le 
crédit  des  colonies  australiennes,  jusqu'alors  si  ferme  que  leurs 
derniers  empunts  de  1888  à  1890  avaient  été  contractés  en  3  1/2 
0/0  aux  environs  et  même  au-dessus  du  pair  :  Victoria  avait  émis 
en  1899  à  102  3/4  un  fonds  3  1/2  0/0  remboursable  au  pair  en 
1923;  en  juin  1893,  en  pleine  crise,  il  tomba  au-dessous  de  87. 
Le  3  1/2  de  la  Nouvelle-Galles,  émis  en  1888  à  102  1/4  et  rem- 
boursable en  1924,  ne  cotait  plus  que  92  au  même  moment.  Celui 
de  l'Australie  du  Sud,  lancé  en  1889  à  98  et  remboursable  en  1939, 
avait  fléchi  à  93;  celui  du  Queensland,  émis  en  1890  à  96  3/4  ve- 
nant à  échéance  en  1949,  à  87  3/4.  C'était  le  crédit  de  Victoria,  le 
meilleur  avant  la  crise,  qui  avait  été  le  plus  atteint.  Depuis  lors, 
ces  titres  se  sont  rapidement  relevés  :  en  1894,  le  3  1/2  0  0  néo- 
gallois était  presque  revenu  au  pair,  et  aujourd'hui  les  cours 
sont  plus  élevés  que  jamais  :  106  1/2  pour  Victoria,  110  pour  la 
Nouvelle-Zélande,  111  pour  l'Australie  du  Sud,  109  1/2  pour  le 
Queensland;  voilà  les  cours  des  3  1/2  0/0  des  diverses  colonies 
australiennes  en  juillet  1896  à  la  bourse  de  Londres.  La  Nou- 
velle-Zélande, dont  les  fonds  n'avaient  guère  fléchi  pendant  la 
crise,  voyait  au  même  moment  son  31/2  0/0  remboursable  en  1939 
coté  à  109  et  son  3  0/0  remboursable  en  194r3  à  103  ;  de  même  la 
Nouvelle-Galles  a  pu  émettre  en  1896  un  emprunt  3  0/0  à  98.  Si 
l'on  tient  compte  de  ce  que  ces  fonds  sont  remboursables  à  date 
fixe  et  de  la  prime  à  amortir,  leurs  cours  sont  donc  aujourdhui, 
malgré  la  crise  de  1893,  aussi  élevés,  sinon  plus,  que  ceux  des 
renies  françaises. 

On  le  voit,  les  créanciers  de  l'Australie  ont  repris  confiance  vite 
et  facilement.  Peut-être  même  peut-on  dire  qu'il  est  un  peu  pré- 
maturé de  capitaliser  à  3  pour  100  les  fonds  publics  des  colonies. 
L'ensemble  de  leurs  dettes  atteint  5  300  millions  de  francs  ;  c'est 
le  total  le  plus  élevé  du  monde  relativement  à  la  population  :  la 
dette  par  tête  d'habitant  varie,  en  Australie,  de  1  000  francs  en  Vic- 
toria, à  1  800  au  Queensland  ;  elle  est  de  1  300  francs  en  moyenne, 
alors  que  le  chiffre  correspondant  n'est  que  de  800  en  France,  et 
notre  pays  est  cependant  le  plus  endetté  de  l'Europe.  Sans  doute, 
les  emprunts  des  colonies  n'ont  pas  été  contractés,  comme  beau- 
coup des  nôtres,  pour  réparer  les  désastres  dune  guerre  et  pourvoir 


L  AUSTKALli:    ET    LA    NOU VELLE-ZÉLANDi:.  441 

à  la  sécurité  militaire  du  pays  :  les  trois  cinquièmes,  notamment, 
ont  été  consacrés  à  la  construction  des  chemins  de  fer,  et  la  recette 
nette  de  ceux-ci  fournissait,  en  1892-93,  90  des  209  millions  d'ar- 
rérages que  les  iiouvernemens  avaient  à  payer.  D'autre  part,  la 
baisse  générale  de  l'intérêt  a  aidé  à  la  hausse  des  fonds  austra- 
liens, et  si  on  compare  leurs  cours  à  ceux  des  Consolidés  anglais, 
on  voit  qu'ils  sont  relativement  plutôt  moins  élevés  qu'en  1889.' 
Néanmoins  le  chiiTre  des  dettes  australiennes  est  colossal,  et  il  est 
à  craindre  que  les  gouvernans  de  ces  pays,  tentés  par  le  bas  taux  de 
l'intérêt,  ne  recommencent  à  emprunter,  comme  l'ont  déjà  fait  la 
Nouvelle-Galles  du  Sud  et  la  Nouvelle-Zélande.  Les  impôts  sont 
très  lourds  en  Australie  et  peu  susceptibles  d'être  augmentés  sans 
inconvéniens;  tous  les  grands  travaux  publics  vraiment  utiles  sont 
faits  dans  la  plupart  des  colonies,  et  les  fonds  qu'elles  cherchent 
à  se  procurer  risquent  d'être  employés  à  des  expériences  sociales 
plus  ou  moins  aventureuses.  L'ensemble  de  cette  situation  semble 
justifier  à  peine  le  taux  actuel  de  leur  crédit. 

Si  les  capitalistes  ont  vite  repris  confiance  dans  l'Australie, 
il  n'en  a  pas  été  de  même  des  immigrans.  Ceux-ci  étaient  arrivés 
en  très  grandes  quantités  jusqu'à  ces  dernières  années.  De  1881  à 
1 890,  l'Australie  avait  encore  gagné  386  000  habitans  par  l'excédent 
de  l'immigration  sur  l'émigration.   C'étaient  presque  exclusive- 
ment la  Nouvelle-Galles,   Victoria  et  le  Queensland  qui  avaient 
profité  de  ce  mouvement  :  les  parts  respectives  de  ces  trois  colo- 
nies étaient  de  164  000,  de  112000  et  de  101000.  Au  contraire, 
l'Australie  du  Sud  avait  perdu  17  100  habitans,  la  Tasmanie  et  la 
Nouvelle-Zélande  étaient  restées  presque  stationnaires.  En  1891, 
les    arrivées  en  Australasie    dépassèrent  encore   les  départs   de 
39000  dont  20  000  en  Nouvelle-Galles  ;  mais  en  1892,  cet  excédent 
tomba  brusquement  à  6  930   et  resta   à  peu  près  stationnaire  à 
8  224  l'année  suivante.  Gomme  les  statistiques  des  départs  sont 
toujours,  d'après  les  documens  officiels  eux-mêmes,  défectueuses 
et  les  chiffres  donnés  inférieurs  à  la  vérité,  il  a  dû  y  avoir  perte 
sèche  pour  ces  deux  années.  Cette  perte  est  officiellement  constatée 
pour  Victoria  (12  000  départs  de  plus  que  d'arrivées  en  1892,  et 
13000  en  1894);  mais  la  Nouvelle-Zélande  était  en  notable  pro- 
grès, gagnant  10  000  âmes  en  1893,  parce  qu'elle  échappait  à  la 
crise  et  recevait  beaucoup  d'Australiens.  L'Australie  de  l'Ouest, 
où  l'on  venait  de  découvrir  des  mines  d'or,  gagnait  de  même 

5  000  habitans.  C'est  elle  seule  qui  maintient  aujourd'hui  un 
courant  d'immigration  vers  l'Australasie  :  depuis  trois  ans,  en  effet, 
le  mouvement  n'a  guère  repris  :  dans  le  premier  semestre  de  1896,' 

6  000  personnes  seulement  ont  quitté  le  Royaume-Uni  pour  se 


442  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

rendre,  aux  antipodes  :  or,  c'est  presque  exclusivement  en  Angle- 
terre que  se  recrutent  les  colons  de  l'Australie  :  de  1881  à  1890, 
40  000  personnes  quittaient  chaque  année  les  Iles  Britanniques 
pour  s'y  rendre.  D'autre  part,  les  départs  continuent  à  être  nom- 
breux et  s'étendent  à  toutes  les  colonies  :  en  1895,  la  Nouvelle- 
Zélande  a  de  nouveau  perdu  des  liabitans  comme  elle  l'avait  fait 
de  1888  à  1891. 

Malgré  ces  côtés  défavorables,  les  immenses  ressources  de 
l'Australie  permettent  d'espérer  qu'elle  surmontera  définitive- 
ment l'effet  de  cette  crise.  Par  une  heureuse  chance,  les  mines 
de  l'ouest  ont  été  découvertes  au  moment  précis  où  chancelait 
la  prospérité  des  grandes  colonies  de  l'est,  et  ont  retenu  sur 
l'Australie  l'attention  du  monde  :  la  fortune  n'a  pas  voulu  aban- 
donner tout  à  fait  ce  pays  qu'elle  avait  tant  gâté.  D'ailleurs, 
la  crise  a  permis  aux  colons  de  montrer  qu'ils  avaient  en  eux- 
mêmes  de  grandes  réserves  d'énergie  et  d'initiative.  Voyant  dimi- 
nuer les  gains  qu'ils  tiraient  de  leurs  anciennes  industries,  comme 
la  laine,  ils  ne  se  sont  pas  découragés;  ils  en  ont  cherché  de  nou- 
velles; et  c'est  au  plus  fort  de  l'ébranlement  financier  que  la  co- 
lonie de  Victoria  a  commencé  d'exporter  sur  une  grande  échelle 
des  viandes  congelées,  du  beurre,  des  fromages.  Pour  que  la  pro- 
spérité leur  revînt,  il  faudrait  seulement  que  ses  habitans  mon- 
trassent un  peu  de  sagesse  et  cessassent  de  se  croire  destinés  à 
guider  le  monde  dans  les  voies  de  la  rénovation  sociale;  il  fau- 
drait aussi  qu'ils  fussent  convaincus  que  certaines  lois  économi- 
ques, celles-là  surtout  qui  concernent  le  crédit  et  la  monnaie, 
sont  aussi  immuables  et  universelles  que  les  lois  physiques,  et  que 
les  pays  neufs  ne  peuvent  pas,  plus  que  les  vieilles  contrées,  les 
violer  impunément.  Si  la  crise  de  1893  avait  pu  leur  apprendre 
ces  vérités,  elle  aurait  peut-être  été  un  bienfait.  De  toutes  manières 
l'ère  des  booms,  des  spéculations  désordonnées,  est  aujourd'hui 
terminée  pour  l'Australasie.  Il  ne  dépend  que  de  ses  colons  qu'une 
immigration  d'hommes  et  de  capitaux  aussi  nombreuse, mais  plus 
saine,  que  celle  qui  s'y  est  précipitée  naguère  s'y  porte  de  nou- 
veau pour  développer  les  vastes  ressources  inexploitées  qu'elle 
renferme  encore. 

Pierre  Leroy-Beaulieu. 


\'/- 


i      1  c> 


LE    VOYAGE    DU    TSAR.  o69 

cipe.  pfrnr  se  préserver  mutuellement  de  pousser  leur  principe  à 
l'excès,  ce  qui.  sous  le  régime  populaire,  comme  sous  le  régime 
absolu,  est  le  grand  danger  de  tout  gouvernement.  Qui  ne  le 
sent,  parmi  nous,  en  France?  Et  quel  patriote,  en  ces  jours 
d'allègre  attente,  ne  se  demande,  avec  un  serrement  de  cœur, 
quel  sera,  pour  notre  démocratie,  le  lendemain  de  ces  fêtes  franco- 
russes  dont  la  France  est  déjà  comme  éblouie?  Le  peuple  fran- 
çais sait  ce  qu'il  veut  en  politique  étrangère;  son  enthousiasme 
le  témoigne  assez  haut;  mais  cette  alliance  russe,  dont  il  se 
montre  presque  unanimement  épris,  sait-il  seulement  à  quelles 
conditions  elle  peut  durer? 

Puisse  l'éclat  féerique  de  cette  réception  impériale  ne  pas  nous 
aveugler  1  Notre  alliance  lui  a  valu  trop  d'avantages  pour  que  la 
Russie  n'en  sente  pas  le  prix;  mais  n'ayons  pas  la  fatuité  de  vou- 
loir être  aimés  pour  nous-mêmes.  Notre  alliance,  la  Russie  ne 
l'estimera  qu'autant  qu'elle  nous  croira  forts  et  riches;  et  pour 
croire  en  notre  richesse  et  en  notre  force,  il  faut  qu'elle  nous 
croie  sages.  —  Serons-nous  sages?  tout  est  là;  ou  mieux,  —  car 
être  sages  serait  beaucoup  exiger  de  notre  fragilité,  —  jusqu'où 
pouvons-nous  glisser  sur  la  pente  des  aventures  et  des  entraîne- 
mens,  sans  mettre  en  péril,  au  regard  de  nos  amis,  les  forces 
vives  de  la  nation?  Ne  l'oublions  point,  notre  politique  étrangère 
est,  malgré  nous,  dans  la  dépendance  de  notre  politique  inté- 
rieure. Nous  avons,  au  quai  d'Orsay,  des  diplomates  et  des  pa- 
triotes; mais  ils  ne  peuvent  nous  faire  de  bonne  diplomatie,  au 
dehors,  si  nous  leur  faisons,  au  dedans,  de  mauvaise  politique. 
Radicaux  et  socialistes,  tous  ceux  qui,  par  système  ou  par  fai- 
blesse, travaillent  à  détruire  les  ressorts  essentiels  de  la  puis- 
sance française,  peuvent  bien  nous  assurer  qu'ils  demeureront 
fidèles  à  l'alliance  russe;  qu'importe,  si  la  France  doit  perdre,  en 
leurs  mains,  tout  ce  qui  rendait  son  alliance  désirable  ?  Que  la 
République  française  soit  livrée  au  couteau  des  barbares  opéra- 
teurs déjà  penchés  sur  elle,  quand  la  France  devrait  survivre  à 
leurs  périlleuses  expériences,  elle  serait,  bien  vite,  trop  affaiblie 
et  trop  appauvrie  pour  ne  pas  retomber  dans  l'isolement.  Soyons 
sages,  pour  être  forts,  —  soyons  forts,  pour  avoir  des  amis. 
Autrement,  la  visite  du  tsar  à  la  République  ne  laisserait  pas  plus 
de  traces  dans  notre  histoire  que,  demain,  les  lampions,  les  giran- 
doles et  les  lanternes  vénitiennes  de  nos  illuminations  ne  laisse- 
ront de  reflet  sur  le  ciel  de  Paris  ou  sur  les  eaux  de  la  Seine. 

Anatole  Leroy-Reaulieu. 


L'ALLEMAGNE  RELIGIEUSE 


L'ÉVOLUTION  DU  PROTESTANTISME  CONTEMPORAIN 


11(1) 
LES   FAITS 


D'une  façon  toute  spéculative,  et  comme  il  conviendrait  pour 
de  simples  opinions  d'école,  nous  avons  étudié  le  conflit  des  doc- 
trines au  sein  du  protestantisme  allemand.  Mais  c'est  une  Eglise, 
et  non  point  une  académie  religieuse,  c'est  une  société  ouverte  à 
toutes  les  consciences,  et  non  point  seulement  à  quelques  esprits 
distingués,  que  Luther  voulut  instituer.  Tout  de  suite  les  courans 
théologiques,  dès  qu'ils  ont  entraîné  quelques  intelligences  de 
pasteurs,  aspirent  à  charrier,  en  foule,  les  âmes  des  fidèles  ;  et 
dans  la  vie  entière  de  l'Eglise,  le  choc  des  affirmations  et  des  né- 
gations, de  la  croyance  et  des  diverses  formes  d'incroyance,  se  ré- 
percute et  se  multiplie.  Sauf  dans  les  «  congrès  évangéliques  so- 
ciaux »,  qui  rallient  les  différentes  fractions  du  protestantisme, le 
souvenir  des  antagonismes  dogmatiques  maintient,  entre  protes- 
tans  de  bonne  volonté,  des  barrières  de  défiance  :  c'est  ainsi  que 
l'Association  de  Gustave-Adolphe  et  la  Ligue  Evangélique,  créées, 
disait-on,  par  des  libéraux,  et  destinées  à  la  diffusion  du  protes- 
tantisme, eurent  à  combattre,  quelque  temps  durant,  la  malveil- 
lante réserve  des  orthodoxes.  Rarement  un  théologien  croit  au 

(1)  Voir  la  Revue  du  15  août. 


l'allemagne  religieuse.  o7'I 

désintér^sement  de  ses  adversaires  ;  bien  plutôt  il  les  soupçonne, 
lorsqu'il  les  voit  apôtres,  de  vouloir  gagner,  non  point  des  âmes 
à  Dieu,  mais  des  cerveaux  à  leur  doctrine.  Dans  les  universités, 
les  écoles  rivales  passent  la  revue  de  leurs  forces  et  font  l'épreuve 
de  leurs  armes  ;  mais  c'est  au  champ  clos  des  communautés 
qu'elles  prétendent  descendre,  pour  préparer  lentement  la  colli- 
sion décisive,  suprême,  entre  ceux  qui  veulent  retarder  l'évolu- 
tion du  protestantisme  et  ceux  qui  la  veulent  précipiter.  Dans 
quelle  mesure,  au  prix  de  quels  inconvéniens,  survit  à  ces  hosti- 
lités intestines  une  certaine  unité  de'l'Eglise  protestante?  à  ces  in- 
convéniens. quels  remèdes  pourraient  être  apportés?  mais  quels 
obstacles  s'opposent  à  l'application  de  ces  remèdes?  voilà  ce  qu'il 
nous  faut  à  présent  chercher. 


Si  les  simples  fidèles,  par  tout  l'Empire,  prenaient  une  part 
active  aux  luttes  théologiques,  l'apparente  unité  de  l'établissement 
religieux  disparaîtrait.  Il  suffit,  pour  s'en  convaincre,  d'observer 
ce  qui  se  passe  en  Bade  ou  à  Berlin  lorsqu'on  renouvelle  les  re- 
présentations des  communautés  :  entre  les  deux  listes  opposées, 
u  croyante  »  et  libérale,  les  polémiques  se  déchaînent  ;  les  libé- 
raux publient  des  appels  contre  la  «  servitude  spirituelle  », 
contre  les  «  hypocrites  »,  contre  les  «  porteurs  de  manteaux  »; 
et  les  «  croyans  »  rendent  injure  pour  injure.  Après  le  vote, 
l'àpreté  des  haines  subsiste  :  vaincus  en  Bade  en  1895,  les  ortho- 
doxes traitèrent  de  sots  fieffés  {ausge?nachte  Trôpfe)  la  majorité 
des  électeurs,  et  se  plaignirent  d'ailleurs  que  certains  fanatiques 
de  l'irréligion  se  fussent  pressés  aux  urnes  pour  faire  triompher, 
dans  l'Église,  les  opinions  les  plus  avancées.  Echauffé  par  ces  ar- 
gumens  un  peu  grossiers  qu'on  appelle  des  argumens  électoraux, 
le  suffrage  universel,  en  l'espèce,  laisse  volontiers  aux  théologiens 
de  profession  l'art  et  l'intelligence  des  nuances  ;  aux  subtiles 
cottes  de  mailles,  aux  jolis  et  pénétrans  stylets,  que  l'école  de 
Bitschl  a  forgés  pour  une  élite ,  le  commun  des  laïques  pré- 
fèrent, lorsqu'ils  se  mêlent  en  ces  bagarres,  la  lourde  artillerie 
de  l'orthodoxie  ou  du  vieux  libéralisme,  grosses  affirmations 
qu'aisément  ils  saisissent,  gros  mots  aussi,  parfois,  qu'aisément 
ils  redisent;  ce  n'est  point  une  vertu  plébéienne  que  lélégance 
théologique.  Mais  cet  attrait  des  ouailles  pour  des  discussions  qui 
les  dépassent  est  un  fait  exceptionnel.  Dans  les  communautés, 
mettez  à  part  une  élite,  qui  s'intéresse  aux  choses  d'Église,  et  qui, 
lorsqu'il  est  besoin,  pétitionne,  proteste,  et  fait  du  bruit  au  nom 


572  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  la  masse  :  cette  masse  elle-même  se  répartit  en  deux  groupes, 
dont  les  uns,  docilement  pieux,  suivent  le  pasteur  tel  qu'il  est,  et 
dont  les  autres,  indifférens,  le  négligent  quel  qu'il  soit. 

Tièdes  ou  dévots,  pourtant,  il  est  un  cas  où  presque  tous  de- 
viennent attentifs  et  volontiers  susceptibles  :  c'est  lorsque  des 
doutes  s'élèvent  sur  la  loyauté  du  pasteur.  De  ses  rapports  avec 
les  autorités  de  l'Eglise,  de  son  orthodoxie,  de  sa  foi  en  un  mot, 
on  s'inquiéterait  assez  peu  ;  mais  ce  qu'on  épie,  ce  sont  ses  rap- 
ports avec  sa  conscience,  sa  sincérité,  sa  bonne  foi,  bref  son  état 
d'âme;  et  parmi  le  branle-bas  des  négations  théologiques,  l'âme 
d'un  pasteur  est  parfois  fort  oscillante,  et  parla  même  endolorie. 
Au  contact  de  ses  manuels,  au  pied  des  chaires  universitaires,  il 
a  appris  à  critiquer  le  dogme  ;  on  a  mis  à  nu,  sous  ses  yeux,  ce 
que  l'Ecriture  et  le  symbole  renfermaient  d'erreurs  ou  d'interpo- 
lations humaines  ;  et  ces  détails  se  sont  ejravés  dans  sa  mémoire, 
avant  que  les  vérités  divines,  exprimées  en  ces  documens  sacrés, 
n'aient  mis  leur  empreinte  dans  son  cœur.  Par  surcroît,  les  grands 
faits  de  l'histoire  évangélique  sont  pour  lui  comme  une  écorce, 
que  la  hache  de  la  critique  a  fait  tomber.  On  lui  assigne  une  pa- 
roisse ;  il  y  doit  prêcher  ce  dogme,  expliquer  ces  grands  faits,  les 
célébrer  même;  car  précisément  les  fêtes  de  la  communauté, Noël, 
Pâques,  l'Ascension,  la  Pentecôte,  en  ramènent  l'anniversaire. 
Pour  être  fidèle,  tout  ensemble,  à  ses  professeurs  d'hier  et  à  sa 
profession  d'aujourd'hui,  comment  s'y  prendra-t-il?  Il  n'y  a  qu'un 
recours  :  c'est  l'équivoque. 

S'indigner  est  facile;  mais  l'équivoque,  ici,  loin  de  trahir 
une  lâcheté,  traduit  une  nécessité;  et  si  la  cohésion  de  l'Eglise 
protestante  requiert,  comme  une  condition  sine  guanon,  l'emploi 
de  ce  procédé,  pourquoi  l'impuissante  orthodoxie  dénonce-t-elle 
si  durement  ceux  qui  s'en  servent?  De  ces  accommodemens  avec 
le  ciel,  commandés  par  l'intérêt  même  du  ciel,  l'histoire  de  la 
Réforme  est  d'ailleurs  toute  pleine.  Le  théologien  Bahrdt,  un 
triste  personnage  au  demeurant,  disait  au  xvni"  siècle  :  «  On  n'a 
qu'à  prononcer  le  nom  de  Jésus  bien  fréquemment,  pour  persua- 
der à  la  grande  masse  que  l'on  enseigne  le  vrai  christianisme...  » 
Son  contemporain  Semler,  homme  de  science  et  de  foi,  professait 
une  religion  subjective  ;  «  mais  de  peur  que  l'institution  si  utile 
de  la  communauté  chrétienne  ne  fût  ébranlée,  il  consentait  à  s'ac- 
commoder, si  ce  n'est  aux  idées,  du  moins  aux  termes  conven- 
tionnels, et  à  s'associer  au  culte  de  la  communauté,  alors  même 
qu'il  ne  partageait  plus  les  convictions  qu'il  était  chargé  d'expri- 
mer. »  C'est  M.  Lichtenberger,  en  son  instructive  Hisloire  des 
idées  religieuses  en  Allemagne^  qui  rend  à  Semler  cet  hommage. 


l' ALLEMAGNE    RELIGIEUSE.  573 

«  Il  faut  îhoir  une  pensée  de  derrière  la  tête,  et  juger  de  tout  par 
là,  en  parlant  cependant  comme  le  peuple  »  :  Strauss,  chargé 
d'édifier,  au  fond  de  la  Souabe,  quelques  âmes  rurales,  racontait 
cette  tactique  à  son  ami  Màrcklin.  On  s'est,  il  y  a  deux  ans,  scan- 
dalisé, dans  certains  cercles  croyans,  de  cette  phrase  deM.Mein- 
hold,  professeur  à  Bonn  :  u  Si  une  vieille  petite  mère  me  parle 
du  bienheureux  Abraham,  je  ne  la  trouble  pas,  je  me  réjouis  de 
la  simplicité  de  sa  foi,  et  je  pense  à  cette  parole  du  Christ,  que 
quiconque  ne  recevra  pas  le  royaume  de  Dieu  comme  un  enfant 
n'y  entrera  point.  »  De  quelque  irrévérence  qu'elle  témoigne  pour 
la  vieille  petite  mère,  pour  Abraham,  peut-être  même  pour  le 
royaume  de  Dieu,  une  telle  maxime  n'a  rien  de  plus  étrange  que 
la  conduite  de  M.  Pfleiderer,  le  célèbre  professeur  de  Berlin,  qui 
conteste,  devant  les  étudians,  l'apparition  de  Jésus  sur  le  lac  de 
Génésareth,  racontée  dans  l'Evangile  de  Jean,  et  qui,  devant  les 
fidèles,  à  la  Quasimodo  de  1881,  prêche,  dit-on,  sur  cette  appari- 
tion. «  Le  mensonge  dans  les  chaires  est  pire  que  le  manque  de 
chaires  ».  s'écriait  il  y  a  deux  ans  un  pasteur  croyant  de  Ham- 
bourg, M.  Glage,  bientôt  châtié  par  ses  supérieurs  pour  son  ap- 
pel à  la  franchise  et  pour  son  exemple  de  franchise.  Il  avait  sou- 
venance, peut-être,  d'un  gracieux  distique  inscrit  sur  les  murs  de 
la  Wartburg  :  «  Lorsque  le  cœur  et  la  bouche  sont  d'accord,  c'est 
bien  la  meilleure  musique.  »  Mais  si  ce  distique  est  aujourd'hui 
lettre  morte,  la  faute  en  est-elle  aux  prédicateurs,  ou  bien  au  tra- 
vail théologique  qui  a  divisé  l'Eglise  contre  elle-même? 

Une  Bretonne,  un  jour,  entendant  Ernest  Renan  parler  du 
«  divin  »,  trouva  qu'il  causait  comme  M.  le  recteur,  et  même 
mieux:  et  certaines  personnes,  plus  confiantes  que  sagaces,  ne 
virent  point  de  différences  entre  la  Vie  de  Jésus  et  un  livre  d'édi- 
fication. Si  sévères  que  soient  les  théologiens  d'Allemagne  pour 
la  science  d'Ernest  Renan,  il  serait  un  excellent  maître  de  rhéto- 
rique pour  beaucoup  de  prédicateurs,  qui  cherchent  à  produire 
sur  leur  auditoire  l'impression  qu'il  fit,  à  son  insu,  sur  la  paysanne 
bretonne.  L'art  suprême,  la  souplesse  accomplie,  consiste,  devant 
une  communauté  croyante,  à  prêcher  comme  si  l'on  croyait,  et 
devant  un  auditoire  mêlé  d'orthodoxes  et  de  libéraux,  à  satisfaire 
les  uns  et  les  autres.  On  se  rappelle  la  réflexion  de  Marguerite 
sur  le  mystique  pathos  de  Faust  :  «  Le  prêtre  dit  bien  à  peu  près 
la  même  chose,  mais  avec  des  mots  un  peu  différens.  —  En  tous 
lieux,  réplique  Faust,  tous  les  cœurs  que  la  clarté  des  cieux  illu- 
mine parlent  ainsi  chacun  dans  sa  langue  ;  pourquoi  ne  le  ferais- 
je  pas,  moi,  dans  la  mienne  ?  »  Et  Marguerite,  alors,  de  reprendre  : 
<^  A  l'entendre  ainsi,  la  chose  peut  paraître  raisonnable.  Cependant 


574  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

j'y  trouve  encore  du  louche,  car  tu  n'as  point  de  christianisme.  » 
Les  prédicateurs  incroyans,  en  Allemagne,  procèdent  souvent 
comme  Faust;  et  les  auditeurs  croyans  n'ont  pas  toujours  le  flair 
de  Marguerite. 

De  cette  élasticité  qu'on  peut  atteindre  dans  l'exposition  du 
dogme,  M.  le  professeur  Herrmann,  de  Marbourg,  se  pique  de 
donner  un  exemple,  à  propos  de  cet  article  du  symbole:  «  Conçu 
du  Saint-Esprit,  né  de  la  vierge  Marie.  »  Il  fera  comprendre  aux 
orthodoxes  que,  «  pour  la  foi,  cela  veut  dire  que  Jésus,  en  nous 
rachetant,  nous  convainc  qu'il  n'est  point  un  produit  du  déve- 
loppement naturel  de  l'humanité,  mais  qu'en  lui  Dieu  lui-même 
fait  son  entrée  dans  l'histoire  humaine  »  ;  et  quant  aux  prétendus 
«  incroyans  »,  il  les  préviendra  que,  du  moment  qu'ils  ont  con- 
fiance en  Christ,  ils  ont  «  saisi  la  pensée  qu'exprime  le  symbole.  » 
Observez  pourtant  que,  pour  tenir  un  tel  langage,  il  faudrait  que 
le  pasteur  appartînt  à  la  théologie  «  moderne  »  et  que  sa  foi, 
comme  le  dit  ailleurs  M.  Herrmann,  fût  comme  un  diamant  net- 
toyé de  sa  gangue,  —  la  gangue,  ce  sont  les  croyances  des  ortho- 
doxes. Et  ceux-ci  de  traduire  qu'au  jugement  de  M.  Herrmann, 
le  prédicateur  le  plus  séant  pour  tous,  dévots  et  incrédules,  ne 
saurait  être  qu'un  incrédule  :  on  comprend  qu'ils  s'emportèrent 
contre  une  pareille  conclusion.  C'était  en  1893  :  ils  trouvèrent  un 
écho,  légèrement  inattendu,  dans  une  longue  lettre  pastorale  des 
surintendans  de  Hesse-Cassel. 

Nous  ne  pouvons  admettre,  disait  cette  lettre,  lorsqu'il  s'agit  d'entrer 
dans  la  charge  où  l'on  prêche  la  Hédemption,  qu'il  soit  question  d'un  autre 
Christ  que  du  Seigneur  Christ  effectif  {xolrklich),  tel  que  les  évangélistes  et  les 
apôtres  l'ont  annoncé,  et  à  qui  l'Église  a  cru  et  croit  encore  jusqu'à  ce  jour 
conformément  à  ses  symboles,  spécialement  au  symbole  apostolique,  qui 
nous  met  sous  les  yeux,  dans  ses  grandes  lignes,  l'image  du  Seigneur... 
C'est  maintenant  un  fait  notoire,  que,  de  nos  jours,  on  s'efforce  de  substi- 
tuer à  ce  Christ  l'image  d'un  Christ  prétendu  historique,  qu'aucune  source 
historique  ne  nous  fournit,  que  nous  ne  trouvons  ni  dans  les  lettres  des 
apôtres  ni  dans  un  seul  des  évangiles,  et  dont  on  ramasse  les  traits  cà  et  là 
dans  les  évangiles  en  écartant  tout  ce  qui  paraît  choquer  le  sens  propre, 
la  pensée  personnelle,  —  l'image  d'un  simple  fils  de  l'homme,  dont  on  ne 
veut  connaître  ni  la  naissance  de  toute  éternité,  malgré  les  témoignages 
que  d'après  tous  les  évangiles  il  en  a  donnés  lui-même,  ni  la  résurrection 
effective,  ni  le  séjour  sur  terre  après  sa  mort...  On  nous  enseigne  maintenant 
que  la  vraie  foi  évangélique,  séparée  des  grands  événemens  qu'a  concertés 
Dieu  pour  le  salut,  doit  reposer  uniquement  sur  l'impressiondu  Christ  humain 
«  historique  »,  et  que,  subsidiairement,  ce  point  de  départ  étant  admis,  les 
pensées  religieuses  (Glaubensgedanken)  qui  concernent  ces  événemens  eux- 
mêmes,  naissance,  mort,  résurrection  et  ascension  du  Christ,  prendront 
une  forme  différente  dans  les  différens  individus,  mais  que  cela  n'intéresse 
en  aucune  façon  l'essence  de  la  foi,  puisque,  pour  la  foi,  ces  matières  n'ont 


LALLEMAC.NE    RELIGIEUSE.  575 

point  une  importance  essentielle.  On  nous  dit  que  les  prédicateurs  doivent 
avoir  pour  mission,  non  point  d'annoncer  les  actes  de  Dieu  pour  notre  ré- 
demption, comme  les  célèbre  la  chrétienté  dans  ses  grandes  fêtes,  mais  bien 
plutôt  d'annoncer  leurs  propres  pensées  religieuses  (Glauhensgedanken),  que 
par  là  ils  servent  aussi  bien  les  membres  de  la  communauté  chrétienne  qui 
conservent  une  fidélité  coutumière  au  symbole,  que  ceux  qui,  par  l'histoire 
même  de  leur  vie  spirituelle,  résultant  de  l'action  divine,  ont  été  arrachés 
à  cette  accoutumance  ;  et  qu'il  devient  donc  tout  à  fait  indifférent  de  savoir 
auquel  des  deux  groupes  le  pasteur  lui-même  appartient...  Nous  ne  pou- 
vons point  acquiescer  à  ces  conseils,  par  lesquels  on  donnerait  accès  à  une 
doctrine  nouvelle...  Que  dirait  Luther  à  des  prédicateurs  qui  songeraient  à 
remplir  leur  office  avec  une  telle  théorie  d'équivoque?  Au  lieu  de  réclamer 
des  candidats  qu'ils  fassent  preuve  de  leur  aptitude  à  traiter  le  symbole 
d'une  pareille  façon,  nous  devons  plutôt  dénoncer,  comme  une  dangereuse 
tentation,  ces  conseils  qu'on  insinue  à  nos  ecclésiastiques  ;  d'admettre  à 
une  fonction  un  homme  qui  aurait  de  pareilles  pensées,  nous  n'en  prendrions 
pas  la  responsabilité,  tant  pour  sa  propre  conscience  que  pour  celle  de  la 
communauté.  Il  n'échapperait  point  à  la  tentation  de  jouer  un  double  jeu, 
et  de  professer  de  bouche  des  enseignemens  qu'il  ne  pourrait  justifier  aux 
yeux  de  sa  conscience  que  par  des  réserves  mentales.  La  communauté  aurait 
toujours  à  craindre  d'être  trompée  sur  l'objet  de  sa  foi...  Celui  qui  ne  peut 
plus  à  Noël,  au  Vendredi-Saint,  à  Pâques,  à  l'Ascension,  à  la  Pentecôte,  cé- 
lébrer avec  nos  communautés  les  grands  actes  de  Dieu  pour  notre  salut, 
celui-là  doit  loyalement  s'abstenir  de  rechercher,  |dans  nos  églises,  une 
fonction  ecclésiastique... 

Il  paraîtrait  qu'en  effet,  parmi  les  fidèles,  la  confiance  s'en  va. 
«  Croyez-vous  à  ce  que  vous  me  dites?»  demande  un  malade  au 
pasteur  assis  près  de  son  chevet;  et  sous  la  grossière  accusation 
de  duplicité,  exploitée  par  les  publicistes  des  sectes  indépen- 
dantes, comme  M,  Cari  Scholl,  et  par  les  journaux  socialistes, 
chancelle  le  crédit  du  clergé  tout  entier.  Ce  sont  surtout  les 
maîtres  d'école,  ses  auxiliaires  officiels  pour  le  catéchisme,  qui 
dessillent  les  yeux.  Longtemps  ils  réclamèrent  une  édition  sco- 
laire de  la  Bible;  on  leur  ajourna  cette  satisfaction,  parce  qu'on 
craignait  de  s'entendre  malaisément,  entre  orthodoxes  et  libéraux, 
sur  le  choix  des  fragmens  bibliques.  De  crainte  que  les  incroyans 
ne  voulussent  expulser  les  récits  miraculeux,  certains  croyans 
voulaient  donner  à  l'enfance  la  Bible  intégrale  :  «  Tout  est  pur 
pour  les  purs  »,  observaient-ils.  Finalement,  pour  rédiger  à  Brème 
un  livre  de  lectures  bibliques  qui  ne  pût  encourir  la  suspicion 
d'aucune  fraction  théologique,  onze  théologiens  et  vingt-neuf  pé- 
dagogues, d'opinions  et  de  tendances  diverses,  collaborèrent.  Que, 
surpris  de  tous  ces  manèges,  les  instituteurs  prêtent  l'oreille; 
qu'ils  entendent  dire  qu'on  dédaigne  et  qu'on  réfute,  à  l'imiversité, 
les  vieux  dogmes  qu'ils  ont  mission  d'enseigner  aux  enfans;  alors, 
écrit  M.  le  pasteur  Seydel,  de   Berlin,  «   ils  se  croient  dupés, 


576  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

trompés  par  les  pasteurs,  qui  se  serviraient  d'eux  pour  tromper 
le  peuple  et  le  maintenir  dans  sa  sottise.  Et  cette  pensée,  qu'il 
leur  a  fallu  devenir  des  instrumens  de  mensonge,  contient  tant 
de  poison,  que  l'estime  qu'ils  avaient  jusque-là  pour  toute  notion 
religieuse  se  peut  changer  en  haine,  et  que,  dès  Tinstant  d'une 
telle  révélation,  ils  considèrent  comme  leur  devoir  d'être  ennemis 
des  pasteurs.  »  M.  Seydel,  adepte  du  libéralisme,  conclut  que  les 
archaïsmes  dogmatiques  devraient  être  bannis  du  catéchisme,  et 
que  lesprit  de  liberté  qui  souffle  dans  les  universités  devrait  cir- 
culer partout. 

II 

Moyennant  une  certaine  technique  du  genre  vague,  la  prédi- 
cation, le  catéchisme  même  s'assouplissent  aux  exigences  simul- 
tanées des  écoles  théologiques  les  plus  divergentes.  Mais  le  mo- 
bilier du  temple  ne  se  réduit  point  à  la  chaire;  non  loin  d'elle,  il 
y  a  l'autel.  Intendante  des  services  divins,  des  baptêmes,  des 
confirmations,  des  ordinations,  la  liturgie  prétend  à  une  certaine 
fixité  ;  elle  est  la  même  pour  toutes  les  communautés  et  pour  tous 
les  pasteurs  d'une  église,  sous  le  contrôle  des  autorités  adminis- 
tratives; et,  dans  une  mesure  plus  ou  moins  large  suivant  les 
Etats  de  l'Allemagne,  elle  impose,  en  des  circonstances  déter- 
minées, l'usage  du  symbole  apostolique. 

Pour  les  orthodoxes,  rien  certes  n'est  plus  naturel;  mais  il 
n'en  faut  pas  plus,  d'autre  part,  pour  que  les  libéraux  protestent, 
pour  que  les  théologiens  du  «  juste  milieu  »  s'inquiètent,  et  pour 
que  les  disciples  du  ritschlianisme  épiloguent  longuement.  Des 
milliers  de  protestans  ne  croient  plus  au  symbole:  première  ob- 
jection, qu'on  justifie  par  des  faits.  Imposer  à  quelqu'un,  pasteur 
ou  fidèle,  la  récitation  du  symbole,  c'est  l'obliger  à  professer  la 
foi  d'autrui,  une  foi  quïl  n'a  pas  personnellement  conçue  :  seconde 
objection,  que  semblent  légitimer  les  principes  individualistes  de 
la  Réforme,  développés  par  Schleiermacher,  épuisés  par  Ritschl. 
Enfin,  une  fois  grattées  ces  vieilles  effigies  qui  sont  les  phrases  du 
symbole,  les  vérités évangéliques,  monnaiesprécieuses,  pourraient 
être  frappées  à  neuf;  et  précisément  «la  théologie,  en  même  temps 
qu'elle  rend  intelligibles  les  anciennes  formes  de  la  foi  chrétienne, 
doit,  d'après  M.  Harnack,  suivre  les  signes  impérieux  de  l'his- 
toire et  enseigner  d'une  nouvelle  façon  l'antique  vérité.  »  Voilà 
une  troisième  objection,  précisée,  développée,  par  un  examen 
critique  du  symbole  lui-même,  d'où  l'on  conclut  que  le  symbole 
est,  tout  à  la  fois,  trop  surchargé  et  trop  indigent. 


l'allemagne  religieuse.  577 

M.  H»i'nack  et  ses  disciples  en  font  la  preuve.  Ils  signalent, 
dans  le  symbole,  des  parties  parasites:  le  Saint-Esprit,  disent-ils, 
en  qui  les  premiers  chrétiens  voyaient  un  don  de  Dieu,  acquiert, 
dans  ce  document  tardif,  le  rôle  d'une  personne  divine  ;  l'élévation 
de  Jésus  au  ciel,  très  vaguement  mentionnée,  à  l'origine,  en  une 
sorte  de  glose  qui  suivait  et  délayait  le  récit  de  la  résurrection, 
prend  l'importance  d'un  épisode  historique,  d'un  miracle  distinct; 
enfin  les  versets  :  (<  conçu  du  Saint-Esprit,  né  de  la  Vierge  Marie  » 
sont,  paraît-il,  démentis  par  deux  évangiles  sur  quatre,  par  un 
manuscrit  syrien  récemment  découvert,  par  des  généalogies  du 
Christ,  enfin  par  le  récit  du  baptême  de  Jésus,  où  Dieu  le  père  dit 
à  son  fils,  au  sens  de  M.  Harnack,  non  point:  «  J'ai  mis  en  toi 
toute  ma  complaisance  »,  mais:  «  Je  t'ai  engendré  aujourd'hui.  » 
Même  en  passant  condamnation  sur  ces  excroissances,  l'école  de 
M.  Harnack  maintiendrait  que  la  vieille  tradition  chrétienne  sur 
Jésus,  loin  d'être  une  vérité  historique  supérieure  à  tous  les 
doutes,  fut  forgée  comme  une  arme  pour  combattre  le  gnosticisme, 
et  qu'en  assistant  au  culte  superstitieux  d'une  pareille  tradition 
depuis  près  de  deux  mille  ans,  on  croit  proprement  rêver. 

D'autre  part,  le  symbole  est  trop  indigent.  Derrière  cette  végé- 
tation de  formules,  la  personne  du  Christ  disparaît;  et  l'on  ne 
saisit  plus  l'objet  essentiel  de  la  croyance  évangélique,  le  pardon 
des  péchés  obtenu  par  la  foi  et  procuré  par  Jésu^.  Ritschl,  dès 
1873,  écrivait  à  l'un  de  ses  correspondans  que  le  symbole  ne 
pouvait  être  une  profession  de  foi,  n'étant  point  une  prière  ;  et  il 
ajoutait:  «  Même  comme  règle  d'enseignement,  il  est  incomplet, 
et,  par  suite,  insuffisant.  On  y  trouve  maints  détails  indiff"érens, 
et  l'essentiel  y  manque,  c'est-à-dire  l'enseignement  du  royaume 
de  Dieu  et  de  notre  filiation  à  l'égard  de  Dieu.  »  Bref,  le  superflu 
qu'on  dénonce  dans  le  symbole,  c'est  ce  qu'on  rejette  du  chris- 
tianisme; le  nécessaire  dont  on  y  déplore  l'absence,  c'est  la 
variété  de  christianisme  qu'on  s'est  à  soi-même  inventée. 

De  ces  critiques  générales,  auxquelles  MM.  Harnack  et  Katten- 
busch  joignent  de  savans  aperçus  historiques  sur  le  symbole, 
on  passe  aux  diverses  cérémonies  où  cette  profession  de  foi  figure. 
Au  baptême,  que  vient-il  faire?  Ce  n'est  point  en  une  foi,  c'est 
en  Christ,  que  l'enfant  doit  être  baptisé  ;  et  puisque  l'adulte  compte 
sur  le  baptême  et  sur  les  influences  de  la  communauté  pour  pro- 
gresser dans  la  croyance,  lui  demander,  avant  son  baptême,  la 
récitation  d'un  symbole  vénéré  par  les  dévots  comme  l'expression 
la  plus  mûre  de  la  foi,  c'est  commettre  un  aussi  grave  anachro- 
nisme que  si  l'on  exigeait  d'un  arbre,  à  l'instant  même  de  la 
plantation,  des  fruits  d'une  maturité  parfaite:  la  comparaison  est 
TOME  cxxxvii.  —  1896.  37 


578  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  M.  le  pasteur  de  Soden,  de  Berlin.  Pour  la  confirmation,  qui 
constate  et  qui  scelle  l'initiative  du  chrétien  évangélique,  qu'a-t-on 
besoin  du  symbole  ?  Outre  que  les  enfans  n'en  savent  point  saisir 
les  formules,  une  profession  de  foi  librement  composée,  person- 
nellement énoncée  par  chacun  d'eux,  n'aurait-elle  pas  plus  de 
valeur?  Que  pour  tous  les  jeunes  chrétiens  admis  à  la  confir- 
mation, une  adhésion  publique  à  une  formule  définie  soit  obli- 
gatoire, cela  paraît  à  M.  Bornemann,  de  Magdebourg,  une  immo- 
ralité, une  impiété.  Et  quant  à  l'ordination,  enfin,  il  est  permis 
de  supposer,  chez  les  futurs  pasteurs,  des  doutes  à  l'endroit  du 
vieux  symbole,  et  une  aptitude  d'élite  à  se  faire  eux-mêmes  leur 
foi  :  est-il  légitime  de  négliger  leurs  doutes  en  les  voulant  en- 
chaîner au  symbole,  et  ne  ferait-on  pas  mieux  d'éprouver  leur 
aptitude  en  les  priant  d'énoncer  leur  croyance  individuelle  ? 

D'une  façon  logique,  cette  série  de  conséquences  est  déduite 
par  les  théologiens  libéraux  ou  «  modernes  »  :  pour  plaider  la 
cause  de  la  liberté,  la  Réforme  n'est  jamais  à  court  d'argumens. 
C'est  une  ingrate  tâche,  pour  les  orthodoxes,  d'établir  les  droits 
de  l'autorité,  de  commander  le  respect  du  symbole,  de  réclamer 
enfin  une  déférence  uniforme  aux  habitudes  liturgiques  et  aux 
traditions  dogmatiques  de  la  communauté.  On  leur  objecte  la 
«  Formule  de  concorde  »,  document  luthérien  du  xvi^  siècle,  où 
les  symboles  sont  présentés  simplement  comme  un  «  témoignage  » 
et  une  «  énonciation  »  de  la  foi,  et  où  l'Ecriture  est  proclamée 
«  juge  »  de  cette  foi.  Ce  texte,  gênant  pour  les  prétentions  ortho- 
doxes, off"re  aux  incroyans  une  échappatoire;  puisqu'en  dernier 
ressort  l'Ecriture  est  juge,  ils  finiront  par  adhérer  au  symbole, 
non  parce  que,  mais  autant  que  sa  conformité  avec  l'Ecriture  sera 
pour  eux  évidente.  «  Restriction  mentale!  »  s'exclame  M.  le  pas- 
teur Glage.  Préférerait-il  l'excuse  du  célèbre  pasteur  de  Sydow, 
de  Berlin,  qui  déchirait  le  symbole  devant  ses  collègues  de  la 
libérale  «  Association  protestante  »,  et  qui  le  prononçait,  pour- 
tant, devant  la  communauté?  A  quelqu'un  qui  s'en  étonnait:  «  Je 
ne  professe  pas  ces  articles,  répondait-il,  je  les  lis.  »  Une  Revue 
luthérienne  accusa  Berlin  d'avoir,  en  cette  circonstance,  «  offert 
au  monde  le  spectacle  d'un  mensonge  jésuitique  »  ;  mais  si  l'on 
n'avait  point  tracassé  M.  de  Sydow,  le  «  mensonge  »  eût  pris 
moins  de  relief;  et  lorsque  les  incroyans  sont  flétris  comme  des 
auteurs  de  scandales,  ils  peuvent  demander,  de  fort  bonne  foi, 
si  la  faute  en  est  à  leurs  manèges,  toujours  discrets,  souvent  onc- 
tueux, ou  bien  à  l'impitoyable  étalage  qu  en  fait  l'école  adverse. 
Pour  satisfaire,  en  dépit  de  leurs  négations,  les  consistoires  et 
l'élite  croyante  des  communautés,  ils  se  fient  à  certaines  réti- 


l'aLLEMAGNE    KELIGIEUSE.  579 

cences.çardoniiées  ou  admirées  par  les  habiles,  inaperçues  des 
simples:  dans  le  silence  on  pourrait  s'entendre...  mais  seulement 
dans  le  silence;  et  pourquoi  donc  les  orthodoxes  font-ils  si  sou- 
vent du  fracas  ? 


111 

Parfois,  à  vrai  dire,  parmi  les  incroyans  eux-mêmes,  se  pro- 
duisent certains  éclats.  L'atîaire  Schrempf,  l'afFaire  Lisco,  l'affaire 
Stendel,  pour  ne  citer  que  les  principales,  ont  bruyamment  rempli 
les  dernières  années.  A  ces  trois  pasteurs,  affamés  de  franchise, 
épris  des  situations  nettes,  il  répugnait  de  paraître  affirmer,  par 
la  récitation  liturgique  du  symbole,  une  foi  qui  n'était  pas  la  leur. 

Lorsque,  en  1884,  M.  Schrempf  devint  curé  de  Leuzendorf,  il 
déclara  loyalement  aux  autorités  religieuses  du  Wurtemberg 
qu'il  ne  prêcherait  que  les  trois  évangiles  synoptiques;  elles  le 
tinrent  quitte  de  tout  surplus;  et  M.  Schrempf,  tout  en  repous- 
sant, comme  n'étant  pas  formellement  contenues  dans  les  synop- 
tiques, la  Trinité,  la  faute  originelle,  la  divinité  du  Christ,  les 
notions  d'inspiration  biblique  et  de  sacrement,  fut  chargé  d'une 
communauté.  «  A  Noël,  raconte-t-il,  je  prêchais,  non  point  sur 
l'enfant  Jésus,  l'étable  et  la  crèche,  mais  sur  Christ,  ce  qu'il  nous 
apporte,  ce  qu'il  veut  de  nous.  A  Pâques,  je  disais  volontiers 
que  seule  la  foi  du  Sauveur,  qui  s'est  révélé  vivant  après  la  mort, 
assure  au  chrétien  la  vraie  joie  :  cela,  je  le  savais  par  ma  propre 
expérience;  sans  la  foi  au  Christ  vivant,  on  n'obtient  point  la 
vraie  joie.  A  l'Ascension,  je  parlais  de  la  maîtrise  du  Christ  sur 
l'Eglise  et  le  monde  entier;  je  ne  me  servais  du  mot  Ascension 
que  comme  d'une  épigraphe.  A  la  Pentecôte,  je  parlais  de 
l'Esprit-Saint;  du  récit  de  la  première  Pentecôte,  je  n'utilisais  que 
le  discours  de  Pierre.  »  Ce  ne  fut  point  le  consistoire  qui  s'inquiéta 
de  cette  tactique;  ce  fut  la  conscience  de  M.  Schrempf,  choquée, 
surtout,  parce  que  ce  «  manque  de  véracité  »  [Unwahrheitj  lui 
procurait  un  «  poste  et  des  appointemens  ».  Avec  une  délicatesse 
qui  dut  sembler  maladive  à  ses  collègues  incroyans,  il  fît  savoir 
au  doyenné,  le  o  juillet  1891,  que,  fatigué  de  feindre  toujours^  il 
supprimerait  le  symbole,  à  l'avenir,  dans  la  cérémonie  du  bap- 
tême. «  D'une  façon  ou  d'une  autre,  expliqua-t-il  plus  tard,  je 
devais  violer  la  promesse  de  mon  ordination.  A  l'origine,  confor- 
mément à  ma  promesse,  j'ai  simplement  énoncé  le  symbole;  et 
contrairement  à  ma  promesse,  je  n'ai  pas  laissé  voir  ma  position 
subjective  à  l'endroit  de  ce  symbole:  ensuite,  conformément  à 
ma  promesse,  j'ai  déclaré  ma  position  subjective  à  l'endroit  du 


580  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

symbole;  et  contrairement  à  ma  promesse,  j'ai  énoncé  des  opi- 
nions qui  divergeaient  de  la  doctrine  évangélique.  »  On  eût  pré- 
féré, à  Stuttgart,  que  M.  Schrempf  appréciât  avec  moins  de  mi- 
nutie l'esprit  et  la  portée  de  ses  sermens  d'ordinand,  et  qu'au 
pied  de  l'autel  il  marquât  à  la  liturgie  une  obéissance  plus  litté- 
rale, s'arrangeant  avec  sa  conscience  comme  il  le  voudrait  ou 
comme  il  le  pourrait.  Le  14  juin  1892,  il  dut  quitter  le  service 
pastoral,  et  malgré  la  ferveur  orthodoxe  de  beaucoup  de  prêtres 
wurtembergeois,  la  noblesse  de  sa  conduite  inspirait  un  tel  res- 
pect que  la  décision  du  consistoire  fut  l'objet  d'une  générale 
défaveur. 

Son  exemple  fut  contagieux  :  M.  Lisco,  pasteur  en  Prusse, 
M.  Stendel,  pasteur  en  Wurtemberg,  signifièrent  qu'ils  refusaient 
à  l'avenir  l'usage  du  symbole;  leur  déposition  suivit.  Lorsque 
Schleiermacher,  en  1829,  informa  son  consistoire  qu'il  emploierait 
les  formules  liturgiques  comme  bon  lui  semblerait,  on  toléra 
l'incartade;  mais  il  est  des  exceptionsqu'on  ne  peut  étendre.  Et  puis, 
aux  yeux  des  autorités  religieuses,  le  vrai  crime  de  MM.  Schrempf, 
Lisco,  Stendel,  était  moins  d'avoir  violé  les  rites  que  de  s'en  être 
targués.  M.  de  Schmid,  prédicateur  à  la  cour  de  Stuttgart,  voulut 
un  jour  convaincre  M.  Stendel  qu'on  peut  accepter  et  suivre  toute 
la  liturgie;  au  hasard,  pour  en  donner  les  preuves,  il  saisit  un 
vieux  livre  d'église  qui  avait  appartenu  à  l'ancien  prédicateur, 
M.  de  Gerok  :  quel  ne  fut  point  son  embarras  en  constatant, 
sous  les  regards  victorieux  de  M.  Stendel,  que  M.  de  Gerok,  tout 
le  premier,  avait,  au  crayon  bleu,  pour  son  usage,  corrigé  plus 
d'un  passage!  Mais  le  défunt  prédicateur  n'avait  point  avoué  ces 
actes  de  désinvolture,  tandis  que  M.  Schrempf,  M.  Stendel, 
M. Lisco,  furent  punis,  suivant  la  brutale  expression  du  dernier, 
pour  ((  n'avoir  pas  voulu  devenir  menteurs  » . 

Ces  partis  pris  de  loyauté  sont  fort  gênans  pour  les  chefs  de 
l'Eglise.  Entre  eux  et  les  pasteurs  rebelles,  on  observe  d'étranges 
divergences  dans  la  façon  même  de  définir  les  litiges.  «  Nous  nions 
tel  et  tel  article  du  symbole  ;  faites-nous  un  procès  pour  erreur 
doctrinale  [Irrlehré]  »,  réclamaient  M.  Schrempf  et  M.  Lisco. 
A  l'aide  d'un  tel  procès,  ils  espéraient  atteindre  le  fond  même  du 
débat.  Le  principe  de  l'absolue  liberté  d'examen  permet-il  cette 
harmonie  nécessaire  à  la  vitalité  d'une  Église?  Si  chacun  pense 
à  son  gré,  l'Eglise  peut-elle  faire  figure?  Primordialement,  lequel 
de  ces  deux  faits  est  le  plus  essentiel  au  protestantisme,  l'existence 
d'une  Église  ou  l'autonomie  effrénée  de  toutes  les  consciences? 
Prudemment,  les  autorités  religieuses  déclinèrent  ces  discussions  : 
de  son  indocilité,  M.  Schrempf  voulait  qu'on  examinât  l'esprit; 


l'allkmagne  religieuse.  581 

on  s  en  tml  à  la  lettre;  on  ergota  sur  des  détails  de  procédure 
pieuse.  A  Luther  révolté,  rEg:lisc  romaine  accorda,  demanda 
même,  qu'il  s'expliquât  sur  le  dogme;  avec  M.  Schrempf  révolté, 
le  consistoire  n'osa  point  engager  un  pareil  colloque. 

Cependant  M.  Schrempf,  spolié  de  sa  paroisse,  et  qualifié  de 
((  génie  religieux  »  par  M.  le  professeur  Ziegler,  de  l'Université 
de  Strasbourg,  importuna  l'Église  de  Wurtemberg  par  un  opus- 
cule passionnant,  qui  se  ramassait  en  une  question  :  «  Ayant  re- 
tiré, d'une  façon  publique,  ma  profession  de  foi  de  confirmation, 
suis-je  encore  membre  de  l'Eglise?  »  La  réponse  me  permettra, 
expliquait-il,  de  «  rentrer  dans  un  rapport  naturel  avec  mon 
Eglise.  Souffrir  en  silence  qu'on  m'inscrive  toujours,  sur  les  re- 
gistres, comme  membre  d'une  Eglise,  et  rompre,  en  silence,  lu 
communion  qui  munissait  à  elle,  c'est  une  combinaison  dont  je 
ne  veux  point,  bien  qu'elle  soit  fort  pratiquée.  Esthétiquement, 
moralement,  religieusement,  je  la  trouve  odieuse;  je  préfère  le 
franc  conflit,  et,  s'il  le  faut,  la  séparation  définitive.  »  La  question 
de  M.  Schrempf  resta  sans  réponse,  et  pour  cause.  En  lui  concé- 
dant qu'il  était  toujours  chrétien,  le  consistoire  eût  couru  le  péril 
d'une  seconde  interrogation  :  «  Pourquoi  dès  lors  ne  suis-je 
plus  capable  de  servir  l'Eglise?  »  et,  sur  ce  terrain-là,  il  n'est 
pas  un  théologien  ((  moderne  »  qui  n'aurait  prêté  renfort  à 
M.  Schrempf. 

«  S'il  doit  y  avoir  conflit,  proclamait-il,  je  préfère  qu'il  soit 
notoire.  »  Les  autorités  de  l'Eglise  ont  d'autres  goûts;  elles 
aiment  mieux  que  les  conflits  soient  occultes,  tout  au  moins  dis- 
crets; elles  ne  sévissent,  même,  que  lorsqu'ils  sont  suffisamment 
notoires.  M.  de  Sydow,  dont  nous  parlions  tout  à  l'heure,  fut 
absous,  en  1877,  par  le  conseil  suprême  évangélique  de  Prusse, 
parce  qu'il  réservait  ses  opinions  hétérodoxes  pour  des  assemblées 
privées  ;  le  vieil  empereur  Guillaume  I'''"  s'indigna  de  cette  tolé- 
rance; mais  inutilement.  M.  Schwarz,  pasteur  badois,  fît  impri- 
mer en  189i,  en  une  brochure  de  propagande,  un  certain  nombre 
de  propositions  ;  elles  établissaient  que  :  «  les  Eglises  conservent 
de  vieilles  erreurs  et  entretiennent  l'hypocrisie;  que  l'Évangile 
n'enseigne  point  la  rédemption,  mais  l'évolution  de  Fêtre  humain 
vers  une  grandeur  divine  ;  que  la  Trinité  est  une  doctrine  néfaste  ; 
et  que  l'Eglise  évangélique,  en  maintenant  des  dogmes,  se  met  au 
service  du  papisme.  »  Le  conseil  supérieur  de  l'Église  de  Bade 
jugea  tout  procès  doctrinal  inutile  ;  il  estima  que  le  pasteur  Schwarz 
avait  «  ravalé  la  conviction  religieuse  de  ses  collègues,  qui,  eux 
aussi,  ont  le  droit  d'avoir  une  conviction  et  de  la  faire  protéger  » , 
et  que  la  diffusion  de   ces  thèses  dans  un   écrit  populaire,  dé- 


o82 


REVUE    DES    DEUX    MONDES. 


pourvu  de  tout  caractère  scientifique,  pouvait  troubler  les  con- 
sciences :  pour  ces  motifs,  M.  Schwarz,  qui  refusa  de  retirer  sa 
brochure,  fut  déposé;  il  expiait  moins  ses  propositions  elles- 
mêmes  que  l'indocile  acharnement  qu'il  mettait  à  les  répandre 
et  la  notoriété  prolongée  qu'il  leur  avait  voulu  garantir.  On  ne 
pouvait  alléguer  ni  l'un  ni  l'autre  grief  contre  le  pasteur  Lângin 
et  le  pasteur  Wimmer  qui,  vers  la  même  époque,  soutinrent  dans 
des  réunions  publiques  des  thèses  également  subversives  :  mal- 
gré la  campagne  entreprise  par  l'orthodoxie,  l'autorité  badoise 
leur  fut  clémente.  En  somme,  l'incroyance  paraît  bien  être  un 
droit;  mais  une  certaine  correction  dans  l'incroyance  est  un 
devoir;  quant  à  la  ligne  idéale  qui  sépare  cette  correction  d'avec 
la  dissimulation,  jamais  on  n'a  tenté  de  la  définir;  et  c'est  tant 
pis  pour  le  pasteur  qui,  considérant  ses  auditeurs  laïques  comme 
des  frères  en  Christ,  leur  veut  exprimer  toute  sa  conscience,  en 
y  risquant  son  gagne-pain. 

«  Ou  bien  l'Eglise  devrait  expliquer  sans  équivoque  que  chez 
ses  serviteurs,  qui  sont  en  même  temps  ses  membres,  elle  pré- 
suppose une  adhésion,  sans  conditions  ni  réserves,  à  son  sym- 
bole et  à  son  enseignement,  et  par  là  faire  connaître  sans  équi- 
voque, aux  théologiens  hétérodoxes,  qu'ils  ne  conviennent  point 
pour  le  service  divin.  Ou  bien  elle  devrait  fixer  de  telle  sorte  sa 
position  à  l'égard  du  symbole  et  réglementer  de  telle  sorte  le  ser- 
vice divin,  que  l'ecclésiastique,  en  communiquant  suivant  sa 
conscience  le  symbole  de  l'Église  devenu  un  document  historique, 
pût  exprimer  comme  il  convient  sa  position  personnelle  à  l'en- 
droit de  ce  symbole,  et  ne  fût  jamais  obligé  de  laisser  croire  que  sa 
foi  à  lui  est  sans  réserve.  Mais  l'Eglise  n'accepte  ni  l'une  ni  l'autre 
solution,  ou,  plus  exactement,  elle  fait  le  contraire  des  deux.  » 
Ces  fortes  paroles  sont  de  M.  Schrempf  :  inattaquable  en  est  la 
logique;  mais  en  imposant  une  orthodoxie  réelle,  la  Réforme  ab- 
diquerait ses  principes  de  libre  examen;  en  cessant  d'imposer 
une  certaine  apparence  d'orthodoxie,  elle  dissoudrait  les  cadres  de 
l'Eglise;  sous  peine  de  se  démentir  ou  de  se  tuer,  elle  ne  peut  ad- 
mettre l'alternative  que  lui  définit  M.  Schrempf. 

IV 

Peu  s'en  fallut,  toutefois,  entre  1892  et  1894,  que  l'Eglise  de 
Prusse  ne  se  laissât  séduire  au  second  terme  de  cette  alternative, 
et  que,  par  des  concessions  au  sujet  du  symbole,  elle  ne  rectifiât 
la  conscience  et  la  situation  des  pasteurs  incroyans  :  l'épisode  est 
d'insigne  importance,  et  mérite  d'être  relaté. 


l'allemagne  religieuse.  588 

En  i8§9,  avec  la  haute  approbation  de  Frédéric-Guillaume  III. 
la  liturgie  prussienne  avait  été  fixée  dans  un  rituel  aY>ipe[éAge?ide. 
En  1846,  en  1879,  on  projeta  la  revision  de  cette  liturgie  et  la 
composition  dune  nouvelle  «  Agende  »  ;  cest  seulement  en 
mars  1892  qu'une  commission  de  vingt-quatre  membres,  apparte- 
nant la  plupart  aux  fractions  croyantes  de  l'Église,  se  mit  sérieu- 
sement à  ^œu^Te.  Tout  aussitôt,  la  question  du  symbole  surgit. 
Les  plus  fervens  d'entre  les  orthodoxes  souhaitaient  profiter  de 
cette  re vision  pour  donner  au  symbole,  dans  la  cérémonie  de  l'or- 
dination, une  force  juridiquement  obligatoire.  Les  «  libéraux  » 
auraient  désiré  l'évincer  à  peu  près  complètement  de  Y  «  Agende  » 
tout  entière,  à  l'exemple  de  Hambourg  et  de  Gotha,  ou  lui  sub- 
stituer autant  que  possible,  suivant  la  coutume  saxonne,  des  chants 
d'Eglise;  les  théologiens  du  «  juste  milieu  »,  les  jeunes  et  labo- 
rieux adeptes  de  la  théologie  «  moderne  »  cherchaient  avant  tout 
des  procédés  pour  que  le  symbole  fût  énoncé  m  referierender 
Form,  c'est-à-dire  à  titre  de  document,  presque  à  titre  de  récit 
intéressant  la  vieille  foi  chrétienne  et  reliant,  en  une  communion 
réciproque,  les  chrétiens  d'aujourd'hui  et  les  chrétiens  de  jadis. 
Frédéric-Guillaume  III,  en  publiant  la  précédente  «  Agende  », 
avait  spécifié  qu'elle  ne  devrait  point  «  limiter  la  liberté  de  foi  et 
de  conscience,  si  chèrement  obtenue  »  :  tous  les  théologiens 
étrangers  à  la  stricte  orthodoxie  redoutaient  que  sous  Guillaume  II 
les  fanatiques  du  dogme  intégral  ne  prétendissent  revenir  sur  la 
déclaration  de  Frédéric-Guillaume  111. 

Quelques  mois  durant,  les  polémiques  furent  discrètes;  elles 
firent  explosion ,  de  toutes  parts,  lorsque  M.  Harnack ,  le  1 8  août  1892, 
publia  dans  la  revue  :Z)ze  christliche  Welt  une  consultation  qu'il 
avait  donnée,  concernant  le  symbole,  à  ses  étudians  de  Berlin.  De 
prendre  ouvertement  le  parti  de  M.  Schrempf,  qui  venait  d'être 
révoqué,  et  de  pétitionner  contre  l'usage  du  symbole,  M.  Harnack 
les  dissuadait;  mais  il  se  hâtait  d'ajouter  que  ce  document  con- 
tient plusieurs  articles  susceptibles  de  choquer  un  esprit  mûr,  un 
chrétien  savant  en  histoire,  et  que  le  verset  :  «  né  de  la  Vierge 
Marie  »  ne  comportait,  même,  aucune  interprétation  satisfaisante. 
Tout  en  rendant  hommage  à  M.  Schrempf,  il  admettait  qu'on 
pouvait,  en  toute  sécurité  de  conscience,  entrer  dans  le  minis- 
tère pastoral  sans  chercher  un  accommodement  avec  ce  terrible 
verset.  Un  jour  viendrait  où  le  vieux  symbole  pourrait  être  rem- 
placé par  un  autre,  et  provisoirement  il  fallait  patienter. 

Par  une  très  courte  déclaration,  datée  du  20  septembre,  le 
luthéranisme  orthodoxe  répondit  à  M.  Harnack;  elle  se  résumait 
en  trois  points  : 


584  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

1°  Toute  lentalivc  d'écarter  le  symbole  de  l'usage  ecclésiastique  est  un 
soufllet  à  rÉylise  du  Christ. 

2°  Il  est  temps,  et  grand  temps,  que  nos  étudians  en  théologie  soient 
efficacement  protégés  contre  le  trouble  où  des  professeurs  de  théologie,  par 
un  enseignement  subversif,  jettent  leurs  consciences. 

3°  Que  le  Fils  de  Dieu  est  conçu  du  Saint-Esprit  et  né  de  la  Vierge  Marie, 
c'est  le  fondement  du  christianisme,  c'en  est  la  pierre  angulaire,  contre 
laquelle  se  brisera  toute  sagesse  de  ce  monde. 

Les  signataires  de  ces  trois  articles  étaient  beaucoup  plus  ré- 
putés dans  les  sphères  d'Eglise  que  dans  les  cercles  savans.  Point 
par  point,  quinze  jours  après,  on  eut  la  riposte  universitaire  : 
datée  d'Eisenach,  une  ville  sainte  de  la  Réforme,  elle  était  ainsi 
conçue  : 

Les  nombreuses  protestations  ecclésiastiques,  auxquelles  ont  donné  lieu 
les  propositions  récemment  émises  par  le  professeur  Harnack  au  sujet  du 
symbole  apostolique,  contraignent  les  soussignés,  amis  et  collaborateurs 
de  la  Christiiche  Welt,  réunis  à  Eisenach,  à  l'explication  suivante  : 

1°  Nous  ne  pensons  point  à  enlever  à  l'Église  évangélique  le  symbole  dit 
apostolique  ;  mais  nous  contestons  que  l'autorité  de  ce  symbole  dans  l'Église 
et  l'usage  qui  en  est  fait  contraigne  juridiquement  ecclésiastiques  ou  laïques 
à  en  accepter  en  détail  toutes  les  phrases.  Est  chrétien  évangélique  quiconque, 
en  vivant  et  en  mourant,  met  sa  confiance  exclusive  en  Jésus  son  Seigneur; 
nous  désirons  que  cet  indubitable  principe  du  christianisme  évangélique 
soit  publiquement  reconnu  comme  tel,  et  qu'on  cesse  de  se  targuer,  con- 
trairement au  sain  esprit  évangélique,  de  quelques  opinions  dogmatiques 
de  détail. 

2°  Cette  vraie  foi  évangélique  elle-même  implique  le  droit  et  le  devoir  de 
mettre  en  crédit,  même  dans  l'Église  et  vis-à-vis  des  traditions  du  passé  de 
l'Église,  le  travail  scientifique,  consciencieux  et  loyal. 

3°  Nous  devons  donc  dénoncer  un  bouleversement  perturbateur  des 
consciences,  lorsque  par  exemple  dans  l'une  des  protestations  publiques  on  a 
soutenu  que  cet  article:  «  conçu  du  Saint-Esprit,  né  de  la  Vierge  Marie  » 
est  le  fondement  du  christianisme,  qu'il  en  est  la  pzerre  angulaire,  où  se  bri- 
sera toute  la  sagesse  de  ce  monde.  Ni  l'Écriture  ni  les  symboles  évangéliques 
n'ont  attribué  au  récit  contenu  dans  les  premiers  chapitres  du  premier  et 
du  troisième  Évangile  une  importance  si  décisive  pour  la  foi.  Dans  la  pré- 
dication de  Jésus  et  de  ses  apôtres  concernant  le  salut,  il  n'y  a  aucune  allu- 
sion à  ce  récit.  On  commet  donc  une  déviation  de  la  foi  et  une  perturbation 
des  consciences,  quand,  au  nom  de  l'Écriture  et  du  symbole,  on  énonce  une 
affirmation  qui  ferait  croire  le  contraire. 

C'est  sur  les  bases  mêmes  du  christianisme  qu'on  discutait  et 
qu'on  disputait;  ce  qui,  pour  les  uns,  était  une  pierre  fondamen- 
tale de  l'édifice,  n'apparaissait  aux  autres  que  comme  une  partie 
postiche.  Guillaume  II  sentit  le  péril  ;  pape  en  ses  terres,  comme 
tout  bon  monarque  évangélique,  et  croyant  entendre,  peut-être, 
un  appel  posthume  de  Luther,  qui  si  souvent  recourut  aux  sou- 
verains de  son  temps,  il  trouva  façon  d'intervenir.  Inaugurant  à 


l'alle.ma(;ne  religieuse.  585 

Wittenblrg,  le  31  octobre  1892,  en  présence  d\m  certain  nombre 
de  princes  allemands,  cette  église  du  château  [SclilosskircJie), 
qu'ont  restaurée  les  Hohenzollern  et  sur  les  portes  de  laquelle 
Luther  avait  affiché  ses  thèses,  l'empereur  déclara  :  «  Nous  pro- 
fessons de  cœur  la  foi  en  Jésus-Christ,  fils  de  Dieu  devenu  homme, 
crucifié  et  ressuscité,  foi  qui  est  un  lien  pour  la  chrétienté  tout 
entière,  et  c'est  par  cette  foi  que  nous  espérons  obtenir  le  salut, 
e^  par  elle  seule.  Aussi  nous  attendons  de  tous  les  serviteurs  de 
l'Église  évangélique  qu'en  tout  temps  ils  s'appliquent  à  gérer  leur 
charge  en  prenant  pour  règle  la  parole  de  Dieu,  dans  le  sens  et 
dans  l'esprit  de  la  pure  foi  chrétienne,  reconquise  par  la  Ré- 
forme. » 

Guillaume  II  s'était  prononcé  ;  le  conseil  suprême  de  l'Église 
prussienne  ne  craignit  plus  d'émettre  un  avis,  par  une  circulaire 
datée  du  25  novembre  1892. 

Nous  déplorons,  expliquait  la  circulaire,  que  les  explications  du  profes- 
seur Harnack  dans  sa  réponse  aux  étudians  en  théologie,  concernant  la  va- 
leur et  l'usage  ecclésiastique  du  symbole  apostolique,  aient  soulevé  un 
profond  émoi  chez  beaucoup  de  pasteurs  évangéliques,  et  même  en  beau- 
coup de  sphères  du  peuple  évangélique.  A  cet  émoi,  une  raison  profonde 
existe  :  on  s'imagine  que  ces  consultations  sur  le  symbole  mettent  en  péril 
l'intégrité  de  la  foi  chrétienne,  spécialement  la  doctrine  fondamentale  de 
l'Incarnation  du  Fils  de  Dieu.  En  présence  de  ces  craintes,  nous  rendons 
hommage  à  une  insigne  coïncidence  concertée  par  la  grâce  divine  ;  elle  a 
permis  que,  dans  les  plus  profondes  couches  du  peuple  évangélique,  un 
bruyant  écho  répercutât  la  manifestation  faite  à  Wittenberg,  le  31  octobre, 
par  S.  M.  l'Empereur  et  Roi  et  les  princes  évangéliques  d'Allemagne;  or 
dans  cette  manifestation,  l'attachement  à  la  croyance  au  Fils  de  Dieu  fait 
homme,  comme  au  lien  commun  qui  cimente  la  chrétienté,  était  exprimé 
d'une  façon  simple,  mais  formelle. 

Que  l'avis  de  M.  Harnack  sur  les  phrases  :  conçu  du  Saint-Esprit,  né  de 
la  Vierge  Marie,  fût  exposé  comme  une  opinion  doctrinale,  unanimement 
admise  par  la  recherche  théologique  :  voilà  surtout,  au  dire  des  surintendans 
généraux,  ce  qui  a  provoqué  l'émoi,  la  communauté  voyant  dans  ces  phrases 
un  sanctuaire  de  sa  foi,  chéri  et  inviolé.  S'il  en  est  ainsi,  il  suffira  de  rap- 
peler qu'au  jugement  de  beaucoup  de  représentans  éminens  de  la  science 
théologique,  et  spécialement,  même,  de  membres  distingués  de  la  Faculté 
de  théologie  de  Berlin,  le  fait  affirmé  dans  ces  phrases  soutient  encore,  de- 
vant une  recherche  scientifique  impartiale,  l'épreuve  de  la  vérité.  Avec  les 
surintendans  généraux,  nous  croyons  que  l'auguste  symbole  apostolique, 
remontant  en  son  fond  jusqu'aux  temps  les  plus  anciens  de  l'Église,  et  jus- 
qu'aux environs  du  temps  même  des  apôtres;  témoignant  éloquemment,  en 
sa  brièveté,  des  grandes  œuvres  de  Dieu  ;  offrant  à  l'instruction  catéchétique, 
par  ses  divisions,  un  important  modèle,  ménageant  à  tous  dans  la  commu- 
nauté, jeunes  et  vieux,  une  inépuisable  source  d'édification,  est  d'autant 
plus  indispensable  à  l'Église  que,  par  son  contenu,  il  établit  un  lien  d'unité 
entre  toute  la  chrétienté  terrestre.  L'éloigner  du  service  divin,  ou  même 
seulement  en  sacrifier  l'usage  au  caprice  de  chaque  communauté,  ce  serait 


586  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

diminuer  la  conscience  juridique  de  la  communauté  de  l'Église  prussienne, 
enlever  au  culte  un  précieux  bijou,  à  la  communauté  un  moyen  suprême  de 
recueillement  et  de  prière. 

Il  sera  de  notre  office,  dans  l'Église  évangélique  de  notre  ressort,  de 
veiller  à  ce  qu'on  demeure  attaché,  d'une  intime  fidélité,  à  la  profession  de 
foi  de  notre  église,  qui  contient,  à  côté  des  autres  vérités  fondamentales  de 
la  foi  chrétienne,  traduites  dans  le  symbole  apostolique,  une  profession  de 
foi  à  l'incarnation  de  Dieu  en  Christ  ;  et  pareillement,  le  devoir  de  notre 
charge  et  de  notre  conscience  requiert  qu'à  l'égard  de  l'usage  liturgique  du 
symbole  nous  maintenions,  comme  nous  l'avons  fait  jusqu'ici,  et  môme  plus 
strictement,  les  règlemens  ecclésiastiques  en  vigueur.  C'est  avec  une  lar- 
geur de  cœur  tout  évangélique  et  sans  vouloir  faire  du  symbole  ou  d'un  dé- 
tail de  ce  symbole  une  rigoureuse  loi  d'enseignement  {cin  starres  Lehrgesetz) 
que  nous  refusons  de  tolérer,  chez  nos  ecclésiastiques,  toute  agitation  qui 
tendrait  à  bannir  le  symbole  de  la  place  qui  lui  revient...  Nous  nous  conso- 
lons par  cette  espérance  que  vous  réussirez  à  évincer  cette  idée,  que 
celui-là  même  qui  a  une  croyance  opposée  aux  vérités  fondamentales  de  la 
commune  foi  chrétienne  peut  être,  dans  l'Église  évangélique,  un  serviteur 
au  cœur  droit.  Puisqu'un  malentendu  a  pu  s'élever  à  ce  sujet,  les  surinten- 
dans  doivent,  plus  que  jamais,  ériger  en  devoir  de  conscience,  pour  ceux 
qui  aspirent  aux  fonctions  ecclésiastiques,  un  sérieux  examen  personnel, 
fait  avec  loyauté,  avec  souci  des  âmes,  concernant  leur  situation  à  l'endroit 
des  croyances  de  l'Église  évangélique,  et  leur  représenter  toute  l'importance 
des  obligations  qu'ils  assument  au  moment  des  promesses  de  l'ordination. 

Ce  document  fut  très  commenté.  L'orthodoxie,  assez  satisfaite, 
en  conclut  qu'au  jugement  du  conseil  suprême  la  naissance  mi- 
raculeuse de  Jésus  était  une  ((  vérité  fondamentale  »  ;  et  les  écoles 
incroyantes  firent  observer  que  le  conseil  suprême  ne  considérait 
point  le  symbole  comme  une  rigoureuse  «  loi  d'enseignement  ». 
Sous  un  certain  vernis  de  netteté,  une  équivoque  subsistait.  «  La 
faute  en  est  à  l'Eglise  même  de  Prusse,  déclara  M.  Herrmann  : 
ses  membres  étant  en  désaccord  sur  la  foi  elle-même,  le  conseil 
suprême  ne  peut  rien  faire  autre  chose,  que  de  publier  des  édits 
qui  manquent  d'une  véritable  unité.  Car  s'il  voulait  trancher  le 
conflit,  ou  se  déclarer  pour  un  groupe  et  opprimer  l'autre  groupe, 
il  s'arrogerait  une  puissance  papale.  » 

Ainsi  le  conseil  suprême  laissait  les  esprits  en  suspens,  et  sa 
circulaire,  tout  compte  fait,  atténuait  l'effet  de  la  harangue  impé- 
riale plutôt  qu'elle  ne  le  précisait.  Et  sur  la  question  du  sym- 
bole, les  brochures,  les  articles  de  journaux  et  de  revues,  les 
protestations  des  dévots,  les  contre-protestations  des  incroyans, 
continuèrent  de  s'empiler  :  on  formerait  une  bibliothèque  consi- 
dérable avec  toute  la  «  littérature  »  à  laquelle  donna  lieu  cet  épi- 
sode. «  Si  le  symbole  possède  une  force  obligatoire,  s'il  est  un 
lien  pour  la  conscience,  et  dans  quelle  mesure  »,  c'est  ainsi  que 
beaucoup  de  théologiens,  orthodoxes  exigeans  ou  libéraux  alarmés, 


l'allemagne  religieuse.  587 

posaient  fk  question.  Le  professeur  Gremer,  de  Greifswald,  la  dé- 
linissait  d'une  tout  autre  façon  :  «  Il  s'agit  de  savoir,  expliquait- 
il,  s'il  appartient  à  la  recherche  historique  de  prononcer  le  mot 
décisif  sur  le  Christ,  et  si,  du  symbole,  il  faut  effacer  les  articles 
qui  ne  sont  point  le  résultat  de  la  recherche  historique  »  ;  croyant 
fervent,  il  répondait  négativement.  Mais  M.  Harnack  objectait 
que,  de  la  critique  historique,  tous  les  faits  évangéliques  relèvent, 
même  le  «  miracle  physiologique  »  de  la  naissance  surnaturelle 
de  Jésus.  Et  le  public  sapercevait  sans  peine  qu'aux  yeux  de 
M.  Cremer,  Jésus  était  un  Dieu  devenu  homme;  qu'aux  yeux  de 
M.  Harnack,  Jésus  n'était  qu'un  homme,  élevé  par  son  baptême,  à 
l'âge  de  30  ans,  jusqu'à  la  dignité  divine;  et  qu'il  faudrait  quasi- 
ment un  tour  de  force  pour  réconcilier  en  un  symbole  commun 
ces  deux  professeurs,  qui  formaient  des  pasteurs  pour  la  même 
Eglise.  Entre  les  diverses  tendances,  la  chaleur  menaçante  des 
polémiques  élargissait  le  fossé  :  de  part  et  d'autre,  on  annonçait 
que  l'Église  ne  survivrait  point  à  la  victoire  de  l'école  adverse. 
«  Les  pères  de  notre  Église,  disait  l'organe  du  pasteur  Stoecker, 
avaient  la  conviction  que  leurs  professions  de  foi  étaient  conformes 
à  la  Bible,  c'est-à-dire  à  la  parole  révélée  de  Dieu.  Nous  sommes 
absolument  du  même  avis.  Sans  cette  conviction,  l'Église  évangé- 
lique  se  disloque  ;  elle  devient  une  sorte  de  casino,  avec  cette 
différence  qu'un  casino  a  des  règlemens,  et  que  l'Église  n'en  a 
point.  »  —  «  Il  n'est  pas  besoin  du  don  de  prophétie,  ripostait  en 
ses  pétitions  la  libérale  «  Association  protestante  »,  pour  prévoir 
que,  si  l'œuvre  de  la  réforme  de  1'  «  Agende  »  se  terminait  au 
gré  des  orthodoxes  intransigeans,  l'Église  en  serait  ébranlée  dans 
ses  fou  démens.  » 

Parmi  ces  sonneries  de  glas  et  ces  disputes,  la  commission  de 
r  <(  Agende  »  travaillait  ;  elle  soumit  aux  synodes  provinciaux,  en 
juillet  1893,  un  premier  projet,  qui  fut  vivement  discuté.  Avec 
une  joie  mal  dissimulée,  les  écoles  «  incroyantes  »  saluèrent  l'ab- 
sence du  symbole  dans  le  nouveau  rituel  de  l'ordination  ;  et  l'ortho- 
doxie inquiète  en  fit  réclamer  le  rétablissement  par  la  majorité 
des  synodes  provinciaux,  où  elle  est  encore  maîtresse  :  à  cette 
objection,  que  le  symbole,  avant  1829,  n'avait  aucune  place  dans 
la  cérémonie  de  l'ordination,  elle  riposta  qu'avant  cette  date  on 
s'enquérait,  par  un  sérieux  examen,  de  la  correction  doctrinale 
des  futurs  pasteurs.  Il  y  avait  je  ne  sais  quoi  d'insolent  dans  la 
vigilance  des  orthodoxes  ;  ils  épiaient,  avec  une  provocante  âpreté, 
tous  les  détails  derrière  lesquels  se  pouvait  retrancher  l'incré- 
dulité; ils  épluchaient  les  «  formulaires  parallèles  »,  c'est-à-dire 
les  diverses  séries  de  variantes  entre  lesquelles,  pour  les  céré- 


588  HEVLE    DES    DEUX    MONDES. 

monies,  le  pasteur  demeurait  libre  d'opter;  ils  pourchassaient  telle 
formule  d'introduction  au  symbole,  par  laquelle  le  pasteur  sem- 
blait plutôt  annoncer  la  lecture  d'un  document,  la  récitation  d'un 
témoignage  historique,  qu'exprimer  sa  propre  conviction;  ils  en 
venaient  à  s'alarmer,  même,  de  cette  formule  d'engagement  : 
«  Oui,  avec  l'aide  de  Dieu  >>,  préférant  «  un  la  net,  clair  et 
joyeux  »,  comme  si  l'expérience  leur  eût  fait  craindre  qu'un  appel 
au  secours  divin  n'annulât  le  la  et  n'abritât  l'hypocrisie. 

Derechef,  la  commission  se  réunit;  elle  remania  son  travail, 
avec  d'étranges  oscillations.  Le  bruit  courut,  en  mai  4894,  qu'elle 
continuait  d'exclure  le  symbole  des  cérémonies  de  l'ordination. 
Lorsque  fut  mis  au  jour  le  projet  définitif,  le  symbole  y  resplen- 
dissait, à  une  autre  place,  d'ailleurs,  —  et,  paraît-il,  moins  cho- 
quante pour  les  incroyans,  —  que  dans  V  «  Agende  »  de  1829. 
Présenté  et  signé  par  Guillaume  II,  roi  de  Prusse,  ce  texte  fut 
soumis,  en  novembre,  au  synode  général  extraordinairement 
convoqué.  Dans  ce  synode,  auguste  parade  d'union,  les  plus 
croyans,  comme  MM.  Holtzheuer  et  Zorn,  se  félicitèrent  de  l'obli- 
gation qui  continuait  de  peser  sur  le  pasteur  :  «  Est-elle  d'un 
caractère  juridique?  demandait  M.  Zorn  :  c'est  là  une  question 
que  nous  tenons  pour  superflue  »  ;  mais  comme  à  certaines  heures 
on  ne  l'avait  point  tenue  pour  telle,  M.  Koestlin,  parlant  au  nom 
d'un  groupe  moins  strictement  confessionnel,  put  constater  avec 
affectation  que  l'importance  du  symbole  n'avait  point  été  augmen- 
tée. Malgré  ces  restes  d'escarmouches,  il  y  eut  au  synode  une 
quasi-unanimité  officielle;  la  presse,  naturellement,  fut  moins 
unanime  en  ses  commentaires.  On  salua  l'u  Agende  » ,  dans  certains 
journaux  très  orthodoxes,  comme  une  barrière  contre  le  libéra- 
lisme; de  cette  barrière,  la  presse  adverse  parut  médiocrement 
inquiète.  M.  le  pasteur  Rade,  l'un  des  maîtres  du  chœur  de  la 
théologie  «  moderne  »,  observa,  dans  la  Chronik  der  christlichen 
Welt,  que  sur  la  valeur  objective  du  symbole  et  sur  le  degré 
de  perfection  avec  lequel  il  traduisait  les  vérités  religieuses, 
r  «■  Agende  »  laissait  les  opinions  libres;  et  les  jeunes  écoles,  à 
l'abri  de  cette  remarque,  maintenaient  leur  liberté  d'opinions. 

Deux  années  de  discussions  avaient  ébranlé  le  crédit  du  sym- 
bole auprès  d'une  partie  de  l'Eglise  protestante  ;  avec  la  liturgie 
nouvelle,  non  moins  qu'avec  l'ancienne,  les  accommodemens 
demeuraient  possibles;  sur  la  portée  juridique  des  professions  de 
foi  imposées  aux  pasteurs,  on  n'avait  point  osé  se  prononcer;  et 
la  théologie  moderne  gardait  tous  les  bénéfices  du  mouvement 
d'opinion  qu'elle  avait  créé,  sans  être  réellement  atteinte  par  le 
mouvement  de  recul  auquel  les  autorités  religieuses,  en  réintégrant 


l'allemagne  religieuse.  589 

le  symbole,  avaient  finalement  cédé.  Sous  le  titre  :  Science  théologi- 
qiie  et  ministère  pastoral,  M.  le  professeur  (ioUschick,  de  Tubingue, 
destina  bientôt  à  ses  amis  incroyans  un  curieux  opuscule,  dans  le- 
quel il  expliquait  que  la  liturgie,  avec  son  caractère  mécanique,  im- 
personnel, est  un  assez  insignifiant  office  du  ministère  pastoral, 
et  que  la  prédication,  c'est-à-dire  une  fonction  sur  laquelle 
l'u  Agende  >^  n'avait  aucune  prise,  demeure  l'essentiel.  Il  impor- 
tait peu,  dès  lors,  que  le  symbole  subsistât  dans  1'  «  Agende  »  ; 
et  grâce  à  l'effervescence  scientifique  qu'avaient  provoquée  ces 
longs  débats,  dans  le  monde  des  étudians,  des  candidats  en  théolo- 
gie, des  jeunes  pasteurs,  les  nouveautés  dogmatiques  —  ou  plutôt 
antidogmatiques  —  avaient  affermi  leur  règne.  Si  pour  quel- 
que temps  encore,  en  matière  de  liturgie,  les  orthodoxes  demeu- 
raient les  arbitres  d'une  littéralité  réputée  d'ailleurs  insignifiante, 
c'est  au  camp  de  leurs  adversaires  que  soufflait  l'esprit.  Et  les 
orthodoxes,  enfin,  avaient  bien  pu  maintenir,  pour  les  jeunes  pas- 
teurs, l'obligation,  souvent  douloureuse,  de  certaines  feintes  litur- 
giques ;  mais  une  très  fine  observation  de  M.  le  pasteur  Rade  leur 
aurait  pu  révéler  la  médiocre  portée  de  leur  victoire  :  «  Xous 
avons  dû  sacrifier  quelques  positions  au  synode  général,  écri- 
vait-il le  29  novembre  1894.  Il  fallait  éviter  que  les  orthodoxes, 
dont  le  courage  grandissait,  n'accrussent  leurs  ambitions.  Il  y 
avait  encore,  à  l'ordre  du  jour  du  synode,  quelques  points  cri- 
tiques :  la  question  des  professeurs,  par  exemple.  On  a  fait  un 
sacrifice,  d'un  côté,  pour  n'être  point  tracassé  d'un  autre.  Ces 
questions  critiques  n'ont  point  été  abordées.  » 

.  V 

En  deux  mots,  la  «  question  des  professeurs  »,  qui  seule 
vraiment  est  vitale,  peut  être  ainsi  définie:  avant  d'être  l'esclave 
d'une  liturgie  et  le  subordonné  d'un  consistoire,  le  pasteur  alle- 
mand est  l'élève  d'une  université  :  c'est  à  des  professeurs  d'uni- 
versité qu'il  apporte  les  primeurs  de  son  intelligence,  et  c'est  en 
eux  qu'il  se  confie  pour  l'élaboration  de  sa  foi.  Sa  conscience  est 
en  général  moins  personnelle,  moins  originale,  moins  autodi- 
dacte, que  ne  permettraient  de  l'espérer  les  principes  de  la  Ré- 
forme ;  elle  est  livrée,  suivant  la  piquante  expression  de  M.  le 
pasteur  Glage,  à  des  «  papes  d'université  »  ;  c'est,  si  l'on  ose  dire, 
une  conscience  disciple,  fascinée,  façonnée  par  quelques  maîtres 
de  théologie,  d'exégèse  et  d'histoire  ecclésiastique.  Or,  on  a  bien- 
tôt compté  les  facultés  de  théologie  où  ces  maîtres  sont  unani- 
mement croyans  :   Rostock,  Greifswald,  Erlangen,  en  ajoutant 


590  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

peut-être  Leipzig',  épuisent  la  liste.  Partout  ailleurs,  c'est-à-dire 
dans  treize  autres  universités,  les  écoles  dites  incroyantes  sont 
maîtresses  ou  en  passe  de  le  devenir.  L'école  de  Ritschl,  surtout, 
fait  de  constans  progrès;  au  dire  du  journal  de  M.  Stoecker,  elle 
exercerait  une  sorte  de  terrorisme  ;  elle  a  conquis  Giessen,  grâce 
à  l'habileté  zélée  du  professeur  Stade  ;  elle  entreprit,  dès  la  mort 
du  théologien  Lipsius,  libéral  de  vieil  aloi,  la  conquête  de  léna; 
ailleurs,  ce  sont  les  orthodoxes  qu'elle  détrône,  toute  prête  à  con- 
tinuer cette  série  d'étapes  que  M.  le  professeur  Nippold,  un  de 
ses  féroces  ennemis,  dénonçait  naguère  en  un  livre  amusant  et 
bizarre,  —  cinq  cents  pages  de  cancans.  La  revue  Die  christliche 
Weltj  dirigée  par  M.  le  pasteur  Rade,  de  Francfort-sur-le-Mein, 
signalée  comme  très  dangereuse  par  les  orthodoxes,  à  la  confé- 
rence d'août  de  l'année  1893,  et  comptant  d'ailleurs  beaucoup  plus 
d'abonnés  que  tout  autre  périodique  théologique,  propage,  avec 
une  discrète  activité  et  une  dextérité  souveraine,  dans  les  sphères 
universitaires,  tous  les  principes,  tous  les  argumens,  toutes  les 
tendances  de  la  théologie  «  moderne  ».  Aussi,  en  face  des  auto- 
rités administratives,  qui  par  déférence  envers  les  croyans  main- 
tiennent les  dehors  de  l'orthodoxie,  se  multiplient  et  s'enhardis- 
sent les  autorités  enseignantes  qui  en  affichent  et  en  justifient  le 
dédain. 

Les  premières  prétendent  aviser  aux  intérêts  de  l'Eglise,  les 
secondes  se  réclament  de  la  science.  Or,  à  la  science  enseignante, 
l'Allemagne  religieuse  est  si  bien  accoutumée  à  reconnaître  tous 
les  droits,  que  les  professeurs  de  religion  des  gymnases,  dans  le 
grand-duché  de  Bade,  approuvent  publiquement  les  négations  les 
plus  téméraires,  et  que  M.  Schrempf,  gêné  dans  le  ministère  litur- 
gique par  le  sentiment  de  son  incroyance,  souhaitait  être  chargé 
d'un  cours  d'instruction  religieuse.  Pour  mettre  un  surintendant 
à  l'angoisse,  il  suffit  de  le  cerner  entre  deux  questions,  dont  l'une 
l'invite  à  sévir  contre  les  audaces  universitaires,  et  dont  l'autre  le 
lui  défend.  «  Pourquoi  tracassez-vous  certains  pasteurs  incroyans 
si  vous  tolérez  les  incartades  des  professeurs  incroyans?  lui  de- 
mande-t-on  d'abord.  Vous  respectez  les  pères  et  vous  opprimez 
les  fils  ;  vous  épargnez  les  grands  et  vous  maltraitez  les  petits.  » 
Si  le  surintendant,  comme  il  advient  en  général,  a  l'âme  bien  pla- 
cée, son  équité  naturelle  s'éveille;  il  projette  des  sévérités.  Mais 
une  autre  question  suspend  son  bras  et,  en  un  bégaiement,  fait  ex- 
pirer ses  anathèmes  :  «  De  quel  droit  enchaîneriez-vous  la  con- 
science et  les  recherches  des  professeurs  incroyans  ?  Thomas  était 
un  docteur,  moi  aussi  je  suis  un  docteur,  disait  ce  Jean  Wessel 
en  qui  Luther  saluait  un  précurseur;  comme  Luther  et  comme 


l'allemagne  religieuse.  591 

ce  précurseur,  les  professeurs  incroyans  sont  aussi  des  docteurs.  » 
Toute  riposte  est  impossible  ;  et  voilà  pourquoi  perpétuellement 
la  «  question  des  professeurs  »  sera  soulevée,  et  perpétuellement 
ajournée.  Entre  les  consistoires  et  les  universités,  le  conflit  est 
toujours  latent,  le  plus  souvent  inavoué. 

Brusquement,  en  1893,  il  éclata  en  Hesse-Cassel  :  dans  une 
pastorale,  que  déjà  nous  avons  citée  plus  haut,  les  surintendaus 
généraux  de  cette  province  dénoncèrent  deux  brochures  de 
MM.  Achelis  et  Herrmann  et  l'influence  de  ces  professeurs  sur 
les  étudians  de  Marbourg.  «  Nous  voulons  espérer,  disaient- ils, 
que  par  une  étude  approfondie  de  la  Sainte  Ecriture  et  par  leurs 
expériences  dans  leurs  fonctions  sacrées,  les  jeunes  ecclésiastiques 
seront  ramenés  à  la  foi  de  l'Eglise,  s'ils  cherchent  la  vérité  avec 
une  sainte  gravité  et  en  saidaiit  de  la  prière.  Mais  l'indulgence  a 
ses  limites  dans  le  devoir  que  nous  avons,  vis-à-vis  des  commu- 
nautés à  nous  confiées,  de  ne  les  point  livrer,  sans  défense,  à 
l'erreur  et  au  trouble.  »  En  termes  assez  formels,  les  jeunes  can- 
didats étaient  menacés  d'éviction,  s'ils  ne  répudiaient  certaines 
négations  universitaires.  Mais  le  professeur  Beyschlag,  de  Halle, 
champion  de  la  libre  science  théologique,  flétrit  ce  «  bloc  erra- 
tique ultramontain  »  ;  et  les  surintendaus  intimidés  avouèrent 
leur  surprise  du  bruit  qu'avait  fait  leur  pastorale  :  ce  qui  n'était 
peut-être  qu'une  façon  séante  de  s'excuser.  On  savait,  d'ailleurs, 
que  la  consultation  de  M.  Harnack  sur  le  symbole,  réfutée  par 
Guillaume  II  lui-même  à  Wittenberg,  n'avait  attiré  à  son  auteur 
aucun  désagrément  administratif;  et  dans  certaine  brochure  in- 
spirée par  l'illustre  professeur,  on  expliquait,  bientôt  après,  que  les 
professeurs  de  théologie  révoqués  passeraient  dans  la  faculté  de 
philosophie,  et  que  rien  n'empêcherait  les  futurs  pasteurs  de  s'em- 
presser à  leurs  leçons.  L'avis  était  clair;  et  parmi  ces  savans  uni- 
versitaires, aucun  n'eut  à  subir  une  retraite  qui  n'aurait  été  qu'un 
déménagement. 

Donnant  à  la  faculté  de  Bonn,  en  octobre  1894,  des  cours  de 
vacances  sur  l'histoire  d'Israël  et  le  sacrement  de  l'Eucharistie, 
les  professeurs  Meinhold  et  Grafe  développèrent,  devant  une  cen- 
taine de  pasteurs  rhénans  et  westphaliens,  des  conclusions  que 
l'orthodoxie  la  plus  tolérante  jugea  monstrueuses.  Dénoncés  par 
un  journal  d'Essen,  ils  reçurent  de  la  Gazette  de  la  Croix  une 
mercuriale  en  trois  points  :  «  Pour  qui  travaillent  de  tels  pro- 
fesseurs? demanda  ce  journal.  Ce  n'est  point  pour  l'Eglise  évan- 
gélique,  qu'ils  doivent  servir;  c'est  pour  les  ennemis  de  l'Eglise. 
Notre  empereur  nous  a  conviés  au  combat  contre  la  révolution, 
pour  la  religion,  l'ordre  et  la  morale.  Et   ces  professeurs  détrui- 


592  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sent  la  religion,  fondement  de  toute  morale  et  de  tout  ordre.  Ils 
sont  les  avant-coureurs  scientifiques  du  socialisme...  Professeurs 
de  théologie,  ils  devraient  former  des  serviteurs  de  l'Église.  Or  ils 
ajinoncent  aux  jeunes  théologiens  que  toutes  les  vérités  aux- 
quelles ceux-ci  prêtent  serment  à  leur  entrée  en  charge  sont  ren- 
versées et  contredites  par  la  science...  Contre  la  tyrannie  des 
professeurs  libéraux,  contre  la  contrainte  qu'ils  exercent  au  nom 
d'une  prétendue  science,  la  communauté  évangélique  doit  pro- 
tester. Elle  ne  peut  pas  se  laisser  ravir  par  les  professeurs 
incroyaus  son  bien  le  plus  précieux,  la  parole  de  Dieu.  »  Et  la 
Gazelle  concluait  en  invitant  le  ministre  à  rappeler  à  leurs  devoirs 
MM.  Meinhold  et  Grafe. 

Ils  ripostèrent,  applaudis  par  leurs  élèves,  que  les  fanatiques 
de  l'orthodoxie  travaillaient  au  profit  de  Rome,  que  la  liberté  de 
la  science  avait  son  prix,  non  moins  que  le  service  de  l'Eglise, 
et  qu'enfin  les  communautés  renfermaient  un  certain  nombre  de 
membres  fatigués  de  «  l'apparat  des  dogmes  »  et  fort  reconnaissans 
à  MM.  Meinhold  et  Grafe.  Un  instant,  toute  l'Allemagne  religieuse 
et  savante  regarda  vers  Bonn;  et  l'épisode  eut  même  les  honneurs 
d'une  chanson  satirique,  dans  le  Kladderadalsch.  Mais  rien  ne 
finit,  là-bas,  par  des  chansons.  Des  deux  parts  on  insista  : 
200  théologiens,  180  laïques,  remirent  aux  deux  professeurs,  le 
18  janvier  1895,  une  adresse  de  sympathie;  et  la  riposte  survint, 
eu  février,  rédigée  par  1'  «  Union  rhénane  et  westphalienne  des 
amis  du  symbole.  »  Tantôt  les  deux  savans  étaient  présentés 
comme  des  parricides  de  leur  Eglise,  et  tantôt  comme  des  héros, 
peut-être  des  martyrs,  de  la  libre  science.  Le  conseil  supérieur 
évangélique  excusa  ces  parricides  et  n'en  fit  point  des  martyrs. 
Dans  un  document  assez  alambiqué,  il  maintint,  tout  à  la  fois, 
les  droits  de  la  liberté  scientifique  et  la  nécessité  de  former  des 
serviteurs  de  l'Église,  et  constata,  sans  pourtant  le  prouver,  que 
parmi  ces  conflits  d'hypothèses  scientifiques  la  vérité  évangélique 
subsistait  sans  dommage.  Dix  ans  auparavant,  le  professeur 
Bender,  réputé  subversif,  avait  dû  quitter  la  faculté  de  théologie 
de  Bonn;  MM.  Meinhold  et  Grafe,  en  1895,  échappèrent  à  tout 
blâme. 

On  devine  les  désespoirs  de  l'orthodoxie,  toujours  croissans. 
Puisqu'en  fait  les  autorités  de  l'Église  tergiversent  ou  abdiquent, 
on  s'ingénia,  parmi  les  croyans,  à  trouver  des  remèdes.  M.  de 
Bodelschwingh  rêva  l'établissement  d'une  faculté  libre  de  théo- 
logie à  Herford;  M.  Zahn,  à  lui  tout  seul,  improvisa  une  chaire  à 
Tubingue,  pour  y  réfuter  le  libéralisme.  Douze  cents  orthodoxes, 
réunis  à  Berlin  en  mai  1895,  émirent  divers  vœux  :  ils  propo- 


l'Allemagne  religieuse.  593 

sèrent  de^créer,  à  côté  des  universités,  des  «  convicts  »,  sortes  de 
séminaires  où  les  étudians  en  théologie  seraient  abrités;  —  on 
les  y  inviterait,  sans  doute,  à  brûler  ce  que  les  professeurs  leur 
faisaient  adorer,  à  adorer  ce  qu'ils  leur  faisaient  brûler;  —  et  l'on 
projeta,  en  second  lieu,  d'installer  dans  les  universités,  aux  frais 
des  groupes  orthodoxes,  des  pasteurs  qui  donneraient  de  saines  et 
pures  leçons.  —  le  bon  grain  à  côté  de  Ti vraie.  Pour  ce  double 
objectif,  r  ((  Union  rhénane  westphalienne  des  amis  du  symbole  » 
a  cette  année  même  ouvert  une  souscription  ;  avec  les  premiers 
fonds  recueillis,  un  «convict  »  s'est  établi  à  Bonn.  On  s'est  demandé, 
aussi,  si  les  futurs  pasteurs,  après  leur  séjour  universitaire,  ne 
pourraient  pas  être  astreints  à  une  année  de  séminaire,  et  si  on 
ne  devrait  pas  les  examiner  soigneusement,  avant  leur  entrée 
dans  le  ministère,  sur  leurs  croyances  au  sujet  du  Christ,  de  TEglise 
et  du  symbole.  L'essentiel,  surtout,  serait  que  l'Eglise  eût  une 
influence  plus  immt'diate,  plus  décisive,  sur  le  choix  des  pro- 
fesseurs d'université,  et  que  l'Etat,  protecteur  de  la  libre  science, 
cessât  de  régir,  presque  à  lui  seul,  les  nominations  aux  facultés 
de  théologie.  M.  Stoecker,  au  cours  de  l'année  1895,  écrivit  sur 
cet  ensemble  de  questions  une  série  d'articles;  on  l'y  sentit  moins 
agressif  que  de  coutume,  peut-être  un  peu  découragé;  il  parais- 
sait croire  qu'aussi  longtemps  que  les  Eglises  seraient  asservies  à 
l'État,  le  mal  demeurerait  vivace. 

Mais  c'est  de  l'État,  seulement,  qu'on  pouvait  obtenir  des 
palliatifs  p^o^^soires;  et  l'Etat  les  accorda.  A  la  fin  de  1895,  il 
installa,  dans  les  facultés  de  Bonn  et  de  Marbourg,  deux  profes- 
seurs orthodoxes  ;  tout  de  suite  on  les  affubla  d'un  vilain  nom,  à 
peu  près  intraduisible  :  Straf prof  essor  en  (des  professeurs  de  châ- 
timent), pour  marquer  que  leur  choix  était  un  avertissement  à  ces 
deux  facultés  incroyantes;  et  M.  Bosse,  le  ministre  des  cultes, 
recueillit  de  cette  histoire  un  double  ennui,  d'être  interpellé  à  la 
chambre  prussienne  en  mars  dernier,  et  d'être  fortement  critiqué 
pour  la  maladresse  de  sa  réponse.  Ainsi,  contre  les  audaces  delà 
théologie  nouvelle,  l'État  ne  peut  lutter  sans  ridicule,  et  les 
orthodoxes,  impuissans  mais  tenaces,  prolongent  inutilement  les 
plaintes  dont  en  1893  ils  faisaient  retentir  la  conférence  d'août: 
«  La  conscience  des  étudians  est  fourvoyée  par  de  nombreux 
professeurs,  et  les  doctrines  qu'on  leur  fait  absorber  les  rendent 
impropres  au  ministère  ecclésiastique.  » 

«  Qu'est-ce  que  la  vérité?  »  Cette  insoluble  question  qui,  loin 
d'être  une  conclusion,  remet  en  doute  l'ensemble  des  conclusions 
antérieures,  nous  est  apparue,  dans  un  précédent  article,  comme 
TOME  cxxxvii.  —  189G.  38 


594  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

l'aboutissement  théorique  de  cet  immense  travail  théologique,  où 
l'élite  intellectuelle  de  l'Allemagne  protestante  épuise  sa  profon- 
deur, émousse  sa  subtilité. 

«  Doit-il  y  avoir  une  double  vérité  dans  FEglise  évangéliquo? 
une  vérité  que  l'Eglise  enseigne,  et  une  vérité,  précisément  inverse 
de  la  première,  que  les  professeurs  enseignent?  »  Ainsi  s'exprime 
la  Gazette  de  la  Croix.  «  Depuis  cinquante  ans,  dans  les  introduc- 
tions au  Nouveau  Testament,  dans  les  commentaires  de  Luc  et 
de  Matthieu,  dans  les  Vies  de  Jésus,  le  caractère  historique  du 
récit  qui  fait  naître  Jésus  d'une  vierge  a  été  contesté  à  d'innom- 
brables reprises  ;  l'Eglise  ne  s'en  émouvait  plus.  Et  parce  qu'on 
conteste  ce  même  récit  à  propos  du  symbole,  une  tempête  s'élève. 
Comment  expliquer  l'incident?  Doit-il  y  avoir  une  double  vérité? 
doit-on  voiler  dans  l'Eglise  évangélique  la  connaissance  histo- 
rique? »  Ainsi  s'exprime  M.  Harnack.  Aux  deux  pôles  du  protes- 
tantisme allemand,  on  est  d'accord  pour  définir  ainsi  la  crise  : 
((  Doit-il  y  avoir  une  double  vérité?  »  Mais  s'il  s'agit  d'opter  entre 
ces  deux  «  vérités  »,  l'une  séante  pour  les  professeurs,  l'autre 
bonne  pour  les  fidèles,  ici  le  désaccord  commence;  la  Gazette  de 
la  Croix  et  M.  Harnack  ne  se  pourront  jamais  entendre.  Fatale- 
ment elles  coexistent;  il  y  a,  dans  lEglise  allemande,  une  double 
vérité  :  de  l'évolution  à  laquelle  nous  avons  assisté,  tel  est 
l'aboutissement  pratique. 

Dans  ce  cycle  de  quatre  siècles  que  la  Réforme  aura  bientôt 
parcouru,  elle  a  voulu  demeurer  fidèle,  jusqu'à  épuisement,  au 
principe  de  la  liberté  d'examen;  et  par  le  fait  même  de  cette  fidé- 
lité, la  voilà  parvenue,  par  une  évolution  grosse  de  surprises,  à 
l'antipode  de  ses  origines.  «  Yous  êtes  tous  prêtres  »,  ce  fut  le 
point  de  départ.  Luther,  par  cette  magique  parole,  ébranla  plus 
d'une  âme  noble;  de  tout  son  cœur  il  la  développa,  dans  son  petit 
écrit  Sîir  la  Liberté  du  chrétien;  il  sembla  qu'elle  allait  inaugurer 
la  plus  démocratique  des  communions  religieuses,  où  tous,  quels 
qu'ils  fussent,  de  plain-pied,  auraient  un  égal  et  libre  accès  aux 
vérités  élaborées  par  tous  et  pour  tous.  En  observant  aujourd'hui 
l'Eglise  évangélique  d'Allemagne,  nous  saisissons  le  point  d'arrivée  : 
d'une  part  une  vérité  ésotérique,  à  l'usage  des  savans;  d'autre 
part  une  vérité  exotérique,  à  l'usage  du  commun  des  fidèles; 
d'une  part  une  élite  intellectuelle,  qui  prétend,  en  matière  de 
foi,  tout  dire,  tout  enseigner,  tout  ébranler;  d'autre  part,  au- 
dessous  d'elle,  bien  loin  d'elle,  la  masse,  à  laquelle  on  inculque, 
en  bloc,  autant  que  faire  se  peut,  le  contraire  de  ce  que  l'élite 
enseigne  et  le  respect  de  ce  que  l'élite  ébranle;  et  puis,  entre  ces 
deux  groupes,  les  pasteurs;  éduqués  par  l'élite,  éducateurs  de  la 


l' ALLEMAGNE    RELIGIEUSE.  59o 

masse,  il^doivent  avoir,  si  l'on  ose  dire,  une  conscience  ensei- 
gnée et  une  conscience  enseignante,  partiellement  ou  totalement 
inverses  l'une  de  l'autre  ;  et  dans  le  pont  qu'ils  jettent  entre  l'élite 
et  la  masse,  il  y  a  des  vices  originels  de  construction,  des  ébran- 
lemens  incessans,  des  dislocations  fréquentes. 

C'en  est  fait  de  la  joyeuse  exaltation,  ivresse  de  science,  ivresse 
de  foi,  ivresse  de  piété,  qu'éprouvèrent  les  premiers  convertis  de 
la  Réforme,  lorsque  à  toutes  les  âmes,  assoilleesde  mieux  connaître 
Dieu,  les  arcanes  de  la  théologie  semblaient  enfin  s'ouvrir,  hospi- 
taliers et  révélateurs;  se  raillant  de  l'Eglise  romaine,  on  dénon- 
çait alors  la  scolastique,  qui  volontairement  restait  inaccessible  aux 
fidèles,  encore  qu'elle  développât  et  justifiât  le  dogme  catholique. 
Et  voici  qu'aujourd'hui,  dans  les  universités  évangéliques,  on 
enseigne  une  théologie  pareillement  inaccessible,  ou  qui  du  moins 
excuse  ses  propres  témérités  en  alléguant  qu'elle  ne  vise  point 
les  fidèles;  et  par  cette  théologie,  le  dogme  évangélique  est  con- 
tredit et  renversé.  Jamais  on  ne  vit  un  plus  terrible  hiatus  entre 
les  maîtres  de  la  foi  et  l'humble  foule,  écolière  de  la  foi; 
une  aristocratie  intellectuelle,  incroyante  en  grande  partie, 
incarne  aujourd'hui  la  démocratique  Réforme.  Pour  combler 
cet  hiatus,  il  faudrait  recourir  aux  dépositaires  authentiques 
de  la  foi;  mais  où  les  chercher?  et  comment  s'y  prendraient-ils, 
pour  faire  la  lumière  et  l'unité?  car  théoriquement,  les  dépo- 
sitaires authentiques  de  la  foi,  ce  sont  tous  les  chrétiens  évan- 
géliques. Un  miracle  de  Dieu,  ou  bien  une  intervention  de 
l'empereur,  cette  «  moitié  de  Dieu  »,  obsèdent  les  rêves  de  certains 
croyans.  Mais  Guillaume  II,  denuis  son  avènement,  n'a  reculé 
qu'une  fois;  et  c'était  devant  la  «  libre  science  »,  qui  lui  arracha, 
il  y  a  quatre  ans,  le  retrait  du  projet  de  loi  scolaire.  Oublieux  de 
cette  première  défaite,  voudra-t-il  un  jour,  lui  souverain  de  son 
Eglise,  arrêter,  par  quelque  coup  d'État  césaro-papiste,  la  péril- 
leuse évolution  de  la  Réforme,  et  prolonger,  par  un  éclat  d'auto- 
rité, l'Église  de  la  liberté?  Et  si  jamais  il  le  veut,  le  pourra-t-il? 

George  Go y au. 


PAYSANS  ET  OUVRIERS 

DEPUIS   SEPT  SIÈCLES 


LES    SALAIRES    AU    MOYEN    AGE 


L'histoire  des  salaires,  c'est  l'histoire  de  ces  quatre  cinquièmes 
de  la  nation  qui  sont  tenus  de  signer  en  naissant  un  pacte  avec  le 
travail  manuel,  qui  vendent  leur  vie  pour  avoir  de  quoi  vivre, 
pour  jouir  seulement  d'un  nécessaire  plus  ou  moins  strict,  sem- 
blables en  cela  à  des  marchands  qui  se  donneraient  beaucoup 
de  mal  pour  revendre  leur  marchandise  au  prix  coûtant.  Un  des 
problèmes  dont  notre  époque  s'honore  de  rechercher  la  solution 
est  celui  de  savoir  par  quels  moyens  peut  être  amélioré  le  sort 
de  cette  majorité  laborieuse  qui  n'a  pas  d'héritage  à  léguer  ni  à 
recueillir,  qui  n'a  point  ou  presque  point  de  part  à  la  possession 
du  capital,  et  ne  saurait  même,  dans  son  ensemble,  en  avoir  qu'une 
très  faible.  Car  si,  par  l'épargne  persévérante,  le  cuivre  en  ses 
mains  devient  or,  l'or  aussitôt  «  devient  à  rien  »  ou  à  peu  de 
chose,  précisément  à  cause  de  son  abondance  qui  fait  à  la  fois 
baisser  le  taux  de  l'intérêt  et  augmenter  le  prix  de  la  vie.  Et 
plus  elle  épargne,  cette  classe  des  travailleurs,  pour  parvenir  à 
cesser  son  travail,  plus  elle  élève  le  chiure  minimum  du  revenu 
indispensable  à  l'homme  qui  voul  demeurer  les  bras  croisés,  plus 
elle  accroît  aussi  l'écart  entre  le  loyer  de  l'argent  et  sa  valeur. 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  597 

C'est  un  Nouveau  rocher  de  Sisyphe,  qui  ne  roule  plus  au  bas  de 
la  montagne  lorsqu'il  en  touche  le  sommet,  comme  celui  de  la 
mythologie  antique,  mais  devant  lequel  le  sommet  se  dérobe 
comme  si  la  montagne  ne  cessait  de  se  hausser  à  mesure  qu'on  la 
gravit. 

C'est  le  côté  insoluble  de  ce  qu'on  nomme  la  «  question  so- 
ciale ».  Les  réformateurs  les  plus  utopistes  veulent  bien  recon- 
naître que  dans  aucun  temps,  proche  ou  lointain,  luniversalité 
des  hommes  ne  pourront  vivre  de  leurs  rentes  ;  c'est  donc  à  aug- 
menter les  salaires  qu'ils  entendent  s'appliquer.  Mais  le  prix  du 
travail,  non  plus  que  celui  de  la  terre  ou  celui  de  l'argent,  n'obéit 
à  personne.  Sur  lui  les  lois  n'ont  guère  de  prise.  Que  ces  lois 
émanent  d'un  monarque,  en  pays  despotique,  ou  d'une  assemblée 
populaire  en  pays  démocratique,  il  leur  échappe  et  s'en  joue. 
Par  compensation,  il  a  ses  règles  qui  lui  sont  propres  et  il  y 
demeure  soumis,  en  tous  les  temps,  sous  toutes  les  latitudes,  de 
quelque  manière  que  les  sociétés  soient  construites  et  que  les 
individus  soient  groupés.  «  Au  fond  de  l'histoire  intérieure  et  de 
l'histoire  extérieure  des  nations,  a  dit  quelque  part  Victor  Hugo, 
il  n'y  a  qu'un  seul  fait  :  la  lutte  du  malaise  contre  le  bien-être. 
A  de  certains  momens  les  peuples  mal  situés  dérangent  l'ordre 
européen,  les  classes  mal  partagées  dérangent  l'ordre  social.  »  Il 
est  vrai,  mais  ni  les  invasions  ne  changent  les  lois  géographiques, 
ni  les  révolutions  les  lois  économiques.  On  pourra  plusieurs  fois 
bouleverser  le  monde  avant  de  faire  que  le  nord  ait  autant  de 
soleil  que  le  midi  et  que  le  travail  soit  bon  marché  là  où  il  sera 
rare. 

I 

A  l'appui  de  cette  observation,  banale  et  pourtant  méconnue, 
le  témoignage  de  l'histoire  mérite  detre  recueilli.  Pour  dissiper 
l'obscurité  qui  règne  encore  dans  ces  régions  de  la  science,  on 
nous  pardonnera  l'accumulation  des  chiffres,  froids  et  nus,  qui  se 
succèdent  dans  cet  article.  Le  lecteur  se  souviendra  que  chacun 
de  ces  chiffres,  dont  la  longue  suite  forme  un  texte  rebutant, 
recouvre  mille  émotions  secrètes  de  nos  pères,  que  ces  hausses  ou 
ces  baisses  de  quelques  centimes  sur  la  journée  du  manœuvre 
cachent  cent  plaisirs  et  cent  peines  ignorés,  qui  n'ont  point  trouvé 
place  dans  les  chroniques.  Tout  au  plus  les  annalistes  leur  con- 
sacrent-ils quelques  lignes  s'il  s'agit  d'une  catastrophe  fameuse, 
d'une  famine  bien  caractérisée,  où  la  plèbe  silencieuse  est  morte 
par  grands  tas.  L'intimité  des  petits  foyers,  des  petits  budgets,  les 


S98  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

salaires  nous  la  révéleront,  et  seuls  ils  peuvent  nous  la  révéler. 

Longtemps  nos  yeux,  dans  le  passé,  n'ont  aperçu  que  l'écorce 
des  choses,  les  modifications  tout  extérieures  des  royaumes,  les 
têtes  qui  dépassaient  le  niveau  des  foules,  les  faits  qui  contra- 
riaient le  cours  ordinaire  de  la  vie.  Mais  le  champ  des  études 
historiques  s'est  élargi  de  nos  jours;  il  s'élargira  encore.  Les  mes- 
quines affaires  des  grands  de  ce  monde,  le  récit  de  leurs  passions, 
de  leurs  intrigues,  de  leurs  vertus  ou  de  leurs  forfaits  n'ont  plus 
le  don  de  nous  intéresser  uniquement.  On  s'est  lassé  d'admirer  les 
stratagèmes  des  généraux,  de  compter  les  cadavres  sur  les  champs 
de  bataille.  Les  finesses  des  diplomates  qui  amènent  la  guerre 
pour  profiter  de  la  paix  et  profitent  de  la  paix  pour  préparer  la 
guerre,  l'élargissement  des  empires  qui  soudent  les  hommes  en 
grosses  masses,  leurs  morcellemens  qui  divisent  les  citoyens  en 
minces  troupeaux,  ne  sont-ce  pas  là  des  matières  à  réflexions  qui 
vieillissent  et  qui  s'usent?  Au  contraire,  pour  cette  foule  intelli- 
gente que  nous  sommes,  passionnés  pour  nos  destinées  de  demain, 
est-il  rien  dans  les  siècles  d'hier  qui  mérite  mieux  de  fixer  notre 
attention  que  la  marche  du  progrès  moral  et  matériel,  que  l'his- 
toire de  ces  deux  biens  dont  la  possession  est  en  somme  le  seul 
objectif  de  l'humanité  :  la  liberté  et  le  bien-être  ? 

Or  ces  deux  biens  n'ont  entre  eux  aucun  lien  positif;  ils  ne 
s'appellent  pas,  ils  ne  s'engendrent  pas  l'un  l'autre:  les  temps 
passés  le  démontrent  clairement.  Dans  une  société  civilisée,  il 
peut  arriver,  il  arrive  quelquefois,  qu'un  homme  meure  de  faim; 
cela  n'arrive  jamais  à  un  cheval.  Sans  aller  jusqu'au  décès  par 
inanition,  il  est  des  misères  dont  souffrira  maint  électeur  et  que 
n'endurera  jamais  un  bœuf.  Les  conditions  économiques  dans 
lesquelles  ces  animaux  sont  placés  les  préservent,  durant  la  vie, 
de  certaines  privations  dont  la  civilisation  ne  préserve  pas  tou- 
jours des  hommes.  Un  esclave  que  son  maître  peut  battre  ou 
tuer  est  plus  à  l'abri  de  certains  dénûmens  que  bien  des  travail- 
leurs maîtres  de  leur  existence. 

Prenons  le  serf  du  moyen  âge  :  il  vit  dans  un  pays  oii  la  popu- 
lation est  rare,  où  la  plupart  des  produits  de  la  terre  sont  à  bas 
prix.  Il  jouira  donc,  tout  serf  qu'il  est,  d'un  nombre  de  kilo- 
grammes de  pain  ou  de  viande,  de  laine  ou  de  bois,  comparative- 
ment plus  grand  que  le  journalier  libre  des  xvn®  et  xviii^  siècles, 
qui  doit  partager,  avec  vingt  millions  de  concitoyens,  des  denrées 
dont  la  somme  n'a  pas  augmenté  autant  que  le  nombre  des 
bouches  à  nourrir.  Est-ce  à  dire  que  le  moyen  âge,  dans  son  en- 
semble, vaille  mieux  que  les  temps  modernes?  La  civilisation 
en  créant  l'épargne,  en  morcelant  le  sol  et  en  consacrant  la  pro- 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  599 

priété  emclusive  de  quelques  individus,  en  multipliant  les  liabi- 
tans  surtout  et  en  faisant  par  là  renchérir  les  vivres,  a  été  jadis 
défavorable  à  l'être  qui  n'avait  que  ses  deux  bras  pour  toute 
fortune.  Chaque  paire  de  bras  représentait  une  bouche;  la  bouche 
de  ce  nouveau  convive  qui  arrivait  ainsi,  lorsque  déjà  tant  d'autres 
étaient  à  table  qui  avaient  peine  à  se  suffire,  paraissait  de  plus 
en  plus  importune  ;  ses  bras  semblaient  de  moins  en  moins  néces- 
saires. Notre  XIX''  siècle  a  trouvé  le  moyen  d'accueillir  beaucoup 
de  nouvelles  bouches  et  d'utiliser  beaucoup  de  nouveaux  bras. 
Il  a  su  renouveler,  au  profit  des  travailleurs,  le  miracle  de  la  mul- 
tiplication des  pains.  Les  bras  et  les  bouches  ne  se  déclarent  pas 
encore  satisfaits,  puisque  les  premiers  trouvent  qu'ils  ont  trop 
à  faire  et  les  secondes  qu'elles  n'ont  pas  assez  à  manger  ;  mais  qui 
donc  est  jamais  satisfait  en  ce  monde?  On  verra  si  nos  contem- 
porains, comparés  à  leurs  aïeux  immédiats,  sont  bien  fondés  à  se 
plaindre. 

La  mesure  universellement  admise  des  prix  du  travail,  c'est 
la  journée  du  manœuvre,  la  rémunération  de  la  force  brutale, 
dépouillée  autant  que  possible  de  science  et  d'intelligence.  Les 
exemples  des  salaires  de  ce  genre  sont  rares  au  xiii"'  siècle.  Presque 
tous  les  journaliers  sont  alors,  ou  des  serfs  qu'on  ne  paie  point  ou 
des  vassaux  que  l'on  a,  une  fois  pour  toutes,  payés  en  terres.  Les 
relations  d'homme  à  homme  étaient  alors  exclusivement  féodales; 
le  féodalisme  s'était  fourré  partout.  L'on  prêtait  hommage-lige  à 
un  voisin  pour  cinq  cents  francs  dont  il  vous  faisait  cadeau  en 
espèces  —  féodalité  financière.  —  De  même  on  s'assurait  les  ser- 
vices perpétuels  d'un  boulangsr  ou  d'un  charron  moyennant 
l'octroi  de  quelques  hectares  labourables  —  féodalité  ouvrière.  — 
Brasseur,  berger,  messager,  forgeron,  tous  sont  fiefs.  Toute  be- 
sogne, tout  achat,  apparaissent  ainsi  sous  forme  fieffée  aux  gens 
du  moyen  âge.  Km  lieu  de  payer  son  cordonnier  ou  son  tailleur, 
le  rentier,  laïque  ou  clerc,  passe  avec  eux  des  contrats  à  perte  de 
vue,  compliqués  et  éternels.  Chacune  des  parties  concédait  des 
avantages  et  se  soumettait  à  des  obligations  qui  parurent  peu  à 
peu  aussi  gênantes  aux  employeurs  qu'aux  employés. 

Si  ces  derniers  ont  une  postérité  abondante,  la  terre  qui  consti- 
tue leur  rétribution  passe  à  une  collectivité  assez  nombreuse  :  le  fief 
du  vacher  de  telle  abbaye  normande  est  représenté,  en  1400,  par 
sept  personnes,  celui  du  vigneron  par  quatorze,  celui  du  maréchal 
par  plus  de  vingt.  En  ce  cas,  l'aîné  du  fief  en  rend  le  service,  taille  les 
vignes,  ferre  les  chevaux.  Avec  ces  emplois  héréditaires  il  arriva, 
au  bout  de  plusieurs  générations,  qu'une  charge  incombant  dans 
le  principe  à  un  chevalier  échut  à  des  paysans,  qu'au  contraire 


600  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

un  métier  peu  illustre,  comme  celui  de  portier,  ou  'exigeant  un 
minimum  de  compétence,  comme  celui  de  cuisinier,  vint  en  par- 
tage à  des  bourgeois  qui  se  substituèrent  des  remplaçans  quel- 
conques. Mieux  valait,  en  pareil  cas,  se  rendre  mutuellement  sa 
liberté.  C'est  ce  que  firent,  du  xiii^  au  xiv*"  siècle,  des  conventions 
intervenues  pour  détruire  ce  que  les  conventions  antérieures 
avaient  cru  organiser  à  jamais.  Un  «  queu  »  fieffé  se  libère,  en 
4524,  par  une  rente  en  argent,  de  l'office  dont  il  est  encore  tenu. 

Aucune  époque  ne  s'est  plus  efforcée  de  combiner  entre  les  in- 
dividus des  rapports  immuables  ;  aucune  n'a  été  ensuite  plus  em- 
barrassée de  son  œuvre  et  n'a  plus  souffert  pour  l'anéantir.  Les 
prix  de  toutes  choses  étant  dans  un  mouvement  perpétuel,  ces 
marchés  permanens  qui  avaient  satisfait,  le  jour  de  leur  conclu- 
sion, l'intérêt  réciproque  des  deux  parties,  cessaient,  au  bout 
de  très  peu  de  temps  de  plaire  à  l'une  ou  à  l'autre.  Tantôt  le 
maître  estimait  payer  trop  cher,  tantôt  le  travailleur  se  jugeait 
payé  trop  bon  marché.  Le  travail  fieffé  était,  autant  qu'on  en  peut 
juger,  très  largement  rémunéré  au  xni''  siècle;  non  pas  que  les 
particuliers  de  ce  temps  fussent  plus  généreux  que  ceux  d'au- 
jourd'hui, mais  simplement  parce  qu'ils  en  avaient  fixé,  à  l'ori- 
gine, le  prix  invariable  en  une  monnaie  —  la  terre  —  qui  avait, 
depuis,  augmenté  de  valeur.  Un  terrassier  qui  jouit  d'un  fief  de 
7  hectares  et  demi,  en  1270,  doit,  comme  redevance,  labourer, 
ensemencer  de  blé  et  moissonner  54  ares  de  terre,  faucher  et  en- 
granger le  foin  de  27  ares  de  pré.  Au  prix  actuel  ces  diverses 
façons  agricoles  représentent  une  centaine  de  francs,  si  le  cul- 
tivateur fournit  la  semence;  tandis  que  le  revenu  de  7  hectares 
et  demi,  par  lequel  ce  travail  est  jadis  rétribué,  correspond  pré- 
sentement à  un  chiffre  moyen  de  375  francs.  L'écart  entre  la  va- 
leur de  la  main-d'œuvre  et  celle  de  la  terre  était  donc  ici,  au 
xnie  siècle,  trois  fois  moindre  qu'il  ne  l'est  de  nos  jours. 

Ces  inféodations  s'étant  faites  librement,  il  avait  fallu,  pour 
que  le  seigneur  et  le  vilain  tombassent  d'accord,  qu'à  une  heure 
donnée  la  possession  des  7  hectares  et  demi  fût  aussi  avantageuse 
à  l'un  que  l'était  à  l'autre  l'exploitation  des  80  ares  en  blé  et  en 
herbe.  C'était  le  résultat  d'une  situation  économique  qui  s'impo- 
sait. On  ne  saurait  en  faire  honneur  politiquement  au  régime 
féodal,  pas  plus  qu'on  ne  serait  fondé  à  louer  la  générosité  du 
gouvernement  des  Etats-Unis  d'avoir  vendu,  depuis  cinquante  ans, 
pour  10  francs  l'hectare,  nombre  de  surfaces  fertiles  aux  colons 
européens.  Seulement  il  n'est  pas  niable  que  la  condition  de  l'ou- 
vrier fieffé  du  xiii''  siècle  ait  été  avantageuse  et  que  son  salaire, 
évalué  en  argent,  ait  à  cette  époque  singulièrement  progressé. 


PAYSANS  i:t  ouvriers  depuis  sept  siècles.  601 

Ce  qui  lé»prouve,  cest  que  les  maîtres  d'alors  offrent  fréquem- 
ment aux  prolétaires  ruraux  une  prime  pour  annuler  les  anciennes 
conventions.  Un  monastère  rachète  ainsi,  sous  Philippe  le  Hardi, 
les  emplois  de  charretier,  de  gardeur  de  porcs,  de  fournisseuse 
héréditaire  du  fil  à  coudre, —  ce  dernier  moyennant  500  francs  de 
nos  jours, —  afin  de  supprimer  en  même  temps  les  distributions  de 
lin  et  de  chanvre  qui  constituaient  le  paiement  de  cette  ouvrière. 
Il  fallait  que  les  propriétaires,  pour  agir  ainsi,  eussent  la  certi- 
tude de  se  faire  servir  à  meilleur  compte,  soit  par  des  paysans 
affieffés  à  des  conditions  nouvelles,  soit  par  des  colons  indépendans. 
Cependant  ce  travail  libre  était  lui-même  bien  payé  :  un  fau- 
cheur gagne,  en  1200,  5  francs  par  jour  de  notre  monnaie,  en 
tenant  compte  et  de  la  valeur  intrinsèque  du  métal  et  de  sa  va- 
leur/r^/Zz^e  par  rapport  au  prix  de  la  vie,  —  àeXdi  puissance  d  achat 
de  l'argent,  —  ainsi  que  seront  établis  tous  les  chiffres  qui  vont 
suivre  (i).  Les  journaliers  de  Languedoc  et  de  Normandie  re- 
çoivent, en  12i0,  2  francs;  et  si,  à  Paris,  la  journée  des  porteurs 
d'eau  de  Saint-Louis  n'est  que  de  1  franc,  c'est  qu'ils  sont  nourris 
et  logés  au  palais  royal,  et  qu'il  s'agit  de  gages  assurés  pour  toute 
l'année.  Comparés  aux  salaires  actuels,  que  l'on  évalue,  pour  le 
manœuvre  non  nourri,  à  2  fr.  50  et  pour  le  manœuvre  nourri  à 
1  fr.  oO  par  jour,  les  rétributions  du  xiv*  siècle  ne  leur  sont  pas 
inférieures.  Celles  que  nous  avons  recueillies  fournissent  une 
moyenne  de  2  fr.  34  entre  1301  et  1325,  de  2  fr.  80  de  1326  à  1350, 
de  2  fr.  70  de  1351  à  1375,  pour  la  journée  des  laboureurs,  ven- 
dangeurs, bûcherons,  batteurs  en  grange.  Les  plus  heureux  vont 
jusqu'à  4  fr.  20  ;  les  moins  favorisés  descendent  à  1  fr.  40  ;  on 
constate,  dans  notre  France  de  1896,  des  différences  semblables, 
et  même  de  plus  grandes,  suivant  les  départemens  et  les  saisons. 
Or  les  moyennes  qui  précèdent,  résumés  de  chiffres  venus  des 
quatre  points  cardinaux  et  puisés  à  mille  sources  diverses  s'ap- 
pliquent à  V ensemble  de  Vannée.  On  tomberait  dans  de  singu- 
lières exagérations,  si  l'on  ne  prenait  pas  garde  que  les  salaires 
de  moisson  ou  de  vendange,  —  les  plus  nombreux  et  aussi  les 
plus  hauts  de  ceux  que  l'on  rencontre  dans  les  comptes,  parce 
qu'en  ces  périodes  beaucoup  de  gens  embauchaient  des  ouvriers 
supplémentaires,  —  ne  sont  pratiqués  que  durant  des  momens 
assez  courts. 

(1)  Ce  procédé  a  pour  but  d'épargner  au  lecteur  des  calculs  perpétuels  et  fasti- 
dieux. Voyez  notre  Histoire  économique  de  la  propriété,  t.  I,  p.  27  et  62.  Ainsi  le 
journalier  touche  6  deniers  tournois  en  1240;  ces  6  deniers  valent  intrinsèquement 
U  fr.  30,  parce  qu'ils  signifient  2  grammes  et  demi  d'argent  fin,  et  comme  ces  2  grammes 
et  demi  d'argent  fin  ont  une  puissance  d'achat  quatre  fois  plus  forte  que  celle  qu'ils 
ont  aujourd'hui,  les  30  centimes  de  1240  correspondent  à  2  francs  de  1896. 


602  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Le  traitement  de  l'homme  le  plus  bas  placé  dans  la  hiérarchie 
laborieuse  était  donc  égal  à  ce  qu'il  est  aujourd'hui  et  certaine- 
ment plus  avantageux  qu'il  n'a  été  de  4801  à  1840.  Il  était  im- 
possible qu'il  en  fût  autrement,  si  Ton  se  reporte  aux  conditions 
de  la  France  entre  1301  et  1350.  Les  causes  qui  favorisaient  alors 
le  travailleur  rural  sont  analogues  à  celles  qui  faisaient  payer,  il  y 
a  trente  ans,  un  manœuvre  du  Far-West  12  et  15  francs  par  jour. 
Quand  on  peut  devenir  propriétaire  sans  bourse  délier,  comme  au 
temps  de  Philippe  de  Valois,  et  cultiver  son  propre  fonds,  personne 
ne  veut  plus  cultiver  la  terre  d'autrui.  Pour  que  ce  serf  affranchi, 
à  qui  son  maître  d'hier,  devenu  simplement  son  seigneur,  ((  accen- 
sait  »  le  sol  à  discrétion,  consentît  à  travailler  à  la  tâche,  il  fal- 
lait qu'il  n'eût  pas  en  poche  les  quelques  dizaines  de  francs  indis- 
pensables à  l'achat  du  matériel  sommaire  d'une  petite  exploitation. 
C'est  pourquoi  les  services  de  l'ouvrier  agricole  furent  à  plus 
haut  prix  sous  Jean  le  Bon  que  sous  Louis  XVI.  Il  en  est  de 
même  des  femmes  employées  aux  besognes  des  champs,  dont  on 
évalue  aujourd'hui  le  salaire  moyen  à  90  centimes,  quand  elles 
sont  nourries,  et  1  fr.  50  quand  elles  ne  le  sont  pas.  Elles  gagnaient 
en  moyenne,  au  xiv^  siècle,  1  fr.  80  sans  nourriture,  en  Nor- 
mandie ou  en  Champagne;  et  les  faneuses  de  l'Anjou  n'ont  que 
1  fr.  50,  mais  les  vigneronnes  de  la  Lorraine  ont  2  fr.  10. 

Que  serait-il  advenu  de  cette  prospérité  d'un  pays,  que  Frois- 
sart  nous  dit  être  «  gras,  plein  et  dru,  les  gens  riches  et  possédant 
de  grands  avoir  »,  si  la  guerre  de  Cent  ans  ne  fût  venue  brusque- 
ment l'interrompre  ?  Sans  doute  la  population  eût  continué  à 
s'accroître,  le  sol  eût  été  rapidement  utilisé.  Le  contraire  arriva; 
avec  la  fin  du  xiv*"  siècle  commence  une  ère  navrante  où  la 
civilisation,  rudement,  fut  refoulée  en  arrière;  la  terre  tomba  au 
XV®  siècle  à  moins  du  cinquième  des  prix  qu'elle  avait  naguère 
atteints.  Mais  les  salaires  augmentèrent  à  mesure  que  le  pays  se 
dépeuplait.  Au  lieu  de  2  fr.  70  sous  Charles  V,  le  manœuvre  gagna 
3  fr.  15  sous  Charles  VI  et  3  fr.  60  sous  Louis  XI.  De  son  côté  la 
journalière  rurale  qui  recevait,  en  1326-1350,  1  fr.  80,  acquiert, 
de  1401  à  1500,  une  paye  normale  de  2  fr.  25  à  2  fr.  30.  Les  bras 
mâles  ou  femelles,  les  simples  bras  du  xv"  siècle  sont  moitié  plus 
rémunérés  que  ceux  du  xix%  si  l'on  n'envisage  que  le  taux  de  la 
journée. 

Les  travaux  auxquels  s'appliquent  les  chiffres  qui  précèdent 
sont  tous  de  la  nature  la  moins  compliquée,  travaux  des  champs 
pour  la  plupart  :  tasseurs  de  foin,  hotteurs  de  raisins,  scieurs  de 
bois,  faucheurs  ou  laboureurs,  les  moindres  d'entre  eux  touchent 
1  fr.  20  s'ils  sont  nourris,  et  2  fr.  40  s'ils  ne  le  sont  pas  ;  les  mieux 


PAYSAINS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  603 

ré  tri  b  11  é§  ont  jusqu'à  3  francs  avec  nourriture  et  jusqu'à  6  francs 
lorsqu'ils  se  nourrissent  à  leurs  frais.  Les  femmes  occupées  à 
cueillir  du  lin  ou  des  pommes,  à  sarcler  ou  à  blanchir  le  linge, 
touchent  de  1  fr.  25  à  3  fr.  50.  Et  cela  dans  les  diverses  pro- 
vinces, au  nord  ou  au  sud  de  la  France,  sans  que  Ton  puisse  dis- 
cerner une  supériorité  quelconque  du  journalier  urbain  :  en  effet 
les  hommes  de  peine  —  «  sommeliers  du  corps  »  —  de  la  maison 
royale  ne  reçoivent  pas  plus  de  1  fr.  50  en  1380;  les  balayeurs  de 
Paris  n'obtienent  pas  davantage  au  début  du  règne  de  François  P""; 
les  uns  et  les  autres  étant,  bien  entendu,  nourris.  Le  journalier  de 
Bavreulh,  en  Bavière,  recevait,  dans  les  mêmes  conditions,  un 
salaire  identique;  celui  d'Augsbourg  avait  3  francs,  mais  sans 
alimens,  et  ceux  d'Angleterre  un  salaire  un  peu  plus  élevé, 
3  fr.  oO  à  3  fr.  80,  qui  se  rapprochait  par  conséquent  beaucoup  de 
notre  moyenne  française.  Ce  n'est  pas  une  des  moindres  singula- 
rités du  moyen  âge  que  le  faible  écart  de  ces  chiffres,  d'un  pays  à 
l'autre,  au  xv^  siècle. 

II 

Par  combien  de  jours  faut-il  multiplier  cette  paie  quotidienne 
pour  connaître  le  salaire  annuel  ?  Le  nombre  des  jours  chômés  a 
beaucoup  varié  sous  l'ancien  régime  suivant  les  siècles,  les  régions 
et,  dans  chaque  région,  suivant  la  nature  du  travail.  Si  l'on  en 
croyait  Boisguillebert,  il  n'y  aurait  pas  eu  dans  l'année  plus  de 
200  jours  où  il  fût  permis  de  se  livrer  aux  «  œuvres  servîtes  ». 
Les  magistrats,  à  en  juger  par  leur  calendrier,  respectaient  avec 
scrupule  89  fêtes  d'obligation,  en  plus  des  dimanches;  mais  de 
tout  temps,  les  administrations  publiques  chôment  plus  volontiers 
que  la  classe  ouvrière.  Il  est  par  exemple  inadmissible  que  le 
paysan  ait  jamais  consenti  à  se  croiser  les  bras  au  mois  d'août,  en 
pleine  récolte,  pendant  les  quinze  jours  que  les  gens  du  Tiers  Etat 
classaient  comme  «  non  ouvrables».  Mais  on  peut  considérer  que, 
sur  les  onze  autres  mois,  étaient  répartis,  en  sus  des  jours  où  le 
cultivateur  se  repose  aujourd'hui  volontairement,  une  cinquan- 
taine de  jours  de  chômage  obligatoire:  soit  250  jours  de  labeur 
par  an. 

La  comparaison  du  salaire  des  journaliers  nourris  avec  celui 
des  domestiques  de  ferme  tend  à  prouver  que  la  durée  du  travail 
était  autrefois  moindre  que  de  nos  jours  :  il  a  dû  exister  de  tout 
temps,  entre  ces  deux  salaires,  une  marge  représentant  la  somme 
des  dépenses  incombant  au  journalier  et  non  au  domestique,  telles 
que  le  loyer,  l'éclairage,  le  chauffage;  et  l'écart  n'a  jamais  pu 


60i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

représenter  beaucoup  plus  que  ces  dépenses.  La  journée  du 
manœuvre  nourri,  à  4  fr.  50,  donne  aujourd'hui,  multipliée  par 
300,  450  francs  par  an,  soit  100  francs  de  plus  que  le  salaire  du 
domestique,  évalué  à  350  francs.  Proportionnellement  le  journa- 
lier semble  moins  payé  que  le  domestique.  Il  a  pu  l'être  davantage 
au  temps  jadis.  Le  service  personnel  était  aussi  honorable  et 
noble,  aux  xiv^  et  xv*"  siècles,  qu'il  est  discrédité  dans  l'esprit  de 
nos  travailleurs  contemporains,  et  si  l'état  de  domestique  s'est 
depuis  cent  ans  amélioré  plus  que  tous  les  autres,  sous  le  rap- 
port du  salaire,  c'est  précisément  parce  qu'il  a  été  moins  recher- 
ché par  les  salariés. 

Mais  en  admettant  l'influence  de  ce  courant  d'opinion,  qui  a 
dû  faire  monter  les  gages  du  serviteur  rural  et  baisser  ceux  du 
journalier,  il  serait  toutefois  inexplicable  que  les  propriétaires  d'il 
y  a  quatre  et  cinq  cents  ans  se  fussent  plu  à  donner  bénévole- 
ment aux  seconds  le  double  de  ce  que  leur  eussent  coûté  les  pre- 
miers. Si  le  manœuvre  nourri  du  xiv*  siècle,  payé  1  fr.  40  par  jour, 
eût  travaillé  300  jours,  il  aurait  eu  au  bout  de  l'année  420  francs, 
tandis  que  le  valet  de  ferme  n'avait  alors  que  192  francs.  Le 
salaire  moyen  du  domestique  de  1896  représente  233  journées  du 
manœuvre  nourri  :  jamais  cette  proportion  n'a  été  atteinte  au 
movenâge.  Du  xm^  siècle  au  xvi''  siècle  le  salaire  du  domestique 
équivaut  au  maximum  à  187  journées  et  au  minimum  à  150  jour- 
nées de  manœuvre  nourri.  De  sorte  qu'en  attribuant  au  manœuvre 
nourri,  comme  revenu  annuel,  le  produit  de  250  jours  de  tra- 
vail seulement  dans  les  siècles  passés,  on  trouve  encore,  entre  ce 
revenu  et  les  gages  du  domestique,  un  écart  plus  grand  qu'aujour- 
d'hui. Le  fait  est  d'autant  plus  notable  que  les  dépenses  incom- 
bant au  journalier  et  non  au  domestique,  notamment  le  chauffage 
et  le  loyer,  sont  au  nombre  de  celles  qui  ont  le  plus  augmenté. 

Cette  observation  confirme  ce  que  je  disais  tout  à  l'heure,  que 
la  condition  du  journalier  était  meilleure  autrefois  que  celle  du 
domestique,  tandis  que  c'est  le  contraire  en  1896.  Il  y  avait  pour- 
tant, proportionnellement  au  nombre  d'hectares  cultivés^  plus  de 
bras  dans  les  campagnes  :  d'abord  parce  qu'il  en  fallait  davantage 
pour  la  culture  —  le  batteur  au  fléau  avait  en  grange  de  la  besogne 
pour  une  partie  de  l'hiver;  —  ensuite  parce  que  beaucoup  des 
moissonneurs  et  des  faneuses  étaient  des  ouvriers  de  métier, 
flleuses  ou  tisserands  souvent,  qui  quittaient  le  rouet  ou  la 
navette  pour  la  fourche  ou  la  faucille.  S'il  y  avait  aujourd'hui, 
avec  les  machines  agricoles  et  l'organisation  mécanique  de  l'in- 
dustrie textile,  autant  de  monde  aux  champs  qu'il  y  en  avait  au 
xv*"  ou  au  xvf  siècle,  comme  le  souhaitent  ceux  qui  se  plaignent 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  605 

de  la  dép©piilation  des  campagnes,  les  malheureux  laboureurs, 
privés  d'ouvrage,  crèveraient  de  faim  durant  dix  mois  de  l'aunée. 

Pas  plus  que  ceux  de  1896  les  domestiques  de  ferme  d'autre- 
fois n'étaient  habillés  aux  frais  de  leurs  maîtres;  la  preuve,  c'est 
que,  dans  un  bon  nombre  de  contrats,  il  est  stipulé  que  ces  der- 
niers fourniront  aux  hommes  une  robe,  un  chaperon,  aux  femmes 
une  jupe,  un  surcot.  aux  uns  et  aux  autres  quelques  aunes  de 
toile  ou  quelques  livres  de  laine,  mais  les  gages  monnayés  subis- 
sent toujours  une  réduction  proportionnée  à  l'importance  de  ces 
objets  de  toilette,  et  il  importe  peu  qu'ils  soient  remis  en  nature 
par  le  maître,  du  moment  où  le  serviteur  paie  leur  prix  en 
argent. 

Gomme  les  salaires  des  manœuvres,  les  gages  des  domestiques 
ruraux  s'élevèrent  du  xiii*^  au  xv*'  siècle:  de  1276  à  1325,  la 
moyenne  est  de  180  francs  par  an;  de  1326  à  1350,  elle  fut  de 
192  fr.:  dans  la  seconde  moitié  du  siècle  elle  se  hausse  à  242  francs; 
puis,  en  1401-1450  elle  passe  à  320  francs  et  à  342  francs  en 
1451-1475.  Ces  gages  étaient,  comme  on  voit,  presque  équivalens 
à  ceux  de  nos  jours;  ce  fut,  on  vient  de  le  dire,  le  point  culmi- 
nant de  la  courbe  des  prix  du  travail  ;  mais  à  cette  même  date  le 
journalier,  avec  ses  3  fr.  60  par  jour,  se  faisait  900  francs  avec  un 
labeur  de  250  jours  par  an,  c'est-à-dire  20  pour  100  de  plus  que  le 
journalier  de  1896  avec  un  labeur  de  300  jours. 

Les  moyennes  qui  précèdent  recouvrent  naturellement  de 
grandes  inégalités  :  nous  ne  regarderons  pas,  il  est  vrai,  comme 
des  domestiques,  ces  «  charretiers  à  pied  »,  ou  à  cheval,  dont  les 
uns  reçoivent  5  francs  et  les  autres  10  francs  par  jour  pour  con- 
voyer l'armée  de  Louis  IX  en  1231,  ou  celle  de  son  fils  en  1285; 
il  s'agit  ici  d'un  service  militaire  —  le  train  des  équipages  —  non 
d'un  service  agricole,  et  tout  ce  qui  a  trait  à  la  guerre  est  fort 
bien  payé  en  ce  temps-là.  Nous  ne  comprendrons  pas  non  plus, 
dans  la  catégorie  des  adultes  employés  à  l'exploitation  rurale,  les 
bambins  auxquels  on  ne  donnait  que  20  francs  par  an  et  quelque- 
fois 12  francs.  Le  besoin  de  bras,  la  hausse  des  gages,  multiplia, 
dès  la  fin  du  xiV  siècle,  les  embauchages  de  petits  êtres  saisis 
parle  travail  à  des  âges  invraisemblables.  Tel  père  loue  pour  un 
an  et  demi,  comme  servante,  sa  fille  âgée  de  8  ans;  tel  autre 
«  baille  »  pour  9  ans,  à  un  fermier  voisin,  «  le  corps  d'une  sienne 
fille  âgée  de  4  ans.  »  Les  liens  de  famille  ne  sont  pas  un  obstacle 
à  ces  engagemens  :  des  fils  se  louent  comme  serviteurs  chez  leurs 
pères,  avec  leurs  femmes  et  leurs  enfans,  au  nom  desquels  ils  se 
portent  garans.  Dans  les  mœurs  d'une  époque  qui  sortait  à  peine 
du  servage,  il  ne  pouvait  s'attacher  aucune  idée  humiliante  au 


606  REVUE    DES    DEUX    3I0NDES. 

service  domestique.  Le  peuple  des  campagnes,  au  sein  duquel  le 
mouvement  des  idées  s'opère  avec  plus  de  lenteur,  n'a  pas  encore 
là-dessus  la  même  manière  de  voir  que  celui  des  villes  :  il  est 
aujourd'hui  nombre  de  métayers  et  de  curés  de  village  qui  ont 
chez  eux  leur  sœur  comme  servante  appointée.  Les  valets  ne 
mangent-ils  pas  à  la  ferme  à  côté  des  maîtres,  dont  la  prérogative 
est  seulement  d'occuper  à  table  le  «■  haut  bout  »  ? 

Dans  la  hiérarchie  du  faire-valoir  rural,  le  petit  berger,  le 
gardeur  de  porcs,  le  «  petit  valet  pour  les  chevaux  »  tiennent  le 
plus  bas  degré  :  ils  touchent  80  à  100  francs  par  an.  Beaucoup  de 
ceux  d'aujourd'hui,  à  l'âge  égal,  n'ont  pas  autant.  Les  «bons  valets 
de  charrue  »  bouviers,  vachers,  domestiques  batteurs  en  grange, 
constituent  le  gros  de  l'effectif;  leurs  gages  variaient  de  200  à 
330  francs  suivant  la  capacité;  enfin,  au  haut  de  l'échelle,  sont 
les  charretiers — comme  de  nos  jours  d'ailleurs,  le  «  fin  charretier  » 
était  un  personnage  rare;  on  lui  donnait  jusqu'à  400  et  300  francs 
par  an. 

Comparera-t-on  à  ces  valets  rustiques  les  serviteurs  attachés, 
dans  le  «  plat  pays  »  ou  dans  une  «  bonne  ville  » ,  non  à  la  terre, 
mais  à  la  personne  d'un  bourgeois  ou  d'un  châtelain?  Si  l'on  né- 
glige ceux  qui  ont  une  aptitude  spéciale,  cochers,  cuisiniers,  etc., 
et  si  l'on  ne  s'occupe  que  de  la  province,  —  les  gages  des  hommes  à 
Paris  étant  aujourd'hui  exceptionnellement  élevés,  —  on  remarque 
que  les  domestiques  de  l'intérieur  ressortent  à  V heure  actuelle  en 
moyenne  à  370  francs,  contre  330  francs  pour  ceux  de  la  ferme. 
La  même  analogie  de  traitement  se  retrouve  au  moyen  âge.  11 
faut  naturellement  laisser  de  côté  les  privilégiés  :  le  valet  de 
chambre  de  saint  Louis  payé  728  francs,  ou  le  barbier-valet  de 
Charles  le  Sage  qui  recevait  2  000  francs;  comme  aussi  les  valets 
de  princes,  bien  que  celui  du  comte  d'Artois  ne  soit  pas  appointé 
plus  de  530  francs  au  xiv^  siècle,  et  celui  de  la  comtesse  de  Savoie 
plus  de  316  francs  en  1299.  Encore  moins  doit-on  ranger  dans  la 
simple  domesticité  les  semi-fonctionnaires  auxquels  incombent 
les  emplois  cynégétiques  des  châteaux  opulens  :  un  fauconnier  qui 
touche  3  300  francs,  un  veneur  qui  touche  1  300  francs.  On  pourrait 
plutôt  y  faire  rentrer  les  pages  —  à  190  francs  par  an  en  1313 
—  puisque  aux  xiv®  et  xv*^  siècles  ces  jeunes  gens,  poétisés  par  le 
roman  et  le  théâtre,  joignaient  à  leur  service  d'honneur  les  tâches 
les  plus  vulgaires,  voire  les  plus  malpropres.  Le  valet  d'un  rentier 
urbain,  d'un  curé,  d'un  marchand,  d'un  notaire,  avait  des  gages 
peu  différens  de  ceux  du  domestique  de  ferme,  un  peu  plus  bas 
cependant,  tandis  qu'aujourd'hui  ils  sont  un  peu  plus  hauts.  On  en 
rencontre  depuis  130  francs  au  xiv^  siècle,  et  les  plus  favorisés 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  607 

vers  la  lii^  du  xv*"  siècle  ne  dépassaient  pas  300  francs  dans  les 
familles  bourgeoises.  Des  gages  de  oOO  francs,  comme  en  donne 
la  comtesse  d'Angoulême,  mère  de  François  I",  en  1497,  ou 
600  francs,  ainsi  que  paye  à  la  même  époque  la  vicomtesse  de 
Rohan,  sont  vraiment  hors  de  pair. 

On  en  peut  dire  autant  des  «  valets  de  chariot  »  —  cochers 
—  et  palefreniers,  des  cuisiniers  à  la  journée  qui  se  font  5  francs 
par  jour  à  Paris,  au  xiii®  siècle,  ou  des  «  queux  »  de  grande  maison, 
auxquels  on  paye  jusqu'à  600  francs  de  gages  chez  le  duc  d'Orléans 
fils  de  Philippe  YI,  et  jusqu'à  1000  francs  chez  le  prince  de 
Piémont.  Ceux  des  simples  particuliers  ont  depuis  500  francs 
jusqu'à  300,  chiffre  dont  se  contente  le  chef  de  cuisine  de  l'évêque 
de  Troyes.  Si  l'Hôtel-Dieu  de  Paris  paye  ce  dernier  prix,  d'autres 
hospices  trouvent  à  meilleur  marché  à  qui  confier  la  direction 
de  leurs  casseroles.  Quant  aux  aides,  aux  «  valets  d'escuel- 
lerie  »,  ils  descendent  à  100  francs  et  ne  dépassent  jamais  230. 
On  rencontre  même  en  Allemagne  des  marmitons  à  40  francs  par 
an.  Le  reste  du  personnel  qu'abritait  le  manoir  féodal  et  dont 
l'effectif  variait  selon  le  rang  et  la  richesse  des  maîtres,  depuis  une 
douzaine  de  personnes  chez  des  seigneurs  ordinaires  jusqu'à  deux 
cents  chez  la  duchesse  de  Bourgogne,  avait  une  condition  analogue. 
La  diversité  de  leur  traitement  en  numéraire  vient  de  l'impor- 
tance plus  ou  moins  grande  de  leurs  loisirs  et  des  bénéfices  en 
nature  qui  leur  sont  concédés. 

Pour  les  domestiques  femmes,  la  distinction  entre  celles  des 
fermes  et  celles  des  bourgeois  offre  moins  d'intérêt  que  pour  les 
hommes;  non  seulement  parce  que  les  salaires  des  unes  et  des 
autres  se  ressemblent,  mais  aussi  parce  que  leurs  fonctions, 
du  xm®  au  xvi®  siècle,  différaient  peu  dans  les  petits  ménages 
urbains,  où  elles  traient  la  vache  et  font  la  litière  du  cochon,  de 
leur  emploi  aux  champs,  où  elles  poussent  le  rouet  et  remplissent 
la  marmite  dans  l'àtre.  La  moyenne  des  unes  et  des  autres,  ser- 
vantes de  ferme  et  d'intérieur,  «  chambelières  »  ou  filles  de  basse- 
cour,  balayant  la  salle  ou  battant  en  grange,  bonnes  à  tout  faire, 
suivant  l'expression  moderne,  est  de  108  francs  de  gages  au 
xiv'^  siècle,  de  14o  francs  au  xv*"  où,  comme  les  hommes,  elles  ont 
enchéri.  La  moins  payée  ne  touche  qu'une  soixantaine  de  francs 
chez  un  charretier;  une  vachère,  «  servante  à  la  cour  »,  près 
d'Orléans,  n'a  guère  davantage  ;  mais  une  chambrière  de  chanoine 
a  133  francs  ;  une  lavandière  de  ville  en  a  200.  Au-dessus  de  cette 
plèbe  de  la  domesticité  est  l'élite,  naturellement  peu  nombreuse, 
les  «  femmes  de  chambre  »  des  châtelaines,  dont  les  gages  n'ont 
pas  de  règles  et  vont  à  oOO  francs  et  même  à  730  chez  une  prin- 


608  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

cesse,  belle-sœur  du  roi.  Les  cuisinières,  que  le  xix'  siècle  traite 
avec  une  faveur  marquée,  étaient  à  peu  de  chose  près  sur  le  même 
rang  que  les  autres  servantes.  Quant  aux  nourrices,  leur  lait  est 
payé  suivant  sa  destination  :  celles  de  l'Hôtel-Dieu  de  Paris  n'ont 
que  45  francs  sous  Louis  XII,  celle  d'un  bourgeois  d'Angers 
avait  110  francs,  tandis  que  la  nourrice  d'une  princesse  avait 
503  francs  et  que  le  sein  qui  alimente,  au  xiii^  siècle,  un  frère  de 
Philippe  le  Bel  est  appointé  à  8  francs  par  jour,  allaitement  excep- 
tionnellement coûteux,  puisqu'il  ferait  ressortir  l'année  entière  à 
2  900  francs. 

Si  nous  rapprochons  le  salaire  des  servantes  de  celui  des  jour- 
nalières nourries,  nous  voyons  que  l'écart  entre  ces  deux  catégories 
est  très  certainement  supérieur  à  la  somme  des  dépenses  dont  la 
première  est  dispensée  et  qui  incombent  à  la  seconde.  On  en  doit 
conclure  que  journalières  ou  manœuvres,  travaillant  250  jours 
par  an,  ont  été  beaucoup  mieux  rétribués  au  moyen  âge  que  les 
domestiques  des  deux  sexes;  ce  qui  est  le  contraire  aujourd'hui, 
quoique  les  manœuvrestravaillent  300  jours.  Ily  a  là  un  phénomène 
positif,  quoique  singulier  :  les  servantes  de  ce  temps  étaient  moins 
payées  que  celles  du  nôtre,  les  journaliers  l'étaient  davantage 
qu'aujourd'hui. 

Autre  matière  à  réflexion  :  la  proportion  variable  du  salaire 
des  hommes  à  celui  des  femmes,  dans  la  suite  des  âges.  On  évalue 
en  1896  la  journée  des  uns  à  2  fr.  50,  celle  des  autres  à  1  fr.  50, 
c'est-à-dire  aux  trois  cinquièmes —  60  p.  100;  —  mais  il  s'en 
faut  de  beaucoup  que  ce  rapport  soit  uniforme  sur  tout  le  terri- 
toire de  la  République.  Ceux  d'entre  nous  qui  habitent  la  cam- 
pagne peuvent  s'en  rendre  compte  par  leur  expérience  person- 
nelle. Les  salaires  masculins  sont  plus  élevés  dans  tel  département 
où  les  salaires  féminins  sont  bas,  que  dans  tel  autre  où  les  femmes 
sont  mieux  rémunérées.  Quelle  est  la  cause  de  cette  anomalie? 
Les  ennemis  du  travail  féminin  se  hâteront  de  répondre  que  la 
faute  en  est  au  sexe  faible,  qui  fait,  par  sa  concurrence,  baisser  le 
prix  du  travail  des  hommes.  Mais  comment  se  pourrait-il  faire 
alors  que,  dans  les  districts  où  un  plus  grand  nombre  de  femmes 
travaillent,  elles  soient  mieux  rétribuées  que  dans  ceux  où  il  y 
en  a  peu  à  aller  en  journée;  qu'en  un  mot  leur  travail  soit  plus 
cher  quoique  plus  abondant? 

Nous  venons  de  dire  que  la  journée  de  femme  équivaut  au- 
jourd'hui à  60  p.  100  du  prix  de  la  journée  d'homme.  Dans  l'espace 
de  quatre  cents  ans  (1200-1600)  le  rapport  entre  les  bras  mâles  et  fe- 
melles varia  au  point  de  faire  estimer  ceux-ci  jusqu'aux  trois  quarts 
du  prix  de  ceux-là,  à  la  fin  du  xiv^  siècle,  et  de  déprécier  ensuite 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES,  609 

au  xv*"  lejabeur  des  femmes  jusqu'à  près  de  moitié  seulement  de 
celui  des  hommes.  Quelle  a  été  la  cause  de  ce  changement,  et  ne 
faut-il  pas  dire,  en  retournant  l'argument  de  ceux  qui  cherchent 
de  nos  jours  à  entraver  le  travail  féminin  pour  faire  hausser  le 
masculin,  que  c'est  au  contraire  la  baisse  de  la  paie  masculine, 
provoquée  par  des  causes  indépendantes  des  salaires,  qui,  amenant 
la  gêne  du  ménage,  contraignit  un  plus  grand  nombre  de  femmes 
à  solliciter  de  l'ouvrage  et  à  en  restreindre  la  valeur  par  leur 
mutuelle  concurrence? 

III 

Jamais  le  salaire  des  paysans  n'avait  été  au  moj'en  âge  aussi 
élevé  que  dans  la  seconde  moitié  du  xv*  siècle;  jamais  dans  les 
temps  qui  vont  suivre  il  n'atteindra  des  chiffres  équivalens,  pas 
même  de  nos  jours.  Dès  le  règne  de  Louis  XII  (1498-1515),  les 
dépenses  du  prolétaire,  comparées  à  ses  recettes,  accusent  une 
situation  moins  favorable  :  l'influence  de  la  crue  de  population 
se  manifestait. 

Le  journalier  qui  gagnait  3  fr.  60  sous  Charles  VIII,  ne  gagna 
plus  que  2  fr.  90  sous  François  I",  2  fr.  2o  sous  Charles  IX  et 
1  fr.  95  à  l'avènement  d'Henri  IV.  Le  laboureur  de  la  fin  du 
xvi*"  siècle  n'avait  ainsi,  pour  vivre,  que  la  moitié  de  ce  qu'avait 
eu  son  aïeul,  cent  ans  auparavant.  Il  n'avait  guère  plus  des  deux 
tiers  de  ce  dont  avait  joui  le  moins  fortuné  de  ses  pères  depuis  le 
milieu  du  xiv*  siècle.  Le  salaire,  sous  Henri  III,  oscille  depuis 
1  fr.  27.  prix  d'un  vendangeur  à  Issoudun,  jusqu'à  3  francs,  prix 
d'un  journalier  de  Bourgogne.  Nourri,  le  manœuvre  doit  se  con- 
tenter en  moyenne  de  90  centimes  à  cette  époque,  tandis  qu'un 
siècle  plus  tôt  il  recevait  1  fr.  80,  et  que  50  ans  avant  il  touchait 
l  fr.  20.  Une  paie  quotidienne  de  1  fr.  60,  encore  assez  ordinaire 
en  1510,  est  tout  exceptionnelle  en  1545  pour  un  journalier  7io?//v'/; 
le  seul  à  qui  nous  la  voyons  accordée,  à  cette  date,  doit  en  retour 
un  service  particulièrement  pénible  :  il  soigne  les  pestiférés  à 
Montélimar. 

Le  XVI''  siècle,  qui  vit  le  triomphe  des  propriétaires  fonciers, 
vit  aussi  la  déroute  des  travailleurs  manuels;  tandis  que  le 
xv^  siècle,  où  les  terres  étaient  tombées  presque  à  rien,  avait  été 
l'ère  la  plus  avantageuse  pour  les  salariés.  Veut-on  se  rendre 
compte  de  la  valeur  respective  du  travail  et  de  la  terre?  Rappro- 
chons les  moyennes  du  revenu  de  l'hectare  labourable  de  celles 
du  salaire  des  manœuvres.  Au  xiii"^  siècle  et  jusqu'au  premier  quart 
du  xiv%  —  époque  où  le  sol  labourable  n'est  que  très  partiellement 
TOME  cxxxvii.  —  1896.  39 


610  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

dans  le  commerce,  —  le  gain  annuel  du  vilain  correspond  au 
revenu  annuel  de  8  hectares,  puis  au  revenu  de  19  hectares  (1326- 
4350);  enfin  au  xv*"  siècle,  le  journalier  est  aussi  riche  avec  sa 
paie  que  le  propriétaire  oisif  de  32  hectares.  Cet  état  de  choses, 
il  est  vrai,  ne  dure  pas  longtemps;  le  travailleur  ne  gagne  déjà  plus 
à  l'avènement  de  Louis  XII  que  lintérôt  de  19  hectares,  puis  de 
15  hectares  vers  1550,  enfin  de  9  hectares  et  demi  en  1600. 
Quelle  qu'ait  été, depuis  cetteépoque  jusqu'à  nos  jours,  où  l'hectare 
rapporte  50  francs,  la  hausse  du  sol  cultivé,  le  salaire  de  notre 
journalier  actuel  à  750  francs  égale  l'intérêt  de  15  hectares,  et  le 
travail  par  conséquent  est  plus  apprécié,  par  rapport  à  la  terre, 
qu'il  n'était  il  y  a  300  ans. 

La  dépression  des  gages  au  xvi"  siècle  ne  se  produit  pas  brus- 
quement ;  elle  n'est  le  résultat  d'aucune  catastrophe,  d'aucun 
krack  dans  la  fortune  publique;  au  contraire  elle  s'accentue  en 
raison  inverse  des  progrès  de  cette  fortune  et  procède  insensible- 
ment comme  une  mer  qui  se  retire.  L'avilissement  des  salaires 
atteint  au  même  degré  presque  toutes  les  professions  :  le  domes- 
tique de  ferme,  au  lieu  de  306  francs  en  1500,  ne  reçoit  plus  en 
1600  que  150  francs;  le  domestique  de  ville  ou  d'intérieur,  au 
lieu  de  282  francs,  n'en  touche  plus  que  120.  Tous  ces  chiffres 
sont  formulés,  ainsi  qu'on  l'a  expliqué  ci-dessus,  d'après  le  pou- 
voir d'achat  de  la  monnaie.  Nominalement,  intrinsèquement,  le 
prix  du  travail  s'élève  à  la  vérité  de  33  pour  100,  mais  le  prix  de 
la  vie  augmente  de  200  pour  100. 

Les  servantes  qui,  de  1476  à  1525,  avaient  138  francs  et  qui, 
à  ce  taux,  étaient  beaucoup  moins  payées  que  celles  d'aujourd'hui, 
dont  le  salaire  est  de  210  et  de  300  francs  selon  qu'elles  sont 
employées  à  la  campagne  ou  dans  les  villes,  les  servantes  n'ont 
plus  en  1 600  que  73  francs.  La  fille  de  ferme  et  la  bonne  à  tout 
faire  sont  donc,  au  point  de  vue  des  gages,  sans  avoir  fomenté 
aucune  grève,  les  privilégiées  de  la  civilisation  moderne,  celles 
qui  en  ont  le  plus  profité.  Du  commencement  à  la  fin  du  xvi"  siècle, 
la  journalière  nourrie  est  passée  de  1  fr.  20  à  50  centimes.  Si  elles 
se  nourrissent  à  leurs  frais,  les  femmes  employées  aux  travaux 
champêtres  n'obtiennent  plus  que  1  fr.  07  en  moyenne,  au  lieu  de 
1  fr.  92.  Pour  prétendre  davantage  il  faut  des  capacités  particu- 
lières :  une  ouvrière  en  tapisserie  se  fera  1  fr.  75  à  Orléans  ;  près 
de  Nancy  on  donnera  1  fr.  60  à  une  vigneronne. 

Ce  n'est  pas  que  les  métiers  ruraux  aient  été,  plus  que  les 
bras  du  simple  manœuvre,  épargnés  par  la  crise  nouvelle.  Les 
vignerons,  dont  le  salaire  moyen  est,  en  1600,  de  2  fr.  50  sans 
nourriture,  étaient  payés,  cinquante  ans  avant,  3  fr.  84.  Ils  avaient 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  611 

gagné  T  fr.  oO  au  xn*"  siècle,  3  fr.  37  au  début  du  xv'"  siècle  et 
4  fr.  oO  SOUS  Louis  XI.  Il  en  est  de  même  des  jardiniers  à  la 
journée,  auxquels  on  donnait  3  fr.  50  au  xiv^  siècle  et  seulement 
2  fr.  10  au  XYl^  Employés  à  l'année,  ce  genre  de  serviteurs 
n'avaient  pas  en  lo90  plus  de  227  francs,  tandis  qu'on  les  payait 
330  fr.  en  1490. 

Par  le  salaire  des  vignerons  au  moyen  âge  l'on  peut  augurer 
que  la  culture  de  la  vigne  coûtait  aussi  cher  qu'aujourd'hui.  Il 
serait  facile  de  s'en  rendre  compte  par  la  comparaison,  à  diverses 
époques,  du  prix  des  façons,  si  les  indications  des  comptes  n'étaient 
souvent  trop  vagues  pour  servir  de  base  à  des  calculs.  Le  travail 
qu'exige  le  vignoble  se  divise,  comme  on  sait,  en  une  série  dopé- 
rations  de  valeur  inégale.  La  connaissance  détaillée  des  unes  ou 
des  autres —  enlèvement  deséchalas,  labourage,  taille,  recépage, 
binage,  liage  des  ceps  —  ne  nous  instruit  pas  du  total  des  frais 
qui  seul  ici  nous  importe.  Pourtant  la  culture  à  forfait  de  la 
vigne,  lorsqu'elle  paraît  embrasser  l'ensemble  des  soins  néces- 
saires, durant  les  douze  mois  de  l'année,  à  la  préparation  d'une 
bonne  récolte,  revient  en  1202,  dans  le  département  de  la  Seine, 
à  418  francs  l'hectare.  En  13.j0,à  Dourdan,  dans  Seine-et-Oise, 
elle  coûte  714  francs.  En  Normandie  elle  s'élève,  en  1410,  à 
112.U  francs  l'hectare,  chiffre  extraordinaire  qui  tenait  sans  doute 
à  la  pénurie  des  hommes  du  métier  ;  ceux  sur  lesquels  on  parvenait 
à  mettre  la  main  faisant  la  loi  aux  propriétaires.  A  la  fin  du  siècle 
on  ne  dépensait  plus  dans  la  même  localité  (1498)  que  7o6  francs. 
Mais  au  xvf  siècle  l'hectare  de  vigne  ne  représentait  que  660  francs 
de  débours  à  Argenteuil  et  .540  sous  les  murs  de  Paris.  Au  temps 
de  la  Ligue  la  moyenne,  en  France,  était  tombée  depuis  le  centre 
jusqu'à  l'est  à  380  francs;  le  vigneron  devait  donc  se  contenter, 
sous  Henri  III,  d'un  gain  non  seulement  inférieur  de  près  de 
moitié  à  celui  qu'il  avait  eu  sous  Charles  Yl  et  sous  Louis  XII, 
mais  qui  n'égalait  même  pas  celui  dont,  quatre  siècles  auparavant, 
il  jouissait  sous  Philippe-Auguste. 

Les  autres  façons  agricoles,  rapprochées  de  leurs  prix  actuels, 
viennent  confirmer  les  observations  précédentes.  Je  laisse  de  côté 
tous  les  travaux  malaisément  comparables,  soit  parce  qu'ils  sont 
peu  définis,  —  défrichement  de  terres,  abatage  d'arbres,  creuse- 
ment de  fossés,  —  soit  parce  qu'ils  n'ont  plus  leurs  pareils  de  nos 
jours. 

Dans  la  catégorie  des  ouvrages  sans  analogie  présente  rentre 
le  battage  des  grains  à  façon.  Il  n'existe  presque  plus  en  France  de 
batteurs  au  fléau,  ni  pour  le  blé  ni  pour  l'avoine  ou  l'orge.  Si 
quelques  fermiers  bretons  usent  encore,  pour  leur  sarrasin,  de  cet 


612  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

instrument  antique,  le  nombre  en  diminue  sans  cesse  et  cette  be- 
sogne, en  tous  cas,  n'est  l'objet  d'aucun  de  ces  contrats  si  usités 
jadis  pour  la  séparation  du  grain  et  des  pailles.  Comparons  toute- 
fois la  fin  du  xyf  siècle  avec  les  quatre  cents  années  antérieures  : 
en  lo90  le  battage  et  le  vannage  de  l'hectolitre  de  blé  coûtaient 
73 centimes;  au  xv"  siècle  ils  avaient  valu  en  moyenne  1  fr.  60, et, 
dans  les  deux  siècles  précédens,  1  fr.  28. 

Il  est  des  travaux  champêtres,  comme  le  labourage,  qui  sont 
demeurés  les  mêmes  jusqu'à  ce  jour;  il  en  est,  comme  le  fau- 
chage de  l'herbe,  pour  lequel  les  machines  commencent  à  se 
substituer  aux  bras,  mais  qui  se  font  encore  exclusivement  de 
main  d'homme  dans  les  régions  où  la  petite  propriété  domine. 
Ceux-là  permettent  d'assez  exactes  assimilations  entre  le  présent 
et  le  passé.  Or  le  labour  à  façon  se  paie  aujourd'hui  25  francs 
pour  les  blés  de  mars  et  50  francs  pour  les  blés  d'hiver,  dont  les 
semailles  sont  précédées  du  passage  deux  fois  répété  de  la  charrue. 
Ce  double  labour  valait  en  I3i6,  à  Montauban,  73  francs;  il  se 
payait  à  Rouen,  en  1404,  68  francs  J 'hectare,  et  en  1588,  en  Artois, 
35  francs  seulement.  Quant  au  fauchage  des  prés  à  façon,  qui  se 
paie  environ  15  francs  l'hectare  dans  la  Normandie  du  xix"  siècle, 
il  coûtait  jusqu'à  24  francs  dans  la  Normandie  du  xiii*"  siècle,  et  en 
général  18  francs.  Le  prix  moyen  haussa  aux  siècles  suivans  et  se 
maintient  à  22  francs  de  1401  à  1500.  A  la  fin  du  xvi''  siècle  il 
était  descendu  à  12  francs. 

IV 

J'ai  essayé  de  montrer  que  le  moyen  âge,  par  les  conditions 
matérielles  où  il  se  trouvait,  —  et  non  pas  par  ses  institutions  so- 
ciales ni  politiques,  —  avait  été  contraint  de  payer  la  main-d'œuvre 
un  prix  très  élevé  et  de  la  payer  d'autant  plus  cher  qu'elle  était 
plus  rare  à  l'époque  de  nos  désastres.  La  même  force  des  choses, 
qui  agissait  alors  en  faveur  des  classes  laborieuses,  en  procurant 
au  serf  affranchi  la  propriété  de  la  majeure  partie  du  sol  culti- 
vable, l'avait  gratifié  aussi,  par  les  «  droits  d'usage  »,  de  l'usufruit 
d'une  autre  portion  très  notable  de  la  terre  française  :  la  super- 
ficie boisée;  elle  lui  avait  conféré  enfin,  par  le  «  droit  de  vaine 
pâture  »,  la  jouissance  de  tout  le  reste  du  territoire  pendant  la 
moitié  de  l'année. 

Ces  deux  derniers  avantages  constituaient,  pour  le  «  pauvre 
homme  de  labeur  »  d'autrefois,  de  véritables  subventions  natio- 
nales. C'était  une; propriété  collective,  une  richesse  banale,  à  la 
participation  de  laquelle  étaient  admis  tous  les  citoyens  des  champs. 
Notre  temps  ménage  aux  non-possédans   des   subventions  d'un 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  613 

autre  ordre  —  telle  est  l'instruction  gratuite;  —  il  dote  et  entre- 
tient sur  le  budget,  cette  bourse  commune,  beaucoup  d'institu- 
tions d'assistance  pour  les  enfans,  les  malades,  les  infirmes,  les 
vieillards,  et  tout  fait  prévoir  que  la  part  des  déshérités  est  des- 
tinée à  s'accroître,  sinon  par  les  soins  du  législateur,  du  moins  par 
l'initiative  privée.  On  objectera  que  la  charité,  sous  toutes  ses 
formes,  n'est  pas  nouvelle  et  que  le  régime  féodal,  qui  l'a  pra- 
tiquée sur  une  vaste  échelle  vis-à-vis  des  malheureux  non  valides, 
abandonnait  en  outre  aux  valides,  destitués  de  tout  capital,  des 
biens  que  la  civilisation  leur  a  repris. 

Ce  serait  soutenir  que  la  civilisation  ou  du  moins  le  peuple- 
ment est  un  mal,  et  que,  au-dessus  d'un  certain  chiffre,  plus  les 
hommes  sont  nombreux,  plus  ils  sont  misérables.  C'est  la  thèse 
de  Malthus  et,  jusqu'à  notre  siècle,  il  semble  qu'elle  ait  été  vraie. 
L'étude  des  temps  qui  ont  immédiatement  précédé  le  nôtre  en 
fournit  la  preuve.  Toujours  le  développement  de  la  population 
pose  des  problèmes  redoutables,  et  il  ne  les  résout  pas  toujours. 
Pour  que  notre  siècle  se  soit  tiré  à  sa  gloire  des  difficultés  qu'il 
a  eues  à  surmonter  de  ce  chef,  difficultés  contre  lesquelles  nos 
pères,  accablés  pendant  trois  cents  ans  —  de  1^2.3  à  1830  —  sous 
le  poids  de  leur  nombre,  ont  vainement  lutté,  il  a  fallu  des  inven- 
tions, des  découvertes,  qui  ont  changé  la  face  du  monde.  C'est  à 
ces  découvertes  contemporaines  que  nous  devons  d'avoir  pu 
augmenter  la  production  des  mnrchandises,  plus  encore  que 
n'augmente  le  chiffre  des  hommes;  tandis  qu'auparavant  c'était 
le  contraire  qui  avait  lieu.  C'est  à  ce  progrès  récent  de  la  science 
que  nous  devons  par  conséquent  notre  richesse  et  la  faculté  de 
créer,  au  profit  des  moins  favorisés  d'entre  nous,  des  subventions 
artificielles  qui  remplacent  les  subventions  naturelles  d'époques  à 
demi  barbares. 

Les  forêts  devaient  être,  au  xiif  siècle,  dans  une  telle  dispro- 
portion, avec  la  population  d'une  part,  et  de  l'autre  avec  le  reste 
du  sol,  qu'elles  ressemblaient,  entre  les  terres  cultivées,  aux  sur- 
faces couvertes  par  la  mer  entre  les  continens.  Les  arbres  n'avaient 
guère  plus  de  valeur  sans  doute  que  les  flots  de  l'Océan.  De  ce 
sol  commun,  de  cette  étendue  «  vaine  et  vague  »,  le  seigneur  se 
déclara  plus  ou  moins  propriétaire,  parce  qu'à  ses  yeux  les  choses 
qui  étaient  à  tout  le  monde  n'étaient  à  personne,  et  que  les  choses 
qui  n'étaient  à  personne  étaient  à  lui.  Possession  nominale  du 
reste,  là  même  où  elle  fut  reconnue.  Comme  il  n'en  aurait  tiré 
aucun  profit,  le  maître  se  trouva  heureux  délaisser,  pour  quelques 
francs  ou  quelques  centimes,  user  et  abuser  de  son  bien. 

En  matière  de  bois  le  droit  d'usage  des  habitans  fut  donc  gé- 
néral :   usage   pour  pâtures,    pour  chaufl"age,   pour   charpente, 


614  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

pour  meubles  et  ustensiles  de  toute  sorte,  aussi  bien  dans  les 
forêts  royales  que  dans  les  domaines  des  seigneurs  laïques  ou 
clercs.  Il  en  était  du  chêne  dans  la  futaie,  comme  aujourd'hui  du 
moellon  qui  sommeille  dans  les  entrailles  de  la  terre,  et  qui  n'a 
de  prix  que  par  le  travail  d'extraction,  de  charroi,  de  façonnage, 
dont  il  est  l'objet.  Les  habitans  de  Perpignan  prennent  en  1296 
le  bois  dont  ils  ont  besoin  moyennant  20  centimes  le  stère  — 
80  centimes  de  notre  monnaie  ;  —  somme  élevée  et  qui  n'était 
payée  qu'aux  abords  d'une  ville,  puisque  cent  ans  plus  tard,  dans 
la  même  province,  de  vastes  forêts  sont  concédées  à  des  particu- 
liers avec  autorisation  d'y  mettre  le  feu,  «  pour  tuer  et  mettre  en 
fuite  les  bêtes  sauvages.  »  Ce  mode  sommaire  de  défrichement 
est  encore  appliqué  dans  le  Midi  au  début  du  xv®  siècle. 

D'autres  personnes,  même  sans  être  propriétaires,  obtiennent 
le  droit  d'incendier  ou  de  détruire  certains  bois  de  leur  voisinage, 
pour  détruire  en  même  temps  les  sangliers  et  les  ours  qui  les  habi- 
taient. Rien  qui  ressemble  moins  à  nos  idées  étriquées,  à  nos  éco- 
nomies sordides ,  sur  cet  article ,  que  la  magnifique  prodigalité  de  nos 
pères  en  fait  de  bois.  Aux  portes  de  Paris,  en  1346,  le  roi  de  France 
donne  au  duc  de  Bourgogne  quatre  hectares  de  la  forêt  de  Grécy- 
en-Brie  «  pour  la  construction  d'une  nouvelle  salle  à  son  château  »  ; 
politesse  bien  naturelle,  puisque  l'année  précédente  ce  duc,  rece- 
vant dans  ses  États  le  roi  Philippe  de  Valois,  lui  offrait  une  suite 
de  festins  dont  la  cuisine  avait  consommé  14  hectares  de  taillis. 
Quand  on  absorbe,  pour  débiter  quelques  solives  ou  faire  rôtir 
quelques  moutons,  dételles  surfaces  forestières,  c'est  qu'elles  ne 
sont  pas  bien  précieuses.  Dans  le  Gard,  en  1271,  la  tuilerie  de 
Campagnoles  est  louée  moyennant  une  redevance  de  6000  tuiles 
par  an,  valant  300  francs  d'aujourd'hui,  avec  pouvoirs  pour  les 
preneurs  de  couper  tout  le  bois  que  bon  leur  semble,  et  de  faire 
paître  partout  leurs  bestiaux.  A  Chéry-Chartreuve,  dans  l'Aisne, 
le  seigneur  concède  même  aux  riverains  (1231)  une  partie  du  sol 
boisé  ;  il  en  interdit  seulement  le  défrichement,  sans  doute  afin 
que  le  droit  de  chasse  qu'il  s'est  réservé  ne  devienne  pas  illusoire. 
Dès  le  milieu  du  viii^  siècle,  on  trouve  les  populations  de  la 
Marche  en  possession  des  droits  d'usage  et  de  pacage  les  plus 
larges  dans  la  forêt  d'Aubusson.  Une  charte  seigneuriale  recon- 
naît ces  droits  en  1265,  «  sans  qu'il  soit  permis  aux  habitans  de 
disposer  des  bois  ni  pour  trafic,  ni  pour  don.  »  Le  seigneur  se 
réserve  seulement  «  un  certain  lieu  de  la  forêt  »  ;  on  le  cantonne. 
Plus  tard,  en  pareil  cas,  ce  sont  les  usagers  que  l'on  cantonnera. 
Les  paysans,  pour  prix  de  cet  usage,  doivent  seulement  au  suze- 
rain une  journée  de  charroi,  «  un  voyage  au  bois.  »  Les  choses 
marchaient  ainsi  depuis  des  centaines  d'années  quand ,  au  xvi^  siècle, 


PAYSANS    ET    OLVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  615 

le  procureur  fiscal  du  seigneur — ce  fief  appartenait  alors  à  la  dame 
de  Beau  jeu,  fille  de  Louis  XI  —  voulut  troubler  les  vilains  dans 
leur  jouissance.  De  là,  entre  les  officiers  de  la  princesse  et  les  usa- 
gers, un  procès  où  ces  derniers  obtinrent  d'ailleurs  gain  de  cause. 

Dix-sept  paroisses  de  l'arrondissement  d'Avallon  louent  en 
4319  le  droit  (l'usage  dans  la  forêt  d'Hervaux:  elles  pourront  y 
couper  «  tous  bois  qui  leur  seront  nécessaires  »  moyennant  un 
cens  annuel  de  10  deniers  par  feu.  Au  xiv  siècle  ces  10  deniers 
valent  1  fr.  7o,  moins  d'une  journée  de  travail:  au  xvm"  siècle  ils 
vaudront  8  centimes.  Pour  une  poule  et  .^  deniers  par  tète  et  par 
an.  les  paroissiens  de  Parassy.  en  Berry,  obtiennent  la  libre  pos- 
session de  la  forêt  qui  les  entoure.  Ces  «  concessions  »,  il  faut  le 
dire,  ne  sont  en  général  que  des  «  reconnaissances  »>  de  droits 
plus  ou  moins  obscurs,  plus  ou  moins  anciens,  qui  s  affirment  et 
se  précisent.  Les  gens  de  Jumièges  et  de  Braquetuit,  en  Nor- 
mandie, soutiennent,  dans  un  procès  de  1379.  que  la  forêt  est 
commune  entre  eux  et  l'abbaye  à  qui  nominalement  elle  semble 
appartenir:  que,  moyennant  un  sol  par  an  et  par  famille,  ils  y  ont 
droit  de  pâture,  de  chauffage  et  de  glandée  pour  leurs  porcs. 

Outre  ces  droits  d'usage  et  de  pâturage  dans  les  bois  seigneu- 
riaux, les  campagnards  possèdent  en  propre  une  grande  quantité 
de  bois  communaux:  soit  qu'ils  en  jouissent  de  temps  immémorial, 
soit  qu'ils  leur  aient  été  abandonnés  par  des  traités  en  bonne 
forme.  Le  revenu  des  forêts  demeure,  en  bien  des  localités,  si 
minime  au  xvi'  siècle  que  ces  «  accords  »  ne  sont  pas  bien  onéreux 
au  détenteur  du  fonds.  En  lo7.3.  les  herbes  d'une  forêt  entière, 
celle  de  Fletz.  en  Limousin,  ne  sont  affermées  à  nouveau  qiie  pour 
10  sous  et  2  poules  à  peu  près  7  francs  par  an\  Le  cens  féodal 
des  habitans  de  Chalonnet,  en  Franche-Comté,  pour  droit  d'usage 
dans  les  forêts  royales,  ne  s  élève  en  lo84  qu'à  6  centimes  par 
personne. 

Le  seigneur  de  La  Rochefoucauld  avait  ■  accordé  à  tou- 
jours «  au  xiu*  siècle,  aux  riverains  de  la  forêt  de  La  Boixe,  en 
Saintonge,  dont  il  était  propriétaire,  le  droit  de  pacage  à  raison 
de  2  deniers  —  soit  intrinsèquement  18  centimes  —  par 
chaque  bœuf  ou  vache  avec  son  veau.  Il  crut  évidemment  faire 
un  bon  marché,  et  les  riverains  crurent  en  faire  un  mauvais, 
puisqu'ils  prétendaient  avoir  ce  droit  pour  rien.  Ils  n'acceptèrent 
l'arrangement  (que  parce  qu'ils  ne  purent  faire  autrement,  "  n'ayant, 
disaient-ils,  d'autre  justice  à  laquelle  il  leur  fût  loisible  de  recou- 
rir. »  Au  x^^  siècle  les  vassaux  jouissent  non  seulement  du  pa- 
cage, mais  aussi  du  chauffage  dans  la  forêt:  un  procès  leur  est 
intenté  à  ce  sujet  par  les  seigneurs,  qui  le  perdent.  Les  juges 
transforment  seulement  les  2  deniers  de  jadis  en  une  redevance 


616  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

de  36  litres  de  froment,  à  payer  par  chaque  «  laboureur  à  bœufs  », 
quel  que  fût  le  nombre  de  ses  bestiaux,  et  de  18  litres  par  chaque 
«  laboureur  à  bras  ». 

En  1515,  nouveau  procès,  puis  en  1634,  puis  en  1740;  chaque 
siècle  voit  renaître  d'interminables  litiges.  La  rente  en  nature 
avait  été,  dans  l'intervalle,  reconvertie  en  numéraire;  mais  comme 
la  dépréciation  du  numéraire  était  continue  et  que  le  prix  du 
bois  suivait  une  progression  constante,  elle  était  devenue  presque 
nulle.  En  même  temps  la  population  augmentait  ;  par  suite  le 
droit  d'usage  devenait  plus  onéreux  à  celui  qui  le  supportait. 
Au  xvii"  siècle  une  douzaine  de  paroisses  envoient  leur  bétail  à 
La  Boixe;  chaque  matin  des  caravanes  de  bœufs,  de  vaches,  de 
porcs  et  de  moutons  se  dirigent  en  longues  files  vers  la  forêt.  Le 
seigneur  trouvait  toujours  qu'on  prenait  trop  de  bois;  les  usagers 
n'en  avaient  jamais  assez.  Pour  6  fours  banaux,  dont  le  revenu 
était  insignifiant,  on  employait  annuellement  70  000  fagots,  qui 
très  probablement  ne  servaient  pas  tous  à  cuire  du  pain.  En  1759 
La  Boixe  ne  rapportait  au  propriétaire  que  5  400  francs  par  an, 
et  sa  contenance  était  de  1  330  hectares. 

Certes  elle  avait  été  dans  le  principe  beaucoup  plus  étendue. 
Les  cultivateurs  ne  se  contentaient  pas  de  tondre  le  sol  forestier 
à  mesure  qu'il  se  repeuplait;  ils  s'en  emparaient  tout  doucement, 
d'âge  en  âge,  et  le  défrichaient  à  leur  profit  personnel.  Les 
«  accrues  »,  accroissemens,  ou,  pour  mieux  dire,  les  empiétemens 
des  riverains  étaient  chose  si  prévue,  si  naturelle,  que  souvent 
dans  des  chartes  on  règle  dUavance  de  quel  seigneur  ils  relèveront. 
Barement  il  arrive  que  le  châtelain  songe  à  placer  des  bornes, 
pour  empocher  de  nouvelles  annexions  du  paysan.  Les  bornes 
d'ailleurs  ne  sont  pas  éternelles.  S'il  s'agit  de  biens  d'église,  les 
moines  auxquels  ils  appartiennent,  le  receveur  de  l'abbaye,  sont 
parens  ou  amis  des  paroissiens  du  voisinage.  Ils  ferment  les  yeux 
sur  leurs  main  mises,  timidement  accomplies,  sillon  par  sillon, 
ou  font  cause  commune  avec  eux.  Quand  un  supérieur  plus 
attentif  ((  blâmera  »  les  «  aveux  »,  c'est-à-dire  criera  à  la  spo- 
liation, il  sera  trop  tard.  Des  procès  nombreux  nous  révèlent  que, 
depuis  un  temps  infini,  une  lutte  incessante  se  poursuit  entre  le 
château  et  la  chaumière  qui  entame  tous  les  jours  la  forêt, 
«  laquelle,  à  chaque  génération,  perd  plusieurs  centaines  d'ar- 
pens  »  (1482).  L'homme  d'épée  accuse  l'homme  de  bêche  d'avoir 
transformé  ici  près  de  1  500  hectares  en  terres  labourables.  Une 
fois  défrichés,  avec  l'absence  de  cadastre,  impossible  de  reven- 
diquer les  bois.  Bongés  par  le  bétail,  hachés  par  la  main  de 
l'homme,  les  bords  «  abroutis  »  de  la  forêt  étaient  bientôt  impuis- 
sans  à  se  défendre  contre  la  charrue,  qui  venait  sournoisement 


PAYSANS    ET    OrVHlERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  617 

par  deriSère,  Ce  fut  ainsi  que  l'usage  et  le  pacage  eurent  raison 
de  centaines  de  milliers  d'hectares. 

De-ci,  de-là,  il  est  bien  opposé  quelque  digue  à  ces  envahis- 
semens,  comme  aux  abus  des  usagers  que  l'on  essaie  de  faire  jouir 
eu  bons  pères  de  famille.  En  certains  cantons  de  l'Ile-de-France, 
les  droits  de  pâture  ne  peuvent  être  exercés  que  dans  les  taillis 
âgés  au  moins  de  trente  ans.  On  inflige  à  Gray,  en  Franche-Comté, 
une  amende  à  deux  hommes  qui  ont  abattu  un  chêne  «  parce 
qu'ils  le  croyaient  mort,  tandis  qu'il  avait  encore  du  vif.  »  Pour 
prévenir  le  gâchage,  une  transaction  intervient  à  Allan,  en  Dau- 
phiné,  entre  le  seigneur  et  ses  vassaux  (146i),  portant  que  nul  ne 
pourra  couper  des  poutres  pour  sa  maison  sans  la  permission  du 
seigneur,  qui  ne  pourra  la  refuser.  Si,  après  avoir  coupé  ces 
poutres,  il  les  laissait  pourrir  sur  place,  le  vilain  devrait  en 
payer  le  prix  à  dire  d'expert  au  profit  de  la  commune. 

Mais  ce  fut  seulement  au  milieu  du  xvi^  siècle,  avec  l'accrois- 
sement de  la  population,  que  les  intéressés  commencèrent  à  se 
préoccuper  sérieusement  de  la  déperdition  inutile  des  arbres. 
Dans  telle  paroisse  où,  cent  vingt  ans  auparavant,  on  reconnaissait 
à  tout  le  monde  le  droit  de  couper  du  bois  pour  son  usage  ou 
pour  le  vendre,  un  accord  de  lool  déclare  que  «  ni  le  seigneur  ni 
les  habitans  ne  pourront  en  couper  que  pour  leur  provision  et 
ustensile.  »  La  durée  du  pacage  est  bornée  alors  en  quelques 
forêts:  il  commencera  au  13  mars  pour  finir  au  l*""  octobre.  A 
d'autres  égards  les  déboisemens,  opérés  sans  aucune  règle,  avaient 
leurs  dangers;  la  population  s'en  apercevait.  Le  vice-légat  d'Avi- 
gnon défend,  dans  le  Comtat-Venaissin  (lo9o),  «  de  dépopuler 
les  bois  et  de  faire  aucun  essart  aux  montagnes,  attendu  les 
grands  dégâts  que  cela  apporte  au  plat  pays.  » 

Quelques  gentilshommes,  pour  mettre  fin  à  la  communauté 
orageuse  qui  existait  entre  eux  et  les  usagers,  s'efforçaient  de  di- 
vorcer à  l'amiable  :  le  duc  de  La  TrémoïUe  offrait  aux  paysans 
de  Benon  de  renoncer  à  leur  droit  sur  la  totalité  de  cette  forêt, 
contre  l'abandon  en  toute  propriété  à' \me  partie  du  sol  (lo99); 
mais  tous  les  suzerains  n'étaient  pas  aussi  raisonnables.  Puis, 
quand  il  s'agissait  de  traiter,  de  définir  les  droits  réciproques, 
le  campagnard  sentait  obscurément  sourdre  dans  sa  cervelle  les 
prétentions  inavouées  des  aïeux  à  la  possession  exclusive  du  bois, 
comme  de  la  lande.  La  tradition  confuse  du  communisme  foncier, 
que  pratiquent  toutes  les  sociétés  humaines  dans  leur  enfance  et 
dont  tant  de  vestiges  subsistaient  encore,  le  rendait  hostile  au 
partage.  «  Nous  avons  des  griefs  au  sujet  des  bois  »,  disaient  dans 
leur  manifeste  de  1325  les  paysans  révoltés  de  l'Alsace,  qui  pour- 
tant, moyennant  quelques  pfennings  par  arpent,  jouissaient  de 


G18  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

très  vastes  superficies;  u  nos  seigneuries  ont  usurpé  les  forêts  pour 
elles  seules.  Notre  opinion  est  que  tous  les  bois,  aux  mains 
d'ecclésiastiques  et  de  laïques  qui  ne  les  ont  pas  acquis  par  achat, 
doivent  retourner  à  la  communauté.  » 

Un  autre  reste  de  ce  communisme  rural  dont  nous  parlons 
était  le  droit  de  vaine  pâture.  On  constate  dans  l'Europe  du  moyen 
à^e,  comme  dans  tous  les  pavs  à  demi  barbares  d'aujourd'hui, 
une  grande  différence  entre  la  propriété  du  bétail,  qui  est  entière, 
et  la  propriété  du  sol  qui  est  restreinte  et  bornée.  Le  maître  d'une 
prairie  n'avait  droit  qu'à  la  récolte  du  foin  ;  il  n'était  chez  lui  que 
pendant  trois  mois  et  demi  par  an.  de  mars  à  juin;  les  coutumes 
fixent  soigneusement  les  dates  :  ici  le  l"  mars,  là  le  8,  ailleurs 
le  lo.  Sauf  cette  période,  les  prés  appartiennent  à  tout  le  monde. 
Chacun  peut  y  faire  paître  son  bétail;  c'est  pour  les  paroissiens 
un  bien  public,  comme  la  grande  route  pour  les  citoyens  d'un 
même  pays.  Une  prairie  ne  pouvait  donc  jamais  être  enclose, 
du  moins  complètement,  puisque  la  généralité  des  habitans,  pen- 
dant huit  mois  et  demi  par  an,  devaient  y  avoir  accès.  Là-dessus 
l'opinion  est  aussi  susceptible  que  la  jurisprudence  est  formelle. 
Pour  soustraire  égoïstement  quelques  hectares  à  la  communauté, 
il  faut  qu'elle  y  consente  par  une  transaction  spéciale,  comme  on 
en  voit  une  à  Taulignan  entre  le  suzerain  et  ses  vassaux,  qui 
déclare  «  en  défense  »  toute  l'année  le  pré  du  seigneur  «  lorsqu'il 
sera  clos  ».  Trop  de  gens  sont  intéressés  à  maintenir  intact  ce 
patrimoine  pour  qu'aucune  infraction  puisse  passer  inaperçue. 
Quelques  propriétaires  de  Bort  Limousin'i  ayant  enclos  des  prés 
en  1364,  la  masse  des  paysans  leur  intente  un  procès,  «  comme 
étant  privés  ainsi  du  droit  de  secondes  herbes  »  ;  et  ces  proprié- 
taires s'empressent  de  déclarer,  par  acte  notarié,  «  qu'ils  n'en- 
tendent pas  faire  du  revivre  ou  regain'  leur  profit  particulier  », 
et  qu'ils  n'ont  droit  audit  pré  que  depuis  le  2o  mars  jusqu'à  la 
récolte  de  la  première  herbe.  Aux  prairies  s'ajoutent  toutes 
espèces  de  pâtures,  que  l'on  appelle  <'  vaines,  »  —  et  qui  efTecti- 
vement  le  sont  assez,  il  n'y  pousse  pas  grand'chose, —  les  terres 
labourables  après  la  moisson  enlevée,  les  jachères,  les  friches,  les 
landes  et  les  marais. 

Chacun  peut  seulement  clôturer  les  alentours  de  sa  maison,  à 
la  campagne  comme  à  la  ville,  son  jardin,  son  parc.  En  certaines 
provinces  le  laboureur  a  droit  en  plus  à  la  retenue  de  3o  ares 
environ,  à  une  «  épargne  »  de  prairie,  voisine  de  son  habitation. 
Sauf  ces  exceptions  le  sol,  pendant  la  moitié  ou  même  la  totalité 
de  l'année,  s'il  s'agit  de  terres  au  repos,  reste  banal.  Le  droit  de 
vaine  pâture  n'est  limité  dans  son  exercice  qu'en  ce  qui  concerne 
le  nombre  des  têtes   de  bétail  que   chacun  peut  ainsi  envoyer 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  619 

chercher  leur  vie  à  travers  champs  :  4  bœufs  par  charrue  en  Lan- 
guedoc, i  moutons  par  florin  d'impôt  en  Provence.  Quelquefois 
ce  n'est  qu'à  proportion  de  son  bien  personnel  que  l'on  a  part  au 
bien  commun.  La  vaine  pâture  est  alors  un  mutualisme  limité 
aux  seuls  propriétaires.  Il  est  rare  pourtant  que  les  pauvres, 
quoique  sans  terre,  n'entretiennent  pas  gratis  une  vache  et  quelques 
brebis. 

Tantôt  ce  droit  de  vaine  pâture  est  restreint  à  la  commune; 
on  applique  la  règle  du  chacun  chez  soi  en  Bourgogne,  Auvergne, 
Bourbonnais.  Tantôt  il  comporte,  entre  communes  voisines,  une 
réciprocité  assez  étendue;  c'est  le  cas  en  Orléanais  ou  en  Cham- 
pagne. Mais  partout,  jusqu'à  un  temps  très  proche  de  nous,  a 
subsisté  cette  idée  que,  si  la  culture  des  céréales  exigeait  la  pro- 
priété individuelle,  la  jouissance  collective  du  sol  s'imposait  pour 
la  nourriture  du  bétail.  L'agriculture  contemporaine  a  fait  justice 
de  ce  préjugé  si  bizarre,  mais  si  puissant  jadis  qu'il  était  inter- 
dit de  remettre  en  culture  «  une  terre  qui  avait  été  une  fois  en 
nature  de  pré  »  ;  le  seigneur  du  lieu  n'ayant  pas  plus  de  privilège 
à  cet  égard  que  le  dernier  des  habitans.  En  efl'et,  avec  le  système 
en  vigueur,  un  propriétaire  qui  mettait  sa  prairie  en  labour  frus- 
trait toute  la  paroisse.  Le  labourage  même  ne  doit  pas  se  renou- 
veler tous  les  ans  :  une  culture  intensive  ne  laisserait  pas  à  l'herbe 
le  temps  de  pousser  dans  les  guérets  entre  les  moissons  d'été  et 
les  semailles  d'automne. 

Nécessaire  pour  assurer  un  supplément  de  subsistances,  par 
un  meilleur  usage  des  biens-fonds,  la  révolution  qui  s'est  opérée 
à  cet  égard  d^ms  les  temps  modernes  constitua  un  incontestable 
progrès.  Mais  on  doit  remarquer  qu'avec  la  propriété  flottante  et 
relâchée  du  moyen  âge  le  non-possédant  était  chez  lui  à  peu  près 
partout;  tandis  que,  resserré  ensuite  entre  des  domaines  jalouse- 
ment exploités,  celui  qui  n'eut  pas  quelque  lopin  en  propre  ne  fut 
plus  chez  lui  à'  peu  près  nulle  part. 


Quelle  a  été  l'influence  des  corporations  sur  le  salaire  des 
ouvriers  de  métier?  C'est  là  une  question  qui  se  pose  aaturelle- 
ment  dans  cette  étude  et  dont  l'intérêt  nous  semble  d'autant  plus 
vif  que  beaucoup  de  gens  paraissent  las,  à  l'heure  actuelle,  de  la 
liberté  du  travail,  telle  qu'elle  existe  depuis  cent  ans,  et  recom- 
mandent la  restauration,  sous  des  noms  modernisés,  des  pra- 
tiques socialistes  de  nos  pères.  L'histoire  des  corporations  an- 
ciennes est  faite.  M.  Levasseur,  dans  le  livre  magistral  qu'il  a 
consacré  aux  Classes  ouvrières  avant  1789,  a  épuisé  le  sujet.  Mais 


620  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

si  le  fonctionnement  de  ces  pesans  rouages  nous  est  révélé  clans 
tous  ses  détails,  les  conséquences  qu'ils  ont  pu  avoir  sur  le  prix  de 
la  main-d'œuvre  ne  nous  sont  pas  connues  encore. 

Il  les  faut  étudier  sans  parti  pris  pour  se  convaincre  de  l'ina- 
nité des  efforts  tentés  en  ces  matières  par  les  pouvoirs  publics 
du  moyen  âge  et  des  temps  modernes.  Nous  avons  vu  la  loi  éco- 
nomique gouverner  en  souveraineté  taux  des  gages  du  journalier, 
du  domestique,  de  toutes  ces  paires  de  bras  que  les  Anglais  a^p- 
ipellenl  lins ki lied  —  sans  capacités  ni  connaissances  spéciales.  — 
Mais  c'étaient  là,  dira-t-on,  des  espèces  faciles  à  vivre,  qui  ne  sa- 
vaient point  résister  au  courant  des  choses,  qui  ne  formaient  ni 
association,  ni  confrérie  d'aucune  sorte.  Or  il  résulte  des  chiffres 
recueillis  par  nous  que  les  corporations  plus  ou  moins  fermées, 
avec  leur  cortège  de  règlemens  et  les  prérogatives  dont  elles 
s'étaient  fait  investir,  ?io/it  pas  exercé  (T influence  sur  le  prix  du 
travail,  ni  aux  temps  féodaux,  ni  dans  les  derniers  siècles.  Les 
ouvriers  de  métier  ont  eu  beau  se  grouper  et  se  raidir  dans  leurs 
jurandes;  ils  ont  subi  les  mêmes  vicissitudes  que  les  malléables 
hommes  de  peine,  isolés,  désarmés,  devant  les  mouvemens  de 
hausse  et  de  baisse  des  salaires  que  causaient  la  rareté  ou  l'abon- 
dance des  hommes. 

Ni  la  puissance  des  rois,  ni  la  coalition  des  intérêts  savamment 
organisée  en  faveur  des  heati  possidentes,  ne  sont  parvenues  à 
maîtriser  la  valeur  de  la  main-d'œuvre.  La  proportion  a  été,  à 
peu  de  chose  près,  la  même  autrefois  qu'aujourd'hui  :  entre  le 
salaire  des  journaliers  ruraux  et  celui  des  ouvriers  de  métier  ;  entre 
les  salaires  respectifs  des  divers  métiers  (maçons,  charpentiers, 
couvreurs,  etc.)  et  par  suite  entre  le  nombre  de  ceux  qui  s'y 
adonnaient.  Enfin  il  n'y  a  aucune  différence  appréciable,  dans  la 
rétribution  de  chaque  corps  d'état,  entre  les  villes  oii  ces  corps 
d'état  étaient  libres  et  celles  où  ils  étaient  monopolisés.  Les  cor- 
porations ne  mériteraient  donc,  à  ce  point  de  vue,  —  et  ce  point 
de  vue  est  le  principal,  —  d'une  hausse  artificielle  des  salaires, 
ni  les  éloges,  ni  les  colères  dont  elles  ont  été  l'objet  de  la  part  de 
certaines  personnes  qui  n'en  parlent  que  par  ouï-dire,  d'après 
des  légendes  non  contrôlées.  Doit-on  attribuer  cet  insuccès  aux 
ordonnances  de  maximum,  que  promulguait  de  temps  en  temps 
la  puissance  sociale,  — monarques  ou  municipalités  urbaines,  — 
pour  réduire  la  paye  des  «  gens  de  métier  »  à  de  «  justes  limites  », 
lorsqu'elle  paraissait  «  exorbitante  »?  Nullement.  L'ingérence  de 
l'Etat  et  en  général  de  toute  autorité  constituée,  les  efforts  faits, 
par  voie  coercitive,  pour  diminuer  les  salaires  quand  ils  s'élevaient 
naturellement,  ont  été  aussi  peu  efficaces  que  ceux  des  salariés 
pour  les  maintenir  quand,  d'eux-mêmes,  ils  tombaient. 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  621 

Poiit-^n  croire  cependant  que  les  corporations,  j  entends  les 
corporations  propriétaires  exclusives,  dans  une  certaine  ville, 
dune  certaine  branche  d'activité  manuelle,  aient  été  une  insti- 
tution indifférente?  Non  pas.  Ces  corporations,  inspirées  par 
un  communisme  assez  étroit,  par  le  besoin  d'une  farouche  égalité, 
arrivaient  en  effet  à  empêcher  personne  de  s'enrichir.  Le  souci 
d'un  niveau  à  faire  passer  et  repasser  sur  chacun  de  leurs  membres 
remplit  les  ateliers  du  moyen  âge.  Les  commerçans  d'alors  sem- 
blaient condamnés  à  vivoter  à  perpétuité.  Malgré  tout,  les  con- 
ditions humaines  étant  nécessairement  instables,  il  se  trouvait 
que  les  uns  grandissaient,  ne  fût-ce  qu'à  force  d'économie,  et  que 
les  autres  se  ruinaient.  Mais  l'association,  née  d'une  prévoyance 
et  d'une  jalousie  mutuelles,  avait  pour  but  de  faire  marcher  ses 
membres  du  même  pas,  de  les  faire  flotter  à  la  même  hauteur, 
en  interdisant  par  exemple  aux  «  maîtres  »  d'occuper  plus  d'un 
ou  deux  compagnons,  d'instruire  plus  d'un  ou  deux  «  apprentifs  ». 
Ce  système ,  qui  s'opposait  à  la  réduction  des  frais  généraux ,  à 
la  division  du  travail,  qui  paralysait  les  efforts  d'innovation  et 
d'amélioration  et  consacrait  la  routine,  constituait  dans  son  en- 
semble une  entrave  à  la  production;  et  toute  entrave  à  la  pro- 
duction est  une  entrave  au  bien-être  de  la  masse,  dont  les  travail- 
leurs font  partie. 

A  ce  titre,  les  corporations  furent  plutôt  nuisibles  au  peuple 
des  ouvriers.  Ces  derniers  y  gagnèrent-ils,  comme  consomma- 
teurs, une  qualité  meilleure  dans  les  marchandises  fabriquées? 
La  probité  industrielle  a-t-elle  été  plus  grande  dans  les  obscures 
échoppes  de  jadis  que  dans  les  gigantesques  usines  ou  les  ma- 
gasins administratifs  de  nos  jours?  Personne  ne  serait  assez  naïf 
pour  le  croire.  Ces  «  chefs-d'œuvre  »  qu'il  fallut  exécuter,  dit-on, 
pour  accéder  à  la  maîtrise,  les  jeunes  gens  aisés,  après  avoir 
esquivé  tous  les  règlemens  d'apprentissage,  les  confectionnaient 
chez  des  patrons  indulgens  qui  les  laissaient  aider  ou  les  aidaient 
eux-mêmes,  et,  quelle  que  fût  l'incapacité  du  candidat,  le  chef- 
d'œuvre  dans  ces  conditions  était  toujours  admis.  Dès  le  xvi*"  siècle 
les  «  gardes  «  et  «  jurés  »  de  ces  petites  églises  aristocratiques  se 
recrutaient  entre  eux,  et  les  membres  de  ce  conseil  de  surveillance, 
inaccessible  au  vulgaire,  pouvaient  impunément,  à  l'abri  des  vi- 
sites et  des  saisies,  débiter  de  la  camelote.  En  somme,  l'ancienne 
organisation  du  travail,  malgré  son  appareil  très  compliqué,  abou- 
tissait pour  les  salaires  à  peu  près  au  même  résultat  que  la  com- 
plète liberté  contemporaine.  La  société  en  général  éprouva,  aux 
derniers  siècles  surtout,  par  le  fait  de  ces  restrictions  chicanières, 
un  préjudice  difficile  à  chiffrer,  mais  réel.  Les  artisans  n'en  res- 
sentirent, directement,  ni  avantage,  ni  inconvénient. 


622  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Les  ouvriers  réunis  en  corporation,  ai-je  dit,  n'étaient  ni  mieux 
ni  plus  mal  rémunérés  que  ceux  des  professions  libres.  Rien  de 
moins  uniforme  en  efîet  que  l'état  de  la  France  sous  ce  rapport; 
à  la  campagne  le  travail  demeura,  jusqu'à  la  fin  de  la  monar- 
chie, aussi  indépendant  que  de  nos  jours  ;  on  voyait  au  xv*"  siècle 
des  femmes  employées  comme  maçons.  Beaucoup  de  villes,  et 
non  des  moins  importantes,  furent  à  cet  égard  semblables  aux 
simples  villages  :  Saint-Malo  n'avait  aucun  corps  de  métier  «  juré  », 
c'est-à-dire  exclusif.  Lyon,  qui  en  avait  eu  jusqu'alors,  fut,  par 
lettres  patentes  de  1606,  affranchie  à  jamais  des  maîtrises.  Le 
contraire  arriva  plus  fréquemment;  l'on  transforma  aux  xvi''  et 
xvii*^  siècles,  en  corporations  fermées,  bien  des  métiers  exercés 
au  moyen  âge  sans  aucune  entrave.  Le  maire  de  Saintes  érigea 
en  1600  la  pharmacie  en  maîtrise;  le  premier  venu  tenait  aupara- 
vant, dans  cette  localité,  boutique  d'apothicaire.  A  Nîmes  l'in- 
dustrie était  à  peu  près  libre  ;  on  n'y  voyait  que  quatre  ou  cinq  maî- 
trises au  xvi*'  siècle;  de  1550  à  1640  il  y  fut  créé  trois  corporations 
nouvelles.  Durant  le  même  laps  de  temps  il  en  est  créé  vingt-huit 
à  Bourges;  ce  qui  prouve  qu'il  n'en  devait  pas  exister  beaucoup 
avant.  A  Paris  même,  chef-lieu  de  la  réglementation,  où  elle 
était  le  plus  minutieusement  usitée,  bon  nombre  des  associa- 
tions que  l'on  voit  au  xv!!!*"  siècle  avaient  une  origine  récente. 
Il  y  eut  ailleurs  des  confréries  qui  surgirent  et  disparurent  dans 
la  suite  des  temps,  sans  laisser  de  trace,  après  avoir  passé  tour 
à  tour  pour  utiles  et  pour  gênantes. 

Si  le  régime  corporatif  avait  eu  les  conséquences  que  l'on  sup- 
pose, les  ouvriers  de  métier  eussent  été  autrefois  beaucoup  mieux 
payés  que  les  journaliers;  et  ils  l'eussent  été  beaucoup  mieux 
dans  les  villes  où  leur  privilège  les  eût  rendus  maîtres  des  prix 
du  travail  que  dans  les  localités  où  la  concurrence  était  ouverte  à 
tout  le  monde.  Or  rien  de  tout  cela  ne  s'est  produit.  On  évalue 
en  1896  le  salaire  du  journalier  non  nourri  à  2  fr,  50,  celui  du 
maçon  à  3  fr.  40,  celui  du  charpentier  à  3  fr,  70,  celui  du  cou- 
vreur à  3  fr.  50,  Le  maçon  gagne  donc  un  tiers  plus  que  le  jour- 
nalier; le  journalier  gagne  les  trois  quarts  du  maçon.  Eh  bien! 
cette  proportion  a  été  identique  depuis  six  siècles.  Malgré  leurs 
variations  respectives,  qui  élèvent  tantôt  l'un  de  ces  salaires, 
tantôt  l'autre ,  on  peut  les  considérer  comme  demeurant  en  moyenne 
dans  le  rapport  de  3  à  4. 

Pour  les  maçons,  du  xiii^  au  xvi*"  siècle,  une  observation  est 
nécessaire  :  le  mot  de  «  maître-maçon  »  n'a  pas  alors  la  même 
signification  qu'aujourd'hui.  Il  s'applique  souvent  à  un  entrepre- 
neur de  maçonnerie,  à  moitié  architecte.  Il  s'ensuit  que  sa  rému- 
nération ne  peut  servir  de  base  aux  salaires  des  simples  compa- 


PAYSANS    ET    OUVRIEHS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  623 

gnons.  LUs  maîtres  sont  des  patrons,  propriétaires  d'un  matériel 
dont  la  location  est  comprise  dans  leur  salaire  individuel.  Il  faut 
prendre  garde  aussi  que  parfois  le  terme  u  maçon  »  désigne  un 
maître  et  parfois  un  compagnon,  que  le  mot  «  aide-maçon  »  s'em- 
ployait, ou  pour  un  ouvrier  véritable,  ou  pour  un  simple  gâcheur 
de  mortier,  ou  même  pour  le  premier  journalier  venu,  montant 
des  moellons  dans  sa  hotte.  De  tout  cela  résulte  quelque  confu- 
sion, parce  que,  dans  ces  essais  de  statistiques  rétrospectives,  on 
marche  à  tâtons,  sans  avoir  pour  guide  aucune  de  ces  vastes 
enquêtes,  de  ces  innombrables  tarifs,  où  les  administrations  mo- 
dernes ont  condensé  les  renseignemens  et  établi  des  classifications 
multiples.  On  sait  qu'à  Paris,  aujourd'hui,  la  journée  de  ceux  qui 
collaborent  à  la  maçonnerie  d'un  édifice  varie  de  5  francs,  pour 
les  garçons,  à  12  fr.  oO  pour  les  sculpteurs,  en  suivant  une  échelle 
ascendante  depuis  les  «  limousins  »  jusqu'aux  ^  bardeurs  »  et  aux 
«  ravaleurs  ».  En  province  aussi  et  dans  les  campagnes,  il  y  a  des 
maçons  à  5  francs  et  à  2  fr.  oO,  dont  les  derniers  ne  sont  que 
simples  manœuvres. 

Aux  xiii"^  et  xiv*'  siècles  on  rencontre  des  tailleurs  de  pierre 
parisiens  payés  G  fr.  10  par  jour  et  des  «  serviteurs  de  maçons  » 
payés  2  francs,  voire  des  apprentis  gagés  à  1  fr.  20  par  jour.  Dans 
la  première  moitié  du  xv'"  siècle,  en  pleine  crise,  il  se  produisit  le 
même  phénomène  que  pour  le  salaire  des  journaliers  :  on  paie  les 
bras  plus  cher  parce  qu'ils  sont  plus  rares.  Et  ce  phénomène  se 
produit,  pour  les  ouvriers  de  métier,  avec  plus  d'intensité  parce 
qu'il  était  moins  aisé  de  parer  à  cette  pénurie,  et  de  confier  à 
d'autres  une  besogne  qui  exigeait  un  certain  savoir-faire.  On  vit 
ainsi,  au  milieu  de  la  guerre  de  Cent  ans,  des  maçons  gagner 
jusqu'à  8  fr.  oO  à  Orléans,  en  1429,  au  lendemain  du  siège  que 
Jeanne  d'Arc  avait  fait  lever,  jusqu'à  9  fr.  50  à  Dieppe,  jusqu'à 
11  fr.  2o  à  Perpignan.  Et,  où  l'on  peut  observer  que  seule  la 
loi  de  l'ofïre  et  de  la  demande,  et  non  les  combinaisons  factices 
des  associations  ouvrières,  amène  ces  fluctuations,  c'est  quand 
on  voit  le  maçon  payé  6  francs  à  Rouen,  ville  corporative,  et 
7  fr.  60  à  Alihermont,  commune  rurale  de  la  Seine-Inférieure 
dont  les  métiers  sont  accessibles  à  tout  Aenant.  En  ce  temps-là  le 
maçon  ne  gagnait  que  4  fr.  60  en  Angleterre.  Ce  furent  aussi 
les  prix  des  journées  du  «  maître-des-œuvres  de  maçonnerie  », 
dans  les  villes  que  je  citais  tout  à  l'heure,  aussitôt  que  l'état 
normal  eut  reparu. 

Le  salaire  moyen  des  ouvriers  maçons,  pour  les  difFérentes 
provinces  et  pour  l'ensemble  de  l'année,  avait  été  de  4  francs  au 
xiii^  siècle;  il  s'abaisse  à  3  fr.  45  de  1330  à  1300  et  se  maintient 
à  ce  chiffre  pendant  les  vingt-cinq  années  suivantes.  Puis,  de 


624  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

même  que  celui  du  travailleur  des  champs,  ce  taux  s'élève  à  la 
fin  du  xiv''  siècle,  sous  l'influence  de  la  dépopulation,  à  4  fr.  d6, 
et,  dans  la  première  moitié  du  xv®  siècle  à  4  fr.  60;  enfin,  en 
1451-1475,  à  5  fr.  20.  Quoi  de  plus  naturel  qu'une  hausse  de  la 
rétribution  des  ouvriers  du  bâtiment  à  l'heure  où  la  France  com- 
mença à  respirer  et  à  rebâtir  ses  maisons  en  ruines?  Quoi  de 
plus  probable  ensuite  qu'une  multiplication  du  nombre  de  ces 
Ouvriers,  tentés  par  l'appât  d'un  gain  exceptionnel  et  qu'une  di- 
minution de  leur  salaire  provoquée  par  cette  augmentation 
même  de  leur  nombre?  Toutes  les  fois  que  l'on  pourra  discerner 
les  causes  des  révolutions  survenues  dans  le  traitement  des  ou- 
vriers en  général,  ou  dune  catégorie  d'ouvriers  en  particulier,  on 
les  trouvera  purement  mécaniques,  pour  ainsi  dire,  dominées 
par  la  force  des  choses,  non  par  les  artifices  des  intéressés. 

On  ne  saurait  nier  qu'il  y  eut  parfois  pléthore  et  parfois  di- 
sette dans  tel  ou  tel  corps  d'état  d'une  ville  ou  de  l'autre  ;  mais 
la  faute  n'en  est  pas  imputable  au  régime  des  corporations,  car 
les  campagnes  libres  offraient  souvent  le  spectacle  d'une  distribu- 
tion aussi  défectueuse,  et  aujourd'hui,  sous  l'empire  d'une  liberté 
absolue,  cette  accumulation  d'un  trop  grand  nombre  d'hommes 
dans  une  même  profession  se  rencontre  encore  :  parmi  nos  86  chefs- 
lieux  de  départemens,  les  uns  possèdent,  par  10  000  habitans, 
7  boulangers,  les  autres  en  ont  15,  d'autres  30  et  jusqu'à  40.  Et 
ces  localités,  si  diversement  partagées,  ne  sont  distantes  que  de 
quelques  lieues  les  unes  des  autres,  et  celles  où  lechifire  des  bou- 
langers est  proportionnellement  le  plus  haut  ne  sont  pas  celles  où 
la  consommation  du  pain,  par  tête,  est  la  plus  forte. 

La  paie  moyenne  de  5  fr.  20  par  jour  pour  les  maçons,  en 
1451-1475,  comprend  des  salaires  de  11  francs,  pour  un  piqueur 
de  pierre  du  Roussillon,et  de  3  fr.  25  pour  un  compagnon  de 
Limoges.  Notons  en  passant  que  ce  chiffre,  le  plus  bas  de  l'époque, 
diffère  peu  de  notre  salaire  contemporain,  Paris  excepté.  La  jour- 
née de  ce  Limousin  était  exactement  la  même  que  celle  de  son 
congénère  saxon,  à  une  date  peu  éloignée  (1492).  Le  maçon 
anglais  gagnait  alors  le  même  prix  que  le  nôtre  —  5  fr.  20  — 
d'après  les  recherches  de  M.  Thorold  Rogers;  et  les  chiffres  four- 
nis pour  l'empire  germanique  par  le  docteur  Janssen  nous 
apprennent  que  le  maçon  autrichien  était  payé  4  fr.  70. 

Avec  le  xvi""  siècle  commence  la  baisse  des  salaires,  pour  les 
maçons  comme  pour  les  manœuvres.  La  journée  était  descendue 
à  4  fr.  80  à  l'avènement  de  Louis  XII  ;  elle  se  réduit  à  4  francs 
sous  François  1'^''  et  continue  de  s'avilir  jusqu'à  la  mort  de 
Charles  IX,  où  elle  n'était  plus  que  de  2  fr.  85.  Ainsi,  quoique  les 
corporations  se  fussent  multipliées  de  1500  à  1600,  elles  n'avaient 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  625 

pas  sauvé  ^es  artisans  des  «  œuvres  de  maçonnerie  »  qui  en  fai- 
saient partie,  non  plus  que  les  ouvriers  isolés  de  la  campagne, 
des  privations  que  leur  imposait  la  baisse  des  salaires. 

YI 

Ce  que  nous  venons  de  dire  du  maçon  s'applique  à  l'ensemble 
des  corps  d'état  du  moyen  âge.  Si  nous  avons  pris  celui-là  pour 
type,  c'est  que  sa  paie  actuelle  (3  fr.  40)  s'écarte  peu  de  la  moyenne 
des  salaires  ouvriers  en  1890,  dont  le  taux,  d'après  les  statistiques 
officielles,  est  de  3  fr,  o3  dans  la  grande  industrie —  comprenant 
3  millions  de  personnes —  et  de  3  fr.  20  dans  la  petite  industrie 
—  occupant  0  millions  d'individus.  —  Cette  profession  nous  a  paru 
capable  aussi  de  refléter  plus  fidèlement  que  beaucoup  d'autres 
les  variations  séculaires  que  nous  étudions,  parce  que  la  nature 
du  travail  ne  s'y  est  guère  modifiée.  Quantité  de  besognes  qui  ont 
occupé  les  bras  d'il  y  a  cinq  cents  ans  —  ceux  des  écrivains, 
enlumineurs,  potiers  d'étain,  tisserands,  fileuses,  etc.  —  n'existent 
plus  ou  sont  en  train  de  disparaître.  Quantité  d'autres  ont  telle- 
ment changé  que  l'on  ne  peut  les  comparer  sincèrement  aux 
anciennes;  elles  exigent  plus  ou  moins  de  force,  plus  ou  moins 
d'intelligence  que  jadis.  Tout  ce  que  nous  appelons  «  grande 
industrie  »  (métaux,  mines,  textiles)  rentre  dans  cette  catégorie. 
Il  y  a  trois  cents  ans,  toute  industrie  ne  pouvait,  légalement  et 
matériellement,  être  que  petite  ;  et  parmi  ces  ouvrages  qui  com- 
posent notre  «  petite  industrie  »  actuelle,  il  y  a  des  métiers  nou- 
veaux—  carrossiers,  imprimeurs...  —  et  des  métiers  transformés, 
bien  qu'ils  portent  les  mêmes  noms  :  les  vitriers  contemporains 
n'ont  vraiment  rien  de  commun  avec  les  verriers  du  xiv^  siècle, 
dont  la  plupart  étaient  peintres,  ni  les  tapissiers  de  1890  avec  les 
haut-liciers  de  loOO. 

Les  chiffres  que  j'ai  recueillis  sur  les  divers  corps  d'état  de 
l'alimentation  ou  des  tissus,  de  l'ameublement,  de  la  métallurgie 
ou  du  bâtiment,  suffisent  d'ailleurs  pour  établir  que  leur  rétribu- 
tion était  naguère,  vis-à-vis  les  uns  des  autres,  dans  le  même 
rapport  qu'aujourd'hui.  La  moyenne  en  France  —  Paris  non 
compris  —  est  actuellement  pour  les  charpentiers  de  3  fr.  70, 
pour  les  couvreurs  de  3  fr.  03,  pour  les  peintres  en  bâtiment  de 
3  fr.  40.  Ces  diverses  payes  se  rapprochent  donc  fort  de  celle  du 
maçon.  Il  en  était  de  même  au  moyen  âge.  De  1200  à  1330,  les 
charpentiers  gagnent  3  fr.  33  ;  les  peintres  et  couvreurs  4  francs  ; 
dans  la  seconde  moitié  du  xiv°  siècle,  les  mêmes  corps  d'état  re- 
çoivent 3  fr.  30  et  3  fr.  80.  De  1401  à  1430,  les  couvreurs,  les 
peintres  et  les  charpentiers  touchent,  à  quelques  centimes  près, 
TOMK  cxxxvii.  —  1896.  40 


626  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

une  rémunération  identique  à  celle  des  maçons,  4  fr.  60;  en  1451- 
1500,  où  les  maçons  avaient  5  francs,  les  peintres  ont  5  fr.  60, et 
les  charpentiers  6  francs.   De  1501  à  1575,  les  charpentiers  ont 

4  francs,  les  peintres  ont,  ainsi  que  les  maçons,  3  fr.  60.  Enfin,  de 
1576  à  1600,  ces  divers  ouvriers  descendent  presque  uniformément 
à  2  fr.  80. 

Gomme  ces  moyennes,  bien  qu'issues  d'un  grand  nombre  de 
prix,  ne  peuvent  être  regardées  que  comme  des  indications  utiles 
et  non  comme  des  résultats  mathématiques,  qu'il  en  faut  par 
suite  retenir  uniquement  les  grandes  lignes,  on  en  peut  conclure 
qu'il  n'y  a  pas  eu,  depuis  quatre,  cinq  et  six  cents  ans,  de  chan- 
gement dans  l'appréciation  sociale  des  services  d'un  couvreur, 
d'un  peintre,  d'un  charpentier  et  que,  malgré  toutes  les  combi- 
naisons féodales,  malgré  le  morcellement  des  souverainetés  et 
l'absence  de  communication  des  territoires,  les  besoins  locaux 
avaient,  pour  se  satisfaire,  dosé  et  réparti  d'eux-mêmes,  sur 
chaque  kilomètre  carré,  le  nombre  voulu  de  maçons,  de  char- 
pentiers, de  peintres  et  de  couvreurs.  Non  certes  que  cette  parité, 
cette  proportion,  soit  immuable  partout  et  toujours;  il  se  ren- 
contre des  charpentiers  à  8  francs  et  des  charpentiers  à  2  fr.  50; 
il  en  est  de  même  aujourd'hui,  mais  souvent  les  mieux  rétribués 
travaillent  dans  des  villages,  les  plus  modestes  dans  des  cités  po- 
puleuses; c'est  la  capacité  de  l'individu,  la  difficulté  de  F  «  œuvre 
de  charpenterie  »  à  entreprendre,  qui  déterminent  la  quotité  du 
salaire  et  non  le  taux  artificiel  imposé  par  une  corporation  quel- 
conque. Ainsi,  en  1500,  un  charpentier  de  Romorantin  est  payé 

5  fr.  16,1e  même  prix  qu'à  Orléans,  ce  qui  semble  naturel  vu  la 
proximité  des  lieux;  en  1530,  le  charpentier  d'Orléans  gague 
3  fr.  20,'et  à  Romorantin,  un  maitre-charpentier  est  payé  7  fr.  60, 

Les  oscillations  que  nous  venons  de  suivre  ont  été  supportées 
par  tous  les  autres  salaires  ouvriers.  Leur  énumération  serait 
insupportable  si  nous  voulions  les  faire  passer,  les  uns  après  les 
autres,  sous  les  yeux  du  lecteur.  Aussi  bien  pourra-t-on  juger  de 
la  tendance  qu'eurent  ces  rétributions  multiples  à  se  rapprocher 
du  rapport  qu'elles  observent  entre  elles  au  xix*'  siècle,  tellement 
les  lois  mystérieuses  qui  règlent  les  prix  sont  fortes  et  durables. 
Il  faut  toutefois  prendre  garde  de  classer  aveuglément  les  ouvriers 
du  moyen  âge  d'après  leur  nom,  parce  que  la  signification  de  ces 
noms  n'est  pas  toujours  la  même.  Elle  a  changé  en  six  siècles 
comme  celle  des  noms  de  facteur^  de  commis,  de  notaire,  de  do- 
mestique^ de  concierge,  de  sergent,  de  valet,  à'écuyer,  de  physi- 
cien, et  comme  le  sens,  l'acception  de  mille  mots  de  notre  langue 
et  de  toutes  les  langues.  En  Artois  (1299)  un  «  maître-peintre  » 
est  payé  6  fr.  40,  un  simple  peintre  4  fr.  80,  un  apprenti  2  francs 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  627 

et  un  mamœuvre  broyant  les  couleurs  1  fr.  60.  Cet  apprenti 
gagnant  ici  2o  pour  100  de  plus  qu'un  manœuvre  devait  déjà  pos- 
séder quelque  habileté  de  main.  Le  terme  d'apprenti  lui  aussi  a 
varié.  Il  ne  s'appliquait  pas  exclusivement  à  l'espiègle  et  joyeux 
gamin  qui  symbolise  aujourd'hui  le  type.  C'était  souvent,  si  l'on 
songe  à  la  longue  durée  des  apprentissages,  un  ouvrier  capable. 

De  même  voit-on  des  charrons  à  2  fr.  70  en  Normandie, 
tandis  que  pendant  la  guerre  de  Guienne,  sous  saint  Louis,  un 
autre  charron  est  payé  10  francs.  Ce  ne  sont  pas  seulement  les 
risques  à  courir,  ni  le  caractère  éminemment  provisoire  de  ce 
salaire  qui  en  expliquent  l'élévation,  c'est  que  ce  charron  du 
xiii  ^  siècle  est  plus  qu'un  ouvrier,  plus  qu'un  contre  maître,  c'est 
un  patron.  Un  patron  d'aujourd'hui  ne  travaille  guère  person- 
nellement à  la  journée.  Quand  il  le  fait  et  qu'il  se  contente  pour 
lui-même  d'un  salaire  moyen,  c'est  à  la  condition  d'être  accom- 
pagné d'un  certain  nombre  de  compagnons,  de  «  garçons  »  ou 
d'apprentis,  dont  il  compte  le  salaire  à  son  client  plus  cher  qu'il 
ne  le  paie  lui-même.  Cette  majoration  d'un  quart  ou  d'un  cin- 
quième de  la  journée  de  ses  ouvriers,  constitue  la  rémunération 
de  son  expérience,  de  sa  responsabilité,  l'intérêt  de  ses  avances, 
de  ses  outils.  Au  moyen  âge,  où  il  n'y  a  aucun  gros  entrepreneur, 
il  y  en  a  beaucoup  de  petits.  Quand  ces  petits  industriels,  ces 
«  maîtres  w,  vont  en  journée  chez  un  particulier,  l'usage  est  qu'ils 
ne  prélèvent  rien  sur  le  salaire  de  leur  personnel.  Ce  que  paie  le 
bourgeois  pour  le  manœuvre,  pour  l'apprenti,  est  vraiment  ce  que 
reçoivent  ces  derniers;  mais  le  patron  se  fait  payer  ouvertement 
beaucoup  plus  cher. 

Le  boulanger,  nourri,  touche  1  fr.  30  à  Poitiers,  le  pâtissier, 
défrayé  de  tout,  reçoit  1  franc  à  Arras  au  xiv^  siècle;  de  même 
le  boucher  à  Colmar.  Ils  avaient  ainsi  une  paie  un  peu  plus  faible 
que  le  journalier  nourri  de  la  même  époque  à  1  fr.  26.  Il  en  est 
de  même  en  1896,  oii  le  traitement  des  manœuvres  nourris  est 
de  1  fr.  50,  tandis  que  la  paie  des  bouchers  et  des  boulangers 
n'est  que  de  1  fr.  31  et  1  fr.  35.  Au  xiv  siècle,  comme  d'ailleurs 
au  XIX*,  les  corps  d'état  de  l'alimentation,  dont  les  membres  sont 
engagés  à  l'année,  prennent  rang  parmi  les  moins  lucratifs;  bou- 
langers et  brasseurs,  entretenus  parleurs  patrons,  ne  touchent  pas 
en  espèces  plus  de  1  fr.  80,  au  moment  des  plus  forts  salaires  du 
XV*  siècle. 

Nous  ne  pouvons  classer  parmi  les  ouvriers  ordinaires  le 
tailleur  des  robes  royales,  sous  Charles  V,  à  8  fr.  40  par  jour; 
c'est  presque  un  fonctionnaire.  Un  couturier  pour  dames,  un  cou- 
peur, pour  mieux  dire,  employé  par  une  princesse  aux.  environs 
de  Paris  vers  la  même  date,  a  6  francs  par  jour;  ce  sont  là  des 


628  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

privilégiés.  Ils  sont  de  beaucoup  dépassés  encore,  au  siècle  suivant, 
par  le  tailleur  ordinaire  de  monseigneur  le  duc  de  Boui-gogne,  le 
fastueux  Philippe  le  Bon,  dont  la  paie  journalière  est  de  20  francs 
en  142 i,  tandis  que  le  couturier  d'un  couvent  de  la  Seine- Inférieure 
ne  gagnait  que  60  centimes.  Entre  les  20  francs  de  cet  aristocrate 
du  ciseau  et  les  60  centimes  du  modeste  confectionneur  des  frocs 
de  moines  normands,  il  y  a  toute  la  distance  qui  sépare  actuelle- 
ment le  coupeur  anglais  des  maisons  parisiennes  du  quartier  de 
l'Opéra  —  à  10  000  francs  par  an  d'appointemens  —  de  la  petite 
«  cousette  »  de  nos  fermes  de  l'Ouest,  nourrie  et  invitée  «  es 
noces  des  filles  »,  dont  elle  a  fait  le  trousseau,  mais  payée  seule- 
ment 50  centimes  par  jour.  Le  salaire  normal  du  moyen  âge 
nous  est  fourni  par  le  tailleur  à  3  francs  par  jour  en  Alsace,  par 
le  couturier  de  2  fr.  80  à  Dijon. 

Parmi  les  ouvriers  en  métaux,  le  «  premier  maréchal  du  roi  » 
et  le  fondeur  de  canons  occupent  au  xiv®  siècle  le  haut  de  l'échelle  : 
tous  deux  gagnent  8  francs  par  jour.  Les  forgerons  et  maréchaux 
les  plus  ordinaires  avaient  seulement  1  franc,  s'ils  étaient  nourris 
et  occupés  à  l'année.  A  la  fin  du  xvi*^  siècle  le  fondeur  de  Franche- 
Comté,  un  graveur  de  la  monnaie  à  Bruxelles,  nourris  tous  deux, 
ne  touchaient  que  1  fr.  iO,  tandis  qu'au  xv^  siècle  le  simple  for- 
geron, non  nourri,  était  payé  4  fr.  50. 

Un  enlumineur  et  son  «  compagnon  »  se  faisaient  à  Tours, 
sous  Louis  XI,  2i  francs  par  jour  chacun;  c'étaient  des  artistes 
sans  doute;  car  d'autres  enlumineurs,  nourris,  ne  reçoivent  que 
3  fr.  10  à  Cognac,  sous  Louis  XII,  et  un  «  écrivain  »  copiste, 
obtient  seulement  2  fr.  20,  lorsque  le  journalier  nourri  avait  1  fr.  80. 
Parmi  les  plus  favorisés  nous  remarquons  l'  «  artilleur  »  (fabricant 
de  poudre)  gagnant  11  fr.  50  à  Nevers  (1505),  l'armurier  «  pileur 
de  poudre  à  canon  »  payé  7  francs,  le  «  huchier  »,  sculpteur  de 
coffres,  recevant  à  Amiens  8  fr.  40.  Au  nombre  des  salariés  moyens 
on  peut  classer  l'ouvrier  en  orgues  qui  touche  4  fr.  40,  d'autres 
ouvriers  noiiiTÎs  tels  qu'un  pelletier  au  service  de  l'Hôtel-Dieu  à 
2  fr.  70  par  jour,  un  peintre  payé  2  fr.  40  pour  lessiver  les  cham- 
bres de  l'Hôtel  de  Nesle  à  Paris,  un  plâtrier  à  2  fr.  20;  tandis 
qu'au  nombre  des  moins  estimés  l'on  peut  classer  les  matelassiers 
à  2  fr.  90  par  jour  sans  nourriture^  le  paveur  à  1  fr.  80.  Mais 
quelque  variées  que  soient  ces  besognes,  lorsque  l'on  compare 
les  gages  du  xv*"  siècle  à  ceux  du  xvi",  on  s'aperçoit  que,  d'une 
date  à  l'autre,  le  loyer  des  bras,  comme  celui  de  l'intelligence,  a 
baissé  de  prix.  Tandis  qu'un  simple  plafonneur  avait  4  fr.  50  sous 
Charles  Vil,  un  tapissier  peintre-décorateur  n'a  que  3  fr.  90  sous 
Henri  III. 

Nous  avons   constaté  plus  haut  que   le    salaire  de  l'artisan 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  629 

avait  été,  ds4200  à  1000,  à  peu  près  dans  la  même  proportion 
que  de  nos  jours  avec  le  salaire  du  journalier.  Le  premier  gagne 
aujourd'hui  3(5  p.  100  de  plus  que  le  second;  or  la  différence 
movenne  des  quatre  siècles  qui  viennent  de  passer  sous  nos  yeux 
a  été  de  39  p.  100.  Cette  prime  de  39  p.  100,  qui  rémunéra  la 
capacité  de  louvrier  de  métier,  est  loin,  il  est  vrai,  d'avoir  été 
invariable  de  Philippe-Auguste  à  Henri  IV.  Mais  à  travers  les 
oscillations  qu'elle  a  subies,  nous  pouvons  discerner  encore  la  loi 
inflexible  de  Toffre  et  de  la  demande.  Si  par  exemple  l'écart, 
après  s'être  réduit  jusqu'à  20  p.  100  en  1320-1350,  époque  de  la 
hausse  continue  des  salaires  ruraux,  provoquée  par  le  développe- 
ment de  l'agriculture,  s'élève  à  57  p.  100  sous  Charles  VI,  au  profit 
des  individus  possédant  une  éducation  professionnelle,  n'est-ce  pas, 
au  milieu  du  désarroi  universel,  la  difficulté  du  recrutement  et 
de  l'apprentissage,  par  suite  la  rareté  des  ouvriers  instruits,  qui 
les  fait  renchérir? 

Comparerons-nous  le  salaire  ouvrier  du  moyen  âge  au  salaire 
actuel? La  rémunération  annuelle  calculée  sur  '250  jours  de  travail 
seulement  débute  au  xiv'^  siècle  à  782  francs  et  s'élève  à  860,  puis 
à  1  040  francs  en  1376-1400.  Au  xv*"  siècle  elle  oscille  entre  1  100 
et  1  240  francs.  Elle  était  donc  incontestablement  supérieure  à  la 
paie  de  1896  qui,  pour  un  travail  de  300  jours,  n'atteint  que 
1  020  francs  par  an.  On  objectera  que  ces  fixations  du  chiffre 
des  jours  de  labeur  contiennent  quelque  part  d'arbitraire,  parce  que 
toutes  les  professions  subissent  un  chômage  plus  ou  moins  pro- 
longé; mais  cette  considération  a  peu  d'importance  dans  une 
étude  du  genre  de  celle-ci.  Si  l'on  adoptait  le  même  nombre  de 
jours,  autrefois  et  aujourd'hui,  l'avantage  de  l'ouvrier  ancien 
serait  seulement  exprimé  en  argent  au  lieu  de  l'être  en  loisirs. 

De  1  240  francs  qu'il  recevait  en  1476-1300,  —  c'est-à-dire  en 
espèces  20  pour  100  de  plus  qu'en  1896,  avec  17  pour  100  de 
moins  en  efforts,  —  l'ouvrier  tombe  à  980  francs  à  la  fin  du  règne 
de  François  P"",  puis  à  750  francs  à  la  fin  duxvi"  siècle.  Pour  avoir 
moins  perdu  que  le  journalier,  qui,  de  Louis  XII  à  Henri  IV,  était 
passé  de  900  francs  à  490,  l'ouvrier  d'état  n'en  avait  pas  moins 
subi  une  baisse  de  62  pour  100  dans  ses  recettes.  Et  sa  condition 
ne  devait  pas  se  relever,  dans  les  deux  cents  ans  qui  séparent  le 
début  du  xyn"  siècle  de  la  Révolution  de  1789,  au  contraire! 

V  G.  d'Avenel. 


L'ALGÉRIE  EN  1896 


Successivement  phénicienne,  carthaginoise  et  numide,  ro- 
maine, vandale,  puis  arabe,  la  longue  bande  de  terre  africaine 
qui,  sur  1  100  kilomètres,  des  frontières  du  Maroc  à  celles  de  la 
Tunisie,  se  déroule  en  face  de  l'Europe,  est,  depuis  soixante-seize 
ans,  possession  française.  Les  siècles  y  ont  laissé  leur  empreinte  : 
plaines  asséchées  et  collines  déboisées,  fleuves  souterrains  et 
mers  de  sable.  Les  hommes  y  ont  laissé  la  leur  :  vestiges  du 
passé,  souvenirs  du  culte  de  Tanit,  des  dieux  de  la  Grèce  et  de 
Rome,  mosquées  musulmanes  et  basiliques  chrétiennes,  tradi- 
tions, coutumes  et  mœurs,  races,  langues  et  concepts  philoso- 
phiques, depuis  les  cadres  élastiques  et  souples  de  Tantique  théo- 
gonie, jusqu'aux  cadres  rigides  de  l'islamisme  fataliste. 

Plus  vaste  que  la  France  européenne,  l'Algérie,  la  France 
africaine,  occupe  une  superficie  de  670  000  kilomètres  carrés  peu- 
plés de  4  393  696  habitans.  On  sait  ce  que  la  France  a  fait  de  cette 
région,  repaire  de  pirates  il  y  a  moins  d'un  siècle,  aujourd'hui 
sa  plus  importante  colonie;  on  sait  ce  qu'il  lui  en  a  coûté  et  de 
sang  et  d'or  pour  y  asseoir  sa  domination,  y  implanter  sa  civili- 
sation. Actuellement,  le  mouvement  commercial  de  l'Algérie 
atteint  500  millions  de  francs  ;  ses  cultures  s'étendent,  le  désert 
recule  devant  les  oasis  créées  par  la  science  de  l'ingénieur,  fai- 
sant jaillir  du  sol  aride  la  nappe  d'eau  qui  fertilise  les  sables  ; 
mais  pour  étendre  les  cultures,  pour  forer  les  puits,  pour  créer 
les  routes,  pour  défricher  les  plaines,  il  faut  encore  et  surtout 
des  hommes  ;  et  de  récentes  constatations  statistiques,  en  confir- 


Ih 


0 


LA    VISITE    DE    PIERRE    LE    GRAND.  815 

Les  funestes  charmes  de  l'Angleterre  n'y  furent,  comme  on 
a  pu  le  voir,  pour  rien.  Sans  doute  le  Régent  était  très  justement 
préoccupé  de  ne  point  donner  ombrage  à  l'Angleterre  et  de  ne 
point  porter  atteinte  aux  stipulations  toutes  récentes  de  la  Haye, 
stipulations  qui  au  reste  avaient  été  communiquées  au  Tsar.  Il 
avait  même  dans  le  projet  d'alliance  en  délibération  fait  insérer 
cette  clause  «  que  le  présent  traité  ne  pourrait  porter  aucun  pré- 
judice au  traité  de  la  Haye  '->.  Mais  cette  réserve  toute  naturelle 
avait  été  acceptée  par  la  Russie  et  la  Prusse  qui  réservaient  égale- 
ment leur  alliances  extérieures. 

Il  n'est  pas  davantage  exact  que  la  France  ait  témoigné  un 
fol  mépris  de  la  Russie.  La  négociation  avait  été  au  contraire 
poussée  aussi  loin  que  possible  et  n'avait  échoué  que  sur  une 
difficulté  sérieuse.  La  vérité  c'est  que  les  temps  n'étaient  pas  mûrs 
pour  une  alliance  aussi  étroite  que  l'aurait  souhaitée  Pierre  le 
Grand.  L'état  de  l'Europe  était  trop  incertain,  les  communications 
entre  les  deux  pays  encore  trop  difficiles.  INIais  les  efforts  tentés 
avec  beaucoup  de  bonne  foi  de  part  et  d'autre  ne  furent  pas  per- 
dus. La  négociation  fut  reprise  quelques  mois  après,  non  pas  il 
est  vrai  à  Paris,  mais  en  Hollande,  et  le  dernier  projet  de  traité, 
hâtivement  rédigé  par  le  maréchal  d'Huxelles,  devint,  le  19  août 
1717,  le  traité  d'Amsterdam,  premier  instrument  diplomatique  au 
bas  duquel  la  France  et  la  Russie  aient  apposé  leur  signature. 

Le  séjour  de  Pierre  le  Grand  à  Paris  eut  un  résultat  encore  plus 
décisif.  Si  la  France,  pour  reprendre  l'expression  de  Saint-Simon, 
demeura  charmée  de  lui,  il  demeura  aussi  charmé  de  la  France. 
Il  partit  enchanté  de  la  réception  qui  lui  avait  été  faite,  du  respect 
et  de  la  sympathie  dont  il  s'était  senti  environné.  A  partir  de  ce 
jour,  les  deux  pays  cessèrent  d'être  étrangers  l'un  à  l'autre.  Non 
seulement  des  relations  diplomatiques  régulières  furent  établies 
par  l'envoi  de  ministres  caractérisés,  comme  on  disait  alors,  mais 
les  Russes  commencèrent  à  venir  en  grand  nombre  à  Paris  ;  les 
Français  apprirent  le  chemin  de  Saint-Pétersbourg;  et  de  ce 
voyage  justement  célèbre  datent,  entre  les  deux  peuples,  ces  sen- 
timens  d'instinctive  amitié,  qui,  traversés  parfois  par  les  erreurs 
de  la  politique,  méconnus  par  les  rêves  de  l'ambition,  n'en 
renaissent  pas  moins,  toutes  les  fois  que  les  circonstances  de- 
viennent favorables,  avec  l'indestructible  vitalité  des  sympathies 
naturelles  et  des  intérêts  permanens. 

Haussonville. 

sentiment.  M.  Louis  Wiesener,  dans  un  article  de  la  Revue  des  Études  historiques 
(année  1893),  nous  paraît  seul  avoir  apprécié  exactement  les  choses. 


PAYSANS  ET  OUVRIERS 

DEPUIS   SEPT  SIÈCLES 


II 


fi) 


LES  SALAIRES  AUX  TEMPS  MODERNES 


Dépossédé  au  xvi*'  siècle,  par  la  crue  de  la  population,  du  bien- 
être  niatériel  dont  il  avait  joui  au  moyen  âge,  le  paysan  français 
ne  le  recouvrera  plus  que  de  nos  jours.  De  4604  à  4790,  il  traver- 
sera de  bonnes  et  de  mauvaises  périodes,  il  sera  plus  ou  moins  à 
son  aise,  puisque  le  salaire  annuel  du  manœuvre,  pour  250  jour- 
nées de  travail,  évalué  en  monnaie  actuelle  d'après  le  prix  de 
la  vie,  oscillera  de  570  francs  sous  Henri  IV  à  410  francs  sous 
Louis  XVI, —  il  est  aujourd'hui  de  750  francs  pour  300  jour- 
nées de  labeur,  —  mais  il  ne  reverra  plus  ces  rétributions  de  870 
et  900  francs  par  an  qu'il  avait  eues  sous  Louis  XI  et  Charles  VIII, 
ni  même  ces  650  à  750  francs  qu'il  gagnait  tout  au  long  des  xiv" 
et  XV®  siècles  et  qu'on  lui  allouait  encore  jusqu'à  Henri  II  (4550). 
Le  plus  curieux  est  que,  bien  loin  de  profiter  des  progrès  de 
l'agriculture,  de  la  plus-value  des  terres,  cette  plus-value  même  et 
ce  progrès  semblent  tourner  à  sa  ruine,  etquïl  est  plus  malheu- 
reux, à  la  fin  de  l'ancien  régime,  qu'il  ne  l'était  durant  la  pre- 
mière moitié  du  règne  de  Louis  XV  ou  au  début  de  celui  de 
Louis  XIV. 

(1)  Voyez  la  Revue  du  1"  octobre. 


PAYSANS    El    OLYRIEKS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  817 


I 

Une  des  conséquences  de  cette  plus-value  des  terres,  qui  rend 
leur  possession  plus  précieuse  et  leurs  propriétaires  plus  exigeans, 
plus  attentifs  à  en  recueillir  tous  les  produits,  à  en  tirer  tout  le 
parti  qu'elles  comportent,  c'est  la  difficulté  sans  cesse  croissante, 
pour  le  manant  non  propriétaire,  de  conserver  intacts,  aux  xvii" 
et  xvui*  siècles,  les  avantages  que  lui  procurait  jadis  la  jouis- 
sance des  droits  d'usage  et  de  vaine  pâture.  Ces  droits  dont  nous 
avons,  dans  le  précédent  article,  fait  connaître  la  nature  et  déter- 
miné l'étendue,  constituaient  de  vrais  supplémens  de  gages.  On 
ne  doit  évidemment  pas  en  exagérer  l'importance,  surtout  pour 
le  simple  journalier.  Le  temps  que  le  «  pauvre  homme  de  labeur  » 
ou  le  «  laboureur  à  bras  »  passe,  dans  la  forêt  commune,  à  abat- 
tre, fagoter,  charroyer  du  bois  pour  son  hiver,  est  à  déduire  des 
2-^)0  jours  ouvrables  qui  composent  son  salaire  annuel.  De  même 
s'il  conduit  sa  vache,  ses  brebis,  aux  pâturages  banaux.  Il  n'en 
est  pas  moins  vrai  que,  dans  un  cas  comme  dans  l'autre,  à  ce  ru- 
ral qui  vient  au  monde  dénué  de  tous  biens,  ou  à  peu  près,  qui  ne 
doit  compter  pour  vivre  que  sur  l'effort  de  ses  bras,  la  société 
garantissait  une  participation  à  la  propriété  foncière,  qu'elle  lui 
donnait  gratis  l'herbe  et  le  bois. 

Certes,  pour  profiter  de  ces  avantages,  la  famille  champêtre 
devait  dépenser  une  certaine  somme  de  travail  ;  mais  elle  est  ici 
dans  le  cas  de  tous  les  détenteurs  d'un  petit  lopin  qui  le  font  va- 
loir eux-mêmes;  au  salaire  de  l'exploitant  elle  joint  la  rente  du 
sol.  «  Cette  province  étant  presque  toute  en  bois,  disent  au  roi  en 
1614  les  Etats  de  Normandie,  les  meilleurs  et  les  plus  assurés 
revenus  qu'aient  les  supplians  sont  les  usages  et  droits  de  chauf- 
fage qu'ils  ont  dans  lesdites  forêts,  ce  qui  les  aide  à  nourrir  leur 
famille...  »  Dans  un  procès  au  parlement  de  Paris  (1628),  où  les 
défendeurs  étaient  un  lot  de  campagnards  riverains  d'une  forêt 
royale,  qui  avaient  loué  des  bestiaux  à  cheptel  et  les  nourrissaient 
au  moyen  du  droit  de  pacage,  l'avocat  général  Talon,  concluant 
au  nom  du  parquet  en  faveur  de  ces  paysans  contre  l'administra- 
tion forestière  qui  prétendait  interdire  cette  pratique,  s'écriait 
avec  véhémence  :  u  Cela  va  contre  la  liberté  publique  !  Il  n'y  a 
ordonnance  ni  règlement  qui  autorise  cette  rigueur;  au  contraire 
ce  serait  priver  le  pauvre  peuple  de  son  vivre  et  le  réduire  à  la 
mendicité  ;  d'autant  que,  chargés  de  tailles  et  impôts,  ils  n'ont 
d'autre  substance  que  les  pâtures,  et  il  est  raisonnable  de  leur  don- 
ner moyen  de  subsister  selon  le  lieu  de  leur  demeure  I  » 

TOME  cxxxvii.  —  1896.  52 


818  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Parmi  los  personnes  incriminées  était  un  fonctionnaire,  — un 
«  ot'licier  »  en  langage  du  temps  :  — Talon  faisait,  à  son  égard,  une 
distinction  et  proposait  d'être  plus  rigoureux  pour  lui  que  pour 
les  villageois  :  «  Une  faut  mêler,  dit-il,  la  cause  des  pauvres  avec 
la  sienne...  »  ;  ce  qui  montre  quelle  part  avait  alors,  dans  l'inter- 
prétation du  droit  d'usage,  l'idée  de  charité,  d'assistance,  qui,  au 
moyen  âge,  n'y  apparaissait  nullement. 

Désormais  ce  n'est  plus,  comme  aux  périodes  antérieures, 
par  des  chartes  de  concession,  par  des  transactions  et  des  accords 
assez  bénévoles  en  somme,  quoique  au  xvi"  siècle  les  tiraille- 
mens  eussent  commencé,  que  ces  droits  d'usage  et  de  pâture  vont 
se  révéler  à  nous;  c'est  toujours  et  uniformément  par  des  procès. 
Procès  copieux,  touffus  et  éternels.  L'évoque  de  Dijon,  qui  plaide 
en  1640  contre  ses  vassaux  de  Saint-Seine,  et  qui  qualifie  leur 
cause  de  «  méchante  et  déplorée  »,  s'étonne  qu'ils  puissent  trou- 
ver «  un  procureur  assez  processif  pour  occuper  depuis  trente  ans 
contre  un  évêque.  »  Les  habitans  de  Foiseul  paient  de  temps 
immémorial  quelques  litres  d'avoine  et  2  sous  par  an  et  par  feu, 
pour  prendre  du  bois  dans  la  forêt  de  ce  nom.  «  Ils  abusent, 
dit-on,  étrangement  de  leur  droit  »  :  c'est  du  moins  ce  qu'on 
s'avise  de  leur  reprocher,  en  1665,  car  il  est  probable  qvi'aupara- 
vantils  en  faisaient  autant.  On  prétend  qu'ils  ont  coupé  en  six  ans 
un  canton  de  bois  suffisant  pour  quinze  années.  Un  arrêt  du  parle- 
ment ordonna  de  leur  livrer  2.52  hectares,  qui  devront  leur  suf- 
fire pour  vingt-quatre  ans.  Ils  ne  s'en  contentèrent  pas,  puisque 
le  procès  ne  finit  qu'au  bout  de  cent  quinze  ans,  et  encore  parce 
que  «  Sa  Majesté  leur  fit  défense  de  plaider  davantage  »  (1778). 

Les  communautés  déploient  en  effet  une  ténacité  admirable 
pour  le  maintien  de  leurs  prérogatives  :  les  gens  de  Granselve 
assignent  devant  le  parlement  de  Toulouse  le  cardinal  de  la  Va- 
lette, pour  l'obliger  à  «  remettre  en  haute  futaie  certains  terroirs  » 
qui  lui  appartiennent;  «  avec  faculté  pour  eux  d'y  faire  paître 
leur  bétail  et  y  couper  le  bois  nécessaire  pour  leur  chauffage  et 
leurs  constructions.  »  Leur  entêtement  à  conserverie  statu  quo  ne 
témoigne  pas  toujours  d'une  grande  intelligence  de  leurs  inté- 
rêts ;  il  leur  fait  respecter  jusqu'aux  ronces  et  entretenir  jusqu'aux 
bruyères.  Les  paroisses  voisines  de  Chinon  protestent  contre  le 
défrichement  de  365  arpens  de  bois,  que  l'on  veut  convertir  en 
pré  (1625),  alléguant  «  qu'elles  n'auront  plus  d'épines  pourchauf- 
fer  leurs  fours.  »  On  finit  par  défricher  malgré  leur  opposition. 
Pour  se  venger,  elles  couvrent  de  500  à  600  têtes  de  bétail  les  prai- 
ries nouvelles  avant  que  l'herbe  ne  soit  coupée  et  enlevée.  C'est 
le  point  de  départ  d'un  nouveau  procès.  Là  même  où  personne 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPIIS    SEPT    SIÈCLES.  (SI 9 

ne  les  inquiète,  où  les  bois  leur  appartiennent  en  toute  propriété, 
les  communes  exploitent  avec  tant  de  profusion  qu'elles  se  met- 
tent elles-mêmes  mal  à  Taise.  Un  arrêt  du  parlement  d'Aix  pres- 
crit aux  paroisses  qui  n'ont  pas  assez  de  bois  de  «  mettre  en  défens 
certaine  portion  de  leur  territoire  »,  qui  sera  gardée  par  les  cham- 
piers, —  gardes  champêtres,  —  nommés  par  les  communes,  et 
inspectée  par  les  consuls. 

Ces  règles  que  la  cour  de  Provence  tentait  ainsi,  sous  Louis  XIII 
(1633),  de  faire  observer  aux  usagers  qui  se  pillaient  eux-mêmes 
et  réduisaient  à  presque  rien,  par  l'abus,  des  droits  énormes  en 
apparence,  ces  règles  protectrices  du  domaine  forestier,  Colbert 
allait,  trente  ans  plus  tard,  les  appliquer  aux  bois  de  lEtat.  Le 
ministre,  dans  un  rapport  détaillé,  accusait  au  conseil  royal  telle 
communauté  à  laquelle  les  ducs  de  Bourgogne  avaient,  au 
xm'"  siècle,  concédé  des  droits  d'usage  dans  la  forêt  de  Villiers-le 
Duc,  d'avoir  vendu  et  aftermé  à  des  tiers  leur  prérogative  et 
d'avoir  dégradé  la  forêt  au  point  de  n"y  laisser  que  des  recrus  ou 
bois  de  recépage.  Il  proposait  la  dépossession  pure  et  simple  des 
bénéficiaires. 

Sous  l'influence  des  règlemens  nouveaux  et  surtout  des  idées 
nouvelles,  la  forêt  publique  ou  privée  cesse  de  plus  en  plus 
d'être  cette  bonne  mère  qu'un  peuple  de  voisins,  sous  prétexte 
de paisson,  de  glandéc,  ramage  ou  affouage,  gratte,  rogne,  taille 
et  broute  à  l'envi  les  uns  des  autres  :  le  tanneur  y  prenant  des 
écorces,  le  boulanger  des  taillis,  le  potier  du  charbon,  La  forêt 
d'Orléans  était  grevée  au  xvn''  siècle  de  133  concessions  d'usage 
dont  l'origine  variait  de  l'an  1112  à  l'an  1453,  et  dont  beaucoup 
comprenaient  en  bloc  trois  ou  quatre  paroisses.  Le  procureur  du 
duché  avait  pour  lui  seul  4000  bûches  et  1  000  fagots  par  an.  Au 
XYin*"  siècle  la  lutte  entre  les  usagers  et  le  nu-propriétaire  se 
poursuivit,  tantôt  ouverte,  tantôt  sourde,  mais  perpétuelle;  par- 
tout on  limite,  on  resserre,  on  écorne  le  droit  des  premiers.  Le 
commandeur  de  Malte,  auquel  appartient  la  forêt  de  Villejesus 
(Charente),  dénie  aux  habitans  le  droit  de  jouissance,  injurie 
leur  syndic  et  les  menace  de  les  tuer  s'il  les  trouve  dans  ses  bois. 

En  présence  du  prix  croissant  du  combustible,  les  communes 
se  demandent  si  elles  n'auraient  pas  plus  de  profil  à  faire  des  cou- 
pes régulières  :  les  jurades  de  Chàteauneuf-du-Rhône  défendent 
d'abattre  des  arbres  (1716),  (v  attendu  qu'une  vente  a  rapporté 
820  livres  à  la  communauté  ».  Les  bois  que  le  seigneur  de  Tauli- 
gnan  (Drôme)  possédait  indivis  avec  ses  vassaux,  dont  il  leur 
avait,  par  des  clauses  expresses  d'une  charte  de  1285,  reconnu  la 
libre  jouissance,  il  demande  en  1731  à  ce  qu'on  en  fasse  le  par- 


820  REVUE  DKS  DEUX  MONDES. 

lagc.  De  là  procès;  après  quatre  siècles  et  demi  de  vie  commune, 
le  changement  des  conditions  économiques  provoque  le  divorce. 
Le  litige  est  coûteux,  les  relations  aigres,  naturellement,  comme 
entre  gens  qui  s'envoient  du  papier  timbré.  En  1791,  en  1793,  des 
mémoires  sont  encore  produits  par  les  consuls  contre  les  sei- 
gneurs; les  juges  ont  changé,  la  France  se  renouvelle,  le  sang 
coule,  ces  obstinés  plaident  toujours.  Il  y  avait  soixante  ans  que 
le  procès  durait. 

Autre  exemple  en  Saintonge,  qui  nous  initie  à  ces  revendi- 
cations contradictoires  :  les  habitans  de  la  châtellenie  de  Mortagne 
sont,  par  une  transaction  de  1314,  en  possession  de  droits  éten- 
dus dans  les  bois  de  ce  domaine.  En  1761  le  prince  de  Lambesc, 
seigneur  de  Mortagne,  voulut  procéder  à  un  cantonnement.  Les 
manans  s'y  opposèrent  avec  la  dernière  énergie,  parce  quavec 
l'accroissement  de  la  population  la  part  de  chaque  famille,  dans 
le  morceau  de  foret  qu'on  leur  eût  concédé,  eût  diminué  sans 
cesse;  tandis  qu'avec  l'usage  illimité  c'était  au  domaine,  c'est-à- 
dire  au  nu-propriétaire,  qu'incombait  le  soin  de  fournir  aux  nou- 
velles consommations.  Ils  firent  valoir  que  l'ordonnance  des  eaux 
et  forêts  de  Colbert  n'accordait  au  seigneur  le  droit  de  partage, 
—  de  triage^  —  que  lorsque  la  concession  du  terrain  était  gratuite, 
sans  aucune  redevance,  et  lorsque  les  deux  tiers  suffisaient  pour 
l'usage  des  paroisses,  — preuve  que  ces  deux  tiers  ne  suffisaient 
pas  toujours  et  que  par  conséquent  le  seigneur  n'avait  pas  même 
un  tiers.  Déplus  «si  les  habitans  paient  quelque  reconnaissance 
en  argent,  corvées  ou  autre,  la  concession,  disait  l'ordonnance, 
passera  pour  onéreuse  et  empêchera  toute  distraction  au  profit  des 
seigneurs.  »  Ce  furent  ces  clauses  qui  maintinrent  beaucoup 
d'usages  jusqu'à  la  Révolution.  Or  les  vilains  de  Mortagne 
payaient  2  sous  par  an.  Cependant  le  seigneur,  après  des  «  procé- 
dures très  considérables  »  de  ses  gens  d'affaires,  '  toujours  en- 
clins, disaient  les  vassaux,  à  persécuter  le  tenancier  »,  faisait 
valoir  que  les  usagers  «  commettaient  des  dégradations  énormes, 
que  leurs  bestiaux  ont  rongé  les  taillis,  transformés  en  broussail- 
les ;  que,  par  suite  de  leurs  délits,  les  arbres  sont  devenus  rares, 
partant  chers,  qu'enfin  lui-même,  quoique  propriétaire,  ne  pou- 
vait retirer  aucun  profit  de  ses  forêts.  » 

A  quoi  les  habitans  ripostaient  «  qu'ils  avaient  toujours 
exercé  librement  leurs  droits  d'usage  et  pacage,  qu'ils  connais- 
saient parfaitement  que  l'intention  de  Monseigneur  le  Prince  était 
d'accroître  le  revenu  de  sa  terre,  que,  secondant  cette  intention,  ils 
demandaient  qu'on  fît  entre  eux  le  partage  »  de  ce  territoire  et 
offraient  de  payer  45  centimes    par   hectare   de   rente  seigneu- 


PAYSANS    ET    OLVKIEHS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  821 

riale  pour  cette  surface  qu'ils  défricheront.  <(  Bien  entendu  ils 
n'entendaient  nullement  contester  les  droits  de  justice,  cliasse  et 
ft^odalité  à  mondit  seigneur  le  prince  :  au  contraire  s'y  soumettre 
expressément.  »  Ces  paysans  laissent  l'honneur  et  gardent  l'ar- 
gent :  «  justice  »  et  «  féodalité  »  ne  sont  que  des  mots  à  la  fin 
du  xviii''  siècle;  pour  la  «  chasse  »,  il  n'y  aura  guère  de  cerfs  ou 
de  chevreuils  dans  des  champs  de  blé.  Ce  sont  là  fictions  pures. 
Quant  au  revenu  pécuniaire,  ce  bois  de  1400  hectares,  à  45  cen- 
times chaque,  eût  produit  au  suzerain  ()30  francs,  c'est  à-dire  une 
recette  assez  dérisoire. 

Des  difficultés  analogues  surgissent  partout  à  la  fin  de  Tan- 
cien  régime,  et  partout  elles  se  terminent  au  protit  général  de 
l'agriculture  et  au  préjudice  particulier  des  usagers.  Dans  le 
cahier  des  doléances  de  Bretigny,  pour  les  Etats  généraux  de  1789, 
les  habitans  de  cinq  ou  six  paroisses,  voisines  de  la  forêt  de 
Séquigny,  réclament  leurs  droits  «  d'une  antiquité  immémoriale, 
confirmés  par  beaucoup  de  rois  et  par  un  arrêt  du  Parlement  en 
1318!  »  Depuis  vingt  ans,  «  ces  malheureux  ne  peuvent  plus  avoir 
que  le  quart  des  bestiaux  dont  ils  ont  besoin,  parce  que  les  sei- 
gneurs puissans  qui  possèdent  la  forêt  les  intimident  par  des 
vexations  et  des  procédés  violens.  » 

Èartout  les  tribunaux,  guidés  par  l'intérêt  de  la  sylviculture 
et  sachant  les  cultivateurs  peu  soucieux  de  la  conservation  du 
fonds  boisé,  ont  désormais  une  tendance  manifeste  à  favoriser  le 
propriétaire  de  ce  fonds.  Naguère,  dit  un  curé  normand  en  1774, 
«  mes  pauvres  avaient  la  faculté  de  faire  un  fagot  de  bois  mort 
dans  la  forêt  ;  mais  elle  leur  est  totalement  otée.  »  Dans  le 
xvm*  siècle  finissant, les  hommes  sont  volontiers  u  philanthropes  »  ; 
cependant  les  lois  et  les  combinaisons  sociales  sont  à  coup  sûr 
moins  avantageuses  au  prolétaire  que  dans  le  moyen  âge. 

II 

La  même  transformation  tend  à  se  produire  dans  la  vaine 
pâture.  C'est  la  multiplication  des  bouches  à  nourrir  qui  le  veut. 

On  mangera  peut-être  moins  de  viande,  mais  ne  faut-il  pas 
avoir  du  pain?  Sous  cette  influence  disparaissent  les  entraves 
apportées,  par  le  communisme  d'autrefois,  à  la  propriété  indivi- 
duelle etces  mille  pratiques  socialistes  par  lesquelles,  sans  presque 
posséder  de  terre,  les  gens  des  champs  pouvaient  vivre  de  la 
terre,  comme  des  seigneurs  fonciers.  Dans  son  Théâtre  (Cagricul- 
liire,  à  l'aurore  du  xvii''  siècle  (1600),  Olivier  de  Serres  faisait  re- 
marquer «  qu'avec  peu  de  dépense  le  bétail  s'entretient,  eu  égard 


822  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

à  celle  qu'il  convient  faire  pour  les  blés  et  les  vins  ».  Ce  «  peu 
de  dépense  »  s'explique  par  le  système  d'autrefois,  donnant  à 
chacun  l'illusion  de  croire  qu'il  nourrissait  ses  animaux  pour  rien, 
mais  coûtant  en  réalité  au  corps  social,  par  le  gaspillage  de  terre 
qu'il  occasionnait,  beaucoup  plus  que  les  prairies  particulières. 
Sous  Henri  IV,  la  «  banalité  »  des  pâturages  demeure  un  dogme 
agricole,  auquel  nul  n'oserait  toucher,  pas  même  le  souverain, 
sans  provoquer  d'amères  récriminations.  L'État  ayant  concédé, 
en  1613,  à  la  comtesse  de  Boissons,  les  palus  et  marais  des  bail- 
liages de  Caen  et  Cotentin,  la  population,  gravement  lésée  dans 
ce  qu'elle  estimait  être  so7i  droit,  formule  nettement,  dans  ses 
réclamations  réitérées,  la  théorie  de  ce  droit  telle  qu'elle  le  con- 
çoit :  «  Il  est  contre  toute  raison.  Sire,  voire  contre  le  droit  des 
gens  de  dépouiller  un  million  de  pauvres  familles  de  telles  pos- 
sessions...; la  nature  même  a  fait  et  créé  palus  et  marais  pour 
servir  en  commun  aux  habitans  du  pays.  » 

Vis-à-vis  des  particuliers  qui  seraient  tentés  de  restreindre 
l'étendue  des  pâturages,  ce  n'est  plus  par  voie  de  pétition,  mais 
bien  à  force  de  sentences  judiciaires  que  les  paysans  savent  se 
protéger.  Un  arrêt  du  parlement  de  Toulouse  maintient  «  les 
manans  de  Villeneuve-les-Maguelonne  au  droit  de  faire  paître 
leur  bétail  dans  toute  la  juridiction.  »  Défense  à  l'évêque  de 
Montpellier,  seigneur  du  lieu,  d'inféoder  les  terrains  dont  il 
s'agit,,  lors  même  qu'ils  pourraient  être  mis  en  culture.  Ailleurs, 
les  défrichemens  sont-ils  déjà  opérés,  le  tribunal  décide  «  qu'il 
sera  vérifié  par  experts  si,  en  dehors  des  landes  nouvellement 
converties  en  prairies,  les  landes  conservées  suffisent  à  la  dépais- 
sance  des  bestiaux  ».  Les  taxes  énormes  qu'elles  avaient  dû  payer 
pendant  la  guerre  de  Trente  ans  avaient  forcé  beaucoup  de  paroisses 
à  vendre  leurs  droits  d'usage.  Un  édit  postérieur  les  autorisa  à 
rentrer,  par  une  sorte  d'expropriation,  dans  tous  ceux  qu'elles 
avaient  aliénés  depuis  1620;  un  très  petit  nombre  usa  de  cette 
faculté. 

Le  passage  de  l'ancien  mode  d'exploitation  à  un  mode  nouveau, 
qui  devait  être  si  fructueux  dans  l'avenir,  amena  une  crise  et  eut 
tout  d'abord,  pour  quelques  pays,  des  conséquences  désastreuses. 
En  Provence,  sous  le  ministère  de  Richelieu,  on  voyait  une  masse 
de  paroisses  vides,  parce  que  la  privation  des  usages  avait  forcé 
les  cultivateurs  à  «  déguerpir  ».  Ce  n'est  pas  que  les  territoires 
banaux  aient  partout  disparu;  l'intendant  Basville,  en  1698,  cite 
une  prairie  communale  qui  avait  cinq  lieues  de  long  sur  une 
demi-lieue  de  large.  Dans  des  pâtures  semblables  vaguaient  des 
régimens  de  bêtes,  non  sans  contestation  fréquente  entre  leurs 


PAYSANS    KT    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  823 

maîtres  rifepectifs,  entre  les  paroisses  dont  elles  dépendaient. 
Avec  les  prairies  artificielles  commence,  au  xxur  siècle,  la 
lutte  de  la  vaine  pâture  contre  le  pré  particulier.  Le  propriétaire 
de  pièces  ensemencées  en  sainfoin  doit  obtenir  arrêt  pour  chasser 
les  bestiaux  que  ses  voisins  envoient  journellement  chez  lui.  Dès 
4750,  les  règlemens  de  police  rurale  comprennent  les  luzernes  et 
autres  herbes  fourragères  parmi  les  terroirs  qui  sont  toute 
l'année  en  «  défens  ». 

Quoiqu'il  reste,  jusqu'à  la  fin  de  l'ancien  régime,  bien  des 
paroisses  où  le  droit  de  parcours  subsiste  dans  son  intégrité,  où 
le  sol  est  «  en  coutume  générale  »,  de  jour  en  jour,  dans  l'en- 
semble du  royaume,  le  domaine  de  la  pâture  vaine  et  vague  se 
rétrécit.  Un  tribunal  interdit,  sous  Louis  XVI,  à  tous  particu- 
liers de  posséder  des  bestiaux  «  sans  avoir  au  préalable  justifié 
qu'ils  possèdent  des  pâtures  suffisantes  ».  C'était  proprement  le 
contraire  de  l'ordre  de  choses  préexistant.  Peu  à  peu,  par  des 
ordonnances  multipliées,  malgré  les  communautés  qui  se  rebiffent, 
les  possesseurs  de  prés  obtinrent  de  s'en  réserver  le  regain,  de  ne 
plus  les  livrer  au  public  qu'au  moment  où  il  n'y  avait  plus  rien 
à  tondre.  Des  arrêts  du  Conseil  d'Etat  accordèrent  des  privilèges 
au  défrichement,  à  la  mise  en  rapport  des  landes.  Un  édit  de  1769, 
abolissant  le  droit  de  parcours  en  Roussillon  et  permettant  d'en- 
clore «  les  terres,  champs  et  héritages  »,  résnme  bien,  dans  son 
exposé  des  motifs,  les  idées  toutes  nouvelles  des  pouvoirs  publics, 
soutenus  ici,  encouragés  par  l'opinion  :  «  Le  parcours,  dit-il, 
qui  à  l'origine  ne  pouvait  avoir  lieu  que  dans  les  terres  incultes 
ou  dans  les  communaux,  a  été  étendu  par  succession  de  temps  à 
toutes  les  propriétés  particulières.  »  —  C'était,  comme  on  vient  de 
le  voir,  absolument  faux;  loin  de  s'accroître,  il  avait  diminué.  — 
«  De  sorte  que  les  héritages,  qu'il  n'est  pas  permis  de  clore,  sont 
pour  ainsi  dire  au  premier  occupant;  parce  que  les  troupeaux, 
même  ceux  des  simples  tenanciers ,  jouissent  de  la  faculté  d'y 
entrer  indistinctement.  » 

La  vaine  pâture  ne  disparut  pas  aisément,  ni  en  France,  ni 
dans  le  reste  de  l'Europe.  Ce  n'est  que,  depuis  quelques  années, 
par  la  loi  du  9  juin  1889,  que  le  droit  de  parcours,  tel  que  l'en- 
tendaient nos  pères,  a  été  définitivement  aboli;  il  n'en  subsiste 
plus  que  des  vestiges.  Il  y  a  cent  ans,  quoique  la  révolution 
agraire  fût  nettement  dessinée,  le  monde  officiel  n'était  pas  sans 
en  appréhender  l'issue  :  «  Les  défrichemens  des  pâtures  ont 
enlevé  beaucoup  de  subsistances  aux  animaux,  dit  un  mémoire 
de  1788,  le  gouvernement  trouverait  aujourd'hui  utile  de  les 
restreindre.  » 


824  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Il  est  certain  que  la  viande  avait  sensiblement  renchéri  dans 
la  seconde  moitié  du  xviif  siècle  ;  seulement  il  est  douteux  que  ce 
fût  à  cause  de  la  diminution  du  nombre  des  bestiaux.  Ce  pouvait 
être  aussi  bien  à  cause  de  l'augmentation  du  nombre  des  hommes. 
En  tout  cas  les  bœufs  et  les  moutons  livrés  à  l'alimentation  sous 
Louis  XVI  étaient  beaucoup  plus  gras  que  ceux  du  temps  de  Louis  XIV 
ou  de  Henri  IV,  tandis  qu'entre  le  poids  des  moutons  ou  des  bœufs 
du  xvu'  siècle  et  celui  des  mêmes  bêtes  au  moyen  âge,  il  n'y  a  pas 
grande  différence.  La  preuve  de  cette  assertion  nous  est  fournie 
par  le  rapport  entre  \e  poids  vif  de  l'animal,  aux  diverses  périodes 
qui  l'ont  l'objet  de  cette  étude,  et  le  prix  du  kilogramme  de- 
viande  an  détail.  Ceux  à  qui  le  défrichement  des  pâtures  «  avait 
enlevé  beaucoup  de  subsistances  »  n'étaient  pas,  comme  le  pense 
le  rédacteur  du  mémoire  de  1788,  les  animaux  de  ferme,  mais 
bien  la  masse  des  demi-prolétaires  ruraux. 

III 

En  même  temps  que  disparaissaient  les  subventions  sociales, 
qui  jusqu'alors  avaient  formé  un  appoint  des  petits  budgets  de  la- 
campagne,  le  salaire,  qui  en  faisait  le  fonds  principal,  montrait, 
dans  les  derniers  vingt-cinq  ans  de  la  monarchie,  une  tendance 
marquée  à  décroître,  — le  salaire  ree/ s'entend,  —  puisque  les  dé- 
penses de  l'ouvrier  augmentaient  tandis  que  ses  recettes  demeu- 
rai eut  station  naires. 

Sous  Henri  IV  et  au  début  du  règne  de  Louis  XIII,  la  paye 
quotidienne  du  journalier  français  avait  été  supérieure  à  celle  de 
la  fin  du  xvr  siècle  :  2  fr.  28  en  1601-1625  au  lieu  de  1  fr.  95  en 
1576-1600.  En  Angleterre  elle  avait  été  en  moyenne  de  2  fr.  40  de 
1583  à.  1622.  La  condition  du  salarié  empira  sous  Richelieu  et 
Mazarin  :  de  2  fr.  28  la  journée  baissa  à  1  fr.  85  (1).  Dans  les 
25  années  suivantes  (1651-1675)  elle  tomba  à  1  fr.  60;  soit,  pour 
250  jours  de  travail  400  francs  par  an,  tandis  que  le  même  labeur 
représentait,  en  1610,  570  francs.  Pendant  le  dernier  quart  du 
xvii"  siècle  le  manœuvre  fut  un  peu  plus  à  son  aise,  par  suite  de 
l'abaissement  des  prix  du  grain  ;  le  contraire  arriva  aux  proprié- 
taires fonciers  ;  la  baisse  des  terres  à  cette  époque  ayant  été  la  consé- 
quence de  la  baisse  des  denrées.  De  3  fr.  60  par  jour  sous  Charles  VIII 

(1)  Ces  chiffres,  ainsi  que  tous  ceux  qui  vont  suivre,  sont  traduits  en  monnaie 
actuelle  on  tenant  compte  de  la  valeur  intrinsèque  de  la  monnaie  ancienne  et  du; 
pouvoir  i-clatif  de  l'argent,  d'après  le  prix  de  la  vie  :  ainsi,  en  1610,  (i  sous  6  deniers 
valent  70  centimes  et  76  centimes  de  1610  correspondent,  mullipliés  par  3,  à  2  fr. 
28  centimes. 


"  PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLUS.  825 

le  salaire  ^u  journalier  était  ainsi  descendu,  dans  les  années 
prospères  pourtant,  du  ministère  de  Colbert.  à  1  fi'.  60.  Cette  re- 
marque suffit  à  mesurer  la  chute  du  paysan,  depuis  le  développe- 
ment de  la  population  à  la  tin  du  xv''  siècle. 

Boisguillebert  estimait  en  1700  la  journée  du  travailleur  rural 
à  1  fr.  28;  Vaubaii  la  portait  à  2  fr.  17.  Effectivement  ces  deux 
chiffres  se  rencontrent;  il  s'en  rencontre  même  de  plus  bas,  —  un 
journalier  de  Mende  n  a  que  88  centimes.  —  et  de  plus  hauts  —  un 
cribleur  de  grains  à  Soissons  reçoit  3  iV.  20.  Si  nous  l'avons  évaluée 
à  1  fr.  85,  sous  le  ministère  de  Louvois,  d'après  un  grand  nombre 
de  prix  provenant  de  diverses  provinces  et  payés  en  diverses  sai- 
sons, c'est  en  nous  efforçant  de  formuler  le  salaire  moyen  ch? 
l'année.  C'est  ainsi  que  les  salaires  élevés  des  moissons,  des  ven- 
danges, des  labours,  qui  abondent  dans  les  comptes  de  ménage 
d'autrefois,  n'entlaient  pas  la  poche  du  paysan  dans  une  forte 
mesure,  parce  qu'ils  n'étaient  payés  que  durant  quelques  semaines. 
On  ne  doit  pas  leur  altribuer,  dans  les  moyennes,  plus  d'importance 
qu'ils  n'en  ont  eu  dans  la  réalité  de  la  vie. 

La  journée  remonta  de  quelques  centimes  sous  la  régence  du 
duc  d'Orléans,  et  haussa  encore  durant  le  ministère  de  Fleury 
jusqu'à  2  fr.  Oi.  Quoique  les  traces  des  années  de  misère  de  la 
tin  de  Louis  XIV  fussent  à  peu  près  effacées,  la  population  demeu- 
rait sans  changement  ;  même  elle  avait  une  tendance  à  la  baisse  et 
pourtant  l'agriculture  était  en  reprise  ;  le  blé  était  donc  à  meilleur 
marché  qu'il  n'avait  été  précédemment.  Dans  la  période  1751-1775 
le  chiffre  des  habitans  s'accroît,  le  journalier  n'est  plus  payé  que 
1  fr.  75;  il  le  sera  moins  encore  sous  le  règne  de  Louis  XVI  : 
4  fr.  64.  Il  n'y  a  pas,  dans  toute  notre  histoire,  un  moment  où 
les  terres  aient  été  mieux  cultivées,  où  elles  aient  valu  davantage 
et  il  n'y  en  a  guère  où  la  condition  du  campagnard  ait  été  pire.  Il 
est  juste  d'ajouter  qu'il  n'y  a  pas  non  plus  une  seule  époque  où 
la  population  ait  été  aussi  dense  qu'au  moment  de  la  Révolution. 

Dans  ses  Recherches  sur  les  finances  Forbonnais  appréciait  vers 
1750  la  journée  du  manœuvre  à  86  centimes;  c'est  à  ce  chiffre 
aussi  que  nos  moyennes  fixent  le  salaire  du  journalier  nourri  pour 
la  fin  du  règne  de  Louis  XV.  Il  ne  l'atteint  pas  partout;  dans 
l'Indre,  dans  les  Deux-Sèvres  il  n'obtient  que  51  et  63  centimes. 
De  1776  à  1790,  où  le  journalier  nourri  reçut  en  général  90  cen- 
times, ce  prix,  rarement  dépassé  en  été,  n'était  presque  jamais 
atteint  en  hiver.  Sans  nourriture  il  gagnait,  comme  on  vient  de 
dire,  1  fr.  64;  si  le  moissonneur  de  Lorraine  atteint  2  fr.  32  et  le 
vendangeur  de  Nîmes  2  fi .  70,  le  manœuvre  de  Bourgogne  n'a 
que  1  fr.  08  et  celui  de  Berry  que  94  centimes  par  jour.  Ces  prix, 


826  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

inférieurs  à  ceux  de  l'Angleterre,  étaient  supérieurs  à  ceux  de 
l'Italie  du  Nord  oîi  la. terre  avait  cependant  beaucoup  de  valeur  : 
l'ouvrier  rural  n'avait  que  i  l'r.  22  à  Turin,  pendant  la  belle  saison  ; 
il  se  louait  à  Milan  pour  0  l'r.  70  en  hiver. 

Un  général  français  écrivait  de  Pignerol  à  Richelieu  :  «  On 
nous  débauche  les  paysans  que  nous  levons  pour  les  faire  travailler 
à  la  campagne,  si  dépeuplée  qu'on  donne  à  un  journalier  un  tiers 
plus  qu'il  n'en  coûte  au  régiment.  »  Il  arriva  en  effet  plus  d'une 
fois,  au  XVII''  siècle  comme  au  moyen  âge,  que  la  diminution  du 
nombre  des  bras  fut  profitable  aux  individus  valides  qui  restaient. 
Triste  profit  né  de  malheurs  excessifs.  Au  xviii"^  siècle  la  paix  et 
l'extension  de  la  population  amenèrent  un  autre  genre  de  ma- 
laise :  celui  des  pays  qui  ont  plus  de  monde  qu'ils  n'en  peuvent 
occuper,  celui  de  l'Irlande  actuelle.  Il  y  a  cent  ans,  les  trois  quarts 
des  habitans  des  Hautes-Alpes  s'expatriaient  pendant  six  à  sept 
mois  d'hiver  pour  gagner  leur  vie  ailleurs  ou  mendier.  Les  gens 
de  Limousin  et  d'Auvergne  allaient,  dit  l'intendant,  servir  de 
manœuvres  en  Espagne  atin  d'avoir  de  quoi  faire  subsister  leur 
famille.  En  pays  vignoble,  chaque  année,  «  les  vignerons  sont  en 
partie  réduits  à  l'aumône  durant  la  saison  morte.  » 

Si  l'on  parcourt  les  enquêtes  faites  par  l'autorité  civile  ou 
ecclésiastique ,  les  rapports  des  intendans  de  provinces  sous 
Louis  XVI,  les  cahiers  de  doléances  des  paroisses  en  1789,  les 
renseignemens  sont  lamentables,  la  misère  de  la  France  semble 
inouïe.  Pour  peu  que  l'on  soit  familier  avec  les  documens  de  l'an- 
cien régime,  en  ce  genre,  on  sait  qu'ils  sont  fort  pessimistes. 
Ceux  à  qui  le  gouvernement  demandait  des  statistiques,  craignaient 
toujours  qu'il  ne  s'agît  d'une  imposition  nouvelle  à  établir,  et, 
dans  le  doute,  ils  jugeaient  prudent  de  pousser  au  noir  et  de  crier 
famine  par  avance,  pour  réclamer  après  plus  efficacement.  Il  ne 
faut  donc  pas  prendre  trop  au  pied  de  la  lettre  les .  appréciations 
qui  ont  été  publiées  par  divers  auteurs.  Seulement  il  est  évident 
que  le  travail  est,  à  la  lin  du  xviii"  siècle,  plus  offert  que  demandé; 
et  cela  est  évident  par  le  bas  prix  de  la  journée  du  manœuvre. 

Cet  état  de  choses  subsista  durant  la  Révolution  ;  nous  pour- 
rions même  observer,  si  le  xix'^  siècle  ne  sortait  du  cadre  de  cet 
•article,  que,  sous  la  restauration  et  au  commencement  du  règne 
de  Louis-Philippe,  les  salaires,  en  égard  au  prix  de  lavie,  n'étaient 
pas  sensiblement  plus  avantageux  qu'en  1789.  L'augmentation 
est  récente  et  date  du  développement  de  l'industrie.  En  1838,  dans 
l'Indre,  on  ne  payait  les  hommes  que  85  centimes  en  hiver, 
1  franc  en  été  et  1  fr.  25  pendant  la  moisson.  De  1820  à  1830  les 
journaliers  gagnaient  75  centimes  en  hiver,  1  fr.  50  en  été;  et 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  827 

jusqu'à  1800  les  manœuvres  nourris,  en  Bretagne,  ne  touchaient 
qu'un  salaire  de  GO  centimes. 

De  semblables  chill'res  se  retrouvent  facilement  aujourd'hui 
sur  la  surface  du  giobe;  je  ne  dis  pas  dans  des  contrées  à  demi 
barbares,  —  les  ouvriers  indépendans  qui  travaillaient  il  y  a  une 
dizaine  d'années  à  la  construction  du  chemin  de  fer  de  la  Cas- 
pienne à  Samarkand  gagnaient  2o  centimes  par  jourj;  —  mais,  en 
Egypte, où  la  terre  se  loue,  impôt  déduit,  une  vingtaine  de  francs 
l'hectare,  où  l'hectolitre  de  blé  vaut  12  francs,  les  terrassiers  sont 
payés  seulement  70  centimes  par  jour.  Le  rapport  de  ces  trois  prix 
est  à  peu  près  le  même  que  celui  qui  existait  en  France  au  mo- 
ment de  la  Révolution  :  l'hectare  étant  affermé  52  francs,  l'hec- 
tolitre de  blé  valant  29  francs,  et  la  journée  étant  payée  1  fr.  64, 
le  tout  en  monnaie  de  nos  jours. 

Un  second  élément  sert  à  apprécier  le  prix  de  la  main-d'œuvre 
dans  son  expression  la  plus  simple  :  les  gages  du  domestique. 
Payé  à  l'année,  sur  des  bases  différentes  de  celles  du  journalier, 
le  travail  du  domestique  de  ferme  fournit  un  point  de  comparaison 
et  par  conséquent  de  contrôle  pour  les  chiffres  qui  précèdent.  Ces 
gages  furent  en  moyenne  de  189  francs  sous  Henri  IV,  de  172  fr. 
sous  Louis  XIII,  de  160  francs  sous  Louis  XIV;  ils  oscillent  entre 
2S4  francs,  prix  payés  à  un  charretier  de  Sens,  jusqu'à  70  francs, 
gages  ordinaires  des  valets  de  labour  en  Berry.  Mômes  disparates 
au  xvnr  siècle  entre  un  charretier,  au  service  de  l'archevêque  de 
Rouen,  gagé  285  francs  sous  Louis  XV,  et  un  domestique  de 
Saint-Amand,  dans  le  Cher,  à  33  francs  par  an.  L'habillement, 
lorsqu'il  est  fourni  en  nature,  est  estimé  18  francs.  En  moyenne 
les  gages  furent  de  175  francs  sous  Louis  XV,  de  160  francs  sous 
Louis  XVI. 

Quant  aux  domestiques  attachés,  dans  les  villes  ou  les  cam- 
pagnes, au  service  personnel  d'un  maître,  leurs  gages  demeurent, 
aux  xvii''  et  xv!!!*"  siècles,  de  même  qu'ils  l'avaient  été  au  moyen 
âge,  inférieurs  à  ceux  des  serviteurs  employés  à  Texploitation 
rurale.  Le  fait  mérite  d'autant  plus  d'être  noté  qu'il  est  précisé- 
ment le  contraire  de  celui  d'aujourd'hui.  En  1896  on  évalue  le 
salaire  du  domestique  de  ferme  à  350  francs,  celui  du  domestique 
d'intérieur,  —  hors  Paris,  —  à  370  francs.  Sous  Henri  IV  le  trai- 
tement de  ces  deux  catégories  est  identique,  sous  Louis  XIV  les 
ruraux  gagnent  160  francs,  les  citadins  140  francs;  la  proportion 
reste  constamment  favorable  aux  premiers  jusqu'à  1790,  150  fr. 
contre  117  francs  sous  la  Régence;  173  francs  contre  138  francs 
au  milieu  du  règne  de  Louis  XV. 

Je  laisse  de  côté,  il  est  vrai,  parmi  les  gages  de  cette  nature, 


828  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

les  privilégiés  qui,  dans  les  grandes  maisons,  sont  chargés  de 
besognes  spécialisées  :  si  le  chef  de  cuisine  d'un  évêque  a  GOO  fr. 
celui  de  l'hôpital  Saint-André  à  Bordeaux  n'a  que  186  francs;  si 
le  cocher  dun  financier  notable  a  540  francs,  un  postillon,  au 
service  d'un  maître  de  poste,  n'a  que  S7  francs  de  lixe;  sans  doute 
y  joint-il  quelques  pourboires.  Enfin  si  le  suisse  d'un  grand  sei- 
gueur  a  300  francs,  le  portier  d'un  couvent  de  Nîmes  n'en  a  que 
75,  11  convient,  pour  les  mêmes  motifs,  d'écarter  les  gardes 
forestiers,  dont  la  rémunération  en  argent  se  complète  de  divers 
avantages  en  nature  :  il  est  des  gardes-chasse  depuis  360  francs 
jusqu'à  175  francs,  même  aux  environs  de  Paris. 

Ce  sont  les  domestiques  de  la  bourgeoisie  urbaine, commerçans, 
fonctionnaires  et  gens  de  justice,  ceux  des  hobereaux  vivant  sur 
leurs  petits  fiefs,  de  la  foule  enfin  des  particuliers  qui  se  font 
servir  par  autrui,  qu'il  nous  faut  envisager.  Que  les  «  grands 
laquais  du  corps  »  chez  la  reine  aient  1  350  francs  par  an,  que  le 
valet  de  chambre  d'un  seigneur  en  ait  1250,  ou  même  qu'un 
laquais  de  bonne  maison  atteigne  900  francs  au  moment  de  la 
Révolution,  —  le  valet  de  pied  gagnait  640  francs  en  Italie,  —  le 
A^alet  moyen  le  plus  favorisé  gagne  375  francs,  comme  celui  du 
poète  Malherbe;  les  moins  heureux, chez  un  magistrat  de  Saintes, 
chez  un  gantier  de  Limoges,  chez  un  curé  de  Normandie  ou  de 
Champague,  touchent  une  centaine  de  francs,  et  ceux-là  sont 
les  plus  nombreux.  A  la  Tour-d'Aigues,  en  Provence,  A.  Yourig 
payait  son  valet  270  francs;  était-ce  en  qualité  d'étranger?  Le 
fait  est  que  la  municipalité  de  Draguignan,  en  1790,  n'évaluait 
leurs  gages  qu'à  180  francs. 

Pour  coûter  moins  cher,  ces  domestiques  d'autrefois,  sur  le 
compte  desquels  on  nous  a  servi  plus  d'une  légende,  n'étaient  ni 
meilleurs  ni  pires  que  ceux  de  nos  jours.  Dans  les  villes,  dit  un 
de  nos  contemporains,  prôneur  acharné  du  bon  vieux  temps,  «  la 
séparation  entre  maîtres  et  domestiques  s'est  accentuée  surtout  à 
partir  de  1789,  depuis  que  les  lois  ont  proclamé  l'égalité  de  tous 
les  citoyens  !  »  Cette  opinion,  historiquement,  est  peu  fondée. 
S'il  y  a  séparation,  c'est  au  profit  du  domestique  dont  la  dignité 
a  grandi.  Son  maître  ne  le  tutoie  plus,  ce  dont  il  est  présumable 
que  le  serviteur  se  console;  en  tout  cas,  il  ne  le  bat  plus.  Il  n'est 
pas  de  rentier  actuel  qui  se  permettrait  de  rosser  ses  gens,  comme 
il  arrivait  à  des  personnages,  d'ailleurs  débonnaires,  sans  que  la 
chose  tirât  à  conséquence.  Le  roi  Louis  XIV,  homme  de  si  bonne 
compagnie,  ne  se  gêna  pas  pour  casser  sa  canne,  dans  un  moment 
d'impatience,  sur  le  dos  d'un  «  valet  du  serdeau  »  qu'il  aperçut 
volant  une  pêche. 


PAYSANS    ET    OUVlilEHS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  829 

Il  est  au  xix*"  siècle  des  domestiques  excellens,  fidèles  et  même 
héroïques,  puisqu'on  en  récompense  tous  les  ans  qui  servent,  pour 
l'amour  de  Dieu,  des  maîtres  tombés  dans  le  malheur.  Aux  admi- 
rateurs systématiques  du  passé,  je  recommande  la  lecture  des 
plaintes  adressées  en  io79  par  les  bourgeois  d'Alsace  à  leur  gra- 
cieux seigneur:  «  De  nos  jours,  disent-ils,  les  domestiques  pous- 
sent si  loin  leur  esprit  d'indépendance  et  d'insolence,  qu'ils  refusent 
d'obéir  non  seulement  à  leurs  maîtres,  mais  à  l'autorité  publique.  » 
Et  ce  sont  d'aigres  jérémiades  sur  leurs  prétentions  intolérables 
pour  les  gages,  sur  la  paresse,  les  débauches  des  valets  et  des 
servantes  auxquelles  on  ne  peut  mettre  un  frein. 

Le  Ménagier  de  Parifi,  au  xiv''  siècle,  se  plaint  amèrement  des 
serviteurs  et  de  l'impossibilité  oii  l'on  est,  sous  Charles  V,  d'en 
trouver  de  bons.  Et  au  début  du  xvii'^  siècle,  Olivier  de  Serres 
déplore  l'arrogance  des  domestiques  des  champs,  «  habitués  en 
tous  vices  et  désordres.  J'estime,  dit-il,  que  le  plus  fâcheux  de  la 
rustication  est  de  se  faire  bien  servir,  sans  laquelle  difficulté  la 
culture  serait  la  plus  plaisante  chose  du  monde,  si  on  pouvait 
recouvrer  des  gens  propres  et  affectionnés  comme  il  appartient.  » 
Aux  domestiques  de  haute  volée,  il  y  avait  encore  plus  à  redire 
que  pour  les  rustauds  valets  de  la  ferme.  La  «  livrée  »  des  villes, 
celle  de  Paris  notamment,  était  une  des  pires  espèces  du  monde; 
la  troupe  des  filous  et  des  coupeurs  de  bourse  se  recrutait  jour- 
nellement, —  les  rapports  de  police  sont  unanimes  à  le  constater, 
—  parmi  ces  beaux  laquais  galonnés,  si  prompts  à  dégainer  dans 
les  carrefours  en  l'honneur  de  leurs  maîtres. 

L'inconstance  de  ceux  que  notre  siècle  appelle  les  «  gens  de 
maison  »,  leur  facilité  à  changer  de  places,  amenait  les  bourgeois, 
il  y  a  cent  et  cent  cinquante  ans,  à  faire  avec  eux  des  baux  comme 
avec  les  fermiers.  Il  en  est  qui  «  s'accueillent  »,  —  c'est  le  terme 
consacré  dans  l'Ouest,  —  pour  deux  ans,  avec  promesse  de  ne  pas 
demander  d'augmentation.  Aux  yeux  de  beaucoup  la  domesticité 
n'est  qu'un  état  de  transition:  l'un  s'enrôle  contre  les  Impériaux, 
l'autre  part  dans  un  vaisseau  contre  les  Turcs.  Il  n'est  pas  rare 
de  voir  le  maître,  en  les  engageant,  leur  promettre,  par  contrat 
verbal  ou  écrit,  de  leur  payer  l'apprentissage  de  quelque  métier. 
S'il  ne  l'a  pas  promis  il  le  fait  quelquefois  par  charité  à  sa  mort. 
Cet  apprentissage  est  une  libération.  L'ouvrier  d'état  était  en 
effet  plus  heureux  que  le  domestique.  A  l'égard  du  simple  jour- 
nalier, la  situation  qui  nous  est  apparue,  dans  la  période  1200  à 
1600,  s'est  un  peu  modifiée  dans  les  temps  modernes.  Manœuvre 
à  la  journée,  serviteur  à  l'année,  ont  vu  tous  deux  leur  salaire 
diminuer  de  moitié  environ ,  depuis  le  commencement  du  xvi""  siècle. 


880  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

Tous  deux  sont  par  conséquent  moins  à  leur  aise,  moins  en  mesure 
de  réaliser  des  économies  aux  xvii'^  et  xviu*'  siècles,  qu'ils  ne 
l'étaient  aux  xiv"  et  xv*^,  et  le  labeur  du  domestique  continue  à 
çivQ proportionnellement  moins  rétribué  que  celui  du  journalier. 

Leur  condition  parait  toutefois  tendre  à  se  rapprocher  :  au 
xiv''  siècle  le  manœuvre  /iOMn-z  gagnait,  en  167  jours,  une  somme 
équivalente  au  salaire  annuel  du  domestique;  au  xvi°  siècle  il 
lui  suffisait  de  158  jours  pour  atteindre  les  gages  du  serviteur; 
parce  que  les  gages  annuels  de  l'un  s'étaient  réduits  encore  davan- 
tage que  la  paie  quotidienne  de  l'autre.  Aux  temps  modernes 
185  jours  du  travailleur  nourri  sont  nécessaires  pour  représenter 
le  salaire  du  domestique.  La  distance  est  plus  faible,  puisque,  sur 
ses  250  jours  de  labeur,  il  restait  au  manœuvre  nourri  du  moyen 
âge  88  jours  pour  payer  son  loyer,  son  chaufïage  et  son  éclairage  ; 
tandis  qu'il  ne  restait,  pour  ces  trois  dépenses,  que  65  jours  au 
manœuvre  du  siècle  dernier. 

Aujourd'hui  la  proportion  sest  complètement  retournée  en 
faveur  du  domestique  :  des  300  journées  de  travail  du  manœuvre 
nourri  de  1896,  à  1  fr.  50  chaque,  le  salaire  annuel  du  domes- 
tique de  ferme,  évalué  à  350  francs,  en  représente  233.  Le  dernier 
est  donc  beaucoup  mieux  traité  que  l'autre.  L'élévation  des  gages 
de  la  domesticité,  conséquence  du  peu  de  goût  des  salariés  pour 
le  service  personnel,  est  d'ailleurs  un  des  caractères  qui  marquent, 
en  notre  siècle,  le  progrès  de  la  démocratie.  Elle  témoigne  de 
l'autorité  toute-puissante  que  possède  cette  loi  inéluctable  de 
l'offre  et  de  la  demande.  Voici  une  catégorie  de  gens  qui  n'ont 
jamais  fait  parler  d'eux  depuis  cent  ans,  qui  n'ont  jamais  songé 
à  la  grève,  et  dont  le  salaire  a  plus  que  doublé.  Intrinsèquement 
leurs  gages  étaient  de  80  francs  il  y  a  un  siècle  ;  ils  sont  de  350  francs 
aujourd'hui;  et  l'augmentation  du  prix  de  la  vie  ne  les  touche 
aucunement,  puisqu'ils  sont  défrayés  de  tout.  Une  seule  dépense 
les  intéresse  :  celle  du  vêtement,  et  elle  n'a  cessé  de  décroître.  La 
demande  de  domestiques  a-t-elle  augmenté  avec  les  progrès  de 
l'aisance,  qui  ont  permis  ce  genre  de  luxe  à  un  plus  grand  nombre 
de  citoyens?  L'offre  au  contraire  a-t-elle  diminué?  En  l'absence 
de  statistiques  comparatives,  il  est  impossible  do  le  dire.  C'est 
malgré  tout  la  dernière  hypothèse  qui  paraît  la  plus  probable. 
En  Angleterre,  il  y  a  soixante  ans,  on  comptait  1  million  de 
domestiques  sur  24  millions  d'àmes;  en  1881  la  population  de  la 
Grande-Bretagne  était  passée  à  35  millions,  le  nombre  des  domes- 
tiques ne  s'était  accru  que  de  250  000. 

Pour  n'avoir  pas  profité  d'une  augmentation  de  recettes  aussi 
exceptionnelle,  puisqu'elle  ne  correspond  à  aucune  augmentation 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  831 

de  dépenais.  les  journaliers  n'en  ont  pas  moins  vu  leur  budget 
grossi  déplus  des  quatre  cinquièmes  :  de4 10  francs  (pour  2d0  jour- 
nées de  travail  à  1  fr.  64)  à  750  francs  (pour  300  journées  à 
2  fr.  50  i.  C'est  un  gain  positif  de  3i0  francs,  soit  S'2  pour  100 
depuis  la  Révolution. 

On  objectera  que,  cette  amélioration  de  sou  sort,  le  journalier 
la  doit  en  partie  à  ce  qu'il  travaille  cinquante  jours  de  plus  par 
année,  quil  a  de  ce  chef  une  vie  plus  dure  que  sous  l'ancien 
régime  ;  mais  on  doit  considérer  que  les  loisirs  n'ont  de  prix,  pour 
la  classe  laborieuse,  qu'à  la  condition  de  ne  pas  diminuer  son 
bien-être  au  delà  de  certaines  limites.  Le  paysan  de  1790,  auquel 
son  salaire  ne  procurait  qu'une  existence  très  misérable,  aurait 
sûrement  accepté  avec  joie  cinquante  jours  de  labeur  supplémen- 
taire. Si  le  loisir  volontaire  est  une  jouissance,  le  chômage  force 
est  une  souffrance.  On  en  arriverait  autrement  à  proférer  cette 
absurdité  :  que  les  ouvriers  les  plus  heureux  sont  ceux  qui  ont  le 
moins  d'ouvrage. 

IV 

Tout  ce  qui  vient  d'être  dit  du  salaire  des  hommes,  dans  les 
deux  siècles  qui  ont  précédé  le  nôtre,  s  applique  à  celui  des 
femmes.  Sous  Henri  IV  la  paie  quotidienne  des  journalières  non 
nourries,  qui  s'élevait  à  1  fr.  33,  égalait  comme  aujourd'hui  les 
trois  cinquièmes  de  celle  des  manœuvres.  Elle  descendit  sous 
Mazarin  et  Colbert  à  1  fr.  10,  représentant  68  pour  100  de  la 
rétribution  masculine.  Dans  les  dernières  années  de  Louis  XIV 
elle  s'abaissa  encore,  remonta  sous  Fleury,  et  se  trouvait  de  1  franc 
par  jour  en  1789.  Si  l'on  en  croit  les  chiffres  de  l'enquête  faite 
par  les  municipalités  en  l'an  II  de  la  République,  le  salaire  des 
femmes  employées  aux  travaux  des  champs  eût  oscillé  entre  un 
maximum  de  1  fr.  lo  et  un  minimum  de  68  centimes.  Lorsqu'elles 
étaient  nourries,  elles  ne  recevaient  en  numéraire  que  54  centimes 
et  les  moins  fortunées  n'avaient  pas  plus  de  28  centimes  par  jour. 

Les  gages  des  servantes  nous  font  voir  aussi  que  le  salaire  du 
sexe  faible  était  à  meilleur  marché  sous  Louis  XVI  que  sous 
Henri  IV.  Après  avoir  été  de  126  francs  en  1601-1625,  aprèss'être 
abaissée  à  90  francs  sous  Colbert,  la  moyenne  de  ces  gages,  qui 
s'était  relevée  à  105  francs,  retombe  à  84  francs  à  la  fin  de  l'an- 
cien régime.  Un  humoriste,  contemporain  de  Louis  XIII,  estime 
qu'une  servante  de  bourgeois,  une  «  bonne  à  tout  faire  »  peu 
scrupuleuse,  comme  il  les  accuse  de  l'être  toutes,  peut  atteindre 
avec  les  profits  illicites,  —  si  elle  s'y  prend  bien  pour  «  ferrer  la 


832  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

mule  »,  ce  que  nous  appelons  «  faire  danser  l'anse  du  panier  »,  — 
un  magot  annuel  de  444  francs.  Je  n'entreprendrai  pas  de  suivre 
dans  ses  calculs  mon  prédécesseur  en  statistique  ouvrière.  On  a 
vu  le  sentiment  de  nos  aïeux  sur  les  vertus  et  la  moralité  pré- 
tendue des  domestiques  d'autrefois  :  il  est  seulement  probable  que 
le  tiers  état  du  xvji*'  siècle  savait  défendre  sa  bourse  et  que  le 
chiffre  présumé  de  ces  bénéfices  est  de  pure  fantaisie.  Pour  le 
comparer  au  bénéfice  actuel,  il  faudrait  connaître  le  produit  du 
«  grattage  »  ou  «  coulage  »  analogue  dans  un  petit  budget  pari- 
sien, et  qui  pourrait  le  dire? 

A  parler  sérieusement,  à  considérer  les  gages  payés  par  les 
maîtres,  citadins  ou  ruraux,  —  les  uns  et  les  autres  sont  ici  con- 
fondus, —  on  remarque  que,  selon  la  capacité  et  la  province,  les 
chiffres  varient  de  168  francs  pour  la  bonne  du  curé  de  Brétigny, 
de  204  francs  pour  une  «  fille  de  chambre  »  entendue,  de  180  francs 
pour  une  u  maîtresse-servante  »  de  ferme  en  Artois,  jusqu'à 
85  francs  pour  la  servante  d'un  bourgeois  de  Chartres  et  même 
jusqu'à  42  francs  pour  celle  d'un  notaire  des  Deux-Sèvres.  Au 
moment  de  la  Révolution,  la  rétribution  allait  de  40  francs  à 
120  pour  les  femmes  dans  la  force  de  l'âge,  sans  spécialité  déter- 
minée. Pour  les  nourrices,  elles  varient  de  200  francs  à  60;  l'hos- 
pice des  Enfans-ïrouvés,  à  Paris,  paie  les  siennes  175  francs  sous 
Louis  XV;  des  particuliers,  en  Périgord,  ne  leur  donnent  que 
70  francs;  mais  il  est  possible  que  les  conditions  diffèrent  et  que 
les  unes  soient  nourries,  tandis  que  les  autres  ne  le  sont  pas. 

Gomme  les  salariés  du  sexe  masculin,  les  journalières  et  les 
servantes  du  siècle  dernier  avaient  été  dépossédées  de  leurs  gains 
du  moyen  âge  :  au  lieu  de  420  francs  au  xiv''  siècle,  de  525  francs 
au  xv*^  pour  250  jours  de  travail,  les  femmes  d'il  y  a  cent  ans 
ne  recevaient  plus  que  250  francs.  Quant  aux  domestiques  fémi- 
nins, au  lieu  de  la  moitié,  elles  n'avaient  perdu  que  le  quart  de 
leurs  gages,  elles  avaient  donc  moins  souffert  que  les  travailleuses 
à  la  journée  du  mouvement  de  la  civilisation.  Comparés  au 
contraire  à  ceux  de  1790,  les  chiffres  actuels  accusent  une  hausse 
énorme.  De  250  francs  sous  Louis  XVI  la  rémunération  des 
journalières  est  passée  à  450  francs.  De  84  francs,  à  la  même 
époque,  les  gages  des  domestiques  femmes  se  sont  élevés  à 
210  francs  pour  les  filles  de  ferme,  à  300  francs  pour  les  ser- 
vantes d'intérieur.  Plus  favorisées  encore  que  les  précédentes, 
ceWes-ci  soniT^ar  conséquent  detiœ  fois  et  demie  plus  riches  qu'elles 
n'étaient  précédemment. 

Les  prix  payés,  autrefois  et  aujourd'hui,  pour  les  travaux 
exécutés  à  la  tâche  confirment  les  appréciations  fondées  sur  les 


PAYSANS    ET    OUVIUKHS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  833 

rétributioi^  annuelles  ou  journalières.  L'écart  paraît  moindre, 
toutefois,  entre  les  prix  des  siècles  passés  et  ceux  du  nôtre,  pour 
les  labeurs  à  façon  que  pour  les  travaux  à  la  journée,  ce  qui 
prouve  que  l'ouvrier  des  xvn^  et  xvui''  siècles  faisait  moins  de 
besogne  que  celui  du  xix®,  peut-être  parce  qu'il  se  nourris- 
sait plus  mal,  —  le  terrassier  de  Paris  remue,  en  l'espace  d'une 
heure,  moitié  plus  de  terre  que  le  terrassier  de  basse  Bretagne,  — 
sans  doute  aussi  parce  que  ses  outils  étaient  moins  bons,  rem- 
plissaient moins  bien  leur  office.  On  sait  que  la  plupart  des 
bêches  étaient  jadis  en  bois  ferré,  et  que  les  blés  se  coupaient  à  la 
faucille.  Le  total  de  la  main-d'œuvre  des  moissons  montait  assez 
haut,  y  compris  le  battage  au  fléau,  sans  que  pour  cela  le  labou- 
reur fût  payé  cher.  Les  charrues  aussi  labouraient  mal;  la  sur- 
face minimum  qu'un  attelage  de  bœufs  était  tenu  de  parcourir 
dans  sa  journée,  d'après  les  chartes  des  temps  féodaux,  se  trouve 
beaucoup  moindre  que  celle  quil  retourne  et  herse  sans  peine 
aujourd'hui. 

Cependant,  du  moyen  âge  au  xviii*^  siècle,  on  voit  les  mêmes 
travaux  revenir  moins  cher  au  projtriétaire,  par  suite  rapporter 
moins  au  journalier.  Le  battage  des  grains  coûte  90  centimes  par 
hectolitre  sous  Louis  XV,  il  valait  le  double  sous  Charles  VIll. 
Le  labourage  des  terres  à  la  tâche,  pour  les  blés  d'hiver,  qui  se 
payait  30  francs  au  xvii*^  siècle,  que  Voltaire,  dans  l'Homme  aux 
quarante  écus,  évalue  à  42  francs  l'hectare,  mais  que  l'on  obtenait 
encore  pour  32  francs  en  178i  aux  environs  de  la  capitale,  se 
paie  50  francs  à  l'heure  actuelle.  Le  simple  fauchage  des  blés,  que 
l'on  paie  lo  francs  l'hectare  en  moyenne  dans  la  France  contem- 
poraine, coûtait  10  francs  environ  dans  la  France  des  deux  der- 
niers siècles. 


Semblable  à  un  oiseau  qu'on  aurait  cru  prendre  dans  une 
toile  d'araignée,  et  qui  la  traverserait  sans  presque  la  voir,  le  prix 
du  travail  des  métiers  évolue  aux  temps  modernes  suivant  les 
lois  naturelles  qui  lui  sont  propres,  sans  se  soucier  plus  que  si 
elles  n'existaient  pas  des  combinaisons  péniblement  élaborées  en 
vue  de  le  faire  monter  ou  descendre.  La  valeur  de  la  main-d'œuvre, 
si  solidement  maintenue,  semble-t-il,  si  sévèrement  gardée,  d'un 
côté  par  les  statuts  de  chaque  corporation  qui  la  sollicitent  à 
s'élever,  de  l'autre  par  les  édits  de  maximum  qui  tendent  à  la 
ravaler,  demeure  indépendante  des  uns  et  des  autres.  Ces  salaires 
que  ni  les  producteurs  ni  les  consommateurs  ne  peuvent  isolé- 

TOME  CXXWll.   —   1896.  o3 


83  i  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ment  maîtriser;  ces  salaires  auxquels  ni  les  ouvriers,  ni  les 
patrons,  ni  le  public,  ne  peuvent  ajouter  ou  retrancher,  c'est 
cependant  l'opinion  commune  qui  les  régit,  qui  en  fixe  le  taux; 
mais  elle  n'est  pas  libre  de  le  fixer  à  sa  guise ,   il    s'impose    à 

elle. 

Pour  admettre  que  les  incursions  faites,  dans  ce  vaste  monde 
des  prix,  par  des  particuliers  associés  ou  par  la  puissance  nationale 
aient  été,  je  ne  dis  pas  heureuses,  —  on  sait  qu'elles  furent  tout  le 
contraire,  —  mais  simplement  efficaces,  voire  d'une  efficacité  tem- 
poraire et  partielle  ;  pour  qu'elles  aient  en  un  mot  créé  des  prix 
factices,  il  faudrait  admettre  que  l'âme  humaine  ait  changé  depuis 
le  moyen  âge.  Est-il  quelqu'un  d'assez  audacieux  pour  soutenir  que 
le  sentiment  de  leurs  intérêts  n'ait  pas  dirigé  les  hommes,  autre- 
fois comme  aujourd'hui,  que  la  conclusion  d'un  marché  ait  été 
aux  temps  féodaux  un  combat  de  générosité?  Se  figure-t-on  que, 
dans  la  sorte  de  contrat  dont  nous  nous  occupons  ici,  celui  qui  a 
pour  objet  l'achat  et  la  vente  de  la  main-d'œuvre,  ce  soit  une  nou- 
veauté que  la  rivalité  des  ouvriers  et  des  patrons  dans  le  partage 
des  bénéfices,  ce  qu'on  appelle  maintenant  «  l'antagonisme  du 
capital  et  du  travail  »? 

Il  serait  facile  de  montrer  par  mille  exemples,  si  cela  n'était 
bien  connu  et  du  reste  en  dehors  de  mon  sujet,  comment  ces 
corporations,  tant  vantées  par  certaines  écoles,  n'avaient  d'autre 
but  que  le  plus  grand  profit  des  «  maîtres  »  et  comment  les 
ouvriers,  qui  ne  l'ignoraient  pas,  s'étaient  constitués  en  association 
de  «  compagnonnage  ».  Les  compagnons  du  xv^  siècle,  comme 
ceux  du  xIx^  se  plaignaient  des  exigences  égoïstes  de  leurs 
patrons;  ceux-ci  de  leur  côté  déploraient  l'insubordination  de 
leurs  ouvriers.  Il  y  avait  dans  les  villes  un  prolétariat  véritable  au 
xvf  siècle  ;  il  joua  un  grand  rôle  dans  nos  luttes  politiques  et  reli- 
gieuses. Entre  1400  et  1500  il  y  eut  des  conflits  aussi  rudes  que 
de  nos  jours,  dans  lesquels  les  ouvriers,  armés  de  bâtons,  de 
dao-ues  et  d'épées,  usaient  de  violence  contre  les  maîtres,  et 
contre  les  compagnons  qui  ne  partageaient  pas  leurs  rancunes.  Il 
y  eut  des  orèves,-  non  pas  aussi  vastes,  mais  aussi  sérieuses  que 
les  nôtres.  Pour  obtenir  un  salaire  plus  élevé,  une  durée  de  tra- 
vail moindre,  une  nourriture  meilleure,  des  compagnons  quittaient 
une  ville  en  masse,  la  mettaient  au  ban  et,  privées  d'ouvriers,  cer- 
taines industries  locales  moururent  ainsi  d'inanition.  Sans  aller 
jusqu'aux  ruptures  ouvertes,  c'est  une  lamentation  vieille  de  six 
siècles,  vieille  autant  que  l'humanité,  que  celle  des  patrons 
gémissant  sur  ce  que  les  ouvriers  «  ne  travaillent  que  selon  le 
"besoin  qu'ils  en  ont  et  les  ruinent  par  leurs  pratiques.  » 


PAYSANS    Eï    OUVRIERS    DEPllS    SEPT    SIÈCLES.  835 

Par  u||e  singulière  bizarrerie,  les  corporations  allaient  se  mul- 
tipliant, aux  xvi'^  et  xvii"  siècles,  tandis  que  le  prix  du  travail,  — 
travail  du  maitre  aussi  bien  que  du  compagnon,  —  allait  dimi- 
nuant. L'obtention  de  ces  monopoles  ne  soulève  à  l'origine  aucune 
difficulté,  parce  qu'ils  se  bornent  à  transformer  un  fait  en  droit: 
par  lettres  patentes  de  166i,  les  selliers  de  Grenoble  s'organisent 
en  maîtrise;  «  ceux  qui  sont  à  présent  seront  les  maîtres,  est-il  dit, 
et  ceux  d'à  venir  passeront  quatre  ans  en  apprentissage  et  feront 
chefs-d'œuvre  avant  que  pouvoir  être  re(;us.  »  On  pourrait  craindre 
que  les  patrons  ne  lissent  payer  au  public  le  privilège  dont  ils  vien- 
nent d'être  investis,  en  exagérant  le  prix  des  marchandises  qu'ils 
sont  seuls  en  droit  de  fabriquer;  et  qu'ils  ne  fissent  payer  aussi  ce 
privilège  aux  artisans  à  leur  solde,  en  ne  leur  accordant  qu'un 
salaire  dérisoire.  Mais,  à  pénétrer  plus  intimement  le  mécanisme 
commercial  et  industriel  de  l'ancien  régime,  on  se  convainc  que  ni 
Tune  ni  l'autre  de  ces  éventualités  ne  pouvait  se  réaliser. 

Pour  hausser  le  prix  de  vente  de  leurs  articles,  il  eût  fallu  que 
les  maîtres  coalisés  fussent  fidèles  à  leurs  engagemens  réci- 
proques, qu'il  n'y  eût  pas  de  concessions  secrètes  laites  par  aucun 
d'eux  à  leurs  cliens,  pour  en  accroître  le  nombre.  En  notre  siècle, 
des  syndicats  de  ce  genre  ont  cent  fois  été  tentés,  et,  pour  leur 
faire  échec,  il  n'a  pas  été  besoin  de  concurrences  nouvelles,  telles 
que  la  liberté  actuelle  du  commerce  permet  d'en  fonder.  Ces  coa- 
litions se  sont  détruites  volontairement,  parce  que  leurs  membres 
ont  été  les  premiers  à  en  violer  les  clauses.  Lors  même  qu'ils  les 
eussent  strictement  observées,  rien  n'eût  empêché  les  acheteurs 
auxquels  on  prétendait  faire  la  loi  de  se  fournir  dans  une  ville 
voisine  :  rien  n'eût  empêché  non  plus  de  nouveaux  maîtres  d'ac- 
quérir quelques-unes  de  ces  «  lettres  de  maîtrise  »,  qui  traînaient 
dans  les  cartons  des  bureaux  de  finance  de  la  généralité  :  maîtrises 
créées  à  tout  propos  par  les  rois,  pendant  les  trois  derniers  siècles, 
pour  tous  métiers  et  avec  une  profusion  telle  qu'elles  se  déli- 
vraient à  très  bon  marché.  Que  dis-je  I  Bien  avant  que  l'on  ait  eu 
à  en  venir  là,  le  corps  d'état  qui  eût  essayé  de  majorer  exagéré- 
ment ses  prix,  grâce  à  ce  monopole  qu'il  tenait  du  socialisme 
professionnel,  eût  vu  le  socialisme  municipal,  plus  puissant  encore, 
se  dresser  contre  lui,  et  le  conseil  de  ville,  soutenu  par  l'opinion 
publique,  l'eût,  de  façon  ou  d'autre,  mis  à  la  raison. 

Avec  les  ouvriers,  un  essai  d'avilissement  des  salaires  au- 
dessous  du  taux  normal,  résultant  de  l'offre  et  de  la  demande, 
n'eût  pas  mieux  réussi  aux  patrons  privilégiés,  parce  que  les 
compagnons  auraient  émigré  en  d'autres  villes,  auraient  passé  à 
d'autres  métiers. 


836  REVUE    DES    DEUX    MONDES 

L'ostracisme  contre  les  nouveaux  venus  ou,  si  Ton  veut,  l'ex- 
clusivisme jaloux  qui  fait  le  fond  des  règlemens  corporatifs,  et 
qui  n'a  pu  inlluer  ni  sur  le  prix  des  objets  fabriqués  ni  sur  le  taux 
des  salaires,  n'a  pas  eu  davantage  pour  effet  de  constituer,  dans 
le  sein  de  chaque  industrie,  une  aristocratie  de  maîtres  et  d'inter- 
dire, à  la  plèbe  des  salariés,  l'accès  du  travail  indépendant.  Une 
statistique  de  la  population  parisienne,  faite  en  1637  par  les  com- 
missaires au  Châtelet,  —  commissaires  de  police  actuels,  —  nous 
apprend  que  les  112  corps  de  métiers  se  composaient  de 
13  500  maîtres,  contre  39  000  compagnons  âgés  de  plus  de  vingt 
ans  et  de  5  600  apprentis;  soit  3  ouvriers  adultes  seulement 
pour  1  patron.  Il  y  a  proportionnellement  aujourd'hui  dans  la 
capitale,  sous  le  régime  de  la  liberté,  —  même  dans  la  petite 
industrie,  —  deux  ou  trois  fois  moins  de  «  maîtres  »  qu'il  n'y  en 
avait  voici  deux  cent  soixante  ans.  Une  profession  présentement 
encombrée  est  celle  des  boulangers;  j'ai  cité, dans  un  article  pré- 
cédent, les  chiffres  excessifs  qu'ils  atteignent  en  certaines  loca- 
lités. Or  cet  excès  jadis  était  bien  plus  grand.  Pour  2  iOO  000  âmes 
le  Paris  de  1896  contient  1 522  patrons  boulangers  ;  pour 
500  000  âmes,  le  Paris  de  1721  en  contenait  757;  ce  qui  revient  à 
dire  que,  pour  10  000  habitans,  il  se  trouvait  15  boulangers  sous 
le  Régent,  et  qu'il  s'en  trouve  un  peu  moins  de  7  sous  la  troisième 
république. 

Mêmes  différences  en  province  :  la  ville  de  Sens,  qui  possède 
aujourd'hui  deux  fois  plus  d'habitans  qu'il  y  a  cent  trente  ans, 
renfermait  en  1767,  dans  la  plupart  des  métiers,  beaucoup  plus 
de  patrons  qu'en  1896  ;  25  cordonniers  naguère  au  lieu  de  13 
maintenant,  11  marchands  de  draps  au  lieu  de  8,  24  menuisiers 
au  lieu  de  9,  et  ainsi  de  suite  pour  les  autres  corps  d'état. 

La  vi  lie  de  Périgueux,  dont  la  population  est  en  1 896  de  29  000  ha- 
bitans et  qui  n'en  possédait  pas  plus  de  6  000  en  1801,  n'en  avait 
peut-être  que  4  000  en  1674.  Toutefois,  il  y  a  deux  cent  vingt  ans, 
elle  comptait  30  boulangers  et  présentement  elle  en  compte  36  ; 
elle  avait  2i  cordonniers  et  n'en  a  plus  que  10  ;  18  tailleurs  jadis, 
aujourd'hui  15;  14  chapeliers,  dont  il  ne  reste  que  la  moitié  ;  elle 
contenait  4  arquebusiers  et  9  fourbisseurs  contre  5  armuriers  ac- 
tuels, etc.,  etc.  Quelques  branches  de  commerce  ou  d'industrie 
sont  de  nos  jours  plus  remplies;  il  existe  un  plus  grand  nombre 
d'épiciers,  d'imprimeurs,  d'horlogers  ;  mais  la  consommation  des 
montres,  des  journaux  et  des  «  denrées  coloniales  »,  n'étant  pas 
comparable  à  ce  qu'elle  était  il  y  a  deux  siècles,  cette  augmenta- 
tion ne  peut  tirer  à  conséquence.  Certaines  professions  se  res- 
sentent de  la  révolution  causée  par  les  manufactures.  Le  Péri- 
gueux  de  Louis  XIV  avait  12  drapiers-merciers  et  15  tisserands; 


PAVSANS    ET    OUVaiERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  837 

le  Périgu^ux  d'aujourd'hui  n'a  plus  de  tisserands,  mais  il  a 
16  merciers  et  14  drapiers  ou  marchands  de  nouveautés,  en  gros 
et  en  détail. 

Bref,  malgré  les  entraves  plus  apparentes  que  réelles  dont 
l'organisation  du  travail  entourait  jadis  le  patronat,  il  ij  avait 
beaucoup  plus  de  maîtres  autrefois  que  de  nos  jours.  Et  s'il  n'y  en 
avait  pas  davantage  encore,  ce  n'est  pas  à  cause  des  restrictions 
corporatives,  mais  parce  qu'il  fallait  à  l'ouvrier,  pour  «  s'étahlir  », 
un  capital,  un  fonds  de  roulement  ou  du  crédit, toutes  choses  qui 
jamais  ne  furent  ni  ne  seront  à  la  portée  àa^C  universalité  delà 
classe  laborieuse.  (Ju'on  ne  se  laisse  pas  d'ailleurs  duper  par  le& 
mots  :  les  bons  ouvriers  dans  la  petite  industrie,  et,  dans  les- 
usines,  les  contremaîtres,  les  surveillans,  ceux  qui  sont  chargés 
de  la  direction  des  moteurs,  gagnent  beaucoup  plus  que  l'immensa 
majorité  de  tous  ces  petits  patrons  du  temps  passé,  sans  courir 
aucune  des  chances  de  pertes  que  l'ouvrier  travaillant  «  à  son 
compte  »  doit  prévoir. 

Les  i<  lettres  de  maîtrise  »,  dans  les  métiers  privilégiés,  ne 
donnaient  pas  par  elles-mêmes  la  clientèle,  ni  par  conséquent  les 
profils,  plus  que  ne  la  donne  aujourd'hui  le  diplôme  de  pharma- 
cien. Libre  aux  villes  de  grossir  à  leur  gré  l'effectif  nominal  des 
gens  de  tel  ou  tel  métier,  comme  fait  le  conseil  communal  d'An- 
gers lorsqu'il  augmente,  en  1623,  le  nombre  des  orfèvres  «  pour 
l'honneur  de  la  ville.  »  Si  ce  nombre  excède  les  besoins  réels,  le 
projet  restera  sans  exécution;  à  moins  qu'il  ne  s'agisse  de  pseudo- 
commerçans  purement  décoratifs.  Ces  antiques  et  vénérables 
classifications,  qui  mettaient  les  potiers  de  terre  au  cinquième  et 
dernier  rang  de  la  liste  des  métiers,  tandis  que  les  potiers  d étain 
étaient  au  troisième  rang, à  côté  des  peintres,  n'ont  pas  retardé 
d'une  minute  la  décadence  de  la  vaisselle  d'étain,  ni  empêché  la 
faïence  de  prendre  à  son  heure  le  pas  sur  elle. 

Pour  qu'un  état  rencontrât  peu  d'amateurs,  il  fallait  qu'il  fût 
réputé  tout  à  fait  vil,  et  ce  n'était  plus  alors  la  législation  mais  les 
mœurs  qui  agissaient.  On  peut  croire  par  exemple  que,  si  nous 
manquions  d'ouvriers  cordiers  dans  nos  ports,  si  Golbert  fut 
obligé  d'en  faire  venir  de  Hambourg,  Dantzig  et  Riga,  cette  pé- 
nurie était  causée  par  le  mépris  dans  lequel  était  tenue,  sur  nos 
côtes  de  l'ouest,  l'industrie  de  la  corde.  Par  suite  de  quel  pré- 
jugé les  cordiers,  appelés  cacous  ou  caquins,  passaient-ils  pour 
descendre  des  lépreux  du  moyen  âge?  on  ne  sait.  Toujours  est-il 
qu'en  Bretagne  ils  inspiraient  une  vraie  répulsion  aux  autres  ha- 
bitans  ;  ils  devaient  se  présenter  les  derniers  pour  baiser  les  reli- 
ques, recevoir  dans  la  main  le  pain  bénit  qu'il  leur  était  défendu 
de  prendre  eux-mêmes  dans  la  corbeille,  et,  quand  ils  faisaient 


838  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

baptiser  leurs  enfans,  on  les  inscrivait  dans  la  partie  du  registre 
réservée  aux  enfans  naturels.  D'autres  métiers  au  contraire,  na- 
guère fort  estimés,  ont  disparu  :  tels  étaient  ces  écrivains  publics, 
établis  à  Paris  sous  les  charniers  des  Innocens  et  autour  des  pi- 
liers des  Halles,  qui  vendaient,  à  la  fin  du  ministère  de  Mazarin, 
à  qui  ne  savait  pas  écrire,  une  «  lettre  de  haut  style  )>  de  1  fr.  60  à 
3  fr.  40,  et  une  «  lettre  de  bas  style  »  90  centimes  ou  1  fr.  20. 
Profession  lucrative  que  le  développement  de  l'instruction  a  privée 
de  sa  clientèle.  Les  progrès  de  la  science  ont,  par  compensation, 
relevé  la  catégorie  des  «  apothicaires-épiciers  »,  auxquels  leurs 
«  notes  »  avaient  fait  quelque  tort  dans  l'histoire.  Non  que  les  con- 
frères de  M.  Fleurant  fussent  incapables  parfois  d'observer,  au  péril 
de  leur  vie,  les  règlemens  qui  les  concernaient, —  un  apothicaire 
d'Amiens  reçoiten  1G15  trois  coups  de  poignard  d'un  soldat  de  la 
citadelle,  auquel  il  avait, suivant  les  lois,  refusé  de  l'arsenic,  —  mais 
ils  étaient,  plus  que  de  raison,  enclins  à  la  grandeur,  et  leur  mor- 
gue les  rendait  haïssables, 

La  longueur  de  l'apprentissage  est  une  condition  commune  à 
beaucoup  de  labeurs  manuels  des  siècles  passés.  11  dure  jusqu'à 
cinq  ans  pour  les  fourbisseurs,  jusqu'à  six  ans  pour  les  tapissiers. 
C'était  une  charge,  qui  constituait  pour  l'ouvrier  une  diminution 
de  salaire  sur  l'ensemble  de  sa  vie  de  travail  ;  en  revanche  c'était 
une  recelte  pour  le  maître;  ce  qui  eût  compensé  plus  tard  son  ca- 
ractère onéreux,  si  tous  les  apprentis  étaient  devenus  patrons. 
Comme  beaucoup  demeuraient  simples  compagnons,  il  semble  à 
première  vue  que  leur  situation  ait  été  moins  avantageuse  que  de 
nos  jours.  En  outre  le  contrat  qui  intervenait,  par-devant  no- 
taire, entre  les  parens  de  l'apprenti  et  le  maître  est  plus  rigou- 
reux qu'aujourd'hui.  Il  suspendait  en  quelque  sorte,  au  profit  du 
patron,  la  puissance  paternelle. 

Dans  ces  contrats  que  les  admirateurs  du  système  patriarcal 
ont  représentés  comme  si  bienfaisans,  il  était  stipulé  que  l'apprenti, 
s'il  tombe  malade, doit  payer  le  médecin  et  le  pharmacien,  et,  «  si 
sa  maladie  dure  au  delà  d'une  semaine  »,  restituer  au  patron  le 
temps  de  son  séjour  au  lit.  L'apprenti  adulte  est  tenu  de  mon- 
ter les  gardes  de  nuit  à  la  place  de  son  maître.  Tel  arrangement 
prévoit  qu'il  en  sera  dispensé  en  décembre  et  janvier,  par  extraor- 
dinaire. A  prendre  ces  actes  au  pied  de  la  lettre,  quoique  le 
maître  s'engage  à  envoyer  tous  les  jours  son  apprenti  à  la  messe, 
ce  qui  témoigne  de  la  sollicitude  pour  son  âme,  la  discipline  qu'il 
impose  est  si  sévère,  les  droits  qu'il  se  réserve  si  étendus,  que  le 
futur  compagnon  paraît  moins  un  serviteur,  qu'une  sorte  d'es- 
clave, vendu  pour  une  période  déterminée. 

La  durée,  aussi  bien  que  la  rigueur  de  l'apprentissage,  furent- 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  839 

elles  un  tesultat  de  rorganisation  hiérarchique  du  travail  ?  Les 
patrons,  par  ces  règlemens  dont  nous  nous  attachons  à  démon- 
trer le  peu  d'effet  sur  le  salaire  des  artisans  formés,  netaient-ik 
pas  parvenus  à  se  procurer  avec  les  apprentis  un  profit  exa- 
géré? La  loi  de  l'offre  et  de  la  demande,  omnipotente  pour  tout 
le  reste,  a-t-elle  ici  été  vaincue?  A  bien  examiner  le  mode  de  re- 
crutement de  la  classe  ouvrière  du  xv«  siècle  au  xix%  je  ne  le 
pense  pas.  D'abord,  pour  les  plus  longs  de  ces  apprentissages, 
quand  le  métier  demandait  plus  d'adresse  que  de  force,  on  em- 
bauchait des  sujets  très  jeunes.  Nous  avons  vu,  dans  l'article 
précédent,  des  domestiques  de  7  ans  au  xv'  siècle;  nous  voyons 
au  xvu^  des  apprentis  de  6  ans.  Les  statuts  des  «  maîtres  et  mar- 
chands tapissiers  »  ont  soin  d'interdire  de  les  prendre  au-dessous 
de  cet  âo-e.  Si  leurs  débuts  ont  été  plus  tardifs,  ceux  que  l'on 
nomme  encore  «  apprentis  »  gagnent  à  la  fin  quelque  demi-salaire, 
et  ne  diffèrent  que  par  l'étiquette  du  garçon  actuel  de  moins  de 
lo  ans,  dont  la  journée  dans  la  grande  industrie  est  de  1  fr.  30, 
tandis  que  celle  des  adultes  de  la  à  21  ans  est  de  2  fr.  50  et  celle 
des  individus  majeurs  de  3i'r.  50. 

Puis,  et  c'est  là  une  remarque  capitale,  qui  ressort  de  la 
comparaison  des  divers  contrats,  les  longs  apprentissages  sont 
ceux  qui  ne  coûtent  rien  aux  par  en  s.  Ceux  pour  lesquels  on  payait 
aux  patrons  des  sommes  équivalentes  à  celles  de  1896,  ne  sont 
pas  plus  longs  que  les  nôtres.  Seulement  un  grand  nombre  de 
familles,  ne  disposant  que  d'un  pécule  insuffisant,  préféraient  sans- 
doute  abandonner  pendant  un  ou  deux  ans  de  plus  les  services  gra- 
tuits de  leurs  enfans.  Aujourd'hui  la  durée  moyenne  de  l'appren- 
tissage d'un  maréchal  est  de  vingt-cinq  mois,  son  coût  moj^en  est 
de  162  francs.  En  1610  un  maître  maréchal  de  Seine-et-Oise 
prend  un  apprenti  qui  restera  chez  lui  trois  ans,  mais  qui  ne  lui 
paiera  rien.  Un  autre  reçoit  un  apprenti  qui  s'engage  à  demeurer 
quatre  ans,  mais  qui,  à  la  fin  des  quatre  ans,  touchera  108  francs. 
Ne  veut-il  passer,  comme  maintenant,  que  deux  ans  chez  son 
maître,  l'apprenti  maréchal  devait  lui  verser  200  francs. 

L'apprentissage  du  tailleur  coûte  présentement  133  francs  et  dure 
vingt-sept  mois  ;  celui  d'un  couturier  de  Soissons  sera  de  deux  ans 
en  lo47  et  coûtera  120  francs.  De  nos  jours  la  couturière  pa'e 
94  francs  pour  apprendre  son  métier  en  deux  ans  ;  la  durée  est  la 
même  en  1611  etle  prix  est  d'environ  144  francs.  L'apprenti  cor- 
donnier passe  aujourd'hui  vingt-six  mois  avant  de  devenir  ouvrier 
et  il  débourse  134  francs;  au  xv!!*"  siècle  le  cordonnier  des  environs 
de  Paris  donnait  trois  ans  de  son  temps  et  seulement  108  francs 
d'argent.  Ceux  qui  ne  passent  que  deux  ans  au  xvin'^  siècle  versent  en 
moyenne  175  francs.  L'apprentissage  du  tapissier  monte  aujour- 


8i0  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

d'hui  à  i9^  francs.  «  Maître  Jean  Poquelin  le  jeune  »,  un  frère 
de  Molière,  se  montrait  plus  exigeant  en  1655;  il  prenait 
326  francs.  Mais  de  simples  passementiers  dressaient  en  ce 
temps-là  des  élèves  pour  124  francs,  toujours  en  monnaie  de  nos 
jours. 

Pour  faire  un  bon  boulanger  il  suffit  maintenant  de  seize  mois 
et  d'une  somme  de  136  francs;  leur  apprentissage  variait  autrefois 
de  six  mois  à  deux  ans  ;  dans  le  premier  cas  le  néophyte  devait 
verser  225  francs,  tandis  que  dans  le  second  il  n'en  donnait  que  64. 
Le  futur  boucher  reste  aujourd'hui  dix-sept  mois  chez  son  maître 
et  lui  paie  182  francs;  au  xvn"  siècle  il  restait  parfois  trois  ans, 
mais  il  ne  payait  rien.  Il  semble  oiseux  de  multiplier  les  exemples  ; 
on  voit  clairement  l'économie  de  ces  conventions  :  l'apprenti  pauvre 
:s'acquittait  en  travail  au  lieu  de  s'acquitter  en  espèces.  Mais  ni  la 
durée  ni  le  coût  de  l'apprentissage  ne  subissaient  vraiment  le 
joug  des  lois  restrictives  de  la  liberté. 

Les  salaires  des  ouvriers  de  métier  ne  le  subissaient  pas  da- 
vantage. Et  plus  on  allait  pourtant,  plus  on  restreignait,  plus  on 
prohibait,  plus  on  tyrannisait!  Outre  les  privilèges  des  corpora- 
tions, il  faut  compter  avec  la  toute-puissance  des  conseils  de  ville. 
Le  travail  est  un  domaine  dans  lequel  toutes  les  autorités  pos- 
sibles sont  chez  elles  et  ont  droit  de  commander;  le  seul  qui  ne 
soit  pas  chez  lui  c'est  le  travailleur  isolé,  celui-là  n'a  que  le  droit 
d'obéir.  Pour  exercer  le  commerce  de  la  boucherie, il  faut,  en  bien 
•des  localités,  passer  avec  les  jurades  un  bail  minutieux,  où,  non 
seulement  les  prix  de  la  livre  de  bœuf,  de  mouton  et  de  porc, 
mais  aussi  la  quantité  de  gigots  à  laquelle  chaque  habitant  peut 
prétendre,  la  façon  dont  on  coupera  et  débitera  la  viande,  sont 
soigneusement  spécifiés.  Et  quand  les  pouvoirs  publics  n'avaient 
pas  légiféré  sur  la  matière,  les  confréries  s'en  étaient  depuis 
longtemps  emparées.  On  connaît  leurs  disputes  mémorables  les 
unes  avec  les  autres,  les  homériques  procès  auxquels  elles  se 
plaisent,  les  formalités  graves  qui  président  à  la  cooptation  des 
nouveaux  membres.  A  voir  les  cérémonies,  les  sermens  et  les 
onctions  laïques  qu'il  faut  pour  affiliera  Paris  un  cordonnier,  aspi- 
rant à  la  maîtrise,  on  dirait  qu'il  s'agit  de  graduer  un  docteur 
ou  de  consacrer  un  prêtre  ! 

Dans  le  sein  de  chaque  communauté  quelles  contentions,  s'il 
s'agit  des  dignités,  entre  les  ambitieux  «  jurés  chapeliers»,  les 
«  généraux  des  œuvres  de  maçonnerie  »  ou  les  «  gardes  du  mé- 
tier des  orfèvres  »,  qui  veulent  rentrer  dans  la  jurande  plus  sou- 
vent qu'à  leur  tour,  et,  s'il  s'agit  des  marchandises,  quels  nids  à 
chicane  que  ces  vétilleux  articles  qui  forment  le  codex  de  chaque 
industrie,  la  nature   des  matières,  les   détails  et  les  dessous  de 


PAYSANS    ET    OlVlUr^lS    HEPUIS    SCPT    SIÈCLES,  841- 

leur  façonfiage,  imposés  sous  peine  d'amende,  toute  la  collection 
des  ((  manuels  Roret  »  versée  dans  la  législation  !  Et  le  tout  abou- 
tissant à  l'impuissance,  particulièrement  en  ce  qui  concerne  les 
salaires  des  diverses  professions,  qui  ne  sont  pas  plus  affectés  par 
cet  appareil  qu'un  chêne  ne  l'est  d'un  coup  de  poing. 

VI 

Ils  demeurent  en  effet  très  bas,  ces  salaires  des  xvii''  et 
xvHT'^  siècles,  et  la  proportion  de  3  à  4,  que  nous  remarquons  en 
1896  entre  la  paye  du  journalier  et  celle  de  l'ouvrier  de  métier,  et 
qui  avait  aussi  existé  au  moyen  âge,  se  maintient  dans  les  temps 
modernes.  La  journée  du  maçon,  type  moyen  de  l'artisan,  oscilh' 
au  xvii*^^  siècle  de  3  francs  sous  Henri  IV  à  2  fr.  30  sous  Colbort, 
contre  2  fr.  28  à  1  fr.  70  donnés  au  journalier.  Au  xviii"  siècle  le 
maçon  gagne  de  2  fr.  84  an  temps  du  ministère  de  Fleury  à  2  fr.  30 
au  moment  de  la  Révolution,  pendant  que  le  manœuvre  recevait 

2  fr.  10  ou  l  fr.  64.  Les  deux  genres  de  labeur  se  trouvent  en 
définitive,  aujourd'hui  qu'ils  sont  libres  tous  deux,  da7is  la  même 
situation  vis-à-vis  riin  de  l'autre  que  lorsque  lun  des  deux  était 
l'objet  d'une  protection  spéciale. 

De  môme  les  différens  corps  d'état  étaient  entre  eux,  au  point 
de  vue  du  salaire,  dans  le  même  rapport  où  ils  sont  aujourd'hui, 
où  ils  avaient  été  au  moyen  âge.  Le  maçon  est  actuellement  payé 

3  fr.  40,  le  charpentier  3  fr.  70^  le  peintre  3  fr.  50;  aux  xvii"  et 
xvni'  siècles  le  maçon  recevait,  avons-nous  dit,  de  3  francs  à 
2  fr.  30;  le  charpentier  gagna  en  moyenne  suivant  les  époques 
de  3  fr.  i8  à  2  francs  ;  le  peintre  et  le  couvreur  de  3  fr.  30  à  2  fr.  oO. 
Aux  mêmes  époques  ces  professions  haussèrent,  aux  mômes- 
époques  elles  baissèrent;  si  bien  que  le  prix  général  du  travail 
obéit  aux  mêmes  influences  et  paraît  suivre  des  lois  identiques, 
quelles  que  soient  la  qualité  des  travailleurs  et  la  distance  qui  les 
sépare.  Il  va  de  soi  que,  suivani  leur  capacité,  la  besogne  dont  ils 
sont  chargés,  la  manière  dont  on  les  occupe,  la  rétribution  de  ces 
divers  ouvriers  du  bâtiment  est  très  variable,  inférieure  ou  supé- 
rieure aux  moyennes  qui  précèdent.  On  donne  au  Havre  jusqu'à 

4  francs  au  sculpteur  sur  pierre  sous  Louis  XIV;  on  paye  un 
menuisier  à  l'année,  nourri  et  logé,  à  la  même  époque,  sur  le  prix 
de  oO  centimes  par  jour  en  Limousin.  Notre  xix"  siècle  voit 
encore  de  semblables  inégalités.  Le  plâtrier,  le  paveur,  le  plom- 
bier, le  serrurier,  reçoivent  des  salaires  équivalens.  Les  différences 
que  l'on  constate,  d'une  province  à  l'autre,  viennent  parfois  de  la 
diversité  du  prix  de  la  vie  entre  les  régions  de  l'ancienne  France; 
le  plus  souvent  elles  n'ont  d'autre  base  que  la  saison  et  la  valeur 


•8i-2  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

respective  dos  individus.  En  Normandie  par  exemple,  un  scieur  de 
long  à  la  journée  gagne  2  fr.  65  vers  la  fm  du  règne  de  Louis  XV, 
un  menuisier,  nourri,  n'est  payé  par  un  hospice  de  Rouen  que 
90  centimes.  Il  importe  peu  dès  lors  que  certains  charpentiers 
touchent  2  fr.  60  en  Lorraine,  d'autres  2  fr.  80  à  Sens,  tandis  que 
ceux  d'Alsace  n'ont  que  1  fr.  95,  que  ceux  qui  étayent  les  galeries 
des  mines  de  Carmaux,  dans  l'IIérault,  reçoivent  2  fr.  25,  ceux  de 
l'Anjou  2  fr.  10.  ceux  du  Limousin    1  fr.  90  et  ceux  du  Berry 

1  fr.  60.  Au  moment  de  la  Révolution  (1790),  les  maîtres  maçons 
de  Paris  touchent  3  fr.  60,  les  compagnons  3  francs,  les  garçons 
2fr.  16, —  les  mêmesouvriers  gagnent,  en  \  896,  8  francs,  6  fr.  50,  et 
o  francs.  —  Les  salaires,  au  dire  d'A.  Young,  étaient  peu  différens 
dans  l'Italie  du  nord;  à  Turin  par  exemple,  ils  ne  dépassaient  pas 

2  fr.  60.  Au  contraire,  dans  la  Grande-Bretagne,  d'après  les 
chiffres  de  Thorold  Rogers,  ils  atteignaient  déjà  le  chiffre  de 
5  francs. 

Les  autres  corps  d'état  se  prêtent  moins  aisément  que  ceux- 
là  aux  comparaisons,  parce  que  les  salaires,  payés  au  mois  ou  à 
l'année,  comprennent  suivant  les  cas  le  logement  et  la  table. 
Même  en  tenant  compte  de  ces  avantages,  on  est  frappé  du  taux 
minime  des  salaires  annuels  ou  mensuels  en  regard  des  salaires 
journaliers.  Le  rapprochement  nous  montre  que  le  prolétaire 
d'autrefois  devait  être  très  exposé  à  manquer  d'ouvrage  ;  puisque  la 
garantie  du  vivre  et  du  couvert  lui  semblait  si  précieuse  que,  pour 
l'obtenir,  il  n'hésitait  pas  à  sacrifier  le  tiers,  la  moitié  parfois,  de  ce 
qu'il  aurait  gagné  à  la  journée.  De  nos  jours  le  boulanger  nourri, 
hors  Paris,  gagne  \  fr.  35  ;  le  boulanger  des  xvii''  et  xv!!!*"  siècles 
était  payé  de  225  francs  à  Orléans,  à  170  francs  à  Rouen  et 
160  francs  à  Nîmes.  En  comptant  pour  l'année  deux  cent  cin- 
quante jours  de  travail  ces  chiffres  correspondent  à  une  paye 
journalière  de  90  à  64  centimes.  En  1790  les  garçons  brasseurs 
n'ont  que  240  francs  par  an  à  Paris,  les  ouvriers  boulangers  ont 
180  francs  à  Besançon. 

S'il  est  des  tapissiers  à  la  journée  qui  touclient  3  fr.  50,  il  en 
est  d'autres  à  Vannée  auxquels  on  ne  donne  que  42  centimes.  Le 
tanneur  à  l'année  n'a  que  173  francs,  tandis  que  le  tanneur  à  la 
journée  reçoit  un  salaire  journalier  de  1  fr.  20,  soit  300  francs 
par  an.  De  même  le  cordonnier  à  la  journée  était  payé,  il  y  a 
cent  ans,  2  fr.  20,  et  le  cordonnier  à  l'année  60  centimes  seulement. 
Dans  toutes  les  professions  nous  retrouvons  les  mêmes  disparités; 
elles  ont  pour  effet  d'affaiblir  l'ensemble  des  recettes  de  la  classe 
laborieuse.  Dans  l'industrie  du  tissage  les  patrons,  qui  exigeaient 
un  minimum  de  fabrication,  accordaient  aux  ouvriers  qui  le  dépas- 
saient une  sorte  de  prime.  Un  «  tixier  »  —  tisserand    —  en  toile 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPLIS    SEPT    SIÈCLES.  843 

travaillera  en  1610  chez  un  maître  de  Seine-et-Oise  ;  il  sera  hé- 
bergé, logé  et  recevra  429  francs  par  an,  soit  1  fr.  71  par  jour 
ouvrable  dans  lequel  il  devra  faire  6  mètres  de  toile  commune. 
Ce  n "était  pas  une  mauvaise  spéculation  pour  le  maître.  La  façon 
de  la  toile  d'étoupe  pouvait  être  évaluée  à  cette  époque  à  62  cen- 
times le  mètre  ;  le  travail  de  son  compagnon  représentait  une 
valeur  de  3  fr.  72;  il  ne  lui  coûtait  en  espèces  que  1  fr.  71,  et  la 
différence  de  2  francs  était  loin  d'être  absorbée  par  les  frais  de 
nourriture.  On  stipulait  en  outre  qu'au-dessus  de  6  mètres  par 
jour,  si  le  tisserand  en  faisait  davantage,  les  deux  tiers  lui  appar- 
tiendraient, le  troisième  tiers  restant  au  patron.  Il  s'agit  là  d  un 
ouvrier  très  capable  ;  plus  tard  d'autres  tisserands  n'ont  que  t  fr.  20 
et  110  centimes  par  jour.  A  Aumale  (Seine-Inférieure),  le  pei- 
gneur  de  laine  se  contentait  de  86  centimes,  exactement  le  salaire 
des  fileurs  en  Catalogne. 

La  moyenne   des  ouvriers  de  métier,   non  nourris,  était  de 

2  fr.  20  au  moment  de   la  Révolution  ;  elle  est  aujourd'hui  de 

3  fr.  o5  dans  la  grande  industrie,  de  3  fr.  20  dans  la  petite  et  se 
trouve  supérieure  à  la  moyenne  du  salaire  des  femmes  de  près 
de  moitié  dans  la  petite  industrie,  de  plus  de  moitié  dans  la  grande. 
Les  ouvrières  des  manufactures  gagnent  actuellement  en  général 
1  tr.  72;  celles  des  métiers  domestiques  1  fr.  64;  la  différence  est 
donc  plus  grande  entre  les  ouvriers  des  deux  sexes  qu'entre  les 
journaliers  mâles  et  femelles.  Cela  peut  tenir  à  ce  que  les  bras 
des  femmes  sont  plus  appréciés  ou  plus  rares  dans  les  campagnes  ; 
à  ce  que  le  sexe  faible  est  cantonné  dans  un  assez  petit  nombre 
de  professions  industrielles,  que  par  suite  ces  professions  sont 
encombrées  et  que  leur  rémunération  baisse. 

On  demande  à  la  législation  actuelle  de  chercher  à  restreindre 
le  travail  féminin.  N'est-ce  pas  une  tendance  très  fâcheuse  et  qui 
nuira  beaucoup  à  ceux  qu'elle  prétend  servir"^  Le  contraire  serait 
plutôt  profitable  aux  ménages.  L'accession  des  femmes  à  des  mé- 
tiers plus  nombreux  aurait  pour  conséquence  le  relèvement  de 
leurs  salaires  dans  les  emplois  qu'elles  occupent  déjà.  Or  toute 
augmentation  du  salaire  des  femmes  favorise  la  morale  publique, 
en  encourageant  le  mariage;  tandis  que  plus  la  disproportion 
sera  grande  entre  le  gain  de  l'ouvrière  et  celui  de  l'ouvrier,  moins 
il  sera  avantageux  à  l'homme  de  se  marier,  puisque  les  charges 
de  la  communauté  seront  supportées  presque  entièrement  par  lui 

S^"^-  11  T  J 

La  situation  présente  n'est  d'ailleurs  pas  nouvelle.  Le  peu  de 
différence  qui  existe  aujourd'hui  entre  la  rétribution  de  l'ouvrière 
agricole  (I  fr.  50)  et  celle  de  l'ouvrière  de  métier  (1  fr.  68),  — 
c'est-à-dire  12  pour  100  de  plus,  —  pendant  que  l'ouvrier  de  mé- 


8ii  KEVUE  DES  DEUX  MONDES. 

lier  (à  3  fr.  40)  jouit  de  36  pour  100  de  plus  que  le  manœuvre 
(à  2  fr.  50)  ;  cette  difîérence  minime  correspond  à  celle  qui  exis- 
tait autrefois  entre  les  travailleuses  des  champs  et  les  travail- 
leuses à  l'aiguille. 

Au  moyen  âge,  lorsque  les  journalières  se  faisaient  jusqu'à 
,2  fr.  10  par  jour,  les  couturières,  les  fileuses  ne  gagnaient  jamais 
plus  de  2  fr.  30  et,  pour  les  femmes  nourries,  les  chiffres  semblent 
identiques  à  la  ville  ou  à  la  campagne.  Dans  les  temps  modernes, 
où  le  maximum  des  travailleuses  rurales  fut  de  1  fr.  30,  les  ou- 
vrières de  métiers  ne  gagnèrent  pas  davantage.  Des  salaires  excep- 
tionnels étaient  accordés  à  une  drapière  de  Sedan  payée  1  fr.  50, 
à  une  brodeuse  de  Rouen  payée  3  francs;  mais  la  fileuse  de  lin 
la  plus  habile  ne  dépassait  pas  1  franc  et  la  fileuse  ordinaire 
•62  centimes:  les  couturières  recevaient  depuis  72  centimes  à  Metz 
jusqu'à  1  fr.  26  à  Versailles . 

Il  est  deux  professions  qui,  par  leur  nature,  rentrent  dans  les 
travaux  champêtres,  et,  par  l'éducation  qu'elles  exigent,  méritent 
cependant  d'être  classées  parmi  les  métiers  :  le  jardinier,  le 
vigneron.  Employé  à  la  journée,  le  jardinier  de  1896  est  payé  de 
2  fr.  32  à  3  fr.  44  ;  il  y  a  dans  cette  catégorie  un  grand  nombre 
d'individus  qui  diffèrent  peu  des  hommes  de  peine.  Employé  à 
Tannée,  le  jardinier  est  souvent  un  spécialiste  capable,  parfois  un 
horticulteur  distingué  ;  dans  le  premier  cas  ses  gages  annuels  vont 
de  1000  à  2  000  francs  sans  nourriture;  dans  le  second,  ses 
appointemens  n'ont  pas  de  limite  fixe.  De  la  confusion  qui  pour- 
rait se  faire  entre  un  émule  de  Le  Nôtre  et  un  simple  planteur  de 
choux,  entre  ceux  qui  dessinent  les  parterres  à  la  française  et  ceux 
qui  arrosent  les  salades,  uniformément  désignés  sous  le  nom  de 
«  jardiniers  »,  résulterait  une  appréciation  malaisée  des  salaires, 
si  nous  ne  laissions  de  côté  les  jardiniers  de  château,  à  1  000 
et  1  200  francs  de  gages,  sous  Louis  XIV,  pour  n'envisager  que 
leurs  modestes  confrères,  dont  les  plus  favorisés  reçoivent 
600  francs  et  les  moins  bien  traités  jusqu'à  200  francs  seule- 
ment . 

Le  corps  des  vignerons  est  plus  homogène;  leur  besogne 
varie  peu  d'un  point  à  un  autre.  Dans  le  cours  des  deux  siècles 
précédens,  il  atteint  son  maximum  sous  Louis  Xlll,  avec  une 
journée  de  3  fr.  12,  et  son  minimum  à  la  fin  de  l'ancien  régime 
avec  2  fr.  02.  Il  avait  été  moins  bien  traité  dans  les  cent  dernières 
années  que  dans  les  cent  années  précédentes;  sa  paye  ne  s'éleva 
pas  sous  Louis  XVI  au-dessus  de  2  fr.  oO  aux  environs  de  Paris, 
et  l'on  rencontrait  dans  le  Lot  des  vignerons  à  l'année  dont  les 
gages  ressortent  à  54  centimes  par  jour.  La  culture  de  la  vigne 
à  façon  avait  aussi  été  moins  chère  :  elle  ne  coûtait  pas  plus  de 


PAYSANS    ET    OLVniERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLKS.  8i5 

.'^()0    francgi  en   1789;  on  a  vu,  dans  l'article  précédent,  qu'elle 
avait  valu  le  double  au  xv^  siècle. 


VII 

Cet  avilissement  des  prix  du  travail,  cette  moindre  récom- 
pense de  l'effort  humain,  sous  toutes  ses  foi-mes,  de  lo<IO  à  171J0, 
il  serait  intéressant,  après  l'avoir  touché  du  doigt  par  le  taux  des 
salaires,  d'en  fournir  une  preuve  nouvelle  par  la  valeur  des 
façons  ouvrières.  Non  que  je  prétende  englober  sons  cette  ru- 
brique tous  h's  ouvrage>  imaginables,  depuis  le  creusement  dune 
fosse  au  cimetière,  qui  coûte  12  centimes  à  Soissons,  sons 
Louis  XV,  et  depuis  le  cirage  d'une  paire  de  souliers  que  l'on 
paie  i  centimes  aux  décrotteurs  de  Rouen,  jusqu'à  la  taille  des 
diamans,  pour  laquelle  le  fameux  joaillier  Lopez  donnait  à  son 
ouvrier  37  000  francs  par  an  —  un  traitement  d'ambassadeur  — 
sous  le  ministère  de  Richelieu.  Même  bornées  à  des  tâches  assez 
simples,  assez  uniformes  pour  être  exactement  comparables  à 
travers  les  temps  et  les  lieux,  nos  visées  sont  cependant  difficiles 
à  satisfaire,  parce  que  les  travaux  de  ce  genre  sont  rares. 

Que  dire  par  exemple  de  la  façon  des  vctemens,  depuis  le 
xm''  siècle  jusqu'au  xv!!!*";  pour  le  peuple  comme  pour  les  grands, 
les  costumes  d'autrefois  ne  diffèrent-ils  pas  trop  de  ceux  de  l'ère 
moderne?  De  petits  bourgeois  donnent,  au  xiv"  siècle,  de  3  à 
G  francs  pour  la  coupe  et  la  couture  d'un  manteau  ou  d'une  cotte  ; 
à  peu  près  autant,  au  xv' ,  pour  le  pourpoint,  le  justaucorps  ou 
la  '(  jaquette  ».  La  façon  des  robes,  pour  les  deux  sexes,  se  paie 
aux  mêmes  époques  de  o  à  1 1  francs,  et  jusqu'à  30  francs  si  elles 
sont  un  peu  ornées.  Celle  d'un  seigneur  «  à  cinq  garnimens  » 
vaut  41  francs,  celle  de  la  comtesse  d'Artois  130  francs,  en  1328. 
A  la  même  date  la  confection  d'une  «  houppelande  »  ordinaire 
valait  36  francs;  celle  d'une  houppelande  riche,  destinée  au  roi, 
62  francs;  et  celle  d'un  costume  pour  la  reine,  comprenant 
«  chape —  manteau  long —  surcot  ouvert,  surcot  clos,  mantel 
à  parer  et  cotte  simple  »  montait  à  la  somme  de  570  francs.  C'était 
le  temps  où  Ton  disait  «  parée  comme  une  reine.  » 

La  façon  d'une  paire  de  chausses  en  drap,  pour  le  roi,  coûtait 
1 1  francs,  au  xiv"^  siècle;  celle  des  chausses  de  laine  pour  un  bour- 
geois 4  fr.  40,  celle  des  chausses  de  toile,  pour  un  paysan,  1  fr.  44. 
Au  début  du  xvn"^  siècle  les  chausses  d'un  prince  ne  valent  que 
6  fr.  40  de  façon  et  celles  des  bourgeois  que  2  francs.  Celle  des 
culottes  du  vulgaire  ne  se  payait  pas  plus  de  1  fr.  30  au  moment 
de  la  Révolution,  celle  des  culottes  de  peau  2  fr.  70.  En  1790 
on  prenait  à  Paris  18  francs  pour  la  façon  d'un  costume  complet 


8iG  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

et  de  4  à  7  francs  pour  celle  de  l'habit  seul,  tel  qu'il  se  portait 
sous  Louis  XVI.  Les  députés  du  commerce  se  plaignaient  que  «  le 
prix  des  façons  d'habits  n'eût  pas  augmenté  depuis  trente  ans.  » 
Ils  attribuaient  le  fait  à  la  concurrence  de  ce  que  nous  nommons 
aujourd'hui  les  maisons  de  confection^  «  des  fripiers  vendant  des 
habits  neufs,  faits  à  l'aventure  et  sans  mesure,  qui  ont  vu, 
disent-ils,  leur  clientèle  s'accroître  rapidement  depuis  dix  ans.  » 
Mais,  si  l'on  remonte  jusqu'au  milieu  du  xvii'' siècle ,  et  même  jusqu'à 
Henri  IV,  où  la  façon  d'un  habit  de  laquais  se  payait  32  francs  et 
celle  d'une  soutane  de  prêtre  li  francs  —  le  même  prix  qu'au 
xv*"  siècle  —  on  voit  que  la  valeur  de  cette  main-d'œuvre  avait 
peu  varié.  On  ne  pourrait  d'ailleurs  se  prévaloir  de  chiffres  sem- 
blables, quelque  nombreux  qu'ils  puissent  être,  pour  en  tirer  une 
induction  quelconque  sur  le  taux  des  salaires. 

Il  en  est  de  même  de  la  façon  des  souliers,  pour  lesquels  nous 
voyons  que  l'on  paye  3  francs  au  xni''  siècle;  de  60  centimes  à 
1  fr.  3i  au  xvi'^  siècle  et  1  fr.  10  au  xvui^  siècle.  Mais  lorsque 
nous  constatons  que  le  ressemelage  d'une  paire  de  souliers  vaut, 
y  compris  la  fourniture  du  cuir,  i-  francs  en  138i,  le  même  prix 
en  \\22,  3  francs  en  1596,  3  fr.  90  en  1601  et  3  fr.  60  en  1648, 
nous  sommes  certains  que,  le  cuir  ayant  beaucoup  augmenté  de 
1384  à  1648,  il  a  fallu  pour  que  le  prix  du  ressemelage  ait  baissé 
d'une  date  à  l'autre,  que  l'ouvrier  supportât  une  grande  réduction 
sur  sa  main-d'œuvre. 

Uïie  semblable  diminution  ressort  des  prix  comparés  du  filage 
du  chanvre  et  du  lin.  Le  premier  se  paie  à  la  fin  du  xv''  siècle 
3  fr.  1")  le  kilo  en  Normandie,  Alsace  ou  Champagne.  Sous 
Louis  XIV  il  ne  se  payait  plus  que  1  fr.  72,  chiffre  où  il  demeura 
jusqu'à  la  fin  de  l'ancien  régime.  Le  filage  du  chanvre  pour  corde 
qui  valait  80  centimes  le  kilo  sous  Louis  Xll,  ne  se  payait  plus 
que  40  centimes  sous  Henri  IV.  La  baisse  du  prix  de  façon  n'est 
pas  moins  évidente  dans  la  confection  de  la  toile,  pour  peu  qu'entre 
les  types  multiples  de  ce  tissu  on  choisisse  quelques  qualités 
faciles  à  suivre  à  travers  les  âges  :  la  toile  de  «  brin  » ,  médiocre- 
ment fine,  était  confectionnée  par  le  tisserand  moyennant  1  fr.  02 
le  mètre  au  xv""  siècle,  90  centimes  en  15i0,  75  centimes  en  1590, 
et  pour  60  centimes  seulement  en  1790.  La  toile  de  chanvre  ou 
d'étoupe,  la  plus  commune,  était  fabriquée  à  la  tâche  pour 
70  centimes  le  mètre  au  xv""  siècle,  60  centimes  au  xvi'^,  50  cen- 
times au  xvn'"  et  en  1790  elle  ne  rapportait  à  l'ouvrier  que  30  ou 
40  centimes  le  mètre. 

Il  n'est  pas  jusqu'à  la  façon  des  chemises  dont  les  prix  n'accu- 
sent le  même  fléchissement.  Nous  laissons  de  côté  les  modèles 
qui,  par  leur  richesse  ou  la  qualité  de  leurs  destinataires,  sortent 


PAYSA>.S    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIECLES. 


847 


du  pair  :  Il  façon  dune  chemise  de  la  reine,  qui  se  paie  11  iiancs 
en  1387.  celle  d'une  chemise  de  prince,  en  Dauphiné,  qui  vaut 
4  francs  en  1334.  Mais  celle  des  chemises  de  la  bourgeoisie  coûte 
en  moyenne  1  fr.  80  au  xV  siècle;  elle  ne  coûtait  plus  que  90  cen- 
times au  xviu  siècle  et  7."  centimes  au  xviii^  Cependant,  quoique 
ce  prix  de  façon  des  chemises,  comme  celui  de  la  toile,  des  sou- 
liers et  de  toutes  choses  eût  baissé,  la  valeur  de  ces  objets  fahri- 
qués  avait  augmenté  :  la  matière  première  dont  ils  se  composaient 
était  devenue  beaucoup  plus  chère  que  la  main-d'œuvre  n'était 
devenue  bon  marché.  Il  se  consommait  lentement  une  révo- 
lution désastreuse  pour  l'ouvrier,  à  qui  l'on  achetait  son  travail 
de  plus  en  plus  bas  et  à  qui  l'on  vendait  de  plus  en  plus  haut  les 
marchandises  dont  il  avait  besoin.  Il  ne  profitait  pas,  comme  con- 
sommateur, de  la  perte  qu'il  subissait  comme  producteur. 

Une  révolution  inverse  se  poursuit  depuis  cent  ans  :  la  matière 
première,  en  fait  de  tissus,  est  moins  chère  qu'autrefois,  les  frais 
de  fabrication  ont  diminué  et  parfois  l'objet  fabriqué  est  aussi 
coûteux,  parce  que  l'ouvrier  a  pris  pour  lui  toute  la  ditTérence. 
Cette  transformation  se  recommande  aux  méditations  des  personnes 
attristées  et  gémissantes  de  toutes  les  opinions.  L'opération  ne  s  est 
pas  faite  sans  résistance  ni  sans  douleur.  La  filature  mécanique 
ne  réussit  que  vers  1803  et  n'employa  la  vapeur  qu'en  1812.  En 
1838,  l'Angleterre  constatait  que  le  perfectionnement  des  machines 
avait  fait  tomber  la  façon  d'une  livre  de  fil  n«  100  de  12  fr.  oO  à 
80  centimes.  Avant  les  machines,  la  concurrence  des  filés  étran- 
gers, à  la  suite  de  la  guerre  d'Amérique  (1784 1,  avait  fait  traverser 
à  notre  industrie  nationale  une  crise  très  dure.  Le  filage  du  coton 
à  la  main,  qui  faisait  vivre  un  grand  nombre  d'habitans  des  cam- 
pagnes, fut  frappé  à  mort.  Il  y  eut  en  Normandie  des  paroisses  où 
le  tiers  des  ménages  tomba  subitement  dans  la  misère. 

Une  crise  analogue  se  produisit  plus  tard  pour  le  tissage  des 
étoffes;  mais  ici  l'agglomération  des  manufactures  était  com- 
mencée, depuis  Louis  XIV.  Dans  telle  paroisse  de  Seine-et-Oise, 
comptant  un  millier  d'âmes,  on  voyait  13  tisserands  et  o  filassiers 
en  1070;  en  1090  il  n'y  avait  plus  que  "3  tisserands  et  aucun  tilas- 
sier;  en  1775  il  ne  restait  que  2  tisserands.  Inutile  de  dire  que, 
depuis  longtemps,  il  n'en  reste  plus  un  seul.  Cependant  les  tisse- 
rands n'ont  pas  à  se  plaindre  :  la  façon  du  mètre  de  toile  représen- 
tait, suivant  la  qualité,  le  sixième  ou  le  neuvième  de  la  valeur  du 
tissu  il  y  a  cent  ans;  aujourd'hui  cette  valeur  n'a  presque  pas 
varié,  mais  la  façon  entre  pour  un  tiers  ou  un  cinquième  dans  le 
prix  de  l'étoffe.  Un  propriétaire  de  laine  peut  aujourd'hui  la  faire 
transformer,  par  la  filature  la  plus  voisine,  en  drap  commun,  tissé, 
foulé,  tondu,  prêt  en  un  mot  à  être  employé,  moyennant  1  fr.  90 


8i8  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  mètre.  A  la  fin  du  xyi*"  siècle  il  lui  en  eût  coûté  2  fr.  40  et  les 
ouvriers  pourtant  gagnaient  un  tiers  moins  de  salaire. 

La  façon  d'un  kilogramme  de  chandelles  se  payait  0  Ir.  45 
au  moyen  âge  et  0  fr.  25  ou  moyenne  aux  deux  derniers  siècles. 
Le  sciage  du  bois  à  brûler  qui  se  payait  au  xv^  siècle  2  francs 
par  stère,  un  peu  plus  cher  qu'aujourd'hui,  coûtait  1  fr.  50 
sous  François  1'''  et  seulement  0  fr.  75  sous  Louis  XV.  La  ma- 
çonnerie en  moellons,  qui  pour  des  murs  communs  de  50  à  60  cen- 
timètres de  large,  se  fait  maintenant  à  la  tâche,  dans  nos  cam- 
pagnes, à  raison  de  2  fr.  50  le  mètre  carré,  se  payait  à  peu  près  le 
même  prix  au  moyen  âge.  Sous  Henri  IV  et  Louis  XIII  elle 
valait  1  fr.  75,  et  au  moment  de  la  Révolution  elle  était  descendue 
à  1  fr.  20.  Pour  les  maisons  de  Paris,  en  1708,  on  payait  1  fr.  15 
le  mètre  les  murs  de  refend,  et  2  francs  les  gros  murs.  Murs 
communs,  cela  va  sans  dire,  et  sans  aucun  ornement  artistique. 
La  maçonnerie  du  Louvre  et  celle  des  Tuileries,  dont  Louis  XIV 
payait  le  mètre  superficiel,  y  compris  la  fourniture  des  pierres  de 
taille,  56  francs  à  l'entrepreneur,  réservait  sans  doute  aux  maçons 
et  aux  sculpteurs  un  salaire  qui  ne  peut  se  comparer  à  celui  des 
bâtisses  ordinaires. 

Prises  dans  leur  ensemble,  les  sommes  payées  pour  les  travaux 
à  la  tâche  confirment  ce  que  nous  avait  appris  la  statistique  des 
salaires  à  la  journée.  L'ouvrier,  qui  avec  deux  cent  cinquante  jours 
de  labeur  avait  eu,  à  la  fin  du  xv*^  siècle,  jusqu'à  1  230  francs  ;  qui^ 
de  1200  à  1600,  s'était  fait  en  moyenne  900  francs  par  an,  et  qui 
n'était  jamais  descendu  si  bas  que  sous  Henri  IH,  où  il  ne  touchait 
plus  que  750  francs,  tombe  sous  Richelieu  etMazarin  à  562  francs, 
et  à  moins  encore  à  la  fin  du  xvii'  siècle.  Après  s'être  relevée  sous 
la  Régence  et  le  ministère  de  Fleury,sa  paie  annuelle  n'était,  à 
la  fin  de  l'ancien  régime,  que  de  576  francs.  Or  il  gagne  aujour- 
d'hui, avec  trois  cents  jours  de  travail,  1020  francs,  c'est-à-dire 
77  pour  100  de  plus  qu'il  y  a  cent  ans.  C'est  là  le  bienfait  po- 
sitif du  progrès. 

Mais  ce  progrès  comment  est-il  advenu?  Avec  des  chiffres  len- 
tement amassés,  traduits,  groupés,  pressés  enfin  comme  des  fruits 
dont  il  faut  extraire  le  suc,  nous  avons  essayé,  dans  cet  article 
et  dans  le  précédent, de  faire  l'histoire, —  bien  aride, —  des  recettes 
paysannes  et  ouvrières,  de  voir  les  écus  entrer  dans  la  poche  du 
travailleur.  Il  faudrait  aussi  les  en  voir  sortir,  apprécier  quels  be- 
soins ils  permettaient  de  satisfaire,  pour  connaître  les  deux  faces 
de  ces  humbles  budgets.  C'est  ce  que  nous  tenterons  plus  tard. 
Dès  à  présent  nous  constatons  qu'il  n'existe  aucune  concor- 
dance entre  la  situation  politique  et  la  situation  économique,  entre 
la  prospérité  du  pays,  abstraitement  considérée, et  l'aisance  de  la 


PAYSANS    ET    OUVRIERS    DEPUIS    SEPT    SIÈCLES.  849 

classe  laborieuse.  La  France  de  1789  est  riche,  le  paysan,  l'ou- 
vrier y  sont  pauvres;  tandis  que  la  France  de  1475  est  évidem- 
ment pauvre,  alors  que  le  prolétaire  y  était  riche.  C'est  là  un  phé- 
nomène très  intéressant  à  retenir. 

En  l'espace  de  ces  six  siècles  (1200  à  1800)  qui  constituent  une 
période  notable  des  fastes  de  l'humanité,  un  morceau  énorme  de 
notre  vie  nationale,  que  de  changemens  opérés,  que  de  succès 
et  de  revers!  A  travers  les  heures  sombres  ou  glorieuses  que  la 
France  a  traversées,  indifférent  à  ces  péripéties,  à  ces  révolutions 
civiles,  à  ces  guerres  extérieures,  à  ces  intrigues  ou  à  ces  exploits 
que  nous  content  les  livres,  et  qui  passaient  au-dessus  de  sa 
tête,  parce  que,  dans  le  Français  d'autrefois,  ils  n'atteignent  que 
Vhom.me pidlic^  le  «  citoyen  »,  c'est-à  dire  une  toute  petite  parlic 
de  son  individu,  le  paysan,  l'ouvrier,  a  de  père  en  fils  labouré, 
tissé,  battu  le  fer,  fendu  le  bois,  scié  la  pierre.  Il  a,  comme  on  dit, 
«  gagné  la  Aie  » ,  suivant  cette  destinée  cruelle  qui  oblige  la  masse 
à  peiner  pour  ne  pas  mourir.  Cette  vie  a  été  plus  ou  moins  large, 
plus  ou  moins  dure  ;  mais  la  marche  de  la  société  ne  l'avait  pas 
adoucie  et,  par  une  contradiction  déplorable,  la  civilisation  sem- 
blait n'apporter  que  des  privations  et  des  misères  au  commun  des 
êtres.  De  ce  recul,  la  machine  gouvernementale,  la  «  politique  » 
était-elle  donc  responsable?  Non  certes,  mais  elle  n'avait  aucun 
moyen  de  lutter  contre  une  force  omnipotente  devant  qui  les 
combinaisons  des  potentats  ou  des  parlemens  ne  sont  que  pous- 
sière. Les  salaires  avaient  obéi  à  la  loi  naturelle  :  l'accroissement 
de  la  population  avait  réduit  le  prix  du  travail  et  haussé  le  prix 
de  la  terre. 

C'est  la  même  force  des  choses,  qui,  depuis  un  siècle,  a  enrichi 
le  travailleur  par  suite  de  l'entrée  en  scène  d'un  nouvel  élément 
de  production  :  la  science.  A  voir  la  population  française  passer 
de  2o  millions  d'àmes  environ  en  1790,  à  39  millions  en  1896, 
tandis  que  les  salaires  réels  ont  augmenté  de  moitié  ou  des  trois 
quarts,  on  s'est  pris  à  douter  de  la  vérité  des  formules  que  les 
savans  avaient  cru  dégager  jusqu'alors  ;  et  les  propositions  du 
sage  Malthus  ont  semblé  les  rêves  d'un  méchant  homme.  Or  ces 
formules  n'ont  pas  cessé  d'être  rigoureusement  vraies,  à  la  condi- 
tion de  les  adapter  un  temps  présent  :  il  demeure  évident  que 
plus  la  somme  des  denrées,  des  vêtemens,  du  combustible,  des 
matériaux  de  construction  et  des  marchandises  de  toute  nature 
sera  grande,  par  rapport  au  nombre  des  hommes  qui  se  les  parta- 
geront, plus  chacun  de  ces  hommes  aura  chance  d'en  avoir  davan- 
tage. Seulement  la  capacité  de  production  de  l'homme  était  jadis 
étroitement  limitée  :  limitée  par  l'énergie  infime  de  son  bras, 
limitée  par  le  faible  rendement  de  la  terre,  limitée  par  la  super- 
TOMK  cxxxvii.  —  1896.  5i 


850  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

ficie  modeste  de  sa  patrie,  où  il  demeurait  enclos  comme  en  un 
petit  monde.  Les  prix  de  toutes  choses,  et  aussi  le  prix  du  travail 
se  mouvaient  à  l'intérieur  de  ces  bornes  inflexibles. 

La  science  est  intervenue  ;  elle  a  multiplié  la  productivité  de 
l'homme  et  celle  de  la  terre  ;  elle  a  élargi  la  sphère  d'action  de 
chaque  individu,  de  chaque  pays;  elle  l'a  étendue  jusqu'à  la  tota- 
lité du  globe.  Economiquement  parlant,  malgré  les  barrières 
douanières,  la  créature  du  xix*"  siècle  n'a  plus  de  patrie.  Cette 
révolution  est-elle  terminée?  Qui  pourrait  le  dire?  Qui  voudrait 
le  croire?  N'apparaît-elle  pas,  à  nos  yeux  éblouis,  comme  Tau- 
re re  d'une  ère  incroyablement  heureuse  qui  va  s'ouvrir  pour  nos 
dcscendans?  Assurer  un  progrès  indéfini  serait  absurde  sans 
doute,  moins  absurde  cependant  que  supposer  le  progrès  d'hier 
fatalement  arrêté  au  point  où  il  est  parvenu.  Rien  ne  s'oppose  à 
ce  que  le  domaine  de  la  machine  s'étende,  —  au  fait  il  s'étend 
tous  les  jours  ;  —  à  ce  que  les  engins  nouveaux  soient  plus  parfaits 
et  mus  d'une  autre  façon  que  leurs  devanciers  ;  rien  ne  s'oppose 
à  ce  que  l'on  trouve  de  nouvelles  substances  pour  se  nourrir,  se 
vêtir,  se  chauffer,  s'éclairer,  se  loger,  ou  que  l'on  se  procure  les 
anciennes  plus  aisément,  ou  qu'on  les  utilise  avec  plus  d'adresse, 
moins  de  peine,  plus  de  profit.  Dans  la  voie  des  engrais  artificiels, 
par  exemple,  dont  la  découverte  transforme  l'agriculture,  n'est-il 
pas  de  nouveaux  secrets,  que  le  génie  d'un  chimiste  peut  con- 
traindre la  nature  à  révéler  demain? 

Il  est  donc  possible  que  la  science  dérange  encore,  à  notre 
avantage,  le  vieil  équilibre  entre  le  travail,  la  population  et  la 
terre,  sous  lequel  nos  pères  vivaient  courbés.  Il  est  certain  qu'elle 
l'a,  depuis  un  siècle,  prodigieusement  changé.  Mais  la  loi  sub- 
siste tout  entière  :  loi  éternelle  que  les  lois  politiques  n'influen- 
ceront pas.  Ces  dernières  vainement  se  flatteraient  d'améliorer 
le  sort  du  plus  grand  nombre,  en  prétendant  modifier  la  distiibii- 
tioii  des  richesses  existantes,  lorsque  c'est  seulement  par  la  créa- 
tion de  richesses  nouvelles  que  ce  sort  peut  devenir  meilleur. 
Pour  que  les  salaires  augmentent  encore,  il  n'est  qu'un  moyen  : 
c'est  que  les  produits  continuent  à  se  multiplier  en  plus  grande 
proportion  que  les  hommes,  afin  que  le  travail  de  l'homme 
acquière  vis-à-vis  d'eux  un  plus  haut  prix. 

y  G.  d'Avenel. 


\yx 


[ 


JEAN  d'agrèye.  513 

un  manteîfci.  Dans  le  mouvement  qu'il  fit,  son  sabre  accrocha  la 
drisse  du  pavillon;  la  légère  étamine  s'abattit  à  mi-mât;  il  n'y 
avait  plus  un  souffle  de  vent;  elle  s'afl"ala  contre  le  bâton. 

—  Tiens,  dit  Savéû,  voilà  le  pavillon  du  capitaine  en  berne! 
Il  n'a  pourtant  pas  l'air  d'un  qui  porte  la  mort  ! 

La  remarque  joviale  du  matelot  me  donna  froid  jusqu'au  fond 
de  l'âme.  Quelques  instans  encore,  je  distinguai  dans  les  ténèbres 
croissantes  le  fantôme  blanc  qui  fuyait,  l'élégante  silhouette  de 
mon  vieux  camarade  devant  le  signe  du  deuil  marin,  et,  comme 
une  phosphorescence  de  la  mer,  l'irradiation  fauve  de  cette  cou- 
ronne blonde  qui  semblait  absorber  toute  la  lueur  du  petit  fanal 
allumé  à  l'avant.  Ils  disparurent. 

Machinalement,  je  me  répétais,  en  les  associant  déjà,  ces  deux 
noms,  Jean...  Hélène... 

Je  courus  à  la  gare.  Mon  train  stoppait;  je  cherchai  Jean  sur 
le  quai;  je  ne  le  vis  point;  je  ne  l'ai  jamais  revu. 

Pardonnez-moi  de  mètre  attardé  à  ces  souvenirs.  Ils  ne  sont 
pour  vous  qu'un  préliminaire  de  ce  que  vous  attendez  ;  pour  moi, 
ils  sont  le  principal,  ils  ont  le  charme  des  dernières  bonnes 
journées  avant  une  large  entaille  dans  ma  vie  intime.  J'ai  eu  du 
cœur  autrefois,  on  n'est  pas  parfait  ;  j'en  avais  mis  le  plus  gros 
morceau  dans  cette  amitié.  —  Ah!  mon  pauvre  Jean!  —  A  lui 
maintenant,  à  eux  de  vous  conter  le  reste. 

Notre  vieil  ami  lut  durant  plusieurs  heures  de  nombreux 
extraits  des  lettres  et  des  cahiers  qu'il  avait  entre  les  mains.  Il 
nous  a  donné  l'autorisation  de  transcrire  les  parties  où  ses  audi- 
teurs prirent  le  plus  d'intérêt.  Nous  hésitons,  nous  aussi,  avant 
de  les  livrer  à  cette  publication.  Faut-il  mettre  sous  le  jugement 
des  hommes  tout  l'incompréhensible  spectacle  du  monde,  tout 
l'inextricable  écheveau  de  bien  et  de  mal  que  tissent  avec  nos 
vies  les  Lois  nécessaires?  Les  uns  disent  oui,  les  autres  disent 
non.  Indifférente  à  leurs  controverses,  la  Création  se  montre  à 
nous  sans  réserves.  Gela  lui  fut  sans  doute  ordonné.  Et  ses  plus 
grands  interprètes  humains  ont  pris  d'elle  leçon  de  franchise. 
Ceux  qui  liront  la  suite  voudront  bien  penser  à  la  parole  d'un 
poète  philosophe,  audacieux  investigateur  delà  Vie.  «  Et  cepen- 
dant, voilà  des  choses  qui  rentrent,  paraît-il,  dans  l'ordre  uni- 
versel. » 

Eugène-Melchior  de  VoGtJÉ. 

{La  deuxième  partie  au  prochain  numéro.) 
TOMR  cxxxviii.  —  1896.  33 


DE  L'ORGANISATION 


DU 


SUFFRAGE  UNIVERSEL 


VIII 


(1) 


CONCLUSION.  —  REFORMES    ACCESSOIRES 
L'ÉTAT    MODERNE    ORGANISÉ 


Nous  ne  nous  faisons  point  d'illusion  :  il  y  aura  des  résistan- 
ces, et  il  faudra  livrer  bataille.  Les  hommes,  qu'on  dit  parfois 
amis  des  nouveautés,  ont,  au  contraire,  en  général,  peu  de  goût 
pour  le  changement.  C'est  une  vérité  qui,  elle-même,  n'est  pas 
nouvelle,  puisque  voilà  quatre  siècles  bientôt  que  Machiavel  écri- 
vait :  «  Celui  qui  se  propose  de  réformer  l'état  d'une  cité,  s'il  veut 
que  sa  réforme  soit  acceptée,  est  obligé  de  garder  l'ombre  au 
moins  des  vieilles  coutumes,  afin  qu'il  ne  paraisse  pas  au  peuple 
avoir  changé  d'institution . . .  Car  l'universalité  des  hommes  se  nour- 
rit de  ce  qui  paraît  tout  autant  que  de  ce  qui  est; souvent  même 
ils  s'agitent  plus  pour  les  choses  qui  paraissent  que  pour  celles 
qui  sont  (2).  » 

(1)  Voyez  la  Revue  des  1"  juillet,  15  août,  15  octobre,  15  décembre  1895,  1"  avril, 
l"juin  et  1"  août  1896. 

(2)  Discorsi  sulla  prima  deçà  di  Tilo-Livio,  libro  1°,  édit.  de  1550,  p.  66, 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  515 

Mais  0  est  une  vérité  vraie  de  nos  jours  comme  alors,  et  même 
elle  est  devenue  plus  vraie,  à  mesure  que  les  gouverne  mens  sont 
devenus  plus  populaires.  Le  peuple,  millions  d'hommes,  est,  en 
cela,  des  millions  de  fois  homme;  il  se  repaît  de  mots,  et  d'ins- 
tinct s'attache  aux  routines  :  il  est  naturellement  paresseux  et 
passif;  il  aime  mieux  soutTrir  que  d'agir;  et  il  feint  d'ignorer  son 
mal,  ou  il  le  nie,  ou  il  le  déclare  incurable  (1)  :  trois  façons  de 
ne  rien  faire  et  de  ne  rien  changer. 

Seulement,  lorsque  le  mal  arrive  à  un  certain  degré,  si  l'on 
ne  change  rien,  si  l'on  ne  fait  rien,  on  en  meurt  :  et,  sans  phra- 
ses, nous  en  sommes  au  point  où  il  n'est  plus  possible  de  ne  rien 
faire  et  de  ne  rien  changer.  Déjà  personne  ne  peut  plus  ignorer  le 
vice  originel  d'un  régime  où,  il  y  a  cinquante  ans,  on  crut  que 
l'on  n'avait  qu'à  s'endormir,  en  se  laissant  porter  ;  déjà  personne 
ne  le  nie  plus  :  on  confesse  maintenant  les  péchés  du  suffrage 
universel  brut  ou  élémentaire,  et  volontiers  on  avouerait  qu'il 
est  temps  d'y  chercher  remède.  C'est  autant  de  fait  :  beaucoup  est 
fait  si  l'on  sent  bien  qu'il  y  a  quelque  chose  à  faire. 

Reste  à  savoir  ce  qui  est  à  faire.  Jadis,  dans  l'Etat  ancien, 
quand  le  gouvernement  s'opposait  au  peuple,  c'était  simple  :  on 
faisait  une  révolution  ;  le  peuple  opérait  sur  son  maître  que, 
par  définition,  il  regardait  toujours  un  peu  comme  son  ennemi. 
A  présent  que  le  gouvernement  sort  du  peuple,  le  peuple  opère 
sur  lui-même;  et  il  est  autrement  difficile  de  se  corriger  que  de 
détruire,  autrement  difficile  de  faire  sur  soi  une  réforme  qu'une 
révolution  contre  autrui.  Néanmoins  plus  d'échappatoire  :  une 
impérieuse  nécessité  nous  presse,  celle  de  changer  pour  vivre  ; 
l'impossibilité  de  vivre  sans  changer  nous  pousse  :  nous  sommes 
pris  entre  l'une  et  l'autre,  et  toute  issue  nous  est  fermée;  nous 
n'avons  même  plus  la  ressource  d'en  sortir  par  une  révolution. 
Il  n'est  pas  de  raison,  ni  de  prétexte,  ni  d'hésitation,  ni  de  rési- 
gnation qui  tienne  :  il  faut  changer. 

Il  faut  trancher  dans  le  vif  de  nos  institutions,  et  le  vif  de  nos 
institutions,  l'Etat  moderne  étant  ce  que  l'on  a  dit,  c'est  le  suffrage 
universel.  C'est  dans  le  suffrage  universel  qu'il  y  a  à  réformer  et 
à  refaire.  Ce  que  nous  demandons  que  l'on  y  réforme  et  y  refasse, 
est-ce  bien  cela  qui  est  utile  et  bon?  Est-ce  cela  qui  serait  le 
meilleur?  Nous  en  avons  la  ferme  conviction;  et  nous  voudrions 
prouver  :  1°  que  notre  système  est  fait  «  pour  les  hommes  tels 
qu'ils  sont  ou  tels  qu'ils  vont  être  prochainement  »  ;  2°  qu'il  vise 


(1)  Voy.  John  Stuart  Mill,  le  Gouvernement  représentatif,  trad.  Dupont-White, 
p.  Vu,  118. 


516  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

plus  loin  et  qu'il  va,  en  efï'et,  plus  loin  qu'à  changer  «  le  mal 
d'estomac  pour  le  mal  de  tête  (1).  » 

Je  dis  «  le  système  » ,  et  non  une  proposition  détachée  du  sys- 
tème. Aussi  bien,  quelle  est  cette  crise?  la  crise  de  l'Etat  mo- 
derne, non  pas  seulement  une  crise  du  régime  parlementaire;  et 
quelle  en  est  la  solution?  non  pas  seulement  l'organisation  du 
suffrage  universel,  mais  l'organisation  de  l'Etat  moderne,  demeuré 
jusqu'ici  inorganique  et  comme  fortuit,  spontané  ou  improvisé. 

I 

Organiser  le  suffrage  universel  est  assurément  la  première 
partie  du  programme,  la  plus  importante  à  la  fois  et  la  plus  urgente. 
On  sait  quel  devrait,  suivant  nous,  et  pourrait  être  le  principe 
de  cette  organisation.  Il  ne  saurait  y  avoir  de  représentation  orga- 
nique là  où  il  n'y  a  pas  représentation  réelle  du  pays  ;  et  il  ne 
saurait  y  avoir  représentation  réelle  du  pays  là  où  quelque  chose 
a  une  place  dans  le  parlement  qui  ne  vit  pas  réellement  dans  le 
pavs,  ni  là  où  quelque  chose  qui  vit  réellement  dans  le  pays  n'a 
pas  sa  place  dans  le  parlement. 

Tout  effort,  par  conséquent,  vers  une  représentation  orga- 
nique tend  à  rapprocher  la  représentation  nationale  de  la  vie  natio- 
nale, à  donner  celle-ci  pour  base  à  celle-là;  et,  si  la  vie  nationale 
est  la  résultante  d'une  multitude  de  vies  individuelles  et  d'un 
certain  nombre  de  vies  collectives,  la  représentation  nationale  la 
plus  exacte,  la  plus  complète,  la  plus  organique,  sera  celle  qui  con- 
tiendra en  abrégé  le  plus,  comme  quantité  et  comme  intensité, 
de  ces  vies  individuelles  et  de  ces  vies  collectives.  Et,  par  consé- 
quent, pour  s'en  tenir  à  la  coupe  britannique  (et  en  quelque  façon 
classique)  du  parlement  en  deux  Chambres,  il  nous  a  semblé  que  la 
première,  la  Chambre  des  députés,  pourrait  être  plus  spécialement 
la  Chambre  des  vies  individuelles,  et  la  seconde,  qu'on  appellerait 
Sénat  ou  de  tout  autre  nom,  la  Chambre  des  vies  collectives;  que 
l'ensemble  embrasserait  à  peu  près  et  résumerait  la  vie  nationale; 
que,  de  la  sorte,  enfin,  l'on  aurait  une  représentation  organique. 

Au  point  de  vue  pratique,  pour  la  Chambre  des  députés,  le 
moyen  d'y  introduire  le  plus  de  vies  individuelles  le  plus  réelle- 
ment vécues  a  paru  être,  en  respectant  le  suffrage  universel,  de 
grouper  tous  les  citoyens  en  catégories  professionnelles  très  ou- 
vertes et  très  larges,  de  doubler  d'une  circonscription  sociale  la 
circonscription  géographique.  Le  moyen  de  fonder  le  Sénat  sur  la 

(1)  Gulchardin,  Del  reggimento  di  Firenze,  lib.  1°.  Œuvres  inédites,  t.  II,  p.  100. 


DE    l'ORGAMSATIO-N    DL"    SUFFRAGIi    UNIVERSEL.  517 

base  des  -^es  collectives,  qui  sont,  elles  aussi,  et  font  de  la  vie 
nationale,  on  a  pensé  le  trouver  dans  l'attribution  du  vote  aux 
unions  locales  de  divers  ordres  :  unions  territoriales,  naturelles 
ou  administratives,  communes,  départemens  :  unions  civiles  ou 
sociales,  corps  constitués,  sociétés  savantes,  associations  que  la 
loi  déterminerait. 

Contre  un  Sénat  ainsi  recruté,  on  ne  voit  pas  bien  les  objec- 
tions qui  s'élèveraient,  si  ce  n'est  que  ces  dernières  unions,  les 
unions  civiles  ou  sociales,  ne  sont  pas  suffisamment  définies; 
mais  la  définition  n'en  est,  tout  de  même,  pas  impossible  à  donner, 
et  pourquoi,  par  exemple,  ne  serait-ce  pas  :  «  toutes  les  associa- 
tions qui  ont  un  objet  d'intérêt  public?  »  —  Quant  au  Sénat,  en 
somme,  peu  de  contestation  ;  la  défense  de  la  Bastille  parlemen- 
mentaire  se  concentre  autour  de  la  Cbambre  des  députés. 

Marquons  pourtant  un  point  gagné  :  on  ne  nous  envoie  pas 
les  boulets  de  pierre  dont  nous  nous  étions  permis  de  supposer 
que  l'antique  arsenal  était  plein  ;  on  ne  nous  a  pas  soupçonné  de 
vouloir  restaurer  «  les  ordres  »  et  les  «  corporations.  »  On  se 
sert  d'argumens  d'un  modèle  plus  récent.  —  «  Ce  système,  on  le 
connaît  bien,  s'écrient  les  uns  :  c'est  la  représentation  des  inté- 
rêts !  »  —  Et  les  autres:  «  Oui,  sans  doute,  on  le  connaît  bien: 
c'est  la  représentation  professionnelle  !»  —  «  Avec  la  représenta- 
tion des  intérêts,  comment  faire  pour  que  les  intérêts  privés  ne 
priment  pas  lïntérêt  général?  »  demandent  les  uns.  —  Et  les 
autres  :  «  Avec  la  représentation  professionnelle,  comment  faire 
pour  que  le  groupement  ne  soit  point  arbitraire  ?  » 

('  Chaque  groupe,  ajoutent  les  uns,  fera  masse  pour  s'opposer 
et  se  préférer  à  ses  voisins,  qu'il  traitera  en  concurrens.  »  — Et 
les  autres  :  «  Dans  chaque  groupe,  quel  rapport}'  a-t-il  entre  tels 
et  tels  individus?  » 

Coupant  court  à  toutes  ces  querelles  :  «  Vous  divisez  trop  !  » 
nous  reprochent  les  uns.  —  Mais  les  autres  :  «  Vous  ne  subdivisez 
pas  assez  !  »  —  Les  uns  :  «  Vous  particularisez  tout  !»  —  Et  les 
autres:  «  Vous  n'organisez  rien!  »  Bouleversement,  suivant  les 
uns,  amusement  suivant  les  autres  :  —  «  Vous  nous  li\Tez  aux 
ouvriers  »,  gémissent  les  économistes.  —  Mais  les  socialistes  voci- 
fèrent :  «  Vous  perpétuez,  vous  aggravez  la  tyrannie  bourgeoise  1  » 
—  On  pourrait  longtemps  continuer  ainsi.  Mais  qui  ne  voit  que  dans 
cette  coalition  de  gens  que  scandalise,  effraye  ou  déconcerte  la  ré- 
forme proposée,  il  ne  manque  pas  de  contradictions?  qu'au  total 
il  en  manque  si  peu,  que  la  coalition  se  ruine  toute  seule,  d'elle- 
même,  par  ses  propres  contradictions  ? 

Sans  vanité,  je  ne  crois  pas  qu'il  y  ait  un  de  ces  excellens  pré- 


518  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

textes  à  ne  rien  faire  que  je  ne  puisse  être  presque  sûr  d'écarter; 
un  de  ces  argumens,  si  l'on  veut,  que  je  ne  sois  presque  sûr  de 
réfuter.  Mais  à  quoi  bon  discuter  sur  des  détails  qui,  pour  ne 
pas  être  tout  à  fait  indifférens,  n'ont  pourtant,  à  cette  heure,  qu'une 
importance  très  secondaire  ?  Serait-ce  assez  de  sept  catégories  ? 
N'en  faudrait-il  pas  davantage  ?  Un  notaire  de  petite  ville  est-il 
plus  près  d'un  académicien  qu'un  électeur  quelconque  d'un  second 
électeur  quelconque?  mettons:  que  M.  Thiers  de  son  porteur 
d'eau?  Le  politicien,  que  nous  vouions  tuer,  est  subtil,  insinuant; 
ne  reparaîtrait-il  pas  dans  tel  ou  tel  des  groupemens  adoptés? 
—  Beaux  sujets  de  dissertation  et  de  polémique,  mais  pour  plus 
tard.  —  Pour  le  moment,  nous  n'en  sommes  pas  encore  a  l'apo- 
logie, nous  n'en  sommes  qu'à  l'exposition  du  système. 

La  réponse  à  tout  cela  ne  nous  embarrasse  guère,  mais  nous 
n'avons  pas  à  répondre  ;  nous  combattons  en  masse  et  non  en 
ordre  dispersé.  Puisque  «  le  bloc  »  est  à  la  mode,  voici  un 
bloc.  De  peur  qu'on  ne  nous  dise  :  «  C'est  donc  là  tout  votre  sys- 
tème :  la  représentation  des  intérêts  !  la  représentation  profes- 
sionnelle !  »  ayons  soin  de  bien  établir  que  non,  ce  n'est  point 
là  tout  notre  système,  qui  nest,  d'ailleurs,  ni  la  représentation 
professionnelle  ni  la  représentation  de.'i  intérêts. 

Ce  n'est  pas  la  représentation  professionnelle,  et  ce  n'est  pas 
la  représentation  des  intérêts.  Que  vient  faire  ici  la  profession? 
Nous  ne  l'invoquons  que  comme  le  signe,  comme  l'indication 
d'une  certaine  identité,  tout  au  moins  d'une  certaine  similitude 
de  vie.  Mais  le  fond,  la  base,  la  moelle  ou  le  nerf  du  système,  c'est 
la  vie.  Pourquoi,  alors,  le  groupement  par  professions?  Parce  que 
la  profession  est  ce  qu'il  y  a  de  plus  réel,  de  plus  positif,  de  plus 
constant  et  de  plus  présent,  de  plus  spécifique  dans  la  vie  so- 
ciale de  l'homme;  parce  que,  si  l'homme  ne  vit  pas  seulement  de 
pain,  cependant  il  vit  surtout  de  pain,  et  que  son  pain,  c'est  sa 
profession  qui  le  lui  donne. 

Gomme  le  besoin  du  pain  est  quotidien,  la  profession,  pour 
l'homme,  est  nécessaire  et  quotidienne.  Il  ne  la  prend  pas  un 
beau  matin  tous  les  quatre  ans  pour  vivre  d'elle  cinq  minutes  et 
la  quitter  avant  le  soir,  ainsi  que  la  plupart  des  électeurs  font 
d'une  opinion  politique,  quand  ils  se  donnent  la  peine  d'en  prendre 
une,  même  pour  cinq  minutes.  Elle  dure  singulièrement  plus  que 
la  période  électorale  ;  le  grand  jour  passé,  beaucoup  de  Français, 
ayant,  au  petit  bonheur,  choisi  le  candidat  radical  ou  le  candidat 
modéré,  ne  se  réveillent  ni  radicaux  ni  modérés,  qui  se  retrouvent 
bouchers  ou  cordonniers. 

On   nous  accuse   d'avoir  repoussé  «   dédaigneusement   »  la 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  319 

représentation  proportionnelle,  à  la  manière  genevoise.  Dédai- 
gneusement est  de  trop  :  nous  ne  saurions  avoir  de  dédain  pour 
une  tentative  qui  vise  à  plus  de  justice  et  plus  de  vérité.  Mais  si, 
tout  en  lui  reconnaissant  des  intentions  éminemment  morales, 
nous  avons  cherché  autre  chose  que  la  représentation  propor- 
tionnelle, ce  n'est  point,  ou  ce  n'est  pas  uniquement,  par  l'un  des 
motifs  allégués  couramment  contre  elle.  C'est,  comme  nous 
l'avons  dit,  parce  qu'elle  n'embrasse  pas  assez  de  l'homme  ni  assez 
de  la  vie,  —  de  la  vie  et  de  l'homme  de  tous  les  jours;  —  c'est 
parce  que  rien  ne  peut  être  plus  factice,  plus  artificiel  qu'elle  n'est, 
si  elle  crée  une  vie  artificielle  et  un  homme  factice,  en  supposant 
que  tout  citoyen  a  «  une  règle  de  conduite  politique,  une  opinion 
arrêtée  et  immuable,  susceptible  d'être  fixée,  cotée  et  classée.  » 

Nous  repoussons  donc  la  représentation  proportionnelle,  — 
sans  dédain,  —  mais  nous  la  repoussons,  parce  que  ce  n'est  pas 
une  représentation  réelle  du  pays  réel,  et  vivante  du  pays  vivant, 
mais  bien  la  représentation  mathématique  d'un  pays  qui  n'existe 
pas,  ou  qui  n'existe,  au  plus,  qu'un  jour,  tous  les  trois  ou 
quatre  ans.  L'opinion  politique,  sur  laquelle  repose  la  représen- 
tation proportionnelle,  ce  n'est  que  le  vêtement  de  l'homme  et 
un  vêtement  qui  se  lave  :  parmi  la  grande  masse  des  hommes,  il 
en  est  qui  en  changent  souvent;  beaucoup  qui  se  couvrent,  au 
hasard  de  la  rencontre,  d'un  haillon  ou  d'un  oripeau;  beaucoup 
même  qui  vont  tout  nus  ;  c'est-à-dire  beaucoup  qui  n'ont  pas  du 
tout  d'opinion  politique,  ou  n'en  ont  une  que  d'emprunt,  ou  en 
ont  plusieurs  de  rechange.  Mais  la  profession,  au  contraire,  c'est 
l'homme  :  il  n'est  pas  d'homme  qui,  jusque  dans  la  politique,  ne 
porte,  qu'on  nous  passe  l'expression,  quelque  stigmate  profes- 
sionnel; et  si  c'est  la  vie  que  vous  cherchez,  si  c'en  est  un  signe, 
une  marque,  un  caractère  tout  ensemble  très  apparent  et  très 
profond,  vous  l'avez  là,  dans  la  profession  :  une  représentation 
fondée  sur  elle,  en  tant  qu'indication  du  genre  de  vie,  sera  sûre- 
ment la  représentation  réelle  et  vivante  du  pays  réel  et  vivant. 

Quoique  fondée  sur  la  profession,  cette  représentation  vivante 
du  pays  vivant  n'est  pas  la  représentation  professionnelle  :  nos 
adversaires  le  disent  eux-mêmes  :  elle  comporterait,  autrement, 
plus  de  sept  groupes;  et,  quoique  les  intérêts  n'en  soient  pas 
exclus,  ce  n'est  pas  davantage  la  représentation  des  intérêts.  Mais, 
au  bout  du  compte,  quand  cela  serait?  Quand  même  ce  système 
serait  une  forme  de  la  représentation  des  intérêts?  Il  est  curieux  et 
édifiant  de  voir  quelles  et  combien  de  pudeurs  s'effarouchent  dans 
les  deux  Chambres  à  la  seule  pensée  d'une  représentation  des  inté- 
rêts 1  —  Eh  quoi  !  ce  seraient  des  «  intérêts  »  qui  seraient  repré- 


520  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

sentes,  des  «  intérêts  particuliers  »!  Et  l'intérêt  public,  général, 
national,  qu'en  fait-on? —  Mais  plutôt,  qui  trompe-t-on  ici? Nos 
sénateurs,  nos  députés,  s'ils  n'étaient  pas,  en  forte  majorité,  les 
commissionnaires  médaillés  de  leurs  comités,  de  leurs  coteries, 
de  leurs  cafés  et  de  leurs  loges  ;  s'ils  dépassaient  le  cercle  de  leur 
arrondissement  et  si  parfois  ils  perdaient  de  vue  le  clocher  de 
leur  chef-lieu,  auraient  le  droit  de  témoigner  d'une  vertueuse 
indignation;  mais  ce  droit,  ils  ne  peuvent  l'avoir  puisque,  main- 
tenant déjà,  ils  ne  représentent  que  des  «  intérêts  particuliers  », 
et  des  «  intérêts  »  minuscules,  et  des  «  intérêts  »  qui  ne  sont 
pas  toujours  hautement  avoués. 

Avec  le  système  que  nous  proposons,  si  ce  sont  des  intérêts 
encore  qui  seraient  représentés,  ce  seraient  toutefois,  à  voir  les 
choses  en  leur  réalité,  des  intérêts  moins  particuliers,  et,  dans 
tous  les  cas,  il  y  aurait  moins  d'intérêts  particuliers  représentés; 
on  peut  dire  qu'il  n'y  en  aurait  que  sept,  comme  il  n'y  aurait  que 
sept  groupes  professionnels  ;  mais  dussent-ils  se  subdiviser  par 
régions  et  par  métiers,  ils  seraient  infiniment  moins  menus  que 
ceux  qui  l'emportent  aujourd'hui  :  ce  ne  serait  plus  une  pous- 
sière d'intérêts  flottant  au-dessus  d'une  poussière  de  suffrage. 

Mais  qu'importe,  reprend-on,  qu'il  y  en  ait  moins,  si  chacun 
d'eux  est  plus  tenace,  plus  ardent,  et  s'ils  sont  vis-à-vis  l'un  de 
l'autre  en  un  perpétuel  et  inapaisable  conflit?  Ce  n'est  point  ici, 
on  le  répète,  le  lieu  de  discuter  sur  les  détails;  sans  quoi,  l'on 
montrerait  qu'en  supposant  fatalement  contradictoires  les  intérêts 
de  tel  et  tel  groupes,  les  intérêts  de  l'agriculture,  d'une  part,  et, 
d'autre  part,  de  l'industrie  ou  du  commerce,  l'équilibre  naturel 
des  forces  est  si  bien  établi  qu'ils  seraient  en  balance,  —  car  l'agri- 
culture compterait  225  représentans  dans  notre  Chambre  de 
500  membres,  et  l'industrie,  le  commerce,  les  transports  en  comp- 
teraient 229,  —  et  ainsi  ce  seraient  les  professions  libérales,  plus 
désintéressées,  qui  les  départageraient  par  leurs  46  voix. 

Il  suffira  peut-être  de  faire  observer  que  croire  à  ce  point  les 
intérêts  des  divers  groupes  fatalement  contradictoires,  irréduc- 
tibles et  inconciliables,  est  d'une  psychologie  assez  superficielle. 
Combien  l'étude  approfondie  des  institutions  et  des  sociétés  avait 
appris  à  sir  Henry  Maine  à  en  juger  mieux,  lorsqu'il  affirmait  : 
«  L'histoire  politique  nous  enseigne  que,  de  tout  temps,  les 
hommes  se  sont  querellés  avec  plus  d'acharnement  à  propos  de 
phrases  et  de  formules  qu'à  propos  d'intérêts  matériels  propre- 
ment dits  (1)  !  »  C'est  là  que  nous  en  sommes  :  aux  enragées  que- 

(1)  V.  sir  Henry   Sumner  Maine,  Essais  sur  le  ffouvernement  populaire,  trad. 
franc.,  p.  119. 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  521 

relies,  sans  nu  et  sans  objet,  de  formules  et  de  phrases,  et  le  par- 
lementarisme s'embourbe  dans  une  stupide  logomachie. 

Eh  bien  donc!  quand  même  en  ce  que  nous  proposons  il  y 
aurait  une  certaine  dose  de  représentation  des  intérêts,  où  serait 
le  mal?  du  moins  où  serait  le  plus  grand  mal?  blst-ce  que,  comme 
toujours  et  plus  que  jamais,  ce  ne  sont  pas  les  intérêts  qui  font 
tourner  le  monde  ?  Est-ce  que  partout  les  questions  sociales  ne 
sont  pas  en  train  de  passer  au  premier  plan,  laissant  loin  derrière 
elles  ce  que  l'on  sobstine  à  nommer  les  questions  politiques? 
Est-ce  qu'il  y  a  d'autres  questions  politiques,  au  fond,  que  ces 
questions  sociales?  Mais,  si  beaucoup  de  questions  sociales  sont, 
au  premier  chef,  des  questions  morales,  beaucoup  aussi  sont  des 
questions  économiques;  et  alors,  où  serait  le  mal,  que  le  parle- 
ment, ayant  surtout  à  résoudre  désormais  des  questions  écono- 
miques, fût  constitué  surtout  suivant  un  classement  économique? 

Il  y  aurait  à  cette  disposition  d'autant  moins  d'inconvéniens 
que  la  Chambre  des  députés,  recrutée  suivant  ce  classement,  ne 
serait  pas  seule  et  sans  contrepoids,  qu'à  côté  d'elle,  en  face  d'elle, 
serait  un  Sénat  recruté  d'après  un  cadre  tout  ditîerent,  à  la  base 
duquel  on  ne  trouverait  plus  ni  le  nombre  ni  l'individu,  ni  aucune 
espèce  d'intérêts  particuliers,  mais  bien  des  groupemens,  des 
vies  et  des  intérêts  collectifs. 

Que  nous  le  voulions,  du  reste,  ou  ne  le  voulions  pas,  en  ce  sens 
vont  les  choses  et  le  courant  nous  entraîne.  On  a  déjà  remarqué 
avec  raison  qu'à  maintes  reprises,  pendant  ces  dernières  années, 
les  Chambres  se  sont  bornées  à  rédiger  en  articles  de  loi  les 
vœux  transmis  et  même  les  projets  élaborés  par  des  représenta- 
tions spéciales,  comme  les  Chambres  de  commerce,  dont  le  rôle  a 
été  si  considérable  dans  une  circonstance  récente.  D'un  autre 
côté,  mais  dans  le  même  sens,  un  puissant  mouvement  se  des- 
sine en  faveur  de  la  création  de  Chambres  d'agriculture,  et,  d'une 
manière  générale,  de  Chambres  professionnelles.  Ce  ne  sont  point 
là  des  postulats  de  théoricien,  ce  sont  des  faits;  et  sur  ces  faits 
nous  pouvons  dire  qu'est  assise  solidement  la  première  de  nos 
deux  propositions,  à  savoir  que  notre  système  est  fait,  ainsi  que 
le  recommandait  J.  StuartMill,  «  pour  les  hommes  tels  qu'ils  sont 
ou  ne  peuvent  manquer  d'être  prochainement.  » 

II 

La  seconde  proposition  est  celle-ci  :  «  Notre  système  vise  plus 
loin  et  va  en  effet  plus  loin  qu'à  changer,  selon  le  mot  expressif 
et  réaliste  de  Guichardin,   le  mal  d'estomac  contre  le  mal  de 


522  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

tête.  »  Il  vise  et  il  va  jusqu'à  corriger  non  seulement  le  suffrage 
universel,  mais  tout  le  régime  parlementaire.  Le  suffrage  uni- 
versel organisé  assurerait  au  pays  une  meilleure  représentation  ; 
mais  il  faudrait  lui  assurer  aussi  une  meilleure  législation.  Pour 
qu'il  l'eût  enfin,  cette  législation  meilleure,  il  faudrait  que]  les 
Chambres  fussent  plus  représentatives  (c'est  où  conduit  notre  sys- 
tème) et  moins  législatives;  pour  qu'elles  fussent  moins  législa- 
tives, avec  l'importance  de  la  loi  dans  l'Etat  moderne,  il  faudrait 
que  l'on  instituât  un  organe  spécial  de  législation. 

Un  tel  organe  serait  utile,  quelle  que  fût  la  forme  du  gouverne- 
ment; mais,  dans  une  démocratie,  il  est  plus  qu'utile,  il  est  indis- 
pensable. Car,  si  «  la  tendance  générale  des  choses  est  de  faire  de 
la  médiocrité  la  puissance  dominante  (1)  »,  cette  tendance  s'accuse 
surtout  et  trouve  à  s'affirmer  dans  les  démocraties,  —  nous  n'avons 
qu'à  regarder  autour  de  nous  pour  voir  si  la  nôtre  fait  exception. 
Car,  si  «  les  peuples  ne  sont  pas  indéfiniment  progressifs  et  cessent 
de  l'être  plus  vite  qu'on  ne  croit  »,  c'est  dans  les  démocraties  qu'ils 
le  sont  certainement  le  moins  ou  cessent  le  plus  vite  de  l'être  :  et 
c'est  dans  les  démocraties  qu'ils  ont  le  plus  pressant  besoin  d'être 
relevés,  soutenus,  et  en  quelque  sorte  portés  au-dessus  d'eux- 
mêmes.  Livrée  à  son  penchant,  toute  démocratie  est  une  masse 
qui  tombe.  Aussi  n'est-il  personne  qui,  pour  peu  qu'il  ait  réfléchi 
sur  la  politique,  ne  soit  d'avis  qu'il  n'y  a  pas  de  gouvernement 
«  qui  veuille  être  organisé  de  plus  près  qu'un  gouvernement  à  très 
large  base  démocratique  »  et  comme  conclusion  précise,  que 
«  tout  gouvernement  fait  pour  un  degré  élevé  de  civilisation, 
devrait  avoir  parmi  ses  élémens  fondamentaux  un  corps  dont  les 
membres,  peu  nombreux,  auraient  la  charge  expresse  de  faire 
les  lois  (2).  » 

Or,  que  nous  poursuivions,  que  nous  nous  efforcions  de  réa- 
liser un  type  de  gouvernement  éminemment  progressif  et  ((  fait 
pour  un  degré  élevé  de  civilisation  »,  c'est  ce  dont  témoignent 
jusqu'aux  déclamations  de  nos  orateurs  de  réunion  publique  :  et, 
quelques-uns  de  ceux  sur  les  lèvres  de  qui  bourdonnent  conti- 
nuellement les  mots  de  «  progrès  »  et  de  <(  civilisation  »  en  ont 
peut-être  une  idée  singulière,  mais  quant  aux  qualités  que  doit 
réunir  le  gouvernement  dans  l'Etat  moderne,  plus  ou  moins  con- 
sciemment, tous,  nous  sommes  unanimes.  Voulant  la  fin,  qui  est 
cela,  il  faut  donc  vouloir  le  moyen,  qui  est  d'instituer  au  plus 
tôt  chez  nous  ce  corps  expressément  chargé  de  faire,  ou  plutôt  de 
préparer,  d'étudier,  d'élaborer  les  lois,  de  leur  donner  façon  et 

(1)  J.  St.  Mill,  le  Gouvernement  représentatif,  trad.  Dupont- White,  p.  36. 

(2)  M.  ibid.,  p.  130-131. 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  o23 

figure  de  lois,  de  les  rédiger  en  un  bon  texte  et  de  les  codifier  en 
un  bon  ordre. 

Mais  ce  corps  est-il  vraiment  à  instituer  en  France?  et  avons- 
nous  à  le  faire  surgir  de  terre?  X'existe-t-il  pas  déjà?  et  s  agit-il 
d'autre  chose  que  de  lui  permettre  de  rendre,  après  avoir  atteint 
son  complet  développement,  tous  les  services  qu'on  serait  en  droit 
d'attendre  de  lui?  au  premier  rang  desquels  cet  incomparable  ser- 
vice de  nous  sauver  des  décadences  faciles  aux  démocraties,  de 
maintenir  en  nous  l'aptitude  au  progrès,  de  nous  doter,  par  une 
législation  supérieure  et  en  tant  que  c'est  affaire  de  législation, 
d'un  gouvernement  et  d'une  politique  dignes  «  d'un  degré  élevé 
de  civilisation  ».  Oui,  ce  corps  existe  :  il  n'est  pas  ce  qu'il  de- 
vrait être  ;  mais  on  n'a  qu'à  vouloir  et  il  le  sera  demain  :  c'est  le 
Conseil  d'Etat.  Ah!  sans  doute,  l'on  va  tout  de  suite  nous  accuser 
de  revenir  à  la  constitution  de  1852  et  même  à  la  constitution  de 
l'an  VIII.  Mais  des  spectres  d'empire  ne  sont  point  des  raisons; 
et  si  l'une  ou  l'autre  de  ces  constitutions  nous  offre  justement, 
ou  à  peu  près,  ce  dont  nous  avons  besoin,  pourquoi  ne  le  lui 
prendrait-on  pas? 

Ainsi  l'Etat,  en  dehors  de  l'exécutif  (que  l'on  a  volontairement 
né^bgé),  serait  organisé  sur  ce  plan  :  deux  Chambres  et  un  Conseil 
d'Etat  coopérant  à  la  législation  ;  les  deux  Chambres  plutôt  re- 
présentatives, de  contrôle,  de  critique,  de  consentement  et  de 
sanction;  le  Conseil  d'Etat,  plus  proprement,  plus  activement 
législatif,  et,  du  commencement  à  la  fin,  chargé  de  la  confection 
positive,  matérielle,  de  la  confection  technique  de  la  loi.  Au  sortir 
du  Conseil  d'Etat,  les  projets  de  loi  iraient  devant  les  Chambres 
qui,  après  examen  et  discussion,  —  en  cela  on  ne  copie  pas  ser- 
vilement la  constitution  de  l'an  VIII, —  en  prononceraient  l'adop- 
tion ou  le  rejet,  mais  sans  pouvoir  les  amender;  ou  bien,  si  elles 
les  amendaient,  les  projets,  alors,  retourneraient  au  Conseil  d'Etat 
qui  en  «  collationnerait  »  à  nouveau  les  articles,  pour  éviter  que 
des  remaniemens  successifs  introduisent  dans  un  coin  de  leur 
texte  quelque  contradiction  avec  ce  texte  même  ou  avec  d'autres 
lois.  Le  parlement  ne  perdrait,  à  ce  partage,  rien  de  ses  droits  ni 
de  ses  prérogatives  essentielles  ;  l'exercice  seul  en  serait  mieux 
réglé  :  ce  serait  la  division  du  travail  législatif,  avec  son  corollaire, 
la  spécialisation  du  travail,  qui  ne  produiraient  certainement  pas 
là  des  résultats  moins  favorables  qu'ailleurs.  Les  Chambres  ne 
seraient  même  pas  privées  de  leur  initiative  ;  et  si  le  gouvernement 
se  montrait  trop  rétif  ou  trop  lent  à  leur  gré,  elles  pourraient, 
par  une  motion,  l'inviter  à  déposer  un  projet  de  loi  sur  telle  ma- 
tière, lequel  projet  serait,  bien  entendu,  arrêté  en  Conseil  d'Etat, 


524  REVUE  DES  DEUX  MONDES. 

le  but  étant  de  faire  du  Conseil  d'Etat  l'organe  spécial  et  nécessaire 
de  la  législation. 

Ce  corps  légiférant,  comment  se  recruterait-il?  Pour  qu'il  rende 
pleinement  ce  qu'il  doit  rendre,  il  est  manifeste  qu'il  ne  faudrait 
pas  le  peupler  de  préfets  fourbus,  d'avoués  sans  clientèle,  de 
hauts  fonctionnaires  mûrs  pour  la  retraite,  et  de  jeunes  gens  qui 
ne  se  sont  guère  distingués  autre  part  que  dans  l'antichambre  d'un 
ministre.  Le  mieux  serait  qu'il  fût  comme  un  suprême  corps 
constitué,  où  les  grands  corps  constitués  de  l'Etat  (non  point  les 
chambres,  mais  la  Cour  de  cassation,  la  Cour  des  comptes,  l'In- 
stitut, l'armée,  la  marine,  etc.),  enverraient  tous  des  délégués. 
J.  Stuart  Mill  recommandait  que  les  membres  en  fussent  peu 
nombreux;  mais  en  trop  petit  nombre,  dans  une  démocratie,  ils 
n'échapperaient  pas  à  la  suspicion,  et,  devant  les  Chambres  comme 
devant  le  pays,  ils  manqueraient  d'autorité. 

Ils  en  manqueraient  aussi  inévitablement,  si,  par  leur  nomi- 
nation, ils  dépendaient  de  l'exécutif  et  semblaient  devoir  être  à 
sa  dévotion.  Mais  ne  pourrait-on  pas  arriver  à  faire  que  le  re- 
crutement de  ce  Conseil  d'Etat  élargi,  fût,  pour  ainsi  dire,  automa- 
tique, en  disposant  qu'y  siégeront  de  droit  les  deux  ou  trois  plus 
anciens  conseillers  de  la  Cour  de  cassation,  les  deux  ou  trois  plus 
anciens  conseillers  de  la  Cour  des  comptes,  les  deux  ou  trois  plus 
anciens  généraux  de  division  et  vice-amiraux,  les  deux  ou  trois 
plus  anciens  membres  de  chacune  des  classes  de  l'Institut,  etc.? 

Formé  de  cette  manière,  le  Conseil  d'Etat  légiférant  serait 
réellement  doué  d'autant  d'indépendance  que  peut  en  comporter 
la  condition  des  hommes,  et,  autant  qu'il  est  possible,  affranchi 
de  tout  lien  :  nec  spe  nec  me  tu,  sans  crainte  et  sans  espérance; 
puisque  ses  membres,  parvenus  au  sommet  de  leur  carrière  et 
au  bout  de  leur  ambition,  n'auraient  plus  rien  à  perdre  par  la 
résistance,  ni  par  la  complaisance  rien  à  gagner.  En  même  temps 
que  les  plus  fortes  garanties  d'impartialité,  ils  présenteraient,  du 
fait  même  de  leur  recrutement,  les  garanties  les  plus  fortes  de 
compétence,  et  il  serait  malaisé  de  réunir,  les  hommes  étant  les 
hommes,  plus  de  désintéressement, d'expérience  et  de  lumières. 

Mais,  au  surplus,  le  mode  de  recrutement  de  ce  Conseil,  c'est 
encore  une  question  secondaire,  et  sur  laquelle,  quant  à  présent, 
nous  n'insisterons  pas,  pourvu  qu'on  s'attache  à  ceci  :  qu'il  faut 
arriver  à  en  faire  un  grand  conseil  légiférant,  le  principal  corps 
légiférant  de  l'État;  ai  par  ce  motif  excellent  que,  dans  l'Etat, 
il  n'y  en  aurait  point  de  plus  apte  à  remplir  une  telle  fonction.  Le 
Sénat,  même  comme  nous  le  concevons,  y  serait  évidemment 
moins  apte,  et  la  Chambre   des  députés,  même  comme  nous  la 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  525 

concevons,  y  serait  moins  apte  :  aussi,  dans  la  confection  de  la  loi, 
où  tous  les  trois  collaboreraient,  la  part  de  beaucoup  la  plus 
importante  serait-elle  réservée  au  Conseil  d'Etat.  Le  Conseil  d'Etat 
ne  pourrait  faire  aucune  loi  sans  l'assentiment  des  Chambres,  mais 
les  Chambres  non  plus  ne  pourraient  faire  aucune  loi  sans  le  Con- 
cours effectif  du  Conseil  d'Etat  ;  chacun  de  ces  organes  s'appli- 
querait à  sa  fonction,  qu'il  remplirait  mieux;  et  les  Chambres, 
élues  selon  notre  système,  nous  donnant  déjà  une  meilleure  re- 
présentation, le  Conseil  d'Etat  nous  donnerait  une  législation 
meilleu,re. 

Dans  le  Conseil  d'Etat  légiférant,  les  professions  libérales 
reprendraient  le  terrain  qu'elles  auraient  cédé  dans  la  Cham-bre 
des  députés  ;  et  Ion  échapperait  ainsi  au  grief  de  «  décapiter  la 
nation  »  en  ne  laissant  à  ces  professions  que  tout  juste  le  nombre 
de  sièges  auxquels  leur  donne  droit  la  pure  proportion  arithmé- 
tique des  électeurs  aux  représentans.  Si,  en  effet,  elles  n'étaient 
représentées  que  dans  la  Chambre,  et  seulement  en  proportion 
arithmétique,  on  pourrait  dire  que  les  professions  libérales  seraient 
sacrifiées,  et,  en  un  certain  sens,  que  la  nation  serait  «  décapitée  » 
du  même  coup.  Mais,  moins  étroitement  représentées  au  Sénat,  et 
surtout,  dans  le  Conseil  d'Etat,  plus  largement  représentées,  par 
ce  qu'elles  peuvent  produire  de  plus  élevé,  elles  retrouveraient 
là  leur  influence  légitime,  à  la  place  où  elles  peuvent  le  plus  uti- 
lement l'exercer. 

Loin  donc  de  la  c  décapiter  » , — de  même  qu'en  traçant  des  cadres 
au  suffrage,  on  referait  des  os  à  la  nation,  —  de  même,  en  consti- 
tuant sur  une  pareille  base  ce  grand  Conseil  d'Etat  légiférant,  on 
referait  une  tête  à  la  démocratie.  On  y  introduirait  cette  dose 
d'aristocratie  sans  laquelle  une  démocratie  ne  saurait  durer,  et 
dont  la  formation  est  peut-être  pour  elle  la  première  des  nécessi- 
tés. Dans  le  Conseil  d'Etat  se  réfugierait  la  culture  supérieure,  en 
toute  démocratie  objet  d'une  méfiance  jalouse  ;  dans  le  Conseil 
d'Etat,  l'élite  serait  défendue  contre  la  foule;  la  foule  serait  dé- 
fendue contre  elle-même;  et  rien  n'empêcherait  de  laisser  da- 
vantage à  l'action  directe  ou  à  l'impulsion  de  la  démocratie, 
puisqu'on  aurait  un  frein  plus  sûr  aux  excès  de  la  démocratie. 

La  création  d'un  corps  légiférant  d'une  qualité  éprouvée  est 
d'autant  plus  nécessaire  que  la  loi,  comme  on  l'a  remarqué,  est  ou 
devrait  être,  en  dernière  analyse,  dans  l'État  moderne,  la  suprême 
puissance  ;  et  par  suite,  il  ne  peut  être  indifférent  qu'elle  soit  bonne 
ou  mauvaise,  claire  ou  obscure,  logique  ou  incohérente,  intelli- 
gible ou  inintelligible,  applicable  ou  inapplicable.  Cette  seule  ré- 
forme, l'adjonction  aux  deux  Chambres  élues,  pour  leur  travail 


5!26  REVUE    DES    DEUX    MONDES. 

législatif,  d'un  grand  Conseil  d'État,  toujours  obligatoirement  con- 
sulté, serait  considérable  en  soi,  et  parce  qu'elle  en  permettrait  ou 
en  faciliterait  d'autres. 

Une  fois  ce  frein,  ou  ce  régulateur,  mis  par  en  haut  aux  excès 
de  la  démocratie,  peut-être  pourrait-on  user,  prudemment  et  mo- 
rément  du  référendum.  On  n'exprime  ici  qu'un  «  peut-être  ». 
Mais  sûrement,  et  quelque  réforme  profonde  qu'on  opère  et  dans 
le  suffrage  universel  et  dans  le  partage  des  attributions  légis- 
latives, cette  réforme  gagnerait  à  être  précédée,  accompagnée 
ou  suivie  de  mesures  qui  la  compléteraient,  parmi  lesquelles  la 
réduction  du  nombre  des  députés  et  de  la  durée  des  sessions,  la 
réglementation  du  droit  d'initiative  et  du  droit  d'interpellation; 
plus  encore,  — réformes  dans  les  mœurs,  sinon  dans  les  lois,  —  le 
rappel  de  quelques  commissions  des  Chambres,  et  des  Chambres 
elles-mêmes,  à  leur  véritable  rôle  ;  et,  plus  encore,  la  reprise  par 
le  gouvernement  du  sens  du  gouvernement.  —  Voilà  bien  des 
choses  à  changer  et  bien  des  choses  à  refaire  :  les  «  gens  pra- 
tiques »  en  reculent  épouvantés,  et  sans  doute  l'on  donnerait 
raison  aux  gens  pratiques,  si  l'on  ne  savait  pas  que  ce  sont  ceux- 
là  mêmes,  qui,  depuis  vingt-cinq  ans,  s'obstinent  à  fonder  une 
démocratie  sans  organes  de  démocratie,  croyant  naïvement  que, 
par  un  privilège  singulier,  elle  peut  vivre  et  grandir  à  l'état  inor- 
ganique. 

Nous  croyons,  nous,  qu'elle  ne  vivra  et  ne  grandira  que  si 
elle  s'organise  ;  si  elle  organise  le  suffrage  universel  qui  est  sa 
condition,  et  le  régime  parlementaire  qui  est,  pour  le  moment, 
sa  forme  d'être.  Nous  avons  essayé  de  dire  comment,  selon  nous, 
elle  pourrait  organiser  l'un  et  l'autre,  de  façon  à  réaliser  le  type 
de  l'Etat  moderne,  qui  devrait  être  tout  ensemble  très  démocra- 
tique, très  stable  et  très  progressif.  Maintenant,  nous  concevons 
sans  peine  qu'un  changement  aussi  radical  dans  le  suffrage  uni- 
versel que  nous  avons,  et  dans  le  régime  parlementaire  que  nous 
avons,  les  remuerait,  les  retournerait,  les  réformerait  et  les  trans- 
formerait de  fond  en  comble. 

Ni  le  corps  électoral,  ni  les  corps  élus,  ni  le  suffrage  universel, 
ni  le  régime  parlementaire  ne  resteraient  tels  que  nous  les  con- 
naissons. Mais  tels  que  nous  les  connaissons,  on  peut  bien  conve- 
nir aussi  qu'il  n'y  a  pas  à  se  faire  scrupule  d'y  toucher.  Puisqu'on 
juge  l'arbre  à  ses  fruits,  l'arbre  est  jugé  et  condamné.  Et,  lors- 
que, après  un  temps  plus  ou  moins  long,  de  pas  en  pas  et  d'effort 
en  effort,  l'État  moderne  sera  organisé,  ce  que  l'on  ne  compren- 
dra pas,  c'est  que  de  grands  peuples  aient  pu  tolérer  si  patiemment 
l'expérience,   qui    ne  pouvait    aboutir   qu'au  règne  de  la   mé- 


DE    l'organisation    DU    SUFFRAGE    UNIVERSEL.  527 

diocrité  et  ée  la  sottise,  d'une  politique  d'occasion,  menée  par 
des  politiciens  d'aventure. 

Certes,  ce  n'aura  pas  été  la  première  fois  que  la  médiocrité  et 
la  sottise  se  seront  installées  et  étalées  au  faîte  des  honneurs  hu- 
mains, ni  qu'on  aura  pu  remarquer  par  «  combien  peu  d'esprit  le 
monde  est  cjouverné.  »  Aucun  régime  ne  peut  faire  qu'un  pays  ne 
verse  jamai^s  en  ce  malheur  public.  Mais  qu'un  régime  en  vienne, 
par  le  jeu  naturel  de  ses  institutions,  à  amener  au  pouvoir,  sou- 
vent et  presque  normalement,  ce  qu'il  y  a  de  moins  qualifié,  de 
moins  désigné  pour  le  pouvoir,  il  faut  dire  que  c'est  une  injure 
au  bon  sens,  que  ces  institutions  sont  mauvaises,  que  ce  régime 
est  mauvais,  et  que,  —  quelle  que  soit  la  place  de  l'absurde  en 
ce  monde  —  en  vérité,  cela  est  trop  absurde.  Il  faut  dire  que  c  est 
le  gouvernement  à  l'envers,  et  que  d'y  opérer  un  changement 
profond  qui  le  remue  et  le  retourne,  ce  ne  sera  que  le  remettre 

sur  ses  pieds.  . 

Il  faut  dire ,  il  faut  faire  entendre  qu'à  supporter  un  régime 
pareil,  à  s'y  complaire,  à  s'y  accoutumer  et  à  ne  rien  tenter  pour 
en  sortir,  une  nation  pourrait  périr,  fût-elle,  par  ses  chutes  et  ses 
relèvemens,  comme  un  miracle  de  l'histoire.  Il  faut  dire,  il  faut 
faire  entendre  que,  si  l'État  moderne  doit  être  «  construit  par  en 
bas  »,  tout  de  même  c'est  une  gageure  qu'on  perdrait,  et  où  l'on 
se  perdrait,  de  sen  remettre  sans  précautions,  sans  réserves,  sans 
recours,  au  Nombre  incapable,  ignorant  et  inconscient,  à  la  rue 
et  à  la  cohue.  Or  la  démocratie  inorganique  est  tout  cela;  et  elle 
sera  tout  cela,  tant  qu'en  organisant  le  suffrage  universel,  en  ré- 
formant le  régime  parlementaire,  en  assurant  d'une  part  une  re- 
présentation, et  d'autre  part  une  législation  meilleures,  en  refaisant 
des  os  et  une  tête  à  cette  nation  que  les  révolutions  ont  disloquée, 
on  ne  l'aura  pas  élevée  à  l'état,  où  elle  pourra  vivre  et  faire  vivre, 
de  démocratie  organisée. 

Charles  Benoist. 


SOUVENIRS  ACADÉMIQUES 


AUGUSTE  COMTE 

ET    L'ÉCOLE   POLYTECHNIQUE 


Michelet,  qui,  par  goût,  par  habileté  littéraire  peut-être,  incli- 
nait vers  l'exagération,  a  écrit  :  «'Si  l'on  veut  ignorer  solidement 
et  à  fond  Richelieu,  il  faut  lire  ses  mémoires.  »  On  pourrait  dire, 
en  s  éloignant  un  peu  moins  de  la  vérité  :  «  Si  l'on  veut  ignorer  le 
caractère  d'Auguste  Comte  et  les  détails  de  sa  vie,  il  faut  lire  le 
livre  composé  par  le  plus  considérable  de  ses  disciples,  Littré, 
qui  pense  de  Comte  beaucoup  de  mal  et  ne  veut  pas  le  dire;  con- 
sulter ensuite  le  docteur  Robinet,  dont  l'admiration  est  aveugle 
et  sans  mesure  ;  étudier  enfin,  ce  que  je  n'ai  pas  fait,  les  innom- 
brables articles  publiés  par  la  Revue  occidentale  pour  la  glorifi- 
cation d'une  mémoire  vénérée.  »  Ces  etTorts  successifs,  que  je 
crois  très  sincères,  le  nombre  des  éditions  de  deux  ouvrages  assez 
mal  composés,  démontrent  suffisamment  la  curiosité  excitée  par 
l'étrange  personnage  qu'ils  élèvent  si  haut  ;  et  que  le  nombre  de 
ses  admirateurs,  plus  encore  que  le  bruit  qu'ils  s'efforcent  de 
faire,  préservera  de  l'oubli  dans  l'histoire  de  l'esprit  humain. 

Renan,  dédaigneusement  indulgent  à  son  ordinaire,  a  dit  de 
lui  :  «  Je  suis  arrivé  à  croire  que  M.  Comte  sera  une  étiquette 
dans  l'avenir,  et  qu'il  occupera  une  place  importante  dans  les  fu- 
tures histoires  de  la  philosophie.  Ce  sera  une  erreur,  j'en  con- 
viens, mais  l'avenir  commettra  tant  d'autres  erreurs  !  » 

Je  ne  veux  ni  juger  cette  philosophie  ni  prédire  les  illusions  de 
nos  descendans;  je  me  borne  à  désirer,  et  à  espérer,  que,  sur  ce 


tiinuiNU 


c  rrr^ 


T.  JUL  I  819SE 


/ 

University  of  Toronto 
Library 

DO  NOT             / 

REMOVE         / 

THE               // 

CARD             1 

FROM             ^ 

THIS                \ 

POCKET               X 

\ 

Acme  Libraiy  Card  Pocket 
LOWE-MARTIN  CO.  LIMITED