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HANDBOUND
AT THE
UNUERSITY OF
TORONTO PRESS
V
A"
TROIS MAITRES d'iTALIE. 871
coration extérieure à la vie intime; elle est plus idolâtrique etifi/y^
moins religieuse, plus pittoresque et moins philosophique, plus li-
mitée et plus belle... » Alors, contre cette définition trop étroite-
ment nationale, contre ce reproche et cette louange à la fois,
ne vous semble-t-il pas entendre là-bas, dans les derniers échos
des basiliques romaines , protester le génie plus humain que
pittoresque, le génie intérieur et non décoratif, le génie pur de
toute idolâtrie et profondément religieux de Palestrina?
Mais si par certains côtés le maître de Préneste est en dehors,
peut-être au-dessus de sa race, par d'autres, cette race déjà s'af-
firme ou plutôt s'annonce en lui. Il a fait œuvre italienne parce
qu'il a fait œuvre de simplicité et de clarté. Aux rayons du soleil
d'Italie il a fondu le premier la croûte de glace où le moyen âge
avait emprisonné la musique. Alors, à travers la polyphonie allé-
gée, éclaircie, l'air et la lumière ont passé, et de l'harmonie len-
tement la mélodie s'est dégagée. Encore vague, mais déjà sen-
sible pourtant, elle apparaît dans les messes, dans les motets
surtout de Palestrina ; à la surface des ondes sonores elle monte,
elle affleure et elle sourit. Or la mélodie est l'âme de la musique
italienne; elle est cette musique même. Née de Palestrina à la
fin du xvi^ siècle, la mélodie se développera dans les siècles sui-
vans ; les maîtres que nous étudierons ultérieurement : les Mar-
cello, les Pergolèse, la feront de plus en plus italienne, latine,
c'est-à-dire formelle et plastique. Alors ce sera l'âge d'or de la
mélodie, et deux siècles après la renaissance des autres arts, la
renaissance attardée mais éclatante de la musique. Oui, dans cette
renaissance particulière se retrouveront les deux principaux carac-
tères de la renaissance générale : l'émancipation de l'individu et
la conception de l'art pour l'art. La mélodie remplacera la poly-
phonie parce que la mélodie est plus individualiste , parce qu'elle
est en musique la représentation et l'affirmation de la personna-
lité. D'autre part on admirera, on adorera la beauté en elle-même
et pour elle-même; on n'adorera plus qu'elle, et de tout contrôle
on l'affranchira. Alors, d'un bout à l'autre de la péninsule, le
fameux Com'è hello! redeviendra le cri universel. Alors la mu-
sique, moins religieuse, moins grave, moins intime, sera plus
extérieure, plus décorative et plus joyeuse, et cette moitié de son
âme, qu'à l'époque de Palestrina l'Italie avait perdue, à l'époque
de Marcello l'Italie l'aura retrouvée.
CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS
III ^'''
LES COLLÈGES DE FEMMES. — LA CO-ÉDUCATION.
L'EXTENSION UNIVERSITAIRE
I. — COLLEGES DE FEMMES
Parmi tant d'affiches de théâtre qui, l'hiver dernier, annon-
çaient dans toute l'Amérique des pièces françaises adaptées et
souvent démarquées, — entre Champignol malgré lui, devenu the
Other Man, et la silhouette enluminée de Fanny Davenport en
Cléopàtre, la Cléopdtre de Sardou, — j'ai vu par exception quelque
chose de bien original. L'affiche représentait un frère et une sœur
habillés exactement de même, à la jupe près, qui devait, au
reste, chez la demoiselle, cacher une de ces combination suits,
un de ces maillots collans de laine légère ou de soie, très géné-
ralement adoptés en Amérique au lieu du vieux linge féminin
passé de mode. Même veston, môme chapeau, même stick à la
main, même lorgnette de courses en bandoulière, avec cette
légende qui, partie gaillardement de la bouche de l'une, semblait
forcer l'autre à reculer d'horreur : — « Partout où tu vas, mon
cher Dick, j'irai aussi, moi! » C'est bien le mot de la situation.
(1) Voyez la Revue du 1" juillel et du 1" septembre.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 873
Les fr^'cs vont à l'Université, les sœurs prétendent y aller
aussi. Depuis longtemps les établissemens d'éducation soit publics,
soit privés, high schools ou académies, ne leur suffisent plus, elles
veulent se mettre en mesure d'aborder toutes les carrières autre-
fois réservées à l'homme. J'ai déjà dit, je crois, que les grands
mouvemens de la vie contemporaine des femmes eu Amérique se
manifestaient par le club et par le collège : l'association et la cul-
ture. Le pays commence à se couvrir de bachelières, de licen-
ciées, de doctoresses.
Je fus invitée à Boston dans un club de graduées. J'ai le sou-
venir confus d'avoir donné là une centaine de poignées de main.
Cette foule de jeunes filles parées de brevets était véritablement
imposante, mais je ne pouvais m'empècher de penser : « Que
fait-on de cela au logis? » J'oubliais que l'Amérique est un
monde ; que les écoles y sont semées très épais ; et que pendant
bien des années encore on n'aura jamais assez de professeurs.
Toutes les jolies personnes qui me parlaient à la fois de Vassar,
de Smith, de \Vellesley, de Harvard, de Bryn Mawr où elles
avaient pris leurs degrés étaient aussi gaies que si elles n'eussent
pas été surchargées de science ; la présence des hommes
n'aurait rien pu ajouter à leur intarissable entrain ; elles se
suffisaient parfaitement à elles-mêmes, croquant des gâteaux,
des sandwiches et buvant un thé fantaisiste, où dominait le
citron. (( Que devient le fameux flirt?... » demandai-je à une
amie. Elle se mit à rire et répondit : « Ce ne sont pas les mêmes;
mais il n'y a pas à se le dissimuler, le flirt diminue à mesure
que s'accentue la culture. Beaucoup de filles ne se soucient
plus de se marier; en fait de conquêtes elles visent à l'indépen-
dance. » — D'autres mont assuré au contraire que tous les
diplômes du monde n'empêchaient pas la nature de suivre son
cours et que l'éducation universitaire était celle qui pouvait le
mieux préparer une femme aux devoirs de la vie, quel que fût le
chemin qu'elle dût choisir. Je crois volontiers la première partie
de cette assertion, je ne suis pas aussi sûre de l'absolue vérité de
la seconde, mais je laisse à mes lecteurs le soin d'en décider, après
un coup d'oeil jeté sur quelques collèges.
Ils sont généralement fondés dans le proche voisinage, et sous
l'aile pour ainsi dire des universités les plus fameuses. C'est ainsi
qu'à New-York le collège de Barnard se rattache à celui de
Golumbia; c'est ainsi que, grâce à l'annexe féminine de Harvard,
263 jeunes filles, privilégiées entre toutes, sont admises à respirer
dans la cité académique par excellence cette atmosphère de New-
Cambridge qui a mûri tant de belles intelligences et fait germer
874 REVUE DES DEUX MONDES.
de si grands talens. New, nouveau, Cambridge ne l'est que par
opposition au vieux Cambridge anglais, car ce fut dès 1636 qu'un
gradué de cette dernière université, John Harvard, créa le foyer
de science qui porte son nom, Le temps a donc mis sa patine
aux bàtimens principaux, si vénérables avec leur grande cour
fermée par des grilles de fer forgé et plantée d'ormes centenaires.
Un de ces ormes, celui de Washington, porte une inscription
rappelant le jour où, sous son ombre, pour la première fois, le
grand homme tira l'épée à la tète d'une armée américaine. La
ville tout entière semble consacrée à l'étude, à l'histoire, à de
pieux souvenirs. On m'a fait visiter les maisons de Longfellow
et de Lowell, encore habitées par leurs familles et remplies de
livres, de bustes, de meubles, de tableaux qui sont autant de
reliques. Dans celle de Longfellow, d'un style colonial très pur,
demeura autrefois Washington.
Presque toutes ces maisons de bois ont des pignons élevés ou
des portiques à colonnes. En vous les montrant, on nomme la
plupart des écrivains dont s'enorgueillit la Nouvelle-Angleterre.
Les gloires de première grandeur ont disparu, mais les veuves et
les filles de ces morts vénérés sont toujours là, entourées de
respect; elles donnent leur temps, leurs soins, leur protection au
collège des jeunes filles qui se piquent de passer les mêmes exa-
mens que les étudians de l'Université.
Ce collège me paraît supérieur à toute critique pour plu-
sieurs raisons, dont la première est la direction morale que lui
imprime Mrs Agassiz, personne d'un grand sens et d'un grand goût,
deux qualités qui, on l'a constaté souvent, ne marchent guère
l'une sans l'autre. La société qui patronne l'instruction universi-
taire des filles est composée à Cambridge d'hommes et de femmes
de la plus haute distinction ; sa présidente, veuve du célèbre natu-
raliste Louis Agassiz, me représente une Main tenon américaine
régnant sur un Saint-Cyr moderne d'où l'on sort pourvue de sé-
rieux diplômes, mais aussi de principes solides et d'excellentes
façons. Quatre années passées en contact presque journalier avec
un pareil caractère ne peuvent que développer ce qu'il y a de
meilleur chez chacune des étudiantes. Une autre raison qui met
l'annexe de Harvard hors pair, c'est la perpétuelle influence de
la grande Université, qui lui prête ses professeurs. Le petit nombre
des étudiantes est aussi un réel avantage, ainsi que l'externat qui
disperse toutes les jeunes filles venues de loin dans des familles
de la ville où elles prennent pension. Le système des dortoirs
d'un genre ou d'un autre est évité ainsi. Presque partout ailleurs
il m'a choquée. Rien de plus coquet, de plus confortable assuré-
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 875
ment que Iob chambres de pensionnaires telles qu'elles existent en
Amérique; mais l'inégalité du gîte ne peut manquer de produire
l'envie et la vanité, à moins que, comme dans le seul collège
de Baltimore, les meilleures chambres n'appartiennent de droit
non aux plus riches, mais aux plus méritantes. L'habitude de
loger les étudiantes deux par deux me déplaît encore davantage,
soit qu'un petit salon commun sépare les deux chambres (j'ai vu
l'une des pensionnaires y recevoir son frère, qui n'était pas le frère
de l'autre), soit que la chambre ait deux lits, soit enfin, comme il
arrive assez souvent, qu'un seul lit soit partagé par deux per-
sonnes. Le régime de Harvard Annex supprime tout cela.
Lune des patronnes de l'endroit, la fille aînée de l'auteur
^Èvangeline, m'a promenée à travers Fay Hoiise, c'est le nom du
bâtiment où sont logés les classes, les laboratoires, les salles de
musique et de conférences. Tout est parfaitement aménagé, sans
aucun faste superflu. La bibliothèque, bien choisie, est utile sur-
tout au point de vue des salles de lecture, car celle de l'Univer-
sité est à la disposition de l'Annexe.
Mrs Agassiz donne chaque mercredi un thé oii l'on cause;
les étudiantes qu'elle réunit maternellement autour d'elle, lui
doivent le bienfait de l'éducation, si supérieur à celui de l'instruc-
tion. Associée jadis aux grands travaux et aux grands voyages de
son mari, Mrs Agassiz reste parée d'un prestige qui augmente la
valeur de ses conseils. Elle pense comme Wordsworth et comme
Emerson : le premier disait de l'Amérique que la société y était
éclairée par un enseignement superficiel sans nulle proportion
avec le frein de la culture morale. Emerson, qui cite ce jugement,
ajoute qu'à son avis les écoles peuvent ne faire aucun bien ; que
l'éducation fournie par les circonstances est souvent préférable
aux leçons proprement dites ; que l'essentiel est d'échapper à toute
fausseté, d'avoir le courage d'être ce qu'on est, d'aimer ce qui est
beau, de garder son indépendance et sa bonne humeur, et
d'avoir pour désir constant d'ajouter quelque chose au bien-être
d'autrui. Très certainement ces saines maximes ont cours dans le
cercle raffiné de Harvard ; les femmes qui sortent de là ne sont
pas seulement des savantes, mais par excellence des « dames »,
grâce à l'effet souverain de l'exemple et du milieu.
Un autre collège de très grand air, plus récemment fondé
(1884) aux environs de Philadelphie, est celui de Bryn Mawr.
Dans une campagne boisée, au milieu des pelouses et des jardins,
s'élèvent six bâtimens distincts, d'un aspect pittoresque, dont les
tours et les pignons apparaissent dans la verdure. Les uns servent
à l'habitation, les autres aux divers départemens d'étude, amé-
876 REVUE DES DEUX MONDES.
nages d'après les méthodes les meilleures et les plus nouvelles.
Les professeurs, hommes et femmes, logent au dehors; per-
sonne ne demeure au collège que les étudiantes et leur direc-
trice, miss M. Garey Thomas, qui porte avec infiniment d'au-
torité aimable le titre imposant de dean, doyenne. Peut-être sa
connaissance parfaite de notre langue, de notre littérature, de
tout ce qui est français, y est-elle pour quelque chose ; mais le
type de la femme de l'avenir, celle qu'a pressentie Tennyson,
(( maîtresse d'apprendre et d'être tout ce qu'elle peut être et deve-
nir, sans sortir de sa nature de femme », sans ressembler à « un
homme ébauché », sans que la pensée étouffe en elle la grâce,
m'a paru incarné d'une façon tout particulièrement séduisante
chez le decm Thomas. Secondée par des femmes jeunes, actives,
dévouées, que leur grande fortune met d'ailleurs au-dessus de
toute préoccupation sordide, elle donne évidemment la plus
noble impulsion à un groupe d'étudiantes dont le nombre ne
dépasse guère 150. Il ne faut pas croire qu'en Amérique tous les
brevets, — décernés dans le collège même, contrairement à l'u-
sage français, — aient une valeur égale : on leur attribue d'au-
tant plus de prix que le collège occupe un rang plus haut. Un
certificat de Harvard par exemple ouvre toutes les portes à qui le
possède, et c'est aussi une inestimable distinction que d'avoir
suivi les cours classiques, scientifiques ou littéraires de Bryn
Mawr. Le monde sait qu'aucun désir de paraître, aucune frivolité,
aucun à peu près ne se mêle à l'enseignement, comme il peut
arriver autre part, et que la femme qui sort de là master of arts,
voire même doctor of philosophy, est tout de bon munie du ba-
gage d'un licencié ou d'un docteur. Elles sont non seulement
sérieuses, mais fort attrayantes, ces jeunes graduées, sous la
toge noire et le bonnet carré qu'elles portent dans l'enceinte du
collège et qui les fait ressembler à la Portia de Shakspeare. Leur
existence me paraît à tous les points de vue délicieuse : la liberté
de la campagne, le recueillement désirable pour travailler sans
aucun souci, le voisinage d'une grande ville avec ses ressources
artistiques et autres, dont rien ne les empêche de profiter, quatre
mois de vacances permettant des voyages, une installation du plus
parfait confort, des professeurs triés sur le volet et tous les
moyens sans exception de se développer au moral comme au phy-
sique, voilà leur partage. Dans le vaste gymnase, j'ai vu Portia
dépouillée de sa robe de docteur et s'appliquant aux exercices qui
empêchent le corps d'être opprimé par l'esprit. Des culottes bouf-
fantes très courtes montraient hardiment la jambe bien faite; une
blouse russe rentrée dans la ceinture de cuir dessinait une taille
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 877
plus développée que ne l'autorise en général le goût américain
pour la sveltesse; des bas de soie noire et des souliers plats com-
plétaient ce joli costume, et le tout attestait que Técueil du surme-
nage avait été victorieusement évité. La doyenne m'avait promenée
auparavant à travers les autres corps de logis où sont réparties les
classes, les salles d'étude et de conférence, les chambres à cou-
cher, etc. Dans le bâtiment principal, des bustes de marbre d'après
l'antique bordaient les galeries bien aérées et ensoleillées. Je fus
un peu surprise de voir aussi dans la chapelle les bustes de Dante
et de Savonarole, car on m'avait dit que Bryn Mawr était fondé
par un quaker; mais en Amérique les femmes qui ont vieilli
sous l'ancienne loi s'étonnent de tout. Par exemple, l'aspect en-
combré des laboratoires me fit constater une passion pour la bio-
logie qui. en Europe, n'est qu'exceptionnelle chez les jeunes filles,
et qui est ici au contraire presque générale. Chacune de ces de-
moiselles s'occupait à torturer délicatement une grenouille ou un
homard. Miss Thomas m'expliqua que leur goût pour la chimie
et la biologie était stimulé depuis peu par le privilège enfin ac-
cordé aux femmes d'être reçues dans les mêmes conditions que
les hommes, à l'école de médecine de Baltimore. John Hopkins,
en consacrant son immense fortune à cette ville pour la fondation
de l'Université et de l'hôpital, avait souhaité aussi la création
d'une école de médecine, mais les fonds manquèrent. Pour y
suppléer un comité de dames offrit 111731 dollars; puis l'une
des bienfaitrices de Bryn Mawr, miss Mary Garrett, en ajouta
306977. à la condition que les étudiantes admises subiraient les
mêmes concours et auraient droit à tous les mêmes prix, di-
gnités et honneurs que leurs confrères.
« Mais, dis-je au dean Thomas, en admirant la générosité de
miss Garrett que je devais avoir plus tard l'occasion de connaître,
— si modeste et si simple, dune si grande douceur, quelque ré-
volutionnaire qu'elle soit à sa façon, — mais tout cet essaim de
jeunes filles ne se destine pas à étudier la médecine? — Assuré-
ment non, me répondit-elle : un peu de biologie cependant ne leur
sera point inutile, ne fût-ce que pour les mettre d'une façon scien-
tifique, et saine par conséquent, au courant de beaucoup de choses
naturelles. » Je songeai, sans oser le dire, que chez nous tous les
soins des mères de famille et des éducatrices tendent à voiler au
contraire pour les filles certaines choses naturelles jusqu'au jour
où le mariage jette sur elles des clartés inattendues, et je me sen-
tis vraiment dans un autre monde.
Cette impression devint plus vive encore lorsqu'on me fit visiter
les appartemens particuliers des étudiantes. Le service est fait par
878 REVUE DES DEUX MONDES.
des femmes de couleur; les chambres à coucher, les petits salons
sont aussi joliment meublés que le comporterait la vie de famille
la plus élégante, la fantaisie individuelle se donnant carrière là
comme ailleurs. (J'ai vu dans un collège, qui n'était pas BrynMawr,
les drapeaux de tous les peuples décorer une de ces chambres,
où le lit est adroitement dissimulé.) Partout de petites tables à
thé autour desquelles s'éparpillent des rocking-chairs enrubannés,
garnis de coussins, partout des tentures d'étoffes à fleurs ou à
ramages, des portières de peluche. Le salon de réception n'a
certes rien de commun avec les tristes parloirs d'Europe : on y
danse, on y cause, on y donne de petites fêtes à jours déterminés.
— Les visites ne sont permises que jusqu'à dix heures du
soir, me dit mon guide.
— Visites de femmes, bien entendu?
— Mais non : visites de parens et d'amis des deux sexes.
— Gomment?... Sans surveillance?...
Miss Thomas, que divertissaient beaucoup mes questions
saugrenues, mes ébahissemens de Huron, me montra qu'en face
du grand salon, de l'autre côté du corridor, se trouvait le bou-
doir particulier de la dame préposée au gouvernement du pavil-
lon. Ni l'une ni l'autre des deux pièces n'avait de porte : rien que
des baies ouvertes, des portières flottantes. Il en est ainsi pour
les appartemens de réception de presque toutes les maisons amé-
ricaines, l'usage général des calorifères s'y prêtant. Le flirt, en
tout cas, ne s'entoure pas de mystère.
— Très peu de règles formelles existent à Bryn Mawr, me dit
miss Thomas. — Les étudiantes vont à Philadelphie sans être
obligées de l'en avertir autrement que par déférence; elles n'abu-
sent pas de la permission, ayant intérêt à ne point manquer les
cours, puisqu'elles sont au collège pour travailler.
— La France aura-t-elle jamais l'équivalent d'un Harvard-
Annex ou d'un Bryn Mawr? — Je me pose cette interrogation
tandis que le train du soir me ramène vers Philadelphie. Et j'ai le
sentiment que nous sommes terriblement en retard. Mais la
crainte me prend aussitôt qu'une fois partis, nous n'allions un
peu trop vite sur des chemins qui, tracés à l'instar des chemins
étrangers, sans souci des obstacles de chez nous, ne sont pas ceux
qui conviennent à notre tempérament et à nos forces.
Mon ambition ne va pas par exemple jusqu'à souhaiter que
nous ayons un Wellesley avec 700 étudiantes. Ce collège me pa-
raît décidément trop nombreux; il^ m'a fait sentir d'une façon
saisissante le péril qui menace les Etats-Unis : trop de culture à
tous les rangs de la société, la culture ainsi étendue ne pouvant
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 879
être bien profonde. En outre on se demande quel effet doit produire
sur des tilles, dont la plupart sont destinées à gagner leur pain,
cette halte de quatre ans dans le palais de l'Idéal, hors de la
famille, entre la médiocrité du passé et les cruautés de la lutte
pour l'existence qui les attend. Car le nom de palais, ou tout au
moins celui de château, sied par excellence à Wellesley, mirant
sa noble architecture dans un lac enchanté au milieu du parc de
4o0 acres qui l'entoure. Moyennant la modique somme de
1 700 francs, quelquefois diminuée par les dons ou allégée par
les prêts duneactive société de secours, les étudiantes de Wellesley
jouissent non seulement de tous les moyens d'atteindre à leurs
brevets ou de se perfectionner sans aucun autre but dans les
lettres, les sciences et les arts, mais encore les douceurs de la
vie matérielle leur sout prodiguées. Elles trouvent bonne table
et bon gîte dans les six jolis cottages, placés chacun sous la charge
dune matrone, et qui s'éparpillent autour des bàtimens princi-
paux : collège, école des beaux-arts, hall de musique; le lac
Waban est à elles pour y ramer, y organiser des régates en été,
pour y patiner l'hiver; elles sont enfm à quinze milles de Boston,
ce qui suppose un va-et-vient continuel de visites intéressantes.
Le jour oîi je reçus à Wellesley la plus cordiale hospitalité^
Richard W. Gilder, le poète, était venu faire une conférence sur
le président Lincoln considéré comme orateur, et d'autres convives
éminens figuraient à un lunch simplement, mais substantielle-
ment servi, dont la présidente, miss Helen Shafer, faisait les
honneurs, tandis qu'une escouade de pensionnaires vaquaient au
service. Le fondateur de Wellesley, H. Fowle Durant, a voulu
qu'il en fût ainsi en décidant que chaque étudiante contribuerait
journellement, l'espace de quarante-cinq minutes, à une partie
du travail domestique pour glorifier cette utile besogne, et pour
empêcher les prétentions de caste.
La beauté du lieu nous avait tous ravis. Autant que le permet-
taient la neige et sous un radieux soleil qui la faisait étinceler,
nous avions parcouru le parc immense, où tout est réuni : beautés
de l'art et de la nature, collines, bois, prairies, eaux jaillissantes.
Quelqu'un hasarda une comparaison enthousiaste entre cette
académie et celle de la Princesse qui, dans le poème anglais,
rassemble autour d'elle toutes les jeunes filles des Etats de son
père ave*^; l'intention d'émanciper le sexe auquel elle appartient.
Le rapprochement était d'autant plus juste que le collège de Wel-
lesley, sans aller jusqu'à défendre sous peine de mort son accès
aux hommes, est, par exception unique, tout entier entre les mains
des femmes, seules admises à composer la faculté, si les hommes
880 REVUE DES DEUX MONDES.
comptent dans le conseil d'administration. M. Durant et sa
femme, qui lui survit, ont toujours affirmé sur ce sujet des idées
très absolues. L'histoire de la fondation du collège (1875) est
curieuse et touchante.
Un avocat en renom eut, dans la force de l'âge et du succès,
le cœur brisé par la mort de son enfant unique : il abandonna
brusquement le barreau pour se livrer à des œuvres religieuses
et philanthropiques. L'inspiration lui vint d'assurer à la masse
des jeunes filles de son pays les bienfaits d'une éducation qui
les rendrait propres à toutes les carrières et, dès le mois de sep-
tembre 1871, la pierre angulaire du bâtiment principal, le Collège
Hall, fut posée, côte à côte avec une Bible.
Le Collège Hall est un bel édifice, brique et pierre, en forme
de croix latine double. On entre dans un vestibule monumental
dallô de marbre, rempli de plantes vertes décoratives, au milieu
duquel s'élève l'escalier, éclairé d'en haut à la mode italienne,
avec balustres et galeries d'étage en étage. Partout des tableaux,
des statues : celle de Harriet Martineau, par miss Whitney,
semble, dès le seuil même de la maison, montrer le chemin aux
logiciennes, aux économistes, aux réformatrices de l'avenir. Le
grand salon de la faculté est décoré avec luxe; un autre salon
est dédie à la mémoire d'Élizabeth Brov^^ning, apparemment
comme au plus pur et au plus élevé des génies féminins ; il ren-
ferme tous les portraits et tous les bustes de l'auteur à'Aurora
Leigh, auxquels sont joints des autographes de son mari.
La magnifique bibliothèque compte plus de 40 000 volumes,
grâce à la générosité du professeur Horsford, de Cambridge.
Les étudiantes ont le libre accès de cette bibliothèque, dis-
tribuée avec une méthode et un souci du recueillement de cha-
cune, tout à fait incomparables; elles trouvent en outre une
quantité de revues anglaises ou étrangères, rangées sur des tables
spéciales. Il en est de même d'ailleurs dans tous les autres col-
lèges. Je risquerais de continuelles redites en énumérant les clubs,
les sociétés diverses que recèle chacun d'eux, — les membres de
celles-ci, qui portent des noms appropriés à leur but : Phi Sigma,
Zêta Alpha, Agora, etc., se proposant d'activer les études litté-
raires ou de susciter un intérêt intelligent pour les questions
politiques du jour, ou encore de s'occuper de musique sous l'in-
vocation de Beethoven, — ainsi de suite. Il va sans dire que partout
il y a une Shakespeare society et qu'une association chrétienne
dirige le zèle religieux vers les questions sociales. Le théâtre aussi
a ses adeptes à titre de récréation : en visitant avec le secours de
l'ascenseur tous les nombreux étages du collège, nous rencon-
CONDITION DE LA FCMME AUX ÉTATS-UNIS. 881
trons une-troupe rieuse de jeunes actrices, joliment costumées
pour la répétition générale d'une comédie.
Dans le parc, un conservatoire de musique renferme quarante
pianos, un orgue, et une salle de récitation à l'usage des classes
chorales. Les concerts débordent jusque dans la chapelle, ce qui
scandalise toujours les voyageurs de pays catholiques : il faut leur
rappeler que pour les protestans, l'église n'a son caractère sacré
que pendant la durée du service, après quoi elle redevient un
local comme tous les autres.
L'école des Beaux-Arts, de style grec, couronne une colline;
on ne peut dire, malgré les dons qu'elle a reçus, que ses galeries
soient garnies de chefs-d'œuvre, mais elle est très bien aménagée
sous le rapport des salles de conférence et des ateliers de dessin,
de peinture, d'architecture. Je vois parmi les collections otïertes
une belle vitrine remplie de broderies anciennes, et je hasarde
une question qui me vaut cette brève réponse : « Les étudiantes
laissent l'aiguille aux écoles professionnelles. »
Un portrait en pied de Mrs Freeman Palmer.dansla galerie des
beaux-arts, rappelle agréablement la seconde présidente de Wel-
lesley qui fut, de l'avis de tous, une habile organisatrice. MissSha-
fer était , avant de lui succéder, un très remarquable professeur de
mathématiques. Jusqu'à sa mort prématurée, qui suivit de près
ma visite à Wellesley, elle tint haut et ferme, assure-t-on, le
drapeau des études classiques et scientifiques chaque fois qu'il
s'agissait de diplômes, tout en laissant une très grande liberté à
ce qu'on appelle les études électives. Consultons à ce sujet les
statistiques toujours éloquentes : sept mille jeunes filles ont,
dans l'espace d'une vingtaine d'années, étudié plus ou moins long-
temps à Wellesley. Des associations subsistent entre elles, d'un
bout à l'autre des Etats-Unis, permettant de compter celles qui
ont tiré bon parti de leur bagage littéraire ou scientifique, et
il paraît qu'elles sont nombreuses: mais les grades universi-
taires n'ont été conquis que par 847 étudiantes; sur ce nombre
il y a 500 professeurs et institutrices, vingt et quelques mission-
naires, une douzaine de médecins, à peu près autant de journa-
listes. Cent d'entre elles se sont tenues à la Aie de famille.
Je n'eus pas l'occasion de voir le collège de Vassar qui est, si
je ne me trompe, le plus ancien de tous, ni celui de Smith,
fondé dix ans plus tard, vers la même époque que Wellesley, et
presque aussi nombreux que celui-ci. Parmi les établissemens de
date récente, le collège de Baltimore, ouvert en 1888 sous le pa-
tronage de l'église méthodiste épiscopale, m'a paru appelé au
plus grand succès. La charmante capitale du Maryland, où il est
TOME cxxv. — 1894^ ■ o6
882 REVUE DES DEUX MONDES.
situé, offre tant d'avantages : un climat très doux, une société
cultivée, le voisinage d'une université, de nombreuses biblio-
thèques, des galeries d'art comme celle de M. Walters qui, livrée
au public à certaines dates , réunit en grand nombre les plus
beaux échantillons de l'école moderne française, le conserva-
toire de musique enfin , que l'on doit avec tant d'autres dons à
la munificence de M. Poabody. La construction du collège de
femmes atteste aussi cette générosité individuelle dont on ren-
contre partout le témoignage en Amérique. C'est le Révérend John
Goucher qui fit élever l'imposant hall de style roman où les labo-
ratoires occupent tout un étage, tandis que le reste est dédié
aux classes, aux salles d'assemblée, aux collections minéralo-
giques, botaniques, paléontologiques, etc. C'est M. B.-F. Bennett
qui, en mémoire de sa femme, y ajouta le bâtiment massif de
même style qui, consacré au développement physique, renferme
la piscine de natation et un gymnase d'après les méthodes sué-
doises, lesquelles sont en train de détrôner presque partout en
Amérique les méthodes allemandes : les professeurs qui surveil-
lent les exercices appartiennent à l'Institut Royal de Stockholm,
et les fameuses machines Zandersont employées pour corriger par
le mouvement tout ce qui est chez l'élève difformité ou faiblesse.
Chaque année on mesure le progrès obtenu en ce qui concerne
la capacité des poumons et la force des muscles.
Deux corps de logis séparés offrent aux pensionnaires une in-
stallation pour ainsi dire familiale. Je remarque, en les visitant,
que lés salles à manger sont, ainsi que les cuisines, placées aux
étages supérieurs pour éviter toute odeur; le mouvement perpé-
tuel de l'ascenseur empêche que cette disposition offre aucun in-
convénient. Les jeunes filles mangent par petites tables de huit.
Je cause avec plusieurs d'entre elles, jolies comme toutes les Bal-
timoriennes ont la réputation de l'être, et d'une vivacité, d'une
grâce décidément méridionales. Pas ombre en elles de ce pé-
dantisme un peu hautain que j'ai quelquefois remarqué au Nord.
Elles savent aussi mieux tourner un compliment : j'aborde ici
le Sud, je sens déjà les affinités qui existent entre cette partie
de l'Amérique et la France.
Cependant, malgré les influences religieuses qui ont présidé à
la fondation du collège, la liberté personnelle est à peu près aussi
grande qu'ailleurs : seulement il y a défense d'aller au théâtre ou
au bal, de boire du vin, de jouer aux cartes, mais tous les mois
ces demoiselles donnent une soirée sous la direction de la dame
chargée des soins de leur ménage, et chacune d'elles a le droit
d'inviter un ou plusieurs amis.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 883
Le log^ent et la nourriture coûtent deux cents dollars par
an; l'instruction, cent dollars, non compris les arts d'agrément,
plus dix dollars pour l'usage des inslrumens de laboratoire. Il
va sans dire ({ue seul un collège très richement doté peut donner
autant à d'aussi modestes conditions. La belle église méthodiste
épiscopale de Baltimore sert de chapelle aux étudiantes, une com-
munication étant établie entre elle et Goucher Hall ; le campanile
de cette copie plus ou moins fidèle de San Vitale, s'ajoutant à tous
ces bàtimens d'architecture lombarde en granit brut, avec toits
de tuile rouge, est vraiment d'un bel aspect, solide et sévère.
Une école préparatoire, dite école de latin, prospère auprès du
collège, sous la même règle.
C'est aussi à Baltimore que se trouve l'excellente école pré-
paratoire de Bryn Mawr qui reçoit des élèves à partir de huit ou
neuf ans et les conduit au seuil même du collège. J'y arrive un
peu avant que ne commence une conférence sur l'hygiène, et j'ad-
mire comme la pratique se joint à la théorie. Ces jeunes externes
ont leur piscine de natation; elles prennent des leçons d'escrime
et tirent de l'arc. Leurs vacances sont plus longues que chez nous.
Aussi me frappent-elles par un air de santé que dans l'avenir un
excès d'activité cérébrale ou mondaine fera perdre à quelques-
unes. Elles me paraissent en outre, je dois le dire, moins disci-
plinées que ne le sont les écolières européennes du même âge.
Les voyageurs anglais en Amérique ont toujours noté la fatigante
exubérance des enfans, habitués à compter comme d'importans
personnages ; cette remarque prouve que les enfans anglais sont
timides et rigoureusement tenus, mais il est certain que l'inévi-
table individualisme n'attend pas le nombre des années pour s'af-
firmer chez le petit Américain, chez la petite Américaine surtout.
Revenons aux universités vers lesquelles se dirigera impétueu-
sement cette nouvelle génération.
11 y a aujourd'hui sur toute l'étendue des Etats-Unis (le Sud a
depuis le triomphe de l'Union pris une grande part au mouve-
ment éducationnel), 179 collèges de femmes, dans le sens que la
langue anglaise donne à ce mot qui n'a rien de commun avec le
nom de nos établissemens d'instruction secondaire, — 179 col-
lèges où se confèrent des grades. Ces collèges comptent 24851 étu-
diantes et 2 299 professeurs, dont o77 hommes et 1 648 femmes (1).
La prédominance des femmes n'abaisse pas le niveau, si j'en
crois les meilleurs juges. Ils sont d'avis que souvent dans l'en-
seignement féminin il y a plus de méthode, ce qui supplée à la
(1) Tous n'ont pas le titre de professor; il y a aussi les teachers ou instructors.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
force d'improvisation, à l'espèce de génie personnel qui assure la
supériorité du professeur homme. Du reste aucun esprit de riva-
lité malveillante n'existe jusqu'ici entre les professeurs des deux
sexes, ce qui s'explique d'un mot : la voie n'est pas encombrée; le
chiffre, total ci-dessus l'atteste. Bon nombre de professeurs de
collège sont obligés d'ajouter à leur besogne, écrasante déjà, le
soin des cours préparatoires, et la foule des aspirantes aux hautes
études augmente toujours.
Cet assaut passionné donné à l'arbre de science pénètre
d'humiliation les Françaises quand il leur arrive d'en être témoins.
Combien d'entre nous sauraient ce qu'il faut pour se présenter
au collège ? Tout au plus nous rattrapons-nous sur l'histoire :
les Américaines, et aussi beaucoup d'Américains, m'ont paru la
connaître fort mal , pour peu qu'on sorte de l'histoire de leur
pays et de l'histoire d'Angleterre, qui s'y rattache directement.
Que notre amour-propre cependant se rassure : je suis disposée
à croire que la conscience même du peu que nous savons est
à sa manière une espèce de supériorité. Un professeur distingué,
causant avec moi de ces questions, me l'a fait entendre : <( Oui,
l'éducation de nos femmes embrasse beaucoup plus de matières
que la votre, elle n'en embrasse que trop ; c'est une grande es-
quisse sans ombres ni détails. Elles sont certes plus fortes en
mathématiques, là-dessus il n'y a pas de discussion, et elles ap-
prennent les langues mortes ; mais je doute que dans la majorité
des cas elles en tirent grand profit, sauf pour réussir aux exa-
mens. Ici nous devons nous mettre, hélas ! à la portée d'une cer-
taine médiocrité sûre d'elle-même qui croit qu'il n'y a rien au
delà de ce qu'elle peut comprendre. Une Américaine sans préten-
tions arrogantes est la première d'entre les femmes, mais il faut
aujourd'hui les passer au crible pour en trouver qui ne préten-
dent pas à tout. »
Il est très rare, je le reconnais, qu'un Américain s'exprime
aussi franchement sur le compte de ses savantes compatriotes.
Tout au plus quelques-uns diront-ils, en parlant de cette rage de
culture : « C'est un moment de transition parfois défavorable à
la vie de famille; mais qui sait si, après les tàtonnemens inévi-
tables, nous n'en profiterons pas? Qui sait s'il ne sortira pas de là
une femme plus parfaite que celle du passé?
On ne devine jamais au juste ce qui se cache derrière le demi-
sourire humoristique d'un Américain; ces mots que j'ai aussi
retenus semblaient impliquer cependant un regret et une me-
nace :
— Tout marche très vite pour les femmes. Il y a quinze ans,
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS, 885
le collège, en ce qui les coiiCL'rne, était attaqué comme l'est
aujourd'hui leur droit au sulïrage. Eh bien, il fonctionne après
tout à merveille. Espérons seulement qu'elles n'iront pas trop
loin, dans leur intérêt même; peut-être liniraient-elles par être si
fortes et si bien armées que nous n'aurions plus de raisons pour
nous montrer envers elles chevaleresques, puisque votre politesse
française nous décerne cette épithète tlatteuse. Et le jour où nous
cesserons de les protéger, elles s'apercevront sans aucun doute
que, tout en ayant obtenu grades universitaires et droits politiques,
elles sont plus embarrassées qu'auparavant. »
Ce sont là des demi-critiques bien anodines, mais je ne nom-
merais pour rien au monde ceux de la bouche de qui elles sont
tombées, ne voulant pas que ces impnidens soient déchirés par
les Ménades. C'est de l'Amérique qu'on peut dire avec vérité : « Il
est défendu d'y frapper la femme, même avec une fleur. » Quand
à deux ou trois reprises j'ai osé exprimer mon étonnement au
sujet de la liberté qui règne dans les collèges, les hommes sans
exception m'ont toujours répondu sèchement qu'à l'âge qu'elles
ont atteint, seize ou dix-sept ans tout au moins, avant d'aborder la
vie universitaire, elles doivent savoir se conduire.
Sur le péril des intimités de femmes nouées pendant quatre
années de contact assidu et parfois continuées toute la vie, si
étroites que rien ne ressemble davantage à la parfaite intelli-
gence d'un bon ménage, je n'ai jamais été comprise. La surveil-
lance, les restrictions que les couvens ou pensions de notre vieux
monde jugent nécessaires seraient, dans les collèges du nouveau,
une insulte gratuite. La tenue irréprochable qui distingue l'étu-
diante en classe, elle la conserve dans tous les détails de sa vie;
douter de cela serait douter des bienfaits de tout le système d'édu-
cation qui régit l'Amérique et qui est fondé sur le respect de soi-
même. En aucun pays il n'y a plus d'esprit de corps entre les
femmes; en aucun pays les amitiés particulières ne sont plus
nobles et plus dévouées. On me le dit et je le crois, j'en ai eu
maintes fois la preuve ; il serait certes à désirer que la même soli-
darité existât entre Françaises à tous les rangs de la société. Mais
la médaille a son revers, et il est impossible de ne pas s'en aper-
cevoir quelquefois.
n. — LA CO-ÉDUCATION. GALESBURG
Nous avons encore à faire connaissance avec les collèges où
règne le système de la co-éducation, bien plus étrange à nos
yeux que tout le reste. C'est dans l'Ouest presque exclusive-
886 REVUE DES DEUX MONDES.
ment qu'il l'aiit aller les chercher. Un homnie très haut placé dans
l'Instruction puhlique ma parlé avec éloge des résultats qu'oh-
tient du commencement à la lin des études cette co-éducation
qui a été récemment en France, où, bien entendu, il serait im-
possible de l'établir sans un complet remaniement des usages et
des mœurs, l'objet de tant de débats passionnés. M. W. T. Harris,
commissioner of éducation à Washington, — il me permettra de
le nommer, — croit que le fait de vivre ensemble depuis l'âge le
plus tendre, au Kindergarten et à l'école primaire, empêche les
garçons et les filles d'être aussi sensibles à l'attrait du sexe. Il a
remarqué que l'émulation établie entre eux habitue les jeunes
filles, qui très souvent marchent en avant, à faire peu de cas des
imbéciles, fussent-ils bien tournés. De plus, elles peuvent avoir
au collège des frères qui les protègent, et ce sont tout de bon des
sentimens fraternels qu'éprouvent pour elles la plupart de leurs
camarades, cette camaraderie ayant toujours existé, les transfor-
mations de l'âge étant venues pour eux insensiblement. Détail
important, M. llarris m'affirma que, si quelques incartades de con-
duite avaient pu être relevées accidentellement dans les écoles de
filles, elles étaient sans exemple dans les écoles mixtes : les pre-
mières permettent apparemment beaucoup plus d'abandon ; les
secondes imposent du côté féminin une réserve qui n'a d'égale
que la timidité respectueuse de l'autre sexe, habitué comme il
ne l'est pas ailleurs à compter avec la valeur intellectuelle de
la femme. Sur ces questions il m'est impossible d'avoir une opi-
nion personnelle; j'ai constaté seulement que dans les grandes
villes de l'Est on partageait jusqu'à un certain point nos préven-
tions européennes. A Chicago, je n'ai guère vu que l'extérieur de
la somptueuse Université fondée sous l'impulsion de l'Eglise
baptiste, et elle m'a paru trop neuve pour être encore tout à fait
vénérable , si excellemment équipée qu'elle soit par tous les
moyens que procure l'argent. Peut-être le récit d'une semaine ou
deux passées dans un collège de la Prairie, celui de Galesburg,
fera-t-il mieux comprendre à mes lecteurs ce que peut être, sous
sa forme la plus intéressante, la co-éducation. La physionomie
du collège est inséparable dans ma mémoire de celle de la petite
ville et de ses habitans. Je transcrirai donc ici quelques fragmens
du journal que je remplissais alors chaque soir.
Cinq heures de voyage environ de Chicago à Galesburg, — Je
suis reçue dans la maison d'un des professeurs du collège, qui,
comme tous les Américains, est fidèle au principe « Les amis de
nos amis sont nos amis. » Riches ou pauvres, ils vous offrent, sous
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS, 887
ce prétexte. ^e partager leur vie de famille aussi facilement que
nous invitons à tliner.
Simple maison do bois : elle est posée presque à l'extrémité de
la ville. La barrière qui l'entoure donne sur la rue qui conduit au
collège, une route plantée d'érables avec des trottoirs en planches,
des deux côtés. Trois ou quatre pièces au rez-de-chaussée, autant an
premier étage un peu mansardé, rien de plus ; mais cet intérieur
modeste suggère au premier aspect des idées d'ordre, de minu-
tieuse propreté, de studieux recueillement. Sur les parois de la
salle à manger se détache l'Oraison dominicale en caractères
ornés. Le cabinet de travail est garni de livres, qui débordent par
toute la maison. Dans le petit parloir point de glaces, des meubles
très simples, des photographies de famille, de bonnes gravures,
des fleurs, — une dignité singulière partout répandue. C'est là
le cadre d'une des figures les plus énergiques et les plus nobles
que j'aie vues, celle d'un vieillard robuste comme un jeune homme,
d'un savant désintéressé, dont la carrière laborieusement remplie
a été consacrée d'un bout à l'autre, malgré ce que pouvait lui
conseiller l'ambition, au même collège; il en est un des piliers
pour ainsi dire. Auprès de lui, sa femme, délicate et timide, dont
le visage porte encore les traces d'une de ces beautés éthérées
comme on en rencontre, finement gravées, dans les « livres de
beauté » anglais. A la façon dont la maison est menée, avec l'aide
d'une seule petite négresse, je vois qu'il existe des ménagères
dans l'Ouest. Le professeur tient aux idées d'autrefois : nulle part,
autant que dans cet intérieur, je n'ai rencontré, telle que je me
l'imaginais, la famille puritaine. Le mari, le père, est encore maître
ici, et maître tyrannique; la femme plie avec une grâce et une
douceur qui ne sont pas spécialement américaines; la jeune fille
est respectueuse et réservée. Elle a pourtant beaucoup de culture,
attestée par ses brevets, enseigne elle-même au collège, et a entre-
pris avec des amies ce que ses parens n'ont jamais fait pour leur
part, un voyage en Europe, après lequel sa vie de retraite et de
travail ne lui a pas paru plus dure. Tout se fabrique à la maison;
il va sans dire qu'elle et sa mère y mettent la main. Table 'abondante
et simple ; tempérance non pas seulement prêchée. mais pratiquée
à la lettre sous le rapport des boissons fermentées. Le père bénit
à voix haute chaque repas.
La fondation de Knox-College à Galesburg, telle qu'on me
la raconte, présente des traits uniques. Une troupe de pionniers
patriotes et chrétiens en posèrent les bases. Leur but déclaré fut
de créer un collège qui fournirait des recrues bien préparées au mi-
nistère évangélique et qui ferait des femmes les dignes éducatrices
888 REVUE DES DEUX MONDES.
de la génération future. Le 7 janvier 1836, un meeting eut lieu
à Whitesboro (Etat de New York); on y vota une somme de
20000 dollars, qui payèrent 15 000 acres de terre dont la vente
représenta la première donation faite au collège, et au prin-
temps de cette même année les colons, conduits par le Révérend
George Gale, promoteur du projet et chef de la colonie à laquelle
il donna son nom, se dirigea vers la Prairie. A l'automne, trente
familles, composant un noyau homogène sorti des Pères pèle-
rins d'autrefois, s'étaient déjà construit de rudes cabanes sur
l'emplacement de ce qui devait devenir la ville. En 1837, une
charte fut obtenue pour l'établissement du collège, et à la fin de
1838 ce collège s'ouvrit avec une quarantaine d'étudians. Il y en
a 000 aujourd'hui. Les bâtimens actuels ne furent achevés qu'en
1837, et la même année vit s'élever un séminaire où logent les
jeunes filles. Depuis, un gymnase et un observatoire ont été créés
et en 1890, la pierre angulaire de l'édifice qu'on appelle Alumni-
Hall fut posée par le président Harrison avec des paroles qui
restent dans toutes les mémoires : « Nous renouvelons la dédi-
cace de cette institution, consacrée déjà à la vérité, à la pureté,
à la loyauté et à l'amour de Dieu. » — Le collège a eu des bien-
faiteurs intelligens et zélés ; l'un d'eux, M. Hitchcock, fit don au
collège de toute la partie de la fortune qu'il laissait dont sa veuve
n'aurait pas besoin, et Mrs Hitchcock, par mie générosité égale,
renonça aux avantages que lui eût accordés la loi pour que les
intentions de son mari fussent remplies : elle est venue habiter un
cottage à Galesburg.
Visite matinale à l'Alumni-Hall. — Le bâtiment, de style ro-
man mitigé, brique et grès rouge, a fort belle apparence. Près de
mille personnes peuvent tenir dans son auditorium, qui chaque
jour sert de chapelle. Une prière en commun réunit tout le col-
lège, et à tour de rôle les professeurs lisent la Bible, puis font une
courte instruction. J'entends le professeur de littérature anglaise
parler sur « la comparaison » à propos de la paille et de la
poutre de l'Evangile. Cette habitude n'existe pas dans les Uni-
versités de l'Etat; elle me paraît contribuer pour une bonne
part à l'atmosphère morale de Galesburg.
Nous visitons la ville, tout à fait charmante avec ses avenues
ombreuses et ses verdoyans boulevards. Elle couvre une vaste éten-
due, les arbres, les jardins y tenant beaucoup de place. Des arbres
verts entourent les bâtimens principaux. H y a quelques rues
commerçantes, mais elles sont d'une activité tranquille, comme il
convient à une ville pour qui le trafic est chose secondaire, qui ne
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 880
s'est jamais souciée que de religion et de science. Le quartier
élégant est rempli de très jolies maisons bourgeoises, la pluparl
en bois peint, mais, affectant tous les styles; des marges de gazon
les encadrent : on les dirait dispersées sur une pelouse. La ville
entière est scrupuleusement propre, avec ces sidewa//,s, fort laids
d'ailleurs, qui partout en Amérique, sur les routes, dans les parcs
publics, autour des maisons permettent d'éviter la poussière ou
la boue, selon la saison. Quelques rues ont un pavage en brique
perfectionné. Les intérieurs, entrevus derrière les bow-windows
garnis de fleurs, sont d'une agréable intimité. Nous atteignons un
faubourg formé de maisonnettes peintes en couleurs claires, bien
vernies, semblables à des jouets tout neufs : c'est le quartier
suédois. Ces braves gens forment une partie assez importante de
la population et s'enrichissent vite par leur industrie.
Vaste terrain de manœuvres pour les trois compagnies que
commande un officier de l'armée des Etats-Unis délégué comme
professeur de science et de tactique militaire. Le service est obli-
gatoire, chaque étudiant étant tenu de se procurer un uniforme.
Eglises nombreuses, qui représentent toutes les sectes protes-
tantes, et aussi, à l'état de minime fraction, le culte catholique. Ce
sont les efforts et les sacriiices des deux églises congrégationaliste
et presbytérienne qui ont fondé le collège : leur influence domine
donc dans son conseil d'administration, mais sans aucune étroi-
tesse. Un véritable esprit chrétien est seul exigé comme base
fondamentale et indispensable de l'éducation à Knox; les étu-
dians doivent fréquenter le dimanche leurs églises respectives.
J'assiste à la classe de latin, faite par une jeune fille au visage
expressif et résolu, qui paraît exercer sur ses élèves un grand
ascendant : il y a autour d'elle à peu près autant de garçons que
de filles. Quoique aucun règlement ne l'exige, les deux sexes se
séparent et occupent chacun l'un des côtés de la chambre : les filles
sont généralement plus avancées; elles sourient avec un peu de
malice à chaque bévue des garçons, qui eux non plus ne paraissent
pas fâchés de les prendre en faute; aucune coquetterie d'un côté,
aucune galanterie de l'autre. Je remarque le teint hâlé, la mine
rustique de plusieurs des étudians, des hommes faits ; leurs
bonnes figures expriment à la fois l'énergie et la candeur; on
m'apprend qu'ils viennent de parties reculées de l'Ouest et
qu'avant d'entrer au collège ils ont gagné l'argent nécessaire en
travaillant de leurs mains. Le directeur d'un important maga-
zine ne disait-il pas un jour, en voyageant avec moi : — « Toute
cette campagne, je l'ai parcourue autrefois àpied, un ballot de mar-
8'JO REVUE DES DEUX MONDES.
cliandises sur l'épaule pendant les vacances, et cela des années de
suite, pour payer mon collège. On m'appelait Fhonnète petit col-
porteur ». — Et je voyais que cette épithète resterait toujours
parmi celles qui l'avaient le plus flatté, quoiqu'il eût atteint depuis
à de grands succès. Nombre d'élèves à Knox-CoUege sont de la
même étofle solide; il arrive que ces retardataires donnent par
la suite des talens supérieurs et vraiment personnels. On m'en
montre plusieurs qui, durant l'exposition de Chicago, ont sans
aucune mauvaise honte employé les deux mois et demi dont ils
pouvaient disposer à servir dans les restaurans de la foire et à
pousser les petites voitures. Maintenant les voici plongés dans
y Enéide. L'influence bienveillante et gaie des jeunes filles sur
cette catégorie de campagnards est des plus heureuses. Le coup
de fouet de l'émulation les excite; ils ont honte de se laisser dis-
tancer par leurs frêles camarades, et en outre la bonté féminine
les polit presque à leur insu.
Si le professeur qui fait avec une verve et une clarté remar-
quables la leçon de chimie n'interrogeait de préférence devant
moi les étudiantes pour montrer ce qu'elles savent à une étran-
gère (très incapable d'en juger) , je crois que les garçons
reprendraient peut-être ici l'avantage. Mais nous avons sur ce
chapitre des opinions préconçues auxquelles les aptitudes des
Américaines pour les sciences donnent tort apparemment.
... Invitée dans plusieurs maisons de la ville, où je trouve la
meilleure compagnie, des femmes simples et instruites à la fois,
causant de tout, interrogeant avec intelligence. Evidemment le
contact du collège est un stimulant perpétuel, et la société des
professeurs une précieuse ressource. Quelques-unes ont voyagé,
mais elles ne sont pas possédées par le besoin fiévreux de dépla-
cement que j'ai remarqué ailleurs; aucune trace de prétention,
non plus, — ce qui repose. La diversité des dénominations de
croyances dans cette petite ville si religieuse en bloc est curieuse.
Un certain lunch me réunit à une demi-douzaine de dames fort
liées entre elles, bien qu'appartenant à des églises diiïérentes.
J'ai en face de moi une baptiste, et à mes côtés une aimable uni-
versaliste, dont la religion me plaît, puisqu'elle lui permet d'être
sûre de mon salut éternel comme du sien. Les universalistes ne
damnent personne.
Je continue à suivre les cours faits au collège par des femmes.
Elles n'occupent que le rang secondaire à' iiistructors ; Knox-Col-
lege maintient la suprématie de ses professeurs avec un soin
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 891
jaloux, se piquant de posséder un corps enseignant tel qu'on on
trouverait diiïicilement l'égal dans tout l'Ouest.
Les levons de français niattirent. En ce moment les élèves
lisent, traduisent et expliquent le théâtre de Victor Hugo. Ils en
sont à Hernani, et rien n'est plus drôle que l'accent donné à ces
cîrands vers impétueux, à ces noms espagnols ànonnés, écorchés.
Mais ils comprennent, ils comprennent même assez, je crois,
pour trouver le caractère de Ilernani celui d'un fou. Je leur procure
une satisfaction réelle en leur disant que même en France ses sen-
timens paraissent un peu exagérés. Il y a là, parmi ceux que met
évidemment sur le gril la scène épineuse des portraits, quelques-
uns de ces beaux garçons hàlés, naïfs et solides dont j ai déjà
parlé, de jeunes géans venus de fermes lointaines et qui ont
quitté la charrue pour les livres. L'un d'eux m'aborde avec hési-
tation et me demande d'un ton de curiosité passionnée s'il est vrai
que l'admiration baisse en France pour un aussi grand homme
que Napoléon. Enhardi par ma réponse, il m'exprime ensuite sa
conviction, partagée par beaucoup d'autres, qu'un soldat obscur
a été fusillé à la place du maréchal Ney, et que celui-ci a pu se
réfugier en Amérique. Les questions des jeunes filles roulent sur
des sujets beaucoup plus personnels : ce quelles veulent savoir,
c'est si l'instruction des femmes en France fait quelques progrès;
si nous sommes toujours enfermées dans des couvens ; si vrai-
ment la co-éducation n'existe pas chez nous !
Une très gracieuse personne professe, avec l'élocution, le sys-
tème Delsarte, qui développe de beaux gestes et de belles atti-
tudes prises facilement par les demoiselles, imitées avec une at-
tention et une lourdeur tout à fait amusantes à observer par les
garçons.
Je tombe un matin dans la classe qui rassemble cinq ou six
hommes devant la chaire d'une jeune fille. Il est question d'his-
toire contemporaine et politique, de la constitution des Etats-
Unis. Elle paraît très gentiment embarrassée de sa tâche et dirige
la conversation pour ainsi dire avec le tact d'une maîtresse de
maison intelligente, encourageant la discussion de sujets sérieux
plus encore qu'elle ne s'y mêle.
Souper au séminaire. Les étudiantes qui ne sont pas de la
ville y résident en foule. Autour de la table se trouvent des pro-
fesseurs, hommes et femmes, plus quelques dames invitées. La
salle à manger oîi nous sommes communique avec une autre
beaucoup plus grande où les pensionnaires ont pris place par
groupes de six ou huit à de petites tables séparées. La principale
892 REVUE DES DEUX MONDES.
préside ; un petit nombre d'étiidians viennent du dehors prendre
leur repas avec les jeunes filles. Après souper, dans le beau grand
salon, toutes les élèves du séminaire me sont présentées les unes
après les autres. C'est un long défilé de types très variés, souvent
fort agréables à voir : elles arrivent de tous les coins des Etats-
Unis, du Kansas, du Colorado, de la Californie, du Texas, que
sais-je? On me dit, en même temps que leurs noms, leur pays
d'origine : plusieurs viennent d'Utah, de la cité du Lac-Salé; je
tressaille, me croyant devant des Mormonnes, et elles de rire,
m'expliquant que leurs parens sont « Gentils ». Du reste les Mor-
mons ont depuis peu renoncé à la polygamie, qui leur créait de
trop gros embarras. La soirée se termine par un concert : or-
chestre bien dirigé. On joue en mon honneur des morceaux de
Cartnen.
Je suis engagée à passer l'après-midi dans une grande ferme
des environs. Le nom de ferme est donné en Amérique à toutes
les propriétés rurales. Par surcroît d'hospitalité le fermier pro-
priétaire vient me chercher lui-même dans son buggy. Emportés
par deux excellens chevaux, nous roulons à travers la Prairie, en
respirant à pleins poumons un air doux et comme velouté qui,
avant les bises hivernales, accompagne la saison exquise si bien
nommée été indien.
Le paysage dans sa monotonie est nouveau pour moi, qui n'ai
jamais vu de steppes: c'est l'immense Prairie, roulant de petites
vagues courtes et coupée seulement par des fences, barrières tan-
tôt droites et tantôt en zigzags qui, dans toute l'Amérique, sé-
parent les champs et retiennent les troupeaux. Leur coloration
argentée, celle que prend le sapin en vieillissant, s'harmonise
bien avec le ton brunâtre du sol. La récolte du maïs est faite; il
n'en reste que les tiges et les longues feuilles réunies en meules
pour le bétail. A la place qu'occupaient çà et là des bois abattus
pourrissent en longs alignemens bizarres les souches, qu'on ne
prend pas la peine de déraciner. C'est aussi l'un des traits géné-
raux du paysage américain, ces chicots qui hérissent rudement
la plaine nouvellement défrichée. La ferme vers laquelle nous
nous dirigeons est située au milieu de 3 000 acres de culture et
de prairie. Nous nous arrêtons devant une maison de bois, bâtie
sur le plan habituel, avec le stooi), le perron mobile qui y accède
et les indispensables sideivalks.
La maîtresse de céans vient à notre rencontre. Rien dans son
accueil ne trahit l'ombre de cérémonie provinciale. Elle nous
introduit dans un salon meublé de crin noir, et l'entretien s'en-
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 893
gage tout do suite sur des sujets intéressans. Nous sommes avertis
que deux jours plus tôt la ferme uous aurait offert un spectacle
curieux : des conducteurs de bestiaux, venus du pays des Mor-
mons, s'y étaient arrêtés avec 80 000 moutons qu'ils conduisaient
au marché de Chicago. Cette troupe bêlante assiégeait la maison
avec un bruit d'émeute. Aujourd'hui nous ne rencontrerons que
les élèves de l'endroit, chevaux et vaches, clairsemés sur l'énorme
étendue.
Vers une heure, le dîner est servi; un dîner i)urement améri-
cain : soupe aux huîtres conservées, viandes rôties, fricassée de
grains de maïs, céleri cru, gâteau de rhubarbe, rajsin du terroir,
qui a goût de cassis, noix à'hichonj, thé ou café en guise de
boisson. Deux jeunes filles servent à table; elles me sont présen-
tées comme les enfans de la maison. 11 faut bien qu'elles se
prêtent aux travaux du ménage pendant une de ces crises do-
mestiques si fréquentes dans l'Ouest et un peu partout. Le refus
que font les employés irlandais et suédois de manger à la même
table que les nègres complique encore les difficultés. Force est
donc de s'aider soi-même. La besogne matérielle dont s'acquittent
ces demoiselles ne les empêche pas du reste d'aller tous les jours
à l'école en ville ; elles conduisent elles-mêmes leur petite voiture.
Je découvre, tout en causant, que la vie d'une femme d'agricul-
teur est passablement sévère en Amérique, oii les exploitations
rurales sont à de grandes distances les unes des autres et se font
sur une si vaste échelle qu'il n'y a pas de menus détails à surveil-
ler. Aucune distraction, aucun voisinage. Mais l'hiver, à Galesburg,
la fermière trouve des dédommagemens: elle fait partie d'un club
littéraire; toutes les dames y sont enrôlées; par conséquent on a
la ressource de faire l'été beaucoup de lectures qui se rapportent
aux sujets proposés pour les séances à venir. Je m'informe de
ces sujets, on m'en cite quelques-uns : troubadours et trouvères
(les langues romanes sont en grand honneur aux Etats-Unis, et
bien des gens qui ne parlent pas couramment le français s'extasient
sur notre vieille littérature, provençale) ; influence des salons au
xvii*^ siècle; les femmes françaises dans la politique; origine de
l'art grec, etc. Croirait-on à un pareil intérêt porté aux choses
du vieux monde dans un village de la Prairie, car une ville de
18 000 âmes n'est guère qu'un village aux Etats-Unis? mais ce vil-
lage-là très certainement a une âme supérieure en qualité à celle
de beaucoup de grandes villes.
L'un des convives raconte qu'il est allé dernièrement visiter
le territoire indien qui s'étend entre le Missouri et le Texas. Là
le gouvernement ayant acheté des terres aux Indiens, les con-
894 REVUE DES DEUX MONDES.
cède à qui les atteindra le premier. Il s'ensuit que des pays envi-
ronnans arrive une tromljc de chevaux lancés à toute vitesse
par leurs cavaliers. Le narrateur nous montre des photographies
instantanées qui donnent l'idée de la course, favorisée par un
paysage plat, et de la victoire remportée bride abattue. On voit
aussi le vainqueur se reposer, assis par terre, dans la récente
jouissance de son bien, propriétaire pour la première fois de sa
vie, d'ailleurs à moitié mort de faim et de fatigue; puis la ville
en formation : des tentes éparses ; le commerce qui commence à
poindre, représenté par un magasin en planches. Pour rencon-
trer ces mœurs-là, il n'est pas après tout nécessaire d'aller extrê-
mement loin de l'îllinois, où nous sommes. Jadis, ici même, on
a trouvé des sépultures indiennes, squelettes reposant dans les
plus hautes branches des arbres. Une discussion s'élève sur les
Indiens, que quelques-uns jugent perfectibles dans les arts de la
civilisation, notamment dans l'agriculture, tandis que d'autres les
déclarent capables de tout, sauf de travailler. Les travailleurs
occupés sur la propriété sont tous Suédois, honnêtes et laborieux
par conséquent. Je vois leurs maisonnettes éparpillées sous bois
et dans la plaine. Ils fauchent, moissonnent, battent le grain, avec
l'aide des engins les plus perfectionnés; rien de pittoresque dans
tout cela. Le teint bruni du maître atteste qu'il les surveille de
près et que sa propre tâche est rude. Il se moque gaîment des
phrases toutes faites sur les délices de la vie rurale et de tout ce
que le prétendu bonheur de l'homme des champs a pu inspirer
de suave aux poètes antiques et modernes : « Virgile n'était pas
venu on Amérique, » dit-il pour conclure.
Ces dames parlent de Paris, où les deux fraîches Hébés qui à
table nous versaient du thé, iront achever leur éducation ; je n'ose
leur dire qu'elles y trouveront difficilement autant de ressources
qu'à Galesburg. On ne nous propose pas le tour du propriétaire,
inévitable en Europe. Les campagnes de l'Ouest n'en sont pas en-
core aux allées arrangées pour la promenade. On marche par né-
cessité sur des routes qui mènent à un but pratique: nos petits
sentiers herbus, qui demandent à être foulés par de longues gé-
nérations de gens que rien ne presse, viendront plus tard.
Vers l'heure où le soleil se couche, je remonte dans le buggy
du haut duquel j'assiste à un de ces couchers de soleil qui incen-
dient superbement le ciel au-dessus de la prairie sans limites.
La plus jeune fille de nos hôtes, une belle enfant de neuf ans,
saute à cheval, sans se soucier de sa robe courte, sans même prendre
un chapeau, et nous accompagne jusqu'au tournant de la route,
où elle s'arrête. Longtemps je regarde de loin la figure de la pe-
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 895
tite amazone aux cheveux llottans se détacher en noir sur le fond
de pourpre. %t j "éprouve ce sentiment triste et doux qui m est re-
venu plus dune lois pendant mon long voyage rempli de nouveaux
visages et de sites nouveaux, le sentiment de rompre un lien à
peine formé, de quitter trop vite des gens ou des choses que j'étais
bien près d'aimer, que je ne reverrai plus.
Autre promenade jusqu'à Knoxville dans un paysage plus
beau, l'immense mer de la prairie étant plus roHing , plus hou-
leuse. On me fait remarquer que partout où existent des bois un
creek coule sous le feuillage qui accompagne et révèle ses sinuo-
sités. En cette saison d'automne les creeks sont de simples ruis-
seaux, mais l'hiver ils débordent jusque sur les routes. Quelque-
fois l'éternelle fence est remplacée par des haies où l'orange osage
se suspend pareille à un gros peloton de laine verte qui jaunira
bientôt, lùitre les bouquets de chênes et d'érables apparaît de
temps en temps une maison de bois peint, une ferme, puis on
franchit de longs espaces sans voir autre chose qu'une grange
isolée au bord du chemin, ou encore une espèce de grande ca-
bane toute seule aussi derrière sa palissade. J'en reverrai de sem-
blables partout de deux milles en deux milles. C'est une école
soutenue par les fermiers du voisinage qui, loin des villes, n'ont
que ce moyen de faire instruire leurs enfans.
Knoxville , petite ville morte , quoiqu'elle ne soit pas vieille
de beaucoup plus d'un demi-siècle, s'obstine à garder l'air im-
portant avec les deux ou trois édifices prétentieux, à frontons
triangulaires, qui décorent sa place principale. L'un d'eux logea
naguère le tribunal transporté depuis à Galesburg. La lutte fut
vive entre les deux villes et leshabitans de Galesburg vous diront
pourquoi elle s'est terminée à leur avantage : Knoxville était
peuplée à l'origine de gens du Sud, tandis que sa rivale a été fon-
dée par des puritains du Xord; ce fut, à les en croire, le triomphe
inévitable de toutes les qualités qui recommandent une forte
race. Le fait d'être située sur la ligne principale des deux plus
grands chemins de fer de l'Ouest, le Burlington et le Santa Fé,
qui permettent d'y arriver de toutes les parties du pays, ne nuit
peut-être par non plus à Galesburg. Quoi qu'il en soit, Knoxville
sommeille à l'ombre de ses grands arbres, blanche et nette, avec
de larges rues plantées et une magnifique école de garçons fondée
par l'église épiscopale. Sous le même patronage s'est élevé à
peu de distance, dans la campagne, un non moins monumental
Institut de jeunes filles. Sainte-Mary, c'est son nom, me ferait
penser à un couvent d'Europe, si le hasard ne m'y amenait à
896 REVUE DES DEUX MONDES.
l'heure de la récréation qui suit le goûter. Toutes les pension-
naires sont sur la route, à pied ou en voiture, conduisant elles-
mêmes, croquant des pommes, toutes très gaies, très élégantes et
beaucoup plus mondaines assurément que ne le sont les élèves du
collège mixte. Non loin de là se dresse une maison des pauvres
qui a plutôt l'aspect d'un bel hôtel que d'un asile de mendicité.
Tous les âges s'y trouvent réunis, et des concessions vraiment hu-
maines sont faites à la vie de famille, puisqu'on me parle d'une
veuve qui vient d'y être admise avec ses trois jeunes enfans.
Nous traversons la voie ferrée dont, selon l'usage, aucune bar-
rière ne défend l'accès à qui veut se faire écraser, et nous rentrons
à Galesburg par des chemins charmans qui longent les bois. Un
buggy croise le nôtre portant un jeune homme et une jeune fille.
Je demande au professeur qui me conduit si ce sont des fiancés.
— Ils pourront le devenir, me répond-il, mais pas nécessai-
rement.
Et je vois que cet homme austère comprend, approuve qu'il en
soit ainsi. Sur ce point il est de l'avis de tous les pères de famille
que j'ai rencontrés à New- York et ailleurs, trouvant tout simple
que leur fille monte à cheval , aille et vienne accompagnée par
un ami. Je ne sais pourtant si sa tolérance égalerait celle de
beaucoup d'autres au cas où dans sa propre famille on s'aviserait
de passer de la théorie à la pratique.
Intéressante découverte : les amis qui m'accordent une hospi-
talité si cordiale descendent de Barbara lïeck, la mère du métho-
disme dans le Nouveau Monde ; j'apprends en même temps com-
ment l'établissement de cette secte en Amérique se rattacha aux
conquêtes de Louis XIV. Les Allemands chassés du Palatinat
étaient allés chercher protection sous le drapeau anglais, auprès des
lignes de Marlborough, et des concessions de terrain leur avaient
été accordées en Irlande; c'étaient par excellence d'honnêtes gens,
très portés aux idées religieuses. La doctrine wesleyenne du té-
moignage de l'esprit tomba dans leurs âmes bien préparées à la
recevoir; ils s'embarquèrent en 1760 à Limerick, non pas pour
fuir la pauvreté, mais pour aller à la recherche d'une terre pro-
mise, selon les paroles de la Bible que ceux qui « naviguent sur
les grandes eaux voient dans leurs profondeurs l'œuvre de
Dieu et ses merveilles. » Parmi eux était une jeune femme tout
récemment mariée qui fut leur guide et leur soutien à travers
les vicissitudes de l'exil. Débarqués à New York, ils y perdirent
peu à peu leur première ferveur. Barbara leur fit honte de ce
relâchement; appuyée sur sa vieille Bible allemande, elle osait
tout. La passion du jeu par exemple ayant gagné la petite colonie,
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 897
elle entra Jans le tripot, s'empara des cartes, les brûla siir-le-
champ et convertit les joueurs. L'ascendant qu'elle exerçait sur
son peuple était celui d'une nouvelle Déborah. Les méthodistes
n'avaient point d'église, elle résolut d'en fonder une. Le service
s'organisa grâce à elle, dans la maison d'un de ses cousins, Philip
Embury, qu'elle avait électrisé par son exemple. Toute la semaine
elle travaillait à gagner le pain quotidien, pour apporter ensuite
la nourriture spirituelle à une foule toujours grossissante.
Il y a trois églises méthodistes à New- York, sans compter les
églises nègres, et l'une d'elles est sur l'emplacement de la pauvre
maison de Philip Embury. Quand Barbara Heck mourut très
vieille, au Canada, après avoir semé dans ce pays ses croyances
religieuses, elle déclara n'avoir jamais perdu vingt-quatre heures
de suite le sentiment de son union intime avec Dieu, tlie évidence
of acceptance ivith God, depuis l'âge de dix-huit ans, époque do ce
qu'elle appelait sa conversion, parce qu'alors seulement l'esprit
lui avait parlé. Je dis aux arrière-petils-enfans de Barbara, qui
sont congrégationalistes , combien je m'étonne qu'ils aient aban-
donné l'église fondée par une pareille aïeule. Ils me répondent
qu'on passe d'une secte protestante à une autre plus facilement
que nous ne pensons, vu qu'il n'existe guère entre elles que des
ditTérences administratives. Elles communient toutes ensemble,
sauf les baptistes. Ceux-ci se tiennent à l'écart.
Plus j'habite Galesburg. plus j'ai le sentiment de sa ressem-
blance avec quelque petite ville universitaire d'Allemagne, telles
qu'elles étaient avant l'annexion à la Prusse. C'est la même sim-
plicité, la même vénération pour la science et pour ses représen-
tans, les mêmes mœurs patriarcales. L'esprit allemand, dont
témoigne une connaissance générale de la langue, prévaut ici du
reste comme dans beaucoup d'autres villes américaines : résultat
de l'immigration, du séjour plus ou moins prolongé qu'ont fait
les professeurs en Allemagne et aussi de ce prestige qui s'at-
tache aux victorieux vus de loin. Le grand nombre ne parle pas
français, si quelques-uns se rappellent avec enchantement un
rapide passage à Paris.
La présence des professeurs, de leurs mères et de leurs femmes
donne un charme sérieux que je goûte infiniment à une ou deux
soirées tout intimes. Plus mondain que ses collègues est le lieu-
tenant-instructeur, dont l'uniforme apporte une note gaie dans
cette symphonie grise et noire.
Mes questions portent toujours sur le système de la co-édu-
cation avec ses avantages et ses dangers. La jolie femme du pré-
sident me répond :
TOME cxxv. — 1894. 57
898 REVUE DES DEUX MONDES.
— Nous ne pouvons pas, mon mari et moi, vous en dire du
mal, puisque nous nous sommes rencontrés et aimés au collège.
La fille aînée de mon hôte s'est mariée de la même façon,
après avoir conquis tous ses diplômes.
Oui, beaucoup de mariages se décident au collège; est-ce un
mal? Vaut-il mieux se rencontrer dans le monde, en pleine frivo-
lité? Ne se connaît-on pas beaucoup mieux et sous des aspects
plus intéressans lorsque pendant des années on étudie ensemble?
— Mais ce sont des mariages prématurés.
— Non pas, ils n'ont lieu que quand la situation de l'homme
est faite. La constance des deux parties est souvent mise à longue
épreuve .
— Et l'amour ne vous distrait pas du travail?
Cette réflexion bien française fait sourire. Un Américain ne
pense à la femme qu'après avoir pensé à ses devoirs sérieux et
d'abord aux moyens de faire vivre cette femme. L'exemple du très
jeune président de Knox, qui a remplacé depuis peu un homme
universellement estimé que son âge forçait au repos relatif,
l'exemple brillant, presque unique d'une situation si considérable
atteinte à trente ans, prouve que des fiançailles au collège n'em-
pêchent pas les grands eff"orls et les grands succès.
On me derriande si j'ai rien vu, soit au collège, soit en ville,
qui m'ait fait pressentir aucun des inconvéniens dont je parle.
Assurément non. Eh bien, c'est qu'il n'y a rien! L'atmosphère
de Knox est claire et saine. Chacun respecte la dignité de chacun
sans l'intervention de règlemens rigoureux. Les nouveaux venus
sentent cela très vite, ils comprennent ce qu'on attend d'eux et
tout naturellement s'y conforment.
On me parle des hommes distingués que Knox-College a
fournis dans des départemens divers : les ministres de l'Evangile
et les professeurs dominent, c'est-à-dire les gens qui font le moins
de cas des jouissances matérielles de ce monde, qui tiennent le
plus à la vie de l'esprit.
Ma conclusion, après avoir tout écouté, est que le système
ne réussirait pas dans une ville plus grande, où ne pourrait s'exer-
cer une police morale incessante, où les influences religieuses
seraient moins directes, où il y aurait des tentations ou seulement
des distractions. Les mœurs encore primitives de l'Ouest permet-
tent la réalisation de ce qui serait ailleurs une utopie. Beaucoup
d'autres collèges y existent fondés sur les mêmes bases que celui
de Knox, et ceci atteste une droiture d'âme, des vertus fraîches
et robustes auxquelles il m'a semblé que l'Amérique plus com-
plètement européanisée de l'Est ne rendait pas assez justice. Des
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 899
deux côtés, à l'Ouest comme à l'Est, il y a des préjugés, faute de
se bien conuaîtro. Un intransiticant do la Prairie ne m'a-t-il pas
écrit l'autre jour : — « llevenez-nous et restez plus longtemps.
Gomme dit ma mère à ses invitées : Au revoir, apportez votre
tricot! — Ce qui m'a plu dans votre première visite, c'a été votre
détermination de regarder le peuple d'Amérique et non pas ses
snobs. Le véritable Américain n'est pas dans les salons. Dans les
petites villes, dans les villagi^s, à la campagne seulement subsistent
encore les fa(,x^ns démocratiques, qui le caractérisent. Combien de
temps cela résistera-t-il à la marée montante de l'argent et des
insolens privilèges? Je n'en sais rien, mais cela existe dans notre
maison de famille [homestead] où je passe VvU\, mangeant à la
même table que la fille de service [hired girl) et où le jardinier
m'appelle par mon nom de baptême, mon nom le plus haut,
dirait Walt Whitman. »
Celui qui parle ainsi, un écrivain de talent, se trouve à
merveille de subir les âpres influences d'une forme dans le
Wisconsin. Je suis plus éclectique que lui. Los sauvages sen-
teurs de la Prairie ne n'empêchent pas d'apprécier tels salons de
Boston ou de New York; mais j'ai été souvent révoltée par
l'ignorance voulue que des Américaines qui ont dix fois traversé
l'Océan y professaient pour les parties encore neuves de leur
propre pays, comme si les trésors de l'avenir n'étaient pas en-
fouis là. Je me suis détachée avec peine de Galesburg, j'y suis
retournée de très loin, j'y pense encore avec respect et avec sym-
pathie. Ce serait un grand plaisir pour moi que d'y porter mon
tricot, comme on m'invite à le faire en franc parler de l'Ouest.
III. — l'extension UNIVERSITAIRE. CUAUTAUQUA
Avant de laisser le chapitre dos collèges, il me semble indis-
pensable de dire quelques mots d'un mouvement populaire vers
la haute culture dont profitent les femmes autant que les hommes.
On entend par university extension les divers moyens donnés à
toutes les classes du peuple pour acquérir une instruction plus
étendue que celle des écoles, ou plutôt l'université ainsi comprise
est, selon la très juste expression du professeur Moulton. l'anti-
thèse même de l'école : l'école est en otf et obligatoire, administrée
sous une discipline immuable, tandis que l'université ouverte aux
masses est l'éducation des adultes, une éducation volontaire,
illimitée, appliquée à la vie tout entière.
L'Angleterre inaugura ces méthodes qui consistent en con-
férences, en exercices hebdomadaires, questions et réponses, le
900 REVUE DES DEUX MONDES.
tout se terminant par l'examen qui permet de recevoir un certi-
ficat d'études. Dès 1850 le mouvement s'était produit, mais l'Uni-
versité de Cambridge ne l'organisa complètement que plus de
vingt ans après; Oxford suivit son exemple, puis une société se
forma à Londres pour l'extension d'un enseignement qui réus-
sissait au delà de tout espoir; il a depuis lors gagné l'Ecosse,
l'Irlande; enfin il se transporta aux Etats-Unis, commençant dans
la ville si lettrée de Baltimore.
Le docteur Herbert Adams, — qui a bien voulu me faire visiter
l'université de Johns liopkins, où j'ai été accueillie avec une inou-
bliable courtoisie par le président Gilman — le docteur Adams, pro-
fesseur d'histoire, me raconte comment, durant l'hiA^er de 1887 à
1888, la jeunesse de la ville se réunissait tous les quinze jours pour
entendre des lectures sur l'histoire du xix* siècle. Une autre série
de conférences sur le progrès du travail manuel fut ensuite dé-
diée aux centres industriels qui entourent Baltimore. Bientôt ce-
pendant on reconnut que ce genre d'instruction ne doit être donné
à aucune classe spéciale, ouvrière ou autre, mais bien à tous,
sans souci de la profession de chacun.
Tel fut l'esprit qui dirigea les cours subséquemment orga-
nisés avec l'aide de ces associations chrétiennes de jeunes gens
qui existent dans chaque ville. Le mouvement s'est accentué de
plus en plus jusqu'à ce jour, tous les collèges prêtant leurs pro-
fesseurs. Pour voir quelles proportions colossales peut prendre en
Amérique un grain de sénevé emprunté au vieux monde, il faut
jeter les yeux sur l'Assemblée de Ghautaiiqua.
Au moment même où, comme je l'ai déjà montré (1),
Boston préparait dans un cercle restreint l'acclimatation des mé-
thodes anglaises (1873), une idée grandiose germait dans l'esprit de
l'évêque méthodiste J.-H. Vincent. Elle se manifesta d'abord par
une assemblée d'été tenue au bord du lac Chautauqua pour l'en-
seignement de la Bible. Cette espèce d'école du dimanche orga-
nisée dans les bois fut le point de départ d'une université popu-
laire qui, en vertu de la charte qu'elle a reçue de l'Etat de
New- York, peut conférer des degrés. Le campement est devenu
une sorte de station estivale où chaque année le chemin de fer de
l'Erié et de nombreux bateaux à vapeur amènent par milliers les
étudians autour de leurs maîtres. Ils trouvent là des hôtels, des
musées, des gymnases, des salles d'assemblée, un « Hall de la
Philosophie », un « Parc de la Palestine », des plaisirs de toutes
sortes : excursions, régates, feux d'artifice, le tout annoncé, prôné
(1) Voir la Revue du 1" septembre 1894, la Condition de la femme aux États-
Unis, Boston.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 901
un pou trop bruyamment j)L'ut-ètrc; mais, s'il est vrai que la fin
justifie les nigvens. il faut tout pardonner à l'éveque Vincent.
Persuadé que la vie est une école, avec des intlue^nces éduca-
trices qui agissent du berceau à la tombe, il veut favoriser ces
intluences en tenant compte des capacités de chacun et des cir-
constances qui l'environnent. Toute science nous conduit à Dieu
pourvu que nous la reportions à lui. Il n'y a pas d'âge qui n'ait le
devoir d'aspirer au développement de l'intelligence. Quiconque,
dans la vieillesse même, sentie besoin d'une direction eu ce genre
y a droit autant que les plus jeunes, et une récompense équitable
doit être donnée à ses elTorts. L'assemblée de Chautauqua ajoute
donc au travail par correspondance une réunion annuelle favori-
sant des classes et des examens qui aboutissent à une sorte de
diplôme. Cette assemblée s'ouvre le premier mardi d'août et
dure plusieurs semaines dans un site qui attirerait la foule par ses
seules beautés pittoresques. Je ne m'y suis malheureusement pas
trouvée à l'époque où la multitude partie du Temple et de Jéru-
salem, ou bien descendue des bateaux qui sillonnent le lac, monte
à travers le bois sacré de Saint-Paul jusqu'au hall qui forme le
centre du cercle enchanté pour assister aux exercices dits de la
Table-Ronde, lesquels commencent toujours par une prière et se
terminent par des hymnes. Laissons parler AL John Vincent (1) :
«... Chaque chaise est occupée, longtemps avant l'heure; des
bancs sont traînés dehors, des châles étendus sur le sol. Un grand
nombre reste debout. C'est un beau spectacle que cette masse
humaine pressée autour de l'édifice tout blanc, dans la verdure
des arbres, avec le lac un peu plus loin et les rayons du soleil
couchant qui se jouent sur le feuillage mobile, sur toutes ces
figures illuminées. On pense malgré soi, en écoutant, à un autre
lac au bord duquel la parole fut distribuée à des hommes de
bonne volonté. »
Il y a un apôtre chez l'éveque Vincent, et aussi un voyant qui
vit dans la contemplation d'un Chautauqua quasi céleste' où, par
la grâce de l'électricité, les populations de l'avenir seront trans-
portées en un clin d'œil pour assister aux merveilles perfection-
nées du téléphone, du phonographe, du microphone, etc.; où les
flammes changeantes des fontaines lumineuses se mêleront aux
eaux vives du lac; où toutes les langues seront enseignées par des
méthodes naturelles, chacun pouvant voyager dans les quartiers
allemand, français, italien et autres qui feront de cette université
modèle un monde. Chacun pourra de même entrer dans une église
(1) The Chautauqua movement, by John H. Vincent, Chautauqua press, Boston.
902 REVUE DES DEUX MONDES.
commune, consacrée au libre esprit de charité qui rassemblera
toutes les sectes chrétiennes et où les liturgies de tous les âges
auront leur place, sans préjudice des manifestations improvisées.
Les espérances du docteur Vincent ne s'arrêtent pas, on le voit,
au « Chautauqua local et littéral », elles embrassent le « Chau-
tauqua des idées et des inspirations », si haut placé qu'il n'est
plus de la terre. Ce naïf et généreux enthousiaste aurait pu ri-
valiser avec Pierre l'Ermite, et c'est une croisade moderne fqu'il
prêche en ellet. Chautauqua a maintenant de tous côtés des suc-
cursales, — résidences d'été dont on vante pêle-môle les res-
sources diverses : culture, religion, musique, promenades et res-
taurans. L'élan qu'a su donner l'évêque Vincent est au fond- le
même qui amena jadis les revivais, les réveils spirituels, et il
s'est produit sous les mômes influences méthodistes, mais éten-
dues cette fois à toutes les églises comme à toutes les branches
du savoir humain. Le goût de l'Amérique pour ce qui est sket-
chy, esquissé à la légère, pourvu que le dessin soit immense, il-
lustré de réclames, favorable au commerce et coloré à souhait,
doit se donner carrière parmi les 200000 Chaulauquans qui se
vantent d'avoir des adeptes jusque dans l'Inde, le Japon, l'Afrique
du Sud et les îles du Pacifique; mais on ne peut nier que ce cam-
pement d'un peuple autour de la science, fût-elle vulgarisée à
l'excès, n'ait de la grandeur. Il faut, quoi qu'on puisse penser
d'un certain abus de fanfares, saluer l'homme de bien qui a dit :
« C'est la mission du vrai réformateur, du vrai patriote, du vrai
chrétien, d'ofîrir la science et la liberté, la littérature, l'art et
la vie religieuse, à tout le peuple, partout. »
Th. Bektzon.
i !
- 1
LES ROCHES-BLANCHES. 71
— Et pleine de sons, reprit M. Leeu : ne trouvez- vous pas?...
Songez donc 1 s^ls avaient oédé à leur coupable amour, que fût-il
arrivé?... Ils auraient été damnés, je pense, soumis à quelqu'un
de ces affreux supplices qu'inventait l'imagination des hommes
de leur temps, plongés, par exemple, dans l'éternel tourbillon
qui entraîne les amans de Rimini. Mais ils n'auraient pas été
changés eu pierres. Et lequel vaut le mieux?...
Comme ils arrivaient devant sa villa, il demanda :
— Entrez- vous un moment, monsieur?
Trembloz sentait se réveiller, cruelles, torturantes, les émotions
qu'il avait crues vaincues. Il refusa, et repritle chemin de la ville.
« Ils n auraient pas été chanrjés en pierres !. . . »
Cette parole le poursuivait comme un arrêt fatal. Son cœur
meurtri, sa tète vide, ses membres pesaient si lourd, qu'il eût
pu croire qu'un miracle pareil s'opérait en lui. Il se révolta : la
légende mentait, ou M. Leen, incroyant, cynique, l'avait déna-
turée pour en faire jaillir un sens monstrueux. Il invoqua tous
ses secours, ses croyances morales, son amour du bien, Dieu. Et,
arrêté sur la route déserte, il allirma, d'une voix haute :
— Nous avons fait notre devoir... Nous avons bien fait!...
... Mais où donc était celte joie intérieure que des oracles cer-
tains promettent au sacrifice? Il l'eût vainement cherchée dans son
cœur labouré : la lutte avait été trop vive ; le triomphe ressem-
blait à ces victoires sans lendemain qui déciment le vain(|ueuret
le laissent plus faible que l'ennemi. Tandis qu'il fouillait ainsi
sa douleur pour y chercher l'aube espérée du réconfort, jaillis-
saient du fond de son être, comme pour narguer sa misère, les
mirages du crime évité : mirages radieux, qu'éteignait aussitôt le
sentiment du sort choisi, irrévocable, et qui s'efTond raient parmi
des horizons déserts, pareils à ceux où périssent les caravanes.
Il murmura :
— Plus tard.... Dieu m'enverra la paix...
Mais c'étaient ses lèvres seules qui prononçaient ces paroles :
dans son cœur, résonnait j)lus fort l'arrêt fatal :
— ... Ils n auraient pas été changés en pierres ! ...
Et obscurément, sans songer à formuler l'incertaine notion
qui s'estompait dans sa tête brisée, il pressentait ce qu'est le sort
des hommes qui ont trop d'âme pour ignorer l'amour, trop de
vertu pour s'y livrer dans l'insouciance et dans la joie : qu'ils
résistent ou qu'ils tombent, la douleur les attend; il faut que la
lumière qui brille en eux les dévore ou s'éteigne, et s'ils ne sont
pas les coupables victimes de leur cœur, c'est que leur cœur n'a
plus qu'à se pétrifier.
Edouard Rod.
ÉTUDES SOCIALES
LE LUXE
LA FONCTION DE LA RICHESSE
I
CARACTÈRE ET VARIÉTÉ DU LUXE
SON ROLE ÉCONOMIQUE
La question de la légitimité ou de l'illégitimité, de l'utilité ou
de la nocuité du luxe, est une des plus débattues qui soient. Les
moralistes la revendiquent, en général, comme étant de leur seule
compétence. C'est une de leurs matières favorites; ce l'était surtout
dans l'antiquité. Le thème est admirable pour la déclamation;
certains écrivains classiques, très austères de langage, plus con-
cilians de mœurs, Salluste et Sénèque, s'y sont complu; quel-
ques belles pages d'éloquence et de style sont dues sur ce sujet à
leur vertueuse indignation.
On ne peut, cependant, abandonner la question du luxe aux
seuls professeurs de morale. Les économistes ne s'en doiventpas
désintéresser. Il ne s'agit pas là seulement de préceptes et de
règles pour la conduite édifiante de la vie, mais aussi de la direc-
tion que l'on doit donner, sinon à la production tout entière, du
moins à une partie notable de la production, et, d'autre part, de
LE i.rxE. 73
rintluence de certaines consommations sur la répartition des
ricliossos, sur les situations respectives des diverses classes de la
société. Henri Baiidrillart a consacré quatre gros volumes à décrire
l'évolution, les variétés, les excentricités du luxe dans les diverses
civilisations et à tous les âî^es de l'humanité. Nous voudrions ici
examiner sommairement les principaux élémens de cette question
si complexe, et faire suivre cette analyse de quelques réflexions
sur l'usaçre de la fortune et la fonction sociale de la richesse.
I
L'une des diflicultés, non la moindre, est de définir exactement
le luxe. Il n'est guère de matière où l'on s'entende moins. Beau-
coup blâment le luxe et d'autres le louent qui ne comprennent
pas sous ce mot les mêmes objets ou le même train de vie. Si l'on
ouvre le Dictionnaire de l'Académie, on trouve au mot Luxe
cette définition : « Somptuosité, excès de dépense, dans le vête-
ment, les meubles, la table. » Les mots de « somptuosité » et
d' « excès )) auraient eux-mêmes besoin d'être définis dans ce cas. Le
Dictionnaire de Littré ne s'éloigne guère de celui de l'Académie ;
on y lit :« Luxe, magnificence dans le vêtement, dans la table,
dans l'ameublement; abondance de choses somptueuses. » Un
économiste, très dur pour le luxe, Emile deLaveleye, écrit: « Est
objet de luxe ce qui est à la fois superflu et coûteux, c'est-à-dire
ce qui satisfait à un besoin factice et a coûté beaucoup de journées
de travail. » Et il accumule, à ce sujet, une foule de citations. Mais
qu'est-ce qu'un besoin factice, et à partir de quel nombre de
journées de travail consacrées à un objet, celui-ci est-il mis au
rang des articles de luxe?
Les trois définitions que nous venons de reproduire sont bien
lâches et bien vagues; cependant, si elles répondent assez aux
idées flottantes de quelques hommes délicats, elles n'expriment
pas le sens courant et vulgaire du mot.
Le tort est de chercher une formule absolue pour une chose
aussi relative, ondoyante et variable. Voici la définition que nous
proposerons : Le luxe consiste dans cette partie du superflu qui
dépasse ce que la généralité des habitans d'un pays, dans un temps
déterminé, considère, comme essentiel, non seulement aux
besoins de l'existence, mais même à la décence et à l'agrément
de la vie. Le luxe est donc une chose singulièrement variable et
qui se déplace sans cesse, la limite en reculant de plus en plus au
fur et à mesure que l'ensemble d'une société s'enrichit et se raffine.
Le mérite de cette définition, suivant nous, c'est qu'elle garde
au luxe son caractère relatif se transformant d'âge en âge.
74 REVUE DES DEUX MONDES.
Au barbare qui envahissait l'Empire romain, le simple mo-
bilier et la garde-robe d'un ménage modeste de notre petite
bourgeoisie ou de l'élite de notre classe ouvrière eût paru abonder
en objets de luxe; quelques fauteuils peu coûteux, mais capi-
tonnés, un tapis de feutre, des rideaux aux fenêtres, un joli
papier à bon marché tapissant le mur, une glace, une pendule,
quelques vases pleins de fleurs, une vaisselle un peu variée, des
chemises, des mouchoirs, des cravates, des bas, tout cet attirail
nouveau pour lui, lui eût semblé n'être essentiel ni aux besoins
normaux de l'existence, ni même à la décence et à l'agrément de
la vie. Bien plus, il s'en serait trouvé gêné et incommodé.
Si l'on introduit aujourd'hui encore un berger des Pyrénées
ou des Alpes dans l'appartement d'un rentier ayant une vingtaine de
mille francs de rentes et vivant conformément à ce revenu, il trou-
vera que cet homme s'encombre d'une foule d'objets inutiles , de riens
coûteux et qui ne peuvent procurer que des jouissances factices.
L'idée de ce qui constitue le luxe varie de la façon la plus frap-
pante suivant le pays, le temps et les classes de la société. Chaque
classe considère comme luxe les objets que sa situation de for-
tune ne lui permet pas de posséder et dont la classe supérieure,
au contraire, a les moyens d'user.
Un fait absolument démontré, et dont nous fournirons plus
loin quelques exemples, c'est que le luxe d'une époque ou d'une
classe sociale tend à devenir , sinon une nécessité, du moins un
objet de décence pour l'époque suivante et pour la classe sociale
d'en dessous. La civilisation est caractérisée par la généralisation
graduelle, progressive, de nombre de consommations de luxe qui
perdentainsi successivement ce caractère. Chaque dizaine d'années,
quelques objets de luxe cessent de l'être par leur diffusion et
l'abaissement de leur prix.
La définition que nous avons donnée est essentielle pour per-
mettre d'aborder l'examen de la légitimité ou de l'illégitimité, de
l'utilité ou de la nocuité du luxe.
En parlant du luxe en principe, nous faisons abstraction de
certains excès et de certaines aberrations. En se demandant si le
vin est bon pour l'homme, on entend seulement un usage modéré
et rationnel du vin.
L'usage du luxe, c'est-à-dire de superfluités même coûteuses,
même ne flattant que la vanité ou les dispositions frivoles de
l'esprit et des sens, doit-il être proscrit par l'économie politique?
doit-il, au contraire, être admis par elle, tout au moins obtenir
d'elle des circonstances atténuantes, tout en mettant de côté les
extravagances et les difl'ormités luxueuses, qui évidemment sont
condamnables ?
LE LUXE. 75
Le hixo a b%aucoiip dennemis. Un £:rand nombre d'hommes
le considèrent comme un abus, comme un péché, comme un
scandale. Les uns s'imaginent que, si le luxe venait à disparaître,
les sociétés seraient plus heureuses et d'une moralité plus élevée,
n'autres croient que le superllu de quelques-uns est acquis au
détriment du nécessaire de quelques autres.
Les ennemis du luxe en principe peuvent se diviser en deux
classes : d'un côté, certains moralistes et politiques, de l'autre,
divers économistes.
A beaucoup de moralistes, la concupiscence, l'orgueil de la
vie. apparaissent comme les obstacles à la perfection : les philo-
sophes, tels que Socrate, veulent placer l'idéal de la vie dans la
contemplation et le dévouement. Certes, ces idées sont d'une
grande noblesse et on a raison de les propager ; mais elles ne
peuvent diriger complètement l'existence que d'une élite. Le type
de vie claustrale ou académique auquel elles conduisent ne peut
constituer la vie générale: à supposer que l'univers entier s'y fût
rangé depuis l'origine, on peut se demander si la civilisation eût
autant progressé, si la vie moyenne eût été aussi facile et aussi
longue, le bien-être aussi répandu, et si même on eût pu procurer
à la généralité des hommes les consommations indispensables,
les loisirs assez larges, l'instruction et les connaissances dont
jouissent aujourd'hui ou dont jouiront demain presque tous les
habitans des contrées civilisées.
Platon lui-même, le plus spiritualiste des philosophes, admet-
tait que l'on peut demander aux dieux les richesses (1).
M. Emile de Laveleye, critique sévère du luxe, attribue à ce
goût des superlluités une racine qui plonge dans trois sentimens
différens, dont les deux premiers seraient vicieux et le troisième
seul vertueux : l°la sensualité ; 2° la vanité ; 3° l'amour de l'idéal.
A supposer qu'il en soit ainsi, le troisième sentiment ne rachète-
rait-il pas les deux autres? Les deux premiers sont-ils, d'ailleurs,
vicieux à tous les degrés? Quelque sensualité et quelque vanité
ne peuvent-elles trouver, au moins, certaines circonstances atté-
nuantes ?
Quant aux raisonnemens politiques contre le luxe, ils portent
surtout sur ces deux points, que le luxe accroît l'écart entre les
classes de la population et leur donne un caractère plus tranché,
qu'ensuite la vie luxueuse énerve les hommes et livre les popula-
tions cultivées en proie aux peuples barbares. Pour ce qui est de
l'écart entre les conditions des hommes, nous avons souvent dé-
montré qu'il tend plutôt à s'affaiblir, et c'est le thème même d'un
(l) Compte rendu des séances de V Académie des sciences moraJes et politiques,
p. 73o.
76 REVUE DES DEUX MONDES.
de nos ouvrages (1). Cette inégalité, d'ailleurs, n'a pas unique-
ment des effets malfaisans : elle est à la fois le résultat et le stimu-
lant de la civilisation. Quant aux dangers que le luxe peut faire
courir aux États, il faut d'abord constater qu'autre chose est le
luxe et autre chose la vie luxueuse. On peut aimer et rechercher
le luxe dans l'ameublement, dans la décoration, dans les objets
d'art, et vivre sous les autres rapports avec simplicité. Le prétendu
amollissement physique qui résulterait des goûts de luxe n'est pas
démontré : dans presque tous les pays d'Europe, les jeunes gens
des classes les plus aristocratiques déploient, en ce qui concerne
les exercices physiques et les actes de courage, au moins autant
de vigueur et de résolution que les hommes des autres couches
sociales. Les civilisés, depuis trois siècles, prennent, d'autre part,
une éclatante revanche sur les barbares. Si la civilisation est
menacée, c'est beaucoup moins par le goût de l'élégance de la vie
que par le venin de certaines doctrines, par le dilettantisme in-
tellectuel et moral qui, chez ses adeptes, n'a pas une relation
nécessaire avec le goût éclairé des objets de luxe.
M. Emile de Laveleye a cité toute une nomenclature d'auteurs
célèbres dont les opinions sur le luxe sonl, d'ailleurs, médiocre-
ment concordantes. Au hasard de leur humeur ou du fil de leur
ouvrage, ils le louent ou le blâment. Parmi les apologistes con-
stans, il n'y a guère que La Fontaine, par d'assez mauvaises rai-
sons :
Je ne sais d'homme nécessaire
Que celui dont le luxe épaud beaucoup de bien.
Nous en usons, Dieu sait ! Notre plaisir occupe
L'artisan, le vendeur...
Parmi les critiques constans, on trouve Rousseau, avec des
raisons qui ne valent pas mieux : « Il faut des liqueurs sur nos
tables : voilà pourquoi le paysan ne boit que de l'eau. Il faut de
la poudre à nos perruques: voilà pourquoi tant de personnes n'ont
pas de pain. » Dans cette voie on pourrait multiplier les exemples
pittoresques, et le philosophe qui donnait à Voltaire le goût de
marcher à quatre pattes conclut : « S'il n'y avait point de luxe,
il n'y aurait pas de pauvres. »
Alternativement antagonistes et panégyristes du luxe sont
Voltaire, qui se contredit presque toujours, et Montesquieu, dont
la gravité n'est pas toujours ennemie de l'incohérence. Voltaire
loue le luxe en petits vers dans Le Mondain et le condamne en
prose :
(1) \'uiL' notre Essai sur la répartition des richesses et la tendance à une moindre
inégalitë des condiliuns.
LE LUXE. 77
% Sachez surtout que le luxe enrichit
Un grand Etat s'il en perd un petit :
Le pauvre y vit des vanités des grands.
En prose grave, le philosophe de Ferney prend sa revanche :
« Le luxe est la suite, éerit-il, non du droit de propriété, mais
des mauvaises lois. Ce sont donc les mauvaises lois qui font
naître le luxe, et ce sont les bonnes qui peuvent le détruire. »
M. de Laveleye applaudit à ce singulier aphorisme.
Pour le luxe et l'une de ses formes les plus caractéristiques,
les modes, Montesquieu écrit: « Les modes sont un objet impor-
tant. A force de se rendre l'esprit frivole, on augmente sans cesse
les branches de son commerce. » Contre le luxe il s'exprime ainsi :
« Si les richesses sont également partagées, il n'y aura pas de
luxe ; car il n'est fondé que sur les commodités qu'on se donne par
le travail des autres. >« Il n'est pas nécessaire d'être le premier
publiciste de son siècle et l'un des premiers de tous les temps
pour découvrir que, si les richesses étaient également partagées,
il n'y aurait plus de luxe. Mais ce partage égal des richesses est-
il possible .' est-il même désirable? et la grande masse des hommes
ne gagne-t-elle pas beaucoup elle-même en confortable à l'inéga-
lité des richesses, qui est h- plus énergique des stimulans de la
production? Voilà une question plus sérieuse.
Si nous étalons ainsi les incohérences de ces grands esprits,
ce n'est pas pour faire preuve d'une érudition qui, d'ailleurs, n'est
pas nôtre, ni pour le plaisir de surprendre en contradictions
flagrantes des intelligences fortes et étendues : c'est qu'une pensée
aussi inexacte qu'elleest superficielle inspire toutesces remarques.
C'est l'idée que les superfluités du luxe chez les riches sont
acquises aux dépens des nécessités du pauvre. Si l'on ne faisait
pas de souliers iîns, tout le monde pourrait avoir de bonnes
chaussures: tous les hommes, chez les peuples civilisés, sont
arrivés à ce dernier résultat, sans que la fabrication des bottines
fines pour hommes et pour femmes ait le moins du monde dimi-
nué. Si, au lieu d'un milliard ou deux d'objets de luxe, on faisait
un milliard ou deux d'objets communs et utiles, le monde n'en
irait-il pas mieux ?
La question ne peut être ainsi posée. La conception de l'acti-
vité sociale, qui est au fond de ce raisonnement, se trouve com-
plètement fausse. On considère l'activité sociale comme un tout une
fois fixé : si l'on y dérobe 500 000 journées pour des superfluités,
ces 300 000 journées manquent pour les nécessités. Cette concep-
tion est arbitraire. Il faut se demander si la capacité productive
de l'homme, sa force d'invention, son énergie au travail, le pro-
78 REVUE DES DEUX MONDES.
grès des arls et des sciences, n'ont pas été et ne sont pas entre-
tenus et développés par la recherche constante d'une vie plus
embellie, de besoins plus diversifiés; si une société qui ne maudit
pas et ne proscrit pas le luxe n'a pas, même pour les objets com-
muns, une force productive infiniment plus grande qu'une société
qui maudit et proscrit le luxe.
Il faut rechercher si le goût même de la nouveauté et du chan-
gement, qui caractérise le luxe, ne contribue pas à tenir l'esprit
général d'une société plus en éveil, plus porté aux améliorations
industrielles, aux découvertes, aux perfectionnemens ; si, au con-
traire, une société rivée toujours au même genre de vie mono-
tone, insipide, serait aussi productive, même on ce qui concerne
l'agriculture et les arts communs, qu'une autre sollicitée à l'acti-
vité incessante par des habitudes de luxe.
Alors on s'apercevrait sans doute que, contrairement au mot
de Rousseau : « S'il n'y avait pas de luxe, il n'y aurait pas de
pauvres », les superfluitésdu luxe ne sont pas acquises aux dépens
des nécessités du pauvre. Citant et approuvant le mot de Rousseau,
Emile de Laveleye ajoute : « Visitez les contrées alpestres de la
Suisse ou les vallées de la Norvège, et vous verrez que Montes-
quieu et Rousseau n'avaient pas tort. >; S'il avait été un peu plus
versé dans les statistiques, Laveleye aurait vu que la Norvège
est précisément l'un des pays oii l'indigence est proportionnel-
lement le plus répandue.
Pour juger cette question si importante au point de vue écono-
mique, il est bon de jeter un coup d'œil sur l'évolution historique
des consommations privées.
II
Les progrès industriels et le développement de la richesse gé-
nérale font peu à peu tomber dans l'usage commun une quan-
tité de marchandises qui, autrefois, étaient regardées comme de
grand luxe. A s'en tenir à l'alimentation, le sucre jadis était du
luxe, et les épi ces et le café, et, dans la partie du pays qui n'en
produisait pas, le vin. Les verres à vitre ont longtemps passé pour
du luxe ; pendant plus longtemps encore les glaces et les rideaux
de fenêtre, et les tapis. Une montre et une pendule étaient des ob-
jets de luxe de premier ordre, jusqu'à ce qu'on fût arrivé à en
fabriquer pour 40 à 50 francs d'abord, puis pour 5 à 10 francs.
Dans le vêtement, les chemises, les bas, les chaussures, les mou-
choirs (encore du temps de Montaigne), les rubans, les dentelles,
ont été regardc'S comme superfluités dont l'homme et la femme,
vivantsuivant la loi de nature, devaient se passer. Au xviii'' siècle,
LE LUXE. 79
à Londres. Fiisago d'un parapluie était encore une preuve d'eiïé-
minatiou, et nombre de gens eu été croient devoir exposer leur
nuque au soleil, même aujourd'hui, pour ne pas recourir à une
ombrelle, dont le salutaire usage, cependant, commence à se ré-
pandre de plus eu plus. Dans l'organisation de la demeure, une
salle à manger distincte de la cuisine, un salon distinct de la salle
à manger, un cabinet distinct de la chambre à coucher, une salle
de bains et d'hydrothérapie, et jusqu'à ce retrait décent, aéré,
pourvu d'eau pour les besoins, naturels, ont été déclarés des inu-
tilités et passent encore pour l'être auprès de certaines gens. Ce-
pendant, l'usage aujourd'hui très répandu de ces supertluités
d'autrefois ou de ces pratiques jadis traitées de luxueuses a singu-
lièrement contribué à accroître la vie moyenne, à écarter ou
prévenir les épidémies, et à rendre certains quartiers des grandes
villes beaucoup plus sains que nombre de villages ou de fermes
en pleine campagne.
Les frontières du luxe vont sans cesse en reculant, et c'est
un grand bonheur. Le luxe d'autrefois devient sinon le nécessaire
d'aujourd'hui, du moins une jouissance, soit inofTensive, soit
utile, à la portée d'un grand nombre d'hommes.
Qu'il ait ainsi sa racine soit dans la sensualité et dans la va-
nité, comme l'affirment ses critiques, soit dans le goût de l'idéal,
le luxe, pourvu qu'il ne viole pas la nature, a pour instrument
de propagation l'instinct d'imitation de l'homme, le désir de se
conformer aux habitudes des gens les plus haut placés, puis aux
sentimens et aux mœurs (jui prévalent dans la communauté.
Ainsi, les objets de luxe deviennent peu à peu des objets de con-
venance, les luxuries, pour parler comme les Anglais, se transfor-
ment en decencies.
Il est rare que les vieillards n'appellent pas luxe toute nou-
velle mode, tout objet dont leur enfance ou leur maturité igno-
rait l'usage. Dans la Puissance des Ténèbres de Tolstoï, un vidan-
geur, type de l'homme honnête et chrétien, considère comme
une preuve d'efîémination que l'on établisse des cabinets publics
de commodité.
Le caractère d'une consommation doit être jugé, non d'après
un certain type que l'on se fait de la nature humaine en général,
suivant la méthode de Rousseau et de Tolstoï, son disciple,
mais d'après les diverses circonstances de lieu, de climat, de pro-
fession et de milieu.
Il y a un luxe sain, intelligent, et un luxe malsain, extrava-
gant. Sans que l'on puisse dresser une nomenclature, qui serait
naturellement incomplète et trop absolue, de l'une et de l'autre
catégorie, le luxe est sain chez les esprits sains, et il est
80 REVUE DES DEUX MONDES.
morbide clioz les esprits maladifs, portés à l'extravagance.
Le luxe est condamnable quand il emprisonne l'homme dans
les superlluités matérielles et ne lui laisse aucun goût aux joies
délicates et aux plaisirs intellectuels, quand il sacrifie les besoins
essentiels à des jouissances conventionnelles. Encore, même à
ce point de vue, la distinction est-elle difficile à établir avec net-
teté dans la pratique. Si celui qui boit plus d'eau-de-vie que de
vin et qui consomme plus en tabac (|u'cn viande peut être consi-
déré comme sacrifiant les nécessités aux superlluités, on ne peut
dire que les gens qui s'infligent des privations sur leur nourriture
afin d'avoir des vètemens décens pèchent toujours contre le bon
sens : outre que c'est un hommage rendu à l'idéal, ce peut être
là une appréciation très juste des convenances de la vie et des
moyens de sauvegarder ou de gagner une position.
On a parfois divisé en trois périodes l'évolution du luxe : le
luxe des temps primitifs, aussi bien des sociétés patriarcales, rju'a
fort bien décrites Adam Smith, que de celles du commencement
du moyen âge; le luxe des peuples florissans et prospères, qui est
celui des temps modernes; en dernier lieu, le luxe des peuples
en décadence, les anciens Romains, les Orientaux. Il faudrait
comprendre dans la même catégorie le luxe des classes sociales
en décadence, comme de certains milieux aristocratiques ou de
fils dégénérés de la riche bourgeoisie.
Le luxe des temps primitifs est très simple; il consiste surtout
dans le groupement autour de l'homme riche, qui est en même
temps' généralement un homme de haute naissance, d'un très
grand nombre de serviteurs entretenus par lui, et dans la pratique
très large de l'hospitalité. Chez les peuples patriarcaux, il y a une
assez grande ressemblance de vie matérielle en général entre les
hommes de diverses situations. La nourriture, les vètemens,
l'ameublement même, ditTèrent peu.
L'homme riche nourrit de nombreux domestiques, une clien-
tèle étendue; il a table ouverte. Ce train d'existence, à la fois très
large et très simple, lui donne un caractère d'affabilité, de bien-
veillance, de générosité.
Les objets de luxe proprement dits sont alors très limités.
Quelques vètemens lins, mais surtout de très belles armes, de
très beaux chevaux, de très riches harnachemens. Sous son appa-
rence débonnaire et familière, ce luxe patriarcal a de très grands
inconvénieus qui se retrouvent beaucoup moins dans le luxe mo-
derne : il crée et maintient des légions de parasites et de fainéans.
Tout ce monde de serviteurs et de cliens ne travaille guère et est
entretenu, sans services correspondans, par le travail d'autrui.
En Orient, ce luxe est très répandu, aux Indes toute per-
LE LUXE. 81
sonne aisée a un nombre notable de domestiques, dont eliacuu est
chariîé d'une tàiwie précise, très limitée, iusui'tisante pour occuper
sa journée. On retrouve ces habitudes chez les Arabes. Elles ré-
gnaient encore, quoique atténuées, en Europe au moyen âge et au
commencement des temps modernes. Encore sons Jacques I" un
ambassadeur avait une suite de 500 personnes dont 300 nobles.
(( Tout manpiis vi'uf avoir des pages. » Les maisons des grands
sont di's palais, non seulement par le caractère architectural et
la décoration, mais par le nombre d'appartemens ou de cham-
bres pour « les domestiques » de tout ordre. On sait que, dans la
langue et la littérature du xvn'' siècle encore, le mot « domestique »
est pris dans un sens étendu qui signifie client et dépendant. Au
siècle dernier le duc d'Albe. dans son palais de Madrid, avait
400 chambres de « domestiques »; les neveux de ses serviteurs et
leurs familles demeuraient souvent dans le palais et étaient pen-
sionnés. On trouve dans CmH Blas des descriptions qui relatent cet
état de choses. Ctn voit encore aujourd'hui à Madrid, non loin
du palais des Certes, le palais du duc de Medina-Cœli, immense
et banal caravansérail, fait pour loger toute une population de
serviteurs ou de dépendans. Avant l'incendie de 1812, à Moscou
certains palais contenaient jusqu'à 1 000 chambresde domestiques ;
on regardait comme pauvres les nobles qui n'entretenaient que
20 ou 30 de ces derniers. Les romans de Tolstoï font revivre en
partie ces anciennes mu'urs. Le train énorme des seigneurs polo-
nais était proverbial. De même aux Antilles, autrefois, sous l'es-
clavage. A la Jamaïque les personnes ne possédant que 7 nègres
étaient exemptées de la taxe sur les esclaves. On ne savait pa«; alors
recourir à des services communs : chaque grand seigneur avait
son médecin, son barbier, son aumônier, ses musiciens, ses gens
de lettres, qu'il traînait avec lui.
Ce luxe primitif, quoiqu'il jouisse des sympathies et des
regrets de beaucoup de gens, est absurde : il n'amène aucun raffi-
nement dans la vie, il est fastidieux, il ne tlatte que l'amour-
propre, il soustrait à la production, prive de l'indépendance jour-
nalière et jette dans la fainéantise et les vices énormément de gens.
Il y avait, sans doute, relativement à la population, plus de do-
mestiques inutiles, au dernier siècle ou dans l'avant-dernier siècle,
en Angleterre qu'aujourd'hui ; à coup sûr, chaque homme riche
en avait un bien plus grand nombre. Faut-il rappeler que, pen-
dant le xYin*" siècle, en France, chaque homme du monde, même
peu aisé, avait un laquais : il devait l'amener avec lui, quand il
allait dîner en ville, et c'était son laquais qui le servait, refusant
de rien passer à un autre maître que le sien. Ce fait est attesté par
une foule de correspondances du temps. Autour d'une table
TOME CXXVI. — 1894. 6
82 REVUE DES DEUX MONDES.
de 20 i\ 2?) personnes, il y avait ainsi, au xviii^ siècle, trois ou
quatre fois plus de laquais qu'il ne s'y en trouve, dans les mai-
sons riches, aujourd'hui.
L'autre grand luxe des temps primitifs, ce sont les énormes
festins, dont la quantité, beaucoup plus que la qualité, est le trait
caractéristique. Les mets y sont, en général, vulgaires, de même
les boissons; mais les uns et les autres se représentent constam-
ment sous toutes les formes, et remplissent la journée ou la nuit.
Les repas à la Gargantua, les noces de Gamache, où des amoncel-
lemens de victuailles disparaissent dans les estomacs infatigables
de convives grossiers qui, parfois, comme chez les Arabes, doi-
vent manifester leur contentement par une éructation fréquente,
appartiennent à cette période de luxe. Un économiste allemand,
d'une rare et sûre érudition, Roscher, fait le récit d'une de ces
fêtes pantagruéliques qu'offre l'histoire : lors du mariage de Guil-
laume d'Orange en 1561, le fiancé hébergea une quantité d'hôtes,
dont on ne nous donne pas le nombre, mais qui avaient avec
eux 5647 chevaux. On y consomma 4000 boisseaux de froment,
8 000 de seigle, 13000 d'avoine, 3600 muids (Eimer) de vin,
1 600 barils de bière. Une ordonnance de 1610, relative au ma-
riage à Munden [Mundensche Hochzeitsordniing), dispose qu'un
grand mariage ne doit pas comprendre plus de 24 tables, ni un
moyen plus de 14 tables de dix personnes chacune (1).
Tout le luxe que nous venons de décrire appartient à la grande
période aristocratique. Suivant la très fine remarque d'Adam
Smith, quand, au lieu de nourrir un grand nombre de serviteurs
et de subvenir à une infinité de cliens, on fait des commandes
aux ouvriers du dehors, la période aristocratique commence;
c'est ce qui caractérise le luxe moderne. Pour la dignité hu-
maine, l'emploi productif de la vie et le progrès des arts, ce nou-
veau luxe vaut mieux.
Dans ces temps aristocratiques, il était moins facile de se
ruiner, et les fortunes avaient plus de stabilité. Pour qu'un parti-
culier se ruine, il faut que son capital fixe soit transformé en ca-
pital circulant; les occasions de cette transformation étaient moin-
dres autrefois.
Le luxe des temps primitifs était plutôt occasionnel que per-
manent; il ne pénètre pas, comme plus tard, tout le tissu de la
vie. L'équivalent pour le peuple des grands repas et des fêtes pan-
tagruéliques des grands, c'étaient les kermesses, le carnaval. La
sobriété si vantée et parfois forcée de ces âges incultes était in-
terrompue par des débauches périodiques.
(1) Roscher, Grundlarjen der NutionaliJkonomle, p. 573.
LE LUXE. 83
Tout ce qui r%présente ce que les Anglais appellent les dcceii-
cies et le confortable se trouvait néi:i:ligé : en dehors des objets
d'église, des armes, parfois de la vaisselle à boire, il n'y avait
guère d'objets linement travaillés. On a des comptes rendus d'in-
spections de domaines appartenant à Cliarlemagne : on y constate
qu'en fait de linge il ne s'y trouvait que deux draps de lit, une
serviette et une nappe de table. La mode pour les vêtemens et
pour les meubles est dans ces temps primitifs très constante,
comme aujourd'hui encore chez les peuples orientaux. La vie
quotidienne individuelle était dépourvue de toute élégance et de
toute variété. Les fonctionnaires comme les ouvriers ne rece-
vaient que de très petits traitemens; des sommes énormes se dé-
pensaient en fêtes, soit privées, soit publiques. Au xvi* siècle,
le premier ministre de Hanovre n'avait , en dehors de quelques
fournitures de vêtemens, que 200 thalers de traitement, et un
gentilhomme dépensait, dans ce même temps, pour ses noces,
5600 thalers (1).
Les églises et les municipalités introduisirent le luxe varié
des vêtemens et du mobilier. Les vitraux firent leur apparition
en 1180, dans les églises d'Angleterre, et en 1567 les vitres étaient
encore si rares dans le pays, que dans les maisons de campagne
des nobles, on les enlevait pendant l'absence des maîtres. Les
belles étoffes, les meubles fouillés, l'argenterie finement travaillée,
en dehors de celle servant à boire, apparaissent dans les cathé-
drales d'abord, puis dans les hôtels de ville des riches cités fla-
mandes, allemandes, italiennes. L'ancien luxe chevaleresque se
modifie, et il se constitue un luxe haut bourgeois. Mais pendant
des siècles, c'est le goût de la magnificence et de l'ostentation qui
prédomine sur celui du confortable. Le Camp du drap d'or est
resté célèbre par cet étalage de richesse. Cependant, l'existence
quotidienne, même des grands, restait mesquine. On rapporte qu'au
xv^ siècle, la femme de Charles Vil était la seule Française à pos-
séder deux chemises de toile. Au xvi* siècle, il advenait encore
qu'une princesse fît cadeau de quelques chemises à un prince,
A la même époque, la bourgeoisie allemande, florissante cepen-
dant, couchait nue.
Ainsi, dans ces temps primitifs, il n'y avait aucun luxe en
vue de la jouissance intime et individuelle et en dehors de l'osten-
tation. C'est un préjugé répandu que le propre du temps présent
est d'aimer à paraître; cela était cent fois plus vrai des temps
passés.
Le luxe, trop vanté, des temps primitifs, comportant un très
(1) Roscher, op. cit., pp. o"3 à o"8.
84 REVUE DES DEUX MONDES.
grand train de maison, sans aucun raflinenicnt ni confortable,
avec le nombre prodigieux de domestiques, de dépendans, de
cliens, de parasites, avec l'hospitalité abondante et sans discer-
nement, les énormes festins, entraînait un vaste gaspillage de
produits et l'inutilisation d'une grande quantité de forces hu-
maines. Il n'y a là aucun exemple à suivre.
III
Tout autre est le luxe des peuples civilisés, intelligens, ju-
dicieux et prospères. Il est plus tourné vers le confortable ou
l'élégance et les jouissances artistiques que vers la magnificence
et la somptuosité. Il embrasse et pénètre toute la vie, il s'étend
à des degrés difTérens sur toutes les classes du peuple ; il se si-
gnale par l'usage de marchandises infiniment plus variées, et,
pour chacune d'elles, par un nombre de plus en plus considé-
rable de qualités. Le luxe des temps industriels et llorissans, où
la production de la richesse dépasse d'une manière constante les
nécessités de la vie, prend une direction plus naturelle. Il s'accom-
mode aux habitudes démocratiques qu'il a contribué à introduire.
Au lieu de s'encombrer d'un grand nombre de domestiques, de
cliens et de parasites, on n'a autour de soi que le nombre de gens
nécessaires pour un bon et prompt service; en revanche on com-
mande à des ouvriers et à des artisans du dehors, indépendans,
des objets coûteux : ces hommes habiles forment bientôt une
classe honorée, celle des artistes. On abandonne les distinctions
extérieures, les perruques, la poudre aux cheveux, de même que
les vastes installations permanentes : les églises particulières, les
théâtres particuliers, les manèges particuliers; on renonce aux
coûteux jardins à la française ou à l'italienne, avec d'énormes
pièces d'eau artificielles, des rochers et des ruines factices; non
seulement on n'entretient plus auprès de soi des nains et des
bouffons, mais on se garde même d'attacher constamment à sa
personne des hommes d'une profession utile pour un service in-
termittent. On n'a plus son barbier, son médecin, son aumônier à
demeure. Il n'y a que les gens arriérés ou dans des circonstances
spéciales qui aient chez eux un précepteur pour leurs enfans.
Le luxe de ces temps prospères et démocratiques pénètre, par
des gradations multipliées et infinies, toutes les classes du peuple;
puis, se composant d'objets durables, d'arrangemens permanens,
il accompagne tout l'ensemble de la vie. Ce qui le caractérise,
c'est la variété et l'élégance des objets nécessaires ou habituels.
La propagation de ce luxe dans toutes les couches de la popula-
LK LUXE. 85
tion o^it aidéo p$r les connaissances techniques qui permettent
la substitution d'une matière moins coûteuse à .une qui l'est da-
vantage ; on peut ainsi mettre à la disposition des personnes d'une
aisance modeste bien des objets réservés autrefois aux classes
supérieures : ainsi le plaqué, le ruolz, remplacent l'argent; la
galvanoplastie, la ciselure; la lithographie, la photographie, tien-
nent lieu de la gravure ou de la peinture; les papiers peints, in-
ventés en France vers 17G0, font l'oftice de tapisseries. Les étoffes
mi-partie de coton et de soie ou de déchets de soie donnent
l'illusion de soieries; le tulle et la gaze, de dentelles. Des matières
nouvelles, le nickel, l'aluminium , facilitent la possession de
montres, de pendules, d'objets divers d'une apparence élégante et
peu coûteuse. Le perfectionnement des arts mécaniques y aide. Tout
s'imite, même les perles, les diamans.
Ce genre de luxe qui consiste à varier la vie, à la décorer
et l'embellir, à pousser l'homme au soin de sa demeure et de sa
personne, n'a en soi rien d'immoral. Il a de bons usages écono-
miques et domestiques. Il pousse aussi à un genre d'épargne : tel
qui n'aurait pas épargné pour ses vieux jours le fait pour acheter
une montre en or, ou une chaîne, ou un mobilier décent.
\a' goût de la variété est l'un des traits caractéristiques du luxe
des peuples industriels et prospères. La variété dans la nourriture,
dans le vêtement, l'ameublement, même dans les distractions, est
un excellent stimulant à l'industrie, un obstacle à l'engqurdisse-
uient de l'esprit de l'homme. C'est en même temps un des besoins
les plus vifs de la nature humaine, un des charmes licites de la
vie.
On ne saurait croire combien cette variété manquait aux
peuples il y a quelques siècles. La si vivante description que fait
Macaulay des mœurs des Anglais du temps de la Révolution
témoigne que, à la fin du xvii« siècle, chez ce peuple déjà riche,
l'usage de la viande fraîche n'était habituel qu'une ou deux fois
la semaine. Le seigle a été pendant longtemps la céréale la plus
répandue en Europe. Sur les biens de l'évêque d'Osnabruck, au
xnr siècle, on ne produisait que 11 à 12 mesures de froment,
contre 300 de seigle, 120 d'orge et 470 d'avoine. La bière au
début du moyen âge était faite avec ce dernier grain. Aujourd'hui
encore la répartition de la production entre les différentes céréales
est tout autre en France, pays riche, et en Allemagne, pays qui
ne fait que de commencer à s'enrichir, au sens moderne du mot.
La superficie cultivée en seigle était en Allemagne en 1891 de
•3 479 977 hectares et celle en froment de 1885 284 seulement;
quanta la production, elle fut dans la même année de 47 828040
86 REVUE DES DEUX MONDES.
quintaux métriquesdu premier contre 23 337570 du second (1). En
France, en 1892, les surfaces cultivées en froment étaient de
6 979 911 hectares; celles en seigle, de 1 500 219, celles en méteil
(mélange de blé et de seigle), de 295 247. Ainsi les hectares en
froment sont chez nous plus que triples de ceux en seigle ou en mé-
teil, tandis qu'en Allemagne ils sont le tiers de ceux en seigle. La
production du froment dans cette année atteignait en France
84 837 320 quintaux métriques contre 17 558 313 pour le seigle et
3 304 908 pour le méteil (2). On produit chez nous quatre fois plus
de froment que d'autres céréales destinées à l'homme, en Alle-
magne moitié moins de froment que de ces dernières.
Ce n'est pas seulement la qualité, c'est la diversité de la nour-
riture qui caractérise les temps industriels et florissans ; cette der-
nière, comme l'autre, a été une conséquence du raffinement ou
du luxe. Nombre de légumes ou de fruits aujourd'hui vulgaires
et réputés indispensables sont connus depuis peu. En 1660, les
Anglais ignoraient les artichauts, différentes sortes de pois, la
plupart des salades, les asperges. Ils ne connaissaient à peu près
que les fleurs des champs. Sous Henri IV, en France, le sucre se
vendait à l'once, chez les pharmaciens; de même le thé, jusque
vers le milieu de ce siècle, du moins dans les petites villes de
province. L'accroissement de la consommation de ces deux den-
rées est un des signes du développement de l'aisance dans les pays
anglo-saxons : en 1734 on consommait en Angleterre 10 livres de
sucre par tête, en 1845 dans les îles-Britanniques 20 livres et demi,
en 1865 34 livres, en 1880 environ 55 à 00, et le progrès con-
tinue.
C'est surtout sur le logement, l'ameublement, que se porte le
luxe des peuples industriels et florissans. Il crée des installations
permanentes qui rendent la vie plus douce ; il transforme la mai-
son : d'un simple abri , il en fait une demeure , une résidence
commode , agréable , diversifiée , animée par nombre d'objets
intéressans.
Là surtout est l'inappréciable bienfait du luxe moderne, bien
entendu. Les cheminées, c'est le luxe qui les a construites et qui
les a ornées. D'après une lettre que publiait le Journal des Débats
en janvier 1888, les cheminées étaient encore ignorées à cette
époque dans les campagnes de Croatie. C'est le luxe qui a divisé
la demeure suivant les divers besoins et agrémens auxquels elle
doit pourvoir. Il en résulte une vie quotidienne plus décente, plus
(1) Statistisches Jahrbuch fur das Deutsche Heich, 1893, p. 14 et lu.
(2) Rlock, Annuaire de l'économie politique et de la statistique, 1893, p. 484
à 489.
LE LUXE. 87
10
propre, plus in(^opondanto pour chacun dos membres d'unofamilh
plus hvgiéniiiuo aussi. De haut l'exemple se ri^pand dans toutes
les couches sociales. La maison devient le centre des efforts d'em-
bellissement de l'homme. Certaines mauvaises habitudes et cer-
tains vices y perdent; chacun est d'avis que le jour où l'ouvrier
aura un loçement suffisamment ample, diversifié et pard, la vie de
famille le retiendra davantage et le cabaret perdra de ses attraits.
A la campagne aussi et chez le paysan, la maison cesse d'être une
hutte à ras de terre, au sol battu et à une ou deux fenêtres.
Le luxe moderne, du moins celui qui n'est pas dépravé, con-
siste surtout en objets durables : bijoux, mobilier, objets d'art,
collections; c'est ce que l'on appelle parfois les capitaux de jouis-
sance. Il est très supérieur au luxe qui se répand en objets pas-
sagers. Temple, au xvii^" siècle, faisait remarquer que le luxe hol-
landais offrait les traits que nous venons de décrire : il porte au
développement des arts : qui n'admire ces riantes maisons d'Ams-
terdam, aux proportions commodes et modestes, embellies de tous
ces chefs-d'œuvre des peintres de genre, d'animaux ou de paysages,
ces élégantes maisons de campagne, sans ostentation, avec leurs
cultures perfectionnées de fruits et de fleurs, que gâta seulement
un instant l'agiotage sur les tulipes?
S'il se porte avec amour sur la construction, l'aménagement,
la décoration de la demeure, le luxe des peuples industriels et
florissans est plus sobre pour le vêtement. Un de ses caractères,
c'est d'être compatible avec l'égalité civile, la fraternité dos rap-
ports sociaux, de ne les choquer en rien. La toilette des hommes
en témoigne. On ne voit plus d'hommes qui, suivant le mot de
Henri IV, « portent leurs moulins et leurs bois de haute futaie sur
le dos. » Les dentelles, comme manchettes et jabots, autrefois
habituelles à la simple bourgeoisie, sont depuis longtemps aban-
données par les hommes, sans espoir de retour. Que, dans une
réunion, on considère 200 ou 300 hommes assemblés, des couches
les plus élevées jusqu'aux plus modestes de celles où l'on trouve
une certaine éducation, il sera impossible à la simple inspection
de leur extérieur de découvrir lesquels sont riches.
Il n'en est pas ainsi pour les femmes, il est vrai; mais il n'est
nullement prouvé que la plupart de celles qui ont de la richesse
dépensent plus aujourd'hui en toilette que ne le faisaient celles de
même situation de fortune pendant les trois ou quatre derniers
siècles. On se lamente de ce que les femmes de chambre veulent
être vêtues comme leurs maîtresses, les servantes de campagne
comme les fermières, celles-ci comme les femmes de bons proprié-
taires. Il peut y avoir de l'exagération chez certaines; cependant
88 REVllK DKS DEUX MONDES.
presque tout ce momie, servantes, fermières, (''pargne; un peu de
luxe dans leur vie n'est pas un si grand mal.
Grâce à toutes ces nuances de luxe qui se répercutent, en
safTaiblissanl, d'une couche sociale à l'autre, la diUV'rence entre
la vie des hommes des diverses classes est beaucoup moindre
d'après les jouissances réelles qu'ils peuvent se procurer que
d'après les valeurs qu'ils possèdent.
Le luxe extérieur tend à se restreindre; on n'a plus de car-
rosses dorés; on en emploie beaucoup moins à huit ressorts; les
valets se tenant debout derrière la voiture de leurs maîtres ne se
retrouvent plus que chez les ambassadeurs. Les voitures simples
dont on se sert, quelles que soient leur élégance, qui consiste sur-
tout dans leur forme, et la beauté des chevaux, que ne relève
aucune maguilicence de harnais, sont autrement démocratiques
que les anciennes chaises à porteurs auxquelles ne dédaignaient
pas de recourir les philosophes à maximes austères du dernier
siècle.
Tout luxe judicieux constitue une sorte de réserve pour les
circonstances imprévues et les temps de nécessité. Gela est vrai
pour toutes les classes de la nation et pour l'ensemble de la
nation elle-même. Les bijoux, les jolis meubles, les tapisseries,
les tableaux, les objets de collection se peuvent vendre aux
heures d'infortune, souvent sans perte. Dans les classes popu-
laires même, la montre, la chaîne, la pendule, les menus bijoux,
peuvent aussi procurer, aux jours de détresse et de maladie,
quelques ressources qui, si faibles soient-elles, n'eussent proba-
blement pas existé autrement.
IV
Le luxe qui vient d'être décrit, non seulement n'est ni im-
moral, ni nuisible, mais il est légitime, recommandable et utile,
sous la réserve qu'une part convenable soit faite dans le revenu à
la prévoyance et à l'épargne.
Tout autre est le luxe du temps de décadence et des couches
décadentes, car il peut y avoir dans un pays encore généralement
sain certaines couches sociales morbides. Ce luxe prend un carac-
tère immoral et inintelligent, quand, au lieu de répondre à des
besoins naturels et normaux, physiques ou intellectuels, il con-
siste uniquement dans la recherche des plaisirs et des objets très
coûteux, par la seule considération qu'ils sont coûteux, dans le
gaspillage systématique, dans la satisfaction unique de la vanité
à outrance. Grotesque alors et parfois criminel est ce luxe.
LE I.UXK.
89
Ce sont les Romains, sous l'Empire, certains souverains
orientaux aussi* qui ont donné les exemples les plus démons-
tratifs et les plus fameux de cette condamnable et méprisable
corruption du luxe. Deux citations latines le caractérisent, l'une
lie Suétone à propos de l'empereur Caligula : Nihi/ tam efficerc
concupiscebat, quam quod posse cf/ici negaretur; il n'y a rien
qu'il désirât avec tant d'ardeur que ce qui paraissait impossible;
l'autre de Sénèque : Hoc est luxuriœ proposition, gaudere per-
versis; les désirs contre nature sont le principal attrait du luxe,
et plus exactement peut-être de la débauche ; car le mot luxuria
a. en latin, un sens beaucoup plus étendu que notre mot luxe.
Les Romains de l'Empire pratiquaient en tout ce détestable
abus du luxe : dans leurs demeures, c'étaient des immensités de
constructions, de dérivations extravagantes de cours d'eau; dans
leur service, c'étaient des troupes d'esclaves, à lâches insigni-
liantes, accompagnant partout leur maître et comptant jusqu'à ses
pas quand il se promenait pour lui mesurer la durée de l'exercice,
Auguste, avant l'ère de ra[)ogée de ce luxe dépravé, défendait
aux bannis d'emmener plus de trente esclaves avec eux. Non
moins excessif était le luxe de l'habillement : on allait jusqu'à
changer onze fois de vètemcns à table, et l'on vit dans les
champs des troupeaux de moutons teints en pourpre (1). Mais
c'était surtout la table qui était l'objet de raffinemens inouïs et
sans aucun rapport avec la satisfaction du goût : on combinait
les plats les plus bizarres et les plus coûteux, sans autre recherche
que celle d'une dépense énorme. Héliogabale nourrissait les offi-
ciers de son palais d'entrailles de barbeaux, de cervelles de faisans
et de grives, d'oeufs de perdrix et de têtes de perroquets. Des
vaisseaux couraient les mers pour pêcher des poissons rares
dont on extrayait soit la laitance, soit toute autre menue partie,
afin d'en composer un plat d'un prix énorme. L'acteur Glaudius
^sopus, avec une vanité de cabotin riche, offrait à ses convives
un salmis de langues d'oiseaux qu'on avait dressés à parler. La
perle de Gléopâtre qu'elle faisait dissoudre pour l'avaler est restée
célèbre.
Dans le train vulgaire de la vie des grands ou des enrichis,
ces perversités du goût se rencontraient. Hortensius arrosait des
arbres avec du vin. Sur certains points ce luxe de décadence se
rapproche du luxe des peuples primitifs, avec cette différence que
(1) Roscher, }\'ationaldliono)nie, p. 588-'J90. Dans le grand ouvrage de Baudrillart
sur le Luxe, on trouvera un très grand nombre d'exemples curieux d'excentricités
de luxe condamnables, plus particulièrement chez les anciens, mais aussi chez les
peuples primitifs et chez les modernes.
90 REVUE DES DEUX MONDES,
le premier est continu et le second intermittent. Des voyageurs
récens, eu Russie racontent avoir reçu l'hospitalité de riches
marchands qui voulaient, avant le diner, leur faire laver les
mains avec du vin de Champagne.
Ce genre de luxe est dégradant, nuisible, inavouable, ce sont
des pratiques contre nature, une sorte de gageure de réaliser
l'impossible, sans qu'il y ait une correspondance quelconque
entre les efforts dépensés et les besoins soit de la nature physi-
que, soit de la nature intellectuelle de l'homme.
Le monde moderne offre peu d'exemples de ce genre ; les
classes ne sont pas suffisamment tranchées dans la population,
les richesses individuelles, sauf quatre ou cinq exceptions dans
le monde civilisé tout entier, n'atteignent pas assez d'importance,
les goûts ne sont pas assez pervertis, pour qu'on puisse faire une
aussi grande place aux fantaisies morbides dans les consomma-
tions. Il y a, cependant, depuis quelques années, dans certaines
couches sociales, celles qui font profession de dilettantisme et
d'esprit décadent, qui jouissent oisivement de larges fortunes,
quelque disposition, non pas à imiter les monstruosités qui pré-
cèdent, mais à abuser des futilités toutes passagères, à rechercher
uniquement les choses coûteuses par la raison qu'elles coûtent
beaucoup et non qu'elles sont bonnes en elles-mêmes. Au lieu de
se répandre en élégances durables, en ornemens de bon goût, en
collections, en objets d'art, en perfectionnemens des objets
agréables que fournit la nature, fleurs, chevaux, avec un dis-
cernement intelligent, certaines couches sociales, ou plutôt cer-
taines coteries sociales et certaines individualités recherchent
la dépense pour la dépense, croiraient indigne d'eux, par exemple,
d'offrir quelque cadeau qui durât, de parer leurs appartemens
ou leurs personnes d'objets qui ne fussent pas fugitifs. Tout en
restant à une énorme distance des Romains de l'Empire, ces dilet-
tantes du luxe décadent, alors même qu'ils ne seraient pas des
dissipateurs, c'est-à-dire qu'ils n'épuiseraient pas leur patrimoine,
n'en feraient pas moins des actes socialement et économique-
ment détestables.
Ce n'est pas par ces excentricités, rares chez les peuples mo-
dernes, que l'on doit juger le luxe. Il nous est impossible, quant
à nous, de le maudire. Le luxe, considéré en général et malgré
ses abus, est un des principaux agens du progrès humain. L'hu-
manité doit lui être reconnaissante de presque tout ce qui aujour-
d'hui décore et embellit la vie, d'une grande partie môme des
améliorations qui assainissent l'existence. Le luxe est le père des
arts. Ni la sculpture, ni la peinture, ni la musique, ni leurs
LE LUXE. 91
accompaijuemens populaires, la gravuro, la lithographie, n'au-
raient pu pren^fe de grands développemens et se répandre dans
une société qui aurait déclaré la guerre au luxe.
Sans doute, il y ïi une sorte d'usage grossier, insolent et
absurde du luxe : c'est celui qui ne cherche qu'à éblouir fastueu-
semeut la foule et même à l'humilier. La morale condamne cette
sorte de triomphe impertinent et lâche de la richesse sur la mé-
diocrité qui l'environne. Le luxe de simple ostentation, comme
un grand étalage de valets inutiles, mérite les sévérités de l'opi-
nion publique. Mais cette catégorie de luxe va, en général, en
diminuant. La consommation déréglée de richesses et d'efforts
humains que faisaient les Romains de la décadence, les excentri-
cités fastueuses que l'opinion publique châtie chez quelques par-
venus ou fils de parvenus, qui rappellent les fils d'affranchis de
l'ancienne Rome, ces dérèglemens effrontés du luxe se l'ont plus
rares de notre temps. Le luxe se montre moins au dehors et sur
les places publiques; il se contient, il se renferme dans l'intérieur,
il se fait plus discret, il a une sorte de pudeur qui lui défend, en
s'étalant brutalement au grand jour, de choquer ceux qui ne peu-
vent en jouir. Il ne sépare pas les diverses classes humaines; il
comporte l'hospitalité, les relations cordiales sans hauteur ou
arrogance; il va souvent de pair avec l'épargne; il ne supprime
pas les sentimens de sympathie, ni les œuvres de charité pour les
malheureux. Ce luxe de bon goût et de bon sens, il est impos-
sible à un homme judicieux de le condamner.
Beaucoup d'économistes, dans leur sévérité à l'endroit du
luxe, se sont livrés à des argumens très inexacts et ont commis
des erreurs économiques grossières.
Voici la principale de ces erreurs, de beaucoup la plus
répandue.
On s'imagine, comme Rousseau et Montesquieu, dans les pas-
sages reproduits au débat de cet article, que, si le luxe n'existait
pas, la société serait beaucoup mieux pourvue d'objets utiles. Si
l'on ne consommait pas, dit-on, pour un milliard de francs d'ob-
jets de luxe, on pourrait avoir pour un milliard de plus de blé ou
de pommes de terre, ou de vêtemens communs. Si quelques-uns
n'étaient pas trop riches, personne ne serait pauvre. Ce raisonne-
ment est inexact pour deux raisons :
1° Un milliard de francs d'objets de luxe ne correspond nulle-
ment, comme on se l'imagine, à la somme de travail et de forces
92 REVUE DES DEUX MONDES.
humaines qu'exigerait un milliard de francs de pommes de terre
ou de blé, ou de vêtemens et de mobiliers grossiers. 11 y a là une
conception tout à fait fausse. Ce que le luxe paie d'une façon si
large, eu général, ce n'est pas la quantité de la marchandise, ni
la quantité du travail, c'est la qualité de la marchandise et du tra-
vail. L'hectare de Ghàteau-Yquem ou de Ghàteau-Margaux, qui
produit 15 à 20 hectolitres de vin de choix, se vendant 500 à
000 francs l'hectolitre à la récolte, et qui donne ainsi un revenu
brut de 7 500 à 12000 francs, ne pourrait pas, y consacrât-on le
même nombre de journées, produire pour une somme égale de vin
commun, soit 000 à 700 hectolitres; en abandonnant la produc-
tion de vins délicats pour se livrer à celle de vins grossiers, on
obtiendrait peut-être, quels que fussent les vins, 60 à 70 hecto-
litres de liquide vulgaire là où l'on récolte aujourd'hui 15 ou
20 hectolitres de liquide de choix; au lieu de cette valeur de 7500
à 12000 francs, on en aurait une de 1500 à 2 000 francs.
Il en est de même pour les industries de luxe : un ouvrier
joaillier ou graveur très habile gagne dans sa journée 15 ou
20 francs à produire des objets de luxe; il ne faut pas croire que,
si l'on supprimait ce genre de production, et que l'on mît cet
homme à faire de la quincaillerie, il produirait une valeur d'ob-
jets communs égale à 15 ou 20 francs; il ne pourrait sans doute
en produire que pour 3, 4 ou 5 francs, déduction faite de la valeur
des matières premières et des autres élémens et dont il faut tenir
compte. De même encore, un de ces ouvriers ébénistes qui sont
de vrais artistes, est rétribué aussi par un salaire d'une quinzaine
ou d'une vingtaine de francs pour faire des meubles sculptés :
mettez-le à faire des meubles ordinaires, il n'en fera pas une
quantité qui corresponde à la somme qu'il gagnait. Il en est
ainsi de la généralité des consommations de luxe. Ce que le luxe
paie donc à un très haut prix, c'est la qualité du travail, le don
spécial de l'ouvrier et de l'artiste; mis à une autre besogne, cet
ouvrier ou cet artiste ne produirait pas une quantité d'objets vul-
gaires, plus forte que celle que fabrique le plus ordinaire ma-
nœuvre. Aussi, est-ce une erreur de croire que, en supprimant
une production de luxe d'un milliard, on pourrait obtenir pour
un milliard de plus d'objets utiles à l'humanité. Cependant, cette
erreur, si llagranle qu'elle soit, entre pour beaucoup dans l'hosti-
lité contre le luxe.
On alléguera peut-être que certains ouvriers ou certaines
ouvrières des industries de luxe sont peu payées, les dentellières,
par exemple, et les brodeuses; que, si ces femmes, au lieu de se
consacrer à des objets superflus, s'employaient aux lâches vul-
LE LUXE.
93
iraires. au blanchiment, à la fabrication des tissus, au travail même
de la terre, olle| produiraient une valeur égale à celle qu'elles
produisent actuellement, mais sous une forme qui protiterait plus
à l'humanité. Ces cas sont, toutefois, exceptionnels : la grande
léi^ion des ouvriers de luxe, bijoutiers, joailliers, tapissiers, cise-
leurs, î^raveurs, carrossiers eu voitures riches, etc., sont très am-
plement rémunérés et ne fourniraient pas en travail vulgaire le
tiers de la valeur qu'ils fournissent en travail élégant, en » travail
qualifié », comme disent les Allemands. Supposons qu'il y ait en
France 300000 ouvriers des industries de grand luxe qui gagnent
tous ensemble un milliard de francs ; il est probable que si l'on
mettait ces 300000 ouvriers au travail vulgaire, se rapprochant le
plus du travail élégant qu'ils font actuellement, on n'aurait pas, de
ce chef, une valeur de plus de 300 millions, au lieu de la valeur
de i milliard que l'on a aujourd'hui. C'est donc une grande erreur
de croire que la suppression des industries de luxe et leur rem-
placement par des industries communes produirait une valeur
d'objets communs égale à la valeur des objets de luxe disparus;
probablement, cette valeur en articles communs ne serait, en
supposant, ce qui ne se rencontrerait pas, toutes les autres circon-
stanciés semblables, que du tiers de la valeur des (d)jets de luxe
actuellement produits.
^l'' On peut admettre, sans doute, que matériellement et abs-
traclioii faite d'une considération que nous présenterons dans un
instant, l'humanité, si elle voulait restreindre ses besoins au
pain, à la viande, au vin commun, aux vètemens les plus ordi-
naires, aux logemens très modestes et aux ustensiles les plus
simples, pourrait se procurer une quantité plus considérable de
ces catégories d'objets. Si tous les peintres, ciseleurs, tapissiers en
articles riches, décorateurs, carrossiers de luxe, bijoutiers, joail-
liers, fabricans de meubles autres que les vulgaires, dentellières,
brodeuses, etc., si tout ce monde retournait au travail de la terre,
à celui de la tilature et du tissage de coton, à la bonneterie, etc.,
on* obtiendrait une quantité plus ample de marchandises com-
munes, les seules que certaines personnes considèrent comme es-
sentielles à la vie.
L'opinion superficielle suppose qu'il en serait ainsi, mais ce
n'est qu'une conjecture; il n'y a aucune certitude que la suppres-
sion du luxe eût pour conséquence une plus grande abondance
des objets communs. On néglige ici de penser aux conséquences
indirectes de cette profonde modification dans les désirs humains,
dans la vie humaine elle-même, dans les mobiles qui portent
l'homme à l'etlort. On ne tient nul compte de l'influence dépri-
94 REVUE DES DEUX MONDES.
mante, assoupissante qu'exercent sur l'activité de l'homme, sur
son initiative, sur l'esprit même de recherche et d'invention, la
monotonie et l'uniformité des occupations. Une société où tous
les hommes exercent à peu près la môme tâche, vivant daus des
conditions identiques, n'ont que des besoins limités, où aucun
d'eux ne voit s'ouvrir devant lui des perspectives de vie brillante,
différant de celle des autres, une semblable société finit par tom-
ber en proie à l'inertie et à la routine. Son élasticité diminue,
elle devient nécessairement à la longue une société stationnaire,
puis une société rétrograde. Ce n'est pas un paradoxe de sou-
tenir que la suppression du luxe aboutirait, avec le temps, à
une diminution des objets même de consommation vulgaire.
L'action stimulatrice du luxe est incontestable; elle s'exerce
à tous les degrés de l'échelle sociale. Evidemment, ce n'est pas
le seul ressort de l'activité humaine, ni môme le principal; il s'en
faut heureusement de beaucoup ; mais c'en est un d'une incon-
testable importance ; et il n'y a pas trop de tout l'ensemble des
ressorts divers pour arracher l'homme à l'inertie et à la paresse.
Au plus haut degré de l'échelle, certains hommes, nous ne disons
pas tous, s'imposent un surcroît de travail et de tension d'esprit
pour avoir une demeure élégante, des jardins somptueux, un train
de vie luxueux; au milieu de l'échelle, nombre de gens s'imposent
un surcroît de peine pour se procurer un jour le confortable, qui
naguère était considéré comme du luxe et qu'il est encore sou-
vent très difficile d'en distinguer, pour avoir ce qu'on appelle,
dans un certain monde, une vie honorable, laquelle n'est pas
exempte de décoration et de superflu ; au bas de l'échelle, beaucoup
de personnes, hommes et femmes, s'infligent aussi une prolon-
gation de labeur ou s'ingénient davantage pour se procurer cer-
taines élégances secondaires, devenues vulgaires, mais qui n'en
sont pas moins du luxe, en ce sens que leur profusion n'importe
pas à la satisfaction des besoins rudimentaires de l'homme.
L'influence du luxe sur le progrès social et les arts, même
pourrait-on dire sur le progrès scientifique et littéraire, ne peut
guère être contesté. Les grandes époques, comme la Renais-
sance où l'esprit humain a pris le plus d'essor dans toutes les
directions, ont été des époques de luxe; on y a même commis
beaucoup d'excès en ce genre; mais mieux valait encore, pour
l'avancement total de l'humanité, ces excès, si regrettables qu'ils
aient été, qu'une vie insipide et morne où tous les hommes n'au-
raient strictement songé qu'à se mettre eux-mêmes et leur pro-
chain à l'abri du besoin, au sens le plus restreint du mot.
Le progrès industriel s'accomplit parfois par les efl'orts d'indi-
I.E LUXE. 9o
vidus remarqiialtK'uuMit doués au point de \ ue de la volonté et de
rintelliiience, nifÉs (jui sont sensibles à l'attrait des récompenses
niatt-rielles; or. la plus certaine de ces récompenses, pour les
nombreux esprits qui ne sont pas uniquement voués à l'idéal, c'est
encore la richesse, et la richesse, pour beaucoup d'hommes, per-
drait de sa valeur, si on les privait du luxe qu'elle peut com-
porter. Sans doute, parmi les inventeurs, parmi les grands entre-
preneurs et les chefs d'usine, il est des hommes d'une nature
réellement élevée, que la simple perspective des services qu'ils
rendent à l'humanité et de la gloire ou de l'honneur qui en rejail-
lira sur leur nom suftît à soutenir dans leur incessant et pénible
travail de recherches. Mais il est d'autres hommes énergiques,
capables et ardens, utiles au progrès économique, qui sont guidés
par un idéal moins noble et qui, soit eux-mêmes, soit leur en-
tourage, sont plus sensibles à l'attrait du luxe qu'aux pures jouis-
sances de l'esprit ou aux satisfactions d'un amour-propre élevé.
Il importe, cependant, à l'ensemble de l'humanit*^, que ces
hommes donnent en efforts tout ce qu'ils peuvent donner : il leur
est loisible de se procurer les plaisirs du luxe, sans extravagance
odieuse; on en sera quitte pour leur appliquer le mol de saint
Augustin : Recepcrunt mercedem stiam, vani vanaiii.
Le goût du luxe est souvent frivole eu lui-même; la morale
ascétique doit en condamner les excès, mais on ne peut nier
qu'il ne serve parfois d'utile aiguillon à une partie notable de la
faible humanité.
Il peut paraître inutile que les femmes portent des robes de
soie, des fourrures rares, des rivières de diamans et des colliers
de perles ; que, pour des courses peu longues et sans but, elles se
fassent transporter dans d'élégantes voitures. Mais c'est parfois
pour procurer à leur femme ou à leurs filles ces biens et à eux-
mêmes le lustre qui en résulte, que certains hommes auront peiné,
inventé, affronté des risques, créé des industries utiles au monde
entier, tandis que ces mêmes hommes se seraient détachés plus
tôt du harnais si on avait voulu les réduire au simple confor-
table.
On objecte à cette remarque : « Mais si ces hommes n'ont
gagné ces millions que pour les consacrer à un tel usage, à quoi
sert-il qu'ils les aient gagnés? » L'insuffisance de l'objection et le
vice du raisonnement sont manifestes. Outre que ce n'est pas tous
ses millions, mais seulement une fraction secondaire que l'homme
industrieux, mais vain, consacre à acheter des dentelles ou des
perles à sa femme, on oublie, dans ce raisonnement, qu'un in-
dustriel, un commerçant entreprenant et habile, ne sont pas
96 BEVUE DES DEUX MONDES.
seuleiiif'iif utiles à la société par la fortune personnelle f|u'ils ont,
mais encore et surtout par toute l'activité productive qu'ils sus-
citent autour d'eux et qu'ils dirigent. Les sommes qu'ils gagnent
personnellement ne sont qu'une parcelle de l'ensemble des valeurs
qui ont été créées grâce à leur esprit d'initiative, à leur puissance
de combinaison, et qui n'auraient pas existé sans eux. Nous avons
prouvé souvent que, dans bien des cas, la fortune d'un homme
doué de beaucoup d'ingi'niosité et de fécondité d'esprit ne repré-
sente (ju'un courtage insignifiant, quelquefois moins de 1 pour 100,
sur l'ensemble des valeurs qui ont dû leur naissance à ses qualités
propres, à son esprit de direction, à sa force de combinaison, et
dont le monde eût été privé, sinon perpétuellement, du moins
pendant un temps qu'on ne peut calculer, si les efforts de cet
homme ne s'étaient pas produits. L'objection que nous avons rap-
portée s'arrête ainsi aux apparences et ne tient nullement compte
de ce qui doit surtout préoccuper l'homme réfléchi, à savoir les
effets indirects, différés et prolongés d'une cause déterminée.
Un économiste anglais très subtil, M. Marshall , a écrit que
l'économie politique est la science des mobiles humains, appli-
qués à la production des richesses. On méconnaît cette ingénieuse
et en grande partie exacte défmition, quand on suppose que la
production resterait identique, si l'on venait à supprimer quel-
ques-uns des mobiles qui la déterminent.
En résumé, on peut regarder comme une quasi certitude que
les efforts suréroga foires, exceptionnels, que suscite le désir du
luxe augmentent singulièrement la puissance productive de
l'humanité, même pour les objets nécessaires.
3" Le luxe a été l'introducteur de tous les progrès dans la
demeure, dans le mobilier, dans les arts, dans les fleurs et les
fruits. L'embellissement très légitime de la vie humaine donne aux
hommes le sentiment et le goût de la variété, de certains change-
mens : ce sont des conditions très propices à l'activité et aux per-
fecfionnemens. Le luxe fait descendre dans toute l'échelle sociale le
goùi àesdeccmcies, objets de convenance élégante, qui vont sou-
vent avec la propreté et l'hygiène, et qui, s'ils n'en sont pas les con-
ditions nécessaires, se trouvent souvent être leurs introducteurs.
Sans revenir sur ce que nous avons dit à ce sujet, constatons
que, dans nombre de villages et de fermes, pour ne pas parler de
beaucoup de quartiers des grandes villes, il serait désirable qu'un
certain luxe de la demeure, du mobilier et parfois du vêtement
pénétrât. De proche en proche, par la force de l'esprit d'imi-
tation, l'exemple des classes supérieures, et grâce aux progrès
industriels, il s'y introduira.
LE LIXE. 97
Le luxe, o%s'appliquant aux objets réputés superflus, donne
souvent des indications et des directions très utiles pour l'amé-
lioration de la production des objets communs. Ainsi, on est
arrivé à Bordeaux à des soins très minutieux pour les vins, parce
qu'ils constituent des objets de luxe que l'on paie un prix très
élevé. Dans certains départemens du Midi de la France, au con-
traire, où l'on cultive admirablement la vigne pour la production
de vins communs, on néglige encore la vinilication, on ignore la
méticuleuse propreté des caves et des vaisseaux, les soutirages
fréquens. toutes les précautions à apporter pour que le vin se con-
serve et s'améliore. 11 en résulte que parfois le vin s'y gâte, s'aigrit
et se perd. Peu à peu, cependant, les habitudes de la vinification
bordelaise, dans la mesure où elles peuvent s'appliquer à des vins
de bien moindre prix, s'insinuent, grâce à l'esprit d'imitation, dans
les contrées voisines, productives de vins grossiers. Cette amélio-
ration générale dans les procédés, c'est le luxe appliqué aux vins
qui en aura été l'initiateur et le graduel propagateur. Cet exemple
est topique : on en pourrait citer mille autres à l'appui. Il en est
de même pour la culture des fruits et celle des Heurs; c'est le
luxe qui a trié, sélectionné, peu à peu répandu et rendu vul-
gaires les bonnes et belles espèces. Le raffinement des produc-
tions de luxe introduit graduellement et généralise des méthodes
plus parfaites, même pour l'amélioration et la conservation de
produits communs de même catégorie, et contribue à améliorer
ces produits communs.
Personne ne peut dire ce que seraient les arts sans le luxe.
Certains domaines artistiques n'existeraient pas sans lui. On ne
peut concevoir , sans le luxe , les portraits de Van Dyck. De
même, sans le luxe, la plus grande partie de l'Ecole hollandaise
n'eût pas existé, car ce sont les particuliers qui, en ornant avec un
soin jaloux leurs demeures, ont offert un débouché à cette Ecole.
Il en est de même de presque toute la peinture moderne.
Certains hommes, à la fois artistes et austères, voudraient
confisquer le luxe pour les pouvoirs publics. Ceux-ci seuls, pour
les fêtes nationales ou communales, pour les monumens destinés
aux services généraux, pour les commandes ou achats de ta-
bleaux, de statues, se chargeraient d'embellir la vie et d'encou-
rager les arts. Sans nier que les gouvernemens ne puissent, dans
une certaine mesure, contribuer à ce résultat, nous avons prouvé
ailleurs combien ils s acquitteraient insuffisamment et mal de
cette fonction, si on voulait la leur transférer tout entière (1).
(1) Voir notre ouvrage : l'État moderne et ses fonctions.
TOME CXXVI. — 1894. 7
98 REVUE DES DEUX MONDES.
Le luxe public se pourvoit avec l'impôt, c'est-à-dire avec l'argent
prélevé, sans le consentement explicite de tous ceux qui le paient ,^
quelquefois avec leur manifeste désapprobation. Les abus sont
bien plus à craindre alors. Le luxe public, beaucoup plus que le
luxe privé, outre qu'il est plus exposé à la prodigalité parce que
ceux qui le dispensent ont une responsabilité très restreinte au
regard des abus, se trouve bien plus sujet que le luxe privé à tous
les engouemens et partis pris d'école, au favoritisme, à la cama-
raderie. Personne ne soutiendra en France, par exemple, à l'heure
actuelle que les achats annuels faits par l'Etat ou la Ville de Paris
aux expositions de peinture et de sculpture soient toujours la
manifestation exacte et sûre du bon goût et de l'impartialité.
4° Le luxe est utile pour un emploi intelligent des loisirs.
Sans luxe, pour une grande partie de l'humanité, les loisirs
deviennent souvent brutaux. Ainsi, les pianos, les instrumens de
musique, les billards, presque tous les jouets et articles de dis-
traction, les belles fleurs et les beaux fruits, les serres, les collec-
tions, sont des produits de luxe; tout au moins, si on ne les
regarde plus comme tels aujourd'hui, on les a regardés ainsi au-
trefois, lorsqu'ils étaient encore à la première période de tout
produit raffiné nouveau, qui n'est pas encore tombé dans l'usage
général.
La production des objets de luxe contribue beaucoup à main-
tenir les industries domestiques. Il est, en effet, dans la nature
de ces objets de ne pouvoir être produits mécaniquement dans
de grands ateliers, sinon ils perdent le caractère de distinction
qui les doit caractériser. Ainsi les dentelles, les broderies, les
gants, la taille ou le montage de pierres et de bijoux, les peintures
et décorations de menus articles divers se font souvent au foyer
de l'ouvrier. Ces tâches occupent parfois les jeunes filles et les
femmes, et contribuent à empêcher les campagnes de se trop dé-
peupler.
8° On peut arguer en faveur du luxe, ce qui n'est cependant
pas un avantage pour tous les pays, notamment pour la France^
qu'il concourt à prévenir ou à limiter, dans les pays qui y seraient
portés, l'excès de population. Il pourrait parer à ce danger qui est
réel pour diverses contrées de diverses races, l'Italie, l'Allemagne,
la race irlandaise, en répandant le goût et la recherche des objets
de convenance et d'agrément, ce que les Anglais appellent les
decencies; il résulte de ce goût et de cette recherche trois consé-
quences : un retard dans l'époque du mariage, ce qui, quand il
n'est pas trop prolongé, n'offre guère d'inconvéniens ; une réduc-
tion du nombre des enfans par mariage, ce qui également, quand
LE LUXE. 99
on ne lo doit oas à des pratiques vicieuses et que cette réduction
empt'che simiuemeut un pullulement de 8. 10 ou 12 enfans par
famille, ne peut être condamné par la morale; enfin le désir des
decencies ou objets de convenance et d'agri^ment, allant au delà
-du confortable simple, parait être en opposition avec l'abus delà
force procréatrice, si bien que certains économistes ont vu dans
le goût du luxe le plus grand obstacle à l'excès de population,
overpopulation.
Quoique la France pâtisse depuis quelques années d'un mal
tout contraire, il ne faut pas oublier que le monde en général, la
Belgique, l'Allemagne, l'Italie, la race irlandaise, tout l'extrême
Orient, soutTrent de charges de famille prématurément assumées
ou exagérées par les hommes résignés à la plus grossière exis-
tence et à la jouissance des seuls plaisirs élémentaires.
G*» Le luxe bien entendu forme une réserve utile à une nation
■et aux individus pour les temps de nécessité. Cette heureuse con-
séquence concerne surtout le luxe en objets durables, très supé-
rieur au luxe en objets passagers; il n'appauvrit pas la nation,
ni même souvent les individus. Il peut être môme une forme
d'épargne pour les natures peu disposées aux privations. Ainsi,
le luxe qui se porte sur les achats de tableaux, de jolis meubles,
de tapisseries, d'articles de collection, de bijoux même, lorsqu'il
■est défrayé sur le revenu et qu'une certaine intelligence y pré'side,
constitue pour une famille, une réserve qu'après des années ou des
dizaines d'années elle peut s'estimer très heureuse de posséder.
Ce luxe-là ressemble à l'économie; c'était celui que le fin
observateur anglais Temple louait chez les Hollandais.
T** Le luxe diminue plutôt qu'il n'augmente l'égalité des condi-
tions. Si les gens riches épargnaient toujours et capitalisaient
à nouveau tout ce qui dans leur revenu dépasse le nécessaire ou le
simple confortable, outre que ce serait là une pratique dépourvue
de toute raison puisqu'elle accroîtrait indéfiniment les moyens
de consommation, sans jamais accroître les consommations elles-
mêmes, ces féroces épargnans finiraient par détenir des fortunes
•exubérantes; l'écart entre les conditions serait beaucoup plus
grand qu'aujourd'hui et s'accroîtrait sans cesse; on reviendrait
lentement à la situation des peuples primitifs oii les gens riches
n'ont d'autre emj)loi de leur revenu que l'entretien avilissant
d'un nombre infini de domestiques et de cliens.
Certaines dépenses de luxe, chez l'homme riche, loin d'être
condamnables, contribuent à la sociabilité.
L'homme opulent doit faire de son revenu différentes parts :
l'une destinée à une vie confortable, honorable, au sens judi-
400 REVUE DES DEUX MONDES.
cieux que le monde ultaclie à ce mot; une autre à des dépenses
pour secourir, aider ou guider son prochain : dépenses de patro-
nage, dépenses pour s'associer aux expériences incertaines en vue
d'un résultat utile, de manière à concourir efficacement au mou-
vemenl de la civilisation. Nous ne faisons qu'esquisser cette fonc-
tion essentielle de l'homme riche : nous lui consacrerons, dans un
prochain article, quelques développemens. Il doit, en outre, con-
server avec soin sa fortune : ce n'est pas pour lui seulement un
acte de prévoyance, c'est un devoir social; il doit même l'accroî-
tre ou chercher à le faire par une épargne qui n'ait rien de sor-
dide ni d'outré ; mais il ne lui est pas défendu de faire une part
au luxe bien conçu, dépassant le simple confortable; il est même
bon qu'il fasse cette part : c'est presque là aussi une partie de sa
mission.
La civilisation et l'humanité perdraient infiniment et la pro-
duction elle-même à l'élimination de tout luxe.
Le luxe, en dehors de certains abus, étant ainsi justifié ou
excusé, il n'en est pas moins vrai qu'il n'est pas le but de la
richesse. La fortune n'est et ne doit être qu'accessoirement un
moyen de jouissance ; elle est surtout un pouvoir d'administration ;
c'est à ce titre qu'elle mérite d'être recherchée et conquise. C'est
pour ce caractère que nombre de natures énergiques la pour-
suivent. En tant que pouvoir d'administration, la fortune a une
fonction sociale ; cette fonction, nous nous efforcerons de la
dégager et de l'exposer dans une prochaine étude.
Paul Leroy-Beaulieu.
ÉTUDES SOCIALES
LE LUXE
LV FOXCTIOX DE LA RICHESSE
II
;i)
LA LEGISLATION ET LE LUXE
LA FONCTION SOCIALE DE LA FORTUNE
Nous avons étudié, dans un précédent article, les divers ca-
ractères du luxe ; nous avons décrit les conditions où il est non
seulement excusable, mais légitime, et où, soit économiquement,
soit socialement, il se montre plutôt bienfaisant que nuisible. Il
y a beaucoup d'injustice à le charger, en bloc et sans distinction,
de tous les péchés d'Israël. Nous voudrions aujourd'hui dire quel-
ques mots de la législation sur ou contre le luxe et, d'une ma-
nière plus générale, traiter de la grave question de la fonction
sociale de la fortune.
I
Dans les âges aristocratiques, comme dans les sociétés démo-
cratiques, les législateurs, au cours de l'histoire, se sont montrés
(l) Voyez la Revue du 1" novembre.
548 REVUE DES DEUX MONDES.
en général plutôt hostiles au luxe. Trois raisons principales les
ont guidés à ce sujet dans l'antiquité et se retrouvent encore, plus
ou moins, chez les gouvernemeus modernes : 1° la croyance que le
luxe amollit, 2° le postulat philosophique de l'égalité des hommes
ou, du moins, des citoyens, 3° une sorte de jalousie publique qui
veut garder pour l'Etat ou pour les villes les manifestations de
l'extrême opulence. L'histoire fourmille d'interdictions du luxe,
aussi draconiennes qu'inefficaces. 11 s'est passé en cette matière
un phénomène analogue à celui de la lutte des législations contre
l'intérêt de l'argent. On voulait empêcher les gens de tirer avantage
de leur richesse, soit en la dépensant soit en la prêtant.
En Grèce, c'est Lycurgue qui paraît avoir le premier systéma-
tisé la prohibition légale du luxe. D'après Plutarque, personne à
Sparte ne devait posséder une maison ou des ustensiles et meu-
bles qui n'eussent pu être faits avec une simple hache et une scie ;
les seuls assaisonnemens permis pour la nourriture étaient le sel
et le vinaigre. A Locres, Zaleucus défendait de porter un anneau
d'or ou des vctemens de Milet, un seul verre de vin bu sans or-
donnance du médecin entraînait la peine de mort. A Athènes,
Solon, émule adouci de Lycurgue, réglementait surtout les toi-
lettes des femmes, le luxe des festins et celui des funérailles; des
inspecteurs étaient institués à l'efTet de constater les contraven-
tions aux règlemens.
Dans la société romaine, un autre sentiment commence à se
manifester, qui a inspiré toute la politique du moyen âge en pa-
reille matière, et qui se retrouve encore chez les débris des classes
féodales en Allemagne, dans les pays musulmans, etc., c'est le sen-
timent aristocratique qui veut garder la hiérarchie traditionnelle et
faire observer, dans la vie extérieure, les distances entre les classes.
C'est à quoi veillaient surtout les censeurs. Avant eux, la loi des
Douze Tables contenait déjà quelques restrictions du luxe
des funérailles. La célèbre Lex Oppia de cultu mulienim en
215 avant Jésus-Christ, la Lex Orchia en l'an 187, la Lex
Fannia en l'an, 143 et nombre d'autres, tour à tour l'objet de
rappels, puis de remises en vigueur et de clauses nouvelles, ne
purent ni prévenir le luxe de toilette chez les femmes, ni les fu-
nérailles somptueuses, ni les repas extravagans. C'est surtout le
parti aristocratique, Caton, Sylla ensuite, qui se complaisaient à
ces interdictions, lesquelles visaient principalement les chevaliers
et les autres classes enrichies par le commerce. Les combats et
jeux de cirque étaient aussi réglementés par Sylla, de même que
les jeux de hasard.
Au moyen âge et au commencement des temps modernes, les
lois somptu aires reparaissent et se propagent. Le sentiment reli-
LE LUXE. 549
gieux n"v est pas toujours étranger; on voit ces lois renforcées
aux momens d'enthousiasme chrétien et sous les princes aus-
tères, au temps des croisades, par exemple, et sous saint Louis. Le
sentiment qui domine, toutefois, cette législation est celui que
nous avons décrit : la jalousie des classes militaires, souvent
ffènées, contre les classes bourereoises. enrichies et ascendantes.
Il s'y mêle parfois aussi, dans les villes libres ou communes, un
peu d'envie démocratique. Plus tard, des idées plus compliquées
s'y ajoutent : celle de maintenir les fortunes de la noblesse en
les préservant du gaspillage, puis d'empêcher les métaux précieux
de sortir du pays pour payer des articles luxueux faits à l'étranger.
C'est toujours, cependant, la pensée aristocratique qui est au fond
de ces dispositions.
Comme le remarque l'économiste allemand Roscher, la Ic'gis-
lation somptuaire est très intéressante pour l'étude de la technolo-
gie et pour celle des rapports entre les classes. Le développement
des lois sur le luxe, malgré leur inutilité, est intéressant à sui-
vre. On veut traduire extérieurement les distinctions sociales, et
l'on applique une sorte de loi des suspects à tout produit nouveau.
Les chevaliers seuls doivent porter de l'or, les écuyers de l'argent,
les premiers peuvent user de velours ou de damas; les seconds de
satin ou de taffetas.
Parmi les lois les plus célèbres contre le luxe, les érudits ci-
tent celles de Jacques d'Aragon en 1234, d'Edouard 111 d'Angle-
terre, de 1327 à 1377; — ce dernier est l'un des'grands propaga-
teurs de l'industrie de la laine et jalousait les tissus plus riches;
— celles de Philippe le Bel de 1283 à 1314.
Au xiv' siècle la législation lutte surtout contre les fourrures,
au xvi« contre la vaisselle d'or et d'argent. Au xvii'' siècle môme
etsousColberton trouve des ordonnances contre la vaisselle plate,
avec injonction de la porter à la monnaie. Les besoins du trésor
royal entrent pour beaucoup dans certaines de ces prescriptions.
En Allemagne, jusqu'au xviif siècle, on relève de nombreuses
ordonnances pour restreindre le luxe des enterremens ; c'étaient
peut-être les mieux observées de toutes les lois somptuaires, parce
qu'on y avait la complicité de l'héritier. Quant à celles sur les
vêtemens, les banquets, etc., leur sort était d'être constamment
violées.
Suivant qu'ils étaient plus ou moins positifs et avancés en civi-
lisation, les peuples modernes renoncèrent plus ou moins tôt à
cette législation. Les lois somptuaires durent peu en Italie. En
France, elles s'atténuent à la fin du xvf siècle et disparaissent
complètement au commencement du xvii"; en Prusse, on les re-
trouve jusqu'à la fin du dernier siècle.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
On ne saurait approuver l'intervention du législateur en ces
matières. Il empiète ainsi, à tort et à travers, sans aucune lumière
spéciale qui l'y autorise, sur le domaine de la liberté indivi-
duelle. Il arrêterait aussi une foule de progrès dus à la variété des
consommations. Toutes les denrées nouvelles ont été alternati-
vement prohibées par les Etats : au xvi" siècle, l'eau-de-vie, au
x\if le tabac, au wiii* siècle, le café, ont été successivement l'ob-
jet de prohibitions mitigées, l'usage de ces substances n'étant per-
mis que sur une ordonnance de médecin. Ces interdictions ne se
rapportent peut-être pas uniquement au sentiment d'hostilité des
pouvoirs publics contre le luxe; elles prétendaient s'inspirer aussi
du souci pour la classe populaire.
Ce n'est pas à dire que l'Etat ne puisse assujettir à des impôts
des denrées qui sont d'un usage répandu, tout eu n'étant pas
d'une absolue nécessité, et qui offrent des inconvéniens hygié-
niques ou sociaux. Pour l'alcool, le droit de taxation de l'Etat est
manifeste, dans les circonstances présentes; ce n'est pas tant au
point de vue du caractère superflu de la consommation que les
gouvernemens peuvent alors se placer, c'est à celui de la néces-
sité de se récupérer de tous les maux qu'inflige à la commu-
nauté l'abus de l'alcool chez certains individus. L'ivrognerie est
une cause constante de rixes, de désordres publics, de maladies
graves, de crimes ou délits, d'aliénation mentale; elle inflige à
l'Etat, aux départemens et aux communes de fortes dépenses et
beaucoup de troubles pour la police, la justice, l'hospitalisation,
l'assistance. Les taxes mises sur l'alcool, en vue d'obtenir de cette
denrée le maximum de rendement fiscal, ont ainsi leur raison
d'être. Dans une moindre mesure, une taxation de ce genre est
licite pour le tabac qui, dans les lieux publics, expose à des
désagrémens, par le contact et le peu de retenue des fumeurs,
la population qui s'abstient de cette denrée.
L'Etat, toulefois, n'a nullement le droit de prohiber l'usage de
telle ou telle marchandise, parce qu'il la juge superflue. Il doit lais-
ser à l'initiative privée, aux sociétés de tempérance, par exemple,
le soin de faire des prosélytes. Elles y parviennent. C'est en 1803, à
Boston, que ces associations virent le jour. Elles proscrivaient
d'abord seulement les spiritueux proprement dits, spirits : elles sont
arrivées à interdire à leurs adhérons toutes les boissons artificielles
autres que le thé, ce qui est excessif. Dès 1834, elles comptaient aux
Etats-Unis un million et demi de membres, chiffre qui, avec 1&
temps et le développement de la population, a dû plus que doubler.
En Angleterre, vers le milieu de ce siècle, ces sociétés avaient déjà
trois millions d'adhérens. Grâce à eux, la consommation de l'alcool
a considérablement diminué en Angleterre, une première fois, de
LE LUXE. 551
1835à I853où lanombro de gallons taxés [\c gallon vant i litres et
demi) est tombe de 31 400 000 à 30 Kit 000. malgré raecroisement
de la population ; une seconde fois, de 1878 à 1892, où le produit cu-
mulé des droits de douane et des droits (l'excise sur les spiritueux
a fléchi de 20 07.'» 035 liv. sterl. (environ 517 millions de francs) à
20121 535 liv. sterl. (approximativement 503 millions de francs),
quoique dans l'intervalle la population ait passé de 33 913 773 âmes
à 38 109329 ;1 , plus de 12 pour 100 d'augmentation; la consom-
mation des spiritueux s'est donc réduite dans cette dernière pé-
riode de 15 pour 100 par tète, sans prohibition absolue. On doit
considérer comme une excentricité la législation célèbre de
l'État de Maine, dans la fédération américaine, qui prohibe
toute vente de boissons spiritueuscs (vin compris) et remet à un
fonctionnaire public le soin d'en délivrer exceptionnellement
pour des objets très restreints, déterminés par la loi. Il y a là
une présomptueuse incursion du législateur sur le domaine privé.
On a remarqué, d'ailleurs, que la restriction de la consomma-
tion de l'alcool a été accompagnée par un énorme développe-
ment de l'opium et de la morphine (en 1880, 206 grammes
d'opium et 2i grammes de morphine par tête dans la ville
d'Albany, contre 43 grammes d'opium en 1855) (2).
Ainsi le pouvoir de taxation, en ne poussant jamais les droits
au delà du point qui peut produire le maximum de rendement,
est le seul moyen auquel l'Etat puisse légitimement recourir à l'en-
droit des denrées qui sont universellement reconnues comme
dangereuses, à la condition que le danger ne soit pas seulement
pour l'homme qui en fait usage et en abuse, mais, par voie de
répercussion, pour la société en général. Encore l'Etat doit-il être
très circonspect en pareille matière.
Ce n'est pas à dire qu'on ne puisse taxer aussi certains objets
de luxe inoffensif; ceux-ci peuvent être soumis à un impôt, en
qualité de symptômes de la richesse. En Angleterre et en France
il y eut des impôts sur la poudre aux cheveux; dans le premier
de ces pays, il en existe encore sur les armoiries; il y eu a fré-
quemment sur les objets d'or et d'argent, les cartes à jouer, les
billards, les chevaux, les voitures, les domestiques mâles, etc. ;
on en a mis en Hollande sur les tulipes au beau temps de la
manie pour ces fleurs. Certains de ces impôts peuvent se justifier
ou s'excuser, non pas à titre de prohibition ou de restriction du
luxe, ou d'intervention de l'Etat dans le choix des consommations,
mais comme portant sur des signes assez précis de la richesse.
(1) Statistical Abstract for the United Kingdom, 1892, pages 16 et 220.
(2) Roscher, Grundlagen der Nationalokonomie , IV^ Auflage, p. S97.
5S2 REVUE DES DEUX MONDES.
En France, les taxes de ce genre produisent aujourd'hui une
quarantaine de millions (1).
Quand ces taxes frappent modérément des objets qui se ma-
nifestent à l'extérieur ou dont soit la production, soit l'existence
peut être vérifiée aisément sans inquisition, que d'ailleurs elles
ne portent pas sur des minuties, on peut les tolérer. Mais il ne
faut pas aller au delà. Les taxes somptuaires ont beaucoup d'incon-
véniens : d'abord les goûts variant sensiblement d'une génération à
l'autre, il arrive que le produit de la taxe va souvent en s'évanouis-
sant, ce qui a été le cas pour l'impôt sur la poudre aux cheveux en
Angleterre qui, après avoir rapporté plus d'un million de francs
par an, fut aboli quand il ne produisait plus que 25 000 francs.
Les droits sur les armoiries et les domestiques mâles ont été aussi
en diminuant dans la Grande-Bretagne. C'est folie d'attendre
beaucoup des taxes de ce genre; un impôt n'est très productif
que lorsqu'il a une base très large, c'est-à-dire qu'il atteint la
généralité des habitans ou des fortunes. Si les droits sur ces articles
sont très élevés, on pousse à la fraude ou l'on met en jeu la loi de
substitution.
Une certaine école, qui préconise l'impôt sur les capitaux et
les jouissances, veut assujettir à des taxes les objets d'art, les col-
lections, les bijoux, les bibliothèques et les meubles. De tels droits
existent dajis quelques pays : ou bien ils ne sont guère que nomi-
naux à cause de la fraude, ou ils exigent une perception inquisito-
riale, ou ils diminuent la valeur des objets taxés et en restreignent
la production, ce qui n'est pas sans inconvénient pour certaines
industries d'art et pour les artistes eux-mêmes. Le plus souvent,
ce sont des taxes d'ostentation et de peu de produit, des taxes arbi-
traires, en outre, et incertaines en ce sens que l'impossibilité de
vérifier exactement la matière imposable rend cette taxation pro-
digieusement inégale suivant les degrés de conscience des con-
tribuables.
Des impôts directs annuels sur des objets non productifs de
revenu, s'ils étaient exactement perçus, finiraient par supprimer
ou restreindre beaucoup l'usage d'objets dont la production et
la jouissance raffinent la société, sans préjudice pour personne.
Aussi ne saurait-on approuver l'intervention de l'État dans
les consommations, en dehors des quelques cas très spéciaux que
nous avons indiqués et qu'il ne faut pas étendre. Adam Smith a
signalé avec raison la contradiction où se mettent les gouverne-
mens quand ils prétendent interdire le luxe aux particuliers :
(1) Voir notre Traité de la Science des finances, t. II, p. 427 à 441. Voir aussi pour
des taxations bizarres sur le luxe : E. de Parieu, Traité des impôts, passim.
LE LUXE. 553
« Étant eux-mèn^es, et sans aucune exception [without amj excep-
tion . les plus prrands prodigues dans la société [the f/reatest
spendthrifts in the societtj), si leur propre extravagance ne ruine
pas l'État, celle de leurs sujets ne le fera pas (1). » Le point de
vue éthique ne doit, pas plus que l'appréhension de l'appauvris-
sement social, suîTirérer aux jr»^uvernemens des mesures contre
le luxe.
Dans un pays comme la France, des taxes rigoureuses sur le
luxe seraient particulièrement nuisibles à l'ensemble des habitans.
On ne doit pas oublier que nous sommes les grands fournisseurs
d'objets de luxe de l'univers. Nos exportations d'objets fabriqués
montent, on le sait, à 1 600 ou 1 700 millions de francs par année,
après avoir dépassé 2 milliards. La bonne moitié de ces objets
sont des articles de luxe, et beaucoup aussi de nos produits agri-
coles exportés; 250 millions de tissus de soie, 160 millions de
tabletterie, bimbeloterie, brosserie, etc., ii millions de modes
et de Heurs artilicielles, une forte partie des 121) millions de
vétemens et lingerie, des 111 millions d ouvrages eu peau et en
cuir, des 49 millions de poterie, verres et cristaux, des 30 mil-
lions de bijouterie, des 15 millions d'horlogerie, des li millions
d'objets de collection hors du commerce, des 112 millions de
parfumerie, des 213 millions de vins, sans compter beaucoup
d'autres objets qui figurent dans le caput mortuurn des 423 mil-
lions d'autres marchandises. Parmi les 3 milliards 460 millions
d'exportations françaises en 1892 on reste certainement au-dessous
de la vérité en évaluant les objets de luxe au tiers au moins, soit
àllOOou 1200 millions.
Nos ventes réelles d'objets de luxe aux étrangers dépassent
considérablement ce chitïre. Il faut tenir compte de ce que j ai
appelé les exportations occultes : tous ces objets que de riches
Européens et Américains, de passage sur notre terre de France,
achètent sur notre territoire même, qu'ils y consomment ou qu'ils
remportent au fond de leurs malles, sans que la douane en ait
souci et les porte en compte. En articles de toilette, de bijouterie,
d'ornement, ces exportations occultes ont une importance énorme.
Que la France vende 1 800 millions à 2 milliards annuellement
d'objets de luxe aux étrangers, soit résidant sur son sol, soit
habitant au dehors, il n'y aurait pas lieu de s'en étonner. Avec
ces objets de luxe nous achetons à bon compte les produits com-
muns qui forment le gros de nos importations : les céréales, les
laines, le coton, la houille crue, les grains et fruits oléagineux,
les métaux divers, etc. Que les Américains s'avisent de mettre des
(1) Adam Smiih : Richesse des nations, liv. II, ch. m.
5o4 REVUE DES DEUX MONDES.
droits de 30 pour 100 sur les tableaux ou sur les diamans, que
dans la ville austère de Calvin on ait établi une taxe, peu productive,
sur les collections d'art, c'est l'affaire de ces peuples rudes. Mais
nous, Français, nous avons un véritable intérêt national à ne pas
déchaîner le fisc contre le luxe, contre les objets d'art, contre les
hauts prix qu'ils atteignent. La population de Paris ne vit guère
que de ces travaux élégans et richement payés. Les ouvriers de
Paris, s'ils entendaient leurs intérêts permanens, devraient être
résolument conservateurs : s'ils gagnent plus que le paysan bas-
breton ou limousin, quatre, cinq ou six fois plus et quelquefois
davantage, avec une moindre durée de travail, c'est à l'inégalité
des fortunes qu'ils le doivent. Le jour où les fortunes devien-
draient égales, ou tout au moins se rapprocheraient de l'égalité,
les salaires à Paris s'achemineraient mélancoliquement vers le
taux des salaires de Quimper ou de Brive. Un économiste anglais,
qui a eu assez de complaisance pour les tendances socialistes,
M. Marshall, fait remarquer que la moyenne de revenu par tête
dans le Royaume-Uni est d'environ 33 liv. sterl., ce qui repré-
sente 165 liv. sterl. ou 4 125 francs par famille de cinq personnes,
et il ajoute : « Il n'y a pas peu de familles d'artisans dont les
gains totaux dépassent 165 liv. sterl., si bien qu'elles perdraient
à une égale distribution de la richesse (1). » En France la moyenne
du revenu par tête et par ménage est, certes, bien au-dessous de ces
chiffres ; mais un très grand nombre d'ouvriers parisiens gagnent
sensiblement plus que la moyenne du revenu français et se trou-
veraient lésés à une égale distribution des revenus : même ceux
qui ne perdraient pas directement à l'égalité n'auraient aucun
intérêt, néanmoins, à la rechercher.
La question du luxe n'est qu'une face d'une question plus
vaste, celle de l'inégalité des conditions. Il est prouvé que l'iné-
galité des conditions arrêterait tout progrès dans la société et la
ramènerait graduellement à la somnolence intellectuelle et aux
privations matérielles des âges primitifs. La suppression du luxe
aurait des effets moindres, mais analogues.
Au point de vue même des rapports sociaux, le luxe bien com-
pris contribue à adoucir les mœurs, à amortir les grandes passions,
à entretenir les goûts pacifiques. Quant à prétendre qu'il efféminé
les peuples, au point de compromettre leur indépendance, l'his-
toire ne le témoigne pas. Les Parthes et les Scythes ont aussi
bien disparu que les Grecs et les Romains; dans l'ilellade, l'indé-
pendance de Sparte ne survécut pas à celle d'Athènes, et il ne
reste presque rien de la première, tandis que la seconde a em-
(1) Alfred Marshall : Eléments of économies of indusli'y, p. 23.
LE I.LXE. 5o5
belli la vie d<?s peuples civilisés pour des séries indéiînies de
siècles. %
11
La fortune a une fonction économique d'une suprême impor-
tance ; elle forme et maintient le capital, ce que ni l'Etat ni les
gens né^digens ou incapables ne pourraient faire ; mais en de-
hors de cette suprême fonction économique, la fortune peut aussi
et doit moralement, nous ne disons pas légalement, exercer une
fonction sociale. Nous avons fait au luxe sa part légitime. Le
but de la fortune n'est, cependant, pas le luxe ; celui-ci peut être
un objet accessoire, parfaitement licite, légitime, honorable môme,
toute réserve faite des abus; maison ne doit pas devenir riche
uniquement, ni principalement, pour vivre avec somptuosité,
délicatesse ou élégance. La fortune, c'est-à-dire la richesse con-
centrée à un degré élevé dans les mains d'un individu, a une
mission, une fonction sociale qu'elle tient de sa nature même et
qu'elle est seule à pouvoir bien remplir. i
La richesse est le pouvoir de commander des produits et du
travail, par conséquent de donner une direction aux uns et à
l'autre ; indirectement, sans éclat, mais très efficacement, plus
intimement et plus familièrement, un homme riche est un con-
ducteur d'hommes, comme un homme politique.
La fortune, qui est donc la richesse dans une certaine abon-
dance aux mains d'un individu, constitue un pouvoir d'admi-
nistrer. Ce pouvoir d'administrer, ou bien on l'a conquis, ou l'on
en a hérité ; on peut n'en pas user et laisser les choses qui dépen-
dent de soi aller à vau-l'eau ; alors la fortune a grande chance de
se disperser et d'échapper aux mains incapables qui la détiennent.
On peut s'en serN'ir dans un intérêt purement égoïste ; alors on a
des chances de devenir de plus en plus riche, en capitalisant de
plus en plus, en étant utile à la société par des épargnes nouvelles;
mais on ne remplit pas, dans toute sa plénitude, la fonction
sociale de la fortune. On peut, au contraire, user de ce pouvoir
d'administration en se plaçant à un point de \ue élevé, général,
sans que la personnalité en soit exclue.
L'Evangile a dit et toute la morale chrétienne a répété que les
riches sont les administrateurs des biens des pauvres ou les
économes des pauvres. Ce sont là de pieuses métaphores dont
l'exagération, au point de vue humain, est évidente, mais qui
contiennent une part de vérité, surtout la dernière. Un écri-
vain positiviste, M. Harrison, se demandait, en 1894, dans une
revue américaine, le Fonmi, quel est l'usage des hommes riches
05G REVUE DES DEUX MONDES.
dans une République. Quelques explications l'indiqueront.
Le premier devoir de la fortune, comme du capital en géné-
ral, c'est de se conserver. La première faute, non seulement indi-
viduelle ou familiale, mais sociale, que puisse commettre un homme
riche, c'est de diminuer sa richesse ; celle-ci étant un fonds,
susceptible de perpétuité, utile pour la production et la direction
des entreprises, la destruction, le gaspillage, l'émiettement de la
richesse, soit par la prodigalité, soit même par une générosité
imprudente, est une faute. Dans l'intérêt social, aussi bien que
familial et personnel, chacun doit respecter et maintenir sa for-
tune.
Les revenus seuls peuvent être légitimement consommés.
Quel usage en fera-t-on ? Une vie large est parfaitement permise ;
elle n'a rien qui choque la morale. Elle est même, pourvu qu'elle
reste en deçà des revenus, recommandable, dans la généralité
des cas. Le luxe, bien compris, la décoration artistique de l'exis-
tence, sans vaine ostentation et frivole arrogance, est aussi un
des emplois licites des revenus ; il est désirable, toutefois, que ce
luxe se porte en grande partie sur des objets d'une certaine durée ;
beaux meubles ayant un caractère artistique, tableaux, statues,
gravures, objets de collection, ou à un autre point de vue: che-
vaux de race, animaux de choix; même, construction d'hôtels ou
de châteaux ; il est légitime que les générations laissent quelques
traces durables et élégantes de leur passage ; tout cela, toujours
sous cette réserve qu'on ne gaspille pas sa fortune et que même
on continue, dans une certaine mesure, à l'accroître.
Un certain accroissement de la fortune reste une des obliga-
tions, sinon morales, du moins économiques et à coup sûr fami-
liales, qui s'imposent à l'homme riche. Celui-ci doit continuer,
dans une certaine mesure, d'épargner et de créer du capital, pour
procurer à l'ensemble de la société les moyens d'appliquer les
inventions et les découvertes nouvelles, pour augmenter toujours
le fonds productif qui allège les peines et augmente les produits
de l'humanité. L'épargne, dans quelque situation de fortune que
l'on soit, continue d'être un devoir, ne serait-ce que pour parer
aux accidens qui sont toujours possibles. Les accidens ne vien-
dront que trop tôt amoindrir ou détruire les fortunes ; il est prouvé
que peu de grandes fortunes, de banque, de commerce ou d'indus-
trie, se maintiennent sans notables atténuations, au delà de trois
ou quatre générations. L'épargne reste donc un devoir pour
l'homme riche ; mais elle ne doit plus absorber tout l'excédent de
ses revenus au delà de la vie large et confortable. Une épargne
de moitié du revenu ou d'un tiers du revenu pour les gens possé-
dant les millions par dizaines, paraît en moyenne très suffisante ;
LE LLXi:. So7
pour ceux d'une nioindiv situation, elk- [)i'ul vivo plus forie.
L'homme rifhe doit apporter le plus grand soin dans ses pla-
cemens; c'est là sa principale fonction t^conomique, fonction
difficile, délicate, essentielle, quoi qu'eu pense le vulgaire. Ce
pctuvoir d'ailmiuislration qui est dévolu à l'homme riche doit com-
porter à la lois une certaine hardiesse, sans témérité, et beaucoup
de réflexion et d'études. C'est un métier et une fonction, l'une
des fonctions, l'un des métiers et les plus imporlaus et les plus
compliqués de la société, que d'être capitaliste.
Précisément, pour se permettre une certaine hardiesse dans
certains de ses placemens, il est indispensable que l'homme riche
maintienne une assez large part à 1 épargne, afin de compenser par
elle les erreurs et les mécomptes possibles. L'imbécillité et la ja-
lousie démocratique ne se rendent pas compte de ces tâches si
malaisées qui s imposent à la fortune.
Plus cette fortune est grande, plus la civilisation est perfec-
tionnée, plus aussi le caractère de pouvoir d'administration doit
prédominer dans la richesse sur le caractère de moven de jouis-
sance. C'est en cela que les gens riches, môme au simple titre hé-
réditaire, peuvent rendre et, par le fait, pour la plupart rendent de
très grands services. Toutes ces vertus bourgeoises, bafouées par
les irréguliers, les bohèmes, les décadens ou les sceptiques :
l'ordre, la prudence, l'art de compter, de ménager, de distribuer,
de conserver, d'augmenter, témoignent que la majorité de la
classe riche, l'ensemble de cette classe, à quelques exceptions
près qui expient tôt ou tard leurs fautes, remplit la fonction éco-
noinifjue de la fortune.
Mais l'excédent des revenus au delà de l'épargne, au delà de
ce qui défraie la vie confortable, large, le luxe élégant et discret,
qu'eu fera-t-on? C'est ici qu'apparaît le rôle social de la fortune.
Une des premières tâches des personnes qui ont de grandes
fortunes, c'est de sassocier et de participer aux essais qui appa-
raissent comme utiles et dont les résultats sont incertains. Beau-
coup de découvertes et d'inventions doivent traverser une période
d'incubation ; ainsi l'éclairage électrique dans les temps récens ;
à l'heure actuelle, le transport de la force par l'électricité, le mor-
cellement et la dissémination de la force motrice dans de petits
ateliers, la recherche de la photographie des couleurs, etc. Des
quantités d'essais coûteux sont nécessités par la poursuite de
ces progrès que l'on entrevoit comme possibles, comme prochains
même, mais qui sont loin encore de la période d'application. Ces
essais, ce ne sont pas, en dehors des hommes professionnels et
techniques, les personnes simplement aisées qui les peuvent faire ;
tout au plus leur est-il possible d'y consacrer quelques minces et
o58 REVUE DES DEUX MONDES.
iiisulTisantes oboles. Cest l'initiative privée des personnes sérieu-
sement riches qui y peut pourvoir. Il ne s'agit pas pour elles de
lancer toute leur fortune ni même une notable partie dans l'in-
connu; il ne s'agit même pas d'y engager une fraction de leur
capital, c'est-à-dire de leur fonds permanent, mais simplement
une fraction de leurs revenus surabondans, tout en en laissant
une autre fraction à l'épargne tout à fait solide. Ainsi, la fortune
remplit sa fonction sociale qui est d'aider au progrès ; en fait, elle
s'en acquitte plus souvent que ne le pense le vulgaire.
Ce n'est pas seulement l'expérimentation industrielle, c'est
aussi l'expérimentation agricole qui entre dans la fonction sociale
de la fortune. Les grands seigneurs anglais, au témoignage de
Thorold Rogers, dans son Interprétation économique de r histoire,
ont merveilleusement rempli cette tâche au xvni" siècle, et dans
ce temps, aussi d'après les récits d'Arthur Young, nombre de gen-
tilshommes et de riches industriels ou financiers de France ne la
négligeaient pas. Il est bon que tout lien ne soit pas rompu entre
le sol et la partie de la population qui a l'habitude de la direction
des grandes affaires et qui est à portée de se rendre compte des
doctrines scientifiques. Ceux qui veulentbannirla grande propriété
et dépecer la terre entière, par morceaux à peu près égaux, entre
des paysans, médiocrement pourvus, par leurs conditions néces-
saires dévie, de ressources et de lumières, sont les ennemis in-
consciens du progrès agricole. La grande propriété moderne est
l'école gratuite, le champ d'expériences novatrices, dont profite la
petite propriété environnante. L'essai des cultures nouvelles, des
semences bien sélectionnées, des instrumens perfectionnés, des
méthodes que la science suggère, c'est au grand propriétaire
opulent, c'est encore mieux au riche industriel, au commerçant,
abritant ses vacances ou ses loisirs dans une campagne dont il
guide l'exploitation, qu'incombe ce soin essentiel. Ce n'est pas
l'Etat, instrument habituel de gaspillage, de favoritisme, man-
quant en tout cas de souplesse, d'initiative variée et le plus sou-
vent de fonds pour les œuvres utiles de détail, qui peut remplir
cette mission. Sans médire aucunement des professeurs d'agri-
culture et en rendant toute justice à leurs mérites et à leurs efforts,
un ou deux opulens propriétaires progressifs font plus dans un
district que toutes leurs leçons. De même, pour le choix de bons
reproducteurs, pour les croisemens ou la sélection, pour l'amé-
lioration des espèces végétales, les grands propriétaires riches
ont un rôle à remplir, et chaque opulent industriel ou financier
ayant des loisirs devrait consacrer une partie de son temps et une
fraction de ses revenus (nous ne disons pas du tout de son capi-
tal) à cette œuvre noble et séduisante. Certains le font et, au
LB LIXE. 559
lieu de gaspiller en locations de chasses des sommes improduc-
tives, se donneill le plaisir et se font l'honneur d'être des guides
et des instructeurs indirects de la population rurale. Les concours
agricoles fournissent bien des exemples de cette émulation. En
Angleterre, ce sont des lords à fortunes énormes qui ont ainsi
renouvelé et perfectionné les espèces animales domestiques, avec
des béliers, des taureaux, achetés jusqu'à i ou 5 000 liv. sterl.
sinon davantage (100000 à 125000 francs). Sans aller jusqu'à
ces sommes énormes, on peut, dans des proportions eflicaces,
quoique modestes, contribuer à ce genre de progrés. (Ju'une sorte
de goût de sport et qu'un grain de vanité se mêle à ces essais, la
fonction sociale de la fortune n'en est pas moins remplie. De même
pour les reboisemens, la pisciculture, etc.
11 ne s'agit pas là d'expériences désordonnées, comme celles
auxquelles se livrent des esprits incohérens ou imprudens et par
lesquelles ils compromettent souvent et diminuent leur fortune;
il ne faut pas oublier que la maxime fondamentale est que le pre-
mier devoir du capital consiste à se conserver. Mais cette tâche
d'expérimentation des progrès industriels et agricoles peut être
assumée et suivie avec rétlexion, circonspection, méthode, dotée
seulement avec une fraction des revenus surabondans, non seule-
ment sans compromettre le capital, mais même tout en laissant
une large part à l'épargne annuelle.
m
La fonction sociale de la fortune est si essentielle en ce qui
concerne l'exploitation du sol et la direction de la population
rurale qu'on nous permettra d'y particulièrement insister. Les
préjugés les plus funestes régnent à cet endroit, particulièrement
dans les cercles législatifs et politiciens. On suppose qu'il y aurait
avantage à développer de plus en plus la petite propriété aux
dépens delà grande, à éliminer même complètement celle-ci: l'on
ne voit pas qu'ainsi l'on se priverait du principal élément de pro-
grès agricole.
La grande propriété, quand elle est en de bonnes mains, ne
laisse pas d'avoir, en nombre d'occasions, une supériorité consi-
dérable, à divers points de vue, sur la petite. En général, la
grande propriété moderne (nous distinguons nettement celle-ci
de l'ancienne grande propriété nobiliaire) possède proportionnel-
lement plus de capitaux que la petite. Outre que, jusqu'à un cer-
tain point, les capitaux acquièrent par la concentration une force
qui dépasse celle qu'ils ont à l'état de dispersion, cette supério-
rité de capitaux est un avantage notable. On peut ainsi se pour-
r560 REVUE DES DEUX MONDES.
voir de plus de machines, faire au sol plus d'avances, et en recueil-
lir par consécfuent plus de fruits.
Ouoique à un moindre degré qu'en industrie, le coût des in-
stallations en agriculture ne croît pas en raison directe de l'im-
portance des surfaces ou des récoltes. Pour les cultures surtout
qui ont un caractère industriel, et la plupart y tendent aujour-
d'hui, notamment pour la vigne, la betterave, l'élève du bétail,
de grandes installations concentrées offrent une sensible économie
de capital et de frais généraux par rapport à une multitude de
petites installations destinées à un produit équivalent.
Une vaste cave, avec des foudres de 150 à 200 hectolitres cha-
cun, pouvant contenir 10 000 ou 20 000 hectolitres de vin, une
laiterie ou une fromagerie qui doit faire des centaines de quintaux
de lait ou de fromage, des distilleries ou des féculeries énormes,
sont loin de coûter autant comme frais d'établissement et d'exi-
ger autant d'entretien ou de main-d'œuvre que le total des petites
installations vingt fois ou cent fois moins importantes qui donnent,
toutes réunies, une production égale.
Ces avantages, si sérieux qu'ils soient, se trouvent secon-
daires relativement à un autre qui les prime de beaucoup : l'avan-
tage par excellence de la grande propriété moderne, c'est sa su-
périorité scientifique et industrielle; c'est cette qualité qui la
rend indispensable à la bonne économie et au progrès d'une
nation. Cette supériorité intellectuelle et scientifique des grands
propriétaires modernes est le pivot de tous les progrès de l'agri-
culture. Elle l'a été dans le passé, elle l'est beaucoup plus encore
dans le présent, et chaque jour son rôle s'élargira.
Même l'ancienne aristocratie foncière au xiiï" et au xiv* siècle
en Angleterre, au xvin® siècle dans le même pays et en France
aussi, a rendu de très grands services à cet égard, comme en té-
moigne ThoroldRogers, peu prévenu en faveur des hautes classes,
dans son Interprétation économique de V histoire.
La grande propriété moderne joue beaucoup plus régulière-
ment ce rôle d'introductrice du progrès qui n'a été rempli que
passagèrement, à certaines époques, par l'ancienne grande pro-
priété nobiliaire, souvent frivole ou obérée. Dans le temps pré-
sent ou le récent passé, ce sont les grands propriétaires du nord
et du centre de la France qui ont modifié les assolemens, adopté
de nouvelles cultures comme celle de la betterave, de nouveaux
engrais comme le guano, les superphosphates, des amendemens
comme le chaulage, le marnage, des reproducteurs de choix; qui
ont essayé les semences perfectionnées, dont des agronomes
connus, MM. Grandeau et Armand Gautier, attendent le double-
ment de la production du blé ; des machines enfin de toute nature,
i.E Luxi:. 561
lesquelles ont pour objet et pour etVet, non seulement d'i^pargner
de la main-d'tmivre, mais d'accroître la quantiti' des produits,
d'en éviter la déperdition et parfois d'en améliorer la qualité.
Un souftle de recherche et de proli•r^s anime la grande pro-
priété moderne, tandis qu'un certain attachement à la routine,
une naturelle timidité, tenilent à caractériser la petite propriété.
On a bien vu ces deux dispositions contradictoires dans le midi
de la France lors des crises qu'a traversées la vigne. C'est un
grand propriétaire du département de l'Hérault, M. Mares, qui
a invente le traitement de l'oïdium avec le soufre; c'est un grand
propriétaire d'un des départemens voisins, M. Faucon, qui a ap-
pliqué la submersion pour lutter contre le phylloxéra; c'est une
grande société viticole, celle des Sali/i'^ du Midi, qui a fait con-
naître la résistance à l'insecte de la vigne plantée dans certains
•tables; c'est sur le domaine d'un grand propriétaire de la Gironde,
M. Johnston. qu'a été reconnue l'ellicacitc' du sulfate de cui\Te
pour triompher du mildew ou peronospora.
Ce sont les grands propriétaires, particulièrement du dépar-
tement de l'Hérault, qui, luttant pendant quinze ans contre cer-
tains savans, notamment contre le grand chimiste Jean-Baptiste
Dumas, qui voulait leur imposer le sulfure de carbone, et contre
l'administration oflicielle qui préconisait exclusivement ce re-
mède, ont avec des recherches infinies, une persévérance sans
égale, des dépenses énormes, établi l'immunité des vignes amé-
ricaines, sélectionné les plants, multiplié les essais et les expé-
riences, et reconstitué plus de 600000 hectares de vignes, presque
soudainement détruits, en consacrant à cette œuvre, dans le seul
département de l'Hérault, environ 300 millions de francs en une
quinzaine d'années.
A l'heure actuelle, c'est aussi la grande propriété moderne qui
fait des recherches incessantes pour lutter contre les autres en-
nemis de la vigne, l'anthracnose, le black rot; c'est elle qui a créé
des hybrides ayant des qualités particulières, le '< Petit Bouschet »,
« l'Alicante Bouschet « ; c'est elle aussi qui recherche les meil-
leures méthodes de vinification, qui introduit les fouloirs-égrap-
poirs, au lieu du procédé tout primitif d'écrasement de la grappe
sous les pieds du vigneron , qui s'ingénie à varier les modes et la
durée de la cuvaison, qui fait les expériences des levures artifi-
cielles, etc.
Les petits propriétaires n'ont pas l'esprit assez alerte pour
prendre l'initiative de ces expériences ; l'Etat a trop de rigidité et
de parti pris, pas assez de souplesse, pour suppléer en pareil cas
à l'ingéniosité diversifiée de l'initiative privée. Les petits pro-
priétaires, quoique leur intelligence dans cette partie de laFrance
TOME cxxvi. — 1894, 36
362 REVUE DES DEUX MONDES.
soit plus éveillée qu'ailk;urs, se sont contentés d'imiter tardive-
ment, quand, depuis de longues années, la démonstration de cer-
tains modes soit de plantation, soitde culture, soit de traitement,
soit de cuvaison, était absolument et depuis longtemps décisive.
Lorsque, au contraire, en 1892, le phylloxéra a éclaté dans
une région où domine la petite propriété et où la grande est assez
rare, la Champagne, les journaux ont été remplis, à diverses
reprises, de sortes d'émeutes de paysans s'opposant aux consta-
tations et aux essais des inspecteurs phylloxériques, ne voulant
entendre parler ni de mesures préservatrices ni de traitemens,
et repoussant avec des injures et des violences ceux qui s'effor-
çaient de prévenir et de réparer le mal, exactement comme les
paysans de certains villages reculés de la Russie repoussaient et
maltraitaient les médecins dans l'épidémie cholérique de 1892.
Un avantage aussi de la grande propriété moderne, c'est la
comptabilité agricole. J'ai appelé la comptabilité la conscience de
l'industrie ; les Italiens la nomment très heureusement ragioneria.
Il ne peut y avoir aucune organisation méthodique, réduisant
au minimum les chances possibles d'échecs et de déperditions,
portant au maximum, au contraire, les chances de découverte et
de progrès, sans comptabilité : or, non seulement, c'est la grande
propriété qui a introduit la comptabilité agricole, mais elle est
presque seule à la pratiquer.
Dans un pays pourtant de bon sens, de réflexion et de calcul,
en Angleterre, on a rarement pu obtenir des fermiers, très supé-
rieurs à la généralité des fermiers français et à beaucoup des pe-
tits propriétaires du continent, qu'ils tinssent une comptabilité
régulière. Thorold Rogers s'en plaint; parlant des belles expé-
riences et des grands succès agricoles de lord Lo well au xviii^ siècle ,
il dit : « Les anciens du pays hochèrent sans doute la tête d'un air
méfiant et se demandèrent ce qui sortirait de ces cultures de navets
etde fourrages inventés de fraîche date. Quant aux fermiers, suivant
de l'œil le développement des procédés nouveaux, ils les adoptèrent
peu à peu: toutefois, ils ne peuvent jamais se résoudre, — Arthur
Young s'en plaint, — à tenir une comptabilité régulière (1). »
Rogers, au contraire, vante l'excellente comptabilité de lord
Lowell, le chef de la nouvelle école au xvnf siècle. Or, sans
comptabilité, on va au hasard; l'absence de comptabilité rend
d'ailleurs défiant, c'est-à-dire peu progressif, parce qu'on n'a aucun
moyen de se rendre un compte exact des essais et des innova-
tions, surtout de celles à résultat échelonné.
Nous avons souvent écrit cette formule : la grande 'propriété
(1) Rogers, InterprétaUon économique de l'histoire, traduction française, p. 102.
LE LIXK. 563
moderne. Il est important de se rendre compte du sens de cette
locution. Cetto^expression ne s'applique pas aux latifundia, do-
maines gigantesques de 10 000, 20 000, 50 000 hectares ou davan-
tage. Elle a des proportions beaucoup plus modestes. L'ancienne
grande propriété féodale, reposant sur les majorais et les sub-
stitutions, confiée à des hommes qui, pour la })lupart, ont peu do
notions techniques, industrielles et scientifiques, ne remplit pas,
dans un très grand nombre de cas, l'office que nous venons d'in-
diquer. Aussi, la suppression des majorais, des substitutions et
de toute entrave au commerce de la terre, ainsi que des droits
élevés sur les transactions immobilières, constitue-t-elle une des
conditions essentielles de la bonne exploitation du sol.
La grande propriété moderne est celle qui appartient à de
riches agriculteurs de profession, pourvus d'instruction et d'ou-
verture desprit, comme on en rencontre un grand nombre dans
nos progressifs départemens du Nord et du Pas-de-Calais, entre
autres, de la Gironde et de l'Hérault, de l'Aude et du Gard; ou
bien encore, c'est celle qui est acquise par d'habiles industriels,
auxquels leurs manufactures ou leur commerce ont procuré de
larges fortunes et assurent de gros revenus. Le nombre de ces
industriels, soit en activité, soit retirés des affaires, qui se laissent
séduire à l'appât de la propriété foncière et aux attraits d'une
exploitation agricole, devient de plus en plus considérable. C'est
par cette catégorie de propriétaires surtout, ayant l'habitude de
la précision, de la comptabilité, le sens de la hardiesse, la pra-
tique des expériences et des essais, le goût des applications scien-
tifiques, que la gronde propriété moderne remplit sa fonction
essentielle, l'une des plus importantes de la société (1). Rien ne
la peut remplacer. Cette grande propriété moderne est comme
l'hélice qui communique toute l'impulsion à la production agri-
cole et la fait avancer.
Il y a cette différence importante entre l'industrie et l'agricul-
ture que, tandis que la grande industrie tend à éliminer la petite
des branches de production où elle s'est établie, la grande pro-
(1) Ce n'est pas seulement pour les cultures industrielles comme la betterave ou
la vigne, c'est même pour l'exploitation des pays pauvres que de grands proprié-
taires industriels ont donné de très utiles leçons. Ainsi, M. Cormouls Houles, ap-
partenant à une famUle de manufacturiers bien connue de Mazamet, s'est appliqué,
pendant trente ans, à changer toute l'exploitation d'une vaste propriété de montagne,
située à 800 mètres d'élévation et où l'on ne faisait qu'une culture extensive. 11 a
amélioré les bois, remplacé les moutons par des vaches, assaini les prairies, fait des
barrages et des constructions. Il a ainsi dépensé plus de 300 000 francs en améliora-
tions et en a retiré, affirme-t-il, un revenu de 6 p. 100. Voir sa brochure : Mémoires
sur les diverses améliorations exécutées aux Faillades, Mazamet, 1892. Des exemples
de ce genre ne sont pas rares. D'autres grands propriétaires sont moins heureux, mais
leurs leçons ont toujours de l'utilité, même en cas d'échec.
564 REVUE DES DEUX MONDES.
priétt'^ moderne et la petite propriété peuvent, au contraire, co-
exister, faire très bon ménage ensemble et se rendre de mutuels
services.
La grande propriété est très utile aux petits propriétaires qui
l'entourent; elle leur fournit de bonnes journées et leur permet
de ne consacrer à la culture de leur champ que les heures suré-
rogatoires, dont le produit, quel qu'il soit, est en quelque sorte
tout profit pour eux.
La grande propriété moderne rend, en outre, à la petite pro-
priété de précieux services intellectuels et moraux. Elle instruit
la petite propriété; elle lui donne des leçons de choses, elle lui
fournit des modèles. Souvent aussi elle lui prête des instrumens
ou lui avance des semences et des plants.
A côté de ces grands propriétaires, il s'en trouve de moyens,
disposant, par exemple, d'une propriété et d'un capital de
150 000 à 300 000 francs, et dont le rôle est fréquemment très
efficace. Les petits propriétaires ne sont nulle part si prospères
que lorsqu'ils se trouvent à côté d'un grand domaine intelligem-
ment dirigé. Avec les progrès scientifiques, la terre, tout en con-
servant des inégalités naturelles, variant suivant les découvertes
agronomiques, tend à devenir de plus en plus un instrument qui
rend en proportion de l'habileté et des soins de celui qui le manie.
Il est bon parfois que des terres soient exploitées directement,
même par de grands propriétaires qui n'y résident pas toute
l'année. Gela permet de joindre la culture du sol à d'autres
professions qui, bien loin de nuire à cette culture, aident au
contraire à la perfectionner. On a souvent remarqué que des
industriels et des commerçans enrichis sont très fréquemment
d'excellens et surtout de progressifs agriculteurs. La direction
générale d'une propriété leur apparaît comme une diversion et
un repos, en même temps que comme l'application des méthodes
d'expérimentation, de comptabilité qu'ils ont toujours pratiquées
dans leur profession principale. Des savans aussi, chimistes ou
autres, peuvent être d'excellens agriculteurs, tout en pratiquant
leur profession principale, ce qui les oblige à ne pas résider toute
l'année. Il est désirable que la direction de l'exploitation du sol
incombe fréquemment à des hommes qui, par leur situation, leurs
occupations, se trouvent au courant des progrès techniques et
des progrès industriels, qui aient l'occasion de voyager et de
comparer. A ce point de vue, le faire-valoir direct, même de la
part de grands propriétaires non habituellement résidant, pourvu
que ceux-ci ne soient pas de simples amateurs et qu'ils sachent
choisir et surveiller leurs auxiliaires principaux, est une des con-
ditions du progrès agricole.
LE LUXE. 565
Le fermaixo, copendaut, no peut disparaître; il a sa grande
utilité; mais iWiiest un régime vraiment fructueux et conciliant
tous les intérêts que quand le propriétaire ne se désintéresse pas
complètement de sa terre et ne se repose pas absolument sur le
fermier du soin d'en tirer le meilleur parti possible. Le proprié-
taire, même sous le régime du fermage, a une fonction importante
à remplir; sil ne s'en acquitte pas, il est rare que le domaine ne
tinisse pas par décliner, il doit d'abord choisir le fermier, ce qui
exige beaucoup de discernement, lixer le prix de fermage, ce qui
demande de la modération de sa part, car le prix maximum
(ju'il peut atteindre risque de décourager le fermier en temps de
crise, consentir, quand c'est opportun ou légitime, des remises
ou des délais. Voulût-on s'en tenir à ce simple rôle qu'il aurait
d(>jà de l'importance et qu'on voit combien l'Etat serait incapable
de le remplir, comme le proposent les socialistes : « Aucun pro-
priétaire équitable ou intelligent, dit avec raison Thorold Rogers,
n'exigera le maximum de la rente que donnerait la concurrence.
Il voit ce que sa terre peut rapporter et n'invoquera pas comme
excuse les offres que lui adressent des fermiers insensés. Quand
un emprunteur offre L'i pour 100 d'intérêts à un banquier pru-
dent, celui-ci s empresse de lui refuser la moindre avance (1). »
De même pour les remises et les délais, un propriétaire avisé
doit savoir en apprécier la nécessité dans certaines circonstances
et s y résigner. L'économiste-historien que nous venons de citer
dit à ce sujet : <( Dans les temps primitifs, la coutume anglaise a
voulu que toutes les améliorations permanentes et toutes les
réparations fussent à la charge du propriétaire du fonds, qu'il
s'agisse de propriétés ruralesou urbaines. Ayant élevé lesbàtimens
à ses frais, ce fut à lui de les entretenir quand il cessa de faire
valoir lui-même. Au xv*' siècle, il assurait même son tenancier
contre des pertes extraordinaires. Ainsi New-CoUege affermait un
domaine dans le Wiltshire et assurait à son tenancier toute perte
dépassant 10 pour 100 du nombre total de ses moutons. Le
risque n'était pas minime, car en deux années consécutives, en
1447 et en 1448, le Collège remboursa 73 et 116 moutons sur
cette seule occupation. En loOO Magdalen- Collège remboursa
607 moutons à des tenanciers. Les charges traditionnelles du pro-
priétaire n'étaient donc pas légères et il ne pouvait s'y sous-
(1; Thorold Rogers, Interprétation économique de l'Histoire, p. 138. A un autre
endroit 'p. 154), parlant d'une grande famille anglaise très connue et des fermages
d'un de ses importans domaines, avant et depuis 1692, l'auteur écrit : « La noble
famille des Manners, de tout temps, a été très libérale envers ses fermiers, et les
fermages ont toujours été bas à Belvoir, malgré la bonne qualité de la terre. » Il ne
faut pas non plus, cependant, des fermages trop bas, parce qu'ils encouragent la
routine.
566 REVCE DES DEUX MOINDES.
traire (1). » Sans qu'il existe ou qu'il doive exister d'obligation
légale en ce sens, l'équité, de même que l'intérêt bien entendu,
invitent le propriétaire à participer aux pertes exceptionnelles et
qui ne pouvaient être prévues (2). Quant à celles qui, au con-
traire, étaient susceptibles d'être prévenues soit par une bonne
exploitation du fermier, un surcroît de soins, soit par des assu-
rances, comme les pertes résultant de la grêle, il n'est ni légi-
time ni même désirable que le propriétaire s'y associe; ce serait
dégager le fermier de tout soin et de toute prévoyance.
Le propriétaire de la terre alferméc a une autre et très consi-
dérable fonction. Il est le représentant des intérêts permanens
de la terre, tandis que le fermier ne se soucie que de l'exploita-
tion pendant neuf ans, ou quinze ans, ou dix-neuf, et que, dans
les dernières années de la période, il n'est plus, si l'on n'a pas
renouvelé son bail d'avance, ce qui est souhaitable, qu'un tenan-
cier tout à fait précaire. Le propriétaire doit donc exercer une
certaine surveillance sur l'exploitation. Il doit^, en outre, parer à
toute détérioration soit du sol, soit des installations, soit des
bâtimens, soit des plantations, y avoir toujours l'œil ouvert et
intervenir à temps pour empêcher qu'une négligence prolongée
n'amène un préjudice notable. Bien plus, il doit coopérer aux amé-
liorations, y pousser le fermier, si celui-ci est routinier, l'y aider
par des prêts à intérêt modéré, si celui-ci est à l'étroit. De toute
façon il doit coopérer aux progrès; car il est rare qu'une nouvelle
méthode de culture n'exige pas certains perfectionnemens dans
les bâtimens, dans les clôtures, dans les agencemens permanens
qui sont à la charge du propriétaire : barrages, drainages, rigoles,
nivellemens, etc.
La situation de propriétaire d'un bien même affermé est ainsi
loin d'être une sinécure. Plus instruit, en général, que le fermier,
vivant plus en contact avec les hommes qui s'occupent de science,
possédant aussi plus de capitaux, le propriétaire, sauf le cas de
fermiers exceptionnellement entreprenans, aisés et instruits, doit
s'efforcer de faire que son domaine profite de toutes les applica-
tions efficaces de la science agronomique : il doit y contribuer
par son influence, et fréquemment aussi par ses avances ou ses
dépenses d'utilité permanente. Ainsi, la coopération harmonique
du propriétaire et du fermier est une des conditions du succès
prolongé du régime de fermage.
(1) Rogers, Ibid., p. 154 et 155.
(2) Toutes ces dépenses d'entretien, ces remises occasionnelles, ces agencemens,
même nouveaux, auxquels le propriétaire intelligent ne se dérobe pas, réduisent dans
des proportions notables le montant réellement net des fermages et le font descendre
fort au-dessous des chilVres des statistiques.
LE LUXE. î)67
C'est en partie parce que, à la suite d'une longue prospérité
agricole et d'une période étendue de hauts prix, beaucoup de
propriétaires, en France et en Angleterre ont trop oublié leur
mission qu'il est devenu si diflicile de trouver des fermiers
solvables.
Quant à la disparition du fermage, elle n'est nullement dési-
rable. Elle romprait tout lien avec la terre d'une partie des classes
les plus intelligentes de la nation, de celles qui ont ou peuvent
avoir l'esprit le plus ouvert au progrès et aux connaissances
scientiliques, à savoir la plupart des hommes qui exercent les pro-
fessions libérales, un grand nombre d'industriels et de commerçans
Beaucoup de ces hommes peuvent utilement s'occuper, comme il
a été dit plus haut, d'une propriété afîerméc et ne sauraient se
charger complètement de son faire-valoir direct quand les pro-
priétés qu'ils peuvent avoir ne se trouvent pas dans le voisinage
strict de leur résidence. Or. quelle que soit l'importance de la di-
vision du travail, il est d'un haut intérêt économique et social que
la population rurale, ne serait-ce que pour prévenir la torpeur
intellectuelle, reste en contact fréquent avec la partie de la popu-
lation qui, par ses occupations habituelles, a le plus la pratique
soit des grandes afTaires bien conduites, soit des recherches et des
expériences scientifiques, soit des lluctuations économiques, soit
enfin de la comptabilité rigoureuse. Rompre tout lien entre le sol et
cette partie de la nation, ce serait nuire au premier et à la seconde,
compromettre les progrès culturaux, détruire la plus utile in-
fluence réciproque que doivent exercer, l'une sur l'autre, la classe
rurale et la classe adonnée aux professions qui entretiennent
le mouvement dans l'esprit et le développement dos connais-
sances.
IV
La deuxième fonction sociale de la fortune consiste dans les
œuvres de patronage et de philanthropie rémunératrice. Ce mot
de « philanthropie rémunératrice » peut étonner quelques personnes
et prêter au sarcasme. Il est, cependant, très exact que les hommes
riches rendraient de grands services sociaux, — quelques-uns en
rendentd'ailleurs, — en s'acquittant de latàcheque nous désignons
ainsi. Une partie des revenus des classes riches (nous parlons tou-
jours des revenus et nullement des capitaux) doivent être consa-
crés à des entreprises d'utilité générale et populaire, qui, néan-
moins, peuvent, bien gérées, produire une rémunération modeste,
mais convenable.
Il se rencontre nombre d'œuvres qui peuvent être, dans une
568 REVUE DES DEUX MONDES.
certaine mesure, productives pour les capitaux, mais où les chances
de gains sont trop faibles, quoiijue n'étant pas complètement
absentes, pour séduire les entrepreneurs privés, qui ne suivent
que l'impulsion du strict intérêt personnel. Des hommes riches
peuvent son charger en y consacrant une partie de leurs revenus,
sans renoncer, pour cette fraction ainsi un peu aventurée, à tout
intérêt, mais en limitant le montant de celui-ci.
Une enquête faite, il y a déjà une quinzaine d'années, par la
Société industrielle de la Haute-Alsace, à l'occasion de l'expo-
sition de 1878, a indiqué toute une série d'entreprises de ce genre,
à la fois inspirées par un sentiment philanthropique et, cepen-
dant, indemnisant modestement les capitaux qui y étaient affectés :
ainsi, les sociétés de crédit populaire, dont Schulze-Delitsch et
Raitîeisen ont fourni d'admirables types, les sociétés coopératives
de consommation, les assurances ouvrières, sous des formes très
multipliées, les bains et les lavoirs pour les ouvriers ou pour la
petite classe moyenne, les logemens ouvriers, les restaurans à
bon marché, etc.
Tous ces organismes qui concernent le peuple ou la petite
classe moyenne sont ordinairement dédaignés par les entrepre-
neurs professionnels, et parles capitalistes qui veulent s'alïranchir
de tout souci ; ils le sont, en général, par la raison que le bénéfice
y est trop aléatoire, ou restreint dans des limites trop étroites, ou
qu'encore il faut pour la gestion de ces menues affaires trop de
soins niinutieux et de perte de temps.
C'est aux hommes riches, par un prélèvement sur leurs reve-
nus disponibles, qu'il incombe de s'en occuper, non pas à titre
d'aumône, mais à titre d'œuvre d'utilité générale, où il est licite,
néanmoins, et légitime de recueillir un modeste intérêt. Il ne
s'agit pas d'aventurer ses fonds, en les considérant d'avance comme
perdus : les œuvres de ce genre, qui n'indemnisent nullement les
fondateurs, ne peuvent avoir qu'un développement insuffisant. Il
convient, au contraire, de constituer des associations qui , sui-
vant, l'expression anglaise, soient self supporting , c'est-à-dire qui,
étant rémunératrices dans une certaine mesure, portent en elles
un germe de développement indéfini. Depuis un quart de siècle,
en Angleterre, en Amérique et en France même, bien des orga-
nismes de cette nature se sont constitués et ont démontré l'appli-
cabilité de cette méthode. On fixait, en général, autrefois, l'in-
térêt maximum à 4 p. 100 : l'excédent devait être porté à la réserve
ou consacré à l'extension de l'œuvre. On pourrait aujourd'hui
placer la limite d'intérêt à 3 1/2 p. 100, en rendant cet intérêt
cumulatif, ce qui est une méthode fréquemment usitée en An-
gleterre et consiste, quand une année n'a pas fourni un intérêt
I.E LUXE. 569
ilôtormiiu'. à le prélever sur les exeédens des années suivantes.
Kn recourant i\ cette combinaison, nombre d'œuvres très utiles
pourraient non seulement apparaître, mais se propager.
Il convient que les associations constituées pour cet objet se
maintiennent rii^oureusement sur le soif si/pportiiig principle,
c'est-à-dire qu'elles se préoccupent d'ùtre toujours rémunéra-
trices, dans la mesure modeste que nous venons d'indiquer, qu'elles
repoussent tout don de particuliers, de l'Etat ou des villes, toute
subvention, toute faveur; si elles en acceptent, l'entreprise devient
immédiatement artillcielle et peut être nuisible, en écartant abso-
lument toutes les entreprises analogues dont des capitalistes ordi-
naires pourraient se charger. Tous les capitaux employés par ces
associations doivent, sans exception, être rémunérés au taux
uniforme qui vient d'être énoncé; les actionnaires ou obligataires
qui ne voudraient pas toucher l'intérêt n'auraient qu'à le capita-
liser en souscrivant des actions ou des obligations nouvelles, les
unes et les autres destinées à porter intérêt.
Cette méthode, qui ménage une rémunération en la limitant,
est la seule qui soit cflicace pour des œuvres considérables d'uti-
lité populaire.
Outre les nombreux exemples fournis, de 1830 à l'heure ac-
tuelle, par l'Alsace, en voici d'autres qui constituent une démons-
tration irréfragable ; il s'agit des logemens destinés aux gens à
petit revenu, ouvriers, petits employés, etc. M.Arthur Ratîalovich,
dans son très intéressant ouvrage : le Logement du pauvre , a dé-
crit très exactement les efforts intell igens et rémunérés qui ont
été faits à ce sujet. Ce titre, le Logement du pauvre, est, toutefois,
défectueux, il ne s'agit pas là du pauvre à proprement parler, non
plus que d'aumône ou de charité ; il s'agit des gens à petits reve-
nus, ce qui est tout différent, et d'une entreprise à la fois écono-
mique et sympathique. L'Amérique, l'Angleterre et la France
offrent des exemples frappans et heureux de ce genre d'entre-
prises. Pour le premier de ces pays, M. White, en 1877, à Broo-
klyn systématisa le premier les efforts dans cette voie. On con-
stitua VImproved dwelling Association, la société des logemens
améliorés; une femme, miss Colins, se fit l'apôtre de cette idée.
Des maisons contenant des logemens convenables, hygiéniques, à
prix très modiques, furent construites dans diverses villes ; l'entre-
prise réussit à merveille : les souscripteurs avaient limité leur in-
térêt à G p. 100 et ils l'obtinrent, tout en améliorant singulière-
ment les logemens pour les petites gens. Ce taux de 6 p. 100 est
très élevé, mais dans cette période de 1877 à 1885, l'intérêt
n'était pas déprécié en Amérique comme à l'heure présente; au-
jourd'hui le taux de 3 1/2 cumulatif suffirait; l'entreprise doit
570 REVUE DES DEUX MONDES.
être conduite très commercialement ; les locataires en retard , par
exemple, doivent être congédiés.
En Angleterre une femme, miss Octavia Hill, se consacra à
une œuvre du même genre, dès 1864. Elle commença avec
19000 francs; une vingtaine d'années après, elle avait 3000 loca-
taires; elle supprima les middlemen ou locataires principaux. Le
célèbre esthéticien Ruskin confia 73 000 francs à miss Hill, en
stipulant que l'affaire serait conduite d'après les principes com-
merciaux stricts. On parvint à édifier des chambres convenables
dont le prix de revient était de 50 livres sterling (1 250 francs)
et qui, par conséquent, en tenant compte des charges diverses et
de l'entretien, pouvaient se louer 65 à 70 francs par an. Miss Oc-
tavia Hill était très opposée à toute subvention de l'Etat, même
à des prêts à un intérêt trop réduit. On connaît la fondation Pea-
body, à Londres, pour des logemens populaires : elle repose sur
des principes un peu différens. Néanmoins, les immeubles Pea-
body rapportent en mo3'enne 3 pour 100, et ceux de miss Octavia
Hill 4 à 5 pour 100(1).'
Il existe ainsi en Angleterre, à l'heure présente, 2372 Building
Societies qui, la plupart, fonctionnent sur le principe que nous
venons de décrire. Elles comptaient 587 856 membres à la fm de
l'année 1892; elles disposaient de 40 641 000 livres sterling, dont
24729 000 versés par des actionnaires et 14 911 000 par des dépo-
sans, ensemble 1 milliard de francs. Leurs bénéfices s'étaient
élevés à 1897 000 livres sterling, près de 50 millions de francs,
ou environ 5 p. 100 de ce capital consacré à construire des loge-
mens convenables pour les petites gens.
Il ne s'agit pas ici, à proprement parler, d'édifier des mai-
sons pour les vendre aux ouvriers, comme l'a fait la société
ouvrière de Mulhouse, ce qui est une organisation parfois heu-
reuse, mais dangereuse quand on l'étend et qu'on l'introduit dans
de petites villes à industrie unique et exposée à péricliter. On
se contente de créer des logemens sains, à bon marché, indemni-
sant convenablement ceux qui les construisent et qui les gèrent.
L'expérience a été reprise en France avec un très grand
succès à Lyon, par un groupe de philanthropes pratiques, dont
l'un, M. Mangini, a un admirable don d'organisation. Il a été con-
struit ainsi dans cette ville 90 maisons contenant un millier de
logemens populaires. Cette entreprise de logemens simples, mais
décens et hygiéniques, produit 5 1/2 pour 100 de bénéfices dont
les actionnaires reçoivent 4 pour 100, maximum statutaire, le sur-
plus accroissant les réserves.
(1) Arthur Raffalovich, le Lor/ement du pauvre, notamment pp. 26, 27, 194 à.
197, 449 à 4oo, 466.
m: i.uxi:. 571
Les objections que Ion peut «.Uever contre ces œuvres ont peu
de portée. De ce qu'elles ne protltent pas à tout le monde, ni
aux grens les plus pauvres, il n'en résulte pas qu'elles soient
dépourvues d'utilité pour une classe très considérable d'ouvriers
et de petits employés. De même, si certaines de ces institutions
risquent, au bout d'un certain temps, un demi-siècle par exemple
ou trois quarts de siècle, de dégénérer ou de se corrompre, on
n'en peut conclure qu'elles n'aient pas rendu des services; c'est
seulement une preuve que rien sur cette terre n'est définitif et
qu'il faut, à chaque moitié de siècle, par exemple, modifier les
tvpes et les méthodes. Ces installations ont donné le goùl de la
décence et de l'hvcriène de la demeure; elles ont fourni des mo-
dèles que nombre d'entrepreneurs privés ont ensuite imités.
Ce qui se fait pour le logement se peut faire encore pour la
nourriture. \A aussi les Lyonnais ont donné des exemples très
heureux: ils ont fondé des restaurans populaires où les portions
reviennent à un prix très bas et qui, cependant, paient un intérêt
convenable, 3 ou 4 pour 100, au capital engagé.
En s'associant aux œuvres de ce genre, la fortune remplit,
sans s'amoindrir, sa fonction sociale. Le champ ouvert à cet em-
ploi sympathique et cependant rémunérateur des capitaux est
presque illimité; il se prête aux expériences les plus variées.
On pourrait multiplier les exemples de ces interventions
heureuses d'hommes riches pour mettre les agencemens et les
combinaisons perfectionnés à la portée des classes populaires.
Ainsi la Société industrielle de >îulhouse se préoccupait d'as-
surer les mobiliers ouvriers. Certaines compagnies, moyennant
une prime uniforme de 5 fr. par an, assurent bien à tout offi-
cier 2 000 fr. pour ses clîets personnels, 1000 fr. pour son mo-
bilier, oOOO fr. pour les risques locatifs et 2 000 fr. pour les
recours des voisins. On pourrait, pour les assurances des mobi-
liers ouvriers, imiter ces assurances militaires.
V
La troisième fonction sociale de la fortune consiste dans le
patronage gratuit, les œuvres non rémunératrices. C'est encore là
un des modes d'emploi à la fois d'une partie des loisirs et d'une
fraction du superflu des revenus, après la part faite à la vie large,
au luxe légitime, à l'épargne suffisamment ample, et à la caté-
gorie d'entreprises qui vient d'être étudiée.
Il suffit ici de quelques mots. Le contact ne doit pas être perdu
entre les différentes conditions sociales ; le patronage est le moyen de
le maintenir. Quelles que soient les susceptibilités démocratiques,
572 REVUE DES DEUX MONDES.
il ne disparaîtra jamais complètement; ce n'est plus le patronage
antique, large de sa bourse envers les cliens, mais d'une fami-
liarité hautaine; ce sont des relations amicales, sympathiques,
avec des gens moins instruits, moins fortunés, égaux en droits,
un peu. ombrageux. Les États-Unis d'Amérique en offrent de très
beaux modèles, non seulement dans la vieille cité de Boston, mais
dans la jeune et orgueilleuse Chicago. W" Bentzon en a décrit des
types divers et remarquables dans ses récits de la Revue des Deux
Mondes celte année même (1). La femme, par sa délicatesse d'esprit
et de langage, par sa nature insinuante, souvent douce et ferme à
la fois, est le meilleur metteur en œuvre de ces diverses catégories
de patronages ; les jeunes gens et les vieillards s'y associent, plus
encore que les hommes mûrs, moins enclins à la douceur et plus
absorbés par les soucis professionnels.
Il serait superflu de s'étendre sur toutes les branches de ce
sympathique patronage moderne dans les sociétés industrielles et
démocratiques.
Enfin viennent les grandes fondations d'intérêt général, aux-
quelles se complaisent quelques millionnaires, qui honorent et
conservent leurs noms; c'est en Amérique, d'une part, puis chez
quelques petits peuples, comme les Grecs, qu'on en trouve les
plus beaux exemples : des musées, des écoles, des observatoires,
des promenades publiques, des églises, des orphelinats, des hos-
pices ; tout homme ayant une fortune de premier ordre devrait
avoir à cœur de s'associer à une fondation de ce genre. Il y a une
vulgarité de parvenu et une bassesse naturelle à y demeurer
étranger. Il ne s'agit pas d'amoindrir notablement les héritages et
de transformer graduellement, à la mort, les fortunes privées en
fortunes collectives ; cette transformation aurait les plus fâcheux
effets économiques, la richesse étant beaucoup mieux adminis-
trée, sauf de très rares exceptions, par les particuliers qui la pos-
sèdent que par des collectivités, quelles qu'elles soient. Mais les
fortunes de premier ordre sont souvent assez abondantes pour
faire quelque part, sans exagération, à ces fondations.
Bien d'autres œuvres peuvent tenter les millionnaires. Dans
ces dernières années, en France, on les a vus accumuler les prix à
l'Institut; c'est devenu un usage banal et, par son excès, peu pro-
fitable à la science; la plupart des académies de l'Institut et des
sociétés savantes connues ont une pléthore de prix qui les embar-
rasse et font récompenser souvent d'assez médiocres ouvrages. Il
faut renouveler la direction des générosités privées et en changer
le but; les voyages d'exploration, par exemple, en Afrique et en
(1) Voyez la Revue du l<=r juillet et du 1" septembre.
LE LUXE. 573
Asie, les essais aacclimatation d'animaux ou de plantes, les sub-
ventions aux recherches scientifiques et médicales sont parmi
les emplois judicieux que l'on peut faire aujourd'hui de revenus
superflus. Tel millionnaire éparpille par an, dune façon peu
fructueuse, une centaine de mille francs, en subsides à 30 ou
40 sociétés, qui ne se doute pas qu'avec cette même somme, em-
ployée à subventionner un voyage de découverte et d'explora-
tion ou d'étude sur le continent africain ou asiatique, ou à des
recherches méthodiques pour accomplir tel progrès, pour éli-
miner ou atténuer tel fléau, il rendrait cent fois plus de services
à l'humanité, à son pays, et ferait plus d'honneur à son nom.
Les grandes fortunes anciennes, à Rome surtout, se répan-
daient en constructions de monumens "publics divers, en jeux
ou représentations pour le peuple. M. Gaston Boissier, dans ses
récentes études sur l'Afrique romaine, montrait que, même dans
les provinces reculées, ces dons abondans des hommes opulens
au municipe, qui en revanche les honorait de charges coûteuses
et de titres flatteurs, étaient très en usage. C'est à cette catégorie
de largesses que faisait allusion M. Ilarrison, dans son article,
plutôt sceptique, sur l'utilité des hommes riches dans une répu-
blique. Ces énormes contributions de quelques particuliers à des
fondations d'intérêt général peuvent être recommandables; mais
elles ne se trouvent à la portée que de très peu d'hommes. Les
millionnaires américains, même ceux qui, comme M. Carnegie,
sont des industriels très exacts, zélés défenseurs de leurs droits à
l'égard des ouvriers, ainsi que des grèves récentes en ont té-
moigné, se complaisent à ces libéralités fastueuses.
La fortune peut, sans étaler des œuvres aussi magnifiques,
remplir parfaitement sa fonction sociale. Celle-ci consiste à sup-
pléer à l'initiative toujours arbitraire, souvent gaspilleuse, géné-
ralement peu éclairée ou peu impartiale et insuffisante, de l'Etat;
à guider et instruire, soit par le contact direct, soit par des
exemples pratiques, les classes moins aisées. Pour toutes ces
œuATCS dont nous avons parlé, il n'est besoin ni d'être un Pea-
body, ni de se transformer en sœur de charité ou en quakeresse.
Sous la triple forme que nous avons indiquée, la fonction sociale
de la fortune, diff'é rente de sa fonction économique, c'est d'être ini-
tiatrice et auxiliatrice. Cette fonction ne peut être imposée par la
loi : elle doit l'être par la tradition, la conscience, le goût même de
l'activité utile et sympathique ; il serait bon aussi qu'elle fût sou-
tenue par une opinion publique déférante , mais , dût cette con dition
manquer, ce ne serait pas une raison de s'abstenir de cette magni-
fique fonction.
Paul Leroy-Beaulieu.
CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS
IV (^)
UNE PRISON DE FEMMES — HOMES ET CLUBS D'OU-
VRIÈRES — LA VIE DOMESTIQUE — LES ÉCOLES
INDUSTRIELLES. — INSTITUT AGRICOLE DE HAMP-
TON : NÈGRES ET NÉGRESSES.
I. — UNE PRISON DE FEMMES. — SHERBORN.
lime semble que tout ce que j'ai dit de Boston serait incomplet
si je n'y joignais mes impressions sur la prison de Sherborn,
prison de femmes, conduite et surveillée uniquement par des
femmes. Mrs Ellen Johnson a prouvé depuis dix ans, elle prouve
chaque jour ce que peut la volonté patiente sur les êtres les plus
dégradés. Elle est chargée de l'administration financière de la
prison aussi bien que de la direction morale et matérielle, tout
passe par ses mains, et elle donne raison au régime de l'auto-
cratie. Son reformatorij modèle a l'avantage d'être en pleine cam-
pagne, quoique situé à une heure tout au plus de Boston; les
grandes cultures environnantes l'isolent complètement. Nous tra-
versons des champs encore jolis sous la neige qui les couvre,
(1) Voyez la Revue du l"- juillet, du 1" septembre et du 13 octobre 1894.
CONDITION HE LA FEMME AUX ÉTATS-l MS. 575
un pavs ondiil|iix. ft'rmô par dos collines boiséos. Là-bas ce
vaste bâtiment Je brique rouge avec d'importantes dépendances
qui semblent indiijuer une grande ferme, c'est la prison, — une
prison sans murs ni barrières. — précédée d'un jardin qui appar-
tient au plus petit des deux corps de logis, séparés, bien que tout
proches l'un de l'autre. Celui-ci est la demeure de la directrice,
l'autre renferme les détenues, dont le nombre varie de trois à
quatre cents. Aucune n'est condamnée à vie, le terme de la dé-
tention pour la plupart ne dépasse pas cinq ans; cependant il y a
quelques exceptions, car on rencontre des meurtrières àSherborn,
et des infanticides et des incendiaires aussi bien que de simples
vagabondes ou des ivrognes incorrigibles, — ce dernier cas mal-
heureusement plus commun que tous les autres.
Mrs Johnson est une femme grande et forte, de cinquante-cinq
ans environ, dont la physionomie ouverte et bienveillante exprime
la plus calme énergie. Elle a un air de santé physique et morale
très frappant : la bonté se lit dans toutes les lignes de sa ligure ronde
et pleine, mais on devine au premier coup d'œil que cette bonté
n'a rien de sentimental et qu'aucune faiblesse ne s'y mêle. Elle ne
s'appuie sur nulle autorité du dehors, et quoique la prison ait des
inspecteurs, bien entendu, ceux-ci lui laissent carte blanche, appré-
ciant sa haute compétence. Elle connaît chacune de ses pension-
naires, et l'observation de la nature humaine est poussée chez elle
au suprême degré. Un trousseau de clés très fines pendu à la cein-
ture, elle marche devant nous, suivie de son petit chien dont les
bonds et les gambades semblent ici presque déplacés par les pen-
sées de liberté qu'ils suggèrent. D'une jolie chambre pleine de
fleurs nous sommes passées dans les corridors si larges et si clairs
de la prison, et la directrice nous montre son empire tout en ré-
pondant à nos questions.
Oui, elle habite le pavillon seule, absolument seule, servie par
les détenues. Nous avons vu l'une d'elles, la jeune fille qui nous a
ouvert la porte. Elle portait la robe d'uniforme, mais la rosette
rouge attachée au corsage indique une conduite irréprochable. Ce
petit bout de ruban dont Mrs Johnson a eu l'idée lui rend de
grands services. Toutes les distinctions obtenues contribuent à
relever le moral de ces pauvres femmes, et elle ne laisse jamais
le moindre effort sans récompense, non pas simplement la stricte
obéissance à la règle, mais les progrès cachés et individuels, plus
importans que tout le reste. Une soumission passive ne lui suffirait
pas; elle croit qu'on ne peut éveiller la conscience chez des êtres
ignorans et déchus qu'en les confiant jusqu'à un certain point à eux-
mêmes. Le système de la prison est fondé entièrement là-dessus.
Ainsi la robe des détenues est au premier aspect pareille pour
576 REVUE DES DEUX MONDES.
toutes : une cotonnade à carreaux bleus et blancs; regardez bien ;
ce carreau selon qu'il est plus ou moins grand, à une, deux, trois
ou quatre raies, montre que Ton appartient à telle ou telle des quatre
divisions. En effet, après les premières semaines d'épreuve solitaire,
« la nouvelle » est mêlée à ses compagnes, et là elle trouve l'occa-
sion de lutter sans relâche afm d'obtenir une meilleure nourri-
ture, un peu de liberté, des privilèges quelconques; pour cela il
lui faut s'élever de l'avant-dernier grade aux grades supérieurs.
Il arrive aussi qu'elle tombe au dernier. Nous allons voir, en sui-
vant Mrs Johnson, ce que cela signifie.
Je ne crois pas que Ton puisse imaginer rien de net, de ciré,
de luisant comme cette prison de Sherborn ; l'air, la lumière pé-
nètrent à souhait; nulle part on ne respire une mauvaise odeur, une
odeur quelconque; pas un grain de poussière, des cuivres étince-
lans, des murs lavés, blanchis, des escaliers si bien tenus qu'on
les dirait tout neufs. Il nous semble circuler dans l'atmosphère
pure d'un tableau d'intérieur hollandais. Cette propreté devient
presque excessive et inquiétante dans la cuisine. Est-il possible
que des tables si bien grattées, des ustensiles si soigneusement
fourbis aient servi jamais, et d'où vient qu'aucune émanation ne se
dégage des trois énormes chaudières qui sont en train de bouillir?
Mrs Johnson lève les couvercles; l'une d'elles renferme des éplu-
chures de cacao, l'autre du gruau, la troisième une trompeuse
imitation de café, ce qui dans les trois cas équivaut à de l'eau
chaude ; c'est le menu ordinaire. On n'a que très peu de viande une
fois par jour, dans un semblant de bouillon ; en revanche, du pain
presque à discrétion coupé en minces tartines, selon l'usage amé-
ricain, et très blanc. Evidemment les grosses soupes et le gros
pain d'Europe nourrissent davantage.
— C'est assez, fait observer Mrs Johnson; mieux nourries,
elles seraient plus difficiles à tenir, et l'état sanitaire chez nous
ne laisse rien à désirer.
Suffisante ou non, cette maigre chère est très proprement
servie, et ici s'affirme l'importance donnée aux habitudes décentes
et respectables par tous ceux qui ont du sang anglo-saxon dans
les veines. La punition des plus mauvaises est de manger dans
de la vaisselle fêlée ou ébréchée. Cela fait partie de l'ingénieux
système des quatre grades auquel nous initie notre visite aux
quatre réfectoires. Dans le réfectoire de la dernière classe, tout est
plus grossier : chacun des objets qui composent le couvert porte
la trace de quelque avarie, les mets aussi représentent le rebut ;
et les cellules correspondantes sont les moins commodes de la
prison : fermées chacune par un rideau, elles donnent sur un cou-
loir rigoureusement gardé. Mrs Johnson nous fait remarquer d'un
rOMUTlON Di: LA FEMME AUX ETAlS-UNlS. -U /
air do sali>taction qu'il n'y a que iieul" do ces pensionnaires dôs-
horitôos. Kllrs (•JaicMit tout autrement nombreuses nai^uère, mais
par leur bonne conduite, plusieurs d'entre elles se sont élevées
peu à peu jusqu'à la première division, qui permet quelques dou-
ceurs, des verres et des assiettes de choix, du thé un jour par
semaine, mémo un peu de beurre. Dans les (juatre divisions, la
régularité du couvert est un cbef-d'anivre de minutie; pas une
fourchette ne dépasse l'autre, le regard rencontre deux lignes tra-
cées au cordeau pour ainsi dire, et la tenue à table doit être éga-
lement parfaite : les pieds, les mains posés selon l'ordonnance,
sans un moment d'oubli. Le succès des tentatives faites dans le
fameux refoDiiatonj d'Elmira (Etat do Xow-York), où certains
criminels ont été peu à peu redressés au moral par l'ollet du re-
dressement physique, forcés de marcher droit, de regarder en face,
de renoncer aux mauvaises habitudes apparentes qui ne sont que
le reflot des défauts cachés, — ce succès éventuel, dis-je, seml)le
avoir été pris en grande considération par Mrs Johnson. Elle
croit qu'une tenue convenable <loit èfro regardée comme un
symptôme de bon augure, indi(|uant le retour d'un certain empire
sur soi-même, et elle punit par conséquent le moindre manque de
décorum. Mais ces punitions n'ont rien de très sévère. La délin-
quante est reléguée dans une cellule spéciale, plus nue que les
autres, avec une porte grillée; pour les fautes graves il y a le
cachot, un cabinet noir dans le sous-sol, où l'on n'a pour lit que
le plancher, pour nourriture que du pain et de l'eau. Plusieurs
cachots existaient autrefois, Mrs Johnson a pu les fermer tous,
sauf un seul, et il est presque hors d'usage depuis un an ou
deux. Souvent elle est allée y tenir compagnie à quelque mal-
heureuse que la peur jetait dans des crises d'hystérie, l'exhorter
doucement, la décider à demander pardon; ou, si elle s'obsti-
nait, lui porter des couvertures pour la garantir contre le froid
de la nuit. Sauf ces cas extraordinaires, les punitions et les récom-
penses sont toujours les mêmes : montée ou descente d'une
division à l'autre. La première division constitue ainsi une élite.
Dans les corridors nous rencontrons une jeune femme qui passe,
un li\Te sous le bras, décorée du petit ruban rouge.
La directrice lui frappe afTectueusement sur l'épaule : « Voici
une très bonne fille, dit-elle. Pour rien au monde elle ne voudrait
perdre ce ruban-là. X'est-ce pas? — Et elle l'interpellait par son
nom de baptême. — C'est que, si l'on a une fois mérité de le
perdre, on ne le regagne jamais, quoi qu'on fasse, » expliqua
Mrs Johnson en se tournant vers nous.
Nous pénétrons dans les ateliers de repassage, de couture, de
raccommodage. Chaque détenue sort de prison avec un état qui
TOME cxxvi. — 1894. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
lui permet, si elle veut, de gagner honnêtement sa vie. En outre,
celles qui ne savent pas lire ont tous les soirs une classe obliga-
toire de lecture et d'écriture ; les autres sont libres d'assister à la
classe d'histoire et de géographie. Une bibliothèque est à leur
disposition, et le livre le plus recherché paraît être cette œuvre
de pitié, la Case de l'oncle Tom. Elles peuvent emporter des livres
aux heures de récréation, très courtes et très surveillées. Tout ce
qui les empêche de causer entre elles est considéré comme un
préservatif. En une demi-heure d'entretien, on revient sur le
passé, on échange trop de confidences, on s'exalte, le bien
acquis durant des semaines, des mois, peut être perdu. Cette demi-
heure funeste qui est seule accordée au trop féminin besoin de
causer, Mrs Johnson aspire à la supprimer; elle cherche le moyen
de la remplir par quelques amusemens qui imposent le silence^
par de la musique ou par la visite de bonnes âmes venues du
dehors. Mais le choix des visiteuses est encore chose délicate : il
ne faut pas de personnes impressionnables, disposées à l'atten-
drissement, ni de curieuses qui prennent plaisir à entendre ra-
conter des histoires. Mrs Johnson ne veut connaître l'histoire
d'aucune prisonnière ; elle se défend ce genre d'intérêt trop facile,
les prend au point où elle les trouve. En se laissant aller à une
sensibilité morbide, on ne fait pas de bien à ces déséquilibrées : les
figures que je vois dans les ateliers ressemblent à celles des
malades de la Salpêtrière. Elles sont assises, le dos tourné à la
porte pour éviter les distractions, et ne se retournent guère
quand nous entrons; j'aperçois cependant des traits veules, des
yeux mornes, des physionomies brutales ou ineptes. Toutes sont
proprement coiffées, les cheveux roulés en nattes; mais le seul
joli visage est le minois farouche d'une très jeune mulâtresse.
Les dos qui m'apparaissent en longues rangées expriment je ne
sais quel laisser aller significatif. Ces ateliers, admirablement
ventilés et chauffés à la vapeur comme toute la maison, n'exhalent
pas plus que les autres pièces l'odeur fade et désagréable des ate-
liers en général, ne fussent-ils pas ateliers de prison. Les dé-
tenues sont contraintes à une scrupuleuse propreté. Chaque cel-
lule renferme les engins de lavage nécessaires, avec un petit lit,
une chaise, une Bible et le règlement accroché au mur; très
souvent un rosaire. Les quatre cinquièmes des habitantes de
Sherborn sont catholiques en effet, des Irlandaises, et celles-là
seules conservent quelque religion; plusieurs même, très pieuses,
communient régulièrement le dimanche dans la chapelle où les
deux cultes sont célébrés l'un après l'autre. Tombées à ce degré,
au contraire, les protestantes ne croient à rien. N'y a-t-il pas lieu
de considérer cette différence? Même Évangile cependant, mêmes
CONDITION I>E LA FEMME AUX ÉTATS-LMS. 579
exemples Je la Cananéenne et du piihlieain, de Maric-Magde-
leine et du larrdfe : et le désespoir pour les unes, la confiance im-
périssable chez les autres. Le protestantisme est décidément la
lière religion de ceux qui n'ont jamais failli.
La décoration de la chapelle où le proche succède à la messe
paraît dédiée aux catholiques. Au-dessus de l'estrade, devant
laquelle se tient l'assistance, on voit une ligure de la Vierge
entre deux tableaux : d'un côté le Christ disant à la femme
adultère : « Ne péchez plus » ; de l'autre l'enfant Jésus dans la
crèche, entouré de misérables qui remplissent une sorte de
caverne au fond de laquelle brille une lumière, avec cette in-
scription : « Un petit enfant vous conduira. »
Une dame des environs vient souvent toucher de l'orgue
et ravir ces créatures impressionnables en leur parlant ainsi le
langage qu'elles peuvent le mieux comprendre, celui qui touche
à la fois les sens et l'àme. Sous beaucoup de rapports, cette jeune
femme, artiste et riche, est l'active collaboratrice de Mrs Johnson.
D'autres personnes charitables ont contribué à embellir la salle
de récréation, qui ne s'ouvre qu'à certains jours de fête, décorée,
comme une serre, de plantes, de fleurs et de feuillages où vol-
tigent des oiseaux apprivoisés. On y trouve toute sorte de jeux,
des images; une représentation théâtrale y est parfois donnée
par les prisonnières qui fabriquent leurs costumes avec l'aide
des matrones. Quelques-unes y apportent beaucoup d'entrain
et même d'intelligence ; mais ce qui les amuse par-dessus
t(»ut, c'est le travail des champs auquel donne droit une bonne
conduite soutenue. On s'en va par escouades et en silence faire de
l'herbe, arracher des pommes de terre. Rien n'est plus sain, plus
fortifiant que le contact avec la terre; aussi Mrs Johnson s'elforce-
t-elle de placer dans les fermes non pas seulement ses libérées,
mais les filles dont elle croit pouvoir répondre avant qu'elles n'aient
fini leur temps. Il est si difficile de se procurer des hrlps ( auxi-
liaires; que les demandes affluent à Sherborn au point qu'on n'y
peut suffire. Envoyées dans des campagnes lointaines où elles
vivent en rapports quotidiens avec de braves gens simples et
rudes qui n'ont pas d'autres domestiques, les pécheresses se re-
prennent peu à peu à la vie de famille, à de bonnes habitudes;
plusieurs se sont réhabilitées ainsi jusqu'à oublier leur passé hon-
teux.
— Il ne s'agit, me dit Mrs Johnson , que de réussir à leur inspirer
un goût très vif, une passion qui tourne d'un côté avouable.
Vous n'imaginez pas de quelle utilité me sont les animaux pour
cela. Je les ai mises à élever des vers à soie ; je les occupe à l'étable ;
une fois j'ai eu l'idée de donner comme récompense à chacune
rJSO REVUE DES DEUX MONDES.
un petit poussin. Ce qu'elles ont placé d'affection sur ce poulet
(jLii grandissait auprès d'elles, qui était leur bien, personne ne
pourrait le croire. Mais ce sont mes petits veaux qui ont accompli
la plus belle conversion. Nous avions ici une endurcie qui, après
avoir fait son temps, était retournée dans un mauvais lieu comme
au seul endroit où elle se fût trouvée heureuse. Elle revint après
de nouveaux méfaits, résolue à reprendre, dès qu'elle le pourrait,
son ignoble profession pour la troisième fois. Ce fut alors que
j'essayai de l'intéresser à deux veaux qui venaient de naître. Je
l'envoyais jouer avec eux; elle les prit en amitié, s'attacha en-
suite à la laiterie nouvellement créée, trouva ainsi sa voie. Elle
est domestique dans une ferme et contente de son sort.
Mrs Johnson s'enorgueillit de sa laiterie, de l'excellent beurre
qui en sort. On distrait une partie du laitage à l'intention des enfans
de la maison. Il va sans dire que cette réformatrice attentive, qui
sait si bien ce qu'on obtient des gens en leur donnant quelque chose
à aimer, s'est servie de l'amour maternel comme d'un moyen
d'action : il devrait être le plus puissant de tous si la femme ne
tombait quelquefois beaucoup plus bas que la simple femelle.
Nous traversons une petite pièce où deux jeunes filles prépa-
rent des biberons et de la bouillie.
— Ceci, nous explique Mrs Johnson, est la cuisine des enfans.
Nous en avons une quinzaine, tous nés dans la prison . Le règlement
ne permet de les garder que dix-huit mois, mais je m'arrange pour
oublier leur âge.
Malgré des déceptions réitérées, elle compte toujours que le
contact de ces pauvres petits aidera leurs mères à rentrer dans le
devoir; hélas 1 pour la plupart d'entre elles, l'enfant n'est que le
témoignage embarrassant d'une faute : elles ne l'aiment pas. On
a dû retirer la permission qui leur était autrefois donnée de garder
leurs enfans la nuit. Ils étaient maltraités, battus, victimes d'im-
pulsions violentes et bestiales.
hdi nursery est une belle grande pièce au premier étage, ou-
vrant sur la campagne de tous côtés. Nous trouvons là quatorze
bambins de différens âges, les uns portés dans les bras de déte-
nues qui ne sont pas leurs mères, les autres sous la surveillance
d'une matrone. Je n'ai jamais rien vu d'aussi triste : ils sont
silencieux comme si déjà la règle les écrasait, et leurs pauvres
figures soutfreteuses expriment le sentiment vague de quelque
honte. Aucun jouet ne leur est permis dans la crainte qu'ils ne
se le passent les uns aux autres, car beaucoup d'entre ces produits
de l'ivrognerie et du vice ont hérité de maladies contagieuses.
Trop heureux quand ils ne sont pas gangrenés au moral presque
avant de naître 1 Mrs Johnson parle à demi-voix d'un petit monstre
CONDITION HE LA FEMME AUX ÉTATS-UMS. 881
qu'elle n"a pu gaidor tant était incurable sa précoce dépravation.
— O'i t'ï^ a-l-on fait? — Elle nie répoml en se détournant : « Je
n ai pas voulu le savoir, on l'a emporté à la maison des pauvres. »
Ce que pourra être l'avenir de cette épave immonde, ce qu'elle
rencontrera de protection et de pitié ici-bas. n'ayant pu réussir à
intéresser mémo une Mrs Johnson, à l'âge qui est supposé être
celui de l'innocence, on frémit dy penser! Cette brève et horrible
histoire me poursuit comme un cauchemar.
Pendant l'été, on emmène les eufans à la promenade, mais
l'hiver ils ne sortent jamais faute de vètemens chauds ; leurs petites
robes de cotonnade sont l'uniforme de la prison. Ils ont en ce
moment leur triste mine d'hiver, prisonniers sans distractions, trop
jeunes encore pour apprendre, et négligés par leurs mères qui
les réclament rarement. Il semble qu'une mère européenne con-
serverait des entrailles même au dernier degré de l'abjection ;
la chute ici. quand elle se produit, est apparemment plus com-
plète. Mrs Johnson lutte contre tous ces mauvais instincts; elle
choisit avec soin ses assistantes, ne leur laisse qu'une autorité
relative. Tout repose sur elle depuis les plus hautes questions
jusqu'aux moindres détails. Nous sommes conduites dans les
magasins remplis de chaussures, de mercerie, d'étofles; la di-
rectrice accueille en personne les demandes des prisonnières,
les sert de ses mains. « Si l'une des femmes a besoin de souliers,
nous dit-elle, je suis là pour les lui fournir, et nous causons.
Je lui ofîre un verre de lait, je la mets en confiance. Il ne faut
laisser échapper nulle occasion de rapprochement. » L'esprit
évangélique est toujours le même : toucher les malades pour les
guérir.
Aucun homme ne réside à Sherborn. Les matrones sont des
personnes discrètes et bien élevées; le médecin, que nous allons
voir dans la pharmacie, est une femme intelligente qui me semble
animée par un véritable esprit de dévouement; le chapelain s'ap-
pelle miss Ettie Lee.
Cependant les portes continuent à s'ouvrir et à se refermer
doucement sur notre passage, des portes qui n'ont rien de rébar-
batif, mais qui sont de fer néanmoins. Nous avons achevé notre
tournée. Mrs Johnson nous fait remarquer que partout est évité
le système des cours étroites et closes, des hautes murailles, des
précautions visibles contre une tentative d'évasion ou contre des
communications avec le dehors. De toutes les fenêtres on dé-
cou^Te les champs, la basse-cour, mais aucun passant ne peut tra-
verser les terres. Calme, solitude, silence, séparation du monde
extérieur, saines influences de la nature , voilà les complices de
Mrs Johnson. Quand elle a pris en main la direction du péni-
582 REVUE DES DEUX MONDES.
tencier de Sherborn, il y avait souvent nécessité de sévir avec
rigueur; des révoltes, dos menaces, des coups de couteau se pro-
duisaient. Rien de tout cela n'existe plus. Un fait récent nous donne
la mesure de l'ascendant qu'elle exerce : tandis qu'elle se rendait
le soir à la chapelle, les prisonnières suivant derrière elle une
longue galerie, la lumière électrique s'éteignit soudain. Ce fut un
moment d'angoisse pour Mrs Johnson, seule dans l'obscurité avec
plus de trois cents femmes dont quelques-unes pouvaient être
animées de mauvais desseins. Sans perdre la tète cependant, elle
leur enjoint de faire halte en silence et de garder l'attitude régle-
mentaire. La lumière va revenir instantanément, dit-elle. Mais
non, la lumière ne revient pas; deux, trois, quatre minutes s'écou-
lent, un siècle. Quand enfin la galerie fut éclairée de nouveau,
les femmes étaient restées droites à leurs places , sans bouger.
Mrs Johnson raconta ce trait avec la tranquille fierté d'un général
rendant justice à la discipline de ses troupes, dans le petit salon
confortable et fleuri où nous étions rentrées après notre visite à
la prison. La jeune détenue en robe à quadruple carreau recou-
verte d'un blanc tablier de femme de chambre servait le thé.
Mrs Johnson causait gaîment. Je pensais cependant à l'austérité
d'une vie passée par choix dans un pareil milieu; je me sentais
pleine d'admiration et de respect pour cette femme qui, demeurée
veuve et sans enfans, s'est fait une grande famille de coupables,
de repenties, et de déshéritées.
n. • — CLUBS ET UOMES d'oUVRIÈRES
La famille, en prenant ce mot dans le même sens large et su-
blime, la famille de miss Grâce Dodge est composée d'ouvrières.
Son Association compte plus de mille membres féminins, que les
centaines d'invitées qui s'intéressent à l'œuvre voient apparaître
toutes ensemble lors des meetings annuels. Miss Dodge appartient
à la ville de New-York; elle y occupe un haut rang dans l'Instruc-
tion publique {commissioner of éducation); c'est en 1884 qu'elle
fonda son Association of working girls Societies, dans une pauvre
chambre de la Dixième avenue. D'abord elle réunit autour d'elle,
sans leur demander aucune cotisation, une douzaine de filles
dont les journées se passaient à vendre dans les magasins ou à
travailler dans les fabriques. Au bout d'un mois, elles étaient
soixante, et s'engageaient à payer chacune vingt-cinq sous par
semaine. La môme société a maintenant une vaste maison qu'elle
paye 125 dollars (625 francs) par mois, sous-louant une partie
de l'immeuble pour 85 dollars, ce qui réduit le loyer à 40 dol-
lars largement couverts par les versemens des membres. Comme
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. o83
dans d'autres organisations, dont j aurai 1 occasion de parler, il
y a des classes ae cuisine, de broderie, de couture. 11 y a aussi
chaque semaine des conversations pratiques, qui ont été l'un des
grands moyens d'action de miss Dodge. Les sujets sont souvent
très caractéristiques des mœurs américaines; par exemple : Les
amis tnasculins: comment on trouve un mari ; comment on gagne
de rargent et comment on le garde, etc. Détail admirable : au sein
de cette association, devenue florissante, s'est tout de suite fondée
une espèce de confrérie pour aider plus pauvre que soi.
On m'assure que l'esprit d'imitation atténue promptement
dans les clubs cette extrême grossièreté qui n'est que trop habi-
tuelle chez les Américaines de la classe ouvrière, quoiqu'elles
aient fréquenté les écoles publiques, preuve nouvelle qu'instruire
et élever sont choses différentes. Il est bien regrettable que toutes
les demoiselles de magasins de New- York ne fassent pas partie
de ces clubs. Le seul mot servir, implique sans doute pour elles
une honte. Plus le magasin est inférieur, plus le sentiment de
légalité sociale semble agressif chez ses employées. Or le club a
l'avantage de mettre en contact des personnes bien placées dans
des maisons de premier ordre avec de pauvres débutantes. Les
ouvrières des manufactures de jute, de soie, de papier, de tapis, de
cigarettes, etc., sont mêlées à des couturières et à des employées
de commerce, de la meilleure sorte; en très peu de temps l'effet
contagieux de l'exemple se produit.
L'Association dont miss Dodge a été l'organisatrice a pour
but d'unir, de protéger et de fortifier les intérêts des diverses so-
ciétés d'ouvrières, créées sur le modèle de la première, en les ras-
semblant dans un même faisceau. Intimement jointe à ce groupe
est la maison nommée, sur le rivage nord de Long Island, Bo-
liday House. Une dame généreuse a mis cette vaste demeure
avec les prairies et les bois qui l'entourent à la disposition des
ouvrières que l'état de leur santé force à se reposer. Moyennant
quinze francs par semaine on jouit à Holiday House de tous
les bienfaits et de tous les agrémens de la campagne. Les clubs
font les frais du voyage ; ils ont tous des fonds pour le change-
ment d'air, fresh air fnnds, et s'entendent d'ailleurs pour cela
avec la Société des ouvrières en vacance, composée de quelques
jeunes filles riches, qui, tout en parcourant le monde pour leur
propre plaisir, n'oublient pas que d'autres jeunes filles, attachées
à leur tâche, n'ont ni l'occasion ni le moyen de voyager. Elles
s'occupent donc de découvrir à la campagne des fermes où
leurs protégées trouvent à bas prix une installation suffisante ;
elles obtiennent des places de chemins de fer, des billets à prix
réduits pour celles dont la famille demeure loin ; elles procurent
5S4 REVUE DES DEUX MONDES.
dos billets gratuits d'excursion à colles qui ne peuvent prendre
qu'un trùs court congé. Ce qui rachète le luxe efîréné de New-
York, c'est une dépense égale d'intelligente philanthropie. Quand
niapparaissent par exemple dans Fifth Avenue les palais des Van-
derbilt, je me dis que cotte richissime famille a bien le droit de
se loger royalement ayant contribué à l'abri matériel et au pro-
grès social d'un grand nombre. Les associations chrétiennes
d'hommes et de femmes n'ont pas eu de patrons plus généreux.
Au coin sud-ouest de la rue 23 sont les bâtimens de tlic
Young Mevùs Christian Association, avec leur entourage de ter-
rains réservés aux exercices athlétiques. Là, 7000 jeunes gens
qui, sans ce refuge, passeraient probablement leur soirée d'une
façon moins saine, trouvent dos livres, des conférences, des classes,
des jeux, toutes les occasions de s'instruire et de s'amuser honnê-
tement. D'innombrables visiteurs s'ajoutent aux membres régu-
liers. Ceux-ci ne couvrent guère qu'un tiers des dépenses qui
montent à cent mille dollars par an ; ce sont des amis qui l'ont le
reste. De même dans la Quinzième rue les regards des passans
sont frappés par une construction élégante en pierre brune où res-
sortont les mots : Young Wojnens Christian Association. J'y entre
un soir; les nègres du vestibule me conduisent dans la très jolie
chapelle, puis dans le vaste sitting room qui, avec ses sièges confor-
tables, ses divans, ses tapis, a toute l'apparence d'un salon de
famille. Je monte par l'ascenseur au premier étage, j'atteins la
bibliothèque, les salles de lecture où l'on peut se procurer tous
les journaux, tous les magazines; la jeune bibliothécaire m'intro-
duit dans une espèce d'atelier; ici les élèves de l'école de dessin voi-
sine viennent chercher des modèles; les partitions et les morceaux
de musique sont prêtés gratuitement; il y a une classe de sténo-
graphie, d'écriture à la machine ; on prend des leçons pour la
tenue des livres. Attenant à la maison, avec une entrée distincte,
se trouve le restaurant. Salles bien éclairées et ventilées, où sur
de petites tables, servies avec les recherches d'une minutieuse
propreté, des femmes, occupées tout le jour dans les adminis-
trations, les écoles ou les ateliers trouvent un bon repas au
prix le plus modeste. Celles qui sont là ont l'air de dames; pour-
tant il y a encombrement, chacune attendant son tour. Je vois
payer trente sous un dîner de cinq plats, café compris, ces plats
minuscules que l'on sort à la fois, sans se soucier qu'ils refroi-
dissent, dans tous les hôtels d'Amérique qui ne sont pas sur le plan
européen ; ils font penser à un menu japonais ou à une dînette de
poupée. L'entremets ne manque pas, l'éternelle crème glacée, ice
crcam.
Aux bâtimens de l'Association chrétienne est annexée cet
CONDITION DE LA FEM.Mi: AUX ÉTATS-L'MS. 585
Exchange for \Vomans Work qui n'est autre qu'une maison de
commerce fondée sur des principes charitables et qui existe
plus ou moins tlorissanto dans toutes les villes d Amérique. Des
femmes de conditions diverses apportent leurs ouvrages qui sont
vendus sans nom d'auteur, ouvrages à l'aiguille, depuis les plus
délicats jusqu aux plus communs, tricots, écrans, tapisseries,
linge confectionné, éventails, objets d'art et de fantaisie. L'un
dt'S bazars les mieux approvisionnés que j aie vus en ce genre est
à Philadelphie; la pâtisserie, les confitures, les friandises et les
conserves y tiennent une grande place. Toutes les commandes
sont reçues, que ce soit pour dîners ou pour trousseaux, layettes,
linge de maison, raccommodage; chacun s'impose le devoir
d'acheter là le plus possible. On prélève dix sous par dollar sur
la valeur de la vente et le reste est remis à l'ouvrière anonyme ([ui
doit, si elle n'est pas des plus habiles, se perfectionner à l'école
d'apprentissage faisant partie de l'établissement, car on n'expose
que des produits sans reproche. Ce sont les souscriptions qui
payent le loyer, le chaulTage, le gaz et autres frais de la maison.
Non, la richesse en Amérique n'est pas sans àuie. Je ne l'ai
jamais mieux senti qu'en visitant les homes d'ouvrières (|ui ne
veulent pas être des œuvres di' bienfaisance, mais de simples
entreprises coopératives. Avant de les aborder, voyons combien
la vie matérielle est difficile et coûteuse dans les graniles villes,
cherchons à découvrir la contre-partie de la prodigieuse opulence
qui s'étale dans les quartiers élégans de New- York. Pour cela il
suffit de prendre successivement plusieurs elevaled et de passer,
comme si vous étiez portés par lu bé({uille d'Asmodée, au-dessus
des parties de la ville qui ne sont pas à la mode. Vous liiez dans
les airs sur un léger viaduc soutenu de loin en loin pardes piliers de
fer. Dune hauteur qui varie du premier au troisième étage, vous
plongez vos regards dans une espèce de gouffre rougeâtre, bariolé
d'enseignes et d'affiches, où grouillent d'innombrables passans tous
pressés, affairés, marchant à grands pas, sans rien regarder autour
d'eux. D'ailleurs il n'y a rien à voir, rien que l'éternel alignement
des hautes façades rouges d'une ennuyeuse uniformité. Précédées
de leur perron raide et revèche, elles semblent dire aux petites
gens : — Xous n'avons fait aucun frais; ceci est bon pour les
pauvres. S ils ne peuvent mettre que deux ou trois mille francs à
leur appartement, tant pis pour eux. — Impossible de distinguer
l'une de l'autre ces physionomies de grès ou de brique sans l'ombre
d'expression ni d'originalité. Descendez à la fin dans une des rues
en question et vous serez étonnés du soin que sous chaque porche
le numéro met à se cacher, au lieu d'être comme chez nous en
évidence; \q janitor invisible vous fera comprendre combien a été
586 REVUE DES DEUX MONDES.
méconnu l'excollent portier parisien; et la servante irlandaise,
malpropre, ignorante, familière, vous donnera par comparaison la
plus haute idée de l'humble bonne à tout faire des « vieux pays ».
Sans doute les victuailles communes ne sont pas, vu leur extraor-
dinaire abondance, plus chères qu'à Paris sur le marché, mais
avec de pareilles cuisinières on est réduit au >itcak quotidien, tou-
jours le steak. Si elles savent le cuire à point, elles se trouveront
fort habiles et demanderont incontinent de l'augmentation.
Il est donc facile de s'expliquer la préférence accordée à la
pension par les personnes qui ne peuvent dépenser beaucoup;
plutôt que de tenir maison,/© keep house, elles choisissent, parmi
les gîtes de diverses catégories, — il y en a de très élégans et
d'infmiment modestes, — où nourriture, chauffage, éclairage, ser-
vice, sont fournis en bloc à tant par mois ou par semaine. Une
telle ressource est précieuse pour les femmes qui ont une car-
rière dont elles ne veulent pas être détournées par les tracas
domestiques ; or en Amérique ces femmes forment une légion ;
institutrices d'abord, dans les écoles publiques ; en ne comptant
que celles-là, leur nombre est de 245098 contre 123287 professeurs
mâles; service du Gouvernement : à Washington seulement 6105,
ailleurs 2104, sans compter les 6 285 directrices de postes.
Comment ces femmes-là seraient-elles ce que nous appelons
des femmes d'intérieur? Je sais bien qu'une éminente mathéma-
ticienne de Baltimore, Mrs Christine Ladd Franklin, s'est élevée,
dans sa biographie si française de Sophie Germain (1), contre
le préjugé qui veut qu'une savante ne soit qu'une savante. Elle
en avait le droit. Mariée à un mathématicien, elle donne le plus
éclatant démenti à toutes nos vieilles notions de rivalité des
sexes, en même temps qu'elle a prouvé que les travaux les plus
abstraits sont compatibles avec les devoirs d'épouse et de mère,
mais elle est l'exception, elle est purement et simplement un
exemple d'admirable équilibre américain qu'on peut opposer à
l'histoire d'une Sophie Kovalevsky.
Règle générale, la vie est trop courte pour qu'il soit possible
d'y faire entrer tant d'intérêts, tant de préoccupations contraires,
et c'est faute d'admettre cette vérité qu'on risque de ne se donner
à rien sérieusement. Aussi une fiancée américaine me disait-elle
en m'annonçant son prochain mariage : — Nous aurons un chez-
nous quand nos affaires nous le permettront. — Elle écrivait; son
mari allait à un office quelconque; chacun d'eux avait son club.
Si le club et la pension sont utiles à tous les gens occupés
qui n'ont pas encore fait fortune, combien à plus forte raison
(1) The Centurij Magazine, octobre 1894.
CONDITION DE LA FEMME AL'X ÉTATS-UNIS. o87
sont-ils indisp^sables à la classe ouvrière! On vous parle vo-
lontiers à New-York des premiers sujets du commerce qui se font
cinquante dollars par semaine, des couturières et des modistes
habiles qui i^aj^nent facilement de dix à quinze francs par jour dans
les grandes maisons émules de celles de Paris. Soit, tous les artistes
sont bien payés en Amérique, l'artiste en robes et en chapeaux
comme les autres: mais tout le monde n'est pas artiste, il y a
l'armée des manœuvres.
Sait-on que la simple working-girl ne reçoit eu moyenne tous
les huit jours que vingt-cinq ou vingt-six francs? Or, les moindres
loyers sont énormes; d'autre part, le tenement hoiisc des quartiers
populeux est un antre de vice et d'insalubrité qui délie toute des-
cription. Situé au milieu dos tripots, de ces débits de liqueur qui
s'intitulent saloons, des bals de bas étage, il n'otîre à ses locataires
qu'une misérable installation, si misérable qu'elles peuvent être
tentées de chercher refuge dans les plus mauvais lieux afin seule-
ment d'y avoir chaud. 11 faut donc plaindre la petite ouvrière sans
famille, ou séparée de sa famille par le besoin d'indépendance qui
est pour ainsi dire une qualité nationale. Sa destinée serait pire
encore si d'en haut le secours n'arrivait, tout à fait impersonnel
et déguisé de façon à ne pouvoir être confondu avec l'aumône.
Peut-être ce sentiment de solidarité qui s'étend du riche au
pau^Te est-il plus naturel qu'ailleurs dans une société où les
grandes fortunes se font en un clin d'oeil et où beaucoup de gens
devenus très riches gardent encore la mémoire toute fraîche
de leurs propres années d'épreuve. Ce qui est certain, c'est qu'il
suffit de l'initiative d'une âme généreuse pour que les do-
nations abondent. Grâce à elles, dans une partie respectable
de la ville un honie s'élève tout à coup, une grande maison
suffisamment chauffée, avec un bel escaliei- conduisant à de
bonnes chambres, peut-être des dortoirs à trois et quatre lits,
mais si propres, si vastes! Une table d'hôte substantielle est servie
à des heures commodes, et tout cela est à la disposition des ou-
vrières, tout cela ne leur coûte pas plus cher que l'ignoble garni.
Elles ont des livres par surcroît; en cas de maladie elles sont soi-
gnées. Liberté parfaite : rien ne les empêche de recevoir leurs
connaissances, hommes et femmes, dans un vrai salon, où ne
manque rien, pas même le piano, où l'on donne régulièrement
de petites soirées ; le seul règlement qui s'impose est de rentrer
à dix heures. Qui donc s'étonnerait du succès des homes d'ou-
vrières devenus si nombreux à New- York, bien qu'il n'y en ait
pas encore assez? J'ai visité deux ou trois d'entre eux auxquels on
ne peut adresser qu'un reproche , c'est de donner à la fille pau vre des
habitudes que son futur mari aura grand'peine à lui conserver.
588 REVUE DES DEUX MONDES.
La condition pour être admise dans ces excellentes pensions est,
outre une moralité irréprochable, le fait de ne pas gagner au
delà d'une somme déterminée. Il y a des homes de toute caté-
gorie, il y en a même pour les dames qui se livrent à des tra-
vaux intellectuels; the ladies Christian Union, la maison mère,
dans un beau quartier, peut contenir 85 pensionnaires, et elle
est toujours pleine; le prix de la pension passe à la table et au
ménage, les autres frais sont à la charge des fondatrices. Une
branche de cette maison est spécialement consacrée aux em-
ployées de magasins. — H y a môme des homes pour les toutes
jeunes filles qui s'acquittent par le travail domestique. Elles ap-
prennent à se servir de la machine à coudre, elles s'exercent à
blanchir et à raccommoder.
Les ouvrières sans emploi attendent une place dans des homes
temporaires à bas prix. Primerose House sert d'asile aux conva-
lescentes, aux isolées dont le salaire est insuffisant. Si elles ne
gagnent qu'un dollar par semaine, on leur demande 25 sous, 50 si
elles en gagnent deux, ainsi de suite ; quand elles arrivent à gagner
plus de cinq dollars on les engage à aller demeurer ailleurs. Tous
les clubs sont aussi des bureaux de placement.
Les autres villes d'Amérique ont suivi l'élan donné par
miss Dodge (1). Les excellentes associations de Boston s'efforcent
de former des domestiques, elles veillent sur les voyageuses
inconnues et désemparées, envoyant leurs agentes aux bateaux
pour fournir conseils et renseignemensà celles qui en ont besoin.
Baltimore est peut-être la ville où les différentes églises s'en-
tendent le mieux pour ces œuvres si utiles ; les sociétés protes-
tantes ayant admis sans discussion dans leur sein les catholiques,
la maison dite de Saint-Vincent s'est ouverte avec une tolérance
égale aux protestantes. Philadelphie, la cité des quakers, est assez
exclusive au contraire, mais elle ne se laisse dépasser par aucune
autre ville en munificence. La gtiilde des ouvrières du New Cen-
tury est renommée. Des centaines de jeunes filles y trouvent toute
sorte de leçons pour se perfectionner dans les travaux manuels ; on
voit venir le temps où elle se transformera en un collège des arts
et métiers qui, à sa manière, vaudra bien les autres. Et toujours
le même soin donné au développement moral, comme l'atteste
le club qui porte ce nom curieux : « Club d'une fois par jour. »
Les membres signent l'engagement de chercher à rendre tous
les jours un service, — si petit qu'il soit, — à une personne
qu'elles n'aient aucune obligation d'aider. L'hospitalité de nuit
sur une vaste échelle est associée à plusieurs de ces homes. Les
(1) Voir l'article sur la Cuiiditlon deà- femmes en Ainêvique, Chicago, 1" juillet.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉrATS-UNIS. 589
restaurans d'ouvrières comniiiniquent à Je grands cabinets de
toilette très fréquentés par les tîUes de magasins si souvent logées
à l'étroit.
Dans l'Out'st . il y a pour les employées des fabriques certaines
[tensions si confortables que beaucoup de personnes d'une tout
autre classe y venaient pour des raisons d'économie et qu'il fallut
leniédier à cet abus par un règlement. C'est à Saint-Paul qu'une
demoiselle catbolique , miss J. Schley, ouvrit avec un capital
de l2o dollars son home de jeunes 11 lies qui se recommande par
des traits assez particuliers, étant le séjour même de la gaîté. Tous
les soirs les habitantes dansent au piano, plusieurs fois dans
l'hiver elles invitent leurs amis à de petits bals; ces mêmes
jeunes gens se joignent à leur club littéraire qui tous les quinze
jours a une séance de musique et de récitation; personne ne
peut faire partie de la société sans être reconnu capable de con-
tribuer en quelque façon à l'amusement des autres, par consé-
quent les sots se trouvent élagués, ce qui existe dans si peu de
cercles mondains : on repousse aussi les personnes âgées de
plus de trente ans, les veuves et les divorcées. Ces conditions
favorables amènent beaucoup de mariages ; ils sont célébrés dans
l'institution par un repas de noces offert aux conjoints.
Mais j'ai peur vraiment de donner l'idée d'une vie de Cocagne
assurée par les progrès de la sociologie aux ouvrières américaines;
ce serait tout le contraire de la vérité; elles luttent très péni-
blement pour l'existence, malgré l'appui qui leur vient des églises
et des particuliers. Leur situation cependant s'améliore de jour
en jour, par les raisons mêmes qui réduisent tant d'hommes au
triste rôle de mécontens etd' « inoccupés » [unemployed). Lorsque
l'intervention croissante et perfectionnée des machines rend su-
perflue la dépense de force humaine, l'ouvrier laisse à l'ouvrière
la part de besogne qui n'exige que de l'attention et de l'adresse;
bien entendu elle se contente d'un modique salaire. Les femmes
gagnent moins que les hommes dans presque toutes les branches,
depuis le professorat jusqu'au travail manuel; on crie à l'injus-
tice, mais sans possibilité d'y remédier jusqu'à présent. N'est-ce
pas quelque chose, après tout, que de s'être ouvert en si grand
nombre des débouchés qui n'existaient pas, il y a bien peu d'an-
nées encore? On compte aujourd'hui jusqu'à 343 industries où
les Américaines ont accès.
Un compétiteur acharné du sexe faible pour les industries
même qui sembleraient de droit être réservées à celui-ci, c'est
le Chinois. Il s'entend à merveille au service domestique et s'en
est emparé complètement à San Francisco. Il se glisse dans beau-
coup de fabriques où travaillent les femmes. A New-York il acca-
590 REVUE DES DEUX MONDES.
parc le blanchissage. De fait est-ce bien un homme, cet être
hybride et mystérieux au costume énigmatique comme son visage
blême où s'cntr'ouvrent à peine deux yeux en virgule? Un petit
chapeau rond, de larges pantalons pareils à une jupe fendue en
deux, une espèce de casaquin, le tout en drap gros bleu, un
parapluie sous le bras, voilà le type auquel tous les Chinois ressem-
blent si parfaitement qu'il serait difficile de les distinguer l'un
de l'autre dans les cars, les bateaux, etc. Son immobilité a quelque
chose de fantastique; dissimulé derrière ses grandes manches, il
a l'air de ne rien voir à la façon des chats. Dans les rues si géné-
ralement mal entretenues, transformées en lacs de boue quand la
pluie tombe, il passe avec une vitesse féline, chaussé de hautes pan-
toufles blanches qui jamais n'ont reçu la moindre éclaboussure.
J'ai rencontré beaucoup de Chinois et point de Chinoises. Les
nègres ont des enfans par douzaines, les Chinois, malgré la réputa-
tion qu'ils se sont acquise de pulluler, gardent tous à New-York l'ap-
parence de célibataires. Ils le sont. D'honnêtes industriels yankees,
je parle par ouï-dire, leur amènent en contrebande quelques échan-
tillons féminins de la race jaune dans les antres de Chinatown, un
quartier peu recommandable, qui fait suite à la populeuse Bowery,
aux quartiers allemand, italien et juif. La nuit, des lanternes mul-
ticolores se balancent au-dessus des boutiques d'opium. Ces gens,
d'une moralité douteuse, sont merveilleusement adroits, très ingé-
nieux, et réussissent apparemment, en quelque pays qu'ils se trou-
vent, à vivre de peu.
Pour revenir aux ouvrières, le lot des plus honnêtes d'entre
elles est donc amélioré autant que possible par la sollicitude
dont elles sont l'objet. Il n'est pas admis que les femmes abor-
dent une besogne trop fatigante et trop rude. L'habitude qu'ont
les Européennes de travailler aux champs par exemple comme
des bêtes de somme semble barbare aux Américains; la pensée
que des femmes puissent être employées dans les mines les révolte.
Cependant le régime des manufactures de tabac et des filatures
de coton a bien son genre de dureté. Beaucoup de petites ouvrières
commencent à travailler vers douze ou treize ans ; l'âge ordinaire
est quatorze ans. Après vingt-cinq ans leur nombre décroît : sans
doute le mariage en est cause. Le nom de working-girls qu'on
leur donne est donc juste ; ce sont pour la plupart des jeunes filles.
Avant d'en finir avec elles, je tiens à reconnaître l'extrême
courtoisie que j'ai rencontrée dans les bureaux de Washington, le
département du Travail [departmenl of Labor) ayant mis à ma
disposition des rapports officiels inestimables rédigés d'après les
enquêtes faites de ville en ville par ses agentes : les femmes sont
supposées pouvoir apprécier mieux que ne feraient les hommes ce
1
C.O^'DlTlO^ DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 591
qui concerne leur sexe. Il y a là des statisti(jues soigneusement
dressées et des détails recueillis en abondance sur les divers mé-
tiers, le salaire, les habitudes des ouvrières, les conditions géné-
rales de leur vie. La question des mœurs est même traitée, non
pas à fond, ce qui serait impossible, le vice et la misère ayant tant
de tristes replis, mais au point de vue de la débauche profes-
sionnelle. Cette fraction du rapport, avec quelques autres détails
relatifs à la Californie, est seule fournie par les agens masculins
du ministère. Il ne semble pas, à les en croire, que les prosti-
tuées proprement dites se recrutent dans les rangs des ouvrières;
le grand nombre des tilles perdues sort directement de la famille
sans métier préalable, ou bien encore de la domesticité, domes-
tiques d'hôtel surtout, qui peu à peu descendent au plus bas.
Beaucoup d'étrangères parmi elles. L'immigration qui ht jadis la
richesse de l'Amérique est maintenant une de ses plaies. L'écume
du monde européen vient s'agglomérer dans les bas quartiers
des grandes villes et y reste.
III. — LA VIE DOMESTIQUE
L'ouvrière mariée a-t-elle les qualités de ménagère qui existent
ici dans la même classe? Je suis loin de le croire. En tout cas
ces qualités ne sont pas innées chez elle, comme chez la Fran-
çaise. Lorsqu'un comité de dames s'intéressant au sort des jeunes
filles qui encombrent les fabriques de tabac et de chapeaux de Bal-
timore eut ouvert à leur intention, il y a quatre ans, une école de
ménage et entrepris de leur apprendre ce qu'une Baltimorienne
toute dévouée à la question moderne de l'avancement de la
femme, miss Elizabeth King, n'hésite pas à placer bravement au
premier rang des devoirs, il fallut commencer par l'a 6 c pour ainsi
dire. Ces malheureuses ne savaient ni balayer, ni épousseter, ni
mettre le couvert, ni peler une pomme de terre. Et presque toutes
étaient élèves des écoles publiques , suffisamment instruites sur
des points beaucoup moins essentiels! Miss King raconte que les
progrès assez vite obtenus, dont profita dans maint intérieur
d'artisan la table de famille, assurèrent une véritable vogue aux
classes de cuisine ; chaque jour les jeunes filles à la sortie de leur
grammar school (intermédiaire entre l'école primaire et l'école
supérieure, high school), venaient, fatiguées cependant du travail
de la journée, demander des leçons. Il s'ensuivit une heureuse
entente entre les écoles de grammaire et celles de cuisine. Comme
le dit avec une haute raison miss King, l'éducation primaire et
secondaire ne pourra se flatter d'avoir réussi qu'après que les
connaissances acquises se seront appliquées là où le besoin s'en
592 REVUE DES DEUX MONDES.
fait universellement sentir : dans le mënage. Puissent les réforma-
trices du monde entier être de sou avis! Personne alors ne craindra
plus que le « mouvement féministe » marche trop vite.
Aujourd'hui on cherche en Amérique à relever dans l'estime
des femmes ce domaine négligé, le ménage, par l'étiquette de
« science domestique » dont ou le pare. La science domestique est
enseignée, je l'ai montré déjà, dans les écoles publiques et les
Associations chrétiennes. On apprend ainsi à faire systématique-
mont ce qui ailleurs se fait sans y penser et un peu au hasard. La
raison de chaque chose est donnée, les vertus nutritives de chaque
aliment sont expliquées, l'anatomie de l'animal dépecé pour
la boucherie devient un sujet d'étude, ainsi que l'action de l'eau
et de la chaleur dans la préparation des mets. Reste à savoir si le
pédantisme n'est pas un ingrédient dangereux : le vieux pro-
verbe du pays où l'on s'y entend veut qu'on naisse rôtisseur.
Quoi qu'il en soit, l'important est d'exciter par un moyen ou par
un autre l'émulation dos Américaines dans cette voie qui n'est
point de leur goût. Les facilités qu'ofîrent la pension, le club et
le restaurant ont amené chez beaucoup d'entre elles l'efface-
ment des qualités que nous avons coutume de considérer comme
étant par excellence celles de leur sexe. Il s'ensuit que maints
rouages presque imperceptibles auxquels nous ne songeons guère,
tant leur fonctionnement est en France chose convenue, man-
quent dans presque tous les intérieurs où les dollars ne foison-
nent pas.
Certes on rencontre d'excellentes maîtresses de maison aux
Etats-Unis, et non pas seulement celles qui possèdent un cuisi-
nier français, un cocher anglais et payent une femme de chambre
trente dollars par mois; ou bien à un rang secondaire celles qui,
pour s'assurer une domesticité permanente et les dehors de ce que
nous appelons l'aisance, dépensent plus qu'il ne serait nécessaire
ici pour atteindre au luxe; dans les petites villes, dans les vil-
lages reculés de l'Est, les héritières non dégénérées des vieilles
traditions puritaines se rappellent que leurs aïeules, descendantes
des meilleures familles de la classe moyenne anglaise, va-
quaient aux soins terre à terre de l'intérieur et pratiquaient la
ihriftiness, l'épargne, traitée aujourd'hui de vilenie. Mais nulle
part vous ne trouverez cette industrie adroitement déguisée qui
permet à la Parisienne de faire bonne ligure avec peu d'argent.
Le prix extravagant de tout ce qui est superflu s'y oppose et
aussi une répugnance à se réduire aux fonctions qu'il faut bien
appeler par leur nom, celles de servante du mari. Ouvrière ou
artisane, l'Américaine de nos jours niera résolument que ce soit
là son lot en ce monde ; elle juge que l'homme est tout autant
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 593
qu'elle-même taiàu à s'occuper du baby à faire les provisions, etc.
Les gros travaux ne la regardent pas. Dans les stalles du mar-
ché ce sont les hommes qui vendent, vou-^ ne verrez jamais une
femme assise à la caisse de la boucherie ou de l'épicerie qui
appartient à son mari, l'aidant en sous-ordre, prête à prendre avec
intelligence la suite des atîaires si le chef de la maison vieil (
à manquer. Non, le père de famille, qu'il soit millionnaire ou
pauvre diable, doit subvenir aux besoins de sa femme. Si celle-ci
veut travailler de son côté, c'est généralement dans une tout
autre branche que lui; elle ne sera pas l'associée, l'humble sa-
tellite, elle vole de ses propres ailes oîi bon lui semble.
Comment un peuple qui gagne beaucoup pour dépenser de
même ne mépriserait-il pas les petites combinaisons de celle
économie que chez nous on encourage? L'épithète de mean,\3.
plus injurieuse de toutes, leur serait très vite appliquée. Gaspil-
lage. wa.s(e, est, au contraire, en Amérique synonyme de nia-
gniiicence. Dans les hôtels, la consigne donnée aux garçons
blancs ou noirs, qui servent à table, paraît être de perdre et de
gâcher; dans les maisons particulières les domestiques sont très
souvent pénétrés des mêmes maximes. Et que de peines pour les
trouver et les retenir, ces domestiques, même mauvais !
S'alU'udre à quelque attachement de leur part serait d'ailleurs
présomptueux. Le goût général des voyages s'y oppose. Les maî-
tres renvoient leurs domestiques aussi facilement que ceux-ci les
quittent. Avec une égale insouciance, beaucoup de gens assez
riches louent, pendant une absence plus ou moins longue, leur
maison de ville ou de campagne à des étrangers. Ils s'étonnent
de ne pouvoir trouver de même en France une maison toute
montée, un château héréditaire quelconque à louer pour une ou
deux saisons. Et nous n'arrivons pas à leur faire admettre nos
répugnances, que les Anglais du reste n'éprouvent guère plus que
les Américains, tout en se piquant d'être seuls à comprendre le
/lomeipour lequel, disent-ils, nous n'avons pas même de mot.
Le problème de la vie domestique qui existe partout en /Amé-
rique et ne peut être résolu qu'à grand renfort d'argent devient,
dans les Etats de l'Ouest plus compliqué encore.
Une de mes premières surprises à Chicago fut la curieuse
conférence faite par une dame de Denver, Mrs Coleman Stuckert,
sur un projet de son invention qui simplifierait singulièrement les
choses. D'abord elle déroula pour illustrer son discours une
série de plans, de dessins d'architecte, représentant des maisons
de toute dimension et à tout prix dans les styles ultra-composites
qu'elle qualifiait de vénitien, de roman , d'espagnol, que sais-je?
Ces édifices mis au service des bourses les mieux garnies et à la
TOME cxxvi. — 1894. 38
394 REVUE DES DEUX MONDES.
portée des plus petites, devaient former une espèce de cité desser-
vie par tous les moyons modernes que fournissent la vapeur et
réleclricité, des wagons rapides comme l'éclair déposant, de porte
en porte les repas commandés au siège de l'Association, des repas
simples ou magnifiques au choix, sans que les heureux habitans
eussent aucun soin à prendre, sauf celui de recueillir la manne ap-
paremment tombée du ciel. Au milieu du square qu'entouraient
ces demeures indépendantes les unes des autres, se trouvaient des
bâtimens fastueux communs à tous, où l'on pouvait selon les cir-
constances retenir une salle de bal, organiser un banquet, donner
une fôte quelconque. Confort, économie, ressources variées, tant
matérielles qu'intellectuelles, depuis la bibliothèque jusqu'au terrain
de gymnastique, rien ne manquait aux familles, rassemblées ainsi
en société coopérative , sans aucun contact incommode, sans
même avoir besoin de se connaître. La réalisation d'un pareil
projet serait un pas décisif fait vers les rêves de l'an 2 000 tels que
les a conçus naguère M. Bellamy (1), dont le livre par parenthèse
semble, quand on le relit aux Etats-Unis, beaucoup moins fantas-
tique que lorsqu'on l'ouvre en France pour la première fois,
Mrs Goleman Stuckert m'intéressa par ses convictions ardentes,
sa prodigieuse faconde, partout ce qu'elle racontait, de ses propres
expériences de maîtresse de maison et de mère de famille dans la
ville Reine des Plaines qui, selon Hepworth Dixon,ne renfermait
pas une seule femme en 1866 et qui compte aujourd'hui 150 000
habitans ! Son intention est de venir en Europe, exposer des plans
économiques, destinés, dit-elle, à un succès universel. J'aurais en-
trepris en vain de lui prouver que l'association n'est guère dans nos
mœurs; que, si républicains que nous soyons devenus, nous avons
encore des domestiques ; et enfin que nous nous méfierions tou-
jours, étant gens à préjugés, des sauces faites à la fois pour tant
de monde. Je me bornai donc à des complimens. Elle devra se
hâter de prendre un brevet d'invention, car il m'a semblé, en voya-
geant à travers les divers Etats, que son idée était venue à d'autres
avec des perfectionne mens de toute sorte : un certain tube pneu-
matique par exemple, destiné à faire circuler les plats comme s'ils
étaient autant de « petits bleus », doit remplacer avec avantage le
char aux provisions, môme électrique.
Tous ces projets accueillis avec faveur, au moins en théorie,
témoignent d'une tendance croissante, malgré le succès des écoles
de cuisine, à se contenter de la vie de pension et d'hôtel plus ou
moins déguisée. La Française ne s'en accommoderait pas, parce
qu'elle tient, fût-elle pauvre, à son « chez elle » ; mais il faut se
(1) Voir, dans la Revue du 15 octobre 1890, la Soc'u'lé de l'avenir.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-INIS. 595
rappeler que l'Américaine, fût-elle riche, aime au fond tous les
genres de campement. Elle se plaît lété dans un caravansérail de
Saratoga, où deux mille lits sont à la disposition des buveurs
d'eau, où tout est énorme et fastueux; en ville, elle invite volon-
tiers ses amies au restaurant. J'ai vu de ces jeunes tilles qui por-
tent le nom de bachelov girls demander la carte aussi naturelle-
ment que si elles eussent été des garçons en oiïot. Ino aimable
Philadelphienne m'amenant à son club, où elle me fait donner
très sjracieusement une carte de membre temporaire, m'explique
les avantages qu'on y trouve : « — C est très commode, me dit-
elle, en l'absence de mon mari, je déjeune ici, j'y donne dos rendez-
vous âmes amies, je trouve les journaux. Il y a même quelques
chambres pour celles d'entre nous qui de la campagne viennent
en passant. » — La personne qui parlait ainsi était pourtant l'une des
maîtresses de maison les plus accomplies que j'aie rencontrées en
Amérique, tirant fort bon parti, ainsi que c'est l'usage, à mesure
que l'on descend vers le Sud, du service des gens de couleur.
Si libéral que le Nord se pique d'être, il a horreur du con-
tact familier des nègres. Leur service passager paraît acceptable sur
les chemins de fer et les bateaux, dans certains hôtels, etc. , d autant
plus qu'il est d'ordinaire très attentif, très empressé; mais la to-
lérance s'arrête là. Ce n'est guère qu'à Baltimore que ce senti-
ment disparaît une bonne fois. A Baltimore, à Washington, on ne
va pas encore jusqu'à prier dans la même église que la race de
Cham, mais on se sert d'elle à la cuisine, à l'écurie, dans la maison,
et il me semble qu'on s'en trouve bien. Le nègre est modelé par
l'exemple que lui donne son entourage. Abandonné à lui-même,
il peut être une brute des plus désagréables; placé chez des gens
^-ulgaires, il devient familier et insolent autant queux; mais avec
de bons maîtres il sera souvent le plus parfait des serviteurs.
Je n'ai jamais mangé de cuisine supérieure à celle d une bonne
cuisinière noire dans le Sud. Elle n"a pas besoin, pour dévelop-
per ce genre de génie, des classes spéciales où les jeunes filles du
Nord étudient par condescendance une branche inférieure de la
chimie en s'aidant de tous les engins perfectionnés qui suppriment
la peine. La négresse prouve que l'intuition est supérieure aux
méthodes quand il s'agit d'assaisonnement ; elle peut devenir un
cordon bleu émérite entre les mains dune de ces maîtresses de
maison comme la Nouvelle-Orléans en possède qui, rivalisant
avec nos plus fameux gastronomes, font fi des conserves en
boîtes, des crackers et autres biscuits ediicatiojineh, des pro-
duits alimentaires plus ou moins frelatés d'aventure que préco-
nise la réclame américaine. Nulle part au monde on ne mange
mieux qu'en Louisiane ; le Sud n'a pas subi sous ce rapport les
596
REVUE DES DEUX MONDES.
influences de son vainqueur ; il garde évidemment les traditions
françaises du vieux temi)s, auxquelles les épices créoles sont loin
de nuire. De la plus humble case nègre s'échapperont toujours des
arômes de cuisine appétissans ; c'est tout le contraire dans les inté-
rieurs rustiques du Nord. Un peintre de paysage, retourné à New-
York après avoir longtemps habité la France, me déclarait son
intention de nous revenir, non pas seulement par désespoir de sou-
mettre aux exigences de l'art cette campagne américaine où man-
quent les détails et qui est à ses plus beaux momens d'un éclat si
tapageur [gaudy), mais surtout parce que son estomac ne pouvait
supporter la nourriture des auberges de village. 0 Barbizon ! ô Mar-
lotte 1 ô Douarnenez ! ô liumble paradis des artistes ! combien vous
étiez regrettés, vous et les paysannes en marmottes ou en bonnets
qui de génération en génération se passent le secret de l'omelette
et de la gibelotte sans défaut! Il n'y a point de bonnets ni de mar-
mottes, il n'y a point de paysannes aux États-Unis. A un match
de foot-hall engagé entre deux villages de l'État du Maine, j'ai vu
la foule des ruraux, pareille en tout point à une foule bour-
geoise et réunie d'ailleurs pour un genre de sport qui est le
plaisir favori de toutes les classes indistinctement. Le foot-hall
entre les universités de Yale et de Harvard remplit les journaux
pendant près d'une semaine. Cette partie-là se faisait avec moins
de solennité sans doute, mais avec tout autant d'entrain de la part
des joueurs et des spectateurs, parmi lesquels il y avait beaucoup
de spectatrices. Les premiers, de beaux gars dans leur tenue de
combat, reprenaient ensuite d'affreux pardessus qui leur donnent
l'air horriblement commun. Les jolies demoiselles de campagne
étaient élégantes à l'égal des ouvrières des villes, qui portent les
dernières modes et souvent des étoffes assez chères, des fourrures,
des bijoux : pourquoi pas, s'il leur plaît de transformer en toi-
lette tout ce qu'elles gagnent? Une dame de Philadelphie m'a
conté qu'elle avait cru devoir prier sa femme de chambre de ne
pas servir à table avec des diamans aux oreilles.
— C'est mon goût de porter ma fortune sur moi, répondit
tranquillement la jeune fille. —Et c'est mon droit de vous con-
gédier, riposta sa maîtresse.
Il faut considérer que la classe des domestiques n'exista pour
ainsi dire pas aux États-Unis pendant plus de deux cents ans.
Jadis les Américaines mettaient leur gloire à s'occuper du mé-
nage; mais ce temps primitif est loin; il correspond à celui où
les femmes n'étaient pas autorisées à enseigner et ne montraient
leurs capacités sous ce rapport que dans les écoles du dimanche,
sundaij schools. L'Amérique alors était pauvre; avec la richesse
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. .'iy?
vint un corlî'g%d'exigonces et de loisirs. 11 fallut des hrij)s. des
aides qui d'abord furent les égales de leurs patronnes, — prenons
ce mot dans le sens de protectrice, qui est le véritable, — et trai-
tées comme telles, c'est-à-dire comme membres de la famille. Il
s'ensuivait des mœurs très simples, très patriarcales, dignes
d'une république. Puis le tlot de l'immigration irlandaise vint
tout changer : les lielps, qui étaient souvent aussi, gràc(* aux
excellentes écoles publiques, des lettrées, associant le travail intel-
lectuel au travail domestique, disparurent devant l'invasion. Au-
jourd'hui les Italiens sont en train de remplacer comme domesti-
ques les Irlandais, qui font de la politique; ils se contentent de
plus petits gages et vivent plus sobrement. Que sont devenues
les helps d'autrefois?
Elles sont employées de commerce ou d'administration, sté-
nographes, écrivains à la machine, journalistes, interviewers
peut-être '.La rage du document humain est poussée en Amérique
jusqu'à la manie, jusqu à la fureur; des centaines de femmes,
sans compter les hommes, guettent le passant pour le prendre
métaphoriquement à la gorge, lui arracher des nouvelles tontes
fraîches, des sujets à sensation, pour inventer parfois ce (piil ne
tlit pas, pour arranger, en tout cas, compléter à leur guise et
donner à la reul conversation le ragoût nécessaire. Combien ai-je
vu d'inlerviewers féminins très supérieurs à leur métier et qui
peut-être avaient des diplômes en poche!
Une foule de femmes écrivent, quelques-unes avec talent;
mais c'est l'enseignement qui est le refuge du grand nombre.
Les écoles normales de 38 Etats comptent 23000 élèves, et sur
ce chiffre 71 pour 100 sont des femmes. — Essayez donc de ren-
voyer cette nuée d'émancipées par le travail aux menues servi-
tudes du foyer; essayez de prouver seulement aux moins intéres-
santes d'entre elles qu'il vaut mieux faire une jolie robe ou un
bon plat que de la mauvaise littérature et surtout du reportagi^!
La supériorité qui permet de reconnaître que les plus humbles
choses peuvent être ennoblies à l'égal des plus hautes par la
façon dont on s'en acquitte est en tous pays fort rare. Et surtout
ce qu'elles veulent établir c'est l'égalité absolue des sexes. J'ai
entendu vanter sérieusement par une femme éminente certaine
école industrielle où un peu de couture est enseignée aux garçons
et un peu de menuiserie aux filles. Ce sont là des exagérations
dont on reviendra.
398 REVUE DES DEUX MONDES.
IV. — LES ECOLES INDUSTRIELLES. — L INSTITUT AGRICOLE DE HAMPTON
Déjà surgissent, à la suite des citoyens riches qui ont comblé
les collèges de largesses, d'autres bienfaiteurs dont les donations
et les legs non moins magnifiques se tournent d'un tout autre
côté, — vers l'éducation industrielle; il y a très peu d'années que
son utilité est reconnue, mais l'esprit public commence à en être
généralement occupé. Peut-être la médiocrité de tant de préten-
dues universités qui se sont élevées à tort et à travers auprès
des véritables, peut-être leurs inconvéniens, qui sont de prêter,
comme on l'a fort bien dit, de grands noms à de petites choses,
ont-ils contribué pour une large part à la réaction. J'ai visité à
Philadelphie l'Institut Drexel, qui porte le nom de son fonda-
teur : 150 000 dollars suffirent tout juste à payer la construction
et l'aménagement somptueux de cet édifice; il est ouvert aux
deux sexes depuis 1891 et compte déjà 1 500 élèves. Toutes les
aptitudes pour les différentes études professionnelles y sont déve-
loppées par des classes excellentes où les mathématiques appli-
quées, le dessin, les sciences naturelles, la mécanique, trouvent
leur place; en outre l'Institut Drexel loge de très riches collections
en tous genres qui font de lui une école d'esthétique bien pré-
cieuse dans un pays où le goût n'est pas encore formé. Sans doute
les dernières expositions ont eu sous ce rapport de très heureux
résultats ; elles ont mis la France en avant ; c'est d'elle que les
éducateurs parlent toujours lorsqu'il s'agit de louer le sens de
la forme et de la grâce; n'importe, le désavantage est grand pour
un peuple de n'avoir point sous les yeux à chaque pas les monu-
mens, les chefs-d'œuvre de toute sorte dont la rencontre habitue
les plus ignoruns parmi nous à concevoir le beau sans explica-
tions ni commentaires. Seule une classe privilégiée avait profité
jusqu'ici des espèces de razzias faites en Europe pour peupler les
musées et les galeries des grandes villes d'Amérique. Grâce aux
écoles professionnelles, les études d'art se répandront partout,
modifiant peu à peu des qualités trop purement pratiques et uti-
litaires. L'immense gymnase, un des traits frappans de l'Institut
Drexel, est, d'après la pensée du fondateur, appelé à favoriser ce
progrès. J'y ai remarqué un curieux détail : accrochées au mur,
les photographies d'un étudiant et d'une étudiante représentant,
dans un état de complète nudité, la moyenne, the average, de
leurs condisciples. Ceci est une application des découvertes de
la science moderne à Fart grec, dont l'Amérique prétend s'in-
spirer. Les Grecs avaient élevé jusqu'au culte le sentiment de
CONDITION 1>E LA FCM.ME AlX ÉTAIS-LNIS. 309
la beauté; ils *p la voyaient pas seulement dans les images tirées
du marbre ou de la pierre, mais dans les formes parfaites de la
jeunesse développées par les jeux nationaux : voilà donc la raison
de cette exhibition, que certains trouveraient indécente. Klle
a en outre un but utile : celui de comparer d'année en année
les progrès pbvsiques accomplis par le trapèze, les haltères et des
engins suédois plus perfectionnés. Mais que nous sommes loin
du vieil esprit puritain!
Cest dans le Sud que les écoles d'arts et métiers ont eu de-
puis vingt-cinq ans la croissance la plus rapide. Il fallut, après
la guerre, mettre des moyens d'existence entre les mains de ces
millions de nègres alTranchis subitement d'un trait de plume, et
en même temps les élever par une certaine culture intellectuelle
à la hauteur du rang nouveau de citoyens américains que rien
ne les avait jtréparés à tenir.
L'un des hommes qui s'attachèrent dès le début avec le plus
de zèle à l'œuvre de reconstruction fut le général Armstrong.
fondateur de l'Institut de llanipton [Sonnai and AgricuUural
Institute . Il avait dans les veines du sang de missionnaire et
d'éducateur; son père, l'un des premiers Américains qui allèrent
évangéliser les îles de la Polynésie, avait été nommé, par le roi
d'Hawaii, ministre de l'Instruction publique. Avant même de se
rendre aux États-Unis pour y achever ses études, le jeune Arms-
trong put constater que les progrès de la piété chez des races
presque innocemment licencieuses sont i>eu de chose s'ils ne
servent pas de base à la formation du caractère ; il remarqua en
outre que l'école des missions, une école purement élémentaire
et professionnelle, rendait de meilleurs services à Hawaii que
celles du gouvernement, dont les visées sont beaucoup plus am-
bitieuses. Ces souvenirs lui furent utiles, quand il entreprit
d'élever les nègres qui, par certains côtés impulsifs et enfantins,
rappellent les indigènes au milieu desquels s'était passée son
enfance.
Durant la guerre, dite de sécession, Samuel Armstrong com-
manda des troupes de couleur; il fut frappé de leur soumission à la
discipline, de leur dévouement aux chefs qui les traitaient bien, de
leur élan dans le combat. Il vit des soldats noirs étudier sous
le feu leur syllabaire, — et conclut qu'il fallait leur donner toutes
les chances possibles de devenir des hommes comme les autres. A
travers les longues péripéties d'une lutte sanglante, il eut comme
la vision du devoir qui l'attendait, et les circonstances le ser-
virent singulièrement. Chargé d'administrer dix comtés de la
Virginie de l'Est, d'y arranger les affaires nègres et de régler les
600 REVUE DES DEUX MONDES.
relations entre les deux races, il tenait son quartier général à
Hampton, tout près <Je Old Point Gomfort où abordèrent, en 1608,
les premiers pionniers, où Ton débarqua la première cargaison
d'esclaves, où fut baptisé le premier Indien; en vue de ces côtes
eut lieu la bataille décisive du Monilor et du Merrimac; le général
Graut établit sur ce point son plan de campagne final. — Arms-
trong jugea qu'un endroit peuplé de souvenirs historiques et
stratégiques, facilement accessible, tant du nord que du sud, par
eau et par le chemin de fer, destiné à un grand développement
commercial et maritime, situé enfin dans les meilleures condi-
tions de salubrité, serait bien choisi pour y fonder l'école de ses
rêves (1).
Déjà, au lendemain même de la guerre, une vaillante femme
de couleur, Mrs Mary Peake, avait rassemblé autour d'elle, sur
l'emplacement du camp llamilton,où 6000 morts reposent main-
tenant dans un cimetière national, des enfans noirs par centaines,
première école de nègres libres, fondée avec le secours de l'As-
sociation des missionnaires. Cette môme Association aida puis-
samment Armstrong pour l'achat d'une vaste propriété sur la
rivière de Hampton, et elle lui demanda ensuite de se mettre à la
tête de l'Institut. Il n'avait jamais songé, dans sa grande modestie,
qu'à suggérer et à aider, non pas à diriger, mais il était prêt pour
cette œuvre qui commença toute petite, en 1868, avec deux pro-
fesseurs et quinze élèves. Leur nombre ne s'accrut que trop vite :
il fallut transformer en dortoirs, en ateliers, etc., les vieilles ba-
raques d'ambulance abandonnées, en attendant des fonds qui
d'ailleurs ne tardèrent pas à venir, le gouvernement ayant sur ces
entrefaites attribué trois millions et demi de dollars à l'éduca-
tion d'un million d'enfans de couleur. Déjà s'ouvraient les prin-
cipales institutions qui prospèrent aujourd'hui. Hampton reçut
pour sa part 50000 dollars, et les bàtimens nécessaires purent
être construits. En 1870, un acte spécial de l'assemblée générale
de la Virginie assurait l'incorporation de la nouvelle école, la
déclarant indépendante de toute association et de toute secte ainsi
que du gouvernement. Le self-help était sa devise, s'aider soi-
même; elle ne voulait pas de contrôle, et, de fait, les idées du
général Armstrong eurent d'abord peu de partisans ; on ne croyait
guère au succès du travail manuel, sous prétexte qu'il ne rap-
porterait pas assez.
H rapporta beaucoup au point de vue moral, en réhabilitant
un labeur dégradé par l'esclavage. « Gomme tous les hommes di-
(1; Twenty-lwo year^ Work, Hampton Normal School prcss, 1893.
ONDITION UE LA FliMME AUX ÉTATS-UMS.
«iOl
siiit Armstl•on^^ le n^gre ost ce que l'a fait sou passé. » Conjurer ce
passé, remédief aux influences de riuTédité ot du milii'u, mettre
à l'épreuve le caraetère. à la formation duquel il tenait mille fois
plus encore qu'au travail rémunérateur et intelligent, puis envoyer
au loin une élite, prêcher. de bouche et d'exemple, tel était le but
du c-énéral. Il lui a consacré sa noble vie et il est mort content
l'année dernière, en demandant le simple enterrement d'un sol-
dat, une place dans le cimetière de l'école au milieu de ses étu-
dians, sans distinction d'aucune sorte, sans qu'aucun éloge fût
prononcv sur sa tombe. Voici quelques-unes des dernières paroles
qu'on ait recueillies de lui : « Je ne tiens pas à une biographie...
ce n'est jamais la vérité tout entière. La vérité d'une vie est pro-
fondément cachée... à peine nous-mêmes la connaissons-nous,
mais Dieu la connaît : j'ai foi en sa miséricorde. — Hampton a
été pour moi une bénédiction; il m'a donné pour aides et pour
amis les meilleurs d'entre mes concitoyens, et c'était une bonne
fortune que de pouvoir faire quelque bien à tout ce monde libéré
par la guerre, de pouvoir aussi servir indirectement les vaincus...
Peu d'hommes ont été heureux autant que moi. Je n'ai jamais
eu de sacrifice à faire. J'ai été, semble-t-il, guidé en tout. La
prière est la grande puissance de ce monde; elle nous retient
près de Dieu : ma prière à moi était inconstante et faible; c'est
pourtant ce que j'ai eu de meilleur. Et maintenant je suis cu-
rieux d'entrevoir un autre monde. Tout y sera sans doute par-
faitement naturel. Comment peut-on craindre la mort? C'est une
amie. Dieu et la patrie d'abord, nous-même après... »
Cet aperçu des sentimens du général Armstrong est peut-être
utile pour faire comprendre ce qu'a été son influence sur environ
150000 étudians des deux sexes, — nous comptons ceux de toutes
les écoles fondées par des gradués de Hampton sur le modèle
de la maison mère, dans l'Alabama, la Virginie, la Caroline du
Nord. D'autres élèves de l'Institut, hommes ou femmes, font
œuvre de missionnaires dans la Floride, le Kentucky, la Caro-
line du Sud et le Texas. A Hampton même, il y a aujourd'hui
630 élèves de dix-huit à vingt-deux ans, dirigés par 80 officiers
et instructeurs dont une moitié est répartie dans les divers dé-
partemens industriels.
Ne semble-t-il pas merveilleux qu'entre garçons et filles de cet âge
et de cette race, logés sans doute dans des bâtimens séparés, mais
se rencontrant à chaque instant, en classe, aux repas, aux divers
meetings, nul scandale ne se soit jamais produit? Faut-il croire que
la présence d'un juste tel que Samuel Armstrong agissait sur eux
comme l'ombre même de la présence divine? La tâche du Rêvé-
602 REVUE DES DEUX MONDES.
rend H. B. FrisselKqui a succédé au fondateur, sera certes des plus
difficiles, quoiqu'une impulsion décisive ait été donnée. Les pro-
grès sont extraordinaires, même au physique; la consomption
fait moins de ravages, les afl'ections nerveuses, très fréquentes
autrefois, deviennent relativement rares , il n'est presque plus
question d'hystérie depuis que les élèves savent qu'un certain
manque d'équilihre passe pour être le s'v^ne caractéristique de
leur race. Une femme médecin fort distinguée réside à l'Institut.
Hampton coûte annuellement 100 000 dollars, déduction faite
du travail des étudians. Cette somme se trouve couverte par les
subventions qu'accorde le Congrès et par des dons particuliers.
On n'en est plus en Amérique à compter les sacrifices qu'exige
l'éducation du nègre : les milliers d'écoles libres, à son usage,
qui se sont ouvertes dans le Sud font peser une taxe annuelle
de 4 millions de dollars, ou il s'en faut de peu , sur les anciens
États esclavagistes. Le Nord soutient vingt collèges qui sont pour
la plupart sous les auspices des églises et où 5 000 adultes se
préparent aux carrières libérales; les femmes s'y distinguent
dans la pédagogie.
J'ai vu, à la Nouvelle-Orléans, une demoiselle noire faire avec
beaucoup d'autorité à des gentlemen de même couleur la classe
de latin : sa courte chevelure laineuse soigneusement tordue
en un nœud correct, un petit mouchoir brodé passé sous la
ceinture, une fleur à la boutonnière, elle affectait des façons bos-
toniennes. J'ai vu aussi de petites négresses à la face simiesque
suivre une classe de grec, et l'impatience qu'en éprouvaient leurs
anciens maîtres m'a paru justifiée. Quelque ignorante que je
sois du préjugé de la couleur, j'estime que les classes de cou-
ture, de blanchissage et de cuisine fondées par le bon général
Armstrong ont vraiment plus d'utilité. Il encourageait aussi la
floriculture et formait des jardinières. Dans le petit hôpital établi
sur les terres de l'Institut sont dressées des gardes-malades, dont
la réputation est grande aux environs. Ces connaissances pra-
tiques n'empêchent pas, bien au contraire, que les étudiantes
de Hampton soient fort demandées pour prendre en mains l'in-
struction primaire et religieuse des enfans. Presque toutes en-
seignent, quelle que soit d'ailleurs leur profession. Avec le temps
on verra probablement la femme en majorité parmi les profes-
seurs des écoles de couleur, comme il est arrivé dans les écoles
blanches. Les hommes se feront de leur côté une spécialité de
diverses industries, ayant l'intelligence de la mécanique et une
adresse de doigts singulière. Tous les métiers leur sont enseignés
à Hampton, bien que le général Armstrong ait particulièrement
CONDITION DE LA FEMME AUX KTATS-LMS. 003
favorisé l'aïr ri culture et que rexploitation des bois de charpeute
soit lalYaire principale.
Peut-être rexcellent esprit de cet Institut modèle conju-
rera-t-il quelques-uns des périls causés par la présence en Amé-
rique de huit millions d'individus qui n'ont pas demandé à y
venir, mais qui ne se laisseraieut point expulser. Les nègres con-
venablement instruits trouveront pour vivre des débouchés nou-
veaux, et surtout ils auront profité de la meilleure des gymnas-
tiques morales, celle qui consiste à gagner tout ce qu'on dépense,
à travailler de ses bras la journée entière pour avoir le privilège
d'étudier le soir, dût-on mettre des années et des années à con-
quérir laborieusement le savoir envié. Certains étudians, après
avoir exercé des métiers au dehors, reviennent, et à plusieurs
reprises, sur les bancs des classes. Ceux-là, il me semble, af-
firment mieux (ju'ils ne le feraient par de grands talens le déve-
loppement de la race noire. Une persévérance, une énergie
pareille vaut plus que l'instruction supérieure acquise dans les
universités de Lincoln et de Howard, de Fisk et d'Atlanta, in-
struction qui, par parenthèse, si elle lui donne d'autres droits,
n'assure au petit-fils d'esclave qui la possède ni le privilège
d'entrer dans un salon, ni celui de s'asseoir seulement dans une
oge au théâtre. Il est parqué, à son rang, dans les chemins de
jer même, où sont pourtant censées n'exister ni premières, ni se-
condes classes, mais où partout vous remarquez cette insolente
distinction : salle d'attente pour les gens de couleur.
— Au Sud seulement ! me dira-t-on.
Qu'on me permette, pour donner l'idée des sentimens du
Nord sur ces matières, de répéter une anecdote contée avec verve
par un des administrateurs de Hampton, M. Marshall. Boston
avant témoigné par des largesses l'intérêt qu'il prenait au suc-
cès de l'Institut agricole, il fut décidé qu'un meeting aurait lieu
dans cette ville le 27 janvier 1870 : le général Armstrong de-
vait s'y rendre accompagné d'un orateur nègre, M. Langston.
Celui-ci arriva le premier pendant la nuit au Parker House.
Lorsque le maître de l'hôtel découvrit le lendemain avec dégoût
qu'il avait chez lui un homme de couleur, il prit, sans la moindre
hésitation, le parti de l'expulser: malheureusement les principaux
notables de la ville rendaient visite à ce paria, dans le moment
même ; on dut attendre leur départ pour procéder à l'exécution;
il en vint d'autres et si nombreux que l'occasion de mettre un
nègre à la porte se trouva manquée décidément, mais M. Lang-
ston est resté le premier homme de couleur qui soit jamais entré
comme hôte au Parker House. Même émotion dans les cafés où la
I;
604 REVUE DES DEUX MONDES.
horde des garçons fut tout près de prendre au collet « le nègre »
devenu depuis lors ministre des Ltats-Unis à Haïti.
Même aujourd'hui, dans cette ville si libérale de Boston,
voyez si le moins foncé des mulâtres, à moins qu'il ne représente
une célébrité, un lion quelconque, osera profiter des droits qu'en
principe on lui accorde. Imaginez le nègre, fût-il un grand
homme, aspirant à la main d'une blanche de l'Est! Comme on le
renverrait avec dédain aux dames du Sud dont la réponse, si
bonnes et charmantes qu'elles puissent être, aurait toute la féro-
cité d'une application de la loi de lynch; or, on sait avec quels
raffinemens de cruauté cette loi sauvage punit le nègre coupable
d'avoir convoité une blanche jusqu'à la dernière extrémité; il
n'y a qu'à se reporter à de récens et hideux exemples dont l'Ouest
fut le théâtre.
Du Nord au Sud et de l'Est à l'Ouest, le nègre n'est toléré aux
Etats-Unis qu'à la condition de se tenir à sa place, et il deviendra
très difficile de déterminer la place où doit rester un homme égal
par son instruction et sa carrière aux plus distingués. — Une
solide éducation primaire, une éducation industrielle ensuite,
paraît donc être ce qu'il faut souhaiter dans son intérêt à la po-
pulation de couleur, hommes et femmes; le général Armstrong
l'avait compris, tout en ouvrant la voie aux exceptions résolues à
monter plus haut quand môme, quitte à souffrir. Des annales
méthodiquement rédigées enregistrent l'œuvre accomplie par
tous ses anciens élèves dispersés dans le monde, depuis les sim-
ples artisans jusqu'aux ministres de la religion, jusqu'aux avo-
cats, médecins, employés du gouvernement, artistes (les musi-
ciens sont assez nombreux).
Si je n'ai pas dit que sur les 6o0 élèves de Hampton, il y a
132 Indiens, c'est que je me réserve de parler plus tard de l'ad-
mirable école de Carliste où ceux-ci sont réunis en foule , sans
mélange de condisciples nègres. « L'amie des Indiens », miss
Alice Fletcher, y introduira mes lectrices, comme elle fit en réalité
pour moi. Sans les explications qu'a bien voulu me donner sur le
sujet qui remplit sa vie cette femme charitable autant que savante,
je n'aurais compris qu'à demi la beauté de l'œuvre du capitaine
R. II. Pratt, émule du général Armstrong, son associé pour ainsi
dire dans l'œuvre du relèvement des « races méprisées ».
Th. Bentzo>.
\s
rK--
l'armature. 279
dans une pose aiguë, faisaient une fourche bien solide, bien onglée,
pour soutenir son menton.
— Voyons, observa-t-elle d'un Ion énergique, je ne peux pas
laisser tranquillement une pareille calamité s'accomplir?... Mon
ami, je m'adresse à vous, de toute mon ànie, comme au père de
mes petits-enfans. comme à mon tils... que vous êtes, devant la
loi de Dieu et celle des hommes i... Aidez-moi !... Indiquez-moi
ce que j'ai à faire?...
— Dame, c'est délicat!... La manière la plus correcte, à mon
avis, pour arranger les questions de famille, c'est de les remettre
aux gens de loi... Consultez votre notaire. Il est sûrement au fait
de bien des choses... Le baron SafTre a dû, à bien des reprises,
vous soutirer votre signature?...
— Oh 1 pas souvent !... je me serais méliée ! répliqua-t-elle très
doucement.
— Eh bien, agissez vite!... Il est peut-être temps encore de
sauver pas mal de choses... un gros morceau môme, qui sait?
— Demain matin, mon mari s'absente pour quarante-huit
heures... A son retour, mes dispositions seront déjà prises, je
n'aurai rien négligé, et j'aurai agi!...
Elle s'était levée, souple, prompte et prête à tout. Elle saisit
les deux mains de Grommelain, et les serra affectueusement.
Elle prenait congé sans que l'ombre même du nom de Marie-
Blanche fût revenue entre eux; elle s'en allait, murmurant des
remerciemens, électrisée par l'émoi, guérie par la saine stimula-
tion (|u"elle venait de recevoir. Tandis qu'en silence elle était
reconduite par son gendre jusqu'au perron, son sentiment d'un
devoir social à remplir vis-à-vis d'elle-même, lui prêtait presque
de grandes allures de résurrection. Une idée enfin la transfigurait :
c'était d'avoir à conserver cette vieille opulence qu'inconsciem-
ment elle avait toujours dû aimer, vaste autour d'elle et chaude
d'épaisseur, pour que sa propre existence, sans besoins apparens,
y pût jouir d'une petite retraite... toute petite... au centre.
Paul Hervieu.
[La fitmière partie au prochain numéro.)
UNF, DÉMOCRATIE HISTORIQUE
LA SUISSE
Dans le vocabulaire politique, où l'on abuse tant des mots, il
n'en est pas dont on abuse plus que du mot Démocratie . INIème
quand on ne s'en sert pas pour traduire une vague aspiration
vers un état social, mal défmi comme tout ce qui n'est que rêvé ;
même quand on n'en fait pas quatre syllabes sacrées, sources d'un
pur lyrisme et refrain d'un hymne à la puissance du Nombre,
mystérieuse et irrésistible comme une force de la nature ; même
quand on se borne modestement à le prendre au sens étroit, pré-
cis, et qui est le seul légitime, de gouvernement du peuple par le
peuple, simple forme de gouvernement; — que d'acceptions di-
verses ne lui donne-t-on pas encore ! ou plutôt que d'objets diffé-
rens et de circonstances différentes, que de régimes au fond dif-
férens ne range-t-on pas sous cette même étiquette !
C'est ainsi qu'on dit tout d'un trait : la démocratie suisse, la
démocratie française, la démocratie américaine, sans réllcchii-
qu'entre la première et la deuxième, entre la deuxième et la troi-
sième, il y a plus que la hauteur des Alpes ou la largeur de
l'Océan. La démocratie suisse, par exemple, est historique et tra-
ditionnelle; la démocratie américaine s'est établie d'un coup dans
un pays neuf; la démocratie française, au contraire, est comme
une jeune greffe entée sur un vieil arbre monarchique.
La démocratie helvétique et la démocratie américaine se
sont, dès l'origine, appliquées toutes les deux et n'ont pas cessé
de s'appliquer à un Etat fédératif ou à une confédération d'États ;
la démocratie française, au contraire, vient se superposer, sur le
tard, à un Etat unitaire et centralisé. La démocratie helvétique et
la démocratie américaine existant depuis toujours, depuis que la
UNE DÉMOCRATIE HISTORIQUE. 281
Suisse est née et que sont nés les Etats-Unis, l'une depuis cent
ans, l'autre depuis six cents ans, la démocratie française se trouve
être la première expérience de ce genre qui ait été tentée dans le
monde moderne, au milieu des contlits et des combats qu'a dé-
chaînés un siècle de révolutions politiques, sociales, industrielles
et scientifiques.
Les ditlerences, on le voit, sont si profondes qu'elles vont
presque jusqu'à l'opposition, jusqu'à la contradiction. Pour ce qui
est de la Suisse fédérale, voici, à ce qu'il semble, les points
essentiels : c'est une démocratie de par toute son histoire et
toutes ses constitutions ; une démocratie par toutes ses institutions,
politiques, judiciaires, administratives, économiques, civiles;
une démocratie, entin. par ses coutumes et ses mœurs, du pré-
sident de la Confédération au dernier des patres de montagne et
de la plus grande ville au plus petit village. C'est une démocratie
mixte ou, si l'on veut, une démocratie double : à la fois directe
et représentative; une démocratie représentative, composée de
démocraties plus ou moins directes.
I
La Suisse est une démocratie de par toute son histoire. Elle
est, de naissance, une démocratie. Dès qu'elle apparaît sur la carte,
dès qu'apparaissent ses premiers élémens, dès ce moment, elle est
démocratique. Il serait à peine paradoxal de dire qu'elle l'était
avant sa naissance, lorsque les cantons forestiers du bord du lac,
Uri, Schvvyz et Unterwalden, n'étaient, eux aussi, que des terres
sans vie, sans nom qui leur fussent propres, entourées d'autres
terres sans vie et sans nom, à la limite des langues, vers le point
de jonction des trois royaumes impériaux. Ils s'étaient affranchis
déjà des seigneuries intermédiaires, princes ecclésiastiques et
séculiers, comtes de Kybourg et d'Habsbourg. A défaut d'autre
liberté, ils avaient réclamé et obtenu de bonne heure la liberté
sous l'Elmpire et sous l'Empereur, et ils en parlaient comme d'une
possession immémoriale (1 ;. Lorsqu'en 1241, Frédéric (I, excom-
(1) Sur l'histoire, et spécialement sur les origines, de la Confédération helvétique,
sur sa formation, voy. Edward-A. Freeman, Histoire générale de l'Europe par la
géographie politique, traduction de M. G. Lefebvre, p. 271-280. — Sir Francis
Ottiwell Adams et C.-D. Cunningham, la Confédération suisse, édition française,
publiée par M. Henry G. Loumyer, ch. i, p. 1-26. — D'' G. Hilty, Die Bundesverfas-
sungen der Schv:eizerischen Eidgenossenschaft. — D' W. Œchsli, Die Anfdnge der
Schweizerischeti Eidgenossensctiaft. De ces deux derniers ouvrages, publiés pour
fêter le sixième centenaire de la Confédération (1891), il a paru aussi une édition
française. — Voy. encore Albert Rilliet, les Origines de la Confédération suisse;
Histoire, Légende.
282 REVUE DES DEUX MONDES,
munie, forcé de reconquérir les Romagnes château par château,
leur envoya des messagers pour leur demander aide, comme à de
fidMes vassaux, ils répondirent « qu'ils étaient par leurs pères
des peuples libres, ne devant service à l'Empire qu'en pays alle-
mands, » et ils exigèrent une lettre « reconnaissant bien qu'ils
sont libres, et que c'est de libre et franche volonté qu'ils se soumet-
tent à son commandement dans les affaires de l'Empire romain. »
Uri, peut-être, était plus libre et libre plus tôt que Schwyz,
qui l'était plus et plus tôt qu'Unterwalden. Mais, à la fin du
xiii* siècle, ils l'étaient assez tous les trois pour conclure ensemble
une alliance qui devait être le pacte fondamental de la Confédé-
ration helvétique. Par cet écrit, qui rappelait un serment oral
plus ancien, « les hommes de la vallée d'Uri, la commune de la
vallée de Schwyz et la commune de la vallée inférieure d'Unter-
walden » faisaient savoir à tous que, « ayant considéré la malice
des temps, ils avaient pris de bonne foi l'engagement de s'assister
mutuellement de toutes leurs forces, secours et bons offices, tant
au dedans qu'au dehors du pays, envers et contre quiconque ten-
terait de leur faire violence, de les inquiéter en leurs personnes
et en leurs biens. » On voyait bien encore traîner le bout des
lisières féodales : « Le tout sans préjudice des services que chacun,
selon sa condition, doit rendre à son seigneur. » Mais c'était là
une réserve de forme. Les confédérés, — le texte latin dit Conspi-
rati, — se regardaient évidemment comme libres, maîtres d'eux-
mêmes et portant en eux-mêmes uil droit auquel nul autre droit
n'était supérieur, le principe d'une autorité, sinon tout à fait
pleine, suffisante au moins pour ne se laisser ni supprimer ni op-
primer par aucune autre.
Ils statuaient et ordonnaient, en tant qu'hommes libres et
unis des trois vallées d'Uri, de Schwyz et d'Unterwalden : « Nous
statuons et ordonnons, d'un accord unanime, que nous ne recon-
naîtrons point, dans les susdites vallées, de juge qui aurait acheté
sa charge à prix d'argent ou qui ne serait indigène et habitant de
ces contrées. » C'est ce que, seize ans plus tard, allaient jurer so-
lennellement, dans la prairie commune du Grûtli, sous le grand
ciel libre, au pied des grands monts libres, les gens venus des
Waldstatten, parmi lesquels ceux qui s'appelaient ou que la légende
a appelés WalterFûrst, d'Uri, Werner Stauffacher, de Schwyz, et
Arnold du Melchthal, d'Unterwalden. Une fois de plus, la liberté
se révélait et s'affirmait comme fille de la forêt, et, par un mythe
simple et touchant, où tout un peuple a mis son âme et qui demeure
plus vrai que la vérité extraite des parchemins, qui est de la vie et
qui est sa vie, la Confédération helvétique naissante s'incarnait
dans un paysan, bûcheron, chasseur et pêcheur.
UNE DÉMOCKATIE HISTORIQUE. 283
L'histoire o% la lég:ende s'accordent eu ceci : la Confédération
naissante è>t une démocratie rurale. La géographie elle-même
veut que la Suisse soit une démocratie, une confédération de petites
démocraties. C'est dans un coin âpre et sauvage, près d'un lac
déchiqueté et comme étranglé par des rocs, que la Suisse a été
engendrée, de père paysan et de mère paysanne, il y a plus de
six cents ans. Le Righi et le Seelisberg ont d'abord été les pôles
de ce monde minuscule, auquel le vaste monde, tout voisin, de-
meurait étranger. — Une série innombrable de gorges étroites et
déchirées, descendant, s'éboulant, se précipitant des hautes mu-
railles qui forment l'arête, l'épine dorsale de l'Europe, la ligne de
partage des eaux, juste assez larges pour qu'un torrent y puisse
creuser son lit et contraignant des fleuves tels que le Rhône et
le Rhin, si orgueilleux plus bas. plus loin, à n'être d'abord que
des torrens ; deux séries innombrables de gorges, orientées, celles-ci
du nord-estau sud-ouest et celles-là du sud au nord, se rencontrant,
se heurtant, se coupant, s'enlai^ant, s'enchevêtrant, se soudant en
un bloc compact, dur et solide noyau de la Suisse, qu'aucune
étreinte n'a pu broyer. Autour de ce noyau résistant s'est lente-
ment, peu à peu, agrégée la Confédération helvétique. En premier
lieu, Lucerne, à la pointe septentrionale de l'étoile que fait le lac,
puis la ville impériale de Zurich, puis Claris, puis Zug et puis
Berne (1) :les Trois Cantons confédérés, liés par serment, conjurés,
sont devenus les Huit Cantons; le bloc a grossi, en se maintenant
compact, sans fissure, et sa masse plus pesante tend à se détacher
plus vite et plus violemment de l'Empire.
Ce n'est plus, il est vrai, ou ce nest plus exclusivement une
ligue, une république de paysans: aux cantons forestiers se sont
joints des cantons urbains. Ce n'est plus une ligue de démocraties
absolues ; les huit cantons confédérés ne sont pas tous également
démocratiques. Ceux qui avaient rédigé et signé l'acte perpétuel
de 1291; ceux qui, dans la nuit du Griitli, le 17 novembre 1307,
avaient levé la main devant Dieu, le prenant à témoin de leurs
paroles, étaient sans doute de conditions diverses : nobles, gens
de métier, bergers ou laboureurs, mais tous étaient les hommes
égaux et libres des vallées libres et égales d'Uri, de Schwyz et
d'Unterwalden. Les magistrats des Waldstâtten sortaient du peuple
et rentraient dans le peuple : bourgeois n'y voulait dire que
citoyen. Mais les villes, Lucerne, Zurich et Berne, villes à privi-
lèges, à ordres, à classes, à corporations, à fonctions souvent hé-
réditaires, avaient, pour elles, leurs bourgeois qui étaient vraiment
(1) L'entrée de Lucerue dans la Conl'ederation est de l'an 1332; celle de Zurich
est de 1351; celle du pays de Glaris et celle de Zug, avec son territoire, de 13o2;
celic de la ville de Berne, de 1333.
284 REVUE DES DEUX MONDES.
des bourgeois et qui, en cette qualité', ne désiraient rien tant que
de jouer aux seigneurs et d'avoir des sujets. De là, cet aspect
belliqueux et quasi conquérant que la Confédération revèlit au
xv*" siècle ou que lui donnèrent, malgré elle, l'ayant revêtu pour
leur coniplo, quelques-uns de ses membres, les plus forts, les plus
inlluens, les villes, Zurich et Berne, élevées tout de suite au rang
de premier canton, de Vorort^ de canton directeur. De là, la ré-
duction en bailliages de l'Aargau et du ïliurgau, jusqu'au Rhin
et jusqu'à Constance. De là, dans la Confédération, des élémens
moins démocratiques, si ce n'est un peu oligarchiques, et moins
do démocratie dans la structure même de la Confédération. Les
villes qui se gouvernent par des conseils sont peu sympathiques
aux cantons ruraux, qui se régissent par des landesgemeinden, des
assemblées populaires, des Ghamps-de-mai, comme des Barbares,
Dans le groupement officiel, la (confédération des Huit Cantons,
deux groupemens plus intimes, par affinités naturelles, s'effec-
tuent ou se dessinentparfois : d'une paît, Lucerne, Zurich et Berne ;
de l'autre, les Waldstàtten, Claris et Zug. Les villes sont moins
démocratiques ; les cantons ruraux le sont davantage, mais on ne
peut contester que l'ensemble, aie juger en gros, ne soitune con-
fédération de démocraties. Les villes sont sans horizon, bornées,
emprisonnées par des montagnes, et. comme les vallées ceintes
de pics infranchissables, vouées géographiquement à la démo-
cratie.
Une ligue de cantons indépendans en fait, qui s'établit au con-
fluent de trois langues, de trois races et de trois civilisations, à
l'intersection de la politique française et de la politique allemande,
qui peut, à son gré, ouvrir ou fermer les routes d'Italie; ligue
assez redoutable pour qu'on n'essaye pas de la briser par la force,
auxiliaire assez utile pour qu'à tout prix on tente de se le con-
cilier; Etat diffus, un peu rudimentaire, aux ressorts lourds et
médiocrement ajustés, qui de temps en temps se déboîtent ou
divergent; s'il faut tout dire d'un seul mot et répéter toujours
le même mot : République de paysans, confédération de répu-
bliques paysannes, avec les qualités et les défauts du paysan :
laborieuse, endurante, avisée, amie de l'argent; avec des vues très
courtes, mais très nettes, dont la plus nette est celle-ci : de-
meurer libre et faire du profit, en se gardant des deux côtés et en
recevant des deux mains; au résumé, une démocratie. C'est bien
ainsi que, durant ses trois premières époques, du xni'' siècle à la
fin du xviu" siècle, en trois cantons, en huit cantons, en treize
cantons (1), la Confédération helvétique fait devant l'Europe
(1) La première période de la Confédération ou son territoire s'agrandit sans
UNE HEMOC.RATIE HlSlORUjUE. 285
liguiv de natiou. Cette constitution de la Suisse eu nation, la géo-
graphie la renîl très pénible et le droit public européen ne la
reconnaît que fort tard, .lusqu'au traité de Wcstphalie, jusqu'en
l(i4S. la Confédération helvétique n'est pour lui qu'une ligue
dans l'Empire, la Ligue de la Germanie supérieure. Les empires
et les royaumes hésitent à légitimer une république issue d'une
conjuration de paysans. On espère rompre et dissoudre une na-
tionalité aussi fragile encore ; elle n'est défendue et sauvée que par
ses institutions démocratiques. Les émissaires du roi de France
intriguent dans certains cantons, les agens de l'empereur dans
d'autres. Par l'or français et par l'or allemand, « répandu en
public et semé dans le particulier » tout le pays est « empoi-
sonné (i) ». Tout le pays, ce serait trop dire. A la vérité, la Diète,
qui est comme le gouvernement central de la Confédération, —
ou qui le serait s'il y avait alors en Suisse un gouvernement cen-
tral, — qui est l'assemblée générale des députés de tous les can-
tons, est assiégée, sollicitée par les ambassadeurs des puissances
étrangères. Mais la Diète n'est pas une Chambre souveraine : elle
n'est qu'une conférence d'envoyés, munis d'instructions qui ne
sont pas moins que des mandats impératifs. Elle écoute, discute,
délibère, s'ajourne et ne décide rien. Faute d'instructions, les
députés doivent remettre à plus tard toute résolution ; c'est une
échappatoire pour eux, et ils en usent, le tempérament national
étant fait de lenteur et de prudence. Aussi que de Diètes en tra-
vail et de Diètes travaillées, « enfantent un berlingot \2)\ » De
douze ou treize cantons, le roi de France se flatte d'en avoir
quatre et l'empereur d'en avoir huit, mais, — la remarque vient
d'un homme qui s'y entend, — l'empereur et le roi, s'ils s'y
fiaient, seraient « l'un mal servi, et l'autre, pis (3), »
L'antidote au fatal poison qui corromprait et à la longue dé-
truirait le corps helvétique existe, par bonheur, et ne perd point
de sa vertu : c'est le farouche amour de la liberté, amour plus fort
que l'or et plus fort que la mort. C'est le vieil esprit démocratique,
qui s'est conservé sans altération et qui fait que, si plusieurs se
qu'augmente le nombre des Confédérés va de 13o3, date de Faccession de Berne, à
1481, date de l'accession de Fribourg et de Soleure. En loOl, Baie et Schafl'ouse, en
lois, Appenzell vinrent compléter le chiffre des Treize Cantons et ouvrir la troisième
période de la Confédération, laquelle ne sera close que dans l'universel ébranlement
produit par la Révolution française.
'1) Machiavel, Œuvres, Ed. Passerini et Milanesi, t. V, p. 253, Legazione XXIV.
AU' Imperrilore Massimiliano in Germanin, lettre :j, datée de Bolsano, 27 janvier
lîiOT (1508 : Hanno con danati in pubblico e in privato avvelenalo liitlo quello
paese.
(2) /(/., ibid., E credesi c/ie quesia nllimn dieta arà pariuiito uno berlingozzo,
eome le altrc.
(3; M., ibid., Sarebbe maie i,çrvito l'uno Re, e peggio l'altro.
286 REVUE DES DEUX MONDES.
laissent marchander, personne n'a assez de pouvoir pour vendre
ni les treize cantons, ni un seul canton. Ici, en général, au point
de vue politique, pas de différence entre les citoyens; pas de prin-
ces, pas de gentilshommes: des magistratures temporaires et, sous
la loi faite pour tous et par tous, « une libre liberté (1). » Mais
la terre est avare et la race vigoureuse : par ce temps d'armées
mercenaires, la Suisse doit être, pour l'Europe, comme une foire
aux soldats. Les uns vont servir en Allemagne, les autres en
France, et de la sorte encore se créent et s'entretiennent, dans la
Confédération, un courant allemand et un courant français. Jus-
qu'au traité de Westphalie, il semble que le courant allemand
l'emporte; après 1648, c'est le courant français. Mais ni le courant
allemand ni le courant français ne menacent sérieusement d'em-
porter la Suisse : il leur faudrait submerger un peuple de treize
peuples.
La longue pratique de la démocratie préserve aussi efficace-
ment la Suisse d'un autre péril non moins grave. Sans nul doute,
l'unité de la Confédération, son unité morale et presque son unité
politique, a été, au xvi® siècle, soumise à une cruelle épreuve.
La réforme est, à cet égard, le fait le plus considérable de l'his-
toire, non seulement religieuse, mais politique de la Suisse. De
tout temps, et comme toutes les démocraties primitives, la Confé-
dération helvétique avait été, en quelque sorte, frappée à une
effigie religieuse. L'acte d'alliance de 1291 est dressé : Au nom
du Seigneur, amen! Le serment du Grûtli est un serment sacré.
Les landsgemeinden, les assemblées populaires et les diètes, les
assemblées des députés, commencent et fir'ssentpar des prières;
la religion est le grand aliment et le grand moteur de la vie pu-
blique, dans l'ancienne Confédération. Or les prédications de
Zwingli peuvent avoir et ont pour effet de couper la Suisse en
deux tronçons. La question n'est pas réglée par la bataille de Cap-
pel, car c'est un mauvais théologien que la hache. Il y avait déjà
des cantons urbains et des cantons ruraux, des cantons à ten-
dances françaises et des cantons à souvenirs ou à préférences ger-
maniques :ily àuradésormais des cantons catholiques, des cantons
protestans ; il faillit y avoir une Suisse catholique et une Suisse
protestante.
(1) Machiavel, t. VI, p. 319. Happorto délie cose délia Magna, du 17 juin 1508 :
Non solamente sono inimici ai principi, ma eziandio sono invnici ai gentiluomini,
perché nel paese loro non è dell' una, ne delV altra spezie, e godendosi senza distin-
zione ueruna d' uornini, fuor di quelli che seggono net niagistrati, una libéra libertà.
Cp. Principe, XII, éd. Testina, 1530, p. 37, et Discorsi sopra la prima Deçà di T.
Livio, libro I, cap. lv (même éd., p. 124) ce que Machiavel dit de l'Allemagne étant
au moins aussi vrai de la Suisse. Voy. encore Guichardin, Del Reggimento di Fi-
renze, lib. I, Opère inédite, t. II, p. 49.
UNE DÉMOCRATTE HISTORIQUE. 287
De même cpie l'alliance était plus intime entre les villes,
d'une part, et les Waldstatten, de l'autre; de même, les cantons
catholiques, d'une part, et d'autre part, les cantons protestans
sont enclins à former des ligues séparées, à se constituer en deux
groupemens distincts et opposés. Logiquement, il en devait être
ainsi, dans un petit pays, dans un assemblage de petits pays alliés,
mais indépendans. plutôt juxtaposés que réunis, et placés entre
deux grandes puissances dont ils subissaient l'attraction , la
France catholique, l'Allemagne protestante. Et, de fait, il en fut
très longtemps ainsi. Les partis politiques, en Suisse, furent long-
temps des sectes religieuses et, plus ou moins dissimulé, le diffé-
rend religieux fut longtemps au fond de tous les débats.
Mais, la première llamme éteinte, ce différend, comme les
autres, fut tranché selon la méthode démocratique, à la majorité
des voix et il eut sa solution, une solution démocratique, dans la
liberté et l'égalité. L'ardeur tombe avec les années; la passion ne
s'arme plus du glaive ou ne s'en arme que rarement; il n'est pas
sans exemple que les intérêts humains viennent à la traverse
des convictions spirituelles (il. Tout transige en ce monde, même
ce qui, de nature, est le plus intransigeant. Au xviii" siècle, des
communautés catholiques vivent tranquillement au milieu de
cantons protestans et des enclaves protestantes, au cœur de cantons
catholiques. C'est une espèce d'idylle après la tragédie; c'est, en
tout cas, une trêve dans la lutte. L'Encyclopédie a passé par là,
ou elle va passer. Les fils de famille qui reviennent des armées
du roi rapportent les œuvres de Voltaire, de Rousseau, de Dide-
rot, de d'Alembert (2). Catholiques et protestans s'en nourrissent
ou s'en amusent à l'envi. Les protestans y ajoutent les écrits des
rationalistes allemands. Des loges maçonniques se fondent par-
tout, dans les cantons catholiques aussi bien que dans les cantons
réformés. En cette tolérance mutuelle, il entre assurément beau-
coup d'indifférence. A l'on ne sait quels sourds frémissemens, on
devine, même dans ces hameaux perdus, qu'une crise de la civi-
lisation est proche.
A cette crise de l'Europe entière, une petite fraction de l'Eu-
rope, la Confédération helvétique, résiste mieux que toutes les
autres. La démocratie historique se garde et la garde de la folie de
l'absolu, qui fut le grand ennemi de la Révolution française. La
(1) D'une religion à l'autre, on s'entend contre les sujets de même religion qui
se révolteraient. On traite de seigneurs à seigneurs et non plus de catholiques à
réformés. Ainsi, les abbés de Wettingen et de Mûri avec les régens de Berne et de
Zurich.
(2) On en trouverait encore la collection, plus complète peut-être qu'en France
même, dans la bibliothèque des vieilles familles militaires, et notamment dans les
cantons les plus catholiques de la Suisse.
288 REVUE DES DEDX MONDES.
Révolution fondit sur la Suisse comme un orage ; elle creva sur
elle en une pluie de fer et de fou. Quand elle se fut éloignée, il
sembla qu'elle eût tout rasé, tout détruit. Au lieu de l'ancienne
Confédération des treize cantons, de treize républiques confé-
dérées, une seule République helvétique où chaque canton n'était
plus qu'un département sans autonomie, sans physionomie, une
République une et indivisible faisait effort pour se dresser. Au lieu
des vieilles libertés historiques, elle apportait, en la vantant comme
d'essence supérieure, la liberté selon la formule nouvelle, mise
à la mode jacobine, distribuée par portions égales à une Suisse
administrativement partagée en provinces égales, une abstrac-
tion au lieu des réalités positives. Mais cette métaphysique alla
se heurter et se briser aux circonstances physiques. Une idéologie
dédaigneuse des faits, le besoin de se déverser, de se prolonger,
de se reproduire au dehors et comme une sainte fureur d'aposto-
lat, de prosélytisme, empêchaient la Révolution de comprendre
que la nature extérieure est une des bases de l'Etat; que l'Etat est
toujours, dans sa forme, ce que la géographie commande ou per-
met qu'il soit. Quelque violente qu'ait été une tempête, elle ne
suffit pas à changer le climat ni le relief du sol. Ainsi de la Révo-
lution : elle ne put abattre les montagnes, éternelles cloisons
entre un canton et l'autre.
Ce vain essai de république unitaire, dans un pays qui n'est
qu'une succession de vallées dont chacune est, géographiquement,
une république séparée, ne tarda pas à être jugé et condamné.
Napoléon lui-même, le terrible centralisateur, vit bien que la cen-
tralisation n'est pas une fleur des Alpes. Il vit bien qu'il fallait, ou
ne point laisser une pierre de ces murs de granit, percer les mas-
sifs et niveler les chaînes, ou rendre aussitôt à la Suisse des in-
stitutions historiques qui sortaient de la terre et s'y liaient indis-
solublement, parce qu'ici plus que n'importe où la terre tenait
l'homme et avait fait l'Etat.
Il rompit avec cette chimère de la République helvétique, une
et indivisible comme la République française. L'Acte de média-
tion fut une amende honorable à l'histoire, que la Révolution
avait, en Suisse, outragée et reniée. Napoléon y fait de la politique
réaliste et concrète; quoiqu'il ne se meurtrisse pas la main à vou-
loir pétrir le roc helvétique comme il a façonné l'argile plus
meuble de la France, néanmoins il y met sa marque. Il prend les
treize cantons anciens, il y joint six Etats alliés ou terres sujettes :
Saint-Gall, les Grisons, Argovie, Thurgovie, le Tessin et Vaud;
mais il a soin de travailler sur l'histoire et avec l'histoire. Elle lui
fournit la matière première, qu'il modifie plus qu'il ne la trans-
forme. Ce n'est pas la République unitaire, imaginée et créée de
UNE DÉMOCRATIE HISTORIQUE. 289
toutes pièces ^i 1798. et ce n'est plus tout à fait l'ancienne Con-
fédération décrite par les auteurs et reconnue au traité de West-
phalie, ligue d Etats que la fortune ou le calcul a faite, que la
fortune ou le calcul peut défaire, sans lien permanent, sans lien
de cliair. Il v avait auparavant treize membres et point de corps
qui eût son existence propre, qui à peine eût quelque existence
autre ((ue les treize vies locales des treize cantons : il y a main-
tenant un corps en dix-neui" membres et, bien qu'ils ne soient
pas privés de toute liberté de mouvement, cependant une volonté
commune, un sens plus haut d'une mission nationale plus large,
détermine leurs mouvemens divers, les dirige et les coordonne.
Ce n'est pas l'Etat centralisé, de style français et d'inspiration
jacobine, mais ce n'est déjà plus l'Etat éparpilb' ou, pour mieux
dire, une mosaïque d'Etats; ce n'est plus l'Etat acéphale. L'his-
toire n'est point abolie; elle n'est point interrompue : elle tourne.
Quelque chose apparaît déjà, qui ne s'impose pas encore par
son évidence : un embryon d'Etat central, de pouvoir central, le
germe de la Confédération moderne. Mais, ce n'est déjà plus une
confédération d'Etats et, si ce n'est pas encore l'Etat fédératif, au
moins va-t-on s'en rapprocher au fur et à mesure que le germe va
s'épanouir et que l'embryon va se développer. L'évolution de ce
germe, de cet embryon de pouvoir ou d'Etat central est, à elle
seule, toute l'histoire de la Suisse depuis le commencement du
siècle. La croissance de l'Etat central, les résistances des Etats
particuliers; la croissance du pouvoir central, les résistances des
pouvoirs cantonaux ou des libertés cantonales; les tentatives
d'expropriation graduelle des anciens Etats historiques par l'État
politique et juridique moderne, dans toute l'histoire de la Suisse
au xix*" siècle, pour qui la regarde en philosophe, il n'y a guère
que cela. Agrandissemens de territoire, comme celui de 1814 qui
portait définitivement à vingt- deux le nombre des cantons (1),
modifications et retouches à la constitution, quel que soit l'article
revisé, luttes des partis et troubles civils même, ces faits et les
autres sont secondaires par rapport au fait que, dans la Confédé-
ration moderne, depuis le commencement du siècle, un embryon
d'Etat ou de pouvoir central, au-dessus et au travers de tous les
faits, poursuit régulièrement son évolution. Mais il la poursuit
sur un champ et comme dans un cadre historique. Entre la plus
récente et la plus ancienne histoire de la Suisse, les communi-
cations ne sont pas coupées : ce sont deux parties du même tout,
et qui n'ont pas cessé de se tenir et de s'attirer par une multitude
de fils.
(1) Par l'entrée dans la Confédération du Valais, de Neuchâtel et de Genève.
TOME cxxvii. — 189."). 19
290 REVUE DES DEUX MONDES.
L'État ou le pouvoir central est, au début, assez vague, assez
relâché, peu stable et comme intermittent. Il n'est pas muni de
tous ses organes. Jusqu'en 1848, il n'a pas, à proprement parler,
de législature, si l'on ne peut donner pour une législature la
Diète, qui est Uxijours une réunion d'envoyés des cantons à attri-
butions rigoureusement circonscrites, et de tout près, par un
mandat impératif. Mais voici que deux nouveaux courans se
forment, de l'un à l'autre desquels flotte et se trouve entraînée
la Confédération nouvelle : un courant centraliste ou fédéraliste,
un courant régionaliste ou plus exactement cantonaliste, n'allant
pas, le premier jusqu'à l'unification parfaite, le second jusqu'à la
séparation radicale, mais agissant, le premier dans le sens de
l'extension, le second dans le sens de la restriction du pouvoir
central. Toutefois, courans nouveaux et Confédération nouvelle
jaillissent de l'histoire. Ils découlent d'elle et elle coule en eux.
Le courant fédéraliste est de plus en plus puissant et le devient
d'autant plus qu'il draine et canalise les anciens courans, s'en
grossit et les fait servir à une même fin. On n'oserait dire qu'il les
absorbe, mais il les recouvre ou il s'en recouvre suivant les cas,
et notamment le courant centraliste moderne a trop souvent capté
de la force à l'ancien courant religieux. Le courant allemand et
le courant français s'affaiblissent lorsque, plus haut que le patrio-
tisme cantonal, réclame sa place et s'affirme un patriotisme
fédéral, le patriotisme helvétique, quand la Suisse devient assise,
comme une nation parmi les nations, dans sa neutralité garantie
par l'Europe. — Dune manière générale, toutes ces forces histo-
riques, tous ces courans ne s'abîment pas, ne s'annihilent pas;
comme le Rhône, ils entrent sous terre, mais ils s'y frayent un
chemin et ils en ressortent; ils continuent leur travail séculaire
dans le sous-sol de la Suisse contemporaine.
La politique suisse, en ce siècle, est afl'ectée et dans une cer-
taine mesure déterminée par les dix siècles de l'histoire suisse.
Moins que partout ailleurs l'histoire, en Suisse, est une chose
morte, et moins que partout ailleurs, elle y charrie des formes
mortes. Dès 4291, la Suisse était une ligue de républiques et, de
nos jours encore, elle est une république de républiques; de nos
jours, elle est une démocratie et, dès l'origine, si tous les cantons
n'étaient pas également démocratiques, chacun d'eux pourtant
l'était bien à quelque degré. Aucun pays, grand ou petit, n'est,
dans le changement du monde, resté autant que la Suisse identique
à soi-même. Hétérogène quant à sa formation géographique,
aucun pays n'est, autant que ce pays, homogène de la profonde
et suprême homogénéité de l'histoire.
Que, par sa constitution même, la Suisse soit une démocratie
LNE DÉMOCRATIE HISTORIQUE. 291
dont les racines plongent très avant dans l'hisloiro, on croit
l'avoir montré ou du moins laissé entrevoir; qu'elle soit une dé-
mocratie historique, par ses institutions civiles, ses coutumes et
ses mœurs, c'est, maintenant, ce qu'on voudrait établir. Mais,
pour le faire, il faut sortir des généralités et raisonner sur une
espèce, analyser dans le détail la vie publique d'un canton suisse
pris entre les XXII Cantons et non point sans doute au hasard,
mais un de ceux où la démocratie passe pour avoir, politique-
ment et économiquement, son expression la plus complète.
S'il résulte de cette analyse que, politiques ou civiles, toutes
les institutions de ce canton touchent, en ellet, à l'extrême démo-
cratie et que les coutumes, les mœurs y sont aujourd'hui sensi-
blement pareilles à ce qu'elles étaient aux extrêmes confins de
l'histoire; si les idées et les choses de ce temps, celles qui portent
en elles-mêmes le plus de force, doivent, pour y pénétrer, se
couler et se conformer au moule traditionnel; si ce qui est vrai
de ce canton l'est plus ou moins aussi de tous les autres, alors il
y aura une raison de plus pour définir la Suisse « une démocratie
historique », et peut-être il ne serapas impossible d'en formuler la
loi à peu près ainsi : Quoi qu'il arrive en Suisse, il n'y arrivera
rien qui ne soit une conséquence de toute l'histoire et comme
une projection dans le présent de tout le passé des cantons et de
la Confédération. La démocratie suisse, c'est de l'histoire en mou-
vement.
II
Le canton des Grisons peut être pris pour type de cette extrême
démocratie et de cette démocratie historique, dont se rapproche-
raient, à des intervalles inégaux, les vingt et un autres cantons
de la Confédération helvétique (1). Des Alpes d'Uri aux Alpes rhé-
tiques et du mont Saint-Gothard à la frontière autrichienne, il
couvre la sixième ou la septième partie de la superficie totale de
la Suisse, englobant les vallées quasi parallèles de l'Inn, du Rhin
postérieur et du Rhin antérieur.
Une de ces vallées, la dernière, celle du Rhin antérieur, est
particulièrement intéressante. Lorsque, parti, le matin, de
Gœschenen ou d'Andermatt, au sortir du val d'Urseren, on s'est
élevé, par une route en lacets et pendant plus d'une heure, le
long des pentes dénudées de l'Oberalp, montant et tournant tou-
jours, et, à chaque nœud que fait le lacet, se trouvant quelques
(1) Il faut seulement faire observer que les Grisons ne sont entrés que très tard
dans la Confédération, au commencement de ce siècle, en 1803. Jusque-là,'les Ligues
grisonnes n'avaient été, pour la Suisse, qu'un État allié, mais un allié extérieur.
292 REVUE DES DEUX MONDES.
mètres plus haut plutôt encore que quelques mètres plus loin;
avec le village tout au fond, vu comme à vol d'oiseau, en raccourci,
ramassé sur lui-même, entouré d'arbres si rares, si rigides, et si
blanc, si vert, si luisant dans l'air transparent ([non dirait un
jouet de Nuremberg; après avoir côtoyé le petit lac d'une couleur
de plomb, qui dort d'un sommeil de marais, en ses tourbières, au
sommet de la passe; par une autre route en lacets, on redescend
et l'on entre dans une vallée dont les bords, d'énormes mon-
tagnes, semblent s'avancer pour se rejoindre, écrasantes et étouf-
fantes, noires de leurs forêts de sapins, sous l'étincelante tache
des glaciers et mouchetées, marbrées de pâturages, clairs entre
deux bois sombres ; — aussitôt il tombe sur vous on ne sait quoi
de grand, d'une grandeur un peu monotone et triste.
L'étroite route, le plus souvent, est, d'un côté, à pic sur des
abîmes dont la séparent des bornes, mises là bien plus pour en
marquer la direction, l'hiver, quand la neige ses! amoncelée, que
pour arrêter les chutes, sil s'en produisait; de l'autre côté, elle
est comme collée à de gigantesques parois de rocher, au flanc
desquelles, de lieue en lieue, grimpent et s'accrochent des mai-
sonnettes très primitives : cabanes rustiques, faites de planches
longues et couvertes de planchettes carrées, que la résine, do
ses larges coulées, a, pour ainsi dire, peintes en un rouge brun
et qui ajouteraient encore à la désolation majestueuse du paysage,
si chacune d'elles n'avait sa « chambre des tleurs » où les géra-
niums et les fuchsias mettent la joie de leur rouge vif. Près de
ces maisons de bois, des étables de bois et des greniers de bois,
construits de gros ais à peine équarris et mal joints, exhaussés
et perchés sur de fortes poutres, ainsi que des habitations
lacustres sur leurs pilotis, si peu fermés que le vent y circule à
l'aise, gelant et raidissant les quartiers de viande qui, sans autre
préparation, fourniront la nourriture de l'année.
Devant et derrière, des séchoirs à fourrages — sorte d'échelles
ou de râteliers protégés par un petit toit, — tendent leurs montans
comme des bras, se découpent en silhouettes étranges. Le
fumier envahit les cours ; de grands porcs fauves se promènent
par troupeaux, fouillant la terre du groin, ou se chauffent au
soleil, nonchalamment, le ventre gonflé, avec des attitudes de
bêtes mortes. Un carillon de clochettes : ce sont les vaches ou les
chèvres qui viennent boire à des auges creusées dans un tronc
d'arbre et semblables à des pirogues africaines ; un lilet d'eau
limpide y coule, en chantant, plus doucement, la chanson du
torrent voisin. Des forêts, des glaciers, des rochers, dos torrens,
des ravins, des villages enfumés, de l'ombre, et tout à coup,
comme au val Tavetsch, la nappe lumineuse des prés uu des blés :
UNE DÉMOCRATIE UISTORIOIE. 293
ainsi se déroiil^t'ii ruban cette vallée du Vorderrhein, toute pleine
d'églises, de cliapelles et de chemins de croix égrenant leurs
stations sur les collines, — que domine l'abbaye de Disentis et
que barre l'évèché de Coire.
Tel est le pays, dune grandeur sévère et comme religieuse ;
les hommes y sont d'une politesse fière et digne. Ils vous saluent,
quand vous passez, d'un u bonsoir » en langue romanche où l'on
sent la cordialité d'un accueil tout patriarcal. L'étranger ipii
séjourne ici devient véritablement un hôte. Il faut qu'ils sachent
qui il est, d'où il est et ce qu'il veut faire : dès qu'ils le savent, ils
l'adoptent, et, chez eux, il se retrouve chez lui. Lui, cependant,
s'il est Français et s'il saisit quelques mots de cet idiome mêlé de
latin et de celtique et qui ne serait guère, suivant certains
auteurs (i , que du latin déliguré par la prononciation celtique,
il lui paraît qu'il marche dans la liberté et que c'est de l'égalité
qu'il respire. L'idée de -* démocratie » s'impose à lui comme une
obsession, par l'image d'une démocratie calme et grave, où toutes
les affaires sont les affaires de tous et se traitent sans éclat, mais
sans désordre. Il est frappé de l'air sérieux dont le paysan qui
coupe de l'herbe dans son champ ou casse des pierres sur le che-
min parle des choses qui le regardent comme citoyen et de l'air
sérieux dont il écoute des choses qui ne le touchent pas ou ne le
touchent que de très loin et dépassent de beaucoup le cercle de sa
vie et de ses connaissances. Et rien, en revanche, ne peut rendre
l'air d'estime profonde avec lequel tel personnage universellement
réputé pour ses actes ou pour ses œuvres parle à ce dernier venu,
qui est son égal, au moins en liberté, en droit et en considéra-
tion, dans cette démocratie dont ce n'est pas assurément le moindre
miracle qu'elle semble ignorer et la vanité et l'envie.
La cause en est sans doute que, dans la démocratie paysanne
et montagnarde des Grisons, il n'y a ni riches ni pauvres. De
Tschamut à Trous et au delà, on ne voit pas un seul château, et
l'on serait embarrassé de citer une propriété de quelque étendue ;
mais non plus, de Tschamut à Trons, on ne rencontre pas un
mendiant. La belle aisance de là-bas ferait sourire, si elle ne le
faisait souffrir, un humble rentier de nos villes. Ils y sont bien,
en vérité, les deux termes de l'équation : démocratie et médiocrité !
Mais cette démocratie, consolation et récompense de cette médio-
crité, tout le monde l'aime, aux Grisons, d'un viril et robuste
amour. Le poète Anton Huonder en a très fortement exprimé la
puissance dans les cinq strophes du Paysan souverain, dont on
ne craint pas de dire qu'elles contiennent toute la nature et tout
(1; Ascoli, Lettera giottologica.
294 REVUE DES DEUX MUNDF.S.
l'homme, tout le pays et toute la race, les Alpes grisonnes et le
peuple grisou.
C'est mon roc, c'est ma pierre — Ici, je pose solidemeiiL mon pied —
C'est riiéritage de mon père — Et je ne le dois à personne.
C'est mon champ, c'est mon élable — C'est mon bien et mon droit —
Non, je ne le dois à personne. — Je suis, ici, le roi.
Ce sont mes cnlans, mon propre sang — Que le bon Dieu m'a donnés.
— Je les nourris de mon propre pain — Ils dorment sous mon toit.
0 libre, libre pauvreté! — Héritage de mes pères — Je veux vous dé-
fendre avec courage — Gomme la prunelle de mes yeux.
Oui, libre je suis né — Tranquille je veux dormir — Et libre j'ai grandi
— El libre je veux mourir (1) !
La « libre pauvreté », la « liberté », « libre, libre, libre! »
reviennent en ces vers comme le thème principal, comme un
leitmotiv, comme l'unique pensée et l'unique désir. Ecoutez, le
dimanche, à l'issue de la messe, ce que disent les hommes assis
en rond tout autour de l'église; et le dimanche soir, écoutez ce
que chantent, sous la direction de leur capitaine, les Compagnies
de la jeunesse. Prose très vulgaire ou poésie très noble, choses
du village ou vieilles épopées, ce ne sont que des hymnes à la
liberté. « Nous qui sommes enfans des rochers, nous que les
vallées ont nourris, nous que les sommets ont vus naître, vou-
drions-nous être vassaux (2)? »
Et comment ne pas le remarquer? La liberté est associée à la
nature : les libres rochers, les libres vallées, les libres sommets
font lés Grisons libres. La liberté devient pour eux comme une
loi physique, ou physiologique, comme une condition de l'être,
et il leur serait aussi difficile de se passer d'elle que de la viande
séchée qu'ils mangent, du Weltliner qu'ils boivent, du lait, du
beurre et de l'air des Alpes. Associée à la nature, elle ne l'est pas
moins à l'histoire : elle vient à eux, légalement, en légitime suc-
cession, du fond des temps : « C'est l'héritage de mon père. —
Héritage de mes aïeux » ; et ils y tiennent d'autant plus qu'elle est
à peu près tout leur bien : « Qui nous met sous un toit — En
notre pauvreté? — 0 libre, libre pauvreté! » 0 pauvreté libéra-
trice! un petit peuple l'a épousée dans l'Oberalp, comme Fran-
çois d'Assise, autrefois, aux monts ombriens, et, comme le saint y
cherchait la promesse des célestes félicités, le peuple y sait trou-
ver le gage de l'indépendance et de la paix.
(1) Las Poesias ded Anton Huonder, cdidas de D'' C. Decurtins. Squitschau a
Muster, p. 10-11. — Il pur suvevan. M^^ Marie de Vogelsang a donné une adaptation
allemande de cette poésie de Huonder, dans une étude : Ein Rest Agrar-Collectivismus,
publiée par la Monatsschrift filr Christliche Socialreform, mais il n'est pas inutile
d'en donner une traduction française littérale.
(2) Id. ibid., p. 13. Gl' isclii a Trun. (L'érable de Ti-ons.)
UNE nKMOoKATir: msroHioiF,. 295
Ouo pouvonjt ôtro les institutions politiques de ce peuple, qui
il fait vœu de liberté (1^, chez qui. dans la parfaite égalité de
droit, il n'y a point de grandes inégalités de fortune, — sinon
libérales et démocratiques? Aussi le sont-elles, et jusqu'à
l'exlréme. Cinq membres élus pour trois ans composent son gou-
vernement. Ils sont nommés au suffrage direct par les citoyens
de tout le canton. Ils doivent tout leur temps aux affaires pu-
bliques (2\ et se partagent les divers déparlemens de l'adminis-
tration (3J. Ils représentent, dans le canton des Grisons, le pou-
voir exécutif, mais un pouvoir exécutif à attributions assez ré-
duites.
Le Grand-Conseil y représente le pouvoir législatif. Il siège h
Coire, chef-lieu du canton, et se compose de 72 membres ou dé-
putés, renouvelés par l'élection, de deux en deux ans, le premier
dimanche de mai. Le gouvernement prépare le rôle des projets
qui leur sont soumis et le bnir fait tenir avant les séances. Ils ont
le droit de motion et d'interpellation (4). Mais le Grand Conseil,
lui aussi, n'a que des attributions réduites: l'autorité de ce pou-
voir législatif est limitée de plus près encore que celle du pou-
voir exécutif (5).
Par quoi? Bien qu'on n'aime pas à se servir du mot « souve-
raineté », dont l'emploi a toute sorte d'inconvéniens, on peut, en
ce cas, y recourir, puisque, aussi bien, il s'agit d'une collectivité
(1) » Que notre ferme et libre main — Ne soit vouée qu'à la liberté — Notre cœur,
notre libre sang — Voué à la fraternité ! » — Las Poesias ded Anton Hiionder, p. 14.
Gl' ischi a Truu.
(2) Ils ne peuvent exercer aucune profession active. Ils ne peuvent être ni méde-
cins, ni avocats, ni commercans en exercice. Ils ne peuvent faire partie d'aucun
conseil d'administration. L'un d'eux seulement, un sur cinq, peut être membre d'-une
des deux Chambres fédérales.
(3) Le département de l'instruction publique et les déparlemens de la justice et
de la santé sont pourvus chacun d'un comité consultatif de deux membres, nommés
pour trois ans par le Grand-Conseil. Sur l'organisation politique des Grisons, on
trouvera de bons renseignemens (en tenant compte des modifications introduites
par la revision constitutionnelle du 3 juin 1892) dans la collection des Manuels
Hœpli, Ordinamento degli Stali liberi d'Europa, pel dott. Francesco Racioppi.
(4) Avec faculté de parler dans l'une ou l'autre des trois langues du pays, alle-
mand, italien ou romanche.
(5) Le Grand-Conseil se réunit, chaque année, une fois, en session ordinaire, qui
dure environ trois semaines et pendant laquelle les députés touchent 1 francs par
jour, plus une modeste indemnité de voyage. Pour être membre du Grand-Conseil,
il faut avoir vingt-trois ans accomplis. Chaque député a un suppléant. Le Grand-
Conseil nomme, à chaque réunion annuelle, son président, son vice-président et trois
scrutateurs. Dans les questions religieuses, le Grand-Conseil se divise en deux parties
qui, d'après les anciens usages, s'appellent Corpus evangelicum et Corpus catholicum.
Le Corpus evangelicum traite des affaires qui intéressent l'église nationale (canto-
nale) protestante rhétique; il élit l'assesseur qui le rejjrésente à la réunion annuelle
ou synode des pasteurs réformés. — Le Corpus catholicum surveille la gestion des
biens qui forment la manse épiscopale, par l'intermédiaire d'une commission admi-
nistrative de trois membres qu'il nomme à cet effet et qui lui en adresse rapport.
296 REVUE DES DEUX MONDES.
« qui n'a pas de supérieur humain (I) en dehors d'elle-même » :
le pouvoir du Grand-Conseil , dans le canton des Grisons , a sa limite
toujours prochaine, et elle n'est autre que la souveraineté popu-
laire. Il propose les lois plus qu'il ne les adopte et il les élabore
plus qu'il ne les fait. Le peuple ne manque jamais d'avoir la der-
nière raison. Il l'a, par Y initiative qui est la forme active ou posi-
tive, et par le référendum, qui est la forme passive ou négative,
dans lesquelles il exerce sa souveraineté.
Au référendum sont soumis, de droit : tout changement à la
constitution, tout traité que le canton peut conclure avec d'autres
États ou cantons en vertu de son indépendance, restreinte par la
constitution fédérale, toute loi, de quelque nature qu'elle soit,
judiciaire ou administrative (2). N'est-ce pas le référendum obli-
gatoire, universel, quotidien dans le sens qu'il s'applique à tout
ce qui peut faire et fait tous les jours la vie publique du canton?
Et, par lui, n'est-ce p"as la démocratie directe enserrant, surveil-
lant, contrôlant, corrigeant la démocratie représentative? N'est-ce
pas la souveraineté du peuple constante, continue, permanente?
Mais ce serait peu que le référendum, qui donne au peuple des
Grisons le moyen de repousser les lois dont il ne veut pas : l'ini-
tiative lui donne le moyen d'avoir celles qu'il veut et d'abroger
celles dont il ne veut plus (3), Elle appartient au peuple tout
entier, et à toute fraction du peuple, et à tout citoyen, à condi-
tion de réunir les signatures de trois mille électeurs; rien n'est
au-dessus de sa portée, non pas même la constitution, que tout
citoyen peut faire reviser en tel ou tel de ses articles ou même en
'sa totalité et à laquelle il peut en faire substituer une autre, si la
majorité du peuple accepte et ratifie sa proposition.
La base territoriale sur laquelle repose, dans le canton des
Grisons, le système représentatif, est le cercle, association ou
plutôt groupement de communes. Le cercle est, après la com-
mune, la première union administrative. Les trente-huit cercles
des Grisons, très différens entre eux pour l'étendue, envoient au
Grand-Conseil des députés en nombre variable (4). Ont droit de
(1) C'est un des termes de la définition que le célèbre juriconsulte anglais Austin
a donnée de la « souveraineté ».
(2) La Constitution précise même et énumère : soit une loi civile, soit une loi cri-
minelle: soit en matière d'impôts, d'école, de forêts, de chemins, de chasse et de
pêche, d'hygiène, d'assistance, soit sur n'importe quelle partie de l'économie natio-
nale; et, de môme, pour toutes les ordonnances rendues en exécution des lois fédé-
rales que pour toute création nouvelle d'emplois cantonaux, que pour toutes dépenses
qui excèdent 100000 francs une fois versés ou 20 000 francs chaque année, pendant
cinq ans.
(3) Les lois, après qu'elles ont été deux années en vigueur; les ordonnances, sans
condition de temps.
(4) Coire, par exemple, a sept députés, mais beaucoup d'autres cercles n'en ont
UNE OÉMOr.RAIlE HISTORIQUE. 297
parliciju'i' à l'él^ition tous les Suisses domicilit's tlaus le cantou.
et lesutVi-aïre s éniet.au choix dos électeurs, soit en des assemblées
générales du cercle ou landeagcmeinden [\), soit par commune, à
mains levées ou au scrutin secret. Mais le cercle est, en outre, il
est surtout une union judiciaire. Les assemblées du premier
dimanche de mai, les landesgrmeindtm, élisent, en même temps
que les déput('s au Grand-Conseil et leurs suppli'ans, les membres
du tribunal de première instance, qui se compose de six juges, et
le président de ce tribunal, qui est aussi le président du cercle (2V
Le cercle a son autonomie, au moins une certaine autonomie,
dans le domaine de l'exécutif et le domaine du législatif (3V Ou
bien, si c'est un peu trop dire, on peut dire du moins qu'il jouit
dune très large autonomie administrative. Et non seulement le
cercle a sa vie légale, mais il a ses moyens do vivre, ses res-
sources à lui. Quelques-uns de ces cercles sont propriétaires de
biens fonds : le cercle de Disentis possède une foret, le cercle
de Davo>. une maison lii. Qu'on examine donc le canton ou le
cercle, si Ton veut arriver à l'unité irréductible, et comme au
premier élément de la vie politique dans les drisons, c'est à la
commune qu il en faut venir.
On aime, dans le canton des Grisons, à qualifier la commune
de « commune souveraine ». Et, en efîet, au point de vue du droit
public, la commune est réellement souveraine. Elle nomme,
chaque année, son président et les conseillers qui l'assistent.
L'assemblée de la commune, gemcindeversammLnnfj , se tient
généralement le dimanche, après le ser\ ice divin. Dans quelques
villages, il y a encore, comme en Flandre il y avait le beffroi, une
cloche spéciale pour appeler à la commune. Le président de la
commune ouvre cette rjemeindevf'rsammluiu/, où l'on se rend de
tous les villages et de tous les hameaux qui en dépendent, car la
qu'un. Chaque cercle donne à son député un plein pouvoir écrit et régulier. A la
fin des sessions, le Grand-Conseil élit une commission de trois membres qui rédige
les lois soumises à la sanction du peuple et préparc le rapport aux cercles et aux
communes sur les travaux de l'année.
(1) Ce ne sont que des landesqerrïBinden de cercle et non point des landesf/emei»-
den de tout un canton, comme dans Uri, Glaris, les deux Unterwalden, les deux
Appenzell. — Dans ces assemblées générales, soit de cercle, landesgemeinden, soit
de commune, gemeindeversammlungen, on délivre à chaque votant une carte de lé-
gitimation. Le nombre des votans est officiellement constaté, car la majorité abso-
lue est nécessaire pour tous les scrutins.
(2) Elles élisent, de plus, un ou deux juges de paix, compétens jusqu'à 30 francs.
(3) Il peut rendre des ordonnances en matière de finances, sur les questions éco-
nomiques, administratives et de police, en matière d'hypothèques, d'assistance, etc.
(4) L'union supérieure au cercle, le district, est exclusivement judiciaire. Le dis-
trict est formé de plusieurs cercles. Mais le tribunal de district n'est pas élu au
suffrage direct. L'élection des six juges et du président qui le composent a lieu tous
les trois ans, par le suffrage au second degré. Pour cette élection, chaque commune
désigne, selon sa population, un certain nombre de délégués {Wahlen).
298 REVUE DES DEUX MONDES.
commune grisonne n'est pas agglomérée, ou, plus exactement,
toute agglomération, même assez importante, ne forme pas, à
elle seule, une commune. Au début de la séance, on lit le procès-
verbal de l'assemblée précédente, puis l'on passe à la discussion
des affaires, qui peuvent être nombreuses et de toutes sortes,
l'assemblée communale devant être consultée sur les plus grosses
questions et sur les plus petites (1).
A cette consultation ou à cette discussion, il est procédé en
deux formes. Ou bien le Weibel, l'huissier communal, au nom du
président, interroge les citoyens qui ont été anciennement honorés
de fonctions administratives ou judiciaires : « Quel est là-dessus
votre avis, monsieur l'ancien président, ou monsieur l'ancien con-
seiller (2)? » Ou bien, tout simplement, on donne la parole à qui
veut la prendre, et la discussion est souvent très vive. Il y a trois
manières de procéder au vote : par mains levées, par séparation
(ceux qui votent oui se rangeant à droite, ceux qui votent non, à
gauche) et le scrutin secret avec l'urne (3).
Une complète égalité règne dans ces assemblées de la com-
mune, et ce n'est que par déférence et par respect pour les vieux
usages que l'on veut d'abord requérir l'avis des anciens prési-
dens et anciens conseillers. Au reste, ces présidens ne sont pas
d'une condition sociale et sont rarement, si l'on peut ainsi dire,
d'une condition intellectuelle difierentes de celles de leurs conci-
toyens : quelque instituteur retraité, quelque bas-officier revenu
depuis vingt ans des armées licenciées du pape ou du roi de
Naples, quelque garçon de café rentré au pays grison pour y
vivre de ses gains économisés, un paysan, comme les autres,
qu'on rencontre, sa faux ou sa fourche à l'épaule, et qui s'arrête,
et, la plantant en terre, appuyé sur le manche, sans cris et sans
gestes, parle posément de la dernière loi, comme un homme qui
veut ce qu'il veut, dit ce qu'il dit, sait pourquoi il le veut et com-
ment il le dit. Les échelons de la hiérarchie ne sont pas très
élevés, les magistratures sont en pente douce: on y monte faci-
lement, on en descend sans se blesser, et, grâce à elles, l'égalité se
fait ou se maintient par en haut ; précieux privilège d'une démo-
cratie qui se constitue en aristocratie, mais s'y constitue tout
entière, qui prend, à sa façon, le ton aristocratique et garde l'es-
prit démocratique, et où, suivant une boutade fameuse, tout en
s'appelant messieurs, on se traite vraiment en citoyens.
(1) Depuis une loi fédérale jusqu'à un règlement de pâturage.
(2) C'est la forme traditionnelle, suivie jadis dans les Diètes. Voy. Helvetia pro-
fana e sacra. lielalione de potentissimi XIII Cantoni Svizzeri detti délia Gran Lega.
fatta da Monsir/nor Scotti, vescovo del Borgo di S. Donnino, governatore délia Marca
(ancien nonce à Lucerne). Macerata, 1642, p. 22.
'3) Sur les matières fédérales, l'emploi de J'uruc est obligatoire.
UNE DÉMOCRATIE HISTORIQUE. 299
La commune grisonne est libre et souveraine. Mais elle ne le
serait que théoriquement et ne le demeurerait point en fait, si
elle n'avait pas de quoi subvenir à tous ses besoins, si elle était
(>blijr»*e de faire appel au concours du canton, qui est. ici. TEtat.
Dans la pratique, elle est libre et souveraine parce quelle a, bien
à elle, les ressources suffisantes, parce qu'elle est propriétaire, avec
tous les droits du propriétaire, ou à peu près tous, quant à la dis-
position et à l'administration de ses biens (1).
A l'ordinaire, ces biens consistent en forêts et en alpes. L'ad-
ministration des forêts de la commune est confiée à une com-
mission particulière et à un forestier communal, sous la surveil-
lance directe du président et des conseillers. Pour les alpes et
pour chaque alpe. les usagers se réunissent en une sorte de
syndicat qui a, entre eux, une certaine existence juridiiiue et pro-
duit certains etTets de droit. Mais la commune, ainsi qu'on l'a noté,
est le plus souvent formée de plusieurs villages, hameaux ou écarts.
Il en résulte que toute la commune n'est pas, en tant qu'une
seule commune, propriétaire de toutes les alpes et de toutes les
forêts qui ne sont pas de propriété privée. Le terroir de la commune
grisonne est si vaste et les montagnes, dans cette partie do la vallée,
sont si denses que chaque village, chaque hameau, chaque écart
a la sienne, c'est-à-dire qu'il a sa forêt et son alpe.
La législation moderne voudrait que toutes les alpes et toutes
les forêts fussent la propriété de toute la commune, seule consi-
dérée comme être moral et corps politique, et, plus encore que la
législation, ainsi le voudrait la jurisprudence fédérale (2i. Mais
tout, dans les Grisons, résiste à cette prétention. Tout proteste,
tout s'y insurge contre la lente et plus ou moins hypocrite abo-
lition du vieux droit et des \-ieilles coutumes : pas plus que la
Révolution française n'a pu, de vive force, substituer, en Suisse,
la liberté jacobine aux libertés traditionnelles, pas davantage, en
ce canton, la Confédération à tendances centralistes ne pourra
substituer à la loi et aux institutions grisonnes une loi et des
institutions qui tirent leur origine d'un principe abstrait ou
d'une théorie, non point de la nature et de l'histoire.
Et c'est pourquoi, dans cette vallée, dans ce long défilé où la
terre est si étroitement, si parcimonieusement mesurée aux be-
soins des hommes, il a été impossible de supprimer le « parcours »,
(1) Le gouvernement cantonal n'intervient, pour exercer une surveillance sur
l'administration des biens de la commune, que s'il en est requis, dans le cas d'abus
manifeste. Alors, la commune peut être « mise en tutelle ». Pour la vente des forêts,
l'approbation du service forestier est nécessaire.
2) Le tribunal fédéral qui siège à Lausanne, est le tribunal suprême de la Con-
fédération; ses arrêts font jurisprudence, comme, chez nous, ceux de la Cour de
cassation.
300 REVCn DES DE ex MONDES.
ce vieux droit ou ce vieil usage, en vertu duquel deux fois
chaque année, au printemps et à l'automne, on ouvre au bétail la
porte des étables, et, de tel jour à tel jour lixés par une décision
de la commune, sans que nul puisse encore faucher et faire paître
son propre pré, on laisse aller le troupeau où il veut sur les
propriétés privées; ou plutôt, pour un temps, deux fois par an,
de tel jour à tel jour, il n'y a plus de propriétés privées: la jouis-
sance, au moins, en est interrompue, la collectivité exerce une
reprise et le domaine éminent de la commune, pour un temps,
redevient un domaine effectif (1).
De la sorte, le bétail est nourri toute l'année : le printemps
et l'automne, grâce au parcours; l'hiver, du foin que chacun a
récolté dans sa prairie particulière ; l'été, de l'herbe molle et épaisse
des alpes communes ou communales. Mais, de même que toute la
commune n'a point de droit sur toutes les alpes, de même tous les
habitans n'ont pas, sur les biens de la commune, un droit absolu-
ment égal (2). Car il y a, dans la commune officielle grisonne,
jusqu'à trois communes distinctes : la commune politique, la
commune bourgeoise, et la commune religieuse ou paroisse. Ce
n'est pas une conception logique réalisée d'un coup ; c'est une for-
mation historique par couches successives. Et, d'ailleurs, ce qu'on
dit de la commune, on doit le dire aussi de tout le reste, dans le
canton des Grisons.
Nous avons là, reconnaissable à bien des traits, une démo-
cratie portée presque jusqu'à l'extrême : un gouvernement, une
assemblée représentative, élus directement par le peuple qui ne
leur abandonne jamais et ne leur délègue pas totalement sa sou-
veraineté; le référendum et l'initiative, donnant à la démocratie
directe le pas sur la démocratie parlementaire; une magistrature
élue à tous les degrés, directement ou indirectement, par le peuple
et parmi le peuple; des magistrats, des juges, et non pas une
magistrature, puisqu'ils sont pris, au choix, dans le peuple, et non
dans une classe spéciale de juristes professionnels ; des com-
munes souveraines, indépendantes au point de vue administratif
et au point de vue économique, propriétaires, organisées, exis-
tant par elles-mêmes : véritables élémens vivans de l'Etat, qui est
d'elles et pour elles, au contraire de la commune française, de la
commune moderne, qui n'est que la plus petite division poli-
tique et administrative de l'Etat : en droit, une égalité absolue;
(1) Le parcours n'est pas un usage ou un droit spécial aux Grisons. On le trouve,
assure-t-on, là où il reste des vestiges vivans de propriété collective, en Allemagne,
en Angleterre, dans la haute Italie. Mais ici, c'est le fond même de l'organisation
économique du pays.
(2) Les habitans qui ne sont pas bourgeois payent une redevance de pâture d'un
tiers plus forte que celle qui incombe aux bourgeois eux-mêmes.
UNE DÉMOCRATIE IIISTORIOUE.
301
on fait. rin»^iralitp des conditions anssi nkluilo qu'elle pciil lùtrc ;
le sentiment de la liberté, vif et frais comme la brise des Al])es;
des lois très simples et toutes droites, faites par tous, intelligibles
pour tous et que tous sont capables d'appliquer. — voilà sûrement
les caractères dune extn'me démocratie, mais il y a plus, et
quelques-uns de ces caractères sont justement ceux d'une démo-
cratie historique, les marques et comme les titres, le certificat
d'identité d'une démocratie si ancienne dans ses formes, qu'il n'y
a point d'exagération à l'appeler une démocratie primitive.
Si l'on remonte dans le passé de ce pays, bien avant qu'ait été
créé le canton actuel des Grisons, que voit-on? Un Etat souverain,
formé de trois ligues dont chacune a gardé une part de souve-
raineté; né d'un serment, comme la Confédération elle-même, du
serment juré sous l'érable de Trous, au commencement du
xv' siècle: prospère dès le xvi' siècle, adulte, constitué, pourvu,
au xvn« siècle (T, d'un gouvernement qui, depuis lors, n'a guère
changé. C'était un gouvernement de trois chefs, dir drci tlauptor:
un pour chaque ligue, un pour la Ligue Grise, un pour la Maison
de Dieu, un pour les Hix .Uidicatures. Les trois chefs se réunis-
saient aussi souvent qu'il était nécessaire et, quand ils le jugeaient
utile, convoquaient l'assemblée des délégués des trois ligues (2).
Chacune de ces trois ligues avait sa Diète, qui en «'hiit comme le
Grand Conseil. Le district n'avait pas d'existence politique. La
base de l'État était le cercle, la judicature. et, dans le cercle,
l'élément vivant était la comniune.
C'est ce qui distingue l'État grison de l'État moderne, ce qui
lui imprime un cachet de haute originalité : la commune y tient
la première place. Toute la vie publique tourne autour d'elle ; elle
est l'unité morale, sociale et politique; elle est un Ktat en minia-
ture; elle est, c'est-à-dire : elle était, car tout ce qu'elle est main-
tenant . la commu ne grisonne l'était — et plus encore — dans le passé.
Elle avait tous les droits et tous les pouvoirs. Elle décidait en maî-
tresse de ses intérêts temporels et de ses intérêts spirituels. Au
temps de la Réforme, ce n'est pas l'État, ce ne sont pas les ligues,
ce n'est pas même le cercle ou la judicature, qui ont été appelés à
se prononcer sur la foi. Les articles d'Ilanz, cette Magna Charta
de la liberté grisonne, réservent à la commune les résolutions
en matière religieuse (3). La comniune était, comme elle l'est
maintenant et d'une propriété moins contestée encore , propriétaire
1) Vov. Monsignor Sroiti. Relalione, etc.
(2) Ibid., p. Ti-18.
(3) Les Articles d'Ilanz sont de 1522. Dans certaines communes, la religion a été
choisie à la majorité d'une seule voix, que les traditions populaires aitribuont, solon
les cas, soit à un ange, soit à un diable.
302 REVUE DES DEUX MONDES.
des forêts et dos pâturages de quelque valeur situés sur son ter-
ritoire. Comme aujourd'hui et tout naturellement, en soulevant
encore moins de récriminations, c'était à elle que retournait, au
printemps et à l'automne, toute propriété privée, pour quelques
semaines, par l'exercice du droil de Paschcoinmin, auquel étaient
soumises toutes les terres des particuliers. Gomme aujourd'hui,
elle réglait librement l'exercice de ce droit (1). Elle avait le droit
de chasse en plaine et en montagne et le droit de poche au Rhin.
Elle n'avait pas de seigneur, elle était son propre seigneur, et elle
pouvait être réellement un seigneur, les ligues ayant, en Valte-
line, des sujets, et les communes étant souveraines dans chaque
ligue.
Les judicatures aussi étaient souveraines dans leur ressort, au
moins en matière criminelle. Leur nom le disait: Hochgerichte;
elles avaient haute et basse justice, la potence et la roue; mais
quel était Télément vivant de la judicature? L'élément vivant de la
ligue ou de l'Etat, toujours le même, la commune. La judicature
elle-même était comme une grande commune : Jurisdictio seii
communitas Desertinensisj porte une ancienne description de la
vallée (2). Au-dessous de ces communitates , des curtes, communes
plus petites et tribunaux pour les causes mineures, Tavetsch,
Disentis, Trons, Brigels. C'étaient les communes, judicatures ou
parties de judicature, qui, en tirant de leurs embarras d'argent,
en aidant de leurs deniers, leurs seigneurs laïques et ecclésias-
tiques, avaient acheté leur affranchissement, s'étaient libérées de
la dîme, avaient acquis le droit d'élire les juges des Hochgeri-
chte, entre leurs citoyens, un ou deux par commune (3), C'étaient
elles qui désignaient les députés à la Diète; chaque commune,
chaque judicature, avait son président, son mistral, ses officiers,
ses huissiers : « Si l'on regarde aux magistrats et aux tribunaux,
écrivait un nonce apostolique en Suisse, il y a, dans les Grisons,
autant de républiques que de communes (4). »
Sur l'Etat grisou et sur la commune grisonne, les flots de l'his-
toire ont passé sans que presque rien y fût changé. A la place
des trois ligues, il y a le canton; à la place des trois chefs,
(1) La comnmne avait même ses lois, ses coutumes écrites, qu'on pourrait com-
parer soit aux lois barbares du haut moyen âge, soit encore aux Kanoiins kabyles.
Voy. clans la Rntoromanische Chrestomatkie, de M. Decurtins (7 Ba7id, 2 Lieferung,
pp. 342 et s.), les Statuts de Fûrstenau et d'Orlenstein et, dans le même volume
(p. 320), la Formule du droit de Films. Cf. La Lettre de la Terre, coutumes du pays
de Schons (p. 279), les Choses du Droit (p. 282), la Forme du droit criminel d'Ilanz
(p. 286), le Droit des maléfices du pa/js de Schons (p. 289).
(2) Mauri Wenzini Descriplio brevis Communitalis Deserfinensis, daus les Monnt-
rosen, de Lucerne, XXVI .Tahrg, 1881-82; Heft III.
(3) Id., ihid.,^. 388.
(4) Monsignor Scotti. Relatione, etc., p. 77-78.
LNE DÉMOCRATIE HISTOHIOIE. 303
Landrichtt'r de la Ligue Grise, Bourqjucstrc de la Maison de Dieu,
LAjniUvnnuvm 9ës Dix Judieatures, il y a un gouvernement de cinq
membres: à la place du vieux lUaidcstat/ où les députés dos Hoch-
gerichte votaient suivant les instructions de leurs commettans,
il y a un Grand-Conseil dont les députés ne sont plus liés par un
mandat impératif, mais dont les décisions ne deviennent des lois
que si le peuple lesaccepte : une démocratie jadis, une démocratie
à présent et. sauf peut-être en un point ou deux, la même démo-
cratie à présent et jadis. Une république de communes; autant
de républiques que de communes, puisque la nature n'a pas
changé, et que c'est encore la même vallée se déroulant le long
du fleuve, avec des villages de loin en loin, et, tous les trois ou
quatre villages, une commune, et, toutes les huit ou dix com-
munes, un bourg, chef-lieu de cercle, y formant comme un nœud
vital, où toute cette liberté, toute cette souveraineté, toute cette
démocratie éparpillée et toutes ces républiques éparses se con-
centrent et agissent.
Ainsi, dans la vallée du Rhin antérieur, l'immuable nature a
gardé à peu près intactes les institutions, qui ont gardé à peu près
intactes les mêmes formes. Le peuple s'y assemble toujours en
lande^gemeinden, par cercles ou par judicatures, à la même époque
et dans le même enclos, dans le pré, dans le courtil de Tabbaye.
A l'ouverture de ces landesgenieinden , on dit toujours la même
prière, on emploie la même procédure, pour discuter sur les
mêmes affaires, qui reçoivent les mêmes solutions. Le président
ou les députés qu'on élit prêtent le même serment, sont, sous le
même titre, investis des mêmes pouvoirs et se couvrent du même
manteau. Les juges qu'on y nomme appliquent, avec le même bon
sens, le même droit très simple, les mêmes lois à peine rajeunies,
prononcent dans les mêmes termes, conformément aux mêmes
coutumes, sous les mêmes pénalités. Les chansons que l'on chante,
en ramenant de la landesgemeiude les magistrats nouvellement élus
sont de vieilles chansons et les drames que l'on jouait, il y a une
dizaine d'années encore, aux jours de fête populaire, aux solen-
nités religieuses, judiciaires ou civiques, sont de vieux drames,
comme cette Passion de Somvix où le Christ est jugé suivant la
loi grisonne (1). Quoique bien des générations se soient succédé
depuis la première landesg emeinde , c'est toujours le même peuple
qui sassemble, au même dimanche de mai.
Il semble qu'il y ait en ce pays une force inépuisable de con-
(l; Exemple frappant de la persistance des formes et preuve de la force du pou-
voir judiciaire dans les démocraties anciennes : sur vingt- cinq scènes dont se com-
pose la Passion de Somvix, vingt et une sont des scènes jnàicia.ires.'Voy. Dos Somvixer
l'axsions-Spiel, Ein Vortrag von D' C. Decurtins, dans les Monatiosen. Stans, 1878.
304 REVUE DES DEUX MONDES.
servation et de durée, que la montagne y communique aux hommes
quelque chose de sa perpétuité, de son éternité et que cette maigre
terre, cette pauvre vallée ne veuille rien laisser perdre. L'antique
Rhétie survit dans les Grisons et les mêmes légendes subsistent,
embaumées dans la même langue. En grattant les saints, on re-
trouverait les divinités rhétiques et, par exemple, sous la sainte
Marguerite chrétienne, une déesse païenne de la fécondité, une
nymphe des eaux ou des bois (1). La commune grisonne, c'est la
commune rhétique, la commune celtique; si l'on voulait expliquer
la relation des institutions politiques aux institutions économi-
ques et comment le chef du troupeau était en même temps le
chef du village, ce que l'Irlande a permis de deviner, les Grisons
le confirmeraient; le tgauvitg grisou, d'abord chef du troupeau et,
durant des siècles, chef du village, éclairerait la transition.
La liberté grisonne, que célèbrent les poésies d'Anton Huonder,
c'est celle que vantent et revendiquent d'âge en âge les chants
populaires, celle qui faisait autrefois que les mères jetaient leurs
enfans sous les pieds des chevaux des Romains victorieux, aimant
mieux les voir morts qu'esclaves, celle qu'on a sauvée par le fer
et retrempée dans le sang, qui a brisé les entraves féodales ; et c'est
la liberté rhétique, que le paysan grison a défendue contre Napo-
léon I", comme jadis contre César-Auguste. Cette démocratie de
paysans, c'est celle qui a fondé la Ligue Grise; par une longue
chaîne de héros et de magistrats obscurs, de capitaines et de légis-
lateurs de village, elle rejoint les démocraties paysannes de la
Rhétie. Dès qu'elle réapparaît pour ne plus disparaître, au com-
mencement du xv*' siècle, elle se révèle telle que nous la pouvons
voir encore : digne, fière, sans haine et sans envie, avec un très
haut sentiment de la valeur personnelle de l'homme, avec un sen-
timent très net de l'égalité politique et juridique des hommes;
sûre de n'être, de nature, inférieure à qui que ce soit; respectueuse
des supériorités acquises, du talent, du savoir; orgueilleuse des
familles paysannes qu'elle croit capables et dignes de gouverner (2) ;
écrivant familièrement : « A noire cher ami le roi de France, » et
disant cérémonieusement : « Monsieur le docteur Martin Luther ; »
amie de l'instruction et, dans tous les traités qu'elle conclut, récla-
mant des maîtres d'école. Mais dès sa réapparition elle est fixée,
et, en un certain sens, elle est achevée : elle est, quant aux grandes
(1) Ainsi de la Vierge, de sainte Cécile, etc. Voy. YUrbaire de Tavetsch, qui rap-
pelle, sur plu.') d'un point, le Formulaire de Morsebourg.
(2) Voy. dans la Chvestomatkie de Deciirtins (1,2, p. .'];i8-370) les chansons dites
de la Valtclinc. Voy. les Chansons sur Jean de Travers, la Chanson de la Monta(jnc,
celles sur le prélrr. Rusca, sur la D'tcle, « le jardin où les voleurs croissent le plus
dru », celle sur les Chais des di/férenles commiinfs, qui rappelle les Chais fourrés
de Raliclais.
UNE DEMOCRATIE HISTORIQUE. 305
lignes, ce qu'elle restera. Tour elle, le progrès ne sera guère qu'un
mot.
Considérez attentivement l'histoire : ces montagnes n'y ont
été que deux ou trois fois remuées par les événemens.dans le
bouleversement du monde: la première l'ois, par l'introduction
du christianisme; la seconde fois, par les efTorts de la Réforme; la
troisième fois, par les secousses de la Révolution fran(;aise. Mais,
du premier ébranlement, le seul qui soit allé au fond, le roc
grison et le peuple grisou prennent la figure qu'ils garderont. Le
peuple grison est et demeurera, sur son roc, une démocratie
chrétienne ou une chrétienté démocratique, dont le christianisme
résistera à la Réforme et la démocratie, à la Révolution. Ni la
vallée, ni la race, ni la langi.e, ni les traditions, ni la religion, ni
le roc. ni le peuple ne changent.
Sans doute, c'est vainement que l'on s'est abstenu de percer,
dans cette enceinte de pics et de glaciers, d'autres ouvertures que
celles que Dieu lui-même y lit à l'origine des temps : les cimes
de rOberalp ne sauraient arrêter tous les vents et toutes les idées.
Seulement, qu'une idée moderne, une idée allemande ou fran-
çaise, tombe dans le milieu grison, elle s'y comporte, non comme
un ferment qui dissout les vieilles institutions, mais comme un
aliment que les vieilles institutions s'assimilent. Saturée de catho-
licisme et saturée de démocratie, la terre grisonne, quand les
idées modernes la touchent, les absorbe et les transforme. Le
socialisme est entré dans la vallée du Vorderrhein, et il en est sorti
le catholicisme social. C'est, eneiTet, un peu plus bas, vers le pays
rhénan, que le catholicisme social est né, comme doctrine, des
œuvres de M^"" de Kelteler; mais c'est en cette vallée même qu'il
a trouvé, pour l'action, son soldat le mieux armé, son plus entre-
prenant et son plus énergique champion, Caspar Decurtins. Qui
ne connaîtrait en M. Decurtins que le tribun, à l'âpre, grondante
et tumultueuse éloquence, le connaîtrait mal ou ne le connaîtrait
pas du tout. Plus encore qu'un orateur, Decurtins est un histo-
rien : il n'est pas un discours et presque pas une phrase de lui
qui n'ait pour substruction toute l'histoire des Grisons et de la
Rhétie. Sa catholique et démocratique vallée, et toutes celles qui
aboutissent au môme fleuve et à la môme histoire, il les sait
pierre par pierre, arbre par arbre; il les parcourt incessamment,
ramassant les brins d'herbe et les brins de littérature, emportant
comme des trésors le plus grossier caillou du Rhin et la plus
naïve devinette de petit pâtre. Chroniques de moines, chansons
de soudards, vieilles versions en langue romanche de l'Evangile
ou du catéchisme, récits de voyages ou de pèlerinages, coutumes
agraires, formules de droit ou de procédure, il recueille tout
TOME cxxvii. — 1895. 20
3Q6 REVUE DES DEUX MONDES.
pieusement (1) ; il cherche eu tout l'âme de la Rhétie, et dans
toutes les vieilles choses il la trouve, cette âme catholique et
démocratique, et il la voudrait souffler vivante dans les choses
toutes nouvelles. Positivement, il est comme une incarnation de
ce petit pays et de ce petit peuple devant les grandes questions
qui agitent et qui travaillent l'univers contemporain.
C'est sa force aux Grisons, c'est sa faiblesse ailleurs. Qu'est-
ce donc, après tout, que le catholicisme social? Pas autre chose
ou guère plus qu'une variété du socialisme d'Etat, mais qui, en
plus de ce que supposent les autres, suppose un Etat chrétien,
qui est, somme toute, l'Etat du moyen âge. Or, il faut l'avouer,
si cet Etat chrétien du moyen âge s'est maintenu quelque part en
Europe, c'est ici, c'est dans les Grisons. Quand le socialisme y
pénètre, il y rencontre des institutions politiques et économiques
où il s'encadre, auxquelles il s'incorpore; il passe d'autant plus
aisément dans l'Etat grisou, que c'est, au résumé, la commune
grisonne, une commune encore profondément marquée à l'estam-
pille d'un collectivisme primitif. La redoutable question, la ques-
tion sociale, y reçoit, sans trop de difficulté, une solution ou
demi-solution historique et, si l'on peut le dire, organique. Mais,
de toute évidence, cette solution ou cette demi-solution, elle n'est
possible que là où, comme ici, on a en face de soi une démocratie
paysanne, religieuse, traditionnelle, pleine de vénération pour
les formes anciennes, peu soucieuse de se moderniser, ferme et
comme momiliée dans le même idéal; une démocratie qui est un
assemblage de communes et d'associations, solide, à l'épreuve
des siècles, enduite au dedans et au dehors du double ciment de
la liberté et de la foi ; une démocratie qui, elle-même, est orga-
nique et historique. C'est le cas pour la démocratie grisonne, c'est
plus ou moins le cas pour la démocratie helvétique, en gé-
néral.
La conséquence en est que, pour la Suisse, les grands problèmes
contemporains les plus urgens et les plus inquiétans ne se posent
pas avec autant d'acuité, ne paraissent pas aussi gros de hasards
et de risques que pour le reste des nations européennes. Etats
centralisés où la commune est morte, où l'association n'est refaite
que d'hier, monarchies ou empires à peine démocratiques, ou
bien démocraties toutes récentes et inorganiques.
(1) Outre la Ratoromanische Chri'slomalhie, qui fait pour tous les dialectes
romanches {Surselvisch, Suhselvhch, Sursetllsch) ce que Allons de Flugi n'avait fait
que pour la littérature engadinoise et qui complète ce que les PP. de l'abbaye de
Disentis ont fait pour les chants d'église avec leur Cudisch de Canzuns, M. G. Decur-
tins a publié nombre de dissertations et de morceaux choisis sur la vallée du Vorder-
rhein, entre autres : Die Disenliser KLosLer-Ckronile des abtes Jukob liuadi; Lucerne,
1888, et une étude sur le Landrichter Nikolaus Maissen, etc.
UNE DÉMOCHATIF. HISTORIQUE. 307
III
En général, la démocratie helvétique, comme la démocratie
grisonne que l'on a prise pour type, est une démocratie poussée
presque jusqu'à l'extrême et, comme elle, c'est une démocratie
historique. (Jue l'on observe la Confédération dans son ensemble,
dans ses organes fédéraux, ou chacun des cantons séparément
dans ses institutions particulières : dans les institutions comnmnes
à tousses membres, dans ses organes nationaux ou locaux, par-
tout on pourra constater que, d'une part, sauf les différences de
degré, ces institutions et ces organes touchent à Texlrème démo-
cratie et que, d'autre part, ils sont restés relativement pareils à ce
qu'ils étaient, lorsqu'il a commencé à y avoir une Suisse et que la
Suisse a commencé à avoir une histoire.
On sait en quoi consiste le gouvernement même de la Confé-
dération (1). Le pouvoir exécutif est confié à un Conseil fédéral
de sept membres, qui président aux diverses parties de l'admi-
nistration publicjue. Le Conseil fédéral équivaut à notre Conseil
des ministres. Les membres du Conseil fédéral élisent, entre eux
et pour un an, leur président qui est //7.«.o fado le président de la
Confédération \2]. Lux-mômes sont élus pour trois ans par les
deux Chambres de l'Assemblée fédérale, Conseil des États, Con-
seil national 3\.
A chaque député appartient le droit d'initiative en matière de
législation fédérale. Ce droit appartient aussi à chaque canton, et
nous retrouvons alors l'extrême démocratie, la souveraineté
populaire directe s'exprimant. passivement, par le référendum,
activement, par l'initiative du peuple lui-même (4); la souverai-
(1) Voy. là-dessus l'ouvrage, devenu tros rare, du D' J. Dubs, le Droit public
fédéral, et surtout le traité classique de MM. Blumeret Moral: Hundbuch des Schwei-
zerischen Bundesstaatsrechles ; Bùle, Bruno Schwabe, in-S", 2 tomes en 3 volumes,
1880-1891.
(2) Il n'est réôligihle qu'un an après être sorti de charge.
(3) Le Conseil des États se compose de 44 membres, deux par canton; le Conseil
national, de 145 députés, nommés au suffrage direct, à raison de un pour 20 000 habi-
tans. En ce qui concerne le Conseil des États, la durée du mandat et le mode de
l'élection sont librement réglés par les lois de chaque canton. Au Conseil national
sont éligihles tous les électeurs laïques. Est électeur fédéral tout citoyen suisse ùgc de
20 ans, hors les exceptions d"indignité prévues et définies par les lois de son canton.
Les députés sont élus pour ti-ois ans.
(4) Le référendum est obligatoire dans un certain nombre de cas : s'il s'agit d'une
revision de la Constitution fédérale, que la proposition en émane soit de l'Assemblée
fédériile. soit de l'une des deux Chambres ou quelle soit la suite d'une pétition signée
d'au moins 30 000 électeurs. Il est obligatoire encore sur 1 approbation ou le rejet
définitifs d'une loi, quelle qu'elle soit, « d'un caractère impératif général et de nature
non urgente », votée par l'Asscnibléc fédérale — quand 30000 citoyens ou 8 cantons
au moins le réclament, dans un délai de 90 jours après la publication. De même
308 REVUE DES DEUX MONDES.
jietë populaire permanente, la démocratie directe, l'exlrême dé-
mocratie, en matière fédérale. Il en coûterait peu de montrer
que les choses, historiquement, n'ont pas beaucoup changé :
quoiqu'elle ne soit plus tenue d'obéir aux instructions de ses
commettans, l'Assemblée fédérale ressemble encore et toujours à
la Diète; la souveraineté populaire est toujours comme suspendue
sur la tête des députés et, dans les questions vraiment importantes,
ils ne légifèrent que ad référendum. (C'est même de la diète hel-
vétique qu'est venu ce mot qui devait faire une si singulière for-
tune : les envoyés de chaque canton, munis d'instructions qui les
liaient, ne décidaient de rien, écoutaient seulement pour en réfé-
rer, ad référendum, et, à la diète suivante, rapportaient la réponse
de leur canton.)
Comme la Confédération dont ils sont les membres, et comme
le canton des Grisons qui nous sert de point de comparaison,
tous les cantons suisses sont des démocraties, s'ils ne sont pas tous
des démocraties du même degré (1).
Ou la législation directe par le peuple, ou le référendum obli-
gatoire, ou le référendum facultatif: partout le référendum, pres-
que partout l'initiative, et partout une démocratie nettement
caractérisée, qui paitout s'approche de la démocratie extrême et
qui, plus ou moins ancienne, est une démocratie historique.
C'est une démocratie par ses institutions politiques ; c'en est
une encore, et plus peut-être, par ses institutions économiques,
par ses traditions, par ses coutumes et ses mœurs, par tout son
habitus, par toute sa manière d'être. On ne trouve pas partout,
comme dans les Grisons, le droit de parcours, ce ressouvenir ou
cette survivance de l'antique communauté de village mais en
beaucoup d'endroits on trouve Vallmend, qui n'en est pas une
survivance moindre, et partout ou presque partout, dans les
3 200 communes de la Suisse, une commune très forte, avec des
désormais pour l'initiative, si 30 000 citoyens demandent que telle loi soit mise aux
Tois sur tel objet.
(1) Quelques-unes ne sont pas moins que des démocraties extrêmes, absolues et
directes : plus absolues et plus directes que la démocratie grisonne elle-même, en ce que
ces cantons n'ont point de Grand Conseil, se gouvernent et s'administrent sans inter-
médiaire par une lanilexgemebide périodique, qui est une assemblée de tout le peuple
de tout le canton, non plus seuleoieul, ainsi que dans les Grisons, une kmdesgemeinde
de cercle ou de jiidicature. Quatre cantons, dont deux cantons sont doul)les, se régis-
sent ainsi : Uri, Glaris, les deux Unterwalden et les deux Appenzell. Dans six autres
cantons: Zurich, Berne, Schwyz, Snlcure, Argovie, Thurgoue, et un demi-canton,
Bâle-campagne, il y a, comme dans les Grisons, une assemblée locale de re|)résen-
tans du peuple, mais elle ne fait que préparer les lois, qui ne deviennent exécu-
toires qu'après avoir reçu directement, expressément, la sanction populaire. Huit
cantons : Lucerne, Zug, Sclialfhou»e, Saint-Gai!, le Tessin, Vaud, Ncuchâiel,
Genève, et un demi-ranton, Bàle-ville, admettent que les lois sont des lois et doivent
être exécutées, aussitôt votées dans les règles par l'assemblée des représentans du
INK DÉMOCliATlE IllSIORlolK. 309
commumiiix tri^s oloiulusi^r . raitoiit Jaus los 22 cantons, le diDil
ou le p^ivil^ge di « bourgeoisie » est demeuré très vivant et très
efticace. en sorte que tout Suisse a. pour ainsi dire, jusqu'à trois
nationalités : il est Suisse, il est citoyen de tel canton, il est bour-
geois de telle commune; ou, si l'on veut, ces trois nationalités
en font une seule, mais élevée à la troisième puissance : le canton
et la commune en sont les facteurs. L'bomme et la commune
ne font qu'un; où que rb(^ime s'en aille, en Suisse, la com-
mune le suit comme son ombre. On n'oublie jamais de spécifier :
Decurlins, de Irons. Scherrer. de Sni/if-Gn//, Forrer. de [Viyiter-
ihiir, comme on disait, aux premiers temps, Fûrst, d'Uri, Stauf-
lacher, de Schwyz, Arnold du Melclilhal. d'Unterwalden. Jamais
on n'oublie de localiser la qualité de citoyen, et ce n'est pas là
seulement un rappel, une trace de fédéralisme : c'est la preuve
que la commune n'est pas morte, qu'elle n'est pas affaiblie et
([u'ellen'a point lâché sa prise sur l'individu i2^.
Cette nation a des cases, cette société a des cadres : le grand
organisme de l'Etat n'a pas tué les organismes plus petits. Assu-
rément on ne trouve pas partout une foi religieuse aussi entière,
aussi peu entamée que dans la vallée du "Vorderrhein, et l'on ne
trouve partout ni les mêmes institutions, ni les mêmes traditions,
ni tout à fait les mêmes coutumes, ni tout à fait la même ma-
nière d'être, mais nulle part on ne trouve un peuple sans croyance
formelle, et nulle part il ne manque d'institutions et de coutumes
anciennes, contre lesquelles les nouveautés sont sans vertu et qui,
pesant sur elles de tout le poids de l'histoire, ou les brisent, ou
les réduisent à leur mesure et les façonnent ù leur image et res-
semblance. Devant cette multitude de petits organismes, bien
vivans, communes et associations, les grandes questions contem-
poraines ne se posent pas dans les mômes termes que devant
l'Etat centralisé, ogre et géant, accapareur et destructeur de toute
vie qui n'est pas la sienne; elles se fractionnent, elles aussi, et,
pour la Suisse, par exemple, comme l'Etat y est divisé en com-
ranton; mais, pendant un certain délai, la facultô y est réservée aux citoyens, en
nombre déterminé, de réclamer sur chacune d'elles un vote populaire direct. Dans le
Valais, le référendum est obligatoire, mais seulement pour les lois de finances : Fri-
hourg est l'unique canton où le ret'creiidum n'existe en matière cantonale que pour la
revision de la constitution, sans être applicable aux lois ordinaires. Mais il n'a pu,
plus que les autres, s'y soustraire en matière fédérale.
(1) Vov. Ém. de Lavoleye, De la Propriété et deaea formea primitives; Paris, Alcan,
1891, 4" édit., p. 119-100."
(2) Cor. les très judicieuses remarques de M. Canovas del Castillo, Prohlemas con-
tetnporaneos, IIT, Discurso del Ateneo: La Democracia piira m Suiza, p. 4o-86. M. Ca-
novas del Castillo observe justement que le canton suisse est comme une grande
commune qui, par l'absence d'un pouvoir central assez fort, a pu atteindre son com-
plet épanouissement.
310 KEVUE DES DEUX MONDES.
mîmes, la question sociale y est morcelée en questions commu-
nales.
Cela est rigoureusement vrai pour les contrées où, comme dans
les Grisons, il n'existe pas ou il existe peu d'industries de type
moderne et, s'il en faut rabattre pour les cantons manufacturiers,
du moins reste-t-il rigoureusement vrai, et pour toute la Suisse,
que la question sociale y peut recevoir ce que nous avons appel*';
une solution organique, une solution historique. On l'a souvent
remarqué, dans les derniers congrès : le socialisme révolutionnaire
est une espèce qui ne pousse pas et ne s'acclimate pas en Suisse.
Dès que le socialisme s'y est fait jour, il s'est comme infusé et dilué
dans les institutions ; il a donné naissance à une institution spé-
ciale, le secrétariat ouvrier, mais cette institution elle-même n'est
qu'un organisme de plus, qui ne dérange en rien l'existence nor-
male du pays; il s'est discipliné, il s'est classé; il est passé dans
la vie organique, dans la vie historique de la Confédération. Ail-
leurs, le socialisme est hors de la société et contre elle ; en Suisse
il est dans la société. Il serait excessif de prétendre qu'il agit
comme un aliment, mais non plus il n'agit pas comme un fer-
ment mortel. Si le corps helvétique ne se l'assimile pas, il en
supporte le virus atténué et il élimine, par mille institutions
locales, ce qui pourrait lui nuire : tout ce vieux collectivisme
communal, toute cette vieille démocratie diffuse lui sert comme
de vaccin et lui confère une sorte d'immunité.
Mais il va de soi que les choses changeraient d'aspect et que
la question sociale prendrait en Suisse la même gravité qu'ail-
leurs, qu'elle s'y poserait dans les mêmes termes , si la Confédération
devenait un Etat complètement, absolument centralisé. Or on
ne saurait nier que c'est. la tendance de toute confédération de se
resserrer en un Etat fédératif et la tendance de tout Etat fédératif,
de se centraliser de plus en plus pour devenir un Etat parfait,
ce qui ne signifie, dans le langage du droit, que parfaitement
un (1). On ne saurait davantage contester, à repasser les faits,
que cette tendance vers la centralisation ait été, depuis un
demi-siècle, celle du gouvernement de la Confédération helvé-
tique. Elle est au fond de la guerre du Sonderbund, entre les
lignes de toutes les constitutions postérieures à 1848, sous les
articles de chaque loi fédérale. Un courant centraliste d'une
grande puissance emporte, on le répète, la Confédération, mais
(1) Voy. Sir Travers Twiss, Le Droit dc.i gens, t. I; En temps de paix, ■p'p- 51,39,
61. Cp. Bluntschli, Geschichte des Schweizerischen Bundesrechts, 2' édit., I87J5; La
Polilvjue, trad. franc., pp. 242 et suiv., Théorie générale de l'État, Irad. franc.,
p. 416 et suiv.
UNK DÉ.AIOCRATIE UlSTORlOUE. 311
il 11 n pu encore vaincre la résistance que lui oppose un contre-
courant regionalisre presque aussi puissant (jue lui.
Comme toutes choses en ce pays, la lutte de ces deux tea-
dances se poursuit déjà depuis longtemps et vient de très loin
dans l'histoire. Les partisans de la centralisation se recrutent sur-
tout dans le Conseil fédéral et dans l'Assemblée fédérale où, en fait,
prédomine encore l'influence des anciens cantons directeurs de
Zurich et de Berne. Le siège de l'opposition, la place forte du
régionalisme est dans les cantons ruraux, alpestres et forestiers,
dans les cantons primitifs, dans les cantons à landcsgemeinde, à
démocratie directe. On le répète aussi, le courant centraliste et le
courant régionaliste ont, l'un et l'autre, capté de la force auxcou-
rans religieux qui traversaient l'ancienne Confédération; l'un au
protestantisme et à l'indiflérence ou à la libre-pensée, de toute
philosophie et de toute secte; l'autre au catholicisme, conservé
pur et vivace au fond des campagnes, en plusieurs cantons, his-
torique et social, véritable institution qui s'y confond avec les
institutions politiques et économiques elles-mêmes.
Cest ce qu'il y avait dans la proposition sur laquelle le peuple
suisse a été, par voie d'initiative, appelé à voter tout dernière-
ment, de répartir entre les cantons, au prorata de leur population,
une certaine somme provenant du produit des droits de douane :
le cantonalisme y prenait, plus ou moins franchement, l'offensive
contre la centralisation; et, plus ou moins ouvertement, la démo-
cratie directe attaquait la démocratie représentative. Du fait que
la centralisation a ses protagonistes surtout dans le Parlement
fédéral et le cantonalisme, ses défenseurs surtout dans les cantons
ruraux, à landesgemeinde , la politique actuelle, en Suisse, se
présente sous une autre face. On est autorisé à dire qu'une
bataille y est engagée, qu'il y a conflit entre le régime parlemen-
taire et la démocratie directe.
Le phénomène n'est pas nouveau. Voilà une cinquantaine
d'années que le célèbre historien Grote le prévoyait dans ses
Sept lettres sur les récens événemens politiques de la Suisse. Avec
une perspicacité remarquable, il en marquait le sens et la
portée (1). Grote discernait clairement « que les gouvernemens
vraiment populaires, loin de mériter le reproche d'inconstance,
se caractérisent quelquefois par une extrême ténacité d'attache-
(1) L'occasion lui en était fournie par une clause de la constitution cantonale de
Lucerne, d'après laquelle toutes les lois discutées dans le Conseil législatif devaient
être soumises au vote des citoyens de tout le canton, pour obtenir leur sanction sou-
veraine ou échouer devant leur veto. « C'était une invention du parti ultra-catho-
lique, et elle avait pour but de neutraliser l'opinion des catholiques libéraux, en les
assujettissant à l'opinion moyenne de toute la population cantonale. »
312 REVUE DES DEUX MONDES.
ment et que le mal à craindre de ce régime, — l'excès de tout bien
étant un mal — serait probablement trop de conservatisme plutôt
que trop de radicalisme (1). »
Il nous paraît inutile d'entamer une discussion sur les incon-
véniens respectifs de ces deux excès contraires ; ce qui est certain
et ce qu'il faut noter, sans en vouloir déduire plus qu'il ne con-
vient, c'est que la démocratie directe, en Suisse, s'est jusqu'ici
montrée plutôt conservatrice, la démocratie représentative,
plutôt radicale. Le référendum y a toujours ou presque toujours
agi dans le sens conservateur. De 1874 à 1884, pour ne point parler
d'expériences plus récentes, il a été procédé à onze consultations
populaires, dans lesquelles dix-huit questions de tout ordre, poli-
tique et économique, étaient soumises au peuple; dix-huit ré-
formes ou innovations lui étaient proposées. Cinq fois seulement,
il a répondu, oui ; treize fois, il a répondu : non. Parmi les cantons
qui le plus fréquemment répondent : non, figurent les cantons ca-
tholiques ou fortement mêlés de catholiques, les cantons ruraux,
les cantons primitifs, à démocratie directe, à landesgemeindc (2).
Là encore, s'afiirme et s'accuse d'une manière saisissante la
persistance des courans historiques. En Suisse, au moins dans
une grande partie de la Suisse, c'est la démocratie directe qui est
traditionnelle et historique; c'est le régime parlementaire qui est
une superfétation, de date récente. Aussi n'est-il personne qui
n'ait été frappé, on ne veut pas dire du discrédit où est tombée
l'Assemblée fédérale, puisque tout le monde prodigue à ses
membres les marques extérieures du respect, mais de l'inattention
qu'on met à suivre ses débats et du peu d'importance que l'on
attache à ses résolutions. La raison de ce détachement est toute
simple. Ce n'est point que le Parlement helvétique ne contienne
pas d'hommes de valeur. Ses trois partis, radicaux, centre et
catholiques, en ont plus d'un dont ils peuvent s'enorgueillir.
Sans remonter jusqu'aux morts et jusqu'aux disparus, sans
rappeler les jours glorieux de Ruchonnet et de Welti (nous n'en
sommes pourtant qu'au lendemain), il n'est pas permis de dédai-
gner un groupe comme le groupe radical, aux premiers rangs
duquel on voit des chefs tels que M. Favon, de Genève, M. Com-
tesse, de Neuchàtel, M. Brenner, de Baie, M. Forrer, de Winter-
(1) Sir Henry Sumner Maine, Essais sur le (joiivcrnement po/nilaire, trad. franc.,
p. 66-67.
(2) Lucerne, Uri, Sehwyz, les deux Unterwaldcn, Zug, Fribourg, AppenzcU
(Rhodes intérieures), Saint-Gall, les Grisons, Argovie, le Valais. Dans le canton de
Glaris, la population est, pour les trois quarts, protestante. Voy. la magistrale
étude de M. Théodor Curti, Gescliichle der Scivveizerischen Volksgesetzgehmig, Zu-
rich, 188;j.
UNE DÉMOCRATIE HISTOKIQUE. 313
thur; ni commo le centre, assez semblable à notre centre gauche
franijaiïî. pépinière do jurisconsultes et de financiers éniérites, où
la Contedération trouve toujours d'habiles négociateurs pour ses
traités de commerce, refuge du libéralisme politique et de l'ortho-
doxie économique, où l'on compte MM. Crammer-Frei, de Zurich,
Speiser.de Bàle, Hanimer. do Soleure. Cérésole.de Lausanne, von
Steiger, de Berne ; ni même une minorité comme le groupe des
catholiques et des conservateurs, s'ils ont nom Mulieim, d'Uri,
Keel. de Saint-Gall, Tlieraulaz, de Fribourg, et Ueichlin, de
Schwyz.
Et ce n'est point non plus que l'assemblée fédérale ne travaille
pas : il y a telle de ses commissions, comme la commission char-
gée d'étudier une loi sur l'assurance obligatoire, dont les procès-
verbaux sont des monumens. Mais c'est que le peuple suisse,
avant toujours en main sa souveraineté, armé qu'il est et du veto
et de l'initiative, sait qu'en définitive il ne cesse pas un instant
d'être son propre législateur, qu'il n'aura que les lois qui lui
plaisent et qu'il aura toutes les lois qui lui plaisent. C'est que,
dans le Parlement helvétique, les partis n'ont plus de programmes
ou que leurs programmes ne remuent plus le pays (1). C'est que la
vie de la Suisse n'y est plus, si elle y a jamais été. C'est, pour
être bref, que le parlementarisme n'est que comme un placage sur
l'histoire nationale.
Malgré les avertissemens, la plupart des chefs radicaux atten-
daient du référendum et de l'initiative populaires tout autre chose
que ce qu'ils ont donné. Leur désillusion n'a d'égale que la désaf-
fection du peuple envers le parlementarisme (2). Cette désaffection
est commune aujourd'hui . de nombreuxsymptômes en témoignent,
à toute l'Europe occidentale. En Suisse, elle ne |se déguise pas.
Déjà, un orateur a osé dire, à propos d'un projet de construction
d'un nouveau palais pour les Chambres, que ce qu'il fallait songer
à bâtir, c'était « le mausolée du parlementarisme. » Il allait,
sans doute, un peu vite en besogne : un régime politique, une
constitution sont morts longtemps avant que leurdécès soit déclaré
(1) Dans l'Assemblée fédérale suisse, il est très difficile de constituer et de faire
vivre des partis qui aient un programme, parce que les questions locales se mêlent
incessamment aux questions de principes, ou bien, sur les questions de principes, il
y a des points de vue locaux. Les radicaux de Berne ne pensent pas comme ceux de
Lucernc, ni même ceux de Genève comme ceux de Lausanne. A plus forte raison, de
Zurich au Valais ou aux Grisons. De mémo pour le Centre et les catholiques,
quoique chez ces derniers l'unité de foi maintienne quelque unité de doctrine et de
tactique. Et il faudrait tenir compte encore des différences d'esprit et de mœurs entre
les cantons, ne fût-ce qu'entre ceux de la Suisse française et de la Suisse allemande.
(2) Voy. un tout récent article de M. Numa Droz, dans la Bibliothèque univer-
selle et Revue suisse de novembre 1894,
314 REVUE DKS DEUX MONDES.
et qu'on leur fasse des funérailles officielles. Mais, pour l'assem-
blée fédérale, combien que doive durer la crise, elle traînera moins
qu'ailleurs. Ailleurs, elle sera prolongéeou retardée, car on n'est pas
sans inquiétude : soit, c'en est fait peut-être du parlementarisme;
mais après? mais par quoi le remplacera-t-on ? En Suisse, le suc-
cesseur est tout trouvé : la démocratie directe est toute prête; d'au-
tant plus que, chaque canton ayant sa législation propre, la législa-
tion fédérale peut être réduite au minimum. Et c'est ainsi que la
lutte entre la démocratie représentative et la démocratie directe
se ramène encore à n'être, sous une autre face, que la lutte entre
le centralisme et le cantonalisme.
Les polémiques sur le service et les dépenses militaires ne
sont, elles aussi, qu'un autre épisode du même combat. La Suisse,
on le sait bien, n'est pas plus que n'importe quelle puissance en
Europe, étant données les circonstances générales, libre de s'armer
ou de ne pas s'armer. Si le militarisme y augmente, s'il envient
à menacer le vieil esprit et les vieilles traditions de la Confédé-
ration (il n'en est certes pas à ce point, mais il y tend) c'est à
coup sûr, sous la pression extérieure de l'omni-militarisme euro-
péen, mais ce n'en est pas moms sous une poussée interne, la
grande poussée vers la centralisation. Jusqu'où iront ces entre-
prises de l'Etat central? Comment se terminera la lutte? On ne
voudrait pas s'aventurer à le prédire. Mais de deux choses l'une :
Ou bien l'État central s'arrêtera à temps, et il sera temps qu'il s'ar-
rête, lorsque, pour passer outre, il lui faudrait s'en prendre aux
organismes locaux de toute taille et de toute nature — et alors il se
pliera à l'histoire, ou bien il s'attaquera à ces organismes locaux
— et alors c'est l'histoire qui l'arrêtera. Les chances sont, de toute
façon, pour que force reste à l'histoire. Tout ce qu'on a tenté sans
elle et contre elle, a échoué, dans la Confédération helvétique.
La loi de la démocratie suisse est de travailler avec elle et de se
régler sur elle. Car, ni en Suisse, ni nulle part, elle n'est ni révo-
lutionnaire, comme quelques utopistes le disent, ni réactionnaire,
comme quelques théoriciens le pensent ; elle est conservatrice et
évolutionniste.
Si, maintenant, on cherche ce que d'autres démocraties, la
nôtre particulièrement, pourraient bien imiter de la démocratie
helvétique, on est obligé de le reconnaître : rien ou presque rien
à cette heure : les milieux sont trop dilférens.
La Confédération suisse est une démocratie de paysans : la
France n'a jamais été une démocratie rurale. La démocratie helvé-
UNE DÉMOCRATIE IIISTORIOLE. 315
tique est pauvre, simple et de mœurs familières, contente d'une
honnête médiocrité : la France ne l'est pas ou ne l'est plus. La
Suisse est attachée à d'anciennes libertés qui sont beaucoup plus
près des franchises du moyen âge que de la liberté moderne : la
France a oublié ces libertés anciennes et ne connaît plus que la
liberté jacobine. La démocratie helvétique est foncièrement éga-
litaire : la France ne l'est pas, en dépit de toutes les belles phrases
sur la prétendue « soif » que nous avons de l'égalité. La démo-
cratie suisse est religieuse, cérémonieuse, respectueuse des us et
des coutumes : la république française a cessé de l'être et s'en
pique comme d'une élégance. La démocratie helvétique a précédé
l'introduction, dans le monde, de la grande industrie et des pro-
blèmes terribles quelle soulève : la démocratie française l'a
suivie.
La démocratie suisse, avant tout et par-dessus tout, est historique
et organique : la démocratie française ne l'est pas; elle a hérité
de la monarchie une histoire et des organes monarchiques. Tout
ce qu'il y avait, dans la monarchie môme, d'élémens susceptibles
de devenir les organes dune démocratie, elle les a perdus et
chose étrange ! aucun régime n'a plus contribué à les détruire
que ceux dont le but déclaré était de fonder en France une démo-
cratie. L'Etat centralisé a cru que, pour être par lui-même, il fal-
lait n'être que lui seul ; il a fait de la société, de la nation et du
peuple une poussière. Le département n'est pas ce qu'était la pro-
vince, qui n'a jamais été ce qu'est le canton suisse . L'arrondis-
sement ne vit pas; le canton français ne vit pas; la commune et
l'association vivent à peine.
Le même vent socialiste et révolutionnaire soufflant sur la
France et la Suisse, en Suisse, se brise aux montagnes et aux col-
lines, à la commune et à l'association ; en France, c'est un oura-
gan déchaîné dans une plaine rase. Le suffrage universel , en
Suisse, a beau être, comme chez nous, pur et simple; il trouve
dans les institutions locales, dans la commune, dans l'association,
une base organique, tandis que chez nous il ne rencontre que le
vide et demeure brutalement et stupidement inorganique.
Néanmoins , lorsqu'on dit qu'il n'y a rien à emprunter à la
Confédération helvétique, on ne veut dire que : rien, quant à pré-
sent. Et même dès à présent, notre démocratie aurait à prendre
de la Suisse quelque chose d'essentiel et de primordial : elle de-
vrait se faire ou se refaire les organes d'une démocratie. — Rien
que cela, d'abord; mais cela.
Charles Benoist.
LA FIN DU SECOND EMPIRE
11(1)
LA DERNIÈRE ARMÉE
I
Quels que fussent les mérites comparés de la marche sur Metz
et de la retraite sur Paris, l'essentiel était, après avoir fait son
choix, de pousser au succès par l'énergie concordante de tous, et
surtout de ne pas perdre de temps, car, on l'a dit, « le malheur
n'en accorde jamais ». Le plus mauvais des partis, le seul qui
n'offrît aucune chance, c'était d'hésiter entre eux, aller de l'un à
l'autre, et, ne sachant ce qu'on voulait faire, permettre à l'ennemi
de faire ce qu'il voudrait.
Ce danger du moins ne semblait pas à craindre. De tous les
conflits que la diversité des opinions crée entre les hommes, les
désaccords sur les plans de campagne sont d'ordinaire les plus
vite apaisés. Dans l'armée, toute controverse s'achève en un ordre,
et la puissance d'une hiérarchie indiscutée met au service de la
mesure prise l'effort même de ceux qui l'ont combattue. Subor-
donné à Montauban et nommé par lui, Trochu n'avait pas qualité
pour faire échec aux volontés du ministre, et après avoir vaine-
ment tenté de le convaincre, il se rendit le 16 août à Chàlons
pour lui obéir et prendre le commandement du 12^ corps. Mais là
son rôle, ses devoirs et ses droits allaient être subitement changés.
L'empereur, après nos défaites, avait pensé, comme le général, à
ramener l'armée sur Chàlons et à couvrir Paris. A la suite d'objoc-
(l) Voyez la Revue du ["■janvier.
V:
l'ancien 'NrMTRE. 611
Un personnagte à mine joviale était en effet sur l'échafaiid. Il
avait attir»' le pendu à lui, et il écoutait, son oreille posée sur la
poitrine. Après quelques instans de cette auscultation dernière,
il prononça : « C'est tini. » en laissant retomber le supplicié, que le
shéritï arrêta au passage en disant, avec le même tlegme que s'il
eût été un portefaix parlant dune malle :
— Il faut que j'enlève ce corps maintenant.
Le vieil homme reprit alors sa hache. D'un coup net il tran-
cha la corde juste au-dessus de la tète toujours voilée. Quatre
assistans de bonne volonté reçurent le fardeau entre leurs bras et
l'emportèrent du cùté du cercueil. tandis que les autres témoins de
ce dernier acte du drame, rendus à leur vraie nature par la dispa-
rition de la dépouille de Seymour, se disputaient les morceaux de
la corde et les courroies de cuir. Le colonel et moi nous eûmes
tôt fait de fuir cette sinistre bagarre, et il me disait :
— Je ne vous propose pas de vous remettre à votre hôtel
dans ma voiture. Ma tille m'a fait promettre de rentrer aussitôt,
atin de savoir si ce pauvre garçon a fait sa prière avant de mourir.
Voici quarante-huit heures qu'elle en est malade. Ah! c'est une
grande consolation pour nous qu'il se soit repenti et qu'il soit
sauvé...
Paul Bourget.
POURQUOI RIT-ON?
ÉTUDE SUR LA CAUSE PSYCHOLOGIQUE DU RIRE
On rit dans les circonstances les plus diverses. Quand on énu-
mèro au hasard les cas de rire, même les plus communs, on est
effrayé du chaos. Un calembour, un ronflement qui s'élève dans
une assemblée grave, une naïveté d'enfant, un chien qui entre à
l'église pendant la messe, un quiproquo, un ivrogne qui titube,
une parodie, la robe de l'actrice qui s'accroche à un clou du
plancher, un costume démodé, le lapsus d'un orateur, une ca-
briole de clown, voilà quelques échantillons au gré du souvenir.
— Nous voudrions montrer qu'ils se ressemblent tous. Nous vou-
drions dégager de tous ces cas l'élément commun, la cause, partout
présente, qui fait jaillir le rire (1).
Les philosophes, les savans, les curieux, ont beaucoup cherché
cette cause. Kant, Hegel, Darwin, Spencer, ont proposé leur
solution. Récemment encore, dans la Revue philosophique (2),
M. Peu j on exposait avec verve une théorie ingénieuse. Nous
aurons à juger si aucun d'eux n'a trouvé la vérité. En tout cas,
leurs indications nous seront précieuses.
J'ai déjà cherché, ici même (3), la cause psychologique de
la rougeur. Je voudrais appliquer au rire la même méthode : me
borner à l'analyse intérieure, sans me soucier de ce qui se passe
(1) 11 est important àc remarquer qu'un cas de rire n'est pas forcément un cas
ôi'éclat de rire. Il suffit que nous éprouvions Venvie de rire, sensation connue de
tous. A cette envie on résiste ou on ne résiste pas, mais quand on la sent, il y a cas
de rire.
(2) Août 1893.
(3) Voir la Revue du !'• octobre 1893.
POUKoUOI RlT-0>? 613
dans les ceutres^perveux. Ce n'est pas que la psychologie ^hy-
siologiquesoitàikHlaiijner. et nous avons tous pour les travaux de
M. llibol la plus réelle admiration. Mais il est non moins évident
que les faits moraux, en eux-mêmes, ont. pour l'humanité, un
intérêt capital : qu'en connaître les lois ne peut pas être superflu ;
et que. par suite, la psycludoi^ie pure est légitime. Nous cherche-
rons aussi à nous préserver de toute métaphysique, à ne rien dire
qui ne puisse être vt'rilii' par chaque lecteur, sur lui-même. Et enfin
nous tâcherons d'appliquer aux faits psychologiques les procédés
rigoureux de preuve qu'emploie la physique. Il est trop clair
qu ils perdront ici, faute de mesures précises, un peu de leur puis-
sance. Ce n'en est pas moins un devoir de les employer dans les
limites où nous le pouvons.
I
Quelles sont, d'abord, les principales solutions (jui ont été
proposées? — Il est à peine besoin d'indiquer l'opinion vulgaire,
d'après laquelle le rire serait causé par la joie. Cette opinion n'a
que le mé'rite de la simplicité. Il est trop évident que la joie ne
fait pas toujours rire : il y a des joies graves. Il est également
évident (ju'on rit parfois sans être joyeux : il y a des rencontres
qui arraciient le rire, même à la tristesse. Sans doute, la joie
dispose au rire, elle ne le produit pas.
Voici une des opinions les plus communes : ce qui fait rire,
ce serait le baroque, l'insolite, ce qui est en désaccord avec nos
habitudes d'esprit; plus exactement.ee qui leur est contraire; ce
qui viole les usages traditionnels ; ce qui rompt le cours familier
des choses. Que faut-il penser de cette solution 1) ?
Reconnaissons d'abord que le baroque est souvent risible,
Dans un costume démodé ou sentant sa province, ce qui fait rire,
c est la bizarrerie des couleurs ou des formes. Une caricature fait
rire par des disproportions qui sont contraires à toutes les lois
naturelles. Un homme qui parle tout seul à haute voix est risible :
c'est qu'il y a là un oubli anormal de toutes les contraintes
sociales. La promenade paisible d'un chien dans une église, pen-
dant la messe, ou mieux, pendant le sermon , fait rire pour la même
raison : cette visite est contraire à toutes les habitudes de re-
cueillement, à la majesté traditionnelle du lieu. — Ainsi le baroque
est souvent risible. Xous saurons plus tard à quelle condition.
[il Cette théorie est celle qu'adopte Darwin. D'après lui, la cause du rire est
" une chose incongrue ou bizarre, produisant la surprise et un sentiment plus ou
moins marqué de supériorité, j
614 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous pouvons même accorder que, dans tout ce qui fait rire,
il y ;i du baroque. Il n'y a sans doute pas un mot, un acte, une
situation, une attitude, qui soient vraiment risibles sans présenter
quelque étrange té. — Un mot plaisant est un mot baroque, qui, sans
doute, semble naturel dès qu'on pense à la situation ou au carac-
tère de celui qui parle, ou à l'objet désigné, mais qui, avant tout,
est baroque. — Une action risible est toujours une action qui paraît
baroque, au moins au premier moment: telles les fausses rentrées
d'un comédien ou les titubations d'un hommeivre. — Lue attitude
n'est jamais risible sans quelque bizarrerie : les mines des acteurs,
quand elles font rire, sont étranges, soit par leur placidité dans
les circonstances les plus critiques, soit par leur ahurissement
dans les circonstances les plus ordinaires. — Enfin une situation
plaisante est toujours une situation insolite : ce sera la rencontre
paradoxale de plusieurs personnes qui semblent s'exclure; la
rencontre, en un même cœur, de deux sentimens étonnés d'être
ensemble; la présence d'un personnage là où, de toute évidence,
il ne devrait pas être; ou simplement une complication inédite
de mésaventures. — Il y a donc, dans la théorie que nous discu-
tons, une large part de vérité : il y a du baroque dans tout ce qui
fait rire.
Mais ce que nous contestons, c'est que le baroque fasse tou-
jours rire. Il y a des événemens contraires à l'ordre normal et qui
n'ont rien de risible. Si je vois un fardeau écrasant sur les épaules
d'une pauvre petite vieille, voilà de l'insolite et du baroque :
pourtant je ne ris pas. — - Bien plus, si la théorie était vraie,
quels seraient les spectacles qui feraient le plus sûrement rire?
Ce seraient ceux qui , par leur nature même , sont étranges et
insolites. Ce seraient d'abord les exercices de cirque ; le cirque
moderne est le royaume du baroque : on y voit des chevaux qui
dansent, des cochons qui jouent à saute-mouton, des musiciens
qui jouent leurs airs sur des bouteilles ; ce devrait être aussi le
royaume du rire : toutes nos habitudes s'y trouvent contrariées,
toutes nos routines bouleversées. Cependant nous ne voyons pas
qu'on y rie beaucoup plus qu'ailleurs ; et même tous ces exercices
extravagans ne font guère rire : si Ton rit au cirque, c'est des
facéties accessoires, ou des incidens de détail. — Mieux encore, la
prestidigitation serait l'idéal du risible : son objet propre est pré-
cisément de produire des efiets contraires à toutes les lois connues,
à toutes nos habitudes d'esprit : une muscade disparaît, reparaît,
passe d'un gobelet sous un autre ; une cage, avec un oiseau
s'évanouit entre les doigts du magicien; un mouchoir déchiré,
brûlé, se retrouve intact au fond de trois boîtes ficelées et
cachetées d'avance ; d'un chapeau sortent des boulets de canon :
POURQUOI RIT-ON? 615
voilîi par rxcelloiyo do l'anormal, de l'imprévu, do l'oxtraordi-
naire. Voilà, par oxcollenco, dos cas où l'on devrait rire. Or
l'escamotage ne fait pas rire. On rit parfois dos plaisanteries du
magicion. non do sa magie: on est intrigué, étonné, ahuri : on ne
rit pas.
M. Penjon [\ ^ a récomment proposé une théorie qui, au fond,
diffère assez peu do la précédoulo. D'après lui, co qui fait riro,
c'est ce qui nous apparaît comme libre, comme échappant à toute
loi, comme produit par une activité qui se joue. Les manifesta-
tions capricieuses du libre arbitre, voilà la cause du rire : par
exemple, les boutades, les jeux de mots, les déguisemens, les
niches d'écolier, les difformités, « niches faites par la nature ».
« La même raison do rire se retrouverait dans tous les exemples
que je pourrais donner... Toujours avec mille nuances, la mani-
festation soudaine d'une liberté qui détruit les prévisions, mais
sans dommage pour nous, sans dommage réel pour les autres. Et,
de quelque manière qu'on le prenne, c'est toujours cette sponta-
néité éclatant à l'improviste, en l'absence de toute cause propre-
ment dite, qui nous fait rire... La spontanéité, ou mieux la liberté
même, telle est en effet l'essence de l'agréable ou du risible sous
toutes leurs formes, et le rire n'est que l'expression de la liberté
ressentie ou de notre sympathie pour certaines manifestations,
réelles ou imaginées, d'une liberté étrangère : toujours et partout,
il est comme l'écho naturel en nous de la liberté. » — Ainsi la
théorie, malgré une certaine préoccupation métaphysique, est
très nette : Est risible tout ce qui révèle une liberté; par suite,
tout ce qui est jeu et caprice.
Il ne nous échappe pas que cette théorie, à quelques nuances
près, est tout simplement la théorie du baroque, La parenté,
l'identité est visible. Comment se révèle la liberté? C'est préci-
sément par l'imprévu de ses effets, par la bizarrerie de ses jeux.
Quand un acte nous donnera-t-il le sentiment d'une liberté? C'est
quand il nous paraîtra insolite, quand il sera contraire à toutes
les lois, à toutes les habitudes, à toutes les conventions, quand il
détruira les prévisions, selon le mot de M. Penjon lui-même. —
Ainsi, dire que le risible c'est ce qui est libre, ou dire que le
risible c'est l'insolite, c'est tout un. Si l'un est vrai, l'autre est
vrai ; si l'un est faux, l'autre est faux.
Nous accorderons donc sans peine qu'il y a, dans la théorie
de M. Penjon, une large part de vérité. Oui, sans doute, on pour-
rait trouver, — en forçant seulement un peu les termes, — dans
tout objet risible, quelque apparence de liberté. Oui, si Ton veut,
(1) Revue philosophique.
61 G REVUE DES DEUX MONDES.
un calembour nous révèle une liberté qui joue capricieusement
avec les mots. Oui, si l'on y tient, une situation de vaudeville
nous révèle une liberté (celle de l'auteur, sans doute), qui jongle
avec les hommes et avec les vraisemblances. Oui, une grimace
drôle révèle une liberté qui s'ébat aux dépens de l'esthétique. —
Rien nempèche d'exprimer ainsi les choses. Ce sont des mots qui
en valent d'autres. — Mais il est non moins évident que souvent
une liberté se manifeste à nous sans que nous ayons envie de
rire : les extravagances d'un homme ne sont pas toujours risibles ;
pourtant elles trahissent une liberté insouciante des règles. Les
caprices d'une volonté, même quand on n'a pas à en soufï'rir, sont
loin de faire toujours rire : ils surprennent sans égayer. Le mau-
vais goût d'un écrivain, les métaphores bizarres font parfois rire,
mais pas toujours : ce sont pourtant les jeux d'une liberté sans
lest. Pour que les extravagances, pour que les caprices, pour que
les métaphores bizarres fassent rire, il faut qu'il s'y ajoute un cer-
tain caractère que nous aurons à déterminer : la liberté qui s'y
montre ne suffit pas. — ^lieux encore, une action hautement
morale, un sacrifice héroïque, sont les manifestations par excel-
lence de la liberté : y a-l-il rien de plus gi'ave, de plus loin du
rire? — Règle générale, dans toute œuvre dramatique, nous
assistons au déploiement d'une liberté : pourtant toute œuvre dra-
matique n'est pas comique. Un coup de théâtre est presque tou-
jours l'acte imprévu d'une volonté libre : il y a des coups de
théâtre qui ne font pas rire. — Il est superflu d'insister. On voit
assez que la théorie do M. Penjon, pour ingénieuse qu'elle soit,
ne saurait avoir qu'une vérité relative.
Une autre théorie très répandue est la théorie du contraste.
Ce qui fait rire, ce serait la perception brusque d'un contraste,
entre Tattente et l'événement (1), entre l'apparence et la réalité,
entre le masque et la figure, entre le ton et les paroles, entre la
forme et le fond. « Le rire, dit Hegel, est un signe qui annonce
que nous sommes si sages que nous comprenons le contraste et
nous en rendons compte (2). » L. Dumont (3) a exposé cette
même solution sous une forme plus précise. D'après lui, le rire
est produit par la rencontre, en notre esprit de deux pensées con-
tradictoires. Deux idées ou deux images qui s'excluent mutuelle-
ment se présentent ensemble à nous : de là un choc, de là le rire.
(1) Cette théorie est celle que semble adopter Kant. Les mots dont il se sert dans
la Critique du Jugement sont : « Notre attente se trouve tout à coup anéantie... La
résolution d'une attente en rien. »
(2) Hegel, Esthétique, trad. B'naid, IV, p. l^T-ltiS.
(3) L. Dumont, les Causes du rire. — Voir aussi Tliéorie scientifuiue de la sensi-
bilité.
POURQUOI RIT-ON? 617
« La connaissaiK^ d'un objet donne d'abord ii notre entendement
une certaine impulsion et stimule son activité dans une
certaine direction, mais immédiatement une impression contraire
lui vient dune autre (jualité de ce même objet et imprime
à cette activité, avec une assez forte secousse, la direction con-
traire. » On le voit, ce n'est, avec plus de précision seulement,
que la théorie commune du contraste. (Vest toujours le contraste
entre deux objets ou deux idées qui fait rire; seulement, pour
Dumont, le contraste n'est pas quelconque : c'est une contradiction
logique.
Il est incontestable (|ue beaucoup de contrastes sont risibles.
Dans une parodie, l'ell'et comique est produit par le contraste
entre la gravité de l'œuvre originale et l'irrévérence du travestisse-
ment. Dans une naïveté d'enfant, ce qui nous fait rire, c'est le
contraste entre la portée du mot et la candeur de celui qui le
dit. Certaines transpositions font rire pour une raison analogue :
une tragédie traduite en style trivial, une aventure cornélienne
caricaturée en scène bourgeoise, les sentimens sublimes expri-
més en argot parisien, l'héroïsme sur le ton pot-au-feu; cer-
taines conférences de M. Sarcey, sont, à ce point de vue, d'un co-
mique irrésistible. Le clown qui s'élance, grisé d'enthousiasme,
pour imiter l'écuyére, et qui s'aplatit lourdement sur le sol, cause
le rire en provoquant une impression forte et grossière de con-
traste.
Mais il y a beaucoup de contrastes qui n'ont rien de risible.
Le coitac d un clninlauT, dans la plupart des cas, est tout simplement
pénible : c'est pourtant un effet de contraste. La vue d'un corps
dilForme , surtout auprès d'autres corps sains et bien faits, n'égaie pas.
Mettez du noir sur du blanc ; vous ne rirez pas. Au lieu du clown,
si c'est l'écuyère elle-même qui tombe, le contraste entre sa chute
et sa voltige de tout à l'heure est très net : pourtant aucune envie
de rire. Un mot qui, en lui-même, serait plaisant, précisément
s il est prononcé dans des circonstances solennelles avec lesquelles
il fait contraste, cesse de l'être : rien d'insupportable comme un
compagnon facétieux quand on est recueilli dans l'admiration ou
dans la tristesse. — Tout ce qui détonne fait contraste, et pour-
tant ne fait pas rire.
Même sous la forme plus précise que lui a donnée Dumont,
la théorie est contestable. Il arrive souvent que deux idées con-
tradictoires se présentent ensemble à notre esprit, sans que nous
ayons envie de rire. L'escamotage nous fournira encore un exemple
très concluant : l'escamoteur prend un œuf dans sa main; nous
le voyons clair comme le jour, dans cette main il y a un œuf. Elle
se rou\Te : plus d'œuf, un oiseau vivant. Yoilà un cas très net
618 REVUE DES DEUX MONDES.
d'id(^es contradictoires : nous savons qu'il y a im œuf et nous
voyons qu'il y a un oiseau, — rencontre et choc d'images qui s'ex-
cluent. Voilà, s'il en fut, un cas où l'on devrait rire, si la théorie
de Dumont était vraie. Pourtant, nous le savons, on rit peu : un
sourire tout au plus, si le tour est fait avec aisance et grâce, sou-
rire de satisfaction, sourire esthétique; pas de rire.
Enfin une explication très intéressante a été proposée par
Bain (1). D'après lui, ce qui cause le rire c'est ce qu'il appelle une
dégradation. Il veut dire par là que nous rions lorsque, dans une
personne ou dans un objet respectés, nous apercevons brusque-
ment quelque chose de dégradant, une mesquinerie, une faiblesse,
une petitesse; lorsque, dans un personnage imposant, les infir-
mités de la nature humaine se trahissent; lorsque, dans une cir-
constance solennelle, quelque vulgarité nous ramène sur la terre;
lorsque le petit côté des grandes choses, l'envers des grands
hommes nous est soudain révélé. « L'occasion du rire, c'est la
dégradation d'une personne ou d'un intérêt ayant de la dignité,
dans des circonstances qui n'excitent pas quelque émotion plus
forte. Dans toutes les théories du rire on a plus ou moins signalé
ce fait important... Le risible naît lorsque quelque chose qu'on
respectait avant, est présenté comme médiocre et vil ; car dépeindre
comme mesquine une chose qu'on considère déjà comme telle,
ne causerait aucun rire(2). »
Que cette solution soit d'accord avec beaucoup de faits, voilà
ce qu'il est impossible de nier.
Très souvent, le plus souvent peut-être, nous rions de quelque
dégradation. Les mots risibles sont très souvent des mots qui
font ressortir tout d'un coup le travers ou même le vice d'un
personnage. Il suffit de relire l'Avare, le Misanthrope , Tartuffe,
pour en trouver d'admirables exemples. — Dans une parodie la
dégradation est l'essence même. — Nous rions du lapsus d'un
orateur, parce qu'en plein essor sublime, l'homme, avec ses fai-
blesses, reparaît tout à coup : dégradation. — Un ronflement qui
s'élève dans une assemblée d'hommes graves fait rire pour la
même raison : sous la gravité se trahit l'humanité. — Les singes
font rire parce que leurs mines, leurs attitudes dégradent jusqu'à
eux l'homme qu'ils imitent. — En général, la fatuité, les pré-
tentions, l'affectation, sont risibles parce que la vulgarité se voit
à chaque instant sous le masque.
Pourtant ce n'est pas encore la cause véritable. Parfois nous
avons le spectacle d'une « dégradation » sans avoir envie de rire.
(1) Bain, Émolions et volonté, p. 249 et suiv.
(2) Cette théorie a été reprise par M. Liard dans un joli discours de distribution
de prix prononcé à Poitiers {Journal de la Vienne, 1 i août 1872).
POLROL'Ol RlT-0> ? (il9
Chez une persoiuie vonéréo. nous apercevons une petil(>sse : nous
eu sommes tout simplement attristés. Quand on nous révèle les
travers d'autrui, on ne nous fait pas toujours rire : ce qui nous
fait rire, c'est une certaine façon de noua les révéler. Il y a une
nu'disance plaisante, mais il y en a une qui est froide et morne;
pourtant elle est dégradante par détinition.
Ainsi ni le baroque, ni le déploiement de la liberté, ni le
contraste, ni la dégradation ne sont la cause réelle du rire. H y a
des spectacles baroques qui ne font pas rire, des actions libres
qui sont austères, des contrastes qui sont tristes, des dégradations
qui sont mornes. — Keprenons donc nous-mêmes une poursuite
qui semble infructueuse; par l'observation détaillée, par l'analyse
des faits, cherchons la vraie cause, — la circonstance partout pré-
sente, qu'il suftit de produire pour produire le rire, de supprimer
pour supprimer le rire, de faire varier pour que le rire croisse ou
décroisse.
1!
Nous n'étudierons qu'un petit nombre de cas, et des cas aussi
connus ([uil se pourra. Ce qui importe, ce n'est pas la quantité
des observations, c'est leur qualité. Ce qu'il nous faut, ce ne sont
pas des faits rares et curieux, mais des faits francs, dont chacun
de nous ait ri. Plus un cas sera vulgaire, mieux il vaudra.
Examinons d'abord quelques actions risibles. Ensuite nous
examinerons quelques mots risibles.
Nous avons tous ri de l'enfoncement d'une porte ouverte. Un
homme rassemble ses forces, contracte ses muscles, crispe sa face,
s'arc-boute sur ses jambes pour pousser une porte : nous voyons
que cette porte est ouverte, et nous rions. — Les clowns de cirque
font rire par un moyen analogue : ils exécutent un effort immense
pour soulever de terre un énorme boulet de canon : mais nous
savons déjà que ce boulet est en carton creux, et léger comme une
plume. — Que se passe-t-il donc en nous (juand nous avons ce
spectacle sous les yeux.'
Il est évident que l'action nous paraît d'abord baroque, même
absurde. Ce déploiement de forces, pour soulever un poids que
nous savons infime, est absolument insolite. Cette poussée hercu-
léenne pour vaincre une résistance que nous savons nulle, est
absolument incompréhensible. Voilà notre première impression;
voilà le premier temps du phénomène. — Mais il y en a un
second, et le tort des psychologues est de ne pas l'avoir \ti. Ils
ont été frappés par ce premier aspect : le baroque. Ils en sont
restés là. — Cherchons plus patiemment : au moment même où
620 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
nous trouvons cet acie absurde, une réflexion rapide nous le fait
trouver très simple. Nous songeons que notre homme ci-oit la
porte fermée. Nous songeons qu'aux yeux du clown le boulet est
un vrai boulet, l^efl'ort qu'ils font est donc très naturel : nous en
aurions fait autant. C'est alors (jue nous rions.
Ainsi un acte qui nous semblait baroque nous semble naturel .
Nous reconnaissons, dans un fait insolite, un fait habituel, dans
un fait absurde un fait banal. Une même chose nous apparaît
comme surprenante et nous apparaît comme familière. Voilà ce
qu'il y a dans l'esprit du rieur.
Voici un second exemple : les fausses sorties et les fausses
rentrées d'un acteur. Le procédé est très connu et très banal. Un
personnage, généralement animé d'un sentiment vif, de colère
par exemple, sort en proférant une menace. On le croit parti; la
porte se rouvre, il reparaît en renouvelant ses menaces; nouvelle
sortie, nouvelle rentrée, souvent jusqu'à satiété. Cependant nous
rions presque toujours, pour peu que le comédien y mette de
l'entrain. Que se passe-t-il donc en nous? — Avant tout, ces
fausses sorties nous paraissent baroques, absurdes. C'est la pre-
mière impression, toute naturelle : dans la vie ordinaire, on ne
rentre pas ainsi quatre ou cinq fois de suite; il y a là quelque
chose de contraire à toutes nos habitudes et au bon sens même.
Mais ce n'est là que le premier temps, il y en a un second. Cette
action, à peine nous a-t-elle paru baroque qu'elle nous paraît très
simple : nous songeons que ce personnage est fort en colère, et
que la colère a de ces insistances et de ces retours : c'est une expé-
rience qui nous est familière. — Nous reconnaissons donc, dans
un fait qui semblait insolite, un fait qui nous est familier; dans
une action qui semblait absurde une action très rationnelle. Le
même acte, vu d'un coté, est baroque; vu de l'autre, il est vul-
gaire (1).
Considérons un dernier exemple d'action plaisante. Il s'agit
cette fois d'une invention de clown qui soulevait, à l'Hippodrome
je crois, une formidable tempête de rire. Le clown jetait son cha-
peau sur le sol; et alors, avec des précautions infinies, avec la
sournoiserie d'un chat qui s'apprête à saisir une proie, se glissant,
hésitant, sarrôtant, rampant, faisant signe de se taire à toute
l'assistance, insensiblement il se rapprochait de ce chapeau de
clown, qu'il feignait de prendre pour un oiseau. Parvenu à dis-
tance convenable, rasé contre terre, il étendait la main pour le
saisir ; mais au même moment, d'un coup de pied habile, il l'en-
voyait à dix pas : l'objet lui échappait et sa main ne saisissait
.(1) La même analyse serait valahle pour les répétitions de 7nols : « Et Tartufl'e »
— « Sans dot » — <■ Que diable allait-il faire dans cette galère », etc.
POURQUOI RIT-ON? 621
que le vide. Cette pantomime était fort cliùle, mais la suite»
l'était beaucoup plus. Le clown recommençait cinq ou six fois la
même manœuvre, sapprochant chaque fois avec la même pru-
dence de l'eau-lloiip:e : chaque fois le chapeau-oiseau s'envolait,
animé d'un coup de pied. Alors le clown faisait une tentative
suprême: plus prudent, plus subtil, plus tortueux, plus sournois
que jamais, il arrivait à portée du chapeau, et là... il le ramassait
tout simplement comme si rien ne s'était passé. L'effet était
irrésistible. (Jue se passait-il donc dans nos esprits?
Voici, très probablement, ce qui s y passait: L'insuccès répété
du clown, les envolemens successifs du chapeau, avaient un ell'et
très simple : une idée s'installait eu nous, l'idée que ce chapeau
t'tait un être animé, que ce chapeau fuirait toujours, que le même
coup de pied l'enverrait indéliniment dans l'espace. A la sixième
fois, il ne restait plus en nous aucun doute : le pli était pris; le
clown ferait bien mieux de s'arrêter, il allait encore échouer :
le chapeau allait encore s'envoler. VA voilà ce chapeau qui se lais-
sait ramasser comme un vulgaire chapeau de bourgeois! Cela
nous paraissait baroque, absurde : l'habitude était déjà si bien
prise! Au premier moment on ne comprenait plus. Mais tout
de suite la pensée revenait : Ce n'est qu'un chapeau; il est assez
ordinaire que les chapeaux ne se sauvent pas tout seuls. De sorte
que ce fait, baroque au premier moment, était aussitôt reconnu
comme le plus naturel, le plus commun, le plus banal des faits.
Ici encore, dans le surprenant on retrouvait le banal. Le même
fait, d'un côté, était absurde, et de l'autre, familier, inévitable,
nécessaire.
Les trois analyses que nous venons de faire coïncident donc
sur ce point. Chaque fois que nous rions, il se produit en nous un
double phénomène. Un acte nous paraît surprenant : voilà le
premier temps, et aussitôt nous le reconnaissons comme habi-
tuel : voilà le deuxième temps. — On pourrait très facilement con-
trôler ce résultat sur d'autres exemples : un ronflement dans une
grave assemblée; les titubations d'un homme ivre; les mines des
singes; au théâtre, dans la scèhe du crime, un pistolet qui rate
deux fois de suite; un petit homme qui se baisse en passant sous
une porte beaucoup plus haute que lui. Partout on retrouvera
le même élément : quelque chose de surprenant et d'absurde qui,
d'un autre côté, est naturel et banal.
Etudions maintenant non plus des actes, mais des mots plai-
sans; cherchons comment s'y prennent les « professionnels »,
ceux qui ont pour métier de faire rire, et qui y réussissent. Xous
verrons qu'ils s'y prennent tous de la même façon : ils nous pré-
sentent des mots qui, d'un côté, sont invraisemblables jusqu'à
t)22 REVUE DES DEUX MONDES.
l'absurde, et de l'autre naturels jusqu'à la naïveté; absurdes si on
les isole, naturels si on songe aux « préparations ».
Que font, par exemple, les vaudevillistes ? Ils s'arrangent pour
amener une situation absolument insolite : par exemple, la ren-
contre en un même lieu de plusieurs personnes qui semblent
s'exclure. Dans les Surpînses du divorce, un divorcé remarié voit
arriAer dans son nouveau domicile qui? Son ancienne femme et
son ancienne belle-mère. Et son ancienne femme est devenue sa
belle-mère. Voilà une situation baroque jusqu'à l'invraisem-
blance. Mais en même temps les auteurs s'arrangent pour que
cette situation baroque paraisse naturelle. Ils préparent notre
esprit, ils le travaillent jusqu'à ce qu'il soit prêt à accepter cette
extravagance, jusqu'à ce qu'il la désire, jusqu'à ce qu'il la trouve
toute simple. Quand nous sommes à point, ils nous la posent
hardiment sous les yeux. Que veulent-ils donc? Ils veulent que
chaque scène soit d'un côté absurde et de l'autre inévitable; que
chaque réplique nous semble à la fois absolument folle et abso-
lument juste. Ils triomphent quand nous sommes à la fois étonnés
de la baroquerie du mot et de son évidente nécessité.
Le vaudeville vit de méprises et de quiproquos. Qu'est-ce
donc que les quiproquos ? Le mécanisme en est partout le même :
nous, spectateurs, nous savons la vérité : le personnage, lui, ne la
sait pas. Nous savons que tel événement s'est passé : le person-
nage l'ignore. Nous savons qu'il se trouve en tel lieu : lui, il croit
être ailleurs. Nous savons qu'il se trouve avec telle personne :
lui, il ne s'en doute pas. Nous savons qu'on lui parle de sa fille :
il croit qu'on lui parle de sa cassette. — Et alors il dit des choses
qui sont parfaitement absurdes, étant donné l'événement, le lieu,
la personne, mais qui sont parfaitement sensées, étant donné ce
qu'il ignore. Cest absurde, sachant ce que nous savons; c'est
nécessaire , croyant ce quil croit. A chaque mot notre impression
est double : le mot nous paraît extravagant d'abord et aussitôt
après naturel. — Sans aller chercher un exemple dans quelque
vaudeville, prenons le modèle : relisons, dans l'Avare, le fameux
quiproquo de la cassette. Parlant de la fille, Valère dit : « J'aime-
rais mieux mourir que de lui avoir fait paraître aucune pensée
offensante : elle est trop sage et trop honnête pour cela. » —
Harpagon, n'ayant dans l'esprit que sa cassette, répond : « Ma
cassette, trop honnête? » — Valère reprend : « Rien de criminel
n'a profané la passion que ses beaux yeux mont inspirée. » —
Et Harpagon, qui commence à ne plus comprendre, se dit : « Les
beaux yeux de ma cassette? » — Le dialogue est ici d'autant plus
plaisant que non seulement chaque mot d'Harpagon, mais aussi
chaque mot de Valère, est risible. Quand Harpagon commence à
P01R(JU0I RIT-ON? 623
parler, nous pensons encore à la tille ; de sorte qu'Harpagon, avec
sa cassette, noiRi paraît extravaguer. Lorsque Valère reprend la
parole, nous pensons à la cassette: de sorte que Yalère, à son tour,
nous a l'air (l'un fou. — Puis une nMlexion instantanée nous fait
voir ce qu'il y a de naturel dans leur absurdité apparente, ce qui
sV trouve même de nécessaire et de fatal.
Un autre procédé, très efficace, est le suivant : On nous montre
un acteur qui ne sait pas son rôle, qui entend mal ce que lui dit
le souffleur, et qui récite des extravagances. Rappelons-nous le
plaidoyer de Petit-Jean [l). Petit-Jean, après les premières lignes
de son discours, s'arrête : il ne sait plus. Le souffleur, qui se
tient derrière lui, lui souffle : u Des Persans. » — Petit-Jean
déclame : « Des serpens. » — Le souffleur souffle : « Démocra-
tique. » — Petit-Jean récite : « Démocrite. » — Le souffleur,
impatienté, dit : « Hé! le cheval! » — Petit-Jean répète docile-
ment: « Et le cheval. »
Les scènes de ce genre produisent souvent une envie de rire
irrésistible. Je défie, par exemple, l'homme le plus grave de lire
sans éclater de rire une courte scène, intitulée Roland, d'un de
nos amuseurs les moins ennuyeux. L'acteur qui joue Roland
dans le Fiis de Ganelon ne sait pas son rôle. Le souffleur souffle :
« Voici mes vieux compagnons d'armes. Salut ô mes preux! » —
L'acteur récite : « Voici mes vieux compagnons d'Arles. Salul
aux nez creux! » — Le souffleur rectifie : « 0 mes preux. » —
Lacteur se reprend : « Aux lépreux, c'est vrai. Salut, aux lépreux ! »
— Le souffleur souffle : « Je suis le fameux paladin ! » — L'ac-
teur déclame : « Je suis le fameux Paul Adam. » Le soutfleur rec-
tifie : « Paladin! paladin! » — L'acteur se reprend : « Péladan,
Je suis le fameux Péladan! » — Le souffleur souffle : « Aussi
vrai que je suis Roland ! » — L'autre écorche : « Aussi vrai que
je suis Laurent, Durand. » — Le souffleur reprend : « Aussi vrai
que je suis neveu de Charlemagne. » — L'acteur débite : « Aussi
vrai que je suis le vieux Charlemagne. » — Le souffleur con-
tinue : « Avoir tant de vaillance ! » — L'acteur clame : « Avor-
ton de Mayence! Heu, heu, je suis Gontran, je suis Gontran,
vous dis-je, et je suis également Laurent, et même l'empereur
Charlemagne! »
Il faut lire la scène tout entière pour en sentir la puissante
bouff'onnerie. Si jamais cas de rire fut franc, 'c'est bien celui-là.
Demandons-nous donc ce qui se passe en nous à cette lecture.
Une remarque avant tout. Pour que les scènes de ce genre
soient plaisantes, il faut que nous entendions nous-mêmes ce
(1) Les Plaideurs, acte III, scène m.
624 REVUE DES DEUX MONDES.
que dit le souffleur. Un acteur qui, à la sc^ne, dans les condi-
tions ordinaires, se tromperait, sans que nous entendions la phrase
soufflée, ferait beaucoup moins rire. Dans la bouffonnerie précé-
dente, si nous supprimions le rôle du souffleur, l'effet serait
détruit : il resterait de l'extravagance pure et simple. Cette re-
marque prouve déjà une vérité importante : c'est la phrase soufflée,
présente à notre esprit, qui rend plaisante l'extravagance débitée
par l'acteur.
Choisissons une de ces extravagances ; par exemple la phrase :
« Salut mes bons compagnons d'Arles! Salut aux nez creux! »
Quand nous l'entendons , notre première impression est très
simple : nous ne comprenons pas, nous trouvons cette phrase
absurde; il nous semble que l'acteur est devenu fou. Jusque-là
rien de risible : un pur non-sens. Mais aussitôt une réflexion
rapide nous fait tout comprendre : l'acteur a mal entendu le souf-
fleur : il répète tout bonnement ce qu'il a entendu. Rien de plus
ordinaire, rien de plus banal. Il arrive tous les jours qu'un
homme entende mal ce qu'on lui dit et le répète de travers. C'est
alors que nous rions. Il est évident que ces deux impressions n'en
font en réalité qu'une seule; que je les sépare seulement pour la
clarté de l'analyse. Mais il est évident aussi qu'elles se produisent
en nous, et qu'il suffit d'un peu d'attention pour les distinguer.
Ce cas ressemble donc aux autres. Ici encore un même mot d'un
côté est absurde, et de l'autre naturel.
Enfin le jeu de mots, le vulgaire calembour, repose sur le
même principe. Soit, par exemple, le calembour classique des
Saltimbanques : « Sauvons la caisse. » Au premier moment, ce
mot nous paraît baroque : il n'y a pas là de caisse, c'est-à-dire de
coff're-fort à sauver. Mais aussitôt le mot nous paraît très juste :
nous songeons qu'il s'agit de la grosse caisse. Nous disons : « Ah!
c'est vrai », et nous rions. — Soit encore le mot de Figaro à Basile.
Basile dit : « Je ne veux pas lutter contre le pot de fer, moi qui
ne suis... » Figaro termine : « Qu'une cruche. » Ce mot : « Qu'une
cruche », nous paraît d'abord absurde, contraire à toutes les
convenances; c'est une insulte si triviale qu'elle en est extrava-
gante; nous en sommes comme eflrayés et un peu scandalisés.
Mais tout de suite nous la trouvons très juste : nous pensons au
pot de terre et au pot de fer. Cruche n'est qu'un synonyme,
plutôt humiliant, mais exact. Et puis le mot nous paraît encore
juste d'une autre façon, comme d('finition de Basile. Ainsi le
calembour plaisant est un mot qui est en même temps absurde
et très juste, surprenant et presque prévu.
Que font maintenant les journalistes facétieux, qui se pro-
posent l'étrange tâche d'égayer périodiquement le Gil Blas, le
POIROUOI lUT-ON? 025
Journal, etc. Xoiiï^ ne pouvons ici cHiidier tous leurs procèdes;
mais il y en a un qui est très employé, et ijui réussit souvent.
Il consiste à partir dune donnée très simple, un fait d' « actua-
lité ». un vote de la (".hambre. un jugemeni rendu par un tribu-
nal, une candidature à lAcadémie. une course de bicyclettes, un
projet industriel, et à déduire de là, avec une logique rigoureuse,
les conséquences les plus extrêmes. Ou arrive ainsi à des trou-
vailles parfaitenit'ul cocasses. Par exemple, le cbnmiqueur prend
pour point de départ une idée qu'il trouve dans le Matin : l'idée
de créer des marchandises-monnaies, ayant une valeur fixe comme
l'or, et par exemple un charbon-monnaie. De cette donnée il déduit
les conséquences suivantes :
— Première conséquence : « \'ous déjeunez à la Maison d'Or,
et (iustave vous apporte une modeste addition dans les huit francs :
immédiatement vous tirez de votre gousset trois hectolitres de
coke, et vous laissez, comme pourboire, une demi-douzaine de
briquettes économiques. Exiger neuf trous. »
— Deuxième consi'-quence : Vous avez un versement important
à faire : « Vous sortez de votre portefeuille une liasse de sacs de
charbon de terre. »
— Troisième consé-quence : Vous montez en tramway : « Votre
voisin se fera un plaisir de passer au conducteur les trois petits
paquets de margotins que vous prendrez dans votre poche à
menue monnaie. »
— Quatrième conséquence : « Si le soir vous allez au théâtre,
rien ne vous empêcherait de payer votre fauteuil avec du poussier
de motte; une douzaine d'allume-feux à l'ouvreuse. »
— Cinquième conséquence: On emportera « quelques fagots
pour les mendians. »
— Sixième conséquence : On n'en restera pas au charbon-
monnaie: il y aura une foule d'autres « denrées » monnaies. Et
alors « pour la monnaie de oOO francs par exemple on vous
donnera : des bois et charbons, avec des denrées alimentaires et
des pavés, delà réglisse, des laissés-pour-compte de tailleurs, des
sucres de pomme et des billets de faveur pour l'Éden, des faux
Rembrandt, et, cela va sans dire, des numéros du Times, puisque
Ti?ne is money. »
Est-ce là l'idéal de la finesse et de la grâce dans la plaisan-
terie? Ce serait à discuter. J'ai choisi cet exemple, parce que le
procédé y est grossièrement visible : il s'agit d'extravaguer logi-
quement. Comme le dit M. Jules Lemaître, ce sont des inventions de
fou dialecticien. C'est aussi méthodique que déraisonnable. On se
propose d'amener des formules qui soient d'un côté absurdes et
de l'autre naturelles, absurdes par leur sens, naturelles parla dé-
TOME CXXVII. — 1895. 4
626 REVUE DES DEUX MONDES.
diiction qui les impose. Quand elles sont à la fois assez absurdes
et assez naturelles, le rire éclate.
Que font maintenant les poètes comiques ? Ils font prononcer
par un personnage un mot qui, pris en lui-même, est déraisonnable,
et qui cependant semble tout simple, dès qu'on songe au caractère
de ce personnage. Quand Alceste dit: « J'aurai le plaisir de
perdre mon procès, » il dit quelque chose d'extravagant : un
homme sensé ne peut prendre plaisir à perdre son procès. Mais,
étant donné le caractère, le mot est si simple qu'il était presque
prévu. — Quand Argan, au moment de contrefaire le mort pour
mettre sa femme à l'épreuve, demande : « N'y a-t-il point quelque
danger à contrefaire le mort? » il dit quelque chose d'insensé,
qui cependant paraît tout naturel, venant du Malade imaginaire.
— Rappelons-nous aussi les vers d'Orgon:
Et je verrais mourir l'rère, eufaiis, mère et femme,
Que je m'en soucierais autant que de cela.
Ne retrouvons-nous pas là la double face que nous avons
trouvée partout ? Ces mots, pris en eux-mêmes, sont absurdes; et
dès qu'on songe aux caractères d'Orgon et de Tartuffe, ils sont
terriblement naturels. Par le sentiment qu'ils expriment, ils sont
d'une extravagance féroce ; par l'idée qu'ils veulent exprimer, ils
sont d'une simplicité naïve. Gomme déclaration de principes, ils
sont tellement inhumains qu'ils en sont déraisonnables; comme
peinture involontaire de la fausse religion, ils sont tellement
justes qu'ils en sont liiais.
On pourrait multiplier les exemples : passer en rev^ue tous les
motsbouirons,ou spirituels, ou comiques. Partout on retrouverait
cet élément, seul constant dans la diversité des cas : sous le ba-
roque nous apercevons l'habituel, sous l'absurde le normal, sous
le surprenant le déjà vu et le souvent vu. Nous reconnaissons
dans un fait imprévu un fait vulgaire ; un objet qui échappait à
notre raison rentre de lui-même dans une catégorie familière. —
La loi du rire nous apparaît donc sous cette forme provisoire :
Ce qui fait rire, c'est ce qui est à la fois, d'un côté, absurde, et de
l'autre, familier.
III
Mettons cette hypothèse à l'épreuve. Cherchons si elle ne
serait pas démentie par certains faits, comme les théories exposées
au début. Assurons-nous que cette cause est la vraie cause: qu'il
suffit de la supprimer pour supprimer le rire, de la faire varier
pour que le rire croisse ou décroisse.
POl KOL'Ol RIT-ON? 627
Lue observation facile à faire nous prouvera qu'il sut'lil de la
supprimer pour*supprimer le rire. Il arrive souvent aux esprits
lents, il nous arrive à tous quelquefois de rire en retard, de rire
quelques iuslans après le mot plaisant. Sur le moment nous n'en
avions pas ri, nous n'en avions pas vu le double fond, le double
sens; il nous avait tout au plus paru bizarre, imprévu; nous
n'avions pas compris. Or à quel moment rions-nous ? C'est quand
nous apercevons la seconde face du mot, quand nous voyons
que ce mot bizarre était un mot tout simple, qu'il tombait juste,
qu'il était inévitable. Alors nous nous disons: « Ah ! c'est vrai! »
et nous éclatons de rire.
D'autres expériences seront encore plus décisives. En voici
une que nous avons déjà esquissée. Relisons le Roland que nous
citions tout à l'heure en supprimant maintenant le rôle du soul-
ileur : nous ne rirons plus; nous serons conmie le public lui-
même. L'auteur ne s y est pas trompé ; il ne dit pas que le public
rit des inepties du comédien : le public est ahuri, puis irrité;
il siffle, il demande des excuses. Et en effet, si on coupe le rôle
du souftleur, il ne reste qu'une morne extravagance. — Voilà
une expérimentation en règle, et la méthode de différence est ici
tout entière : nous laissons les paroles baroques, mais nous ôtons
ce qui les rend naturelles; toutes choses égales d'ailleurs, nous
supprimons seulement une des faces de chaque mot: le rire cesse.
— Donc les deux faces étaient nécessaires.
Voici une expérience analogue : Arrivons au théâtre pour le
second acte seulement du vaudeville. Nous aurons sous les yeux
une situation bouffonne; nous entendrons dos mots bouffons.
Tout le monde rira autour de nous : nous, nous ne rirons pas, si
ce n'est par sympathie. C'est que nous verrons seulement un côté
de la situation et un côté de chaque mot: le côté baroque; l'autre
nous échappera, parce que \qs préparations nous ont manqué. —
Dès lors la cause du rire n'existe plus pour nous : les scènes ne
sont pas pour nous, comme pour nos voisins, à la fois absurdes et
naturelles. — Hàtons-nous d'ajouter que la même impression se
produit parfois, se produit même très souvent, quoiqu'on ait
entendu le premier acte du vaudeville. Il y a des vaudevilles
lugubres, il y en a même un très grand nombre. Pourquoi sont-ils
lugubres? C est précisément parce qu'ils ne sont pas assez fan-
taisistes, ou parce qu'ils ne sont pas assez clairs. Tantôt l'auteur
n'a pas tiré de sa donnée des conséquences assez imprévues ; tantôt
il ne les a pas tirées avec assez de clarté : on ne voit pas assez
comment ces conséquences imprévues sont naturelles. Trop de
complication, comme trop de simplicité, nuit. Dans un cas
comme dans l'autre, en effet, la cause du rire reste incomplète :
628 REVUE DES DEUX MONDES.
OU bien c'est l'absurdili'' qui manque, ou bien c'est le naturel.
De môme, pourquoi ne rit-on pas ou rit-on peu des tours
d'escamotage et des exercices de cirque ? C est aussi que l'une des
deux conditions fait défaut. Un escamotage est un fait insolite,
absurde, contraire à toutes les lois connues ; mais on ne voit pas
en quoi il est naturel : il reste mystérieux, on a beau le tourner
et le retourner, on n'aperçoit aucun fait familier auquel on puisse
le ramener. L'étrangeté de l'effet produit est visible, non sa
simplicité: voilà pourquoi on ne rit pas. — Si au contraire le
tour est mal fait et que le truc paraisse, on rit: en effet, les deux
faces exigées sont maintenant réunies.
C'est pour la même raison qu'un acte hautement moral, un
dévouement sublime ne fait pas rire: cet acte est imprévu,
insolite; mais à aucun point de vue il n'est familier ou banal; —
pour la même raison aussi qu'un coup de théâtre ne fait pas for-
cément rire : c'est que, bizarre ou même absurde d'un côté, il
est, de l'autre, non pas familier, mais rare ou tragique; — pour
la même raison encore que la plupart des calembours sont
tristes : imprévus d'un côté, ils ne tombent pas assez juste de
l'autre ; — pour la même raison enfin que la médisance est souvent
morne : c'est que ses révélations ne sont pas toujours impré-
vues, et parfois qu'elles le sont trop.
Ainsi il suffit de supprimer la cause présumée pour sup-
primer le rire. Donc la cause présumée est la vraie cause.
Suffit-il maintenant de faire varier la cause pour que le rire
croisse ou décroisse ? Les faits suivans semblent le prouver. —
D'abord un vaudeville est d'autant plus plaisant que la situation
et les mots sont à la fois plus baroques et plus prévus. Un calem-
bour est d'autant plus drôle qu'il est plus inattendu et plus
naturel. L'idéal, c'est la parfaite absurdité alliée à la parfaite
évidence. Il est inutile d'insister: ces faits sont ^naintenant assez
éclaircis.
Il y a diverses circonstances qui augmentent, qui favorisent le
rire. Chacun l'a remarqué, un même objet nous fait plus ou
moins rire suivant les jours : hier on riait pour des riens,
aujourd'hui on est difficile à dérider. De ces circonstances qui
favorisent le rire, les principales sont : le bien-être physique,
l'enfance et la jeunesse, le sentiment d'un succès ou d'une vic-
toire qu'on vient de remporter, d'un danger auquel on vient
d'échapper. — Ces faits, d'expérience commune, sont-ils d'ac-
cord avec notre loi ?
D'abord le bien-être corporel dispose à rire: par exemple, un
bon dîner, l'excitation physique du grand air, de la marche, du
jeu, ont une évidente influence. — Beaucoup de gens en sont
POUROLOl lUT-ON? 629
frappés et en concluent i|ue la cause du rire est purement phy-
sique, qu'on pertl son temps à la chercher dans l'esprit, .le crois
qu'ils se trompent : l'état physique favorise ou empêche le jeu de
la cause; il n'est pas la cause. — Kn etVet, pourquoi le bien-être
corporel nousdispose-l-il à rire .^ C'est qu'il rend l'esprit plus libre
et plus agile. Lorsque aucune sensation pénible ne monte des pro-
fondeurs de l'organisme, lorsque tous nos rouages jouent bien,
lorsque rien n'y grince, notre esprit se meut avec plus d'aisance.
Nous voyons plus vite ce qu'il y a d'insolite dans les objets, plus
vite aussi ce qui s'y trouve de familier. Si nous rions plus, c'est
que les deux faces des choses plaisantes nous apparaissent plus
facilement.
Xous savons aussi que dans l'enfance et la jeunesse on rit
davantage. Pourquoi? C'estque.dans l'enfance. l'esprit, plus neuf,
trouve plus de choses insolites. L'enfant n'a pas encore d'habi-
tudes fortes : il n'a pas encore pris de plis; tout lui paraît nou-
veau, tout étonne sa vue; rien n'est, pour lui, comme pour nous,
régulier, prévu, normal, Itaiial. De toutes parts s'olTrent à lui des
objets étranges, vite ramenés d'ailleurs à des cas connus. — De
même, pendant toute la jeunesse, l'esprit, plus souple et plus
rapide, perçoit plus vite le bi/arre, et sous le bi/arre, le familier.
Les femmes rient généralement plus que les hommes ; c'est
qu elles ont l'esprit souple comme celui des jeunes gens, et clair
comme celui des enfans.
Enfin le succès, la victoire, nous disposent à rire davantage.
Le fait est si frappant que certains philosophes y ont cherché la
cause môme du rire : Hobbes (1) entre autres. Cependant la joie
du succès n'est pas la cause ; elle favorise l'action de la cause.
Ce qui est vrai c'est que le succès stimule notre esprit, lui donne
une légère ivresse ; alors plus excités, nous voyons plus vite et
reconnaissons mieux. — Le sentiment qu'on vient d'échapper à
un danger grave produit une sorte de griserie analogue.
Inversement, les esprits lourds, épais, opaques, rient peu. Le
rire marque parfois une insuffisance d'esprit : c'est l'inaptitude à
rire qui marque la vraie indigence. — Une gêne physique para-
lyse le rire : l'esprit n'est plus assez libre pour rebondir de l'ab-
surde dans le familier avec assez d'aisance. — Un échec, une
déception, chassent la gaîté : occupés à revenir sur nos faux pas,
absorbés dans la pensée de notre faiblesse, nous n'avons plus la
vue assez claire et assez prompte. — De même l'angoisse d'un
danger imminent sèche les sources du rire.
(1 « Le rire est un orgueil soudain, naissant de la perception soudaine d'une su-
périorité de notre être, comparée aux infériorités des autres ou à notre faiblesse
antérieure. »
630 KEVIE DES DEUX MONDES.
Ainsi, plus un objet paraît à la lois insolite et familier, plus
on rit. Moins on est capable de sentir l'insolite et le familier,
moins on rit, — Les degrés du rire correspondent donc aux degrés
de la cause présumée : la cause présumée est donc la vraie
cause.
Telle est la loi du rire. Il faut et il suffit qu'un objet, un fait,
un mot, soient d'un côté absurdes et de l'autre familiers, pour que
le rire ou l'envie de rire se produise. — Nous voyons mainte-
nant ce qu'il y avait de vrai dans les théories du début : — oui,
ce qui fait rire, c'est bien un contraste, mais c'est le contraste
entre l'absurdité apparente d'un fait et sa réelle banalité; — oui,
ce qui fait rire c'est bien une dégradation, mais c'est cette dégra-
dation's,^éc\dXe d'un objet simple qui se présente sous des espèces
absurdes; — oui enfin, ce qui fait rire c'est bien la joie, mais cCsi
la joie spéciale de retrouver la raison dans l'absurde même (1).
Quelle est donc la nature psychologique du rire? Notre esprit
est une activité dont la fonction est unique : faire rentrer les objets
nouveaux dans des catégories connues. L'intelligence humaine ne
fait jamais autre chose. — Quand un objet ne trouve place dans
aucune catégorie, il échappe entièrement à notre pensée : par
exemple, les mots d'une langue que nous ne savons pas : c'est
l'incompréhensible. — Quand un objet trouve place à la fois dans
deux catégories qui s'excluent, il choque notre pensée : par exem-
ple un triangle qui aurait quatre côtés : c'est l'absurde. — Quand
un objet entre franchement dans une catégorie, nous éprouvons
la satisfaction calme de penser, de connaître : c'est le rationnel.
— Quand un objet, d'un côté est absurde, et de l'autre trouve une
place toute marquée dans une catégorie familière, la pensée
éprouve comme une secousse spasmodique : c'est le rire.
Camille Mélinand.
(1) On trouverait.de même beaucoup de vrai dans d'autres théories que nous ne
pouvions toutes discuter. Il y en a une cependant que nous tenons à indiquer : c'est
celle qu'un avocat à la cour d'appel de Paris, M. Philbert, dans un livre un peu
mêlé, mais intéressant et riche, sur le Rire (^1883), a exposée avec entrain. D'après
lui, le rire est produit par une erreur aussitôt rectifiée. On voit tout de suite ce
qu'il y a Là de vrai et de faux.
LA PSYCIIOLOI-IE DES PEUPLES
KT L'ANTHROPOLOGIE
Une science nouvelle est aujourd'hui en formation, qui a pour
objet la psychologie des peuples. Mais, sous l'empire de préoccu-
pations politiques, on s'est efTorcé, "d'abord en Allemagne, puis
en France, de confondre l'ctude des nationalités avec celle des
races. Il en est résulté une sorte de fatalisme historique qui assi-
mile le développement d'un peuple à celui d'une espèce animale
et tend à absorber la sociologie dans l'anthropologie. En outre,
ceux qui transforment aijisi eu guerres de races les guerres des
sociétés ont l'intention de légitimer par là, au sein du « genre
Homo », le droit du plus fort. Ce n'était pas assez de la « lutte
pour la vie » entre les blancs et les noirs ou les jaunes; certains
anthropologistes ont imaginé aussi la lutte pour la vie entre les
blonds et les bruns, entre les crânes longs et les crânes larges,
entre les vrais Aryens (Scandinaves ou Germains) et les Gelto-
Slaves. C'est une nouvelle forme du pangermanisme. La couleur
même des cheveux devient un étendard et un signe de ralliement :
malheur aux bruns! Les batailles qui ont eu lieu jusqu'à ce jour
sont un jeu, paraît-il, auprès de la grande bataille qui se prépare
pour les siècles prochains. On « s'égorgera par millions, dit un
anthropologiste, pour un ou deux degrés en plus ou en moins
dans l'indice céphalique. » C'est à ce signe, remplaçant le Shibo-
leth de la Bible, que se feront les reconnaissances de nationali-
tés. Certains sociologues entonnent aussi l'hymne à la guerre,
comme M. Gumplowicz (1;, M. Gustave Le Bon. Ainsi se répand
jusque dans notre pays la théorie allemande qui , au nom
(1) Voyez sur le livre de M. Gumplowicz, la Lulle des Races, dans la Revue du
15 janvier 1393.
36G REVUE DES DEUX MONDES.
d'une supériorité de race, veut changer les rivalités politiques
ou économiques en haines de sang et qui, par là, ne fait que
rendre les guerres encore plus inexpiables. Les guerres, en
effet, ne sont plus des duels entre soldats de profession dirigés
par des politiques de profession, pour des motifs plus ou moins
abstraits, lointains, et impersonnels : ce sont des soulèvemens de
peuples entiers contre d'autres peuples, au nom d'une hostilité
prétendue constitutionnelle et héréditaire. La politique offre
l'écho tour à tour tragique ou comique de ces théories; car,
pour les politiciens, tout argument est bon. Il y a une douzaine
d'années, dos délégués albanais vinrent protester dans les cabi-
nets d'Europe contre la cession de l'Epi re au gouvernement hel-
lénique; leur Mcmorandum avait été rédigé sous l'inspiration de
l'Italie, qui compte l'Albanie parmi ses provinces irredente; on y
lisait : « Pour comprendre que les Grecs et les Albanais ne peu-
vent vivre sous un même régime, il suffit d'examiner la structure
tout à l'ait différente de leurs crânes : les Grecs sont brachycé-
phales, tandis que les Albanais sont dolichocéphales, et manquent
presque complètement de la protubérance occipitale. » Cette poli-
tique soi-disant « scientifique » n'avait oublié que deux points : le
premier, c'est que les Italiens sont eux-mêmes, dans l'ensemble,
une nation brachycéphale ; le second, c'est que les Albanais le
sont aussi, ne leur déplaise! .Mais, pour un politicien, deux
bonnes erreurs font une vérité.
La psychologie peut-elle ainsi confondre la constitution phy-
sique et mentale d'une race humaine avec le caractère acquis et
progressif d'une nation? — Problème qu'il importe d'examiner, en
un temps où la civilisation semble prendre pour idéal une nou-
velle barbarie. Recherchons donc quelles sont les bases anthropo-
logiques des caractères nationaux et la part légitime qu'il faut faire
aux races : nous reconnaîtrons peut-être une fois de plus que
l'histoire humaine ne saurait se ramener à l'histoire naturelle.
I
Toute science en voie de formation est, comme la jeunesse,
orgueilleuse, tranchante, facile à l'enthousiasme, et précipitée dans
ses conclusions. L'anthropologie et parfois même la sociologie en
fournissent des exemples. Rien n'égale l'audace d'affirmations
qui se fondent précisément sur les données les plus incertaines,
mais nouvelles ou nouvellement étudiées. Le progrès général de
l'humanité, — a dit un des dogmatiques de l'anthropologie
« darwiniste », savant d'ailleurs très distingué et remueur d'idées,
— exige l'extermination par le fer ou la faim, l'extinction des races
LA rSVCMOlAlGIE DES PEUPLES.
307
dont révolution est lente et l'humeur pacifique : au siècle pro-
chain, « les derniers sentimentaux verront de copieuses exter-
minations do peupK's. >' Il ne faut plus se contenter de dire que
la force prime le droit, en ce sens que [oui droit aurait pour ori-
gine une manifestation de la force; il faut aller plus loin : « La
force existe; nous ne sommes pas sûrs de l'existence du droit (1). »
Le parti pris de certains darwinistes touche au fanatisme et,
quand il s'agit des applications sociales, à la férocité. Peut-être
frraient-ils bien de se mettre d'accord entre eux avant de damner
sur terre la majorité de l'espèce humaine.
On nous parle sans cesse de races à propos de peuples, quand
on devrait simplement parler de types, c'est-à-dire do torlaines
combinaisons de caractères. Les combinaisons sont variables, les
caractères des vraies races sont permanens. Il y a bien un type
français, un type anglais, allemand, mais non une race française,
anglaise ou allemande. Si l'on veut faire une division de l'Eu-
rope d'après les races, a dit excellemment l'anthropologiste même
auquel nous faisions allusion tout à l'heure, « je défie qu'on puisse
jamais poser une borne frontière. ■• Les races composantes, on
etïet, sont à peu près les mêmes dans toute l'Europe, sauf quel-
ques élémens tatares à l'est. Les peuples ne sont, selon lo mot do
M. Topinard, que des produits de l'histoire. Il n'y a plus aujour-
d'hui de souches humaines qui se trouveraient à l'état tout pri-
mitif d'homogénéité dos bandes primordiales (2).
Tout ce qu'on peut dire, c'est que les mélanges de races ou de
sous-races identiques offrent des proportions diverses, et que cette
diversité de types n'est pas sans intluence sur la constitution
movenne ou tempérament moyen de chaque peuple. Aussi les
partisans de la « lutte des races > ont-ils dû se reporter au sein
même de chaque nation pour tâcher d'en séparer et d'en appré-
cier les parties composantes.
Avec la plupart des anlhropologistes, — notamment avec
(Ij Revue d'anthropologie, t. II. p. 14o, cours libre fait par M. de Lapougc à la
Faculté de Montpellier.
'2] Un mathématicien, M. Cheysson, a montré qu'en France, k raison de trois
générations par siècle, s'il ny avait pas eu de croisemens consanguins, chacun do
nous aurait dans les veines le sang d'au moins 20 millions de contemporains de l'an
1000. Si l'on remonte à l'époque de Jésus-Christ, on dépasse le chiflVc de 18 quin-
lillions. Pour exprimer le nombre de même nature correspondant à l'époque inter-
glaciaire, il faudrait couvrir de chiffres la surface du globe. De ces nombres impos-
sibles, on a déduit mathématiquement cette conséquence que des croisemens innom-
brables ont dû intervenir, que tous les habitans d'une même localité, d'un»; même
province, d'une même nation ont nécessairement des ancêtres communs. C'est la
parenté de fait entre les concitoyens. Cette parenté dépasse même les bornes des
nationalités : Allemands. Français. Anglais ont une multitude d'ancêtres communs
et appartiennent à des mêmes souches. Mais alors, que devient la politique des
« races », prônée par certains anlhropologistes ou sociologistes?
368 REVUE DES DEUX MONDES.
MM.Broca,Virclio\v,Lag'neaii, Zaboi'owski,IIamy, Topinard, Col-
lignon, Yerneau, Carrière, Hovclacque, Manoiivrier,de Lapoiige,
Otto-Ammon Livi, Beddoe, etc., — nous admettons qu'on peut se
rendre un compte approximatif dos sous-races les plus importantes
qui entrent dans la composition de chaque population et en déter-
minent le type anthropologique. Remarquons d'abord que la dis-
tinction des races ou sous-races humaines doit se faire beaucoup
moins par la couleur de la peau que par les caractères morpholo-
giques, surtout ceux du crâne et du cerveau. La couleur est une
harmonie séculaire qui s'est établie avec le climat, et qui est aujour-
d'hui préformé(> au sein même des germes : climat chaud et hu-
mide pour les noirs ; froid et humide pour les blancs ; sec pour les
jaunes et les bruns. Ce qui importe bien davantage, c'est la forme
allongée ou élargie du crâne, sa capacité, la forme du nez, des pom-
mettes, de la poitrine, la hauteur de la taille, etc. D'après ces carac-
tères, les populations blanches sont un mélange de deux élémens
principaux, auxquels certains anthropologistes veulent appliquer
avec Linné des étiquettes caractéristiques.
Voici d'abord VHomo Eiiropœus ; dont la « diagnose » ancienne
est, pour le jnir sang : blanc de teint, sanguin de tempérament,
musclé, aux longs poils blonds ou roux, yeux bleus clairs, léger,
subtil, inventeur, — albiis, sangiiiiieus, torosus, pilis flavescentibiis
prolixis, oculiscœrideis,ievis,a?'gulus,inve7itor. Grand et puissant,
il a le visage long, le nez étroit, droit ou convexe, le cou long, le
corps et les membres longs : « tout son développement est en lon-
gueur. » Pour compléter le signalement, les savans contempo-
rains y ajoutent un indice céphalique d'environ 0,74 (1). Ce
nombre indique un crâne relativement long ou dolichocéphale.
Puis vient VHomo Alpinus de Linné, qui a juste les caractères
physiques et psychiques opposés : teint brun, cheveux bruns
ou châtains, yeux bruns, crâne large et médiocrement long (bra-
chycéphale), nez concave, moyennement large, visage large,
taille moyenne ou petite , développement surtout en largeur.
Les populations jaunes sont, dit-on, principalement composées de
deux élémens : d'abord un nouveau type: VHomo Asiaticus [lAw-
né), jaune de teint, mélancolique de tempérament, raide, poils
noirs, yeux noirs, enclin à révérer, avare, — luridus, melancho-
licus, rigidus, pUis nigricantibus, ocidis fuscis, reverens, avarus,
type encore dolichocéphale et, au moral, très intelligent; 2° Homo
Alpinus, déjà nommé, brachycéphale. Ce dernier a une influence
(1^ Placez la pointe d'un large compas sur le front, l'autre pointe sur la nuque,
vous avez la longueur crânienne; placez ensuite le compas dans la ligne des deux
oreilles de manière à obtenir la largeur maximum ; divisez alors la largeur par la
longueur, et vous aurez l'indice céphalique.
L\ PSYCHOLOGIE DES PEUPLES. 369
très marquée oatAsie. notamment en Chine, où il est intervenu,
en conquérant, dit-on. et où il aurait, à en croire M. de Lapouge,
«< glacé » la civilisation indigène de VHomo Asiaticiis.
En Europe subsiste, à coté de VHomo Europœus et de VHomo
Mpinus, un type que l'on a appelé Homo Mrdiferraneus ou, avec
Horv. Homo Arabicus. Lanalyse ethnique, en effet, découvre
d'abord dans toute l'Europe un vieux fonds (jui représente le
résidu des races contemporaines du mammouth et du renne, ainsi
que de celles de la pierre polie. Ce sont les bruns à tète longue,
d'une taille assez petite, au nez busqué ou brisé. On les appelle
race méditerranéenne, parce qu'ils dominent dans les îles et sur
les côtes de la Méditerranée, dans toute l'Afrique du Nord, dans
la péninsule ibérique, sur la cote ligure, dans l'Italie méridionale
et en Sicile. Ils sont beaucoup plus rares dans l'Italie moyenne
et dans la France méridionale. Le Sémite proprement dit se dis-
tingue des autres Méditerranéens ou dolicho-bruns, par « une
taille plus haute, le nez brisé et la sécheresse générale des
formes. » La plupart des Méditerranéens seraient d'ailleurs croisés
avec des tribus noires du nord de l'Afrique.
La seconde couche ethnique que les anthropologistes nous
montrent en Europe est la race à crâne large ou brachycéphale,
dont nous parlions tout à l'heure : Homo Alpinus. Ce sont les
mêmes populations que Hroca a proposé dappcler Celto-Slaves.
Suivant Ephore, contemporain d'Alexandre, la Celtique compre-
nait l'Espagne jusqu'à Cadix, la Gaule au Jiord des Cévennes et du
bassin du Rhùne, une portion considérable de la Germanie, la
vallée supérieure et moyenne du Danube, le versant sud des
Alpes Rhétiques et Carniques jusqu'à l'Adriatique et presque
toute l'Italie septentrionale. C'est précisément là que se trouvent
encore les Celto-Slaves : le témoignage de l'antiquité confirme
donc celui de la science moderne. On suppose (sans preuves)
que les Celto-Slaves vinrent d'Asie vers la fin de la période qua-
ternaire ; on leur assigne même parfois une origine plus ou moins
mongolique et on les appelle alors du nom vague de Toura-
niens 1). La Haute Asie nous offre, prétend M. de Lapouge
(cpii depuis a changé d'avis), de vraies masses de Savoyards et
d'Auvergnats <( attardés dans leurs migrations. » Ces brachycé-
phales auraient introduit en Europe les bestiaux et les plantes
de l'Asie (2;, D'où qu'ils viennent, les Celto-Slaves constituent
(1) Un anthropologiste \rurtembergeois, M. de Holder, a voulu caractériser ainsi
les prédécesseurs à crâne arrondi des Germains en Allemagne.
(2) A quoi on objecte : 1° la brachycéphalie est moindre et moins répandue en
Asie qu'en Europe ; 2° les brachycéphales n'auraient pu arriver à l'époque du bronze
qu'en passant par la Sibérie et la Russie, et justement on n'y trouve guère que des
TOME cxxviii. — 189o. 24
370 REVUE DES DEUX MONDES.
aujourd'hui la majorité de la population européenne. Le massit
alpin de l'Europe centrale et ses abords, monts d'Auvergne,
Vosges, etc., en sont presque exclusivement peuplés : Bas-Bre-
tons, Auvergnats, Cévenols, Savoyards, Vosgiens, la plupart des
Suisses, Bavarois, Roumains, Albanais. Leurs « nappes immenses »
s'étendent sur la Russie et l'Asie du nord, où ils ont conservé leurs
idiomes propres « ouralo-altaïques » , tandis qu'ils ont adopté par-
tout ailleurs les langues indo-européennes. Reste la troisième
couche, formée de la race blonde à crâne allongé, vulgairement
appelée aryenne, et que Linné nommait plus proprement : Homo
Europœiis. Elle se trouve dans le nord-ouest, où elle est en voie
d'extinction, et elle n'existe dans le reste de l'Europe « qu'à l'état
sporadique ou de croisement complexe (1). » Les anthropologistes
ont proposé de nombreux exemples d'analyse ethnique : leurs
tableaux ont pour but de faire saisir la différence de composition
d'une même population suivant les couches sociales et suivant
les temps, ainsi que l'affinité des différens types anthropolo-
giques avec « certaines conditions sociales. » C'est à l'aide de
nombreux documens de ce genre qu'on a essayé de constituer une
« anthropologie des classes », d'ailleurs assez douteuse. La loi
qui sen dégagerait, selon quelques-uns — notamment selon M. de
Lapouge et M. Ammon — c'est que, partout, les classes supérieures
de nos sociétés sont plus riches en élémens à crâne allongé — , les
classes inférieures en élémens à crâne large. Les couches sociales
révéleraient ainsi, par leur superposition même, les diverses
couches historiques : ici les conquérans et seigneurs, là les con-
quis, inférieurs, prétend-on, en intelligence et en énergie (2),
Prenons pour exemple les analyses faites par M. de Lapouge sur
l'ancienne société montpelliéraine : nous y voyons que les classes
supérieures étaient dolichocéphales, en comparaison des classes
inférieures. En outre, la bourgeoisie était plus riche en élémens
méditerranéens, c'est-à-dire en dolichocéphales bruns. Ces deux
phénomènes se rencontrent, prétend-on, dans tous les cas sem-
blables. Une autre loi, plus généralement admise, c'est que, depuis
les temps préhistoriques, les brachycéphales tendent à éliminer
les dolichocéphales, par l'invasion progressive des couches in-
dolichocéphales à cette époque, ou en passant sur le corps des Assyriens, chose
historiquement impossible.
(1) Voir, outre les travaux de Broca, de MM. Bertrand, Lagneau, Topinard, les
études publiées par M. de Lapouge dans la Revue de sociologie, 1893 et 189i, dans la
Revue d'cmthropulof/ie, 1887-1888 et dans l'Anthropologie, 1888-1892; Beddoe, /îaces
of Britaiyi, et Anthropological History of Europe.
(2) Ajoutons que les vainqueurs, comme l'a montré M. Collignon, occupent géné-
ralement la plaine et les vallées, tandis que les vaincus ont été refoulés dans les
montagnes ou sur les côtes extrêmes de l'Océan.
LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES, 371
férieures et lablorption des aristocraties dans les démocraties,
où elles viennent se noyer.
On avait jadis donné le nom d'Ari/cns aux dolichocéphales
blonds, parce que les langues et coutumes dites aryennes parais-
sent s'être développées à l'origine chez des peuples où dominait
la race blonde. Mais c'est ici que le philosophe peut se donner
le spectacle des incertitudes historiques et surtout préhistoriques.
Après avoir fait venir les Aryens d'Asie en Europe, on les fait
venir aujourd'hui d'Europe en Asie. Depuis Wilser, inventeur
de la théorie nouvelle, on s'efforce de dissiper ce que M. Salomon
lleinach appeUe u \v mirage oriental » — peut-être pour y sub-
stituer un mirage occidt-ntal. Chacun propose sa contrée de pré-
dilection comme berceau de la race dite indo-européenne. Selon
un des plus récens et des plus ingénieux auteurs d'hypothèses.
M. Penka [\) les Aryens seraient le produit du climat Scandinave.
Ce sont les frères des Méditerranéens à crâne long, mais mo-
difiés et pâlis, sans doute par le climat humide du nord (2).
(1) Herkunft der Arier: et Origines Aryacœ, Vienno, 1886, Prochâka.
'2) Reportez-vous à l't^poquc quaternaire: le nord-ouest de l'Europe formait alors
un énorme massif, qui recouvrait en partie les mers aujourd'hui découvertes, la
moitié de la mer du Nord et une zone ;\ l'ouest de la Norvège. Les masses de vapeur
apportées par le Gulf-Stream répandaient une brume épaisse et douce sur la région
Scandinave, et venaient se condenser sur l'espèce d'Himalaya septentrional dont
elles alimentaient les glaciers. Sous ce climat humide et froid — mais, grâce au Gulf-
Stream, moins froid que la présence des glaces ne le fait supposer — l'ancienne race à
crâne long, appelée race de Néanderthal, a dû subir, selon M. de Lapouge, des modifi-
cations d'aspect et de tempérament. L'humidité continue de l'air obstrue les pores
de la peau, retarde la circulation des humeurs, diminue la force du système vaso-
moteur, émousse la sensibilité, prédispose à la lenteur du tempérament flegma-
tique. Sur un sol marécageux et boisé, au milieu de la brume, sous un ciel chargé
de nuages épais, interceptant les rayons lumineux et chimiques (à ce point que la
photographie y devient difficile), une race d'abord plus ou moins sèche et brune a
pu acquérir une forte dose de flegmatisme. Le résultat visible aurait été une dé-
coloration générale, se traduisant par une peau très blanche, des cheveux blonds,
des yeux pâles. — Par malheur, il reste fort douteux que la Scandinavie fût, comme
le croit M. de Lapouge, habitable à l'époque quaternaire. De plus, en dépit du cli-
mat qui devrait les pâlir, Esquimaux et Lapons s'obstinent à rester très bruns. Aussi
cette idylle Scandinave est-elle contestée. Tout ce qu'on peut dire, c'est que la race
blonde venait du Nord et qu'elle était, comme disent les Grecs, « hyperboréenne »,
du moins par rapport à la Grèce.
On invoque aussi des raisons philologiques qui semblent établir l'origine hyper-
boréenne des prétendus Aryens. Le mot « mer » et même le mot navire, par exemple,
étant identiques dans toutes les langues aryennes, les premiers Aryens ont dû vivre
en contact et en « familiarité » avec la mer. Ils ne peuvent donc être venus, comme
on l'a cru longtemps, des hauts plateaux du Pamir et du nord de l'Asie. Ils ne sont
pas venus davantage de la Caspienne ni de la mer Noire. Les noms du saumon et
de l'anguille, en effet, sont identiques chez tous les Aryens ; or ces poissons sont
étrangers aux deux mers dont nous parlons et aux fleuves qui s'y jettent. Seules, la
Scandinavie et la région maritime de l'Allemagne présentent tout entières la faune
et la flore des proto-Aryens, c'est-à-dire les animaux et les plantes dont les noms
sont restés identiques dans les diverses langues aryennes. — Pourtant, ici encore, il
faut demeurer en défiance. Les linguistes ont trop d'imagination; ils ont prétendu
.'{"2 REVUE DES DEUX MONDES.
Les admirateurs de la race blonde européenne, fleur de l'hu-
manité, prétendent que c'est elle qui a produit le grand mouve-
ment intellectuel autrefois attribué aux Aryens d'Asie. Dans
TExtréme-Oricnt, à une époque très reculée, on trouve les Chi-
nois en contact avec dos populations blondes de haute taille qui
occupaient alors la Sibérie (1). Dans l'Inde, les brahmanes de
pure race semblent se rattacher à la même famille dolicho-blonde.
Il subsiste encore en ce pays des tribus guerrières blondes à crâne
long; il y en a aussi dans le l^aniir. La Palesline était occupée
par des Amorites blonds quand elle lut envahie par les vrais
Sémites, et le fonds blond dut subsister longtemps (2). Les
monumens de l'Egypte, de la Ghaldée, de l'Assyrie, montrent
fréquemment des personnages de haut rang ayant le même type.
Les Tamahou de l'ancienne Egypte sont blonds. Les peintres
égyptiens nous représentent les Hellènes blonds à tête longue et
de haute taille (3). Ce type héroïque de la Grèce, qui succéda
aux Pélasges dolicho-bruns, méditerranéens, était identique à
celui de nos Gaulois, des Germains, des Scandinaves. Homère
parle sans cesse des Achéens à la belle chevelure et, pour lui,
cela signifie une chevelure blonde, car il n'a pas une seule épi-
thète admirative pour les bruns. Tous ses héros sont grands,
blonds et aux yeux bleus, sauf le troyen Hector, qui était sans
doute de race « méditerranéenne » et qui fut vaincu. Au premier
chant de V Iliade, Minerve saisit Achille par ses blonds cheveux;
au A'ingt-troisième, Achille offre en hommage sa blonde cheve-
lure aux mânes de Patrocle. Ménélas est blond. Dans ÏOdyssée,
Méléagre, Amyntas, sont blonds. Virgile donne des cheveux
blonds à Minerve, à Apollon, à Mercure, à Camerte, à Turnus, à
Camille, à Lavinie, et même, ce qui n'est pas invraisemblable, à
la Phénicienne Didon. Les amoureux et amoureuses d'Anacréon,
de Sapho. d'Ovide, de Catulle, sont blonds. Blondes encore
presque toutes les femmes des temps héroïques. De même pour
les dieux et les déesses : l'Olympe grec ressemble, trait pour trait,
à l'Olympe Scandinave. Vénus est blonde. Le dieu hellène par
excellence, — celui en qui la Grèce a personnifié son génie intel-
reconstruirc une langue proto-aryenne qui est en grande partie fantaisiste. De plus,
les preuves par la non-identité d'un mot dans un groupe de langues sont toujours
faibles, car d'anciens termes peuvent avoir disparu. Par exemple, tous les Aryens
ont designé la main gauche par des euphémismes, différenciés de langue à langue,
et la droite par des dérivés de dac, montrer. Faut-il en conclure, demande M. Rei-
nach, que les Aryens, avant la séparation, ne possédaient que la main droite?
(1) Un savant anthropologisto japonais prétend que les hautes classes du Japon
descendent en grande partie d'Accadiens, voisins des Chaldéens. Toujours est-il que
l'élément mongolique est moindre au Japon.
(2) Sayce, Ei/mograplile de la Palestine.
(3) De nos jours, l'indice céjjlialiquo est monté, chez les Grecs, de 76 à 81.
LA PSYCHOLOGIE DES PEITLES. 373
loctuel et la beautt' typique de sa race, le dieu de la lumi(>re et
le dieu des arts, inspirateur souverain des oracles, — Apollon a
les cheveux blonds, les yeux bleus, une taille élevée. Minerve,
cet autre > Verbe » de Jupiter, personnilîcation féminine de la
sagesse grecque, a dans ses yeux tout l'azur et toute la profondeur
de la mer. Les Néréides et les Nymphes sont blondes. Diane est
blonde. Jusque dans les royaumes infernaux, Rhadamante est
blond.
On nous dira que le blond, étant plus rare, dut être il la mode.
N'a-t-on pas fait aussi de Jésus un Itlond. de la Vierge une blonde,
sans compter tous les anges blonds? Les femmes romaines ne
teignaient-elles pas leurs cheveux en blond pour imiter les Ger-
maines et les Gauloises? — Sans doute, mais un passage capital
du physionomiste grec Polémon, cité par M. Salomon Reinacli,
représente les Grecs purs et de haute classe comme « grands,
droits, aux épaules larges, à la peau blanche et aux cheveux
blonds ; 1). » Selon M. Morselli. dans ses leçons d'anthropologie,
il suffit de parcourir une galerie artistique contenant des tableaux
à partir de la Renaissance pour y voir le nombre des individus
blonds, surtout chez les femmes, très supérieur à celui des bruns.
C'est l'impression que nous avons nous-méme rapportée des Musées
d'Italie. Enfin on a soutenu que l'aristocratie romaine, comme
la grecque, était blonde : souvent les noms l'indiquent : Flavius,
Fulvius, Ahenobarbus, Sylla et Tibère sont représentés comme
blonds. Le vieux Caton était roux. Virgile, d'origine gauloise,
était blond. Tite-Live était un Ivymri. Au moyen âge, les hautes
classes étaient incontestablement, en France et à l'étranger, de
race gallique ou germanique, c'est-à-dire dolicho-blonde . Les
Celtes à tète courte, plus ou moins bruns, de taille moyenne,
formaient en Gaule la masse inférieure de la population; les Gau-
lois proprement dits, à tète longue, aux longs cheveux blonds, aux
longs corps blancs, représentaient la race conquérante, de même
que, plus tard, les Francs (2). Selon M. Durand de Gros, les fa-
milles nobles qui subsistent encore en France à un état de pureté
(1) Les Allemands ont noté, dans Virgile, cette description d'un personnage
d'aspect entièrement germain et ayant même un nom germanique, Heiminius :
Calilliis lolan
Ingentemque animis, inffentem corpore et armis
Dejicit Herminium, Jiodo oui vcrtice fiilva
Caesaries nudique humeri.
On sait que les Francs et les Germains attachaient d'un nœud leur longue che-
velure, qui retombait en arrière.
(2) M. Soubies a publié à Halle (1890) un livre sur l'idéal de la beauté masculine
chez les anciens poètes français des xii' et xiii* siècles. L'idéal physique était le type
aristocratique : taille élevée, épaules larges, poitrine développée, taille mince, pied
voûié, peau blanche, cheveux blonds, teint coloré, regard vif, lèvres vermeilles.
O i t REVUE DES DEUX MOiNDES.
relative sont plus ou moins blondes; sur le plateau central, où les
brachycéphales abondent, elles forment contraste avec le reste de
la population. On a été jusqu'à soutenir que les « fléaux de
Dieu » qui marchaient à la tête des hordes turques et mongoles
étaient, d'après les portraits qu'en font les historiens, des blonds
à tête longue, de notre race (1). En Russie, et surtout en Pologne,
les masses populaires sont des Celto-Slaves, ou des Finnois et des
Tatares à tète courte et à taille moyenne; mais les classes gou-
vernantes, qui descendent des fondateurs Scandinaves, des Nor-
mands et des Germains, sont grandes et blondes. En Allemagne
et en Angleterre, la vieille couche celtique est recouverte d'une
couche germanique et Scandinave. Presque toutes les familles
souveraines d'Europe, même en Espagne et en Italie, offrent encore
aujourd'hui le type aryen. Dans ces deux derniers pays, la pro-
portion des blonds est beaucoup plus grande pour l'aristocratie
que pour le peuple.
Jusqu'ici, la théorie oll're à coup sûr de l'intérêt et n'est pas
sans valeur comme thi^se historique : on peut l'accepter, en atten-
dant qu'on démontre le contraire, comme on prend un remède
pendant qu'il guérit (2). Mais, que l'origine des Gaulois, des Grecs,
des Germains, des Scandinaves soit européenne ou asiatique, ce qui
importe au psychologue, c'est de déterminer le caractère, la valeur
intellectuelle et morale des trois principales races dont le mélange,
à doses inégales, a fini par constituer les diverses nations euro-
péennes. Par malheur, si l'origine de ces races est déjà hypothé-
tique, leur constitution mentale l'est encore bien davantage. On
ne peut que la conjecturer d'après le rôle historique des diverses
races, qui lui-môme est déjà conjectural. Ecoutons cependant ce
qu'on croit pouvoir nous affirmer.
II
Dans son ensemble, dit-on, la race méditerranéenne et sémite
est très intelligente; par son caractère moral comme par ses
(1) Pourtant Attila, de race finnoise et ouralo-altaïquc, nous est représenté par
Jornandès avec un nez épaté, des yeux petits et enfoncés dans une grosse tête, un
teint basané.
(2) Pour éclairer ces questions, qui intéressent à la fois la sociologie et l'etlino-
graphie, il serait très désirable quf^ le ministre de la guerre fît faire en France ce
qu'on fait en Italie et ce que fait pour son compte M. le D^ CoHignon : des mensu-
rations anthropologiques sur les conscrits au moment de la revision, capacité
crânienne, indice céphalique, forme du nez, couleur des cheveux, des yeux, etc. Ce
serait un document de haute importance pour la statistique. De même dans les écoles
et les lycées. II n'est pas indifférent de savoir les modifications que peut subir la
population française et dans quel sens elles se produisent.
LA PSYCHOLUt.lF: l)i:S l'ElPLES. 375
traits morphologiques, elle « approche » de ce qu'on est convenu
d'appeler la raib aryenne ; elle aurait cependant , prétend-on .
«' moins de supériorité. » Pourquoi moins? on ne le dit pas.
Quant au brachycéphalc celte ou slave, il serait, au moral,
pacifique, laborieux, frugal, intelligent, prudent, n'abandonnant
rien au hasard, imitateur, conservateur, mais sans initiative. Atta-
ché à la terre et au sol natal, il aurait de courtes vues, un besoin
d'uniformité, un esprit de routine qui le rend rebelle au progrès.
Facile à diriger, aimant même à se sentir gouverné, il aurait été
toujours le « sujet né » des Aryas et des Sémites.
La race blonde au crâne allongé est la préférée des psycho-
logues anthropologistes : elle a, disent-ils, une sensibilité vive,
une intelligence rapide et pénétrante, jointe à l'activité et à l'in-
domptable énergie. Race « turbulente, égalitaire, entreprenante, »
ambitieuse, insatiable, elle a des besoins toujours croissuns et
s'agite sans cesse pour les satisfaire. Elle sait mieux gagner et con-
quérir que garder sa conquête. Si elle acquiert, c'est pour dépenser
toujours davantage. Ses facultés intellocluelles et artistiques
s'élèvent facilement « jusqu'au talent et au génie, »
Ajoutons que, selon MM, Lombroso, Marro, Bono, Ottolonghi,
la proportion des blonds serait tri's faible parmi les crétins et les
épileptiques. Chez les Piémontais, la proportion des criminels
bruns serait le double de celle des criminels blonds, bien qu'un
tiers seulement de la population soit brun. Si on ajoute les rouges
aux blonds, le phénomène est encore plus accentué, en dépit du
proverbe sur les rouges. En revanche, pour les crimes de luxure,
on nous dit que les blonds l'emportent. Malgré le vague de cette
psychologie des races, on croit pouvoir conclure que le classement
des peuples civilisés est à peu près proportionné « à la quantité
d'élémens dolichocéphales blonds qui entre dans la composition
de leurs classes dirigeantes. »
Les mêmes anthropologistes essaient de montrer que les pro-
grès du droit et de la religion suivent ceux de la race à tête
longue. La région du droit coutumier, en France, coïncide avec
celle du maximum de population blonde, pure ou mélangée. C'est
là que l'élément gaulois proprement dit, c'est-à-dire blond, était
le plus intense lors de la conquête romaine et s'est maintenu [en
s'altérant) jusqu'à l'invasion germanique. De même, les popula-
tions blondes sont protestantes : l'Irlande celtique, la France re-
devenue en grande partie celtique, l'Allemagne du Sud remplie de
Celtes, l'Italie devenue brachycéphale, l'Espagne avec ses Celti-
bères, la Bohème, la Pologne et ses Slaves sont catholiques.
De toutes ces prémisses, on ne prétend dégager rien de moins
qu'une nouvelle « conception de l'histoire! » La question consis-
376 REVUE DES DEUX MONDES,
terait désormais à mesurer la valeur respective des deux grands
élémens des peuples civilisés, — l'un dolichocéphale, l'autre bra-
chycéphale, — et l'histoire générale se confondrait avec celle de
leurs propres rapports. En France, par exemple, l'élément blond,
très nombreux à l'époque gauloise, s'est maintenu en décrois-
sant dans les familles aristocratiques et dans certaines masses de
population, mais il est presque éliminé aujourd'hui par la pré-
dominance du type brachycéphale dans les croisemens et par
l'effet des conditions du milieu, qui favorisent davantage la race
à crâne large. La lutte inconsciente de ces deux races explique-
rait, selon M. de Lapouge, l'histoire presque entière de notre pays :
la Révolution française est « le suprême et victorieux effort des
populations touraniennes. » Mais nous paierons cher leur victoire,
selon les prophètes de mauvais augure, et le plus sombre avenir
nous attend. En Angleterre, c'est l'inverse : l'élément brachycé-
phale a presque disparu. Heureuse Angleterre! L'hégémonie mili-
taire et économique est entre les mains des populations aryennes
dans l'Allemagne du Nord, mais le gros de l'Allemagne est bra-
chycéphale : la prospérité n'y est donc que « factice ». L'élément
supérieur, c'est-à-dire blond, y est tellement distinct des masses
touraniennes que la décadence viendra « sûre et rapide » le jour où
le gros aura dévoré l'élite. La question de l'avenir dépend essen-
tiellement de la sélection sociale, et sa solution est fournie par cette
loi générale : « De deux races en compétition, la plus inférieure
chasse l'autre. » Partout où les dolicho-blonds se mêlent aux bruns,
leur nombre va diminuant. Pour arriver à un résultat différent,
il faudrait une « sélection intentionnelle » qui, au moins en Eu-
rope, est impossible, avec notre double tendance à la ploutocratie
et au socialisme. L'existence mécanique d'une société socialiste
est ce qui convient le mieux à nos Chinois d'Europe. Le barbare,
selon les anthropologistes de l'école aristocratique, n'est donc
pas aux confins du monde; il loge « au rez-de-chaussée et dans
les mansardes. » L'avenir de l'humanité ne dépend pas du triomphe
éventuel des peuples jaunes sur les peuples blancs; il est dans la
lutte sur place des deux types « noble et servile ^) . Il est possible
que l'Europe tombe aux mains des jaunes, des noirs môme, par
conquête militaire ou par immigration de cause économique, mais,
le jour où ce fait se produira, « le grand duel sera déjà terminé. »
Telle est l'apothéose des Aryas dans le passé, et leur anéan-
tissement dans l'avenir, que nous décrivent quelques anthropo-
logistes. S'ils se bornaient à attribuer dans l'histoire un rôle de
haute importance aux Européens du Nord, leur théorie pourrait
se soutenir : les invasions des Aryens ou prétendus tels sont bien
connues. Mais ils vont plus loin : ils veulent établir, dans un même
LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES. 377
pavs. des banièfes de races entre les classes mômes. Leur arrière-
pensée, c'est que le Itloud à crâne long, V IIo?)W Europa:us de Linné,
n'est pas de la même « espèce » ni de la même origine que les
autres, notamment que ['.\/j)tnus : ce ne sont donc plus seule-
ment les blancs qu'on prétend étrangers aux nègres, ce sont les
blonds qui deviennent étrangers aux bruns. Or, c'est là, selon
nous, une supposition toute gratuite et de la plus haute invrai-
semblance. Il n'y a pas de région, si petite soit-elle, où l'une de
ces prétendues « espèces » existe sans l'autre. Les crânes longs,
larges et movens se rencontrent dans chacun des grands embran-
chemens appelés des noms vagues et peu scientiiiques de races
blanches, races jaunes, et races noires. Sur toute la terre, ils vivent
les uns à côté des autres. En Europe, les dolichof('phales ont ap-
paru les premiers, sous la forme des Mvditerranrens. On eu dirait
autant dans les autres parties du monde si on n'avait établi (jus-
qu'à nouvel ordre que le type brachyc('phale nègre d'Océanie,
appelé Negrito, et le type brachycéphale nègre d'Afrique, essen-
tiellement caractérisé par les Akkas, ont tous u la physionomie de
types très anciens {W » Comment donc attacher une telle valeur
à un allongement de crâne qui se retrouve dans toutes les grandes
races d'hommes et dans toutes les contrées? Il y a là simplement
deux variétés peu distantes d'un même type. — Non, répond-on,
car, depuis une inlinité de siècles, les croisemens n'ont pu eilectuer
de fusion. — Mais, au contraire, la fusion est fréquente : étant
donnés des indices céphaliques de toutes sortes, il est clair que
vous aurez à un bout de 1 échelle des « dolichos », à l'autre des
« brachys », et au milieu, des intermédiaires où les deux carac-
tères ont fusionné. De même, vous aurez des nez gros, petits,
larges, étroits, aquilins, etc.; vous aurez des yeux tantôt noirs,
tantôt bleus, gris, etc.; on nen peut conclure une différence
d'origine primordiale fondée sur les formes extrêmes des nez ou
sur les couleurs extrêmes des yeux. Il n'y a là que des hérédités
de famille au sein d'une même espèce, parfois même des jeux
du hasard. Pour expliquer la simultanéité universelle des crânes
longs et des crânes larges, on nous assure que les premiers, ac-
tifs et guerriers, ont entraîné partout avec eux les seconds, passifs
et laborieux; les uns étaient l'état-major, les autres étaient les
soldats. Pure hypothèse, dont l'histoire ne fournit aucune con-
firmation! Admettons-la cependant; s'ensuit-il que l'état-major
et les soldats, qui se ressemblent de tous points, sauf par l'in-
dice céphalique et la couleur des cheveux ou des yeux, soient deux
races et même deux espèces irréductibles? Le « dimorphisme » est
(1) M. Topinard, Anthropolofpe, p. 161.
378 REVUE DES DEUX MONDES.
une explication beaucoup plus naturelle : on doit s'y tenir jus-
qu'à preuve du contraire, et la preuve incombe aux adorateurs
des blonds. Si le terme d'Aryens est « pseudo-historique », les
étiquettes d'Homo Eiiropœus et Homo Alpinns sont pseudo -zoolo-
giques; et nous craignons fort que Linné et Bory n'aient ici cédé
à la manie des classifications à outrance.
Maintenant, au point de vue de la psychologie, la différence
de longueur entre les crânes a-t-elle rimportance qu'on veut lui
attribuer? Maint anthropologiste prudent le nie, par exemple
M. Manouvrier. Si la forme allongée avait tant de conséquences
pour l'intelligence et la volonté, comment se ferait-il que les
nègres, en majeure partie, soient dolichocéphales, — ces nègres
en qui on ne veut pas reconnaître des frères? — Accusera-t-on
encore VHomo Alpiniis, celte ou slave, d'avoir « glacé » leur civi-
lisation? On répond que les nègres doivent être une « déviation »
d'un type dolichocéphale primitif; mais alors ils redeviennent
nos frères, malheureux sans doute, mais no« frères. On a pré-
tendu aussi (d'autres ont dit le contraire) que l'enfant est plus
dolichocéphale, la femme également; ce qui, d'après les théories
en faveur auprès de nos anthropologistes, indiquersfit une infé-
riorité; on a même dit que la dolichocéphalie de certains crimi-
nels était un retour à la sauvagerie primitive; mais alors, com-
ment la même dolichocéphalie devient-elle un signe de supériorité
chez les classes aristocratiques? Et les singes? sont-ils brachy-
céphales? « Quelques degrés de plus » dans l'indice céphalique
sont une mesure bien grossière. Les Bruxellois ont pour indice
77 à 78 et sont plus dolichocéphales que les Prussiens à 79 ; leur
sont-ils pour cela supérieurs « d'un degré? » Les Sardes sont
très dolichocéphales à 72,8, les Arabes d'Algérie à 74, les Corses
à 75,2, les Basques espagnols à 77,6. Nous ne voyons pas que
l'allongement de leurs crânes leur ait beaucoup servi. Les Sardes,
en particulier, ont été d'une stérilité remarquable. Les Suédois
représentent la plus pure race Scandinave ; quelque intelligens
qu'ils soient, ils ne dominent pas le monde. Des différences de
longueur ou de largeur crânienne qui, nous l'avons vu, se retrou-
vent au sein de toutes les races d'hommes et dans tous les pays,
ne sauraient être la raison essentielle de la supériorité et du pro-
grès moral. D'ailleurs, selon M. Collignon, l'indice céphalique
peut varier de dix degrés dans une même race : à lui seul, il est
donc un signe insuffisant.
Voyez, dans le détail, la description psychologique des trois
prétendues races distinctes. Nos anthropologistes en conviennent
d'abord, le Méditerranéen et le Sémite se rapprochent tellement de
l'Hyperboréen que des nuances seules les distinguent. En fait, si
LA l'SYr.iKH.oc.ii: i)i:s i'elplks. 379
les Grecs héroïques d'Homère fiirenl goiiéralomeût blonds, quelle
preuve a-t-on q%e. plus tard, les grands génies de la Grèce l'aient
été? Les Sophocle, les F-lschyle. les Euripide, les Pindare, les Dé-
niosthène. les Socrate, leb Platon, les Aristote, les Phidias le
furent-ils tous également? Quant à la longueur du crâne, les
bustes de grands hommes conservés par l'antiquité nous montrent
des tètes de toutes formes. Socrate. en particulier, est lortement
brachycéphale.
Aux Sémites proprement dits on accorde, parmi les Méditer-
ranéens, une place dhonneur. Et certes, la race à qui nous
devons notre religion n'est pas méprisable. Aussi, tandis que les
uns prédisent le triomphe linal des Aryens, les autres leur écra-
sement futur par la masse des Celto-Slaves et Touraniens, d'autres
nous annoncent « la République universelle gouvernée par les
Juifs, race supérieure ^1). » Seuls, dit-on, les Juifs peuvent vivre
sous tous les climats sans rien perdre de leur « prodigieuse fécon-
dité. » Le docteur Boudin, dans son Traitô de (jéoijraphie el de
statistique médicales, déclare les Juifs réfractaires aux épidémies.
Ils sont privilégiés de même pour l'intelligence ; ce n'est pas seu-
lement dans les alTaires d'argent qu'ils sont supérieurs; ils réus-
sissent en tout ce qu'ils entreprennent. Déjà M. Gougenot des
Mousseaux avait annoncé la « judaïsation des peuples modernes. »
Qu*arriverait-il des Aryens si le rcve de M. Dumas dans la Femme
de Claude venait à se réaliser pour les tribus d'Israël? Mais toutes
ces suppositions ont pour principe la conception des Juifs comme
une race pure: or, elle ne l'est nullement. Ils présentaient déjà
autrefois différens types : les Palestiniens étaient des métis
d'Aryens et de Sémites; aujourd'hui, il y a des Juifs blonds,
bruns, dolichos, brachys, grands, petits. Les Juifs portugais dif-
fèrent des Juifs allemands ou polonais. Le type « aquilin » est
aussi répandu en dehors d'eux que chez eux. Ce ne sont pas
deux types juifs, mais dix types juifs qu'admettait Renan. Si les
Juifs forment une entité, dit M. Topinard, cette entité n'esl pas
une « race naturelle », mais simplement « un groupe de l'histoire
ou un groupe religieux. » On a jadis parlé bien à tort des races de
la linguistique ; les races de la religion en seraient le pendant ; et
il en est de même des races de la psychologie. Ce qui fait la vraie
force des Juifs, ce n'est pas la longueur du crâne, cest l'esprit
juif qu'on entretient sous ce crâne, c'est l'éducation juive, c'est
l'entente juive, l'alliance juive, qui les fait pénétrer partout et se
soutenir partout.
Seuls, d'après certains mesureurs de crânes, les brachycéphales
(1) C'est le litre d'une publication de M. E. Dupon:, Paris. 1893.
380 REVUE DES DEUX MONDES.
seraient les parias de rhiimanitf^ blanche. Tandis que Méditerra-
néens, Sémites, Aryas s'équivalent à peu près, les Celto-Slaves,
eux, seraient bien au-dessous des autres. Pourquoi ? Selon M. Grant
Allen, le Celte a « la constitution de fer, l'ardente vigueur, la pas-
sion indomptée du danger et de l'aventure, l'imagination fiévreuse,
l'éloquence abondante et un peu ileurie, la tendresse de cœur et
l'inépuisable générosité. » Ce portrait, dû à un Anglo-Saxon et
inspiré par le souvenir du Celte Tyndall, est-il celui d'une race
déshéritée? Selon Renan, les Celtes ont à la fois la réflexion
et la naïveté; ils sont sans doute attachés à la tradition, par
des raisons historiques et géographiques, mais ils ont un ardent
amour du beau immatériel, un penchant à l'idéal tempéré par
le fatalisme et la résignation. Timide et irrésolu devant les
grandes forces de la nature, le Breton est familier avec les esprits
d'un monde supérieur : « Dès qu'il a obtenu leur réponse et leur
appui, rien n'égale son dévouement et son héro'isme. »Les anthro-
pologistes mêmes qui ont imaginé l'épopée des blonds concèdent
aux Celto-Slaves une intelligence souvent '< égale à celle des
Aryas les plus intelligens. » Et en etl'et, il est difficile de soutenir
qu'Abélard, Descartes, Pascal, Mirabeau, Lesage, Chateaubriand,
Lamennais, Renan (pour ne parler que des Français) aient manqué
d'intelligence. Parmi les Slaves, Pierre le Grand, qui d'ailleurs
avait du sang allemand dans les veines, a le teint très brun, les
yeux et les cheveux très noirs, les pommettes saillantes, peu de
barbe et de moustaches, le type mongoloïde, ce qui ne l'empêcha
pas d'avoir beaucoup d'intelligence, avec beaucoup de vices, tout
comme la blonde Allemande d'Anhalt, Catherine II. Malgré cela,
on prétend que les Celtes et les Slaves, dans l'ensemble, ont fourni
moins de génies et surtout moins de volontés puissantes. Le fait
est difficile à vérifier, pour ne pas dire impossible. Si l'intelli-
gence celtique et même slave peut souvent égaler l'intelligence
Scandinave ou germanique, il est bien probable que ce sont des
circonstances historiques, géographiques ou autres qui, en fait,
ont favorisé telle race plutôt que telle autre sous le rapport des
talens. LaBretagne, par exemple, l'Auvergne et la Savoie n'étaient
pas des centres commodes pour la mise en relief des génies, ce qui
ne les a pas empêchées d'en produire. Quant à la puissance des
volontés, comment la répartira- t-on ? La Bretagne a vu naître
Olivier de Clisson, Duguesclin, Moreau, Cambronne, La Tour
d'Auvergne, Surcouf, Duguay-Trouin , Lamothe-Piquet, Du-
couëdic ; ces hommes manquaient-ils de volonté ? Et si les doli-
chocéphales ont en général In. volonté plus violente, les brachy-
céphales plus patiente et plus entêtée, y a-t-il là la base d'une
classification « zoologique ))?Ni en général, ni en particulier, un
LA PSYCUOLOGIi: OKS PEl l'LES. 381
mouton u'est un loup, ol c'est poui' cela (juils sont /.oologi-
quement distincts.
Fiit-il vrai que, dans l'histoire, les génies et les volontés éner-
giques sont plus fréquens parmi les crânes allongés, ce fait n'au-
rait pas son explication la plus naturelle dans une dilTérence de
race ou dorigine. Les conquérans ont été à coup sur des hommes
hardis et souvent féroces : ils se sont établis partout non en vertu
d'une véritable supériorité intellectuelle ou morale, mais, très
souvent, en vertu même de leur brutalité. Une fois établis, ils
ont alimenté les classes dominantes, et comme celles-ci avaient
tous les moyens de montrer les talens qu'elles pouvaient contenir,
comment s'étonner que les génies, pendant de longs siècles,
soientsurtout nés au sein des aristocraties? On n'en peut conclure
que ce soit la forme du crâne qui les ait déterminés.
Selon M. de Candolle, la carte de répartition des hommes de
valeur géniale en Kurope est ponctuée d'une manière peu dense
par rapport à tout le reste, mais la ponctuation a pour axe
visible la ligne partant d'Edimbourg et arrivant à la Suisse. Un
second axe de répartition, moins important, connnence au-des-
sous de l'embouchure de la Seine et va rejoindre obliquement la
Baltique, en coupant l'autre vers Paris. En dehors de ces deux
grandes taches allongées, des points isol«3s et de plus en plus es-
pacés sont éparpillés par toute l'Iùirope. La haute et la moyenne
Italie, la vallée du Rhùne, l'Allemagne du Sud et l'Autriche pré-
sentent des traces de centres secondaires, comme celui où naqui-
rant Haydn, Mozart, mais la tache du Nord, à elle seule, comprend
les quatre cinquièmes. Là-dessus, les anthropologistes font ob-
server que la carte des élémens dolichocéphales blonds corres-
pond à peu près à cette carte de la répartition des hommes de
génie. Pourtant, répondrons-nous, il y a en Ecosse un fond cel-
tique; en Suisse, le nombre des talens est très supérieur à la ])ro-
portion des dolichocéphales. On explique ce dernier fait, il est
vrai, par l'énorme quantité de familles géniales qu'implantèrent
en Suisse les réfugiés de France. Une troisième carte, celle des
grands centres de la civilisation et^le la densité de la population,
coïncide aussi approximativement avec les deux autres, si bien
que la tache principale comprend Londres, Paris, la Belgique, la
Hollande, la basse Allemagne et Berlin. — Soit, dirons-nous
encore, mais le problème final est de savoir où est la cause, où
est l'effet. Est-ce parce que la civilisation et la population sont au
maximum qu'il y a, avec plus de culture et de débouchés, plus
de talens visibles : ou est-ce parce qu'il y a plus de talens que la
civilisation est plus grande ? Est-ce parce que les blonds dominent
qu'il y a plus d'industrie, de commerce, de science, etc., ou est-
382 REVUE DES DEUX MONDES.
ce parce que la civilisation, qui lui d'abord méridionale et
orientale, voyage aujourd'hui vers l'ouest et le septentrion,
passant à des races moins épuisées? La statistique, elle aussi, est
pleine de u mirages », et toute conclusion est ici prématurée.
Quand les Hellènes commencèrent à se répandre sur les deux
rives de la mer Egée et que Rome n'était pas née encore, quand
les Germains n'avaient d'autres demeures que les « sombres
forêts » dont parle Tacite, les jaunes pouvaient se considérer
comme la première race du monde. C'est sur leur domaine que
passait « l'axe » des supériorités. Plus tard, il passait par Athènes,
l'Asie Mineure et la Sicile : qu'était alors le fameux axe Londres-
Paris-Berlin? Les Grecs n'auraient-ils pas pu se prétendre d'une
autre race que nous, barbares hyperboréens? Et de fait, ils le
prétendaient. Plus tard encore, l'axe des génies passait par Rome.
Où passera-t-il dans mille ans? Nous l'ignorons.
Sur 89 novateurs, révolutionnaires, etc., on nous signale
vingt crânes larges, saint Vincent de Paul, Pascal, Helvétius,
Mirabeau, Vergniaud, Pétion, Marat, Desmoulins, Danton, Robes-
pierre, Masséna, etc., contre une liste plus ou moins authentique
de 69 dolichocéphales bruns et surtout blonds : François I",
Henri IV, Louis XIV, Jeanne d'Arc, Bayard, Condé, Turenne,
Vauban, L'Hôpital, Sully, Richelieu, La Rochefoucauld (qui était
du reste très brun), Molière, Corneille, Racine, Boileau, La Fon-
taine, Malherbe, Bossuet, Fénelon, le Poussin, Diderot, Voltaire,
Buffon, Rousseau, Condorcet;, Lavoisier, Grétry, BerthoUet, La-
grange, Saint-Just, Charlotte Corday, Napoléon P''(qui avait les
yeux bleus), etc. Mais combien un Pascal vaut-il de Condorcetou
de Saint-Just? En outre, Descartes était un brun à tête large,
avec toute l'apparence celtique. Ces listes, où le pêle-mêle est trop
visible, laissent une place énorme à la fantaisie.
On suppose (car c'est pure hypothèse) que la puissance de
caractère est sous la dépendance de la longueur du cerveau.
Quand le crâne, dit-on, n'atteint pas 0,19, un peu plus ou un peu
moins suivant la taille du sujet et l'épaisseur des os, la race manque
d'énergie, d'initiative et d'individualité. Au contraire, la puis-
sance intellectuelle serait liée à la largeur du cerveau antérieur.
— Mais alors, les brachycéphales devraient avoir plus d'intelli-
gence et être plus féconds en génies, au moins d'ordre intel-
lectuel. Le rapport des deux dimensions crâniennes, en dehors
des cas extrêmes et anormaux, nous semble un moyen d'éva-
luation bien grossier, surtout quand il s'agit d'une différence d'un
ou deux degrés. Ce qui est vraisemblable, c'est que le dévelop-
pement de la civilisation exige à la fois une certaine longueur et
largeur normales du cerveau, et, si la largeur va croissant sans
LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES. 383
que la longueur normale diminue, on a une sous-bracliycéphalie
croissante, compatible avec la supériorité.
En Kurope, continue-t-on, la France exceptée, un homme de
la classe supérieure en vaut, d'après les calculs de M. de Gan-
dolle, huit de la classe moyenne, au point de vue de la fécondité
en talens. et il en vaut six cents de la classe intérieure. En France,
il en vaut vingt des uns et seulement deux cents des autres. Les
classes extrêmes en France sont donc supérieures aux classes
correspondantes du reste de l'Europe; la classe moyenne en
France est inférieure et l'est devenue de plus en plus depuis cent
ans ; la bourgeoisie du xviii" siècle valait quatre fois plus que la
nôtre. Notre bourgeoisie actuelle a cependant tous les moyens de
manifester ses talens, quand elle en a. — Soit; mais, si elle ne le
fait pas. est-ce parce que son crâne devient moms oblong, ou
n'est-ce pas plutôt que, en vertu des circonstances historiques de
son évolution, elle a dû s'attacher trop à l'argent, se montrer
moins désintéressée, moins élevée dans ses aspirations? Quant au
peuple de France, si, tout en étant très supérieur à celui des
autres pavs. il manifeste encore deux cents fois moins de talens
que l'aristocratie, l'explication la plus simple n'est-elle pas dans
les diflicultés que les talens trouvent à percer? Est-il aisé à un
maçon de révéler le « poète mort-né » qu'il a peut-être en lui ? A
un ferblantier ou à un menuisier, de montrer ses talens d'orateur,
de penseur, d'homme d'Etat? L'esprit ne souffle pas « où il veut»,
mais où il peut. La proportion même des talens dans nos masses
populaires est tout à leur honneur, quelque « celtiques » ou
même touraniennes qu'elles puissent être.
On soutient encore que les hommes à tête longue, et surtout
les blonds, ont un caractère religieux très prononcé, ce qu'on
explique par quelque « accident de développement. » Au contraire,
les Celto-Slaves, malgré leur « infériorité » générale, auraient cette
supériorité particulière, prétend-on, d'être beaucoup moins reli-
gieux. Qui ne sent encore l'arbitraire de toute cette psychologie?
D'abord, nous ne saurions admettre la prétendue supériorité des
races irréligieuses, s'il en existe. La religion est l'étape première
de l'idéalisme, le premier effort de l'homme pour se dépasser lui-
même, pour franchir l'horizon borné du monde visible. En outre,
la répartition des races religieuses en Europe est des plus contes-
tables. Les Celtes de notre Bretagne sont-ils moins religieux que
leurs voisins les Normands? Les Slaves de Russie passent-ils pour
incrédules? De même, la légèreté, la gaîté celtiques sont-elles
visibles dans la rêveuse et contemplative Bretagne que nous décrit
Renan, ou encore dans l'Auvergne, ou encore chez les brachycé-
phales d'Alsace, ou chez les placides et lourds Celtes de Bavière?
384 REVUE DES DEUX MONDES.
Autre exempK' : les Bretons vrais d'Armoriquc sont, dit-on, doli-
chocépliales et de haute taille ; nez saillant, haut et étroit, teint
fleuri, cheveux et yeux clairs; c'était du moins le type breton
pur du iv" siècle, dont subsistent encore de beaux spécimens. Les
Celtes d'Armorique, au contraire, ont la face large, aplatie, courte,
les arcades sourcilières prononcées, et ils sont trapus. A-t-on
pourtant remarqué la moindre ditTérence entre ces deux couches
ethniques de notre Bretagne, sous le rapport du caractère, des
mœurs, des croyances?
Après l'esprit religieux ou irréligieux, — dont les anthropo-
logistes font une supériorité ou une infériorité selon leurs goûts,
— on invoque l'esprit guerrier et aventureux des hommes du Nord,
pour en faire, cette fois, une supériorité indiscutable. Mais d'abord,
les Celtes ont à leur compte, eux aussi, de grandes invasions et
de grandes conquêtes : nous avons vu la vaste étendue de l'an-
cienne Celtique (sans parler de la Chine). Un pareil territoire n'a
pas été envahi par des lâches ou par des hommes « passifs ».
Après avoir dompté la Gaule, alors occupée par les *< indomp-
tables » Ligures, les Celtes refoulèrent ces derniers vers le sud-
est et, s'avançant vers la Garonne, gagnèrent l'Espagne pour
s'établir sur l'Elbe et former la Celtibérie, vers le vu* siècle avant
Jésus-Christ. Ils s'étaient également répandus dans l'Armorique
et les lies Britanniques. Si donc l'esprit conquérant et la valeur
guerrière, — qu'on retrouve d'ailleurs partout et chez toutes les
races, — sont les vrais signes de la supériorité, il est impossible
de concevoir les Celto-Slaves comme inférieurs aux Scandinaves
et Germains. Quant à déclarer que ces énormes masses de Celtes
ont dû nécessairement être conduites par des crânes longs à che-
velure blonde, c'est remplacer l'histoire par l'épopée des blonds.
Il y a eu une première invasion celtique, probablement brune,
et une seconde gauloise (conséquemment de race blonde), voilà
tout ce que l'histoire nous apprend.
En outre, la psychologie des Celto-Slaves et ïouraniens con-
tient une contradiction fondamentale. Si les masses mongoliques
de l'Asie sont des. Savoyards attardés, comment nos Savoyards,
Auvergnats et Bas-Bretons ressemblent-ils si peu à leurs ancêtres
nomades? Le nom de Touraniens désigne les nomades non
Aryens, ettoiira exprime la vitesse du cavalier; or, qui fut moins
attaché à la terre, moins « pacifique », moins « tranquille » que
les nomades touraniens ? M. Richepin, qui prétend les avoir pour
ancêtres (bien qu'originaire d'une famille de l'Aisne), nous a
chanté leur « Chanson du sang » :
Avant les Aiyas, laboureurs Je la terre...
Vivaient les Touraniens, nomades et tueurs.
LA PSYCUtlLoi.lE MES PEIPLES. 38')
Us allai»Mit pillant tout, lo temps comme l'ospace,
Sans regretter hier, sans penser à demain,
N'estimant rien de bon que le moment qui passe
Et dont on peut jouir quand on la sous la main.
Oui, ce sont mes aïeux, à moi. Car jai beau vivre
Kn France, je ne suis ni Latin ni Gaulois.
J ai les os lins, la peau jaune, les yeux de cuivre.
Un torse dVcuyer et le mépris des lois.
Quelle ne sera pas la d»'ception du eluintre des ïouraniens s'il
apprend le peu de cas qu'on fuit aujourd liui des « Savoyards
attardés dans leurs migrations » (i)? Quoi qu'on en pense, il est
dit'licile de concilier la tr;uiquillité savoyarde, bretonne et auver-
i;nate, avec les documens relatifs aux farouches tribus mongo-
liques, à leurs conquêtes et à leurs pillages. Les conquêtes elles-
mêmes, d'ailleurs, ne prouvent rien. Peu de temps après Salamine,
la Grèce envahit l'Asie et franchit l'indus; une colonie lyrienne
mit l'Italie à deux doigts de sa perte; les Vandales, que le monde
ignorait, parcoururent l'Europe, menacèrent Rome et Byzance;
l'Arabie fut sur le point d'inonder l'Europe. 'Voilà des races de
toutes sortes, avec des crânes de toutes formes, qui ont toutes fait
la guerre et remporté les mêmes victoires. Rien n'est aussi banal
que d être vainqueur, sinon d'être vaincu.
La difficulté essentielle de la théorie qui fait venir les Aryens
des contrées du Nord, c'est d'expliquer la civilisation aryenne. A
coup sûr, cette civilisation n'a pas pu naître en Scandinavie, ni
en Germanie, ni en Sibérie : il est naturel que les premières
civilisations se soient développées dans des contrées plus chaudes
et plus clémentes à l'homme. De fait, ce sont toujours des bar-
bares qui sont venus du Nord. Pour tourner la difti culte, il faut
donc admettre que ce furent précisément les Celto-Slaves, accourus
d'Asie, qui apportèrent la civilisation aux dolicho-blonds du Nord-
Uuest. Mais alors, comment les Celto-Slaves sont-ils si mépri-
sables? Et d'autre part, s'ils étaient Touraniens et nomades,
comment ont-ils pu être à ce point civilisés? La question revient
toujours : Qui a commencé la civilisation? Et rien n'est moins
probable, encore une fois, que d'attribuer ce commencement aux
sauvages hyperboréens dont les hordes devaient plus tard ter-
rifier l'Empire romain et grec. On voit dans quelle perplexité
nous laissent toutes ces histoires avant l'histoire.
Quant à l'effrayant tableau qu'on nous fait de la lutte intestine,
préparée par la forme des crânes, entre VHomo Europœus et VHomo
Alpinns, c'est un pur rêve d'anthropologiste. L'absorption progres-
(1) Kossuth, lui, avait l'aspect d'un Hun et s'en vantait. Y avait-il bien de quoi!
TOME cxxvin. — 1S9o. 2o
380 REVUE DES DEUX MONDES.
sive des dolichocéphales dans la masse rend d'ailleurs une telle
lutte impossible. Et si l'on répond que ce progrès de la démocratie
ethnique, laquelle va du même pas que la démocratie politique,
menace l'humanité d'un abaissement universel, nous répondrons
à notre tour : — Tout dépend du soin qu'auront ou n'auront pas les
démocraties de maintenir dans leur sein une élite naturelle, d'as-
surer une libre voie à la sélection des supériorités, quelle que soit
la forme de leurs têtes. On a eu raison de comparer l'élite d'un
peuple à la locomotive, qui seule a un mouvement propre, et la
masse à la longue suite de wagons inertes, qui cependant arrivent
àrouler aussi vite que la locomotive; mais rien ne permet d'ajouter
que les supériorités, nécessaires pour entraîner tout le reste,
soient liées à de légères variations de l'indice céphalique et que
l'élévation universelle de cet indice, en aboutissant à élargir toutes
les têtes, aboutira à rétrécir tous les esprits.
Les anthropologistes dont nous parlons ne pouvaient man-
quer de prendre au tragique le croisement de plus en plus uni-
versel des têtes longues et des têtes larges ; dans la désharmonie
des formes qu'ils croient trouver chez ces « métis », ils voient
l'image d'une désharmonie intérieure (1). — Par bonheur, leurs
conclusions sont encore ici tout hypothétiques. Les relations
des qualités mentales à telles particularités crâniennes sont trop
mal déterminées pour permettre de prévoir le résultat des métis-
sages, surtout entre blonds et bruns. Dans les mélanges, les carac-
tères.essentiels des types se transmettent chacun pour soi et sans
solidarité avec les autres, de telle sorte que le croisement du
dolicho-blond et du brachy-brun, par exemple, pourra produire
des métis dolicho-bruns et brachy-blonds, outre un petit nombre
(1) Déjà, disent-ils, nous n'apercevons plus dans nos villes que sujets aux yeux
clairs et aux cheveux foncés, ou l'inverse ; que visages larges associés à des crânes
arrondis; la barbe est d'un autre type que les cheveux; « des brachycéphales por-
tent des tètes d'Aryas », usurpation inique; d'autre part, « de petites têtes de
Méditerranéens sont perchées sur des cous d'Aryas plus gros qu'elles et surmontent
des troncs gigantesques. » — Qu'eussent dit ces pessimistes en apercevant M"" de Sévi-
gné avec un œil bleu et l'autre noir? — Dans un instant, continuent-ils, vous verrez
la dissymétrie des organes intervenir comme « cause d'extinction des populations
métisses. » Au moral, que d'hommes tiraillés par des tendances opposées, qui pen-
sent « le matin en Aryas et le soir en brachycéphales, » changeant de caractère, de
volonté, de conduite au gré du hasard! Voilà le spectacle que donne la psychologie
des « sang-mèlés » de nos plaines et de nos villes. On ajoute, pour ces métis des
blonds et des bruns, comme pour ceux des blancs et des noirs, que « l'égoïsme est
leur caractéristique, » ainsi que « l'inconstance, la vulgarité, la poltronnerie. » Le
Celte a déjà grand souci de sa personne, de ses intérêts, des intérêts de ses proches,
de tout ce qui ne dépasse pas son horizon assez étroit. Croisez-le avec un Germain;
l'individualisme énergique de ce dernier viendra renforcer la tendance personnelle
du premier; d'autre part, les instincts germaniques de solidarité humaine seront
neutralisés par l'esprit de clocher celtique; résultante générale : égoïsinc chez les
métis. — Telle est la chimie anthropologique des caractères.
LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES. 387
de types reproduisant tidèlemeiit les types originaux. Le résultat
final, à travers lêfe siècles, est la répartition presque égale des cou-
leurs entre les diverses formes de cràuos. M. Collignon l'a con-
staté pour les conscrits du département des Côtes-du-Nord ; M. Am-
mon, pour ceux du duché de Bade. Les yeux bleus et les cheveux
blonds des anciens Germains subsistent chez les Badois, tandis
que la dolichocéphalie a presque disparu. Une race a ce que
M. CoUignon appelle des caractères forts ou résistans, qu'elle tend
à imposer presque indéfiniment à sos métis, même éloignés (tels
les yeux bleus pour la race septentrionale), et des caractères fai-
bles, persistans, qui se laissent facilement éliminer dans les croi-
semens. Un caractère très fréquemment rencontré peut donc
cependant n'être qu'adventice ou surajouté; les yeux bleus ne
prouvent pas que la tête soit dolichoïde. La couleur peut subsister
lorsque la forme du crâne change. De même, il est probable que
les qualités de structure cérébrale, auxquelles sont liées les qua-
lités psychiques héréditaires, tendent, par l'eftet des nombreux
croisemens. à se dissocier peu à peu d'avec la longueur du crâne
et à se répartir entre les diverses formes de crânes, comme celles-
ci entre les diverses couleurs d'yeux et de cheveux. Tout ce qu'on
a pu dire de plus plausible sur les croisemens, c'est qu'un père
de beaucoup d intelligence sans persévérance, par exemple, et une
mère très persévérante avec peu d'intelligence, auront chance
d'avoir des enfans d'un des quatre types suivans: 1° reproduction
du père, 2" reproduction de la mère, 3'' intelligence et persévé-
rance réunies, ce qui assurera le succès {si qua fata aspera...),
4" peu d'intelligence et peu de persévérance, type destiné à l'in-
succès et à l'élimination finale.
Qu'il y ait dans nos sociétés contemporaines beaucoup
d'hommes déséquilibrés, nous ne le nions pas. Y en a-t-il plus
qu'autrefois? Nous l'ignorons. Ce qui est certain, c'est que les
causes physiques de déséquilibration sont beaucoup moins les
croisemens de Celtes et de Germains que l'extension progressive
de l'alcoolisme et d'autres maladies, l'abus du tabac, le séjour
des villes, le manque d'une bonne hygiène, la vie sédentaire, le
surmenage, etc. ; mais les principales causes sont morales : lutte
et contradiction des idées, des sentimens, des croyances reli-
gieuses et irréligieuses, des théories politiques et sociales, licence
de la presse, pornographie, excitations de toutes sortes, etc.
L'indice crânien est étranger à tous ces maux.
Comme remède, cependant, on nous propose, en s'inspirant
des théories de M. Galton et de M. de Candolle, une « alliance
aryenne ». Les Aryens et leurs métis peu éloignés se chiti'rent,
nous dit-on, par une trentaine de millions, tant aux États-Unis
;^88 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'en Europe, ni;iis cette faible minorité représente presque toute
la puissance intellectuelle du genre humain ; quand elle voudra
faire usage de ses forces et de son « audace typique », Vaiidax
lapeli gcnusÎQV'A ce qui lui plaira : les Juifs donnent l'exemple de
la facilité avec laquelle une race peut « sisoler tout en étant ubi-
quiste », former un même peuple tout en habitant vingt pays. Il
s'est établi déjà en Amérique des associations en vue d'une aris-
tocratie conventionnelle qui éviterait tout croisement impur, toute
« souillure », donnerait des primes, des bourses et des dots aux su-
jets les plus parfaits, aux familles les plus fécondes en talens,
c'est-à-dire, pour employer le terme de M. Galton, les plus « eugé-
niques ». — Nous doutons fort du succès de la nouvelle caste, et
nous doutons surtout de son utilité. S'il est fort compréhensible
que les blancs hésitent à se noyer dans les populations noires, ou
même jaunes, il l'est beaucoup moins que les dolichocéphales
blonds, pour une supériorité problématique de forme crânienne
et de couleur des cheveux, prétendent former une humanité au
sein de l'humanité même. En Europe, au moyen âge, les classes
nobles se disaient japhétiques, pour se distinguer du peuple des
campagnes, que l'on déclarait chamite. L'opposition des Aryas
et des Gelto-Slaves est du même genre. De plus, si les croisemens
sont en effet dangereux entre races trop distantes, comme la
blanche et la noire, ils sont plutôt utiles entre deux variétés
aussi voisines que les tètes longues et les têtes larges. Ce sont
les anthropologistes eux-mêmes qui nous ont appris que les
couôhes les plus élevées des sociétés par l'intelligence et le
talent s épuisent vite, deviennent moins fécondes, soit volontai-
rement, soit par une involontaire usure des facultés génératrices
au profit des facultés intellectuelles, soit par la démoralisation
qu'entraîne souvent une situation de fortune privilégiée, soit enfin
par une de ces « évolutions régressives » qui ont conduit tant de
grandes familles à l'imbécillité linale et à la folie. C'est un ré-
sultat que M. .lacoby avait mis en lumière et sur lequel, à son
tour, M. Gustave Le Bon a insisté. Une supériorité dans un sens ne
s'obtient, trop souvent, qu'au prix d'une infériorité et, sans doute,
d'une dégénérescence dans d'autres sens. En admettant qu'on ait
exagéré les dangers des unions restreintes à une seule et même
caste ou classe sociale, il demeure vrai que, depuis les origines
de la civilisation, des croisemens innombrables ont eu lieu, que
nous avons tous dans nos veines du sang de blonds et du sang de
bruns, du germanique, du celtique et du méditerranéen, que le
mélange va croissant avec la civilisation, et qu'en définitive l'hu-
manité ne parait pas déchoir avec les siècles qui la « brunissent ».
Au reste, s'il y a des enthousiastes du crâne long, il y a aussi
LA PSYCHOLOGIE DES TEITLES. 389
dos partisans du crâne large. M. Anonlcliine. qui est Slave,
soutient la superioriorilé des braeh\ eépliales ; retournez-vous,
de grâce. D'autres pensent, avec Virchow, que, si la tète s'élargit
et doit s'élargir encore davantage avec le temps, c'est pour donner
place à tout ce que le progrès des connaissances l'obligera de con-
tenir. La forme arrondie est celle qui permet de loger, dans le
moindre espace, le plus de masse cérébrale. Cependant, ajoutent-
ils, le volume du cerveau ne pourra pas gagner trop notable-
ment, pour des raisons d'équilibre de la tète et dbarmonie de
ses parties : les lobes antérieurs pourront grossir, mais seule-
ment jus<|u à ce que l'axe de gravité passe au milieu même de la
base du crâne ou un peu en avant; plus avant encore, les yeux
se trouveraient gênés, enfoncés sous le crâne. Tous les anthro-
pologistes s'accordent d'ailleurs à admettre qu'en fait la dolicho-
céphalie sera remplacée par une bracbycéphalie universelle. Le
progrès va-t-il donc à reculons, depuis les dolicliocépbales pré-
historiques des cavernes jusqu'à nous, qui avons le tort d'élargir
nos crânes?
Selon M. (laiton, si les bruns vont l'emportant, c'est que la
santé est plus grande chez eux, ce qui semble résulter des statis-
tiques relatives à la guerre de sécession en Amérique. Selon
M. de Candolle, 1 augmentation du pigment chez les bruns sup-
pose une élaboration plus complète et plus de vigueur. Les blonds
seraient moins robustes, comme les ileurs j)àlies, et seraient obli-
gés par là même il'êtrc plus intelligens; de là une sélection gra-
duelle en faveur de l'intelligence! Que ne fait-on pas accomplir
à la sélection? Selon d'autres, les Ceito-Slaves l'ont emporté
précisément parce qu'ils se sont tenus plus tranquilles que les
hommes du Nord et les ont laissés s'entre-détruire ; mais, quand
la lutte sera portée sur le terrain économique, ils seront battus
par les blonds. Selon d'autres encore, les blonds ne pourront j)as
lutter, même sur ce terrain, parce que le théâtre de la lutte est
surtout dans les grandes villes, oi!i les doiicho-blonds accourent,
mais pour s'y éteindre bientôt (1).
Impossible de se fier à toutes ces inductions contradictoires.
(1) La dolichocéphalie domine, selon les recherches de M. Amrnon, dans les
villes par rapport aux campagnes, dans les classes supérieures des lycées par rap-
port aux classes moyennes, dans les institutions protestantes par rapport aux insti-
tutions catholiques ou la bracbycéphalie est remarquable dans le duché de Bade).
M. Ammon a fait aussi des observations amusantes sur les types des sénateursbadois.
Parmi les individus ruraux, les doiicho-blonds, étant d'humeur entreprenante et
voyageuse, subissent l'attraction des villes et viennent y chercher leur gain. Par
conséquent, les campagnes perdent de plus en plus leurs dolichoïdes et deviennent
de plus en plus brachycéjjhales. Les dolichoïdes, après avoir subi d'une manière
particulière l'attraction des villes, y réussissent et parviennent à y prospérer pen-
dant une ou deux générations, mais leur postérité y fond comme la neige au soleil.
390 REVUE DES DEUX MONDES.
L'anthropologie est une science encore trop flottante pour in-
spirer pleine confiance. Gomment accepter des hypothèses psy-
chologiques et sociales fondées sur des hypothèses historiques,
fondées elles-mêmes sur des hypothèses anthropologiques? Il
est au moins prématuré de précipiter la moitié de l'humanité
sur l'autre pour une question de longueur dans la boîte crâ-
nienne, et cela avec la cerlitiide de la défaite finale au profit des
têtes larges. La loi de fraternité est plus sûre que toute l'histoire,
et surtout que la préhistoire. Quant au vrai remède à la déséqui-
libration sociale, ce n'est pas la formation d'une caste fermée,
mais une plus grande attention apportée aux mariages, à la santé
physique et morale des futurs époux, un plus grand souci de
l'hygiène, une lutte plus opiniâtre et plus effective contre les
vices qui compromettent la race même, intempérance et débau-
che, enfin une diffusion plus large des idées morales, aussi bien
dans les têtes germaniques que dans les têtes celto-slaves, chez
les Saxons que chez les Auvergnats.
La théorie des types craniologiques nous paraît être le pen-
dant de la fameuse théorie du « type criminel ». M. Lombroso avait
raison d'appeler l'attention sur les nombreuses marques de dégé-
nérescence qu'on rencontre chez les délinquans ; il avait tort de
croire qu'on naît criminel, avec un type immédiatement recon-
naissable pour l'œil de l'anthropologiste. Pareillement, les amis
des crânes allongés ont raison de nous signaler les nombreuses
marques de déséquilibre que fournissent nos sociétés agitées et
bourbeuses; mais, quand ils imaginent leur type blond comme
le seul véritable homo, qui doit au besoin exterminer ses compé-
titeurs indignes, ils érigent une fantaisie pseudo-scientifique en
un nouveau ferment de discorde morale et de découragement
civique. Le pandolichoïsme n'est pas, pour l'humanité, une fin
plus haute et plus sûre que le pangermanisme ou le panslavisme
et autres absorptions des faibles par les forts.
La défaite des hj'perbrachycéphales immigrans dans les villes est plus rapide encore :
ils disparaissent, en général, sans avoir réussi; ils succombent à la concurrence
industrielle et aux séductions de la vie urbaine, que leur manque de volonté les em-
pêche de repousser. (Otto Ammon, la Sélection naturelle chez l'homme dans V An-
thropologie, 1892.)
M. Georges Hansen, — dans son ouvrage sur les Trois degrés de développement
des populations, — prouve, par la statistique de villes allemandes, que la population
des villes se renouvelle presque comiDlètement par des immigrés au cours de deux
générations; et cemme ces immigrés sont surtout des doliohoïdes, on peut dire que
les villes modernes sont des gouffres où viennent s'engloutir les dùlicho-blonds;
elles contribuent à les faire disparaître comme y ont contribué les guerres, les croi-
sades, la Révolution française, etc. La lutte industrielle et commerciale, dont les
villes sont les principaux centres, serait donc, elle aussi, jusqu'à un certain point
une (i lutte de races, n
I.A PSYCHOLOGIE DES PEUPLES. 391
III
Les facteurs ethniques du caractère national ne sont ni les seuls
ni les plus importans; les facteurs sociaux, l'uniformité de l'in-
struction, de l'éducation, des croyances communes compensent et
au delà les diversités des familles ethniques (^1). Les Sardes médi-
terranéens n'ont pas d'affinité de race avec les Piémontais-Celtes,
les Corses avec les Frant;ais, ce qui ne les empêche nullement de
vivre en parfait accord. Les Polonais haïssent les Russes, malgré
le sang slave qui leur est commun, et ils s'assimilent volontiers
avec les Autrichiens. Les Alsaciens sont Français de cœur, malgré
leurs traits germaniques. L'Irlande celtique n'aime pas l'Angle-
terre ; mais le pays de Galles, non moins celtique, est presque
assimilé; de même pour l'Iicosse, celte en très grande partie, et
qui, cependant, ressemble si peu à sa vraie sœur, l'Irlande.
M. Gumplowicz, dans un livre bien connu, appelle l'histoire
la « lutte des races » ; il a beau entendre par là non plus des races
véritables, mais de simples groupes sociaux, sa théorie n'en est
pas plus scientifique. Ne voir dans l'évolution des sociétés qu'un
combat, c'est n'apercevoir qu'un aspect de la question, et le plus
primitif, le plus voisin de l'animalité; c'est retomber dans le
domaine de la zoologie et de l'anthropologie au moment même
où on semblait l'avoir dépassé. Jusque chez les races préhisto-
riques, le grand mobile du progrès social fut la production en
vue de la consommation. Or. la coopération apparut bientôt aux
hommes comme le moyen le plus fécond et le plus sûr de produire
les choses utiles. La lutte n'était qu'un moyen secondaire et un
pis aller. Aussi, dès les temps préhistoriques, outre les armes,
dirigées d'abord exclusivement contre les animaux, nous rencon-
trons une foule d'ustensiles et d'instrumens pacifiques. M. de Mor-
tillet a écrit tout un livre sur les outils préhistoriques de pêche
ou de chasse pour montrer combien l'humanité naissante, malgré
l'extrême lenteur de ses progrès, s'ingénia à trouver des moyens
de production, quels bienfaiteurs inconnus nous eûmes parmi
nos ancêtres préhistoriques. La lecture de ce livre repose du
romande guerre perpétuelle et d'universel cannibalisme imaginé
par les anthropologistes et par les sociologigtes de leur école. On
comprend que l'homme n'a pas été, dès le débutet partout, la plus
féroce des bêtes féroces, celle qui, — exception unique, — n'aurait
été occupée qu'à exterminer età dévorer ses semblables. A l'hosti-
(1) Voir M. G. Le Bon, les Lois psychologiques de la Vie des peuples. Paris, Alcan,
1894.
392 REVUE DES DEUX MONDES.
lité se joignit dès l'origine la sympathie. La coopération fit autant
et plus pour le progrès que la lutte à main armée, qui elle-même
fut remplacée peu à peu par la concurrence pacifique.
La force a eu autrefois et a maintenant beaucoup moins dim-
portance qu'on ne l'imagine dans la formation des nationalités.
Les Turcs ont conquis les Bulgares, les Serbes, les Roumains, les
Grecs; ont-ils pu les assimiler? Non, pour bien des raisons, parmi
lesquelles on en a noté une curieuse : les Turcs, dit M. Novicow,
avaient un alphabet moins parfait que celui des nations par eux
vaincues; cela seul leur assurait l'impuissance finale. Est-il vrai
que l'unité française soit simplement l'œuvre de nos rois, de la con-
quête et de la force? N'a-t-on pas soutenu avec raison qu'elle est
surtout l'œuvre d'une foule innombrable d'écrivains, de poètes,
d'artistes, de philosophes, de savans que la France a produits
sans discontinuer depuis quatre siècles? Vers l'an 1200, la culture
provençale était supérieure à la culture française : un Toulousain
traitait un Parisien de barbare, et avec quelque raison. Si, dit
M. Novicow, le mouvement intellectuel du Midi avait marché
d'un pas égal à celui du Nord, nous aurions aujourd'hui un Lan-
guedoc gémissant sous le joug français comme la Pologne gémit
sous le joug russe. Comparez la France à l'Autriche. Dans ce
dernier pays, la langue et la littérature allemande n'ont pas réussi
à « germaniser » les Hongrois. En France, la langue française a
pris une telle avance sur les dialectes locaux, par exemple le pro-
vençal, que ceux-ci (heureusement) n'essaient plus de lutter, mal-
gré les Mistral et les Roumanille. Or c'est par la littérature et les
sciences que cette victoire de la langue française a eu lieu. « Chez
vous, dit M. Novicow aux Français, cela s'appelle instruire les
paysans. Dans d'autres circonstances, cela se serait appelé déna-
tionaliser les Languedociens ou les franciser... Le provençal ne
ressuscitera plus. Je ne vois pas, cependant, qu'on emploie la
baïonnette pour enseigner le français aux Languedociens. » Notre
langue se propage d'ailleurs au delà de nos frontières, dans des
pays où les baïonnettes françaises n'ont aucune action.
M. Novicow conclut que « l'assimilation nationale est surtout
un processus intellectuel. » Mais pourquoi, lui aussi, ramène-t-il
l'histoire à une lutte, non plus de races, il est vrai, mais de « so-
ciétés? (1))) L'idée de « concours » est complémentaire de l'idée
de « lutte )) ; et même, la lutte serait impossible sans un concours
préalable entre ceux qui combattent, quelles que soient les armes
qu'ils emploient. C'est précisément ce qui fait que la conception
darwiniste de l'histoire est unilatérale et incomplète.
(1) Les Luttes entre les sociétés humaines, Paris, Alcan, 1893.
LA l'SYCIIOLOCJlE DES PEIPLES. 393
IV
A notre avis, quand on étudio rai'tiou dos races cl niènio des
groupes sociaux à travers l'histoire, on reconnaît que cette action
a traversé trois périodes, et cest là une des grandes lois psycho-
logiques qui, selon nous, régissent l'histoire même.
Plus les races ou les sociétés sont primitives, plus (>lles ont
une action déterminante sur les individus qui les composent;
plus, par conséquent, il y a de ressemblances entre ces individus.
Hippocrate nous dit que les Scythes ont un type de race, non des
types personnels. De même, les Romains trouvaient les plus
grandes ressemblances entre les ( Jermains de leur temps. On a sou-
vent cité la parole dllloa : Qui a vu nu indigène d'Amérique les
a tous vus. ■• Mumboldl la conlirme d'après sa propre expérience.
Sans doute, depuis qu'on observe les sauvages de plus près, on
aperçoit de mieux en mieux leurs dilTérences individuelles. Même
chez les animaux, les chiens par exem|)ie, il y a une grande diver-
sité de caractères : les uns sont ardens, les autres indolens, les
uns étourdis, les autres prudens. les uns afîectucux, les autres
égoïstes ; à plus forb' raison quand il s'agit dhommes. Il n'en est
pas moins vrai qu'il existe entre les membres d'une même tribu
sauvage une uniformité rrlativr, qui en fait des exemplaires sem-
blables d'un même modèle.
Les différences du volume des crânes existant cnlre individus
de même race croissent avec la civilisation. Il y a des peuplades
où ces différences crâniennes sont nulles, tandis que, chez les Pa-
risiens modernes, elles vont jusqu'à GOO centimètres cubes, chez
les Allemands jusqu'à 700. Selon \Vaitz, la ressemblance physique
des individus, dans les races peu avancées, a pour parallèle leur
ressemblance morale, leur absence d'individualité psychique.
L'homogénéité des caractères, dit-il, au sein d'une peuplade nègre,
est incontestable. Tous les individus ont les mêmes qualités gé-
nérales et les mêmes défauts. Dans l'Egypte supérieure, le mar-
chand d'esclaves ne se renseigne pas sur le caractère individuel
de l'esclave qu'il veut acheter; il demande seulement quel est son
lieu d'origine. Une longue expérience lui a appris que les diffé-
rences entre individus de la même tribu sont insignifiantes à côté
de celles qui dérivent de la race. L'esclave est-il de la tribu des
Nubas ou des Gallas, il sera fidèle; est-il un Abyssinien du Nord,
il sera traître et infidèle ; est-il de Fertit, il sera sauvage et prompt
à la vengeance ; la majorité des autres tribus donnera de bons
esclaves domestiques, mais peu utilisables pour le travail cor-
394 REVUE DES DEUX MONDES.
porel [[). On comprend d'ailleurs que, outre l'identité de race,
nous avons ici une identité de milieu piiysique et de milieu moral,
c'est-à-dire de religion, de genre de vie ; il n'est donc pas étonnant
que les individus d'un même groupe et d'un même milieu soient
du même moule par le caractère comme par la constitution.
Mais, d'autre part, les milieux physiques étant différens et les
communications mutuelles étant peu fréquentes à l'origine de la
civilisation, les divers groupes humains, presque fermés alors,
devaient finir par se diflérencier les uns des autres, par suivre
chacun sa ligne propre. La même raison qui établissait alors des
ressemblances très grandes entre les individus d'un seul groupe
ethnique rendait donc dissemblans les groupes eux-mêmes, en les
isolant les uns des autres. Jusque dans des temps aussi voisins
de nous que le moyen âge, les diverses provinces de France avaient
leur physionomie tranchée : un Picard ne ressemblait guère à un
Auvergnat; en revanche, les Picards se ressemblaient entre eux,
et tous les Auvergnats.
La seconde période, antithèse de la précédente, est celle où
les différences de constitution physique et de caractère moral vont
diminuant entre les diverses races ou peuples, mais augmen-
tent entre les divers individus d'une même race ou d'un même
peuple. M. Durckheim (2) fait remarquer, par exemple, que
les Anglais, en général, ressemblent plus aujourd'hui aux Français
qu'autrefois, mais qu'un Français ressemble moins à un autre
Français, un Anglais à un autre Anglais. Les différens types pro-
vinciaux, dans une même nation, tendraient aussi à devenir moins
disparates: un Lorrain ressemble plus aujourd'hui à un Proven-
çal qu'autrefois. Les différences tendent donc à passer surtout
dans les individus, dont les caractères se font moins originaux.
La race pèse d'un moindre poids sur les membres d'une nation.
A notre avis, l'humanité approche aujourd'hui d'une troisième
période, synthèse des deux précédentes, où les ressemblances crois-
santes n'empêcheront pas les différences croissantes. Toutes les
similitudes provenant de la vie sociale augmentent avec la civi-
lisation; les mêmes idées scientifiques, les mêmes croyances mo-
rales et religieuses, les mêmes institutions civiles et politiques se
répandent par le monde entier. Les peuples d'une même civilisa-
tion tendent donc à se ressembler de plus en plus sous ce rapport.
En même temps l'uniformité croissante d'instruction et d'éduca-
tion tend à faire passer tous les individus dans un même moule
social. Enfin les mélanges etcroisemens des familles, des peuples,
des races, tendent aussi à généraliser partout un seul et même
(1) Waitz, Anthropologie der Naturvoelker, I, 75 et suiv.
(2) Voir la Division du travail social. Paris, Alcan.
LA PSYCHOLOGIE DES PEUPLES. H95
fvpo d'homme, ^os ressomblanoos iront donc bien en augmen-
tant, et non pas seulement entre les races on les peuples i^comme
1 admet M. Durckheim), mais, du môme coup, entre les individus.
Seulement, à notre avis, ce résultat n'empêchera point l'accrois-
sement parallèle des ditl'érences, soit entre les individus, soit entre
les peuples. De ce que les cerveaux ont aujourd'hui un plus grand
nombre de parties communes, il n'en résulte pas qu'ils ne puis-
sent aussi avoir un plus grand nombre de parties ditïérentes ;
tout au contraire, en élevant d'abord, par l'instruction, les cer-
veaux à un certain niveau plus ou moins uniforme, on leur per-
met de manifester mieux ensuite leurs ressources propres et leur
originalité personnelle. (Test, du moins, ce que devrait produire
une éducali«»n qui. au lieu de considérer l'esprit comme un simple
vase à remplir, le considérerait comme un outil à forger et à per-
fectionner. Les conquêtes de la science passée rendent plus
rapides et plus faciles des conquêtes nouvelles pour la science à
venir; il eu est de même des acquisitions intellectuelles et mo-
rales pour chaque individu . Le temps passé sous la civilisation mû-
rit tous les cerveaux, mais les mûrit diversement, comme sous le
>>oleil les grappesd'un certain raisin deviennent dorées et les autres
noires: si elles ne se ressemblent pas. elles peuvent se valoir et
trouver toutes leur emploi . Cette même loi s applique aussi , croyons-
nous, aux ditïérentes nations : leurs caractères pourront à la t'ois
s'harmoniser par la base, au point de vue moral et social, et se
différencier de plus en plus par le sommet. Des traits plus dé-
licats signaleront les physionomies nationales; mais, de même
que dans l'art tout se nuance et se subtilise, de même la civilisa-
tion intellectuelle et morale admettra des difîérences de détail
«|ui, pour être moins grossières, n'en seront pas moins utiles au
progrès commun. L'accroissement de l'action collective n'empê-
chera pas non plus l'accroissement simultané de l'action indivi-
duelle. Par son intelligence et ses inventions, par ses sentimens
et sa volonté, l'individu verra son rôle augmenter avec les siècles.
Concluons qu'il faut se mettre en garde contre les sophismes
sociaux tirés de l'histoire naturelle. Ils deviennent, de nos jours,
si fréquens et si menaçans qu'on est obligé d'insister sur les
théories les plus risquées et les plus arbitraires comme si elles
étaient sérieuses ; elles le sont en efîet bien souvent dans la pra-
tique. Chez les nations modernes, où l'intelligence joue un rôle
croissant, « les sophismes de l'esprit » tendent de plus en plus à
engendrer ou à excuser les « sophismes du cœur » , avec les guerres
intestines ou étrangères qui en sont les sanglantes applications.
« En préconisant le régime de la force, a dit l'écrivain russe dont
nous parlions tout à l'heure, les publicistes français font le jeu
300 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'Allemagne du fer et du sang ; leur naïveté et leur aveugle-
ment stupéfient. » Si la théorie de la force, dont nous nous en-
gouons à l'exemple de rAUemagno, était vraiment celle à laquelle
doit aboutir la race dite supérieure, celle-ci n'aurait fait, en vieil-
lissant, que revenir à la morale préhistorique qu'elle pratiqua
quand elle était cannibale ; sa prétendue supériorité serait un
leurre : le sentiment de la justice dans un crâne large est pré-
férable à l'injustice dans un crâne long. D'ailleurs, la justice
même est une force, la plus grande peut-être de toutes, et qui se
manifestera de plus en plus à mesure que les élémens moraux
et sociaux joueront un plus grand rôle dans la civilisation. L'apo-
Ihéose de la force brutale est un retour en arrière, et l'histoire
anthropologique n'est guère qu'un roman anthropophagique. Sans
doute, en un siècle qui a perdu l'équilibre ancien sans avoir
encore trouvé l'équilibre nouveau, il est naturel de voir réapparaître
au grand jour tous les instincts animaux et barbares, qu'une fausse
science essaie de légitimer, de réduire en théorie : notre époque se
débat en pleine crise d'atavisme. Elle est même, par la rivalité
des blancs, des jaunes et des noirs, menacée d'une vraie et der-
nière lutte de races, qui peut d'ailleurs rester une lutte pacifique;
mais il est inadmissible de représenter sous le même aspect la ri-
valité des Français avec les Allemands, ou celle des Français
'< nobles » avec les Français « serviles » . Ce ne sont là que des
querelles de familles, et l'histoire naturelle n'a presque rien à y
voir : c'est l'histoire proprement dite, c'est la science sociale et
politique qui peuvent donner l'explication de ces luttes. On a
beau nous faire un sombre tableau des « incompatibilités d'hu-
meur » entre les races européennes ou entre les diverses couches
ethniques de chaque nation, — incompatibilités qui, dit-on,
expliquent nos guerres incessantes, — nous avons montré que ces
prétendues « races » sont de simples types psychologiques, dont
les conditions cérébrales nous sont encore inconnues et qu'aucune
étude des crânes n'eût pu faire soupçonner. Dès lors, ces produits
dits « naturels.» sont surtout des produits sociaux : ce n'est pas
l'hérédité, ce n'est pas le milieu physique qui les a engendrés :
c'est principalement le milieu moral, religieux, philosophique.
Les « races » sont des sentimens et des pensées incarnés ; la lutte
des races est devenue une lutte d'idées, compliquée d'une lutte de
passions et d'intérêts; modifiez les idées et les sentimens, vous
éviterez des guerres prétendues inévitables.
Alfred Fouillée.
n
^
LA TACTIOIE MODEllNE DE l'iNFAMERIE. 801
successifs; plu* do feux lenls, do tirs à cartouches comptées, de
s;Uves adroitement distribuées sur le terrain, eonnne des eoups
d'arrosoir I
Une ligue do tirailleurs qui fusillent ladversairo, de petites
colonnes tjui le frappent, voilà le dernier mot de la taeliijue
niodorne.
Ces procédés sont rudimeutaires. Ils scandaliseront peul-étre
par leur simplicité et surtout leur sans-géne vis-à-vis des rc'cens
perfecti»»nnemens des armes modernes. Il est vrai que leur
application n'exige pas do connaissances scient irujues étendues.
Voilà ijui ne plaira guère à ceux qui veulent transformer lo
combat en un calcul de probabilités, et le soldat en un savant
capable don résoudre lécpiatiou. Elle conviendra mieux à ceux
qui considèrent (juo lo courage et labnégation personnelle sont
«•ncoro. connue ils étaient autrefois, comme ils seront toujours,
les véritables facteurs ilo la victoire.
Mais (jui no serait frappé de l'analogie de ce itroeidr- avec
celui de la tactique française à la fin de la Révolution?
Nest-co pas un véritable retour à la tacti(|ue de la première
période napoléonienne ? Ainsi il se trouve (pie nous avons tourné
dans un cercle et que nous en revenons à notre point de départ (1).
Faut-il s'en étonner? Après la (l(''C0uvert<' de la [x.ndre. l'esprit
dotTensive s'altéra profondénu-nt. et avec lui la véritable fornu^
de l'attaque: la colonne disparut des champs de bataille. 11
fallut près de trois siècles pour la retrouver. Un phénomène
analogue, quoicpie réduit, s'est produit après l'invention dos
armes à tir rapide. L'extrême d«heloppement de la puissance du
fou fit un moment chanceler l'offensive; on la crut condamnée.
Elle reparaît maintenant sous sa vraie forme, qui est celle du
choc direct, et réduit le feu à son véritable rôle, qui est celui de
la préparation du choc; elle en revient pour cela purement et
^implement aux deux formations qui personnifient ces deux ac-
tions: les tirailleurs et la colonne.
• ••
(1) C'est aussi l'opinion du général Dragomirof : « La tactique napoléonienne,
dit-il repose sur des bases inaltérables, sur des principes qui ne seront jamais atteints
par l'es transformations de l'armement. C'est là seulement que se trouve une heu-
reuse harmonie entre l'action à rangs serrés et l'ordre dispersé, entre les colonnes
et les tirailleurs, entre le feu et la baïonnette. »
Kl
TOME cxxvm. — 1895.
CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS
yu)
DEUX GRANDS MOUVEMENS FEMINISTES. — A
-WASHINGTON. — L'ÉCOLE INDIENNE DE CARLISLE.
— LES FEMMES DANS LES HOPITAUX.
I. — DEUX GRANDS MOUVEMENS |FEMINISTES : LA LIGUE DE TEMPERANCE
ET LE SUFFRAGE
Rien ne blesse les Américains autant que la manière que
nous avons de les retrancher, pour ainsi dire, des civilisations
plus anciennes, en faisant de leur pays un continent à part où
l'argent et les machines sont les monumens uniques d'une acti-
vité purement matérielle, tandis que rarchi-millionnaire y repré-
sente à lui tout seul ce qu'on appelle la classe élevée. Le fait que
certains de leurs compatriotes, transplantés à l'étranger, soient,
en grande partie, responsables de cette impression fausse, ne les
en console pas, tout au contraire. La femme d'un professeur à
l'Université de Chicago m'a parlé là-dessus très éloquemment :
« Après quelques mois passés à Paris, voyant comment on
(1) Voyez la Revue des 1" juillet, 1" septembre, 15 octobre et 1er décembre 1894.
CONDITION DE LA FEMME AUX KTATS-IMS. 803
nous juge, jVi^suis presque venue à considérer la prospérité de
mon pavs comme une disgrâce. Ooyez-moi, ou se trompe sur
nous; râctivilé fondamentale ne consiste pas, en Amérique plus
qu'ailleurs. dans la lutte pour s'enrichir; côte à côte avec ce genre
d'activité' qui frappe tout d'abord, il y en a une autre, celle qui
complète le succès maté'riel; il y a l'ellort généreux appliqué à
la direction, à l'expansion des resst)urces acquises. Ce qui im-
porte, — chacun de nous le comprend. — c'est de faire servir ces
ressources immenses aux fins spirituelles, ilurables, qui doivent
être la base d'une vraie démocratie. »
En réalité', tous ne sont peut-être pas pénétrés de ce devoir
autant que la jeune optimiste qui s'exprimait ainsi avec la ferveur
dune intime conviction. Malgré' mon enthousiasm»' pour laul
de belles œu^Tes humanitaires et sociales qui ont fonctionné
devant moi, dans les grandes villes d'Amérique, je suis obligée
de dire que l'idée fondamentale dune fin spirituelle très haule
m'a paru se dérober bien souvent sous l'apparence de choses qui
étaient en contradiction flagrante avec elle. Le jour, cependant,
où. du dehors, on reconnaîtra qu'au fond cette idée subsisli'. plus
forte en eiïet que tout le reste, même que l'âpre appélil {\u gain,
ce sera grâce aux femmes qui, réunies en légion, n'auront cessé
de livrer le bon combat pour la faire triompher. J'ai déjà nu)ntré
longuement l'impulsion (juelles ont donnée à ces deux agens
principaux du progrès: l'éducatidu et la philanthro})i<';nuiis il me
semble n'avoir encore rien dit, tant sont innombrables les pro-
diges accomplis par leurs soins, et avec de si faibles ressources
au début! Quand, il y a trente ans, une pauvre institutrice du
Nord. Myrtille Miner, entreprit l'œuvre, apparemment folle, de
fonder, sans appui, par ses propres mains, une école supérieure,
à Washington, pour les filles de couleur, pouvait-on se douter
que de cette tentative, tournée en dérision, sortirai! l'école nor-
male qui prospère aujourd'hui parmi une quarantaine d autres
également dédiées à la race méprisée? — Lorsque P'rances Wil-
lard s'arma dune épee flamboyante, comme celle de saint
Georges, contre un dragon plu> terrible que tous ceux des lé-
gendes,— l'ivrognerie, l'eflroyable ivrognerie américaine, — pou-
vait-on prévoir ce vote qui, dans beaucoup de provinces, a décidé
de la fermeture des débits de liqueur; les maisons de santé
spéciales ouvertes pour la guérisou des alcooliques; l'ensei-
gnement scientifique de la tempérance établi dans les écoles?
D'abord le mouvement parut excessif : les Américaines, jus-
que-là, n'avaient jamais parlé en public; ce ne furent peut-être
pas les plus prudentes ni les plus distinguées qui pénétrèrent à
804 REVUE DES DEUX MOISDES.
l'improviste dans les bars cl tlaiis les saloons, se jetant à genoux,
adjurant les ivro5j,iies ou les accablant (rauathonios. Leurs agis-
semens rappelaient ceux de l'armée du Salut; ils leur attirèrent
le titre de shriekers (braillardes). Avec elles point de compro-
mis : ceux qui avaient le malheur d'arguer que la tempérance
n'est pas ral)stinence passaient pour des traîtres. Toutes les
sectes naissantes sont fanatiques; peu à peu, cependant, les brail-
lardes s'apaisèrent, ou plutôt elles firent place à de nouvelles ve-
nues, qui pratiquaient l'art d'exhorter avec calme et avec mesure.
L'une de celles-ci, Mrs Mary Hunt, professeur de chimie dans un
collège de l'Est, fut conduite par la sollicitude que lui inspirait
l'éducation de son fils à étudier les effets de l'alcool sur le sys-
tème humain; cette recherche la remplit d'inquiétude pour l'ave-
nir d'une nation qui consomme une quantité si scandaleuse de
liqueurs fortes; elle en vint à conclure que les arrêts de la morale
ne pouvaient à eux seuls servir de frein, que l'ivrognerie per-
sisterait tant que le peuple ne serait pas instruit de la valeur
réelle et des effets certains du poison dont il s'abreuvait. A son
instigation, un manuel rédigé par miss J. Coleman fut introduit
dans plusieurs écoles publiques, mais c'est au meeting de l'union
chrétienne de tempérance des femmes, qui eut lieu en 1878, qu'il
faut attribuer l'honneur d'avoir formulé d'énergiques résolutions
que fit prévaloir ensuite un comité permanent présidé par
Mrs Hunt. Boston se mit à la tête de la croisade; le clergé, les
professeurs, les philanthropes, les médecins s'y enrôlèrent. Des
livres pour tous les âges, depuis un abécédaire spécial, ChildCs
health primer, jusqu'à la Physiologie hygiénique de Steele, furent
publiés, et en 4882 l'État de Verinont promulgua la loi éducation-
nelle obligatoire de tempérance qui ajoutait, aux branches du
savoir enseigné dans toutes les écoles publiques, un cours d'hy-
giène et de physiologie élémentaires où l'effet des boissons
alcooliques, des narcotiques et des stimulans sur la santé hu-
maine devait être tout particulièrement exposé. Un grand nombre
d'Etats suivirent cet exemple; maintenant il n'y a guère de petit
Américain qui, avant même de savoir lire couramment, ne con-
naisse les effets désastreux des boissons fermentées et ne soit averti
que, — leur usage, même modéré, conduisant immanquablement à
l'abus, — un homme soucieux de vivre sain d'esprit et de corps
doit s'en abstenir tout à fait, ainsi que de cet autre poison : le
tabac. Donc, point de vin, point de cidre, point d'alcool sous
aucune forme. La rigueur de la loi est proportionnée, on le voit,
à l'excès du mal .
L'importance des résultats obtenus par tel ou tel mouvement
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-IMS. 805
dont elles fiirenLli's insliixatriees, a fait pres(|ue canoniser les sn-
blinies énergumenes des premiers temps. Il faut toutefois féli-
citer celles qui tiennent aujourdhui la bannière des droits de la
femmt', d'avoir changé de ton. de s'être assagies, de n'offrir plus
rien de commun avec les s/ifie/iers dont il ne survit qu'un ou
deux échantillons. Du reste, les cris n'auraient plus de raison
d'être. Que manque-l-il à l'Américaine pour se sentir puissante?
Jeune tille, elle a la préséance en tout, elle est reine, avec une
liberté' que les reines ne possèdent pas toujours. Mariée à son
gré, sans qu'aucun contrôle, aucune influence en décide, elle
est l'enfant gâté' de l'homnn' qui travaille sans relâche à réaliser
ses fantaisies, en admettant du moins (jue cet homme soit bon,
comme il Test pres([ue toujours. Dans le cas contraire, elle peut
recourir au divorce, sans autre difficult»' que celle d'entn^-
prendre au besoin un petit voyage, comme le fit, l'année der-
nière encore, une charmante comédienne qui. pour convoler
une cinquième fois en de justes noces sans péril de devenir
bigame, dut traverser la rivière, sauter de l'Ktat de New-York
dans VVAat de New-Jersey, où la loi est plus cb'mente. S'il
est facile de divorcer, il n'est nullement impossible de passer
pour mariée sans l'être et d'tditenir les avantages d'une union
légitime, en dehors même de la régulariti', puiscjue la justice,
sinon le monde, considère deux amans comme des époux, à la
condition que leur vie en commun ait été, pendant plusieurs
années consécutives, de notoriété; publique. L'existence d'un en-
fant, en ces conditions, rendrait fort douteux que la famille pût
revendiquer avec la moindre chance de succès une part d'héri-
tage.
La femme veut-elle s'affranchir et du mariage et de l'amour?
Toutes les carrières lui sont ouvertes, et dans toutes elle pourra
vivre entourée de la considération générale, au théâtre comme
ailleurs. Les Américains parlent de Charlotte Cushman du même
ton que les Anglais de Fanny Kemble, et peut-être est-il plus aisé
encore chez eux qu'en Angleterre de s'assurer la réputation d'une
« Madone de l'Art. »
Tout ce qui est du théâtre inspire a priori l'engouement le
plus sincère. Une fillette de dix-sept ans ne s'est-elle pas écriée
devant moi : « La Duse est mon amie intime! » Une dame, tout
en applaudissant avec ardeur Jean de Reszké et M"' Calvé. réunis
à New- York dans le chef-d'œuvre de Bizet, ne songeait plus qu'au
plaisir d'inviter Carmen à dîner; j'ai vu le portrait de M"^ Jane
Hading à une place d'honneur, au milieu de portraits de famille.
En revanche plusieurs se sont privés d'applaudir au théâtre une
806 REVUE DES DEUX MONDES.
{^.raiulc artiste française paice (jii'cllc avait vraiment trop fait
parler de sa vie privée; mais M"" Kanios aurait, si la chosi^ était
jtossible, le droit de chanter faux impunément parce qu'elle
s'appelle M"" Story. A certain concert j'entendis acclamer avec
frénésie et rappeler à plusieurs reprises une pianiste assez ordi-
naire. C'était la femme du chef d'orchestre, un si excellent ménage !
Et, quand ils revinrent saluer ensemble, les bravos redoublèrent,
sadressant, je suppose, à leurs vertus domestiques.
La seule catégorie de femmes qui me paraisse mal traitée en
Amérique est celle des représentantes de la galanterie profession-
nelle; là-bas les jolis équipages, les premières loges, ne sont pas
pour elles ; nul ne s'affiche en leur compagnie ; on les désavoue,
on les cache; leur isolement est presque tragique; exemple, ce
petit épisode qui marqua mou excursion à la Nouvelle-Orléans.
Le train énorme où j'avais trouvé place, non sans peine, em-
portait vers le carnaval, magnifiquement célébré en cette ville, un
peuple de curieux venus de tous les Etats. 11 y avait des dudes
(dandys) de New-York, de jeunes ménages élégans et fort gais,
recrutés tout le long du chemin, des fermiers de l'Ouest, faisant
une tournée circulaire, des joueurs qui engageaient de grosses
parties dans le car où, à chaque station, se précipitent des mar-
chands de journaux, de livres, de fruits et de bonbons.
Au milieu de tous ces voyageurs si mêlés, une femme attirait
l'attention générale par sa beauté suspecte et la profusion de dia-
mans dont elle était couverte; on eût dit la vitrine d'un joaillier;
elle ruisselait de feux, ses cheveux roux, son cou, ses mains, son
chapeau étincelaient. Une pai'eille exhibition semblait presque
imprudente ; je pensais aux attaques de trains, moins fréquentes
d'ailleurs sur les lignes du Sud que sur celles de l'Ouest, en me
disant que ce serait une belle prise. La dame dîna seule à sa
petite table, non loin de moi, et je remarquai qu'elle buvait sec.
Le lendemain, elle resta dans son coin, toujours seule, le sur-
lendemain aussi. Des conversations s'engageaient entre les voya-
geurs qui se connaissaient le moins, mais personne n'adressait la
parole à celle-là. Quelques hommes de mauvaise mine la couvaient
à la dérobée de regards avides qui en voulaient peut-être à ses
diamans autant qu'à elle-même. Le matin du troisième jour l'un
d'eux s'approcha brusquement; très gauche et à brûle-pourpoint,
avec une explosion de timide grossièreté, il lui demanda si elle
n'était pas Lilian Russell, l'actrice bien connue. Elle secoua la
tête en riant et donna son nom d'une voix rauque dont le con-
traste avec cette jolie bouche faisait peine. Je ne me lassais pas de
l'observer; ses yeux bleus, très durs, étaient des abîmes de tris-
CONDITION DE LA FEMMK AIX ÉÏATS-L.MS. 807
tesse. — trislesseumorne, brutale et stupide. La situation de paria
qui lui était faite m'inspirait tant de pitié, elle était si seule avec
ses dianians, elle n'avait si évidemment qu'eux au monde et elle
continuait à les exhiber plus ou moins dès l'aurore d'un air de
défi si pathétique au fond, que deux ou trois fois je fus sur le
point de lui parler comme on peut parler en voyage à n'importe
qui, d'un beau site par exemple. Mais je craignis quelque inso-
lence. Du reste elle ne regardait pas plus le paysage que les jour-
naux empilés sur ses genoux: elle contemplait ses bagues et de-
mandait des sandicic/ics. Un peu avant d'arriver, au moment où
les préposés nègres se ruent sur vous, la brosse à la main, pour
vous enlever de force la poussière du voyage, un jeune homme
glabre, rasé à la mode, l'air sournois et inquiet. s'avan(;a furtive-
ment vers elle, lit un signe, prit son sac; elle se leva et le suivit
sans mot dire; j'essayai de me figurer avec quel sentiment de
haine. Quant à moi je décernai àret individu correct le coup d'a?il
que les femmes de tout âge et de toute catégorie ont en réserve
pour les poltrons. Je suppose qu'il se sera relâché de sa réserve à la
Nouvelle-Orléans. Le Sud est si corrompu ! Quoi qu'il en soit, voilà
le peu que j ai vu du demi-monde en Américjue. Seules de leur
sexe, les réprouvées qui le composent auraient peut-être le droit
de se plaindre, malgré les diamans dont on les couvre autant et
plus qu'ailleurs. Ce ne sont pas elles pourtant qui provo(|uenl les
conventions à Washington, les appels à la Chambre et au Sénat,
les articles d'une presse spéciale en faveur du suffrage. Toutes
celles qui revendiquent le droit de voter sont des femmes par-
faitement honnêtes et même ce que nous appellerions collel montée
exception faite d'une certaine avocate quelque peu émancipée
dans le sens qu'on donne à ce mot en Europe.
Le porte-parole le plus fameux est la très honorable Elizabeth
Stanton, qui se rattache par son âge au groupe des ÛLriekers. Elle
a beaucoup de fougue et beaucoup à'humour. La raison si sou-
vent invoquée pour refuser aux femmes leurs droits politiques
au nom d'un respect qui les place au-dessus des partis et des
orages de la tribune, lui fait hausser les épaules : « Les pauvres
créatures, dit-elle, qui se contentent de cela, oublient qu'elles
occupent en commun avec les criminels, les idiots et les fous cette
plate-forme privilégiée. Non, ce qui les retient dans l'ombre, c'est
plutôt la crainte du ridicule, la même crainte qui leur fait ac-
cepter sans mot dire les modes absurdes que leur envoie Paris.
Quels actes d'énergie et d'indépendance peut-on attendre de per-
sonnes qui se résignent à porter deux ballons en guise de man-
ches et à se passer de poches pour avoir une jupe mieux ajustée?
808 REVUE DES DEUX MONDES.
Très certainement aucun homme ne penserait à exercer ses droits
politiques avant d'avoir trouvé sur lui une poche ou même deux
pour y mettre sa bourse, son mouchoir, ses lunettes, voire ses
mains quand il en est embarrassé. »
Voilà le ton des guerrières de lancienne école; les meneuses
d'aujourd'hui emploient d'autres moyens; elles se piquent de mo-
dération, elles travaillent sans bruit; surtout elles ont le bon
goût, pour la plupart, de ne pas séparer leur cause des progrès
généraux qui intéressent également les hommes. Je l'ai constaté à
New- York où, tout en me croyant bien souvent tantôt à Londres
et tantôt à Paris, je pouvais, grâce à la variété infinie des ren-
contres, peser et vérifier tels renseignemens déjà pris dans les
parties plus purement américaines du pays.
Miss Jeannette Gilder, qui dirige d'une main virile The Cintic,
une excellente revue hebdomadaire d'art et de littérature, m'a
dit sans phrases : — « Je ne souhaite pas du tout que les femmes
soient poussées outre mesure dans les carrières qui n'étaient
pas autrefois celles de leur sexe, mais je tiens fort à ce qu'une
femme soit libre d'entreprendre n'importe quoi pourvu qu'elle en
ait l'envie et le talent. Si elle a la force de forger, eh bien, qu'elle
forge 1 »
Notons en passant que les femmes de lettres se distinguent
aux Etats-Unis par une remarquable absence de prétention.
D'abord, elles sont si nombreuses, que de leur part la pose qui
s'attache à l'exception serait impossible ; c'est tout au plus si on
leur accorde une place à part au milieu de la nuée des dames et
des demoiselles, dilettantes en littérature, qui vous parlent de ce
qu'elles ont écrit, de ce qu'elles veulent écrire avec une confiance
eu elles-mêmes qui tient au débordement incroyable de la per-
sonnalité. Chacune se croit autorisée à toucher à tout et croit
avoir quelque chose à dire sans aucun souci des jugemens pré-
cédemment portés. Cette absence absolue de respect pour la
convention empêche la dépense de banalité qui se fait chez
nous, mais elle permet aussi une plus large expansion de sottise.
En France, il n'y a guère que deux catégories de femmes : les
sérieuses et les futiles ; en Amérique, où les sérieuses sont plus
sérieuses et les futiles plus futiles que partout ailleurs, j'ai dé-
couvert un troisième groupe, celui des femmes qui s'occupent
futilement de choses sérieuses, tranchant, sans arrêter la course
à la vapeur qui les emporte, des questions qui exigeraient l'at-
tentif recueillement de toute une vie. Je ne rapporterai pas l'avis
de celles-là pour ou contre le suffrage, pas plus que je n'insis-
terai sur l'indifférence des mondaines déclarées que le suffrage
CONDITION DE LA FEMME Al \ ÉTATS-INIS. 809
intéresse hoaiicûup moins que leurs robes ef qui, comme l'a
dit liéJaigneusemeut un de leurs contempteurs, u shabillent,
babillent et se déshabillent )),sans autre occupation dans la vie,
en iDmptant sur leurs maris, comme sur un banquier complai-
sant pour payer les notes de couturière. — Voici le résumé des
idées recueillies à New- York, dans les salons et au coin du feu,
en causant avec les personnes (jui apprécient comme il convient
leur lot actuel :
« Aucun alTranchissement ne doit marcher trop vite, nous
faisons notre apprentissaije, nous nous tenons prêtes sans hâte,
notre but étant de servir le pays, non pas de lui créer des em-
barras nouveaux. Si l'on pouvait restreindre le suffrage, le re-
mettre aux mains d'une élite d'hommes et de femmes, tout mar-
cherait mieux; mais le suffrage chez nous est censé universel,
c'est-à-dire qu'on ne paralyse qu'à grand'peine reifet des votes
d une nuée de vagabonds, venus de partout et ignorans autant
qu'insoucieux des véritables intérêts de la nation, prompts à
vendre leur voix au premier politicien qui les paye, — sans par-
ler des nègres qui ont rec.u leurs droits de citoyens en même
temps que la liberté dont ils ne savaient pas encore se servir!
Lors de chaque vote il faut acheter une masse dabstentions; ce
serait pire si le nombre des votans sans lecture et sans moralité
s'accroissait d'un nombre égal de votantes de même espèce, les
pareilles de ces hommes-là. Mais l'avenir modifiera beaucoup de
choses, l'instruction se répand, l'assimilation se produit; sachons
attendre. »
Les femmes qui montrent celte patience me paraissent dignes
de participer un jour, si ce jour doit venir, aux affaires de leur
pays. Et cependant, je déclare que, sans exception, elles portent
les modes de Paris incriminées par Mrs Stanton et jugées par
elle incompatibles avec un cerveau bien équilibré. Les réfor-
matrices à cheveux courts et sans corset se rattachent à une
ère évanouie; nul ne sait plus rien des excentricités qu'en Europe
on attribua jadis aux bloomers. Une réforme trop radicale en
matière de toilette serait celle qui se ferait le plus difficilement
accepter.
II. — A WASHINGTON,
Faute d'être admises au suffrage, les Américaines s'occupent-
elles quand même de politique ? Elles s'en gardent. Leur but en
votant serait d'obtenir la preuve d'une égalité réelle avec l'homme.
A quoi bon le reste ? Les femmes qui dans le vieux monde font
810 REVUE DES DEUX MONDES.
de la politique se donnent corps el âme à une cause généralement
repr<''senl('e pour elles par un héros quelconque, prince, tribun
ou aventurier. Mais on n'est l'Egérie de tel ou tel parti qu'à la
condition que ce parti existe; or, s'il y a un point où tous les
esprits s'accordent aux Etats-Unis, c'est sur les mérites indis-
cutables du mode de gouvernement. La division des citoyens en
démocrates et en républicains n'offre rien qui soit de nature à
stimuler la passion chez une Roland ou une Staël. La liberté n'est
pas menacée, on ne voit poindre à l'horizon ni tyran ni sauveur
providentiel, ni aucun de ces prétendans auxquels les femmes
se dévouent avec une exaltation proche parente de l'amour. La
politique réduite à ce qu'clli' est en Amérique tombe au rang de
grosse besogne; elle ne peut avoir d'attrait que si elle confère un
pouvoir reconnu. Il n'existe donc pas de salons politiques comme
nous l'entendons, même à Washington, où l'aftluence des politi-
ciens vous fait éprouver cependant l'impression que produisent
les joueurs à Monte-Carlo. On se dit : « Quelle ville charmante
ce serait sans cette lèpre ! » Ses blancs monumens de marbre,
ses longues perspectives ombreuses, ses statues entourées de
jardins, à l'intersection de presque toutes les rues, son luxe de
parcs et de squares semble la consacrer à d'élégans loisirs ; et en
effet les femmes s'y amusent beaucoup ; il paraît que la grande
affaire mondaine est le triomphe àc&buds, des rose buds, boutons
de roses à leurs débuts, autour desquels s'empressent les jeunes
papillons, attachés d'ambassade. La chasse au mari, remplacée
quelquefois ailleurs par le genre de /ïirt plus subtil qui a pour
objet de conquérir des amis et de les garder sans engagement, la
vieille chasse au mari fort antérieure à la chasse aux diplômes,
est menée avec une ardeur naïve par ces demoiselles à travers les
fêtes de la saison. Débuts, succès, toilettes, déplacemens, récep-
tions, tout cela trouve un écho dans le journal hebdomadaire qui
a nom Kate Field's Washington, le nom de la ville, allié à celui
d'une femme, sa directrice.
Le Washington de Kate Field fait un peu penser à ce qu'était
originairement le Figaro; il réunit dans un cahier lancé chaque
semaine toutes les nouvelles de l'endroit, et des articles souvent
brillans sur des questions beaucoup plus générales. Ce fut ainsi
qu'il s'évertua le premier, et nous devons lui en être reconnaissans,
à obtenir l'abolition du tarif sur les œuvres d'art, au nom d'une
courtoisie internationale bien entendue qui profiterait à l'édu-
cation, cette pierre angulaire sur laquelle tout est fondé en Amé-
rique. Kate Field n'est point ignorante de ce qui se passe à l'étran-
ger; elle a ses petites anecdotes parisiennes, elle demande qu'une
CONDITION DE LA FKMMK AUX ÉTATS-IMS. 811
décoration au m(<ns nous soitempruntc-e par son pays, l'ordri' du
Cordon blou n'componsant les talons culinaires trop rares. Indis-
crète cl agressive comme il convient à un journaliste de leinpé-
rament. elle pénètre au Sénat, au Congrès, amène au jour un
scandale quand l'occasion s'en présente, interpelle familièrenienl
l'oncle Sam sur les allaires extérieures ; elle apjdaudit à tous
les efl'orts individuels des femmes sans jamais être l'avocat attitré
et svstj'Uiatique de leurs prétentions. l*ar Kate Field nous savons
que l'initiative féminine a créé dans les Ktals les plus reculés do
l'Ouest des sociétés chorales, des orchestres, des compagnies
d'opéra dont le premier efîet est d'adoucir les mœurs ; rien no
lui e>t inconnu des choses du théâtre : elle a dans sa carrière
errante et active touché un peu à tout. C'est encore le Was]iinglO)i
qui a révélé au monde l'existence dune colonie exclusivement
composée de femmes sur le territoire «l'OUlohama, dont la plus
grande partie est jusqu'ici couverte par des tribus indieinies;
deux douzaines de femmes environ sont arrivées là en même
temps que les premiers colons blancs ; elles se sont assuré des
terres qu'elles exploitent et dont l'entrée est rigoureusement dé-
fendue aux hommes.
(( Je voudrais les voir dans trois ans, s'écrie drôlement Kate
Field, et juger de l'état de leur estomac, de leur toilette, etc.
Trouveront-elles nécessaire d avoir de bons dîners substantiels et
une robe du dimanche, aucun homme n'étant présent pour appré-
cier ces choses? Sauront-elles planter un clou et s'acquitter
d'autres menues opérations du même genre pour lesquelles leur
sexe est notoirement maladroit? Et de quoi causer dans une com-
munauté où il n'existe ni cintrons ni amoureux? Quelles seront
les récréations de ces célibataires endurcies? Comnienl se recru-
teront-elles? M'est avis que, s'il n'est pas bon que l'homme vive
seul, il est plus mauvais encore pour la femme de se mettre à
ce régime. Souvent elle a entrepris de le faire depuis (jue le
monde existe; le long du chemin de l'histoire s'échelonnent dos
myriades de communautés féminines, qui prouvent que la tenta-
tion de se débarrasser de Ihommo une bonne fois nous est venue,
puissante , irrésistible , dans tous les temps , mais l'expérience
prouve que les seules de ces entreprises héroïques qui aient
réussi sont celles que jadis protégeait du dehors la force et l'au-
torité de l'Eglise. »
Le bon sens ne manque pas plus que le franc parler à Kate
Field. Elle s'est rendue fameuse par une campagne menée à ses ris-
ques et périls contre le mormonisme. D'abord la simple curiosité
la conduisit au Lac Salé : elle avait voulu visiter ce territoire d'Utah
812 REVUE DES DEUX MONDES.
OÙ des gens réputés fort habiles en afTaires se permettaient l'excen-
lricit(' de la polygamie; mais Texciirsion, qui ne devait durer que
quehjucs semaines, se prolongea pendant un an, la société mêlée
des Saints, des Gentils et des Apostats intéressant au plus haut
degré la voyageuse. Elle commença par être dupe de la prospérité
matérielle du pays et de l'union apparente des familles oii, par pure
dévotion, plusieurs épouses s'attachaient à faire le bonheur d'un
seul mari qui, de son côté, semblait n'avoir pour but, en prenant
cette charge, que d'assurer le salut éternel à de pauvres femmes
incapables de gagner le paradis toutes seules; puis peu à peu, en
observant, en recevant des confidences, elle découvrit les misères,
les dégoûts, les infamies de ces harems censés chrétiens, fondés
sur l'odieuse loi qui se résume en ces mots : « Si une femme
refuse de donner d'autres épouses à son mari, il aura le droit
légitime de les prendre sans son autorisation, et elle sera détruite
pour avoir manqué à l'obéissance. » Le cri d'indignation qu'elle
poussa lui fit autant d'ennemis qu'elle avait eu d'amis jusque-là
parmi les Mormons; mais Kate Field est intrépide; elle se
moqua des anges exterminateurs qui interviennent quelquefois,
parait-il, pour fermer la bouche aux imprudens ou arrêter les
pas des déserteurs, et elle commença une série de conférences
prononcées dans différentes villes. L'intérêt qu'excitaient ces
dénonciations amusantes ou terribles parties de la bouche d'une
personne qui arrivait de l'enfer polygame ne fut pas sans mé-
lange de scandale, car elle osait tout dire, et dire tout ce qui
se passe chez les Saints des derniers jours est fait pour choquer
de chastes oreilles. Ce que Kate Field entreprit de plus brave fut
lorsqu'elle alla relancer le monstre dans son antre, la Cité du Lac
Salé, attaquant les Mormons avec véhémence chez les Mormons
eux-mêmes. La première fois que je vis cette héroïne à Washington,
elle fulminait contre le vote presque unanime par lequel la Cham-
bre venait d'admettre leur territoire au rang d'Etat.
« Si le Sénat y prête les mains, disait-elle, il n'y a aucune
raison pour que les prophéties de ces coquins ne se réalisent pas :
nous les verrons établir sur la terre ce qu'ils appellent le royaume
de Dieu ; j'ai toujours répété que l'église mormonne était la
plus merveilleuse organisation qui fût au monde, en voilà bien
la preuve; le lion s'est dérobé sous une peau de renard, la poly-
gamie a fait trêve, sans être abolie pour cela, car de bonne foi
elle ne peut l'être en cette génération-ci, tant que vivront des
femmes qui ont consenti à devenir seconde, troisième, quatrième,
sixième épouse et ainsi de suite ad libitum. Que deviendraient
ces malheureuses? Les planter là comme certains, je n'en doute
CONDITION DE LA FKMMK AUX ÉTATS-IMS. 813
pas. sont ilisposôs à lo faire, serait une indiiiiiih' île plus. Dail-
li'urs U' iiiaiiago céleste demeure au fond la pierre angulaire de
l'église mornuinne; il^ eu suspendent la pratique pour se garder
contre les lois humaines et entrer en sympathie avec le reste du
pav>, voilà tout. Certes le inormcmismc nest plus ce <{u"il «'lait
quand je lis C(»nnaissance avec lui en 1883; il se modifie tous les
jours grâce aux chemins de fer, aux écoles, à la press(\ à
lafllueiK-e des tientils; le gouvernement aurait tort cependant
de se lier à des gens (pii, par leur nomhre, repri'senlenl en
matière politique un terrihh' levier: st)ngez donc qu'ils tiennent
la lialance du pouvoir dans le Wyoming. llilaho, le Colorado,
avec une croissante majorité en Utah, sans parler des Mormons
de l'Arizona et du Nouveau-Mexique, du Montana et de la Cali-
fornie. Ils auraient vite fart de devenir maîtres au cceur du
continent I »
On voit que l'intelligence de la politit|ue n'est pas refusée
aux AuK'ricaines, bien que, règle gém-rale, elles la mettent sous
le boisseau, leur sens pratique très aiguisé les engageant à ne rien
entreprendre en pure perte. Mais Kate Field sait qu'elle peut se
faire entendre, elle parle donc, elle [)arle beaucoup, hardiment,
librement, avec une facilité singulière, que ce soit de houcheoula
lilume à la main. Il y aurait à faire un joli croquis d'elle, assise
devant sou pupitre, au milieu dune litière de papiers répandus
sur tous les meubles, entre quatre murs couverts de pochades
et d'esquisses qui font penser à un atelier autant qu'à un cabi-
net de traviiil. Il est, ce cabinet d'artiste, haut perché comme un
nid d'hirondelle, au sommet du grand bâtiment qu'on appelle
le Shoreham; tous les bruits y mcjutent, saisis au vol par cette
plume alerte, attentive, toujours en mouvement. La person-
nalité fine, nerveuse, fureteuse, un peu bohènn.' de Kate Field
semble planer ainsi sur Washington mondain, l'œil et l'oreille au
guet, prête à vibrer au moindre souffle et armée en guerre avant
toute chose contre l'hypocrisie et le convenu. Que cette double
qualité porte bonheur à son petit Washinfjton, ennemi des Mor-
mons et ami de la France !
Aux séances du Congrès et du Sénat où j'étais assidue, j'ai
cherché à reconnaître le type de femme que nous a présenté
naguère un romancier de talent qui tient ses états à Washington,
Mrs Hogdson Burnett, le type de la lobbyiste (1), de l'entre-
metteuse, professionnelle ou non, qu'utilisent pour traiter les
affaires de pots-de-vin et autres besognes véreuses des mains
(1^ Voyez, dans la Revue du 13 mars 1800, Through one adininistralion.
814 REVUE DES DEUX MONDES.
expertes en corruption. Il doit y on avoir parmi la foule qui entre
au Capitole comme dans un moulin et arpente continuellement
les couloirs, mais rien ne les révèle à mon attention. Somme toute,
ce qui m'a le plus frappée durant les séances où le tapage des
débats ne paraît troubler en rien le repos de quelques dormeurs
sans gêne couchés tout de leur long sur les divans, c'est la
dignité de cette prière quotidienne prononcée avant l'ouverture.
Le chapelain aveugle fait une entrée majestueuse, appuyé à
l'épaule d'un enfant. Tout le service est confié à de petits garçons
en vestes courtes et en grands cols blancs qui ont l'air d'une
troupe d'écoliers lâchés à travers les conversations sérieuses des
grandes personnes. Ils doivent ce privilège à la prestesse de leurs
mouvemens et, en effet, s'acquittent des commissions, portent les
messages en un clin d'oeil, d'un bond de jeunes singes. Mais
le page qui guide les pas du chapelain Milburn semble com-
prendre le sérieux de sa mission; il marche lentement, très
grave, et tous ces hommes qui écoutent debout la prière sont
graves aussi, avec l'apparence du respect, les pires comme les
meilleurs. Je n'y vois pas de mal; c'est une soumission à la
forte discipline qui veut que dans chaque famille américaine
le père ne se dispense jamais des signes extérieurs de la reli-
gion au lieu de la trouver bonne tout simplement pour les
enfans et pour les femmes. Cet appel des lumières d'en haut sur
la discussion des affaires du pays doit certes étonner les répu-
bliques européennes qui ne veulent plus de la prière dans les
écoles, qui, à plus forte raison, la banniraient des assemblées
politiques, si elle y avait jamais existé. Hypocrisie, dira-t-on !
Esprit public, répondent les races anglo-saxonnes. Elles ont com-
pris mieux que d'autres, il me semble, la vertu qui résulte de
l'exemple renforcé par une incessante et impitoyable police de
l'opinion.
Une catégorie de femmes qui appartient par excellence à
Washington est celle des fonctionnaires du gouvernement. D'année
en année leur nombre augmente dans les divers ministères ; elles
prennent part aux concours qui permettent d'atteindre les emplois
les plus importans et les mieux rétribués.
Une heureuse fortune me mit en relation, dès mon arrivée,
avec l'une des agentes spéciales de ce bureau du travail qui
publie chaque année de si précieuses statistiques (1). Miss de
Gralfenried a rédigé quelques-uns des principaux rapports sur
le travail manuel des femmes ; sous son impulsion, VArundell,
(1) Condition de la femme aux États-Unis, Homes et clubs d'ouvrières, 1"' dé-
cembre 1894.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-IMS. 815
un nouveau club, présidé par miss Elizabeth King, s'attaque
en ce moment t l'exploitation de l'enfance et au système pres-
surant des sous-contrats en matière de fabrication, siceating
syshm. Elle fait dans toute l'Amérique de fréquens voyages
d enquête, elle est venue en France se livrer à une étude apju'o-
fondie de nos éctdes professionnelles, qu'elle place très haut et
cite comuu' modèles. Personne n'aura contribué davantage à
prouver que c'est un devoir national que d'élever le goût du peuple
par une éducation d'art, au moins élémentaire, dans les écoles
publiques de tout rang. Cette situation émiueute d'une femme
investie de fonctions administratives est remplie avec une simpli-
cité remarquable. On s'assure, en voyant tour à tour miss de
Gratlenried dans les bureaux du dcpartment of lubor et dans
l'agréable intérieur où elle vit auprès de sa mère, que la femme
peut tout aussi bien que rhomiuc c aller à son ministère ■•. ('lie/
elle, j ai rencontré miss rietcher, la bienfaitrice des Indiens, dont
le nom est déjà venu sous ma plume à propos d'une des œuvres
les plus consiib-rables qui aient été eut reprises en Amérique, la
plus considérable peut-être puisqu'elle teud à résoudre le grand
problème du rapprochement des races.
Miss Fletcher, seule de son sexe, compte parmi les fellows,
les agrégés de Harvard. Elle a été conduite à la charité par la
science, ayant entrepris pour l'amour de l'ethnologie des re-
cherches longues et difficiles (jui la forcèrent de vivre au milieu
des Indiens, dans quelles dures conditions, il faut le lui enteudre
conter, si modeste, si oublieuse de soi qu'elle puisse être. Un té-
moignage visible de ses souffrances frappe les yeux avant qu'elle
ait parlé; elle boite, — infirmité glorieuse comme une blessure
reçue au feu. C'est la trace d'une maladie grave qu'elle subit sous
la tente, soignée par les Indiens, D'une de ses sauvages infir-
mières elle a fait un médecin, pourvu aujourd'hui de diplômes
et qui exerce sa profession dans l'école de la réserve où elle vit.
On sait que les réserves sont des terrains gardés aux indigènes et
formant une ligne de frontière eutre leur territoire et les Etats-
Unis.
« — Mon travail scientifique, me dit miss Fletcher, commença
il y a seize ans, et une grande partie de ce temps-là fut employé
par moi en investigations personnelles. Vivant parmi les Omahas,
je fus frappée des torts dont notre gouvernement se rendait cou-
pable envers eux sans le savoir, me semblait-il. Je réclamai et
je me fis entendre; depuis lors, j'ai pris à tâche d'améliorer la
situation des tribus, au moins en ce qui concerne leurs demeures
et l'éducation de leurs enfans. J'ai divisé par lots et distribué à
816 REVUE DES DEUX MONDES.
litre privatif, in severalty les terres dos Omahas, des Winncbagos
et des Nez Percés d'Idaho, environ 5 000 Indiens en tout, admi-
nistrant un million d'acres ; chacun deux a son petit bien (1); ils
cultivent maintenant près de 500 000 acres; le reste est ou sera
vendu à des colons blancs. Tandis que l'œuvre philanthropique
proprement dite portait ainsi des fruits presque inespérés, j'at-
tachais une tout autre importance encore à cette partie de ma
tâche qui doit ouvrir l'esprit et le cœur des Indiens à la connais-
sance de notre race, et je découvrais de plus en plus que l'Indien
est un homme digne de notre attentive considération. Dos tra-
vaux minutieux accomplis avec amour sur les chants indigènes
attesteront, j'espère, laffection que je porte aux chanteurs. J'au-
rais voulu seulement pouvoir faire mieux ot davantage. »
Parmi les travaux d'ethnologie et d'archéologie américaines
que miss Fletcher a fournis au Peabody Muséum, la musique
des Omahas tient une place particulièrement intéressante. Son
long séjour parmi eux et la confiance qu'elle sut leur inspi-
rer lui permirent de pénétrer le sens de beaucoup de choses
qui pour un observateur ordinaire fussent restées incompréhen-
sibles ; dans la musique notamment on peut dire qu'elle a surpris
leur âme.
« ^- Chez eux, explique-t-elle, la musique enveloppe d'une
atmosphère toutes les cérémonies religieuses et sociales, toutes
les expériences personnelles. Les rites en sont comme embau-
més : la reconnaissance pour la création du maïs et dos ani-
maux qui procurent la nourriture, la vénération des puis-
sances de l'air et du soleil qui féconde, tout cela passe dans la
musique. Des chants spéciaux accompagnent les exploits du
guerrier et lui charment la mort, hâtant l'arrivée de l'esprit sur
les plages de l'avenir; les enfans composent des chansons pour
leurs jeux ; les jeunes gens mêlent de la musique à leurs
exercices, les amoureux se font écouter en chantant; le vieillard
évoque de la même façon les agens protecteurs de ses derniers
jours; la musique est aussi, pour les Indiens, le médium grâce
auquel Thomme entre en communion avec son âme et avec les
puissances qui règlent sa destinée. Les chants d'une tribu repré-
sentant son héritage, beaucoup se les sont transmis de génération
en génération. »
Miss Fletcher n'arriva pas sans peine à comprendre le sens
(1) En vertu du bill obtenu par miss Fletcher, et signé par le président des
Etats-Unis le ~l août 1882, les chefs de famille ont droit chacun à 160 acres de terre;
les orphelins et les célibataires au-dessus de dix-huit ans, à 80 acres ; tout individu
au-dessous de cet àj'c à 40 acres.
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 817
cache lio ces mélodies très souvoiit sans jKirolos. car c'est un des
reproches que nous font h>> Indiens : u Les hhmcs, disent-ils,
parlent beaucoup en chantant. » D'abord, k)rsqu'elle assistait à
leurs ihiuses et à leurs fe>tins. elle n'entendait, qu'un bruit discor-
dant cW voix humaines couvertes par les tambours et le llaiicolet;
remarquant cependant que la multitude qui l'eulourait semblait
prendre £:rand plaisir à ce qui, pour elle, etail un vacarme barbare,
elle se persuada qu'elle avait tort dans ses prcven lions et se mit
à écouter ce qui se passait sous le bruit; elle ne tartla pas à faire
des découvertes. Sa maladie de plus d'une année l'aida certai-
nement : tandis que les Peaux-Roui;es allaient et venaient autour
d'elle avec une alïectueuse sollicitude, elle leur demandait de
chanter tout bas. pour ménaj^er son extrême faiblesse; la dou-
ceur de certains airs lui fut r«'vélée ainsi. Puis elle ^oùta la beauté
des svmbolcs. son retour à la santé ayant éti' célèbre par la cé-
n-monie du Wa-\Van. On la transporta dans un chariot le long
du Missouri, jusqu'à la granile cabane eu terre où l'attendaient les
vieillards, où hommes, femmes, enfans s'étaient rendus eu uraud
nombre sur leurs petits chevaux. Des bras robustes la portèrent
à l'intérieur; là on avait dressé pour elle un lit de repos couvert
de peaux de bêtes; le peuple se réunit autour du feu central et
deux ou trois cents voix entonnèrent le chant de l approche, le
chant qui précède l arrivée des porteurs de calumets de paix.
Ceux-ci délilèn-nt sous la galerie d'entrc'e : aloi-s le sens de la mu-
sique apparut parfaitement clair à miss Fletcher. Elle se hasarda
à mettre des vers amoureux sur d'autre musique qu'elle avait
notée et les jeunes gens, quand elle chanta, se troublèrent, parce
que c'était en ellet une chanson d'amour qu'on ne doit chanter
que lorsqu'on aime. Pourtant ils dirent, satisfaits : « C'est cela,
vous nous avez compris. »
De plus en plus, elle entra dans leur vie intime, faisant con-
naître au monde les chants d'Omaha par centaines et aussi ceux
des Dakotas, des Otoes, des Ponças, dont les dialectes sont de
même famille. Maintenant elle s'occupe des Pawnies qui repré-
sentent une autre souche. On sent combien, à mesure que ces
tribus auront cessé d'exister, absorbées par le reste de l'Amé-
rique, il sera intéressant de trouver dans leurs chants ainsi
conservés le point précis où s arrêtèrent pour eux le développe-
ment de la vie mentale et la puissance d'expression. Miss Flet-
cher écrit aussi des rapports sur les origines présumées, l'his-
toire et les lois de ses protégés, leurs relations avec les Euro-
péens qui, à partir du xvi* siècle, les persécutèrent sous prétexte
de les civiliser. J'espère pouvoir un jour donner la substance des
TOME cxxviii. — 1893. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
travaux de cette chercheuse infatigable dans un cadre moins res-
treint que celui-ci.
Je la mis sur le chapitre des « réserves » et de la vie qu'y mè-
nent les Indiens que l'école rend à leur tribu. On m'avait dit
plus d'une fois que leurs jeunes filles élevées à laméricaine
tournaient souvent fort mal une fois revenues au tepé paternel.
Miss Fletcher ne nia pas que cela pût arriver; la vie qui les atlend
dans ces cabanes où grouille misérablement une nombreuse
famille, le voisinage des officiers, les tentations de toute sorte
sont une excuse : « Je les aime comme mes enfans, dit-elle, et
ils me donnent les soucis que pourrait avoir la mère de plusieurs
centaines de garçons et de filles, mais ils m'ont donné aussi de
grandes joies. L'important est de les faire travailler. » Elle
préconise la vertu du travail, ayant travaillé plus qu'aucune
femme à sa triple tâche scientifique, administrative et chari-
table. Ses voyages, d'une tribu à l'autre, par des canons où l'on
passe à la file dans un étroit espace entre la montagne à pic d'un
côté et le précipice de l'autre ne laissaient pas de la fatiguer,
l'état de sa jambe ne lui permettant plus de monter à cheval.
Bravement elle marchait là où nul véhicule ne pouvait passer.
Elle raconte ses expériences diverses avec un charme d'élo-
cution qui explique le succès qu'eurent les conférences qu'elle fit
sur les Indiens dans le présent et dans l'avenir à la grande expo-
sition de la Nouvelle-Orléans où les industries indigènes étaient
placées à côté des produits perfectionnés de toute espèce sortis
de l'école si florissante de Carlisle.
Je l'entendis à la Société d'anthropologie dont elle est prési-
dente et qu'elle a fondée dans un dessein dont les gens qui con-
naissent si peu que ce soit l'état social de l'Amérique ne peuvent
méconnaître la très haute portée : elle veut amener les femmes,
ces gardiennes de tous les préjugés, à se rendre compte scientifi-
quement d'un point fécond en controverses, la question des races;
et j'ai pu m'assurer qu'au moins dans l'enceinte du club il était
traité sans passion.
« Le savoir, a coutume de dire miss Fletcher, est après tout
la source de la plus grande charité. On ne peut donc jamais
apprendre assez. »
Un incident me prouve, dès le premier pas que je fais dans la
chambre, combien elle a raison. Au moment où j'arrive, une
femme entre deux âges, d'apparence agréable, entretient l'assem-
blée du folk-lore. On me la nomme, c'est Mrs Douglass qui, par
une exception presque unique, épousa, blanche, un homme de
couleur, le fameux Frédéric Douglass, déjà vieux, élevé à d'im-
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 819
portant' r'ioncti(^iis et entouré de l'estime j^éiiérale. Rien u'est
plus curieux que l'histoire de cet ancien esclave, échappé d'une
plantation du Sud : il ^agna l'Angleterre, y acquit toutes les
coniiais>ances dont on ne lui avait pas ilonné les premiers élé-
inens. puisque vingt-trois ans il ne savait pas lire, et, rentré
dans son pays, s'y révéla orateur éminent, n'employant ses dons
d'éloquence et de persuasion que pour des causes justes. Il ne
fut pas facile de calmer, après la guerre, l'effervescence des nègres
frustrés des droits politiques et autres qu'on leur avait impru-
demment promis, punis pour des abus inévitables, maltraites,
volés, ih'cimés par leurs prétendus sauveurs. Frédéric Douglass
ne cessa d'agir dans un esprit de conciliation, fut chargé de mis-
sions délicates dont il s'acquitta toujours avec honneur, devint
ministre à Haïti et, jusqu'à la tin d'une longue carrière, mérita
d'être considéré par tous les partis.
Voici quelques-uns des sujets traités en cette séance du club :
découverte de tombes indiennes; — les origines du langage; —
l'origine de l'attentionchezles enfans. — Une jolie jeune lilb; pro-
pose quelques réformes à introduire dans les hôpitaux de \\ ashing-
ton. Un discute sans aucun emportement, à propos de la misère des
nègres, leurs qualités et leurs vices héréditaires. Lue dame signale
l'inditlérence de certaines négresses qui d«''posent leurs enfans
à l'hospice de la nuiternité, sans même se retourner pour savoir
ce qu'ils deviennent ensuite. Une autre cite en revanche les villes
du Sud où elle a vu des blancs envoyer dans les fabriques, pour
V peiner du matin au soir, des enfans de sept ans, pendant que les
])etits nègres s'enallaii'nt à l'école, leurs parens se privant du gain
(ju'ils pouvaient attendre d'eux afin de leur assurer le bienfait
de l'instruction. Des exemples fournis et comparés, il résulte que
l'état moral de la population noire serait, à Washington, pire que
partout ailleurs, ce qui n'est pas surprenant, car le rebut de la
Caroline est arrivé derrière les armées de Slierman, des êtres ab-
jects ne parlant qu'un patois inintelligible. On (m rencontre
encore à chaque pas les échantillons repoussans. Il y a 70 000 nè-
gres à Washington et les conclusions du Club sont celles-ci :
tâcher d'obtenir, pour les plus pauvres, le balayage des rues;
engager ceux qui vivent dans l'aisance à s'occuper davantage de
leurs indigens. Ce n'est pas que la ricbe société de couleur man-
que de charité, tout au contraire, mais les œuvres ne s'organisent
pas parmi elle : l'absence d'organisation en général est, jusqu'à
nouvel ordre, un signe révélateur de la race.
Ils ne sont ni haineux, ni méchans, les pauvres nègres dégue-
nillés et affamés de W ashington. Je me rappelle toujours l'air
820 REVUE DES DEUX MONDES.
(l'aniiiseineiit iMvi avec lequel un groupe pittoresque de loqueteux
coifîés de chapeaux informes regardait, à l'heure delà promenade
du monde élégant, passer des cavalcades dans les allées plantées
d'arhres qui se di-roulent autour de l'ohélisque. Les enfans et
leurs poneys les enchantaient siii-tout. Ils les suivaient de l'œil
avec d'affectueuses exclamations; l'un d'eux, dont la peau noire
apparaissait partout, comme des pièces d'étoffe somhre mises à
un vêtenu'ut plus clair, lamentablement ivre, se frappait d'aise
sur les cuisses en admirant le temps de galop d'un petit garçon qui
avait perdu son chapciiu dans l'ardeur de la course; n'y tenant
plus, il essaya de nie faire partager son enthousiasme : D'ont
hc hâve a race there! s'écria-t-il, toutes ses dents dehors, en agi-
tant une lanterne éteinte qui paraissait être son seul bien en ce
monde. Cette sympathie prompte, cet intérêt pris aux plaisirs des
riches, sans arrière-pensée, sans envie, est sans doute aussi un
gigne caractéristique, un excellent signe qui me toucha fort.
Je fréquentais, par protestation, l'église de couleur, la belle
église de Saint-Augustin, où le grand évêque d'Afrique apparaît
au-dessus de l'autel, entre saint François-Xavier et un nègre en
habit de dominicain, sa tête laineuse glorieusement nimbée d'or.
Des voix de femmes, tendres, expressives et comme veloutées
chantaient à l'orgue et je me rappelle un fougueux sermon, dirigé
en partie contre la loi de Lynch, qui me fit grand plaisir. Le clergé
noir et mulâtre, dont l'éminent cardinal Gibbons parle avec tant
d'éloges, fournit do bons prédicateurs : leur parole ardente répond
au tempérament de ceux qui les écoutent. Assemblée très recueil-
lie, très nombreuse, composée en majorité de gens qui semblaient
représenter une bourgeoisie fort à son aise, cette bourgeoisie
même que le club d'anthropologie invitait à une charité mieux
organisée en faveur de la plèbe immonde qui ne lui ressemble
que par la couleur.
m. — l'école INDIENNE DE CARLISLE
— Il faudra, m'avait répété plusieurs fois miss Fletcher, si vous
voulez avoir vraiment l'idée de ce que sont les Indiens, aller à
Garlisle et causer avec le surintendant de l'école, capitaine Pratt.
L'histoire du capitaine Pratt se rattache à celle du général
Armstrong (1). Cet ofrici(n' de l'armée des États-Unis pouvait
se vanter d'une expérience déjà longue de la vie de frontière
lorsqu'il commença son œuvre admirable en 4875 avec les
(1) Condition de la femme aux États-UniSj Revue du l^r décembi?e 1894,
CONDITION DF. LA FEMME AUX ÉTATS-DMS. 821
prisonniers ilo guerre {ilaoés sous sa ^iinlo an loit ^Marion,
Saint-Anirnstin. Moride. H avait aido à leur capture dans nno
do ces expéditions contre les trilnis sauvai;es du territoire
indien qui se sont toujours teiiiii nées par lécrasement impi-
toyable lies vaincus. Soixante-ipiin/e des principaux cliefset leurs
plus hardis partisans furent choisis pour servir dexeniple, charj^és
de chaînes, enipih'sdans des wajjons et emportés ils ne savaient où.
Quelques-uns essayèrent de se tuer, un seul y réussit, car ils
étaient surveilles de près; et, tout en chantant les chants (|ui for-
tifient l'àme contre la plus p-ande infortune, ils at teignirent la
forteresse qu'ils croyaient dev(ur ètie leur tombeau. Mais le capi
taine Pralt. eliretieu convaincu aulaiil quéneri^ique soldat, avait
décidé en lui-même que cette captivité serait pour eux le moyen
d'une transformation. Tout on leur faisan! sentir ((u'il était leur
maître, il adoucit autant que possible le sort de ces malheureux,
les laissant d'abord presque libres sur parole, — mesure qui eut
pour etlet de relever leur lierti'. — à la comlition toutefois qu'ils
travailleraient avec une activité disciplim-e. L(> capitaine Pralt alla
môme jusqu'à leur assurer de la besoj4:ne en ville. D'abord on se
niella un peu des Indiens du fort Marion, puis on les trouva bons
ouvriers, et on ne cessa plus de les redemander. Le capitaine leur
apprenait lui-même à lire, et les dames de Saint-Augustin venaient
l'aider dans son enseignement. Il arriva ainsi que les plus ter-
ribles parmi les chefs indiens Unirent par faire l'exercice sous
l'uniforme des Etats-Unis et par monter la garde devant la porte
de leur propre prison. Au bout de trois ans cette porte s'ouvrit
pour eux. Deux étonnantes photographies existent qui les mon-
trent à l'arrivée demi-nus sous la couverture, chaussés de mocas-
sins, parés d'ornemens barbares, les clle^eux pendans; puis après
l'épreuve, tondus, boutonnés élastiques selon l'ordonnance. Mais
c'est la physionomie surtout qui a changé beaucoup plus que le
vêtement; l'éveil de l'intelligence sur ces figures méliantes et si-
nistres peut consoler de la perte d'un certain pittoresque assez dou-
teux. Les costumes hybrides de Tête de Taureau, de l'Aigle Rouge,
d'Astre Jaune, de Vent des Nuages, etc., ne rappellent plus guère
.'es nobles descriptions de Chateaubriand ou de Cooper. H ne
reste que les beaux noms symboliques précédés de noms de
baptême dont le rapprochement forme une étrange disparate.
Tandis que les plus vieux d'entre les captifs du fort Marion rega-
gnaient leurs foyers, les autres consentirent à suivre le capitaine
Pratt à l'Institut de Hampton où il était détaché par le gouverne-
ment. J'ai déjà parlé de cette école modèle, fondée au lendemain
de la guerre, pour répondre au besoin d'apprendre qui dévorait les
822 REVUE DES DEUX MONDES.
gens de couleur, persuadés que science devait être synonyme
de pouvoir. La plupart des administrateurs avaient peu de con-
fiance d'ahord dans la perfectibilité de l'homme rouge, mais ils
durent revenir de leurs préventions, car le capitaine fut chargé
ensuite. d'aller chercher sur les réserves une cinquantaine d'en-
fans des deux sexes, jugés aptes à profiter de l'éducation indus-
trielle.
Aucune des collisions redoutées avec les noirs ne se pro-
duisit; cependant R. H. Pratt jugea bientôt qu'il y aurait profit
à isoler ses Indiens. En 1879, il obtint du gouvernement la per-
mission d'installer une école à Carliste dans les anciennes casernes
de cavalerie; 150 Indiens furent dirigés sur cette petite ville;
leur nombre s'élève aujourd'hui à 700, représentant 24 tribus
différentes, c'est-à-dire qu'ils sont plus nombreux à eux seuls
que tous les élèves de Hampton. Dans ma curiosité de les voir je
retournai tout exprès de Washington à Harrisburg, capitale de la
Pensylvanie, non loin de laquelle se trouve Carliste. Jusque-là
mes connaissances sur la question indienne avaient été des plus
vagues et des plus embrouillées. Sous l'influence d'idées senti-
mentales puisées dans les ISalchez et dans Atala, j'avais appris
avec regret que 350 Indiens environ, garçons et filles, apparte-
nant à une école industrielle, avaient défilé à l'exposition de Chi-
cago, les garçons en uniforme, les filles en costume de serge
bleue à la mode, musique en tète, marquant le pas gymnastique
et portant triomphalement les insignes de leurs divers métiers.
— Pourquoi, m'étais-je dit, devant deux ou trois figurans du
Midway, pittoresquement drapés dans leurs couvertures et ne fai-
sant rien que fumer leur pipe, pourquoi ne les laisse-t-on pas
comme ceux-ci à la simplicité des mœurs primitives?
Plus tard, à Boston, j'avais déploré de même qu'une jeune
Mohawke trop civilisée — qu'on appelait miss Johnson, tandis
qu'elle eût pu être Hiawatha ou Celuta — récitât des vers au pro-
fit des écoles de sa réserve dans une vente de charité oii les
dames offraient aux acheteurs les ravissantes corbeilles d'herbes
aromatiques ou de roseaux qui, avec les mocassins brodés de
perles, représentent l'indus tri e[autochtone. Puis, à New- York, je ne
vis plus guère de Peaux-Rouges, sauf les innombrables figures de
bois grossièrement peintes et taillées, qui au milieu du trottoir,
devant chaque débit de tabac, sont censées rappeler les Iroquois
ou les Mohicans ; je recueillais cependant d'affreux détails sur les
réserves oii certains agens du service civil sont trop souvent tentés
de s'enrichir aux dépens des sauvages qu'ils devraient protéger.
La rencontre d'un Indien tout à fait exceptionnel dans l'un des
coNDirio.N itK i.\ fi:mmi: aux états-ims. S23
«valons les |»lu> iiitéressans de la ville la plus cosniupolile qui soit
;iu momie, ache^ Je me dérouter. C'était au jour de Mrs Richard
Gilder. la femuie du poi>te. directeur d'un Mai/azine cél^bre, et
qui, artiste elle-même, sait attirer par la puissance de sa grâce et
de son esprit toutes les notabilités littéraires. Vers la lin d'une
après-midi d'hiver j'avais trouvé autour d'elle, dans un cercle
éclectique, des hôtes de toute provenance : le peintre John La
Farge, parent transplanté de Paul de Saint-Victor et coloriste
comme lui: le [)rofesseur lljaluuir Koyesen, un Américain Scan-
dinave, critique et commentateur d Ibsen, qui compose eu anglais
des nouvelles norvégiennes dont quelques-unes ont pour théâtre
les Etats-Unis; Thomas Janvier, qui connaît mieux que la plupart
tles Frau(;ais ce qui concerne les l'élilires et la littérature pro-
vençale de tous les temps; le docteur Eggleslon, dont les premiers
romans éveillèrent clir/ nous un si vif intérêt pour l'Ouest amé-
ricain ^^1 I. eulin les su'urs de l'exquise poétesse juive morte trop
jeune, Emma La/arus, dont l'une. Joséphine, a écrit sur laNcnir
de son peuple des pages d une spiritualiti' très haute (jui figurent
dans le legs des précieux documens fait au monde par le Con-
grès des religions. Beaucoup de nationalitt-s diverses étaient donc,
sans me compter, réunies chez Mrs Cilder quand survint M. An-
tonio Apache, que j'avais eu déjà l'occasion d'apercevoir à Chi-
cago, où il était à la tête du département archéologique. Une de
ces personnes (|ui craignent toujours (|u»' hs étrangers ne com-
mettent quelque erreur de jugement, comprometlantc pour ceux
qui les reçoivent, se hâta de me dire qu'il était fort rare qu'un
Indien fût admis dans le monde. Tant pis, si beaucoup d'entre
eux ressemblent à ce jeune A[>ache ! Il a voyagé en Europe après
de bonnes études universitaires; sa tenue, ses manières sont irré-
prochables; son visage, d'un ton chaud, est éclairé par des yeux
magnifiques. Il consentit à chanter, en s'accompagnant de la gui-
tare, une mélodie sacrée, bourdonnement des lèvres qui imite
la pluie. C'est, nous cxpliqua-t-il, une invocation adressée aux
reptiles et elle est très impressionnante quand une foule nom-
breuse la chante en chœur. Il ajouta qu'il ne faudrait pas se mé-
prendre sur la signification de cette prière symbolique, les gre-
nouilles d'été, les lézards et les grands serpens qui sont supposés
vi%Te au fond de la mer n'étant pas directement implorés, mais
plutôt choisis comme intermédiaires auprès des esprits d'en
haut.
— Les aspirations religieuses du sauvage sont au fond les
(1) Voir dans le Revue : le Maître (ïécole du Flat-Creek, 1" novembre 18'Î2; le
Prédicateur ambulant, 1" et 15 octobre 1874.
824 REVtr, DES DEUX MONDES.
mêmes que les nôtres, me dit avec beaucoup de simplicité cet
Indien converti et civilisé.
J'en causai depuis avec miss Fletcher qui m'a démontré que
mœurs et croyances changeaient d'une tribu à l'autre, mais qu'en
effet les Indiens n'adoraient pas la nature de la manière que
nous supposons. Ils font appel à ses forces dans leurs cérémo-
nies : la terre, les quatre vents, le soleil, la lune, les étoiles, les
divers animaux exprimant tous une vie et un pouvoir mystérieux
dont l'Indien se sent environné, possédé, qu'il redoute confusément
et avec lequel il voudrait se créer des relations amicales. Au fond
de tout cela, selon miss Fletcher, on trouve un vague, très vague
sentiment d'unité. IjH vie de l'univers n'a pas été pour l'Indien
analysée, clarifiée; c'est une forme occulte envisagée avec crainte.
Les fascicules ethnographiques de miss Fletcher cependant, tout
en me renseignant admirablement sur les tribus livrées à elles-
mêmes, ne me préparèrent que fort peu à ce qui m'attendait dans
la curieuse école de Garlisle.
J'y arrivai de grand matin afin de pouvoir assister aux classes
qui n'ont lieu qu'au commencement du jour, partagé entre
l'étude et le travail manuel. A peu de distance d'une jolie ville,
au milieu des meilleures influences agricoles et industrielles,
se dressent les grands bâtimens épars, gaîment décorés de véran-
das qui couvrent l'enceinte d'un ancien blockhaus où jadis les
premiers colons du voisinage venaient chercher refuge contre les
attaques de ces mêmes aborigènes dont les petits-fils s'instrui-
sent ici dans les arts de l'homme blanc. Pendant la guerre de
la Révolution, le blockhaus devint un lieu de détention pour les
prisonniers ; le corps de garde qui reste de ce temps-là fut con-
struit par les Hessois battus à Trenton en 1776. Les casernes qui
s'élevèrent depuis, et qui servaient de point de départ ou de rendez-
vous aux troupes américaines durant les guerres avec l'Angle-
terre, le Mexique, etc., furent brûlées par les confédérés à la
veille de Gettysbiirg, puis reconstruites pour loger une école de
cavalerie. Elles étaient redevenues sans emploi quand le gouver-
nement y établit son école indienne. On dirait un village der-
rière la haute palissade environnante. Je me rends droit à la de-
meure du surintendant et, au seul nom de miss Fletcher, je suis
cordialement reçue par le capitaine Pratt, dont la physionomie
napoléonienne me frappe au premier aspect; un Napoléon très
américanisé sans doute et de stature athlétique ; mais il doit avoir
le sentiment de cette ressemblance, la mèche ramenée sur son
front lattesto. Je remets à plus tard de faire connaissance avec
la femme intelligente et dévouée qui l'assiste dans sa tâche, et,
CONDITION DE LA FEMME AIX ÉTATS-UNIS. 823
sans perdiv une%iiiiiiilo, nous \i>itons los classes. La co-éduca-
lit»n règne à Carlislesans j>Ius d int'onvt'niens cnlro Indiens qu'elle
n'en a entre nègres ou euln* blanes; j'aurai \u foneliduuer pour
toutes les couleurs ce système, réputé eu lùirope à peu près im-
praticable. Il m'est donc impossible de séparer ici les filles des
gart;ons. nuilgré le ilésir que j aurais de men Iciiir strictement du
haut en bas de l'échelle sociale à la condition des femmes en Amé-
rique. Lt's classes, faites [lar des professeurs blancs (jui s'adjoignent
comme aides les élèves les plus avances, formant une espèce de
petite école normale, ne conduisent pas la masse des Indiens de
Carliste au delà de ce qui dans les écoles publicjues est nommé
yrammar it.hool. Elles pnsenU iit un aspect bi/arre par le mélange
d'hommes faits et de tout petits enfaus, — les plus vieux, arrivés
tard de leurs réserves ri'spectives, étant souvent ceux qui en savent
le moins. Il y a là des ligures destinées à rester opiniâtrement
sauvages, mais le capitaine Pratt ne désespère pas de les modifier.
Il me montre ses ingénieuses photographies comparatives où
sont marqués les progrès du type humain, abruti ou féroce au
début, sculpté ensuite par l'initiation graduelle à des mœurs plus
douces. Si Ton monte ainsi jusqu'à la classe des gradués de 1890
ou de 1894, on voit une réunion de jeunes gens des deux sexes
qui ne serait déplacée nulle part. Cependant la beauté, telle que
nous l'entendons, ne s'y rencontre guère: la large face, les fortes
pommettes et la conformation osseuse singulièrement massive,
contribuent à donner une apparence lourde à presque tous les
Indiens que j'ai vus en habits européens. Le teint chaud et ver-
meil qui ne peut se comparer qu'à l'éclatante coloration des
feuillages d'automne en Amérique et que fait valoir encore le noir
intense et brillant de la chevelure, étonne aussi, mais sans déplaire.
Certains croisemens avec la race blanche ont produit de jolies
figures; entre toutes je citerai M"* Rosa Bourrassa, une Ghippewa
qui a du sang français dans les veines et qui est à la fois un excel-
lent professeur, une bicycliste émérite, et une charmante jeune
fille. Il va sans dire que pour tous la transformation n'est pas
également radicale; les Indiens qui atteignent aux grades univer-
sitaires sont rares, mais il n'y en a pas de si déshérité qu'il ne
puisse devenir cultivateur.
On commence par leur donner une instruction élémentaire
en anglais dont j'ai vu les résultats dans des compositions d'or-
thographe et de style très amusantes. Les sujets proposés étaient
les suivans : « Comment harnache-t-on un cheval? » pour les gar-
çons. (( Comment se fait un lit? » pour les filles. Une pauvre petite
avait écrit à ce sujet : « Quand j'ai dû faire un lit pour la pre-
826 REVUE DES DEUX MONDES.
mière fois, j'ai eu grand'peur... » Puis elle racontait assez claire-
ment ses essais infructueux, son succès final, et achevait sur le
ton (lu triomphe : « Je parie qu'il n'y a pas aujourd'hui dans toute
l'Amérique un garçon ou une fille qui fasse un lit mieux que moi ! »
Quelques-unes en restent là, d'autres s'élèvent au rang de
missionnaire, de maîtresse d'école ou d'infirmière; plusieurs
jouent agréablement du piano, comme une petite Nez Percé qui,
sans se faire prier, exécuta devant moi un morceau à quatre
mains avec une de ses compagnes. Elles m'ont paru avoir du goût
pour le dessin; j'ai vu quelques croquis d'après nature où l'on
pouvait relever des qualités de verve et de sincérité quasi japo-
naises. Une élite se prépare aux plus hautes études; mais peu
importe au capitaine Pratt que les élèves des deux sexes sortis
de chez lui accomplissent ou non des prodiges ; ce qu'il veut c'est
les faire entrer tous dans la civilisation américaine, fût-ce par
une porte modeste, en gagnant leur vie au milieu des blancs et
aux mêmes titres.
— Ils ne sont que 250000 Indiens en tout, me dit-il, et sur ce
nombre, 3o 000 seulement comptent pour l'avenir. Nous devons ar-
racher ceux-là aux fatalités de la tribu, les jeter bien équipés dans le
monde sans étiquette spéciale, empêcher par tous les moyens pos-
sibles qu'ils ne retournent aux réserves .L'école de la réserve ne peut
pas grand'chose pour des enfans qui continuent à subir l'influence
du milieu. Ce qui manque aux Indiens, comme aux nègres, c'est
moins encore la science que l'expérience ; il s'agit de leur ap-
prendre à penser clairement et consécutivement; leur jugement
n'est pas formé, c'est tout naturel ; peu à peu, pendant une longue
suite de générations, la race blanche a fait l'apprentissage de la
pensée; l'éducation de nos enfans a commencé bien avant leur
naissance. Les Indiens, longuement mis au régime des blancs,
ne vaudront ni mieux, ni moins qu'eux... le peu qui en survivra
du moins, ajoute le capitaine Pratt.
— Mais, osai-je hasarder, chacun de vos élèves a une famille
pourtant; il faudra bien que tôt ou tard il aille la retrouver.
— Pourquoi? Les missionnaires parlent ainsi au nom d'un
prétendu devoir et font beaucoup de tort à la cause indienne. Fi
faut savoir quelle dégradation existe dans ces tribus dont on se
plaît à idéaliser les mœurs, comme les hommes y reviennent vite
« à la couverture », et combien les filles, persécutées par leurs
propres mères, ont de peine à échapper à d'ignobles unions poly-
games ou autres. Les Indiens qui, sortis d'un collège quelconque,
retournent à la réserve, deviennent les pires de tous ; ils ont été
élevés, ils connaissent leurs droits, ils ont vite fait de prêcher la
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 827
révolte. Le tenir à l'écart de la tribu ou le laisser y retourner,
c'est, selon le p{#ti qu'on prendra, une atïaire de vie ou de mort
pour l'Indien. Cruauté, dites-vous, cruauté envers les parens?
Balil je voudrais savoir s'il existe une famille blanche de (juelque
valeur dont les membres ne soient pas dispersés. Les vieux s'op-
posent... eh oui! sans doute! Croyez-vous que les parens irlan-
dais ne s opposent pas aussi très souvent à ce que leurs gart^^ons
émigrent, et, cependant, Dieu sait que les Irlandais ne sont que
trop nombreux chez nous 1 Favoriser le développement de l'indi-
vidualité et rompre les masses, voilà le bon système américain, et
il convient à tous aussi bien qu'aux Indiens, qui ne sont pas des
gens à part. Les 35 000 Italiens agglomérés dans Philadelphie
donnent de la tablature, et si nous permettions à tous les Alle-
mands qui nous arrivent de se rassembler dans le Wisconsin, nous
aurions vite créé une Allemagne en Amérique ; ne perpétuons
pas ce problème, ne transformons pas eu nations hostiles les tribus
qui selïacent.
On voit que le capitaine Pratt a plus qu'une ressemblance
physique avec Napoléon. C'est un politique habile, et il exprime
à merveille ce qu'il conçoit très nettement. On en a chaque année
la preuve à la conférence du lac Mohonk, où s'agitent les ques-
tions indiennes.
Tout en causant, nous visitons les boutiques et les ateliers. J'y
vois fabriquer de la ferblanterie, des souliers, des harnais ; la
bourrellerie est une spécialité des Indiens ; tout ce qui touche au
cheval les intéresse, et le gouvernement fait ses commandes à
Carliste; ils sont aussi très bons forgerons et charpentiers. Tout
le pain consommé est pétri et cuit par eux à la boulangerie de
l'école. Ils s'occupent de la laiterie, du jardin, travaillent à la
ferme avec zèle. Les filles, dans leurs ateliers spéciaux, s'adon-
nent au blanchissage, à la lingerie, à la couture; elles font elles-
mêmes leurs robes d'uniforme en laine bleue et sont autorisées à
les garnir comme bon leur semble ; dès qu'elles y mettent du goût
et tiennent compte de la mode, on peut être sûr que l'œuvre de
civilisation est accomplie. Le proverbe connu doit être modifié
ainsi pour les Indiennes : » Dis-moi comment tu t'habilles, je te
dirai qui tu es ! » Les élèves tailleurs et couturières fabriquent
tous les vèteraens dont l'école a besoin.
Les quartiers respectifs des étudians des deux sexes sont ab-
solument séparés, cela va sans dire. Les petits me semblent logés
dans des conditions de confort toutes spéciales. Une dame dirige
leur home avec la plus maternelle sollicitude. Le joli appartement
qu'elle occupe au milieu d'eux doit leur apprendre de bonne heure
828 REVUE DES DEUX MONDES.
ce que c'est que l'ordre et même l'élégance. Aussi rangent-ils
soigneusement leurs petites chambres.
Les jeunes lilles prennent l'habitude d'un intérieur bien tenu
dans les agréables logemens qui leur sont assignés, chambres à
deux ou trois lits qu'elles peuvent décorer à leur guise. J'y
remarque un grand luxe d'images symboliques, par exemple :
Jésus ressuscitant la Mlle de Jaïre, — ou bien une forêt touffue
avec cette inscription : « Je le mènerai par des chemins que tu
ne connais pas. » Nous pénétrons dans le ])etit hôpital admira-
blement aménagé; deux ou trois pauvres iilles y languissent;
elles portent les signes de cette consomption qui fait tant de
ravages parmi les Indiens. La phtisie, les alTections scrofulcuses,
les maux d'yeux, la terrible hystérie sont leurs pires ennemis. Ils
ont beaucoup moins de force vitale que les nègres qui, eux-mêmes,
en ont moins que les blancs. Cependant, sous l'influence d'un
entraînement physique et mental régulier, leur système nerveux
se fortifie. Ceci m'est affirmé par un jeune médecin apache attaché
à l'établissement.
L'imprimerie m'intéresse d'une façon toute particulière. On y
imprime deux journaux que depuis lors j'ai continué à lire assi-
dûment : l'un d'eux hebdomadaire : The Indian helper, l'Aide des
Indiens, qui tient le monde extérieur au courant de tous les inci-
dens caractéristiques de l'école; l'autre : The Red Man^ l'Homme
rouge, où est traitée à fond la question indienne. Beaucoup d'ar-
ticles de ces deux feuilles sont écrits par les gradués de Carlisle,
et il arrive qu'on y donne place aux compositions naïves de quelque
nouveau venu.
Un grand silence règne dans les ateliers comme dans les classes :
l'attitude de tous ces Indiens me frappe par une sorte de dignité
un peu triste. Mais le capitaine répond à mes réflexions qu'il faut
les voir dans les parties de base bail, de fool bail et autres exer-
cices athléliques, qui s'engagent entre eux et les jeunes gens des
écoles voisines. Leur entrain ne le cède à celui de personne. —
Violens, querelleurs? Non, pas plus que d'autres; depuis quatorze
ans il n'y a eu qu'une rixe grave, et il s'en est remis pour le juge-
ment des coupables à une espèce de cour martiale composée de
leurs condisciples : les deux adversaires ont été condamnés à
rester prisonniers au corps de garde jusqu'à parfaite réconcilia-
tion. — Et point de méfaits, de scandales d'aucune sorte? — Nous
avons eu un vol, répond le capitaine, un vol en quatorze ans ! J'ai
arrêté moi-même le voleur et l'ai livré à la justice. — Quant à la
moralité, il n y a rien, absolument rien à reprendre.
Le capitaine Pratt surveille tout de ses yeux :
CONDITION DF LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 829
— Non seiilein^iit. me dit-il. je parle leur langue, mais encore
je comprends leurs gestes, un langage aussi comiiliqué, aussi
rapide que celui des sourds-muets.
Il favorise très volontiers du reste les fiançailles, les mariages,
surtout quand le jeune couple a le projet dappli(juer ses con-
naissances agricoles à la création dune ferme. C'est le couron-
nement d'un svstème d'épargne auquel les Indiens s'habituent
beaucoup plus facilement que les nègres. Un gain minime est
attaché aux industries de l'école et pendant les vacances, quel-
quefois tout l'hiver, ils se louent dans les fermes d'alentour, ce
qui leur fournit l'occasion de se mêler aux blancs : les hommes
travaillent avec les fils de la maison; les jeunes filles obéissent
à la mère de famille; et les notes de conduite envoyées régulière-
ment par le patron au directeur de Carlisle forment à la longue
une sorte de dossier. Ce procédé ingénieux d'oz//m^, comme on le
nomme, a dexcellens résultats; on ne peut suffire aux demandes
qui sont faites de tous côtés, les Indiens du capitaine Pratt
ayant la réputation, rare chez leurs pareils, dexcellens ouvriers.
L'argent qu'ils gagnent ainsi est placé au nom de chacun et les
intérêts s'accumulent. Ils peuvent devenir indépendans : c'est là
le rêve du capitaine. Le Congrès n'est rien moins que magni-
fique à leur égard; toutes ses libéralités sont pour les nègres,
plus inquiétans par le nombre. Il faut donc que les travailleurs
indiens se suffisent à eux-mêmes, qu'ils se joignent de plus en plus
pour cela aux associations ouvrières, aux trades unions. Les
oiUings sont le premier pas vers ce grand résultat : être absorbés
dans la nation, qui n'aura plus alors de prétexte pour leur refuser
les privilèges de citoyens.
Tandis que nous causons, l'heure du second déjeuner sonne;
on me fait entrer dans l'immense salle à manger, encore parée
des guirlandes de Noël. Les élèves sont distribués autour de cin-
quante-huit tables et chantent en chœur ce que nous appellerions
un benedicile avant de faire honneui- au repas avec un appétit
de cannibales.
Et à mon tour j accepte le lunch, ofîert par Mrs Pratt dans
la maison du surintendant. Je fais connaissance avec une femme
absolument dévouée à l'œuvre qui absorbe la vie de son mari.
Elle a la foi, elle croit que l'Indien peut s'élever tout aussi haut
qu'un autre sous de bonnes intlueuces morales et religieuses.
Mais lorsque je demande là-dessus, avec une précision catho-
lique, à quel culte ils appartiennent, on me répond qu'il n'y a
guère que deux cents garçons et filles répartis entre les diverses
églises de Carlisle. Ils sont parfaitement libres sur ce chapitre;
830 REVUE DES DEUX MONDES.
la morale chrétienne et la prière en commun, voilà tout ce qui
est exigé. Qui sait si quelques-unes des croyances sur lesquelles
a tant écrit miss Flctcher ne se confondent pas pour eux, de plus
en plus épurées et spiritualisées, avec renseignement de l'Evan-
gile?
Vers la fin du lunch j'entends, à ma grande surprise, attaquer
brillamment sous les fenêtres l'ouverture du Calife de Bagdad.
C'est l'orchestre de trente instrumens qui donne une aubade à
l'étrangère et qui, avec une courtoisie touchante, a choisi la mu-
sique de Boïeldieu pour lui rappeler la France. Dennison Whee-
lock, le chef d'orchestre, est un Oneida de pur sang, excellent
musicien et même compositeur. L'orchestre de Carliste obtint un
immense succès à New-York le 10 octobre 1892, lors de la parade
colombienne des écoles pour le quatrième centenaire de la décou-
verte de l'Amérique. 11 a été acclamé à l'ouverture de l'exposition
de Chicago dans le défilé général dont le sens profond m'apparaît
d'une façon toute nouvelle; et maintenant encore, en se transpor-
tant d'une ville à l'autre pour diverses solennités, il sert puissam-
ment la cause indienne : les descendans de Tecumseh et du Faucon
Noir qui interprètent Mozart et Wagner s'imposent bon gré mal
gré à la civilisation. Dans une de ces tournées instrumentales
à Washington, un élève de l'école put, sans exciter autre chose
qu'une sympathique gaité, prédire, en terminant un speech
fort bien tourné, le jour où les siens, non contens de siéger au
Capitole, monteraient peut-être d'un degré à l'autre jusqu'à la
Maison Blanche du président. Les étudians de Carliste, groupés
par clubs, se préparent aux débats politiques de l'avenir, tandis
que leurs sœurs se réunissent en sociétés littéraires comme dans
les collèges blancs. J'ajouterai qu'à l'instar de beaucoup de faces
pâles, les hommes rouges critiquent l'excès de culture chez le
beau sexe, et que celui-ci se moque de la désapprobation mas-
culine.
Tous ces longs détails sur une race qui ne compose aux Etats-
Unis qu'une minorité infime, qui ne fait même point partie de
la nation, n'ayant pas de représentans dans les assemblées poli-
tiques, seront trouvés, j'en ai peur, bien étrangers à mon sujet.
Il ma semblé cependant que l'effort fait pour marquer au sceau
de l'individualisme américain ces enfans des dernières tribus, qui
n'eurent point d'historien depuis Fenimore Cooper, méritait d'être
signalé, d'autant plus que l'impulsion scientifique du mouve-
ment en faveur des Indiens fut donnée par une femme; que des
femmes aident puissamment à les instruire; et que, même dans
les régions mondaines qui peuvent passer pour frivoles, les
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 831
œuvres, les (^cole^ les missions indiennes sont à la mode. Autant
que j'ai pu en juger, la méthode du capitaine Pratt est à beaucoup
près la meilleure. Son défaut est de ne permettre aux Indiens civi-
lisés d'honorer leurs parens que de loin. C'est dur, si l'on réllé-
chit que pour cette race la parente constitue un lien quasi reli-
gieux qui ne peut sous aucun prétexte être rompu, ^iais après
tout, vous dira le Napoléon de Carlisle, la société protectrice de
l'enfance a, durant les trente dernières années, expédié dans
l'Ouest, loin de leurs familles, plus de 75 000 petits blancs au nom
de la morale chrétienne. C'est le cas d'en faire autant pour les
Peaux-Rouges et d'arriver ainsi à supprimer les réserves, les agens
civils, et même militaires, tout ce révoltant système d'exclusion qui
refoule les premiers maîtres du pays hors de l'humanité civilisée,
IV. — LES ÉCOLES d'infirmières. — LES FEMMES DANS LES HOPITAUX
Ayant tant parlé des écoles, depuis les plus hautes jusqu'aux
plus humbles, en ai-je fini du moins avec elles? Non, car nous
avons négligé de visiter celles qui rendent peut-être le plus de
services, les admirables écoles de gardes-malades [luirses).
Partout, on l'a déjà vu, les femmes affirment leur présence,
— dans les universités, dans les instituts technologiques, dans
les écoles professionnelles, — mais où elles sont en majorité
c'est lorsqu'il s'agit d'élever les enfans ou de soulager ceux qui
souffrent. La culture, si poussée qu'elle soit, laisse donc intacts
chez elles les plus louables sentimens de leur sexe. Il y a dans
35 écoles 1 350 infirmières pour 75 infirmiers. Toutes ne se des-
tinent pas au service des hôpitaux; il vu est qui, sans ambition
professionnelle, n'ont d'autre but défini que d'apprendre àsoignei-.
J'ai déjà dit qu'en AnK'rique on ne se fiait pas assez aux lumières
de l'intuition, que le goût de l'enseignement systématique était
porté un peu trop loin ; en ce cas pourtant un apprentissage qui
peut profiter à la famille, à la société, à soi-même, empêcher
beaucoup de méprises bien intentionnées, mettre fin aux remèdes
dits de bonne femme, n'est pas sans utilité très grande.
C'est à Baltimore que j'eus l'occasion de voir de près une
école d'infirmières en parcourant l'hôpital de Johns Hopkins, l'un
des plus beaux qui soient au monde. Situés au milieu de vastes
terrains plantés d'arbres, dans un quartier salubre sur une hau-
teur qui domine la ville, les bâtimens, d'aspect monumental, of-
frent à l'intérieur toutes les recherches nouvelles de l'hygiène.
Le fondateur y a magnifiquement pourvu. Qui était-il? — Un
épicier, quoiqu'il eût connaissance, comme on dit là-bas, de son
832 REVUE DES DEUX RIONDES.
grand-père. La faiiiillL' tla Johns llopkins était arrivée dans le Ma-
ryland avec les premiers col(3us; durant plusieurs générations,
elle appartint à cette société des Amis dont la réputation d'inté-
grité osl encore si solide, qu'il suffit pour faire la meilleure des
^réclames à un produit quelconque de mettre le nom de Quakers
sur l'étiquette : Quake?' oal\, avoine quaker, etc.
Le jeune garçon qui, sans argent, vint d'Annapolis, sa ville
natale, à Baltimore, pour commencer le commerce au dernier
échelon, pratiquait, entre autres vertus de sa secte, l'économie,
si rare presque partout aux Etats-Unis. Il ne s'enrichit point par
ces spéculations vertigineuses qui sont la source de tant de colos-
sales fortunes, mais petit à petit, sans rien livrer à l'aventure. Le
négociant en denrées coloniales dut accepter ensuite de grosses
responsabilités, il fut président de la Banque nationale des mar-
chands, directeur de la Compagnie du chemin de fer de Baltimore-
Ohio ; comme capitaliste, il s'intéressa à de nombreuses entreprises
iinancières ; mais jamais il n'entra dans la vie politique, jamais
il ne se mit on avant pour les sociétés d'éducation et de bien-
faisance, tout en contribuant à les soutenir avec une générosité
dépourvue de faste. Aux momens de panique commerciale, il
prêtait volontiers l'appui de son crédit, et préserva ainsi de la
ruine plus dune société, plus d'un individu, toujours sans bruit,
sans ostentation ; de même il exerçait chez lui une hospitalité
simple et large et rassemblait tranquillement de beaux livres.
Lorsque à 79 ans il mourut, célibataire, on apprit qu'il laissait
trois millions et demi de dollars pour chacune des deux institu-
tions qui sont aujourd'hui la gloire de Baltimore : l'Université et
l'Hôpital.
J'ai eu le privilège d'être guidée à travers l'hôpital par le
docteur Hurd, son surintendant, et il m'est resté de cette longue
excursion dans les diverses avenues de la souffrance un sentiment
de respect pour tout ce que les progrès sans cesse croissans de
la science, de concert avec l'éternelle pitié, de plus en plus
aflînée, de plus en plus éclairée surtout, font au profit de notre
douloureuse humanité. Conduite du dispensaire aux labora-
toires, aux amphithéâtres d'autopsie et d'anatomie, jusque dans
les chambres de désinfection, où des jeunes filles vêtues de
toile blanche des pieds à la tête, souliers compris, s'acquittaient
de leur minutieuse besogne, j'ai été présentée à une étudiante de
l'université, qui, ceinte du tablier de rigueur, faisait de la bacté-
riologie, côte à côte avec ses condisciples masculins. Dans les
différentes salles occupées par les malades, j'ai serré la main aux
infirmières, graduées presque toutes et charmantes sous le petit
CONDITION IIE LA FF.MMF. AUX ÉTATS-UNIS. 833
bonnet ilnniforuie. La j)hi|iarl appartiennent à de l)onnes familles,
nombre d'entre elles étant du Sud, ruine par la guerre. Elles sont
bien payées; leur demeure, indépendante du reste de l'hôpital,
est plus que confortable: on y trouve la même élégance que dans
les collèges : salons garnis de tleurs. salles à manger qui n'ont rien
de commun avec le réfectoire vulgaire, vastes chambres joliment
meublées. Dans une de ces chambres, je lis, attachées au mur. les
paroles suivantes : — « Happelons-nous que le moment ([ui fuit ne
reviendra jamais et qu'il faut l'employer de quelque façon au bien
d'autrui. car l'occasion perdue ne se retrouve plus; on ne passe
pas deux fois par le même chemin. » La surinlendante th's infir-
mières est aussi la principale de l'école où elles prennent leurs
degrés après deux ans d'étude : cours et conférences par les plus
excellens professeurs. La classe de cuisine spéciale a une grande
réputation.
Une Virginienne au type de princesse, dont les yeux de velours
noir expriment une langueur que semble démentir son infatigable
activité, me dit en souriant : « Dans le Nord, n'est-ce pas, on nous
trouve si paresseuses ! >» Dans le Nord on attribue bien d'autres
défauts aux dames du Sud, et celles-ci rivalisent d'injustice avec
les dames du Nord. Les dernières inimitiés politiques subsisteront
certes entre ces deux camps féminins. Mais, quoi qu'on ait pu me
dire, je crois que très souvent il y avait des trésors de charité chez
les propriétaires d'esclaves. Il me suftit pour acquérir cette cer-
titude de sui^Te la belle infirmière virginienne de salle en salle
jusqu'à la chambre oi^i deux pauvres nègres achèvent de mourir.
Couchés sur le dos, immobiles, la blancheur immaculée des draps
tranchant sur leur teint débène terni, ils n'ont môme plus la
force de rouler les yeux, ces yeux africains incomparablement
beaux quand l'expression grave de la lin prochaine y a remplacé
une certaine mobilité animale. Les lèvres tirées sur les dents
éblouissantes ont perdu leur épaisseur; les pommettes saillent
comme si elles allaient percer la peau. Penchée sur l'un d'eux, la
jeune nurse redresse ses oreillers en lui adressant quelques mots
de la voix douce qu'aurait une mère pour parler à son enfant.
— Ainsi, lui dis-je, malgré tous vos préjugés de race, vous
n'éprouvez pas de répugnance à toucher, à servir les nègres ?
— Moi ! répond-elle avec étonnement : ce sont mes malades pré-
férés. Je n'ai jamais parmi eux rencontré un ingrat.
Et je jurerais que, née quarante ans plus tôt, elle les eût
soignés de même sur sa propre plantation.
Nous allons dans une salle voisine trouver d'autres nègres
qui commencent à se lever après la fièvre typhoïde : ceux-là
TOME cxxviii. — 189b. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
aussi sont bien bas. Ils gardent le silence morne et patient de
la bête blessée. Une petite fille de leur race, une bambine
de trois ans, ravissante statuette de bronze, joue dans une
des salles de convalescence réservées aux femmes, courant et
gambadant du droit que s'arroge à tout âge la beauté, quelle que
soit sa couleur, de faire ce que bon lui semble.
Combien sont-elles blanches et claires ces vastes salles attié-
dies à l'eau chaude, ventilées d'après les plus savantes mé-
thodes ! De grandes plantes vertes les décorent, égayant les yeux
des malades, et sur la terrasse se promènent, roulées dans de
petites voitures, des femmes pâles encore, mais à demi guéries.
La vue s'étend de là magnifique sur Baltimore qui, avec les toits
plats et rouges de ses maisons peu élevées, les dômes et les flèches
de ses monumens, son doux climat et ses jardins, fait penser un
peu, embrassé ainsi de loin et d'en haut, à l'Italie. Il doit être
moins pénible de souffrir et de mourir ici qu'ailleurs. Jamais je
n'aurais cru qu'un hôpital pût avoir autant de charme : c'est le
seul mot à employer pour rendre l'effet qu'il a produit sur moi,
si riant, si ensoleillé, si largement ouvert à toutes les meilleures
influences, influences religieuses comprises, car feu Johns Hop-
kins, s'il était quaker par les beaux côtés, ne l'était pas par
l'étroitesse. Les ministres de tous les cultes sont admis librement
dans la maison. Quel contraste avec l'intolérance d'un philan-
thrope libre penseur, d'origine française, hélas! Stephen Girard,
qui, fondant à Philadelphie, sur une échelle énorme et magnifique,
sa maison des orphelins, en défendit l'accès à aucun prêtre,
d'aucune confession que ce fût ! Du reste, l'impiété n'y règne pas
pour cela : ce sont des laïques qui instruisent les écoliers dans
les choses divines. Je n'ai cessé, durant mon séjour en Amérique,
de constater avec une surprise ravie combien harmonieusement le
double élément laïque et religieux concourait aux mêmes résul-
tats. Ces mots qu'on entend souvent chez nous lorsqu'il s'agit de
se donner, en dehors des congrégations établies, à un ministère
quelconque : « Il y a des prêtres, il y a des religieuses pour cela, »
ne sont jamais prononcés ; l'initiative privée est infatigable en
matière de bonnes œuvres, et les églises n'en prennent point om-
brage; elles s'accommodent de toutes les collaborations, sans que
le désir de primer, d'accaparer, se manifeste d'un côté ni de l'autre.
Longtemps je me suis demandé si cette tolérance était spéciale
aux églises protestantes ; ceux de mes lecteurs qui m'ont suivie
jusqu'ici auront deviné, — car cela se reconnaît pour ainsi dire
à l'accent, — que toutes les organisations féminines si indépen-
dantes dont je leur ai parlé, relevaient du protestantisme. Les Etats-
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UMS. 835
Uni>. malun^ (^ 1(110 nous savons dos pl•Oi^^^s (ju'y fait rÉi^lise
catholique, tiennent fortement à lui par leurs racinc^s mêmes, la
multiplicité des sectes (|ui le représentent prouvant, mieux que
tout le reste, combien il est vivaee. J'altrihuerais volontiers au
libre examen l'exubérance de l'individualité, ce caractère essentiel
de l'Amérique.
On ne se ligure pas la cullun' bostonienne l'ondée sur une autre
base que le vieil esprit puritain; le mélange de morgue et de sim-
plicité qui distingue Philadelphie, où de si grosses richesses se
cachent dans des maisons petites et uniformes, atteste la présence
de l'élément quaker plus ou moins mitigé; partout l'église
unitaire, grâce à sa remarquable élasticité, est le refuge de ceux
(jui tiennent à une profession religieuse aussi peu dogmatique que
possible, tandis que l'église épiseopale, à laquelle le grand prédi-
cateur Phillips Brooks amena, par son exemple et l'entraînement
de sa parole, tant de recrues nouvelles, satisfait les consciences
plu> timorée> (jui tiennent à sappuyer sur les formes prt'cises
d'un christiatîisme très proche du culte romain. Mais celui-ci ne
m'a paru dominer franchement au Nord que dans le cosmopolite
New- York : or tout le monde sait que, sur les deux millions et
demi d'habitans que New-York renferme, un quart seulement peut
revendiquer le nom d'Américains; le reste appartient à toutes les
nations du globe plus au moins coinpléleinent assimilées. Hors de
là j'ai toujours eu, de l'Kst à l'Ouest, le sentiment que le catho-
licisme devait son accroissement à l'immigration continue, et
qu'il fallait tout le tact, tuute la prudence, toute la supériorité
de deux ou trois grands prélats animés du plus pur patriotisme
pour éviter des chocs regrettables avec les écoles publiques, qui
sont au fond pour les vrais Américains l'arche sainte. Lorsqu'on
approche du Sud au contraire, il semble que le climat et les
caractères se prêtent mieux aux influences latines, que la fusion
devienne beaucoup plus facile. Je l'ai compris à l'hôpital de
Johns Hopkins, qui réunit parmi ses infirmières des protestantes
nées avec un tempérament de sœurs de charité ; des catholiques
entraînées par goût vers les études médicales sans avoir le moyen
de les pousser très loin; des personnes obligées simplement,
science et religion à part, de gagner leur vie d'une façon hono-
rable; mais toutes elles ont un trait en commun; elles sont con-
sciencieuses et dévouées.
Une blonde Baltimorienne dont je vois encore la svelte sil-
houette, la démarche légère, m'a dit, en m'oll'rant gaiement ses
services :
— Avec quel chagrin nous avons appris que la France se pri-
836 REVUE DES DEUX MONDES.
vait du secours des religieuses dans les hôpitaux! Il était si facile
de les garder avec les nurses laïques ! Pourquoi ne pas travailler
côte à côlo? Chez nous il en est ainsi quelquefois, et la tâche n'est
que mieux faite.
Une très jolie Pensylvanienne,dont les cheveux bruns frisottés
semblent soulever un tout petit bonnet de mousseline à la pay-
sanne, me répond avec franchise, lorsque je lui demande indiscrè-
tement si c'est une vocation qui Ta conduite à soigner les malades
ou bien le désir de se créer une carrière :
— C'est l'un et l'autre.
Vraiment ceux d'entre nous qui ne comptent pas uniquement
sur l'administration et sur l'assistance publique pour moraliser et
secourir les déshérités d'ici-bas apprendront avec plaisir que la
charité séculière peut être religieuse à ce point.
Devant les fondations charitables de Baltimore, j'ai senti par-
tout la présence d'un élément de tendresse qui n'existe pas toujours,
bien loin de là, dans l'âme américaine. La philanthropie du Sud
n'est pas tout à fait celle du Nord; elle m'a paru plus instinctive,
plus chaude, plus colorée pour ainsi dire, et moins savante dans son
organisation; elle ne s'inspire point au même degré de la socio-
logie moderne ; ses bienfaits pleuvent indistinctement sur le juste
et sur l'injuste, que d'ailleurs on aurait quelque peine à catégoriser,
quand il s'agit de nègres par exemple. J'expliquerai mieux ce que
je veux dire en donnant un aperçu de l'hôpital de la Charité à la
Nouvelle-Orléans. Beaucoup plus ancien que celui de Baltimore,
il a dû rendre bien des services dans ce climat longtemps meur-
trier oîi sévissait la fièvre jaune, et avec quelle fureur ! Son premier
bienfaiteur fut, en 1784, un pauvre marin français qui légua ses
économies à la ville en reconnaissance dessoins qu'il avait reçus,
afin que d'autres fussent soulagés de même. Dès 1832, le misé-
rable petit hôpital se transforma, grâce aux dons de citoyens
riches, qui, avec l'aide de l'Etat, lui ont donné les proportions vou-
lues pour loger à l'aise le contingent ordinaire de huit cents per-
sonnes, nombre qui est môme susceptible de s'accroître. Là j'ai
trouvé l'idéal de la tolérance : j'ai vu travailler de concert, comme
on m'en avait avertie, les sœurs de Saint- Vincent de Paul et
les nurses protestantes. Rien de plus touchant que cette asso-
ciation de l'expérience et de la science, formée, malgré les diffé-
rences du dogme, par la religion de l'humanité. Les bonnes sœurs
furent un peu émues d'abord lorsqu'on leur adjoignit ces alliées
relativement mondaines : elles leur rendent justice maintenant, et
la supérieure, l'une des plus aimablement autoritaires qui aient
jamais coiffé la cornette blanche, est restée du consentement de
Ci^NDiriON DE LA FEMME AIX ÉTATS-UMS. 837
tous à la tèff de l'administration litMiérale. Son nom est vénéré
dans la ville, oii elle compte comme nne puissance.
Ahl cet hôpital de la Nouvelle-Orléans, au lemlemain du
carnaval, comment l'oublier jamais? Tous ces lits occupés par de
jt'unes négresses, à la physionomie farouche, plus ou moins tail-
lad«'e de coups de couteau, — c'est souvent la lin des nuits de
mardi irras. — fort peu malades, du reste, grignotant des biscuits
d'un air boudeur et th'timrnant leurs tètes hérissées de petites nattes!
— Elles ne recommenceront plus, elles se rappelleront la
grâce que Dieu leur a faite en les amenant ici. l'Ues seront de
bonnes filles, disait la supérieure en passant auprès d'elles.
Puis elle caressait la toison ciépue d'un diablotin noir, tout
petit, qui mangeait à belles dents, lui aussi, comme s'il n'avait pas
eu la jambe cassée.
— Ses parens ne se sont même pas donné la peine de l'apporter
eux-mêmes: nous avons de bonnes voitures d ambulance qui
ramassent tout cela, Dieu merci!
Et enfin, dans les chambres, trop belles au dire de certaines
personnes austères qui jugent que tant de gâteries équivalent à
un périlleux encouragement, dans les chambres réservées aux
nouvelles accouchées, des blanches celles-là, dont aucune n'avait
l'anneau de mariage au doigt :
— V(jyez-moi ces deux jumeaux! — Et l'excellente supérieure
avait tout de bon un sourire de grand'mère. — Les dames du la ville
fabriquent pour nos enlans des layettes qui ne sont pas du tout
des layettes de pau%TCs. On les promène dehors avec de grandes
pelisses et ces gentils petits bonnets. Les mamans ont regret de
laisser tout cela derrière elles lorsqu elles s en vont. Mais ce sont
quand môme quelques bonnes journées pour elles et pour les
petits. Pauvres filles!
J'admirai les brcjderies, les denlelles, les petits bi'guins de
soie, mille fanfreluches trop coquettes au gré du rigide bon sens,
avec un battement de cœur extraordinaire, celui qui nous prend
quand, après une longue traversée, nous découvrons d'un peu
loin encore les rives déjà visibles de la patrie. Le contraste de ce
langage ingénu, passionné, avec tout ce que, pendant six mois,
j'avais entendu de scientifique au Nord, sur le même sujet,
m'avait saisie ; je me trouvai soudain dans un pays proche parent
du niMre, où les habitans d'origine française sont presque aussi
nombreux que les Anglo-Américains; dans un pays qui appartint
à Louis XV et à Napoléon, et qui s'en vante et qui le rappelle
sans cesse avec une rancune émue. Que peut-il avoir de commun
avec la Nouvelle-Angleterre ou la Pensylvanie?
838 REVUE DES DEUX MONDES.
Non, la charité du Sud n'est pas et nu sora peut-être jamais
celle du Nord, mais quel que soit le caractère qu'elle prenne dans
les climats les plus divers, au nom de la morale ou au nom de la
pitié, la charité entre les mains des femmes reste toujours ce qu'il
y a de meilleur au monde. L'essentiel est qu'elle soit faite,
comme on la fait dans tous les Etats-Unis, catholiques ou protes-
tans, d'une manière (jui mette étroitement en rapport les riches
avec les pauvres et qui, tout en respectant les droits des congré-
gations, partout où celles-ci existent, ne décerne à personne le
monopole des devoirs légués par l'Evangile à tous.
Mais en parlant d'une vertu commune à l'Amérique en-
tière, j'ai passé inconsidérément la ligne qui s'appelait, avant la
guerre, celle de Mason et Dixon. Cette fameuse ligne, tracée entre
la Pensylvanie et le Maryland, séparait deux sociétés alors tout
à fait dissemblables et qui offrent aujourd'hui encore, malgré
l'unité accomplie, des oppositions frappantes. Les mœurs, les
caractères, les traditions ne se laissent pas modifier d'un trait de
plume comme les frontières, et, quoi que paraisse en penser le
Nord, qui a sur ce chapitre les illusions naturelles aux vainqueurs,
la complète assimilation d'idées et de sentimens ne sera point
parachevée de longtemps, si la reconstruction politique est faite.
Je reviendrai bientôt au Sud, et je ne m'attarderai que trop peut-
être à la Nouvelle-Orléans où m'attendait cette inoubliable im-
pression d'un quasi-retour dans la patrie. On ne peut nier toute-
fois que la condition des femmes américaines soit beaucoup plus
intéressante à étudier dans le Nord, justement parce qu'elle dif-
fère de la nôtre d'une façon plus radicale.
Dans le Nord seulement, les femmes portent une agitation de
parole et d'opinion autour des problèmes sociaux. Les dames
du Sud en sourient avec un peu de malice et gardent quant à elles
l'attitude, sinon précisément des jeunes filles, du moins des
épouses et des mères françaises. Elles vivent pour leurs maris,
pour leurs enfans, pour leur intérieur, pour le monde, sans sortir
de ce cercle étroit, à moins de circonstances graves, comme par
exemple celles de la guerre de Sécession qui, sous l'éperon du
patriotisme, les transforma toutes, du jour au lendemain, en hé-
roïnes.
Tu. Bentzo^.
) ^^^
DE L'ORGA.MSATlOiN
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
LA CRISE DE L'ÉTAT MODERNE
S'il est. — en cette ingrate matière de la politique où personne
ne saccorile i^ir rien, — un point sur lequel l'accord soit possible
aujourd'hui et même assez près d être fait, c'est que « tout va
mal, » ou, comme disent les Espagnols, habitués depuis un siècle
à des fins de régime, ((ue « cela s'en va. » Les symptômes en sont
très nombreux et frappans, si évidens qu'on se décide à les voir
jusque dans les milieux où l'on serait le plus intéressé à s'y mé-
prendre, où Ton aimerait le mieux ne les avoir jamais vus. Déjà
les vieux parlementaires, qui uen sont plus aux illusions, com-
mencent à se frapper la poitrine et à s'accuser, en les regrettant,
des fautes qu'eux-mêmes et les autres ont commises. A ces la-
mentations, discrètes encore, mais perceptibles pour qui prête
l'oreille, le pays ne répond que par un grand silence. Le Par-
lement fait et\l(''fait, demande un gouvernement et empêche ou
renverse tout gouvernement, affirme et nie, se précipite et s'en-
fuit, acclame et anathématise : la France en est absente, ou ne
bouge pas; et l'on ne sait ce qui des deux est le plus inquiétant, de
ces convulsions du Parlement ou de cette atonie du pays.
Au fond, cette atonie et ces convulsions sont des marques du
même phénomène et disent la lassitude de vivre, l'impossibilité
de durer ainsi. Seulement, où l'accord cesse tout de suite, c'est
6 REVUE DES DEUX MONDES.
sur les causes et sur les remèdes. De ce que « cela s'en va » on a
donné mille raisons, mais, à notre avis, pas une bonne.
Quand on s'en prend aux personnes, on se trompe. Ce n'est
pas la faute de tel ministre, puisque les cabinets se suivent, ne
se ressemblent pas, et que, néanmoins, plus ils changent, plus
« tout continue d'aller mal. » Ce n'est pas davantage la faute de
tel l'résident, — s'il est permis de « découvrir l'exécutif » lorsqu'il
s'est découvert lui-même, — puisque les Présidens passent, sen-
tenl le danger et n'y peuvent rien. Ce n'est pas la faute de telle
institution prise à part, ni celle du Sénat, ni celle de la Chambre
des députés; du moins ce n'est pas directement leur faute,
puisque, Sénat et Chambre, ils sont ce qu'ils peuvent être. Ce
n'est pas notre faute, à nous citoyens, une faute personnelle à
chacun de nous, car, après que nous avons voté de notre mieux,
-— c'est-à-dire contribué à choisir pour nous représenter le can-
didat le plus digne et le plus capable, — nous avons l'ait tout ce
que nous pouvions faire. Ce n'est pas la faute de tel ou tel article
de la Constitution, puisqu'on l'a déjà revisée et qu'on ne nous a
pas guéris. Enfin, ce n'est pas la faute de cette Constitution dans
son ensemble, d'une combinaison défectueuse des différens pou-
vou's publics en France, du mauvais arrangement constitutionnel
de février-juillet 1875, puisque ce trouble des fonctions de gou-
vernement ne s'arrête point aux frontières; qu'il paraît être épi-
démique; et que toute l'Europe en est travaillée, ou, si ce n'est
toute l'Europe, assurément tout l'occident de l'Europe.
Les causes qu'on indique à l'ordinaire, et dont nous venons
d'énumérer quelques-unes, sont donc ou trop locales pour ce mal
général ou trop superficielles pour ce mal profond. Ceux-là seu-
lement qui ne réfléchissent pas prennent pour des incidens d'un
jour des faits d'une extrême gravité. Si ces faits ne sont pas tant
des causes que des conséquences, la vraie cause, il faut la cher-
cher plus avant, plus haut et plus loin. Il faut avoir sans cesse
présent ce caractère européen et l'on peut dire quasi universel,
quant à la civilisation politique, de la crise actuelle, qui ne se
borne pas à être une crise de la République française, pas même
une crise du parlementarisme, qui est — ni plus ni moins une
crise de l'Etat moderne. Sans doute, voici venir partout en Eu-
rope, à une échéance qui s'approche, la « faillite du parlemen-
tarisme » sous la forme où nous le connaissons; et, cette fois, il
n'y aura pas à épiloguer : ce sera bel et bien une « faillite », puis-
qu'il y avait bel et bien des engagemens pris. Mais il y a plus, et
c'est lie ce point qu'il faut partir : nous sommes en face (Tune crise
de CElat moderne; nous y sommes en proie. Nous sommes ma-
DE L ORGANISATION DU SlFMï.U.E UMVEItSEL. 1
lades par lui, dk, plus exacteuu'iit, il est malade en nous, — et
nous en mourrons sil reste ce que les hommes (ravnnt nous l'ont
fait.
I. — NATIRE ET STRltTURE DE l'ÉTAT MODERNE
(Ju'i'st-te donc que l'Etat moderni'? 11 se peut délinir ainsi :
en théorie, c'est tin Etat de droit; en fait, c'est ///* Etat construit
par en bas. Mais la détinition elle-même a besoin d'être détinie,
et, dans sa première partie surtout, appelle une explication, car
cette expression « un Etat de droit » est susceptibh' de bien des
acceptions ditTérentes.
Un « Etat de droit » est, d'abord, un l']tat où tout est réglé
par la loi, où rien n'est laissé au hasard, à l'arbitraire ou au bon
plaisir, — lequel n'est que le hasard passant à travers res[)rit d'un
maître. C'est un Etat où, rien ne se faisant (pie par la loi, la loi
s'occupe et décide de tout. On y restreint aux dernières limites,
on pousse dans les derniers retranchemens, on y coupe jusqu'aux
racines la tradition, la coutume, tout ce qui n'est pas la loi écriliv
Et la loi n'y est pas seulement, comme dans l'h^tat pins ancien,
un aèrent d'ordre et de conservation, mais un facteur de force,
de mouvement et de transformation sociale. Ea loi, par suite, y
devient toute-puissante, ou, du moins, elle y doit être, en prin-
cipe, plus puissante que tout. Par suite aussi, la législation y est
très abondante, et. par suite encore, l'organe législatif, la léfjisla-
ture, y prend insensiblement une importance tout à fait hors de
pair, une prépondérance absolue.
Mais, dans l'Etat moderne, le pouvoir législatif ne r(;sideplus,
ainsi qu'il résidait jadis, en la personne d'un chef, plus ou moins
assisté de quelques conseillers : il réside ou il est censé résider
dans le peuple, qui, suivant les cas, ici, l'exerce direclenieni et, là,
le délègue à des représentans élus. La loi n'es! donc plus ce qu'elle
était dans l'Etat plus ancien, l'œuvre d'un seul ou de quelques-
uns, qui lui demeuraient comme extérieurs et supérieurs: elle est
ou elle est censée être l'œuvre de tous, élaborée par tous ou par
les représentans de tous. Dans l'Etat moderne, — qu'il soit
royaume, empire ou république, — personne n'est plus en dehors
ni au-dessus de la loi : le législateur lui-même, celui qui fait la
loi, y est dans la loi et sous la loi. Personne n'y a de droits qui
ne s'arrêtent au point où ils rencontrent les droits des autres; do
manière que tous ont ou sont censés avoir les mêmes droits et
des droits égaux.
En somme, dans l'Etat de type antérieur, la loi no s'étendait
8 REVUE DES DEUX MONDES.
pas à tout; il y restait une marge à l'arbitraire. Le plus souvent,
dans l'État ancien, la loi n'était que la coutume fixée et con-
sacrée; elle ne créait rien, ni ne laissait rien perdre: elle conser-
vait. Le pouvoir législatif n'était pas le premier ni le plus consi-
dérable de l'État : il n'existait d'ailleurs qu'en union étroite avec
l'exécutif, dont il était inséparable. Le roi tout seul faisait la loi,
et la loi ne liait point le roi. Elle ne liait pas tout le monde
également, exceptait l'un ou l'autre, ou ne les liait que dans la
mesure où le voulait le roi. Dans l'État ancien, le roi était l'au-
torité centrale, l'autorité suprême, l'unique autorité : il était
cet État lui-même. Et non seulement l'unique autorité, mais
presque le droit unique. Son droit ne rencontrait jamais d'autres
droits qui tinssent devant lui ; son pouvoir, étant le lieu d'unité
de tous les pouvoirs, n'était pas limité en droit; il n'était limité
qu'en fait; il valait tant que valaient ses moyens.
Au contraire, dans l'État moderne, même s'il est de forme ou
de dénomination monarchique, le pouvoir est limité en droit : la
loi est censée lier également tout le monde, et le roi comme le
dernier des citoyens, qui, en réalité, sont bien moins ses sujets
que les sujets de la loi. A plus forte raison, si c'est une démo-
cratie : il n'y a de droits que les droits des citoyens, et l'État n'est
ou ne devrait être que l'équilibre de ces droits. Voilà, au résumé,
ce qu'est un État de droit et voilà ce qu'est l'État moderne ; voilà
ce qu'il est eu théorie. Pratiquement, c'est un État « qui se con-
struit par en bas. »
Pour garder la figure classique, c'est une pyramide retournée.
L'État ancien descendait du roi jusqu'au peuple. L'État moderne
monte, au contraire, démocratique, du peuple à des représentans
élus, et, monarchique, du peuple à un représentant héréditaire
du peuple. Dans l'Etat ancien, le peuple était à la base, sans
doute, mais conmie une indistincte poussière d'humanité, et le
roi était au sommet, loin de ceux qui étaient le plus près de lui.
Dans l'État moderne, on peut dire que le peuple est à la base et
qu'il est au sommet. Les grains de la poussière humaine se sont
« individualisés » ; chacun d'eux est devenu un homme et en
chacun d'eux s'est incarné un droit.
Le sommet n'est plus dans une gloire, la base n'est plus dans
la nuit; un demi-jour et comme une lumière discrète éclaire, si
l'on ose emprunter l'antithèse poétique, éclaire obscurément toute
la surface. L'État ancien pendait des profondeurs du ciel. L'Etat
moderne pousse des profondeurs de la terre. L'Etat ancien, à
tout instant, évoquait Dieu : à tout propos, l'Etat moderne
invoque le peuple. L'Etat ancien reposait sur un seul et, au sur-
DK L Oli». A.MSAlliiN Dl Sll-FUAt.i: LMVEHSKL. »
plu>, était fait umir un seul : VVAai uuiderue est couse reposer
sur tous et een?é être fait pour tous. C'est bien la pyramide re-
tournée. — Maintenant, peut-être ne sutfisait-il pas, pour sub-
stituer ri]tat moderne à IKtat ancien et Ib^tat de droit à l'Klat de
fait, pour ** construire l'Ktat par en bas, » de retourner piireuu'ut
et simplement la pyramide.
U. — L.\ THÉORIE DK LA SOUVERAINETÉ NATIO.NALE ET LE SL'FFR.VGE
UNIVERSEL INORGANIQUE.
Les révolutions ne font guère autre chose, et qui dit « révolu-
tion '> ne dit, après tout, que « renversement. » Celle dont naquit
riitat moderne triompha d'avoir transporté du roi au peuple ce
qu'on appelait « la souveraineté. » De « la s»)uveraineté » on ne
dépouilla le roi que pour en revêtir la nation. On ne voulait plus
qu'il y eût une souveraineté royale, mais à sa place et sur ses
ruines on proclamait « la souverainet('' nationale. » Ainsi l'État
moderne détruisait à la fois et reproduisait l'Etat ancien, .sans
même prendre j^Mrdc que, dans 1 Etat ancien, aucune erreur ni
aucun doute n était possible: on savait toujours où, et plus préci-
sément « en qui », était « la souveraineté. » Si la souveraineté
n'en était pas moins quelque chose d'obscur et d'indéfini, le sou-
verain était assurément quebju'un de délini et de connu. Nulle
iH'sitation, nulle incertitude sur « le siège » do la souveraineté.
Elle résidait dans la personne royale, de tel roi Charles ou de tel
roi Louis. — Mais pour l'Etat moderne? où réside à présent la
« souveraineté » et en qui?
Dans la nation tout entière, formant un corps, considérée
comme une et indivisible? Cela, oui, c'est la théorie; mais quand
on passe à la pratique, la nation indivisible se divise, la nation
une se fractionne, et la souveraineté nationale se partage, la sou-
veraineté une s'émiette. Passant à la pratique, il faut toujours
qu'on en arrive là : au partage, au morcellement de la souveraineté
nationale, quelle que soit la forme que revête l'Etat, et qu'il soit
royaume, empire ou république.
Oui, certes, c'est la théorie que la souveraineté luilioiiale ré-
side dans l'ensemble de la nation, mais en vertu, en <( devenir » ;
et c'est le fait qu'au moment même où elle « devient », où elle se
traduit par un acte, elle est morcelée en autant de parcelles que
l'Etat compte de citoyens. Royaume, empire ou république, le
seul acte par lequel se traduise ordinairement la souveraineté
nationale est, en effet, l'élection. La seule expression de la sou-
veraineté est le suffrage. Si donc il y a dix millions d'électeurs,
10 REVUE DES DEUX MONDES,
il y a dix millions d'atomes do souveraineté; la souveraineté in-
divisible ne u se réalise » qu'en se divisant.
Et c'est là encore tju'il faut en venir, à quelque spéculation
ou doctrine j»liil()so|)liique que l'on veuille rattacher la notion de
la souveraineté nationale. La i*onde-t-on sur « le droit naturel »
et va-t-on chercher l'homme avant la société? ou bien sur « le
contrat social, » et va-t-on chercher l'homme avant l'Etat? ou
bien sur (( la volonté générale, » et se contente-t-on de considérer
l'homme dans l'Etat? Cette métaphysique, politiquement, importe
peu. Dans la pratique de l'Etat moderne, il faut en venir à ce que
ce droit naturel s'exerce, s'il y en a un; à ce que ce contrat
social, s'il y en eut un, se prolonge ou se dénonce; à ce que
cette volonté générale se déclare, s'il y en a une. Or comme il n'y
a qu'une seule expression de la souveraineté nationale, il n'y a
aussi qu'un seul moyen d'exercer le droit naturel supposé, de ra-
tifier le contrat social supposé, de déclarer la volonté générale
supposée; et c'est le vote, le sutlrage. — Suffrage de tous, évi-
demment, puisque la souveraineté est de tous ; que tous, par
hypothèse, ont des droits naturels; que tous sont, par hypothèse,
parties au contrat social; que, par hypothèse, toutes les volontés
particulières doivent concourir à la volonté générale. Suffrage
omnipotent de dix millions de souverains égaux; suffrage soli-
taire de dix millions de souverains dispersés.
C'est-à-dire qu'il faut en arriver, dans la pratique, à briser,
broyer et éparpiller cette souveraineté. C'est-à-dire qu'entre le
bloc et le corpuscule, entre la nation, théoriquement souveraine,
et chaque citoyen, souverain, dans la pratique, de la seule sou-
veraineté du bulletin de vote, rien ne s'interpose et ne peut s'in-
terposer; qu'il faut que la souveraineté nationale, lorsqu'elle cesse
d'être une absti-action, aboutisse, dans les faits, au suffrage uni-
versel et au suffrage inorganique : une entité, dix millions de
cellules séparées, point d'organes intermédiaires; et qu'il faut que
du suffrage inorganique, la nation, en un temps donné, sorte dés-
organisée, avec ridée pure à un bout, l'Individu à l'autre bout, et
dans l'entre-delix, le vide.
C'est-à-dire qu'on n'est pas libre de choisir, de subir une telle
condition ou de s'y soustraire, et qu'il faut, de nécessité, dès
qu'on bâtit l'Etat moderne, si on le bâtit exclusivement sur
le principe de la souveraineté nationale ou ses substructions, — le
droit naturel, le contrat social, la volonté générale, — et sur la
pratique du suffrage universel inorganique, s'attendre à ne jamais
tirer d'une matière ainsi pulvérisée qu'un Etat disjoint et comme
désarticulé.
DE LURCAMSATION l>l SI FFKAGi: UNIVERSEL. Il
m. — OIE LE SITKR-XGE l NIVERSEL INORGANIQUE (.ONDUIT A L ANARCHIE
UNIVERSELLE
Mais plutôt, cet Ktat modoriu'. qui doit être « construit par
en bas. » licnt-il debout sur une l)aso solide? l'ist-il u construit »
d'une façon quelconque, à un de^ré quelconque? Tant bien que
mal est-il « construit? » On est obligé de répondre que non, qu'il
ne tit'iit pas debout, parce que le pied lui manque : ([u'il n'est
construit ni bien ni mal, pas même mal, point du tout, mais qu'il
se fait sans cesse et sans cesse se dt'fait.
Bâtir l'Ktat moderne, en théorie, sur la souveraineté nationale
et, en pratique, sur les dix millions de petits carrés de papier du
sutlrage universel inorganique, est aussi absurde, aussi foii, que
fou et absurde eût été le rêve des moines du Mont Saint-Michel,
s'ils eussent voulu jeter dans le ciel les clochetons de leur
abbaye, en posant les premières assises non sur le ferme roc, mais
sur la plage mouvante de la baie, où le passant senli/.e. C'est
tenir la même gageure, que de prétendre bâtir l'Etat sur le suf-
frage universel inorganique, qui fst la souveraineté nationale
réduite en un sable mouvant. C est oublier que seul le vent qui
souffle fait quelque chose avec le sable, l'enlève par paquets,
l'emjKirte. le roule en de furieux tourbillons, le laisse retomber
au hasard eflréné de son caprice; et voilà une dune, mais revenez
demain : le vent contraire aura soufflé; où l'un avait amoncelé,
entassé, l'autre a creusé* : où était une dune est maintenant une
fosse. Et de la fosse à la dune et de la dune à la fosse, chaque
jour, s'il n'y avait au monde que le sable et le vent, changerait la
face de la terre.
Il n'en va pas autrement de l'Etat, si l'on n'y reconnaît que
cet élément, l'individu, et que cette force, le suffrage universel
inorganique. Alors, un grand courant, un grand vent de l'opinion
pourra enlever les électeurs, les emporter, les rouler en ses tour-
billons, les laisser retomber au même hasard aussi aveugle d'un
même caprice aussi insensé, et, les entassant, les amoncelant,
sembler avoir fait quelque chose; mais ce ne sera jamais qu'une
dune, dans laquelle, le lendemain, le vent contraire creusera, et
ce ne sera qu une fosse. Ni le vent ni le suffrage n'auront rien
construit. Par les temps calmes, entre deux ouragans ou deux
scrutins, les grains de sable et les grains de souveraineté demeu-
reront inertes, dormiront le lourd sommeil de la matière, les uns
tout près des autres, et les uns étrangers aux autres, maintenus
inexorablement chacun en son désert, jusqu'à la prochaine tem-
12 REVUE DES DEUX MONDES.
pôle OU la prochaine élection, jusqu'à une nouvelle et toujours
redoutable nio])ilisalion des atomes.
Car, dans l'Etal comme dans la nature, l'atome qui reste atome
est anarchique, et qu'est-ce qui peut bien être plus anarchique
qu'un grain de sable, dans la nature, si ce n'est, dans l'Etat, un
grain de <» souveraineté? » — Ah ! vous avez coupé tous les liens,
ou à peu près tous, qui rattachaient l'Individu à qui ou à quoi
que ce soit; vous l'avez isolé de tous les autres et de tout le
reste; vous l'avez exalté, élevé à la dernière puissance; vous avez
mis en lui tous les pouvoirs quand déjà il avait toutes les con-
voitises ; vous n'avez pas voulu autour de lui la moindre résis-
tance, ni le moindre contrepoids au-dessous de lui! Après avoir
« abstrait » la souveraineté, vous avez, en quelque manière,
<( abstrait » l'Individu lui-même; puis vous l'avez lâché à travers
la société, dans son égoïsme impatient, débridant d'un seul coup
dix millions d'cgoïsmes pareils et semant dix millions de germes
d'anarchie! Vous avez cru l'aire merveille parce que le nombre
était imposant et qu'il n'y en avait pas moins de dix millions, tous
égaux, tous rivaux et tous séparés!
Et, depuis cent ans ou depuis cinquante ans, nous poursuivons
ce paradoxe, de vouloir construire, sur ces dix millions de grains
de sable inconsistant, sans aucun appareil, sans aucun système
qui les groupe et qui les cimente, la masse colossale et de plus en
plus pesante de l'Etat moderne. Nous peinons à édifier, dans la
confusion des esprits et des langues, notre moderne tour de
Babel, ayant d'abord eu soin d'enfermer en ses fondations dix
millions de chances de désagrégation. Quelle chimère! Faire de
la durée avec de l'instabilité et de l'ordre avec du désordre !
faire du continu avec du déréglé et du définitif avec du fugitif!
Gomme si, pour planter en terre un monument qui brave les âges,
il suffisait d'accrocher des atomes et d'additionner des molécules !
ou comme si, pour créer et entretenir le plus haut et le plus
complexe des organismes, c'était assez que de juxtaposer et d'ad-
ditionner des cellules !
Il se peut que, de ce paradoxe et de cette chimère, la théorie
se soit accommodée : tant qu'elle n'est que la théorie, on en prend
à l'aise avec elle; mais de froides et positives réalités viennent
après, qui font justice. Le trouble qui agite l'Etat moderne, la
crise dont il souffre, nous en savons à cette heure la vraie cause :
c'est que les dures réalités sont venues; c'est que la suite logique
s'est déroulée ; c'est que de la <( souveraineté nationale » a pro-
cédé naturellement le suffrage universel inorganique, et que du
suffrage universel inorganique procède naturellement une uni-
Di: l'orgamsation du suffrage UMVEKSEL. 13
verselle anarcliio. — Le mal de l'Etat moderne, il ne servirait à
rien de cherchw des périphrases, c'est l'anarchie, dans la paix de
la rue : une anarchie sourde, lente, partout dilTuse en lui et qui
lui est comme congénitale; pas toujours agissante, mais toujours
menaçante ; et elle a dix millions de germes, les dix millions d'in-
dividus entre qui. par le suffrage inorganique, est fractionnée la
« souveraineté. » Ayons le courage de conclure en toute fran-
chise : le grand mal et le grand danger, c'est la « souveraineté
nationale » moléculaire, c'est le suffrage universel inorganicjue,
qui ne peut être que le sulTrage universel anarchique.
IV. — LK SUFFRAGE UNIVERSEL INORGANIOUi:, Si:S PROCÉDÉS
ET SES PRODUITS
Et comment le suffrage universel inorganique ne serait-il pas
le sutTrage universel anarchique? Pour qu'il ne le fût point, il
faudrait (|ue l'homme ne fût point l'homme, (jue tout électeur fût
un saint, — et un saint très intelligent. Il faudrait que chaque
homme pris à part et la majorité des hommes eussent le sens
inné de la justice et du devoir, le dévouement instinctif, l'esprit
de sacrifice volontaire, cette « vertu » que, parait-il, exigent les
démocraties et que les hommes, sous la démocratie comme sous
d'autres formes de gouvernement, ou n'ont jamais eue ou n'ont
plus. Il faudrait que chaque homme pris à part et la majorité des
hommes eussent de l'intérôt commun une claire connaissance et
un vif amour, qu'ils n'ont pas. Car combien d'entre eux sont
capables de discerner et de préférer non pas l'intérêt général,
ni seulement un intérêt quelque peu général, mais même leur
véritable intérêt particulier? Il faudrait, en un mot, que l'homme
fût un animal beaucoup plus « politi({ue » (ju'il n'est, — quoi
qu'en dise Aristote, — si toutefois Aristote a voulu dire, par « po-
litique » autre chose qu'animal « sociable » ou « vivant en cité. »
Car combien d'hommes sont capables, on ne dit pas de gou-
verner un Etat, mais de se gouverner eux-mêmes?
Voilà cependant un régime où le nombre, faisant tout, p;'iit
tout. Il procède mécani(|ucment de la plus rudimentairc des opé-
rations arithmétiques. Dans ce régime, fondé sur le suffrage
universel inorganique, il n'y a que le nombre au total; les unités
viennent d'où elles peuvent, se rapprochent et se rangent comme
elles peuvent. Elles n'ont pas de case marquée d'avance où elles
doivent tomber. Le suffrage universel inorganique, en son addi-
tion grossière, brouille et confond les diverses colonnes. Le
nombre n'a que sa valeur de nombre, et la valeur de l'homme n'y
14 REVUE DES DEUX MONDES.
figure pas môme comme coefficient. L'homme n'y compte qu-e
comme individu et ne compte pas comme élément social.
Dans ce régime, ceux qui ne prennent pas toute la place n'ont
pas leur place; ceux qui ne sont pas tout n'y sont rien; ceux qui
ne s'ajoutent pas à l'addition sont éliminés par soustraction. Le
champ est ouvert aux audacieux, aux « malins, » aux cyniques,
aux inconsciens ; eux seuls ne se découragent, ne s'absentent et
ne s'abstiennent jamais. Ambitieux de grande et de moyenne
marque intriguent et bataillent, achètent et vendent, marchandent
et maquignonnent, font impudemment leur métier de condottieri
de la politique. Ils circonviennent l'électeur dérouté, l'étour-
dissent du vin vulgaire de leurs ilatteries et de leurs promesses,
l'enrôlent, l'arment d'un bulletin et le lancent à la conquête du
nombre. De temps en temps, la Via normale de la nation est
suspendue, sa vraie vie de sang et de chair : par le suffrage inor-
ganique, elle devient inorganique pour un jour et, pour un jour,
est supprimé ce qui en elle pose l'individu et le fixe quelque part,
ce qui le qualifie, ce par quoi il est socialement « situé » en un
certain endroit, dans une certaine condition, près de tels autres
individus. C'est une lutte de chacun contre tous et de tous contre
chacun; lutte acharnée, impitoyable; t(mébreuse mêlée au bout
de laquelle le plus écrase le moins, avec la stupide et muette bru-
talité des chiffres.
On ne saurait imaginer d'Etat plus anarchique, puisqu'il n'y
a que le hasard, ni plus barbare, puisqu'il n'y a que le nombre.
Du rnoins, il le serait absolument, il serait pleinement anarchique
et barbare, un tel Etat, un Etat où les citoyens, ivres dans leur
souveraineté, se ruent à leur fantaisie, sans que le moindre appui
les retienne et les soutienne, où il n'y a plus ni cadres ni digues,
où le suffrage universel coule comme un ffeuve débordé, — si le
hasard ne corrigeait pas le hasard, ou plutôt si l'astuce n'en-
chaînait pas le caprice et ne conduisait pas la sottise.
Parce que devant la loi, dans le suffrage, il n'y a plus de classes,
ce n'est pas en effet une raison pour que, dans le suffrage, en marge
delaloi,il n'y ait plus ni dirigeans,ni dirigés, ni dirigeables. En ce
fleuve sorti de son lit, un habile homme peut faire des prises d'eau
pour arroser son pré. Ou, revenant à notre première image, dans
cette danse d'atomes, il est impossible qu'il n'y en ait pas qu'attire et
que s'attache le métal aimanté. Ainsi s'explique la boutade fa-
meuse de l'Américain Hamilton, en réponse à la phrase de Mon-
tesquieu sur la « vertu » , que « la corruption est nécessaire dans les
démocraties. » La corruption est à la fois le corollaire et le cor-
rectif du suffrage universel inorganique qui, ne voulant plus de dis-
DE l'oUGAMSATION DU SCFFRAGE UMVEUSEL. 15
tinctions ni de séparations même, tombe aux mains des plus effron-
tés et (jui ne cesse d'être anarchique (ju'eu cessant d'être universel.
Mais lequel vaut le mieux, de la maladie ou du remède? Le
système électoral est détestable qui ne mène qu'ici ou là. Le sys-
tème électoral est mal conçu et pèche par excès d'optimisme,
qui ne prévoit pas ces deux espèces : les aventuriers et les imbé-
ciles. Il met les uns à la merci des autres, et les honnêtes gens,
les p'us éclairés, à la merci et des uns et des autres. Le système
électoral est mal conçu qui s'en rapporte à la fortune, aux des-
tinées. Fata viam invenient! comme si ce n'était pas la lâche de
Ihomme «l'État de diminuer la part de la fortune dans les affaires
de ce monde, et comme si, il'ailleurs, il ne se tn)uvait pas toujours
quelqu'un pour détourner et pour suborner la fortune 1 Le système
électoral est mal conçu qui chasse les intérêts hors de leurs
irroupemens naturels, et coalise les appétits en i,n-oupemens arti-
ticiels. Par lui, par ce système électoral, le suffrage universel
iiiorganii{ut' étant l'unique force motrice de l'Etat, et qui le tient
tenant l'Ktat, quoi d'étonnant si on le capte et s'il se fonde des
syndicats, des sociétés pour l'exploitation de cette force? s'il ne
manque pas, dans ce genre de travaux publics, soit de manœuvres
au rabais soit d'entrepreneurs à la surenchère?
Un beau matin, quebju'un s'avise que le renouvellement de
la Chambre des députés se fera dans six mois. Le député de l'ar-
rondissement est « usé » ; il a cessé de plaire : ou bien il appar-
tient à l'opposition, et alors c'est un devoir de le coiiibattre; ou
bien il a prouvé qu'il n'avait pas assez de crédit en ce haut lieu
d'où pleuvent bénéfices et faveurs, et alors, c'est un besoin de le
remplacer. Il suftit. Ce quel([u'un, qui n'est pas même quelqu'un,
qui est (juelconque, qui est le premier venu doué de beaucoup de
vanité et d'un peu d'entregent, va trouver un second quelqu'un,
non moins quelconque, qui s'en va trouver un troisième. Dès
qu'ils sont trois, X, \ , Z, un « comité » est constitué : président,
vice-président et secrétaire-trésorier. Le comité provoque une
réunion « générale » où chacun de ses membres a soin de n'amener
que les moins douteux de ses amis. Il leur expose ce qu'il a fait,
les consulte sur ce qu'il doit faire. Ce qu'il a fait est ratilié par
acclamation; quant à ce qu'il doit faire, carte blanche. Avant
cette réunion « générale », il était modeste et ne s intitulait que
comité provisoire; après, il est établi, assis, patenté; il a pignon
ou étalage sur rue, et se tient en permanence, comme le Comité
de salut public. Il est reconnu par la préfecture : un candidat ne
passera peut-être pas sûrement grâce à lui ; il passera difficile-
ment sans lui.
16 REVUE DES DEUX MONDES.
Un candidat? Mais le comité se réserve de désigner le can-
didat, X, Y, Z confèrent tous les soirs; c'est de chez l'un chez
l'autre un va-et-vient mystérieux : ils cherchent un homme. La
ville et la banlieue attendent... Enfin, ils prononcent. Nouvelle
réunion « générale. » Le nom du candidat choisi est mis aux
voix, à mains leviies : des mains se lèvent. L'homme de X, Y, Z
reçoit la consécration solennelle de deux cents petits Z, Y, X. Il
est désormais candidat, leur candidat, le candidat. Qui l'a investi?
La réunion « générale » du... Qui l'a pi*oposé à cette réunion?
Le comité. Qui en avait chargé le comité? Une première réunion.
Qui avait convoqué cette première réunion? Le comité. Qui avait
investi le comité? Personne. Mais personne non plus ne conteste
les titres ni de la réunion, ni du comité, ni du candidat. Il est le
champion déclaré, privilégié, envoyé en possession de monopole,
breveté avec garantie des « républicains progressistes » de l'arron-
dissement. — Et qui est-ce, les républicains progressistes de...?
— Vous le savez bien : « On » et <( Chose » et puis X, Y, Z.
Mais qui est-ce, lui, le candidat? Un avocat, ancien bâtonnier
de l'ordre (ils sont quelquefois jusqu'à cinq inscrits au tableau)
ou quelque officier de santé, promu docteur par la politesse fran-
çaise, comme Charles Bovary par M. Homais, ou, sans métaphore,
à cause des campagnes, un vétérinaire. Si la circonscription est
urbaine, le médecin prodigue ses secours au commerce local
<( que ruine la concurrence parisienne » ; si elle est rurale, l'avocat
se sent pris d'une passion violente pour les comices agricoles.
Banquets par souscription et toasts. C'est l'heure de rédiger le
programme. Le comité s'enferme et, pied à pied, en discute les
termes.
La libre pensée locale a des exigences : elle veut, dix ans après
que la loi est votée et rigoureusement appliquée (n'est-ce pas
la plus appliquée de toutes nos justes lois?) que le candidat in-
scrive en ses revendications l'instruction gratuite, laïque et obli-
gatoire, ou, puisque, somme toute, c'est une affaire faite, que
l'on en jure le maintien. Elle éprouve son homme, l'homme de
X, Y, Z, à cette pierre de touche : jure-t-il de maintenir les lois
scolaires et militaires... ces lois qui,... ces lois que... ces lois in-
tangibles? Car cette libre pensée pense peu et pas du tout libre-
ment. Il y a des chances pour que X, Y, Z, s'ils sont « républi-
cains progressistes » en province, dans une ville de quinze à vingt
mille âmes, soient en même temps francs-maçons et dignitaires
d'une loge. Ce n'est pas qu'il faille pour cela exagérer la profon-
deur ni la noirceur de leurs desseins ; mais de piquer trois points
sous leur signature, de frapper trois coups sur leur coude, aux
reconnaissances, de porter à leur nœud de cravate une truelle
DE l'oKGAMSATK^N DU SlFFKAt.E UMVKBSKL. 17
croisée avec une équerre d argent, cela leur donne de la surface,
du plomb et de l'aplomb, et cela leur permet, tout en distribuant
des soupes aux pauvres, de distribuer des sièges à leurs com-
pagnons.
Soumis par les inquisiteurs du cru cà la cpiestion préalable, le
candidat accepte tout ce quon lui impose; le moyen de ne pas
accepter? Ce qui s'olVre à lui et ce qu'il perdrait en se dégageant,
c'est le seul groupement qui subsiste; groupement artificiel
d'amours-propr»'s et de cupidités, mais un groupement; la seule
org:inisation tolérée dans le sullrage universel inoiganique : or-
ganisation illégale ou extra-légale, mais une organisation ; la seule
force demeurée debout, la seule échappée à la perte des forces, à
la mort des vies collectives, ou la seule ressuscitée ; force usurpée,
trompeuse, oppressive, mais une force. En face d'elle et contre
elle, rien : le verbe lui-même, ce levier des démocraties, sans
elle, n'a plus de nuu'dant ni delïet : rien que l'argent qui puisse
se passer d'elle, et encore serait-il plus prudent de transiger. Dans
le suHVage universel inorganique, rien donc que les comités et
l'argent. Il n'y a, pour le candidat, (ju'un moyen de se soustraire
aux comités, c'est de s'en iier à l'argent : il n'y a pour lui qu'un
moyen de ne point prêter hommage au comité, de ne point recevoir
en fief sa circonscription, — c'est de l'acheter. Le suiïrage imi-
versel inorganique s'organise et s'actionne par ces deux seules
forces : les comités et l'argent. Mais par les comités, il cesse
d'être universel et, par l'argent, il cesse d'être un sulTrage.
Qu'il le doive à l'argent ou aux comités ou aux deux forces
combinées, l'avocat, le médecin, le vétérinaire est élu. Son nom
sort triomphant des urnes, que nous supposons inviolées. Il a une
majorité décisive : d'où lui vient-elle .' De toutes les voix qu il a
réunies, combien lui ont été données pour lui-même, à raison
de ce qu'il est ou de ce qu'il n'est pas? De tous ses partisans,
combien en connaît-il et combien le connaissent? De tous les
intérêts qui se confient à lui, combien sont identiques ou seule-
ment analogues aux siens?
Quand on « représente » quelqu'un ou quelque chose, on de-
vrait être comme une image de ce quelqu'un ou de ce quelque
chose. Mais ce député, s'il va officiellement représenter à la
Chambre l'arrondissement de..., qui réellement a représenle-t-il »
et quoi? Des affaires et des besoins de ceux qu'on le dit « re-
présenter » que sait-il, si on le pousse un peu? Ce qu'on lui en
écrit de là-bas. Et qui lui en écrit? Son comité. Comme il faut
qu'il parle pour se faire entendre, on lui fabrique, vaille que
vaille, un dossier : avocat, il se plaint, en phrases touchantes, de
la mévente du colza ; médecin, il déplore amèrement la « maigreur »
TOME cxxx. — 1895. 2
18 REVUE DES DEUX MONDES.
de la betterave, — sans ensoulliir,sans en convaincre et peut-être
sans être convaincu, — avocat, parce que tout se plaide, et méde-
cin, parce quv tout se traite. On ne sent point, sous ces discours,
l'intérAt vivant, directement atteint, directement en jeu : par ces
discours, ce n'est point le pays vivant qui se manifeste, c'est un
pays factice, plaqué sur l'autre qu'il étouffe; un faux pays politi-
quant. représenté alors que le vrai ne l'est pas, et recrutant ses
dignes « représentans », qui ne « représentent » que lui, en trois
ou qnatre métiers, dont c'est la spécialité de fournir des rhéteurs
à tous les partis : avocats, médecins d'hommes ou de bètes, pro-
fesseurs, journalistes ou, plus vaguement mais plus noblement,
publicistes.
Si les députés que nous avons, pour la plupart politiciens de
carrière, nous représentaient réelU'?ncnt, c'est que nous serions
— ce qui ne s est jamais vu — toute une nation de journalistes,
de professeurs, de médecins et d'avocats. Et si nous ne sommes
pas cette nation, il y a dans la Chambre tj-op d'avocats, de méde-
cins, de professeurs, de journalistes ; il y en a sans proportion
aucune avec la place mesurée qu'ils occupent dans le pays, et ils
ne nous représentent pas ; ils ne représentent que des politiciens
comme eux. Le suffrage universel inorganique aboutit encore à
ce résultat : il sophistique la nation, fausse le régime représen-
tatif, inaugure le règne des politiciens.
Agent général à Paris des politiciens de son endroit, manda-
taire ou commissionnaire de X, Y, Z, coupé de toute communica-
tion personnelle et intime avec les électeurs qui l'ont nommé ou
qui ont fait le simulacre de le nommer, le député ne représente,
au faire et au prendre, que lui-même et son comité, son comité
plus que lui-même. Et en quoi le représente-t-il ? Il chasse pour
lui aux croix du Mérite agricole, aux palmes académiques, aux
médailles, aux vases de Sèvres, et, quand il fait peur ou quand il
a peur, à des subventions, à des allocations plus nutritives. Quel
jour donnent audience les ministres et reçoivent les directeurs,
c'est ce qu'il lui faut d'abord savoir. Il passe ses matinées en
fiacre, ses après-midi à la Chambre. Il y expédie sa correspon-
dance, y reçoit ses visites, d(''ambule dans les couloirs et fait des
apparitions en séance. Un huissier crie : « On vote, messieurs! »
Comment vote-l-on ? Blanc ou bleu? Aux chefs du groupe d'en dis-
poser. Et qui a fait de ceux-là les chefs du groupe? i:.videmment
les membres de ce groupe. Mais comment s'est formé le groupe?
Des députés venus de tous les coins de la France se sont asso-
ciés sur une idée, le plus souvent très confuse et sous une éti-
quette, le plus souventtrèsélastique. Ils se sont classés, catalogués,
comptés politiquement et économiquement. Les groupes ne sont
DE LORr.AMSATION DC SlFFUAGi: LMVEHSF.L. 19
point lU's partis, mais comme des bureaux, des syndicats de parti.
Le groupe est ifti peu dans la Chambre co qu'est le comité par
rapport au sutïrago universel inorganique. C'est la seule collecti-
vité, la seule organisation, la seule force qui vive et agisse. Comme
le comité le groupe est artificiel, et comme le comité il ne repré-
stMite rien qui ne soit factice et de pure convention, ni un intérêt
vivant, ni le pays vivant.
Néanmoins, il faut être d'un groupe. Le député ne peut pas
plus s'afTranchir du groupe que le candidat, du comité. Voici 1 al-
ternative : en être ou ne pas être ; en être, ne fût-ce que du gnnipe
des indépendans, des sauvages, de ceux qui ne sont pas d'un
groupe. Comme tout, dans l'Etat, tient au nombre, le groupe pèse
et peut en proportion du nombre, et chaque député pèse et peut
en proportion de ce qu'ils sont de membres à son groupe. S'ils
sont cinquante, il est multiplié cin(|uante fois par lui-même, j en-
tends pour ce qui est sa besogne journalière : de décrocher des
vases de Sèvres, des palmes académi(jues, des croix du Mérite
agricole. Il ne représente rien, qu'un comité qui ne représente
rien: mais devant les ministres, dans la bascule parlementaire, il
représente son groupe, et ici, par un miracle de l'arithmétique,
zéro multiplié cinquante fois donne cinquante. Non seulement,
plus le groupe est nombreux, plus le député devient redoutable et
cher aux ministres, mais plus il est en passe et en posture de de-
venir ministre à son tour. Un homme de gé'uie, hors du groupe,
ne le serait pas; un Richelieu, un Colbert ne le seraient pas, ne
représentant l'un que Richelieu, l'autre que Colbert; mais, sans
génie, dans le groupe et avec le groupe, on peut l'être, et ce
monsieur l'a bien été, par la valeur de cinquante non-valeurs.
Ainsi se forge et se rive toute une chaîne de dépendances : le
ministre dépend des chefs de groupes, qui dépendent des députés,
qui dépendent des comités, qui confisquent le suffrage dit uni-
versel, et ainsi, au bout de la chaîne, au dernier anneau, partout
et toujours le pouvoir traîne le boulet du nombre. De là l'humi-
liante médiocrité, l'affligeante stérilité de la politique actuelle, et
elle ne peut pas, sous ce régime, ne pas être médiocre et stérile.
Sous ce régime, le Moyen de parvenir ne remplit pas un gros
traité. On y « parvient » au choix ou à l'ancienneté. Pour l'an-
cienneté, il suffit, avant de vouloir être député, d'avoir été con-
seiller municipal, conseiller d'arrondissement et puis conseiller
général. Pour le choix, il faut ne porter ombrage à personne et
subir les conditions de X, Y, Z. Tout ce qui dépasse est écarté ou
abattu du coup, sauf de très rares exceptions et, comme l'on dit,
elles confirment la règle.
A ce choix fait presque au rebours et à cet avancement presque
20 REVUE DES DEUX MONDES.
bureaucratique, 011 obtient une représentai ion ([ui ne « représente ».
en aucun sens du mot français c repn'senter » ; qui ne « repré-
sente » rien et ne fait point figure; qui, nulle au point de vue
représentatif, est nulle encore ou fort insulTisante au point de vue
législatif; eu (jui, par une de ces rares exceptions, par surprise,
il peut s'être glissé quelque talent, plus souple ou moins vite
rebuté, mais oii le talent lui-mèmo est obligé, pour avoir prise
sur la flottante et molle médiocrité qui l'enveloppe, de recourir à
tous les soi)liisines, à tous les truisines, de s'excuser en quelque
sorte et de se rabaisser.
Comme, dans cet Etat, le nombre est le maître ou comme on
lui fait croire qu'il l'est, c'est au nombre qu'il faut plaire et, pour
lui plaire, c'est à lui qu'il faut ressembler. Sorti du nombre et
fait à son image et ressemblance, l'Etat actuel ne peut pas ne pas
avoir les tares et les défauts du nombre. Ainsi que le suffrage
universel inorganique, ([ui tombe aux mains des comités, l'Etat
actuel tombe aux mains des groupes, lesquels ne sont que des
coteries parlementaires et peu à peu, dans le vrai pays, dans le
pays vivant, — comme autrefois, par le suffrage restreint, émer-
geait seul le jiays légal des deux cent mille électeurs censitaires,
— par le suffrage universel inorganique émerge seul un faux
pays de comités et de groupes; seulement celui-ci n'est que le
pays illégal des politiciens de toute taille et de tout acabit.
Au bref, en rassemblant les traits, ou le suffrage universel
inorganique est anarchique, ou il n'est plus universel. Ou il est
séquestré, accaparé par des meneurs, ou il est exposé aux tenta-
tions de l'argent. Etant corruptible, il est corrupteur. Il livre le
pays à trois ou quatre catégories ou professions politiquantes.
Il ne donne jamais qu'une représentation adultérée; une législa-
tion impulsive et incoliérente ; un gouvernement précaire et
contraint à de mesquines négociations de couloirs; un Etat incer-
tain, chancelant, à toute heure sur le point d'être bouleversé. Il
est également incapable de fonder une démocratie et de ne pas
fonder une démagogie. Après quelques expériences ou répétitions,
aucun suffrage, n'est moins universel que lui; nul, moins que
lui, n'est un libre suffrage. Il a un côté tragique et un côté co-
mique : quand il n'est pas un danger formidable, il est une risible
mystification et il peut être tout ensemble, il lui arrive d'être tout
ensemble, mystification et danger.
Mais, si c'est là l'Etat actuel, ce n'est pas l'Etat moderne le
meilleur qu'il soit permis de concevoir et possible de constituer.
Il est entendu que cet l^tat doit être « construit par en bas »,
mais encore faut-il qu'il soit construit, et d'une autre main-d'œuvre
qu'un baraquement provisoire, perpétuellement sous le coup d'être
DE l'oRÔAMSATION DU SI tTHAGi: IMVEHSEL.
21
rasé au niveau du sol. Il est entendu que la base de l'Etat mo-
derne doit tMivVès large, mais il faut qu'elle ne soit .lu'une base
et non tout l'éditiee. à elle seule. Il est entendu que. dans eet
État, tout le pavs doit être représenté, mais il faut que tout le
vrai pavs vivant* v soit vraiment représenté; que la loi y doit être
faite pour le peu'ple. mais il faut qu'elle soit faite pour tout le
peuple par des législateurs vraiment législateurs. Il est entendu
que l'État moderne doit reposer sur le suffrage universel, mais
il faut que ce sutVrage soit vraiment un suffrage vraiment uni-
versel et ne soit plus ni ce danger qu'il est. ni cette mystifica-
tion. Et puisqu'un pareil suffrage, ordonné et sérieux, n'est pas le
suffrage universel inorganique, que ce ne saurait tMre lui, ce sera,
il fauf que ce soit le suffrage universel organisé.
V. _ gUE LE SIFFRAGE IMVEHSEL RESTE LA BASE NÉCESSAIRE DE l'ÉT.\T
MODERNE, MAIS Ql'lL PEUT ÈTUE ORCiAMSÉ
C'est à ce mal que l'État moderne e^l en proie : le sulTragc
universel inorganique, le sutlrage universel anarchique. le suf-
frage universel mis en coupe réglée: donnant, comme produits,
une représentation nulle, une législation pleine de heurts et d'à-
coups, un gouvernement qui ne peut plus gouverner; étouffant le
vrai pavs qui vit. au profit d'un pays illégal de politiciens, qui ne
vit pas' C'est cela, la crise de l'État moderne; c'est en face délie
que nous sommes; et elle nous met en face de ce problème :
Étant donné que l'État moderne est et restera \u\ Etat de droit,
qu'il restera construit par en bas, sur le suffrage universel, com-
ment le guérir de son mal? comment faire que le sulTragc uni-
versel ne soit pas anarchique, soit sincère, donne une repré-
sentation qui (( représente » dans tous les sens du mot, une
législation sage, suivie, composée, harmonique, un gouverne-
ment qui gouverne? comment faire que le vrai pays vivant ne soit
plus sacrifié au faux pavs politiquant?
La solution de ce problème? Une seule. La fin de cette crise?
Une seule. Le remède à ce mal? Un seul : organiser le suft'rage
universel; substituer au suffrage universel inorganique le suf-
frage universel organisé. Non point supprimer le suffrage uni-
versel, n'y point toucher, n'enlever à qui que ce soit son vote, ne
conférer à qui que ce soit plus d'un vote ; n'ôter à personne sa
place, ne donner à personne plus de place', assurer à chacun et à
tout le monde une place. Non point détruire l'Etat moderne ni le
refaire sur d'autres bases, l'achever. Issu d'une convulsion,
dune Révolution, en un jour ou en une nuit, sans cesse secoué,
ébranlé depuis lors, il a gardé quelque chose d'improvisé, de
22 REVUE DES DEUX MONDES.
campé là, de pas fini; do toutes parts il est entouré d'échafau-
dages et de pierres d'attente; ne pas démolir ce qui est fait, con-
struire dessus. Ne rejeter comme de mauvaise qualité quoi que ce
soit des matériaux, tout utiliser, mais tout appareiller et tout
joindre.
Même dans le suffrage universel inorganique, n'a-t-on pas vu
naître, se développer et grandir, comme un organisme spontané
ou comme une organisation spontanée, le comité électoral? Ce
comité, ne l'a-t-on pas vu devenir et demeurer à peu près la
seule force au milieu du nombre? Ne l'a-t-on pas vu s'en empa-
rer, l'enrégimenter, le commander? ce qui est détestable, mais
seulement parce que le comité, dans le suffrage universel inor-
ganique, pousse sans règle, sans contrôle, n'est pas investi, s'in-
vestit et n'est pas accrédité, s'arroge; seulement parce qu'il n'est
qu'une organisation illégale ou extra-légale, contre la loi ou en
marge de la loi. Ce qui est détestable, c'est ce que le comité
introduit d'illégal dans le sufTrage universel ; ce n'est pas ce qu'il
y introduit d'organisé. Au contraire, l'exemple du comité, seule
force agissante dans le suffrage universel inorganique, démontre
à l'évidence la nécessité d'organiser le sufTrage en une organi-
sation légale, pour l'arracher à une organisation illégale.
Le pouvons-nous? Si nous le voulons. Ni le principe ni les élé-
mens n'en sont difficiles à trouver. Rien ne vivant vraiment que
d'organique, afin d'avoir le suffrage universel organisé, faisons de
par la loi une place et fixons sa place dans le suffrage à tout ce
qui est vivant dans le pays.
VI. — LA THÉORIE DE LA VIE NATIONALE ET LE SUFFRAGE
UNIVERSEL ORGANISÉ
Organiser le suffrage universel, fixer dans le suffrage uni-
versel sa place à tout ce qui vit dans la nation, c'est sans doute
abjurer la doctrine, renoncer à la théorie de la souveraineté
nationale. Car, on le répète, le suffrage universel inorganique lui
est lié indissolublement : l'un correspond à l'autre et l'un découle
de l'autre. Mais, en l'abandonnant, il n'y a pas à la regretter,
eHe, ni les notions qui lui font cortège : le droit naturel, le con-
trat social, la volonté générale. — De droits naturels, il n'y en
a point, mais seulement des faits naturels; ou, si l'on veut qu'il y
en ait, il n'y a de droits naturels que ceux qui procèdent de
faits naturels. Aller, venir, penser, parler sont des faits naturels,
par conséquent peuvent être à la rigueur regardés comme des
droits naturels. Mais voter n'est nullement un fait naturel, par
conséquent ne peut être un droit naturel. Du contrat social on serait
UE l'oHGAMSATION Dl SI FFl!A(.i: IMVERSKL. 23
embarrassé de citer plus d'un ou deux exemples, et ceux qu'on
cite ne prouventJipas ji^rand'chosc ; (juant à la volonté gtMiérale. —
s'il y a une volonté générale et si l'on peut dire ce que c'est, —
le sulïra^e universel inorganique est loin d'en être l'expression.
Eiitin. la souveraineté nationale elle-même: que vaut, à bien
l'examiner, dans l'Etat moderne, que vaut cette notion de ^^ souve-
raineté >'? D'où elle vient, on le sait : c'est une idée mystique et
théologique. A quoi elle sert, on ne le voit pas ; eu quoi elle nuit,
cela éclate aux yeux. Tant que la souveraineté nationale reste à
l'état de théorie et que la souveraineté comme la nation forme
un bloc, demeure une et indivisible, soit encore : elle n'est
(|u"inulile ; ce n'est qu'une doctrine de majesté, bonne pour la
pompe et l'ostentation : ce n'est qu'une phrase et qu'un mot ;
laissons dire, quoique les phrases et les mots ne soient pas tou-
jours innocens. Mais dès qu'elle passe à la pratique, elle se mor-
celle et morcelle la nation, où elle ne reconnaît et ne soulïre
que l'individu. Entre la nation, en sa masse, et l'individu, point
d intermédiaires : le tout est souverain, chacun est souverain : ce
qui n'est pas souverain n'est pas ; il n'est que le tout et que chacun.
Or l'individu n'est pas seul à vivre dans la nation, et même,
à de certiîins égards, dans la nation, c'est l'individu qui vit le
moins : il y vit moins d'une vie individuelle que d'une multi-
tude de petites vies collectives. Politiquement, le sulFrage uni-
versel inorganique la abstrait des réalités où il vit : il en a fait
comme un être de raison. Mais un être de raison n'est qu'un être
d'imagination : fait pour ce (|ui vit, l Etat qui veut vivre doit être
fait de tout ce qui vit dans la nation. L'individu vit dans la nation,
et il doit vivTe dans l'Etat. Mais pourquoi politiquement vivrait-
il en dehors des réalités où il vit socialement? pourquoi ne
vivrait-il pas politiquement de ces vies collectives auxquelles la
sienne est tous les jours mêlée et dont on ne peut l'isoler sans
violer les lois mêmes de sa vie ?
Ces réalités sociales, ces vies collectives de l'individu, ne
pourrait-on pas refaire et restaurer par elles les cadres impru-
demment brisés? Puisque, aussi bien, c'est tout le problème de
refaire des cadres à l'Etat, puisque c'est tout le problème d'orga-
ganiscr le suffrage universel, ne pourrait-on pas leur emprunter
les élémens d une organisation? L'individu n'y perdrait rien : il y
gagnerait de redevenir un être concret ; le citoyen y redeviendrait
une personne vivante. Il n'y aurait de changé qu'une chose, mais
tout l'Etat moderne en serait changé, pour son plus grand bien :
voter, au lieu d'être l'exercice de la souveraineté, serait une
fonction de la vie nationale; la théorie de la vie nationale rem-
placerait la théorie de la souveraineté nationale; et, de même
24 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'à colle-ci était lie le sull'ragc universel inorganique, de celle-là
découlerait, pour le plus grand bien de l'Etat et de l'individu
même, le suH'rage universel organisé.
vu. — LKOITIMITÉ THÉORIQUE ET NÉCESSITÉ PÛLITIiJL't:
d'une OHGANISATION DU SUl FHAGE UNIVERSEL
Cette substitution de la notion de vie à la notion de souverai-
neté ei du suffrage universel organisé au sulîrago universel inor-
ganique, qui est théoriquement légitime, est-il besoin d'ajouter
qu'elle est politiquement nécessaire? Nous n'avons que ce choix :
organiser le suffrage universel selon la vie et sur la vie, pour
vivre, ou mourir du suffrage universel inorganique ; — ce qui
revient à dire que nous n'avons pas le choix,
Il n'y a plus à se repaître ni à se bercer des songeries d'antan.
Juger le suffrage universel comme on le jugeait avant 1848, c'est
proprement une façon de penser préhistorique, dans notre monde,
à nous, dans le monde que le demi-siècle écoulé depuis lors nous
a fait et que le temps présent travaille à nous faire.
Depuis 1848, d'autres élémens sont entrés en ligne, et ont
même réussi à se faire leur place dans le Parlement, qui ne
visent plus à détruire l'Etat, mais à se faire de l'Etat un instru-
ment pour refondre la société. Ils marchent à l'assaut du pou-
voir; ils se vantent déjà d'avoir pour eux le nombre; et par eux,
à la faveur du suIVrage universel inorganique, ce senties luttes
de classes qui tendent à reparaître et à se renouveler. S'il ne
saurait rien y avoir de plus désastreux, il faut arrêter, modérer
ou contenir ces élémens : aux forces qui les portent et les pous-
sent, il faut opposer quelque force. Et puisque l'on se sert du
suffrage universel inorganique, en vue dune révolution sociale,
il faut, en vue de l'ordre et du progrès social, se réfugier dans
le suffrage universel organisé.
La force à opposer au nombre, elle n'est pas ailleurs : elle
est là. Il faut organiser le suffrage universel. Il faut, dans le suf-
frage universel, former comme une espèce de brise-lames et pré-
senter à la vague montante comme des conipartiinens, comme
des cloisons étanches.
Que seront-ils, ces brise-lames ?et ces cloisons, que seront-elles?
Toutes les vies vivant dans lEtat, qui vivent dans la nation. Au
même problème toujours plus pressant, toujours plus urgent,
quelle sera la solution? Toujours une seule; toujours la même:
organiser le suffrage universel. (Ju'opposerons-nous à cet excès
d'individualisme, qui, chez l'électeur, débride l'anarchie et, chez
l'élu, annule la personnalité, tout en n'obéissant qu'à deux forces :
1>E L OlU'.AM.s.VTlO.N DU SUFFRAGE UMVEHSEL. JO'
le comité usurpallur et rarg,ent démoral isateur, — pour passer sous
silence la troisième force à laquelle se plie le sullVage universel
inorganique : la candiilatiire ofliclelle, la pression administra-
tive? Puisque la « décentralisation » est, en ce moment, à la
mode, pourquoi ne pas commencer par « décentraliser » le suf-
frage que les comités accaparent. quand ce n'est pas l'argent qui
le frelate ou l'administration qui le manipule? Pourquoi ne pas
l'alVranchir de cette servitude? Pourquoi ne pas le faire, puis-
qu'on le peut, plus digne et plus libre? Et on le peut. En effet,
que faut-il? Encore et toujours une seule chose : l'organiser.
De cette manière, garantir au pays une représentation plus
exacte, cjui le ■ représentera >' réellement et le représentera tout
t'utier; une législation plus impartiale, qui ne sera pas faite à
l'avantage, même injuste, du nombre, exclusivement par les élus
du nombre, ses courtisans forcés; équilibrer les élémens, et
les pondérer les uns par les autres; pour la stabilité et le déve-
loppement, pour la fécondité de la démocratie elle-même, im-
poser des limites à la démocratie, faire couler ses eaux divisées
en un réseau de canaux et d'écluses.
Pourquoi donc remettre à demain? Pensons-y, bien plutôt,
tandis (|ue nous sommes relativement de loisir; pensons-y pour
agir plus que pour philosopher, dans un esprit pratique et poli-
tique. Ce n'est pas d'aujourd'hui que ces questions sont agitées ou
qu'est agitée cette question, grosse de tant de questions, de l'or-
ganisation du suffrage universel. Plusieurs systèmes ont éUî pro-
posés, qui valent la peine d'un examen. Ces dillérens systèmes,
nous les étudierons. Mais deux points sont à mettre tout de suite
hors de discussion. Le premier il importe déviterune équivoque
que trop d intéressés se feront un plaisir de soulever), c'est que le
suffrage organisé restera le suffrage universel, que personne n'y
aura de privilèges. (|ue [»ersonne n'y sera dépouillé de son droit,
qu'il restera égal — qu'il sera même plus universel, plus égal que
ne l'est le suffrage inorganique faussement dit universel. Le
second point, c'est que le système à préférer sera celui qui oî-
ganisera le suffrage universel lui-môme, le corps électoral lui-
même, et qui, en les organisant, nous donnera vraiment, dans ce
temps-là. un « corps » électoral et un suffrage « universel ».
Charles Benoist.
ESSAI SUR GŒTHE
LES MEMOIRES DE GŒTHE
L'idée que nous nous faisons des grands écrivains et de leurs
œuvres n'est point immuable: elle se modifie, au contraire, avec
les générations. Mais ce changement s'accomplit avec lenteur : il
arrive, en clfet, que lorsque l'admiration que les poètes préférés
ont inspirée commence à perdre sa spontanéité et sa sincérité
premières, on les lit moins ; en même temps, abandonnés par ceux
qui cherchent dans la lecture du plaisir ou de l'émotion, ils devien-
nent la proie des érudits, qui les commentent et les épluchent à
l'infini, sans pour cela les juger, ou même les comprendre; et
enfin, leurs ouvrages, en se vulgarisant, se déforment, car on les
met volontiers, s'ils y prêtent, en images ou en opéras, et c'est
sous ces formes simplifiées qu'ils se survivent. Cette espèce de
cristallisation, — tribut de reconnaissance payé par la postérité
à ceux (juont aimés les ancêtres, — produit ce singulier r(''sultat,
que tels poètes ou tels penseurs sont d'autant plus célèbres que leur
action réelle est plus réduite, sans parler de tant de préjugés, de
partis pris, de conventions, qui les défigurent eux-mêmes: on n'a
plus alors sur eux qu'une opinion faite d'avance, que personne ne
songe cà reviser ni même à justifier, qui se traduit par des for-
mules à la fois impr«''cises et fixes, lesquelles revêtent le caractère
sacré d'articles de foi. Tel est, dans certaines mesures, le cas de
Goethe. Si nous évoquons sa figure, elle nous apparaît comme en
une auréole de légende, dans deux ou trois momens caractéristiques
ESSAI SLU GŒTUE. 27
do sa vie : nous le voyons patinant à Francfort, ainsi que l'a
peint Kaulbach. ou rêvant son Fausl dans la cave d'Auerhach, ou
tenant tète à Napoléon; après quoi, nous nous répétons qu'il fut
un « intellectuel », qu'il eut un ^ crénie encyclopédique ». et cela
nous suftit. Nous n'avons garde d'approfondir. Si nous pensons
à ses œuvres, même à celles dont nous connaissons le mieux les
titres, nos jugeniens se brouillent davantage encore. Mille pein-
tures, reproduites par toutes sortes de procédés, dansent de-
vant nos yeux : nous voyons Charlotte coupant à sa nichée des
tranches de pain bis; Mignon regrettant sa patrie; Faust et Mé-
phistophélès emportés dans un tourbillon parmi les sorcières de
la nuit de Walpurgis, que sais-je encore? La nmsique ajoute à
cette confusion ;Scliumann, Berlioz. Gounod, M. Boilo, ont broché
sur son F(iu<t d'autres Fausts que nous connaissons mieux;
Wilhelm Meisternous chante les romances de M. Ambroise Tho-
mas; l'habit bleu barbeau de Werther se détache sur des accom-
pagnemens de M. Massenet. Quant aux œuvres qui n'ont point
eu la fortune d'être ainsi vulgarisées, Gœtz de lifrlichingeii, Eg-
jnonl, Tasso, les Affinités l'iettives, elles llottent dans des brumes
de plus en plus incertaines. Cependant, la critique allemande,
avec une infatigable ardeur, travaille sur l'œuvre énorme, sur la
longue existence si remplie et si riche. Chaque année voit s'aug-
menter une bibliothèque déjà colossale. Les papiers de Gœtlie
ayant été livrés à l'avidité des chercheurs, on a tout publié,
jusqu'à ses carnets de ménage. On ne s'est pas contenté de
dresser autour de ses moindres pièces un appareil redoutable
de commentaires, ni de discuter à coups de documens et d'hy-
pothèses les moindres détails de son histoire; on a écrit de longues
monographies sur les plus obscurs des personnages qui se trou-
vèrent en rapport avec lui; ses camarades d'études sont devenus
des célébrités , ses maîtresses des figures historiques. Lui-même
a pris des proportions surhumaines : dans plusieurs universi-
tés, des professeurs consacrent leur vie à le raconter et à rex|)li-
quer. W'eimar, où sont recueillis ses souvenirs, est devenu la
Mecque d'une religion dont il est le dieu : on y conserve sa
tabatière et ses collections, les cailloux qu'il ramassait dans ses
promenades, les objets d'art qu'il rapportait d'Italie, les présens
qu'il recevait de ses admirateurs. Il y a un Musée Gœthe pour
l'installation duquel le rigorisme allemand sest adouci, car on
y a pendu les portraits de toutes les femmes qu'il a aimées autour
de celui de sa femme légitime. Il y a une société, puissante et
riche, vouée exclusivement à son culte. Il y a des Gœthe-JaJir-
bûcher où l'on publie tout ce qu'on peut retrouver de lui, ou
28 REVUE DES DEUX MONDES.
sur lui, ou sur ceux qui l'ont approché. Il y a des volumes et des
volumes, des brochures et des brochures, qui paraissent chaque
jour, qui s'accumulent, qui rendent impossible, par leur nombre,
l'établissement d'une biographie complète et définitive.
On n'atlend pas, sans doute, que nous établissions point par
point le bilan de ces découvertes, ni que nous soulevions toute
cette littérature gœthéenne, dont nous comptons cependant quel-
quefois nous servir. Notre but est autre : il nous a semblé que
l€ moment était venu de relire les œuvres capitales de Gœthe; de
les relire en s'aidant des documens principaux qui les éclairent;
de les relire avec iin esprit de critique, c'est-à-dire en cherchant
à se dégager autant que possible des jugemens portés sur elles;
à comprendre leur signification par rapport à leur auteur et par
rapport à nous-mêmes; à mesurer leur importance dans le mouve-
ment littéraire qui les a suivies. Ces œuvres sont, pour ainsi dire,
restées au répertoire, en ce sens du moins que les lettrés Les lisent
quelquefois, que les demi-lettrés les invoquent souvent, que les
illettrés croient les connaître : nous voudrions les considérer à
peu près comme des œuvres contemporaines, parues, entrées
d'hier, dans notre vie intellectuelle; nous voudrions croire que
les jugemens sur elles ne sont point encore fixés, et fixer le nôtre,
et tâcher d'influencer celui de quelques-uns. Si l'expression n'était
pas outrecuidante, nous dirions que nous allons tenter de reviser
le procès du grand Gœthe, sans nous figurer, — est-il besoin de le
dire? — que notre jugement sera définitif, mais en cherchant sim-
plement à le mettre d'accord avec l'esprit actuel. Besogne beaucoup
plus modeste qu'elle ne le paraît d'abord, espèce de « rapport » où
nous ne serons (|ue greffier. Il est naturel que nous commencions
notre tâche par celui des livres de Gu'lhe où nous avons le plus
de chances de trouver son intelligence et son cœur, et où nous
trouverons, en tout cas, l'image qu'il désirait laisser de lui-môme,
par ses Mémoires.
I
C'est en 1808, au moment où parut la première édition, en douze
volumes, de ses Œuvres complètes, que Gœthe sentit la nécessité
d'écrire ses Mémoires pour éclairer ses ouvrages. Un petit nombre
d'entre eux, en effet, comme Iphigénie, avaient, si l'on peut dire, une
existence indépendante. La plupart, au contraire, restaient comme
attachés à leur auteur, en relations étroites avec les circonstances
personnelles qui les avaient produits. Werther, Weslingen dans
Gœtz, Tasso, Wilhelm Meister, Clavijo, Fernand dans Stella,
TIMOMIMIE DE LA MORT. 295
Une chateur lyrique dilatait sa pensée. La lin de Percy
Shelley, si souvent enviée et rêvée par lui sous l'ombre et sous
le claquement de la voile, lui réapparut dans un immense éclair
de poésie. Ce destin avait une iirandeur et une tristesse surhu-
maines. » Sa mort est mystérieuse et solennelle comme celle
des antiques héros de la Grèce, qu'une invisible puissance enle-
vait de terre à ^inlpro^iste et emportait transfigurés dans la
sphère joviale. Comme dans le chant d'Ariel, rien de lui n'est
anéanti; mais la mer l'a transfiguré en quelque chose de riche et
d'étrange. Son ottrps juvé-nilc brûle sur un bûcher, au pied de
l'Apennin, devant la solitude de la mer tyrrhénienne, sous l'arc
bleu du ciel. Il brûle avec les aromates, avec l'encens, avec
l'huile, avec le vin. avec le sel. Les llammes sonores nntntenl
dans l'air immobile, vibrent etcliantent vers le soleil (('inoin, qui
fait scintiller les marbres aux cimes des montagnes. Tant que le
corps n'est pas consumé, une hirondelle marine ceint le bûcher
de ses vols. Et puis, lnrs(jne le corps en cendres se dé'sagrège, le
cœur apparaît nu et in lad : — Cor Cordiuni. »
N'avait-il pas peut-être, lui aussi, comme le poète de VEpipsy-
chidion, ainn- Antigone dans une existence antérieure?
Sous lui, autour de lui, la symphonie de la mer grandissait,
grandissait dans l'ombre: et, sur lui, le silence du ciel étoile
devenait plus profond, Mais, du cùt('' du rivage, un grondement
s'approchait, sans ressemblance avec aucun autre bruit, très
reconnaissable. Et, lorsqu'il se ((tiirna de ce côté, il vit les deux
fanaux du train, pareils à la fulguration de deux yeux de llamine.
Assourdissant, rapide et sinistre, le train qui passait ébranla
le promontoire; en une seconde il parcourut la voie découverte;
puis, sil'ilanl et grondant, il disparut dans la bouche du tunnel
opposé.
George se dressa d'un bond. Il s'aperçut qu'il était resté
seul.
— George ! George ! Où es-tu ?
C'était l'appel inquiet d'Hippolyte qui venait le chercher;
c'était un cri d'angoisse et d'effroi.
— George ! Où es-tu ?
Gabriel d'Aîsnunzio
[La dernière partie an prochain numéro.')
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AUGUSTE COMTE
SES IDEES GENERALES ET SA METHODE
M. E. de Roberty :Augi/.sfe Comte et Herlyert Spencer (1894); Auguste CoiJite, sa. vie,
sa doctrine, par le R. P. Gruber S. J. Traduction française (1892).
C'est im livre un peu confus que celui de M, de Roberty sur
Comte et Spencer, et qui ne saurait dispenser de lire l'étude lumi-
neuse de Stuart Mill sur Auguste Comte, ni la magistrale exposi-
tion de la philosophie positive mise en tête du Cours d'Auguste
Comte par Littré, ni les beaux articles publiés ici même il y a
vingt ans, par M. Janet, ni Auguste Comte, sa vie et sa doctniie, le
compte rendu si scrupuleux et si consciencieux du R. P. Gruber,
ni tant d'articles ingénieux et savans semés par M. Pierre Laffitte
dans la Revue occidentale, ni la curieuse étude de M. Aulard sur
Comte juge de la Révolution française, ni la réponse qui a été
faite à M. Aulard sous ce titre : Comte et M. Aulard à propos de la
Révolution, ni surtout les œuvres d'Auguste Comte lui-même; —
mais encore, dans le livre de M. de Roberty, la passion d'Auguste
Comte pour V unité, et tout l'eUort qu'il a dépensé pour y ramener
l'esprit des hommes, ne laissent pas d'être bien saisis, et en tout
cas c'est une occasion de revenii- sur le grand penseur trop sou-
vent méconnu et pour essayer de s'en faire une idée nette.
ALT.rSTE COITE. 297
I
Auguste Comte, né en 1798, à Montpellier, dans une famille
« monarchique et catholique », ce qu il ne faudra pas oublier,
était un enfant nerveux, impatient, très intelligent, très avide
d'instruction, d'une précocité d'esprit extraordinaire, de ceux qui
ont des méningites tôt ou tard, comme disent les médecins. Il
était sensible, ardent et indiscipliné, très capable de s'éprendre
passionnément d'un maître favori, — et par deux fois, avec son pro-
fesseur Encontre à Montpellier, et avec Saint-Simon, cela lui est
arrivé, — plus capable encore de secouer le joug scolaire et la disci-
pline, et d'avoir, relativement à l'autorité, une sorte de défiance
ombrageuse ou de déli passionné. Il était à l'Ecole polytechnique
à seize ans, grand travailleur, grand dévoreur de livres, surtout
philosophiques, ayant lu. paraît-il, l'\»ntenelle, Mauperluis. Adam
Smith, Fréret, Duclos, Diderot, Hume, Condorcet, deMaistre. de
Bonald, Bichat, Gall, etc., et trouvait du temps pour diriger une
insurrection de famille dans l'école et pour la faire licencier. Un
instant secrétaire chez Casimir F'erier, mais peu fait pour ce rôle,
surtout auprès d un homme aussi volontaire qu il l'était lui-même,
il le quittait vite, et allait droit à Saint-Simon, dont tout, en
apparence, le rapprochait.
Saint-Simon, à cette épo((ue (1817), était le réformateur abon-
dant et tumultueux qui avait chaque matin un projet de recon-
stitution du monde entier sur de nouvelles bases. C'était un exci-
tateur merveilleux; mais, sans lectures approfondies, continuel
improvisateur, il devait trouver en Auguste Comte, déjà si pourvu,
comme un dictionnaire intelligent, toujours ouvert aux recherches
et sachant les éclairer. D'autre part, Comte avait besoin d'un
esprit original, prompt, impétueux, le sien étant à la fois rapide
pour concevoir et très empêché et embarrassé pour exposer,
comme il arrive à tous ceux qui ont une foule d'idées à la fois et
même toutes leurs idées à la fois. Ils travaillèrent ensemble assez
longtemps, cinq ou six ans, et l'empreinte de Saint-Sijnon sur
Comte fut, comme nous le verrons, ineffaçable. lisse brouillèrent,
l'un et l'autre étant extrêmement orgueilleux et personnels, ce
qui rend difficile toute collaboration, étant du reste l'un au terme
extrême et l'autre au point de départ de son évolution, ce qui fit
que Comte fut choqué chez Saint-Simon de certain esprit religieux
et « couleur théologique » où il devait arriver plus tard et s'en-
foncer beaucoup plus que Saint-Simon lui-même.
A partir de ce moment Comte marcha tout seul, parfaitement
298 REVUE DES DEUX MONDES.
séparé des suint-simoniens, des socialistes, des libéraux, et en
Tin mot de tous les partis et do tout le monde, vivant péniblement
Je leçons do malliématiques, dos fonctions de répétiteur à l'Ecole
polytechnique pendant quelques années, plus tard des subsides
do SOS disciples, ou plutôt de ses fidèles, souffrant d'un mariage
peu heureux, puis d'un divorce pénible, trouvant dans un grand
amour ou plutôt dans une de ces adorations mystiques dont il
arrive assez souvent aux quinquagénaires d'être comme enivrés,
un ravissement d'ime année, puis, après la mort de l'idole, une
occupation exquise du cœur, un « entretien » doux et cher qui a
consolé et illuminé ses derniers ans; triste du reste, aigri, très
irrité et assez raisonnablement, s'il était jamais raisonnable d'être
irrité, contre ceux qui ne l'avaient nommé ni professeur de mathé-
matiques à l'Ecole polytechnique, ni professeur de philosophie
scientifique au Collège de France; extrêmement orgueilleux. Dieu
merci, et trouvant dans cet orgueil le réconfort de tous ses
déboires ; laborieux jusqu'à la fin, ce qui est encore meilleur
comme consolation et comme soutien; mourant enfin, trop tard,
disent quelques-uns, ce qui n'est pas notre avis, assez jeune
encore, ayant à peine touché au seuil de la soixantaine, l'esprit
plein de la grande œuvre qu'il avait faite, et le cœur tout ravi
encore du souvenir de celle qu'il avait aimée.
C'était, ce me semble, un homme extrêmement naïf et prodi-
gieusement orgueilleux. Il y avait en lui de l'enfant précoce, du
polytechnicien et du professeur, c'est-à-dire un esprit très nourri,
absolu dans ses idées, et très séparé du reste du monde. Il con-
naissait peu les hommes, comme tous ceux chez qui l'éveil des
idées a été si hàtif et si enivrant qu'ils n'ont vécu qu'avec elles
dans leur enfance et dans leur jeunesse. Il est très rare que le sens
psychologique naisse dans l'âge mûr. Comte ne l'eut jamais.
Il est comme effrayé de l'injustice des hommes à son endroit,
comme s'il était possible aux hommes de démêler en quelques
années le mérite d'un homme supérieur à eux. Il s'étonne de l'in-
constance, de l'ingratitude, de rétourderie,dupeu de perspicacité,
de l'absence de dévouement, comme si ce n'était pas là le fond
commun, naturel et éternel de l'humanité, et comme si l'on ne
devait pas, dès qu'elle n'est pas persécutrice, être très content
d'elle. Une lettre de lui à Littré est un monument d'ingénuité. Il
s'y plaint de sa femme « presque dépourvue de cette tendresse qui
constitup le principal attribut de son sexe » , dénuée de « l'instinct
de bonté » et de « l'instinct de vénération », en un mot, — ce qui
pour Comte est un arrêt des plus durs, — « nature purement révo-
lutionnaire. » Il s'y étonne et s'irrite de ce que « M""" Comte espéra
AUGUSTE COMTE. 299
toujours le t^nsfoniu'v en machine académique lui gagnant de
l'argent, des titres et des})laces. <> Voilà les choses qui surprennent
Comte comme des anomalies extraordinaires, l'ividemnient il a
passé par ce monde sans y comprendre un mot, sans avoir un
errain non seulement des facultés d'observation morale, mais
même de cette clairvoyance élémentaire que l'on a à vingt-cinq
ans, et qui sert, selon les natures, ou à se faire une place dans la
société telle qu'elle est faite ou à la subir sans irritation.
Son orgueil, que j'ai qualilié de prodigieux, et qui n'était peut-
être pas plus grand que celui d'un autre, mais qui paraît immense
parce qu'il n'a pas pour contrepoids le sens du réel et qu'il est
comme mis en liberté par sa naïveté même, ne connaissait pas de
bornes. Cet homme, tranquille et simple, dans sa petite chambre
d'étudiant, sans faste dans ses manières froides et polies, sans
aucune yani'té, ne voyait pas de rang dans le monde, et non pas
même le plus élevé de lahiérarcbie spirituelle, qui ne lui fCitdû,
et du reste réservé, assuré dans l'avenir, comme au seul être qui
peut-être l'eût jamais mérité. Les orgueils mêmes des poètes
lyriques les plus adulés par les autres et par eux-mêmes n'appro-
chent pas de celui-là, encore qu'en pareille aiTairc il soitdiflicile
de mesurer.
Absolu, intransigeant, indiscipliné, orgueilleux et naïf, c'est
de ces défauts ou de ces qualités, car qui sait? que se font d'ordi-
naire les individualistes ombrageux et les libéraux jaloux. Benja-
min Constant en est le type le plus net et le plus frappant. « Ce
que je veux, disent ceux-là, c'est penser à ma guise, vivre à mon
gré, croire à ma façon, et ce que je demande à la société assez
impertinente où la naissance m'a placé, c'est qu'elle ne me gène
point dans ces manières de vivre, de penser et de croire. En retour
je ne la gênerai point non plus, et je ne prétends lui imposer aucune
manière d'être et d'agir ; et laissons-nous tranquilles mutuelle-
ment : c'est la meilleure façon de nous aimer les uns les autres. »
Mais il peut arriver un résultat tout contraire des mêmes tendances
d'esprit. Un homme constitué de la même manière que celui que
nous venons d'entendre peut être frappé de l'état d'anarchie géné-
rale où de pareils penchans risquent de mener tout droit l'huma-
nité. Il jK'ut se dire que si l'homme est sociable, c'est sans doute
pour vivre en commun, ce qui n'est pas possible s'il ne vit pas dans
une pensée commune, une croyance commune, un dessein com-
mun; que le pire mal n'est peut-être pas de se tromper, dépar-
tager une erreur collective, mais peut-être « que chacun dans sa
loi cherche en paix la lumière » ; parce que de ces efforts dispersés
il ne résulte rien que le plaisir pour chacun de la recherche, et
300 REVUE DES DEUX MONDES.
parce que ce n'est là qu'une promenade dans une foret d'une foule
d'iiommes qui ne se voient ni ne s'entendent, exercice peut-être
agréable et certainement stérile. Ce qu'il faut c'est donc, au lieu
de tendre à l'anarchie, la combattre au contraire ou la prévenir.
Ce qu'il faut c'est donner aux hommes la mémo méthode de pen-
ser, et par suite la même pensée, et par suite la même façon de
vivre. 11 faut tendre à l'unité, comme de Maistre le disait hier.
Unité de pensée, unité de morale, unité d'efforts, c'est à la fois
le but de l'humanité et à cette condition qu'elle peut marcher. Au
fond le libéral est un sceptique. S'il ne tient pas à l'entente et à
la discipline, c'est qu'il ne croit pas que l'humanité puisse gagner
quelque chose à faire quelque chose ; car il doit bien se douter
qu'en ordre dispersé elle ne fera rien. Quiconque croit à l'œuvre
de l'humanité, quiconque croit un progrès possible, doit vouloir
l'unité de plan, par conséquent l'unité de pensée et l'unité de foi.
C'est là le fond même de la pensée d'Auguste Comte, comme c'est
le contraire de la pensée de Constant, parce que Constant est un
individualiste toujours sur la défensive, et Comte un concentvci-
tionniste décidé; Constant un sceptique découragé, et Comte un
optimiste et un progressiste résolu ; si l'on veut encore, Constant
un homme né protestant, et Comte un homme né catholique et
qui au fond l'est toujours resté.
Mais entre unitaires il y a un désaccord possible. Les uns
disent : « 11 faut l'unité. Il la faut absolument, sous peine de mort,
ou de régression indéfinie vers un état primitif inconnu, mais
peu engageant. Mais cette unité, elle existe; elle est forte. C'est
le catholicisme. Il n'y a rien de plus unitaire au monde que la
pensée catholique. Unité, continuité, c'est l'esprit même du
catholicisme. Gardons le catholicisme, restaurons-le, restituons-
le dans son intégrité. » D'autres disent : « Il ne faut pas attacher
la cause de l'unité à celle d'un système qui est ruiné. 11 ne faut
pas la compromettre et la perdre en cette compagnie. Le catho-
licisme est condamné ; il l'est comme une conception du monde
qui a reçu tant de démentis de l'expérience, qu'en écartant cette
conception l'humanité a li ii i par réprouver l'esprit même du catho-
licisme, lequel était bon. Garder cet esprit, cela est possible, et
même c'est ce que l'on peut faire de mieux, et même il n'y a pas
autre chose à faire ; mais le garder pour coordonner et organiser
une nouvelle conception générale des choses, laquelle aura pour
elle l'autorité de l'expérience acquise, des lumières nouvelles que
l'humanité s'est faite, voilà le but. » C'est une religion nouvelle à
fonder, et c'est, dès le principe, dès ses commencemens , quoiqu'il ne
prononçât pas encore le mot, ce qu'Auguste Comte a voulu faire.
AUGISTE l.OMTE. 301
Et ici reptÉ*aissent. pour trouver leur euiploi, tous ces pen-
chans qui auraient pu, n'fùl été l'eiïroi ot l'horreur do l'anarcliio,
faire de ilonite un imlividualisle et un libéral radical. L'indépen-
dance farouche de l'esprit fait des individualistes de ceux qui ne
tiennent pas à imposer leurs idées aux autres, et des autoritaires
de ceux qui caressent cette espérance ; et ceux-ci seront les auto-
ritaires de leur autorité et non pas d'une autre, mais ils n'en
seront qu'autoritaires plus olotinés. Indiscipliné, Comte conti-
nuera à l'être, mais eu prétendant imposer aux autres une disci-
pline très rip3ureuse ; absolu dans ses idées, il le sera toujours, en
n'autorisant que lui à l'être, et en exigeant des autres la foi eu
lui ; et son orirueil trouvera son compte à cette œuvre de création
intellectuelle et morale, et sa na'iveté l'aidera à croire qu'elle est
relativement facile et de prompte réalisation. Avec ses instincts
Comte ne pouvait être qu'individualiste solitaire et retranché, ou
chef très dominateur et haut placé de quelque cbose. Dans les
deux cas. c'est être isolé. Et avec sa croyance au progrès et sa
passion de l'unité, il ne pouvait pas être individualiste. Restait
qu'il voulût èlre pontife suprême d'une religion nouvelle, et c'est
ce qu il a voulu être et ce qu'il a été.
II
Ne voir de salut que dans l'unité de pensée, combattre l'anar-
chie sous toutes ses formes, c'a donc été l'œuvre continue d'Au-
guste Comte. L'anarchie, il la aperçue tout de suite, dès 1820,
tout autour de lui. Qu'y voyait-il? Dessavans, des hommes poli-
tiques, des moralistes, des philosophes, tous inspirés par les
principes et guidés par les méthodes les plus dilTérentes, travail-
lant chacun sur un plan qui est à lui, nullement tous ensemble
sur un plan commun. Voilà un chantier bien mal tenu et sur
lequel on ne bâtira rien de solide.
Ce qui frappe d'abord c'est la division du travail, non soumise
à un dessein général. La division du travail est chose excellente à
la condition qu'elle soit établie par quelqu'un qui sache vers quoi
convergent les efîorls ainsi divisés. S ils ne convergent nulle part,
elle ne produira absolument rien. Ou plutôt elle aura un résultat
déplorable : la séparation et l'éloignement de plus en plus grand
des hommes les uns relativement aux autres. En industrie la divi-
sion du travail abêtit les ouvriers, en science elle sépare et éloigne
les uns des autres les hommes instruits. Nous travaillons depuis
quelques siècles à nous désunir. L'état d'esprit d'un littérateur ou
d'un moraliste est tellement différent de celui d'un ingénieur ou
302 lŒVUE DES DEUX MONDES.
d'un industriel qu'ils ne se comprennent les uns les autres qu'à
condition de parler de futilités.
Cet (?tat est déplorable, prohibitif de tout progrès. Dès 1825,
dans un article du Producteur [Considérations philosophiques sur
les sciences et les savans), Comte le signale avec effroi : <( Le
perfectionnement de nos connaissances exige indispensablement
sans doute qu'il s'établisse dans le sein de la science une division
du travail permanente; mais il est tout aussi indispensable que la
masse de la société, qui a continuellement besoin de tous ces
divers résultats à la fois pour adopter les doctrines scientifiques
comme ses guides habituels, les tienne pour branches diverses
d'un seul et même tronc. » C'est ce qui est très loin d'être la
vérité. Comte dira plus tard : « Tout en reconnaissant les prodi-
gieux résultats de cette division, il est indispensable de ne pas
être frappé des inconvéniens capitaux qu'elle engendre par
l'excessive particularité des idées qui occupent exclusivement
chaque intelligence individuelle. Craignons que l'esprit humain
ne finisse par se perdre dans les travaux de détail. » Et encore :
« La spécialité croissante des idées habituelles doit inévitablement
tendre en un genre quelconque à rétrécir de plus en plus l'intel-
ligence. C'est ainsi que la première cause élémentaire de l'essor
graduel de l'habileté humaine paraît destinée à produire ces
esprits très capables sous un rapport unique et monstrueusement
ineptes sous tous les autres aspects. »
Voilà une première cause d'extrême division et dispersion qui
aura les conséquences les plus graves parce qu'elle ne peut que
s'accroître de tous les progrès mêmes auxquels elle contribuera.
Il y en a bien d'autres : tous les penseurs, et même ceux qui
se croient les plus énergiques adversaires de cette idée nouvelle,
sont dominés par le dogme très antidogmatique et très « antiso-
cial » de la « liberté de conscience ». La liberté de conscience
est excellente comme arme de combat pour détruire le pouvoir
théologique, comme le dogme de la souveraineté nationale pour
renverser la souveraineté royale; mais ce ne doit être qu'une
opinion transitoire, car elle est toute négative, nullement féconde,
nullement directrice, et tout le contraire de directrice. C'est ce
que Comte s'efforçait de faire entendre dans ce même Producteur
[Considérations sur le pouvoir spirituel), et c'est ici que l'on vit
bien éclater le contraste et le conflit entre l'esprit du xvni*' siècle
et l'esprit de la petite école nouvelle. Benjamin Constant protesta
très vivement : « ... Et enfin, s'écria-t-il ironiquement (dans une
lettre au journal l'Opinion) la liberté de conscience elle-même,
ce qui est bien plus grave, la liberté de conscience elle-même,
AUGUSTE COMTE. 303
n'étant qu'un »ioyen de destruction, bon aussi longtemps que
l'erreur subsiste, ne doit plus exister quand on a découvert la
vérité! » — A quoi Bazard répondait : Mais, après avoir été une
œuvre dr combat, la liberté de conscience à l'état de règle, de loi
générale, n'est qu'un état d'esprit stérile et comme puéril, par-
faitement impuissant. Elle est « l'elïet d'une désorganisation.
d'une destruction ». et. « prise comme doixmo , el/f suppose que la
société n'a pas de but » : elle suppose u guii ny a pas de liberté
sociale; car entîn on ne songe pas à l'invoquer contre la physi-
sique ». et si elle a un office, « sa tâche, ayant été jusqu'à présent
de détruire, est désormais d'empêcher que rien ne s établisse. »
Débat intîniment intéressant qui montre assez que dans ce petit
cénacle du Produrteur, sous l'inspiration de Saint-Simon, c'était
bien une école autoritaire toute nouvelle qui essayait de se fonder
et qui avait déjà tout son esprit.
Il n'y a pas juscju'au mot de Bazard : « On ne l'invoque pas
contre la physique ». qui ne soit bien significatif. Ce que (lomte
voudra fonder, c'est une « physique sociale » contre laquelle on
ne puisse pas plus invoquer la liberté de conscience que contre
la physique, et déjà dans le Producteur il dit le mot : « Nous
avons une pbysique céleste, une pbysique terrestre, une physique
végétale et une physique animale. // nous faut encore une phy-
sique soci(de. » Dès le premier jour. Auguste Comte veut qu'on
arrive à constituer une autorite intellectuelle qui soit invincible
à toute anarchie et répressive de toute anarchie.
Mais une cause d'anarchie intellectuelle bien plus profonde
et d'efTets bien plus grands que les précédentes, c'est le mouve-
ment de la civilisation elle-même. Nous en avons déjà vu un efiet
dans la division et subdivision des sciences qui va précisément
contre la constitution de la science à mesure même qu'elle crée
la science; un autre ell'et de cette marche de la civilisation, c'est
ce qu'elle laisse derrière elle de principes caducs, utiles à un
certain moment, inutiles un peu plus tard, nuisibles enfin, et qui
à l'heure où nous sommes, par exemple, luttant entre eux, lut-
tant aussi avec les principes nouveaux qui devraient les avoir
remplacés tous. font, dans un même cerveau humain, un conllit
d'idées maîtresses inconciliables, un conflit de siècles dilîérens
dans une même minute, un conflit de plusieurs anachronismes
se heurtant les uns contre les autres, et d'autre part se heurtant
contre des actualités; bref, la plus terrible et dévastatrice psy-
chomachie qui se soit vue, mais non pas qui doive se voir, car
elle puisera dans les temps qui viendront de nouveaux élémens
et de nouvelles ressources de combat.
•304 REVUE DES DEUX MONDES.
Pour bien comprendre cela, c'est rhistoire de rhumanité in-
tellectuelle qu'il faut faire. Ou peut, pour abréger, la diviser en
trois grandes périodes : il y a eu un âge tliéologique, un âge mé-
tapliysique, et il y a un âge scientifique.
L'âge tliéologique, qu'on peut subdiviser lui-même en pé-
riode l'étichique, période polylhéique et période monotliéique,
est un âge de l'humanité où l'on attribuait tout phénomène à un
-agent, à un être semblable à l'homme.
Autant de phénomènes, autant de dieux particuliers qui les
créent, comme nous soulevons une pierre ou brandissons une
massue: voilà le fétichisme.
Autant de groupes de phénomènes, autant de dieux qui y
président, qui les veulent, phénomènes maritimes relevant de
Poséidon, phénomènes célestes relevant de Zens; voilà le poly-
théisme; c'est une concentration du fétichisme.
Tous les phénomènes possibles ayant pour cause continue un
seul être, une seule volonté, relevant de lui, dépendant d'elle,
voilà le monothéisme; c'est une concentration du polythéisme.
Dans ces trois périodes, cent mille, cent ou un être, semblables
il l'homme, qui meuvent ou qui meut, qui régissent ou qui régit
les phénomènes naturels; de l'une à l'autre période une centra-
lisation successive de ce pouvoir jusqu'à ce qu'il soit ramassé
en un seul être tout-puissant : voilà l'âge théologique de l'huma-
nité.
•L'âge métaphysique, beaucoup plus court du reste, est beau-
coup moins net, et n'est qu'une transition. En cet âge l'humanité
attribue la création des phénomènes non plus à des êtres, non
plus à un être, mais à des abstractions. On ne dira plus Cérès, on
dira la Nature; on ne dira plus Zeus, on dira lAttraction, et Ion
sera porté à croire que la Nature est un être et que l'Attraction en
est un autre. C'est l'état naturel d'un esprit qui est habitué à voir
•dans le monde des causes qui sont des êtres, et qui, déjà iiy sai-
sissant plus que des lois, prend ces lois pour des causes et ces
«auses pour des êtres, et leur donne, par habitude, des noms
propres. Si cette opération de l'esprit était très précise et si cette
tendance de l'espi-it était très forte, elle ramènerait au poly-
théisme ; elle peuplerait l'univers de lois prises pour des causes
habillées en êtres, quon adorerait. Mais ce penchant est faible;
il n'est qu'un reste de théologie exténuée et effacée, et il ne va
pas plus loin qu'à créer un système d allégories; mais encore il
habitue trop l'esprit à se payer de mots, ou il le maintient dans
l'habitude de s'en jiayer.
Le troisième âge est iâge scientifique. Dans celui-là l'homme
AIGUSTE COMTE. H05
renonce à connaître les causes des phôiiomènes. Qu'elles soient
(les êtres multiples, un être unique, des entités nictapliysiques, il
n'eu sait rien, et nr sait quuue chose, c'est qu il ne le saura
jamais. Il se borne à ilrcouvrir les lois des phénomènes ; cesl-à-
dire à savoir, autant (juil peut, comment les phénomènes ont
l'habitude de se passer. C'est tout ce qu'il s'accorde, et, tout le
reste, il se l'interdit. Il n'est ni déiste ni athée: il est ignorant;
il n'est ni métaphysicien ni antinu'taphysicien : il est cUraniéta-
phtjsicien: c'est à la métaphysique, exclusivement, qu'il s'arrête,
sans savoir s'il y en a une ou s'il n'y en a pas, et ne sachant
rien sur ce point si ce n'est qu'il ne peut rien en savoir. 11 ne
connaît que des faits et certaines répétitions constantes des faits,
qu'il appelle les lois de ces faits, et son savoir n'ira jamais au
delà, et jamais au delà n'ira sa recherche, (|ui du reste est indé-
linie.
Or de chacun de ces états successifs reste dans le suivant et
dans tous les suivans un résidu qui s amincit toujours, jamais ne
disparaît, et qui l'encombre et qui les encombre. Il reste du féti-
chisme dans le polythéisme : par exemple Poséidon est bien le
dieu de la mer. mais chaque Ilot est un triton (jui obéit à peu
près à Poséidon, mais qui a encore sa petite personnalité. 11
reste du polythéisme et du fétichisme dans le monothéisme : par
exemple Dieu est Dieu; mais il y a des saints qui ont leur auto-
rité et des vierges locales qui font des miracles. Il reste dans
l'âge métaphysique du monothé'isme avec du polythéisme et du
fétichisme, et. derrière les entités métaphysiques, le métaphysi-
cien adore un Dieu, et ce Dieu a son cortège mentionné tout à
l'heure. Et dans làge scientifique il reste des préjugés métaphy-
siques et des conceptions monothéiques, polythéiques et féti-
chiques.
De telle sorte que riiumanité croit s'affranchir et se surcharge,
croit marcher à la simplification et se complique. Chaque homme
moderne, selon son tour d'imagination, est plutôt monothéiste
qu'autre chose, ou plutôt fétichiste qu'autre chose, ou plutôt
scientifique qu'autre chose, et voilà une cause d'anarchie, de con-
flit habituel entre lui et les autres hommes ; mais de plus celui-là
qui est surtout monothéiste est en même temps un peu poly-
théiste, un peu fétichiste et un peu métaphysicien; celui-là qui
est surtout métaphysicien est en même temps un peu polythéiste,
un peu monothéiste, un peu scientifique, et ainsi de suite, et
cela fait une anarchie dans chaque cerveau. Chaque esprit humain
est un raccourci de l'humanité et présente le même spectacle
d incohérence intellectuelle que l'humanité tout entière. Le
TOME cxxx. — 1895. 20
306 REVUE DES DEUX MONDES.
monde surabonde d'idées maîtresses inconciliables qui s'entre-
lacent et de croyances contradictoires qui s'enchevêtrent. La civi-
lisation, en accumulant idées générales sur idées générales,
entasse l'une sur l'autre des lumières qui deviennent des ombres.
Le cerveau humain est une nuit profonde où circulent et luttent
des feux follets de diverses couleurs qui, éblouissant l'esprit sans
l'éclairer, ne font que l'obscurcir davantage.
Tels sont les principaux élémens de l'anarchie intellectuelle
du monde moderne.
Les derniers siècles l'ont-ils diminuée? Ils l'ont augmentée.
Ils ont été un effort pour affranchir l'humanité des derniers restes
de l'esprit théologique et de l'esprit métaphysicien, et, à cet
égard, ils ont en apparence diminué l'anarchie intellectuelle. Mais
ils n'ont en ceci que donné un des moyens de la diminuer plus
tard, et en attendant ils l'ont aggravée. Car par quoi ont-ils rem-
placé ou prétendu remplacer et théologie et métaphysique? Par
la liberté de penser, la liberté de croire et la liberté de parler.
Rien de meilleur pour détruire ; rien de plus vain pour fonder.
On s'est habitué à croire que la liberté était quelque chose en soi,
était une doctrine, une doctrine capable de se transformer en
réalité, de produire des faits, de créer un état moral et un état
social. C'est faux. La liberté est quelque chose de négatif, ce qui
veut dire en français qu'elle est un rien. La liberté est le droit
de ne pas accepter l'état moral et l'état social que l'on ren-
contre, elle n'est pas une force capable de créer un état moral ou
un état social quelconque. Elle est désorganisatrice par avance
et inorganisatrice par définition. Elle consiste à dire : « Vous
croirez ce que vous voudrez. » D'accord, et, s'il s'agit de briser un
joug, excellent I S'il s'agit de fonder une communauté par l'em-
brasscment d'une idée commune, néant. De l'état de liberté ne
peut sortir aucune idée créatrice de quelque chose, sinon à con-
dition qu'on sorte de cet état. C'est une idée uniquement néga-
trice et un état uniquement négatif. Les libéraux sont gens qui
ne savent que dire : non. La liberté est un nolo et un veto indivi-
duel. De « je lie veux pas « et « je vous arrête » prononcé et posé
avec énergie par trente millions d'hommes rien ne saurait résulter
qu'une sorte d'immobilité farouche. Il s'agit pourtant de mar-
cher, d'agir, et de faire quelque chose.
Il y a plus : l'état de liberté est non seulement état d'im-
puissance; il est état de conflit et de discorde. Il est la discorde
considérée comme un dogme et tenue pour une institution. Ces
trente millions d'hommes ne disent point « Je ne veux pas » seu-
lement à leurs chefs, aux maîtres que la suite des temps a pu
AUr.lSTE COMTE. 307
leur laisser; ils so le disent les uns aux autres. L'esprit de liberté
devient une habnude sociale. On ne s'attache pas à la liberté seu-
lement conune à un droit, on y prend plaisir comme à l'exercice
d'une passion. Il y a une passion libérale, et un libéralisme pas-
sionné. L'homme est très fier de <■<■ penser par lui-même », et
comme, à l'ordinaire, il ne pense pas, c'est la liberté en soi, le
plaisir de nier ceux qui pensent, sans penser lui-même, qu'il
chérit. Trente millions d'orgueils solitaires, sans raison d'ôtre et
sans prétexte, exaltés par la conscience d'exercer un droit sacré,
inquiets dès que, par un acquiescement momentané à la pensée
d'autrui, ils s'avisent qu'ils cessent ou vont cesser de l'exercer:
donc conflit voulu, crt'é de rien ([uand il n'a pas de matière,
inventé pour le plaisir quand il n'a pas d'occasion, discorde cul-
tivée avec amour, honorée et consacrée de noms honorables,
voilà en son fond l'état de liberté". C'est l'anarchie sacrée reine
du monde.
Les philosophes du xviii*' siècle, à la suite du protestantisme,
ont créé cet individualisme affolé. Ont-ils eu tort? Pas le moins
du monde : à chaque siècle suflit sa peine. L'urgent c'était de
briser les anciennes idoles. Le plus important pour le penseur,
qui ne fait jamais qu'aider un peu la marche naturelle dos choses,
c'est de voir ce qu'il a à faire au siècle où il est. Au xviii' siècle
ce qu'il y avait à faire c'était une table rase. On l'a faite, soit;
mais nous n'avons plus rien à raser. La période de transition est
passée. Continuer à crier liberté, c'est vouloir que la société,
parce qu'on l'a désorganisée comme étant mal organisée, ne s'or-
ganise plus. C'est faire d'un ^ri de guerre une constitution; c'est
faire dune négation un principe de vie nouvelle. Assez de
négatif: c'est un principe positif que maintenant il faut trouver.
Qu'on fasse bien attention à ce sens du mot positif. C'est le pre-
mier sens du mot, et c'est le vrai dans la pensée des premiers
positivistes. Positivisme, dans l'acception courante du mot, est
devenu l'opposé d'hypothétique et de conjectural. Il signifie ne
croire qu'aux faits et à certains rapports reconnus constans entre
les faits. Dans les commencemens son vrai sens était autre. Il
signifiait le contraire de négatif, comme le veut la bonne langue
traditionnelle; il était opposé à ce qu'il y avait de purement
négatif, prohibitif et destructeur dans la philosophie du
xviii^ siècle. Il signifiait mettre quelque chose à la place de rien.
C'est dans ce sens que Comte emploie sans cesse l'expression de
politique positive dans le Producteur de 1825.
Voilà donc l'état anarchique de l'humanité et plus particuliè-
rement de la France au lendemain de la Révolution française. Par
308 REVUE DES DEUX MONDES.
la division du travail dans le domaine scientifique, par le conflit
des ditïérentes et contraires idées maîtresses que les phases succes-
sives de la civilisation ont laissées dans les cerveaux humains,
par les idées de liberté et le tort qu'on a de croire qu'elles sont la
solution définitive, par l'individualisme et le tort qu'on a de s'y
attarder Comme à un état définitif, l'anarchie intellectuelle et par
suite morale la plus complète règne partout. Le xix*= siècle pié-
tine sur place avec impatience, avec colère, avec inquiétude, et,
qui bien pis est, avec complaisance. Il est une halte dans l'incerti-
tude. Il faut probablement sortir de là.
111
Pourquoi? dites-vous. Parce que « l'esprit humain tend con-
stamment à l'unité de méthode et de doctrine ; c'est pour lui l'état
régulier et permanent: tout autre ne peut être que transitoire » ;
parce que jamais le monde n'a vécu que rassemblé autour d'une
idée générale qui lui donnait sa méthode de recherches, d'études,
d'explications pour toutes choses ; parce qu'il change de principe
directeur, mais non pas de nature, et que sa nature est d'avoir un
principe directeur; parce que, donc, il en faut un nouveau, les
anciens ayant l'un après l'autre disparu, en laissant derrière eux
des ombres gênantes d'eux-mêmes, mais en perdant leur vertu
directrice, leur force d'idées vivantes. Il faut un nouveau prin-
cipe directeur pour sortir de l'anarchie, ou l'on en sortira tout
de même, mais en retournant aux principes directeurs an-
ciens et en leur donnant la vie factice qu'ils peuvent toujours
recouvrer, parce que toujours ils laissent d'eux-mêmes quelque
chose dans l'esprit des hommes. Sortons donc de l'anarchie par
la découverte d'un nouveau principe.
Mais comment? — Réfléchissons un peu. Nous disions peut-
être un peu trop tout à l'heure que liberté de penser n'importe quoi
était tout ce que les deux ou trois derniers siècles avaient laissé
derrière eux. Ils ont laissé cela surtout, et ce que l'homme mo-
derne aime en apparence le plus c'est n'accepter aucune doctrine
et croire qu'il en a une à lui ; cependant il semble qu'une nouvelle
puissance intellectuelle s'est levée depuis trois siècles qui a quel-
ques-uns au moins des caractères qu'avaient les anciennes. Les
hommes croient à la science un peu comme ils croyaient autrefois
aux choses de foi. Sceptiques, oui, en religion, en philosophie,
en politique quelquefois, en morale souvent; penseurs libres ou
libres penseurs, oui, en théologie, en métaphysique, en socio-
logie et eci éthique; en physique, non, en astronomie, non. Voilà
AUGUSTE COMTE. 309
des millions tdhommos qui croient que la terre est tournante et
le soleil lixe, qui le croient absoluniont, sans être aucunement
capables de se le démontrer. Ceci est une foi, une foi d'un nou-
veau genre, qui n'est pas accompagnée de sentiment ni de pas-
sion, mais c'est une foi. La foi consiste à croire sur parole
quelque chose ({uon n a pas découvert soi-même, qu'on ne peut
pas se prouver, et »|u'on n'a la prétention ni d'avoir découvert
ni de pouvoir prouver. Voilà une f(»i nouvelle.
Elle n'est même pas si dépourvue de sentiment et de passion
que nous le disions tout à l'heure; car elle sait, ou sent, qu'elle
est en opposition avec les anciennes, et cela lui donne une cer-
taine ardeur et zèle d'apostolat, du moins pour quelque temps.
Entîn voilà une foi. Si le mot paraît bien ambitieux, disons
qu'une nouvelle autorité intellectuelle s'est élevée entre les
hommes qui a quelque chose du prestige qu'avaient en elles les
religions anciennes, ilr leur majesté, de leur puissance, de leur
décision. Elle est quelque chose que l'on croit et (ju'on ne discute
pas.
Notez de plus que la science semble bien gagner progressive-
ment, continûment, tout le terrain que les religions et les méta-
physiques paraissent perdre. Non seulement la science est une
nouvelle manière de croire; elle est une nouvelle manière de
jouir par l'esprit; elle est un goût, et un goût de plus en plus vif.
Le \ieil homme, l'animal métaphysicien, disparaît; l'homme
nouveau, l'animal qui collectionne des faits et groupe des faits, se
fait légion. Il y a là une mode. Une mode qui dure trois cents ans
en s'accusant de plus en plus est un signe très considérable.
Dans les habitudes d'esprit, dans les livres, dans les journaux et
brochures, la science, l'observation, la découverte, la statistique
occupent la place que jadis les discussions théologiques, philo-
sophiques, casuistiques, occupaient. C'est un âge nouveau de
l'humanité qui commence. C'est un nouveau principe directeur
qui paraît dans le monde et qui s'y installe avec tout les carac-
tères principaux des principes directeurs anciens. Voilà qui est
dit, l'humanité sera désormais scientifique, comme elle a été
polythéiste, monothéiste et métaphysicienne.
Seulement le nouveau principe directeur est encore très gêné
par la persistance des précédens et par leur obstination à ne pas
mourir. Ce qu'il faut c'est débarrasser le nouveau principe de
ses voisins et rivaux peu dangereux, mais qui l'offusquent, im-
puissans mais qui le voilent, qui surtout l'empêchent d'être seul.
Il faut donc d'abord repousser, exterminer absolument l'esprit
théologique et l'esprit métaphysique ; — ensuite débarrasser la
310 REVUE DES DEUX MONDES.
science de ce qu'elle a gardé en elle-même de V esprit théologique
et métaphysique, et ceci est le plus important, parce que, de ce
qu'elle en garde ainsi, elle soutient d'autant l'esprit rival et pro-
longe l'existence de son ennemi par elle-même aux dépens d'elle-
même; — enfin systématiser les sciences et en former un seul
corps, animé d'un esprit unique très nettement déterminé, et ceci
est le plus important, parce que la science a cette infériorité sur
les principes anciens d'être multiple au lieu qu'ils étaient uns :
il y a eu la religion ; il y a eu la métaphysique ; mais c'est jusqu'à
présent, par une sorte de complaisance littéraire, qu'on dit la
science: il y a des sciences, séparées les unes des autres; il faut
pour qu'elles soient fortes qu'elles soient ramenées à l'unité; et
c'est pourquoi la systématisation des sciences est le plus impor-
tant des trois projets que nous venons de former.
Le premier va de soi, et la réalisation en est presque achevée.
C'est précisément la tâche que le xviii" siècle s'est donnée et a
accomplie, la tâche destructrice. Sur ce point, il n'y a qu'à le
répéter ; redire que par définition le surnaturel est inaccessible à
l'homme, qui est naturel; redire que la métaphysique est le rêve
d'un être qui, saisissant des lois, croit saisir des causes, ou la rhé-
torique d'un homme d'esprit qui, donnant un nom aune loi, la
voit dès lors, par une sorte d'allégorie, comme un être réel et un
petit dieu vivant. Tout cela a été dit, doit être répété tant qu'il y
aura des gens qui n'en seront pas convaincus, mais peut être
laissé comme tâche aux ouvriers en sous-ordre de la réforme
intellectuelle. Et précisément ce sera l'office des héritiers attardés
du xviii^ siècle, des légataires de l'esprit négatif, des hommes qui
ne vont pas plus loin qu'à dire : « Nous repoussons les anciennes
croyances. » Il faut bien qu'ils servent à quelque chose.
Le second projet est plus vaste, plus minutieux aussi, et plus
rude. C'est une sorte d'épuration des différentes sciences pour
les purger de ce qu'elles gardent en elles-mêmes d'esprit théolo-
gique et d'esprit métaphysique. Ce n'est pas si peu qu'on pourrait
croire. Les physiciens parlent du « fluide électrique » et de
r« éther lumineux », les chimistes, des « affinités », comme si
c'étaient des êtres très puissans mettant en mouvement la matière
parce qu'ils le veulent ; les biologistes parlent du « principal vital »
et des « forces vitales », comme s'ils étaient des personnages qu'ils
auraient vu tendre les tissus et charrier le sang; les psycholo-
gues parlent du moi comme si, au fond de l'homme, il y avait un
hotimnculus, prenant conscience de tout ce qui se passe dans la
machine humaine et la dirigeant. Ce sont là des entités toutes gra-
tuites, produits de l'imagination spéciale qui est l'imagination mé-
AUGISTE COMTE. 311
taphvsique. Ces prétendues solutions u présentent évidemment le
caractère essentiel des explications métaphysiques », à savoir « la
simple et naïve reproduction en termes abstraits de l'énoncé même
du phénomène. » Les pierres lancées de hi terre y retombent. La
cause en est l'attraction, nous dit-on. Cela veut dire : « Les pierres
lancées de la terre y retombent. » Absolument rien de plus. Disons
donc : « Les pierres lancées de la terre y retombent, » ce qui est
une loi, et ne parlons pas d'attraction, ce qui a l'air d'être une
cause, et ce que, l'esprit tout pénétré d'imagination métaphy-
sique, nous allons prendre pour une cause, et vaguement pour
un être, dans cin(j minutes. Toutes les sciences possibles sont
ainsi peuplées d'entités dont on pourrait faire tout un jsystéme
allégorique, et rien n'est plus naturel; car ces trois états, théolo-
gique, métaphysique, scientilique. et même ces cinq états, léti-
chique, polylhéique, monolhéique, métaphysique, scientilique,
par lesquels l'humanité a passé, chaque science y a passe elle-
inêjne; ou plutôt, ce qui revient au même, chacun de ces états
étant simplement le résumé des tendances de l'esprit humain,
l'esprit humain, en chacun de ces étals, n'étudiait chaque science
qu'avec des tendances dominées par ce penchant général, et à
chaque science a donné successivement un tour féticliique, un air
polylhéique, une couleur monolhéique et un caractère métaphy-
sique: et c'est des résidus de tout cela qu'il faut nettoyer la
science actuelle.
Mais la plus métaphysi(juc et la plus détestable des entités,
c'est la finalité. L'ancienne conception de l'univers se ramenant
toujours à considérer ce qui s'y passe comme analogue à ce que
fait l'homme. De même que l'on considérait un arbre comme un
homme qui lève les bras au ciel, et la mer tempe teuse ou le ciel
tonnant comme un homme en colère, de môme, l'homme agis-
sant toujours dans un dessein et en vue d'un but, on considérait
l'univers comme une œuvre ayant un but, dirigée par une volonté,
présidée par une intention, marchant où quelqu'un la guide, et
chaque partie de l'univers, tout pareillement, comme une fin où
a tendu une intention, en même temps que comme un moyen
tendant à une fin plus générale. Ainsi, la terre n'est ni trop
froide ni trop chaude pour nous tuer, ni trop molle ni trop dure
pour notre poids et pour nos charrues : c'est qu'elle a été faite
pour nous, pour nous servir de séjour et d'empire. Elle a été
composée de telles et telles matières pour être ce qu'elle est, voilà
un premier dessein ; elle est ce qu'elle est pour que nous y puis-
sions vivre, voilà un second dessein plus général; nous y vivons
pour une fin plus générale encore et plus haute que c'est à nous
312 REVUE DES DEUX MONDES.
de comprendre. Creusons ceci : il revient à dire que si la terre
était autre, nous n'existerions pas; voilà tout. La terre étant ce
qu'elle est, nous y sommes ; mais ce n'est pas une raison pour qu'elle
ait été faite ainsi pour que nous y soyons. Cela, nous n'en savons
rien. Oii l'on voit dessein poursuivi, on n'est légitimement auto-
risé qu'à voir effet produit; où l'on voit finalité, on n'est légitime-
ment autorisé à voir que conditions d'existence. « Pour qu'il y ait
végétation il faut qu'il y ait terre végétale » ne signifie pas du
tout que la terre végétale a été faite avec prévoyance pour qu'il y
eût végétation, mais simplement qu'il y a végétation là où il y
a terre végétale.
Il n'y a pas une finalité qui résiste à cette réflexion si simple.
Les causes finales sont un immense système anthropomorphique.
Elles viennent de l'impossibilité où l'homme a été longtemps de
concevoir autre chose que lui, et de concevoir quoi que ce soit de
créé comme fait autrement que ce qu'il fait lui-même. Le monde
est un beau mécanisme ; jamais l'homme n'a fait une méca-
nique autrement que pour un de ses besoins et dans un but très
déterminé : donc le monde a un sens et un but. Il est possible;
mais rien ne nous le dit; nous n'en savons rien. Le raisonnement
précédent repose sur cette prémisse que le monde a été fait par
un homme, ce qui n'est pas prouvé, et ce qu'il faut prouver avant
de faire le raisonnement qui précède. La finalité n'a donc aucun
caractère scientifique. Elle doit être reléguée dans le domaine
des hypothèses. C'est de la pure métaphysique. Encore une
idole, comme dit Bacon, à éliminer du domaine de la science.
C'est la plus imposante , la plus antique et la plus fortement en-
racinée.
Voilà les principaux résidus métaphysiques qu'il faut écarter
de la pensée humaine pour qu'elle devienne purement et sim-
plement scientifique. Au fond, cette élimination, si radicale
qu'elle paraisse, se ramène au mot de Bacon : « Je ne fais pas
d'hypothèses. » Toutes ces entités métaphysiques sont simple-
ment des conjectures qui dépassent les faits, avec ce caractère
particulier qu'elles sont de nature à les dépasser toujours. L'hy-
pothèse non seulement est permise en recherche scientifique,
mais elle y est utile, à la condition d'être telle qu'elle soit destinée
à disparaître dans sa vérification. Au cours de mes observations
je suppose que tel fait, que je rencontre souvent dans telles cir-
constances, se rencontrera toujours dans ces mêmes circonstances :
je fais une hypothèse. Mais voyez bien le caractère de cette hypo-
thèse : elle est destinée à périr si elle n'est pas vérifiée et aussi si
elle l'est. Ces circonstances de tout à l'heure, je les provoquerai
AUiUSTE COMTE. 313
mille fois. Si ^ fait que j ai (»bsorvé ne s'y reproduit que de temps
en temps, j abandonne l'hypotht'se; la voilà morte. Si le fait se
reproduit mille fois, l'hypothèse est vérifiée, elle est une loi : donc
elle nest plus une hypothèse; comme hypothèse la voilà morte.
Les entités ou les lois universelles que nous avons appelées méta-
physiques ne sont pas de même nature. Elles ne sont pas desti-
nées à s'absorber dans les faits dont elles auront provoqué la dé-
couverte; elles sont destinées à les dépasser toujours. Hien ne
prouvera jamais l'existence du principe vital considéré comme
force à part dans le tourbillon d'une vie animale. C'est une livpo-
thèse agréable à l'esprit, qui paraîtra toujours vraisemblable et
ne se vérifiera jamais, parce qu'elle domine trop les faits pour y
rentrer et s'y perdre. Rien ne prouvera jamais l'existence du moi
distinct des phénomènes psychologiques. C'est une conjecture
commode, mais qui planera toujours sur les faits sans qu'il y ait
aucune raison pour qu'elle se confonde avec eux et s'évanouisse à
s'y incorporer. Rien ne prouvera jamais la finalité. C'est une vue
générale très séduisante et très satisfaisante, mais qui n'est pas
vérifiable parce qu'elle trangressera toujours les faits qu'elle pré-
tend expliijuer. Ils n'y entreront jamais de manière à la remplir.
Elle ne disparaîtra donc jamais, elle n'est pas destinée à dispa-
raître. C'est pour cela qu'elle est fausse a priori : c'est pour cela
qu'elle n'a pas le caractère d'hypothèse scientifique. L'éternité
probable d'une hypothèse est sa condamnation. Une hvpothèse
n'est recevable qu'autant qu'elle est caduque, qu'autant qu'on peut
prévoir quelle n'aura pas la vie longue, puisque c'est sa mort
même qui doit être son triomphe. La science repousse donc les
hypothèses qui ont l'air de vouloir être immortelles : c'en est la
marque.
De plus, ces résidus métaphysiques que contient encore la
science, sans compter qu'ils favorisent la paresse d'esprit en le
payant de mots, l'inclinent à la métaphysique proprement dite.
Rien n'est plus sain à l'esprit humain que de grouper des faits
et den chercher les lois; rien ne lui est plus dangereux que de
croire découvrir des causes. La cause trouvée, ou crue découverte,
il se repose sur elle, explique tout par elle, et ne cherche plus
rien. Les phénomènes les plus intéressans passent devant lui
sans qu'il se baisse pour les étudier. Il arrive à une sorte d'extase
continue qui l'endort et le paralyse. Il y a une sorte de fata-
lisme intellectuel qui est un produit assez ordinaire, presque né-
cessaire, du moins très naturel, de l'esprit métaphysique.
Il y a plus encore. Une cause trouvée ou crue découverte,
c'est une espèce de Dieu qu'on adore jalousement, et avec une
314 REVUE DES DEUX MONDES.
passion, comment dire? une passion théologique, et c'est tout
dire. Il y a beaucoup d'esprit théologique dans l'esprit métaphy-
sique. L'homme qui a découvert une loi en cherche une autre;
l'homme qui a cru découvrir une cause est une espèce de dévot et
de prêtre qui admire et adore cette cause d'autant plus qu'il s'y
admire et s'y adore. Il est dans le secret d'une force du monde
revêtue d'un caractère auguste et sacré, et il participe à ses mys-
tères. Il devient irritable, intraitable et orgueilleux.
Ces défauts, qui du reste sont toujours à craindre avec les
hommes, même avec ceux qui ne connaissent ni théologie, ni
métaphysique, ni science, ont cependant quelque chance d'être
moindres dans un esprit exclusivement scientifique. Ce serait déjà
bonnes conditions de sagesse quand il n'y aurait que ceci que le
pur homme de science vit constamment avec les faits et ne con-
sent jamais à les perdre de vue. Le commerce des faits est
excellent, parce que nous sommes des faits nous-mêmes, très con-
tingens, très éphémères et très bornés, et que nous sommes évi-
demment destinés à vivre avec eux. C'est vivre conformément à
notre nature que de disséquer des grenouilles et faire attention
aux valves des pétoncles, qui, du reste, sont des chefs-d'œuvre que
Bernard Palissy admirait. — Et puis l'homme qui collectionne
des faits, qui fait des classifications et qui cherche des lois n'a ja-
mais fini, et par conséquent n'arrive jamais ni à la contempla-
tion extatique, ni au dogmatisme hautain et colérique. Les lois
naturelles à découvrir et à vérifier, c'est, Dieu merci, le travail
de Pénélope, lequel est le plus intelligent et le plus avisé qui ait
jamais été, parce qu'il n'a pas de raison de finir. La nature à la
fois se prête si largement et échappe si subtilement à nos re-
cherches qu'une fois que nous avons établi patiemment une loi
de certains faits, raisonnable, judicieuse et qui résiste, et subsiste,
très bonne à garder par conséquent, de nouveaux faits se pré-
sentent qui la vérifient; de nouveaux aussi, cherchés pour la véri-
fier, qui la démentent, la déforment au moins, et la gauchissent,
nous forcent à l'élargir, à la redresser, bref à la changer. Ainsi de
suite et ainsi toujours. C'est précisément cela qu'évite l'homme
qui trouve une cause très générale expliquant tous les faits pos-
sibles, à l'avance, parce qu'elle les dépasse tous éternellement. Ce
qu'il supprime, lui, c'est l'infini de la nature; il passe d'un bond
par-dessus. L'homme de science l'accepte. Il l'accepte parce qu'il
est raisonnable de l'accepter, puisqu'il existe, puisqu'il est là;
aussi parce qu'un instinct secret l'avertit qu'à l'accepter il sera
toujours ramené à l'étude, à la fréquentation quotidienne, au
commerce continu des faits; commerce infiniment salutaire à
AUGUSTE COMTE. 315
l'esprit par lei habitudes de travail, de prudence, de patience et
de inodostie (juil donne iufailliblemtnit. à ceux, bien entendu, qui
les ont déjà.
Et, donc, purifier la science de tous les résidus métaphysiques
quelle contient encore, et, très particulièrement, comme Bullbn
le voulait déjà, de l'idée de linalité, voilà le second projet du
philosophe positiviste.
Le troisième est de systématiser les sciences, de manière à en
former un corps de doctrines, une philosophie. Ce projet, comme
nous en avons averti, est le plus important des trois parce qu'il
y a quelque chose de très particulier dans le conflit entre la
science et la théologie persistante et la métaphysique résistante.
Dans ce conflit, ce n'est pas la science qui lutte contre la
théologie et la métaphysique, c'est l'esprit scientifique qui
lutte contre la métaphysique et contre la théologie parce que
métaphysique et théologie sont constituées, la science ne l'est
pas. Ce n'est donc ici qu'un tour d'esprit, qu'une habitude in-
tellectuelle qui lutte contre des doctrines établies, organisées
et solides. Ce qu'il faudrait c'est que la science, animée tout
entière du même esprit, soutenue de la même méthode, solide-
ment engrenée, de manière que chacune de ses parties, liée aux
autres, appuyât les autres et fût appuyée par elles, tout entière
présentât un corps de doctrines capables de satisfaire l'esprit et
de lui donner une assiette ferme. En un mot, il faudrait tirer de la
science une philosophie et constituer une philosophie exclusive-
ment scientifique.
Il y aurait à cela un immense avantage. D'abord cette philo-
sophie répondrait au tour d'esprit signalé plus haut; elle serait de
notre âge. Ensuite, ferme et consistante en ses idées générales,
elle serait mobile et progressivement évolutive, comme la science
même. La théologie a pour caractère, une fois constituée, d'être
immobile. La métaphysique a pour caractère de tellement dé-
passer les faits que les faits nouveaux ne l'émeuvent pas ; les faits
qu'on découvre, s'ajoutant à ceux qu'on a découverts, passent
au-dessous d'elle et ne la touchent point, et c'est ainsi qu'elle est
aussi immobile que la théologie, La philosophie scientifique
pourrait probablement, sans jamais changer ni d'esprit ni de mé-
thode, avoir une plus grande élasticité et comme une faculté de
compréhension progressive. Elle aurait des chances ainsi de con-
stituer un troisième état qui serait plus durable que les deux autres,
ou plutôt de faire du troisième état, où nous sommes déjà, un état
qui serait définitif. Il faut donc essayer de systématiser les
sciences pour en tirer une philosophie, extraire de l'ensemble
316 REVUE DES DEUX MONDES.
des sciences cette « philosophie première » dont a parlé Bacon,
Pour former dos sciences un seul corps, il faut d'abord les
classer. D'après quelles règles? Gela a déjà été essayé par Bacon,
par d'Alembert, par d'autres encore; mais remarquez comme
l'ancien esprit — qu'on le regarde comme théologique ou comme
métaphysique, l'ancien esprit qui dominait toute philosophie
autrefois, l'esprit par lequel l'homme se considérait comme le
centre de toutes choses, l'esprit anthropocentrique, — a encore di-
rigé ces essais de classification. Bacon classait les sciences selon
qu'elles se rapportaient à la mémoire , à l'imagination ou à la raison ;
d'Alembert adoptait cette classification et en proposait en même
temps deux ou trois autres selon qu'il considérait l'ordre logique
de nos connaissances ou l'ordre historique dans lequel il supposait
que l'humanité les a acquises; mais toujours ces classifications
avaient un caractère subjectif; elles étaient le résultat d'une ana-
lyse plus ou moins bien faite de l'esprit humain. La véritable
classification doit avoir un caractère objectif. Les sciences sont des
constatations et des compte rendus de phénomènes. Ce sont les
phénomènes qu'il faut regarder et les caractères de ces phéno-
mènes qu'il faut bien saisir pour les grouper, puis pour de chacun
de ces groupes faire l'objet bien défini d'une science bien déli-
mitée, puis pour rattacher chacune de ces sciences à une autre de
manière à former une chaîne continue.
Suivant quel ordre sera faite cette chaîne? Ne sera-t-il pas
naturel d'aller ici du simple au composé, et de ranger les sciences
suivant la complexité de plus en plus grande de leur objet?
N'est-il pas naturel de considérer que les phénomènes les plus
simples et les plus généraux sont le fondement sur lequel les plus
compliqués viennent s'établir? L'homme par exemple est évidem-
ment un être très complexe ; la science de l'homme est à un degré
très élevé de complexité. Or l'homme est un animal pensant, un
animal moral, un animal sociable ; voilà des choses à étudier, psy-
chologie, éthique, sociologie. Mais l'homme ne penserait, ni n'au-
rait d'idées ou sentimens moraux, ni n'aurait d'idées ou sentimens
sociaux s'il ne vivait pas dans telles et telles conditions. Sa vie
physiologique est donc la base sur laquelle repose sa vie psychique,
morale, sociale. Il faut donc rattacher psychologie, éthique, so-
ciologie à la physiologie et n'étudier celles-là que quand on est
sûr de celle-ci. Mais la vie physiologique de l'homme dépend des
actions et réactions chimiques des élémens dont son corps est
constitué. La physiologie repose donc sur la chimie comme sur
sa base. Mais la chimie dépend des conditions générales dans
lesquelles vit la planète que nous habitons; elle repose sur la
AUGlSTi: COMTE. 317
physique comme sur son fondement. Mais la vie de la planMe d(^-
pend du système astroiu^mi(]ue où elle est placée et des condi-
tions dans lesquelles elle y est placée; elle serait autre, et autre sa
constitution pliysique, et autres les lois chimiques de ses élémens,
et autres les pliysiologies de ses animaux, et autres nous serions
nous-mêmes si elle appartenait à un autre système, ou si, dans le
même système, elle était plus proche ou plus éloiiiuée du soleil,
ou si l'inclinaison de son axe sur l'écliptique était dill'érento. La
physique terrestre repose donc sur la physique céleste et on
dépend, et l'astronomie est la base de toutes les sciences hu-
maines. Entin l'instrument essentiel avec lequel nous mesurons,
pesons, évaluons toutes choses et notons exactement les rapports
des choses entre elles est une science qu'on appelle la mathéma-
tique, et (|ui est comme l'introduction à toutes sciences parce
«juelle en est la clef. Mathématique, astronomie, physique, chimie,
physiologie, morale, sociologie — voilà donc l'ordre dans lequel
doivent s»^ ranger les sciences par ordre de dépendance, voilà
])roprement la hiérarchie des sciences.
On voit que la loi qui règle cette hiérarchie des sciences est
leur généralité décroissante et leur complexité croissante. Au
principe une science pure qui n'embrasse aucune matière, qui
ne s'applique à rien de matériel ; puis une science qui n'est presque
encore que la précédente, puisqu'elle ne s'applique qu'à des plié-
nomènes très généraux, qu à des distances et des niouvemens;
puis, successivement, des sciences, physique, chimie, physiolo-
gie, etc., qui s'appliquent à des phénomènes de plus en plus com-
plexes, et enfin les sciences de l'homme qui s'appliquent à l'êtro
le plus complexe que nous connaissions.
Cette classification, si on l'accepte, entraîne déjà toute une phi-
losophie. Si l'on consent à faire dépendre la science de l'homme
de la physiologie, la physiologie de la chimie, la chimie de la
physique, la physique terrestre de la physique céleste, c'est l'an-
cienne conception générale des choses qui est reloiirni'c pour
ainsi parler. La tendance ancienne de l'homme dans l'état théo-
logique, et encore dans l'état métaphysique, était d'aller au monde
en partant de lui-même. Tel il se connaissait ou croyait se con-
naître, tel il connaissait ou croyait connaître l'univers. Ce qu'il
connaissait de lui-même, il l'appliquait à l'univers pour l'expli-
quer. Il se connaissait comme volonté; et, successivement, il lo-
geait une volonté dans chaque phénomène, dans chaque grand
groupe de ces phénomènes, dans l'ensemble, dans l'universalité
des phénomènes. Il se connaissait comme sensibilité, et, succes-
sivement, il logeait un être sensible, bon, méchant, irascible, re-
318 REVUE DES DEUX MONDES.
connaissant, vindicatif dans chaque objet, dans chaque grand
groupe d'objets, dans l'univers entier. Il se connaissait comme
moralité, et successivement il logeait un être facteur de moralité,
voulant le bien, bon au bon, méchant au méchant, dans chaque
chose, dans chaque grand groupe de choses, dans l'ensemble
éternel des choses. Il se connaissait comme intentionalité,
comme n'agissant jamais ou ne croyant jamais agir que dans
un dessein, en vue d'un but; et successivement il logeait dans
chaque coin de l'univers, dans quelques grandes régions de
l'univers, dans la totalité de l'univers, un être qui avait un dessein
et qui le poursuivait; de telle sorte que, successivement, l'univers
était ime collection de petits royaumes, de grands royaumes,
et enfin un sevil royaume, gouverné par un roi qui le menait vers
une fin connue de lui; l'univers avait un sens et un but; il
n'était pas un fait^ il était une œuvre, une œuvre se continuant
sous nos yeux dans la direction de son achèvement.
Ainsi l'homme faisait l'univers à son image, projetait son por-
trait dans l'infini. L'univers était un agrandissement de lui-même.
Quand il s'appelait lui-même microcosme, ce qu'il voulait dire
c'est que l'univers était un géant. Toutes les sciences étaient des
dépendances de la science de l'homme, et en étaient du reste,
des imitations.
Si, à l'inverse, nous admettons que la science de l'homme est
une. dépendance de toutes les sciences, ce n'est plus l'univers qui
est un prolongement de l'homme, c'est l'homme qui est un pro-
longement de l'univers. Il dépend de lui, vit de sa vie, a des lois
seulement plus complexes, mais qui sont en leur fond les mêmes
que celles qui régissent la matière universelle. Il est une résul-
tante du monde entier, au lieu qu'il semblait autrefois que le
monde résultat de lui. Au fond, dans les anciennes conceptions,
l'homme créait l'univers. A le comprendre organisé sur le mo-
dèle de lui-même, vraiment il le créait à son image; il entretenait
en lui-même cette illusion que le monde procédait de lui. Ce n'est
pas l'homme qui crée le monde, c'est le monde qui crée l'homme.
Dès que l'homme aura cette idée bien nette en son esprit, c'est
précisément tout l'inverse de l'ancienne philosophie qu'il aura
comme à la base de toutes ses conceptions possibles.
Voilà ce que contient déjà la simple classification nouvelle des
sciences, la hiérarchie des sciences.
Il n'est pas besoin de faire observer de plus, que Comte a été
guidé dans le tracé de sa nouvelle classification par son horreur et
sa défiance de la métaphysique. Dinstinct il adonné le premier rang
aux sciences absolument dépouillées de toutemétaphysique,etfait
AUGUSTE COMTE. 311)
dépendro les scifuces mêlées (rék'mensim'taplivsiqucs décolles qui
n'en contenaient pas. De la mathématique et de l'astronomie à la
psychologie et à la morale il y a pour lui comme un decres-
I endo de pureté scientifique. Mathématique et astronomie sonl
pures de tout mélange nutapliysique; physique, chimie et physio-
logie le sont moins; psychologie et morale en sont pénétrées. Ce
qu'il faut donc c'est bien mettre, sous la dépendance des sciences
qui ne contiennent pas de métaphysique, celles qui en contiennent
encore : « L'astronomie est aujourd'hui la seule science qui soit
enfin réellement purgée de toute considération théologique ou
métaphysique. Tel est, \oiis le rapport de la /ncthodc, son premier
titre à la suprématie. C'est là que les esprits philosophiques peu-
vent efficacement étudier en quoi consiste véritablement une
science. )• En allant de l'astronomie à la morale « nous trouverons
dans les diverses sciences fondamentales des traces de plus en plus
profondes de l'esprit métaphysique •>. La guerre à la métai)]i\ si(|ue
est donc à la fois le but de Comte et sa méthode. A la fois il veut la
détruire, et il est guidé dans la constitution de son système par la
présence ou l'absence de la métaphysique dans l'objet de ses re-
cherches. Le critérium de la vérité est pour lui l'absence de l'es-
prit métaphysique et ce critérium lui donne sa méthode même.
Tant y a que la classification vraie des sciences, selon Auguste
Comte, est celle que nous venons de résumer. Maintenant quel
en est le but? Le but est de constituer une science de l'hommi-
et une moiale qui n'aient pas besoin de métaphysique; c'est ce
que Comte tient pour le plus important de son o-uvre; c'est à
quoi il a appliqué son plus grand effort. Cet effort, il sera inté-
ressant quelque jour d'en tracer le progrès, d'en mesurer la
grandeur, d'en estimer les résultats.
Emile Fagi et.
LE CANAL MARITIME ALLEMAND
ET LES FLOTTES MODERNES
I
Au mois de juin 1777, le prince Frédéric de Danemark, — qui
fut roi en 1808 et resta toujours le fidèle allié de la France, —
donnait le premier coup de pioche à la tranchée du canal qui relie
l'Eider à la baie de Kiel, la mer du Nord à la Baltique. Quelques
années plus tard, en 178i, ce canal était livré à la circulation
des caboteurs, depuis la barque frisonne jusqu'à la lourde galiote
de Lûbeck ou de Rostock.
A cette époque il y avait quatre cents ans que le problème de
la communication directe entre les deux mers avait été posé pour
la première fois et résolu d'une manière approchée. Vers 1386, à
la suite de leur conflit avec le Danemark pour les péages du Sund,
les cinquante-deux villes qui avaient signé la charte de Cologne
obtinrent aisément de l'empereur Wenceslas l'autorisation d'unir
l'Elbe à la Trave par un canal qui partait de la Delvenau, affluent
du premier de ces deux fleuves, pour atteindre et suivre quelque
temps la Stecknitz, tributaire du second.
Cette voie navigable, qui subsiste encore et que Ltibeck ^ient
de faire approfondir, ne pouvait guère être utilisée que par des
chalands de rivière. En cela, du reste, elle satisfaisait pleinement
U's intérêts de la capitale hanséatique, car c'était dans ses entrepôts
qu'affluaient toutes les marchandises déchargées dans les ports
de l'Elbe par les vaisseaux de Rotterdam, d'Anvers, de Londres;
c'était par son intermédiaire et sur ses propres navires que ces
i
I Av^^ ^/^
TKioMinii: Di: la mokt. o33
V'ile sonihl^it frappôo par l'accent iusolilo do la V(MX ilo (ioorgo,
et un ell'arement vai^iie commençait à l'envahir.
— Viens Jonc!
l't il s'approcha d'elle, les mains Icndues. Brnsqneinenl, il la
saisit par les poignets, l'entraîna ijuelques pas, puis la saisit dans
ses bras, fit un bond, essaya de la renverser vers l'abîme.
— Non! noni non!...
Elle résistait avec une éneruie furieuse. Mlle parvint à se dé-
gager, lit un saut eu arriére, haletante et tremblante.
— l's-tu fou ? cria-t-elle avec la colère dans la gorge. l*]s-tu
fou?
Mais, lorsqu'elle le vil revenir sur elle sans rien dii-e, h^rs-
qu'elle se sentit empoignée avec une violence ^tlus brutale et
traînée de nouveau vers le précipice, elle comprit tout, et un
grand éclair sinistre lui Ibudroya l'àme de terreur.
— Non. (loorge, non! Laisse-moi! laisse-moi! l'iie minute
encore! Ecoute! écoute! Une minute. Je veux te dire...
Folle de terreur, elle suppliait en se tordant les mains. VAlti
espérait l'arrêter, l'apitoyer.
— Une minute! Ecoute! Je laime! Pardon! pardon!
Elle balbutiait des mots incoliérens, désespérée, se sentant
faiblir, perdant du terrain, voyant la moit.
— Assassin! liurla-t-elle alors, furibonde.
Et elle se défendit avec les ongles, avec les dents, comme un
fauve.
— Assassin! hurla-t-elle, saisie par les cheveux, renversée à
terre sur le bord du gouH're. perdue.
Le chien aboyait contre le groupe tragique.
Ce fut une lutte brève et féroce, comme entre ennemis impla-
cables qui auraient couvé jusqu'à cette heure dans le fond de
l'àme une suprême haine...
Et ils s'abîmèrent dans la mort, enlacés.
Gabriel d'Anxunzio.
AUGUSTE COMTE
II (^)
SA MORALE ET SA RELIGION
Le but c'est de constituer une morale, ou, plus généralement,
une science de l'homme, qui n'ait pas besoin de métaphysique.
Car remarquez qu'il y a entre les sciences de l'homme et les
sciences de la nature comme un grand trou, un hiatus énorme,
par-dessus lequel il faut faire un saut, ce qui est étrange, la nature
n'en taisant pas, la nature présentant partout une remarquable
continuité. Les sciences de la nature , quelque mêlées qu'elles
aient été d'élémens métaphysiques, en sont assez facilement net-
toyables. Les idées métaphysiques qui y ont été introduites ne
sont guère que choses verbales, manières de dire, espèces d'al-
légories que l'on peut assez aisément dissiper, comme fantômes.
Mais dans les sciences de l'homme la métaphysique règne en maî-
tresse et la théologie y a son dernier refuge. Ici ce n'est pas la
guerre à des mots dangereux qu'il faut faire ; mais à des idées pro-
fondément enracinées. Abandonner toutes les sciences naturelles
à la philosophie positive, réserver les sciences de l'homme aune
philosophie métaphysico-théologique paraît être la tendance gé-
(1) Voyez la Revue du 15 juillet.
AKilSTE COMTE. 53o
nt-rale ilo Ihomme niodorue et mùme de riiommo en général,
cette sorte de distribution apparaissant déjà dans ce que nous con-
naissons de la philosophie antique. Lliomme. — qui a U)ujours
dit : Le monde et moi. comme s il ne faisait pas partie du monde, —
croit en etTet très facilement, obstinément aussi, peut-être pour
jamais, que l'univers a sa loi et lui la sienne. Quand il en arrive
à ce point, qui est un progrés, de ne plus organiser le monde à
si>n image, comme nous voyions quil le faisait tout à l'heure, il
accorde à l'univers de n'être pas sur le modèle de l'homme; mais
il ne consent pas que j'honinu» soit sur le modèle de l'univers, et
il s attribue des conditions de vie, et des lois de vie toutes dillé-
rentes de celles du monde. Par exemple il dira que le monde est
soumis à des lois fatales et que l'homme est libre; que le monde
n'offre pas trace de moralité et que l'homme est un animal moral;
que le monde ne pense pas et que l'homme pense; que le monde
n'oOre pas trace de senti mens désintéressés et que l'homnic est
capable d'aimer pour le seul plaisir d'aimer, etc. Ainsi se forme
cette manière d'abîme entre l'homme et la nature et d'abîme entre
les sciences de la nature et les sciences de l'homme qui doit être
une illusion, qui n'a rieu de rationnel, qui doit autant scandaliser
notre raison qu'il séduit notre amour-propre, (lar, que seul dans
l'immense univers, un atome imperceptible ail sa loi à lui, qui
non seulement soit dillérente des lois universelles, mais leur soit
contraire; qu'il y ait une exception radicale aux lois invariables
de l'univers immense et (jue cette exception énorme ne s'apj)iique
qu'à un seul être tout petit et intime; <ju'il y ait deux lois de
l'univers, radicalement diflérentes, l'une pour l'univers, l'autre
pour un ciron; on conviendra que c'est bien étrange et n'entre
pas dans les manières ordinaires de raisonner et de juger du vrai-
semblable.
Cet abîme, évidemment fictif, il s'agit de le combler; cet
homme il s'agit de le faire rentrer dans le monde dont il se croit
séparé: entre les lois de l'univers et la loi de l'homme il s'agit de
renouer la chaîne; entre les sciences de la nature et la science de
l'homme il s'agit de jeter le pont.
Ce n'est pas aussi difficile qu'on le croit. Il suffit de recon-
naître que l'homme se distingue de la nature par certaines supé-
riorités, et de montrer ensuite que ces qualités supérieures ne
sont pourtant que les développemens de choses qui sont déjà dans
la nature, et que par conséquent il appartient bien aux lois uni-
verselles, mais seulement aux lois univejselles arrivées chez lui
à une plus grande complexité, à une plus grande délicatesse. De
cette manière, entre l'homme et l'univers, la distinction subsistera,
536 REVUE DES DEUX MONDES.
la contrariété cessera. L'homme sera un animal supérieur, comme
l'animal est un vt'gétal supérieur; il ne sera pas je ne sais
quel monstre intellectuel et moral dans l'ample sein de la na-
ture.
examinons en effet. Ce qui le distingue du reste du monde,
c'est qu'il pense, c'est qu'il est sociable, c'est qu'il est moral. Tout
cela se trouve à un degré inférieur, avec une moindre délica-
tesse, mais tout cela se trouve dans la nature. L'animal pense et
raisonne ; l'animal est sociable, et il y a des sociétés animales
parfaitement organisées; enfin l'homme est un animal moral...
ici nous voici arrivés à la vraie différence entre l'homme et la na-
ture. — Il est très vrai que la nature ne donne à l'homme aucune
leçon de moralité. Cependant, si nous écartons la morale qui a
im caractère mystique, nous nous apercevrons que la morale hu-
maine peut toute se ramener à l'instinct social, lequel est dans la
nature. — Décomposons la morale humaine : Devoirs envers
soi-même ne sont qu'égoïsme bien entendu : rîen n'est plus na-
turel. Devoirs envers les autres, altruisme, ne sont que l'instinct
social très développé. L'altruisme, c'est l'égoïsme de l'espèce
dans une espèce très intelligente. Il n'a rien de métaphysique. Il
est ceci : l'homme veut vivre; il le veut comme personne, et
il le veut comme espèce; et à mesure qu'il comprend mieux
qu'il ne vit que socialement, que dans et par l'espèce, il le veut
plus énergiquement comme espèce que comme personne. Tous
les sentimens donc qui « nous distinguent des animaux, »
d'abord ne nous on distinguent pas, si ce n'est d'une différence de
degré, et ensuite se ramènent à l'instinct social qui est une chose
parfaitement physiologique. La morale est physiologique parce
que la morale n'est que la socialité.
Il y en a bien une autre et même quelques autres, que la sub-
tilité des hommes a inventées; mais examinez-les bien : vous
verrez qu elles sont immorales. Elles sont immorales parce qu'elles
sont individuelles. Le stoïcien, contempteur de l'humanité fait le
bien par orgueil, et l'orgueil est un sentiment sécessioniste, un
sentiment anti-social. Le chrétien, d'abord, en principe, a une
morale semblable à la nôtre : « Aimez le prochain comme vous-
même. » Et ceci, nous l'acceptons pleinement. Mais, en sa dégra-
dation, cette morale devient immorale. Elle promet des récom-
penses; elle est un appel à l'égoïsme, à l'esprit de lucre. Et
comment s'est-elle déclassée ainsi? En devenant de morale sociale
morale individuelle, en délaissant le « aimez-vous les uns les
autres » pour le « faites votre salut ». Revenons donc à la morale
entendue comme simple développement de l'instinct social, tout
^ AUC.rSTK COMTE. 537
entière comprise en lui, constitut'-i' par lui, proixressanl avec lui,
et s égarant à en sortir.
Et du même coup voilà le pont jeté eniin entre les sciences
de la nature et les sciences de l'homme; l'homme n'a pas unt^ loi
propre distincte de celle du monde, surtout contraire à celle du
monde; il n'est pas séparé de l'univers, il n'y est pas un monstre;
il en est le prolongement naturel ; les racines de son être moral
comme de son être physi(|ue plongent dans la nature; il n'est
pas une «* chimère », comme disait Pascal, il n'est pas un être
métaphysique : il est un être naturel. Le grand elYort pour établir
des lois les plus générales de la nature aux. lois les plus particu-
lières de l'homme une chaîne continue, des sciences les [)lus gé-
nérales de la nature aux sciences les plus complexes de l'animal
compliqué une série sans interruption, est arrivée une solution
raisonnaltle.
rSous n'en avons pas tini pourtant avec l'homme; nous avons
laissé de côté son caractère le plus distinctif. Ce n'est pas qu'il
soit sensible, qu'il soit pensant, qu'il soit volontaire, qu'il soit
moral, qu'il soit sociable qui distingue le plus Ihomme au milieu
de ses frères inférieurs, qui sont les êtres, et de ses ancêtres, qui
sont les choses ; — ce qui l'en dislingue le plus, c'est qu'il est chan-
geant. Les animaux le sout aussi, ne l'oublions pas; mais ils le
sont peu.Ilssont susceptibles d'éducation, d'éducation par l'homme
et d'éducation par les choses; ils n'agissent pas toujours exacte-
ment comme leurs ancêtres ont agi. Et, qu ils y soient contraints
par l'homme, ou qu'ils y soient forcés par quelque changement
de leurs entours, par quelque nouvel obstacle qu'ils rencontrent,
ils se modilient. Mais, dune part, ces modifications ne vont pas
très loin ; et d'autre part ils ont une tendance très marquée à
oublier ce qu'ils ont appris, à revenir à leur état traditionnel, à
redevenir ce qu'ils ont été. Ils sont modifiables plutôt que
changeans, ils sont modifiables d'une façon .passive ; ils sont
modifiés, ils ne se modifient pas. Ils subissent les changemens que
la nature ou l'homme leur impose; mais, la nature ne changeant
guère, ils participent de son immutabilité, et l'homme n'ayant que
sur un petit nombre d'entre eux une action éducative, en leur en-
semble ils ne changent point. — L'homme au contraire est chan-
geant par nature ; il est modifiable spontanément ; et il se modifie
sans cesse. C'est pour cela qu'il a une histoire. Et ceci est une
nouvelle science de l'homme à laquelle nous n'avions pas voulu
prendre garde jusqu'ici. Xous avions considéré l'homme jusqu'ici
abstraction faite de son instabilité, nous avions fait la science de
la statique sociale. Il nous reste à faire la science de la force qui
538 REVUE DES DEUX MONDES.
le pousse à changer. Il nous reste à éUulier la dynamique sociale.
La di/namique sociale c'est une tendance constante, sous les
flucluations superficielles, à s'éloigner de plus en plus de l'anima-
lité, de l'état d'enfance, de l'individualisme, qui sont trois choses
analogues. En remontant l'histoire nous nous avisons que l'homme
a été un simple animal, à très peu près, pour commencer. L'hu-
manité a été longtemps impulsive. Elle obéissait à des besoins et
à des passions sur lesquelles la réflexion n'avait pas agi. Et de
même qu'il était impulsif en ses commencemens, l'homme voyait
le monde comme un peuple d'êtres impulsifs. Il attribuait aux
choses qui lui étaient favorables ou nuisibles des sentimens, des
âmes très capricieuses, qu'il fallait encourager dans leurs bonnes
dispositions ou détourner des mauvaises par de bonnes paroles.
Etant animal lui-mcmo. il voyait le monde comme un peuple
d'animaux.
Plus tard il est devenu enfant, état intermédiaire entre l'ani-
malité et l'humanité. Impulsif encore, mais déjà raisonneur, il a
appris à coordonner ses idées. Le spectacle des choses, régu-
lières, tranquilles, méthodiques, a pu n'être pas pour peu dans
ce changement. Et tout de même que tout à l'heure, l'homme en
cette seconde période, a vu l'univers comme il se voyait lui-
même. Il y a vu un peuple d'êtres encore passionnés, mais déjà
raisonnables. Les Dieux d'alors ne sont plus des animaux, des
âmes obscures et bizarres, très inquiétantes; ce sont des rois, loin
encore d'être bons, mais sensés et réfléchis, aimant mieux, tout
compte fait, le bien que le mal, et à qui, en somme, les priant
et les servant bien, on peut se fier. L'humanité, et avec elle ses
Dieux, qui sont ses œuvres et ses images, ont passé de l'animalité
à l'état d'enfance.
Puis l'homme est devenu homme. 11 est devenu un être chez
qui l'intelligence l'emporte sur les passions. Cet homme a vu le
monde d'une façon très différente encore de celle dont les hommes
précédens l'avaient vu. Capable d'une très grande généralisation,
il l'a vu dans son unité et son éternité. Il s'est dit qu'il était un,
pensée réalisée d'un seul esprit, et éternel, pensée réalisée d'un
esprit qui ne meurt pas. Idées vraiment nouvelles ! car les anciens
n'étaient pas sûrs que le monde eût été créé par un seul Dieu, et
en tous cas le voyaient administré par plusieurs ; et ils se figuraient
volontiers des Dieux successifs, ceux-ci détrônant ceux-là et
devant un jour être détrônés à leur tour. Le monothéiste est un
être qui a le soupçon de l'unité du monde. C'est lui qui a décou-
vert l'univers, et qui le premier le comprend. — Pourquoi? Parce
que lui-môme est un homme tout nouveau. Il est capable d'une
AH.CSTE COMTE. 539
ivtlexion qui dépasse la longueur d'une vie humaine et de jdu-
^ieu^^ vies humaines. L'histoire, déjà sullisaniment longue, lui a
appris que les choses physiques se sont comportées de la même
manière depuis hien des si«'cles, qu'il y a là un dessein suivi
depuis des milliers d'années avec une invariable constance. 11 sullit
d'une généralisation assez naturelle pour passer de cette consta-
tiition à l'idée de l'unité et de l'éternité du monde.
Voilà un homme tout nouveau, avons-nous dit. Sans doute.
Cependant, qu'il ne croie pas éln- inlinimenl différent de ses
ancêtres. 11 croit à un Dieu un; mais ce Dieu, universel pour sa
raison, est pour son co'ur aussi particulier <'t aussi local (ju'un
Pénale ou un Fétiche. Il le prie pour lui, il l'invoque pour lui, il
lui demande des grâces particulières, il lui promet quelijue chose,
discute avec lui, ruse avec lui. a pour lui le genre de culte (|u'a
le sauvage pour sa poupée protectrice. Ou'est-ce à dire? (Jue cet
homme, moins impulsif que ses plus anciens aïeux, moins euTanl
que ses grands-pères, est encore un égoïste. 11 vit en lui et pour
lui, non dans l'espèce et pour l'espèce; il n'a qu'accidentellement
rin>tinct humanitaire à l'état de passion, de sentiment profond.
A ce titn*. il e>l encore un animal ou un enfant. Kn un mot il est
encore individualiste ; tant que l'individualisme ne sera pas
aboli, l'évolution humaine ne sera que commencée. Tant ((ue
l'individualisme ne sera pas aboli, l'humanité ne sera pas sulli-
samment détachée de l'animalité. La morale est en formation ;
elle ne sera achevée que quand l'instinct social pour commen-
cer, l'instinct humanitaire ensuite, auront complètement remplacé
l'individualisme.
Et voilà la morale telle que la conçoit Auguste Comte. Elle est
toute naturelle, puisqu'elle n'est que le développement de l'instinct
le plus ancien, évidemment, et le plus profond de l'homme, l'in-
stinct social; elle est régulière en son développement puisqu'elle
suit le progrès naturel de l'humanité, puisqu'elle suit les efl'ets
progressifs de la dynamique sociale, puisqu'il n'y a qu'à la prendre
là où elle est arrivée et à la pousser plus loin dans le même sens;
elle ne demande rien ni à la métaphysique, ni à la théologie, ni
aux merveilles de l'abstraction, ni aux miracles de la révélation.
Elle se fonde simplement en Ixume physiologie, en bonne biologie
et en bonne histoire. Elle prend l'homme oîi il en est.
On pouvait craindre que cette philosophie positive, ne voulant
pas voir d'abîme entre les sciences de la nature et les sciences de
l'homme, ne pût jamais fonder une morale, n'y ayant aucune
morale dans les sciences naturelles, ni aucune moralité dans la
nature. Mais il lui a suffi de prendre l'homme vraiment tel qu'il
S40 REVUE DES DEUX MONDES.
est, c'est-à-dire comme animal social et en mfime temps comme
aniiiiiil intelligent, capable de progrès, pour le montrer comme
capable do transformer progressivement l'instinct social en une
morale aussi complète, et aussi élevée et pure qu'on peut la
souhaiter.
Oui, l'homme n'a que des lois physiques, et primitivement il
est un animal comme un autre; mais une de ces lois consiste à
développer tellement le plus profond de ses instincts primitifs
qu'il s'écarte presque indéfiniment de ses conditions premières
d'existence ; et il est de sa nature de se séparer de plus en plus
de la nature jusqu'à subordonner en lui l'aniinaiité à l'esprit. La
morale complète, ou la socialité achevée, car ces mots sont exac-
tement synonymes, sera le triomphe de la nature sur elle-même
dans le mieux doué de ses enfans. — Pourquoi non? L'homme,
nous l'avons montré, voit toujours la nature comme il se voit
lui-même. Le philosophe positiviste voit la nature remportant
son dernier triomphe à se vaincre elle-même, comme l'homme
n'est jamais plus grand que quand il triomphe de lui.
II
C/esl cette morale qu'il faut achever; c'est cette socialité qu'il
faut amener à sa perfection. Pourquoi cela est-il nécessaire?
Comment pourra-t-on y arriver?
Cela est nécessaire parce qu'au xix*' siècle nous semblons bien
être à un de ces momens de l'histoire où l'humanité recule, à un
de ces momens du progrès où il y a régression, ce qui est une des
lois du progrès. La morale décline et la socialité diminue, ce qui
est, comme on sait, la même chose. Morale publique, morale do-
mestique fléchissent sous nos yeux, ensemble. L'anarchie intellec-
tuelle est la préface et elle est un agent de l'anarchie morale.
Régression redoutable, qui peut être considérée comme durant
depuis trois siècles, depuis le déclin du catholicisme, depuis le
commencement de la période métaphysique!
Cette période a trois phases : le protestantisme, le philoso-
phisme, l'esprit révolutionnaire qui règne encore. Avant le pro-
testantisme le christianisme régnait sous la forme du catholi-
cisme. Il avait inventé la distinction du pouvoir spirituel et du
pouvoir temporel. Rien de plus juste et rien de plus salutaire.
Rien de plus juste; car les hommes ne sont jamais bien gouvernés
dans leurs intérêts matériels par les savans et jamais bien dans
leur être moral par les gens pratiques. 11 faut donc deux gouver-
AldlSTE COMTE. 541
nemens. Sonjri^ à ci* quCnt vW^ \o nioyon âge sans le clerg»'? Il
eût été un retour à la barbario primitive. Au lieu de cela, les
hommes de pensée, trouvant des cadres préparés où ils se plaçaient
d'eux-mêmes, constituaient une aristocratie intellectuelle, ouverte,
solidement liée et non h(''rt'difain\ c'est-à-dire la plus parfaite
que le monde ait ^-ue, laissant à l'aristocratie temporelle roflico
pour lequel elle est faite. Le moyeu à::»' a été l'époque où le monde
a été le miciiv orj^Muisé.
Ce qui cnl été à souhait«'r c'est que le catholicisme eùl été
évolutif, qu'il tût pu « s'inc(»rpori'r intimement le mouvement
int^'llectuel ». Il pouvait le faire. \ uv religion n'étant jamais con-
damnée à mort que quand l'humanité trouve un princijx' moral
plus élevé que celui que cette religion a trouvé elle-même, le
christianisme ne pouvait jamais être condamné. 11 pouvait donc
accepter tout ce que l'humanité lui apportait de science nouvelle,
et rester toujours en tête de l'humaniff' eu marche. Mais il a eu
le tort de se rattacher à la tradition litté-rale. Penchant funeste,
parce qu'il contraip:nait le catholicisme à l'immobilité'. Il le for-
çait à tenir la science biblique comme v('*ri té éternelle. Il le forçait
à se mettre en travers de tout le mou\enientde la pensée modeine.
Il a été « dépassé ». Ce fut une « décadence mentale ». L'autorité,
même morale, du catliolicisme. en a été* diminuée. La science dé-
tourna progressivement l'humanité du catholicisme. C'est C(; ({ui
eut lieu dès le xv" siècle.
A partir de ce moment, trois assauts contre l'ancien pouvoir
spirituel : le mouvement protestant, le mouvement philosoplii([ue
le mouvement révolutionnaire. Le protestantisme, après avoir été
plus réactionnaire que le catholicisme lui-môme, s'avisa d'oppo-
ser à l'immobilité catholique l'idée du libre examen. Quand ils
eurent trouvé cela, les protestans avaient cause gagnée, — et aussi
perdue. Ils avaient trouvé l'arrêt de mort de leurs adversaires et
aussi le leur. Celui de leurs adversaires: car en face d'une reli-
gion enchaînée par elle-même et engagée dans son passé comme
un terme dans sa gaine, ils dressaient une religion libre, progres-
sive, capable de tout ce que la libre recherche scientifique lui ap-
porterait. Le leur: car, n'y ayant pas de limite au libre examen,
ils créaient une religion illimitée, donc indéfinie, donc indéfinis-
sable, qui ne saurait pas, le jour où le libre examen lui apporte-
rait l'athéisme, si l'athéisme fait partie d'elle-même ou non ; une
religion qui ne saurait pas où elle s'arrête et jusqu'où elle va; une
religion destinée à s'évanouir dans le cercle indéfini du philoso-
phisme qu'elle a ouvert. Toute la libre pensée étant impliquée dans
le libre examen, toute la libre pensée, tout le philosophisme.
^542 REVUE DES DEUX MONDES.
toiito l'anarchie intellectuelle étaient contenus dans le protestan-
tisme dès qu'il cessait d'être un catholicisme radical.
Ajoutez à cela que, comme entrée de jeu, il supprimait la
grande invention chrétienne, la distinction du temporel et du
spirituel. Pour lutter contre le catholicisme, il faisait rentrer, sous
le pouvoir temporel, d'abord le pouvoir spirituel protestant, en-
suite le pouvoir spirituel catholique. Il mettait dans chaquenation
protestante l'autorité spirituelle suprôme aux mains du souve-
rain civil. Il forçait, dans chaque nation catholique, le clergé
catholique à se serrer autour du souverain civil; et « c'est seule-
ment à cette époque de décadence que commence essentiellement,
entre l'influence catholique et le pouvoir royal, cette intime coa-
lition spontanée d'intérêts sociaux... » A partir de ce moment
il est presque vrai de dire que, comme il y a des protestantismes,
il y a aussi f/e5 catholicismes, un par peuple, chose absolument
contraire au principe, à l'esprit, et à la salutaire influence du
catholicisme, et destructrice de sa constitution, de son organi-
sation et de sa vertu. L'esprit catholique vit encore, ici, là et plus
loin; mais le monde catholique n'existe plus.
C'est alors que, du sein du protestantisme émancipé et hasar-
deux, d'une part, du sein de l'antiquité renaissante d'autre part,
le philosophisme s'élance, se dégage, se développe et se répand.
Il est la pensée humaine libre, indisciplinée, sans autorité spiri-
tuelle qui la guide, l'éclairé ni la contienne. Il est la pensée indi-
viduelle, sans aucun besoin de lien, de communauté, de commu-
nion avec d'autres pensées. Il va, sans plan arrêté, ce qui serait
contraire à son humeur propre, mais il va cependant du protes-
tantisme orthodoxe au protestantisme libre, du protestantisme
libre au déisme, du déisme au naturalisme et du naturalisme à
l'athéisme. — Pourquoi cette progression au lieu d'une pure et
simple anarchie, et d'un piii- et simple chaos, ce qui semblerait
naturel, la pensée étant toute libre et tout individuelle? D'abord
à cause d'une progression dans l'audace qui est habituelle à l'es-
prit de l'enfant, je veux dire à l'esprit humain, quand il s'affran-
chit après une longue discipline. Ensuite à cause du mouvement
scientifique rapide, précipité et mal compris. La science exclut la
métaphysique, elle s'en passe et doit s'en passer. Ce n'est pas à
dire qu'elle la nie; elle se refuse seulement le droit d'y entrer.
Mais les esprits enivrés de certitude scientifique, de ce que la
science ne prouvait pas Dieu, conclurent qu'elle prouvait qu'il
n'existait pas. Il serait aussi ridicule à la science de prétendre
prouver la non-existence de Dieu que son existence, puisque dans
les deux cas ce serait s'occuper de surnaturel, ce qui par défini-
AllilSlE COMTE. '113
%
lion la dépasse; mais de l'abstontion de la science à cet égard les
esprits légers ont conclu à la négation: et l'athéisme, ou la ten-
dance à l'athéisme, a été le tleniirr terme du philosophisme
pseudo-scienti tique.
A un point de vue plus général encore, l'esprit du [thiloso-
[•hisme a été essentiellement négateur et né'gatii". Né il'une « pro-
tt'stalitm » contre l'ancienne organisation spirituelle, ce qu'il a
poursuivi comme instinctivement c'est toute organisation spiri-
tuelle, et même xxiale, l'organisation sociale étant un elVorl or-
ganisateur de l'esprit, et même morale, la réglementation morale
étant le plus grand etlort organisateur de l'esprit humain.
« L'homnu' artiliciel » de Diderot créé par la civilisation pour
remplacer l'homme naturel, et qu'il faut détruire tout entier,
c'est la vue la plus nette à la fois et la plus générale, le terme ex-
trême, logique et fatal de tout le mouvement philosophique des
trois siècles. << Depuis le simple luthéranisme primitil jusqu'au
déisme, sans en excepter ce qu'on nomme l'athéisme systéma-
tiquf ([ui en c»mstitiie la phase exliême. cette philosophie n'a ja-
mais pu être historiquement qu'une protestation croissante et de
plus en plus méthodique contre les bases intellectuelles de l'an-
cien ordre soeial, ultérieurement (Uendue. par une suite néces-
saire de sa nature absolue, à toute véritable organisation quel-
conque. » Au fond le mouvement des esprits depuis le xvi' siècle
jusqu'à 1789 est une révolte ayant l'individualisme comme ten-
dance, le nihilisme pour terme.
L'esprit révolutionnaire est venu ensuite, qui, lui, est un essai
d'organisation. Il a essayé d'organiser quelque chose avec les prin-
cipes uniquement désorganisateurs que, comme héritier de 1 esprit
philosophique, il avait entre les mains. De la libre pensée indivi-
duelle il a fait le dogme de la libertc'-, de l'esprit anti-hiérarchique
il a fait le dogme de l'égalité, de l'esprit anti-autoritaire il a fait
le dogme du suffrage universel.
Tous ces principes .sont autant dénégations auxquelles on donne
des noms positifs. Rien d'excellent comme la liberté de penser,
de chercher, d'écrire, de parler, mais, évidemment, à la condition
qu'elle aboutisse, et par conséquent qu'elle cesse. Quand vous vous
donnez à vous-même, personnellement, la liberté de chercher ce
que vous avez à faire, c'est probablement, non pas pour le cher-
cher toujours, mais pour le trouver; et, quand vous l'aurez trouvé,
pour vous y tenir et vous y lier; et, donc, pour sortir de l'état de
liberté où vous étiez provisoirement mis. La liberté n'est donc
qu'un état négatif, nécessaire quelquefois, pour arriver à un état
positif où elle cesse et doit cesser. Elle est essentiellement un ex-
544 REVUE DES DEUX MONDES.
pédicnt provisoire. La proclamer comme principe permanent est
un non-sens. C'est déclarer (ju'on a pour maison l'intention de
chercher librement les moyens d'en bâtir une. La liberté est prin-
cipe de destruction ou principe de recherche; en faire un prin-
cipe de constitution répugne dans les termes, ne peut pas môme
être dit dans une langue bien faite.
Il en est tout de même de l'égalité. L'idée d'égalité comme
principe destructeur d'une hiérarchie mauvaise est excellente.
C'est un sophisme salutaire, comme il y en a dans les temps de
lutte. Comme principe organisateur elle ne signifie rien, parce
qu'elle est l'expression de quelque chose qui n'existe pas, qui
n'existe jamais. C'est précisément une des grandes différences
entre l'homme et les animaux. Entre les animaux d'une même
espèce, il n'existe que des inégalités physiques assez faibles du
reste, et quasi aucune inégalité intellectuelle. Il n'y a pas d'ani-
maux de génie, il n'y a pas d'animaux idiots. Ils ont une intel-
ligence commune à l'espèce tout entière. Voilà pourquoi ils
peuvent former des républiques égalitaires. Chez l'homme les
différences pliysiques existent, et, incomparablement plus grandes,
les différences intellectuelles. On peut même dire que l'espèce
humaine est organisée aristocratiquement par la nature même.
Elle est pourvue d'intelligence en quelques-uns de ses individus,
très rares, et pourvue de l'instinct d'imitation en son ensemble.
De cette façon quelques-uns inventent, les autres acceptent l'in-
vention, et la civilisation se fait et se maintient. Cela a été remar-
qué très bien par Buffon. Le caractère même de l'espèce humaine
est donc l'extrême inégalité. L'égalité n'existe pas. Si on la pro-
clame et si on essaye de l'établir, que fait-on? Rien, ou une autre
inégalité. On ne peut pas établir l'égalité; car on ne fait rien
contre la physiologie et on ne décrète pas l'abolition de l'histoire
naturelle; mais on peut renverser l'inégalité, faire dominer ceux
qui dominaient hier par ceux qui étaient dominés. Cela n'est pas
très heureux; mais c'est possible; et en proclamant l'égalité c'est
ce qu'on a fait. On a dit : « Personne n'aura plus de pouvoir qu'un
autre. » Immédiatement quelqu'un a eu plus de pouvoir qu'un
autre, mais ce n'a pas été le même; c'a été l'être collectif composé
des plus nombreux. La foule a pris immédiatement le pouvoir
qu'autrefois tenait l'élite, une élite peut-être mal choisie, mal 5e-
lectée, mais enfin une élite.
Et remarquez qu'ici il ne s'agit pas du pouvoir gouverne-
mental; il en sera question plus loin; mais d'une sorte de pouvoir
spirituel. La foule a été investie du droit d'avoir seule raison. Il
existe des parias dans l'organisation moderne, ce sont ceux qui
AUGUSTE COMTE. -tl»
pensent par onî^nièmo?; ils sont mal vus d'une foule qui pense
collectivement, par préjugés, par passions générales, par vagues
intuitions communes. Ils son! suspects comme originaux, comme
ne pensant pas ce <|ue tout le monde pense, comme n'acceptant
pas les banalités intellectuelles. Ils ne sont ni suivis, ni étudiés au
moins, ni guettés avec attention, parce que. par suite du dogme
nouveau, le respect s'est écarté d'eux, même au sens étymolo-
gique, très humble, du mot.
L'imitation persiste, certes : elle est physiologique, elle est
éternelle: seulement elle a changé d'objet; /a foule s imite elle-
mt'me; elle écarte l'esprit original, l'inventeur, commeobjet d'imi-
tation. Or l'imitation de l'individu inventeur par la foule imita-
trice étant la condition même de la civilisation, il y a risque pour
celle-ci; ou au moins elle va prendre une tournure très nouvelle,
imprévue, et dont on ne peut rien prévoir. « Le progrés continu
de la civilisation, loin de nous rapprocher d'une égalité chimé-
riijue.tend. au contraire, par sa nature, à développer extrême-
ment les différences intellecfuelb^s entre les hommes... Ce dogme
absolu de l'é-ualité prend donc un caractère essentiellement anar-
chique et s'élève directement contre l'esprit de son institution
primitive, aussitôt que, cessant d'y voir un simple dissolvanl
transitoire de l'ancien système politique, on le conçoit comme
indéliniment applicable au système nouveau. »
Enfin le suffrage universel est l'expédient d'une société d<'*sor-
ganisée et le signe qu'elle l'est. A peu près dans le même temps
que Comte écrivait la Philosophie positive, Girardin disait : « Le
suffrage universel, c'est : « Il faut se compter ou se battre. Il est plus
court de se compter. Un se bat dans la barbarie. Dans la civili-
sation on se compte. » Rien de plus juste, rien de plus lumineux,
et rien qui montre mieux que le suffrage universel est la l»arbarie
raisonnée. la barbarie exacte, la barbarie mathématique, la bar-
barie rationnelle, mais la barbarie. En barbarie qui doit com-
mander? Les plus forts. Qui sont les plus forts? Les plus nom-
breux. Xt^ nous battons pas, comptons-nous; c'est-à-dire voyons,
sans nous battre, qui sont les plus forts. Une société qui a pro-
clamé la liberté et l'égalité, qui a supprimé la hiérarchie ne peut
plus connaître qu'une loi. celle de la force, si tant est qu'elle
veuille qu'encore pourtant on reste en société. C'est à cette loi
quelle a recours en donnant l'empire au nombre.
— Au moins ce n'est pas l'anarchie! — Non, puisque c'est
l'expédient pour y échapper; mais c'est quelque chose qui est tout
près de l'être ; parce que ce système, comme tout à l'heure l'éga-
lité, donne un office spécial à quelqu'un qui n'est pas fait naturel-
TOME CXXX. — 189o. '■]■■>
5i6 REVUE DES DEUX MONDES.
lemont pour le remplir. Il donne la décision au nombre. La foule
est très bien faite pour contrôler, pour juger les œuvres faites et
les hommes après qu'ils ont agi ; pour décider, non ; comme tout
à l'heure elle était reconnue bien faite pour imiter avec intelli-
gence les inventions faites, non pour inventer. Or prendre une
décision, c'est inventer, c'est avoir une idée, c'est avoir une ini-
tiative. La foule n'est point faite pour cela. Vous lui donnez un
office qui n'est pas dans sa vocation. Qu'arrivera-t-il? C'est qu'elle
ne l'exercera pas! — Eh bien ! tant mieux. C'est ce que vous vou-
lez. — Non pas! De par sa nature elle ne l'exercera pas, et de par
le droit que vous lui donnez, et dont elle sera fière, elle ne vou-
dra pas que d'autres l'exercent. Elle ne sera pas une supériorité et
sera jalouse des supériorités. Elle ne gouvernera pas ; est-ce qu'elle
le peut? et elle ne choisira jamais ceux qui sont faits pour gou-
verner. Elle « condamnera éternellement tous les supérieurs à
une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs infé-
rieurs, par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant
reproché aux rois. » Ce système a plongé la foule dans un espèce
d'étourdissement : « Quels doivent être les profonds ravages de
cette maladie sociale en un temps où tous les individus, quelle
que puisse être leur intelligence et malgré l'absence totale de
préparation convenable, sont indistinctement provoqués parles plus
énergiques sollicitations à trancher journellement les questions
politiques les plus fondamentales? »
Cet étourdissement aboutit dans la pratique à cette manière
d'apathie jalousé qui fait que la foule ne gouverne pas, qu'elle
n'aime pas qu'on gouverne, et qu'en définitive il n'y a pas de gou-
vernement. C'est une sorte d'anarchie indolente, — d'anarchie in-
dolente, très proche du reste de l'anarchie aiguë; car la foule ne
gouvernant pas, ceux qui sont aptes à gouverner ne gouvernant
pas non plus, il est très facile à une minorité, et à une minorité
qui n'a pour elle ni la force du nombre ni celle des lumières, de
mettre en échec cette société invertébrée et amorphe; et par suite,
dans cet état plus que dans un autre, il est besoin, périodique-
mont, d'un gouvernement fort qui rétablisse l'ordre. Ce gouverne-
ment la foule, dans le besoin, le prend un peu au hasard, selon
les circonstances; et en définitive une anarchie indolente, réveil-
lée de temps en temps par des anarchies aiguës, que réprime une
crise de despotisme, c'est l'histoire normale des démocraties. —
De toutes ces anarchies tant intellectuelles et morales que so-
ciales, il faudrait enfin sortir.
AIGISTE COMTE. 347
III
On n'en sortira que par l'crj^anisation diui nouveau pouvoir
spirituel. C'est le catholicisme qui avait raison. Il n'était pas la
vérité comme conception générale du monde; il l'était comme
conception du ^gouvernement des hommes. Il a inventé le seul
moyen de sauver la liberté sans glisser vers l'anarchie. La sépa-
ration du pouvoir temporel et du pouvoir spirituel c'est le fon-
dement même de la liberté vraie, et l'antidote de l'esprit anar-
•chique en même temps. Les libéraux veulent que tout ce qui est
intellectuel dans l'homme, pensée, doctrine, croyance, théorie,
religion, conscience, soit soustrait à l'Etat, et c'est, pour eux, la
liberté. Ils ont raison de soustraire à l'Etat toute cette partie intel-
lectuelle de l'homme; et c'est précisément ce que fait la séparation
<iu spirituel et du temporel. Mais ils ajoutent : « ... soustrait à
l'Etat, et tenu pour propriété savi'ée de findividu. » C'est ici qu'ils
tendent à un individualisme stt'rile qui a pour terme l'anarchie;
et c'est ici que nous intervenons pour dire : « Organisons, au con-
traire, en un pouvoir constitué, tout cet élément intellectuel de
l'humanité pour le soustraire à l'Etat, et pour en faire quelque
•chose de constitué, de solide et de fécond. »
Au fond, le pouvoir spirituel c'est un état, lui aussi. L'état
civil c'est ce que les citoyens mettent en commun de forces ma-
térielles pour faire de la nation un corps organisé ; le pouvoir spi-
rituel c'est ce que les intelligences mettent en commun de forces
intellectuelles pour eu faire un organisme durable, fécond et pro-
gressif; c'est un état spirituel. Il a existé, il a sauvé le patrimoine
intellectuel de l'humanité; il a empêché l'humanité de retourner
à la bestialité pure; il a sauvé la liberté intellectuelle; il faut le
restaurer. Il faut reprendre l'œuvre du catholicisme, en abandon-
nant ses théories; il faut ressaisir son esprit de gouvernement
pour organiser un pouvoir spirituel semblable au sien; il faut
concentrer l'effort scientifique de l'humanité moderne, comme il
concentrait l'effort théologique, métaphysique, moral, littéraire
et déjà scientifique de l'humanité ancienne.
Remarquez que ce pouvoir spirituel séparé du pouvoir civil a
•été un progrès sur l'antiquité ; donc il ne peut pas disparaître ;
aucun progrès ne disparaît ; tout progrès est acquis et subsiste ;
il se transforme, mais il ne tombe pas. — Remarquez déplus que
ce progrès n'a pas fourni son évolution naturelle . Le catholi-
cisme a eu dix siècles de formation, deux siècles de prépondé-
rance, de Grégoire Vil à Boniface YIII, cinq siècles de décompo-
rus REVUE DES DEUX MONDES.
sition et d' « agonie chronique >>. C'est un signe que « ce qui
devait périr ainsi dans le catholicisme, cétait la doctrine, et non
l'organisation, qui n'a été passagèrement ruinée que par suite de
son adhérence à la philosophie théologique...» — C'est cette orga-
nisation qu'il faut rétahlir.
Remarquez enfin que ce pouvoir spirituel ne périt jamais;
seulement il y a des époques anarchiques où il est exercé par
n'importe qui. Il l'est de nos jours par des littérateurs, des roman-
ciers, des avocats, des journalistes. Il devrait l'être par des gens
sachant quelque chose. Organisons le pouvoir spirituel de la
science. Il y a une « papauté de l'avenir ». Ce sera une papauté
scientifique.
Cette idée n'est pas au terme des jiiéditations d'Auguste
Comte; elle est au commencement, au milieu et à la fin. Elle est
en 1823 dans les articles du Producteur sur « F organisation du
pouvoir spirituel » ; elle est l'objet où tend le Cours de pJiilosG-
phie positive tout entier. Le réaliser est ce qu'essaye la Politique
positive. Il n'y a aucune contradiction ni même aucun change-
ment véritable dans la pensée de Comte de 1820 à 18o7. On a,
depuis longtemps, abandonné l'idée d'opposer la Politique positive
à la Philosophie positive. Celle-là est le développement naturel
de celle-ci. Dans la Politique positive l'organisation du pouvoir
spirituel se transforme simplement en une religion. Mais quelle
religion? Religion non théologique, religion non métaphysique.
Comte avait posé en principe que la morale consistait à s'écarter
progressivement de l'animalité, de l'état d'enfance, de l'indivi-
dualisme. Il en vient naturellement à une morale sociale qui
considère l'individu comme, en vérité, n'existant pas, et l'espèce
comme existant seule. Confondre ses intérêts avec ceux de l'espèce,
vivre en elle et en elle seule, ne considérer que son progrès, se
considérer comme une cellule seulement de ce grand corps, voilà
la morale. Mais l'espèce ne doit pas être considérée seulement
au temps où nous sommes ; mais dans son ensemble depuis qu'elle
existe; c'est donc à l'humanité tout entière, depuis son commen-
cement jusqu'à son avenir le plus éloigné, que nous nous don-
nons corps et âme. De là le « culte de l'humanité ». L'humanité
est le dieu que nous devons adorer. A elle toutes nos pensées et
en considération d'elle tous nos actes.
Voilà la religion de Comte dégagée de l'appareil liturgique
dont son imagination s'est plu à la surcharger assez ridiculement.
Car Comte est un curieux exemple à l'appui de sa théorie sur la
survivance des anciens états à travers les nouveaux : il a l'esprit
scientifique; de la période métaphysique il garde le goût des
AL LISTE r.OMTE. QlM
abstracliolis et ijfb ^ulttililt>s; l't de la période thooloii,ique il yarde
IV^pril sacerdotal. Mais, depetuillee de certaines rêveries et sur-
tt)ut de certains arrangemens ecclésiastiques, sa nouvelle religion
;«e réduit à ceci : adorer riuinianile. Klle est une simple exten-
sion de sa morale. L'anti-anarcliisme devait aller tout naturelle-
ment jusqu'à lanti-individualisme, et l'auti-individualisme Jus-
tin à faire toute une morale de l'absorption de l'individu dans la
comnmnaute, et cette morale jus(jii à ilevenir une religion de la
grande communauté humaine, un culte extatique de l'humanité.
C'est là que Comte s'est arrêté comme an terme naturel, très
facile à prévoir, très attendu, «»u qui devait l'être, de son évolu-
tion intellectuelle. Cette religion c'est au pouvoir spirituel de
l'avenir, à la « papauté future •> qu'elle devait être conliée. Elle
devait embrasser, comme toutes les religions passées, la doctrine
religieuse elle-même, la morale, la sociologie qui se confond
désormais avec la morale puisque la morale se confond avec elle,
la seii'uce, et la propagation de la science, c'est-à-dire l'édu-
cation.
(Comment ce pouvoir spirituel se fonde ra-t-ir.' Comme tous
les pouvoiis spirituels se sont fondés, sans aucuiu^ participation
de l'État civil, eu dehors de lui, et sans la moindre hostilité
contre lui; cependant, il faut s'y attendre, contre son gré. L'Etat,
depuis l antiquité, a toujours une tendance, très naturelle, et
même honorable, quoique illégitime, à absorber le pouvoir spi-
rituel s il existe, à se transfoi'mer en un pouvoir spirituel, s'il
n eu existe pas. C est donc à l'initiative individuelle qu'il faut
s'adresser pour constituer le pouvoir spirituel nouveau. C'est
précisément l'individualisme (|u"il faut solliciter à mettre son
énergie à se détruire, eu lui persuadant que ce qu il a de meil-
leur en lui revivra plus fort dans la collectivité où il saura
sabsorber, et que des forces individualistes le nouveau pouvoir
spirituel sera à la fois ré[)uration et l'exaltation, n'utilisant
pas celles qui sont factices ou éphémères et les laissant périr,
renforçant, multipliant, éternisant celles qui sont destinées
à durer.
Une grande association, internationale, comme le fut le catho-
licisme, acceptant les principes de la religion positive et s'enga-
geant à les propager, trouvant plus tard son organisation et le
détail de son administration, réunissant tous les hommes qui
auront renoncé à tout esprit métaphysique et théologique, et
propageant la science et la philosophie scientifique, voilà les bases
du pouvoir spirituel de l'avenir. La civilisation est attachée à ce
qu'il naisse et se développe.
550 REVUE DES DEUX MONDES.
Il ne se peut pas, du reste, qu'il ne naisse point. S'il en était
ainsi il y aurait une rupture entre le présent et le passé, ce qui
ne s'est jamais vu, ce qui est contraire aux lois naturelles, qui
sont celles de l'humanité comme de la nature entière. Alors l'état
anarcliique sera conjuré. « Tant que les intelligences individuelles
n'auront pas adhéré par un sentiment unanime à un certain
nombre d'idées générales capables de former une doctrine sociale
commune, on ne peut se dissimuler que l'état des nations restera
essentiellement révolutionnaire, malgré tous les palliatifs poli-
tiques qui pourront être adoptés et ne comportera que des insti-
tutions provisoires. Il est également certain que si cette réunion
des esprits dans une même communion de principes peut être une
fois obtenue, les institutions convenables en découleront néces-
sairement, sans donner lieu à aucune secousse grave, le plus
grand désordre étant déjà dissipé par ce seul fait. »
IV
Tel est ce grand système, un des mieux liés, un des plus forls,
et aussi un des mieux appuyés sur des observations justes, que
non seulement les temps modernes, mais l'humanité entière ait
vus naître. La grande observation qui en fait la base consiste à
avoir bien vu ce penchant vraiment nouveau et en même temps
persistant de l'esprit humain à attacher à la science la foi qu'il
attachait autrefois au mystère. C'est un « proverbe des gens
d'esprit » que de dire : « L'homme ne croit (|u"à ce qu'il ne com-
prend pas. » Il reste juste; mais il est moins juste qu'autrefois.
Se rendr-e bien compte de ce changement et en chercher toutes
les causes et en prévoir tous les résultats, c'est ce qu'a voulu
Auguste Comte. Il en a tiré sa loi des « trois états », c'est-à-dire
toute une philosophie de l'histoire. Cette philosophie de l'histoire
est merveilleuse d'ordonnance, de netteté, de vraisemblance même,
et toute pleine d'idées de détail qui sont des fêtes pour l'esprit.
Elle reste contestable en son ensemble. D'abord elle encourt le
reproche adressé à un des maîtres de Comte, c'est-à-dire à Bos-
suet. Elle laisse de côté la moitié ou les deux tiers du monde.
Comte ne s'occupe ni des Indiens, ni des Chinois, ni des Maho-
métans, il ne s'occupe, de son aveu même, que « de la majeure
'partie de la race blanche, en se bornant même, pour plus de préci-
sion, surtout dans les temps modernes, aux peuples de l'Europe
occidentale. » Pourquoi? Je crains que l'explication ne soit amu-
sante. Parce que « nous ne devons comprendre, parmi les maté-
riaux historiques de cette première coordination philosophique
AlT.rSTE COMTE. 5^1
*
du passé lumiain que des phénomènes sociaux ayant évidemment
exercé une inlhience réelle sur l'enchaînement ijraduel des phases
successives qui ont clVoctivement amené Tétat présent des nations
les plus avancées. » En d'autres termes, Comte ne tient compte
pour établir sa loi historique que de ce qui ne la contrarie pas. Il
I avoue avec la naïveté assez ordinaii-e aux ^j^rands p-nies : « Ce
puéril et inopportun étalage d'une érudition stérile et mal digé-
rée qui tend aujourd'hui à entraver létude de notre évolution
sociale par le vicieux mélange de l'histoire des populations qui,
telles que celles de l'Inde, de la Chine, etc., n'ont pu exercer sur
notre passé aucune véritable influence, devra être hautement
signalé comme une source inextricable de confusion radicale
dans la recherche des lois réelles de la sociabilité humaine, dont
la marche fondamentale et toutes les modifications diverses
devraient être ainsi simultanément considérées, ce qui, à mon
gré, rendrait le problème essentiellenient insoluhlp. » Ainsi le pro-
blème est insolubh' si l'on en prend toutes les données; mais
nous n'allons en prendre que les données favorables à la solution
que nous en voulons, et vous verrez comme il se résoudra bien.
On pourrait fermer un ouvrage dont la partie essentielle débute
par ce postulat inn.
J'irai plus loin. lult-il tenu compte de tout ce que nous
savons de l'histoire de l'humanité, c'est évidemment si peu de
chose, et ce que nous en ignorons dépasse d'une façon si formi-
dable ce que nous en savons, qu il n'aurait pas été admis, en
bonne méthode scientifique, à en tirer une loi générale. L'huma-
nité a été fétichiste, polythéiste, monothéiste, elle est encore féti-
chiste, polythéiste et monothéiste selon les endroits; voilà tout
ce que nous en savons. L'ordre et la succession de ces états d'es-
prit nous est parfaitement inconnu. Nous tirons de l'existence de
ces états d'esprit cette conclusion que l'homme est un animal
mystique jusqu'à nouvel ordre; voilà tout ce que nous pouvons
en déduire. N allons pas plus loin, et si cela ne nous donne pas
une loi de l'évolution humaine, tant pis pour nous. Il est essen-
tiel de savoir se résigner.
Une partie de son système historique, qui marque bien ce que
tout son système a d'hypothétique et de factice, c'est ce qui con-
cerne le prétendu état métaphysique. Il a besoin comme transi-
tion entre l'état théologique et l'état scientifique d'un état méta-
physique où l'humanité a vécu d'abstractions. Cet état il le fait
de très courte durée. Je ne vois pas qu'il aille à plus de trois
siècles, du xvi** au xix®. Voilà un des trois grands états de l'hu-
manité, un état qui dure trois cents ans; le premier ayant duré
552 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt iiiille ans. et le troisième devant durer toujours! L'histoire
natui'elle humaine est bien ditïerente de l'histoire naturelle pro-
prement dite! Et notez que durant cet état, l'état théologique
durait encore, ce que reconnaît Comte, mais de plus avait encore
pour lui les dix-neuf vingtièmes et très probablement les neuf
cents quatre-vingt-dix-neuf millièmes de l'humanité. N'en fau-
drait-il pas conclure qu'il y a eu des métaphysiciens dans tous les
temps; et qu'il n'y a pas eu de période métaphysique? Et voilà
tout le système qui sécroule.
En réalité il ne tient aucunement, il n'est qu'une hypothèse
brillante, assez inutile, du reste, et dont Comte pouvait très bien
se passer, 11 pouvait envisager l'humanité, d'ensemble, comme
partagée, très inégalement, entre l'esprit théologique, l'esprit
métaphysique et l'esprit scientifique, et s'eflorcer de prouver qu'il
y en avait deux de trop.
Quant à cette élimination même de l'esprit théologique et de
l'esprit métaphysique, Comte la fait avec sûreté, avec suite et avec
une vigueur de dialectique très remarquable. Il faut cependant
faire une distinction. Comte est sensiblement exempt d'esprit
théologique, et j'ai fait remarquer que quand il a transformé sa
morale en une religion, même de cette religion toute idée vrai-
ment théologique est absente; mais il n'est pas exempt, pas du
tout, d'esprit métaphysique. Il reproche aux métaphysiciens leurs
entités ; il a les siennes. Dans les mêmes pages où il raille les
politiques encore imbus d'esprit métaphysique d'expliquer les
phénomènes sociaux par c la grande entité générale de la.7iaiîire »,
il énonce sa prétention de les expliipier par (( les lois naturelles »
de la sociologie, il montre ces « lois naturelles » agissant sur les
hommes et les pliant à leur empire et les faisant passer d'un
« état » à un autre; et vraiment il me semble bien voir là des
abstractions personnifiées, nouvelles divinités qui gouvernent le
monde et qui sont écloses du cerveau de notre penseur. En elîet
Comte n'a jamais démontré pourquoi les hommes ont passé d'un
état à un autre état, par queWes 77iod//icatio/is propres, intimes,
intrinsèques, de leur être, et il semble, dès lors, que ces lois de
leur évolution s'imposent à eux du dehors, les poussent et les for-
cent d'en haut, et nous voilà en pleine conception métaphysique;
il semble que l'homme ait passé par ces phases successives pour
satisfaire le dessein de je ne sais quelle providence. Très souvent
le cours de philosophie positive fait l'effet d'un Discours sur l'his-
toire universelle sans Dieu ; Ion y voit les hommes menés, et
menés avec une suite et une rigueur inilexibles, sans qu'on sach(;
par qui ; mais ils le sont, ils rentrent dans un dessein qu'ils n'ont
ALC.rSTE l.OMTE. 533
pas coni;u. qu'ils noiit aiu-uiie raison de siii\ro otciuils siii\t'iil.
il y a là une >oite de fatalité des lois de l'évolution. Cîette fatalité
est bien une entité' nn'ta|)hy>i»|iie. Ou |)i'ut léerire avec une ma-
juscule.
De même il reproche aux métapliysicieus leurs linalités, et il
a la sienne: c'est le progrès. 11 croit que les lois de l'évolution
ont un but. et ce but il le connaît: c'est le progrés, non pas
indétini, il n'y croit pas, mais le progrés se prolongeant dune
fai^ou qui le fait paraître à nos yeux comme devant être indélini.
Voilà la grande cause liiiale tle la nature, et Comte raisonne sans
cesse en eu tenant compte, (|uoiqu'il ait dit qu'il ne faut jainais
raisonner par cause linale: et non seulement il en tient compte,
mais c'est le fond même de tous ses raisonnemens. Le progrés
devait exister et c'est pour cela que lliomme a passé par le léti-
chisme, le polythéisme, etc. ; il doit continuer, et c'est pour cela
que la séparation du temporel et du spirituel ayant été une fois
trouvée ne peut pas se perdre, etc. Xous raisonnons ici par cause
linale autant qu'il est possible de raisonner par cause linale.
Je sais bien (|ue Comte est penseur trop pénétrant pour être
dupe du mot progrés à la façon des auteurs de manuels pour in-
struction civique. Il sait (jue l'idée de progrés est extrêmement ré-
cente: qu'elle date du xvni'' siècle, ou tout au plus de la « querelle
des ancieus et des modernes » : que rantiquil<i ne l'a jamais eue, et
a eu plutôt l'idée contraire ; d'autre part, il ne croit pas du tout au
progrés indélini ; il a même une page très spirituelle sur cette chi-
méie de l'indélini appliqué aux choses humaines : il est conslani
que Ihomme civilisé mange moins que le barbare, et de moins
eu moins; il est peu vraisemblable pourtant qu'il arrive à ne pas
manger du tout; ainsi du reste. Il écarte même quelquefois les
mots de prugrè.s et de pc/fectio/uiemenl comme n'étant pas scien-
tifiques, et les remplace par le mot développement; mais encore
le mot développement comporte une certaine idée, sinon d'accrois-
sement, du moins d'extension régulière, de déploiement normal
et heureux d'une force jusque-là enveloppée et comprimée, qui est
bien analogue à ce qu'on entend généralement par progrès. — Or
cela même n'est pas scientifique. Tout ce que nous savons en con-
templant l'humanité dans sa carrière, c'est qu'elle change, c'est
que les choses ne sont pas toujours la même chose. Nous ne
savons exactement rien de plus. La loi de l'humanité c'est le chan-
gement : voilà une loi qu'on peut accepter; changement pour le
mieux, nous n'en savons rien, pour le plus compliqué même, ou
pour le plus simple, nous n'en savons rien. Éloignement de
l'animalité; il est probable; mais éloignement progressif et sans
554 REVUE DES DEUX MONDES.
retour possible, nous n'en savons rien. Que l'homme ait été un
animal et ait su s'arracher à l'animalité, il est vraisemblable;
qu'il continue et soit destiné à continuer à s'en éloigner de plus en
plus, nous n'en savons rien; car le progrès n'étant pas indéfini,
comme Comte le reconnaît, il est possible que ce que l'homme
peut en réalité, soit atteint; et depuis longtemps; et qu'à partir du
moment où l'homme s'est séparé nettement de l'animalité il n'ait
fait que tourner dans un cercle ou osciller comme un pendule,
changeant toujours, c'est sa loi, mais sans avancer. Or c'est bien
sur l'idée qu'il avance et continuera longtemps, sinon indéfmiment,
d'avancer, que Comte fonde tout son système. Il repose sur une
hypothèse, et sur une hypothèse, non pas plus hypothétique que
celle du progrès indéfini, mais plus fragile encore : il repose sur
cette hypothèse que l'homme, ayant progressé au commencement,
doit progresser jusqu'à une certaine date, et que cette date nest
pas atteinte. Oh! qu'en savez-vous? Qui vous a mis dans le secret
de cette chronologie?
Mais le grand point, le nœud du système, c'est le pont jeté entre
les sciences naturelles et les sciences morales. Ici Y instinct de la
vraie question est merveilleux, l'effort admirable, et les intentions
excellentes. La vraie question de l'humanité est bien là en effet.
Quelle est la loi de nos actions et où devons-nous la prendre? En
nous? Hors de nous? En nous elle est indistincte, quoi qu'on
en ait dit. La conscience est vacillante et obscure. Notre âme est
trop complexe pour que nous distinguions très facilement quelle
est celle de ses mille voix que nous devons écouter. Il y faut toute
une science, très difficile. Les hommes ont toujours désiré trouver
hors d'eux la loi d'eux-mêmes. Ils l'ont demandée au monde. Le
monde leur a très bien répondu. Gouverné par des dieux ou un
Dieu assez justes, assez bons et assez charitables, il leur a ré-
pondu qu'il fallait être bons et justes, et une morale théologique
plus ou moins élevée a été fondée. Mais ce monde, qui répondait
ainsi, était très probablement un monde factice. C'était un monde
que l'homme avait imaginé sur le modèle de lui-même; qu'il
avait créé, à qui il avait donné pour âmes ou pour âme, des êtres
ou un être semblables à lui, un peu meilleurs que lui. Ce que
l'homme écoutait donc c'était lui-même projeté par lui-môme au
bout du monde, et des extrémités de l'univers c'était la voix de
lui-même, un peu meilleur, qui lui revenait. Si aucun divorce
n'existait entre l'homme et la nature, c'est que l'homme voyait la
nature comme gouvernée par un être qui n'était qu'un homme
perfectionné. Au fond, c'était à lui-même qu'il obéissait, mais à lui
agrandi, épuré et cm autre, ce qui était nécessaire pour qu'il obéît.
AIGUSTE COMTE.
55:;
Mais quand tes lionimos. — à quelque (époque du reste que,
plus ou moins nombreux, ils s en soient avisés, — ont vu. ou cru
voir, que le monde était immoral, qu'il n'avait aucun sentiment
de justice ou de bonté, qu'ils étaient les seuls êtres moraux de
l'univers, ils ont été épouvantés. Ils se sont vus seuls, et ils se sont
^ us mvstérieux. Ils se sont écriés : « (Juelles chimères sommes-
nous? (Juels monstres? Quels êtres incompréhensibles? » Et alors
le trouble a été très ijrand dans l'humanité. Les uns ont osé dire :
« Eh bien! soyons comme le reste de la nature. C'est elle qui
doit avoir raison. Soyons naturels. Détruisons en nous l'être
artificiel que quelques trompeurs sans doute ont fabriqué. Ne
prétendons pas valoir mieux que le reste de l'univers. » D'autres
ont dit : « Eh bien 1 soit ! La nature entière a sa loi qui est mé-
prisable, et nous avons la nôtre. Pourquoi non? Suivons la nôtre
avec d'autant plus d'énergie que le monde semble nous railler de
la suivre; nous nous montrerons supérieurs à lui, et voilà tout. »
Et la rupture entre les lois naturelles et les lois de l'homme a été
consommée.
Enfin vient le positiviste qui dit : « Ce n'est pourtant pas
possible. Il ne peut y avoir de contrariété si absolue entre une
bestiole et tout l'univers. Il doit y avoir un moyen de rattacher la
loi de l'homme aux lois irénérales. » Et il tente sa conciliation
et sa réconciliation de la morale avec la physiologie.
S'il y réussissait, l'accord ancien, l'harmonie du monde aux
yeux de l'homme serait rétablie. L'homme n'apercevait pas de
rujtture entre lui et le monde parce qu'il voyait le monde sem-
blable à lui; de nouveau il n'en apercevrait pas, parce qu'il se
verrait semblable au monde. Comte a très bien dit qu'il y avait
synthèse des sciences morales et des sciences naturelles dans l'es-
prit théologique, séparation des unes d'avec les autres dans l'es-
prit métaphysique, synthèse nouvelle des unes et des autres dans
l'esprit positiviste. Mais le positiviste réussit peu dans cette con-
ciliation, et il y réussira peut-être de moins en moins. Plus
les sciences morales et les sciences naturelles seront poussées
avant, plus sans doute leur divorce s'accusera. Ce n'est point des
différences qu'elles aperçoivent entre elles, c'est une contrariété.
Plus la nature est connue, plus elle fait horreur à l'homme; plus
il la connaît, plus il est indigné de cette chose éternelle et
énorme qui n'a pas de but, qui n'a pas de moralité, qui même
est cruelle, sorte de monstre aveugle et féroce, en tout cas, être,
si c'est un être, aussi contraire que possible à tout ce que l'homme
sent de bon en lui. Ce n'est pas à elle qu'il peut se résigner à de-
mander des leçons de morale. Il lui ressemble trop peu pour
S56 REVUE DES r)i:rx mondfs.
n'avoir pas peur de lui ressembler. Il ne peut pas y avoir de
morale naturelle, parce que la nature est immorale.
— Mais il peut y avoir une morale sociale, et fondée unique-
ment sur la socialité. — Nous voilà au point précis, en eilet.
Mais remarquez d'abord que vous abandonnez déjà votre ferme
connexion entre les sciences naturelles et les sciences de l'homme.
La morale science sociale, c'est la morale science humaine. Si
c'est dans l'instinct social de l'humanité que je dois puiser la loi
de mes actes, ce n'est plus dans la nature que je la puise. Ce n'est
pas dans le moi, sans doute, mais c'est dans l'homme. Une morale
sociale consiste à se représenter les hommes au milieu de la
nature comme ayant leur loi à eux qu'ils n'empruntent qu'à eux :
le divorce entre l'homme et la nature n'est plus supprimé, il est
rétabli. Votre adversaire a cause gagnée.
De plus, la morale fondée sur l'instinct social est bonne, sans
doute, parce que la morale dès qu'elle redevient humaine rede-
vient bonne, mais combien incomplète ! La socialité est meilleure
maîtresse de moralité que le naturalisme, mais non pas excel-
lente ; la société est moins immorale que la nature, mais elle
n'est pas d'une moralité très haute. Ce n'est pas à considérer les
hommes, aies étudier, qu'on apprend à être d'une très pure vertu.
N'a-t-on pas remarqué que la vie de société affine l'esprit et
corrompt le co?ur? Sans aller jusqu'aux paradoxes de Rousseau,
dont, quoique solitaire et cénobite vous-même, vous êtes l'anti-
pode exact, n'est-il pas vrai que les hommes sont faits pour vivre
en société à condition de n'y pas trop vivre ? La socialité inspire
des sentimens fort moraux à la condition presque de s'y soustraire.
Est dévoué à la société celui qui a l'instinct social très prononcé
et qui ne se mêle pas à la société, qui la sert de loin, l'aimant
moins elle-même que l'idée abstraite qu'il s'en fait, et qu'il n'en
garde qu'à la condition de la fréquenter peu. Cela ne laisse pas
d'être significatif.
Généralisons. Considérons l'humanité en tout son ensemble,
dans le présent et le passé. L'histoire est immorale, moins immo-
rale que la nature, mais immorale. Moins que la nature, mais
assez net encore, elle montre le triomphe de la force, de la ruse,
do la violence, etc. Comme la fréquentation de la société, la con-
templation de l'humanité est peu édifiante. Ici encore on est
dévoué à l'humanité à la condition de la connaître d'une façon
un peu idéale et philosophique, comme vous, par exemple, la
connaissez. Encore une fois on peut trouver là une morale, mais
il faut y mettre je ne sais quelle bonne volonté. Il semble que
l'homme qui ne serait pas doué d'un instinct moral par lui-même,
AlT.rSTF. COMTE. oTH
(lui n'aurait i]u§ ^in^tiIl^•t social, et (jui fré(|ut'ntiM'ail le^ lioinnu^s
et i|ui lirait riiistoire, sorait un bon citttyen, soumis aux l»tis. non
révolutionnaire, ce qui pour nous est la moitié de la vertu, bref
un fort honnête homme ; mais dévoué aux hommes, charitaltle,
LTiMiéreux. eapable de sacriliee. non; ou l'on ne voit pas trop
pourquoi l'I le serait. Dieu pt'rmette que tous les hommes arri-
vent seulement au niveau moral que la morale de ('(Uiite établit !
mais encore ce n'est pas un niveau W\o\\ élevé.
On le voit bien quand Au^u^te Comte transforme la morale
en religion. Celte religion tic I liumanit('' est un retoui- incon-
scient à l'esprit thé(dogique,ou, comme dit Comte, à r('dat théo-
los^ique. Elle ne contient pas un mot de thé'nlogie, sans doute, je
l'ai dit ; mais elle p^oc^de comme l'homme procî'de en « état
thé'ologique », eu procé'dant moins bien. Il faut adorer l'huma-
nité. Cela veut dire que le plus grand tlanger pcmr cha([ue homme
étant de s'adorer soi-même, il faut qu'il adore un grand être per-
manent, éternel, producteur de moralité, semblable à chaque
homme, mais meilleur que lui, et qui peut être pour chaque
homme un bon modèle. Tn être permanent, éternel, producteur
de moralité', semblable à l'homme et meilleur que lui, et modèle
à imiter pour l'homme, c'est précisément ce que l'homme adore
dans l'état tb(''ologique. Comme c'est lui qui fait son Dieu, et
comme il le fait à son image, c'est l'humanitc' divinisée qu'il adore;
c'est l'humanité épurée, subtilisée, purgée de tout ce qu'elle a
de mauvais, centuplée en tout ce qu'elle a de bon ; mais ce n'est
pas autre chose que l'humanité'. — Seulement c'est l'humanité
adorée indirectement; et voilà la supériorité de la rcligiontln^o-
logique sur la religion humanitaire. C'est l'humanité adorée sans
que l'on croie que ce soit elle qu'on adore. De tout ce qu'il y a de bon
dans l'humanité on a fait un être extc'rieur à elle, détaché d'elle,
bien autrement imposant, bien autrement séduisant aussi, auquel
on s attache de cœur, d'âme, avec passion, toutes choses que l'on
ne fait pas si facilement à l'égard de l'humanité directement con-
sidérée, en songeant à la masse d'élémens parfaitement indignes
d'adoration qu'elle a contenus. — Et ce Dieu nous commande
d'aimer les hommes ; et nous les aimons à cause de lui, nous les
aimons en lui. ce qui est plus facile que de les aimer directement.
— L'homme dans l'état théologique fait donc exactement ce que fait
Comte; mais il le fait d'une manière plus complète, plus puis-
sante, avec une force d'abstraction plus grande, et de façon à ce
que cela serve à quelque chose. D'instinct ou d'adresse, pour
aimer l'humanité, il l'a transformée en un être adorable qui n'est
pas l'humanité et qui lui commande d'aimer l'humanité. Avec ce
5o8 REVUE DES DEUX MONDES.
détour on ne l'aime déjà pas assez ; sans ce détour il n'est pas-
probable qu'on l'aime guère. La religion de Comte n'aura jamais
beaucoup de dévots.
Quant au pouvoir spirituel destiné à propager cette religion
et cette morale, Comte savait trop bien et a trop bien montré
combien est fort l'individualisme moderne pour avoir grande con-
fiance dans l'établissement d'une pareille force spirituelle collec-
tive. Est-il même à désirer qu'elle s'établisse, nous l'examinerons
une autre fois ; mais ce qu'aujourd'bui nous ferons remarquer
c'est que la philosophie positive, particulièrement, n'était pas apte
à la fonder. Ce qui a toujours groupé les hommes, c'est leurs
passions, bonnes ou mauvaises. La philosophie positive, froide
comme la science, peut éclairer les hommes, les instruire et
même les améliorer ; elle ne les groupera guère. Elle n'inspire
pas l'exaltation, l'enthousiasme, qui fondent les églises. On
m'objectera le stoïcisme, et c'est précisément au stoïcisme que je
songe pour m'appuyer. Le stoïcisme a fait office de religion pen-
dant quelque temps. Mais s'il a été si vite et si complètement,
soit balayé, soit absorbé par le christianisme, c'est quïl n'avait
pas ces vertus excitantes dont je parlais; et s'il n'a jamais été
qu'une religion aristocratique, tandis que le christianisme a été si
vite une religion populaire, c'est pour les mêmes causes.
Ce n'est pas à dire que l'influence de Comte n'ait pas été très
grande. Elle a été immense. Adopté presque entièrement par
Stuart Mill ; simposant, quoi qu'il en ait dit, à Spencer, ou, comme
il arrive, coïncidant avec lui et s'engrenant à lui d'une manière
singulièrement précise; dominant d'une façon presque tyrannique
la pensée de Renan en ses premières démarches, comme on le
voit par VA venir de la science; inspirant jusque dans ses détails
l'enquête philosophique, historique et littéraire de Taine ; se
combinant avec révolutionnisme,qui peut être considéré comme
n'en étant qu'une transformation, — son système a rempli toute la
seconde moitié du xix^ siècle, et on l'y rencontre ou tout pur, ou
à peine agrandi, ou légèrement redressé, ou un peu altéré, à
chaque pas que l'on fait dans le domaine de la pensée moderne.
Il a rendu d'éclatans services à l'esprit humain. Personne n'a
mieux tracé les limites respectives de la science, de la philosophie,
de la religion et marqué le point où l'une doit s'arrêter, oii l'autre
commence, le point aussi où l'une, sans s'en douter, prend l'es-
prit et la méthode de l'autre, avec péril de tout brouiller et de
tout confondre. Ces délimitations sont nécessaires et tout le
monde y gagne ou doit savoir y gagner. Personne n'a mieux
défini les trois tendances essentielles de l'esprit humain, qu'il
ACr.USTE COMTE. 559
prt'iul. sans doigte à tort, pour dos rpoquos, mais (|iii. sans doute
étornelles, doivent être exactement délinies pour que l'esprit voie
elair en lui-même. Sa pénétration, son intelligence, à force de
tout comprendre, l'a conduit à tout aimer, sauf ce qui est décidé-
ment trop étroit, trop négatif, trop exclusivement polémique, et
un esprit de haute impartialité règne dans toute son œuvre. Il a
eu dans l'avenir de la science, dans sa prépoudt'rance finale, dans
sou aptitude à suffire à l'esprit humain et à gouverner exclusive-
meut l'humanité une conliance peut-être trop grande, et le posi-
tivisme n'a pas paru capable de tout ce qu'il niritait en lui, ni
<le satisfaire complètement l'esprit humain. Il répondrait que c'est
affaire de temps et que les résidus théologiques et métaphysiques,
pour nôtre pas encore brûlés, ne sont pas moins destinés à l'être
un jour. Sans en être aussi sûr que lui, on peut répondre que
c'est beaucoup d'avoir, d'un des élémens essentiels de notre
connaissance, donné une définition précise et une description
systématique admirablement claire, logique etordounée, d'en avoir
tracé et subdivisé le domaine et fermement marqué les limites.
C'est quelque chose surtout que de faire penser, et Auguste
Comte est merveilleux pour cela : c'est le semeur d'idées et l'exci-
tateur intellectuel le plus puissant (jui ait été en notre siècle, le
plus grand penseur, à mon avis, que la France ait eu depuis Des-
cartes. Comme ayant cru que l'intelligence, et l'intelligence seule,
doit être reine du monde, et comme ayant lui-même été une
intelligence souveraine, il ne peut, il ne doit avoir décidément
contre lui que les anti-intellectualistes. Il l'a prévu; il n'en serait
pas mécontent; et ce n'est pas un mauvais signe.
Emile Faguet.
CONDITION
DE LA
FEMME AUX ÉTATS-UNIS
EN LOUISIANE
I. — VERS LE SUD
Lune des impressions les plus vives c[iie j'aie reçues durani
mon séjour aux Etats-Unis a été celle du brusque passage dune
tempête de neige dans le Nord à un printemps quasi tropical dans
le Sud. Encore ces contrastes de la nature extérieure m'ont-ils
frappée beaucoup moins que la ditlerence des mœurs et de l'es-
prit chez les liabitans de ces deux régions si opposées. C'était à
l'époque du plus beau carnaval qui soit au monde : celui de l.i
Nouvelle-Orléans. De tous les points du continent on y afilue.
Je tombai de la vie pratique en pleine fantaisie, de la réalité dans
un conte bleu.
Mon train avait quitté New- York au milieu d'un blizzard {2\
effroyable. L'atmosphère cependant séclaircit assez vite et j(! pus
(1) Voyez la Revue des 1' juillet, 1" s'^ptcmbre, 15 octobre et i«' décembre 1894,
du 15 avril 1895.
(2) Il est difficile, quand on n"a pas habité New-York, d'imaginer l'horreur du
mélange de froid intense, de vent ininterrompu, et de neige tourbillonnante qui
constitue le blizzard.
CONOlllON 1>E LA FEMME AUX ÉTATS-l MS.
06 l
ai<^liiunier -ur Je vaslr> vi mouoUmo élriiduos, ces espèces de
jouets'' déniait eu bois savamment découpé qui reprcs.MihM.I
prcMiue i)arlout les maisons de campaone. L'immensité d un pay-
ia-esans relief ni d.tails les faisait paraître plus petites enore;
on eût dit autant de châteaux de cartes épars sur un tapis illi-
mité de velours blanc. Ce tapis réussissait à tout cacher saut, ça
et là les aftiches -igantesques aux enluminures barbares qui
déshonorent les plus beaux sites, les solitudes les plus agrestes
d'un bout à l'autre des États-lnis, recommandant des toniques, des
pui-i^atifs et autres dro-ues auxquelles sont liés les noms de Hood,
de Pitcher, de Cartei\ etc., peints en lettres d'un pied de haut
sur les barrières des champs, sur le toit des granges i-t des ber-
vreries. Hood's sarsfiparil/a, Hood s Cures, ou simplement T^oo^ 5.^
perçaient encore (juelquefois la neige. Ce n'étaient d'ailleurs que
rivières selées, stalactites attachées par Ihiver à la paroi des
n)chers q\ia fait sauter la mine. Les villes manufacturières, telles
que iNewark, mêlaient par intervalles le noir de leurs usines, de
leurs établissemens métallurgiques, à cette blancheur salie par la
fumée. Soudain lintervention dun incendie flamboyant changea
toutes choses: après Soutli-Eli/abeth il éclata dans le ciel; nous
eûmes le spectacle d'un de ces couchers de soleil septentrionaux
(lui, par une heureuse compensation, sont, non moins que les
blizzard.^, particuliers à l'Ainericiue. Toute la neige en resta rose,
d'un rose pâlissant jusqu'au gris violàtre et livide (jui l'ait penser a
la mort. Après quoi la nuit se déroula, épaisse et profonde. Phila-
delphie mapparut comme une éblouissante agglomération de feux
électriques tandis (juc, dans le train énorme et surchargé, sallir-
mait, égoïste et brutale, la lutte pour l'existence. On faisait queue
à la porte de la salle à manger, et c'était une formidable poussée
pour conquérir une petite table où le repas dispute n arrivait
qu'après une longue attente. Cependant les domestiques nègres
mettaient beaucoup plus de vivacité à transformer notre vestibule-
salon en dortoir; mais là encore on était serré à faire pitié. Il fal-
lait, vu le nombre des voyageurs, s'accommoder de couchettes
superposées, se résigner à dormir deux par deux, sous les mômes
rideaux, hommes et femmes pèle-mèle. Tout le monde voyage
en Amérique et sans distinction de classes. Telle petite bourgeoise
ou du moins une personne qu'ici on appellerait de ce nom, —
une vieille tille (|ui n'irait jamais chez nous plus loin que le chef-
lieu de son département, — se rend de la Nouvelle-Angleterre au
Texas, munie d'un petit panier de provisions et de sa Bible. Tel
fermier pensylvanien, à cheveux blancs, au visage sévère, fait,
accompagné de sa fille, la tournée circulaire jusqu'à San Fran-
cisco. Il est rangé sur la planchette au-dessus de moi :
TOME cxxx. — 1895. 3G
o62
REVUE DES DEUX MONDES.
— Behave ijoursclf ! Conduisez-vous h'mxi. poppal lui crie la
jeune fille en riant de mon ennui.
Il est desséché par soixante ans de travail, léger comme une
plume, ce qui me rassure un peu. On ma raconté mainte his-
toire aussi terrible qu'humoristique de cadres rompus et d'alertes
nocturnes qui se sont terminées par des coups de pistolet lâchés à
l'étourdie! Mais c'était sans doute avant la création de ces Pull-
mann luxueux auxquels ne manque aucun engin de confort, le tout
solidement établi. N'importe, un train au grand complet, fût-il
magnifique, n'est jamais agréable à l'heure des repas ni à celle
du coucher. Le reste du temps on ne s'aperçoit point de l'encom-
brement, chacun étant dispersé, qui au fumoir, qui sur les plates-
formes extérieures, et assuré dans tous les cas de la possession
d'un fauteuil assez large pour représenter au moins deux places
de nos wagons de France.
Quand on est du vieux monde, on dort plus ou moins mal,
agité par le va-et-vient qui se produit à chaque station, par le
moindre frôlement suspect le long des rideaux boutonnés, sous
lesquels on gît en compagnie de sacoches qui renferment le nerf
du voyage. Mais quel moment intéressant que celui où le jour
commence à poindre, où, encore couché, on écarte les rideaux de
sa fenêtre! — Je me rappelle tant et de si vives surprises à cette
heure de l'aube depuis mon arrivée en Amérique ! Le matin mé-
morable, par exemple, où, débarquée de la veille, je m'éveillai
dans l'Ouest devant une pancarte beaucoup plus haute que les
maisons environnantes et qui portait en grosses lettres : « Ceci
est Battle Creek, Michigan, à mi-chemin entre Chicago et Détroit,
une ville manufacturière toujours grandissante, de 18 000 âmes
déjà. » Suivaient tous les avantages offerts par Battle Creek,
depuis les innombrables facilités de transport pour les marchan-
dises jusqu'à l'imprimerie, « la plus belle du monde. » Un million
de dollars répandu chaque année en salaires. « Nous invitons
l'industrie de l'univers entier à se joindre à nous. WelcomeJ » Et
cette bienvenue, criée au bord du chemin, avait toute l'ampleur
de l'hospitalité américaine avec l'inévitable mélange de hâblerie
à demi consciente. D'autres fois, devant quelque défrichement,
le soleil se levait sur un village à peine sorti de terre : cabanes
provisoires éparpillées, dépenaillées, chacun des colons plantant
sa maison selon son goût, sans aucun souci du voisin ni des lois
de la symétrie. Partout des souches percent le sol; l'arbre abattu,
on ne s'est pas donné la peine d'enlever ses racines, elles hérissent
encore les rues toutes neuves de plus d'une ville déjà prospère,
à plus forte raison un campement à peine conquis sur la forêt!
Mais quel est ce cavalier en chapeau de feutre, à tournure de cow-
CODITION DE LA FEMME AUX KTATS-UMS.
rj63
bov qui, sa sacmho en bandoulière, part au -alop? Lest 1 a-ont
Jo'hi civilisation, émule de Butïalo Bill, le pork-ur du courrier.
1 on-touip- je lai suivi des veux à travers la Prairie embrumée
aui ^e déroulait comme une mer houleuse, en songeant aux es-
pace-^ qu'il devait parcourir avant de rencontrer de nouveau un
misérable groupe de champignons destiiu- à devenir avant très
neu d'années une cité populeuse.
Par ce matin de février, dans le Sud, voilà autre chose encore.
L'impression est lugubre, presque tragique : un monument funèbre
commémoratif, des tombes éparses sous des cyprès, l aspect d un
pav. dévasté. Je suis sur le théâtre même de la guerre civile. U
V à pourtant plus de trente-trois ans que deux batailles, — celle de
Bull-Pxun et celle de Manassas, - furent livrées ici successive-
ment presque coup sur coup. Les confédérés remportèrent cette
double victoire, mais combien de revers la suivirent dont les traces
^ubsistent encore ! Cet air de pauvreté, de délabrement, oppose
à 11 richesse du Nord vainqueur; ces cabanes en bois, plantées
dans l'argile rouge, jaune ou blanchâtre qu'ont délayée des pluies
diluviennes; ces négresses en guenilles, aux attitudes simiesques,
oui le pied en dedans, nous regardent passer; ces bois mondes,
ces 'champs de tabac et de coton très fertiles sans doute l ete
venu mais dont la nudité ajoute pour le moment à la désolation
générale, — tels me paraissent être les principaux caractères de
la Caroline du Nord. On v entre en quittant la Virginie au delà de
Banville, centre de la région du tabac. Banville est la première
cité de quelque importance qui se montre après tant de villages
fangeux accroupis au bord de rivières troubles sur lesquelles sont
W\^es des passerelles légères. Malgré lu mauvaise saison et la
pluie qui tombe, on se sent au midi. Cette physionomie méri-
dionale est soulignée surtout par la couleur de la population.
Y)f^ tas de négrillons grouillent pêle-mêle; leurs mères, presque
invisibles sous le sunboimet en indienne qui les abrite aussi soi-
gneusement que si le soleil brillait et qu'elles eussent un teint a
ménager, s'occupent des chè^Tes et des poules. Toutes les locali-
tés que nous côtoyons sont consacrées à la préparation du tabac;
jp ne vois que fabriques de cigarettes: la campagne, dans 1 inter-
valle de ces localités noirâtres, est d'un ton rouge foncé rehausse
du vert sombre et dur de la verdure éternelle des pins. Des bœuts
tondent l'herbe rousse; dans les clairières pratiquées au milieu
des bois, les rangs pressés des souches doivent rendre la culture
difficile. De temps en temps un nègre passe à cheval. La ou
s'étendaient autrefois les riches plantations de leurs maîtres, ces
anciens esclaves traînent la misère d'ouvriers mal payes, si j en
crois les haillons qui les couvrent. Des myriades de marmots
o64
REVUE DES DEUX MONDES.
plus OU moins charbomiés s'arrachont les sons que nous leur
jetons chaque fois que le Irain s'arrête. On dirait de jeunes cha-
cals se disputant une proie.
La Caroline du Sud où nous entrons après Charlotte a un
autre nohi, Palmetto State, un nom qui l'ait rêver de végétation
tropicale : il n'y a pourtant pas encore trace de palmiers nains
ni de lataniers sur notre chemin qui continue à courir entre des
ravines boisées et des nappes d'eau grisâtres débordant parmi les
broussailles et les défrichemens. A Spartanburg, je suis Icntée de
descendre pour prendre la ligne d'Ashevillc. Elle me conduirait
vers de merveilleux paysages, dans un climat que les gens du
Nord vantent comme très doux on hiver et où les habitaus du
Sud vont chercher l'été une fraîcheur relative. Je s.onge avec re-
gret que quelques heures seulement me séparent de cette branche
des Alleghanys, les grandes Montagnes fumeuses, dont un ro-
mancier féminin, au talejit viril comme son nom de plume, Egbert
Craddock, a décrit les sauvages splendeurs. Il semble qu'en Amé-
rique le sentiment de la couleur locale dans les œuvres d'iniiigi-
nalion ait été porté au plus haut degré par les femmes. Bret Harte
et Cable exceptés, nul n'approche sous ce rapport des aiithorasscs
qui se sont partagé pour ainsi dire les Étals-Unis : Sarah Jewett
et Mary Wilkins nous ont donné l'essence même de la Nouvelle-
Angleterre; Mary Murfree (Egbert Craddock) est le peintre viril
et puissant des montagnes du Tennessee; Alice French (Octave
Thanet) a l'Ouest pour domaine et nous fait respirer à pleins
poumons l'atmosphère agreste de l'Arkansas; Grâce King s'est
réservé le Sud et les mœurs créoles. Elles ne font pas preuve
seulement d'art en se consacrant ainsi chacune à sa province,
mais encore de patriotisme, ce patriotisme de clocher qui est le
plus sincère et le plus touchant. .Comment oublier par exemple
cette description des Montagnes fumeuses :
« Toujours drapés des brumes de l'illusion, touchant toujours
aux nuages qui leur échappent, ces grands pics font penser à
quelque idéal aride qui aurait échangé contre le vague isolement
d'une haute atmosphère tous les biens matériels du monde, moins
âpre au-dessous de lui. Sur ces dômes puissans aucun arbre ne
prend racine, aucun feu ne s'allume. L'humanité est étrangère
aux Montagnes fumeuses; l'utile chez elles est réduit à néant.
Plus bas de denses forêts couvrent les pentes massives et abruptes
de la chaîne; au milieu de cette sauvage solitude, quelque défri-
chement montre çà et là le toit de planches d'une luimble cabane.
Plus Ikis dans la vallée, beaucoup plus bas encore, une rouge
étincelle fait, au crépuscule, pressentir un foyer. Le grain pousse
vite dans ces rares clairières, sur certains points où la terre est
CONDITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-IMS. ^î6."
meuble: les n^iivaises herbes aussi pullident à rintini; {tour b's
extirper dans la saison himiide b's charrues se hàliMit... » Kl,
travaillant aux champs, comme aiituue femme ne le ferait dans
les parties plus civilisées de l'Amérique. Kgbert Craddock nous
montre une belle lille qui interrompt souvent sa besogiu^ pour
contempler la fantasmagorie des brumes sur le front étincelant
et chauve du grand pic. où disparut le propliMe du pays em-
porté dans les nuées à la façon d'Klie. selon une légende locale.
En ré'alitt'. le pauvre bon pasteur a donné sa vie pour la plus
indigne eufr«' ses brebis. Ayant enseigné toujours qu'il ne fallait
pas tuer, il s'est substitué vcdontairement. sous le couvert de la
nuit, à un misérable qu'on allait lyncher et peut-être en échange
a-t-il retrouvé à l'heure du sacrifice la foi qu'il avait perdue tout
en la préchant aux autres. C'est un simple chef-d'œuvre que
cette idylle tragique 1) et je donnerais beaucoup pour en voir le
théâtre à loisir. Malheureusement notre train s'est écarté de la
route qui conduit vers la « Terre du ciel ». Nous roulons toujours
parmi les mêmes bois de jnns alternant avec di^s champs. On
reconnaît le coton aux petites houppes blanches oublii'cs lors
de la récolte et le maïs aux tiges nues pareilles à des bâtons qui
cà et là se brisent.
A Greenville, je remarque une fois de plus, en atteignant la
gare, les mots : « Salle d'attente pour les gens de couleur. » Ceux-
ci ne sont pas autorisés à montercommevovageurs dans les trains
que prennent les blancs. Les Américains du Nord blâment cette
rigueur; en revanche, à la Nouvelle-Orb-ans, noirs et blancs se
rassemblent devant Dieu à l'église, ce qui n'arriverait point à New-
York ou à Boston. Le voyageur étranger ne saisit pas sans peine
toutes ces nuances. Pour ajouter dans le cas présent à ma per-
plexité, la paisible vieille fille qui se rend au Texas avec sa Bible
et son petit panier répond sèchement à l'exclamation indignée qui
m'échappe par ces mots de l'Lcriture : « Le (christ lui-même a
dit : — Il y a plusieurs demeures dans la maison de mon père. »
Je crois que tout abolitionniste qu elle soit, il lui serait déstigréabie
de partager une éternité bienheureuse avec ces fils de Cham qui
en réalité ne se pr<'sentent pas ici sous un aspect fort engageant.
Et la campagne n'a rien non plus qui émerveille. A partir de
Greenville seulement elle devient plus accidentée. La Géorgie
nous montre au premier plan des forêts dont les teintes se ré-
duisent, hélas! à la rousseur hivernale des chênes, mais elles sont
magnifiquement situées, tantôt s'en gouffrant dans des gorges pro-
fondes, tantôt orgueilleusement dressées sur des assises rocheuses
(I) The Prophet of the Great Smoky mountains, by Egbort Craddock ; Boston.
566 REVUE DES DEUX MONDES.
et entrocoupres de blocs de granit qui ont roulé en désordre.
Grande exploitation de bois, chemins pittoresques creusés entre
les collines. Dans le lointain les montagnes qui forment le Bhie
ridr/e plaquent sur le ciel éclairci leurs découpures d'un bleu de
lapis. Elles semblent nous suivre longtemps. Ce n'est pas la sai-
son où les excursionnistes encombrent les hôtels qui avoisiuent le
mont Airy et les chutes de Tellulah; rien ne se révèle à nous que
la vie nègre étudiée probablement en ces parages mêmes par
l'humoriste Uncle Reiniis, de son vrai nom Joël Ghandler Harris,
qui a fixé sa demeure à Atlanta. Elle est assez misérable, cette
vie nègre, à en juger par l'état des fermes clairsemées et des
cabanes croulantes en bois vermoulu, munies d'une cheminée
extérieure qui descend en s'élargissant jusqu'à la base comme
pour servir d'appui au reste. Des pourceaux en liberté se pro-
mènent loin de toute habitation, cherchant leur pâture dans les
bois; les balles de coton voyagent le long des routes sur de
curieuses charrettes plates traînées par des bœufs. Une des der-
nières choses que je distinguerai à travers les ombres du soir sera
la sempiternelle annonce : Castoria! Les enfans pleurent pour en
avoir! Castoria!
Nous atteignons dans l'obscurité Atlanta où l'on change de
train. Cette capitale de la Géorgie soutint un siège fameux contre
le général Sherman et fut en partie brûlée. Il n'y paraît plus,
c'est une cité florissante, fière de son commerce. Les rues
brillamment éclairées m'apparaissent de loin pendant que nous
nous installons pour la nuit d'une façon plus incommode encore
que la veille, car des familles nombreuses sont venues se joindre
à nous. Que disait donc jadis Hcpworth Dixon que l'Amérique
manquait d'enfans? Pourquoi écrivait-il le chapitre inquiétant :
Elles ne veulent pas être mères? Bah ! il y a de cela près de trente
années, plus qu'il n'en faut pour opérer un changement radical
dans ce pays où tout marche si vite. Aujourd'hui le dévouement
maternel est à la mode; il est môme poussé jusqu'à une exagéra-
tion d'intensité que certains comparent volontiers au peu de dé-
pense émotionnelle et sentimentale faite par les mères françaises;
et les bahies pullulent partout. J'ajouterai, je répéterai plutôt,
qu'ils affirment énergiquement leur présence ayant déjà la dose
voulue d'individualité. Mais mon intention n'est nullement de
médire pour cela des jeunes AnK-ricains. Habitués de bonne
heure à la liberté des écoles publiques, ils ne ressemblent pas
sans doute aux enfans français surveillés de près et dressés
cependiint à ne pas occuper d'eux : ils ne sont pas bien élevés
à ce point de vue. La plupart semblent ignorer ce que nous
appelons la déférence; on ne leur a jamais enseigné à se tenir à
CONDITION DE LA FEMME AUX KTATS-UMS. 567
lour place; mais personne ne se tient à sa place en Amérique;
p(>iir(|uoi les efcfans commenceraient-ils? Sut'lit qu'ils soient vifs,
intell igens et drôles. Vous ne pouvez causer avec eux sans être
stupéfait, presque intimidé par l'abondance de leurs idées géné-
rales. Cela s'attrape prohablement au Kinderi^arten, qui prend
l'enfant en Auirrique aussitôt qu'il commence à l'aire des (|ues-
tions, et où tout contribue à développer chez lui la spontanéité
en même temps qu à lui faire ramener les elTets iiux causes. Avant
le Kindergarten ils savent voyager. Il y a dans mon car une très
petite iîlle qui ne peut encore que balbutier quelques mots; pen-
dant deux longues journées de route elle ne cesse de trottiner le
long lie la galerie (jui sépare les places, souriant à celle-ci, à
celui-là, à celui-là plutôt, car elle préfère les hommes. Sa mère lit
dans un coin, levant les yeux de temps à autre pourvoir trébu-
cher la petite robe blanche ([ui perd l'équilibi'e : nous sommes
lancés à toute \ntesse. Plus d'une fois la bambine tombe, se re-
lève silencieusement sans pleurer, ou bien se rattrape au genou
d'un monsieur. S'il l'y invite, elle reste à jouer, à coqueter, oui,
à tlirter tout de bon comme elle le fera dans vingt ans, lui con-
fiant sa poupée, lui jetant son mouchoir, riant, poussant de pe-
tits cris, très amusante. Pendant ces deux jours, je ne l'ai pas
entendue geindre ou grogner une fois, dormant quand il le fal-
lait, mangeant quand on voulait, et prenant son bain dans le ca-
binet de toilette des dames comme elle l'eùl fait chez elle, de
sorte qu'à l'arrivée, une autre petite robe blanche étant sortie du
sac maternel , la jeune personne se trouva aussi fraîche , aussi
élégante qu'au départ, distribuant des adieux de la main aux
voyageurs séduits et prête à entamer de nouvelles conquêtes.
n. — LA NOLVELLE-ORLÉANS
Notre descente à la Nouvelle-Orléans tint en vérité do la magie,
magie qui commença ce dimanche-là dès le lever du soleil, un
vrai soleil dominical. Il éclaira d'abord la région sablonneuse
des pins aux branches desquels flottait, en drapeaux de deuil, ce
parasite d'un effet mélancolique et bizarre qu'on appelle mousse
espagnole. Du train qui glisse sur les deux bras de la Pascagoula,
on aperçoit vaguement les grands navires à l'ancre dans le golfe
du Mexique; ils attendent leur chargement de bois de charpente.
Plus loin, en passant près de Biloxi, le point où commença en
1699 la colonisation française, au milieu d'Indiens hostiles qui
harcelaient cette poignée d'aventuriers, je devine, plutôt que je
ne les vois, les îles de sable formant le long de la côte une espèce
de chaîne, d'où résulte le Sund, le détroit mississipien. Encore,
.^>08 REVUE DES DEUX MONDES.
toujours des pins: par les trouées que guette mon regard, appa-
raît do temps en temps une courbe d'azur pareille à celle de quelque
lac immense. Celle côte est très peuplée, le climat de la Passe
Christian et des stations avoisinantes étant recommandé aux ma-
lades. Tout le long de notre parcours s'égrènent des maisons à
vérandas' plus grandc^s qu'elles, entourées de petits jardins où
ressort sur un luisant feuillage vernissé le fruit d'or de l'orange
amère. Arrivés à la baie Saint-Louis, qui a peu de profondeur,
nous cheminons sur pilotis entre le ciel et l'eau. Il est délicieux
de fendre ainsi de grandes étendues. Porté au ras de l'onde, le
voyageur se demande presque s'il nage ou s'il est soutenu par des
ailes. Et le rêve se prolonge à souhait, car nous nous arrêtons
pour jouir d'une vue superbe sur le golfe lointain et sur les pro-
montoires de la rive prochaine couverte de cyprès, d'yeuses, et
de magnoliers, dont la verdure sombre sert de repoussoir par
place à des joyaux de pourpre^ quelque espèce d'érable, je sup-
pose.
Un de mes compagnons de voyage m'eliraye un peu en me
disant que cette route aquatique n'est pas des plus sûres. Elle
fut d'une construction très difficile à cause du taret destructeur
<[ui a vite fait de cribler de trous les piles de bois sur lesquelles
nous roulons. On finit, après des expériences de toute sorte, par
tremper le bois dans de la créosote, ce qui le rend inllamma])le
au contact de la moindre étincelle. Tout ilamba en 1879. Espé-
rons que notre plaisir ne sera pas troublé aujourd'hui avant la
lin tlu. spectacle de plus en plus captivant. A mesure que l'on
approche de la rivière Perle, les sables disparaissent, les terres
basses chargées d'une végétation à demi submergée semblent se
fondre dans des marécages cliers aux alligators ; ce sont des
espèces de jungles hérissées de cannes et de lataniers, des savanes
tachetées de bœufs qui enfoncent dans l'herbe mouvante, des
« bayous » creusés par les fougueuses sorties du Mississipi qui
se crée ainsi d'innombrables aflluens. Devant ce combat de la
terre et des eaux, je peux croire que la partie du globe où nous
sommes en est restée au deuxième jour de la création. La parole :
« Vous viendrez jusqu'ici, vous n'irez pas plus loin», n'a pas été
entendue apparemment par ces flots troubles; la séparation n'est
qu'à moitié faite. Vraiment l'esprit s'égare dans ce paysage aqua-
tique qui ne ressemble à rien au monde et ne devrait être habité
que par des amphibies. Cependant, les qualités du sol humide et
tiède tentent de nombreux horticulteurs; ils cultivent, dans les
enclos qui se succèdent, beaucoup de fruits et de fleurs. Des cha-
pelets de roses grimpantes parent les vérandas où de jeunes
femmes fixent sur nous leurs beaux yeux de créoles ; les négresses
CONDITION DE LA FF-MMl-. AUX KTATS-IMS. o69
riont. lo poinji sur la hanche. Nous passons, ntc dit-on. ilo TiHal
du Bayou à cv\m du Pôlirnn. du Mississipi on Louisiau.'. Je ne
sais plus ce qui, de toute cette eau environnante, est la rivi(^re
Perle, le lac Borixne, les Higolets qui rattachent celui-ci au lac
Pontchartrain. le lac Catherine ou le Sund. \)r< ponts- levis (pii
s'ouvrent pour laisser passer les bateaux nous portent d'une prai-
rie tremblante à un(^ aulri-, parmi les cyprins enguirlandés de
mousses qui font penser à de sombres stalactites vivantes. Le
Mississipi pourrait aussi bien être la mer, vu sa largeur, une mer
jaunAtre. Xt>us abordons la ville du Croissant protégée par ses
levées contre les empiétemens du lleuve plus haut qu'elle. Ce
n'est pas trop des plus solides (léf»'nses pour tenir en échec la vio-
lence et Ja perfidie d'un pareil adversaire.
Comment ne pas songer, en dé-couvrant le port, à toutes les
existences humaines qui senglouiireni dans ce limon insondable
avant que n'en sortît une grande ville. — aux malheureux coloni-
sateurs français qui dr-barcjnèrent là pour mourir de misère?
Tandis qu'on s'arrachait à Paris les chimériques actions du Mis-
sissipi, tandis que la fureur de l'agio atteignait son paroxysme
dans les antres de la rue Ouincampoix, les victimes les plus naïves
du systi^'me de Law émigraienl bravement. Ce fut au début un
élan volontaire, puis des recruteurs eurent recours à la fraude,
aux enlèvemens même; enfin les prisons et les hôpitaux vomirent
leur écume sur ce rivage apparemment maudit. Les trafiquans
d'esclaves ajoutaient force cargaisons noires à la foule des misé-
rables dupes blanches, et la famine régnait, complice de la fièvre;
les cadavres putréfiés s'entassaient dans la vase, servant d'assises
à la cité meurtrière qui prospéra malgré les épidémies et les
inondations périodiques, qui s'accrut pour ainsi dire de tant d'es-
pérances mortes et de vies sacrifiées. L'écroulement de la Com-
pagnie des Indes ne fut après tout qu'une simjde bulle crevée à
la surface du Mississipi, un bouillonnement après tant d'autres.
Le nom lui en est rest(', très expi-essif en anglais : the Mississipi
huhble.
Je me suis plongt'e, chemin faisant, dans l'histoire de la Loui-
siane, ce qui explique le fugitif cauchemar dont mon imagination
est frappée bien mal à propos, car nous passons d'un paysage
enchanté cà une ville en fête. C'est le dimanche gras. Tout le
peuple est dehors pour accueillir les détachemens militaires
venus des diflérens points des États-Unis et qui, musique en tête,
marchent vers les réjouissances du carnaval : lanciers de Boston,
compagnies venues de Détroit, d'Albany et d'autres villes encore.
La Nouvelle-Orléans se trouve conquise amicalement par une
soldatesque jadis ennemie, réconciliée aujourd'hui. A la ren-
570
REVUE DES DEUX MONDES.
contre de ces hôtes en uniformes variés se portent le gouverneur
et son état-major, les principaux commandans militaires, le
maire, les notables, les gardes continentaux, l'artillerie louisia-
naise, en même temps que de nombreux visiteurs étrangers avides
du spectacle que donne une multitude à laquelle le monde entier
semble avoir fourni son contingent : tous les types en effet y sont
représentés et confondus de la façon la plus pittoresque, ce qui
s'explique sans peine, puisque, d'après le dernier recensement,
18 pour cent seulement des 242 000 habitans de la Nouvelle-
Orléans sont Anglo-Américains : il y a 17 pour cent de Français,
le reste est composé d'Allemands, d'Irlandais, d'Italiens, d'Espa-
gnols; plus 2o pour cent de gens de couleur. Dans cette foule,
le nègre domine par son exubérance, sa gaîté enfantine, son intel-
ligence du plaisir. Il faut bien dire du reste que le carnaval est
pour tous, du haut en bas de l'échelle, l'affaire importante de
l'année ; on ne cesse d'en tirer gloire, de le préparer ou de s'en
souvenir. Longtemps à l'avance les journaux annoncent, d'un ton
convaincu, que Rex a quitté Stamboul : — « Le roi Rex approche,
disent naïvement les nègres qui se précipitent aux nouvelles. On
l'a vu ici ou là. »
Il semble que ces grands enfans parlent d'une majesté réelle,
tant ils y mettent de sérieux, — le genre de sérieux que les pro-
priétaires de petits souliers accordent à la venue de l'enfant Jésus
ou de saint Nicolas dans la nuit de Noël; peut-être n'y croient-
ils pas tout à fait, mais ils ne sont pas sûrs de douter. En atten-
dant le roi, voilà ses courtisans qui arrivent de partout : les ca-
nons tonnent, les fanfares éclatent, des hourras montent dans les
airs. Je prends ma part de l'ovation dont sont l'objet au débotté
les délégués militaires descendus du même train. Cette ovation
se terminera le soir par un bnnquet à l'Arsenal. Là des toasts
seront échangés par d'anciens adversaires qui, tout en sablant le
Champagne, rappelleront avec courtoisie les coups qu'ils échan-
gèrent, chacun rendant justice à la bravoure des autres, et fini-
ront par boire à la paix, à la camaraderie, à l'hospitalité.
Le temps est loin où les fonctionnaires et officiers du Nord
étaient impitoyablement mis en quarantaine, où un général des
anciennes armées fédérales voyait toutes les femmes de la ville
se lever en masse et sortir de leurs loges à l'Opéra le soir où il
osa y entrer. Si les dernières traces d'un profond ressentiment
sont éteintes, il faut reconnaître que le rôle de conciliateur a été
souvent joué par le carnaval. Il arrive sous le masque de Rex,
octroyant à tous, étrangers et amis, des titres, des décorations,
les enrôlant pêle-mêle sous sa bannière. De fait le carnaval est
un roi très puissant, un roi qui ne craint aucune révolution, le
CONDITION DE L\ FEMME AUX ÉTATS-IMS. 571
vr;ù maître d% cette capitalo liispaMo-lraïKjaiso, la dernit'iv ]\Iaj(sU?
onlin qui s impose à rAmciiijue rcpublicaiiio.
Sa puissance repose, comme celle de la plupart des institu-
tions vraiment fortes, sur l'assticiation et sur le mystère. Tous
les membres des divers clubs de la Nouvelle-Orléans com})osent
des sociétés secrMes d'un genre inofTensil" et joyeux : Fes-
toyeurs de la douzième Nuit, Chevaliers de Conius. Equipage
de Protée, dautres encore qui se partagent la distribution des
plaisirs île la ville. Les Festoyeurs, par exemple, célèbrent le
jour des llois, le 6 janvier, par un grand bal, et à cette occasion
otTrent aux jeunes filles un gâteau où la fève traditionnelle est
reprt'sentée par un bijini. Mais à l'oi-i-asion du carnaval surtout
le rôle des » sociétés mystiques » devient d'une haute importance.
Les invitations pleuvent et des préparatifs considérables se pour-
suivent sans que personne jus({u'au dernier moment puisse mémo
soupçonner la composition du programme. C'est, entre les mem-
bres de telle ou telle société, une espèce de franc-maçonnerie,
dont les dexoirs r<dàtres m'ont paru très sérieusemonl acceptés;
dans chaque famille les femmes ne se permettraient jamais une
question indiscrète à l'égard de leurs frères, de leurs fils ou de
leurs maris, quoiqu'elles sachent fort bien à quoi s'en tenir. Si
quebju'un des chevaliers, pour mieux cacher son jeu, déclare à
la veille du mardi gras qu'il va s'absenter, il est tacitement con-
venu que ce voyage ne le portera pas plus loin que son club.
Parmi les jeunes II! les l'émotion est grande. Quelle sera la
reine? Quelles seront les reines plutôt, car Rex et Cornus choi-
sissent chacun leur compagne parmi les plus belles, les plus
élégantes, les plus à la mode. Mystérieusement l'élue est avertie;
elle ignore quel est celui qui l'appelle à partager ses grandeurs;
elle ne le verra que sous un masque, mais elle est sûre qu'il fait
partie de la meilleure société de la ville. On devine que pendant
onze mois sur douze beaucoup de jeunes têtes travaillent et que
les ambitions se donnent carrièic. Evidemment toutes ces aspi-
rantes à une fugitive royauté ne peuvent être comme les puri-
taines de Boston occupées par-dessus tout de culture et de phi-
lanthropie. Le mariage est encore leur but principal, un but
qu'elles n'atteignent pas sans peine, la question d'argent, sous
forme d'espéra7ices, sinon de dot, n'étant pas toujours dédaignée.
Aussi faut-il avouer qu'il y a peu de villes d'Amérique où le flirt
soit plus répandu qu'à la Nouvelle-Orléans, flirt sans malice ni
complications d'ailleurs, qui va droit son chemin et ne se propose
que des fins légitimes.
572
REVUE DES DEUX MONDES.
III. — PENDANT ET APRÈS LE CARNAVAL
Je dus entrer J'ciiiblc'e dans la fiction fjii'acccptait toute la
ville, et durant deux éblouissantes journées suivre le roi de fête
en fête. Le lundi gras, selon l'usage, il arriva censé d'Orient dans
les passes du Mississipi. Un vapeur pavoisé se prête à la circon-
stance, des barques nombreuses lui font escorte, toutes les cloches
sont en branle, tous les vaisseaux de la rade saluent, les drapeaux
de toutes les nations flottent dans l'air qui retentit de musique.
Rex, la couronne au front et le sceptre à la main, apporte la joie
à ses féaux sujets. Qui est-ij? Quelle est la nuée de grands sei-
gneurs qui l'entourent? On seil'orce en vain de reconnaître les
figures sous les masques en carton peint qui ne se lèvent jamais.
Ces masques, faits avec beaucoup d'art, vous donnent l'illusion,
quand il le faut, de la beauté féminine, car aucune femme ne
figure tout de bon dans ces folles cérémonies de la rue. Les
reines n'apparaissent qu'aux bals du soir, le visage découvert.
J'assiste à l'entrée du roi d'une des fenêtres du Pickwick-
Club où le beau monde trompe les ennuis de l'attente en prenant
des glaces et en causant. La police à cheval maintient sur deux
rangs une populace bigarrée, l'élément de couleur dans tous ses
atours. Pendant deux jours et deux nuits, ces gens-là sont sur
pied; beaucoup de masques, parmi eux, le nègre sachant se cos-
tumer à ravir avec une loque ou du papier; les blancs se déguisent
en noirs, les noirs en blancs; des bandes de faux Indiens tatoués
défilent ; les arbres sont chargés de jeunes singes à la tête lai-
neuse, la bouche fendue par un rire d'extase.
^oici la musique militaire, l'état-major, la garde nationale,
les milices, des uniformes de couleurs variées, à pied, à cheval :
rouges, blancs, gris. Ce sont ces derniers qu'on applaudit le plus
fort, les gris du Sud. Puis des voitures délilent, chargées de nota-
bilités, d'hôtes étrangers de haut parage ; des bravos partent
de toutes les fenêtres. Rex, (jui a passé la matinée à se promener
sur le fleuve d'un navire à l'autre, et dont le prétendu bagage,
que se disputent les portefaix enthousiastes, a été transféré en
triomphe de la barque royale à l'IIotel de Ville; Rex, en grand
appareil, se dirige au milieu de ses ducs et de ses chevaliers vers
ce même édifice, où le maire lui remet, sur un coussin de ve-
lours, les clés de la Nouvelle-Orléans. Ensuite, il cède momenta-
nciment la place à Protée que, le soir, nous verrons apparaître,
coiffé d'un casque et ^yorté sur le dos d'un grifTon, à la clarté des
torches brandies par des centaines de nègres en cagoules rouges.
Il s'est métamorphosé, cette fois, en prince persan. Le griffon
CONDITION Pi: LA FEMME .MX ÉTATS-INIS.
-.73
qu'il ilu'vauche seiuliK> ollli'urcr ilo so^^ ailes dacier la crèle (l'iiiio
va^^iio. nix-noiit ihars le suivent, représentant l'épopée fabuleuse
lies premiers rois île Perse : je ne citerai qu'un do ces chars pour
doniuT liilée des autres, tous d'une égale beauté, portant des
monumens énormes et des douzaines de personnages : l'Epreuve
du Feu, où le roi Kaus. sous un palanquin d'or, avec toute sa
cour, regarde son lils, faussement accuse, se précipiter à cheval
dans les tlammcs. Derrière, ce sont les armées de Féridoun, tra-
ver>aut le Tigre au milieu des palmiers et des cactus; — le culte
du feu célcbn- par des prêtres, en grand appareil, sons la voûte
d'un temple embrasé; — la lutte de Uouslan contre \\\\ dragon de
(luatre-vingls pieds de longueur; — certaine vision du ciel oii un
Ik'uve d'argent roule ses eaux scintillantes d'un bout du tableau à
l'autre. Tout cela délile lentement, au pas nu'suré des mules revè-
tue> de housses brodées de tleurs de lis, au son de la musique et
des vivats: et tant de Oammes enveloppent la scène entière ([u'on
aurait grand'peur d'un véritiiljle incendie si le char des pompiers
ne suivait avec des échelles et tous les engins nécessaires, en cas
d'accident, car on a vu quehju'uu des édifices mouvans s'écrouler
sous le poids des danseurs et des mimes; une jambe cassée, des
contusions quelconques peuvent en rc'sulter pour les acteurs; tous
les secours sont donc à porlé-e de la main.
Rome. Venise, Nice n'ont jamais égalé les merveilles toujours
diverses, créées d'année en anné-e par l'imagination féconde îles
org^anisateurs du carnaval à la Nouvelle-Orléans. Les costumes
connnandés sur dessins spéciaux content des sommes extrava-
gantes et ne doivent servir ([u'une fois. Il n'est pas un cercle qui
ne soit illuminé : le Boston et le Pickwick, le Cercle militaire,
celui du Commerce, beaucoup d'autres se sont mis en frais; les
balcons des deux premiers sont chargés de femmes parées pour le
bal qui, vers dix heures, aura lieu à t'Opéra. On n'entre à ce bal
qu'invité spécialement et sur la préseiitation d'un billet gravé
avec luxe. Quand j'y arrive, toutes les loges sont garnies ; l'am-
phithéâtre, réservé aux seules jeunes (illes, ressemble à un par-
terre de fleurs. Invasion de la scène par l'équipage de Protée.
Chaque masque choisit sa danseuse et alors commence, le plus
gaiement et le plus honnêtement du monde, sous le regard loin-
tain des familles qui remplissent les loges, un bal où les dames
ignorent le nom et la qualité de leurs cavaliers. Ceux-ci offrent
des présens, bijoux de climjuant, jolis colifichets, et parlent
d'une voix de carton, sans se faire i-econ naître.
Le lendemain, mardi gras, redoublement d'animation; nou-
veau cortège, celui de Uex, qui partage les honneurs avec le
Bœuf gras, lequel a un char à lui tout seul. Couvert de guirlandes
574 REVUE DES DEUX MONDES.
de roses et de myrtes, comme une victime expiatoire, il est
entouré de bourreaux demi-nus, qui brandissent des haches et
des glaives. Ce nouveau cortège a un caractère tout littéraire. On
y voit figurer pêle-mêle des scènes de la Jérusalem délivrée, du
Renard, de Goethe, du Paradis 'perdu, du Tannhœuser, etc., la
Table ronde, l'Iliade, la Bible, la mythologie Scandinave, que
sais-je? Rex domine le tout sur un trône sidéral que soutient la
croupe d'un dragon gigantesque à ailes de cygne.
D'autres sociétés secondaires comprenant des jeunes gens de
condition plus modeste ont chacune leur parade respective. Le
soir, du haut d'une tribune où la reine de son choix, tout en
satin blanc à crevés de dentelle, tient le sceptre à ses côtés, Rex
recevra l'hommage de la plus belle des processions, celle de
Comus. Les contes de fée délllent à la suite les uns des autres,
derrière leur jeune roi, qui personnifie par excellence le Prince
Charmant. Dans (|iielques minutes, à l'Opéra, Comus retrouvera
une reine digne de lui, vêtue comme Sarah Bernhardt dans Ruy
Blas, avec sa haute fraise, ses broderies d'argent et sa petite
couronne coquettement posée; les couples royaux se rejoindront
après une tournée de visites faites aux différens bals de la ville,
et princes, princesses, fées, génies, sylphes, animaux merveilleux
s'entremêleront dans de magiques quadrilles.
Pendant ce temps, les danses nègres prennent leurs ébats dans
certains quartiers moins aristocratiques ; toute la ville est en liesse,
et ce sont des fronts blancs et noirs terriblement fatigués qui,
le matin, vont s'incliner sous la cendre à l'église catholique,
ou entendre prêcher à l'église protestante que tout est vanité.
Après quoi, les sociétés mystiques se réunissent derechef, — tou-
jours en cachette — pour discuter et combiner le sujet des pompes
de raniiéc suivante, décider les costumes dont elles surveillent
l'exécution, répéter les tableaux, etc., de sorte que l'on peut
bien crier dès le carême : « Le roi est mort, vive le roi ! »
Pourtant il n'y a pas beaucoup d'années qu'au lendemain
d'une guerre fratricide, cette ville qui s'amuse si franchement et
si joliment sernblait écrasée, presque anéantie ; les festoyeurs du
carnaval sont les fils de ces aristocrates du Sud auxquels leurs
adversaires ont reproché des torts graves. Joueurs, duellistes,
corrompus par le contact de l'esclavage, que n'étaient-ils pas?
Ils avaient du moins tous les genres de courage. Le monde
étonné les vit demander des ressources au commerce, aux affaires,
se créer vaillamment une prospérité nouvelle. Et partout où la
pauvreté existe encore à la JXouvelle-Orléans, elle est voilée d'élé-
gance ; on la tient en honneur comme dans d'autres parties des
Etats-Unis on estime la richesse ; les planteurs d'autrefois aiment
CODITION DE LA FEMME AUX ÉTATS-UNIS. 575
assez à so déclarer ruinés et à expliquer fièrement pourquoi,
en revenant sur les horreurs d'un temps évanoui où ils eurent
l'occasion de se montrer héroïques avant d'être réduits à devenir
raisonnables. Uien de plus saisissant que les récits de la guerre,
entendus dans telle ou telle maison qui fut opulente, qui est res-
tée hospitalière. Tous les hommes se battaient, les femmes
demeuraient seules dans les plantations. fulMement gardées par
ces nègres, au nom desquels s entr'égorgeaient fédéraux et con-
fédérés. Les troupes du Nord passaient , brûlant les bàtimens,
détruisant les vivres, et Ir-- dames all'eclaient devant l'ennemi
de fières attitudes. Elles slinuilèrent. eu véritables Spartiates,
la bravoure de leurs maris, de leurs fils, de leurs frères, ne se
plaignirent jamais, travaillèrent quand il le fallut de leurs belles
mains habituées longlciups à l'oisiveté. Maintenant encore on ne
sait pas bien souvent quelle part active la plupart d'eiilre elles
prennent au soin matériel du ménage sans en laiss(>r rien voir,
et en continuant d'accueillir leurs hôtes avec autant d'entrain
que si elles n'avaient à songer qu'aux arts d'agrément, aux choses
mondaines. Pour ne parler que du carnaval, combien de toilettes
de bal sont l'ouvrage même de celles qui les portent avec une
si gracieuse désinvolture! Hélas, cette folie apparente doit recou-
vrir des regrets de t(»ute sorte. Plus d'un, sous l'accoutrement
mythologique qui le place momentanément au-dessus des sim-
ples mortels, sur un trône de papier mâché, déplore peut-être la
nécessité qui l'a forcé* d'abandonner ses études universitaires
pour descendre dans un comptoir. J'ajouterai que ce contraste
des réalités que l'on soupçonne et de la farce extérieure, poéti-
que à la manière d'une mascarade shakspearienne , n'est peut-
être pas la moindre séduction du carnaval de la Nouvelle-
Orb'ans.
Durant les jours qui suivent, il semble qu'un feu d'artifice se
soit éteint: la ville entière ressemble à cette lilleule de fée qui
sur le coup de minuit voit ses diamans se changer en guenilles et
son carrosse redevenir citrouille. On s'aperçoit alors que les rues
sont fort sales, entrecoupées d'horribles égouts où tout ce qui
ailleurs se cache est lamentablement visible ; les maisons, dépouil-
lées de leurs tentures de fête, montrent souvent une façade
lépreuse aux peintures écaillées; les balcons de fer forgé qui
s'avançaient la nuit comme à l'affût d'une sérénade sont, au soleil,
chargés de rouille. Je parle ici surtout du vieux quartier français,
séparé de la nouvelle ville par une grande voie populeuse.
Canal Street, à laquelle, quoi qu'on fasse, on aboutit toujours.
Canal Street est la rue des brillans magasins. Elle trace une ligne
de frontière entre deux mondes absolument différens. D'un côté
576 BEVUE DES DEUX MONDES.
la population américaine habitant do larges avenues bien ou-
vertes, bordées de jardins qui entourent des nuisons fort co-
(|uelti's, conslrnites en bois généralement pour éviter lliumidilé;
de lautre les créoles fidèles aux rues étroites qui portent des
noms deTrance : rue Royale, rue de (-liartres, rue Daupbine, rue
Saint-Louis, rue Conti, rue de Toulouse. Là les enseignes sont
françaises, on n'entend guère parler que français ou bien le
patois nègre. Pour les Américains du Nord qui pénètrent dans co
labyrinthe c'est déjà presque l'étranger; c'est avant tout un passé
auquel ils n'ont point de part. Pour nous c'est une ville de pro-
vince du Midi, peut-être de la frontière d'Espagne. La Place
d'Armes, par exemple, majestueusement encadrée de grands
bâtimens de briques à arcades et à balcons, rappellerait nos vieux
pays sans la statue centrale, un Andrew Jackson en bronze saluant
du geste comme il fît en 1815, lors de l'ovation décernée par une
foule enthousiaste au vainqueur des Anglais. Les bâtimens du
tribunal se trouvent là. Dans le plus ancien, qui fut jadis le Ca-
bildo, est aujourd'hui logée la cour suprême ; du haut de ce balcon
retentit à trois reprises la proclamation par laquelle la Louisiane
était cédée par un maître à un autre. Les portraits des principaux
gouverneurs garnissent la salle où l'on m'introduit. Là j'apprends
entre autres choses que la loi louisianaise est encore fondée sur le
code Napoléon.
De la Cour suprême nous passons à un tribunal beaucoup
plus modeste dont la porte ouverte sur une petite rue nous invite
à entrer. Nous prenons place au milieu de visages étrangement
tailladés et endommagés sous les linges qui les emmaillotent,
parmi des quarteronnes suspectes, des figures patibulaires dont
la couleur varie du jaune au noir. Le jnge, voyant deux dames
blanches, les prie courtoisement de se rapprocher de son estrade
où elles trouveront des chaises, et nous assistons au jugement
sommaire d'un certain Gharlie, à la physionomie bestiale, qu'une
demoiselle en chapeau à plumes et en cotonnade bleue accuse de
lavoir battue cruellement. Le paquet qu'elle présente renferme
ses habits coupés en petits morceaux par ce « gentleman » qui a
menacé de la traiter de même. Plusieurs témoins féminins d'une
extrême volubilité sont entendus. Le juge, toujours galant, ne
cesse de les interrompre dans la crainte que leurs révélations ne
blessent les oreilles des dames blanches assez imprudentes pour
s'être aventurées dans ce guêpier. (Gharlie ne trouve aucun argu-
ment de défense, mais il nie avec une telle fureur et de tels re-
gards à sa victime, que le juge lui dit sévèrement : « — Vous avez
l'air tout prêt à recommencer! » — On l'emmène et il recommen-
cera peut-être en effet après ses vingt-cinq jours de prison. Les
CONDITION DE LA lI'MME AUX ÉTATS-LMS. 57?
%
nôtres sont vindicatifs, plus dun meurtre a ensanglanté la rue
dans des conditions semblables. Inutile de trop approfondir tout
ce que rt'vèU'ut certains recoins du vieux quartier français oîi,
derrière les jalousies et les iirillages, sont embusquées des formes
provocantes et où foisonnent les débits de liqueurs de lapparence
lapins louclic. La charité a place de loin en loin auprès de ces mau-
vais lieux des postes de refuge et de salut (resciic homrs). 11 suflit
qu'une créature affolée, poursui\ ic, perdue de quelque manière,
sonne la nuit à cette porte éclairée qui s'ouvre immédiatement
devant elle et se referme aussitôt. Derrière la porte, il y a un gîte
assuré, des promesses de réhabilitation et de travail, des inter-
médiaires qui i-amènent la brebis égarée au bercail, dans la famille
ou à l atelier. — (Juel état moral suppose ce genre de secours!
s'écrie le Nord vertueux en se voilant la face. — Question de cli-
mat et de race en somme, impulsions plus violentes vers le mal
et plus promptes vers le bien; il faut des remèdes appropriés;
le même régime ne peut suffire à tous.
Mais quittons ces ruelles mal famées pour revenir à la Place
d'Armes; là encore nous trouverons matière à nous scandaliser,
— tout au moins rétrospectivement. — Les arcades du Gabildo en
l'Ifet furent témoins d'une scène épouvantable, antérieure à l'abo-
lition de l'esclavage. On y déposa les victimes mutilées de celle
belle et féroce M"""" Laborie dont le nom est resté en horreur et
dont l'exemple, d'ailleurs uni(|ue, suffit à expliquer les accusations
beaucoup trop générales portées dans la Case de l'Oncle Tom
contre les propriétaires d'esclaves. M"'" Laborie inventait pour
punir les siens des cliàtimens monstrueux. Lorsque la populace,
forçant les portes de sa maison, lui demanda compte de cruautés
qui avaient soulevé l'opinion publique, on trouva des misérables
plongés jusqu'au menton dans un puits à la surface duquel les
retenaient des cordes; d'autres étaient réduits à l'état de sque-
lettes sous les chaînes qui les rivaient au sol. Ce fut une exaspé-
ration facile à concevoir ; M"' Laborie eût été lacérée sur l'heure
sans le dévouement de son cocher nègre qui la fit monter en
voiture et poussa brusquement les chevaux au milieu de la foule
surprise. Avant qu'on se fût mis à sa poursuite elle avait gagné
le port et s était embarquée pour la France. Les justiciers n'étitent
d'autre ressource que de brûler sa maison.
Sur la Place d'Armes encore se trouve la cathédrale, assez
laide malgré quelques prétentions architecturales; mais une fres-
que représentant le départ de saint Louis pour la croisade nous
reporte à l'ancien monde ; d'agréables voix de femmes chantent à
la grand'messe, et quelle jolie sortie ensuite de dévotes ravissantes,
si gaies, si rieuses! Je me rappelle une véritable pluie tropicale
TOME cxxx. — 189b. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
qui avait forc('' à jeter dos planches comme des passerelles dans
les rues inondées. Avant de s'élancer sous l'averse, leurs jupes ras-
semblées dans la main au-dessus de leurs petits pieds décou-
verts beaucoup plus haut que la cheville, ces demoiselles babil-
laient sous le porche avec des admirateurs empressés et les
plaisirs à peine évanouis du carnaval faisaient les frais de Ten-
tretien. Vraiment ce n'est ^uère qu'en Italie ou en Espagne qu'on
se permet autant de familiarité avec le bon Dieu.
La tombe de Manon Lescaut ne se trouve pas, comme on me
lavait affirmé, parmi les nombreuses pierres funéraires qui se
mêlent aux dalles du chœur; mais pour me consoler de son
absence, un marchand de bric-à-brac de la rue Saint-Charles
m'olfril une cafetière portant le chilt're de cette « personne
légère » {sic) qui s'en était très certainement servie, plus un cou-
vert aux armes de son amant des Grieux dont le père fut, en Loui-
siane, amiral de la flotte française. Il y aurait un chapitre à
écrire sur la singulière galerie où se trouvaient ces reliques
précieuses au milieu d'objets d'art créoles, Uubens et Teniers
apocryphes, porcelaine et verrerie de luxe représentant les
épaves de bonnes familles ruinées, confondues avec des objets
de deux sous que le plus Imaginatif des fabricans de curiosités
vendait pour pièces historiques. Il n'est pas étonnant que des écri-
vains tels que George Gable et Grâce King, aient trouvé tant de
choses piquantes à nous dire sur la Nouvelle-Orléans. Les moindres
détails y sont suggestifs. Ce petit enclos, par exemple, derrière la
cathédrale,c'est le jardin du Père Antoine, un saint prêtre espagnol
qui, venu en Louisiane dans le ferme propos d'y établir Tinquisi-
tion, fut prié de retovirner sans retard dans son pays d'où il revint
par la suite, non plus avec un mandat du Saint-Office, mais pour
exercer librement une mission de charité qui rendit son nom vé-
nérable. Dans les sous-sols de l'hôtel Royal, rue Saint-Louis, avait
lieu autrefois la vente des noirs aux enchères. Congo-Square tire son
nom de danses africaines que les nègres y exécutaient le dimanche
au son du tambour accompagné d'un cliquetis d'os, sans se laisser
attrister par le voisinage sinistre de la prison, témoin plus d'une
fois de scènes sanglantes. Voici la caiaboose, où les maîtres fai-
saient fouetter leurs esclaves. L'aspect du vieux cimetière Saint-
Louis m'a frappée d'horreur. Les tombes éparses, sans ordre,
dans un dédale humide où il est difficile de se retrouver, ne por-
tent guère que des inscriptions en français et en espagnol effa-
cées sous la mousse gluante et les pâles lichens qui se collent
aux monumens, plus ou moins dégradés. Il yen a de somptueux,
mais la plupart sont d'un goût médiocre, représentant une espèce
de commode en marbre munie de ses tiroirs. Gomme on ne peut
CONDITION Dr LA FEMME MX ÉTATS-IMS. ^79
creuser, m^me ^iine léiivro prtifoiuleur, sans roneonlivr de l'oaii,
il faut coucher le mort au-dessus du sol et l'entourer d'ouvrages
en maçonnerie tr«''s solides, pour empêcher des exhalaisons dan-
firereuses que je crois sentir néanmoins, comme si elles s échap-
paient de toutes ces pierres disjointes. Je fuis lâchement, me
croyant poursuivie par la fièvre jaune.
In peu au delà de la place Jackson, sur la levée, a lieu tous
les dimanches matin le marché français. 11 com])renil le marché
à la viande, le marché au poisson, le marché aux fruits et le
ba/ar qui étale non seulement des marchandises variées mais
encore des spécinuMis de toutes les races. Les Indiens Choctaws y
apportent ces paniers qu'ils tressent à ravir et des simples de toute
sorte, dont ils connaissent les vertus; les Acadiens, — ces paysans
de France transplantés ilans la Nouvelle-Ecosse, chassés de là par
les Anglais et finalement réduits, comme la raconté l'auteur
i\'Ér/7?)fjp/hiP. à former une communauté' patriarcale sur les bords
de la Tèche. — déplient leurs belles cotonnades lilées et teintes
au logis, dans des villages pareils aux hameaux de Normandie où
Ion ne parle que français, où sont conservées nos mœurs, nos
habitudes, notre religion catliolique. Les Siciliens vendent des
bananes et des oranges; les bouchers, me dit-on, sont presque
tous d'origine gasconne; les négresses ont devant elles des pla-
teaux de sucreries: les pécheurs espagnols et italiens vous offrent
des poissons inconnus, aux noms bizarres comme leurs formes,
des crabes, des tortues, des coquillages, tout ce qui entre dans les
savoureux courts-bouillons, dans les Jinnôo/cif/as si savamment
épicées, qui, avec le gombo, les fricassées au safran relevées de
curiy et tant d'autres mets inimitables, sont la gloire de la cui-
sine créole, celle de toutes les cuisines où il entre le plus d imagi-
nation, daudace et desprit. C'est au marché un bourdonnement
sans nom de patois confondus, une amusante Babel, et la confu-
sion des langues ne laisse pas d'être parfois pimentée, surtout
quand les nègres s'en mêlent.
Toujours dans cette partie française de la ville, rue d'Orléans,
jai visité le couvent de la Sainte-Famille, tenu par des religieuses
de couleur. La présence de ces saintes filles a donné le baptême
pour ainsi dire au local déconsidéré où avait lieu autrefois cer-
tain bal de quarteronnes trop célèbre. Les lits à quenouilles
des pensionnaires de leur race, quelles élèvent si pieusement, sont
rangés sur deux lignes correctes et régulières des deux côtés de
la salle de danse qui a gardé son même plancher de cyprès, sur
lequel glissèrent tant de petits pieds lascifs. Et, comme pour con-
jurer les fantômes qui pourraient venir troubler des rêves inno-
cens, la chapelle s'ouvre près de ce dortoir aux profanes souvenirs.
TnSO REVUE DES DEUX MONDES.
Ici toiil est (lim ton brun foncé, les bricfiios do la grando
maison au long balcon en saillie, les vieilles boiseries intérieures,
les visages des enfans et toutes ces figures encadrées de coilTes
blanches qui les noircissent encore par le contraste, figures que
la nature ne semble pas avoir modeb-es pour le voile, mais qui
sont cependant si dignes de le porter. Devant elles il faut
bien croire aux anges noirs et admettre que leur race est non
seulement capable d'impnlsions généreuses, mais aussi de persé-
vérance. C'est en 184!Î que trois ou (jiiatre jeunes filles de cou-
leur se réunirent pour fondei* cette congrégation, d'abord dans
un petit local où elles faisaient le catéchisme, préparant les né-
gresses de tout âge à la première communion, prenant soin des
malades. Mais elles se heurtaient à des difficultés de toute sorte,
auxquelles mit fin seulement l'abolition de l'esclavage. Les maisons
de la Sainte-Famille se multiplièrent pour les orphelins, pour les in-
firmes ; les bonnes sœurs ouvrirent même une école de garçons. Au-
jourd'hui ces religieuses sont au nombre de quarante-neuf, sui-
vant la règle de saint Augustin ; le noviciat est très long pour elles,
et chaque année elles renouvellent leurs vœux qui ne deviennent
perpétuels qu'au bout de dix ans révolus. Celle qui nous fit les
honneurs du couvent de la rue d'Orléans, une toute petite femme
délicate, me toucha par son humilité charmante: « Ah! disait-
elle, si nous pouvions être aidées par quelques mai tresses venues
de France ! » Le programme d'études de leur « Académie » est
peut-être un peu vieillot et naïf; je le transcris sans commentaires :
Éducation solide, utile et chrétienne. Les cours embrassent:
lecture, écriture, dictée, orthographe, grammaire, compositions,
géographie, arithm(*tique, algèbre, histoire, rhétorique, philo-
sophie naturelle, astronomie, science, étiquette, couture en tout
genre, broderie, crochet, tapisserie, fleurs artificielles (en cire,
en tarlatane, en écailles de poisson), dessin, peinture, français,
espagnol, musique.
Deux petites demoiselles, — lune en pain d'épices, l'autre en
ébène, — me prouvèrent que la musique au moins était très bien
enseignée, ce qui me donne bon espoir pour les autres branches
d'instruction, même si la science et la philosophie ne sont pas
poussées bien loin. L'essentiel en tout cas est appris à ces en-
fans : elles subissent la contagion de vertus admirables. Dans la
cour où sèche une lessive, je vois jouer et se traîner les pic/canni-
nies, les tout petits négrillons de l'asile qui touche au pensionnat.
— « Oh ! me dit la sœur avec son doux parler sans r, nous en
avons de bien plus jeunes ! On n'en refuse aucun, pas même les
bambins de quelques mois à peine. Nous les nourrissons comme
nous pouvons. Le moyen de les abandonner? >»
CONDITION DE ï. \ FKMMH Al \ ITATS-IMS. ."iS I
Oui soiiiT.^rait en t'IIet à drlaisMM- les orpli.'lins .lans cftlo ville
où les t^pidéiiiies ont si souvent livn- dos troupeaux dVnfaus à
la oharit.- publique? 11 va plus d'asil.'s (ju'on n'en peut visit.'i-,
presque tous dirip-s par des reliirieuses. — petites so'urs des pau-
^Tes, sœurs de Saint Vincent de Paul, etc.. — mais la Sainte-
Famille .'s| 1,. s.'ul couvent de couleur. Un homme riche de cette
même race, Thomy Lafon, lui a fait sa part ilans les 21 i 000 dollars
qu'il légua récemment à divers étahlissemeus d'éducation et de
bienfaisance, sans accrption de blancs ou de noirs. La reliçricus,.
qiii nous reçoit parle de lui avec- une elTusioude gratitude, tout en
m apprenant cette particularité- singulière que Lafon n'appartenait
pas à l'église de son vivant, quoi.pi'il assistât souvent aux
offices par goût; il ne Ht sa première communion qu'au lit d,'
mort. Je m'écriai, surprise : — .. Comment, ce juste n'('tait pas
chréti.'u? .. Et la petit.- sœur de répondre vivciiirjit ; « Oli ! >>i
puis.juil avait la charilc ! »
IV. — ASPECTS ET CARACTÈRES LOIISIANAIS
Le nom duu autre ami des pauvres et des orphelins, Julien
Poydras, est gravé à l'hôpital, sur une tablette de marbre. \ul
philanthrope ua dépassé en g.-nerosité Julien Poydras. Voici en
deux mots le résumé de sa vie à la fois si utile et si romanesque,
d'après les documens fournis par le prof.-sseiirAlcée Portier, dont
jai goût.- vivem.-iit la conversation inb-ressante, sans parler de
son exc.-lh-nt livn- plein d'érudition sur l'histoire, la litt.ratuie
les mo-urs et l.-s diah-cl.-s de la Louisiane il). '
Julien Poydras de Lallande était Breton et marin. Fait prison-
nier par les Anglais en 1700, il réussit à s'échapper et passa en
Louisiane, croyant aborder sur une tern- française. Malheureuse-
ment il arriva au moment même où elle retombait sous le joug
espagnol apr.-s 1 exécution barbare d'un groupe de braves gens ( •>)
decid.-s à rester fidèles à la mèn- patrie, fût-ce malgré elle. Poy-
dras t.-moigna d'une intelligence et dune volonté peu communes •
Il comprit que tout était à faire au point de vue commercial dans
lint.-rieur de ce pays si riche : un ballot sur lépaule, il devint
colporteur, marchant sans relâche de plantation en plantation et
bien reçu partout. Il lui fallut peu de temps pour amasser la
s(jmme nécessaire à l'acquisition d'une terre sur le Mississipi à
Pointe-Coupée, l'endroit le mieux choisi pour des transactions
(l) Louisiana Studies, par Alcée Forlicr, professeur de lan-ue et de Uttérature
française a rUniversité de Tulane; Nouvelie-Orléans " littérature
(11 MM. de Lafrénière, de Noyan, de Villeré, Marquis, Caresse n Milhet fr-,
jours designés comme « les martyrs de la Louisiane „. ' ''"''
tjg2 REVUE DES DEUX MONDES.
,|-uno part, avec les nombreux villages qui se succèdent jusqu'à
•i NouvoUi-Orléaus, de laulre avec les Indiens et les postes mi-
Mtales 1 es agens ïe représentaient à de grandes d,s tances et sa
ortune grossirait toujours. Toujours aussi croissait le des.r qm
n va soutenu jusque-là : retourner en Bretagne Mais au mo-
ment où il préparait enfin le départ tant souhaité, uolie Ré^o-
Ttron éclati : Poydras ne put surmonter l'horreur que lu. in-
ù raient les excès%le !.3 et, au lieu d'aller rejoindre sa lamille
fi venir les parens qui lui restaient. Jusqu à sa mort qui n arrna
u™ 824,^il gardl les vèlemens et les habitudes d un homiue
, xvn. siècle.^et ce fnt un fidèle sujet du roi Lo-s XV qu< >;eçut
en 1798 Louis-Philippe duc d'Orléans dans 1 habitation de a
Pointe-Coupée. Toujours à la mode du xv.ii- si cle, Poydras
aî ait volontiers des vers, au milieu de ses occupations de plan-
ur, de marchand et même d'homme politique, car vers âge
le soixante-dix ans il accepta d'être délégué au congres. Plulo
ue d'user des nouveaux moyens de locomotion, il Imnc ut alors
gailtodement à cheval la distance qui le séparaitde Washington
ce qui lui prit six semaines. 11 reste de lu. un poème ép que,
la Prise du Morne du Bdton-Souffe, premier produit dune l.tte-
rature française transplantée en Louisia..e et qu. a q-'clq-je »^
porté de meilleurs fruits. Si Julien Poydras n'était quun taib e
Liitateur de Lebrun et de Le Franc de P«7'g"™';°;""^ '^
dit M Portier, - qui lui tait encore beaucoup trop d honneui par
Q.t lU. roiue , j „..„.,i,;. «délement les vertus bretonnes,
cette co.npara.son, — il gaulait naeiemcm .e-, ivmau
Célibataire, il mena une vie pieuse et sans reproche , rêva 1 eman
cipation de l'esclavage longtemps avant qu'elle «e fut poss ble
et ordonna que vingt-cinq ans après lui tous ses esclaves, - .1 en
avait 1200 - fussent mis en liberté. Cette clause de son testa-
ment ne devait pas être réalisée! Mais, par bonheur, on respecta
^s a„"res, qui ont enrichi l'hôpital de la Chanté, assure exis-
tence de plusieurs orphelinats, et qui «.h'''q"V'"i::,'„:'t"le et
marier quelques filles pauvres des paroisses du Baton-Rouge et
de la Pointe-Coupée. . ,.., i •„,„:„
Il n'est pas nécessaire de se reporter à un passe deja lointain
pour découvrir à la Nouvelle-Orléans des ligures expressives et
ori'-inales-. j'ai rencontré deux types de contemporains, b.en
toroans chicnn en son genre : le général Nicholls et le ,uge
'^'^làmais je n'oublierai l'impression que produisit sur moi la
noble et martiale apparence du premier, mutilé par la guoi-re a
ce point que l'on pourra écrire, sur la tombe cpi. ne renlermera
qu'une moitié de son corps, l'épitaphe du grand Rant.au :
CO.NmilO.N DE LA FEMME AUX ETATS-LMS. 088
11 dispersa partout ses membres et sa gloire...
Kt .Mars ne lui laissa rien d'entier «me le L-œur,
Deux fois gouverneur, il défendit avec une indomptable
énergie les droits de la Louisiane et porte aujourdliui dun con-
sentement unanime le titre de chief justice, grand-juge, qualité à
laquelle son passé de patriote et de soldat, son désinl'eresseniiMit,
ses vertus toutes stoïques lui donnent des droits incontestables.
Si le général Xicliolls est un type superbe d'Américain anglo-
>axon. Ihonorable Charles Gayàrré m'a paru le plus inlcres-
-aiil des créoles, et avant tout, il faut préciser cette désignation
de créole, sur laquelle, dans le Nord, on allecte souvent de se
tromper en l'appliquant au sang mêlé. Les créoles sont pure-
ment et simplement les enfans de parens européens lixés aux
colonies. Le nom de Gayarré est un nom navarrais, celui d'un
des trois commissaires qui, en 17GG, vinrent prendre possession
du pays cédé par la France à l'Espagne. C'est pourtant un Fran-
çais de la vieille roche (jue jai trouvé dans l'intérieur très mo-
deste que l'historien de la Louisiane, décédé depuis, remplissait
encore, malgré son grand âge. de sa verve et de son esprit. 11 se
rattachait à notre pay> par les femmes, sa mère étant une Bore,
la lîlle dFtienne de Bore, ancien mousquetaire de la maison du
roi Louis XV qui, le premier parmi les planteurs, réussit à fabri-
quer du sucre. Le petit-lils d'Etienne de Bore se distingua au bar-
reau et dans la politique, devint secrétaire d'État et publia en
français une histoire de la Louisiam^ très remarquée, dont l'édition
anglaise ne parut que plus tard. La Revue des Deux Mondes a si-
gnalé autrefois une composition dramatique hardie, the School
for politics, que traduisit le comte de Sartiges, notre ancien am-
bassadeur à Washington. Chjirles Gayarré dénonça toute sa vie
les fraudes et les manœuvres dune fausse démocratie, qu'il appe-
lait avec lord Byron une aristocratie de drôles. Il fut de ceux qui
n'admettent que les républiques où des lettres de noblesse sont
accordées à une élite intellectuelle et morale. Et lui-même avait
l'air d'un grand seigneur, malgré la mauvaise fortune qui, après
tant de services rendus, de missions brillamment remplies, d'em-
plois éminens tenus avec éclat, ne lui laissait plus rien, sauf,
il est vrai, le bonheur domestique et un goût inextinguible pour
It's lettres, deux talismans grâce auxquels on peut défier le sort.
Cet octogénaire encore jeune me parla de Paris avec tout le feu de
ses anciens souvenirs. Je fus frappée de l'intelligence des choses
de chez nous qu'il gardait après tant d'années, réunissant la
584 REVUE DES DEUX MONDES.
France et rAmériquc dans un mémo amour, sappliquant à mon-
trer les liens étroits de parenté entre les républiques sœurs, à
faire ressortir les rapports qu'offrent leurs deux histoires. L'énu-
mération des travaux que produisit la plume infatigable de
(îayarré serait ici trop longue. Il a touché à toutes les questions
historiques, financières, commerciales, industrielles de son pays;
il a fait du théâtre, du roman; il a contribué aux progrès de
l'instruction publique. Orateur politique avant tout, il sest acquis
une réputation de conférencier dans les deux langues qu'il écri-
vait également bien. La Nouvelle-Orléans n'a pas produit d'es-
prit plus varié, plus fécond, ni de caractère plus intègre. Je
m'estime heureuse d'avoir pu le saluer dans sa retraite.
Le nombre des créoles de ce type si tranché devient rare
depuis la lin de l'ancien régime. Beaucoup de fils de famille étaient
alors élevés en France ou allaient du moins y achever leurs
études; la fondation de l'Université mit fin à cette tradition, sur-
tout après le développement que lui donnèrent les dons magni-
fiques de Paul Tulane,— philanthrope originaire de notre vieille
Touraine, — lequel consacra 1 050 000 dollars à une œuvre qui l'a
fait justement considérer comme le grand bienfaiteur de la Loui-
siane. Aujourd'hui on chercherait en vain de ces lettrés créoles
qui, sous prétexte d'avoir é\ii au collège à Paris, ne savaient plus
parler anglais; mais le français est encore pour un grand nombre
là langue maternelle, celle dont on se sert entre soi dans l'inti-
mité de la famille. Les femmes surtout conservent pieusement
cette habitude. Ce sont de véritables Françaises qui m'ont servi
de ciceroni dans plusieurs de mes promenades, des Françaises
qui faisaient honneur par la distinction et la beauté à leur lom-
taine patrie, et chez lesquelles je constatais des qualités senti-
mentales, un enthousiasme, d'aimables préjugés remontant à une
époque disparue chez nous, mais qui se perpétue là-bas.
Avec orgueil elles me montrent non loin de la ville « les
Chênes», le magnifique bouquet d'arbres géans mélancoliquement
frangés de mousse espagnole qui pend à tous leurs rameaux en-
deuillés. L'ombre noire qu'ils projettent abrita plus d'un duel à
mort. C'était là, au bon temps, un terrain de combat. Je m'explique
maintenant cette inscription : Victime de Hioimeur, que l'on ren-
contre souvent dans le vieux cimetière Saint-Louis. Les cime-
tières, non pas celui-là, mais trois ou quatre cimetières moins
anciens, la Métairie, Greenwood, Ghalmette, etc., sont de véri-
tables parcs. Les promeneurs y trouvent des allées bien entre-
tenues, de superbes ombrages, des monticules surmontés de
statues, un luxe merveilleux de fieurs. Morts et vivans se
CONDITION I»E LA FEMME MX ÉTATS-UNIS, 08")
réunissent ainsi, los premiers semblant fairo bon accueil aux
seconds. Apres i^ tonrnée do cimeticro, en cimetière on invite
les étranprs à \isilcr sur IKsplanade les beaux jardins du
Jockey-Club. où. par les nuits d'été, ont lieu des illuminations,
des concerts et des bals. Au bord du lac Pontcbartrain des restau-
rans renommés attendent les amateurs de canotaire et de résates.
C'est là le couronnement pour ainsi dire de toutes les excursions.
Je me rappelle comme un rêve certaine course en voiture décou-
verte le loui; du bayou Saint-Jolin, où glissaient les bateaux; et
l'exubérante croissance de lataniers étahmt leurs éventails sous
les cyprès gi^amtesques. sous les cbènes verts aux clievelures
llottantes; et la fameuse route pavée en coquilles; et les bosquets
d'orangers, et les jardins de roses, et le bout du lac encore pai-
sible. — car ncius étions loin de la saison où dans ce site encban-
teur il y a trop de lumière électrique, trop de spectacles d'été, trop
de musique, trop de dîners de poissons du grand faiseur; — et
les faubourgs enfin si curieux avec leurs maisonnettes à volets
verts sur les marches desquelles, tout le long du trottoir {ôan-
quetlp), se roulent et piaillent les pickanninies. Je ne regardais
pas seulement, j'écoutais, — j écoutais mes amies créoles me
raconter dans leur français très doux des choses extraordinaires,
— conmient il arrive d'aventure que, les vents d'est soufllant l'eau
du golfe dans le lac. celui-ci s'élève, remplit les canaux et inonde
>oudain les derrières de la ville, la partie qui n'était autrefois
qu'un marais immense tout bourdonnant de moustiques, tout
grouillant de serpens et où se traînaient en paix les alligators.
C'était au temps de la fièvre jaune, un temj>s b'-gendaire ; il n'y
a pas de ville moins malsaine aujourd'hui que la Nouvelle-
Orléans. Encore quelques lépreux, il est vrai... Ils sont parqués
à l'extrémité d'un faubourg dans des bàtimens délabrés, près de
l'hôpital des varioleux. Ah! les pauvres gens auraient grand be-
soin d'un Père Daniien 1 Ils sont réduits à s'enlre-servir et manquent
souvent du nécessaire. L'affreuse maladie n'attaque guère que des
misérables... Pourtant ces dames se rappellent un lépreux homme
du monde... il était même poète. On l'avait installé à part, dans
une cabane où il écrivait sans relâche des vers sur sa triste situa-
tion. Et sa liancée lui parlait de temps en temps derrière la fenêtre,
car il allait se marier quand la lèpre l'avait pris... Somme toute,
ils ne sont guère aujourd'hui qu'une quinzaine tout au plus. Com-
bien y en avait-il davantage au temps où on les expulsait là-bas
dans les marécages de « la terre aux lépreux » '1 ) I
\\) Voir dans la Reçue du i^' novembre 1883, Jean Roquelln, par George Cable.
586 REVUE DES DEUX MONDES.
Une visite que les étrangers de passage font toujours, c'est
la visite à larchevèché, d'abord par déf(5rence pour M^'"" Janssens,
un des prélats dont à juste titre l'Amérique s'enorgueillit le plus,
et aussi pour voir de près sa demeure pittoresque, l'ancien cou-
vent des Ursulines, au coin de la rue de Chartres. Il date de 1727 ce
long bàtimentàdeux étages, au toit élevé d'un rouge noirâtre, aux
lourds volets de cyprès défendant les hautes fenêtres. Sous le porche
on aperçoit, dans les profondeurs d'une cour-jardin sur laquelle
donne une véranda ombreuse, toute sorte de feuillages exotiques :
palmes, figuiers, myrtes, bananiers, lauriers-roses; c'est un jardin
échevelé, négligé, délicieux par cela même, comme tous les vieux
jardins de la Nouvelle-Orléans. Au bout se trouve une petite église.
Depuis longtemps les Ursulines se sont transportées dans un
magnifique établissement situé hors la ville; elles continuent
d'élever, selon les anciens systèmes, un grand nombre de jeunes
créoles catholiques, tandis que les Américaines protestantes sont
tout aux méthodes nouvelles, importées du Nord et qui les con-
duisent parfois jusqu'à une brillante annexe de l'Université de
Tulane, le collège de Sophie Newcomb, fondé par une mère en
mémoire de sa fille (1). Il y a là un double courant qui crée des
personnalités presque aussi différentes que peuvent être différens
les tempéramens anglais et français. Depuis cent cinquante ans,
les Ursulines maintiennent d'une main ferme en Louisiane l'édu-
cation de couvent; elles ont été mêlées aux origines de la Nou-
velle-Orléans et connaissent leur importance. Six Ursulines arri-
vèrent de Rouen à l'appel de Bienville, qui avait fait venir de
même les Jésuites, ayant besoin d'éducateurs pour les enfans de
sa colonie. Le voyage des pauvres religieuses fut une terrible
odyssée, il ne prit pas moins de six mois; enfin elles passèrent
d'un bateau criblé d'avaries dans des pirogues qui remontèrent le
Mississipi jusqu'à un misérable village enfoui dans les roseaux.
C'était la cité naissante. Sans perdre courage, elles se mirent à
élever les Indiens et les nègres; à prendre soin des trop nombreux
malades; puis elles eurent à recevoir les filles à la cassette, — des
demoiselles honnêtes et pauvres que le roi envoyait épouser les
colons, avec un trousseau contenu dans la cassette en question.
V. — LE RÔLE DES FEMMES DANS LE SUD
L'éducation coloniale fut d'abord entièrement entre les mains
des ordres religieux; le collège, qui s'ouvrit en 1805, a formé
(I) Mrs Newcomb, de New-York, était veuve d'un riche négociant de la Nou-
velle-Orléans.
COM»iri(»N l»i: LA l l.M.ME Al X KTA IS-IMS. ,")87
cependant beaucoup d'hommes distingués. A partir de ISiO les
pensionnats, les académies se multiplièrent à linlini; on ne man-
quait pas de ressources pour l'éducation même îles femmes. La
preuvi'. c'est qu'après la jjuerrc les veuves et les tilles orphelines
de p»'rsounai;es haut placés dans les alTaires civiles et militaires
purent se consacrer à renseignement. Sans doute il ne faut pas
comparer le genre de culture des femmes du Sud à la culture
intense de Ifurs so'urs du Nord, l.e rapport envoyé au dépar-
tement de 1 Intérieur à Washington, après douze années d'in-
spection attentive, par le Révérend docteur A.-D. Mayo, une auto-
rité en fait de (picstions se rattachant à l'éducation, nous permet
de toucher ilu doigt les ditïérences. — Jamais, écrit-il, aucun pays
civilisé n*a rien vu de semblable à l'exemple donné par l'Amé-
ricaine de la Nouvelle-Angleterre depuis le jour où elle atteignit
son rocher de Plymoiith. Durant deux siècles elle a contribué
sans relâche pour sa part au développement de la République :
rien ne l'a rebutée, ni un climat dur, ni le manque de serxiteurs,
ni l'obligatiiin de travailler île ses mains. Elle a souH'ert patiem-
ment, lutté en silence, jus(ju a ce que l'immigration irlandaise et
le secours des machines l'aient relev<''C de son volontaire escla-
vage. Alors elle a trouve 3."i0 manières ditlérentes de gagner
manuellement sa vie ; elle a occupé les neuf dixièmes des places
dans le corps enseignant des écoles publiques, et envalii les
université's; elle s'est mêlée des ail aires municipales toutes les
fois (|ue l'éducation était en cause. La vie de la femme au Sud
•'•tait tout autre : elle avait certes son importance, mais une
importance purement domestique, qui ne se manifeslailguèreque
sur la plantation : là elle était vraiment reine, avec de grandes
responsabilités et des occasions continuelles d'exercer son initia-
tive, initiative utile et bienfaisante le {dus souvent, quoi qu'on en
ait dit. Depuis l'émancipation cependant, le cercle de ses devoirs
et de ses droits s'est élargi : loO établissemens d'instruction
^upé^ieure s ouvrent anjourdhui aux jeunes filles du Sud, et dans
cinquante de ces écoles la co-éducation est admise; les univer-
sités de l'Alabama, du Mississipi , du Texas et du Kentucky re-
çoivent des femmes; 8000 étudiantes sont réparties dans les
collèges de la Louisiane, de la Caroline du Nord, du Tennessee, de
la Virginie, etc., sans compter la foule de celles qui vont chercher
des diplômes au Nord. Pour ce qui concerne l'instruction secon-
daire, il serait difficile d'établir des statistiques, — les écoles par-
culières et les couvens catholiquesne s'yprètantpas, — maison sait
que dans six Etats les femmes sont déclarées compétentes à voter
pour tout ce qui concerne les questions scolaires. Les progrès ont
588 BEVUE DES DEUX MONDES,
donc été considérables en vingt ans, après dix années environ
d'arrêt absolu dans le développement de l'instruction publique,
ruiiit'e par la guerre comme tout le reste; et encore les fonds que
l'on préférerait appli(|uer aux écoles blanches sont-ils en partie
dévorés par les lourdes taxes qu'exige le maintien des écoles
de couleur. Le Sud csl prêt d'ailleurs à tous les sacrifices pour
éviter ce qui lui semble intolérable : l'éducation en conmiun des
deux races. Ce que j'ai vu à Galesburg, — Kindergarten panaché de
noir et de blanc. — ne serait jamais accepté à la Nouvelle-Orléans.
On me cite certains exemples de tolérance dans le Kentucky, mais
il faudra de longues années pour détruire des préventions aussi
profondément enracinées. Le plus petit village a deux maisons
d'école, celle des noirs et celle des blancs. Ces écoles de couleur
s'imposent de plus en plus, et non pas seulement les écoles pri-
maires : le nègre aspire aux hautes études; il y est fortement
encouragé par le Nord, qui a donné son argent, prêté ses profes-
seurs. La Société de secours des affranchis supporte avec l'aide
des églises 21 écoles normales et industrielles, où 233 maîtres
instruisent 4 971 étudians, lesquels, devenus maîtres à leur tour,
élèvent des enfans par centaines de mille.
La seule Association des missionnaires a créé, outre 73 écoles
supérieures d'un ordre moins ambitieux, 6 institutions qualifiées
du nom d'universités; mais il faut se rappeler que le Sud a ainsi
que l'Ouest l'habitude d'user à la légère de ces désignations un
peu exagérées; c'est un des shams, des menus charlatanismes
américains. Il est assez rare que l'étiquette exprime exactement
le rang et le caractère de la chose. N'importe : l'essentiel c'est
que 45 000 professeurs de couleur soient aujourd'hui préparés à
conduire 7 millions de leurs pareils, qui sont devenus autant de
citoyens. Dans cette élite, les femmes se distinguent comme par-
tout. La femme de couleur s'entend à merveille à élever les en-
fans; elle a des qualités incomparables de patience, de douceur,
de gaîté, de dévouement , sachant les amuser et les comprendre.
Un observateur intelligent a fait remarquer qu'elles ne sont pas
pour rien les filles de ces admirables tnammies et aunties, nour-
rices et gardiennes, que jadis sur les plantations on traitait
comme des membres de la famille, et que tout bon Virginien,
tout bon Louisianais, chérissait presque à l'égal de sa propre
mère. Quinze millions de dollars ont été mis par des bienfaiteurs
du Nord, notamment par des bienfaitrices bostoniennes, dans cette
œuvre des collèges de couleur. Les gens du Sud sont d'avis pour
la plupart que beaucoup de choses inutiles y sont enseignées;
mais à cela on leur répond : « 11 n'y a pas de corps sans tète :
CONDlTUtN I>E l.\ FEMME AUX ÉTATS-IMS. 589
nous formons ici la tète dirigeanto. » Bien entendu, elle esl foi--
niée à la mode du Nord.
— Vous voyez, nu* disait un défenseur de l'ancien régime
en visitant avec moi l'un de ces ëtablissemens, il n'y a sur les
murs que des portraits de leurs grands hommes. Et pourquoi
Edgar Poë, au(juel eu France vous rendez justice, pourquoi
SidneyLanier, musicien autant que poète, qui entreprit d'exprimer
eu paroles ce qui n'est peut-être jiossible qu'à la musique, mais
(jui fut un n<»vati'ur et un prophète à sa façon, pourquoi ces
gloires du Sud ne se trouvent-elles pas ici, auprès des Longfel-
low, des Hawthorne. des Emerson .* Ils sont ahsens. comme est
absent aussi le drapeau louisianais, (pii pourrait bien, vous
l'avouerez, garder sa petite place à l'ombre du drajteau des
États-Unis. Malgn* l'unitt; arcomplie, malgré la réconciliation,
il y a toujours un fond de rivalité' entre les anciens adversaires.
Tout ce qu'on peut dire de la prepondé-rance des dames de
Boston, n'empêche pas ((ue la première statue élevée en Amé-
ritjue à la gloire d'une femme l'ait été- à la Nouvelle-Orléans!
C est un fait : sur la place Margaret, avec ses fontaines et ses
alb'es bordé'es de buissons lleuris, se dresse une statue de marbre
blanc, qui ne rejiresente d'ailleurs ni un»- artiste ni une savante,
mais une simple femme du peu]>le, un enfant à ses côtés.
La bonne Margaret Haughery, née dans la pauvreté, com-
mença par vendre du lait, puis du pain, le pain ((ui a nourri des
pauvres eu foule. Le surnom d'« Amie des orphelins » fut bien nu —
rite par cette sublime bcjulangère : elle leur consacra ce qui de
sa vie n'appartenait pas aux aft aires et leur fil don d'une grosse
fortune laborieu-^ement gagnée . Le petit jardin qui entoure
sa statue s'étend devant un asile qu'elle enrichit , l'asile que
gouverna la Sieur Régis, tenue elle aussi en vénération. Rir'n
ne m'a paru plus tr)uchant que cet hommage, rendu par une
ville aristocratique d'instinct à une femme qui ne savait pas lire.
L incomparable grandeur de la bonté se trouve donc avoir été
honorée en Amérique avant toutes les autres suprématies, avant
l.i plus haute culture elle-même.
Et cependant la Nouvelle-Orléans, malgré son infériorité en ma-
tière de pédagogie, a produit des femmes très remarquables intel-
lectuellement, des écrivains, des artistes; j'ai essayé de faire con-
naître le plus brillant de ses romanciers féminins, miss Grâce King,
dans une précédente étude (L, et bientôt une traduction mettra
en lumière le talent irais, naturel et charmant de Mrs M. Davis.
(1) Voyez dans la Revue du 1" avril 1893 : Les romanciers du Sud en Amérique,
S90 REVUE DES DEUX AlOiNDES.
Sans avoir non plus le même génie d'organisation que les
dames du Nord elles savent, au besoin, se mettre à la tète de mou-
vemens généreux : par exemple elles se sont liguées contre la lo-
terie, un danger public, et elles ont réussi, tout appauvries qu'elles
soient, à rassembler en sassociant la somme nécessaire pour
élever dans le cimetière de Greenwood un monument à la mé-
moire des soldats confédérés.
Mrs M.-R. Field , qui signe Catharine Cote ses articles du
Picaijune, ne l'ut pas la moins écoutée parmi les oratrices à la
Foire universelle. Elle a exposé avec autant de netteté que d'élo-
quence le développement des arts, de l'industrie, du commerce,
de l'agriculture dans son État natal; et, ce qui m'a intéressée
beaucoup plus encore que cette nouvelle, dédiée aux partisans de
l'égalité des sexes : — une femme est capitaine, en Louisiane,
d'un bateau à vapeur! — c'est ce qu'elle a dit du goût que mon-
trent beaucoup de jeunes filles pour les travaux de la terre. Un
grand exemple leur est donné par miss K. Minor, à qui son au-
torité reconnue, en ce qui concerne l'industrie du sucre, valut
d'être chargée de prononcer une adresse devant le congrès des
agronomes réuni à Chicago. Dans toutes les paroisses autour de
la Nouvelle-Orléans se trouvent des femmes planteurs, liorticul-
teurs et éleveurs, d'excellentes fermières. Tout le long de la ligne
centrale de l'Illinois, il y a des vergers et des potagers exploités
par les femmes ; elles envoient des fraises et des petits pois pré-
coces en janvier aux millionnaires de Chicago. Les fruits, les
Heurs de la Louisiane représentent une richesse ; et quel emploi
plus charmant de l'activité d'une femme que la culture d'un
jardin?
La nature en elTet donne sans qu'on l'y invite dans ces climats
quasi tropicaux : la mousse espagnole qui semble n'exister que
pour prêter aux forêts assombries une beauté fantastique se vend
de trois à sept sous la livre avant d'aller rembourrer les matelas
sous le nom de crin végétal ; les négresses en arrachent des poi-
gnées en passant pour les troquer contre diverses marchandises;
les racines fibreuses du latanier servent de brosses. Catharine
Cote énuméra en détail les ressources inépuisables de son pays :
forêts de cyprès qui fournissent pour les bateaux, les barils, les
meubles, les charpentes, leur bois veiné comme de l'onyx; pâtu-
rages sans bornes, sources minérales, marais giboyeux, cours
d'eau remplis de poissons délicats, roseaux d'où s'envole la pré-
cieuse aigrette blanche, bétail qui disparaît presque dans l'épais-
seur du trèfle, que sais-je encore? Et elle ajouta triomphalement :
« Dans ce pays béni, point de divorces, ou si peu! » en finissant
CONniTION DE LA FEAIMF. AUX ÉTATS-IMS. .')9 1
par IVloe:»^ des hominos, qui sont tous, disait-elle, les gardes
d'honneur do la feminc du Sud.
Ces gardes d'honneur, il faut bien le reconnaître, ont au fond,
avec leur chevalerie, legs précieux de l'occupation espagnole,
quelques-unes des idées du vieux momie sur le lot de notre
sexe ici-bas. Ils veulent des femmes belles, aimables, dévouées
à la famille, disposées à se marier jeunes, et ne trouvent nulle-
ment utile qu'on autorise leurs compagnes à voter. La C(uita-
gion des réformes parties du Xord et leur elïet graduel sur la
société du Sud otïre donc pour nous un intérêt spécial. Ce qui
sera essayé, ce qui réussira en Louisiane, cette sœur américaine
de la France, aura grande chance de s'acclimater chez nous. 11
n'existe pas entre les Américaines du Sud et les Françaises de
ces ditîérences fondamentales qui tiennent pourainsi dire au tem-
pérament et qui ne peuvent se détiuir. (juoiqu'on les sente si bien.
Exemple : A New- York une conférencière parle éloquemment
de Jeanne d'Arc, en souteiiaut qu il n'y eut aucun mystère dans
l'histoire de la l*ucelle, saut l'éternel mystère du génie militaire
transcendant et que ce fut l'accident du sexe qui seul l'empèclia
d'être estimée à l'égal de Napob'on par un peuple rempli (h» pré-
jugés masculins, — « Nou, sé'crie un de uos compatriotes qui se
trouve parmi les auditeurs, non. jamais les Américains et les
Français ne s'acc(»rdert»ut sur les femmes! » — Cette anecdote si
caractéristique m'aété racontée par \V. (î. Brownell. ([ui savait pour
sa part, ayant habité Paris, combien la figure idéale de Jeanne
d'Arc plane au-dessus de tous les conqué'raus. 11 l'a mise dans
ses Frent/i Traits, pénétrant essai do critique comparative qui
fourmille d'idées originales et où un Américain fortement imbu
des procédés de Taine, ncnis révèle l'Ann-rique encore mieux peut-
être qu'il ne nous fait connaître à elle, car les demi-erreurs sur
notre compte ne manquent pas à côté de nombreuses vérités;
mais elles sont ingénieuses, elles assaisonnent l'ouvrage d'un
grain de paradoxe très piquant. Tout le monde en France de-
vrait lire French Traits et méditer les leçons indirectes qu'un
étranger nous donne.
VI. — DISCUSSION DU SUFFRAGE FÉMININ
J'arrêterai ici, sans avoir épuisé le sujet, bien loin de là, ces
renseignemens sur la condition des femmes aux États-Unis. 11
me resterait beaucoup à dire et je montrerai peut-être un jour
comment l'organisation de la famille, si dilTérente de la nôtre,
contribue au développement de caractères qu'il ne nous est pas
592 REVUE DES DEUX MONDES.
facile do comprendre on France, où tout a été si longtemps réglé,
hiérarchisé. L'instinct social est ce qui chez nous frappe le plus
les Américains (1), comme étant l'opposé de leur trait principal,
l'individualismo.
Pour que mes notes fussent complètes il faudrait aussi placer
auprès des femmes sérieuses qui dans chaque ville travaillent
conscienciousoment à créer l'avenir colles qui ne so soucient que
de représenter ce qu'on appelle par excellence <( le monde » et
pour qui l'Amérique est le paradis de leur sexe, un paradis sans
oll'orts et sans sacrifices. Mais j'ai étudié très peu celles-là.
Gomment oserait-on du reste, après M. Paul Bourget, revenir
sur l'idole (|ui passe de son palais de Madison ou de Fifth Avenue
à un cottages de Newport, lequel n'a de simple que le nom, pour
aller finir la saison dans les montagnes du Berkshire chantées
jadis par plus d'un poète et que la mode réduit aujourd'hui à
servir de cadre aux prouesses du sport : courses, })olo, lawn-
tennis, défilés d'équipages? Les premiers chapitres à' Outre-Mer
nous donnent de ces choses un tableau plein de vie et de couleur
tracé par le peintre qui a le mieux rendu toutes les modernités
de mœurs et de sentimens. Je ne sais si l'Amérique a compris le
bien que lui ont fait aux yeux de l'Europe entière les critiques
mêmes de M. Paul Bourget. La vue d'ensemble vraiment énorme
qu'il se proposait de prendre ne lui a pas permis de s'arrêter aux
détails, mais il laisse à ses lecteurs une ineffaçable impression de
la puissance de volonté souveraine, de la robuste santé morale dont
peut se vanter l'Amérique; et ses portraits de beautés profession-
nelles font entrevoir sous tels défauts impossibles à nier des
trésors d'énergie, d'activité physique et intollectuelle que devraient
envier les simples mondaines d'Europe. J'ai remarqué partout
le goût passionné que presque sans exception les Américaines
«nt, non pas seulement pour les exercices en plein air qui servent
de prétexte comme autre chose à la coquetterie et à la vanité,
mais encort; pour la nature dans ses parties les plus sauvages,
pour le retour temporaire aux rudesses, à la simplicité de la vie
primitive. L'été, rien ne leur plaît davanlage que de camper ici
ou là en pleine solitude agreste devant de beaux sites. L'une
d'elles me disait :
— ]Noiis a\(ius passé un temps délicieux dans les Adirondacks.
Je couchais à la belle étoile, et nous allions d'un lac à l'autre
avec nos guides, dont les canots sont ce que je préfère, après les
gondoles de Venise.
M) Erev.ch Traits, h\- AV.-C. BrowncU; New-York. 1893.
CONDITION nn I.A FKMMT AIX KTATSLMS. 'I!)3
Une leltrt' sur le luT'iut^ ton, qui m'a été écrite dos monlagncs
du Maiuo, iiu^atre lune des personnes les plus dignes, les plus
posées qui se puissent imaginer, arpentant les forêts, sautant
de pierre en pierre, comme un gamin, le long des ruisseaux où
elle péchait la truitf, et ilormant en pK'in air, l'ile aussi, sous dos
couvertures. '<■ Trop lu-ureuse quand une bonne averse n'arrosait
pas mon sommeil! ("/était enchanteur, ces réveils à Tauhe : j ou-
vrais les yeux p»mr voir le eiid \ iolet à travers l'épais feuillage
des hêtres et les lueurs t)rani:('es de notre feu de hivouac. » Tout
cela sonne juste et aucune prétention nu)rbide ne résisterait, je
crois, à un pareil régime. Les anu)u reuses du plein air et de la
nature se préoccupent fort i»eu généralenu'ut île la question
du sutTrage.
Au surj)lus où en est cette i|ueslion d un intérêt prinH)rdial?
il importerait de le savoir, car si le droit de voter est accordé
aux femmes dans une partie ilu monde, (juelle quelle soit, il
s'imposera partout peu à peu, et une révolution dont on no sau-
rait calculer les conséquences devra s'ensuivre, modiliant j)ro-
fondément les mœurs sociales. Beaucoup de journaux, trop
pressés, signalent déjà la chose comme faite, parce (|ue l'Ouest,
plus audacieux (jue le reste de 1 Amérique, a tenté rexpérience ;
mais, en réalité, on en est encore à la discussion. Les meilleurs
esprits forment deux camps qui soutiennent le pour et le contre
avec une grande abondance dargumens. Je ne crois pas qu'on
puisse lire rien de plus instructif à ce sujet que les récens dé-
bats entre le sénateur Hoar et le docteur Buckley(l). Ils m'ont
paru résumer tous les autres. Le sénateur Hoar est de l'avis de
John Stuart Mill, avec lequel, dit-il, se trouvaient d'accord le
penseur Emerson, le poète Whittier et Lincoln lui-même: il veut
que l'on marche résolument dans la voie ouverte par Lucy Stone
et suivie par Mrs Ward Ilowe, que la femme soit appelée à prendre
une part active aux atlaires du pays et devienne éligible à tous les
emplois. De fait, elle aih^jà le pied à l'étrier de la politique. A'est-
ce pas une fonction politique comme une autre celle dont s'acquitte
dans les hôpitaux, après s'être distinguée au temps de la guerre
pour le service des ambulances, Mrs Clara Barton, la grande
organisatrice, avec Mrs J. Ware, du régime pénitencier pour les
femmes? I]t Mrs Léonard, leur émule dans les mêmes œuvres,
une puissance elle aussi, n'a-t-elle pas maintes fois voté comme
membre du Conseil d'administration des asiles d'indigcns et
d'aliénés dans le Massachusetts? Et Mrs Haie, dont la bienfai-
(1) The right and erpedienc/j of woman suffrage, August 1894 : The Cenlury
ifonthly Magazine.
JOME cxsx. — 189o, 38
o94 REVUE DES DEUX MONDES.
saute inlluence eut pour théâtre la maison des fous à Worcester,
un établissement de 1 ^]tat comprenant mille pensionnaires? Et
tant de femmes, qui tiennent entre leurs mains les rouages de
rinstruction supérieure, dira-t-on qu'elles n'ont pas été, qu'elles
ne sont pas encore au pouvoir? Mieux vaudrait le reconnaître
franchement et s'assurer le concours de toutes leurs pareilles
dans ces devoirs publics qu'elles savent si bien remplir. Les lé-
gislateurs prétendent être tout prêts à leur accorder le suffrage,
pourvu qu'une majorité le réclame; mais ceci équivaut à un
refus. Jamais les femmes ne revendiqueront en majorité aucun
droit: ce n'est pas ainsi qu'elles ont depuis vingt-cinq ans fait
tant de conquêtes, dont l'une des plus considérables est le pri-
vilège d'administrer elles-mêmes leurs propres biens. Les femmes
en masse sont toujours hésitantes devant les réformes : qu'on se
passe donc de l'avis des timides! Celles qui ne se soucient pas de
voter seront libres de s'abstenir.
Ainsi raisonne le sénateur Hoar, plus royaliste que la reine,
c'est le cas de le dire. A quoi le docteur Buckley répond assez
judicieusement :
« Peut-être avant de modifier la loi qui écarte la femme des
affaires publiques, faut-il réfléchir que d'un trait de plume on
changera entièrement la nature des relations entre les deux sexes
telles qu'elles existent depuis que le monde est monde. La per-
manence de la famille, d'où résulte la cohésion de la société,
dépend de certaines différences admises une fois pour toutes entre
le masculin et le féminin : le premier gouverne d'un commun
accord. Or le vote est l'expression même du gouvernement. Voter
avec intelligence c'est penser et agir au mode impératif. Pour
devenir votantes, les filles devront être dressées à penser, sentir et
agir dans le même esprit que les garçons. De quel côté s'exercera
la contagion de l'exemple? Est-on autorisé à croire que les femmes
subissent moins que les hommes les effets du milieu, qu'ad-
mises aux assemblées politiques, elles ne passionneront pas les
débats, qu'elles resteront inaccessibles à la corruption? » Le doc-
teur Buckley ne se permet pas, bien entendu, dans ses remarques
aussi respectueuses que modérées, de faire ressortir le côté un peu
chimérique des jugemens portés à l'occasion par les femmes de
son pays sur la nature masculine en général; mais j'ai déjà dit, je
crois, combien leur ignorance plus ou moins volontaire sous ce
rapport est faite pour nous étonner, nous autres Françaises, mieux
renseignées apparemment. Il s'ensuit un optimisme qui ravit
leurs maris, leurs frères et leurs amis, comme la preuve d'une
virginité d'âme à laquelle les Américains tiennent par-dessus
CONOiriON DE LA FK.MMK AUX i;rATS-lN[S, .'19,')
(ont. >i peu tiilravt'i' dans ses actes que suit chez eux la jeune
lille. Cette sorte d ii;norance, convenue ou non, j)ermet aux
femmes de porter le langage des anges au milieu des brutales
mêlées humaines. Mais si elles descendaient une bouiie fois dans
la poussière de Tarène, que feraient-elles ele ce j)restige de l'inex-
périence? que deviendrait la ivoina/i/i/iess, qui est K'ur force? Je
crois bien que le docteur Buckley lance discrètement nn trait
railleur à ces belles utopistes en disant quelles croiraient pou-
voir du jour au lendemain, pour jturilier l'air, fermer tous les
Sd/oofn:, le> trijiols et les mauvais lieux, sans souci de la libeité.
Et, en admettant que la femme entre résolument diins les réalités
de son nouveau rôle. (|u'elle ac(|uière tout île bon I expérience
d un leader, comment associera-1-elle ce rôle à la subordination
de réponse? Les divergences politi(|ues en famille, les inévitables
rivalités multiplieraientles cas de divorce déjà trop nombreux, et
toute cette excitation ne serait pas de nature à supprimer le
lléau croissant des maladies nerveu>es. 11 faudrait (pi ou demandai
surce dernier point l'avis fornud du docteur WeirMitchell, connu
à Paris et à Londres comme à Philadelphie pour son éminente
spécialité, laquelle ne lempèche pas d écrire des poèmes pleins
d imagination d ). Me rapfielant le soupir significatif qu'il poussa
lorsque je 1 interrogeai sur les ellets de la culture à outrance
appliquée aux cerveaux de femmes, je crois prévoir quelle serait
sa réponse. Mais à quoi bon en somme appeler les nnîdecins, les
logiciens et les moralistes à la rescousse du bon sens? L'AnK';-
rique compte avant tout, pour que les réformes n aillent ni trop
loin ni trop vite, sur la sagesse des femmes elles-mêmes. Cette
sagesse les a préservées jusqu'ici des excès du parti féministe
proprement dit tel qu il se manifeste depuis peu en Angleterre; elle
a empêché le périlleux antagonisme des deux sexes, les hommes
laissant habituellement aux femmes le soin de combattre certaines
illusions de femmes.
Et elles s'en acquittent à souhait. J'ai rencontré chez plusieurs
directrices de collèges le plus louable souci de conjurer le dan-
gei* qu'entraînent pour les étudiantes léloignement trop complet
de la famille à un âge qui devrait être celui de l'application aux
devoirs domestiques, préludes du mariage. C'est une femme qui
a tourné l'arme du ridicule contre ces petits phalanstères comme
il en existe à New-York, formés exclusivement de jeunes filles
(i) Ce genre de cumul n'est pas aussi rare qu'ailleurs en Amérique et ne nuit ni
au poète ni au médecin. J'ai entendu le D^ Weir Mitchell lire lui-même — et admi-
rablement, — devant une nombreuse assemblée, dans un club de Philadelphie, son
beau drame en vers, d'une si mâle et si fière inspiration, Francis Drake.
596 REVUE DES DEUX MONDES.
du monde qu'enlèvent à leur milieu naturel de prétendues obses-
sions philanthropiques et des aspirations très vagues vers une
plus haute féminitt', le tout, étayé par certains rêves creux d'entre-
prise personnelle et par la curiosité de vivre en garçons (1).
Enfin, sur le chapitre du suffrage, elles laissent généralement
li'iirs partisans nulles déployer plus de zèle qu'elles n'en montrent
elles-mêmes. Quelques-unes, — et de celles que leur supériorité
semblerait autoriser aux revendications, — vont jusqu'à se pronon-
cer nettement contre un droit qu'elles jugent inutile ou intem-
pestif. Détail piquant : Mrs Ware, Mrs Léonard, dont un avocat
empressé invoquait les noms à l'appui de ses argumens, refusent
de faire cause commune avec lui. Elles trouvent l'influence de
la femme beaucoup plus el'licace sans sufl'rage et sans situation
politique, « parce qu'il est possible ainsi de discuter toutes les
grandes questions sur la base de leurs seuls mérites. »
La crainte de se rencontrer dans la vie publique avec un ra-
massis d'auibitieiises, d'intrigantes et de viragos, politiciennes
de l'avenir, qui rivaliseraient de cupidité, de menées basses et
tortu('us(^s avec certains politiciens du présent, contribue autant
que tout le reste ensemble à cette réserve de bon augure.
Peut-être néanmoins le mouvement ne se laissera-t-il pas
toujours contenir, et les plus prudentes finiront- elles par être
entraînées bon grtî mal gr('; peut-être la Walkyrie perdra-t-elle
dans le combat ses armes idéales et sera-t-elle réduite aux coups
de poing vulgaires, cette lance de lumière et ce bouclier de jus-
tice qu'elle possède aujourd'hui jie trouvant plus leur emploi, si
l'égalité proclamée doit supprimer toute chevalerie. Evitons les
pronostics en cette ère d'atlranchissemens précipités et de sou-
daines transformations. Mon but était simplement, après un assez
long séjour en Amérique, de noter quelques grands progrès qui
intéressent le monde entier. Ils ont été accomplis sans fracas par
la grâce d'un groupe de femmes (pi'avec admiration j'ai vues à
l'œuvre et trouvées dignes de servir de modèle à foutes les
autres.
Tu. Bentzon.
(1) A Bachelor Girl, par Mrs Harrison, New- York, lS9i.
i.'iNnivmiAi.isMK i:t i/.vn M'.riiir. 80;)
cacher l'iiu-x iLiMi' ahimo. luiiis (|iii l'y mena ilaiilant plus sùrc-
nu'iil. N'eul-oii jeter un cou[) dieil dans le tiranic intérieur (|ui se
joue derrière le poème? Veut-on voir 1»> visage de l'homme sous
le masque du In-ros. et tout ee qu'il y a de désespoir sous ce
triom[)li(' apparent? Ou'on lise sou avant-dernier éerit intitulé :
Ditlit/nimbe dr Dioni/sos. On y trouvera le passage suivant :
»< Maintenant, seul avec toi. don Me dans mon ])ropre savoir, entre
cent miroirs, faux devant toi-même, incertain entre mille souve-
nirs, fatigué de chaque blessure, refroidi de tous les givres, égorgé
dans mes propres tilets. cc^nnaisseur et hourreau de moi-môme!
malade qui meurt d'im venin de xipenl. prisonnier qui a reçu
le lot le plus dur. je travaille courbé dans mon propre puits,
enfermé dans mon propre moi comme dans une caverne, je me
creuse moi-même et je suis ma propre tombe, impuissant, raide,
un cadavre. ' Cette entière confession montre assez ce que cet
orgueil forcené renferme' de misère cachée et à quelles ténèbres
aboutissent les plus hardis mineurs de la pensée lorsqu'ils ont
éteint en eux-mêmes la lumière d(! la sympathie.
Au cours de cette étude j'ai fait ressortir les extraordinaires
qualités de Nietzsche, alin que Ton mesure la profondeur de sa
chute à la hauteur de son es[>rit.
Ecrivain de premier ordre, moraliste pénétrant, penseur pro-
fond, satyrique gtinial. p(jèle puissant à ses heures, ses dons
merveilleux semblaient l'appelerà être un rél'ormafeui- bienfaisant
de la pensée pour sa gen<'ration. Tout a été englouti dans la plé-
thore du moi et dans la folie furieuse de l'athéisme. Voilà pour-
tant celui qu'une fraction de la jeunesse se propose pour modèle
et que des esprits légers citent journellement comme le pro[)liète
de l'avenir! S'ils ne reculent pas devant ses conclusions, qu'ils
apprennent du moins par son exem|ileoù peuvent mener certaines
pratiques intellectuelles. L'histoire des idées n^orales de notre
temps accordera sans doute à Nietzsche la grandeur tragique d'un
homme qui a eu le courage d'aller jusqu'au bout de son idée, et
qui a donné, par son suicide spirituel, la plus éclatante démons-
tration de son erreur. Quant à Zarathoustra, il mérite de rester
dans la littérature comme un monument unique, puisqu'il nous
révèle lame de l'athée jusqu'au fond. On ne peut que plaijidre
ceux qui y chercheront une philosophie. C'est un magnifique
sépulcre sculpté en marbre, mais un sépulcre qui recouvre — le
néant.
Edouard Scuuhé.
DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
11(1)
EXPÉDIENS ET PALLIATIFS
Au premier problème posé : — Comment faire pour conjurer
la crise de lÉlal moderne? et ainsi résolu : Organiser le suffrage
universel, — s'ajoute et se lie un second problème, dont les don-
nées peuvent, ou doivent même être formulées ainsi : Comment
organiser le suffrage universel ào, telle façon que, tout en restant
universel et égal, il dégage la meilleure représentation, permette
la meilleure législation, et assure enfin le fondement le plus
solide qu'il soit possible de donner à l'Etat?
Tant que ce second problème n'est pas résolu, le premier ne
l'est qu'à demi : il peut l'être scientifiquement, philosophique-
ment; il ne l'est point pratiquement et politiquement. Or il nous
faut ici une solution pratique et politique ; plus encore que d'une
doctrine, nous avons besoin d'un texte de loi. Cette solution po-
litique, il y a peut-être un moyen de la trouver et sûrement, si
(1) Voir la Revue du l^r juillet.
ORGANISATION Or SlFFIJAt.E UNIVERSEL. 807
le nioYon exîtte. ce ne saurait être que celui-ci : Repasser un à
un tous les systèmes imaijfint's depuis qu'on sest aperçu des vices
du sulTrage universel, depuis cinquante ans que nous l'avons; les
analyser un à un et les critiquer par rapport à chacun des termes
énoncés, en se souvenant qu'il ne s'agit pas seulement de corriger
ou d'atténuer tel ou tel des inconvéniens du sucrage universel
inorganique, mais bien d'organiser le suffrage universel; de
l'organiser profondément et presque au sens qu'a le mot en
biologie ou en pliysiologie ; qu'il ne s'agit pas de moins que de
mettre d'accord l'institution nationale avec la r/e nationale; et, en
somme, de substituer à quelque chose de très simple, mais de
mort-né, quelque chose de vivant, mais par là même d'assez
complexe.
Ainsi, le chemin est tracé : aller du tout simple au moins
simple, du moins simple au plus compliqué, et, cependant, prendre
garde que si aucun de ces systèmes ne fournit à lui seul, sans
doute, la solution cherchée, chacun deux ou quelqu'un d'entre
eux peut apporter un élément de solution; que si aucun d'eux,
sans doute, n'organise le sulTragr universel, plusieurs d'entre eux
peuvent quand même servir à l'organiser. — Nous ne verrons
donc guère, au début, que les plus timides et, par conséquent,
les moins eflicaces. ceux qu'on appellerait volontiers des expédiens
ou des palliatifs; mais, s'ils contiennent quelque parcelle dont on
puisse tirer de l'ordre et de la vie, et qui soit à quelque degré un
principe d'organisation, il serait dommage de la perdre, pour les
avoir jugés trop vite et les avoir rejetés trop dédaigneusement.
I. — EXPÉDIENS COMPATIBLES AVEC LA FOKME ACTUELLE
/" L'Éducation du sucrage universel.
Ce qui vient d'abord à l'esprit, c'est que l'éducation du suf-
frage universel n'est pas faite et qu'il faut la faire. Là-dessus, on
n'hésite pas; on ne s'interroge pas; et pourtant, il vaudrait la
peine d'y réfléchir : en effet, qu'est-ce, au juste, que de faire
l'éducation du suffrage universel? et cette éducation, si haute-
ment désirable, peut-on ou ne peut-on pas la faire? et à supposer
qu'on l'entreprenne, avec quels instrumens, par quels procédés?
On en voit trois ou quatre : l'école, la presse, les associations libres,
enfin une sorte à' auto-éducation, — l'électeur, en votant, s'appre-
nant à voter, comme c'est, si l'on en croit le proverbe, en forgeant
qu'on devient forgeron.
\u école, l'école primaire, de la ville au village. Mais qu'y ensei-
gnera-t-on? La lecture, l'écriture, les quatre règles de l'arithmé-
808 HEVUE DES DEUX MONDES.
tique, un peu d'histoire et de géographie; avec cela force « leçons
de choses ». Et après? Tout homme qui sait lire est un homme
sauvé : soit, puisqu'on nous l'alTirme; mais tout homme qui saura
lire saura-t-il choisir un bon député ? Quel rapport nécessaire y a-t-il
entre savoir lire et savoir voter? Bien peu de personnes s'en sont
embarrassées, et l'on a eu tôt fait do les traiter d' « ignorantins »,
d' « obscurantistes » ou, ce qui dit tout, de « réactionnaires ».
On est parti bravement, et généreusement, eu campagne. Nous
avons découvert et expérimenté une folie nouvelle, la folie scolaire.
Qui niera qu'il y eût des maisons d'école à bâtir et des communes
à pourvoir de maîtres d'école? Mais pourquoi cette architecture?
et pourquoi cette apothéose? Des monumens, partout dos monu-
mens! L'État aidera les communes à jeter l'argent par les fe-
nêtres, pourvu que los fenêtres aient des sculptures, et toujours
plus de frontons et toujours plus de devises! Au sommet, en
plein ciel, l'instituteur transfiguré, versant sur le pays des torrens
de lumière. Ce n'est plus l'humble fonctionnaire, dont l'utile et
modeste office était de faire épeler les enfans. C'est une espèce
d'apôtre. L'instituteur primaire, c'est l'Homme qui forme l'homme
et le Citoyen qui prépare le citoyen.
Afin de l'aider dans sa tâche, on l'a muni d'un vade-mecum
ou d'un guide, d'un manuel d'instruction morale et civique.
L'instruction primaire, en général, c'était bien; mais un enseigne-
ment spécial, moral et civique, c'est mieux. Des hommes poli-
tiques considérables et les plus populaires de nos professeurs
se sont mis à en fabriquer à l'envi, de ces petits traités, qui de-
vaient porter au loin la saine doctrine. Au fond des Landes ou
de la Basse-Bretagne, il n'y aurait plus désormais un seul paysan
qui ne sût par cœur tous les articles de la Déclaration des droits,
chef-d'œuvre de l'esprit humain ! Nous avions déjà des soldats de
sept ans : nous allions maintenant avoir des citoyens de sept ans,
ferrés sur la théorie du scrutin non moins que sur le manie-
ment du fusil. Et peut-être les avons-nous eus, peut-être bien les
avons-nous, ces bataillons de jeunes citoyens. A sept ans, ils sont
de première force et réciteraient leur manuel, comme le parfait
taleb récite le Koran, de bas en haut et de haut en bas, de droite
à gauche et de gauche à droite, à l'endroit et au rebours, par la
tir, et le commencement.
Pendant que le maître les tient en classe, c'est merveilleux :
avez-vous lu leurs rédactions? Mais, à treize ans, les parens les
reprennent, et ils s'en vont à l'atelier ou à la charrue. A vingt et
un ans, quand ils atteignent l'âge électoral, de toutes les notions
plus ou moins abstraites dont on leur avait gavé la mémoire, il
ne reste rien, que des bribes et des mots n^^fragés, qui Uottent...
om;AMSATio> m sriiiî vtii: iMVi-.usri.. SOM
u Ktcs-vcnis r^ul)licain? — Oui, monsieur, je suis lôpnhiicain, par
la grâce île... l'Auleurde la nature. " T-ar eesl eela,et ee n'esl que
cela; un catéchisme qui a (.lêtrùnc l'autre, (jui n'est pas mieux
compris et qui pénètre moins. C'est cela : une sorte irinitiation
religieuse, faite de trop i)onue heure et qu'il est impossible ou très
dillicile de défaire ou de refaire plus tard. Et ce caractère religieux
est si accusé, qu'un écrivain anticN'-rical et franc-ma(:on comme
Bluntschli a projiosé sérieusement d instituer, vers la vingtième
ou la vingl-cinquième année, une fête solennelle de la « conlir-
mation civique ». Tant il pensait aussi que l'école laissait à faire,
ou qu il y avait après elle des perles à réparer; que le citoyen en
exercice n'était plus que vaguement l'apprenti citoyen ; et qu'entre
treize ans et vingt-cinq les vertus de l'éducation subissaient un
iiKjuiétant déchet 1
L'école ne sutlit donc pas : l'inslruclion primaire ne suffit
pas. môme renforcc-e d'une instruction civique sur manuels spé-
ciaux. Certes, c'est faire quelque chose pour l'améliora tiim à
venir du corps électoral que de réduire le nombre des illettrés,
de ceux qu'en Italie, avec un sens plus lin des nuances, on nomme
les sans-alphabet, analfdbrti; car c'est quelque chose que de savoir
lire. Mais ce n'est pas assez, et même, au point de vue politique,
comme d'ailleurs à tous les points de vue, ce n'est pas le plus
important. Le plus important, le voici : Sachant lire, lira-l-on? et,
si on lit, que lira-t-on? Et nous sommes amenés ainsi à rechercher
ce que peut la presse, ce qu'elle vaut comme second facteur,
comme auxiliaire, pour l'éducation du suffrage universel. Elle
peut au moins autant que l'école. .Mais c elle peut », en ce })oinl,
signifie « elle pourrait ». Elle pourrait inlinimcnt si... Si elle
n'était pas ce qu'elle est devenue.
Oui, si ceux qui l'ont en mains l'eussent voulu, elle eût pu mo-
difier à la longue et façonner, transformer et conformer un peu le
corps électoral. L'homme reçoit aisément ses pensées et ses opi-
nions toutes faites. La presse avait donc devant elle un vaste
champ d'action et, dans l'Etat moderne, un grand rôle à jouer, un
rôle qui faisait d'elle, autrement que par figure de style, une puis-
sance de l'Etat... C'est cette part essentielle dans la vie et dans la
direction de l'Etat que John Stuart Mill revendiquait pour elle,
quand il disait " qu'elle avait remplacé le Pnyx et le Forum, et
que, grâce à elle, dans le régime représentatif, se conservait
comme une trace de démocratie directe. »
Mais ce n'est calomnier, ni injurier, ni dénigrer personne que
de le reconnaître sincèrement : nulle part, peut-être, elle n'a été,
en tout cas elle n'est plus, à d'honorables exceptions près et sauf
en ce qui touche le patriotisme, à la hauteur de sa mission. Nos
810 REVUE DES DEUX MONDES.
journaux les plus sages et les mieux informés, les seuls qui aient
du poids et de l'autorité chez nous et au dehors, ne sauraient
guère contribuer à l'éducation du suffrage universel, parce qu'ils
ne vont pas assez avant dans le peuple ; et, aussi bien dans ces
journaux mêmes, que de questions sDut traitées légèrement, sans
étude, à la hâte et presque au pied levé! Que de formules vides de
sens, d'aphorismes non vérifiés, de préjugés momifiés en phrases
de convention ! que d'oripeaux et de « clichés », ou, d'un seul
mot, que de fétichisme politique! Pour d'autres, c'est la frivolité
et le dilettantisme mêmes ; ce qu'on appelle « Pesprit » et ce qu'on
appelait « la gauloiserie », raffinés et tournés en un « parisi-
anisme » de café et de coulisses, avec un reportage impudent, qui
ne respecte ni devoirs, ni droits, ni deuils, ni misères, et qui
s'indigne quand il se trouve encore quelqu'un qui, ne croyant pas
devoir mettre tout le monde dans ses secrets de famille, ose
défendre sa porte à un « représentant de la presse ».
Hàtons-nous, du reste, de l'avouer, puisque ce n'est que jus-
tice : s'il y a là un mal qui, invétéré et exaspéré, se changerait en
une vraie maladie sociale, la presse n'est pas seule coupable, et le
public l'est autant qu'elle. La presse sert au public ce qu'il aime :
elle a tort de le lui servir, mais le public a tort de l'aimer. Voilà
pour les péchés capitaux de la presse : le manque d'idées et de
connaissances, la routinière banalité du fond et de la forme, la
satisfaction à peu de frais, la course au renseignement, exact ou
inexact, la précipitation à conclure, l'habitude de trancher en tout,
la tendance à entraîner l'opinion publique et à la dévoyer sur des
sujets qui ne sont pas matière d'opinion publique, le penchant à
la suspicion et la complaisance au scandale. On ne veut rien dire
de plus, ni faire môme l'allusion la plus voilée à certaines pra-
tiques : nous ne parlons ici de la presse qu'en tant qu'agent
d'éducation pour le suffrage universel.
Mais il est une observation d'une portée plus générale et qu'on
ne peut pas ne pas faire. Puissance ou non, la presse est un pro-
duit de ce siècle. Or, économiquement, qu'est-ce qui donne à ce
siècle sa physionomie entre tous les autres? C'est qu'il a vu
baisser les prix, s'étendre le marché, diminuer la qualité, s'accroî-
tre le goût et le besoin de gagner. A tous égards, la presse, dont
il s'est plaint parfois, est son sang et sa fille. A mesure que le
prix des journaux a baissé, leur clientèle s'est étendue; à mesure
que la presse est apparue comme un instrument de lucre ou de
spéculation, on ne lui a plus guère assigné pour but que de ga-
gner. La préoccupation de « l'affaire » a dominé, puis absorbé,
jusqu'à ce qu'elle achève un jour de l'étouffer, la préoccupation
doctrinale. En même temps et d'un autre côté, à mesure que le
OUi.AMSWION l>r SlFFKVtir IMVKHSET.. Slt
public sVtend^ll. la qualité de la presse desceiulait à cette mé-
diocrit»' qui est le lot et comme la loi des foules. Ce n'est pas la
presse qui a élevé le publie jusqu'à elle, c'est le public qui a attiré
la presse jusqu'à lui. Elle n'a pas haussé le public à un sou jus-
qu'à une politique raisonnée et consciente : elle s'est contentée
de jeter à tout le public inditréremnient sa pâture quotidienne de
politique à un sou. Ne pouvait-elle pas comprendre et pratiquer
autrement son rôle? C'est une grande question, mais po^r toutes
ces raisons, ce (|u'il y a de sur, c'est que la presse n'a pas fait
l'éducation du sutTrage universel et que, pour la faire, il lui fau-
drait elle-même se refaire du tout au tout.
Outre l'école et la presse, il y aurait encore, pour faire cette
éducation. les associations libres. Et à la vérité, elles ne man-
quent pas. mais elles ne sont ni assez nombreuses ni assez sui-
vies. (Juelques-unes ont di'jà tenté et accompli d'excellente be-
sogne, mais plutôt en vue de l'instruction géné'rale que de
l'éducation politique, et, on le répète, l'une ou l'autre, ce n'est
pas tout un. Peut-être ne s'y essaieraient-elles pas sans danger; et
le danger, pour une société qui vcnidrait travailler à l'éducation
du suffrage universel, serait de devenir la chose d'un politicien ou
d'un groupe de politiciens, lesquels ne la regarderaieni que
comme un outil à pétrir sous leurs doigts la pâte électorale.
Deux ou trois grandes associations ont à peu près, quant à pris-
sent, échappé à ce péril, mais on voit bien les grippeminauds
qui les guettent. Alors, elles seraient perdues pour le bien à l'aire,
l'éducation et non la captation de la liberté ou du droit politiques;
elles ne seraient plus — et la plupart des autres en sont là — que
de pures ou d'impures boutiques, hypocrites succursales de co-
mités, dont l'éducation du suffrage est le moindre souci et qui
ont, au contraire, un intérêt certain à ce que cette éducation, tant
prônée par eux, se passe en belles paroles, mais, venant aux actes,
à ce qu'elle ne soit jamais faite.
Reste enfin le sutfrage universel auto-didacte, V auto-éducation
du suffrage universel, en laquelle lame noble et quelque peu
naïve de John Stuart Mill a professé une foi si touchante, et si
ruinée en nous par l'expérience. Mais quel gaspillage de temps et
de peine! quels tàtonnemens et quelles malfaçons, si l'on devait
tout tirer de soi-même, s'instruire sans maîtres, à la sueur
de son front, et, à chaque fois, réinAcnter son art! Depuis
que l'humanité se connaît, elle ne s'est appliquée qu'à cela : à
devenir forgeron autrement qu'en forgeant et quand, pour le
devenir, il lui en eût coûté un trop dur effort, la lassitude
l'a prise; — et elle n'a pas forgé. Au surplus, et quoi qu'il
en soit, il y a cinquante ans que nous votons, et votons-nous
812 REVIE DES DEIX >[r»Nr)ES.
« mieux », savons-nous mieux voter qu'au premier jour?
Et, d'autre part, toute éducation, même dite mutuelle, sup-
pose quelqu'un qui veuille bien enseigner et quelqu'un qui veuille
bien apprendre. Dans l'égalité absolue, l'éducation est impossible;
et qui se résignera à apprendre? qui se dévouera, — ou se ris-
quera, — à enseigner? Où sont les influences sociales? les in-
fluences fixes et sûres, colles qui s'exerçaient d'elles-mêmes, taci-
tement et de proche en proche, par le seul fait de la position
acquise? Où est la « hiérarchie sociale »? Qui donnera, et qui
recevra un conseil? Qui l'ofl'rira, et qui le demandera? Qui l'ap-
portera, et qui le supportera? Il n'y a plus que des électeurs:
tout citoyen est électeur, tout électeur est souverain, tout sou-
verain se gouverne et gouverne à sa guise ; nul n'est plus souve-
rain, plus électeur, plus citoyen que nul autre, et comme nul
autre n'a à apprendre, nul non plus n'a à enseigner.
Au résumé, si l'éducation du sutîrage universel doit faire
l'objet de tous nos vu^ux, ni l'école seule, ni la presse seule, ni,
seules, les associations libres, ni le suff"rage universel, se déve-
loppant et s éclairant par sa force intrinsèque, ne peuvent l'entre-
prendre avec chance de succès. Réunies, l'école, la presse et les
associations libres y arriveraient-elles, que, les générations se
succédant, l'œuvre serait sans cesse à recommencer. Et persévérât-
on, recommençât-on toujours, que ce ne serait pas encore assez.
Le sufTrage universel, amendé par l'éducation et fait par elle plus
viril, serait préférable, incomparablement, à ce suffrage universel
brutal, enfantin et barbare: mais, encore et toujours, le môme
problème s'imposerait, et encore et toujours s'imposerait la même
solution. « Élever » le sufl'rage universel ne dispenserait pas de
l'organiser. L'éducation du suffrage universel rendrait vraisem-
blablement plus facile, mais à peine moins urgente et ne rendrait
pas moins nécessaire l'organisation du sufl'rage universel ; et
celle-ci demeurerait supérieure à celle-là, d'autant que le corps
vivant est supérieur à de la matière dégrossie.
2" Le rolp obligatoire.
Une deuxième plaie du suffrage universel inorganique, c'est
le grand nombre des abstentions. Elles atteignent des proportions
telles qu'on a pu voir des Chambres ne représenter certainement
qu'une minorité, par rapport au total des électeurs inscrits. Pour
nous en tenir au passé, les statistiques officielles déclarent, aux
élections d'octobre 1889 (et l'on se rappelle combien à ce moment
les passions politiques étaient montées et combien la lutte était
vive) une moyenne de 76,6 votans pour 100 électeurs portés sur
itju; \Ms vTinN nr siffr M.r iNrvr.nsrT..
81 n
les listes, soit^rôs «Tun quart il abstentionnistes, quel que puisse
t^tre le motif tle l'abstention ou île l'absence, lii quart, c'est la
movenue ; mais, ilans plusieurs ilépartemeus, lecliitTre îles absten-
tions dépasse sensiblement le tiers. Dans quelques-uns, il anixc
presque à la moitié îles électeurs inscrits.
Depuis IS81K l'inililterence, le détachement, n'ont fait encore
qu'augmenter et l'on peut, par la simple observation, évaluer à
un tiers environ, dans la plupart des eirconseriptions, le cbilVre
des abstentions aux élections dernières. Défalque/ les bulletins
blancs, les bulletins nuls, les votes fantaisistes : il reste un député
élu par la moitié. j)lus un, de moins des deux tiers des électeurs
inscrits. — c'est-à-dire par moins d'un tiers. — c'est-à-dire par une
minorité, — dont il faut une liction un peu forte pour faire une
majorité, la majorité et môme, dans la rbétori([ne parlementaire,
« le pays ».
Les abstentions creusent donc et minent eu (|uelque sorte la
plupart des élections : elles condamnent les majorités à n'être
que des apparences et les Chambres, que des fantômes. Et non
seulement elles réduisent à des minorités les prtHendues majo-
rités; non seulement elles restreignent à l'excès la quantité des
électeurs réellement représentés, mais elles ont une détestable
action sur la qualité des repré'senlans, et de contre-coup en
contre-coup elles détériorent toute la politique. Car si, suivant
un mot aussi juste cpie piquant, ce sont toujours, à la guerre, les
mêmes qui se font tuer, ce sont toujours, aux élections, les mêmes
qui ne se font pas tuer, pour cette raison péremptoire qu'ils ne
répondent pas à l'appel. Oui. ce sont toujours les mêmes et, par
malheur, ce sont toujours les plus posés, les plus rassis, les plus
intelligens, il faut le dire : ce sont les meilleurs, d'où il .suit que
notre sort à tous dépend des moins bons ou des pires.
Mais qu'y faire? Traîner aux urnes ces rc'fraclaii'es ou ces ré-
calcitrans? Décrc'ter le vote (jbligatoire? On sait des législateurs
amateurs et môme des législateurs en titre qui ne reculeraient pas
devant cette extré-mité. Tout n'-cemment, deux propositions por-
tant obligation de voter ont été soumises à la Chambre, l'une
venue de la droite, et l'autre d'une de nos gauches; ce qui prouve
au moins ((ue le fléau de l'abstention n'épargne aucun parti. Il
sera curieux de voir ce que décidera sur ce sujet une assemblée
dont chaque membre a, chaque jour et dix fois par jour, à la
bouche ces syllabes sacrées : « la souveraineté nationale », puis-
que, enfin, si je suis souverain, le premier usage que j'aie le droit
de faire de ma souveraineté, c'est précisément de n'en pas faire
usage. Un souverain qu'on oblige à l'exercice de la souveraineté
a « un supérieur humain » et, par définition, n'est plus un sou-
SI 4 REVUE DES DEUX MONDES.
vemin; une souveraineté de l'exercice de laquelle on ne pourrait
pas, quand il plaît, s'abstenir et qu'on ne pourrait pas au besoin
abdiquer, n'est plus une souveraineté; c'est, dans le langage du
droit comme en logique, une servitude.
Il faut, par conséquent, choisir entre « le vote obligatoire »
et (( la souveraineté du peuple. » Se résout-on à passer outre et
convient-on, comme nous le disons, nous, que voter n'est ni
l'exercice d'une prétendue souveraineté, ni l'affirmation positive
d'un prétendu droit naturel, mais une commission, une charge ou
une fonction sociale, conférée par l'Etat au profit de l'État, l'ob-
jection théorique disparaît en partie, mais tout n'est pas fini. En
effet, quelle sera la sanction? Le vote est obligatoire, sous peine...
Sous peine de quoi? Nécessairement, voici quelle sera la peine :
lorsqu'on aura négligé de voter deux ou trois fois et qu'on aura
reçu deux ou trois avertissemens, après s'être vu afficher à la porte
de la mairie, on sera rayé de la liste électorale.
La belle affaire ! et le beau sermon que fera le juge à ce citoyen
peu zélé : « Un tel, il y a cinq ans que vous n'avez voté. Eh
bien! vous ne pourrez voter que dans cinq ans, quand, par la
suspension de votre devoir électoral, vous aurez appris ce que
c'est que le devoir électoral ! » Et, sans cloute, nous sommes si
étrangement faits qu'un tel, qui ne votait jamais, sera peut-être
puni et soulTrira peut-être d'être privé de suffrage. Mais, pour
parler de pénalité, ce n'est pourtant pas là une pénalité. Que si
Ton veut de vraies peines, des peines afflictives (seront-elles aussi
infamantes?) quelles seront-elles? L'amende? la pri«on même?
Alors combien d'amende? et combien de prison? Un franc, —
comme dans le canton de SchafFouse? Deux francs, — comme
dans Saint-Gall? De un à trois francs, avec réprimande, et vingt
francs, en cas de récidive dans les six ans, — comme en Belgique?
Et justement, la Belgique vient de faire, en grand, une application
du vote obligatoire. Mais, ainsi que le remarquait un des rappor-
teurs, « ce principe de l'obligation existe, du reste, dans ses lois.
On est obligé de faire partie du conseil de famille; on ne peut se
soustraire aux fonctions de juré; on ne peut refuser le service de
la garde civique, et il faut participer aux élections de la garde. » —
L'argument est irrésistible, pour les pays qui jouissent encore du
régime bourgeois de la garde civique. Mais, pour les autres, qui
ne le connaissent plus, ce serait s'exposer à quelque ridicule que
d'instituer la salle de police, « les haricots » du suffrage uni-
versel; et l'effet obtenu, quand on enverrait réfléchir les citoyens
trop mous ou les souverains trop fainéans que nous sommes, sur
l'inconvénient qu'il yaà dédaigner la souveraineté, ne serait pro-
bablement pas celui que l'on aurait poursuivi.
OIU.AMSVTION m- SIFFKAC.E IM VF.RSF.L. 81.)
Et puis, uy^-t-il i>a> abus à coiulure de lobli^^alion de faire
partie dun eouseil de famille, ou de robli^ation de remplir les
fouetions de juré, ou de lobligation de sacquilter du >ervice
militaire, ou de loblitratiou de payer l'impôt. — à l'obligation de
voter? Je sais toujours à qui lou doit uonimer un conseil de fa-
mille et qui peut être le tuteur; de qui j'ai à apprécier les actes
que l'on incrimine : à qui, soldat, je dois obéir, et à qui, contri-
buable, je di.is verser mou argent; mais, électeur, je ne sais pas
toujours pour qui je dois et puis utilnnent voter. Lorsque je sors
du régiment, j'en sors libéré du service; lorsque je reviens de
chez le percepteur, j'en reviens libéré de ma dette ; lorsque je
reviens du scrutin, je n'en reviens pas toujours représenté. Néan-
moins m.' contraindrez-vous à aller perdre mon temps pcuir égarer
ma voix, s'il nv a, daveuture (et c'est une aventure fréquente),
aucun dès candidats en qui j'aie couliance? Et. à défaut de l'acte
utib',m'aslreindrez-vous au simulacre? Devrai-je faire, de par la
loi, \v ge>te auguste de l'électeur? — Ombres lamentables et la-
mentables urnes 1 . . ,
Toutefois, à condition de ne pas s'accrocher opiniâtrement a
« la souveraineté du peuple ». peut-être serait-il, un jour, pos-
sible et légitime de rendre le vote obligatoire; mais seulement
après qu'on aurait assuré à tout électeur le \o[c ulilr. Les Belges
eux-mêmes n'ont pas superposé le vote obligatoire au suffrage
universel pur et simple et complètement inorganique. Et nous
en revenons encore au même point : que de tenter, prcsenlcment,
l'éducation du sullrage universel (iiA'élà.\A'n\ présentement, l'obli-
gation du vote, ce sont bien, si l'on veut, des expédiens, dont le
bénéfice d'ailleurs est, prrsentrmcnl, incertain; mais que l'un ne
dispense point d'organiser le sulTrage universel, et que l'autre est
inacceptable, à moins que le sutîrage universel n'ait, avant de
l'admettre, été organisé. Peut-être aussi, quand, en organisant le
suffrage universel, on aura rendu le vote sûrement utile, pourra-
t-on faire l'économie d'une contrainte, et sera-t-il alors inutile
de rendre le vote obligatoire.
II. — CUANGEMENS SEULEMENT DANS LA FORME
De ces expédiens, ou de ces palliatifs, l'éducation du suffrage
universel et l'obligation du vote. — l'éducation est difficile à
faire, elle serait constamment à recommencer ; — l'obligation est
diflicile à imposer, tant que l'utilité du vote n'est pas garantie à
tout électeur. Mais n'étaient ces difficultés, ces doutes sur l'effi-
cacité de l'éducation et sur l'équité de l'obligation, pour l'éduca-
tion, il n'y aurait qu'à l'entreprendre, et il n'y amême pas de loi à
81G
UEVfi: DES DELX MONDES.
faire; pour l'obligation, il y aurait à faire une loi, mais si le prin-
cipe en peut êlro débattu, si l'opportunité en peut être contestée,
cette loi, du moins, serait faisal)le, comme l'éducation le serait,
sans toucher au suffrage universel tel qu'il est, sans y rien changer.
L'éducation du suffrage et l'obligation du vote sont l'un et l'autre
des expédiens, des palliatifs (jui n'exigent aucun changement,
même dans la forme actuelle du suffrage. Il yen a d'autres, au con-
traire, qui exigeraient des changemens dans la forme, et quelques-
uns, des changemens, minimes, il est vrai, dans la substance du
suffrage actuel. Parmi les premiers : le scrutin de liste à sub-
stituer au scrutin d'arrondissement; le vote public à substituer au
vote secret; la limitation des dépenses électorales à substituer à
la liberté de ces dépenses. — On ne dit pas que tout cela doive èira
substitué à ce qui existe, mais seulement qu'on pourrait Vy sub-
stituer, et que ce sont encore des expédiens ou des palliatifs pro-
posés, lesquels emporteraient des changemens dans la forme du
suffrage universel. Ces expédiens, que valent-ils? Et que don-
neraient ces changemens?
4° Scrutin de liste ou scrutin cl arrondissement.
C'est une question qui n'a jamais été tranchée, depuis que l'on
procède à des élections, de savoir lequel des deux modes est le pré-
férable: du scrutin de liste ou du scrutin d'arrondissement. Le
scrutin de liste a ses partisans, mais le scrutin d'arrondissement a
les siens; le scrutin de liste a ses adversaires, mais le scrutin d'ar-
rondissement en a d'aussi résolus et d'aussi bien armés. Le scrutin
de liste a ses mérites, mais le scrutin d'arrondissement n'est pas
sans en avoir une part; le scrutin de liste a ses inconvéniens,
mais le scrutin d'arrondissement n'en a-t-il point, et davantage ?
L'éloquence, la force dialectique qu'on a mises à soutenir le scru-
tin de liste n'ont d'égales que la force dialectique et l'éloquence
qu'on a dépensées pour soutenir le scrutin d'arrondissement.
L'abondance d'exemples en faveur du premier ne le cède pas d'un
seul à l'abondance d'exemples en faveur du second. Autant pour
l'un, autant pour l'autre; les membres les plus ingénieux de tous
les parlemens qui se sont succédé se sont bornés à mieux aimer
les uns, l'un, et les autres, l'autre; — quelquefois même, tantôt
l'un, tantôt l'autre.
L'empressement avec lequel on a quitté le scrutin d'arrondis-
sement pour adopter le scrutin de liste serait incomparable et
décisif, sans l'empressement avec lequel on a quitté le scrutin de
liste pour revenir au scrutin d'arrondissement. De 1789 à 187S,
la France a accueilli, puis rejeté, une douzaine de constitutions.
OI{«i.\M>ATlt»N Dl SlKFliAt.i: IMMltSll.. 817
et. SOUS toutes ces%oiistilutions. elle a fait une douzaine de fois
le voyage; le pendule législatif a oscillé une douzaine de fois
entre le scrutin d arronili>senKMit et le scrutin de liste, proclames
ti»ur à tour exécrables et supérieurs. En 1~9{. luninoniinal ; en
lTi>:;. la liste; en ISll, luninoniinal : en ISIT. la liste; en ISîîO,
1 uninominal ; en l8iS. la liste par département ; en 18o2, luni-
nonunal ; en 1871. la liste; en I87'i, l'uninominal; en 1885, la
liste; en 1889, l'uninominal. Et de même hors de France. Certains
pavs. comme l'Italie, qui avaient le scrutin de liste, l'ont rem-
placé par le scrutin d'arrondissement ; mais ils avaient eu aupara-
vant le scrutin d'arrt)ndissement, qu'ils avaient remplacé par le
scrutin de liste, — et il n'est pas bien sûr qu'ils s'en tiennent là.
Certains pays, comme l'Angleterre, les Pays-Bas. la Belgique.
l'Espagne, ont essayé d'une combinaison des deux procèdes, et
ne sen sont pas trouvés plus mal. — ni mieux. Ainsi, ni l infé-
riorité ni la supéri(»rité d'un mode de scrutin sur l'autre n'a été
catégoriquement, irréfutablement ilémontrée, ni par des raison-
nemens. ni par les résultats.
Les partisans du scrutin d'arrondissement font valoir que,
avecle scrutin de liste, c il est impossible que les électeurs con-
naissent tous les candidats. » Cela est vrai; mais est-il vrai que,
avec le scrutin d'arrondissement, tous les électeurs connaissent le
candidat? — Avec le scrutin de liste, disent-ils, le comité est
tout-puissant, au chef-lieu du département; et, avec le scrutin
uninominal, le comité- n'est-il pas tout-puissant an chef-lieu de l'ar-
rondissement?— « Le scrutin de liste favorise le mouvement plé-
biscitaire » ; mais le scrutin uninominal rentrave-t-il?et ne pour-
rait-on pas répondre que. plus les circonscriptions sont petites,
plus elles sont dans la main et à la merci du pouvoir central?
— « Le scrutin de liste favorise des coalitions qui révoltent la
conscience publicjue, et c'est la nuaure extrême qui impose ses
volontés. -) Et en quoi le scrutin d'arrondissement empêche-t-il
les coalitions, ou garde-t-il de la chute aux extrêmes? Mais on
ajoute : < Par le scrutin de liste, la minorité est sacrifiée. » Ne
l'est-elle donc pas pur le scrutin d'arrondissement?
Les partisans du scrutin de liste répliquent ; « Avec le scrutin
d'arrondissement, les élections, à y bien regarder, n'ont point
de sens politique, ou elles en ont peu, ou elles en ont moins
qu'avec le scrutin départemental ; elles ne déterminent point
de courant politique. » — « Tant mienx ! tant mieux ! s'écrient les
autres : avec le scrutin uninominal il n'y a pas, comme vous
dites, de courant politique, mais il n'y a pas de crues subites et
de débordemens : c'est un petit flot qui coule lentement, mais
sûrement; qui dort un peu, mais auquel on peut sans impru-
TOME cxxx. — 1895. 52
818 REVUE DES de: X MONDES.
dence confier sa barque. » Les partisans du scrutin de liste
reprennent alors : <( Mais, avec votre scrutin d'arrondissement,
nous n'aurons jamais que des choses médiocres et des hommes
médiocres, des intérêts et des députés de clocher. » — « Ce sont les
intérêts réels, leur ripostc-t-on du camp opposé, et les hommes
médiocres sont les hommes pratiques. Après tout, vous en avez
usé, du scrutin de liste, il n'y a pas longtemps : quels hommes si
éminens nous a-t-il donnés? »
« Enfin (et c'est le coup que tenaient en réserve les défenseurs
du scrutin de liste), enfin 1 le scrutin d'arrondissement fausse
l'esprit même du régime : le représentant, avec lui, n'est plus
qu'un commissionnaire, qui assiège les ministres et les bureaux;
si bien que des électeurs aux candidats, des comités aux députés,
des députés aux chefs de groupes, et des chefs de groupes aux
ministres, la politique n'est plus qu'un marchandage. » Le coup
est bien lancé et il porte, mais le scrutin d'arrondissement n'en
est pas frappé à ne s'en plus relever : « Commissionnaires pour
commissionnaires! peuvent encore répondre ses apologistes : au
lieu de commissionnaires d'arrondissement, vous aurez des com-
missionnaires de département. Le régime n'y gagnera rien, et les
ministres y perdront; car, pour n'être plus assiégés par un seul
député, ils le seront par toute une députalion. »
S'il n'y avait que ces raisons pour et contre le scrutin de liste
ou pour et contre le scrutin d'arrondissement, il semblerait que
leurs avantages, comme leurs inconvéniens respectifs, se com-
pensent et que, au total, ils s'équilibrent presque; (jue les deux
procédés se valent; qu'on est, entre eux, dans une complète
liberté d'indiff'érence; — et l'on ne s'expliquerait pas que tant et
de si célèbres orateurs aient prononcé tant et de si longs discours
en faveur de l'un ou de l'autre. Soit en faveur de l'un, soit en fa-
veur de l'autre, les motifs invoqués sont, en général, négatifs :
on n'affirme pas la supériorité de l'un des deux modes de scrutin ;
on nie la supériorité de l'autre : le scrutin de liste a contre lui
ceci, mais le scrutin uninominal n'a-t-il pas cela? Et les critiques
ou les reproches qu'on se renvoie de l'un à l'autre ne manquent,
ni d'un cùté ni de l'autre, de fondement. Mais, tout de même,
entre le scrutin d'arrondissement et le scrutin de liste, il n'y a
pas égalité parfaite, et si l'on considère, comme on le doit, à
quelles fins est institué le suffrage, le scrutin de liste a sur le
scrutin uninominal une supériorité positive.
Premièrement — le droit de suffrage est institué par l'Etat au
profit de l'État, qui cherche, dans les élections, une impulsion et
une direction, ou une indication, pour la politique. Par suite, plus
l'impulsion sera énergique, plus la direction sera ferme, plus
i
<u;i. \Ms\Tio.N i>r SI Kiis A(.i: i .mvi:i5si:i.. S1!>
1 iDdioatioQ sera limite, — plus le scrutin tournera au profit de 1 Etat
et meilleur sera le mode employé. Si le scrutin de liste donne
mieux Oi'ttt' impulsion, cette direction ou cette indication, il ré-
[>ond mieux à la première lin du sullVage. il sert mieux 1 Etat, il
vaut mieux que le scrutin d arrondissement.
En second lieu, — le droit de sulVrage est institué pour assurer
à tous les citoyens, avec la meilleure législation, la meilleure re-
présentation de leurs intérêts les plus irénéraux. Par suite, plus il
V aura de citoyens représentés, mieux ils seront représentés, plus
généraux ou moins particuliers seront les intéièts représentés,
meilleure sera la représentation, et meilleure la législation. —
plus le scrutin tournera au profit commun de tous les citoyen^ et
meilleur sera le mode em[doyé. Si le scrutin de liste donne mieux
cette représentation plus générale, cette législation inspirée de
plus haut, et de vues moins fermées, il répond mieux à la seconde
lin du sutlrage, il sert plus de citoyens, et sert mieux tous les
citoyens, il vaut mieux que le scrutin d'arrondissement.
Mais ce n'est pas tout. Moins la division électorale sera arbi-
traire, plus elle respectera la géographie et l'histoire, et meilleur
sera le mode de scrutin. Or, le département est déjà un déc(ju-
page. arbitrairement fait sur la carte de France, mais l'arrondis-
sement l'est bien plus, et la circonscription lest bien plus encore.
La circonscription, en etlet. n'a de base que dans un chiIVre de
population, lui-même arbitrairement fixé : il est convenu qu il y
aura un député par 100 000 habitans. Mais pourquoi 100000? et
pourquoi i)rend-on ces 100 000 habitans ici plutôt que là? (^e dé-
coupage, opéré arbitrairement, du territoire en circonscriptions
électorales se prête à tous les calculs et à toutes les combinaisons;
il renverse ou détruit toute relati(m, tout rapport entre la force ou
l'importance des partis dans le pays et leur représentation dans le
parlement, comme on l'a vu en Allemagne, aux élections pour
le Heichstag, comme nous le voyons eu France, et comme on vient
de le voir en Angleterre. De plus, en associant violemment et
bien qu'ils en jurent, des intérêts locaux souvent contradictoires,
il opprime et supprime, sans qu'il puisse s'exprimer, l'intérêt
général ; il ne laisse debout que des intérêts particuliers, et ce qu il
y a de plus privé parmi les intérêts particuliers.
Inversement, moins la di^•ision sera arbitraire, plus elle res-
pectera la géographie et l'histoire: moins elle sera artificielle, plus
elle se rapprochera de la nature ; et moins elle se prêtera aux cal-
culs trop retors et aux combinaisons trop habiles^ plus elle con-
servera et serrera le rapport entre les ditrérens partis et leur
représentation au parlement et moins elle permettra à des inté-
rêts par trop particuliers de s'entre-déchirer et de s entre-dé vorer,
820 KEVUE DES DEl X MOMJES.
de dccllirer et de dévorer l'intérêt le plus général. Si le dépar-
tement est, en France, moins artificiel que l'arrondissement ou la
circonscription, s'il est plus près de la nature, plus près de la
géographie et de Thistoire, sil est plus vivant, le scrutin de liste
s'adapte mieux à la vie nationale et vaut mieux que le scrutin
d'arrondissement.
Pour que le scrutin uninominal eût le principal avantage
qu'on fait valoir en sa faveur, à savoir que le candidat y peut être
connu de tous les électeurs, il faudrait des circonscriptions bien
plus petites que larrondissement ou la section de 100 000 habi-
tans . Mais l'avantage disparaîtrait et serait accablé tout de suite
sous les inconvéniens : augmentation de la quantité, déjà trop
grande, des sièges à la Chambre; diminution de la qualité, déjà
trop défectueuse, du personnel parlementaire; rétrécissement,
amincissement des intérêts, déjà trop menus et trop courts; prime
àla richesse, déjà trop privilégiée dans les luttes électorales; capi-
tulation et remise du sulîrage aux comités, déjà trop puissans et
trop audacieux.
L"idéal serait d'unir les avantages éprouvés du scrutin de
liste et les avantages éprouvés du scrutin d'arrondissement, en
bannissant les inconvéniens de l'un et de -l'autre ; de faire des
circonscriptions à la fois larges et étroites : assez étroites pour
que le candidat soit connu de ses électeurs et représente des
intérêts précis; assez larges pour qu'il ne représente que des inté-
rêts généraux et ne soit ni un parvenu de l'argent, ni un domes-
tique des comités, ni une créature de l'administration; puisque,
plus la circonscription s "étend, moins l'argent et les comités et
l'administration, quoi qu'on en dise, peuvent être les maîtres du
suffrage. Il est chimérique d'y penser, tant que la circonscription
n'a que cette base unique du territoire ou de la population,
tant que le suffrage universel demeurera inorganique; mais
l'idéal, on y toucherait, si le suffrage universel était organisé; si
l'on classait les hommes, les électeurs, et suivant le lieu qu'ils
occupent géographiquement, et suivant la place qu'ils occupent
socialement ; si la circonscription avait cette double base, et, en
quelque manière, si elle était double. La querelle serait alors vidée
entre les deux scrutins classiques. Une conciliation interviendrait
qui, par la fusion de leurs avantages et l'élimination de leurs
inconvéniens, tournerait grandement au profit de l'Etat et des
citoyens, au profit de tous et de chacun. Sans doute cela n'est
qu'un rêve, avec le suffrage universel inorganique, d'avoir tout
ensemble ce qu'il y a de bon dans le scrutin de liste et ce qu'il y
a de bon dans le scrutin d'arrondissement; ce rêve, pourtant,
serait aisément réalisable, et se réaliserait de lui-même, dès que
I
nKt.AMs vrioN lU" vsrFFiiAt.i: rM\i:nsi:i.. 821
l'on (^ru'JUii sériât le sutlrau»' universel. Mais fondre en>enilile les
ijualiles du scrutin de liste et du scrutin darrondissenient, asseoir
le sulïrige sur une dt>uble base, territoriale et sociale, autrement
dit organi'<er le su tirage universel, c'est plus qu'un cliangenient
léger dans la forme, c'est la métamorphose de ce sull"rage;et l'on
ne veut traiter, pour l'instant, que des cliangemens légers ilans
la forme.
Si donc tout le débat se borne, pour 1 in^lant. à choisir du
scrutin de liste ou du scrutin d'arrondissement, a\anl en vue les
lins auxquelles le sufVrage est institué, le scrutin de liste parait
préférable; mais le buta poursuivre, l'cdjjet à allcindre, la solu-
tion radicale du problème politique, la nécessité d'aujourd liui
ou de ilemain n'en reste pas moins ce(|ni' nous a\(tii> dit : orga-
niser le su tirage universel.
2' \ ute secret ou vote ijublic.
De même que c'est, avec le suffrage universel inorganique, une
question de >avoirce qui vaut le mieux du scrutin uninominal ou
du scrutin de liste, c est une autre ijuestion de savoir aussi ce
qui vaut le mieux, du vote secret ou du vote public. John Stuart
Mill, qui avait tenu pour le vote secret, autrefois, quand il y
avait des classes « dirigeantes », une hiérarchie, des intliieuces,
un prestige social, sétait plus tard rallié au vote public, en
voyant à quel point ce prestige s'était affaibli et combien les
classes u dirigées » étaient promptes et ardentes à sémanciper.
« A présent, j'en suis convaincu, un vote bas et malfaisant, écri-
vait-il, vient beaucoup plus souvent de l'intérêt personnel ou de
l'intérêt de classe du votant, ou de quelque vil sentiment chez
l'électeur que de la crainte ou de la dépendance dautrui. ->
Comme l'électeur ne dépend plus de personne ou dépend moins
de tout le monde, et comme il n'a personne à craindre, le vote
isecret n a plus de raison d'être et il y a, au contraire, plus d'une
raison pour le vote public. Voter est un devoir public qui doit
être rempli publiquement, ainsi que le devoir de juré, — Mill
recourait toujours à cette comparaison, — sans haine et sans
peur, à la face de tous.
C'était attendre autant de la moralité du suffrage universel
qu'il attendait déjà de son intelligence, lui prêter autant de capa-
cité à se conduire qu il lui eu prêtait à s instruire, — et c'était se
leurrer sur ce que sont les hommes et ce qu'est la politique. —
Pas plus, d ailleurs, qu'entre le scrutin de liste et le scrutin d'ar-
rondissement la question n"a été tranchée, entre le vote public et
le vote secret. Cependant, le vote secret est plus répandu et cor-
H"!'! i;i:vri-: i»i:s dkix mo.ndks.
respond mieux à l'état de nos mœurs, de nos esprits et de nos
consciences. Notre civilisation occidentale, telle qu'elle est, ne
s'accommoderait plus du vote public, bon pour des races qui n'eu
sont point au même degré que nous : aussi ne le trouve-t-on qu'au
nord et au sud-est, à la lisière de cette civilisation, dans les
marches de l'iuirope moderne, au Danemark, en Hongrie.
11 veut une franchise plus rude que la nôtre et nous coûterait
trop de courage civique. On se plaint du nombre des abstentions,
sous le régime du vote secret; mais, si le vote était public, il
dépasserait le nombre des votans, et nous tomberions d'un mal
dans un pire. Tout autour de nous on l'a bien compris, et plus
les législations sont récentes, plus elles entourent de précautions
minutieuses le secret du vote. L'Angleterre, mère desparlemens,
uoblige plus le citoyen à affronter le grand jour des Jmsliiujs. Les
Belges se vantent d'avoir porté le vote secret à sa perfection.
L'électeur bidge entre dans 1' (( isoloir » et y demeure seul avec
sa « souveraineté ». avec sa liberté, sa responsabilité, et le reste.
En Grèce, il y a autant de boîtes ou d'urnes que de candidats;
l'électeur passe devant toutes et dépose un oui ou un non dans
chacune : bien entendu, au dépouillement, il n'y a que les oui qui
doivent compter. La Suisse, qui est une nation, non de ce temps,
mais de plusieurs temps, môle et pratique tous les modes, depuis
le vote à main levée et par acclamation dans les landsgemeinden
des cantons primitifs jusqu'au vote secret, par bulletins, en
matière fédérale.
Que l'on ne s'y méprenne donc pas. Lorsque, dans certains
pays, comme en Suisse, le suffrage universel se comporte mieux
que dans d'autres, ce n'est point parce que le vote est secret ou
public (puisqu'il y est tantôt secret et tantôt public); c'est parce
que la Suisse est la Suisse, et que des institutions locales de tout
genre, — politiques et économiques, — de la commune avec son
active et robuste vitalité, au canton et à la Confédération des can-
tons — y sont autant d'écoles et d'organes de démocratie, organi-
sant spontanément, et presque physiquement, en chaque citoyen,
comme par hérédité, par aptitude transmise, le suffrage universel
inorganique. — Mais, quel que soit le mode usité, les résultats
ne varient pas sensiblement; ni le vote le plus secret, ni le vote le
plus public n'améliore guère le suffrage universel si, en droit et
de fait, il est et se maintient absolument inorganique.
S" Limitation des dépenses électorales.
La substitution du vote public au vote secret devait surtout,
dans la pensée de John Stuart Mill, prévenir la corruption du suf-
OR»; AMSAiioN in SI KFi! \(;i: rMvi:i;si:i.. 823
fni^o ; elle ne pouvait, en auenne façon, le guérir de son ignorance ;
— et, même de la corruption, n était-ce pas une illusion encore,
de croire quil len guérirait ? Cette illusion, Mill, si contiaut
qu'il fût dans les vertus éducatrices du sutTrage, ne l'avait eue
qu'à moitié. Il avait prévu ce que deviendrait, dans une société
toute démocratique, la puissance de l'argent, et contre cette puis-
sance de l'argent, il voulait que l'on protégeât la liberté et la
dignité du sutVrage: qu'on limitât par une loi les dépenses élec-
torales, qu'il fut justitié de toutes, ou que l'élection fût annulée,
comme entachée et viciée: et, de plus, que le candidat ne pût per-
sonnellement elïectuer aucune dépense, la loi l'eût-elle autori-
sée; et plus encore : que les dépenses électorales, nécessaires et
légitimes, fu>sent mises à la charge soit de l'Etat, soit de la cir-
conscription qui aurait un représentant à élire.
Il y avait assurément du bon dans cette id<e. et d'abord,
l'idée elle-même, le principe même. Si la représentation est une
fonction publique, les frais d'élection doivint être imputés aux
dépenses publiques. Ce ne peut être l'objet d'une dépense pri-
vée, que de se faire élire à une fonction publique. En décider et
en disposer autrement, c'est donner le change sur la nature de
cette fonction ; c'est présenter comme une faveur à acheter, ce
qui n'est qu un oflice à remplir ; c'est supposer au profil du
candidat ce qui doit être au profit de l'Etat; et c'est faire des
fonctions publiques l'apanage de la fortune, ou du moins faire de
l'élection un jeu, de la fortune un gros atout: c'est introduire la
corruption dans l'acte de la vie nationale d'où elle devrait être le
plus impitoyablement chassée.
Le principe est bon. cela n'est pas douteux, de limiter les
dépenses électorales; mais il faut se garder do n'aboutir, en pra-
tique, qu'à rendre la corruption plus hypocrite, car la corruption
est chose si subtile, et le C(»ips social, comme le corps humain,
lui olîre tant de prises que, sans doute, elle s'infiltre toujours par
quelque endroit. Ce n'est pas l'argent seul qui corrompt, et ce n'est
pas avec l'argent qu'on corrompt le plus. Il y a les places et les
promesses de places, et l'on y recourt d'autant plus volontiers et
d'autant moins scrupuleusement que c'est, comme on dit, l'Etat
qui paye. La multiplication des fonctions et des fonctionnaires,
ce miracle de l'Etat moderne, n'a peut-être donc pas, en dernière
analyse, d'autre cause : c'est que la corruption électorale, de cy-
nique est devenue dissimulée; de directe, indirecte; et de privée,
publique.
Mais s'il en est ainsi, les finances même, et la morale, se trou-
veraient bien que le trésor prît à sa charge les dépenses électorales.
Il n'y aurait plus qu un danger : ce serait que l'Etat ou le gouver-
S:^i Ri^VLE Di:s i»i':rx mondes.
neiiu'iil, — lequel n'est fait jamais que d'arg;ile humaine, — se fit
coi'iMipteur, à son tour. Les hommes étant ce qu'ils sont, il n'est
pas de loi qui puisse les piM-server de se laisser corrompre. La
loi forcera plus ou moins la corruption à se cacher, mais elle ne
fera pas, de ceux qui gouvernent et de ceux qui sont gouvernés^
plus que des hommes.
Quand même, enfin, la corruption serait extirpée du suffrage,
il n'en serait ni moins ignorant, ni moins incohérent, ni moins
inorganique, ni moins anarchique. Expédions, palliatifs ou chan-
gemens légers dans la forme n'y pouvant rien ou ne pouvant pas
assez, Aboyons, parmi les systèmes proposés, ceux qui n'entraî-
neraient que des changemens minimes en substance.
m. — CHANGEMENS MINIMES EN SUBSTANCIi:
/" Vâge.
Ce ne sont, eux aussi, que des expédiens. des palliatifs. Le
premier consiste à reculer de quelques années l'âge électoral. Le
suffrage étant un droit conféré par l'Etat, l'État peut le con-
férer à l'âge qui est jugé convenable. Et l'âge où l'Etat le confère
n'est pas le même dans tous les pays. Il est de 20 ans en Suisse
et en Hongrie, de 21 ans en France, en Italie, en Grèce, en Angle-
terre, en Suède; de 23 ans dans les Pays-Bas; de 24 ans en Prusse
et en Autriche; de 25 ans en Belgique, dans l'Empire allemand
pour le Reichstag), en Espagne, en Norvège; il est de 30 ans au
Danemark.
Rien, ])ar conséquent, ne s'opposerait, en principe ou en droit,
à ce qu'il fût reculé et porté, chez nous, de 21 à 23 ou à 25 ans.
En fait et dans l'exécution, ce ne serait peut-être pas non plus
très difficile, puisque le service militaire est maintenant obliga-
toire pour tous et que les militaires ne votent pas. On y gagne-
rait la maturité que peuvent donner deux ans ou quatre ans de
plus, dans cette période de formation, et, si l'armée, par l'habi-
tude de l'ordre et de la discipline, par l'esprit de corps, peut
contribuer vraiment à l'éducation civique, à 23 ans ou à 25, cette
éducation serait plus avancée. ^
Mais justement, parce que le service militaire est obligatoire
pour tous et parce que, en France, les militaires ne votent pas,
le besoin de reculer par une loi l'âge de l'électoral se fait sentir
avec moins d'urgence. Le fait suffit, sans reviser le droit. A coup
sûr, il paraît bizarre et il est bizarre, en effet, de déclarer majeur,
pour l'exercice de sa « souveraineté » sur lui-même et de sa part
de « souveraineté » sur ses concitoyens, un homme qu'on retient
J
oUt. AMSAI Ii'N IM SI FFIi M.i; T M Vl.llSl"!.. 8:2'>
en minorifc. ufiulant i]iiel(iiies années encore, (juant an\ actes de
sa vie civile, sinon les moins sérieux, tlu moins les [dus person-
nels et qui ne peuvent guère engai^er que lui. .Mais il ne faut pas
faire de chaniremens apparens et M>ulii;iies par une loi là où les
cliangemens >e font tout seuls, discrètement, sans blesser, par le
train quotidien des choses.
11 est toujours fort délicat doter un droit ou d'y retrancher.
Et. dautre part, il ne faut pas non plu> exagérer la valeur de 1 âge
comme élément de la capacité électorale. Il en a une évidemment,
mais elle n'est pas absolue : le coefficient seléve et s'abaisse,
avec les individus. Tirer de l'âge seul une présom[»tion de capa-
cité électorale et régler sur lui seul le droit de sullrage, c'est, en
voulant lui faire rendre plus quelle ne peut donner, fausser une
idée juste. Cette idée juste, on la fau>sait, en la [toussant jusqu'à
l'absurde, quand on pro[)osait. en Belgique, de conférer l'élec-
torat « aux citoyens les plus âgés dans la pro|)ortion de 1 0 pour 100
de la population etunniunale. » Les citoyens les [dus âgés ne sont
pas nécessairement les seuls capables ni même les [)lus capables
de voter.
N'admettre que des électeurs de '2o ou de "{0 ans n'est une
sûreté ni contre la corruption, ni contre l'ignorance, ni contre
l'incohérence, ni contre la mobilité, ni contre aucun des maux
du sutl'rage universel. Reculer l'âge de l'électoral et attendre
que le sullrage universel en devienne sage, éclairé, ctuiséquent
et incorruptible, serait s exposer à attendre longteni[»s et. tînale-
ment, manquer le but. 11 peut n'être pas mauvais de le faire,
et même il doit être assez bon de le faire, par la loi si on le
peut, dans la pratique si on ne le peut plus par la loi; mais ce
n'est pas, à beaucoujt près, tout ce qu'il y aurait, tout ce qu'il y a
à faire.
"2'^ Lp domicile.
Et tout ne serait pas fait si, en même temps qu on reculerait
l'âge électoral, on exigeait, pour conférer le droit de vote, une plus
longue durée de domicile. Cette durée, comme l'âge de l'électoral,
n'est pas la même dans les divers pays. Les cojiditions en sont
ordinairement plus rigoureuses pour l'électorat comnumal que
pour l'électorat politique, et cela va de soi, si tout citoyen, où
qu'il puisse résider, a des intérêts politiques dans l'État, mais-
peut néanmoins ne pas avoir d'intérêts municipaux dans la com-
mune qu'il habite en passant, sans s'y établir à perpétuité; ce que
la théorie traduit ainsi : >( L'Etat est de droit public et général;
la commune est, surtout, de droit privé et local, » Les condi-
8:2(1 Hi:vri': dks dkix mondks,
lions peiivoiit donc être plus strictes pour l'électoral communal
que pour l'éleclorat politique, qui, institué par l'Etat pour l'Etat,
est, comme l'État, de droit public et général.
Suivant les dillerens pays, le domicile requis est de six mois,
un an, deux ans et même trois ans. Il se peut que six mois, ce
soit trop peu, mais deux ou trois ans, c'est trop. Exiger de l'élec-
teur deux ou trois ans de domicile, — ou le priver du droit de
voter, — n'est-ce pas perdre de vue le monde contemporain et
s'attarder aux environs de 1800 ou de 1810? Au cours de ce
XIX*" siècle, la grande industrie a comme déraciné et mobilisé
l'homme; elle a bouleversé les conditions du travail et, par là
même, les conditions de l'habitation; car l'homme va où est la
vie, laquelle est où est le travail. Si le travail abonde et dure, il
reste; s'il manque, il part pour le chercher. Or, la production
dépendant de la demande, la demande étant capricieuse, irrégu-
lière et la grande industrie participant un peu de la spéculation,
la demande se déplace, la production se déplace, le travail se dé-
place et l'homme se déplace après lui. S'il serait excessif de pré-
tendre que « c'est un continuel exode des masses ouvrières en
continuel mouvement », il ne l'est pas de dire que beaucoup
d'ouvriers sont obligés de se déplacer assez souvent et qu'il n'en
est guère d'assurés de trouver toujours le travail et la vie dans le
même lieu.
Un ne pourrait, par conséquent, exiger pour l'électoral une
trop longue durée de domicile, sans enlèvera beaucoup d'ouvriers
le droit de vote, sans leur reprendre d'une main ce qu'on leur
avait donné de l'autre, sans commettre une manifeste injustice et
sans réduire à un sntïrage restreint le suffrage proclamé solen-
nellement universel.
Six mois de domicile sont-ils trop peu et redoute-t-on d'ouvrir
ainsi la porte à des compagnons turbulens, qu'il serait prudent
de laisser dehors? A-t-on peur de livrer la place aux grandes
compagnies du suffrage, à l'armée roulante de la politique? alors,
qu'on demande un an, au lieu de six mois, si le profit que l'Etat
y peut faire vaut le mécontentement qu'on ne manquera |pas de
soulever, et si c'est la peine de toucher à une loi fondamentale
pour n'y changer qu'une virgule. Mais on ne peut demander
plus d'un an, parce que demander plus, ce serait faillir aux condi-
tions de la politique dans l'Etat moderne, qui sont les conditions
de la vie, qui sont les conditions du travail dans le monde mo-
derne, et s'éloigner de la vie, alors que ce doit être tout l'elîort de
la politique de s'en rapprocher et de la suivre.
n}j(. AMSATioN m siFi'itvt.i: iM\ i:iisi;i.. S'il
3' L /i nii/iimiini de capacité.
Heculer la limite d'âge pour donner de la mahirilc prolonger
la durée du domicile pour dt)mier de la stabilité au sullrage
universel, ne sont done que des expédiens, et des expédieus de
peu dellet. Mais l'extrême ignorance n'est point un défaut moin-
dre que les autres. Pour la combattre, on a plus d Une fois songé' à
exiger des électeurs un minimum de capacité».
(Juel miiiinmm? Savoir lire? savoir lire et écrire? savoir lire,
écrire et compter? Où est l'identité ou seulement l'analogie entre
savoir lire et savoir élire? 11 n'y eu a aucune. Mais, encore que
de savoir lire ne soit nullement une garantie de capacité poli-
tique, celui qui sait ce qu'il fait a, de faire ce qu'il doit faire, une
chance que n'a pas celui qui ne sait pas ce (ju il fait. Il est triste,
aux jours de scrutin, d'entendre, comme on pouvait naguère l'en-
tendre dans nos villages, des électeurs dire au distributeur de bul-
b'iins : <* l)onne-mt>i le bon ! » prendre le papier, le plier eu quatre,
et le remettre tranijuillement au maire, — heureux quand c'était
celui qu'ils voulaient, — mais hors d'état de s en apercevoir, si on
les trompait !
De pareils faits ap[iuient et conlirment l'axionic : « On ne
devrait pas plus concéder le sulïrage à un homme (|iii ne saurait
pas lire qu'on ne le concède à un enfant qui ne sait pas parler. »
L Italie a refusé de concéder le suffrage aux hommes qui ne savent
pas lire et écrire, et elle a bien fait. La Belgique, après maintes
hésitations et malgré maintes résistances, sest résignée à le leur
conférer: elle a eu tort, s'il est exact qu'il y eût en Belgique
400000 hommes en âge électoral, qui fussent incapables de lire
et d'écrire ' le nombre total des électeurs devant être de 1 ^00 000 .
Mais toutes deux, l'Italie et la Belgique, étaient maîtresses de la
situation. Elles n'avaient pas déjà le sutTrage universel. Nous
l'avons, nous, et nous ne sommes plus les mailres. La seconde
République a concédé inconsidérément le sulïrage aux illettrés,
et nous sommes en présence du fait accompli, de la sottise
passée depuis cinquante ans dans la loi. En ])()litique, une sottise
de cinquante ans ne cesse pas d'être haïssable, mais elle a cessé
d'être réparable.
D'ailleurs, le temps, qui souvent aggrave les fautes, atténue
peu à peu celle-ci. Il y avait, en iS.'ii, 69 pour 100 seulement de
Français mâles — et d'âge électoral — capables de signer leur
acte de mariage; en 1887, il y en avait presque 90 pour 100. Au
fur et à mesure que le corps électoral se renouvelle, la proportion
des illettrés, des analfabeti décroît, et l'école primaire, du moins,
8-28
nEVlE I)i:S DKIX MONDES.
si elle lia pas produit des citoyens qui font ce qu'ils doivent
faire, a produit des gens qui peuvent savoir ce qu'ils font. Il y
a beaucouj) moins d'hommes de 21 ou de 2') ans complètement
illettrés que de ')•'> ans et au-dessus, et peu à peu, la vie efface
et redresse l'erreur des visionnaires de 1848, l'erreur d'avoir fait
« à l'enfant qui ne sait pas parler » le funeste cadeau du suffrage
universel, quitte à être scandalisés, au Lout de quelques semaines,
que Ion n'eût pas encore c appris à lire au peuple! »
Et là non plus il n'y a pas de loi à faire, ni d'examen élec-
toral à instituer, ni de subterfuge à inventer, pour retirer aux
illettrés le moyen de voter sans leur retirer le di^oit de vote. Il
n'y a qu'à laisser aller le temps et couler la vie. C'est le cas de
se rappeler le précepte ancien, et de « <lonner du temps au
temps. » Mais que l'on se persuade bien que, lors même que le
dernier illettré aura liiii par disparaître du corps électoral, le
sutTrage universel sera resté, politiquement, à peu près aussi
incapable, et ne sera pas devenu du coup ce qu'il faut qu'il de-
vienne, pour que l'Etat moderne soit l'État à la fois très stable
et très progressif qu'il veut être.
Toute innovation, toute réforme, en politique, doit être consi-
dérée et jugée d'un triple point de vue : quant à sa u possibilité »,
à la facilité de son introduction ou de son exécution; quant au
changement qu'elle apporte dans les institutions, au trouble dans
les habitudes; quant à son rendement, à l'effet utile qu'elle peut
donner.
Si, de chacun de ces points de vue, l'on examine chacun des
expédiens ou palliatifs proposés, voici ce qu'on en retiendra :
L'éducation du sulTrage universel est facile à décréter, mais
difficile à faire; elle ne causerait ni changement ni trouble, mais
rendrait moins qu'on n'en attend. Le vote obligatoire serait, aussi,
facile à inscrire dans la loi, une fois son principe accepté, mais
le principe en est, pour nous, inacceptable, en l'état actuel du
sull'rage. Une fois môme ce principe accepté, le vote obligatoire
serait difficile a faire fonci;ionner, faute d'une sanction pratique;
s'il rendait un peu, il jetterait du trouble dans les habitudes et
trop de trouble pour ce qu'il rendrait.
Le scrutin de liste pourrait être sans trop de difficulté substi-
tué au scrutin d'arrondissement; ce serait changer une fois de
plus la législation, mais peu changer aux habitudes : et cette sub-
stitution rendrait davantage, mais à elle seule pas assez. — Le vote
public serait très difficile à substituer au vote secret, changerait
trop aux habitudes et peut-être ne rendrait pas grand'chose. —
Limiter les dépenses électorales serait sans doute plus facile à
oui.vMSATioN or srFFiiAr.i: iMvr.nsni..
8 : \)
dire (\ni\ faire, changerait lieaucoiip aux liaMtudes. rendrait quel-
que chose, mais%'op peu.
Heeuli'r l'àoe de l'éleetorat serait relativement facile, change-
rait peu dans les habitudes, à cause du service militaire, obliga-
toire pour tous, mais rendrait peu. — Prolonger la durée du
di>micile électoral serait moins aisé, changerait trop, à cause de
la mobilisation des ouvriers par la grande industrie, rendrait peu
et serait antidémocratique. — Rayer les illettrés des listes serait
difficile, changt^rait et troublerait "beaucoup, la prescription ayant
semblé pour eux créer une sorte de quasi-droit, et rendrait peu,
au prix de ce qu'on risquerait, en touchant, comme on ne saurait
l'éviter, à la substance même du sutlrage universel.
Si maintenant, on se reporte aux données du problème poli-
tique, tel quil se pose devant nous : ()rganis(M- le sulYrage uni-
versel : de manière, qu'il reste universel et égal; qu'il dégage la
meilleure nq^résentation et permette la meilleure législation;
qu'il assure à l'État un fond.'mcnt solide, on doit convenir que la
solution définitive n'est nulle part où nous avons jusqu'à présent
cherché. Uien, en effet, dans ce que nous avons vu jus<[u'à pré-
sent, n'organiserait le suffrage universel. Mais, bien qu'aucune
de ces mesures ne nous offre la solution et n'apporte l'organisa-
tion nécessaire, la plupart d'entre elles, malgré- tout, ne sont pas
incompatibles avec une organisation du suffrage universel, quelle
qu'elle doive être: ([uelques-unes même aideraient ou peuvent
servir à cette organisation.
Et. au demeurant, ce ne sont là, il est bon de s'en souvenir,
que des expédions ou des palliatifs, puisque la méthode ordon-
nait de commencer par le plus simple. Montant du plus simple au
moins simple, et du moins simple au plus ccmiplexe, nous con-
tinuerons, à travers les combinaisons et les systèmes proposés,
en empruntant à chacun d'eux les élémens qu'il est susceptible
de fournir, — à nous rapprocher de l'organisation qui , selon
nous, pourrait, seule, régler ou régulariser le suffrage universel
et, seule, sauver de l'anarchie l'État moderne, inorganique de
naissance.
Chaules Benoist.
LA FAMILLE DE RLBENS
Sur la pierre tombale du père de Rubens, décédé à Coloo-ne
en 4587 et inhumé dans l'église Saint-Pierre de cette ville "on
lisait une inscription portant qu'il « avait habité Cologne pen-
dant dix-neuf ans et qu'il avait vécu avec sa femme durant vingt-
six années dans une étroite union. » Sauf ce qui concerne la durée
de cette union, il faut bien reconnaître quil y avait là autant
dmexactitudes que de mots. Le lieu de naissance de Rubens
lui-même n'était pas dailleurs donné d'une manière plus véridique
dans.la notice que son propre neveu Philippe avait consacrée à son
oncle — probablement d'après des notes laissées par Albert Ru-
bens, le hls aîné du grand peintre — notice à laquelle de Piles
emprunta les élémens do la biographie de ce dernier. A en croire
les uns et les autres, Rubens serait né à Cologne en 1577 Peu de
temps avant la publication de de Piles, dans quelques lignes
placées par C. de Bie au-dessous du portrait de larliste (1649)
la ville d Anvers était, au contraire, indiquée comme lui ayant
donne le jour et après de Bie, Bellori, qui tenait aussi ses rensei-
giiemens de la famille de Rubens, Moreri dans son grand Dic-
tiomiaire historique (167i), Saudrart dans son Académie (1675) et
Baldinucci dans ses Notizic M 686) disent également Rubens ori-
ginaire d Anvers. Ces deux courans d'affirmations contradictoires
ont persiste presque jusqu'cà nos jours, et avec cette manie de lé-
gendes absolument gratuites qui régnait dans la littérature artis-
ique de la première moitié de ce siècle, des écrivains non seu-
lement sont allés jusqu'à spécifier la maison de Cologne où Rubens
serait ne, mais sans s'arrêter en si beau chemin, d'autres ont
imagine que c était précisément dans celte maison que Marie de
LE JAPON INCONNU
LAICVDK) IlEVRN
Glimpses of iinfamiliar Japan, 2 vol. in-8»; Londres, Osgood, Mac-Ilvaine et C°.
Le vieux Japon s'en va , avec ses paravens et ses laques , ses
bronzes et ses ivoires curieusement travaillés, son décor fantastique
et bizarre sur lequel s'altartlait la curiosité des esthètes, sous lequel
se dissimulaient une philosophie insoup(,onnée et une force de résis-
tance ignorée, et aussi avec le charme mystérieux de son sourire et de
sa poUte<se exquise. « Les Basques, écrivait Voltaire, sont un petit
peuple qui chante et danse au sommet des Pyrénées. » Les Japonais,
eussent volontiers déclaré nos écrivains modernes, sont un peuple de
fantoches imitateurs et de mousmés grimaçantes qui folâtre au pied
du Fusi-Yama, Bien peu ont su discerner, sous les doliors trompeurs
et le masque d'emprunt, une race aux instincts studieux et à la poli-
tique savante, habile à voiler de courtoisie son stoïcisme, et capable,
rheure venue, d'un puissant effort.
L'Europe s'en tenait aux apparences. Les mouvemens de la race
jaune ne la préoccupaient que dans la mesure où ils pouvaient com-
promettre la sécurité de nos possessions de l'Indo-Chine ; le Japon,
royaume insulaire et relativement peu peuplé, était considéré comme
une quantité négligeable tant au point de vue politique que militaire.
Aussi la guerre sino-japonaise fut-elle, à son début, envisagée comme
une guerre de pygmées,en attendant d'être une révélation pour le plus
grand nombre et d'apparaître comme une révolution aux diplomates.
Les résultats de cette guerre bouleversaient les idées préconçues;
-1- RKVLE DES DEIX 3I0KDES.
ils allaient, une fois de plus, à rencontre de la théorie du nombre.
Ce vieux Japon eut ses explorateurs, plus curieux de son esthétique
que de ses conceptions intellectuelles et morales, plus séduits par la
bizarrerie de ses arts, de ses coutumes et de ses traditions, — qui prê-
taient à des récits pittoresques et à des efîets littéraires, que soucieux
de découvrir ce que voilait cet extérieur exotique. Parmi ceux qui ontle
mieux su pressentir la vérité et qui ont pénétré le plus avant dans les
arcanes du Japon se trouve un écrivain, célèbre aux États-Unis, com-
mençant à lï'tre en Angleterre, et dont les aperçus ingénieux sont
pour attirer et retenir l'attention. Rarement un étranger a su, à ce de-
gré, s'imprégner de lame même d'un peuple, s'identifier à lui, adopter
ses idées, son mode de vie, sa langue, ses coutumes et ses aspirations,
et démêler, sous la complexité et l'infmie variété des formes, les se-
crets mobiles qui le font agir, les facteurs qui ont préparé et assuré
son succès.
I
« Il y a quelque vingt ans, écrit au New-York Herald le directeur
d'un journal de l'Ouest, je vis entrer dans mon cabinet un singulier
visiteur. Petit, très brun, étrangement timide et embarrassé, il portait
d'énormes lunettes, dont les verres très puissans accusaient une in-
tense myopie. Son costume, propre mais râpé et usé jusqu'à la corde,
en disait long sur ses démêlés avec dame Fortune. Le nouveau venu
me demanda d'un air gauche et d'une voix hésitante si je consentirais
à pubUer un travail qu'il m'apportait, et, ce disant, iï tira de sa poche
un manuscrit et le déposa sur mon bureau. Je lui répondis qu'en de-
hors des contributions de mes collaborateurs attitrés je publiais rare-
ment d'autres articles, — l'état de la caisse du journal ne me per-
mettant pas de me montrer libéral. Je lui promis toutefois de lire son
article, et, s'il m'agréait, de le publier et de le lui payer, à un taux des
plus modestes, que je lui indiquai. II y souscrivit avec empressement,
et se retira gauchement, me laissant l'impression d'un être indescrip-
tible et de fantastique apparence.
« Mon visiteur parti, je dépUai son manuscrit et le lus,par acquitde
conscience; mais dès les premières lignes je fus pris. La forme en.
était irréprochable, le fond... des plus curieux : une acuité de vision
extraordinaire, des aperçus d'une rare originalité, une logique fine et
serrée. J'allai jusqu'au bout, séduit, charmé. Le lendemain même l'ar-
ticle paraissait, et, peu après, l'auteur venait toucher ses très mo-
destes émolumens, que je me souviens lui avoir avancés sur mes pro-
pres deniers, la caisse du journal étant à sec. L'article fit sensation;
I.i: .IA1M»> 1N(.(»NM". 21^
il étiùt signe LalVadio Meain : c'était, je le sus plus lanl, son début
dans le journalisme^»
Lafeadio Hearn était bien son nom, et ce nom devait devenir cé-
lèbre aux Ktats-Unis avant détre connu en Europe. Il était né à Smyrne,
d un père anglais et dune mère grecque ; il gagnait à grand'peine de
([uoi subvenir à ses modestes besoins, dans une petite ^ille des Ktats^
de rOuest, en qualité de correcteur d'épreuves chez un imprimeur.
Timide comme beaucoup de myopes, craintif et gêné comme un
homme que la vie a malmené et qui ne demanih^ à la fortune que \ù
strict nécessaire, il doutait de tout, de lui-même surtout; et ni la
bienveillance du directeur du journal, ni le succès de son premier
article et de ceux tpii suivirent ne triomphèrent jamais entièrement
de son instinctive sauvagerie. i< Je l'attachai à mon journal comme
collaborateur régulier, et je m'attachai à l'homme ipie je m'é-
vertuai à apprivoiser. Tâche diflicilel Non qu'il fût irritable et de difli-
cile humeur, mais c'était un silencieux, un rêveur et surtout un sen-
sitif. Un mot vif le déconcertait, la plus légère plaisanterie le faisait se
replier sur lui-même. Travailleur acharné et consciencieux, il vivait
dans un monde de formes, d'images et d'idées dont il avait peine à
s'abstraire. Il venait travailler à ses articles, de préférence dans mon
cabinet, assis au coin d'une table, anxieux de ne pas me déranger,
mais ne pouvant se décider à s'installer dans la salle des rédacteurs,,
où il eût été mieux. Le bruit, les allées et les venues l'efTarouchaient.
Au moindre mot, à la plus indifférente remarque qu'on lui adressait, il
rentrait en lui-même comme un colimaçon dans sa coquille. Sa plume
courait, sans temps d'arrêt, sur son papier dont il empilait méthodi-
quement les feuillets, qu'il relisait soigneusement, mais n'y faisant
pres([ue aucun changement. Autant l'homme était timide et emprunté,
autant l'écrivain était hardi, original, souple (,'t brillant. Je le vois-
encore, courbé sur son manuscrit qu'il touchait presque de son nez,.
absorbé dans son travail et ne bougeant pendant des heures non plus
qu'une statue de bronze. Indifférent au gain, sans besoins, il écrivait à
ses heures, sur les sujets qui le tentaient et, quand la renommée lui
vint, quand les re^^les et les journaux se disputèrent sa collaboration
et lui firent les offres les plus tentantes, il s'y déroba fréquemment,
satisfait d'une médiocrité relative et redoutant d'aliéner son indépen-
dance, alors qu'il eût pu pousser haut et loin sa fortune. »
La réputation de l'écrivain grandissait, mais l'homme restait
inconnu de ceux qui l'entouraient. De son passé il ne parlait pas ;
sur lui-même il était muet. Lui parlait-on de ses articles, il devenait
mal à l'aise, détournant la conversation, redoutant les complimens.
Il avait évidemment reçu une éducation distinguée, il possédait à fond
ses classiques ; son savoir était des plus étendus, sa vision pénétrante
21 i
RE VIE DES DEUX MONDES.
et fine; sa plume, d'une merveilleuse souplesse, se jouait des diffi-
cultés. Certains articles de lui sur les questions sociales les plus déli-
cates attirèrent l'attention des journaux de l'Est; reproduits par eux,
ils eurent un grand succès, dû à l'art de tout faire entendre sans
appuyer, de glisser avec une incomparable aisance sur ce qui pouvait
froisser les susceptibilit('!S du lecteur, de se tirer avec un rare bonheur
des exposés les plus difficiles. Il excellait surtout à décrire la vie des
petits, des humbles, dont il était et voulait être, et ce don particulier
lui valut d'être in^dté par le directeur de l'un des grands journaux de
la Nouvelle-Orléans à collaborer à sa feuille. Il y publia une série
d'articles très remarqués où il dépeignait avec une incomparable exacti-
tude les mœurs, les coutumes, les traditions des bateliers nègres du
Mississipi. Dans un ordre didées analogue, et de la même plume, il
décrivait la vie plantureuse et sensuelle des riches planteurs, leur
luxe, leurs occupations et leurs plaisirs. Doué d'une faculté d'obser-
vation et d'assimilation très rare, il s'identifiait avec les types qu'il
étudiait, s'imprégnait de leurs conceptions et de leurs traditions. Ce
qu'il voyait se reflétait comme en un miroir révélateur aussi bien des
manifestations extérieures que des secrets mobiles, et sa plume
déliée en rendait, dans une forme exquise, les nuances les plus
insaisissables. Très lus et très goûtés à New- York, ces articles atti-
rèrent l'attention d'un grand éditeur de cette ville, qui proposa à
Lafcadio Hearn de l'envoyer aux Antilles pour y étudier sur le vif la
population créole et noire, et, de même qu'il avait dépeint la vie dans
la Louisiane, d'écrire un livre dont il lui offrait un bon prix. Lafcadio
Hearn accepta, ce genre de travail étant pour compléter ses précé-
dentes études, et ce volume, qui eut le plus grand succès aux États-
Unis, confirma sa réputation et décida de son avenir. Il avait trouvé
sa voie : le goût des voyages s'était éveillé dans ce nomade anglo-
grec-américain, et allait bientôt l'entraîner au bout du monde, pour
la plus grande satisfaction de ses lecteurs et aussi de tous ceux qu'inté-
ressent les problèmes compliqués de l'extrême-Orient.
II
C'est en effet comme observateur aussi sagace que profond du
génie japonais, comme écrivain merveilleusement préparé par ses
goûts et ses travaux antérieurs à nous initier aux conceptions de ce
peuple, si peu connu bien qu'il en ait été tant parlé, que Lafcadio
Hearn a mis le sceau à sa réputation. Ses travaux sur le Japon, réunis
en deux volumes sous le titre de Glïmpses of unfamiliar Japan,
« Aperçus d'un Japon inconnu », ont eu, en Angleterre etaux États-Unis,
i
I.E .lAl'oN 1M.0>M
215
un grand retentissement. Ils sont le résultatde longues années d'étude;
et l'acuité de vision de ce myope étonne. Dans cet empire du « Soleil
levant ». dont l'originalité et la bizarrerie ont captivé et absorbé tant
d'écrivains qui n'y ont vu que matière à aiticles fantaisistes et pit-
toresques, à des recherches de style, à des phrases à etfet et à des
chatoieniens de vocables. Latcadit> Hearn fil de curieuses trouvailles,
de singulières découvertes.
11 y appliqua les mêmes procédés qu'en Louisiane et aux Antilles,
car ce timide, ce silencieux devenait intrépide et questionneur quand
il s'agissait pour lui de satisfaire sa passion dominante, d'exercer ses
dons d'observation et de compréhension. 11 possédait lart de gagner
la contiance, d'interroger avec une bonne foi et une sincérité qui
désarmaient les métiances, do deviner ce qui se cachait sous les réti-
cences, de tout noter avec une impeccable mémoire. Avec les gens ;de
toutes classes et de toutes conditions U causait familièrement, s'inlor-
mant discrètement, pénétrant chaque jour plus avant sous les dehors
compliqués qui, ici, avivaient son imagination sans satisfaire sa curio-
sité.
Et, tout d'abord, il se lit Japonais; il apprit la langue du Japon, en
adopta le costume et k-s coutumes, en étudia l'histoire, s'imprégnant
des traditions et des idées de la race. Il vécut en Japonais, dépouillant
sans effort et ainsi qu'un vêtement gênant ses habitudes européennes,
mangeant et buvant ce que mangent et boivent les habitans du
Nippon, fréquentant les prêtres et les savans, conversant avec eux et
s'abstenant de tout commerce avec les Européens, s'éprenant si bien
de sa métamorphose que, pour la faire plus complète et plus intime,
il épousa une Japonaise, en eut un fils qu'il éleva en Japonais, et
enseigna lui-même leur langue aux enfans japonais et en costume de
maître d'école japonais. Ses adaptations antérieures étaient pour lui
faciliter cette transformation, à laquelle sa tournure d'esprit le rendait
d'ailleurs éminemment propre ; la race qu'il observait était pour lui
rendre l'observation attrayante. Ce sensitif goûtait mieux que tout
autre les formes courtoises et polies, discrètes et réservées d'un peuple
renommé pour son savoir-vivre exquis, pour l'invariable politesse
dont il ne se départ jamais, même dans les circonstances les plus
critiques. Ce timide aimait se soustraire à l'observation de ses compa-
triotes pour se livrer en paix à la sienne propre sur les autres. Cet
amoureux des réalités, dédaigneux des apparences, comme du luxe et
du confort, se complaisait dans cette vie modeste, laborieuse et
ignorée, où chaque jour il recueillait un fait nouveau, suggérant une
conception nouvelle, où il entassait notes sur notes, savourant la joie
intense de l'artiste à mieux comprendre et à mieux rendre son
modèle.
2IG
REVLE DES DEUX -MONDES.
Il entrevoyait indistinctement, semblait il, un tréfonds où il voulait
atteindre, une clé magique qui lui ouvrirait l'arcane oi^i il voulait
pénétrer. L'irritant et déconcertant problème qui se posait devant lui
est celui qui se pose devant tout homme désireux de se rendre compte
<\u génie propre d'un peuple, de discerner sous les manifestations de
la vie extérieure, sous lapparente contradiction des formes et des for-
mules, du costume, des mœurs et des usages, les conceptions inté-
rieures, les croyances réelles, les instinctives aspirations. Plagiaires
de l'Europe, les Japonais des grandes villes le déroutaient par leurs
facultés d'adaptation analogues aux siennes ; il retrouvait [.artout ce
qu'il appelait u l'odeur du beefsteak anglais », et il s'éloignait du
littoral pour ne la plus sentir, allant chercher jusque dans la province
lointaine et peu connue d'Oki un champ d'observation où le contact
avec l'étranger n"eùt pas encore faussé l'instinct naturel de la race. Il
le trouva et s'y absorba ; les semaines, les mois s'écoulèrent dans
l'incessant labeur de l'homme à la recherche de la vérité.
De ce labeur, de l'ensemble des notes méthodiquement classées
et minutieusement contrôlées au cours de cinq années, s'est lentement
dégagée l'œuvre de Lafcadio Hearn, cette collection d'essais originaux
-dont la plupart révèlent une subtile observation et une merveilleuse
intuition. A force d'étudier cette race asiatique, avant-garde de l'ex-
trême-Orient, son esprit souple et pénétrant y retrouva, non sans sur-
prise, les méthodes d'induction et de déduction qui lui étaient fami-
lières, les conceptions qui lui étaient personnelles, une singulière
analogie d'idées et de pensées, qui, le jour où la lumière se fit en lui,
où la cause première qui éludait sa poursuite lui apparut clairement^
lui rendit sa tâche facile. Cette cause, il la cherchait consciencieuse-
ment, mais, alors qu'il s'en rapprochait, il s'en détournait, se croyant
dupe d'un mirage, d'un reflet de lui-même s'interposant entre la vérité
et lui. Elle était en effet le mobile instinctif et secret de ses propres
actes et, quand force lui fut de le reconnaître, il se rendit compte de
l'identité de goûts, de sensations et d'idées qui existait entre cette race
■et lui. Il comprit alors et l'inconsciente attraction qu'elle exerçait sur
lui et la facilité avec laquelle il s'était adapté à elle. Le mot de l'énigme
était celui auquel il s'attendait le moins, qui de lai -même, venait sous
sa plume comme synthèse de sa patiente analyse, qu'U écartait comme
invraisemblable, et qu'il ne se décida à tracer que contraint par l'évi-
dence : le stoïcisme.
Le stoïcisme : là est pour lui le substratum de l'âme japonaise.
Rien, semble-t-il, n'est, au premier abord, plus difficile à conciher que
l'apparente joie de vivre, la douceur de mœurs, l'instinctive simpli-
cité et la courtoisie souriante du Japonais avec ce principe austère
d'une impassible philosophie. Et cependant, tout y ramène Lafcadio
I.i: .1 M'O.N INCdNM . !21T
Hoarn : il le retrouve a la base des conceptions et des traditions, du
passé et du présent, et chacune de ses études aboutit à cette conclu-
sion : chacun des faits (ju'il cite, chacune des anecdotes à l'appui de ses
récits révèle et aflirmc l'existence de ce principe qui, dans un autre
ordre d'idées, explique la stoïque bravoure de cette race de prétendus
fantoches grimaçans, sa parfaite discipline, et la force d'endurance
dont elle a su faire preuve.
Ce principe posé, nul n'était mieux préparé que cet observateur
clairvoyant à démêler l'apparente antithèse entre les conceptions et
les actes, à les rattacher aux coutumes séculaires et à expliquer les
uns par les autres; nul n'était plus apte que cet écrivain subtil et
délié, habile à faire vivre sous sa plume des types infiniment variés
tout en b'ur conservant leur ori^'inaUté propre, à nous rendre, dans
leur cadre particulier, les [»iiysionomies curieuses qui défilaient de-
vant ses yeux.
Il nous les montre : le prêtre et l'enfant, le paysan et le marchand,
la jeune fille et la femme, le lettré, le maître et le serviteur, et il ne se
borne pas à les dessintM- d'un trait net et fin, à les faire agir, penser et
parler; il met en lumière les mobiles qui les font agir, les sentimens
qui les animent, les signes extérieurs par lesquels ces sentimens se
traduisent, signes qui eux-mêmes se relient à tout un ordre de choses
et de traditions et, par leurs racines les plus ténues, plongent dans un
passé lointain. Une étude sur la musique lui suggère d'inattendus ap-
prochemens : « L'art musical japonais m'apparait, écrit-il, comme un
reflet adouci du nôtre, moins la force, le brillant et la passion. Ainsi
qu'en un rêve on voit se dessiner à travers un voile diaphane une
ligure souriante et amie, cet art évoque le souvenir de rythmes ailleurs
entendus, d'harmonies qui sonmieillent dans ma mémoire. » Parlant
du lien conjugal, il dit: « Plus j'avance dans mon étude de la vie telle
que l'entend et la pratique ce peuple heureux entre tous, plus je me
demande si notre cii'ilisation ne fait pas fausse route et si elle est bien
telle que moralement nous la croyons. J'estime, avec Kampfer, que les
Japonais valent mieux que nous. Nos moralistes, avec leur conception
sémitique au sujet du péch<'' originel, déclarent les Japonais amoraux:
ils se trompent et nous trompent en affirmant qu'ils nous sont très infé-
rieurs parce que leurs idées des rapports entre les deux sexes diffèrent
profondément des nôtres. Ce que j'ai vu dans nos grandes aggloméra-
tions urbaines m'amène à la conclusion que la conception japonaise
est supérieure à la nôtre, si ce n'est en théorie, tout au moins dans la
pratique. Il faut, pour juger une race, un facteur indispensable à l'in-
telligence de tout sujet complexe : à savoir le don de sympathie. Un
geste, un regard révèlent bien des choses à qui possède ce don. « Et,
ceci dit, il écrit, dune plume sympathique et affinée, son essai sur le
218 REVUE DES DEUX MONDES.
« sourire japonais », qui est un chef-d'œuvre d'observation fine et
pénétrante.-
III
Voile transparent et gracieux étendu sur les misères et les tristesses
inhérentes à la condition humaine, le sourire japonais n'a, selon Laf-
cadio Hearn, rien de hiératique ; il n'est pas figé sur les lèvres qui
l'esquissent ou le dessinent. Reflet des sensations intérieures, tour à tour
conciliant, gai, mélancohque ou avenant, se prêtant à l'expression de
toutes les nuances, il n'en demeure pas moins incompréhensible pour
l'Européen qu'il déconcerte et qui, en ignorant les secrets mobiles, la
source intime et profonde, n'y voit qu'une enfantine contraction des
lèvres, n'y lit qu'une banale obséquiosité, le plus souvent qu'une iro-
nie mal déguisée, que dédain pour celui auquel il s'adresse. C'est sur-
tout dans les relations de serviteur à maître, d'inférieur à supérieur,
les plus fréquentes entre le Japonais et le blanc, que ce sourire, mal
compris, mal interprété, provoque de fréquens et souvent de déplo-
rables malentendus.
« Pourquoi l'étranger ne sourit-il jamais ? » demandele Japonais, qu'é-
tonnent ce qu'il appelle les « faces colériques «i des Anglais? « Pourquoi
les Japonais ont-ils toujours le sourire aux lèvres? » s'enquiert l'étranger
qui s'imagine ou qu'ils se moquent de lui ou qu'ils manquent de sin-
cérité. On l'étonnerait fort en lui disant que ce sourire qui le choque
prend sa source là où lui-même puise sa gravité voulue, là où il
emprunte son masque impassible et rigide ; qu'un sentiment intérieur
identique, réel dans un cas, factice dans l'autre, suscite des manifes-
tations extérieures totalement différentes ; que le stoïcisme du Japonais
est supérieur au sien, et que c'est à ce stoïcisme qu'U doit son perpé-
tuel sourire.
«Un Anglais de mes amis, écrit Lafcadio Hearn, homme bienveillant
et d'humeur pacifique d'ordinaire, me disait, la veille de mon départ
de Yokohama pour l'intérieur : « Puisque vous allez étudier les Japonais,
déchiffrez, si vous le pouvez, et expliquez-moi, à votre retour, leur per-
pétuel et énigmatique sourire. Il me déroute constamment. Il y a peu
de jours, je descendais en ville dans ma voiture lorsque je vis venir
à contrevoie une kuruma vide conduite par un Japonais. Je lui fis
signe de se ranger et de prendre l'autre côté de sa route ; mes chevaux
étaient vifs et j'appréhendais un accident. Soit mauvaise volonté, soit
stupidité, non seulement le Japonais ne se gara pas, mais, faisant re-
culer son cheval, il buta l'arrière de sa kuruma contre le talus d'une
façon si malencontreuse, que l'un de mes chevaux se heurta et se blessa
i
i.i: JA1M».\ i.\t:(»>M
219
au braiu ard de son Véhicule. Emporté par la colère, je frappai ce
maladroit à la tète avec le manche de mou fouet. Le sang jaillit et
Ihomme ainsi maltraité, sans mot dire et tout en épongeant le sang qui
nuicul;iit son visage, s'inclina avec un singulier sourire. Ce sourire...
je Tai devant les yeux : il me hante et, au moment même, j'aurais
mieux aimé que l'homme me rendit coup pour coup. Ma colère tomba.
J eus honte de mon emportement. L'homme s'éloigna, toujours sou-
riant, mais... pourquoi souriait-il? A qui en avait-il? Je ne comprends
pas. » — Moi non plus, je ne comprenais pas, alors! mais plus tard je
compris, et ce sourire, et d'autres plus énigmatiques. Je compris
qu'un Jaiionais sourit stoïquement en face de la mort même, et cela
sans fausse bravade comme sans lâche résignation. Je ((tmpris que
l'homme, iiinsi brutalement frappé, se sentait dans son tort et s'excu-
sait, acceptant sans murmurer la disproportion entre le châtiment
infligé et l'erreur commise, et qu'il y avait dans son sourire plus de
regret pour l'emportement du blanc que pour sa propre blessure; je
compris enfin que le sourire japonais était un éloquent et muet langage,
et qu'à l'interpréter d'après nos idées européennes je ferais fausse
route, aussi bien qu'en prétendant interpréter les signes convention-
nels de l'écriture japonaise d'aiirès des analogies de formes avec les
lettres de notre alphabet. »
Vue étude plus approfondie l'amena à noter et à comprendre toutes
les nuances de ce muet langage. Il vit que, dès l'âge le plus tendre, les
enfans l'apprenaient de leurs parens, qu'il faisait partie de l'étiquette
famihale et sociale, une physionomie souriante étant la plus agréable
que l'enfant pût présenter à ses parens, à ses maîtres, à ses amis,
comme plus tard à ses supérieurs et à ses inférieurs et, dans l'ordre
physique et moral, aux épreuves de la \ie, à la souffrance, aux décep-
tions, aux tristesses. Le cœur peut se briser, mais la figure doit rester,
non impassible comme le veut une orgueilleuse et inhumaine concep-
tion européenne, mais sereine, et ici nous touchons, non seulement
au fond de stoïcisme inhérent à la race japonaise, cultivé et développé
dès l'enfance, mais aussi à son point de contact avec l'antiquité grec-
que et latine, au culte de l'esthétique qui veut que l'homme, aux prises
avec la douleur, lui oppose un front souriant, et que le masque enlaidi
et contracté ne témoigne pas de la lutte intérieure.
Tout l'y incite, et l'enseignement et l'exemple des siens, et ce
qui attire ses regards. « Au moment où j'écris ces lignes, ajoute Laf-
cadio Hearn, je vois surgir une vision entrevue, une nuit, à Kioto. A
langle d'une rue brillamment éclairée et dont le nom m'échappe, je
m'arrêtai devant une statue de Jizo, placée à l'entrée d'un temple. Elle
représentait un néophyte en extase, un beau et jeune garçon sur les
lèvres duquel errait un sourire d'un réalisme divin. Ma contemplation
220 REVL1-: DES DEUX MONDES.
fut interrompue par un garçon de dix ans environ. Il venait, à en juger
par ses joues roses et son regard brillant, de quitter ses camarades et
ses jeux; s'arrêtant un instant, il s'inclina respectueusement devant la
statue, souriant, et son sourire était si étrangement pareil à celui du
néophyte qu'il semblait que le sculpteur l'eût pris pour modèle. En
m'éloignant, je me disais : Ce sourire n'est cependant pas une copie;
ce que le sculpteur a symbolisé dans son œuvre c'est l'un des traits
caractéristiques de sa race. »
Le jour est proche où ce trait caractéristique et charmant ne sera
plus qu'un souvenir. Lafcadio Hearn insiste sur ce fait que, dans les
ports où le Japonais se trouve en contact fréquent avec l'Européen,
son sourire, mal interprété et mal compris, disparaît. Et, à ce sujet, il
cite une anecdote curieuse qui témoigne une fois de plus quels tristes
malentendus ce sourire fait naître entre deux races inhabiles à se com-
prendre. M. T***, négociant anglais à \okohama, avait depuis assez
longtemps à son service un samuraï, ancien soldat licencié des troupes
féodales, homme à l'humeur égale, des services et de la probité duquel
il n'avait qu'à se louer. En sa quaUté de samuraï il portait constam-
ment deux sabres à sa ceinture, insignes de son ancienne profession
et de son grade. L'Anglais l'appréciait, bien que les génuflexions, les
salutations et la politesse raffinée de son factotum lui parussent
excessives; son perpétuel sourire surtout lui était insupportable. Un
jour le samuraï l'aborda et lui demanda un service. Pour une cause
accidentelle, il avait un pressant besoin d'argent. Il priait donc son
maître de lui avancer une certaine somme et lui offrait, en garantie,
l'un de ses sabres. C'était une arme ancienne, de trempe fine et de
grand travail, d'une valeur très supérieure au prêt qu'il sollicitait.
M. T*** consentit et fit l'avance, que son factotum lui remboursa trois
semaines plus tard, rentrant en possession de son sabre.
Quelle fut la cause du dissentiment qui survint quelques jours
après, M. T*** lui-même ne s'en souvient plus. Quoi qu'U en soit, dans
un moment de colère et d'emportement, il injuria grossièrement le
samuraï et lui intima l'ordre de quitter sa maison. A ces insultes et à
son ordre, ce dernier répondit en s'inclinant avec respect et en souriant-
Exaspéré par ce sourire qui avait toujours eu le don de l'agacer, M. T***
s'oublia au point de frapper le samuraï au visage. Prompt comme
l'éclair, celui-ci dégaina et fît siffler son arme au-dessus de la tête de
son maître qui se crut perdu, sachant avec quelle dextérité un samu-
raï décapite un homme d'un seul coup de son arme affilée. Il en fut
cependant quitte pour la peur. A sa grande surprise le samuraï se res-
saisit, remit son sabre dans le fourreau, puis, sans mot dire et avec
un sourire étrange, il se retira.
Lui parti, M. T*** réfléchit; il avait vu la mort de près et, faisant
i.i: JAPON iNcoNM . iî;21
un retour sur liii-^f^me. il eut honte de son emportement; se rai)i)e-
lant les services du samuraï. son zèle et sa probité, il résolut de répa-
rer sa faute et de s'excuser. Mais au moment où il s'apprêtait à l'aller
trouver, il apprit qu'il n'était plus. Rentré chez lui, le saminaï avait
écrit à son maître et s'était ouvert le ventre. Dans la lettre que l'on
remit à M. T*". le Japonais lui disait qu'il ne pouvait survivre à l'af-
front qu'il avait reçu et qui le (h'shonorait à tout jamais à ses yeux
et à ceux des siens. Il s'excusait d'avoir eu un instant la tentation de
tuer son insulteur. Le souvenir que l'arme qu'il tenait en main était
celle sur laquelle son maître lui avait, en un moment de i;ène, con-
senti une avance, avait retenu son bras. Liionneur lui interdi-
sait de s'en servir contre son bienfaiteur, il la tournait contre lui-
même.
« Les traditions s'effacent, ajoute Lafcadio Hearn, devant le dédain
et les railleries de l'étranger. Au sourire sympathique, à la politesse
aimable succèdent, chez ce peuple imitateur, l'impassibilih' de la
physionomie et la froideur glaciale du regard. Le même fond de
stoïcisme y pourvoit et facilite la métamorphose, mais un jour vien-
dra où il se reportera vers le passé avec les mêmes scntimens de tris-
tesse mélancolique que nous inspire le souvenir de l'antique et gra-
cieuse civilisation grecque. Le Japonais se rappellera, lui aussi, le
temps heureux des plaisirs simples, la sensation disparue des joies de
la vie, la di\ine intimité de l'homme et de la nature. Il dira à ses des-
cendans combien ce monde était alors plus lumineux et plus beau. Il
évoquera le charme de l'antique courtoisie, de la poésie des temps dis-
parus. Dans son évolution rapide, il s'étonnera de bien des choses,
mais il en regrettera plus encore, et nulle autant que le sourire immor-
tel qui erre sur les lèvres de ses dieux et dont le sien était le doux et
fidèle reflet. »
IV
L'étude sur le Sourire japonais donne une idée des procédés d'ana-
lyse de Lafcadio Hearn. Sous les manifestations extérieures, son es-
prit subtil excelle à découvrir les mobiles cachés, à dégager les traits
caractéristiques de la race. Rien ne lui paraît indifférent, rien à dédai-
gner de ce qui peut aider sa curiosité toujours en éveil, son besoin de
comprendre la vérité et de rendre la \'ie. Tout, aussi, lui est matière
à recherches et à réflexion. Son essai sur 6n jai'din japonais est une
étude de l'àme japonaise dans ses rapports avec la nature.
Dans cette étude il se complaît et s'absorbe; son amour de la na-
ture, sa singulière aptitude à ressusciter en lui-même les conceptions
222 RKVLE DES DEUX MONDES.
et les sensations de la race lui révèlent la signification de détails inin-
telligibles pour d'autres; il les traduit et il les rend. Il nous montre les
moines bouddhistes s'ingéniant à la tâche, impossible semble-t-il, de
matérialiser des idées morales, des pensées abstraites, de les exprimer
sans autres trucliemens que ceux que leur fournit le monde visible, à
laide d'arbres et d'arbustes, de fleurs et de rochers. A chacun de ces
objets se rattachent, en effet, pour les Japonais, une légende, une tra-
dition, une superstition. Un lilet d'eau parle, une cascade chante. « Il
faut, écrit-il, pour apprécier un jardin japonais, comprendre, ou ap-
prendre à comprendre, ce que la pierre peut receler de beauté, non la
pierre taillée par la main de l'homme, mais travaillée, sculptée par la
nature. Pour qui ne voit pas, ne sent pas que certains rochers affectent
des formes admirables, ont des tons et des valeurs propres, le charme
artistique d'un jardin du Nippon est lettre close. Cette compréhension
est innée chez le Japonais; infiniment mieux que nous il perçoit ce
que la nature exprime par des formes, comme nous par des mots...
Jamais le Japonais ne cherchera à inventer, à créer artificiellement un
paysage purement idéal, mais bien à reproduire fidèlement, même par
le tokomwa, c'est-à-dire sur la minuscule écheUe qui fait l'étonne-
ment et provoque la risée de l'Européen, la sensation du paysage réel.
Et cela, il le fait en poète et en artiste. De même que la nature, dans ses
aspects variés, éveUle en nous des impressions de calme ou de grandeur
de douceur ou de solennité, de paix ou de mélancolie, de même le
paysage, dessiné par l'homme sur le sol ou sur la toile, n'est vrai
qu'à la condition de refléter et d'éveOler une sensation humaine. Les
maîtres dans l'art du jardinage, les vieux moines bouddhistes qui ont
poussé cet art si loin qu'ils en ont fait un ait en quelque sorte occulte,
ont voulu et cherché plus encore. Ils se sont efforcés de donner à la
nature un langage intelUgible à l'homme au point de lui faire expri-
mer des idées abstraites, telles que la Foi, la Piété, la Chasteté, le Re-
pos de la conscience, l'Amour conjugal. Ainsi retrouve-t-on, dans les
jardins qu'ils ont^ dessinés et créés et qui subsistent encore aujourd'hui
un reflet du maître pour lequel ils ont été faits : poète ou guerrier, phi-
losophe ou prêtre. Pour qui sait voir et entendre leur œuvre, elle est
une évocation poétique de ce maître disparu... L'art qui a ainsi prêté
une voix intelligible aux arbres, aux fleurs, aux pierres même est bien
l'art insi)iré par la croyance bouddhiste, parle verset qui dit : « En vé-
rité, même les plantes et les arbres, même les rocs et les pierres entreront
dans le Nirvana. »
Lafcadio Hearn était fait pour comprendre cette « poétique révéla-
tion ». EUe aussi, elle encore, éveille en lui de chers et lointains sou-
venirs. Entre le génie de la race asiatique et le sien propre l'affinité est
profonde. Il tient de son origine grecque le culte et l'intelligence des
l.E JAPON INCONM". 2'2'A
beautés de la nature quil retrouve à cette extrémité de l'Asie et qui in-
spirèrent, il y a huit siècles, au satre conseiller de l'imprudenl empereur
Chen-Tsoung un délicieux poème, intitulé : J/on /fl)-rfj», qui se ter-
minait par ces lignes : v< Les rayons obliques du soleil mourant me
surprennent assis sur un tronc d'arbre, épiant en sil(Mice les inquié-
tudes d'une hirondelle Aoletant autour de son nid, ou les ruses d'un
milan pour surprendre sa proie. La lune levée me trouve encore en
contemplation. Lemurnuire des eaux, le bruissement des feuilles agi-
tées par le veut, lindicible beauté du ciel me plongent dans une douce
rêverie; la nature entière parle à mon àmc: je m'attarde en l'écoutant,
et la nuit me ramène lentement à ma demeure.
'« Mes amis viennent parfois animer et charmer ma solitude, me
lire leurs vers et entendre les miens. Le vin égaie nos frugals repas
sui^'is de sérieux entretiens et, tandis que la cour, que je fuis, sourit à
l'énervante volupté, prête l'oreille à la calomnie, forge des fers et tend
des pièges, nous, ici, nous invoquons la sagesse et lui olTrons nos
cœurs. Mes yeux se tournent toujours vers elle; mais, hélas! pourquoi
ses rayons ne m'éclairent-ils qu'à travers un voih* vaporeux? S'ils
brillaient purs et sans nuages, où trouverais-je ailleurs une retraite,
un temple plus à mon gré? Ici, je pourrais vivre heureux... Mais, que
dis-je? Je suis père, époux, citoyen; mille devoirs me réclament. Non,
ma vie... tu n'es pas à moi. Adieu, cher jardin; adieu, doux asile. Les
soucis de l'État, le bien de la patrie, me rappellent à la ville. Garde,
moi absent, tous tes charmes; je reviendrai encore te demander de
soulager les chagrins qui m'attendent et de guérir mon âme des atteintes
auxquelles je vais l'exposer. »
De ces strophes nous rapprocherons les lignes par lesquelles Laf-
cadio Hearn, le modeste instituteur de Matsué, termine son essai sur
Un jardin japonais : « Je ne me suis déjà que trop attaché à mon
humble demeure. Au retour de mon école, j'échange, et avec quelle
sensation de bien-être ! ma robe de professeur contre une ample tunique
japonaise et je goûte un plaisir ineffable à contempler, de ma vé-
randa, mon jardin qui s'étend sous mes yeux et qu'égaie le chant des
oiseaux. Contre les vieux murs moussus qui l'encadrent, vient mourir
le murmure d'un Japon métamorphosé, celui des télégraphes, des
journaux, des bateaux à vapeur. Dans cette enceinte, tout est paix et
repos, tout évoque les souvenirs du passé. Dans l'air, flotte un doux
parfum, et aussi le rêve de ce qui fut, la vision de ce qui ne reviendra
plus. Sous ces épais feuillages, dans ces allées errent des ombres indé-
cises et gracieuses, peut-être celles des belles Japonaises, jeunes quand
ce jardin l'était lui-même, et dont les vieux albums nous ont fidèlement
transmis l'énigmatique sourire. Quand le soleil, dorant les roches, liltre
à travers l'épais feuUlage, il me semble que leurs mains de fantômes
:22i REVUE DES DEUX .MONDES.
m'effleurent d'une aérienne caresse. » Ace passé vonl instinctivement
ses pensées et ses regrets.
Des nombreux essais de sa plume originale et infiniment variée, le
plus curieux peut-être, le plus étrange à coup sur, est celui quil a con-
sacré au Jiujutsu. Là, semblerait-il, étant données l'importance qu'il
assigne à son sujet et les conséquences qu'il en déduit, il toucherait au
point vital, objet de ses recherches passionnées, à la solution du pro-
blème qu'il étudie depuis de longues années, solution qui rendrait
compte des étonnans succès du Japon dans sa lutte disproportionnée
avec la Chine. Quest-ce donc que le « Jiujutsu », et quelle définition
donner de ce mot ?
Grands amateurs de sport, passionnés pour les luttes d'athlètes qui
promènent de ri\le en ville et de village en Alliage leur haute stature,
lem' prodigieuse corpulence et lem' obèse carrure, les Japonais désignent
de ce mot un genre de combat qui n'offre aucune analogie avec les
combats de boxe si fort en honneur en Angleterre et aux États-Unis.
Au Japon aussi c'est un art, mais un art diftérent, et dont la différence
se résume dans le mot même de Jiujutsu : « Céder pour l'emporter. »
Rien ici qui rappelle les boxeurs anglais, soumis pendant des mois à
un entraînement savamment gradué, exhibant des torses nus que ne
recouATe pas une once de chair superflue. Leurs muscles se tendent
et se raidissent sous l'épidémie assoupli, l'être animal est cimené à
son maximum de force physique, de vigueur et d'endurance, d'endu-
rance surtout, car dans la lutte anglaise la victoire sera au plus résis-
tant, à celid qui, sans faiblir, saura porter et surtout recevoir les
coups les plus terribles.
Au Japon, il n'en est pas ainsi. Dans une arène sablée, pour amortir
les chutes, deu^ athlètes sont mis en présence, deux hommes au Aisage
bouffi, aux regards atones, aux membres énormes, et dont les os et les
muscles disparaissent sous une couche de graisse. Ils tournent lente-
ment l'un autour de l'autre et quand ils s'abordent ce n'est pas pour
se frapper, mais pour post-r d'un geste familier leurs mains sur les
épaules de l'adversaire. Lentement ces mains errent sur le torse nu;
les combattans s'enlacent, sans violence apparente; ils se palpent,
non en ennemis impatiens de se ruer l'un sur l'autre et de se ren-
verser, mais en anatomistes qui cherchent dans cette masse de chair
un point faible qu'il leur importe de découvrir. Leurs doigts velus
s'enfoncent dans cette graisse qui leur dérobe la jointure des os, la
contexture du corps. Tout en se palpant, ils se rapprochent, ils s'étrei-
i
T.E JAPON INCONM'. 225
gnent, plus soucieux apparemment de ménairer leurs forces et d'user
celles de leur adversaire que de le jeter bas. On voit, non sans surprise,
un athlète s'abandonner brusquement dans les bras puissans qui s'ef-
forcent de le soulever de terre et qui défaillent sous son poids, pendant
que les spectateurs éclatent en applaïulissemens.
Il s'est volontairement alourdi et. dans l'efîort fait, son adversaire
a inutilement dépensé des forces que lui-même a réservées. Pas un des
mouvemens de ces deux hommes qui ne soit le point de mire d'une
palpitante et féroce curiosité. Cette lutte, en apparence inoffensive et
monotone, ces gestes indécis, à peine ébauchés, ces nuiins lentes qui
>e promènent sur ces grands corps mous tour à tnur attirés et repous-
sés, mais sans tension de muscles, sans perceptible elTort d'en finir,
c'est le Jiujatsu, V « art de céder pour l'emporter ». Le temps s'écoule
en feintes, en anatomiques études; le moment décisif approche. L'un
des athlètes a cru reconnaître le point faible de son adversaire. S'il ne
s'est pas trompé, une brusque, une violente étreinte, une main
énorme s'enfonce dans la chair, et d'une habile pression de doigts
disloque l'épaule ou brise un tendon et envoie rouler le vaincu tout
pantelant dans l'arène. S'il s'est trompé, si dans cet effort puissant
mais nifructueux il s'est épuisé, sa respiration haletante, son souffle
rauque et court indiquent que sous l'étreinte du bras replié de son
ennemi la respiration lui manque, que ses côtes craquent sous l'ef-
froyable pression, ou bien une défaillance soudaine révèle que l'un de
ses muscles vient de se rompre, ou l'un de ses os de se briser.
Il faut sept années détudespour former un athlète accompli. Il en
est qui connaissent d'infaillibles manipulations, qui tuent un homme
par une simple pression de leurs doigts velus, aussi promptementque
la foudre. Ceux-là sont professeurs dans les collèges du gouvernement
et tenus, par serment et sous les peines les plus sévères, à ne jamais
enseigner un coup mortel.
Si nous en croyons maintenant Lafcadio Hearn, le « Jiujutsu »
donne la clé de l'histoire du Japon depuis un quart de siècle. Les
Japonais ont transporté dans leur politique et leur diplomatie, dans
leur armée et leur marine, les procédés du « Jiujutsu »; ils ont in-
troduit, dans leurs relations extérieures et dans l'art de la guerre, la
tactique qui consiste à « céder pour l'emporter », ce qui re\dent à dire
qu'ils ont étudié en anatomistes patiens etsavans l'organisation poli-
tique et sociale de l'Europe et surtout l'organisation administrative et
niilitaire de la Chine. Ils ont découvert et noté les points faibles du
Céleste Empire. Sur ce grand corps mou, ils ont promené leurs doigts
souples. Dans leurs rapports avec l'Europe, Us ont, comme au lende-
main de la chute de leur régime féodal, toujours paru céder, acceptant
les conseils et subissant la pression de ceux qu'ils voulaient se conci-
TOME cxxxi. — 1893. 15
226 REVUE DES DEUX MONDES.
lier, ouvrant leurs ports, mais relusant aux étrangers le droit d'acqué-
rir une parcelle du sol, adoptant avec un empressement apparent le
costume et les idées européennes, mais déposant l'un et répudiant les
autres aussitôt qu'ils le pouvaient. L'heure venue de la lutte avec la
Chine, ils ont, en quelques coups droits, habilement préparés et dex-
trement portés, jeté bas leur adversaire, puis, atîectant de déférer au
désir des grandes puissances et n'ignorant pas qu'ils avaient tout à ris-
quer à prolonger une guerre au cours de laquelle cette masse de
iOO millions d'hommes eût fini par avoir raison du Japon, ils ont traité
avec la Chine et aflirmé une suprématie que la Chine reconnaît et que
l'Europe admet.
La thèse de Lafcadio Hearn est à coup sûr nouvelle. D'aucuns n'y
verront peut-être qu'un rapprochement ingénieux; d'autres y trouve-
ront TexpUcation de faits inexpUqués : les rapides succès du Japon, les
coups sûrs et prompts portés par ce David au Goliath asiatique, Ihabile
souplesse avec laquelle, cédant à propos à la pression combinée de la
Russie, delà France et de l'Allemagne, le petit empire du Soleil Levant
aeu l'art de se faire pardonner ses succès etde se ralher les sympathies
de l'Europe dont il avait déconcerté les calculs.
Par ce qui précède, nos lecteurs pourront se faire une idée de l'œuvre
et du talent de Lafcadio Hearn. Cette œuvre variée et ce souple talent
méritent une étude plus approfondie. Ses essais sur les Danseuses
japonaises, son Journal d'un maître d'école, son Marché des morts, ses
Notes sur Kitzuki, abondent en aperçus originaux et curieux sur les-
quels nous aurons sans doute l'occasion de revenir.
C. DE Varigny.
i
(^
u
LE COSMOPOLITISME ET LA LlTTlvllATlKE NATIONALE. 637
pour ma part au^un inconvénient. Et après cola, sous l'influence
des causes que j ai tâche d indiquer, si le cosmopolitisme litlé-
raire gagnait encore, et qu'il nnissît à éteindre ce que les difl'é-
rences de race ont allumé de haines de sang parmi les hommes,
j'y verrais un grand gain pour la civilisation et pour l'humanité
tout entière. On ne triomphera jamais de tant de sortes de haines
que le conflit de leurs intérêts, de leurs passions, ou de leurs idées
entretiennent et ravivent quotidiennement entre les hommes; et
faut-il souhaiter seulement que 1 on en triomphât .^ C est une grande
question ! 11 y a de « justes » guerres, s il n'y a pas de « justes »
haines. Mais les haines de races, plus terribles que toutes les
autres, ont quelque chose d'animal, si je puis ainsi dire, et quelque
chose, à ce titre, de particuliérenu-nt <• inhumain ». Elles ont un
peu perdu de leur anticjue violence, dans le siècle où nous
sommes, et il semble quelles ne se réveillent plus qu à de rares
et lointains intervalles. Un ne saurait travailler trop activement,
ni surtout trop continûment, à les assoupir, à les endormir, à les
anéantir, et, quand l'extension du cosmopolitisme littéraire n abou-
tirait quelque jour qu'à cet unique résultat, nous l'estimons dès à
présent assez considérable. Ai-je besoin d'ajouter qu'aucun rôle
ne saurait mieux convenir à la littérature que de se consacrera
cette tâche ? et, dans un monde qui ne valait pas le nôtre, n'était-
ce pas déjà ce que voulaient dire les anciens quand ils disaient
que beaucoup d'autres choses assurément sont humaines, mais que
la littérature est plus humaine encore : humaniores litterœ?
Ferdinand Bmunetière.
DEUX RÉVOLUTIONS AU JAPON
Les récens succès militaires du Japon ont étonné ceux mêmes
qui croyaient le mieux le connaître. On s'est demandé s'il ne
ménageait pas à l'Europe des surprises nouvelles. Les Japonais
ont prouvé qu'ils avaient su tout au moins réformer leur méthode
de guerre et réorganiser leur armée. Mais l'histoire témoigne
suffisamment de leurs vertus guerrières pour qu'on puisse im-
puter ces rapides progrès dans la science militaire à des apti-
tudes spéciales. Ont-ils également bien profité de toutes les
leçons qui leur ont été données ? (Ju'ont-ils exactement emprunté
à l'Europe et que lui emprunteront-ils encore? Voilà ce qu'il
serait curieux de savoir.
Parmi les épisodes de l'histoire encore si peu connue du
Japon, il en est un qui peut jeter quelque lumière sur ces ques-
tions.
Les Japonais des vi^" et vu" siècles de l'ère chrétienne vou-
lurent s'assimiler la civilisation chinoise. Ils apportèrent à cette
entreprise la fougue, la ténacité et l'unanimité qu'on peut con-
stater chez leurs descendans. Ce fut une révolution complète et
dont l'histoire n'offre guère d'exemples. Sans transition, et sans
arrière-pensée, ils rejetèrent alors ce qui constituait leur indi-
vidualité nationale, et les différenciait du peuple qu'ils prenaient
pour modèle. Ils dépouillèrent en bloc leurs coutumes, leurs
traditions, leurs croyances propres, comme on fait un vêtement
démodé, pour y substituer des coutumes, des traditions et des
croyances étrangères qu'ils jugeaient préférables. Ils se firent
Chinois, comme ceux d'aujourd'hui veulent se faire Occidentaux.
Il nous a paru curieux de rapprocher les faits passés des évé-
nemens présens, de rechercher le profit que les Japonais avaient,
DEIX liKVOLL rUiNS Al JAPON. ()39
au moyen àge,tilë de cette tentative, dans quelle mesure elle avait
réussi et comment ils avaient su adapter la civilisation chinoise
aux qualités propres de leur génie national. Il n'est personne
qui ne se soit en elVet demandé s'ils ne faisaient pas fausse route,
s'il était possible à un peuple de se transformer comme ils le
veulent faire, s'ils n'allaient pas perdre leur originalité et leurs
qualités propres, sans acquérir des qualités équivalentes.
Une vérité semble clairement ressortir de l'histoire : c'est l'im-
possibilité des transformations soudaines. La nature n'opère que
par gradations insensibles. C'est là un axiome aussi exact dans
l'ordre moral que dans l'ordre des choses physiques. L luirope
a mis des siècles pour passer du régime féodal et des institu-
tions du moyen âge au régime et à la civilisation que nous
avons sous les yeux. Volontiers on engagerait les Japonais à s'im-
poser les mêmes transitions. Or ils n'entendent pas procéder ainsi.
De quel côté est l'erreur? Peut-être l'expérience tentée au
moyen âge fournira-t-elle à cet égard quelque lumière.
Ce n'est pas qu'il y ait identité complète entre le phénomène
ancien et le nouveau. En histoire, les événemens sont trop com-
plexes pour qu'on trouve jamais autre chose que des analogies , et
telle condition semblait tout d'abord secondaire qui prend ensuite
une importance décisive et change le dénouement du tout au tout.
11 n'en est pas moins nécessaire toutefois d'étudier le passé d'un
peuple pour connaître ses ressources et ses défauts. La race japo-
naise a, dans les événemens que nous allons raconter, fait preuve
de qualités remarquables. Ces qualités ont-elles disparu et, si elles
subsistent, suffiront-elles au succès espéré? L'effort à faire n'est-
il pas trop grand ?
Cette question n'est d'ailleurs pas la seule que provoque la
révolution pacifique du Japon. Il nous importerait, par exemple,
beaucoup de savoir si les Chinois ne suivront pas le mouvement
imprimé par leurs voisins; si, par l'effet même des progrès accom-
plis, ces marchés de l'Extrême-Orient, aujourd'hui ouverts à nos
produits, ne se fermeront point un jour, comme s'est fermé le
marché américain, et si ces peuples ne viendront pas alors nous
faire sur nos propres places une redoutable concurrence ; enfin si
leur influence s'exercera sur notre idéal moral et religieux, comme
elle s'est exercée déjà sur notre esthétique. Nous posons ces ques-
tions sans prétendre à les résoudre. Nous voudrions surtout faire
ressortir les analogies et les différences du mouvement actuel et
de la révolution des vi'' et vif siècles, et du même coup indiquer
par quelques traits le degré de culture auquel est parvenu le
Japon moderne.
640 HEVLE DES DEUX MONDES.
I
Il convient, pour faire comprendre les événemens que nous
allons exposer, den bien marquer lo point de départ, c'est-à-dire
de déterminer l'état de civilisation atteint par les Japonais quand
ces événemens commencèrent.
A lire leurs annales, il semblerait que le Japon n'a jamais
connu la barbarie. Elles nous parlent des premiers souverains du
pays comme Anquetil parlait du roi Pharamond, de son palais et
de sa cour. Il ne faut pas s'en étonner. Ces annales, dont les pre-
mières remontent à 720, c'est-à-dire à une époque oîi les Japonais
étaient depuis longtemps en contact avec la Chine, furent rédi-
gées sur le modèle des annales chinoises, copiées trop servile-
ment. Aussi n'ont-elles, pour le sujet qui nous occupe, qu'une
valeur minime. Heureusement des renseignemens plus sûrs nous
sont fournis sur le Japon primitif par un auteur chinois, Ma-
touan-lin, qui, dans une sorte d'encyclopédie, a littéralement
transcrit des documens d'une authenticité incontestable. Cesdocu-
mens contiennent notamment des descriptions de l'ancien Japon
fournies soit par des voyageurs chinois, soit par des ambassa-
deurs japonais à la cour de Chine.
Les premiers rapports des Japonais avec la Chine et la Corée
paraissent remonter au premier siècle avant Jésus-Christ. Ils ne
tardèrent pas à devenir fréquens. Mais comme ils se résumaient
dans un échange d'ambassades avec la Chine et dans une suite
d'incursions plus ou moins heureuses en Corée, la civilisation
japonaise n'y pouvait beaucoup gagner. Les Chinois avaient alors
sur les Japonais, à tous égards, une supériorité comparable à la
supériorité des Romains sur les Germains, ou des Français du
xvii^ siècle sur les Moscovites.
La Chine était certainement à cette époque un pays extrê-
mement policé. Elle connaissait l'écriture depuis plus de dix siè-
cles. Ses grands philosophes avaient dégagé les principes sur les-
quels repose encore maintenant la société chinoise; ses artistes
avaient découvert la plupart des procédés et des formes esthé-
tiques propres à l'Extrême-Orient. Elle avait ses historiographes,
ses poètes, des législateurs pleins de sagesse, un système admi-
nistratif presque trop savant. Tous ces élémens lui composaient
une civilisation déjà vieille et très accentuée. La Corée subissait
entièrement l'iniluence politique et l'ascendant moral de ses
puissans voisins. Les Japonais, au contraire, n'étaient pas encore
sortis de l'état barbare. On voit, par les descriptions que nous
transmet Ma-touan-lin, qu'ils vivaient de chasse et de pêche, soup-
DEUX RÉVOLUTIONS AU JAPON. 641
çonnant à peine ragriculture : u Ils n'avaient ni bœufs, ni che-
vaux, ni moutons, ni poules. Ils marchaient nu-pieds, man-
geaient avec leurs doigts et portaient sur eux, grâce au tatouage,
leurs quartiers de noblesse . Les hommes se vêtaient de lés
d'étoiles, placés en travers et retenus ensemble au moyen de
nœuds; la robe des femmes était ime simple pièce de toile avec
un trou pour passer la tète. ^> Des voyaucnrs chinois du iii" siècle
signalent dans l'archipel japonais un peu d'agriculture, mais
encore à l'état rudimentaire et exceptionnel. Marins hardis, les
Japonais préféraient aller piller les villages coréens ou échanger
au loin leur poisson contre du riz.
Selon les annales japonaises, cet état de choses aurait cessé,
comme par miracle, en l'an 28.j. Un Coréen nommé Wani aurait
alors importé au Japon l'écriture et toutes les sciences chinoises.
L'assertion est à tous égards inacceptable. D'une part, l'étude des
caractères idéographiques, seule écriture pratiquée en Chine, de-
vait alors présenter, vu la pénurie des livres et des professeurs,
d'incroyables difficultés. Elle ne pouvait donc se propager au
Japon que très lentement. D'autre part, il paraît établi, par les
annales coréennes, que le Coréen en question ne passa au Japon
qu'en l'an 405. D'ailleurs les Japonais étaient alors dans un état
bien primitif pour accepter brusquement une civilisation aussi
raffinée qu'était la civilisation chinoise. La perfection des pro-
duits matériels de la Chine pouvait les frapper; mais sa supé-
riorité intollectuolle et morale devait leur demeurer inintelligible.
Pour qu'ils la pussent goûter, une sorte d'initiation graduelle
était nécessaire.
L'histoire nous enseigne que ce sont presque toujours et par-
tout les religions qui ont rempli ces fonctions d'éducatrices et
d'initiatrices. Or, parmi les religions de la Chine, il en est une
qui convenait merveilleusement à ce rôle : le bouddhisme. Depuis
sa diffusion en Chine au i*^"" siècle et en Corée au iv*", le boud-
dhisme s'était comme matérialisé et humanisé, pour s'adapter au
génie positif des races de l'Extrcme-Orient. Ses prêtres olfraient
au peuple le spectacle de cérémonies magnifiques et lui impo-
saient une foule de petites pratiques, à l'observation minutieuse
desquelles les esprits simples sont trop heureux de s'astreindre.
Les gracieuses légendes enfantées par l'imagination hindoue
éveillaient la poésie latente qui sommeille dans toute âme hu-
maine. Enfin Çakya-Mouni en exaltant par-dessus toutes choses
la charité et la pureté, sans plus s'attacher aux distinctions de
caste et de race, ne pouvait manquer d'attirer à sa religion les
humbles et les déshérités du monde.
C'est au milieu du vi*^ siècle que le bouddhisme commença à
TOME cxxxi. — 1895. 41
G 12 REVLE DES DEUX 3I0NDES.
se répandre dans l'archipel japonais. Qu'étaient donc alors ses
habitans? Il importe de le savoir puisque c'est alors que débute
la révolution que nous avons entrepris d'cxpos(M', Ma-touan-lin
transcrit dans son encyclopédie la relation d'une visite faite en
Fan 600 par des ambassadeurs japonais à la cour de Chine, et tout
spécialement la description qu'ils donnèrent de leur pays. Or
cette peinture met en relief un trait particulièrement significatif.
Les envoyés assurent qu'avant de connaître l'écriture chinoise par
les livres ào7(ddhiq2ie.s \enus de Corée, leurs compatriotes n'avaient
pas d'écriture, mais qu'ils gravaient certaines marques sur du
bois et comptaient au moyen de no'uds faits à des cordes. Voilà
qui en dit long sur l'état social des Japonais avant l'introduction
du bouddhisme. Quelques marques gravées sur du bois et
quelques nœuds faits sur dos cordes ne constituent ni une écriture
ni un système de numération. On se demande si les germes de
civilisation déposés au Japon vers 40S n'avaient pas été complè-
tement étouffés. Quoi qu'il en soit, et même en supposant quelques
exceptions, on peut considérer comme établi que les Japonais,
pris en masse, n'étaient guère plus civilisés au milieu du vi° siècle
que les Francs de Clovis.
Le bouddhisme recruta ses premiers adhérens dans les hautes
classes. Aujourd'hui encore ce sont les plus ardentes aux nou-
veautés. D'abord persécutée, la nouvelle religion ne tarda pas à
triompher et sous le titre de régent, le chef du mouvement devint
maître absolu du pouvoir. Ce prince connu sous le nom de Sho-
tokou Taishi a laissé, en 17 articles, une sorte de testament po-
litique dont le texte a été fidèlement conservé. Or un seul de ces
articles parle du bouddhisme. Presque tous les autres semblent
inspirés de Confucius. Ainsi déjà le bouddhisme et le confu-
céisme, qui, en Chine, divisaient les esprits en fractions ennemies,
étaient, au Japon, concurremment acceptés par les lettrés.
A aucune époque d'ailleurs les Japonais n'ont fait preuve d'in-
tolérance religieuse. Plus curieux que fanatiques, ils répugnent
aux fortes croyances et n'aiment rien tant qu'examiner, comparer
et comprendre. La difficulté de concilier les deux doctrines en
ce qu'elles avaient de contraire les inquiétait médiocrement.
Cet éclectisme des savans allait pénétrer dans la nation tout
entière. Les bonzes avaient prêché la bonne nouvelle ; on avait
fait venir les livres sacrés. Mais, pour les comprendre, il avait
fallu préalablement étudier l'écriture chinoise. Une fois en pos-
session de celle-ci, les Japonais s'étaient bien vite attachés à lire
les grands classiques, les ouvrages de science, de morale et de
législation. D'autre part, il fallait aux prêtres de riches étoffes,
des idoles dorées et des vases en terre ou en bronze. C'est ainsi
DEUX RÉVOLUTIONS AU JAPON. 643
que la nouvelle religion faisait naître le goût des sciences, des
arts, et propageait Irs procédés industriels de la Chine. Quand
S/iotokou mourut (622), les luttes religieuses avaient pris tin.
Toutefois la révolution n'était qu'ébauchée ; le soin de lui donner
une application pratique devait appartenir à trois princes éminens
(jui se succédèrent à peu d'intervalle : Tenchi-Tenno, Temmou-
Tenno et >h">mmou-Tenno.
Le premier, Tcwhi-Tcmw, gouverna de 642 à 670, d'abord
comme prince impérial, puis comme empereur. C'é'tait une façon
de poète et de savant ; mais son plus beau titre de gloire est dans
son œuvre politique et législative. Il créa toute une organisation
administrative sur un plan dont nous ne possédons que quelques
traits, mais qui suffisent à donner la plus haute idée de son intel-
ligence. Il constitua à ses sujets un état civil régulier, ordonna
que chacun prît un nom distinct et fit procéder à un recen-
sement général. La population fut répartie par groupes de
cinquante familles : le chef de chaque groupe était chargé' de
maintenir l'ordre et de tenir à jour les registres d'état civil. Puis
il institua un système unique de poids et mesures. De tels règle-
mens s'imposaient comme la base d'une administration bien
ordonnée et la condition nécessaire des réformes militaires et
financières. Le seul fait d'en avoir compris l'opportunité mériterait
à leur auteur une place dans l'histoire.
Le même prince fit rédiger un code en vingt-deux volumes.
Ce code a complètement péri, mais peut-être cette perte n'est-
elle pas trop à regretter. La tentative en efifot devait être prématu-
rée, et la plus grande partie de l'ouvrage dut passer dans les lois
de 701, qu'on possède et que nous analyserons plus loin. Nous
glisserons sur les mesures de détail qui accompagnent ces grandes
réformes. Certaines d'entre elles cependant ne laissent pas que
d'ajouter à la gloire de ce prince. C'est ainsi qu'on le voit renou-
veler l'interdiction d'enterrer vifs les esclaves sur la tombe des
nobles. C'est encore lui qui s'occupa de distribuer, entre les agri-
culteurs, l'eau nécessaire aux irrigations.
Bien qu'inférieur au précédent, l'empereur Temmou (673-685)
sut continuer son œuvre. Il institua une commission législative
en lui recommandant de ne pas se montrer trop radicale en ma-
tière d'innovations, centralisa les services administratifs de l'ar-
mée, encouragea l'enseignement des sciences, notamment par la
fondation d'un observatoire astronomique, et donna aux bonzes
l'appui du pouvoir civil. Peut-être à cet égard alla-t-il un peu
trop loin ; car on le voit s'immiscer dans les questions de dogme
et, par exemple, interdire à ses sujets de manger la chair des ani-
maux domestiques.
644 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
Quant à l'empereur Mommou (697-708), il eut la gloire de
laisser après lui deux codes qui ont traversé les siècles et qui
étaient encore, il y a vingt ans, étudiés dans les écoles japonaises,
sinon en vue d'une application pratique, du moins comme le
monument le plus remarquable de la sagesse antique. Si appa-
rentes que soient à nos yeux leurs imperfections, ce n'est pas un
mince mérite, ni très commun, d'avoir pendant dix siècles in-
spiré ce respect à une nation cultivée et formé la base de son état
social. L'un d'eux contient ce qu'on pourrait appeler le droit admi-
nistratif de l'époque et une partie du droit civil, l'autre la légis-
lation criminelle.
A ce moment, la révolution peut être considérée comme
achevée. Grâce aux documens qui subsistent, il est possible de
se faire une idée assez précise des résultats qu'elle avait pro-
duits.
Voyons d'abord comment fonctionnaient les organes essentiels
de toute société : la famille, la propriété et l'Etat.
La famille se recrutait par le mariage légitime, par le concu-
binat et par l'adoption. L'analogie de cette organisation avec celle
de la famille romaine ne peut manquer de frapper les histo-
riens.
Le mariage était, semble-t-il, un contrat privé, c'est-à-dire à
la formation duquel les pouvoirs publics ne présidaient pas.
La loi n'y intervenait que pour exiger certaines conditions,
comme l'âge de quinze ans pour l'homme, de treize pour la
femme, et l'autorisation des ascendans ; pour prohiber la bigamie ;
enfin pour punir sévèrement l'adultère et n'autoriser la répu-
diation que sous certaines réserves. Le concubinat était, comme
à Rome, une union reconnue par la loi, mais inférieure au ma-.
riage légitime. L'épouse en titre, maîtresse de la maison, avec
l'autorité et la dignité naturellement attachées à cette fonction,
primait les concubines, qui n'étaient que ses servantes ; et la loi
veillait à ce que le mari n'intervertît pas les rôles. L'adoption,
sans avoir alors l'importance qu'elle prit plus tard, intervenait
pour donner à la famille un chef lorsqu'il le fallait.
A la mort du père, ses biens se répartissaient également entre
ses enfans légitimes mâles ; les filles et les enfans de concubines
prenaient une part moindre. Le droit d'aînesse (qui, à partir du
xjii* siècle, devait se généraliser) n'existait alors que pour les
maisons nobles.
DEUX RÉYOLlTIO>S AU JAPON. 6to
Dans un pa^ qui semble n'avoir guère connu le régime pas-
toral, la propriété mobilière devait compter pour bien peu de
chose. Quant à la propriété foncière perpétuelle, elle n'existait
qu'à l'état d'exception. Tous les six ans avaient lieu des partages
de terres entre les familles. La part de chacune variait avec le
nombre, l'âge et le sexe de ses membres. On retrouve là les traits
essentiels du mir russe et des institutions qui ont persisté dans
la race slave. Ces analogies sont d'ailleurs assez naturelles chez
des peuples qui semblent avoir eu pour berceau les mêmes
régions.
L'autorité du monarque était sans limite : sa seule volonté
faisait et défaisait la loi. Il subissait toutefois, comme tous les
souverains absolus, liniluence de son entourage et devait compter
avec les intrigues de palais. Tout le Japon central et méridional
reconnaissait son pouvoir : le Nord était encore indt'pendant.
Les huit ministres qui se partageaient l'administration avaient
au-dessus d'eux un conseil politique, composé de cinq à six per-
sonnes. Tandis que la guerre, la marine et les allaires étrangères
se trouvaient groupées dans un seul ministère, dit des relations
extérieures, les rites, cérémonies, traditions, généalogies et fêtes
civiles ou religieuses, prenant une importance capitale, occupaient
quatre ou cinq ministres.
Depuis 710, le gouvernement, jusque-là nomade, avait dû
adopter un siège fixe.
Les ressources indispensables à une cour déjà luxueuse et au
fonctionnement déjà compliqué des divers services provenaient :
1° du domaine territorial de l'empereur; 2° des impôts; 3° des cor-
vées et de quelques privilèges, dont le plus important était le droit
de battre monnaie. L'empereur, outre ses droits sur toutes ou
presque toutes les terres du pays, avait un domaine propre, qu'il
faisait cultiver, pour en tirer des revenus, sans doute modiques.
Les impôts formaient l'aliment principal du trésor. L'impôt
foncier seul fournissait plus des trois quarts du revenu total. Le
cultivateur payait de 3 à i pour 100 du produit présumé de sa
terre. Pour la plus grande part, l'impôt était perçu en riz. Le fisc
n avait pas lapreté qu'il montre dans nos sociétés modernes. Les
exemptions sont fréquentes : tantôt on dégrève toute une région
pour mauvaise récolte, tantôt tel ou tel cultivateur, pour récom-
penser ses services ou encourager des défrichemens. Plus sou-
vent encore le fisc accorde des délais. Cependant les charges, si
légères en apparence, devaient, en certaines années, paraître
trop lourdes aux imposés (n'oublions pas qu'elles étaient calculées
sur le iproduit présumé de la terre) : car nous voyons les paysans,
G46 REVUE DES DEUX MONDES.
comme ceux du Bas-h]mpire romain, fuir pour y échapper. Les
corvées étaient collectives. Les villages fournissaient et nourris-
saient les hommes chargés de porter le riz dans les greniers de l'Etat.
De même chaque province devait envoyer un certain nombre
d'ouvriers employés soit à la construction ou à l'entretien du
palais, soit à la culture des rizières impériales, des chevaux, des
hommes d'armes et des servantes, — que les règlemens recom-
mandent de choisir jeunes et jolies.
Les monnaies métalliques étaient encore peu employées. Les
premières étaient venues du continent. En 708, le gouvernement
japonais en fit frapper d'autres dans le pays. Mais il ne réussit
pas à en répandre l'usage : les paiemens continuèrent à se faire en
riz. Lui-même payait ses fonctionnaires avec cette denrée.
Les textes font mention d'une noblesse ; mais ils négligent
de nous éclairer sur son origine, son organisation et ses privi-
lèges. Probablement elle se composait de toutes les personnes
issues de la famille impériale, des grands fonctionnaires et des
hommes les plus riches.
Le clergé bouddhiste formait un corps assez puissant pour
que le gouvernement craignît d'appliquer à un bonze les peines
de droit commun. Ses chefs étaient tous des savans. Beaucoup
approchaient le trône de trop près pour ne pas empiéter quelque
peu sur les pouvoirs politiques. On voit poindre, dans les décrets
du viii« siècle, la crainte de cette influence et le désir de la di-
minuer.
La majorité de la population se composait d'agriculteurs.
C'est à peine si, dans les textes, il est parlé des industriels et des
commerçans. Les empereurs encourageaient les défrichemens par
des distinctions honorifiques, des exemptions de taxes ou des con-
cessions de terres. De plus, ils défendaient aux nobles de consa-
crer à la chasse au delà d'une étendue déterminée de territoire.
Les gouverneurs avaient ordre de s'enquérir des besoins de l'agri-
culture et de dresser des rapports périodiques sur les inondations
et la destruction des insectes nuisibles. Cette sollicitude se con-
çoit d'autant mieux que c'était l'agriculture qui, dans la somme
des contributions, formait les gros chiffres. Par suite de l'impor-
tance capitale des rizières, la distribution de l'eau provoquait de
sérieuses difficultés et de fréquens règlemens. Aussi la construc-
tion d'un canal d'irrigation était-elle récompensée comme un dé-
frichement. Les Japonais inauguraient le système d'irrigations
dans lequel ils devaient passer maîtres.
Le gouvernement entassait dans ses greniers d'énormes ré-
serves de riz qu'il prêtait ou donnait dans les années de disette.
Di:rX RKYOLITIONS AU JAPON. 647
Certaines des mesures prescrites nous sembleraient aujourd'hui
l.'gèrement entachées de socialisme. C'est ainsi qu'au besoin il
ordonnait aux riches de nourrir les pauvres.
Des barrières établies aux cols des montagnes ou sur la fron-
tière des provinces étaient destinées à empêcher les paysans de
déserter leur village. Ces désertions d'ailleurs exposaient leurs
auteurs à la peine de l'esclavage. Enfin mentionnons une coutume
qui devait contribuer aies rendre plus rares : nous voulons parler
d'une espèce de solidarité sut (jencris que la loi et les mœurs
avaient cn-ée entre les familles. Elles devaient se grouper par
quatre ou cinq sous la direction d'un chef qu'elles choisissaient
avec l'approbation du gouvernement. Chacun des membres du
groupe était civilement et même pénalement responsable des
fautes de tous les autres. On conçoit qu'il y avait là un système
de surveillance réciproque et de police gratuite fort ingénieux.
L'esclavage était appliqué comme peine et les parens vendaient
parfois leurs enfans. Mais pour se faire une idée de la condition
des esclaves, il faut chercher des analogies dans les premiers
temps de la République romaine. De même race que son maître,
l'esclave japonais était une sorte de domestique, vivant dans la
maison avec la femme et les enfans, presque un membre de la
famille.
Les infractions à la loi sont, dans le code criminel de Mom-
mou-Tenno, l'objet d'une longue et minutieuse énumération.
Il classe à part sous le nom de crimes atroces un certain nom-
bre d'entre elles qui semblent avoir pour caractère commun d'im-
pliquer une sorte de sacrilège : la destruction des temples, le vol
d'objets sacrés, les complots contre l'empereur ou sa famille,
le meurtre d'un ascendant ou d'un professeur par son élève, etc.
— 11 institue cinq peines : les verges, la bastonnade, les travaux
forcés, la déportation et la mort. Chacune d'elles comporte d'ail-
leurs un certain noml)ro de degrés. Il permet, sauf dans quelques
cas, la conversion des peines corporelles en peines pécuniaires,
d'après un tarif rigoureusement fixé. Mais ce n'est pas la compo-
sition des lois barbares. Loin que la famille de la victime reçoive
le prix du sang, il lui est sévèrement interdit de pactiser avec le
coupable. A l'administration seule appartient le droit d'accorder
ou de refuser la conversion.
Les mesures d'instruction prescrites par ce code marquent un
progrès sensible sur ce qu'on connaît de la législation antérieure.
Les épreuves par l'eau et le feu ont disparu. La torture subsiste,
mais sans tous les raffinemens de cruauté qui avaient été imaginés
auparavant. La dénonciation est déclarée obligatoire ; mais les
(;48 REVUE DES DEUX MONDES.
proches parens et les serviteurs des coupables sont dispensés de
cette obligation. La dénonciation d'un ascendant ou d'un frère
aîné est même prohibée et punie. L'aveu du coupable entraîne
son absolution, s'il est intervenu avant la découverte du cTime.
Le juge s'éclaire surtout par l'interrogatoire de l'accusé et la dé-
claration des témoins. Sur ce point encore, la loi manifeste une
mansuétude et un souci de la justice remarquables : elle dispense
de l'obligation de porter témoignage les enfans, les malades, les
vieillards de plus de 70 ans, les proches parens de l'accusé et ses
esclaves.
III
Ce n'est pas sans surprise que, jetant un coupd'œilen arrière,
nous mesurons le chemin parcouru en moins de deux siècles,
c'est-à-dire depuis l'introduction du bouddhisme jusqu'à la rédac-
tion des codes de Mommou-Tenno. La transformation n'était pas
seulement apparente et superficielle. Partis de l'état sauvage ou
peu s'en faut, les Japonais s'étaient approprié le meilleur de la ci-
vilisation chinoise. Si leurs progrès sentaient l'imitation, faut-il
sen étonner? Comme les Gaulois, les Germains et les Russes,
les Japonais devaient commencer par imiter. Mais les institutions
-nouvelb's n'allaient pas tarder à se développer et se modiher
pour donner lieu à une civilisation originale.
Insistons sur ce point de vue. A bien des égards, le Japon n est
pas resté à la remorque de la Chine. Il a gardé quelque chose de
son ancienne phvsionomie, de ses coutumes et de ses croyances.
La transplantation d'une plante étrangère sur le sol japonais de-
vait produire des fruits d'une saveur particulière.
Les Japonais possédaient-ils, avant de connaître les Chinois,
une écriture propre? C'est fort peu probable et tout à fait incon-
ciliable avec les documens de Ma-touan-lin. Quoi qu'il en soit il
est certain qu'au viii" siècle les caractères idéographiques des
Chinois régnaient sans partage.
On sait sans doute que cette écriture offre, entre autres incon-
véniens,ceux de développer lamémoire au détriment de la raison,
de manquer de souplesse pour traduire les nuances de la pensée,
et surtout de mettre obstacle à la diffusion des connaissances.
Aristocratique entre toutes, elle crée entre les lettrés et le peuple
un fossé infranchissable. C'est pourquoi, dès le ix« siècle, les
Japonais furent amenés à imaginer une écriture syllabique com-
posée de 47 signes, c'est-à-dire relativement très simple, bi celle-
ci n'a pas détrôné chez eux l'écriture chinoise, elle permet du
DEIX IIKVOI.ITIONS Al JAPON. 649
moins do elonner à la masse do la population une instruction élé-
mentaire. IF}' a là, en somme, un très réel progrès, que les Chi-
nois n'ont pas fait.
En Extrême-Orient l'éorituro et la littérature se tiennent de si
près que le Japon devait être conduit à s'inspirer de la littérature
chinoise. Toutefois le génie propre do la nation s'est donné car-
rière dans les genres populaires, les romans, les contes, les lé-
gendes, les pièces de théâtre et les chansons, qui rappellent un
peu nos fabliaux, nos chansons de gestes, nos mystères et nos
vieilles chroniques.
En matière roligiouse non plus l'imitation ne fut pas servile.
La Chine, au vni'' siècle, se partageait oniro le bouddhisme et le
taosséisme, sans parler des doctrines de Confucius. Les Japonais
firent preuve d'un heureux discernement, en laissant à leurs voi-
sins le taosséisme. De plus, ils donnèrent aux dieux nationaux
une place dans le nouveau Panthéon. Enfin le bouddhisme lui-
même se développa et se transforma. En quelques siècles, huit
ou dix sectes se fondèrent, les unes s'inspirant de la philosophie
la plus élevée de Çakya-Mouni, les autres mieux adaptées peut-
être aux besoins intellectuels des classes inférieures.
Enfin l'art fournit un dernier témoignage de l'originalité que
les Japonais ont su allier à leur goût pour l'imitation. L'art chi-
nois semble plus puissant, plus grandiose et plus fortement créa-
teur. Mais l'art japonais est plus souple, plus fin et plus près de la
nature. Si le céramiste chinois l'emporte quelquefois parla science
de ses procédés, son confrère japonais lui est supérieur par le
goût et le talent d'harmoniser les couleurs. En peinture, à côté des
écoles japonaises qui se réclament de la Chine, il en est qui lui
doivent bien peu. Elle n'ofîre rien d'analogue, par exemple, aux
œuvres popularisées par la gravure, comme celles à'Hokousai ou
de Hiroshige, de Tosa, de Toba ou de Klosai. En architecture,
l'analogie n'existe même plus, sauf dans les monumcns sacrés :
les maisons japonaises sont des modèles d'élégance et de gaité; les
rues des villes, largement aérées, sont saines et riantes dès que
paraît un rayon de soleil ; en Chine, la maison est triste et sombre ;
les rues étroites respirent la puanteur et l'humidité. Bref, l'art
japonais procède de l'art chinois, mais sans en être une copie,
et sur bien des points l'élève a dépassé le maître.
IV
Quand, en 1342, des Portugais furent conduits par les hasards
de la navigation sur les côtes du Japon, ils y trouvèrent, au lieu
630 REVUE DES DEUX MONDES.
de l'empire que nous venons de décrire, un régime féodal vieux
déjà de plusieurs siècles. On sait comment, de ce contact avec les
Européens, sortit, trois siècles plus tard, une révolution politique
et sociale qui dure encore. Nous n'entreprendrons ni de peindre
la féodalité japonaise, ni de raconter l'accueil fait aux Européens
et l'histoire du Japon de 1542 à 1834. Ces faits ont été racontés
ici même dans des articles auxquels on peut aisément se ré-
férer.
Les supposant connus, nous comparerons brièvement, ainsi
que nous l'avons annoncé, la révolution du vi'' siècle à celle d'au-
jourd'hui.
On peut remarquer tout d'abord qu'aux deux époques les Ja-
ponais ne sont venus ni immédiatement, ni directement à la ci-
vilisation étrangère. Lorsque le prince iS/zo/oA-oz^-J^zs/ii triompha,
comme on a vu plus haut, leurs rapports avec le continent asia-
tique duraient depuis six siècles, sans que la supériorité de la
civilisation chinoise les eût séduits. Et ce ne fut pas, au vi^ siècle,
cette supériorité qui les lança dans l'étude des livres chinois : ce
fut le désir tout religieux de mieux connaître l'enseignement
du Bouddha. De même, après avoir, au xvi^ siècle, largement
ouvert leurs portes aux hommes de l'Occident, ils les fermèrent
brusquement, et, durant près de deux cents ans, les progrès de la
civilisation occidentale au Japon furent à peine sensibles. Il fallut
les événemens de 1834 à 1868 pour les pousser dans la voie nou-
velle. On sait qu'en 1854 leur gouvernement ne négligea rien
pour empêcher les Occidentaux de pénétrer sur son territoire. Il ne
fut pas le plus fort et dut signer des traités qui étaient aux Japo-
nais deux des prérogatives les plus importantes de la souverai-
neté : la liberté douanière et la juridiction sur les étrangers.
Comment rompre ces traités? On essaya d'abord de la ruse et de
la violence, mais vainement. Il parut aux Japonais que le seul
moyen de recouvrer leur indépendance était de reconstituer
leurs forces de guerre pour être en mesure de saisir un jour la
première occasion favorable. Tel fut le premier moteur de la
révolution moderne. L'occasion rêvée tardant à se présenter, ils
négocièrent. Mais on leur opposa toujours l'infériorité de leur
justice. Pour lever l'objection, ils modifièrent leurs lois et réor-
ganisèrent leurs tribunaux. Par cette porte ouverte toutes nos
institutions ont fini par pénétrer dans la place. Aujourd'hui les
classes dirigeantes reconnaissent la valeur propre de la civili-
sation occidentale. Beaucoup l'admirent, sinon en totalité, du
moins dans telle ou telle de ses manifestations. Mais il est cer-
tain qu'il y a quarante ans le sentiment général du pays à l'égard
DEUX RÉVOLITIONS AU JAPON. 651
de cette mèfte civilisation était tout autre que l'admiration.
A côté de ces analogies, on doit niaivjucr bien des ditïérences
entre les deux révolutions. Celle du vi sit'cle sbpérait chez un
peuple enfant, tout prêt à s'ouvrir aux premières impressions du
dehors : aujourd'hui le Japon possède tout un passé illustre, une
masse énorme de traditions, de croyances, de préjugés difficile-
ment conciliables avec les nôtres, un idéal difîérent de l'idéal
européen. En revanche, il est vrai, le Jaj>onais contemporain a
des besoins moraux et un développement intellectuel qui man-
quaient à ses ancêtres. D'autre part, ceux-ci furent emportés jadis
par le moteur le plus puissant peut-être des actions humaines,
l'enthousiasme religieux. Qui pourrait dire de combien de siècles
eût été reculé l'avènement de la civilisation japonaise sans l'im-
pulsion qu'il leur donna? Or ce mobile semble bien faire défaut
aujourd'hui. Au xvi" siècle, le christianisme parut quelque temps
appelé aux plus brillantes destinées sur la terre jaj)onaise. Les
missionnaires virent accourir à eux par milliers les indigènes de
toutes classes : paysans, samouraï et daimios. Pour faire pièce
au clergé bouddhiste, le chef du pouvoir lui-même les favorisa.
Mais ces premiers succès ne durèrent pas. Par suite d'un revire-
ment encore mal expliqué, le gouvernement donna ordre aux
missionnaires de cesser leurs prédications. Ils résistèrent et pro-
voquèrent ainsi une affreuse persécution. Leurs néophytes furent
exilés ou massacrés. On put croire que tous les germes de la
foi nouvelle étaient étouffés.
Lorque les missionnaires, après les événemens de 1854, repa-
rurent au Japon, ils y retrouvèrent les traces des conversions an-
ciennes et conçurent les plus hautes espérances. Depuis lors il
a fallu bien en rabattre. Ce n'est pas que le gouvernement conti-
nue aies persécuter : bien au contraire, il les encourage et leur
accorde des facilités d'établissement qu'il refuse aux négocians.
Mais la prédication glisse sur la population indigène comme l'eau
sur le marbre, sans la pénétrer. Les classes supérieures ne voient
dans le missionnaire catholique ou protestant qu'un professeur
de langue anglaise ou française, de sciences ou de lettres. Si on
écoute son enseignement religieux, c'est comme une superfluité
qu'il faut subir par surcroît. Quant aux classes inférieures, elles
restent bouddhistes. On compte au Japon moins de cent mille
chrétiens. Qu'est-ce sur une population de quarante millions d'ha-
bitans?
Enfin, au vi" siècle, la civilisation qu'empruntait le Japon
était celle d'un peuple de même race. Or cette communauté
d'origine implique une certaine analogie de tempérament, de be-
652 REVUE DES DEUX MONDES.
soins, de goûts et d'idéal. 11 est impossible de n'en pas tenir
compte.
Nous aurons à voir si, à ces différences dans les origines et les
conditions des deux révolutions, ne correspondent pas d'autres
différences dans leurs effets et leur portée. Pour l'instant, toute
discussion à ce sujet serait prématurée. Mieux vaut étudier en
lui-même le mouvement contemporain.
V
Dans l'ordre matériel, les progrès sont indiscutables. Ce pays,
qui en 1870 n avait que des chemins médiocres, voit aujourd'hui
ses provinces les plus reculées, et Yezo même, son Algérie, sil-
lonnées de bonnes et larges routes, que parcourent les voitures
publiques. Une grande ligne de chemins de fer traverse l'île prin-
cipale dans toute sa longueur. Des embranchemens s'y rattachent
dont les trois principaux relient les deux mers. A Yezo et à Kiou-
Siou, d'autres lignes unissent entre eux les principaux centres.
En douze ans, le parcours exploité a décuplé : il atteignait
1900 milles anglais à la fin de 1893. Et ce ne sont pas, comme
l'ont cru des touristes trop spirituels, de dangereux joujoux créés
pour la joie et l'ébahissement des populations. Les bénéfices réa-
lisés sont la meilleure preuve du contraire : ils feraient envie à
bien des sociétés européennes. Ce succès des chemins de fer n'a
d'ailleurs pas empêché le nombre des voitures et chariots de tri-
pler depuis dix ans.
Le réseau télégraphique s'est développé dans les mêmes condi-
tions, et on est surpris de voir que les habitans en aient si vite
apprécié l'usage. Les services postaux fonctionnent d'une façon
très satisfaisante même pour des Occidentaux et prennent d'an-
née en année un accroissement analogue. La progression est d'ail-
leurs aussi constante pour les lettres que pour les journaux et
imprimés, pour les relations intérieures que pour les relations
internationales: Une centaine de chaloupes à vapeur et plus d'un
millier de grands voiliers de forme japonaise sillonnent constam-
ment les fleuves, les canaux et les lacs. Les radeaux sont plus
nombreux encore. Les principaux ports voient se succéder sans
interruption les navires étrangers ou indigènes. Aussi les impor-
tations sont-elles montées de 53 millions de francs en 1868 à
174 millions en 1880, 260 millions en 1888, et 300 en 1893. Les
exportations ont suivi le même mouvement ascensionnel, avec
des chiffres un peu plus élevés.
Est-ce là, comme on a donné à l'entendre, une prospérité
DLLX RKVOLLTIONS AU JAPON. 653
toute on fiH'aJ^, un progrt>s plus apparent que réel, un irompc-
l'ivil habilement ménagé par le gouvernement? De pareilles as-
sortions sont puériles. Tout indique, au contraire, que les Japo-
nais, du haut en bas de l'échelle sociale, ont su profiter pour
améliorer leur état matériel, seul en cause jusqu'à présent, de
nos procédés, de nos méthodes et de nos instrumens. De 1879 à
189.1, la surface des terres cultivées en céréales s'est accrue d'un
dixième et le rendement moyen d'un huitième. La production
du thé a augmenté d'un cinquième et celle de la soie a doublé
dans la même période. Mêmes résultats dans l'industrie. Les
mines de charbon, d'or, d'étain et de cuivre ont triplé leur ren-
dement depuis 1882; celui du soufre a sextuplé, celui du pétrole
a décuplé.
Les industries d'exportation se sont singulièrement dévelop-
pées; c'est ainsi que le Japon expédie aujourd'hui au dehors
vingt fois plus de papier et presque cent fois plus d'étoffes de soie
ou de coton qu'eu 1877. Assurément les produits japonais com-
mencent à faire concurrence aux produits similaires étran-
gers même en Europe. On a vu dans les expositions récentes, à
Tokio par exemple, les fabricans japonais apporter quantité
de marchandises à l'instar de Paris. Les touristes s'en plaignent
ironiquement. Leur désillusion se conçoit : quarante-cinq jours
de mer pour retrouver les contrefaçons imparfaites du Bon-Mar-
ché ou de la Belle-Jardinière ne sont pas pour mettre ou belle
humeur. Mais l'ironie est-elle de mise? Ces imitations manquent
d'élégance, d'accord; mais elles suffisent aux gens du pays et,
sans nous fermer absolument le marché indigène, elles eu
alimentent les trois quarts. Pour certains articles, comme la cris-
tallerie, la parfumerie, les parapluies, la chaussure, les allu-
mettes, l'importation étrangère a presque cessé, quoique la con-
sommation s'accroisse. Pour d'autres, elle d&meure stationnaire.
Enfin le Japon exportait encore hier, en Corée, pour six à huit
millions de savons, de couteaux, de parapluies, etc., c'est-à-dire
de ces objets de nouvelle fabrication. C'est peu, sans doute, en
soi; mais comme pronostic ces chiffres méritent l'attention.
Qu'il se rencontre un industriel européen assez osé et assez
habile pour faire fabriquer au Japon, sous sa direction et à des-
tination de l'Europe, quantité de ces objets que nous payons si
cher; la place qu'il occuperait sur nos marchés pourrait causer
plus d'une surprise. Les forêts du pays sont riches d'essences
propres à l'industrie. L'ébéniste japonais n'a pas d'égal hors l'ou-
vrier français. Or, tandis que ce dernier gagne de G à 10 francs
par jour, le Japonais se contente de 1 à 2 francs. Les charpen-
gg4 REVUE DES DEUX MONDES.
tiers et les tailleurs gagnent de 2 francs à 2 fr 50. Les manu-
factures paient leurs ouvriers de 1 à 2 francs dans la capitale
et beaucoup moins en province. Quant aux femmes, elles touchent
rarement plus d'un franc. Sans doute ces gens sont encore mex-
périmentés dans la confection de nos produits, mais ce nest la
qu'affaire d'éducation. Sans doute aussi les marchandises ainsi
fabriquées ne pourraient parvenir sur nos marchés que grevées
des frais de transport, mais ces frais sont presque msignifians.
Il est vrai enfin que l'ouvrier japonais n'a m la vigueur m la
force de résistance des ouvriers français ou anglais. Mais 1 en-
traînement atténuerait cette différence, qui d ailleurs n est pas
du tout en proportion de la différence des salaires. En somme,
pour le même prix, le Japonais ferait deux ou trois fois plus
d'ouvrage : c'est le point essentiel.
Ajoutons que les embarras que soulèvent chez nous les ques-
tions ouvrières n'ont pas encore troublé l'Extrême-Orient. On n y
connaît encore ni les grèves, ni la Bourse du travail, m le pro-
blème des trois-huit. Or, si légitimes que puissent paraître les re-
vendications du quatrième état, elles n'en créent pas moins, dans
la lutte internationale, une infériorité notable pour le pays ou
elles se manifestent. • j • ,
En somme, le Japon devance déjà bien des pays qui, depuis
des siècles, sont en contact avec l'Europe, comme 1 Egypte, la
Turquie ou le Maroc. A moins de supposer les rapports du gou-
vernement systématiquement faussés chaque année, ce que rien
n'autorise à croire, il faut bien se rendre à ^é^ddence et convenir
que toutes les indications fournies jusqu ici s accordent a etablii
une activité et une prospérité peu ordinaires. Les chifïres de la
population prouvent d'ailleurs que cette croissance rapide n a pas
affaibli les forces vives du pays. De 1883 à 1893, la population
s'est élevée de 37452000 âmes à 41090000, soit presque dun
dixième en dix ans.
VI
Les modifications dans l'organisation sociale et politique du
pays prêtent davantage à la discussion : en cette matière, la vente
absolue est plus difficile à démêler. Les chiffres à cet égard, ne
sauraient fournir des argumens péremptoires. Encore donnent-
ils cependant des indications précieuses. Ils établissent surtout
la persévérance du gouvernement et de la nation.
L'organisation de la famille n'a pas sensiblement changé
depuis 1854; elle est restée, dans ses traits essentiels, telle que la
i>Kr\ RKVoLrnoNs al' jm'on. G55
peiirnait M. Bousquet. Lo in;iriag;o, lo concubinal et l'adoption
en forment la base. Le pouvoir de son cliercsl limité en fait par
la nécessité de consulter les parens dans les circonstances graves.
Il a sous son autorité une femme de premier rang et quelquefois
une ou plusieurs épouses de second rang, des enfans et des frères
ou sœurs cadets. Le chef mort est remplacé, sauf indignité ou
incapacité, par l'aîné des enfans. Cet état dure depuis des siècles,
mais des signes pré'curseurs permettent de prévoir quelques chan-
gemens. Sans jouir encore du droit do contrôle qu'elle s'attribue
chez nous, l'autorité publique intervient, dans les relations fami-
liales, beaucoup plus soumiiI qu autrefois et sous une forme nou-
velle. Tout doucement les tribunaux font passer dans leur juris-
prudence nos principes juridiques. L'état civil prend une pré-
cision qui lui manquait. Le mariage n'est pas encore, comme
chez nous, ^œu^Te d'un officier public; mais il doit être déclaré
à la mairie dans les trois jours. La tutelle s'organise. Vaï un mot
la famille n'rsl plus un gioupe fermé aux regards de l'Etat : la
porte s'entr'ou\Te.
La femme japonaise aspire à prendre chez elle et dans la
société une place (jui lui avait été refusée jusqu'ici. Longtemps
elle s'est montrée réfractaire aux idées nouvelles, mais, depuis
dix ans, les choses ont bien changé. Les réformes des jnogrammes
d'enseignement ont insensiblement produit leur effet. Voici que
les jeunes filles apprennent le français ou l'anglais, lisent nos écri-
vains et envient la situation que font nos mœurs à leurs sœurs
d'Europe. Des revues se sont fondées, qui tiennent à la fois du
Journal des demoiselles et du Droit des femmes, c'est-à-dire mêlent
les modes aux revendications féminines. S'il csl d'ailleurs difficile
de savoir jusqu'à quel point ces revendications trouvent de l'écho,
on peut aisément en revanche constater le succès des toilettes
étrangères. Dans les bals, par exemple, le costume national avait,
en 1888, presque entièrement disparu. L'impératrice y figurait
avec des ajustemens venus de Paris ou de Berlin. La réaction qui
s'est, paraît-il, manifestée vers 1890, sera fatalement éphémère.
Ce sont, il faut bien le dire, les hommes qui ont donné l'exemple.
Xon qu'ils préfèrent nos vêtemens aux leurs; mais ils savent
qu'en dépit du proverbe on juge le moine sur l'habit, et que la
robe japonaise, si elle ne crée pas la différence entre eux et les
Européens, la souligne du moins aux regards. La crainte du pit-
toresque est, à leurs yeux, le commencement de la sagesse.
Le régime des biens a subi, depuis 1868, une subversion to-
tale. Le domaine éminent qui appartenait au souverain ou aux
seigneurs sur les terres est supprimé. La propriété libre, telle
65G REVUE DES DEUX MONDES.
que nous la connaissons, forme la règle. Des lois spéciales ont
commencé l'organisation du régime hypothécaire et rendu publi-
ques les transmissions immobilières. En 1880 un nouveau code
pénal a été promulgué. Ce code, préparé par les soins d'un sa-
vant professeur de la Faculté de Paris, s'inspire de la loi fran-
çaise, dont il corrige les imperfections. Depuis le l"' janvier 1881
il est appliqué par les tribunaux, et jamais cette application n'a
donné lieu à d'autres difficultés que les controverses juridiques
que soulèvent toutes les lois.
La féodalité territoriale semblait, il y a quarante ans, iné-
branlable, avec, à sa tête, un chef plus absolu que le tsar. De-
puis 1868, le gouvernement s'est efforcé de préparer l'application
du régime nouveau par un ensemble de mesures mieux gra-
duées qu'on ne le croit en général. Successivement on l'a vu
créer, pour discuter les lois, un Sénat et un Conseil d'Etat ana-
logues à ceux que créait en France la constitution de l'an VIII,
puis des conseils généraux pour administrer les affaires locales.
Chaque année, les ministres appelaient près d'eux les chefs des
services provinciaux (préfets, présidens de tribunaux et de
cours, etc.) pour étudier les besoins des populations et rédiger
les ordonnances de réformation. En 1889, enfin, l'empereur a
octroyé une constitution au pays et convoqué un Parlement.
Cette constitution, assez analogue à notre charte de 1814, n'a
rien de très caractéristique. Le pouvoir législatif y est confié à
deux Chambres : une Chambre haute, composée des princes du
sang, des délégués de la noblesse et de membres nommés par
l'empereur; une Chambre basse, formée par les députés élus au
suffrage direct restreint. L'empereur se réserve : i" la sanction
des lois ; 2° le droit d'émettre des décrets complémentaires ; 3° la
proclamation de l'état de siège, avec des pouvoirs extraordi-
naires, au cas de péril public ; 4° le privilège de déclarer la
guerre et le commandement des troupes de terre et de mer. Il
reconnaît à ses sujets la liberté de conscience, de circulation et
de pétition, avec le droit de ne payer d'impôts que ceux votés
par les Chambres.
Quand le Parlement se réunit pour la première fois en novembre
1890, le gouvernement choisit pour président de la Chambre
des pairs un ex-premier ministre qui avait présidé aux réformes,
pour leader de la Chambre des députés un des chefs de l'opposi-
tion constitutionnelle. Depuis lors, le Parlement ou plutôt la
Chambre des députés et le pouvoir exécutif ont fait assez mau-
vais ménage. Les novateurs se sont donné carrière, comme on
pouvait s'y attendre : le gouvernement a résisté. Le dissentiment
PF.l N. lUiVOLlTlONS M JAPON. ^>'>'7
a surtout Dorté sur iUhix points particulicivnuMit ilélicats : la
réductii^u Sos déponst's et la revision des traités avec les l':iats
étran-ors. D'une part, la Chamluv vote des dé^n^vemens et d(>s
réductions de dépenses que le -ouveruement estime incompa-
tibles avec le bon fonctionnement des services publics. D autre
part, les députés expriment le sentiment p'uéral du pays en exi-
^-eant la dénonciation inim.-diate des traités. Mais les minislres,
fn^truits par rexpérience, jugent qu'ils ne gagneraient rien à
user de violence. Celte seconde diflicullé semble devoir bientôt
disparaître. Mais le gouvernement impérial a dû trois fois déjà
dissoudre la Cbambre et en appeler au pays. C'est l)eaucoup en
cinq ans. Toutefois v a-t-il lieu de s'en étonner outre mesure et
de conclure à limpossibilité d'acclimater jamais le régime parle-
mentaire au Japon ?
Le régime parlementaire est un instrument bien délicat pour
un peuple si neuf à la vie p.ditique. Ce n'est ni l'intelligence, ni
l'habileté, ni même la patience qui manquent aux Japonais. Leurs
hommes d'F''tat comi.rennent fort bien le fonctionnement des in-
stitutions empruntées à llùin.pe, et plus d'une fois le pays a fait
preuve de sagesse. Ajoutons qu'il a toujours compté d'excellens
administrateurs. Mais il faut avouer que l'existence antérieure du
Japon l'a mal i)iéparé à la liberté moderne. Les nations euro-
péennes puisent dans une longue tradition historique le senti-
ment du f/roi/ qui leur donne plus ou moins le courage de résister
au pouvoir. C'est ce sentiment cpii cn'-e des citoyens, c'est-à-dire
des membres du corps social, participant, pour leur quote-part,
à la gestion des affaires publiques. Or, durant de longs siècles,
les Japonais ont été plies à obi-ir non à des lois, mais à des vo-
lontés. Le peuple était soumis au bon plaisir des saynoiiraï, qui
eux-mêmes obéissaient aveuglément aux grands seigneurs {daï-
mio , tandis que ceux-ci tremblaient devant le souverain [shogun).
L'histoire mentionne bien les résistances courageuses qui se sont
produites à tous les degrés de cette échelle sociale. Mais les
hommes d'élite qui se sacrifiaient ainsi sentaient eux-mêmes
qu'ils n'étaient que des révoltés, et la masse, tout en les admi-
rant, trouvait naturel qu'ils fussent mis à mort. Rien dans le passé
n'a donc préparé les Japonais au régime démocratique et parle-
mentaire qui est devenu le leur. Les comptes rendus des Chambres
témoignent d'une grande inexpérience, mais on peut compter que
cette inexpérience disparaîtra, et l'éducation politique du pays
marchera vite. Depuis plusieurs années la presse jouit d'une
liberté que nous aurions enviée il y a trente ans seulement. Si
les résultats en sont encore minces, c'est que les journalistes
TOiiE cxxxi. — 1893.
638
REVUE DES DEUX -MONDES.
avaient eux-mêmes à faire leur apprentissage. Ignorant les motifs
des actes du gouvernement et parfois l'existence même de ces
actes, ils en étaient réduits à disserter dans le vide, c'est-à-dire
qu'ils se lançaient dans des discussions académiques sur les
grandes questions constitutionnelles ou se bornaient à critiquer
au hasard les intentions présupposées des ministres. La publi-
cité des Chambres leur fournit maintenant un aliment plus sub-
stantiel,
^ Dautre part, le gouvernement n'a rien négligé pour contribuer
à l'éducation des classes supérieures. Les écoles de droit se sont
multipliées. Des professeurs, dont plusieurs Français, ont vulga-
rise les principes du droit public et privé européen. Une section
de 1 Université impériale correspond assez bien à notre École des
sciences politiques. L'initiative privée a crée dans les principaux
centres d'autres écoles de droit. Celles de Tokio comptent à elles
seules près de 3 000 étudians. Loin de les redouter, l'État les encou-
rage, les subventionne, leur fournit indirectement des professeurs
et contrôle les examens de leurs élèves. De tels efforts donneront
assurément la science à la génération nouvelle. Lui donneront-
ils ce sentiment des droits et des devoirs civiques sans lequel
on ne saurait concevoir la liberté politique? Pourquoi non? A cet
égard, la transformation du droit positif a beaucoup fait et fera
plus encore. Les lois, il y a trente ans, n'étaient guère connues
que des juges ; on ne les publiait pas. L'idée que les pouvoirs du
gouvernement eussent des bornes ne s'était pas fait jour au
moins chez les gens du peuple. Aujourd'hui chacun connaît ou
peut connaître exactement la limite de ses droits. La constitution
et les codes sont publiés; les lois paraissent au journal officiel
Le nombre des actions intentées à l'État ou à ses fonctionnaires
va croissant. Ainsi pénètre peu à peu, des couches supérieures
dans les couches inférieures, l'idée de droit et de justice c'est-
a-dire 1 idée la plus propre à élever le niveau moral d'une nation
Avec elle s'est propagé le sentiment de l'égalité. L'empereur'
qui avant 1868, ne se montrait jamais aux populations et que
celles-ci tenaient pour le représentant de la divinité, a donné
1 exemple. I reçoit maintenant les étrangers et ses propres sujets
sinon avec la simplicité d'un roi constitutionnel, du moins avec
inhmment de bonne grâce et de courtoisie. L'ancienne aristocratie
foncière na pas tout à fait perdu le prestige que lui assuraient
ses richesses et sa haute situation; mais son seul privilège sérieux
est maintenant le droit qu'elle possède de former la majorité dans
la Chambre .les pairs. Tout au plus peut-on compter, parmi les
grands fonctionnaires et les officiers supérieurs de l'armée quatre
DEIX IIKYOLITIONS Al JAPON.
G59
ou cinq ilesCtiulans dos aiuiennos familles de ddïnï/o. Quant aux
anciens rta, qui constituaient avant la révolution une véritable
classe de parias, ils ont conquis l'égalité devant l'opinion coninio
devant la loi.
La nouvelle organisalii»u administrative se complète et se
perfectionne. Le Japon a maintenant ses préfets et ses sous-préfets,
un Conseil dKtat. et une Cour des comptes qui applique en général
nos réglemens sur la comptabilité publique. Depuis quinze ans,
ces rouages fonctionnent régulièrement. Dn ne soutient plus
guère maintenant que les lînances japonaises soient dans un état
déplorable. On pouvait le croire vers ISSO, (luand les importa-
tions dépassaient de beaucoup les exportations et que le papier-
monnaie baissait à mesure que se multipliaient les émissions.
Mais aujourd'hui le papier, remboursable à caisse ouverte, comme
nos billets de Banque, est au pair; l'argent a reparu dans la cir-
culation: les exportations, depuis plus de dix ans déjà, excèdent
les importations ; le gouvernement, qui enii.runlait à 10 pour lllU,
trouve depuis dix ans des capitaux à .'i pour 100 et au-dessous;
la dette publique est modeste, et tous les budgets se soldent
par des cxcédcns. Lnlin l'indemnité chinoise va remplir le
trésor.
Avant iSno, c'est-à-dire avant la création des deux Chaml)ies,
l'administration linancière se contrôlait elle-même. On l'accusait
d'avoir en réserve des quantités formidables de papier et de les
répandre secrètement (accusation d'ailleurs contraire aux données
de la science économique). On déclarait faux les états de recettes
et de dépenses qu'elle publiait. Ne discutons pas le passé. La
confiance naît de la publicité. Le Japon recueillera les bénéfices
de son nouveau régime.
Vil
Ces réformes dans la législation et dans l'organisation poli-
tique du Japon ont-elles entraîné une transformation morale .^ Si
les lois, notamment les lois civiles et pénales d'un pays, peuvent
influer sur l'état moral de ses habitans, ce qu'il est difficile de
nier, il faut convenir que le Japon a fait, depuis 1880 surtout,
plusieurs pas dans la voie du progrès.
Les statistiques ne permettent pas d'affirmer qu'il y ait amé-
lioration de la moralité des populations. Le nombre des grands
crimes est en décroissance. Mais celui des délits a augmenté.
Toutefois il faut tenir compte des perfectionnemens apportés aux
movens de répression. Aussi ne saurions-nous accepter sans ré-
660 REVUE DES DEUX MONDES.
serves les appréciations formulées dans un ouvrage, d'ailleurs fort
remarquable, qu'a publié M. de Villaret sur le Japon : « La re-
ligion n'existe plus, dit-il; les idées d'honneur, de dévouement, de
désintéressement qui caractérisaient les classes supérieures, qui
faisaient des samouraï une caste à sentimens élevés, héroïques,
surhumains parfois, ont fait place trop généralement aux aspira-
tions les plus vulgaires. » Si nous ne trouvionsdans cette phrase un
mot exotique, nous pourrions croire [que l'auteur fait le procès
au monde moderne tout entier.
Les vertus propres à l'âge féodal se sont en effet partout
éclipsées, parce qu'elles étaient peu compatibles avec les luttes
actuelles. En revanche, les Japonais ne reverront plus ni ces bri-
gands célèbres, chevaliers errans du crime, dont les aventures
peu édifiantes ont défrayé les romanciers et les artistes, ni les
seigneurs cruels et efféminés qui terrorisaient leurs vassaux.
Le moyen âge est clos pour le Japon. Des vertus nouvelles sont
nées chez ses habitans dont il n'est que juste de leur tenir compte :
l'amour du droit et le respect de la parole donnée, le patriotisme,
le sentiment de la discipline, le goût de la science.
Les Japonais aiment leur patrie avec une passion qui peut n'être
pas toujours parfaitement éclairée, mais à laquelle il faut rendre
hommage, même lorsqu'elle se traduit en actes d'hostilité vis-à-
vis des étrangers. En 1886, quelques Japonais périrent dans le
naufrage d'un navire anglais par la faute du commandant. Du
nord au sud, et jusque dans les campagnes, le mouvement d'in-
dignation fut général, et la pression de l'opinion publique força la
€Our anglaise à punir les coupables. En 1887,1e gouvernement
ouvre une souscription gratuite pour l'achat de navires de guerre,
et encaisse six millions de francs, somme considérable pour le
pays. Nous nous abstiendrons de citer les traits d'héroïsme in-
dividuel qu'ont relatés les journaux au cours de la dernière
guerre. Bornons-nous à rappeler que, du jour où les hostilités
ont été ouvertes, le gouvernement a trouvé non seulement dans
la masse de la population, mais même dans la presse indépen-
dante et dans la fraction hostile du Parlement, le concours le
plus dévoué.
Le patriotisme des Japonais devait les conduire de bonne heure
à réorganiser leur armée et leur flotte. Aussi les premiers efforts
du gouvernement impérial se portèrent-ils de ce côté après la res-
tauration de 1868. Toutefois nous nous abstiendrons d'insister sur
cette réorganisation. Après les nombreux articles publiés sur ce
sujet, deux mots suffisent. M. de Villaret, qui fut l'un des offi-
ciers français engagés pour l'instruction des troupes japonaises,
DEUX HKVOI.rTlONS AT JAPON . 001
écrivait on 1S8© : » Los otTuiors sont, par ôtiiication ol par tra-
dition, ilun coiirago indiscutable; les soldats sont oxtrome-
mont durs à la fatiiruo, patiens, sobres, courageux, naturelle-
ment c:ais et insoucians ; bien diriges, ils pourraient égaler les
meilleurs soldats connus. » Il faisait toutefois ses réserves sur
la discipline, qu'il jugeait médiocre, sur les services auxiliaires,
insuffisamment agencés, et sur le commandement supérieur, pour
lequel aucun chef n'avait alors fait ses preuves. Mais les espé-
rances que concevait alors le distingué professeur ont été large-
ment dépassées.
On devine aisément que la crt'ation d'une armée et dune Hotte
modernes n'a pas été sans coûter gros aux Japonais. Mais du
moins les sacrifices ainsi consentis ne l'ont pas été en pure perte.
Et nous n'entendons pas parler ici dos bénélices encore probléma-
tiques qu'ils espèrent tirer de leur campagne contn» la Chine.
Ceux que nous avons en vue sont d'autre nature.
Tout d'abord l'idée de patrie s'est épurée en eux. Ils avaient
été jusque-là les hommes d'un clan et d'un seigneur, comme au
xiv^ siècle on était Armagnac ou Bourguignon. Il a fallu au Japon
la crainte de la domination étrangère pour qu'ils se sentissent
Japonais. De jour en jour l'idée de clan, cette dernière trace
du moven Age, tend à disparaître. Au contact des officiers euro-
péens, ils sont on voie d'acquérir une autre qualité, l'esprit de
discipline. Nous venons de dire qu'il y a encore à désirer de ce
côté; mais on le conçoit en se reportant aux traditions militaires
du pays et aux origines de son armée et de sa marine. Les troupes
des anciens daimio ressemblaient fort à des bandes de routiers
ou francs-tireurs. Quant à la marine, elle n'existait pas : pour
s'attaquer les uns les autres, ils s'adressaient aux pirates qui te-
naient en maîtres absolus la mer intérieure, et que les vaisseaux
européens ne connaissaient que trop. Il a fallu infuser aux troupes
de terre et de mer un esprit tout nouveau. Le progrès, de ce
■côté encore, est indéniable.
Les Japonais ont à un haut degré l'amour, ou plutôt la curio-
sité de la science. Cette curiosité, superficielle chez les gens du
peuple, devient pour les jeunes gens de la bourgeoisie un mo-
bile puissant qui les pousse à entreprendre par goût les plus
hautes études. En tous cas elle est sincère chez tous et permet de
tléraciner des préjugés d'ailleurs peu tenaces pour y substituer
assez facilement les idées occidentales.
A vrai dire, aucune littérature étrangère ne nous a paru les
séduire (à l'exception de la littérature chinoise, bien entendu).
Ceux-là seulement qui sont venus [en Europe goûtent notre
662 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
théâtre et nos romans. Le nombre des ouvrages purement litté-
raires qui ont été traduits en japonais est insignifiant. En re-
vanche, la supériorité scientifique des Occidentaux est admise
sans réserve. La science chinoise est convaincue d'erreur. Le pre-
mier ouvrage traduit du français fut un traité de chimie du baron
Thénard. Depuis lors, le mouvement ne s'est plus arrêté. Le sys-
tème métrique est officiellement adopté dans le pays. La phy-
sique, la chimie, les mathématiques, l'histoire naturelle figurent
sur les programmes de l'enseignement primaire et de l'ensei-
gnement secondaire. Des revues propagent ces connaissances
et publient des travaux originaux. Tokio possède de remarquables
observatoires (l'observatoire sismologique a été détruit par un
incendie), plusieurs musées d'histoire naturelle et un jardin bo-
tanique bien aménagé. Cette diffusion des sciences initiera les
Japonais à la méthode d'analyse et d'observation et devra donner
à leur esprit la rigueur scientifique qui lui manque encore.
La curiosité des Japonais sest étendue aux arts de l'Europe.
L'art national gagnera-t-il à ce contact? On peut en douter. D'une
part, son originalité propre tend à disparaître et la perfection des
œuvres est en baisse. L'artiste, qui produit surtout pour l'expor-
tation et qui est payé à la tâche, économise sur les matières qu'il
emploie, sur sa peine et sur ses années d'apprentissage. Il se
borne à copier les anciens et n'invente plus guère. L'exportateur,
plus marchand qu'artiste, demande surtout la quantité: c'est le
triomphe du trompe-l'œil. Pourtant quelques jeunes gens ont
étudié dans nos écoles et s'approprient nos procédés. Les résul-
tats, jusqu'à présent, ont été médiocres. Mais en sera-t-il tou-
jours ainsi? L'application des principes de la perspective et de
i'anatomie, par exemple, leur fera-t-elle perdre leurs qualités na-
tives : le goût, la fantaisie, la finesse d'observation, le don d'har-
moniser les couleurs et le sentiment de la nature ? Nous laissons
à de plus compétens le soin de décider.
Nous ne dirons rien de la musique. Il ne semble pas, jusqu'à
présent, que, sur ce point, les peuples de l'Europe aient rien de
commun avec ceux de l'Extrême-Orient. Le gouvernement japo-
nais a engagé d'excellens professeurs étrangers, qui ont, à force
de patience, réussi à former des fanfares très acceptables. L'habi-
leté acquise des exécutans peut faire illusion, mais le sentiment
musical n'y est pas. La foule d'ailleurs continue à préférer la mu-
sique nationale.
Dr.lX KÉVOLl ÏIONS Al ,l\PON.
Vlll
G63
En somme, les progivs économiques du Japon sont de naluro
à satisfaire les plus difliciles. Il est sorti du moyen Age pour entrer
sans transition ilaus l'âge des chemins de fer et de lélectricité.
Sa métamorphose politicpie, pour être moins avancée, n'est
tnière moins dignedattention.il faut reconnaître (|ue ses hommes
d'État ont fait preuve de sagesse et de dextérité. On les a vus doter
leur pays du régime parlementaire, faire face sans s'endetter aux
mnltipres dépenses qu'entraînaient leurs réformes; enfin ils sont
en voie d'amener les principales puissances à renoncer aux avan-
tages stipulés en I808 et de les forcer à compter désormais avec lui.
Cependant la révolution moderne nous paraît être jusqu'à pré-
sent moins profonde que celle du moyen âge. A cette époque, les
Japonais avaient tout accepté de la Chine : ses industries, ses arts,
sa littérature, ses institutions, sa morale et sa philosophie. En
notre siècle, au contraire, tandis que le Japon extérieuret tangible
s'est modifié, les Japonais sont sensiblement restés les mêmes. Nous
en avons fait prévoir les raisons : dissemblance de race entre eux
et les Européens, nécessite d'cllacer des traditions de plnsieurs
siècles, absence enfin de tout élément religieux dans la révolution
moderne.
Faut-il en conclure que les Japonais sont et demeureront
toujours réfractaires à la civilisation occidentale? D'aucuns l'ont
déclaré. Pour nous, il nous semble que de pareilles affirmations
sont bien risquées. L'étude de l'histoire ne peut qu'inspirer une
extrême réserve. Les contemporains de César pouvaient-ils pré-
voir l'avenir de la Gaule ou de la Germanie? ceux de Louis XIV,
les destinées réservées aux Moscovites? Qui marquera les difîé-
rences irréductibles entre les races et les voies que doit suivre
un peuple pour aller de la barbarie à la civilisation?
D'ailleurs, il ne s'agit pas, pour les Japonais, d'abdiquer
toute originalité nationale et de se faire Européens. Ils peuvent,
tout en restant Japonais, tout en conservant leurs coutumes, leur
idéal artistique, voire leur religion et leur conception de la vie,
profiter de leur contact avec la race blanche. Ils peuvent, tout
en se développant dans la voie tracée par leur histoire, emprunter
à notre culture ce qu'elle a de meilleur. Il y aurait là pour eux
l'occasion d'une renaissance. Ainsi lit l'Europe au xvi*^ siècle, quand
elle retrouva l'antiquité classique. Pour ne citer qu'un exemple,
le Japon, qui possède une suite incomparable d'annales, quantité
de chroniques et d'œuvres très érudites, le Japon n'a pas d'his-
664 REVUE DES DEUX MONDES.
toirc au vrai sens du mot. Or le jour où quelques travailleurs
formés à nos méthodes voudj-oiit soumettre à une critique sé-
rieuse les matériaux dont ils disposent et les mettre en œuvre
en s'inspirant de nos grands historiens, ils pourront reconstituer
le passé de leur pays. Certains Japonais comprennent ainsi le
problème ; ils entendent utiliser, non copier. Il paraît assez juste
de leur faire crédit de quelques lustres encore et de ne pas exiger
de changemens à vue.
Se produira-t-il un revirement vers le passé? Rien ne le fait
prévoir. Il semble que, depuis vingt-cinq ans, le parti progres-
siste ait englobé toute la nation. Quelques sages, sans doute, ou
peut-être des ambitieux, réclament plus de maturité dans les pro-
jets de réformes. D'autres vont jusqu'à souhaiter qu'une heu-
reuse combinaison concilie les institutions européennes avec les
traditions nationales. Mais il n'y a pas là ce qu'on peut appeler
un parti vieux japonais.
Depuis l'ouverture des Chambres, une sorte de réaction s'est
dessinée. Mais, il ne faut pas s'y méprendre, les manifestations
populaires ont été dirigées contre les procédés et contre les hom-
mes du gouvernement bien plus que contre les réformes.
On parle volontiers de l'inconstance du peuple japonais. Le
reproche est-il fondé? Voilà deux mille ans, sinon plus, que la
même famille conserve la dignité impériale. De 1600 à 1868, l'or-
ganisation sociale n'a pas bougé. De 1868 à 1890, c'est-à-dire
jusqu'à rinauguration du nouveau régime, les mêmes ministres
sont restés au pouvoir, passant d'un ministère à un autre. Com-
bien de peuples en Europe en pourraient dire autant? On trouve
les Japonais mobiles dans leurs affections. C'est possible ; mais,
pour les juger, il serait bon de se placer à leur point de vue et
non au nôtre. Ce qui change, ce sont les circonstances : leur but
n'a pas varié. Ils veulent, aujourd'hui comme il y a trente ans,
obtenir l'abolition du privilège d'exterritorialité conféré aux
étrangers et recouvrer leur indépendance douanière. Supprimez
cet objectif, leur conduite paraîtra bizarre et décousue. Admettez-
le, tout s'explique. Ajoutons que, dans l'œuvre colossale qu'ils
ont entreprise, leurs hommes d'Etat ont quelquefois hésité et
tâtonné : que les politiques infaillibles leur jettent donc la pre-
mière pierre !
De nos relations avec les Japonais, notre civilisation sortira-
t-elle modifiée? Jusqu'à présent, leur iniluence ne s'est guère
exercée en dehors de l'art. A leur contact, nos arts décoratifs se
sont renouvelés et nos peintres ont pris plus de liberté d'allure
et plus de fantaisie. L'évolution n'est peut-être pas encore ache-
DEIX IIÉVOLITIOSS Al JU-ON. 66»
> •„ T p.. irti^les de lOricnl ne nous ont pas. tant s'en faut, révélo
U«; Kw,^; 0 s Sans parler de leurs procédés industr.ols nous
:ro':rs: par exen^de.L régies ,,ui,poureuxre,n^
.vniétrie On nous peraiettrade no pus insister sui les man.Ies
1 1 nsdu néo-bouddhisn.e : elles sont. jus,|n à présent pu e
Tûl de dilettantisme. Si cette religion d ailleurs devait con-
Ûnuèr chez nous ses progrès, c'est à Tlnde et non au Japon que
n.uis irions demander des enseigiieniens.
En matière économique, laetion de riCxlrème-Urient peu
avo^rde^conséquences bien plusgraves. Nous avons diçoi..men
les ouvriers japonais ou chinois pouvaient, en li.n aillant clie/
eux pour IKurope, faire concurrence aux noires, .lapon et Uune
pouna"ent bien aussi nous envoyer un jour le trop-plem de leur
nop 1 on. Ces émigrations ont causé etcausent encore de seri ux
Imb Tas à certains peuples. I.es Chinois, travaillant a .as prix,
^Si^it parvenus en quelques années, à accaparer tous les petits
nféU s ™ Imérique^etei Australie. Ces Etals abdiquant, pour
h r onstance. 1. urs théories humanitaires et libéra es, leur ont
briment fermé les portes, tjue ferait 'Europe en face de cet
invasion? Ces questions que nous nous bornons a nidiq ler se
nos™t plus pressantes de jour en our. En leur qualité de
Séophvte. les .laponais ont une ardeur de prosély isme qnon
sou~ à peine. Ils naspirent à rien moins quà guider la Corée
erpeut-étre même la Chine dans la voie qu'eux-mêmes ont
uivie. Ce sentiment, qui n'a pas été étranger aux derniers événe-
mens se fera jour encore. Chaque siècle se présente ainsi avec
"n s'tock de problèmes inquiétans. Heureusement la nature
huma ne est assez souple et ses besoins assez multiples pour faire
sur^r presque toujours des solutions tout à fait inattendues.
G. Appert.
LE LIVRE ANGLAIS
ROBINSON CRUSOÉ
Les dernières élections aux Communes d'Angleterre ont été
pour toutes les personnes attentives un grand sujet de réflexions
te peuple, nous disait-on depuis longtemps, subit comme les
autres le mal du siècle ; sous des apparences de stabilité, il est
désagrège par la crise de transformation sociale qui travaille les
nations européennes; il nous réserve des surprises, il nous appa-
raîtra lui aussi en rupture de tradition. - Les événemens ne
se iiateiit pas de justifier ces pronostics. Le peuple anglais a
mani este une fois de plus son esprit de conséquence et d'e con-
servation. Au milieu de nos flottes portées à la dérive sur des mers
Z'Î1''T'' '\ 'n'"^ "^^T'""'' g^^^^rne, tient sa route, lutte
contre le vent. D'autres louvoient et se maintiennent, unique-
ment parce que le coup de barre du pilote contrarie à temps la
manœuvre dune partie de l'équipage; celui-là avance par l'effort
calcule de 1 etpnpage, prompt à tous les changemens de manœu-
vre que commande la boussole. Cette boussole est la volonté
accumulée des morts. Rare spectacle, le gouvernement d'une
audace vivante subordonnée à la volonté des morts
On voudrait avoir un bon traité de psychologie historique
sur un peuple si intéressant; et l'on souhaiterait que ce ne fût
pas un ouvrage de philosophie didactique, monstre toujours
redou able. Ce traité existe, nous l'avons tous lu dès le premier
âge : c'est le Robinson Cru.soé. ^
Dans le temps que les élections anglaises occupaient notre
attention, et comme je me demandais auquel de ses grands livres
celte race a le mieux confié son secret de force, le hasard mit
sous ma mam une traduction du chef-d'œuvre de Daniel de Foë
par Petrus Borelle Lycanthrope. C'est une nouvelle aventure de
DE L'ORGA.MSATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
III'"
COMBINAISONS
Après les expédiens ou les palliatifs, et avant les sy.^tèmes, à
mi-chemin entre ce qui est tout simple et ce qui serait vraiment
organique, vient ce qu'on pourrait appeler la série des combi-
naisons. — Ce sont bien, en effet, des « combinaisons » et non
des « systèmes », si tous ces procédés ont un caractère empirique ;
SI leurs inventeurs ou leurs propagateurs se préoccupent beau-
coup plus du résultat prochain que du résultat définitif ; s'ils n'ont
pour règle et pour mesure que l'intérêt immédiat, et beaucoup
iiioms Imtérêt public qu'un intérêt de parti. — Jeu d'échecs delà
politique, considérée seulement comme un ensemble de petites
fins à réaliser par un assemblage de petits moyens; où l'imagi-
nation des joueurs peut, presque à l'infini, multiplier les coups,
varier Tordre et la marche des pièces et, avec les mêmes pions,'
avec les mêmes électeurs, élevés, suivant une échelle convenue]
à la troisième ou quatrième puissance, faire des cavaliers ou des
(1) Voyez la Revue des 1" juillet et 15 août 1895.
}^2g . REVUE DES DEUX MONDES.
tours - des électeurs du second ou du troisième degré, des
électeurs à trois ou quatre voix, - et où, enfin, il ne s a^it que de
ga-ner la partie. Tels sont un peu, tels apparaissent du moins,
dans les lois adoptées et les projets présentés jusqu ici, sinon dans
les exposés théoriques : le sutîrage à plusieurs degrés; le vote
plural sous ses diverses formes ; et les arrangemens intermédiaires
qui relient le vote plural à la représentation proportionnelle : -
vote cumulatif, vote limité, vote par division, vote multiple.
I. — LE SUFFRAGE A PLUSIEURS DEGRÉS
Il fut un temps - et peut-être n'est-il pas encore passé -où
le suffrage à plusieurs degrés rencontrait une grande faveur, sur-
tout daiS le « juste milieu » de Topinion, parmi les geiis q^ie
choque et froisse la grossièreté du suffrage universel direct, et qui
ne croient pas que la démocratie ait elle-même tant de vertus
Qu'elle puisse faire fi de la raison, comme c'est s en moquer que
d'attrihuer au plus capable des citoyens et au moins capable non
pas seulement en principe, le même droit mais, en pratique
absolument la même fonction. Le suffrage à deux ou a p usieur
de-rés - par lequel les électeurs nomment d autres électeurs
qui nomment les membres du Parlement, - est donc de toutes les
cî combinaisons » celle qui, à première vue semblerait le mieux
convenir à un régime où l'on aurait souci de mettre d accord le
s^ démocratique avec le bon sens. C'est la solution rationa-
liste ou doctrinaire : solution moyenne qui ne bouleverse rien et
n'épouvante point par sa nouveauté; chère, par la même, aux
esprits moyens et, dans leur ensemble, aux classes moyenne^;
Lmiule pour ainsi dire « bourgeoise » de la démocratie et du
suffrage universel. , . ,.
Elle a d'ailleurs, le mérite, devenu rare et précieux en poli-
tique, de réposer, théoriquement, sur une idée juste : à ^»™>'- q"'?
rélecion estde son essence ou devrait être un chox^ E oici
comment sur cette vérité, sur cette idee J-'-^- ^,-^'";;
,. combinaison » du suffrage à plusieurs degrés. Puisque 1 élec-
tion est essentiellement un choix, la condition mdispensabepoui
que r ettion soit bonne et le choix bien fait, c'est que celui qui
Choisit connaisse bien celui qui est choisi, et qu'il e preune au
plus près de lui. Dans le régime parlementaire actuel et en
Lnéral, dans le gouvernement représentatif, le nombre des élus
étant nécessairement très limité, d'une part o , d autre part le
nombre des électeurs étant nécessairement fort étendu, il ne se
peut pas que tous les électeurs soient assez près des élus ou des
éli-ibles pour les bien connaître. Mais ,1s sont tous plus près
^RGAMSATIOX Df SUFFRAGE UNIVERSEL. 827
d'hommes qu'iU connaissent mieux et qui eux-mêmes connaissent
mieux, en tétant plus près, les hommes à élire. 11 faut, par con-
séquent, que ceux-là d'abord élisent ceux-ci. alin que ceux-ci, à
leur tour, élisent dctinitivement les autres.
Il le faut, et cela suttit, car c'est toute la combinaison, et, si
l'idée sur laquelle elle se fonde est juste, elle n'est pas nouvelle.
Les avantages du sutTrage à plusieurs degrés, évidens tant que
l'on s'en tient à disserter, et la part faite, théoriquement, à la
raison dans le sutî'rage universel par l'invention du vote étage
ou échelonné, n'ont pas échappé aux auteurs qui ont traité de ces
questions, à John Stuart Mill moins qu'atout autre. C'est lui qui,
le premier, croyons-nous, a écrit le mot de : sutî'rage ^/tre\ comme
si, à ce barrage des degrés, les impuretés du suffrage s'arrêtaient,
ses impuretés originelles, ou comme si. en cette double ou triple
opération, le sutfrage universel se distillait et comme se sublimait !
Mais c'est lui aussi, c'est John Stuart Mill qui, après avoir
proclamé l'excellence du sullrage à plusieurs degrés ou sa supé-
riorité, en logique, sur les formes toutes droites 'et rudimentaires
du sutTrage, se voyait contraint d'avouer (\\ien fait, et dès que
l'on v*'ut se servir du filtre, l appareil ne fonctionne pas ou fonc-
tionne mal, et de si défectueuse façon que les mérites supposés
du sufîrage par échelons en sont considérablement réduits, si tant
est qu'ils ne disparaissent pas tout à fait. L'écart est grand entre
le rendement calculé et le rendement constaté; entre ce que
devrait donner le sutTrage à plusieurs degrés et ce qu'il donne.
Pour divers motifs : parce qu'il n'est pas toujours vrai que les
électeurs du second degré connaissent mieux les candidats que
la plupart des électeurs du premier degré: et ainsi, le but est
manqué, qui était de choisir, à'élirr, en meilleure connaissance
de cause; ensuite, parce que la pratique du suffrage à plusieurs
degrés exigerait de l'électeur primaire plus d'oubli de soi, plus
d'abnégation, pour se résoudre à n'être <\n\in électeur prépara-
toire. Et, de l'électeur secondaire, elle exigerait, avec les mêmes
qualités, d'autres qualités par surcroît: de l'indépendance, de la
fermeté et du courage même, pour réussir à se garder tout
ensemble et de l'attraction d'en haut et de la poussée d'en bas,
sollicités qu'ils seront par les deux pôles, de l'un à l'autre desquels
se transporte incessamment la force dans les démocraties : l'État
et le peuple, le pouvoir et le nombre.
Car c'est dès le commencement et en ce point fondamental que
l'esprit de sacrifice, ou du moins l'esprit d'ordre et de hiérarchie
fera défaut à l'électeur primaire. — et c'est dès le commencement
et en ce point fondamental que la pratique démentira la théorie.
— Théoriquement, on se flatte que les électeurs du premier degré
828 . REVUE DES DEUX MONDES.
s'en remettraient à ceux du second, qui choisiraient et investi-
raient, qui éliraient dans la plénitude du sens. Mais la pratique
donne tout autre chose. Ce n'est que par exception que l'électeur
primaire se résignera à choisir seulement celui qui doit choisir
pour lui. A l'ordinaire, il tombera en l'une ou l'autre de ces deux
extrémités : ou il lui semblera sans intérêt de se déranger pour
si peu, —et le premier degré du suffrage s'affaissera, s'etfondrera
sous le second; ou bien, tout de suite et tout d'un coup, l'élec-
teur primaire entendra choisir celui qui devra être choisi, et il
l'imposera à l'électeur du second degré, réduit au rôle d'homme
de paille ou de tiers entremis entre le véritable électeur et l'élu :
— alors le second degré du suffrage sera écrasé et annihilé sous le
premier. Que l'électeur du premier degré se détache ou empiète,
il y a un acte qu'il n'accomplira pas : précisément celui qu'on lui
demande, et dont l'accomplissement est nécessaire à la marche
normale du suffrage à plusieurs degrés; il ne se bornera pas à
choisir l'électeur du second degré. Quoi qu'il fasse après cela,
qu'il ne vote pas du tout ou vote par delà et par dessus l'électeur
du second degré, un des degrés du suffrage aura disparu, soit le
premier, soit le second, — et le suffrage à deux degrés se trouvera,
en pratique, ramené tout juste à ce qu'est le suffrage universel
direct.
Il y sera ramené autrement encore. Le suffrage universel direct
aboutit, on la vu, à une mystification, et le peuple, en qui ré-
sident—on le lui chante sur tous les tons — la force et le droit, la
« souveraineté », n'est, dans le fait, qu'un fantoche aux mains de
quelques-uns. Si le suffrage à deux degrés coupait court à cette
plaisanterie, nous délivrait de la tyrannie hypocrite et le plus
souvent stupide des comités! Mais non, dans aucune des deux
hypothèses. Si l'électeur primaire boude et déserte le scrutin
du premier degré, le champ n'en est ouvert que plus large et plus
libre aux entrepreneurs d'élections, qui se rabattent sur les élec-
teurs du second degré et tâchent de les circonvenir, comme ils
faisaient des autres. Si, au contraire, l'électeur primaire regimbe,
et traite en commissionnaire, chargé de porter son bulletin, l'élec-
teur du second degré, s'il le choisit, à cause non pas de sa capa-
cité à bien choisir, mais de sa docilité à voter pour tel ou tel,
qu'il s'imagine avoir lui-même et à l'avance choisi, il n'en sera ni
plus ni moins qu'il n'en est avec le suffrage direct, et dans les des-
sous du suffrage à deux degrés, comme dans les dessous du suf-
frage direct, se tiendra, caché et conduisant la pièce, l'éternel X,
YouZ.
Ni pis ni mieux que dans le suffrage direct. Le suffrage à deux
degrés ne fait qu'ajouter une vaine formalité, — l'investiture par
ORGANISATION DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 829
les électeurs secondaires; — il échelonne léo^alement le suffrage,
mais sans en prévenir, sans en empêcher, au bas de réciielle, l'ac-
caparcment illégal. Avec les comités, il y a, dans le suffrage, qua-
lifié de direct, deux degrés : le comité, les électeurs; avec le suf-
frage dit à deux degrés, il y en a trois, dont l'un ne compte
guère : le comité, les électeurs primaires et les électeurs secon-
daires; le premier, aussi effronté, aussi nuisible (|ue dans le suf-
frage direct; les seconds, aussi apathiques, aussi hypnotisables;
les derniers, impuissans et comme passifs, et aussi sujets à la ten-
tation.
Ainsi en est-il et en doit-il être du sulTrage à deux degrés,
du suffrage à plusieurs degrés; et d'instituer cinq ou six degrés,
au lieu de deux, ne l'amenderait pas. Plus il y aurait de degrés
entre eux et le scrutin délînitif, plus les électeurs primaires
s'éloigneraient, se retrancheraient à l'écart et s'endormiraient. Là
où ils ne dormiraient pas, ils sauteraient d'un furieux élan et
briseraient tous les degrés interposés. Plus il y aurait de degrés,
moins ils participeraient à la vie politique, qui s'élaborerait sans
eux et au-dessus d'eux . comme une chose à jamais mystérieuse pour
eux; et cependant c'est la loi de l'Etat moderne que le plus grand
nombre possible de citoyens vive le plus pleinement possible,
et le plus consciemment, de toute la vie nationale. Là où ils se-
coueraient la torpeur naturelle aux foules, ils se jetteraient dans
cette espèce de frénésie qui ne leur est pas moins naturelle, et,
dès qu'ils souffriraient de ne rien être et de ne rien faire, ils
voudraient tout faire et tout être...
Cherchez maintenant le bénéfice qu'on peut tirer, dans la
pratique, du suffrage à plusieurs degrés ; c'est proprement de
l'art pour l'art, et la belle machine qu'on a montée travaille à vide,
pour travailler! Cherchez, dans la pratique, quelle dose de raison
ou de bon sens la démocratie acquiert par la substitution du suf-
frage échelonné au suffrage direct; de combien d'absurdités et
d'immoralités, entre toutes celles qu'elle porte en suspension,
ce filtrage l'a débarrassée ; de combien de pas, par cette substitu-
tion, progresse l'éducation des citoyens, et de combien de batte-
mens s'accroît la circulation de la vie politique ; quel sérieux et
quelle dignité l'introduction de deux ou de plusieurs degrés donne
au suffrage universel; en quoi l'élection devient plus digne et
plus nette; quels élémens d'amélioration y puise et s'assimile le
corps électoral !
On a tôt fait de distinguer et de dire : Le suffrage direct n'est
que y élection; le suffrage à plusieurs degrés est la sélection. Des
mots! puisque la sélection et l'élection ne sont, toutes deux,
qu'une seule et même chose : un choix. Or la valeur du choix dé-
830 REVUE DES DEUX MONDES.
pend et dépendra toujours, plus que de tout le reste, de la valeur
de celui qui choisit. Si donc, direct ou à plusieurs degrés, le
suffrage universel demeure sensiblement pareil à ce que nous
connaissons, ses produits peuvent-ils être, dans un cas, supérieurs
à ce qu'ils sont dans l'autre? Et si le corps électoral ne s'améliore
pas, le corps élu qui sortira du suiïrage à plusieurs degrés sera-t-il
meilleur que le corps élu sorti du suffrage direct?
C'est ce qu'il est aisé de soutenir par des argumens spécieux,
et malaisé — ou même impossible — d'établir par des faits pro-
bans. Les faits établissent, au contraire, que, comme le corps élec-
toral, les corps élus ne sont guère, avec le suffrage gradué,
meilleurs qu'ils étaient sans lui.
En France, de 1791 à 1814, nous avons eu le suffrage universel,
ou un suffrage très général, à plusieurs degrés. Les trois consti-
tutions révolutionnaires, — celles des 3-14 septembre 1791 , du
24 juin 1793 et du 5 fructidor an III (22 août 1795), — reposent
sur la division des Français en citoyens actifs et en électeurs,
et sur leur répartition, selon des conditions variables, en assem-
blées primaires (citoyens actifs) , et en assemblées électorales
(électeurs proprement dits). De ce régime sont issus la Législative,
la Convention, le Conseil des Anciens et le Conseil des Cinq-Cents,
qui eurent leurs gloires et leurs misères; dont trois, sur quatre,
furent médiocres, la Législative et les deux Conseils; tandis que
la Convention ne fut grande que dans la passion, emportée qu'elle
était par la grandeur des circonstances au-dessus d'elle-même et
du pays, toute proportion, toute conséquence rompues entre son
origine, sa composition et ses destinées.
La Constitution consulaire du 22 frimaire an VIII (13 dé-
cembre 1799j et le Sénatus-Consulte organique du 16 thermidor
an X (4 août 1802), instituent soit deux listes, d'arrondissement
et de département, soit trois collèges, de canton, d'arrondissement
et de département, qui, à vrai dire, ont un droit de présentation
bien plus qu'un droit de nomination, et désignent bien plus qu'ils
n'élisent. De là naquit le Corps législatif de l'Empire qui fut, par
la grandeur du Maître, retenu au-dessous du pays et de lui-môme,
et qui ne put donner sa mesure.
Sous la Restauration, de 1815 à 1830, si le suffrage fut cen-
sitaire et restreint, ce n'en fut pas moins, par le double collège,
une sorte de suffrage à plusieurs degrés. Le parlementarisme, en
France, ne connut pas de plus belle époque; mais est-ce au mode
de l'élection qu'il faut en rapporter l'honneur? ou n'est-ce pas, de
préférence, à de multiples causes qui dépassent de beaucoup la
forme du suffrage? Le gouvernement de Juillet conserva le suffrage
censitaire et restreint, mais en un seul collège, et la seconde Repu-
ORGAMSATION Dl srFFKAGE INIVEUSEL. S.{1
blique intronisa le suiïrago universel, ilirect. égalisé, rasé et nivelé.
Lhistoire ne fournit donc pas la preuve que le sullrai^e à
plusieurs degrés donne des produits supérieurs aux produits du
suiïrage tout simple: et nous ne le retrouverons plus chez nous
que pour l'éleclicMi du Sénat, pour une besogne regardée au fond
comme inférieure, depuis que la Chambre des députés s'est ar-
rogé une prépotence qui touche de fort près à l'omnipotence. On
sait que les sénateurs sont élus, en collège départemental : 1° par
des électeurs de droit: députés, conseillers généraux, conseillers
d'arrondissement: 2° par des électeurs ad hoc, délégués des con-
seils municipaux. C'est une élection à deux et trois degrés, puisque,
comme électeurs ad hoc, les consrils niiiiiicipaux élus (premier
degré) élisent des délégués (deuxième degré), qui participent à
l'élection des sénateurs troisième degré).
Si le suiVrage à plusieurs degrés est décidément supérieur
au suffrage direct, il s'ensuit que le Sénat doit être, en qualité,
supérieur à la Chambre. Or. pourquoi taire (ju'il n'en est pas ou
n'en est plus ainsi? que la révision de I88t,qui a supprimé, par
extinction, les inamovibles et remis leurs sièges à l'élection or-
dinaire, a eu pour elTct d'abaisser, rapidement et constamment,
le niveau du Sénat ? que les sénateurs ne sont plus guère ((uc des
députés vieillis? et que, au fond, le Sénat et la Chambre se
valent? ce qui est un fait considérable à l'appui de notre thèse :
que, si ingénieuse que soit la combinaison du suffrage à plusieurs
degrés et si séduisante au premier aspect, elle se révèle, à l'user,
peu utile et peu efficace.
Le suffrage à plusieurs degrés n'en occupe pas moins une
place importante sur la carte électorale de l'Flurope. Presque
partout on s'en remet à lui de lélection des chambres hautes, et
nulle part on ne le voit s'écarter des deux ou trois formes définies
ci-dessus. On vient de rappeler comment est élu le Sénat français.
Le Sénat belge est élu pour moitié au suffrage direct et pour moitié
au second degré, par les conseils provinciaux (corps électifs;.
Dans le royaume des Pays-Bas, la Chambre haute, ou Première
Chambre, est également nommée par ces corps électifs, les con-
>eils provinciaux. En Suède, l'élection de la Chambre haute
appartient aux conseils provinciaux et aux conseils municipaux
des villes non représentées au conseil provincial. En Norvè^'^e,
c'est la Chambre des députés qui tire d'elle-même une Chambre
haute, par la désignation d'un quart de ses propres membres.
Jusqu'ici. Chambre des députés, conseils provinciaux ou con-
seils municipaux, ce sont des corps élus, mais des corps consti-
tués dans lÉtat à d'autres fins que délire la Chambre haute, qui
élisent au dernier degr:" En Danemark, au contraire, pour la
832 REVUE DES DEUX MONDES.
partie du Landsthing ou Première Chambre qui n'est pas nommée
par le roi, ce sont des délégués ad hoc : les électeurs choisissent,
quelque avantage fait aux plus imposés, un certain nombre d'entre
eux, qui deviennent les électeurs secondaires
En Espagne, comme en France, pour la plus importante des
fractions électives du Sénat, on s'arrête à un moyen terme : font,
au dernier degré, l'élection : les députations provinciales, c'est-
à-dire des corps constitués, et des délégués des ayuntamientos
ou conseils municipaux, c'est-à-dire des délégués ad hoc, mais
des délégués de corps constitués, électeurs tertiaires, et non
des électeurs secondaires nommés immédiatement par tous les
électeurs primaires.
Voilà en ce qui concerne les Chambres hautes. Pour les
secondes Chambres, des députés ou des représentans, le suffrage
est, la plupart du temps, direct. On le trouve pourtant, à
deux degrés, dans le royaume de Prusse, avec la division du
corps électoral en tiers, d'après le montant des contributions. On
le trouve encore en Autriche, pour la quatrième classe d'élec-
teurs (habitans des communes rurales). Obligatoire en Norvège
pour les villes et pour les campagnes, il est facultatif en Suède,
au gré de la majorité des électeurs de chaque circonscription.
Mais, que le suffrage gradué soit à deux, trois ou cinq degrés,
ou plus encore, nous en revenons à ceci : il faut que l'élection
définitive soit faite, ou par des corps électifs, constitués à d'autres
fins que cette élection même, ou par des collèges de délégués
choisis à cette fin même de l'élection.
Dans le premier cas, les inconvéniens et les dangers sont évi-
dens : ce sera l'introduction de la politique, de ses préoccupations
et de ses procédés là où elle n'a que faire ; l'élection éventuelle
du Sénat ou de la Chambre au second degré par les conseils pro-
vinciaux ou les conseils municipaux faussera, dès le début, les
élections aux conseils provinciaux et aux conseils municipaux. De
plus, le sort des uns est lié avec une fâcheuse rigueur à la fortune
des autres : il n'est pas possible qu'il en aille différemment, et
c'est une grosse question constitutionnelle, de savoir ce qu'il ad-
viendra du corps qui a élu si le corps qui a été élu vient à être
dissous; ou réciproquement, du corps qui a été élu si la dissolu-
tion frappe le corps dont il procède.
Dans le second cas, celui de l'élection au deuxième degré par
des collèges ou des corps formés exclusivement à cette fin, il peut
se présenter deux espèces : ou le corps électoral ainsi formé sera
permanent, j'entends qu'il aura une mission durable, d'une durée
égale, si l'on veut, à la durée des pouvoirs de la Chambre qu'il
élit, quatre ans ou même huit ans; ou bien il sera strictement
OHtiAMSATiON DU SUFFHAC.E UNIVERSEL. 833
éphémère, et ses pouvoirs expireront le soir même du jour où il les
aura une seule fois exercés. Permanent, il sera, pendant (|uatre ans
ou huit ans, travaillé par les iuiluences gouvernementales; éphé-
mère, il ne sera que ["instrument du caprice, u suggéré », de la
multitude, en ce jour-là; permanent, il sera sans sincérité, éphé-
mère, sans autorité.
Ce n'est pas tout, et, dans ce second cas, élection par un corps
ad hoc éphémère, du reste, ou permanent!, le sulVrage à plusieurs
degrés ne guérit pas non plus une autre plaie du sullrage: l'abs-
tention. Loin de la guérir, ne l'aggrave-t-il point ? En Autriche, où
la (juatrième classe (électeurs ruraux) vote à deux degrés, le
chitîre des votans du premier degré n'est que de 31 pour 100
environ des électeurs inscrits. En Suède, où les élections ont lieu
facultativement au suffrage direct ou au sulTrage à deux degrés,
la nntvt'nne des votans par rapport aux inscrits était, d'après une
statistique récente, de 42 pour 100 dans les élections directes et
de 22 pour 100 seulement, — près de moitié moindre, — dans les
élections indirt-ctes. Les chilVres coniirment et éclairent, de la
sorte, ce qui a déjà été dit : que, dégoûtés ou humiliés de n'être
que des vice-citoyens ou des sous-citoyens, les électeurs primaires,
dans le sullrage à plusieurs degrés, ne se considéreront plus
comme tenus à un devoir électoral quelconque. Ne faire d'eux
que des électeurs du premier degré, c'est faire de la plupart
d'entre eux des électeurs d'aucun degré, des non-électeurs.
Pour toutes ces raisons, on ne saurait ne pas conclure avec
John Stuart Mill : « Du moment que le double degré d'élection
commencerait à avoir queltjue effet, il commencerait à avoir un
mauvais etfet, » Et encore : « Par l'élection directe, on se peut
procurer tous les avantages de l'élection indirecte ; quant à ceux
de ces avantages qu'on ne peut obtenir par l'élection directe, on
ne les obtiendrait pas plus par l'élection indirecte ; tandis que cette
dernière a dénormes désavantages qui lui sont particuliers. »
Transposant en termes négatifs, nous conclurons : Il n'est pas une
faiblesse, pas un vice du sullrage universel direct auquel, sûrement
et pratiquement, porte remède le suffrage à plusieurs degrés.
En fait, il ne garantit pas de meilleures élections, un corps élec-
toral meilleur, de meilleurs corps élus, ni, par suite, une représen-
tation, ni, par suite encore, une meilleure législation que le suf-
frage universel direct. En fait , il n'avance pas d'une ligne l'éducation
du suffrage, si même il ne la retarde, et ne diminue pas d'une
unité, si même il ne l'augmente, le total des abstentions. En fait, ce
n'est ni un obstacle à la corruption, ni une barrière à l'ignorance,
ni une borne à l'incohérence, ni un frein à la mobilité du suffrage
universel. On ne dit pas qu'un chef sceptique et avisé ne puisse
TOME cxxxi. — 1895. 53
834 REVUE DES DEUX MONDES.
pas. dans l'occasion, s'en servir dans l'intérêt immédiat ou appa-
rent de son parti. Mais il ne sera jamais qu'un expédient ou, un
peu plus peut-être, une « combinaison » d'un empirisme infé-
rieur, de cet empirisme étroit et égoïste dont c'est tout l'objet
de favoriser, au détriment des autres, telle classe qui s'attribue
orgueilleusement le monopole du bon sens et du sens politique.
Cette combinaison est, d'ailleurs, « sans aucune base dans les
traditions nationales », et, sans racines dans le passé, elle serait
sans justification dans l'avenir; elle est déjà sans opportunité
dans le présent. 11 n'est plus l'heure de faire des vice-citoyens ou
des sous-citoyens. On a trop discouru de souveraineté pour
heurter, de front ou de liane, l'égalité, — factice tant qu'on vou-
dra, et fictive, mais acquise, ne fût-ce que par prescription, et
fût-ce contre la raison, — l'égalité dans le droit électoral, l'équi-
valence politique dans l'État... Et après tout, et avant tout, le
suffrage à plusieurs degrés est à peine moins anarchique et à
peine plus organique que le suffrage universel direct. Ce dont
il s'agit, on ne l'a point oublié, c'est d'organiser le suffrage.
Mais ce n'est pas lorganiser que de le couper en deux ou trois
sections, de le loger en deux ou trois étages, ou de le promener
sur deux ou trois plans : ainsi, les Japonais tirent, de boîtes de
plus en plus grandes, des boîtes de plus en plus petites. Le
suffrage à plusieurs degrés, en face des nécessités de demain, ne
serait pas autre chose : un joli jeu de patience, mais, « sous l'œil
des Barbares », un amusement puéril.
Ce n'est pas assez pour des hommes qui n'ont plus le temps
de s'amuser. — Aux amans de la raison pure, aux doctrinaires,
il faut rappeler que la politique pratique, comme la mécanique
appliquée, doit apprécier et la dépense de force et la restitution
de cette force en travail, qu'elle n'est pas une philosophie et ne
peut pas se contenter de jouir de la beauté idéale ou géométrique
des formes. Aux autres, aux « empiriques » déclarés, aux faiseurs
de combinaisons, aux gens peu susceptibles d'émotion intellec-
tuelle que meut et aiguillonne seule l'obsession du gain palpable,
pouvoir ou profit plus solide encore, il faut apprendre que le point
à décider n'est pas : Quelle classe gouvernera, ni quelles per-
sonnes? mais bien : Gomment faire vivre toutes les classes et tous
les citoyens, en paix et en équilibre, dans l'Etat moderne, dans
un Etat de droit, construit par en bas?
II. — LE VOTE PLURAL
Le suffrage à plusieurs degrés donne, quand il se greffe sur
le suffrage universel, à tous les citoyens une voix, mais les répartit
OlUiAMSATlON DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 835
en catégories dont chacune remplit dans l'cUection une fonction
ditTérente. Le vote plural, lorsque lui aussi, il se superpose au
suflrage universel, assure à tous les citoyens au moins une voix,
mais, à certaines catégories de citoyens et sous certaines conditions,
il accorde un certain nombre de voix sup[»léuientaires. Le sulTrage
à plusieurs degrés rompt bien l'égalité' entre les électeurs, mais
seulement, si on peut le dire, dans le procédé de l'élection. Le
vote plural la rompt dans laltribution même de la qualité électo-
rale. Le sulVragi' à plusieurs degrés est l'ondi'» sur lidée quclélec-
tion étant un choix, la plus grande part, dans l'action d'élire, doit
revenir à ceux qui sont présumés le }»lus capables de faire le
meilleur choix. Le vote plural, ajouté, comme il l'est générale-
ment, au suffrage universel, repose sur ces deux })rincipes : éga-
lité, identité de genre ou d'espèce entre les hommes — tous les
honimos sont des hommes : — donc une voix à chaque citoyen;
mais inégalité de valeur entre les hommes, — tous les homuies
ne sont pas les mêmes hommes : — donc une voix aux uns, plu-
sieurs voix aux autres. Au fond, vote plural et sull'rage à plusieurs
degrés partent de la même idée : inégalité d'aptitude ou de va-
leur t'utre les hommes ; mais le suiVrago à plusieurs degrés biaise
avec elle et tourne autour; le vote plural la proclame franchement.
Sa théorie est, franchement, une théorie d'inégalité, et,
chose remarquable, elle a pénétré avec quelque éclat dans la
politique vers le même temps ou peu de temps après que
Darwin, dans la biologie, et Spencer, dans la sociologie, ar-
rivaient à des conclusions impliquant l'inégalité naturelle des
individus, des races et des sociétés. — La Révolution française
avait déclaré de droit naturel l'égalité de tous les hommes, et la
conséquence pratique en devait être que tous seraient également
électeurs. — Sappuyant sur l'étude de l'homme naturel et de
l'homme social, la théorie nouvelle proclamait quïl n'y a de
droits naturels que ceux fondés sur des faits naturels. Du rappro-
chement de ces deux notions : « Il ne saurait y avoir de droit
naturel en contradiction avec le fait naturel » et : « Le fait naturel,
c'est l'inégalité de valeur entre les hommes », la conséquence
pratique découlait toute seule : — Puisque l'inégalité est le fait,
l'égalité ne saurait être le droit ; puisque tous les hommes ne sont
pas les mêmes hommes, tous ne doivent pas être électeurs à la
même puissance; et c'est ainsi que de l'inégalité naturelle on
déduisait le vote plural, régime d'inégalité.
En elle-même, ce n'est certes pas nous que cette théorie scan-
dalise. Si elle devait rester dans le domaine des idées, nous y
souscririons volontiers. Non; ni physiquement, ni moralement,
ni intellectuellement, non, par aucun fait naturel, les hommes
836 REVUE DES DEUX MONDES.
ne sont égaux entre eux; socialement, ils ne le sont pas davan
tagc : ils ne devraient donc pas l'être politiquement, et en lui-
même, non plus, un régime d'inégalité n'aurait rien qui nous ré-
voltât.
Mais ce que, depuis qu'il y a une humanité, ils ne sont pas, de
par la nature, — chez nous et depuis cinquante ans, ils sont censés
l'être de par la loi. — C'est là un de ces accidens, une de ces con-
tingences que le philosophe peut négliger, parce qu'ils n'em-
pêchent pas le vrai d'être le vrai, mais qui arrêtent l'homme
d'État, parce qu'ils empêchent le vrai d'être le possible. Pour
l'homme d'État, le fait naturel, l'inégalité, est périmé, après
«inquante ans, par le fait légal, artificiel : l'égalité. — Contre
l'admission en France du vote plural il ne faut point d'autre
argument : nous avons, depuis cinquante ans, le suffrage uni-
versel égal. Argumentum ex necessitate. C'est tout, et voilà cir-
conscrit le cercle des réformes réalisables : il est permis et pos-
sible de toucher à la forme et même à la substance du suffrage,
pourvu qu'on ne touche pas à l'égalité du suffrage, ce qui ne nous
■est plus possible et, par conséquent, ne nous est pas permis.
Aussi bien, dans les pays mêmes où l'on ne serait lié par aucun
fait légal antérieur, où l'on pourrait bâtir en plaine rase, où ne
vient pas cet argument suprême de l'impossible, manque-t-il d'ar-
o:umens contre le vote plural? et, si peu réfractaireque Ion soit à
la théorie de l'inégalité, n'y a-t-il pas de grandes difficultés dans
l'application, dans la mise en mouvement du régime qui en serait
l'expression pratique?
Si fait, il y en a, et de très grandes. L'égalité est toute lisse,
toute plate et n'exige pas de longs calculs : un est toujours égal à
un. Mais il en est autrement de l'inégalité : elle est pleine d'iné-
galités, et un n'est pas à trois comme un est à dix. De là, un pre-
mier et grave embarras: comment régler la progression des voix?
(En réalité le vote plural est une sorte de suffrage progressif.)
D'après l'échelle des valeurs. Mais comment dresser cette échelle?
Avec quels élémens et sur quels signes? S'il s'agissait de la valeur
physiologique des hommes, on la reconnaîtrait' peut-être à des
marques visibles et l'on pourrait s'en rapporter à des certificats
de médecin. Mais il s'agit et de leur valeur intellectuelle, dont
les diplômes donnent rarement la mesure exacte; — et de leur
valeur morale, sur laquelle il est si fréquent de se tromper;
— et de leur valeur sociale, car l'intérêt entre ici en ligne, et ils
doivent compter non seulement pour ce quils sont, mais pour ce
qu'ils ont; — et surtout de leur valeur politique, qui est ce qu'il y
a au monde de moins perceptible et de moins exprimable arith-
métiquement. Et il s'agit tantôt de toutes ces valeurs à la fois,
ORGANISATION Dl SI FFUAGE UNIVERSEL. 837
tantôt de deux ou trois ensemble, et tantôt d'une seule d'entre elles.
Comment faire? à quoi se prendre? et à combien coter chacune?
Los élénu'ns de pluralité, proposées le plus comniunéraeiit,
sont : la propriété, l'instruction, la position sociale ; c'est-à-dire
qu'on propose ordinairement d'accorder un certain nombre de
voix supplémentaires à ceux qui justifient d'une certaine pro-
priété, d'une certaine instructiim, d'une certaine position sociale.
A ces trois élémens de pluralité correspondent trois conceptions
ditTérentes de l'État : retenir pour critérium ou pour étalon la
propriété, c'est regarder l'Ktat comme une société par actions, où
le citoyen, l'actionnaire a le droit d'intervenir, à raison et en pro-
portion de son apport de capital: —choisir l'instruction, c'est le
considérer comme une université, comme un collège à la direc-
tion duquel les maîtres participent à raison et en proportion de
leur crade; — envisager la position sociale, c'est regarder l'Etat
comme un corps où chaque membre remplit la fonction qui lui
est dévolue et concourt à la vie générale, à raison et en proportion
de sa fonction particulière.
Prise pour critérium ou pour étalon, la propriété, tout d'abord,
parait oiTrir un avantage : elle est facile à constater sur les re-
gistres du percepteur et se dénonce d'elle-même par le rôle des
contributions directes. Foncière, elle est au grand soleil; mobi-
lière, elle n'échappe plus guère et de moins en moins elle
échappera à l'impôt : elle présenterait donc, comme élément de
pluralité, des chances d'approximative justesse, et sans doute
serait-ce satisfaire à la justice même que d'établir quelque pro-
portionnalité entre la part de chacun dans les charges et sa part
aussi dans les droits. Mais il faut prendre garde que ce n'est pas
seulement des charges publiques que dérivent les droits publics,
et que, par suite, la propriété ou les taxes qui la constatent ne
peuvent, à elles seules, fournir une base au vote plural. Et il
faut encore prendre garde que le vote plural basé sur la pro-
priété aura l'air d'un cens hypocrite ; qu'il en sera réellement un,
et que de toutes les distinctions, celles auxquelles répugnent le
plus les démocraties 'mais est-il un État moderne qui ne soit
plus ou moins imbu de démocratie?) sont celles dont le fonde-
ment est la fortune. De toutes les inégalités, les plus durement
senties sont celles qui viennent de l'argent. Dans les démocra-
ties, l'argent peut beaucoup, beaucoup trop, mais tout malgré la
loi et rien par elle : elle ne lui consent pas le moindre privilège ;
officiellement, elle le déteste et le proscrit. C'est pourquoi l'on
ne peut pas, aujourd'hui, faire de la propriété, du cens, de la
fortune ou de l'argent, une même chose sous quatre noms, la
base unique du vote plural.
838
REVUE DES DEUX MONDES.
La fera-t-on, alors, de l'instruction? Elle parait, elle aussi,
assez facile à constater par les parchemins et les titres. Il paraît
même assez facile aussi d'établir, en se servant d'elle, une pro-
gression dans le sutYrage : à tant de bandes d'hermine il revien-
drait tant de voix. Mais, outre que ce serait de tous points consti-
tuer un mandarinat, il faudrait être bien certain que l'égalité de
grade garantit l'égalité de savoir et démérite; et en fût-on certain
encore, ce qu'on a dit ailleurs n'aurait rien perdu de sa force:
qu'il n'y a entre l'instruction littéraire, scientifique ou même
juridique et l'éducation politique nul rapport fixe et nécessaire;
et quand même encore ce rapport existerait, les brevets ne nous
renseigneraient ni sur le caractère, qui ne se prouve pas par
examen, ni sur d'autres conditions qui ne sont pas moins rigou-
reusement requises, et qui le sont peut-être plus, pour faire un
bon citoyen, un électeur posé et judicieux, que de connaître en
ses détails l'antiquité grecque ou romaine. Hélas! qu'on en a vu
de médecins illustres, et de chimistes éminens, et d'admirables
avocats, et de docteurs dans une ou deux des quatre Facultés,
hélas ! qu'on en a vu battre les champs en politique et véritable-
ment trop mal user de la voix qu'ils avaient comme tout le monde,
ou, rendus sceptiques par leur science même, en user si peu, que
ce n'est pas la peine de leur en donner plus que n'en a le com-
mun des mortels! Et c'est pourquoi l'on ne peut tirer de l'instruc-
tion toute seule la base de la pluralité.
S'attachera-t-on entin, attachera-t-on la pluralité de suffrage
à la position sociale? Quoique ce soit encore assez précis, « la
position sociale », c'est déjà bien plus vaste et plus compréhensif
que la propriété ou l'instruction. La « position sociale » englobe
ces deux élémens et plusieurs autres avec eux. Elle résulte, elle
est un composé et de la fortune, et de la culture, et de la profes-
sion ou de la fonction; elle sous-entend le prestige, l'influence
ou du moins l'estime, la considération, puisqu'il n'y a plus, à
présent, d'influence de position, de prestige social. Des trois bases
sur lesquelles on croit que le vote plural peut être assis, c'est
évidemment la plus large, celle qui, ne se restreignant ni à la
seule propriété, ni à l'instruction seule, ni à la profession ou à
la fonction seule, mais au contraire les admettant toutes en com-
position, se prête le moins à des exclusions qui soient trop bru-
talement des injustices.
Mais toute large qu'est cette troisième base, et la fît-on plus
large encore, eût-on trouvé « dans la position sociale » l'élément
de la pluralité, et de chacun des sous-élémens qui y entrent eût-
on trouv(:' le signe extérieur, clair et tangible, qu'on ne serait
point, pour cela, hors d'affaire. Il resterait'à déterminer la pro-
(.RGAMSATION Dl SI FFR.U.E IMVEHSIX. 839
.resMon elle-même, le rapport de la position sociale à la puis-
sance électorale, et, ce rapport déterminé, à l'exprimer antlime-
tiquement - pour toile position, tant de voix. - mais ayant
de le déterminer, que de questions .1 y aurait a résoudre! La
<. position sociale >• compterait-elle en uuisse et eonierera.t-elle,
indivisément, tant de voix supplémentaires? ou bien comme
ce.t un composé, la décomposerait-on pour donner tant de voix
à la propriété, tant à linstruction, tant à la profession, etc.'. Kt si
on la décom].osait. donnerait-on à la propriété, à linstruction
à la profe«^sion exactement le même nombre de voix? donnerait-
on autant de voix à la petite (juà la -raude propriété, à l instruc-
tion movenne quà linstruction ^"P^^"^'"''^- .^'^^^^ P'-f^^^-^;»"^^
movennês qu'aux plus hautes fonctions de 1 Etat .> Dirait- on, par
..xemple : « Tout citoyen qui paie plus de oOO francs de contri-
butions directes a une voix supplémentaire? » ou dirai -on :
„ Tout citoven qui paie 500 francs a une voix supplémentaire;
tout citoyen qui paie 1000 francs, deux voix; 2000 francs, trois
voix, et ainsi de suite »? ,
Le'^prit et le but du vote plural étant ce qu ils sont, -- incon-
testablement, plus le thermomètre électoral sera sens.bir aux
inégalités naturelb>s et sociales, plus la gradation en sera délicate
_ et plusprès c régime sera de la perfection. Mais, pour rendre un
pareil régime supportable à notre nnmde. en notre temps, il fau-
drait qu'on ne fit de la position sociale, induite de la fortune, de
la culture et de la profession, que la base principale, non point
la base unique, et que l'on reconnût , à côté d'elle, d autres elémens
de pluralité plus accessibles, ou - comment dire? - pl^^^^f so-
cratiques : làge, l'habitation, l'épargne, la (|ualité de chef de
famille' D'où les mêmes questions à trancher et d autres coefti-
ciens à calculer. Au-dessus de 30 ans, aurait-on toujours une
voix supplémentaire, et n'en aurait-on qu'une? Ou serait-ce une
à 30 ans deux à 40 ans, trois à oO ans? Le chef de famille n au-
rait-il qu'une voix supplémentaire une fois donnée, quel que soit
le nombre de ses enfans? en aurait-il une pour la femme et une
par enfant? les enfans mineurs et de sexe féminin compteraient-
ils au père, ou ne compterait-on que les garçons parvenus presque
à la majorité, comme entre 18 et 21 ans?
Et soit • il serait entendu que le citoyen qui aurait le moins
de voix en aurait au moins une, mais combien de voix aurait le
citoven qui en aurait le plus? Trois, comme aux élections poli-
tiques en Belgique? six ou douze, comme jadis à certaines
élections locales en Angleterre? cent, comme aux élections
communales à Stockholm? Dans un des projets de voe plural
les plus fortement motivés et les plus minutieusement étudiés
Capacité
générale.
840 REVUE DES DEUX MONDES.
que l'on cite, — projet élaboré pour la Grande-Bretagne, — le
maximum était de 23 voix, attribuées conformément à ce tableau :
Droits civiques et majorité d'âge 1
iDix ans d'expérience électorale et 31 ans au
moins ^
Vingt ans d'expérience et 41 ans 2
Trente ans d'expérience et 51 ans 3
Ancien député 3
Électeurs payant annuellement 500 livres
sterling pour incomctax 1
200 livres sterling. . 2
500 - ; ; 3
Propriété. ( 1 000 — 4
2 000 — 5
3 000 — 6
bOOO — 8
10 000 — 10
( Lire et écrire sous la dictée 1
Éducation. | Certificat de ?njdd^e-c/a.s.s 2
[ Grade de maître es arts ou bachelier es arts. 4
Profession. | Prêtres et pasteurs, avocats et médecins.. . 4
Sur ce tableau, il est à remarquer que les élémensplus acces-
sibles ou démocratiques de pluralité sont manifestement sacrifiés
aux autres ; que lage ne confère pas plus de trois voix ; que la
qualité de chef de famille n'y figure pas du tout, mais que le
cens, en revanche, donne jusqu'à dix voix; que l'instruction litté-
raire en donne quatre, et que trois professions — pourquoi ces
trois seulement? — en ajoutent quatre pour leur part. La combi-
naison, en ce cas, repose donc sur la « position sociale », qui,
par le cens, l'éducation et la profession, est dotée, en tout, de
dix-huit voix. L'ancienne combinaison, autrefois usitée aux élec-
tions locales anglaises, était, quant à elle, ouvertement et exclu-
sivement censitaire. En Suède, aux élections communales de
Stockholm, le vote plural est aussi à base censitaire.
La place des élémens démocratiques est moins resserrée, la
place de l'argent est moins grande , et la place de l'instruction
plus grande, dans la combinaison qui a prévalu en Belgique, à la
suite de la revision constitutionnelle de 1890-1893. La capacité
générale, droits civiques et majorité (25 ans), donne une voix,
suffrage universel. L^âge de 35 ans, la qualité de chef de famille,
le fait de payer à l'Etat au moins 5 francs de contribution per-
sonnelle sur l'habitation, ces trois circonstances réunies valent
une voix supplémentaire. Il en est de même : une voix supplé-
mentaire à ceux qui, âgés de 25 ans, sont propriétaires d'immeubles
estimés au cadastre à 2 000 francs au moins ou titulaires, depuis
OHC.AMSATION Dl SIFFKAC.E IMM-llSEL. Stl
deux ans au moins, soit dune inscription au grand-livre ilo la
dette publique, sdit d un carnet de rente belge à la caisse di^pargne,
d'au moins 100 francs de nMite, la propriété de la femme étant
comptée au mari, celle des enfans mineurs au père. C'est la double
catégorie des électeurs pluraux à une voix supplémentaire. Et
maintenant, ont deux voix de supplément: les citoyens âgés de
2ri ans accomplis qui sont « porteurs d'un diplôme d'enseigne-
ment >upérieur ou d'un certificat de fréquentation d'un cours
complet d'enseignement moyen ilu degré supérieur », et ceux qui
remplissent ou ont rempli une fonction publi((ue, qui occupent
ou ont occupé une position, qui exercent ou ont exercé une pro-
fession privée, lesquelles fonctions, positions ou professions,
« impliquent la présomption que le titulaire possède au moins les
connaissances de l'enseignement moyen du degré supérieur. »
Nul ne peut cumuler plus de trois votes.
Telle est la formule belge du sulTrage plural, où trouvent
leur place à peu près tous les élémeiis possibles de pluralité, qui
n'est pas en soi anti-démocratique, qui ne constitue à la fortune
aucun avantage sans compensation, sans rachat par d'autres con-
ditions: qui met au-dessusdu reste l'instruction ou la fonction : —
formule capacitaire plutôt que censitaire, — qui s'arrête à 3 voix,
ne va ni à 100 ni même à 25, et qui n'en est pas moins arbitraire
pourtant et qui n'en a pas moins le caractère d'une combinaison.
En premier lieu, ne graduant le sullrage que d'un à trois, elle
est théoriquement inférieure à la formule qui le gradue de un à
vingt-cinq. — parce qu'elle ne saisit pas, ne serre pas et ne traduit
pas par autant d'inégalités électorales autant d'inégalités natu-
relles ou sociales. Ensuite, elle n'est pas moins arbitraire, car
pourquoi trois votes au maximum ? pourquoi une voix à l'âge et
une à la propriété? pourquoi deux voix à l'instruction et à la
fonction? pourquoi 35 ans? pourquoi 5 francs de cote person-
nelle? pourquoi 2 000 francs de fortune en immeubles? pour-
quoi 100 francs de rente ? pourquoi l'enseignement moyen du
degré supérieur? Tout est parfaitement arbitraire, et ce serait
45 ans au lieu de 35, 10 francs au lieu de 5 francs, 4 000 francs
au lieu de 2 000, 200 francs de rente au lieu de 100, et l'ensei-
gnement supérieur seul, que le régime n'en serait pas changé : il
n'y aurait de changé que ses effets politiques, et c'est en cela que
se décèle son caractère de pure combinaison.
Suivant que l'on veut obtenir tel ou tel effet politique, on
hausse ou l'on baisse la mire, mais c'est toujours l'effet le plus
prochain, l'effet immédiat que l'on vise. La revision belge en
eût fait la démonstration, si d'aventure elle eût été à faire. On
ose dire que, dans la préparation et la discussion des lois élec-
8't2 REVUE DES DEUX MONDES.
torales, les Chambres belges, droite et gauche, ont obéi à des
préoccupations de parti, toutes prochaines, immédiates. Le fond
du débat n'a pas cessé d'être : Donner le double ou le triple vote
à telle cat(}goricde citoyens nous fera gagner ou nous fera perdre
tant de voix. Le corps électoral, à la lin, s'est trouvé comprendre
environ 1370000 citoyens de 25 ans, disposant, grâce au vote
plural, de 2110 000 suffrages. 850 000 électeurs n'avaient qu'une
voix; 294 000 en avaient deux, et 223 000 en avaient trois. Au total,
sur ces 2110 000 suffrages, il y avait 850 000 voix unitaires et
1 300 000 voix plurales. — 104 conservateurs ont été élus; en face
d'eux, 20 radicaux seulement, avec 29 socialistes: le gouverne-
ment a eu une majorité bien ronde et bien compacte. — Si l'on
en juge à l'effet immédiat, d'après la politique myope des empi-
riques, la combinaison a donc réussi ; mais si l'on prend les
choses de plus haut et si Ton découvre plus loin, ce n'est point la
solution ni de la crise de l'État moderne, ni du problème de
l'organisation du suffrage, et peut-être pour la Belgique même
n'est-ce qu'une solution provisoire.
Car toute combinaison porte en elle-même sa condamnation,
et ce que l'arbitraire a fait, l'arbitraire est, à tout instant, maître
de le détruire. Et voyez à quels soubresauts, à quels bouleverse-
mens l'Etat se verra exposé ! Si, même de bonne foi et dans des
vues plus généreuses que l'intérêt actuel du parti, considérant
que la stabilité, la conservation de ce qui est, est le premier
besoin de la société et son premier devoir à lui, un gouverne-
ment règle l'échelle du vote plural de telle manière que les élé-
mens conservateurs tiennent les autres en échec et régnent, il se
peut faire, à son tour, que demain un gouvernement plus hardi
ou plus inquiet du mal qui travaille les peuples pense que la
société a plus besoin de mouvement que de repos et que son
devoir à lui est de corriger plus que de conserver : avec la même
bonne foi, dans des vues non moins généreuses, il réglera l'échelle
du vote plural de telle manière que les élémens progressistes ou
transformistes ne soient plus comprimés, et l'emportent.
Conservateur ou progressiste, selon les heures et les hommes,
l'Etat construit sur le suffrage plural en recevra donc une em-
preinte de partialité et comme de finalité électorale. Il semblera
n'avoir pour objectif que de faire prédominer tels élémens so-
ciaux sur tels autres et telle classe d'électeurs sur telle autre
classe, ce qui — faut-il le redire? — est l'opposé de la solution
cherchée : ordonner le suffrage de façon à maintenir en paix et
en équilibre, dans l'Etat, tous les élémens sociaux et toutes les
classes de citoyens. On sait bien que, théoriquement, le vote
plural se propose de rétablir cet équilibre, rompu, au bénéfice
ORf.AMSATlON M SUFFRAGE UNIVERSEL. S 43
du nombre, par le siiffrac:e universel. Mais on sait aussi qu'il n'y
peut arriver que^ar des calculs, et que ce n'est pas pour rien
que le mot a deux sens dans toutes les langues. Le graml défaut
du Vote plural, ce qui le condamne à n'être qu'une combinaison,
et ce qui, comme combinaison même, le condamne, c'est qu'il
prête à trop de calculs : or la moins soupi;onneuse prudence
conseille de faire dépendre aussi peu que possible des calculs
des hommes d'Ktat. — puisqu'eux-mêmes dépendent des partis,
— l'équilibre politique de l'Etat.
Et ce ne sont encore que des combinaisons : \evote cumulatif,
par lequel l'électeur pourrait porter sur un seul nom soit, au
scrutin de liste, autant de voix qu'il a de députés à élire, soit,
dans le régime plural, autant de voix que la loi lui en confère;
le \o{o multiple, par lequel il pourrait voter en autant d'endroits
qu'il a des intérêts ou une résidence; le vote limité, par lequel,
étant donné qu'il ait quatre députés à élire, il ne pourrait voter
que pour trois; et le vote dr division, tout voisin du vole limité,
par lequel le premier nom porté sur chaque bulletin aurait une
voix entière, le second une demi-voix, le troisième un tiers de voix.
De ces quatre combinaisons, les deux premières sont des
variétés du vote plural; les deux dernières sont des bâtards,
qu'on retrouvera en leur lieu, du vote plural et de la représenta-
tion pnq>ortionnelle.
Le vote cumulatif a été ou est employé pour certaines élec-
tions locales en Angleterre, en Ecosse, et dans quelques Etals de
l'Union américaine, comme la Pensylvanioetrillinois; il suppose
des opinions très fermes, des partis très disciplinés et des listes
pas trop nombreuses, — Le vote multiple est pratiqué dans les
élections politiques ou les élections communales en Angleterre et
en Autriche, en Prusse et en Italie. Il sup})Ose ou que les élections
n'ont pas lieu partout le même jour, ou que l'on peut voter par
procuration ou correspondance.
Le vote cumulatif est fondé sur la liberté de la personne :
libre à l'électeur de donner à qui il lui plaît toutes les voix dont
il dispose. Le vote multiple fait du suffrage un droit plutôt réel
que personnel ; il s attache moins à la personne qu'à la maison
ou à la terre; il a des allures archaïques, comme s'il venait de
loin dans l'histoire. D'où qu'il vienne, rejetons-le comme une
forme usée et rejetons le vote cumulatif comme un expédient
médiocre. Des expédiens ou des combinaisons, c'est bien ce qu'ils
sont en effet, tous ces succédanés du vote plural, et des combi-
naisons qui peuvent, en se combinant entre elles, faire de la com-
binaison double : nids à surprises et sacs à malices, réceptacles
d'erreurs, de fraudes et d'iniquités. Mais ce jugement serait trop
844 REVUE DES DEUX MONDES.
sévère — et ue serait pas juste — si l'on voulait en rester là, le
prononcer tout sec et n'y ajouter rien.
Il y a une chose au moins à ajouter, et c'est que, dans ses
fondemens et à son point de départ, la théorie d'où sont sorties
toutes ces combinaisons jugées et rejetées, cette théorie avait du
bon. C'était l'ébauche, assez distincte déjà, d'une théorie de la
société et de l'Etat, qui se refusait à ne voir dans la société qu'une
agglomération d'individus et dans l'Eltat qu'une addition d'unités.
Cette théorie ébauchée, ses auteurs l'appelaient dynamique, car
ils concevaient la société et l'Etat plutôt comme des mécanismes
mus par des forces; et, pouss(''e plus avant, nous l'appelons orga-
nique, regardant la société et l'Etat plutôt comme des organismes
qui remplissent des fonctions. Mais, c'est la même; et elle con-
tenait eu germe un système dynamique ou organique du suffrage,
force motrice ou fonction vitale de l'Etat moderne.
Malheureusement, elle a dévié sur le chemin de la réalisation
pratique, dans la courbe à faire pour passer de l'idée à l'acte par
la loi; et, dynamique ou organique, la théorie est venue finir en
une combinaison arithmétique. Tandis qu'à son point de départ
elle niait l'excellence, la divinité du nombre, et repoussait la
notion purement arithmétique de la société et de l'Etat, elle y
retournait à son point d'arrivée ; elle allait aboutir à des jon-
gleries de nombres ; elle recommençait, après avoir posé en
principe que les hommes sont force ou fonction de la société et de
l'Etat, à les traiter en pratique comme des chiffres.
C'est là qu'elle a dévié : c'est là que la voie est à reprendre.
Ayant posé en principe que les hommes sont force ou fonction
de la société et de l'Etat, il faut les traiter en pratique comme
force ou fonction de la société et de l'Etat. Il faut que la théorie
s'achève, non pas en une combinaison arithmétique, mais en un
système organique, et que ce système ait pour première assise,
non pas le suffrage pluralisé, — soit en degré, soit en puissance,
— mais le suffrage organisé.
Charles Benoist.
fi
UNE PAGE
DE
L'HISTOIRE DES MORMO?^S
I. Documens recueillis sur les lieux, par l'auteur, en novembre 1875. — II. The Lee Trial, an
expose of the Mountain A/eado^s ifassaci-i'. Sait Lako City, Utah. Triljuno Printing Com-
pany, Puhlishcrs. 1875. — III. The History of the Pacific States, vol. XXVI, History of
L'tah. Bancroft Works in 39 vols.. in-8°. \Vith maps and illustrations. The History Com-
panv. puhlishcrs. San Francisco. — IV. Drigham's Ih-stroyina angel, New- York : Geo. A.
Crotutt. pulilisher, 1872. — V. Tell it ail. by Mrs. T. B. H. Stcnhousc. Hartford, Conn. :
A. O. \Vorthington et C», 1874.
Bien qu'au] (3urd"hui presque ignoré en Europe, le mormo-
nisme n'a pas disparu, et ce n'est pas la chose la moins curieuse
de fjotre époque que l'éclosion dans le premier quart de ce siècle
et le maintien jusqu'à l'heure actuelle, aux Etats-Unis, de cette
religion pleine d'analogies bizarres avec une secte apparue il y a
plus de trois siècles déjà, mais morte, noyée dans le sang, au
bout de peu d'années.
Notre objet, ici, n'est pas de faire une étude des institutions
des Mormons, ni de comparer leurs doctrines à celles des sectaires
jadis enrôlés sous la bannière de Jean de Leyde, cet hôtelier qui,
après s'être joint aux anabaptistes, devint le chef d'une Eglise qu'il
appela la Nouvelle Sion, — nom que les Mormons ont aussi donné
à la leur, — et qui, comme Brigham Young, institua la polyga-
mie chez ses sectateurs. Nous ne voulons pas, non plus, mettre
en balance avec les atrocités commises sous l'inspiration des pas-
sions religieuses, à Munster, à Zwickau, au xvi" siècle, — ou
ailleurs, à d'autres époques, — ce qui s'est passé de l'autre côté
de l'Atlantique, au xix^ siècle. Nous voulons seulement retracer
846 lŒVUE DES DEUX MONDES,
les péripéties d'un sombre drame qui émut violemment l'opinion
publique aux États-Unis, lorsque la nouvelle s'en répandit et
lorsqu'on poursuivit les coupables, pensant que ces quelques pages
d'iiistoire aideront à faire connaître certains dessous, en général
peu connus, d'une organisation religieuse, politique et sociale
assurément fort étrange au temps actuel, et qu'elles permettront
de juger une croyance ayant tenu dans un si avilissant servage
ceux qui y sont affiliés, que des Mormons ont pu, sans hésitation,
sur un signe, aller jusqu'au meurtre ou couvrir, par leur silence,
les crimes dont leurs frères setaient rendus coupables,
I
En l'année 1857, l'Utah était un territoire isolé du monde et
traversé seulement, de loin en loin, par de rares émigrans se
rendant dans l'Ouest, Habité presque exclusivement par quelques
tribus d'Indiens et par les Mormons, il se trouvait entièrement
dans les mains de ces derniers.
Cette sorte de prise de possession s'était opérée tout naturel-
lement. Brigham Young (1), en 1848, lorsqu'il avait amené sur
les bords du lac Salé les Saints du dernier jour (2), fuyant ce
qu'il leur plaisait d'appeler les persécutions des gentils (3), avait été
élu par ses coreligionnaires gouverneur de l'Etat qu'ils avaient ,
sous le nom de Deseret (4), organisé dans cette région qui dépen-
dait alors du Mexique, L'année suivante les Etats-Unis étaient
devenus possesseurs du pays, par suite de la cession qui leur en
avait été faite. Ayant refusé de reconnaître le nouvel Etat, le con-
grès l'avait constitué en territoire en 1830, mais Brigham Young
avait été maintenu dans ses hautes fonctions par Millard Fillmore
qui, d abord vice-président des Etats-Unis, venait de remplacer
le président Taylor, mort le 9 juillet 1850. Fillmore avait commis
une lourde faute, car avec l'appui du gouverneur, l'organisation
politique et judiciaire, établie conformément aux lois des Etats-
(1) Brigham Young, né à "Whitingham (Vermont), le 1" juin 1801. Fils d'un fer-
mier, son éducation fut sommaire, et dans sa jeunesse il exerça le métier de peintre
en bàtimens et de vitrier. Ce fut en 1830 que, pour la première fois, il lut le contenu
des Tables dont l'e-xistence avait été révélée au prophète Joseph Smith. En 1832, il
se fit baptiser et se rendit dans l'Ohio auprès du Prophète, qui ne tarda pas à le dis-
tinguer. En 1835, il devenait un des douze apôtres. Absent de Nauvoo, établissement
fondé en 1838, dans l'Illinois, quand Joseph Smith et son frère Hiram furent massa-
crés à Carthage (juin 1844), il se hâta de revenir et fut élu Président par les Apôtres,
dont le choix fut approuvé par la majorité des Mormons.
(2) Un des noms que prennent les Mormons.
(3) Les Mormons désignent ainsi les chrétiens,
(4) Ou n Terre de l'Abeille ».
INE PAGE DE LHISTOIUE DES MORMONS. 847
Unis, avait, au bout de très peu de temps, en raison même des
principes fondîtoientaux du >lornionisme. lini par se confondre
avec l'orpinisation religieuse. A plusieurs reprises le gouvernement
fédéral avait tenté de faire respect4?r son autorité méconnue, mais
sans succès, eu iSoi. par exemple, quand fut envoyé un corps de
troupes commandé par le colonel Steptoe, nommé gouverneur
en remplacement de Brigliam Young. De guerre lasse, on avait laissé
le^ choses suivre leur cours, si bien qu'au mois de février 1856 la
population, excitée par ses prédicateurs, s'était ameutée, avait
violenté les magistrats et forcé tous les fonctionnaires du gou-
vernement fédéral à quitter le Territoire.
A cette même époque, la Réforme prêchée par Brigliam Young
et les chefs de Y È»/ lise de Jésus-Christ des Saints du dernier Jour,
était, dans l Ttah. accueillie avec grande faveur par le plus grand
nombre, et la polygamie [ l ) était en passe de devenir un article de
foi. Simultanément, les plus effroyables théories se faisaient jour :
Young dans le Tabernacle, les Apùtres. les Hlvèques, lee Anciens
tels que Jedediah M. Grant et Heber (1. Kimball, ouvertement
dans leurs sermons, préconisaient V expiation par le sang, comme
le châtiment mérité de certains crimes, tels que la divulgation des
secrets de l'Église ou l'apostasie. Us sappuyaient, pour con-
vaincre les fanatiques sectateurs de Joseph Smith (2), sur des
exemples tirés de l'Ancien Testament et citaient les cas où les
jeunes hommes d'Israël avaient servi le Seigneur en versant le
sang de ses ennemis. Us rappelaient qu'un certain nombre d'Israé-
lites s'étant soulevés contre Moïse, ceux qui lui étaient restiîs
fidèles les avaient exterminés: Jahel avait frappé à mort Sisara
qui commandait les troupes du roi d'Asor ; Aod avait tué Eglon,
roi desMoabites.qui avait asservi les Juifs; et Athalie, ayant usurpé
le pouvoir, avait été massacrée sur l'ordre du grand-prctre Joad.
De tels enseignemens avaient porté leurs fruits et c'était sans en
faire mystère qu'on parlait de l'existence, — connue autrefois des
élus seulement. — de ces Anges Destructeurs ou Danites (3) qui
(1) Le 29 août 1852, Brigham Young avait proclamé la Loi céleste du Mariage^
sanctionnant la polygamie. Une sorte de schisme en était résulté.
(2) Joseph Smith, fondateur du mormonisne, né le 23 décembre 1805, à Sharon
(Vermont , d'une famille presbytérienne. Ce fut, à l'en croire, en 1820, à la suite d'un
Rcvival, — sorte de conférence religieuse, — qu'il se sentit touché de la grâce.
Quelque temps après, toujours d'après lui, dans un bois situé près de Manchester,
dans le comté dOntario, il eut une première vision, puis trois ans après, trois visions
successives dans lesquelles un ange lui révéla l'œuvre à laquelle il était appelé,
et l'existence du Livre qui contenait l'Évangile de la Religion nouvelle. Il ne fut au-
torisé à en prendre connaissance qu'en 1827, et il en fut dépossédé par la volonté
divine, l'année suivante. La nouvelle Église recul sa première organisation en 1830.
(3) Nom tiré de la Genèse, xlix, 17. — En 1873, on voyait encore circuler dans
848 REVUE DES DEUX MONDES.
avaient pour mission de punir de mort toute offense aux Saints
ou à la religion.
Telle était la situation vers le milieu de 1857, quand la nouvelle
se répandit dans l'Utah, que depuis le mois de juin, le gouverne-
ment fédéral avait suspendu le service des dépêches entre le Ter-
ritoire et les États de l'Est, et qu'un corps de l'armée des Etats-
Unis était envoyé pour rappeler les Mormons au respect des lois
établies et installer un gouverneur, que venait de nommer le
président des États-Unis, Buchanan. Une effervescence considé-
rable se manifesta aussitôt. Des meetings s'organisèrent, et, tandis
que les uns ne parlaient de rien moins que de faire le vide devant
l'ennemi, de brûler les villes, les villages, les fermes, et de fuir
dans les montagnes, les autres, inspirés par Brigham Young,
s'efforçaient de faire triompher les idées de résistance et de lutte
à outrance.
Sur ces entrefaites, vers le commencement de septembre, une
troupe d'environ 120 émigrans, hommes, femmes et enfans, qui
avaient abandonné l'Arkansas pour aller chercher des terres plus
fertiles en Californie et s'y établir, pénétrait dans l'Utah.
Jamais convoi mieux organisé n'avait franchi les Montagnes
Bocheuses. Il se composait d'une trentaine de ces lourds chariots
couverts d'une bâche en toile, attelés de six ou quelquefois de huit
paires de bœufs, tels que les connaissent bien tous ceux qui ont
parcouru les prairies. Les émigrans, pour la plupart, étaient des
gens aisés et ils poussaient devant eux un troupeau de quatre à
cinq cents têtes de bétail. Le bon ordre, depuis le premier jour,
n'avait cessé de régner dans la colonne, qui faisait halte chaque
dimanche, la journée étant consacrée au repos et à la prière dite
par un ancien pasteur méthodiste qui faisait partie de la troupe.
Les difficultés rencontrées n'avaient pas été trop grandes, mais
la traversée des solitudes du Far-West avait durement éprouvé
hommes et bêtes, partis depuis trois mois déjà; et en atteignant
la région du lac Salé, les émigrans se disaient avec joie qu'ils
allaient se trouver au milieu de gens de leur race et non seule-
ment pouvoir donner un peu de repos à leurs animaux, mais
aussi renouveler leurs provisions pour la longue route qui leur
restait à parcourir.
S'arrêtant sur la rive droite du Jourdain, — qui amène dans
le grand lac Salé les eaux du lac Utah, — ils y dressèrent leurs
tentes, puis, quelques-uns se dirigèrent vers Sait Lakc City, la
capitale du Territoire, pour y acheter des vivres. A leur stupé-
les rues de Sait Lakc City, un de ces Danites du nom de Porter Rockwell, que la
rumeur publique accusait de plus de 90 meurtres.
INE PAGK DE L'mSTOini: DES MOUMONS. 849
faction, non seulement les habitans refust'^rent d'entrer en com-
munication avec eux. mais l'ordre formel fut intime au convoi
de lever le camp et de poursui>Te son chemin. Rien ne pouvait
motiver une pareille conduite, ni une pareille exigence. L'abon-
dance régnait dans la région; la récolte venait détre rentrée; il
était en outre du devoir du gouverneur Brigham Young de pro-
téger ces émigrans respectueux observateurs des lois, qu'ils vou-
lussent s'établir dans le pays ou qu'ils ne lissent que le traverser.
Forcés de se remettre en marche, les malheureux Arkansais
suivirent la côte est du lac Utah pour tourner ensuite à l'ouest et
se diriger vers Los Angeles, eu Californie. Ils traversi'^rent un
nombre assez considérable détablissemens dans un état florissant;
ils passèrent successivement à American Fork, Dattle Creek,
Provo, Springville. Spanish Fork, Payson . Sait Creek et Fill-
more. Partout ils demandèrent à acheter des vivres et du fourrage,
offrant de payer ce qui serait exigé; ils se heurtèrent partout à
des refus brutaux et grossiers. Personne ne voulait communiquer
avec eux, ni leur vendre quoi que ce fût ; un mot d'ordre avait été
donné que nul n'osait enfreindre. Il se trouva, cependant, trois
ou quatre Mormons, moins fanatiques, ou plus charitables et plus
braves, ou plus avides de gagner de l'argent, qui, furtivement la
nuit, s'introduisirent dans le camp avec le peu de vivres qu'ils
pouvaient porter sur leurs épaules. Ce fut tout ce que purent se
procurer les émigrans jusqu à leur arrivée à la Corn Creek, où ils
dressèrent leurs tentes proche de celles de quelques Indiens Pah-
Vants qui. plus généreux que les blancs, consentirent à céder une
trentaine de bushels de grain. Le bushel ne représente guère que
3G litres 1/4; celait une quantité bien minime; d'autre part, il
devenait urgent de trouver du fourrage pour le bétail et les ani-
maux de trait. Le chef de la milice de l'Utah du sud, que les émi-
grans rencontrèrent à la Corn Creek et auquel ils demandèrent
avis, leur conseilla de se rendre aux Mountain Meadows.
Suivant la direction indiquée, ils passèrent à Beaver, à Paro-
wan, dont l'entrée leur fut refusée, et contraints, par suite,
d'abandonner la route tracée, ils passèrent à Touest du fort, et
vinrent camper sur les bords de la rivière. Là encore, ils s'effor-
cèrent vainement de s'approvisionner.
A Cedar City, qu'ils atteignirent le lendemain, ils furent au-
torisés à acheter cinquante bushels de blé provenant de la dîme
payée à l'Eglise, mais c'était absolument insuffisant pour les
70 jours de route qu'ils avaient encore à parcourir, et la perspec-
tive de périr par la famine, avant d'atteindre San Bernadino, en
Californie, menaçait de s'affirmer inéluctable. Les attelages étaient
TOME CXiXI. — 1895. o4
850 REVUE DES DEUX MONDES.
si épuisés qu'il fallut trois jours au convoi pour parcourir les
32 kilomètres qui séparent Ccdar City de Iron Greek et deux jours
pour faire les 24 kilomètres que l'on compte de Iron Greek aux
Mountain Meadows. Enfin, les émigrans atteignirent cette vallée
où, trouvant du fourrage en abondance, ils décidèrent de faire un
long séjour. Ils se croyaient, pour un temps au moins, au bout
de leurs épreuves et ne se doutaient pas du sort qui leur était
réservé.
Vers le 7 septembre, dans la matinée, sans que rien eût pu
les mettre sur leurs gardes, ils étaient assaillis par une décharge
qui leur tuait sept hommes et en blessait une quinzaine. Frappés
d'effroi, les survivans jettent les yeux autour du camp et se voient
cernés par une troupe nombreuse d'Indiens Yutes. Bravement,
ils se préparent à se défendre. Ils forment rapidement une enceinte
circulaire avec leur chariots, — ce que dans l'ouest on appelle
un corral, — et tout autour, creusant la terre qu'ils rejettent en
avant, jusqu'à la hauteur des moyeux des roues, ils construisent
un retranchement, derrière lequel ils subissent jusqu'au soir,
sans plus de dommage, le feu de leurs assaillans.
Déçus dans leur espoir de venir aisément à bout du convoi,
les Indiens, pendant la nuit, dépèchent un courrier à Cedar City
pour prévenir le major John D. Lee (1), alors sous-agent du
gouvernement auprès des Indiens, dans le district de l'Utah Sud.
Ce misérable, à la suite d'un conseil tenu à Parowan, précisé-
ment le jour où le convoi passait près de cette localité, conseil
auquel assistaient le grand prêtre mormon de l'Utah Sud, Isaac
G. Haight. le colonel de la milice. Dame, et l'apôtre George. A.
Smith, avait assemblé tous les Peaux-Rouges de la région; il leur
avait suggéré l'idée d'attaquer le convoi, espérant qu'il n'y aurait
pas de résistance, que tous les émigrans seraient tués et que le
bruit se propagerait que les Indiens avaient été les seuls auteurs
du massacre. Ce plan féroce devait être, en partie du moins,
déjoué par la bravoure des Arkansais.
Cependant le régiment de la milice du Iron County, connu
sous le nom de la Légion de Nauvoo, avait dès l'issue de la
réunion tenu àParowan, en prévision des événemens, reçu l'ordre
de se préparer à marcher armé et équipé conformément à la loi.
Aussitôt qu'il est avisé de la résistance des émigrans . John
D. Lee dirige sur les Mountain Meadows les miliciens qu'il a réu-
nis, auxquels il a dit que le convoi a été massacré par les In-
(1) Lee naquit à Kaskaskia, dans l'Illinois, en 1812. Il se joignit aux Mormons en
183 7; il devint évêque, mt-mbre de la Législature de l'Utah et juge du comté de
Washington (U.). Il eut 18 femmes et 64 enfans.
UNE PAGE PE l'iIISTOIUE DES MOKMONS. 851
diens et i]u"on ai)esoin do la légion pour eiisovolir les victimes. —
Il se trouve un seul homme assez eredule pour venir avec une
pelle : on lui demande ce qu'il a fait de son fusil et on le renvoie
en le traitant d'imbécile. Lorsque le régiment arrive à proximité
du lieu du combat, les chefs, immédiatement, se rendent compte
du danger qu'oiïrirait un assaut et de la nécessité de recourir à
un siège en règle; mais ils ne sont pas inquiets, ils tiennent pour
certain que. dénués d eau. réduits à leurs propres ressources comme
vivres, les Arkansais seront, à bref délai, forcés de se pendre.
<juant à ceux-ci, ils ne se doutent pas encore des ennemis aux-
quels ils ont alïaire; ils pensent que ce ne sont que des Indiens,
dont l'agression, bien que sans motif, n'est pas pour les surprendre
outre mesure; ils ne se doutent pas que. mêlés aux Yutes, aux
Soshones, il y a des blancs peints et vêtus comme ces Peaux-
Rouges et qui, comme ces Peaux-Rouges, attendent impatiemment
le moment de les égorger.
Bientôt la soit commence à se faire sentir dans le corral, et les
Arkansais. dans l'espoir de toucher les cœurs de leurs sauvages
ennemis, se hasardent à envoyer au puits voisin deux jeunes filles
vêtues de blanc. A peine ont-elles fait quelques pas. qu'elles tom-
bent mortellement frappées. Les assaillans font bonne garde ; un
certain nombre, le doigt sur la détente, sont toujours prêts à sa-
luer d'une balle de leur rifle quiconque se risquerait à se mon-
trer hors de l'abri du retranchement, tandis que les autres, comme
pour insulter aux angoisses des assiégés, occupent leurs loisirs,
bruyanmient,à jouer au palet, jeu fort en honneur chez les Indiens.
Chez les émigrans alors , on agite la question de savoir s'il ne
serait pas préférable de s ouvrir un passage de vive force; mais on
y renonce promptement en songeant aux outrages, aux tortures
que les Peaux-Rouges, s ils sont victorieux, feront subir aux fem-
mes, aux enfans, avant de les massacrer, de les scalper, et on
finit par décider qu'on tiendra dans le retranchement jusqu'à la
dernière extrémité avant de tenter une sortie désespérée.
Et pendant ce temps, John D. Lee s'inquiète, il redoute que le
siège ne traîne en longueur; il pense qu'il est urgent d'en finir;
il redoute que, la nouvelle de ce qui se passe venant à se répandre,
les consciences ne se réveillent, peut-être, malgré la crainte qu'in-
spirent les hauts dignitaires de l'Eglise et n'exigent la délivrance
du convoi. Il s'avise alors d'un exécrable stratagème.
Soudain , les assiégés voient s avancer vers eux un groupe
d'indi^^dus, en armes, au-dessus desquels flotte le drapeau amé-
ricain : ils grimpent sur le retranchement, ils poussent des cris de
joie, ils acclament leurs libérateurs! La petite troupe fait halte à
832 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque dishnico du corral ; un homme se détache qui déploie un
fanion blanc, c'est John D. Lee : il pénètre dans le retranchement
et dit aux assiégés qu'il vient leur parler en ami ; que les Peaux-
Rouges sont exaspérés de certains actes commis par les émigrans;
et que rien ne pourra calmer la fureur des sauvages que l'aban-
don des approvisionnemens, des armes, du bétail. Il insiste pour
que les Arkansais se soumettent à ces conditions et promet à ce
prix sa protection, celle des Mormons et de leur milice.
Ces propositions étonnent les assiégés. Quelques-uns se de-
mandent pourquoi ce chef d'un régiment qui s'abrite sous le dra-
peau des Etats-Unis, vient à eux, Américains aussi, avec un fanion
blanc comme s'il avait affaire à des ennemis. Mais d'autres sont
d'avis qu'il n'y a pas de choix, qu'il faut accepter les conditions
posées, que tout vaut mieux que risquer de laisser à la merci des
Peaux-Rouges les femmes et les enfans. Après une longue déli-
bération, les émigrans se décident à mettre bas les armes. John
D. Lee dicte les termes de la capitulation : les blessés, les enfans
en bas âge, les armes seront placés dans les chariots et passeront
devant la front de la troupe; les femmes et les enfans plus âgés
suivront à pied, et à petite distance, derrière, viendront les
hommes A^ilides, marchant deux par deux.
Toutes choses ainsi réglées, la colonne ne tarde pas à se mettre
en mouvement: la première portion défile devant la milice rangée
en bataille, puis la seconde, etrjuand arrivent les hommes valides
l'ordre leur est donné de se mettre en file et près de chacun se
place un soldat, le fusil chargé.
Au bout de 800 mètres, la tête de colonne arrive à l'embus-
cade où sont cachés les Indiens et des Mormon s déguisés en Peaux-
Rouges qui ont pour mission de massacrer les blessés, les femmes,
les enfans assez âgés pour donner lieu de craindre qu'ils puissent
garder le souvenir du drame qui va se dérouler et le raconter
un jour. Le commandement : Halte! se fait entendre. Ace signal,
chaque milicien tire sur l'homme auprès duquel il est placé. Les
Indiens, bondissant hors des buissons, poussant des clameurs sau-
vages, égorgent les blessés, les femmes et les enfans. Des cris
d'épouvante, de douleur, mêlés aux supplications, aux prières,
déchirent l'air. L'efîroyable boucherie ne se ralentit pas. Dans la
confusion du premier moment, quelques-uns cherchent à se dé-
rober, les assaillans les poursuivent. A nul il n'est fait grâce.
Deux jeunes filles sont reprises à 400 ou 500 mètres de distance
et sont égorgées avec des raffinemens de cruauté inouïs; une
autre, traînée derrière les buissons, subit les derniers outrages
avant de recevoir le coup de bowie-knife que lui ouvrira la gorge
d'une oreille à l'autre. Il n'y a d'épargnés, — encore plusieurs
INE PAGE DE l'hISTOIRE DES MuK>KtNS. 853
ont-ils t'to bless^ dans les hrns de leur mère, frappée niorlelle-
ment. — que 17 petits enfans. trop jeunes pour pouvoir plus tard
se rien rappeler, et tandis que quelques-uns des meurtriers por-
tent ces pauvres orphelins dans un raneh voisin, les autres dé-
pouillent les corps des victimes ou donnent la chasse au petit
nombre d'hommes déterminés qui, sentant toute résistance vaine,
ont tini par se frayer un passasfe. Deux de ces liommes sont tués
alors quils cherchent à étancher dans un ruissi-au encaissé, cou-
lant à quelque distance et où ils se croyaient momentanément à
l'abri, la soif qui les dévore. Trois autres ont fui dans la direction
de l'ouest; des Indiens montés se jettent sur leurs traces, ne
tardent pas à les rejoindre et les massacrent comme leurs com-
pagnons.
L'cvuvre de mort terminée, — il avait suffi d'une demi-heure,
— les Indiens se dispersèrent, tandis que les troupes de la milice
reprenaient la route des localités d'où elles avaient été amenées,
abandonnant les cadavres, nus, sans distinction d àj^c ni de sexe,
pour servir de proie aux loups ou pourrir sur place et, quinze
jours plus tard, des ijens qui passaient près du lieu du massacre
frissonnaient d'épouvante devant le spectacle (jui s'offrait à leurs
yeux: sur un espace de plus dun kilomètre carré, on voyait dis-
persés des débris informes en partie dévorés, à coté d'ossemens
d'adultes et d'enfans, de tètes de femmes dont les cheveux épars
demeuraient accrochés aux buissons. Détail singulier, le corps
d'une jeune fille qu'une balle avait frappée un peu au-dessous du
cœur et qui semblait dormir tant son visage respirait le calme,
gisait seul à l'écart, intact, respecté par le temps et par les
fauves.
Le partage du butin s'effectua rapidement. Aux Peaux-Rouges
furent laissés les vôtemens ensanglantés et déchirés dans la lutte,
les munitions ainsi q.ue la petite quantité de vivres trouvés. Le
reste fut divisé entre les Mormons, après que la dixième partie en
eut été mise de côté pour l'Eglise ou plutôt pour Brigham Young.
Un dixième du bétail fut ainsi immédiatement dirigé sur Sait
Lake City où il fut vendu au profit du Président. Quant à ce qui
constituait la part prélevée pour lui, sur les autres objets pillés,
on le rangea dans les magasins destinés à recevoir la dime perçue
sur tout ce qui était produit ou vendu dans l'Utah, conformément
à la loi mormonne, et, trois mois après, tout cela fut mis aux en-
chères. Nombre de femmes purent, par la suite, se parer de bi-
joux acquis à cette vente et, en manière de plaisanterie, les initiés,
qui connaissaient l'origine de ces bijoux, disaient, lorsqu'il y
était fait allusion, qu'ils provenaient du siège de Sébastopol. Offi-
ciellement, pour sa part, John D. Lee reçut environ 230 têtes de
85i KEVUE DES DEUX MONDES.
bétail. Marqués au fer rouge, à sa marque, ces animaux allèrent
grossir son troupeau sur son ranch. On ne sut jamais ce qu'étaient
devenus l'or et l'argent que les émigrans possédaient, avec les-
quels ils comptaient acheter des terres en Californie. Il semble
bien probable que l'homme qui leur imposa les conditions aux-
quelles, en face d'une mort imminente, ils furent contraints de
se soumettre, dut, sur ce point, savoir quelque chose de précis;
mais il ne laissa jamais rien échapper qui pût le faire supposer.
Brigham Young lui avait, sans doute, commandé le silence à cet
égard, comme il le commanda à l'égard du massacre à tous ceux
qui y avaient pris part, leur interdisant même de s'en entretenir
entre eux ; et tel était le respect qu'inspiraient les ordres du Pré-
sident que, — chose à peine croyable, — des gens qui habitaient
non loin des Mountain Meadows, non seulement ne connurent
jamais les détails du drame, mais n'apprirent le fait lui-même que
par la vague rumeur qui en circula.
D'ailleurs, si, en dépit de la terreur qui faisait courber tous les
fronts, cette effroyable boucherie excita sur le moment, une cer-
taine émotion, le chiffre inusité des victimes, seul, en fut cause,
car aussi bien antérieurement qu'à l'époque même, nombre de
meurtres, également abominables, avaient été où étaient presque
journellement perpétrés sous l'inspiration de Young et des som-
mités de l'Eglise, principalement par un certain Bill Hickman,
alors à la tête des Danites et qui successivement devint shériff et
représentant de l'un des comtés, répartiteur et collecteur des
taxes, et enfin marshal(l).
Ouoi qu'il en ait été, quelques jours s'étaient à peine écoulés
que survenaient des motifs de préoccupation suffisans pour faire
oublier à chacun, dans l'Utah, tout ce qui ne le touchait pas
directement. Les troupes fédérales, fortes de 2500 hommes, dont
on avait annoncé l'arrivée prochaine, étaient signalées et on ra-
contait que le colonel Harney, qui les commandait, disait haute-
ment que parmi les principaux Mormons, il y avait plus de trente
individus qu'il ferait pendre, aussitôt pris, sans autre forme de
procès. Incoiitinent, Brigham Young, en tant que gouverneur,
lança une proclamation dans laquelle il traitait les soldats de
l'armée américaine de gens sans aveu, leur interdisait l'entrée de
rUtah, et appelait tous les hommes valides à la défense du Terri-
toire.
L'armée fédérale atteignit la Green Biver dans les premiers
jours d'octobre, franchit ce cours d'eau, et harcelée par des partis
ennemis d'une audace extrême qui, en deux fois, lui enlevèrent
(l) Los fonctions du marshal sont à la fois celles d'un greffier et d'un commissaire
de police.
INE PALE DE l/mST0115E DES MOHMONS. 855
deux couvris et pkjs de SOO lètes de bétail. (>lle gagna la llam's
Kork pour se diriger sur Bridger, situé à environ 40 kilomètres
au sud. Pendant ce temps, le gros des contingens de la milice
s'établissait solidement de fa(;onà barrer le passage du Kelio (lanon,
au fond duquel coule laWeberqui se jette dans le grand lac Salé;
c'était le seul point à l'ouest par lequel il fût possible de péné-
trer dans l'intérieur. Le commandant des troupes fédérales, con-
traint, par suite, de changer son plan primitif, pril alors la réso-
lution de gagner par le nord, en pays ouvert, la vallée du Sait
Lake. Mais le froid lit subitement son apparition, — t)n était à la
mi-novembre. — Une neige abondante commença à tomber, et le
colonel A. S. Johnston. qui venait d'être nommé à la direction
lies opérations, en remplacement de llarney rappelé dans le Kansas,
dut se résoudre à fairt' prendre ses quartiers d'hiver à l'armée des
Etats-Unis.
Le 27 novembre, le nouveau gouverneur. Alfred (lumming,
déclarait le Territoire en état de rébellion, et Brigbam Voung,
tout en faisant travailler activement à achever l'armement et
l'équipement des milices, à compléder les ouvrages de défense,
répondait en ordonnant aux habitans de Sait Lake City et de la
région nord de l'Utah de rassembler tout ce qu'ils possédaient et
d'émigrer vers le sud.
Cette mesure était pour faire rétléchir et donnait lieu de pen-
ser que les Mormons ne négligeraient aucun moyen de résistance.
La situation semblait donc se rumpliquer, quand un peu avant la
lin de l'hiver, les allaires prirent une tournure plus ])acilique,
grâce à l'intervention de Thomas L. Kane, de Pennsylvanie, venu
à Sait Lake City par la voie de Californie, apportant des lettres
de P)uchanan, président des Ktats-Unis. Thomas Kane se rendit de
Sait Lake City au Fort Bridger, près duquel se trouvait, sur la
Black's Fork, le colonel A. S. Johnston, puis à W ashington, etvcrs
la fin de mai 18"38 deux délégués, le gouverneur Powel, du Ken-
tucky. et Ben Mac Cullough arrivèrent porteurs de paroles de paix
et promettant, au nom de Buchanan, le pardon à tous ceux qui
feraient leur soumission immédiate.
Brigham Youngetles principaux membres de l'Fglise tinrent
conseil et décidèrent d'accepter les conditions offertes. Le colonel
Johnston vint alors camper à une petite distance à l'ouest de la
capitale et fil savoir que, si les habitans ne rentraient pas sans
délai, il ferait occuper militairement les édifices et les maisons.
Les habitans de la ville comme ceux du nord du Territoire se
trouvaient à environ 80 kilomètres au sud dans la vallée d'Utah;
le président Young commanda à chacun de rentrer chez soi; on
obéit et l'armée fédérale s'établit sur la rive ouest du lac Utah,
856 REVUE DES DEUX MONDES.
à environ 55 kilomètres au sud de Sait Lake City, dans une loca-
lité qui prit le nom de camp Floyd. Le calme ainsi rétabli, le
gouverneur All'red Cumming put enfin être installé dans ses fonc-
tions, et de nouveaux juges, un nouveau marshal, lurent nommés.
II
On eût été autorisé à penser qu'un ordre de choses régulier
étant ainsi constitué dans l'Utah, la justice pourrait désormais
agir, le cas écliéant. Los gens qui se bercèrent de cette illusion
furent tôt détrompés, et Cradlebaugh, l'un des nouveaux juges,
ne tarda pas à acquérir par lui-même la preuve que tout son zèle
serait inutile et se briserait contre l'organisation religieuse à
laquelle présidait Brigham Young.
La peur, qui, jusque-là, avait tenu toutes les bouches hermé-
tiquement closes, s'était en partie dissipée et, chez les saints du
dernier jour eux-mêmes, on commençait à chuchoter des choses
sur lesquelles, jadis, on eût redouté d'arrêter seulement la pensée.
Ce fut ainsi que, peu de temps après que Cradlebaugh eut pris
possession de son siège de juge de district, divers bruits arrivés
à ses oreilles et quelques avis indirects qui lui parvinrent lui
donnèrent lieu de supposer qu'un certain nombre d'assassinats
commis récemment et le massacre des Mountain Mcadowsdont le
secret avait fini par transpirer, avaient été ordonnés par quelque
haut dignitaire de ri']glise, qui devait en être tenu pour respon-
sable. Décidé à remplir les obligations qui lui incombaient, Cradle-
baugh ordonna au mois de mars 1859, c'est-à-dire dix-huit mois
après le massacre, une enquête judiciaire, et convoqua le Grand
Jury à Provo, petite ville située sur la côte est du lac Utah.
Un certain nombre de personnages, occupant des situations
élevées dans la hiérarchie de l'Eglise, se trouvèrent impliqués
dans l'affaire de la façon la plus grave ; mais les jurés, apparte-
nant tous au mormon isme et tenus par leurs sermens de ne jamais
se prêter à des poursuites exercées contre un de leurs frères, de-
vant une coiir de Gentils, refusèrent de prononcer la mise en
accusation, ce qui arrêta court l'action de la justice (1). Après
avoir vainement tenté, durant deux semaines entières, d'amener
les jurés à une plus juste appréciation de leur devoir, Cradlebaugh
dut les renvoyor, mais non sans une virulente apostrophe : « Si
vous vous attendez, leur dit-il, à ce que cette Cour vous protège^
(1) « Personne no sera tenu do répondre à l'iiccusation d'un crime capital ou
autre crime infamant, qu'après la dénonciation ou la mise en accusation par un
grand jury... » (Art. V des Art. additionnels et Amendemens à la Conslifntion îles
Etats-Unis. — ]'6 décembre 1791.)
l -NE PAGE DE l'hISTOIHE DES MORMONS. 857
VOUS et vos fivros.tcontre les agissemens dont vous seriez victimes
du fait des Clentils ou des Indiens, cette attente ne se réalisera
pas tant que vous n'aurez pas puni les assassins cachés parmi
vous! (Juand vous serez revenus à la raison, quand vous serez
disposés à châtier ces grands criminels, alors il sera temps de vous
protéger et de faire application de la loi eu votre faveur! »
Du contlit ainsi engagé entre les autorités fédérales et les
autorités territoriales de l'Utah, il résulta qu'il devint impossible
de faire dans ce territoire une enquête sur un crime du ressort
d un grand jury, ni d'en poursuivre les auteurs avec chance
d aboutir. Cette situation dura quinze années.
Pareil fait pourra surprendre ceux qui ne savent pas combien
les Américains sont respectueux envers les choses établies, et
quelle est, en particulier, leur vénération pour la Constitution.
C'est là un point qui mériterait de fixer l'attention de certains de
nos démocrates. Ne considérant que le haut degré de prospé-
rité atteint parla République des l^^tats-Cnis, ils paraissent avoir
négligé d'étudier comment ses illustres fondateurs ont compris la
liberté et su imposer d'étroites limites aux tentatives de modifi-
cations dont la nécessité n aurait pas été démontrée ou qui n'au-
raient pas pour unique objet le bien de l'Etat. Se doutent-ils
seulement que. pendant plus de soixante ans, de ISOià 186'), pas
un amendement à la Constitution ne passa, et qu'il fallut la guerre
de Sécession pour que celui qui consacrait l'abolition de l'esclavage
fût adopté (18 décembre 1865 ? Savent-ils que. pour devenir partie
de la Constitution, il faut qu'un amendement, proposé en vertu
d'une résolution du Sénat et de la Chambre des Représentans des
Etats-Unis, assemblés en congrès, et les deux tiers de chaque
Chambre étant d'un commun avis, soit proposé aux législatures des
dilférens Etats, comme amendement à la Constitution des États-
Unis, et qu'il soit ratifié par les trois quarts des susdites législatures?
Un acte du Congrès (1), devenu exécutoire le 23 juiji 1874,
permit enfin à la justice de reprendre son action dans l'Utah : cet
acte investissait le district attorney pour les Etats-Unis, dans ce
territoire, du droit de provoquer les poursuites contre les crimi-
nels dans l'Utah. En outre, en vertu de cet acte, connu sous le
nom de Poland bill, la composition du jury se trouvait modifiée
par l'obligation pour le âliérilf de mettre, à l'avenir, les noms de
oû Mormons et de 50 Gentils dans l'urne d'où seraient extraits
les noms des 12 jurés constituant le grand jury.
Sans perdre de temps, le juge du second district judiciaire de
(1, « Le Congrès aura le droit de faire toutes les lois et réglementations néces-
saires pour les territoires ou autres propriétés des États-Unis. « (Sect. 3. — Art. IV
de la Constitution des Étals-Unis.)
858 HEVLE DES DEUX MONDES.
l'Utah, l'Hon. Jacob S. Boreman, chargea le premier grand jury,
dont la lisie fut dressée coni'orméinonl à la loi nouvelle, de pro-
céder à une enquête sur le massacre des Mountain Meadows et de
prononcer la mise en accusation de toute personne ayant participé
à son exécution. Le résultat de l'enquête amena la mise en accu-
sation, sous l'inculpation de meurtre et de complicité de meurtre,
de William H, Dame, John Doyle Lee, Isaac C. Haight, John
M. Higbee, Philipj) Klingensmith, William G. Stewart, Samuel
Jukes, George Adair junior, et de quelques autres. Des mandats
d'amener furent lancés contre eux, et après quelques jours de re-
cherches énergiquement menées, John D. Lee et William H. Dame
furent arrêtés et conduits en prison pour être jugés.
L'ouverture du procès, devant la cour du second district, à
Beaver, dans l'Utah méridional, fut fixée au 12 juillet 1875. L'ac-
cusation était soutenue par l'Hon. William C. Carey, district
attorneij pour les États-Unis, assisté de R. N.-Baskin, — de Sali
Lake City, — et du juge Whedon, — de Beaver. Au banc de la
défense devaient s'asseoir MM. Sutherland et Bâtes, le juge Hoge,
Wells Spicer, John M" Farlane et W. W. Bishop, —de Pioche.
III
Au jour dit, à 11 heures du matin, la cour fit son entrée dans
la salle où devait se dérouler le procès. Le président, le juge
Boreman, déclara immédiatement l'audience ouverte, et on pro-
céda à l'appel des noms des personnes inscrites sur la liste des
gens susceptibles de faire partie du jury : 32 répondirent, et après
vérification il fut reconnu qu'une seule, comme étrangère, ne
remplissait pas les conditions requises. Puis la cause fut ajour-
née, en raison de l'absence d'une partie des témoins assignés ainsi
que d'une négociation entamée entre la défense et l'accusation,
par suite du désir exprimé spontanément par Lee de turn states
évidence, c'est-à-dire, en bon français, de se présenter comme témoin
et de dénoncer ses complices (1).
Le ministère public était moins anxieux de provoquer la con-
damnation du prisonnier que d'arriver à connaître tous les détails,
depuis si longtemps tenus cachés, du massacre. Il était, comme
(]radlfîjaugh jadis, convaincu qu'il se b-ouvait derrière Lee des
gens haut placés; que Lee n'avait été qu'un instrument; et que, s'il
disait toute la vérité, ainsi qu'il en manifestait la volonté, le but
visé par la justice serait atteint plus sûrement que de toute autre
façon . Ce qii i contribuait à faire supposer que le prisonnier ne cache-
(1) Ce qui ussure la grâce du l,iMuoin dénonciateur.
INE PAt.i: DE LlllSriMKt; DES MOlîMO.NS. 859
rait i-ien. cost (|uoi^lusieurs des membres de son conseil de dt^feiise
affirmaient que. par snite des injustices et des mauvais traiteniens
au\(iueis il avait été en butte de la part de ses supérieurs ecclé-
siastiques, il avait abjuré toute fidélité à l'K^lise. Ils ajoutaient
qu il était le bouc émissaire sur lequel depuis longtemps on reje-
tait toute la responsabilité du massacre, et que ses 18 femmes et
ses nombreux enfans le sui)pliaienl de divuli^uer tout, pour que
les inspirateurs ilu crime fussent enfin contraints à répondre de
leurs actes.
l.e mercredi 14. Spicer [troposa de fixer au lundi suivant le
procès de son client, et le district attorney fit la même ])roposi-
tion en ce qui concernait Dame. La cour s'enquit si le ministère
public serait prêt à la date indi(juée:on savait qu'il avait ren-
contré des difficultés inouïes à trouver des témoins disposés à par-
ler: qu'il avait, à maintes reprises, pu constater combien fidèle-
ment les Mormons observaient le secret ([ue leur commandaient
leurs lois religieuses; qu'il avait été amené à la conviction qu'une
entente existait dans la communauté pour tenter d'éviter aux
meurtriers le cbàtiment qui les menaçait, et qu'un certain nombre
des témoins assignés, dont quelques-uns des plus importans, ne
s'étaient pas rendus à la citation qui leur avait été adressée, entre
autres Philipp Klingensmith, peu de temps avant évoque mor-
mon de Cedar-ility. et Joël Wbite, jadis un soldat de la légion do
Xauvoo. qui tous deux avaient participé au massacre. Mais Carey
avait surmonté tous ces obstacles, et il venait d'être avisé que
Klingensmith et Joël White, appréhendés par les officiers de
police envoyés à leur recherche, allaient arriver : il répondit donc
affirmativement à la demande de la cour, et celle-i'i prévint les
témoins d'avoir à se présenter devant elle le lundi 19 et les jurés
le jeudi 22.
John D, Lee consacra les derniers jours de la semaine à la
rédaction de son compte rendu des faits incriminés. Le dimanche
18 juin, le ministère public et la défense prirent connaissance
de ce factum, qui était très volumineux.
Commençant par l'exposé des motifs qui l'avaient décidé à
faire l'aveu delà vérité, le prisonnier affirmait qu'il agissait guidé
non par un esprit de vengeance, mais par le sentiment de ses obli-
gations envers Dieu, envers son pays, envers lui-même, et afin
que, les faits étant connus, la responsabilité du massacre retombât
sur qui de droit. Puis, insistant sur ce qu'antérieurement il avait
souffert: arrestation, violences, emprisonnement de huitmois, dont
trois avec les fers aux pieds, il disait qu'il avait tout supporté avec
résignation et courage, parce qu'il savait que la plupart de ceux
qui avaient trempé les mains dans cet attentat n'avaient agi que
8G0 REVUE DES DEUX MONDES.
par obéissance et sous l'impulsion d'un fanatisme surexcité par
les autorités de l'Église et par ce qu'on leur avait enseigné comme
leur devoir envers Dieu. 11 ajoutait que, sachant maintenant que
le but du gouvernement et le désir de la cour n'étaient pas tant
de punir ces misérables égarés que de connaître leurs chefs, il
avait résolu d'éclairer la justice et qu'il n'y faillirait pas. Enfin,
arrivant aux faits mêmes, il racontait, avec des détails qui eussent
fait frissonner le plus insensible, tout ce qui s'était passé depuis
l'entrée du convoi dans l'Utah, jusqu'au dénouement fatal et au
partage du butin.
Mais dans ce document Lee laissait absolument dans l'ombre
les preuves de la complicité des hautes personnalités de l'Eglise ;
il n'accusait que les autorités militaires locales, John M. Higbee,
lieutenant-colonel du régiment de milice, et Isaac C. Haight, major
du même régiment, qui seuls, selon lui, avaient eu qualité pour
donner les ordres, en raison de la loi martiale que Brigham
Young avait proclamée à la nouvelle de l'approche de l'armée
fédérale. La population, d'ailleurs, était sous l'influence d'une
exaspération pouvant expliquer bien des choses. En finissant, le
prisonnier racontait que, peu de jours après le massacre, le major
Isaac G. Haight, sous-ordre de W. Dame dans le district mili-
taire du Iron, l'avait chargé d'aller à Sait Lake City rendre compte
à Brigham Young de ce qui s'était passé, lui recommandant d'en
assumer la responsabilité le plus possible et lui affirmant que
cela lui mériterait une récompense du ciel; qu'en conséquence il
s'était transporté auprès du président, mais que celui-ci, en enten-
dant son récit, avait versé des larmes comme un enfant, tordant
ses bras de désespoir et disant que cette horrible affaire serait une
source de malheur pour les INIormons et qu'il aurait tout donné
pour qu'elle n'arrivât pas. Lee serait alors rentré fort abattu et
aurait rapporté à ses chefs le résultat de la mission dont ils l'avaient
chargé.
Le ministère public refusa d'accepter cette déposition, dans
laquelle apparaissait d'une manière trop évidente le manque de
bonne foi du prisonnier, qui s'était, en effet, bien gardé de com-
promettre d'une façon quelconque les personnages occupant les.
situations les plus élevées dans la hiérarchie de l'Eglise.
Du reste, sur les cinq membres qui composaient son conseil
de défense, tandis que Spicer, Bishop et Hog disaient tous trois
hautement vouloir avant tout sauver leur client, quoi qu'il pût
advenir aux autres coupables, Sutherland et Bâtes, avocats en
titre de l'Église, et qui, manifestement, avaient imposé leur con-
cours, paraissaient n'avoir qu'un but : éviter à tout prix que le
président fût incriminé. C'était assurément à la pression qu'ils.
INE PAGE DE l'hISTOIHE DES MORMONS. 861
avaient exorôéosiir Loo. pendant qu'il rédip:eait sa confession, qu'il
fallait attribuer le caractère par trop partial et incomplet de sa
disposition.
Le lundi 19. la cour se réunit et le grefiier lit l'appel des
témoins cités par l'accusation; il y en avait un peu plus d'une
centaine, dont les deux tiers étaient présens. Le marshal reçut
l'ordre de veiller à ce qu'ils fussent tenus à l'écart, hors de la salle
d'audience, jusqu'à ce qu'ils eussent été interrogés, et la défense
fut avisée d'avoir à remettre la liste des témoins par elle assignés,
pour que la même mesure fût prise à leur égard. Puis l'audience
fut ajournée au lendemain. Le mardi 20, le district attorney
Carey introduisit un nouvel acte d'accusation, incriminant Lee,
Dame et sept autres individus, conjointement, de meurtre et
d'association illégale. Dans le premier, Ia'c et Dame avaient été
accusés de meurtre seulement, et l'on avait craint que la défense
n'en profitât pour empêcher d'importantes dépositions de se pro-
duire. L»' reste de la journée fut donné aux défenseurs pour
examiner ce nouveau document.
Vers le soir, le bruit d'une complication probable courut, le
marshal des Etats-Unis ayant été prévenu que les avocats de la dé-
fense se préparaient à user d'un moyen adroit pour entraver l'action
du ministère public : des plaintes avaient été dressées contre un
certain nombre de témoins cités par l'accusation, et on disait que
des mandats d'arrêt allaient immédiatement être lancés contre eux.
Le marshal, sans perdre une minute, prit les mesures exigées par
les circonstances; il lit amener chez lui, pour le mettre à l'abri,
Klingensmith, celui de tous les apostats dont les dépositions
paraissaient devoir être les plus dangereuses pour le parti de
l'Eglise; puis il prévint le conseil de la défense qu'il avait garanti
de toute poursuite, de toute arrestation, les témoins présens, et
qu'il les protégerait à tout hasard ; il fît aussi savoir que, si quelque
juge de paix lançait un mandat d'arrêt et si quelque constable
tentait de l'exécuter, l'un et l'autre seraient incontinent arrêtés et
conduits devant le commissaire des Etats-Unis; enfin, il nomma
six officiers de police supplémentaires, qui prêtèrent le serment
nécessaire.
Le 21, dès l'ouverture de l'audience, la défense commença,
mais sans succès, par provoquer trois incidens dilatoires; puis
Lee fit connaître (\\\'\\ plaidait non coupable. Par le premier chef
d'accusation, Lee, Dame et sept autres individus étaient chargés
du meurtre de John Smith et de celui d'un nombre considérable
d'hommes, de femmes et d'enfans, en un lieu désigné et à une
date déterminée. Au nom de la défense, Sutherland demanda
que Dame et Lee fussent jugés ensemble. Le ministère public s'y
8<J2 UEVUE DES DEUX MONDES.
opposa, el la cour ordonna que les causes seraient disjointes. Les
défenseurs demandèrent alors jusqu'au lendemain pour exami-
ner si, en présence du nouvel acte d'accusation, ils seraient en
mesure de soutenir le procès. Cela leur fut accordé.
La journée du jeudi 22 fut consacrée à la composition du
jury. Douze noms furent extraits d(; l'urne, les individus appelés
vinrent prendre place au banc qui leur était réservé; quelques-
uns furent récusés, soit par la défense, soit par le ministère
public: ils furent remplacés, et le jury finit par se trouver com-
posé de quatre Gentils : Josephus Wade, J.-G. Heister, Paul Price,
John Brewer, et de huit Mormons : Isaac Duffin, John Knight,
George F. Jarvis, Milton Daley, John G. Duncan, James G. Ro-
binson, John J. Chidester, Ute Perkins sr. On leur lit prêter ser-
ment et on les confia à la garde du marshal.
Il a paru nécessaire, jusqu'ici, d'entrer dans de nombreux
détails, afin de permettre une appréciation exacte des prélimi-
naires du procès et des difficultés qu'il fallut surmonter pour que
la justice pût suivre son cours. Il est moins utile de s'appesantir
sur le procès lui-même, qui prit des proportions considérables, et
il suffira d'en signaler les points les plus intéressans, dans les
dépositions principalement.
Le vendredi matin 23 juin, le district attoniey Garey, s'adres-
sant aux jurés, leur fit un exposé des faits que l'on connaît; puis
il fut procédé à l'audition des témoins.
Les deux premiers, Robert Keyes et Asahel Bennett, donnèrent
seulement des détails sur l'aspect du théâtre du massacre quel-
ques semaines après que celui-ci eut été consommé.
Philipp Klingensmith fut ensuite appelé. La défense s'étant
opposée à ce qu'il fût entendu parce qu'il était sous le coup d'une
accusation de meurtre, le district attorney déclara renoncer à
exercer des poursuites contre lui. Klingensmith parla alors, et sa
déposition fut particulièrement accablante pour Lee. Lors de l'ar-
rivée du convoi des Arkansais dans l'Utah, il était évêque, dit-il,
mais n'occupait aucun grade dans la milice. Il avait assisté au
conseil qui s'était tenu à Gedar Gity et où avait été discutée la
question de la destruction des émigrans. A ce conseil étaient pré-
sens : Haight, Higbee, Morrell, Allen et quelques autres. On
n'était pas tombé d'accord et la séance avait été levée. Le lende-
main, il se rencontra avec Haight, Higbee et Joël White : comme
— ainsi qu'il l'avait fait la veille — il protestait contre le massacre
des émigrans, on décida que, accompagné de Joël White, il irait
demander au Président de laisser passer le convoi paisiblement.
En se rendant chez BrighamYoung, ils aperçurent dans un champ
John D. Lee, qui, s'étant enquis du but de leur voyage, leur dit
INE PAGE DK l'uISTOIRE DES MOKMONS. 863
qu'il avait quel(|iLio objoctiiui à co qu'il fût fait droit à leur requête.
Ils rencoutrùrent, à leur retour. Alleu, et faisaut allusiou à ce
qui venait de se passer à Parowan : « Le sort en est jeté, leur dit
celui-ci : les émigraussout condamnés.» et il ajouta que Lee avait
reçu des chefs réunis à Parowan l'ordre de marcher avec la mi-
lice, que Joël ^Vhite serait, sans doute, envoyé à la Pinto Greek
pour transmettre la révocation de l'ordre donné précédemment,
de laisser passer le convoi.
Trois jours plus tard, Klini,'ensmith se trouvant avec quelques
autres chez M Farlane. liaight entra et leur annonça que. d'après
les nouvelles venues du camp la nuit précédente, les choses
n'avaient pas marché ainsi qu'on l'espérait et que l'on demandait
des renforts. Haight partit alors pour Parowan. afin de prendre
des instructions; là, Uame lui commanda d'user de ruse pour
déloger les émigrans et de n'épargner que les tout petits enfans.
Le témoin se rendit lui-même à la ville, et devant la maison de
Ira Allen, il entendit liigbee disant aux gens réunis en cet endroit :
« Venez, vous êtes commandés pour marcher, armés et équipés
conformément à la loi. » Il prit en conséquence son cheval et son
fusil, et se mit en route avec Charley Hopkins, lligbee, Willis,
Sam M' Murdy et d'autres encore. La petite troupe atteignit à la
nuit le ranch de llamblin: elle y trouva Lee avec quelques
hommes. Lee appela Klingensmith, lui montra une lettre renfer-
mant, prétendait-il, des ordres venus de Parowan, lui expliqua
que les émigrans étaient si solidement fortifiés que ce ne serait
que par un stratagème qu'on pourrait en avoir raison et ajouta
qu'il s'en chargeait. On se mit en marche vers le cours d'eau près
duquel étaient campés les Indiens et la milice venue du comté de
Washington. Arrivé là, Lee lit former le cercle à la troupe et lui
adressa quelques mots. Klingensmith cita les noms de plusieurs
des hommes présens, entre autres celui d'un individu nommé
Slade qui se tenait avec lui en dehors du cercle. Ils échangèrent
leur opinion sur le massacre qui se préparait; tous deux s'accor-
daient à dire que ce serait un crime épouvantable, mais qu'il n'y
avait aucun moyen pour eux de se soustraire à l'obligation d'y
prendre part.
Klingensmith fit ensuite, avec une profusion de détails, un
récit terrifiant du carnage, récit fréquemment interrompu par les
murmures de l'auditoire; puis le témoin, continuant sa déposition,
dit qu'ayant reçu l'ordre de s'occuper des enfans, il se rendit à
l'endroit où se trouvaient les chariots; il fit une description
sommaire de l'horrible spectacle qui s'était présenté à sa vue,
et avoua qu'il eut hâte de s'y dérober en emmenant les malheu-
reux orphelins, dont quelques-uns étaient blessés. Il ne revit
864 REVUE DES DEUX MONDES.
pas Lgc à Cedar City, mais seulement plus tard, à Sait Lakc.
Le conseil' pour la défense, à cet instant, s'opposa à ce que
le témoin répondît à la question qui lui fut posée sur la conver-
sation (juil avait alors eue avec Lee. Un long débat s'ensuivit, et
la cour linit par décider qu'elle pourrait accepter à titre de témoi-
gnage les déclarations du prisonnier tendant à l'incriminer lui-
même.
Le témoin donna de nombreux renseignemens sur le partage
du butin, puis il dit que Lee avait été envoyé à Brigham Young
pour lui rendre compte des événemens, que quelques jours après,
à Sait Lake City, il retrouva le messager et que celui-ci l'in-
forma que le président était au courant de toute l'affaire. Le len-
demain Lee, Charley Hopkins et Klingensmith se rendaient chez
Young qui leur faisait le meilleur accueil et, en les congédiant,
leur recommandait de ne rien dire du massacre à personne et de
n'en même pas parler entre eux. En terminant sa déposition, le
témoin ajouta quil ignorait comment les Indiens avaient été
amenés à prendre part à la tuerie, mais qu'il avait su par Allen
et Joël White, que des instructions avaient été données à Lee, à
l'effet de se rendre à la Pinto Creek où se trouvaient les Peaux-
Rouges et de les réunir. Il affirma ne connaître le nom d'aucune
des victimes et ne savoir si l'ordre d'exécuter le massacre éma-
nait de George A. Smith, commandant de la légion de Nauvoo,
de rUtah du sud. Lee avait le commandement, sur le terrain, des
troupes dont W. H. Dame était le colonel, John M. Higbee le
lieutenant-colonel et Isaac C. Haight le major.
L'interrogatoire de Klingensmith dura jusqu'au samedi matin.
Il parut, à diverses reprises, avoir une certaine répugnance à
parler, mais il répondit avec un grand accent de vérité à toutes
les questions qui lui furent adressées et toujours après avoir
mûrement réfléchi. Cinq individus ayant, comme lui, pris part
au massacre, furent amenés à la barre; aucun n'avoua qu'il avait
tiré sur lesémigrans; lui seul ne s'en cacha pas et dans l'interro-
gatoire contradictoire que lui fit subir le juge Sutherland, comme
celui-ci lui disait : « Je suppose que vous avez tiré par-dessus la
tête de ces malheureux? — Non, répondit-il, j'ai bien tiré sur
l'homme qui m'avait été désigné et j'ai lieu de penser que je l'ai
tué. »
Cet interrogatoire contradictoire n'eut d'autre résultat que de
donner à Klingensmith l'occasion de faire connaître quelques nou-
veaux faits intéressans.
Il dit qu'en 1857 il était évêque de Cedar City; comme tel,
ses fonctions consistaient à veiller aux intérêts matériels de la
communauté, à la perception de la dîme, à la surveillance des
UNE PAGE DE l'uISTOIRE DES MORMONS. 865
laboui's: son aiitt)i'ité était limitée au temporel; il était sous les
ordres de Isaae C. Haight. président de son district. Lorsqu'au
conseil tenu à Cedar City, il avait été question de la destruction
du convoi, aucune raison n'avait été mise en avant, il en fut
étonné, et ce fut là, d'ailleurs, qu'il apprit les ordres venus d en
haut, portant défense de communiquer avec les émigrans. Ni du-
rant ce conseil, ni plus tard, bien (ju'il désapprouvât la mesure, il
n osa y faire une opposition sérieuse, parce qu il eût risqué sa
vie. Sa longue expérience autorisait ces craintes, et d'autres, qui
pensaient comme lui. agirent de la même façon. Cette assertion
provoqua une protestation de W. W. Bishop, un des avocats de
la défense : il déclara qu'aux Etats-Unis on aurait quelque peine
à admettre l'existence d'un état de choses tel que l'homme, occu-
pant le second rang dans la région, eiît pu être forcé de trem-
per ses mains dans le sang, pour mettre à l'abri sa vie, qui eût
été en danger s'il eût refusé d'obéir et de participer à un assas-
sinat.
Joël M. White fut interrogé ensuite, et sa déposition conlirma
celle de Klingensmith sur tous les points. En ce qui le touchait
personnellement, White dit qie Haight l'avait envoyé à la Pinto
Creek porter une lettre destinée à Richard Robinson, chargé de
la surveillance des Indiens, l'informant que ceux-ci devaient
laisser passer les émigrans sans les molester. Il ne savait pourquoi
cet ordre avait été révoqué. Lorsque Higbee lui commanda de se
rendre aux Mountain Meadows où un combat s'était engagé entre
les Indiens et les émigrans, il lui répondit qu'il n'avait pas de
fusil; il dut, néanmoins, marcher avec sa charrette pour aider au
transport des hommes et des vivres; il ignorait, à ce moment, si
on allait secourir les Indiens ou le convoi. Il ajouta qu'une
semaine environ avant le passage de celui-ci, des émissaires
étaient venus exciter l'animosité des habitans. en racontant, entre
autres choses, que les Arkansais avaient empoisonné la rivière
Corn Creek et il affirma que ce fut Lee qui fit aux Peaux-Rouges
la distribution du bétail leur revenant, comme part du butin.
Une femme, Anne Eliza Hog, sourde mais non pas muette,
— on eut occasion de le constater, — succéda à Joël White. Elle
déclara avoir assisté à un meeting provoqué par Lee, la veille du
départ de la milice. A cette réunion, Lee tint les discours les plus
violens, faisant remarquer que les Mormons avaient déjà assez
souffert par le fait des Gentils à Nauvoo, et ailleurs; que le prési-
dent Haight avait refusé de recevoir leurs délégués ; et qu'il valait
mieux en finir avec eux. Cette motion fut votée par acclamation
et la milice partit le lendemain matin. Cinq jours plus tard, les
hommes rentrèrent et, dans une nouvelle réunion, Lee rendit
TOME cxxxi. — 1895. 55
866 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
compte de l'expédition; il raconta qu'il avait couru de sérieux
dangers, ses vôtemeus ayant été traversés par deux balles, au mo-
ment oîi il allait déployer le drapeau de parlementaire. Le récit
qu'il fit des faits, — du moins tel que le rapporta Anne Eliza Hog,
— concordait absolument avec les témoignages recueillis précé-
demment. En finissant, Lee dit avoir tué un homme et un enfant,
d'un même coup de feu, mais qu'il n'était pas responsable du sang
innocent ainsi versé ; la faute en était à l'homme qui tenait l'enfant
dans ses bras et s'était refusé à le lui livrer. Anne Eliza habitait
Fort Harmony, dans le comté du Iron; elle y vit trois ou quatre
des orphelins qui avaient été épargnés, mais l'un d'eux, un petit
garçon, ayant montré du doigt l'assassin de son père — un Indien
qu'il voyait porteur des vêtemens dont celui-ci avait été dépouillé,
— l'infortuné disparut un beau jour et personne oncques n'en
entendit parler. Lee avait, du reste, formellement recommandé
qu'on ne fît jamais aucune question à ces enfans, dans l'espé-
rance que le souvenir des événemens s'efTacerait de leur mé-
moire.
Les dépositions de Thomas D. \Yillis, John H. Willis, William
Matthews, William Young, Samuel PoUock, John Sherratt, Wil-
liam Bradshaw, — qui raconta que venu au rassemblement de la
milice avec une pelle et sans fusil, il fut bafoué et renvoyé,
— de Robert Kershaw et d'autres encore, confirmèrent les accu-
sations portées contre Lee.
Durant ce défilé des témoins, il se produisit deux incidens.
Le premier eut son origine dans une discussion qui s'éleva
entre Baskin et Sutherland pendant l'interrogatoire contradic-
toire auquel était soumis Samuel Pollock et occupa la Cour pen-
dant deux heures. Les sympathies de Pollock étaient très visible-
ment acquises à l'accusé, dont les défenseurs avaient constamment
cherché à obtenir, tant de lui-même que des différens témoins,
des dépositions sur ce qui avait pu être dit, soit par les uns, soit
par les autres, tandis que Carey avait toujours dirigé les interro-
gatoires de façon que les réponses portassent uniquement sur les
faits. Les efforts de la défense pour obtenir des témoignages sur
les propos qui avaient été tenus, à aucun moment des débats, ne
se manifestèrent plus énergiquement que dans l'interrogatoire de
Pollock par Sutherland, dont le but était de démontrer que la res-
ponsabilité du massacre incombait aux Indiens qui, — prétendait
la défense, — étaient les maîtres de la situation et avaient forcé,
par leurs menaces, les blancs à prendre part aux meurtres commis.
Citant de^nombreuses autorités à l'appui de sa thèse, Baskin sou-
tint que, sauf les cas bien déterminés de défense personnelle, de dé-
fense de propriété ou d'accident, tuer un homme est toujours un
iNK PACiK DE i.'nisronu: des moioions. iS67
crime ; que nul iiV peut invoquer (]u"il a été contraini, pour se justi-
fier, (l'avoir versé le sani: d'aufrui; cjue le devoir de ehacuii est de
sacrifier sa vie plutcMcjue de disposer de celle d'un individu inolVeii-
sif. Il contesta (juil fût permis de produire devant un tribunal des
paroles ou des actes fendant à justifier un meurfreef cela, pari-eque
l'homme (jui médite un assassinat a Ittujouis le soin de prendre
les précautions nécessaires pour cacher le mobile qui l'a ijuidé,
pour éviter le châtiment qui le menace. Il dit. enfin, qu'il est tou-
jours permis d'admettre la déposition d'un Inunme se cluirgeant
lui-même, parce qu'il n'est pas vraisemblable que cet homme
cherche à se porter [iréjudice personnellement; mais qu'on ne
peut accepter les dires d un meurtrier, soitavani le crime, soit au
moment du crime, parce que ses paroles peuvent n'avoir eu d'autre
objet que d'éerarer la justice. — La (!our sanctionna la manière
de voir de Baskin.
Le second incident fut amené également par le juge Suther-
land, dans la journée du mercredi. Il demanda à la Cour la per-
mission de donner lecture dun certificat de médecin, qu'il venait
de recevoir de Sait Lake City, parle télégraphe, constatant que la
santé de Brigham Young et celle de (ieorge A. Smith ne leur per-
mettaient pas de se déplacer. Il ajouta que notification avait été
faite à Carey que le lendemain à midi, M. William Clayton, un
notan/ public, recevrait les dépositions de ces deux personnages
et qu'en même temps, Carey avait été invité à donner à Sait Lake
City procuration à un attorney, pour être présent aux déposi-
tions des témoins absens et interroger ceux-ci contradictoirement ;
il offrait de payer le prix des télégrammes ainsi que les hono-
raires de l'attorney et demanda à la Cour de requérir Carey de
désigner ce mandataire. Carey s'opposa à ce que la requête de
Sutherland fût admise et la Cour décida qu'elle était irrégulière
et inconvenante: les officiers du Gouvernement qui assistaient à
l'audience représentaient le peuple américain ; ils n'avaient pas à
se trouver à Sait Lake City à la date et à l'heure indiquées;
Sutherland n'avait aucun droit de requérir le District attorney de
désigner un délégué, alors que ses subordonnés l'assistaient dans
des poursuites exercées par lui; la défense d'ailleurs ne pouvait
invoquer un cas subit et de force majeure, il y avait près de
deux semaines que le procès était commencé, et non seulement
elle avait eu amplement le temps de réunir tous les témoins qui
pouvaient lui être nécessaires, mais elle s'était elle-même déclarée
prête pour le procès; si les témoins appelés par elle lui faisaient
défaut, elle n'avait qu'à s'en prendre à elle-même, mais il
n'était pas possible de s'écarter des règles ordinaires de procé-
dure.
868 lŒVUE DES DEUX WOiNDES.
L'audition des témoins cités par le ministère public avait
duré du vendredi 23 juillet au mercredi 28 ; à l'ouverture de l'au-
dience, le vendredi suivant, Wells Spicer prit la parole au nom
de la défense. Il prononça un discours très travaillé, plein de
réticences, et commença par passer assez légèrement sur les faits
qui précédèrent le massacre, puis, quand il arriva au drame des
Mountain Meadows, il s'écria que d'accord avec le ministère pu-
blic, il pensait qu'il n'y avait pas d'expressions assez fortes pour
stigmatiser, comme il convenait, un crime qui rivalisait avec tout
ce que l'histoire pouvait offrir de pire comme perfidie et cruauté.
Des Indiens avaient massacré le convoi et, malheureusement, parmi
ces véritables bouchers, il y avait eu aussi des blancs obéissant
à un mot d'ordre émanant d'une autorité si absolue et si redoutée
que nul n'aurait songé à résister. L'orateur n'entendait pas, disait-
il, envelopper toute la communauté dans une même réprobation;
il admettait que, comme dans toute société, il y avait parmi les
Mormons des bons et des médians, mais le fait même pour les
Saints du dernier jour d'habiter un pays frontière et constamment
menacé, l'attrait du péril et de la vie d'aventure, devaient natu-
rellement amener dans le sein de leur Eglise une foule de gens
capables de tous les forfaits. A son avis, parmi les blancs qui
avaient participé au massacre, il était deux catégories : ceux qui
par pure férocité, au mépris des lois, et foulant au pied toute
crainte, devinrent des assassins, puis ceux qui, soumis à l'abject
esclavage sous lequel tous les sectateurs du prophète courbaient
la tête, en tuant, obéirent à un cruel mandat qu'ils n'avaient pas
osé repousser. Citant la Bible, il parla de peuples mis à mort par
l'ordre de Dieu, mais il se hâta d'ajouter que jamais il n'aurait
l'audace de laisser entendre que les meurtres commis aux Moun-
tain Meadows eussent été perpétrés pour apaiser la colère céleste :
il y avait assurém&nt eu quelque autre motif, motif bien impé-
rieux, qui avait contraint les coupables au crime. Quant à Lee,
sa présence sur les lieux était incontestable, mais il n'existait
pas un soupçon de preuve qu'il eût frappé une seule des vic-
times.
Expliquant les origines du drame, Spicer dit que les émigrans
avaient été amicalement accueillis d'abord, mais que le convoi
malheureusement était en grande partie composé de jeunes gens
venus de l'Arkansas, trappeurs et chasseurs, dont la conduite
avait fini par soulever l'animosité des habitans, déjà très montés
par l'approche des troupes fédérales. Arrivés à la Corn Creek,
les Arkansais eurent des difficultés avec les Indiens Pah-Vants,
et de ces diificultés qui amenèrent une collision, résulta le mas-
sacre. Selon l'orateur, si les émigrans n'avaient pas eu maille à
im: r.vr.c de l'uistoiiu: des mormons. 8G9
partir avec k# sauvages, ils eussent traversé le Territoire sans
soutYrir île dommage. Revenant à son client, il exalta l'héroïsme
dont il avait fait })rcu\(\ at'lirmant que seul au milieu de ses co-
religionnaires paralysés à la fois parla terreur que leur inspiraieni
leurs daui^ereux alliés, les Indiens, et par les ordres terribles
qu'ils avaient retins, il éleva la voix contre cette tuerie et qu'il ne
se tut que lorsque, le nR'iun;ant de son rille, Higbee lui imposa
silence.
L'heure de la suspension de l'audience arriva avant que Spicer
n'eût termine. Son discours, jusque-là, avait profondément mé-
contenté ses collègues, dont deux au moins avaient surtout en
vue d'empêcher, à tout prix, que le président Youngfùt incriminé^
et qui considéraient la défense de Lee comme tout à fait acces-
soire. L'argumentation de Spicer accusant successivement les
ordres du président, l'émotion causée par l'approche de l'armée
de Johnston, la collision avec les Indiens suscitée par les émi-
grans, avait paru très faible et très décousue. Aussi, à la reprise
de l'audience, Spicer dut-il se contenter de lire quelques lignes
élaborées par l'un de ses collègues, dans lesquelles il revenait
partiellement sur ses assertions du matin, et (|uand il eut achevé,
il laissa les membres du jury fort perplexes et se demandant àr
quelle conclusion il avait voulu venir.
L'audition des témoins cités par la défense commença par
celle de Jesse N. Smith, parent du prophète-martyr et de George
A. Smith. Il tléclara que dans le courant du mois d'août 1857, il
avait fait une tournée dans les divers centres de l'Utah, avec
George A. Smith qui prêchait et profitait de l'occasion pour
recommander à ses auditeurs d'épargner leurs grains et de n'en
point donner à leurs animaux, comme nourriture. Jamais il ne
l'entendit faire allusion au convoi des émigrans ; lui-même céda à
ceux-ci du sel et de la farine, quand ils passèrent à Parowan.
Vers le 10 septembre, il fut mandé par le colonel Dame, qui avait
entendu dire que les Arkansais avaient été attaqués par les
Indiens et qui désirait l'envoyer aux informations. Il se rendit, .
en conséquence, à Cedar City avec Edouard Dalton ; il n'y entendit
que des rumeurs confuses concernant cette attaque, mais à
Pinto on tenait la nouvelle comme certaine; ayant été avisé, en
même temps, qu'il y avait quelque danger à se rendre sur les
lieux, il revint à Parowan le 12 septembre, rapporter ce qu'il
avait appris à Dame qui ne fit aucune observation.
Silas S. Smith, frère du témoin précédent, confirma la dépo-
sition de celui-ci, en ce qui touchait les recommandations faites
par George A. Smith de ne point donner de blé aux bêtes ; il ne
l'entendit jamais conseiller de ne pas vendre de vivres aux émi-
870 REVLE DES DEUX MO^DES.
grans. Étant vt'iiii camper avec son frère, George A. Smith et
l'évèque Farnsworth à la Corn Creek, où se trouvait déjà établi
le campement des Arkansais, quelques-uns d'entre eux vinrent
s'asseoir près de leur feu, leur firentdiverses questions sans impor-
tance et demandèrent s'il y avait quelque chance pour que les
Indiens mangeassent de la viande d'un bœuf qui gisait mort près
de là. Quarante-huit heures plus tard, il arriva à Beaver oii il dé-
passa le convoi des émigraus, puis rentra chez lui à Paragoonah,
dans le comté du iron. Quelques jours après il fut requis par le
colonel Dame pour se rendre avec dix hommes au secours des
émigrans qui avaient des difficultés avec les Indiens, près de
Beaver. En y arrivant, il trouva les premiers abrités derrière leurs
chariots disposés en corral. Il parvint par une distribution de
viande de bœuf à apaiser les Indiens, qui prétendaient que
quelques-uns de leurs guerriers avaient été tués par les émigrans
et voulaient laver cet affront dans le sang. Lorsqu'il partit, il
croyait l'affaire arrangée, et depuis, n'eut aucun rapport avec le
convoi. Il était capitaine dans la milice. Il n'entendit jamais dis-
cuter le sort des émigrans qui lui parurent des gens peu recom-
mandables, mal disposés pour les Peaux-Bouges et qui juraient
et blasphémaient de la façon la plus épouvantable.
Elishalloops, le troisième témoin, déposa qu'il habitait Beaver
en 1857 et qu'il connaissait George A. Smith, Jesse N. Smith,
l'ex-évêque Farnsworth ainsi que diverses autres personnes mar-
quantes de l'Eglise. Il accompagnait les Smith au mois de sep-
tembre et se trouvait au campement de la Corn Creek lorsque
plusieurs émigrans vinrent causer et demander où ils pourraient
trouver de l'herbe et de l'eau pour refaire leur bétail. Un bœuf
mort gisait entre les deux campemens, et au moment où les Smith
se mettaient en route avec le témoin, celui-ci vit un médecin alle-
mand, de petite taille, qui faisait partie du convoi, sortir un poi-
gnard à poignée d'argent, le plonger à trois reprises dans le corps
du bœuf, puis prendre une fiole pleine d'un liquide légèrement
coloré et verser ce liquide dans les trous faits par le poignard. Le
témoin n'eut plus occasion de revoir le convoi.
Procédant à un interrogatoire contradictoire, Baskin ne tarda
pas à mettre Elisha Hoops dans le plus grand embarras. Bépon-
dant aux questions qui lui étaient posées, Hoops dit que les Smith
et l'évèque Farnsworth étaient déjà montés dans leur voiture
quand le médecin allemand avait procédé à son opération, qu'il
ne savait pas si ses compagnons l'avaient vue, mais qu'ils ne la
leur avaient pas signalée ; que dix minutes ou un quart d'heure
après, des Indiens étaient venus proposer un marché au docteur,
sans doute parce qu'ils avaient besoin de la peau du bœuf pour en
l.NE PAliE DE LllISTOlRf: DES MORMONS. 874
fairo dos motiis-siiis et qu'ayant liiii par donner quelques peaux
d'antilopes en échange, ils s étaient mis en devoir de déj)ouiller
laninuil. Baskin tît observer au témoin, que, sans appuyer sur ce
«|u"il y avait d'étrangeà ce (ju il se fût trouvé des acquéreurs pour
un objet qui allait évidemment être abandonné sur place, il était
surpris que, malgré qu il partît, selon son dire, justement au mo-
ment où le in«'decin allemand venait de verser le contenu de sa
liole. il eût pu voir le marché se conclure et les Peaux-Rouges
dépouiller le bœuf. Ainsi mis au pied du mur, Hoops prétendit
qu'un accident étant survenu au harnais de l'un des chevaux de
la voiture qu il conduisait, son départ s était trouvé relardé dune
demi-heure, mais ijuand on lui demanda quelle était la partie du
harnais (|u"il avait fallu réparer, pris à l'improviste, il se troubla,
et de question en question, on arriva, au grand dommage de la
défense, à la démonstration que le témoignage d'Elisha Iloojts
avait été acheté.
La déposition de Brigham Young mérite d'être rapportée dans
ses parties essentielles. « Son âge: 75 ans; malade depuis quelque
temps déjà, l'état de sa santé lui interdisait de se rendre àBeaver.
En I80T, il était gouverneur du Territoire, — par suite, surin-
tendant des Affaires indiennes. — et président de l'Eglise de J.-C.
des Saints du dernier jour. Toute comnmnication régulière entre
l'L'tah et les Etats-Unis avait été interrompue par le gouvernement
fédéralqui avait, eu outre, envoyé des troupes, dans le dessein avéré
de détruire le mormonisme. Autant que ses souvenirs lui per-
mettaient de l'allirmer, il n y avait plus dans le Territoire, déjuge
des Etats-Unis. Il avait entendu vaguement parler, vers la fin de l'été,
du passage d'un convoi venant de l'Arkansas, se rendant en Cali-
fornie ; mais il n'avait jamais su que les émigrans eussent été mis
en demeure de s'éloigner de Sait Lake City et, en tout cas, il
n'avait jamais donné d'ordre à cet efTot. Il n'avait pas été interdit
aux habitans de céder du grain aux émigrans pour leur nourri-
ture personnelle, mais ils avaient été avisés de ne pas leur en ven-
dre pour leur bétail, parce qu'en prévision des événemensqui se
préparaient, il était nécessaire de veiller à ce que le pays fût lar-
gement approvisionné. 11 n'avait appris la destruction du convoi
que quelque temps après le massacre et seulement par de vagues
rumeurs. Deux mois plus tard. Lee ^int le trouver à son cabinet,
pour l'entretenir des Indiens qui s'agitaient et menaçaient les éta-
blissemens des blancs; l'évêque lui parla alors du massacre, mais
dès les premiers mots il l'arrêta: ce qu il avait appris par la ru-
meur publique lui suffisait; il reculait devant le sentiment de
l'impression pénible que n'auraient pas manqué d'éveiller chez
lui les détails qu'il soupçonnait. Philipp Klingensmith ne se trou-
572 REVUE DES DEUX MONDES.
vait pas avec Lee, lors de la visite de celui-ci, et Brighiim Young
n'avait aucun souvenir que le premier lui eût jamais parlé du
massacre, ni que lui-même eût donné des instructions à Klin-
gensmith touchant les dépouilles des émigrans; il avait toujours
ignoré et ignorait encore Temploi qui en avait été fait. Il n'avait
pas, en tant que gouverneur, ordonné une enquête et traduit les
coupables devant la justice, parce qu'un autre gouverneur venait
à cette époque d'être nommé par le président des Etats-Unis, que ce
gouverneur était en route pour prendre possession de son poste,
et parce qu'il n'y avait pas de juge des Etats-Unis dans l'Utah. Peu
de temps après l'arrivée du gouverneur Cumming, il avait prié
celui-ci de prendre avec lui le juge Cradlebaugh, du District sud,
offrant de leur prêter son concours pour procéder à une enquête
«t amener les coupables devant la justice. Vers le 10 septembre
1857, il avait reçu de Isaac C. Haight, ou de John D. Lee une
communication concernant le convoi des Arkansais, — il avait
Techerché ce document, mais ne l'avait pas retrouvé, — et en
réponse, il avait écrit à Isaac G. Haight qui remplissait les fonc-
tions de président à Cedar City, de laisser non seulement cette
troupe d'émigrans. mais tous les convois analogues, traverser
paisiblement le Territoire et de calmer les Indiens hostiles qui
A'oudraient leur faire un mauvais parti. »
Cette déposition singulièrement maladroite de la part d'un
homme aussi avisé et où Brigham Young faisait si bon marché
de ce pouvoir autocratique dont tout le monde le savait investi,
restera comme la preuve écrasante de la complicité du président
dans le massacre des Mountain Meadows, complicité dont paraît
cependant douter l'historien Hubert Howe Bancroft.
Quant à Ceorge A. Smith, sa déposition était fort courte :
après y avoir dit qu'il avait 58 ans, que la maladie l'empêchait
de paraître devant la Cour, il déclarait qu'en 1857 il était un des
douze apôtres de l'Eglise de J.-C. des Saints du dernier jour,
qu'il n'occupait aucune autre position officielle et n'avait aucun
grade dans la milice ; il certifiait qu'il n'avait pris part à aucun
conseil auquel auraient assisté W. H. Dame, Isaac C. Haight et
autres, où il aurait été question d'attaquer le convoi massacré
dans le courant de septembre 1857. En un mot, il tenait pour
fausses toutes les accusations portées contre lui.
L'audition des témoins était terminée. — Le mardi 3 août, le
juge Boreman prit la parole et, s'adressant aux jurés, leur expliqua
les devoirs que la loi leur imposait, les articles du Code criminel
applicables en la circonstance, et leur rappela qu'ils étaient libres,
qu'ils ne dépendaient que de leur conscience. Il insista sur ce
qu'ils étaient seuls juges des faits exposés devant eux et du degré
INE PAGE DE I.'niSTOlliE DES MORMONS. 875
de créance i[ii* méritaient los divers témoignages. Il lenr dit qne
le massacre des Monntain Meadows était sans analogue dans les
fastes des temps modernes et chez les peuples civilisés, que les-
hommes qui avaient commis cet exécrable forfait avaient montré
une férocité vraiment diabolique: puis il fit remarquer que le
crime n'était pas contesté, non plus que le lieu où il avait été
commis, ni la date, et il ajouta que le prisonnier amené devant
le jury était accusé non si'ulement d'avoir été un des acteurs du
drame, mais aussi de l'avoirdirigé. D'autres, tels que Dame, llaight,
Higbee. Adair. Wilden, Jukes. Klin^cnsmilb. Stewart, avaient
également été accusés, mais en ce moment, John Doyle J^ee, seul,
était en cause ; le jury n'avait pas à s'occuper si ses complices
seraient arrêtés à leur tour et mis en jupMiKMit : il ('tait raisonna-
ble de penser que cette mesure de justice ne se ferait pas attendre,
mais actuellement, il le leur répétait, il s'agissait uniquement
pour les jurés de prononcer «i Jobn Doyle Lee était innocent ou
coupable. Après cet exorde. le juge Boreman entra dans un examen
minutieux de tous les faits sur lesquels les jurés allaient être appe-
lés à prononcer, donnant tous les édaiicissemens qui lui pa-
raissaient utiles sur les points qui pourraient sembler obscurs, tant
en ce qui concernait l'appréciation du degré de culpabilité, qu'en
ce qui touchait la [leine encourue, et il termina en adjurant lejury
de prononcer son verdict sans avoir égard aux iiilluences exté-
rieures, selon sa conscience, en se rappelant que c'était là son
devoir vis-à-vis du prisonnier comme du pays tout entier.
Le lendemain, mercredi 4 août, le district attorncy Carey
prit la parole au nom du ministère public. Rappelant successive-
ment tous les témoignages produits contre John D. Lee, il prouva
qu'il y avait eu préméditation de sa part ; que des ordres mysté-
rieux et redoutables avaient été donnés ; que la thèse rendant les
Indiens responsables du massacre était aussi peu soutenable
«ju'était absurde l'histoire du bœuf empoisonné, qui aurait t'Ie la
cause du conflit entre les émigrans et les Peaux-Rouges ; enfin il
se demanda sil existait un parti politique ou une organisation
théocratique qui consentirait à assumer la honte de justifier ce-
massacre, s'il y avait un seul homme qui serait prêt à venir à
cette barre, dire : « Rendez la liberté à ce prisonnier ! » Il affirma
qu'il ne croyait pas que ce fût possible et conclut en demandant
aux jurés de prononcer le verdict qui s'imposait à leur conscience.
Le juge Sutherland répondit le premier pour la défense. Après
les lieux communs ordinaires sur la peine de mort, après avoir
reconnu que le massacre des Mountain Meadows était un crime
épouvantable, sans précédent, qu'il n'y avait pas de châtiment
suffisant pour les individus coupables d'un si horrible forfait, iL
87 i REVUE DES DEUX MONDES.
demanda an jury s'il se croyait assez complètement éclaire par
les témoignages produits. Il fit observer que l'on n'avait pas cité
tous les témoins que l'on aurait dû appeler et que parmi ceux
qui avaient déposé, seuls, Klingensmith et White avaient eu à
répondre sur les faits qui s'étaient déroulés sous leurs yeux,
comme sur ce qu'ils avaient dit et ouï dire avant de se rendre aux
Mountain Meadows, pendant qu'ils s'y trouvaient et postérieure-
ment. Les autres personnes entendues avaient été invitées à se
borner à la narration des faits, soit que, témoins cités par le mi-
nistère public, elles eussent eu à subir un interrogatoire contra-
dictoire dirigé par la défense, soit qu'elles eussent été citées par
celle-ci. Et malgré cela, il n'avait pas été possible de prouver
qu'il y eût eu, entre les gens incriminés, une entente ayant un
autre but que de sauver les émigrans qui avaient survécu et d'en-
terrer les morts. Il fit remarquer que l'attaque, à la suite de la-
quelle le convoi s'était couvert par uti retranchement, était surve-
nue inopinément du fait des Indiens; puis, essayant toujours
de mettre en cause ceux qui se trouvaient nommés dans l'acte
d'accusation, il constata que tous n'étaient pas venus de la même
localité, qu'ils ne campaient pas tous ensemble, et prétendit en
tirer la preuve qu'ils n'avaient pu se concerter. Il montra les
Indiens disparus le jour où les Arkansais se confièrent aux Mor-
mons et, à l'insu de ceux-ci, placés en embuscade. Il demanda où
était la preuve que Lee eût conçu le plan abominable dont on
l'accusait, et affirma que les Mormons avaient été aussi surpris que
les émigrans par l'agression soudaine des Peaux-Rouges. Lee,
d'ailleurs, était avec la tête du convoi, à ce moment; il n'avait
rien pu voir et s'était hâté de mettre les enfans à l'abri. Puis
l'orateur chercha à prouver le peu de confiance que devaient
inspirer les confessions de Philipp Klingensmith et de Joël
White qui, de leur propre aveu, avaient pris part au mas-
sacre ; il s'efforça de montrer que de nombreuses divergences
s'étaient produites dans les dépositions relatives aux ordres qu'on
prétendait avoir été donnés par Lee et à la formation des Mormons
marchant en file avec les émigrans. Il conclut en disant que
seuls, exaspérés contre les Arkansais qui avaient empoisonné les
viandes laissées derrière eux et l'eau des rivières, les Indiens
étaientles auteurs du massacre ; que les Mormons n'étaientaccourus
que pour essayer de s'interposer; qu'après la capitulation négo-
ciée par Lee, ils avaient cru que les Indiens s'étaient rendus à
leurs prières, mais que traîtres, comme toujours, les Peaux-
Rouges s'étaient rués sur les émigrans qui défilaient devant eux
désarmés; que, par son courage et son adresse, Lee avait réussi à
sauver les enfans et que ce qui avait pu être arraché aux Indiens,
INE l'AtiE DE I.'mSTOlKE DES MORMONS. 875
du pillage du«onvoi. avait été (iéposo entre les mains des auto-
rités de 1 Kglise. pour subvenir à 1 entretien des orphelins, héri-
tiers indiqués des victimes.
Le juire E. IK Hoii prit la parole après Sutherland . pour
moutrer les contradictions (juil constatait dans les dilïérentes
dépositions. Son plaidoyer fut court, mais \V. W. Bishop qui le
remplaça parla pendant plus de cinq heures : il commença par
attaquer avec la plus grande violence la déposition de Klingen-
smilh. puis il tourna ses foudres contre le témoin lui-même, le
comparant à (laïn errant sur la terre, 'marqué au front du stig-
mate du meurtrier. Il lit ensuite observer que parmi les orateurs
qui l'avaient précédé, quelques-uns avaient manifesté leur étonne-
ment en constatant l'obéissance aveugle dont avaient fait preuve
les gens incriminés: il déclara qu'il n'y avait là aucun sujet de
surprise pour quiconque connaissait la discipline rigide imposée
par l'Eglise. Il taxa d'inconvenante l'observation du ministère
public aftirmant aux jurés que le monde avait les yeux fixés sur
eux; seule, leur conscience devait les guider dans le prononcé
du ver<lict dont dépendait la vie du prisonnier. La péroraison ne
fut qu'une longue tlatterie à l'adresse du jury, la glorification des
sentimcns dont il disait le savoir animé : elle excita les ap})lau-
dissemens de l'auditoire composé presque exclusivement de Mor-
mons, et le marshal fut obligé' d'intervenir, pour rappeler à l'ordre
les assistans.
Le dernier mot appartenait au ministère public qui, par l'or-
gane de R. N. Baskin. commença par prendre sévèrement la dé-
fense à partie. L'orateur dit que, si un étranger avait entendu les
attaques portées contre le peuple des Etats-Unis et ses attorneys,il
aurait été en droit de se demander : « Qui donc était en accusa-
tion ici? » Puis, revenant à la cause, R. N. Baskin constata que
le fait du massacre, odieux en lui-même, révoltant par les détails,
était établi, reconnu; il parla de l'organisation de la légion de
Nauvoo, corps de troupe qui ofîensait la conscience publique,
qui n'était qu'un instrument brutal entre les mains du despotisme
de l'Eglise et qui faisait partie intégrante de celle-ci, ses officiers
les plus élevés en grade étant en même temps revêtus des plus
hautes dignités ecclésiastiques. Le recueil des lois de l'Utah en
main, il prouva quejusqu'à l'année précédente, leur exécution était
confiée aux autorités mormonnes, que le marshal du Territoire,
chargé des poursuites criminelles était nommé par le même pou-
voir ; que les Probate Courts exerçaient leur action concurrem-
ment avec les Co^r/s de District des Etats-Unis. En 1874, seulement,
unacteduCongrèsinvestissantleDistrictattorney des Etats-Unisdu
pouvoir d'exercer les poursuites, avait changé le système judi-
876
REVUE DES DEUX MONDES.
ciairc. Les autorités mormonnes étaient donc seules responsables
du temps écoulé depuis le crime commis aux Mountain Meadows^
sans que les coupables eussent été poursuivis et déférés à la jus
tice. Ce crime était à la fois un crime de lèse-civilisation et de
lèse-humanité; c'était donc à juste titre que, dans cette enceinte,
il avait été dit que le monde civilisé avait les yeux sur le jury.
Ce n'était pas le spectacle du prisonnier pendu que désirait le
pays, il voulait voir son honneur vengé. La défense avait pré-
tendu que le ministère public demandait la condamnation de Lee
parce qu'il était un INIormon. Cette assertion était une insulte à
l'intelligence des jurés. L'orateur passa ensuite en revue les témoi-
gnages et les témoins, et s'attacha plus particulièrement à la person-
nalité de Klingensmith. Qui était-il? Un ancien évoque mormon.
En raison de sa haute situation, il avait été un des principaux
auteurs du crime et sa déposition avait été en butte spécialement
à toutes les attaques de la défense, parce qu'il avait avoué sa
participation au massacre. Toutes ses réponses, marquées au coin
de la vérité, n'avaient été faites qu'après mûre réflexion; toutes
avaient été corroborées par les déclarations des autres témoins.
Les avocats de Lee avaient demandé quel emploi pouvait donc
bien remplir un pareil homme? L'orateur allait les éclairer sur ce
point : Klingensmith jadis avait été estimé bon pour devenir un
évéque polygame, pour aider à Y établissement du royaume, pour
exécuter les ordres de ses supérieurs, pour tuer et piller sur un
commandement de Brigham Young, le serviteur élu de Dieu.
Tant que sa soumission ne s'était pas démentie, il avait été re-
connu apte à gravir tous les degrés de la hiérarchie de l'Eglise,
jamais un mot n'avait été prononcé contre lui. Mais maintenant
qu'il avait secoué les chaînes de la servitude, qu'il témoignait de
son repentir en déchargeant sa conscience du poids qui l'oppres-
sait, il n'était plus qu'un monstre haïssable! Revenant à l'accusé,
R. N. Baskin montra que tous les témoignages étaient d'accord
pour prouver que c'était Lee qui avait amené les émigrans à ca-
pituler et il demanda au jury s il était admissible que ce fût dans
l'intention d'arracher les Arkansais à la poignée d'Indiens qui les
entouraient, qu'il avait engagé ces malheureux à mettre bas les
armes, à lui confier leurs enfans et à marcher à la mort, sur une
file.
Si les Indiens avaient forcé les Mormons à participer au mas-
sacre, il était bien probable qu'à leur tour les Mormons eussent
été les victimes de leurs sauvages alliés et durant les jours qui
suivirent, on n'eût pas vu les Peaux-Rouges venir, sans exciter ni
■étonnement, ni crainte, laver paisiblement, dans les fossés de
Cedar City, les vêtemens souillés de sang de ceux qui avaient
UNE rA<;F. DE I.'mSTOlHE DES MORMONS. 877
-•uooombô. Puis l'c^'ateur appuya sur la visite do \jCO, Iliiibeo et
Klingensmith au président, visite durant laquelle un rapport
circonstancié des événemens ayant été fait à Bri^liam Young, alors
jrouverneur du Territoire et cx-officio surintendant pour la sur-
veillance à exercer sur les Indiens, celui-ci s était contenté de don-
ner à Klin^ensmith l'ordre de remettre à Lee le dixième du butin
qui avait été recueilli et de faire marquer à la marque de l'Eglise
le bi'tail qui lui revenait, après quoi il s'était borné à recomman-
der à ses visiteurs de ne parler du massacre à personne et d'éviter
de s'en entretenir entre eux.
Baskin at'lirma que certainement, sur la terre entière, il n'exis-
tait pas une autre communauté où. pendant 18 ans, un pareil at-
tentat n'eût été l'objet d'aucune poursuite et où, par son silence,
le peuple se fût en quelque sorte déclaré le complice des auteurs
de cet exécrable forfait; qu'il n'y avait pas de société régulière-
nu'ut organisée où il pût publiquement être enseigné que tuer
était un devoir envers Dieu. Il reconnut que la Constitution ga-
rantissait la liberté religieuse (1 , mais que ses auteurs n avaient
pas entendu, sous cette étiquette, garantir la liberté de commettre
des crimes; il adjura le jury de faire abandon de ses sympathies
et de prononcer le verdict qu'imposaient les té-moignages recueil-
lis; enfin il conclut en disant que parmi les jurés il y avait des
Mormons; qu'en général ceux qui appartenaient à cette secte
avaient perdu tout sentiiiient viril, abdiqué toute volonté, et que
c'était avec tristesse qu'il aviuiait ne pas s'attendre à ce que ceux-
là fissent leur devoir d'hommes libres et probes.
Le jur\- se retira alors pour délibérer. Il demeura en séance
trois jours, au bout desquels il déclara ne pouvoir se mettre d'ac-
cord. — Il y avait eu, dit-on, neuf voix pour l'acquittement et
trois pour la condamnation, le chef du jury, .1. C. Heister, un
Gentil, ayant selon toute apparence voté avec les huit jurés mor-
mons.
Devant cette impossibilité d'arriver à un verdict (;2), le jury
fut congédié et Lee reconduit à la prison, pour y attendre le mo-
ment où il serait de nouveau mis en jugement.
IV
Une année s'écoula avant que les poursuites fussent reprises.
Le procès recommença à Beaver, devant la cour du District, pré-
(1) « Le Congrès ne pourra établir une religion d'État, ni dclendre le libre exer-
cice d'une religion... » (Art. I des Art. additionnels et Amendemens à la Constitu-
tion des États-Unis d'Amérique.
(2) Aux Etats-Unis, pour la condamnation ou l'acquittement, l'unanimité est
nécessaire.
878 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
sidée encore par le juge Boreman et dura du 13 au 20 sep-
tembre liSTC. Cette fois, les autorités de l'Eglise avaient décidé
d'abandonner le prisonnier à son sort, et les jurés mormons avaient
reçu des instructions en conséquence.
Entrer dans le détail de ce second procès n'offrirait qu'un
minime intérêt et exposerait à des redites inutiles. Il convient,
toutefois, de citer la déposition de Samuel Me Murdy, qui affirma
avoir vu l'accusé tuer une femme de sa main, achever deux ou
trois des blessés qui se trouvaient dans les chariots et ordonner
la mort de deux jeunes filles, qui s'étaient échappées et que rame
naient des Indiens, envoyés à leur poursuite.
Reconnu coupable, John Doyle Lee fut condamné à la peine
capitale et l'exécution fixée au 26 janvier 1877.
Les poursuites contre William H. Dame, Isaac C. Haight et
les autres individus compris dans l'acte d'accusation furent aban-
données.
Lee interjeta appel, mais la Cour suprême ayant confirmé le
jugement, usant des droits que lui conféraient les lois de l'Utah
de choisir le genre de mort, il demanda à être fusillé.
L'exécution eut lieu à dix heures du matin, sur le théâtre
même du crime.
Des voitures amenèrent le détachement armé, le prisonnier,
le marshal des Etats-Unis, William Nelson, le District attorney,
et quelques autres personnes. Descendu de voiture, Lee s'assit
sur un cercueil grossier fait avec des planches de sapin, qu'on
avait déposé au pied du tumulus élevé à la mémoire des victimes
du massacre et, avec un calme extraordinaire, il attendit que tous
les préparatifs fussent achevés. Alors le marshal, ayant lu l'ordre
d'exécution, se tourna vers le condamné et lui demanda s'il n'avait
rien à dire. Celui-ci se leva, jeta les yeux autour de lui et, sans
que sa voix dénotât la moindre émotion, déclara qu'il n'avait pas
grand'chose à ajouter à ce qu'il avait dit déjà : une victime était
nécessaire, et c'était lui qui avait été désigné ; pendant trente ans, il
s'était complu à satisfaire aux volontés de Brigham Young, et dans
quelques instans, il allait recevoir sa récompense! Mais il ne
craignait pas la mort et demandait seulement à Dieu de le rece-
voir dans sa miséricorde. — Puis il s'associa à la prière d'un pas-
teur méthodiste agenouillé près de lui, échangea une poignée de
main avec chacun des assistans, se laissa bander les yeux et, s'as-
seyant sur le cercueil, face au peloton d'exécution, il demanda
aux soldats de le viser au cœur. Quelques secondes après, une
détonation se faisait entendre et John D. Lee s'affaissait fou-
droyé.
Dans un écrit précédant de peu de jours sa fin tragique, il
IM: l'At.E I>E LMISTOIRK l»i:s MltlOl()>S. 879
avait reconnu sa%iilpabilité, mais il y avait affirmé, une dernière
fois, que l'ordre d'exécuter le massacre émanait de Brip:ham
Youn^. Celui-ci protesta énergiquenient. comme il l'avait fait pré-
cédemment, contre cette accusation renouvelée au seuil de la
tombe. Peut-être, en dépit de ses dénégations, eùt-il été appelé
ultérieurement à donner la preuve de son innocence, mais s'il
était coupable, il échappa à la justice des hommes: il mourut en
etTet du choiera, quelques mois plus tard, le 29 août 1877.
En terminant le récit de cet épisode détaché de l'histoire des
Mormons, il convient de constater que, si le mormonisme existe
encore aujourd'hui, il a été fort amendé... au moins en apparence,
et a cessé d'être un danger.
Progressivement, le Congrès a ramené à des proportions com-
patibles avec la morale la somme de liberté accordée aux Saints
du dernier jour, pour se conformer aux prescriptions de leurs lois
religieuses.
Ces réformes ont naturellement rencontré une violente oppo-
sition chez les intéressés, mais, — et le fait étonnera peut-être,
— elles ont aussi été vivement combattues, aux Etats-Unis, par
un grand nombre d'esprits éclairés qui, malgré leur peu de sym-
pathie pour les coreligionnaires de Brigham Young, pensaient
que toute immixtion dans les affaires de l'Eglise, fondée par Jo-
seph Smith, risquerait de porter une atteinte au principe fonda-
mental de la liberté des cultes, inscrit dans la Constitution. A
Washington, un groupe important parmi les législateurs parta-
geait si bien cette opinion que la loi mettant lin à la polygamie,
devenue exécutoire en 1887, — qui revisait la loi de mars 1882,
édictée elle-même pour remplacer celle de 18G2, restée sans effet,
— n"a été votée au Sénat que par 37 voix contre 13; il y a eu
26 abstentions, et elle a passé sans recevoir l'approbation du pré-
sident des Etats-Unis. C'est là un nouvel et intéressant exemple
de ce profond respect delà Constitution qui, ainsi qu'on l'a déjà
fait remarquer, distingue le peuple américain ; c'est aussi la preuve
de l'existence de ce sentiment si vif de la liberté, en quelque sorte
inné chez lui, mais trop rare chez nous, qui apprend à chacun à
respecter les opinions d'autrui.
Louis DE TURENNE.
LA DOCTRINE ARTISTIQUE
DE
RICHARD WAGNER
Je voudrais essayer de définir brièvement la doctrine artis-
tique de Richard Wagner telle qu'il Ta conçue et énoncée lui-
même, ou du moins qu'elle se dégage pour moi de l'étude atten-
tive de tous ses écrits. Mais avant tout, je dois prévenir le lecteur
que ce que j'entends par la doctrine artistique de Wagner ne con-
siste ni dans une certaine tendance musicale, ni dans un système
d'art précis et combiné de toutes pièces. Wagner, d'ailleurs, ne
se faisait pas faute de railler la soi-disant tendance wagnérienne.
« Ce que peut bien être ma tendance, écrivait-il dans les dernières
années de sa vie, c'est ce que je ne suis jamais parvenu à décou-
vrir. » Il conseillait aux jeunes musiciens « d'éviter toutes les
Ecoles, et en particulier l'École wagnérienne. » Et pour ce qui
est de son système, il s'en est expliqué en termes très nets, dans
la conclusion du plus considérable de ses écrits. Opéra et Drame:
« Celui qui a compris mon livre de telle sorte, dit-il, qu'il a cru
que je voulais y exposer un systètne arbitrairement inventé, et
devant désormais servir de modèle, celui-là, sans doute, n'a pas
voulu me comprendre. »
La doctrine artistique de Richard Wagner ne consiste pas non
plus dans une série de réformes et d'innovations techniques.
Certes l'œuvre de Wagner est riche en leçons de technique, et pour
le musicien, et pour le poète, et pour le dramaturge. Mais, comme
le dit encore Wagner, « il ne faut parler de technique qu'entre
gens du métier : le laïque ne doit pas avoir à s'en occuper. » La
RICHARD AVAGNER. 881
chasse aux monfs et aux réminiscences, la recherche, sous tous
les accords, d'intentions subtiles et profondes, ce sont à coup sui-
des passe-temps inolïensifs, et je ne nie pas qu'ils puissent à
l'occaï-ion être utiles ; mais ils n'ont rien à voir avec une doctrine
artistique. Sans compter qu'il est toujours assez dangereux de
vouloir d«''duire d'une œuvre d art des lec^^ons de technique trop
absolues. Wagner lui-même l'entendait ainsi : qu'on se rappelle,
par exemple, avec quelle réserve il a touché aux questions de
technique toutes les fois qu'il a eu à parler de Beethoven, son
seul vrai maître ! Et ne voit-on pas combien de dommage ont
causé à l'art des temps modernes les œuvres sublimes de l'art
grec, simplement parce que nous avons voulu en induire des
leçons, c'est-à-dire des lois et des règles à notre usage, tandis
qu'il n'y avait à en inférer qu'une seule leçon : et c'est, à savoir,
que les hommes qui ont produit de tels ouvrages devaient se faire
du monde une autre conception que la nôtre, et vivre d'une
autre vie. Les Grecs étaient un peuple d'artistes, et nous ne le
sommes point : voilà l'unique enseignement qui résulte pour
nous de leurs œuvres.
La doctrine artistique de Richard Wagner, ce sont les prin-
cipes généraux que, durant toute la seconde période de sa vie. il
a obstinément, infatigablement, invariablement soutenus, par la
parole et par l'action : c'est l'ensemble de ses idées sur la desti-
nation de iart.
I
Dès le début de cette période, et jusqu'à la fin de sa vie, c'est
dans l'art grec que Wagner a pris le point de départ de ses théo-
ries : non pas qu'il ait jamais eu la vaine intention d'emprunter
à l'architecture, à la sculpture, à la musique, au théâtre grecs,
des règb's positives et permanentes; mais parce que, suivant son
expression, « les ruines elles-mêmes du monde grec nous ensei-
gnent à présent de quelle façon la vie, dans notre monde mo-
derne, pourrait nous être rendue supportable. » Ainsi l'art véri-
table possède, d'après Wagner, une valeur si haute, que ses
ruines elles-mêmes peuvent encore nous servir de leçon ; et non
point pour nous apprendre à créer des œuvres d'art, mais pour
nous montrer de quelle façon nous devrions réorganiser notre
vie.
La \\e, en effet, ne peut être « supportable » pour l'homme
que dans une société où « l'art en constitue la fonction la plus
haute ». Et tel n'est pas, assurément, le cas de notre société d'à
TOME cxxxi. — 189b. 36
REVUE DES DEUX MONDES.
présent. L'art n'y est point la fonction la plus haute de la vie.
Nous l'entendons plutôt comme l'entendait Rossini, qui donnait
pour fondenu'ut et pour oLjet essentiel à tout art « de nous aider
à tuer notre temps ». Tout ce qui s'élève aujourd'hui au-dessus
de cette conception n'est encore que « des vœux, plus ou moins
clairement exprimés, en fin de compte un nouveau témoignage de
notre impuissance. » Et notre impuissance provient de ce que
l'art moderne est un luxe, une chose superflue, « un art artifi-
ciel », faute de pouvoir s'appuyer sur la vie. « C'est de la vie
seule que peut naître un besoin réel d'art, dit encore Wagner,
et c'est elle seule qui peut fournir à l'art sa matière et sa forme.
Pour qu'une œuvre d'art soit vivante, il faut qu'elle jaillisse
directement de la vie. »
Ainsi la vie a besoin de l'art pour se réorganiser et « nous
devenir supportable » : et l'art, de son côté, pour être la fonction
suprême de la vie, doit puiser en elle sa matière et sa forme. Il
y a là une de ces antithèses qu'on rencontre souvent dans les
écrits de Wagner ; mais les deux thèses n'ont rien de contradic-
toire, et l'on découvre tout de suite leur liaison intime.^ Seules
les conditions de notre vie moderne nous obligent à les séparer,
par le fait de la séparation radicale qui s'est produite chez nous
entre l'art et la vie. Si l'art avait continué à se développer har-
monieusement, tel qu'il était au temps de la tragédie grecque
(que Xénophon appelait « la véritable éducatrice de la Grèce »),
nous n'aurions pas aujourd'hui une A^ie sans art et un art obligé
de se maintenir en dehors de la vie : car l'action réciproque de
l'art et de la vie aurait pu s'exercer librement. Mais nous subissons
désormais les effets de cette « grande révolution de l'humanité,
dont les premiers actes ont été la décomposition de la tragédie
grecque et la dissolution de l'Etat athénien. » L'art est devenu
si étranger à la vie, qu'il pourrait disparaître demain tout entier
sans que la vie s'en trouvât modifiée. Et de là résulte que la doc-
trine artistique de Richard Wagner, pour une et homogène
qu'elle soit, ne saurait s'exprimer qu'en deux thèses séparées.
Tantôt, en effet, dans ses écrits, le maître considère l'art en fonc-
tion de la vie, et se demande quel devrait être son rôle dans une
société bien organisée; et tantôt il s'efforce, avec plus de détail
encore, d'établir sous quelle forme et à quelles conditions « l'art
pourrait devenir la plus haute fonction de la vie ». De sorte
que, nous conformant au sentiment même de Wagner, nous divi-
serons en deux parties l'exposé de sa doctrine artistique, pour
étudier tour à tour le rôle qu'il assigne à l'art dans la vie, et sa
conception de l'œuvre d'art idéale.
RICUAUD WAGNER. 883
II
Schopenhaiier distingue, comme l'on sait, trois degrés dans
la connaissance : la connaissance ordinaire, ou pratique, qui ne
penjoit les choses que par rapport à nous; la connaissance scien-
tifique, qui les perçoit dans leurs rapports entre elles ; et la con-
naissance artistique, ou « purement objective », qui, de la variété
de leurs rapports, dégage toujours plus clairement l'essence des
choses (1). Avant même d'avoir lu Schopenhauer, Wagner était
arrivé à une conception pareille de la connaissance artistique.
Il ne l'a point exprimée, naturellement, en des termes philo-
sophiques aussi précis; et peut-être même certaines des expres-
sions qu'il en a données risqueraient-elles de nous paraître assez
énigmatiques, si nous n'étions d'avance au courant de l'ensemble
de sa doctrine : ainsi, lorsqu'il nous dit que « la science trouvera
son accomplissement dans l'art, en même temps que sa rédemp-
tion. » Seul le philosophe pouvait fournir une claire définition
logique de ce que l'artiste se bornait à sentir; mais pour Wagner
comme pour Schopenhauer, la dignité de l'art se fonde sur ce
fait, que la connaissance artistique est une connaissance <^ pure-
ment objective ». et réalise, comme telle, la forme suprême de la
connaissance.
Mais de même que le philosophe et l'artiste étaient parvenus
à cette conception par des voies différentes, de même cette con-
ception les a ensuite conduits dans des directions différentes. Scho-
penhauer ne se préoccupe que de son système de métaphysique :
« La philosophie, dit-il, restera une entreprise vaine, aussi long-
temps qu'elle ne substituera pas la connaissance artistique à la
connaissance scientifique. » Mais Wagner, l'artiste qui, « même
dans son art, ne cherchait que la vie » de cette conception de la
connaissance artistique, a aussitôt conclu que « l'art devait être le
véritable éducateur de la vie humaine. »
Il estimait que le sentiment artistique, à lui seul, produisait
déjà une connaissance purement oh jpctive . « L'homme y parle à la
nature, et la nature lui répond. Et ne comprend-il pas mieux la na-
ture, dans cet entretien, que ne fait le savant à travers son micro-
scope? Celui-ci ne comprend de la nature que ce qu'il n'a nul
besoin d'en comprendre, tandis que l'artiste, dans la fièvre de
(1) Je ne connais aucun autre philosophe qui ait exprimé cette distinction aussi
clairement que Schopenhauer; mais plus d'un, avant lui, l'avait pressentie. Kant,
par exemple, distinguait déjà « les trois degrés de la connaissance », et Baumgarten
plaçait dans la beauté le fondement de la connaissance philosophique.
884 REVUE DES DEUX MONDES.
l'inspiralion, devine au contraire ce qu'elle a pour lui de plus
nécessaire. Et la compréhension qu'il en a est d'une étendue in-
finie, et c'est une compréhension où ne saurait atteindre l'effort
le plus vaste de l'intelligence abstraite. Ce que l'artiste com-
prend de la nature, en effet, c'est « l'essence même des choses,
sous la variété de leurs rapports. » — « Il jette un cri : et dans le
cri qui lui répond, c'est lui encore qu'il retrouve. Il perçoit, dans
le sentiment artistique, ce que lui ont caché les distractions de
la vie ordinaire, à savoir que son être intime ne fait qu'un avec
l'être intime de toutes choses. » Et comme Wagner, suivant ses
propres paroles, « ne cherche partout que la vie », voici la con-
clusion qu'il tire de sa théorie de la connaissance artistique : « La
science, dit-il, si haute qu'on la conçoive, ne saurait jamais être
appelée à agir directement sur l'âme d'un peuple; son rôle se
borne à couronner une civilisation déjà établie; tandis que l'art,
au contraire, a pour mission d'instruire le peuple, de former son
âme. » La connaissance artistique apprend à l'homme à connaître
la nature et à se connaître lui-môme. Et, comme le disait Nova-
lis, « seul l'artiste peut deviner l'énigme de la vie. »
Mais il importe de noter ici un point du plus grand intérêt.
Cette haute portée qu il assigne à l'art, Wagner ne l'assigne pas
à un art égoïste, individuel, isolé, né de la fantaisie personnelle,
à l'art de luxe qu'est notre art d'à présent, destiné seulement à
satisfaire les caprices d'esprits raffinés. Pour devenir l'éducateur
d'un peuple, l'art doit d'abord sortir de ce peuple même : il doit
être un art général, collectif, répondant à des besoins artistiques
communs. « Le véritable besoin d'art ne peut être qu'un besoin
collectif », lisons-nous dans Art et Climat; et un chapitre de
l'écrit rOEuvre d'art de l'avenir porte en épigraphe : « Le peuple,
force efficiente de l'œuvre d'art. » Dans un autre endroit du
même écrit, Wagner nous dit plus expressément encore que,
« pour que l'artiste crée une œuvre grande et vraiment artistique,
il faut que nous tous nous y collaborions avec lui. La tragédie
d'Eschyle et de Sophocle a été l'œuvre d'Athènes. » Wagner, on
le voit, a repris la pensée de Gœthe : « C'est l'ensemble des
hommes qui seul peut connaître la nature, et lui seul peut vivre
ce qu'il y a dans la vie de purement humain. » Mais ici encore,
Wagner ne s'en tient pas à une simple constatation théorique : il
en conclut que c'est à l'art qu'incombe la mission de dégager,
de la diversité des apparences et du conflit des intérêts, cette
connaissance commune et cette vie commune qui seules pourront
sauver l'humanité et rendre le monde « supportable ». Et voilà
ce qu'il veut dire, lorsqu'il place « la rédemption de la science
dans l'art » et « la rédemption de l'homme de l'utihté dans
RICHARD WAGNER. 885
l'homme Je la^poosie. " Il peu se que, de même que c'est seulement
daus un art supérieur que la communauté des hommes pourra
prendre conscience d'elle-même, de même cet art supérieur doit
naître des besoins artistiques de cette communauté tout entière,
et exprimer sa vie.
Il ne s'agit point, naturellement, d'une synthèse abstraite
d'élémens d'abord séparés. La connaissance artistique difTère de
la connaissance scienlill(|ue en ce qu'elle est « j)urement objec-
tive ». Et ainsi la tâche de l'artiste ne consiste pas à composer un
ensemble de choses qu'on aurait d'abord isolées, mais à pénétrer
jusqu'à l'essence des choses, sous leur diversité apparente, et à
saisir d'un seul coup leur profonde unité réelle. Ni l'analyse, ni
la synthèse, n'ont donc rien à faire ici. La science est toujours
obligée de sacrifier l'individu à l'espèce, et de se mouvoir ainsi
dans l'abstrait. L'art, au contraire, suivant le mot de Schiller,
« saisit directement l'individualité des choses ». Dans l'individu
tel qu'il le crée, il parvient à révéler l'espèce : et non point par
une série de combinaisons systématiques, paruneaccnniulation sys-
tématique d'analogies et d'homologies; mais en nous faisant aper-
cevoir, — par le libre développement d'une individualité vivante,
par la suppression des singularités fortuites et la mise en valeur
des caractères essentiels, — ce qui constitue l'unique contenu
réel de cette espèce, dont la science ne nous donne jamais qu'une
notion tout abstraite.
Il faut remarquer d'autre part que l'art est infiniment plus apte
que la science à jouer un rôle collectif et universel. C'est seule-
ment à l'étendue infinie de sa matière que la science doit le
grand nombre de ses chercheurs. Par essence, elle est d'une nature
égoïste. Entre elle et 1 ensemble du peuple, il ne saurait y avoir
de relations directes. Elle n'a point de pairie. Et le savant lui-
même ne possède d'elle que la part qu'il s en est personnellement
acquise. Les plus belles conquêtes de la science ne sont encore
que la propriété d'une caste : tandis que l'art véritable, l'art vivant,
vient de la collectivité et y retourne. Si sublime que soit le génie
d'un artiste, mille liens le rattachent toujours à la société qui
l'entoure; et Wagner a pu dire en ce sens que « l'individu isolé
ne saurait rien inventer, mais peut seulement s'approprier une
invention commune ». Il n'a point cessé non plus de protes-
ter contre l'emploi courant, et à son avis trop commode, du
mot de génie, pour désigner une force de création artistique qui
lui paraissait plutôt collective qu'individuelle. Il n'admettait
point qu'on considérât l'artiste comme un prodige tombé du ciel ;
il ne voyait en lui que la « floraison d'une puissance collective,
floraison capable de produire à son tour des germes nouveaux. »
886 REVUE DES DEUX MONDES.
Et de même que les œuvres d'art ont besoin de cette puissance
collective pour naître, c'est à elle aussi qu'elles retournent, car
une œuvre n'est belle que si elle émeut d'autres âmes après celle
qui l'a créée. « Le drame, disait-il, ne peut être conçu que
comme l'expression d'un besoin de création artistique commun,
et de ce besoin commun doit résulter pour le drame une sym-
pathie commune. Lorsque l'une ou l'autre de ces conditions fait
défaut, le drame n'a rien de nécessaire, et n'est qu'un produit ac-
cidentel. »
Ainsi l'art véritable doit avoir pour effet d'unir l'humanité. Il
doit résulter de la collaboration de tous, et fournir à tous la joie
la plus haute. Tel est cet art que Wagner aimait à appeler « l'art de
l'avenir. » Et l'on peut voir dès maintenant à quel profond be-
soin de l'âme humaine il a mission de répondre. Lui seul, d'après
Wagner, peut nous sauver de la complication, tous les jours plus
grande et plus désastreuse, de notre vie sociale : de cette com-
plication infinie où l'individu n'a plus même le sentiment d'être
un homme, mais devient quelque chose comme un homunculus ar-
tificiel, l'élément infinitésimal d'un monstrueux mécanisme. N'est-
il pas visible, en efi'et, qu'à mesure que notre civilisation avance,
que notre science se développe, et que se complique l'organisation
totale de notre vie, l'horizon de chacun de nous ne cesse pas de
se rétrécir? D'année en année l'individu obtient une part plus
petite, dans l'ensemble de la possession spirituelle de l'humanité.
Déjà Schiller s'eff"rayait de cet émiettement : « Toujours con-
damné à ne tenir qu'un fragment de l'ensemble, disait-il, l'homme
finit par ne devenir lui-même qu'un fragment. Ayant toujours
dans l'oreille le seul bruit monotone de la roue qu'il fait tourner,
il devient hors d'état de développer l'harmonie de son être ; et au
lieu d'exprimer en lui l'humanité tout entière, il n'est plus qu'un
reflet de ses afi'aires ou de sa science. » Et déjà aussi Schiller,
comme Wagner, voyait dans l'art l'unique voie de salut : « Seul
l'idéal, disait-il, peut ramener les hommes à l'unité. » Cette con-
ception de la valeur éducatrice et rédemptrice de l'art me paraît
d'ailleurs un trait distinctif de l'esprit allemand. Tandis que
pour la plupart des écrivains français l'art n'était qu'un simple
divertissement, Gœthe l'appelait « la magie du sage » ; Schiller
lui attribuait le pouvoir de « rendre à l'homme sa dignité per-
due » ; Beethoven disait de la musique « qu'elle donnait accès
à un monde supérieur » ; et voici que Wagner définit l'art « notre
unique salut dans cette vie terrestre. » La puissance d'expression
nouvelle dont dispose désormais le poète-musicien se trouve
répondre, d'après lui, à un profond besoin intérieur de l'huma-
nité tout entière.
lUCHAHD WAc.NER. 887
Comme une roue qui tourne sans cesse plus vite, le tourbillon
de la vie nous roule, nous secoue, nous entraîne toujours plus
loin du terrain ferme de la nature. Mais l'art apparaît : il dô-
livre la pensée en la transportant de l'apparence dans la réalité;
il rachète la science; il habitue l'homme à se faire de la nature
une compréhension infinie; dans « l'homme de l'utilité », il
réveille l'harmonie de son essence humaine; au philosophe il
montre la voie de la connaissance purement objective; à ceux
qui ont soif de liberté il apprend la manière de reconquérir leur
dignité d'homme ; enlln il ressaisit et conserve le cœur de la reli-
gion, et. uni à elle, il conduit l'humanité hors de « l'état de meurtre
et de rapine organisé et légalisé >», où la politique l'a amenée,
il la conduit vers un état nouveau, vraiment conforme aux be-
soins profonds de sa nature. Telle est, d'après Wagner, la haute
destination de l'art.
Nous aimerions à pouvoir suivre Wagner dans les détails de
cette théorie, à voir, par exemple, comment l'art des Grecs, sui-
vant lui, sest trouvé détruit le jour où il a rejeté « ce qui formait
son lien avec la communauté », c'est-à-dire la religion; com-
ment l'art grec avait pour objet essentiel « d'exprimer ce qu'il y
avait de plus profond et de plus noble dans la conscience popu-
laire », tandis que ce qu'il y a de plus noble et de plus profond
dans notre conscience est, au contraire, « la négation même de
notre art d'à présent » ; comment « l'art véritable ne peut naître
que sur le fondement d'une moralité véritable », et comment
un art supérieur ne peut devenir accessible au peuple que sur
le fondement « du symbole religieux d'un monde parfaitement
moral. » Il ne serait pas sans importance non plus que nous insis-
tions sur la lutte constante de Wagner contre la façon de conce-
voir l'art comme une notion abstraite, et en général contre toute
théorie esthétique qui prétendrait imposer ses conclusions à
l'artiste. Mais la place nous est mesurée ; et il nous suffira d'avoir
indiqué les deux principes essentiels de cette partie de la doctrine
artistique de Richard Wagner : le rôle éducateur, rédempteur
de l'art, et la nécessité pour l'art supérieur d'être un art collectif.
III
Il nous reste à savoir maintenant sous quelle forme pourra se
manifester cet art supérieur. La réponse de Wagner à cette
question est d'ailleurs suffisamment connue : la forme la plus
haute de l'art, pour lui, est le drame.
Mais ici encore nous devons commencer par établir une dis-
tinction, faute de laquelle la conception wagnérienne du drame
888 REVUE DES DEUX MONDES.
risquerait d'être comprise inexactement. Dans son écrit la Poésie
et la Coinposition, daté de 1879, Wagner distingue trois degrés
chez le -jrotTjr^; : le Voyant, le Poète et l'Artiste. Le Voyant est
celui qui perçoit non pas l'apparence, mais l'essence des choses,
« non pas la réalité, mais la vérité supérieure à toute réalité. » En
lui s'incarne et se personnifie la connaissance inconsciente, in-
volontaire, du peuple, cette connaissance artistique dont parle
Schopenhauer. Aussi le Voyant a-t-il pour faculté principale « la
faculté du peuple, la force d'invention », qui n'est au fond que la
reconnaissance de cette « vérité » dont la vue nous est cachée
par l'illusion de la « réalité ». En opposition avec celui qui in-
vente sans le savoir, et sans le vouloir, le Poète, lui, est un créa-
teur conscient. Et non seulement il a conscience de ce qu'il voit,
mais il veut encore l'exprimer et le reproduire. Par là il est un
Artiste : il l'est d'autant plus qu'il parvient à donner de sa vision
intérieure une reproduction plus complète.
Les êtres mystérieux dont le Voyant sent d'instinct la pré-
sence autour de lui ; les voix qui lui parlent dans le vent, dans
le tonnerre, dans l'eau; les formes qu'il aperçoit dans les forêts;
les nuages, les rayons de la lune, le Poète les perçoit aussi, mais
volontairement, et avec l'intention expresse de les représenter,
c'est-à-dire de les montrer aux autres hommes, de « communiquer
à autrui ses visions de Voyant. » Et, tout d'abord, il essaie de les
représenter par le récit. C'est dans ce sens que Wagner a dit du
conteur qu'il était le véritable poète. Mais son récit ne consiste
pas seulement dans des mots traduisant des idées (1) : ses mots ont,
en outre, une vie rythmique qui leur est propre ; ils sont accom-
pagnés de certains gestes définis, et ils ne sont ^omi parlés mais
chantés, de telle^'sorte que dès l'origine le Poète se trouve être en
même temps un acteur et un musicien (2). Et bientôt ces langages
purement humains, la parole, le chant et le geste, ne suffisent
plus au Poète, toujours préoccupé de reproduire d'une façon plus
complète l'image de la nature qu'il porte en lui. Et le Poète
devient un Artiste : il découvre que la vision qu'il espérait re-
produire, par le moyen d'un simple récit, exige, pour être plei-
nement réalisée au dehors, tout un appareil de règles et de pro-
(i) Le célèbre philologue américain Whitney affirme que « c'est une erreur pro-
fonde de considérer la voix comme l'organe spécifique du langage : elle n'est qu'un
de ses organes, entre maints autres. »
(2) On retrouve aujourd'hui encore, dans les principautés des Balkans, la trace
vivante de ce qu'ont dû être nos premiers poètes. Dans ce pays, le barde continue à
chanter les exploits des héros ; il s'accompagne sur la guzla, àoni il joue aussi durant
les pauses de son chant; et sans cesse il change de ton et d'attitude, et donne à son
visage des expressions nouvelles. L'ensemble est d'un effet dramatique si poignant
que nous avons vu mainte fois la foule des auditeurs haleter et frémir d'émotion aux
récits de ce poète, qui est resté un poète et n'est pas devenu un artiste.
KICHAUD WAC.NKU, 889
c(5clés tochniq^jes. A ses piviiiiois modes dexpression il en adjoint
d'autres, ceux que lui fournissent larchitecture, la sculpture, la
peinture, etc. Et un moment arrive, enfin où la primitive vision
totale de la nature se divise, comme un rayon de lumière en en-
trant dans une chambre noire; les diverses formes d'expression,
de plus en plus développées, se séparent; et de plus en plus elles
s'éloignent de leur fonction première , qui était de reproduire,
dans son ensemble vivant, l'image rellétée dans Tàme du Voyant.
Et les arts, ainsi séparés, n'étant plus employés à l'œuvre de vie,
ne sont plus (jue tle l'artifice.
Mais, suivant le mot de Schiller, » si l'artifice nous a écartés
de la nature, c'est à l'art qu'il appartient de nous y ramener ». Et
pour nous ramener à la nature, il faut que l'art, à la façon d'une
puissante lentille, rassemble de nouveau en un seul rayon ces
fragmens de la lumière artificiellement séparés. L'œuvre d'art
suprême sera donc celle qui, an lieu de s'adresser isolément à tel
ou tel de nos sens, reprendra l'intention primitive de toute
poésie, et, usant de tous les moyens d'expression dont elle pourra
disposer, se proposera pour but de reproduire complètement,
directement, la vision du Voyant.
Le Voyant percevait des formes, entendait des voix, assistait
à l'évolution d'aventures diverses, et aucun de nos arts n'était
en état de reproduire dans son ensemble cette image variée qu'il
se faisait du monde. La poésie se bornait à décrire, la peinture à
représenter, la musique à éveiller des sentimens et des émotions.
Mais le drame tel que l'a rêvé Wagner, le drame n'est pas une
forme d'art déterminée : c'est « la projection au dehors de cette
image du monde que nous portons au fond de nous-mêmes. » En
lui s'accomplit ce « retour à la nature par le moyen de l'art »
qu'avait déjà pressenti Schiller.
Qu'on nous permette, à ce propos, de faire justice en passant
de deux erreurs communément répandues, et qui attestent, l'une
et l'autre, une singulière inintelligence de la doctrine artistique
de Richard Wagner.
La première consiste à prétendre que Wagner aurait contesté
aux arts particuliers leur raison d'être, et rêvé leur suppression
au profit du drame. De nombreux passages de ses écrits prouvent
assez clairement le contraire. Personne n'a parlé avec plus d'ad-
miration de la peinture de paysage, des maîtres italiens de la
Renaissance, des grandes époques de l'architecture (1), Il suffirait
'i,l) « Cet artiste aujourd'hui si négligé, l'architecte, c'est lui qui est proprement
le poète des arts plastiques : son rôle par rapport au sculpteur et au peintre est le
890 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ailleurs, pour réduire à néant cette affirmation, de rappeler le
chapitre vraiment magistral consacré par Wagner, dans Opéra et
Drame, à l'histoire de la littérature, ou encore tant de juge-
mens qu'il a portés sur la musique et les musiciens. Lui-même,
aussi bien, se plaignait, dès 18.50, de cette interprétation mons-
trueuse qu'on faisait de sa théorie. Un journal ayant affirmé qu'il
« voulait proclamer la déchéance de la sculpture », Wagner
écrivait à un ami que « les bras lui tombaient devant de pareilles
insanités », et qu'il voyait bien que « ce n'était plus la peine dé-
sormais de parler ni d'écrire sur tous ces sujets. » Loin de rêver
la déchéance des arts particuliers, il disait au contraire que
(( dans le drame, le peuple se retrouverait et retrouverait chacun
de ses arts. » Le drame n'était pas pour lui une forme d'art spé-
ciale, mais une œuvre commune à laquelle tous les arts devaient
collaborer, sans cesser le moins du monde pour cela d'avoir, en
outre, leur existence propre.
Et il n'est pas davantage exact de soutenir que Wagner ait
projeté un « mélange des arts » où chacun des arts se trouverait
détourné de sa destination naturelle. Personne n'a, au contraire,
plus sévèrement condamné ce mélange des arts, ni plus rigou-
reusement affirmé le nécessité pour tout art de se restreindre au
rôle qui lui revient en propre. Encore une fois, le drame n'était
pas pour lui la combinaison des diverses formes d'art, mais une
œuvre spéciale, un organisme homogène et complet, dont tous
les élémens concourent, chacun par ses moyens propres, à une
fin commune.
Ceci nous ramène à la définition du drame, qui n'est pour
Wagner ni une branche particulière de la littérature, ni la réunion
des arts divers, mais un essai de représentation totale de cette
« image du monde qui se reflète dans l'âme du Voyant. »
Nous sommes aujourd'hui bien déshabitués de cette concep-
tion primitive du drame. Celui-ci n'est plus rien pour nous qu'un
genre littéraire, comme les autres; et ainsi s'explique que nous
en soyons encore à nous demander s'il est vraiment possible
d'appeler Wagner « un grand poète ». Encore la plupart de nos
philologues et de nos esthéticiens répondent-ils à cette question
par un « non » catégorique. Donc Wagner a pu créer dans sa jeu-
nesse des figures comme le Hollandais Volant et Senta, comme
Tannhaeuser et Eisa; dans son âge mûr, une Isolde, un Wotan,
une Brunehilde, un Ilans Sachs, un Parsifal : et l'on se demande
sérieusement si l'homme qui a créé toutes ces âmes immortelles
même que celui du poète par rapport au musicien et au metteur en scène. » (Wagner,
Gesammelte Schriflen, p. 21,)
RICUARD WVr.NER. 891
était un vrai poète! Les Grecs n'auraient pas compris une sem-
blable question, et nous avons l'espoir qu'un jour viendra où l'on
cessera de la comprendre. Mais cet exemple nous fait voir com-
ment \Vai,'nera été amené à dire « qu'il s'agissait désormais d'une
régénération complète de l'art, et que nos arts d'à présent
n'étaient plus que l'ombre de l'art véritable. »
Cette régénération bienheureuse ne pourra avoir lieu que si
nous revenons à la source de tout art, au drame, ressuscité avec
le concours de tous les sens et l'emploi de tous les moyens d'ex-
pression. Et c'est de cet art régénéré que Wagner a pu dire que,
«< si nous 1 avions, tous les autres arts trouveraient en lui leur
justification. »
Mais le drame, à son tour, ne pourra réaliser ce haut idéal,
il ne pourra devenir ^œu^Te d'art suprême et universelle, et con-
tenir à leur plus haut degré tous les autres arts, qu'à la condition
expresse que son contenu soit purement humain. Il ne peut y
avoir de drame parfait que le àvdiTtiQ purement humain.
Le purement humain, c'est « ce qui exprime l'essence de l'hu-
manité comme telle » ; c'est ce qui est affranchi de toute con-
vention, de toute formule historique ou locale; c'est ce d'où se
trouve <( exclu le particulier et l'accidentel ». Un drame historique,
par exemple, ne saurait être un drame purement humain, et pas
davantage une pièce dont le sujet reposerait sur telle ou telle
conception conventionnelle de l'honneur. De même encore, « un
sujet qui s'adresse exclusivement à l'intelligence », car le drame
purement humain àoxi représenter l'homme tout entier, et admettre
le sentiment en même temps que la pensée.
Cette théorie du purement humain, considéré comme la con-
dition fondamentale du drame supérieur, est à mon avis la partie
la plus importante de la doctrine artistique de Richard Wagner.
Elle résume à elle seule l'essence entière du drame nouveau, de
cet art dans lequel, suivant le mot de W^agner, « il y aura tou-
jours à inventer du nouveau ». On a bien pu découvrir dans
Aristote la trace d'une théorie analogue, et Wagner lui-même
ne manque jamais de se rapporter à Eschyle et à Sophocle,
(' dont l'art purement humain est le plus magnifique héritage de
l'histoire de la Grèce. » Mais c'était en tout cas une théorie com-
plètement perdue, et Wagner aura eu le premier la gloire de
nous la rendre si clairement exprimée.
Il est touchant, par exemple, d'entendre Schiller se plaindre,
dans une lettre à Gœthe, de la nécessité où il est de s'en tenir
au drame historique, et aspirer vers un a sujet purement passion-
nel et humain ». Il est curieux aussi de voir Gœthe protester
892 REVUE DES DEUX MONDES.
contre « l'envahissement de la poésie même par la pensée pure ».
Et d'autre part, ne voyons-nous pas les musiciens s'efforcer durant
deux siècles, depuis Péri et Monteverde jusqu'à Gluck, de revenir
directement à la tragédie grecque? Leurs efforts, en vérité, sont
restés vains ; car ils essayaient de verser un vin nouveau dans de
vieux vases, en voulant marier la musique moderne avec la poésie
antique. Mais ces vains efforts n'en attestent pas moins une aspi-
ration qui devenait sans cesse plus pressante et plus forte, chez les
musiciens comme chez les poètes, une aspiration vers une forme
d'art supérieure, où le poète et le musicien pourraient collaborer.
Il leur manquait seulement la clef qui leurauraitouvert ce royaume
nouveau. Gluck disait que « le plus grand musicien ne pouvait
encore faire que de médiocre musique, si le poète ne lui fournis-
sait un sujet qui l'inspirât. » Et vers le même temps, Schiller
affirmait que « le drame tendait vers la musique » ; il racontait
que ses idées poétiques naissaient toujours en 'lui « d'une cer-
taine disposition musicale » ; il écrivait à Goethe : « J'ai toujours
eu l'espoir que l'opéra pourrait nous rendre la tragédie antique
sous une forme plus noble. » Gœthe, de son côté, rêvait <( une
action commune de la poésie, de la peinture, du chant, de la
musique, et de l'art théâtral; » et il ajoutait: « Quand tous ces
arts pourront agir en commun et se trouver réunis dans un
même spectacle, ce sera là une fête à laquelle nulle autre ne se
pourra comparer. » Les critiques, eux aussi, en Allemagne comme
en France, exprimaient le même vœu. Lessing, par exemple,
disait « que la nature lui paraissait avoir destiné la poésie et la
musique non pas tant à être liées ensemble qu'à former un seul
et même art. » Herder prévoyait une œuvre d'art « où la poésie,
la musique, l'action et la décoration ne feraient qu'un. » Restait
seulement à trouver la matière de ce drame nouveau, que pres-
sentaient ainsi, depuis plus d'un siècle, les poètes et les musi-
ciens. Cette matière, c'est Wagner qui l'a trouvée, quand il a
donné pour sujet au drame idéal « le purement humain, dégagé
de toute convention. »
IV
Un musicien seul, en vérité, pouvait apercevoir aussi claire-
ment cette loi fondamentale du drame. Car de tous les arts hu-
mains la musique seule est, d'une manière exclusive, 'purement
humaine ; elle seule n'exprime jamais rien de spécial, d'accidentel,
d'individuel. Gomme le disait Wagner dans un de ses écrits de
jeunesse,» ce que la musique exprime est éternel, infini et idéal;
elle ne dit pas la passion, l'amour, le regret de tel ou tel indi-
nU.UAKD WAI.NEH. 893
vidii ilans tt'lj^ ou telle situation, mais la passion, l'anu^ur, le
roirret marnes. » Et ainsi la musique se trouve être la condition
indispensable de cette limitation du drame au purement humain.
Je ne saurais avoir lintention ici d'approfondir avec Waixner
la philosophie de la musique. Wagner n'a fait tlaillcurs que
reprendre à ce sujet les idées de Schopenhauer, dont il a fait,
dans son écrit sur Bret/ioven, un développement plein de pro-
fondeur et de poésie. Mais sa théorie du drame poético-musical
était arrêtée dans son esprit bien avant qu'il ne connût Scho-
penhauer; et c'est elle seule qui nous importe aujourd'hui.
11 nous est cependant indispensable de rappeler ici, pour
l'intelligence de cette théorie, que la musique, suivant Wagner,
par l'inconcevabilité logique de son action, agit sur l'homme « à
la façon d'une force naturelle, que l'on subit sans pouvoir se
l'expliquer >. C'était déjà l'opinion de Tloethe : « La dignit*; de
l'art, disait-il, n'apparaît nulle part aussi éminemment que dans
la musique : car la musique n'a point de matière, elle est toute
forme et toute substance; et elle relève et ennoblit tout ce qu'elle
exprime. » Les jioètcs romantiques allemands sont allés plus loin
encore. Henri de Kleist considérait la musique comme « la
racine de tous les arts », HolTmann disait que « la musique ou-
vrait à l'homme un monde inconnu, un monde qui n'avait rien
de commun avec celui que nous font voir nos sens. » Le monde
inconnu dont parlait Iloiïmann , c'est cette « image complète
du monde » que Wagner place dans l'âme prédestinée du Voyant.
Gomme il y a loin, de ces nobles jugemens des j»oètes sur
le rôle sacré de la musique, aux théories de nos esthéticiens
déclarant, avec le philosophe llerbart, que « l'essence véritable
de la musique consiste tout entière dans les règles du simple et
du double contre-point », et lui refusant en conséquence toute
signification supérieure! Déjà Schiller nous a appris que la mu-
sique avait sur lui le pouvoir de lui faire créer des formes
vivantes. Et voici que Wagner, complétant son témoignage, nous
révèle le vécitable pouvoir de la musique. La musique , pour
lui, est un organisme féminin, incapable de créer par lui-même
des formes vivantes, mais qui devient, de tous les arts, le plus
créateur, lorsqu'il est fécondé par le Poète-Voyant : c'est dans le
drame seulement que la musique peut créer des formes. Et il en
résulte, d'autre part, que le drame purement humain ne saurait
se passer du secours de la musique.
« La musique, dit Wagner, ne doit pas entrer dans le drame
comme un simple élément à côté d'autres. Il faut lui rendre son
ancienne dignité, et reconnaître en elle non la collaboratrice ni
la rivale, mais la mère du drame. C'est en avant et non pas à
894 REVUE DES DEUX MONDES.
l'arrière du drame qu'est sa place. Elle chante, et ce qu'elle chante,
elle vous le montre là-has sur la scène. Elle est comme une
aïeule qui révélerait à ses enfans, sous la forme de légendes, les
mystères de la religion. »
Mais pour que la musique remplisse ce rôle, il faut qu'à son
tour elle soit incorporée dans le drame. « Une musique qui vou-
drait être son objet à elle-même, exprimer à elle seule un objet
défini, cesserait absolument d'être de la musique. Tout effort
pour devenir d'elle-même dramatique et caractéristique ne peut
avoir d'autre effet que de déposséder la musique de son essence
propre. « Et non seulement la musique ne saurait être à elle seule
le drame, mais elle est même hors d'état de créer aucune forme
pour l'œil ou pour l'imagination. « Quand le musicien essaie de
peindre, dit Wagner, il produit quelque chose qui n'est ni une
peinture ni de la musique. » Personne n'a plus sévèrement jugé
non plus la musique à 'programme : « Le programme, dit-il,
aggrave encore la question du pourquoi, au lieu de la résoudre. Ce
n'est pas lui qui peut exprimer la signification d'une symphonie,
mais bien une action dramatique réalisée sur la scène. » Et l'on
sait d'autre part que, dans les œuvres de Beethoven, Wagner
a toujours vu des drames; il affirmait que ces œuvres sublimes
ne sauraient être comprises si on les considérait comme de la
musique pure. Mais d'autre part il n'a point cessé de soutenir
que, pour heureuse et bienfaisante, et « nécessaire », qu'ait été
\erre\ir de Beethoven, ce maître admirable s'était trompé, en
exprimant par la seule musique ce dont l'expression complète
était r(îservée au drame. Erreur qui a été pour Wagner lui-même
de l'effet le plus précieux : elle seule lui a révélé, en effet, le
pouvoir profond de la musique. Car ce n'est pas Gluck, mais
Beethoven, qui a enseigné à Wagner la voie du drame purement
humain.
C'est là un point d'histoire assez important, et qui nous aide à
comprendre la véritable fonction de la musique dans le drame.
Nous avons vu que la musique, livrée à elle seule, était inca-
pable de créer des formes, ne pouvant ni peindre, ni décrire ni
exprimer une action. Mais ce serait une erreur de penser que les
mots, les idées, les vers puissent limiter et déterminer la mu-
sique. « Jamais les vers du poète n'y parviendraient, quand même
ce seraient ceux de Gœthe ou de Schiller: cela n'est possible qu'au
drame, en tant qu'il projette devant nos yeux le reflet de la
musique, en tant que les mots et les pensées n'y servent plus
qu'à la vie de l'action. » La tentative de Gluck pour adapter la
musique aux paroles, si glorieuse qu'elle soit, n'a rien à voir ici;
tandis que c'est, au contraire, « l'erreur nécessaire » de Beethoven
KICHARD WAdNEU. 805
qui nous a révélé le pouvoir inépuisable Je la musique. « Par
son ellort héroïque pour atteiuili»' lidéal nécessaire dans une
voie impossible, Beethoven nous a montré l'aptitude inlinie de
la musique à atteindre cet idéal dans une voie où elle n'aurait
plus besoin d'être que ce qu'elle est en realité, \ art île l'cj-pres-
sion. »
On comprend maintenant ce que voulait dire Wagner quand
il rêvait d'un drame où « se trtuiveraient confondues dans une
essence unique les figures de Shakspeare et les mélodies de
Beethoven. » Et l'on devine pourquoi il nous dit qu'il aurait
ainu' à définir ses drames : u de la musique réalisée en action et
rendue visible. »
Il nous reste à voir quel sera, dansée drame idéal, le rôle des
autres arts, et en particulier de la poésie. Wagner n'était nulle-
ment sur ce point de l'avis de Milion,qui croyait possible l'union
« d'une musique sublime avec des vers immortels. » — « Le
fait qu'une musique ne perd rien de son caractère quand on
change les paroles qu'elle prétend traduire, disait-il au contraire,
prouve assez clairement que la soi-disant relation intime de la
musique et de la poésie est une pure illusion, (juand on entend
des paroles chantées, à supposer même qu'on perçoive les paroles
(ce fjui, dans les chœurs notamment, est presque imj)ossible), ce
n'est pas à ces paroles qu'on fait attention, mais à la seule émotion
musicale provoquée par elles chez le musicien. » Cette déclara-
tion, venant de Wagner, pourra, au premier abord, surprendre
plus d'un lecteur. Elle est en contradiction flagrante avec ce
principe de Gluck « que l'objet de la musique est de soutenir la
poésie. )) Mais nous avons dit déjà que la conception wagnérienne
du drame, loin d'être d'accord avec celle de Gluck, de ses prédé-
cesseurs et de ses successeurs, comme on le répète communé-
ment, lui est au contraire tout à fait opposée. Wagner, d'ailleurs,
dit encore dans un autre endroit que « toute réunion de la mu-
sique et de la poésie a nécessairement pour effet de dégrader cette
dernière. »
C'est que, pour comprendre la théorie de Wagner, il faut
toujours revenir à cette pensée de Lessing, que « la nature a
destiné la poésie et la musique non pas à être liées ensemble,
mais à former un seul et même art. » Ni la musique ni la poésie
n'ont en effet pour objet, dans le drame wagnérien, de « se sou-
tenir » l'une l'autre, mais elles doivent toutes deux agir en com--
mun. La relation de la poésie et de la musique ne cesse d'être
89G REVUE DES DEUX MONDES.
illusoire que lorsque les deux formes d'art renoncent également
à leur valeur absolue, pour se consacrer à une lin supérieure, qui
est la création du drame. L'union idéale du poète et du mu-
sicien, Wagner la comparait toujours à celle de l'homme et de
la femme : le poète féconde, le musicien enfante.
Cette comparaison contient en germe le programme complet
du rôle destiné par Wagner à la poésie dans le drame. Déjà
Rousseau avait insisté sur la nécessité de n'admettre dans le
drame musical que « des idées très simples et en petit nombre ».
C'est précisément au poète que revient cette tâche, de simplifica-
tion. Il doit simplifier, en « concentrant sur un seul point des
momens divers » ; il doit simplifier en éliminant tout ce qui est
conventionnel, historique, accidentel; il doit simplifier en rame-
nant les caractères à leurs lignes primitives et réelles. Et sa
tâche de simplification doit s'étendre jusqu'au style. Il doit
« réduire le nombre des mots accessoires, multipliés à l'excès par
la complication de la phrase littéraire » ; il doit éliminer du dis-
cours « tout ce qui ne s'adresse pas au sentiment, mais à la seule
raison » ; et c'est à ce prix qu'il pourra « en faire un langage
purement humain ». Tel est le sens profond de cette parole sou-
vent citée, et souvent mal interprétée, de Wagner : « En vérité
la grandeur du poète se mesure surtout à ce qu'il sait taire. » Le
poète, en effet, dit dès l'abord au musicien : « Fais jaillir ta mé-
lodie^ pour qu'elle coule à travers toute l'œuvre comme un tor-
rent ininterrompu ; en elle tu diras ce que je tairai, parce que toi
seul peux le dire : et moi, en me taisant, je dirai tout, parce que
c'est moi qui te conduirai par la main. »
C'est que la musique a elle aussi son langage, « un langage
nouveau, capable d'exprimer l'illimité avec une précision incom-
parable. » Ce langage a été développé, amené à la maîtrise par-
faite de ses moyens par les grands symphonistes. Et aujourd'hui,
« avec les symphonies de Beethoven, nous traversons la frontière
d'une période nouvelle de rhist<)ire de l'art; » et la dernière
symphonie de Beethoven est « l'Évangile de l'art de l'avenir ».
Ainsi Wagner, tout en prenant le point dedépartde sa théorie
du drame dans la tragédie grecque, ne songe nullement à une
résurrection de cette forme d'art disparue. Le Dramma per miisica
italien, tel surtout qu'il s'est développé dans les dernières œuvres
de Gluck, constitue en une certaine mesure un essai de résurrec-
tion de ce genre; mais pas du tout le drame de Wagner. Ce
drame est au contraire fondé sur les dernières conquêtes de
celui de tous les arts qui est arrivé le dernier à sa maturité : delà
musique.
RICUAHD WAC.NER. S97
Et que l'on ue croie pas que ces sacrifices mutuels de la poésie
et de la musique constituent le moins du monde une entrave pour
ces deux arts. Certes il y a tout un genre de beautés qui sont de
mise dans les arts isolés, et qui ne sauraient trouver leur emploi
dans le drame (1). Mais, en revanche, la collaboration de la mu-
sique <t donne au souffle de la poésie une plénitude incompa-
rable; » et la musique à son tour trouve dans le concours de la
parole « une fécondation indéfinie du pouvoir purement musical
de l'homme. »
Outre la musique et la poésie, la mimique, la plastique, la
peinture et maints autres arts concourent à l'achèvement du
drame purement humain. Mais à vouloir fixer avec détail ce
que doit y être leur rôle, on risquerait de tomber dans un excès
de dogmatisme; mieux vaut, sur ce point, voir à l'œuvre Wagner
lui-même, dans ses drames. Nous y trouverons notamment le
geste muet promu, par la collaboration de la musique, à une
intensité et à une puissance d'expression qui en font un des élé-
mens constitutifs de l'action dramaticpie : ainsi, dans le Rlwinyold,
le geste de Wotan élevant l'épée; dans J/'/i/rt/j, la scène de la
coupe. Ailleurs, par exemple dans les scènes du temple de Par-
sifal, c'est le tableau qui acquiert toute l'importance d'un élément
d'émotion dramatique, toujours grâce à la collaboration du
poète, qui nous fait comprendre le sens défini du tableau, et à
celle du musicien, qui nous en fait ressentir la portée pathétique.
Enfin il n'y a pas une des œuvres de Wagner, de|)uis le Hollan-
dais Volant jusqu'au troisième acte de Parsifal,oh la plastique ne
joue par instans un rôle capital dans le développement de l'ac-
tion. Il importe seulement, au point de vue théorique, que ces arts
divers se bornent toujours à remplir dans le drame la fonction
spéciale que la nature leur a assignée, sans vouloir jamais em-
piéter l'un sur l'autre. Wagner, dans un passage de son Œuvre
d^art de l'avenir, nous a indiqué la manière dont ces arts divers
pourraient sharmoniser dans le drame. « Se complétant sous
mille formes diverses, tantôt ils agiraient tous en commun, tantôt
deux à deux, tantôt l'un après l'autre, suivant les exigences de
l'action dramatique, seule chargée de donner la mesure et la
direction... Mais tous ne doivent avoir qu'une seule intention,
qui est le drame lui-même. »
Le drame, c'est en effet le centre où tout doit converger.
(1; De là vient, soit dit en passant, l'impossibilité absolue de séparer, dans les
drames de Wagner, le texte et la musique, et de les examiner d après les règles spé-
ciales de chacun des deux arts.
TOME cxxïi. — 1895. 57
898 UEVUE DES DEUX MONDES.
Mais l'on peut se demander encore quelle devra être la matière
de ce drame idéal, et quelles règles spéciales résulteront pour son
action dramatique des conditions nouvelles où il aura à se pro-
duire. Une première règle en résultera directement : la néces-
sité de restreindre la matière de l'action dramatique au purement
hnnain. Et du rôle particulier de la musique dans le drame,
il résultera encore la nécessité pour le dramaturge nouveau de
diriger son action beaucoup plus vers l'intérieur, vers le cœur et
l'âme de ses personnages, que n'y était tenu l'auteur de drame
simplement littéraire.
Mais en dehors de ces deux règles, dont la première seule a
une valeur absolue, il n'y en a point d'autre qu'on puisse fixer avec
rigueur. En essayant de préciser davantage la théorie de l'action
dramatique, on courrait chance d'imposer des limites arbitraires
et inutiles à l'infinie variété du génie créateur. C'est ce qui est
arrivé à Wagner lui-même, dans son Opéra et Drame. Sous
l'impression de ^qw. Anneau du Nibelung , i\\n l'occupait à ce mo-
ment, il a indiqué dans son livre comme nécessairement exigées
par la définition du drame musical certaines limitations, — par
exemple la suppression des chœurs, — dont il s'est lui-même
dégagé dans ses œuvres suivantes. Et il y a encore maintes de ses
observations, notamment sur l'emploi du mythe et de la légende,
qu'il faut bien se garder de prendre pour des règles absolues. Le
seul principe véritable du drame, lui-même l'a nettement for-
mulé, en disant que « le drame devait revêtir sans cesse des
formés nouvelles. »
VI
Ceci nous amène à une dernière question, fort importante,
elle aussi, et encore plus difficile à résoudre : la question de savoir
si nous sommes en droit de considérer les œuvres dramatiques
de Wagner comme des exemples de ce drame dont il a exposé le
plan dans ses écrits.
La question, à dire vrai, n'est difficile à résoudre que pour
nous, et en raison de notre admiration pour ces œuvres magni-
fiques. Pour Wagner, la réponse n'avait rien d'embarrassant :
ce n'est pas une fois, mais vingt fois, qu'il l'a formulée dans ses
écrits. Et sa réponse était négative : il n'entendait nullement
qu'on cherchât dans ses drames les exemples de sa théorie du
drame.
Il ne se lassait pas de répéter que le drame, tel qu'il le
rêvait, était « actuellement impossible ». Dans Opéra et Drame, il
écrivait : « Personne ne peut être aussi clairement convaincu que
Blf.HAKl> WAr.NER. S9î)
moi-même de cette véritô, que la réalisation du drame tel que
je le conçois défend de conditions qui la rendent actuellement
impossible, non seulement à moi, nuiis à une volonté et à des ap-
titudes intiniment supérieures aux miennes. Elle dépend d'un
état social, et par suite d'une collaboration collective, qui sont
exactemt'ut à ropj)Osé de ce que nous avons à présent. » Et un an
plus tard, en 1852, tandis qu'il était tout entier dans son Anneau du
Nibflung, il écrivait à Uhlig : « A propos I aie bien soin de protester
contre l'accusation qu'on me fait de travailler à l'œuvre d'art de
l'avenir : il faudrait pourtant bien que les sols ap[)rennent à lire,
avant de se mêler d'écrire! » Il avait d'ailleurs, précédemment
déjà, déclaré à Uhlig que « l'œuvre d'art de l'avenir ne saurait
à présent être créée, mais tout au plus préparée. »
Ces divers passages prouvent, en tout cas, que la doctrine
artistique générale de Wagner, et même sa théorie particulière
du drame purement huma'ui, doivent être considérées en dehors
de son œuvre dramatique personnelle. Elles forment, comme le
lecteur a pu s'en rendre compte, une partie organique de sa
conception totale de l'univers.
Dans l'œuvre dramatique de Wagner, au contraire, le génie
individuel domine tout le reste. Et Wagner a beau nous dire que,
s'il a pu établir en théorie les élémens essentiels du àTume pure-
ynent humain, c'est « parce qu'il les a d'abord inconsciemment dé-
couverts dans la pratique de son art » : cette di'iclaration n'atténue
pas l'erreur de ceux qui prétendent voir dans son œuvre un
exemple complet et détinitif de l'œuvre d'art de l'avenir, telle
qu'il la conçue. Admettons plutôt, comme il le dit encore, que
« l'œuvre d'art de l'avenir peut tout au plus aujourd'hui être pres-
sentie. » Et il ajoute : « Seul le solitaire, dans son amer senti-
ment du tragique de cette situation, peut s'élever à un état d'ivresse
assez complet pour tenter de réaliser l'impossible. »
Que Wagner a « réalisé l'impossible », c'est ce que nous
sommes bien tenté de croire quand nous entendons Tristan, V An-
neau du Nibelung, Parsifal, et les Maîtres Chanteurs. Et ces
œuvres incomparables nous donnent le clair « pressentiment »
de ce que sera l'œuvre « collective » de l'art de l'avenir. Mais
cet art lui-même, c'est de l'avenir seul que nous aurons à l'attendre.
Il ne faudrait pas croire, cependant, que, pour avoir été un
« solitaire, », Wagner ait entièrement échappé à cette loi de « pro-
duction collective » dont il faisait la condition nécessaire de toute
véritable création artistique. L'art nouveau qu'il a créé, en effet,
il ne l'a créé qu'avec la collaboration de tous les grands poètes et
musiciens d'autrefois, et tout particulièrement des artistes de son
900 REVUE DES DEUX MONDES.
pays. Et c'est même, à nos yeux, sa vraie grandeur, qu'il n'ait pas
été dans l'histoire un accident, un phénonK^'ne isolé, mais au
contraire le produit direct et longuement préparé de toute l'évo-
lution artistique du génie allemand. Le drame wagnérien est
l'œuvre et la propriété des grands poètes et des grands musi-
ciens de l'Allemagne : c'est en leur nom, sur leur ordre, que
Wagner a parlé et qu'il a créé.
Tous les grands musiciens allemands ont été, en effet, des
dramaturges. Les Passions et la Grande Messe de Bach prouvent
assez l'énorme puissance dramatique du vieux maître; et il n'y
a pas une de ses œuvres de pure musique où n'apparaisse son
souci de l'accent et de l'expression. Pareillement Hœndel; et
Haydn lui-même n'échappe pas à cette règle. Gluck, qui, du
genre faux du Dramma per musica a tiré des merveilles de force
et de vérité dramatiques; Mozart, « ce suprême et divin génie »,
comme l'appelait Wagner, Mozart qui, en dépit de livrets abo-
minables, dont il souffrait cruellement, et des fâcheuses condi-
tions où il se trouvait, nous a laissé des drames immortels;
enfin Beethoven , qui n'était rien qu'un dramaturge : tous ces
maîtres paraissent avoir senti, d'une façon plus ou moins con-
sciente, que quelque chose leur manquait pour réaliser plei-
nement leur idéal d'art. Et c'est ce qu'ont senti, de leur côté,
les poètes, Wieland, Schiller, Gœthe, Lessing, Herder, Kleist,
Hoffmann, et tant d'autres qui pourraient être considérés, eux
aussi, comme les précurseurs du drame wagnérien.
Wagner n'est donc pas un génie isolé. l\ est le dernier fruit
du génie de sa race; et la forme d'art qu'il a instituée, résumé des
aspirations séculaires des poètes et des musiciens allemands,
cette forme ne doit pas s'appeler le drame ivagnérien. Son nom
véritable est : le drame allemand.
On parle couramment du drame grec, du drame anglais, de la
tragédie française, du drame espagnol; et ces noms n'expriment
pas seulement la nationalité des auteurs, mais un genre spécial,
une forme déterminée du drame. Désormais, on pourra, dans
le même sens, parler du drame allemand. Et ce drame sera celui
dont Wagner nous a indiqué les règles, et fait pressentir la beauté,
le drame poético-musical, purement humain.
Houston Stewart Chamberlain.
LA
VIE POPLUmE DANS L'INDE
D'APRÈS LES IIL\DOUS
LA VIE PUBLIQUE
î. — PRINCIPAUX ADllERENS DU CONGRKS NATIONAL DE L INDE.
UNE PROCLAMATION ÉLECTORALE SUR LE TERRITOIRE FRANÇAIS.
S'il est indiffèrent aux braves gens du village de Mangalam,
ainsi qu'au commun des Hindous, d'être gouvernés par le ver-
tueux Rama ou par les Hakshasas impies, il n'en va pas de même
pour les habitans de Conjeveram et, généralement, pour tous les
bourgs et villes où un contact plus fréquent avec l'administra-
tion anglaise a développé des germes de mécontentement et d'op-
position. A cette heure il est bien peu d'agglomérations où l'on
ne rencontre des partisans du Congrès national, de cette assemblée
qui se réunit chaque année, le 2o décembre, pendant les va-
cances de Christmas, pour délibérer sur les aspirations et les
vœux de la masse des Hindous. J'ai sous les yeux une liste des
membres les plus influens du Congrès national ; il s'y rencontre
des maharajahs à côté de manufacturiers, d'hommes de loi, de
fonctionnaires anglais repentis, de journalistes, de professeurs.
Leurs noms sont connus et révérés de toute l'Inde; leur place
(1} Voir la Revue du 15 septembre.
^2 REVUE DES DEUX MONDES.
est ici, puis([u'on me les a obligeamment commiiniqiids et qu'il
sngit de montrer les Ilintlons peints par eux-mômes (1).
Des aj^itateiirs, une presse, une assemblée! Que nous voilà
loin tlu d(isintéressement et de la passivit/' qui sont de si pré-
cieuses garanties de sécuriti' pour l'administration anglaise! En-
couragés par des hommes d'État anglais, les lord Ripon, les
Trevelyan, les travaux du Congrès national tendent à des buts pré-
cis : allégement des impôts, séparation des pouvoirs, liberté du
port d'armes; accession des Hindous à tous les emplois etc
Aboutiront-ils? Des femmes, dont la Pandita Rama Rai est la plus
en vue, secondent les efforts des congressistes, principalement en
ce qui regarde le mariage des en fans- veuves, des jeunes filles
qni, mariées dans leur enfance et ayant perdu leur mari avant
l'époque de la nubilité, sont condamnées, par les rites, à un veu-
vage prématuré et perpétuel,
(1) Membres les plus influf.ns du Congrès national df l'Inde •
Le Pandit (savant) Adjudhia Nath, membre du Conseil législatif d'Allahabad
adjomt au Secrétaire général du Congrès. - Le Babou \V. C. Boniierjee, de Cal-
cutta président du Congrès en 1885. - Le Babou S. N. Bonnerjee, de Calcutta. -
Le Maharajah de Durbluinga (Bengale). - Le Maharajah de Visvanagram (prési-
dence de Madras). - M. Syanee, membre du conseil législatif de Bombay. - M Jc-
lang juge a la haute-cour de Bombay. - M. Mehta, de Bombay. - M. Bhunnu, de
Bombay. -M. Dada Bliae Nourozeji, de Bombay.- Le Pandit Gopi Nath de
Lahore. - M. Sujiad Hussein, de Lucknow, un musulman. -- MM. Shabinjada
Ram et Murlee Dhur, avocats à Umballah. - MM. Ghunga Lai et Surmulk Rac,
avoca s ^ Amritsar. - M Dusanahi Ram, avocat à Lahore. - M. Rousham Lai,
avocat à Allahabad. - M. Muddum Gopala, de Delhi. - Le rajah Rompal Slnrr des
Provinces nord-ouest. - M. Ram Soubaya, du Pendjab. - M. Mala Hari, d^lla-
Jiabad. - M. Hume, ancien secrétaire du Vice-roi, présentement secrétaire général
du Congres. — M.Norton, un eurasien, un métis de Madras, avocat.- Le Serdar Dyal
Sing, de Lahore, vice-président du Congrès. - MM. P. C. Chatterjee et R P. Rae
avocats a Lahore - MM. Mono Mohum Ghosc, A. M. Rose, Muttce Lai Ghose!
Ashotas, Bisuvas, A. Dhur, Jay Goshmda Schome, Dr. R. G. Rerr, Gotindra Nath
J^igore. Brojendro Comar Roy, de Calcutta. - MM.Dclundra Chandra Ghose, Nobin
Chandra Rural, J. Palit, M. Haldhur, B. Chakramvartée, Dr. R. J Sircar N B
Sircar L. B Bysack, J K. Bassu, Prya Nath Ghose, Subya Prasad Gangolée, du
Bengale. - Le dewan Bahadour Ruga Nath Roe, de Madras. - Rae Bahadour P.
Ananda Cliarlou, de Madras, membre de la commission permanente du Congrès na-
tional. - M. Gourousamy chetty, bachelier es arts, de Madras. - M. Sababady mo-
dehar fabricant de tissus de coton à Pondichéry. - MM.C. Etharajon poulie et Rae
Baliadour S Ramasamy modeliar, de Madras. - M. Sankara Nair, du Malabar
ineiabre du Conseil législatif de Madras. - MM. W. S. Santz et Rangacharijar, de
Madras. - MM. Swasamyyer, Krichnasamy, Rajah Rama Roo, Soubramanyer,
Rangasamyengar J. V. Leshagore Yer, Adam, M. Arraragam charryar, do Ma-
ïr^" /o f ^^^^ ^''^' "^'^ Pendjab. - M. Lorm Chandra, de Peschawar. -
M Gopal buhae, d'Amritsar. - M. Latchoumana Mulkar, membre du Conseil légis-
latif de Bombay, etc., etc., etc.
Voici maintenant les principaux journaux qui soutiennent le Congrès national de
1 Inde : Le Miroir de l'Indou, le Bengali, le Patriote Uindou,VAmrHa Bazar Patrika
de Calcutta. -Le Clair de Lune, de Bombay. - India. de Londres. - La Tribinie
le Jovrnal du Peuple, VAkbarien, le Mitramlla>!, le Boni, le Kerkah du Kashmir,
rn n7' 7 ^"^ ^tornim/ Posl, d'AUahabad. - L'Hindou, de Madras. - Le Punch
a Oz/a/(, do Lucknow,
LA VIE l'Ori LMUE DANS L INDE.
903
En (luolle mosuiv le braliiiianisiuc intervient dans la vie pn-
bliiiue. au cœur il^ l'Inde, on le saura par la poésie suivante, qui
est un appel adressé aux électeurs dans un village français où
fonctionne nécessairenu'ut le sutTrage universel. Il s'agit d'une
élection au Conseil général: le candidat s'appelle Chanemougave-
layoda modéliar :
STANCES
COMPOSÉES PAR A. SIVAGOUROrNADAPOl'LLÉ,
maître d'école, demeurant à Canouvapcth, commune do Villenour,
sur la demande de Comarasumj/poulle. fib de Tandavnrayapoulle, dudil village.
Avec l'appui suprême de Mauakalatangarane, fils aîné de Çiva, qui
habite Pondichéry, pays fertile entre tous, afin que les Hindous français
vivent dans la prospérité et goûtent un bonheur infini, je veux chanter
la gloire de Chanemouirame, le second fils de Çiv:^---
A la nouvelle que les devas avaient été emprisonnés par le gt-aiit
Sourasatmane, le Coumaraval entr(q)rit de les délivrer en frappant de
son dard mortel ce terrible héros, et renversa ainsi les projets du fier
Indra... Dès que l'on prononce le nom de Chanemougavelayoudane, le
Sadasivane (un des noms de Çiva, porté par le concurrent du candi-
dat) se trouble...
11 (le candidat) est né sous linvoeation de Chanemougavelayoudane
pour relever dans le monde lareUgion des Hindous, pour terrasser ses
ennemis gonflés de jalousie et pour épargner aux braves gens les maux
dont on les menace. Électeurs, si vous voulez échapper au péril, ne
méprisez pas le Saravananel Ceux qui viennent avec des armes pour
nousassailUr seront un jour sans asile sous le ciel, et le Sadasivane
(le concurrent du candidat; sera lui-même abaissé!...
Ne vous laissez pas intimider parles cris de nos adversaires ! Qu'est
devenue la force de Ravana, qui cependant remuait des montagnes?
(Ici, une allusion aux renoncans.) Il y a des hommes qui feignent de
s'intéresser à nous et de croire que l'Hilinga a été dédiée à Viboucha-
nane : n'allez pas vous aviUr en renonçant à vos mœurs et à votre
rehf'ion. Un chienne peut jamais devenir un lion, et vous savez bien
que\ous ne pourrez subsister sous la protection de la Mahadeva qui
allaita le pourceau nourri d'excrémens ! . . .
Il est aisé de vivre, mais il faut nous souvenir des rajahs que leur
orgueil a perdus etde ceux en petit nombre qui ont laissé un bon sou-
venir après eux ! Écartons les apostats 1 Mieux vaudrait mendier sur les
chemins que renoncer à nos us et coutumes. Soyez sans crainte : les
dangers dont vous êtes entourés vont se dissiper grâce à Chanemou-
game ! . . .
Recherchons l'origine des maux dont nous sommes victimes;
soyons fidèles à nos traditions ; demandons la protection de Chane-
mougame, qui se connaît lui-même; fermons l'oreille aux conseils
perfides...' Si nous agissions autrement, nous serions pareils à cet en-
904 REVUE DES DEUX MONDES.
fant qui, grimpé au milieu d'un palmier, ue bouge plus, craintif, n'osant
ni monter plus haut ni redescendre...
C'est la vérité ; c'est la vérité !
II. — LE JOUR DE l'an. — LE REPAS EN FAMILLE. — LA PROCESSION.
Mangalam est en feto. Levées dès l'aube, les femmes s'acquittent
diligemment de leurs travaux ordinaires. Le sol de la maison est
balayé et lavé et, devant la porte, on trace avec le riz en poudre
des ornemens linéaires. La porte elle-même, peinte de safran et
de curcuma, est décorée de guirlandes de feuilles de manguier.
Dans la rue, les petites filles, uniquement vêtues d'un bijou d'ar-
gent qui pend à un cordon, construisent des édifices avec des
galettes de bouse de vache et les ornent de fleurs. Le potier est
l'homme le plus occupé du jour ; les femmes viennent en foule
lui acheter des pannelles neuves de toutes les dimensions. Pour
mettre celles-ci sur le feu, on attend que le vieux Ramanouja, le
saint brahme octogénaire, ait désigné l'instant propice, l'heure
favorable, d'après les règles de l'astrologie. Des parens et des
amis arrivent des villages voisins, les mains chargées de fruits,
et l'on voit paraître, suivant leur mari, les filles de Mangalam qui
se sont mariées dans le cours de l'année.
C'est le Pongol-Sangarandy, le jour de l'an des Hindous, la
plus grande fête du village, qui tombe vers le 10 ou 12 janvier de
notre calendrier et ouvre le mois de Taye. Les douze mois de
l'année solaire, dans l'Inde, sont ceux de Taye, Macy, Pangoumy,
Sitteray, Vagacy, Amy, Ady, Avany, Prattacy, Aypicy, Cartigay'
Margacy. Il y a six saisons, le Vasanta-Kalam, beau temps; qui
commence avec le mois de Pangouny; le Grichma ou Uch'tna-
Kalam, temps chaud, qui commence avec le mois de Vagacy; le
Varchaou Mari-Kalam, temps orageux, qui commence avec le m'ois
d'Ady ; le Carcada ou Kulur-Kalam, temps frais, qui commence avec
le mois de Prattacy; le Hemanta ou Pani-Kalam, temps delà
rosée, qui commence avec le mois de Cartigay; et le Sisira ou
Pin-Pani-Kalam, temps humide, qui commence avec le mois de
Taye ; l'année se partage encore en deux grandes périodes de
six mois. La première, que le Pongol inaugure, est dédiée aux
Devas bienfaisans; c'est celle des fêtes de famille, des mariages,
des grandes cérémonies religieuses. La seconde est dédiée aux
mauvais génies, aux Assouras; c'est celle des travaux pénibles des
champs, des procès et des querelles.
Le matin du Pongol, les hommes sont allés chercher dans les
rizières quelques épis verts, presque mûrs, puisqu'on est à la
veille de la moisson. Ils font bouillir ces premiers grains de riz
LA VIE POPULAIRE DANS l'iNDE. 905
ot on font nne offrande au Soleil et à Indra. Indra reçoit les
actions de grâces des cultivateurs à qui il a donné de la pluie en
la saison propice. Et c'est l'occasion pour T. Ramakridina de
rappeler la «grande querelle de Krichna et d'Indra.
Krichna passa son enfance malicieuse au milieu des bouviers,
comme on le sait. Il leur suggéra d'offrir un culte séparé aux
vaches nourricières qui donnent le lait et le beurre, ainsi qu'aux
montagnes où les bonnes bêtes s'en vont paître, et de délaisser le
culte d'Indra. « Indra, dit-il aux pauvres gens, donne la pluie aux
champs, mais nous n'avons pas besoin de tant d'eau. Nous vi-
vons de nos troupeaux, et c'est à eux que nous devons faire une
offrande de riz bouilli, à eux qui fournissent le lait, et aux mon-
tagnes qui leur fournissent l'herbe ! » Les bouviers suivent ce
conseil. Ils s'en vont céb-brer les rites sur le mont Govartnagiri,
et se prosternent devant les vaches tendres.
Indra s'irrite de ne plus recevoir les hommages de ceux qui
gardent les troupeaux et di'chaîne sur la terre les nuages chargés
de pluie. C'est le déluge. Les bouviers consternés se tournent
vers Krichna et le supplient de leur venir en aide. C'est alors que,
du bout du doigt, l'avatar de Vichnou soulève le mont Govartna-
giri et en fait comme un toit sous lequel les bouviers continuent
de paître leurs troupeaux paisiblement, à l'abri de la pluie.
Moins heureux, les cultivateurs submergés implorent Indra
et lui montrent les bouviers alTranchis du culte du déva et proté-
gés par Krichna. Indra arrête la pluie et fait amende honorable
devant l'avatar de Vichnou qui, content d'avoir humilié le déva,
décide que désormais Indra sera adoré le premier jour de l'année,
et les troupeaux le second, et qu'ils auront leur part de riz bouilli.
Pongol signifie bouillir.
Et voilà pourquoi, ce jour-là, à l'heure choisie par le vieux
Hamanouja, les femmes de Mangalam, dans les pannelles neuves,
bariolées de safran et d'ocre, mettaient du riz et un peu de lait.
On veillait attentivement autour du feu, et lorsque le riz commen-
çait à bouillir, les enfans s'écriaient joyeusement : « Pongol!
Pongol! » Dans chaque pannelle on prenait une poignée de riz et
on lofîrait à Indra; on brisait des noix de coco, on brûlait du
camphre, et l'on se prosternait.
Le repas vient ensuite, celui des hommes d'abord. Ils sont as-
sis sur deux rangs, se faisant vis-à-vis, par terre, dans le koutam,
la chambre la plus vaste. Le gendre occupe la place d'honneur,
en sa qualité d'hôte. Sur les assiettes, des feuilles de bananier
découpées, sont placés tous les ingrédiens avec le riz bouilli
au milieu. Du bout des doigts on fait prestement une boulette de
riz assaisonnée comme il faut et on la jette avec adresse dans la
900
REVUE DES DEUX MONDES.
bouche, car il importe d'éviter autant que possible le contact des
doigts malpropres et des lèvres. Après le cari, plus ou moins
violent, on mange le riz au lait, puis c'est le tour des gâteaux
frits et des boissons sucrées. Ce dtîjeuner terminé, on mâche le
bétel et la noix d areck, on se parfume d'un peu de poudre de
santal, et l'on s'en va faire la sieste. Les femmes prennent ensuite
leur repas, et c'est enfin le tour des serviteurs.
Le lendemain on fait bouillir de nouveau du riz dans les pan-
nelles neuves et l'on en offre aux vaches nourricières et aux bœufs
vaillans qui, le matin, ont été baignés et lavés dans l'étang. Les
cornes peintes en bleu ou en rouge, des guirlandes de fleurs et de
feuillage sur leur cou puissant, et quelquefois un collier de ver-
roterie, les doux et bienfaisans animaux sont conduits, en une
procession lente, dans les rues du village, au son des instrumens.
Les parens et les amis se font des visites en commémoration
de la cessation des pluies diluviennes envoyées par Indra mécon-
tent, et des visites que se firent ceux qui avaient survécu à l'inon-
dation et qui sortaient de leur maison, en s'euquérant du sort de
leurs voisins. Et l'on se pose une question, toujours la même: « Le
riz est-il bouilli? » Cela revient à dire : « Je vous la souhaite
bonne et heureuse! » Les parias se déguisent en pèlerins et chan-
tent des hymnes ; leurs filles dansent des rondes; et les bayadères,
suivies de leur orchestre, vont de maison en maison recevoir des
étrennes. On porte, ce jour-là, des pagnes tout neufs, et c'est
toute parée que la foule fait cortège à la divinité de la pagode
que l'on conduit, dans un palanquin décoré à profusion de fleurs
de jasmin, jusqu'aux ruines d'une antique pagode de granit, à peu
de distance de Mangalam, sur une colline.
La vue était magnifique quand le cortège pieux passa sous le
porche en ruine de l'antique pagode. Au loin, se déroulait la ri-
vière entre deux berges de sable. En bas, s'étendait, comme un
autre fleuve, la foule en fête, à la lueur des torches et des feux de
Bengale, tandis que, dans l'or fondu du jour finissant, se montrait
la lune très pâle. Au sommet, devant là divinité éblouissante de
dorures et de pierreries, sous le jasmin odorant, les brahmes réci-
taient les Védas sacrés. Par endroits, des déclamateurs ambulans,
des jongleurs et des acrobates, desmendians, se mêlaient à la pro-
cession pour la divertir.
ni. LES MUSULMANS DANS l'iNDE. HIS HlGHNESS THE MAHARAJAH
OF MYSORIi. LE NIZAM d'hYDERAISAD.
A côté des Hindous, dans l'Inde, il y a les musulmans. Ils
vivent côte à côte, sans se confondre, ennemis plus par la reli-
LA VIE POPLLAlRi: DANS l'iNDE. 907
^ion que par la ^co : les nuisulmans manifestant sans cesse leur
mépris pour les pagodes peuplées tVidoles, et les Hindous alVec-
tani volontiers de troubler du tapajje de leurs processions le re-
cueillement des mosqut^es. Dans la seule présidence de Madras,
il V a plus de deux uiillions de musulmans exer(;ant toutes les pro-
fessions, de préférence celle du commerce. Ils son! plus de cin-
quante millions dans la péninsule, et font d'excellens soldats;
mais les Anglais les tiennent un peu en didiance en raison pri'ci-
sément de leurs aptitudes militaires. Et puis n'ont-ils pas été,
jusqu'au dernier moment, les alliés des Français? Je ne saurais
dire l'émotion (]ue j'ai éprouvée, lors de mon voyajr*' dans le My-
sore, (piand j ai vu. intactes encore en dé-pit des combats livrés
sous leurs murailles épaisses, les fortifications élevées par les offi-
ciers français. Seringapatam. Bangalore, tout pleinsdu souvenir de
Tippou. le vaillant successeur de llyder Ali Kiian, évoquent un
passé glorieux et douloureux à la fois pour une âme française.
Les Anglais ont abandonné la forteresse de lîangalore au malia-
rajah liindou dont ils ont restauré la dynastie après la défaite de
nos alliés. Là, j'ai vu la maison de Tippou avec ses arcades mau-
resques peintes et dorées et d'une si belle ordonnance. Je me suis
arrêté longuement dans ce décor militaire et oriental, devant ces
parois rouges qui ont vu nos soldats et ceux du sultan tenter en
commun un dernier et suprême effort.
Les musulmans nous furent des alliés fidèles, on le voit, long-
temps après l'iuqualifiable disgrâce de Dupleix. Ils sont demeurés
nos amis, dans l'ensemble. L'un d'eux m'apportait, un jour, avec
une expression de tierté, le brevet de « soubédar » décerné à son
aïeul par les Français; un autre me montrait un sabre d'honneur
qui lui venait de nos généraux. Dans le Mysore, ils font la confi-
dence de l'exclusion relative où on les tient des fonctions publi-
ques. Je n'en ai presque pas rencontré dans les réunions officielles.
J'avais reçu un carton : His Highnessthe Maharajah of Mysore
requests the pleasure of your cojnpany at a garden party, etc. A
mon grand regret, je ne pus me rendre à l'invitation de Chaîna
Rajendra Oudeyar, mais je le vis dans une fête donnée par le
résident anglais et à laquelle j'assistais en touriste. De taille
movenne, le visage rond comme la pleine lune, une moustache
noire, épaisse, portant gaiement ses trente-cinq ans, le maharajah
était vêtu d'un ulster, chaussé de bottines vernies et coiffé du
turban. Sa grande distraction est de conduire sonfour-in-hand. Il
laisse à ses ministres le soin d'administrer la principauté et de
mettre en coupe réglée les immenses richesses minières qu'elle
renferme. De son côté il se livre avec entrain à tous les sports
favoris des Anglais, tout en observant les rites du brahmanisme
908 REVUE DES DEUX MONDES.
le plus étroit et en célébrant jalousement, aux jours fixés et avec
une magnificence vraiment royale, les cérémonies compliquées
qu'ils prescrivent.
Ouand il passe dans les avenues, au galop de ses quatre che-
vaux, les musulmans lèvent à peine la tète. Qii'ost-il pour eux,
sinon le représentant d'une race sujette? Le maharajah s'inquiète
peu de ces méconteus impassibles, au sein de la fastueuse subor-
dination que la domination anglaise lui impose. Rien ne vient
troubler, d'ailleurs, les musulmans dans leur foi.
J'ai vu à Bangalore, et j'avais déjà vu à Pondicliéry, se dérouler
le cortège carnavalesque musulman du Moharom, où l'on aurait
peine vraiment à reconnaître les pratiques sévères que le Coran
exige des sectateurs de Mahomet. Pendant plusieurs jours c'était
un défilé de masques plus ou moins efl'rayans, de tigres de car-
ton aux rugissemens enroués, de visages terriblement peints ou
plâtrés. A Pondicliéry, la nuit, sous la lune, des chars immenses,
inondés de lumière, circulaient lentement précédés de bêtes féroces
gambadant, et de jeunes gens s'escrimant avec de longs bâtons.
Par niomens, le cortège s'arrêtait, et les fusées partaient au milieu
des détonations.
Ces fêtes populaires du Moharom sont un sujet d'affliction
pour les musulmans pieux. Ils rappellent à ceux qui s'y aban-
donnent, que ce mois est consacré au souvenir do la mort d'El-
Hussein, le lîls bien-aimé d'Ali et de Fatma. Les malheurs d'El-
Hussein, les|dangers qu'il courut dans le désert, sa fermeté, son
courage invincible et sa piété à l'heure de la mort doivent être
commémorés par les cœurs religieux. Les dix premiers jours du
mois doivent être employés à la prière et à la récitation des stances
qui racontent les aventures du saint héros, sa fuite de Médine
et sa fin courageuse dans les plaines de Kerbala.
Plus d'une fois les notables musulmans ont invoqué l'inter-
cession des autorités pour arriver à empêcher des divertissemens
où ils voient une offense à leur culte, encore qu'ils aient lieu
sous le couvert de l'islamisme. On n'a pu leur donner satisfaction ;
c'eût été s'exposer à un soulèvement peut-être. Récemment, un
musulman des plus distingués, à la veille du Moharom, s'attachait
à montrer les Persans, qui sont chiites, célébrant la mémoire d'El-
Ilussein avec une piété profonde, alors que, dans l'Inde, elle est
le prétexte de manifestations burlesques pour le moins.
Ce n'est pas seulement par les fêtes bruyantes du Moharom que
les musulmans semblent s'écarter des prescriptions originaires du
Coran. A l'instar des Hindous, ils se sont divisés en castes. Les ma-
telassiers ont leur mosquée comme les blanchisseurs ont la leur.
Parmi les négocians, des groupes rivaux ont leurs temples séparés
l.A VIE POPULAIRE DANS l'iNDE. 909
et fatij^uout do ^urs incessantes conipétiliuns radministration
qui n'eu peut mais. Ces divisions se font jour jusque dans les
écoles, où de Ltou^ \ ieillards à barbe blanche, qui ne connaissent
que riiindostani, expliquent aux jeunes garçons, dont ce sera plus
tard tout le savoir, les beautés du Livre saint. Chaque mosquée
\ uudrait avoir son école.
La caste musulmane la plus respectable, celle parmi laquelle
la politique française a rencontré jadis et retrouverait maintenant,
s il en était besoin, le plus de synipatliie, est celle des « cheiks ».
Ceux que l'on désitrue ainsi sont réputés descendre en droite ligne
de Mahomet par Abou-Bekr et Omar. Ils sont sunnites. On les
reconnaît aisément à leurs traits qui sont beaux et nobles, à leur
attitude qui est lière, à leurs vètemens qui sont amples.
Il s est trouvé aussi parmi eux de grands ministres, des hommes
d'Etat comme Salar Jung, ([ui fut pendant trente ans, de 18o3 à
1882, le dewan du Ni/am dllyderabad, et qui sut opposer aux
empiétemens anglais une savante et habile résistance, tout en
assurant à l'empire du Nizain la paix et la prospérité sous un bon
gouvernement. Dans leur semi-indé[)endance, les Etats du Nizam
sont tout ce qui reste de ce Deccan ([ue la politique géniale de Du-
pleix avait fait nôtre, pour ainsi dire. Leurs dix millions d'habi-
tans, répartis en dix-neuf districts, vivent sous la règle musul-
mane qui leur est douce. 11 y a jus(ju à des parsis dans la haute
administration. J'ai reçu un jour la visite d'un préfet ou collecteur
du Xizam, homme des plus instruits et des plus distiugués, (jui
portait le bonnet en cône tronqué des adorateurs du feu.
Le Xizam actuel se parc des noms et titres que voici : Meer
Mahboud, Ali Khan, Bahadour, Fath Jung, Nizam oui doulali et
Nizam oui moulk. Il professe personnellement à l'égard du rési-
dent anglais une réserve si marquée qu'elle pourrait être prise,
assure-t-on, pour de l'aversion. A ce point que c'est à peine si,
dans tout le cours de l'année, l'agent du gouvernement de la
Ueine-Impératrice peut être reçu une ou deux fois par le défiant
et hautain souverain. Forte de 4o0Û0 hommes, l'armée du Nizam
est relativement bien exercée. Le ministre qui en a la haute direc-
tion est Mahomed Moyendine Khan, général studieux et appliqué.
J'ai gardé un vivant souvenir de la conversation agréable du
ministre. II était soulfrant, voyageait dans le sud pour remettre
sa santé, et ne cachait pas sa satisfaction de s'entretenir avec des
Français. Nous passâmes peu d'instans ensemble, assez cependant
pour fortifier en moi l'impression que les élémens musulmans ne
seront peut-être pas à dédaigner le jour où la Russie, comme on
lui en prête le dessein, voudra étendre son empire en Asie au détri-
ment de la puissance britannique.
910 REVUE DES DEUX MONDES.
IV. — AU PAYS DES VOLEURS. — LES CALLARS.
Un jour, à Pondichéry, parune resplendissante et chaude ma-
tinée de février, alors que peu d'Européens se risquaient dans les
rues sous le soleil éclatant, le pousse-pousse du docteur R... s'arrêta
devant ma porte qui s'ouvrit aussitôt. Le docteur revenait de Ma-
dura. Il avait vu le grand sanctuaire de la pagode sainte, dédiée
à Çiva, la salle immense dont les mille colonnes de granit sculpté
semblent les arbres d'une foret géante et obscure, le gopuram ina-
chevé, les galeries où des bas-reliefs admirables décrivent et la
conversion du rajah Gouna Pandya et les supplices des gourous
hérétiques dont ce prince avait trop longtemps suivi les cérémo-
nies, et il racontait avec enthousiasme ses impressions d'artiste au
spectacle de tant de merveilles. C'est que, mieux que tout autre
monument, l'imposante pagode célèbre, en la splendeur de son
architecture et la richesse de ses ornemens, la victoire du çivaïsme
renaissant et la fin du bouddhisme dans le sud de l'Inde.
Les miracles ne furent pas épargnés pour cette conversion.
Laguérison du rajah, tombé dangereusement malade, en fut l'en-
jeu. Des épreuves décisives attestèrent l'infériorité des doctrines
bouddhistes. On écrivit sur des oUes des mentrams ou des préceptes
des deux cultes et on les jeta dans les eaux du Vaigay. Les olles
où le poinçon avait tracé les maximes çivaïstes remontèrent le
courant de la rivière jusqu'à un lieu qui fut appelé depuis Tirou-
vedaka, la loi sainte, et où Çiva en personne, sous les traits d'un
vieillard, les ramassa pour venir les présenter au rajah. Celui-ci
était quelque peu bossu : Çiva lui donna une stature magnifique
et on ne l'appela plus que le beau Pandya. Là-dessus, huit mille
bouddhistes avec leurs gourous furent exilésou empalés. La vérité
finit toujours par triompher de l'erreur.
Le docteur parlait avec ardeur de ce qu'il avait vu et m'enga-
geait vivement à retourner à Madura et à Rainasoueram, le rendez-
vous des pèlerins pieux, avec sa pagode qui n'a pas moins de trois
cents mètres de long sur plus de deux cents mètres de large. Il
s'était arrêté à Dindigoul... Et là se plaçait l'incident le moins gai
du voyage. A la gare, des Callars l'avaient adroitement débar-
rassé de sa sacoche où se trouvaient deux ou trois cents roupies.
Fort heureusement pour le docteur, il avait un compagnon de
route, M. de B..., capitaine de cipayes, qui mit sa bourse à son
entière disposition.
Les Callars ou voleurs sont les restes d'une caste ou corpora-
tion dans laquelle le vol était en honneur. Ils sont très nombreux à
Madura, à Trichinopoly et à Tanjore. Le rajah du petit Etat de
LA VIE IHiriLMHK DANS l'iNDK. 911
Poudoueoltali, tl^nt je vais parler, est le chef reconnu de cette
caste, qui ne laisse pas d\>tre assez redoutée. Comme la pUiparl
des autochtones du sud, ce sont des hommes de petite taille, aux
traits lins et réguliers, mais à la peau très noire. Ils se disent
t;ivaïstes; en réalitô ils seraieut les frrvens adoiateurs des démons
et des génies. Us enterrent leurs morts géiuTalement et se ma-
rient sans avoir aucun égard aux plus proches degrés de parenté.
Il en est même qui. à l'instar des Nairs. pratiquent la polyandrie,
en souM'uir sans doute de la belle Draiipadi cpii fut en môme
temps l'épouse du vaillant Arjuna et de ses quatre frères. Avec
le temps, les mœurs des Callars se sont un peu modiliées. On a
commencé par en faire des soldats et des agens de police, puis on
les a incités à devenir des agriculteurs et des propriétaires. Ils
ont ainsi peu à peu cessé d'être la terreur des villages paisibles
quils avaient Ihabitudc autrefois de mettre au pillage. Ils n'ont
point cependant perdu toute habileté professionnelle, et il est pru-
dent di' prendre ses précautions quand on traverse les territoires
où ils sont en majorité. Le docteur avait, à ses dépens, fait l'expé-
rience de leur dextérité et c'est en vain qu'il avait lancé la police
anglaise à la recherche de ses voleurs.
A quelque temps de là on vint m'annoncer l'arrivée prochaine
à Pondichéry de Sa Hautesse Sri Brahadambal Das Rajah Vijaya
Rai Marthanda Bhairava Tondiman, Bahadour, le propre rajah
de Poudoucottah, le pays des Callars. Un notable de la ville, mon
ami Cou-Latchoumanasamychettyar, mit à la disposition du
prince une petite villa entourée d'un jardin où l'on fit quelques
aménagemens indispensables, et j'avertis le docteur, qui prit ga-
lamment son parti d'être présenté à ce souverain des pick-
pockets.
Sri Brahadambal Tondiman est un gros garçon joufflu de
quinze ou seize ans qui a fait ses classes au collège de Madras et
qui en est sorti avec un diplôme qui correspond à notre certificat
d'études. Il a deux tuteurs, l'un dans la personne du collecteur de
Trichinopoly et l'autre dans celle de son dewan ou ministre. Le
jeune rajah était vêtu d'un uniforme de fantaisie où dominaient le
rouge et l'or; il portait un sabre recourbé d'un beau travail et ne
paraissait pas trop gêné dans ses attitudes. Il s'exprimait bien en
anglais, avec l'accent particulier aux Hindous, et se montra très
aimable pour tous ceux qui l'entretinrent. Nous n'échangeâmes
d'ailleurs, sous l'œil vigilant du ministre, que des banalités.
Je lui rendis sa visite le jour même, dans la villa de Cou-Lat-
choumansamychettyar, où il me reçut entouré de quatre gardes
tout de rouge habillés. Son armée, il est temps de le dire, se com-
pose de cent vingt-six hommes d'infanterie et d'un peloton de
912 REVUE DES DEUX MONDES.
vingt et un cavaliers, sans parler de deux ou trois mille miliciens.
Ses trois cent mille sujets lui paient une liste civile de cinq cent
mille francs. La seconde entrevue ne fut pas moins cordiale et pas
moins insignifiante que la première. Feudatairc de l'Angleterre,
à laquelle les Callars ont été jadis de quelque secours, le rajah de
Poudoucottah est le type de ces innombrables rajahs que l'occu-
pation étrangère a complètement annihilés au point de n'en faire,
en quelque sorte, que les administrateurs plus ou moins indé-
pendans de certaines provinces de l'empire anglo-indien.
Le rajah voyageait avec la veuve de son prédécesseur, la ranie
douairière, que les dames européennes allèrent saluer dans un
appartement réservé. L'entrevue fut des plus courtes. La ranie, une
petite vieille aux cheveux gris, au visage ratatiné, était couverte
de bijoux dans son pagne de soie et d'or. Elle fit à ses visiteuses
l'accueil le plus charmant, s'informa de leur santé, leur offrit des
diainans qu'elles refusèrent, et finalement les invita à la venir voir
à Poudoucottah. Un interprète indou traduisait en anglais les
demandes et les réponses, tandis que des serviteurs éventaient les
interlocutrices. Je recueillis de nombreux détails sur les Callars
en qui se retrouvent, en définitive, les caractères principaux bien
qu'atténués des tribus sauvages du sud sur lesquelles la conquête
aryenne fut à peu près impuissante. S'ils n'ont qu'une notion in-
suffisante du bien d'autrui, cela vient de ce que, poursuivis par les
envahisseurs, il leur fallait demander au pillage ce que la chasse
leur donnait dans les temps primitifs. Dans l'orgueil de leur an-
tique civilisation, les brahmes ne pactisèrent jamais avec ceux qu'ils
considéraient, au point de vue de leur religion affinée, comme des
païens que l'on devait détruire, puisqu'on ne pouvait les convertir.
Ils sont, en réalité, les plus purs dravidiens avec leurs
oreilles au lobe exagérément allongé et leurs habitudes sociales
et religieuses si différentes de celles de la plupart des Hindous.
Ils firent longtemps aux Anglais une guerre d'embûches et d'as-
sassinats,'^et de nombreux officiers au service de la «Vieille Dame
de Londres, » la Compagnie, furent étranglés ou égorgés, puis dé-
pouillés par eux. Ils ont traité depuis avec l'étranger, qui a su
utiliser leurs vices à l'égal de leurs qualités, et à voir le jeune et
distingué rajah de Poudoucottah, on ne se douterait pas que c'est
là le souverain d'un peuple de voleurs.
Antoine Mathivet.
Mi;i'iii:i: V KOMK. 'Jo
«
lirai pas trop si Orphée, ignorant de la poésie qu'il évoque, jette
au feu les branches de pin et de laurier. Arpente la scène parmi
le> arbres postiches, mon pauvre Orphée, agite tes beaux bras et
ouvre tes yeux passionnés, chaule tes pastorales! Nous te recon-
naissons quand il nous arrive de te rencontrer toi ou tes frères,
aussi bien que nous reconnaissons en passant, les lauriers et les
cyprès du Pinde. Xous reconnaissons, ton visage, Orphée. Mais
écoute! Lorsque nous l'examinons de près, c'est le visage d'un
être qui na ni geste, ni voix; c'est celui d'un de nos chers amis.
Et Baldwin pressa légèrement les petits doigts d'enfant de
Donna Maria qu'elle abandonnait sur le bras de son fauteuil.
Le dernier acte tirait à sa fin. lùirydice avait imploré et tem-
pêté, Orphée avait tenu parole aux dieux sans regarder ni pro-
noncer un mot jusqu'à ce qu'à la fin son courage eût faibli. Il
avait regardé, mais pour voir Eurydice s'affaisser morte une
seconde fois. Quand l'horrible réalité lui éhiit devenue claire ou
à peu près, il l'avait doucement soulevée de terre et enveloppée
dans son manteau. Puis après l'avoir vainement appelée, suppliant,
agonisant, enfin presque irrité, il était tombé à cùlt' d'elle pen-
dant que les violons jouaient les dernières notes du fameux air :
<^/ie faro senza Eurydice, étreignant ses mains inertes dans les
siennes, et cachant sa tète sur la poitrine de la bien-aimée.
— Eh bien, dit Carlo tandis qu'ils sortaient et comme pour
rompre le silence, — en quoi consiste, après toutes nos discus-
sions, la valeur morale du beau?
— Elle consiste à nous faire croire qu'il y a du bon en nous-
mêmes et dans les autres, répondit Donna Maria.
— Et que les grands artistes ne sont pas nécessairement des
automates, ajouta Baldwin en manière d'excuse.
Car, dans cette dernière scène pathétique où Orphée avait
enlevé son manteau pour l'étendre sur Eurydice, on avait aperçu,
enroulée à la ceinture de sa tunique, une longue tige de laurier,
d'une espèce qui ne croît pas dans les loges d'actrices, mais sur
les hauts pâturages de la villa Borghèse.
Ver.xO-n Lee.
LA RELIGION DE LA MORT
ET LES
RITES FUNÉRAIRES EN CrRECE
INHUMAÏIOX ET INCINÉRATÏON
1
On sait l'erreur où ont vécu, jusqu'à ces dernières années,
les historiens de l'antiquité les mieux informés même et les plus
pénétrans, erreur qu'ils avaient héritée des écrivains de la Grèce
et de Rome : les modernes comme les anciens se figuraient que
l'épopée homérique renfermait les plus anciens souvenirs qui
fussent restés à la Grèce de son passé; que, sur le sol de la Grèce,
il ne subsistait pas de monumens qui fussent antérieurs à l'âge
d'Homère; enfin qu'aucune a oie ne s'ouvrait ni ne s'ouvrirait
jamais qui permît de remonter au delà des conceptions et des
croyances, des rites et des usages que nous révèlent et que nous
peignent, chez les ancêtres des Grecs de l'histoire, \ Iliade et
VOdyssée. Les découvertes de Schliemann et de ses émules, dont
les premières ne datent que d'un quart de siècle, ont dissipé cette
illusion. Des tranchées que la pioche de leurs ouvriers a creusées
sur les einplacemens de Troie, d'ialysos, de Mycènes. de Tirynthe,
d'Orchomène et d'Amyclées, pour ne rappeler ici que les sites
qui ont été le plus productifs, il est sorti toute une Grèce préhis-
torique et préhomérique, dont la mémoire vivait encore, très
vague, très déformée par les caprices de la transmission orale et
par le travail de l'imagination, chez les chanteurs épiques, mais
LA RELltilO.N I)i; LA MOIU'. 97
dont l«'s contemporains d'Hérodoto et de Thucydide ne soupçon-
naient déjà plus l'existence.
Cette tîrèce primitive ne connaissait pas l'écriture, ou si,
comme on commence à le croire, elle possédait déjà un système
de sii,Mios. celui-ci fiait trop élémentaire, il ni'tait pas d'un usapje
assez courant pour lui permettre de tracer des inscriptions qui
témoignassent de ses actions, de ses mœurs et de ses idées (i).
On aurait donc pu craindre que, malprc' l'importance des édifices
encore apparens ou ensevelis sous les décombres, enceintes co-
lossales et coupoles funéraires, malgré 1 intérêt des dispositions
qui se révélaient dans ces tombes et dans ces palais que l'on dé'-
hlayait avec tant d'ardeur, malgré le nombre et la variété des
objets qui partout reparaissaient au jour, les résultats des fouilles
ne demeurassent enveloppés de quebjue ob>curité'. ([ue l'on eût
peine à savoir quelles tribus avaient érige ces monumens, où elles
avaient été chercher tout cet or et cet argent qui, sous le fer de
la bêche, étincelait au fond de leurs sépultures. On pouvait
craindre surtout de ne pas réussir à indicjuer, pour celte civili-
sation, une date même approximative. Par bonheur, les égypto-
logues étaient là. Dans les textes lapidaires de l'Egypte, le seul
pays qui, pour ces temps reculés, ait des documens écrits et
cpielque chose qui ressemble à une chronologie, ils ont relevé
certaines mentions, certaines données qui se trouvent présenter
une singulière concordance avec les plus vieilles traditions de la
Grèce et qui établissent plus d'un point dattache entre l'histoire
de l'Egypte, dont les grandes lignes sont aujourd'hui fixées, et ce
monde oublié, ce monde inconnu qu'un coup de divination et de
fortune venait de rendre à la vie. Grâce aux rapprochemens ainsi
institués, on a pu reconnaître, avec toute vraisemblance, dans
les premiers habitans de l'Asie Mineure, des îles de l'Archipel et
de la Grèce orientale, quelques-uns de ces peuples de la mer qui
ont menacé et attaqué à plusieurs reprises l'Egypte de la 18" et
de la 19'" dynastie. Les Aqaiousha qui figurent une fois parmi les
envahisseurs que les Pharaons se vantent d'avoir repoussés
doivent être les Acliéens d Homère, et c'est dans le cours du
xiv^ siècle avant notre ère qu'ils seraient allés assiéger les embou-
chures du Nil et saccager les campagnes et les bourgs du Delta.
Dautres textes démontrent que, vers la môme époque, avant
comme après ces incursions, les insulaires de la mer Egée étaient
censés être les Aassaux de l'Egypte, qu'ils lui payaient un tribut,
(1) Voir les recherches si curieuses de M. J. -A. Evans : Primitive piclorjraphs
and a prx-phenician script from Crète and the Péloponnèse 'Journal of IJelleiiic
Sludies, 1894, p. 270-372).
TOJtt cxxxii. — 1895. 7
98 lŒVLE DES DEUX -MONDES.
sans doute pour être admis à venir trafiquer sur ses marchés. Le
fait de ces relations commerciales csf attesté aussi bien par les
objets de fabrication égyptienne ou imités de modèles égy{)tiens
qui ont été recueillis en Grèce que par la poterie mycénienne
dont plusieurs exemplaires de choix ont été ramassés en Egypte.
L'épopée a d'ailleurs conservé, on maint endroit, la trace de ces
rapports : on y voit les Grecs visiter l'Egypte, tantôt comme tra-
fiquans et comme hôtes des princes, tantôt en corsaires, qui dé-
barquent à limproviste sur les côtes pour y enlever du butin et
des esclaves.
Grâce aux liaisons ainsi constatées et aux synchronismes dont
elles fournissent les élémens, on arrive à déterminer, dans une
certaine mesure, les limites de l'âge que paraît avoir rempli le
développement de la civilisation des tribus au milieu desquelles
les Achéens occupaient le premier rang, de cette civilisation que
l'on est convenu d'appeler mycénienne, du nom de la ville qui
paraît en avoir été le plus brillant foyer; ce serait entre le xvi® et
le XII'' siècle qu'elle aurait atteint son apogée. Par les mêmes
méthodes, en tirant parti tout à la fois des indications que l'on
doit à l'Egypte, de celles que l'épopée tient en réserve pour qui
sait l'interroger, et surtout des monumens de tout genre qui ont
été exhumés par les fouilles, on en vient, sans prétendre restituer
le détail, à se faire une idée générale, très plausible, de ce que
put être, au cours de cette période, la vie des populations qui
nous ont laissé, dans tous ces ouvrages de leurs mains, des témoi-
gnages si divers et si imposans de leur puissance et de leur acti-
vité créatrice. Dans les lointains de cet arrière-plan que les trou-
vailles récentes ont ménagé à l'épopée, on voit se dégager, des
profondeurs de lombre, des groupes dont chacun a son centre
dans une citadelle, haut placée au-dessus de la plaine, sur quelque
colline dont la crête est entourée d'épais et indestructibles rem-
parts, sur quelque mont abrupt où lart n'a pas eu beaucoup à
faire pour achever ce qu'avait commencé la nature. C'est dans
ce château que le roi dépose et enferme le butin qu'il rapporte
des expéditions qu'il entreprend, atout moment, sur terre et sur
mer. Les énormes quantités de métaux précieux qu'il entassait
dans son trésor et dont une partie le suivait dans la tombe, il les
devait surtout à la guerre et à la piraterie ; mais tout ce pillage
ne suffirait pas à rendre compte des progrès d'une industrie déjà
fort avancée, de celle par qui ont été bâtis des édifices qui nous
étonnent par leur masse et par la richesse du décor dont ils
étaient jadis revêtus, de celle qui a façonné les armes de luxe,
les bijoux et les instrumens que l'on admire aujourd'hui dans
LA RELIGION Dl". LA MORT. ÛU
une des sallos du musée d'Athènes. Autour de la forteresse, dans
des villages qu'elle couvrait de sa protection, habitaient les
artisans qui travaillaient pour le prince et pour ses compaiinons
d'armes. les paysans qui cultivaient pour eux les champs et pais-
saient Itnirs troupeaux. Serfs ou francs tenanciers, ces ruraux
s'employaient à défricher le maquis et à endiguer les torrens
dévastateurs. C'est de ce temps que paraissent dater les plus
anciens de ces canaux d'écoulement, de ces émissaires et de ces
levées qui, en Béotie, avaient, dans 1 antiquité, assaini le bassin
du lac Copaïs et livré à la charrue de vastes espaces que, depuis
lors, ont reconquis le marais et les miasmes qui s'exhalent de
ses roseaux.
Le commerce, lui aussi, contribuait à la prospérité de ces
petits rovaumes. Si la forteresse n'était pas. d'ordinaire, située» au
bord de la nn-r. celle-ci n'était jamais loin. Le port de Nauplie
avoisinait Tirynthe et Mycènes. Les trafiquans étrangers fréquen-
taient les marchés qui se tenaient sur le sable des grèves, et eux-
mêmes, les sujets lies princes achéens. habitués à la navigation
par les courses aventureuses auxquelles ils avaient pris part,
allaient porter, d'une rive à l'autre de la mer Egée, dans les îles
et peut-être jusqu'en Syrie et en Egypte, les produits de leurs
ateliers, par exemple leurs vases peints, ces vases d'argile, si ori-
ginaux de forme et de décor, qui semblent avoir été surtout
fabriqués dans la plaine d'Argos. On sait quels marins renommés
étaient les Minyens. ces Minyens qpie Ion trouve à la fois en
Thessalie. en Béotie, en Laconie. ailleurs encore, et chez qui est
né le mythe du navire Argo.
Si l'historien saisit ainsi, sans trop de difficulté, les grands
traits du tableau; s'il devine, en gros, ce qu'a dû être, selon toute
apparence, l'état politique et social de cette Grèce préhellénique,
son effort et son ambition ne s'arrêtent pas là : il veut atteindre
l'âme même de ces peuples et y surprendre le secret de quelques-
unes au moins des pensées qui leur ont été le plus familières.
Retrouver et rétablir l'ensemble de leur religion, il n'y faut pas
songer. Les statuettes de pierre ou de terre cuite qpii paraissent
avoir été des simulacres divins sont d'une exécution trop gros-
sière ; elles sont trop dénuées d'attributs et trop peu expressives.
Quant aux figures de dieux ou de démons que l'on rencontre sur
les pierres gravées et aux groupes qui semblent y retracer des
scènes du culte, tout cela pique la curiosité, mais ne la satisfait
point : l'image, là surtout où elle est très sommaire, ne se suffît
pas à elle-même, lorsqu'on n'a pas, pour la commenter et l'ex-
pliquer, le secours de la poésie. Il est pourtant toute une part de
100 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs croyances, celle peut-être qui a exercé sur leurs esprits
l'empire le plus absolu, que, giâce aux dispositions de la tombe
et au caractère du mobilier qui la garnit, la critique peut aspirer
à découvrir et à restituer : c'est la religion de la mort, c'est l'idée
que les vivans se faisaient de la condition postbume des amis et
des parens dont ils confiaient la dépouille à la terre, c'est les rites
des funérailles et le culte que l'on rendait aux défunts. Comme
dit le poète,
Dove la storia é muta, parlan le tombe.
Ce langage de la tombe, il a été entendu et compris. Les
Acliéens de Mycènes, les Minyens d'Orchomène et les autres tri-
bus de même race se représentaient, on n'en saurait douter, le
mort comme continuant à vivre, dans le sépulcre, d'une vie aussi
semblable que possible à celle que les hommes mènent sous le
soleil, mais pourtant toujours menacée, toujours défaillante. On
le logeait donc, revêtu de ses plus beaux habits et couvert de
bijoux, dans un caveau où l'on mettait à portée de sa main ses
armes, des vases remplis d'aliriiens et de boissons, tous les objets
qui pouvaient lui être utiles; on le désaltérait, on le nourrissait
parle sacrifice, par celui que l'on célébrait dans la cérémonie des
obsèques, par les offrandes qui, d'année en année, tant que durait
la famille, se répétaient sur la sépulture. On en arrosait le sol du
sang et de la graisse des victimes : c'était le seul moyen que l'on
imaginât pour empêcher que ce disparu achevât de périr d'ina-
nition dans la nuit de sa dernière demeure.
Cette solution de l'éternel problème est la première qui se
soit présentée à l'esprit, dès que l'homme s'est élevé au dessus de
l'animalité, dès qu'il s'est assez dégagé de la barbarie initiale
pour commencer à réfléchir et à s'interroger sur le mystère de sa
deslinée, devant une bouche qui vient de se fermer à jamais, au
contact d'un corps d'où la chaleur se retire et dont les membres
se raidissent. Pas plus que l'enfant, l'homme primitif ne s'expli-
que cette brusque cessation de la parole et du mouvement, de
cette vie qu'il sent déborder en soi et bouillonner dans la nature
entière. Il n'arrive pas à concevoir la mort autrement qu'une
sorte de demi-sommeil, avec des réveils intermittens, que comme
une vie faible et inconsistante, qui, sous la terre, se continue,
sinon toujours, au moins très longtemps, et que la piété des
survivans peut prolonger presque indéfiniment, lorsqu'elle s'ap-
plique à ne laisser le défunl manquer de rien, à le maintenir dans
des conditions qui se rapprochent autant que possible de celles
M.
i.v lu.i.kiioN m: fa moût. 101
'ù il était placé avant l'acriilonl (jui la fait desi-ondri' au tom-
iM-au.
Le rite fuiu'i-aire (\u'\ s'accordt» le iniiniv a\»'c cette liypothèse,
ou, pour parler plus exactement, le seul (pii ne s(iit pas en con-
tratlicfion a\ec «die. le seul (|n elle conseille >m plutôt dont (die
coumiande l'emploi, c'est évidemment le rite de rinhumation.
('est le seul en elîet qui conserxe le corps intact, qui, moyennant
certaines précautions telles que l'assèchement du caveau et que
l'embaumement, assure encore à la forme humaine, après qu elle
a été touchée par la mort, certaines garanties de durée, une
persistance sans laquelle l'imagination, malgré sa vivacité, ne
trouverait pas à quoi rattacher ce souflle île vie et ce senildani
de conscience ([u'elle prête au mort. Voyez l'ancienne Egypte :
c'e-»l. de tous les pays du monde, celui où cette conception s'est
le plus impérieusement inijiosée à l'esprit et où celui-ci en a tire
avec le plus de rigueur les conséquences logiques, celui où il l'a
traduite par l'ensemble le mieux lié de disjtositions et de prati(|Mes.
Ov l'Egypte a toujours inhumé ses morts. On sait avec quelle
ingénieuse adresse et avec quel succès elle a dispute le corps à
la destruction, et comment, dans les chambres d<\-; pyramides
memphites ou des syringes tlndtaines, elle l'a si bien caché, que
beaucoup de momies s'y dérobent encore à l'avidité des cher-
cheurs de trésors et aux explorations méthodiques des savans.
Pr'rsonne n'ignore comment elle a pourvu k toutes les nécessités
rie l'existence des hùte^ de « la bonne demeure », et comment
elle les y a souvent entourés d'un luxe vraiment royal.
Pendant la période mycé-nienne, les riverains de la mer Egée
ne disposaient pas, pour honorer leurs morts et pour assurer leur
bien-être, de ressources comparables à celles dont usait l'opu-
lente Egypte, cette aînée de la civilisation. Mais l'arrangement
de leurs tombes nous avertit qu'ils avaient, sur les elFets de la
mort et sur la situation où elle met ceux qu'elle a frap|)és, des
idées qui ne ditTéraient point, an fond, de celles que l'Egypte a
toujours professées. Aussi, pendant toute la durée de ce premier
âge, l'inhumation a-t-elle été la règle. Schliemann avait cru et
avancé le contraire. Trompé par sa préoccupation constante, par
son parti-pris de retrouver toujours et partout, dans la Mycènes
qu'il déterrait, les personnages d'Homère, les mœurs et les tableaux
de l'épopée, il avait affirmé que les cadavres couchés dans les
fosses de l'acropole mycénienne, ces cadavres que désignait comme
ceux des rois l'or répandu sur eux à pleines main», avaient été
bnUés, ou du moins l'avaient été à demi. Rien de plus invraisem-
blable, a priori, que cette crémation qui aurait été opérée non sur
102 REVUE DES DEUX MONDES.
un bûcher qu'attise le vent, mais dans le fond d'un trou. D'ailleurs,
au t«''moig'iinge d'observateurs non pr(''\onus et plus sûrs, ce que
suppose l'état dans lequel ont été découverts plusieurs des corps,
c'est un essai d'embaumement. Le mort dans lequel Schliemann,
ivre d'enthousiasme, avait voulu tout d'abord reconnaître Aga-
memnon, à sa haute taille et à ses trente-deux dents, était presque
momifié. Ce qui a contribué à induire Schliemann en erreur,
c'est que les fosses renfermaient des cendres et des ossemens cal-
cinés; mais ces ossemens, un examen attentif a permis de le
constater, étaient ceux des brebis, des chèvres et des porcs qui
avaient été immolés sur la tombe ; ces cendres étaient celles du
bois qui avait servi à cuire la chair des victimes.
Partout ailleurs, où, depuis lors, on a ouvert des tombes de
cette même époque, on est arrivé au même résultat. Dans cer-
taines îles, à Antiparos et à Amorgos, les cadavres ont été intro-
duits comme de force, les membres repliés sur le tronc, dans
des fosses étroites et courtes, recouvertes d'une simple dalle. A
lalysos, dans l'île de Rhodes, il y a de petits caveaux, où le mort
était déjà moins à la gêne et doté d'un plus ample mobilier. La
tombe de la Grèce propre a pris un tout autre développement.
Dans l'intérieur de la citadelle, à Mycènes, là où se trouvent les
plus anciennes sépultures, c'est une fosse large et pi'ofonde, à lit
de sable, à parois formées d'une maçonnerie de petites pierres, à
plafond de bois. A Nauplie, dans l'énorme rocher qui domine la
ville, il y a, en maints endroits, plusieurs chambres à la suite
l'une de l'autre, reliées par d'étroits passages : c'est comme une
sorte de catacombe. A Mycènes, dans la ville basse, on a dégagé
de grandes pièces, creusées à même le tuf calcaire, qui devaient
être, vu leurs dimensions, des sépultures de famille; chacune
d'elles est précédée d'un couloir d'accès, qui était muré après
l'ensevelissement. La forme la plus avancée de cette architecture
funéraire c'est la tombe à coupole, type dont les exemplaires,
nombreux surtout en Argolide, se sont rencontrés, épars sur une
grande étendue de terrain, de la Laconie à la Béotie et même à
la Thessalie. Les chefs-d'œuvre de ce type sont les monumens
que l'antiquité admirait déjà sous les noms de Trésor (TAtrée et
de Trésor de Minyas, à Mycènes et à Orchomène. Au moyen
d'appliques de bronze ou d'unj'placage de pierre multicolore, on
y avait donné, à la façade et à l'intérieur du caveau, une déco-
ration qui avait sa richesse et sa beauté. D'autres coupoles étaient
d'une construction bien moins soignée et de dimensions plus
restreintes. Mais, partout, le mort, couché soit dans un caveau
latéral, soit dans une salle spacieuse, sous la rondeur du dôme,
LA RELir.lON IH; LA MOUT. lO'i
avait. >i l'on pv%{ ainsi parK'r, toutes ses aises. La place ne man-
quait pas pour ^Touper autour du chef de clan ses pareus et ses
Hdèles, pour déposer près d'eux les provisions de bouche qui les
aideraient à lutter contre la faim, les objets de prix dont la pos-
session tromperait Tennui de leur longue réclusion.
La tombe est donc loin de présenter partout le même aspect,
au cours dune juriode à laquelle on peut, sans exagération,
attribuer une durée d'environ mille ans; m;ii> parlinit. aussi bien
là où elle est encore toute rudimentaire que là où elle est devenue
un édifice grandiose et somptueusenitMit orné, elle n'a livré à ses
récens explorateurs (jue des ossemens qui n'avaient point passé
par la llamme. La Grèce primitive n'a point connu le rite de
l'incinération, ce rite que nous étions portés, par les souvenirs
de notre édueation classique, à considé-rer comme le seul que les
Grecs et les Italiotes aient jamais pratiqué, ou, du moins, comme
celui qui avait été, de tout temps, le plus répandu, le j)liis iimUS
ihe/ ces peuples.
II
Avec Homère et avec la société dont il peint les mœur^, tout
est changé. Pas un héros ne succombe, sous les murs de Troie,
<ans que s allume pour lui la llamme du bûcher. Ce serait un
all'ront pour le mort que de ne pas être étendu sur cette dernièi-e
couche par la main d un ami ou d'un parent. Celui-ci, pour nourrir
et activer la combustion, enveloppera le cadavre dans la graisse
des victimes égorgées; il posera près do lui, appuyées contre la
civière, des amphores pleines d'huile et de vin, dont le contenu
se répandra sur le brasier; il approchera la toi'che des bran-
chages secs, puis, quand la flamme aura fait son œuvre, il recueil-
lera, parmi les cendres encore lièdes, les ossemens blanchis et
les déposera dans l'urne funéraire. Ces honneurs du bûcher,
Agamemnon, dans sa rancune persistante contre Ajax fils de
Telamon, les refuse au hé-ros, quand celui-ci s'est donné la mort,
désespéré de n'avoir pas obtenu les armes d'Achille; il défend
de brûler le cada^Te et le fait inhumer 1).
Par quelle voie cette pratique de la crémation s'est-elle répan-
due dans le monde grec? Les Grecs l'ont-ils tirée du dehors?
lont-ils reçue de l'un des peuples avec lesquels ils étaient eu rela-
tions suivies? ou bien y sont-ils venus d'eux-mêmes, quand se
sont modifiées les idées qu'ils se faisaient de la condition des
,1) C'est ce que racontait l'auteur de la Pelile Iliade 'Eustathe, ad lliada, p. 28-J,
34;.
104 UEVLi: DES DEUX MONDES.
nioi'fs? La question a son intérêt, et il ne nons paraît pas qu'elle
ait encore reçu une solution qui ne laisse plus place au doute.
Il est une première conjecture qui se présente à l'esprit : c'est
colle d'un emprunt fait à l'étranger; cependant l'Egypte etlaPhé-
nicie n'ont jainais usé que de l'inhumation. J^cs Glialdéens, embar-
rassés de leurs cadavres, que se prêtait mal à recevoir le sol meu-
ble de leurs plaines alluviales, ont commencé, somble-t-il, par les
soumettre à une sorte do crémation imparfaite; mais, devenus eu-
suite constructeurs et potiers plus habiles, ils paraissent avoir
renoncé à cet expédient bien avant le temps où, par des inter-
médiaires, ils auraient pu exercer, à distance, quoique influence
sur les (îrecs. Dans les nécropolos do Moiighéïr et de Warka, qui
sont elles-mêmes très anciennes, des caveaux voût('^sen brique ou
de grands couvercles d'argile cuite renferment des squelettes, que
l'on retrouve souvent intacts (1). La tombe lycienne, cette fidèle
copie de la demeure dos vivans, suppose des hôtes qui y dor-
ment allongés sur leur couche de pieri'o. Il en est de même des
tumulus on maçonnerie des pentes méridionales du Sipyle, de la
vallée de l'IIermos et de la Carie. Dans ces monumens phrygiens
et lydiens, il y ados chambres, il y a des lits pourvus de leurs
coussins; on n'aurait pas pris ces dispositions si l'on n'avait eu
à enfouir sous ces tertres qu'un vase contenant quelques pincées
de cendres. Où donc chercher le peuple dont les exemples auraient
suggéré aux Grecs rabnndt>n du rite antérieur et l'adoption d'un
rite nouveau?
Toutes les vraisemblances sont en faveur de l'autre hypothèse.
C'est à la Grèce même et à son histoire que nous devons demander
la raison de ce changement.
Cette raison, on a cru la trouver dans l'existence incertaine et
agitée que l'invasion dorionno, après le xi® siècle, a faite, pour
un temps, à toute une partie de la race grecque, aux tribus qui
s'étaient vues forcées de quitter leurs demeures pour aller en
chercher d'autres sur la rive opposée de la mer Egée et dans les
îles. Ceux des leurs qu'elles perdaient au cours de ces migrations,
elles ne pouvaient plus les déposer dans les caveaux de famille où
reposaient leurs ancêtres. Les enterrer dans un canton que l'on
quitterait demain, c'était condamner leur dépouille k demeurer
toujours privée des hommages qui étaient la consolation du mort;
(1) L'explorateur qui a relevé, en Chaldèe, ces traces du rite de l'incinération
croit pouvoir attribuer les nécropoles où il les a rencontrées à un temps qui est
vraisemblablement plus ancien que les plus anciennes phases de la civilisation qui
nous soient cormues par ailleurs. Koldevey, Die altbabylonischen Grœberin Siuf//ni(
und El-Ilibba. [Zeilschrift fiir Aasyrioloqie , herausL'cgcben von Karl Bezold, t. II,
p. 403-i30.)
LA KEl.li.lUN DE LA MOT. 1. 105
c'«'tait même l'exposer, dans colle lomhe sur lanuelle personue
ne veillerait à se sentir un jour réveillée de son sommeil el reje-
tée à la surface du sol par le fer de la charrue. Emu de ces dan-
gers, on aurait voulu se ménager le moyen de di-fendre contre
toute profanalion les restes des èlres chéris, et, ce moyen, on
1 aurait trouvé dans la crémation. Un vase où seraient renfermés
le> ossemens calcinés du dcfunl, on pourrait toujours, de campe-
ment en campement, remj>orter avec soi, jusqu'à riieure où, par-
\enue au ternit- de ses pérégrinations, la tribu con lierait enlin ce
dépôt à une terre qui lui appartiendrait en propre (1). C'est de ce
sentiment que se serait inspiré l'auteur de l'/Zm^/^ quand il fait pro-
poser par Nestor tie brûler sur un même bûcher les corps île tous
les guerriers qui venaient de succomber dans la première bataille
et de ré'unir ensuite leurs cendres >ous un même tertre, ' alin,
dit-il, que, lorsque nous retournerons dans notre j)atric, nous
rapportions aux enfans, chacun pour sa part, les os des pères (2). »
Par malheur, ces deux vers paraissent n'être qu'une interpo-
lation, due à un rha[»sode «jui aurait eu souci d'expliquer pour-
quoi les Grecs auraient entrepris un si grand travail. La raison
qu'il en donne est des plus gauches. Tousces ossemensse mêleront
-ur le bûcher et dans le tombeau : comment ensuite, au moment
du départ, reconnaître, dans ce charnier, ceux de tel ou tel mort .'
C'est ce quWrislarque, souvent si judicieux, avait très bien senti.
Ces vers, il les elTaçait comme ^uspects. Nulle part d'ailleurs, en
aucun autre endroit des poèmes homériques, on ne trouve la
moindre trace de cette préoccupation. Quand Agamemnon,
voyant son frère blessé par la flèche de Paiidaros, se reproche de
l'avoir exposé à la mort, en concluant la trêve si tôt violée,, c'est
sous les murs de Troie qu'il se le représente couché dans la terre,
alors que les Achéens seront retourni-s eu Grèce, et il se figure
les Troyens venant prodiguer l'insulte à la tombe du héros (3).
Agamemnon aurait cependant pu charger sur son navire l'urne
qui aurait contenu les cendres de son frère (4). Achille parle de
(1) Helbig, l'Épopée homérique expliquée par les monumens, traduction fran-
çaise de M. F. Trawinski, avec une introduction, par M. Collignon, in-S"; Didot,
1894.
;2- Iliade, VII, 335-336.
(3, Iliade, IV, 169-177.
4' L'observation est d'Erwin Rohde [Psyché, Seelencult und Unslerblichkeit-
f/laube bei den Griechen, 1894, in-S", p. 28.) Nous ne saurions trop recommander la
lecture de ce livre, un des plus riches en idées et des mieux composés qui aient paru
depuis longtemps en Allemagne. La théorie qu'il y expose ne diffère pas très sensi-
blement de celle que nous étions arrivé à nous former par nos propres réflexions,
avant d'avoir lu cet ouvrage, auquel nous avons emprunté plus d'une remarque utile
et judicieuse.
lOG REVUE DES DEUX MONDES.
même. II fait soiivriil alliisioii au coup qui le frappera devant
Troie; mais jamais il ne paraît supposer que ses restes, tout au
moins, aient chance de retourner eu Phtiotide : son espérance,
c'est qu'ils seront ensevelis auprès de ceux de Patrocle; ce qu'il
demande aux Grecs, c'est d'agrandir et de surélever le tumulus
lorsqu'ils l'y mettront auprès de son ami (1). Les noms d'Anti-
loque et d'A jax demeuraient attachés à d'autres de ces buttes funé-
raires, sur le rivage de l'HelIespont (2). D'après la tradition, il
n'était pas un des héros grecs dont la cendre eût été retirée du
tertre qui l'avait reçue au moment des obsèques.
D'autre part, c'est aussi le bûcher qui dévore le cadavre de
ceux qui, mourant au pays, ne peuvent avoir qu'un désir, à leur
dernière heure : c'est que leur cendre ne soit pas arrachée à la
terre sur laquelle se sont écoulés les jours de leur vie mortelle.
Quand les Troyens rendent à Hector les honneurs suprêmes, ils
remettent aux troncs résineux des pins de l'Ida le soin de consu-
mer le corps du héros.
Dans les parties authentiques des deux poèmes, il n'y a donc
pas trace de la pensée et du souci par lesquels on avait prétendu
expliquer la préférence accordée à l'incinération. Ce souci ne se
manifeste point à propos des morts qui ont succombé loin de
chez eux, au cours d'une expédition militaire, et ceux dont la
vie se termine là où elle a commencé sont également soumis à la
crémation. On ne saurait donc expliquer ce changement que par
la marche même de la pensée grecque, par le chemin qu'elle a
fait d'une époque à l'autre, entre le temps où vivaient les héros
achéens et celui où le poète a chanté leur prouesse.
III
Nous avons défini la conception première, -et peut-être, en
essayant de la rendre intelligible, lui avons-nous donné une pré-
cision qu'elle n'a jamais eue dans l'esprit des hommes d'autrefois.
Celui-ci se contentait, en pareille matière, d'idées vagues et
d'images confuses. Nous pensons pourtant avoir saisi le vrai sens
de la doctrine et montré comment la tombe mycénienne, de
même que la tombe égyptienne, avait reçu d'elle sa forn)e et son
originalité. Cette croyance suffit, pendant des siècles, à satisfaiic
les inquiétudes de la pensée ; celle-ci pourtant ne pouvait se dé-
fendre de se tourmenter du problème que posait à nouveau
chaque ensevelissement. Une observation bien simple la mettait
(1) Iliade, XXIII, 245-248.
(2) Odijasce, III, 109-112.
LA Ri:i.ii.iON ni: i.\ moim". 107
en iléliaiue; v\\% cM'illail le Joute, dans (jiiel([ues esprits, sur le
compte de la soiiilioii jusqu'alors a\('Ui;lément aceept('H'.
Dans la tombe, quand on la rouvrait, au bout de quelques
années, pour v dt''[>osei' un membre attardé de la famille, on ne
retrouvait plus que des ossemens épars et une poussière que l'on
avait peine à distinj^uer de la terre où elle >e mêlait. Qu'était
donc devenu ce mort (jue l'on avait cru pouvoir faire vivre, à
force de soins pieux, dans son sépulcre? Devant ce néant, il
devenait ditlicilc ilaflirmer la persistance de 1 être; et cependant
on ne pouvait se résoudre à admcltre i|ue rien ne subsistât plus
de celui que la veille ou avait entendu donner son avis dans le
conseil ou déployer sa vaillance dans le combat, il ne paraissait
pas possible que toute cette sagesse et toute cette force se fussent
évanouies, à la manière du son qui s ellace et qui meurt dans les
airs. On en vint alors à se demander s'il ne fallait pas clierclier
ailleurs ce que l'on ne trouvait plus dans la tombe, ce qui durait
encore busqué les organes avaient achcxc de pt-rir. Ce je ne sais
quoi d'indélinissable auquel on ne pouvait se décider à renoncer,
on se le tigura comme une sorte de rellet et de simulacre du
corps, (|ue celui-ci. avant de disparaître, projette dans l'espace.
Pour s'en former quelque idée, on le compara à une fumée, aux
apparitions du rêve, à l'ombre que le soleil dessine sur un
mur {{). Le teriue que l'on finit par employer de préférence pour
le désigner, ce fut celui A' image [v.oMt.v/).
Si cette image n'avait pas de solidité ni d'épaisseur, si, «juand
les yeux la voyair'iit, le doigt ne pouvait pas la toucher, elle n'en
gardait pas moins l'apparence et les traits de celui qu'elle repré-
sentait. Elle gardait aussi, avec le souvenir du passé, les amours
»'t les haines d'autrefois, les sentimens qui avaient fait battre le
cœur de l'homme dont elle perpétuait la forme. Presque imma-
térielle, légère et insaisissable, comment se serait-elle laissé
enfermer dans la prison de la tombe, de cette tombe où jamais
on ne l'avait aperçue quand on avait soulevé la dalle du caveau
dans lequel dormaient les ancêtres ? Il fallait pourtant qu'elle fût
quelque part, qu'elle eût une demeure qui lui appartînt. Cette de-
meure, ce fut un pays mystérieux, pays de silence et de ténèbres,
l'Hadès ou Érèbe.
Où plaçait-on l'Hadès? Personne n'aurait su le dire. C'était
bien loin, vers le Nord, sur le rivage de l'Océan; mais l'ombre,
dès qu'elle était dégagée de la chair, en trouvait d'elle-même le
chemin, ce chemin par lequel tant d'autres ombres avaient déjà
(1) Iliade, XXllI, 100-101. — Odyssée, X, 49.j; XI, 207-208.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
passé il). Ces ombres sœurs, ces m images de ceux qui avaient
cessé de peiner » [l'.ooù.x /.aaovTwvi, («11^ allait les rejoindre dans
la morne étendue de lu lande inculte où fleurissait la pâle as-
phodèle.
Avec le temps, de cette conception sortira celle du bonheur
réservé aux justes dans l'Hadès et de la punition qui y frappe les
méchans. Déjà, chez le poète do V Iliade, il y a, dans la formule
du serment, un mot qui indique que l'esprit de l'homme commen-
çait à chercher dans les chàtimens d'outre-tombe la sanction de
certains devoirs moraux; on y invoque, comme garantes des
paroles échangées, les Erinnyes, c qui punissent sous la terre
ceux qui se sont parjnrés(2). >> Cependant, si cette croyance apparaît
dans Y Odyssée, cest seulement vers la lin de la Nekijia, dans un
morceau dont les données ne semblent pas s'accorder avec celles
de toute la première partie du chant. Il y a eu là, ce semble,
insertion d'une cinquantaine de vers ajoutés par un poète qui se-
rait moins ancien que celui qui a composé le reste de l'épisode.
Titye, Tantale et Sisyphe y sont représentés souffrant de supplices
que le poète décrit, sans spécifier nettement par quelles fautes ils
ont été mérités (3).
Tout en paraissant rompre ainsi avec le passé, le poète, dans
le récit de la visite d'Ulysse à l'Hadès, laisse deviner combien
l'esprit de l'homme était attaché à la première conjecture (|ue
lui ait suggérée le secret irritant de la mort. Les fantômes que
le héros a évoqués sont muets tant qu'ils n'ont pas trempé leurs
lèvres dans le sang des victimes égorgées : alors seulement, quand
ils l'ont bu, ils reprennent un éclair de vie, ils ont la force de
parler (4). Lorsque le corps était conçu comme continuant de
vivre dans la tombe, on devait se préoccuper de lui fournir une
nourriture réparatrice qui descendît dans ses viscères et les
ranimât d'instant en instant; mais qu'ont à faire du boire et du
manger, ces ombres vaines, vcxuwv àa£VY,và xâpr,va^qui n'ont plus de
chair, que ne peuvent presser dans leurs bras ceux qui les voient
flotter devant leurs yeux (5)? Le travail de la réflexion a eu beau
aboutir à une solution du problème qui est moins matérialiste
que la précédente, le poète qui l'expose y mêle, sans s'apercevoir
(1) L'idée que, pour trouver ce chemin, l'ombre ait besoin d'un guide, n'apparaît
que dans le dernier livre de l'Odyssée qui, au jugement de tous les critiques, no fait
pas corps avec le poème et n'y a été ajouté qu'assez tard. C'est là que se montre,
pour la première fois. l'Hermès psychopompe ou conducteur des âmes (XXIV, 1-iO).
(2) Iliade, XIX, 2o9-260. — Cf., HI, 279.
(3) Odyssée, XI, 575-623.
(4) Odyssée, XI. 95-99: 152-1 S^i.
(5) Odyssée. XI, 204-208.
1. A ULI.U.ION 1.1. LA MOKT. 109
de la contraili^ilioii . (.U's éléim-iis qui uy seuil pas à loin- place,
qui. loiîiqut'mout, appartiennent à la donnée que rintelligence
paraissait avoir dépassée et délaissée.
La croyance à l'Hadès. rendez-vous rt séjour des ombres, n'a
donc que très incomplètement triomphé: elle n'a pas supprimé
toute trace et toute manifestation de la croyance antérieure. Ce-
pendant, même ainsi, elle n'a pu manquer d'avoir une certaine
action sur les rites funéraires, et c est par cette action que nous
inclinerions à expliquer le chanjjement qui s est produit dans les
usa^^es. quand la (îrèee a commencé de brûler les cadavres que.
jusqu'alors, elle avait toujours inhumés. Nous croyons saisir le
lien qui rattache la pratique de la crémation à l'hypothèse que
Tépopé'e suppos(\ pait(^ut où elle fait allusion ;i la condition des
morts.
IV
Pour Homère, il ne reste de l'homme, après le trépas, que
l'ombre, que cette ombre inq>alpable qui est pourtant le vivant por-
trait du défunt, son portrait j»hysi(|ue et nior;il. Quelles particules
ténues. quelles vapeurs subtiles entraient dans la composition de
ce fantôme, nul n'aurait su le dire : mais, en tous cas. elle n'était
pas faite d'os, de tendons ni de libres musculaires, de rien qui eût
quelque consistance et quehjue jtoids. Il semblait donc qu'elle
ne pût naître et se former, pour prendre ensuite son essor vers
l'Hadès.que quanti serait tieiruite toute la matière oruanique. Les
débris du corps. t;iul qu'ils n'auraient pas achevé de se dis-
soudre, empêcheraient la personne humaine de se transfigurer en
une image incorporelle et comme de se volatiliser. Pour hâter le
moment où s accomplirait cette séparation, était-il un plus sûr
moyen que de livrer ce corps aux ardeurs dévorantes de la flam me ?
C'est ce qu'ont certainement pensé les inventeurs de l'incinéra-
tion, et, dès que 1 on se place à leur point de vue, on ne saurait
contester la justesse de leur raisonnement. Sans doute, celui-ci
n'est exposé nulle part dans l'épopée tel que nous le présen-
tons ; mais on le sent impliqué dans la réponse que la mère
d'Ulysse adresse à son fils quand celui-ci se plaint de ne pouvoir
la presser dans ses bras :
Telle est la loi qui s'impose aux mortels lorsqu'ils sont morts;
Alors plus de nerfs qui maintiennent la chair et les os.
Tout cela, la force puissante du feu brûlant le consume
110 FxEVLE DES DELX MOiNDES.
Après que la vie s'est retirée des os blancs;
Mais l'àme s'envoie; elle s'envole comme un songe (1).
Là le poète donne à entendre que c'est la llaiiniic du bûcher
qui dégage et qui affranchit l'ànie, la psychr^ laquelle, sous un
nom différent, n'est pas autre chose que ce qu'il appelle ailleurs
r image, Yeidolon; mais, dans V Iliade, il traduit encore plus
clairement la pensée de ses contemporains quand il fait parler
Patrocle, qui, sous les murs de Troie, apparaît à Acliille pen-
dant la nuit, pour presser la célébration de ses propres funé-
railles :
Ensevelis-moi le plus lût possible, afin que je franchisse les portes de l'Ha-
'dès.
Les âmes, les images des morts me repoussent bien loin.
Elles ne me laissent pas les rejoindre en traversant le lleuve.
J'erre ainsi tout autour de la demeure d'Hadès, de sa demeure aux larges
[portes,
Allons, je t'en pi^ie, donne-moi la main; car jamais plus
Je ne reviendrai de l'Hadès, lorsque vous m'aurez accordé les honneurs du
[bûcher (2).
On ne saurait marquer plus nettement l'effet décisif et libéra-
toire de la crémation. C'est comme un sacrement qui confère à
celui qui la reçu le droit d'aller trouver sinon le bonheur, tout
au moins le repos dans l'asile commun des morts. Il a quelque
chose de la vertu que possède, dans les croyances catholiques,
labsolution donnée par le prêtre au mourant (3).
On remarquera le dernier mot de Patrocle : « Une fois que je
serai entré dans l'Hadès, grâce à la flamme du bûcher, je ne
reviendrai plus sur la terre. » Peut-être y a-t-il lieu de chercher
là l'écho d'inquiétudes qui ont pu contribuer, pour leur part, à
suggérer aux Grecs l'idée de la crémation. On sait combien a été
répandue au moyen âge, dans toute l'Europe, la crainte des vam-
pires, comme on les appelait, de ces morts qui étaient censés sortir
la nuit de leur tombe pour surprendre les vivans plongés dans
(1) Odyssée, XI, 218-221.
(2) Iliade, XXIII, 71-74.
(3) Comme Patrocle, Elpénor n'a pu pénétrer dans l'Hadès, parce que, quand il
s'offre aux regards d'Ulysse, il n'a pas encore été brûlé {Odyssée, XI, 50-79). S'il est
dit parfois, dans l'Iliade et dans V Odyssée, que l'âme, aussitôt i"eçu le coup mortel et
avant la crémation, est allée ou descendue vers l'Hadès ("Avôôç et piêrjxev, "AvSôç
Ô£ y.aTr|).6£v), ce n'est là qu'une manière abrégée de parler, une expression courante
qui ne prétend pas à une pleine exactitude. Le poète s'exprime autrement lorsqu'il
tient à marquer que le mort, mis en règle par la combustion de sa dépouille, a
pénétré dans les profondeurs de l'Hadès. Après avoir causé avec Ulysse sur cette
sorte de frontière où le héros a convoqué les ombres, l'âme de Tirésias rentre dans
l'intérieur de l'Hadès ((J/viyf, [xkv k'êr, ôojiov "Avôo; sicw). [Odyssée, XI, 1.50.)
LA i!i:lh.h»n ih: la moiu . 111
U" somnu'il. po||i' sucer leur sanj^. pour faire périr ainsi lionuues,
femmes et eufans. Ces croyances, qui paraissent avoir disparu
de 1 l^ccident, existent encore chez les Slaves de l'An triche et
chez ceux de la péninsule balkanique, ainsi (|ue chez les Grecs des
îles et du continent. Les Slaves et les Albanais donnent au vam-
pire le nom de V')nrrouiaAyjs ou Vroukolakhas: les Grecs se
servent du terme h'atac/ianas, (jui signitie destructeur (1). Par-
tout, pour mettre lin aux incursions du mort soupçonné d'être un
vampire, on déterre son corps et on le brûle jusqu'à la dernière
parcelle; cela fait, dans le village que désolaient ses attaques, on
dormira en paix (2). On a relevé chez les auteurs anciens maintes
traces de superstitions analogues à celles qui se rapportent aux
vampires et à leur activité meurtrière. Si ces superstitions conti-
nuaient à troubler les âmes dans la Grèce instruite et civilisée,
c'est qu'elles avaient leurs racines dans un passé très reculé. Les
générations qui ont cru le plii> fermenuMit à la présence, dans le
tombeau, (I M mort toujours vivant, ne devaient pas laisser de
trembler quand elle> sentaient si près d'elles ce voisin redoutable
dont il leur était impossible de deviner toutes les volontés et de
prévoir tous les caprices, alors qu'elles n'avaient sur lui, par le
sacrifice propitiatoire, qu'une prise faible et intermittente. Si,
du fond de son tombeau, le mort était apte à protéger et à secourir
ceux de ses descendans qui ne manquaient pas à lui payer le tribut
de leurs offrandes, on risquait aussi qu'il s'échappât de sa prison
pour aller tourmenter, avec ou sans juste cause, ceux dont il
croirait avoir à se plaindre. La destruction du corps par le feu,
celle de ces dents qui pouvaient mordre, de ces ongles qui pou-
vaient déchirer la chair, mettait à l abri de ce péril. Qu'aurait-on
à redouter d'un fantôme, dun fantôme d'ailleurs relégué dans
l'Hadès lointain, qui refermait se.s portes sur ceux auxquels il les
avait ouvertes?
V
Que de telles appréhensions aient ou non contribué à accré-
diter la nouvelle conception et le nouveau rite, celui-ci, là où il
aurait prévalu, devait amener la décadence de l'architecture funé-
(1) Koraï, Atakla, t. I, p. 261.
(2j Pashley, TravelsinCreie, 1831, t. II, ch. xxvi. L'auteur y raconte de curieuses
histoires de vampires, qu'il a recueillies de la bouche des paysans, chez les Sfakiotes
et autres montagnards de la Crète. 11 renvoie aussi à de nombreux ouvrages qui
montrent combien autrefois cette croyance a été générale en Angleterre, en France
et en Allemagne, et quelle prise elle garde encore sur les imaginations, dans toute
l'Europe orientale, de la Dalmatie et de la Bohême à la Crète.
112 REVUE DES DEUX MONDES.
raire et rappaiivrissemcnt de la tombe. Si la tombe n'était plus
la demeure d'un mort qui voulût y être au large, il n était plus
nécessaire de lui donner ces proportions spacieuses que Ton
admire dans les tombes à coupole. Si elle était vide, 1 ame s étant
envolée vers l'Hadès, pourquoi aurait-on continué à y entasser
des trésors? Des cendres renfermées dans un vase tiennent d'ail-
leurs bien moins de place que des cadavres, et pour mettre ce vase
à l'abri de toute insulte il n'était besoin que d'un trou creusé en
terre. Si l'homme n'avait pas partout le désir que sa mémoire lui
survive, ce trou eût été toute la tombe; maison souhaitait qu'une
marque visible indiquât aux générations futures le lieu où repo-
sait la dépouille du prince ou chef de guerre. Plus tard, un nom
gravé sur la pierre rendra ce service; mais, en attendant, on
avait le tumulus, qui, pointant au-dessus de la surface du sol,
appellerait l'attention du passant, le provoquerait à demander
quel était le héros auquel avait été élevé le monument. Ce tumu-
lus, c'était ce que l'on appelait le signe (cYÎ[i.a). Ce terme finit même
par désigner, dans l'usage courant, lorsqu'il s'agissait d'obsèques,
le tertre funéraire. On disait dresser le signe, ou plutôt verser
(cfiaayjïiv), parce qu'il était fait de terre meuble et de cailloux
que l'on répandait sur un soubassement formé de grosses pierres
et entouré, à la périphérie, de grands blocs qui devaient empê-
cher le glissement des matériaux (1).
Ces tumulus, avec leurs pentes arrondies qui se revêtaient de
gazon, ne différaient guère les uns des autres que par leur plus
ou moins d'ampleur ou de hauteur. Ce qui permettait de les dis-
tinguer, c'était la dimension et le nombre de la stèle ou des stèles
que l'on plantait sur le sommet du tertre. Quand il décrit les
obsèques de Patrocle ou celles d'Hector, le poète ne mentionne
pas ces stèles; mais c'est qu'il n'entre pas dans tous les détails de
la cérémonie ; ceux-ci étaient connus de ses auditeurs, auxquels
il suffisait de rappeler les circonstances principales pour que
leur imagination rétablît celles qui avaient été omises. La planta-
tion de la stèle paraît avoir été de rigueur : c'est ce que l'on peut
inférer d'une formule qui est deux fois répétée dans VIliade.
Quand Zeus se décide à laisser son fils chéri, Sarpédon, suc-
comber sous les coups de Patrocle, il annonce que la Mort et le
doux Sommeil l'emporteront jusqu'en Lycie « où ses frères et
ses amis l'honoreront d'un tumulus et d'une stèle, car c'est là
l'hommage dû aux morts (2), »
L'usage de marquer par une stèle la place où un mort a été
(1) Iliade, XXIII, 2oy-2y6, XXIV, 797-799.
(2) Iliade, XVI, 456, 674.
I.A RELIGION PK I. \ MORT. I h'5
enseveli remonte à 1 ài^e préicdoiit. La slMe. on l'a trouvée", à
Mycènes, ilans l'euclos funéraire de l'acropole et dans les tombes
rupestres de la ville basse; on a même relevé quelques indices
qui feraient supposer qu'elli' surmontait aussi le dôme des
tombes à coupole. La slcle c^l une pierre brute ou une pierre
taillée à faces lisses ; mais parfois une de ces faces est décorée ou
de motifs d'ornement ou de figures qui rappellent b's occupa lion s
favorites et b's exploits du défunt. Aurait-on encore trouve, du
temps d'Homère, sur les stMes auxquelles il fait allusion, des
dessins et des repr»''sentations de cette espèce .^ Rien, dans aucun
des deux poèmes, ne le donne à penser.
L'érection du tertre est alors si bien entrée dans les usages
que l'on n'y renonce pas. abns même ([ue l'on ne possède pas les
restes du mortel et (jne l'on n'a pu les brûler. Dans ce cas. on
croit encore s'acquitter d'un devoir en construisant le tumulus.
Celui-ci. quoique vide, prolongera la mémoire^ du mort. Les
lionneurs qui seront rendus à cette tombe lictive, s ils n'ont pas
la même efficacité (jue la crémation et que l'ensevelissement des
cendres, seront, en attendant mieux, une satisfaction accordée à
l'àme errante. C'est ce que Télemaque se pr(q)ose de faire le jour
où il aurait obtenu la certitude de la mort d'Ulysse: il lui élève-
rait un cénotaphe (1).
Si le développement de conceptions du genre de celles que
nous avons analysées avait pu être soumis aux règles d'une
logique rigoureuse, le culte des morts, tel que nous l'avons
deviné et restitué d'après la tombe mycénienne, aurait cessé de
plein droit là où prévalut le rite de l'incinération. Toute otfrande
est intéressée. Les sacrifices que recevait la tombe avaient pour
objet d'empêcher les morts de nuire aux vivans et de les décider
à leur être favorables: quand ces morts seraient enfermés dans
riladès, on n'aurait plus aucune raison de leur faire des cadeaux
qu'ils n'auraient pas le pouvoir de reconnaître par une interven-
tion efficace; aussi ne trouve-t-on, chez Homère, aucune allusion
à un culte qui devrait se continuer, d'anniversaire en anniver-
saire, sur ces tumulus que l'on élève aux héros. Cependant, c'est
encore l'ancienne croyance qui inspire Achille lorsque, le soir du
jour où il a tué Hector, il fait couler autour du corps de Patrocle
le sang des victimes, lorsque, le lendemain matin, les Myrmidons
coupent leurs cheveux et les répandent sur le corps, lorsque Achille
met sa propre chevelure dans les mains de son ami, lorsque enfin,
autour du bûcher qu'il arrose d'huile et de miel, il immole des
;i) Odyssée, 1, 290-292; II, 220-223.
TOME CXXXII. — 1895. 8
lli REVUE DES DEUX MONDES.
moutons et des bœufs, quatre chevaux, deux chiens qui avaient
appartenu à Patrocle et douze jeunes prisonniers troyens ('i).Ne
sent-on pas encore là, dans ces libations et dans ces égorgemens,
l'action persistante de l'idée primitive, du besoin que l'on éprou-
vait de nourrir le mort et de lui fournir des compagnons, ani-
maux domestiques ou esclaves familiers, qui le servissent dans la
tombe?
C'est ainsi que, dans les funérailles princières, bien des traits
rappelaient encore le régime antérieur, au prix d'une de ces con-
tradictions qui n'embarrassent guère le sentiment et l'imagina-
tion. Cependant l'adoption d'un rite nouveau n'avait pu manquer
d'avoir ses eflets. Du moment où le mort n'habitait plus la tombe,
pourquoi y aurait-on déposé des objets qui n'auraient servi à
rien ni à personne? De là l'usage de brûler avec le mort, au lieu
de les enfouir dans un caveau, les vètemens et les armes du
défunt. « Brûle-moi avec mes armes, dit Elpénor à Ulysse,
avec toutes celles que j'ai (2). »
Si le rite de l'incinération avait partout prévalu avec les con-
séquences qu'il comporte, les nécropoles grecques de l'âge clas-
sique n'auraient, pour ainsi dire, rien à nous apprendre. La piété
des générations successives n'y aurait pas accumulé ces précieux
dépôts où les archéologues ont trouvé le meilleur de leur butin.
Par bonheur, le rite de l'inhumation s'est maintenu à côté de
celui de l'incinération, pendant toute l'antiquité, chez les Grecs
comme chez les Italiotes. Dans les plus vieilles des tombes du
Céramique, à Athènes, dans celles qui, là et à Eleusis, renferment
la poterie à décor géométrique, c'est l'inhumation qui domine de
beaucoup, et s'il en est ainsi au ix^ et au viii^ siècle, on la trouve
encore employée, dans le même cimetière, pour des sépultures
qui ne datent que des vi"^, y et iv" siècles. On ne s'est déshabitué
de l'inhumation que très lentement, et on n'y a jamais tout à fait
renoncé. Les pauvres paraissent l'avoir toujours employée de pré-
férence: elle était plus expéditive, elle coûtait moins cher que la
crémation. Celle-ci passait, semble-t-il, chez les Grecs, pour un
mode de sépulture plus honorable, plus aristocratique que
l'autre, opinion qui avait peut-être son fondement dans les souve-
nirs de l'épopée, présens et chers à tous les esprits. A Rome,
on voit une des familles de la haute noblesse, celle dont les Sci-
pions étaient une branche, rester obstinément fidèle à l'habitude
d'enterrer ses morts. Sylla est le premier membre de la ^cns
Corne/ia dont le corps ait été déposé sur le bûcher. Si l'on déro-
l) Iliade, XXIII, 34, 13o-lo3; 166 176.
;2) Odyssée, XI, 74; XII, 13. — Cf. Iliade, VI, 117-419.
LA lŒLli.lON DE LA MORT. II.»
gea, pour lui, àja règle luM<ditairo, o*o>t que l'on iiu >t' sentait
pas sûr du lendemain. (Quelque jour, dans une émeute, les iils
des proscrits auraient pu aller chercher dans sa tombe, pour la
traîner par les places et la jeter ensuite à l'égout, la dépouille de
rimpitoyable tliitateur qui avait soulevé tant de haines. L'urne
funéraire, avec la poignée de cendres qu'elle renferme, courait
moins de chances : il serait plus aisé de la dérober à ces colères
et à ces vengeances.
Là même où, comme dans la Grèce des successeurs d'Alexandre
et dans l'empire romain, 1 usage de brûler les morts était devenu
presque universel, ce fut le rite antérieur qui demeura toujours
comme le maître et l'ordonnateur de la tombe. S'il garda ainsi,
jusqu'aux derniers jours de l'antiquit»', son inihience secrète, son
empire tacite et souverain sur l'àme populaire, à plus forte rai-
son l'autorité devait-elle en être à peine ébranlée vers le temps
où sachevait l'épopée.
Ce serait, en eflet, commettre une grave erreur que de consi-
dérer les poèmes homériques comme la fidèle et complète expres-
sion des idées et des senlimens qui. au moment où furent com-
posés ces poèmes, rr'gnaient sur tous les esprits, étaient répandus
dans toutes les couches de la société grecque. Oliluvre d'une élite,
ils sont, à bien des ('gards, en avance sur les opinions moyennes
des contemporains. La théorie religieuse qu'ils impliquent est
beaucoup plus abstraite que celle (jui a persisté, bien longtemps
après l'époque d'Homère, dans l'esprit des foules. Les puissances
divines qui gouvernent le monde tel que se le représente l'épo-
pée sont en petit nombre. L action régulatrice, celle qui préside
à la succession des phénomènes, est partagée entre quehjues
grands dieux, nettement définis. Au contraire, il y avait alors, et
pendant de longs siècles il y aura encore, dans les croyances
populaires et locales, une complexité ou, pour mieux dire, une
confusion infinie. Chaque canton a toujours eu ses dieux à lui,
qui ditTéraient de ceux du canton voisin, soit que. portant le
même nom, ils eussent, en réalité, un autre caractère, soit que la
similitude des conceptions se dissimulât sous la variété des épi-
Ihêtes et la multiplicité des vocables. Malgré la subtilitc' de ses
analyses, la science moderne est comme étourdie par cette diver-
sité, tandis quelle se meut à l'aise dans l'interprétation de la
mythologie homérique.
Il y a, dans Ylliadf et YOdyssép, une force et une liberté de
pensée qui laissent déjà prévoir l'état d'esprit auquel arriveront,
chez le même peuple, quatre ou cinq cents ans plus tard, un
Anaxagore et un Périclès, un Thucydide et un Aristote. Quand
IIG liKVLE DES DEUX MO.NDES.
on voit les Spartiates, au temps des guerres médiques. être encore
les esclaves superstitieux des devins, et, sur le champ de bataille
de Platées, risquer do compromettre le succès de la journée en
refusant d'attaquer tant que ne paraissent point favorables les
signes tirés des entrailles de la victime, n"est-on pas surpris
d'entendre la réponse que fait Hector à Polydamas, qui, en lui
annonçant des présages défavorables, prétend arrêter son élan?
.. Tu veux que j'obéisse à des oiseaux aux larges ailes 1 » s'écrie
le héros. Sache que je ne m'en inquiète ni ne m'en soucie,
qu'ils aillent à droite, du côté de l'aurore et du soleil, ou bien à
gauche vers le couchant obscur... Le seul augure, le meilleur,
c'est de combattre pour sa patrie (1) ! "
La création dellladès, le parti pris d'y envoyeret d'y parquer
les morts, témoignent du même efî'ort et du même progrès dune
intelligence qui s'alïranchit des préjugés enfantins et qui fait
effort pour s'émanciper. Par les développemens qu'elle était sus-
ceptible de recevoir, la doctrine à laquelle correspond le rite de
la crémation se prêtait mieux que celle qui l'a précédée à satis-
faire ce besoin de justice qui obsède le cœur de l'homme. Dans les
champs de l'Hadès.'on devait aisément trouver place pour les juges
des morts, qui. par leurs justes arrêts, contraindraient les coupa-
bles à expier dans de longues souffrances leurs triomphes éphé-
mères et assureraient aux bons la félicité, nécessaire compen-
sation des mi>ères subies. Ce fut là ce qui valut à la conception
nouvelle l'honneur d'être adoptée par les poètes et ensuite par les
philosophes, d'entrer même, par les mystères, dans la religion,
dans le dogme, dirions-nous, si ce terme pouvait s'appliquer à
des croyances que jamais des théologiens n'ont réunies en corps
de doctrine. Cependant, malgré la brillante fortune de ces poèmes
qui sont devenus le patrimoine commun de la nation tout entière,
la masse n'a pas suivi les exemples donnés par le groupe dont
Homère traduit les idées et peint les mœurs. Tout en professant,
au sujet de la condition des morts, la croyance dont les premiers
linéamens se trouvent chez Homère, la Grèce n'a point adopté le
type de sépulture que cette croyance suggérait et que décrit l'épo-
pée. Si ce type est le seul dont celle-ci fasse mention, c est que,
pendant un certain temps, il a été en faveur dans ces cités de
l'Eolie et de l'Ionie où la poésie épique a pris sa dernière forme.
Mais, là même, il n'a dû avoir qu'une vogue passagère, et, un
peu plus tard, on y est revenu au caveau creusé dans le roc et
plus ou moins richement meublé. Dans la série des monumens
(1 , Hérodote. IX, 40-41. — Iliade, XII, 237-243.
L\ ur.i.uiidN i>r. LA Mour. 117
fun»*raires qui^fait ilôcouvrir l'explorai iiui niôlhodiiiiu' du sol de
la (.irt>ct'. le inodcle »|iie semblent avoir eu sous les yeux les au-
teurs de Vl/i(t(/r et de VOi/f/ss('r n'est donc représenté que par un
très petit nombre d'exemplaires. On ne peu! guère le reconnaîlie
(jue dans les tertres (jiii se dressent encore sur plusieurs points de
la jdaine de Troie.
Schliemann a sondé tous ces tuniulus, ainsi (jue celui auquel
était attaché, dans la (ihersonè&e de Thrace, près de la ville
d'Ela'Ous. le nom de Protésilas. Il n'y a rien trouvé, ni chambres
souterraines, ni débris humains, ni traces de cendres ou d'osse-
mens. On pourrait presque douter que ce soient là les tumulus
auxquels llomèi'e fait allusion, si l'on n'avait les tessons qui ont
été ramassés, en grand nombre, dans le remblai. Varmi ces l'rag-
mens, on distingue diverses espèces de poteries; mais toutes ces
espèces sont de celles qui pr(''cèdent de loin l'âge classi(|ue, (|Mi ne
peuvent guère être postérieures au ix'' siècle.
Nulle part ailleurs qu'en Troade on n'a décoiucrl de lumulii>
semblables à ceux que décrit le poète, et, d autre part, là où des
tombes ont éW; rencontrées que l'on est en droit d'attribuer à la
période qui suit l'invasion dorienne, le type auquel ces tombes se
rattachent, par l'ensemble de leurs dispositions, n'est pas celui que
nous av«tns délini d après Vl/iadr; c'csi bien plutôt, avec quelques
différences toutes secondaires, celui de l'époque })r(''cédente, de
l'Age mycénien, comme on le constate en étudiant les nécropoles
attiques, où beaucoup de lombes ont été ouvertes sous les yeux
d'observateurs attentifs et compétens. Les plus anciennes de ce»
sépultures sont celles de gé-mh-ations qui, par la date où elles ont
vécu, ne peuvent être très éloignées de ces Homérides ioniens
dans les récits desquels il n'est question ([ue du rite de rinciiiéra-
tionetde l'érection du tumulus.
Or, et c'est ce que l'on ne constate pas sans surprise, si, vers
ce temps, le rite de la crémation n'est pas inconnu dans la Grèce
continentale, il n'y est pratiqué que par exception. A Athènes, sur
les dix-neuf tombes du Dipyloa (c'était le nom de la porte qui sé-
parait le Céramique intérieur du Céramique extérieur et autour
de laquelle s'est créé un vaste cimetière) qui ont été fouillées en
1891, il n'y en avait qu'une où eût été sûrement enseveli un mort
incinéré; dans toutes les autres on a trouvé ou des squelettes
entiers ou des ossemens que la flamme n'avait pas calcinés.
(^omme les tombes découvertes par Schliemann, à Mycènes,
dans l'enclos funéraire voisin de la Porte aux lions, la tombe du
Dipylon est une fosse pratiquée en terre et parfois maçonnée en
pierres sèches, que recouvraient soit des dalles de pierre, soit-
118 REVUE DES DEUX MONDES.
un plancher de bois. Les fosses du cimetière athénien sont
moins creuses et moins grandes que celles où ont été ensevelis les
prédécesseurs des Atrides; le fond n'en était guère qu'à deux
mètres au-dessous du sol, et les dimensions moyennes de ces cuves
ne d«''passent guère 2'", 50 de long sur 1"%S0 de large. Cette diffé-
rence s'explique : la tombe mycénienne était une tombe de fa-
mille; la tombe du Dipylon n'a guère reçu qu'un seul cadavre.
La tombe attique est donc plus modeste et plus exiguë que celle
de Mycènes; mais, à cela près, elle témoigne des mêmes préoccu-
pations et des mêmes croyances. Des sacrifices paraissent avoir
été offerts au mort avant l'ensevelissement. On trouve ici des
cendres et des os d'animaux, soit dans la terre qui remplit la
fosse, soit dans des assiettes où étaient des mets préparés pour
l'habitant de la tombe. Divers liquides, du lait ou de la bouillie,
devaient avoir été versés dans des vases communs, lourds de
forme et sans ornement, dont le fond est encore tout noir de
fumée; avant de descendre dans la tombe, ces vaisseaux avaient
fait sur Tàtre de la maison un long séjour. Les hydries ou ai-
guières qui ont été rencontrées dans plusieurs de ces tombeaux
sont au contraire des pièces très soignées, d'un galbe assez élé-
gant et décorées de peintures; elles renfermaient l'eau pour la
boisson et pour les ablutions.
Toute cette vaisselle était disposée comme si le maître de
cette demeure avait dû vraiment en faire usage. Près des vases
qui contenaient les boissons, il y avait des coupes et des tasses de
diverses grandeurs, et dans le col de l'hydrie était cachée une sorte
de cuiller qui servirait à y puiser le liquide dont était plein le
grand récipient. Les aryballes étaient remplis d'huiles parfu-
mées; un d'eux avait encore, quand on l'a ramassé, son bouchon
d'argile.
Le mort était paré de bijoux qui étaient semblables à ceux
qu'il avait portés pendant sa vie, mais plus minces, d'un moindre
poids. Si c'était un homme, il avait au côté, suspendue par un
baudrier, son épée de fer, et, sous la main, ses poignards et ses
deux lances. Si c'était une femme, près d'elle étaient déposées les
boites, ornées d'appliques en os ou en ivoire, où elle serrait jadis
ses joyaux et ses objets de toilette. Dans une tombe d'en-
fant, on a recueilli, avec des vases de dimensions minuscules,
un petit cheval de terre cuite. L'objet porte des marques
d'usure.
On ne retire pas de ces sépultures les statuettes de terre cuite,
grossières images d'une divinité protectrice des morts, qui abon-
dent dans les tombes de l'âge mycénien; mais nne au moins de
LA ItKLU.lnN |»i: LA >10UT. 419
ces fosses a li^»' des figurines cl i\oii'e (lui juiraisseiil ;noir jour
ce même rôle.
Là où c est le rite Je linciiiération qui a été employé, le mo-
bilier garde le même caractère que dans les tombes à iucinératiiui,
Liî fosse est parfille. ft ou y a disposé tout un assortiment des
mêmes vases. Il n'y a qu'une ditVérence : les os calcinés sont ren-
fermés dans une urne de bronze, parfois portée sur un trépied.
C'est surtout par sa partie extérieure que la tombe du Dipylon
se distingue de la tombe mycénienne. Elle aussi, elle se recom-
nuimle, par un signe visible, à 1 attention et à la piété dessur\ ivans;
mais, ici, ce signe na ét«; ni. comme sous les murs de Troie, le
tumulus dressé au-dessus de la cavité où repose la dépouille mor-
telle, ni la stèle lapidaire de Mycènes. Pour perpétuer la mémoire
du défunt, on n'a pas fait appel au ciseau du sculpteur; il semble
que la sculpture fût alors tomb»'e trop bas pour que l'on songeât
à en réclamer le concours. L'art (|ui avait le moins soullert de
l'appauvrissement du monde grec et du ralentissement de 1 acti-
vité industrielle, pendant la période troublée qui suivit l'invasion
dorienne, c'était cdui du potier. Les besoins auxquels il avait
à donner satisfaction étaient trop variés pour que son tour et
son pinceau aient jamais chômé, même pendant les heures de
lutte et de détresse. CviU' ^upériorité relative du céramisic sug-
géra l'idée de lui demander le monument qui formerait la portion
apparente de la sépulture. La terre cuite remplaça ainsi la pierre
ciselée; ce fut un vase d'argile (jui. le plus souvent, servit de
cippe.
On dressa donc sur la tombe de grands vases, fabriqués tout
exprès pour remplir cette fonction, qui comptent parmi les ou-
vrages les plus curieux et les plus considérables de la céramique
grecque. Ils avaient la forme d'une amphore ou d'un cratère, et
présentaient des dimensions inusitées. On en a reconstitué qui
atteignaient jusqu'à l'".60 et l'",80 de haut. Le pied eu était
enterré dans le creux qui existait au-dessus du plafond de
la fosse, ce qui leur donnait de l'assiette. Les parois, très
épaisses, n'étaient pas à la merci d'un choc accidentel et léger.
Pour les rompre, il fallait les battre à coups de pierre ou de mar-
teau, et ce danger n'était pas à craindre, tant que la piété des des-
cendans veillait sur la sépulture des aïeux.
Ce qui fait d'ailleurs surtout l'intérêt de ces vases, ce sont les
peintures qui les décorent. Le dessin a beau être d'une gaucherie
singulière; on saisit aisément le sens des tableaux qui se dévelop-
pent sur le col et la panse de ces vases, tableaux dont le thème
a été fourni par la cérémonie même des funérailles. Cette céré-
120 REVUE DES DEUX MONDES.
monie, le poinlre la divisait on plusieurs actes, dont chacun était
représenter séparément. Il y avait l'exposition du corps, laprot/icsis:
on le montrait étendu, la face découverte, sur un lit autour du-
quel parons et amis gémissaient ot s'arrachaient les cheveux. Il y
avait le transport au cimetière, Vccphora : le lit, chargé de son
fardeau funèbre, était posé sur un char (|uo traînaient des che-
vaux conduits à la main par des hommes qui marchaient devant
eux; derrière, venaient les pleureuses, les proches et les amis.
Peut-être y avait-il aussi des jeux funéraires. On se demande si,
dans les défilés de chars qui sont représentés sur ces vases, il ne
faut pas voir une préparation à des courses qui auraient eu lieu
après la mise en terre du cadavre.
Les vases qui nous fournissent ces renseignemons pré'cieux
avaient encore une autre destination, que révèle une particularité
singulière : ils n'ont pas de fond, ou le fond on est percé. Ce
fond, l'aurait-on supprimé pour faire une économie de travail? Ce
n'est pas vraisemblable, élaiit donnée la maîtrise des ouvriers
qui façonnaient couramment des pièces de cette taille. S'ils ont
pris ce parti, c'est pour des motifs d'un autre ordre. La disposi-
tion de la tombe du Dipylon implique le culte des morts, culte
dont l'un des rites les phis importans était celui de la libation
nourricière. Dans des fosses, à parois murées, que l'on a décou-
vertes à Tirynthe et à Mycènes, on a reconnu des puisards où ont
jadis été versés le sang des victimes, le vin et le lait. Au fond, rien
que de la terre meuble, que traversaient aisément, pour arrivera
leur adresse, les liquides destinés à l'alimentation du mort. Les
premiers vases qui furent placés au-dessus des caveaux moi'tu aires
ont dû l'être pour remplacer ces cuvettes maçonnées. Au lieu de
répandre au hasard la libation sur le sol, on la faisait ainsi couler
dans un récipient que l'on savait placé au-dessus même du cadavre ;
c'était là le canal par lequel les vivans communiquaient avec leurs
morts. La jarre la plus grossière suffisait à remplir cet office;
mais, une fois que le vase fut là, planté dans le cimetière, l'idée
ne dut pas tarder à venir de l'utiliser à d'autres fins. En l'agran-
dissant et le décorant, on on fit l'enseigne du tombeau, le témoin
qui attestait l'illustration du défunt et l'hommage suprême que
lui avaient rendu la famille et la cité.
Si la tombe, tout en continuant à se rattacher au type qu'avaient
créé les premiers pères de la race, n'a pourtant pas, au Céra-
mique d'Athènes, la même ampleur qu'à Orchomône et à Mycènes;
si elle ne comporte plus ni façades richement décorées, ni dômes
majestueux, ni même grottes profondes découpées dans l'épaisseur
du tuf, on peut indiquer deux raisons de cette dillérence. La pre-
i.A RrLir.iO.v hi: la moût. 121
mi«'n\ c r-i ({tti' l'('tat social de la riivce, après la ohuto dos dv-
nastit's achéenne>. nVst plus ce ijuil avait cte pendant i[ut'
celles-ci régnaient dans leurs châteaux imprenables. Autant
que l'on ]»eut entrevoir ce que lut la condition du monde
hell«'ni(jue pendant les ileux ou trois >iècles qui suivirent l'inva-
sion dorienne. ce fut là un temps d'abord d'agitations et de guerres
siuis cesse recommem^aiites. puis, qnaiid se fut achevée la con-
qu^de et que se tut fait le tassement, de \ ie médiocre et rustique.
Les vainqueurs ne se dépouillaient que très lentement des habi-
tudes de >implicitt'' presijue barbare <jn ils avaient apportées des
montagnes et des forêts du Nord. Huant à ceux des vaincus qui
avaient n'-ussi soit à se maintenir dans une partie de leur domaine
luM'éditaire, soit à trouver ailleurs un canton où ils pussent s'éta-
blir à demeure, ils étaient trop t'branlés par ces assauts et par ces
fuites pour être en mesure d'entreprendre les hardis travaux de
construction et de décoration (|ui semblaient avoir et»' un jeu pour
leurs ancêtres. Nulle part alors, en (irècr. il n'y avait île rois qui
eussent le goût et le pouvoir d appliquer des centaines de bras à
détacher de la carrière, à tailler, à appareiller et à couvrir de
fines ciselures des blocs semblables à ceux qui forment les jam-
bages et les linteaux du Trésor dr Minyas ou du Trésor d Atrée.
Les royautés d'autrefois, avec le prestige de leur antiquitc; sécu-
laire, ont disparu sans retour. Partout, chez les Ioniens comme
chez les Dorions, la fortune et l'autorité sont aux mains de ces
nobles que l'on appelait les Eitpat rides ou u fils de bons pères. »
Ce sont le> tombes de ces nobles que l'on a rotrouvi-es dans le Céra-
mique, avec le vase monumental qui les surmonte. Il n'en fallait
pas davantage pour les distinguer de celles du bas peuple; mais
ces sépultures aristocratiques ilevaient être toutes à peu près
pareilles. En donnant à l'une d'elles des dimensions inusitées et
un aspect exceptionnel, on aurait risqué de blesser le sentiment
public. Une certaine égalité, une certaine uniformité s imposaient.
Il y a aussi à tenir compte de l'apparition d'une théorie nou-
velle, au sujet de la vie posthum*-. Malgré les résistances que
rencontrait le rite de l'incinération, les crovances dont il était
issu ne purent manquer de s'insinuer dans les esprits; il en résulta
quelque incertitude. Le parent ou l'ami que l'on avait perdu, on
se le figurait successivement ou même tout ensemble domicilié
dans la tombe et mêlé, dans l'Hadès, à la troupe innombrable des
morts. Que l'une de ces hypothèses fût la négation de l'autre, on
n'en avait cure: cependant, du jour où, par momens tout au
moins, on se représenta le mort comme absent de la tombe et
habitant un autre séjour, il y eut quelque chose de changé. Sans
122 REVUE DES DEUX MONDES.
doute on n'agit pas comme si la tombe n'eût renfermé (fu'une
muette et insensil)le poussic're : on continua de la garnir du môme
mobilier et d'y payer le tribut des mêmes offrandes; mais on ne
voyait plus aussi nettement le défunt y poursuivant dans les ténè-
bres, pai' la vertu de la libation, l'existence qu'il avait jadis menée
sous le ciel. De là une sorte d'bésitation ([ue l'on ne s'avouait
pas, mais qui n'en dut pas moins avoir son inlluence sur l'archi-
tecture funéraire. Ne sentant plus le mort aussi près de soi, on
était tenté de ne plus s'astreindre à d'aussi pénibles (^llorts, pour
l'aire la tombe spacieuse et riche; surtout on se déshabituait d'y
jeter avec profusion ces métaux précieux auxquels il était facile
de trouver un meilleur emploi. Les caveaux de l'âge classique
n'ollriront pas les dimensions imposantes et le décor somptueux
que nous avons admirés dans les coupoles funéraires ; les bijoux
que nous en verrons sortir nous paraîti'out bien légers, en compa-
raison de ceux que nous avons soupesés à Mycènes.
Le travail et le mouvement de la pensée sont donc aussi pour
beaucoup dans cet amoindrissement de la tombe. Lorsque domi-
nait cet animisme primitif dont le culte des morts n'est qu'une
des formes, celles peut-être de toutes les divinités que l'on crai-
gnait le plus et dont il paraissait le plus urgent de se concilier la
faveur, c'était les mânes des chefs de la famille et de la tribu : or,
quel plus sensible hommage pouvait-on leur rendre que d'em-
ployer toutes les ressources de l'art à construire et à parer la
demeure au fond de laquelle ils régnaient encore, investis d'un
pouvoir indéfini et redoutable, soit pour récompenser, soit pour
châtier leurs descendans, suivant que ceux-ci les honoraient ou
se montraient négligens à leur égard? La tombe est donc alors
le principal objet des préoccupations de l homme, et c'est elle qui
fournit à l'artiste l'occasion de déployer le plus librement sa maî-
trise ; mais elle perdra de son importance lorsque l'esprit, devenu
plus capable d'abstraction, sera parvenu à concevoir des dieux
qu'il placera au-dessus du monde et en qui il personnifiera les
forces éternelles, les lois de la nature. C'est alors que la Grèce
créera, en l'honneur de ses dieux, un type d'édifice, le temple,
qui sera le suprême effort et le chef-d'œuvre du génie grec.
VI
Peut-être, si l'on a bien voulu nous suivre dans ces recher-
ches critiques, n'a-t-on pas pu se défendre de quelque surprise en
constatant avec quelle ténacité obstinée l'esprit des peuples an-
ciens, de ceux mêmes dont la civilisation fut la plus brillante, est
LA lU.Llt.H»N l'i: LA MORT
'2:\
resté, peiulanl ^es milliers dannées, passionnément attaché à la
premi«"MV li\jiotli^so que leurs aiu-olres aient formée pour expli-
quer le mystère de la mort. A ce qu'il nous semble aujourd'hui.
un cerveau d'enfant a seul pu s'imaginer que le mort habitait la
tombe et qu'il continuait à y éprouver les besoins qui, suivant
(jue l'homuie trouve ou non à les satisfaire, sont, pour lui. une
cause de jouissance ou de souffrance. Comment, se dit-on. une
telle illusion a-t-elle pu résister aux démentis quotidiens que
l'observation lui iutligeait et au premier éveil de la pensée? Ces
morts, auxquels, sans se lasser, on apportait le manger et le
boire, les a-t-on jamais retrouvés vivans d;ins la tombe, même
de cette vie imparfaite et prt-caire que l'on essayait de se figurer?
Comment, dès que l'on a commencé de réfléchir, n'a-l-on pas
comjiris que la vie ne pouvait se prolonger après la dissolution
des organes? Comment eiilin cette croyance, toute grossière, toute
déraisonnable, toute puérile qu'elle nous paraisse, tout immorale
aussi qu'elle fût. puisqu'elle ne mettait pas de différence entre le
sort linal de> bons et celui des lucchans, n'a-t-elle pas cT-dé le
terrain à l'hypothèse qui dirige les morts sur l'Hadès et (|ui les y
rassemble?
Cette seconde hyi»othèse a. sur sa devancière, deux grands
avantages : elle se place en dehors du monde sensible, et si, par
là même, elle se condamne à n'être jamais vérifiée, elle se nu't,
par là même, à l'abri des objections qui prétend laient se fonder
sur l'expérience ; d'autre part, elle donne pleine satisfaction à la
conscience, car elle lui permet de chercher dans une autre vie la
réparation des injustices dont le spectacle s'offre à elle dans ce
monde. C'est là, sans doute, ce qui a valu à cette théorie l'adhé-
sion des poètes et des philosophes, celle de tous les esprits cul-
tivés. Mais pourquoi, malgré ce triomphe apparent, n'a-t-elle
exercé sur les sentimeiis des hommes et sur leurs actions qu'une
superficielle et faible influence? pourquoi est-ce l'autre croyance,
la croyance primitive, qui, comme l'a si bien montré Fustel de
Coulanges, a été comme le principe moteur et régulateur de la
société antique, a marqué de son empreinte ses mœurs et ses in-
stitutions, les a faites si paradoxales en apparence et, à ce qu'il
semble, si contre nature, si différentes de celles des peuples mo-
dernes ?
Ce qui, tout d'abord, explique le succès que cette conception
a obtenu, c'est son extrême simplicité. Il nous semble, à nous
autres qui ne croyons qu'aux phénomènes dûment constatés et
qui sommes toujours occupés à en chercher la loi, que cette
croyance ait dû exiger de l'esprit un grand effort. C'est là com-
\2Ï REVUE DES DEUX MONDES.
mettre une grave erreur. L'imagination était alors puissante, et
il no lui en coûtait pas de se repr«''senter, avec une vivacité sin-
eulière, cette vie souterraine dont tous les traits lui étaient fournis
par la vie réelle et sublunaire. Ces traits, elle n'avait qu'à les
transposer et à les atténuer pour y trouver tous les élémens du
tableau. Projeter dans les ténèbres du tombeau cette sorte de
reflet et de décalque du présent, composer d'après celui-ci l'avenir
(|ui attendait clia(]uo mortel dès qu'il aurait fermé les yeux à la
lumière, assimiler les incidens qui rempliraient la longue nuit
de cette existence sans terme fixe à ceux dont est tissue la trame
de nos courtes journées, c'était pour l'intelligence une opération
•des plus aisées, qu'elle accomplissait spontanément; mais il ne
lui eût pas été possible, à l'âge qu'elle avait, de construire une
théorie aussi compliquée que celle qui détache du corps l'ombre
mobile vouée à l'Hadès, qui rompt tout lien entre la personne et
le tombeau.
Alors que celle dernière théorie, d'un caractère plus abstrait,
eut commencé de se répandre, alors même qu'elle parut, à n'en
juger que par la littérature, avoir obtenu le consentement général,
la croyance première ne s'était pas effacée ; elle semblait abrogée
et comme périmée; cependant, en fait, son autorité était à peine
atteinte. C'est que, dans l'espèce comme chez l'individu, rien ne
s'abolit entièrement, ""rien ne se perd. Tout en se succédant, les
tlivers modes du sentiment et de la pensée ne se remplacent
point. Le dernier venu s'ajoute et se superpose à celui qui l'a pré-
cédé. Comme la planète qui nous porte, l'âme de l'humanité est
faite de couches stratifiées. Celles de ces couches qui sont les plus
anciennes ont beau être recouvertes par plusieurs autres et, sur
de grands espaces, rester invisibles, elles existent partout, dans
l'épaisseur de la croûte terrestre, et les réaclions qui s'y produisent
se font sentir à la surface du sol. D'ailleurs, en maint endroit,
elles reparaissent, et, comme on dit, elles affleurent. L'œil avisé
ne les perd donc jamais de vue, là même où elles se dérobent et
où elles plongent le plus avant; il les suit, dans leurs incli-
naisons variées, aussi bas qu'elles descendent. Les croyances féti-
chistes dont nous venons d'étudier l'une des formes sont ce que
les géologues appellent les terrains primitifs. Il n'est pas de
champ sous lequel elles ne s'étendent: elles persistent ; elles sont
là, cachées dans les profondeurs de notre être moral, sous la
mince écorce des terrains récens, des croyances polythéistes et
monothéistes, des doctrines métaphysiques. Ce qu'elles représen-
tent, ce sont les vues de l'homme enfant, c'est sa manière de com-
prendre cl d'expliquer la nature : or, dans l'humanité, pondant
\.\ lŒi i(;!ON i>E LA >ioin . 12r»
que les chefs do nie, les grands esprits initiateurs et les groupes
placés sous leur influence immt'diate marchaient de l'avant et
passaient de la jeunesse à 1 âge adulte, les niultiludes restaient
dans l'enfance. A heauconp d'égards, elles y sont encore. L'esprit
scientilique ne les pénètre, ne leur impose ses méthodes, ou plutôt
sesjugemens et ses conclusions, qu'avec une prodigieuse lenteur.
Faut-il donc s'étonner que, pendant toute la durée de ce que l'on
appelle l'antiquité, la foule, sans repousser la conception supé-
rieure qui lui était présentée, en paraissant même l'accepter et en
la professant du hout des lèvres, soit demeurée constamment
tîdèle à des prati(|ues et à des rites qui ne s'expliquaient et ne
se justitiaient que par l'hypothèse du mort d(»inicilié dans la
tombe .'
L'étonnement serait d autant plus déplace que, malgré le>
apparences, cette croyance naïve n'est pas morte, que, sans même
le savoir, beaucoup de nos contemporains obtMssent encore à ses
suggestions secrètes. C'est elle «jui fait naître, chez les Slaves et
chez les Grecs, la crainte des vampires et qui leur conseille les
expédiens étranges dont ils usent pour sallranchii' des visites
de ces monstres imaginaires. Ailleurs, dans la mènie région, elle
se manifeste d une autre façon, mais non moins chiirement. Dans
les ^^llages albanais de l'Epire, j'ai vu les femmes, à la sortie
des offices du dimanche, ileposer sur les pierres tombales des
gâteaux faits de miel, de farine et de graines de pavot. Je leur
demandais pourquoi elles les mettaient là et à qui elles les desti-
naient : « C'est pour les morts, » me répondit-on, comme si c'eût
été la chose du monde la plus naturelle. Ce qui surprenait, c'était
ma question.
« Fort bien! dira-l-on; mais il s'agit là de populations arriérées
et ignorantes, qui, demeurées en dehors du mouvement de la
civilisation, appartiennent, en un certain sens, plutôt au monde
ancien qu au monde moderne. Trouveriez- vous rien de pareil en
Occident, là où tous les enfans vont à l'école primaire? >■ Pour
prouver que la différence est moindre qu'on ne le croirait à pre-
mière vue, pas n'est besoin de rechercher s'il subsiste encore dans
telle ou telle de nos provinces, au fond des campagnes, certains
usages singuliers qui ne s'expliquent que par cette illusion : il
suftit de passer quelques heures dans les cimetières de Paris.
Vous assistez à un enterrement. Le prêtre, en jetant une pelletée
de sable sur la bière, prend ainsi congé de celui qu'il vient
d accompagner jusqu'à sa dernière demeure : h Tu es poussière,
lui dit-il, et tu retournes à la poussière ; mais l'esprit retourne à
Dieu qui l'a donné. » Mettons que ces hautes paroles tombent,
121) REVUE DES DEUX MOiNDES.
comme il arrive souvent, dans des cœurs chrétiens. Ceux-ci y
ont trouvé quelque allégement à leur affliction. Cette âme qui
sest envolée vers son Créateur, ils se la représentent déjà en pos-
session des éternelles délices, juste récompense de ses vertus,
ou, s'ils conservent quelque doute sur son sort ultérieur, ils se
promettent de tant prier pour elle que son temps d'épreuves en
sera abrégé; ils feront dire des messes pour la retirer du purga-
toire. En théorie, ils n'admettent donc pas que, dans cette fosse
qui s'est refermée, il reste du mort, après quelques jours écoulés,
autre chose que, comme dit Bossuet, « ce je ne sais quoi qui n'a
plus de nom dans aucune langue. »
S'il en est ainsi, pourquoi voyons-nous ceux mêmes qui
cherchent le plus sincèrement leur réconfort dans ces religieuses
espérances revenir dès le lendemain, et, parfois, tous les jours
pendant des années, s'agenouiller sur une même pierre? pourquoi
la parent-ils de fleurs sans cesse renouvelées? pourquoi ces jouets
que Ion voit rangés sur le marbre de la petite chapelle, derrière
la grille qui la clôt? pourquoi, à certaines dates, tout un peuple
accourt-il dans les cimetières, les mains chargées de bouquets et
de couronnes? Que viennent faire là les chrétiens, puisque,
comme le dit Fange aux saintes femmes qui n'avaient pas prévu
la résurrection du Seigneur, « la tombe est vide » ? Et les autres,
pourquoi prennent-ils le môme chemin, ceux qui pensent que tout
finit pour l'homme avec la mort, que l'homme se survit seulement
dans ses œuvres, dans ses actions bonnes ou mauvaises? Diront-
ils que c'est parce qu'ils veulent s'isoler et se recueillir un instant,
afin de penser à ceux qui ne sont plus et d'évoquer leur image?
Mais, ces morts chéris, où les revoit-on mieux, où se sent-on
plus près d'eux que dans la maison qu'ils ont jadis remplie de
leur activité, de leur tendre et affectueuse bonté? où a-t-on plus
chance de ressaisir l'accent de leur voix et le sourire de leurs
yeux que parmi les objets familiers dont chacun nous rappelle
une de leurs paroles ou un de leurs gestes coutumiers?
Non certes, ce désir, si naturel qu'il soit, ne suffirait pas à
expliquer cette contradiction de la pratique et de la théorie, ces
louchantes inconséquences, ces visites répétées aux cimetières,
ces soins rendus à la tombe. Ce qui commande ces habitudes,
c'est une impulsion inavouée et irrésistible, un effet de l'atavisme.
Catholiques et protestans convaincus ou matérialistes qui se
vantent d'être affranchis des vieux préjugés, tous ces visiteurs,
tous ces ornateurs de la tombe, ne peuvent se défendre de penser
que les morts auxquels ils rendent ces hommages y sont sen-
sibles en quelque façon. A la veuve qui murmure des mots de
I. V RELIGION DE LA MORT. 1 127
plainte et »lc regret nu-dessus de la dalle sous laquelle est eouclië
l'époux (|u'elle a p( idu, vous ne persuaderez pas que ces mots
n'arrivent pas à leur ;. dresse, qu'il n'y a pas là quelqu'un qui les
écoute l't qui en jouit ; elle vous répondra qu'elle entend sortir de
terre une voix, bien basse et bien douce, qui répond à la sienne.
Irez-vous dire à la mère que l'enfant qui lui a été ravi ne saurait
plus s'amuser de la poupée qu'elle lui apporte le jour de sa fête?
Vous lui paraîtrez grossier et cruel ; au prochain anniversaire,
elle reviendra, les yeux baignés de larmes, avec le même cadeau.
C'est que « le cœur a ses raisons que l'esprit ne connaît pas. »
Ici, ces raisons, c est la répugnance instinctive que nous inspire
l'idée d'une brusque et complète cessation de la vie, c'est le rêve
ingénu de nos lointains ancêtres, c'est l'antique croyance à la
survie des morts dans 1»' tombeau, croyance qui s'est imprimée si
fortement dans la substance et comme dans la moelle même de
l'âme humaine, que des siècles d'expérience, de léflexion et de
culture scientifique n'ont pu encore l'arracher de ses replis et en
faire disparaître les dernières traces. Quand on est de sang-froid,
on l'analyse en curieux et en critique; on en parle comme de tel
ou tel usage singulier des peuplades préhistoriques ou des tril)us
qui demeurent encore dans l'état de barbarie ; on serait presque
tenté d'en sourire. Pourtant elle na pas pé'ri; elle se transmet
encore de génération en géjieration. Comme ces sources (|iii jail-
lissent tout d'un coup sous la pioche, dans le sol que défonce le
fer, elle reparaît, faible et vague consolatrice, dans les esprits
<]u une grande douleur ébranle jusqu en leur dernier fond, quelle
place, tout frissonnans, en face de l'éternel et insoluble problème.
Georges PEiiH(»r.
BOCCACE
I
LE PROLOGUE DU DEGAMERON
ET LA RENAISSANCE
I
Voulez- vous bien comprendre l'originalité de Boccace et de
son œuvre et juger la valeur du Décaméron, embrassez d'abord
d'un rapide coup d'œil la vie et l'œuvre de son grand ami, le poète
Pétrarque, dont le conteur consola la vieillesse et à qui il ne sur
vécut que d'une année. Pétrarque est l'initiateur de la Renaissance.
Au delà de Homo, de Gicéron, de Virgile, il put entrevoir et saluer
la maîtresse intellectuelle de Rome et de l'humanité, la Grèce
antique. Il étudie le grec sous deux ou trois maîtres, dépense la
moitié de sa fprtujie dans la recherche des manuscrits grecs,
forme toute une académie de jeunes lettrés, de patriciens, et
Boccace lui-même à l'apostolat de l'antiquité. Déjà vieux, valé-
tudinaire, il dort et mange à peine, travaille seize heures par jour,
écrit encore la nuit à tâtons sur son lit. Il ne parvient pas à
dé'chiffrer Homère, mais il en caresse amoureusement le manu-
scrit; il sent sa fm prochaine, lègue ses chers livres à la répu-
blique de Venise et redouble d'ardeur. « Je vais plus vite, je suis
c«mmie un voyageur fatigué. Jour et nuit, tour à tour, je lis et
j'écris, passant d'un travail à l'autre, me reposant de l'un par
DERNIER REFUGE. 7^)9
— Vous no vSulez donc pas vous battre! cria-t-il on se levant,
lîerthemy haussa les épaules.
— Eh bien, attendez!
11 fit un pas vers la véranda.
Bertheniy. debout aussi, voulut lui barrer le passage. Il
1 écarta, dun geste de son bras robuste, et, ouvrant la porte,
appela :
— (îeneviève, venez!
Toute pâle, dressée devant son fauteuil qui remuait encore,
elle comprit tout le sens de cet appel suprême. iMartial était à
deux pas d'elle, éperdu d'angoisse, avec des yeux de prière et de
désespoir. Mais, derrière l'amant, il y avait le mari, dont l'œil
despotique la dominait, comme un ordre du destin. Elle étendit
les bras, comme pour les repousser tous les deux, et cacha sa tête
dans ses mains.
Martial répéta, avec plus de force :
— Venez!... Partons!... Partons!...
Mais elle se laissa retomber, en gémissant :
— Je ne peux pas!... Non!... Non!...
Et, très bas, comme un souffle :
— Partez, vous!...
Frappé au cœur, Martial fit un pas vers Berthemy, les poings
fermés, les yeux sanglans. Puis, comme si l'abandon de Geneviève
l'eût soudain privé de toutes ses forces, il arrêta son geste de
menace, et s'enfuit.
— Cet homme est fou! murmura Berthemy en le suivant des
yeux.
Il songeait que, s'il s'était entièrement trompé sur Duguay, il
avait du moins plus justement jugé de Geneviève...
Edouard Rod.
{La dernière partie au prochain numéro.)
DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE
DES OPINIONS
Si le suffrage à plusieurs degrés et le vote plural n'étaient
encore que des combinaisons, la représentation proportionnelle
est plus et mieux : presque un système. Ce n'est plus une « com-
binaison », car elle n'a pas, comme les deux « combinaisons »
du suffrage à plusieurs degrés et du vote plural, un but prochain,
immédiat, égoïste; elle n'est ni un coup de partie ni une ma-
nœuvre de parti : elle vise à laisser le moins possible à l'habi-
leté de chefs sans scrupules, à laisser peu au hasard, à ne laisser
rien à l'arbitraire. C'est un « système », car elle s'inspire de mo-
tifs plus hauts et plus larges; elle cherche sincèrement la justice,
et ceux qui vont la prêchant par le monde sont, pour la plupart,
de fort honnêtes gens qui veulent de tout cœur servir l'intérêt
général.
Ou du moins, c'est « presque » un système, car elle est plus
(1) Voyez la Revue des 1" juillet, l.j août et 15 octobre.
DE l'oRCAMSATION DU SlFFRAclE UNIVERSEL. 7G1
mathématique (pie politique; et organique, elle ne l'est point du
tout. Le sutVrage à plusieurs degrés, le vote plural n'étaient que
de l'arithniétique élémentaire: voici, avec la représentation pro-
portionnelle, de l'arithmétique transcendante. On ne demandait
aux autres qu'une martingale sûre : de celle-ci on attend le vrai
absolu', démontré dans toute la rigueur des régies. — Et, sans
doute, ce ne sont plus des joueurs penchés sur un échiquier ;
mais ce sont des sa vans penchés sur des équations et qui, peut-
être, oublient trois choses : la première, c'est qu'on n'enferme pas
la vie en des parenthèses algébriques ; la deuxième : que l'État est
fait pour les individus, certainement, mais certainement aussi
pour lui-même, puisqu'ils passent et qu'il demeure, puisqu'ils ne
sont que particuliers et actuels, tandis qu'il est commun et per-
pétuel; la troisième, enfin : que la principale et nécessaire qualité
d'un régime, fût-il ce qu'il y a de plus représentatif et surtout s'il
l'est, ce n'est pas d'être mathématiquement exact, mais bien d'être
politiquement maniable et, tout en permettant à chaque citoyen
de se faire entendre, de permettre au gouvernement de gouverner.
I. — LA REPRÉSENTATION PROPORTIONNELLE DANS SON FONDEMENT
La représentation proportionnelle, — on doit lui rendre, tout
d'abord, cet hommage, — a pour objet la vérité et la justice. Elle
est issue, par réaction, de l'injustice et de la fausseté du système
de la majorité pure et simple. Eh quoi 1 la moitié des voix, plus
une, donne tout; et la moitié moins une n'est rien! C'est-à-dire,
au point de vue parlementaire, que la moitié des électeurs, plus
un, est représentée, et que la moitié, moins un, ne l'est pas. Et
encore, s'il n'y allait que d'une « représentation » de forme en
quelque sorte, honorifique et comme décorative! Mais il y va
de la législation tout entière, que font les représentans [de la
moitié des électeurs, plus un, et à laquelle les représentans de la
moitié, moins un, n'ont point de part ou n'ont point la part qu'ils
y devraient avoir. Or, comme, dans l'État moderne, la loi étant
maîtresse, qui fait la loi est le maître, il en résulte que la moitié
des électeurs plus un commande par ses représentans ; que l'autre
moitié n'a qu'à obéir; et que, faite sans la minorité, la loi est
bientôt faite contre elle : excessive, la puissance légale de la ma-
jorité est vite devenue oppressive.
Ainsi, la moitié des Français, plus un, vit seule de la vie
civique; le reste est comme s'il n'était pas, est, en fait, frappé de
mort civique : la moitié, plus un, est libre et, si l'on veut. « sou-
veraine » ; l'autre moitié est serve, attachée à l'urne, comme jadis
à la glèbe. La moitié du pays est en mainmorte, personnes et
762 REVUE DES DEUX MONDES.
biens, et la majorité traite comme une chose, comme sa chose, de
par le droit du plus fort et le titre seigneurial du nombre, la mi-
norité qui souvent, pourtant, est presque son égale en nombre.
Et notez qu'avec ce prétendu système de la majorité pure et
simple, c'est là le moindre mal, qu'il n'y ait que la moitié, plus
un, des électeurs représentés; que la législation soit l'œuvre
exclusive des représentans de la moitié, plus un; que la moitié,
plus un, des citoyens détienne tout le pouvoir et que seulement
la moitié, plus un, vive toute la vie de la nation. Le mal pourrait
être plus grand : et ce serait que la majorité, dans les corps élus,
ne fût qu'une majorité apparente, ne correspondit pas à la majo-
rité réelle du « corps » électoral. Ce serait que, d'erreur en erreur
et de déformation en déformation, on en vînt à ce que la majo-
rité du Parlement ne représentât en vérité qu'une minorité
d'électeurs.
Mais que dit-on : le plus grand mal serait qu'on en arrivât à
ce point? Il y a longtemps que nous y sommes. La Chambre de
1889, celle de 1885 et déjà celle de 1881 — pour ne pas retourner
plus haut ni descendre plus bas — ne représentaient sûrement
qu'une minorité ; et même une minorité assez faible, si l'on ajoute,
comme on le doit, aux électeurs battus dans le scrutin et par con-
séquent non représentés, les abstentionnistes de toute espèce,
volontaires ou involontaires, dont le nombre, toujours croissant,
est successivement monté au quart, au tiers, et jusqu'à la moitié
du nombre des inscrits. De telle façon qu'en y regardant bien,
cette majorité de bric-à-brac, qui s'étale à la Chambre, n'a pas de
majorité derrière elle ; c'est la façade en toile peinte d'une maison
de théâtre; c'est non pas l'image, mais le mirage d'un pays qui
n'existe pas. Il s'ensuit naturellement que la législation, quoique
élaborée suivant l'ordre par la majorité parlementaire, est, au
total, faite sans la majorité du pays et parfois contre elle; que,
bien que ce soit la majorité du Parlement, ce n'en est pas moins
la minorité du pays qui détient tout le pouvoir; et que, bien que
ce soit encore, dans le Parlement la majorité, c'est dans le pays
une minorité qui accapare, absorbe et brûle toute la vie de la
nation, puisque, on ne sait à cause de quel phénomène de gros-
sissement, on s'y laisse prendre et l'on ne s'aperçoit pas que cette
majorité d'élus ne représente qu'une minorité d'électeurs.
Et le résultat? En premier lieu, c'est que, sous un pareil ré-
gime, l'acte, le fait contredit sans cesse le principe. Et l'on ne
parle pas même du principe abstrait et inflexiblement logique
en vertu duquel la loi, dans les démocraties, devrait être l'œuvre
de tous ou rfey représentans de tous, mais du principe accommodé
aux choses et assoupli par la pratique, aux termes duquel la loi
DE l'0R(.AN1SAT10N DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 763
desTait être Tœ^hre de lu majoritc des citoyens, ou des représen-
tans de Irur majorilê. Cela, c'est le principe, et l'acte, le fait est
en contradiction de chaque heure avec lui, si bien que le régime
actuel n'est que trompe-l'œil et fiction. Le résultat, en second
lieu, c'est que, le fait ou l'acte étant en contradiction avec le prin-
cipe, le pays est en opposition avec le parlement, et les soi-disant
représontans avec ceux qu'on dit représentés; — d'où notre
extrême indill'érence en matière de politique, et ce grand vide
autour des Chambres.
Encore ne s'en tient-on peut-être à lindifTérence et ne se borne-
t-on à faire le vide autour des Chambres que parce (jue, chez nous,
Topposition entre le pays et le parlement n'a pas d'autre moyen
de s'exprimer; ou veut dire ; d'autre moyen légal, pacifique, non
révolutionnaire. Mais tout près de nous, en Suisse, où le môme
procédé électoral engendre les mêmes abus, le référendum et l'ini-
tiative populaire fournissent ce moyen que nous n'avons pas :
l'opposition entre le parlement et le pays s'y accuse donc et s'aflirme
de vote en vote, elle est criante et criée, à chaque plébiscite, par
les milliers de voix qui défont ce qu'avaient fait (|iielques voix
dans les Chambres. Et l'on peut ensuite admirer, pour peu que
l'on en garde l'envie, avec quelle fidélité ceci représente cela, en
attendant que cela démente et désavoue ceci!
C'est, en détinilive. sur ces griefs, dûment fondés et établis,
que s'appuient les amis de la représentation proportionnelle, et
elle en a dans tous les partis, le système barbare de la moitié plus
un frappant aveuglément, et tour à tour, tous les partis. Si tel
est ce système — et il faut reconnaître qu'il est tel, en effet —
il est faux et injuste, disent-ils, faux et injuste autant de fois
que la moitié des électeurs plus un a de représentans en trop et
que l'autre moitié a de représentans en moins. Privilégier, com-
bler de la sorte une moitié et sacrifier l'autre, est-ce de bonne
politique? Tout remettre à une moitié, rien à l'autre, est-ce de
bonne arithmétique? Est-ce une proportion exacte et loyale?
Et ils continuent : mais si cette proportion est mauvaise, et
si cette arithmétique n'est pas vraie, et si cette politique n'est pas
juste, il doit y avoir, cependant, une politique plus juste, qui sera
d'une arithmétique plus vraie, prouvée par une proportion plus
exacte, et donnant une répartition plus satisfaisante de la repré-
sentation et du pouvoir. On voit comment, partant de la fausseté
et de l'injustice du système de la moitié plus un, beaucoup de
ceux qui souffrent de cette répartition menteuse, ont été amenés à
chercher, dans les calculs ingénieux de la représentation propor-
tionnelle, la justice et la vérité; comme si de faire, aux élections,
de bonne arithmétique, ce serait de toute nécessité, sans méprise
7Gi REVUE DES DEUX MONDES.
possible, par une loi aussi fatale que les lois mathématiques elles-
mêmes, faire de bonne politique.
II. — LA REPRl'CSENTATION PROPORTIONNELLE DANS SON FONCTIONNEMENT
La représentation proportionnelle repose, au fond, sur ce
principe : pour faire de bonne politique, faire d'abord de bonne
arithmétique; avec son corollaire naturel : meilleure sera l'arith-
métique, meilleure aussi la politique. La politique est mauvaise
aujourd'hui, parce que l'arithmétique du suffrage est mauvaise ;
parce que de très grosses minorités et parfois la majorité même
du pays ne sont point représentées au parlement ou ne le sont que
d'une manière tout à fait défectueuse. La politique sera bonne
quand l'arithmétique sera bonne, quand tout groupe d'électeurs
de quelque importance numérique sera représenté, et le sera en
raison directe de cette importance. Déterminer arithmétiquement
le rapport de la force numérique à la puissance politique, res-
taurer la proportion entre représentans et représentés : voilà la
fin et de là le nom de la représentation proportionnelle.
On dit que tout groupe d'électeurs « de quelque importance
numérique » a le droit d'être représenté, et de l'être en raison do
cette importance. La première chose à faire est, par suite, de dé-
finir ce que l'on entend par ces mots : tout groupe de quelque
importance, et l'importance des groupes, on ne peut pas la fixer
arbitrairement ou empiriquement, puisque la représentation pro-
portionnelle se propose, entre autres corrections et améliorations,
d'éliminer de l'élection l'empirisme et ^arbitraire. Et comme
c'est la première chose à faire, comme il faut la l'aire mathémati-
quement, elle met tout de suite dans le cas de procéder à une pre-
mière opération, laquelle donnera la mesure, le mètre électoral,
l'unité de représentation. Mais si c'est sûrement la première opé-
ration à faire que de trouver le mètre électoral et si les premiers
partisans de la représentation proportionnelle l'ont bien compris
dès le début, il y a plusieurs moyens d'y procéder, et — de ce qu'il
y a divers movens — un premier motif pour qu'il y ait divers sys-
tèmes de représentation proportionnelle.
l'* Vote limité et vote cumulatif.
Nous ne voulons plus parler que pour mémoire du vote limite
et du vote cumulatif, qui ne se rattachent à la représentation
proportionnelle qu'en filiation illégitime. Le vote limité consiste,
on se le rappelle, en ce que, dans une circonscription où il y a,
par exemple, quatre députés à élire, chaque électeur ne puisse
1>E l'organisation du suffrage IMVERSEL. 7G5
voter que pour t^>is. ce qui doit avoir pour effet d'attribuer le
quatrième siège à la minorité. Le xoio cumulatif poursuit le même
but, mais par le procédé contraire. 11 consiste eu ce que, dans
une circonscription qui élit 'quatre députés, chaque électeur
puisse porter sur son bulletin le nom d'un seul candidat autant de
fois qu'il y a de sièges à pourvoir, soit quatre fois, ce qui peut
encore avoir pour effet de réserver à la minorité le quatrième
siège. Mais cet effet n'est nullement certain: et. par le vote cumu-
latif, la minorité n'est nullement certaine d'obtenir toute sa part,
ni même, par le vote limité, si la majorité manœuvre habilement,
d'obtenir une part de la représentation.
Le vote limité, comme le vote cumulatif, est. du reste, tout
empirique et arbitraire; en cela, ni en rien, il n'est scientifique
ou mathématique : il peut dans des circonstances favorables, si la
majorité s'endort, si la minorité est bien disciplinée, laisser ime
part à cette dernière, mais une part (jue le hasard taille à son
gré. tantôt trop grande, tantôt trop petite, jamais ou trè^ rare-
ment proportionnelle. Ni vote cumulalif ni vote limité ne sont, à
vrai dire, des systèmes de représentation proportionnelle et, s'ils
peuvent être, ils ne sont pas toujours et infailliblement des pro-
cédés de représentation de la minorili'; or il ne suflît pas, pour
la vérité et pour la justice, que la minorité soit représentée, il
faut qu'elle le soit proportionnellement, « de façon qu'une majorité
d'électeurs ait une majorité de représentans, qu'une minorité
d'électeurs ait une minorité de représentans et que, homme pour
homme, la minorité soit représentée aussi complètement que la
majorité. »
Une qualité incontestable qui, malgré leurs imperfections et
à cause peut-être de ces imperfections mêmes, reste cependant
au vote limité et au vote cumulatif, c'est d'être relativement
faciles à expliquer et à appliquer. A mesure que se développeront
des systèmes plus perfectionnés de représentation proportion-
nelle, plus clairement il apparaîtra que tous ces systèmes auront
beau être presque parfaits, mathématiquement et comme abstrac-
tions, force et vertu positives leur manqueront pourtant, s'il leur
manque l'indispensable qualité d'être d'une explication et d'une
application faciles.
Des différens systèmes où le rapport de la puissance politique
à la force numérique des partis est déterminé arithmétiquement
et qui tendent, non seulement à procurer une représentation de
la minorité variable et aléatoire, mais à assurer, dans toutes les
conjonctures et toutes les hypothèses, une représentation vrai-
ment proportionnelle ; de ces différens systèmes, sinon le plus
facile, le moins difficile est celui dont fit l'essai pratique, il y a
766 REVUE DES DEUX MONDES.
juste quarante ans, le ministre danois Andrœ, et qu'exposa tliéo-
riquement, peu de temps après, avec la vive approbation de John
Stuart Mill, le publiciste anglais Thomas Hare.
2<* Quotient et liste de préférence.
Réduit à sa plus simple expression, il se compose de deux
élémens essentiels : le quotient et la liste de préférence; aussi
l'appelle-t-on encore, suivant le point de vue d'où on l'examine,
tantôt sijstcme du quotient et tantôt système de la liste de préfé-
rence. Système du quotient, car il fixe la valeur du mètre élec-
toral, l'unité de représentation, au moyen d'une division : on
divise le nombre des électeurs inscrits, ou, mieux, le nombre des
votans, par le nombre des sièges à pourvoir; le quotient donne
le chiffre d'élection, ou chiffre requis pour être élu. Soit une
circonscription où l'on compte 20 000 votans et qui nomme dix
députés : on divise 20 000 par dix, et le quotient, 2 000, est le
chiffre d'élection ; sera proclamé député de la circonscription
quiconque aura réuni 2 000 voix. Ce chiffre de 2 000 est, ici, le
mètre électoral, l'unité de représentation, la preuve indéniable
de l'importance du groupe de citoyens qui veulent avoir tel citoyen
pour leur représentant. Il marque nettement le rapport de la
puissance politique à la force numérique, rapport qui est, ici, de
de \ à 2000 : un député pour 2 000 électeurs. Et, si l'on ne craint
pas de citer une fois de plus la phrase tant de fois citée de Mira-
beau, que « les assemblées sont pour la nation ce qu'est une carte
réduite pour son étendue physique », c'est, ici, une carte à
l'échelle de un deux-millième.
Veut-on voir combien ce système s'écarte de la majorité pure
et simple? Prenez la même circonscription, avec les 20000 votans
élisant leurs dix députés au scrutin de liste ordinaire. Un seul
électeur, en plus de la moitié, pourra enlever les dix sièges, un
seul en moins les fera perdre; 10 001 électeurs auront, alors, dix
représentans, et 9 999 n'en auront aucun. Ou bien encore, prenez,
au scrutin uninominal, la même circonscription, subdivisée en
10 collèges. Dans chacun d'eux, 1000 électeurs, plus un, auront
le député, 999 n'en auront pas, et il peut se faire que, dans tous
les collèges, ces 999 électeurs annulés partagent les mêmes idées,
et que, pour la circonscription en son ensemble, une minorité qui,
dans le pays, est, à quelques voix près, égale à la majorité, soit
totalement éliminée de la représentation nationale ; l'accident
seul en décidera, agent aveugle et sourd de justice ou d'injustice.
La représentation proportionnelle, tout au rebours, demande
au chiffre même de se faire un agent de justice, et de justice
DE l'organisation Dl SIFFRAGE UNIVERSEL. 767
consciente. Et le Système irait tout droit si les 20000 iMecteurs
consentaient titujours à se former en dix i^roupes de ;2 000. Mais
il arrivera que l'un ou plusieurs des candidats réuniront plus
de 2000 voix, plus que le quotient, et que d'autres en auront
sensiblement moins de 2 000, moins que le chifTre d'élection.
Supposons que, sur les dix sièges, six ou sept soient tout de suite
et de plein droit attribués respectivement par 3000. 2800,2700,
2 500, 2 300. 2 200. 2 100 voix. Trois sièges demeurent en suspens,
les candidats ayant respectivement 1 000, 800 et 600 voix. Les
sept premiers élus dépassent de 1 000. de 800, de 700, de HOO,
de 300. de 200 et de 100 voix le quotient électoral; ce sont, en
tout, 3 600 voix perdues, si ce ne sont pas 3 600 électeurs non
représentés. Que ces 3 600 voix peidues ou en surcroît s'ajoutent
aux 2400 voix trop faibles et ineliieaces des trois candidats mal-
heureux, quelles se répartissent sur eux, qu'ils se les repassent
ou qu'on b's leur repasse de l'un à l'autre: et, à en croire du
moins Thomas llareet Andr;»', les dix sièges seront pour\-us, et le
quotient sera respecté, et tous les votans seront représentés, et
tous le seront proportionnellement, et ce sera de bonne arithmé-
tique; en iin de compte, de bonne politique.
C'est ainsi, et pour cette raison, que ce qu'on appelle le
système du quotient entraîne ce que Ton appelle la liste de
préférence. Dans cette circonscription, où il y a à élire dix
députés, chaque électeur ne peut voter que pour un candidat,
mais, afin que son bulletin conserve toute son efficacité, il faut
que sa voix puisse éventuellement se reporter d'un candidat qui
n'en a plus besoin sur un candidat qui, faute d'elle, est menacé
de rester en détresse, ou généralement d'un candidat préféré sur
un candidat agréé. C'est le vote de préférence pour tel candidat,
avec vote subsidiaire pour tel autre.
De tous les candidats, c'est B que je préfère, je l'inscris donc
en tète de ma liste, mais C ne me déplairait pas et je me rallierais
au besoin à D ; je les inscris donc deuxième et troisième. Si ma
voix arrive à « mon homme », à B. après qu'il a déjà atteint le
quotient de 2000, et si, conséquemment, elle ne peut lui servir,
elle sera comptée à C; si G lui-même a déjà atteint le quotient,
D en profitera; si elle tombe à terre, elle rebondira et ne sera
jamais perdue. Il est possible que, par ce procédé, ma voix ne
soit pas comptée à qui j'aurais le mieux aimé qu'elle allât, mais
je n'en suis pas moins sûr d'être représenté selon mon goût et
même selon ma préférence, puisque c'est seulement dans le cas
où le candidat que je préfère serait déjà élu que mon vote se
rabattrait sur mon deuxième candidat, et seulement dans le cas
où le deuxième aussi serait élu, de celui-ci sur le troisième.
768 lŒVUE DES DEUX MONDES.
Mais le scrutin vient d'être clos : le dépouillement va com-
mencer. On extrait de l'urne les bulletins et on les classe par
paquets : dans un premier paquet, ceux qui ne portent qu'un
nom; dans un deuxième paquet, ceux qui portent deux noms;
dans un troisième, les bulletins à trois noms ; ainsi de suite.
C'est l'ordre logique, et l'ordre des préférences est sauvegardé.
Nous faut-il insister encore? et ne sait-on pas assez maintenant
en quoi consiste, sur quoi repose, ce qu'est et ce que vaut le sys-
tème d'Andrae et de Thomas Hare?
Il porte, il est assis sur ces deux points : le quotient, le
chiffre (Ivlection : pour être élu, le candidat doit avoir un chiffre
de suffrages égal au quotient de la division du nombre des votans
par le nombre des sièges à pourvoir; et la liste de 'préférence :
tout électeur peut inscrire sur son bulletin dix noms quand il y
a dix sièges à pourvoir : une voix ne compte qu'à un candidat,
mais elle compte toujours à un candidat, toujours au goût de
l'électeur, en ce sens que, le quotient une fois atteint par le pre-
mier de la liste, les voix de supplément profitent au second et
l'aident à se faire élire à son tour ; de même, du deuxième au
troisième et jusqu'au dernier de la liste.
Ce n'est pas le scrutin de liste, puisque chaque électeur ne
vote valablement que pour un seul candidat, mais c'est un scrutin
uninominal dans un scrutin de liste, puisqu'il y a dix sièges à
attribuer et que chaque électeur peut inscrire, selon l'ordre où il
désire aider à l'élection de l'un d'eux, les noms de dix candidats.
Ce système admet et réclame soit la division du pays en circon-
scriptions dont chacune nomme plusieurs^députés (et plutôt en un
petit nombre de circonscriptions très vastes dont chacune doit
élire un certain nombre de députés) soit la réunion du pays tout
entier en une circonscription unique, dans le louable dessein de
favoriser l'entrée au parlement d'hommes d'une réputation natio-
nale qui n'auraient nulle part d'attaches plus étroites et que ce
manque de racines en un coin de terre et de liens autour d'un
clocher empêcheraient de réussir dans telle ou telle circonscrip-
tion locale.
Que le transfert ou le report des voix d'un candidat sur l'autre
ait lieu, d'ailleurs, au gré de l'électeur, comme le voulaient
Andrœ et Hare, ou bien au gré du candidat, s'il avait déclaré
d'avance qui il entend faire bénéficier des suffrages qu"il aurait en
trop ; quel que soit celui de ces procédés de transfert des voix
que l'on choisisse, le vote, dans le système du quotient et de la
liste de préférence, est individuel et personnel : il est un classe-
ment, un rangement de personnes. On ne soutiendrait pas, évi-
demment, que les partis n'y sont pour rien ni que l'élection n'a
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 769
aucune couloir politique; mais c'est la personne qui passe
devant; le parti ne passe qu'avec la personne, et c'est du goût ou
de l'estime pour les personnes que dépend surtout la représenta-
tion des partis.
Dans ce système, sur le bulletin, le parti n'est pas exprimé,
il est sous-entendu; si la représentation est proportionnelle, elle
l'est par rapport aux sympathies pour les personnes, plut»M que
par rapport aux partis en tant que tels. Et c'est atin de parvenir à
une représentation vraiment proportionnelle des partis, sans
toutefois supprimer ce qu'il doit y avoir de « personnel » dans
l'élection, que l'on a imaginé un autre système, plus difficile, on
ne le dissimule guère, à appliquer ou môme à expliquer, et dont
le nom seul a l'on ne sait quoi qui n'attire pas : le système de la
concurrence des listes avec double vote simultané.
3° Concurrence des listes et double vote simultané.
D'abord, la concurrence des listes. Le principe en est celui-ci:
chaque parti peut ])r<''senter une liste de candidats; chaque liste
a autant d'élus quelle atteint de fois le quotient. Les listes doi-
vent être déposées dans un délai donné avant le jour de l'élection.
Elles portent, chacune, un nombre de candidats égal ou inférieur
au nombre de sièges en jeu. Le scrutin clos, on commence par
procéder ainsi que dans le système de Thomas Haro : on cherche
le quotient, le mètre électoral, en divisant le chiffre total des
votans parle chiffre des sièges. Soient 100000 votans et dix sièges:
le quotient de 100000 divisé par dix est de 10000. Cela fait, il
faut déterminer combien de sièges reviennent à chaque liste. On
divise alors le nombre total de voix que chacune d'elles a obte-
nues par le quotient ou chiffre d'élection. Deuxième opération.
Soient quatre listes ayant l'une 40000. l'autre 30000, l'autre
20000, l'autre 10 000. Elles devront avoir l'une quatre sièges,
l'autre trois, l'autre deux et la dernière un siège.
Ensuite, le double vote simultané. La proportion est, de la
sorte, réglée entre les listes, dont chacune a sa part. Il s'agit
maintenant de décider à quels candidats de chaque liste seront
nominativement attribués les sièges qui reviennent au parti. Dans
le système d'Andrae et de Hare, l'ordre des noms sur la liste fai-
sait tout : était élu quiconque atteignait le quotient, le premier élu
étant le candidat qui figurait seul ou le premier sur le plus grand
nombre de bulletins. Dans le système de la concurrence, pour la
répartition des sièges entre les candidats de chaque liste, l'ordre
d'inscription ne fait rien : sont élus ceux qui, sur chaque liste,
ont recueilli le plus grand nombre de suffrages : les quatre can-
TOME cxxxii. — 1893. 49
770 REVUE DES DEUX MONDES.
didats qui ont obtenu le plus de voix, si le parti a droit à quatre
sièges; celui qui a obtenu le plus de voix si le parti n'a droit
qu'à un siège seulement.
Dans ce système, donc, l'électeur, en votant, vote, à la fois et
d'un coup, pour une liste à qui sa voix sera comptée quand on
répartira les sièges entre les listes, et pour un, deux ou plusieurs
candidats, à qui sa voix sera comptée quand on répartira les
sièges entre les candidats portés sur chaque liste. 11 exprime en
même temps et ses préférences de parti, puisqu'il donne sa voix à
telle liste, et ses préférences personnelles, puisqu'il donne sa voix
à tels et tels candidats de la liste, sans être forcé de la donner à
tous; puisqu'il peut même, comme disent les Belges et les Gene-
vois, panacher, ou voter pour un ou plusieurs candidats qui ne
sont pas de sa liste, ou qui ne sont d'aucune liste, sans craindre
de nuire à son parti dans la répartition des sièges, le vote de parti
étant, quoique simultané, distinct, en ce procédé, du vote per-
sonnel. C'est, à la fois et d'un coup, le vote de parti et le vote
personnel : c'est « le double vote simultané » dans « la concur-
rence des listes ».
4° Diviseur commun. Chiffre répartiteur.
Mais il est possible et il est fréquent que la somme des voix
obtenues ne soit pas exactement divisible par le quotient ou chiffre
d'élection, qu'il y ait un excédent et qu'un ou plusieurs sièges
demeurent non pourvus. A qui et comment les donner? Au béné-
fice de l'âge? au sort? au parti le plus favorisé? au parti le moins
favorisé? à la liste qui a le plus fort total? à celle qui a le plus
fort reste? Ce sont là des expédiens qui s'éloignent fort de la
justice et de la vérité rêvées; qui font, au dernier pas, retomber
dans le relatif, dans le contingent, dans l'empirisme, dans l'arbi-
traire que l'on fuyait, et dont certains ne constituent guère moins
qu'une contradiction avec le principe môme de la représentation
proportionnelle. Il doit donc y avoir une vérité plus vraie, une jus-
tice plus juste, un procédé plus mathématique que le procédé du
quotient, qui permette ou de faire disparaître l'excédent ou de
l'abaisser au minimum. Oui, a répondu M. d'Hondt, un professeur de
l'université de Gand, il existe, en effet, ce procédé plus mathéma-
tique : au lieu du simple quotient, cherchons le commun diviseur.
Et il a cherché le commun diviseur. Soit, disait-il, une élec-
tion pour trois députés avec trois listes qui recueillent l'une 1550
l'autre 750, la troisième 700 voix (en tout 3 000). Si l'on s'en tient
au système du quotient, la première liste n'aura qu'un député,
parce que le quotient 1000 n'est contenu qu'une fois dans 1550,
DE l'organisation DU SUFFRAGE UMVKRSEL. 771
et chacune de^deux autres en aura un. parce que ~."^)0 et 700, bien
qu'inférieurs au quotient 1 000, sont supérieurs à 550, fraction qui
reste à la première liste. Vainement elle aura réuni un nombre de
voix plus que double; il ne lui servira de rien ; en fait, son repré-
sentant sera élu. avec 1 550 voix, mais les députés de la deuxième
et de la troisième liste le seront, eux aussi, l'un par 750, l'autre
par 700 voix. 1000 n'est donc plus que le quotient théorique :
le quotient réel et etl'ectif est seulement de 750 pour le deuxième
siège et de 700 pour le troisième.
Eh bien, au lieu de ces mesures diverses, de ce chilTre d'élec-
tion trop élastique, de ce mètre électoral qui s'allonge et se rac-
courcit, ce qu'il faut trouver, c'est une commune mesure, un
chiiîre répartiteur invariable, un mètre électoral fixe comme le
mètre de longueur, et qui soit le même pour toutes les listes et tous
les sièges, pour tous les candidats et tous les partis. Encore plus,
toujours plus de vérit»' et de justice! encore et .toujours plus
d'arithmétique! Ce mètre électoral d'un inaltérable métal, cette
mesure unique et égale pour tous, on les déterminera en divi-
sant le nomljre de voix qu'ont respectivement obtenu les diffé-
rentes listes par 1 , 2,3, 4 et ainsi de suite; en comparant les quo-
tiens donnés et en les rangeant selon Tordre de leur importance.
Le quotient qui occupe le rang correspondant au nombre des
sièges est le chiffre divispur ou répartiteur.
Reprenons nos trois listes de 1550, 750 et 700 voix. Les quo-
tiens seront :
en divisant par 1 =: 1 550, 750, 700;
en divisant par 2 = 775, 375, 350.
Il y a trois sièges à pourvoir : les quotiens rangés selon l'ordre
de leur importance, 1 550, 775, 750. c'est le troisième ou 750, qui
sera le chifïre répartiteur ; 750 est contenu deux fois dans 1 550: la
première liste aura donc deux représentans ; une fois dans 750 :
le deuxième parti aura le troisième siège ; quant à la troisième liste,
qui n'atteint pas le chiffre répartiteur, elle sera exclue de la répar-
tition. De même pour cinq sièges, sept sièges, dix sièges, etc.
Trouver le diviseur commun et s'en servir comme de chiffre
répartiteur, tel est le fond du système de M. d'Hondt, le plus
parfait ou le plus voisin de la perfection mathématique de tous
les systèmes connus de représentation proportionnelle, — et l'on
sait si nous en manquons! et si, depuis un demi-siècle qu'il en
fut question pour la première fois, la naturelle curiosité de l'esprit
humain s'y est donné libre carrière, toute fantaisie débridée, en
prenant à son aise, avec ce grand problème de la politique, ni plus
ni moins qu'avec de petits jeux de société !
Tous ces systèmes de représentation proportionnelle, nous les
772 REVUE DES DEUX MONDES.
avons ramenés à trois : 1'' système d'Andrœ et de Thomas Harc,
quotient et liste de préférence; 2° système de la concurrence
des listes et double vote simultané ; 3° enfin, système de M. d'Hondt,
diviseur commun. Mais, à vrai dire, ce ne sont pas des systèmes,
ce sont des catégories ou des types de systèmes. Chacun d'eux a
ses variantes, comme une planète, ses satellites. Et nous n'avons
même pas mentionné Condorcet et « la simple pluralité » avec
ou sans minimum, ni Borda et le système <]u vote gradué ou des
suffrages décroissans, ni l'amendement que voulaient y apporter
les Francfortois Burnitz et Warentropp, ni la liste unique avec
quotient unique d'Emile de Girardin, ni la liste unique avec quo-
tient unique et report des voix de M. Campagnole, ni M. S. de la
Chapelle et le système de la liste fractionnaire, ni M. Pernolet
et le quotient d'élimination, ni tant d'autres, et encore tant d'autres!
La représentation proportionnelle a ce malheur qu'on ne peut
traiter d'elle et être clair sans renoncer à être complet, ni traiter
d'elle et être complet sans cesser d'être clair. Ah non! ce ne sont
pas les systèmes qui manquent! loin de lik ; il y en a trop, pour
qu'il y en ait un bon ! Et l'on dirait que leurs auteurs ont pris
plaisir à se réfuter mutuellement!
Tel proportionnaliste convaincu, membre actif d'une société de
propagande, rejette la liste unique, repousse la liste fractionnaire,
écarte la liste de préférence, n'est qu'à demi satisfait du quotient
avec transfert des voix, préférerait le chifTre répartiteur, mais en
y adjoignant un quotient d'élimination, en les mêlant ensemble
et en amendant la mixture. Le plus parfait de ces systèmes, on
ne craint pas de le répéter, ou le plus voisin de la perfection
mathématique, celui de M. d'Hondt, celui-là même ne trouve pas
grâce, non pas devant les adversaires, mais devant les amis zélés
de la représentation proportionnelle. Il est en butte aux attaques
ou aux critiques : et de ceux qui le proclament « savant », mais
démontrent qu'il n'est point, pour cela, infaillible; et de ceux qui,
lui reprochant d'exiger tant de divisions successives, tant de quo-
tiens alignés par. rang de taille, le jugent plus savant qu'il ne con-
viendrait: — « Pourquoi courir après le diviseur commun lorsqu'il
suffit d'une règle de trois ? » — et de ceux, enfin, qui ne le jugent
pas assez savant et travaillent à le rendre plus arithmétique, plus
géométrique et plus algébrique encore ! Mais, savant, trop savant,
ou pas assez savant, quotient ou chifi're répartiteur, commun
diviseur ou règle de trois, ce sont bien des affaires pour le suf-
frage universel!
Et c'est très vraisemblablement parce que ce sont trop
d'affaires pour lui, que la représentation proportionnelle n'a pas,
malgré tout ce qu'on voudra prétendre, poussé, après cinquante
DK l/OR(.ANlS\TlON Dl SLFFRA(.E IMYERSEL. 773
ans de prodicatièn et de discussion, de plus profondes racines
dans le champ, si souvent retourné, de la législation électorale.
On nous cite victorieusement les school-boards d'Angleterre,,
le Danemark, le Portugal, l'I^lspagne, quelques cantons suisses,
certains Étals de l'Union américaine, Buenos-Ayres et le Brésil-
Mais l'élection aux school-boards est-elle donc une élection poli-
tique? En Danemark, la représentation proj)()rlionnelle s'applique
bien aux élections politiques, mais, sans donner d autres raisons,
tirées de la nature et de la position réciproque des partis, le sys-
tème d'Andra' n'y est en vigueur que pour la nomination des
membres de la Chambre haute par des électeurs du second degré
dont la moitié est elle-même élue par des électeurs censitaires.
Kn Portugal, l'expérience du vote limité s'est bornée, pour la-
seconde Chambre, à 21 collèges électoraux sur 100; en Espagne,
y compris Cuba et Puerto-Rico, 369 collèges élisent 445 députés,
c'est-à-dire que le vote limité ne fonctionne que dans un petit
nombre de circonscriptions. Les cantons suisses sont placés dans
des conditions toutes spéciales et ne sauraient prêter argument
pour des pavs qui ne sont pas la Suisse, puisque les élections poli-
tiques elles-mêmes y ont toujours quehjue chose de local et
presque de communal.
Dans les Etats ou territoires de l'Union américaine, Pensyl-
vanie. New-York. Illinois. Californie. Virginie occidentale. L'tah.
Missouri, quoique l'on ait admis, pour les élections politiques, ici
le vote limité et là le vote cumulatif, on les a pratiqués surtout
ou pour des élections municipales ou pour la formation de bu-
reaux électoraux, ou pour l'élection des juges, ou pour celle des
conseils d'assistance publique, ou pour celle des conseils des so-
ciétés par actions. — Buenos-Ayres I ajoute-t-on, et le Brésil!
Mais le Brésil réaliserait-il l'idéal de la paix et de la stabilité dans
le régime représentatif? et doit-on oflrir Buenos-Ayres en mo-
dèle à toutes les républiques parlementaires?
Puis, que cite-t-on encore? L'île de Malte! le cap de Bonne-
Espérance ! la Nouvelle-Galles du Sud ! Mais on ne cite pas un
exemple topique et décisif d'un grand Etat européen. En revanche,
on citerait l'exemple topique en sens contraire de deux grands
Etats, au moins, qui ayant faitl'essai, aux élections politiques, du
vote limité, bâtard de la représentation proportionnelle, l'ont
abandonné assez vite, ou ne l'ont gardé, l'un, l'Angleterre, que
pour l'élection administrative des conseils d'école, l'autre, l'Italie,
que pour les élections municipales.
D'où vient cette froideur envers la représentation proportion-
nelle? Si c'est la vérité et la justice, d'où vient que les hommes
et les peuples, dont on a dit qu'ils ont soif de justice, d'où vient
774 REVUE DES DEUX MONDES.
qu'ils ne courent pas, qu'ils ne se ruent pas de leur puissant élan
vers elle? C'est, sans nul doute, qu'on ne lui a pas su donner une
expression frappante, saisissante ou tout bonnement intelligible
pour les masses que l'Etat moderne met en action et qui, à leur
tour, l'actionnent.
Que voulez-vous que dise à la moyenne des électeurs le sys-
tème de « la concurrence des listes avec double vote simultané »?
Et le diviseur commun, à des gens qui ne comptent que péni-
blement sur leurs doigts et parmi lesquels il en est et il en sera
longtemps encore beaucoup qui ne savent ni lire ni écrire ? C'est
pour eux comme un grand cliquetis de mots inconnus dans une
épaisse nuit : ils n'y voient et n'y entendent goutte ! Ce sont pour
eux termes de sorcellerie et lettres aussi hermétiques que les cinq
syllabes à' abracadabra ! — Mais, réplique- t-on, il n'est pas né-
cessaire que les électeurs comprennent : aux électeurs on ne
demandera rien de plus ou peu de chose de plus qu'à présent; et
des scrutateurs seuls on attend davantage, peu de chose aussi :
une règle de trois ou quelques pauvres divisions! Mais où prend-
on les scrutateurs, si ce n'est entre les électeurs? et songe-t-onà
recruter un corps de scrutateurs professionnels?
On rédigera, comme on l'a déjà fait, un catéchisme « de la
vraie représentation » en soixante et une questions et réponses.
Mais ceux qui l'auront rédigé seront les seuls à l'avoir lu et, en
tout cas, à l'avoir appris. Est-ce donc un adversaire, ou n'est-ce
pas encore un ami et même un apôtre de la représentation pro-
portionnelle qui s'écriait ironiquement : « Je voudrais voir l'effet
sur nos paysans de la formule de M.d'Hondt! » Et il avait raison;
mais il ferait beau voir l'effet de sa formule, à lui, et de toutes
les autres, on ne dit pas sur des paysans, mais sur des électeurs
plus instruits que les paysans, et justement sur cette classe
d'électeurs où d'habitude sont pris les scrutateurs, à la campagne
du reste, ou dans les villes!
Trop de systèmes et pas un bon ; trop de formules et pas une
brève, nette, incisive et impérative ; des théorèmes, des démons-
trations, des divisions de divisions, et comme de l'extrait con-
centré, de la quintessence d'arithmétique. Justice et vérité se
perdent sous cette enveloppe de mystère. Mais supposez un coup
de lumière; supposez éclairci ce qui ne l'est pas, découvert le
système qu'on cherche et trouvée la formule que l'on réclame;
supposez que ce qui nous semble, pour l'instant, impossible soit
devenu possible et même facile; que la représentation propor-
tionnelle s'explique et s'applique aisément — toutes les objections
qui se dressent contre elle n'en seront pas ruinées; il n'y aura de
détruite que la première, celle qui se fonde sur la diversité des
DK L ORiiANlSATlON DU SI FFRAGE UMVEKSEL. iiO
svstt'iin's et lohicurité des formules; — et oest. à notre avis, la
moins forte de toutes.
in. — LA REPRESENTATION PROPORTIONNELLE DANS SES EFFETS
Suppose/ donc que la représentation proportionnelle est
établie et qu'elle fonctionne à souhait. L«^'s électeurs émettent en
pleine conscience de leurs droits un double vote simultané; les
scrutateurs se font un jeu de déterminer le diviseur commun.
Ou bien, pour ne pas hasarder une hypoth5se aussi hardie et ne
pas croire tntp h-gérement à un progrès qui tiendrait du miracle,
contentons-nous d'admettre que les citoyens les plus teintés de
mathémati(|u<'s se dévouent à ces calculs électoraux ; que les
autres adoptent par routine le double vote simultané, comme ils
avaient, par routine, adopté le vote pur et simple; et qu'ainsi,
tous faisant à peu près ce qu'il faut, la représentation proportion-
nelle marche du mieux que puissent aller les institutions poli-
tiques : à peu près bien. Ce ne sera pas assez qu'elle fonctionne
pour qu'on la jnge, car on ne juge pas une machine rien que sur
la régularité de sa marche, mais aussi et principalement sur la
qualité de son travail — laquelle se voit au produit. Cette ma-
chine perfectionnée de la représentation proportionnelle pourra
marcher, on l'accorde; mais comme travail, comme produit, que
rendra- t-el le?
Ceux qui l'ont construite et montée nous promettent plu-
sieurs avantages, dont le plus général et le plus précieux serait
plus de justice et de vérité dans le régime représentatif; plus de
sincérité, de bonne foi et de bon sens encore. On ne verrait plus,
nous affirment-ils, de ces alliances qui confondent la raison, de
ces coalitions immorales où les extrêmes se touchent et où les
contraires se marient, pressés par la nécessité de former, à tout
prix, une majorité, puisque la majorité seule existe et qu'être en
minorité dune voix, c'est ne pas être. Avec la représentation pro-
portionnelle, les minorités existeraient; être en minorité d'une
voix n'empêcherait pourtant pas d'être et chaque minorité, pou-
vant rester elle-même, ne s'irait point noyer dans une minorité
plus importante, mais opposée et en quelques points ennemie,
pour former avec elle une majorité hybride, sans cohésion et sans
dignité. Le système actuel de la majorité brutale coûte aux mi-
norités ou l'honneur ou la vie : la représentation proportionnelle
leur laisserait la vie et l'honneur. Ainsi parlent les partisans du
système nouveau, et en cela déjà ils exagèrent peut-être non la
gravité de notre mal, mais le mérite de leur remède. Que ces coa-
litions paradoxales, avec la représentation proportionnelle, soient
776 REVUE DES DEUX MONDES.
moins nécessaires, et, partant, qu'elles soient plus rares, on ne
songe pas à le contester. Mais qu'elles disparaissent tout à fait,
ne serait-ce pas espérer au delà des espérances permises, puisque
les minorités, pour être représentées, doivent atteindre un cer-
tain chiffre et que, pour atteindre ce chiffre, il faut à quelques-
unes d'entre elles s'entendre, transiger et fusionner ensemble?
De même pour la seconde promesse des partisans de la repré-
sentation proportionnelle. Ils nous disent qu'une fois leur sys-
tème accepté, comme tous les électeurs ou presque tous, tous ceux
qui appartiennent à un parti classé, seraient, à tout événement,
sûrs d'être représentés, il n'y aurait plus d'excuse aux abstentions
et que, partant, le nombre en diminuerait naturellement. Cela
encore peut être regardé comme possible dans une certaine me-
sure, en tant, précisément, que la complication de la formule
n'effraierait pas les électeurs et ne se changerait pas elle-même en
une cause d'abstention.
En outre, — et c'est la troisième promesse de la représentation
proportionnelle — parce que, dans le système grossier et oppressif
de la majorité, ce sont les plus calmes, les plus réfléchis qui s'abs-
tiennent et parce que, dans le système qui lui serait substitué,
ils n'auraient plus de motifs de s'abstenir, la politique y pren-
drait des allures modérées et le courant s'en rectifierait ; elle ne
connaîtrait plus ni bouleversemens, nireviremens subits, ni affo-
lemens de boussole, ni brusques changemens de route.
Voilà ce que nous promettent les amis de la représentation
proportionnelle et peut-être s'avancent-ils un peu trop ; peut-être,
encore une fois, en faut-il rabattre. Ce serait une vérité et une
justice plus grandes qu'aujourd'hui; mais ce ne serait que plus de
vérité et plus de justice, non pas toute la justice et toute la vérité,
puisque pour une voix de moins que le quotient, des fractions
considérables d'électeurs pourraient n'être pas représentées. Et,
quand même tous ces avantages : moins de coalitions, moins d'ab-
stentions, moins de surprises et comme d'explosions dans l^a poli-
tique, la représentation proportionnelle nous les assurerait tout
entiers, il y aurait des vices ou des infirmités du système actuel
qu'elle ne guérirait pas et d'autres qu'elle empirerait.
Elle ne supprimerait ni ne diminuerait la corruption électo-
rale; elle ne mettrait pas obstacle, par elle-même, aux ingérences
abusives de l'administration; elle ne purifierait pas les élections,
n'en expulserait pas ou n'y neutraliserait pas ces élémens de per-
turbation qui les faussent. Si le système adopté était celui de la
concurrence des listes, à cause de la rigoureuse discipline que les
partis devraient observer et de l'obligation de déposer à l'avance
une liste officielle de candidats, elle accroîtrait la puissance des
DE L ORGANISATION DU SUFFRAGE UNIVERSEL. itl
comités : les politiciens demeureraient nos rois. Et, par-dessus le
reste, ((ue d'occasions d'erreurs, si ce n'était de i'raude. en cette
interminable série d'opérations!
Au rt'sumé. deux des inconv«''niens du système actuel, la cor-
ruption mutuelle de l'électeur par lélu et de l'élu par l'électeur,
d'une part, et, d'autre part, la pression administrative, la représen-
tation proportionnelle ne nous en délivrerait pas ; mais par contre,
elle nous livrerait, plus encore que nous ne le sommes, au caprice
des comités, leur donnàt-on une forme ou une apparence légale,
et elle ouvrirait à l'erreur, à la fraude, autant d'accès qu'elle
comporterait de calculs et de manutentions de bulletins.
Toutefois, ce ne sont encore, contre la représentation propor-
tionnelle, que des argumens mé'diocres. Klle ne nous délivrerait
pas des maux qui, depuis l'origine, s'attachent au sulVrage univer-
sel : mais, cette incapacité, est-ce exclusivement la sienne, et qui?
et quel système nous en délivrera ? Faites la balance de ses avan-
tages probables et de ses inconvéniens probables : et vous pour-
rez trouver que, jusqu'ici, il y a compensation. Mais seulement jus-
qu'ici, car il y a, contre la représentation proportionnelle, telle
que la présentent ses adeptes, des argumens de grand poids,
suivant nous, et qui paraissent décisifs. Je dis : telle qu'ils nous
la présentent. Leur construction, en effet, est patiemment édifiée
et, au-dessus de terre, bien jointe et de lignes harmonieuses.
Mais le point faible est en terre, dans les substructions.
Ces architectes politiques ont le défaut de tous les architectes :
ils oublient des choses essentielles, et au moins trois choses. Lune,
comme on l'indiquait en posant la question, c'est que la première
qualité d'un régime, quel qu'il soit, est de permettre au gouver-
nement de gouverner. Dans le régime parlementaire, déjà, la
tâche n'est pas si commode! Mais combien moins elle le serait, si,
ce régime restant ce qu'il est, on décidait d'y introduire la repré-
sentation proportionnelle! Les Chambres actuelles usent bien des
mois et bien des ministères à dégager d'elles-mêmes une majo-
rité, et quand elles y sont parvenues, un tour de main suffit à
tout démolir. Et pourtant, actuellement, pour chaque siège attri-
bué, il y a une ou plusieurs minorités non représentées, et
absentes des Chambres.
Que serait-ce, lorsque, toutes les minorités ayant, dans les
Chambres, des représentans, les unes plus et les autres moins, il
n'y aurait plus, en dernière analyse, que des minorités juxtapo-
sées, la plus nombreuse ne l'emportant pas assez pour former
même le noyau solide ou le pivot résistant d'une majorité ! Le
gouvernement s'épuiserait à pétrir et à malaxer ces pâtes molles,
que mineraient et désagrégeraient toujours des fermens de disso-
778 REVL'E DES DEUX MONDES.
ciation. Que se vante-t-on d'avoir empêché les coalitions immo-
rales ! On n'aurait fait que de les déplacer. Ce ne seraient plus
les partis qui les négocieraient et les noueraient entre groupes
électoraux, mais ce serait le gouvernement, entre groupes parle-
mentaires; — disons-le, ce serait le gouvernement qui se ferait le
grand maquignon, l'agent commissionné de l'immoralité politique.
Et non seulement il ferait cela, mais il n'aurait ni le temps
ni le pouvoir de faire autre chose. Il serait à jamais condamné
à ce stérile efîort de l'art pour l'art : faire une majorité pour la
faire, mais non pour s'en servir; puisque, dès qu'il voudrait s'en
servir, il la déferait. Si peu accusées, si peu stables, si mal ébau-
chées et si chancelantes que soient dans le Parlement les majo-
rités actuelles, quand il s'en rencontre, elles sont fermes de ma-
tière et de dessin comme un marbre de Michel- Ange, à côté de
celles qu'on extrairait, si l'on pouvait les en extraire, des mul-
tiples minorités dont se composeraient les Chambres avec la
représentation proportionnelle. Dieu nous garde, s'il n'est pire
tyrannie que l'anarchie, de verser, de la tyrannie de la majorité,
dans l'anarchie des minorités! Là est le péril, et c'est ce qui fait
que, sauf peut-être une ou deux exceptions, la représentation
proportionnelle n'a fait aucune recrue parmi les hommes d'Etat
contemporains, parmi ceux qui, au gouvernement, ont, plus que
le souci de se maintenir, l'ambition de diriger.
Oserait-on répondre qu'il n'importe, et que tout est bien, si
toutes les minorités sont représentées et le sont en proportion
de leur force numérique? Ce serait se tromper étrangement sur
ce qu'est dans l'État moderne le régime représentatif. Il n'est
pas seulement le régime représentatif, mais le régime parlemen-
taire. Il n'a pas pour fin unique la représentation, et même ce
n'est pas tout son objet, ou ce ne sont pas ses seuls objets que la
représentation et la législation. Le régime parlementaire a dans
l'État moderne une triple fin: la représentation, la législation
et le gouvernement. Ne retenir que la représentation, c'est ou-
blier la seconde des choses qu'oublient les partisans de la repré-
sentation proportionnelle, à savoir que l'État n'est pas fait unique-
ment pour les individus.
Dire que tout sera bien dans ce régime lorsque tous les partis
y seront proportionnellement représentés, c'est ne considérer
l'État que du point de vue de l'individu. C'est une conception
incomplète et en quelque sorte unilatérale. Pour que ce fût assez
que le régime donnât une meilleure représentation, il faudrait
que les attributions des Chambres fussent de beaucoup réduites,
qu'elles ne fussent plus ou fussent peu législatives et que l'on prît
en dehors d'elles le point d'appui, la base du gouvernement. S'il
DE l'organisation Dl SI FFI\A(.E UNIVERSEL. 779
en était ainsi. IVK'al pourrait être dès lors une représentation
mathématiquenunit juste.
Et néanmoins, même s'il en était ainsi, la représentation pro-
portii>nnolle, telle «|u\>n nous la présente, satisforait-olleàoot idéal?
Qu'est-elle donc ? 11 faut lui restituer son titre tout au long-. Elle
est, et elle n'est que la représentation proportionnelle des opinions.
Des opinions, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus mobile, de plus
fuyant, de plus insaisissable, de plus irréductible à un petit
nombre de catégories, de ce qui peut le moins être fixé, inven-
torié, coté et classé. La représentation proportionnelle des opi-
nions 1 Mais simagine-t-on, en vérité, que tous les citoyens aient
une opinion? Croire que tout le monde a, en politique, une opi-
nion arrêtée et immuable, une règle de conduite politique dont
nulle circonstance ni nulle aventure ne le fait départir, n'est-ce
pas une idée de politicien?
Ces milliers et ces milliers de citoyens qui n'ont pas d'opinion,
ou qui changent d'opinion, qui tantôt votent blanc, tantôt votent
noir et tantôt ne votent point, qui émigrent d'un parti dans
l'autre; ceux qui forment cet élément neutre qui est l'immense
majorité de toute nation, la représentation proportionnelle les
néglige délibérément, mais ils s'en vengent en la rendant impra-
ticable. Par eux les suffrages s'éparpilleraient et les opinions
crouleraient de toutes parts, s'échapperaient des quelques cadres
où l'on aurait la prétention de les contenir. Mais enfin, soit; on
enfermerait toutes les opinions, et même toutes les fantaisies en
ces quelques cadres; on donnerait de la représentation une for-
mule mathématique; est-ce que dans ces cadres et dans cette
formule on aurait enfermé la vie ?
Nous ne disons pas encore la vie nationale, la nation vivante,
mais la vie de chacun de nous, l'individu vivant. L'opinion poli-
tique, est-ce tout l'homme? Non, certes, lorsque l'on aurait
enfermé toutes les opinions dans ces fornmles mathématiques,
on n'y aurait pas enfermé tout l'homme et toute la vie. C'est la
troisième chose oubliée par les amis de la représentation propor-
tionnelle. Le régime qu'ils nous offrent ne refléterait qu'une face,
ne serait représentatif que par rapport à une partie de la vie et
de l'homme. Ces formules mathématiques n'embrasseraient et
n'épouseraient jamais toutes les formes vivantes. Numériques ou
mathématiques, elles ne seraient pas organiques ; elles ne seraient
que numériquement proportionnelles et ne le seraient pas orga-
niquement. Et, à tout prendre, si ce n'est pas un abus de langage,
d'employer dans ce sens le verbe « organiser », ce qu'organi-
serait la représentation proportionnelle ainsi entendue, ce n'est
pas le corps électoral ; ce n'est pas le suffrage universel : ce n'est
780 REVUE DES DEUX MONDES.
que le dépouillement du scrutin. Elle ne ferait pas des groupes
d'hommes et des groupemens de forces; elle ne ferait que des
paquets de bulletins.
Or, ce qu'il faut organiser, et, celte fois, dans la plénitude
du sens, c'est le corps électoral lui-même, c'est le suffrage uni-
versel en soi. Il faut l'organiser pour le bien de l'individu et pour
le bien de l'Etat, en vue de cette triple fin : la représentation, la
législation, le gouvernement; de manière que le gouvernement
soit le plus stable, la législation la plus éclairée, la représentation
la plus fidèle qu'il est possible — fidèle et compréhensive :
qu'elle enferme le plus possible de l'homme et de la vie, qu'elle
soit proportionnelle non seulement aux opinions qui ne sont de
nous qu'une minime partie, mais à tout ce qui est, en nous, huma-
nité, vie et force sociale.
Généralement, à la représentation proportionnelle des opi-
nions, c'est la représentation des intérêts que l'on oppose ou
que l'on préfère ; et il n'est pas niable que l'intérêt soit plus tan-
gible, moins versatile, plus saisissable que l'opinion, et que l'in-
térêt meuve bien des hommes que l'opinion n'émeut pas. Mais
ce n'est encore qu'une partie de nous-mêmes ; un régime repré-
sentatif fondé exclusivement sur l'opinion serait exclusivement
politique ; exclusivement fondé sur l'intérêt, il serait exclusive-
ment économique, tandis que la représentation, dans l'Etat mo-
derne, doit être tout ensemble politique et économique; d'où il
suit que, s'il se peut, elle doit être fondée tout ensemble sur
l'opinion et l'intérêt, être proportionnelle tout ensemble aux opi-
nions et aux intérêts, et, ainsi, contenir davantage de l'homme,
de la vie, de la nation et de la société.
Et généralement aussi. Ion distingue deux phases dans l'his-
toire du régime représentatif : l'ancienne, presque partout entrée
dans le passé, où c'était le groupe qui était représenté, comme les
comtés et les bourgs d'Angleterre, ou les villes de l'Empire, ou
les Etals chez nous; l'autre, nous y sommes à présent, où,
comme en France, depuis la Révolution, c'est l'individu, qui est
représenté, lui seul, abstrait de tout ce qui l'entoure et jeté, en
quelque sorte, hors de sa propre vie. Mais ne peut-on pas con-
€evoir une troisième phrase, définitive ou plus durable, où l'in-
dividu compterait et où le groupe compterait, où serait repré-
senté l'individu dans le groupe? Et, si l'on peut concevoir un
pareil régime, est-il impossible de le réaliser?
Nous ne croyons ni que ce soit impossible ni que ce soit au-
dessus de ce que l'on peut raisonnablement entreprendre, et dès
aujourd'hui pour demain. Nous savons ce qu'il faut chercher et
où il faut chercher : la vie dans la vie et l'organisation du suffrage
DE l'organisation I>U SUFFRAGE IMVEHSEL. 781
dans la nati(fe organisée. Lorsque la représentation nationale
reproduira la vie de la nation et les dilTérens facteurs de cette vie
proportionnolK'Uiont à ce qu'ils y sont et à ce (ju'ils y font, —
elle sera vérité et justice — non point peut-être vérité et justice
mathématiques, vérité absolue et absolue justice, mais vérité et
justice politiques — et d'une institution politique, il serait déce-
vant d'attendre de l'absolu. Comment donc la représentation
nationale peut être moulée et modelée sur la vie nationale, c'est
ce que nous allons maintenant essayer de montrer.
ici est close la première partie de ces études, partie critique
et négative. Passant en revue l'un après l'autre expédiens, com-
binaisons et systèmes, nous espérons avoir fait voir qu'aucune
de ces prétendues solutions n'était la vraie solution, si l'on s'y
tenait étroitement et si d'abord on ne la viviliait point par un
principe. Mais ce principe, nous espérons aussi l'avoir fait au
moins entrevoir : il ne s'agit plus que d'en suivre le développe-
ment pratique, étant observé que, chemin faisant, on ne s'inter-
dit pas de reprendre en tel ou tel des expédiens, des combinai-
sons ou des systèmes, improductifs sans ce germe de vie, ce
qu'avec lui on en pourrait féconder et utiliser.
Notre première conclusion est celle-ci : il n'y a, à la crise de
l'Etat moderne, d'autre solution que de substituer au suffrage
universel inorganique le su tirage universel organisé. Et la ques-
tion est désormais : d'après quoi, pratiquement et légalement,
sera organisé le suffrage universel à substituer au suiïrage inor-
ganique? D'après quoi, et sur quoi organiser le sullrage universel
— alîn que, si la démocratie est une mer montante, comme le
disent ses poètes lyriques (car elle en a) ce soit une mer qui n'ait
que des marées et qui n'ait pas ou n'ait que peu de tempêtes ? —
afin que, si, comme nous le disons, la nation est un être vivant,
que la représentation doit reproduire en abrégé, les élections,
loin de tout secouer et ébranler en de fiévreux accès, ne soient, à
intervalles égaux, que comme le souffle paisible et sain, comme
la respiration normale du pays?
Charles Benoist.
CHARLES GOUNOD
Liehe sei vor allen Dingen
Unser Thema, ivenn wir singen.
Que l'amour soit avant toute chose
Notre thème, quand nous chantons.
Goethe.
Avant de parler de lui, nous remercierons d'abord les fidèles
gardiens de sa mémoire de n'en avoir pas été pour nous les gardiens
avares et jaloux. A des mains qu'ils savaient pieuses ils ont bien
voulu confier les manuscrits, les notes, les lettres, tout ce qui
leur reste du maître (1). Ainsi nous leur devons non de l'avoir
mieux connu, mais de l'avoir connu plus longtemps et au delà
même de la mort. Pendant quelques semaines il nous a semblé le
réentendre, presque le revoir dans le cabinet de travail aujour-
d'hui sombre et muet, naguère harmonieux de ses chants, illu-
miné de son regard, de ce regard qui justifiait le mot du poète :
« Notre prunelle dit quelle quantité d'homme il y a en nous (2). »
C'est chez lui, qu'il nous fut donné d'aller encore à lui; mort, il
nous a été pour la dernière fois ce que vivant il nous était tou-
jours : un maître et un ami, lo mio maestro e lo mio autore. De-
vant nous, pour nous, il a revécu sa vie et son œuvre dans
l'ordre même des années. Que ce soit aussi l'ordre de cette étude.
Nous ne l'abordons ni sans appréhension ni sans mélancolie. En
un travail de critique, de critique musicale surtout, le passage
de l'émotion à l'analyse, la rentrée en soi-même et en soi seul, a
(1) Depuis que ces pages ont été écrites, la Revue de Paris a publié, sous le titre
de Mémoires d'un artiste, les fragmcns d'une [autobiographie de Gounod. Nous
renverrons quelquefois le lecteur à ces Mémoires, qui s'arrêtent en 1859.
(2) Victor Hugo.
LA nOCTUINE DE MONROE
ET
LE CONFLIT ANCtLO-AMLKIC VIN
Le président Glt'veland n"(''(ail pas en fort bonne odeur auprès
dos chauvins dos Ktats-Unis, quand, le 15 d('Coml)ro dernier, il
revint à \Vasliini;ton, duno oxouision de|quelques jours pendant
lesquels il était aller chasser le canard sauvage. On ne lui pardon-
nait pas do certains côtés do netro pas resté pour tiror un plus
gros gibier. Depuis des semaines ou môme des mois, le dillérond
chronique entre lAngloterre et le Venezuela avait pris, tout au
moins dans l'opinion du public américain, un caractère aigu. Si
les deux parties sétaient trouvées dans un lèlo-à-lète rigoureux,
la dit'iiculté qui envenime depuis tanl d'années les relations dos
deux pays, aurait pu. à leur gré ou selon l'efïet du hasard, traîner
indéfiniment en longueur comme ci-devant ou aboutir, par
l'emploi de la force, à une rapide solution. C'est bien ainsi qu'on
l'entendait et qu'on n'a pas cessé de l'entendre à Londres. Lord
Salisbury a repris et mené la conversation avec le gouvernement
du Venezuela, comme s ils étaient seuls au monde et seuls inté-
ressés au règlement de leur conflit. 11 y a. Dieu le sait, assez de
temps que cette controverse se perpétue entre les deux États. Elle
est même plus ancienne que leur existence sur le sol américain.
L'Angleterre, quand elle s'empara de la Guyane hollandaise à la
fin du siècle dernier, hérita du litige engagé par Leurs Hautes
Puissances les Ktats-Généraux avec l'Espagne dont le Venezuela
a recueilli la succession. Pendant longtemps on laissa aller les
choses, en se contentant de part et d autre d'interrompre la pres-
cription par des actes conservatoires. Un fonctionnaire colonial,
d'origine néerlandaise, sir Robert Schomburgk, fut chargé en
TOME cxxxiii. — 1896. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
18iO d'aller procéder sur les lieux à une étude de la question.
Il traça une ligne qui a gardé son nom et qui marque depuis
lors le minimum irréductible des prétentions du gouvernement
de la Reine. Cette carte fut publiée en 1842. Elle donne à l'An-
gleterre non seulement le cours entier de l'Essequibo, avec ses
affluens de la rive gauche, le Mazaronni et le Couyouni, mais
encore les aflluens de la rive droite de l'Orénoque jusqu'à un
point un peu en amont de l'embouchure, où le Barima s'y jette.
Le travail de sir Robert Schomburgk est peu à peu devenu pour
la diplomatie anglaise une sorte de loi des Douze Tables, un
document sacré, intangible, immuable, ne varietur. Récemment
encore lord Salisbury excluait expressément le territoire ainsi
délimité de la compétence d'un tribunal arbitral, au cas où il
serait créé. Par malheur pour cette fermeté toute romaine, sir
Robert Schomburgk n'avait pas prévu le parti que la politique
prétendrait tirer de ses recherches géographiques. Avant d'être
investi d'un mandat officiel par le gouvernement de la reine, il
avait voyagé dans la région débattue sous les auspices de la So-
ciété royale de g(^ographie de Londres; et dès 1840 il avait réuni
les élémens d'une carte de la frontière de la Guyane anglaise et
du Venezuela qui fut publiée dans un Bliie Book distribué au
Parlement. Fatale distraction! Ce document, revêtu du sceau
officiel, rédigé par le même auteur, diffère sous plusieurs rap-
ports essentiels de la carte d'avril 1842. Il reporte la frontière
bien plus à l'est et au sud, et il enlève à la Guyane ou il restitue
au Venezuela, — comme on voudra, — tout un gros morceau sur
la rive droite de l'Orénoque. Le Venezuela protesta sans retard
contre l'établissement de la seconde ligne et l'Angleterre s'em-
pressa d'expliquer qu'il s'agissait purement et simplement d'une
sorte d'avant-projet. Bien plus, dès 1844, lord Aberdeen, alors
ministre des affaires étrangères, proposa un tracé qui divergeait
considérablement de celui de sir Robert Schomburgk. Les négo-
ciations demeurèrent en suspens. En 1881, lord Granville offrit
au Venezuela une troisième ligne qui ne correspondait exacte-
ment à aucune des précédentes.
Après de tels changemens de front, il est bien difficile de se
retrancher derrière l'inflexible unité des vues des ministres de la
reine. C'est là un argument qui ne peut guère porter que sur la
galerie. Il est à croire, du reste, que la dispute serait restée pure-
ment académique si la découverte de mines d'or et la mise en
valeur du territoire contesté n'avaient fait affluer de ce côté une
population assez peu policée. Le Venezuela ne parle plus seule-
ment de faire respecter, — même par la force, — ses droits, ou
ce qu'il tient pour tels, — dans la région contestée : il y a établi
LA DOC.TIUNF. DE MOXROE. 419
une sorte d "étal (ft fait, et un acte de violence a été commis naguère
par l un de ses bas ot'liciers au d«'triment d un fonctionnaire bri-
tannique. 11 n'en fallait pas davantage pour mettre le feu au\
poudres. L Angleterre recourut dabord à la voie diplomatique,
tout en prenant des mesures pour mettre la (luyane en état de
défense. Lord Salisbuiv fit signitier à Caracas un ultimatum por-
tant non pas sur la question territoriale, mais sur la réparation
des voies de fait commises contre des sujets de la reine dans ces
parages par les ageus de la police vénézuélienne. Il indiquait
nettement comme un casus belli le maintien de l'occupation vé-
nézuélienne sur la rive des lleuves Couyouni et Amacoura, c'est-
à-dirt' dans les limites de la ligne Schombuigk ; pour le reste,
c est-à-dire pour le petit triangle entre le cours de ces fleuves
et le lit de l'Urénoque, il daignait, avec une gracieuse généro-
sité, ne pas rejeter a priori le recours à un arbitrage.
Toute c»^tte petite négociation eût sans doute marché au gré des
vii'ux du premier ministre de la reine Victoria si un tiers n'était
venu brusquement se mettre en travers. Ce trouble-fète n'était
autre que le gouvernement des Ktats-Unis. Le pays était un peu las
de ses interminables dé'bats sur les sujets ai)strus et ennuyeux du
tarif et de la circulation monétaire. De plus la période des élec-
tions prt'sidentielles allait souvrir. Partie et candidats songeaient
à se mettre en règle avec cette forme de patriotisme qui s'appelle
en Amérique le Spread-eagle-ism, par une métaphore tirée de
la constante invocation de l'aigle aux aih's éployées dont s'em-
bellissent les armes nationales. ^L Cleveland lui-même, à la veille
des élections de 1888, ne se fit pas scrupule, avec l'aide de
M. Bavard, son secrétaire d'Etat, de flatter les passions chau-
vines des masses en donnant ses passeports au ministre d Angle-
terre, M. Sackville-West, sous le prétexte d'une peccadille plus
que vénielle. Les initiés savaient déjà que M. Olney, le nouveau
secrétaire d'Etat, — un juriste et non un diplomate, — était un
produit typique de la Nouvelle-Angleterre, c'est-à-dire de la ré-
gion rurale, religieuse et raisonneuse où se sont le mieux con-
servés, avec les traditions et les mœurs des ancêtres puritains,
leurs sentimens fort mélangés pour l'Angleterre, mère et marâtre
tout à la fois. Ils croyaient savoir que ce ministre, dès le mois de
juillet, avait prié M. Bavard, l'ambassadeur des Etats-Unis à Lon-
dres, d"interromj)ro pour un instant ses hymnes à la gloire de
l'Angleterre aristocratique, conservatrice et libre-échangiste et
ses déclamations contre l'Amérique démocratique, républicaine
et protectionniste pour signifier à lord Salisbury, à l'égard du
Venezuela, un vigoureux Jusqu'ici et pas plus loin.
On pensait généralement que l'ouverture de la session du
420 KEVUE DES DEUX MONDES.
cinquante-sixième Congrès fournirait au président une occasion
toute naturelle de faire la lumière sur ses véritables intentions.
Son message du 3 décembre ne donna toutefois qu'une fort mince
satisfaction à ces espérances. Il résumait bien dans un paragraphe
spécial le texte des dépêches adressées à M. Bayard, mais cette
analyse semblait ne s'en référer à la doctrine de Monroe que pour
en aiïaiblir le sens, en rétrécir la portée et y introduire des mo-
difications destinées à en rendre l'application impossible. Dans
le cas présent ce langage paraissait prêter à l'équivoque, et de
fait, M. Cleveland désirait ménager à la fois les chauvins et la
justice. C'était en somme un tour de passe-passe, un élégant
escamotage dont les amis de l'Angleterre crurent devoir féliciter
le président qui avait si bien émoussé la pointe d'une arme dan-
gereuse.
Telle était bien l'impression générale. Aussi, fût-ce un vrai
coup de foudre dans un ciel serein que le fameux message du
17 décembre, — le document d'Etat peut-être le plus grave
qui soit parti de la main d'un président des Etats-Unis depuis
le manifeste de Lincoln relatif à l'arrestation des envoyés de la
Confédération du Sud, MM. Slidell et Mason, à bord du navire
anglais le Troit en 1861, ou depuis la proclamation d'émancipa-
tion en 186-J. M. Cleveland commençait par affirmer solennelle-
ment le caractère sacré d'un principe « dont la mise en vigueur
importe à notre paix et à notre sécurité nationale, et est essen-
tielle pour l'intégrité de nos libres institutions et la préservation
sans trouble de notre forme de gouvernement... Après cet hom-
mage à une doctrine qui ne saurait « tomber en désuétude tant
que notre République durera », il en exposait les motifs fonda-
mentaux : « Si l'équilibre du pouvoir, disait-il, est à juste titre
un sujet de jalouse anxiété parmi les Etats de l'ancien monde
en même temps qu'un objet de non-intervention absolue pour
nous, l'observation de la doctrine de Monroe n'offre pas un
intérêt moins vital pour notre peuple et son gouvernement...
Pratiquement le principe |»()nr lequel nous luttons est dans une
relation particulière, sinon exclusive, avec nous. Il se peut qu'il
n'ait point ét(î admis en tout autant de termes dans le code du
droit international : mais la doctrine de Monroe n'en a pas moins
sa place dans le code du droit international aussi certainement
et aussi sûrement que si elle y était spécifiquement mentionnée...
Convaincu que la doctrine pour laquelle nous luttons est claire,
et définie, qu'elle est fondée sur des considérations substantielles,
que d'elle dépendent notre sécurité et notre bien-être, mon
gouvernement a proposé au gouvernement de la (irande-Bre-
tagnc de recourir à l'arbitrage eoiuine à un moyen convenable
LA DOCnUNE 1>E MONROE. 421
do résoudre la ifliestion... Cette proposition a été déclinée par
le gouvernement de Sa Majesté Britannique... La ligne de con-
duite que mon gouvernement doit suivit» en présence de ces
faits ne me semble sou tïrir aucun doute... A supposer que l'atti-
tude du Venezuela ne se modilie pas, il incombe aux États-Unis
di' prendre des mesures pour déterminer avec une certitude sui-
tisante pour notre justitication quelle est la vraie ligne frontière
entre la Képublitjue de Venezuela et la Guyane anglaise...
.le propose donc que le Congrès vote un crédit sufiisant pour
les frais d'une commission nommée par le pouvoir exécutif, qui
fera les investigations nécessaires et présentera son rapport sur
le sujet dans le plus bref délai possible. Quand ce rapport aura
été présenté et accepté, il sera, à mon avis, du devoir des Etats-
Unis de résister par tous les moyens en leur pouvoir, comme à
une agression contre leurs droits et leurs intérêts, à toute appro-
priati(»n par la (Irande-Hretagne de territoires, ou à l'exercice de
toute juridiction gouvernementale sur des territoires que nous au-
rons décidé, après examen, ajipartenir légitimement au Venezuela.
Kn faisant ces recommandations, j ai pleinement conscience de
l'étendue de la responsabilité encourue et je comprends nettement
les conséquences qui peuvent s'ensuivre. J'ai, néanmoins, la ferme
conviction que. si c est une chose douloureuse de contempler les
deux grandes nations de langue anglaise du monde engagées dans
une compétition autre que la concurrence amicale dans la mar-
che en avant de la civilisation et qu'une vigoureuse et noble riva-
lité dans tous les arts de la paix, il n'est point de calamité qu'une
grande nation puisse attirer sur sa tête égale à celle qui suit une
lâche soumission à l'injustice et la perte subséquente de ce res-
pect de soi-même et de cet honneur national derrière lesquels
s'abritent et se défendent la sécurité et la grandeur d'un peuple. »
Tel était le langage qui, comme un sonore coup de clairon,
vint réveiller tout à coup des passions endormies et déchaîner,
d'un bout à l'autre du continent américain, une tempête d'indi-
gnation contre l'Angleterre. Au premier moment, on put croire
t[u"il n'y avait pas un dissident parmi les 70 millions d'Américains,
Dans le Congrès, les lignes de division des partis semblèrent
s'effacer. Le Sénat, — ce corps dont les traditions ont quelque chose
de l'immuable gravité des hidalgos espagnols et que son petit
nombre meta l'abri des entraînemens des foules, — dérogea à ses
habitudes de décorum au point de saluer de ses applaudissemens
répétés la lecture de ce message. A la Chambre des représentans,
la situation était singulièrement compliquée, pour ne pas dire
embrouillée; le parti républicain y était en possession d'une
majorité immense. Si l'on eût dit d'avance que ce Congrès inau-
422 REVUE DES DEUX MONDES.
gurerait sa première session en votant d'urgence, à l'unanimité,
les crédits demandés par le président Cleveland, on aurait fait
sourire. Ce fut pourtant ce qui arriva. Le mot d'ordre avait été
donné à la majorité de ne rompre par aucune fausse note l'har-
monie patriotique, de rivaliser de zèle avec le chef du pouvoir
exécutif, et, en même temps, de lui laisser sans partage l'écra-
sante responsabilité de la politique du message. Le Sénat lui-
même, malgré de certaines velléités d'opposition vite réprimées,
observa, lui aussi, la consigne, et vota, les yeux fermés et sans en
altérer une ligne, le texte des propositions présidentielles.
Cependant l'opinion publique s'enivrait de ses propres emporte-
mens. La presse presque entière, — sauf une ou deux exceptions à
New- York, — attisait le feu. S'il était jadis de mode de soutenir que
les progrès de la démocratie devaient constituer la plus efficace des
garanties de paix et qu'une fois le caprice des rois ou l'intérêt dy-
nastique éliminé, les déclarations de guerre deviendraient presque
impossibles, ce banal lieu commun était en train de recevoir le
plus rude des démentis. A vrai dire, l'expérience, en général, n'a
guère confirmé ces souriantes prévisions. La démocratie coule à
pleins bords; elle déborde même un peu partout, et l'on ne voit
pas précisément que les guerres ne soient plus que les souvenirs
d'un passé aboli. Quand l'émotion ou la passion s'empare d'un
peuple, il y a cent à parier contre un qu'il faudra toute la raison
des hommes d'Etat, tous les efforts des spécialistes de la diplo-
matie pour arrêter cette nation sur la pente au bas de laquelle
s'ouvre l'abîme d'un conflit sanglant. Nous en avons dans ce
moment même une preuve bien surprenante dans le prodigieux
affolement auquel s'abandonne le peuple anglais sous l'impression
des événemens du Transvaal.
Aux Etats-Unis, dans la seconde quinzaine de décembre, on
vit un spectacle à peu près analogue. Le président, en qui l'opi-
nion s'était accoutumée à voir, — non seulement de par ses hautes
fonctions, mais en vertu des qualités et peut-être aussi des défauts
de son tempérament, — l'ennemi juré du chauvinisme ou jin-
goïsme, avait jugé bon de tondre de ce pré la largeur de sa
langue : aussitôt les politiciens irresponsables, les individua-
lités sans mandat , pour reprendre une expression chère à
M. Rouher, s'empressèrent de chercher à se tailler une petite part
de popularité et de verser de l'huile sur le feu. L'un demandait
la construction immédiate de cuirassés, de fusils nouveau modèle,
de canons à mélinite et de forts sur la frontière du Canada, Un
autre, — ce sénateur Chandler, du New-ïlampshire qui, avec son
collègue, M. Lodge, du Massachussets, avait naguère tant contribué
à la gaieté des nations en déclarant la guerre en son propre et
LA DOCTRI.NE DE MoNROE. 'l'2'.i
prive noui à la perlide Albion. — proposait rallocatioii d'un polil
crédit de pri»vision de "tOl^ millions île francs. Kdison, l'ingénieux
éleclricien. qui a évidemment trouvé le temps, entre deux décou-
vertes scientifiques ou imlustrielles, d'étudier d'un peu trop près
les précé'dens du >iège de Paris et les inventions abracadabrantes
des (iagne et autres doux mouomanes, organisateurs de la des-
truction en niasse des envahisseurs, énumérait une kyrielle de
machines toutes plus meurtrières les unes que les autres, dont la
moindre devait anéantir la tlotte ou l'armée de l'Angleterre.
Tout cela, certes, avait son côté risible; mais tout cela avait
son aspect triste et sa gravité, — surtout si cette excitation avait
éveillé un écho dans la (irande-Hretagne et si l'on s'était montré le
poing de l'un à l'autre bord de l'Atlantique. Heureusement l'An-
gleterre ne se monta pas au diapason de l'opinion publique aux
Etats-Unis. Il y a deux sinlimens en présence sur I attitude que
les sujets de la reine Victoria ont adoptée dans cette crise. Les
uns y voient la plus sublime manifestation de christianisme
pratique, d empire sur soi-même, de pardon des injures, de fra-
ternité malgré tout, de courage moral, qu'il ait été donné au
monde de voir. Les autres cherchent des motifs bas et vils à
cette édifiante sagesse. Ils établissent des contrastes peu llatteurs
entre cette façon de plier l'échiné sous la volée de bois vert du
Frère Jonathan et l'inflexible roideur des procc'dés de John Bull
à l'égard du petit Portugal. Ils accusent tout net les organisateurs
et les metteurs en scène de cette comédie de l'invincible amour
fraternel d'avoir dépassé toute mesure, d'avoir humilié la nation
et d'avoir, au fond, travaillé contre la paix, la vraie et solide paix,
qui est assise sur le respect mutuel.
C'est la Saturday Reiicw, redevenue l'organe indépendant de
la haute ironie et du suprême détachement, qui a porté ce juge-
ment sévère. « Cette semaine , lisait-on dans son numéro du
28 décembre, a été marquée par une extraordinaire explosion
de sentimentalité et d'ineptie bourgeoise anglaise. Presque tous
les journaux quotidiens se sont livrés à une ignoble compé-
tition à qui surpasserait les autres en flatterie obséquieuse des
Américains et en servile appréhension de la guerre... La presse
américaine, du reste, avec ses rodomontades à bon marché et ses
airs de matamore promptement changés en gémissemens de péni-
tence à cause d'un krach à la Bourse, s'est montrée presque aussi
sotte. Imaginez un juif polonais, le propriétaire du New York
Ilor/ûf, écrivant à des « personnes importantes» en Angleterre
pour leur demander « un message de paix au peuple américain,
réponse payée! » L'inelfable vulgarité de .lonathan et la pseudo-
sentimentalité de John sont aussi écœurantes que leur querelle
42 i REVUE DES DEUX MONDES.
est lactico...Nous détestons tous ces essais de gouvernement par la
presse. Dans la crise actuelle, la presse s'est conduite encore plus
stupidement que les prédicateurs. Toutefois il était réservé aux
« hommes de lettres », comme ils se nomment, de surpasser
encore la presse bourgeoise anglaise dans la ferveur de ses pro-
testations d'amitié et dans son avilissement absolu. Un écrivain
distingué, à ce que l'on nous apprend, a rédigé une adresse aux
amis de la littérature aux Etats-Unis, au nom des hommes de
lettres de notre pays. Ce document dépasse nos facultés descrip-
tives. Il aurait pu être composé par Uriah Heep (personnage du
David Copperfield ôi(^ Dickens, espèce de TartulTe de bas étage)
dans un de ses pires accès d'humilité. » On le Aoit : si l'Angleterre
s'est abaissée devant l'Amérique, elle a encore chez elle des Juvénal
pour fustiger son déshonneur. La Satw'day Review est, du reste,
en cette occasion, fidèle aux traditions de l'un des plus éminens
de ses anciens rédacteurs, de ce maître en l'art du sarcasme à
l'emporte-pièce et de l'invective hautaine que Disraeli félicita un
jour ironiquement de ses talens en ce genre et qui se nomme
aujourd'hui lord Salisbury. N'est-ce pas lui qui, en 186.S, dans
une discussion sur la politique étrangère de lord Palmerston et
de lord John Russell, déclarait que le cabinet de Saint-James avait
une échelle mobile en fait de ressentiment d'injures : d'une puis-
sance de premier ordre, il n'empochait pas seulement l'outrage
sans mot dire, il pratiquait à son égard le conseil de perfection
évarigélique et tendait l'autre joue; envers une puissance moindre
mais encore respectable, il se contentait de protester doucement;
à l'égard des Etats petits et faibles, il exigeait par la menace et,
s'il le fallait, il extorquait à la pointe de la baïonnette les plus
amples réparations, — et parfois les moins dues.
Il serait injuste toutefois de ne voir dans la modération com-
parative de l'opinion en présence de l'ultimatum de M. Cleve-
land qu'un excès de terreur. Quand la Bourse de Londres, le
18 décembre, télégraphia à celle de New- York une plaisanterie au
gros sel, qui se ressent fort du genre d'esprit des coulissiers, mais
qui respirait du moins une certaine belle humeur; — quand
M. Gladstone expédia ce message d'une concision éloquente où il
déclarait que le sens commun seul était nécessaire pour conjurer
des périls d'une rupture inadmissible ; — quand le prince de Galles
et son fils le duc d'York, sortant pour une fois de cotte ronde
de devoirs formalistes que leur impose une routine plus forte
qu'une loi^ se décidèrent à envoyer aux Américains l'assurance
de leur inaltérable amitié et de leur ferme confiance dans l'avenir;
— enfin quand la chaire chrétienne, depuis la vaste et somptueuse
catlj(îdrale anglicane jusqu à la dernière et la plus pauvre des
I.A DOCÏKINE 1>K Mii.NROK. i-25
chapi'lles dissidentes du j);iys de (ialles, retentit, comme sur un
ordre d'en haut, de paroles de paix et de bonne volonté, il y a
autre chose, il y a plus là que ce qu'une observation cynique et su-
perlicielle croit découvrir dans les mobiles les plus bas de la na-
ture humaine. Non : ce n'est pas uniquement, — comme le dit le
livre des Actes en parlant des Tyriens et des Sidoniens lorsqu'ils
demandèrent la paix à Hérode : Postitlabant parmi, eo cjuod ale-
rentur regiones corum ah co, — parce que l'Angleterre puise en
Amérique près de la moitié du total de ses matières alimentaires ;
ce n'est pas uniquement parce (|ue les Etats-Unis envoient à l'An-
gleterre près de la moitié de leurs exportations (^IDlo millions
de francs contre '2 milliards dans le reste du monde); ce n'est
pas exclusivement pour ces motifs mercenaires que le peuple
anglais a refusé d'envisager la possibilité d'une guerre fratricide.
Il faut également écarter comme insuffisante l'explication qui
attribue la remarquable longanimité de l'Angleterre à la crainte
d'un contlit. Assurément, une guerre ne serait une plaisanterie
pour personne à l'heure actuelle, et, moins que pour tout autre,
pour un pavs dont la prospérité, dont l'existence même dépend
absolument de la liberté et de la sùrelf'' de son commerce exle-
rieur. Le peuple anglais n'en est pas moins fort éloigné d'un
lâche abandon de soi-même. 11 est bien plutôt, — force symptômes
en témoignent et, au jtremier rang, l'explosion provoquée par les
événemens du Transvaal, — en proie à une sorte de dangereuse
fièvre de chauvinisme. Et d'ailleurs, pour se rassurer, l'opinion
n'avait-elle pas, dès le début, vaguement conscience de l'irréalité,
de l'artilicialité du mouvement belliqueux aux Etats-Unis?
Un artiste dont le talent s'est pleinement révélé cet été dans
la série de ses caricatures relatives aux élections générales,
M. F.-C. (jould, a parfaitement rendu cette impression assez gé-
nérale dans deux dessins qui lui ont valu les lourdes et pédantes
observations d'un littérateur, terrorisé à la pensée de blesser les
Américains, lesquels ont pourtant. Dieu merci, assez d'humour
et ne se sont pas fait faute de ridiculiser, sous toutes les formes
et par tous les moyens, leurs adversaires. Dans le premier de ces
dessins on voit Frère Jonathan, déguisé en chef Peau-Rouge, sur
le sentier de guerre, en grand costume, se livrer à une sorte de
pyrrhique ou de cordace effrénée et se retourner à moitié
pour couler sous ses paupières mi-closes un regard qui lui ap-
prenne s'il a produit l'effet voulu. Dans le second, — inspiré de
cette scène de l'immortel Pickwick, où Joe, le groom obèse, dé-
clare à la vieille mère de son maître, M""^ Wardle, qu'il veut lui
donner la chair de poule, on voit un Fat boy , mélange désopi-
lant des traits classiques de Joe et de ceux du président Cleve-
426 REVUE DES DEUX MONDES.
land, essayer la puissance de ses moyens de terrent' sur une Bri-
tannia, déguisée en M"" Wardle.
De fait, après une première explosion vraiment terriliante,
l'anglophobie militante se calmait peu à peu aux h]tats-Unis. La
crise de Bourse, qui éclata deux jours après le message du 12 dé-
cembre, ne fut pas étrangère à ce revirement. A cette influence
sourde des intérêts matériels vint bientôt se joindre l'action di-
recte et avouée des ministres de la religion. Aux Etats-Unis
toutes les Églises, — celles où ofiicient les prêtres catholiques
comme celles où donnent des conférences les orateurs de l'uni-
tarisme, en passant par toutes les nuances de Tarc-en-ciel protes-
tant, — abordent volontiers, même avec prédilection, les ques-
tions à l'ordre du jour, y compris celles qui ne semblent avoir
qu'un lien fort relâché avec les dogmes du christianisme ou la
morale de l'Évangile. Cest dans les milliers et les milliers d'églises
des États-Unis qu'a débuté, le dimanche 22 décembre, le mouve-
ment de réaction antibelliqueuse qui a enrayé les progrès de la
croisade antihritannique. Contre une coalition de Dieu et de
Mammon, des spéculateurs et des saints, de la Bourse et du Pres-
bytère, il n"y a pas de jingoïsme qui tienne. Aussi les journaux
anglais ont-ils enregistré, avec une satisfaction manifeste, les plus
légers symptômes de ce revirement. Il serait puéril, toutefois,
d'exagérer la portée de la réaction qui sest accomplie dans l'esprit
public en Amérique. La finance, haute et basse, n'est pas tout,
même au pays du dollar. Le clergé de toutes les sectes n'entraîne
pas toujours les masses à sa suite : ce qu'il marque d'une empreinte
par trop professionnelle et cléricale, perd du coup beaucoup de
son attrait pour les laïques. S'il se trouve à New-York toute une
classe d'oisifs, de gens à l'aise, d'hommes cultivés, tranchons le
mot, d'aristocrates qui, par mille liens, — sympathies, analogies
de vie et de goûts, alliances de famille, amitiés et visites, — sont
étroitement attachés à l'Angleterre et à sa haute société, cette
minorité est si peu américaine qu'elle n'exerce aucune influence
sur l'esprit public. Les diides ou les ?nugivu?nps, pour me servir
des termes de l'argot d'outre-mer, servent plutôt, aux mains
adroites des politiciens, d'épouvantails pour effrayer le peuple.
Ce n'est pas à New- York, pas même à Boston ou à Philadel-
phie qu'il faut chercher l'âme même de l'Amérique ; c'est à Chi-
cago ou à Saint-Louis ou à San-Francisco. Là comme partout les
masses ont une certaine tendance à se poser en antagonisme avec
les classes. Le fermier de l'Ouest, le citoyen de ces communautés
jeunes et robustes qui ne se soucient pas de l'héritage du passé,
qui n'ont point de vénération pour les ancêtres, dont l'âge d'or,
suivant la devise de Saint-Simon, est devant et non derrière elles,
LA DOCTIUNE DE MONROK. i27
— voilà le nova# même et le cœur du peuple américain; et ces
i;eu>-là n'ont point subi l'effet édulcorant des télégrammes du
prince de Galles et des adresses des littérateurs anglais. Ils croient
que la doctrine de .Monroe est en péril. Ils croient que l'Angle-
terre est l'ennemie née de leurs libertés et de leurs droits. Ils ne
lui ont pardonné ni l'attitude de ses hautes classes pendant la
eruerre de sécession ni les railleries des Dickens et autres. Ils sont
calmement, fermement, irrévocablement résolus à faire respecter
ce qui est à eux, et surtout cette pierre angulaire du système po-
litique et international des Etats-Unis.
Un a dit que la race anglo-saxonne était mentalement le pro-
duit de deux grands livres : la Bible et Shakspeare. On peut dire
que l'Américain pur sang a trois fondemens à sa conception des
choses : la Bible, la Constitution et la doctrine de Monroe. C est
ce qu'a compris le président Cleveland et c'est ce qui fait qu'en
dépit des fureurs des uns, des railleries des autres, des intrigues
des troisièmes, il est resté campé sur ce terrain excellemment
choisi. La crise financière elle-même ne l'a détourné qu'un in-
stant. Il vient de nommer sa commission. Ce calme a quelque
chose dimposant. Après tout M. Cleveland sait bien que, quoi
qu'on dise et quoi qu'on fasse, il a pris son point d'appui sur la
doctrine de Monroe, que personne ne peut l'en déloger et que tant
qu'il s y étayera. il sera sur — envers et contre tous — de la
loyale assistance du peuple américain. Seuls de petits esprits
cherchent à expliquer par de petites causes et par des motifs tout
secondaires l'explosion de sentiment public contre l'Angleterre.
Que le comte de Dunraven, en se montrant mauvais sportsman,
ait contribué pour sa part à irriter le public, je n'aurai garde de
le contester. Mais enliu chaque année il se trouve à Longchamps,
à Auteuil ou à Chantilly, des parieurs patriotes pour siffler la
victoire ou applaudir la défaite d'un cheval anglais, sans que ces
revanches périodiques de Waterloo tirent politiquement à consé-
quence. Quant aux indiscrétions de l'ambassadeur des Etats-Unis
à Londres, M. Bayard, elles ont assurément froissé à bon droit
ses concitoyens. Le tact n'est pas le fort de ce diplomate de ren-
contre : mais enfin, si la Chambre des représentans a voté une
enquête au sujet de ses dernières inconvenances, il n'a pas même
été rappelé et il exerce encore ses fonctions. Après tout, c'est
une tradition de l'ambassade américaine à Londres que de pro-
fesser à Tendroit de l'Angleterre et des choses et des gens de ce
pays une tendresse parfois exagérée, même quand ce sont les
Lowell, les Lincoln ou les Phelps qui s'y livrent 1
Non : toutes ces explications à la fois forcées et mesquines ne
sauraient rendre compte de l'état d'esprit d'un grand peuple. C'est
428 REVUE DES DEUX MONDES.
aiilro part qu'il faut en chercher les motifs et pour ceha il faut
prendre une idée juste de ce cjue c'est que la doctrine de Monroe
et du rôle qu'elle a déjà joué dans les relations de l'Amérique
avec l'Europe et spécialement avec le Royaume-Uni.
II
Quand le président Monroe formula, dans son message du
2 décemhre 1823 au Congrès, la doctrine qui devait perpétuer
son nom et servir de pierre angulaire à la politique étrangère et
au sentiment national de son pays, il ohéissait à la fois à l'impé-
rieuse nécessité des circonstances et à la tradition déjà fortement
constituée de la grande répuhlique du nouveau monde. A cette
date, l'Europe et l'univers entier étaient dominés par la sainte-
alliance. Formé à l'issue des guerres que les puissances coa-
lisées avaient livrées à la France de la Révolution et de l'Empire,
ce concert d'un nouveau genre s'inspirait des deux ordres de pré-
occupations principales dont était rempli à cette époque l'esprit
mobile, tout ensemble mystique avec sincérité et ambitieux sans
bonne foi, du tsar Alexandre. Il s'agissait de constituer une ligue
des grands Etats dirigeans, en vue de leur garantir réciproque-
ment la sûreté de leur existence et de réaliser, sous l'égide de la
Providence, la solidarité de la chrétienté. Cette espèce de société
de secours mutuels ou, pour parler plus noblement, d'amphic-
tyohie européenne , ne pouvait manquer de tomber tôt ou tard
sous l'hégémonie d'une puissance vraiment prépondérante. De
plus, le principe de l'intervention constante était à la base de
cette création que le parti réactionnaire, alors engagé par toute
l'Europe dans une lutte formidable contre les résultats de la Ré-
volution et contre ses conquêtes pacifiques, devait naturellement
chercher à enrôler à son service. Ainsi en fut-il. Chaque réunion
des souverains et des principaux ministres de la sainte-alliance
dans des assises solennelles et périodiques, où Alexandre paradait
en roi des rois, où Metternich exerçait adroitement la dictature
en soufflant à Agamemnon son rôle, — chacun de ces congrès
d'Aix-la-Chapelle, de Troppau, de Laybach, de Yérone, marqua
une étape dans la voie de la répression par la force des mouve-
mens populaires et de l'action collective ou déléguée contre les
révolutions. Naples, le Piémont, l'Espagne ressentirent tour à
tour les effets de ce système. Il semblait qu'une puissance enne-
mie du genre humain, de ses progrès et de ses franchises eût jeté
sur toute l'Europe un filet à travers les mailles serrées duquel
pas une tentative de libération, pas un effort émancipateur ne
pût se faire jour.
LA doctkim: iœ >ionkoi:.
4i>9
Et rEurojM^ Tf'était pas seule menacée. L'Amérique à son tour
semblait devoir otVrir un nouveau terrain à la propagande armée
de la sainte-alliance. — Le contre-coup de la déclaration d'indé-
pendance et de l'insurrection victorieuse des plantations britan-
niques du nord du continent n'avait pas tardé à se faire ressentir
dans les colonies espagnoles. (Juand la Révolution française lut
venue jeter dans le monde, avec la sublime déraison de son cos-
mopolitisme, les germes de l'indépendance universelle, les leçons
de 1776 ne tardèrent pas à mûrir sous le chaud soleil de 1789. 11
devint impossible, pour l'immense empire découvert par Colomb,
conquis par (Portez et Pi/arre d'admettre comme une loi de la na-
ture l'asservissement absolu d'un continent, son exploitation sys-
tématique par la mé'tropole. le criminel abâtardissement, la mu-
tilation intellectuelle et morale de populations et de générations
entières. Dans toutes les vice -royautés, depuis la Nouvelle-
Espagne jusqu'au I\io de la Plata et au Chili, il y eut comme un
frémissement d'espoir et d'attente. Par une ironie de la destinée,
c'était contre la France et l'empire universel sorti de sa révolution
que devait se faire l'apprentissage de l'indépendance, née des
principes de sa déclaration des droits. Les colonies espagnoles
n'acceptèrent pas l'usurpation de la créature de Napoléon, du roi
Joseph. Dès 1808. une série d'insurrections éclatèrent par delà
l'Océan et détachèrent de la couronne d'Espagne, alors sur le front
d'un parvenu révolutionnaire, les plus riches et les plus beaux
de ses tleurons. Il semblait que cette révolte lût le triomphe du
loyalisme. On vit bien ce que recouvrait ce masque, quand,
en IBii, les Bourbons remontèrent sur leur trône à Madrid.
Le vice fatal de toutes les restaurations se compliqua et s'aggrava
non seulement des particulariti's ignobles du caractère de Fer-
dinand Vil, mais des conséquences inévitables du système colo-
nial. Ce fut un retour pur et simple à l'ancien régime. Les
colonies avaient trop longtemps respiré l'air de la liberté, elles
en avaient trop goûté les avantages au point de vue du commerce
avec toutes les nations pour se laisser ramener sous le joug imbé-
cile du roi catholique. De 1816 à 1820, les provinces delaPlata,
du Chili, du Venezuela donnèrent le signal de la révolte. En 1822,
il n'y avait pas une vice-royauté ou une intendance, y compris le
Mexique, où ne fonctionnât un gouvernement révolutionnaire.
L Europe suivait avec une attention passionnée ce grand mouve-
ment. La sainte-alliance ne pouvait manquer de se préoccuper
de ce dangereux exemple. Quand la France se fit décerner, à Vé-
rone, le mandat daller restaurer l'absolutisme, le gouvernement
du reynetto en Espagne, on putcroire qu'elle ne considérerait pas
son œuvre comme achevée tant que la monarchie espagnole
430 REVUE DES DEUX MONDES.
resterait privée de la plus belle partie de son patrimoine.
Les Etats-Unis portaient un intérêt tout spécial au sort de ces
colonies insurgées. A la sympathie profonde pour une cause qui
se réclamait des principes de la révolution américaine, se joignait
un intérêt commercial de premier ordre; la liberté du trafic était
étroitement liée au triomphe de la liberté politique. Par ce même
motif, l'Angleterre, d'ailleurs retenue par l'esprit de ses institu-
tions, en dépit des intérêts profondément réactionnaires de ses gou-
vernans les Liverpool, les Castlereagh, les Eldon, sur la pente de
la complicité avec la sainte-alliance, l'Angleterre était disposée à
prêter un certain appui aux colonies espagnoles. Dès 1818, lord
Castlereagh avait sondé Rush, l'envoyé américain à Londres,
sur un vague projet de médiation que le cabinet de Madrid lui avait
suggéré. Le gouvernement de Washington se tint sur le qui-vive.
Au fond il avait à louvoyer entre deux écueils. Il lui aurait presque
autant déplu de voir l'Amérique espagnole libérée par l'Angle-
terre qu'asservie par la sainte-alliance. Aussi lorsqu'en août 1823
Ganning communiqua à Rush les desseins formés en faveur de
l'Espagne par les puissances alliées, Monroe s'émut vivement et
cela, presque autant des intentions éminemment libérales du
nouveau ministre des affaires étrangères anglais que des complots
liberticides des cours continentales, Canning, qui avait apporté un
esprit entièrement nouveau au Foreign Office, avait beau mul-
tiplier les protestations chaleureuses, c'était précisément son
zèle qui inquiétait les hommes d'Etat de Washington non moins
que les âpres ambitions des meneurs de l'Europe réactionnaire.
Quand Wellington, en loyal interprète d'une pensée qui n'était
pas la sienne, tint à Vérone un langage singulièrement favorable
aux insurgés, quand Ganning se prépara ostensiblement à suivre
la politique qu'il devait résumer plus tard dans ce fameux mot,
plus oratoire qu'exact : « J'ai appelé à l'existence un nouveau
monde et j'ai ainsi rétabli l'équilibre de l'ancien », il devint
impossible pour les Etats-Unis d'assister les bras croisés à ce
spectacle.
Monroe médita longuement le grand coup qu'il voulait frap-
per. Il consulta son cabinet où siégeaient quelques-uns des
hommes les plus éminens de son pays, — le secrétaire d'Etat
John Quincy Adams, — le secrétaire de la guerre Galhoun, l'élo-
quent et passionné champion des Etats du Sud et de leur insti-
tution particulière , l'homme qui a peut-être le plus tragiquement
et le plus pleinement incarné les passions, les faiblesses, les
fatalités, les vices et les vertus aussi de l'esclavagisme, cette
tunique de Nessus attachée pendant trois quarts de siècle aux
flancs de la République. Dans tous ces esprits, il y avait d'avance
LA DOCTRINE HE MONROE. 431
et comme instinttivemeut un accord absolu sur les principes eu
cette matière. Ces idées étaient dans l'air. Jefferson, l'oracle du
parti démocrate, retiré à Monticello, en donnait trois ans plus tôt,
dans une lettre privée, la formule exacte. « Le jour n'est pas
éloigné, disait-il, où nous pourrons formellement requérir le
tracé d'un méridien de partage à travers l'océan qui sépare nos
deux hémisphères : d'un côte, jamais ne résonnera le bruit d'un
coup de canon américain, de l'autre, jamais celui d'un coup de
canon européen. Pendant que d'éternelles guerres feront rage en
Europe, chez nous, le lion et l'agneau pourront se coucher côte
à côte en paix. » Monroe consulta Jellerson, pour qui, tout prési-
dent qu'il était, il avait gardé les sentimens de déférence affec-
tueuse du temps où il servait sous lui comme ministre à Paris
et à Londres. Le Sage de Monticello ne se fit pas prier. Dès le
24 octobre 1823 il répondait par une longue lettre dont j'extrais
quelques passages. ■ Notre première et la plus fondamentale de
nos maximes devrait être de ne jamais nous ingérer dans les im-
broglios de l'Europe. La seconde, de ne jamais permettre à l'Eu-
rope de s'immiscer dans les affaires de ce côté de l'Atlantique.
Pendant que l'Europe travaille à devenir le domicile du despo-
tisme, nous devrions travailler à faire de cet hémisphère l asile
de la liberté. »
Monroe était muni de tous les viatiques. Il pouvait aller droit
devant lui. Toutefois son tempérament essentiellement timide et
lent n'était pas encore entièrement rassuré. Quelques jours à
peine avant la réunion du Congrès, en décembre 1823, il hésitait
encore. Il consulta même son secrétaire d'Etat. Adams poussait
la fermeté jusqu'à l'obstination, le courage jusqu'à la témérité,
comme le prouva la fin de sa carrière. 11 répondit : « Vous savez
déjà mes sentimens sur ce sujet. Je ne vois aucune raison de les
modifier. — Eh bien! fit le président avec un soupir, ce qui est
écrit, est écrit et il est trop tard pour le changer à cette heure. » Le
lendemain le message était lu au Congrès et le peuple américain
comptait un article de plus à son décalogue. Deux passages séparés
par un assez long espace dans ce document ont trait à la poli-
tique étrangère. Dans le premier, après avoir rapporté les pro-
positions du gouvernement impérial russe relatives au règle-
ment amiable des droits et des intérêts respectifs des deux pays
et de ceux de l'Angleterre dans la portion nord-ouest du conti-
nent américain et après avoir affirmé son désir de cultiver une
parfaite entente avec le tsar, le président déclarait l'occasion pro-
pice pour poser un principe fondamental dont dépendaient en
grande partie les droits et les intérêts des États-Unis, à savoir,
que « les continens américains, dans l'état de liberté et dinde-
4i32 REVUE DES DEUX MONDES.
pendance où ils sont parvenus et où ils entendent demeurer, ont
cessé désormais de pouvoir être envisagés comme des terrains
propres à la colonisation future des puissances européennes. »
Le second passage abordait la question brûlante de l'Amérique
espagnole et était ainsi conçu : « Nous devons à la bonne foi, à
nos bonnes relations avec les puissances, de déclarer que nous
considérerons comme une atteinte à notre paix et à notre sécu-
rité toute tentative de leur part pour étendre leur système à une
portion quelconque de cet hémisphère. Nous ne sommes point
intervenus , nous n'interviendrons pas dans les colonies ou les
dépendances que possèdent telles ou telles puissances euro-
péennes : mais quant aux gouvernemens qui ont déclaré leur indé-
pendance et l'ont maintenue et, pour de justes et hautes raisons,
en ont obtenu la reconnaissance de notre part, nous serions
forcés d'envisager toute interposition en vue de les opprimer ou
d'exercer un contrôle quelconque sur leurs destinées comme la
manifestation d'une disposition hostile envers les Etats-Unis. »
Tel était ce document, trop long, verbeux, diffus, où les deux
déclarations essentielles sont noyées dans un flot de paroles su-
perflues. Tel qu'il était, il produisit un effet immense. Monroe de-
vint, du jour au lendemain, l'idole de la nation et un personnage
historique. C'est qu'il avait, à travers ses tautologies et ses péri-
phrases, donné à deux reprises une forme concrète à un senti-
ment profondément imprimé dans l'àme populaire. Il avait
prononcé le Quos ego de la grande république contre toute usur-
pation des puissances européennes au nouveau monde. C'était
poser en quelque sorte les colonnes d'Hercule où devait s'arrêter
l'action du vieux monde; ou encore, pour reprendre le mot de
Jefferson, c'était imiter le pape Alexandre VI lançant une bulle
pour tracer une ligne de partage en plein Atlantique entre les
possessions de l'Espagne et celles du Portugal, et fixer les bornes
infranchissables des deux hémisphères. Cette doctrine est devenue
le fondement même du système de droit international des patriotes
américains. Cette haute fortune lui est advenue, comme il arrive,
parce qu'elle n'a point prétendu innover. De vrai, Monroe n'a
guère fait que forger un anneau dans une longue chaîne qui re-
monte aux pères mêmes de la République américaine et qui des-
cend jusqu'à nous. Il y a, au sens précis du mot, une cateiia
patrum dont les apophtegmes concordans attestent l'existence et la
continuité d'une vraie tradition apostolique. Washington protes-
tait auprès de Jefferson, en janvier 1788, « contre toute idée d'aller
s embarrasser dans les querelles politiques des puissances euro-
péennes. » Dans son adresse finale d'adieu à ses concitoyens, en
mai 1796, après huit ans de pouvoir, il leur donnait, comme l'une
LA DOCTRINE DE MONROE. 433
des plus prôcioifces leçons de son expérience, cet ans : « Notre
grande règle de conduite à l'égard des nations étrangères doit
être, tout en étendant nos relations commerciales, d'avoir aussi
peu de liaisons politiques que possible avec elles. » C'est surtout
Jelïerson, l'émiuent doctrinaire de la démocratie, qui a aperçu et
mis en lumière cette grande vérité. Dès 1801. il recommandait à
l'Amérique d'éviter de se commettre avec les puissances euro-
péennes, même au profit de principes communs. Un peu plus
tard, il professait déjà une parfaite horreur pour tout ce qui tend
à mêler l'Amérique à la politique de l'Europe. A ses yeux, une
coalition même temporaire avec l'ancien monde pour atteindre
quelque objet considérable, comme la définition des droits des
neutres, entraînerait plus d'inconvéniens qu'elle ne pourrait pro-
curer d'avantages. Kii 1808 il était arrivé à une formule plus
complète et il estimait que « notre objet doit être d'exclure toute
inlîuence européenne de cet liémisphère. »
En voilà assez pour montrer que la doctrine de Monroe, heu-
reusement pour elle et son auteur, n'est pas l'invention d'un esprit
original. Voilà aussi pourquoi elle a toujours, depuis sa pro-
mulgation, occupé une place d'honneur dans l'esprit public en
Amérique. Le message du 2 décembre 1823 avait eu pour effet
presque immédiat de faire abandonmer par la sainte-alliance ses
velléités d'intervention en Amérique espagnole. Désormais, cette
doctrine devient le palladium de l'indépendance nationale. A
vrai dire, il n'est pas fort malaisé de démêler les causes de cette
popularité. La doctrine de Monroe peut se définir : î Amérique
aux Américains. Elle est, en premier lieu, une réaction naturelle,
légitime, nécessaire, contre l'attitude trop prolongée de l'Europe
à l'égard de ce continent. Depuis la découverte de (Christophe
Colomb, c'avait été l'usage de traiter l'Amérique en pays conquis,
de s'y tailler des dépendances et colonies à son gré, d'exproprier
en masse les populations indigènes, bref, d'agir comme on agit
encore en Afrique, comme on a déjà cessé d'agir en Australie.
Peu à peu les descendans des premiers colons étaient devenus
Américains. Ils avaient conçu une patriotique affection pour le
nouveau monde, une non moins patriotique hostilité contre les
intrus qui prétendaient s'impatroniser céans et faire d'un conti-
nent autonome une dépendance de la petite et vieille Europe.
C'est là une phase dans l'évolution de tout continent oîi une na-
tionalité nouvelle se constitue et s'implante. Le jour où l'Afrique
sera dans les mêmes conditions, nous entendrons aussi pousser le
cri : r Afrique aux Africains!
En second lieu, l'exclusion de toute intluence européenne de
l'hémisphère américain est la contre-partie naturelle, la compen-
TOME cxxxiu. — 1896. 28
43 i- REVUE DES DEUX MONDES.
sation logique du principe de la non-intervention de l'Amérique
dans les allaires d'Europe. On n'invite point l'Amérique, qui
mériterait pourtant par sa force et sa richesse de compter parmi
les grandes puissances, à siéger aux Congrès où se règlent les
questions européennes. Même quand, comme en Turquie au cours
de ces derniers mois, la diplomatie américaine poursuit des objets
identiques à ceux des ambassadeurs des grandes puissances, elle
n'est jamais priée de se joindre au concert européen et elle doit
se contenter d'une action indépendante et parallèle. Cette exclu-
sion doit avoir sa contre-partie. C'est l'application inv^erse du
même principe : si l'Ann'rique est disqualifiée dans les affaires
d'Europe, par les mêmes raisons et exactement dans la même
mesure, l'Europe doit être disqualifiée dans les affaires d'Amérique.
En troisième lieu la doctrine de Monroe est devenue le sym-
bole de l'esprit national, du patriotisme américain. Chaque
grande nation a un principe, une formule qui lui sert en quelque
sorte de signe de ralliement et autour duquel elle se groupe
comme autour d'un drapeau. C'est cette portée qu'a prise avec le
temps la double affirmation du message de 1823. On a appris à y
voir le lier No li me tangerc de la démocratie du nouveau monde.
Cet isolement volontaire, cette espèce d'enceinte fortifiée que
la sagesse des ancêtres a construite autour de l'indépendance na-
tionale, toutes les idées glorieuses qu'éveille dans l'esprit le
souvenir des humiliations infligées à la vieille Europe, tout cela
se développe et se commente et se loue dans les livres d'école,
dans les manuels primaires, dans les discours patriotiques, dans
les harangues du 4 juillet, dans toutes ces innombrables démon-
strations populaires où se complaît l'infatigable ardeur de cette
nation. Et les souvenirs de certains grands événemens sont là
pour achever de conférer la sainteté d'un dogme immuable à cette
doctrine politique. Gomment oublier qu'à l'heure tragique où la
sécession des Etats à esclaves formés en Confédération du Sud
menaçait l'existence même de la République, l'impossibilité où se
trouva le gouvernement de Washington de faire respecter, comme
à l'ordinaire, la doctrine de Monroe, faillit créer sur le flanc de
l'Union, au Mexique, un empire d'origine étrangère, qui aurait
été une perpétuelle source de danger? Aussi avec quel joyeux
empressement, dès que le Sud eut succombé et que Lee eut rendu
sa vaillante épée à Appomatox, gouvernement et peuple ne prirent-
ils pas leur revanche en infligeant à Napoléon III le déshonneur
de décamper à la première sommation et de laisser son malheureux
client, devenu sa dupe et sa victime, l'empereur Maximilien, expier
son usurpation à Oueretaro! Voilà, certes, qui explique assez
l'incomparable popularité d'une politique qui a de tels états de
LA DOCTlUNi: DE MOMIOE. i3;")
service à son actit. Il n'y a pas à dire; au point de vue américain,
la doctrine de Monroe n'est pas seulement légitime, elle s'impose.
Cette simple constatation de fait ne saurait, toutefois, nullement
préjuger la question toute ditlerente de sa valeur internationale.
J'avoue que, pour ma part, j'estime assez superflu de rechercher
pédantesquement si ce principe peut rentrer dans ce cadre essen-
tiellement mobile et flottant que l'on appelle le droit des gens.
L'important, c'est, ainsi que l'a fait remarquer avec finesse un
écrivain anglais. ^I. Goldwin Smith, que cette fameuse doctrine
est l'expression directe d'un état d'àme fixe et immuable du peuple
américain. Après tout, le droit des gens, s'il correspond à quelque
réalité pratique, doit tenir compte, encore plus que de prétondues
lois que personne n'a édictées et qui sont dépourvues de toute
sanction, des faits généraux, élémentaires, permanens, des don-
nées fondamentales de la psychologie des nations. De cet ordre est
pour les Américains la doctrine de Monroe. Elle participe du
caractère d'un palladium national. Il n'est pas jusqu'à certaines
objections, même fondées, certaines critiques, même justes, qui
ne contribuent à lui donner cette prise sur l'esprit public. On a
fait observer avec beaucoup de justesse que la revendication
par les Etats-Unis d'un droit de défense et de patronage sur
tous les Etats de l'Amérique impliquait à tout le moins une
obligation et une responsabilité correspondantes à l'égard de
cette clientèle. Jusqu'ici le gouvernement de Washington n'a pas
fait mine de se préparer à assumer cette tutelle compromettante;
mais l'opinion, qui ne finasse pas tant, ne serait nullement
éloignée d'accepter une charge où elle voit avant tout l'avan-
tage d'une hégémonie réelle sur les deux continens américains.
Naguère M. Blaine, reprenant une idée chère à ce grand Amé-
ricain, Henry Clay, avait renoué à Washington le fil des discus-
sions de ce congrès de Panama depuis longtemps interrompu et
qui devait aboutir, dans la pensée de ses auteurs, à la formation
d'un lien fédératif entre tous ces Etats. Il serait piquant qu'en
croyant pousser un argument contre la doctrine de Monroe, lord
Salisbury, ou tel autre polémiste distingué, travaillât en fait à
réaliser ce cauchemar des nations qui ont des Canada ou d'autres
colonies impériales au nouveau monde : la constitution d'une
grande Amérique, unie et unitaire, sous l'hégémonie de Yoncle
Sam.
On a essayé de mettre en tout son jour l'importance d'un
article de foi politique professé par 70 millions d'hommes. Il
resterait à examiner l'attitude des puissances européennes à
l'égard de cette maxime d'Etat américaine. Chaque nation pos-
sède jusqu'à un certain point dans ses archives quelqu'un de ces
436 REVUE DES DEUX MONDES.
arcana impcrii, de ces mystères d'Etai sur lesquels le cardinal
de Retz recommande sagement de ne pas faire de lumière indis-
crète et qui servent à légitimer aux yeux de ceux qui les invo-
quent certains procédés parfois peu canoniques. Jadis le principe
de Y arrondissement du territoire et celui des compensations terri-
toriales joua un grand rôle dans les transactions de la diplomatie
européenne. Derrière ces mots à l'aspect pédantesque et lourd,
partant honnête, se masquait fort habilement l'insatiable et im-
morale ambition qui procura les partages de la Pologne. Cette
opération auprès de laquelle les excès révolutionnaires ne sont
que des jeux d'enfans, même au point de vue de l'ancien droit tra-
ditionnel, s'accomplit sans scandale à l'abri de ces périphrases dé-
centes. La morale était sauve, puisque le protocole était respecté.
On croit savoir que l'Angleterre n'a pas toujours dédaigné de re-
courir à ces procédés. Elle atout un vocabulaire d'expressions
parfaitement correctes, dont il ne faut pas trop presser le sens. La
route des Indes, la sûreté de l'empire, les intérêts de la civilisatio?i^
les droits des minorités opprimées , les privilèges du sujet britan-
nique qui peut fièrement s'écrier : Civis romanus sum, voilà, au
courant de la plume, quelques-unes de ces modestes formules
sous lesquelles certains voudraient simplement lire partout et
toujours la répétition monotone du grand principe de la politique
anglaise : Quia nominor leo. La politesse internationale ne veut
pas que l'on scrute de trop près ces petits déguisemens. Je ne
vois pas très bien pourquoi l'on appliquerait un traitement plus
rigoureux à la doctrine de Monroe, qui a du moins l'avantage
d'une franchise absolue. La vraie méthode ne consisterait-elle
pas, ici comme dans beaucoup de cas, à i\g pas procédera coups
de généralités périlleuses et à distinguer soigneusement entre les
diverses applications de ce principe? Pour ma part, dans la crise
provoquée par l'évocation de la doctrine de Monroe, crise dont
on célébrait prématurément l'apaisement, il y a deux semaines,
je dois avouer que je ne regrette nullement l'attitude pleine de
réserve et la bienveillante neutralité observées par la France. Il
n'y avait vraiment pas lieu à une croisade universelle contre une
maxime d'État dont la popularité est prodigieuse aux Etats-Unis ;
dont la légitimité varie avec chaque espèce à laquelle on l'appli-
que; et dont l'application, dans le cas donné, visait les prétentions
insoutenables, le refus arrogant d'arbitrage, et lesrécrimipations
inopportunes d'une puissance comme l'Angleterre.
Francis de Pressensé.
DE L'ORGAMSATION
DU
SUFFRAGE UxMVERSEL
LA REPRÉSENTATION RÉELLE DU PAYS
Une Chambre des députés élue au sullrago universel direct par
tous les citoyens, égaux, mais répartis, suivant leur profession,
en un petit nombre de catégories très ouvertes, en trois ou quatre
groupes très larges, embrassant tout le monde, ne laissant ])er-
sonne dehors, ne soutirant ni d exclusion ni de privilège, chacun
de ces groupes devant tirer de lui-même son représentant ; avec une
double circonscription : la circonscription territoriale, déter-
minée par le département, et la circonscription sociale, déter-
minée par la profession ; — un Sénat, dont les membres seraient
nommés, dans chaque département: pour un tiers, par et parmi
les conseils municipaux; pour un deuxième tiers, par et parmi
les conseils généraux ; pour le dernier tiers, par et parmi ce qu'il
est de droit ou de coutume d'appeler les corps constitués ; — l indi-
vidu représenté à la Chambre, mais dans le groupe professionnel,
et, au Sénat, les unions représentées, unions locales, adminis-
tratives et civiles que la loi énumérerait : — ainsi, nous semble-
(1) Voyez la Revue des 1'' juillet, io août, io octobre et 15 décembre 1893.
TOME cxxxiv. — 1896. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
l-il, pouiTiiit-oii (sans préjudice d'autres réformes qui, toutes,
resteraient réalisables, dont plusieurs en seraient rendues plus
faciles, et quelques-unes même de\iendraient nécessaires) orga-
niser le sulîrage universel, et avec lui, sur lui, construire enfin
ou, en un certain sens, achever l'Etat moderne.
Et ce serait bien organiser le sulîrage universel, l'organiser
profondément, jusque dans la personne de l'électeur, puisque,
(le l'abstraction que cet électeur est à présent, on referait un
homme qui aurait sa place marquée et qui tiendrait à d'autres
hommes; ce seraitbien construire l'Etat moderne, puisque le vide
se trouverait comblé entre l'individu et l'Etat, reliés l'un à l'autre
par leurs intermédiaires naturels. Toutes les qualités que doit
avoir, toutes les conditions auxquelles doit répondre le suffrage
universel, support et moteur de l'Etat moderne, on n'aurait pas
grand'peine à montrer que, organisé de la sorte, il les réunirait,
autant qu'arrangement légal et institution politique peuvent les
réunir; c'est-à-dire que, à peu près toutes et toutes à peu près, il
les présenterait. Car il importe de ne se point faire d'illusions, de
n'en point donner et de ne pas promettre, des vertus d'un sys-
tème, plus qu'aucun système ne saurait tenir. Mais si, comme il
est évident d'ailleurs, c'est relativement et par comparaison qu'il
convient de juger de la valeur des arrangemens légaux et des in-
stitutions politiques, pourquoi craindrait-on d'avancer que le
suffrage universel organisé serait au suffrage [universel inorga-
nique ce que l'ordre est au désordre? et que le régime représen-
tatif issu de lui serait à notre parlementarisme décadent ce qu'une
démarche ferme et calme est aux sautillemens de l'ataxie ou aux
contorsions de l'épilepsic?
Reste l'argument, à la fois méprisable et redoutable, de qui-
conque n'en trouve pas d'autre : « Oui, sans doute, ce serait pré-
férable à ce que nous avons; mais, malheureusement, ce n'est
pas pratique. » Tout de suite, ici, il faut s'expliquer. Si par « pra-
tique » on entend « praticable (juand on le voudra » , nous prou-
verons de la manière la plus positive qu'il n'y a, dans les chan-
gemens proposés, rien qui ne soit parfaitement pratique. Si,
maintenant, ce mot signifie qu'une pareille idée n'est pas d'une
application immédiate et ne serait adoptée par les Chambres ni
aujourd'hui, ni même demain — eh! certainement! Ni aujour-
d'hui, ni même demain, les politiciens des deux Chambres ne
se résoudront à voter un projet où il n'est question que de leur
mort. Ce serait, pour eux, comme l'envoi du cordon en Turquie
ou du sabre au Japon : l'Orient seul a encore de ces obéissances
ou de ces dévouemens, et il commence à s'en fatiguer; l'Occident
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 593
ne les connaît»plus, si jamais il les a connus. 11 n'y a donc pas
à compter sur une soudaine poussée de scrupules, sur une subite
illumination de conscience, qui, dans une seconde et non moins
mémorable nuit du 4 août, inclinerait et obligerait presque nos
politiciens à un suicide que de si nombreuses raisons, et de si
bonnes pourtant, justifieraient.
Il serait chimérique, on lavoue, de s'en remettre de ce soin
à un parlement médiocre et égoïste, incapable de voir et d'en-
tendre au delà des couloirs où il s'agite ; qui se noie en de petites
intrigues, ne se raccroche qu'à de petites passions, se fait à lui-
même une atmosphère artificielle où tout se rétrécit et se des-
sèche, professe que la terre tourne, puisqu'il y a un ministère, et
ne sent pas qu'il a coupé ses communications avec la vie. Mais
ce n'est pas être trop naïf et prêter à rire à ceux qu'aveugle et
assourdit la possession d'état que de compter sur une force qui,
après tout, mène le monde : la force des choses. — Force indé-
finie et indéfinissable, faite des fautes des uns et du dégoût des
autres : avec laquelle conspirent, en tout temps, le mécontente-
ment et même l'indifférence ; avec laquelle conspire, en ce mo-
ment, la lassitude des millions de braves gens pour qui le scan-
dale n'est pas le pain quotidien ; tandis que, plus haut ou plus
près des pouvoirs publics on s'étonne, et l'on s'inquiète, de voir
ce que sont, depuis quelques années, et ce que font les pouvoirs
publics. — Or, la force des choses qui peu à peu nous écarte
d'une forme du gouvernement représentatif usée, vidée et discré-
ditée, peu à peu aussi (nous voulons du moins l'espérer) nous en
apportera, grâce à un mode de sulTrage meilleur, une forme plus
jeune, plus pleine, plus riche en œuvres et en hommes,
(Juand donc ? Dans un délai qui sera peut-être assez long,
qui peut-être sera, de beaucoup, plus court qu'on ne l'imagine-
rait. Cette force, dont on ne sait pas seulement au juste ce
qu'elle est, on en saurait encore moins calculer la vitesse ; mais
il est sûr qu'elle ne cesse pas d'agir. Comment s'opérera la trans-
formation? On ne le sait pas davantage et, à la vérité, dans la pro-
cédure ordinaire, elle semble impossible à prévoir; mais il est
sûr que, celle-là ou une autre, une transformation s'opérera — et,
si l'on ne sait ni quand ni comment, on sait bien pourquoi. —
Parce que, d'une part, ce qui est impossible, moralement et
matériellement, c'est que « cela dure et cela marche ainsi » ;
parce que, d'autre part, là est l'unique solution libérale, et l'on
ose ajouter : démocratique, à la crise de l'Etat moderne. Disons
plus, en disant tout court : là est l'unique solution à cette crise,
puisque le collectivisme révolutionnaire, non plus qu'un césa-
596 REVUE DES DEUX MONDES.
risme. quel qu'il soit, uo serait une solution. Dès lors, si la
République ne veut ni finir dans le sang ni languir dans l'imbô-
cillité, la solution pacifique et logique, il faudra tôt ou tard qu'elle
y recoure. Et ce sera celle qu'on vient d'indiquer, ou quelque
chose d'approchant. En principe, on peut affirmer que le suffrage
universel sera organisé et que, par lui, l'Etat moderne s'organi-
sera; — ou qu'il ne sera pas; — ou qu'il continuera, comme il l'a
fait, à travers les bouleversemens et les tâtonnemens du siècle,
à se chercher sans se trouver.
Là, encore une fois, est la solution véritable et, selon le train
des affaires humaines, définitive à la crise de l'Etat moderne;
là, dans la représentation réelle du pays, du pays réel, du pays
vivant tout entier; et cette solution, que, pour plus de clarté et
de brièveté, il est permis de qualifier d'organique, on peut affir-
mer que c'est vers elle que nous devons tendre et vers elle que la
force des choses nous conduit. Etant cela, elle est le but. Mais on
ne conteste pas, au demeurant, qu'on sache mal de quel pas nous
y allons, ni que ce but puisse être assez lointain et assez ardu à
atteindre. Il nous apparaît comme au bout, au sommet d'une
grande pente où l'on gravit par des plans successifs ; autrement
dit, entre le point où nous sommes et cette solution intégrale qui
s'imposera un jour, s'interposent, échelonnées, étagées, diverses
solutions moins complètes, moins satisfaisantes, accessoires ou
provisoires ; demi-solutions, si l'on veut, mais qui nous seraient
au moins des haltes de repos dans le chemin. Seulement, il ne
faut pas perdre de vue que si, plus bas, les tentes peuvent être
plantées, ce n'est que là-haut que la maison de granit et de ciment
sera construite.
Ce pauvre Etat, affolé par ses cent ans passés de vagabondage,
ne se rassiéra, ne se fixera que dans la représentation réelle du
pays, par le suffrage universel organisé. Aussi voudrions-nous :
premièrement, faire voir que c'est à elle, à la représentation de
tout ce qui vit dans la nation, qu'aboutissent en somme, et la
théorie et l'histoire; en second lieu, montrer que les législations
étrangères en fournissent des exemples intéressans ; en troisième
lieu, établir, sur des données extraites des statistiques officielles,
que son application, même immédiate, à la France de ce jour et
de cette heure, ne rencontrerait pas dans les faits d'obstacle insur-
montable, et que les résistances ne viendraient point de l'inflexi-
bilité des chiffres, lesquels ne sont cependant pas suspects de
complaisance pour les bâtisseurs de systèmes. — Enfin, comme
l'introduction de cette représentation plus sincère ne serait pas
la seule réforme, comme elle en entraînerait d'autres et comme
DE l'organisation DL SI FFRAl.E UNIVERSEL. 59T
elle ne serait pis acceptée sans transition, nous essayerons de
dire par quoi elle peut être préparée, accompagnée et consolidée;
ou, comme la force des choses nest pas à nos ordres, ce qu'on
pourrait faire en attendant, afin de hâter son travail et de l'aider..
1. — FONDEMENS THEORIQUES OU PIlILOSOPlllQUES.
LA VIE ET LA UEPRÉSENTAÏION RÉELLE DU PAYS.
D'aliord, et avant tout, nous rejetons le dogme, absurde et gros-
de conséquences désastreuses, de la souveraineté du peuple. Ou,
pour qu'on ne se méprenne pas sur nos intentions, nous rejetons
absolument la notion même de la souveraineté, — du peuple ou
de nimporte qui, — cette notion étant incompatible avec celle de
l'Etat moderne. Etat de droit, construit par en bas. Froidement
et sans la tristesse habilneUc des abdications, nous faisons, en ce
qui nous concerne, abandon volontaire de notre part de souve-
raineté, ne réclamant, en échange, que notre part de vie dans lai
vie nationale. Autant, en eflet, il est clair, quand on salue le
peuple du titre de « souverain », que l'on se moque de nous, que
ion nous fait « lâcher la proie pour l'ombre » — ou prendre une
bulle de savon pour le globe impérial; — autant le plus humble
des citoyens est fond<'' légitimement à prétendre \ivre dans la.
nation, être de sa personne dans l'être collectif.
De là une différence essentielle. Qui se croit souverain ignoi'<;
ou dédaigne les autres. Qui se sait vivant ne peut oublier qu'il
n'est pas seul à vivre, que sa vie se mêle à d'autres vies et que
d'autres vies se mêlent à la sienne. La souveraineté se sépare, se
replie sur elle-même et s'isole : elle se pose eu s'opposant; la vie
se répand et se solidarise : elle se développe en se communiquant,.
La souveraineté est condamnée à demeurer une; si elle se par-
tage, elle dégénère en anarchie et se détruit; plus la vie se par-
tage, plus elle se multiplie, plus elle est harmonique, plus elle
est féconde.
Elle se compose, la vie nationale, de toutes nos vies, dont les.
plus simples sont déjà composées ; Tètre collectif est fait non
seulement delà multitude des individus, mais d'une foule d'êtres
collectifs de divers degrés, dans les divers ordres. Et non seule-
ment la vie nationale est plus que la somme des vies indivi-
duelles, lesquelles sont loin d'en contenir tous les élémens,.
mais chaque vie individuelle sembranche en quelque manière
et se soude à des vies collectives qui la protègent, l'alimentent
et laccroissent prodigieusement. A telles enseignes que l'individa
S&8 REVUE DES DEUX MONDES.
est, dans la nation, comme une cellule, voisine de milliers de
cellules semblables, qu'unit avec elle et entre elles tout le tissu
des lois, des mœurs, des relations sociales ; qui prêtent de la vie
à ce corps, pour partie formé d'elles, et qui en retirent de la vie,
des milliers de fois plus qu'elles ne lui eu ont donné. La poli-
tique, vue d'un peu haut, est donc la science de la vie des sociétés
et l'art de diriger la vie sociale pour le plus grand bien de la
société et de chacun de ses membres, l'art de porter à leur plus
grande puissance et de tenir en un juste équilibre la vie de l'in-
dividu et celle de l'ensemble.
D'où il suit que, si la vie est la matière et l'objet de la poli-
tique, elle en est aussi la méthode, pour ainsi dire, ou le moyen;
et dans une nation où la vie est partout diffuse, qui ne vit pas
uniquement par la tête, la règle de la pratique doit être : répartir
r action sfilon la vie; faire dans l'État une place et fixer dans l'Etat
sa place à tout ce qui vit individuellement ou collectivement : or-
ganiser l'Etat sur le suffrage organisé lui-même d'après tout ce
qui est organique dans la nation.
Mais cette image de « vie » et d' « organisme » appelle une
réserve que de fréquens abus de langage rendent, à notre sens,
indispensable. Ce n'est quime image, et lorsque au lieu de «fonc-
tions » et d' « organes », on parle, à propos de la société, de la
nation et de l'Etat, de « machine » et de « rouages », ce n'est
qu'une image encore. Et lorsque, combinant et confondant les
deux séries, on annonce solennellement, de quelque tribune ou
de quelque fauteuil, — ainsi que le faisait naguère un homme
politique promu à une position éminente, — que l'on s'efforcera
d'assurer le fonctionnement normal « des rouages de notre orga-
nisme »,ce n'est encore ([u'une image ou plutôt ce ne sont que
des images... brouillées.
Organisme ou mécanisme, vie ou mouvement, il y a toujours
là dedans quelque dose de métaphore ; et c'est à quoi il n'est que
prudent de prendre garde, si nous sommes d'instinct entraînés,
comme par un espèce de vanité d'esprit, à faire étalage de termes
empruntés aux vocabulaires techniques, et si les analogies que
l'on s'est, avec plus ou moins de raison et plus ou moins de succès,
ingénié à établir entre les sciences naturelles et les sciences
sociales n'ont fait que nous y disposer davantage. J'aime à penser
que Herbert Spencer, quand il a commencé à décrire les procédés
d'intégration et de différenciation des sociétés, la croissance
sociale, la structure sociale, les fonctions sociales, les métamor-
phoses sociales; quand il a distingué dans le corps social des
organes et des appareils d'organes, un appareil producteur, un
Dt: l'0K(1AN1SAT10N DI suffrage INIVEUSEL. 599
«
appareil distributour, un appareil régulateur, j'imagine qu'au
début du moins, il sous-entendait le mot « comme » et le mot
u presque ».
Ce n'est que plus tard et sous le coup de cette griserie d'idées
à laquelle tout philosophe est exposé, qu'il a identifié ce qu'il
s'était d'abord borné à rapprocher, et mis l'absolu où d'abord il
n'avait vu que le relatif; le système a appelé le systt^me. Puis les
disciples, comme c'est la coutume, ont voulu dépasser le maître:
la sociologie est devenue une physiologie et la politique, une
hygiène et une thérapeutique des sociétés. Et puis après les
exagérations de l'école, sont venues les déformations des vulsfa-
risateurs, et il faut voir ce qu'est, à présent, la doctrine, ou,
pour n'en retenir que lune des propositions capitales, ce qu'est,
par exemple, 1' « évolution » traduite, — et combien trahie! —
travestie par les gazettes radicales à l'usage des convens ma-
çonniques ou des agapes ministérielles !
La belle et lumineuse comparaison scientifique s'est épaissie,
empâtée, tigée en un matérialisme politique, bas et bête. Mais
nous, nous y maintenons le mot « comme » et le mot « presque »,
ne voulant ni perdre, en la reniant, ce qu'elle dégage de clarté,
ni fausser, en la forçant, ce qu elle enferme de vérité. Quand, ici
même, nous avons dit qu'il s'agissait d'organiser le suffrage uni-
versel, de « l'organiser » presque au sens qu'a le mot en biologie,
il y avait « presque » ; et quand nous proposons de « répartir
l'action selon la vie » en accordant une représentation dans l'État
à tout ce qui, individus ou collectivités, a de la vie dans la
nation, — nous ne prétendons nullement que les collectivités y
vivent suivant la définition qu'un Claude Bernard ou un Darwin
eussent donnée de la vie.
Pour nous, c'est un jeu d'imagination que de regarder les
sociétés comme des animaux géans, ayant forme et figure ty-
piques, reconnaissables à certains caractères, atteignant, à l'âge
adulte, une certaine taille, et occupant alors tant de place à même
l'espace, durant un tel temps environ. Non, les sociétés ne sont
pas, proprement et sans métaphore, douées de la vie animale,
sujettes à la mort animale. Le mot « comme » est sous-entendu :
Dans la nation, qui est « comme » un organisme vivant, l'indi-
vidu et le groupe sont « comme » des cellules. Dans le pays qui
est « comme » un corps vivant, les chemins de fer et les routes
sont « comme » des artères, par où se distribue et circule la
richesse.
Ainsi du reste. On ne nous fera pas aller au delà de <( presque »
et de « comme ». Qui ne sentirait le ridicule d'écrire d'une
'600 REVUE DES DEUX .MONDES.
académie de province ou d'une chambre de notaires qu'elle est
un « organisme vivant » , c'est-à-dire, proprement et sans métaphore,
un animal ? Et si l'on n'ose l'écrire de ces petites collectivités,
comment l'oser, de la grande collectivité qu'est une société ou une
nation ? Aussi ne l'écrirons-nous pas et nous méfierons-nous de
toute cette physiologie de la politique qui, par un détour imprévu,
mais avec des inconvéniens non moins graves, en rejoint la
métaphysique. Naturalistes en politique? Pourquoi? s'il suffit
d'être réalistes ; et c'est justement le réalisme qui conseille et
commande de s'y garder de la physiologie.
Maintenant, une fois faitoscesréservesindispensables, — et tous
>ces termes de vie, d'organisme social, de fonctions sociales étant
pris comme ils doivent être pris, comme on vient de les prendre,
avec l'atténuation qu'on vient d'y mettre, — deux points subsis-
tent : 1° la société, la nation est « comme » un être vivant, où
«vivent» physiquement et socialement des millions d'individus, où
«vivent» socialement et « presque » physiquement des milliers de
groupemensou de collectivités; 2° tout ce qui « vit» ainsi, ou bien
vit « presque », est « comme vivant » dans la nation, c'est raison,
justice et nécessité qu'on le retrouve, ou qu'on en retrouve un
peu, dans les institutions.
Ces « vies » individuelles et collectives représentées, et, par
elles, des cadres tracés à l'exercice du droit électoral, laissé à tous,
égal pour tous : voilà ce qu'on réclame en réclamant le suffrage
universel « organisé )),la représentation « organique », la repré-
sentation « réelle du pays »,la représentation du pays « vivant ».
Et là-dessus, depuis que l'Etat est fondé sur l'élection, les théo-
riciens sont, pour ainsi dire, unanimes; c'est même une chose
curieuse qu'il n'y ait pas dans la politique moderne de plus grosse
question, et que pourtant il n'y en ait pas non plus de moins
<îontro versée. En revanche, c'est une chose curieuse aussi, qu'il n'y
en ait guère de plus ignorée, ou de plus dédaignée, dans « le
monde parlementaire » . Chacun sait qu'il est de bon ton d'y railler
linement « lu théorie » et « les théoriciens », et peut-être pour-
rions-nous rire nous-mêmes de ces plaisanteries, si ce n'était sur
nous, tant que nous sommes, que les charlatans, les « rebouteux»
de la politique se livrent à des opérations, qui ne laissent pas
il'être douloureuses, et ruineuses par-dessus le marché et, au bout
du compte, mortelles. On les étonne donc bien, nos plus distin-
gués politiciens, à qui jamais l'idée n'est venue d'étudier la poli-
tique, pas même « un peu..., dans Aristote », en préconisant
devant eux la représentation réelle du pays, par le suffrage
universel organisé. — C'est, à une question dont à peine ils soup-
DE l'ouGAMSATION DU SUFFRAGE IMVERSKL. 60 J
çonnaiont l'oxi^teiu'o, xino solution (|ui ne Imir apparaissail point,
le groupe de « la gauche avancée », la loge Saiul-Jeau tle Thémis,
le burean de leur comité et le Phare ou V Abeille de leur arrondis-
sement avant jus([u ici négligé de s'en occuper.
Mais ce n tni est pas moins une solution sui* laquelle l'accord
est fait pour la quasi-unaniniit»' des théoriciens, — et non point
d'hier. Ce nest point d'hier ([u'ils ont adopté le principe, sinon
arrêté la formule, de la représentation organique. Et ils peuvent
bien différer d'opinion quant au degré : l'applifjuera-t-on aux deux
Chambres? ou seulement à la Chambre haute? ou encore à la
Chambre basse? — et quant au mode : divisera-t-on la société
en trois grandes classes, déclaréi's arbitrairement égales, capi-
tal, travail, intelligence? Ou bien séparera-t-on les villes des
communes rurales? Ressuscitera-t-on ail préalable les corpora-
tions de métiers? Ou ne se servira-t-on que de la profession
libre? — Quant à la forme et au style du cadre, s'il sera copié de
l'ancien, ou simplement imité, ou d'un modèle tout nouveau, cha-
cun conserve ses préférences, mais tous reconnaissent qu'il faut
qu'on refasse à l'Etat et qu'on fasse au suffrage un cadre. Ou,
pour ne pas encourir le reproche qu'on adressait à d'autres de
mêler les séries d'images, chacun peut vanter son remède, comme
le plus prompt ou le plus sûr; mais tous ont reconnu que ce qu'il
faut, c'est refaire des osa la nation.
Avant même que l'Etat moderne fût né, et parlant de l'Etat
en général, Montesquieu ne disait-il pas : « C'est dans la manière
de diviser le peuple en classes que les grands législateurs se sont
toujours signalés et c'est de là qu'ont toujours d('q)(Midu la durée-
et la prospérité de la démocratie » ? — Et sans doute l'on s'aper-
çoit, à quelques-unes de ses expressions, que V Esprit des lois est
antérieur à la naissance de l'Etat moderne. Mais la même pensée
n'a jamais cessé de revenir, ou le même fond, plutôt, de persister
sous les variations du langage, qui s'est accommodé au milieu et
au temps. Elle reparaît, cette pensée, dans les livres de Sismondi,
et dans les ouvrages considérables, qui touchent tout ensemble à
la philosophie, à l'histoire et au droit, d'Ahrens et de Robert von
Mohl.
Elle fait, en Allemagne, une fortune nouvelle, ou plus exacte-
ment, malgré les révolutions politiques et sociales, elle n'y perd
rien de son ancien crédit. Loin d'y céder du terrain, au moins
dans le domaine de la théorie, elle en reconquiert, et vers 1865,
lorsqu'on publie l'espèce de consultation demandée à quatre
éminens professeurs des universités les plus fameuses sur « les
conditions et les effets du principe constitutionnel », Held est
602 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être plus net que (îneist, et Waitz est peut-être moins
décidé, plus hésitant que Kosegarten. Mais voici ce que dit Held :
« La fin du régime constitutionnel est de diriger vers l'Etat les
meilleures forces politiques qui se trouvent dans le peuple... Des
quatre bases habituelles de l'élection: 1" les Etats {Stânde, les
classes, corporations ou nK'tiers), 2" les intérêts, 3" le chiffre de la
population, et 4" la vie communale, toutes sont vacillantes et
mobiles : il faut donc les prendre toutes à la fois et les conc ilier
dans un système supérieur. »
Et voici ce que dit Gneist : « Quand, faute de participation à
la gestion des afTaires publiques, le vide se produit entre l'individu
et l'Etat, on ne le remplit pas avec des spéculations abstraites ni
des doctrines philosophiques. Des groupes plus ou moins nom-
breux de citoyens, que réunit la seule communauté du droit
électoral, ne forment pas un corps politique et ne peuvent pas en-
gendrer une action politique. Voter, lire, parler, écouter, et c'est
tout: fausse manière de concevoir le gouvernement représentatif;
entre l'individu et l'État il est urgent que le vide soit rempli par
des institutions intermédiaires. »
Waitz, tout en recommandant « de préférer le simple à l'ar-
tificiel et de prendre les choses comme elles sont », tout en obser-
vant que l'élection par ordres ou états est impossible, puisqu'il
n'existe plus ni ordres ni états, et que l'élection par catégories
professionnelles n'irait pas, en pratique, sans des difficultés assez
sérieuses, conclut quand même, au risque de sembler se contre-
dire : u Ce qui importe le plus, c'est de chercher les forces vives
de la société et de leur assurer l'influence qu'elles méritent. »
Pour les Chambres hautes, au moins, <( là où n'existe point
d'aristocratie historique, la représentation doit être formée de
la grande propriété, de la grande industrie, de l'Église, des
universités, des corporations qui subsistent, et des grandes
villes. ))
Kosegarten enfin, franchement réactionnaire, se soucie moins
de « prendre les choses comme elles sont » que de les remettre
comme elles ont été, et comme, à son gré, elles auraient dû con-
tinuer d'être : il déplore le peu de respect où l'on tient de nos
jours les idées de « tradition » et de « collectivité », vante leur
valeur politique et ne cache pas qu'il reste partisan de l'antique
représentation par états ou par ordres.
Des états ou des ordres, les théoriciens qui suivent et, à leur
tête, l'un des plus écoutés, Bluntschli, ne veulent pas ou ne veu-
lent plus, parce que c'est l'État moderne qu'ils construisent, le-
quel, jaloux d'égalité, exclut les ordres ou états comme les castes.
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 003
Mais, par comj^nsation, ils accoptout les classer, car les classes
ne sont ni les 'castes ni les ordres — et ils donnent une délini-
tion docte, subtile ot longuement tîlée, de la casfe, de ïordre et de
la classe. Xeùt-il pas même admis la classe (dans l'acception
étroite et rigoureuse, on comprendrait qu'il ne l'eût pas admise)
si Bluntschli a su voir — et il la fortement noté, — le défaut com-
mun, le vice originel des systèmes électoraux qui partent
de ^indi^*idu isolé, c'est là l'essentiel. L'essentiel est qu'il ait re-
connu.— et il l'a hautement enseignée. — la supériorité comme
base de l'élection des groupemens divers qu'il englobait sous
l'étiquette, d'ailleurs vague, d' « unions organiques locales » ou
de u membres organiques du pays. » Ainsi, sa représentation
organique peut être, eu son arrangement, différente de celle de
Held ou de Kosegarten, mais, tout de même et à coup sûr, c'est
/a représentation organique; et comment la représentation, z//?e
représentation organique ne fût-elle pas sortie de la théorie or-
ganique de l'Etat?
Mais ce qui reste vague avec Bluntschli se dessine, s'assemble
et se précise avec Holtzendorff. Ce que sont les « unions orga-
niques locales », Bluntschli ne nous l'a pas appris, mais Ilolt-
zendortT va nous l'apprendre. Adoptant, faisant sienne la doctrine
de Mohl sur c la société, et la développant, il estime que la so-
ciété n'est pas seulement une somme d'individus, mais encore et
peut-être surtout une somme de « formations collectives. » Si
bien que « les hommes qui vivent dans l'Etat ne doivent pas être
considérés seulement comme des unités, indépendantes, auto-
nomes, mais comme des parties ou des fractions de communautés
d'intérêts, matériels, morauxou intellectuels. » Ces communautés,
il les énumère : les unes venant de la nature même : la famille,
la parenté, autrefois la tribu ou le clan, maintenant la commune;
autrefois la race, maintenant la nation; autrefois la caste, l'ordre
ou la classe, maintenant la position sociale; les autres, produits
delà société, telles que : associations professionnelles (syndicats);
corps de fonctionnaires; corps savans, académies, universités,
corps enseignans des degrés inférieurs; associations religieuses;
communautés d'intérêts économiques; grande et petite propriété
foncière, urbaine et rurale; métiers; commerce en gros ou en
détail; capital et travail industriel.
Dans l'un quelconque de ces groupemens, dans au moins un,
tout homme est engagé : ils sont en quelque sorte le lieu social de
l'homme. De ce lieu social il faut faire le lieu politique. « Les
nouvelles formes représentatives doivent tendre à représenter le
peuple d'après la multiplicité de ses élémens constitutifs. » Et
"604 REVUE DES DEUX MONDES.
l'axiome ainsi posé a bien on ne sait quoi de (lottant et d'obscur,
mais qui se fixe et s'éclaire, lorsqu'on y regarde mieux, si les
élémens constitutifs du peuple, ce sont toutes ces formations
collectives, toutes ces unions locales, toutes ces communautés
d'intérêts, tous ces « lieux sociaux » des individus dans l'Etat.
En français, nous dirons : le régime représentatif doit tendre
à assurer la représentation réelle et totale du pays; pour qu'il y
ait représentation réelle et totale du pays, l'individu doit être re-
présenté, mais l'individu à la place qu'il occupe, en son lieu so-
cial; rien ne doit être omis, il doit être tenu compte dans l'Etat
de tout ce qui constitue la société, individus et unions organiques,
c'est-à-dire collectivités ou groupemens, en l'un au moins des-
quels il est impossible à un citoyen, quel qu'il soit, de ne point
«e trouver engagé et par lesquels sa vie individuelle, participant
à une vie collective, se trouve reliée à la vie nationale.
Mais se plaindra-t-on peut-être que, Holtzendorff et les autres,
voilà bien des Allemands cités? Le fait est que de, Gneist à Kose-
gartenetde Mohl à Blimtschli, sujets prussiens, ou bavarois, ou au-
trichiens, ou citoyens suisses expatriés, ils sont tous Allemands, de
cette « plus grande Allemagne » où règne la pensée et où sonne
ia langue allemandes :
So iveit die deutsche Rcde klingt!
Or il est convenu qu'il ne nous vient de l'est que des brouil-
lards, et bien que nous dussions cependant savoir que les vapeurs
de la spéculation se condensent parfois là-bas en une politique
très positive, ce qui est dit en allemand n'est jamais pour nous
que nuée et buée. C'est pourquoi l'on s'abstient de citer en outre,
— à des dates et dans des régions assez distantes entre elles, — Krause
etStahl, Schâfflc et Lilienfeld, dont les deux derniers ne montrent
que trop de zèle pour la théorie organique de l'Etat, ne s'y plon-
gent que trop avant, n'en bannissent que trop indiscrètement le
mot « comme » et le mot «presque; » et sont donc, explicitement
ou par voie de conséquence, les partisans déterminés d'une re-
présentation organique.
Ils sont Allemands : passons; mais veut-on des Anglais?
puisque, dans l'opinion sommaire qu'on se forme des nations et
•de leur génie, si l'Allemand est toujours « utopiste », l'Anglais,
au contraire, est toujours « pratique ». Eh bien! quoiqu'on ne
puisse pas ranger John Stuart Mill parmi ces « partisans déter-
minés » de la représentation organique, telle ou à peu près telle
■qu'elle apparaît maintenant, il est certain que, tous les maux et
DE l'oRiIAMS VTION DL SUFFRAGE UNIVERSEL. G05
tous les péiils*dii sulVrafro imiversol inorganique et anarchiquo,
il les a devinés et dénoncés; et il y avait bien, au fond de l'adhé-
sion qu'il donnait aux idées de Thomas Ilare, trace dune préoccu-
pation de ce genre, comme elle perce aussi, cette préoccupation,
dans les motifs qui inspiraient à Thomas Hare lui-même son
projet de réforme. Mais ces maux, ces périls et les menaces de
la « fausse démocratie », qui les a plus énergiquement, plus sévè-
rement, plus durement condamnés, que sir Henry Maine, un
Anglais? Qui? si ce n'est, en Angleterre, et avant Maine, Macaulay,
et, avant Macaulay, Edmond Burke? i\ 'est-ce pas un Anglais,
Spencer, qui a rédigé le symbole de l'Etat, de la nation, do la
société organiques? et si l'on en veut venir au point particulier
de « la représentation organique », c'était bien elle, sous un de
ses aspects, c'était vers elle que regardait lord Grey, lorsqu'il de-
mandait que les ouvriers, comme tels, — ou le travail, — fussent
représentés et que les universités, comme telles, — ou l'instruc-
tion — fussent représentées dans l'Etat, étant des forces de la
société.
Mais avec M. James Lorimer, il n'y a plus de doute ni d'équi-
voque; et s'il la qualifie lui-même de dynainique, et si, quand il
passe aux actes, il s'égare en d'inextricables combinaisons de
nombres, la doctrine, en tant que doctrine, n'en est pas moins
reconnaissable : c'est la théorie organique, puisqu'elle se résume
en ces termes : « Envisager l'Etat comme un corps organisé, dont
le régime représentatif et le suffrage qui le met en œuvre ont à
recueillir les énergies, afin de les utiliser toutes... »
Sur quoi, l'un de ses commentateurs faisait les réflexions
suivantes : « La dilTérence fondamentale qu'on observe dans la
société et qui se doit refléter dans l'Etat est celle des individus et
des institutions sociales. A côté des individus travaillent, dans la
vie, d'autres activités réelles et positives qui , — il le faut, — doivent
avoir leur juste représentation dans l'Etat; parce que, sans cela,
l'Etat ne serait point l'image de la société, le parlement ne serait
pas le miroir ni la photographie de la nation. Et tandis que, dans
l'ancien système (le suff'rage inorganique), le pouvoir dérive de la
qualité de citoyens, commune à tous, dans le nouveau, chacun la
tient comme membre de l'organisme où se déroule sa vie : église,
université, commerce, agriculture, industrie, en un sens; com-
mune, province ou colonie, en l'autre. » Et le résultat, quel
serait-il? « Le parlement y recouvrerait la variété de composi-
tion qu'il a perdue ; seulement, au lieu de ces élémens histo-
riques, aristocratie, clergé, peuple, propriété, etc., il compren-
drait ceux qui représenteraient les institutions, les organismes et
606 REVUE DES DEUX MONDES.
les forces sociales auxquels, présentement, appartient une exis-
tence réelle et positive. »
C'est, on le voit, — ou rien ne l'est, — la théorie de la repré-
sentation organique, — et tout à l'heure sur la conception orga-
nique de la société, de la nation et de l'Etat, en général, on a déjà
nommé Herbert Spencer, — mais on peut encore invoquer son au-
torité (une de celles qui par exception, et de confiance, ont du cré-
dit auprès des assemblées) quant à ce point particulier de la repré-
sentation réelle du pays. Lord Grey, Lorimer et Spencer : trois
Anglais authentiques, pour n'en citer que trois ; mais enfin récu-
sera-t-on les Anglais après les Allemands? Seront-ils suspects, à
leur tour, en souvenir des lointaines origines germaniques, d'un
mélange de sang saxon, et des brumes éternelles qui enveloppent
les fiords danois ou norvégiens d'où s'élancèrent les pirates-
rois?
Plus sérieusement, objectera-t-on que cette idée germanique
ou anglo-saxonne ne correspond pas à l'idée française de la
société, non plus que l' « organisation » sociale elle-même, la
structure même de la société, sa charpente osseuse et son âme ne
sont, en Allemagne ou en Angleterre, ce qu'elles sont chez les
peuples latins? — Mais si M.James Lorimer est suspect comme
Anglo-Saxon, son commentateur est un Latin de pure race, un
Espagnol, M. de Azcârate qui, en même temps, analyse et critique
Held, Gneist, Waitz, Kosegarten, et d'autres Allemands, et
d'autres Anglais. Or, reprenant pour son compte la thèse de la
« représentation organique m, Azcârate arrive à cette conclusion
ferme : « Si, antérieurement, les électeurs étaient les corpora-
tions et sont aujourd'hui les individus, c'est un effet du carac-
tère que revêt tout le mouvement politique moderne; en partie
juste, parce que, les individus étant le premier élément compo-
sant de la société, ils doivent avoir leur nécessaire représenta-
tion ; en partie défectueux aussi, parce que, du fait que la plu-
part des anciennes corporations sont mortes, il ne s'ensuit pas
que l'on doive méconnaître le droit de celles qui subsistent,
comme de celles qui se sont formées et se forment. On peut dire
même que c'est le devoir de la Révolution dans sa seconde pé-
riode, de favoriser l'esprit corporatif, pour faire cesser l'atomisme,
aujourd'liui encore dominant. »
Et sa conclusion, avec notre besoin latin de lumière, ce Latin,
avant de finir, en accentue le relief et en serre le contour : « Si,
ajoute-t-il, c'est une erreur de ne voir dans la société rien de
plus que les individus, c'en serait une autre de soutenir qu'elle
se compose uniquement de corporations; et c'est pourquoi
DE l'0RGAMSATI0> DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 607
tloivent coexister les corps électoraux et les circonscriptions élec-
torales; ceiix-llà, pour que les organismes sociaux (ou collectifs)
aient dans l'Etat la représentation qui leur est due, et celles-ci,
pour que les indiviilus, eux aussi, aient la leur. »
Quoi de plus? et cet Espagnol ne serait-il pas assez Latin?
C'est alors à un Italien, Dioinede Panfaleoni, que nous voulons
en appeler. Il écrivait : « Je ne \ois qu'un moyen de sauver les
démocraties modernes : c'est d'attribuer un pouvoir prédominant
à un sénat qui renfermerait les hommes « représentatifs » des
forces sociales: l'agriculture, l'industrie, le commerce, la science
surtout sous toutes ses formes. » De cette phrase, la dernière partie
au moins est à retenir; elle contient l'essence de la pensée et ce
sera, après coup, une question secondaire, de savoir si c'est le Sénat
seulement ou la Chambre des députés ou, les deux ensemble qu'il
serait bon de soumettre à ce régime électoral. Mais voici des
Belges, — presque des Français : — M. Hector Denis, M. Guil-
laume de Greef, M. Adolphe Prins qui a consacré à ce sujet
plusieurs livres, — tous importans; — j'omets M. deLaveleyequi
a fait la préface d'un de ces livres.
Exige-t-on davantage? et peut-être faut-il que, pour avoir droit
à notre attention en ces matières, on soit Français depuis trois
générations? Mais que de bons Français n'en jugent pas différem-
ment du régime représentatif, depuis Montesquieu, il y a cent
cinquante ans, jusqu'à des contemporains, il y a six mois! Et
notez que les théoriciens dont on a constaté l'accord viennent
non seulement de tous les pays : Allemands, Anglais, Espagnols,
Italiens, Belges, Français; mais de tous les points de l'horizon
intellectuel : philosophes, juristes, historiens, sociologues ou
sociologistes, — lequel est le moins barbare? — médecins même,
car Pantaleoni l'était : médecin philosophe, il est vrai, mais
muni du diplôme ! nous revendiquons pour lui cet honneur, non
qu'il en retire plus de crédita nos yeux, mais dans l'espoir qu'il
pourra trouver grâce auprès de la centaine de médecins que nous
avons dans nos Chambres. Notez, par surcroît, que ces théori-
ciens viennent de tous les partis, comme de tous les pays et de
toutes les facultés; qu'il y a parmi eux des conservateurs, abso-
lutistes ou constitutionnels, des libéraux, des radicaux, des so-
cialistes même.
Tenant à ne faire déposer, en ce débat, que des théoriciens
contrôlés, on a passé volontairement sous silence l'avis des publi-
cistes qui ne seraient que des journalistes et des politiques qui
ne seraient que des politiciens. Mais quand il se rencontre des
hommes d'Etat, dignes d'un si beau titre, pour qui ni la théorie
608 REVUE DES DEUX MONDES.
ni l'histoire n'ont été une préparation superflue, comment ne pas
les en croire, dans les choses d'Etat? Comment ne pas en croire
M. Canovas del Castillo lorsqu'il nous avertit que « la démocratie
individualiste est un délire ridicule », qui, « scientifiquement et
pratiquement, sera bien vite condamné»? Ce qui signifie qu'entre
la « démocratie individualiste » fatalement anarchique, et la
« démocratie collectiviste », fatalement révolutionnaire, il n'y a
que ce moyen terme, la « démocratie organisée. »
Mais ce ne sont pas seulement les idées qui, de tous côtés,
convergent en ce point : ce sont les faits eux-mêmes ; ce ne sont
pas seulement les théoriciens de toute école qui arrivent à cette
conclusion : philosophes, juristes et autres; ce ne sont pas seule-
ment les historiens : c'est l'histoire.
II. — FONDEMENS HISTORIQUES. ^ LES TROIS PHASES
DU RÉGIME REPRÉSENTATIF.
En effet, on peut dire — et, du reste, on l'a déjàdit — que le
régime représentatif a jusqu'ici passé par deux phases distinctes.
Dans la première de ces phases, le groupe seul était représenté;
et l'individu seul est représenté dans la seconde. Dans la pre-
mière phase, la représentation était corporative; dans la seconde,
elle est individuelle.
Quelques auteurs ont réservé, pour la seconde des deux
phases, le nom de régime représentatif, en l'opposant à la pre-
mière, où dominait le système des ordres. Entre le système des
ordres et le régime représentatif, ils ont relevé des différences
tranchées, dont les plus remarquables sont : que, dans le système
des ordres, la représentation de chaque ordre est séparée et que
les derniers ordres, souvent, ne sont pas même représentés; dans
le régime représentatif, au contraire, la nation entière est repré-
sentée, tous ordres abolis, en une représentation commune. Dans
le système des ordres, certains individus (grands seigneurs ou
grands dignitaii-es") avaient droit de siéger par et pour eux-mêmes,
non moins que pour et par elles-mêmes, certaines corporations
Ou universités : et, au contraire, dans le régime représentatif,
le droit, quoique personnel, est commun, égal, conféré par l'Etat
en vue de l'intérêt général.
Dans le système des ordres, les députés des villes et des cor-
porations recevaient des instructions impératives ; ils n'étaient
guère que des mandataires particuliers; dans le régime représen-
tatif, au contraire, il n'y a plus de mandat, au sens du droit civil,
DE l'organisation Dl SUFFRAGE UNIVERSEL, 609
i^le mandat partïpulier : il n'y a charge que du bien public. Dans
le système des ordres, chaque ordre votait à part et en bloc; au
contraire, dans le régime représentatif, les votes ont lieu par tête,
à la majorité des représentans confondus. Dans le système des
ordres, chaque ordre consentait à part les impôts nouveaux à sa
charge; impôts toujours spéciaux et parfois accordés sous condi-
tion; dans le régime représentatif, au contraire, les Chambres
dressent le budget de l'Etal, et autorisent la levée de l'impôt, uni-
versel comme le suffrage, établi par la loi, qui est obligatoire pour
tous, sans exception ni condition.
Ainsi de suite, de caractère en caractère; mais nous pou-
vons nous en tenir là et répéter, en simplifiant un peu : dans la
première phase de la représentation, ce qui était représenté,
c'était le groupe, corporations de métier, villes ou ordres; dans
la seconde, c'est l'individu hors du groupe, hors du métier, à
peine rattaché au sol, non situé, non localisé, non domicilié
socialement et se mouvant en toute fantaisie de coin en carre et de
bas en haut dans l'Etat.
Même dans la première phase, deux espèces d'Etat : l'Etat
communal et l'Etat national — ou plutôt deux variétés de la
même espèce : le système des ordres. La commune est un petit
Etat fondé sur les lignages et les métiers — comme le grand Etat,
l'Etat national, sur les ordres; dans ce petit Etat, le lignage et le
métier sont de petits ordres. C'est le régime représentatif, ou c'est
un régime représentatif, qui repose sur les institutions corpi >ratives :
fraternités, ghildes, hanses, arts, métiers. Il en est ainsi dans tout
loccident de l'Europe : en Allemagne, en Flandre, en Angleterre,
en France, en Suisse, en Italie. Seulement de ce qu'il va repré-
sentation, il ne faut pas se hâter de déduire qu'il y a nécessaire-
ment élection. Loin de là : l'élection semble n'avoir pas été la
forme ordinaire, mais bien une forme assez rarement usitée, de
constituer la représentation dans les villes. Si la représentation
ne s'offre plus guère à nous que liée à l'élection, tirée d'elle et
créée par elle, c'est un phénomène récent : ce n'en est ni une né-
cessité, ni une condition, ni même une tradition. En droit, il peut
y avoir, et, en fait, il y a eu, pendant très longtemps, représenta-
tion, sans qu'il y eût élection ; et l'on ne soutiendrait pas que ce
fût le régime représentatif en sa définition toute pleine, mais c'est
sûrement un mode ou un degré de ce régime, qu'on lui en donne
ou refuse le nom. La force corporative en est la grande et presque
l'unique force: le métier y est presque tout : certaines familles,
les lignages, y sont beaucoup ou quelque chose, suivant les lieux;
nulle part, l'individu isolé n'y est rien.
TOME cxxxiv. — 1896. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
A Bnixoll(>s, sopt lignages et quarante mëtiors, réunis on-
neuf natioiis do métiers, se partagent l'échcvinage et les conseils.
A côté des conseils, une assemblée où siègent les centeniers ou
chefs des quartiers de la ville, liln somme, d'individu point, ni
d'élection aucune. Comme unités sociales et politiques, les sept
lignages, les neuf nations de métiers, les quartiers. Ni dans le li-
gnage, ni dans le métier, ni dans le quartier, l'individu n'est, lui,
cette unité sociale et politique. Civilement, il n'existe que dans
son groupe, ou même plus : ce n'est pas lui qui existe, c'est le
groupe.
Partout ainsi. A G and, qui est représenté dans le corps com-
munal? Les grands bourgeois, les tisserands, les cinquante-deux
petits métiers. A Ypres? Des chevaliers, des propriétaires et no-
tables, quatre collèges de petits métiers. A Liège? Encore des
lignages et des métiers. Il en est en France comme dans les
Flandres, et d'un bout à l'autre des provinces qui sont notre
France d'aujourd'hui. A Amiens, les doyens des corporations
nomment douze échovins qui s'en adjoignent douze autres. Gela,
en Picardie. En Languedoc, à Sommières, la ville est divisée,
d'après les métiers, en quatre quartiers, avec trente-deux magistrats^
supérieurs, conseillers ou notables. A Rouen, à Bourges, des
quartiers, dont les délégués s'unissent aux membres du conseil ou
à l'échevinage pour nommer les nouveaux conseils.
Passez la Manche. A Londres, le maire est désigné par les
ghildes privilégiées et le conseil communal; les aldermen sont
nommés à vie par les citoyens (ceux qui ont droit de cité, les
bourgeois) des quartiers de Londres; le conseil communal, qui
contril)ue à l'élection du maire, est élu annuellement, à raison de
quatre membres par quartier, lesquels sont très souvent désignés,
du reste, par les corporations marchandes. Passez le Rhin. A Augs-
bourg, vous retrouverez les lignages et les métiers. Et vous les
retrouverez à Ulm. Passez les Alpes. Ce n'est pas toujours chose
facile de se reconnaître dans les mutations du gouvernement de
Florence, malgré les témoignages précieux de Machiavel et do
Guichardin. Mais les case, ne sont-ce pas les lignages, comme les
arts sont les métiers? arts majeurs et mineurs, peuple gros et
menu, ou selon les temps, peuple puissant, médiocre et hns.
Prenez un de ces temps de Florence qui se succèdent si rapide-
ment. Au xiv^ siècle, en 1323, c'est le sort qui désigne les ma-
gistrats de la seigneurie, mais qui donc établit la liste de ceux
entre qui le sort opère? Cinq corps indépendans : 1^ les prieurs ou
doyens des grandes corporations ; 2° les gonfaloniers ou chefs de
la milice ; 3" les capitaines du parti guelfe ; 4° les juges du com-
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. Gl 1
raei'ce pour le^marcliaiuls; o' les consuls des métiers pour ce
qu'on appellerait à présenl l'industrio.
Et l'on voit bien ici les quartiers et les métiers, les corpora-
tions; et l'on voit, en plus, la milice et le parti guelfe; ailleurs, on
a les quartiers, les métiers et les lignages; d'un seul mot, on voit
le groupe, naturel ou social, mais l'individu, où est-il? Où est-
il. eu Angleterre même, où, de bonne heure, la personne hu-
maine a plus de prix? où est-il, dans cette Florence même de
la Renaissance, du moins dans les institutions de celte Florence,
d où bientôt pourtant il va sortir, si merveilleusement et parfois
si tragit[uement, si horriblement fort? On ne l'apert-oit pas : le
groupe seul se montre, et l'Etat communal, on le répète, est partout
fondé sur le groupe.
Ensuite, mais toujours dans le système ancien, quand les
Etats s'agrègent et se centralisent ; quand la royauté, d'une part, et
d'autre part, la nation prennent conscience chacune d'elle-même
en prenant contact l'une avec l'autre; quand, en face d'un gou-
vernement plus entreprenant, plus constant et plus continu, se
fait sentir le besoin, satlirme l'urgence d'une défense et d'un con-
trôle; lorsque l'Etat, de local et communal, devient central et
national, la représentation, elle aussi, devient centrale et natio-
nale. Mais qu'est-ce que celte représentation? et qui est représenté?
qui? ou quoi ? Par l'autre, dans l'Etat communal, c'étaient certaines
familles, les quartiers, les métiers; par celle-ci, dans l'État na-
tional, ce sont plutôt des classes, presque des castes, et des
ordres.
Ce sont, en Angleterre, les lords spirituels et temporels et les
communes, c'est-à-dire les cinq ports de mer, les villes, les bourgs,
les comtés, les universités. Au Reichsîag de l'empire, à la Diète,
ce sont les grands-électeurs, les princes, les cinquante et une
villes impériales, en leurs deux bans, de la Souabe et du Rhin.
Dans les assemblées provinciales, ce sont les états (Stànde), le
haut clergé, la haute noblesse, la noblesse moyenne, la bour-
geoisie des villes; tout au bas de l'échelle, les paysans, quoique
constitués en état àisiinci (Bauernsiand), ne sont pas habituelle-
ment représentés. A toute époque, en Allemagne, l'organisation
sociale et politique a les états, les ordres, pour armature ou pour
charpente : dans la première période, libres, nobles, grands,
recommandés, non libres, demi-libres; dans les deuxième et
troisième périodes, libres, princes et seigneurs, échevins hérédi-
taires {Schœffenharen), chevaliers, paysans libres et non libres;
dans la quatrième période, du xvi" siècle à la fin de l'empire,
noblesse, bourgeoisie, paysans; autant de 5'/tt//'./e, d'états, chacun
642 BEVUE DES DEUX MONDES.
d'eux existant comme ordre ou comme classe et n'existant que
comme ordre ou comme classe.
Aux Gortès d'Aragon et de Castille, la noblesse, le clergé et
les villes représentées par des « procureurs » ; eu Portugal, trois
états ou trois ordres, clergé, noblesse et peuple, — de môme qu'en
France; clergé, noblesse et bourgeoisie ou tiers état. En France,
les villes ou certaines villes ne (igurent pas comme unités repré-
sentées (ainsi qu'eu Angleterre, dans l'Empire, en Espagne) mais,
avec les bailliages et sénéchaussées, elles forment des circonscrip-
tions territoriales, et, par elles, le régime a racine dans le sol.
Ordres ou états, villes, comtés, bourgs, ports, universités, ce sont
toujours des groupes; et, dans l'État national fondé sur les
ordres, — comme dans l'Etal communal fondé sur les corpora-
tions, — il n'y a rcqirésentation que du groupe. L'individu n'est
jamais représenté, pour cette raison péremptoire qu'on ne lui
reconnaît point de vie politique ou sociale, et que ce n'est pas
d'individus, mais de groupes que la société et la nation sont
faites.
Et tous ces groupes sont des groupes fermés. On dit (( fermés » ,
quoique dans cette société même, si hiérarchisée et si peu mobile
qu'elle soit, puissent se produire des déclassemens; groupes
fermés, en tout cas, dans la mesure où le passage d'un groupe à
l'autre, l'accès au groupe supérieur est diflicile et demeure excep-
tionnel. C'est contre une telle société, faite tout entière d'ordres,
de classes, de corporations, tout entière faite de groupes et de
groupes fermés, que la Révolution française s'est levée, et jamais
révolution ne fut plus profondément sociale et politique, puisque,
loin de se borner à un changement de prince ou de dynastie, ou
même de régime, elle a changé jusqu'à la structure sociale et
politique, brisant le groupe, et affranchissant, et couronnant l'in-
dividu.
Mais, la structure sociale et politique changée, c'est toute la vie
sociale et nationale qui change ; et c'est, par conséquent, la repré-
sentation qui se transforme. Plus de privilèges, plus d'ordres,
plus de corporations, plus de groupes; donc plus de représenta-
tion de groupes. L'individu, comme unité sociale et politique ; et
donc l'individu comme unité de représentation. En France
d'abord, et puis, par rayonnement, dans les autres pays de l'Europe
occidentale, là oij, corporations ou ordres, Etat communal ou
Etat national, on n'avait vu, auparavant, que des groupes repré-
sentés. Et sans doute, dans tel ou tel de ces pays, persisteront des
survivances de l'antique représentation des groupes, ou même,
par endroits, quelque chose en renaîtra: — survivances et renais-
DE l'organisation Dl SIFFRAGE UNIVERSEL. Gl-'f
sauces plus fréquentes iju on ne serait porté à le croire, et que
mettra au jour l'examen des législations étrangères. Mais le fait
typique et spécifique, qui forme ligne de partage entre l'ancien
système et le nouveau, est celui-ci : substilutitm de l'individu au
groupe dans la vie et dans la représentatiim nationales.
Jusque-là on n'avait pas compté, dans les institutions, avec
l'homme, en tant qu'homme. Comme le pouvoir n'était limité
qu'en fait, pour limiter le pouvoir en fait, il fallait en avoir la
force, et c'est à peine si vis-à-vis de la féodalité et de la monar-
chie grandissantes les corporations et les ordres y pouvaient
suffire. Mais maintenant que le pouvoir allait être limité en
droit, et que ce droit, on le tirait des droits naturels de l'homme,
tout homme, en tant qu'homme, compterait. L'individu émancipé
faisait éclater le double moule de la corporation et de l'ordre. Il
ne restait que lui. dans les institutions retournées de fond en
comble; c'était lui qui, directement, se posait devant l'Etat, et
c'était sur lui que, directement, on posait l'Ktat.
Excès en deçà et excès au delà. Le groupe, jadis, était tout, et
l'individu n'était rien ; désormais l'individu serait tout et le groupe
ne serait plus rien. Non seulement le groupe disparaissait comme
unité social«% mais on ne le gardait même pas comme lieu social.
Non seulement on délivrait l'individu des entraves qui le
gênaient, mais on le déliait de tout lien et même de ceux de ses
liens qui étaient moins des liens que des attaches et des commu-
nications. Non seulement on en faisait l'homme et le citoyen, mais
on en faisait le souverain. Société, nation. Etat, après avoir tout
démoli, on prétendait tout reconstruire par lui seul, pour lui seul,
sur lui seul, avec lui seul. De la société, de la nation, de l'Etat,
chaque individu devenait la seule partie composante, et toute
la société, toute la nation, tout l'Etat n'était que la somme des
individus, uniformes, identiques, comme un est identique à un,
et interchangeables entre eux.
Le plus fort, c'est qu'on se flattait d'obtenir ainsi l'équilibre,
comme si, sur une barque trop chargée où tout le monde se jette-
rait à tout moment d'un bord à l'autre, on pouvait obtenir l'équi-
libre, et comme si la seule chance de stabilité — et de salut — qu'il
y ait n'était pas que chacun eût sa place fixée et s'y tînt. Mais non :
point de place fixée : caprice et fantaisie ; on dirait que Tordre est
attentatoire à la liberté, à l'égalité, à la « souveraineté ». Allez,
homme, citoyen, souverain; allez, venez, tourbillonnez, ruez-vous
d'ici là, et de là ici, et où vous voudrez, et quand vous voudrez, et
comme vous voudrez! Jetez-vous au hasard d'un bord à l'autre
de l'Etat; déplacez-en sans cesse et sans règle le poids et la
614 REVUE DES DEUX MONDES.
masse; nous, cependant, avec des élémens que nous ne pouvons
connaître, nous essayerons de gouverner!
El voilà cent ans qu'on l'essaye, et voilà cent ans que l'on y
échoue. Voilà cent ans que l'on expérimente toutes les formes et
tous les dosages du sutfrage inorganique, et voilà cent ans d'anar-
chie. La plaisante chose de dire qu'en France, dix-huit années
sont à peu près la durée normale des gouvernemens ! Gomment
y aurait-t-il une durée normale dans une situation qui est anor-
male? Dix-huit années marquent l'intervalle de nos crises les plus
violentes, et c'est tout. Ce n'est que l'intermittence de notre
fièvre; et, comme il y en a de tierces et de quartes, la nôtre
revient tous les dix-huit ans ! Mais les années de répit ne sont pas
des années de santé; et depuis cent ans nous sommes malades.
Nous le sommes davantage depuis cinquante ans ; malades d'avoir
désorganisé l'organique et voulu organiser par l'inorganique.
Toutes nos douleurs et tous nos malheurs viennent de là, et
là est la grande cause. On ne guérit pas un excès par un autre;
tyrannie du groupe fermé ou tyrannie de l'individu déchaîné,
deux tyrannies : servitude et servitude. Et la deuxième phase du
régime représentatif s'achève à présent sous nos yeux, en d'amères
désillusions, avec des sursauts d'agonie, sans que rien ait été tenu
des promesses qui furent prodiguées ; et les cent ans qu'elle a
duré nont été qu'une longue banqueroute.
Assez de cent ans ! C'est assez ! Et si la deuxième phase
s'achève, pourquoi la troisième ne commencerait-elle pas? Deux
excès contraires, a-t-on dit. Mais entre ces excès, n'y a-t-il pas le
juste milieu, où sont la raison et la vérité? L'ancien système exa-
gérait, et la Révolution est allée droit à l'opposé, à l'exagération
contraire. Des erreurs qu'elle a pu commettre, il n'en est pas de
plus franchement reconnue que celle où elle était tombée, dans
l'ordre économique, en proscrivant, par haine de la corporation,
même le droit d'association. De même, dans l'ordre politique.
Sans la renier en ce qu'elle eut de bon et d'utile, sans blasphémer
(puisqu'elle n'est que chose humaine et œuvre humaine, faillible
comme toute œuvre humaine; et plus humaine et plus faillible
que d'autres, si elle fut plus passionnée), on peut, où elle s'est
trompée, et sur quelque point, défaire ce qu'elle a fait ou refaire ce
qu'elle a défait; défaire et refaire prudemment et jusqu'où il
faut.
Non point jusqu'à la corporation, mais jusqu'à l'association,
dans l'ordre économique. Et, dans Tordre politique, non point jus-
qu'au groupe qui supprime l'individu, mais jusqu'au groupe qui
rencadre,où il s'encadre spontanément. Non pointjusqu'au groupe,
DE l'0RGAMSATI0> DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 615
unité sociale où lindividu sabsorbo et s'abîme, mais jusqu'au
iiToupe, /iei( social de l'individu. — Nous ne voulons, en effet, ni
de la corporation , ni de l'ordre , ni d'aucun groupe fermé ou imposé.
Et non seulement nous ne demandons pas qu'on y retourne, mais
très résolument, pour nous, nous refuserions d'y retourner. Nous
ne voulons que du groupe ouvert et libre, lieu et milieu social,
et, par rapport au suffrage, simple circonscription sociale ajoutée
à la circonscription géographique, sans que, d'être de tel ou tel
groupe ou de voter dans telle ou telle circonscription sociale en-
traîne jamais rupture d'égalité ni différence dans le droit. —
Ouvert et libre, nous voulons le groupe, et nous ne le voulons pas
fixé, arrêté une fois pour toutes : nous le voulons en vie et en
mouvement comme la société elle-même.
La besogne à faire est une besogne d'action, non point de
réaction. Hier est mort et aujourd'hui meurt; ne nous attardons
pas à restaurer hier ni à prolonger aujourd'hui. Mais demain vit
déjà en nous, et, si la politique est une science et un art de vie,
la politique de demain est la seule qui vaille la peine qu'on s'en
occupe. Près d'elle et du problème qu'elle pose, — ce problème
étant de savoir si l'Etat moderne sera enfin construit et si nous
sortirons de l'anarchie dont les manifestations se succèdent et se
précipitent, — qu'est-ce que les vaines démarches d'un ministère?
ou le conflit des Chambres? ou les chicanes juridiques sur le vrai
sens de l'article 6 de la Constitution? Laissons cet aujourd'hui
misérable qui meurt, et, de 1p~ politiquaille , tâchons de dégager
une politique.
Charles Benoist.
BESSIE
DERNIERE PARTIE (1)
IV
Le lendemain, au coucher du soleil, un voyageur descendit
du train venant de Frampton à la station de Clinton Magna. Les
employés le reconnurent et le saluèrent, et deux ou trois ou-
vriers de campagne qui se trouvaient Jà lui souhaitèrent aussi le
bonsoir au moment où il se mettait en marche pour se rendre
au village qui était éloigné de deux kilomètres environ de la
gare.
— Alors, comme ça, John, tu nous reviens? fit l'un d'eux,
un vieillard, en lui tendant la main. A te voir, on ne peut vrai-
ment pas dire que le climat de Frampton t'ait rajeuni, sais-tu !
John avait, en effet, triste mine; il marchait comme accablé
de fatigue, en s' appuyant lourdement sur sa canne.
— Pour ça, non ! répondit-il, un sale trou que ce Frampton,
le plus vilain endroit où je sois jamais allé; rien qu'à voir ce vil-
lage-là, on en prend des rhumatismes. Et puis, voilà, du jour où
j'y arrivai, j'ai mené une chienne de vie, une chienne de vie, ma
parole ; mais, hast, maintenant que je suis de retour, cela ne tar-
dera guère à mieux aller.
— Sans doute, l'air de Clinton te fera vite recouvrer tes forces ;
où t'en vas-tu coucher ce soir? chez les Costrell, hein?
John fit signe que oui.
— Ils ne savent pas que je reviens, dit-il; mais il leur sera
(1) Voyez la Revue du 13 mars.
L'AUSTRALIE
ET I.A NOrVELLE-ZÉLAN'DE
Les possessions anglaises dans le Pacifique du Sud. le conti-
nent d'Australie et les grandes îles de la Nouvelle-Zélande sont
le plus splendide monument du g«înie colonisateur de la race bri-
tannique. Exclus de la plus belle partie de l'Amérique à la fin du
siècle dernier par leurs propres descendans, les Anglais ont tourné
leur activité vers les régions bien plus lointaines des antipodes, et
lempire colonial qu'ils y ont édifié en cent ans est plus riche et
plus populeux que ne Tétait en 1776 celui qu'ils ont perdu. Sans
doute la nature les a beaucoup aidés et, sans l'énorme émigration
qu'y attirèrent les mines d'or au milieu du siècle, l'Australie ne
serait pas ce qu'elle est aujourd'hui. Mais il est vrai de dire aussi
que sans la longue préparation, sans les efforts persévérans ac-
complis avant leur découverte, les gisemens aurifères n'auraient
pas joui dune pareille force d'attraction, n'auraient pu produire
des effets aussi puissans et aussi durables : la fortune vient rare-
ment à ceux qui ne lui ont pas un peu frayé le chemin. S'il appa-
raît aujourd'hui quelques manques de proportion et d'équilibre
dans cet édifice si rapidement construit, si la hardiesse de ses ha-
bitans actuels semble plutôt tendre à le compromettre par des
remaniemens et des innovations hasardeuses, il n'en demeure pas
moins un étonnant témoignage du génie de l'architecte. L'Aus-
tralasie est le chef-d'œu^Te de la colonisation anglaise. Elle est de
plus aujourd'hui, outre un centre de production d'une extraordi-
naire activité, le théâtre d'expériences sociales de toute sorte. Elle
mérite donc à tous les titres l'attention des Européens.
540 REVUE DES DEUX MONDES.
I
La route d'Amérique est aujourd'hui la plus courte pour se
rendre en Nouvelle-Zélande; même pour atteindre les provinces
orientales, les plus importantes de l'Australie, elle peut encore ri-
valiser avec celle du canal de Suez. Il n'en faut pas moins trente-
deux jours au minimum pour qu'un voyageur ou une lettre partis
d'Angleterre atteignent Auckland, la ville la plus importante, bien
quelle ne soit plus la capitale de la Nouvelle-Zélande. J'avais
suivi cette voie, mais non avec cette rapidité, et après un séjour
de quatre mois en Amérique m'étais embarqué pour la traversée
du Pacifique qui dure dix-neuf jours, et dont la monotonie est
heureusement interrompue par deux charmantes escales aux îles
Hawaï et Samoa. Je suis le seul Français à bord ; parmi mes
compagnons, se trouve pourtant un Californien, fils de Fran-
çais, naturalisé Américain, qui, bien que n'ayant jamais été visiter
la France, en parle encore quelque peu la langue ; tous les autres
passagers sont Américains ou Anglais, des Iles Britanniques ou
d'Australie. Presque tous les Américains nous quittent à Hono-
lulu, la capitale d'Hawaï, où nous arrivons après huit jours de
mer. C'est une charmante petite ville qui n'a guère que trois ou
quatre rues à l'européenne près du port, et qui disparaît presque
tout entière au milieu des cocotiers, des palmiers de toute espèce,
des jardins remplis d'arbustes, d'arbres même couverts de Heurs
éclatantes. En s'élevant un peu sur les collines, à l'arrière de la
ville, la vue est splendide sur la ceinture verte de palmeraies, en-
trecoupées de rizières et de plantations de cannes à sucre ou de
bananiers, qui couvre la plage et s'avance jusqu'au bord même de
la mer. Les collines de l'intérieur sont couvertes de broussailles
où paissent quelques troupeaux qui, comme les plantations et
les plus belles maisons de la ville, appartiennent aux Améri-
cains, depuis longtemps maîtres de l'archipel au point de vue
économique. Depuis deux ans ils se sont aussi emparés du pouvoir
politique, ont déposé et emprisonné la pauvre reine Liliuokalaui
et organisé la République hawaïenne. Ils avaient pourtant toute
l'iniluence qu'ils pouvaient désirer sous la monarchie indigène,
dont la Constitution avait institué deux chambres pour lesquelles
les étrangers avaient le droit de vote! Mais les planteurs de cannes
voulaient profiter des avantages que le gouvernement américain
fait aux producteurs de sucre nationaux et espéraient lui forcer la
main et l'obligera annexer l'archipel : depuis deux ans, la Répu-
blique dilawaï joue le rôle, passablement ridicule, d'un pays qui
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. o4t
demande à être incorporé à un autre qui n'en veut pas. Si beau-
coup de jingos américains seraient heureux d'étendre l'influence
de la Confédération dans le Pacifique, une partie plus calme de
l'opinion repousse toute annexion en dehors de l'Amérique, sur-
tout lorsqu'il s'agit d un petit archipel à population bigarrée où
les conflits (le race sont perpétuels et pourraient entraîner des dif-
ficultés extérieures.
Il y a de par le monde beaucoup de pays bilingues, trilingues
même comme la Suisse, mais les populations de dilférente origine
occupent en général des territoires distincts. Je ne crois pas qu'il
existe une seule contrée où Ion puisse voir autant de races diverses
qu'à Hawaï, vivant entremêlées dans les mêmes villes et les mêmes
campagnes, mais à ce point distinctes que. lorsque le gouverne-
ment veut se faire bien entendre de tous, — pour réclamer le paie-
ment des impôts, par exemple, — il fait afficher ses avis en cinq
langues : anglais, hawaïen, portugais, chinois et japonais. Les
pauvres indigènes ne sont plus aujourd'hui qu'une minorité sur la
terre de leurs ancêtres. De 200 000 qu'ils étaient lorsque Cook dé-
couvrit leurs îles, ils sont tombés à moins de 40 000, portant la
peine de la facilité avec laquelle ils se mêlaient aux autres races,
et succombant en foule aux maladies et aux vices que leur appor-
taient les aventuriers blancs et jaunes : la lèpre, la phtisie, bien
d'autres fléaux encore, joints à l'usage immodéré des boissons
alcooliques, voilà ce qui a produit la décroissance des Hawaïens
comme des hommes de même race qui habitent toute la Poly-
nésie, et non je ne sais quelle loi mystérieuse de la disparition
d'une race inférieure devant une race supérieure. Ceux mêmes qui
leur ont voulu du bien, comme les missionnaires, ont souvent
aggravé les maux qu ils espéraient guérir, en imposant aux indi-
gènes de brusques changemens d habitude et l'usage de vêtemens
compliqués. Lorsque les Européens ont voulu mettre en valeur
les ressources naturelles des îles, ils se sont aperçus qu ils avaient
détruit un instrument nécessaire sous ces climats trop chauds
pour leur permettre de travailler. Ils ont alors amené d'abord des
Chinois, puis, voyant de redoutables concurrens dans ces patiens
travailleurs, des Européens acclimatés, des Portugais des Açores,
qui prospèrent, d'ailleurs, admirablement, et sont devenus en
grande partie petits propriétaires après aAoir travaillé aux plan-
tations des Américains. Depuis quelques années, d'autres Jaunes
viennent en foule auxquels on n'ose interdire comme aux Chinois
l'entrée de l'archipel, parce qu'ils ont des canons et savent s'en
servir. Bref 40 000 indigènes et métis, 24000 Japonais, 15 000 Chi-
nois, 13 000 Portugais, 4 000 Américains, 3 000 Européens —
S42 REVUE DES DEUX MONDES.
Anglais et Allemands surtout, avec quelques Norvégiens, Français
et Italiens — voilà Textraordinaire mélange de races qui peuple
IIa\vaï. Peut-être les blancs s'apercevront-ils bientôt qu'ils ont
travaillé pour d'autres que pour eux.
Les indigènes polynésiens sont submergés dans cette foule;
ce n'est pas ici qu'on peut les bien voir : mais à Samoa, où
jaccoste huit jours plus tard, il n'en est plus de même. A peine
arrivons-nous en rade de la petite ville d'Apia, où vivent
presque tous les trois cents Européens de l'archipel, que nous
sommes entourés des barques des indigènes qui s offrent à nous
conduire à terre. Les bateliers montent sur le pont, de beaux
hommes, très grands, musculeux, d'une couleur de bronze clair,
les traits presque européens, les cheveux bizarrement teints en
blanc par la chaux ou en roux par la poussière de corail, une
couronne de feuillage sur la tète, les reins ceints d'un simple
pagne qui laisse voir les plaques bleues de leur tatouage sur le
dos et les jambes. A terre, la ville européenne n'est qu'une rue
le long de la plage ; tout autour, les cocotiers ombragent de
leurs palmes vertes, balancées en haut des grands troncs
élancés, les langues de sable jaune qui s'avancent dans le bleu
profopd de la mer, aussi bien que les pentes des collines assez
élevées qui la dominent; sous les arbres, dans leurs grandes
huttes ovales, au toit en forme de calotte que supportent des
piquets de deux pieds de haut, et dont une mince cloison de jonc
ne ferme qu'une partie du pourtour, des indigènes dorment ou
causent, la tôteappuyée sur une bûche de bois en guise d'oreiller;
dans un ruisseau qui descend à la mer, des femmes et des en-
fants se baignent en jouant. C'est bien le cadre idyllique du
Mariage de Loti, car toutes ces îles enchanteresses de la Poly-
nésie, Tahiti, Samoa, Tonga, se ressemblent. Ici du moins il y a
peu de blancs; point de Chinois; et l'on est agréablement sur-
pris d'apprendre que le nombre des indigènes s'accroît au
lieu de diminuer. Les deux défauts de ces gens si gais, si
aimables, sont la paresse et l'amour de la guerre : les Anglais et
les Allemands qui font à Samoa le commerce du coprah ont dû
importer des îles Salomon, dans le voisinage de la Nouvelle-
Guinée, des travailleurs dont la peau foncée, les cheveux laineux
et le visage prognathe contrastent avec le beau type des Sa-
moans. Ceux-ci, vivant de racines et de fiiiits, dédaignent toute
occupation, à moins qu'ils ne se battent : les guerres des fidèles
du vieux roi Malietoa, qui vit paisiblement près d'Apia dans une
jolie villa à l'ombre des cocotiers, et des partisans de son rival
Mataafa ont rempli les trois îles de l'archipel pendant ces der-
LALSTRAl.lE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDi:. 5i3
nières années,* sans heureusement les ensanglanter beaucoup.
Samoa, moins important quHawaï. avec ses 3^000 habitans,
presque tous indigènes, est sous un triple protectorat anglais,
allemand et américain; mais le gouvernement des Etats-Unis
se désintéresse de plus en plus de ces terres lointaines. Après
les avoir quittées, nous apercevons encore dans le lointain les
îles Tonga, ou des Amis, le dernier archipel indépendant de
rOcéanie. Une fois le cent-quatre-vingtième méridien franchi,
nous sommes dans les parages où domine exclusivement la Grande-
Bretagne.
En arrivant à Auckland, après plusieurs mois passés en
Amérique, j éprouvai l'impression d être revenu en Europe, et de
débarquer dans un port anglais. Dans cette ville, située presque
exactement aux anti])odes de Sévi lie, le caractère exclusivement
britannique de la population saute aux yeux, non seulement par
les types des passans rencontrés dans les rues, mais par l'aspect
général de la ville et des environs. Plus de ces immenses maisons
à dix, quinze, dix-huit étages, comme on en voit même dans les
villes secondaires d'Amérique; plus de tramways électriques sil-
lonnant toutes les voies importantes, mais des rues calmes quoique
assez animées, et bien tenues; dans les environs, sur les pentes
de la colline volcanique du mont Eden. ou sur les rives rocheuses
de la baie, les (oltagt'n en bois des habitans, avec leurs petits
jardins, plantés d'arbres verts et cachés aux regards indiscrets
des passans par des haies aux feuilles persistantes, ou de simples
clôtures en bois. La position de la ville est excellente, à la racine
de la longue et étroite péninsule que l'île septentrionale de la
Nouvelle-Zélande projette vers le nord, sur une grande baie pro-
fonde, abritée par des îles et des promontoires des tempêtes du
large, et à trois kilomètres seulement d'un autre port, sur la
côte opposée de la péninsule, dont l'entrée est malheureusement
obstruée par une barre de sable ; les Anglais ont, certes, bien
choisi le lieu de leur premier établissement en Nouvelle-
Zélande.
En même temps que le type anglais des choses et des gens,
d autres caractères me frappaient que je devais retrouver dans toute
l'Australasie : ainsi, l'insignifiance de l'élément indigène, dont on
ne rencontre presque aucun représentant à Auckland. Les colonies
australiennes devraient à cette circonstance le bonheur d'ignorer
les querelles de race, si la présence de Chinois, qu on rencontre en
grand nombre dans les bas quartiers, ne révélait l'existence,
non pas encore d'un péril, mais du moins d'une question jaune
qui se pose partout sur les côtes du Pacifique. L'un des prin-
o44 REVUE DES DEUX MONDES.
cipaux élémens de prospérité de l'Australie et de la Nouvelle-
Zélande, les gisemens de métaux précieux, m'était encore signalé
par la spéculation locale sur les mines d'or des districts de Thames,
situées à quelque quinze lieues d'Auckland, au delà du golfe
d'Hauraki. En revanche, l'autre grande source de richesse de ces
pays, l'élevage du mouton, n'existe guère dans cette partie de la
Nouvelle-Zélande .
L'ensemble des grandes colonies britanniques des Antipodes,
(jue les Anglais désignent sous le nom d'Australasie, forme un tout
remarquablement homogène, sans rien du mélange extraordi-
naire de races que l'on trouve aux Etats-Unis : les mêmes élé-
mens de prospérité ont favorisé leur développement, les mêmes
causes de force et de faiblesse se trouvent dans les sociétés qui
s'y sont constituées. Toutefois, l'histoire de leur formation et même
leur état actuel sont caractérisés par quelques différences qui
tiennent à la nature des lieux, du sol et du climat, aussi bien qu'à
la diversité des populations indigènes que les hommes de notre
race ont rencontrées d'une part en Australie, de l'autre en
Nouvelle-Zélande lorsqu'ils sont venus s'y établir, il y a un siècle
à peine. Sur une carte, le contraste entre le massif continent
australien, dont la moitié appartient à la zone torride, et les îles
aux côtes capricieusement découpées de la Nouvelle-Zélande,
frappe d'abord les yeux, et l'esprit conçoit aussitôt les diversités
de climat et de végétation qui doivent résulter des différences
géographiques.
L'archipel de la Nouvelle-Zélande, situé aux antipodes de
l'Espagne et du golfe de Gascogne, comprend deux grandes îles
et à l'extrême sud la petite île Steward, et s'étend sur une surface
égale à la moitié de celle de la France. Malgré sa taille exiguë
c'est une terre de violens contrastes et d'étrangetés. Dans l'Ile
du Nord, à la même distance de l'Equateur que l'Andalousie et
la Sicile, on trouve le même climat favorisé, un peu plus doux
même en hiver, un peu moins chaud en été, tandis qu'à l'extré-
mité de l'île du Sud, où la latitude correspond à celle de la Bre-
tagne, les immigrans d'Ecosse, qui l'ont surtout peuplée, s'ils ont
un peu moins de brume et de froidure en hiver, n'ont pas à subir
des étés plus chauds que ceux de la mère patrie.
La côte du sud-ouest est découpée en fiords profonds, où les
montagnes tombent droit dans la mer, et qui surpassent même
ceux de la Norvège, grâce à la variété et à l'exubérance de la
végétation qui recouvre leurs bords partout où le rocher n'appa-
raît pas à nu. D'immenses glaciers, dont le plus grand a 30 kilo-
mètres de long sur 2 de largeur moyenne, y descendent jusqu'à
l'aLSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 545
200 mètres à pline au-dessus du niveau de la mer, au milieu des
forêts toujours vertes. Le plus haut sommet des « Alpes » néo-
zélandaises, le mont Cook, atteint 3 700 mètres, 1 100 de moins
que le Mont-Blanc; mais, dans le sud de la Nouvelle-Zélande, la
ligne des neiges perpétuelles est plus basse qu'en Suisse, et l'en-
semble de la chaîne de montagnes, vue des plaines de Canterbury,
qui s'étendent au pied du versant oriental, n'est pas moins gran-
diose que les véritables Alpes. Les grandes nappes d'eau qui
s'allongent dans les vallées méridionales des mêmes montagnes
ajoutent encore à la ressemblance, et les bords du lac Wakatipu
ou du lac Te-Anau ne le cèdent guère en beauté à ceux du lac
des Quatre-Cantons. L'île du Nord contient moins de sites impo-
sans que l'île du Sud, mais elle est plus étrange, grâce aux extra-
ordinaires phénomènes qu'y font naître les forces volcaniques
toujours en activité. Les environs du lac de Rotoroua sont semés
de geysers, de sources chaudes, de mares de boue bouillante;
dans le vallon de Whakarewarewa, les colonnes de vapeur
sortant de terre s'élèvent de tous côtés. Malheureusement le
plus beau de ces sites a été détruit il y a dix ans. La Terrasse
blanche et la Terrasse rose, se faisant vis-à-vis sur les deux rives
du petit lac de Rotomahana, étaient une merveille unique au
monde. Formées par les incrustations séculaires des sources mi-
nérales, elles descendaient en gradins vers le lac, au milieu des
fougères arborescentes; l'eau bouillante des geysers qui les domi-
naient et d'autres sources du voisinage alimentaient le lac qui se
déversait dans un autre situé plus bas par un large ruisseau d'eau
chaude. La nuit du 9 au 10 juin 1886, une colline que nul ne
croyait être un volcan s'entr'ouvrit tout à coup, vomit de la lave
et des cendres ; de violentes secousses de tremblemens de terre
se succédèrent de dix en dix minutes. Lorsque le jour se leva,
le 10 juin, à midi seulement, le lac de Rotomahana n'existait
plus : toute la luxuriante végétation des environs avait disparu;
cent personnes avaient péri. Aujourd'hui de mornes champs de
lave s'étendent à la place des fameuses terrasses, et, dans le pays
environnant, les tranchées des routes permettent de voir que le
sol primitif a été recouvert de près d'un pied de cendre. Il existe
encore plusieurs terrasses blanches, moins belles que celle qui a
été détruite, mais la Terrasse rose était unique. Les geysers de
^Yhakareware^va et de Wairoki, les fumerolles, les sources
chaudes répandues à profusion ne suffisent pas encore à l'échappe-
ment des vapeurs souterraines; les tremblemens de terre y sont
très fréquens et au centre de lîle se trouve un grand massif vol-
canique dont l'activité n'est pas tout à fait éteinte. On l'aperçoit
TOME cxxxv. — i896. 35
546 REVUE DES DEUX MONDES.
de loin, en arrivant du nord, lorsqu'on traverse l'île en voiture;
la masse énorme du Ruapehu se dresse à 2700 mètres, couverte
de neige en hiver sur la moitié de sa hauteur, flanquée à droite
du cône régulier du Ngauruhoe, d'où s'échappe une spirale de
vapeur, et du cône tronqué du Tongariro, étincelans de blancheur
eux aussi et dominant les eaux bleues du lac Taupo. Le coup d'oeil
paraît d'autant plus imposant qu'on a traversé pendant de longues
heures de mornes plateaux mamelonnés, couverts seulement de
fougères, où de rares lambeaux de bois attachés aux flancs de
quelques collines sont tout ce qui reste des anciennes forêts qu'ont
ravagées les incendies.
La végétation, là où elle subsiste encore, est ce qu'il y a de
plus magnifique à la Nouvelle-Zélande. Tous les arbres indigènes
sont à feuilles persistantes, mais ils n'ont pas l'uniformité, la
raideur qui rend trop souvent tristes les forêts de pins et de
sapins des pays du Nord, et leurs feuillages ont les teintes les
plus variées du vert. Le plus beau de ces arbres, le kauri, qui
atteint parfois quarante mètres de hauteur, dont les premières
branches se détachent du tronc à vingt mètres, ne pousse plus
aujourd'hui que dans la longue péninsule septentrionale, au nord
d'Auckland ; son aire était bien plus étendue jadis, comme en té-
moigne la curieuse industrie de la gomme fossile : l'extraction de
cette résine de kauri enfouie dans le sol, et provenant d'anciennes
forets, est une des industries importantes du pays. Dans l'année
1893, il en avait été retiré plus de 8000 tonnes valant 6 millions
et demi de francs, et la valeur totale de la gomme extraite
depuis quarante ans atteint 170 millions. C'est une matière assez
semblable à l'ambre par son aspect et les usages auxquels elle se
prête. Le kauri est le plus grand, le plus utile des arbres de la
Nouvelle-Zélande; les autres bons bois de construction y sont
rares. Mais c'est le sous-bois, plus encore que les arbres de haute
futaie, qui fait le charme et la beauté de ces forêts. J'en fus
émerveillé, surtout, dans un petit bois séparé seulement par
un pli de terrain du sinistre vallon de Tikitere, au sol nu et
jauni, troué de solfatares, entrecoupé de mares de boue hui-
leuse, que de gros bouillons soulèvent lourdement pour en
laisser échapper des vapeurs fétides. A trois cents mètres de ce site
désolé, je me trouvais au milieu des fougères arborescentes,
dont les grands troncs s'élèvent jusqu'à quinze ou vingt pieds
pour s'épanouir en une couronne d'immenses frondaisons ; parmi
toutes les espèces variées se distingue la silver-fern, avec l'envers
de ses feuilles d'un blanc d'argent. Des lianes qui entrelacent
le sous-bois en font un fourré aussi inextricable qu'en ime
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 547
forêt vierge d?s tropiques; les troncs des grands arbres jaillissent
tout droits, entourés d'une dentelle de délicates fougères grim-
pantes ; et d'autres fougères encore tapissent partout le sol. De
l'autre côté du bois, au fond d'un ancien cratère aux pentes
abruptes, mais verdoyantes, dort un petit lac d'un bleu laiteux,
qui jadis était bouillant, s'il faut en croire la tradition.
Ce pays, d'une végétation si riche, était, avant l'arrivée des
Européens, d'une étonnante pauvreté en animaux : point d'autres
mammifères que des rats et les chieus des indigènes, point de ser-
pens non plus, quelques lézards; les oiseaux avaient d'assez nom-
breux, mais étranges représentans. Le plus extraordinaire était
le nioa, gigantesque animal coureur, aux ailes rudimentaires,
comme l'autruche, et proche parent de VEpyoïmis de Madagascar,
île avec laquelle la Nouvelle-Zélande ofTre plus d'une curieuse
analogie sous le rapport de la flore et de la faune. Le moa est
aujourd'hui une espèce éteinte ; mais ses os énormes et ses plumes
même se trouvent dans nombre de cavernes, et on suppose que sa
disparition est très récente. J'ai vu dans les musées des villes de
la Nouvelle-Zélande plusieurs exemplaires de son squelette haut
de quatre mètres et de ses œufs longs d'un pied. Il reste aujour-
d'hui quelques petits oiseaux de la même famille, les kiwis ou
aptéryx, et les weka, incapables de voler. L'absence des oiseaux
chanteurs rend tristes les belles forêts delà Nouvelle-Zélande;
mais les perroquets abondent. L'un d'eux, le kea, a donné un
curieux exemple d'évolution des instincts; c'est un des plus
redoutables ennemis des éleveurs de moutons. Il s'abat sur le
dos des animaux, arrache la laine, déchire les chairs et va droit
sans hésiter à la graisse qui entoure le rein, dont il se nourrit,
sans toucher aux autres parties de l'animal. L'introduction du
mouton en Nouvelle-Zélande date de moins d'un siècle, et le kea,
qui est un oiseau indigène, ne pouvait vivre auparavant que
d'insectes : c'est un curieux mystère que ce changement de
régime et la formation de ce nouvel instinct.
Les hommes qui peuplaient seuls la Nouvelle-Zélande avant
l'arrivée des Européens ne sont pas moins étranges que les ani-
maux, les plantes et le sol lui-même. Les Maoris font partie de
cette intéressante et quelque peu mystérieuse race polynésienne
qui peuple tous les archipels du Pacifique oriental. Il suffit de les
voir pour le reconnaître, et leur langue le prouve aussi. Lorsque
Cook, en 1770, explora les côtes de la Nouvelle-Zélande, un indi-
gène de Tahiti qu'il avait emmené, lui servit d'interprète. J'ai
entendu moi-même, aux îles Hawaï, un de mes compagnons de
Aoyage, colon de la Nouvelle-Zélande, s'adresser en maori aux
548 REVUE DES DEUX MONDES.
indigènes qui comprenaient sans difliculté celte langue d'un pays
dont deux mille lieues les séparent. D'après les traditions et les
arbres généalogiques conservés par les prêtres, les Maoris ne
seraient en Nouvelle-Zélande que depuis vingt-sept générations,
c'est-à-dire depuis le xiii" siècle. Ils quittèrent, disent-ils, l'île de
Hawaïki, à la suite d'une guerre civile, s'embarquèrent dans deux
grands canots, Tainui et Araira, et abordèrent en deux points
qu'ils désignent nettement sur la côte nord-est de l'île septen-
trionale de la Nouvelle-Zélande, la seule où ils aient jamais formé
une population assez dense. On conserve, au musée de Wellington,
capitale de la colonie, un morceau de bois qu'on dit avoir appar-
tenu au Tainui. La position exacte de l'île de Hawaïki reste dou-
teuse : c'est évidemment la même île dont disent venir les ha-
bitans d'Hawaï qui ont, racontent-ils, nommé leur nouvelle patrie
en souvenir de l'ancienne ; l'opinion la plus généralement admise,
c'est qu'Hawaïki n'est autre que Savaii, la plus grande des îles
Samoa.
Les Maoris ont singulièrement changé de genre de vie après
leur émigration : ils sont, comme le Kea, devenus féroces. Tous
les archipels polynésiens ont été déchirés par des guerres fré-
quentes; mais à la Nouvelle-Zélande la guerre ne cessait jamais.
C'était la pensée constante, le plaisir même de tous les indigènes;
la vendetta était une obligation rigoureuse et la tribu entière
prenait fait et cause pour celui de ses membres qui avait été
outragé par une tribu voisine. Leurs ennemis une fois vaincus,
ils mangeaient les morts et les prisonniers : c'était une croyance
commune qu'en se nourrissant du cœur et du cerveau d'un ennemi,
on acquérait son courage et son intelligence. Les habitations des
chefs étaient ornées des têtes fumées et momifiées des vaincus.
Sans doute, l'absence de tout mammifère dans le pays avait con-
tribué à faire naître le cannibalisme. Sous le climat humide
et relativement froid de la Nouvelle-Zélande, les Polynésiens
ne pouvaient se contenter de fruits et de racines comme dans
les archipels équatoriaux, et la chair humaine pouvait seule leur
fournir une nourriture animale. Malgré leur férocité et quoiqu'ils
ignorassent l'usage des métaux, les Alaoris n'étaient pas des sau-
vages : ils cultivaient les patates qu'ils avaient apportées d'Ha-
waîki, tissaient avec les fibres du Phormiiim tenax les grands man-
teaux dont ils se vêtaient et qui étaient couverts de plumes pour
les chefs. Leurs armes étaient des haches de pierre polie fixées
à un manche en bois à l'aide de fibres de phormium ; avec leurs
outils, en pierre aussi, ils exécutaient des ciselures si délicates
qu'on a cru longtemps qu'ils connaissaient, sans vouloir l'avouer,
l.'AUSTRAUt: ET LA NOLVELLE-ZÉLANDE. 349
l'usage des nifètaux : les proues et les poupes de leurs grands ca-
nots de guerre, dont j'ai vu un exemplaire long de 25 mètres,
étaient ainsi ciselées et incrustées de nacre, de même que les
parois des maisons des chefs et des whare-pnni ou maisons
d'assemblée des tribus dont lune, conservée au musée de Wel-
lington, a 13 mètres de long sur 5 de large et 3'", 30 de hauteur
au centre. Ils sculptaient même le corps humain, se couvrant de
tatouages compliqués, qui! fallait se reprendre à cinq fois pour
compléter ; les chefs portaient ainsi sur leur visage leur blason
et leur généalogie. Aujourd'hui encore beaucoup de femmes se
tatouent les lèvres et le menton. Les Maoris avaient une mytho-
logie : outre les dieux principaux, ils croyaient à des esprits ca-
chés dans chaque objet de la nature. Certains de leurs mythes
ne manquaient pas de grâce. Ainsi le ciel était pour eux l'époux
de la terre qui, séparé d'elle, verse des larmes que nous appelons
pluie et auxquelles la terre répond par des soupirs qui sont les
brouillards.
Les premières rencontres des Européens avec ce peuple intel-
ligent, mais féroce, furent sanglantes : dès 1643 l'équipage d'un
canot du navire de Tasman fut massacré et aucun blanc n'aborda
plus en Nouvelle-Zélande jusqu'en 17G9. Cook put alors échapper
à la mort grâce à ses fusils et parvint plus tard à entrer en re-
lations avec les indigènes; ils refusaient ses cadeaux, et lui
demandaient ses armes à feu ; se procurer des fusils devint dès
lors l'idée fixe des Maoris; ils en obtinrent quelques-uns des
baleiniers qui commençaient à fréquenter ces mers. Un chef,
Hongi, après avoir visité Sydney, se fit conduire en 1820 en
Angleterre, et en revint avec des présens de George IV qu il
échangea en Australie contre des armes à feu. Les guerres entre
tribus, relativement peu meurtrières avec les anciennes armes de
pierre, devinrent dès lors d'épouvantables massacres : en un seul
jour, Hongi tua sept cents de ses ennemis, dans une île du lac Ro-
toroua; son rival, Te Rauparaha, qui s était procuré lui aussi des
fusils en envoyant un de ses cousins faire le voyage d'Angleterre,
extermina presque entièrement les Maoris de l'île du Sud. Dans
cette période, d'assez nombreux aventuriers blancs s'étaient mis
à vivre parmi les tribus, adoptant les mœurs des indigènes et
désignés à cause de cela sous le nom de Pakchas-Maoris ou
Maoris-étrangers ; ils étaient bien reçus, parce qu'ils savaient
entretenir et réparer les armes et jouaient un rôle important dans
les guerres.
Jusqu'en 1840, il ne vint pas se joindre à ces aventuriers
d'autres blancs que des missionnaires dont les premiers étaient
550 REVUE DES DEUX MONDES.
arrivés vers 1814; s'ils ne purent déterminer leurs féroces con-
vertis à cesser de s'entre-tuer, ils les détachèrent du moins peu à
peu du cannibalisme, en introduisant des animaux domestiques
qui prospérèrent. C'est à leur instigation que les principaux chefs
signèrent en février 1840 le traité de Waitangi, par lequel la
Confédération des Tribus-Unies de la Nouvelle-Zélande acceptait
le protectorat anglais. A ce moment même la France se préparait
à prendre possession des îles. Une Compagnie nanto-bordelaise
de la Nouvelle-Zélande, fondée en 1837, avait acquis l'année
suivante, d'un capitaine baleinier, Langlois, quelques centaines
d'hectares de terre, qu'il avait achetés aux Maoris d'Akaroa
dans l'île du Sud. A la demande de cette société et d'un de ces
aventuriers comme il y en a tant dans notre histoire, le baron
Thierry, qui avait essayé de se créer un royaume en Nouvelle-
Zélande, le gouvernement français envoya la corvette VAiibe
chargée de prendre possession de l'île du Nord, puis de celle du
Sud et le transport Comte-de-Paris qui devait débarquer soixante
émigrans à Akaroa. UAiibe arriva trop tard, en juillet 1840;
le gouverneur anglais déclara que la possession de l'île du Nord
entraînait celle de l'île du Sud et envoya aussitôt un navire de
guerre planter le drapeau britannique à Akaroa. Quelques-uns
des émigrans du Comte-de-Paris y restèrent pourtant, et de
nombreux noms français s'y trouvent encore. La Nouvelle-
Zélande, si salubre et dont le climat est si voisin du nôtre, aurait
été pour la France une admirable colonie ; on est malheureuse-
ment en droit de se demander si nous aurions eu assez d'esprit
de suite pour en poursuivre le développement, pour ne pas aban-
donner même cette terre éloignée où il fallut pendant trente ans
batailler avec les indigènes.
Aussitôt que les Européens arrivèrent en nombre et firent
mine de s'établir à demeure, la guerre commença. C'est la ques-
tion des achats de terre qui fut l'origine de presque tous les
conflits : le sol était la propriété collective des tribus, dont plu-
sieurs prétendaient souvent avoir des droits sur le même territoire ;
d'autre part des colons avaient fréquemment acheté de bonne foi
des terres à des individus pour les cultiver. Aussi la lutte fut-elle
plutôt, sauf peut-être de 1860 à 1870, une série de soulèvemens
locaux qu'une guerre nationale. Elle fut des plus sanglantes,
quoique les Maoris respectassent désormais les morts et trai-
tassent bien les blessés. Embusqués dans les bois ou retranchés
dans leurs ^ja entourés de palissades, et construits avec une véri-
table science de la fortification, mettant en œuvre toutes sortes
de ruses pour tromper leurs ennemis, les indigènes soutinrent
l'australie et la >oi velle-zllande. o51
souvent le chifc de forces anglaises très supérieures. L'affaire du
pa de la Grille, en 18Gi, estunedes plus typiques de cette guerre.
Le général Cameron avec 1 700 Anglais s'y heurta à 200 Maoris et
égara d'abord son fou sur un retranchement ébauché et surmonté
d'un pavillon, à 100 mètres sur le côté de la forteresse. Quand il
eut enfin découvert la ruse et fait brèche avec son canon, le feu
des défenseurs cessa, comme s'ils décanipaieul, pour ne reprendre
que lorsque les assaillans furent presque à bout portant. Entrées
pourtant dans le fort, mais fusillées au milieu des retranchemens
intérieurs, les troupes anglaises furent prises de panique et
s'enfuirent en laissant plus de cent des leurs sur le terrain. Les
Maoris s'esquivèrent pendant la nuit par petits groupes, et les
Anglais trouvèrent le lendemain, parmi de nombreux morts, un
soldat blessé, encore vivant, près de qui était une écuelle pleine
d'eau que les Maoris avaient dû chercher en traversant deux fois
les lignes ennemies.
La guerre, presque ininterrompue de 1800 à 1870, avait eu
pour cause la décision prise par un gouverneur de traiter pour
l'achat des terres avec les occupans de fait sans tenir compte des
droits des tribus. L'établissement, dès 180'J, d'une cour spéciale
pour déterminer ces droits conformément aux coutumes indigènes
contribua beaucoup à la pacification. Pourtant il y eut encore,
même après 1870, quelques troubles sérieux, occasionnés par la
secte religieuse des Hauhaus, qui prétendait combiner le chris-
tianisme et l'ancien paganisme; en 1881 on dut envoyer
2 000 hommes pour arrêter un prophète, Te Whiti. Enfm en
1883, le roi Tewhiao, reconnu pour chef par presque toutes les
tribus de l'île du Nord, se réconcilia avec le gouvernement, et des
ingénieurs purent traverser le district sauvage et jusqu'alors
dangereux du « Pays du roi » pour y étudier un tracé de chemin
de fer. Aujourd'hui, la sécurité est complète dans la Nouvelle-
Zélande, dont les districts les plus reculés sont parcourus par des
services de voitures publiques; il ne s'y trouve même plus de
troupes anglaises.
Devant l'énorme majorité de la population européenne toute
tentative de révolte serait vaine, et les indigènes le savent. Dès
1863, il y avait en Nouvelle-Zélande 160000 blancs contre 30 000
à 60000 Maoris, et même dans l'île du Nord, les premiers l'em-
portaient en nombre. Depuis, les Européens sont devenus beau-
coup plus nombreux, les indigènes ont décru. De 100000 qu'ils
étaient sans doute au commencement du siècle, il n'en reste plus
aujourd'hui que 42000. Leur ardeur à s'entre-détruire, les mala-
dies, le changement d'habitudes ont provoqué cette diminution,
5d2 revue des deux mondes.
qui semble à peu près enrayée aujourd'hui (1). Ils sontchrétiensr
s'habillent pour la plupart à l'européenne; leurs enlans fréquen-
tent les écoles; presque tous savent lire et écrire en maori, et le
plus grand nombre parlent aussi l'anglais. On n'en voit presque
pas dans les villes de la côte; mais lorsqu'on parcourt l'intérieur
de l'île du Nord, leurs villages, semés de loin en loin sur les pentes
des collines, sont à peu près les seules habitations qu'on ren-
contre. Ils vivent par petites agglomérations dans des cabanes
spacieuses, à doubles parois de joncs, maintenues par des cadres
en planches, surmontées d'un toit à double pente; le faîte en
est à huit ou dix pieds de hauteur, mais il descend sur les côtés
à trois ou quatre pieds du sol, et forme en avant de l'entrée un
auvent oii les Maoris se tiennent le plus souvent. Les indigènes
n'ont pas à se plaindre de la domination anglaise : ils possèdent
plus de deux millions et demi d'hectares de terres dont beaucoup
sont, il est vrai, situées dans les sols pauvres du centre de l'île du
Nord. La plus grande partie de ces terres est la propriété collec-
tive des tribus qui se font des revenus importans en les louant
aux Européens. La propriété individuelle existe pourtant aussi
chez les Maoris, et la cour de justice spéciale qui s'occupe des
questions relatives aux terres des indigènes a plusieurs fois, à
leur demande, divisé certaines propriétés des tribus entre leurs
membres. Cependant l'idée de la communauté des biens reste encore
fortement enracinée : un journal néo-zélandais racontait, pendant
mon séjour, qu'un Maori s'étant avisé d'organiser un service de
voitures entre une petite ville et la gare voisine, tous les indi-
gènes de sa tribu se crurent aussitôt le droit de s'en servir gratis
et, lorsqu'il leur demandait le prix de leur place, ils lui répon-
daient que, s'ils devaient payer, ils pouvaient tout aussi bien se
servir de la voiture des Pakehas (Européens). Devant cet état d'es-
prit, notre homme dut renoncer à son entreprise.
Les Maoris sont représentés au parlement de la Nouvelle-
Zélande par quatre députés élus au suffrage universel, qui ont
tous les droits de leurs collègues blancs. L'un d'eux, M. Hone
Heke, est même l'orateur le plus disert de toute l'assemblée et
fort populaire parmi les colons. Les Anglais n'ont aucun préjugé
de couleur contre les indigènes, et les coudoient partout
sans répugnance. D'après le dernier recensement, 250 Européens
(1) Les recensemens donnent, pour les Maoris depuis vingt ans, les cliifl'res sui-
vans : 45470 en 1874; 43u9S en 1878; 44097 en 1881 ; 41969 en 1886; 4199:1 en 1891.
Les chiffres de 1876 et 1878 doivent èlre considérés comme seulement approximatifs
et sans doute un peu inférieurs à la réalité, la sécurité n'étant pas encore bien établie
à cette époque. 39535 Maoris habitent l'île du Nord.
l' AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 553
avaient épouse des femmes maories et Ion comptait 4865 métis,
(►50 de plus que cinq ans auparavant. Il semble bien que la desti-
née finale des indigènes soit d'être non pas détruits, mais absorbés
dans la population blanche, dont le type n'en sera guère modifié,
vu son énorme prépondérance.
Les indigènes ne forment plus qu'un seizième des habitans de
la terre de leurs ancêtres : même dans l'île du Nord les colons
sont sept fois plus nombreux qu'eux. Les 630 000 qui, en 1891,
se trouvaient en Nouvelle-Zélande n'y sont pas venus seuls. Ils
ont amené avec eux les animaux, les plantes du vieux monde,
auxquels le climat n'a pas été moins favorable qu'aux immigrans
eux-mêmes. Sous cette invasion étrangère, le pays est devenu
tout différent : des millions de moutons, des centaines de milliers
de bœufs et de chevaux peuplent les pâturages de cette contrée où
les mammifères n'étaient presque pas représentés : les poissons
d'Europe remplissent les rivières; des oiseaux du vieux monde
ont été introduits aussi. Plusieurs espèces de l'ancienne faune sont
menacées de destruction, comme l'aptéryx, comme le rat maori
lui-même, qui disparaît devant le rat dEurope.La vigoureuse flore
indigène a mieux résisté : malgré les incendies, malgré l'exploi-
tation des forêts, souvent destructrice, les beaux arbres et les
fougères de la Nouvelle-Zélande subsisteront pour lui conserver
son individualité. Les plantes du pays ont dû cependant partager
leur ancien domaine avec celles qu'ont importées les colons : les
céréales, le tabac, les orangers dans l'île du Nord, les herbes
même de l'Angleterre. Près des villes et des côtes, ce ne sont
pas seulement les habitans, c'est le cadre même qui est devenu
européen ou plutôt cosmopolite ; car, à côté des arbres indigènes
et de ceux de l'Angleterre on peut y voir l'eucalyptus d'Australie
et le gracieux pin ou araucaria de l'île Norfolk, dont la ramure
régulière semble former une série de vasques, de plus en plus pe-
tites à mesure qu'elles sont plus près de la cime.
Les villes elles-mêmes, de moyenne étendue, bâties presque
toutes au bord de la mer, en pente sur des collines où s'étagent
des cottages entourés de jardins, que séparent des haies de grands
géraniums et où fleurissent des camélias en pleine terre, sont des
cités anglaises transportées sous un climatplus doux. Très calmes
dans les hauts quartiers, assez tranquilles même dans ceux du
port où se concentre le mouvement des affaires, elles n'ont pas
l'exubérance des villes américaines, même moins importantes, ni
tout leur luxe de moyens de communication mécanique; elles pa-
raissent plus âgées qu'elles ne le sont réellement, car aucune ne dé-
passe sensiblement la cinquantaine. La Nouvelle-Zélande a quatre
55 i REVUE DES DEUX MONDES.
centres principaux : deux dans File du Nord : l'ancienne capitale,
Auckland, qui ost encore la plus importante avec ses cinquante
mille habitans et la nouvelle, Wellington, plus centrale, sur le
détroit de Gook qui sépare les deux îles, mais peuplée seulement
d\m peu plus de trente mille âmes. Les deux centres de l'île du
Sud, Christchurch et Dunedin qui ne le cèdent l'une et l'autre que
de quelques mil liersd'habitans à Auckland, ont chacun leur physio-
nomie paiticiilière et i)ortent encore l'empreinte de leur origine
confessionnelle. Cliristchurch, la seule ville néo-zélandaise qui ne
soit pas sur la côte, a été fondée en 4860 sous les auspices d'une
association miglicane présidée par l'archevêque de Canterbury :
elle s'élève au milieu des grandes plaines qui portent aujourd'hui
le nom de la métropole de l'Eglise d'Angleterre, sur les bords
d'une petite rivière tout anglaise d'aspect, aux rives ombragées
de saules pleureurs, qui traverse avant d'entrer dans la ville un
parc planté lui aussi d'arbres d'Europe. La cathédrale anglicane
se dresse, seule, au milieu de la place qui forme le centre de la
ville, témoignant ainsi des idées religieuses des premiers colons,
arrivés d'Angleterre sous la conduite d'un évêque. Dunedin,
la seule ville du monde plus rapprochée du pôle Sud que de
l'Equateur, fut fondée quelques années plus tôt par « l'association
de l'Église libre d'Ecosse ». Elle porte l'empreinte de son origine
par ses nombreuses églises presbytériennes, d'un fort élégant style
gothique, ses établissemens d'instruction de toute espèce, le type
et l'accent de ses habitans. L'action de l'esprit écossais est très
sensible dans le développement de toutes les colonies austra-
liennes, de la Nouvelle-Zélande surtout, d'où sont souvent partis,
bien qu'elle soit la plus jeune, les courans d'opinion qui ont en-
traîné ses aînées.
II
Les îles de la Nouvelle-Zélande, aux capricieux contours, au
relief mouvementé, semblent un morceau d'Europe jeté dans le
Pacifique austral ; on leur a même trouvé, en supprimant par la
pensée le mince détroit qui les sépare, une analogie de forme avec
l'Italie. C'est à l'Afrique, au contraire, qu'il faut comparer l'Aus-
tralie, pour sa massive lourdeur, ses côtes inhospitalières, ses dé-
serts, et môme le climat, sinon des parties voisines de la côte, du
moins des régions de l'intérieur. Ce continent, d'une étendue
égale aux quatre cinquièmes de l'Europe, a dans tous ses carac-
tères quelque chose d'inachevé. Son système orographique et hy-
drographique est rudimentaire : une seule chaîne de montagnes
L AUSTRALIE ET LA NOL \ ELLE-ZÉLANDE. ÔOO
digne de ce fiom, dont le pic le plus élevé dépasse à peine 2000
mètres, s'allonge à une distance de cent à deux cents kilomètres
de la côte orientale; en arrière, tout l'intérieur n'est plus qu'un
vaste plateau, de peu d'élévation, inclinant vers une dépression
allongée, dont le fond est occupé par des marais et des lacs salins
qu'un seuil sépare d'une des rares indentations importantes de
la côte de l'Australie, le golfe Spencer : c'est une disposition géo-
graphique toutà fait semblable, sur une plus vaste échelle, à celle
des grands chotts qui s'étendent au Sud de l'Algérie et de la Tu-
nisie, en arrière du golfe de Gabès. Les cours d'eau côtiers, descen-
dant des montagnes de l'est et des croupes qui terminent le pla-
teau au nord et au sud, sont nombreux, mais de peu d'étendue.
Dans l'intérieur, où les vents pluvieux n'arrivent guère, se trou-
vent seulement quelques lacs salés, le plus souvent à sec. Un seul
système fluvial pénètre au loin vers le centre, c'est celui du
Murray et de ses afflueiis qui prennent naissance sur le versant in-
térieur de la chaîne de montagnes orientale. Sur les cartes ces
rivières forment une ramure imposante; mais il faut en rabattre
dans la réalité : tous ces cours d'eau dont les sources sont exposées
aux longues sécheresses d'un climat brûlant, — on a vu le ther-
momètre s'élever à Bourke, sur le Darling, à plus de 50 degrés, —
ont un régime fort irrégulier; cependant, au printemps des ba-
teaux plats peuvent remonter à plusieurs centaines de lieues
de la mer, pour aller chercher les laines de Tintérieur. Le
point extrême de la navigation sur le Darling aux hautes eaux est
à 1 700 kilomètres de l'embouchure du Murray. Mais le manque
de bonnes communications fluviales dans presque toute l'Austra-
lie n'en est pas moins une des grandes infériorités de ce con-
tinent.
La flore et la faune australiennes ont le même caractère ina-
chevé et primitif que la terre qui les porte. Cette immense contrée
a bien moins d'espèces végétales que l'archipel restreint de la A^ou-
velle-Zélande : l'eucalyptus est presque le seul arbre australien;
raide et peu gracieux avec ses branches tordues d'où pendent en
longs rubans des lambeaux d'écorce et que terminent les maigres
touffes d'un feuillage terne, vert sombre ou gris bleuâtre, il
forme d'interminables forêts clairsemées où l'on trouve à peine
de l'ombrage. L'île de Tasmanie tout entière, grande comme dix
départemens français, n'est qu'une seule forêt d'eucalyptus, et sur
le continent australien l'eucalyptus couvre d'une façon continue
des étendues plus considérables encore, surtout aux abords des
côtes. Dans les vastes régions de pâtures du Murray et du Darling,
de l'intérieur des colonies de Nouvelle-Galles et de Victoria,
556 REVUE DES DEUX MONDES.
maint district ressemble à un parc avec les eucalyptus semés de
place on place au milieu des plaines herbeuses. De grandes éten-
dues de terrains arides sont souvent couvertes d'un impénétrable
fourré d'eucalyptus rabougris : c'est le mallee-scruh , très difficile
à défricher et impropre à tout usage. Dans les parties tempérées
de l'Australie, on ne trouve d'autres arbres qu'au fond de quel-
ques ravins où croissent des fougères arborescentes; mais dans
les régions tropicales de nombreuses espèces de palmiers vien-
nent varier sur les côtes la monotonie des forêts d'eucalyptus.
Cet arbre triste est des plus précieux : grâce à lui, les fièvres pa-
ludéennes sont inconnues dans presque toute l'Australie, qui est
la contrée la plus salubre du monde. Il pousse avec une rapidité
inconnue aux autres espèces. Aussi les Européens Font-ils adopté,
et le hlue-gum surtout, \ eucalyptus globulus, naguère relégué
aux extrémités de la terre, a-t-il été répandu par eux sur le
monde entier, dans le midi de l'Europe, dans le nord et le sud de
l'iVfrique, dans les deux Amériques.
La faune de l'Australie, aussi peu variée que sa flore, ne com-
prend guère que des types d'une organisation inférieure. Elle en
est restée pour ses mammifères aux espèces qui vivaient en Europe
et en Amérique au début des temps tertiaires, aux marsupiaux,
représentés surtout par les Kangourous, dont il y a plus de
cent espèces, depuis le Kangourou-rat jusqu'au Kangourou-géant
qui pèse cent kilogrammes. Plus étrange encore , et moins
perfectionné, est l'ornithorliynque, ce quadrupède aux pieds
])almés, muni d'un bec et qui pond des œufs. Les oiseaux sont
plus nombreux et plus divers, souvent très beaux, comme l'oi-
seau-lyre; mais aucun n'est chanteur. Quelques grands oiseaux
coureurs se trouvent encore dans les steppes de l'intérieur. Un
des traits les plus importans de la faune australienne, c'est l'ab-
sence de carnassiers de grande taille. Trois espèces de marsu-
piaux carnivores et quehjucs serpens venimeux sont les seuls
animaux nuisibles que les Européens y aient trouvés.
Les indigènes, en harmonie avec les types inférieurs de toute
la nature ambiante, sont au degré le plus bas de l'échelle hu-
maine. D'un noir plus sombre encore que les nègres africains, il&
s'en distinguent par leurs cheveux bouclés et non crépus et les
fortes barbes des hommes. Leur prognathisme est encore plus
accentué. Essentiellement nomades, ils ne cultivent pas la
terre et n'ont point de troupeaux, mais vivent de la cueillette
des fruits et de la chasse : de leurs armes rudimentaires de pierre
et de bois, l'une est célèbre : c'est le hoomerang , morceau de
bois recourbé qui revient vers celui qui l'a lancé après avoir
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDi:. Oo7
frappé sa proie. Les primitifs Australiens n'ont d'autre religion
que quelques coutumes superstitieuses; leur langue, dont les dia-
lectes sont nombreux, est un pau\Te assemblage de sons confus et
sourds, bien ditTérent du clair et harmonieux idiome des Maoris :
quelques savans pensent pourtant que, d'après leurs légendes, ils
sont une race en décadence ayant connu jadis un état de civilisa-
tion relative.
Ces malheureux étaient incapables d'opposer une résistance
sérieuse aux Européens ; leurs luttes avec eux ont été des chasses
plutôt que des guerres et n'ont jamais nécessité la présence d'ar-
mées régulières. Les colons anglais les ont souvent traités avec
barbarie, comme s'ils avaient été des bêtes fauves, et les ont
repoussés vers les régions stériles de l'intérieur, où ils ont peine
à vivre et décroissent chaque jour en nombre. Les misérables
échantillons que j'en ai vus dans les plaines arides de l'Australie
occidentale avaient des membres si décharnés que j'avais peine
à comprendre qu'ils pussent se soutenir. Ceux du nord, des par-
ties tropicales du Queensland surtout, sont plus forts, mais dis-
paraissent aussi, à mesure que leurs meilleurs terrains de chasse
passent entre les mains des blancs. S'ils ont opposé peu de résis-
tance, ils n'ont guère pu rendre de services à la colonisation :
quelques-uns sont employéspar les grands propriétaires de bétail,
mais ils se font difficilement à une vie à peu près sédentaire et
leurs instincts nomades reprenant le dessus, ils s'en vont un beau
jour sans donner d'autre raison que leur irrésistible envie de
voyager. Dans le Queensland, on a formé aussi un corps de police
indigène dont on se sert pour maintenir dans l'ordre les tribus
turbulentes. Dans quelques dizaines d'années, il ne restera plus
des sauvages australiens qu'un souvenir ; le métissage entre
deux races aussi éloignées que les blancs et ces primitifs est rare,
et ils auront eu moins d'influence encore sur les destinées de
l'Australie que les Peaux-Houges sur celles des États-Unis.
III
C'a été une bonne fortune pour l'Angleterre que d'entrer un
peu tard dans la carrière coloniale. Lorsqu'elle s'y est engagée
au xvn^siècle, les Espagnols, les Portugais, les Hollandais s'étaient
emparés déjà de tous les territoires auxquels on attachait alors
une grande valeur, de ceux qui produisaient des épices et des
métaux précieux. Ce n'étaient point des colonies de peuplement,
mais des colonies d'exploitation et des comptoirs commerciaux
que recherchaient ces nations. Aussi le territoire qu'occupent
558 REVUE DES DEUX MONDES.
actuellement les États-Unis fut-il négligé pour le Mexique et le
Pérou, et de même l'Australie pour les îles de la Sonde. Les
Anglais durent se contenter de ce qu'avaient délaissé leurs
prédécesseurs, des terres vacantes, peuplées de tribus sauvages,
qui ne contenaient, ou ne paraissaient contenir ni épices, ni
métaux précieux, c'est-à-dire des régions tempérées de l'Amé-
rique du Nord. Après avoir perdu ce premier empire, ils furent
encore assez heureux pour trouver libre l'immense continent aus-
tralien. Il était pourtant connu depuis longtemps, figurait déjà
sur les cartes du xvi'' siècle sous le nom de Java-la-Crrande ; ses
côtes avaient été explorées en détail par les Hollandais dans la
première moitié du xvii^ siècle. Mais ils avaient dédaigné Java-
ia-Grande pour Java-la-Petite, le continent au climat inégal, à
la végétation sombre et morne, aux côtes précédées de récifs
dangereux, pour l'île luxuriante où le commerce des épices et le
travail d'une nombreuse population indigène enrichissaient vite
les Européens.
Les Anglais se trouvèrent ainsi maîtres de nouveau d'une
terre qui n'ofîrait de grandes ressources ni par les plantes ni par
les animaux qu'elle contenait lorsqu'ils l'occupèrent; où l'exis-
tence de richesses minérales n'était pas soupçonnée; où n'habitait
point de nombreuse population que les blancs pussent faire tra-
vailler pour eux, mais qui se prêtait merveilleusement à l'immi-
gration des hommes, des animaux et des plantes d'Europe. Ils ne
semblent pas s'être rendu compte d'abord de l'importance de leur
nouvelle possession, où ils s'étaient établis uniquement en vue
d'y pouvoir déporter leurs forçats. Après la révolution d'Amé-
rique, l'Angleterre a considéré quelque temps sa carrière co-
loniale comme terminée en dehors de l'Inde. Toutefois, cet état
d'esprit dura peu, et, ce qui le prouve, c'est l'inquiétude que
lui inspirèrent les nombreuses a isites des vaisseaux français dans
les mers australiennes à la fin du xviii^ et au commencement
du xix" siècle. On a pu dire en effet que la France avait manqué
de six jours l'empire de l'Australie : en 1788, moins d'une semaine
après que le capitaine Philip eut débarqué àBotany-Bay, La Pé-
rouse entrait dans le même port; il n'est pas absolument certain,
cependant, qu'il eût l'intention d'en prendre possession. Mais cette
expédition fut suivie d'autres. En 1801, les navires le Géographe
et le Naturaliste, sous les ordres du commandant Baudin, firent
la circumnavigation de l'Australie et explorèrent surtout minu-
tieusement l'angle sud-ouest du continent. Ils avaient été envoyés
par le Premier Consul, qui, au milieu des préparatifs de la cam-
pagne de Marengo, avait eu le temps de donner des ordres pour
l'aISTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 559
que l'expédilion fût bien pourvue de tout et accompagnée de nom-
breux naturalistes et astronomes : il prescrivait au commandant
d'entrer en relations avec les populations et de bien examiner
le pays. Malheureusement on explora surtout les parties les plus
inhospitalières du continent, la côte aride et rocheuse de l'Au-
stralie de l'ouest, et l'on se contenta de nommer les divers
points de la côte : c'est ainsi que sur une carte de 1812, j'ai vu
le grand golfe Spencer, dans l'Australie du Sud, nommé golfe
Bonaparte. Ce nom n'a pas subsisté, mais beaucoup d'autres ont
été définitivement adoptés: la baie du Géographe et le cap Natu-
raliste témoignent notamment de la visite des vaisseaux français.
Sous la Restauration , ces tentatives se renouvelèrent, toujours du
côté de l'Australie de l'ouest. En 1820 le gouverneur de la Nou-
velle-Galles du Sud, inquiet des projets des Français, envoya un
officier anglais prendre formellement possession de la partie ouest
du continent à King-George's Sound.
L'établissement australien commençait dès lors à prendre
quelque importance : dès 1821, il comptait 35000 habitans, et
trente ans plus tard, à la veille de la découverte des mines d'or,
ce chiffre s'était élevé à plus de 400000. On oublie souvent que
l'éblouissante prospérité de l'Australie, depuis qu'on y a trouvé
des métaux précieux, avait été précédée et préparée par un déve-
loppement agricoleet pastoral fort important, auquel avaient donné
principalement naissance les extraordinaires facilités qu'offre le
pays à l'élevage du mouton, et qu'avaient favorisé l'habile usage
que firent les Anglais de la transportation et l'excellent régime
d'appropriation des terres qu'ils instituèrent.
La transportation est très décriée en France aujourd'hui, sans
doute parce que nous n'avons jamais su nous en servir. Les An-
glais au contraire en tirèrent le plus grand parti de deux manières :
d'abord, en faisant exécuter par les convicts des travaux publics
de tout genre, routes et défrichemens, qui préparèrent le terrain
à la colonisation libre ; plus tard et concurremment, en assignant
les condamnés aux colons, qui pouvaient disposer de leurs ser-
vices comme ils l'entendaient, à charge seulement de les nourrir
et de les loger. La question de la main-d'œuvre, souvent très dif-
ficile aux débuts d'une colonie, à cause du désir des immigrans
de devenir tous propriétaires le plus tôt possible et d'exploiter
pour leur propre compte, se trouvait ainsi résolue d'elle-même.
Le rapide développement de la population australienne prouve
que la présence des convicts aux colonies n'en écartait pas l'im-
migration libre : de 1831 à 1841, alors que la transportation
était encore en vigueur, le chiffre des habitans de l'Australie pas-
560 REVUE DES DEUX MONDES.
sait de 79 000 à 211 000. Les colons sentaient eux-mêmes fort bien
tous les avantages que leur procurait alors la présence des for-
mats : la preuve en est que la chétive colonie de l'Australie de
l'Ouest demanda d'elle-même, en 4850, que des convicts y fussent
envoyés, et la transportation continua dans cette colonie jus-
qu'en 1868.
Elle avait été abolie dès 1840 à Sydney; en 1842 dans le district
septentrional de Moreton-Bay qui devint ensuite la colonie de
Queensland; en 1853 en Tasmanie. Très utile aux colonies dans
la période de leur enfance, la présence des condamnés finit, fort
naturellement, par devenir insupportable à une société déjà nom-
breuse, pourvue de tous les organes qui lui permettent de se
soutenir par elle-même. L'Angleterre comprit alors que son de-
voir était de ne pas mécontenter les colons et s'inclina devant
leur légitime désir.
D'autre part, ce fut la vente des terres à haut prix, qui fonda la
prospérité de l'Australie Méridionale et du district de Port-Philip,
qui se détacha en 1851 de la Nouvelle-Galles du Sud pour former
la colonie de Victoria. Dans cette dernière région, dont la coloni-
sation date de 1835, le prix des terres fut fixé à 63 francs par hec-
tare dès 1840. Dans la partie centrale de la Nouvelle-Galles du
Sud, le môme prix, très élevé pour des terres vierges, fut adopté
en 1843. L'Australie du Sud avait été fondée en 1836 par une
société imbue des théories de E. G. Wakefield qui faisait reposer
précisément toute la colonisation d'un pays neuf sur la vente à
haut prix des terres : l'argent que se procurait ainsi le gouver-
nement devait être employé intégralement à subventionner l'im-
migration , les travaux publics étant eff'ectués au début avec
des emprunts gagés par les ressources futures de la colonie. Ce
système d'emprunts était une chimère et Wakefield exagérait
en prétendant consacrer tout le produit de la vente des terres
à l'immigration subventionnée ; aussi son plan aboutit à la ban-
queroute. Il n'en est pas moins vrai que la vente à haut prix
des terres est un excellent moyen de n'attirer que des immi-
grans munis de capitaux suffisans pour se livrer à une culture
efficace, en môme temps que de procurer d'importantes ressources
à une société naissante, que des impôts élevés écraseraient : c'est
aussi une façon de procurer de la main-d'œuvre aux colons, parce
(|ue les immigrans subventionnés à l'aide, sinon de la totalité,
du moins d'une partie du fonds provenant de la vente des terres,
sont le plus souvent obligés, à leur arrivée dans la colonie, de
gagner d'abord, comme salariés, la somme assez élevée qui leur
permettra ensuite de devenir propriétaires. Ce système ne s'appli-
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. o61
quait qu'aux terres propres à la culture. Les terres plus éloignées
des centres de colonisation et les steppes de l'intérieur furent
d'abord concédées, puis louées, moyennant une redevance an-
nuelle, à de grands propriétaires dont les troupeaux comptaient
déjà en 1850, sous l'intluence des conditions favorables de sol
et de climat, 17 millions de moutons et 2 millions de têtes de
gros bétail.
En 1851 la découverte d'immenses gisemens d'or, d'abord en
Nouvelle-Galles du Sud, puis en Victoria, vint changer complè-
tement le caractère de la société australienne, jusqu'alors agri-
cole et pastorale , soumise à l'inlluencc prépondérante des
grands propriétaires ou sçuatfers. Elle rejeta dans l'ombre les
anciennes ressources du pays et y attira une foule énorme d'im-
migrans tout difïérens des cultivateurs qui s'y étaient dirigés
jusqu'alors.
Les anciens colons eux-mêmes abandonnèrent souvent leurs
terres pour se faire chercheurs d'or : l'Australie du Sud, qui n'avait
point de placers, se dépeupla au profit de sa voisine Victoria, dont
les mines produisaient 275 millions de francs d'or dès l'année qui
suivit leur découverte, en 1852; et 310 millions en 1853. La po-
pulation de cette colonie , la veille encore district secondaire
de la Nouvelle-Galles du Sud . quadrupla en cinq ans , dépas-
sant aussitôt la « colonie mère », et Melbourne, qui, en 1851,
n'avait que 23 000 habitans, passa en dix ans à 140 000, laissant
bien loin derrière elle l'ancienne capitale, Sydney, qui s'accrois-
sait pourtant aussi avec rapidité. La fièvre de l'or se produisit sur
une moindre échelle dans le Queensland et la Nouvelle-Zélande
en 1858, puis de nouveau dans la première de ces colonies en
1885. C'est de la découverte des métaux précieux que date la for-
mation, dans chaque province australienne, dune grande agglo-
mération urbaine où se centralise toute la vie de la colonie. Même
les régions qui ne furent pas atteintes directement par l'influence
des découvertes de métaux précieux subirent cette transforma-
tion par contagion. C'est ainsi que l'Australie du Sud a sa grande
ville dans Adélaïde, comme Victoria dans Melbourne, comme la
Nouvelle-Galles du Sud dans Sydney et le Queensland dans Bris-
bane. La superbe façade que ces luxueuses cités constituent à
l'Australie, n'est pas sans cacher plus d'une misère; elle n'en
frappe pas moins d'étonnement et d'admiration tous ceux qui
l'aperçoivent.
De toutes ces grandes capitales, Melbourne est celle qui carac-
térise le mieux l'Australie, telle que l'ont faite les mines d'or.
C'est une ville-champignon, une mushroom city, comme on peut
TOMB cxxxv. — 1896. 36
§62 REVUE DES DEUX MONDES.
en voir aux États-Unis; dans le monde entier, elle n'est dépassée
que par Chicago pour la rapidité de la croissance. La bourgade
qui, en 1841, comptait 4 479 habitans, en avait 490 000 d'après le
recensement de 1891. Les rues, larges de 30 mètres, du quartier
central, parcourues par l'un des meilleurs systèmes de tramways
à cable qui soient, bordées de hauts bâtimens de six, huit ou
dix étages, rappellent les grandes villes américaines, mais avec
plus de luxe : les voies sont bien pavées, les maisons sont en
pierre au lieu d'être en briques, l'air n'est pas obscurci de fumée.
Des boutiques élégantes bordent les plus belles des rues, Collins
Street, Elisabeth Street, et sont précédées de marquises qui cou-
vrent toute la largeur du trottoir et permettent de s'arrêter aux
étalages et de circuler à l'abri de la pluie et du violent soleil de
Melbourne. Mais tous ces brillans dehors sont un pendu clinquant,
et l'on s'en aperçoit surtout aujourd'hui qu'une crise intense, pro-
voquée par des spéculations insensées sur les terrains et de très
graves imprudences des banques, s'est abattue sur l'Australie tout
entière, principalement sur la colonie de Victoria et sa capitale.
Lorsqu'on a voulu y entreprendre les travaux les plus néces-
saires, qu'on avait négligés pour les œuvres d'apparat, l'argent a
manqué. C'est ainsi qu'il n'y a pas d'égouts sous la plupart de ces
superbes rues; c'est ainsi encore que, en plein centre de la ville,
à côté d'un immense hôtel des postes, surmonté d'une haute
tour et entouré d'arcades, le télégraphe est logé dans des masures
en bois, que la gare n'est aussi qu'une misérable agglomération
de baraques de bois à côté d'un palais en pierre de taille où sont
installés les bureaux de l'administration des chemins de fer.
Dans les faubourgs populaires, où loge la plus grande partie des
habitans, les rues étroites et mal pavées contrastent avec les
luxueuses artères du centre, et à quelques pas des beaux maga-
sins d'Elisabeth Street s'entassent des masures en plâtras où vit
une population interlope. Les traces de la crise actuelle se voient
même dans les quartiers riches du sud-est : dans certaines rues,
les deux tiers de ces jolies résidences entourées de jardins luxueux
sont inhabitées, et les écriteaux qui portent l'inscription to let, à
louer, se dressent de toute part au bout d'un poteau, surmon-
tant la porte des jardins.
« La nature, disent les habitans de Melbourne, ne nous a
rien donné : ce sont les hommes qui ont créé notre ville, tandis
que Sydney est l'œuvre de la nature qui n'y a rien laissé à faire
aux hommes. » Quoiqu'un peu excessive, cette opinion exprime
bien la différence entre les deux plus grandes villes de l'Australie.
Melbourne n'a qu'un médiocre port sur les rives boueuses et sans
l'aISTRALIE et la NOUVELLE-ZELANDE. o63
profoudeiir il^la grande baie, d'ailleurs bien protégée, de Port-
Philip. Depuis très peu d'années seulement, les grands paquebots-
poste dEuropo peuvent venir accoster à Port-Melbourne, le fau-
bourg du sud de la ville. Mais la proximité des gisemens d'or
de Ballarat et de Bendigo, plus encore que les hommes, a fait
la grandeur de cette cité. Le site de Sydney, au contraire, était
prédestiné à voir s'élever une grande ville, du jour où une race
civilisée habiterait l'Australie.
Elle s'élève sur la côte méridionale de la magnifique baie de
Port-Jackson, à mi-chemin de l'entrée et du fond de ce golfe
étroit et ramifié, dont la profondeur est telle que des navires de
7 000 tonnes peuvent venir décharger au « quai circulaire », à
vingt minutes de marche du centre môme de Sydney. La salu-
brité des rives, la beauté de Port-Jackson, ne le cèdent on
rien à l'excellence du mouillage. De Sydney à la mer, c'est sur
la côte méridionale une succession d'anses profondes séparées
par des promontoires rocheux, sur lesquels s'élèvent les villas
des habitans aisés, jouissant de vues magnifiques, au milieu de
leurs jardins pleins de fleurs et d'arbres variés qui viennent
rompre la monotonie de l'éternel eucalyptus. La plus jolie de
toutes ces anses est celle du jardin botanique, où croissent
toutes les espèces de palmiers, d'araucarias, de fougères arbo-
rescentes du monde et d'où le regard s'étend au nord sur les jar-
dins en pente de l'Amirauté et peut contempler le va-et-vient
incessant des ferry-boats dans la baie : beaucoup de personnes
habitent la rive septentrionale et se rendent en bateau à la ville :
sur les eaux calmes et sous le doux climat de Sydney, où la ge-
lée est aussi rare qu'à Palerme, et la pluie exceptionnelle en
hiver, c'est le moyen de transport le plus agréable et le plus
commode. Les bras très allongés et sinueux que Port-Jackson
projette vers le nord , moins couverts d'habitations que les
anfractuosités plus douces de la rive opposée, forment aussi de
charmantes promenades. Ce qui manque seulement à ce paysage
un peu trop doux, pour en faire l'un des plus magnifiques du
monde, c'est, dans le lointain, un sommet saupoudré de neige,
ou du moins une montagne de quelque hauteur. Un peu mièvre,
tel qu'il est, il n'en justifie pas moins la fierté des habitans
de Sydney, dont la première question à un étranger est tou-
jours : « Que pensez- vous de notre port? » Il faudrait avoir
l'humeur bien difficile pour n'en point penser du bien, et l'on
serait certes mal venu à le dire, La ville, moins prétentieusement
élégante que Melbourne, est aussi moins banale ; elle est plus
agréable, peut-être à un Européen qui, dans ses rues plus étroites
564 REVUE DES DEUX MONDES.
et moins rigoureusement asservies à la ligne et à l'angle droits, se
sent plus à l'abri du terrible soleil australien, et retrouve quelques
traits des villes de l'ancien monde. Les maisons y sont d'une
hauteur moyenne ; dans les vieux quartiers, sur les rochers qui
dominent le port, on en voit encore qui datent du début du siècle.
Le Parlement lui-même, au lieu de loger dans un palais entouré
d'un péristyle à colonnes, comme celui de Melbourne, n'a qu'une
ancienne demeure, à figure de cottage, où il siège depuis son
institution, il y a cinquante ans. Bref, Sydney ne donne pas,
comme sa rivale, cette impression de ville surgie subitement du
sol, sans passé, sans rien qui rappelle une tradition historique, si
fatigante à la longue pour l'Européen en voyage dans les pays
neufs.
L'Australie du Sud a aussi sa ville de plus de cent mille habi-
tans, Adélaïde, bâtie dans une grande plaine, à quelques lieues
de la mer; c'est la plus chaude des cités australiennes, et les mai-
sons de pierre blanche qui bordent sa large rue de King William
Street, tout éblouissante de soleil sous le ciel d'un bleu sombre,
font penser un moment à l'Orient. Les dattiers qui ornent la pro-
menade de North-Terrace, et ceux qui sont épais dans le parc
qui entoure complètement le centre de la ville et l'isole des
faubourgs, ne font qu'accentuer cette impression. Mais malgré
ses cent quarante mille habitans , c'est un peu une ville de pro-
vince qui ne prétend pas rivaliser avec Sydney et Melbourne, les
deux capitales de l'Australie,
IV
Il y a encore aujourd'hui une colonie australienne où l'on
peut, non pas seulement voir les résultats qu'a produits la décou-
verte de l'or en Australie, mais se faire une idée de ce qu'était
ce pays dans les premières années des mines et de la transforma-
tion qu'il subit alors. C'est pour essayer de m'en rendre compte
qu'en quittant Adélaïde j'allai passer quelques semaines dans la
colonie jusqu'alors si délaissée de l'Australie de l'ouest, où le
précieux métal n'a été découvert en quantités appréciables qu'en
1887 et surtout à la fin de 1892; c'est là aussi que se trouvent les
traces les plus récentes de la transportation qui n'y a pris fin
qu'en 1868. Sans doute on n'y voit qu'une image affaiblie de ce
qu'était la grande fièvre de l'or à Ballarat et à Bendigo au milieu
du siècle, car les mines n'y ont pas la même prodigieuse ri-
chesse, et le développement agricole qui a précédé la découverte
des gisemens métallifères est de beaucoup inférieur à ce qu'il
l'austualh: et la noivelle-zélandk. 565
tétait en I8o0*dans les colonies de lest, à cause de la médiocre
qualité du sol. Néanmoins cette reproduction, même à une échelle
réduite, de l'Australie d il y a quarante ans est fort intéressante.
La colonie de l'ouest n'est pas reliée aux autres par le chemin
de fer. Elle était si chétive jusqu'à ces dernières années, avec ses
oOOOO habitans. réunis presque tous à la pointe sud-ouest de son
immense territoire, cinq fois plus grand que la France, qu'on
n'avait pas jugé utile de construire 1 800 kilomètres de voie ferrée
à travers des solitudes sans eau pour aboutir à un établissement
d'aussi peu d'importance. 11 est même probable qu'il se passera
bien longtemps avant que le' développement de l'Australie occi-
dentale justifie la dépense que nécessiterait une pareille entreprise.
Du reste, on se rend très facilement, en trois jours de navigation,
de Port-Adélaïde à Albany , dernière escale australienne des
grands paquebots européens; c'est sur les bords d'un magnifique
port naturel, le King-George's-Sound, rappelant par sa double
rade la disposition du port de Toulon, une petite ville de
3000 habitans, toute surprise de voir débarquer tant de voya-
geurs depuis quelques années : on arrive à grand'peinc à s'y loger
en s'entassant à trois dans une chambre d'auberge. Sur une ter-
rasse qui domine la mer sont quelques boutiques, quelques mai-
sons neuves, que des banques y ont construites depuis la décou-
verte de l'or dans la colonie; beaucoup d'autres rues sont tracées,
avec des trottoirs et des chaussées parfaitement tenus, mais les
petites maisons s'y espacent à longs intervalles. Tout cela est
tranquille, un peu vieillot; les habitans eux-mêmes sont des
gens de campagne dont l'expression est bien ditTérente de celle
des ouvriers, des anciens chercheurs d'or, des spéculateurs de
Melbourne et de Sydney ; on rencontre plus d'une figure de vieux
paysan, comme on n'est guère habitué à en voir en dehors
de l'Ancien monde, et la petite église anglicane à la façade cou-
verte de lierre, qui parait bien plus que ses cinquante ans, semble
avoir été apportée tout d'une pièce de quelque coin reculé de
l'Angleterre. Les routes du voisinage, excellentes, bien qu'elles
ne traversent qu'un pays granitique et pauvre, semé d'ailleurs
d'une foule de magnifiques fleurs sauvages, restent encore comme
témoignage des travaux des convicts et des services que la trans-
porta tion a rendus à la colonie naissante.
Le chemin de fer vous mène en quinze heures d'Albany à
Perth, capitale de la colonie, qui en est à quelque 400 kilomètres.
Le pays est sablonneux, parfois marécageux, tout couvert de bois
d'assez méchans eucalyptus, presque inhabité pendant la pre-
mière partie du trajet. Voici ensuite quelques cultures, des ce-
S66 REVUE DES DEUX MONDES.
réaies, un peu de vignes, des vergers; aux gares, de paisibles
agriculteurs un peu lourds. C'est ainsi, avec un peu plus d'anima-
tion, que devaient être les environs de Sydney il y a cinquante ans.
Nous passons bientôt à la bifurcation de la ligne des champs d'or;
là presque tous mes compagnons de route, arrivés avec moi des
colonies de l'est, descendent: ils vont attendre pendant deux heures
assis sur leur bagage, car l'installation est des plus sommaires, le
train qui se dirige vers les régions minières. Quanta moi, je veux
d'abord jeter un coup d'œil sur Perth, la capitale de la colonie,
et je reste dans le train qui s'y dirige à travers d'épaisses forêts
de jarrah, le plus précieux des eucalyptus par son bois de con-
struction, rouge et très dur, qui croît sur toute la côte occiden-
tale d'Australie dans le voisinage de la mer.
Une petite ville poussiéreuse de 10000 habitans à peine,
bâtie en pente douce sur le bord de la jolie rivière des Cygnes,
qui forme un lac peu profond de 1 SOO mètres de large, voilà la
modeste capitale de l'Australie de l'ouest. Les maisons sont
petites, les rues médiocres et l'on s'étonne de voir un superbe
hôtel de ville, digne d'une cité dix fois plus importante : c'est
l'œuvre des convicts dont on aperçoit encore, à l'extrémité de la
principale rue, l'ancien pénitencier. Cette rue commence à se border
de quelques édifices importans — succursales de banques, sièges de
sociétés minières, car Perth est en voie de transformation ; mais le
malheur de cette ville, c'est d'être à trois lieues de la mer, sur une
rivière sans profondeur — et de n'avoir pour port que la rade
foraine de Fremantle, ouverte à toute la violence des vents d'ouest.
C'est encore une autre petite ville de 6 000 âmes, en voie d'accrois-
sement assez rapide comme la capitale, et rêvant de hautes des-
tinées. Peut-être s'accompliront-elles, peut-être au contraire Fre-
mantle et Perth retomberont-ils dans la médiocrité, car il y a
sur la côte sud un port naturel, Espérance Bay, plus voisin des
champs d'or et qui ne demande qu'à y être relié par un chemin
de fer. Le jour où il serait construit, c'en serait fait de l'avenir
de la capitale et de son port.
Lorsqu'on a passé deux jours à Perth, on en a épuisé toutes
les curiosités et il est temps de se diriger vers le vrai centre
d'activité de l'Australie de l'ouest, vers Coolgardie,la capitale des
champs d'or. On y arrive aujourd'hui en chemin de fer. A la fin
d'octobre dernier la voie ferrée n'était pas terminée et ce trajet
(le 600 kilomètres durait cinquante heures. Nous partons de Perth
à midi, dans un train dont les wagons, de seconde classe surtout,
sont bondés de chercheurs d'or, et qui , après avoir traversé de
nouveau des forêts de jarrah, puis quelques cultures , s'élève
l'alstralie et la nouvellk-zélande. o67
pendant la nfkit sur les pentes du grand plateau australien où
nous nous réveillons à sept heures du matin au petit camp mi-
nier en décadence de Southern Cross. C'est ici que je suis initié
aux beautés architecturales de la tôle ondulée : comme il ne
pousse aux environs que des eucalyptus grêles, qui ne peuvent
fournir de bonnes planches, et qu'il faut dans ces camps miniers
se faire un logis le plus vite possible, on s'adresse au fer. Quatre
plaques de tôle pour les parois, deux pour le toit en pente, des
cloisons en toile séparant les chambres, voilà une maison vite
construite et où le bois n'entre que par quelques poutrelles pour
former une charpente des plus sommaires. Quant au confortable,
il est sacrifié : 40 degrés de chaleur en été quand le soleil donne
sur les toits, quelquefois zéro par les nuits d'hiver, voilà les va-
riations de température sous cette tôle trop bonne conductrice
de la chaleur, qui ne sait ni la retenir ni l'empêcher d'entrer. A
Southern Cross s'arrête le service régulier de chemin de fer, mais
l'entrepreneur qui construit la ligne fait partir un train qui va
nous conduire en six heures à 100 kilomètres plus loin, à
Boorabbin.d'où il nous restera autant à faire en voiture pour
atteindre Coolgardie.
Le train de l'entrepreneur n'est pas luxueux : un vieux wagon
de seconde classe, mis au rebut par l'administration des chemins
de fer. avec un banc de chaque côté. Plutôt que de s y empiler et
s'y enfumer, beaucoup préfèrent s'installer sur les trucks qui
portent les bagages et les marchandises, où l'on peut s'arranger
quelque confortable avec un pardessus en guise d'oreiller: puis
on est à l'air et l'on peut mieux voir le paysage. Il est fort mono-
tone : des eucalyptus assez grands, mais grêles, clairsemés, avec
moins de feuillage encore que d'ordinaire, tout juste une petite
touffe au bout de chacune des branches qui se détachent symétri-
quement du tronc, presque au même point : ils ont l'air de grands
parasols et remplissent d'ailleurs fort mal cet office. Ces bois
maigres alternent avec de grandes plaines découvertes, où ram-
pent des broussailles basses et grisâtres; une ou deux fois, nous
dépassons de légères dépressions couvertes de sable jaune où
rien ne pousse : « C'est un lac salé, me dit un compagnon de
voyage. — Un lac salé! mais où donc est l'eau? — Il n en paraît
à la surface que quelques jours par an, après de fortes pluies,
qui sont rares. Mais elle est toujours à quelques pieds sous le
sol. ') Ce sont ces lacs salés, tout sejnbiables aux chotts de
l'Algérie dont l'eau, distillée, sert à alimenter Coolgardie et
presque tous les camps miniers de l'ouest australien ; la salure
de certains d'entre eux est quatre fois plus forte que celle de
568 REVUE DES DEUX MONDES.
l'Océan. Tout ce territoire est, du reste, salé et, où qu'on creuse
un puits, il est extrêmement rare de rencontrer de l'eau douce.
Celle qui provient des pluies, de plus en plus rares à mesure
qu'on s'avance dans l'intérieur, est tout entière absorbée par les
racines des arbres. L'eucalyptus seul, le spinifex et quelque brous-
sailles épineuses peuvent vivre dans ces conditions. Tous ces
« lacs » sont évidemment les restes d'une grande nappe d'eau
salée, qui devait couvrir tout le pays à une époque géologique
encore récente et dont le lit n'a jamais été dessalé à cause de
l'insuffisance des pluies.
Mais nous voici à Boorabbin, le terminus actuel de la ligne,
un campement de baraques de toute espèce dont les plusebelles
sont en tôle, et les autres en toile, où vivent les ouvriers du
chemin de fer et beaucoup de cabaretiers, dont le commerce
prospère en ce point d'arrêt obligatoire. De nombreux camions
attelés de cinq ou six chevaux en lîle sont prêts à charger les mar-
chandises qu'apporte le train; quelques chameaux attendent aussi,
menés par leurs conducteurs afghans, car on est allé chercher
dans le nord-ouest de l'Inde, pour l'introduire ici, le « vaisseau du
désert », auquel le climat convient parfaitement, et qui rend les
plus précieux services. Voici des indigènes, les premiers que je
vois, sortant de huttes en branchages; on a dressé les gamins,
très bons cavaliers, à rassembler les moutons qu'amène le train
•et qu'on ne décide pas sans peine à sauter hors de leur wagon-
bergerie à deux étages; les petits noirs galopent tout autour
d^eux avec des cris et des claquemens de fouet pour les réunir en
cercle. Mais il ne faut pas s'attarder à regarder cette confusion
pittoresque; je me hâte de retenir ma place dans la diligence de
'Goolgardie, une vieille voiture toute délabrée qui a parcouru
jadis les grandes routes des environs de Melbourne et qui est
venue s'échouer ici; on s'y entasse treize, six à l'intérieur, sept au-
dessus, qui à côté du cocher, qui sur la banquette d'arrière, qui
au milieu des bagages. Après un déjeuner sommaire, nous partons
nu trot de nos cinq chevaux sur la route de Goolgardie, où la
poussière est bientôt si épaisse qu'on peut à peine distinguer les
chevaux de devant. Pour construire cette large piste, on s'est
borné à couper les eucalyptus dont les souches restées en terre
font bondir la vieille voiture qui retombe en gémissant; le passage
répété des camions a terriblement défoncé le chemin : aux mon-
tées, heureusement peu fréquentes dans cette immense plaine, à
peine coupée de rares ondulations, on fait descendre les voya-
geurs, tandis que la voiture grimpe péniblement, les roues enfon-
•cées jusqu'au moyeu dans le sable.
LAUSTRALir. LT LA NUL VKLLE-ZÉLANDE. 569"
La première étape n'est pas longue : on s'arrête pour passer
la nuit clans une auberge de tôle, qui oiTre aux voyageurs une
quinzaine de lits, dans cinq ou six petites chambres. Tout près est
une grande citerne de vingt pieds de profondeur, au pied d'un
fort massif de rochers granitiques, entouré de rigoles qui recueillent
l'eau de pluie tombée sur les rochers et l'amènent au réservoir.
Ces gibbosités arrondies de granit, qui se rencontrent de place
en place dans toute l'Australie de l'ouest, sont à peu près les seuls
points où l'on trouve de l'eau douce; lors même qu'on n'a pas
creusé de citernes auprès, il reste souvent de petites mares dans
les creux des rochers. Ici, c'est tout un campement : sous une
douzaine de camions dételés dorment de nombreux « prospec-
teurs », fatigués de leur marche et qui vont repartir avant le jour
pour éviter la grande chaleur de midi. Nous en avons dépassé
toute la journée, nous en rencontrerons encore demain plus
d'une centaine, avant d'arriver. La diligence est un mode de
transport fort dispendieux : il en coûte 75 francs pour aller de
Boorabbin à Coolgardie; il est plus économique de prendre un
des camions qui portent les marchandises; encore ne sont-ce
guère que les femmes et les enfans que la marche fatiguerait trop
qui voyagent ainsi. Les hommes vont à pied : couverts d'une
épaisse couche de poussière rouge-brun, le visage protégé par un
voile contre les mouches, si insupportables dans ce pays, ils
trouvent dans leurs rêves dorés, dans les châteaux en Espagne
qu'ils se bâtissent, la force de supporter le soleil, la soif, toutes
les fatigues de cette pénible marche sur la piste sablonneuse,
dont il faut se garder de s'écarter pour chercher de l'ombre : on
vient, il n'y a pas huit jours, de retrouver le cadavre d'un homme
ainsi égaré, et qui est mort de soif au milieu de ce désert couvert
d'arbres où il est presque impossible de s'orienter.
Encore huit heures de coach le matin dans la maigre forêt
d'eucalyptus jusqu'à Coolgardie, avec deux ou trois haltes à des
auberges en toile, où l'on vend d'abomiuables liquides. Nous
dépassons toujours des chercheurs d'or, des camions, et à deux
reprises des caravanes de cinquante chameaux, qui s'avancent en
file indienne, lourdement chargés, la tête de l'un attachée à
la queue du précédent. Enfin voici au milieu des arbres de
nombreuses baraques en toile : c'est un faubourg en formation de
Coolgardie : on sort du bois et l'on débouche dans la grande rue
de la ville, Bayley-Street, qui porte le nom de l'heureux auteur de
la découverte de l'or dans cette partie de l'ouest australien.
Elle ne date que de la fin de 1892; aussi Coolgardie est encore
tout à fait dans l'enfance. En allant de la périphérie vers le centre^
570 REVUE DES DEUX MONDES.
on se rend compte de toutes les phases successives par les-
ijuelles passe l'habitation dans un camp minier : d'abord, dissé-
minées au milieu des eucalyptus, les simples tentes, où s'éta-
blissent les nouveaux arrivans, à la bourse peu remplie; puis des
baraques plus compliquées où un cadre de branchages maintient
la toile et transforme la tente en une cabane de hauteur conve-
nable; lorsqu'on arrive dans la ville proprement dite les branches
sont remplacées par des poutrelles qui forment une charpente
régulière, avec des portes et des fenêtres ; l'enveloppe est encore
parfois en toile, mais est bientôt supplantée par la tôle ondulée,
qui règne en maîtresse dans la plus grande partie de Coolgardie;
enfin, dans Bayley-Street, on s'émerveille de voir deux édifices
en briques à deux étages : le Victoria-Hotel, dont la première
pierre a été posée en grande pompe il y a un an, et les Cool-
gardie-Chambers, où se trouvent les bureaux de quelques-unes
des principales sociétés minières. Les rues sont démesurément
larges, et le paraissent d'autant plus que, la tôle ondulée ne se
prêtant guère à la superposition des étages, toutes les maisons qui
les bordent sont à simple rez-de-chaussée : la raison de cette lar-
geur des voies publiques, c'est la crainte des incendies. Si le feu
se déclare à Coolgardie, il ne faut pas songer à l'éteindre : les
approvisionnemens d'eau sont tout à fait insuffisans ; c'est la lar-
geur des rues seule qui peut empêcher l'embrasement de toute
la ville. Les compagnies d'assurance refusent le plus souvent de
courir ces risques énormes; heureusement les maisons de tôle
sont vite rebâties : au moment où j'arrivai à Coolgardie tout un
îlot venait ainsi d'être détruit ; l'on n'y voyait que plaques de
métal tordues et débris carbonisés. Quand je repartis quinze
jours après, la moitié de cet espace était déjà reconstruit.
Il y a bien peu d'ombre dans ces larges rues, et le vent s'y
engouffre souvent en soulevant des tourbillons de poussière qui
pénètrent partout à travers les tôles mal jointes : avec les mou-
ches, cette poussière est le iléau de Coolgardie, fléau d'autant
plus terrible que le remède, c'est-à-dire l'eau, est plus parcimo-
nieusement mesuré. Ce précieux liquide se paye ici 6 pence le
gallon, soit 15 centimes le litre : c'est plus que ne vaut le vin
commun en Languedoc après une bonne récolte. L'eau pro-
vient exclusivement de la distillation de l'eau salée souterraine des
environs, car nous voici au commencement de novembre, et depuis
le 1*" août, il n'a pas plu. Gomme nous ne sommes qu'au prin-
temps, bien qu'il fasse déjà plus de quarante degrés à l'ombre au
milieu du jour, il n'y aura guère encore pendant cinq mois de
pluie sérieuse, tout au plus trois ou quatre ondées torrentielles.
l'australie i:ï la Nouvelle-Zélande, 571
mais de très cmirte durée. Il faut d'ailleurs se méfier des eaux
de pluie : elles sont chargées de toutes les poussières, de tous
les germes uialsains qui tlottent dans l'atmosphère de cette ville
où tant de détritus se sont décomposés au grand soleil: et chaque
pluie est suivie d'une recrudescence de la fièvre typhoïde qui
règne ici à l'état endémique.
Ce n'est pas seulement sur la sauté publique que la rareté
de l'eau a de l'influence, c'est aussi sur le prix de la vie. Elle
rend les transports extrêmement dispendieux, puisque, en l'ab-
sence du chemin de fer, ce sont des camions à cinq ou six
chevaux qui approvisionnent Coolgardie ; il en coûte 250 francs
pour faire franchir à une tonne de marchandise les 250 kilo-
mètres de Boorabbin, terminus du chemin de fer, à Coolgardie;
200 francs pour les 40 kilomètres qui séparent Coolgardie de Kal-
goorlie, où se trouvent plusieurs des mines les plus importantes.
A l'hôtel, je paie 15 francs de pension par jour pour loger sous
la tôle, avec deux inconnus, dans une chambre où il fait 45 de-
grés au milieu du jour, qui contient trois lits, trois chaises et une
cuvette sur une table boiteuse. Quant à la nourriture elle se com-
pose exclusivement de viande de mouton et de conserves, car on
ne saurait rien cultiver ici ; et quelques chèvres sont les seuls ani-
maux domesliques qu'on puisse entretenir, en dehors des chevaux
et des chameaux qui servent aux transports. Mais qu'on juge du
prix où doivent être les nécessités les plus élémentaires de la vie
dans les points les plus reculés des champs d'or, à 100 ou 150 kilo-
mètres de Coolgardie, où l'eau se paye encore actuellement 25 à
30 centimes, et a coûté à certains momens 70 centimes le litre.
Il faut que l'attrait de l'or ait une bien grande puissance pour
avoir amené la formation d'une pareille ville en ce pays désert:
si désagréable qu'y soit l'existence, elle n'en a pas moins 5 000 ha-
bitans environ et il y en a plus de 50 000 répandus sur l'ensemble
de l'immense région aurifère de l'Ouest australien. Et Coolgardie,
à deux ans et demi, a déjà tous les élémens de la vie sociale,
cinq églises : catholique, anglicane, méthodiste, presbytérienne et
baptiste, aux fenêtres gothiques découpées dans la tôle ondulée,
un théâtre, un club, deux clubs de cricket dont les membres
pratiquent avec ardeur le jeu national anglais, si torride que soit
la température; deux journaux enfin, l'un de six pages, l'autre
de quatre, qui coûtent respectivement 30 et 20 centimes et par
lesquels j'ai appris fort exactement un changement de ministère
en France et les noms des nouveaux ministres. Les librairies
sont abondamment pourvues de toutes les principales revues, des
journaux illustrés, des livres anglais les plus récens, voire de
572 REVUE DES DEUX MONDES.
nombreuses traductions d'auteurs francjais : Zola, Dumas père et...
Paul de Kock! Il y a des magasins de toute sorte, où l'on peut
tout se procurer, si on ne lésine pas sur la dépense. Ce dont on
ne saurait se défendre après avoir vu de pareilles œuvres, c'est
un sentiment de profonde admiration pour les facultés organisa-
trices et la ténacité de la race qui les a accomplies.
Coolgardie est fort calme pour une ville de chercheurs d'or;
elle est déjà un peu rassise, il est vrai, et ses habilans vous parlent
quelquefois des « premiers temps » de cette ville de trois ans,
comme d'une chose passée. Mais les camps miniers actuels en
Australie, comme en Amérique, n'ont plus des mœurs aussi
violentes que ceux d'autrefois, s'il faut en croire les récits, non
seulement des livres, mais des vieux chercheurs d'or. Il y a ici
des hommes qui ont été, presque enfans,au grand rush de 1851
aux placers de Victoria, puis ont suivi toutes les grandes dé-
couvertes de métaux précieux, à la Nouvelle-Zélande, au Queens-
land, aux grandes mines d'argent de Broken Ilill, en Nou-
velle-Galles du Sud en 1885; ils sont enfin arrivés ici : les uns
n'ont jamais été heureux dans leurs recherches, d'autres ont fait
plusieurs fois fortune et l'ont perdue au jeu, mais à 60 ans, ils
ont encore le même enthousiasme et organisent des prospecting-
parties, des parties de prospecteurs où ils guident les jeunes gens
de leur expérience du terrain, des quelques connaissances géo-
logiques sommaires qu'ils ont fini par acquérir. C'est pourtant
un rude métier que de chercher de l'or dans ces déserts sans eau
de l'Australie de l'ouest et plus d'un prospecteur n'est jamais
revenu.
A peine a-t-on appris, par les affiches manuscrites apposées
•aux bureaux des journaux, ou par un simple bruit rapporté dans
un bar, qu'une pépite a été trouvée, en un point éloigné de plu-
sieurs dizaines de lieues, dont on connaît à peine l'emplacement
exact, que des centaines de personnes s'y précipitent : l'un des
plus anciens et le plus récent des moyens de transport au service
de l'humanité, le chameau et la bicyclette, concourent pour y
porter les chercheurs d'or. La vélocipédie est en efîet en grand
honneur à Coolgardie: le terrain, uni, assez dur en dehors des
routes défoncées par les charrois, de l'Australie de l'ouest s'y
prête parfaitement : trois compagnies rivales se sont organisées
et ont des départs de cyclistes à heure fixe pour le port des lettres
aux divers centres miniers secondaires, faisant ainsi concurrence
à la poste gouvernementale; d'autres hommes sont toujours prêts
à enfourcher leur machine pour porter une dépêche urgente et
les journaux ont aussi leurs vélocipédistes qu'ils envoient aux
l'aISTRALIE et la ^•OUVELLH-ZÉLA^•DE. o73
points où une découverte est signalée pour leur rendre compte de
son importance. Les nouvelles sont aussitôt affichées et commen-
tées dans tous les lieux de réunion et dans les innombrables bars,
où d'heureux cabaretiers vendent un shilling le verre les liquides
les plus variés à la foule des cliens.
Au moment où je me trouvais à Goolgardie, la politique et
le sport faisaient concurrence à la spéculation minière dans les
préoccupations des habitans. On discutait les performances des
chevaux engagés dans la Coupe de Melbourne, le Grand Prix
australien; des share-brokers (agens de change) se chargeaient
eux-mêmes de conclure les paris. Le soir du jour où fut couru
le prix, je me trouvais à Kalgoorlie, un camp minier âgé d'un an
à peine. Dès 9 heures, les deux journaux de cette ville aflichaient
le résultat et les parieurs heureux passaient bruyamment la nuit
en bombance.
Les reproches politiques que les mineurs faisaient au gouver-
nement avaient une curieuse ressemblance avec ceux des uitlan-
ders du Transvaal : négligence des intérêts des districts aurifères,
maintien d'un régime protectionniste; représentation insuffisante
des nouveaux venus au Parlement de la colonie, par suite de la
mauvaise répartition des circonscriptions, et des entraves à l'in-
scription électorale. Ces mesures étaient d'autant moins justifiées
que les nouveaux venus n'appartiennent pas ici à une race étran-
gère qui menace l'indépendance du pays, mais sont sujets anglais
comme les anciens colons.
C'est toutefois au sujet des intérêts économiques que le mé-
contentement était le plus justifié. Il est certain que le dévelop-
pement de l'industrie aurifère est fort retardé par les tarifs exor-
bitans des transports qui résultent de la lenteur de construction
du chemin de fer, et que le gouvernement de la colonie s'est trop
peu occupé de faire des sondages pour remédier à la rareté de
l'eau. D'autre part, il faut bien reconnaître que les gisemens au-
rifères de l'Australie, en général, sont peut-être les plus riches,
mais aussi les plus capricieux de tous. L'or paraît semé en quan-
tité de points du continent entier, mais souvent en poches de peu
d'étendue, fabuleusement riches quelquefois. Dans nul pays au
monde on n'a trouvé tant ni de si énormes pépites : un chercheur
n'a-t-il pas découvert dans la colonie de Victoria, le 9 février 1869,
un lingot d'or naturel du poids de 86 kilogrammes, valant ainsi
plus de 250 000 francs? L'ère de ces trouvailles n'est pas terminée ;
pendant mon séjour à Melbourne les journaux racontaient qu'à
quelques lieues de la ville un promeneur, ayant ramassé une
pierre sur laquelle il avait butté, y trouva une pépite représen-
574 REVUE DES DEUX MONDES.
tant plus de iOOOO francs. Sans doute on ne peut compter sur
des pépites, mais les poches de grande richesse superficielle sont
très fréquentes, faciles à travailler et n'exigent pas d'avances de
fonds importantes ; ces gisemens font la fortune du « prospec-
teur individuel » ou de très petites associations. Ils causent sou-
vent, au contraire, de très grands déboires aux compagnies qui se
sont constituées avec un capital important, pour exploiter un filon
d'abord très riche, puis qui disparaît brusquement. Ce n'est pas
à dire que toutes les mines de l'Australie de l'ouest soient dans
ce cas, et il y a, en plusieurs endroits, de cesvastes régions aurifères,
qui s'étendent sur un espace plus grand que la France, des groupes
de filons puissans qui semblent assez réguliers. L'or visible, si
exceptionnellement rare dans les conglomérats gris-bleu du
Transvaal, est au contraire très fréquent et se montre parfois en
grosses paillettes dans les quartz, les porphyres décomposés, les
roches ferrugineuses, qui forment les filons de l'Australie occi-
dentale.
La grande difficulté qui s'est opposée au développement
de l'industrie jusqu'à présent est la rareté de l'eau. Le procédé
universel d'extraction de l'or : broyage des minerais sous des
pilons, oîi arrive aussi de l'eau qui entraîne les boues sur des
tables amalgamées, dont le mercure retient l'or, exige de grandes
quantités de liquide. Il est vrai qu'il n'y a point ou peu d'inconvé-
niens à se servir d'eau salée pour cette opération , mais l'eau
salée elle-même se paye en certains points de l'Australie de
l'ouest, et le directeur d'une des plus anciennes mines me disait
qu'il l'achetait à une autre compagnie plus heureusement par-
tagée, et qu'elle lui revenait à 2 francs l'hectolitre. Comme on ne
peut se servir d'eau salée pour les chaudières, on a dû adopter
des moteurs à huile minérale. Le transport des machines et
de tous les matériaux est très dispendieux, en l'absence de che-
mins de fer, en grande partie encore à cause de la rareté de
l'eau. Il en résulte aussi l'élévation des salaires : ceux-ci sti-
pulent toujours une somme fixe qui est le plus souvent pour les
mineurs, tous Européens, de 88 francs, en certains points éloignés
100 francs par semaine, plus la fourniture de l'eau; la ration de
chaque homme est souvent réduite à 4 litres et demi par vingt-
quatre heures. On a cherché naturellement des procédés permet-
tant de traiter directement les minerais, réduits en poussière, par
des réactifs chimiques, sans intervention de l'eau. Il semble
qu'on soit sur le point de réussir. D'autre part l'achèvement, de-
puis un mois effectué, du chemin de fer jusqu'à Coolgardie et
plus tard Kalgoorlie, les deux principaux centres miniers, abais-
L AUSTRALIE ET LA NOIVELLE-ZELANDE. OiO
sera dans Je ^andes proportions le prix des transports ; enfin le
gouvernement a pris en main d'une manière sérieuse la question
de Teau. On peut donc espérer que l'industrie de l'or va pouvoir
se développer plus librement et renouveler l'Australie de l'ouest
comme elle la déjà fait pour les colonies de l'est et la Nouvelle-
Zélande.
Si ce n'est pas, en etVet, la découverte de l'or qui a fait l'Aus-
tralie, puisqu'il existait déjà dans ce pays un très grand dévelop-
pement agricole et une population de près d'un demi-million
d'habitans au moment où elle a eu lieu, il n'en est pas moins vrai
qu'elle a énormément hâté ce développement et qu'elle a changé
aussi la constitution sociale des colonies australiennes. L'immi-
gration colossale qui s'est précipitée sur l'Australie après 1851 a
fait le pays le plus démocratique du monde de ces colonies qui
avaient semblé d'abord, aux yeux d'observateurs perspicaces, des-
tinées à former une société aristocratique, soumise à l'inlluence
des grands propriétaires. L'exubérante, mais fragile prospérité qui
s'en est suivie n'a pas été non plus sans inconvéniens. Lorsque,
dans ces dernières années, le mouvement ascendant s'est ralenti
puis arrêté, cette société, un peu déséquilibrée, a été tout étonnée
et a cherché un remède à l'inconstance de la fortune dans les
innovations sociales aventureuses, qu'elle a entreprises avec une
hardiesse et sur une échelle inconnues ailleurs. Il ne sera pas sans
intérêt d'étudier avec quelque détail ce fertile champ d'expériences
que le vieux monde a l'heureuse chance d'avoir sous les yeux, et
dont l'exemple peut lui offrir des enseignemens précieux et lui
éviter de pénibles écoles.
Pierre Leroy- Beaulieu.
DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
Y 1(1)
LA REPRÉSENTATION RÉELLE DU PAYS
DANS LES LÉGISLATIONS ÉTRANGÈRES
Il ne suffirait pas que la « représentation du pays » ou
« représentation organique » eût pour elle et la théorie et l'his-
toire. On pourrait toujours dire que le domaine de l'histoire, c'est
le passé, et que le domaine de la théorie, ce peut être le rêve.
Bien des esprits se refuseraient encore à accepter une réforme qui
ne se présenterait garantie que par la théorie et par l'histoire.
Aussi ne sera-t-il pas de trop d'y joindre des exemples pris dans
la législation électorale des différens peuples ; dans leur législa-
tion actuelle, positive ou projetée. Nous y rencontrerons, comme
on Ta déjà indiqué, d'assez nombreuses traces d'une représenta-
tion organique, d'une représentation des forces sociales, d'une
représentation réelle du pays, dont les unes sont des vestiges et
les autres, des germes; les unes des survivances, les autres, des
renaissances ; les unes, des aboutissemens d'institutions très
(1) Voyez la Revue des l'r juillet, lo août, 15 octobre, 15 décembre 1895 et
1" avril 1896.
DE l'oRC.ANISATION DU SUFFRAGE UNIVERSEL. o77
anciennes, les^utres des commenceniens d'institutions tout récom-
ment introduites ou réintroduites. Survivances donc et renais-
sances, ainsi classerons-nous, sous ces deux espèces, les exemples
de représentation organique que les diverses législations peuvent
fournir: et sans doute le classement sera un peu artificiel, car, si
des institutions très anciennes survivent, c'est qu'elles se sont
accommodées, façonnées aux temps et aux mœurs; si des insti-
tutions naissent et se développent, c'est qu'elles ont, derrière elles,
à quoi s'attacher et de quoi se nourrir.
Entre les survivances et les renaissances, l'histoire coule; elle
les haigne toutes, et par les unes comme par les autres s'établit
la vérité de cette proposition : que l'histoire n'est ni réaction-
naire, ni révolutionnaire, mais bien conservatrice et évolution-
niste. Le même esprit habite les vestiges et les germes, et c'est
l'esprit de vie : — de la vie qui se continue et se transforme, qui
ne se continue qu'en se transformant, et ne se transforme que
pour se continuer. Mais enfin, quoique artificiel à certains égards,
il est permis d'admettre ce classement : vieilles formes, et formes
nouvelles ou renouvelées: nous le suivrons. Puis, après que nous
aurons montré, par des exemples des deux espèces, tires des légis-
lations étrangères, que la représentation proclamée théorique-
ment la meilleure et historiquement la plus fondée persiste ou
renaît, c'est-à-dire vit, du moins en partie, ailleurs, au dehors,
dans un milieu autre, mais voisin, il nous restera à montrer
qu'elle vivrait aussi chez nous et dans notre milieu à nous; qu'en
France même elle est possible, qu'elle est pratique. Ce sera sur-
tout l'afTaire des chiffres et des faits.
Pour aujourd'hui, on ne cherche que des exemples, où ils
sont, au delà des frontières. On veut prouver d'abord que, dans
l'Europe contemporaine, quelque part existe quelque chose qui
ressemble à une représentation organique, à une représentation
réelle du pays. Ensuite on tachera de prouver que ce quelque
chose, il serait possible, il serait pratique, il serait facile de
l'adopter en nous l'adaptant, et, en y mettant notre marque
nationale, d'en faire, à notre bénéfice, et pour retourner le mot
trop fameux, « un article d'importation ».
I. — SURVIVANCES OU FORMES ANCIENNES d'uNE REPRÉSENTATION
ORGANIQUE.
Ce qui, d'une manière générale, peut servir à distinguer les
formes anciennes de la représentation organique de ses formes
nouvelles, c'est que les anciennes formes utilisent, copient, et en
quelque sorte épousent de préférence les groupemens d'origine
TOME cxxxv. — 1896. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
naturelle: famille, parenté, caste ou classe fermée, ordres, villes
ou campagnes, tandis que les nouvelles se règlent et se modèlent
de préférence sur les groupenieas plus proprement sociaux, pro-
duits de la société civile déjà développée, associations de tous
genres, mais toutes libres, ouvertes et volontaires. Les formes
anciennes impliquent hiérarchie, et les nouvelles, seulement
harmonie. Les formes anciennes exigent des conditions particu-
lières que n'offrent pas ou n'offrent plus toutes les sociétés, toutes
les nations, tous les États de l'Europe moderne; mais les formes
nouvelles ne demandent aucune de ces conditions et s'applique-
raient partout également bien.
Bade, Bavière, Saxe, Wurtemberg et autres Etats particuliers
de i Allemagne.
Le pays-type pour la représentation organique de formes an-
ciennes, c'est l'Allemagne; non pas l'empire allemand, considéré
dans son ensemble, mais la plupart des Etats dont il se compose,
considérés chacun en son autonomie. Nous citerons le grand-duché
de Bade, les royaumes de Bavière, de Saxe et de Wurtemberg.
Dans le grand-duché de Bade, le parlement, les États du
pays, sont formés de deux Chambres.
La première Chambre est à demi héréditaire, à demi élective,
mais élue par des ordres ou des corps privilégiés. Elle comprend
une trentaine de membres, parmi lesquels les princes de la mai-
son ducale, les chefs des familles dites « d'Etat » (ce sont les
familles qui jadis avaient droit de vote à la Diète du Saint-
Empire) ; l'évêque catholique et un ecclésiastique protestant,
ayant rang de prélat; huit députés de la noblesse, élus, dans leur
ordre même, par les projiriétaires de seigneuries ; deux députés
des universités (Heidelberg et Fribourg) ; huit membres nommés
par le grand-duc sans distinction de rang ni de naissance.
La seconde Chambre comprend 63 députés, dont 22 repré-
sentent les \âlleset41 les« bailliages » ou campagnes; l'électorat
étant, du reste, le même dans les campagnes que dans les villes.
Le suffrage est à deux degrés, mais sans qu'il soit prescrit de
cens : c'est le suffrage universel. Est électeur, sauf exclusion
légale, tout Badois âgé de 25 ans ; est éligible tout électeur âgé de
•30 ans. Une exception, toutefois, est faite : elle concerne les
membres de la première Chambre et ceux qui sont, d'autre part,
électeurs et éligibles aux élections des députés de la noblesse à
cette même première Chambre ; ceux-là ne peuvent être ni élec-
teurs de l'un ou de l'autre degré, ni députés des villes ou des
bailliages à la seconde Chambre.
DE L ORGANISATION DL SUFFRAGE UNIVERSEL. 579
•
Ainsi, pour la première Chambre, le droit d'élection appar-
tient à la noblesse, ordre, classe fermée, ou caste ; aux univer-
sités, corporations fermées : à telle catégorie de membres de la
noblesse et à telle catégorie de professeurs des universités ; et de
même qu'eux seuls possèdent l'électoral, eux seuls encore ont
l'éligibilité, avec quelques autres personnes, admises, en très
petit nombre, au partage de ce dernier privilège. Pour la seconde
Chambre, le sulVrage universel, institution moderne, fonctionne
suivant l'ancienne division du pays en villes et campagnes, cir-
conscriptions urbaines opposées aux circonscriptions rurales.
L'exclusion de la seconde Chambre, portée contre les nobles éli-
gibles à la première, coupe en deux la représentation, et par là
même la population; elle crée une Chambre seigneuriale et une
Chambre populaire ; elle crée une noblesse et un peuple entre
lesquels il n'y a que des séparations et pas un trait d'union.
Point de doute. Cette organisation repose bien sur les états,
sur les SUinde. La base en est bien la distinction entre nobles et
non nobles, d'une part, et, d'autre part, entre nobles de divers
titres. C'est bien une forme ancienne de représentation orga-'
nique, et plutôt le système des ordres que le régime représentatif
au sens moderne. — Et c'est, au point de vue d'où nous jugeons,
un exemple topique de ce que ne peut ni ne doit être la représen-
tation organique dans l'État moderne.
En Bavière comme à Bade, la première Chambre est aristocra-'
tique et la seconde, populaire.
On voit, en elïet, dans la première Chambre, des princes du
sang royal, des membres héréditaires et des membres de droit
à raison d'une dignité, d'une fonction ou d'un titre, des
membres nommés à vie par le prince à raison de leurs services,
de leur naissance et de leur fortune; mais on n'y voit pas de
membres élus, même par et parmi la grande noblesse, constituée.-
en ordre fermé. Le principe de l'élection, même restreint à la
prérogative la plus étroite, y fait absolument défaut et le caractère
ancien de la Chambre bavaroise des seigneurs s'accuse non seu-
lement par cette absence de tout élément électif, mais, en outre, .
et davantage, par ce fait que le droit de siéger dans la première'
Chambre s'attache à la propriété noble, à la charge, à la chose
plus qu'à la personne, est réel plus que personnel, n'est per-
sonnel que par exception, pour certaines hautes et puissantes per-
sonnes.
La Chambre des seigneurs, en Bavière, est donc éminem-
ment aristocratique. Et la seconde Chambre y est populaire; elle
sy recrute au sulTrage universel, ou presque; à un suffrage très
général, puisqu'il suffit, pour y être électeur, de payer une
580 REVUE DES DEUX MONDES.
laiiiimc contribution directe; il n'y a d'exclusion, pour ainsi
dire, ni à l'électorat, ni à l'éligibilité; et le peuple bavarois a
sa représentation, comme la noblesse bavaroise a la sienne.
Néanmoins, la séparation est peut-être moins marquée que dans
le grand-duché de Bade, et, en tout cas, on paraît avoir compris
le danger de couper la nation en deux parties distinctes et aisé-
ment rivales, car on fait prêter aux électeurs des deux degrés et
aux élus le serment « de ne conseiller dans l'assemblée que ce qui
sera conforme au bien général du pays sans avoir égard à des
('.tats ou à des classes particulières. » Mais qu'il faille faire
prêter ce serment, au demeurant difficile à tenir pour tout
homme et en tout pays, n'est-ce pas justement la preuve que les
états et les classes parlicuHèrcs ont conservé, en Bavière, de la
vie et de l'énergie? On les proscrit, donc on les redoute; on les
redoute, donc elles sont. — Et, si c'est un régime de « classes »
et d' « états », ce n'est pas encore pour nous le modèle à imiter.
En Saxe, non plus, les Stdnde, les états n'ont point perdu
leur antique vigueur; et là, sans contredit, on se trouve en pré-
sence dune forme complète de la représentation organique du
(( bon vieux temps ». Il serait fastidieux de donner la liste entière
des dix-sept catégories d'où peuvent être constitutionnellement
tirés les membres de la Chambre des seigneurs, et d'autant plus
qu'elle renferme des membres de droit, à titre liéréditaire, per-
sonnel ou (( de situation », à côté de membres élus par des cor-
porations ou des ordres privilégiés : chapitres, universités, sei-
gneuries, collège des propriétaires de biens équestres et d'autres
grands domaines ruraux; la religion, la science et la terre noble.
Dans la seconde Chambre saxonne, ainsi que dans la seconde
Chambre badoise, jusqu'à hier, les villes avaient leurs députés et
les campagnes avaient les leurs : encore une survivance ancienne
en une institution modernisée. — Ce n'est point ce que nous cher-
chons.
Et quand,, de Saxe, on passe en Wiirtemberg, ce n'est même
plus dans la Chambre des seigneurs seulement que se perpétue
cette ancienne forme, mais c'est dans la seconde Chambre, dans
la Chambre des députés.
Elle se compose, la Chambre des députés de Wurtemberg,
de membres désignés par leur office ou leurs fonctions et de mem-
bres élus par la noblesse équestre, le chapitre métropolitain,
les villes et les bailliages.
Comme dans le grand-duché de Bade, les chefs des familles de
la noblesse dite « d'État » et les propriétaires de biens nobles ne
peuvent être députés ni des villes ni des bailliages. Si ce n'est
pas, comme dans le grand-duché, une Chambre populaire qui
Di: l'organisation du suffrage universel. 581
s'oppose à uifc (Ihambre arislocratique, ici, dans la même Chambre
et dans la seconde (Ihambre, deux classes, deux fractions de peuple
se juxtaposent et fatalement s'opposent; la même Chambre, la
Chambre des députés est à demi aristocratique, à demi populaire ;
c'est moins un parlement que des Etats avec leurs trois ordres :
clergé, noblesse, tiers état des villes et campagnes : — c'est l'Eu-
rope du xvi" siècle dans l'Europe du xix*.
L'Allemagne, d'un bout à l'autre, offre un pareil spectacle :
c'est sur la souche restée robuste de ses anciennes institutions
sociales qu'elle a greffé les institutions politiques modernes.
L'Allemagne : lisez « les Allemagnes », comme disait Comynes.
Non point l'empire allemand de 1870, aux institutions toutes
neuves, au Reichstag issu du suffrage universel pur et simple;
et, si l'on veut que ce soit le Saint-Empire romain ressuscité,
non point cet empire lui-même, mais les nations germaniques
qu'il rassemble et qu'il réunit. Chez telle de ces nations alle-
mandes, la greffe est entrée plus profondément ou a repris plus
vigoureusement que chez telle autre; chez celle-ci la souche a
été entaillée plus avant que chez celle-là; mais, chez toutes, c'est
une jeune greffe sur une vieille souche , ce n'est pas un jeune
plant dans une terre retournée. C'est toujours le même tronc
dans la même terre et c'est toujours de la vieille sève que se
nourrit l'arbre nouveau.
^laintenant, parmi ces formes anciennes qui survivent, il y
en a de trois ou quatre âges, de trois ou quatre époques, il y en
a de plus ou moins anciennes; et c'est l'occasion de répéter que
le classement en survivances et renaissances est un peu artificiel,
et que toutes ces formes de représentation organique, l'histoire
ininterrompue les enveloppe et les rattache les unes aux autres
par une trame parfois invisible, mais résistante.
En voici de très anciennes, de type archaïque très pur; voici
le pur moyen âge dans les deux duchés de Mecklembourg; et de
très anciennes encore en Prusse (Chambre des seigneurs), et dans
la Hesse électorale. En voici d'autres qui sont mêlées d'ancien et
de moderne, en des proportions qui varient, où tantôt c'est l'an-
cien et tantôt le moderne qui l'emporte, dans les duchés de Saxe,
le Brunswick, les principautés de Reuss.
Quant aux villes libres: Hambourg, Brème et Lûbeck, bien
que la longue filiation de leurs institutions soit connue, elles se
rapprochent aujourd'hui de ce que nous regardons comme la
forme nouvelle de cette représentation, le type ancien étant
caractérisé par l'ordre fermé et la corporation fermée, le type
moderne par la classe professionnelle libre et l'association ou-
verte.
582 REVUE DES DEUX MONDES.
On vient de faire à peu près tout le tour des Etats allemands ;
et, si l'on a rencontré souvent en chemin la représentation orga-
nique, c'est surtout sous des formes anciennes et des formes où
domine le type ancien : ordres et corps privilégiés. // nij a rien
à y prendre pour nfms;ei la raison s'en devine sans qu'il soit
besoin d'insister : en France, rien ne survit de ce dont ces formes
anciennes supposent la survivance.
Mais peut-être, mais probablement n'en est-il pas de même
des formes nouvelles ou renouvelées. Et déjà les formes mixtes,
dès que l'ordre s'ouvre et devient la profession, la position so-
ciale, dès que la corporation s'ouvre et devient l'association libre,
— ou bien dès que l'association libre et la profession ouverte y
ont une place, y pénètrent et y rompent l'ordre et la corjDora-
tion, — déjà ces formes sont des formes renouvelées : et il faut
voir si nous-mêmes, Français, qui ne pouvons ni ne voulons
oublier la Révolution, nous n'y trouverons pas à emprunter.
n. — FORMES MIXTES OU RENOUVELÉES DE LA REPRÉSENTATION
ORGANIQUE
A peine a-t-on prononcé le mot de « représentation orga-
nique » que c'est grand hasard si quelqu'un ne s'écrie pas : « Mais
l'expérience de la représentation professionnelle a été faite
en Autriche, avec quel succès, on doit le savoir! » Là-dessus,
tout le monde de penser : « Eh quoi ! alors, la représentation...
comme en Autriche ! » Ce qui est bien expéditif et a le tort de
laisser croire: l"* que la représentation organique est nécessai-
rement la représentation professionnelle; 2" que la représentation
professionnelle est, à elle seule, toute la représentation organique ;
3° que le régime autrichien n'est autre que la représentation
professionnelle; 4" que toute représentation professionnelle et,
par suite, toute représentation organique devront se conformer
au régime autrichien; S** que l'expérience a mal réussi en Au-
triche ; 6° que cet échec n'a pour cause qu'un vice inévitable et
incorrigible du système ; 7° que c'est bien la représentation pro-
fessionnelle qui sort de l'épreuve jugée et condamnée; 8° et que
cela juge et condamne en tous lieux, à tout jamais, toute repré-
sentation professionnelle et toute représentation organique. Autant
de propositions, autant d'erreurs; si l'on veut s'en convaincre, il
il n'y a qu'à mieux lire les textes et à mieux observer les faits.
Empire d'Autriche.
Ne nous occupons pas de la Chambre des seigneurs; c'est une
DE l'organisation Dr SUFFRA(ii: UNIVERSKL. 583
survivance. ^ne forme ancienne de la représentation organique,
semblable à colles que nous avons vues en Allemagne". Elle se
compose des princes majeurs de la famille impériale, — droit de
naissance ; — des chefs majeurs des familles de la noblesse du pays,
en possession de grandes propriétés foncières et à qui l'empereur
a, pour eux et leurs successeurs, conféré cette dignité, — titre
héréditaire ; — des archevêques et évoques ayant rang de princes, —
droit résultant de la fonction. — Tout cela ou la majeure partie de
tout cela est du passé et sort de Ihistoire. Mais lempereur peut
adjoindre à vie à la Chambre des seigneurs « des hommes émi-
nens qui auraient rendu dos services signalés à lÉtat, à lÉglise,
aux sciences et aux arts. » Et ceci, déjà, est plus moderne.
En ce qui concerne la Chambre autrichienne des députés,
dans son organisation des parties anciennes se sont conservées,
mais elle contient aussi d'autres parties, qui sont comme lamorce
d'une forme nouvelle de représentation organique. Et c'est
pourquoi, —si cette organisation est louée par les uns, par les
autres blâmée, et par la plupart mal connue; si, avant tout, il
convient d"y faire le départ entre des choses anciennes, mortes
ailleurs, et des choses nouvelles, partout vivantes, — on ne
saurait se dispenser de l'exposer avec quelque détail.
En Autriche, le corps électoral, pour la Chambre;des députés,
comprend quatre catégories : 1" la grande propriété foncière;
2° les villes; 3° les chambres de commerce et dindustrie ; 4° les
communes rurales.
La loi définit chacune d'elles.
1° La grande propriété foncière s'entend des domaines qui
payent une certaine somme d'impôts, généralement 100 florins,
et quelquefois 200 ou même 250 florins ; rarement on se contente
de oO florins. Dans la majorité des pays de la monarchie, la pro-
priété doit, de plus, être un ancien domaine seigneurial ou terre
noble. Si, en Dalmatie, on ne parle que de « plus haut imposés »,
on stipule, en Tyrol : « les propriétaires de domaines constitués
en majorais » et, dans les provinces voisines : « la grande pro-
priété foncière noble ». C'est donc, pour cette première classe,
comme l'accouplement du régime féodal et d'un régime qu'il y
aurait des motifs de qualifier de bourgeois; seigneurie et cens
rapprochés, deux couches historiques distinctes, lune fort vieille
et l'autre relativement récente; ni l'une ni l'autre vraiment mo-
derne.
2° Les villes (villes, marchés, centres industriels). II faut
entendre par ce terme spécial : les villes, les communes qui,
jadis, ont reçu expressément ce titre. Aussi, parmi ces villes, se
trouve-t-il de très petites communes, tandis que parmi « les cam-
584 REVUE DES DEUX MONDES.
pagnes » il se trouve des centres de population considérables.
(C'est un cas analogue à celui des bourgs en Angleterre.)
Des deux dernières catégories : 3° chambres de commerce et
d'industrie; 4" communes rurales, il n'y a pas à donner de défi-
nition légale ; le nom dit assez ce qu'elles sont.
En récapitulant, on en arrive à cette observation. La pre-
mière classe, grande propriété foncière, relève d'un type de
« représentation organique » mixte, mais plutôt ancien, — pro-
priété seigneuriale ou féodale ; — ce qui s'y montre de plus récent,
— un cens sans autre condition, — est loin encore d'être vraiment
moderne ; aristocratie mitigée par places de ploutocratie, mais
nulle part imbue ou seulement infiltrée de démocratie; grande
propriété et non propriété tout court. La seconde classe, les
villes, d'après la définition que la loi en donne, rentrerait plutôt,
elle aussi, dans le type ancien, bien que, par « les marchés » et
surtout par « les centres commerciaux et industriels », elle se
rajeunisse et se rapproche du type moderne. La troisième classe,
chambres d'industrie et de commerce, est moderne. La quatrième
classe, les communes rurales, comme la deuxième, les villes, par
plusieurs dispositions, se rattache au type ancien.
Cette deuxième et cette quatrième classes, les villes et les
communes rurales, sont naturellement celles où le plus grand
nombre de sujets autrichiens exercent leurs droits électoraux.
Dans la troisième classe, chambres de commerce et d'industrie,
le vote a lieu soit séparément, soit en commun avec les circon-
scriptions électorales des villes.
Nul n'est électeur en Autriche, si, outre les conditions ordi-
naires d'âge, de domicile et de capacité, il ne paye un cens mi-
nimum de cinq florins d'impôts directs. Payant ce cens et rem-
plissant toutes les conditions exigées, il est admis à voter dans sa
classe : communes rurales, s'il habite un village ou un domaine
foncier porté sur le cadastre d'un village, et villes, s'il réside en
ime commune légalement qualifiée de ville, au titre de ville an-
cienne, ou de marché, ou de centre industriel. Ainsi, à cet égard,
les villes et les communes rurales sont moins des classes que des
circonscriptions. Des deux autres classes, les chambres de com-
merce forment réellement une catégorie à part, et la grande
propriété foncière, devant, en maint pays, être, par surcroît,
seigneuriale, est encore une classe à peu près fermée.
Diverses inégalités existent, du reste, entre les classes. Tandis
que l'élection est directe pour les trois premières, pour la qua-
trième, au contraire, elle se fait à deux degrés. Et non seulement il
y a inégalité dans la manière de voter, mais il y a même inégalité
dans le droit de vote ou plus exactement dans le pouvoir du vote.
DE l'0R(.AMSAT10> du SLFFnAGE UNIVERSEL. 585
Si, en iB'et, personne ne peut voter deux fois dans le même
pays pour une même élection, les électeurs de la première classe
peuvent pourtant, eux, voter dans tous les pays de la couronne
où ils possèdent la qualité requise, cest-à-dire un domaine fon-
cier assez important. Us y peuvent voter par procuration; et
cette procuration, qui, pour eux, mâles et majeurs, est facultative,
pour d'autres est obligatoire. I^lle est obligatoire pour les femmes,
lesquelles, dans la première catégorie, ont, comme les hommes,
le droit de vote, mais ne peuvent en user que par mandataires ;
obligatoire aussi pour les corporations ou sociétés rentrant dans
cette première catégorie : institutions ou établissemens, écoles,
églises ou hospices propriétaires de grands domaines, lesquelles
corporations ou sociétés sont investies du droit électoral, mais
ne l'exercent, de même, que par procureur.
Ce sont bien là des inégalités entre les classes, et un privilège
certain au prolit de la première. Mais, à l'intérieur même de la qua-
trième classe, entre les électeurs du premier et du second degré,
n'y a-t-il pas inégaliti-, si certains propriétaires de domaines fon-
ciers, trop petits pour donner entrée dans la première catégorie,
votent de droit, dans la quatrième, comme électeurs du second
degré? Et Ion s'arrête, sans rien dire d'autres inégalités encore
qui, malgré l'abaissement uniforme du cens à cinq florins, peuvent
résulter de la variété des législations provinciales sur la matière,
puisque, en général, le droit électoral au Reichsrath autrichien
suit le droit électoral aux diètes de pays ou assemblées provin-
ciales.
Mais ainsi qu'il y a des inégalités dans le corps électoral,
ainsi y a-t-il. d'autre part, des inégalités dans la représentation.
Les 35.3 sièges de la Chambre des députés actuelle se répartissent
entre les quatre classes d'électeurs dans la proportion suivante :
la première classe élit 85 députés, la deuxième, 118; la troisième,
21; la quatrième, 129. Ce qui donne (chinres 'de 1891) : à la
première classe, grande propriété foncière, 1 député pour 63
électeurs en moyenne; à la deuxième classe, villes, marchés et
centres industriels, 1 député pour 4i 834 âmes; à la troisième
classe, chambres de commerce et d'industrie, 1 député pour 27 élec-
teurs ; à la quatrième classe, communes rurales, 1 député pour
142 Toi habilans.
On voit que l'écart est immense entre les difTérentes classes :
de 27 à 142 734. Et peut-être faudrait-il ajouter que, ces chiffres
exprimant des moyennes pour toute la monarchie, l'inégalité
n'est guère moindre dans chaque classe, entre les provinces. La
première classe qui a, en Silésie, 1 député pour 18 électeurs,
en Dalmatie n'en a 1 que pour 348 électeurs. La deuxième classe
586 lîEVUE DES DEUX MONDES.
qui, en Garniole, a I député pour 23 202 habitans, n'en a 1, en
Istrie, que pour 98140. La troisième classe qui, en Bukovine, a
4 d(îputé pour IG électeurs, à Trieste n'en a 1 que pour 37 élec-
teurs. La quatrième classe qui, dans le Vorarlberg, a 1 député pour
45 172 habitans, en Galicie, n'en a 1 que pour 224 826 habitans.
Donc, inégalité de représentation entre les classes, dans l'Empire,
et, dans chaque classe, entre les provinces ; inégalité dans le
droit ou le pouvoir du vote entre la première catégorie d'électeurs
et les trois autres ; inégalité dans la manière de voter entre les
trois premières classés et la quatrième; inégalité dans la qua-
trième classe par Tinscription d'office de certains moyens pro-
priétaires comme électeurs du second degré.
Telle est l'organisation électorale de TAutriche, telle qu'elle
découle des lois du 21 décembre 1867, du 2 avril 1873, du 4 octobre
1882 et du 12 novembre 1886. Si, maintenant, on reprend point
par point les propositions ci-dessus rapportées, et dont on a dit
qu'elles étaient autant derreurs, il est évident, pour celles qui
s'appliquent spécialement au régime autrichien, que ce régime
n'est pas la représentation professionnelle, ou n'est qu'une repré-
sentation professionnelle fort incomplète ; que la troisième
classe d'électeurs, chambres de commerce ou d'industrie, et si
l'on veut, dans la deuxième classe, les marchés et centres indus-
triels, en sont peut-être des embryons, mais des embryons non
développés ; et que ce n'est point, en tout cas, la représentation
proifessionnelle embrassant toutes les professions et les distribuant
toutes en trois ou quatre groupes proportionnellement repré-
sentés.
Accordons môme que la première classe représente la grande
propriété et la quatrième classe, la moyenne et la petite propriétés
foncières, en même temps que l'agriculture : on voit ce qui man-
querait encore au régime autrichien pour être véritablement la
représentation professionnelle, et, par exemple, que les professions
libérales n'y ont pas leur place. D'où il suit que le régime autri-
chien est loin de fournir un modèle de représentation profes-
sionnelle qu'il faille adopter sans retouches et reproduire scru-
puleusement. D'un autre côté, cette expérience partielle ou
réduite de représentation professionnelle a-t-elle si mal réussi en
Autriche qu'il y ait de quoi en désespérer pour toujours? Mal
réussi, ce serait trop dire; médiocrement, c'est certain, puisqu il
n'y est question, depuis quelques années, que de réformes élec-
torales. Mais la faute en est-elle à la représentation profession-
nelle elle-même et en tant que système, ou bien à l'adaptation
que l'Autriche en a faite? adaptation défectueuse et sans doute
critiquable à plus d'un titre.
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 587
Que le régime autrichien soit trop ancien dans ses parties
anciennes, favorisant la grande propriété et la propriété féodale
ou seigneuriale; que, dans ses parties plus récentes, il ne soit pas
assez moderne, s'en tenant au cens et no descendant pas jusqu'au
suffrage universel, c'est ce que lempereur lui-même et ses ministres
ont compris, ce à quoi le projet du comte Badeni, à cette heure
soumis au Reithsrath. a pour objet de remédier. Car ce projet
créerait une cinquième catégorie d'électeurs, à laquelle 72 sièges
seraient attribués, le nombre total des députés étant ainsi porté
de 3-')'d à 42.'). Pour la cinquième classe, plus de cens : en se-
raient « tous les sujets autrichiens du sexe masculin, indépen-
dans, âgés de 24 ans révolus, non privés de leurs droits par
jugement et domiciliés depuis six mois dans la circonscription. »
Le projet n'exclut que « les personnes qui, servant comme domes-
tiques, sont logées dans la maison de leurs maîtres. » Seulement,
il institue une sorte de vote plural, de double vote au profit des
quatre premières classes, puisqu'il dispose que les électeurs des
quatre classes actuellement existantes seront aussi de droit élec-
teurs dans la cinquième classe à créer; et, par là, ce qu'on ac-
corde d'une main, on en vient presque à le retirer de l'autre. Quant
à la manière de voter, le suffrage à deux degrés serait maintenu
pour la quatrième classe (électeurs censitaires de .'i florins au moins
dans les communes rurales), et pour la cinquième classe pro-
jetée, il serait direct ici, et là, à deux degrés, selon la nature
et l'usage des lieux.
Le gouvernement autrichien a donc reconnu le besoin de
rajeunir le régime électoral de la monarchie, et s'efforce de le
rajeunir par en bas, si, par en haut, il n'y touche point. Mais il le
rajeunit sans le bouleverser, sans le transformer, sans en changer
le caractère ; c'est la preuve que l'expérience peut avoir été mé-
diocre ; elle n'a pas été si mauvaise qu'elle aboutisse à l'abandon
défiinitif. Et c'est un motif de penser qu'elle n'a été médiocre,
cette expérience, que parce que le régime contenait et contient des
élémens anciens qu'il eût dû rejeter, ne contenait pas des élémens
modernes qu'il eût dû déjà appeler à lui; ou que le dosage en
était mal fait; qu'il y avait trop de ceux-ci et pas assez de ceux-là.
Mais, serrant de plus près les choses, et jugeant par rapport
au triple objet de l'élection dans l'Etat moderne : l"^ comme base
de gouvernement, il ne paraît pas que ce régime ait été plus
instable, peut-être l'a-t-il été moins que d'autres; 2° au point de
vue de la législation, celle qui en est sortie ne semble sûrement
pas être d'une qualité inférieure; 3° et pour ce qui est de la
représentation même, la physionomie du pays, du pays vrai et
du pays vivant, ne s'y réfléchit-elle pas comme en un « miroir »
S88 REVUE DES DEUX MONDES.
plus fidèle, puisque c'est le terme consacré? En 1885, sur les
353 députes, on comptait 149 propriétaires et agriculteurs;
51 avocats et notaires ; 40 employés ; 27 professeurs et maîtres ;
24 ecclésiastiques; 23 fabricans et industriels; 10 négocians en
gros et marcliands ; 10 médecins ou officiers de santé; 7 capita-
listes ou banquiers; 5 ingénieurs; 5 publicistes et journalistes;
2 artisans. Et, sans doute, cette énumération montre clairement
que le dosage pourrait être meilleur, la distribution plus juste,
la représentation plus exa(îte ; mais pourtant que le politicien de
profession, avocat, médecin, journaliste, n'y pousse pas comme
une ivraie qui étouffe tout, est-ce donc un résultat à dédai-
gner?
Non: une fois de plus, ce qui demeure de cette expérience,
même médiocre, ce n'est pas la condamnation sans appel du régime
autrichien des classes; le serait-ce, que ce ne serait pas celle de la
représentation des intérêts, puisque l'on peut la concevoir autre-
ment; et le serait-ce encore, que ce ne serait pas celle de la
représentation professionnelle dont le régime autrichien n'est
qu'une ébauche très imparfaite ; et le serait-ce enfin, que ce ne
serait point la condamnation de la représentation organique,
puisque ni la représentation professionnelle n'est, à elle seule,
toute la représentation organique, ni la représentation organique
n'est, nécessairement, la représentation professionnelle. Disons
ou répétons que tout n'est pas Éprendre dans le régime autrichien,
mais que quelque chose est à y prendre; que, s'il a des défauts,
des inconvéniens pour l'Autriche elle-même, il en aurait bien
davantage pour la France, qui n'est pas l'Autriche ; que, par con-
séquent, il ne faut pas l'introduire chez nous tel quel et en bloc,
mais qu'il est bon avoir, à décomposer et à imiter — librement_,
— en quelques-unes de ses parties, les plus modernes. Et, cela
pris de lui et le reste laissé, ses vieilleries féodales et seigneu-
riales, tout ce par quoi il sonne l'antique et le faux aujourd'hui,
cherchons si, autre part, il n'est pas autre chose dont nous puis-
sions tirer profit.
Espagne.
L'organisation du Sénat espagnol mérite évidemment une
mention spéciale. Aux termes de l'article 20 de la constitution
du 30 juin 1876, il se compose : « 1" de sénateurs de droit; 2" de
sénateurs nommés à vie par la couronne; 3° de sénateurs élus
par les corporations de l'Etat et par les plus haut imposés. »
Il y a 180 membres nommés à vie ou sénateurs de droit, et
180 membres élus : les deux principes de nomination royale et
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 589
d'élection et les deux parties du Sénat, permanente et temporaire,
se balancent.
Nous ne parlerons pas des sénateurs de droit : tils du roi et de
l'héritier présomptif, grands d'Espagne justifiant dun certain
revenu, ou titulaires des plus hautes charges militaires, reli-
gieuses ou judiciaires. Des sénateurs à vie. nous ne parlerons que
pour rappeler que, si c'est le roi qui les nomme, il est obligé de
les choisir en douze catégories de sujets espagnols que la loi déter-
mine. Le point intéressant pour nous est dans les catégories d'élec-
teurs bien plus que dans les catégories de personnes susceptibles
d'être appelées au Sénat par le roi.
Les sénateurs élus le sont : 1** par les archevêques, évêques et
chapitres de chacune des provinces qui forment les neuf arche-
vêchés; 2" par les académies: Académie royale espagnole ; Aca-
démies d histoire; des beaux-arts; des sciences exactes, phy-
siques et naturelles; des sciences morales et politiques; Académie
de médecine de Madrid; 3" par chacune des dix Universités, avec
le concours des recteurs et professeurs, des docteurs qui y sont
immatriculés, des directeurs d'institutions d'enseignement secon-
daire et des chefs d'écoles spéciales du ressort ; A" par les Socléfés
éconoDÙques, dAmis (hipayn, lesquelles élisent à deux degrés un
sénateur pour chacune des cinq régions où elles se groupent ter-
ritorialement : Madrid, Barcelone, Léon, Séville et Valence.
Toutes ces corporations religieuses, littéraires et savantes dési-
gnent ensemble 30 des sénateurs élus, 1 par corporation, à
savoir : les archevêchés, 9; les académies, (j; les universités, 10,
et 5 les Sociétés des Amis du patjs. Les 150 membres, qui restent
pour compléter le nombre de 180, sont élus par les conseils provin-
ciaux (équivalent de nos conseils généraux), des tlidégués des
conseils municipaux et les principaux contribuables, ce qui, on
le voit, ne laisse pas de se rapprocher un peu de notre système
français.
Gomment ne pas estimer qu'au total c'est une organisation
très remarquable, où peut-être ce qu'il y a de plus remarquable,
c'est le droit de représentation conféré aux Sociétés éconoinic^ues
des Amis du pays ? Pour les archevêchés et les chapitres, en effet,
et pour les universités et même pour les académies, on pourrait
présenter ce droit comme une survivance d'un régime ancien aux
origines reculées, comme une espèce de fantôme d'histoire qui
revient et rôde dans les institutions; mais, pour les Amis du
pays, leur origine ne se perd point en la nuit des temps : on con-
naît parfaitement l'époque de leur premier épanouissement, qui
fut le règne de Charles 111 ; la date de leur fondation, qui est 1785 ;
le nom de leur fondateur, qui fut le comte de Campomanes. Elles
590 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ont donc qu'un siècU- d'existence, elles sont modernes. Modernes
par leur âge, elles le sont plus encore par la fin qu'elles poursui-
vent, si (cHc fin est « d'encourager l'industrie et d'augmenter
la richesse publique par le développement des arts et des manu-
factures, de l'agriculture, etc. », toutes choses dont l'Etat mo-
derne se préoccupe plus que ne faisait l'Etat ancien.
Or il est remarquable que la constitution espagnole garde à
ces sociétés économiques une place dans la représentation au
Sénat; mais il y a plus : et c'est qu'elles ont également une place
réservée dans la représentation à la Chambre des députés. Et non
seulement elles, mais « les universités littéraires » ; non seule-
ment les universités, mais « les chambres de commerce, indus-
trielles et agricoles officiellement organisées. » Ainsi, à côté des
districts ou circonscriptions territoriales, voici des « collèges spé-
ciaux », des corporations (le mot est dans la loi), voici des cir-
conscriptions sociales.
Il y a une de ces circonscriptions sociales, chaque fois qu'une
université littéraire, une Société économique d'Amis du pays, une
i^chambre de commerce, d'industrie ou d'agriculture officielle-
ment organisée compte oOOO électeurs inscrits; et, quand une
seule corporation ne compte pas les 5000 électeurs nécessaires,
elle se joint, pour constituer un collège électoral, aux autres cor-
porations de même classe ou de même ordre, géographiquement
les plus voisines.
Les conditions d'inscription sur les listes de ces corporations
ou groupes de corporations sont, d'abord et naturellement, d'être
inscrit sur les listes générales, sans mention d'incapacité ou de
suspension du vote; ensuite, d'établir qu'en se faisant inscrire
sur ces listes, on a communiqué à la junte municipale l'attes-
tation exigée; enfin de justifier d'un titre académique ou profes-
sionnel, lorsqu'on réclame l'inscription à une université, ou du
brevet de membre effectif ou correspondant, lorsqu'il s'agit d'une
société économique ou dune chambre de commerce, d'industrie
ou d'agriculture.
Si ce n'est pas tout ce que nous proposons pour arriver à la
représentation organique, à la représentation réelle du pays,
c'est du moins une partie de ce que nous proposons; avec la
base du suffrage universel, d'où la construction doit s'élever : si
ce n'est pas la représentation professionnelle achevée, ni la repré-
sentation organique, c'en est du moins un commencement. Et
personne ne soutiendra qu'il n'engage pas à y persévérer et à le
perfectionner, — en dépit de mœurs électorales longtemps détes-
tables et qui sont encore mauvaises, — puisque dans les Chambres
espagnoles, quelles que soient les inévitables querelles d'intérêt ou
DE L'ORt.AMSATION Dl' SUFFRAtîE UNIVERSEL. o91
rivalités daiul^ition. les partis sont, eu leur masse, cohérens et
disciplinés: que ces partis ne sont pas acéphales comme les
nôtres, quils ont des chefs; qu'il uest point de parlement au
monde où se rencontre plus de talent, d'éloquence et de savoir
<[u aux Cortès: et que, somme toute, malgré ce qu'on peut, de
loin ou à première vue, croire une assertion paradoxale, l'Es-
pagne est peut-être, de nos Etats occidentaux, celui qui aie mieux
observé, depuis vingt ans, la pratique essentielle du parlementa-
risme anglais, la règle des deux imités du parlementarisme
classique : deux grands partis ayant une doctrine, un programme,
une « équipe de gouvernement », se combattant dans le champ
de la constitution, et se succédant au pouvoir.
Les villes libres et hansf-atiqucs. — Brème.
Remontons vers le Nord. Nous retrouvons en Allemagne
trois petites républiques, — trois Etats communaux, -^ les trois
villes « libres et hanséatiques » de Li'ibeck. Brème et Hambourg.
Leurs institutions se ressemblent et sont un amalgame d'ancien
et de moderne; c'est une organisation ancienne, accommodée aux
idées et aux nécessités modernes, mais où le moderne l'emporte.
Dans ces trois villes libres et hanséatiques, à Lùbeck comme
à Brème et comme à Hambourg, le pouvoir suprême ,est partagé
entre deux assemblées : un Sénat, de 14 ou 18 membres, une
Bourgeoisie ' BïugerschafC de loO ou 160 députés. Une disposi-
tion, commune aux trois cités, veut que des 14 sénateurs, à
Lùbeck, six au moins, soient des jurisconsultes et cinq au moins,
des commerçans; que des 18 sénateurs, à Brème, dix au moins
soient jurisconsultes et cinq commerçans; à Hambourg, que neuf
au moins aient étudié le droit et les finances, et que sept au
moins exercent ou aient exercé le commerce.
Les Bourgeoisies, ou, pour être tout à fait exact, la Bour-
geoisie de Brème peut être citée comme un type de représenta-
tion professionnelle moderne, et de représentation profession-
nelle complète, à la différence du système autrichien. Sont
électeurs et éligibles à la bourgeoisie de Brème les citoyens âgés
de 23 ans et depuis trois ans domiciliés au lieu du vote. Hs sont
divisés en huit classes dont chacune élit ses propres députés.
La première classe comprend les électeurs de la cité de
Brème munis de diplômes universitaires; elle élit 14 députés.
La seconde comprend les commerçans de la ville même, et elle
nomme 42 députés. La troisième classe se compose des indus-
triels de l'Etat entier, répartis en dix sous-classes suivant la variété
des professions : elle nomme 22 députés. La quatrième classe
592 REVUE DES DEUX MONDES.
réiinil; tous les autres électeurs de la cité de Brème qui ne
rentrent pas dans les classes précédentes, et elle élit 44 députés.
La cinquième et la sixième classes comprennent respectivement
les électeurs des deux villes annexées à l'Etat de Brème et éli-
sent lune 4, et lautre 8 d(''putés. La septième classe et la hui-
tième, finalement , comprennent les électeurs des 35 communes
rurales de l'État; avec, dans la septième, les plus haut imposés,
et dans la huitième, tous les autres citoyens.
Le vote est secret et l'élection directe pour toutes les classes,
excepté la troisième, à cause de sa division en dix sous-classes
correspondant aux diverses industries ; chaque sous-classe y dé-
signe généralement \ électeur secondaire par 1 0 électeurs
primaires, et les électeurs secondaires élisent ensuite les
22 députés de la classe.
Suffrage universel, villes et campagnes, catégories profes-
sionnelles, pour la Burgerschaft ou la Bourgeoisie; et, pour le
Sénat, attribution d'un certain nombre de sièges à des personnes
instruites dans le droit, d'une part, — d'autre part, à des com-
merçans — ; du coup, c'est la représentation professionnelle, et
plus que cela : c'est une représentation organique, sous une forme
moderne, en ce qu'elle descend jusqu'au sufTrage universel et se
règle sur la profession ouverte; c'est une représentation orga-
nique double, en ce qu'elle organise tantôt le corps électif
(Sénai), tantôt le corps électoral (pour la Bourgeoisie). Aussi ne
voulons-nous plus d'autre exemple, quoiqu'il ne soit pas impos-
sible de trouver ailleurs la représentation professionnelle ou une
représentation organique quelconque, au moins à l'état frag-
mentaire et rudimentaire.
Élémens on fragmens de représentation organique aux Pays-Bas,
en Suède, en Bournanie, en Serbie, etc.
Des élémens de représentation organique, on en trouverait aux
Pays-Bas (oii la première Chambre est élue par les conseils
provinciaux); en Suède (où la première Chambre est élue par
les assemblées provinciales et les conseils municipaux des villes
qui ont plus de 25 000 àmesi; et l'on en trouverait encore en
d'autres pays.
Dans la législation île la Grande-Bretagne, môme après les
réformes de 1832 et de 1867, même après celle de 1884, même
après que les comtés et les bourgs n'ont plus été que des circon-
scriptions géographiques de droit égal, et sans insister sur les
antiques privilèges électoraux des maîtres es arts des universités,
des « bourgeois » ou des membres des corporations ou associa-
DE l'orGAMSATION DU SUFFRAGE UMVERSEL. 59S
tions de la Crté Je Londres, les universités n'ont-elles pas con-
servé leur représentation à elles, et ne demeurent-elles pas, elles
seules et à part, des collèges électoraux? En Hongrie, en Nor-
vège, en Italie, en Portugal, bien qu'on nait pas sans doute, si
les mots ont leur valeur pleine, la représentation professionnelle,
ni la représentation réelle du pays, ni une représentation orga-
nique, bien que Ion ny ait pas une organisation du suffrage et
que le sulVrage lui-même ne soit [toint partout universel, il n'y
aurait pas besoin d'un bien grand effort pour y arriver; et l'on
voit en quelque façon cette organisation poindre et surgir du sol.
Il nous reste, dans tous les cas, en terminant ce rapide et som-
maire examen, il reste debout, utilisables pour nous, les trois
exemples de la Chambre des députés du Reiclisrath autrichien,
de l'Espagne, et de la Bourgeoisie de la ville de Brème.
Certes, on peut dire, — et nous ne l'avons pas caché, — que,
si le système autrichien csl une forme mixte de la représentation
organique, il contient moins de choses modernes que de choses
anciennes, trop d'anciennes choses et de trop anciennes choses;
(jUL-, même après qu'on y aura, comme on le veut, introduit
tout le monde en une cinquième classe, même alors, rajeuni par
les pieds, il demeurera trop vieux par la tête. Et pour la cité de
Brème, on pourra invoquer des coutumes respectées, rendues
vénérables par une longue paix, les mœurs d'une république de
marchands, une réalisation locale, avant qu'aucun philosophe
l'eût conçu, de ce que Spencer appelle « le gouvernement indus-
triel " ; on pourra observer que la constitution actuelle de la
ville libre et hanséatique ne date, il est vrai, comme la nôtre,
que de 1873, mais qu'elle a derrière elle et sous elle, la soute-
nant, la supportant, les fortes assises dune tradition lentement
formée et qu'une révolution terrible n'a pas interrompue, de
telle sorte que les classes professionnelles n'y sont que ses corpo-
rations de jadis, décoiffées de la salade, démaillottées de la cotte,
vêtues à la moderne.
Tout cela, on le dira sans doute, et ce sera juste; on dira, et ce
sera juste, que Brème, en somme, n'est qu'une ville; ou si, avec
ses faubourgs et sa banlieue, on l'élève à la dignité d'Etat, que
ce n'est qu'un Etat minuscule, et encore un Etat conmiunal.
Mais la constitution espagnole est de 1876; la dernière loi
qui porte règlement des élections aux Gortes est de 1890; les
chambres de commerce, d'industrie ou d'agriculture, les Sociétés
des Amis du pays sont des groupes ouverts et libres, de type
pleinement moderne. Même pour ce qui est de l'Autriche, le sys-
tème décrit, trop resserré, ne peut-il être développé? et, trop an-
cien, ne peut-il être renouvelé? Et pour ce qui est de Brème,
TOME cxxxv. — 1896. 38
o94 REVUE DES DEUX MONDES.
l'exemple d'un État communal ne peut-il p^s être étendu à un
État national? D'un petit État à un grand y a-t-il ici plus qu'une
question de mesure? Les cadres de la représentation ne pour-
raient-ils pas être chez nous, — on ne dit pas identiques, — mais
semblables? et aussi bien nous ne proposerions pas de copier ser-
vilement, en France, ni Brème, ni l'Espagne, ni TAutriche.
Que si, néanmoins, l'on s'obstine à croire qu'il faut, pour une
pareille organisation, comme une prédisposition héréditaire; que
les nations contemporaines y sont impropres ou peu propres, à
moins qu'elles ne se souviennent d'un de leurs états antérieurs
et s'y sentent encore en secret attachées ; à moins qu'elles ne soient
restées presque stationnaires ou ne soient entrées qu'à regret, et
en résistant, dans les voies modernes; si on le croit, si on le dit,
nous répondrons par ce qui s'est passé en Belgique, pendant les
débats sur la re vision de la constitution, il n'y a guère plus de
deux ans.
m. — FORMES NOUVELLES, OU PROJETS DE « REPRÉSENTATION ORGANIQUE »
La revision de la Constitution belge (1890-1893).
La Belgique est bien un Etat moderne, et c'est bien le pro-
blème de la construction de l'Etat moderne qui, récemment, s'est
posé devant elle, sous les espèces de l'extension du droit de suf-
frage jusqu'au suffrage universel. De toutes les nations de l'Eu-
rope, c'est donc elle qui a fait la dernière expérience, et, par cela
même qu'elle est venue la dernière, c'est donc elle qui l'a faite sur les
données les plus complexes, dans la complexité toujours croissante
de l'Etat moderne. Elle l'a abordée, cette expérience, non pas avec
la béate ignorance et l'optimisme naïf de 1848, où il semblait
qu'on projetât l'humanité dans la lumière, le bonheur, l'amour
et le progrès infinis, mais avec le sentiment plus éclairé des maux
qui accompagnent la toute-puissance de la foule : de la sotte cré-
dulité, de l'inconstance puérile, de l'envieuse lâcheté, de la bru-
talité sauvage du Nombre ; elle est allée vers le suffrage universel,
après le suffrage universel ; contrainte à le subir, elle le connais-
sait par nous, et elle sest méfiée. Ses hommes politiques ont es-
sayé de tous les remèdes, de tous les préservatifs, de tous les
dérivatifs; ils ont multiplié les précautions et prescrit à l'avance
une rigoureuse antisepsie. Qu'ils se soient entendus sur la meil-
leure médecine, je ne sais et, à la vérité, je ne le pense pas; mais
ils ont vu le danger et ils ont voulu le combattre.
Eh bien! dans cette poursuite de l'antidote aux maux inévi-
tables de l'inévitable suffrage universel, il n'y a pas eu moins de
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 595
quinze à vingt propositions impliquant à quelque degré la repré-
sentation organique sur la base professionnelle. J'écarte tout de
suite celles de ces propositions qui n'avaient d'autre objet que de
constituer, pour le Sénat ou la Cliambre des rcprésentans (c'est
le plus souvent au Sénat que l'on pensait) des catégories d'éli-
gibles: — car, par les catégories d'éligibles, bien que l'on ait, en
cette occasion, soutenu une tliéorie contraire, — on n'organise que
le corps élu, nullement le corps électoral; et ainsi ce n'est pas le
suffrage que l'on organiserait, ou l'on ne l'organiserait que très
indirectement. Mais il y en avait d'autres, et plusieurs autres, qui,
partant d'un principe difîérent, organisaient vraiment le sutîrage
universel, en organisant le corps électoral, et qui eussent donné
vraiment une représentation organique.
Telles d'entre elles aboutissaient, plutôt qu'à la représenta-
tion professionnelle, à une sorte de représentation des intérêts,
formés en masse, totalisés et « socialisés », et puis répartis en trois
groupes : Capital, Travail, Intelligence ou Science. A chacun d'eux
était attribué un tiers des sièges à pourvoir, et dans chacun de ces
groupes d'intérêts, si généraux qu'ils étaient censés réunir et
classer tous les intérêts sociaux, des intérêts plus particuliers
marquaient ensuite des subdivisions. Le capital, par exemple, se
subdivisait en mobilier et en immobilier; comme il avait en tout
72 sièges, l'immobilier en avait 36. Lui-même se subdivisant en
grande propriété et petite propriété, la grande propriété foncière
prenait 18 de ces sièges, et la petite, 18. Enlin l'une et l'autre
étant ou urbaines ou rurales, c'était une subdivision de plus : la
grande propriété urbaine avait 9 sièges et, la grande propriété
rurale 9; de même pour la petite propriété foncière.
Quelques propositions analysaient autrement la société, divi-
saient plus et subdivisaient moins, et au lieu de trois grands
groupes, établissaient du premier coup dix catégories « d'intérêts
ou de fonctions sociales » mais plus près de la représentation
professionnelle : Agriculture, Industrie, Commerce, Propriété,
Administration, Enseignement, Art, Médecine et Hygiène, Orga-
nisation judiciaire, Défense nationale. Ailleurs encore on trou-
vait le souci de ce qui est, en effet, le fondement de toute repré-
sentation organique : la double base territoriale et sociale. Si ce
n'est pas tout à fait « la représentation réelle du pavs », parce que
les « unions intermédiaires », les « corps constitués » n'y ont
point la place qu'ils ont dans le pays, en toutes ces propositions,
du moins, on sent le besoin de sortir de « l'inorganique » et de
se rapprocher de « l'organisé ».
Ce n'est pas un fait sans signification, c'est un symptôme,
qu'elles aient été aussi nombreuses pendant les trois ans qu'a
596 REVUE DES DEUX MONDES.
duré la revision de la constitution belge. Et comme, doctrinaîe-
ment, la même conclusion simposait à toutes les écoles philo-
sophiques, historiques et juridiques, pratiquement, sur le terrain
législatif, la même solution se présentait à tous les partis; car
M. Helleputte ou M. le duc d'Ursel peuvent être suspects de
tendresse pour la corporation chrétienne du moyen âge ; mais je
ne sache pas que M, Féron, M. Janson, ni même M. le comte
Goblet d'Alviella puissent l'être. Ces propositions ont contre elles
pourtant de n'avoir pas été admises : la Belgique leur a préféré un
simple expédient, le vote plural, mais il est bon d'en donner les
motifs, qui se réfutent d eux-mêmes.
On a dit : « La représentation des intérêts (c'était bien d'elle qu'il
s'agissait) est im'possihle dans les conditions actuelles de notre
état social. » Et voilà un bel argument, par lequel une réforme
est arrêtée tout net, mais d'un a priorisme par trop décidé et
tranchant; autant vaudrait, a priori, l'affirmation contraire. Il ne
faut pas affirmer, ni nier; il faut voir. On a dit encore, et c'est
la même idée sous une autre forme : « La représentation des
intérêts a des côtés séduisans, mais les plus chauds partisans de
ce système n'ont pas réussi à le traduire en formule pratique. »
Et voilà aussi un bel argument, mais qui va très vite en besogne
et que nous connaissions déjà.
M. Beernaert en convenait : « Le principe serait excellent. »
Mais il avait peu de foi dans les partis : « On ne peut guère
attendre d'eux que la pondération des divers intérêts puisse être
étudiée et réglée dans un esprit de justice absolue. » Cependant,
reprenait-on en chœur, si, à un moment donné, les questions éco-
nomiques et sociales viennent à primer toutes les autres, à cette
heure-là, lointaine encore, on se ralliera à la « représentation
des intérêts. »
D'où nous tirons le droit de joindre aux exemples empruntés
des législations positives ces propositions restées en chemin.
Elles montrent que l'on pense toujours à la représentation orga-
nique, — dont la représentation des intérêts n'est qu'un aspect ; —
que l'on y pense, non comme à une curiosité du passé, mais
comme à une solution de l'avenir. De toutes les objections ipH'
l'on met en avant, de toutes les réserves dont on l'entoure, il n'eu
est pas une qui repose sur ce qu'elle serait une chose qui ne vit
plus, mais sur ce qu'elle serait une chose qui ne pourrait vivre
encore. Personne ne songe à en galvaniser les formes mortes, ces
vieilles institutions qui sont comme le linceul dans lequel sont
cousues les petites nations allemandes, au fond du tombeau où
les mure l'empire. Personne n'invoque ou n'évoque le moyen
âge; on n'eu cite les survivances que pour ne pas les imiter.
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 397
Et. si l'on atlfesse un reproche à la représentation organiciuc, ce
n'est point d'être usée, c'est de ne pa> être mûre.
Mais est-ce vrai? et n'est-elle pas mûre? Est-elle <■< impossible
dans les conditions actuelles de la société »? Ne peut-on u réussir
à la traduire en formule pratique »? Faut-il renoncer à la régler
dans un esprit sinon d'absolue, au moins de suffisante justice?
L'heure enlin est-elle si lointaine, où les questions économiques
ou sociales prédomineront sur toutes les autres, et oi!i, par con-
séquent, il faudra mettre la représentation en harmonie avec le
monde transformé? De cette heure-là, sourd qui n'entendrait pas
sonner déjà les premiers coups!
A présent, qu'il y ait quelque difficulté à assurer, en organi-
sant le suffrage, « la représentation réelle du pays », qui le con-
teste? Le vice à éviter, ce serait de constituer arbitrairement des
groupes; d'en négliger ou d'en omettre arbitrairement; do ratta-
cher arbitrairement les citoyens à celui-ci ou à celui-là ; de recon-
naître arbitrairement à chacun de ces groupes une importance
égale et de ramener ainsi à la représentation des groupes seuls,
quand le but est la représentation des individus dans le groupe ;
de dédaigner toute proportion et de supprimer radicalement le
Nombre, alors que, si le Nombre ne doit pas être tout, il ne doit
pas davantage n'être rien. Mais, dr' ce vice, ne se saurait-on
garder, et la difficulté est-elle à jamais insoluble?
On nous permettra de ne point le croire, et à ceux qui nous in-
terrogent, qui demandent quels seraient les groupes ouverts et
libres dont on ferait les cadres du suffrage universel organisé,
comment ils subsisteraient et quelle valeur proportionnelle il leur
serait attribué, de répondre à présent par des faits et des chiffres.
que fournit la statistique officielle de la France. Car, pas une
minute, nous n'avons oublié, en cette incursion à travers la
théorie, l'histoire et les législations étrangères, que nous ne tra-
vaillions ni sur une abstraction, ni sur un cadavre, ni sur un corps
autre peut-être que notre corps national ; qu'avant de rien adopter
du dehors, il faudrait tout adapter à la France ; et que, si c'est
l'Etat français de demain qui est à construire, il ne doit et ne
peut sortir que de la France d'aujourd'hui.
Charles Benoist.
REMORDS D'AVOCAT
DERNIERE PARTIE (1)
I
— Et quand il serait occupé, ton maril... Puisque je viens
exprès pour lui parler !
C'était jVP" Dorange, entrée en claquant les portes comme
vent d'orage.
— Bien, maman, je vais le prier de monter... Mais, je t'en
prie, calme-toi... On dirait, à ton air, que tu te proposes de lui
faire une scène!... Epargne-moi, de grâce. Je ne suis pas encore
bien solide, et...
— Oh ! si tu préfères, je vais descendre à son cabinet, cela
m'est égal... Certainement c'est pour une explication, mais je
trouve tout naturel que tu y assistes. Sois tranquille, je ne m'em-
porterai pas. D abord... Ah, le voici!
— Bonjour, madame Dorange, vous allez bien? dit Desmauves
qui entrait en toussant, — son tic quand il était préoccupé. —
Par-dessus son binocle l'avocat scrutait rapidement le visage de
sa belle-mère : — Vous avez besoin de moi?... Qu'est-ce qui me
procure le plaisir?...
— Quelque chose de très sérieux. Tout à l'heure j'allais au
marché avec ma nouvelle bonne... Je me croise, au coin de la
rue Racine, avec qui? Léonce Capitrel. Il rentrait chez lui, une
grosse botte d'asperges sous le bras, des asperges énormes. Je
(1) Voyez la Revue du 15 mai.
/;
ANGÈLi: DE l'.LlNDES. 787
tout à l'heure ; vous me punissez trop cruellement : je venais ici
chercher l'espérance et la force, et vous me découragez! Mais
non, il n'en sera pas comme vous limagiiiez : j'agirai, je m'effor-
cerai de modifier les idées de ma mère, par moi-même, par
ceux qui ont de l'influence sur elle. Elle écoute volontiers M. le
curé, pourquoi n'en pas profiter? Il est très bon, très paternel
avec moi; si je lui disais mon secret, si je lui confiais ma cause?
— C'est mon confesseur.
Le ton. pas plus que les paroles, ne laissa voir s'il y avait là,
dans la pensée d'Angèle, une objection, ou un motif d'appro-
bation.
— Quelqu'un qui aurait plus d'action encore sur ma mère,
une action décisive peut-être, quelqu'un que je connais peu, mais
que je pourrais essayer d'intéresser âmes projets, ce serait le Père
Loyer. . .
— Oh! non, pas celui-là, s'écria Angèle ; non, pour rien au
monde. — Et une vive rougeur lui monta au visage. — Il me dé-
plaît, il est fanatique, ajouta-t-elle, comme cherchant à donner
une explication.
— Eh bien! l'abbé Pernat? revenons à ma première idée.
— L'abbé Pernat... oui, si vous croyez qu'il y consente. Mais
attendez, attendez encore un peu; je vous le répète, si vous
échouez, on nous séparera. Vous ne voulez donc pas rester sim-
plement et toujours mon ami?
— Non. cela n'est pas possible, je ne le veux pas.
— Attendez au moins d'avoir vingt-trois ans; c'est le 2 mai,
n'est-ce pas? Moi, j'en aurai vingt-deux le 17 juin. Le jour où
vous aurez vingt-trois ans, voyez M. le curé, décidez-le, qu'il parle
à vos parens.
— Plus de quatre mois à attendre !
— Dites plutôt : Rien que quatre mois à nous voir encore!
Enfin, trouvez-vous autre chose? Ne pensez-vous pas qu'il vaut
mieux, bien qu'il n'y ait pas de différence au fond, pouvoir vous
appuyer en apparence sur une année de plus? x\ccordez à mes
craintes, à ma timidité devant l'avenir, ce délai que je vous de-
mande, si vous le refusez à la sagesse qui le veut aussi... et,
ajouta-t-elle en souriant, qui parle par ma bouche.
Et, comme ils étaient à l'angle d'une allée, elle s'enfuit en
courant.
Frédéric Pléssis.
[La deuxième partie au prochain numéro.)
LA CARTE RELIGIEUSE
DE
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE
Quiconque a passé par Cologne a visité cette sacristie de la
cathédrale où l'on conserve le trésor. Tombe de pierre, obscure
en plein jour, elle laisse admirer, sous la pénombre du gaz, les
reflets confondus des émaux, des bronzes et du vieil or; les
châsses resplendissantes confisquent les hommages qu'atten-
draient les saints ossemens; l'enveloppe fait tort au contenu. Mais
on ne remarque point d'ordinaire, le long de la paroi, un mo-
deste parchemin, relique d'histoire parmi ces reliques de joail-
lerie. Il commémore les solennités de 1842, la pose de la pre-
mière pierre pour l'achèvement des tours; de nombreux princes
allemands l'ont signé; ils y parlent de leur piété, de leur con-
corde, de leur loyalisme, qui trouveront, dans la montée des
flèches vers le ciel, une altière et durable expression. La truelle
en main, Frédéric-Guillaume IV avait dit : « C'est l'Allemagne
qui édifiera cette façade; et ces portes. Dieu aidant, nous donne-
ront accès dans une ère de prospérité ; elles annonceront à nos
descendans qu'elles furent érigées par le même esprit qui, vingt-
neuf ans auparavant, sauvait notre patrie de la honte et du joug
étranger. Qu'il raconte, ce temple, aux générations futures l'exis-
tence d'une Allemagne grande et puissante par l'unité de ses sou-
verains et de ses peuples libres. » De leurs signatures, les princes
allemands ratifièrent ce vœu. Il fut bientôt classique : « Comme
s'élève ce faîte, grandiose et lointain, disait en 1848 l'archevêque
Geissel, qu'ainsi s'élève la patrie allemande jusqu'aux hautes des-
tinées que la Providence lui a réservées parmi les peuples de la
LA CARTE Rr.LIGIELSi: DE l'aLLEMAGNE. 789
terre. » Le dôme de Cologne devint un symbole de germanisme ;
la catholique Bavière et la Prusse évang(5lique se disputèrent
l'honneur d'en illustrer les vitraux ; rAllemagne entière y mit un
peu de ses sueurs, de son or et de son àme. En 1880. l'œuvre était
achevée : Guillaume P'" vint à Cologne; à l'église protestante, il
entendit un prêche sur ce thème : >< Le Seigneur a l'ait en nous
de grandes choses, qu'il achève en nous son règne; » et puis il
s'en fut voir les grandes choses, merveille d'architecture, qui, par-
ticipant fidèlement, depuis six siècles, aux exaltations et aux déca-
dences du monde germanique, s'était effritée avec le vieil empire
et relevée avec le nouveau. En plein Kulturkampf, veuve de son
archevêque, la cathédrale, pourtant, se dressait triomphante; ses
cloches sonnaient l'AUeluia de la patrie unifiée ; en elle s'enla-
çaient deux Allemagnes, celle du moyen âge et celle de 1870;
entre Conrad de llochstaden. le prélat qui l'avait commencée, et
Guillaume de HohenzoUern, l'empereur qui l'achevait, il semblait
(|ue l'histoire n'eût pas eu de tournant, pareille, dans sa marche,
à la rectitude allongée des nefs ; le coude prodigieux qu'avait
imposé Luther était comme oublié: en cherchant l'ancienne Alle-
magne, on revivait de l'ancienne religion ; et c'est dans un mo-
nument de r « idolâtrie romaine >) que la nation germaine s'in-
carnait bruyamment ; elle mettait un sceau gothique sur son
unité. Dans le passé et à certaines heures du présent, catholicisme
et germanisme étaient-ils donc synonymes?
Il est une sorte de mystère, le « jeu de Luther » [Ludierspiei',
(jue jouent dans les banlieues des grandes villes, au profit
(l'œuvres charitables, des troupes de bonne volonté. Tour à tour
on y voit Luther frémir de dégoût au fond de sa cellule, traduire
la Bible à la Wartburg, braver l'empereur à Wornis, apaiser les
anabaptistes soulevés; c'est tout un drame religieux qui se dé-
roule, plein de gaucheries et de heurts, mais passionnant comme
l'histoire même qu'il met en scène. Desinit in piscem : au moment
où le Français espère le dénouement, l'Allemand souhaite un
épisode gemïïtlich ; on nous présente un Luther en cheveux gris
échangeant avec sa Kâthe (Catherine) des tendresses d'amoureux
rassis. Mais l'enthousiasme rebondit; à la digression bourgeoise
succède le lyrisme ; un prophétisme facile entr'ouvre des horizons
politiques; le génie allemand est émancipé, et des sillons tracés
par Luther un nouvel empire surgira : ainsi F affirme le héraut à
un bourgmestre de complaisance, qui grommelait contre la pièce
au début, et qui donne à la fm le signal d'applaudir; le public
s'écoule emportant cette impression que protestantisme et germa-
nisme sont synonymes. Ce ne sont pas les rois de Prusse qui
790 BEVUE DES DEUX MONDES.
démentiront cette conclusion. Avec le même zèle qu'ils appor-
taient à la restauration de Cologne, ils ont, dans notre siècle,
entretenu pieusement la petite ville de Wittenberg, vrai musée
de la Réforme. Sur la grande place, Frédéric-Guillaume III dressa
la statue de Luther ; Guillaume I*"' la fit dialoguer avec celle de
Melanclithon; Frédéric-Guillaume IV veilla sur les maisons des
deux réformateurs; il fit renouveler, aussi, les portes de l'église
du château, qui, sous le poids inattendu des thèses de Luther,
navaient pas croulé ; il fit inscrire les thèses , sur le bronze ;
Frédéric III, prince impérial encore, restaura cette église elle-
même. Aux murs intérieurs s'accroche une procession d'écussons
nobiliaires ; c'est l'armoriai de l'Allemagne protestante, hommage
à Luther inhumé dans le chœur. Les temps ont marché depuis
que Louis F' de Bavière édifiait aux environs de Ratisbonne le
temple de la Walhalla : dans ce Panthéon germanique, Luther a
sa place ; mais on l'y dirait égaré, au moins effacé, parmi les
illustrations de cette « grande Allemagne » , — autrichienne et néer-
landaise autant que prussienne et saxonne, — qu'associait le souve-
rain bavarois en un culte commun. L'hégémonie berlinoise, ré-
trécissant l'empire pour le mieux exhausser, a construit une
« petite Allemagne », où Luther domine; depuis un quart de
siècle, on a multiplié ses statues ; en son honneur, on fait chômer
les écoles; dans ce cadre diminué, les proportions de sa figure ont
grandi; il est devenu le héros germanique par excellence, et le
protestantisme se présente comme le légat naturel du germa-
nisme.
Ainsi deux confessions coexistent en Allemagne, dont souve-
rains et sujets, suivant les heures, avouent l'une ou l'autre pour
berceau de la grandeur allemande. Dans ce procès en recherche
de paternité, une question grave est incluse : fatalement le génie
allemand conçoit-il, et fatalement l'empire allemand présuppose-
t-il une forme nationale de christianisme ? Et pour l'étude de
cette question, l'on commencera de déblayer les avenues, si l'on
cherche, par une première reconnaissance, les domaines de ces
confessions, et si l'on observe, dans les limites de ces domaines,
leuj' façon de régner ou leur façon d'abdiquer. Mais pourquoi
cette géographie religieuse est incroyablement complexe, pour-
quoi s'émiettent ces domaines, pourquoi s'enchevêtrent ces limites,
c'est ce que permettront de comprendre, tout d'abord, certaines
remarques d'histoire.
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 79^
%
I
La paix d'Augsbourg reconnut aux souverains dans les prin-
cipautés, aux majorités dans les villes libres, le droit de changer
de religion; elle accordait la liberté de conscience aux détenteurs
du pouvoir, et à eux seuls. L'absolutisme laïque alla croissant.
Les sujets et les minorités durent confesser et prier Dieu comme
la puissance temporelle voulait qu'il fût confessé et prié ; la con-
science de l'individu, sauf tolérance, dut refléter strictement la
conscience de l'Etat; si le prince oscillait entre des confessions
rivales, il pouvait exiger que les âmes de son peuple oscillassent,
tout comme la sienne, et la fidélité à un dogme devenait cou-
pable, si de ce dogme le prince se détachait. Le droit public de
la vieille chrétienté défendait à tous, grands et petits, l'apostasie;
les maximes nouvelles permirent aux puissans, suivant les évo-
lutions de leur esprit ou de leurs caprices, non point seulement
de défendre, mais d'ordonner des changemens de confessions.
Promoteurs de la réforme au xvr' siècle ou serviteurs de la
contre-réforme au xwi'', nombreux furent les souverains alle-
mands qui exploitèrent cette permission. Cujiis rcgio, ejus religio,
tel était l'adage; pris au pied de la lettre, il signifiait que la sujé-
tion d'un homme à une souveraineté temporelle impliquait et
devait entraîner, sauf licence spéciale, son obéissance spirituelle,
soit au pape, accepté par le prince, soit au prince, « pape en ses
terres. »
C'est au nom de ce principe que, deux siècles durant, de I006
à 1730, la carte religieuse de lAllemagne fut remaniée. Un cer-
tain nombre d'âmes mystiques, dune beauté et d'une pureté
achevées, avaient salué dans la Réforme les noces d'argent du
Christ avec son Eglise, qu'il voulait faire plus sainte pour la
rendre plus digne de lui; elles y avaient applaudi, aussi, un ré-
veil intense de l'initiative religieuse. L'illusion fut courte, le
réveil bientôt assoupi; la crise religieuse qui travaillait l'Alle-
magne se vint dissoudre en une période d'engourdissement, qui
dura jusqu'au xv!!!*" siècle. Dans chaque petit État de l'empire, la
foi, au lieu de fermenter dans les âmes, se superposait à elles. En
dépit des doctrines mêmes de Luther, elle n'était plus un mouve-
ment et un produit de la conscience, mais comme une livrée que
le prince imposait au sujet. La religion descendait d'en haut, non
point, comme au moyen âge, d'une colline lointaine, le Vatican,
cime religieuse par essence, assez élevée d'ailleurs et d'un assez
vaste rayonnement pour ne point écraser ceux qu'elle abritait,
792 REVUE DES DEUX MONDES.
mais d'une cime toute prochaine, d'autant plus impérieuse que
médiocre en était l'altitude, étouffant tout dans l'étroit périmètre
qu'elle commandait, et concentrant sur elle-même les rayons de
la religion plutôt qu'elle ne les répercutait, S'exaltant sur un
pareil faîte, l'Etat fixait aux sujets l'obédience de Luther ou l'obé-
dience de Rome, et mesurait d'ailleurs, en ce dernier cas, le degré
de déférence qu'ils devaient au pape.
Un jour vint où l'ancien régime sombra; de ces innombrables
princes, évoques, abbés et margraves, qui détenaient chacun
quelques terres et quelques âmes allemandes, la ruine fut en un
clin d'oeil consommée; leurs querelles de mitoyenneté furent
oubliées ; leurs peuples furent triturés et mêlés pour l'installation
d'un nouvel équilibre germanique; leurs juristes tombèrent en
inactivité d'emploi; ce fut une universelle et brusque déchéance ;
et de tout ce que ces princes avaient pensé et ordonné, c'est dans
la géographie religieuse, et là seulement, que subsistent des ves-
tiges. Pour les y rencontrer en grand nombre, il suffit de se
promener à travers l'Allemagne religieuse, avec une vieille carte
de l'Allemagne politique.
Un peu plus de trois lieues séparent Tubingue, la ville uni-
versitaire du Wurtemberg, et Rottenburg, la bourgade épisco-
pale. La route est plane ; parfaite de rectitude et d'aisance, elle ne
frôle aucun de ces obstacles naturels qui maintiennent parfois
des douanes intellectuelles : on imaginerait, à l'œil nu, qu'un
même courant, flux protestant ou rellux catholique, a dû s'épandre
tout le long du chemin, et que ce morceau de terre, homogène
au point de vue physique, est homogène aussi au point de vue
religieux. Il n'en est rien; sous l'aspect uniforme des choses sur-
vivent, entre les hommes, des bigarrures de croyances; tels vil-
lages sont protestans, tels autres catholiques, suivant qu'ils re-
levaient, aux siècles passés, du duché de Wurtemberg ou du
comté de Hohenberg; la lisière mitoyenne qui séparait les deux
territoires s'interposait, à la façon d'une cloison étanche, entre
les deux confessions. Parmi les Souabes, jadis soumis à des do-
minations diverses, le xix^ siècle a pu créer une certaine unité
politique ; mais dans cette patrie agrandie et précisée que le Wur-
temberg leur a ménagée, le morcellement religieux persiste,
dernière trace d'une époque où l'unité n'existait pas.
Pour une plus persuasive expérience, descendez la rive badoise
ilu Rliin. Vous y trouvez d'abord une assez longue bande protes-
tante : ainsi le voulut Charles II, margrave de Rade-Durlach,
qui r(''forma son église en '15o3. Mais à trois reprises cette bande
est trouée par des villages catholiques : dépendant de l'évèché de
LA CARTE RFTLIGIEUSL DE l'aLLEMAItNE. 793
%
Bàle ou de l'Autriche, ils avaient le droit et le devoir de con-
server la messe. Lorsque au margraviat succèdent les anciennes
possessions autrichiennes, le catholicisme reparaît; mais au mi-
lieu de son domaine, le protestantisme pointe; c'est au village de
Weisweil. dont la famille de Bade-Durlach, qui en était proprié-
taire, donna les âmes à la Réforme Les seigneuries de Mahlberg
et de Lahr succédaient aux terres d'Autriche le long du tleuve ;
elles étaient le bien commun des margraves de Baden-Baden,
longtemps indécis et finalement catholiques, et des comtes pro-
testans de Nassau. N'y cherchez point l'uniformité religieuse! la
conscience collective des deux maisons souveraines était ondoyante
et diverse : cette diversité sest maintenue. A la hauteur d'OtTen-
burg, la rive redevient catholique : les margraves de Baden-Baden
en étaient les maîtres ; ils se convertirent deux fois au protestan-
tisme et deux fois au catholicisme; à la dernière oscillation, ils
installèrent, avec plein succès, l'Église romaine dans leurs terres.
De nouveau, la Réforme est riveraine en face du confluent de
riU; Philippe IV, comte de Lichtenberg, gouvernait ces parages;
en 1345 il y supprima la messe; depuis lors c'est un pavs de
prêches. Un tout petit village. Hanau, échappait à ce prince; il
relevait du chapitre de la cathédrale de Strasbourg; on le re-
trouve catholique, comme ses anciens seigneurs. Quatre souve-
rainetés se succédaient ensuite le long du fleuve; Baden-Baden
(et la rive est catholique jusqu'à la hauteur de Carlsruhe) ; Bade-
Durlach (et la rive est protestante jusqu'à la hauteur de Lan-
dau) ; l'évèché de Spire (et la rive redevient catholique jusqu'à
la hauteur de Spire) ; enfin le Palatinat. Cette dernière région
fut réformée au xvi^ siècle, redevint catholique après 1623, pro-
testante après 1648, catholique après 1683. Mais à la différence
du margraviat de Baden-Baden, où la dernière conversion du
prince rallia tous les habitans, le Palatinat ne recouvra point
son unité religieuse; et la rive badoise du Rhin se termine, au
nord, par une bande déterre où les confessions sont passablement
mélangées.
On pourrait poursuivre une pareille étude pour toutes les ré-
gions de l'Allemagne. La ville libre de Nuremberg, en 1524, intro-
duisit la Réforme dans ses terres; le margrave Georges d'Auspach
fit de même, en 1528, aussi bien pour Bayreuth, dont il était
régent, que pour Anspach, dont il était souverain : voilà l'origine
des districts protestans de la Bavière; et les petites communes
catholiques, qui dessinent à travers ces districts un très lég-er
pointillé, répondent à d'anciennes enclaves possédées par les
ducs de Bavière, par les évêques d'Eichstaedt ou de ^Yurzbourg,
794 .REVUE DES DEUX MONDES.
OU par l'Ordre leutonique. Les bourgs ou cantons isolés, sorte
d'oasis calholiques, qui font tache en pays protestans, sont en
général de vieux domaines épiscopaux : Geisa, par exemple,
aujoiirdluii doyenné catholicjiie dans le protestant duché de
Saxe-\Yeimar,a[)partenait à l'évêclié de Fulda. Pour expliquer la
genèse de l'Allemagne religieuse actuelle, le spectacle de la Prusse
orientale esl spécialement instructif; le diocèse d'Ermeland, qui
la régit, comprend une enclave catholique, dont Braunsberg est
la grande ville, et une vaste région, presque entièrement évangé-
lique, dont Kœnigsberg est le centre. L'enclave est formée par les
terres de l'ancien évèché : devant le palais épiscopal de Frauen-
burg, posté sur une éminence qui domine la Baltique, deux
petits canons sont installés, aussi pacifiques, aujourd'hui, que les
agneaux porteurs de bannières, dont leur culasse CvSt ornée comme
d'une armoirie; ils rappellent l'époque où les prélats d'Ermeland
avaient le sceptre en même temps que la crosse, et qui finit au
premier partage de la Pologne. La fidélité de ces évêques à l'église
romaine permit aux sujets de rester catholiques; Albert de
Brandebourg, à leurs portes, faisait du duché de Prusse une terre
protestante. Partout en Allemagne, les anciens maîtres ont gardé
sur les consciences une prise posthume ; sur le système de cor-
respondance entre les hommes et Dieu, ils ont pour longtemps
marqué leur empreinte; et la confession chrétienne dont ils
décidèrent le règne continue de régner, même sans leur dynastie.
Tant bien que mal, on a pu niveler le sol de l'Allemagne poli-
tique; mais on n'a point obtenu que le sol de l'Allemagne reli-
gieuse cessât complètement d'être raboteux.
II
Que le xix'' siècle en ait atténué les aspérités, cela d'ailleurs
est indéniable. Si, prenant deux cartes d'Allemagne, on y mar-
quait, à l'aide de couleurs variées, le domaine des confessions
en 17o0 et en 1896, on constaterait, sans doute, une parfaite ana-
logie quant à la disposition des masses coloriées; mais la carte
de l'Allemagne contemporaine comporterait des nuances plus
amorties, des teintes moins accentuées, des couleurs moins déci-
sives et moins sûres d'elles-mêmes. On indiquerait, par ce commen-
cement de dégradation , que l'homogénéité des anciens noyaux
religieux n'est point demeurée intacte et que les unanimités
d'autrefois, catholiques ou protestantes, descendent à la situa-
tion de majorités. Munich, Cologne, Fribourg-en-Brisgau, étaient
au début du siècle des villes purement catholiques; la première,
LA r.AKTE RELli.lEUSE DE l'aLLEMAi AE. 795
aujourd'hui, jjoiiipte 50000 protestans, la seconde 34000, la troi-
sième loOOO. Inversement. Berlin, jadis exclusivement protestant,
abritait, en 1846. 16000 catholiques, 51000 en 1871, 80000 en
1880, et, s'il en faut croire l'Almanach de la Marche, près de
150000 aujourd'hui. De 1880 à 1885, en Prusse rhénane et en
^N'estphalie. où le catholicisme est prééminent, la proportion
des catholiques, par rapport à la population totale, s'est abaissée,
et celle des protestans s'est élevée. On constate le phénomène
contraire dans le reste de la Prusse, où le protestantisme prédo-
mine. Représentez-vous une échelle, lune des confessions tout
près du faîte, l'autre tout près du pied, et la première ayant
commencé de descendre, la seconde ayant commencé de monter:
voilà l'image des évolutions religieuses sur beaucoup de points
de l'Allemagne.
C'est dans le royaume de Saxe qu'on peut saisir avec la plus
frappante précision le jeu complexe, et relativement récent, de
ces échanges confessionnels. On distingue en Saxe les Etats héré-
ditaires (cercles de Dresde, Leipzig, Zwickau), où pendant long-
temps il n'y eut presque point de catholiques, sauf à la cour, et
rOberlausitz, où l'Eglise romaine eut toujours des fidèles. Dans les
États héréditaires, on comptait, en 1835, 9000 catholiques; en
1871 , près de 27 000 : en 1875, près de 44 000 ; en 1887, 57000 : C'est
dans l'arrondissement de Dresde, surtout, et durant les années
qui suivirent la guerre, lorsqu'on commençait à profiter de la loi
sur la libre circulation dans l'empire [Freizugigkeit), que cette
poussée fut la plus forte. Or en 1835 les 18000 catholiques qui
habitaient la région de l'Oberlausitz représentaient les deux tiers
du catholicisme saxon; elle en possède, aujourd'hui, 29000. mais
ils ne représentent plus qu'un tiers de la population catholique de
Saxe. Ainsi le centre de gravité du catholicisme saxon s'est dé-
placé; et dans l'ensemble du royaume on n'évalue guère à plus
de 15 pour 100 le nombre des paroisses protestantes demeurées
vierges de toute intiltration romaine.
Ces pénétrations ne dissolvent ni ne désagrègent les anciens
groupemens religieux; mais elles en tempèrent l'exclusivisme en
constellant d'un certain nombre de taches des districts jusqu'ici
homogènes; sur la physionomie religieuse de chaque région,
elles répandent quelque incertitude ; c'en est assez pour alarmer.
Que dans une bourgade luthérienne des travailleurs catholiques
s'installent; aussitôt la Ligue évangélique en induit un plan de
conquête occulte, lentement préparé parles Jésuites pour la ruine
de la Réforme. Et comme le grand nombre des officiers et fonc-
tionnaires protestans envoyés en Prusse rhénane est de nature à
796 REVUE DE§ DEUX MONDES.
surprendre les callioliques, volontiers ils accuseraient le gouver-
nement de tenter leurs filles en nnillipliant pour elles les occa-
sions séduisantes de mariages mixtes, et de les trahir, au lende-
main de la noce, en les exilant, par de systématiques mutations
de postes, dans quelque province lointaine, strictement évangé-
liquo, où périclite leur foi.
Il est deux points de l'Empire où le gouvernement prussien
travaille, ouvertement, à renverser la situation réciproque des
confessions, et se sert du protestantisme comme d'un légat : ce
sont la Pologne et l'Alsace-Lorraine. L'immigration protestante,
ici et là, est commandée par le pouvoir central ; pour que les
nouveaux maîtres trouvassent une majorité de dévouemens, il
faudrait, parait-il, que la vieille confession catholique ne con-
servât plus que la minorité des âmes. C'est au nom du patrio-
tisme germanique que la Ligue évangélique et l'Association de
Gustave-Adolphe veulent multiplier, dans ces deux pays, les
églises et les écoles évangéliques. Dans les couches profondes des
deux peuples annexés, il y a comme une fidélité stagnante aux
anciens souvenirs; secouer cette volontaire existence d'outre-
tombe, remuer cette stagnation, en y faisant s'infiltrer, ou même
s"engoufïrer, un flot de protestantisme prussien : telle est la
politique impériale. M. de Bismarck et son successeur ont semé
les colonies allemandes à travers l'antique Pologne; mais juxta-
poser n'est point mêler; entre-choquer n'est point assimiler; la
mieux combinée des mosaïques demeure une œuvre factice, et
M. de Bismarck n'a pu faire qu'une mosaïque.
Lorsque les Polonais dénoncent l'invasion du germanisme évan-
gélique, les ministres prussiens, pour leur rétorquer leurs griefs,
citent l'exemple de Danzig, où depuis 1868 un noyau polonais
aurait repris droit de cité, et l'exemple de certains villages de
la Prusse occidentale, où des écoles fondées par l'association pro-
testante de Gustave-Adolphe seraient tombées aux mains et au
service des catholiques par suite de l'immigration systématique
d'une plèbe polonaise. Comme jadis les chevaliers de l'Ordre
Teutonique, arborant la croix noire sur leur manteau blanc, lut-
taient à coups d'épée contre leurs voisins de Pologne, ainsi dans
la Prusse Occidentale, redevenue comme il y a cinq siècles la
Marche de deux races — et devenue par surcroît la Marche de
deux confessions — c'est, si l'on ose dire, à coups de colons, de
journaliers et de vagabonds, que le germanisme protestant et le
polonisme catholique se combattent incessamment sans pouvoir
jamais s'évincer.
Partout ailleurs, les infiltrations religieuses accomplies déjà.
r^
LA CARTE uELiGiEusi; Dr: l'allemaone. 797
et celles, plus importantes, que promet l'avenir, sont plutôt com-
mandées par la force des choses que par des intentions de propa-
gande; elles sont un phénomène, non une manœuvre. La légis-
lation du xix^ siècle, plus tolérante que ses devancières, les a
permises; elles ont été provoquées et encouragées par l'abais-
sement des barrières entre les divers Etats, par les facilités du
transit, par les circonstances économiques qui réclamaient un
chassé-croisé de travailleurs. Elles attestent la vie complexe,
agitée, un peu essouftlée, de l'Empire unifié : par politique, il
aime à mêler ses enfans ; bon économe de leurs forces, il les dé-
tache là où leurs bras peuvent le mieux servir; il exploite, en
toutes ses régions, des Allemands de partout; et ses grandes cités,
réceptacles de Polonais et de Rhénans, de Badois et de Saxons, de-
viennent, en quelque mesure, une école de fusion et d'unification,
où les poignets se trempent pour une lutte industrielle contre
l'Angleterre, cette émule qui paraît une moitié d'ennemie. Le sol-
dat, à son tour, dans le district où il cantonne, est un exotique,
et l'adepte, souvent, d'une religion exotique : dans le protestant
Brandebourg, un tiers des fidèles du pape se compose des recrues
de l'empereur, originaires d'autres régions; on a vu se créer des
paroisses, celle de Wismar par exemple, pour offrir une messe à
des soldats, et s'édifier des temples, en Prusse Rhénane, pour que
la garnison protestante eût un prêche. Préoccupée de broyer entre
elles les diverses populations, peu importe à la Prusse que dans
cette robuste besogne elle trouble, eu beaucoup d'endroits, la
tranquillité, longtemps bien assise, du vieil établissement reli-
gieux, protestant ou catholique; dans la première année de la
domination prussienne en Hanovre, la communauté catholique
s'accrut de 1 500 membres. Joignez-y le va-et-vient des fonction-
naires, et vous comprendrez qu'au contact de cette incessante
circulation le visage correct que s'étaient composé les anciens
groupemens religieux, bien barricadés et bien policés parles sou-
verainetés d'autrefois, se chiffonne ou se ride inévitablement.
Formation, aux xvi*' et xvu'^ siècles, d'un certain nombre de
terroirs , exclusivement protestans ou catholiques , qui coïnci-
daient exactement avec les limites des principautés, grandes ou
minuscules, et qui survécurent à ces principautés : voilà un pre-
mier fait, qui explique le morcellement religieux de l'Allemagne.
Développement, au xix" siècle, de minorités confessionnelles
qui n'empêchent point, sans doute, la Basse-Bavière ou la Prusse
Rhénane de demeurer catholiques, ni le Brandebourg ou la Saxe
de demeurer protestans, mais qui, réclamant la tolérance, font
brèche dans la sévère cohésion des vieux cadres : voilà le second
798 REVUE DES DEUX MONDES.
fait; et ces Diasporas, comme on les appelle, essaims proteslans
lancés en terre catholique, essaims catholiques lancés en terre
protestante, aggravent et corrigent, tout à la fois, le morcellement
légué par l'ancien régime; elles le corrigent en le rendant moins
abrupt, en inclinant les barrières religieuses dont les princi-
pautés aimaient à s'enfermer; elles l'aggravent, aussi, en exigeant
chaque jour, en deçà de ces barrières, un nouveau sacrifice de
l'homogénéité confessionnelle.
En nous aidant de ces observations comme d'une légende ex-
plicative, nous sommes en mesure, désormais, de lire une carte
confessionnelle de l'empire allemand.
III
Prusse Rhénane et Westphalie, Bavière, Pologne, telles sont
les trois régions éminemment catholiques de l'Empire. Le catho-
licisme rhénan doit être observé dans les meetings; le catholi-
cisme bavarois, dans les chapelles; quant au catholicisme polo-
nais, il offre jo ne sais quoi de boudeur et d'archaïque qui, tout
à la fois, impose la réserve et séduit la curiosité.
Volontiers on parle de la « catholique » Bavière, et l'épithète
est méritée. Elle est, par excellence, l'asile des traditions pieuses;
et le clergé régulier, qui les entretient, est relativement plus
nombreux en Bavière que dans toute autre partie de l'Allemagne.
Longtemps encore, au-dessus la porte des masures rurales, s'ou-
vriront les bras d'une madone ou s'allongeront ceux d'une croix.
A la cour, des cérémonies survivent, qui de partout ailleurs sont
disparues. Une fois par an, dans la chapelle royale, le prince
régent arme des cheA'aliers ; c'est à la fête de saint Georges. De-
bout devant l'autel, sévèrement serrés dans une tunique de soie
blanche, les postulans écoutent un sermon, qui les éclaire sur
leurs futures obligations. Elles sont doubles : tirer le glaive pour
le Christ et l'Immaculée Conception, et se dévouer pour les
pauvres et les malades. Entre les mains du prince régent, inter-
médiaire entre eux et Dieu, ils en prêtent le serment; le prince,
alors, leur donne l'accolade, les enrôle dans la milice de Saint-
Ceorges, et préside à leur toilette, à la remise du casque, de
l'épée, des éperons, du manteau bleu ciel au collet d'hermine,
tandis qu'à l'autel la messe se poursuit et s'achève. On rêverait
pour cette scène, comme théâtre, les arceaux d'une cathédrale,
et comme témoins, des pauATes et des malades, fourmillant au
fond des nefs : l'étroite chapelle, de style jésuite, semble plutôt
faite pour des mariages morganatiques (|ue pour des pompes de
LA CARTK KELIGIEUSK DH l' ALLEMAGNE. 799
chevalerie. C'est apr^s la solennité que le comparse populaire
est admis : dans une salle du palais, les princes et les chevaliers
entrecoupent d'une série de toasts un déjeuner des plus somp-
tueux; ils se passent l'un à l'autre, en signe de fraternité, une
coupe archaïque, pétillante de vin, qui dessine une tête de lion;
et derrière un léger rideau de gardes, le bon peuple de Munich
défile, jetant sur le gala des coups d'œil brefs et surpris. Sur-
vivance d'un âge où la religion créait et ordonnait les fêtes de
cour, cette cérémonie de la Saint-Georges, par le fait même qu'elle
est un anachronisme, témoigne d'une fidélité littérale aux an-
ciennes coutumes religieuses, trait distinctif de la piété bava-
roise. La Bavièrea des pèlerinages fréquentés; Notre-Dame d'Alt-
Oetting attire un grand concours de foule; autour de l'image
miraculeuse, des statues d'argent, à demi agenouillées, font sen-
tinelle: ce sont des princes de Bavière, chevaliers servans de la
reine céleste.
<( Tu ne peux pas aujourd'hui comprendre l'éclat de ton ber-
ceau ; tu ne soupçonnes pas pour quels sévères devoirs, pour quels
douloureux renoncemens la destinée nous a élus. Tous s'incli-
neront profondément; en face ils te souriront, et par derrière te
déchireront ; n'aie point d'espoir en l'amitié. Mais ta vie épineuse
connaîtra des heures de joie; Dieu a voulu qu'il y eût des grands
pour que le bien fût fait à profusion. Fais le bien; trouver la re-
connaissance, c'est chimère. L'ingratitude même t'est réservée;
le salaire, c'est Dieu qui l'offre; à ceux qui ont fait le bien, il
donne la paix. » C'est en 1881 qu'une infante d'Espagne, dont
l'enfance avait été promenée dans l'exil, soupirait ces mâles
leçons sur le berceau de sa nièce Mercedes. Devenue princesse
de Bavière, appliquant ses propres conseils, elle incarne à Munich
la charité catholique; la « Séraphique Union d'amour pour les
enfans pauvres et abandonnés », qui fait beaucoup de bien et en
rêve plus encore, ne l'a point seulement pour bienfaitrice et pré-
sidente, mais pour collaboratrice de sa Revue, à laquelle elle
adresse, entre autres oboles, celle de ses vers. C'est une cour
officiellement catholique que la cour de Bavière.
Mais en dépit des pompes du catholicisme, en dépit même de
ses œuvres, la prise qu'il avait jadis sur la vie publique bavaroise
va s'affaiblissant. Munich est la seule ville catholique de l'em-
pire où le socialisme se soit implanté ; il détache deux représen-
tans au Reichstwg, un au Landtag. Vainement chercheriez-vous,
en Bavière, cette correspondance presque adéquate que l'on ob-
serve, sur d'autres points de l'Allemagne, entre les données de la
statistique religieuse et le résultat des élections législatives : dans
800 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux circonscriptions de Munich, la proportion des catho-
liques au nombre total des habitans est, respectivement, de 79 et
88 pour 100, et les suffrages recueillis parle centre ne dépassent
pas 21 et 28 pour 100. Si quelqu'un semblait appelé, par son in-
signe expérience du terrain catholique, à réparer ces disgrâces,
c'était assurément le comte Conrad de Preysing, neveu de Ket-
teler; devant lui, les obstacles foisonnèrent; il fit tout ce qu'il
put, non tout ce qu'il eût voulu. Le centre est traité d'invention
prussienne par certains Bavarois de vieille souche. Il est contre-
balancé, dans les campagnes — s])écialemenl en Basse-Bavière, où
il a perdu la moitié des circonscriptions — par la Ligue des paysans
[Bauernbimd), dont vainement il signale les candidats comme
protestans ou « libéraux ». On mesurerait assez exactement la
force de l'Église romaine en Bavière, en disant que l'électeur ne
tolère point de la sentir attaquée : M. de Vollmar et ses amis
socialistes sont, en matière religieuse, des opportunistes respec-
tueux. Non moins exactement, on mesurerait la faiblesse de cette
Eglise, en disant que lélecteur accepte malaisément, pour ses
votes, la discipline du clergé : les candidats de la cure ne sont
point, forcément, les élus des fidèles. La presse catholique, en
Bavière, est moins riche et moins influente qu'en d'autres pays
allemands.
L'esprit public, depuis quelques années, échappe lentement à
l'Église, et les mœurs aussi lui échapperaient-elles? Certaines
statistiques des naissances illégitimes tendraient à le prouver.
Dans cette laïcisation de la vie publique, dont le socialisme pro-
fite, l'État bavarois a sa part de responsabilité : depuis Mongelas,
ministre au début du siècle, jusqu'à M. de Lutz, ministre hier,
les hommes politiques de la Bavière ont lentement tari la sève
catholique. C'est à linstigation de ce royaume que fut inséré en
1872, dans la législation de l'empire, le fameux « paragraphe de
la chaire », prélude du Kulturkampf. Le premier ministre de Ba-
vière, chancelier actuel de Tcmpire, fut en 1869 le seul gouver-
nant en Europe qui rêvât d'une ingérence des pouvoirs laïques
dans les délibérations du concile. Les prêtres <( vieux catholiques »
hostiles à l'infaillibilité papale, furent maintenus par M. de Lutz
vingt ans durant, dans les paroisses catholiques dont ils étaient
titulaires. La réunion à Munich dun congrès des catholiques alle-
mands fut, en 1890, quasiment prohibée. L'établissement catho-
lique, en Bavière, est somptueusement installé; mais dans cette
installation il est comme calfeutré. On permet au clergé des œuvres
de philanthropie, mais s'il se mêlait trop activement aux con-
flits sociaux, il risquerait d'être arrêté au nom de l'ordre public.
LA CARTE UELIC.IELSE UK l'aLLEMA(;m:. SOI
On lui permet de se manifester par des processions et par des mis-
sions; mais s'il s'abandonnait à certaines hardiesses de propagande,
il risquerait dètre arrêté au nom de la paix religieuse. Au fond
de ces églises bavaroises, où l'on ne refuse aucun luxe à Dieu,
vous rencontreriez, surtout depuis le congrès catholique qui s'est
réuni à Munich en 1895, plus d'un prêtre tout enveloppé des va-
peurs de l'encens, qui volontiers échangerait ce confort contre la
liberté d'action du clergé rhénan.
Dans la Prusse rhénane et la Westphalie,le catholicisme a pris,
en effet, au cours do notre siècle,,une allure apostolicjue et l'attitude
dune puissance sociale. Sans lisières ni compression, ou peu s'en
faut, il est ici tout ce qu'il veut être. Le pouvoir central est loin-
tain; c'est par surcroît un pouvoir protestant : dirigé par un État
catholique, un Ivulturkampf alair d'un rappel à l'ordre (ce qui fait
hésiter et douter les consciences) ; dirigé par un État hérétique, il a
l'air d'une provocation ce qui les soulève et les fait a aincre). A la fa-
veur des circonstances se développa peu à peu, dans la Prusse rhé-
nane, un mouvement d'émancipation catholique, qui surprit tout
d'abord les clergés et les fidèles des États voisins, façonnés par le
joséphisme. Droste-Vischering, archevêque de Cologne, en donna
le signal, en se laissant incarcérer à Minden, en 1837, pour rébel-
lion contre la législation civile des mariages mixtes. Les lois de
mai, œuvre commune de M. de Bismarck et de M. Falk, décimèrent
l'Eglise rhénane; elles ouvrirent une crise, où plusieurs évêques
perdirent leurs sièges et gagnèrent la prison; mais entre le clergé
tracassé par un pouvoir protestant, et le petit peuple jaloux d'ar-
racher aux industriels protestans une amélioration de son sort,
une curieuse alliance fut conclue, qui dure encore et dont le
centre prussien profita. L'histoire de cette alliance, sur laquelle
nous reviendrons un jour, domine le catholicisme rhénan. Dans
la plupart de ses actes, il y eut un mélange de préoccupations
religieuses et de préoccupations sociales, qui se soutenaient
et s'enveloppaient entre elles. L'Église descendit dans les fabri-
ques, consentit à faire siennes les questions matérielles de
l'existence ouvrière. Les fidèles, alors, brisèrent ces compar-
timens derrière lesquels autrefois ils retranchaient leur vie
civique ; et leurs votes allèrent au centre, parce que leurs âmes
étaient à l'Église. Elle associait tour à tour les ouvriers de la
grande industrie, les paysans, les ouvrières, les commis de bou-
tiques, comme elle avait, dès '184o, associé les compagnons am-
bulans. C'est en Westphalie et en Prusse rhénane que prirent
naissance ces puissans Vereine, lentement ramifiés à travers toute
l'Allemagne. Ils trouvaient la place prise par un discret fourmil-
TOME cxxxv. — 1896. ol
802 . REVUE DES DEUX MONDES.
lenient d'associations et de fraternités pieuses, œuvres de conser-
vation, qui groupaient en des chapelles bien closes, pour la pro-
téger contre le mal, une dévote élite triée dans la foule. Sans
évincer ces Bruderschaften, qui dans certaines villes, comme
Aix-la-Chapelle, résument encore presque exclusivement l'action
catholique, les Vereine s'y juxtaposèrent, avec des cadres plus
amples et des façons plus conquérantes. On y choquait les verres
en même temps qu'on y mêlait les prières; on s'y groupait pour
la réalisation concrète et terrestre d'un certain idéal chrétien ;
loin de fouiller la vaste pâte populaire pour en extraire le levain
et empêcher qu'il n'y fût étouffé, on voulait, au contraire, qu'il
fermentât au milieu de cette pâte : c'est sur de larges fondations
que ces groupes nouveaux étaient assis. Ils dressèrent le peuple
catholique à penser par lui-même et à agir par lui-même, sans
attendre d'en haut, comme une sorte de supplément à la révéla-
tion, un mot d'ordre quotidien pour la conduite politique et so-
ciale. Or il fallait que sur le terrain politique la prépondérance
du catholicisme rhénan trouvât son expression : grâce à la vertu
éducatrice des Vereine, cette expression put prendre une autre
forme que celle qu'on appelle vulgairement le gouvernement des
curés. Le centre rhénan est d'un acabit fort laïque: il se maintient,
avec la hiérarchie ecclésiastique, en une communauté générale
d'idées; mais il la laisse en paix et elle le laisse en paix. De la
Gazette populaire de Cologne, qui depuis trente-sept ans, avec un
mélange presque artistique de souplesse et de fermeté, commente
et conduit la politique du centre, jamais on n'entendrait dire som-
mairement, non plus que de l'ensemble des journaux catho-
liques allemands : « C'est l'organe de l'évêché. » Telle est, en
son complexe aspect, l'orientation du catholicisme rhénan.
Il parlait aux foules de justice sociale, voire même d' « exploi-
tation capitaliste », avant que les socialistes ne se fussent pré-
sentés. Devancés dans la confiance du peuple, ceux-ci perdirent
toute chance de victoire. Leur clientèle, composée surtout d'ou-
vriers immigrés, se trouve parfois en majorité pour certaines
élections professionnelles; mais pour les élections politiques,
l'agglomération industrielle qui s'est entassée dans la région de
Cologne demeure une bastille du centre allemand. Avec cette
fidélité politique, la pratique religieuse va de pair, ainsi que le
bon aloi des mœurs; sur cent catholiques, on évalue de soixante-
quinze à quatre-vingt-quinze le chiffre des communions pascales ;
et si l'on excepte la petite principauté de Schaumburg-Lippe, en-
foncée d'ailleurs comme un coin dans la Westphalie, cette der-
nière province et la Prusse rhénane sont les deux pays d'Alle-
magne où les naissances illégitimes sont le plus rares. Dans un
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGM:. 803
journal de v(^age, récemment mis en lumière par le P. Lecanuet,
Charles de Montalembert, en 1884, écrivait : « La Westphalie
est le foyer du catholicisme dans lAUemagne du Nord, c'est la
Bretagne germanique. » Ce témoignage demeure exact.
Dans quelle mesure la poussée des intérêts agrariens risque-
t-elle,à la longue, de désorganiser le centre rhénan-westphalien,
d'imposer des hommes nouveaux à la confiance des catholiques
ruraux, et de troubler l'harmonie entre la vie religieuse et la
vie publique? Nous aurons à l'étudier. La plus récente manifes-
tation du centre dans cette région fut l'élection législative de Co-
logne, en janvier dernier; M. l'avocat Karl Trimborn recueillit
un nombre de voix supérieur encore à celui que le centre ob-
tenait d'ordinaire; dès le premier tour, il fut élu. Un industriel de
Mûnchen-Gladbach, M. Brandts, et M. Trimborn lui-même
comptent beaucoup, pour maintenir la discipline électorale, sur
l'Association populaire pour l'Allemagne catholique ( Volks-
verein fur dds Katholische Deutschland)^ dernière création de
Windthorst, et dont ils se partagent la présidence. Cette associa-
tion est destinée à répandre, à travers toute l'Allemagne, cet
esprit d'initiative laïque et ce programme d'action sociale qui font
la force du catholicisme rhénan. Le catholique de la Prusse rhé-
nane est attaché à son autonomie ; il se dit volontiers Rhénan, tient
fort peu à passer pour Prussien; il a conscience de ce qu'il vaut;
et par surcroît il a l'ambition d introduire en d'autres pays al-
lemands ses procédés, ses allures et ses habitudes de succès. Il
rêve que sa province soit un foyer ; et rappelant avec orgueil
l'immense foule d'Allemands qui se pressait aux deux pèleri-
nages de Trêves, en 1844 et 1888, pour vénérer la sainte tunique,
il conclurait volontiers que la Prusse rhénane est prédestinée,
de droit divin, à régler dans l'Allemagne catholique les pulsations
de la vie mystique, comme celles de la vie politique.
Entre l'Eglise polonaise et le peuple de Pologne se maintient
aussi la plus intime union; mais tandis que, dans la Prusse rhé-
nane, la solidarité qui rapproche les prêtres et les masses est
l'œuvre des temps récens, elle est, en Pologne, un legs du passé.
Se drapant dans le deuil de ses fidèles, l'Église de Pologne les
maintient et s'immobilise en une sorte de vie posthume, déjà plus
que centenaire, faite de regrets, d'espérances, et d'élans vers une
résurrection. A cet égard, la cathédrale de Posen a la valeur
d'un symbole. Au delà de la ville allemande, qui chaque année
multiplie ses bâtisses, le petit pont de la Wartha conduit vers un
faubourg étrange; des bicoques mal alignées, si chétives et si
basses qu'on les dirait désireuses de rentrer sous terre, font avenue
jusqu'à la cathédrale, disgracieux et lourd squelette, fort vilaine-
804 REVUE DES DEUX MONDES.
ment habillé par la mode du siècle passé; plus loin la campagne
commence. Entrez dans la basilique : vous croyez voir une arrière-
garde polonaise, oubliée là, par mégarde, à la lisière du chef-lieu
germanisé. Aux piliers de la nef s'accrochent de longues plaques
de bronze, finement ouvragées ; le graveur a dessiné, sur chacune,
une foret d'arceaux gothiques, cadre élégant et subtil, dans le-
quel se profile l'image du mort, fièrement en pied, comme si le
jour de la résurrection avait sonné. Les chapelles latérales ont
l'aspect d'une nécropole; par-dessus leurs tombeaux, des évêques
de marbre sont couchés sur le flanc; ils dorment, non point tout
de leur long, de ce sommeil hiératique qui consacre la mort et
semble faciliter l'essor de l'âme, mais presque courbés eu deux,
dans une sorte d'assoupissement; leurs lourdes tètes mitrées, à
demi dressées, à demi tombantes sur leurs poitrines, veulent re-
tenir un dernier souffle de vie. Et puis, à l'un des piliers voisins
du chœur, un tout petit monument est fixé : c'est le tombeau de
l'archevêque Dinder; sur le siège de Posen, la Prusse, après le
Kulturkampf, voulut asseoir un Allemand; elle choisit ce bon
prêtre de Kœnigsberg, qui n'eut ni le temps ni le goût de rien
déranger en Pologne, qui n'essaya point de dissocier l'une de l'autre
les deux notions de catholique et de polonais, et qui, maintenant,
seul agenouillé parmi tant de prélats reposant en cette enceinte,
semble demander pardon pour son inoffensive intrusion.
Le catholicisme et la nationalité polonaise se recouvrent,
s'enveloppent, s'identifient. Dans cette association, la religion
trouve à la fois une force et une faiblesse. Sur le terroir même de
Pologne, insigne est la piété. A Posen, sur cent catholiques
quatre-vingt-treize font leurs pâques; à la campagne, ce chiff're
de sept défaillances paraîtrait un scandale. Les abstinences, les
jeûnes, demeurent très sévères et très sévèrement pratiqués. Mais
dans les âmes mômes des Polonais, la racine catholique est par-
fois assez tendre: et gare à cette racine, lorsqu'ils émigrent. A
Berlin, à Hambourg, à Francfort, si le journalier venu de Posen
ne rencontre point un prêtre polonais, il risque fort d'être momen-
tanément perdu pour l'Église. Il n'est point sûr de retrouver, en
cet exil, le catholicisme authentique de sa Pologne; la confiance
lui manque; en celui qui n'est point son compatriote, il ne voit,
souvent, qu'un demi-coreligionnaire. Un prêtre prussien des
environs de Berlin avait comme paroissiens un certain nombre
d'ouvriers polonais; il fit venir un missionnaire de Posnanie,
pour leur prêcher; leur assiduité fut admirable, leur enthousiasme
débordant; de toutes leurs oreilles, ils écoutaient cet apôtre, qui
leur disait, dans leur langue, la confiance et le respect dus au
clergé prussien; à son départ, curé en tète, ils l'escortèrent jus-
LA CAUTE RELIGIEUSE DE l'aLLEALKGNK. 805
qu'au train* On regagna le village; le curé, ravi, croyait avoir
vaincu Ihunieur défiante de ses Polonais. « Quand donc revien-
dra-t-il, le vrai prêtre? » lui demandèrent, inquiets et rêveurs,
quelques-uns de la bande. Le Prussien passait toujours pour un
faux prêtre: c'était là le succès delà mission. D'ordinaire, ce n'est
point par incrédulité, c'est sous riniluence de semblables préjugés
que le Polonais émigré se détache de la pratique religieuse. Dans
plusieurs régions de l'Allemagne, on fait un vif grief au clergé
de Posnanie et de Silésie de l'ignorance dans laquelle il laisse ses
fidèles : ce clergé réplique en reprochant au gouvernement prus-
sien d'imposer l'enseignement du catéchisme en allemand, lan-
gue inintelligible pour les petits Polonais. L'ivrognerie, aussi,
supplante souvent la religiosité dans une âme de Polonais. Sou-
cieux de ces périls, le clergé de Posen a créé, en 1892, l'associa-
tion dite de saint Isidore, qui se propose de réduire l'émigration
en procurant aux Polonais du travail local et de veiller spéciale-
ment sur ceux qui seraient encore contraints d'émigrer. Mais
ramenez ces gens dans leur village, replongez-les en leur milieu;
tout de suite, sans transition, chacun deux redeviendra le dévot
d'autrefois, l'adorateur ému du Dieu de la Pologne, le familier
des saints nationaux. Désemparé par la nostalgie, le Polonais se
laissait séduire au libertinage; mais il suffit, au retour, d'un
psaume de connaissance ou d'un curé de connaissance, « le vrai
prêtre », pour ramener ce prodigue à Dieu. Il en est de la religion
catholique, en Pologne, comme d'une atmosphère : le peuple y
baigne; il en est enveloppé, incessamment frôlé, plutôt que
pénétré; elle est tout à la fois à fleur de sol et inséparable du sol ;
et cette atmosphère se condense, elle se fait opaque, en présence
du germanisme protestant qui la voudrait entamer.
En domaine de langue polonaise, il serait imprudent au catho-
licisme de faire des avances à l'Etat prussien, ou, comme l'on
dit, de « germaniser ». La Silésie vient d'en offrir un bruyant
exemple. Plusieurs de ses députés, membres du centre, élus par
des majorités de travailleurs polonais, accédaient aisément à
toutes les exigences, même militaires, du gouvernement impérial
et représentaient exclusivement les intérêts de la grande pro-
priété. En novembre 189o, les Polonais de Pless-Rybnik ont fait
entendre un avertissement: contre le baron de Huene, ils ont
élu, malgré les comités électoraux du centre, un de leurs com-
patriotes catholiques, M, Radwanski. Sacrifier la religion à la
politique, ou la politique à la religion : ce sont là des expressions
qui n'ont point de sens pour les Polonais. Leur attachement à la
tradition historique et leur dévouement à l'Église romaine ne
comportent nulle dissociation ; le polonisme est un bloc ; entre les
806 REVUE DES DEUX iMONDES.
parties de ce bloc, on n'en préfore aucune, on n'en subordonne
aucune. Au Parlement allemand, à la Chambre prussienne, ils
ont créé un parti polonais, fidèlement catholique, qui parfois
dialogue avec le centre ou même est en coquetteries avec le chan-
celier, mais qui s'isole, plus volontiers, en une sauvagerie fière et
mélancolique, tout comme l'Eglise de Pologne dont il compte
plusieurs représentans.
Dans ces trois bastions catholiques dont nous avons tâté la
solidité, le protestantisme dessine des angles rentrans : il est
majorité sur certains points de la Westphalie, dans la région
d'Elberfeld, dans une enclave bavaroise qui comprend Nuremberg,
Anspach et Bayreulh; il possède, dans le reste de ces provinces
et en Posnanie, une minorité éparpillée. C'est en ces postes
avancés qu'il le faudrait observer, si l'on faisait ici un travail d'édi-
fication, non une étude critique. Stimulée par le voisinage d'un
catholicisme ilorissant, l'Eglise évangélique se dépense en mer-
veilles de charité; elle compose à son dogme, que ne respectent
pas toujours les facultés de théologie, une toilette correcte, aussi
traditionnelle que faire se peut; elle tient à honneur, enfin, de se
montrer pieuse et zélée pour le culte. Il n'est guère de pays, dans
l'empire, où la ferveur protestante soit plus accomplie que dans
les campagnes de Posnanie; elles se distinguent, surtout, par la
sérieuse moralité qui complète cette ferveur. Tandis que la popu-
lation rurale évangélique, dans les provinces environnantes, a de
mauvaises mœurs, ou, pour mieux dire, point de mœurs, elle sait
en Posnanie qu'il existe une morale chrétienne. On aimerait à
s'attarder dès maintenant, — et nous y reviendrons plus tard, —
au spectacle de cette activité philanthropique où le protestantisme
rhénan et le luthéranisme bavarois se prodiguent à l'envi. C'est
de Kaiserswerth, bourgade rhénane, et de Neuendettelsau, bour-
gade bavaroise, que se dispersèrent, à travers l'Allemagne, des
milliers de diaconesses, émules des sœurs de charité catholiques.
A Bielefeld, en Westphalie, les créations du pasteur de Bodels-
chwingh sont d'une insigne originalité; cette petite ville est
comme un foyer d'évangélisme, où confluent, au profit de mul-
tiples œuvres, les aumônes de l'Allemagne protestante, et d'où
rayonnent sur tout l'Empire certaines institutions qui assurent
aux vagabonds un feu et un lieu. C'est en AVesIphalie, aussi, et
dans la Prusse rhénane, que s'est le plus solidement maintenue
la notion de la communauté chrétienne; de bonne heure, l'Eglise
évangélique, ailleurs comprimée par l'État, y conquit une cer-
taine autonomie; elle en sut profiter, pour enraciner et cultiver,
dans la conscience de ses fidèles, le sentiment de leurs liens réci-
proques et des devoirs imposés à chacun d'eux par la fraternité
LA CARTE UELItaiiLSE DE l'aLLEMAGNE. 807
paroissiale. Cette éducation porte aujourd'hui ses fruits; déjà
s'organise, sous la double impulsion des pasteurs et des laïques,
une bienfaisance d'église, et tandis que, dans les autres provinces
allemandes, la besogne de l'apostolat et des bonnes œuvres retombe
presque exclusivement sur des pasteurs hors cadre, délégués
sédentaires ou ambulans de la Mission Intérieure, les commu-
nautés de Westphalie et de Prusse rhénane sont assez robustes,
assez vivantes, pour être elles-mêmes des centres d'action chari-
table et évangélique. Riches de libertés, fécondesen œuvres, elles
témoignent, parfois bruyamment, de leur fidélité tenace àla vieille
tradition dogmatique. Elles aiment mieux partager la foi de leurs
pères du xvi*^^ siècle, que s'associer aux négations de l'université
de Bonn. Le voisinage de cette université, où règne la théologie
dite « incroyante », leur paraît une provocation ; des ligues sont
fondées, des manifestes publiés, pour la défense intégrale du
symbole apostolique. L'église de Bavière, elle, pour se préserver
des novateurs, n'a besoin ni de cette vigilance ni de ce fracas;
exclusivement luthérienne, elle ne repose point, comme les
églises prussiennes, sur une vague entente entre les luthériens et
réformés, qui toujours implique, en quelque mesure, un recul de
l'inflexibilité dogmatique ; les vieilles croyances lui restent chères ;
entre les professeurs d'Erlangen, d'une part, le clergé et les
fidèles d'autre part, il n'y a point de hiatus sensible ; et les plus
audacieux, même, se plaisent à maintenir en façade un solide
corps de doctrines .
Probablement en vertu des maximes mêmes du protestan-
tisme, qui ne lui permettent guère une immixtion dans la con-
duite civique de ses membres, l'Eglise évangélique, en ces trois
régions oîi elle paraît si puissamment établie, demeure à peu près
sans prise sur la vie publique, au moins dans les villes. Les
seules circonscriptions de la Prusse rhénane où le socialisme ait
pénétré sont celles de Solingen et d'Elberfeld-Barmen, protes-
tantes en grande majorité; la vallée de la Wupper [Wupperthal)
que certains libertins appellent, par une allitération railleuse, la
« vallée des bigots » {Muckerthal), est un fief socialiste; et il en
est de même de la ville de Nuremberg.
IV
Si l'on passe au vaste bloc protestant de l'Allemagne septen-
trionale et centrale (Prusse, Brandebourg, Poméranie, Mecklen-
bourg, Schleswig-Holstein, Anhalt, Saxe prussienne et royale),
à peine sillonné, çà et là, par quelques fissures catholiques, on
y observe, tout de suite, une physionomie religieuse extrêmement
808 REVUE DES DEUX MONDES.
variée; et la plus simple façon d'être exact, en l'espèce, est de re-
prendre la vieille distinction entre villes et campagnes.
En général, dans l'Allemagne proprement protestante, les
villes et leur périmètre rural sont devenus, suivant une expres-
sion familière à certains pasteurs, des « cimetières spirituels ».
Volontiers, à travers le monde, on répute Berlin comme le type
de cette cité que le bon Plutarque déclarait impossible, une cité
athée; cette renommée n'est point usurpée. Vers 1880, l'impiété
berlinoise atteignait à d'étranges confins; à cette date, d'après
les statistiques officielles de la conférence évangélique d'Eise-
nacli, 2(j pour 100 des enfans protestans restaient sans baptême;
59 pour 100 des mariages, 80 pour 100 des enterremens étaient
purement civils; sur 100 membres de l'Eglise évangélique, on
comptait, par an, 13 communions; et 10 pour 100 seulement,
enfin, se donnaient la peine de prendre part aux opérations élec-
torales des communautés. L'Eglise évangélique cria disette,
disette de temples aussi bien que de fidèles ; et l'Etat, impuis-
sant à multiplier les fidèles, multiplia du moins les temples.
En 1889, on évaluait à 40 le nombre des nouvelles églises qui de-
vaient être bâties à Berlin ; sept ans ont suffi pour que 22 fussent
édifiées; 8 autres sont en construction. L'anecdote suivante, qui
ressemble vaguement aune légende de caricature, m'a été donnée
comme authentique. Sous les Tilleuls, un gamin salue la voiture
impériale; un monsieur chauve, près de lui, fait de même; et le
Bursche de crier au Philister dénudé : « Prenez garde, si l'on
voit une place vide, on y fera bâtir une église. » Guillaume II et
l'impératrice, grands bâtisseurs, épient les places vides, dans leur
capitale, pour les consacrer à Dieu. La cour est dévote; on sait,
parmi les fonctionnaires, que le pouvoir aime la religion, fonde-
ment d'un certain ordre moral; à la portée des fidèles, il multi-
plie les endroits où l'on prêche ; cela suffit pour que la pratique
religieuse augmente. Rappelez-vous les chi Ares dérisoires de 1880,
et rapprochez-en ceux de 1893; à cette dernière date, on comp-
tait seulement 12 pour 100 des nouveau-nés, 36 pour 100 des
mariés, 63 pour 100 des défunts, qui échappassent à la bénédic-
tion du pasteur; et pour 100 fidèles inscrits, on trouvait, non
plus 13 communions comme en 1880, mais 16. Quelques années
de collaboration entre la puissance laïque et l'église ont amené ce
relèvement; et lorsque nous disons l'église, nous n'entendons
point seulement le clergé paroissial, trop peu nombreux, mais les
pasteurs de la Mission Intérieure, étrangers à la hiérarchie. Un
capucin de la Bavière, le Père Cyprien, a noblement rendu jus-
tice aux multiples travaux de cette mission protestante; il lui
attribue même, peut-être, plus de succès qu'elle n'en a, ou plutôt
LA CARTE RELKUELSE DE l'aLLEMAGNE. 809
il lui suppose tout le succès qu'elle souhaiterait. A vrai dire, le
léger progrès qu'accusent les statistiques de 1893 est purement
extérieur ; la couche de vernis religieux, qui dissimule en beaucoup
de pays l'apostasie réelle des sociétés, setait, à Berlin, fortement
écaillée: tant bien que mal, on l'a rajeunie et solidifiée ; ce fut un
de ces crépissages qui font durer les façades sans en affermir les
fondations. Oue le résultat obtenu réjouisse certains partis poli-
tiques, on le comprend ; mais lésâmes pieuses demeurent sans illu-
sion. Au-dessous du monde officiel, — aussi strictement évangélique
que l'empereur l'est en fait et que l'Etat prussien l'est en prin-
cipe, — vous coudoyez à Berlin deux catégories d'hommes. D'une
part une bourgeoisie se piquant de lumières, associant la religion,
par convenance et par civilité, aux grands actes de la vie, mais
incrédule foncièrement : elle a comme desservans attitrés, pour
ses rares besoins religieux, des pasteurs hommes du monde, de
science aimable et de haute courtoisie, détestant la rigidité doc-
trinale comme une chose de mauvais ton, adeptes et apôtres d'une
certaine foi facile, pas plus encombrante qu'impérieuse, discrète
et souple comme toute opinion de salon. D'autre part une masse
populaire fortement conquise par le socialisme, toujours sarcas-
tique et souvent haineuse contre l'église établie, et soupçonnant
volontiers cette église de travailler pour le salut du trône et la
sécurité des coffres-forts plutôt que pour la gloire de Dieu. Par
principe politique aussi bien que par impiété, cette foule se dérobe
à l'action apostolique du protestantisme. C'est par principe, aussi,
qu'elle préfère l'union libre au mariage; elle a un système d'idées
et d'instincts qui exclut toute déférence, même superficielle, envers
les usages ecclésiastiques. Il est vrai que le génie allemand con-
cilie parfaitement l'irréligion et la religiosité ; et l'impiété la plus
radicale est encore tout heureuse de s'habiller de mysticisme, au
sein de certaines sectes dont nous parlerons un jour. Mais entre
le protestantisme officiel et la population ouvrière de Berlin, un
fossé est creusé. « Trop tard, la place est prise: » en Prusse rhé-
nane, c'étaient les catholiques qui tenaient ce langage aux so-
cialistes; à Berlin, ce sont les socialistes qui ripostent ainsi aux
tentatives d'action sociale d'un certain nombre de pasteurs évan-
géliques, paralysés d'ailleurs depuis quelques mois, en Prusse,
par la prudence quasi épiscopale du Conseil suprême ecclé-
siastique.
A des degrés divers, les grandes villes protestantes de l'empire
se rapprochent, toutes, de l'irréligion berlinoise. On peut se de-
mander, même, si Hambourg ne dépasse pas Berlin, malgré l'édi-
liant voisinage, au Rauhe Hous, des créations, religieuses et so-
ciales du pasteur Wichern : on y comptait, en 1893, sur 100
810 REVUE DES DEUX MONDES.
mariages, 13 seulement non bénis (ce qui dénoterait moins d'in-
différence qu'à Berlin) ;mais sur 100 enfans, 17 demeuraient sans
baptême (ce qui dénoterait le contraire); et pour une population
de 100 protestans, on relève à Berlin 16 communions, à Ham-
bourg 10 seulement; Magdebourg viendrait ensuite, puis les ag-
glomérations industrielles de la région saxonne. « Le peuple de
Saxe, écrivait Montalembert en 1834, est le plus protestant de
toute l'Allemagne. » Sans aucun fard, aujourd'hui, le socialisme
expose, à son invincible clientèle d'électeurs saxons, la philoso-
phie athée dans laquelle il encadre ses revendications économi-
ques et qui d'ailleurs, peut-être, ne leur est pas essentiellement
inhérente; et ces populations évangéliques lui font l'abandon
de leurs votes et de leurs consciences. Elles ne tiennent aucun
compte à la fraction <( libérale » de l'église, des efforts qu'elle fait
pour mettre son dogme à la portée de leur scepticisme, ni de cette
condescendance avec laquelle elle atténue le symbole au risque
de le déchirer ; et dans leur acharnement contre le christianisme
elles enveloppent la morale chrétienne, lors même que par un
prodige de complaisance elle leur est présentée sans aucun alliage
de surnaturel.
Quelle est la situation religieuse des campagnes, nous Talions
dire à grands traits. Dans la Prusse orientale et occidentale, et
dans la partie de la Poméranie qui s'étend sur la rive droite de
l'Oder, la piété est convenable : le district de Kœstlin, môme, est
l'une des régions de l'Allemagne oii la ferveur est le plus assidue,
puisque chaque dimanche, dans les temples, la communauté est
représentée par environ la moitié de ses membres. De l'autre côté
de l'Oder, le changement est brusque ; aux alentours de Stral-
sund, quatre à cinq pour cent des lidèles vont au prêche; on
communie cinq ou six fois dans sa vie, à l'occasion des importans
événemens de famille, mais sans recueillement, sans intelligence,
et parce que la Pâque, presque au même titre que les libations et
les danses, figure nécessairement au programme d'un grand jour.
C'est un pays de très grande propriété : on y compte moins de
petits paysans, "beaucoup plus d'ouvriers agricoles que dans la
moitié orientale de la Poméranie; et il semble, en ces parages,
que la pratique religieuse diminue à mesure que déchoit, par
l'effet de mauvaises conditions sociales, la dignité de l'existence.
Le Mecklenbourg n'est guère plus dévot ; sur cent fidèles inscrits
le pasteur a dix auditeurs environ. Cette indifférence est conta-
gieuse^ elle se retrouve dans le sud du Schleswig-Holstein. Le
Brandebourg, en revanche, est hirchlich (ainsi dit-on d'un pays
où les offices sont suivis) ; encore offre-t-il, à cet égard, de curieux
contrastes : dans le cercle de Liickenwalde-Jûterbogk, il n'est
LA CARTK Ri;LUiii:rsi: m: l'ali.kma(;>e. 811
guère de fïi^iille qui ne soit représentée au temple, chaque di-
manche, par un de ses membres, et pour 100 lidèles on compte
annuellement 200 communions; non loin de là, dans l'Uker-
mark, on cite telle commune de 1 ."^iOO âmes où le pasteur a
30 auditeurs; et dans le Havelland la piété tombe également en
désuétude. Un professeur de Berlin, qui conserve, pour l'avenir
de l'Église évangélique, les plus fortiliantes espérances, et dont
le iîls et le gendre sont pasteurs, m'attestait par son expérience
personnelle la diminution de la piété domestique dans les régions
prussiennes qu'il connaît : on ne peut plus espérer, en frôlant les
murs de certaines ruelles de village, surprendre l'écho de quelque
lecture biblique, de quelque psalmodie commune, de l'un de ces
exercices enfin {Haus:andachten) par lesquels les vieilles familles
protestantes s'élevaient volontiers vers Dieu. La province de
Hanovre est d'une piété moyenne; dans le Brunswick som-
meille une indifférence qui confine à l'impiété. Les paysans sont
plus que tièdes dans l'arrondissement de Magdebourg, assez
dévots dans ceux de Mersebourg et d'Erfurt. Si l'on devait donner
des rangs aux petits duchés saxons d'après Tétat de la pratique
religieuse, c'est Altenburg qui l'emporterait ;Meiningen et Weimar
viendraient ensuite; et tout à la fin, passablement indévots,
Gotha et Cobourg. Le royaume de Saxo comporte une distinc-
tion : dans les campagnes où l'industrie s'est installée, l'office
est négligé; il est plus suivi dans celles où le paysan est de-
meuré un paysan.
Mais la pratique religieuse , là même où elle est le plus répandue,
est trop souvent purement extérieure ; elle n'a sur les mœurs qu'une
influence très médiocre, sinon nulle. MM. Huckstâdt et Wittenberg,
pasteurs évangéliques, rapporteurs d'une récente enquête sur la
moralitédescampagnesprussiennes et saxonnes, s'attristent de cette
conclusion : « Dans les régions les plus kirchlich, disent-ils, l'im-
moralité est aussi grande ou presque aussi grande que dans les
régions qui ne sont point kirchlich. » D'un opuscule de souvenirs
personnels publié par le pasteur d'un village prussien, M. Paul
Gerade, résultent les mêmes impressions attristantes. La situation
matérielle des pavsans, souvent très précaire, apparaîtà beaucoup
d'ecclésiastiques protestans comme la principale raison de cette
sauvagerie 'ou de cette déchéance morale ; et c'est le commun
intérêt des bonnes mœurs et de l'église évangélique qui dicte les
revendications du pasteur Wittenberg et de ses amis en faveur
des ouvriers agricoles. Mais à ces revendications, il semble que
la hiérarchie suprême ne s'associe point, et qu'elle y serait plutôt
hostile : ainsi l'exigerait, à défaut du pouvoir central, cette âpre
et conservatrice féodalité, la Ritlerschaft, souvent patronne des
812 KEVUE DES DEUX MONDES.
paroisses, et moins initiée à l'esprit de TEvangile qu'à l'art d'ex-
ploiter ses journaliers et ses domaines. Avant de civiliser la plèbe
des campagnes, il en faudrait humaniser lepatriciat; et par l'effet
d'un mancjue de liberté dont nous aurons un jour à chercher les
causes, l'Eglise évangélique, qui tâtonne dans la première tâche,
n'a pas encore pu affronter la seconde.
Sur toute l'étendue de cette immense région protestante, dans
les endroits où le catholicisme s'est installé, où même il se déve-
loppe, il manque en général de vigueur. L'argent fait défaut, plus
encore les hommes. Le Kulturkampf, un peu partout, décima les
rangs du clergé; de là une disette de prêtres dont il faudra
quelques années encore pour réparer les inconvéniens. C'est à
l'évêché de Breslau surtout, et à l'évêché d'Osnabrùck, qu'on
souffre de cette disette. Le premier de ces deux évêchés préside à
la « Délégature apostolique », qui comprend Berlin, le Brande-
bourg et la Poméranie; l'accroissement du nombre des prêtres,
dans cette région, ne répond pas à l'accroissement du nombre
des fidèles. Cinq églises nouvelles ont été créées à Berlin depuis
1860; on y a multiplié aussi les associations catholiques de tra-
vailleurs; les Dominicains y desservent une paroisse, et d'autres
ordres religieux y pourraient être appelés. Mais l'action du clergé
séculier, vis-à-vis d'une masse de fidèles dispersés et souvent in-
connus, en présence du champ qu'il aurait à soigner et qu'il est
impuissant même à explorer tout entier, semble forcément con-
damnée à l'incertitude, à l'instabilité, à je ne sais quelle timidité
haletante qui éloigne du succès.
Le vicariat des missions catholiques du Nord, confié depuis
Grégoire XVI aux évoques d'Osnabrùck, gouvernait en 1888, dans
les villes hanséatiques, le Mecklenbourg et le Schleswig-Hols-
tein, 43702 âmes (au lieu de 11870 en 1867). De ses trente-quatre
stations de mission, quinze remontent au dernier quart de siècle,
et sept seulement sont antérieures à 1800. Les rapports pério-
diques adressés d'Osnabrùck à la congrégation de la Propagande
sont d'une netteté parfaite et sans nul apprêt; on y voit naître et
vivoter les chrétientés de Diaspora, et la communication de ces
documens occultes nous a grandement servi.
Des petites gens venant de tous les coins de l'Empire et même
de l'Europe, Autrichiens, Bohémiens, Polonais, Italiens, Alle-
mands surtout, « cherchant à gagner le plus possible, négligeant
souvent la religion », voilà la clientèle de l'évêque-vicaire. Une
partie de cette clientèle est perpétuellement en mue; beaucoup
d'ouvriers, appelés par des travaux périodiques, viennent et s'en
vont avec les saisons; il est aussi des besognes accidentelles qui
provoquent subitement une grosse demande de forces humaines;
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 813
des cinq mill^ ouvriers catholiques qui travaillaient au canal de
Kiel, un certain nombre se sont déjà dispersés, portant ailleurs
leurs bras et leur sueur. Comme le besoin crée l'organe, une
agi^lomération catholique crée la station de mission; sous ce nom:
canal du Nord-Est, lévêque vicaire en fit installer une, presque
ambulante, pour le service spirituel des ouvriers et des petits
manœuvres. Les travailleurs agricoles, plus dispersés, sont plus
insaisissables: u On évalue, dit le rapport de 1888, que deux cents
environ doivent être épars dans les biens nobles et les domaines du
grand-duc de Mecklenbourg-Schwerin, autour de Ludwigslust; »
il faudrait dire plus de deux cent cinquante, d'après le rapport
de 1893. Incessamment le missionnaire voyage, en quête de ces
épaves qui sont des âmes ; telle station a cinquante kilomètres
de rayon; « si vaste est le district de Rostock que le prêtre n'y
peut visiter tous les catholiques ni procurer à tous la possibilité
d'assister à l'office divin » ; il est des communautés qui ont la
messe une fois par mois, d'autres plus rarement, d'autres jamais.
De ces bourgades délaissées se détachent chaque année quelques
enfans de quatorze ans; ils s'en vont à la grande ville, à la ville
de résidence officielle du missionnaire, et là, quelques mois
durant, dans une institution pour communions [Kommiimka7iden-
Anstalt) ou dans des chambrettes du presbytère, ils s'initient à
leur foi ; catéchisme appris et communion faite, ils s'en retournent.
La pratique religieuse s'accommode mal de pareilles conditions;
elle y survit pourtant; d'après le rapport épiscopal, la moitié des
catholiques, à Brème, les deux tiers, à Lubeck,font leurs pàques;
ce sont villes où la proportion annuelle des communions protes-
tantes au nombre des fidèles protestans est de lo,22 et 19,78
pour 100 ; la chrétienté exotique s'y montre donc plus pieuse que
la chrétienté établie. Que les vocations religieuses soient rares
dans \q. Diaspora, on le comprend sans peine; en 1895, on comp-
tait trois prêtres et trois étudians en théologie originaires de cette
Diaspora. Elle est peuplée de pauvres gens timides et passifs,
dont la vie religieuse, même correcte, est sans intensité.
Régulièrement, chaque station se devrait suffire à elle-même,
mais les exceptions renversent la règle. Les fidèles de la Diaspora
auraient plutôt besoin de recevoir des secours, et ils en reçoivent.
En 1888,révêque entretenait à ses frais dix missions et treize
maîtres d'école; dans trois stations, de riches particuliers cou-
vraient les dépenses de la communauté, le pape subvenait à la
construction d'une église à Hambourg, le grand-duc aidait le
prêtre de Schwerin à vivre ; l'association allemande de Saint-
Boniface, la Propagation de la Foi lyonnaise essayaient de faire
le reste. Avec l'exiguïté des budgets, c'est une œuvre longue et
814 REVUE DES DEUX MONDES.
laborieuse que d'amener à une vie normale une communauté de
Diaspora. On commence bien petitement, d'une façon qu'on pour-
rait dire infantile. L'histoire de Wismar peut ici servir de type.
Eu 1871, pour 90 marks par an, les catholiques y louèrent une
chambre : ce fut l'église. Le loyer parut trop lourd, et l'on installa
le culte dans une salle de vieux couvent, désafTecté depuis la
Réforme. Le couvent dut être évacué; on se rabattit sur une
chambre d'hôtel qu'on payait 150 marks; le grand-duc, sur sa
cassette, en versait 120. L'aubergiste, en 1877, prétendit élever
ses prix ; il demanda 300 marks. Alors l'instabilité du domicile
divin commença de déplaire, et l'on fit bâtir une petite église
pour laquelle le grand-duc donna 3000 marks. Location d'abord,
puis achat et construction ; ces deux phases se retrouvent souvent
au début des petits groupemens Ae Diaspora. La location, parfois,
est gratuite ; l'évêque, en son rapport, rend hommage à la muni-
cipalité protestante de Gustrow, qui prête au culte catholique la
salle de l'école, et à des propriétaires protestans d'itzeloe, qui lui
ouvrent un local. On achète à la longue <( une maison et un
fonds de terre, domum fiindosqiie » où s'entassent côte à côte la
chapelle, le logis du prêtre, l'école. Il faut à Dieu un certain
confortable, sinon les plus distingués des fidèles lui marchandent
leur visite. « Parmi les officiers et hauts fonctionnaires civils
qui résident en Schleswig, on trouve souvent quelques catholiques;
l'aspect indigent et misérable de l'établissement catholique les
détourne facilement de la pratique religieuse. » Cette élite a ses
susceptibilités et ses dégoûts ; à Hambourg, où la communauté
possède quatre écoles primaires et deux écoles supérieures, près
de deux cents [enfans catholiques fréquentent des établissemens
protestans, « parce que les écoles catholiques paraissent tout à
fait plébéiennes, «f/w^of/^^m^;«r^/m nobiles. » On pardonne malai-
sément au catholicisme, en certains milieux, et sa clientèle de
pauvres et sa propre pauvreté.
Il arrive parfois que la question d'argent n'est point la seule à
résoudre : des difficultés légales surgissent. On lit à plusieurs
reprises, dans les rapports d'Osnabrùck, à propos d'une école ou
d'une église, cette curieuse formule : « Elle est officiellement
reconnue, à ce qu'il SQUùAQ,utvidetur. » Pourquoi ce léger doute?
C'est que, dans certains Etats, la mauvaise volonté de la bureau-
cratie ou la malveillance des lois pèsent lourdement sur les catho-
liques, mais sont contre-balancées par la gracieuse équité du
prince. L'exemple du Mecklenbourg-Strelitz est frappant. « Bien
que les lois civiles ne permettent pas à un prêtre catholique
d'élire domicile dans ce grand-duché, pourtant, au su et avec
l'agrément du grand-duc en personne, qui ne veut pas que ses
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE, 815
sujets catholiques soient privés de l'office divin, un prêtre habite
à Neustrelitz; jusqu'ici il na subi aucune tracasserie. » Si l'arbi-
traire est parfois émancipateur. plus souvent il se montre op-
presseur; c'est le cas pour Rostock, où la municipalité défend au
prêtre catholique l'emploi de cloches et de tout signe extérieur
qui pourrait indiquer une église. Nous voilà loin des triomphantes
allégrresses du catholicisme rhénan; les conditions mêmes de la
Diaspora diminuent singulièrement la vertu conquérante de
l'Église romaine. Dans l'Allemagne du Nord, elle ne cherche
point les conversions ; elle ne s'y installe que parce quelle y pos-
sède quelques fidèles installés, elle y conserve toujours un certain
caractère exotique.
Nous avons sondé jusqu'ici les terroirs éminemment catho-
liques et les terroirs éminemment protestans. Cinq régions, en
Allemagne, échappent à ces catégories : la Hesse, le Palatinat,
Bade, le Wurtemberg et la Silésie. Par excellence, elles sont des
domaines mixtes : en Bade, les catholiques forment les deux tiers,
et les protestans un tiers de la population ; c'est l'inverse en Wur-
temberg; dans la Hesse, les protestans sont un peu moins des
deux tiers; en Silésie et en Palatinat, les deux confessions se
suivent d'assez près, avec une majorité pour les catholiques dans
la première région, pour les protestans dans la seconde.
Hessische Abendmahl {\a Pâque en Hesse), telle était la légende
d'un tableau de M. Cari Bantzer, exposé à Dresde en 189o. Rien
de plus simple que cette peinture, rien en même temps de plus
grave : dans un temple, des femmes sont assises, avec de grosses
bibles et l'originale coiffure des dimanches ; un peu alourdis par
le recueillement et par des redingotes d'une coupe paysannesque,
leurs maris s'approchent de l'autel pour communier. C'est ce
qu'on appelle en Allemagne un tableau de Kultiir, une page de
peinture traduisant la civilisation d'un pays ; et les critiques d'art
appréciaient dans cette toile une exacte révélation de la Hesse. Au
fond des campagnes, en effet, la pratique pieuse survit, plus
exacte dans la province prussienne de Hesse-Nassau que dans le
grand-duché.
Les villes sont plus tièdes : le chiffre des communions pro-
testantes ne dépasse pas 28 pour 400 à Darmstadt, 26 pour 100 à
Offenbach, 36 pour 100 à AVorms, 41 pour 100 à Mayence.
A Francfort-sur-le-Main, ville d'affaires, on dirait que s'est établi
je ne sais quel compromis, par lequel la population ne voudrait
point trop de mal aux religions, pourvu que les religions ne
816 REVUE DES DEUX MONDES.
missent point trop de zèle à lui vouloir du bien ; il n'y a pas là,
comme à Berlin, ces essais d'une piété de commande, qui rendent
haineuse l'impiété; les clergés vivent et la ville vit. M.Naumann,
tribun des « Jeunes » (ainsi l'on appelle un nouveau groupe
social évangélique), est une exception dans son église, et d'ailleurs
un pasteur hors cadre; il n'y a point, à proprement parler, une
association catholique de travailleurs; et, pour 53 000 catho-
liques on ne compte que 20000 communions pascales, ce qui
passe pour médiocre au delà du Rhin. Il semblerait que Ketteler,
dont l'action secoua si fortement rAJlemagne catholique, eût dû
laisser à Mayence une empreinte profondément religieuse; la
supposition serait excessive. Par delà Ketteler se répercute la
libertine influence de certains princes-archevêques de l'ancien
régime ; leur gouvernement et leurs exemples avaient dissous la
ferveur; une nouvelle conquête partielle du peuple catholique
est restée nécessaire dans la Hesse. Or si l'on observe les pro-
cédés qu'emploie le clergé et les lois qu'il subit, si l'on mesure
les libertés qu'il prend et celles qu'il obtient, il semble que cette
conquête soit encore lointaine. Malgré les incessans efforts du
docteur Ilaffner, l'évêque actuel, les ordres religieux sont bannis;
l'école n'est point confessionnelle; les associations d'hommes
[Mânnervercine) suffisent au zèle des prêtres ruraux; à la diffé-
rence du clergé rhénan, ils ne soutiennent point, si même ils ne
voient d'un mauvais œil, les associations de paysans fondées en
vue. d'intérêts économiques [Bauernvereùie), et Darmstadt est la
seule ville de Hesse où l'on cite un notable progrès de l'activité
catholique. Fort indifférent à cette anémie de l'Eglise romaine, le
gouvernement grand-ducal infuse volontiers un sang nouveau
dans l'église protestante en favorisant les tendances libérales à
l'université de Giessen. Vous entendez répéter dans les sphères
officielles, avec une certaine complaisance, que cette université est
un laboratoire de la théologie moderne, historique et critique;
et suivant que vous regardez une telle théologie comme une in-
carnation, plus pure et plus éclatante, de la pensée religieuse, ou
comme un travestissement et une mutilation de cette pensée,
vous évaluerez avec une balance différente la reconnaissance que
doit à la Hesse le protestantisme allemand.
Le grand-duché de Bade, dont nous avons expliqué par
l'histoire elle-même la confusion confessionnelle, se distingue de
toutes les autres régions de l'Empire par un double trait. En
premier lieu, par la grâce de l'État et du corps électoral des
communautés, le libéralisme, c'est-à-dire un ensemble de ten-
dances hostiles à l'interprétation littérale et traditionnelle du
dogme et à un servile respect du symbole, prévaut dans l'église
LA r.ARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 817
évangélique de Bade: en haut, dans la hiérarchie, il est installé;
en bas, parîni le collège électoral des fidèles, il sïnstalle. En
second lieu, une « géométrie politique » des plus savantes a
dessiné de telle façon les circonscriptions du grand-duché, que
sur 63 districts, 31 seulement conservent une majorité catho-
lique. Ainsi, fatalement, le centre est en minorité dans la Chambre
badoise, bien que les catholiques soient en majorité dans le grand
duché; et les amateurs de sectionnemens élégans, respectueux
d'ailleurs de la volonté populaire, trouveraient dans l'observation
du pavs de Bade une leçon et un régal. De la combinaison de
ces deux caractères, vous dégagez le portrait du grand-duché : la
confession de la minorité gouverne, et la confession de la majo-
rité obéit; quant à cette minorité, elle comprend un certain
nombre de dévots, d'une foi exacte, un moindre nombre de dévots,
d'une foi plus lâche et plus libérale, enfin un grand nombre d'in-
dévots, dune fois nulle; ceux-ci, lorsqu'il y a des élections dans
l'église évangélique, décident du succès des « libéraux » sur les
«croyans ». Et, de même que le grand-duché, catholique aux deux
tiers, est régi par le troisième tiers, de même, l'élite correcte-
ment pieuse de l'église évangélique est évincée par une coalition
de « libéraux » et d'indifîérens ; en fin de compte, à tous les
étages, les majorités voient leur volonté annulée, et servent de
marchepieds pour la tyrannie des minorités. De là résultent la
prolongation du Kulturkampf, l'interdiction à l'église catholique
d'ouvrir des établissemens d'instruction, Teffacement du carac-
tère confessionnel de l'école. Or prenons garde d'exagérer en
parlant du bien que la persécution fait aux religions ; si la rhéto-
rique est unanime à le célébrer, l'histoire n'est pas unanime à le
prouver. De la crise politique qu'il a dû subir, le catholicisme
badois a plus pâti que bénéficié; et il en pâtit toujours. Les sta-
tistiques, depuis cinquante ans, attestent un perpétuel recul de
la majorité catholique en Bade : sur 1000 habilans, il y avait, en
4846, 664 catholiques et 316 protestans; en 1883, la proportion
s'était abaissée à 627 catholiques; elle s'était élevée à 354 protes-
tans. L'église romaine, au grand duché, manque de prêtres;
pour fonder beaucoup d'œuvres sociales, Ihaleine et le personnel
lui ont fait défaut: chaque année, à Carlsruhe, 300 enfans lui
échappent, et plus encore à Mannheim. Originales sont ses
revanches : Fribourg-en-Brisgau, grâce à la librairie Herder,est
devenu le premier centre scientifique de l'Allemagne catholique ;
et M Werthmann, secrétaire de l'archevêché, est en train de cen-
traliser, pour la première fois, le bilan de toutes les œuvres de
charité catholique de l'empire. C'est d'ailleurs l'archidiocèse de
Fribourg qui fournit le plus d'argent au Bonifaciiisverein pour le
TOME cxxxv. — 1896. 52
818
REVUE DES DEUX MONDES.
soutien de la Diaspora; en faisant soigner des âmes prussiennes
ou poméraniennes, il se console du jiéchet dames badoises qu'il
subit. Ce n'est guère au protestantisme que rapporte ce déchet.
Dans les campagnes, l'église évangélique est forte encore, puisque,
sur 100 fidèles, elle inscrit en moyenne 50 'communions, et 28
environ fréquentent le prêche : chilïres convenables sans être
brillans. Mais dans les grandes villes, le socialisme la cerne et la
supplante ; il souffre peu de ce que fait l'État pour le protestan-
tisme, et profite beaucoup de ce que fait l'Etat contre le catholi-
cisme.
Majorité protestante; attachement de la hiérarchie et des
communautés à la foi positive et traditionnelle ; abstention de
tout Kulturkampf ; corrélation parfaite entre le nombre des catho-
liques à la Chambre et leur nombre dans le pays ; déploiement
fécond et libre d'une activité sociale catholique ; caractère stric-
tement confessionnel de l'école ; irréprochable loyauté de l'État à
l'endroit des diverses confessions : voilà des traits inverses de
ceux que nous avons rencontrés en Bade. De tous ces traits, com-
posez une image ; elle sera la représentation fidèle du Wurtem-
berg. Nous la pouvons faire très sommaire, puisque Bade] la
complète, à la façon d'un repoussoir. On est très pieux en
Wurtemberg, parmi les deux confessions; dans; l'église évangé-
lique, les communions d'hommes sont relativement plus nom-
breuses que partout ailleurs en Allemagne, et l'on y craint les
nouveautés anti-dogmatiques. On maintient, depuis plus de
soixante ans, un régime scolaire qui installe les deux églises,
avec d'amples pouvoirs, dans les écoles confessionnelles respec-
tives, non point, à parler littéralement, comme souveraines
absolues, mais comme représentantes de l'État dans ces écoles
(ce qui entraîne, en fait, leur souveraineté) : de tous les États de
l'Empire, le Wurtemberg est le moins laïcisé. De là la puissance
que les clergés y ont gardée. Nous y avons vu de près, en 1895,
et nous raconterons en son lieu, la formation du centre wurtem-
bergeois : à l'époque du Kulturkampf, lorsque le Wurtemberg
était comme une. oasis de tolérance, l'existence d'un tel groupe
passait pour oiseuse; on l'a créé, l'an dernier, pour arracher au
gouvernement l'une des rares satisfactions dont les oatholiques
wurtembergeois aient à déplorer l'ajournement, le rappel des
ordres religieux ; mais ce jeune centre s'est tout de suite signalé
comme un parti d'action sociale beaucoup plus que comme un
parti de revendications confessionnelles. Il partage avec les pro-
gressistes le bureau de la Chambre et volontiers vote avec eux;
disloquant leur programme, il y combat les motions concernant
l'école; il y retient, et souvent prend à son compte, en les moti-
LA CARTE RELIGIKUSE DE l'aLLEMAGNE.
819
vant au nom de ce qu'il appelle la « justice chrétienne », les
projets de ?éformes fiscales et d'amélioration sociale; il s'est
déclaré pour la revision de la constitution, encore qu'elle doive
mettre un terme aux privilèges de certaines notabilités de l'église
catholique, qui siégeaient de droit à la Chambre; il a le tempé-
rament d'un groupe démocratique, et dès le début il on a pris les
allures; il veut être populaire, et il lest. Dans ce pays légère-
ment archaïque, qui contraignait les nouveautés de subir un cer-
tain stage, non seulement pour être acceptées, mais même pour
être comprises, c'est une religion, et celle de la minorité, qui par
une poussée décisive travaille à les faire pénétrer ; au déclin d'un
siècle où les religions ont fréquemment usé leur crédit à vouloir
conserver ce qui avait disparu et mérité de disparaître, ce phéno-
mène inédit mérite attention.
• Ni dans k Silésie ni dans le Palatinat, de pareilles surprises
ne nous attendent. L'église évangélique, en Silésie, est fière de
sa vitalité; dans la région d'Oppeln, plus de 60 pour 100 de ses
fidèles vont au prêche, et leurs mœurs, chose rare, sont à l'ave-
nant de leur piété; dans les autres districts, elle maintient aussi
une certaine ferveur, d'autant plus attiédie, en général, que la
f^rande propriété est plus envahissante ; les villes industrielles lui
échappent, ou à peu près. Quant au catholicisme silésien, ne lui
demandez point cette gravité d'aspect, cette opportune façon
d'associer, dans ses égbses, la nudité et la parure, surtout cette
intensité d'action, qui distinguent l'Église romaine en d'autres
régions de l'Allemagne.
Lorsqu'on entre dans les églises gothiques de Breslau, forte-
ment abîmées par les remaniemens artistiques des deux siècles
passés, lorsqu'on promène ses regards sur leurs étranges statues
de saints et de saintes, habillés d'un coloris criant, se déhan-
chant avec violence comme pour occuper l'œil du fidèle, et bran-
dissant avec des gestes forcenés leur livre ou leur cierge ; lors-
qu'on lève la tête, enfin, vers ces « poutres de gloire » sur lesquelles
se déroule toute une farandole de bienheureux, on touche l'in-
fluence, déjà pressentie en Bavière, de cette profusion décorative
à laquelle se complaît le catholicisme méridional. Les promesses
du paradis terrestre socialiste luttent avec quelque chance de
succès contre ces mauvaises copies du paradis céleste; et sur les
populations ouvrières l'Église catholique, en Silésie, n'obtient
qu'un médiocre ascendant. Elle possède, dans les campagnes, un
peuple foncièrement chrétien, et par surcroit (est-ce une bonne
chance ou bien une mauvaise?) une clientèle de grands proprié-
taires; or la masse rurale, souvent, va se détachant du prêtre si
le prêtre va s'attachant au seigneur; de là, pour le clergé silésien,
820
REVUE DES DEUX MONDES,
des difficiiltds de tactique, un peu semblables à celles que ren-
contre, dans l'Allemagne du Nord, l'Église évangélique.
Envers le Très-Haut et les bonnes mœurs, le Palatinat est
correct. Sur cent naissances il n'en a guère que six d'illégitimes;
c'est plus honorable que dans tout le reste de l'empire (Prusse
rhénane ot Westphalie exceptées). Le contact de deux confessions
égales en force y maintient à une certaine hauteur, dans l'une et
dans l'autre, le thermomètre de la piété; c'est à Spire, en 1529,
que les réformés se baptisèrent protestans ; fidèles à 'ce grand
souvenir, ils sont en train d'y construire un temple, l'église de la
protestation; motif de plus, pour les catholiques, de fréquenter
assidûment leur cathédrale.
Croyans ou incroyans, pratiquans ou indifférens, affaiblis
par l'éparpillement ou fortifiés par la densité des groupemens, on
comjîtait en bloc, dans l'empire, en 1890, 31 026810 protestans
et 176/4921 catholiques. La statistique distinguait, par surcroit,
un certain nombre de sectes reposant, comme le protestantisme
lui-même, sur les maximes du libre examen et de la justification
par la foi, mais détachées de l'église officielle, tantôt, colnme les
frères Moraves, parce qu'elles n'y trouvaient point l'aliment rêvé
par leur ferveur, et tantôt, comme les freireligiôsen, parce que
la confession établie opposait des barrières à leur radicalisme
panthéiste. De la géographie religieuse, ces sectes ne relèvent
point; elles sont comme noyées parmi la masse des membres in-
scrits de la confession protestante et de la confession catholique,
rsous les étudierons comme une expression schismatique de l'indi-
vidualisme protestant, mais sans nous exagérer la portée de leur
rayonnement. Le protestantisme, le catholicisme, et la libre
science [freie Wissenschaft), voilà les trois forces essentielles qui
se disputent la conscience allemande. Des deux premières, nous
avons évalué le domaine ; apprécier la troisième ne sera point
affaire de géographie ou de statistique. Sur le caractère religieux
ou irréligieux de la libre science, sur l'alliance ou sur l'hostilité
que la religion doit attendre d'elle, les théologiens de la Réforme
sont en désaccord. Étudier ce désaccord, ce sera déterminer les
positions respectives du protestantisme et du rationalisme.
Georges Goyau.
(o
ANGÈLI-: DE lîLlNDES. 787
tout à l'heure^ vous me punissez trop cruellement : jo venais ici
chercher l'espérance et la force, et vous me découragez! Mais
non. il n'en sera pas comme vous l'imaginez : j'agirai, jo m'effor-
cerai de modifier les idées de ma mère, par moi-même, par
ceux qui ont de l'influence sur elle. Elle écoute volontiers M. le
curé, pourquoi n'en pas profiter? Il est très bon, très paternel
avec moi; si jo lui disais mon secret, si je lui confiais ma cause?
— C'est mon confesseur.
Le ton, pas plus que les paroles, ne laissa voir s'il y avait là,
dans la pensée d'Angèle, une objection, ou un motif d'appro-
bation.
— Quelqu'un qui aurait plus d'action encore sur ma mère,
une action décisive peut-être, quelqu'un que je connais peu, mais
que je pourrais essayer d'intéresser âmes projets, ce serait le Père
Loyer. . .
— Oh! non, pas celui-là, s'écria Ange le ; non, pour rien au
monde. — Et une A'ivo rougeur lui monta au visage. — Il me dé-
plaît, il. est fanatique, ajouta- l-elle, comme cherchant à donner
une explication.
— Eh bien! l'abbé Pernat? revenons à ma première idée.
— L'abbé Pernat... oui, si vous croyez qu'il y consente. Mais
attendez, attendez encore un peu; je vous le répète, si vous
échouez, on nous séparera. Vous ne voulez donc pas rester sim-
plement et toujours mon ami?
— Non, cela n'est pas possible, je ne le veux pas.
— Attendez au moins d'avoir vingt-trois ans; c'est le 2 mai,
n'est-ce pas? Moi, j'en aurai vingt-deux le 17 juin. Le jour où
vous aurez vingt-trois ans, voyez M. le curé, décidez-le, qu'il parle
à vos parens.
— Plus de quatre mois à attendre!
— Dites plutôt : Rien que quatre mois à nous voir encore!
Enfin, trouvez-vous autre chose? Ne pensez-v^ous pas qu'il vaut
mieux, bien qu'il n'y ait pas de différence au fond, pouvoir vous
appuyer en apparence sur une année de plus? Accordez à mes
craintes, à ma timidité devant l'avenir, ce délai que je vous de-
mande, si vous le refusez à la sagesse qui le veut aussi... et,
ajouta-t-elle en souriant, qui parle par ma bouche.
Et, comme ils étaient à l'angle d'une allée, elle s'enfuit en
courant.
Frédéric Plessis.
[La deuxième partie au prochain numéro.)
LA CARTE RELIGIEUSE
DE
L'ALLEMAGNE CONTEMPORAINE
Quiconque a passé par Cologne a visité cette sacristie de la
cathédrale où l'on conserve le trésor. Tombe de pierre, obscure
en plein jour, elle laisse admirer, sous la pénombre du gaz, les
reflets confondus des émaux, des bronzes et du vieil or; les
châsses resplendissantes confisquent les hommages qu'atten-
draient les saints ossemens ; l'enveloppe fait tort au contenu. Mais
on ne remarque point d'ordinaire, le long de la paroi, un mo-
deste parchemin, relique d'histoire parmi ces reliques de joail-
lerie. Il commémore les solennités de 4842, la pose de la pre-
mière pierre pour l'achèvement des tours; de nombreux princes
allemands l'ont signé; ils y parlent de leur piété, de leur con-
corde, de leur loyalisme, qui trouveront, dans la montée des
flèches vers le ciel, une altière et durable expression. La truelle
en main, Frédéric-Guillaume IV avait dit : « C'est l'Allemagne
qui édifiera cette façade; et ces portes, Dieu aidant, nous donne-
ront accès dans une ère de prospérité ; elles annonceront à nos
descendans qu'elles furent érigées par le mêr.ie esprit qui, vingt-
neuf ans auparavant, sauvait notre patrie de la honte et du joug
étranger. Qu'il raconte, ce temple, aux générations futures l'exis-
tence d'une Allemagne grande et puissante par l'unité de ses sou-
verains et de ses peuples libres. » De leurs signatures, les princes
allemands ratifièrent ce vœu. Il fut bientôt classique : « Comme
s'élève ce faîte, grandiose et lointain, disait en 18i8 l'archevêque
Geissel, qu'ainsi s'élève la patrie allemande jusqu'aux hautes des-
tinées que la Providence lui a réservées parmi les peuples de la
L\ CARTE ur.LiGdusj: DE l'allemagne. 789
terre. » Le ddme de Cologne devint un symbole de germanisme;
la catholique Bavière et la Prusse évangélique se disputèrent
l'honneur d'en illustrer les vitraux ; l'Allemagne entière y mit un
peu de ses sueurs, de son or et de son àme. En 1880, l'œuvre était
achevée : Guillaume P'" vint à Cologne; à l'église protestante, il
entendit un prêche sur ce thème : a Le Seigneur a fait en nous
de grandes choses, qu'il achève en nous son règne ; » et puis il
s'en fut voir les grandes choses, merveille d'architecture, qui, par-
ticipant fidèlement, depuis six siècles, aux exaltations et aux déca-
dences du monde germanique, s'était elTritée avec le vieil empire
et relevée avec le nouveau. En plein Kulturkampf, veuve de son
archevêque, la cathédrale, pourtant, se dressait triomphante; ses
cloches sonnaient l'Alleluia de la patrie unifiée ; en elle s'enla-
çaient deux Allemagnes, celle du moyen âge et celle de 1870;
entre Conrad de llochstaden, le prélat qui l'avait commencée, et
Guillaume de Hohenzollern, l'empereur qui l'achevait, il semblait
{|ue l'histoire n'eût pas eu de tournant, pareille, dans sa marche,
à la rectitude allongée des nels ; le coude prodigieux qu'avait
imposé Luther était comme oublié; en cherchant l'ancienne Alle-
magne, on revivait de l'ancienne religion ; et c'est dans un mo-
nument de 1" « idolâtrie romaine » que la nation germaine s'in-
carnait bruyamment; elle mettait un sceau gothique sur son
unité. Dans le passé et à certaines heures du présent, catholicisme
et germanisme étaient-ils donc synonymes?
Il est une sorte de mystère, le « jeu de Luther » (Lutherspiei),
que jouent dans les banlieues des grandes villes, au profit
dœuvres charitables, des troupes de bonne volonté. Tour à tour
on y voit Luther frémir de dégoût au fond de sa cellule, traduire
la Bible à la ^Yartburg, braver l'empereur à Worms, apaiser les
anabaptistes soulevés; c'est tout un drame religieux qui se dé-
roule, plein de gaucheries et de heurts, mais passionnant comme
l'histoire même qu'il met en scène. Desinit in piscem : au moment
€ù le Français espère le dénouement, l'Allemand souhaite un
épisode gemùtlich; on nous présente un Luther en cheveux gris
échangeant avec sa Kâthe (Catherine) des tendresses d'amoureux
rassis. Mais l'enthousiasme rebondit; à la digression bourgeoise
succède le lyrisme ; un prophétisme facile entr'ouvre des horizons
politiques; le génie allemand est émancipé, et des sillons tracés
par Luther un nouvel empire surgira : ainsi T affirme le héraut à
un bourgmestre de complaisance, qui grommelait contre la pièce
au début, et qui donne à la fin le signal d'applaudir; le public
s'écoule emportant cette impression que protestantisme et germa-
nisme sont synonymes. Ce ne sont pas les rois de Prusse qui
790 REVUE DES DEUX MONDES.
démentiront cette conclusion. Avec le même zèle qu'ils appor-
taient à la restauration de Cologne, ils ont, dans notre siècle,
entretenu pieusement la petite ville de Wittenberg, vrai musée
de la Réforme. Sur la grande place, Frédéric-Guillaume III dressa
la statue de Luther ; Guillaume P' la fit dialoguer avec celle de
Melanclithon ; Frédéric-Guillaume IV veilla sur les maisons des
deux réformateurs; il fit renouveler, aussi, les portes de l'église
du château, qui, sous le poids inattendu des thèses de Luther,
n'avaient pas croulé ; il fit inscrire les thèses , sur le bronze ;
Frédéric III, prince impérial encore, restaura cette église elle-
même. Aux murs intérieurs s'accroche une procession d'écussons
nobiliaires ; c'est l'armoriai de l'Allemagne protestante, hommage
à Luther inhumé dans le chœur. Les temps ont marché depuis
que Louis F' de Bavière édifiait aux environs de Ratisbonne le
temple de la Walhalla : dans ce Panthéon germanique, Luther a
sa place ; mais on l'y dirait égaré, au moins effacé, parmi les
illustrations de cette « grande Allemagne » , — autrichienne et néer-
landaise autant que prussienne et saxonne, — qu'associait le souve-
rain bavarois en un culte commun. L'hégémonie berlinoise, ré-
trécissant l'empire pour le mieux exhausser, a construit une
« petite Allemagne », où Luther domine; depuis un quart de
siècle, on a multiplié ses statues ; en son honneur, on fait chômer
les écoles; dans ce cadre diminué, les proportions de sa figure ont
grandi; il est devenu le héros germanique par excellence, et le
protestantisme se présente comme le légat naturel du germa-
nisme.
Ainsi deux confessions coexistent en Allemagne, dont souve-
rains et sujets, suivant les heures, avouent l'une ou l'autre pour
berceau de la grandeur allemande. Dans ce procès en recherche
de paternité, une question grave est incluse : fatalement le génie
allemand conçoit-il, et fatalement l'empire allemand présuppose-
t-il une forme nationale de christianisme ? Et pour l'étude de
cette question, l'on commencera de déblayer les avenues, si l'on
cherche, par une première reconnaissance, les domaines de ces
confessions, et si l'on observe, dans les limites de ces domaines,
leur façon de régner ou leur façon d'abdiquer. Mais pourquoi
cette géographie religieuse est incroyablement complexe, pour-
quoi s'émiettent ces domaines, pourquoi s'enchevêtrent ces limites,
c'est ce que permettront de comprendre, tout d'abord, certaines
remarques d'histoire.
LA CARTE RELIGIEUSE DK LALLEMACIISE. 791
I
La paix d'Augsbourg reconnut aux souverains dans les prin-
cipautés, aux majorités dans les villes libres, le droit de changer
de religion; elle accordait la liberté de conscience aux détenteurs
du pouvoir, et à eux seuls. L'absolutisme laïque alla croissant.
Les sujets et les minorités durent confesser et prier Dieu comme
la puissance temporelle voulait qu'il fût confessé et prié ; la con-
science de l'individu, sauf tolérance, dut refléter strictement la
conscience de l'Etat; si le prince oscillait entre des confessions
rivales, il pouvait exiger que les âmes de son peuple oscillassent,
tout comme la sienne, et la fidélité à un dogme devenait cou-
pable, si de ce dogme le prince se détachait. Le droit public de
la vieille chrétienté défendait à tous, grands et petits, l'apostasie;
les maximes nouvelles permirent aux puissans, suivant les évo-
lutions de leur esprit ou de leurs caprices, non point seulement
de défendre, mais d'ordonner des changemens de confessions.
Promoteurs de la réforme au xvi'" siècle ou serviteurs de la
contre-réforme au xvn'^, nombreux furent les souverains alle-
mands qui exploitèrent cette permission. Cujus regio, ejusrcliç/io,
tel était l'adage; pris au pied do la lettre, il signifiait que la sujé-
tion d'un homme à une souveraineté temporelle impliquait et
devait entraîner, sauf licence spéciale, son obéissance spirituelle,
soit au pape, accepté par le prince, soit au prince, « pape en ses
terres. »
C'est au nom de ce principe que, deux siècles durant, de I006
à IT.jO, la carte religieuse de rx\llemagne fut remaniée. Un cer-
tain nombre d'âmes mystiques, d'une beauté et d'une pureté
achevées, avaient salué dans la Réforme les noces d'argent du
Christ avec son Eglise, qu'il voulait faire plus sainte pour la
rendre plus digne de lui; elles y avaient applaudi, aussi, un ré-
veil intense de l'initiative religieuse. L'illusion fut courte, le
réveil bientôt assoupi; la crise religieuse qui travaillait l'Alle-
magne se vint dissoudre en une période d'engourdissement, qui
dura jusqu'au xviii*^^ siècle. Dans chaque petit Etat de l'empire, la
foi, au lieu de fermenter dans les âmes, se superposait à elles. En
dépit des doctrines mêmes de Luther, elle n'était plus un mouve-
ment et un produit de la conscience, mais comme une livrée que
le prince imposait au sujet. La religion descendait d'en haut, non
point, comme au moyen âge, d'une colline lointaine, le Vatican,
cime religieuse par essence, assez élevée d'ailleurs et d'un assez
vaste rayonnement pour ne point écraser ceux qu'elle abritait,
79:2 REVUE DES DEUX MONDES,
mais d'une cime toute prochaine, d'autant plus impérieuse que
médiocre en était l'altitude, étouffant tout dans l'étroit périmètre
qu'elle commandait, et concentrant sur elle-même les rayons de
la religion plutôt qu'elle ne les répercutait. S'exaltant sur un
pareil faîte, l'Etat fixait aux sujets l'obédience de Luther ou l'obé-
dience de Rome, et mesurait d'ailleurs, en ce dernier cas, le degré
de déférence qu'ils devaient au pape.
Un jour vint où l'ancien régime sombra; de ces innombrables
princes, évoques, abbés et margraves, qui détenaient chacun
quelques terres et quelques âmes allemandes, la ruine fut en un
clin d'œil consommée; leurs querelles de mitoyenneté furent
oubliées ; leurs peuples furent triturés et mêlés pour l'installation
d'un nouvel équilibre germanique; leurs juristes tombèrent en
inactivité d'emploi; ce fut une universelle et brusque déchéance ;
et de tout ce que ces princes avaient pensé et ordonné, c'est dans
la géographie religieuse, et là seulement, que subsistent des ves-
tiges. Pour les y rencontrer en grand nombre, il suffit de se
promener à travers l'Allemagne religieuse, avec une vieille carte
de l'Allemagne politique.
Un peu plus de trois lieues séparent Tubingue, la ville uni-
versitaire du Wurtemberg, et Rottenburg, la bourgade épisco-
pale. La route est plane ; parfaite de rectitude et d'aisance, elle ne
frôle aucun de ces obstacles naturels qui maintiennent parfois-
dès douanes intellectuelles : on imaginerait, à lœil nu, qu'un
mêrne courant, flux protestant ou reflux catholique, a dû s'épandre
tout le long du chemin, et que ce morceau de terre, homogène-
au point de vue physique, est homogène aussi au point de vue
religieux. Il n'en est rien; sous l'aspect uniforme des choses sur-
vivent, entre les hommes, des bigarrures de croyances; tels vil-
lages sont protestans, tels autres catholiques, suivant qu'ils re-
levaient, aux siècles passés, du duché de Wurtemberg ou du
comté de Hohenberg; la lisière mitoyenne qui séparait les deux
territoires s'interposait, à la façon d'une cloison étanche, entre
les deux confessions. Parmi les Souabes, jadis soumis à des do-
minations diverses, le xix° siècle a pu créer une certaine unité
politique ; mais dans cette pairie agrandie et précisée que le Wur-
temberg leur a ménagée, le morcellement religieux persiste,
dernière trace d'une époque où l'unité n'existait pas.
Pour une plus persuasive expérience, descendez la rive badoise
du Rliin. A^ous y trouvez d'abord une assez longue bande protes-
tante : ainsi le voulut Charles II, margrave de Rade-Durlach,
qui r(''forma son église en 1353. Mais à trois reprises cette bande
est trouée par des villages catholiques : dépendant de l'évêché d&
LA CARTK HKI.U.IEl Si; DE l'aLLKMAGXE. 793
Bàle ou de f Autriche, ils avaient le droit et le devoir de con-
server lii messe. Lorsque au margraviat succèdent les anciennes
possessions autrichiennes, le catholicisnn» reparaît; mais au mi-
lieu de son domaine, le protestantisme pointe; c'est au village de
Weisweil, dont la famille de Bade-Durlach, qui en était proprié-
taire, donna les âmes à la Réforme Les seigneuries de Mahlberg
et de Lahr succédaient aux terres d Autriche le long du tleuve;
elles étaient le bien commun des margraves de Baden-Baden,
longtemps indécis et finalement catholiques, ot des comtes pro-
lestans de Nassau. N'y cherchez point l'uniformité religieuse! la
conscience collective des deux maisons souveraines était ondoyante
et diverse : cette diversité s'est maintenue. A la hauteur d"Oireu-
burg.la rive redevient catholique: les margraves de Baden-Baden
en étaient les maîtres; ils se convertirent deux fois au protestan-
tisme et deux fois au catholicisme; à la dernière oscillation, ils
installèrent, avec plein succès, l'Eglise romaine dans leurs terres.
De nouveau, la Réforme est riveraine en face du con Huent de
rill; Philippe IV, comte de Lichtenberg, gouvernait ces parages;
en 4545 il y supprima la messe; depuis lors c'est un pays de
prêches. Un tout petit village. Hanau, échappait à ce prince; il
relevait du chapitre de la cathédrale de Strasbourg; on le re-
trouve catholique, comme ses anciens seigneurs. Quatre souve-
rainetés se succédaient ensuite le long du fleuve ; Baden-Baden
(et la rive est catholique jusqu'à la hauteur de Carlsruhe) ; Bade-
Duriach (et la rive est protestante jusqu'à la hauteur de Lan-
dau) ; l'évèché de Spire (et la rive redevient catholique jusqu'à
la hauteur de Spire) ; enfin le Palatinat. Cette dernière région
fut réformée au xv!** siècle, redevint catholique après 1625, pro-
testante après 1648, catholique après 1685. Mais à la diflérence
du margraviat de Baden-Baden, où la dernière conversion du
prince rallia tous les habitans, le Palatinat ne recouvra point
son unité religieuse; et la rive badoise du Rhin se termine, au
nord, par une bande déterre où les confessions sont passablement
mélangées.
On pourrait poursuivre une pareille étude pour toutes les ré-
gions de l'Allemagne. La ville libre de Nuremberg, en 1524, intro-
duisit la Réforme dans ses terres; le margrave Georges d'Anspach
fit de même, en 1528, aussi bien pour Bayreuth, dont il était
régent, que pour Anspach, dont il était souverain : voilà l'origine
des districts protestans de la Bavière; et les petites communes
catholiques, qui dessinent à travers ces districts un très léger
pointillé, répondent à d'anciennes enclaves possédées par les
ducs de Bavière, par les évêques d'Eichstaedt ou de Wurzbourg,
794 REVUE DES DEUX MONDES.
OU par l'Ordre teutonique. Les bourgs ou cantons isolés, sorte
d'oasis catholiques, qui font tache en pays protestans, sont en
général de vieux domaines épiscopaux : Geisa, par exemple,
aujourd'hui doyenné catholique dans le protestant duché de
Saxe-Weimar, appartenait à l'évèché de Fulda. Pour expliquer la
genèse de l'Allemagne religieuse actuelle, le spectacle de la Prusse
orientale est spécialement instructif; le diocèse d'Ermeland, qui
la régit, comprend une enclave catholique, dont Braunsberg est
la grande ville, et une vaste région, presque entièrement évangé-
lique, dont Kœnigsberg est le centre. L'enclave est formée par les
terres de l'ancien évêché : devant le palais épiscopal de Frauen-
burg, posté sur une éminence qui domine la Baltique, deux
petits canons sont installés, aussi pacifiques, aujourd'hui, que les
agneaux porteurs de bannières, dont leur culasse est ornée comme
d'une armoirie; ils rappellent l'époque où les prélats d'Ermeland
avaient le sceptre en même temps que la crosse, et qui finit au
premier partage do la Pologne. La fidélité de ces évoques à l'église
romaine permit aux sujets de rester catholiques ; Albert de
Brandebourg, à leurs portes, faisait du duché de Prusse une terre
protestante. Partout en Allemagne, les anciens maîtres ont gardé
sur les consciences une prise posthume ; sur le système de cor-
respondance entre les hommes et Dieu, ils ont pour longtemps
marqué leur empreinte; et la confession chrétienne dont ils
décidèrent le règne continue de régner, même sans leur dynastie.
Tant bien que mal, on a pu niveler le sol de l'Allemagne poli-
tique; mais on n'a point obtenu que le sol de l'Allemagne reli-
gieuse cessât complètement d'être raboteux.
II
Que le xix*' siècle en ait atténué les aspérités, cela d'ailleurs
est indéniable. Si, prenant deux cartes d'Allemagne, on y mar-
quait, à l'aide de couleurs variées, le domaine des confessions
en 1750 et en 1896, on constaterait, sans doute, une parfaite ana-
logie quant à la disposition des masses coloriées; mais la carte
de l'Allemagne contemporaine comporterait des nuances plus
amorties, des teintes moins accentuées, des couleurs moins déci-
sives et moins sûres d'elles-mêmes. On indiquerait, par ce commen-
cement de dégradation , que l'homogénéité des anciens noyaux
religieux n'est point demeurée intacte et que les unanimités
d'autrefois, catholiques ou protestantes, descendent à la situa-
tion de majorités. Munich, Cologne, Fribourg-en-Brisgau, étaient
au début du siècle des villes purement catholiques; la première,
LA CAUTE RELir.lEUSE DE L'.VLLEMAtiNE. 795
aujourd'hui, compte oOOOO protestans, la seconde 34000,1a troi-
sième 13000. Inversement, Berlin, jadis exclusivement protestant,
abritait, en 1846, 16000 catholiques, ai 000 en 1871, 80000 en
1S80. et, sil en faut croire l'Almanach de la Marche, près de
150000 aujourd'hui. De 1880 à 1885, en Prusse rhénane et en
Westphalie, où le catholicisme est prééminent, la proportion
des catholiques, par rapport à la population totale, s'est abaissée,
et celle des protestans s'est élevée. On constate le phénomène
contraire dans le reste de la Prusse, où le protestantisme prédo-
mine. Représentez- vous une échelle, l'une des confessions tout
près du faîte, l'autre tout près du pied, et la première ayant
commencé de descendre, la seconde ayant commencé de monter:
voilà l'image des évolutions religieuses sur beaucoup de points
de l'Allemagne.
C'est dans le royaume de Saxe qu'on peut saisir avec la plus
frappante précision le jeu complexe, et relativement récent, de
ces échanges confessionnels. On distingue en Saxe les Etats héré-
ditaires (cercles de Dresde, Leipzig, Zwickau), où pendant long-
temps il n'y eut presque point de catholiques, sauf à la cour, et
l'Oberlausitz, où l'Eglise romaine eut toujours des fidèles. Dans les
États héréditaires, on comptait, en 1835, 9000 catholiques; en
1871, près de 27 000 ; en 1875, près de 44000 ; en 1887, 57000 : C'est
dans l'arrondissement de Dresde, surtout, et durant les années
qui suivirent la guerre, lorsqu'on commençait à profiter de la loi
sur la libre circulation dans l'empire {Freizl'igigkeit), que cette
poussée fut la plus forte. Or en 1835 les 18000 catholiques qui
habitaient la région de l'Oberlausitz représentaient les deux tiers
du catholicisme saxon; elle en possède, aujourd'hui, 29000, mais
ils ne représentent plus qu'un tiers de la population catholique de
Saxe. Ainsi le centre de gravité du catholicisme saxon s'est dé-
placé; et dans l'ensemble du royaume on n'évalue guère à plus
de 15 pour 100 le nombre des paroisses protestantes demeurées
vierges de toute infiltration romaine.
Ces pénétrations ne dissolvent ni ne désagrègent les anciens
groupemens religieux; mais elles en tempèrent l'exclusivisme en
constellant d'un certain nombre de taches des districts jusqu'ici
homogènes; sur la physionomie religieuse de chaque région,
elles répandent quelque incertitude ; c'en est assez pour alarmer.
Que dans une bourgade luthérienne des travailleurs catholiques
s'installent; aussitôt la Ligue évangélique en induit un plan de
conquête occulte, lentement préparé par les Jésuites pour la ruine
de la Réforme. Et comme le grand nombre des officiers et fonc-
tionnaires protestans envoyés en Prusse rhénane est de nature à
796 REVUE DES DEUX MONDES.
surprendre les catholiques, volontiers ils accuseraient le gouver-
nement de tenter leurs filles en multipliant pour elles les occa-
sions séduisantes de mariages mixtes, et de les trahir, au lende-
main de la noce, en les exilant, par de systématiques mutations
de postes, dans quelque province lointaine, strictement évangé-
liquc, où périclite leur foi.
Il est deux points de l'Empire où le gouvernement prussien
travaille, ouvertement, à renverser la situation réciproque des
confessions, et se sert du protestantisme comme d'un légat : ce
sont la Pologne et l' Alsace-Lorraine. L'immigration protestante,
ici et là, est commandée par le pouvoir central ; pour que les
nouveaux maîtres trouvassent une majorité de dévouemens, il
faudrait, paraît-il, que la vieille confession catholique ne con-
servât plus que la minorité des âmes. C'est au nom du patrio-
tisme germanique que la Ligue évangélique et l'Association de
Gustave-Adolphe veulent multiplier, dans ces deux pays, les
églises et les écoles évangéliques. Dans les couches profondes des
deux peuples annexés, il y a comme une fidélité stagnante aux
anciens souvenirs; secouer cette volontaire existence d'outre-
tomhe, remuer cette stagnation, en y faisant s'infiltrer, ou même
sengoufîrer, un flot de protestantisme prussien : telle est la
politique impériale. M. de Bismarck et son successeur ont semé
les colonies allemandes à travers l'antique Pologne; mais juxta-
poser n'est point mêler; entre-choquer n'est point assimiler; la
mieux combinée des mosaïques demeure une œuvre factice, et
M. de Bismarck n'a pu faire qu'une mosaïque.
Lorsque les Polonais dénoncent l'invasion du germanisme évan-
gélique, les ministres prussiens, pour leur rétorquer leurs griefs,
citent l'exemple de Danzig, où depuis 4868 un noyau polonais
aurait repris droit de cité, et l'exemple de certains villages de
la Prusse occidentale, où des écoles fondées par l'association pro-
testante de Gustave-Adolphe seraient tombées aux mains et au
service des catholiques par suite de l'immigration systématique
d'une plèbe polonaise. Comme jadis les chevaliers de l'Ordre
Teulonique, arborant la croix noire sur leur manteau blanc, lut-
taient à coups d'épéc contre leurs voisins de Pologne, ainsi dans
la Prusse Occidentale, redevenue comme il y a cinq siècles la
Marche de deux races — et devenue par surcroît la Marche de
deux confessions — c'est, si l'on ose dire, à coups de colons, de
journaliers et de vagabonds, que le germanisme protestant et le
polonisme catholique se combattent incessamment sans pouvoir
jamais s'évincer.
Partout ailleurs, les infiltrations religieuses accomplies déjà,
l.A CARTE nr.LUilELSi: DE l'aI.LEM A(iNE. 797
et celles, plus importantes, que promet l'avenir, sont plutôt com-
mandées pai*la force des choses que par des intentions de propa-
îjande; elles sont un phénomène, non une manœuvre. La légis-
lation du XIX'' siècle, plus tolérante que ses devancières, les a
permises; elles ont été provoquées et encouragées par l'abais-
sement des barrières entre les divers Etats, par les facilités du
transit, par les circonstances économiques qui réclamaient un
chassé-croisé de travailleurs. Elles attestent la vie complexe,
agitée, un peu essoufflée, de l'Empire unifié : par politique, il
aime à mêler ses enfans ; bon économe de leurs forces, il les dé-
tache là où leurs bras peuvent le mieux servir; il exploite, en
toutes ses régions, des Allemands de partout; et ses grandes cités,
réceptacles de Polonais et de Rhénans, de Badois et de Saxons, de-
viennent, en quelque mesure, une école de fusion et d'unification,
où les poignets se trempent pour une lutte industrielle contre
l'Angleterre, cette émule qui paraît une moitié d'ennemie. Le sol-
dat, à son tour, dans le district où il cantonne, est un exotique,
et l'adepte, souvent, d'une religion exotitjue : dans le protestant
Brandebourg, un tiers des fidèles du pape se compose des recrues
de l'empereur, originaires d'autres régions; on a vu se créer des
parois-^es, celle de Wismar par exemple, pour offrir une messe à
des soldats, et s'i'difier des temples, en Prusse Rhénane, pour que
la garnison protestante eût un prêche. Préoccupée de broyer entre
elles les diverses populations, peu importe à la Prusse que dans
cette robuste besogne elle trouble, en beaucoup d'endroits, la
tranquillité, longtemps bien assise, du vieil établissement reli-
gieux, protestant ou catholique; dans la première année de la
domination prussienne en Hanovre, la communauté catholique
s'accrut de 1 oOO membres. Joignez-y le va-et-vient des fonction-
naires, et vous comprendrez qu'au contact de cette incessante
circulation le visage correct que s'étaient composé les anciens
groupemens religieux, bien barricadés et bien policés parles sou-
verainetés d'autrefois, se chiffonne ou se ride inévitablement.
Formation, aux x^xi" et xvn'' siècles, d'un certain nombre de
terroirs , exclusivement protestans ou catholiques , qui coïnci-
daient exactement avec les limites des principautés, grandes ou
minuscules, et qui survécurent à ces principautés : voilà un pre-
mier fait, qui explique le morcellement religieux de l'Allemagne.
Développement, au xix'^ siècle, de minorités confessionnelles
qui n'empêchent point, sans doute, la Basse-Bavière ou la Prusse
Rhénane de demeurer catholiques, ni le Brandebourg ou la Saxe
de demeurer protestans, mais qui, réclamant la tolérance, font
brèche dans la sévère cohésion des vieux cadres : voilà le second
798 REVUE DES DEUX MONDES.
fait; ei ces Diasporas , comme on les appelle, essaims protestans
lancés en terre catholique, essaims catholiques lancés en terre
protestante, aggravent et corrigent, tout à la fois, le morcellement
légué par l'ancien régime; elles le corrigent en le rendant moins
abrupt, en inclinant les barrières religieuses dont les princi-
pautés aimaient à s'enfermer; elles l'aggravent, aussi, en exigeant
chaque jour, en deçà de ces barrières, un nouveau sacrifice de
l'homogénéité confessionnelle.
En nous aidant de ces observations comme d'une légende ex-
plicative, nous sommes en mesure, désormais, de lire une carte
confessionnelle de l'empire allemand.
III
Prusse Rhénane et Westphalie, Bavière, Pologne, telles sont
les trois régions éminemment catholiques de l'Empire. Le catho-
licisme rhénan doit être observé dans les meetings; le catholi-
cisme bavarois, dans les chapelles; quant au catholicisme polo-
nais, il offre je ne sais quoi de boudeur et d'archaïque qui, tout
à la fois, impose la réserve et séduit la curiosité.
Volontiers on parle de la « catholique » Bavière, et l'épithète
est méritée. Elle est, par excellence, l'asile des traditions pieuses;
et le clergé régulier, qui les entretient, est relativement plus
nombreux en Bavière que dans toute autre partie de l'Allemagne.
Longtemps encore, au-dessus la porte des masures rurales, s'ou-
vriront les bras d'une madone ou s'allongeront ceux d'une croix.
A la cour, des cérémonies survivent, qui de partout ailleurs sont
disparues. Une fois par an, dans la chapelle royale, le prince
régent arme des chevaliers ; c'est à la fête de saint Georges. De-
bout devant l'autel, sévèrement serrés dans une tunique de soie
blanche, les postulans écoutent un sermon, qui les éclaire sur
leurs futures obligations. Elles sont doubles : tirer le glaive pour
le Christ et l'Immaculée Conception, et se dévouer pour les
pauvres et les malades. Entre les mains du prince régent, inter-
médiaire entre çux et Dieu, ils en prêtent le serment; le prince,
alors, leur donne l'accolade, les enrôle dans la milice de Saint-
Georges, et préside à leur toilette, à la remise du casque, de
l'épéc, des éperons, du manteau bleu ciel au collet d'hermine,
tandis qu'à l'autel la messe se poursuit et s'achève. On rêverait
pour cette scène, comme théâtre, les arceaux d'une cathédrale,
et comme témoins, des pauvres et des malades, fourmillant au
fond des nefs : l'étroite chapelle, de style jésuite, semble plutôt
faite pour des mariages morganatiques que pour des pompes de
LA CARTK KELIGIELSK DK L ALLEMAGNE.
799
chevalerie. Gest aprt^ la solennité que le comparse populaire
est admis : dans une salle du palais, les princes et les chevaliers
entrecoupent d'une série de toasts un déjeuner des plus somp-
tueux; ils se passent l'un à Vautre, en signe de fraternité, une
coupe' archaïque, pétillante de vin, qui dessine une tête de lion;
et derrière un léger rideau de gardes, le bon peuple de Munich
défile, jetant sur le gala des coups d'œil brefs et surpris. Sur-
vivance d'un âo-e où la religion créait et ordonnait les fêtes de
cour, cette cérémonie de la Saint-Georges, par le fait même qu'elle
est un anachronisme, témoigne d'une fidélité littérale aux an-
ciennes coutumes religieuses, trait distinctif de la piété bava-
roise. La Bavière a des pèlerinages fréquentés; Notre-Dame d'Alt-
Oettin? attire un grand concours de foule; autour de l'image
miraculeuse, des statues d'argent, à demi agenouillées, font sen-
tinelle; ce sont des princes de Bavière, chevaliers servans de la
reine céleste.
« Tu ne peux pas aujourd'hui comprendre l'éclat de ton ber-^
ceau ; tu ne soupçonnes pas pour quels sévères devoirs, pour quels
douloureux renoncemens la destinée nous a élus. Tous s'incli-
neront profondément; en face ils te souriront, et par derrière te
déchireront ; n'aie point d'espoir en l'amitié. Mais ta vie épineuse
connaîtra des heures de joie ; Dieu a voulu qu'il y eût des grands
pour que le bien fût fait à profusion. Fais le bien; trouver la re-
connaissance, c'est chimère. L'ingratitude même t'est réservée;
le salaire, c'est Dieu qui l'offre; à ceux qui ont fait le bien, il
donne la paix. » C'est en 1881 qu'une infante d'Espagne, dont
l'enfance avait été promenée dans l'exil, soupirait ces mâles
leçons sur le berceau de sa nièce Mercedes. Devenue princesse
de Bavière, appliquant ses propres conseils, elle incarne à Munich
la charité catholique ; la « Séraphique Union d'amour pour les
enfans pauvres et abandonnés », qui fait beaucoup de bien et en
rêve plus encore, ne l'a point seulement pour bienfaitrice et pré-
sidente, mais pour collaboratrice de sa Revue, à laquelle elle
adresse, entre autres oboles, celle de ses vers. C'est une cour
officiellement catholique que la cour de Bavière.
Mais en dépit des pompes du catholicisme, en dépit même de
ses œuvres, la prise qu'il avait jadis sur la vie publique bavaroise
va s'affaiblissant. Munich est la seule ville catholique de l'em-
pire où le socialisme se soit implanté ; il détache deux représen-
tans au Beichstag, un au Landtag. Vainement chercheriez-vous,
en Bavière, cette correspondance presque adéquate que l'on ob-
serve, sur d'autres points de l'Allemagne, entre les données de la
statistique religieuse et le résultat des élections législatives : dans
800 REVUE DES DEUX MONDES.
les deux circonscriptions de Munich, la proportion des catho-
liques au nombre total des habitans est, respectivement, de 79 et
88 pour 100, et les suffrages recueillis parle centre ne dépassent
pas 21 et 28 pour 100. Si quelqu'un semblait appelé, par son in-
signe expérience du terrain catholique, à réparer ces disgrâces,
c'était assurément le comte Conrad de Preysing, neveu de Ket-
teler; devant lui, les obstacles foisonnèrent; il fit tout ce qu'il
put, non tout ce qu'il eût voulu. Le centre est traité d'invention
prussienne par certains Bavarois de vieille souche. Il est contre-
balancé, dans les campagnes — spécialement en Basse-Bavière, où
il a perdu la moitié des circonscriptions — par la Ligue des paysans
[Baiiernbund), dont vainement il signale les candidats comme
protestans ou « libéraux ». On mesurerait assez exactement la
force de l'Eglise romaine en Bavière, en disant que l'électeur ne
tolère point de la sentir attaquée : M. de VoUmar et ses amis
socialistes sont, en matière religieuse, des opportunistes respec-
tueux. Non moins exactement, on mesurerait la faiblesse de cette
Eglise, en disant que l'électeur accepte malaisément, pour ses
votes, la discipline du clergé : les candidats de la cure ne sont
point, forcément, les élus des fidèles. La presse catholique, en
Bavière, est moins riche et moins influente qu'en d'autres pays
allemands.
L'esprit public, depuis quelques années, échappe lentement à
l'Eglise, et les mœurs aussi lui échapperaient-elles? Certaines
statistiques des naissances illégitimes tendraient à le prouver.
Dans cette laïcisation de la vie publique, dont le socialisme pro-
fite, l'Etat bavarois a sa part de responsabilité : depuis Mongelas,
ministre au début du siècle, jusqu'à M. de Liitz, ministre hier,
les hommes politiques de la Bavière ont lentement tari la sève
catholique. C'est à l'instigation de ce royaume que fut inséré en
1872, dans la législation de l'empire, le fameux « paragraphe de
la chaire », prélude du Kulturkampf. Le premier ministre de Ba-
vière, chancelier actuel de l'empire, fut en 1869 le seul gouver-
nant en Europe qui rêvât d'une ingérence des pouvoirs laïques
dans les délibérations du concile. Les prêtres « vieux catholiques »
hostiles à l'infaillibilité papale, furent maintenus par M. de Lulz
vingt ans durant, dans les paroisses catholiques dont ils étaient
titulaires. La réunion à Munich d'un congrès des catholiques alle-
mands fut, en 1890, quasiment prohibée. L'établissement catho-
lique, en Bavière, est somptueusement installé; mais dans cette
installation il est comme calfeutré. On permet au clergé des œuvres
de philanthropie, mais s'il se mêlait trop activement aux con-
flits sociaux, il risquerait d'être arrêté au nom de l'ordre public.
LA CARTE RELIGIEUSE 1>E l'aLLEMAC.M:. 801
On lui permet de se manifester par des processions et par des mis-
sions: mais s'il s'abandonnait à certaines hardiesses de propagande,
il risquerait d'être arrêté au nom de la paix religieuse. Au fond
de ces églises bavaroises, où Ton ne refuse aucun luxe à Dieu,
vous rencontreriez, surtout depuis le congrès catholique qui s'est
réuni à .Munich en 1895, plus d'un prêtre tout enveloppé des va-
peurs de l'encens, qui volontiers échangerait ce confort contre la
liberté d'action du clergé rhénan.
Dans la Prusse rhénane et la Westphalie,le catholicisme a pris,
en effet, au cours de notre siècle,,une allure apostolique et l'attitude
d'une puissance sociale. Sans lisières ni compression, ou peu s'en
faut, il est ici tout ce qu'il veut être. Le pouvoir central est loin-
tain; c'est par surcroît un pouvoir protestant : dirigé par un État
catholique, un Kulturkampf a l'air d'un rappel à l'ordre (ce qui fait
hésiter et douter les consciences i ; dirigé par un État hérétique, il a
l'air d'une provocation ce qui les soulève et les fait vaincre) . A la fa-
veur des circonstances se développa peu à peu, dans la Prusse rhé-
nane, un mouvement d'émancipation catholique, qui surprit tout
d'abord les clergés et les fidèles des Etats voisins, façonnés par le
joséphisme. Droste-Yischering, archevêque de Cologne, en donna
le signal, en se laissant incarcérer à Minden, en 1837, pour rébel-
lion contre la législation civile des mariages mixtes. Les lois de
mai, œuvre commune de M. de Bismarck et deM. Falk, décimèrent
l'Eglise rhénane; elles ouvrirent une crise, où plusieurs évêques
perdirent leurs sièges et gagnèrent la prison; mais entre le clergé
tracassé par un pouvoir protestant, et le petit peuple jaloux d'ar-
racher aux industriels protestans une amélioration de son sort,
une curieuse alliance fut conclue, qui dure encore et dont le
centre prussien profita. L'histoire de cette alliance, sur laquelle
nous reviendrons un jour, domine le catholicisme rhénan. Dans
la plupart de ses actes, il y eut un mélange de préoccupations
religieuses et de préoccupations sociales, qui se soutenaient
et s'enveloppaient entre elles. L'Église descendit dans les fabri-
ques, consentit à faire siennes les questions matérielles de
l'existence ouvrière. Les fidèles, alors, brisèrent ces compar-
timens derrière lesquels autrefois ils retranchaient leur vie
civique; et leurs votes allèrent au centre, parce que leurs âmes
étaient à l'Eglise. Elle associait tour à tour les ouvriers de la
grande industrie, les paysans, les ouvrières, les commis de bou-
tiques, comme elle avait, dès 1843, associé les compagnons am-
bulans. C'est en Westphalie et en Prusse rhénane que prirent
naissance ces puissans Vereine, lentement ramifiés à travers toute
l'Allemagne. Ils trouvaient la place prise par un discret fourmil-
TOME cxxxv. — 1896. ol
802 REVUE DES DEUX MONDES.
lement d'associations et de fraternités pieuses, œuvres de conser-
vation, qui groupaient en des chapelles bien closes, pour la pro-
téger contre le mal, une dévote élite triée dans la foule. Sans
évincer ces Brtiderschaften, qui dans certaines vilfes, comme
Aix-la-Chapelle, résument encore presque exclusivement l'action
catholique, les Vereine s'y juxtaposèrent, avec des cadres plus
amples et des façons plus conquérantes. On y choquait les verres
en même temps qu'on y mêlait les prières ; on s'y groupait pour
la réalisation concrète et terrestre d'un certain idéal chrétien ;
loin de fouiller la vaste pâte populaire pour en extraire le levain
et empêcher qu'il n'y fût étoutle, on voulait, au contraire, qu'il
fermentât au milieu de cette pâte : c'est sur de larges fondations
que ces groupes nouveaux étaient assis. Ils dressèrent le peuple
catholique à penser par lui-même et à agir par lui-même, sans
attendre d'en haut, comme une sorte de supplément à la révéla-
tion, un mot d'ordre quotidien pour la conduite politique et so-
ciale. Or il fallait que sur le terrain politique la prépondérance
du catholicisme rhénan trouvât son expression : grâce à la vertu
éducatrice des Vereine, cette expression put prendre une autre
forme que celle qu'on appelle vulgairement le gouvernement des
curés. Le centre rhénan est d'un acabit fort laïque : il se maintient,
avec la hiérarchie ecclésiastique, en une communauté générale
d'idées; mais il la laisse en paix et elle le laisse en paix. De la
Gazette populaire de Cologne, qui depuis trente-sept ans, avec un
mélange presque artistique de souplesse et de fermeté, commente
et conduit la politique du centre, jamais on n'entendrait dire som-
mairement, non plus que de l'ensemble des journaux catho-
liques allemands : « C'est l'organe de l'évèché. » Telle est, en
son complexe aspect, l'orientation du catholicisme rhénan.
Il parlait aux foules de justice sociale, voire même d' « exploi-
tation capitaliste », avant que les socialistes ne se fussent pré-
sentés. Devancés dans la confiance du peuple, ceux-ci perdirent
toute chance de victoire. Leur clientèle, composée surtout d'ou-
vriers immigrés, se trouve parfois en majorité pour certaines
élections professionnelles; mais pour les élections politiques,
l'agglomération industrielle qui s'est entassée dans la région de
Cologne demeure une bastille du centre allemand. Avec cette
fidélité politique, la pratique religieuse va de pair, ainsi que le
bon aloi des mœurs; sur cent catholiques, on évalue de soixante-
quinze à quatre-vingt-quinze le chiffre des communions pascales;
et si l'on excepte la petite principauté de Schaumburg-Lippe, en-
foncée d'ailleurs comme un coin dans la Westphalie, cette der-
nière province et la Prusse rhénane sont les deux pays d'Alle-
magne où les naissances illégitimes sont le plus rares. Dans un
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 803
journal de vc^age, récemment mis en lumière parle P. Lecanuet,
Charles de Montalembert, en 1834, écrivait : « La Weslphalie
est le foyer du catholicisme dans l'Allemagne du Nord, c'est la
Bretagne germanique. » Ce témoignage demeure exact.
Dans quelle mesure la poussée des intérêts agrariens risque-
t-elle,à la longue, de désorganiser le centre rhénan-westphalien,
d'imposer des hommes nouveaux à la coniiance des catholiques
ruraux, et de troubler l'harmonie entre la vie religieuse et la
vie publique? Nous aurons à l'étudier. La plus récente manifes-
tation du centre dans cette région fut l'élection législative de Co-
logne, en janvier dernier; M. l'avocat Karl Trimborn recueillit
un nombre de voix supérieur encore à celui que le centre ob-
tenait d'ordinaire; dès le premier tour, il fut élu. Un industriel de
Mûnchen-Gladbach, M. Brandts, et M. Trimborn lui-môme
comptent beaucoup, pour maintenir la discipline électorale, sur
l'Association populaire pour l'Allemagne catholique [Volks-
verein fin- das Katholische Deutschland)^ dernière création de
Windthorst, et dont ils se partagent la présidence. Cette associa-
tion est destinée à répandre, à travers toute l'Allemagne, cet
esprit d'initiative laïque et ce programme d'action sociale qui font
la force du catholicisme rhénan. Le catholique de la Prusse rhé-
nane est attaché à son autonomie ; il se dit volontiers Rhénan, tient
fort peu à passer pour Prussien; il a conscience de ce qu'il vaut;
et par surcroît il a l'ambition d introduire en d'autres pays al-
lemands ses procédés, ses allures et ses habitudes de succès. Il
rêve que sa province soit un foyer ; et rappelant avec orgueil
l'immense foule d'Allemands qui se pressait aux deux pèleri-
nages de Trêves, en 1844 et 1888, pour vénérer la sainte tunique,
il conclurait volontiers que la Prusse rhénane est prédestinée,
de droit divin, à régler dans l'Allemagne catholique les pulsations
de la vie mystique, comme celles de la vie politique.
Entre l'Eglise polonaise et le peuple de Pologne se maintient
aussi la plus intime union; mais tandis que, dans la Prusse rhé-
nane, la solidarité qui rapproche les prêtres et les masses est
l'œuvre des temps récens, elle est, en Pologne, un legs du .passé.
Se drapant dans le deuil de ses fidèles, l'Église de Pologne les
maintient et s'immobilise en une sorte de vie posthume, déjà plus
que centenaire, faite de regrets, d'espérances, et d'élans vers une
résurrection. A cet égard, la cathédrale de Posen a la valeur
d'un symbole. Au delà de la ville allemande, qui chaque année
multiplie ses bâtisses, le petit pont de la Wartha conduit vers un
faubourg étrange; des bicoques mal alignées, si chétives et si
basses qu'on les dirait désireuses de rentrer sous terre, font avenue
jusqu'à la cathédrale, disgracieux et lourd squelette, fort vilaine-
804 REVUE DES DEUX MONDES.
ment habillô par la mode du siècle passé; plus loin la campagne
commence. Entrez dans la basilique : vous croyez voir une arrière-
garde polonaise, oubliée là, par mégarde, à la lisière du chef-lieu
germanisé. Aux piliers de la nef s'accrochent de longues plaques
de bronze, finement ouvragées; le graveur a dessiné, sur chacune,
une forêt d'arceaux gothiques, cadre élégant et subtil, dans le-
quel se profile l'image du mort, fièrement en pied, comme si le
jour de la résurrection avait sonné. Les chapelles latérales ont
l'aspect d'une nécropole; par-dessus leurs tombeaux, des évêques
de marbre sont couchés sur le flanc; ils dorment, non point tout
de leur long, de ce sommeil hiératique qui consacre la mort et
semble faciliter l'essor de l'àme, mais presque courbés en deux,
dans une sorte d'assoupissement; leurs lourdes tètes mitrées, à
demi dressées, à demi tombantes sur leurs poitrines, veulent re-
tenir un dernier souffle de vie. Et puis, à l'un des piliers voisins
du chœur, un tout petit monument est fixé : c'est le tombeau de
l'archevêque Dindor; sur le siège de Posen, la Prusse, après le
Kulturkampf, voulut asseoir un Allemand; elle choisit ce bon
prêtre de Kœnigsberg, qui n'eut ni le temps ni le goût de rien
déranger en Pologne, qui n'essaya point de dissocier l'une de l'autre
les deux notions de catholique et de polonais, et qui, maintenant,
seul agenouillé parmi tant de prélats reposant en cette enceinte,
semble demander pardon pour son inoff'ensive intrusion.
Le catholicisme et la nationalité polonaise se recouvrent,
s'enveloppent, s'identifient. Dans cette association, la religion
trouve à la fois une force et une faiblesse. Sur le terroir même de
Pologne, insigne est la piété. A Posen, sur cent catholiques
quatre-vingt-treize font leurs pâques; à la campagne, ce chifl're
de sept défaillances paraîtrait un scandale. Les abstinences, les
jeûnes, demeurent très sévères et très sévèrement pratiqués. Mais
dans les âmes mêmes des Polonais, la racine catholique est par-
fois assez tendre : et gare à cette racine, lorsqu'ils émigrent. A
Berlin, à Hambourg, à Francfort, si le journalier venu de Poseti
ne rencontre point un prêtre polonais, il risque fort d'être momen-
tanément perdii pour l'Église. Il n'est point sûr de retrouver, en
cet exil, le catholicisme authentique de sa Pologne; la confiance
lui manque; en celui qui n'est point son compatriote, il ne voit,
souvent, qu'un demi-coreligionnaire. Un prêtre prussien des
environs de Berlin avait comme paroissiens un certain nombre
d'ouvriers polonais; il fit venir un missionnaire de Posnanie,
pour leur prêcher; leur assiduité fut admirable, leur enthousiasme
débordant; de toutes leurs oreilles, ils écoutaient cet apôtre, qui
leur disait, dans leur langue, la confiance et le respect dus au
clergé prussien; à son départ, curé en tète, ils l'escortèrent jus-
LA CAUTK BELIGIELSi: UE l'aLLEM ACNE. 805
qu'au train. ^11 regagna le village; le curé, ravi, croyait avoir
vaincu Ihunieur défiante de ses Polonais. « Quand donc revien-
dra-t-il, le vrai prêtre? « lui demandèrent, inquiets et rêveurs,
quelques-uns de la bande. Le Prussien passait toujours pour un
faux prêtre: c'était là le succès delà mission. D'ordinaire, ce n'est
point par incrédulité, cest sous lintluence de semblables préjugés
que le Polonais émigré se détache de la pratique religieuse. Dans
plusieurs régions de lAllemagne. on fait un vif grief au clergé
de Posnanie et de Silésie de l'ignorance dans laquelle il laisse ses
fidèles : ce clergé réplique en reprochant au gouvernement prus-
sien d'imposer l'enseignement du catéchisme en allemand, lan-
gue inintelligible pour les petits Polonais. L'ivrognerie, aussi,
supplante souvent la religiosité dans une âme de Polonais. Sou-
cieux de ces périls, le clergé de Posen a créé, en 1892, l'associa-
tion dite de saint Isidore, qui se propose de réduire l'émigration
en procurant aux Polonais du travail local et de veiller spéciale-
ment sur ceux qui seraient encore contraints d'émigrer. Mais
ramenez ces gens dans leur village, replongez-les en leur milieu;
tout de suite, sans transition, chacun d'eux redeviendra le dé sot
d'autrefois, l'adorateur ému du Dieu de la Pologne, le familier
des saints nationaux. Désemparé par la nostalgie, le Polonais se
laissait séduire au libertinage: mais il suffit, au retour, d'un
psaume de connaissance ou d'un curé de connaissance, <( le vrai
prêtre », pour ramener ce prodigue à Dieu. Il en est de la religion
catholique, en Pologne, comme d'une atmosphère : le peuple y
baigne; il en est enveloppé, incessamment frôlé, plutôt que
pénétré ; elle est tout à la fois à fleur de sol et inséparable du sol ;
et cette atmosphère se condense, elle se fait opaque, en présence
du germanisme protestant qui la voudrait entamer.
En domaine de langue polonaise, il serait imprudent au catho-
licisme de faire des avances à l'Etat prussien, ou, comme l'on
dit, de « germaniser ». La Silésie vient d'en offrir un bruyant
exemple. Plusieurs de ses députés, membres du centre, élus par
des majorités de travailleurs polonais, accédaient aiséiin'ut à
toutes les exigences, même militaires, du gouvernement impérial
et représentaient exclusivement les intérêts de la grande pro-
priété. En novembre 1893, les Polonais de Pless-Rybnik ont fait
entendre un avertissement: contre le baron de Huene, ils ont
élu, malgré les comités électoraux du centre, un de leurs com-
patriotes catholiques, M. Radwanski. Sacrifier la religion à la
politique, ou la politique à la religion : ce sont là des expressions
qui n'ont point de sens pour les Polonais. Leur attachement à la
tradition historique et leur dévouement à l'Eglise romaine ne
comportent nulle dissociation; le polonismeest un bloc; entre les
806 REVUE DES DEUX MO^DES.
parties de ce bloc, on n'en préfore aucune, on n'en subordonne
aucune. Au Parlement allemand, à la Chambre prussienne, ils
ont créé un parti ])olonais, fidèlement catholique, qui parfois
dialogue avec le centre ou même est en coquetteries avec le chan-
celier, mais qui s'isole, plus volontiers, en une sauvagerie fière et
mélancolique, tout comme l'Eglise de F'ologne dont il compte
plusieurs représentans.
Dans ces trois bastions catholiques dont nous avons tâté la
solidité, le protestantisme dessine des angles rentrans : il est
majorité sur certains points de la Westphalie, dans la région
d'Elberfeld, dans une enclave bavaroise qui comprend Nuremberg,
Anspach et Bayreuth; il possède, dans le reste de ces provinces
et en Posnanie, une minorité éparpillée. C'est en ces postes
avancés qu'il le faudrait observer, si l'on faisait ici un travail d'édi-
fication, non une étude critique. Stimulée par le voisinage d'un
catholicisme llorissant, l'Eglise évangélique so dépense en mer-
veilles de charité; elle compose à son dogme, que ne respectent
pas toujours les facultés de théologie, une toilette correcte, aussi
traditionnelle que faire se peut; elle tient à honneur, enfin, de se
montrer pieuse et zélée pour le culte. Il n'est guère de pays, dans
l'empire, où la ferveur protestante soit plus accomplie que dans
les campagnes de Posnanie; elles se distinguent, surtout, par la
sérieuse moralité qui complète cette ferveur. Tandis que la popu-
lation rurale évangélique, dans les provinces environnantes, a de
mauvaises mœurs, ou, pour mieux dire, point de mœurs, elle sait
en Posnanie qu'il existe une morale chrétienne. On aimerait à
s'attarder dès maintenant, — et nous y reviendrons plus tard, —
au spectacle de cette activité philanthropique où le protestantisme
rhénan et le luthéranisme bavarois se prodiguent à l'envi. C'est
de Kaiserswerth, bourgade rhénane, et de Neuendettelsau, bour-
gade bavaroise, que se dispersèrent, à travers l'Allemagne, des
milliers de diaconesses, émules des sœurs de charité catholiques.
A Bielefeld, en Westphalie, les créations du pasteur de Bodels-
chwingh sont d'une insigne originalité; cette petite ville est
comme unfoyei* d'évangélisme, où confluent, au profit de mul-
tiples œuvres, les aumônes de l'Allemagne protestante, et d'où
rayonnent sur tout l'Empire certaines institutions qui assurent
aux vagabonds un feu et un lieu. C'est en Westphalie, aussi, et
dans la Prusse rhénane, que s'est le plus solidement maintenue
la notion de la comnmnauté chrétienne; de bonne heure, l'Eglise
évangélique, ailleurs comprimée par l'Etat, y conquit une cer-
taine autonomie; elle en sut profiter, pour enraciner et cultiver,
dans la conscience de ses fidèles, le sentiment de leurs liens réci-
proques et des devoirs imposés à chacuu d'eux par la fraternité
LA CAUTE UELRlliaSE DE l'aI.LEMAGNK. 807
paroissiale. Cfette éducation porte aujourd'hui ses fruits; déjà
s'organise, sous la double impulsion des pasteurs et des laïques,
une bienfaisance d'église, et tandis que. dans les autres provinces
allemandes, la besogne de l'apostolat et des bonnes œuvres retombe
presque exclusivement sur des pasteurs hors cadre, délégués
sédentaires ou ambulans de la Mission Intérieure, les commu-
nautés de Westphalie et de Prusse rhénane sont assez robustes,
assez vivantes, pour être elles-mêmes des centres d'action chari-
table et évangélique. Riches de libertés, fécondes en œuvres, elles
témoignent, parfois bruyamment, de leur fidélité tenace àla vieille
tradition dogmatique. Elles aiment mieux partager la foi de leurs
pères du xvi"^ siècle, que s'associer aux négations de l'université
de Bonn. Le voisinage de cette université, où règne la théologie
dite « incroyante », leur parait une provocation; des ligues sont
fondées, des manifestes publiés, pour la défense intégrale du
symbole apostolique. L'église de Bavière, elle, pour se préserver
des novateurs, n'a besoin ni de cette vigilance ni de ce fracas;
exclusivement luthérienne, elle ne repose point, comme les
églises prussiennes, sur une vague entente entre les luthériens et
réformés, qui toujours implique, en quelque mesure, un recul de
l'inflexibilité dogmatique ; les vieilles croyances lui restent chères ;
entre les professeurs d'Erlangen, d'une part, le clergé et les
fidèles d'autre part, il n'y a point de hiatus sensible; et les plus
audacieux, même, se plaisent à maintenir en façade un solide
corps de doctrines.
Probablement en vertu des maximes mêmes du protestan-
tisme, qui ne lui permettent guère une immixtion dans la con-
duite civique de ses membres, l'Eglise évangélique, en ces trois
régions où elle paraît si puissamment établie, demeure à peu près
sans prise sur la vie publique, au moins dans les villes. Les
seules circonscriptions de la Prusse rhénane où le socialisme ait
pénétré sont celles de Solingen et d'Elberfeld-Barmen, protes-
tantes en grande majorité; la vallée de la Wupper [Wupperthal)
que certains libertins appellent, par une allitération railleuse, la
« vallée des bigots » [MuckeHhal), est un fief socialiste; et il en
est de même de la ville de Nuremberg.
IV
Si l'on passe au vaste i»loc protestant de l'Allemagne septen-
trionale et centrale (Prusse, Brandebourg, Poméranie, Mecklen-
bourg, Schleswig-Holstein, Anhalt, Saxe prussienne et royale),
à peine sillonné, çà et là, par quelques fissures catholiques, on
y observe, tout de suite, une physionomie religieuse extrêmement
S08 REVUE DES DEUX MONDES.
variée; et la plus simple façon d'être exact, en l'espèce, est de re-
prendre la vieille distinction entre villes et campagnes.
En général, dans l'Allemagne proprement protestante, les
villes et leur périmètre rural sont devenus, suivant une expres-
sion familière àccitains pasteurs, des « cimetières spirituels ».
Volontiers, à travers le monde, on répute Berlin comme le type
de cette cité que le bon Plutarque déclarait impossible, une cité
athée; cette renommée n'est point usurpée. Vers 1880, l'impiété
berlinoise atteignait à d'étranges confins; à cette date, d'après
les statistiques officielles de la conférence évangélique d'Eise-
nach, 2t) pour 100 des enfans protestans restaient sans baptême;
59 pour 400 des mariages, 80 pour 100 des enterremens étaient
purement civils; sur 100 membres de l'Eglise évangélique, on
comptait, par an, 13 communions; et 10 pour 100 seulement,
enfin, se donnaient la peine de prendre part aux opérations élec-
torales des communautés. L'Eglise évangélique cria disette,
disette de temples aussi bien que de fidèles; et l'Etat, impuis-
sant à multiplier les fidèles, multiplia du moins les temples.
En 1889, on évaluait à 40 le nombre des nouvelles églises qui de-
vaient être bâties à Berlin ; sept ans ont suffi pour que 22 fussent
édifiées; 8 autres sont en construction. L'anecdote suivante, qui
i-essemble vaguement aune légende de caricature, m'a été donnée
comme authentique. Sous les Tilleuls, un gamin salue la voiture
impériale; un monsieur chauve, près de lui, fait de même; et le
Bnrsc/ie de crier au P/iilisier dénudé : « Prenez garde, si l'on
voit une place vide, on y fera bâtir une église. » Guillaume II et
l'impératrice, grands bâtisseurs, épient les places vides, dans leur
<:apitale, pour les consacrer à Dieu. La cour est dévote; on sait,
■parmi les fonctionnaires, que le pouvoir aime la religion, fonde-
ment d'un certain ordre moral; à la portée des fidèles, il multi-
plie les endroits où l'on prêche ; cela suffit pour que la pratique
religieuse augmente. Bappelez-vous les chiffres dérisoires de 1880,
^t rapprochez-en ceux de 1893; à cette dernière date, on comp-
tait seulement 12 pour 100 des nouveau-nés, 36 pour 100 des
mariés, 03 pour 100 des défunts, qui échappassent à la bénédic-
tion du pasteur; et pour 100 fidèles inscrits, on trouvait, non
plus 13 communions comme en 1880, mais 16. Quelques années
de collaboration entre la puissance laïque et l'église ont amené ce
relèvement; et lorsque nous disons l'église, nous n'entendons
point seulement le clergé paroissial, trop peu nombreux, mais les
pasteurs de la Mission Intérieure, étrangers à la hiérarchie. Un
capucin de la Bavière, le Père Cyprien, a noblement rendu jus-
tice aux multiples travaux de cette mission protestante; il lui
attribue même, peut-être, plus de succès qu'elle n'en a, ou plutôt
LA CARTE RELUUEISE DK t AI.LEMA(iNE. 809
il lui supposa tout le succès qu'olio souhaiterait. A vrai dire, le
léger progrès quaccusent les statistiques de 1893 est purement
extérieur ; la couche de vernis religieux, qui dissimule en beaucoup
de pays l'apostasie réelle des sociétés, s'était, à Berlin, fortement
écaillée; tant bien que mal, on l'a rajeunie et solidiliée ; ce fut un
de ces crépissages qui font durer les façades sans en affermir les
fondations. Que le résultat obtenu réjouisse certains partis poli-
tiques, on le comprend ; mais lésâmes pieuses demeurent sans illu-
sion. Au-dessous du monde officiel, — aussi strictement évangélique
que l'empereur l'est en fait et que l'Etat prussien l'est en prin-
cipe, — vous coudoyez à Berlin deux catégories d'hommes. D'une
part une bourgeoisie se piquant de lumières, associant la religion,
par convenance et par civilité, aux grands actes de la vie, mais
incrédule foncièrement : elle a comme desservans attitrés, pour
ses rares besoins religieux, des pasteurs hommes du monde, de
science aimable et de haute courtoisie, détestant la rigidité doc-
trinale comme une chose de mauvais ton, adeptes et apôtres d'une
certaine foi facile, pas plus encombrante qu'impérieuse, discrète
et souple comme toute opinion de salon. D'autre part une masse
populaire fortement conquise par le socialisme, toujours sarcas-
tique et souvent haineuse contre l'église établie, et soupçonnant
volontiers cette église de travailler pour le salut du trône et la
sécurité des coffres-forts plutôt que pour la gloire de Dieu. Par
principe politique aussi bien que par impiété, cette foule se dérobe
à l'action apostolique du protestantisme. C'est par principe, aussi,^
qu'elle préfère l'union libre au mariage; elle a un système d'idées
et d'instincts qui excluttoute déférence, même superficielle, envers
les usages ecclésiastiques. Il est vrai que le génie allemand con-
cilie parfaitement l'irréligion et la religiosité; et l'impiété la plus
radicale est encore tout heureuse de s'habiller de mysticisme, au
sein de certaines sectes dont nous parlerons un jour. Mais entre
le protestantisme officiel et la population ouvrière de Berlin, un
fossé est creusé. « Trop tard, la place est prise:» en Prusse rhé-
nane, c'étaient les catholiques qui tenaient ce langage aux so-
cialistes; à Berlin, ce sont les socialistes qui ripostent ainsi aux
tentatives d'action sociale d'un certain nombre de pasteurs évan-
géliques, paralysés d'ailleurs depuis quelques mois, en Prusse,
par la prudence quasi épiscopale du Conseil suprême ecclé-
siastique.
A des degrés divers, les grandes villes protestantes de l'empire
se rapprochent, toutes, de l'irréligion berlinoise. On peut se de-
mander, môme, si Hambourg ne dépasse pas Berlin, malgré l'édi-
iiant voisinage, au Raiihe Haus^ des créations, religieuses et so-
ciales du pasteur Wichern : on y comptait, en 1893, sur 100
810 REVUE DES DEUX MONDES.
mariages, 13 seulement non bénis (ce qui dénoterait moins d'in-
ditïérence qu'à Berlin) ; mais sur 100 enfans, 17 demeuraient sans
baptême (ce qui dénoterait le contraire); et pour une population
de 100 protestans, on relève à Berlin 16 communions, à Ham-
bourg 10 seulement; Magdebourg viendrait ensuite, puis les ag-
glomérations industrielles de la région saxonne. « Le peuple de
Saxe, écrivait Montalembert en 1834, est le plus protestant de
toute l'Allemagne. » Sans aucun fard, aujourd'hui, le socialisme
expose, à son invincible clientèle d'électeurs saxons, la philoso-
phie athée dans laquelle il encadre ses revendications économi-
ques et qui d'ailleurs, peut-être, ne leur est pas essentiellement
inhérente; et ces populations évangéliques lui font l'abandon
de leurs votes et de leurs consciences. Elles ne tiennent aucun
compte à la fraction « libérale » de l'église, des efforts qu'elle fait
pour mettre son dogme à la portée de leur scepticisme, ni de cette
condescendance avec laquelle elle atténue le symbole au risque
de le déchirer; et dans leur acharnement contre le christianisme
elles enveloppent la morale chrétienne, lors même que par un
prodige de complaisance elle leur est présentée sans aucun alliage
de surnaturel.
Quelle est la situation religieuse des campagnes, nous Talions
dire à grands traits. Dans la Prusse orientale et occidentale, et
dans la partie de la Poméranie qui s'étend sur la rive droite de
l'Oder, la piété est convenable : le district de Kœstlin, même, est
l'une des régions de l'Allemagne où la ferveur est le plus assidue,
puisque chaque dimanche, dans les temples, la communauté est
représentée par environ la moitié de ses membres. De l'autre côté
de l'Oder, le changement est brusque; aux alentours de Stral-
sund, quatre à cinq pour cent des fidèles vont au prêche; on
communie cinq ou six fois dans sa vie, à l'occasion des importans
événemens de famille, mais sans recueillement, sans intelligence,
et parce que la Pâque, presque au même titre que les libations et
les danses, figure nécessairement au programme d'un grand jour.
C'est un pays de très grande propriété : on y compte moins de
petits paysans, beaucoup plus d'ouvriers agricoles que dans la
moitié orientale de la Poméranie; et il semble, en ces parages,
que la pratique religieuse diminue à mesure que déchoit, par
l'effet de mauvaises conditions sociales, la dignité de l'existence.
Le Mecklenbourg n'est guère plus dévot ; sur cent fidèles inscrits
le pasteur a dix auditeurs environ. Cette indifférence est conta-
gieuse^ elle se retrouve dans le sud du Schleswig-Holstein. Le
Brandebourg, en revanche, est kirchlicli (ainsi dit-on d'un pays,
où les offices sont suivis) ; encore offre-t-il, à cet égard, de curieux
contrastes : dans le cercle de Liickenwalde-Jùterbogk, il n'est
LA CARTK BKLUaEUSi; DK l' ALI.KMA(;N E. 811
guère de faimille qui ne soit représentée au temple, chaque di-
manche, par un de ses membres, et pour 100 fidèles on compte
annuellement 200 communions; non loin de là, dans l'Uker-
mark. on cite telle commune de 1 500 âmes où le pasteur a
30 auditeurs: et dans le Havelland la piété tombe également en
désuétude. Un professeur de Berlin, (jui conserve, pour l'avenir
de l'Église évangélique. les plus fortiiiantes espérances, et dont
le fils et le gendre sont pasteurs, m'attestait par son expérience
personnelle la diminution de la piété domestique dans les régions
prussiennes qu'il connaît : on ne peut plus espérer, en frôlant les
murs de certaines ruelles de village, surprendre l'écho de quelque
lecture biblique, de quelque psalmodie commune, de l'un de ces
exercices enfin {Hausandachten) par lesquels les vieilles familles
protestantes s'élevaient volontiers vers Dieu. La province de
Hanovre est d'une piété moyenne; dans le Brunswick som-
meille une indifférence qui confine à l'impiété. Les paysans sont
plus que tièdes dans larrondissoment de Magdebourg, assez
dévots dans ceux de Mersebourg et d'Erfurt. Si l'on devait donner
des rangs aux petits duchés saxons d'après l'état de la pratique
religieuse, c'est Altenburg qpii l'emporterait ; Meiningen et Weimar
viendraient ensuite: et tout à la fin, passablement indévots,
Gotha et Cobourg. Le royaume de Saxe comporte une distinc-
tion : dans les campagnes où l'industrie s'est installée, l'office
est négligé: il est plus suivi dans celles où le paysan est de-
meuré un paysan.
Mais la pratique religieuse , là même où elle est le plus répandue,
est trop souvent purement extérieure : elle n'a sur les mœurs qu'une
influence très médiocre, sinon nulle. MM. HûckstàdtetWittenberg,
pasteurs évangéliques, rapporteurs d'une récente enquête sur la
moralité des campagnes prussiennes etsaxonnes, s'attristent de cette
conclusion : «Dans les régions les plus /iirchlich, disent-ils, 1 im-
moralité est aussi grande ou presque aussi grande que dans les
régions qui ne sont point kirchlich. » D'un opuscule de souvenirs
personnels publié par le pasteur d'un village prussien, M. Paul
Gerade, résultent les mêmes impressions attristantes. La situation
matérielle des paysans, souvent très précaire, apparaîtà beaucoup
d'ecclésiastiques protestans comme la principale raison de cette
sauvagerie ou de cette déchéance morale : et c'est le commun
intérêt des bonnes mœurs et de l'église évangélique qui dicte les
revendications du pasteur \Vittenberg et de ses amis en faveur
des ouvriers agricoles. Mais à ces revendications, il semble que
la hiérarchie suprême ne s'associe point, et qu'elle y serait plutôt
hostile : ainsi l'exigerait, à défaut du pouvoir central, cette âpre
et conservatrice féodalité, la Ritlerschaft, souvent patronne des
812 KEVUE DES DEUX MONDES.
paroisses, et moins initiée à l'esprit de rÉvangiie qu'à l'art d'ex-
ploiter ses journaliers et ses domaines. Avant de civiliser la plèbe
des campagnes, il en faudrait humaniser lepatriciat; et par l'effet
d'un mangue de liberté dont nous aurons un jour à chercher les
causes, l'Eglise évangélique, qui tâtonne dans la première tâche,
n'a pas encore pu affronter la seconde.
Sur toute l'étendue de cette immense région protestante, dans
les endroits où le catholicisme s est installé, où même il se déve-
loppe, il manque en général de vigueur. L'argent fait défaut, plus
encore les hommes. Le Kulturkampf, un peu partout, décima les
rangs du clergé; de là une disette de prêtres dont il faudra
quelques années encore pour réparer les inconvéniens. C'est à
l'évêché de Breslau surtout, et à l'évêclié d'Osnabrùck, qu'on
souffre de cette disette. Le premier de ces deux évôchés préside à
la « Délégature apostolique », qui comprend Berlin, le Brande-
bourg et la Poméranic; l'accroissement du nombre des prêtres,
dans cette région, ne répond pas à l'accroissement du nombre
des fidèles. Cinq églises nouvelles ont été créées à Berlin depuis
1860; on y a multiplié aussi les associations catholiques de tra-
vailleurs; les Dominicains y desservent une paroisse, et d'autres
ordres religieux y pourraient être appelés. Mais l'action du clergé
séculier, vis-à-vis d'une masse de fidèles dispersés et souvent in-
connus, en présence du champ qu'il aurait à soigner et qu'il est
impuissant même à explorer tout entier, semble forcément con-
damnée à l'incertitude, à l'instabilité, à je ne sais quelle timidité
haletante qui éloigne du succès.
Le vicariat des missions catholiques du Nord, confié depuis
Grégoire XVI aux évêques d'Osnabrùck, gouvernait en 1888, dans
les villes hanséatiques, le Mecklenbourg et le Schleswig-Hols-
tein, 43702 âmes (au lieu de 11870 en 1867). De ses trente-quatre
stations de mission, quinze remontent au dernier quart de siècle,
et sept seulement sont antérieures à 1800. Les rapports pério-
diques adressés d'Osnabrùck à la congrégation de la Propagande
sont d'une netteté parfaite et sans nul apprêt; on y voit naître et
vivoter les chrétientés de Diaspora, et la communication de ces
documens occultes nous a grandement servi.
Des petites gens venant de tous les coins de l'Empire et même
de l'Europe, Autrichiens, Bohémiens, Polonais, Italiens, Alle-
mands surtout, « cherchant à gagner le plus possible, négligeant
souvent la religion », voilà la clientèle de Févêque-vicaire. Une
partie de cette clientèle est perpétuellement en mue; beaucoup
d'ouvriers, appelés par des travaux périodiques, viennent et s'en
vont avec les saisons; il est aussi des besognes accidentelles qui
provoquent subitement une grosso demande de forces humaines;
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEJI A(iM:. 813
(les cinq mille ouvriers catholiques qui travaillaient au canal de
Kiel, un certain nombre se sont déjà dispersés, portant ailleurs
leurs bras et leur sueur. Comme le besoin crée l'organe, une
agglomération catholique crée la station de mission; sous ce nom;
canal du Nord-Est, l'évêque vicaire en fil installer une, presque
ambulante, pour le service spirituel des ouvriers et des petits
manœuvres. Les travailleurs agricoles, plus dispersés, sont plus
insaisissables: « On évalue, dit le rapport de 1888, que deux cents
environ doivent être épars dans les biens nobles et les domaines du
grand-duc de Mecklenbourg-Schwerin, autour de Ludwigslust; »
il faudrait dire plus de deux cent cinquante, d'après le rapport
de 1895. Incessamment le missionnaire voyage, en quête de ces
épaves qui sont des âmes ; telle station a cinquante kilomètres
de rayon ; « si vaste est le district de Rostock que le prêtre n'y
peut visiter tous les catholiques ni procurer à tous la possibilité
d'assister à l'office divin » ; il est des communautés qui ont la
messe une fois par mois, d'autres plus rarement, d'autres jamais.
De ces bourgades délaissées se détachent chaque année quelques
enfans de quatorze ans; ils s'en vont à la grande ville, à la ville
de résidence officielle du missionnaire, et là, quelques mois
durant, dans une institution pour communions [Konimuiiikanden-
Anstalt) ou dans des chambre! tes du presbytère, ils s'initient à
leur foi ; catéchisme appris et communion faite, ils s'en retournent.
La pratique religieuse s'accommode mal de pareilles conditions;
elle y survit pourtant; d'après le rapport épiscopal,la moitié des
catholiques, à Brème, les deux tiers, à Lubeck,font leurs pâques;
ce sont villes où la proportion annuelle des communions protes-
tantes au nombre des fidèles protestans est de 13,22 et 19,78
pour 100 ; la chrétienté exotique s'y montre donc plus pieuse que
la chrétienté établie. Que les vocations religieuses soient rares
dans \a. Diaspora, on le comprend sans peine; en 1895, on comp-
tait trois prêtres et trois étudians en théologie originaires de cette
Diaspora. Elle est peuplée de pauvres gens timides et passifs,
dont la vie religieuse, même correcte, est sans intensité.
Régulièrement, chaque station se devrait suffire à elle-même,
mais les exceptions renversent la règle. Les fidèles de \di. Diaspora
auraient plutôt besoin de recevoir des secours, et ils en reçoivent.
En 1888, l'évêque entretenait à ses frais dix missions et treize
maîtres d'école; dans trois stations, de riches particuliers cou-
vraient les dépenses de la communauté, le pape subvenait à la
construction d'une église à Hambourg, le grand-duc aidait le
prêtre de Schwerin à vivre ; l'association allemande de Saint-
Boniface, la Propagation de la Foi lyonnaise essayaient de faire
le reste. Avec l'exiguïté des budgets, c'est une œuvre longue et
814 REVUE DES DEUX MONDES.
laborieuse que d'amener à une vie normale une communauté de
Diaspora. On commence bien petitoment, d'une façon qu'on pour-
rait dire infantile. L'histoire de Wismar peut ici servir de type.
En 1871, pour 90 marks par an, les catholiques y louèrent une
chambre : ce fut l'église. Le loyer parut trop lourd, et l'on installa
le culte dans une salle de vieux couvent, désaffecté depuis la
Réforme. Le couvent dut être évacué; on se rabattit sur une
chambre d'hôtel qu'on payait 150 marks; le grand-duc, sur sa
cassette, en versait 120. L'aubergiste, en 1877, prétendit élever
ses prix ; il demanda 300 marks. Alors l'instabilité du domicile
divin commença de déplaire, et l'on fit bâtir une petite église
pour laquelle le grand-duc donna 3000 marks. Location d'abord,
puis achat et construction ; ces deux phases se retrouvent souvent
au début des petits groupemens dei>m5;9or«. La location, parfois,
est gratuite ; Tévêque, en son rapport, rend hommage à la muni-
cipalité protestante de Gustrovv, qui prête au culte catholique la
salle de l'école, et à des propriétaires protestans d'itzeloe, qui lui
ouvrent un local. On achète à la longue « une maison et un
fonds de terre, domum fundosqiie » oii s'entassent côte à côte la
chapelle, le logis du prêtre, l'école. Il faut à Dieu un certain
confortable, sinon les plus distingués des fidèles lui marchandent
leur visite. « Parmi les officiers et hauts fonctionnaires civils
qui résident en Schleswig,on trouve souvent quelques catholiques;
l'aspect indigent et misérable de l'établissement catholique les
détourne facilement de la pratique religieuse. » Cette élite a ses
susceptibilités et ses dégoûts; à Hambourg, oii la communauté
possède quatre écoles primaires et deux écoles supérieures, près
de deux cents |enfans catholiques fréquentent des établissemens
protestans, « parce que les écoles catholiques paraissent tout à
fait \Aéhé\Qime'&,admodiim parum nobiles. » On pardonne malai-
sément au catholicisme, en certains milieux, et sa clientèle de
pauvres et sa propre pauvreté.
Il arrive parfois que la question d'argent n'est point la seule à
résoudre : des difficultés légales surgissent. On lit à plusieurs
reprises, dans les rapports d'Osnabrùck, à propos d'une école ou
d'une église, cette curieuse formule : « Elle est officiellement
reconnue, à ce qu'il semble, i<; ridetur. » Pourquoi ce léger doute ?
C'est que, dans certains Etats, la mauvaise volonté de la bureau-
cratie ou la malveillance des lois pèsent lourdement sur les catho-
liques, mais sont contre-balancées par la gracieuse équité du
prince. L'exemple du Mecklenbourg-Strelitz est frappant. « Bien
que les lois civiles ne permettent pas à un prêtre catholique
d'élire domicile dans ce grand-duché, pourtant, au su et avec
l'agrément du grand-duc en personne, qui ne veut pas que ses
LA CARTE RELIGIEUSE DE l'aLLEMAGNE. 815
sujets catholiques soient privés de l'office divin, un prêtre habite
à Neustrelitz: jusqu'ici il n'a subi aucune tracasserie. » Si l'arbi-
traire est parfois émancipateur, plus souvent il se montre op-
presseur; c'est le cas pour Rostock, où la municipalité défend au
prêtre catholique l'emploi de cloches et de tout signe extérieur
qui pourrait indiquer une église. Nous voilà loin des triomphantes
allégresses du catholicisme rhénan; les conditions mêmes de la
Diaspora diminuent singulièrement la vertu conquérante de
l'Église romaine. Dans l'Allemagne du Nord, elle ne cherche
point les conAersions ; elle ne s'y installe que parce quelle y pos-
sède quelques fidèles installés, elle y conserve toujours un certain
caractère exotique.
Nous avons sondé jusqu'ici les terroirs éminemment catho-
liques et les terroirs éminemment protestans. Cinq régions, en
Allemagne, échappent à ces catégories : la Hesse, le Palatinat,
Bade, le Wurtemberg et la Silésie. Par excellence, elles sont des
domaines mixtes : en Bade, les catholiques forment les deux tiers,
et les protestans un tiers de la population ; c'est l'inverse en Wur-
temberg; dans la Hesse, les protestans sont un peu moins des
deux tiers ; en Silésie et en Palatinat, les deux confessions se
suivent d'assez près, avec une majorité pour les catholiques dans
la première région, pour les protestans dans la seconde.
Hessische Abendmahl[\-A Pâqiie en Hesse), telle était la légende
d'un tableau de M. Cari Bantzer. exposé à Dresde en 189o. Rien
de plus simple que cette peinture, rien en même temps de plus
grave : dans un temple, des femmes sont assises, avec de grosses
bibles et l'originale coiffure des dimanches ; un peu alourdis par
le recueillement et par des redingotes d'une coupe paysannesque,
leurs maris s'approchent de l'autel pour communier. C'est ce
qu'on appelle en Allemagne un tableau de Kultui\ une page de
peinture traduisant la civilisation d'un pays ; et les critiques d'art
appréciaient dans cette toile une exacte révélation de la Hesse. Au
fond des campagnes, en effet, la pratique pieuse survit, plus
exacte dans la province prussienne de Hesse-Nassau que dans le
grand-duché.
Les villes sont plus tièdes : le chiffre des communions pro-
testantes ne dépasse pas 28 pour 100 à Darmstadt, 26 pour 100 à
OflFenbach, 36 pour 100 à Worms, 41 pour 100 à Mayence.
A Francfort-sur-le-Main, ville d'affaires, on dirait que s'est établi
je ne sais quel compromis, par lequel la population ne voudrait
point trop de mal aux religions, pourvu que les religions ne
816 REVUE DES DEUX MONDES.
missent point trop do zèle ù lui vouloir du bien ; il n'y a pas là,
comme à Berlin, ces essais d'une piété de commande, qui rendent
haineuse 1 impiété; les clergés vivent et la ville vit, M.Naumann,
tril)vin des « Jeunes » (ainsi l'on appelle un nouveau groupe
social évangélique), est une exception dans son église, et d'ailleurs
un pasteur hors cadre; il n'y a point, à proprement parler, une
association catholique de travailleurs; et, pour ^3 000 catho-
liques on ne compte que 20000 communions pascales, ce qui
passe pour médiocre au delà du Rhin. Il semblerait que Ketteler,
dont l'action secoua si fortement l'Allemagne catholique, eût dû
laisser à Mayence une empreinte profondément religieuse; la
supposition serait excessive. Par delà Ketteler se répercute la
libertine influence de certains princes-archevêques de l'ancien
régime ; leur gouvernement et leurs exemples avaient dissous la
ferveur; une nouvelle conquête partielle du peuple catholique
est restée nécessaire dans la Hesse. Or si l'on observe les pro-
cédés qu'emploie le clergé et les lois qu'il subit, si l'on mesure
les libertés qu'il prend et celles qu'il obtient, il semble que cette
conquête soit encore lointaine. Malgré les incessans efforts du
docteur Ilaffner, l'évêque actuel, les ordres religieux sont bannis;
l'école n'est point confessionnelle; les associations d'hommes
{Mdnnervereinc) suffisent au zèle des prêtres ruraux; à la diffé-
rence du clergé rhénan, ils ne soutiennent point, si même ils ne
voient d'un mauvais œil, les associations de paysans fondées en
vue d'intérêts économiques [Bauernvereine), et Darmstadt est la
seule ville de Hesse où l'on cite un notable progrès de l'activité
catholique. Fort inditférent à cette anémie de l'Eglise romaine, le
gouvernement grand-ducal infuse volontiers un sang nouveau
dans l'église protestante en favorisant les tendances libérales à
l'université de Giessen. Vous entendez répéter dans les sphères
officielles, avec une certaine complaisance, que cette université est
un laboratoire de la théologie moderne, historique et critique;
et suivant que vous regardez une telle théologie comme une in-
carnation, plus pure et plus éclatante, de la pensée religieuse, ou
comme un travestissement et une mutilation de cette pensée,
vous évaluerez avec une balance différente la reconnaissance que
doit à la Hesse le protestantisme allemand.
Le grand-duché de Bade, dont nous avons expliqué par
l'histoire elle-même la confusion confessionnelle, se distingue de
toutes les autres régions de lEmpire par un double trait. En
premier lieu, par la grâce de l'Etat et du corps électoral des
communautés, le libéralisme, c'est-à-dire un ensemble de ten-
dances hostiles à l'interprétation littérale et traditionnelle du
dogme et à un servi le respect du symbole, prévaut dans l'église
LA CARTE RELIGIEUSE DE LALLEMAdNE. 8l7
évangélique ^e Bade: en haut, dans la hiérarchie, il est installé;
en bas. parmi le collège électoral des fidèles, il s'installe. En
second lieu, une « géométrie politique >■ des plus savantes a
dessiné de telle façon les circonscriptions du grand-duché, que
sur 63 districts, 31 seulement conservent une majorité catho-
lique. Ainsi, fatalement, le centre est en minorité dans la Chambre
badoiso, bien que les catholiques soient en majorité dans le grand
duché ; et les amateurs de sectionnemens élégans, respectueux
d'ailleurs de la volonté populaire, trouveraient dans l'observation
du pays de Bade une leçon et un régal. De la combinaison de
ces deux caractères, vous dégagez le portrait du grand-duché : la
confession de la minorité gouverne, et la confession de la majo-
rité obéit: quant à cette minorité, elle comprend un certain
nombre de dévots, d'une foi exacte, un moindre nombre de dévots,
d'une foi plus lâche et plus libérale, enfin un grand nombre d'in-
dévots. d'une fois nulle: ceux-ci. lorsqu'il y a des élections dans
l'église évangélique, décident du succès des « libéraux » sur les
« croyans ». Et, de même que le grand-duché, catholique aux deux
tiers, est régi par le troisième tiers, de même, l'élite correcte-
ment pieuse de l'église évangélique est évincée par une coalition
de « libéraux » et d'indifîérens : en lin de compte, à tous les
étages, les majorités voient leur volonté annulée, et servent de
marchepieds pour la tyrannie des minorités. De là résultent la
prolongation du Kulturkampf, l'interdiction à l'église catholique
d'ouvrir des établissemens d'instruction, relîacement du carac-
tère confessionnel de l'école. Or prenons garde d'exagérer en
parlant du bien que la persécution fait aux religions ; si la rhéto-
rique est unanime à le célébrer, l'histoire n'est pas unanime à le
prouver. De la crise politique qu'il a dû subir, le catholicisme
badois a plus pâti que bénéficié; et il en pâtit toujours. Les sta-
tistiques, depuis cinquante ans, attestent un perpétuel recul de
la majorité catholique en Bade : sur 1 000 habitans, il y avait, en
1846, 664 catholiques et 316 protestans; en 1885, la proportion
s'était abaissée à 627 catholiques: elle s'était élevée à 334 protes-
tans. L'église romaine, au grand duché, manque de prêtres;
pour fonder beaucoup d'œuvres sociales, l'haleine et le personnel
lui ont fait défaut: chaque année, à Carlsruhe, 300 enfans lui
échappent, et plus encore à Mannheim. Originales sont ses
revanches : Fribourg-en-Brisgau, grâce à la librairie Herder,est
devenu le premier centre scientifique de l'Allemagne catholique :
et M. Werthmann. secrétaire de l'archevêché, est en train de cen-
traliser, pour la première fois, le bilan de toutes les œuvres de
charité catholique de l'empire. C'est d'ailleurs l'archidiocèse de
Fribourg qui fournit le plus d'argent au Bonifaciusverein pour le
TOME cxxxv. — 1896. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
soutien de la Diaspora; en faisant soigner des âmes prussiennes
ou poniéraniennes, il se console du déchet d'âmes badoises qu'il
subit. Ce n'est guère au protestantisme que rapporte ce déchet.
Dans les campagnes, l'église évangélique est forte encore, puisque,
sur 100 Jidèles, elle inscrit en moyenne 50 [coMimunions, et 28
environ fréquentent le prêche : chiffres convenables sans être
brillans. Mais dans les grandes villes, le socialisme la cerne et la
supplante; il souffre peu de ce que fait l'Etat pour le protestan-
tisme, et profite beaucoup de ce que fait l'Etat contre le catholi-
cisme.
Majorité protestante; attachement de la hiérarchie et des
communautés à la foi positive et traditionnelle ; abstention de
tout Kulturkampf; corrélation parfaite entre le nombre des catho-
liques à la Chambre et leur nombre dans le pays ; déploiement
fécond et libre d'une activité sociale catholique ; caractère stric-
tement confessionnel de l'école ; irréprochable loyauté de l'Etat à
l'endroit des diverses confessions : voilà des traits inverses de
ceux que nous avons rencontrés en Bade. De tous ces traits, com-
posez une image ; elle sera la représentation fidèle du Wurtem-
berg. Nous la pouvons faire très sommaire, puisque Bade] la
complète, à la façon d'un repoussoir. On est très pieux en
Wurtemberg, parmi les deux confessions; dans; l'église évangé-
lique, les communions d'hommes sont relativement plus nom-
breuses que partout ailleurs en Allemagne, et l'on y craint les
nouveautés anti-dogmatiques. On maintient, depuis plus de
soixante ans, un régime scolaire qui installe les deux églises,
avec d'amples pouvoirs, dans les écoles confessionnelles respec-
tives, non point, à parler littéralement, comme souveraines
absolues, mais comme représentantes de l'Etat dans ces écoles
(ce qui entraîne, en fait, leur souveraineté) : de tous les Etats de
l'Empire, le Wurtemberg est le moins laïcisé. De là la puissance
que les clergés y ont gardée. Nous y avons vu de près, en 1895,
et nous raconterons en son lieu, la formation du centre wurtem-
bergeois : à l'époque du Kulturkampf, lorsque le Wurtemberg
était comme une oasis de tolérance, l'existence d'un tel groupe
passait pour oiseuse; on l'a créé, l'an dernier, pour arracher au
gouvernement l'une des rares satisfactions dont les catholiques
wurtembergeois aient à déplorer l'ajournement, le rappel des
ordres religieux; mais ce jeune centre s'est tout de suite signalé
comme un parti d'action sociale beaucoup plus que comme un
parti de revendications confessionnelles. Il partage avec les pro-
gressistes le bureau de la Chambre et volontiers vote avec eux ;
disloquant leur programme, il y combat les motions concernant
l'école; il y retient, et souvent prend à son compte, en les moti-
LA CARTE RELIGIELSE DE l'aLLEMAG.NE. 811)
vant au non^ de ce qu'il appelle la « justice chrétienne », les
projets de réformes fiscales et d'amélioration sociale; il s'est
déclaré pour la revision de la constitution, encore qu'elle doive
mettre un terme aux privilèg:es de certaines notabilités de l'église
catholique, qui siégeaient de droit à la Chambre; il a le tempé-
rament d'un groupe démocratique, et dès le début il en a pris les
allures; il veut être populaire, et il l'est. Dans ce pays légère-
ment archaïque, qui contraignait les nouveautés de subir un cer-
tain stage, non seulement pour être acceptées, mais même pour
être comprises, c'est une religion, et celle de la minorité, qui par
une poussée décisive travaille à les faire pénétrer ; au déclin d'un
siècle où les religions ont fréquemment usé leur crédit à vouloir
conserver ce qui avait disparu et mérité de disparaître, ce phéno-
mène inédit mérite attention.
Ni dans la Silésie ni dans le Palatinat, de pareilles surprises
ne nous attendent. L'église évangélique, en Silésie, est fière de
sa vitalité; dans la région d'Oppeln, plus de 60 pour 100 de ses
fidèles vont au prêche, et leurs mœurs, chose rare, sont à l'ave-
nant de leur piété; dans les autres districts, elle maintient aussi
une certaine ferveur, d'autant plus attiédie, en générai, que la
gi'ande propriété est plus envahissante ; les villes industrielles lui
échappent, ou à peu près. Quant au catholicisme silésien, ne lui
demandez point cette gravité d'aspect, cette opportune façon
d'associer, dans ses églises, la nudité et la parure, surtout cette
intensité d'action, qui distinguent l'Eglise romaine en d'autres
régions de l'Allemagne.
Lorsqu'on entre dans les églises gothiques de Breslau, forte-
ment abîmées par les remaniemens artistiques des deux siècles
passés, lorsqu'on promène ses regards sur leurs étranges statues
de saints et de saintes, habillés d'un coloris criant, se déhan-
chant avec violence comme pour occuper l'œil du fidèle, et bran-
dissant avec des gestes forcenés leur livre ou leur cierge ; lors-
qu'on lève la tête, enfin, vers ces « poutres de gloire » sur lesquelles
se déroule toute une farandole de bienheureux, on touche l'in-
fluence, déjà pressentie en Bavière, de cette profusion décorative
à laquelle se complaît le catholicisme méridional. Les promesses
du paradis terrestre socialiste luttent avec quelque chance de
succès contre ces mauvaises copies du paradis céleste ; et sur les
populations ouvrières l'Eglise catholique, en Silésie, n'obtient
qu'un médiocre ascendant. Elle possède, dans les campagnes, un
peuple foncièrement chrétien, et par surcroit (est-ce une bonne
chance ou bien une mauvaise?) une clientèle de grands proprié-
taires; or la masse rurale, souvent, va se détachant du prêtre si
le prêtre va s'attachant au seigneur; de là, pour le clergé silésien,
820 REVUE DES DEUX MONDES.
des difficultés de tactique, un peu semblables à celles que ren-
contre, dans l'Allemagne du iXord, l'Eglise évangélique.
Envers le Très-Haut et les bonnes mœurs, le Palatinat est
correct. Sur cent naissances il n'en a guère que six d'illégitimes;
c'est plus honorable que dans tout le reste de l'empire (Prusse
rhénane pt Westphalie exceptées). Le contact de deux confessions
égales en force y maintient à une certaine hauteur, dans l'une et
dans l'autre, le thermomètre de la piété; c'est à Spire, en 1529,
que les réformés se baptisèrent protestans ; fidèles à ce grand
souvenir, ils sont en train d'y construire un temple, l'église de la
protestation; motif de plus, pour les catholiques, de fréquenter
assidûment leur cathédrale.
Croyans ou incroyans, pratiquans ou indilFérens, affaiblis
par l'éparpillement ou fortifiés par la densité des groupemens, on
comptait en bloc, dans l'empire, en 1890, 31 026810 protestans
et 17674921 catholiques. La statistique distinguait, par surcroît,
un certain nombre de sectes reposant, comme le protestantisme
lui-même, sur les maximes du libre examen et de la justification
par la foi, mais détachées de l'église officielle, tantôt, comme les
frères Moraves, parce qu'elles n'y trouvaient point l'aliment rêvé
par leur ferveur, et tantôt, comme les freireligiôsen, parce que
la confession établie opposait des barrières à leur radicalisme
panthéiste. De la géographie religieuse, ces sectes ne relèvent
point; elles sont comme noyées parmi la masse des membres in-
scrits de la confession protestante et de la confession catholique.
Nous les étudierons comme une expression schismatique de l'indi-
vidualisme protestant, mais sans nous exagérer la portée de leur
rayonnement. Le protestantisme, le catholicisme, et la libre
science [freie Wissenschaft), voilà les trois forces essentielles qui
se disputent la conscience allemande. Des deux premières, nous
avons évalué le domaine; apprécier la troisième ne sera point
affaire de géographie ou de statistique. Sur le caractère religieux
ou irréligieux de la libre science, sur l'alliance ou sur l'hostilité
que la religion doit attendre d'elle, les théologiens de la Réforme
sont en désaccord. Etudier ce désaccord, ce sera déterminer les
positions respectives du protestantisme et du rationalisme.
Georges Goyau.
\
L>E VŒ DE SAVA.M-. ^ 1 Oo
l'accidentel, le contin^onf, j'allais dii-e la liberU', irexistent pas;
pour elle, il n'est que ce qui dure, ce qui persiste, ou tout au moins
que ce qui évolue suivant une loi régulière constante.
Or la morale publique, politique, privée, repose sur le pos-
tiilatinn de la volonté libre, qui seule peut créer le mérite ou le
démérite, justifier le châtiment ou la récompense.
Il en résulte sur ce terrain, pour la science, une situation sin-
gulière sur laquelle on n'a peut-être pas assez appelé jusqu'ici
l'attention des penseurs. Les sciences dites morales ne peuvent se
constituerqu à la condition de se confiner dans l'étude des foules,
des masses, des grands nombres, c'est-à-dire à la condition de se
mouvoir dans des milieux où les variations dues à la liberté de
chacun disparaissent, noyées ou compensées, dans la résultante
générale. Il y a donc un compartiment de la morale où la science
ne peut pénétrer.
Que faut-il penser de cette contradiction qui semble essen-
tielle entre la science et l'idée de liberté? Voici ce qu'en pense
Helmholtz : « Pour les animaux et les hommes, dit-il, nous ad-
mettons avec certitude, d'après le témoignage de notre conscience,
un principe de libre arbitre que nous sommes obligés de sous-
traire à la dépendance de la loi causale. Malgré les théories sur
la fausseté possible de cette croyance, je crois que la conscience
naturelle ne s'en départira jamais. Si la raison lîumaine le re-
pousse, c'est qu'en vertu de sa constitution intime, d'une sorte
dénetgif spécifique, elle ne peut concevoir l'univers que comme
un ensemble de phénomènes reliés par la loi causale. Ainsi la
rétine est construite de façon à ne voir dans le monde que les
phénomènes lumineux. »
Nous terminerons par là notre résumé de l'œuvre de Helmholtz.
Si incomplet qu'il soit, nous espérons qu'il aura pu donner une
idée de la puissance de ce grand esprit. Dans les cinquante der-
nières années, Helmholtz est l'un des hommes qui ont ouvert le
plus de voies nouvelles aux plus hautes curiosités, qui ont jeté
les lumières les plus vives sur les points les plus obscurs de la
connaissance, qui partout ont réalisé ou suggéré les plus inté-
ressantes découvertes. Son nom restera inscrit parmi les plus
grands de notre grand xix* siècle.
George Gléroult,
QUESTIONS ACTUELLES
LA GAUCHE FÉMINISTE
ET
LE MARIAGE
Parmi tant de questions qui préparent de la besogne au
XX® siècle, la « question féministe » sera probablement l'une des
plus fécondes en surprises et en divisions. On sait comment
elle se pose. D'une façon générale, et dans l'Europe entière ou
peu s'en faut, la femme ne veut plus se contenter de la place
qui lui avait été assignée dans la société par les lois et les mœurs,
par Téducation et les Eglises chrétiennes. Elle s'y trouve trop
resserrée; elle se plaint de ne pas pouvoir s'y développer
comme l'exigeraient les conditions de la vie moderne, où la femme
isolée et sans fortune est obligée de lutter comme un homme
pour gagner son pain contre les hommes, car la galanterie cesse
à l'endroit précis où commence la concurrence. Il y a des raisons
économiques au fond du mouvement féministe Ce sont elles qui
le rendent légitime, exagérations et sottises à part. C'est à cause
d'elles qu'on ne s'en débarrassera point avec de faciles railleries.
Les plaisanteries glissent sur des personnes à la recherche d'une
possibilité d'exister, et tel est actuellement le cas de milliers de
tilles bien nées, qui, pour des motifs divers, trouvent de moins en
moins à se marier et auxquelles il faut pourtant un toit et de
quoi manger. Elles sont légion en Angleterre, où le nombre des
femmes excède celui des hommes de près dun million.
LA GAUCHE FÉMINISTE ET LE .\1AKIA(.E. 107
Aussi est-ce en Angleterre [i], sous laiguillon de souffrances
intolérables, que le mouvement féministe a pris une réelle impor-
tance. Il y est devenu un large courant avec lequel le parlement
est obligé de compter, et qui roule pêle-mêle des idées pratiques
et des utopies, de justes ambitions et des théories dangereuses. Il
veut tout, réclame tout : ouverture des carrières, droits civils
et politiques, égalité des deux sexes devant la loi et la morale,
indépendance absolue de la femme. La gauche du parti a ajouté
au programme, malgré les vives protestations des modérés,
l'abolition du vieux mariage et son remplacement par l'union
libre, la seule qui assure à la femme la pleine et entière disposi-
tion de sa personne. Ce dernier article est loin detre nouveau;
nous en avons eu les oreilles rebattues il y a plus d'un demi-
siècle. On verra tout à l'heure que les vénérables rabâchages de
nos romantiques sur les droits de la passion ont à peine changé
de physionomie en s'habillant à l'anglaise,
I
La thèse de l'union libre a été exposée très nettement par le
fameux socialiste allemand Bebel dans son grand ouvrage sur
ia Femme et le Socialisme (2), qui date de 1883. Il s'y trouve un
chapitre intitulé la Femme dans le présent, dont voici le début :
« Platon remerciait les dieux de huit bienfaits... Le premier, de
l'avoir fait naître homme libre et non esclave ; le second, de lavoir
fait naître homme et non pas femme. » La prière du matin des
juifs exprime une idée analogue : « Louange à Dieu, notre Sei-
gneur et le Seigneur de tout l'univers, de ce qu'il ne m'a pas
fait femme. » Les juives disent à cet endroit : « Louauge à Dieu...
qui ma faite selon sa volonté. » Le chapitre suivant s'appelle la
Femme dans l'avenir. « La femme de la nouvelle société, écrit
Bebel, sera indépendante, socialement et économiquement; elle
ne sera plus soumise même à un semblant d'autorité et d'exploi-
tation ; elle sera placée vis-à-vis de l'homme sur un pied de liberté
et d'égalité absolues ; elle sera maîtresse de son sort, n Toutes les
carrières lui seront ouvertes aux mêmes conditions qu'aux hom-
mes. Elle fera les mêmes études, jouira des mêmes plaisirs, de la
même liberté en amour. « Elle recherchera en mariage ou se
laissera rechercher, et elle n'aura égard qu'à sa seule inclination
en concluant son union. Celle-ci sera un contrat privé, sans
(1) Je ne m'occupe que de l'Europe. Pour tout ce qui touche l'Amérique, je rcn-
Toie le lecteur aux articles si remarquables publiés ici même par Th. Bentzon : les
Américaines chez elles.
(2j Die Frau und der Socialismus.
108 REVUE DES DEUX MONDES.
jiitervention d'aucun fonctionnaire quelconque... Les instincts
de l'ôtro humain ne regardent que lui, pourvu que leur satis-
faction ne cause de préjudice à personne. La satisfaction de
f instinct sexuel est chose aussi personnelle à tout individu que
la satisfaction de tout autre instinct naturel (1). Personne n'a
de compte à en rendre à personne, et nulle n'a droit de s'en
mêler sans y avoir été invité... Au cas d'incompatibilité, de désil-
lusion ou d'antipathie entre les conjoints, la morale ordonnera
de dénouer un lien devenu contraire à la nature, et par consé-
quent immoral... Aucun esprit réfléchi ne nie plus que la forme
actuelle du mariage réponde de moins en moins à son objet;
et l'on voit des gens qui ne sont pas disposés, pour [le reste,
à transformer notre état social, réclamer la liberté du choix
en amour, et, au besoin, la liberté de rompre les relations éta-
blies. »
Le livre auquel j'emprunte ces citations en est à sa vingt-cin-
quième édition allemande et a été traduit en douze langues. Il a
conquis à la cause socialiste bien des cœurs féminins.
Ce ne sont pourtant pas les socialistes allemands, comme on
pourrait être tenté de le croire, qui ont inoculé aux Anglaises leurs
théories romantiques sur la supériorité morale de l'amour libre.
Il y a eu rencontre, et non emprunt ou imitation. Presque au
même moment où le livre de Bebel paraissait en Allemagne,
une toute jeune fille, miss Olive Schreiner, publiait à Londres
un roman écrit dans l'Afrique du Sud et intitulé : l'Histoire
d'une ferme africaine (2). Une héroïne presque enfant y déve-
loppe à un adolescent abasourdi les idées que je résume ici : « Que
ne suis-jo l'une de celles qui naîtront dans l'avenir! alors, peut-
être, naître femme ne sera plus naître avec une flétrissure. Nous
sommes maudites depuis l'instant où nos mères nous mettent au
monde jusqu'à celui où l'on nous enveloppe dans notre linceul.
Ce n'est pas ce qu'on nous fait, c'est ce qu'on fait de nous qui nous
blesse et nous nuit. Le monde dit à l'homme : Travaille, et,
selon que ton bras sera fort, que tu posséderas la science, tu
obtiendras tout ce que ton cœur désire. Il dit à la femme : Tu
obtiendras les mêmes choses que l'homme, mais par d'autres
moyens. Ni la force, ni la science, ni le travail ne te seront
d'aucun secours; une jolie tournure aide plus une femme dans la
vie que toute la science de la terre. Alors, nos parens nous
façonnent tendrement pour notre (in maudite. Ils nous apprennent
à ne pas gâter noire teint, à ne pas chitTonner notre jolie toilette ;
(1) Souligné dans l'original.
(2) The slorij of an african farm. Les premières éditions ont paru sous le pseu-
donyme do Ralph Ii-on.
LA GAICHE FÉMINISTE ET LE MARIAGE , 109
la malédiction agit, et nous sommes contentes ; nous nous ajustons
à notre sphère comme le pied d'une Chinoise à son soulier : exac-
tement comme si Dieu avait fait les deux; et, cependant, il n'est
pour rien ni dans l'un ni dans l'autre. Chez quelques-unes d'entre
nous, le façonnage a été complet. Les parties dont nous ne
devions pas avoir l'usage ont été complètement atrophiées et
sont même tombées. Mais, chez d'autres, — et elles n'en sont pas
moins à plaindre, — ces parties ont seulement été alîaiblies, et
subsistent. Nous portons les bandages, mais nos membres n'y
adhèrent pas; nous savons que nous sommes comprimées, et
nous nous révoltons contre nos liens. »
La fillette qui tient ce langage se nomme Lyndall. Avec un
courage qu'on ne saurait trop louer, parce qu'il faut toujours
savoir où l'on va, Lyndall reconnaît que le mariage est inadmis-
sible pour la femme émancipée, dont la liberté ne doit pas ad-
mettre de limites. Elle-même prend un amant et refuse de
l'épouser : « Je ne le peux pas, lui dit-elle, parce que je ne
peux pas être liée; mais emmenez-moi, si vous voulez, et
chargez-vous de moi. Quand nous ne nous aimerons plus, nous
nous dirons « bonsoir ». Ainsi fut fait, et ce fut Lyndall qui
dit « bonsoir », parce que son amant ne savait « appeler à l'ac-
tivité » que la partie inférieure de « sa nature ». C'était pour-
tant un fort honnête homme. La sachant enceinte, il la supplia
de revenir et de se laisser épouser; mais elle lui écrivit : « Je
ne peux pas vous épouser. Je veux voir et savoir; je ne peux pas
être liée à un homme que j'aime de la façon dont je vous aime.
Je ne crains pas le monde, — j'accepte le combat avec le
monde. »
Elle disait aussi : « Le mariage par amour est le plus beau
symbole extérieur de l'union des âmes; le mariage sans amour,
le plus sale trafic qui déshonore le monde. »
Elle soutenait encore que les deux sexes doivent être égaux
devant la morale comme devant la loi ou les carrières.
Il s'est déjà vendu près de cent mille exemplaires de V Histoire
d'une ferme africaine, et le succès n'en est pas épuisé. Ce livre
audacieux est devenu l'évangile de la gauche féministe dans la
Grande-Bretagne .
Ainsi, au même moment et aux deux bouts de la terre, un
homme vieilli dans les luttes politiques et une jeune fille sans
expérience déclaraient avec la même conviction que la condition
de la femme, telle que l'ont faite le christianisme et notre état
social, est inique et intolérable. Ils se rencontraient dans leurs
revendications et donnaient également l'amour libre pour couron-
nement au programme de la « femme nouvelle ». Personne
110 REVUE DES DEUX MONDES.
n'ignore que la voix de Bebel ne s'est pas perdue dans le désert ;
il n'est plus guère de pays où l'abolition du mariage ne figure à
Tordre du jour de quelque groupe socialiste ou anarchiste. Olive
Schreiner eut dabord plus de peine à éveiller des échos dans le
public très correct auquel s adressait son livre. L'idée que le ma-
riage est une institution surannée, ne répondant plus aux besoins
de la société moderne, était difficile à faire accepter à une nation
qui se pique de puritanisme. Celles des féministes qui l'ap-
prouvaient au fond de leur cœur ne se pressaient pas de le dire
tout haut. Elles ont pourtant fini par s'y résoudre ; et leurs ré-
criminations ont aussi revêtu la forme de romans à thèse. Les
unes, moins radicales ou moins hardies que leur chef de file,
s'en prennent aux défauts de l'institution plutôt qu'à l'institu-
tion même, et se bornent à réclamer la réforme des mœurs en ce
qui touche l'union conjugale. Les autres se prononcent fran-
chement pour l'union libre, et dépassent miss Schreiner en ce
sens qu'elles introduisent dans le débat des questions parti-
culièrement répugnantes , qu'on nous permettra de laisser de
côté. Toutes veulent faire de la passion la pierre d'angle du
foyer domestique, et se montrent irritées contre les traditions
issues d'un autre idéal.
Aucune de ces traditions, et cela est naturel, n'est aussi détes-
table à leurs yeux que l'ignorance où il est d'usage de laisser les
jeunes filles sur certaines servitudes du mariage; aucune n'a été
de leur part l'objet d'attaques aussi vives et aussi répétées. Elles
s'accordent à y voir une monstruosité, puisqu'on doit à cette igno-
rance tant de mariages sans amour : jamais une jeune fille, si elle
savait à quoi elle s'engage, n'accepterait la vie commune avec un
homme sans être entraînée vers lui par la passion. Une de leurs
héroïnes s'enferme dans sa chambre, pendant son voyage de
noces, pour exhaler « sa terreur, son dégoût et son désespoir. »
Elle ôte son alliance, la pose sur la table et s'écrie avec un soupir
de soulagement : «. Libre ! je suis libre ! mon corps est redevenu
ma propriété, et mon àme, et mon cerveau! Je suis redevenue
moi-même, Gwen Waring, une créature qui se respecte, et sans
la flétrissure de l'homme sur moi, — mais à quoi bon mentir?
Cela ne répare rien et ne sert qu'à m'avilir. Je ne suis plus libre...
Dieu de bonté ! Et les femmes se marient comme elles prendraient
une loge à l'opéra (1)! »
L'époux de Gwen est cependant jeune et aimable ; mais le tout
est de savoir ce qu'on attend du mariage, et Gwen ne lui deman-
dait que des (( sensations nouvelles. » Il y a eu déception : « Ce
(1) A ) ellow Aster, par Iota (pseudonyme de Mrs Mannington Callyn;.
LA GAICIIE FÉMIMSTE Kl" LE MUlLMiE. 111
que je puis ^voir d'âme, dit-elle plus loin, et mou corps tout
entier appartienuent à Ihimphrey, ni plus ni moins qu'un des
chevaux de son écurie. Et il appelle cette chose « ma femme »,
et il l'aime... De l'amour I Non, je ne l'aime pas, cet homme. Je
vois tout ce qu'ily a de bon en lui... mais l'aimer! Cela me paraît
tous les jours plus impossible. •
La suite est trop dilficile à citer. Les jeunes femmes et les
jeunes filles qui ont doté l'Angleterre de ses premiers romans fé-
ministes ont puisé dans le sentiment de leur apostolat un courage
vraiment extraordinaire. Elles ont créé une littérature de l'alcôve
conjugale qui ne laisse rien à désirer pour la science et le cy-
nisme, tout en évitant les tableaux grossiers. Qu'il suffise de
savoir que Gwen devient enceinte. Cet événement, facile à pré-
voir, la surprend comme un coup de foudre. <( Comment se
fait-il, murmure-t-elle, que cette complication si naturelle ne me
soit jamais entrée dans la tête .\.. Ainsi, moi, moi Gwen, je vais
être mère d'un enfant, et Humphrey est son père! [Élevant la
voix). C'est horrible! c'est dégradant, étant donnés mes sentimens
envers lui, qui n'ont jamais varié! Je me sens avilie à la pensée
qu un homme ait aussi terriblement en son pouvoir la moindre
parcelle d'une femme, quand celle-ci ne peut pas — ne peut pas
— ne peut pas! [avec des cris) lui donner le meilleur d'elle-
même. Que savent les jeunes filles des choses qu'elles rendent
légales pour elles-mêmes? Si elles savaient les choses, si on leur
apprenait la nature de leur sacrifice, il n'y aurait plus de mariage
que lorsqu il apporterait l'amour, l'amour absolu, à sa suite...
Rien, rien, excepté l'amour parfait ne rend le mariage sacré,
rien, ni la loi de Dieu ni celle de l'homme ; et voici maintenant
le signe extérieur et visible qui met le sceau à ma honte. J'ai
péché non seulement dans le présent et le passé, mais dans
l'avenir. J'ai fait du tort à une innocente créature qui n'est même
pas encore née, j'ai mis une barrière entre elle et sa mère... Et
Humphrey!... Désormais, chacun de ses regards, chacun de ses
attouchemens me brûlera et me rappellera ma honte. On parle de
la honte des femmes qui ont des enfans en dehors du mariage ;
ce n'est rien auprès de la honte de celles qui ont des enfans sans
aimer leur mari. Les autres ont l'excuse de l'amour, — c'est la
nature; ça purifie leur honte; mais nous, — c'est contre nature,
c'est le plus vil et le plus cruel des péchés ! »
Dans un autre récit (Ij, Florence a fait, à dix-sept ans, un
mariage de raison. Quelques années après, elle arrive subitement
chez sa mère : « Eveillez- vous, ma mère; j ai à vous parler! »
(Ij Discords. — Virrjin Soil, par George Egerton (Mrs Clareraonte).
il2 KEVUE DES DEUX MONDES.
La vieille dame sursaute à cette voix âpre et hostile. Sa fille lui
dit à peu près ce qui suit : « Mon mari est parti pour Paris avec
une fille de théâtre. Ces petits voyages sont mes seuls bons mo-
mens, mes repos, les oasis du mariage. Je n'ai d'autre regret que
leur rareté. J'ai été très malheureuse; mais c'est fini; je ne re-
tournerai plus avec lui. »
La mère se récrie, invoque le devoir, le scandale, le « péché »,
le respect des sermens. La fille reprend froidement : « Ma chère
mère, j'ai signé sans savoir ce/|ue je promettais, et je n'ai aucun
remords du parti que j'ai pris; il faut que ma vie m'appartienne.
La plupart des femmes finassent avec leur mari. Moi, je ne peux
pas. Je ne blâme pas celles qui le font; il en sera de même tant
que l'homme exigera de sa femme, comme un droit, ce qu'il est
obligé d'obtenir de sa maîtresse comme une faveur; tant que le
mariage sera pour beaucoup de femmes une prostitution légale,
une dégradation de toutes les nuits, un joug détesté... Et je suis
venue ici pour vous dire, ma mère, que tout est de votre faute.
Vous m'avez élevée en imbécile, en idiote, dans l'ignorance de
tout ce que j'aurais dû savoir, de tout ce qui regarde la vie d'une
femme mariée. Je n'avais aucune idée de ce que signifiait l'union
avec un homme ; je m'imaginais que tout finissait avec les paroles
du pasteur. Croyez-vous que, si je m'étais doutée de la vérité, tout
mon être ne se serait pas révolté contre une pareille intimité
avec ////, contre un pareil avilissement de ma personne? J'aurais
attendu, attendu, jusqu'à ce que j'aie trouvé l'homme que j'aurais
aimé avec mon corps et avec mon âme, l'homme devant qui
j'aurais été sauvée par l'amour, — ou la passion, comme vous
voudrez, — de l'horreur et du dégoût qui m'ont fait un cauchemar
de la vie conjugale. J'en suis venue à me haïr moi-même, à vous
haïr. Pleurez, ma mère, pleurez sur l'enfant que vous avez tuée.
Oh! pourquoi ne m'avez-vous pas étranglée dans mon berceau?
Ces dernières années ont été un long crucifiement, une longue
soumission aux désirs d'un homme que j'avais accepté sans com-
prendre ce que cela signifiait; chacune de ses caresses,... regar-
dez-moi, voyez quelle ruine je suis... Quand il viendra me cher-
cher, vous pourrez lui dire qu'il lue fait horreur, que je frissonne
au contact de ses lèvres, de ses mains, de son haleine; que mon
corps tout entier se révolte à son approche, et qu'il m'est arrivé,
après qu'il s'était retourné et endormi, d'avoir une telle poussée
de haine, que l'envie de le tuer était trop forte; je me levais et
m'en allais pour échapper à la tentation. »
Une troisième héroïne, victime de la même éducation
« idiote », se laisse marier à un homme âgé. Ses soupçons
s'éveillent le matin même des noces. Elle s'enfuit au sortir de
LA (.AIC.HE FL.MIMSTK ET LE MAlUAdb;. 113
l'église, et menace de se tuer lorsque son époux la réclame (1).
Je pourrais multiplier ces citations; mais à quoi bon? Elles
se ressembleraient toutes. Les sentimens sont plus ou moins
déplaisans. leur expression plus ou moins littéraire; l'idée est
partout la même: le mariage doit reposer sur l'amour-passion,
en d'autres termes sur le désir, sous peine d'être dégradant pour
la femme, car il faut de grandes flammes pour purifier certaines
scories, et les pareus sont criminels d'exposer leurs filles à se
prêter par inconscience à des unions qui les « crucifieront » dans
leur âme et dans leur chair. La conséquence saute aux yeux. Le
lien du mariage ne doit pas survivre à l'amour. Il faut, pour l'hon-
neur de la femme, qu'elle recouvre sa liberté le jour où elle n'est
plus entraînée vers son mari. On se rappelle que Bebel avait dit :
« La morale ordonnera de dénouer un lien devenu contraire à la
nature et. par conséquent, immoral; » et que miss Schreiner
écrivait de son coté : « Quand nous ne nous aimerons plus, nous
nous dirons bonsoir. » Kllectivement, il n'y a pas autre chose à
faire, du moment que le mariage n'a pas d'autre fin que de vivre
un roman qui est, de sa nature, essentiellement éphémère; et,
alors, il est imprudent de se préparer des difficultés en provo-
quant l'intervention de fonctionnaires ou de gens d'église dans
ses ailaires de cœur; et le seul moyen sûr de se démarier à vo-
lonté est de ne pas se marier; et nous arrivons par une pente
inévitable à l'union libre.
L'Angleterre y vient, en littérature s'entend. Un livre publié
en 1894 2"! nous montre une jeune fille du monde éprise dun
robuste paysan. L'épouser est hors de question; Jessamine n'est
pas faite pour soigner les cochons; mais il n'est pas nécessaire de
se marier : « Ma nature tout entière, s'écrie Jessamine, le choisit
pour amant à la face de l'univers. » Va pour la nature.
Dans un autre roman, de l'an dernier, et dû cette fois à une
plume masculine [3), l'ingénue dit au héros, qui comptait
Tépouser à la vieille mode: « Si j'aime un homme, je veux que
ce soit en toute liberté. Je ne peux pas mengager à l'aimer si je
l'en trouve indigne, ou à continuer de l'aimer s'il ne sait pas con-
server mon affection, ou si je découvre quelque autre homme qui
me plaise davantage. Je ne peux pas m'engager à vivre avec lui,
dans la honte, un seul jour après avoir cessé de l'aimer. »
Encore quelques mois, et la Grande-Bretagne lisait avec une
certaine émotion un très beau roman, puissant et simple, où
l'un des maîtres du style reprenait à son compte la thèse de
(1) Dr Janet of Harlei/ street, par Arabella Kenealy.
(2) A super fluoiis woman.
(3) The v)oman who did, par Grant Allen (pseudonyme de Cccil Power,.
TU.MK cxrx'. 1. — 1896. 8
114 REVUE DES DEUX MONDES.
l'émaiicipation de l'amour et lui donnait une adhésion éclatante.
Ce fut un petit événement. La critique s'éleva énergiquement,aux
Etats-Unis comme ou Angleterre, contre « l'indécence » et «l'im-
moralité » des nouvelles tendances, et crut devoir expliquer la
tolérance dont elle avait fait preuve jusqu'alors. C'était par dédain.
Aussi longtemps que « la désagréable question du lien du mariage
et de sa permanence » était restée l'apanage de « romanciers infé-
rieurs », on avait laissé ceux-ci « remuer leur boue (1) » sans
leur faire l'honneur de s'en occuper; de «pauvres cabotins «aux-
quels personne ne pensera plus dans une heure <( ne peuvent pas
faire un mal durable (2). » Mais il n'est plus permis de fermer
les yeux lorsqu'un écrivain de marque se met de la partie.
Le romancier qui avait suscité ces colères est l'un des premiers
de l'Angleterre contemporaine. Il n'est plus jeune et a une répu-
tation méritée. C'est Thomas Hardy.
II
Son livre a pour titre Jude r obscur. La préface nous avertit
qu'une partie des incidens ont été empruntés à la vie réelle. —
Jude est un intellectuel que sa mauvaise étoile a fait naître dans
une chaumière. Ses poches sont toujours bourrées de livres qu'il
étudie en conduisant sa charrette, ou lorsqu'il a fini sa journée
de maçon, et il ne désespère pas d'acquérir assez d'instruction
pour entrer dans l'église anglicane et devenir évoque. La route
des honneurs lui est fermée une première fois par l'union la
plus inconsidérée avec une ancienne fille de bar, la plantureuse
AraLelle, choisie par l'auteur pour personnifier l'esprit du passé
et les antiques préjugés en faveur du mariage légal, avec son
cortège de garanties et de restrictions. Arabelle envisage la ques-
tion au seul point de vue à sa portée, celui de l'intérêt bien
entendu, et il lui paraît hors de doute que la femme a tout avan-
tage à enchaîner l'homme : elle y gagne la sécurité, et le diable
n'y perd rien. Arabelle prêche dans ce sens une jeune enthou-
siaste, apôtre pratiquante des théories de Bebel et de miss Schrei-
ner: « A votre place, je l'entortillerais pour me faire mener tout
droit chez le pasteur. C'est bien plus commode pour les aflaires
d'argent. Et puis, supposons que vous vous chamailliez et qu'il
vous flanque à la porte, vous demandez protection à la loi; sans
mariage, la loi ne fait rien pour vous, à moins qu'il ne vous ait
iiché son couteau dans le corps ou fendu la tête avec le tisonnier.
Et puis, supposons qu'il vous plante là, vous avez les meubles,
(1) Alhenœum, 23 novembi-e 1893.
(2) The Nation (New- York), 6 février 1896.
LA GAUCHE l'ÉMlNlSÏI. ET LE MAIUAGE. 115
sans qu'on vaais accuse d'être une voleuse. » Ces beaux argumens
ont naturellement pourell'et de confirmer la jeune radicale dans
son opinion sur « l'invincible vulgarité » de l'institution qu'on
nomme «■ le mariage légal » : et il est de fait que l'expérience a
mal tourné pour Jude. Son mariage avait été une erreur morale.
Arabelle était si grossière, si vicieuse malgré ses grands principes,
que son époux écœuré ne fit rien pour la retenir le jour où elle
l'abandonna. Kt c'est la première faillite de la vieille union con-
jugale dans le livre de Thomas Hardy.
Jude a une cousine, la jolie Sue (Suzette), qui représente l'es-
prit nouveau, en opposition à la fâcheuse Arabelle. C'est aussi
une intellectuelle ayant réussi contre vents et marées à se donner de
l'éducation, et c'est de plus une névrosée, mal équilibrée, fan-
tasque, dénuée de logique et d'esprit de justice, toujours « à la
chasse de la sensation nouvelle ». Sue a épousé par intérêt un
vieux brave homme de maître d'école, qu'elle prend en dégoût
le jour même. Elle conlie ses déceptions à son cousin : « Je son-
geais que les moules sociaux dans lesquels la civilisation nous
fait entrer n'ont pas plus de rapport avec notre véritable forme que
les dessins représentant les constellations ne ressemblent à la
réalité. J'ai l'air d'être M""^ Richard Phillotson, laquelle vit paisi-
blement de la vie conjugale avec sa contre-partie du même nom.
En réalité, je ne suis pas M""" Phillotson; je suis une femme à
passions dévoyées et à antipathies inexplicables, ballottée décote
et d'autre dans un isolement complet. »
Quelques jours plus tard, elle précise ses griefs contre le ma-
riage : « Jude, est-ce mal, à un mari ou à une femme, de racon-
ter à un tiers qu'ils sont malheureux? Si la cérémonie nuptiale est
un acte religieux, il se peut que ce soit mal; mais si elle n'est
qu'un contratsordide, fondé sur des convenances matérielles, qu'un
arrangement facilitant les questions d'installation, de ménage,
d'impositions, les règlemens d'héritages pour lesquels il faut con-
naître le père des enfans, — il me semble qu'on a le droit de crier
son chagrin sur les toits... Vous avez deviné ce que je voulais
dire? — J'ai de l'amitié pour ^I. Phillotson, — mais c'est une
torture pour moi, — de vivre avec lui comme mari et femme !...
Ce qui me supplicie, c'est d'avoir une dette à payer à cet homme,
quelque bon qu'il soit! — d'être engagée par contratà sentir d'une
certaine façon dans une chose dont l'essence même est la spon-
tanéité !... Jude, je ne m'étais jamais bien rendu compte, avant de
l'épouser, de ce que signiliait le mariage. C'est idiot; je suis sans
excuse. J'étais d'âge à savoir, et je me croyais beaucoup d'expé-
rience. Je me suis précipitée tête baissée, à l'aveuglette, en
imbécile que j'étais ! — On devrait pouvoir défaire ce qu'on a fait
116 REVUE DES DEUX MONDES.
par ignorance ! Je suis sûre que ça arrive à des masses do femmes ;
seulement, elles se soumettent, ot moi, je me débats... Dans les
temps à venir, quand on regardera en arrière, vers les mœurs
barbares et les superstitions de l'époque où nous av(»iis le malheur
de vivre, je me demande ce qu'on en dira ! » Son mariage avait
aussi été une erreur, d'un autre genre, et c'est la seconde faillite
de la vieille union conjugale dans le livre de Thomas Hardy.
Jude admire sa jolie cousine d'avoir su conserver son indi-
vidualité dans l'état de mariage, qui tend à l'effacer chez la femme
au profit du mari. « Non, dit-il, vous n'êtes pas M""' Phillotson;
vous êtes la chère Sue, libre, bien que vous ne le sachiez pas. Le
mariage ne vous a pas encore annihilée; il ne vous a pas encore
digérée dans son vaste estomac, comme un atome dépourvu
désormais d'individualité. »
Il adore cette petite créature si fine, si « vibrante », qui com-
prend tout, ose tout, et reste sincère dans ses plus grandes incon-
séquences. Il le lui dit, l'embrasse avec passion, et Sue de
s'étonner. Elle lui fait remarquer avec raison que sa conduite
n'est pas d'accord avec ses principes religieux, qui lui ordonnent
de respecter le sacrement du mariage. Elle, c'est dill'érent, elle
ne croit à rien. « Mais vous, un homme si religieux! Vous êtes
moins avancé en théorie qu'en pratique. » Un beau jour, Jude
n'y tient plus et s'écrie : « Je me moque de mes principes et de
ma religion! Qu'ils aillent se promener! » Rentré chez lui, il
réfléchit qu'il ferait bien de renoncer à l'Eglise : (•- Tant qu'il
nourrirait ce sentiment défendu, il y aurait de sa part une incon-
sistance éclatante à poursuivre la pensée de devenir le soldat et le
serviteur d'une religion dans laquelle l'amour sexuel est consi-
déré, en mettant les choses au mieux, comme une fragilité, et,
en les mettant au pis, comme une cause de damnation. » Il son-
geait aussi qu'il étaitétrange que ses aspirations intellectuelles et
spirituelles eussent eu deux fois de suite les ailes coupées par des
femmes, et il se demandait avec perplexité, sous l'influence des
idées de Sue : « Sont-ce bien les femmes qui sont ici à blâmer,
ou n'est-ce pas plutôt notre organisation artificielle qui transforme
les instincts naturels normaux en autant de chausses-trapes
domestiques, de lacets diaboliques, où se prennent et s'enlizent
tous ceux qui voudraient marcher vers le progrès? »
L'honnête Jude fut ainsi conduit à faire le procès au mariage,
source d'impureté et d'iniquité; à la société, qui a établi le ma-
riage; et à l'Eglise chrétienne qui le sanctifie. Un soir, il prit ses
livres de théologie et de morale, en fit un tas dans le jardin et y
mit le feu. « Il était près d'une heure du matin quand la llamme
eut achevé de réduire en cendres, avec leurs couvertures et leurs
LA GAUCHE FÉMIMSIE ET LE MAIUAGE. 117
reliures, les pages de Jérémie Taylor, Butler, Doddridge, Paley,
Pusey, Xewman, et autres. Mais la nuit était paisible, et, tout en
retournant avec une fourche les lambeaux de papier noirci, le
sentiment de ne plus être hypocrite vis-à-vis de lui-même appor-
tait à son esprit un soulagement qui lui rendait le calme. Il pou-
vait continuer à croire comme auparavant, mais dans son for
intérieur; il ne possédait plus, il n'étalait plus ces appareils de foi
dont on devait naturellement supposer que l'action s'exerçait
tout d'abord sur leur propriétaire. Il n'était désormais, en aimant,
qu'un pécheur ordinaire, et non un sépulcre blanchi. »
Richard Phillotson, l'époux de Sue, était aussi une àme pieuse
et droite, craignant Dieu et respectant la loi morale de ses an-
cêtres. Il souffrait profondément de la répulsion qu'il inspirait à
sa jeune femme, mais il ne s'irritait point contre elle, étant doux
de cœur. La scène où la crise éclate fait penser à Ibsen. Un matin,
pendant le déjeuner, Sue demande à brûle-pourpoint :
« — Richard, cela te fâcherait que je vive loin de toi?
a — Loin de moi?... Mais alors, pourquoi nous être mariés? »
Elle lui avoue qu'elle l'a épousé par lâcheté, pour se tirer d'un
mauvais pas, et répète sa question :
« — Veux-tu me laisser m'en aller? Je sais combien ma
demande est incorrecte...
« — Elle l'est, incorrecte.
u — Mais je la fais ! On devrait établir une classitication des
tempéramens et adapter à leur diversité les lois sur la famille.
Certains caractères souffrent des règles qui sont bienfaisantes
pour d'autres. Veux-tu me laisser partir?
« — Mais nous sommes mariés...
« — A quoi sert de se préoccuper des lois et des rites, sécria-
t-elle avec explosion, lorsqu'ils font votre malheur et que l'on
sait ne pas commettre de péché?
« — Mais tu commets un péché en ne m'aimant pas.
« — Je t'aime bien ! mais je n'avais pas réfléchi que ce serait. ..
Un homme et une femme vivant dans l'intimité, alors que l'un
des deux sent comme je le fais, mais c'est un adultère. — il a
beau être légal. Là, — le mot est lâché!... Richard, veux-tu me
laisser partir?
« — Tu me désoles avec ton insistance.
« — Pourquoi ne pourrions-nous pas nous entendre pour
nous libérer mutuellement? C'est nous qui avons formé le contrat,
nous pouvons le rompre, — non pas légalement, bien entendu, mais
moralement ; — d'autant que nous n'avons pas à tenir compte de
l'intérêt des enfans, nous n'en avons pas. Nous pourrions alors
être amis et nous voir sans que cela fasse de peine à l'un ni à
118 REVUE DES DEUX MONDES.
l'autre. 0 Richard, sois mon ami et aie pitié de moi! Dans
quelques années, nous serons tous les deux morts, et, alors, à qui
importera-t-il que tu m'aies affranchie, pour ce petit peu de
temps, d'une si dure contrainte? Je suis sûre que tu me trouves
bizarre, ou ultra-sensitive, ou insensée? Voyons, — pourquoi me
faire souffrir en me faisant manquer ma destinée, si cela ne fait
de mal à personne ?
« — Mais cela fait du mal, — cela m'en fait, à moi, et tu t'es
engagée à m'aimer.
« — Oui, — voilà la chose ! Je suis dans mon tort, j'y suis tou-
jours. Il est aussi coupable de s'engager à aimer toujours qu'à
avoir toujours le même credo, et aussi niais que de s'engager à
avoir toujours du goût pour un certain mets ou une certaine
boisson.
(c — Et ton intention, en me quittant, est de vivre seule?
(( — Si tu l'exiges, oui. Mais mon intention était d'aller vivre
avec Jude.
« — Comme mari et femme ?
« — Comme il me plaira.
« Phillotson se tordait de douleur.
« Sue poursuivit : — Celui, — ou celle, — qui laisse le
monde, ou la portion du monde qui est la sienne, choisir son plan
de vie, n'a pas besoin d'autre faculté que celle du singe : l'aptitude
à imiter. Ce sont les propres paroles de Stuart Mill. Pourquoi
ne peux-tu pas les prendre pour règle de conduite? Pour ma
part, c'est mon désir constant.
« — Je me soucie bien de Stuart Mill ! gémit Phillotson. Tout
ce que je demande, c'est de vivre en paix. »
La cloche de l'école rompt l'entretien. Les deux époux vont
faire leurs classes, et ils s'envoient des billets par les enfans. C'est
Phillotson qui commence : « — Ce que tum'as demandé m'empêche
absolument d'être à mon affaire. Je ne sais pas ce que je fais.
Est-ce sérieux? »
Réponse : -r- « Je suis vraiment désolée d'être obligée de dire
que c'est sérieux. »
Second billet : — « Dieu sait que je ne voudrais pas te contra-
rier dans aucune chose raisonnable... Mais je ne peux pourtant
pas donner mon approbation à ce que tu ailles vivre avec ton
amoureux. C'est absurde. Tu perdras l'estime et le respect de tout
le monde... »
Réponse : « Je sais que tu veux mon bien. Mais je ne tiens pas
du tout à la considération. Il y a quelque chose que je mets très
au-dessus de la respectabilité ; c'est, pour citer Humboldt, de pro-
duire le développement humain dans sa plus riche diversité... »
LA GAUCHE FÉMIMSTE ET LE MARIAGE, 119
Autre bilï%t de Sue : « Je sais ce que tu penses. Mais ne peux-
tu pas avoir pitié de moi? Je t'en prie, je t'en supplie, aie com-
passion. Je ne le demanderais pas si je n'y étais presque forcée
par la chose que je ne peux pas supporter. Jamais pauvre femme
n'a autant souhaité qu'Eve ne fût pas tombée, ce qui aurait
permis de peupler le paradis (ainsi que le croyaient les chrétiens
primitifs) au moyen de quelque mode de végétation inoifensif... »
Une femme capable de faire des plaisanteries d'aussi mauvais
goût et de citer llumboldt, après Stuart Mill, dans des circon-
stances pareilles, méritait des gilles, et rien de plus. Mais le
pauvre Richard était amoureux. Au lieu de mettre sa femme
sous clef, ainsi qu'il reconnut plus tard qu'il aurait dû le faire, il
se persuada que Sue devait avoir raison, puisque aussi bien elle
avait toujours raison.
<( — Gomment, s'écrie un ami, vous allez la laisser partir?
Avec son amoureux?
« — Avec qui elle voudra; c'est son affaire... Je sais que j'ai
peut-être tort; qu'en lui cédant, je fais une chose qui n'est défen-
dable ni logiquement ni religieusement, et qui ne s'harmonise
pas avec les principes dans lesquels j'ai été élevé. Seulement, je
sais encore ceci : quelque chose me dit que j'agirais mal en la
refusant... Serait-ce vraiment juste et honorable? serait-ce vrai-
ment la chose à faire? ou serait-ce vilain, méprisable, égoïste?
Je ne me charge pas d'en décider. Je vais simplement suivre mon
instinct et laisser les principes se défendre comme ils pourront. »
Lami objecte la morale, les intérêts de la famille et de la so-
ciété. « Trêve de philosophie! s'écrie le vieux maître d'école. Je
ne m'occupe que de ce que j'ai sous les yeux. » Il ajoute au
bout d'un instant : « — Je ne vois pas pourquoi la femme et les
enfans ne formeraient pas l'unité, sans l'homme. — Le ma-
triarcat 1 » fait l'ami scandalisé.
Sue va retrouver Jude, et Phillotson déclare aux autorités sco-
laires que sa femme est partie avec son autorisation : « — Elle m'a
demandé la permission de s'en aller avec celui qu'elle aimait, et je
la lui ai donnée. Pourquoi aurais-je refusé? Elle est d'âge à savoir
ce qu'elle fait, et cela regarde sa conscience, pas moi. Je n'étais pas
son geôlier. Je ne peux pas vous donner d'autres explications. »
Il est moins réservé avec son ami : « Je n'avais pas le cœur
d'être cruel envers elle au nom de la loi. J'ai compris qu'elle est
allée rejoindre son amant. Ce qu'ils vont faire, je l'ignore, mais
j'y souscris d'avance... J'étais l'homme du monde le plus vieux jeu
dans la question du mariage; — de ma vie, je n'avais examiné
au point de vue critique les problèmes de morale qu'elle soulève.
Mais j'ai vu se dresser devant moi de certains faits, — je n'ai pas
1:20 REVUE DES DEUX MONDES.
pu aller à l'encontre. » Il perd sa place, ainsi qu'il s'y attendait, et
ne se repent de rien, car il a agi selon sa notion, juste ou fausse,
du bien et du mal.
Cependant Jude et Phillotson divorcèrent. Le mal causé par
des arrangemens sociaux fautifs se trouva défait. Leur sort à tous
était remis à nouveau entre leurs mains, en face d'une société
qui se montrait, en somme, débonnaire. Riches d'expérience, il
dépendait d'eux de se refaire une vie en accord avec leurs prin-
cipes. Pour Phillotson et Arabelle, ce fut très simple, car ils ne
s'étaient pas détachés sincèrement du passé. L'un avait été faible,
l'autre débauchée, mais ni l'un ni l'autre ne s'admiraient d'en être
arrivés où ils en étaient. Phillotson se cacha dans un coin, résolu
à ne plus jamais avoir affaire aux femmes, autant qu'il dépen-
drait de lui. Arabelle, toujours plus convaincue que les hommes
ont besoin d'être liés, travailla de tout son cœur à rentrer dans la
correction par un second mariage.
Restaient Jude et Sue. Jude aurait volontiers tiré sa révé-
rence à « l'Esprit nouveau » et épousé sa cousine. Le vieux
mariage légal lui paraissait très acceptable avec elle. Mais Sue :
« Je n'ai pas changé, moi. J'ai toujours la môme terreur qu'un
contrat rigide ne tue votre tendresse pour moi, et la mienne
pour vous... J'aimerais bien mieux rester comme nous sommes...
Je sens, Jude, que je commencerais à avoir peur de vous à la mi-
nute même où un papier officiel vous ferait une obligation de me
chérir et m'autoriserait en bonnes formes à me laisser aimer! —
Quelle horreur! que c'est vilain! — Il est contraire à la nature
humaine de continuer à aimer quelqu'un par ordre. »
Ils s'en tiennent donc à l'union libre par dignité, parce qu'il
y a désormais, dans notre société renouvelée, un devoir qui
prime tous les autres : le respect de notre individualité, poussé
jusqu'au point où il devient le respect de tous les instincts. Le
monde les méconnut, ainsi qu'il fallait s'y attendre. Ils furent
mal jugés, mis plus ou moins en quarantaine, et la misère entra
dans la maison avec les enfans. Mais ils avaient la satisfaction
d'être des « pionniers », et de préparer les voies à l'émancipa-
tion de l'amour.
C'est ici que se place la grosse péripétie du roman, ce qui
en fait la grande originalité, en même temps que le livre tout
entier en devient d'un pessimisme amer. L'auteur n'a pas dissi-
mulé un instant qu'il partageait le mépris et le dégoût de Sue
pour les anciennes conventions sociales et morales sur l'union
conjugale. Le mariage sous sa forme actuelle est évidemment, à
ses yeux, une institution condamnée. Mais, tandis que les fémi-
nistes avancées de l'autre sexe envisagent l'avenir avec une
LA GAUCHE FÉMIMSTE ET LE MAIUAC.E. 121
joyeuse conliiyice, persuadées que la femme émancipée puisera
dans le libre développement de ses facultés toutes les vertus, toute
la force qui lui seront nécessaires pour vivre avec honneur et
dignité dans des situations équivoques, Thomas Hardy, jugeant
son héroïne avec une dure clairvoyance, refait impitoyablement
l'éternelle histoire de l'homme dompté par une créature capri-
cieuse et mal sûre, qui l'oblige à juger contre sa raison, à agir
contre sa conscience, pour se retourner contre lui avec des re-
proches lorsqu'elle l'a amené à ses lins, qu'elle a brisé sa vie et
semé son àme de ruines irréparables. Jude s'est ravalé à plaisir
pour obéir aux « vues plus larges » de Sue. Il a renié sa foi, re-
noncé à ses rêves d'avenir, accepté sans murmure de redevenir
simple ouvrier pour nourrir sa famille. Et voici quelle fut sa ré-
compense.
Leurs enfans venaient de périr d'une façon tragique. Un soir,
Jude s'inquiétait de ne pas trouver Sue. On lui dit qu'elle doit
être à l'église voisine, — elle, Sue, qui n'avait pas eu de cesse
qu'elle ne lui en eût désappris le chemin. Il y court, et la trouve
prosternée, toute en larmes, sur les dalles. Il l'appelle doucement.
Sue, froide et sèche, commence par lui reprocher durement de
l'avoir dérangée, puis elle lui fait une de ces scènes dont l'injus-
tice a toujours surpassé la compréhension des pauvres hommes.
Oreste en est devenu fou, et peu s'en fallut que Jude ne prît le
même chemin lorsqu'il entendit cette femme à laquelle il avait
tout sacrifié lui signifier son congé, et lui en donner pour raison
que « ses idées sur le mariage avaient changé » ; qu'elle n'admettait
plus que le mariage religieux, lequel est indissoluble puisqu'un
sacrement ne s'efface pas; qu'elle était donc, malgré son divorce,
la femme de Phillotson, et que lui-même n'avait pas cessé d'être
l'époux d'Arabelle. Elle déclara aussi que Dieu lui avait ùté ses
enfans pour la punir de leur situation irrégulière et s'accusa
d'être la dernière des créatures. « Après m'avoir converti à vos
idées! » criait Jude assommé. Il eut beau s'exclamer, elle le mit à
porte de leur logis.
Quelque temps après, elle vint lui annoncer qu'elle retournait
« chez Richard. » Elle ajouta : « Nous allons nous remarier.
C'est pour la forme, et pour le monde, qui ne voit pas les choses
comme elles sont. Mais, bien entendu, je suis déjà sa femme.
Rien n'a pu changer cela. »
C'en était trop, après tant de professions de foi d'une impiété
agressive, tant de citations pédantes à la gloire de l'union libre,
la seule « propre » qu'il y ait sous le soleil, tant de refus hautains
d'avoir égard aux préjugés et aux superstitions de Jude, qui aurait
voulu légitimer leur union. Use révolte et lui parle avec empor-
122 REVUE DES DEUX MONDES.
tement : « Mais vous, êtes ma femme ! Oui, vous l'êtes, et vous
le savez... je vous aimais, vous m'aimiez, nous nous sommes mis
ensemble ; et cela constitua le mariage. Nous nous aimons encore,
vous aussi bien que moi — je le sais. Par conséquent, notre ma-
riage subsiste.
« — Oui, je sais comment vous envisagez les choses, dit-elle
avec un détachement désespérant. Mais je vais me remarier avec
lui, comme vous diriez. Strictement parlant, vous devriez, —
Jude, mettez que ce n'est pas moi qui le dis, — vous devriez re-
prendre Arabelle.
« — Je devrais? Bonté du ciel ! — et ensuite? Et si je vous
avais épousée légalement, comme nous avons été sur le point de le
faire, comment cela se passerait-il?
(( — Je penserais exactement de même que notre mariage n'en
est pas un. Et je retournerais avec Richard, s'il me le demandait,
sans repasser par le sacrement. Mais le monde et ses voies mé-
ritent quelque considération, à ce que je suppose; aussi, je con-
sens à une répétition de la cérémonie. — Ne m'écrasez pas de vos
railleries et de vos raisonnemens, je vous en supplie ! Autrefois
j'étais la plus forte, je le sais, et j'ai peut-être été cruelle à votre
égard. Rendez-moi le bien pour le mal, Jude ! Je suis maintenant
la plus faible. Ne vous vengez pas, soyez bon. Oh! soyez bon
pour moi, pauvre femme coupable qui s'efforce de s'amender.
« Il secoua la tête avec désespoir, les yeux pleins de larmes. Le
coup que lui avait porté la perte de ses enfans semblait avoir dé-
truit chez elle la faculté du raisonnement. Son jugement, jadis si
clair, s'était obscurci. — Faux, faux, tout cela est faux! fit-il d'une
voix sourde. Erreur! Perversité ! Vous me mettez hors de moi!
Vous souciez-vous de lui? L'aimez- vous? Vous savez bien que
non ! Ce serait de la prostitution par fanatisme, — oui, que Dieu
me pardonne, — voilà ce que ce serait.
« — Je ne l'aime pas, il faut bien que je l'avoue avec un re-
mords sans égal! Mais j'essaierai d'apprendre à l'aimer en lui
obéissant. »
En vain Jude discute et implore. Il n'a plus devant lui
qu'une femme affolée par la terreur des « jugemens » d'en
haut. Ah ! qu'Arnolphe avait raison de menacer Agnès
... (Its chaudières bouillantes
Où l'on plonge à jamais les femmes malvivantes.
Aucun argument ne vaut celui-là pour notre pauvre espèce
humaine, et je suis persuadé qu'Horace, l'amoureux d'Agnès, l'a
appris un jour à ses dépens de cette petite créature tout instinc-
LA GAUCBE FÉMINISTE ET LE MARIAGE. 123
tivo ; Agnès vieillissante lui a certainement fait payer la peur qui
la gagnait au souvenir des péchés commis jadis pour l'amour de
lui. On n ose plus à présent tenir le langage d'Arnolphe, les uns
de crainte du ridicule, les autres par fausse sensibilité, révolte de
leurs nerfs à la pensée des supplices physiques. 11 n'y a qu'un
homme (parmi les laïques, s'entend) qui ait osé dans ces derniers
temps paraphraser le discours d'Arnolphe en affirmant l'existence
et la nécessité des peines éternelles : c'est M. Gladstone, dans un
article tout récent (1), où il déclare qu'il croit à un Diable per-
sonnel, sans cesse occupé à nous induire à mal, et que la crainte
de l'enfer est le commencement de la vertu. Je ne sais ce qu'en a
pensé l'Angleterre en général, mais M. Gladstone peut compter
sur le suffrage de Sue.
Celle-ci le lit comme elle l'avait dit et redevint M"^ Phillotson.
Arabells convia Jude hébété à une tournée de cabarets, et ne le
laissa dégriser' que lorsqu'ils eurent à leur tour repassé par
l'église. Le vieux mariage triomphait, sauf que le pauvre Jude ne
pouvait prendre son parti de tout ce qui lui était arrivé. Il se con-
sumait de chagrin, et bénit une maladie qui vint le délivrer d'un
monde inintelligible. Avant de mourir, il voulut pourtant es-
sayer une dernière fois de comprendre. Il se traîna au village où
demeuraient les Phillotson, et fit dire à Sue que quelqu'un l'atten-
dait à l'église pour lui parler. Elle poussa une exclamation en
Tapercevant, et se retourna vivement pour sortir.
« — Ne vous en allez pas 1 fit-il d'un ton suppliant. Ne vous en
allez pas. C'est pour la dernière fois! ... Je ne reviendrai jamais.
Xe soyez donc pas sans pitié. Sue, Sue! Nous agissons d'après
la lettre, et la lettre tue!
« — Je resterai ; je neveux pas être cruelle ! dit-elle ; et ses lèvres
se mirent à trembler, ses larmes à couler, quand elle lui permit
de se rapprocher. — Mais pourquoi étes-vous venu, pourquoi
avoir fait cette chose mal, après avoir si bien agi?
« — En quoi ai- je bien agi?
« — En vous remariant avec Arabelle. C'était dans le journal.
A dire vrai, Jude, elle n'avait pas cessé de vous appartenir. Cest
pourquoi vous avez si bien agi,... oh! si bien!... en le reconnais-
sant et la reprenant.
« — Dieu du ciel ! Et c'est pour entendre cela que je suis venu?
S'il y a eu dans ma vie quelque chose d'immoral, de dégradant,
de contre nature, c'est ce honteux contrat avec Arabelle que
vous appelez avoir bien agi! Et vous aussi, vous vous dites la
femme de Phillotson. sa femme! Vous êtes la mienne.
(1 The future life and the condition of man therein [North American Review
avril 1896.)
124 REVUE DES DEUX MONDES.
« — Ne me forcez pas àm'enfuir... je ne peux pas supporter...
Mon parti est pris là-dessus.
« — Et moi, je ne peux pas comprendre que vous l'ayez fait...
que vous pensiez cela... Je ne peux pas!
« — N'y songez plus. Il est bon mari. — • Et moi, — j'ai com-
battu, j'ai lutté, jeûné, prié. J'ai amené mon corps à une sujétion
presque complète. Et vous ne devez pas — vous allez — réveiller...
« — 0 chère folle adorée, qu'avez-vous fait de votre raison?
C'est à croire que vous avez perdu vos facultés. Je discuterais
avec vous si je ne savais. qu'il est complètement inutile de faire
appel au cerveau d'une femme dans l'état de crise sentimentale
où vous voilà. A moins que vous ne vous mentiez à vous-même,
comme le font tant de femmes dans ces sortes de choses ? Vous
ne croyez peut-être pas réellement ce que vous prétendez croire?
c'est peut-être seulement pour vous donner la volupté des émo-
tions dues à ces idées imaginaires?
« — La volupté! comment pouvez- vous être aussi méchant!
« — Pauvre chère épave, si mélancolique et si pusillanime, de
l'esprit le plus riche en promesses que j'aie jamais rencontré !
Qu'avez-vous fait de votre mépris pour les conventions? Moi,
je serais mort sans rompre d'une semelle.
« — Vous m'écrasez, vous m'insultez presque, Jude ! allez -
vous-en ! — Elle se détourna vivement.
« — Je m'en vais. J'en aurais la force, — ce qui ne sera jamais
plus, — que je ne reviendrais jamais vous voir. Sue, Sue, vous
ne méritez pas l'amour d'un homme! »
Il regagne à grand'peine son logis et songe tristement, en
attendant la mort : « Les temps n'étaient pas mûrs, pour Sue et
moi. Nos idées étaient de cinquante ans en avance. La résistance
qu'elles ont rencontrée a causé une réaction chez Sue, l'insou-
ciance chez moi... et ma perte... »
Jude expira en maudissant le jour où il était né. Le cadavre
était déjà froid lorsque sa femme rentra d'une partie de plaisir.
Elle courut aussitôt retrouver ses amis en murmurant : « Ça ne
peut pas lui faire de mal que je m'en aille ! »
Quelle est la conclusion du livre? Les idées de Jude et de Sue
étaient-elles simplement « de cinquante ans en avance, » ou se-
ront-elles toujours trop lourdes à porter pour la femme? Il sem-
ble que M. Hardy penche pour la seconde alternative, ce qui re-
viendrait à dire : le mariage s'en va en morceaux, mais il n'y a
rien à mettre à la place ; nous sommes dans une impasse.
LA galchf: féministe et le mahiaoe. 125
A lapparition de Judv /'obscur, une revue anglaise dénonça
Texistence dans la Grande-Bretagne d'une « croisade contre le
mariage, publiquement organisée et faisant rage (1). » C'est beau-
coup dire, et setTarer par trop après avoir par trop dédaigné les
signes de débâcle morale qui éclatent en Angleterre comme
partout ailleurs. La littérature inaugurée par l'Histoire d'une
ferme africaineTe^Tésenie,en somme, les sentimens d'une faible
minorité. Elle n'a d'importance qu'à titre de symptôme, parce
qu'elle prouve la ténacité d'un mal qui travaille l'Europe depuis
une centaine d'années, et dont les accès ne se compteront bientôt
plus. Où ne retrouve-t-on pas sa trace? En Angleterre, les idées
soutenues dans Judr l'obscur sont très anciennes, et M. Hardy ne
l'ignore pas, puisqu'il fait dire quelque part à l'un de ses person-
nages : »' C'est du Shelley. >> Elles ont été ouvertement prêchées et
pratiquée? en Allemagne, au début du siècle, par un groupe
d'hommes célèbres, Schelling et les deux Schlegel en tête. La
Russie a eu sa crise vers 1860. et les pays Scandinaves ne sont pas
encore guéris de la fièvre ibsénienne. Quant à la France, j'ai à
peine besoin de rappeler qu'il n'est pas un des argumens invoqués
par les féministes pour défendre les droits de la passion qui n'ait
déjà servi à George Sand. Ce n'est pas Jude, c'est Jacques, qui a
écrit les lignes que voici : « Je n'ai pas changé d'avis, je ne me
suis pas réconcilié avec la société, et le mariage est toujours,
selon moi. une des plus barbares institutions qu'elle ait ébau-
chées. Je ne doute pas qu'il soit aboli, si l'espèce humaine fait
quelque progrès vers la justice et la raison; un lien plus humain
et non moins sacré remplacera celui-là, et saura assurer l'exis-
tence des enfans qui naîtront d'un homme et d'une femme, sans
enchaînera jamais la liberté de Tun et de l'autre (2). »
Ce n'est pas à Lyndall, c'est à Fernande, que son fiancé
adresse une lettre où on lit : « — Il faut... tout prévoir... La
société va vous dicter une formule de serment; vous allez jurer
de m'ètre fidèle et de m'ètre soumise, c'est-à-dire de n'aimer
jamais que moi et de m'obéir en tout. L'un de ces sermens est
une absurdité, l'autre une bassesse. Vous ne pouvez pas répondre
de votre cœur, même quand je serais le plus grand et le plus par-
fait des hommes. » Et la fiancée répond : « — Ah! tenez, ne par-
lons pas de notre mariage ; parlons comme si nous étions des-
tinés seulement à être amans (3). »
(1) filacliu;oo'ï.'i Maijuzme. janvier 189(). arliclo de Mrs Oliphant.
f2'i Jacques, par George Sand 'lS3i .
.i, Ibid.
126 REVUE DES DEUX 310NDES.
Ce ne sont pas les héroïnes de ÏAstrr jaune ou de Disso-
nances qui ont inventé de faire reposer sur la passion un acte
aussi sérieux que la fondation d'un foyer et d'une famille ; ce sont
ceux qui ont infusé à notre âge Ihorreur d'une discipline quel-
conque, les représentans au milieu de nous de l'esprit de révolte,
précieux ferment et redoutable gangrène du monde : ce sont les
romantiques, fils du grand et malfaisant Jean-Jacques. L'homme a
donné lexemple, la femme a suivi ; et je ne vois pas de quel droit
l'homme lui en fait à présent un reproche. Il a tant parlé, et en
termes parfois si éloquens, des devoirs de l'individu envers lui-
môme, du respect que nous devons à tous nos sentimens, à la
seule condition qu'ils soient sincères, du « crime » de subordonner
notre <( développement » à n'importe quoi, qu'il aurait mauvaise
grâce à se plaindre d'avoir fait dans l'autre sexe des recrues qui
le gênent parfois et l'ennuient. La femme trouve très bon d'imi-
ter son guide ordinaire. Elle secoue aussi ce qui entraverait
l'expansion de sa personnalité. Elle poursuit aussi son « dévelop-
pement », refuse aussi d'aliéner sa liberté au profit de prétendus
devoirs. Que ce soit pour son bonheur, c'est une autre question;
je dis seulement qu'à force de respirer le même air, il était diffi-
cile qu'elle ne subît pas la contagion, et qu'elle est en tout ceci
la victime, l'homme étant le vrai coupable, avec son acharne-
ment à détruire tous les freins.
Les romantiques se trouvent ainsi avoir ti'availlé à anéantir
l'une des plus hautes créations de l'humanité : le mariage
chrétien. Oh ! ils ne l'ont pas fait par perversité ; leur âme était
généreuse, si leur esprit était faux. Mais ils l'ont fait. Tout
ce que des siècles de civilisation et de christianisme avaient
introduit de dignité dans le mariage, tout l'effort accompli
pour rendre la maternité sacrée, pour effacer les animalités
devant des fins désintéressées et des devoirs supérieurs, ils
l'ont sacrifié de gaieté de cœur à un idéal de petite bourgeoise
romanesque. Le progrès qu'ils proposaient à nos ambitions con-
sistait à remplacer l'union de deux consciences par l'union de
deux passions, avec l'instabilité que nécessite un pareil arran-
gement. Autant vivre sur une poudrière ; mais ce n'était pas
pour déplaire aux romantiques, et il est certain que le mariage
chrétien ne pouvait pas s'accorder avec leur horreur de la disci-
pline, puisqu'il est avant tout un joug moral. C'est même sa
gloire, ce qui en fait le seul contrat digne d'un être moral, appelé
à l'honneur de dompter en soi la nature.
Tous les peuples qui l'ont revêtu de noblesse l'ont compris
ainsi, à commencer par les vieux Romains des premiers siècles de
la république, qui s'étaient fait de l'union conjugale une concep-
LA GAUCIIK FÉMIMSTE ET LE MARIAGE. 127
tion très haiil^ et presque identique à celle que devait plus tard s'en
former le christianisme. Leurs lois avaient en vue les intérêts de
la famille, auxquels le jurisconsulte avait sacrifié sans hésitation
les commodités de lindindu. A ne considérer que les textes, il en
résultait pour l'épouse une dure dépendance. Mais les mœurs
s'étaient chargées de traduire les textes : « Ce n'est plus, a écrit
M. Paul Gide (1 ■, l'esclave impuissante et opprimée, c'est la ma-
trone, la mère de famille, vénérée des esclaves, des cliens, des
enfans, respectée de son mari, chérie de tous, maîtresse dans la
maison, et au dehors étendant son influence jusqu'au sein des
assemblées populaires et des conseils du Sénat. Les Romains
n'avaient pas relégué la femme dans la solitude et le silence du
gynécée; ils l'admettaient dans leurs théâtres, à leurs fêtes, à
leurs repas; partout une place d'honneur lui était réservée; cha-
cun lui cédait le pas, le consul et les licteurs se rangeaient à son
passage... Elle offrait, comme le chef de famille lui-même, les
sacrifices aux dieux lares ; elle présidait aux travaux int(''rieurs
des esclaves: elle dirigeait l'éducation des enfans qui, jusque
dans l'adolescence, restaient longtemps encore soumis à sa sur-
veillance et à son autorité; enfin, elle partageait avec son mari
l'administration du patrimoine et le gouvernement de la maison. »
Il est difficile de rêver un plus beau rôle ; mais tout s'achète
dans ce monde : la matrone romaine payait la noblesse de sa vie
d'une étroite limitation de son « individualité. » Au moment de
passer le seuil de sa nouvelle demeure, l'épouse disait à l'époux :
« Ubi tu Gains, ibi ego Gaïa. Oii tu seras Gains, je serai Gaïa. »
Elle reconnaissait par cette magnifique formule qu'elle acceptait
de se laisser absorber, dans une certaine mesure, au profit d'au-
trui. C'est précisément de quoi les féministes ne veulent plus
entendre parler; elles disent moins poétiquement : — Dans les
vieux erremens, c un couple marié est égal à une unité. Il faut
qu'à l'avenir il soit égal à deux unités. »
On ne peut adresser qu'un reproche au mariage des temps
héroïques de Rome. Ces nobles existences de femmes nous
apparaissent vraiment par trop sevrées de sentimens doux. Une
autre formule latine explique nettement ce qu'on demandait alors
à l'institution du mariage : « C'est l'union de deux vies, la con-
fusion de deux patrimoines, la mise en commun de tous les inté-
rêts temporels et religieux. » Rien de plus. Il était réservé au
christianisme de pénétrer de tendresse l'idéal antique, et de réa-
liser ainsi un modèle d'union conjugale qui ne sera jamais sur-
passé. Bossuet, qu'on n'accusera pas d'être un sentimental, défi-
(1) Élude sur la condition privée de la femme dans le droit ancien et moderne,
et en particulier sur h sénatus-consulte velléien, par Paul Gide.
128 REVUE DES DEUX MONDES.
nissait le mariage chrétien « la parfaite société de deux cœurs
unis », ou encore « le lien sacré de deux cœurs unis w.Le mot
(( coHir )>,dont on chercherait en vain l'équivalent dans les
vieilles formules latines, vient tout naturellement au bout de sa
plume en parlant d'époux chrétiens. Il écrit, à propos des bien-
faits de la monogamie : « Une femme qui donne soîî cœur tout
entier et à jamais reçoit d'un époux fidèle un pareil présent et ne
craint point d'être méprisée ou délaissée pour une autre. » Ces
petites lignes çà et là tiennent chaud à l'âme, qui risquait d'être
transie par la rudesse avec laquelle Bossuet pourchasse jusqu'à
l'ombre de la passion. Elles font comprendre qu'il ne s'agit que
de distinguer les affections nobles d'avec les autres, celles qui
sont « la honte de la nature raisonnable ». La distinction est
aisée à établir : Bossuet n'admet pas qu'on puisse être à la fois
<( amans » et « époux ». On est l'un ou l'on est l'autre , et il en
veut à la littérature de son temps d'établir une confusion entre
lès deux termes. C'est l'un de ses grands griefs contre le théâtre.
('■ Toute comédie, dit-il, veut inspirer le plaisir d'aimer; on en
regarde les personnages non pas comme gens qui sépousent,
mais comme amans, et c'est amans qu'on veut être, sans songer
à ce qu'on pourra devenir après (1 i. » Il ne saurait en être autre-
ment; on n'amuse pas une salle avec les sentimens qui doivent
exister entre mari et femme : « L'union conjugale (est) trop grave
et trop sérieuse pour passionner un spectateur qui ne cherche que
le plaisir .» On amuse une salle avec ce que le monde appelle les
« belles passions », qui « excitent la jeunesse à aimer » et font
les « mariages sensuels », au grand détriment de la tendre pureté
sans laquelle Bossuet ne conçoit pas le « lien sacré ». Rien ne
lui semble assez chaste, assez profond en même temps et assez
complet pour son idéal d'afîection conjugale.
De même Bourdaloue : « Il ne s'agit point seulement ici d'une
société apparente, mais d'une société de cœur... Aimez-vous d'un
amour respectueux, d'un amour fidèle, d'un amour officieux et
condescendant, d'un amour constant et durable, d'un amour
chrétien (2). » Ailleurs : « L'eflet de cette société doit être une
union des cœurs si parfaite, que pour un époux l'on soit disposé
à se détacher de tout, à quitter tout, à sacrifier tout (3)... u
Aimez-vous, mais craignez la « passion », qui rend l'homme
t( idolâtre de la créature » et traîne après soi la recherche du
plaisir, car on ne se marie point pour le « plaisir » ; on se marie
pour fonder une famille et faire de ses enfans d'honnêtes gens,
(1) Maximes sur lu comédie.
(2) Sur l'état de mariage.
(3) Sur les divertissemens du monde.
LA GAUCHE FÉMIMSTE ET LE MARIAGE. 129
pour porter uâ « joug » et endurer une « sujétion » en vue d'un
«< but supérieur ».
Et le doux Nicole lui-même ! Avec quelle indignation ne parle-
t-il pas (1) de « morale poétique et romanesque » qui prétend
légitimer la passion ! Il faut reconnaître que, sur un point au moins,
Nicole, Bossuet et Bourdaloue se rencontrent avec les féministes.
Ils voient également une disconvenance entre les « belles passions »
et l'ensemble d'obligations et de devoirs que représente le foyer
domestique. Les uns et les autres estiment de même que le désac-
cord est irréductible, et ne diffèrent que sur la conclusion à en
tirer : les moralistes du x\u^ siècle demandent que l'on dompte
la passion, les féministes qu'on supprime le foyer.
On objectera que ces moralistes étaient avant tout de grands
chrétiens, et préoccupés comme tels de poursuivre « le péché de
la chair. » Soit. La belle page que voici, sur « l'idée du mariage »,
n'est ni d'un chrétien, ni même d'un moraliste; elle est d'un
révolutionnaire, et a été écrite en 1838. « Cette idée, il n'y a pas à
s'y tromper, n'est rien de moins que le projet de dompter l'amour,
de le rendre constant, fidèle, indéfectible, supérieur à lui-même,
en le pénétrant à haute dose de ce sentiment de dignité qui accom-
pagne l'homme dans toutes ses actions, et en unissant l'homme
et la femme dans une communauté de conscience, dont la com-
munauté de fortune devient la conséquence et le gage. La consé-
cration matrimoniale par le ministère du prêtre, avec sacrifice,
auspices, invocation des dieux, banquet eucharistique, paroles
secrètes, bénédiction, exorcisme, n'a pas d'autre sens. Pour le
vulgaire, c'était comme un philtre mystérieux qui devait conférer
à l'amour la qualité divine, l'incorruptibilité... Ce n'est pas rien...
que cette aspiration sublime à qui la chair répugne, que la beauté
même ne satisfait pas, et qui sous cet idéal cherche un idéal
supérieur, l'idéal de l'idéal. » L'écrivain qui approuve ainsi que
l'on « dompte l'amour », de peur que l'union conjugale ne cesse
d'être avant tout une « communauté de conscience », a été de
son vivant l'épouvantail de la bourgeoisie. C'est Proudhon, dans
un livre (2^ d'une violence brutale contre la religion. La très
haute idée qu'il se faisait du mariage ne lui avait pas permis de
lire ou d'entendre de sang-froid les théories de George Sand et
des phalanstériens sur l'amour libre. Il ne se possédait plus à la
pensée de lâcher la bête humaine après qu'on avait eu tant de
peine à la brider tant bien que mal. Il ne pouvait surtout con-
cevoir que des êtres doués de raison méconnussent les vraies
proportions des choses au point de rabaisser l'union d'un homme
(1) De la comédie.
(2) De la justice dans la révolution et dans l'Église.
TOME CXXXVI. — 1896. 9
130 REVLE DES DEUX MONDES.
et d'une femme jusqu'à être une question de « roucoulement ».
Il s'écriait: « Le mariage n'est pas rien que l'amour; c'est la
subordination de l'amour à la justice, subordination qui peut
aller jusqu'à la négation même de l'amour, ce que ne comprend
plus, ce que repousse de toute l'énergie de son sens dépravé la
femme libre. » La divinisation romantique de la passion n'eut
pas de plus rude adversaire. Toute son admiration, toutes ses
préférences allaient à ces matrones antiques dont le rêve de vie
se résumait dans les six mots cités plus haut : Ubi tu Gains, ibi
ego Gaïa.
Je crains qu'actuellement nous ne soyons tous bien éloignés,
même en dehors de la gauche féministe, de ces notions saines et
fortifiantes sur le grand contrat entre les deux sexes. On s'est
accoutumé insensiblement, sous l'influence persistante du roman-
tisme, à les trouver sauvages et désenchantantes, oubliant les
fortes raisons qui avaient fait souhaiter la subordination de la
passion à des considérations plus élevées. Il suffit pourtant de se
représenter par l'imagination la société de l'avenir telle que la
rêvent les Olive Schreiner, pour sentir combien nos pères étaient
dans le vrai, toute question de morale et de religion mise à
part. On ne bâtit pas sur le sable. Il est parfaitement puéril d'es-
sayer de fonder un ordre quelconque sur la plus fragile des pas-
sions humaines, la seule que la Nature, qui avait ses raisons, ait
faite éphémère. Un ambitieux reste ambitieux, un avare reste
avare, un amoureux ne reste pas amoureux. De sorte qu'il
faut à toute force, qu'on le veuille ou non, aboutir à l'amour
libre. On a vu tout à l'heure par plusieurs exemples que les théo-
riciens du parti échappent de moins en moins à cette espèce de
fatalité.
Le plus singulier, c'est que ce soient généralement les femmes
qui prennent l'initiative de démolir la forteresse du mariage,
créée pour elles, pour leur protection dans cette terrible lutte
pour l'existence qui augmente d'âpreté à chaque génération. Je
ne prétends pas que tout soit pour le mieux dans la forteresse, et
j'admets sans difficulté qu'on tâche à en améliorer certains détails ;
mais je ne vois pas, ou plutôt je vois trop bien ce que devien-
draient les héroïnes des romans féministes anglais, si leur thèse
venait par malheur à triompher. Pauvres filles! Pau\Tes inno-
centes, d'avoir cru que les hommes n'attendaient que l'heure
de la libération pour devenir d'aussi parfaits amans, aussi
constans, que les bergers de l'^^Z/eV.' Sans vouloir dire du mal des
hommes, il m'est impossible d'en penser tant de bien. Je suis de
l'avis d'Arabelle, qui recommandait de leur attacher à la patte
un fil légal, parce que, disait cette bonne fille, « on a trop de mi-
LA GAUCHE FÉMl?iISTE ET LE MARIAGE. 131
sères, sans ga! » Sans compter que le fil légal est très utile aux
enfans, dont on s'occupe vraiment trop peu entre romantiques
ou féministes.
Ne fût-ce que pour cette dernière raison, le vieux mariage ne
s'écroulera pas de sitôt, même dans la Grande-Bretagne. Il faut
admettre seulement que quelque chose a craqué dans l'édifice, et
cela, dans presque toute l'Europe. La fêlure est visible, et l'on a
accusé à tort le relâchement général des mœurs d'en être la cause.
L'institution du mariage a traversé sans encombre des époques
où les mœurs étaient cent fois pires que de nos jours, parce que
personne ne songeait alors à la discuter au nom des principes et
de la « morale ». Violer la loi est une chose, contester sa légiti-
mité en est une autre, et c'est à quoi nous en arrivons pour celle
qui nous occupe.
En France même, où il serait absurde de parler de « croi-
sade » contre le mariage, où la plupart des gens ignoraient jus
qu'au mot de « féminisme » avant un congrès récent, en France
même, on n'a pas entendu impunément d'éloquens écrivains
parler sans cesse à la femme de ses droits et jamais de ses de-
voirs, si ce n'est de ceux qu'elle a envers elle-même. Plus d'une
idée est tombée en défaveur qui faisait partie nécessaire de
l'ancienne notion de l'union conjugale et plus d'une est mainte-
nant acceptée, admirét?, qui est incompatible avec elle. Je n'en
veux d'autre témoignage que l'accueil fait au divorce. La rapi-
dité avec laquelle il entre dans les mœurs et sa tendance à devenir
très facile indiquent une réconciliation périlleuse entre l'opinion
et ce qu'on a appelé la polygamie successive : sans la résistance
de l'Eglise romaine, nous serions déjà très loin sur la pente.
Institué pour répondre à des exceptions douloureuses et très res-
pectables, pour lesquelles il est impossible de ne pas éprouver de
compassion, le divorce est devenu la divinité tutélaire qui préside
à la cérémonie nuptiale. Son ombre plane sur la mairie pour en-
courager les indécis, consoler les mélancoliques, et nous le ver-
rons au premier jour parmi les personnages symboliques des
peintures décoratives pour salles de mariages. On pourrait citer
d'autres signes de la « fêlure ». Tandis que les Anglaises s'échauf-
fent et déraisonnent, les Françaises donnent, sans crier : gare! des
coups de pioche dans l'édifice. C'est pourquoi il valait la peine
d'insister sur une question qui semblait, au premier abord, ne pas
nous regarder. Le tapage se fait chez nos voisins; les dégâts, si
l'on n'y prend garde, pourraient bien se faire chez nous.
Aryède Barine.
LE CALIFE ABDULLAH
Chaque jour, aux heures de prière, le Mahdi Mohammed
Ahmed, le destructeur fameux de la puissance égyptienne au
Soudan, paraissait au milieu de ses fidèles assemblés. A aucune
époque de sa vie, il ne faillit à cette règle. Il la pratiquait déjà,
alors qu'il vivait dans l'île d'Abba, sur le Nil blanc, entouré seu-
lement d'un petit nombre de disciples. Il continua à s'y conformer
après le triomphe, lorsqu'il fut devenu le maître de toute la
vallée du Nil moyen. Aussi, au mois de juin 1885, l'étonnement
fut-il général dans Omdurman (1), la capitale du nouvel Etat
théocratique, quand on constata que, depuis plusieurs jours, le
maître s'abstenait de venir à la mosquée. Le bruit se répandit
qu'il était danp-ereusement malade. On multiplia les prières, pour
obtenir du ciel sa guérison. Mais cet élan de ferveur resta inef-
ficace, et ce Mahdi attendu depuis des siècles, ce prétendu en-
voyé de Dieu, par lequel s'accomplirait sur terre le règne de la
justice, qui devait, après le Soudan, conquérir l'Egypte, laMecque
et Médine, et dire en Syrie la prière suprême, mourut tout sim-
plement du typhus comme le plus misérable des esclaves exposés
au marché.
Cependant, quelques heures avant sa mort, ses forces lui per-
mirent encore de manifester une fois de plus la volonté déjà
souvent exprimée, d'avoir pour successeur le calife Abdullah,
qui occupait, après lui, la place éminente sous le nouveau régime.
Le Mahdi gisait sur un de ces lits peu élevés qu'au Soudan on
(1) Omdurman est située face au confluent du Nil blanc et du Nil bleu, sur la rive
gaucho; Khartoum, l'ancienne capitale du Soudan égyptien, était bâtie au point de
jonction des deux fleuves.
L IMAGE.
— Nous jjoitons le remode, et j'ai idée qu'il sera inutile.
Jacques est sujet à la migraino; mais il est rare qu'elle le laisse
alité tout un jour.
Nous touchions déjà le pavé d'Argelès.
— Souvenez-vous, me dit Thérèse, que vous m'avez cherché
tantôt une mauvaise querelle et que vous m'avez promis de ne
pas recommencer. Me le promettez-vous encore ?
Je promis, je jurai d'obéir à toutes ses volontés.
Nous arrivions.
— Le Tarantet a opéré à distance, dit Cyprienne, comme nous
franchissions le seuil de la porte. Jacques est guéri. Et vous,
qu'êtes-vous devenus là-haut? Nous commencions à croire que
les loups vous avaient mangés 1 Les chemins ne sont pas fameux,
à ce qu'il paraît, ajouta-t-cUe en examinant Thérèse. Votre cha-
peau est tout cabossé, ma pauvre amie; et là, qu'est-ce que je
vois? Un accroc à votre jupe! Allons, c'est encore un tour que
vous aura joué André. Je parie qu'il vous aura fait passer en
plein bois. C'est une manie, il ne veut jamais prendre le chemin
de tout le monde. J aurais dû vous avertir, c'est ma faute; moi qui
le connais, j ai eu tort de vous confier à un pareil guide!
Thérèse protesta, et en protestant elle rougit. Sa loyauté
s'émut pour la première fois en présence de Cyprienne. Elle
s'émut de peu, sans doute, car enfin elle n'était pas responsable
de mon accès de folie. Mais elle n'avait pas pu ne pas s'en aperce-
voir. Son attention était éveillée, sa conscience était avertie.
L'état de pleine et pure lumière où notre amitié était née, où elle
s'était développée jusque-là, n'existait plus. La rougeur de Thé-
rèse l'accusait. Nous étions tous les deux dans la mauvaise voie.
J'étais coupable, et Thérèse, l'innocente Thérèse, était déjà ma
complice.
Emile Pouvillo.n.
[La deuxième partie au prochain numéro.)
DE rORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
VII
(1)
ESSAI D'APPLICATION A LA FRANGE
DE LA REPRÉSENTATION RÉELLE DU PAYS
La conclusion que l'on attendait doit maintenant apparaître
tout entière : on voit quelle serait, selon nous, la solution à la
crise de l'Etat moderne. Il semble du moins que, de l'aveu
commun, quelques points soient déjà fixés. Par ce qui précède,
il est acquis que l'Etat moderne traverse une crise décisive ; que
la cause de cette crise est dans le transfert de la toute-puissance
au suffrage universel inorganique et anarchique ; que le remède
au mal ou l'atténuation du mal, étant donné que le suffrage uni-
versel est désormais le support et le moteur nécessaire de l'Etat,
réside dans l'organisation de ce suffrage ; et que c'est à quoi
aboutissent et la théorie et l'histoire. C'était donc la première
partie de notre conclusion.
La seconde partie en a été que le suffrage universel pouvait
être organisé sous différentes formes, mais qu'il ne devait l'être,
dans l'Etat moderne, que sous une forme moderne; qu'il doit
demeurer ou devenir vraiment universel et égal, ne comporter ni
(1) Voyez la Revue des 1" juillet, 13 août, [13 [octobre, 13 décembre 1893,
1" avril et !"• juin 1896.
DK l'0R(.AMSAT10N DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 521
exclusion ni privilège, ne reconstituer ni l'ordre ni la corpora-
tion, ne reposer que sur des groupemens ouverts et libres; enfin
que, quelque part en Europe, existe déjà quelque chose de cette
organisation du suffrage sous une forme moderne et en vue de
l'État moderne.
La troisième partie, que voici, est que, ce quelque chose, nous
pouvons l'adopter, en nous l'adaptant; que rien ne s'y oppose; et
que. par conséquent, pour la France elle-même, pour notre France
de ce temps et de cette heure, la solution est à la fois parfaite-
ment logique et parfaitement pratique. En son ensemble, elle se
formule ainsi : organiser le sutfrage universel de telle façon que,
suivant et serrant de près la vie réelle du pays, il nous donne la
représentation réelle du pays; trouver pour lui des cadres qui
soient assez solides et pourtant assez souples ; doubler d'une cir-
conscription sociale la circonscription géographique; et cette cir-
conscription sociale, la tirer des groupemens modernes, ouverts
et libres, entre autres de la profession entendue au sens large,
sans refaire l'ordre, ni la corporation.
Car il faudra bien que l'on nous comprenne; et, en vérité, il
serait trop commode aux anarchistes de toute école, intéressés à
empêcher l'organisation de l'Etat par le sutTrage universel orga-
nisé, de n'avoir qu'à agiter aux yeux ces deux « idoles » ou ces
deux spectres : la corporation du moyen âge et l'ordre I Qui
parle de refaire ces vieilleries? et comment les referait-on? Qui
parle d'en revenir au chariot mérovingien? ou au « soldat de Ma-
rathon », au coureur, porteur de nouvelles? L'introduction du
suffrage universel a, en effet, opéré, dans la politique, une révo-
lution analogue à celle qu'ont opérée, dans l'industrie, l'intro-
duction de la vapeur et de l'électricité. De même que la vapeur
implique la machine, et l'électricité, le télégraphe, ainsi le sutïrage
universel implique une mécanique politique dont les ressorts ne
sauraient être l'ordre et la corporation, tant bien que mal rac-
commodés et repeints. Cette force immense, la force brute du
nombre, indifféremment susceptible d'être un grand fléau ou un
grand bienfait, l'on peut et l'on doit la canaliser, la régulariser;
mais non point jusqu'à l'ordre et la corporation, — Trop com-
primée, au lieu de faire mouvoir l'Etat, elle le ferait éclater.
Or, puisque là, dans le suffrage universel, est la force motrice
qu'il s'agit seulement de discipliner; puisque c'est là que le ré-
gime représentatif doit aller puiser le mouvement et l'action, il
est évident que, plus directe sera la prise faite à même le suffrage
universel, plus il passera de force dans le régime représentatif
et plus il s'y développera de mouvement et d'action. Autrement
dit : plus étendue sera la base de l'élection, plus de pouvoir aura
522 REVUE DES DEUX MONDES.
la représentation; plus immédiat sera le contact avec le suf-
frage universel, plus l'élu aura de crédit, d'autorité, et d'initia-
tive.
Si donc on conserve deux Chambres (et l'on nous dispensera
peut-être de rouvrir sur ce sujet ime controverse vieille comme
le régime même) ; si l'on garde deux Chambres et si la première,
la Chambre des députés, est une Chambre pleinement populaire,
nommée par tous les citoyens, nul ne s'interposant entre l'élec-
teur et l'élu; pour la seconde Chambre ou Sénat, il sera également
nécessaire : d'une part, — afin que cette seconde Chambre ait une
raison d'être et une utilité, — que, dans son origine, elle ne se
confonde pas tout à fait avec la première ; d'autre part, — afin que le
Sénat ait, à côté et en face de la Chambre des députés, quelque ini-
tiative, quelque autorité et quelque crédit, — que, sans que son
origine se confonde avec celle de la Chambre des députés, elle s'en
rapproche néanmoins le plus possible ; que, sans que sa base d'élec-
tion soit aussi étendue, elle soit néanmoins la plus vaste possible;
que, sans que le Sénat naisse et vive d'un contact immédiat avec
le suffrage universel, il n'en soit point toutefois si éloigné que la
force qui monte d'en bas ait trop de circuit à faire et se perde
avant de lui arriver.
Voilà pourquoi nous proposons, pour la Chambre des députés :
le sufîrage universel, direct, mais organisé en catégories profes-
sionnelles, simples circonscriptions sociales ouvertes et libres ;
pour le Sénat, un système mixte de sufîrage universel à deux
degrés et de sufîrage très général, organisé d'après « les unions
locales ^) de tout genre : unions administratives, communes et
départemens; corps constitués ou associations : académies, uni-
versités, cours et tribunaux, chambres de commerce, barreaux
d'avocats, chambres de notaires, d'avoués, conseils de prud'-
hommes, etc. ; pour la Chambre chacune des catégories profes-
sionnelles, et, pour le Sénat, chacune des catégories d'unions, —
communes, départemens et corps constitués, — devant tirer de
soi ses représentans.
Il est temps à présent de préciser et de faire voir que ce sys-
tème pourrait être appliqué, dès aujourd'hui, en France ; comment
il pourrait l'être ; quels résultats il donnerait; et c'est ce qu'on va
tenter à l'aide des statistiques officielles. Mais est-il besoin
d'avertir que nous ne prétendons point apporter un plan parfait
et de tous points définitif? D'abord, les statistiques officielles,
qui en établissent les données, ne sont pas parfaites, surtout en ce
qui concerne les professions; elles en sont loin, et l'on a dû les
prendre comme elles sont. Meilleures, elles pourraient servir à
une meilleure organisation du sufîrage sur la base profession-
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 523
nelle. Ensuite, il n'est pas très commode de définir et de classer
u les unions locales. '
Et, pour ce qui est du projet lui-même, il se peut bien qu'il
soit, il est certain qu'il sera à corriger, à modifier, à simplilier
en quelques-unes de ses parties. Ce sera l'œuvre des hommes de
bonne volonté, œuvre dans laquelle ils n'auront pas et nous ne
pouvons pas avoir de plus puissant collaborateurque l'expérience ;
car il n'est rien comme l'usage, comme la pratique, pour révéler
les défauts d'un système politique, et pour le corriger, le modi-
fier ou le simplifier. Ce ne serait pas une petite affaire que d'en-
seigner à un enfant la théorie de la marche ; et il l'apprend tout
seul, en marchant. Ainsi de la pratique, pour tout ce qui est sys-
tème; et de l'apparente complication, de l'apparente difhculté,
des lacunes apparentes de celui-ci, nous en appelons volontiers à
l'usage.
Il nous suffit, pour le moment, de poser cette directrice : « Il
faut chercher l'organisation où est la vie, et régler l'action, la
proportionner, en quelque sorte, à la quantité des vies indivi-
duelles et à la qualité des vies collectives qui font la vie nationale
de la France. » L'ayant posée, il nous suffit de montrer, par les
chiffres et par les faits, où sont ces vies individuelles, combien
elles sont; ce que sont et combien sont ces vies collectives. L'ayant
montré, il nous suffit de dire : C'est par là qu'il faut commencer,
et d'obtenir que l'on commence.
I. — CUAMBRE DES DÉPUTÉS
Dans le système que nous proposons, — on nous excusera de
le répéter encore, — la Chambre des députés « serait élue au
suffrage universel direct par tous les citoyens égaux, mais ré-
partis, selon leur profession, en un petit nombre de catégories
très ouvertes, en trois ou quatre groupes très larges, embrassant
tout le monde, ne laissant personne dehors, ne souffrant ni d'ex-
clusion ni de privilège, chacun de ces groupes devant tirer de lui-
même son représentant ; avec une double circonscription : la cir-
conscription territoriale, déterminée par le département, et la
circonscription sociale, déterminée par la profession, »
De là, quand on passe à l'application, plusieurs questions à
résoudre, en ce qui touche : le classement des professions; la fixa-
tion du quotient électoral ou chiffre d'électeurs exigible pour
qu'il y ait droit à un représentant ; la répartition des sièges entre
les départemens et leur répartition entre les professions; le
groupement naturel des industries par régions ; la concordance,
en un mot, de la circonscription sociale avec la circonscription
524 REVUE DES DEUX MONDES.
territoriale. A quoi Ton ajoutera l'exemple de quelques dépar-
temens pris dans le nord, l'est, Touest, le centre et le midi de la
France.
1^ Du classement des professions.
Première question : comment, en combien de groupes, et
d'après quel principe ou quelle méthode classera-t-on les pro-
fessions? car il y a plusieurs principes et plusieurs méthodes en
présence. — Il y a la méthode psijchologique, la classification re-
commandée par les encyclopédistes, par Diderot et d'Alembert, où
les professions sont rangées « quant à leur dépendance vis-à-vis
des trois facultés de l'entendement : mémoire, imagination et rai-
son. » — Ily alaclassilication économique àe. Charles Dupin, fondée
sur les besoins matériels de l'homme. — Il y a la classification
en même temps politique et économique , ou politico-sociale, de
Bluntschli. — Il y a \a,Q\di^s\ï\cdii\on physiologique de M. le docteur
Bordier, « en professions manuelles et professions cérébrales. »
Il y a la classification scientifique de M. Guillaume de Greef, les
professions groupées selon que leurs procédés se rapportent aux
mathématiques, à la physique, à la chimie, etc.
Il y en a d'autres encore, assurément; si donc nous faisions de
la théorie pure, nous n'aurions, entre elles, que l'embarras du
choix. Mais nous ne faisons point de l'art pour l'art : nous faisons
de l'art pour la vie ; et il nous importe moins de savoir ce que
vaut théoriquement ou absolument telle ou telle de ces classifica-
tions, — ce qu'elle vaut pour l'art, — que de savoir ce qu'elle
vaut pratiquement et relativement, — c'est-à-dire pour la vie,
pour la politique. Quel que soit le fondement de la méthode,
psychologique, physiologique, scientifique ou économique, il
nous importe peu pour la vie, pour la politique. L'essentiel est
qu'elle fonctionne, qu'on ne puisse pas objecter qu'elle « ne mar-
chera pas » ; puis qu'elle « marche » ; et qu'elle atteigne, en
somme, à une suffisante exactitude.
C'est le cas de la classification employée dans les statistiques.
Elle comporte ordinairement huit groupes : agriculture ; indus-
trie ; transports, postes et télégraphes ; commerce; force publique ;
administration publique; professions libérales ; personnes vivant
exclusivement de leurs revenus. On y joint quelquefois un neu-
vième groupe : la profession de « sans profession », ce qu'on ap-
pelle « la population non classée » (hôpitaux, prisons, etc.), et les
gens de « profession inconnue ». Mais, au point de vue de l'orga-
nisation du suffrage, on peut négliger ce neuvième groupe et ne
retenir que les huit premiers. D'autre part, comme l'armée active
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 52B
ne vote pas, dans l'état présent de notre législation, on peut, dé-
falcation faife de certaines unités comprises sous cette rubrique
générale, éliminer, toujours au point de vue de l'organisation du
suffrage, le cinquième groupe : force publique. Soit, en fin de
compte, sept groupes professionnels très larges, susceptibles de
servir de cadres au suffrage universel organisé, de former sept
catégories électorales très ouvertes : agriculture; industrie;
transports, postes et télégraphes ; commerce, administration
publique ; professions libérales ; rentiers.
Tel est le classement usité par les statistiques officielles, et
l'on ne prétend pas, encore une fois, que, non plus que ces statis-
tiques elles-mêmes, ce classement soit irréprochable. Mais qu'il
y ait huit ou neuf groupes principaux ou qu'il y en ait plus ou
moins, on voit qu'il est possible de ramener toutes les profes-
sions existantes à « un petit nombre de catégories très ouvertes,
dégroupes professionnels très larges, embrassant tout le monde,
ne laissant personne dehors, ne souffrant ni d'exclusion ni de privi-
lège » ; et, par le groupe professionnel, de déterminer, pour chaque
individu, pour chaque électeur, une « circonscription sociale. »
Il s'agit maintenant de montrer que cette circonscription
sociale, déterminée par la profession, peut coïncider avec une
circonscription territoriale, déterminée par le département et,
pour cela, de dire comment seront répartis les sièges : d'abord
entre les départemens; puis, dans chaque département, entre les
divers groupes professionnels. Mais, tout d'abord, entre les dépar-
temens.
ii** Du quotient électoral ou chiffre qui donne droit à un
représentant.
Supposons, pour toute la France, un nombre rond de f 0 mil-
lions d'électeurs et une Chambre de oOO membres : le quotient
électoral, ou chiffre d'électeurs qui donne droit à un député, sera
le quotient de la division de 10 000 000 par oOO, ou 20 000. La
circonscription territoriale étant le département, autant de fois un
département comptera 20 000 électeurs inscrits, autant il aura
de députés.
Supposons, pour un département, un chiffre rond de
100 000 électeurs inscrits et une représentation de o membres : le
quotient électoral sera le quotient de la division de 100 000 par
o; ou 20 000 encore. La circonscription sociale étant le groupe
professionnel, autant de fois un groupe comptera 20 000 électeurs,
autant il aura de sièges, sur le total de ceux qui reviennent au
département.
526 REVUE DES DEUX MONDES.
La répartition des sièges se fera, par conséquent : entre les
87 dépai'temens,au prorata des électeurs inscrits; et, dans chaque
département, au prorata des électeurs appartenant aux divers
groupes professionnels. Commençons par le commencement ;
répartissons, entre les 87 départeniens de la France, les 500 sièges
de la Chambre des députés.
3" Répartition des sièges entre les départemens.
Le quotient de la division de 10 millions d'électeurs par
500 sièges, ou le chiffre nécessaire de 20 000 électeurs inscrits
pour un député, telle serait la commune mesure, Funité de repré-
sentation, la toise électorale sous laquelle passeraient d'abord les
départemens. Mais c'est pour plus de rapidité que l'on s'en est
tenu au nombre rond de 10 millions d'électeurs et au quotient de
20 000 : le nombre exact est un peu plus élevé : 10 489 016
(chiffres de 1894); ce qui donne un quotient électoral un peu plus
élevé aussi : 20 978. Prenez à présent un de nos départemens, le
premier dans l'ordre alphabétique, le département de l'Ain. On
y relève 104 333 électeurs inscrits. Divisez par 20978. Ce dé-
partement aura tout de suite droit à 4 sièges : actuellement il
en a 6.
A cette répartition nouvelle, — le nombre total des sièges
étant d'ailleurs diminué de 82, — beaucoup des départemens
perdent un siège; quelques-uns en perdent deux ou plus; plu-
sieurs gardent ce qu'ils en ont : l'Allier, par exemple : 128 978 élec-
teurs inscrits, aurait alors 6 sièges; et justement, il en a 6 ;
quelques-uns même gagneraient un représentant, comme le Puy-
de-Dôme : 173 202 inscrits, qui aurait8 sièges, et qui n'en a que 7.
Somme toute, certains départemens perdant 1 siège ou 2,
d'autres se maintenant, d autres en gagnant un, rien qu'au moyen
de cette division par le quotient électoral plein ou 20978, on
arrive à 450 sièges, sur une Chambre réduite de 582 membres à
500. On a laissé tomber les fractions, si importantes qu'elles
fussent, et même avoisinant 20 978. Une seule exception a dû
être faite pour le territoire de Belfort (Haut-Rhin : 1 9 643 électeurs)
qui, sans elle, n'aurait pas été représenté du tout. Mais il reste,
après cette répartition au quotient plein de 20 948 électeurs inscrits,
cinquante sièges à attribuer. Comment et à qui les accordera-t-on ?
Il y a deux manières de procéder : selon que l'on borne stricte-
ment à 500 le nombre total des députés, y compris les repré-
sentans des colonies ; ou que l'on réserve les 500 sièges exclu-
sivement à la France continentale, les colonies n'étant point
représentées dans le parlement de la métropole, — ce qui,
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 527
théoriquement, peut fort bien se soutenir — ou l'étant par surcroît
et en supplénîent. Dans le premier cas : 500 sièges, colonies com-
prises, la solution n'est pas très malaisée; des 50 sièges qui
restent, on retire les IG sièges qui sont attribués aux colonies,
et il n'en reste plus que 34 à pourvoir ; dans le second cas : France
continentale seulement, ce sont 50 sièges nets qui restent à répartir
entre les départemens.
Dans l'un et l'autre cas, qu'il s'agisse de 34 sièges ou de 50,
pourquoi ne pas les attribuer aux départemens qui, leur part une
fois faite par le quotient plein, présentent encore les plus forts
excédens? Ainsi le département de l'Ain a reçu, dans la répar-
tition au quotient plein, 4 sièges, représentant 83 912 électeurs
sur 10i333; son excédent est donc de 20 421: il aurait un
cinquième siège. De même, dans le premier cas (colonies com-
prises) pour 33 et dans le second cas (France continentale seule)
pour 49 autres départemens; et, de la sorte, les 500 sièges se
trouvent pourvus. Voilà la « circonscription territoriale » formée
et la répartition faite entre les départemens : il faut maintenant
former la « circonscription sociale » et, dans chaque département,
faire la répartition entre les groupes professionnels.
4" Répartition des sièges entre les groupes professionnels.
Pour la répartition des sièges attribués à chaque département
entre les divers groupes professionnels, le quotient électoral sera
le quotient de la division du nombre d'électeurs inscrits dans ce
département par le nombre de sièges auxquels il a droit. Le
principe est le même que pour la répartition des 500 sièges entre
les 87 départemens. Autant de fois le nombre d'électeurs appar-
tenant à un groupe professionnel contiendra le quotient élec-
toral, autant ce groupe aura de représentans parmi les députés
du département. Mais ici on se heurte à des difficultés dont les
plus sérieuses proviennent de l'imperfection des statistiques. Nos
statisticiens officiels ne paraissent point s'être doutés qu'il pût
y avoir jamais une corrélation quelconque entre la profession et
i'électorat; et, tandis qu'ils nous prodiguent les renseignemens
sur les condamnés et les divorcés par profession, des électeurs par
profession, ils n'ont garde de souffler mot.
Si, par suite, l'on pense voir dans le système quelque lacune ou
quelque porte-à-faux, ce n'est point dans le système lui-même qu'ils
sont, mais dans ses substructions ; et cela tient à la médiocre qua-
lité des matériaux. Si quelque chose ne joue pas aussi bien qu'on
le souhaiterait, c'est parce que les données de la statistique sont
incomplètes et ne concordent pas. A cause de cette insuffisance
528 REVUE DES DEUX MONDES.
et de ce manque de concordance, on ne peut arriver, pour l'instant,
qu'à une exactitude et à une clarté, à une simplicité moindres
que celles où Ion arriverait dès que ce trou serait comblé dans les
statistiques; c'est-à-dire, pour peu qu'on le veuille, dès demain,
dès les premières élections générales ou le premier dénombre-
ment. Faites-nous une bonne statistique des électeurs inscrits par
profession, et nous vous ferons une bonne représentation orga-
nique, fondée sur les groupemrns professionnels.
En attendant, il faut user de ce que l'on a et prendre les sta-
tistiques telles qu'elles sont. Elles nous donnent la population
professionnelle par sexe : retenons le sexe masculin ; et par âge :
retenons les hommes au-dessus de 20 ans. Faisons-le pour
chacune des cinq conditions de patrons, employés, ouvriers,
famille, domestiques, dans chacune des huit professions : agricul-
ture, industrie, commerce, transports, force publique, adminis-
tration publique, professions libérales, personnes vivant exclusi-
vement de leurs revenus.
Additionnons : le total, en chaque département, dépassera
naturellement le chiffre des électeurs inscrits, car il comprend :
l"* les hommes de 20 à 21 ans qui ne sont pas encore élec-
teurs ; 2° les étrangers; 3° les incapables; 4" les indignes, etc. De
là, un écart entre la population professionnelle et la population
électorale, écart qu'il dépend de la statistique de faire disparaître
(|uand on le voudra ; et de là, un écart entre le quotient électoral,
pour l'attribution des sièges aux groupes professionnels dans cha-
que département, et le quotient électoral, suivant lequel les cinq
cents sièges de la Chambre ont été distribués aux quatre-vingt-
sept départemens de France : écart qui disparaîtra aussitôt qu'une
statistique mieux conçue aura fait disparaître l'autre.
5" Exemple de cinq départemens : Nord, Calvados,
Ardennes, Hérault, Loire.
Par exemple, voici l'un de nos départemens les plus considé-
rables, le Nord. En faisant le total des hommes au-dessus de
20 ans dans les diverses conditions des divers groupes profession-
nels, on obtient le chiffre de 512 854, — chiffre de la population
professionnelle, masculine et adulte, — de 100 000 unités plus
fort que le nombre des électeurs inscrits : 404 046. Le quotient
électoral pour la répartition des dix-neuf sièges entre les profes-
sions, dans ce département, sera donc de quelques milliers d'unités
plus fort, lui aussi, que le quotient électoral pour la répartition
des cinq cents sièges entre tous les départemens : 26992, au lieu
de 20 978.
DE l'oRC.AMSATION DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 529
Avec des statistiques concordantes, le dividende étant le
même, la jiftpulation électorale se retrouvant exactement dans la
population professionnelle, et le diviseur ne variant pas, le quo-
tient serait le mémo : 20978: autant de fois un groupe profes-
sionnel compterait 20 978 électeurs inscrits, autant donc il aurait
de représentans, sur le nombre de ceux qui forment la députation
du département du Nord. Mais, par la faute des statistiques, nous
ne savons que très approximativement, pour l'instant, comment
les électeurs se répartissent, dans le Nord, entre les groupes pro-
fessionnels. C'est pourquoi nous devons, jusqu'à correction de
ces données, opérer sur ce chiffre de 512834, et ses composans
que nous allons voir, avec ce quotient de 26992. comme s'ils
étaient vrais, ce qu'ils ne sont, au point de vue électoral, ni les
uns, ni les autres. Mais enfin, ce n'est pas tant d'opérer sur les
chiffres vrais qu'il importe ici. que d'opérer sur des chiffres quel-
conques : ce qui importe, c'est de montrer que le mécanisme
marche, et comment il marche.
Soit, si on le veut, un total de 5 12 85 i électeurs; soient dix-
neuf sièges; soit, en conséquence, un quotient électoral de
26992. Dans ce total : ol28oi, l'agriculture figure pour 121 857;
l'industrie, pour 239 i97; le commerce, pour 80 7i2; les trans-
ports pour 2i261 ; la force publique, pour 13 il 6; l'administra-
tion publique, pour 8050; les professions libérales, pour 11793 :
les personnes vivant exclusivement de leurs revenus, pour 11 258.
Refaisons ce que nous avons fait lors du partage des cinq cents
sièges entre les quatre-vingt-sept départemens : divisons chacun
de ces nombres par le quotient électoral. Une première réparti-
tion au quotient plein donne : à l'agriculture quatre sièges ; à
l'industrie huit sièges ; au commerce deux sièges : et quatorze
sièges sont ainsi attribués, sur les dix-neuf auxquels a droit le
département du Nord.
Par les autres professions, par aucune des autres prise sépa-
rément, le quotient électoral n'est atteint : les transports n'en
sont pas très loin : 2i 261 ; ni la force publique, ni l'administra-
tion publique, ni les professions libérales, ni les rentiers n'en
approchent. Mais de la force publique, il y a peu à se préoccuper,
pour le motif déjà donné que, dans sa niasse, elle ne vote pas.
l'armée active ne votant pas. On ne retient que cette partie de la
force publique, assurément la plus petite, qui jouitdes droits élec-
toraux et, ne pouvant l'évaluer au juste, on ne la porte au tableau
que pour mémoire. Pour l'administration publique, les profes-
sions libérales et les rentiers, est-ce faire trop de violence à la
logique, à la réalité, que d'en composer, au point de vue de la
représentation, un seul groupe professionnel? Additionnés
TOMB cxxxvi. — 1896. 34
530 REVUE DES DEUX MONDES.
ensemble, leur somme est de 31 101. Et, dans ce cas, à ce groupe
formé des trois professions est attribué le quinzième siège.
Il en reste quatre à pourvoir; et c'est le lieu ou le moment de
reprendre les plus forts excédons. Dans la première répartition,
le commerce n'a reçu que deux sièges : il s'en fallait d'une ou
deux centaines d'unités que le quotient plein y entrât une troi-
sième fois; le plus fort excédent, c'est lui qui le présente :
26738; à lui, le seizième siège. Après le commerce, viennent les
transports, avec 24261 électeurs inscrits; ils auront le dix-sep-
tième siège, le dix-huitième et le dix-neuvième reviendront à
Tagriculture : excédent de 13889, et à l'industrie : excédent do
13561.
Si bien que, le système de la représentation réelle du pays
adopté et appliqué, la députation du département du Nord com-
porterait dix-neuf membres, dont cinq nommés par et parmi le
groupe de l'agriculture ; neuf, par et parmi le groupe de l'indus-
trie; un, par et parmi le groupe des transports; trois, par et parmi
le groupe du commerce; un, par et parmi le groupe de la force
publique (en tant qu'elle est admise au vote), de l'administration
publique, des professions libérales et des rentiers réunis.
Le Nord est un département industriel ; passons à un dépar-
tement agricole : le Calvados. Le Calvados a, d'après les statis-
tiques électorales, 113138 électeurs inscrits, ce qui lui donnerait
droit à cinq députés. D'après les statistiques professionnelles, et
pour les motifs ci-dessus indiqués, parce que ces chiffres com-
prennent les étrangers, les militaires, les incapables, les indignes,
et les hommes entre 20 et 21 ans, le total par profession serait
également un peu supérieur : 130916, — total certainement inexact
au point de vue électoral, mais sur lequel, faute de mieux, nous
sommes contraints de raisonner. A ce compte, le quotient pour
la répartition entre les groupes professionnels dans le Calvados
serait de 26185.
Dans le total de 130916, l'agriculture figure pour 63406; l'in-
dustrie, pour 29452; les transports, pour 6406; le commerce,
pour 13466; la force publique, pour 3363; l'administration pu-
blique, pour 3 476; les professions libérales, pour 5033; les ren-
tiers, pour 6334. — L'agriculture aura, dès la répartition au
quotient plein, deux députés; l'industrie, un. Aucun des autres
groupes, séparément, n'atteint, à beaucoup près, le quotient élec-
toral .
Procédons comme dans le département du Nord. Réunissons
la partie votante de la force publique (pour mémoire), l'adminis-
tration publique, les professions libérales, et les rentiers :
ensemble, c'est un groupe de 14843. Mais si ni la logique ni la
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 531
réalité ne souffrent de ce qu'on les réunit, soufTri raient-elles de
ce que Ton joindrait les transports, ou à l'industrie, ou au com-
merce, — dans l'espèce, au commerce, puisque l'industrie se suffît
à elle-même? — Transports et commerce joints font un chillre de
19872; le quotient électoral n'est pas encore atteint; il y a donc
lieu de recourir au classement des excédeus, et, de par ce classe-
ment, les transports et le commerce, — troisième groupe, — ont
le quatrième siège; la force publique (en tant quelle vote), l'admi-
nistration publique, les professions libérales et les rentiers (qua-
trième groupe . ont le cinquième siège.
En récapitulant, sur les cinq députés du Calvados, deux, dans
ce système, seraient choisis par et parmi le groupe de l'agricul-
ture; un, par et parmi le groupe de l'industrie; un, par et parmi
le groupe du commerce et des transports; un, par et parmi le
groupe de la force publique, de l'administration publique, des
professions libérales et des personnes vivant exclusivement de
leurs revenus.
Passons à présent de Touest à l'est. Les Ardennes ont quatre
députés, pour 87 739 électeurs inscrits; mais les mêmes causes
d'erreur font que nous sommes forcés de raisonner comme s'ils
étaient 102098, chiffre total de la population professionnelle mas-
culine et adulte. Le quotient de répartition des sièges entre les
professions, dans ce département, serait alors de 25o02. L'agri-
culture : 32298, aurait de droit un député; l'industrie, un aussi :
45 978.
Mais une plus grande difficulté se rencontre, qui ne nous avait
pas encore arrêtés. Même en formant deux groupemens du second
degré, l'un avec les transports et le commerce, l'autre avec la
partie votante de la force publique, l'administration publique, les
professions libérales et les rentiers, on ne parvient pas, — il s'en
faut de beaucoup, — à atteindre le quotient électoral; le premier
de ces groupemens ne monte qu'à 11 o32 et le second qu'à 11 710.
— Et l'embarras augmente, par ce fait que l'industrie, pourvue
déjà d'un député après la répartition au quotient plein, offre, en
outre, un excédent de 20476 voix; et qu'il serait parfaitement
injuste qu'avec 4o 978 voix, — près de deux fois le quotient élec-
toral, — elle n'eût cependant qu'un représentant, tout comme les
transports et le commerce ou comme les autres professions qui ,
réunies, ne montent pas même à la moitié de ce quotient.
C'est une difficulté sérieuse, on le reconnaît et l'on ne cherche
pas à l'atténuer ; sérieuse, mais non insoluble. Car on peut ajouter
(et qu'y aurait-il, là encore, de contraire, soit à la logique, soit à la
réalité?) les transports et le commerce : 11 332 électeurs, à l'excé-
dent de l'industrie : 20470; ce qui donne 34 008 voix, lesquelles
S32 REVUE DES DEUX MONDES.
ont droit au troisième représentant par 25 502 et laissent un nou-
vel excédent de 80OG.
Cet excédent et celui qu'a laissé l'agriculture (C796) étant tous
les deux inférieurs à la somme des quatre dernières professions
(11 o32),et ces professions étant, au demeurant, les seules qui ne
soient pas encore plus ou moins représentées, le quatrième siège
leur est attribué ; et la députation des Ardennes est composée de
quatre députés nommés : un, par et parmi le groupe de l'agricul-
ture; deux, par et parmi le groupe de l'industrie, des transports
et du commerce; un, par et parmi le groupe de la force publique
(en tant qu'elle vote), de l'administration publique, des professions
libérales et des personnes vivant exclusivement de leurs revenus.
A l'autre extrémité de la France, prenons l'Hérault, qui, pour
140 i20 électeurs inscrits, a droit à sept représentans. Le total de
la population masculine et adulte classée par profession, — total
trop élevé, comme on le sait, — serait de 150 251, force publique
non comptée, et le quotient électoral, pour la répartition entre
les groupes professionnels, de 21 404. L'agriculture : 78766, aurait
trois sièges de plein droit; l'industrie : 23965, ?m siège; le com-
merce : 23 023, un siège : cinq sièges sur sept se trouvent attribués ;
il en reste deux.
Formons les groupemens du second degré. Ajoutons les
transports : 7296, ou bien au commerce, ou bien aux excédens
laissés par le commerce, 2 159, et par l'industrie, 2504 : ensemble
11959. Additionnons la force publique (pour mémoire), l'admi-
nistration publique, les professions libérales et les rentiers;
ensemble 16598. Ni l'une ni l'autre de ces sommes n'atteignant
le quotient électoral, il faut avoir recours au procédé des plus
forts excédens. Le sixième siège est donc attribué au quatrième
groupe : administration publique, professions libérales, etc.
(16598), et le septième, à l'agriculture : excédent, 14374. — La
représentation de l'Hérault comprend : quatre députés nommés
par et parmi le groupe de l'agriculture; un député nommé par et
parmi le groupe de l'industrie; un député nommé par et parmi
le groupe du commerce et des transports; un député nommé par
et parmi le groupe de la force publique votante, de l'adminis-
tration publique, des professions libérales et des personnes vivant
exclusivement de leurs revenus.
En descendant vers le Midi, nous eussions pu faire halte dans
le Centre, dans le département de la Loire. La Loire, d'après les
statistiques électorales, compte 1634i0 inscrits : elle a droit à
huit députés; mais les statistiques par profession obligent à rai-
sonner sur 190511, avec un quotient de 2i507. Une première
répartition au quotient plein donnerait à l'agriculture deux sièges ;
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 533
à l'imlustrie, trois sièges; il resterait trois sièges à pourvoir sur
huit. Les groupemens du second degré font monter le commerce
et les transports réunis à 23 329; la force publique (en tant qu'elle
vote), l'administration publique, les professions libérales et les
rentiers, à lïîo5o. — Le quotient électoral n'est pas atteint. Si
l'on recourt alors à la méthode des plus forts excédens, le
sixième siège revient à l'industrie : 2il36: le septième, aux trans-
ports et au commerce réunis ; 23 329.
Pour le huitième siège, il y a, là aussi, une difficulté; l'excé-
dent laissé par l'agriculture. 13680, dépasse légèrenent la somme
des quatre dernières professions, 1!2."j5o; et, elle aussi, cette diffi-
culté, est sérieuse, mais, elle non plus, elle n'est pas insoluble. Elle
place seulement dans la nécessité de choisir entre deux solutions :
ou bien s'en tenir à la rigueur des chiffres et attribuer le siège à
l'excédent le plus fort, quand même un groupe ne serait point
représenté; ou bien, comme il ne s'agit pas de représentation
proportionnelle ni mathématique, mais de représentation profes-
sionnelle et organique, de prévoir l'exception dans la loi et de faire
fléchir la rigueur des chilTres; en considération surtout de ce
que : 1" l'agriculture a déjà deux représentans : les autres profes-
sions, administration publique, rentiers, etc. n'en auraient pas;
2° et de ce que le total des quatre dernières professions monte à
plus de la moitié du quotient, laquelle n'est, en effet, que de 12283.
Cette seconde solution admise, la représentation du départe-
ment de la Loire se composerait : de deux députés nommés par
et parmi le groupe professionnel de l'agriculture ; de quatre dé-
putés nommés par et parmi le groupe de l'industrie; d'un député
nommé par et parmi le groupe formé du commerce et des trans-
ports ; et d'un député, nommé par et parmi le groupe de la force
publique 'en tant qu'elle vote), de l'administration publique, des
professions libérales et des personnes vivant exclusivement de
leurs revenus. Différemment, la première hypothèse préférée,
pour le département de l'Hérault, on aurait : agriculture, trois
députés; industrie, quatre; transports et commerce, un; pro-
fessions libérales, etc., non représentées. De toute évidence,
l'autre solution vaut mieux, comme plus conforme à l'esprit
d'une représentation organique, d'une représentation réelle du
pays, dont le premier principe est que tout ce qui vit dans le pays
doit être représenté dans le parlement.
6° Ri-gles pour la formation des groupemens professionnels.
De ces divers exemples tirés de diverses parties de la France,
il semble résulter que l'on peut dès maintenant poser les quel-
ques règles qui suivent :
S34 REVUE DES DEUX MONDES.
L'agriculture, l'industrie et le commerce atteignant partout
ou presque partout le quotient électoral, ou chiffre nécessaire pour
avoir droit à un représentant, constitueront, partout ou presque
partout des groupes séparés : agriculture, un groupe; industrie,
un groupe; commerce, un groupe.
Toutefois, le groupe professionnel dit des transports pourra
au besoin être joint, suivant les cas, au commerce ou à l'indus-
trie ; former groupement du second degré avec l'un ou l'autre de
ces groupes, ou l'excédent de l'un d'eux, ou les excédens de l'un
et de l'autre, si l'un d'eux seulement ne suffisait pas pour que ce
groupe fût représenté.
La force publique (en tant qu'elle vote), l'administration pu-
blique, les professions libérales et les rentiers, qui nulle part ou
presque nulle part n'atteignent le 'quotient, sont considérés, au
point de vue de l'élection, comme faisant, par département, un
seul groupement professionnel.
Ces groupemens du second degré n'ont, on ne craint pas de le
redire, rien qui blesse en aucune façon la logique ni la réalité;
mais, on a le devoir de le redire aussi : les cadres que nous emprun-
tons n'ont rien de sacré, ni d'obligatoire. Nous nous en sommes
servis, parce que ce sont ceux d'après lesquels sont établies les
statistiques officielles, comme nous nous sommes servis des
chiffres fournis par les statistiques, bien que nous les sachions
contestables et même manifestement faux, du moins pour l'appli-
cation que nous en voulions faire. Mais ces chiffres peuvent être
rectifiés et ces cadres peuvent être modifiés.
Quoi qu'on en pense et quoi qu'on y veuille changer, tant
qu'ils sont ce qu'ils sont, la représentation organisée ou réglée sur
les cadres professionnels comporterait au maximum huit groupes,
au minimum trois groupes, par et parmi lesquels seraient élus les
députés.
Le département formerait la circonscription territoriale ; et le
groupe professionnel, dans le département, la circonscription
sociale. Ce groupe serait d'ailleurs du premier ou du second
degré, selon qu'il comprendrait une profession seule ou plusieurs
professions. Faire ainsi, par le rapprochement et la réunion de
divers groupes, des groupemens professionnels du second degré,
c'est donc élargir, étendre la circonscription sociale, et cela suffit
dans la plupart des cas (surtout étant admis le procédé de la
reprise des plus forts excédens) pour que toutes les professions
retenues par le classement officiel soient représentées, le soient
mieux et plus directement.
Mais ce n'est point l'unique moyen d'assurer le fonctionne-
ment du système et l'on pourrait, au lieu de la circonscription
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 335
sociale, élaijgir ot cHiMidre la circonscription territoriale. C'est-à-
ilire que, au lieu de faire des groupemens du second degré, comme
le groupe du commerce et des transports, par la réunion des doux
groupes professionnels : 1" du commerce, et 2° des transports,
on pourrait décider que le département n'est pas une circon-
scription fixe, fermée et infranchissable, et admettre, non plus
que plusieurs professions dans un département, mais bien que
plusieurs départemens pour une profession réunissent leurs con-
tingens électoraux jusqu'à ce que le quotient soit atteint.
Au lieu de joindre ensemble, dans un département, des pro-
fessions similaires, on joindrait, pour une profession, des dépar-
temens voisins, à l'exemple de ce qui se passe en Espagne, quand
il s'agit des universités littéraires ; des Sociétés éronomiqucs d'Amis
du pai/s ; et des chambres de commerce, d'industrie ou d'agri-
culture. On se souvient que chacune de ces universités, de ces
sociétés et de ces chambres a droit à un député lorsqu'elle compte
oOOO électeurs inscrits; et que « si, à elle seule, une de ces cor-
porations ne compte pas les 5000 électeurs nécessaires, elle se
joint, pour constituer un collège électoral, aux autres corpora-
tions de même classe ou de môme ordre, géographiquement les
plus voisines. »
7" Groupement naturel des industries par régions.
Autant en pourrait-on faire en France avec les catégories pro-
fessionnelles, de département à département, entre départemens
voisins; et ce groupement-là, non plus, ne serait contraire ni à
la logique ni à la réalité ; car il n'y a qu'à jeter les yeux sur une
carte pour voir que les industries, les professions elles-mêmes
se groupent comme naturellement par régions. Ainsi, les mines
et la métallurgie forment en France six groupes régionaux :
l*> au nord (départemens du Nord et du Pas-de-Calais); 2" à Vest
(Ardennes, Meuse, Meurthe-et-Moselle, Haute-Marne) ; S*' dans la
région de Paris (Oise, Seine, Seine-et-Oise) ; 4° à l'ouest (Manche,
Mayenne, Sarthe, Maine-et-Loire, Loire-Inférieure); 5" au centre
(Saône-et-Loire, Loire, Cher, Nièvre, Allier, Puy-de-Dôme); 6" au
sud-est (Gard, Aveyron, Tarn, Hérault, Bouches-du-Rhône).
Les grandes industries, autres que la métallurgie et les mines,
forment, pour leur part, quatre ou cinq groupes régionaux : du
nord, de Vest, du centre et du sud-est, du midi; la petite
industrie, jusqu'à sept groupes : au nord, à Pest, à l'ouest, dans
la région de Paris, au centre, au sud-ouest et au sud. De même
pour les différentes branches de l'agriculture : il est facile
d'observer comme un groupement naturel par régions : Non
536 REVUE DES DEUX MONDES,
omnis fert omnia telliis. Ici, c'est la région de la vigiic ; là, de
l'élevage; là, des céréales.
On peut donc, si on le préfère, étendre la circonscription ter-
ritoriale au lieu de la circonscription sociale : l'un et l'autre
mode sont licites; et, quel que soit celui que l'on choisisse, on
aura du pays réel, du pays vivant tout entier, une représentation
qui, par ses qualités, laissera bien loin derrière elle toutes les pré-
tendues représentations, à base de suffrage inorganique, que nous
avons connues jusqu'ici.
8" Compositioii professionnelle de la Chambre des députés.
Les Résîdlats statistiques du dénombrement de 1S9i accusent
que 47 centièmes de la population classée vivent en France de
l'agriculture; que 25 pour 100 vivent de l'industrie; 10 pour 100,
du commerce; 3 pour 100, des transports; 1,9 pour 100 se ratta-
chent au groupe de la force publique (armée, marine de guerre,
police et gendarmerie); 1 ,9 pour 100 encore, au groupe de l'admi-
nistration publique; près de 6 centièmes enfin de la population,
familles comprises, vivent exclusivement de leurs revenus.
Mais, ce rapport étant établi sur des chiffres qui comprennent
les personnes des deux sexes et de tout âge, on ne saurait tabler
dessus sans mécompte, pour l'organisation du suffrage universel.
Les calculs que nous avons faits, en prenant telles qu'elles sont
les statistiques officielles, changent notablement la proportion et
nous donnent :
I. Hommes au-dessus de 20 ans vivant de l'agriculture ....
II. — — — de l'industrie. . . .
III. — — — des transports . . .
IV. — ■ — — du commerce. . . .
V. — — — do la force pul)lique.. . .
VI. — — — de l'administration pu-
blique
VII. — — — des professions libérales .
VIII. Personnes vivant exclusivement de leurs revenus ....
Ensemble
Total d'où il faut déduire les hommes entre 20 et 21 ans, qui
n'ont pas encore accompli leur vingt et unième année, les étran-
gers, les incapables, les indignes, les non domiciliés et qui, cette
déduction faite , se rapprocherait beaucoup du nombre de
10 489 016 électeurs portés régulièrement sur les listes. Si l'on
ne tient pas compte de la force publique, qui ne vote pas, si on la
raye purement et simplement de la nomenclature, il en décou-
lerait, pour être bref, la répartition suivante des 500 sièges entre
3 533 006
4 027 859
431 567
1 267 082
[mémoire)
249 882
368 970
667 777
12 545 143
DE l'oKC.ANISATION DU SUFFRAGE UîilVERSEL. 537
les différente^ catégories professionnelles et, ce système une fois
adopté, la Chambre serait ainsi composée :
L'agriculture aurait 22o représenlans.
L'industrie aurait 164 —
Le commerce aurait 48 —
Les transports auraient 17 —
L'administration publi(iue aurait 8 —
Les professions libérales auraient 13 —
Les rentiers 25 —
Ensemble 300 députés.
Comparez maintenant cette Chambre, quand nous l'aurions,
et celle que nous avons, où l'on voit, en suivant le même classe-
ment : 38 députés seulement se rattachant au groupe professionnel
de lagriculture, 49 seulement, au groupe de l'industrie, 32, à
celui du commerce et des transports, 22, à celui de la force pu-
blique ; mais, en revanche, 43, à celui de l'administration pu-
blique, 296, au groupe dit des professions libérales, 97, au groupe
des personnes vivant exclusivement de leurs revenus. — Et dites
où est le pays réel, le pays vivant ? où serait la représentation
réelle du pays, du pays vivant tout entier?
n. — SÉNAT
Ce ne serait pourtant point elle, si l'on s'en tenait là, la repré-
sentation réelle du pays vivant tout entier. Si 1 on s'en tenait là,
à une Chambre des députés recrutée de cette manière, le parle-
ment ne serait pas limage, l'abrégé et comme l'action réflexe de
la vie nationale tout entière : il y manquerait ces vies collectives
dont, pour partie aussi, est faite la vie nationale. Et d'avoir une
Chambre des députés où l'individu serait représenté, — non plus
abstrait et irréel, inexistant, sauf durant cinq minutes de quatre
ans en quatre ans, par une fiction légale, mais l'homme de tous
les jours, replacé en son lieu, dans son milieu social, qualifié par
ce qui le qualifie le plus visiblement, par la profession; — d'avoir
cette Chambre des députés, très supérieure sans doute à celle que
nous avons, ce serait bien avoir quelque chose de la représentation
organique, mais non la représentation organique tout entière du
pays vivant tout entier.
Je n'appellerais pas « représentation organique » une représen-
tation fondée sur des groupemens professionnels aussi larges,
aussi peu nombreux, si l'on s'en tenait là et si à la Chambre des
députés, ainsi formée, ne venait pas s'ajouter un Sénat où se re-
trouve un autre aspect ou un autre élément de la vie nationale.
538 REVUE DES DEUX MONDES.
Ce que j'appelle donc la représentation organique, c'est la repré-
sentation — une en deux Chambres et dont chaque Chambre n'est
qu'une moitié — où le pays ^ ivant tout entier passe et se con-
centre en quelque sorte; où, dans l'une, se prolonge, se répercute
la multitude des vies individuelles; où, dans l'autre, aboutissent
les vies collectives de tant d'unions locales, qui sont, au même
titre, des organes de la vie de l'Etat.
Le pays vivant, le pays réel, ce n'est ni ces vies individuelles
ioutes seules, ni ces vies collectives toutes seules ; et la représen-
tation organique, la représentation réelle du pays, ce ne peut être
ni cette Chambre toute seule des vies individuelles, ni cette
Chambre toute seule des vies collectives : ce sont les deux en-
semble ou, comme on dit dans le langage du droit, conjointe-
ment et indivisément.
Soit à la Chambre, soit au Sénat, l'individu serait représenté
dans le groupe (et ce serait la troisième phase du régime repré-
sentatif); mais la Chambre représenterait plus spécialement l'in-
dividu; et le Sénat, plus spécialement le groupe; la Chambre
reposerait sur le Nombre, quoique encadré et endigué ; pour le
Sénat, on ne s'inquiéterait plus du Nombre. Pour la Chambre
des députés, la répartition des sièges entre les départemens se-
rait faite au prorata des électeurs inscrits ; pour le Sénat, chaque
département aurait trois sièges, quel que fût le chiffre des élec-
teurs. Pour la Chambre, l'unité électorale serait l'individu; tout
citoyen ferait un; pour le Sénat, ce serait « l'union locale » qui
ferait un, qui serait l'unité électorale. Le suffrage serait universel :
puisque tous les citoyens, pour la Chambre, et, pour le Sénat,
toutes les « unions », légalement déterminées, participeraient
à l'élection; et le suffrage serait égal : mais, pour la Chambre,
égal entre les citoyens, et, pour le Sénat, égal entre les » unions ».
Pour le Sénat, des trois sièges attribués à chaque département,
le premier appartiendrait à la plus importante des unions lo-
cales administratives, qui est le déparlement lui-même : il y
serait pourvu par et parmi les membres du conseil général. Le
deuxième reviendrait à cette autre union locale essentielle, la
commune : il y serait pourvu par et parmi les membres des con-
seils municipaux. A cela point de difficultés ; mais en voici une
(on ne veut pas chercher à la dissimuler non plus qu'on n'a dis-
simulé les autres), lorsqu'il s'agit de définir nettement et rigou-
reusement quelles sont les « unions locales » d'ordre social qui,
dans chaque département, seront chargées de pourvoir au troi-
sième siège.
Eu ce qui regarde les « corps constitués » proprement dits,
les académies, les universités, les chambres de commerce, les
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 539
barreaux dUvocats, les chambres de notaires, d'avoués, les con-
seils de prud'hommes, etc., on ne pense pas qu'il y ait de doute.
Mais certaines sociétés ou associations, comme les sociétés de
secoursmutuels.les coopératives, les syndicats, leur donnera-t-on
ou leur refusera-t-on le droit de vote ?
Pour les syndicats, par exemple, c'est, on l'avoue, une grosse
question. S'il n'y avait que des syndicats mixtes de patrons et
d'ouvriers, et des syndicats agricoles où se coudoient tous ceux,
de quelque condition qu'ils soient, propriétaires, fermiers, mé-
tayers ou travailleurs, qui tiennent à l'agriculture; s'il n'y avait
que de ces syndicats de rapprochement d'intérêts entre des hommes
de toutes les conditions dans toutes les professions, on n'aurait
pas à hésiter, et il faudrait placer les syndicats au rang des unions
locales organiques admises, comme telles, à l'exercice du droit
de vote.
Mais il V a, d'autre part, les syndicats patronaux et, en face
d'eux, contre eux, les syndicats ouvriers, qui, les uns et les
autres, peuvent être regardés plutôt comme des syndicats de divi-
sion d'intérêts et, si j'ose risquer le mot, comme des « désunions »
locales et professionnelles : ceux-là ne recherchent plus le bien
commun de la profession, mais ce qu'ils croient leur bien per-
sonnel, et trop souvent, dans le mal d'autrui. Accorder à ceux-là
le droit dévote, c'est peut-être introduire dans la représentation
l'esprit de classe, et, du coup, ce serait vraiment créer un gou-
vernement de classe, couper la nation en deux : capital à droite
et travail à gauche: patrons d'un côté de la ligne, ouvriers de
l'autre côté, l'arme au poing, attendant le combat.
Sans doute il semble que, considérés sur toute la surface du
pays, «le capital et le salaire se partagent à part égale le travail
national et qu'il y a équilibre, en France, entre les facteurs de la
richesse «. Sans doute, ne parlant que des syndicats, — indépen-
damment du nombre de leurs membres qui n'aurait rien à faire
ici, puisque l'unité, pour le Sénat, est le groupe et non l'individu,
— sans doute il ne s'en manque pas de tant que les 1 622 syndicats
patronaux fassent équilibre aux 2163 syndicats ouvriers, ou, du
moins, les syndicats ouvriers ne l'emportent pas tellement sur les
syndicats patronaux, qu'ils les écrasent sous leur masse. Mais ce
n'est pas assez, que les deux parts doivent être à peu près égales,
pour que du corps vivant d'une nation on aille faire deux moitiés
mortes.
Et, tout de même, comment ignorer, comment négliger, quand
on donne le suffrage aux « unions locales » plus de 5000 asso-
ciations qui comptent ensemble près d'un million de syndiqués?
Comment, à la fois, les exclure de la représentation nationale et
540 REVUE DES DEUX MONDES,
vouloir que cette représentation soit toute la vie nationale en
raccourci? Comment les rayer du pays et néanmoins avoir une
représentation réelle du pays? C'est une grosse, une très grosse
queslion, et le législateur aura à la résoudre, lorsqu'il définira les
« unions locales » appelées à contribuer, pour un tiers, à l'élec-
tion du Sénat.
Mais que les syndicats soient ou ne soient pas compris entre
ces « unions locales », c'est par et parmi elles, par et parmi ce que
la loi reconnaîtra comme « unions locales » ayant le droit d'élec-
tion, que devra être nommé un tiers des sénateurs. Si, là aussi,
l'on bornera la circonscription territoriale au département, ou
bien si, pour ce dernier tiers, sénateurs élus par et parmi les
« unions locales » d'ordre social, on l'étendra, afin d'avoir plus
de choix, au ressort de l'académie ou de la cour d'appel, cela encore
peut faire question ; mais l'importance en est secondaire ; qu'on en
décide comme on voudra, pourvu que, rassemblées en une circon-
scription territoriale ou en une autre, le plus possible d' « unions
locales » soient représentées et qu'il entre ainsi dans la repré-
sentation nationale le plus possible de la vie nationale.
m. PRINCIPES DE LA REPRÉSENTATION RÉELLE DU PAYS
Voilà, cette fois, voilà enfin une représentation organique, d'où
n'est absent rien d'essentiel de tout ce qui est organe, facteur ou
agent de vie dans la nation. Voilà enfin le suffrage universel, par
qui l'Etat moderne doit vivre, organisé d'après la vie; le voilà qui
n'est plus seulement l'incarnation d'une abstraction, la « maté-
rialisation » , grossière et insaisissable tout ensemble, de cette vaine
illusion : la souveraineté du peuple.
Nous ne nous étions pas proposé davantage. Dire : l'Etat mo-
derne aura pour support et pour moteur le suffrage universel, le
suffrage universel et égal ; mais si, précisément, il traverse une crise,
c'est que, pour son malheur, il ne connaît que le suffrage universel
aiiarchique ; si le suffrage universel s'est jusqu'à présent montré
anarchique, c'est que jusqu'à présent il est demeuré inorganique;
et s'il est demeuré inorganique, c'est qu'on a voulu faire de lui
l'expression d'on ne sait quelle souveraineté du peuple , éparse en dix
millions d'atomes électoraux, tous isolés l'un de l'autre et détachés
de tout, tourbillonnant au vent et se mouvant en pleine fantaisie
dans le grand désert de l'État. Dire ensuite : que l'on réintègre,
à sa place, dans l'État, tout ce qui doit y avoir une place; que ces
dix millions d'atomes s'agrègent en trois ou quatre corps, suivant
leurs affinités les plus fortes, les plus certaines; que, cessant de
faire du suffrage universel la fausse expression d'une fausse
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVEUSEL. 541
(( souverainelS du peuple », on se donne pour but d'en faire une
fonction de la vie nationale, et que de cette fonction on demande
laccomplissement aux organes connus de la vie nationale, vies
individuelles et vies collectives : alors, le suffrage universel sera
devenu organique; étant devenu organique, il ne sera plus anar-
chique; dès qu'il ne sera plus anarchique, la crise de l'Etat mo-
derne sera résolue.
Dire cette vérité bien simple sur la crise et sa solution; pro-
clamer que, théoriquement, si l'on veut, avec le suffrage universel,
faire et entretenir de la vie, comme il n'y a que la vie qui crée la
vie, il faut donc régler le suffrage universel selon la vie; et puis
en exposer, en indiquer plutôt les moyens pratiques : notre am-
bition n'est pas allée au delà.
Loin de nous la vanité de croire (nous y revenons, en ter-
minant, tant nous en sommes pénétrés) que nous ayons trouvé
le spécifique, le baume de Fierabras qui, en une heure, guérira nos
sociétés malades ; ou tout bonnement, loin de nous l'idée de croire
que notre système, est parfait et de prétendre l'imposer sans
retouches. Non, certes, il n'est pas parfait, quoiqu'on se soit
attaché à y introduire les meilleures parties de tous les systèmes
inventés avant lui et qu'il ne soit, à dire le vrai, qu'un assemblage
de ces parties, reliées entre elles et dominées par la notion supé-
rieure de la vie. Non, certes, il n'échappe pas à la critique, et il
nous semble entendre déjà les objections qui se croisent.
Mais nous n'en sommes guère troublés, car il nous semble
aussi qu'il n'y en a pas une seule à laquelle il ne puisse victorieu-
sement résister, ou dont il ne puisse se défaire, en en tenant
compte. De ces objections sur tel ou tel détail, combien on entend
déjàl « Pourquoi prendre comme base le chiffre des électeurs in-
scrits et non le chiffre total de la population ? — Pour marquer net-
tement que le suffrage n'est pas de droit naturel, que c'est un droit
conféré par l'État, dans une vue d'État. — N'est-ce pas quelque
peu en contradiction avec la thèse, que tout ce qui vit a le droit
d'être représenté? — Nullement; car l'électeur inscrit, étant le
mâle adulte, représente devant le suffrage les femmes, les en-
fans, la famille, tout ce qui vit autour de lui. D'ailleurs, tenez-
vous à prendre comme base le chiffre total de la population? la pro-
portion n'en sera presque pas changée.
— Pourquoi oOO députés seul ement ? — Pour que la Chambre ne
soit plus ce que Carlyle nommait et ce que nous avons bien plus
de motifs que les Anglais de nommer « la pétaudière nationale ».
— Mais alors, 500 députés, n'est-ce pas encore trop? — Peut-être ;
rien n'empêche d'établir les calculs pour 400 ou même 300,
ainsi qu'on l'a fait pour 500; le quotient électoral augmentera, et
5i2 REVUE DES DEUX MOMDES.
voilà tout. — Mais si le quotient électoral augmente, dans beau-
coup de départemens il ne sera pas atteint par la plupart des
groupes professionnels. — Eh bien ! on en sera quitte pour étendre
soit la circonscription territoriale, soit la circonscription sociale.
— Au l'ait, pourquoi faire du département la circonscription
territoriale? — Parce que le département est une division géogra-
phique qui, bien qu'artificielle, est, depuis cent ans, entrée dans
nos mœurs et dans la vie de la France; assez étroite pour que les
voix ne se portent pas tout à fait au hasard; assez vaste poi*r
qu'on ait plus qu'une menue poussière d'intérêts, plus que de
tout petits hommes et de toutes petites choses. — Mais la pro-
fession, la circonscription sociale, comme vous dites? — Je le
reconnais : la profession vient remplacer l'ari'ondissement et par-
fois la fraction d'arrondissement ; au lieu d'être député du Cal-
vados pour la deuxième circonscription de l'arrondissement de
Caen, on sera député du Calvados pour le groupe professionnel
de l'agriculture ou celui du commerce et des transports : l'intérêt
représenté ne sera pas moins général, il le sera plus; il sera moins
factice, plus réel, plus vivant, puisqu'il y a une vie de la profes-
sion beaucoup plus active que ne l'est la vie de l'arrondissement.
— Mais, en disant que les députés devront être élus par et
parmi le groupe professionnel, vous limitez l'égibilité. — Pas du
tout, puisqu'il n'est personne qui ne puisse être élu dans son
groupe : je ne fais que la localiser. — Et si quelqu'un est à la fois
fonctionnaire public et propriétaire rural? — Il optera pour un
groupe ou pour l'autre. — Vous empêchez les ouvriers de se
faire représenter par un avocat ou un professeur. — Le beau mal-
heur, si je tue le politicien!
— Ferez-vous voter les ouvriers à part, les patrons à part, ou
tous voteront-ils ensemble? — Tous ensemble, dans chaque groupe
professionnel. — Mais les patrons seront noyés sous le flot du
prolétariat! — Ce n'est pas prouvé et, en tout état de cause, ce
qu'il importe d'éviter, c'est de constituer des classes en antago-
nisme ; à quoi l'on arriverait sans faute si à une catégorie de pa-
trons l'on opposait une catégorie d'ouvriers. — Des classes! mais
vous en constituez rien que par vos groupes professionnels. — Pas
plus que dans le mode actuel de suffrage, on n'en crée en divisant
la France en départemens, un département en arrondissemens, un
arrondissement en circonscriptions, une circonscription en com-
munes, une commune en sections de vote. Pas plus qu'on n'en
crée dans l'armée en y maintenant des armes différentes, dans
chaque arme des régimens, des bataillons, des compagnies et des
escouades. En distribuant ainsi l'armée, on ne la divise pas, on
la « ramasse » pour l'action sous la main du chef; ce qui fait
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 543
qu'elle est la*pliis haute des forces humaines concevables, c'est
qu'elle est, par excellence, la force humaine organisée. Et, toute
réserve gardée sur la diversité des objets poursuivis : d'organiser
le suffrage universel, c'est ce qui en ferait, au profit de l'Etat, une
immense force d'ordre et de progrès.
Mais nous venons nous briser à un mur, à l'objection qu'on
ne détruit pas ou qui, détruite, renaît de ses ruines : « Vous res-
suscitez, nous crient à l'envi économistes et socialistes, vous
ressuscitez la classe, l'ordre et la corporation! » Et nous confes-
sons qu'après tout ce qu'on en a dit, si un tel argument paraît
encore valoir quoi que ce soit, nous nous trouvons désarmés
contre lui, parce que, contre ces sortes de cris inarticulés de l'es-
prit, contre ce refus de voir et d'entendre, par lequel est dédai-
gneusement rejetée toute tentative de discussion, il n'y a pas de
raisonnement ni d'appel. On ne peut pourtant guère, traitant de
l'organisation du suffrage universel à la fin du xix'' siècle, dis-
serter de la caste dans l'Inde antique, ni de l'ordre, ni de la cor-
poration dans l'Europe du moyen âge, de leur nature et de leur
forme; à l'affirmation tranchante qu'on les ressuscite, on ne peut
riposter que par l'affirmation, toute sèche aussi, qu'on ne les res-
suscite point. Et c'est la vérité, qu'on ne les ressuscite point;
que ce système fondé sur la vie ne va pas la chercher dans les
tombes, et que, s'il s'appuie sur l'histoire, il n'oublie pas qu'elle est
en perpétuel mouvement. Il ne s'inspire de l'adage : « L'histoire
est la maîtresse de la vie ", qu'en ajoutant aussitôt : « La vie est
la maîtresse de la politique... »
Au fond, de toutes les objections qu'on a, par avance, exami-
nées, il n'en demeure pas une. Mais quand bien même toutes ces
objections ne seraient pas renversées; quand bien même il se ré-
vélerait d'autres difficultés nouvelles et que nous n'avons pas pré-
vues ; quand bien même nous aurions commis dans nos calculs
une faute qui entraînerait un vice de construction, il n'empêche-
rait pas, nous l'espérons, que nous ayons démontré ceci : Le
malaise présent n'est qu'une manifestation de la crise de l'Etat mo-
derne. Cette crise tient à l'anarchie où est plongé le suffrage uni-
versel. De cette anarchie, on ne le guérira qu'en l'organisant. Il
n'y a qu'un modèle pour l'organiser, c'est la vie : la représenta-
tion nationale doit être la reproduction de la vie nationale. — Pour
tout le reste, nous nous en remettons au temps et à l'expérience.
Charles Benoist.
UN ROMANCIER
DE LA
NOUVELLE-ANGLETERRE
MARY E. W^ILKINS
Le meilleur moyen d'intéresser des lecteurs français à un
écrivain qu'ils ne connaissent guère que par ouï-dire, doit être,
ce me semble, de leur ofi'rir d'abord un échantillon de son œuvre.
Je laisserai donc miss Mary Wilkins se présenter elle-même. La
petite nouvelle que voici est prise presque au hasard parmi celles
qui ont assuré sa grande réputation en Amérique (1). Si elle ne
donne pas l'entière mesure d'un talent fait d'observation minu-
tieuse et de robuste originalité elle a, en revanche, le mérite de
perdre moins à la traduction que beaucoup d'autres où le dia-
lecte et les particularités locales tiennent plus de place.
Une Nonne de la Nouvelle-Angleterre.
L'après-midi tirait à sa fin et la lumière baissait déjà. Les
ombres des arbres dans la cour avaient changé de forme;
quelque part, au loin, des vaches meuglaient et le tintement
(1) A Humble Romance, 1 vol. — A Far away Melody, \ vol. — A New England
y un, 1 vol. — Pembroke. 1 vol.
Li;S EAUX POTABLES. ^ 625
nismes. Aus^, la dépêche ministérielle du 24 mars 1892 qui en a
prescrit l'emploi à titre d'essai, enjoint-elle de stériliser les filtres
tous les six mois, en faisant bouillir pendant un quart d'heure
l'eau qu'ils contiennent à l'aide d'un réchaud placé au-dessous.
Au dire de M. Lacour-Eymard, pharmacien militaire, cette opé-
ration, pour donner des garanties suflisantes, devrait être renou-
velée tous les dix jours.
Le troisième moyen d'épurer les eaux suspectes consiste,
avons-nous dit, à les traiter par dos agens chimiques. L'un des plus
utiles est l'alun auquel les Chinois ont recours depuis un temps
immémorial. Lorsque l'alumine et le carbonate de chaux dominent
dans les dépôts, ainsi que cela se voit dans l'eau de Seine, à
1 époque des crues, l'addition d'une petite quantité d'alun opère
rapidement la clarification du liquide. Il suffit d'un décigramme
d'alun par litre pour précipiter les sels en excès, et on ne trouve
plus do trace du réactif dans l'eau clarifiée. Toutes les matières en
suspension, telles que le sable fin et la glaise, sont précipitées en
même temps que les sels insolubles formés par l'addition de l'alun.
L'alun clarifie l'eau, mais il ne la stérilise pas complètement. On
peut en dire autant du carbonate de soude, de la lessive de cendres,
du lait de chaux dont on se sert également pour épurer les eaux
trop séléniteuses.
Le permanganate de potasse qu'on a préconisé plus récem-
ment paraît au contraire avoir une action stérilisante réelle.
D'après des expériences communiquées l'an dernier à la Société
de physique et d'histoire naturelle de Genève, il suffit d'un ou
deux centigrammes de ce sel par litre pour tuer tous les micro-
organismes d'une eau de fleuve aussi souillée que celle de la
Seine. En quelques minutes, le permanganate est décomposé;
l'oxygène brûle la matière organique et il se forme un dépôt brun
de bioxyde de manganèse, avec un peu de potasse et de soude qui
se combinent à lacide carbonique de l'eau. Je ne sais quel est
l'avenir réservé à ce nouveau réactif, mais les agens chimiques
ne seront jamais que des expédions qu'on peut être heureux
d'avoir à sa disposition, dans des campagnes de guerre, et surtout
dans les expéditions coloniales, où les hommes ne peuvent pas
toujours emporter avec eux le pesant bagage dos filtres; mais,
dans les conditions ordinaires de la vie, il faut s'en tenir à ces
derniers et, lorsqu'on ne peut pas se les procurer, se résoudre à
faire bouillir l'eau avant de la boire.
Jules Rochard.
TOME cxxxvi. — 1896. 40
L'AUSTRALIE
ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE^^^
LES EXPERIENCES SOCIALES. — LE FEMINISME
Les nouvelles sociétés qui se sont constituées dans les
colonies anglaises des Antipodes représentent au plus haut
degré toutes les tendances, bonnes ou mauvaises, de la ci-
vilisation contemporaine : si l'on applique à l'Australie les divers
critériums auxquels on se fie d'habitude pour juger le degré de
culture d'un pays, on est forcé de conclure que cette jeune con-
trée a déjà distancé toutes ses aînées. Ce n'est pas du développe-
ment littéraire ou artistique que nous entendons parler ici : aussi
bien ne peut-on sattendre à le trouver dans une société aussi
jeune, et, d'ailleurs, notre temps, dont toute l'attention se porte
sur ce qui intéresse les masses, semble dédaigner les côtés les
plus raffinés, les plus élevés même, de la civilisation. Mais pour
ce qui est de la diffusion des connaissances moyennes, des con-
ditions matérielles de l'existence, de l'activité des transactions
entre les hommes, l'Australie se rapproche certainement plus
qu'aucun autre pays de l'idéal un peu terre à terre des contem-
porains.
Les illettrés y sont plus rares, les lettres et les télégrammes
échangés plus nombreux, le commerce plus considérable par
(1) Voyez la Revue du 1" juin 1896.
l'aLSTUALIE et la NOrVELLE-ZÉLANDE. 627
rapportait! population que nulle part ailleurs. Le standard of life,
comme disent les Anglais, y est plus élevé, la vie plus large dans
toutes les classes, si l'on en croit les statistiques de la consom-
mation de certaines denrées : la viande, le sucre et autres. Enfin,
malgré le léger lien qui les rattache à la monarchie anglaise,
nulle part la démocratie n'est plus triomphante que dans les co-
lonies Australiennes ; nulle part les innovations sociales n'ont
été poussées plus loin, jusqu'à émanciper parfois la femme de sa
traditionnelle minorité : nulle part enfin l'extension des pouvoirs
de l'Etat, dont on prétend nous montrer l'omnipotence au terme
de l'évolution actuelle, n'a trouvé des champions plus puissans et
n'a été mise en pratique à un pareil degré.
De là vient l'intérêt qui s'attache à l'étude de ces jeunes so-
ciétés où toutes les aspirations modernes, durables ou éphémères,
se font jour librement, beaucoup moins retenues qu'en Europe
par les traditions du passé. Elles sont pour nous un véritable
laboratoire de science sociale et l'observation des expériences
auxquelles leurs habitans se livrent peut être singulièrement
utile au vieux monde. Il importe toutefois de ne jamais perdre de
^'ue la diversité des milieux, la différence entre cette terre vierge
d'Australie où la civilisation a été implantée comme une bouture et
la vieille Europe où elle a crû lentement, où ses racines plongent
dans le plus lointain passé. Des essais plus ou moins heureux dans
l'une pourraient être funestes à l'autre.
I
La faveur que les idées socialistes ont rencontrée en Australie
surprend au premier abord. Sa sœur aînée, l'Amérique, a évolué
jusqu'à ces derniers temps dans un sens tout opposé : l'individu y
est plus vigoureux, l'Etat plus effacé que partout ailleurs. Cepen-
dant l'Australie semble plus essentiellement anglaise que les
Etats-Unis : la part des élémens étrangers aux îles Britanniques
dans sa colonisation est négligeable, et l'on sait que les Anglo-
Saxons sont profondément individualistes : c'est d'eux que leurs
neveux d'Amérique ont hérité, pour l'accentuer encore, la mé-
fiance de l'État. Si les Australiens tendent, au contraire, à en aug-
menter sans cesse la part, c'est dans les circonstances de leur his-
toire, de leur rapide développement qu'il faut en chercher
l'explication.
Il serait facile d'établir une opposition saisissante entre les pre-
miers colons de l'Australie et ceux des Etats-Unis : d'un coté, les
Pilgrimfathers de la Maijflower, les Puritains qui s'exilaient pour
628 REVUE DES DEUX MOxXDES.
fonder une société conforme aux enseignemens que leur foi trou-
vait dans la Bible; de l'autre, les forçats que, cent cinquante ans
plus tard, le gouvernement anglais envoyait à Botany-Bay, pour
purger l'Angleterre de ses criminels incorrigibles. La comparai-
son serait trompeuse et les conclusions qu'on en tirerait, injustes.
Les convicts ont été un instrument précieux entre les mains d'une
administration habile pour préparer la voie à la venue des colons
libres, puis les auxiliaires de ceux-ci pour la mise en valeur du
pays; leurs descendans n'ont jamais formé qu'un élément très
secondaire de la population. Mais ce qui fait la profonde ditïé-
rence entre l'Australie et l'Amérique, c'est que la première a été
envahie par une énorme immigration alors qu'elle était tout à
fait dans l'enfance, tandis que dans la seconde s'était formé len-
tement, pendant deux siècles, un substratum solide grâce auquel
elle a pu supporter sans rupture d'équilibre l'afflux de colons
européens qui s'y porte depuis cinquante ans.
L'Australie a toujours manqué de cette base solide qu'avaient
constituée aux Etats-Unis les descendans des Puritains et l'aris-
tocratie des planteurs du Sud. Un moment, on put croire que
les squatters ou grands propriétaires pasteurs constitueraient une
classe analogue à ceux-ci; mais la découverte de l'or en 1851
vint tout changer. Dès lors l'immigration fut infiniment plus
considérable qu'en Amérique et submergea les élémens préexis-
tans, beaucoup trop faibles pour s'assimiler les nouveaux venus
plus nombreux. L'accroissement de la population est fabuleux :
de 430 000 habitans en 1851, elle passe à 1 252 000 en 1861, ayant
reçu pendant ces dix années 613000 immigrans, moitié plus que
la population totale au début de la période, et dès ce moment la
société australienne est complètement transformée; pendant les
années suivantes l'immigration continue à être proportionnelle-
ment bien plus forte qu'en Amérique : 291 000 de 1861 à 1871 ;
336 000 de 1871 à 1881 ; 386 000 de 1881 à 1891. La population
atteint aux mêmes dates les chiffres de 1 924 000, de 2742 000, de
3 809 000 enfin, presque décuple de ce qu'elle était quarante ans
plus tôt. Les Etats-Unis sont loin d'avoir seulement triplé le
nombre de leurs habitans dans le même laps de temps : il y a des
villes-champignons en Amérique; c'est l'Australie tout entière
qui est un champignon.
L'immigration n'y a pas seulement été très nombreuse; elle
a été chaotique, pour ainsi dire : les mines d'or qui n'ont, en
définitive, joué aux États-Unis qu'un rôle secondaire sont le fait
prépondérant de la colonisation australienne. Les aventuriers de
toute profession et sans profession, les gens ennemis du travail
l'aisthalie et la noi vklle-zéla.ndi:. 629
régulier ont et* attirés par la grande loterie qu'est la recherche
de l'or et se sont précipités sur elle. Recrutés dans les villes
plutôt que dans les campagnes, ces immigrans formaient un
ramassis hétérogène, sans tradition, sans cohésion, tout diffé-
rent des groupes sociaux fortement cimentés qui colonisèrent les
premiers l'Amérique du Nord, fort intérieur même à ceux qu'elle
reçut durant la période de la grande immigration, du moins
jusque vers 1880. C'est au milieu où se sont recrutés pour la
plupart les immigrans australiens, aussi bien qu'aux circon-
stances qui les ont attirés qu'il faut attribuer l'un des fléaux de
TAuslralie, l'énorme proportion de la population urbaine.
Sur les 1 140 000 habitans de la colonie de Victoria en 1891
les villes de plus de 5 000 âmes en comptaient 616 000, soit
oi pour 100, dont 491 000 étaient concentrés à Melbourne. Dans la
Nouvelle-Galles du Sud la population des villes atteint oOoOOO ha-
bitans. soit 44 pour 100 delà population totale de l 132 000 âmes;
la capitale de la colonie. Sydney, a 383 000 habitans, c'est exac-
tement le tiers de l'ensemble. De même Adélaïde compte
1 33 000 âmes sur les 320 000 de l'Australie du Sud ; la proportion
de la population urbaine est de 48 pour 100. Elle est un peu
moins forte dans les autres colonies, tout en s'élevant encore à un
peu plus du tiers en Nouvelle-Zélande ^21 1 000 sur 620 000 âmes
de population blanche i, où elle est la plus faible, si l'on excepte
la minuscule Australie de l'Ouest qui n'avait pas encore subi, en
1891, l'influence des mines d'or, et dont les deux seules villes no-
tables contenaient 14 000 des49000 habitans. L'ensemble des sept
colonies Australasiennes comptait 1 608 000 âmes de population
urbaine sur 3 809 000, proportion énorme de 42,5 pour 100, qui
n'est atteinte nulle part ailleurs. Quatre villes, Melbourne,
Sydney, Adélaïde et Brisbane, avaient à elles seules 1 100 000 habi-
tans, beaucoup plus du quart de la population totale.
Le mal est d'autant plus grand que l'Australasie est, en dehors
de l'industrie aurifère, un pays essentiellement agricole, pastoral
surtout. La laine, la viande, les autres produits du bétail consti-
tuent les deux tiers des exportations australasiennes. De grande
industrie, il n'y en a point et il n'y en aura pas de longtemps.
Sauf l'or et l'argent, les mines métalliques sont à peu près inex-
ploitées et paraissent jusqu'à présent peu abondantes ; les quelques
gisemens de cui^Te de l'Australie du Sud sont près de s'épuiser;
le charbon n'a d'importance appréciable qu'en Nouvelle-Galles et
en Nouvelle-Zélande. D'ailleurs, un pays aussi neuf, obligé de tirer
tous ses capitaux du dehors, très éloigné des plus grands marchés
du monde, ne peut avoir encore d'industrie de premier ordre. En
630 REVUE DES DEUX MONDES.
Amérique mémo, les industries sont toutes récentes, sauf celle du
coton. En résumé, c'est l'or qui a attiré des centaines de mille
immigrans en Australie; son extraction n'occupait en 1892 que
55000 personnes. Les grandes ressources du pays sont essentielle-
ment rurales; mais ses habitans sont venus des villes et la moitié
d'entre eux s'y sont renfermés de nouveau. C'est cette opposition,
ce manque d'équilibre originel qui constitue le défaut le plus
grave de la société australienne.
Les idées socialistes devaient naturellement être accueillies
avec faveur par les chercheurs d'or malheureux ou ruinés après
une fortune momentanée qui peuplaient les grandes villes, par
les ouvriers très nombreux et par cela même très puissans, dont
les salaires avaient été extrêmement élevés pendant le premier
essor des mines et qui ne voulaient à aucun prix les voir dimi-
nuer. Des mêmes causes est né le protectionnisme à outrance :
pour faire vivre tous ces ouvriers des villes, il fallait créer des
industries qui, placées dans des conditions défavorables, ne pou-
vaient soutenir la concurrence étrangère qu'en s'entourant de
hautes barrières: la seule colonie qui lui ait échappé, la Nouvelle-
Galles, est précisément celle où l'industrie, grâce à d'importantes
mines de charbon, pouvait naître et se maintenir naturellement.
L'Etat s'est d'ailleurs trouvé dès l'origine très puissant en
Australie. La politique de vente des terres à haut prix, qui a tant
contribué à la prospérité de ce pays dès avant les découvertes
minières, lui procura de tout temps des ressources très impor-
tantes. Aujourd'hui encore les recettes que les diverses colonies
tirent tant des terres louées pour le pâturage que de celles qui
sont vendues atteignent en moyenne plus du huitième de leur
revenu total. Dans la Nouvelle-Galles même, celui-ci est de
26o millions de francs dont un cinquième, 53 millions, provient
du domaine public. L'Etat disposait ainsi de sommes très impor-
tantes alors que les capitaux des particuliers étaient encore faibles
ou très instables, comme dans la période de grande effervescence
qui suivit la découverte de l'or. Il fut ainsi naturellement amené
à se charger des grands travaux publics et surtout des construc-
tions de chemins de fer. Que la constitution du réseau ferré ait
été lîàtée ainsi au début, cela est incontestable ; mais bientôt arri-
vèrent des complications : lorsque TEtat, une fois la plupart des
lignes nécessaires terminées, voulut congédier la plupart des très
nombreux ouvriers qu'il employait, naquit la question des
unemployed, des sans-travail ; le principal remède qui y fut
apporté, sous la pression de l'opinion publique et de considéra-
tions ^électorales, consista à entreprendre sans cesse de nouvelles
l'aUSTRALIE et la ^0L"\ r.LLK-ZÉLANDi:. 631
liç^nes, de moins en moins productives. Les masses s'habituèrent
ainsi de plus en plus à considérer l'Etat comme le patron par
excellence, et les relief tvorks, les travaux entrepris pour sou-
lager les ouvriers inoccupés, comme une fonction essentielle du
gouvernement. Puisqu'il construit et exploite les chemins de fer,
dit-on bientôt, pourquoi n'entreprendrait-il pas aussi toutes les
autres industries, notamment l'industrie minière? La force des
choses avait conduit en Australie à l'exploitation des chemins de
fer par l'État : il en résulte qu'aujourd'hui, la logique simpliste
des démocraties veut en faire le patron universel.
A ces causes, il faut encore ajouter les mauvais rapports des
classes de la population entre elles. Que de fois n'ai-je pas
entendu des Australiens regretter les sentimens amers de classe
— verij buter classfeelings — , dont étaient animées les couches
inférieures de la population à l'égard surtout des grands pro-
priétaires, des squatters. Comment ce sentiment de classe, assez
faible en Amérique, est-il aussi fort ici? C'est sans doute en-
core à la composition mal équilibrée de la popula,tion qu'il faut
l'attribuer. Aux États-Unis, où l'industrie, si elle est née en partie
à l'abri artificiel de tarifs protecteurs, a du moins devant elle un
immense marché, elle est vigoureuse, prospère, et l'ouvrier peut
voir s'ouvrir devant lui un avenir illimité. En Australie, au
contraire, les chétives industries de serre chaude qui n'ont devant
elles que des marchés minuscules — puisque chaque colonie
forme un territoire douanier séparé, — végètent; et l'ascension,
le passage de l'état d'ouvrier à celui de patron, tout au moins de
contremaître, n'est guère possible dans ce corps anémié. L'ou-
vrier n'ayant pas devant lui de perspectives d'avenir est ainsi mé-
content, malgré ses hauts salaires; se plaint d'être un paria; et
n'espère qu'en un changement radical de l'organisation de la société .
C'est en particulier diuy. squatters <\\i\\. en veut. Ces grands pro-
priétaires, ces grands locataires de terrains de parcours pour le
bétail, dont plusieurs détiennent des dizaines de milliers d'hec-
tares, sont cependant l'élément solide de la colonisation austra-
lienne, les véritables auteurs de la grandeur économique de ce
pays. Le départ de quelques milliers d'entre eux lui serait plus
funeste que l'exode de la moitié des 1100 000 habitans qui peu-
plent ses quatre grandes villes. Si la propriété pastorale est sou-
vent énorme en Australie, c'est que cette énormité est nécessaire
à cause du climat, de ses longues sécheresses, de son irrégula-
rité qui occasionnent parfois des pertes désastreuses auxquelles
un petit propriétaire, muni d'avances insuffisantes, ne saurait
résister. L'agriculture proprement dite n'est pas non plus très l'a-
G32
REVUE DES DEUX MONDES,
vorisée en Australie, parce que les terres voisines des côtes sont
presque toujours couvertes de forêts dont le défrichement revient
à un prix élevé. Des squatters, des fermiers ou agriculteurs, et des
ouvriers, les premiers sont les plus utiles, ils forment l'épine dor-
sale, the bach-bonc, suivant l'énergique expression anglaise, de la
colonisation ; les seconds sont presque un élément secondaire ; les
derniers ne contribuent presque pas à la prospérité de l'Australie,
mais ils sont les plus nombreux, et ils la gouvernent.
Recrutement des immigrans dans des milieux sans cohésion
ni tradition, en forte proportion dans les villes; manque d'har-
monie qui en résulte entre la composition de la population, en
grande partie urbaine, et la nature des ressources du pays, surtout
pastorales; jalousie entre les diverses classes de cet ensemble mal
équilibré, voilà ce qui a favorisé la poussée du socialisme d'État
en Australie, malgré l'esprit individualiste de la race britannique
qui a presque seule peuplé ce continent. On peut y ajouter quel-
ques causes ethniques secondaires : l'influence des Écossais, très
nombreux surtout en Nouvelle-Zélande et dont l'esprit s'accom-
mode assez bien d'un radicalisme dogmatique; celle aussi des
Irlandais, qui constituent plus d'un cinquième de la population (1),
et qui rendent la démocratie australienne quelque peu turbu-
lente et impatiente. D'autre part, comme l'Anglais ne cesse jamais
si vite detre lui-môme, on retrouve dans cette jeune et hardie
société un grand nombre de coutumes, même d'institutions qui
en, revêtent l'extérieur d'apparences tout à fait britanniques. Les
Anglo-Saxons tiennent à conserver les dehors et les formes des
choses, lors même qu'ils en changent le fond. Les habitudes de
vie, comme les plaisirs des Australiens, ont été, aussi bien que
leur type, à peine modifiés par le milieu, dont l'influence ne se
fait pas encore sentir depuis assez longtemps. En matière reli-
gieuse, enfin, l'influence de l'esprit anglais s'est maintenue plus
profondément qu'en toute autre : les sentimens chrétiens sont
encore aussi vivans et les observances extérieures, celle du di-
manche notamment, plus rigidement suivies, peut-être, qu'en
Grande-Bretagne même
^'
II
Sous le manteau de constitutions modelées sur celle de
l'Angleterre, ces sociétés des antipodes sont de pures démocraties :
dans les cinq colonies qui se partagent le continent australien,
(1) D'après le nombre des catholiques : 801 000 sur 3801000 en 1891.
l' AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 633
dans l'île de Ta^manie, dans l'archipel de la Nouvelle-Zélande,
l'appareil du gouvernement est le même : un gouverneur nommé
par la reine, chef du pouvoir exécutif, mais surtout personnage
d'apparat, qui a cependant le pouvoir, rarement employé, de
réserver son assentiment aux lois votées par le parlement et de
les transmettre à la reine dont le droit de veto, toujours en théorie,
est absolu; une Chambre haute ou Conseil législatif dont les
membres sont tantôt nommés par le gouvernement, à vie ou
pour un certain nombre d'années, tantôt élus par un corps cen-
sitaire, jouant le rôle de la Chambre des lords, repoussant parfois
les lois votées par la Chambre basse, quitte à céder si, après une
dissolution, les électeurs se prononcent contre elle; enfin une
Assemblée législative, qui se distingue de la Chambre des com-
munes anglaise en ce qu'elle est élue par le suffrage universel,
mais qui est. comme elle, l'organe moteur du gouvernement, qui
fait et défait les ministères, choisis, pour la plus grande partie dans
son sein.
Comme les mécanismes gouvernementaux, les milieux poli-
tiques sont à peu près identiques. Ce sont des questions écono-
miques et sociales qui s'y agitent principalement : les réformes
politiques, relatives surtout à l'extension du droit de suffrage,
qui avaient été discutées dans les premières années qui suivirent
la concession du self-government à toutes les colonies entre 1855
et 1860, sont aujourd'hui acquises. Ce qui remplit les sessions
des parlemens, c'est la lutte entre libre-échangistes et protection-
nistes, ou plutôt entre protectionnistes modérés et protection-
nistes à outrance, à laquelle viennent se mêler, pour la dominer
presque aujourd'hui, les discussions entre les partisans et les
adversaires de l'extension indéfinie des pouvoirs de l'Etat. La
coexistence de ces deux ordres de questions, l'absence de grands
partis historiques, comme en Angleterre et aux Etats-Unis, quoi-
qu'il y ait dans chaque parlement, à l'instar de la Chambre des
communes, un leader de l'opposition, personnage quasi officiel
et successeur désigné du premier ministre, la fréquence des coa-
litions de groupes ont abouti à une grande instabilité ministé-
rielle : les trois plus grandes colonies, Victoria, Nouvelle-Galles,
Nouvelle-Zélande, ont eu depuis quarante ans de 27 à 28 cabinets;
l'Australie du Sud, 42; la moins instable, le Queensland, 15 seu-
lement.
Les replâtrages, les « débarquemens » fréquens sont favorisés
par la qualité inférieure du personnel politique : en Australie,
comme en Amérique, comme dans bien d'autres démocraties
anciennes et modernes, le divorce entre les « autorités sociales »,
G 34 REVUE DES DEUX MONDES.
suivant la forte expression de Le Play, et les gouvernans, est de
plus en plus complet : les chambres hautes servent seules encore
de refuge à quelques squatters, industriels, banquiers; encore
est-ce ])our elles un titre à l'hostilité des politiciens de carrière.
« Que représentent-ils donc, s'écriait, en parlant des membres du
Conseil législatif, le premier ministre de la Nouvelle-Galles du
Sud, M. Reid, ces hommes nommés à vie par les divers gouver-
nemens qui se sont succédé ? des avocats, des industriels, des
financiers heureux, voilà tout ce que c'est... » Le fait d'avoir
exercé avec quelque succès une profession doit donc être l'arrêt
de mort de Tinfluence politique d'un homme !
Les paroles que je viens de citer étaient prononcées au cours
de la période électorale, à la suite d'une dissolution de la Cham-
bre, qu'avait provoquée le refus du Conseil législatif de voter
des réformes fiscales et douanières proposées par le gouverne-
ment. Ces élections de 4895 marquèrent un nouveau pas dans la
décadence du personnel politique de la Nouvelle-Galles. Le
chef de l'opposition protectionniste, sir George Dibbs, le vieux
sir Henry Parkes, son allié, quoique libre-échangiste, presque
tous les hommes indépendans qui n'acceptaient pas en entier
et servilement les plans financiers du ministère, furent battus.
De sir Henry Parkes, l'ancien chef, devenu dissident, du parti
libre-échangiste, à son successeur M. Reid, la décadence est
grande. Le grand old man des antipodes, comme on l'appelait,
par une comparaison un peu ambitieuse avec M. Gladstone, était
un véritable homme d'État. Cinq fois premier ministre, il s était
attaché à l'œuvre de la fédération des colonies australiennes qui
leur serait si utile, ne fût-ce qu'en élargissant un peu l'horizon
de leurs gouvernans. Bien qu'un peu charlatan à l'occasion, il ne
se laissait pas absorber par les préoccupations électorales.
Son successeur, dont il disait « qu'il s'étonnait qu'un cerveau
aussi réduit pût aller de compagnie avec un si énorme ventre »,
est, au contraire, un de ces politiciens pour qui tout l'art de gou-
verner consiste à suivre ceux dont ils sont les chefs, à satisfaire
surtout les groupes les plus bruyans. Aussi préfèrent- ils les
mesures d'ostentation aux réformes simples et graduelles et
excellent-ils à compliquer les questions, à confondre les plus
diverses pour composer de véritables mélanges détonans qui
feront retentir leur nom dans les couches profondes du peuple,
pour lesquelles ils prétendent travailler. Souvent, suivant un
mot célèbre, ils ne pensent que quand ils parlent, mais ils se
font vite une opinion sur tous les projets de réforme, non pas
en en étudiant le fond, mais en scrutant l'effet qu'ils produiront
l' AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 035
sur les masses ^électorales. Lorsque M. Reid arriva au pouvoir,
en 1894, il était nettement investi par le pays de la mission
d'abaisser le tarif douanier. Non content de déposer une loi dans
ce sens et de proposer l'établissement d'impôts directs. — foncier
et sur le revenu — pour maintenir les recettes budgétaires, il
compliqua la réforme en rendant ces impôts progressifs, en
exemptant tous les revenus inférieurs à 7 300 francs. Il se refusa
à toute concession à l'égard de la Chambre haute qui désapprou-
vait ces excès démagogiques, en appela aux électeurs, et, cette
fois, ajouta à son programme la réduction à cinq ans du man-
dat, jusqu'alors à vie, des membres de la haute assemblée, et
l'institution du référendum. C'était un bouleversement complet
de la constitution ; mais tout ce bruit et les violens discours qui
l'accompagnaient satisfaisaient le bonhomme Démos, qui n'a
guère chang(' depuis qu'Aristophane s'en moquait à Athènes.
<( Corps pourri et corrompu, vieux fossiles », tels étaient les ter-
mes donc se servait le premier ministre lui-même pour désigner la
Chambre haute et ses membres. La période électorale terminée, il
s'étonnait qu'ils en fussent mécontens et lui votassent un blâme
pour ce qui n'était, disait-il, que élection talk, des discours élec-
toraux. La comédie finie, les acteurs étaient surpris qu'on vînt
leur reprocher à la ville ce qu'ils avaient dit sur les planches
pour se faire applaudir du public.
Les méthodes de travail des parlemens australiens témoi-
gnent aussi du souci d'ostentation qui caractérise le monde poli-
tique de ces démocraties. La Nouvelle-Zélande se fait particuliè-
rement remarquer à ce point de vue. Le premier ministre est ici
un ancien cabaretier, qui, par une singulière ironie, se trouvait
obligé, l'été dernier, de soutenir un projet de loi restreignant la
vente des liqueurs alcooliques. Ce n'était qu'un des quatre-vingts
et quelques bills que le Parlement devait discuter dans les trois
derniers mois de sa session et qui avaient trait aux sujets les plus
divers : divorce ; restriction de l'immigration, surtout de celle
des Chinois; questions ouvrières, agraires; enfin question de la
banque de la Nouvelle-Zélande, près de tomber en déconfiture
sous l'exagération de ses prêts hypothécaires. Dans cette der-
nière discussion il y eut deux séances qui, commencées à
2 heures de l'après-midi se terminèrent l'une à 6, l'autre à
8 heures du matin : c'est dans ces conditions que fut votée une
garantie de 80 millions de francs donnée par cette colonie dont
le budget total ne dépasse guère 100 millions. Or, un an aupara-
vant, le jeune et populaire ministre des finances avait déjà arra-
ché à la Chambre, en une nuit, une première garantie de oO mil-
G36 REVUE DES DEUX MONDES.
lions en faveur de cette môme institution, jurant que la situation
lui était parfaitement connue, que la Banque serait désormais à
l'abri de toute épreuve, comme il le répétait encore, au printemps
de 4895, aux actionnaires de Londres!
Force thc bills through tlie hoiise, forcer la main à la Chambre
pour faire passer ses projets, voilà la politique constante de tous
ces gouvernemens. En Nouvelle-Zélande, les séances se prolon-
gent presque toutes jusqu'à minuit ou 1 heure du matin. La
moitié d'entre elles est absorbée, il faut le dire, par les remanie-
mens de lois votées à la hâte un ou deux ans auparavant et recon-
nues inapplicables; en 1895, on s'occupait notamment d'amender
ainsi une loi sur la vente des liqueurs alcooliques et une autre
sur l'arbitrage entre patrons et ouvriers, adoptées en 1894, ainsi
qu'une loi sur le travail dans les boutiques, shops and shops assis-
tants act, qui datait aussi de 4894 et en remplaçait une autre de
1892. Contre une pareille législation, l'obstruction parlemen-
taire serait une protection ; mais on s'en est enlevé le bénéfice en
limitant à une demi-heure le temps pendant lequel un orateur
peut parler.
Comment s'étonner que l'opinion publique commence à se
dégoûter du régime parlementaire ainsi pratiqué, et que l'agita-
tion en faveur du référendum prenne de la force dans toutes les
colonies? En Nouvelle-Galles du Sud, le référendum esi, on \'di
vu, dans le programme du gouvernement actuel; en Nouvelle-
Zélande il a l'ait Tobjet d'un projet de loi présenté au Parlement,
et partout, on s'en préoccupe. D'ici peu d'années, on l'adoptera
sans doute. Mais il est à craindre que cette réforme n'améliore
guère les mœurs politiques australiennes. Si l'on a recours au
vote populaire, chaque fois qu'il y a désaccord entre les deux
Chambres comme on projette de le faire, on hâtera seulement
l'adoption inconsidérée de projets de loi sans consistance.
L'esprit dans lequel sont pratiquées les institutions a plus d'impor-
tance peut-être que ces institutions elles-mêmes; et cet esprit en
Australie est impatient et brouillon.
Le régime parlementaire est un mécanisme délicat , bien
fragile entre les rudes mains de la démocratie, toujours un
peu brutale et peu disposée à admettre les ménagemens et les
concessions qui peuvent seuls en rendre le fonctionnement pos-
sible. Il exige d'ailleurs la présence de deux partis nettement
tranchés, ayant chacun leurs principes, leurs traditions, leur
personnel. Ces conditions n'ont jamais été réalisées en Australie,
et l'on s'en éloigne de plus en plus depuis que grandit le parti
ouvrier qui, en promenant de droite et de gauche les votes de
l'aistralii; i:t la nolvelle-zélande. 637
SCS partisans, a obtenu dos diverses coteries sans principes bien
fermes qui se succèdent au pouvoir, le vote de nombreuses me-
sures législatives conformes à son programme. N'ayant en face
de lui aucune opposition fortement organisée, il tient dans une
dépendance plus ou moins complète les gouvernemens des
principales colonies, Victoria, NouA'^elle-Galles, Australie du Sud
et Nouvelle-Zélande surtout.
Ces méthodes opportunistes ont valu au parti ouvrier aus-
tralien les reproches des révolutionnaires européens. Ils l'ont
accusé de s'être laissé domestiquer et leurrer. Un écrivain de la
Revue socialiste [{) disait même récemment qu'il n'avait jamais
pu se résoudre à répondre affirmativement à cette question : « Y
a-t-il un mouvement socialiste en Australie? » et il ajoutait
ensuite : « En grande pompe et en cérémonie ,lesreprésentans du
capitalisme concèdent de temps à autre à la classe ouvrière
quelque petite loi, quelque vague promesse, quelque privilège
innocent, quelque aumône chétive... Dans la pratique des discus-
sions parlementaires où ils (les députés ouvriers) se mêlent cha-
que jour, l'épée luisante de l'idéal est prudemment gardée au
fourreau et l'on ne se sert que du fleuret moucheté de l'opportu-
nisme. . . Un des représentans du parti ouvrier se lève, pour démon-
trer qu'au lieu de dépenser l'argent pour le profit de tel et tel, il
faudrait l'employer dans l'intérêt des ouvriers mal à l'aise de
tel ou tel métier. Le gouvernement a immédiatement en réserve
quelque petit chemin de fer projeté qui, en réalité, n'aura d'autre
utilité que de gaspiller de l'argent et de sauver le gouvernement,
mais qui pour le moment va ouvrir toute une province à défri-
cher et donner du travail à des milliers d'hommes... C'est ainsi
que les gouvernemens successifs des colonies ont dépensé inuti-
lement des millions qui n'ont profité à personne, leur devise
étant toujours : Après nous le déluge! » On ne saurait mieux
exposer la tactique du parti ouvrier, ni critiquer plus justement
le gaspillage et l'énorme accroissement des dettes publiques aux-
quels a donné lieu l'abus des prétendus reproductive ivorks, tra-
vaux reproductifs, — ce mot est l'équivalent, dans le jargon élec-
toral australien, de cette autre expression si souvent entendue chez
nous depuis vingt ans : augmenter l'outillage de la France — qui
n'ont rien produit, mais ont rendu chronique la plaie des sans-
travail. C'est, toutefois, être bien intransigeant que de traiter
d'aumônes chétives les importantes lois dont les socialistes n'ont
que trop facilement obtenu le vote, en suivant une méthode
(1) Le Paradis des ouvriers, par M. Siebenhaar [Revue socialiste, janvicrl896).
638 REVUE DES DEUX MONDES.
plus conforme à l'esprit anglo-saxon qu'à Tidée révolution-
naire.
Le grand desideratum du prolétariat, la journée de huit
heures, est en vigueur dans la plupart des métiers en Australie et
a été obtenue par les seuls efforts dos syndicats, sans aide légis-
lative. La rareté des ouvriers habiles pendant la grande période
deffervescence des mines d'or a favorisé les hauts salaires et les
courtes durées de travail, hes trade-unions se sont trouvées
ensuite assez fortes pour maintenir ces conditions et y ont été
encore aidées par l'inflation générale qui a signalé la période de
grande prospérité, en partie factice, de l'Australie de 1871 à 1892.
Pendant ce temps, il n'a pas été introduit dans ce pays moins de
7 milliards 200 millions nets de capitaux européens, dont plus
de la moitié en emprunts publics. Les salaires sont restés très
élevés, malgré les courtes journées, le plus simple manœuvre
gagnant 8 à 9 francs par jour ; les syndicats ne rencontraient que
peu de résistance et en profitèrent pour assurer leur puissance.
Ils voulurent la mettre à l'épreuve en 1890-91, mais les
grandes grèves qu'ils organisèrent alors dans les industries mari-
times et parmi les mineurs des houillères de la Nouvelle-Galles du
Sud échouèrent complètement. Le malaise résultant des excès de
spéculation se faisait déjà sentir; les industriels, gravement me-
nacés cette fois, s'unirent, et les grévistes durent renoncer à leurs
prétentions. C'est depuis lors que le parti ouvrier s'est constitue
solidarity-party , que des liens se sont noués entre les associa-
tions ouvrières des diverses colonies et que des mesures législa-
tives d'un caractère socialiste prononcé ont été prises par les
divers gouvernemens qui s'étaient bornés, jusque-là, à soulager
les sans-travail par des travaux publics de toute sorte.
Avant d'examiner cette législation, il convient de parler briè-
vement d'un point particulier du mouvement ouvrier australien,
le socialisme rural des tondeurs de moutons. Très nombreux
dans ce pays qui compte 120 millions de bêtes à laine, ils for-
ment une population à demi nomade qui se déplace d'un run ou
parcours de mouton à un autre ; ils sont accompagnés de ce qu'on
appelle les rouseabouts, gens souvent sans aveu, qui font tous les
petits travaux accessoires de la tonte, ramassent la laine, tiennent
des cantines, etc. Les tondeurs eux-mêmes se recrutent dans
les couches les plus inférieures de la population coloniale. Leurs
divers syndicats sont réunis en une fédération générale, et les
grèves, au moins partielles, qui éclatent tous les ans, revêtent un
caractère de violence qu'ont très rarement les grèves urbaines.
La grande grève de 1894 a révélé des tendances et des moyens
l'austualie et la nol velle-zélande. 639
de propagande t^iit à fait anarchistes. Des agitateurs parcouraient
le pavs en tenant des discours et distribuant des pamphlets incen-
diaires. Les parlemens sont formés « de comités de voleurs corpu-
lens, d'escrocs bien élevés, d'orateurs prostitués, d'abjects vendus...
L'arbre de la liberté ne porte des fruits que lorsqu'il a été fumé
avec les os de ces gras usuriers, de ces insolens despotes. » On
engageait les grévistes « à étudier la science de la mort, à em-
ployer les balles, l'acier, la mélinite, les torpilles, le poison, les
explosions. » Des hangars, des bateaux chargés de laine furent
brûlés; des tondeurs, non affiliés au syndicat, enlevés, enchaînés
et retenus dans des endroits écartés ; d'autres furent même tués à
coups de fusil. Plus atroces encore furent les cas d'empoisonne-
ment : une tentative de ce genre fut faite de nouveau dans le
Queensland en 1895, pendant mon séjour en Australie, et faillit
coûter la vie à plusieurs dizaines de personnes. Sans doute les
chefs des trade-unions n'approuvaient pas ces sauvageries, mais
ils n'osaient les répudier ouvertement : aucun député, aucun
journal ouvrier n'a manifesté publiquement son indignation. La
notion de la liberté du travail, en Australie comme en Europe, a
complètement disparu dans les milieux populaires. Un témoin
oculaire de l'incendie d'un bateau par les grévistes, sur le Murray,
me dit que l'impression générale parmi les ouvriers des grandes
mines d'argent de Broken Hill, où il habitait, avait été celle-ci :
« Il y a longtemps déjà qu'on aurait dû le brûler; c'a toujours été
un bateau étranger au syndicat » ; et mon interlocuteur, brave
commerçant de détail, aisé pourtant et nullement révolutionnaire,
tout en déplorant les violences, trouvait que les squattera avaient
eu tort de ne pas accepter l'arbitrage, de vouloir aller jusqu'au
bout de leurs droits. Toutes les grandes grèves récentes, ajoutait-
il, ont échoué, et cela entretient une grande animosité parmi les
ouvriers. Grâce au socialisme des tondeurs de moutons, lesrepré-
sentans de certains districts ruraux sont parmi les plus révolu-
tionnaires des parlemens australiens,
III
L'influence des doctrines socialistes se fait sentir dans toutes
les parties de la législation australienne : lois sur les terres et
sur le travail dans les manufactures, système d'impôts, tendance
générale de l'État à se faire industriel et commerçant, à empiéter
de plus en plus sur le domaine de l'initiative privée.
C'est la législation terrienne qui a surtout attiré dans ces der-
nières années l'attention des gouvernemens désireux de résoudre
640 REVUE DES DEUX MONDES.
cette éternelle question des sans-travail, toujours aiguë en Aus-
tralie. On avait longtemps entretenu le mal en exécutant des tra-
vaux publics inutiles (1). La cause profonde de la surabondance
des gens sans emploi dans ce pays si neuf était manifestement
l'excès de la population urbaine; pour le guérir, il fallait donc
s'efforcer d'augmenter la population rurale, et donner aux sans-
travail des terres dont la culture les ferait vivre, tandis que les
métiers urbains étaient incapables d'assurer leur subsistance :
settle the people on the land, placer les gens sur la terre, telle est
la formule répétée à l'envi par tous les politiciens des antipodes;
et pour obtenir ce résultat, les diverses colonies ont, depuis une
dizaine d'années et surtout depuis 1892, profondément altéré leur
législation sur les terres.
Dans les lois passées par les diverses colonies de 1884 à
1888, le système de la vente à auction des terres publiques fut
de plus en plus abandonné ou du moins fort restreint et rem-
placé par la vente à prix fixe soit au comptant, soit à paiemens
répartis en quinze ou vingt annuités et sous condition de faire
certaines améliorations, notamment des clôtures, dans un délai
donné, et souvent aussi de résider sur la terre; les étendues qui
pouvaient être achetées par une même personne furent limitées à
quelques centaines d'hectares, ce qui n'est pas énorme dans un
pays tel que l'Australie. L'ensemble de cette législation était assez
sage : elle empêchait l'accaparement du domaine public par des
spéculateurs, comme cela avait eu souvent lieu antérieurement.
Elle contenait, cependant, déjà le germe d'une intervention exces-
sive de l'État dans les affaires des colons, et l'on pouvait y trouver
la trace d'un esprit hostile à la grande propriété.
Ces dispositions se sont manifestées dans les lois plus ré-
centes adoptées par toutes les colonies depuis 4890, sous la pres-
sion du parti ouvrier. La plus caractéristique est celle de la
Nouvelle-Zélande, qui date de 1892.
Les traits distinctifs du régime actuel des terres, dit une pu-
blication officielle : The officiai year book of New Zealand, sont
le résultat d'idées venues graduellement à maturité dans cette
colonie depuis quelques années. Ils comprennent le principe
de la possession du sol par l'Etat, combiné avec une tenure
perpétuelle de l'occupant : State ownership of the soil with a
perpétuai tenancy in the occupier. La plus grande partie des
(1) Les excès de construction de voies ferrées ont été très grands, notamment
dans la colonie de Victoria, où il se trouve 227 kilomètres, dont les recettes kilomé-
triques n'atteignent pas 1 000 francs par an et 820 qui ne font pas leurs frais d'exploi-
tation, sur 5 000 kilomètres au total.
i/aISTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 641
terres de la couronne sont eu conséquence non pas vendues,
mais louées ^ baux emphytéotiques de neuf cent quatre-vingt-
dix-neuf ans, cest-à-dire pratiquement à perpétuité. Deux autres
modes d'aliénation ont, cependant, encore été maintenus, mais ne
doivent pas être appliqués à plus de 100 000 hectares par an : ce
sont la vente au comptant, à prix fixe, et la location pour vingt-
cinq ans; dans ce dernier cas, l'occupant peut acheter le fonds
après dix ans. La rente est fixée à o pour 100 du prix de vente
au comptant dans le cas de location pour vingt-cinq ans et à 4
pour 100 seulement dans le cas de lempliytéose. Les terres du
domaine sont divisées en deux catégories : celles de la première
se vendent au maximum 1 livre sterling par acre (62 fr. 50 par
hectare), et nul n'a le droit d'en occuper plus de 256 hectares;
le prix maximum pour celles de la seconde est de 15 fr. 50 par
hectare, et nul ne peut en occuper plus de 800 hectares. Si un
colon possède déjà des terres en Nouvelle-Zélande, il faut dé-
falquer leur surface de ces maxima de 256 et 800 hectares pour
obtenir l'étendue qu'il peut encore acheter ou louer à l'Etat. Des
précautions extrêmement minutieuses sont prises pour assurer
la culture des lots par leurs occupans. Même dans le cas de
vente au comptant, il n'est délivré à l'acheteur qu'un certificat
d'occupation et il doit, avant sept ans, avoir fait des améliorations,
à raison de 62 fr. 50 par hectare s'il s'agit de terres de première
classe ou de 31 fr. 25 pour celles de deuxième classe. C'est alors
seulement qu'un titre définitif lui est remis. Pour les deux autres
modes de tenure dont le dernier, le louage à neuf cent quatre-
vingt-dix-neuf ans, est le favori de l'administration, la régle-
mentation est plus minutieuse encore : obligation à la rési-
dence pendant sept ou dix ans de suite ; amélioration à raison
de 10 pour 100 du prix de vente la première année, puis de 10
pour 100 encore en deux ans, puis encore de 10 pour 100 en
six ans; nouvelles améliorations ultérieures jusqu'à concurrence
de 62 fr. 50 ou 31 fr. 25 suivant la catégorie à laquelle appar-
tient la terre : voilà ce qu'on exige du colon.
L'ensemble de ces mesures constitue à notre sens un affaiblis-
sement notable du droit de propriété et une immixtion tout à fait
excessive de l'Etat dans les affaires privées des particuliers. Ce
droit de possession primordial qu'on attribue à l'État sur toutes
les terres n'est qu'un retour aux principes des despotismes orien-
taux où le souverain a un droit absolu sur les biens de ses sujets ;
que le souverain soit un, ou la moitié plus un, comme dans les
démocraties, ce n'en est pas moins là une maxime détestable.
Sans doute un bail de neuf cent quatre-vingt-dix-neuf ans équi-
TOMK CXXXVI. — 1896. 41
G42 REVUE DES DEUX MONDES.
vaut en pratique à une tenure indéfinie. Mais l'atteinte morale au
droit de propriété est grave, malgré tout. Il s'en trouve une
autre dans ces améliorations qu'on exige des colons, dans cette
surveillance de l'administration qu'on leur impose pendant de
longues années. Sans doute, dans un pays neuf, l'Etat peut
exiger quelques garanties qu'on n'achète pas une terre pour en
attendre la plus-value sans la mettre en valeur; il a surtout ce
droit lorsqu'il accorde des facilités de paiement. Mais il est
dangereux de le pousser trop loin : on en arrive vite ainsi à
faire diriger les exploitations des particuliers par des fonction-
naires peu compétens, comme autrefois cet intendant de [Bor-
deaux qui prétendait interdire à Montesquieu de planter des
vignes. On habitue les cultivateurs à être tenus en tutelle, on
affaiblit leur esprit d'initiative, on écarte tous les hommes
énergiques qui veulent avoir leurs coudées franches. Enfin
l'extension démesurée d'un système de baux emphytéotiques
pourrait bien n'être pas sans danger pour les budgets de pays
démocratiques où les considérations électorales pèsent tou-
jours d'un si grand poids sur les gouvernemens. Sera-t-il tou-
jours facile de faire payer ces rentes annuelles? L'opinion publique
n'obligera-t-elle pas à accorder des sursis, des remises dans les
années malheureuses? Ce sont toujours les finances de l'Etat qui
souffrent le plus des expériences socialistes.
Ainsi compromis une première fois par la loi sur les terres de
1892, le droit de propriété n'a pas tardé à subir en Nouvelle-
Zélande une autre et plus grave atteinte. Le gouvernement jugeant
que le domaine public ne comprenait plus assez de bonnes terres,
s'était déjà fait autoriser à traiter de gré à gré avec des particu-
liers pour leur en acheter. Une loi de 1894 lui a maintenant
donné le droit d'exproprier toute personne, possédant un domaine
d'un seul tenant dont l'étendue dépasse 400 hectares si la terre
est propre à la culture, 800 hectares si elle est mi-agricole,
mi-pastorale, 2 000 si elle n'est propre qu'à la pâture. Si le prix
offert par le gouvernement n'est pas accepté , une Cour spé-
ciale le fixe après expertise. Voilà donc un maximum imposé à
l'étendue de la propriété foncière et un maximum fort peu élevé dans
un pays neuf tel que la Nouvelle-Zélande, grande comme la moitié
de la France et peuplée de moins de 700 000 habitans. C'est un
premier pas vers le partage égal des terres. Sans doute cette loi
n'est, en théorie du moins, qu'une mesure transitoire, votée pour
six ans seulement. Mais qui peut garantir qu'elle ne sera pas réta-
blie au premier jour et peut-être aggravée? Lorsqu'une fois on
a ébranlé un principe aussi fondamental que la propriété, il ne
L'AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 643
dépend plus dfi ceux qui s'y étaient attaqués de le rétablir. Dans la
pratique, d'ailleurs, la nouvelle loi paraît avoir déjà donné lieu à
de e:raves abus provenant de l'immixtion de la politique dans son
application.
Les autres colonies australiennes suivent l'impulsion donnée
par la Nouvelle-Zélande. La Nouvelle-Galles du Sud, en 1895, a
introduit, elle aussi, le principe de l'emphytéose : les homcstead
seieciio?is que la nouvelle loi institue, sont des étendues de
512 hectares au maximum, mi-agricoles, mi-pastorales, qui sont
louées d'abord pour cinq ans moyennant une rente lixée à
1 et quart pour 100 de la valeur du fonds. Au bout de ces
cinq années le bail peut être transformé en bail perpétuel, la
rente étant alors doublée ; en outre, — et c'est ici un pas de plus
qu'en Nouvelle-Zélande, — l'occupant est tenu, en même temps
qu'à certaines améliorations, à la résidence perpétuelle. L'autre
trait le plus important de la loi, c'est le pouvoir accordé au gou-
vernement de reprendre aux squatters une portion des terres qui
leur sont afîermées, en leur accordant pour toute compensation
une réduction proportionnelle de la rente qu'ils payent à l'Etat et
une prolongation de bail pour ce qui leur est laissé. Sans avoir
la même gravité que le système d'expropriation forcée établi en
Nouvelle-Zélande, cette mesure n'en jette pas moins un trouble
profond et une fâcheuse instabilité dans l'industrie pastorale.
Les fréquens changemens de la législation terrienne, auxquels
se livrent depuis quelques années les colonies d'Australasie, sont
en eux-mêmes un très grand mal. Toute œuvre agricole est une
œuvre de longue haleine, nécessitant l'emploi de capitaux qui ne
peuvent être amortis qu'après un grand nombre d'années; plus
que d'autres peut-être, les lois sur les terres devraient être em-
preintes d'un caractère de fixité presque absolue. Tant que les
modifications ne s'appliquaient qu'à la manière d'aliéner le sol
du domaine public, elles avaient relativement peu d'importance ;
aujourd'hui qu'on prétend remanier la distribution de ce qui a
déjà été vendu ou loué, l'instabilité des lois a pour conséquence
l'instabilité dans la tenure du sol, ce qui est infiniment plus grave.
Or depuis quinze ans la législation terrienne a été profondément
remaniée trois fois en Nouvelle-Galles du Sud, autant en Victoria
et en Nouvelle-Zélande, quatre fois dans le Queensland et l'Aus-
tralie du Sud. « Avec ces changemens continuels, on ne peut
plus rien entreprendre, me disait un jeune squatter, rencontré
sur le paquebot qui me portait d'Australie au Cap de Bonne-
Espérance; je vais voir l'Afrique du Sud, et si le pays me paraît
favorable je m'y établirai. «Voilà l'elïet qu'une législation instable
04.4 REVUE DES DEUX MONDES,
mais presque toujours hostile aux grands propriétaires de trou-
peaux, produit sur cet élément essentiel de la prospérité de l'Aus-
tralie.
Les idées qui prévalent actuellement dans ce pays au sujet de la
propriété, ont été inspirées en grande partie par le désir de donner
des terres à l'excès inoccupé de la population urbaine, dépourvue
de capitaux suffisans pour acheter la terre au comptant. L'œuvre
est déjà difficile de transformer un ouvrier en cultivateur; les
colonies australiennes ne l'ont pas jugée pourtant assez com-
pliquée; elles y ont joint une expérience socialiste de culture du
sol en commun. La Nouvelle-Zélande est entrée la première dans
cette voie; puis le mouvement a passé en 1893 sur le continent
australien, où son caractère communiste s'est fort accentué, no-
tamment dans Victoria et dans l'Australie du Sud. J'ai eu la bonne
fortune de me trouver dans cette dernière colonie au moment où
se faisait une enquête parlementaire sur les commimautés créées
par la loi de décembre 1893, sous le nom de village settlements,
et j'ai pu me rendre compte des conditions dans lesquelles se
poursuivait cette curieuse expérience.
La loi que je viens de citer prévoit la constitution de village
associations devant comprendre au moins vingt personnes et
auxquelles le gouvernement peut louer une étendue de terres de
64 hectares par tête, au plus; il peut, en outre, leur faire une
avance maxima s'é levant à autant de fois 50 liv. st. que l'asso-
ciation comprend de membres. Une somme de 6 fr. 25 par hectare
doit être dépensée chaque année en diinéWoviiiions (iinprovements).
Au bout de trois ans, l'association commencera à rembourser
les avances reçues de l'Etat, avec les intérêts à raison de 5 pour 100
l'an; elle devra se libérer complètement en dix annuités. Chaque
association sera dirigée par un board, comprenant au moins
trois trustées élus par ses membres ou villagers et parmi eux;
les différends au civil seront réglés par arbitrage; aucun membre
n'aura, dans les terres louées à l'association, d'intérêt séparé et
propre, en dehors du droit de possession et d'usage de la part
qui peut lui être allouée par le board of trustées. Les règlemens
qui organiseront le travail et l'existence dans les divers villages
seront soumis à l'approbation du ministre des terres.
Celui-ci a d'ailleurs rédigé en personne un règlement mo-
dèle, qui a été adopté par presque toutes les associations sans
changemens notables. Ce document, qui vaut d'être analysé, énu-
mère d'abord les personnes qui ne peuvent être admises dans
les villages, telles, par exemple, que les Asiatiques. Il n'est point
interdit aux femmes de devenir membres des associations, mais,
l'aISTRALIE F.T I.A NOUVELLE-ZÉLANDE. 645
dans la plupart des cas, elles n'ont pas été admises, et les hommes
seuls participent aux délibérations. L'admission d'un nouveau
membre peut être prononcée par le board of trustées qui a qualité
aussi pour décider l'expulsion de tout villageois en cas d'insubor-
dination, de désobéissance aux règlcmens, d'absence non autori-
sée, etc. L'expulsé peut, toutefois, en appeler à l'assemblée géné-
rale de l'association votant à la majorité simple. En cas d'expulsion,
de démission ou de décès, toute la part d'intérêt du membre dis-
paru fait retour à l'association ; l'hf'ritage est donc supprimé ou
du moins subordonné au bon vouloir des trustées, qui peuvent
allouer un secours à la veuve ou à tel ou tel membre de la famille
d'un villageois décédé, ou même leur transférer sa part. Les
trustées sont les véritables omniarques de Fourier. Elus pour un
an et rééligibles, ils sont au nombre de cinq et choisissent un pré-
sident qui les convoque au moins une fois par mois. Leurs pou-
voirs sont énuméréspar le règlement en vingt articles et s'étendent
à tout : ils sont chargés des relations de la communauté avec le
gouvernement ; de la direction des travaux de culture de la terre,
de construction des bàtimens et autres, ainsi que de toutes les in-
dustries qu'ils jugent bon d'établir; de l'achat et de la distribution
de tout ce qui est nécessaire à l'association et à l'entretien de ses
membres ; de la vente de ses produits. Ils dirigent et surveillent
le travail des villageois, en déterminient la durée; peuvent leur
interdire de se livrer à un travail, quel qu'il soit, s'ils le jugent
nuisible aux intérêts de l'association ; administrent ses magasins
et dépôts ; fixent les allocations qui seront faites aux villageois
et à leurs familles sous forme de coupons à échanger contre des
denrées dans les magasins; veillent à la santé publique, au
maintien du bon ordre et de la discipline; ont le droit d'intliger
des amendes jusqu'à concurrence de 2o0 francs, d'augmenter le
nombre des heures de travail d'un villageois, ou de diminuer les
allocations qu'il touche pour punir les infractions aux règlemens;
enlin ils nomment et révoquent le secrétaire, le trésorier, le mé-
decin de l'association et tous autres employés, et en définissent
les fonctions.
Les deux tiers des bénéfices seront distribués à titre de divi-
dende, et toujours également entre les membres de l'association.
Si l'un d'eux s'est trouvé incapable de travailler pendant un certain
temps, sa part n'en sera pas diminuée.
Les villageois sont tenus d'être obéissans et respectueux à
l'égard des trustées ;\\^ devront résider sur la portion de terrain
qui leur aura été allouée par le board of trustées, sauf pendant
les absences que celui-ci aura autorisées (un congé de quinze
046 REVUE DES DEUX MONDES.
jours par an est de droit) ; ils ne devront entreprendre aucun travail
particulier à l'intérieur ni à l'extérieur du village, ni acheter ou
vendre quoi que ce soit, sans avoir reçu l'autorisation des trustées.
Si l'assemblée générale décide que tout ou partie des gains des
villageois, qu'ils aient été faits au sein de la communauté ou en
dehors, doit être versée au fonds commun, ils sont tenus d'obéir.
Les effets personnels de chacun d'eux, mobilier, vêtemens, livres,
ustensiles de ménage, restent leur propriété particulière, mais tous
leurs outils et instrumens de production passent à l'association ;
ils sont simples usagers du terrain qui leur a été alloué pour y
habiter, et ne doivent pas en être considérés comme propriétaires
ni même fermiers.
L'association est chargée de l'entretien des villageois : les
trustées déterminent le nombre de coupons alloués à chacun
d'eux suivant le nombre, le sexe et l'âge des membres de sa fa-
mille; ils seront touchés tous les vendredis par les intéressés,
qui recevront en échange, dans les magasins de l'association, des
provisions de bouche et des vêtemens. Ces coupons leur assureront
aussi des secours médicaux.
La dissolution de l'association pourra être prononcée par l'as-
semblée générale, à la condition que toutes les avances faites par
l'Etat et les autres dettes, s'il y a lieu, aient été remboursées; les
terres pourront alors être partagées entre les membres.
Bien que les treize associations de village qui se sont orga-
nisées n'eussent pas plus de quinze à dix-huit mois d'existence
au moment de l'enquête parlementaire d'octobre 1895, celle-ci a
provoqué des révélations fort intéressantes sur les résultats de
ces expériences communistes. Un fait en ressort d'abord très
nettement : le déplorable état des finances de toutes les associa-
tions; elles doivent à l'Etat, à des marchands, à tout le monde.
Le maximum de 1 250 francs par membre, avancé par l'Etat, est
largement dépassé ; un seul des villages ne demande pas de nou-
velles avances, mais se déclare dans l'impossibilité de commencer
les remboursemens à l'époque prévue par la loi ; les dettes de
la plus obérée des treize communautés atteignent 128 livres
sterling (3200 francs) par tète. Les supplémens d'avances de-
mandés varient de 1 250 à :2500 francs par villageois ; sans quoi,
disent les témoins, nous serons obligés d'abandonner notre
œuvre. Deux ou trois associations espèrent pouvoir s'en tirer,
même si on leur refuse les avances nouvelles qu'elles réclament ;
mais les termes dont se servent leurs membres, drag through,
struggle through, indiquent que ce ne sera point sans grande
peine.
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 647
Les résultats obtenus sont-ils du moins en proportion des dé-
penses faite?? Il ne le paraît guère. Par défaut d'expérience, par
manque d'union aussi entre les villageois, on a trop souvent tra-
vaillé en pure perte. Dans l'une des communautés, après avoir
défriché une pièce de terre, on n"a pu s'entendre sur ce qu'il
fallait y planter, et elle est restée en jachère; ailleurs, pour satis-
faire tout le monde, on a essayé simultanément quantité de cul-
tures diverses, dont la plupart n'ont pas prospéré. L'aspect des
villages est, du reste, misérable ; les maisons n'ont le plus souvent
que deux, ou même qu'une seule pièce. A Murtho, l'un des vil-
lages relativement prospères, le coût de l'entretien d'un adulte
n'est que de 2 sh. 6 d. [S fr. lo) par semaine, vêtemens non com-
pris, ce qui n'indique pas un standard of life bien élevé; ailleurs
on descend à 2 shillings (2 fr. 50V L'une des communautés est
restée plusieurs mois sans viande, et cependant en Australie,
même dans les grandes villes, le prix du mouton descend à 3 ou
4 pence i30 ou 40 cent.) la livre; dans les campagnes, il est plus
bas encore.
On s'explique ces déplorables résultats lorsqu'on est instruit
des méthodes de travail en vogue dans les villages : « A sept
heures et demie, répond le président de l'association de Gillen à
la commission d'enquête, nous sonnons la trompe ; à huit heures,
nous nous mettons au travail ; nous avons un quart d'heure pour
fumer, entre dix et onze, puis nous dînons à midi. Le travail est
reprisa une heure; à trois heures et demie, repos d'un quart
d'heure, et à cinq heures nous rentrons chez nous.» C'est la jour-
née non pas de huit heures, mais de sept heures et demie, qu'on
applique ainsi, été comme hiver, à cette œuvre si étroitement dé-
pendante des circonstances atmosphériques qu'est l'agriculture !
Le spectacle serait burlesque s'il n'était attristant. Il semble pour-
tant que les villageois soient parfois plus durs pour les membres
de leur famille que pour eux-mêmes. A Holder, la Commission
d'enquête arrivant, à six heures du matin, ne trouve personne
dans les champs, qu'une femme coupant du vert pour les vaches :
« Trouvez-vous bien qu'une femme soit dehors à travailler lorsque
les hommes ne font rien? demande-t-on au président de l'asso-
ciation.— Oh I elle était sans doute dehors pour sa santé, » répond-
il ironiquement. On constate d'ailleurs, dans ces villages, une
répugnance générale à admettre les femmes à délibérer, bien
qu'une campagne ardente et couronnée de succès ait été menée
l'année précédente pour leur accorder les droits politiques dans
cette colonie même de l'Australie du Sud.
Avec les mauvaises méthodes de travail, le manque d'entente
G 48 REVUE DES DEUX MONDES.
entre les membres est la principale cause de rinsuccès de ces
associations communistes : le despotisme des trustées organisé
par les règlemens a été tempéré par de petites révolutions; telle
communauté a eu quatre présidens en quinze mois ; rarement les
trustées sont arrivés au terme de leur mandat. Souvent on ne s'en
est pas tenu aux discussions, mais des rixes, des agressions ont
eu lieu sans qu'on pût obtenir le châtiment des coupables. « Votre
agresseur a-t-il été puni? demande-t-on à un trustée du village
de Holder, assailli pendant qu'il travaillait. — Non. Beaucoup de
villageois croient que la justice ne peut les atteindre ici et qu'il
n'y a aucun recours. — Pensent-ils donc qu'ils peuvent commettre
des agressions ou même des meurtres impunément? — Oui. —
Pourquoi ne vous êtes- vous pas plaint, conformément au règle-
ment? — J'ai été attaqué par un autre trustée, et j'aurais eu trois
trustées sur cinq contre moi. » Le même témoin raconte qu'un
villageois ayant été assailli et ayant eu un membre brisé, les
trustées ont décidé son expulsion, mais l'assemblée générale a
refusé de la voter ; nombreux ont été les autres cas de violence
dans ce village; partout il y en a, du reste, et partout la justice
est aussi boiteuse. A Lyrup, ce sont des vols qui restent impunis,
quoique les voleurs eussent été arrêtés. Les expulsions très nom-
breuses semblent, au contraire, avoir été prononcées pour des
motifs futiles, parce que certains membres ne partageaient pas
la manière de voir du parti dominant. Les départs volontaires ont
été plus fréquens encore ; l'un des villages n'a plus que 9 membres
au lieu de 23; un autre s'est scindé en deux portions, qui n'ont
ensemble que 49 membres au lieu de 67 à l'origine ; un troisième
est tombé de 100 à 6S.
L'expérience a donc été triste, mais concluante. En présence
de l'impossibilité d'obtenir un travail régulier et de maintenir
l'ordre dans ces communautés, dont la plus vaste ne compte
pourtant que 400 associés et 350 habitans en tout, il s'est formé
dans chacune d'elles un parti individualiste, composé surtout de
ceux qui ont quelque connaissance de l'agriculture, tandis que
les anciens ouvriers des villes, les mechanics, restent en grande
partie communistes. « J'étais un partisan de la coopération socia-
liste, déclare un témoin, mais, depuis, j'ai passé six mois ici; le
régime actuel ne vaut rien. » Et de toutes parts des villageois
déclarent que le système est pourri, que jamais on ne réussira
dans cette voie, que l'application de la journée de huit heures est
absurde. « Etiez-vous communiste quand vous êtes arrivé ici?
demande-t-on à l'un des habitans du village de Pyap. — J'étais
un grand partisan de la terre pour le peuple [the land for the
l'australie i:t la nouvelle-zélandk. 649
people).ie •royais que nous allions être comme frères et sœurs.
— Cela a-t-il marché? — Non, j'ai vu que cela ne pouvait pas
marcher. — Croyez-vous à « la terre pour le peuple » mainte-
nant?— Non, je croisa la terre pour moi. » Et le témoin demande
qu'on répartisse la terre en lots individuels.
Il eu coûte au gouvernement de l'Australie du Sud de se rési-
gner à l'insuccès définitif de ces communautés de villages aux-
quelles on avait pompeusement donné les noms des divers membres
du ministère qui les a instituées. Aussi se préparait-on à modifier
la loi qui les régit, à porter à 100 livres sterling par tête l'avance
maximum de l'Etat, à soumettre les associations à la surveillance
étroite du ministre des terres, qui aurait le pouvoir de révoquer
les trustées et d'expulser les villageois. Mais ceux-ci montrent la
plus grande répugnance à laisser l'État s'immiscer dans leurs
affaires. Tout fait prévoir que, malgré les modifications qu'on
pourra y apporter, l'expérience échouera définitivement, comme
elle a échoué, en somme, en Nouvelle-Zélande, sous une forme
moins caractérisée, comme elle échoue aussi en Victoria, où les
membres de ces associations sont fort redoutés de tous leurs voi-
sins à cause de leurs habitudes de maraudage.
A côté des expériences communistes de culture du sol, on a
tenté de favoriser la petite propriété individuelle en donnant aux
agriculteurs de plus grandes facilités pour emprunter. Le besoin
d institutions de crédit foncier se fait certes vivement sentir dans
les colonies australiennes; les banques ordinaires s'y étaient, dans
les dernières années, livrées, avec la plus grande exagération,
aux prêts sur hypothèques, pour lesquels elles ne sont point
faites, et il en était résulté la catastrophe financière de 1893 sur le
continent australien, ainsi que le désastre plus récent de la Banque
de Nouvelle-Zélande. Ces opérations sont très délicates dans des
colonies où les terres ont été l'objet d'énormes spéculations qui
en ont artificiellement enflé la valeur, et où l'existence d'un grand
nombre de terres encore vacantes rend très difficile, en cas de
vente forcée d'une propriété, d'en retirer une somme en propor-
tion avec les améliorations qui y ont été effectuées. Néanmoins,
c'est l'Etat qui veut encore se charger de cette œuvre d'autant
plus périlleuse pour lui qu'il se voit sans cesse entraîné à céder
à des considérations électorales dans l'application. La Nouvelle-
Zélande est la seule colonie qui ait voté jusqu'à présent une loi
organisant ce crédit foncier par l'Etat : en 1894, le gouverne-
ment a reçu 1 autorisation d'avancer aux colons des sommes ne
devant pas dépasser les trois cinquièmes de la valeur de leur
propriété, ni 62300 francs en tout; ces sommes sont rembour-
650 REVUE DES DEUX MONDES.
sables en trente-six annuités de 6 pour JOO, intérêt et amortis-
sement compris. 75 millions de francs devaient être empruntés
à cet effet; la moitié le fut au printemps de 1895, et il y a un an,
à l'ouverture de la session parlementaire, 40 millions avaient
déjà été prêtés. Malgré cela, « beaucoup de colons, dit le discours
d'ouverture du gouverneur, se plaignent que leurs demandes d'em-
prunt n'aient pas été prises en considération, comme elles auraient
dû l'être. Toutefois la manière d'appliquer la loi ne dépend pas de
mes ministres. Vous voudrez bien, j'espère, considérer sérieuse-
ment cette question. » Ceci veut dire évidemment qu'on compte se
montrer plus coulant sur les conditions exigées pour être admis
à recevoir des avances, et plus complaisant dans les évaluations
des propriétés. Si récente que soit la loi, on peut déjà prévoir que
les finances néo-zélandaises n'en seront guère améliorées. Les
autres colonies s'apprêtent cependant à suivre cet exemple ; dans
l'Australie du Sud, le gouvernement voulait même fonder une
banque d'État qui aurait été à la fois crédit foncier, caisse d'épargne
et banque d'émission (1). Les grands réformateurs ne jugent
jamais les questions assez compliquées et greffent sans cesse
projets sur projets; ceux du gouvernement sud-australien ont
rencontré une grande opposition à la Chambre et n'ont pu être
votés.
Le mouvement que toutes ces innovations en matière de
législation terrienne prétendent favoriser, la transformation en
agriculteurs de l'excès inoccupé des habitans des villes, est, certes,
digne de l'être. Il ne faut pas se dissimuler toutefois que c'est
une œuvre très difficile en toutes circonstances de faire un agri-
culteur d'un ouvrier des villes, surtout d'un ouvrier australasien,
plus exigeant qu'aucun autre et qu'hypnotise le dogme des huit
heures de travail. J'ai entendu bien souvent vanter à l'étranger le
régime de la petite propriété française, mais il m'a semblé qu'on
s'y rendait bien peu compte des habitudes de travail prolongé,
de sobriété, d'économie des moyens et petits cultivateurs de notre
pays ; l'idée d'appliquer à leur tâche la mesure uniforme des sept
heures et demie de travail des villageois communistes de l'Aus-
tralie du Sud ne leur serait assurément pas venue à l'esprit. Mais
les idées hostiles au droit de propriété, au développement des-
quelles elle a servi de prétexte, et l'instabilité qui s'en est suivie,
ont rendu tout à fait néfaste cette tentative de transformer des
travailleurs urbains en agriculteurs. On n'a point satisfait ceux
dont on voulait assurer le bonheur; on a mécontenté, inquiété,
(1) Le papier-monnaie d'État existe déjà dans le Queensland,
i
l'australie kt la nouvelle-zélandi:. 651
et l'on conttience à faire fuir les grands propriétaires qui ont fait
jiisqii à présent la prospérité des colonies; par contre-coup, on a
atteint ces sans-travail mêmes qu'on voulait soulager. Un grand
capitaliste ne me disait-il pas à Wellington, en Nouvelle-Zélande,
qu'il avait renoncé à faire exécuter, dans une de ses propriétés, des
travaux de drainage susceptibles d'occuper plus de cent hommes
pendant plusieurs semaines, parce qu'on allait prochainement
l'exproprier pour répartir son domaine en un grand nombre de
petits lots .'
IV
Tout en s'efforçant d'en diminuer le nombre, les gouverne-
mens australasiens n'ont pas négligé de s'occuper des ouvriers des
villes. Ceux-ci avaient cependant veillé à leurs intérêts d'eux-
mêmes, et les métiers où la journée de huit heures n'est pas en
usage sont rares. N'ayant pas légiféré à ce sujet, les gouvernemens
ont du moins donné une consécration légale à la fête annuelle que
les Trade-Unions célèbrent en l'honneur de la journée de travail
« normale ». Cette fête n'a pas lieu en Australie le l^"" mai, nia
la même date dans toutes les colonies. J'y assistai à Sydney le
7 octobre 1895. Tous les établissemens officiels étaient fermés ce
jour- là, même les bureaux de poste à partir de 9 heures du
matin; les boutiques l'étaient également. C'était du reste une vé-
ritable fête, non une journée de manifestations. Le trait le plus
caractéristique en fut la procession des syndicats, dans George
Street, la grande artère de la ville : une interminable série
d'énormes panneaux de toile, portés par douze hommes, couverts
de ligures allégoriques, avec les noms des corps de métier et des
inscriptions de circonstance : « Huit heures de travail, de loisirs,
de repos » ; — « Unis nous tenons ferme, divisés nous tombons » ;
— « Unis pour protester, non pour nuire » (ceci pour les métiers
qui n'avaient pas encore obtenu la journée de huit heures).
Quelques chars aussi, avec tableaux vivans symboliques; en tête
l'un des principaux chefs des syndicats, assez mal à son aise sur
un cheval, précédé de trois personnages accoutrés en gendarmes ;
de place en place, d'autres chefs, ceints d'écharpes et d'insignes
divers. L'ensemble était loin de valoir les cortèges du même genre
en Europe ou en Amérique; mais en ce pays sans armée, où l'on
ne voit jamais d'uniformes, où les parades sont rares, beaucoup
de monde se pressait au passage du cortège,; les enfans le précé-
daient ou l'accompagnaient comme ils font chez nous des troupes.
La foule, très calme comme en tout pays anglo-saxon, approu-
652 REVUE DES DEUX MONDES.
vait sans bruit, riait, applaudissait fort rarement. Une seule fois
elle se réchauffa un peu, c'était au passage d'un char symbolique
sur lequel, d'un côté, un ouvrier ébéniste blanc travaillait posé-
ment à un meuble, tandis que de l'autre un individu déguisé en
Chinois, sa longue tresse enroulée sur le sommet de la tête, se
démenait comme un diable. Au-dessus était inscrit en grosses
lettres : « Quel est votre homme? » A l'accueil de la foule, on
comprenait combien est intense l'animosité que la crainte d'une
concurrence « déloyale », plus encore que la haine de race,
inspire aux colons d'Australie contre les « Mongols » .
Les lois ouvrières ont donc surtout porté sur le travail des
femmes et des enfans : c'est en Nouvelle-Zélande qu'on peut encore ,
sur ce point, se rendre le mieux compte des tendances dominantes
en Australasie : « Sous bien des rapports, dit, avec orgueil, the
officiai Year Book of New Zealand^ nos lois sur le travail sont en
avance sur la législation existante ailleurs... » Etudions donc ces
lois, puisque c'est des antipodes aujourd'hui que nous vient la
lumière.
Le travail des enfans au-dessous de 14 ans est absolument
interdit : tant qu'ils n'ont pas 16 ans ils doivent justifier, pour
pouvoir travailler, que leur instruction atteint un certain niveau.
Aucune femme ni aucun enfant âgé de moins de 16 ans ne peut
être employé pendant plus de huit heures par jour, ni entre 6 heures
du soir et 8 heures du matin dans aucun atelier ou manu-
facture {workroom or factory), et ces mots s'entendent de tout
bureau, bâtiment ou lieu quelconque où travaillent plus de
deux personnes salariées; les blanchisseries, boulangeries, lai-
teries, sont comprises parmi les manufactures, ce terme étant
entendu dans son sens le plus large. Le travail du dimanche est
interdit, et, en outre, comme le dimanche anglo-saxon est un
triste jour de fête, toutes les femmes et les jeunes gens de moins
de 18 ans doivent avoir au moins un demi- jour de congé par
semaine. Par les lois de 1892 et 1894, cette prescription a été
étendue aux boutiques et magasins de vente au détail : le travail
des femmes et jeunes gens y est limité à neuf heures et demie par
jour, repas compris, sauf un jour par semaine où il peut durer
deux heures de plus. Depuis 1894, l'après-midi de congé accordée
aux employés est la même pour tous, sauf dans quelques com-
merces spéciaux, et est déterminée par les autorités locales. Ce
jour-là, tous les magasins et boutiques doivent être fermés à
1 heure ; sont exemptées les boutiques tenues par des Européens
où eux et leurs enfans sont seuls employés et où l'on se livre
à quelques commerces spéciaux : fruiterie, pâtisserie, etc.
l' AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 653
Toutes c^s minuties, au milieu desquelles sont perdues quel-
ques bonnes mesures, constituent au premier chef ce que l'on a si
bien appelé grand motherly législation ,\é^\ûaX\orï de grand'mère.
Son premier inconvénient, c'est son manque d'élasticité. Malgré
les vingt ou quarante jours où un travail supplémentaire de trois
heures est permis, bien des industries, — notamment celle des
confections, — qui comportent des alternances de morte-saison et
de travaux pressés, en sont extrêmement gênées. Elle donne lieu à
des tracasseries sans nombre. On est unanime surtout à se plaindre
du shops and shop's assistants act, loi sur les magasins de vente au
détail. La permission de vendre des fruits et des gâteaux, mais
non des légumes ou du pain, pendant la demi-journée de congé, a
donné lieu à des discussions byzantines sur la nature de quelques
produits tels que les tomates, d'autant que les mêmes conimer-
çans sont parfois boulangers et pâtissiers, vendeurs de fruits et
de légumes. On les oblige à faire disparaître de leurs étalages
celles des denrées dont la vente est interdite. Un commerçant me
racontait qu'il avait eu de sérieux ennuis parce que les fenêtres
du premier étage de son magasin étaient ouvertes pendant le
demi-congé pour cause de réparation. Ce sont là de petits faits,
mais c'est leur accumulation qui rend insupportables à tous ces
lois insuffisamment mûries et tracassières, qui finissent par décou-
rager le commerce et l'industrie.
Malgré elles d'ailleurs et malgré les mesures plus ou moins
semblables adoptées par les autres colonies d'Australasie, on n'en
retrouve pas moins dans les grandes villes, à Melbourne surtout,
d'effroyables misères et tous les excès du siceating sgstem, exac-
tement comme dans VEast-End de Londres. Il sévit surtout dans
les industries de la confection et de l'ébénisterie, où se pratique
en grand le travail à la tâche à domicile. Chose curieuse, lors-
qu'on a entendu les déclamations des démagogues contre la
grande industrie et ces « bagnes » que sont les vastes ateliers ! le
gouvernement de Victoria a cru devoir proposer, pour remédier
au mal, d'interdire le travail à domicile dans un grand nombre de
cas, et d'obliger à le concentrer dans des manufactures. On espère
ainsi supprimer la concurrence que font aux ouvrières dont les
travaux d'aiguille sont le seul gagne-pain, celles qui ne cherchent
en s'y livrant qu'à se procurer un superflu. On y arrivera sans
doute ainsi, mais ne craint-on pas de priver aussi de tout moyen
d'existence des femmes qui sont obligées de rester chez elles pour
veiller sur des enfans en bas âge et qui ne pourront plus travailler?
Ce même anti-sweating bill contient aussi des dispositions dra-
coniennes à l'égard des Chinois dont la concurrence est l'une
654 REVUE DES DEUX MONDES.
des principales causes des bas salaires dans i'ébénisterie. Tout
local où travaille même un seul Chinois est considéré comme
une manufacture et tombe sous le coup des règlemens qui les
concerne. On espère ainsi élever le standard of life des Célestes,
et par suite leurs salaires; de plus il leur est interdit de tra-
vailler, fût-ce à domicile, entre 5 heures du soir et 7 heures
du matin. Arrivera-t-on ainsi à supprimer \q, sweating ? IX ç.?X
à craindre que non, car les causes profondes du mal sont dans
l'énorme afflux d'immigrans de toute sorte qui se sont préci-
pités à Melbourne depuis la découverte de l'or, et particulière-
ment pendant le boom, la période d'énorme spéculation, de 1880
à 1890 où cette ville a passé de 282 000 à 490000 habitans.
Dénués d'habileté professionnelle, unskilled workers pour la
plupart, ces nouveaux venus ont dû se réfugier dans les métiers
qui exigent peu ou point d'apprentissage et s'y font une effroyable
concurrence. Le mal existe d'ailleurs aussi bien dans les profes-
sions libérales: un médecin français, qui est aujourd'hui l'un des
premiers de Melbourne, ne me disait-il pas que certains de ses
collègues en étaient arrivés à soigner leurs cliens, auxquels ils
fournissaient encore les médicamens, moyennant un abonnement
de 6 peîice (63 centimes] par semaine ! Croire qu'il sera possible de
faire disparaître en un jour, par une législation hâtive, les consé-
quences malheureuses de l'exagération de la population urbaine
dans ce pays sans grande industrie, c'est se faire de singulières
illusions sur la puissance des lois.
Le régime fiscal des colonies australiennes porte, comme les
lois sur le travail et sur les terres, la marque de l'esprit avancé
de leurs gouvernemens. Aux droits de douane, aux locations et
ventes de terres domaniales, aux recettes des divers services
publics — postes, chemins de fer de l'Etat et autres, qui avaient
longtemps formé, avec des droits de succession et quelques autres
taxes indirectes, la presque totalité des revenus de l'Etat — sont
venus se joindre, depuis quinze ans, des impôts directs; l'impôt
foncier et l'impôt sur le retenu existent dans les plus importantes
des colonies australiennes. Ce qui les caractérise, c'est î'applica-
du principe progressif et surtout les nombreuses exemptions. Tous
les revenus inférieurs à 5 000 francs sont exemptés d'impôt en
Australie du Sud et à Victoria ; tous ceux au-dessous de 7 SOO en
Nouvelle- Galles et Nouvelle-Zélande. Pour l'impôt foncier, les
exemptions dans cette dernière colonie s'appliquent à tout pro-
priétaire ne possédant pas plus de 12 500 francs de biens fonds;
les hypothèques sont déduites de la valeur du fonds, tandis que
les créances hypothécaires y sont ajoutées. Sur 90 000 proprié-
l'ausïralu: ej la nolvelle-zélande. 65.')
taires de la «olonie, 12 000 seulement paient ainsi l'impôt foncier,
et les publications ofticielles sen félicitent hautement. De même
l'introduction toute récente (1895) des impôts foncier et sur le
revenu en Nouvelle-Galles du Sud, avec les mêmes exemptions à
peu de chose près qu'en Nouvelle-Zélande, ne doit atteindre que
60 000 contribuables dans ce pays de 1200 000 habitans. C'est un
singulier principe, dans une démocratie, que de vouloir exempter
d'impôts la grande majorité des électeurs et les soustraire ainsi
à toute responsabilité. Les véritables indigens devraient seuls être
dispensés de contribuer aux charges publiques. La seule base
rationnelle d'un régime électif doit être no représentation ivithout
taxation, pas de représentation sans taxation ; c'est le corollaire
nécessaire et tout aussi juste du fameux principe no taxation
withoiit repre!<entation au nom duquel s'étaient soulevées les colo-
nies anglaises d'Amérique.
Les taxes successorales, beaucoup plus anciennes que les
impôts dont nous venons de parler, revêtent en Australie ce carac-
tère curieux d'être hautement progressives en raison de la valeur
de la succession tout en ne variant pas ou presque pas avec le degré
de parenté. En Nouvelle-Galles, où l'impôt est le plus modéré, il
est de 1 pour 100 au-dessous de 125000 francs, atteint 4 pour 100
à 625000 et monte à 5 pour 100 au-dessus de 1250000 même en
ligne directe. A Victoria, de 2 pour 100 au-dessous de 175000 francs,
il passe à 4 pour 100 pour 250000, puis croît graduellement
jusqu'à 7 pour 100 pour 1 million et 10 pour 100 au-dessus de
2 millions et demi. Les veuves et les enfans paient seuls demi-
droit si la succession est inférieure à 1 250000 francs. Dans l'Aus-
tralie du Sud, le taux de 5 pour 100 en ligne directe est déjà
atteint à 175 000 francs, celui de 7 et demi pour 100 à 1 million,
10 pour 100 à 5 millions seulement. En dehors de la ligne di-
recte, les successions sont frappées de o pour 100 au-dessus de
50000 francs, de 7 pour 100 au-dessus de 125 000, de 10 pour 100
à 500000. Il y a là une tendance tout à fait hostile au principe
même de l'héritage.
Le respect des traditions ne saurait arrêter les colonies aus-
traliennes dans la voie des innovations hasardeuses ; elles sem-
blent croire qu'elles ont pour mission de guider le monde vers
le progrès. Maintes innovations petites et grandes y sont pro-
mises, non seulement par des individualités sans mandat, mais
par les gouvernemens eux-mêmes. Celui de la Nouvelle-Zélande
s'apprêtait l'été dernier à déposer un Pair Rent bill, un projet
de loi instituant des cours spéciales auxquelles les fermiers pour-
raient demander la réduction de leurs fermages ; la fixation des
656 REVUE DES DEUX MONDES,
salaires des médecins par la loi, l'interdiction de toute poursuite
pour dettes au-dessous de 500 francs, la journée de huit heures
obligatoire pour les adultes, de plus grandes facilités pour le
divorce, voilà ce que promettent divers ministres.
La plupart des lois aventureuses que nous avons passées en
revue ne datent que d'un très petit nombre d'années; les idées
socialistes qui couvaient depuis longtemps en Australie et s'y
faisaient jour peu à peu ont vu leur puissance fort augmentée à
la suite de la grave crise financière de 1892-1893, due aux excès
de spéculation qui l'avaient précédée. Quelques expériences,
comme celles de culture communiste, sont cependant déjà jugées.
L'ensemble de cette législation ne peut encore l'être complète-
ment, mais son hostilité contre le capital est certes l'une des
causes qui contribuent le plus à maintenir l'Australie dans un
état de dépression économique.
La hardiesse des colons australiens en matière sociale, leur
dédain pour les traditions, — les préjugés, diraient-ils plutôt, —
de la vieille Europe, les a encore entraînés dans un autre champ
d'innovations : ils ont accueilli le féminisme avec autant d'ardeur
que le socialisme. La Nouvelle-Zélande en 1893, l'Australie du
Sud en 189o ont accordé aux femmes les droits électoraux poli-
tiques, et il s'écoulera sans doute peu d'années avant que les autres
colonies n'aient fait de même. Avec quelques Etats de l'Union
américaine, le Colorado, le Wyoming, l'Utah, les deux colonies
que nous venons de citer sont les seuls pays où les femmes aient
le droit de vote à toutes les élections.
Cette émancipation politique surprend plus en Australasie
qu'en Améri([ue : dans le Nouveau Monde, on est si habitué à
voir la femme absolument libre, elle concourt avec l'homme
pour l'exercice de tant de professions, que, si opposé qu'on
puisse être en principe au suffrage des femmes, on n'est point
choqué, d'abord, de les voir l'exercer. En Australasie, la situation
de la femme se rapproche beaucoup plus de ce qu'elle est en
Angleterre que de celle où elle se trouve en Amérique : plus libre
que sur le continent européen, elle l'est moins absolument qu'aux
Etats-Unis. La loi ici a quelque peu devancé les mœurs, comme
c'est souvent le cas aux antipodes et dans tous les pays où des
politiciens de profession occupent la scène, cherchent à étonner
les spectateurs, et surtout à satisfaire les plus bruyans d'entre
eux
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 637
Si certafes groupes s'agitaient avec véhémence et réclamaient
à grands cris l'extension de l'électorat aux femmes dans les colonies
qui l'ont adopté, comme ils le font encore dans celles qui ne s'y
sont pas décidées jusqu'à présent, la masse du public, et du public
féminin surtout, ne tient nullement à cette réforme. Dans les
classes supérieures, Tindifférence des femmes est complète à ce
sujet. J'ai pu en parler avec un grand nombre d'entre elles, à
Melbourne, à Sydney, en Nouvelle-Zélande; elles m'ont répondu,
sans exception, qu'elles ne se souciaient nullement du droit de
vote. Dans les classes populaires, et surtout dans la petite bour-
geoisie, un certain nombre y attache sans doute plus d'intérêt,
mais, de l'avis de tous, les seules qui tiennent véritablement à
l'émancipation politique, ce sont les femmes de lettres, les pro-
fesseurs, institutrices: et encore, m'a-t-on dit souvent, celles qui
sont séparées de leur mari, dont la vie privée est malheureuse,
dont le caractère est aigri. C'est naturellement ce groupe qui se
fait entendre: la grande masse reste silencieuse précisément
parce qu'elle est indifférente.
Au fond, tout ce mouvement féministe n'est guère qu'un vaste
humhug , imaginé par des politiciens en quête d'agitations tou-
jours renouvelées, des déclassés et des cerveaux brûlés, mais qui
dispose en Australie de deux soutiens puissans. Le premier est le
parti ouvrier, parce que les extrêmes de la démocratie confon-
dent toujours les mots changement et réforme, et aussi parce
que les femmes des classes ouvrières, entièrement dénuées d'édu-
cation politique, voteront dans le même sens que leurs maris,
pensent les chefs des syndicats, tandis que la plupart de celles des
hautes classes s'abstiendront. Le second soutien du mouvement,
qu'on retrouve très puissant en Amérique, en Angleterre, en tout
pays anglo-saxon, c'est le parti de la tempérance, ou plutôt de la
prohibition, qui rêve la suppression complète du commerce des
boissons alcooliques, et auquel le concours des femmes est abso-
lument acquis. Si les femmes des classes moyennes et inférieures
se désintéressent moins que celles des classes supérieures de
l'obtention du droit de vote, si surtout un grand nombre en usent
aujourd'hui qu'il leur a été conféré, c'est parce qu'elles sentent
agir vivement autour d'elles, sur leurs pères, leurs maris, leurs
frères, l'influence néfaste ae l'alcool et qu'elles sont les pre-
mières à en souffrir, elles et leurs enfans.
En effet, si les femmes ne désirent pas vivement être admises
à lélectorat en Australie, — et cela est incontestable pour tout
observateur de bonne foi, — elles se servent cependant de leurs
droits avec assez d'ardeur une fois qu'ils leur ont été donnés :
TOMB CXXXYI. — 1896. 42
658 REVUE DES DEUX MONDES.
aux élections du 28 novembre 1893 en Nouvelle-Zélande, les pre-
mières et jusqu'à présent les seules faites dans cette colonie sous
le nouveau régime électoral, sur 139 915 femmes majeures,
109461, soit 78,2 pour 100 s'étaient fait inscrire sur les listes
électorales (1), et 90 290 ou 64,5 pour 100 avaient pris part au
vote. La proportion des hommes ayant voté était un peu plus
forte, 72,2 pour 100. La question de la vente des liqueurs alcoo-
liques avait joué un très grand rôle dans la campagne électorale,
et le parlement issu, de cette élection, a voté des lois nouvelles
réglementant plus sévèrement le commerce des spiritueux. Le
parti prohibitionniste a donc obtenu une partie des résultats qu'il
désirait et continue dans les autres colonies à soutenir le mou-
vement féministe.
Si important qu'il puisse être de mettre un frein au fléau de
l'alcoolisme, il est cependant grave d'opérer une réforme sociale
et politique aussi profonde que l'admission des femmes à Télectorat,
non pour ce qu'elle vaut en elle-même, mais pour des causes acces-
soires. Le parti prohibitionniste et le parti ouvrier, sans l'appui
desquels les femmes attendraient longtemps encore leurs droits
politiques, n'ont vu dans ce changement qu'un moyen de procurer
un plus grand nombre de sectateurs aux causes qu'ils soutenaient.
C'est bien là un exemple du plus grand mal des Etats modernes :
la subordination de toutes choses à l'intérêt électoral ; le vote des
mesures les plus graves, sans considérer leurs qualités intrinsè-
ques et leurs conséquences futures, simplement pour les résultats
immédiats qu'on en peut attendre, pour les voix qu'elles peuvent
valoir aux partis qui les ont soutenues.
Cette ardeur même des femmes en faveur de la prohibition
de l'alcool, qui leur a valu les sympathies du tempérance j:)arti/,
ne provient-elle pas elle-même des penchans de leur nature qui
rendent précisément le moins désirable leur participation au
gouvernement? N'est-elle pas un témoignage de leur tendance à
se décider non d'après des raisonnemens, mais d'après des senti-
mens, à aller par suite aux extrêmes, à n'admettre aucun terme
moyen? N'est-elle pas surtout une preuve de la faveur avec
laquelle elles envisagent la grand motherly législation, la « légis-
lation de grand 'mère » qui voudrait protéger les hommes contre
tout danger et toute tentation, les enfermer dans un réseau de
prescriptions minutieuses rappelant les soins, la surveillance de
tous les instans dont ont été entourées les premières années de
(1) En Australasie, tout nouvel électeur doit demander son inscription, qui n'est
pas faite d'office ; en certaines colonies, il faut même se faire réinscrire tous les
trois ans, ou chaque année.
l'aLSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 659
leur vie. Le» femmes élèvent des enfans qui voteront plus tard,
pourquoi ne voteraient-elles pas elles-mêmes? ai-je souvent
entendu dire en Australie. ?s"est-ce pas précisément parce qu'en
appliquant au gouvernement des hommes les principes qui diri-
gent léducaiion des enfans en bas âge, on n'arriverait qu'à
affaiblir l'initiative, l'énergie individuelle, les qualités vraiment
viriles, que le suffrage féminin est au contraire dangereux? « Les
gens de ce p^^iys sont incapables de rien faire sans l'Etat », me
disait déjà avec une nuance de dédain un Américain avec lequel
je voyageais en Nouvelle-Zélande. Les élections de 1893, où les
femmes ont voté pour la première fois, n'ont fait que fortifier le
ministère socialiste qui gouverne cette colonie.
Il y a de curieuses contradictions chez les promoteurs du
mouvement féministe. Ce sont gens « avancés » qui ont sans
cesse à la bouche le grand nom de Darwin et la théorie de l'évo-
lution. Pourquoi prétendent-ils alors faire en un seul jour de la
femme l'égale de l'homme, alors que sa position subordonnée
pendant des séries de siècles, — si ce n'est sa nature originelle,
— en a fait une créature fort différente. En Nouvelle-Zélande, on
fonde aujourd'hui des ligues pour l'éducation politique des
femmes, qui est nulle dans les classes inférieures, disait la pré-
sidente de l'une d'elles, femme d'un ancien ministre grand par-
tisan de la réforme. N'etît-il pas mieux valu essayer de commencer
cette éducation avant de leur mettre entre les mains un bulletin
de vote ? Il est étrange aussi que les mêmes groupes qui préco-
nisent l'assimilation des deux sexes et réclament, outre lélectorat,
l'éligibilité des femmes et leur admission à toutes les professions,
protestent d'autre part contre leur emploi dans les manufactures
non seulement parce que ce travail est nuisible à leur santé, mais
parce qu'il les empêche de vaquer aux soins du ménage et dé-
truit le foyer familial. Une simple ouvrière aura cependant moins
de préoccupations, une fois son travail terminé, qu une femme
député, médecin ou avocat. D'ailleurs la nature ne permet pas à
la femme, comme à l'homme, d'assurer la conservation de l'espèce
en exerçant un métier avec continuité. La femme n'est pas infé-
rieure à l'homme, soit; mais elle est différente, c'est-à-dire infé-
rieure par certains côtés et supérieure par d'autres. Qu'on laisse
donc son activité s'exercer dans la sphère où cette supériorité est
démontrée.
Ainsi que nous l'avons dit, les lois ont devancé les mœurs en
Australasie et la proportion des femmes qui travaillent en dehors de
leur ménage y est moindre qu'en Amérique. D'après le recensement
de 1 891 , sur une population féminine totale de 1 440 000 personnes,
660 REVUE DES DEUX MONDES.
dont 1 060 000 âgées de plus de 15 ans, 318 000 étaient classées
comme gagnant leur vie [brcad trinners); 133 000 d'entre elles
étaient rangées dans la catégorie des domestiques; 70 000 étaient
ouvrières; 37 000, employées à des travaux agricoles; 33 000 exer-
çaient des professions libérales ; 23 000 appartenaient à la classe
commerçante comme patronnes ou employées ; 22 000 se livraient
à des métiers divers. Nous ne possédons malheureusement de
renseignemens relatifs aux occupations des femmes à des époques
antérieures que pour la seule colonie de la Nouvelle-Galles du
Sud; elles peuvent néanmoins donner une idée du mouvement
qui les porte de plus en plus à se créer une situation indépendante.
Le nombre total des femmes néo-galloises était de 337 000 en
1881, de 515 000 en 1891; il avait ainsi augmenté d'un peu plus
de moitié; le nombre des femmes gagnant leur vie avait dans le
même temps presque doublé, passant de 48963 à 89 502. L'aug-
mentation la plus remarquable était celle qui se manifestait dans
les professions libérales, qui occupaient 4 288 femmes en 1881 et
10 402 en 1891. C'est de ce côté surtout que le féminisme tend à
les pousser.
Parallèlement à ce mouvement, il s'en produit un autre très
significatif : le retard de l'âge du mariage. En 1883 la proportion
des jeunes mariées mineures était en Nouvelle-Galles du Sud de
28,17 pour 100; en 1892, elle était tombée à 23,55. Le même fait
se retrouve en Victoria: pendant la période de 1881 à 1890, la
proportion moyenne des jeunes mariées au-dessous de 21 ans
avait été de 21 pour 100, et pour celles de 21 à 25 ans, de 43,2 pour
100. En 1893, les chiffres correspondans n'étaient que de 17,4 et
39,8. Dans la Nouvelle-Zélande enfin, où les mariées mineures
formaient 29,4 pour 100 du total en 1882, elles ne comptaient
plus que pour 19,7 en 1893. Lorsque la femme gagne sa vie par
elle-même et que les mœurs laissent à la jeune fille une grande
indépendance, elle a moins de hâte de se marier. Souvent,
d'ailleurs, le mariage la forcerait à renoncer à sa position. « J'oc-
cupe huit jeunes filles de 20 à 25 ans, me disait un commerçant
en Nouvelle-Zélande; elles gagnent de 25 à 30 francs par se-
maine; pas une seule n'est fiancée, et en Australasie comme en
Angleterre les fiançailles sont souvent longues ; si elles se ma-
riaient, je ne pourrais les garder; du reste, pourquoi se presse-
raient-elles : elles gagnent aisément leur vie et sont parfaitement
indépendantes? » Pourquoi se presseraient-elles en effet? Seule-
ment, se mariant tard, leurs enfans seront moins nombreux. Sans
doute il ne faut pas sacrifier l'indépendance de la femme ni lui
interdire toute occupation étrangère aux soins du ménage dans
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 661
luiiiquc dessein de rendre la natalité plus forte. Mais il ne con-
vient pas non plus d'exagérer une tendance qui, légitime et con-
forme à la marche de la civilisation si elle est contenue dans de
justes limites, deviendrait fort dangereuse si elle était exagérée.
Or c'est cette exagération que produit inévitablement le fémi-
nisme à outrance.
L'égalité des sexes est une expérience sociale de plus pour les
colonies australiennes : elles n'hésitent devant aucune. Si elles
méprisent les erremens du vieux monde, elles devraient cependant
lie pas oublier que leur propre grandeur, la prospérité écono-
mique qu'elles ont si rapidement atteinte, leur est venue de l'ini-
tiative individuelle, de l'énergie de leurs colons, de ces qualités
qu'elles ne peuvent qu'énerver en plaçant tous les citoyens sous
la tutelle efféminante de l'Etat, et qui leur permettraient assuré-
ment de surmonter la crise où des exagérations de spéculation
les ont jetées depuis quelques années. On voudrait espérer que
toute cette législation aventureuse n'est qu'une maladie passagère
due à une croissance trop hâtive, et que le bon sens pratique de
la race anglo-saxonne empêchera l'Australasie de s'engager plus
avant dans cette voie. Si elle le faisait, si elle compromettait
gravement ainsi son avenir, l'Europe sera peut-être du moins
instruite par son exemple : c'est pourquoi nous avons cru qu'il
n'était pas sans quelque intérêt d'étudier les expériences sociales
auxquelles on se livre aux antipodes.
Pierre Leroy-Beaulieu.
UN
PRÉJUGÉ CONTRE LA MÉMOIRE
LA MEMOIRE ET L'INTELLIGENCE
Il est d'usage de traiter les « bonnes mémoires » avec un cer-
tain dédain ; nous ne les admirons jamais sans quelque ironie ou
quelque pitié. Autre signe du même sentiment : les louanges ou
les critiques qu'on adresse à notre mémoire nous laissent assez
froids ; quand c'est d'elle qu'il s'agit, notre amour-propre n'est
pas à vif; nous ne sommes jamais ni très flattés ni très humiliés.
Autre signe encore : nous parlons sans embarras de notre mé-
moire; nous déclarons sans pudeur qu'elle est bonne et nous
avouons sans honte qu'elle est mauvaise, nous nous en vanterions
volontiers ; « tout le monde se plaint de sa mémoire, » ce qui
prouve qu'on ne tient pas outre mesure à exceller par là. Il me
semble que ce dédain est un peu aveugle ; il me semble que nous
devrions être aussi fiers des qualités de notre mémoire que de nos
qualités les plus brillantes; ou, pour parler plus exactement, il
me semble que nos qualités les plus brillantes se ramèneraient
facilement à des qualités de la mémoire ; et je le voudrais mon-
trer sur quelques-unes d'entre elles ; mais surtout je crois que la
plus précieuse des qualités, le « jugement » ou la justesse d'es-
prit dépend de la mémoire, qu'il n'y a pas d'esprit juste sans une
mémoire riche, tenace, fidèle et prompte, qu'on ne juge bien que
si on se souvient bien.
LE ROMAN SUÉDOIS. 879
d'une personiialité marquante, d'un caractère ardent et combatif,
d'un talent original et puissant, en mémo temps qu'un peu désé-
quilibré, il est devenu surtout antimoral, antireligieux, presque
anarchiste. La réaction contre le radicalisme pieux et vertueux
du milieu environnant a été poussée à l'extrême ; le roman natu-
raliste suédois est allé tout droit jusqu'à la révolte contre tout
principe social et moral capable d'imposer une contrainte au pen-
chant naturel.
Des excès mêmes de cette tendance est résultée une réaction
idéaliste. L'apothéose des sens et des instincts a fait renaître le
besoin des choses de l'àme, la curiosité des phénomènes supé-
rieurs de la vie morale. Le parti pris de mépriser tout idéal a
disparu pour faire place à des préoccupations psychologiques et
morales, au dessein de relever l'être humain à ses propres yeux,
de le montrer moins esclave de ses sens, capable enfin de maîtri-
ser ses passions. L'idée du devoir a reparu, en opposition avec
les entraînemens de l'instinct; l'imagination a repris ses droits à
côté des sensations; la moralisation de l'être humain par la domi-
nation des désirs a remplacé l'idée de son émancipation de toute
entrave morale ou religieuse. Ce néo-idéalisme, qui a fait son
apparition il y a quatre ou cinq ans, est encore incertain de sa
voie et peu sûr de ses croyances. Il s'essaie dans l'analyse psycho-
logique, dans l'allégorie et le symbolisme; mais le fond de sa
philosophie reste confus, sa foi est indécise. Il flotte entre une
sorte de panthéisme, un christianisme mystique et une religion
humanitaire, et il éprouve l'inconvénient de s'être plongé sans
foi bien précise dans des études que la foi peut seule féconder.
0. G. DE Heidenstam.
A LA VEILLE
d'Ujne élection présidentielle
I
Ce n'est pas de nous qu'il s'agit aujourd'hui, mais des Etats-
Unis. On sait que le président de la République y est élu tous les
quatre ans au suffrage universel. L'élection a lieu quatre mois
avant l'installation à la Maison Blanche. L'agitation commence
dès le début de l'année qui précède cette date. Depuis le prin-
temps dernier, le pays n'est occupé que du choix du magistrat
qui devra régir ses destinées de mars 1897 jusqu'en mars 1901.
On connaît aussi la procédure qui s'est peu à peu introduite
dans les mœurs au point d'être observée comme une règle écrite.
Chaque parti envoie de tous les points du territoire ses délégués
à une Convention générale du parti, qui se réunit dans une ville
et à une époque désignées d'avance. Cette Convention établit un
programme qu'on appelle plate-forme {platfonn) et qui expose la
manière de voir de la majorité, ou de l'unanimité de la conven-
tion sur les questions qui occupent l'opinion publique. Une fois
ce programme établi, chaque convention désigne [nominates)
deux candidats, l'un pour la présidence, l'autre pour la vice-pré-
sidence des Etats-Unis, et en forme une liste {ticket) qu'elle recom-
mande aux suffrages des électeurs. Ceux-ci n'en demeurent pas
moins libres de voter pour qui bon leur semble; mais cette dési-
gnation, faite à l'avance par les représentans autorisés de chaque
parti, pèse d'un grand poids sur le vote populaire, et la bataille
s'engage sur les noms ainsi mis en avant. De véritables campagnes
s'organisent dans l'intervalle qui sépare les Conventions du vote
définitif : les politiciens les plus habiles de chaque parti en pren-
nent la direction, établissent leur quartier général, et déploient
une activité comparable à celle d'un chef d'armée, préoccupé de
A LA VIEILLE d'une ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 881
faire converçrer vers un même but tous les mouvemens de ses
troupes sur le théâtre des opérations.
Cette année, l'intérêt capital des plateformes résidait dans la
question monétaire. La grandeur des intérêts engagés, la situation
prépondérante que les Etats-Unis occupent dans la vie écono-
mique du globe, les conséquences qui résulteront de la décision
prise en un sens ou dans l'autre, non seulement pour l'Amérique,
mais pour le monde entier, me faisaient un devoir d'étudier de
près la lutte actuelle. Déjà les journalistes américains, ces mer-
veilleux fabricans de titres à sensation, l'ont baptisée : la ba-
taille des étalons (baille of standards). La place d'un économiste
était indiquée dans l'un et l'autre des états-majors, à la recherche
des meilleurs points d'observation.
Je suis donc retourné aux Etats-Unis. Je les avais visités, il y a
trois ans, au moment de l'Exposition de Chicago, de la foire uni-
verselle, comme les Yankees l'avaient nommée dans leur langue
pittoresque : la grande Républiqne était alors secouée par une
crise financière violente, qui avait coïncidé avec les premiers
mois de l'Exposition, et qui provoqua une lutte parlementaire
acharnée au sujet de la législation monétaire. 11 s'agissait de
mettre un terme aux achats de métal blanc par le Trésor, dont les
caves s'emplissaient de lingots que le public ne lui demandait
pas. Le monde financier et commercial redoutait un changement
d'étalon. Seule, la fermeté du président Cleveland, qui arracha au
Congrès, après trois mois d'efîorts, le rappel de la loi Sherman,
sauva le pays d'un bouleversement. Mais les peuples oublient
vite les leçons de l'histoire ou les comprennent mal. Au lieu de
renoncer définitivement à tdute tentative de restauration de l'ar-
gent, une partie de l'Amérique se lance tête baissée dans une
campagne qu'elle prétend faire aboutir à la libre frappe de ce
métal.
Cette idée a pris naissance dans les Etats qui, tels que
le Nevada, le Colorado, le Montana, l'Idaho, contiennent de
nombreuses mines d'argent. Mais, chose singulière, elle a recruté
de nombreux adhérons dans l'ouest, le centre et le sud, parmi les
fermiers et même les ouvriers, qui s'imaginent que cette révolu-
tion monétaire améliorerait leur condition. Les Montagnes-Ro-
cheuses et une partie du bassin de Mississipi croient voir là en
même temps une occasion de s'affranchir de la suprématie des
Etats de l'est, à qui leur richesse, la densité de leur population
et leur longue expérience politique avaient assuré jusqu'à ce jour
une légitime prépondérance dans la conduite des destinées de
l'Union.
Il n'est plus possible aujourd'hui de juger l'ensemble du
TOMB cxxxvi. — 1896. 50
882 REVUE DES DEfX MONDES.
peuple américain d'après les New-Yorkais et les Bostoniens, ni de
considérer ce qui est à l'ouest des monts Alleghanys comme une
quantité négligeable. Les anciens Etats du bord de l'Atlantique,
qu'on désigne parfois du nom de Nouvelle-Angleterre, forment
en réalité une vieille Amérique par rapport aux jeunes commu-
nautés du centre et de l'ouest. Ils constituent au sein de l'Union
une sorte de parti conservateur; ils commencent à avoir des tra-
ditions et à goûter les douceurs d'un état d'âme plus raffiné que
celui des rudes planteurs et mineurs, pionniers de la Fédération
dans sa marche de l'Atlantique au Pacifique. Ceux-ci sentent les
forces leur venir : grâce à la constitution qui ordonne que chaque
État sera représenté par deux sénateurs, sans tenir compte de la
population, leur influence au Sénat est déjà considérable. Les
territoires qu'ils occupent sont immenses, et, si le peuplement
s'en effectue avec la rapidité dont certaines villes, comme Chicago,
ont donné l'exemple, la Chambre des représentans ne tardera pas
à compter, elle aussi, une forte proportion de députés de l'ouest.
Là est la nouveauté et aussi le péril de la situation.
Jamais depuis trente ans il ne s'était révélé comme aujour-
d'hui. A lire certains journaux américains, l'étranger pourrait
même croire à un antagonisme plus profond encore que celui qui
existe réellement. Le principal journal de Denver, capitale du
Colorado, le Rocky Mountain News, attaquait au mois de juin der-
nier le président Gleveland, objet spécial de la haine des parti-
sans de l'argent, que nous demandons au lecteur la permission
d'appeler argentistes. Ce barbarisme nous permettra de traduire
littéralement l'épithète de silverites qui revient à chaque minute
dans la bouche et sous la plume des Américains. Ce président dé-
mocrate, qui a lafermeté de résister à son propre parti toutes les
fois qu'il juge que celui-ci se trompe, était représenté sur un
bûcher : les flammes de « l'argent libre » le dévorent, pendant
qu'il essaie de s'échapper par une échelle d'or. Il est probable
qu'une fois la brûlante question du jour réglée, tout rentrera
dans le calme, et les adversaires, si échauffés en ce moment, re-
tourneront à leurs affaires sans s'armer pour une guerre civile.
Mais rarement une discussion politique s'est poursuivie sur un ton
aussi violent ; rarement des dénonciations semblables à celles
qui s'impriment matin et soir dans les journaux ont ameuté
l'opinion. Les délégués républicains du Colorado, de l'Idaho, de
rUtah, du Montana, du Nevada, en se retirant de la convention de
Saint-Louis, n'ont pas craint de dénoncer à leurs constituans le
programme adopté par la majorité de leurs coreligionnaires po-
litiques « comme la pire tentative jamais faite par le parti répu-
blicain, jadis sauveur du peuple, mais prêt aujourd'hui à l'oppri-
A LA VEILLE d'lNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 883
mer. si la Providence ne l'arrête pas au moyen du suffrage des
hommes libres. »
Le sénateur Tillman. de la Caroline du Sud, qualiliait l'autre
jour dans une réunion publique le président Cleveland d'instru-
ment de Wall Street, c'est-à-dire des banquiers de New- York, et
apostrophait ses auditeurs en ces termes :
Votre politique a consisté à changer de maître, ce que vous faites en ex-
pulsant une bande de voleurs et en en installant une autre à sa place. Vous
^tes hypnotisés par le chant de sirène des journaux vendus... Toutes ces
punaises d'or {goldhiigs} sont foncièrement hypocrites et menteuses... En
1893, le Congrès a démonétisé l'argent et établi l'étalon d'or, grâce aux ma-
chineries et canaillories de John Sherman et autres coquins... Les tnfsts et
monopoles nous tuent. Votre procureur général a, de parla loi, le pouvoir
de les étrangler tous, mais il ne peut le faire. La corruption est partout :
corruption dans les tribunaux sans exception, jusque dans la Cour su-
prême; — corruption au Congrès; — et, ce qui est pis que tout, la prési-
dence vient d'être mise aux enchères à Saint-Louis. Hanna a commencé par
acheter le vote des nègres en faveur de Mac-Kinley; puis Platt les a achetés
une seconde fois pour leur faire adopter sa plateforme en faveur de l'or.
John Sherman, le grand prêtre de Mammon, est, avec Mark Hanna, le co-
propriétaire de Mac-Kinley. .. Et maintenant, amis, voilà assez longtemps
que nos chefs nous vendent. Le temps est venu de nous insurger. Il nous
faut une nouvelle déclaration d'indépendance : l'Amérique aux Américains,
et l'Angleterre aux Enfers !
Il n'est aucune des passions de la démagogie auxquelles il ne
soit fait appel dans cette campagne. Les faits sont dénaturés; les
accusations les plus extravagantes proférées sans preuve à Tappui;
on s'adresse aux pires instincts des foules. Si la démocratie amé-
ricaine résiste à de pareils assauts, elle aura donné une admi-
rable preuve de sagesse et de possession d'elle-même.
II
La division politique des Etats-Unis est malaisée à définir,
parce qu'elle ne correspond à rien de précis; elle ne ressemble
pas à la nôtre, personne ne songeant à demander un changement
dans la forme du gouvernement. Les deux grands partis en pré-
sence sont le parti républicain et le parti démocrate; à côté
d eux le parti populiste a recruté des adhérons dans certains Etats
du sud et de l'ouest : on pouvait néanmoins jusque dans les der-
niers temps le traiter de quantité négligeable. Les ouvriers ont
aussi des organisations spéciales : mais elles n'empêchent pas ceux
qui en font partie d'appartenir à un autre groupe politique. Le
parti républicain se glorifie d'avoir mené la guerre de sécession
et d'avoir rétabli limité nationale; le parti démocrate n'a plus
que le nom de commun avec les confédérés de 1801, qui pendant
884 REVUE DES DEUX MONDES.
quatre ans versèrent leur sang sur tant de champs de bataille et
disputèrent la victoire aux Sherman, aux Sheridan et aux Grant.
Aussi n'est-ce pas sur le terrain des luttes d'autrefois que se
rencontrent les adversaires d'aujourd'hui. Ils sont d'accord pour
maintenir l'organisation actuelle du pays; ils ont au même degré
le respect de la constitution ; ils ne sont pas en désaccord sur la
politique étrangère. Si le républicain Blaine a passé pour le
champion le plus ardent du panaméricanisme, le démocrate Cle-
veland a déployé une singulière énergie dans la revendication des
droits des États-Unis lors de l'incident anglo-vénézuélien à la fm
de 1895. Ce n'est pas non plus sur une question confessionnelle
qu'éclatent les conflits dopinion, bien que l'association anti-pa-
pale, American-protective association, par abréviation A. P. A.,
essaie de faire à Mac-Kinley un grief d'avoir épousé une femme
catholique.
C'est donc en matière économique que doivent éclater les di-
vergences qui séparent les démocrates et les républicains. Mais
ici encore, chose étrange à constater, aucun des deux partis, au
début de la campagne présidentielle de 189G, n'avait de pro-
gramme précis. Deux questions préoccupaient le pays: celle du
tarif et celle de la monnaie; protection ou libre-échange, étalon
d'or ou double étalon. Hàtons-nous d'ajouter que les problèmes ne
se posent pas avec cette simplicité élémentaire. Bien peu de libre-
échangistes américains auraient le courage de supprimer tous
les droits de douane; un petit nombre seulement des partisans de
l'étalon d'or songent à retirer de la circulation les dollars d'argent
qui en forment une portion importante. D'autre part, bien que
les républicains soient acquis à une politique protectionniste,
les démocrates sont loin d'être tous de l'opinion contraire; et,
pour ce qui est de la question monétaire, elle compte des partisans
de l'une et de l'autre solution dans les deux camps. Une forte
majorité de républicains est favorable à l'étalon dor; ce qui
n'empêche qu'en 1893 le président démocrate Cleveland a lutté
avec une énergie indomptable pour l'abrogation des lois ordon-
nant les achats d'argent par le Trésor, et que certains membres de
son cabinet, le secrétaire de la Trésorerie Carliste en tête, se jet-
tent aujourd'hui dans la mêlée pour combattre les argentistes. Il
faut jeter un coup d'œil en arrière afin de comprendre la situation.
Après avoir été longtemps libre-échangistes, les Etats-Unis,
vers le déclin du xix*' siècle, ont suivi l'exemple de beaucoup de
nations européennes et ont établi des barrières pour protéger
nombre de leurs industries. Le major Mac-Kinley, président de la
commission parlementaire chargée de la revision des lois doua-
nières, attacha son nom au tarif le plus élevé, qui fut établi il y a
A LA VEILLE d'l.NL ÉLECTION PRÉSIDEMIELLE. 883
quelques années sous le gouvernement du républicain Harrison,
et légèrement abaissé en i89i, sous une présidence démocratique,
par une loi dite Milson bill. On attribuait la crise de 1893 à
l'excès des tarifs protecteurs et à la législation monétaire : sous le
coup de ses soutlrances, le pays approuva un double cliangement
dans l'une et l'autre politique. Mais aujourd'hui que la prospérité
promise ne lui semble pas revenir assez vite, il est de nouveau
prêt à voter en sens contraire. Ce n'est pas le lieu de discuter une
théorie économique. Constatons cependant que l'Amérique est
mieux armée qu'aucune autre contrée pour la lutte sur le terrain
du libre-échange. La richesse et l'étendue de son sol lui per-
mettent d'exporter nombre de matières premières : elle devient
de ce chef créancière de l'étranger et achète à son tour des pro-
duits fabriqués au dehors. Cela est si vrai qu'à une époque dont
nous ne sommes pas éloignés les revenus des douanes dépassèrent
largement les besoins du Trésor et parurent à beaucoup de bons
esprits un impôt injustement prélevé sur le consommateur, cest-
à-dire sur la masse. Craignant de les voir abolir, les protec-
tionnistes inventèrent le système des pensions, dont l'objet prin-
cipal fut de trouver un emploi à d'énormes excédens budgétaires.
Avec une armée de 2o000 hommes et une marine à peu près
nulle, les Américains trouvèrent moyen d'inscrire annuellement
800 millions de francs au titre des dépenses militaires, en
pensions servies aux vétérans de la guerre de sécession, à leurs
familles, et surtout à des amis politiques. Aujourd'hui les temps
sont changés : les excédens ont fait place à des déficits, qu'il a
fallu combler à l'aide d'emprunts. L'administration démocratique
ne peut plus se vanter d'avoir continué à diminuer la dette pu-
blique, cumnie elle le fit sous la première présidence de Cleve-
land, de 1885 à 1889. Depuis deux ans elle a dû emprunter un
milliard de francs : il est vrai qu'elle a eu à souffrir de l'incerti-
tude qui n'a cessé de régner sur le régime monétaire du pays.
Celui-ci est assez connu pour qu'il n'y ait pas lieu d'y insister.
Nous l'avons exposé ici même en 1894. Depuis le rappel du Sher-
man bill, en octobre 1893, les Etats-Unis se trouvent, au point de
vue métallique, dans une situation analogue à celle de la France :
l'or seul peut y être librement frappé ; mais les dollars d'argent
antérieurement émis ont conservé force libératoire. S'il n'existait
aucun doute relativement à l'avenir, la présence dans la circula-
tion de ce demi-milliard de dollars d'argent sous la forme d'es-
pèces sonnantes, de billets du Trésor et de certificats de dépôt
gagés par le métal monnayé ou déposé en lingots dans les caves
de la Trésorerie à Washington, n'aurait aucune influence fâcheuse :
mais il n'en va pas ainsi. Un parti qui, plus bruyant que nombreux
886 REVUE DES DEUX MONDES.
à SCS débuts, a cependant Uni par recruter des adhérens parmi
ceux-là mêmes qui n'ont rien à gagner et probablement beaucoup
à perdre à un bouleversement monétaire, s'agite et agite le pays
en réclamant la libre frappe de l'argent : il promet aux propriétaires
de mines de ce métal un débouché assuré et un prix invariable
pour leur marchandise; il fait miroiter aux yeux des agriculteurs
une hausse du blé, du maïs et des autres produits de la terre,
qu'il prétend devoir être la conséquence inévitable de cette libre
frappe.
Le candidat républicain qui paraît avoir le plus de chances
d'être élu en novembre prochain pour être ensuite installé à la
Maison Blanche de Washington de mars 1 897 jusqu'en mars 1901 ,
est le célèbre Mac-Kinley, dont le nom est resté lié au relèvement
du tarif douanier. Mac-Kinley ressemble à Napoléon P"": cette
circonstance a été pour quelque chose dans sa fortune politique, en
ce pays où la légende impériale paraît avoir exercé une fasci-
nation toute particulière sur les esprits (1). Ses adversaires n'ont-
ils pas été jusqu'à relever la date du 18 juin, anniversaire de
Waterloo, à laquelle Mac-Kinley a été choisi par la Convention
de Saint-Louis, pour en tirer un présage de défaite? Le portrait
de Mac-Kinley, imprimé tous les jours dans une foule de jour-
naux tirés à des millions d'exemplaires, le représente inévitable-
ment coiffé du tricorne en bataille, avec la main dans la redingote
boutonnée, ou bien encore les deux bras croisés derrière le dos,
dans quelqu'une des attitudes immortalisées par l'Empereur pre-
mier.
Rien n'est amusant comme de voir l'usage constant que font
les caricaturistes yankees de cette ressemblance. L'un d'eux nous
montre Mac-Kinley sur un cheval blanc, entouré de son état-major :
les plus connus de ses partisans sont occupés à pointer des canons
chargés de boulets en or qu'ils puisent dans des caissons bondés
de ce métal ; au bas du tertre s'étend une plaine désolée qui n'est
que ruines : fermes, fabriques, ateliers sont dévastés, tout est
détruit par le monométallisme or : inutile de dire que le dessin
est publié dans un Etat argentiste. Ailleurs on voit Mac-Kinley
assis sur un obus, flirtant avec dame Démocratie, pendant qu'une
mèche enflammée, sur laquelle est écrit : u monométallisme or »,
menace de faire éclater. le projectile : « N'ayez pas peur, m'amie »,
lui dit-il, « cela ne vous fera pas de mal. »
La verve des républicains et des partisans de la monnaie
(1) Cette fascination est toile que l'éminent professeur Sloane, de l'Université de
Princeton, a cru devoir écrire une histoire de Napoléon I" pour éclairer ses com-
patriotes, en la leur présentant sous le jour qu'il croit être le vrai, et en cherchant
à calmer chez eux un enthousiasme qu'il trouve exagéré.
A LA VEILLE d'lNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 887
jaune s'cxelfce à son tour aux dépens desargentistes. Le New York
Herald nous montre un vagabond aux habits rapiécés, avec un
pantalon enfoncé dans de grandes bottes et retenu par une seule
bretelle au-dessus de sa chemise de laine, un chapeau de feutre
aux larges bords dont s'échappent des plumes avec les inscrip-
tions d'Altgeldisme, ïillmanisme (Altgeld est le gouverneur anar-
chiste de riUinois et Tillman le sénateur de la Caroline du Sud,
fougueux apôtre de l'argent) ; il porte sur le dos le mot : popu-
lisme; de la main gauche il maintient sur un billot intitulé :
« convention de Chicago » la poule aux œufs d'or, la démocratie,
et s'apprête à l'égorger avec la hache « argent libre » {free
silver), qu'il brandit de la main droite. h'Evening Telegram du
14 juillet nous montre la vieille dame Démocratie faisant sauter
sur ses genoux le petit enfant « populisme » et l'amusant avec un
hochet « libre argent » [free silver) : la légende est jolie dans sa
concision. « Elle avait besoin de quelque chose pour la distraire. »
Une autre nous montre cette même démocratie dont les jupes
sont entortillées par les laisses de deux cochons qui la tirent en
sens contraire : l'un s'appelle l'or et est très gras; Tautre, tout
maigre, personnifie l'argent. La vieille dame crie au secours et
demande qu'on la dégage de ces cordes. L'un des animaux l'en-
traîne sur une route qui s'appelle « Défaite » et l'autre se dirige
vers le chemin qui mène à « Ruine ».
En d'autres temps, l'élection de Mac-Kinley aurait eu une si-
gnification nettement protectionniste. Les circonstances ont relégué
cette question si grave au second plan, et amèneront peut-être à
ce candidat nombre de voix libre-échangistes. Voici comment
s'exprime à cet égard la plate-forme républicaine :
Nous renouvelons et affirmons notre attachement à la politique protec-
tionniste, que nous considérons comme le boulevard de l'indépendance in-
dustrielle de l'Amérique et le fondement de la prospérité américaine.
Cette politique véritablement américaine taxe les produits étrangers et
encourage l'industrie indigène; elle fait porter le poids des droits aux mar-
chandises du dehors ; elle conserve le marché américain au producteur amé-
ricain; elle assure à l'ouvrier américain le maintien des salaires au taux
américain ; elle met la fabrique à côté de la ferme et rend le fermier amé-
ricain moins dépendant de la demande et des prix étrangers.
Nous demandons un tarif équitable sur les importations étrangères, qui
ne fournisse pas seulement au Gouvernement un revenu égal à ses dépenses
nécessaires, mais qui empêche le travail américain d'être réduit à se conten-
ter des salaires payés en d'autres pays.
La plate-forme démocratique au contraire déclare que les
droits d'entrée doivent être uniquement perçus pour fournir
des ressources au budget. Elle dénonce comme désorgani-
sant les affaires la menace républicaine de rétablir le tarif
888 REVUE DES DEUX MONDES.
Mac-Kinley, deux fois condamné par le suffrage universel :
Ce tarif, présenté faussement comme protégeant l'industrie nationale,
n'a servi qu'à engendrer une foule de trusts et de monopoles, a enrichi le
petit nombre aux dépens de la masse, a restreint le commerce et privé les
producteurs américains de leurs débouchés naturels.
Mais il est dit plus loin : « Jusqu'à ce que la question moné-
taire soit réglée, nous nous opposons à tout changement dans
notre législation douanière. » C'est renoncer clairement à livrer
bataille sur le tarif. D'autre part, rien ne prouve qu'une fois à la
présidence, Mac-Kinley s'empresserait d'agir dans le sens d'une
augmentation des tarifs actuels : elle sera réclamée par nombre
d'industriels, toujours prêts, par tous pays, à crier à l'aide; mais
les demandes seront sans doute si nombreuses, que la voix des
consommateurs pourrait s'élever à son tour, et modérer les ap-
pétits des manufacturiers.
Quoi qu'il en soit, aucune des deux plates-formes que nous
venons de citer, malgré la redondance des phrases, ne prend
d'attitude intransigeante en matière douanière ; et il serait facile
de démontrer qu'on pourrait à la rigueur conserver ou modifier
le tarif actuel en restant dans le cadre des déclarations républi-
caines ou démocratiques (1). C'est donc à propos de la question
monétaire que nous devons chercher à trouver chez les politiciens
une attitude décidée , des principes ou du moins des opinions
arrêtées. Tel n'était pas le cas au début de la campagne actuelle.
Si la majorité des républicains, surtout dans l'est, est très éner-
giquement favorable à ce qu'on appelle dans le jargon courant la
monnaie saine [soimd 7noney), le favori Mac-Kinley évitait tout
d'abord de se prononcer sur la question. L'un des grands journaux
de New-York, VEvening Post, s'amusait à publier chaque jour de
nombreux extraits de discours dans lesquels Mac-Kinley s'est
exprimé en termes favorables au bimétallisme. Mac-Kinley de
son côté se renfermait dans un prudent silence : les « Forain )>
de là-bas le représentaient les yeux fermés et la bouche close
par la main de son Eminence grise, du célèbre Mark Hannah :
« Je n'ai rien à dire, I hâve nothing to say, » est la légende.
III
Mais cette situation ambiguë du début de la campagne n'a
pas tardé à se modifier à la suite de la réunion de la Convention
(1) D'après des nouvelles plus récentes, les républicains refuseraient cependant
aux démocrates, qui seraient disposés à voter pour Mac-Kinley, de faire des conces-
sions sur la question du tarif.
i
A LA VEILLl, d'une ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 889
démocratique, qui a siégé à Chicago du 7 au 11 juillet dernier.
Déjà la plate-forme républicaine, adoptée par la Convention de
Saint-Louis le 18 juin, s'était prononcée en faveur de la monnaie
saine [soimd money) et du maintien de l'étalon d'or :
Le parti républicain est sans restriction favorable à la monnaie saine.
C'est lui quia fait passer la loi de reprise des paiemens en espèces en 1879;
depuis cette époque, chaque dollar a valu de l'or. Nous sommes absolument
opposés à toute mesure calculée en vue de déprécier notre étalon ou de por-
ter atteinte au crédit du pays. Nous sommes donc hostiles à la libre frappe
de l'argent autrement qu'en vertu d'un arrangement international avec les
principaux peuples commerçans du monde. Nous nous engageons à ap-
puyer un arrangement de ce genre. Mais jusqu'à ce qu'il puisse être conclu,
l'étalon d'or doit être conservé tel qu'il existe. Toute notre circulation d'ar-
gent et de papier doit être maintenue à la parité de l'or. Nous sommes en
faveur de toute mesure de nature à maintenir, d'une façon inviolable, les
obligations des États-Unis et leur monnaie, qu'elle soit de métal ou de pa-
pier, à rétalon actuel, qui est celui des nations les plus éclairées du monde.
Cette déclaration fut adoptée par la Convention républicaine
à une grande majorité ; seul, un petit groupe de délégués de
l'ouest se joignit au sénateur Teller, du Colorado, lorsque celui-
ci refusa de s'incliner devant la décision de la Convention au
sujet de la monnaie, et se retira [bolted).
Le parti démocrate, de son côté, était profondément divisé
sur la question monétaire. Mais à peine la Convention du parti
est-elle réunie à Chicago que la puissance des argentistes se
manifeste. Les délégués des Etats de l'ouest entrent en lice avec
une ardeur et une violence sans égales. Dès le début, un antago-
nisme complet éclate entre eux et les délégués de l'est, qui procla-
ment la nécessité de rester fidèles aux principes monétaires de
M.Cleveland. Toutes les autres questions, jusqu à celle du tarif,
passent au second plan, et les Etats-Unis présentent le spectacle
curieux d'une grande bataille politique concentrée sur une por-
tion restreinte du terrain des intérêts matériels. Il ne s'agit plus
de l'ensemble des questions économiques, qui jouent un rôle
assez considérable dans la vie des nations modernes pour mettre les
passions en mouvement, en dehors de toute question purement
politique; il ne s'agit même pas, quoi qu'en disent Mac-Kinley et
ses amis, de protection ou de libre-échange. Le débat est réduit
à la question monétaire : restera-t-on fidèle à l'or, ou bien admet-
tra-t-on concurremment à la libre frappe les deux métaux dits
précieux : l'or et l'argent? C'est ce point qui met en ébullition
soixante-dix millions d'hommes; cest pour vider la querelle du
métal jaune et du métal blanc, des gold bugs (punaises d'or) et
des sHver cranks (fous d'argent), que des dizaines de mille de
journaux, imprimés à des dizaines de millions d'exemplaires,
890 REVUE DES DEUX MONDES.
inondent matin et soir les villes, bourgs et villages de quarante-
neuf États et territoires de l'Union ; c'est pour cette cause que les
immenses machines politiques américaines sont en mouvement
depuis plusieurs mois et vont redoubler leurs efforts jusqu'au
3 novembre 1896, jour de l'élection du président.
La Convention démocratique se réunit au commencement de
juillet. Les murs et les hôtels de Chicago fourmillent d'hôtes
étranges, hommes aux barbes incultes, venus des Montagnes-
Rocheuses et des fermes de l'Ouest, qui inspirent au New-York
Herald des caricatures dans le genre suivant : ils l'ont queue chez
les barbiers de Chicago ; le nègre qui tient les ciseaux recule,
effrayé , devant ces Clodions chevelus; un autre empile dans un
immense panier les longues boucles qui tombent de ces tètes et
de ces mentons hirsutes. Le célèbre gouverneur de l'Etat d' Illi-
nois, dans lequel se trouve Chicago, Altgeld, l'ami des anar-
chistes, emplit les couloirs du bruit de sa campagne en faveur
de l'argent. Les délégués des grands États de l'est, de New- York,
de Pensylvanie, sentent que la majorité avait son siège fait.
Ils n'en luttent pas moins courageusement et essayent de se faire
écouter : mais les positions étaient prises bien avant la réunion,
et les paroles les plus sensées ne modifièrent probablement pas
un seul vote. Dans l'émotion de leur impuissance, l'un d'eux va
jusqu'à sécrier que l'attitude des argentistes équivaut au pre-
mier coup de canon tiré sur le fort Sumter, en 1861, par les con-
fédérés. La Tribune de New- York déclare que les vieux démo-
crates de l'est se heurtent à Chicago à un spectre horrible, aux
yeux hagards, agitant un étendard sanglant et une torche en-
flammée. Terrifiés de découvrir l'intensité des passions agraires
et communistes qui sont à la base de la folie argentiste, ils
accusent la majorité de vouloir répudier des dettes légitimement
contractées, et constatent avec tristesse que, pour la première fois
dans l'histoire, le parti démocrate s'écarte des saines doctrines en
matière monétaire. Ils déplorent que des anarchistes et des com-
munistes, entrés a la Convention sous un masque de démocrates,
dominent cette Assemblée au point de lui dicter des résolutions
monstrueuses.
Dans l'immense hall, où un millier de délégués et plus de
quinze mille spectateurs tenaient à l'aise, le triomphe des argen-
tistes s'affirme dès la première minute. Le révérend Stire ouvre
la session par une prière appelant les bénédictions du Très-Haut
sur la Convention assemblée devant lui, le priant d'inspirer à ses
membres le plus ardent patriotisme, de les affranchir de toute
préoccupation de parti, de façon à consacrer leurs efforts au bien
public et à continuer à faire de l'ximérique une et prospère un
A LA VEILLE d'lNE ÉLECTION" PRÉSlDENTlELLi:. 891
modèle, le plus pur et le meilleur possible, pour les peuples de la
terre. Deux candidats étaient en présence pour la présidence tem-
poraire de la Convention : le sénateur Hill, de New-York, sound
mo7iey man, et le sénateur J. W, Daniel, de l'Etat de Virginie,
favorable à l'argent. Daniel fut élu par 556 voix contre 349
données à Ilill, bien que le comité national démocratique ap-
puyât la candidature de ce dernier. Ce fait était à lui seul une
indication claire des dispositions des délégués. Depuis soixante-
quinze ans, c'était la première fois que le choix du comité n'était
pas ratifié par la Convention; mais celle-ci était décidée à ne se
laisser arrêter par aucun précédent et à tout briser pour assurer
le triomphe de l'argent. Aussi le sénateur Daniel ne fît-il que
répondre aux sentimens de la majorité en comparant son œuvre
à un incendie qui dévore la prairie, d'une extrémité à l'autre du
pays :
Il faut, s'écriu-t-il, émanciper l'Amérique de la tutelle des rois de l'Eu-
rope, menés par la Grande-Bretagne à l'assaut du métal argent, cette moitié
de la monnaie du monde, et empêcher ces tyrans de réduire tous les fabri-
cans, marchands, fermiers et ouvriers américains, à n'être plus que des
scieurs de bois ou des porteurs d"eau!
N'oubliez pas qu'en 1892 vous vous êtes déclarés en faveur de l'usage si-
multané de l'or et de l'argent comme étalon, de la libre frappe des deux mé-
taux, et que le seul point sur lequel vous ne vous êtes pas alors prononcés
était celui du rapport à fixer entre les deux métaux.
Les hommes qui sont dans les affaires, les manufacturiers, les commer-
çans, les agriculteurs, nos enfans qui peinent dans les comptoirs, dans les
usines, dans les champs, dans les mines, savent qu'un resserrement de la
circulation engloutit, avec la force silencieuse et irrésistible de la pesanteur,
les profits annuels de leurs entreprises et de leurs paiemens, — ils savent
aussi qu'étalon d'or signifie contraction et organisation du désastre... Le
parti républicain s'est prononcé en faveur de l'étalon d'or britannique. S'il
triomphe, nous ne pouvons que nous attendre à de nouveaux spasmes de
panique et à une période de dépression indéfinie.
Nous nous sommes efforcés de traduire littéralement cette
diatribe : elle donne bien l'idée de l'agitation au moyen de laquelle
les partisans de l'argent essaient de s'assurer les suffrages popu-
laires. Les déclamations ont toujours ému les foules. Les Gracques
n'employaient pas d'autres moyens de rhétorique lorsqu'ils haran-
guaient la plèbe romaine.
Le second acte de la convention de Chicago fut de dresser la
plate-forme démocratique en vue de l'élection à venir. Le choix
du président pouvait faire pressentir ce qu'elle dirait. Malgré la
longueur du document, nous donnerons la traduction des prin-
cipaux passages. Il jette un jour trop vif sur l'état d'âme d'une
partie de l'Amérique pour n'être pas lu attentivement :
892 REVUE DES DEUX MONDES.
Nous, démocrates des États-Unis, assemblés en Convention nationale,
affirmons une fois de plus notre fidélité aux grands principes essentiels de
justice et de liberté sur lesquels reposent nos institutions, et que le parti
démocratique a défendus depuis les temps de JefTerson jusqu'à nos jours :
liberté de la parole, de la presse, de conscience, maintien des droits indivi-
duels, égalité de tous les citoyens devant la loi, fidèle observance des limites
constitutionnelles.
Reconnaissant que la question monétaire est aujourd'hui la plus impor-
tante de toutes, nous rappelons que la Constitution désigne en même temps
l'or et l'argent comme étant les métaux monétaires des Etats-Unis et que la
première loi de frappe, votée par le Congrès après l'établissement de la Con-
stitution, fit du dollar d'argent l'unité monétaire, et n'admit la libre frappe
du dollar d'or qu'à un taux déterminé sur la base du dollar d'argent.
Nous déclarons que l'acte de 1873, qui a démonétisé l'argent sans que le
peuple américain en ait eu connaissance ni l'ait approuvé, a eu pour résul-
tat le renchérissement de l'or et comme conséquence une baisse correspon-
dante du prix des marchandises produites par le peuple; un lourd accroisse-
ment delà charge des impôts et de toutes les dettes privées et publiques;
l'enrichissement de la classe des prêteurs ici et au dehors, la décadence de
l'industrie et l'appauvrissement du peuple.
Nous sommes inaltérablement opposés au monométallisme, qui a para-
lysé la pi'ospérité de toute la communauté industrielle. Le monométallisme
or est une politique anglaise : en l'adoptant, d'autres nations sont devenues
les esclaves financières de Londres. Elle n'est pas seulement non-améri-
caine, elle est anti-américaine : elle ne saurait être imposée aux États-Unis
qu'en étouffant cet esprit et cet amour de la liberté qui nous a fait procla-
mer notre indépendance politique en 1776 et la conquérir dans la guerre de
la Révolution.
Nous demandons la frappe libre et illimitée de l'argent et de l'or au rap-
port actuel de 16 à 1 , sans attendre l'aide ni le consentement d'aucune autre
nation. Nous demandons que le dollar d'argent étalon ait pleine force li-
bératoire, à l'égal de l'or, pour toutes dettes publiques et privées. Nous
sommes partisans d'une législation qui empêche à l'avenir la démonétisation
d'aucune monnaie libératoire par des contrats particuliers.
Nous sommes opposés à la politique qui consiste à laisser aux porteurs
d'obligations des États-Unis l'option, que la loi réserve au Gouvernement,
de racheter ses obligations en or ou en argent.
Nous sommes opposés à l'émission d'obligations des États-Unis en temps
de paix et condamnons le trafic avec les syndicats de banquiers qui, en
échange de ces obligations, et au prix d'un énorme bénéfice réalisé par eux,
fournissent de l'or à la Trésorerie fédérale, de façon à maintenir la politique
du monométallisme or.
Le Congrès seul a le pouvoir de frapper et d'émettre des monnaies, et le
président Jackson a déclaré que ce pouvoir ne pouvait être délégué ni à des
corporations ni à des individus. Nous dénonçons en conséquence l'émission
de billets par les banques nationales comme une dérogation à la Constitu-
tion. Nous demandons que tout papier ayant force libératoire pour les
dettes publiques et privées, et pouvant servir à acquitter les droits de
douane aux États-Unis, soit émis par le Gouvernement et soit remboursable
en espèces.
Nous nous prononçons en faveur de droits fiscaux et contre les droits
protecteurs... Nous dénonçons le bill Mac-Kinley comme ayant engendré les
trusts et les monopoles, sous prétexte de protéger l'industrie nationale, en-
A LA VEILLE d'uNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 893
richi le petit nombre aux dépens de la masse, et privé les producteurs amé-
ricains de leurs débouchés naturels...
... Nous critiquons la décision de la Cour suprême, qui a interdit l'établis-
sement d'un impùt sur le revenu, lequel aurait permis d'équilibrer les bud-
gets sans emprunt...
Nous deraandous que l'immigration soit restreinte, de façon à ce que le
travail pauvre {pauper lahor) ne vienne pas faire concurrence au travail na-
tional...
Nous considérons que le marché national est atTaibli par un mauvais
système monétaire, qui appauvrit les fermiers et les empêche d'avoir les
moyens d'acheter les produits de nos manufactures indigènes.
La concentration de la fortune aux mains d'un petit nombre, la consoli-
dation de nos principaux chemins de fer, la formation de truats et de syndi-
cats, exige que le Gouvernement fédéral contrôle strictement ces artères du
commerce. Nous demandons l'extension des pouvoirs de la Commission du
commerce entre États, et telles restrictions et garanties dans le contrôle des
chemins de fer qui protègent le peuple contre le vol et l'oppression...
Nous recommandons) l'économie dans les services publics, dénonçons les
gaspillages de l'administration républicaine, dont l'effet a été de surcharger
les contribuables... Nous lilàmons l'ingérence arbitraire des autorités fédé-
rales dans les affaires locales, comme étant une violation de la Constitutiou.
Les juges fédéraux, en s'attribuant à la fois le pouvoir législatif, judiciaire
et exécutif, au mépris des lois des États et des droits des citoyens, com-
mettent un crime contre les institutions...
La doctrine Monroe, telle qu'elle a été professée à l'origine et interprétée
par plusieurs présidens successifs, est une partie intégrante de la politique
étrangère des États-Unis et doit être à tout jamais maintenue. Nous assu-
rons de notre sympatiiie les Cubains dans leur lutte héroïque pour la liberté
et l'indépendance. Nous sommes opposés à ce que les fonctionnaires restent
en place pour la durée de leur existence. Nous désirons que les postes soient
donnés au mérite, pour un temps limité... Nous déclarons que c'est une loi
non écrite de la République, établie par un usage centenaire, sanctionné
par l'exemple des plus grands et des plus sages parmi ceux qui ont fondé et
maintenu notre gouvernement, que nul n'est éligible à une troisième pré-
sidence... Confians dans la justice de notre cause et dans la nécessité de
son succès, nous soumettons les déclarations de principes qui précèdent et
indiquons notre but au peuple américain. Nous demandons l'appui de tous
les citoyens qui les approuvent, qui désirent les appliquer au moyen d'une
législation venant en aide au peuple et qui souhaitent voir rétablir la pros-
périté du pays.
Pour bien comprendre divers points de ce programme, il faut
se rappeler que les argentistes prétendent que, lors du rétablis-
sement des paiemens en espèces en 1873, ce fut par surprise que
le Congrès vota la libre frappe de l'or sans décréter en même
temps celle de l'argent. La fausseté de cette allégation a été
démontrée. La déclaration d'opposition à l'émission d'obligations
vise les derniers emprunts des Etats-Unis, concédés à des syn-
dicats de banquiers. La défense de démonétiser aucune monnaie
libératoire par des contrats particuliers s'appliquerait aux arran-
gemens, si usités en Amérique, par lesquels le débiteur s'engage
894 REVUE DES DEUX MONDES.
à payer en dollars d'or. Le paragraphe relatif au rachat par le
gouvernement de ses obligations en or fait allusion au méca-
nisme de la Trésorerie, qui ne cesse de donner de l'or en échange
de tous ses billets indistinctement, des silver certificates et des
billets de 1890 aussi bien que des greenbacks et des gold certi-
ficates. L'attaque contre les banques nationales tend à priver
celles-ci du droit d'émettre les billets, qui leur est concédé par la
loi organique : l'idéal de bon nombre d'argentistes est de faire
émettre les billets par le gouvernement seul, à l'exclusion de tout
établissement particulier.
Après avoir élaboré son Evangile, la Convention procéda à la
troisième et non moins importante partie de sa tâche, la nomi-
nation de l'apôtre chargé de porter la bonne parole, du candidat
à la présidence. Sans nous attarder au récit des péripéties de la
discussion, sans nous occuper des compétiteurs évincés, nous
reproduirons le discours du bouillant avocat de Nebraska, Wil-
liam «lennings lîryan, qui ravit l'Assemblée et conquit à l'orateur
la majorité des suffrages. Cet homme de trente-six ans, le plus
jeune qui ait jamais été désigné comme candidat par une Conven-
tion nationale américaine, était, la veille encore, inconnu de la
plupart de ses concitoyens. Voici les principaux passages de la
harangue qui, selon la forte expression d'un assistant, a fait
Bryan :
Il serait présomptueux de ma part de me présenter contre l'honorable
gentleman qui vient de vous être recommandé (Bland (1)), s'il s'agissait de
comparer notre valeur individuelle ; mais il n'est pas question ici d'une lutte
entre individus. Le plus humble des citoyens, s'il revêt la cuirasse d'une juste
cause, est plus fort qu'une armée d'erreurs {textuel}. Je viens détendre
devant vous une cause aussi sainte que celle de la liberté, celle de l'humanité.
Nous valons autant que les gens du Massachussets; et s'ils viennent nous
dire à nous, gens duNebi^aska: Vous troublez nos affaires, nous leur répon-
drons : Et vous, vous dérangez les nôtres. Vous avez fait une application
trop limitée du mot homme d'affaires. L'employé est autant un homme
d'aÏTaires que l'ejnployeur. Le fermier qui va le matin à son ouvrage est
autant un homme d'affaires que celui qui va à la Bourse jouer sur les fonds
publics. Le mineur est un homme d'affaires au même titre que les quelques
magnats financiers qui s'enferment dans un bureau pour y accaparer les ca-
pitaux du monde... Ce qu'il nous faut, c'est un André Jackson, pour lutter,
comme Jackson l'a fait, contre les banques nationales... Les principes sur
lesquels repose la démocratie sont éternels comme les montagnes, mais
doivent s'adapter aux circonstances nouvelles qui se produisent.
(1) Bland est un vétéran de la démocratie américaine. Il avait été l'auteur de la
loi de 1878 qui marqua le début de la législation favorable à l'argent aux États-
Unis, en ordonnant la frappe mensuelle de 2 millions de dollars. C'est lui dont la
rustique demeure, à Lebanon (Mis,souri), était appelée la Mecque de l'argent par les
fanatiques de ce métal.
A LA VEILLE d'uXE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 895
%
Jamais jusqu'à ce jour ce pays n'a assisté à une lutte semblable à celU
que nous traversons... Les démocrates partisans de l'argent ont marché de
l'avant avec franchise et audace : ils ont eu le courage de proclamer leur
foi, ils ont annoncé que, s'ils remportaient la victoire, ils consacreraient dans
la plate-forme du parti la déclaration qu'ils venaient de faire. Ils ont cc-m-
meucé la bataille avec une ardeur semblable à celle des croisés qu'entriù-
nait Pierre l'Hermite. Nos démocrates partisans de l'argent ont marché de
victoire en victoire, jusqu'à ce qu'ils se soient réunis en ce jour, non pour
discuter, non pour discourir, mais pour entériner le jugement rendu par le
peuple américain.
Nous parlons en faveur des hommes d'alTaires dans le sens le plus large.
Nous ne disons pas un mot qui soit hostile à ceux qui vivent sur les bords
de l'Atlantique; mais les hardis pionniers qui ont bravé tous les dangers de
la solitude, ceux qui ont fait pousser les roses dans le désert, ces pionniers
d'avant-garde, qui ont élevé leurs enfans au sein de la nature, là où ils
mêlent leur voix à celle des oiseaux, là où ils ont bâti des écoles pour
l'instruction de la jeunesse, des églises pour y adorer le Créateur, des cime-
tières pour que les cendres de leurs ancêtres y reposent en paix, ceux-là
méritent autant de considération de la part du parti démocratique qu'au-
cune autre classe de citoyens !
C'est pour eux que nous parlons. Nous ne nous présentons pas en agres-
seurs. Notre guerre n'est pas une guerre de conquête. Nous luttons pour la
défense de nos foyers, de nos familles, de notre postérité. Nous avons péti-
tionné, et nos pétitions ont été dédaigneusement écartées. Nous avons sup-
plié, et nos suppliques ont été rejetées. Nous avons imploré, et on nous a
raillés, et le malheur s'est abattu sur nous. Maintenant nous n'implorons
plus; nous ne supplions plus; nous ne pétitionnons plus. Nous mettons nos
adversaires au défi.
Nous disons dans notre plate-forme que le droit de frapper des pièces de
monnaie et d'émettre des billets appartient au gouvernement. Nous le
croyons.
Arrivons maintenant au point capital. On nous demande pourquoi nous
nous étendons sur la question monétaire plus que sur la question de tarif;
c'est que, si la protection a fait des milliers de victimes, l'étalon d'or en a
fait par dizaines de mille. Si on nous demande pourquoi nous n'avons pas
inséré tous nos articles de foi dans notre plate-forme, je réponds que, lorsque
nous aurons rétabli notre monnaie constitutionnelle, toutes les autres ré-
formes nécessaires deviendront possibles, et que jusque-là aucune réforme
n'est possible.
Ah! mes amis, rien ne saurait protéger contre la colère vengeresse d'un
peuple indigné l'homme qui déclarera ou bien qu'il désire imposer l'étalon
d'or à ce pays-ci ou qu'il est prêt à faire litière de notre indépendance et
à mettre le contrôle de notre législation entre les mains de puissances et de
potentats étrangers.
C'est en vain que vous chercherez dans l'histoire une seule occasion où
le peuple d'aucun pays se soit jamais déclaré en faveur de l'étalon d'or. Les
sympathies du parti démocratique sont du côté des masses laborieuses qui
produisent la fortune nationale et paient les impôts.
896 REVUE DES DEUX aïONDES.
Vous nous dites que les grandes villes sont en faveur de l'étalon d'or, je
vous réponds que les grandes villes sont assises sur nos vastes et fertiles
prairies. Brûlez vos villes et ne touchez pas à nos fermes; vous verrez les
villcsserebâtir par enchantement. Mais détruisez nos fermes, et vous verrez
l'herbe pousser dans les rues de chaque ville de ce pays-ci!... Notre nation
peut légiférer sur n'importe quelle qu(;stion sans l'aide ni l'approbation
d'aucun autre pays du monde.
Nous sommes au même point qu'en 1776, Nos ancêtres, qui n'étaient
alors que trois millions, eurent le courage de se déclarer politiquement indé-
pendans du reste du monde. Nous, leurs descendans,qui sommes aujour-
d'hui soixante-dix millions, nous déclarerons-nous moins indépendans
que nos ancêtres? Non: ce ne sera pas l'avis de notre peuple. Aussi, peu
nous importe le terrain sur lequel la bataille va se livrer. Si nos adversaires
disent que le bimétallisme est une bonne chose, mais que nous ne pouvons
y arriver sans l'aide de quelque autre nation, nous répliquons que, bien
loin d'avoir l'étalon d'or parce que l'Angleterre l'a, nous rétablirons le bimé-
tallisme, et l'Angleterre s'y ralliera alors parce que l'Amérique l'aura. S'ils
ont le courage de lever la visière et de parler en faveur de l'étalon d'or, nous
les combattrons à outrance, soutenus par la masse des producteurs de ce
pays-ci et du monde. Ayant derrière nous les intérêts du commerce et du tra-
vail, et la foule des travailleurs, nous riposterons à ceux qui demandent
l'étalon d'or : Vous ne mettrez pas sur le front du travailleur cette couronne
d'épines, vous ne crucifierez pas l'humanité sur une croix d'or !
Il serait aisé de réfuter phrase par phrase cette déclamation
sonore et d'en démolir chaque argument. Mais les démocrates
assemblés à Chicago, les prophètes à longue barbe, ne discutaient
pas. Ils étaient sous le charme, ils avaient trouvé l'homme qui
épousait leurs préjugés, qui ilattait leurs instincts et qui enve-
loppait d'une forme oratoire et pompeuse le vide de leurs théo-
ries. Aussi, après quatre tours de scrutin, les chances de Bryan
allaient-elles croissant. Yoici comment un témoin oculaire raconte
ce qui se passa alors :
Un silence se fit dans la salle. Le moment solennel était arrivé. Le vote
de l'Etat de Missouri pouvait donnera Bryan la majorité des deux tiers né-
cessaii'es à sa nomination. Le gouverneur de Missouri s'écria : « Je lève l'éten-
dard de Nebraska. Bryan est un magnifique chef, beau comme un Apollon,
et intellectuellement il défie toute comparaison! Je donne les 34 voix du
Missouri à Bryan. «C'en était fait. Les membres du Bland Club quittèrent leurs
vestes et les agitèrent en l'honneur de Bryan. Un vieillard ôta son soulier et
le brandit au bout d'une canne. L'océan humain s'agitait de nouveau. Le
président de la délégation d'Iowa retira le nom de Boies et donna à Bryan
les votes de l'État. Le sénateur Jones d'Arkansas fit de même; le sénateur
Turpie retira le nom de Matthews et proposa de rallier tous les suffrages au
nom de Bryan. Un immense hourrah éclata dans la salle. Quinze mille indi-
vidus hurlaient à la fois. Chapeaux, cannes, mouchoirs, éventails, coilfures
de femmes couvertes de fleurs, des milliers de journaux avec le portrait de
Bryan, voltigeaient au-dessus des têles des spectateurs. L'orchestre joua le
SahU au chef; la bannière bleue de Bryan, étiucelantc d'argent, fut remise
A LA VEILLE d'uNE ÉLECTION PRÉSIDENTIELLE. 897
à la délégatîfco de Nebraska, et les hampes bleues des États et territoires se
dirigèrent à la fois vers un centre commun.
L'orchestre de Bland se mit en mouvement en jouant la Marche en Géor-
gie. L'orchestre de la Convention joua en même temps le Yankee Doodle. Les
groupes des États s'alignèrent et dansèrent autour de la salle. C'était une
danse de guerre titaacsque. Bannières et portraits des candidats étaient
portés en triomphe.
...La foule semblait tourbillonner...
La démonstration aurait duré une heure de plus si quelque
sage délégué n'avait eu l'idée de proposer l'ajournement au soir.
La Convention choisissait un fanatique de l'argent ; la modestie
même de sa situation et le fait qu'il n'était pas un sea-boi-der (né
sur les bords de l'Atlantique) avaient contribué à son succès.
Les occidentaux et les sudistes entendaient signifier à la Nouvelle-
Angleterre que le centre politique du pays se déplaçait et se rap-
prochait de son centre géographique.
IV
La campagne électorale va se poursuivre jusqu'au commence-
ment de novembre. Les démocrates opposés à l'argent se deman-
dent s'ils mettront en avant un candidat de leur parti ou s'ils
voteront pour le républicain Mac-Kinley. Beaucoup d'entre eux
estiment que le débat monétaire a pris une telle importance et
que les conséquences en seront si graves, qu'il convient de renon-
cer à toute idée de parti et que la meilleure tactique à suivre est
de donner leurs voix au candidat de la monnaie saine qui a le
plus de chances d'être élu. Le succès de celui-ci ne viderait
du reste pas la question; ce ne serait qu'une première bataille
gagnée : il en faudra li\Ter d'autres avant de déposer les armes.
La Chambre des représentans est soumise cette année même à
une réélection partielle : la présence de Mac-Kinley à la Maison
Blanche ne suffirait pas à remettre tout en ordre, si la majorité
du nouveau Congrès était favorable à l'argent. L'inconvénient
des élections trop rapprochées, une des faiblesses de la Consti-
tution américaine, se fait sentir plus que jamais. La lutte va se
prolonger et s'étendre, elle continuera à paralyser les affaires
et à couvrir le pays de ruines, alors que celui-ci n'aurait besoin
que d'une chose, le maintien du statu quo, et la certitude qu'il
ne sera victime d'aucune innovation téméraire.
Car ce qu'il y a d'étrange dans la situation actuelle des États-
Unis, c'est que les agitateurs, à force de se plaindre de maux
imaginaires, en font naître de réels. C'est la crainte d'une modifi-
cation à la législation monétaire, et non pas la législation actuelle-
TOMB CXXXVI. — 1896. oT
898 REVUE DES DEUX MONDES.
ment en vigueur, qui ralentit la vie économique du pays. Ce qui
existe n'est pas parfait : le système des banques nationales, dont
les billets sont gagés par des rentes d'État, prête le flanc à cer-
taines critiques. L'émission de billets par la Trésorerie est encore
bien plus contraire aux saines doctrines. Mais la quantité
d'argent qui circule n'a rien d'excessif, et il serait diflicile de
démontrer pourquoi l'Amérique ne pourrait vivre avec un étalon
boiteux, identique à celui dont la France et l'Allemagne s'accom-
modent, c'est-à-dire la frappe libre de l'or et une quantité limi-
tée d'argent à force libératoire. Bien plus, elle a les ressources
nécessaires pour se débarrasser, si tel était son bon plaisir, d'une
partie de l'argent accumulé dans les caves de sa Trésorerie et
pour écarter ainsi définitivement toute tentation de payer ses
dollars autrement qu'en or.
Mais les passions qui sont en jeu enveloppent la vérité d'un
nuage. Pas un électeur sur dix, parmi ceux qui voteront en faveur
de Bryan, ne comprend le problème monétaire; pas un sur cent
ne mesure les conséquences de la législation nouvelle qu'il
appelle de ses vœux. C'est là qu'est le péril. Les Américains,
à qui je demandais leur avis sur l'issue probable de la lutte,
ne cessaient de me dire : « Nos ouvriers sont honnêtes, ils ne
veulent pas d'une répudiation de dettes comme celle à laquelle
équivaudrait la libre frappe de l'argent, puisqu'elle permettrait
au débiteur d'un dollar de cent cents de se libérer au moyen
d'un' dollar qui n'en vaudrait que cinquante. » Je leur répon-
dais que la question n'apparaît pas sous cette forme simple à la
masse électorale. On lui répète sur tous les tons que le dollar
d'argent est le vrai dollar; que les accapareurs de capitaux s'op-
posent méchamment à la libre frappe de cette monnaie légitime ;
que par elle, la prospérité sera rétablie. Il n'est pas facile de dé-
montrer à des assemblées populaires les erreurs renfermées dans
ces propositions. Il ne sera pas trop de toute l'énergie des Etats
plus anciens et plus éclairés de l'Union pour ouvrir les yeux des
liabitans de l'Ouest et leur montrer les dangers auxquels ils
courent. La tache n'est pas au-dessus de leurs forces, s'ils mettent
à profit les trois mois qui les séparent encore de l'élection, pour
mener à bien la campagne d'éducation nécessaire à cet effet. Ils
vivent d'ailleurs dans un pays heureux, qu'une main providentielle
semble toujours avoir arrêté au bord de l'abîme, alors quil était
à la veille de se précipiter dans quelque aventure périlleuse.
(( Il y a un Dieu, dit le proverbe, pour les enfans, les ivrognes et
les Américains. »
Iiaphael-Georges Lévy.
\Xv
AUT KT MÉTIER. 829
ne viennent faboiirer si bien les champs usés et les cœurs las,
qu'y puissent germer de nouvelles moissons et des désirs nou-
veaux. IH'jà, dans nos sociétés ébranlées, vieilles surtout d'avoir
trop vécu, s'élève un parti menaçant, à peine politique, avide,
pressé et logique, qui promet aux misérables et aux déshérités
leur tour de jouir, après la venue du grand soir, et non plus
aux humbles le royaume du ciell Le mot, pour être d'une
poésie farouche, est peut-être plus vrai qu'on ne pense. Le ciel
du monde devient rouge, et si le soir doit bientôt venir du
grand jour que nous voyons, et la chute du mouvement intellec-
tuel que nous finissons peut-être, l'art se couchera pour mourir,
comme un graud chevalier qui se couche tout armé, et ne peut
survivre à la défaite de l'amour! Pour mourir, ai-je dit? Pour
dormir peut-être, jusqu'à ce qu'un génie le vienne réveiller, ou
un dieu 1
Il n'y a, en eflet, qu'une religion neuve, ou, si l'on veut, une
forme nouvelle de la religion éternelle, qui refera des idées, des
civilisations, des arts. Hors d'une conception quelconque de la
divinité, il n'y a pas d'idéal possible, et par conséquent pas d'art.
Reste à savoir s'il y a une forme de croyance, un moule de reli-
gion capable de contenir le postulat de l'avenir, quel qu'on le
puisse supposer. A cette question, il n'y a que deux réponses,
s'excluant définitivement : la chrétienne, qui est affirmative de
la continuité du règne de Dieu jusqu'à la fin des temps, et Vautre
qui n'a vraiment pas encore accumulé assez de preuves pour être
crue, ni assez d'amour pour être obéic. En attendant, l'art se
meurt, avec bien d'autres choses, d'infidélité. On pourra ré-
prouver et combattre cette hypothèse. Qu'on me permette seule-
ment d'essayer ici d'y apporter quelques preuves, les unes de
sentiment, les autres d'histoire. Du moins, si elle ne satisfait
pas de bons esprits, elle donne, pour quelques-uns, à l'his-
toire des arts un charme particulier, noble et un peu mélanco-
lique, pareil à celui qui monte au cœur devant un beau coucher
de soleil, alors qu'on attend la nuit qui repose avec l'incertitude
vague et le secret espoir de voir recommencer le jour. L'art est
comme ce soleil de vie. La suite de ses formes successives appa-
raît semblable à la progression harmonieuse des années dans une
longue existence. C'est une parfaite joie intellectuelle de revivre
ces belles heures du monde; et, quoi qu'il advienne de nos regrets
et de nos rêves, il nous reste toujours, de les avoir connues,
quelque chose de grand dans l'âme.
G. DUBUFE.
L'ALLEMAGNE RELIGIEUSE
L'EVOLUTION DU PROTESTANTISME CONTEMPORAIN
I
LES DOCTRINES
« Supranaturalisme » et rationalisme, tels étaient les deux
frères ennemis qui, jusqu'à la fin du dernier siècle, se dispu-
tèrent, en Allemagne, la maîtrise de la théologie protestante.
Entre ces deux instincts théologiques, les divergences étaient no-
tables, puisqu'il semblait que le premier conduisît à la foi inté-
grale, presque passive, et le second à l'absolue négation; ils se
ressemblaient pourtant par leur façon de dessiner et d'envisager
les problèmes religieux, par la perspective où d'habitude ils les
encadraient, et par la philosophie de la croyance, enfin, que tous
les deux impliquaient. <( Supranaturalistes » et rationalistes s'in-
stallaient, les uns et lesautres, en face d'un bloc dogmatique exté-
rieur à eux. Les premiers avaient, pour ce bloc, des ménagemens
protecteurs, le remettaient d'aplomb lorsqu'il chancelait, l'étayaient
lorsqu'il avait l'air de s'effriter; et les seconds, au contraire, plus
indiscrets en leurs allures, le retournaient sous toutes ses faces,
au risque d'en détruire l'équilibre, s'évertuaient à l'amincir,
sans songer d'ailleurs à le supprimer, et en discutaient les détails
avec d'autant plus d'acharnement, qu'ils en considéraient l'es-
sence avec un plus sérieux et plus profond respect.
L ALLEMAciNF. RELIGIEUSE.
831
Ce qui tsy^sait, pour les uns comme pour les autres, le fond de
la religion, c'était l'appropriation d'un certain nombre de doc-
trines, extrinsèques à Tesprit du croyant, pieusement acceptées et
subies; c'est par la quantité des articles de foi, par la minutie ou
par la sobriété du Credo, qu'entre eux ils se distinguaient, beau-
coup plus que par une opposition de principes. L'une et l'autre
écoles donnaient à la révélation chrétienne des airs de suivante ;
elle était précédée, patronnée, tolérée par un terne et froid spiri-
tualisme, par un intellectualisme desséchant, la philosophie de
VAufklârung; opulente ou appauvrie, luxueuse ou court-vêtue,
elle ne faisait qu'emboîter le pas; elle n'intervenait qu'à titre
d'escorte, de supplément, d'appendice. Enfin. << supranaturaliste »
ou rationaliste, la dogmatique protestante n'aspirait point à
l'homogénéité; elle ne prétendait point à former un tout. Loci
theologici : ainsi s'intitulaient les in-folio qui en contenaient
l'exposé, et cette seule expression : Loci, en marquait le caractère
fragmentaire; on juxtaposait des chapitres de dogme, plutôt qu'on
n'édifiait un ensemble. De part et d'autre, dans la révélation, on
ne saisissait les secrets de Dieu que par morceaux détachés ; en
vain additionnait-on ces morceaux, et les reliait-on, même, par
des transitions adroites, ils gardaient, toujours, je ne sais quelle
apparence de détails. Les disputes sur un maximum ou sur un
minimum de dogmes excluent naturellement l'existence d'un
système cohérent et harmonique. Lorsqu'une synthèse se laisse
diminuer ou amputer, elle n'est plus qu'une collection, bientôt
chaotique. Une conception religieuse ne conserve son unité
vivante que moyennant une certaine arrogance, qui met sur les
lè^Tes de ses adeptes cette terrible formule : Tout ou rien. Entre
tout et rien, supposez une échelle : le « supranaturalisme » la
montait, le rationalisme la descendait; mais ils siégeaient tous
deux sur la même échelle. La religion impliquait, pour tous,
l'adhésion à un certain nombre de vérités dogmatiques, jugées
objectives par tous ; on se querellait, surtout, sur le nombre de
ces vérités. Les débats théologiques se résumaient en des questions
de plus ou de moins, on marchandait avec la révélation chré-
tienne ; et si elle constellait encore de quelques lueurs les obscu-
rités du problème religieux, elle n'avait plus ni les vertus réchauf-
fantes d'un foyer ni les vertus illuminatrices d'une synthèse.
Un petit nombre de penseurs, Semler, Lessing, s'alarmèrent
de cette décadence, dès le xvm*" siècle. Il leur sembla que cette
conception de la foi, et le genre de polémiques qui en résultaient
ne pouvaient profiter au développement du christianisme dans les
âmes. Entre la théologie et la religion, Semler distingua, lointain
832 BEVUE DES DEUX MONDES.
précurseur de ces écoles allemandes contemporaines qui enton-
nent et terminent leurs hymnes à la religion par des médisances
à l'adresse de la théologie, « Lors même qu'on ne serait pas en
état de réfuter toutes les objections contre la Bible, écrivit à son
tour Lessing, la religion, pourtant, demeurerait intangible dans
le cœur de ceux des chrétiens qui ont acquis un sentiment intime
de ses vérités. »
Et cette phrase, développée, commentée, poussée jusqu'à des
conséquences que peut-être Lessing ne prévoyait pas complète-
ment, serait une très opportune épigraphe pour une histoire du
mouvement théologique allemand au xtx"^ siècle; par-dessus le
(( supranaturalisme » et le rationalisme, qui alternaient les passes
d'armes et les concessions, beaucoup après Lessing ont voulu faire
prévaloir ce « sentiment intime des vérités de la religion », trait
d'union acceptable, croyait-on, pour les deux écoles rivales. L'édi-
fiante résonance que cette formule laissait après elle semblait
assez inoffensive pour la foi. C'est pourtant à l'abri de ce nouveau
langage que s'est singulièrement aggravé, au cours de notre
siècle, l'émiettement des opinions individuelles dans le protestan-
tisme allemand, et que s'est insinuée la conception d'un chris-
tianisme sans dogmes, d'un subjectivisme chrétien. En alléguant
certains passages de Luther et en dépassant peut-être la portée de
ces passages par les interprétations qu'on en donnait, on a, peu
à peu, voulu prendre pour juge de la vérité religieuse, non point
même l'initiative intellectuelle, mais, si l'on peut ainsi dire, l'im-
pressionnabilité religieuse de chaque fidèle, sans se demander si
de pareils recours, de pareils abandons, n'impliquent pas l'efface-
ment et le sacrifice de la théologie elle-même. De cette évolu-
tion, progrès ou recul, qui permettrait, aujourd'hui, à beaucoup
de théologiens allemands de présenter leurs écrits comme de
simples notations de leurs sensations pieuses, on décrira, dans
les pages qui suivent, les principales étapes.
I
Quelques mois avant le xix'' siècle, parut à Berlin, en cinq
chapitres, un court volume intitulé : De la religion: Discours aux
esprits cultivés parmi ses détracteurs. L'auteur, bientôt connu,
sappelait Schleiermacher. 11 règne, depuis près de cent ans, sur
le protestantisme allemand. Ses spéculations ont formé beaucoup
d'esprits, ses méditations plus de consciences encore ; ceux
qu'effraie son panthéisme sont captivés par son sens religieux;
si l'on ne suit pas ses déductions, l'on s'incline devant ses intui-
l'allemat.ne iu:li(;ieuse. 833
tions. Le ^philosophe, en lui, provoque des réserves; mais on
entrevoit, en même temps, un homme de haute et grave piété,
une façon de prophète, à qui Ton s'abandonne. Où donc conduit-
il, par quelles étapes et vers quel but?
L'absorption du fini dans l'infini, de l'individu dans le tout,
de la personne humaine dans cette immense œuvre d'art qui est
l'univers: voilà le résumé du panthéisme. Le même être qui,
considéré en sa multiplicité, s'appelle l'univers, est dénommé
Dieu si on le considère en son unité; tout homme est comme un
phénomène de cette essence; tout homme subit et recueille les
pulsations de cet être universel. Dès lors, le sentiment de dépen-
dance absolue de l'homme à l'égard de l'univers et le sentiment
de dépendance absolue de l'homme à l'égard de Dieu se ramènent
à une seule et même impression : la philosophie panthéiste
aboutit au premier sentiment; et quant au second, il est la meil-
leure définition que Schleiermacher puisse donner de la religion.
Or l'intention de Luther, paralysée par deux siècles et demi de
mesquineries théologiques et de religions d'Etat, fut de mettre
l'homme en un rapport personnel avec Dieu; Schleiermacher,
avec des considérans panthéistes, ressuscite et réalise cette inten-
tion. Entre l'homme et Dieu, le <( supranaturalisme » interposait
une barrière de dogmes, le rationalisme une barrière de chicanes
dogmatiques : d'une part un écran, qui interceptait la vérité;
d'autre part un tamis, qui la dénaturait en la voulant filtrer.
C'en est fait de ces entraves. La religion est le sens intime du
contact avec Dieu. Ce n'est point dans les livres, et ce n'est point
non plus dans les traditions qu'elle a son siège, c'est dans notre
cœur.
La foi en Christ est indépendante des miracles, des prophéties,
de l'inspiration, détails secondaires sur lesquels polémiquaient
les vieilles écoles. Elle est un fait d'expérience. Il y a une com-
munauté chrétienne, formée, cimentée, maintenue par une longue
expérience collective, révélatrice de la hauteur morale et reli-
gieuse du Christ : cette expérience, voilà la foi. Elle ne s'accroche
point, avec une discrétion subalterne, aux constructions méta-
physiques d'une prétendue « religion naturelle ; » et elle ne s'as-
servit point, non plus, à quelques bribes de révélation, parcimo-
nieusement distribuées par une Eglise extérieure : dans la foi telle
que l'entend Schleiermacher, il n'y a rien de servile, rien non
plus de fragmentaire. La communauté chrétienne a cette impres-
sion perpétuelle, que l'homme doit vivre de la vie de l'infini,
qu'à cet égard Jésus fut un insigne prototype, qu'en lui la con-
science du moi, victorieuse de la chair, était déterminée par la
TOME cxxxvi. — 1896. o3
834 REVUE DES DEUX MONDES.
conscienco de Dieu, et que Jésus, grâce à ce prodige, fut vraiment
le rédempteur. Cette expérience de la rédemption devient le point
de départ de toute théologie. Ainsi la foi ne présuppose ni ne
réclame dos définitions; elle crée la théologie, bien loin de se
laisser formuler par elle ; et la théologie ne fait qu'enregistrer les
données empiriques de la foi. Le parfait chrétien qui saura le
mieux s'observer lui-même sera le plus parlait théologien.
La définition de la religion, telle que la donnait Schleier-
macher, suscita les railleries faciles de Hegel : « Le chien est la
plus dépendante des créatures, objectait-il; serait-il donc la plus
religieuse de toutes ? » Mais Hegel tentait, à son tour, im com-
promis entre le christianisme et le panthéisme. La religion, pour
lui, c'est la conscience que Dieu a de lui-même dans l'être fini;
et ce n'est point dans la sphère inférieure du sentiment, comnie
le faisait Schleiermacher, que Hegel localise cette conscience;
il la transplante dans la sphère supérieure de la pensée, tout en
la laissant, d'ailleurs, à un rang secondaire; car les dogmes reli-
gieux ne sont que des images, des représentations, des symboles
{Vorstellungen), forcément approximatifs, trop concrets pour
être limpides; au delà et au-dessus d'eux, la pensée hégélienne
s'élève jusqu'à l'idée [Beg^^i^'). Mais christianisme et hégélianisme
ont le même contenu; la forme seule ditfère.
Tout est dans tout : le panthéisme, appliqué au protestantisme,
eut cette insigne vertu, d'être un agent de fusion, d'unification, ou
tout au moins d'en donner quelque temps l'illusion. Bruno Bauer
était hégélien lorsqu'il prouvait, par déduction, la naissance mira-
culeuse de Jésus; hégélien, aussi, lorsqu'il s'aventurait jusqu'aux
négations réputées les plus blasphématoires. Et s'il était possible
à un seul et même penseur, dans ses multiples vagabondages de
conscience, de se réclamer toujours du même Hegel, on ne saurait
être surpris que le protestantisme allemand, durant une certaine
période, ait fêté dans l'hégélianisme, suivant un mot de Strauss,
« l'enfant de la paix et de la promesse ». On escomptait, continue
Strauss, « un nouvel ordre de choses, durant lequel les loups
habiteraient avec les agneaux et les léopards avec les boucs. La
sagesse du monde, cette fière païenne, se soumit humblement au
baptême et prononça une confession de foi chrétienne, tandis que
de son côté la foi n'hésita pas à lui délivrer le certificat d'une
parfaite orthodoxie et recommanda à la communauté de lui faire
un accueil bienveillant » (1).
Un jour vint cependant où ces baisers Lamourette, dont Hegel
(1) Nous empruntons cette traduction à l'Histoire des idées religieuses en Alle-
magne, de M. Lichtenbcrger, II, p. 316.
l'allemagne religieuse. 835
fixait les cérémonies, parurent dangereux à l'orthodoxie protes-
tante. Schleiermacher, lui. eut une meilleure fortune, qui ne
connut aucune éclipse. A la source de religiosité dont il faisait
déborder les écluses, les divers courans théologiques, presque
jusqu'à nos jours, se sont formés et alimentés : courant libéral,
courant de lorthodoxie nouvelle, courant dit du juste milieu.
Pour les « libéraux », il semble que la théologie soit l'ébauche
imparfaite et approximative dune philosophie suprême, et que
le monde de la pensée religieuse ressemble à une sorte de caverne
de Platon, où les dogmes, analogues à des images, à des ombres,
dissimulent et traduisent, tout à la fois, certaines conceptions
abstraites: Biedermann, Lipsius, M. Pfleiderer, appartiennent à
cette école ; chacun dailleurs ayant sa méthode et son symbolisme,
et subordonnant la théologie à sa philosophie personnelle. Accusés
d'irréligion, ils empruntent des argumens à Schleiermacher pour
prouver que la théologie n'est pas la religion.
Mais à son tour l'école confessionnelle, positive, orthodoxe —
l'école des croyans, en un mot, de quelque épithète qu'on la
veuille décorer, — allègue en sa faveur les théories de Schleier-
macher sur l'expérience de la communauté chrétienne : les A'ieilles
croyances traditionnelles ne sont-elles pas consignées par cette
expérience ? l'enseignement dogmatique ne représente-t-il pas
les alluvions intellectuelles de cette communauté?
Contre le morcellement en faveur dans les écoles libérales, et
qui permet à chaque théologien d'interpréter la religion d'après
son symbolisme personnel, on peut objecter les passages de
Schleiermacher sur le rôle de la communauté chrétienne dans
la création de la foi. Ce qu'il a dit sur l'essence du sentiment
religieux semble militer en faveur des « libéraux »; mais sur la
vérité religieuse, expression empirique et concrète de ce senti-
ment, il a composé certaines pages dont les croyans se peuvent
faire une arme. Et ceux-ci feront sagement, d'ailleurs, en n'es-
sayant point, par surcroît, de tirer à leur profit la dogmatique de
Schleiermacher; car sur la divinité du Christ comme sur la Tri-
nité, il rend certains échos que des orthodoxes auraient peine à
répercuter.
Quant au parti du « juste milieu » ou de la « conciliation »
[Vermittlungspartei, Mittclpartei),\\ est à deux égards digne de
cette appellation. En premier lieu, groupe de sectaires plutôt que
de croyans, il fut toujours fort assidu pour opérer une concentra-
tion protestante contre le catholicisme ; et comme trait d'union
pour cette croisade, une frappante antithèse de Schleiermacher
était volontiers mise en relief : « Tandis que le catholicisme fait
836 REVUE DES DEUX MONDES.
dépendre le rapport de l'individu avec le Christ de son rapport
avec l'Eglise, le protestantisme fait dépendre le rapport de l'in-
dividu avec l'Eglise, de son rapport avec le Christ. » En second
lieu, les hommes du « juste milieu », parti d'apologistes plutôt
que de dogmatiseurs, ébauchent fréquemment des compromis
entre la théologie et la philosophie. Ils consultent l'histoire,
les Livres saints, la tradition, et y trouvent un certain nombre
de notions religieuses; voilà la première étape; à ce point,
la notion n'est encore qu'une doctrine, une Lchre, ce qui est
peu de chose pour un bon disciple de Schleiermacher. Mais
la doctrine devient une impression [Ehidnick] ; on constate
qu'elle fait partie de l'expérience religieuse de la communauté
[Erfahrung); elle acquiert ainsi une première certitude, toute sub-
jective encore; voilà la seconde étape; Schleiermacher s'y arrête-
rait, ne demandant à ses fidèles que de se l'approprier à leur tour
par leur expérience personnelle. Avec l'aide de l'hégélianisme,
pourtant, on va plus loin : on cherche à prouver que cette certi-
tude subjective doit devenir, pour la pensée philosophique, cer-
titude objective; on épie l'idée [Begriffi qui se cache derrière
cette doctrine. Tel est le genre de travaux échelonnés, complexes,
souvent confus, où se complaît l'école de Nitzsch, de Dorner,
de M. Beyschlag.
Ainsi ces diverses écoles ont trouvé en Schleiermacher, —
nous n'oserions dire, pour toutes, leur père légitime, — mais du
moins leur père nourricier : elles lui ont fait toutes des emprunts.
Et en même temps qu'il leur fournissait des argumens, Schleier-
macher les habituait à reconnaître l'indépendance et l'autonomie
de la religion dans l'àme de chaque croyant. Lors même que, par
un illogisme timide, elles répudiaient les conséquences théolo-
giques, ecclésiastiques, des conceptions de Schleiermacher, il
demeurait pour elles un docteur qui développait, prolongeait et
commençait à épuiser les principes mêmes de la Réforme. Tout
droit derrière lui, dans le chemin où il s'était engagé, on aperce-
vait Luther ; pour conduire de Luther à Schleiermacher, la voie
suivie par la Réforme n'avait pas dévié, ne s'était même pas
bifurquée; logique en était la pente; entre l'àme du croyant et
Dieu, Luther avait évincé toute autorité, toute institution hu-
maines; Schleiermacher, à son tour, évince ces autres obstacles,
un canon révélé, un dogme extérieur; il fait dériver la dogma-
tique du phénomène même de la piété chrétienne, et sème à tra-
vers toutes les écoles, germe de mort pour les unes et d'épa-
nouissement pour les autres, l'idée que ce sont les hommes
religieux qui font la religion.
l'allemai.ne religieuse. 837
II
Transportez cette idée dans les études d'exégèse et d'histoire
religieuse, tout de suite se disloquent les lignes de bataille que
dessinaient sur cet autre domaine les ^ ieilles écoles « supranatu-
raliste » et rationaliste; et la position des questions devient tout
autre qu'elle n'était aux siècles passés.
Les récits bibliques racontent une histoire exacte, et cette
histoire est dordre surnaturel ; telles étaient les deux prémisses de
l'école « supranaturaliste ». Le rationalisme contestait, ou tout
au moins restreignait la seconde assertion: il respectait la pre-
mière. Eplucher le contenu des Livres saints lui suffisait; quant
au contenant, il n'y touchait point. Il triomphait lorsqu'il avait
découvert, pour tel phénomène relaté dans la Bible, une « expli-
cation naturelle )) aussi invraisemblable peut-être que l'hypothèse
miraculeuse où les croyans se complaisaient. Mais, d'étudier la
Bible elle-même, la composition des livres, les diverses tendances
qu'ils dénotent, l'état du texte, les dates auxquelles ils peuvent
être rapportés, la valeur de documens historiques qu il convient
de leur reconnaître, les remaniemens et les interpolations qu'ils
ont pu subir, le rationalisme, sauf quelques exceptions, n'en avait
ni la compétence, ni le goût, ni peut-être même la pensée.
En 1833, David Strauss, dun seul bond, laissa ces timidités
bien loin derrière lui. Renvoyant dos à dos les théologiens qui
perdaient leur peine, leur encre et souvent leur foi à discuter la
quantité de surnaturel qu'il fallait conserver dans l'Evangile,
Strauss déclara que les récits évangéliques sont des mythes.
Luther avait voulu les faire resplendir comme l'œuvre pure de
Dieu, par-dessus les commentaires et les traditions d'origine hu-
maine; et surgissant dans l'Eglise même de Luther, Strauss re-
cherchait et retrouvait, dans ces li"\Tes, l'œuvre des hommes. Il v
voyait un produit de la légende chrétienne populaire; à cette
légende elle-même, il assignait comme sources le désir qu'avait
eu la primitive communauté chrétienne de glorifier son fondateur
et le besoin quelle avait eu de voir réalisée l'idée messianique.
Des indignations et des gémissemens s'élevèrent ; mais la Réforme ,
par essence, doit être hospitalière: à tous les courans nouveaux
de la recherche religieuse, fussent-ils subversifs, elle manque de
prétextes pour fermer les écluses; et fondée sur la Bible, où
Luther avait lu la signature de Dieu, elle ne put exclure les doc-
trines de Strauss, qui voilaient cette signature. On avait à peu près
respecté, jusque-là, le monument biblique, tout en y multipliant,
838 REVUE DES DEUX MONDES.
d'ailleurs, les portes dérobées, pour l'usage des rationalistes; mais
la façade, du moins, en demeurait intacte; le premier coup de
sape y fut donné par Strauss.
Il l'ut, presque exclusivement, un destructeur. Rarement bio-
graphe dessina d'une lagon plus incertaine, plus fuyante, la figure
de son héros. Quoi qu'on croie de Jésus, Strauss laisse son lec-
teur mécontent; le personnage, tel qu'il le présente, est sans
consistance. Intrépide à mettre en miettes la toile sacrée sur
laquelle les croyans contemplaient une physionomie divine,
Strauss ignore encore les artifices par lesquels ses successeurs,
sans réparer la toile, parviendront à fixer la physionomie elle-
même; sous les assauts de sa critique, l'une et l'autre s'abîment
et s'évanouissent. En outre, la genèse du Nouveau Testament,
telle qu'il la raconte, permet de comprendre, si l'on veut, les traits
communs des divers Evangiles; elle n'offre aucune explication
des traits spéciaux qui les distinguent entre eux.
Christian Baur et lécole de Tubingue s'efforcèrent de combler
ces lacunes. Aux résultats négatifs de l'exégèse de Strauss, Baur,
profitant d'ailleurs des exemples de liberté donnés par le maître,
essaya de joindre une explication positive du développement
historique de l'ancienne Eglise : il la crut trouver dans sa fameuse
distinction des deux courans, courant ébionite ou judaïsant, et
courant paulinien, entre lesquels se seraient partagés les premiers
chrétiens. Comme Strauss, dans les Evangiles, il chercha surtout
l'inspiration des hommes ; mais c'était en replaçant les Evangiles
dans la primitive littérature chrétienne ; et les hommes qu'il y
faisait entrevoir n'étaient point seulement des créateurs de mythes,
mais des êtres historiques, des personnalités bien dessinées, qui
avaient eu des passions, suivi des tendances, formé des coteries,
et qui avaient déposé, dans les écrits du temps, l'expression de
leurs passions, la trace de leurs tendances, l'apologie de leurs
coteries. Les conclusions de Baur, aujourd'hui, sont évincées ou
dépassées; mais pour toute une génération ce coup d'essai parut
un coup de maître, et l'esprit de ces recherches a survécu à leurs
résultats. Dans quelle mesure l'inspiration de Dieu animait-elle
les Ecritures? voilà le point où l'on s'évertuait, avant Strauss et
avant Baur. Ils modifièrent l'aspect et les données du débat, en
poursuivant et en montrant dans les saints Livres l'inspiration
des hommes — inspiration de la primitive communauté chré-
tienne, d'après la critique encore simpliste de Strauss ; inspiration
des divers groupemens de cette communauté, d'après la critique
plus minutieuse et plus ambitieuse de Baur.
Entre Schleiermacher d'une part, Strauss et Baur d'autre part,
l'allemactNe religieuse. 839
vous apercevez le parallélisme. « La religion, c'est le sentiment
des hommes religieux, » avait dit le philosophe ; et bientôt les his-
toriens surviennent, qui vous déclarent que les documens reli-
gieux, réputés dépositaires d'une révélation d'en haut, expriment,
en fait, le sentiment des hommes religieux d'antan, et que les
dogmes sont un produit des diverses époques, une traduction né-
cessaire de la conscience chrétienne. Et de même que votre reli-
gion à vous, réformés du xix^ siècle, nest autre que le subjecti-
visme travaillant sur le christianisme, ce christianisme lui-même
ne représente rien autre chose que le subjectivisme de vos loin-
tains ancêtres.
Si la religion n'est rien plus qu'un fait de conscience, indivi-
duelle ou collective, l'histoire d'une religion sera, tout simple-
ment, l'histoire des développemens de la conscience religieuse.
A cette norme, les récits de l'Ancien Testament sont à leur tour
mesurés. Au début du siècle, indévots et dévots passaient leur
temps à disserter grammaire, archéologie, voire même à tenter
des critiques littéraires, au sujet de l'Ancien Testament; c était
une façon, pour les premiers, d'éviter l'embarras de paraître in-
croyans, et, pour les seconds, d'être réputés savans en même
temps qu'ils étaient croyans.
Mais l'histoire biblique, dans le courant du siècle, fut pro-
prement érigée en science. On découvrit que, telle que l'Ancien
Testament la raconte, elle contredit et renverse les notions de la
psychologie sur l'évolution religieuse des peuples ; c'est à la lu-
mière de cette psychologie qu'on commença de la juger et de la
rectifier. Le miracle, l'impossible, l'inacceptable, ce n'est pas tant
Josué arrêtant le soleil ou la Mer-Rouge engloutissant Pharaon, que
cette brusque survenance de Moïse, suivant et précédant deux
époques où l'état religieux des tribus hébraïques semble avoir
été fort rudimentaire. Au point de départ des études de Vatke,
de Graf, de Reuss, de Wellhausen, de M. Stade, on saisit ce pos-
tulat, que la soudaine apparition d'un législateur théocratique
comme Moïse est contraire à la vraisemblance, c'est-à-dire aux
lois, empiriquement induites, qui régissent l'histoire religieuse
des peuples. Mais vous observez, tout de suite, que ce postulat en
implique un autre : c'est que la religion hébraïque est un produit
du peuple hébraïque, une résultante de l'histoire hébraïque. On
la traite a priori, comme si elle n'était pas un fait révélé, exté-
rieur et supérieur à Israël ;elle est la création du génie d'Israël.
Or Israël ne peut pas s'être fait sa religion à la façon que racon-
tent les écrits de l'Ancien Testament, car il n'est aucun peuple
chez qui la conscience religieuse se soit éveillée et développée
840 REVUE DES DEUX MONDES.
d'une telle façon. De là les hypothèses sur les écrits de la Uible,
leur date, leur succession, sur les stratagèmes de leurs compila-
teurs. Arrière la vieille critique, qui, tremblante encore en ses
extrêmes audaces, s'évertuait à échoniller les détails surnaturels
dans l'histoire du peuple de Dieu; c'est la trame même de cette
histoire qui est taxée d'invraisemblance; et suivant les données
de l'analogie historique et de l'induction psychologique, avec le
secours d'une exégèse dont certains résultats, d'ailleurs, reste-
ront sans doute acquis à la science, on soumet cette trame à un
tissage nouveau. Que l'histoire religieuse d'Israi>l, au terme de ce
travail, soit devenue presque adéquate à l'histoire religieuse des
autres peuples, avec le phénomène du messianisme en plus, et
l'on tiendra le succès rêvé.
Ainsi ce n'est plus au nom de l'invraisemblance rationnelle
et philosophique qu'on ébranle les dogmes, c'est au nom de l'in-
vraisemblance historique, empirique. Rien de surprenant, du
reste: à mesure que la pensée philosophique détruisait la con-
fiance de la raison en elle-même, le critère des négations devait
être déplacé. L'invraisemblance rationnelle s'établit par une argu-
mentation logique ; lorsqu'un théologien allemand flaire et dé-
nonce une « invraisemblance bistorique », il traduit une simple
impression, prononce d'après son sens personnel, qui souvent
dillere de celui des théologiens voisins. « Cela n'a pas pu se pro-
duire » : volontiers la critique protestante s'exprime de la sorte;
elle ne l'ait point une déduction qui alléguerait, en sa mineure,
l'impossibilité métaphysique du surnaturel, et qui rallierait à sa
conclusion tous les champions de cette mineure ; elle fait une in-
duction, une interprétation, souvent arbitraire, de l'histoire.
En ce genre de labeur, M. Adolphe Harnack est passé maître.
Sa science est accomplie ; ses recherches ont une allure de sereine
impartialité ; à l'égard de certaines traditions catholiques, comme
l'existence de la primauté pontificale dans l'ancienne Eglise
chrétienne, il est piquant d'observer que ce savant protestant a
fourni quelques argumens à l'apologétique catholique; son
autorité d'historien est incontestée. Mais épiez le théologien qui
fait escorte à l'historien; pour juger ces dogmes dont il retrace la
genèse, il lui faut une règle d'appréciation. Ce n'est point à des
considérations rationnelles qu'il emprunte cette règle ; il la
cherche et il la trouve dans l'évangile de Jésus. Mais r« évan-
gile de Jésus » qu'est-ce, à vrai dire? Il serait besoin d'une règle
nouvelle pour y discerner, parmi le chaos de l'exégèse, ce qui
doit faire autorité et ce qui mérite d'être non avenu. Et comme
on ne peut pas toujours remonter, à l'infini, de critère en critère,
l' ALLEMAGNE RELIGIEUSE. 841
comme il failt trouver, au terme de la série, un point iixe, et
comme ce point fixe, enfin, nous devons le trouver en nous-
mêmes s'il ne nous est assuré par aucune autorité religieuse,
M. Harnack, en définitive, détermine l'Evangile de Jésus d'après
la conception qu'il se fait lui-même du christianisme ; il identifie
cette conception avec celle que, personnellement, Jésus dut s'en
faire. Les récentes « Vies de Jésus » publiées par des théologiens
allemands ont pour objet de dégager la conscience religieuse
du personnage, ce qu'on appelle das Selbstbeivusstsein Jesii;
M. Grau, M. Baldensperger, reconstruisent fort différemment cette
conscience: lorsqu'on lit l'un ou l'autre, on peut avoir l'illusion
de connaître Jésus; et ^I. Baldensperger, surtout, fait preuve du
plus docte et du plus ingénieux talent. Mais gardons-nous de les
lire l'un après Tautre, si nous ne voulons conclure, en confron-
tant leurs deux Jésus, que le Christ est devenu, pour l'Alle-
magne savante, ce qu'il était pour les Athéniens au temps de
l'apôtre Paul : le Dieu inconnu.
III
A l'origine de cette évolution subjectiviste que nous avons
constatée dans le double domaine de la théologie spéculative et
de l'histoire religieuse, nous avons saisi les inlluences panthéistes.
Albert Ritschl, dans le dernier quart de siècle, a précipité cette
évolution tout en se dérobant à ces influences. Ses doctrines sont
extrêmement complexes ; on dit même que pour les rendre con-
fuses, sa volonté parfois était complice de son intelligence, et que
l'obscurité, chez lui, était affaire de tactique. Malgré cela, peut-
être même à cause de cela, il est indispensable de nous arrêter
devant lui.
Qne la religion soit un sentiment, Ritschl l'affirme après
Schleiermacher; mais celui-ci n'envisageait que le rapport de
l'homme avec Dieu ; celui-là envisage aussi le rapport de l'homme
avec ses semblables et avec le monde : dans la première rela-
tion, l'homme est passif, sa volonté paraît déterminée; dans
la seconde, il est actif, sa volonté paraît libre. Il y a là une anti-
nomie ; Ritschl se flatte de la résoudre par la théorie du royaume
de Dieu. Le royaume de Dieu, c'est, d'après lui, « l'ensemble de
ceux qui croient au Christ, en tant qu'ils agissent conformément
au principe de l'amour. » Dieu est tout amour; le royaume de
Dieu, c'est-à-dire un état où tous agiraient par amour, est donc le
but final de Dieu, en même temps que l'idéal moral le plus uni-
versel ; c'est à la fois le chef-d'œuvre de la morale et le chef-
842 REVUE DES DEUX MONDES.
d'œiivre de la religion. Tendance nécessaire de l'amour divin, le
royaume de Dieu est en même temps réalisé par l'homme ; et
par cette introduction de la personnalité humaine, Ritschl échappe
au panthéisme.
Il se distingue de Schleiermacher par un autre point. C'est à
l'expérience religieuse que Schleiermacher ramène la religion
tout entière. Or il se peut faire qu'homme du commun, je ne dis-
cerne pas en moi le retentissement de l'expérience religieuse de
la communauté; de deux choses Tune, alors : ou bien je veux
être pieux, et je suis forcé de me rétérer, passivement, au prin-
cipe d'autorité, d'accepter aveuglément ce qu'on médit être cette
expérience ; ou bien la stérilité de ma propre religiosité m'est un
sujet de découragement, et je cesse d'être pieux. Consulter, dans
sa propre conscience, les échos de la conscience religieuse de la
communauté, pour en tirer sa religion : c'est ce qu'on peut faire
lorsqu'on est Schleiermacher, mais que feront les simples d'esprit?
Ritschl prétend leur simplifier la tâche. C'est l'Ecriture qu'il
prend pour point de départ de la théologie, et voilà, du moins il
s'en flatte, un point de départ objectivement donné, solidement
fixé. Mais Ritschl, tout de suite, glisse de nouveau dans le subjecti-
visme ; car, après cinquante ans d'exégèse, l'Ecriture, où la cher-
cher? Il y signale des écrits parasites qu'il en faut supprimer,
des idées étrangères qu'il en faut dégager; il l'accommode
d'ailleurs à sa doctrine; l'Ecriture qu'il reconnaît comme source
de Iq, religion, c'est l'Ecriture lue par Ritschl à la façon de Ritschl.
Les livres saints agissent sur moi d'une certaine façon ; voilà
ce qui détermine ma foi, voilà ce qui doit orienter ma théologie :
c'est à des maximes de ce genre qu'aboutit l'école de Ritschl. De
Schleiermacher à Ritschl, l'individualisme religieux a fait une
nouvelle étape; ce n'est pas l'expérience religieuse de la com-
munauté, ce sont nos expériences personnelles, qui deviennent
arbitres et maîtresses; et Ritschl, tout le premier, en a donné un
insigne exemple en construisant un christianisme où ni les libé-
raux ni les orthodoxes ni les théologiens du juste milieu n'ont
reconnu la saine doctrine.
La « justification » et la « rédemption » sont le fondement du
système : c'est par ces deux mots que s'intitule l'ouvrage prin-
cipal de Ritschl. Et certes ils appartiennent au vocabulaire usuel
de la théologie ; mais si nous observons que Fauteur n'admet pas
le péché originel, on pressentira tout de suite l'originalité de cet
ouvrage et de ce système, qui conservent les expressions coutu-
mières tout en détruisant les dogmes afîérens. Quelques exem-
ples montreront Ritschl à l'œuvre.
l'allemagne religieuse. 843
u Le Chri^ est-il fils de Dieu? » Oui, répondra-t-il (^car il
évite, en général, d'infliger des démentis aux solutions tradition-
nelles "i. Mais écoutez l'explication : « Jésus, sans aucun doute, a
ressenti un rapport religieux avec Dieu, dun caractère tout nou-
veau; il a inculqué cette nouveauté à ses disciples ; tous les mem-
bres de la communauté chrétienne doivent se tenir à l'égard de
Dieu dans le même rapport que Christ à l'égard de Dieu. « Ce
qui veut dire, en un clair langage, que Jésus est fils de Dieu, mais
d'une filiation que nous devons tous imiter. Vous pressez Ritschl,
pourtant : « Le Christ est-il Dieu? » Oui certes, mais lisez la
suite : u Les deux qualités du Christ : révélateur accompli de Dieu,
et prototype public de la maîtrise spirituelle exercée sur le
monde, sont contenues dans le prédicat de sa divinité. » Déplo-
rant l'obscurité, vous adressez la question inverse : « Le Christ
est-il purement et simplement un homme? » Et Ritschl de tres-
sauter : « Etre un homme purement et simplement [ein blosser
Meyisch)^ c'est être Ihomme considéré comme une grandeur na-
turelle, abstraction faite de toutes les marques d'une person-
nalité spirituelle et morale. Je ne tiens même pas mes ennemis
pour de simples hommes, car ils ont une certaine éducation, un
certain caractère moral. A plus forte raison, puisque j'ai consi-
déré Christ comme porteur de la révélation de Dieu, je ne le
tiens pas pour un homme pur et simple. » Sans a'ous désespérer,
essayez de le cerner par ailleurs : « Le christianisme, lui deman-
dez-vous, vient-il d'une révélation divine ? » Oui, naturellement;
et Ritschl continue : « En parlant de la révélation de Dieu, nous
pensons à la source spéciale dune conception générale du
monde, qui devient la conviction d'une communauté religieuse,
et d'oili résulte, dès lors, chez un grand nombre d'hommes, une
même formation de la conscience, une même orientation de la
spontanéité. » Et cela vous parait peu lumineux; vous passez
aux miracles : « Que valent-ils? » Ritschl leur témoigne son
respect, sous la forme suivante : « La conception religieuse du
monde s'appuie sur ce fait que tous les événemens naturels se
tiennent à la disposition de Dieu, lorsqu'il veut aider les hom-
mes. Par conséquent, ont la valeur de miracles [gelten ah
Wîinde)') telles apparitions surprenantes, auxquelles est ratta-
chée l'expérience d'un secours particulier de la grâce divine, et
qui dès lors peuvent être considérées comme des marques spé-
ciales de la complaisance de Dieu pour les croyans... »
Mais vous insistez, et, faute de définitions intelligibles, vous
réclamez des explications. Comment Jésus est-il Dieu? Comment
la révélation est-elle divine? comment se produisent les miracles?
844 REVUE DES DEUX MONDES.
Ritsclil ici vous arrête : le « comment » ne nous intéresse pas,
rëplique-t-il. Ce qu'est Dieu en soi, le miracle en soi, Christ en
soi, la révélation en soi, qu'importe à l'âme religieuse? De ces
jugemens métaphysiques (Spms7//'/e//e) elle n'a que faire. Ce que
Dieu, Christ, la révélation et le miracle, sont pour votre âme à
vous et pour mon âme à moi, voilà l'essentiel; ces notions ont
pour vous une valeur subjective; les jugemens par lesquels vous
définissez cette valeur [Werthurteile], voilà l'important.
Est-il conforme à la loyauté religieuse, est-ce le fait d'une
théologie de bon aloi, de ne point oser porter un Seinsurteil,
c'est-à-dire, somme toute, de ne se point prononcer sur la réa-
lité objective de Jésus, de la révélation et du miracle? Nous
n'avons point, pour notre part, à le discuter ici. Mais les croyans
de l'école traditionnelle dénoncent cette théologie comme dé-
loyale et maladive. Un de leurs interprètes les plus accrédités,
M. le professeur Lemme, de Heidelberg, y signale « une religion
nouvelle », et s'indigne que les vérités les plus élémentaires,
les plus fondamentales, soient contestées par des hommes qui
s'érigent en défenseurs du christianisme. Entre les disciples et les
ennemis du ritschlianisme, les colloques sont vifs, mais brefs.
« Vous manquez de franchise, disent ceux-ci. — Et vous d'intel-
ligence », ripostent ceux-là. On ne peut jamais se flatter, en effet,
d'avoir parfaitement compris la pensée de Ritschl.
Ses obscurités, d'ailleurs, lui sont peut-être une cause de suc-
cès : dans une église où les intelligences individuelles entre-
tiennent avec la vérité religieuse des rapports singulièrement
divers, on peut se demander si une théologie fondée sur l'équi-
voque et organisatrice de Icquivoque n'a pas quelque droit à se
présenter comme un instrument d'unification, voire même d'édifi-
cation. « Ce serait une bénédiction de Dieu, écrit l'un des disci-
ples de Ritschl, que tous les théologiens contemporains, malgré
le désaccord de leurs conceptions, se tinssent solidement attachés
à la langue de la Bible et de la Réforme. Quiconque use de cette
langue dans un sens loyal, mibnc avec un maleîite?idu ; quiconque
emploie les mots de cette langue avec le ferme et vrai propos de
leur être fidèle, les considérant comme les termes sacrés de la
chrétienté, comme des expressions qu'il ne peut pas mettre de
côté lof\s même qu'elles signifient pour lui autre chose que pour
beaucoup d'âmes d'autrefois et d'aujourd'hui, même si elles si-
gnifient pour lui quelque chose d'inouï, que personne n'y aurait
jamais découvert; celui-là ne mérite pas d'être méprisé, il mé-
rite reconnaissance pour sa piété. Cette langue est un trait
d'union, comme la langue populaire. Elle neutralise pour l'âme
l'allemagne religieuse. 845
beaucoup do fausses opinions thëologiques. Qu'on se réjouisse de
ce que tous les théologiens se rassemblent autour des mêmes
mots. »
A travers cette page de M. Kattenbusch, lesprit de Ritschl,
en toute sa pureté, circule et survit. Et si le ritschlianisme se
répand parmi les pasteurs réformés de l'Allemagne, c'est plutôt
à cause de ce qu'il a de superficiel qu'à cause de ce qu'il a de
profond, et plutôt à cause des commodités qu'il donne aux
jeunes théologiens incroyans pour enseigner à une communauté
croyante une foi qui n'est plus la leur, qu'à cause des horizons
qu'il ouvre à une élite pour pénétrer plus intimement les restes
de foi qu'elle conserve.
« Faux monnayage ! hypocrisie ! » s'écrient les protestans
orthodoxes. Mais on fait tort à Albert Ritschl, ce penseur reli-
gieux, et aux meilleurs de ses disciples, lorsque pour les juger
on se place, si nous osons dire, au point de vue du cléricalisme
protestant. Leur plus grand tort fut de naître trop tôt. Ayant avec
eux et pour eux l'esprit de la Réforme, ils ont émergé ; mais tant
que le protestantisme s acharne à maintenir les cadres d'une
Eglise, de tels philosophes, si pieux soient-ils, y sont gênés et
comme déclassés. Supposez une époque où les courans issus de
la Réforme répudieraient toute canalisation officielle, où les
fidèles de Luther abdiqueraient la prétention de grouper en une
église leurs pensées libres: Ritschl, à cette date, ne recueillerait
plus que des hommages, et d'autant plus sincères qu'on lui sau-
rait gré, sans doute, d'avoir accéléré cette émancipation défini-
tive de l'individualisme protestant.
IV
« La foi justifie sans les œuvres de la loi », dit saint Paul.
Martin Luther s'empara de ce texte : de toute la force de son
génie religieux, il s'y acharna; faisant acte de créateur plutôt
que de commentateur, il comprit et traduisit, moyennant l'addi-
tion d'un mot, que la foi seule justifie, sans les œuvres; et comme
une épitre de l'apôtre Jacques disait nettement le contraire, il
déchira cette « épître de paille » et fit de ce principe : le salut par
la foi, la pierre angulaire de la Réforme. Le subjoctivisme de
Schleiermacher et de Ritschl a lentement ébranlé cette pierre :
entre les croyans « positifs » et les adeptes de la théologie « mo-
derne », fille de Ritschl, on est, à l'heure présente, en complet
désaccord, sur la notion même de la foi.
Pour les uns comme pour les autres, un certain abandon de
846 REVUE DES DEUX MONDES.
l'âme, rassurée par la bonté de Dieu, fait partie intégrante de
l'acte de foi : la foi est un acte de confiance [Vertrauen).
Elle n'est rien de plus pour l'école « moderne » ; pour les
« positifs », au contraire, elle suppose, par surcroît, l'adhésion
intellectuelle à certaines vérités religieuses, qui, de près ou de
loin, immédiatement ou indirectement, motivent cette conliance
[Fûrivalirhalten) . Il semble que la confession d'Augsbourg favorise
la seconde conception; d'après ce document, la foi a un double
objet : « l'histoire », et a l'efîet de l'histoire » : cela signifie, en
termes concrets, que le croyant doit adhérer aux faits initiaux de
la révélation chétienne, et qu'il doit avoir confiance dans la
rémission des péchés, promise par cette révélation et méritée par
la rédemption. Au contraire, vous pouvez à l'aveuglette, sans
nulle opinion préalable sur la personne de Jésus, vous reposer
dans cette certitude que par lui vous serez sauvé, et interpréter
d'ailleurs à votre guise les mots « salut » et « rédemption » : la
théologie moderne déclare que vous avez la foi; elle vous rend
ce témoignage après avoir consulté votre cœur et sans vous inter-
roger sur les raisons de votre certitude.
Dans la vie de Jésus, telle que la racontent les Evangiles,
cette théologie met en relief un grand fait: la coopération du
Christ au salut de l'humanité. Tous les autres faits sont secon-
daires, au prix de celui-là; elle les répartit en deux groupes : les
uns sont intimement reliés à l'œuvre de notre rachat ; sans eux,
il n'aurait pas eu lieu : tels sont la passion et le crucifiement; les
autres sont comme des superpositions, des annexions historiques
ou légendaires, qui n'ajoutent aucune valeur à la figure du Christ,
aucune efficacité à sa besogne rédemptrice: telle, par exemple,
la résurrection. Que la foi présuppose une certaine croyance aux
faits du premier groupe, soit; des faits du second groupe, en
revanche, elle se peut désintéresser sans nul scrupule.
Mais vous entendez dire par les catholiques, et répéter par les
protestans de l'école positive, que c'est la résurrection qui con-
vainquit les apôtres, un instant désillusionnés, que jusqu'à la fin
des siècles elle justifiera la mission du Christ aux yeux des chré-
tiens, qu'elle est précisément l'une des preuves de la foi chrétienne
et qu'elle en est à proprement parler la base : comment donc cette
foi même en peut-elle faire si bon marché ?
Votre surprise cessera si vous voulez bien songer qu'il n'y a
rien de commun entre la foi des catholiques ou celle des protes-
tans positifs et cette foi nouvelle telle que la conçoit la théologie
moderne : la première recherche des argumens historiques,
qu'elle préserve avec jalousie ; elle sent le besoin d'une apologé-
l'allema(.>"E ueligieuse. 847
tique dentelle surveille les fondemens ; la seconde, au contraire,
s'épargne de tels soucis. Mais puisque vainement on en cherclie
le point dattache, requiert-elle donc une soumission aveugle?
Nullement ; on épargnera ce reproche à la théologie « moderne »
si Ton pénètre plus profondément l'idée qu'elle se fait de la foi.
Pour le catholique et pour le protestant positif, intidèle en cela à
l'esprit de Schleiermacher, la foi présuppose un ensemble de
dogmes, extérieur et supérieur aux âmes croyantes, qui les pré-
cède et qui leur survit, c'est-à-dire une substance objective; sur
le contenu de cette substance, nous dirions volontiers sur ses
dimensions, le catholique et le protestant positif sont en désac-
cord; mais ils s'entendent pour en confesser l'existence. Pour
l'école dite moderne, au contraire, la foi est un simple phé-
nomène de conscience, une certaine orientation religieuse de
l'àme; elle est, avant tout, quelque chose de subjectif. Il serait
plus juste de dire : j'ai ma foi, que de dire : j'ai la foi; car les
variétés de foi sont aussi différentes que les âmes mêmes qu'elles
affectent. On a d'ailleurs la foi par cela même qu'on a conscience
de l'avoir ; elle ne s'apprécie ni ne se mesure par aucun critère
extérieur ; et de savoir si elle suppose et si elle implique un dogme,
c'est apparemment une question de détail, puisqu'on voit différer
à ce sujet des théologiens de tendances analogues, comme
M. Kaftan, l'auteur de Foi et dogme, et M. Dreyer, l'auteur de
Christianisme sans dogmes. Ce dogme, en tous cas, sera plutôt
issu de la foi et postérieur à la foi, qu'il ne la précède et ne la
provoque ; il sera comme une efflorescence de l'âme croyante, l'ex-
pression individuelle dont elle revêtira sa religiosité. Pour le pro-
testant positif, le dogme est une vérité exotique, descendue d'une
patrie surnaturelle, naturalisée dans l'âme de chaque chrétien,
subie par elle et y suscitant la foi; et pour l'école moderne, au
contraire, l'âme du croyant n'est point pour le dogme un récep-
tacle passif, une cité d'emprunt, elle en est vraiment la mère patrie ;
elle ne l'hospitalise point, mais elle le crée ; comme elle a sa foi,
elle a son dogme, qu'elle produit et qu'elle développe; et le dogme
ainsi conçu, loin d'être une barrière pour la liberté des âmes
religieuses, est au contraire le résultat et la traduction de cette
liberté.
Entre ces deux notions, positive et moderne, de la foi, des
hommes de bonne volonté s'efforcent de créer un lien; mais leurs
tentatives mêmes, vouées à l'échec, attestent, avec un surcroît de
clarté, l'antagonisme irrémédiable. Certains croyans, comme
M. Cremer, professeur à l'Université de Greifswald, manifestent
l'espoir que les jeunes pasteurs incroyans, à mesure qu'ils pro-
cS48 REVUE DES DEUX MONDES.
gresseront dans la foi, habilleront plus exactement leur convic-
tion personnelle dans les plis bien définis du vêtement tradition-
nel. L'adhésion intégrale au vieux symbole serait ainsi le
couronnement, le terme idéal de l'évolution religieuse de l'âme;
répudié au point de départ, ce symbole se retrouverait au point
d'arrivée; il serait comme un confluent, où se rejoindraient la
foi docile et stable du « positif » et la religiosité du théologien
« moderne », librement parvenue au terme de son devenir. De
ces prophéties, les adeptes de l'école moderne se raillent, comme
d'une dévote naïveté. Qu'un d'entre eux se rallie à la tbéologie
« positive », ils n'y voient rien autre chose qu'une palinodie de
convenance, purement superficielle, par laquelle ce pasteur se
met à l'unisson d'une communauté « positive » ou s'épargne des
embarras avec un consistoire « positif; » mais que ce soient la
vertu même de sa religiosité, l'intensité de sa foi, qui, progressi-
vement, agenouillent ce pasteur devant le catéchisme orthodoxe,
cela leur paraît une égayante et menteuse illusion. Pour la foi des
positifs, attachée à un Credo défini, ils ont cette nuance de respect
que commandait Juvénal à l'égard des enfans : puero debetiir re-
verentia. Libre aux fidèles, et libre aussi aux intelligences vieil-
lottes de quelques ministres du culte, d'abriter derrière certains
retranchemens dogmatiques leurs espérances en Jésus; on ne re-
proche point à des infirmes d'employer des béquilles, |à des enfans
de tâtonner avec des lisières. Mais les champions de la théologie
moderne représentent l'âge adulte de la foi protestante; ils ont
l'intellect assez libre, l'âme assez adonnée aux choses divines, pour
ressentir en présence de la personne du Christ une impression
religieuse originale. Qu'importe ensuite que le Christ soit un dieu
ou un homme? Cette impression, c'est là leur foi.
« Croire en Dieu, cela veut dire : Je suis intérieurement cer-
tain de Dieu, je vis en lui et par lui je triomphe du monde.
Croire en Jésus-Christ, cela veut dire : Je suis allé à travers le
monde, j'ai cherché Dieu, et je l'ai trouvé en Jésus-Christ. »Leur
foi est un fait d'expérience, le résultat d'une rencontre qu'a faite
leur âme, ou tout au plus d'une recherche. En présence des chi-
canes dogmatiques, tranquille est leur arrogance. On les accuse
de nier la divinité du Christ : grief byzantin! Ils reconnaissent
la divinité en Christ : cela suffît. Au lieu d'avoir appris, par autrui,
que le Christ est Dieu, ils savent, par leur propre expérience, que
dans la personne du Christ l'idéal divin s'est révélé, et qu'à tra-
vers les siècles il y subsiste ineffacé. C'est une sorte de sensation
pieuse qui donne l'éveil à leur foi ; elle la maintient, tout ensem-
ble, toujours fraîche et toujours vague. Se raconter eux-mêmes,
l'allemagne religieuse. 849
c'est leur fa%on, à eux, d'énoncer leur credo; leur symbole prend
la forme d'une autobiographie ; leur foi est comme une aventure
de leur àme; et ce qu'ils expriment de dogmatique prend la forme
d'une confidence.
Les théologiens de l'orthodoxie en sont déconcertés, déroutés.
Ils tenaient en réserve, pour l'épreuve des plus jeunes, de bonnes
vieilles questions, un peu lourdes, qui semblaient appeler une
réponse nette, péremptoire, compromettante. « Croyez- vous que
la Bible soit un livre inspiré? » A cette massive demande, le
théologien moderne répond, avec une élégante ouverture de cœur:
« La Bible est pour moi parole de Dieu, parce qu'il me parle,
dans la Bible, plus clairement que nulle part ailleurs. » Au lieu
d'une opinion, il apporte une impression; au lieu de quelque
chose d'appris, quelque chose de vécu; il constate et raconte
comment la Bible agit sur lui. Pourquoi la colère des orthodoxes?
N'apporte-t-il pas à leur question une réponse plus intime, plus
personnelle, que celle qu'ils réclamaient? Mais voilà une intimité
d'accent dont les orthodoxes se passeraient bien ; ils préféreraient
un oui ou un non clair et formel.
Et de l'énervement réciproque, bientôt, naissent les polé-
miques. On commence, généralement, en se renvoyant, de part
et d'autre^ le reproche de tendances catholiques. « Votre respect
littéral pour un dogme extérieur et strict, objecte aux positifs
l'école moderne, dénote en vous un état d'esprit catholique. »
On ajoute même, la polémique s'échauffant : « un état desprit
jésuite. » Et poursuivant le parallèle, on fait observer, avec le
professeur Hermann, que du moins l'Eglise catholique, par
l'exaltation de sa mystique, par la grandeur poétique de sa liturgie,
par le prix qu'elle attache aux bonnes œuvres, tempère et corrige
l'apparente sécheresse de son exclusivisme dogmatique; mais
Luther a ramené toute la religion à la foi, et si les positifs ra-
mènent la foi elle-même à une adhésion passive, ne serait-ce pas
une des conséquences fatales de ce protestantisme « positif » , que
le salut s'achète par la servilité, et par elle seule? Les positifs
répliquent à leur tour : « De votre élaboration subjective de la
foi, pour laquelle vous mettez en œuvre toutes sortes de données
historiques et d'argumentations subtiles, ne peut sortir une reli-
gion que pour vous et vos amis. Et vous condamnez le reste de
l'humanité à une « foi implicite », ignorante et naïve : autre
forme de la passivité et de la servilité. Demander à tous les
hommes une foi implicite, n'est-ce point agir comme l'Eglise ro-
maine? Par surcroît, vous parlez un langage à double sens: il
atteste aux hommes éclairés l'émancipation de votre pensée ; il
TOMB cxxxvi. — 1896. f)4
850 REVUE DES DEUX MONDES.
laisse croire aux dévots que vous partagez leur foi. Vous vivez
d'équivoque : et, de ces procédés jésuitiques, l'église de Luther
mourra. » D'une école à l'autre , le reproche de jésuitisme rebondit :
mauvais moyen pour avancer Fentente.
« Si le libéralisme poursuit ses progrès, la dernière heure de
l'Église devra sonner » ; c'est un pasteur croyant d'Essen qui fait
entendre ce glas. « Le désir qu'a l'orthodoxie d'opprimer la cri-
tique théologique met la religion en péril » ; ce cri d'alarme est
d'un élève de M. Harnack. Chaque parti prétend porter le salut
de l'Église avec lui. « Un phénomène maladif, une grande misère » :
c'est ainsi que M. le professeur Beyschlag qualifie cet émiette-
ment. Mais ce jugement même est contesté; les jeunes théolo-
giens de l'école moderne ont plus d'allégresse et de crànerie. Si
l'on se querelle parmi la postérité de Luther, à leurs yeux c'est
tant mieux : cela prouve que l'Église vit ; et ne s'est-on point dis-
puté, d'ailleurs, au Concile de Jérusalem, moins de vingt ans après
la mort du Christ? L'unité religieuse serait une forme de para-
lysie; la variété religieuse est un phénomène de croissance. Et
plus âpre deviendra le conflit, plus l'école moderne se réjouira
du réveil des consciences religieuses au sein de la Réforme. Que
si les positifs, d'ailleurs, déplorent ces débats, il dépend d'eux de
les abréger : tous les réformés peuvent s'unir dans cette convic-
tion que le pur Évangile doit être maintenu et répandu, et dans
un commun esprit de lutte contre Rome. Mais ce terrain d'union
que, les théologiens modernes proposent à l'orthodoxie, qu'est-
ce autre chose que leur terrain à eux? Nous adresser de telles
invitations, ripostent les positifs, c'est nous demander de dé-
sarmer.
Et de part et d'autre on demeure armé. Pour la pacification,
cependant, il est peut-être un dernier recours, c'est l'appel à
Luther.
Gottes Wort, Liitherl Lehr
Vergehef nun noch nimmermehr.
« La parole de Dieu et la doctrine de Luther ne s'évanouiront
jamais à l'avenir. » A Wittenberg, à la Wartburg, ce distique se
lit sur les murailles. La saveur en est catholique; car il juxtapose
l'Écriture et la tradition, la parole de Dieu et l'enseignement des
hommes, ou plutôt, par un césarisme étrange dont Luther se fût
à certaines heures indigné, l'enseignement d'un seul homme,
Luther. De nos jours, laRéforme, devenue, par un soubresaut de
logique, plus conséquente avec son principe que ne l'étaient les
vieux auteurs du distique, continue, dans Luther, de vénérer
l'allemagne religieuse. 851
rancêtre ctl'émancipateur, mais elle en prend plus à son aise avec
le docteur. Sependant, puisqu'on ne s'accorde plus sur la parole
de Dieu, ne pourrait-on se référer, provisoirement, à la doctrine
de Luther, pour y chercher des argumens? Ainsi font en effet les
diverses écoles; et des argumens, toutes en trouvent. Car il y eut
en définitive deux hommes en Luther : le théologien et le fonda-
teur d'Eglise, le penseur et l'administrateur, celui qui refusa
l'obéissance et celui qui exigea l'obéissance : et il advint à ces
deux hommes de rendre des échos différens.
L'épître aux Hébreux, les épîtres de Jacques et de Jude, lui
furent suspectes ; et par cette brèche qu'il ouvrit lui-même dans
le canon, la théologie moderne prétend expulser d'autres écrits
bibliques : Luther est un précurseur. Mais cette dévotion de génie
qu'il eut envers la parole de Dieu, et qui déborde en d'admirables
pages, ne justifie-t-elle pas les pieuses réserves delà théologie
positive au sujet des audaces de l'exégèse? Ce n'est point Luther,
assurément, qui eût marcha-ndé sa foi à la vérité objective du sur-
naturel ; il n'y croyait point seulement avec sa raison, mais avec
son imagination; Jésus, Satan, étaient pour lui des physionomies
nettes. Mais il a dit en un endroit que les miracles, les prophé-
ties, sont des signes pour les païens, et que « nous devons célé-
brer les grands et insignes miracles, le Christ brisant quotidien-
nement la force du démon et assurant le salut des âmes » ; et
vous pressentez quel profit un bon disciple de Ritschl peut tirer
de ces réflexions, quel commentaire il en peut donner. Il y a tant
de façons de lire et d'interpréter Luther, qu'entre ses divers héri-
tiers il ne peut jouer le rôle de médiateur : a-t-il jamais pres-
senti, d'ailleurs, le genre de problèmes où se laisserait engager
la Réforme, après trois siècles d'existence, sous les influences
combinées du subjectivisme kantien et des divers systèmes pan-
théistes ?
« Jésus répondit : Si je suis né et si je suis venu dans le
monde, c'est pour rendre témoignage à la vérité... Pilate lui de-
manda : Qu'est-ce que la vérité? Et ayant dit cela, il alla de nou-
veau vers les Juifs. » C'est dans l'Evangile de l'apôtre Jean qu'on
trouve ces lignes. Constamment elles nous revenaient à la mé-
moire, après l'audience ou la lecture des théologiens allemands
contemporains ; elles résument, avec une insurpassable précision,
l'esprit et la lettre des dialogues que les diverses écoles protes-
tantes engagent entre elles, et qu'elles poursuivent toutes avec
Jésus. Que le Maître ait rendu témoignage à la vérité : il n'en
est aucune qui ne l'affirme, aucune, même, qui ne s'en montre
pieusement édifiée. Mais « qu'est-ce que la vérité ? » Il ne s'agit
852 REVUE DES DEUX MONDES,
point seulement de décider quel en est le contenu, quels en sont
les dogmes fondamentaux, indissolubles ; longtemps les « varia-
tions » des Églises protestantes portèrent sur cet unique objet : la
longueur et le détail de leur catéchisme ; mais elles ont, aujour-
d'hui, une tout autre portée. C'est sur la nature même de la vé-
rité religieuse que s'engagent à présent les discussions.
Cette vérité existe-t-elle en dehors des croyans, répond-elle à
une réalité objective, s'impose-t-elle du dehors, est-elle comme
une émigrée de l'au-delà ? ou bien serait-elle, au contraire, dans
le for intérieur de chacun, le fruit de la conscience personnelle,
la résultante de la religiosité individuelle, l'expression et la tra-
duction de la piété intime, serait-elle, en un mot, subjective?
Cest à ces termes que se ramène, aujourd'hui, l'antagonisme des
écoles de théologie protestante en Allemagne. La vérité religieuse
vient-elle de Dieu, ou s'élabore-t-elle en chacun de nous? Au pre-
mier cas, elle est; au second cas, elle devient. Au premier cas,
elle risque de gêner la libre science; au second cas, c'est affaire
aux hommes eux-mêmes, auteurs et sujets du « devenir » reli-
gieux, d'esquiver un pareil risque. Et dans la première hypothèse,
entin, elle prétend demeurer quelque chose d'instructif, tout comme
la science; dans la seconde, au contraire, elle ne vise à rien plus
qu'à émouvoir, à affecter. L'évolution de la pensée protestante
en Allemagne, au cours de notre siècle, a développé sans cesse
cette dernière conception. Comment elle s'accommode aux néces-
sités pratiques, administratives, qu'impliquent la vie et la con-
duite des diverses Églises protestantes, nous le verrons dans une
prochaine étude.
George Goyau.
l'imaoe. 141
En roii4e. j achevai de combiner mon affaire. Le plus pressé
était de me cacher en arrivant, de trouver un gîte sûr, un gîte
situé et avoisiné de telle sorte que Thérèse, avec qui je ne pouvais
plus songer à me rencontrer dans la rue. pût y venir sans craindre
d'être surprise. Une rue écartée, une maison dont je fusse l'unique
locataire étaient les conditions indispensables à mon nouveau
chez-moi. Je m'étais rappelé tout de suite un écriteau aperçu en
passant à la porte d'une petite chartreuse, tout en haut d'une des
rues qui grimpent vers la Colonne, vers le monument commé-
moratif de la bataille de Toulouse. Xi Thérèse ni moi ne ris-
quions de rencontrer des figures de connaissance dans ce quartier
populaire animé seulement aux heures de la sortie des ateliers et
le dimanche, quand la foule des ménages ouvriers monte de la
ville vers les guinguettes semées au penchant de la colline.
Dès le lendemain, après une nuit passée dans un petit hôtel
voisin de la gare, je courus à la chartreuse. L'écriteau pendait
encore au mur; les fenêtres bâillaient grandes ouvertes aux souffles
du matin. La propriétaire, une voisine, était venue donner de
l'air à son immeuble, épousseter les chambres, ratisser les allées
du jardin. Elle me vanta les avantages de la maison, le silence
discret de la rue et du quartier. Un clin d'oeil en commentaire
me laissa comprendre que la chartreuse était vouée aux faux
ménages. A voix basse et sous le sceau du secret, la bonne dame
me nomma le dernier occupant, un homme grave, un négociant
bien posé, l'honneur de la magistrature consulaire : « C'est lui
qui a transplanté ces rosiers de Bengale le long de la façade, à
l'abri du nord. Voyez, les fleurs sont déjà en bouton; c'est vous
qui cueillerez les roses ! »
Le mobilier d'ailleurs n'avait rien de suspect: des capiton-
nages économiques, des gravures sentimentales, des cretonnes
réfrigérantes ; et le jardin était assorti ; un jardinet d'arbustes
prétentieux que dessinaient des allées exiguës, d'une complica-
tion puérile.
J'eus bientôt fait de traiter avec la dame et d'emménager. Un
restaurateur voisin s'était chargé de ma table et de mon ménage.
Il n'y avait plus qu'à mettre un bouquet de violettes sur la
cheminée en hommage devant la photographie de l'aimée; tout
était prêt; Thérèse pouvait venir.
Emile Pouvillon.
[La dernière 'partie au prochain numéro.)
lE «RIS SOOillSTE I^TERMTIOll
DE LONDRES
Le Congrès socialiste international de 1896 à Londres a fait
quelque bruit dans le monde, peut-être plus de bruit, ou du moins
d'une autre espèce, que ses amis les plus sages ne l'eussent sou-
haité. A Langham Place, dans le Queen's Hall, on s'est disputé
fort et ferme, on s'est querellé, on s'est même colleté. On a voulu
voir dans ces incidens un symbole amusant de la réalité : les fiers
ennemis de la société délibérant en paix sous l'égide des vils
séides de l'autorité. D'autres ont affecté de ne donner à cette
grande convention que tout juste la portée de l'un de ces innom-
brables congrès que voit éclore régulièrement cette saison de l'an-
née et où, sous le prétexte de leurs chères études, tant d'hommes
graves vont braver lennui et défier l'indigestion. Quand, à la
fin de la première séance, la voix sonore d'un délégué anglais
notifia aux congressistes la munificence de ÏAlhambra et de
VEmpire, — deux établissemens analogues aux Folies-Bergère,
expliqua le tentateur, — et qui offraient leurs entrées à mi-prix,
cette annonce sembla justifier les moins charitables hypothèses.
Les socialistes, toutefois, ont bien le droit de s'amuser, s'il leur
plaît. Plus sévère, plus redoutable a été le jugement de ceux qui
ont envisagé ces scènes de désordre comme un vice fondamen-
tal, un inexpiable tort. Peut-être cette vue est-elle un peu bien
sommaire et trop peu philosophique. Après tout, n'y a-t-il pas
quelque pharisaïsme à exiger d'une assemblée à la fois populaire,
révolutionnaire et polyglotte, un calme et un ordre parfaits? J'ai
ouï dire qu'on a parfois vu des scènes assez analogues dans dos
assemblées incomparablement plus vénérables, des assemblées
authentiquement représentatives, où le respect du mandat électif
LE CONGRÈS SOCIALISTK INTERNATIONAL. 143
aurait dû fortifier et comme étayer d'une double sauvegarde le
respect dû à la liberté des opinions. Voilà qui est pour nous
rendre modestes, et, sil se peut, équitables.
On voudra bien reconnaître que, s'il est, par définition, une
assemblée dbommes qui doive être bouillante, où le diapason
naturel de la voix puisse être fort élevé, où les poings doivent
parfois éprouver la démangeaison d'enfoncer quelque argument
dans une cervelle rebelle ou dans un crâne obstiné, ce doit bien
être la convention dun parti qui se pique d'être l'avant-garde de
la révolution. Quelque chaleur se conçoit aussi dans la défense
de ses opinions, quand il s'agit d'une question de vie ou de mort,
comme l'est celle des rapports de l'anarchie et du socialisme pour
des hommes dont quelques-uns voient dans le socialisme une
religion et dans l'anarchisme une manœuvre de police ou une
maladie mentale, et les autres, dans l'anarchie un noble idéal et
dans le socialisme un médiocre opportunisme.
Soyons de bon compte : tout concourait à donner au Congrès
de Queen's Hall un caractère belliqueux et militant. Tout, jus-
qu'aux conditions extérieures. Une assemblée de près de mille
hommes est forcément orageuse. Que sera-ce, quand les deux sexes
siègent de compagnie et quand, nouvelle tour de Babel, toutes les
langues du monde retentissent dans les débats ? Trois seulement
d'entre elles, le français, l'allemand et l'anglais, avaient été pro-
mues au rang d'idiomes officiels. Toute harangue, prononcée en
l'une d'elles, devait être immédiatement traduite en les deux autres.
De vrai, pour éviter quelques... attrapades dans ces conditions, il
eût fallu, non des socialistes, mais des anges, et encore des anges
moins disputeurs que ceux de Milton. C'est dans un brouhaha
infernal qu'il faut parler, à moins que, par un privilège accordé
à quelques grands premiers rôles, on ne consente à laisser monter
un orateur sur l'estrade. D'ordinaire, les traducteurs, ahuris,
effarés, doivent, dans le tumulte, saisir le sens de ce qui se dit,
revêtir immédiatement la pensée ainsi perçue d'une forme appro-
priée et concise dans une autre langue, et reproduire sur le coup
un discours à moitié compris. Beau tour de force : mais quelle
perte de temps! Aussi, pendant les deux tiers de chaque séance
les neuf dixièmes de l'assemblée n'écoutent pas, puisqu'il s'agit de
la répétition dans un idiome qu'ils ignorent de choses qu'ils ont
déjà ouïes. Un novateur hardi a proposé l'adoption du volapuk :
la hardiesse de nos révolutionnaires a reculé devant ce remède.
Notre civilisation doit encore s'accommoder de cet état : il n'y
a plus de langue universelle, et il n'y a point encore de langue
cosmopolite
144 REVUE DES DEUX MONDES.
Tant d'entraves expliquent assez la gaucherie des mouvemens
du Congrès. C'est vraiment se donner trop beau jeu que de faire
abstraction de difficultés devant lesquelles une académie deMarc-
Aurëles ou d'Epictètes aurait parfois perdu patience. Quand
M. John Burns, député ouvrier de Battersea, membre du conseil
de Comté de Londres, ex-condamné de Trafalgar Square, ancien
enfant perdu du parti avancé, prend texte de ces scandales pour
confier au Figaro « qu'il n"y a pas eu dans l'histoire des Congrès
du travail d'aussi gigantesque fiasco », l'on est tenté de lui dire :
Vous êtes orfèvre, monsieur Josse, et de rechercher les mobiles
d'ordre personnel qui lui ont dicté im si impitoyable jugement.
Quand M. Fenwick, député mineur du Northumberland, grand
trade-unionniste devant l'Éternel, contemple le Congrès avec tous
les signes d'un dégoût manifeste, sifflote entre ses dents, hoche la
tête, croise et décroise les bras et s'écrie à mi-voix dans un aparté
fait pour être entendu de toute la salle : « Et voilà les hommes qui
prétendent gouverner le monde ! » M. Fenwick oublie ce qu'il a vu
dans des assemblées qui, elles, gouvernent de fait le monde, et
il impose une loi bien rigoureuse à ses frères en travail manuel.
Pour moi qui ne suis point orfèvre, j'ai cru qu'il y avait quelque
chose de mieux à faire que de s'arrêter aux bagatelles de la porte
ou de s'accorder le facile plaisir de rire de ce qui ne prête que
trop à rire, tout en donnant une fois de plus aux amis de l'ordre
social la satisfaction non moins dangereuse que vulgaire de triom-
pher de la folie et des faiblesses de ses adversaires. Il y a quelque
cinquante ans, le Times étonnait et scandalisait le public con-
servateur et la bonne compagnie en Angleterre en terminant un
grand article sur la Ligne contre les droits sur les céréales, ce
monstre révolutionnaire, par ces mots d'une simplicité éloquente :
« La Ligue est un fait, un grand fait. » Eh bien ! il m'a semblé voir
que le Congrès de Londres, si banal qu'il ait été par certains côtés,
si fertile en scandales, si impuissant à se gouverner, n'en con-
stitue pas moins sous quelques rapports un phénomène nouveau
et d'une haute importance. J'aimerais à dire rapidement et en
toute sincérité ce qu'il a été, ce qu'il a fait, en quoi il est simple-
ment un anneau dans une chaîne (|ui remonte bien haut, en quoi
il est le symptôme et le point de départ dune évolution nouvelle.
I
L'importance d'une convention de parti tient naturellement
dans une certaine mesure au nombre de ceux qui y prennent part.
Je dis dans une certaine mesure, parce qu'il est évident qu'il y a
LE CONGRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 143
lieu de tenir grand compte de la constitution des assemblées et
de la nature des élémens qui les composent. On ne saurait établir
de comparaison juste, cela va de soi, entre une cohue de mille in-
dividus ne représentant queux-mêmes et un Congrès de cin-
quante à soixante membres dont chacun représente quelques
milliers d'électeurs. La convention de Queen's Hall prétendait
naturellement à un certain caractère représentatif. Chaque délégué
avait à exciperdun mandat, àdéposer ses pouvoirs, à prouver qu'il
avait reçu mission d'un groupe régulier. Excellente règle, mais
c'est ici malheureusement qu'apparaît le défaut radical d'esprit
pratique des organisateurs ou peut-être leur préférence pour
l'apparence sur la réalité, pour les gros chilTres sur la représen-
tation authentique, pour l'ombre sur la substance. Ce qui a vicié
le Congrès de Londres ; ce qui lui a ôté en grande partie le droit de
parler au nom des masses populaires; ce qui, en même temps, l'a
condamné à d'incessantes récriminations et à d'impuissans essais
de réforme, ça été la déplorable organisation des unités primaires,
des groupes représentés.
Le premier venu n'a qu'à s aboucher quelques jours avant la
date de la convocation avec deux ou trois quidams de son espèce
et à adopter pour leur trio ou leur quatuor un nom ronflant :
V Association collectiviste populaire de N... ou le Cercle socialiste
révolutionnaire de A... Le tour est joué. Un nouveau groupe
socialiste a vu le jour. Plaît-il au fondateur de se déléguer lui-
même au Congrès, — cas qui se présente fréquemment, puisque
c'est le moyen le plus simple d'obtenir ses grandes entrées dans
l'assemblée révolutionnaire; — il n'a qu'à rédiger lui-même ses
propres pouvoirs. S'il n'a pas cette ambition, il peut conférer son
mandat à qui bon lui semble. Ici encore nulle condition de do-
micile, de participation, etc. Un groupe n'eût-il jamais même
entrevu son mandataire, celui-ci résidât-il à deux cents bonnes
lieues de ses commettans, appartînt-il à une autre nationalité,
n'eût-il absolument rien de commun avec eux : le mandat n'en
est pas moins valable. Le plus souvent, c'est par l'entremise de
courtiers ad hoc, tout prêts à dénicher, voire au besoin à créer
de toutes pièces un groupe à l'intention de ceux qui brûlent de
représenter, mais sans savoir quoi, que s opère ce trafic où inter-
viennent parfois les espèces sonnantes et trébuchantes. Et le pro-
duit de ces belles transactions, le représentant fictif d'un groupe
fictif, jouit au sein de l'assemblée exactement des mêmes droits
que les délégués d'un grand syndicat ouvrier avec ses milliers et
ses centaines de milliers de membres et ses millions de cotisa-
tions! C'est par cette fissure ou cette crevasse des mandats fictifs
TOME cxxxvu. — 189C. 10
146 REVUE DES DEUX MONDES.
que les anarchistes, chassés d'un côté, ont pu rentrer de l'autre,
imposer à l'assemblée d'énervantes discussions et se moquer im-
pudemment de ses votes impuissans. C'est que l'on ne sait ou ne
veut pas choisir entre deux conceptions, qui exigent chacune toute
une série de mesures d'application particulières et qui ne sau-
raient se marier l'une à l'autre. S'agit-il d'un parlement du tra-
vail? Idée ambitieuse; non absurde. Qui n'a entendu parler des
conférences représentatives de telle ou telle grande industrie?
L'autre jour, à Aix-la-Chapelle, c'étaient les mineurs du monde
entier. Que font-ils pour éviter l'intrusion d'étrangers et pour
assurer la suprématie de la majorité? Une scrupuleuse vérifica-
tion des pouvoirs, la fixation préalable du nombre des mandats,
la proportionnalité du vote, c'est-à-dire l'attribution à chaque
délégué du total des suffrages qu'il représente, voilà les moyens
simples mais suffisans, mis en œuvre par les mineurs. Il n'est pas
très difficile de deviner pourquoi les organisateurs n'ont pas osé
recourir à ces mesures héroïques. Il ne serait demeuré que des
délégués authentiques de groupes véritables : grand avantage
moral, — mais il ne serait resté qu'un fort petit nombre de ces
phénix, pitoyable résultat pratique. D'autre part, reconnaître
franchement que l'on n'était et ne pouvait être qu'une assemblée
de parti, c'eût été un moyen fort sûr de couper court à certaines
difficultés, qui ont failli étrangler le Congrès, mais c'eût été un
pénible aveu pour des hommes qui aspirent à jouer le rôle de
représentans en titre de l'humanité et de fondés de pouvoirs de
la révolution.
11
Le Congrès débuta sous de tristes auspices, le dimanche
26 juillet, par un meeting qui devait être « monstre », à Hyde
Park. Il s'agissait dans cette plaine historique, sur ce gazon foulé
par les pieds de tant de vaillans serviteurs du progrès, à l'ombre
de cet arbre des réformateurs, qui a vu tant de grandes et majes-
tueuses manifestations populaires, de présenter au Londres démo-
cratique les plus illustres délégués étrangers et de lui faire voter
du même coup une résolution en faveur de l'établissement de la
paix universelle par la révolution sociale. L'hameçon était un
peu grossier pour les bons partisans de la paix, gens pourtant
sans défiance ni soupçon. Ils flairèrent quelque piège et averti-
rent par les journaux leur clientèle de s'abstenir. Se souve-
naient-ils de ces congrès de la paix et delà liberté à Genève, avant
4870, où Victor Hugo, président d'honneur avec Garibaldi, lan-
LE CONGRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 147
çait en gui^e d "oracle quelque énorme banalité, et où Bakounine
s'efforçait de conquérir à Yamorphisme et à ses beautés les hon-
nêtes disciples de l'abbé de Saint-Pierre? La Providence ne vou-
lut pas donner aux orateurs de la nouvelle Internationale l'occa-
sion d'otïenser par de trop grossières insultes ou d'effrayer par
de trop tonitruantes harangues les chastes oreilles des mem-
bres des sociétés de la paix : une pluie diluvienne fit de Hyde
Park un lac, de la manifestation un je ne sais quoi qui n'a pas
de nom dans la langue des hommes, et des manifestans des am-
phibies collectionnant des rhumatismes. On ne résiste pas à des
seaux, encore bien moins à des torrens, à des cataractes d'eau.
Il y a beau temps que le maréchal comte de Lobau le prouva aux
Parisiens révolutionnaires des premières années du roi Louis-
Philippe. Dieu, à Londres, prit sa méthode à ce brave homme de
guerre. Ce fut une débandade. Force fut de remettre les présen-
tations au lendemain, à l'inauguration du Congrès. Quand il s'ou-
vrit à Queen's Hall, le lundi matin, il y avait beaucoup dabsens.
Il avait été décidé que les délégations s'assembleraient par na-
tionalité, et les Français, qui préparaient au Congrès un plat de
leur métier, étaient trop occupés à liquider les vendettas de
l'union socialiste pour être prêts à temps. Supposons donc qu'ils
ont enfin pris leur place et décrivons rapidement la composition
de l'assemblée.
A tout seigneur tout honneur. C'est l'Angleterre qui reçoit,
c'est par elle qu'il faut commencer. Il fut un temps où la plupart
de ces robustes artisans anglais, si confortablement mis, aux appa-
rences si cossues, aux formes athlétiques, aux figures résolues,
à l'air paisible, de bonne humeur, un peu lourd, d'un ruminant,
auraient pu dire, comme le doge de Gênes à Versailles: Ce qui
m'étonne le plus ici, c'est de m'y voir ! 11 fut un temps où l'Angle-
terre passait pour réfraclaire absolument au socialisme. L'esprit
d'énergique individualisme de la race s'y opposait. Quand l'ou-
vrier secoua sa longue torpeur et se mit à regarder autour de
lui pour voir s'il n'avait pas à revendiquer autre chose que l'hon-
neur de contribuer à la création de la plus prodigieuse richesse
et du paupérisme le plus effroyable du monde entier, il hésita
entre deux voies. Chartiste, il fut révolutionnaire, mais à sa façon,
gravement, avec le respect delà légalité, avec la ferme résolution
de ne recourir qu'à la dernière extrémité à la force brutale et
physique, avec une touchante préoccupation des précédens et sur-
tout avec un noble dédain pour le plat de lentilles que lui offrait,
en échange de son droit d'aînesse civique, la Jeune Angleterre^
cette création d'un sémite de génie, Disraeli, qui inventa
448 REVUE DES DEUX MONDES.
lui, juif, en plein pays anglo-saxon, le socialisme chrétien.
Les Trades Unions, elles, laissèrent de côté la politique ; elles ne
s'occupèrent que des intérêts professionnels. Hausser le taux des
salaires, diminuer le nombre des heures de travail, elles n'avaient
pas d'autre but; la grève, avec quelques assaisonnemens, comme
\q pickcting , et parfois, pendant la période ténébreuse qui précéda
la reconnaissance légale, avec les explosions et les meurtres com-
mandés, elles n'avaient pas d'autres moyens. Résolument terre à
terre, elles écartaient, non pas la révolution, mais l'idéalisme;
elles se défiaient, non de la force, mais de la solidarité. Cam-
pées dans la société moderne, non en ennemis du capitalisme,
mais en bandes qui demandaient au capital part à deux, elles
se piquaient d'être trop pratiques pour s'embarrasser de ces
questions oiseuses de pure théorie à la contemplation desquelles
se laissaient hypnotiser leurs camarades du continent. De plus,
anglaises à fond, de tempérament peu cosmopolite, peu portées
vers la fraternité des peuples. Enfin, de par leur recrutement, une
manière d'aristocratie ouvrière. L'artisan supérieur seul, le skilled
labourer, louvrier d'élite, dont la longue préparation ou dont
l'adresse native est un capital, ceux-là seuls s'unissaient. Pour le
journalier, celui qui n'a que ses bras et qui s'en va, de-ci de-là, les
offrir au rabais, cette poussière sociale était condamnée à l'état
atomique à perpétuité. On les croyait incapables de discipline,
de prévoyance, d'esprit d'entente. Aussi bien pendant longtemps
les Trades Unions furent-elles la meilleure sauvegarde de l'An-
gleterre contre l'invasion du socialisme. Ce n'est que peu à peu
qu'un double mouvement, extérieur et intérieur, en a radicale-
ment transformé la composition et l'esprit. Le néo-unionisme est
un phénomène tout récent et dont l'importance historique ne
s'est que tardivement révélée aux observateurs superficiels. Il
date de la grande grève des docks de la Tamise en 1889. C'a été
l'irruption, dans les cadres de l'armée régulière du travail, des
irréguliers, des indépendans, de ce que John Bright appelait le
résidu social.
En môme temps, soit conviction, soit tactique, la grande ma-
jorité des Trades Unions se ralliait au programme socialiste.
Ce qui était fiction pure il y a trente ans, quand un orateur au
premier Congrès de l'Internationale proclamait que huit cent
mille unionistes anglais s'étaient enrôlés dans le mouvement, est
devenu une vérité depuis lors. Le Congrès annuel des Trades
Unions vote, non seulement les mesures pratiques^ sagement con-
çues, habilement rédigées, que son comité parlementaire a pour
mission de faire adopter par les Chambres, mais encore des dé-
LE COMIRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 149*
clarations de principes sur la reprise par la société de la propriété
de la terre et des moyens de production. Ainsi le shibolelh collec-
tiviste est sur les lèvres des anciens champions de l'individua-
lisme. Saiil est avec les Prophètes. Sur le continent maintenant,
chaque fois quil y a un Congrès international ou une conférence
industrielle, à côté des figures connues de nos propres socia-
listes, on voit les Anglais. Ils pratiquent linternationalisme : c'est
la meilleure preuve de leur conversion. Ils acceptent la solidarité
d'un socialisme souvent bien primitif : c'est le meilleur moyen
de démontrer qu'ils n'ont plus peur de l'ombre des principes.
Non pas que la fusion soil complète. Toujours on distingue du
premier coup d'oeil l'élément britannique de l'élément continen-
tal. Dans la mise, dans l'allure, dans la façon d'être et de se tenir,
dans le geste et le tour de tête, il y a un je ne sais quoi qui met à
part les insulaires. Volontiers les socialistes d'autre part, qui su-
bissent à contre-cœur l'influence de ces associés, si différens
d'eux, se plaignent de leur hauteur, de leur intolérance, de leur
dédain des droits d autrui. Il faut toutefois avoir le regard peu
pénétrant et voir les choses bien en gros pour ne pas démêler
d'énormes différences entre ces Anglais eux-mêmes. L'ancien chef
trade-unionniste, passé député ouvrier depuis longtemps, jadis
maçon de son métier ou mineur, depuis lors sous-secrétaire d'État
à l'intérieur, ne ressemble guère, on en conviendra, au guérillero
du néo-unionnisme, candidat perpétuel du parti ouvrier indé-
pendant, ou même alderman du conseil de comté de Londres. Le
premier a l'air d'un fermier enrichi, il a la physionomie paisible
et prospère ; si quelque part, dans un coin de sa conscience, il
demeure quelque petit souvenir des attentats jadis commandés
ou commis, — avant la grande commission d'enquête et la recon
naissance légale, — au nom des unions, il n'y paraît guère. C'est un
libéral orthodoxe, il vote au doigt et à l'œil; le premier craque-
ment du fouet du whip le ramène, et s'il flirte avec le socialisme,
s'il consent à siéger coude à coude avec quelque révolutionnaire
à l'aspect patibulaire, c'est qu'il faut bien ménager sa popularité
et que le métier a ses charges comme ses revenans-bons. Tous, du
reste, ne le font pas. Je n'ai pas ouï dire que M. Broadhurst ait
franchi le seuil de Qneen's Hall. Les Sam Wood et autres grands
chefs mineurs ont observé une prudente réserve. Quant à M. John
Burns, il est en train de s'assagir trop rapidement pour commettre
la faute de descendre spontanément dans la Fosse aux Lions.
D'autres pourtant, parmi les modérés, avaient cru devoir faire
acte de présence au Congrès. Les Trades Unions y ont été large-
ment représentées. Près de 200 de leurs délégués y siégeaient..
150 REVUE DES DEUX MONDES.
A le bien prendre, c'eût été le trait le plus important de cette
session. Karl Marx, qui avait toujours soupiré en vain après ce
vaste réservoir de forces, aurait su apprécier à sa juste valeur cette
démonstration du nouvel état dame des unionnistes. Par mal-
heur, ici comme partout, le vice originel du Congrès en a faussé
tous les ressorts. Les représentans de quelques centaines de mil-
liers d'hommes enrégimentés, encadrés, disciplinés, n'ont pas
pesé lourd dans la balance contre une majorité recrutée parmi
tous les incompris, les grands hommes d'estaminet, les grandes
âmes méconnues, les états-majors sans simples soldats, les ratés,
les aigris et les farceurs. Non que tous ou presque tous les adver-
saires de l'unionnisme rentrassent dans ces catégories : j'en con-
nais, pour ma part, qui sont dignes de tout respect. Il n'en est pas
moins advenu que la frivolité, le dilettantisme, l'intransigeance
d'amateurs, l'amour du bruit, la haine innée du socialiste roman-
tique pour la simplicité un pou fruste de l'artisan aux mains cal-
leuses, tout cela s'est cristallisé, coalisé, contre la délégation
trade-unionniste, et l'a réduite à l'impuissance. Sur un peu plus
de quatre cents membres, — formant la moitié de l'effectif du
Congrès, — les Anglais ne comptaient pas deux cents délégués
des Trades Unions ou des conseils de métiers, et plus de deux
cents délégués d'autres groupes, répartis entre trois sections prin-
cipales.
Il y avait ceux de la fédération socialiste démocrate, ceux du
parti ouvrier indépendant, et enfin ceux de la société Fabienne.
Prenons celle-ci tout d'abord. C'est quelque chose comme la
P. R. B., Pre-Raphaëlite-Brothcrhood, appliqué aux questions
sociales. Sous ces mystérieux signes, F. S., se sont groupés, il y a
quelque dix ans, force jeunes gens distingués, cultivés, pour la
plupart sortis des Universités, — on sait ce qu'implique en Angle-
terre une telle origine, — des privilégiés, des bourgeoisdans toute
la force du terme. Un beau jour, cette jeunesse se dégoûta de
l'économie politique courante. Elle renonça solennellement Adam
Smith et Ricardo et Stuart Mill lui-môme, pourtant le précurseur
de tant de choses nouvelles. Elle se proclama socialiste. Ses
maîtres furent, avec Karl Marx, ce dialecticien incomparable, cet
historien merveilleusement informé de l'évolution industrielle
anglaise, les initiateurs du socialisme de la chaire en Allemagne,
les Brentano, les Schmoller, les Wagner. Il y eut un peu de pose,
beaucoup de littérature dans leur fait. L'esthéticisme n'avait plus
de grandes batailles. Le sublime créateur de Parsifal, des Maîtres
chanteurs et de Tristan et Yseult avait cause gagnée. Tel qui eût
rompu des lances en l'honneur de la Tétralogie, déversa le trop-
LE CONGRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. lol
plein de s%ii enthousiasme sur la loi d'airain des salf/ircs, sur
l'appropriation collective du sol et des moyens de production.
Dans un petit volume d'Essais, publié en collaboration, les plus
forts, ceux qui étaient munis de connaissances, d'idées ou de
style, firent pour le socialisme superlin de la jeune génération ce
qu'avaient fait vingt-cinq ans plus tôt pour l'hétérodoxie angli-
cane les auteurs àEssais et Reçues. Ce manifeste panaché mit
quelques noms en évidence. M. George-Bernard Shaw en est l'un
des plus dignes d'intérêt. Ce socialiste austère est de son métier cri-
tique de théâtre, voire de musique. Il fait dans la Satiirday Review
des articles hebdomadaires dont Timpertinence égotiste et le sen-
sationnisme analytique n'est pas sans devoir quelque chose à
M. Jules Lemaître. C'est lui qui, dans le Sta)\ a rendu compte, —
avec un mélange assez piquant d'encens et de vinaigre, — des
représentations de Bayreuth cette année, et il a dû dévorer l'espace
pour se précipiter de la colline sacrée du Festspiel à la salle de
Langham Place. M. Sidney Webb, autre Fabien, n'est pas tout
à fait du même acabit. C'est la science infuse. De moitié avec sa
femme, une ancienne inspectrice des manufactures qui a laissé
une trace profonde de son activité, il a écrit le premier volume
d'une histoire des Trade Unions qui est, sans exagération, un
monument. Membre du Conseil de comté de Londres, il s'y est
spécialisé dans ces questions sanitaires où le socialisme muni-
cipal est si fort à sa place, et il a conquis l'autorité incontestée
d'un expert. Au Congrès, où il a dû parfois se sentir bien mal à
l'aise, il avait été chargé d'un rapport sur l'organisation de l'en-
seignement dont M. Keir-Hardie a fait repousser les conclusions.
La 6'. D. F., ou fédération sociale démocratique, est un autre
corps un peu irrégulier, un peu en marge du prolétariat. Certes,
il comprend des ouvriers ; — on se le dit et on se les montre, en
effet. Il est de plus d'une orthodoxie révolutionnaire impeccable :
tellement orthodoxe et tellement révolutionnaire qu'on a parfois
dit méchamment que sa raison d'être unique était d'être à l'ex-
trême gauche de qui que ce fût. C'est néanmoins une associa-
tion un peu bourgeoise d'origine. M. Hyndman, qui en est le
fondateur et le grand chef, ne l'a-t-il pas mise au monde pour
suppléer aux insuffisances du trade-unionisme ouvrier ? Ce
gentleman fort correct n'a-t-il pas visé — y a-t-il renoncé? — à
être le Ferdinand Lassalle de l'Angleterre? Sur le front de son
acolyte, de son prophète ou de son lieutenant, M. Lansbury, se
pose comme un reflet de la gloire de ce machiavélisme. D'aucuns
regrettent de voir se fourvoyer dans cette galère des hommes de
parfaite et transparente bonne foi et de haute valeur. M. William
452 REVUE DES DEUX MONDES.
Morris, lui, est un grand poète qui a donné peut-être au socia-
lisme ce que la nature avait destiné à l'humanité. Il est trop fon-
cièrement indiscipliné pour s'attarder longtemps dans un groupe :
ce socialiste est, par tempérament, un réfractaire. Pour M. Her-
bert Burrows, c'est un peu une âme en peine depuis qu'en renon-
çant à la théosophie et à ses Mahatmas, il a du même coup perdu
l'amitié de M"*" Annie Besaut. Quant à M. BelforL-Bax, c'est un
dictionnaire vivant et c'est un original. Il sait tout sur tout. Il n'y
a qu'une chose qu'il ignore — et celle-ci, sans doute, il l'igno-
rera toujours, — c'est ce qu'il veut : le vrai but de cette inlas-
sable activité et quel chemin y conduit. Il a bien vite vu que ce
n'est pas M. Hyndman qui a la clef de ce mystère.
A la fois assez analogue à la S. D. F., et pourtant radicalement
différent d'elle, le Parti ouvrier indépendant, 1'/. L. P., est lui
aussi en grande partie le produit d'une personnalité. M. Keir-
Hardie, fondateur et chef, n'est assurément pas le premier venu.
Il a fait un peu bruyamment son entrée dans la vie publique quand,
élu par le bourg métropolitain de West Ham au Parlement de
1892, ce nouveau Thivrier effaroucha les gardiens de la pudeur
de la Chambre des communes en se présentant dans le premier
club de Londres avec une casquette mauvais-sujet et une veste
de velours. Par bonheur l'Angleterre parlementaire a des trésors
de libéralisme en fait d'étiquette et de garde-robe. M. Keir-Hardie
s'est bientôt signalé par d'autres actes d'insubordination. On aurait
dit qu'il eût pris à tâche d'adopter en tout le contre-pied de son
collègue et ex-ami, John Burns. Celui-ci cache sous sa rondeur
beaucoup de finesse. Il n'est pas de ceux qui poussent la fidélité à
leurs principes jusqu'à les desservir à force d'intransigeance. Il a,
en tout bien tout honneur, sa petite pointe d'ambition person-
nelle. Depuis qu'il est député de Battersea, son point de vue a
considérablement changé, et il l'admet franchement. Plus ne
commanderait-il les charges de la foule au dimanche sanglant de
ïrafalgar Square! Plus ne confondrait-il dans un même anathème
toutes les classes, tous les rangs, tous les partis, presque tous les
citoyens de son pays! John Burns n'est nullement un traître. Il
veut aboutir. Au Parlement et au conseil de comté il a déjà plus
obtenu pour le bien de ses compagnons de travail et la réalisation
de son programme de socialisme pratique que tous les déclama-
teurs pendant tout le xix'^ siècle. Pour cela il lui a fallu s'allier
au parti libéral. Voilà ce que Keir-Hardie et consorts ne par-
donnent pas à V honnête John. Contre sa réélection à Battersea, ils
ont épuisé avec la S. D. F. leurs efforts. Keir-Hardie a sacrifié sa
vie politique à cette espèce de duel. C'est un fanatique. Comme
LE CONGKÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 153
John BurnB, longtemps prédicateur laïque des méthodistes pri-
mitifs en même temps qu'ouvrier mécanicien, il est ardemment
reliiiieux, puritain dans l'àme, tout pénétré de la Bible et surtout
de l'Ancien Testament, descendant authentique de Bunyan. Il a
la tête d'un illuminé. Dur, violent, étroit, soupçonneux, d'intel-
ligence bornée et de culture plus médiocre encore, mais hon-
nête, consciencieux, équitable à sa façon, c'est le type du vrai
révolutionnaire anglo-saxon. Bien qu'à le voir on conçoit la dif-
férence essentielle d'une révolution faite par des hommes de ce
calibre et d'une révolution faite par les disciples de Voltaire et
de Rousseau. Il est, toutes proportions gardées, à Allemane, le
socialiste français dont l'action dissolvante rappelle assez la sienne,
ce qu'un Cromwell est à un Danton. A côté de lui, moins parce
qu'ils cèdent à son attraction que parce qu'ils obéissent à la ré-
pulsion probablement injuste que leur inspire John Burns, Ben
Tillett, intelligent, beau parleur, à l'afTiit d'un mandat parlemen-
taire; Tom Mann, plus un légiste un peu fourvoyé dans cette com-
pagnie; le docteur Pankhurst ; une jeune femme, miss Edith Lan-
chester. que ses parens ont rendue célèbre en voulant l'enfermer
comme folle , parce qu'elle avait décidé — par principe — de
pratiquer l'union libre avec l'homme de son choix.
On ne saurait dire que les délégations des autres pays anglo-
saxons présentassent un bien vif intérêt. Pour l'Australie, elle avait
pris un parti original. Tout le monde des antipodes n'avait qu'un
seul représentant, le docteur Aveling, l'un des gendres de Karl
Marx. Quand on votait par nationalités ou délégations, M. Ave-
ling à lui tout seul, sûr de l'unanimité, contre-balançait et annu-
lait toute la délégation anglaise malgré ses centaines de milliers
de constituans! L'Amérique, quant à elle, n'en est assurément
plus au degré d'inorganisme où elle en était il y a un quart de
siècle quand, Karl Marx, par un coup de désespoir, ayant fait
transférer à New- York le conseil central de l'Internationale, il
fallut reconnaître l'absence de tout élément proprement socialiste
et la nécessité d'agir in vacuo. De gigantesques grèves, des con-
flits sanglans et répétés n'ont que trop fait voir l'accumulation sur
tous les points de cet immense territoire, dans les cités à peine
nées de l'Ouest comme dans les villes quasi européennes de l'Est,
de tous les matériaux d'un grand incendie. A en juger par le rap-
port de deux délégués récens des Trade-Unions , dont l'un est
John Burns, ce qui surtout y fait défaut aux masses ouvrières,
c'est l'organisation. Il manque à la base l'incomparable solidité
du cadre syndical. L'artisan, à qui toute son éducation a inculqué
que, dans une démocratie, il n'y a pas de classes, hésite à en créer.
154 REVUE DEvS DEUX ^FONDES.
Il se laisse absorber par les rivalités des partis politiques. Quand
il se constitue à l'état séparé pour la défense de ses intérêts, il
ne sait pas se décider entre la simple contiguïté locale et la soli-
darité professionnelle. Aux sobres réalités des syndicats il associe
volontiers les puérilités des sociétés secrètes ou le clinquant des
chevaliers du travail. Aussi bien, piètre délégation oii quelques
béjaunes aux cheveux longs, dont l'un prononça un réquisitoire
ridiculement emphatique contre ce qu'il lui plut d'appeler la
mélasse bourgeoise, faisaient vis-à-vis à un bataillon sacré de
femmes, qui n'étaient pas toutes jeunes ni jolies, et dont le capi-
taine en jupons, M""" Stanton Blatch,la fille d'Elisabeth Stanton,
lança une fois au congrès ébahi cette apostrophe vibrante : « Le
sens commun a-t-il, ou non, la parole ici? »
La délégation allemande vaudrait assurément qu'on s'y ar-
rêtât, si elle n'était trop connue. Qui ne sait qu'au bon pays
d'Allemagne, malgré la gloire militaire, la constitution de l'em-
pire, l'hégémonie européenne et la prospérité commerciale, en
dépit de douze ans d'état de siège et de quelques années de
socialisme d'Etat, nonobstant les messages et les lois de Guil-
laume P"", la poigne du prince de Bismarck, et les velléités contra-
dictoires de Guillaume II, — le parti démocrate-socialiste n'a cessé
de grandir jusqu'à être aujourd'hui le premier par le nombre des
suiTrages émis aux élections pour le Reichstag? Qui n'a présente à
l'esprit cette prodigieuse, cette effrayante progression depuis les
premières élections pour le Reichstag jusqu'aux dernières, faisant
passer de cent mille à deux millions le total des voix socialistes ?
Le trio dirigeant, MM. Bebel, Licbknecht et Singer, deux
anciens ouvriers et un riche patron, deux chrétiens d'origine et
un juif, trois têtes dans un bonnet, l'un des plus merveilleux
exemples de concorde politique, tout cela est bien connu. On sait
l'admirable discipline du parti ; comment la fraction ou groupe
parlementaire y est strictement subordonnée au Congrès et au
Comité; comment tout marche, propagande, publicité, élections,
au doigt et à l'œil; comment de plus en plus les rangs de l'état-
major du Reichstag et de la presse se recrutent dans le prolé-
tariat intellectuel, parmi les docteurs en philosophie qui jadis
auraient trouvé quelque modeste emploi dans le service des in-
nombrables Etats in-12 ou in-18 de l'Allemagne décentralisée. On
sait la lutte entre l'Allemagne du nord et l'Allemagne du midi,
comment Vollmar et Grillenberger, Bavarois dans l'âme, l'ont
transplantée au sein du socialisme; comment l'anarchie, legs de
l'ancien compagnon et député Moss, a engagé une guerre à mort
contre la démocratie socialiste et ses pontifes; comment le coni-
JJS CONGRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 155
pagnon La^dauer, présent à Londres, et son Sozialist combattent
le Vorwœrts et le comité directeur. Le socialisme allemand a une
place trop importante dans l'organisme politique de l'empire; il
est trop étroitement mêlé à tout ce qui se fait au Reichstag, où
tôt ou tard il aura une importance numérique proportionnelle
à ses forces réelles et égale ou supérieure à celle du centre catho-
lique; il est, en un mot, un trop gros et trop haut seigneur pour
que le Congrès de Londres puisse être dans son histoire autre
chose qu'un incident secondaire.
On me permettra de ne pas m'étendre sur la délégation fran-
çaise. Chaque pays jouit de ses propres socialistes, et les nôtres
méritent cette justice qu'ils ne laissent pas mettre leur chandelle
sous le boisseau. A vrai dire on peut même trouver qu'ils occu-
pent un peu trop le public, non pas de leurs idées, mais d'eux-
mêmes, de leurs personnes, de leurs querelles et de leurs petites
affaires. N'ont-ils pas trouvé le moyen de réduire pour la masse
du bon peuple de France ce Congrès de Londres, qui pouvait
avoir son intérêt propre et son haut enseignement, à une nou-
velle guerre civile et à une vaste empoignade? Je ne serai pas
assez injuste pour prétendre qu'il n'y ait rien de fondé dans les
protestations et dans la mauvaise humeur de nos parlementaires
socialistes. Il est dur d'être si peu compris chez soi, que personne
n'ait voulu voir le caractère vraiment conservateur des thèses
soutenues par MM. Jaurès et Millerand au Queen's Hall et
l'ironie du destin qui les a fait succomber sur un pareil terrain.
Injustice ou inintelligence, l'opinion n"a pas semblé attacher
d'importance au fond des choses. On a trouvé plaisant ce spectacle
de grands manœuvriers battus par leurs propres armes, de ces
deux grands chefs du socialisme parlementaire français : Prodicus
et Gorgias, ou encore Hortensius et Cicéron, arrivant à Londres
pour faire la roue et triompher devant les représentans du parti
dans le monde entier et réduits à néant par la coalition des
blanquistes, des allemanistes, de quelques indépendans à tous
crins et des anarchistes pur sang. On rit encore de voir la
fissure grandir et la ligue formée à grand'peine à la Chambre
menacer ruine en France à la suite du Congrès où ont pourtant
triomphé toutes les idées de ses auteurs. Tout cela est assez na-
turel, étant donné la nature humaine. Et pourtant il reste que
sans ces parlementaires, sans la permission tout exceptionnelle
qui leur a été donnée de constituer une seconde nationalité et de
créer pour les besoins de la cause ce que l'on a appelé la Navarre
à côté de la France, notre pays fût demeuré sous le coup d'une
affirmation de la méthode révolutionnaire pure et simple et d'une
156 REYUE DES DEUX MONDES.
alliance offensive et défensive avec l'anarchie. Le représentant
par excellen.ce du socialisme néerlandais, Domela Nieuwenhuys,
«t son ami au regard extatique et au parler mystique, Cornelissen,
deux idéalistes purs, deux dogmatistes intransigeans, égarés dans
la politique contingente, ont bien compris, eux, de quel côté étaient
les vrais vaincus et ils ont secoué la poussière de leurs pieds sur
le nouvel opportunisme. Suisses et Belges, au contraire, ont fait
l'épreuve, — ces derniers depuis quelque temps sur une vaste
échelle, — des bienfaits de l'action politique et de la conquête
du pouvoir. L'Italie, assez faiblement représentée, — le cercle des
étudians de Brescia avait imaginé de déléguer qui? je vous le
donne en mille, cette bonne Louise Michel, — avait en Ferri un
orateur populaire distingué. Elle n'a pas trouvé de majorité pour
répudier la compromettante solidarité des Malatesta et autres
faux frères. L'Espagne a toujours eu un goût assez prononcé pour
les formes simples par lesquelles le socialisme se rapproche du
brigandage : on aurait pu craindre qu'elle ne se montrât un peu
portée à l'indulgence pour les partisans de la propagande par le
fait. En Autriche un homme remarquable, le docteur Adler, a
entrepris presque seul l'œuvre gigantesque de créer une démo-
cratie socialiste sur le modèle allemand, et le fait qu'il n'ait pas
échoué donne la mesure de sa valeur. Enfin le Congrès, qui
comptait parmi ses membres des Tchèques, des Hongrois et des
Polonais, — l'un de ces derniers dénoncé comme agent secret,
expulsé par ses compatriotes et réinstallé comme délégué fran-
çais, — se félicita de voir pour la première fois dans une assemblée
du socialisme international un Rus«;e authentique, porteur d'un
mandat russe en règle. Rien ne manquait à l'internationalisme
de la convention de Queen's Hall. Elle était qualifiée pour aborder
son ordre du jour.
m
C'est ici le curieux de laffaire : ce Congrès réuni à grands
frais, ce concile œcuménique du socialisme n'a réussi à résoudre
ou plutôt à tourner les questions préliminaires d'organisation
que vers la fin de sa session et a dû expédier au galop l'étude
et la discussion des problèmes sociaux. Rien n'a tant contribué
à donner mauvais air et mauvais renom aux congressistes de
Queen's Hall. On s'est gaussé de ces braves gens venus des quatre
coins des cieux pour décider... quoi? le programme de l'action
prochaine, les bases de la société future, l'idéal du xx" siècle en
vue? Oh! que non pas; tout simplement s'ils devaient accepter
LE CONGRÈS SOClALlSTi: INTERNATIONAL. i 57
pour collègues les pires ennemis de leur parti. Il est certain qu'il
V a une disproportion risible entre la grandeur des prétentions,
les fanfares de la réclame, les complaisans :
Nescio quid maj as nascit iir Iliade
de la presse amie, et l'état au vrai des résultats obtenus. Le r/r/z-
cu/us mus se présente forcément à l'esprit, et l'on est tenté de se
demander s'il valait bien la peine de déranger huit cents socia-
listes de marque pour démontrer leur impuissance à demeurer
entre eux, en petit comité.
Allons toutefois au fond des choses. Ce n'est pas précisément
ceux qui s'amusent le plus de ce contretemps qui souhaitaient
avec le plus d'ardeur voir le Congrès abattre beaucoup de
besogne. Ils devraient savoir gré aux anarchistes, dont c'est sou-
vent le métier, d'avoir ainsi gêné les socialistes; mais l'amertume
ne se comprend pas dans leurs jugemens sur un intermède aussi
propice aux amis du statu quo. Et puis, en fait, toute logomachie
mise de coté, est-ce qu'à l'heure présente la question des rap-
ports de l'anarchie et du socialisme ne domine pas toutes les
autres? Je sais bien qu'elle n'a été abordée que de biais, par le
petit coté; je sais également que, grâce à la stupide organisation
dont j'ai parlé, elle n'a été résolue ni dans un sens ni dans l'autre,
puisque, chassés par une porte, les anarchistes sont rentrés par
la porte d'en face ; qu'expulsés comme disciples de Bakounine
ou de Kropotkine ils sont revenus narguer l'assemblée comme
délégués inviolables de tel ou tel groupe plus ou moins fictif et
qu'enfin, condamnés à une énorme majorité par le Congrès en
séance plénière, ils ont obtenu gain de cause de cette surprenante
section française. Il n'en demeure pas moins tout naturel que le
socialisme soit hanté de ce problème.
A première vue, il semble que la solution en soit bien simple.
S'il existe une opposition absolue entre deux principes, c'est bien
entre le principe socialiste et le principe anarchiste qu'elle creuse
un abîme. Le premier affirme la stricte subordination des droits
de l'individu au bien commun ; le second l'autonomie illimitée
de l'individu. Le premier demande l'intervention de l'Etat, de la
contrainte légale , dans une foule de domaines qui jusqu'ici y
sont soustraits ; le second voit dans l'Etat un mal ou plutôt le
mal en soi qu'il faut abolir. Le premier croit que la libre con-
currence , le libre développement des égoïsmes , la libre pour-
suite des intérêts particuliers aboutissent fatalement à l'oppres-
sion , à l'inégalité , au malaise social ; et il réclame , à titre de
remède pour aujourd'hui et de prévention pour l'avenir, le strict
158 REVUE DES DEUX 310ADES.
assujettissement de toutes les forces individuelles à une règle
commune imposée par l'autorité ; le second croit que l'harmonie
parfaite consiste dans l'équilibre instable de toutes les forces
individuelles librement développées et il exige avec une sérénité
et une suavité implacables la destruction de toutes les formes
sociales, sans se préoccuper d'une reconstitution qui serait un
nouveau mal, du moment qu'elle serait artificielle. Voilà pour
la théorie générale, et l'on voit qu'il est difficile pour des pen-
sées humaines d'habiter deux climats intellectuels et moraux
plus radicalement contraires. Et ce n'est pas tout. A côté de la
doctrine, il y a la pratique : or l'expérience — une expérience
constante, sans une seule exception — apprend aux socialistes
que le rôle des anarchistes est de les contredire, de les compro-
mettre et de les perdre. Prenez l'histoire de l'ancienne Interna-
tionale. Elle a eu, elle aussi, ses jours de grandeur, cette créa-
tion un peu prématurée de Karl Marx. Sa faiblesse fondamentale
tenait à ce qu'elle avait mis la charrue avant les bœufs, à ce
qu'elle avait prétendu constituer l'internationalisme avant d'avoir
solidement assis le socialisme national. Aussi fut-elle une plante
éphémère grandie avec une célérité merveilleuse, flétrie et morte
avec une vertigineuse rapidité. Il lui manqua toujours une base
solide. La force résidait au sommet dans le conseil central,
investi du coup, par la force même des choses, d'une sorte d'au-
torité dictatoriale et trouvant hors de lui moins d'appui encore
que de résistance. Cet édifice fut en l'air dès le premier jour.
Quand les grands Congrès de Genève (1866), de Lausanne(1867),
de Bruxelles (1868), de Bâle (1869) voyaient affluer les représen-
tans des classes ouvrières et des socialistes de tous les pays, ils
semblaient si puissans que beaucoup de défenseurs de l'ordre
social tremblaient dans leurs chausses et que le second empire,
fidèle à sa tactique, n'avait pas de meilleur argument pour rame-
ner la bourgeoisie française, alors en plein reflux libéral, au
pouvoir fort et au régime d'autorité. Eh bien! déjà un chancre
interne rongeait ce grand corps d'une croissance si rapide.
L'absence de racines locales allait naturellement accélérer la
marche de la décomposition, mais ce qui tua proprement le pre-
mier internationalisme ce fut déjà l'anarchisme. Celui-ci avait-il
déjà emprunté à Proudhon, dont la dialectique impitoyable, si
supérieure à sa puissance de déduction positive, est en quelque
mesure responsable de la chose, le nom de l'anarchie ? Peu
importe. Bakounine avec son amorphisme ou son nihilisme s'était
logé dans l'Association Internationale des travailleurs. Il avait
engagé la lutte à mort contre Karl Marx, dont il haïssait le
LE CONGRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 159
sens prati<fue autant que les doctrines. Par deux coups succes-
sifs il vint à bout do ce mouvement en apparence si puissant. La
Commune de Paris , que Ion mit sur le compte de l'Inter-
nationale, fut en réalité un premier essai de la pure doctrine
atomique de l'anaiehie. Elle détermina une réaction qui aurait
balayé l'Internationale en France, même sans le douteux secours
de la loi Dufaure. En même temps, au dehors, l'anarchisme
s'attaquait de front à ce qui subsistait de l'Internationale. La
fédération jurassienne agissait sous l'inspiration directe de
Bakounine, avec l'aide d'hommes qui ont dû se repentir depuis
lors de leur conduite d'alors, comme M. Brousse, le fondateur
du possibilisme, ou M.. Guesde, ennemi juré en ce temps-là de
l'action politique. Le Congrès de la Haye, en 1872, signa l'arrêt
de mort de l'Internationale. On y traita précisément la même
question qu'au Congrès de Londres cette année. Marx y fit exclure
comme anarchistes Bakounine et le Neuchàtelois Guillaume. Le
blanquiste Vaillant , qui présidait l'autre jour au nom de la
France une séance à Queen'sHall, quitta avec Cournetet Banvier
l'assemblée. On décida le transfert du conseil central à New-
York. C'était le suicide décemment dissimulé. C'en était fait.
L'anarchie avait fait son œuvre. Elle l'a reprise depuis lors.
Chaque fois que le socialisme essaye de se constituer à l'état de
force régulière, nous assistons à une explosion de sauvagerie, à
une reprise de la guerre au couteau contre la société. C'est
Bavachol, c'est Henry, c'est Caserio. L'opinion, peu faite aux
distinctions subtiles, englobe dans une même réprobation et
dans une même répression tous les ennemis de la société actuelle,
— et le tour est joué.
H semble donc qu'il ne doive y avoir parmi les socialistes sin-
cères et sérieux qu'un sentiment et qu'un cri contre toute soli-
darité avec l'anarchie, c'est-à-dire avec un parti aux antipodes
de leur pensée et des crimes duquel on les rend pourtant toujours
responsables. D'où vient qu'il n'en soit pas ainsi? Je ne parle pas
de l'attitude des blanquistes ou des allemanistes, ou de tels
autres groupes douteux, toujours prêts par esprit de contradic-
tion et pour nuire à leurs frères ennemis, les socialistes parle-
mentaires, à tout faire ou à tout laisser faire. Je crois que les
scrupules d'hommes comme les Keir-Hardie, comme les Tillett et
les Mann, voire de certains socialistes modérés et libéraux,
tiennent à d autres raisons plus avouables. H faut d'abord faire la
part de la répugnance presque invincible d'hommes accoutumés
à se sentir à l'extrémité de l'intransigeance, à siéger au sommet
de la montagne, pour des mesures qui auraient pour effet de créer
160 REVUE DES DEUX MONDES.
un parti plus avancé, de donner à des rivaux le prestige d'une
sorte d'excammunication et de reconnaître des hommes trop ré-
volutionnaires. Puéril sentiment, nul n'en disconviendra, mais
puissant, mais pour certaines natures irrésistible.
Et puis, il y a aussi le dualisme de l'anarchie, les deux faces si
dissemblables sous lesquelles elle se présente. Vous répudiez
volontiers Ravachol,les brigands simplistes, les dynamitards pour
l'amour de la casse : mais quoi ! tel délicieux anarchiste de votre
connaissance? un savant qui honore son pays et son temps
comme Elisée Reclus? un philosophe perdu dans les nuages
comme le prince Kropolkine? un idéaliste comme Jean Grave?
Non, vous dis-je, il n'est pas si facile que l'on croit de prononcer
raca en bloc contre ces hommes et il y faut, avec de l'intelligence,
du courage. Car, jeA^ous prie, avez-vous lu l'exposé sommaire et
populaire que le prince Kropotkine a publié de l'anarchie, sa
philosophie et son idéal? Vous y aurez vu que l'anarchisme est
tout d'abord la simple extension aux phémonènes de l'ordre so-
cial et moral des conclusions de la philosophie scientifique de la
nature. Vous y aurez vu non sans étonnement la contradiction
radicale qui y existe entre la doctrine politique et la doctrine
économique de l'école, — la première, ayant pour postulat l'a-
bolition de l'État, le libre développement des forces individuelles
groupées sans aucune fixité, — la seconde, aboutissant au commu-
nisme absolu, non pas au communisme mitigé et quasi indivi-
dualiste que l'on appelle collectivisme, qui borne la reprise
sociale à la terre et aux moyens de production, qui respecte la
propriété privée et l'héritage, et pour lequel un certain socia-
lisme marque une prédilection très vive, mais pour le commu-
nisme vrai ou le partage égal de toutes choses entre toutes gens !
Se charge qui voudra de concilier cette formidable antinomie et
de m'expliquer comment, sans contrainte de l'Etat, ce commu-
nisme rigoureux s "établira ; ou comment il se maintiendra, tant
que de nouvelles habitudes d'esprit n'auront pas été créées sans
l'intervention de l'autorité; ou comment enfin l'Etat consentira à
s'anéantir volontairement quand il aura accompli cette grande
tâche et par là même justifié son existence ! Il me suffît de noter
que ces contradictions sont autant de passeports à la bonne
volonté des socialistes et qu'à beaucoup il paraîtrait dur d'ex-
clure, sous prétexte d'une hérésie à lointaine échéance, d'aussi
zélés promoteurs de la propriété commune. Et voilà pourquoi,
malgré les avertissemens du passé, malgré les leçons des temp?:-
nouveaux, le socialisme n'a pu jusqu'ici exterminer de ses rangs
ces faux frères, extirper cette excroissance morbide. A Zurich,
LE CONGKKS SOClALISTi: INTEBNATIONAL. 161
le Congit^» avait adopté une résolution destinée à régler la
question pour le présent et pour l'avenir et qui demeura lettre
morte. A Londres, le Congrès a ressassé le même débat, il a
adopté la même mesure — en séance générale par vote de na-
tionalité, à une énorme majorité : dix-huit nations contre la
France et la Hongrie, anarchistes, chacune à une voix de majo-
rité, l'Italie, partagée en deux camps égaux, et la Serbie, absente
ou abstentionniste. Il a fini par remettre, de guerre lasse, le
soin d'une solution à la commission d'organisation du prochain
Congrès, en Allemagne. J'ai l'intime conviction que, quoi qu'on
fasse, on ne viendra jamais à bout de la difficulté tant que, d'une
part, l'assemblée n'aura pas renoncé à la séduisante fiction d'être
un parlement de travail au lieu d'une convention de parti ; et
tant qu'en outre les socialistes n'auront pas eu le courage de dé-
pouiller la vieille défroque révolutionnaire.
IV
Ce courage, l'auront-ils? Cela, au fond, dépend de la réponse
qui sera donnée à la seconde grande question préalable que le
Congrès de Londres a discutée à perte de vue, celle de l'action
politique et de la conquête du pouvoir. Il serait aise de montrer
qu'après tout c'est sous une forme un peu différente le même
procès toujours pendant entre l'anarchie et le socialisme, puis-
que si ce dernier a raison dans sa conception étatîste et anti-liber-
taire^ ce serait s'infliger un démenti à soi-même et livrer délibé-
rément l'avenir social à la bourgeoisie, radicale ou conservatrice,
peu importe, que d'émigrer à l'intérieur et de se refuser à l'exercice
du droit de suffrage et d'éligibilité, en d'autres termes, de la sou-
veraineté du peuple. Toutefois, la question n'a jamais été posée
assez nettement pour que l'on ait pu tirer des conséquences cer-
taines sur l'opinion de tel ou tel groupe socialiste de ses principes
généraux. Jadis, lors des Congrès constituans de la première
Internationale, il aurait été impossible de prévoira coup sûr l'atti-
tude de tel ou tel membre du parti. Depuis un quart de siècle, il
s'est passé assez de choses pour que la nature du problème ait
changé du tout au tout. De lui plus que de tout autre on a pu dire :
Solvitîir ambuiando. En effet, d'où venait principalement autre-
fois la défiance, souvent incurable, de socialistes pourtant très
convaincus de la nécessité de l'Etat et partisans de sa constante
intervention dans le domaine économique, si ce n'est du fait que
l'action politique impliquait une espèce d'abdication au profit de
partis essentiellement bourgeois ? Avant que la démocratie socia-
TOME GXXXVII. — 1896. 11
162 REVUE DES DEUX MONDES.
liste allemande, s'emparant du suffrage universel, eût forcé la
porte du Reichstag, le socialiste appelé à exercer son droit de
vote pouvait se demander avec quelque apparence de raison s'il
était bien utile d'apporter son contingent au radicalisme. Sans
doute, en 1848, dans le premier bouillonnement du suffrage uni-
versel, un certain nombre de socialistes avaient franchi comme
tels l'enceinte des Assemblées. Si cette expérience s'était renou-
velée, il est permis de croire que les hésitations n'auraient pas
été si longues ni les scrupules si difficiles à vaincre. Quand,
en 1867, le Congrès de Lausanne discutait la question de savoir
s'il fallait se maintenir sur le terrain purement économique ou
faire cause commune avec cette portion de la bourgeoisie qui
poursuit, au besoin par la révolution, les réformes politiques et
l'établissement de la république ; — les termes mêmes employés
indiquaient assez la vraie nature de la répugnance éprouvée.
Déjà alors pourtant la force des choses l'emportait sur ces craintes.
On votait, malgré Karl Marx, l'inséparabilité de l'émancipation
sociale et de l'émancipation politique; on intervenait en fait
dans la politique à chaque instant, — par exemple, quand à la
veille de cette guerre de 1870 dont les résultats immédiats devaient
être l'écrasement de la première Internationale, mais dont les
conséquences lointaines devaient être si favorables au socialisme
cosmopolite, on protestait des deux côtés du Rhin contre une lutte
fratricide.
A bien plus forte raison doit-il en être ainsi depuis l'avènement
d'un parti socialiste dans presque tous les Parlemens du monde.
Il ne s'agit donc plus de travailler pour autrui. Plus de Sic vos
non vobis.hesocïdlisie ne se sent plus en politique un simple pro-
létaire dont les produits sont interceptés et confisqués par un
radical quelconque. C'est proprement l'ère de l'association aux
bénéfices politiques. Ou plutôt, à l'inverse d'autrefois, s'il est un
parti qui ait l'air de se donner du mal pour le profit d'autrui, à
cette heure, c'est le radicalisme bourgeois. Il sert de fourrier et
de maréchal des logis au socialisme en marche. Il lui marque
ses logemens. Il se charge de lui frayer les voies et de lui ouvrir
les portes. S'il lui arrive encore d'être appelé au pouvoir, il sait
fort bien de qui il est le mandataire et le gérant, au nom de qui il
doit gouverner et oii siègent ses vrais maîtres. Juste retour des
choses d'ici-bas! longtemps le radicalisme exploita les forces de
la démocratie socialiste, détourna son courant pour faire tourner
— souvent à vide — les roues de son moulin, se fit faire la courte
échelle pour escalader les régions du pouvoir : aujourd'hui impuis-
sant, discrédité, il ne peut plus subsister qu'à condition de venir,
LE CONGRÈS SOCIALISIE INTEHNATIONAL. 163
chapeau b9B, se mettre à la disposition de son ancien manœuvre.
Dans ces conditions on ne voit pas quelle difficulté peut ciicoro.
arrêter le parti socialiste. Pour lui l'action politique, c'est bien
vraiment la conquête du pouvoir et quel parti a jamais dédaigné
cette perspective ? Il n'en subsiste pas moins tout un ordre de dé-
fiances assez fortes. Le tempérament soupçonneux, fléau des dé-
mocraties, legs dun long passé, est loin d'être guéri. Ce n'est plus
pour un parti politique bourgeois que l'on travaille forcément en
donnant son suffrage : d'accord; mais, en premier lieu, entrer
dans la voie du vote, c'est répudier l'action révolutionnaire, vieille
superstition pas encore tout à fait démodée ; puis, qui nous dit que
ce ne soit pas faire des camarades ainsi élevés sur le pavois, à plus
forte raison des professionnels du socialisme parlementaire, des
parvenus, des bourgeois pires que les autres, puisque renégats?
Voilà l'objection dans toute sa force. C'est la jalousie instinctive,
c'est la crainte d'être dupe, c'est l'amer résidu de tant de décep-
tions. F'ersonne ne soutiendra qu'il n'y ait rien absolument de fondé
dans ces soupçons. On a connu des démagogues qui n'avaient rien
de plus pressé que de renier leurs origines et de brûler du sucre
pour dissiper un fâcheux relent populaire. N'est-il pas évident,
cependant, que le meilleur moyen pour un parti de rendre im-
possibles ces défections, c'est de les rendre désavantageuses et par
conséquent de se constituer le plus fortement possible? Tel qui
trahira sans scrupule une poignée de compagnons d'armes, rari
nantes, restera fidèle aux gros bataillons par le principe même ([ui
l'eût fait déserter. Ce qui subsistera sans doute toujours de ce
sentiment de méfiance, c'est une vague mauvaise volonté à l'égard
de ceux des chefs du socialisme qui n'appartiennent pas aux
classes ouvrières proprement dites. Au Congrès de Londres, malgré
le succès éclatant remporté par la parole abondante et colorée
de M. Jaurès, et à un moindre degré par la faconde d'avocat de
M. Millerand, on a vu percer à plusieurs reprises cette disposi-
tion. C'eft l'une des conditions du métier de leader socialiste : il
est à croire qu'il a ses compensations.
La discussion sur l'action politique et la conquête du pouvoir
aurait été toutefois bien incomplète si aucune allusion n'y avait
été faite à une face tout à fait nouvelle de la question, je veux
parler de ce remarquable mouvement d'invasion des municipalités
en France. Véritable leçon de choses pour montrer aux plus scep-
tiques la valeur des réformes purement politiques. Car enfin sans
la République et son espèce d'autonomie communale limitée, ni
Marseille, ni Lille, ni Roubaix, ni Dijon, ni tant d'autres villes
importantes n'auraient pu tomber aux mains des ouvriers de la
164 REVUE DES DEUX MONDES.
révolution sociale. Et qui contestera l'importance de ces con-
quêtes? N'est-ce pas sur le terrain municipal que l'expérience
pratique du socialisme peut le mieux se tenter? N'y a-t-il pas une
grande différence entre un mandat purement représentatif, cette
viande un peu creuse, et la possession du pouvoir exécutif local?
Toutes les questions d'administration locale, l'eau, le gaz, l'élec-
tricité, la voirie, les logemens ouvriers, la réforme sanitaire, les
séries de prix, la taxe du pain, l'octroi, — en vérité n'y a-t-il pas
là de quoi réaliser sans bruit quelques-uns des articles essentiels
du programme socialiste? Il est vrai que pour cela il faudra re-
noncer aux manifesfations provocantes, se priver du plaisir de
braver le patriotisme populaire, éviter les scandales de Lille, en
un mot, se faire sages et modestes : le jeu n'en vaut-il pas la
chandelle? C'est ce qu'on a semblé comprendre à Londres où,
malgré la présence des anarchistes et en dépit des ridicules pro-
testations de certains doctrinaires de l'absolu, on s'est prononcé
nettement en faveur de l'action politique.
Tel est donc le bilan de ce Congrès. Il n'a pu résoudre la
question brûlante de l'anarchie. Il a accepté, subi, beaucoup plus
qu'il ne Ta faite, la solution de la question de l'action politique,
telle que la force des choses l'a peu à peu amenée. Dans cette
assemblée internationale, on peut dire que tout ce qui a eu un
caractère délibérément international a été secondaire, sans intérêt,
modelé sur le passé, tandis que chaque nation a apporté un élé-
ment nouveau, quelque important résultat, quelque modification
essentielle de l'état de choses antérieur. Ce qui avait fait la fai-
blesse de la première Internationale, c'avait été ce qui pouvait
précisément faire illusion sur sa force : à savoir, le fait que
l'édifice avait été commencé par en haut, qu'il manquait de
fondemens et qu'il flottait en l'air. Au contraire, au Congrès de
Londres, on a pu se rendre compte de l'état inorganique, de l'ab-
solue imperfection des institutions centrales de l'internatio-
nalisme, et de la puissante assiette du socialisme national dans
chaque pays d'Europe. Les Congrès de la première Internationale
avaient offert par leur composition, par leur ordre du jour, par
leurs débats, un intérêt qui dépassait infiniment celui qu'eussent
présenté à cette heure les modestes rudimens d'organisation
socialiste dans l'intérieur de chaque Etat. Au Congrès de Londres,
médiocre pastiche de ces conciles d'antan, assemblée vouée au
désordre, au rabâchage et aux stériles déclamations, siégeaient
LE CONliRÈS SOCIALISTE INTERNATIONAL. 165
OU auraient pu siéger beaucoup plus d'une centaine de membres
des principaux parlemens d'Europe et une douzaine d'adminis-
trateurs de quelques-unes des plus grandes communes de France.
Aussi bien l'insuccès de cette tentative prématurée de recon-
stitution des grandes conventions internationalistes atteste-t-il
tout simplement le changement de méthode du socialisme, qui
va désormais du simple au composé, du national au cosmopolite
et qui a poussé dans le sol de nos vieilles communautés euro-
péennes de bien autres racines qu'avant 1870. Voilà la vérité. Elle
est incomparablement moins rassurante pour les amis de l'ordre
que les légendes auxquelles ont donné naissance le fiasco com-
paratif du Congrès de Queen's-Hall. et surtout la mésaventure sur-
venue aux pontifes du socialisme parlementaire français. Il a
paru plus utile de mettre en lumière l'état réel des choses que de
rééditer des plaisanteries usées sur la décomposition socialiste.
La vérité est que, si le Congrès de Londres a démontré que les
temps ne sont pas encore mûrs pour une sorte de cosmopolitisme
communiste, il a révélé l'immensité des progrès accomplis dans
les principaux pays d'Europe depuis vingt-quatre ans, — depuis
les obsèques de l'Internationale à la Haye, — par le parti de la
révolution sociale. Shakspeare, qui a tout vu, a mis dans la
bouche de son Jack Cade la prédiction de l'avenir que certains
des chefs de ce puissant mouvement voudraient faire à nos so-
ciétés. Ce socialiste avant le temps promet au peuple « de le vêtir
tout entier d'une seule livrée, afin qu'ils puissent tous s'accorder
comme des frères. » L'heure de la fraternité universelle ne
semble pas avoir encore sonné, mais celle de la livrée uniforme
n'est peut-être plus aussi loin qu'on se plaît à le croire.
Francis de Pressensé.
LA COTE D'IVOIRE
CE QU'ELLE EST, CE QU'ELLE DOIT DEVENIR
C'est un symptôme assez remarquable des progrès accomplis
depuis dix ans sur le terrain des idées, que l'entrée de la ques-
tion coloniale dans l'ère des discussions économiques; car la
controverse, pour elle, c'est la vie. Rien ne décèle mieux, et il
faut singulièrement s'en réjouir, l'éveil de l'intérêt public, une
curiosité générale pour ces choses d'outre-mer que nous avons,
hélas ! trop longtemps abandonnées à d'autres plus hardis ou plus
avisés que nous. Les voici devenues à présent d'une actualité si
vive que les moindres vues personnelles ne sauraient plus se ma-
nifester sans être prises à partie avec véhémence ; aussi n'avons-
nous nulle intention de iTaiteTexprofes.so des sujets aussi féconds
en polémiques; nous voudrions seulement, dans cette rapide
étude, exprimer quelques-unes des opinions que nous a récem-
ment suggérées un voyage assez étendu sur la Côte d'Ivoire,
rechercher la plus profitable manière de mettre en œuvre les
grandes ressources naturelles de ce pays, dégager enfin, par un
parallèle constant entre son aspect actuel et le développement
que l'avenir semble lui réserver, ce qu'on peut légitimement
attendre du temps et de l'effort des hommes.
INous examinerons successivement la physionomie générale
de la contrée et les productions de son sol ; les obstacles que l'im-
plantation européenne y trouvera à vaincre; les voies de péné-
tration; les moyens de colonisation et d'exploitation; enfin, dans
une courte critique, les quelques réformes à accomplir, les quel-
ques abus à éviter, les desiderata dont la réalisation immédiate
est le plus indispensable à la prospérité de la colonie.
r-'\
\s
L'AUSTRALIE
ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE^^^
LES PRODUCTIONS — LA CRISE REGENTE
Nul pays au monde n'a été transformé par l'introduction de
la civilisation européenne dune manière aussi rapide et aussi
brillante que FAustralie. Abandonnés il y a un siècle encore à
quelques misérables tribus sauvages, sans utilité aucune pour le
reste de l'humanité, ce continent et les grandes îles adjacentes
nourrissent aujourd'hui une population de 4 millions d'hommes
et leur commerce extérieur s'élève à 2 milliards de francs. Les
produits de ces pays, qui semblaient, hier encore, relégués aux
extrémités du monde, viennent, jusqu'en Europe, lutter avec les
nôtres : il n'est pas jusqu'aux denrées les plus périssables, les
moins capables en apparence de supporter un voyage prolongé :
les viandes, le beurre, les fruits, les œufs, qui n'aient à lutter
contre cette concurrence. L'Australie vient même à la tête de
tous les pays du globe dans la production d'une des denrées
les plus vulgaires, mais les plus indispensables à l'homme, la
laine, et elle occupe aussi l'un des premiers rangs dans celle du
plus précieux des métaux, l'or. De l'une et de l'autre, elle fournit
le quart de ce qui s'en produit chaque année dans le monde.
(1) Voir la Revue des 1'' juin et 1" août.
4lO REVUE DES DEUX MONDES.
La plus brillante de ces deux industries, celle de Tor, qui a
tant contribué au peuplement rapide de l'Australie, est bien loin
aujourd'hui d'être la plus essentielle, quoiqu'il ait été extrait depuis
quarante-cinq ans des mines et des placers d'Australasie 9 mil-
liards et demi de francs de métal jaune, dont près des deux tiers
proviennent de la seule colonie de Victoria. Après avoir atteint
une moyenne annuelle de 280 millions pendant la première dé-
cade d'années qui suivit la découverte des mines, la production
aurifère était tombée en 4886 à la moitié de ce cliiffre, par suite
de l'épuisement de nombreux placers à Victoria, en Nouvelle-
Zélande, dans la Nouvelle-Galles du Sud. Depuis 1 887, l'importance
croissante des mines du Queensland, et tout récemment la décou-
verte de celles de l'Australie de l'ouest, jointes à une recrudes-
cence d'activité à Victoria et en Nouvelle-Zélande, ont de nouveau
beaucoup augmenté l'importance de l'extraction. En 1893, il a été
extrait dans le monde entier plus d'or qu'en aucune année précé-
dente : si la colonie de l'ouest tient ses promesses, peut-être
l'Australie arrivera-t-elle aussi à dépasser tous ses chiffres anté-
rieurs. Mais, si grande que soit cette industrie, le nombre
d'hommes qu'elle occupe est relativement très faible : il ne s'éle-
vait, en 1892, qu'à 54 000, dont un dixième de Chinois, qui arri-
vent à gagner leur vie en lavant une seconde fois les sables déjà
traités par les blancs. Gest là vraiment un chiffre infime et qui
montre bien que les mines d'or sont surtout, pour les pays où
elles se trouvent, une excellente réclame, mais ne peuvent d'elles-
mêmes nourrir qu'une proportion très restreinte des immigrans
qu'elles attirent. D'ailleurs, l'exploitation des mines d'or a très
rarement pris en Australie le caractère d'une grande industrie
comportant de très vastes installations matérielles qu'elle a
aujourd'hui au Transvaal. Des concessions peu étendues, aux
mains de petits groupes de quelques personnes, qu'on s'efforçait
de travailler très économiquement, beaucoup de placers ou allu-
vions aurifères exploités quelquefois par des mineurs indivi-
duels, voilà quelle a été surtout, jusqu'à ces trois ou quatre der-
nières années, l'organisation de l'industrie aurifère. L'incertitude
sur la durée des mines, plus grande en Australie que partout
ailleurs, a contribué à lui donner ce caractère : j'ai entendu dire
bien des fois à des « capitaines, » — c'est ainsi qu'il est d'usage
d'appeler les directeurs des exploitations minières, — qu'en règle
générale les actions d'une société devaient se capitaliser au denier
trois. Quelques mines cependant font exception, et certaines
d'entre elles, aux environs de Bendigo, ont aujourd'hui poussé
leurs puits à plus de 900 mètres de profondeur.
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 411
L'or a foué le rôle d'un stimulant énergique dans le dévelop-
pement de l'Australie, mais les bienfaits de sa découverte n'ont
pas été sans mélange, car l'état d'équilibre instable de la société
coloniale et l'importance excessive des agglomérations urbaines
en ont été les résultats. Si l'exploitation des mines et des placers
a fait oublier pendant quelques années les ressources plus essen-
tielles et plus durables du pays, celles-ci n'ont pas tardé à re-
prendre le premier rang; aujourd'hui, comme avant la découverte
des gisemens aurifères, c'est la production de la laine qui est le
fondement de la prospérité économique des colonies austra-
liennes et, longtemps encore, sinon toujours, l'élevage des trou-
peaux, des moutons surtout, restera au premier rang de leurs
industries.
La prépondérance du pâturage sur l'agriculture, du squatter
sur le farmer^ est la conséquence directe de la nature du sol et
du climat. Une bande de terre qui suit le rivage de la mer,
large de 100 kilomètres en moyenne le long de la côte orientale,
d'un peu plus dans Victoria, d'un peu moins dans l'Australie du
Sud, existant à peine ailleurs, voilà tout ce qui est propre à la
culture dans ce pays. Dès que l'on a dépassé les chaînes plus ou
moins élevées qui limitent cette zone, on se trouve, si l'on est
parti de la côte occidentale, dans cet étrange désert couvert d'ar-
bres, mais absolument stérile, où sont semés les nouveaux champs
d'or de l'Australie de l'Ouest. Si l'on vient au contraire de l'est ou
du sud-est, ce sont d'immenses steppes où les affluens du Murray,
profondément encaissés entre des berges de sable jaune plus
élevées que les plaines voisines, promènent leur maigre cours
en interminables sinuosités. Les principales de ces rivières, le
Murrumbidgee, le Lachlan. le Darling, ont de l'eau toute l'an-
née, sont même navigables pendant quelques mois ; mais combien
de leurs affluens ne sont que des oueds, au fond desquels pendant
l'été on ne trouve que quelques mares! Le débit total du Murray
à son embouchure n'atteint pas celui de la Seine, et l'étendue
qu'il draine est double de celle de la France. En temps de crue,
ces rivières débordent au contraire et se déversent de place en
place dans des dépressions plus basses que le niveau moyen des
plaines, qui sont alors transformées en lacs. Dans cette moitié
orientale du continent, les grandes forêts d'eucalyptus ne cou-
vrent que la région maritime et les flancs des chaînes côtières ;
vers l'intérieur, le pays accidenté qui se trouve au pied des mon-
tagnes est encore parsemé de bouquets d'arbres : les vallées du
Murray et du Murrumbidgee, au point où les coupe le chemin de
fer de Melbourne à Sydney, avaient, lorsque je les vis au prin-
412 REVUE DES DEUX MONDES.
temps, presque Taspect d'un paysage anglais où l'eucalyptus
aurait remplacé le chêne. Mais plus on s'avance vers l'ouest et
plus les arbres deviennent rares : les éleveurs en sont d'ailleurs
les ennemis et les détruisent pour pouvoir nourrir plus de mou-
tons. Les immenses plaines du Darling sont couvertes d'herbes
spéciales, de salt-hush^ qui se plaisent dans ces sols légèrement
salés, et l'on n'y voit guère d'eucalyptus qu'aux abords des villes
et des habitations.
Toute cette région du bassin du Murray, et en particulier le
pays du salt-bush, est la terre d'élection des mérinos importés
d'Espagne à la fin du siècle dernier et qui forment aujourd'hui
les neuf dixièmes des troupeaux du continent australien. Le cli-
mat du littoral serait trop humide pour eux, mais à l'intérieur la
pluie totale n'est que de 200 à 400 millimètres, et pendant les
deux tiers de l'année la sécheresse est absolue. L'été y est torride :
celui de Bourke sur le Darling, la principale ville de l'ouest de
la Nouvelle-Galles, est aussi chaud que celui du Caire, et l'on y a
noté 53° à l'ombre, plus qu'on n'a jamais vu à Biskra; entre le
jour et la nuit, entre l'hiver et l'été, les écarts du thermomètre
sont énormes ; mais la température moyenne de l'hiver est encore
de 12°; s'il gèle parfois la nuit, ce n'est que rarement et très légè-
rement, et la neige est inconnue. Les éleveurs peuvent ainsi laisser
leurs troupeaux en plein air toute l'année, sans avoir à craindre
que le froid ne les décime, comme il arrive trop souvent sur les
hauts plateaux algériens par exemple. La douceur de l'hiver est
une condition essentielle pour l'élevage extensif des bêtes à laines ;
elle se retrouve dans tous les pays qui s'y livrent, l'Amérique et
l'Afrique méridionales, tandis que des conditions climatologiques
opposées ont empêché les Etats-Unis de prendre un des premiers
rangs dans cette industrie. Le nombre des moutons australiens,
qui était de 105 en 1792, s'élevait en 1892 à 122 millions. En 1861 ,
on n'en comptait encore que 23 millions, 49 dix ans plus tard,
78 en 1881. La seule colonie de la Nouvelle-Galles du Sud a
décuplé son troupeau depuis trente ans et possédait, en 1892,
58 millions de bêtes à laine; sa voisine du nord, le Queensland,
où le mouton n'est élevé que dans le tiers méridional, en avait
21 millions ; sa voisine du sud, Victoria, 13 millions. A l'ouest de
ces trois colonies commence le véritable désert australien, où les
pluies deviennent extrêmement faibles, où le sol est souvent
couvert de fourrés inextricables d'eucalyptus rabougris ; déjà le
nord-est de Victoria, le pays du mallee-scriib , se trouve dans ce
cas. Dans l'Australie du Sud, dont l'immense territoire traverse
d'outre en outre le continent, il n'y a plus que 7 millions de mou-
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 413
tons : les ^stal /on''- sont disséminées an pied de quelques chaînons
montagneux qui arrêtent les rares nuages et les obligent à ver-
ser quelques pluies sur leurs pentes : c'est pour porter des provi-
sions à leur personnel à travers les solitudes qui les séparent des
terrains cultivables que le chameau, aujourd'hui si utile dans
les champs d'or de l'ouest, a été d'abord introduit en Australie.
Toute la partie occidentale du continent, avec ses immenses dé-
serts, ses pluies tout à fait insuffisantes et les herbes vénéneuses
qui se mêlent trop souvent à ses pâturages déjà rares, ne contient
pas 2 millions de moutons. La richesse, comme la population de
cette région, n'est encore qu'un facteur insignifiant dans l'en-
semble de la société australienne. Dans l'étude du développe-
ment économique de l'Australie, on peut négliger toute la moitié
du continent située à l'ouest de la ligne télégraphique qui le tra-
verse du nord au sud, du fond du golfe Spencer à Port Darwin,
en face des îles de la Sonde.
La valeur des 350 millions de kilogrammes de laine produits
par les moutons australiens était en 1892 de 560 millions de
francs; 2 millions et demi de kilogrammes seulement étaient con-
servés pour la consommation locale ; tout le reste était envoyé
en Europe et en Amérique et formait un peu plus de la moitié de
la valeur totale des exportations australiennes (1 020 millions de
francs). Ce n'est donc pas à Melbourne ou à Sydney, ni même
dans les champs d'or de Ballarat, de Bendigo ou de Goolgardie,
c'est dans les immenses plaines du Murray et du Darling qu'il
faut aller chercher la véritable source de la prospérité de l'Aus-
tralie.
Ces plaines sont découpées en énormes exploitations, dont la
plus grande partie est seulement louée par leurs propriétaires à la
couronne. Dans la Weslern division de la Nouvelle-Galles, la partie
la plus occidentale et exclusivement pastorale de la colonie,
16 millions d'hectares sont loués pour 28 ans à 309 squatters qui
ont ainsi en moyenne 50000 hectares chacun pour y faire paître
leurs troupeaux : il ne faudrait que 10 à 12 de ces propriétés juxta-
posées pour égaler la surface d'un département français. Certaines
sont plus grandes encore; je rencontrai sur le paquebot qui me
portait d'Amérique en Australie le régisseur d'une ferme de
200000 hectares, qui venait de prendre un congé de six mois
pour voir l'Europe et l'Amérique, et retournait s'enfermer au mi-
lieu de ses 250000 moutons à 1000 kilomètres de Sydney, dans
les torrides solitudes de l'ouest de la Nouvelle-Galles. L'exploi-
tation que je visitai, dans la région du Lachlan, et qui contenait
160000 bêtes à laine sur environ 120000 hectares, était beaucoup
414 REVUE DES DEUX MONDES.
moins éloignée, à quelques kilomètres seulement d'une station de
chemin de fer. Une route passable mène de la gare à l'habita-
tion du régisseur, une maison légèrement bâtie, entourée de vé-
randas, comme il convient dans les pays chauds. A l'intérieur on
pourrait se croire chez un gentleman-farmer d'Angleterre; seule,
la vue par la fenêtre des eucalyptus qui en ombragent les abords
rappelle qu'on est aux antipodes. Près de là sont les logemens,
assez confortables, eux aussi, du personnel qui, pour cet énorme
troupeau, ne comprend que 60 hommes. Encore, me dit-on, est-ce
la propriété d'une compagnie, qui ne regarde pas à la dépense :
un particulier se chargerait de diriger ce domaine en n'em-
ployant qu'une vingtaine de personnes. Autrefois il aurait fallu un
très grand nombre de bergers. Mais, aujourd'hui, on a supprimé
ceux-ci : des barrières de fil de fer divisent tout le terrain en de
nombreux paddocks, dans lesquels les moutons sont enfermés;
le rôle des employés se borne presque à faire des rondes pour
s'assurer qu'on ne vole pas les animaux, et que les barrières sont
en bon état. On a pu ainsi mieux aménager le terrain, et laisser
reposer régulièrement certaines parties de la propriété.
Il faut, certes, un tempérament bien trempé pour diriger des
exploitations de ce genre et vivre presque constamment loin de
toutes les distractions de la vie civilisée, surtout dans l'extrême
ouest de la Nouvelle-Galles ou du Queensland, où nombre de
domaines sont à plus de 100 kilomètres de toute ville. Aussi la
plupart des squatters avaient-ils pris l'habitude de ne rester que
la moitié de l'année sur leurs terres et de venir passer l'autre à
Sydney ou à Melbourne ; au moins s'y rendaient-ils tous, lors de la
grande saison des courses, — le divertissement favori des Austra-
liens,— en octobre et novembre, aussitôt après la tonte des mou-
tons, et y menaient-ils grand train; quelques-uns ne paraissaient que
fort rarement sur leurs (( stations » et passaient une grande partie
de l'année à voyager en Europe. Des régisseurs, hommes de mé-
tier, s'occupaient pendant leur absence de leurs troupeaux. La
production de la laine a été longtemps la source de bénéfices
extraordinaires, et les bonnes terres de pâtures ont été parfois
l'objet de spéculations aussi grandes que les terrains des villes.
Avant la découverte des mines d'or, il y avait eu à Victoria un
premier boom accompagné d'une grande immigration des habitans
des colonies voisines, et déterminé par l'excellence des pâturages
de ce qu'on nommait alors le district de Port-Philip. Mais depuis
la crise de 1893, qui a durement éprouvé beaucoup de squatters
imprudens, et la baisse des prix, tombés de 10 pence (1 fr. 05) en
1890, ù 8 pence (0 fr. 85) en 1893, pour la laine de mérinos de la
l'aistralh: ht la nolvelle-zélande. 415
Nouvelle-Galles, et de 113 4 pence (1 fr. 23j à 10 pence (1 fr. Oo)
pour celle de Victoria, la situation des propriétaires de troupeaux
est au contraire devenue fort peu enviable. Pris entre les banques,
qui les pressent de rembourser les avances qu'elles leur ont faites,
et les tondeurs de moutons, constamment en grève, ils ne savent
à quel saint se vouer. Durant la grande grève de 1894, les squatters,
décidés à ne plus céder aux exigences des tondeurs, ont dû par-
fois, eux et leurs familles, prendre les cisailles ou plutôt les ma-
chines perfectionnées qui servent en Australie à recueillir la
laine, à cause de la difficulté de recruter un personnel suffisant.
Depuis un an, une hausse des prix est venue leur donner un peu
de répit et améliorer leur position.
A côté des crises, des grèves, de la baisse de la laine, parfois
du manque de bienveillance des gouvernemens, les infortunés
squatters ont encore à combattre un autre ennemi, dont on a
peine en Europe à parler sans sourire, et qui cependant est
terrible. Ce fléau, que les colons eux-mêmes ont introduit,
croyant n'amener qu'un gibier inoffensif, c'est le lapin. Dans ce
pays à peine peuplé, dont le climat paraît leur être particulière-
ment favorable, les rongeurs ont pullulé. Dans les régions où ils
sont nombreux, ils mangent toute l'herbe jusqu'à la racine, n'en
laissant plus pour les moutons. La nécessité aidant, ils sont
même, dit-on, devenus grimpeurs, et, s'ils ne peuvent encore
monter sur les grands arbres, du moins s'élèvent-ils sur les
eucalyptus rabougris qui couvrent certaines parties de l'inté-
rieur, et en mangent-ils toutes les feuilles lorsque l'herbe leur
manque. Un district est-il envahi par les lapins, c'est la ruine à
bref délai des squatters qui l'occupent et dont les moutons meu-
rent de faim. On ne peut comparer l'effet de l'invasion des ron-
geurs qu'à celle des criquets : ils ont tôt fait de transformer le
plus beau pâturage en une étendue aride, aussi dénuée d'herbe
que le macadam des voies les plus fréquentées d'une grande ville.
Les gouvernemens australiens ont institué des prix de plusieurs
centaines de mille francs pour récompenser les inventeurs de pro-
cédés d'extermination rapide. On n'en a point trouvé de pratique
jusqu'à présent. Ils ont payé des primes élevées à la destruction
des lapins : 2.i millions ont été tués en Nouvelle-Galles dans une
seule année : leur nombre n'en a pas paru diminué. En désespoir
de cause, les squatters se sont décidés à construire des barrières
pour limiter du moins l'invasion : ces barrières sont constituées
par des grillages de fil de fer s'enfonçant de trente centimètres
dans le sol. Le gouvernement de la Nouvelle-Galles en a fait
élever un sur une longueur ininterrompue de 1 130 kilomètres :
416 REVUE DES DEUX MOiNDES.
les frais n'ont pas été moindres de 900 francs par kilomètre; une
autre barrière du gouvernement a 480 kilomètres, et il faut y
ajouter 22 000 kilomètres environ posés par les particuliers pour
la défense de leurs propriétés. Dans le Queensland, les rabbits
boards, conseils spéciaux chargés de veiller à la protection des
pâturages contre les lapins, ont entrepris la construction de
plusieurs énormes lignes de grillages parallèles à la frontière de
cette colonie et de la Nouvelle-Galles, d'une longueur totale de
3 400 kilomètres. L'ingéniosité des colons a su cependant faire
sortir quelque bien de ce iléau, et aujourd'hui des envois con-
sidérables de lapins congelés sont faits en Angleterre, où ils se
vendent 1 franc à 1 fr. 25 pièce sur le marché de Londres. C'est
une faible compensation aux ruines qu'ils causent.
La colonisation pastorale pénètre dès aujourd'hui fort avant
dans le centre de l'Australie. Grâce à elle, 64 des 80 millions
d'hectares de la Nouvelle-Galles sont occupés déjà par des Euro-
péens, 60 millions d'hectares sont entourés de clôtures; mais
48 millions seulement sont possédés par leurs occupans ; le reste
est loué par l'Etat aux squat/ers. La location, si le bail est suf-
fisamment prolongé, n'a pas les mêmes inconvéniens pour la
pâture que pour l'agriculture, et la prédominance de ce mode de
tenure accompagne partout en Australie la prédominance de l'éle-
vage sur les autres industries agricoles : dans le Queensland ,
112 millions d'hectares sont affermés par l'Etat, 5 millions seule-
ment appartiennent en toute propriété à des particuliers, 52 mil-
lions sont encore inoccupés. Dans l'Australie du Sud, les
proportions sont analogues; mais Victoria compte 10 millions
d'hectares appartenant à leurs occupans contre 6 millions affermés
et 6 millions et demi inoccupés, et en Nouvelle-Zélande les chiffres
correspondans sont 8, 6 et 13 millions d'hectares. On voit que, si
l'on tient compte des montagnes et des parties stériles, il reste-
moins de terres libres en Australie, du moins dans les colonies de
l'est, qu'on ne serait porté à le croire d'après le peu de densité de
la population. C'est que, dans le bassin du Murray, le grand centre
actuel de l'élevage, on considère une propriété pouvant porter
1 mouton par 2 acres, soit 80 ares, comme étant d'une bonne
moyenne; en Nouvelle-Zélande, il est vrai, oii le climat est plus
humide, on Aoit quinze ou vingt bètes par hectare; mais dans
mainte propriété de l'Australie du Sud ou de l'extrême Ouest
de la Nouvelle-Galles, il faut jusqu'à deux ou trois hectares
pour en nourrir une. Lorsqu'on dépasse ce nombre, les troupeaux
sont décimés s'il survient une grande sécheresse, et ce phénomène
se produit presque périodiquement en Australie : celle des troi&
l'ai STK AME ET LA NOL VKLLE-ZÉLANDK. 417
dernières %iinées a réduit de 60 à 52 millions de têtes le troupeau
de la Nouvelle-Galles. Il est cependant certain que le Queensland
et même Victoria et l'Australie du Sud sont susceptibles d'aug-
menter considérablement leur cheptel, et la première do ces co-
lonies pourra sans doute le doubler. L'énorme Australie de l'Ouest,
malgré les déserts qui en cou\Tent la plus grande partie, devra
offrir aussi quelques régions propres à l'élevage.
Il
La laine a été longtemps le seul produit d'exportation que les
colonies australiennes aient tiré de leurs troupeaux. Le voyage^
sur mer était trop long entre elles et les grands marchés d'Europe
pour permettre d'y expédier du bétail sur pied. La fabrication du
suif et de quelques viandes salées, dont le débouché était forcé-
ment restreint, n'ajoutait que bien peu de chose aux bénéfices
que procurait aux éleveurs la vente de la laine. Depuis quelques
années, l'exportation des viandes gelées a ouvert au contraire des
horizons tout nouveaux et singulièrement vastes à l'industrie
pastorale.
La révolution économique produite par les applications du
froid, dont nous ne voyons encore que les débuts, promet de
rivaliser d'importance avec celle qu'a amenée, il y a un demi-
siècle, l'établissement des moyens de transport à grande vitesse
et à grande capacité. Les chemins de fer et les bateaux à vapeur
ont permis aux grains, aux textiles, aux minéraux, à toutes les
denrées de conservation facile de venir des pays les plus éloignés
lutter sur les grands marchés, dans les grands centres de consom-
mation et d'industrie du vieux monde, avec les denrées similaires
produites dans le voisinage. Mais les viandes, les fruits, le beurre,
toute cette catégorie si importante des produits alimentaires
autres que les grains, incapables de se conserver plus de quelques
jours, n'avaient pu profiter du perfectionnement des transports.
L'application industrielle du froid a étendu aux perishable goods,
aux « denrées périssables », les bienfaits que celle de la vapeur
avait procurés aux autres : grâce à elle, les viandes, les beurres,
le fromage, les fruits, le miel, les œufs même peuvent supporter
un voyage en mer de plus de quarante jours et arriver en parfait
état de conservation d'Australie et de Nouvelle-Zélande dans les
ports du Royaume-Uni.
Les premiers essais de transport des viandes congelées remon-
tent à près de trente ans en arrière, au voyage du navire le
Frigorifiqxie de Bordeaux à la Plata. Gomme pour tant d'autres-
TOME Gxxxvii. — 1896. 27
418 REVUE DES DEUX MONDES.
industries, c'était un Français, M. Tellier, qui fît les premières
expériences concluantes au point de vue technique. Mais, de
même que pour l'éclairage par le gaz, de même que pour l'utili-
sation de la vapeur, nous avons laissé à d'autres le soin d'exploi-
ter ce nouveau champ d'application de la science que nous avions
découvert, comme nous leur avons abandonné, pour les mettre
en valeur, tant de riches territoires que nos compatriotes avaient
les premiers explorés. Ce n'est que depuis 1880 que le commerce
des viandes congelées a pris un très grand développement ; le
transport des beurres est venu ensuite ; les autres applications
sont encore nouvelles et sortent à peine de la période expéri-
mentale.
Une Yisite aux freezing-works du gouvernement, à Melbourne,
m'a permis de me rendre compte de l'organisation de cette
industrie, encore toute récente à Victoria. Des compagnies par-
ticulières s'occupent aussi de la congélation des diverses den-
rées; mais, dans ce pays de socialisme d'Etat, le gouvernement a
voulu créer un établissement modèle muni des derniers perfec-
tionnemens et qui lui permît de faire des expériences pour étendre
à de nouveaux produits la méthode de conservation par le froid.
Les bâtimens sont situés de part et d'autre de voies de chemins de
fer qui apportent les produits des campagnes et permettent de
les amener ensuite dans des wagons spéciaux jusqu'au quai où
ils sont chargés sur les navires. Le froid est produit par la détente
de l'apimoniaque liquéfiée dans des tuyaux qui circulent à tra-
vers les chambres et peut s'abaisser jusqu'à plusieurs dizaines
de degrés au-dessous de zéro. Les viandes seules sont soumises à
une très basse température, — 18° à — 20". On me fait passer suc-
cessivement dans les chambres où se trouvent les moutons, puis
les volailles, dindons, poulets, canards, enfin les lapins. Toutes ces
viandes ont la dureté du bois; aussi, les petits animaux, lapins et
volailles, qui sont placés par 30 ou 40 dans des caisses à claire-
voie, y sont-ils entassés avant d'être gelés : on peut en faire entrer
ainsi un plus grand nombre dans un plus petit espace. Après les
viandes voici les œufs : l'année précédente, où on les exportait
pour la première fois, on les avait soumis à un très grand froid;
mais ils s'étaient brisés en morceaux ; aussi les maintient-on à pré-
sent un peu au-dessus du point de glace, entre 0" et 1 degré. Ils
sont soigneusement empaquetés dans des cadres de carton en
forme de damier, chaque œuf ayant sa case et complètement
entouré de cosses de pois pour amortir les chocs. Le beurre n'est
envoyé qu'après avoir été stérilisé. Le miel, enfin, avait été
d'abord expédié dans des boîtes d'étain, mais les résultats ont
L'AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 419
été mauves ; aussi expérimente-t-on maintenant son envoi en
rayons. Cinq ou six gâteaux de miel sont superposés dans une
boîte en bois, séparés par des feuilles de fort carton. Autour de
cette première enveloppe s'en trouve une seconde, qui ne lui est
reliée que par des ressorts, en sorte que les chocs ne parviennent
que très adoucis à la boîte intérieure.
Abord des navires qui les chargent, les viandes et les autres
produits continuent à être soumis aux mêmes températures que
dans les freezing-xcorks , dans de grandes chambres spécialement
aménagées. A la fin de 1894, trente-six navires de 4 000 à
7000 tonnes, dont trente vapeurs, étaient employés au transport
des viandes de mouton congelées entre la seule colonie de la
Nouvelle-Zélande — où cette industrie est, il est vrai, beaucoup
plus développée et plus ancienne qu'en Australie même — et
l'Angleterre. Les plus petits peuvent transporter de 25 à 30000,
les plus grands 70 000 carcasses de moutons: l'ensemble de cette
flotte suffirait au transport de 3 millions de carcasses par an.
Deux compagnies anglaises s'occupent spécialement de ce trafic.
Leurs bateaux partent tous les quinze jours de Londres, doublent
le cap de Bonne-Espérance, font escale en Tasmanie, puis aux
divers ports néo-zélandais et rentrent en Angleterre en doublant le
cap Horn. Le voyage est un peu plus long que par le canal de Suez,
— quarante jours environ dans chaque sens, — mais les navires
ne subissent pas les chaleurs prolongées qu'imposent la traversée
oblique des tropiques et celle de la Mer-Rouge, et profitent des
vents d'ouest favorables qui régnent dans le Pacifique austral.
Plusieurs sont aussi magnifiquement organisés pour le transport
des passagers : le Gothic, qae je visitai à Wellington, peut lutter
à ce point de vue avec les plus beaux des Transatlantiques,
En 1880, il n'était entré dans les ports anglais que 400 car-
casses de moutons et d'agneaux venant toutes d'Australie. En 189o,
il en est arrivé dans le Royaume-Uni 5 013 000, dont 2409500
venaient de Nouvelle-Zélande, 968 900 d'Australie, 19400 des îles
Falkland, 1615200 de la République Argentine. C'est surtout
dans la Nouvelle-Zélande, dont le climat plus humide a permis
d'acclimater les herbes anglaises et est plus favorable à l'engrais-
sement des moutons, que ce commerce a pris un grand essor. En
Australie, il a longtemps végété et ne s'est accru rapidement et dans
de fortes proportions que depuis 1890 : il se développera sans
doute encore beaucoup dans l'avenir, car on estime que les colo-
nies australiennes, la Nouvelle-Zélande non comprise, pourraient
disposer d'un excédent annuel de 4 à 5 millions de moutons à
expédier en Europe. Elles ne sont pas aussi avancées en ce qui
420 REVUE DES DEUX MONDES.
concerne la viande de bœuf, qui n'est produite sur une grande
échelle que dans l'Australie tropicale ou semi-tropicale, dans le
Queensland et le nord de la Nouvelle-Galles. La première de ces
colonies exportait néanmoins 161000 quintaux de bœuf gelé en
189S au lieu de 20000 seulement en 1894, et la seconde 63500
au lieu de 400 quatre ans plus tôt. Elles commencent à faire con-
currence sur le marché anglais aux exportations similaires des
États-Unis, qui oscillent entre 800 000 et un million de quintaux
par an.
Cette concurrence même que se font l'Australie et les
deux Amériques tend, toutefois, à réduire les prix de vente à un
niveau qui ne laisse plus aux éleveurs qu'un bien faible profit. La
viande gelée se vend toujours beaucoup moins cher que la viande
fraîche, parce que l'opération du dégel, malgré tous les perfec-
tionnemens qu'on a cherché à y apporter, lui laisse un aspect
peu agréable et lui fait perdre une partie de ses qualités : le mou-
ton australien ou néo-zélandais ne valait ainsi à Londres, l'été
dernier, que 35 à iO centimes la livre, alors que le mouton anglais
ou écossais se payait en gros 60 à 65 centimes. Le fret, qui était
d'environ 20 centimes, il y a quelques années, n'est plus que de
10 aujourd'hui; les dépenses de congélation et d'embarquement
faites dans la colonie sont denviron 4 centimes ; en y ajoutant les
frais d'assurance et ceux qu'il faut encore faire à Londres, on
arrive (1) à un total de 20 centimes de dépense pour amener de
Nouvelle-Zélande sur le marché anglais une livre de mouton qui
se vendra environ 40 centimes. On considère cependant dans la
colonie que les 20 centimes restant suffisent à rémunérer conve-
nablement l'éleveur, bien qu'il doive amener à ses frais le mouton
de sa propriété au port d'embarquement ; mais il ne faudrait pas
que les prix éprouvassent une plus forte baisse. Les compagnies
qui possèdent les freezing-ioorks et qui achètent aux propriétaires
sont elles-mêmes en relation avec des maisons de Londres, à qui
elles expédient à intervalles fixes un nombre déterminé de mou-
tons, de façon à éviter les alternatives d'encombrement et d'in-
suffisance du rnarché. Ce sont les produits accessoires, suif et
autres, qui constituent la plus grande partie des bénéfices de ces
compagnies. Certaines maisons anglaises très importantes possè-
dent elles-mêmes des freezing-works dans les colonies et achètent
du bétail directement aux éleveurs, aussi bien qu'aux compagnies
secondaires. C'est la grande échelle sur laquelle est organisée
l'industrie de la congélation, aussi bien que l'élevage lui-même,
(1) D'après leJVew; Zealand officiai ïear Book.
l'australie ft la nouvelle-zélandr. 421
qui, avec l^baissement du fret, permet aux produits des anti-
podes de venir lutter avec profit contre les produits européens.
Nulle part ce caractère industriel que prend, dans les pays neufs,
la fabrication de denrées qui ne semblaient nullement s'y prêter
n'est plus marqué que dans la production du beurre. Ce n'est
pas dans les fermes, avec les vieilles barattes d'autrefois qu'ont
été faites les 7 000 tonnes de beurre que la colonie de Victoria
a expédiées en Angleterre en 1894 et les 11 000 qu'elle y a envoyées
l'année suivante. Ces antiques instrumens ont été remplacés par
des machines des — «séparateurs» — qui leur sont aussi supérieures
qu'une moisonneuse-lieuse l'est à une faucille. Des 12 300 tonnes
de beurre produites dans Victoria en 1893-94, 8000 l'avaient été
dans 133 fabriques, dont 119 se servaient de la vapeur comme
force motrice et qui employaient en tout 516 ouvriers; leurs
installations réunies avaient une valeur de 5 millions de francs.
La Nouvelle-Zélande, qui est surtout le domaine des beurreries
coopératives, et la Nouvelle-Galles du Sud exportent aussi du
beurre, mais en moindre quantité que Victoria. Ces produits des
antipodes arrivent sur le marché de Londres au même prix que
le beurre du Danemark, qui est le plus grand fournisseur de l'An-
gleterre. Les derniers contrats passés par le gouvernement de
Victoria avec les compagnies de navigation assurent, à partir du
mois de mai de cette année, un service hebdomadaire l'été, bi-
mensuel l'hiver, pour le transport des viandes, des beurres et
des fromages, moyennant 7 centimes et demi par livre seulement,
et celui des volailles, des lapins et des œufs renfermés dans des
caisses à raison de 82 francs par mètre cube, ce qui représente
un abaissement de 10 à 2o pour 100 sur les prix en vigueur au
moment où je me trouvais en Australie. Les gouvernemens des
diverses colonies s'occupent aussi beaucoup de ces nouvelles
industries d'exportation. Leurs ministères de l'agriculture envoient
gratuitement à tous ceux qui les demandent les renseignemens
nécessaires à l'installation de beurreries et de crémeries; des
écoles ont été fondées, des fonctionnaires spéciaux envoyés à
Londres à demeure pour aider à la vente ; des primes même ont
été établies à Victoria pour favoriser la production du beurre.
Cette intervention de l'État a donné lieu à quelques critiques,
quoiqu'elle s'explique par le désir des gouvernemens de faciliter
la création de nouvelles ressources qui aident les colonies à sortir
de la grave crise économique où elles sont plongées depuis 1893.
Peut-être, cependant, les colons se sont-ils lancés trop vivement
dans cette voie : le prix de 5 centimes le litre, où le lait était
tombé dans l'automne de 1896 à Victoria, est bien peu rémuné-
422 REVUE DES DEUX MONDES.
rateur, même pour les producteurs australiens. Un des grands
journaux de Melbourne, — ces questions occupent une place
très importante dans la presse des colonies, — calculait qu'une
vache devait donner par an 1 800 litres de lait pour rémunérer
son propriétaire à ce prix, et de pareilles quantités sont rares,
sous le climat sec des colonies.
Mais les procédés de conservation par le froid se perfec-
tionnent tous les jours : après la viande gelée, frozen méat, voici
la chilled méat, la viande simplement refroidie, « qui a eu le
frisson », faudrait-il dire pour rendre exactement l'expression
anglaise. Depuis longtemps on en exporte des Etats-Unis, mais
on doutait que, refroidie seulement à 2 degrés au-dessous de zéro,
elle pût supporter un voyage de quarante jours, dont un tiers
sous les tropiques. Une expérience faite l'année dernière a
pourtant pleinement réussi. Un grand navire le Gothic, de
7 700 tonnes, parti de Nouvelle-Zélande le 2 mai, arriva à Londres
le 11 juin, après avoir doublé le cap Horn avec une cargaison de
viande refroidie: le bœuf, en parfait état, fut vendu près du double
du bœuf congelé; le mouton, arrivé en moins bonne condition,
trouva néanmoins preneur à 20 ou 25 pour 100 de plus que la
même viande congelée. L'effet du simple refroidissement est
de ne geler que la partie extérieure des viandes sur une faible
épaisseur; la masse intérieure reste aussi fraîche que si l'ani-
mal venait d'être abattu et, protégée par la croûte durcie, ne
se putréfie pas. On expérimente aussi la substitution du simple
refroidissement à la congélation complète pour le beurre, au-
quel les très basses températures enlèvent une partie de sa
saveur.
Les agriculteurs européens s'étaient en grand nombre réfugiés
dans l'élevage du bétail, où ils espéraient trouver une compen-
sation aux déboires que leur avait causés la baisse des prix du blé.
Grâce à de nouvelles applications de la science, les voici menacés
de la concurrence, non plus seulement des grains, mais des
produits animaux exotiques. Allons-nous voir, sous l'influence
des exportations américaines et australiennes, les prix du bétail
s'abaisser dans les mêmes proportions que ceux des céréales ? A
la longue, il est probable qu'il en sera ainsi. Toutefois le phéno-
mène sera sans doute moins brusque. La consommation de la
viande est susceptible de se développer beaucoup avec l'amé-
lioration du bien-être général, pour peu que les prix baissent
légèrement, tandis que l'importance relative du pain dans l'ali-
mentation tend plutôt à diminuer un peu quand l'aisance aug-
mente ; toute baisse de prix du beurre et des œufs doit également
l'aUSTRALIE KT la NOLVELLE-ZÉLA?yDi:. 4!23
en élargi r*beaucoiip le marché. D'ailleurs ces produits animaux
offrent beaucoup moins d'homogénéité que les grains, ce qui est
un grand désavantage pour les ventes à distance et en gros : des
correspondances de Londres, parues dans les journaux d'Aus-
tralie pendant mon séjour, signalaient comme un grave inconvé-
nient le manque d'uniformité dans l'aspect et surtout la coloration
des beurres. Les fluctuations de prix qui ont lieu à Londres entre
le moment des achats dans les colonies et celui de l'arrivée des
produits en Angleterre, bien des semaines après, sont aussi l'une
des grandes difficultés de ce commerce, de même que l'établis-
sement d'arrivages à intervalles déterminés. De grands progrès
ont toutefois déjà été faits et, en 1895, le marché de Londres a
été approvisionné avec assez de régularité.
Cependant les viandes importées ne formaient encore, en 1892,
que moins d'un tiers de la consommation totale du Royaume-Uni,
600 000 tonnes sur 2 200 000. L'importation avait presque doublé
depuis 1885, où elle n'atteignait que 335 000 tonnes. Les colonies
australasiennes mêmes, qui avaient une grande partdans ce progrès,
envoyaient, l'année dernière, HO 000 tonnes. Elles sont donc loin
d'occuper encore dans la production de la viande la même place
prépondérante que dans celle de la laine, quoiqu'elles y avancent
vite. Leur concurrence est peut-être plus dangereuse dans l'in-
dustrie de la laiterie, oii elles menacent sérieusement les fournis-
seurs continentaux du marché anglais, dont la France est, après
le Danemark, le principal. Sans doute, en 1894, les importations de
beurres exotiques en Angleterre ne s'élevaient qu'à 15 000 tonnes,
dont 11 000 d'Australasie et 4 000 d'Amérique, tandis que le con-
tinent européen expédiait 117 000 tonnes, dont 49 000 pour le
Danemark et 21 000 pour la France : mais ce n'étaient là que des
débuts : les importations australiennes ont certainement été moitié
plus fortes l'année dernière, et, grâce à l'organisation industrielle
perfectionnée de leurs beurreries, les producteurs des antipodes
pourront peut-être triompher de leurs rivaux européens. La
révolution économique commencée il y a cinquante ans s'achève
aujourd'hui : la distance n'est plus un obstacle sérieux au trans-
port d'aucune denrée ; pourvu que la production en soit habile-
ment dirigée, que le sol et le climat s'y prêtent, peu importe que
des milliers de lieues séparent le producteur du consommateur.
III
La découverte des moyens de conservation des « denrées
périssables » a été d'autant plus précieuse pour l'Australie qu'elle
424 REVUE DES DEUX MONDES.
est loin d'occuper au point de vue agricole le même rang parmi
les divers pays du monde qu'au point de vue pastoral. On esti-
mait en 1892-1893 la valeur totale des produits de son bétail à
plus de 1 200 millions de francs, dont 560 pour une seule denrée,
la laine, tandis que ses cultures n'avaient donné que 540 millions.
Celle des colonies où l'agriculture proprement dite joue le plus
grand rôle dans la production est l'Australie du Sud, quoique, d'une
façon absolue, la valeur de ses récoltes soit légèrement inférieure
à celle de Victoria. Ces deux colonies et la Nouvelle-Zélande sont
les seules où les céréales indigènes suffisent à la consommation :
après qu'elles en ont approvisionné les autres contrées de l'Aus-
tralie, elles n'ont encore à exporter dans le reste du monde que
2 millions et demi d'hectolitres de blé (1892-93) et moins d'un
million d'hectolitres d'avoine : ces derniers viennent presque tous
de la Nouvelle-Zélande. L'ensemble des colonies se suffit encore
à peu près à lui-même pour le maïs, cultivé surtout en Nouvelle-
Galles et en Queensland, dans les parties chaudes du continent
australien, pour le foin, pour les pommes de terre, qui viennent
surtout de Victoria et de Nouvelle-Zélande; mais aucun com-
merce d'exportation de ces denrées n'existe encore.
L'insignifiance relative des cultures est un des traits qui frap-
pent le plus un voyageur européen en Australie. Durant le tra-
jet de vingt heures en chemin de fer qui sépare Melbourne de
Sydney, l'on ne voit guère de champs de quelque étendue qu'aux
environs de la première de ces villes, quelques vergers et quel-
ques vignes lorsqu'on passe le Murray à la limite des deux
colonies, des cultures maraîchères au moment d'entrer à Sydney.
Des forêts d'eucalyptus, des pâturages semés d'arbres, où paissent
des moutons ou des bêtes à cornes, suivant qu'on est plus ou
moins loin des côtes, c'est là le paysage qui se déroule avec mo-
notonie pendant tout le parcours. De Melbourne à Adélaïde, les
cultures sont un peu moins rares, mais les pâturages, ou même
de vrais déserts couverts de scrub rabougri, occupent de beaucoup
la plus grande place. Rien ne diffère plus des immenses champs de
maïs ou de blé de l'IUinois, de l'Iowa, du Minnesota, où les char-
rues à vapeur tracent des sillons rigoureusement droits d'un ou
deux kilomètres de long. On aurait tort de reprocher aux Aus-
traliens leur négligence pour le labourage. En se consacrant
avant tout à la production du bétail, ils n'ont fait que suivre la
voie que leur indiquait la nature: ils n'ont point à leur disposi-
tion la prairie rase de l'Amérique du Nord soumise au climat
encore assez humide de la partie centrale du bassin du Mississipi.
Chez eux, les régions voisines de la mer,"où la pluie est suffisante,
l'aUSTRALIH et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 425
sont presque toujours couvertes de denses forêts d'eucalyptus
malaisées à défricher; dès qu'on savance un peu dans l'intérieur,
le climat est trop irrégulier et trop sec pour permettre les cul-
tures. Seuls sur le continent australien, le pays ondulé qui forme
le centre de la colonie de Victoria et les plaines qui s'étendent
dans l'Australie du Sud entre le golfe de Saint-Vincent et les col-
lines de l'intérieur offrent aux céréales des conditions favorables
de développement.
Encore le rendement est-il souvent bien maigre. Dans l'Aus-
tralie du Sud, il est descendu en 1889 à trois hectolitres et demi
par hectare; il y est en moyenne de six, de neuf dans Victoria, de
dix et demi dans la Nouvelle-Galles du Sud. On comprend qu'au
prix actuel du blé, qui est de 10 à 12 francs l'hectolitre, les Aus-
traliens ne croient pas avoir intérêt à développer leur production
notablement au delà de leurs besoins. Peut-être pourrait-il en
être autrement en Nouvelle-Zélande, où le climat est humide et
beaucoup plus favorable, comme le prouve un rendement moyen
de 21 hectolitres à l'hectare. Les grandes plaines de Canterbury,
dans l'île du Sud, sont la seule région de l'Australasie où la cul-
ture des céréales soit pratiquée sur une vaste échelle. Elle y est,
du fait du climat, plus intensive qu'en Australie; les prairies
artificielles, presque inconnues sur le continent voisin, y couvrent
aussi 3 millions d'hectares, plus que l'ensemble de toutes les
autres cultures dans l'Australasie entière.
La production des céréales, si perfectionnés que soient les
nouveaux procédés d'exploitation, exige plus de main-d'œuvre
que l'élève du bétail, et c'est encore une des causes qui tendent à
en ralentir le développement aux antipodes, où le prix du travail
humain est fort élevé. A plus forte raison, cette cherté est-elle un
obstacle pour les cultures raffinées nécessitant dos soins assidus,
comme celle de la vigne, à laquelle le climat des parties les moins
chaudes de l'Australie conviendrait cependant fort bien. Les
Australiens sont assez fiers de leur production vinicole ; ils pré-
tendent même un jour détrôner les vins français sur le marché
anglais, et non seulement les vins français, mais ceux du Rhin,
d'Espagne, de Portugal, car ils ont fait venir des plants de tous les
pays et imitent tous les crus possibles de l'Europe et de l'Asie.
Demandez dans un hôtel de Melbourne la carte des vins : sur la
partie réservée aux vins du pays, vous trouverez inscrits du bor-
deaux [claret), du bourgogne, du reisling, du chablis, du vin du
Rhin (hock), du porto, du madère, du xérès {sherry), même du
chiraz, qui doit être, d'après son nom, une imitation de vin persan !
Cette ardeur à vouloir tout produire du premier coup dénote
426 REVUE DES DEUX MONDES.
quelque inexpérience, d'autant que les divers cépages sont sou-
vent mélangés au hasard sans tenir compte des terrains et des
expositions qui leur conviendraient le mieux. Mais la science du
vigneron ne s'acquiert pas en un jour, et tandis qu'il est assez
facile de transformer en quelques mois le premier immigrant
venu débarqué d'Europe en un auxiliaire utile sur une station
de moutons, il faut des années, on serait tenté presque de dire
des générations, pour accoutumer un homme à donner à la vigne
les soins délicats qu'elle exige, surtout lorsque cet homme est
un Anglo-Saxon et n'en a jamais vu un cep avant d'arriver en
Australie.
Aussi 23 500 hectares seulement étaient-ils, en 1893, con-
sacrés à la culture de la vigne : c'était trois fois plus, il est vrai,
qu'en 1881, huit fois plus qu'en 1861. Les quatre cinquièmes
de ce vignoble appartenaient aux colonies de Victoria et de l'Aus-
tralie du Sud.
Aux environs d'Adélaïde, les vignes sont très nombreuses :
j'y visitai un domaine dirigé par l'un des très rares Français que
j'aie rencontrés aux antipodes, un Bourguignon, établi là depuis
douze ans. Des coteaux où se trouvait la propriété, la vue était
charmante sur la plaine bien cultivée, coupée de champs, de
vergers, de vignobles, parsemée de bouquets d'eucalyptus, et li-
mitée par la mer à l'horizon du couchant. La netteté des contours,
le bleu profond du ciel, la blancheur éclatante des routes pous-
siéreuses, la chaleur qui faisait monter le thermomètre à 30° en
cette journée d'octobre, l'avril de l'hémisphère sud, me rappelaient
l'Afrique du Nord plus encore que l'Europe inéditerranéenne.
Les sarmens des vignes qu'on laisse courir sur le sol, entre les
ceps plantés à grande distance, comme dans le midi de la France,
étaient plus vigoureux qu'ils ne le sont au début de juin en
Languedoc ou en Provence. Le régisseur français se plaignait vi-
vement de la diversité des cépages plantés avant son arrivée,
mélangés au hasard, et sans tenir compte ni de l'exposition, ni de
la nature du sol; on avait de plus, disait-il, abîmé les plants
par des tailles maladroites, et ils s'en étaient longtemps ressentis.
Aujourd'hui tout le vignoble était en bon état, et les S8 hectares
produisaient 1800 à 2 000 hectolitres de vin, soit 30 à 35 à l'hec-
tare. Les trois quarts de cette récolte étaient formés de claret
ou imitation de bordeaux, vin rouge en réalité un peu plus corsé
que son prototype. Le reste comprenait les vins les plus variés :
chaque grand producteur de vin, me disait mon hôte, a en ville
un bureau où ses cliens s'adressent pour lui faire leurs com-
mandes sur échantillons. Ils s'attendent à y trouver tous les vins
l' AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 427
qu'ils peif\ent avoir fantaisie de boire, rouges et blancs, secs, doux
et mousseux, tout comme ils se procurent chez un pâtissier
toute espèce de gâteaux. Cela complique absurdement la besogne
du vigneron et l'installation de sa cave ; mais c'est une condition
nécessaire, u Je vends même, ajoutait-il. du vin non fermenté
à l'usage de certaines dénominations religieuses, qui poussent le
fanatisme de la tempérance jusqu'à ne pas vouloir se servir de
liquides alcooliques pour donner la communion. » Ce « vin non
fermenté » n'était que du moût pasteurisé.
On éprouve en Australie, sauf en quelques districts favorisés
de Victoria, les mêmes difficultés qu'en Algérie à produire du
vin susceptible d'une longue conservation; la cause en est la
même : la grande chaleur qui règne au moment de la vendange,
— les maxima de plus de 40" sont fréquents à Adélaïde, — fait
monter la température dans les caves à 27" ou 28", et empêche
la fermentation d'être régulière et le sucre du raisin de se trans-
former complètement en alcool. Aussi les vins australiens sont-
ils trop souvent louches et douceâtres, quoique très chargés d'al-
cool. L'inexpérience des vignerons vient aggraver les mauvaises
conditions climatologiques. Dans le domaine dont je viens de
parler, le régisseur me faisait remarquer la mauvaise construction
de la cave, bâtie avant son arrivée en matériaux très légers, en un
endroit très exposé au soleil ; dans une autre grande propriété
de la plaine d'Adélaïde que je visitai, le cellier n'était qu'un mau-
vais hangar mal fermé, où la température s'élève parfois à 32" ou
même à 35". Les petits cultivateurs, qui sont nombreux, ne font pas
en général leur vin eux-mêmes, mais vendent leurs raisins aux
grands propriétaires du voisinage.
Malgré leurs défauts, les vins australiens seraient une boisson
bien préférable au ichiskey, au gin et autres alcools frelatés que
beaucoup de colons boivent purs ou mélangés à l'eau. Mais c'est
précisément le manque de débouché local qui nuit le plus à la vi-
ticulture en Australie. La production égale à peu près aujourd'hui
la consommation : celle-ci était de 130000 hectolitres en 1893,
alors que la récolte précédente atteignait 165000 hectolitres.
L'exportation en Angleterre aurait été de 23000 hectolitres en
1892 contre 17 000 en 1891. C'est là une bien faible fraction de la
consommation anglaise, qui monte de 630000 à 700000 hecto-
litres annuellement. Les vignerons de France et d'Espagne n'au-
ront sans doute pas à craindre d'ici longtemps la concurrence des
Australiens sur le marché anglais. Le vin, en Angleterre, est un
article de grand luxe ; on n'y importe guère que des vins de choix,
et les crus classés du continent européen, produits de vieilles
428 REVUE DES DEUX MOMDES.
vignes et d'une culture vraiment artistique, conserveront bien
des années l'avantage sur ceux de l'Australie, auxquels la jeunesse
des plants, l'inexpérience de viticulteurs novices, des conditions
de climat moins favorables, la longueur du voyage, rendront
toujours la lutte difficile. Dût-elle même fournir un jour à la
plus grande partie de la consommation anglaise, la viticulture
australienne n'en deviendrait pas encore une des industries im-
portantes des colonies. Il faudrait, pour qu'elle atteignît ce rang,
que la consommation locale augmentât énormément ; elle n'est en
moyenne que d'un peu plus de 3 litres par tôte et par an dans
l'ensemble de l'Australasie, variant de 0',60 en Tasmanie à
10 litres dans l'Australie de l'Ouest. Dans les deux grandes co-
lonies productrices de Victoria et de l'Australie du Sud, elle
atteint à peine 4 litres à 4 litres et demi. Il est difficile de faire
renoncer une population à des boissons dont elle a l'habitude hé-
réditaire : les Anglo-Saxons ont celle de la bière et du whiskey.
Ils apprécient peu le vin, qui se vend d'ailleurs beaucoup plus
cher en Australie que la bière; les vins les plus communs sont
vendus dans l'Australie du Sud par les producteurs 65 à 70 francs
l'hectolitre, rendus à Adélaïde; on les paye chez les détaillans de
même qu'à Melbourne, au moins 0 fr. 80 à 0 fr. 90 le litre. Les
vins un peu supérieurs se vendent le plus souvent par caisses
de 12 bouteilles d'un litre, et l'on en obtient d'assez agréables,
blancs ou rouges, à partir du prix de IS à i8 francs la caisse. Ce
ne sont pas là des conditions qui permettent au vin de devenir
une boisson populaire. On se rend facilement compte, dans les
clubs, dans les restaurans, que, même chez les classes élevées, il
reste un objet de demi-luxe tout au moins, dont on ne se sert
qu'en médiocre quantité. D'autre part, l'élévation du prix de la
main-d'œuvre rend l'abaissement de ceux du vin difficile. Il est
impossible de trouver un homme pour biner la vigne, ce qui n'est
pas un travail pénible, à moins de 5 fr. 60 par jour; il l'aurait
fallu payer 6 fr. Sfj avant la crise de 1893 ; tous les autres ouvriers
sont payés à l'avenant. Aussi les viticulteurs australiens, non con-
tens d'être protégés par des droits énormes de 6 fr. 25 à 7 fr. 50
le gallon de quatre litres et demi, demandent-ils encore des primes
à leurs gouvernemens.
Bien d'autres cultures ont été essayées en Australie, surtout
dans ces dernières années, mais sont encore pour la plupart
à l'état expérimental. Quelques-unes d'entre elles seraient sus-
ceptibles d'extension à l'avenir : celle des arbres fruitiers est
de ce nombre. La portion du globe où se trouvent les colonies an-
glaises des antipodes étant tournée vers le soleil lorsque notre
l'aUSTRALIE et la >OL"VELLE-ZÉLAi\Dt:. 429
hémisphA-e s'en détourne, toutes les récoltes s'y font six mois plus
tôt ou plus tard qu'en Europe. Les fruits qu'elles nous expédie-
raient, arrivant en une saison où nous en sommes privés, seraient
donc les bienvenus et trouveraient certainement un débouché.
Toute la question est d'amener les fruits frais en Angleterre en bon
état de conservation. Pour les oranges et les citrons, le problème
est déjà résolu. Quelques envois ont été faits des orangeries de la
Nouvelle-Galles du Sud, qui couvrent 4 300 hectares, surtout aux
environs de Paramatta, au fond de cette baie enchanteresse de
Port-Jackson qui forme le port de Sydney. Les orangers de Para-
matta sont aussi beaux que ceux de Blidah, en Algérie, et les
vergers qui couvrent les environs en font l'endroit le plus agréable
que j'aie vu en Australie.
Toutes les colonies du reste, à l'exception de la Tasmanie et
de la partie méridionale de la Nouvelle-Zélande, sont propres à
la culture de l'oranger, du citronnier ; toutes commencent à s'y
li\Ter, et la production australasienne atteint déjà la consomma-
tion. La Tasmanie exporte en Europe des pommes et, chaque
année, à l'automne des antipodes, qui est notre printemps, les
grands paquebots-poste de la Compagnie Péninsulaire et Orien-
tale font escale dans le magnifique port de sa capitale, Hobart,
pour les y charger. Les autres fruits ne sont pas produits en
assez grande quantité pour la consommation locale; de plus, on
n'est pas encore assez assuré de la valeur des procédés de conser-
vation, qui consistent soit à refroidir les fruits un peu au-dessus
de zéro, soit à les enduire de compositions spéciales qui nuisent
légèrement à leur apparence, mais maintiennent l'intérieur à l'abri
de l'air et des germes qui y flottent. La surface totale occupée par
les jardins était, en 1892, de 60 000 hectares, et leur produit de
66 millions de francs.
Des expériences ont été faites sur une grande échelle pour
cultiver les fruits, non seulement dans les régions côtières, mais
encore à l'intérieur en suppléant par l'irrigation à l'insuffisance
et à l'irrégularité des pluies. L'aménagement des eaux est un point
sur lequel notre temps se trouve fort en arrière des anciens et
des Arabes du moyen âge : il y a eu là un véritable recul de la
civilisation qui s'explique parce que le centre en est passé dans
des pays où l'humidité du climat diminuait l'importance de l'ir-
rigation. Maintenant que les Européens se sont taillé de nou-
veaux domaines dans tous les coins du monde et s'occupent de
les mettre en valeur, ils se sont aperçus que les contrées où le
régime des pluies est semblable à celui de l'Europe du nord-
ouest sont des régions favorisées, mais presque exceptionnelles,
430 REVUE Di:S DEUX MONDES.
et leur attention s'est de nouveau portée vers l'utilisation des eaux
courantes ou souterraines là où celles du ciel faisaient défaut.
Mais la culture irriguée demande une grande dépense de main-
d'œuvre, une attention constante et délicate qui ne se rencontre
guère chez les nouveaux colons. Comme celle de la vigne, comme
les industries artistiques, elle exige des qualités qui se trouvent
rarement dans les pays neufs. La grande exploitation de Mildura,
sur le Murray, où une grande compagnie avait affermé par lots à
de petits cultivateurs auxquels elle faisait des avances les terrains
qu'elle tenait elle-même du gouvernement, vient d'aboutir à une
déconfiture financière complète, et presque tous les colons devront
quitter le pays.
Toute la partie tropicale de l'Australie est encore pour ainsi
dire inexploitée; la canne à sucre est cultivée dans le Queens-
land et le nord de la Nouvelle-Galles, mais la présence d'engagés
polynésiens importés des îles Salomon et des Nouvelles-Hébrides
pour le travail des plantations y donne lieu à de vives discussions
politiques et à des réclamations des ouvriers blancs, plus exclu-
sifs en Australie que partout ailleurs. Cependant il semble impos-
sible de mettre en valeur tout le nord du continent sans avoir
recours à la main-d'œuvre de couleur : on a dû maintenir aux
Chinois l'autorisation de s'établir dans le territoire du nord dé-
pendant de l'Australie du Sud, alors qu'ils ont à payer 2 500 francs
par tête pour entrer dans les autres colonies. Le problème de
l'exploitation de l'Australie tropicale, pour n'être pas pressant,
n'en est pas moins assez difficile pour l'avenir.
L'industrie existe à peine en Australie et ne s'y maintient que
grâce à des tarifs protecteurs démesurés ; elle ne constitue pas une
des ressources réelles du pays. Mais l'exploitation des mines, en
dehors des gisemens d'or, en est une sérieuse : la valeur de la
production argentifère a été en 1892 de 63 millions de francs, ve-
nant presque tous de Broken Hill, la plus grande mine d'argent
du monde, en Nouvelle-Galles. Ce qui est plus important encore,
c'est que cette colonie est un pays exportateur de charbon; malheu-
reusement des grèves répétées, nuisant à la régularité des ex-
ploitations, ont fait abandonner à beaucoup de navires le port de
Newcastle, où se trouvent les principales mines, et favorisé la
concurrence que les charbons japonais font à ceux d'Australie
dans le Pacifique. La production du charbon atteignait, en i 892,
en Australasie, 4718000 tonnes, dont 3 780 000 en Nouvelle-
Galles, 673 000 en Nouvelle-Zélande et 26S 000 en Qucensland.
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 431
IV
Commeut l'Australasie a-t-elle atteint le prodigieux dévelop-
pement économique dont nous venons de faire le tableau et qui
peut se résumer par la valeur totale de sa production en 1891,
— 117 millions et demi de livres sterling ou 2 milliards 940 mil-
lions de francs, soit 750 francs par tête, chiffre qui n'est atteint
en aucune autre contrée — et par celui de son commerce exté-
rieur dans la même année : 2 milliards 120 millions, dont
1 080 millions d'exportations (1)? Gomment ont pu s'élever ces
grandes villes, se creuser ces ports, se construire ces 20000 kilo-
mètres de chemins de fer? Les colons venus du vieux monde et
les capitaux qu'ils apportaient avec eux n'auraient pas suffi à pa-
reille tâche; mais l'Angleterre a permis à ses fils expatriés de pui-
ser largement dans ses trésors, et c'est grâce aux énormes sommes
qu'elle leur a prêtées, non sans en retirer un important profit,
qu'ils ont pu parfaire en si peu de temps une œuvre si colossale.
La prospérité si rapidement acquise par l'Australasie est ainsi
une démonstration éclatante de l'utilité de la colonisation pour le
pays colonisé aussi bien que pour le pays colonisateur, de l'im-
portance du capital dans la production de la richesse, et de la puis-
sance du crédit. Elle n'a que trop montré aussi, dans ces derniers
temps, combien funestes peuvent être les abus de celui-ci.
A la fin de 1871, les Anglais avaient déjà placé en Australasie
plus de 1 900 millions de francs, dont 8ïJ5 étaient prêtés aux gou-
vernemens et aux municipalités et 1118 engagés dans des entre-
prises particulières. Dans les dix années suivantes, le chiffre des
dettes publiques s'accrut de 1 300 millions, tandis que les immi-
grans arrivés dans les colonies y apportaient 578 millions et que
300 nouveaux millions étaient encore placés par des capitalistes
britanniques dans diverses entreprises. De Tensemble des deux
derniers nombres, il faut déduire o8o millions représentant des
sommes retirées d'Australasie par leurs possesseurs ou simple-
ment transférées d'une colonie dans une autre. La caractéristique
de cette période, 1871-1881, fut surtout l'accroissement des dettes
(1) Les chiffres que nous donnons pour le commerce australasien sont ceux du
commerce extérieur seulement, c'est-à-dire du commerce avec les possessions bri-
tanniques en dehors de l'Australasie et les pays étrangers. Les importations et
exportations intercoloniales n'y sont pas comprises. Pour juger de l'énorme impor-
tance relative du commerce de l'Australie, il faut se souvenir que celui de l'Angle-
terre était à la même date de 19 milliards et demi, et celui de la Franco de 12 mil-
liards seulement, quoique ces pays fussent dix fois plus peuplés. Depuis 1891, les
échanges des colonies australiennes ont quelque peu fléchi, les importations surtout,
à cause de la crise économique.
432 REVUE DES DEUX MONDES.
publiques, dû principalement à la construction des réseaux de
chemins de fer, qui étaient à peine ébauchés à son début. En de-
hors des emprunts gouvernementaux, les capitaux apportés par
les immigrans l'emportèrent sur ceux qui furent prêtés par les ha-
bitans de la mère-patrie. De 1881 à 1892, il n'en fut pas de même,
et l'augmentation des dettes australiennes, tant publiques que
privées, prit des proportions gigantesques. Les gouvernemens et
les municipalités empruntèrent 2 935 millions; les immigrans
apportèrent 875 millions; mais, en outre, 2 305 millions d'argent
anglais vinrent chercher en Australasie, dans des entreprises de
toutes sortes, un emploi plus rémunérateur qu'ils n'en pouvaient
trouver en Europe, où le taux de l'intérêt s'abaissait tous les jours.
D'autre part, 600 millions avaient été retirés de leur emploi en
Australie par leurs possesseurs ou transférés d'une colonie à une
autre et doivent être retranchés des sommes que nous venons de
citer.
Cet énorme afflux de capitaux dans les douze années 1881-1892
n'était plus l'indice d'un développement sain; il accompagnait
une augmentation excessive de la population urbaine, et toute
cette période fut caractérisée par une spéculation énorme portant
surtout sur les biens-fonds, en particulier sur les terrains des
villes, par une inflation générale. Les cinq milliards et demi in-
troduits en Australasie de 1881 à 1892 développèrent à peine au-
tant la production de ce pays que l'avaient fait les 1800 millions
apportés de 1871 à 1881. En 1871, la valeur totale de cette pro-
duction était évaluée à 1410 millions de francs; en 1881, à
2 190 millions, en 1891 à 2 940. C'est un fait bien connu que les
premiers capitaux appliqués à la mise en valeur d'un pays sont
toujours plus p]'oductifs que ceux qui suivent ; mais refl"et de
cette loi avait été exagéré aux antipodes par la furie des travaux
publics et des constructions de chemins de fer, qui atteignit l'Aus-
tralie comme elle avait atteint peu de temps auparavant la France
et beaucoup de pays d'Europe. La plupart des lignes utiles étaient
achevées en 1880 ou l'ont été peu après avec des capitaux em-
pruntés avant cette époque. Les énormes emprunts d'Etat con-
tractés depuis lors furent en grande partie gaspillés en préten-
dus reproductive ivorks qui ne produisirent presque rien ; quant
aux compagnies particulières qui se fondèrent, ce furent des so-
ciétés financières et immobilières de spéculation, beaucoup plus
que des entreprises destinées au développement réel des res-
sources du pays.
C'est à Melbourne surtout que l'on peut se rendre compte de
ce qu'a été le boom, la grande période d'inflation et de spécula-
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 433
tioii. qui 'îl sévi de 1886 à 1891, et dont on parle encore comme
dune sorte de temps fantastique. La seule colonie de Victoria,
peuplée de 1 100000 habitans, reçut pendant ces cinq années, outre
150 millions de francs apportés par des immigrans, 1213 mil-
lions de capitaux anglais, dont 425 prêtés à son gouvernement.
Le mouvement de son commerce extérieur révélait une situa-
tion tout à fait anormale pour un pays neuf : ses importations
étaient en moyenne des deux tiers plus fortes que ses expor-
tations. L'immigration considérable qui s'y portait se concen-
trait tout entière à Melbourne même, dont la population, entre les
recensemens de 1881 et de 1891, s'accrut de 208000 habitans,
tandis que tout le reste de la colonie n'en gagnait que 70000,
chiffre inférieur à l'excédent des naissances sur les décès et qui
indique un dépeuplement des campagnes au profit de la grande
ville. C'était là, en effet, qu'on pouvait faire fortune rapidement
en spéculant sur les terrains : dès 1884, dans Collins-Street, la
plus grande artère de Melbourne, un lot de terrain s'était vendu
22000 francs le pied anglais (30 centimètres) de façade; plus ré-
cemment, le prix atteignit .jOOOO francs pour la même unité. Une
maison contenant des bureaux fut vendue, — m'affirmait un des
anciens locataires, — 1800000 francs en 1889 à une société
immobilière, qui trouva dernièrement à grand'peine à s'en dé-
faire pour 300000. C'est à ces créations de sociétés immobilières
de spéculation que furent surtout consacrées les énormes sommes
placées à Victoria par les capitalistes anglais. La seule année 1888
vit se fonder à Melbourne 433 sociétés par actions, avec un ca-
pital de 360 millions réellement versés, dont 247 étaient des
sociétés financières, chiefly connected rrilh real estate, c'est-à-dire
s'occupant surtout de terrains, dit la publication officielle the
Victorian Year Book; au contraire, 17 de ces 433 compagnies
seulement avaient pour but le développement des ressources
naturelles du pays, en dehors des mines. Cette année 1888 marqua
le point culminant de la période de spéculation : les opérations
du clearing hoiise de Melbourne portèrent alors sur 8 milliards
200 millions : trois ans auparavant, en 188o, elles n'avaient été
que de 4 milliards 200 millions.
Ces excès ne contribuaient eu rien au développement réel du
pays, et une crise financière devait inévitablement les sui^TC. Ce
qui l'aggrava, ce qui produisit en 1893 la catastrophe des banques
australiennes, ce fut la forme particulière sous laquelle l'argent
anglais était placé en Australie. Au lieu de s'associer directement
entre eux pour constituer des compagnies opérant dans les
colonies, la plupart des capitalistes du Royaume-Uni avaient
TOMB cxxxvii. — 1896. 28
434 REVUE DES DEUX MONDES.
mis leurs fonds en dépôt dans des banques, le plus souvent à
six mois ou un an. C'était un placement des plus avantageux
puisque, de novembre 4 881 à février 1893, l'intérêt servi aux dépôts
à un an dans les principales banques l'ut en moyenne de 5 pour 100
et ne descendit jamais au-dessous de 4 pour 100. Aussi, au début
de 1892, plus d'un milliard de francs étaient déposés dans les
27 principales banques australiennes par des capitalistes britan-
niques, en dehors des 2800 millions que le public australien leur
avait confiés. Une partie de cette dernière somme provenait, il est
vrai, de comptes courans auxquels il n'était servi aucun intérêt.
Néanmoins, il restait plus de 3 milliards de francs, auxquels il
fallait payer un intérêt de 5 pour 100 ; les profits tirés des opéra-
tions de banques proprement dites n'y auraient jamais suffi. Aussi
les banques australiennes les considéraient-elles comme tout à
fait secondaires : elles distribuaient le crédit foncier, le crédit
agricole, prêtant sur les terres, sur les maisons, sur le bétail, la
laine, les récoltes, sur tous les gages qu'on leur présentait, et de
la façon la plus imprudente, sans tenir compte de l'inflation
énorme des prix des immeubles, de la difficulté de réalisation,
des chances de dépréciation. Elles fondaient des building societies,
des sociétés de construction à Melbourne ; elles spéculaient sur
les terrains. L'industrie pastorale était des plus florissantes alors,
les cours de la laine étaient élevés, et les squatters empruntaient
pour augmenter leur exploitation, souvent aussi pour acheter les
terres dont ils n'étaient que locataires, afin de les mettre à l'abri
des free selectors , des immigrans nouveau venus auxquels les
lois foncières permettaient d'acquérir du gouvernement certaines
terres, même lorsqu'elles étaient déjà louées pour la pâture : les
banques leur ouvraient largement leurs caisses : elles avaient en
général commencé par prêter sur les troupeaux et se trouvaient
entraînées à augmenter leurs avances pour faciliter l'achat du sol,
de crainte que l'occupation d'une partie de \3. station parles/ree
selectors ne vînt altérer la valeur de leur gage.
Emprunter à court terme et à un taux élevé, faire avec l'argent
qu'on s'était ainsi procuré des prêts à long terme, sur des gages
dont la valeur était énormément et artificiellement, surélevée, et
dont la réalisation devait devenir impossible en cas de crise,
voilà quelle fut la ligne de conduite suivie de 4880 à 4892 par la
plupart des banques australiennes. Par suite de l'importance des
dépôts britanniques, elles devaient être compromises, non seule-
ment si des événemens fâcheux se produisaient en Australie
même, mais encore si quelque incident un peu grave venait
influencer le marché financier anglais et amenait les capitalistes
L AUSTRALIE ET LA NOUVELLE-ZÉLANDE. 435
du Royaume-Uni à retirer leurs dépôts. Le malheur voulut que
ces deux éventualités se produisissent à la fois : la chute de la
grande spéculation immobilière à Melbourne et une forte baisse
du prix de la laine, rendant fort difficile la situation des squatters,
eurent lieu au moment même où les désastres financiers des pays de
l'Amérique et de l'Europe méridionales ébranlaient profondément
le marché de Londres et obligeaient à liquider l'une des plus
grandes et des plus anciennes maisons de banque de l'Angleterre.
Les relations entre les diverses parties du monde sont si étroites
aujourd'hui que la crise de l'Argentine, les troubles du Brésil,
la banqueroute du Portugal et de la Grèce eurent leur contre-
coup en Australie et y précipitèrent un désastre.
La période de spéculation qui avait atteint son point culmi-
nant à Melbourne en 1888 continua jusqu'en 1890; en 1891, la
crise commença, non par les banques proprement dites, mais par
de nombreuses institutions financières, improprement affublées
de ce nom, qui servaient à leurs dépôts à un an un intérêt attei-
gnant jusqu'à 7 pour 100. Toutes ces sociétés, qu'elles s'appe-
lassent banques ou bien Land Building ou Trade Companies,
pratiquaient, en l'exagérant encore, la politique d'emprunts à court
terme et de prêts à long terme des grandes banques ; beaucoup
d'entre elles, après avoir divisé en petits lots et vendu à des prix
très élevés, payables par annuités, les terrains qu'elles déte-
naient, s'étaient empressées de répartir entre leurs actionnaires
tout le profit présumé de l'opération, en le prélevant sur les dépôts ;
souvent les acheteurs, qui n'avaient eux-mêmes d'autre but que
de spéculer, abandonnèrent leurs lots après avoir versé les pre-
miers acomptes; les compagnies se trouvèrent alors dans l'im-
possibilité de faire face à leurs engagemens. De juillet 1891 à
mars 1892, 41 sociétés durent suspendre leurs paiemens tant à
Melbourne qu'à Sydney : leur capital s'élevait à 13o millions de
francs, leurs dépôts à 365, leurs autres dettes à 90 millions. Trois
des trente banques d'émission australiennes furent entraînées
dans la crise et durent fermer leurs portes; deux autres liquidèrent
en 1892, une troisième en janvier 1893.
A ce moment, la spéculation immobilière s'était complètement
effondrée ; la baisse des prix de la laine qui s'étaient affaissés de
15 à 20 pour 100 depuis 1891 avait rendu fort embarrassée la
position des squatters, grands débiteurs des banques, et leurs
cliens anglais, fort alarmés des nombreuses faillites et déjà très
atteints d'autre part, retiraient leurs fonds en grand nombre. Au
printemps de 1893 eut lieu une catastrophe financière comme il
n'y en a peut-être pas d'autre exemple : douze des vingt-quatre
436 REVUE DES DEUX MONDES.
banques d'émission, dont les bilans réunis atteignaient 2 mil-
liards et demi de francs, et la circulation de billets 64 millions,
fermèrent leurs portes, se déclarant incapables de rembourser les
4 800 millions de dépots qui avaient été versés dans leurs caisses.
On peut difficilement se faire une idée de la violence de la
commotion qui suivit ce désastre. En Australie comme en Amé-
rique, les particuliers ne conservent jamais par devers eux que
des sommes minimes, quelques livres sterling; tout ce dont ils
n'ont pas besoin dans le courant d'une même semaine est déposé
dans les banques, qui ont des succursales dans les localités même
les moins importantes. Or, voici que 250 millions de comptes
courans se trouvaient arrêtés dans les banques. Les personnes
les plus riches se virent du jour au lendemain totalement
dépourvues d'argent liquide, à Melbourne surtout, où cinq des
banques suspendues avaient leur siège. La panique eut heureuse-
ment peu d'effet sur les billets émis par les banques, à cause du
petit nombre de ceux-ci : les législations australiennes sont fort
restrictives en cette matière et le chiffre des billels en circulation
est toujours resté très inférieur à l'encaisse métallique; il n'en
atteint pas actuellement le cinquième. La période la plus aiguë
de la crise dura peu, toutefois, et, avant la fin de 1893, la plus
grande partie des comptes couraïis avait été remboursée.
Il n'en put être de même des autres dépôts. Si Ton avait cherché
à réaliser les gages sur lesquels les banques avaient imprudemment
prêté ces fonds, on n'aurait abouti qu'à ruiner absolument débi-
teurs et créanciers : toutes les terres d'Australie eussent été
à vendre, et elles n'auraient trouvé acquéreur qu'à des prix désas-
treux. Les créanciers s'en rendirent compte, renoncèrent à liquider
et acceptèrent les arrangemens que leur proposaient les banques.
Avant la fin de 1893-, les douze sociétés qui avaient suspendu leurs
paiemens en avril et mai étaient « reconstruites » et avaient rouvert
leurs portes, mais on va juger à quelles dures conditions pour
leurs créanciers : en échange de tous les dépôts non remboursa-
bles à vue des particuliers et d'une partie même des comptes cou-
rans, formant une somme totale de 1 oOO millions de francs, dont
530 millions de capitaux britanniques, les banques remettaient à
leurs cliens des bons de dépôts auxquels devait être servi un
intérêt de 4 1/2 pour 100 jusqu'à leur remboursement. Celui-ci
devait avoir lieu à des dates diverses entre 1896 et 1907 : l'une
des banques convertit même les trois quarts de ses dépôts en obli-
gations perpétuelles 4 et 4 1/2 pour 100, une autre les deux tiers
d'entre eux en actions privilégiées. En outre, les diverses sociétés
ont appelé 150 millions de francs sur le capital non versé. Malgré
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 437
cela et cf^ioiqu'elles aient retiré de la circulation une partie de
leurs bons, en les acceptant en échange de créances douteuses,
leur position est difficile, puisqu'elles doivent être en mesure de
rembourser, avant dix ans, plus de 1 300 millions de francs de
dépôts.
Les gages sur lesquels elles ont prêté ont subi une effroyable
dépréciation. La persistance des bas prix de la laine en 1893 et
1894 n'a fait qu'aggraver la situation des squatters, dont un certain
nombre semblent être dans l'impossibilité de se libérer à jamais.
Quant aux terrains urbains et aux maisons, ils ont perdu les deux
tiers ou les trois quarts de leur valeur. Dans les plus beaux quar-
tiers de Melbourne, des propriétaires, qui menaient, il y a cinq ans,
un train effréné, offrent aujourd'hui de louer leurs somptueuses
habitations à la simple condition de les entretenir en bon état,
ainsi que les jardins y attenant. Les logemens les plus modestes
ont subi la même dépréciation : telle petite maison, louée à raison
de 130 francs par mois avant le moment de la plus grande spécu-
lation, ne se payait plus, en 1895, que 30 francs; en 1888, on en
louait de pareilles à 200 francs. C'est que la ville de Melbourne a
été eflroyablement atteinte par cette crise : sa population qui, de
1881 à 1891, avait augmenté de 20 000 ànies par an, a diminué
d'autant depuis; de 490 000 habitans, elle est tombée, d'après les
estimations officielles, à 44 i 000 en décembre 1893; elle aurait
encore perdu Ui à 20 000 personnes l'année suivante, et un peu
moins en 1 895. Les recettes de son réseau de tramways sont tombées
de 14 millions en 1890-1891 à 9 millions en 1894-9.5, témoignant
de la diminution et de l'appauvrissement des habitans, du mau-
vais état des affaires. De même, les chemins de fer de la colonie de
Victoria, dont le réseau est presque moitié plus considérable qu'il
y a six ans, ont un chiffre total de recettes brutes d'un sixième
inférieur. Partout on relèvt les signes d'une dépression profonde.
J'ai cité les faits qui se rapportent à la colonie de Victoria,
parce que c'est elle qui donnait l'impulsion à toutes les autres,
parce que c'est là que l'apparente prospérité produite par l'excès
de spéculation et l'abus du crédit a été le plus caractérisée, et le
désastre qui l'a suivie le plus profond. Elle a été depuis quinze
ans la colonie type australienne, mais on retrouve dans toutes les
autres les mêmes traits, un peu atténués. En Australie du Sud, la
secousse a été presque aussi forte, en Nouvelles-Galles un peu
moins, parce que les ressources réelles en sont plus grandes que
celles de Victoria et que le développement en avait été moins arti-
ficiel ; dans le Queensland moins encore, parce que le pays est
tout à fait neuf. La Nouvelle-Zélande, oij une crise analogue,
438 REVUE DES DEUX MONDES.
quoique moins intense, s'était produite quelques années plus tôt,
a paru profiter un instant, par un effet de contraste, des em-
barras de ses voisines ; mais son gouvernement s'épuise aujourd'hui
à vouloir sauver sa principale institution de crédit, compromise
aussi par l'abus des prêts hypothécaires, et ses expériences poli-
tiques et sociales influent d'une manière défavorable sur son
état économique.
Si la dépression a été aussi générale et aussi intense, si les
colonies australiennes s'en dégagent si difficilement, c'est que des
causes plus profondes s'étaient jointes, pour la produire, aux excès
de spéculation. L'Australie est comme un homme dont la santé
florissante cachait des tares constitutionnelles graves ; une se-
cousse accidentelle, dont l'effet eût été assez vite réparé dans un
organisme sain, est venue la frapper; elle en a été profondément
atteinte, et les défectuosités qu'on soupçonnait bien sous ses bril-
lans dehors, mais qui n'avaient pas encore produit d'effets, se sont
montrées à nu et Tont empêchée de guérir rapidement. Ces vices
généraux, nous les avons signalés : c'est d'abord le manque d'har-
monie entre la distribution des habitans et les ressources du pays,
près de la moitié des premiers se trouvant dans les villes, les
secondes dans les campagnes. C'est ensuite le protectionnisme à
outrance, qui est en partie la conséquence de l'excès de la popu-
lation urbaine et qui a produit des conditions de vie tout artifi-
cielles. Enfin un phénomène universel s'étendant non pas à l'Aus-
tralasie seule, mais au monde entier, est venu encore accentuer la
crise : c'est la baisse de prix des produits bruts. Les pays neufs
qui exportent leurs denrées sur les marchés européens y luttent
non seulement avec les producteurs locaux, mais entre eux, et,
tous les perfectionnemens récens de l'agriculture leur permettant
d'augmenter beaucoup les rendemens, les prix s'effondrent. Les
laines australiennes, bien que supérieures en qualité, ont à souf-
frir de la concurrence de celles de l'Argentine et du Cap de
Bonne-Espérance. Une baisse de 2 pence, soit 20 centimes par
livre, comme il. s'en est produit de 1890 à 1893 dans le prix de
cet article essentiel du commerce australien, représente pour l'en-
semble des colonies une perte annuelle de 150 millions. Le prix
élevé de la main-d'œuvre place l'Australie dans de fort mau-
vaises conditions pour lutter avec l'Amérique du Sud, et, grâce à
son protectionnisme jaloux, elle souffre de l'avilissement des pro-
duits bruts, sans profiter de la baisse de prix des articles manu-
facturés.
On peut cependant distinguer en Australie, depuis le début de
1895, des signes de relèvement : ils se manifestent surtout dans
l'aUSTRALIE et la NOUVELLE-ZÉLANDE. 439
le Queensland et la Nouvelle-Galles du Sud ; la première de ces
colonies parait aujourd'hui la plus sagement gouvernée de l'Aus-
tralie; la seconde possède une assez grande variété de ressources ;
ses mines de charbon peuvent permettre à l'industrie de s'y déve^-
lopper avec plus de spontanéité que dans ses voisines ; elle a
moins versé dans le protectionnisme; elle s'en dégage tout à fait
aujourd'hui, et le magnifique port de Sydney ne peut manquer
de voir son trafic s'accroître sous un régime libéral. Les recettes
des chemins de fer, les recettes budgétaires également, indi-
quaient en 1895 un progrès sur l'année précédente. Aussi envi-
sage-t-on à Sydney l'avenir avec assez de confiance et pense-t-on
avoir franchi le point le plus bas de la dépression. On n'en pou-
vait dire encore autant à Victoria et dans l'Australie du Sud ; au-
jourd'hui même, il semble que la situation, sans y avoir empiré
depuis un ou deux ans, soit stagnante. La hausse des prix de la
laine, qui a eu lieu depuis un an, lors même qu'elle ne serait que
momentanée, doit cependant exercer une influence très favorable
en Australie, et pourrait permettre aux squatters endettés de com-
mencer du moins à se libérer vis-à-vis de leurs créanciers, ce
qui affermirait quelque peu la position des banques reconstruites.
Celle-ci est actuellement assez difficile et constitue une me-
nace pour l'avenir. Les banques se sont engagées à servir aux
dépôts, dont elles ont différé le paiement, un intérêt de 4 1/2 0/0,
alors qu'aujourd'hui leurs concurrentes qui ont résisté à la crise
se procurent très facilement de l'argent à 3 0/0; c'est là une
grave cause d'infériorité pour les premières. Dès le moment où fu-
rent conclus les arrangemens, quelques personnes manifestèrent
la crainte qu'un intérêt aussi élevé ne fût une charge trop lourde
pour les institutions réorganisées ; ces prévisions n'ont été que
trop vérifiées : l'une des banques s'est vue forcée d'offrir à ses
créanciers le choix entre une liquidation désastreuse et une réduc-
tion d'intérêt à 2 12 0 0 qu'ils ont acceptée. Une autre a été
moins heureuse, les nouveaux arrangemens qu'elle offrait étaient
trop défavorables; elle a dû fermer ses portes définitivement, et
sa liquidation a permis de voir que, trop souvent, ce n'était pas
seulement par imprudence qu'avaient péché les administrateurs
de ces sociétés incapables de tenir leurs engagemens. On n'attend
pas sans anxiété les échéances de 1898,1899 et 1900. Dans cha-
cune de ces trois années, 273 à 300 millions de francs de bons de
dépôts viennent à expiration, et si les porteurs venaient retirer
leurs fonds en masse, les banques n'y résisteraient certainement
pas. Mais elles espèrent que l'état général de l'Australie sera
assez amélioré alors pour que la confiance soit revenue, et que
440 REVUE DES DEUX MONDES.
leurs cliens continueront à leur confier leurs capitaux, non plus
à des taux d'intérêt démesurés, mais à des conditions qui leur
permettent de faire quelques bénéfices.
Ces catastrophes financières, suivant de si près les crises
de la République Argentine et de l'Uruguay et venant se joindre
aux déboires éprouvés par les capitalistes anglais dans plu-
sieurs pays du sud de l'Europe, avaient fortement éprouvé le
crédit des colonies australiennes, jusqu'alors si ferme que leurs
derniers empunts de 1888 à 1890 avaient été contractés en 3 1/2
0/0 aux environs et même au-dessus du pair : Victoria avait émis
en 1899 à 102 3/4 un fonds 3 1/2 0/0 remboursable au pair en
1923; en juin 1893, en pleine crise, il tomba au-dessous de 87.
Le 3 1/2 de la Nouvelle-Galles, émis en 1888 à 102 1/4 et rem-
boursable en 1924, ne cotait plus que 92 au même moment. Celui
de l'Australie du Sud, lancé en 1889 à 98 et remboursable en 1939,
avait fléchi à 93; celui du Queensland, émis en 1890 à 96 3/4 ve-
nant à échéance en 1949, à 87 3/4. C'était le crédit de Victoria, le
meilleur avant la crise, qui avait été le plus atteint. Depuis lors,
ces titres se sont rapidement relevés : en 1894, le 3 1/2 0 0 néo-
gallois était presque revenu au pair, et aujourd'hui les cours
sont plus élevés que jamais : 106 1/2 pour Victoria, 110 pour la
Nouvelle-Zélande, 111 pour l'Australie du Sud, 109 1/2 pour le
Queensland; voilà les cours des 3 1/2 0/0 des diverses colonies
australiennes en juillet 1896 à la bourse de Londres. La Nou-
velle-Zélande, dont les fonds n'avaient guère fléchi pendant la
crise, voyait au même moment son 31/2 0/0 remboursable en 1939
coté à 109 et son 3 0/0 remboursable en 194r3 à 103 ; de même la
Nouvelle-Galles a pu émettre en 1896 un emprunt 3 0/0 à 98. Si
l'on tient compte de ce que ces fonds sont remboursables à date
fixe et de la prime à amortir, leurs cours sont donc aujourdhui,
malgré la crise de 1893, aussi élevés, sinon plus, que ceux des
renies françaises.
On le voit, les créanciers de l'Australie ont repris confiance vite
et facilement. Peut-être même peut-on dire qu'il est un peu pré-
maturé de capitaliser à 3 pour 100 les fonds publics des colonies.
L'ensemble de leurs dettes atteint 5 300 millions de francs ; c'est
le total le plus élevé du monde relativement à la population : la
dette par tête d'habitant varie, en Australie, de 1 000 francs en Vic-
toria, à 1 800 au Queensland ; elle est de 1 300 francs en moyenne,
alors que le chiffre correspondant n'est que de 800 en France, et
notre pays est cependant le plus endetté de l'Europe. Sans doute,
les emprunts des colonies n'ont pas été contractés, comme beau-
coup des nôtres, pour réparer les désastres dune guerre et pourvoir
L AUSTKALli: ET LA NOU VELLE-ZÉLANDi:. 441
à la sécurité militaire du pays : les trois cinquièmes, notamment,
ont été consacrés à la construction des chemins de fer, et la recette
nette de ceux-ci fournissait, en 1892-93, 90 des 209 millions d'ar-
rérages que les iiouvernemens avaient à payer. D'autre part, la
baisse générale de l'intérêt a aidé à la hausse des fonds austra-
liens, et si on compare leurs cours à ceux des Consolidés anglais,
on voit qu'ils sont relativement plutôt moins élevés qu'en 1889.'
Néanmoins le chiiTre des dettes australiennes est colossal, et il est
à craindre que les gouvernans de ces pays, tentés par le bas taux de
l'intérêt, ne recommencent à emprunter, comme l'ont déjà fait la
Nouvelle-Galles du Sud et la Nouvelle-Zélande. Les impôts sont
très lourds en Australie et peu susceptibles d'être augmentés sans
inconvéniens; tous les grands travaux publics vraiment utiles sont
faits dans la plupart des colonies, et les fonds qu'elles cherchent
à se procurer risquent d'être employés à des expériences sociales
plus ou moins aventureuses. L'ensemble de cette situation semble
justifier à peine le taux actuel de leur crédit.
Si les capitalistes ont vite repris confiance dans l'Australie,
il n'en a pas été de même des immigrans. Ceux-ci étaient arrivés
en très grandes quantités jusqu'à ces dernières années. De 1881 à
1 890, l'Australie avait encore gagné 386 000 habitans par l'excédent
de l'immigration sur l'émigration. C'étaient presque exclusive-
ment la Nouvelle-Galles, Victoria et le Queensland qui avaient
profité de ce mouvement : les parts respectives de ces trois colo-
nies étaient de 164 000, de 112000 et de 101000. Au contraire,
l'Australie du Sud avait perdu 17 100 habitans, la Tasmanie et la
Nouvelle-Zélande étaient restées presque stationnaires. En 1891,
les arrivées en Australasie dépassèrent encore les départs de
39000 dont 20 000 en Nouvelle-Galles ; mais en 1892, cet excédent
tomba brusquement à 6 930 et resta à peu près stationnaire à
8 224 l'année suivante. Gomme les statistiques des départs sont
toujours, d'après les documens officiels eux-mêmes, défectueuses
et les chiffres donnés inférieurs à la vérité, il a dû y avoir perte
sèche pour ces deux années. Cette perte est officiellement constatée
pour Victoria (12 000 départs de plus que d'arrivées en 1892, et
13000 en 1894); mais la Nouvelle-Zélande était en notable pro-
grès, gagnant 10 000 âmes en 1893, parce qu'elle échappait à la
crise et recevait beaucoup d'Australiens. L'Australie de l'Ouest,
où l'on venait de découvrir des mines d'or, gagnait de même
5 000 habitans. C'est elle seule qui maintient aujourd'hui un
courant d'immigration vers l'Australasie : depuis trois ans, en effet,
le mouvement n'a guère repris : dans le premier semestre de 1896,'
6 000 personnes seulement ont quitté le Royaume-Uni pour se
442 KEVUE DES DEUX MONDES.
rendre, aux antipodes : or, c'est presque exclusivement en Angle-
terre que se recrutent les colons de l'Australie : de 1881 à 1890,
40 000 personnes quittaient chaque année les Iles Britanniques
pour s'y rendre. D'autre part, les départs continuent à être nom-
breux et s'étendent à toutes les colonies : en 1895, la Nouvelle-
Zélande a de nouveau perdu des liabitans comme elle l'avait fait
de 1888 à 1891.
Malgré ces côtés défavorables, les immenses ressources de
l'Australie permettent d'espérer qu'elle surmontera définitive-
ment l'effet de cette crise. Par une heureuse chance, les mines
de l'ouest ont été découvertes au moment précis où chancelait
la prospérité des grandes colonies de l'est, et ont retenu sur
l'Australie l'attention du monde : la fortune n'a pas voulu aban-
donner tout à fait ce pays qu'elle avait tant gâté. D'ailleurs,
la crise a permis aux colons de montrer qu'ils avaient en eux-
mêmes de grandes réserves d'énergie et d'initiative. Voyant dimi-
nuer les gains qu'ils tiraient de leurs anciennes industries, comme
la laine, ils ne se sont pas découragés; ils en ont cherché de nou-
velles; et c'est au plus fort de l'ébranlement financier que la co-
lonie de Victoria a commencé d'exporter sur une grande échelle
des viandes congelées, du beurre, des fromages. Pour que la pro-
spérité leur revînt, il faudrait seulement que ses habitans mon-
trassent un peu de sagesse et cessassent de se croire destinés à
guider le monde dans les voies de la rénovation sociale; il fau-
drait aussi qu'ils fussent convaincus que certaines lois économi-
ques, celles-là surtout qui concernent le crédit et la monnaie,
sont aussi immuables et universelles que les lois physiques, et que
les pays neufs ne peuvent pas, plus que les vieilles contrées, les
violer impunément. Si la crise de 1893 avait pu leur apprendre
ces vérités, elle aurait peut-être été un bienfait. De toutes manières
l'ère des booms, des spéculations désordonnées, est aujourd'hui
terminée pour l'Australasie. Il ne dépend que de ses colons qu'une
immigration d'hommes et de capitaux aussi nombreuse, mais plus
saine, que celle qui s'y est précipitée naguère s'y porte de nou-
veau pour développer les vastes ressources inexploitées qu'elle
renferme encore.
Pierre Leroy-Beaulieu.
\'/-
i 1 c>
LE VOYAGE DU TSAR. o69
cipe. pfrnr se préserver mutuellement de pousser leur principe à
l'excès, ce qui. sous le régime populaire, comme sous le régime
absolu, est le grand danger de tout gouvernement. Qui ne le
sent, parmi nous, en France? Et quel patriote, en ces jours
d'allègre attente, ne se demande, avec un serrement de cœur,
quel sera, pour notre démocratie, le lendemain de ces fêtes franco-
russes dont la France est déjà comme éblouie? Le peuple fran-
çais sait ce qu'il veut en politique étrangère; son enthousiasme
le témoigne assez haut; mais cette alliance russe, dont il se
montre presque unanimement épris, sait-il seulement à quelles
conditions elle peut durer?
Puisse l'éclat féerique de cette réception impériale ne pas nous
aveugler 1 Notre alliance lui a valu trop d'avantages pour que la
Russie n'en sente pas le prix; mais n'ayons pas la fatuité de vou-
loir être aimés pour nous-mêmes. Notre alliance, la Russie ne
l'estimera qu'autant qu'elle nous croira forts et riches; et pour
croire en notre richesse et en notre force, il faut qu'elle nous
croie sages. — Serons-nous sages? tout est là; ou mieux, — car
être sages serait beaucoup exiger de notre fragilité, — jusqu'où
pouvons-nous glisser sur la pente des aventures et des entraîne-
mens, sans mettre en péril, au regard de nos amis, les forces
vives de la nation? Ne l'oublions point, notre politique étrangère
est, malgré nous, dans la dépendance de notre politique inté-
rieure. Nous avons, au quai d'Orsay, des diplomates et des pa-
triotes; mais ils ne peuvent nous faire de bonne diplomatie, au
dehors, si nous leur faisons, au dedans, de mauvaise politique.
Radicaux et socialistes, tous ceux qui, par système ou par fai-
blesse, travaillent à détruire les ressorts essentiels de la puis-
sance française, peuvent bien nous assurer qu'ils demeureront
fidèles à l'alliance russe; qu'importe, si la France doit perdre, en
leurs mains, tout ce qui rendait son alliance désirable ? Que la
République française soit livrée au couteau des barbares opéra-
teurs déjà penchés sur elle, quand la France devrait survivre à
leurs périlleuses expériences, elle serait, bien vite, trop affaiblie
et trop appauvrie pour ne pas retomber dans l'isolement. Soyons
sages, pour être forts, — soyons forts, pour avoir des amis.
Autrement, la visite du tsar à la République ne laisserait pas plus
de traces dans notre histoire que, demain, les lampions, les giran-
doles et les lanternes vénitiennes de nos illuminations ne laisse-
ront de reflet sur le ciel de Paris ou sur les eaux de la Seine.
Anatole Leroy-Reaulieu.
L'ALLEMAGNE RELIGIEUSE
L'ÉVOLUTION DU PROTESTANTISME CONTEMPORAIN
11(1)
LES FAITS
D'une façon toute spéculative, et comme il conviendrait pour
de simples opinions d'école, nous avons étudié le conflit des doc-
trines au sein du protestantisme allemand. Mais c'est une Eglise,
et non point une académie religieuse, c'est une société ouverte à
toutes les consciences, et non point seulement à quelques esprits
distingués, que Luther voulut instituer. Tout de suite les courans
théologiques, dès qu'ils ont entraîné quelques intelligences de
pasteurs, aspirent à charrier, en foule, les âmes des fidèles ; et
dans la vie entière de l'Eglise, le choc des affirmations et des né-
gations, de la croyance et des diverses formes d'incroyance, se ré-
percute et se multiplie. Sauf dans les « congrès évangéliques so-
ciaux », qui rallient les différentes fractions du protestantisme, le
souvenir des antagonismes dogmatiques maintient, entre protes-
tans de bonne volonté, des barrières de défiance : c'est ainsi que
l'Association de Gustave-Adolphe et la Ligue Evangélique, créées,
disait-on, par des libéraux, et destinées à la diffusion du protes-
tantisme, eurent à combattre, quelque temps durant, la malveil-
lante réserve des orthodoxes. Rarement un théologien croit au
(1) Voir la Revue du 15 août.
l'allemagne religieuse. o7'I
désintér^sement de ses adversaires ; bien plutôt il les soupçonne,
lorsqu'il les voit apôtres, de vouloir gagner, non point des âmes
à Dieu, mais des cerveaux à leur doctrine. Dans les universités,
les écoles rivales passent la revue de leurs forces et font l'épreuve
de leurs armes ; mais c'est au champ clos des communautés
qu'elles prétendent descendre, pour préparer lentement la colli-
sion décisive, suprême, entre ceux qui veulent retarder l'évolu-
tion du protestantisme et ceux qui la veulent précipiter. Dans
quelle mesure, au prix de quels inconvéniens, survit à ces hosti-
lités intestines une certaine unité de'l'Eglise protestante? à ces in-
convéniens. quels remèdes pourraient être apportés? mais quels
obstacles s'opposent à l'application de ces remèdes? voilà ce qu'il
nous faut à présent chercher.
Si les simples fidèles, par tout l'Empire, prenaient une part
active aux luttes théologiques, l'apparente unité de l'établissement
religieux disparaîtrait. Il suffit, pour s'en convaincre, d'observer
ce qui se passe en Bade ou à Berlin lorsqu'on renouvelle les re-
présentations des communautés : entre les deux listes opposées,
u croyante » et libérale, les polémiques se déchaînent ; les libé-
raux publient des appels contre la « servitude spirituelle »,
contre les « hypocrites », contre les « porteurs de manteaux »;
et les « croyans » rendent injure pour injure. Après le vote,
l'àpreté des haines subsiste : vaincus en Bade en 1895, les ortho-
doxes traitèrent de sots fieffés {ausge?nachte Trôpfe) la majorité
des électeurs, et se plaignirent d'ailleurs que certains fanatiques
de l'irréligion se fussent pressés aux urnes pour faire triompher,
dans l'Église, les opinions les plus avancées. Echauffé par ces ar-
gumens un peu grossiers qu'on appelle des argumens électoraux,
le suffrage universel, en l'espèce, laisse volontiers aux théologiens
de profession l'art et l'intelligence des nuances ; aux subtiles
cottes de mailles, aux jolis et pénétrans stylets, que l'école de
Bitschl a forgés pour une élite , le commun des laïques pré-
fèrent, lorsqu'ils se mêlent en ces bagarres, la lourde artillerie
de l'orthodoxie ou du vieux libéralisme, grosses affirmations
qu'aisément ils saisissent, gros mots aussi, parfois, qu'aisément
ils redisent; ce n'est point une vertu plébéienne que lélégance
théologique. Mais cet attrait des ouailles pour des discussions qui
les dépassent est un fait exceptionnel. Dans les communautés,
mettez à part une élite, qui s'intéresse aux choses d'Église, et qui,
lorsqu'il est besoin, pétitionne, proteste, et fait du bruit au nom
572 REVUE DES DEUX MONDES.
de la masse : cette masse elle-même se répartit en deux groupes,
dont les uns, docilement pieux, suivent le pasteur tel qu'il est, et
dont les autres, indifférens, le négligent quel qu'il soit.
Tièdes ou dévots, pourtant, il est un cas où presque tous de-
viennent attentifs et volontiers susceptibles : c'est lorsque des
doutes s'élèvent sur la loyauté du pasteur. De ses rapports avec
les autorités de l'Eglise, de son orthodoxie, de sa foi en un mot,
on s'inquiéterait assez peu ; mais ce qu'on épie, ce sont ses rap-
ports avec sa conscience, sa sincérité, sa bonne foi, bref son état
d'âme; et parmi le branle-bas des négations théologiques, l'âme
d'un pasteur est parfois fort oscillante, et parla même endolorie.
Au contact de ses manuels, au pied des chaires universitaires, il
a appris à critiquer le dogme ; on a mis à nu, sous ses yeux, ce
que l'Ecriture et le symbole renfermaient d'erreurs ou d'interpo-
lations humaines ; et ces détails se sont ejravés dans sa mémoire,
avant que les vérités divines, exprimées en ces documens sacrés,
n'aient mis leur empreinte dans son cœur. Par surcroît, les grands
faits de l'histoire évangélique sont pour lui comme une écorce,
que la hache de la critique a fait tomber. On lui assigne une pa-
roisse ; il y doit prêcher ce dogme, expliquer ces grands faits, les
célébrer même; car précisément les fêtes de la communauté, Noël,
Pâques, l'Ascension, la Pentecôte, en ramènent l'anniversaire.
Pour être fidèle, tout ensemble, à ses professeurs d'hier et à sa
profession d'aujourd'hui, comment s'y prendra-t-il? Il n'y a qu'un
recours : c'est l'équivoque.
S'indigner est facile; mais l'équivoque, ici, loin de trahir
une lâcheté, traduit une nécessité; et si la cohésion de l'Eglise
protestante requiert, comme une condition sine guanon, l'emploi
de ce procédé, pourquoi l'impuissante orthodoxie dénonce-t-elle
si durement ceux qui s'en servent? De ces accommodemens avec
le ciel, commandés par l'intérêt même du ciel, l'histoire de la
Réforme est d'ailleurs toute pleine. Le théologien Bahrdt, un
triste personnage au demeurant, disait au xvni" siècle : « On n'a
qu'à prononcer le nom de Jésus bien fréquemment, pour persua-
der à la grande masse que l'on enseigne le vrai christianisme... »
Son contemporain Semler, homme de science et de foi, professait
une religion subjective ; « mais de peur que l'institution si utile
de la communauté chrétienne ne fût ébranlée, il consentait à s'ac-
commoder, si ce n'est aux idées, du moins aux termes conven-
tionnels, et à s'associer au culte de la communauté, alors même
qu'il ne partageait plus les convictions qu'il était chargé d'expri-
mer. » C'est M. Lichtenberger, en son instructive Hisloire des
idées religieuses en Allemagne^ qui rend à Semler cet hommage.
l' ALLEMAGNE RELIGIEUSE. 573
« Il faut îhoir une pensée de derrière la tête, et juger de tout par
là, en parlant cependant comme le peuple » : Strauss, chargé
d'édifier, au fond de la Souabe, quelques âmes rurales, racontait
cette tactique à son ami Màrcklin. On s'est, il y a deux ans, scan-
dalisé, dans certains cercles croyans, de cette phrase deM.Mein-
hold, professeur à Bonn : u Si une vieille petite mère me parle
du bienheureux Abraham, je ne la trouble pas, je me réjouis de
la simplicité de sa foi, et je pense à cette parole du Christ, que
quiconque ne recevra pas le royaume de Dieu comme un enfant
n'y entrera point. » De quelque irrévérence qu'elle témoigne pour
la vieille petite mère, pour Abraham, peut-être même pour le
royaume de Dieu, une telle maxime n'a rien de plus étrange que
la conduite de M. Pfleiderer, le célèbre professeur de Berlin, qui
conteste, devant les étudians, l'apparition de Jésus sur le lac de
Génésareth, racontée dans l'Evangile de Jean, et qui, devant les
fidèles, à la Quasimodo de 1881, prêche, dit-on, sur cette appari-
tion. « Le mensonge dans les chaires est pire que le manque de
chaires ». s'écriait il y a deux ans un pasteur croyant de Ham-
bourg, M. Glage, bientôt châtié par ses supérieurs pour son ap-
pel à la franchise et pour son exemple de franchise. Il avait sou-
venance, peut-être, d'un gracieux distique inscrit sur les murs de
la Wartburg : « Lorsque le cœur et la bouche sont d'accord, c'est
bien la meilleure musique. » Mais si ce distique est aujourd'hui
lettre morte, la faute en est-elle aux prédicateurs, ou bien au tra-
vail théologique qui a divisé l'Eglise contre elle-même?
Une Bretonne, un jour, entendant Ernest Renan parler du
« divin », trouva qu'il causait comme M. le recteur, et même
mieux: et certaines personnes, plus confiantes que sagaces, ne
virent point de différences entre la Vie de Jésus et un livre d'édi-
fication. Si sévères que soient les théologiens d'Allemagne pour
la science d'Ernest Renan, il serait un excellent maître de rhéto-
rique pour beaucoup de prédicateurs, qui cherchent à produire
sur leur auditoire l'impression qu'il fit, à son insu, sur la paysanne
bretonne. L'art suprême, la souplesse accomplie, consiste, devant
une communauté croyante, à prêcher comme si l'on croyait, et
devant un auditoire mêlé d'orthodoxes et de libéraux, à satisfaire
les uns et les autres. On se rappelle la réflexion de Marguerite
sur le mystique pathos de Faust : « Le prêtre dit bien à peu près
la même chose, mais avec des mots un peu différens. — En tous
lieux, réplique Faust, tous les cœurs que la clarté des cieux illu-
mine parlent ainsi chacun dans sa langue ; pourquoi ne le ferais-
je pas, moi, dans la mienne ? » Et Marguerite, alors, de reprendre :
<^ A l'entendre ainsi, la chose peut paraître raisonnable. Cependant
574 REVUE DES DEUX MONDES.
j'y trouve encore du louche, car tu n'as point de christianisme. »
Les prédicateurs incroyans, en Allemagne, procèdent souvent
comme Faust; et les auditeurs croyans n'ont pas toujours le flair
de Marguerite.
De cette élasticité qu'on peut atteindre dans l'exposition du
dogme, M. le professeur Herrmann, de Marbourg, se pique de
donner un exemple, à propos de cet article du symbole: « Conçu
du Saint-Esprit, né de la vierge Marie. » Il fera comprendre aux
orthodoxes que, « pour la foi, cela veut dire que Jésus, en nous
rachetant, nous convainc qu'il n'est point un produit du déve-
loppement naturel de l'humanité, mais qu'en lui Dieu lui-même
fait son entrée dans l'histoire humaine » ; et quant aux prétendus
« incroyans », il les préviendra que, du moment qu'ils ont con-
fiance en Christ, ils ont « saisi la pensée qu'exprime le symbole. »
Observez pourtant que, pour tenir un tel langage, il faudrait que
le pasteur appartînt à la théologie « moderne » et que sa foi,
comme le dit ailleurs M. Herrmann, fût comme un diamant net-
toyé de sa gangue, — la gangue, ce sont les croyances des ortho-
doxes. Et ceux-ci de traduire qu'au jugement de M. Herrmann,
le prédicateur le plus séant pour tous, dévots et incrédules, ne
saurait être qu'un incrédule : on comprend qu'ils s'emportèrent
contre une pareille conclusion. C'était en 1893 : ils trouvèrent un
écho, légèrement inattendu, dans une longue lettre pastorale des
surintendans de Hesse-Cassel.
Nous ne pouvons admettre, disait cette lettre, lorsqu'il s'agit d'entrer
dans la charge où l'on prêche la Hédemption, qu'il soit question d'un autre
Christ que du Seigneur Christ effectif {xolrklich), tel que les évangélistes et les
apôtres l'ont annoncé, et à qui l'Église a cru et croit encore jusqu'à ce jour
conformément à ses symboles, spécialement au symbole apostolique, qui
nous met sous les yeux, dans ses grandes lignes, l'image du Seigneur...
C'est maintenant un fait notoire, que, de nos jours, on s'efforce de substi-
tuer à ce Christ l'image d'un Christ prétendu historique, qu'aucune source
historique ne nous fournit, que nous ne trouvons ni dans les lettres des
apôtres ni dans un seul des évangiles, et dont on ramasse les traits cà et là
dans les évangiles en écartant tout ce qui paraît choquer le sens propre,
la pensée personnelle, — l'image d'un simple fils de l'homme, dont on ne
veut connaître ni la naissance de toute éternité, malgré les témoignages
que d'après tous les évangiles il en a donnés lui-même, ni la résurrection
effective, ni le séjour sur terre après sa mort... On nous enseigne maintenant
que la vraie foi évangélique, séparée des grands événemens qu'a concertés
Dieu pour le salut, doit reposer uniquement sur l'impressiondu Christ humain
« historique », et que, subsidiairement, ce point de départ étant admis, les
pensées religieuses (Glaubensgedanken) qui concernent ces événemens eux-
mêmes, naissance, mort, résurrection et ascension du Christ, prendront
une forme différente dans les différens individus, mais que cela n'intéresse
en aucune façon l'essence de la foi, puisque, pour la foi, ces matières n'ont
LALLEMAC.NE RELIGIEUSE. 575
point une importance essentielle. On nous dit que les prédicateurs doivent
avoir pour mission, non point d'annoncer les actes de Dieu pour notre ré-
demption, comme les célèbre la chrétienté dans ses grandes fêtes, mais bien
plutôt d'annoncer leurs propres pensées religieuses (Glauhensgedanken), que
par là ils servent aussi bien les membres de la communauté chrétienne qui
conservent une fidélité coutumière au symbole, que ceux qui, par l'histoire
même de leur vie spirituelle, résultant de l'action divine, ont été arrachés
à cette accoutumance ; et qu'il devient donc tout à fait indifférent de savoir
auquel des deux groupes le pasteur lui-même appartient... Nous ne pou-
vons point acquiescer à ces conseils, par lesquels on donnerait accès à une
doctrine nouvelle... Que dirait Luther à des prédicateurs qui songeraient à
remplir leur office avec une telle théorie d'équivoque? Au lieu de réclamer
des candidats qu'ils fassent preuve de leur aptitude à traiter le symbole
d'une pareille façon, nous devons plutôt dénoncer, comme une dangereuse
tentation, ces conseils qu'on insinue à nos ecclésiastiques ; d'admettre à
une fonction un homme qui aurait de pareilles pensées, nous n'en prendrions
pas la responsabilité, tant pour sa propre conscience que pour celle de la
communauté. Il n'échapperait point à la tentation de jouer un double jeu,
et de professer de bouche des enseignemens qu'il ne pourrait justifier aux
yeux de sa conscience que par des réserves mentales. La communauté aurait
toujours à craindre d'être trompée sur l'objet de sa foi... Celui qui ne peut
plus à Noël, au Vendredi-Saint, à Pâques, à l'Ascension, à la Pentecôte, cé-
lébrer avec nos communautés les grands actes de Dieu pour notre salut,
celui-là doit loyalement s'abstenir de rechercher, |dans nos églises, une
fonction ecclésiastique...
Il paraîtrait qu'en effet, parmi les fidèles, la confiance s'en va.
« Croyez-vous à ce que vous me dites?» demande un malade au
pasteur assis près de son chevet; et sous la grossière accusation
de duplicité, exploitée par les publicistes des sectes indépen-
dantes, comme M, Cari Scholl, et par les journaux socialistes,
chancelle le crédit du clergé tout entier. Ce sont surtout les
maîtres d'école, ses auxiliaires officiels pour le catéchisme, qui
dessillent les yeux. Longtemps ils réclamèrent une édition sco-
laire de la Bible; on leur ajourna cette satisfaction, parce qu'on
craignait de s'entendre malaisément, entre orthodoxes et libéraux,
sur le choix des fragmens bibliques. De crainte que les incroyans
ne voulussent expulser les récits miraculeux, certains croyans
voulaient donner à l'enfance la Bible intégrale : « Tout est pur
pour les purs », observaient-ils. Finalement, pour rédiger à Brème
un livre de lectures bibliques qui ne pût encourir la suspicion
d'aucune fraction théologique, onze théologiens et vingt-neuf pé-
dagogues, d'opinions et de tendances diverses, collaborèrent. Que,
surpris de tous ces manèges, les instituteurs prêtent l'oreille;
qu'ils entendent dire qu'on dédaigne et qu'on réfute, à l'imiversité,
les vieux dogmes qu'ils ont mission d'enseigner aux enfans; alors,
écrit M. le pasteur Seydel, de Berlin, « ils se croient dupés,
576 REVUE DES DEUX MONDES.
trompés par les pasteurs, qui se serviraient d'eux pour tromper
le peuple et le maintenir dans sa sottise. Et cette pensée, qu'il
leur a fallu devenir des instrumens de mensonge, contient tant
de poison, que l'estime qu'ils avaient jusque-là pour toute notion
religieuse se peut changer en haine, et que, dès Tinstant d'une
telle révélation, ils considèrent comme leur devoir d'être ennemis
des pasteurs. » M. Seydel, adepte du libéralisme, conclut que les
archaïsmes dogmatiques devraient être bannis du catéchisme, et
que lesprit de liberté qui souffle dans les universités devrait cir-
culer partout.
II
Moyennant une certaine technique du genre vague, la prédi-
cation, le catéchisme même s'assouplissent aux exigences simul-
tanées des écoles théologiques les plus divergentes. Mais le mo-
bilier du temple ne se réduit point à la chaire; non loin d'elle, il
y a l'autel. Intendante des services divins, des baptêmes, des
confirmations, des ordinations, la liturgie prétend à une certaine
fixité ; elle est la même pour toutes les communautés et pour tous
les pasteurs d'une église, sous le contrôle des autorités adminis-
tratives; et, dans une mesure plus ou moins large suivant les
Etats de l'Allemagne, elle impose, en des circonstances déter-
minées, l'usage du symbole apostolique.
Pour les orthodoxes, rien certes n'est plus naturel; mais il
n'en faut pas plus, d'autre part, pour que les libéraux protestent,
pour que les théologiens du « juste milieu » s'inquiètent, et pour
que les disciples du ritschlianisme épiloguent longuement. Des
milliers de protestans ne croient plus au symbole: première ob-
jection, qu'on justifie par des faits. Imposer à quelqu'un, pasteur
ou fidèle, la récitation du symbole, c'est l'obliger à professer la
foi d'autrui, une foi quïl n'a pas personnellement conçue : seconde
objection, que semblent légitimer les principes individualistes de
la Réforme, développés par Schleiermacher, épuisés par Ritschl.
Enfin, une fois grattées ces vieilles effigies qui sont les phrases du
symbole, les vérités évangéliques, monnaiesprécieuses, pourraient
être frappées à neuf; et précisément «la théologie, en même temps
qu'elle rend intelligibles les anciennes formes de la foi chrétienne,
doit, d'après M. Harnack, suivre les signes impérieux de l'his-
toire et enseigner d'une nouvelle façon l'antique vérité. » Voilà
une troisième objection, précisée, développée, par un examen
critique du symbole lui-même, d'où l'on conclut que le symbole
est, tout à la fois, trop surchargé et trop indigent.
l'allemagne religieuse. 577
M. H»i'nack et ses disciples en font la preuve. Ils signalent,
dans le symbole, des parties parasites: le Saint-Esprit, disent-ils,
en qui les premiers chrétiens voyaient un don de Dieu, acquiert,
dans ce document tardif, le rôle d'une personne divine ; l'élévation
de Jésus au ciel, très vaguement mentionnée, à l'origine, en une
sorte de glose qui suivait et délayait le récit de la résurrection,
prend l'importance d'un épisode historique, d'un miracle distinct;
enfin les versets : (< conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie »
sont, paraît-il, démentis par deux évangiles sur quatre, par un
manuscrit syrien récemment découvert, par des généalogies du
Christ, enfin par le récit du baptême de Jésus, où Dieu le père dit
à son fils, au sens de M. Harnack, non point: « J'ai mis en toi
toute ma complaisance », mais: « Je t'ai engendré aujourd'hui. »
Même en passant condamnation sur ces excroissances, l'école de
M. Harnack maintiendrait que la vieille tradition chrétienne sur
Jésus, loin d'être une vérité historique supérieure à tous les
doutes, fut forgée comme une arme pour combattre le gnosticisme,
et qu'en assistant au culte superstitieux d'une pareille tradition
depuis près de deux mille ans, on croit proprement rêver.
D'autre part, le symbole est trop indigent. Derrière cette végé-
tation de formules, la personne du Christ disparaît; et l'on ne
saisit plus l'objet essentiel de la croyance évangélique, le pardon
des péchés obtenu par la foi et procuré par Jésu^. Ritschl, dès
1873, écrivait à l'un de ses correspondans que le symbole ne
pouvait être une profession de foi, n'étant point une prière ; et il
ajoutait: « Même comme règle d'enseignement, il est incomplet,
et, par suite, insuffisant. On y trouve maints détails indiff"érens,
et l'essentiel y manque, c'est-à-dire l'enseignement du royaume
de Dieu et de notre filiation à l'égard de Dieu. » Bref, le superflu
qu'on dénonce dans le symbole, c'est ce qu'on rejette du chris-
tianisme; le nécessaire dont on y déplore l'absence, c'est la
variété de christianisme qu'on s'est à soi-même inventée.
De ces critiques générales, auxquelles MM. Harnack et Katten-
busch joignent de savans aperçus historiques sur le symbole,
on passe aux diverses cérémonies où cette profession de foi figure.
Au baptême, que vient-il faire? Ce n'est point en une foi, c'est
en Christ, que l'enfant doit être baptisé ; et puisque l'adulte compte
sur le baptême et sur les influences de la communauté pour pro-
gresser dans la croyance, lui demander, avant son baptême, la
récitation d'un symbole vénéré par les dévots comme l'expression
la plus mûre de la foi, c'est commettre un aussi grave anachro-
nisme que si l'on exigeait d'un arbre, à l'instant même de la
plantation, des fruits d'une maturité parfaite: la comparaison est
TOME cxxxvii. — 1896. 37
578 REVUE DES DEUX MONDES.
de M. le pasteur de Soden, de Berlin. Pour la confirmation, qui
constate et qui scelle l'initiative du chrétien évangélique, qu'a-t-on
besoin du symbole ? Outre que les enfans n'en savent point saisir
les formules, une profession de foi librement composée, person-
nellement énoncée par chacun d'eux, n'aurait-elle pas plus de
valeur? Que pour tous les jeunes chrétiens admis à la confir-
mation, une adhésion publique à une formule définie soit obli-
gatoire, cela paraît à M. Bornemann, de Magdebourg, une immo-
ralité, une impiété. Et quant à l'ordination, enfin, il est permis
de supposer, chez les futurs pasteurs, des doutes à l'endroit du
vieux symbole, et une aptitude d'élite à se faire eux-mêmes leur
foi : est-il légitime de négliger leurs doutes en les voulant en-
chaîner au symbole, et ne ferait-on pas mieux d'éprouver leur
aptitude en les priant d'énoncer leur croyance individuelle ?
D'une façon logique, cette série de conséquences est déduite
par les théologiens libéraux ou « modernes » : pour plaider la
cause de la liberté, la Réforme n'est jamais à court d'argumens.
C'est une ingrate tâche, pour les orthodoxes, d'établir les droits
de l'autorité, de commander le respect du symbole, de réclamer
enfin une déférence uniforme aux habitudes liturgiques et aux
traditions dogmatiques de la communauté. On leur objecte la
« Formule de concorde », document luthérien du xvi^ siècle, où
les symboles sont présentés simplement comme un « témoignage »
et une « énonciation » de la foi, et où l'Ecriture est proclamée
« juge » de cette foi. Ce texte, gênant pour les prétentions ortho-
doxes, off"re aux incroyans une échappatoire; puisqu'en dernier
ressort l'Ecriture est juge, ils finiront par adhérer au symbole,
non parce que, mais autant que sa conformité avec l'Ecriture sera
pour eux évidente. « Restriction mentale! » s'exclame M. le pas-
teur Glage. Préférerait-il l'excuse du célèbre pasteur de Sydow,
de Berlin, qui déchirait le symbole devant ses collègues de la
libérale « Association protestante », et qui le prononçait, pour-
tant, devant la communauté? A quelqu'un qui s'en étonnait: « Je
ne professe pas ces articles, répondait-il, je les lis. » Une Revue
luthérienne accusa Berlin d'avoir, en cette circonstance, « offert
au monde le spectacle d'un mensonge jésuitique » ; mais si l'on
n'avait point tracassé M. de Sydow, le « mensonge » eût pris
moins de relief; et lorsque les incroyans sont flétris comme des
auteurs de scandales, ils peuvent demander, de fort bonne foi,
si la faute en est à leurs manèges, toujours discrets, souvent onc-
tueux, ou bien à l'impitoyable étalage qu en fait l'école adverse.
Pour satisfaire, en dépit de leurs négations, les consistoires et
l'élite croyante des communautés, ils se fient à certaines réti-
l'aLLEMAGNE KELIGIEUSE. 579
cences.çardoniiées ou admirées par les habiles, inaperçues des
simples: dans le silence on pourrait s'entendre... mais seulement
dans le silence; et pourquoi donc les orthodoxes font-ils si sou-
vent du fracas ?
111
Parfois, à vrai dire, parmi les incroyans eux-mêmes, se pro-
duisent certains éclats. L'atîaire Schrempf, l'afFaire Lisco, l'affaire
Stendel, pour ne citer que les principales, ont bruyamment rempli
les dernières années. A ces trois pasteurs, affamés de franchise,
épris des situations nettes, il répugnait de paraître affirmer, par
la récitation liturgique du symbole, une foi qui n'était pas la leur.
Lorsque, en 1884, M. Schrempf devint curé de Leuzendorf, il
déclara loyalement aux autorités religieuses du Wurtemberg
qu'il ne prêcherait que les trois évangiles synoptiques; elles le
tinrent quitte de tout surplus; et M. Schrempf, tout en repous-
sant, comme n'étant pas formellement contenues dans les synop-
tiques, la Trinité, la faute originelle, la divinité du Christ, les
notions d'inspiration biblique et de sacrement, fut chargé d'une
communauté. « A Noël, raconte-t-il, je prêchais, non point sur
l'enfant Jésus, l'étable et la crèche, mais sur Christ, ce qu'il nous
apporte, ce qu'il veut de nous. A Pâques, je disais volontiers
que seule la foi du Sauveur, qui s'est révélé vivant après la mort,
assure au chrétien la vraie joie : cela, je le savais par ma propre
expérience; sans la foi au Christ vivant, on n'obtient point la
vraie joie. A l'Ascension, je parlais de la maîtrise du Christ sur
l'Eglise et le monde entier; je ne me servais du mot Ascension
que comme d'une épigraphe. A la Pentecôte, je parlais de
l'Esprit-Saint; du récit de la première Pentecôte, je n'utilisais que
le discours de Pierre. » Ce ne fut point le consistoire qui s'inquiéta
de cette tactique; ce fut la conscience de M. Schrempf, choquée,
surtout, parce que ce « manque de véracité » [Unwahrheitj lui
procurait un « poste et des appointemens ». Avec une délicatesse
qui dut sembler maladive à ses collègues incroyans, il fît savoir
au doyenné, le o juillet 1891, que, fatigué de feindre toujours^ il
supprimerait le symbole, à l'avenir, dans la cérémonie du bap-
tême. « D'une façon ou d'une autre, expliqua-t-il plus tard, je
devais violer la promesse de mon ordination. A l'origine, confor-
mément à ma promesse, j'ai simplement énoncé le symbole; et
contrairement à ma promesse, je n'ai pas laissé voir ma position
subjective à l'endroit de ce symbole: ensuite, conformément à
ma promesse, j'ai déclaré ma position subjective à l'endroit du
580 REVUE DES DEUX MONDES.
symbole; et contrairement à ma promesse, j'ai énoncé des opi-
nions qui divergeaient de la doctrine évangélique. » On eût pré-
féré, à Stuttgart, que M. Schrempf appréciât avec moins de mi-
nutie l'esprit et la portée de ses sermens d'ordinand, et qu'au
pied de l'autel il marquât à la liturgie une obéissance plus litté-
rale, s'arrangeant avec sa conscience comme il le voudrait ou
comme il le pourrait. Le 14 juin 1892, il dut quitter le service
pastoral, et malgré la ferveur orthodoxe de beaucoup de prêtres
wurtembergeois, la noblesse de sa conduite inspirait un tel res-
pect que la décision du consistoire fut l'objet d'une générale
défaveur.
Son exemple fut contagieux : M. Lisco, pasteur en Prusse,
M. Stendel, pasteur en Wurtemberg, signifièrent qu'ils refusaient
à l'avenir l'usage du symbole; leur déposition suivit. Lorsque
Schleiermacher, en 1829, informa son consistoire qu'il emploierait
les formules liturgiques comme bon lui semblerait, on toléra
l'incartade; mais il est des exceptionsqu'on ne peut étendre. Et puis,
aux yeux des autorités religieuses, le vrai crime de MM. Schrempf,
Lisco, Stendel, était moins d'avoir violé les rites que de s'en être
targués. M. de Schmid, prédicateur à la cour de Stuttgart, voulut
un jour convaincre M. Stendel qu'on peut accepter et suivre toute
la liturgie; au hasard, pour en donner les preuves, il saisit un
vieux livre d'église qui avait appartenu à l'ancien prédicateur,
M. de Gerok : quel ne fut point son embarras en constatant,
sous les regards victorieux de M. Stendel, que M. de Gerok, tout
le premier, avait, au crayon bleu, pour son usage, corrigé plus
d'un passage! Mais le défunt prédicateur n'avait point avoué ces
actes de désinvolture, tandis que M. Schrempf, M. Stendel,
M. Lisco, furent punis, suivant la brutale expression du dernier,
pour (( n'avoir pas voulu devenir menteurs » .
Ces partis pris de loyauté sont fort gênans pour les chefs de
l'Eglise. Entre eux et les pasteurs rebelles, on observe d'étranges
divergences dans la façon même de définir les litiges. « Nous nions
tel et tel article du symbole ; faites-nous un procès pour erreur
doctrinale [Irrlehré] », réclamaient M. Schrempf et M. Lisco.
A l'aide d'un tel procès, ils espéraient atteindre le fond même du
débat. Le principe de l'absolue liberté d'examen permet-il cette
harmonie nécessaire à la vitalité d'une Église? Si chacun pense
à son gré, l'Eglise peut-elle faire figure? Primordialement, lequel
de ces deux faits est le plus essentiel au protestantisme, l'existence
d'une Église ou l'autonomie effrénée de toutes les consciences?
Prudemment, les autorités religieuses déclinèrent ces discussions :
de son indocilité, M. Schrempf voulait qu'on examinât l'esprit;
l'allkmagne religieuse. 581
on s en tml à la lettre; on ergota sur des détails de procédure
pieuse. A Luther révolté, rEg:lisc romaine accorda, demanda
même, qu'il s'expliquât sur le dogme; avec M. Schrempf révolté,
le consistoire n'osa point engager un pareil colloque.
Cependant M. Schrempf, spolié de sa paroisse, et qualifié de
(( génie religieux » par M. le professeur Ziegler, de l'Université
de Strasbourg, importuna l'Église de Wurtemberg par un opus-
cule passionnant, qui se ramassait en une question : « Ayant re-
tiré, d'une façon publique, ma profession de foi de confirmation,
suis-je encore membre de l'Eglise? » La réponse me permettra,
expliquait-il, de « rentrer dans un rapport naturel avec mon
Eglise. Souffrir en silence qu'on m'inscrive toujours, sur les re-
gistres, comme membre d'une Eglise, et rompre, en silence, lu
communion qui munissait à elle, c'est une combinaison dont je
ne veux point, bien qu'elle soit fort pratiquée. Esthétiquement,
moralement, religieusement, je la trouve odieuse; je préfère le
franc conflit, et, s'il le faut, la séparation définitive. » La question
de M. Schrempf resta sans réponse, et pour cause. En lui concé-
dant qu'il était toujours chrétien, le consistoire eût couru le péril
d'une seconde interrogation : « Pourquoi dès lors ne suis-je
plus capable de servir l'Eglise? » et, sur ce terrain-là, il n'est
pas un théologien (( moderne » qui n'aurait prêté renfort à
M. Schrempf.
« S'il doit y avoir conflit, proclamait-il, je préfère qu'il soit
notoire. » Les autorités de l'Eglise ont d'autres goûts; elles
aiment mieux que les conflits soient occultes, tout au moins dis-
crets; elles ne sévissent, même, que lorsqu'ils sont suffisamment
notoires. M. de Sydow, dont nous parlions tout à l'heure, fut
absous, en 1877, par le conseil suprême évangélique de Prusse,
parce qu'il réservait ses opinions hétérodoxes pour des assemblées
privées ; le vieil empereur Guillaume I'''" s'indigna de cette tolé-
rance; mais inutilement. M. Schwarz, pasteur badois, fît impri-
mer en 189i, en une brochure de propagande, un certain nombre
de propositions ; elles établissaient que : « les Eglises conservent
de vieilles erreurs et entretiennent l'hypocrisie; que l'Évangile
n'enseigne point la rédemption, mais l'évolution de Fêtre humain
vers une grandeur divine ; que la Trinité est une doctrine néfaste ;
et que l'Eglise évangélique, en maintenant des dogmes, se met au
service du papisme. » Le conseil supérieur de l'Église de Bade
jugea tout procès doctrinal inutile ; il estima que le pasteur Schwarz
avait « ravalé la conviction religieuse de ses collègues, qui, eux
aussi, ont le droit d'avoir une conviction et de la faire protéger » ,
et que la diffusion de ces thèses dans un écrit populaire, dé-
o82
REVUE DES DEUX MONDES.
pourvu de tout caractère scientifique, pouvait troubler les con-
sciences : pour ces motifs, M. Schwarz, qui refusa de retirer sa
brochure, fut déposé; il expiait moins ses propositions elles-
mêmes que l'indocile acharnement qu'il mettait à les répandre
et la notoriété prolongée qu'il leur avait voulu garantir. On ne
pouvait alléguer ni l'un ni l'autre grief contre le pasteur Lângin
et le pasteur Wimmer qui, vers la même époque, soutinrent dans
des réunions publiques des thèses également subversives : mal-
gré la campagne entreprise par l'orthodoxie, l'autorité badoise
leur fut clémente. En somme, l'incroyance paraît bien être un
droit; mais une certaine correction dans l'incroyance est un
devoir; quant à la ligne idéale qui sépare cette correction d'avec
la dissimulation, jamais on n'a tenté de la définir; et c'est tant
pis pour le pasteur qui, considérant ses auditeurs laïques comme
des frères en Christ, leur veut exprimer toute sa conscience, en
y risquant son gagne-pain.
« Ou bien l'Eglise devrait expliquer sans équivoque que chez
ses serviteurs, qui sont en même temps ses membres, elle pré-
suppose une adhésion, sans conditions ni réserves, à son sym-
bole et à son enseignement, et par là faire connaître sans équi-
voque, aux théologiens hétérodoxes, qu'ils ne conviennent point
pour le service divin. Ou bien elle devrait fixer de telle sorte sa
position à l'égard du symbole et réglementer de telle sorte le ser-
vice divin, que l'ecclésiastique, en communiquant suivant sa
conscience le symbole de l'Église devenu un document historique,
pût exprimer comme il convient sa position personnelle à l'en-
droit de ce symbole, et ne fût jamais obligé de laisser croire que sa
foi à lui est sans réserve. Mais l'Eglise n'accepte ni l'une ni l'autre
solution, ou, plus exactement, elle fait le contraire des deux. »
Ces fortes paroles sont de M. Schrempf : inattaquable en est la
logique; mais en imposant une orthodoxie réelle, la Réforme ab-
diquerait ses principes de libre examen; en cessant d'imposer
une certaine apparence d'orthodoxie, elle dissoudrait les cadres de
l'Eglise; sous peine de se démentir ou de se tuer, elle ne peut ad-
mettre l'alternative que lui définit M. Schrempf.
IV
Peu s'en fallut, toutefois, entre 1892 et 1894, que l'Eglise de
Prusse ne se laissât séduire au second terme de cette alternative,
et que, par des concessions au sujet du symbole, elle ne rectifiât
la conscience et la situation des pasteurs incroyans : l'épisode est
d'insigne importance, et mérite d'être relaté.
l'allemagne religieuse. 588
En i8§9, avec la haute approbation de Frédéric-Guillaume III.
la liturgie prussienne avait été fixée dans un rituel aY>ipe[éAge?ide.
En 1846, en 1879, on projeta la revision de cette liturgie et la
composition dune nouvelle « Agende » ; cest seulement en
mars 1892 qu'une commission de vingt-quatre membres, apparte-
nant la plupart aux fractions croyantes de l'Église, se mit sérieu-
sement à ^œu^Te. Tout aussitôt, la question du symbole surgit.
Les plus fervens d'entre les orthodoxes souhaitaient profiter de
cette re vision pour donner au symbole, dans la cérémonie de l'or-
dination, une force juridiquement obligatoire. Les « libéraux »
auraient désiré l'évincer à peu près complètement de Y « Agende »
tout entière, à l'exemple de Hambourg et de Gotha, ou lui sub-
stituer autant que possible, suivant la coutume saxonne, des chants
d'Eglise; les théologiens du « juste milieu », les jeunes et labo-
rieux adeptes de la théologie « moderne » cherchaient avant tout
des procédés pour que le symbole fût énoncé m referierender
Form, c'est-à-dire à titre de document, presque à titre de récit
intéressant la vieille foi chrétienne et reliant, en une communion
réciproque, les chrétiens d'aujourd'hui et les chrétiens de jadis.
Frédéric-Guillaume III, en publiant la précédente « Agende »,
avait spécifié qu'elle ne devrait point « limiter la liberté de foi et
de conscience, si chèrement obtenue » : tous les théologiens
étrangers à la stricte orthodoxie redoutaient que sous Guillaume II
les fanatiques du dogme intégral ne prétendissent revenir sur la
déclaration de Frédéric-Guillaume 111.
Quelques mois durant, les polémiques furent discrètes; elles
firent explosion , de toutes parts, lorsque M. Harnack , le 1 8 août 1892,
publia dans la revue :Z)ze christliche Welt une consultation qu'il
avait donnée, concernant le symbole, à ses étudians de Berlin. De
prendre ouvertement le parti de M. Schrempf, qui venait d'être
révoqué, et de pétitionner contre l'usage du symbole, M. Harnack
les dissuadait; mais il se hâtait d'ajouter que ce document con-
tient plusieurs articles susceptibles de choquer un esprit mûr, un
chrétien savant en histoire, et que le verset : « né de la Vierge
Marie » ne comportait, même, aucune interprétation satisfaisante.
Tout en rendant hommage à M. Schrempf, il admettait qu'on
pouvait, en toute sécurité de conscience, entrer dans le minis-
tère pastoral sans chercher un accommodement avec ce terrible
verset. Un jour viendrait où le vieux symbole pourrait être rem-
placé par un autre, et provisoirement il fallait patienter.
Par une très courte déclaration, datée du 20 septembre, le
luthéranisme orthodoxe répondit à M. Harnack; elle se résumait
en trois points :
584 REVUE DES DEUX MONDES.
1° Toute lentalivc d'écarter le symbole de l'usage ecclésiastique est un
soufllet à rÉylise du Christ.
2° Il est temps, et grand temps, que nos étudians en théologie soient
efficacement protégés contre le trouble où des professeurs de théologie, par
un enseignement subversif, jettent leurs consciences.
3° Que le Fils de Dieu est conçu du Saint-Esprit et né de la Vierge Marie,
c'est le fondement du christianisme, c'en est la pierre angulaire, contre
laquelle se brisera toute sagesse de ce monde.
Les signataires de ces trois articles étaient beaucoup plus ré-
putés dans les sphères d'Eglise que dans les cercles savans. Point
par point, quinze jours après, on eut la riposte universitaire :
datée d'Eisenach, une ville sainte de la Réforme, elle était ainsi
conçue :
Les nombreuses protestations ecclésiastiques, auxquelles ont donné lieu
les propositions récemment émises par le professeur Harnack au sujet du
symbole apostolique, contraignent les soussignés, amis et collaborateurs
de la Christiiche Welt, réunis à Eisenach, à l'explication suivante :
1° Nous ne pensons point à enlever à l'Église évangélique le symbole dit
apostolique ; mais nous contestons que l'autorité de ce symbole dans l'Église
et l'usage qui en est fait contraigne juridiquement ecclésiastiques ou laïques
à en accepter en détail toutes les phrases. Est chrétien évangélique quiconque,
en vivant et en mourant, met sa confiance exclusive en Jésus son Seigneur;
nous désirons que cet indubitable principe du christianisme évangélique
soit publiquement reconnu comme tel, et qu'on cesse de se targuer, con-
trairement au sain esprit évangélique, de quelques opinions dogmatiques
de détail.
2° Cette vraie foi évangélique elle-même implique le droit et le devoir de
mettre en crédit, même dans l'Église et vis-à-vis des traditions du passé de
l'Église, le travail scientifique, consciencieux et loyal.
3° Nous devons donc dénoncer un bouleversement perturbateur des
consciences, lorsque par exemple dans l'une des protestations publiques on a
soutenu que cet article: « conçu du Saint-Esprit, né de la Vierge Marie »
est le fondement du christianisme, qu'il en est la pzerre angulaire, où se bri-
sera toute la sagesse de ce monde. Ni l'Écriture ni les symboles évangéliques
n'ont attribué au récit contenu dans les premiers chapitres du premier et
du troisième Évangile une importance si décisive pour la foi. Dans la pré-
dication de Jésus et de ses apôtres concernant le salut, il n'y a aucune allu-
sion à ce récit. On commet donc une déviation de la foi et une perturbation
des consciences, quand, au nom de l'Écriture et du symbole, on énonce une
affirmation qui ferait croire le contraire.
C'est sur les bases mêmes du christianisme qu'on discutait et
qu'on disputait; ce qui, pour les uns, était une pierre fondamen-
tale de l'édifice, n'apparaissait aux autres que comme une partie
postiche. Guillaume II sentit le péril ; pape en ses terres, comme
tout bon monarque évangélique, et croyant entendre, peut-être,
un appel posthume de Luther, qui si souvent recourut aux sou-
verains de son temps, il trouva façon d'intervenir. Inaugurant à
l'alle.ma(;ne religieuse. 585
Wittenblrg, le 31 octobre 1892, en présence d\m certain nombre
de princes allemands, cette église du château [SclilosskircJie),
qu'ont restaurée les Hohenzollern et sur les portes de laquelle
Luther avait affiché ses thèses, l'empereur déclara : « Nous pro-
fessons de cœur la foi en Jésus-Christ, fils de Dieu devenu homme,
crucifié et ressuscité, foi qui est un lien pour la chrétienté tout
entière, et c'est par cette foi que nous espérons obtenir le salut,
e^ par elle seule. Aussi nous attendons de tous les serviteurs de
l'Église évangélique qu'en tout temps ils s'appliquent à gérer leur
charge en prenant pour règle la parole de Dieu, dans le sens et
dans l'esprit de la pure foi chrétienne, reconquise par la Ré-
forme. »
Guillaume II s'était prononcé ; le conseil suprême de l'Église
prussienne ne craignit plus d'émettre un avis, par une circulaire
datée du 25 novembre 1892.
Nous déplorons, expliquait la circulaire, que les explications du profes-
seur Harnack dans sa réponse aux étudians en théologie, concernant la va-
leur et l'usage ecclésiastique du symbole apostolique, aient soulevé un
profond émoi chez beaucoup de pasteurs évangéliques, et même en beau-
coup de sphères du peuple évangélique. A cet émoi, une raison profonde
existe : on s'imagine que ces consultations sur le symbole mettent en péril
l'intégrité de la foi chrétienne, spécialement la doctrine fondamentale de
l'Incarnation du Fils de Dieu. En présence de ces craintes, nous rendons
hommage à une insigne coïncidence concertée par la grâce divine ; elle a
permis que, dans les plus profondes couches du peuple évangélique, un
bruyant écho répercutât la manifestation faite à Wittenberg, le 31 octobre,
par S. M. l'Empereur et Roi et les princes évangéliques d'Allemagne; or
dans cette manifestation, l'attachement à la croyance au Fils de Dieu fait
homme, comme au lien commun qui cimente la chrétienté, était exprimé
d'une façon simple, mais formelle.
Que l'avis de M. Harnack sur les phrases : conçu du Saint-Esprit, né de
la Vierge Marie, fût exposé comme une opinion doctrinale, unanimement
admise par la recherche théologique : voilà surtout, au dire des surintendans
généraux, ce qui a provoqué l'émoi, la communauté voyant dans ces phrases
un sanctuaire de sa foi, chéri et inviolé. S'il en est ainsi, il suffira de rap-
peler qu'au jugement de beaucoup de représentans éminens de la science
théologique, et spécialement, même, de membres distingués de la Faculté
de théologie de Berlin, le fait affirmé dans ces phrases soutient encore, de-
vant une recherche scientifique impartiale, l'épreuve de la vérité. Avec les
surintendans généraux, nous croyons que l'auguste symbole apostolique,
remontant en son fond jusqu'aux temps les plus anciens de l'Église, et jus-
qu'aux environs du temps même des apôtres; témoignant éloquemment, en
sa brièveté, des grandes œuvres de Dieu ; offrant à l'instruction catéchétique,
par ses divisions, un important modèle, ménageant à tous dans la commu-
nauté, jeunes et vieux, une inépuisable source d'édification, est d'autant
plus indispensable à l'Église que, par son contenu, il établit un lien d'unité
entre toute la chrétienté terrestre. L'éloigner du service divin, ou même
seulement en sacrifier l'usage au caprice de chaque communauté, ce serait
586 KEVUE DES DEUX MONDES.
diminuer la conscience juridique de la communauté de l'Église prussienne,
enlever au culte un précieux bijou, à la communauté un moyen suprême de
recueillement et de prière.
Il sera de notre office, dans l'Église évangélique de notre ressort, de
veiller à ce qu'on demeure attaché, d'une intime fidélité, à la profession de
foi de notre église, qui contient, à côté des autres vérités fondamentales de
la foi chrétienne, traduites dans le symbole apostolique, une profession de
foi à l'incarnation de Dieu en Christ ; et pareillement, le devoir de notre
charge et de notre conscience requiert qu'à l'égard de l'usage liturgique du
symbole nous maintenions, comme nous l'avons fait jusqu'ici, et môme plus
strictement, les règlemens ecclésiastiques en vigueur. C'est avec une lar-
geur de cœur tout évangélique et sans vouloir faire du symbole ou d'un dé-
tail de ce symbole une rigoureuse loi d'enseignement {cin starres Lehrgesetz)
que nous refusons de tolérer, chez nos ecclésiastiques, toute agitation qui
tendrait à bannir le symbole de la place qui lui revient... Nous nous conso-
lons par cette espérance que vous réussirez à évincer cette idée, que
celui-là même qui a une croyance opposée aux vérités fondamentales de la
commune foi chrétienne peut être, dans l'Église évangélique, un serviteur
au cœur droit. Puisqu'un malentendu a pu s'élever à ce sujet, les surinten-
dans doivent, plus que jamais, ériger en devoir de conscience, pour ceux
qui aspirent aux fonctions ecclésiastiques, un sérieux examen personnel,
fait avec loyauté, avec souci des âmes, concernant leur situation à l'endroit
des croyances de l'Église évangélique, et leur représenter toute l'importance
des obligations qu'ils assument au moment des promesses de l'ordination.
Ce document fut très commenté. L'orthodoxie, assez satisfaite,
en conclut qu'au jugement du conseil suprême la naissance mi-
raculeuse de Jésus était une (( vérité fondamentale » ; et les écoles
incroyantes firent observer que le conseil suprême ne considérait
point le symbole comme une rigoureuse « loi d'enseignement ».
Sous un certain vernis de netteté, une équivoque subsistait. « La
faute en est à l'Eglise même de Prusse, déclara M. Herrmann :
ses membres étant en désaccord sur la foi elle-même, le conseil
suprême ne peut rien faire autre chose, que de publier des édits
qui manquent d'une véritable unité. Car s'il voulait trancher le
conflit, ou se déclarer pour un groupe et opprimer l'autre groupe,
il s'arrogerait une puissance papale. »
Ainsi le conseil suprême laissait les esprits en suspens, et sa
circulaire, tout compte fait, atténuait l'effet de la harangue impé-
riale plutôt qu'elle ne le précisait. Et sur la question du sym-
bole, les brochures, les articles de journaux et de revues, les
protestations des dévots, les contre-protestations des incroyans,
continuèrent de s'empiler : on formerait une bibliothèque consi-
dérable avec toute la « littérature » à laquelle donna lieu cet épi-
sode. « Si le symbole possède une force obligatoire, s'il est un
lien pour la conscience, et dans quelle mesure », c'est ainsi que
beaucoup de théologiens, orthodoxes exigeans ou libéraux alarmés,
l'allemagne religieuse. 587
posaient fk question. Le professeur Gremer, de Greifswald, la dé-
linissait d'une tout autre façon : « Il s'agit de savoir, expliquait-
il, s'il appartient à la recherche historique de prononcer le mot
décisif sur le Christ, et si, du symbole, il faut effacer les articles
qui ne sont point le résultat de la recherche historique » ; croyant
fervent, il répondait négativement. Mais M. Harnack objectait
que, de la critique historique, tous les faits évangéliques relèvent,
même le « miracle physiologique » de la naissance surnaturelle
de Jésus. Et le public sapercevait sans peine qu'aux yeux de
M. Cremer, Jésus était un Dieu devenu homme; qu'aux yeux de
M. Harnack, Jésus n'était qu'un homme, élevé par son baptême, à
l'âge de 30 ans, jusqu'à la dignité divine; et qu'il faudrait quasi-
ment un tour de force pour réconcilier en un symbole commun
ces deux professeurs, qui formaient des pasteurs pour la même
Eglise. Entre les diverses tendances, la chaleur menaçante des
polémiques élargissait le fossé : de part et d'autre, on annonçait
que l'Église ne survivrait point à la victoire de l'école adverse.
« Les pères de notre Église, disait l'organe du pasteur Stoecker,
avaient la conviction que leurs professions de foi étaient conformes
à la Bible, c'est-à-dire à la parole révélée de Dieu. Nous sommes
absolument du même avis. Sans cette conviction, l'Église évangé-
lique se disloque ; elle devient une sorte de casino, avec cette
différence qu'un casino a des règlemens, et que l'Église n'en a
point. » — « Il n'est pas besoin du don de prophétie, ripostait en
ses pétitions la libérale « Association protestante », pour prévoir
que, si l'œuvre de la réforme de 1' « Agende » se terminait au
gré des orthodoxes intransigeans, l'Église en serait ébranlée dans
ses fou démens. »
Parmi ces sonneries de glas et ces disputes, la commission de
r <( Agende » travaillait ; elle soumit aux synodes provinciaux, en
juillet 1893, un premier projet, qui fut vivement discuté. Avec
une joie mal dissimulée, les écoles « incroyantes » saluèrent l'ab-
sence du symbole dans le nouveau rituel de l'ordination ; et l'ortho-
doxie inquiète en fit réclamer le rétablissement par la majorité
des synodes provinciaux, où elle est encore maîtresse : à cette
objection, que le symbole, avant 1829, n'avait aucune place dans
la cérémonie de l'ordination, elle riposta qu'avant cette date on
s'enquérait, par un sérieux examen, de la correction doctrinale
des futurs pasteurs. Il y avait je ne sais quoi d'insolent dans la
vigilance des orthodoxes ; ils épiaient, avec une provocante âpreté,
tous les détails derrière lesquels se pouvait retrancher l'incré-
dulité; ils épluchaient les « formulaires parallèles », c'est-à-dire
les diverses séries de variantes entre lesquelles, pour les céré-
588 HEVLE DES DEUX MONDES.
monies, le pasteur demeurait libre d'opter; ils pourchassaient telle
formule d'introduction au symbole, par laquelle le pasteur sem-
blait plutôt annoncer la lecture d'un document, la récitation d'un
témoignage historique, qu'exprimer sa propre conviction; ils en
venaient à s'alarmer, même, de cette formule d'engagement :
« Oui, avec l'aide de Dieu >>, préférant « un la net, clair et
joyeux », comme si l'expérience leur eût fait craindre qu'un appel
au secours divin n'annulât le la et n'abritât l'hypocrisie.
Derechef, la commission se réunit; elle remania son travail,
avec d'étranges oscillations. Le bruit courut, en mai 4894, qu'elle
continuait d'exclure le symbole des cérémonies de l'ordination.
Lorsque fut mis au jour le projet définitif, le symbole y resplen-
dissait, à une autre place, d'ailleurs, — et, paraît-il, moins cho-
quante pour les incroyans, — que dans V « Agende » de 1829.
Présenté et signé par Guillaume II, roi de Prusse, ce texte fut
soumis, en novembre, au synode général extraordinairement
convoqué. Dans ce synode, auguste parade d'union, les plus
croyans, comme MM. Holtzheuer et Zorn, se félicitèrent de l'obli-
gation qui continuait de peser sur le pasteur : « Est-elle d'un
caractère juridique? demandait M. Zorn : c'est là une question
que nous tenons pour superflue » ; mais comme à certaines heures
on ne l'avait point tenue pour telle, M. Koestlin, parlant au nom
d'un groupe moins strictement confessionnel, put constater avec
affectation que l'importance du symbole n'avait point été augmen-
tée. Malgré ces restes d'escarmouches, il y eut au synode une
quasi-unanimité officielle; la presse, naturellement, fut moins
unanime en ses commentaires. On salua l'u Agende » , dans certains
journaux très orthodoxes, comme une barrière contre le libéra-
lisme; de cette barrière, la presse adverse parut médiocrement
inquiète. M. le pasteur Rade, l'un des maîtres du chœur de la
théologie « moderne », observa, dans la Chronik der christlichen
Welt, que sur la valeur objective du symbole et sur le degré
de perfection avec lequel il traduisait les vérités religieuses,
r «■ Agende » laissait les opinions libres; et les jeunes écoles, à
l'abri de cette remarque, maintenaient leur liberté d'opinions.
Deux années de discussions avaient ébranlé le crédit du sym-
bole auprès d'une partie de l'Eglise protestante ; avec la liturgie
nouvelle, non moins qu'avec l'ancienne, les accommodemens
demeuraient possibles; sur la portée juridique des professions de
foi imposées aux pasteurs, on n'avait point osé se prononcer; et
la théologie moderne gardait tous les bénéfices du mouvement
d'opinion qu'elle avait créé, sans être réellement atteinte par le
mouvement de recul auquel les autorités religieuses, en réintégrant
l'allemagne religieuse. 589
le symbole, avaient finalement cédé. Sous le titre : Science théologi-
qiie et ministère pastoral, M. le professeur (ioUschick, de Tubingue,
destina bientôt à ses amis incroyans un curieux opuscule, dans le-
quel il expliquait que la liturgie, avec son caractère mécanique, im-
personnel, est un assez insignifiant office du ministère pastoral,
et que la prédication, c'est-à-dire une fonction sur laquelle
l'u Agende >^ n'avait aucune prise, demeure l'essentiel. Il impor-
tait peu, dès lors, que le symbole subsistât dans 1' « Agende » ;
et grâce à l'effervescence scientifique qu'avaient provoquée ces
longs débats, dans le monde des étudians, des candidats en théolo-
gie, des jeunes pasteurs, les nouveautés dogmatiques — ou plutôt
antidogmatiques — avaient affermi leur règne. Si pour quel-
que temps encore, en matière de liturgie, les orthodoxes demeu-
raient les arbitres d'une littéralité réputée d'ailleurs insignifiante,
c'est au camp de leurs adversaires que soufflait l'esprit. Et les
orthodoxes, enfin, avaient bien pu maintenir, pour les jeunes pas-
teurs, l'obligation, souvent douloureuse, de certaines feintes litur-
giques ; mais une très fine observation de M. le pasteur Rade leur
aurait pu révéler la médiocre portée de leur victoire : « Xous
avons dû sacrifier quelques positions au synode général, écri-
vait-il le 29 novembre 1894. Il fallait éviter que les orthodoxes,
dont le courage grandissait, n'accrussent leurs ambitions. Il y
avait encore, à l'ordre du jour du synode, quelques points cri-
tiques : la question des professeurs, par exemple. On a fait un
sacrifice, d'un côté, pour n'être point tracassé d'un autre. Ces
questions critiques n'ont point été abordées. »
. V
En deux mots, la « question des professeurs », qui seule
vraiment est vitale, peut être ainsi définie: avant d'être l'esclave
d'une liturgie et le subordonné d'un consistoire, le pasteur alle-
mand est l'élève d'une université : c'est à des professeurs d'uni-
versité qu'il apporte les primeurs de son intelligence, et c'est en
eux qu'il se confie pour l'élaboration de sa foi. Sa conscience est
en général moins personnelle, moins originale, moins autodi-
dacte, que ne permettraient de l'espérer les principes de la Ré-
forme ; elle est livrée, suivant la piquante expression de M. le
pasteur Glage, à des « papes d'université » ; c'est, si l'on ose dire,
une conscience disciple, fascinée, façonnée par quelques maîtres
de théologie, d'exégèse et d'histoire ecclésiastique. Or, on a bien-
tôt compté les facultés de théologie où ces maîtres sont unani-
mement croyans : Rostock, Greifswald, Erlangen, en ajoutant
590 REVUE DES DEUX MONDES.
peut-être Leipzig', épuisent la liste. Partout ailleurs, c'est-à-dire
dans treize autres universités, les écoles dites incroyantes sont
maîtresses ou en passe de le devenir. L'école de Ritschl, surtout,
fait de constans progrès; au dire du journal de M. Stoecker, elle
exercerait une sorte de terrorisme ; elle a conquis Giessen, grâce
à l'habileté zélée du professeur Stade ; elle entreprit, dès la mort
du théologien Lipsius, libéral de vieil aloi, la conquête de léna;
ailleurs, ce sont les orthodoxes qu'elle détrône, toute prête à con-
tinuer cette série d'étapes que M. le professeur Nippold, un de
ses féroces ennemis, dénonçait naguère en un livre amusant et
bizarre, — cinq cents pages de cancans. La revue Die christliche
Weltj dirigée par M. le pasteur Rade, de Francfort-sur-le-Mein,
signalée comme très dangereuse par les orthodoxes, à la confé-
rence d'août de l'année 1893, et comptant d'ailleurs beaucoup plus
d'abonnés que tout autre périodique théologique, propage, avec
une discrète activité et une dextérité souveraine, dans les sphères
universitaires, tous les principes, tous les argumens, toutes les
tendances de la théologie « moderne ». Aussi, en face des auto-
rités administratives, qui par déférence envers les croyans main-
tiennent les dehors de l'orthodoxie, se multiplient et s'enhardis-
sent les autorités enseignantes qui en affichent et en justifient le
dédain.
Les premières prétendent aviser aux intérêts de l'Eglise, les
secondes se réclament de la science. Or, à la science enseignante,
l'Allemagne religieuse est si bien accoutumée à reconnaître tous
les droits, que les professeurs de religion des gymnases, dans le
grand-duché de Bade, approuvent publiquement les négations les
plus téméraires, et que M. Schrempf, gêné dans le ministère litur-
gique par le sentiment de son incroyance, souhaitait être chargé
d'un cours d'instruction religieuse. Pour mettre un surintendant
à l'angoisse, il suffit de le cerner entre deux questions, dont l'une
l'invite à sévir contre les audaces universitaires, et dont l'autre le
lui défend. « Pourquoi tracassez-vous certains pasteurs incroyans
si vous tolérez les incartades des professeurs incroyans? lui de-
mande-t-on d'abord. Vous respectez les pères et vous opprimez
les fils ; vous épargnez les grands et vous maltraitez les petits. »
Si le surintendant, comme il advient en général, a l'âme bien pla-
cée, son équité naturelle s'éveille; il projette des sévérités. Mais
une autre question suspend son bras et, en un bégaiement, fait ex-
pirer ses anathèmes : « De quel droit enchaîneriez-vous la con-
science et les recherches des professeurs incroyans ? Thomas était
un docteur, moi aussi je suis un docteur, disait ce Jean Wessel
en qui Luther saluait un précurseur; comme Luther et comme
l'allemagne religieuse. 591
ce précurseur, les professeurs incroyans sont aussi des docteurs. »
Toute riposte est impossible ; et voilà pourquoi perpétuellement
la « question des professeurs » sera soulevée, et perpétuellement
ajournée. Entre les consistoires et les universités, le conflit est
toujours latent, le plus souvent inavoué.
Brusquement, en 1893, il éclata en Hesse-Cassel : dans une
pastorale, que déjà nous avons citée plus haut, les surintendaus
généraux de cette province dénoncèrent deux brochures de
MM. Achelis et Herrmann et l'influence de ces professeurs sur
les étudians de Marbourg. « Nous voulons espérer, disaient- ils,
que par une étude approfondie de la Sainte Ecriture et par leurs
expériences dans leurs fonctions sacrées, les jeunes ecclésiastiques
seront ramenés à la foi de l'Eglise, s'ils cherchent la vérité avec
une sainte gravité et en saidaiit de la prière. Mais l'indulgence a
ses limites dans le devoir que nous avons, vis-à-vis des commu-
nautés à nous confiées, de ne les point livrer, sans défense, à
l'erreur et au trouble. » En termes assez formels, les jeunes can-
didats étaient menacés d'éviction, s'ils ne répudiaient certaines
négations universitaires. Mais le professeur Beyschlag, de Halle,
champion de la libre science théologique, flétrit ce « bloc erra-
tique ultramontain » ; et les surintendaus intimidés avouèrent
leur surprise du bruit qu'avait fait leur pastorale : ce qui n'était
peut-être qu'une façon séante de s'excuser. On savait, d'ailleurs,
que la consultation de M. Harnack sur le symbole, réfutée par
Guillaume II lui-même à Wittenberg, n'avait attiré à son auteur
aucun désagrément administratif; et dans certaine brochure in-
spirée par l'illustre professeur, on expliquait, bientôt après, que les
professeurs de théologie révoqués passeraient dans la faculté de
philosophie, et que rien n'empêcherait les futurs pasteurs de s'em-
presser à leurs leçons. L'avis était clair; et parmi ces savans uni-
versitaires, aucun n'eut à subir une retraite qui n'aurait été qu'un
déménagement.
Donnant à la faculté de Bonn, en octobre 1894, des cours de
vacances sur l'histoire d'Israël et le sacrement de l'Eucharistie,
les professeurs Meinhold et Grafe développèrent, devant une cen-
taine de pasteurs rhénans et westphaliens, des conclusions que
l'orthodoxie la plus tolérante jugea monstrueuses. Dénoncés par
un journal d'Essen, ils reçurent de la Gazette de la Croix une
mercuriale en trois points : « Pour qui travaillent de tels pro-
fesseurs? demanda ce journal. Ce n'est point pour l'Eglise évan-
gélique, qu'ils doivent servir; c'est pour les ennemis de l'Eglise.
Notre empereur nous a conviés au combat contre la révolution,
pour la religion, l'ordre et la morale. Et ces professeurs détrui-
592 REVUE DES DEUX MONDES.
sent la religion, fondement de toute morale et de tout ordre. Ils
sont les avant-coureurs scientifiques du socialisme... Professeurs
de théologie, ils devraient former des serviteurs de l'Église. Or ils
ajinoncent aux jeunes théologiens que toutes les vérités aux-
quelles ceux-ci prêtent serment à leur entrée en charge sont ren-
versées et contredites par la science... Contre la tyrannie des
professeurs libéraux, contre la contrainte qu'ils exercent au nom
d'une prétendue science, la communauté évangélique doit pro-
tester. Elle ne peut pas se laisser ravir par les professeurs
incroyaus son bien le plus précieux, la parole de Dieu. » Et la
Gazelle concluait en invitant le ministre à rappeler à leurs devoirs
MM. Meinhold et Grafe.
Ils ripostèrent, applaudis par leurs élèves, que les fanatiques
de l'orthodoxie travaillaient au profit de Rome, que la liberté de
la science avait son prix, non moins que le service de l'Eglise,
et qu'enfin les communautés renfermaient un certain nombre de
membres fatigués de « l'apparat des dogmes » et fort reconnaissans
à MM. Meinhold et Grafe. Un instant, toute l'Allemagne religieuse
et savante regarda vers Bonn; et l'épisode eut même les honneurs
d'une chanson satirique, dans le Kladderadalsch. Mais rien ne
finit, là-bas, par des chansons. Des deux parts on insista :
200 théologiens, 180 laïques, remirent aux deux professeurs, le
18 janvier 1895, une adresse de sympathie; et la riposte survint,
eu février, rédigée par 1' « Union rhénane et westphalienne des
amis du symbole. » Tantôt les deux savans étaient présentés
comme des parricides de leur Eglise, et tantôt comme des héros,
peut-être des martyrs, de la libre science. Le conseil supérieur
évangélique excusa ces parricides et n'en fit point des martyrs.
Dans un document assez alambiqué, il maintint, tout à la fois,
les droits de la liberté scientifique et la nécessité de former des
serviteurs de l'Église, et constata, sans pourtant le prouver, que
parmi ces conflits d'hypothèses scientifiques la vérité évangélique
subsistait sans dommage. Dix ans auparavant, le professeur
Bender, réputé subversif, avait dû quitter la faculté de théologie
de Bonn; MM. Meinhold et Grafe, en 1895, échappèrent à tout
blâme.
On devine les désespoirs de l'orthodoxie, toujours croissans.
Puisqu'en fait les autorités de l'Église tergiversent ou abdiquent,
on s'ingénia, parmi les croyans, à trouver des remèdes. M. de
Bodelschwingh rêva l'établissement d'une faculté libre de théo-
logie à Herford; M. Zahn, à lui tout seul, improvisa une chaire à
Tubingue, pour y réfuter le libéralisme. Douze cents orthodoxes,
réunis à Berlin en mai 1895, émirent divers vœux : ils propo-
l'Allemagne religieuse. 593
sèrent de^créer, à côté des universités, des « convicts », sortes de
séminaires où les étudians en théologie seraient abrités; — on
les y inviterait, sans doute, à brûler ce que les professeurs leur
faisaient adorer, à adorer ce qu'ils leur faisaient brûler; — et l'on
projeta, en second lieu, d'installer dans les universités, aux frais
des groupes orthodoxes, des pasteurs qui donneraient de saines et
pures leçons. — le bon grain à côté de Ti vraie. Pour ce double
objectif, r (( Union rhénane westphalienne des amis du symbole »
a cette année même ouvert une souscription ; avec les premiers
fonds recueillis, un «convict » s'est établi à Bonn. On s'est demandé,
aussi, si les futurs pasteurs, après leur séjour universitaire, ne
pourraient pas être astreints à une année de séminaire, et si on
ne devrait pas les examiner soigneusement, avant leur entrée
dans le ministère, sur leurs croyances au sujet du Christ, de TEglise
et du symbole. L'essentiel, surtout, serait que l'Eglise eût une
influence plus immt'diate, plus décisive, sur le choix des pro-
fesseurs d'université, et que l'Etat, protecteur de la libre science,
cessât de régir, presque à lui seul, les nominations aux facultés
de théologie. M. Stoecker, au cours de l'année 1895, écrivit sur
cet ensemble de questions une série d'articles; on l'y sentit moins
agressif que de coutume, peut-être un peu découragé; il parais-
sait croire qu'aussi longtemps que les Eglises seraient asservies à
l'État, le mal demeurerait vivace.
Mais c'est de l'État, seulement, qu'on pouvait obtenir des
palliatifs p^o^^soires; et l'Etat les accorda. A la fin de 1895, il
installa, dans les facultés de Bonn et de Marbourg, deux profes-
seurs orthodoxes ; tout de suite on les affubla d'un vilain nom, à
peu près intraduisible : Straf prof essor en (des professeurs de châ-
timent), pour marquer que leur choix était un avertissement à ces
deux facultés incroyantes; et M. Bosse, le ministre des cultes,
recueillit de cette histoire un double ennui, d'être interpellé à la
chambre prussienne en mars dernier, et d'être fortement critiqué
pour la maladresse de sa réponse. Ainsi, contre les audaces delà
théologie nouvelle, l'État ne peut lutter sans ridicule, et les
orthodoxes, impuissans mais tenaces, prolongent inutilement les
plaintes dont en 1893 ils faisaient retentir la conférence d'août:
« La conscience des étudians est fourvoyée par de nombreux
professeurs, et les doctrines qu'on leur fait absorber les rendent
impropres au ministère ecclésiastique. »
« Qu'est-ce que la vérité? » Cette insoluble question qui, loin
d'être une conclusion, remet en doute l'ensemble des conclusions
antérieures, nous est apparue, dans un précédent article, comme
TOME cxxxvii. — 189G. 38
594 REVUE DES DEUX MONDES.
l'aboutissement théorique de cet immense travail théologique, où
l'élite intellectuelle de l'Allemagne protestante épuise sa profon-
deur, émousse sa subtilité.
« Doit-il y avoir une double vérité dans FEglise évangéliquo?
une vérité que l'Eglise enseigne, et une vérité, précisément inverse
de la première, que les professeurs enseignent? » Ainsi s'exprime
la Gazette de la Croix. « Depuis cinquante ans, dans les introduc-
tions au Nouveau Testament, dans les commentaires de Luc et
de Matthieu, dans les Vies de Jésus, le caractère historique du
récit qui fait naître Jésus d'une vierge a été contesté à d'innom-
brables reprises ; l'Eglise ne s'en émouvait plus. Et parce qu'on
conteste ce même récit à propos du symbole, une tempête s'élève.
Comment expliquer l'incident? Doit-il y avoir une double vérité?
doit-on voiler dans l'Eglise évangélique la connaissance histo-
rique? » Ainsi s'exprime M. Harnack. Aux deux pôles du protes-
tantisme allemand, on est d'accord pour définir ainsi la crise :
(( Doit-il y avoir une double vérité? » Mais s'il s'agit d'opter entre
ces deux « vérités », l'une séante pour les professeurs, l'autre
bonne pour les fidèles, ici le désaccord commence; la Gazette de
la Croix et M. Harnack ne se pourront jamais entendre. Fatale-
ment elles coexistent; il y a, dans lEglise allemande, une double
vérité : de l'évolution à laquelle nous avons assisté, tel est
l'aboutissement pratique.
Dans ce cycle de quatre siècles que la Réforme aura bientôt
parcouru, elle a voulu demeurer fidèle, jusqu'à épuisement, au
principe de la liberté d'examen; et par le fait même de cette fidé-
lité, la voilà parvenue, par une évolution grosse de surprises, à
l'antipode de ses origines. « Yous êtes tous prêtres », ce fut le
point de départ. Luther, par cette magique parole, ébranla plus
d'une âme noble; de tout son cœur il la développa, dans son petit
écrit Sîir la Liberté du chrétien; il sembla qu'elle allait inaugurer
la plus démocratique des communions religieuses, où tous, quels
qu'ils fussent, de plain-pied, auraient un égal et libre accès aux
vérités élaborées par tous et pour tous. En observant aujourd'hui
l'Eglise évangélique d'Allemagne, nous saisissons le point d'arrivée :
d'une part une vérité ésotérique, à l'usage des savans; d'autre
part une vérité exotérique, à l'usage du commun des fidèles;
d'une part une élite intellectuelle, qui prétend, en matière de
foi, tout dire, tout enseigner, tout ébranler; d'autre part, au-
dessous d'elle, bien loin d'elle, la masse, à laquelle on inculque,
en bloc, autant que faire se peut, le contraire de ce que l'élite
enseigne et le respect de ce que l'élite ébranle; et puis, entre ces
deux groupes, les pasteurs; éduqués par l'élite, éducateurs de la
l' ALLEMAGNE RELIGIEUSE. 59o
masse, il^doivent avoir, si l'on ose dire, une conscience ensei-
gnée et une conscience enseignante, partiellement ou totalement
inverses l'une de l'autre ; et dans le pont qu'ils jettent entre l'élite
et la masse, il y a des vices originels de construction, des ébran-
lemens incessans, des dislocations fréquentes.
C'en est fait de la joyeuse exaltation, ivresse de science, ivresse
de foi, ivresse de piété, qu'éprouvèrent les premiers convertis de
la Réforme, lorsque à toutes les âmes, assoilleesde mieux connaître
Dieu, les arcanes de la théologie semblaient enfin s'ouvrir, hospi-
taliers et révélateurs; se raillant de l'Eglise romaine, on dénon-
çait alors la scolastique, qui volontairement restait inaccessible aux
fidèles, encore qu'elle développât et justifiât le dogme catholique.
Et voici qu'aujourd'hui, dans les universités évangéliques, on
enseigne une théologie pareillement inaccessible, ou qui du moins
excuse ses propres témérités en alléguant qu'elle ne vise point
les fidèles; et par cette théologie, le dogme évangélique est con-
tredit et renversé. Jamais on ne vit un plus terrible hiatus entre
les maîtres de la foi et l'humble foule, écolière de la foi;
une aristocratie intellectuelle, incroyante en grande partie,
incarne aujourd'hui la démocratique Réforme. Pour combler
cet hiatus, il faudrait recourir aux dépositaires authentiques
de la foi; mais où les chercher? et comment s'y prendraient-ils,
pour faire la lumière et l'unité? car théoriquement, les dépo-
sitaires authentiques de la foi, ce sont tous les chrétiens évan-
géliques. Un miracle de Dieu, ou bien une intervention de
l'empereur, cette « moitié de Dieu », obsèdent les rêves de certains
croyans. Mais Guillaume II, denuis son avènement, n'a reculé
qu'une fois; et c'était devant la « libre science », qui lui arracha,
il y a quatre ans, le retrait du projet de loi scolaire. Oublieux de
cette première défaite, voudra-t-il un jour, lui souverain de son
Eglise, arrêter, par quelque coup d'État césaro-papiste, la péril-
leuse évolution de la Réforme, et prolonger, par un éclat d'auto-
rité, l'Église de la liberté? Et si jamais il le veut, le pourra-t-il?
George Go y au.
PAYSANS ET OUVRIERS
DEPUIS SEPT SIÈCLES
LES SALAIRES AU MOYEN AGE
L'histoire des salaires, c'est l'histoire de ces quatre cinquièmes
de la nation qui sont tenus de signer en naissant un pacte avec le
travail manuel, qui vendent leur vie pour avoir de quoi vivre,
pour jouir seulement d'un nécessaire plus ou moins strict, sem-
blables en cela à des marchands qui se donneraient beaucoup
de mal pour revendre leur marchandise au prix coûtant. Un des
problèmes dont notre époque s'honore de rechercher la solution
est celui de savoir par quels moyens peut être amélioré le sort
de cette majorité laborieuse qui n'a pas d'héritage à léguer ni à
recueillir, qui n'a point ou presque point de part à la possession
du capital, et ne saurait même, dans son ensemble, en avoir qu'une
très faible. Car si, par l'épargne persévérante, le cuivre en ses
mains devient or, l'or aussitôt « devient à rien » ou à peu de
chose, précisément à cause de son abondance qui fait à la fois
baisser le taux de l'intérêt et augmenter le prix de la vie. Et
plus elle épargne, cette classe des travailleurs, pour parvenir à
cesser son travail, plus elle élève le chiure minimum du revenu
indispensable à l'homme qui voul demeurer les bras croisés, plus
elle accroît aussi l'écart entre le loyer de l'argent et sa valeur.
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 597
C'est un Nouveau rocher de Sisyphe, qui ne roule plus au bas de
la montagne lorsqu'il en touche le sommet, comme celui de la
mythologie antique, mais devant lequel le sommet se dérobe
comme si la montagne ne cessait de se hausser à mesure qu'on la
gravit.
C'est le côté insoluble de ce qu'on nomme la « question so-
ciale ». Les réformateurs les plus utopistes veulent bien recon-
naître que dans aucun temps, proche ou lointain, luniversalité
des hommes ne pourront vivre de leurs rentes ; c'est donc à aug-
menter les salaires qu'ils entendent s'appliquer. Mais le prix du
travail, non plus que celui de la terre ou celui de l'argent, n'obéit
à personne. Sur lui les lois n'ont guère de prise. Que ces lois
émanent d'un monarque, en pays despotique, ou d'une assemblée
populaire en pays démocratique, il leur échappe et s'en joue.
Par compensation, il a ses règles qui lui sont propres et il y
demeure soumis, en tous les temps, sous toutes les latitudes, de
quelque manière que les sociétés soient construites et que les
individus soient groupés. « Au fond de l'histoire intérieure et de
l'histoire extérieure des nations, a dit quelque part Victor Hugo,
il n'y a qu'un seul fait : la lutte du malaise contre le bien-être.
A de certains momens les peuples mal situés dérangent l'ordre
européen, les classes mal partagées dérangent l'ordre social. » Il
est vrai, mais ni les invasions ne changent les lois géographiques,
ni les révolutions les lois économiques. On pourra plusieurs fois
bouleverser le monde avant de faire que le nord ait autant de
soleil que le midi et que le travail soit bon marché là où il sera
rare.
I
A l'appui de cette observation, banale et pourtant méconnue,
le témoignage de l'histoire mérite detre recueilli. Pour dissiper
l'obscurité qui règne encore dans ces régions de la science, on
nous pardonnera l'accumulation des chiffres, froids et nus, qui se
succèdent dans cet article. Le lecteur se souviendra que chacun
de ces chiffres, dont la longue suite forme un texte rebutant,
recouvre mille émotions secrètes de nos pères, que ces hausses ou
ces baisses de quelques centimes sur la journée du manœuvre
cachent cent plaisirs et cent peines ignorés, qui n'ont point trouvé
place dans les chroniques. Tout au plus les annalistes leur con-
sacrent-ils quelques lignes s'il s'agit d'une catastrophe fameuse,
d'une famine bien caractérisée, où la plèbe silencieuse est morte
par grands tas. L'intimité des petits foyers, des petits budgets, les
S98 REVUE DES DEUX MONDES.
salaires nous la révéleront, et seuls ils peuvent nous la révéler.
Longtemps nos yeux, dans le passé, n'ont aperçu que l'écorce
des choses, les modifications tout extérieures des royaumes, les
têtes qui dépassaient le niveau des foules, les faits qui contra-
riaient le cours ordinaire de la vie. Mais le champ des études
historiques s'est élargi de nos jours; il s'élargira encore. Les mes-
quines affaires des grands de ce monde, le récit de leurs passions,
de leurs intrigues, de leurs vertus ou de leurs forfaits n'ont plus
le don de nous intéresser uniquement. On s'est lassé d'admirer les
stratagèmes des généraux, de compter les cadavres sur les champs
de bataille. Les finesses des diplomates qui amènent la guerre
pour profiter de la paix et profitent de la paix pour préparer la
guerre, l'élargissement des empires qui soudent les hommes en
grosses masses, leurs morcellemens qui divisent les citoyens en
minces troupeaux, ne sont-ce pas là des matières à réflexions qui
vieillissent et qui s'usent? Au contraire, pour cette foule intelli-
gente que nous sommes, passionnés pour nos destinées de demain,
est-il rien dans les siècles d'hier qui mérite mieux de fixer notre
attention que la marche du progrès moral et matériel, que l'his-
toire de ces deux biens dont la possession est en somme le seul
objectif de l'humanité : la liberté et le bien-être ?
Or ces deux biens n'ont entre eux aucun lien positif; ils ne
s'appellent pas, ils ne s'engendrent pas l'un l'autre: les temps
passés le démontrent clairement. Dans une société civilisée, il
peut arriver, il arrive quelquefois, qu'un homme meure de faim;
cela n'arrive jamais à un cheval. Sans aller jusqu'au décès par
inanition, il est des misères dont souffrira maint électeur et que
n'endurera jamais un bœuf. Les conditions économiques dans
lesquelles ces animaux sont placés les préservent, durant la vie,
de certaines privations dont la civilisation ne préserve pas tou-
jours des hommes. Un esclave que son maître peut battre ou
tuer est plus à l'abri de certains dénûmens que bien des travail-
leurs maîtres de leur existence.
Prenons le serf du moyen âge : il vit dans un pays oii la popu-
lation est rare, où la plupart des produits de la terre sont à bas
prix. Il jouira donc, tout serf qu'il est, d'un nombre de kilo-
grammes de pain ou de viande, de laine ou de bois, comparative-
ment plus grand que le journalier libre des xvn® et xviii^ siècles,
qui doit partager, avec vingt millions de concitoyens, des denrées
dont la somme n'a pas augmenté autant que le nombre des
bouches à nourrir. Est-ce à dire que le moyen âge, dans son en-
semble, vaille mieux que les temps modernes? La civilisation
en créant l'épargne, en morcelant le sol et en consacrant la pro-
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 599
priété emclusive de quelques individus, en multipliant les liabi-
tans surtout et en faisant par là renchérir les vivres, a été jadis
défavorable à l'être qui n'avait que ses deux bras pour toute
fortune. Chaque paire de bras représentait une bouche; la bouche
de ce nouveau convive qui arrivait ainsi, lorsque déjà tant d'autres
étaient à table qui avaient peine à se suffire, paraissait de plus
en plus importune ; ses bras semblaient de moins en moins néces-
saires. Notre XIX'' siècle a trouvé le moyen d'accueillir beaucoup
de nouvelles bouches et d'utiliser beaucoup de nouveaux bras.
Il a su renouveler, au profit des travailleurs, le miracle de la mul-
tiplication des pains. Les bras et les bouches ne se déclarent pas
encore satisfaits, puisque les premiers trouvent qu'ils ont trop
à faire et les secondes qu'elles n'ont pas assez à manger ; mais qui
donc est jamais satisfait en ce monde? On verra si nos contem-
porains, comparés à leurs aïeux immédiats, sont bien fondés à se
plaindre.
La mesure universellement admise des prix du travail, c'est
la journée du manœuvre, la rémunération de la force brutale,
dépouillée autant que possible de science et d'intelligence. Les
exemples des salaires de ce genre sont rares au xiii"' siècle. Presque
tous les journaliers sont alors, ou des serfs qu'on ne paie point ou
des vassaux que l'on a, une fois pour toutes, payés en terres. Les
relations d'homme à homme étaient alors exclusivement féodales;
le féodalisme s'était fourré partout. L'on prêtait hommage-lige à
un voisin pour cinq cents francs dont il vous faisait cadeau en
espèces — féodalité financière. — De même on s'assurait les ser-
vices perpétuels d'un boulangsr ou d'un charron moyennant
l'octroi de quelques hectares labourables — féodalité ouvrière. —
Brasseur, berger, messager, forgeron, tous sont fiefs. Toute be-
sogne, tout achat, apparaissent ainsi sous forme fieffée aux gens
du moyen âge. Km lieu de payer son cordonnier ou son tailleur,
le rentier, laïque ou clerc, passe avec eux des contrats à perte de
vue, compliqués et éternels. Chacune des parties concédait des
avantages et se soumettait à des obligations qui parurent peu à
peu aussi gênantes aux employeurs qu'aux employés.
Si ces derniers ont une postérité abondante, la terre qui consti-
tue leur rétribution passe à une collectivité assez nombreuse : le fief
du vacher de telle abbaye normande est représenté, en 1400, par
sept personnes, celui du vigneron par quatorze, celui du maréchal
par plus de vingt. En ce cas, l'aîné du fief en rend le service, taille les
vignes, ferre les chevaux. Avec ces emplois héréditaires il arriva,
au bout de plusieurs générations, qu'une charge incombant dans
le principe à un chevalier échut à des paysans, qu'au contraire
600 REVUE DES DEUX MONDES.
un métier peu illustre, comme celui de portier, ou 'exigeant un
minimum de compétence, comme celui de cuisinier, vint en par-
tage à des bourgeois qui se substituèrent des remplaçans quel-
conques. Mieux valait, en pareil cas, se rendre mutuellement sa
liberté. C'est ce que firent, du xiii^ au xiv*" siècle, des conventions
intervenues pour détruire ce que les conventions antérieures
avaient cru organiser à jamais. Un « queu » fieffé se libère, en
4524, par une rente en argent, de l'office dont il est encore tenu.
Aucune époque ne s'est plus efforcée de combiner entre les in-
dividus des rapports immuables ; aucune n'a été ensuite plus em-
barrassée de son œuvre et n'a plus souffert pour l'anéantir. Les
prix de toutes choses étant dans un mouvement perpétuel, ces
marchés permanens qui avaient satisfait, le jour de leur conclu-
sion, l'intérêt réciproque des deux parties, cessaient, au bout
de très peu de temps de plaire à l'une ou à l'autre. Tantôt le
maître estimait payer trop cher, tantôt le travailleur se jugeait
payé trop bon marché. Le travail fieffé était, autant qu'on en peut
juger, très largement rémunéré au xni'' siècle; non pas que les
particuliers de ce temps fussent plus généreux que ceux d'au-
jourd'hui, mais simplement parce qu'ils en avaient fixé, à l'ori-
gine, le prix invariable en une monnaie — la terre — qui avait,
depuis, augmenté de valeur. Un terrassier qui jouit d'un fief de
7 hectares et demi, en 1270, doit, comme redevance, labourer,
ensemencer de blé et moissonner 54 ares de terre, faucher et en-
granger le foin de 27 ares de pré. Au prix actuel ces diverses
façons agricoles représentent une centaine de francs, si le cul-
tivateur fournit la semence; tandis que le revenu de 7 hectares
et demi, par lequel ce travail est jadis rétribué, correspond pré-
sentement à un chiffre moyen de 375 francs. L'écart entre la va-
leur de la main-d'œuvre et celle de la terre était donc ici, au
xnie siècle, trois fois moindre qu'il ne l'est de nos jours.
Ces inféodations s'étant faites librement, il avait fallu, pour
que le seigneur et le vilain tombassent d'accord, qu'à une heure
donnée la possession des 7 hectares et demi fût aussi avantageuse
à l'un que l'était à l'autre l'exploitation des 80 ares en blé et en
herbe. C'était le résultat d'une situation économique qui s'impo-
sait. On ne saurait en faire honneur politiquement au régime
féodal, pas plus qu'on ne serait fondé à louer la générosité du
gouvernement des Etats-Unis d'avoir vendu, depuis cinquante ans,
pour 10 francs l'hectare, nombre de surfaces fertiles aux colons
européens. Seulement il n'est pas niable que la condition de l'ou-
vrier fieffé du xiii'' siècle ait été avantageuse et que son salaire,
évalué en argent, ait à cette époque singulièrement progressé.
PAYSANS i:t ouvriers depuis sept siècles. 601
Ce qui lé»prouve, cest que les maîtres d'alors offrent fréquem-
ment aux prolétaires ruraux une prime pour annuler les anciennes
conventions. Un monastère rachète ainsi, sous Philippe le Hardi,
les emplois de charretier, de gardeur de porcs, de fournisseuse
héréditaire du fil à coudre, — ce dernier moyennant 500 francs de
nos jours, — afin de supprimer en même temps les distributions de
lin et de chanvre qui constituaient le paiement de cette ouvrière.
Il fallait que les propriétaires, pour agir ainsi, eussent la certi-
tude de se faire servir à meilleur compte, soit par des paysans
affieffés à des conditions nouvelles, soit par des colons indépendans.
Cependant ce travail libre était lui-même bien payé : un fau-
cheur gagne, en 1200, 5 francs par jour de notre monnaie, en
tenant compte et de la valeur intrinsèque du métal et de sa va-
leur/r^/Zz^e par rapport au prix de la vie, — àeXdi puissance d achat
de l'argent, — ainsi que seront établis tous les chiffres qui vont
suivre (i). Les journaliers de Languedoc et de Normandie re-
çoivent, en 12i0, 2 francs; et si, à Paris, la journée des porteurs
d'eau de Saint-Louis n'est que de 1 franc, c'est qu'ils sont nourris
et logés au palais royal, et qu'il s'agit de gages assurés pour toute
l'année. Comparés aux salaires actuels, que l'on évalue, pour le
manœuvre non nourri, à 2 fr. 50 et pour le manœuvre nourri à
1 fr. oO par jour, les rétributions du xiv* siècle ne leur sont pas
inférieures. Celles que nous avons recueillies fournissent une
moyenne de 2 fr. 34 entre 1301 et 1325, de 2 fr. 80 de 1326 à 1350,
de 2 fr. 70 de 1351 à 1375, pour la journée des laboureurs, ven-
dangeurs, bûcherons, batteurs en grange. Les plus heureux vont
jusqu'à 4 fr. 20 ; les moins favorisés descendent à 1 fr. 40 ; on
constate, dans notre France de 1896, des différences semblables,
et même de plus grandes, suivant les départemens et les saisons.
Or les moyennes qui précèdent, résumés de chiffres venus des
quatre points cardinaux et puisés à mille sources diverses s'ap-
pliquent à V ensemble de Vannée. On tomberait dans de singu-
lières exagérations, si l'on ne prenait pas garde que les salaires
de moisson ou de vendange, — les plus nombreux et aussi les
plus hauts de ceux que l'on rencontre dans les comptes, parce
qu'en ces périodes beaucoup de gens embauchaient des ouvriers
supplémentaires, — ne sont pratiqués que durant des momens
assez courts.
(1) Ce procédé a pour but d'épargner au lecteur des calculs perpétuels et fasti-
dieux. Voyez notre Histoire économique de la propriété, t. I, p. 27 et 62. Ainsi le
journalier touche 6 deniers tournois en 1240; ces 6 deniers valent intrinsèquement
U fr. 30, parce qu'ils signifient 2 grammes et demi d'argent fin, et comme ces 2 grammes
et demi d'argent fin ont une puissance d'achat quatre fois plus forte que celle qu'ils
ont aujourd'hui, les 30 centimes de 1240 correspondent à 2 francs de 1896.
602 REVUE DES DEUX MONDES.
Le traitement de l'homme le plus bas placé dans la hiérarchie
laborieuse était donc égal à ce qu'il est aujourd'hui et certaine-
ment plus avantageux qu'il n'a été de 4801 à 1840. Il était im-
possible qu'il en fût autrement, si Ton se reporte aux conditions
de la France entre 1301 et 1350. Les causes qui favorisaient alors
le travailleur rural sont analogues à celles qui faisaient payer, il y
a trente ans, un manœuvre du Far-West 12 et 15 francs par jour.
Quand on peut devenir propriétaire sans bourse délier, comme au
temps de Philippe de Valois, et cultiver son propre fonds, personne
ne veut plus cultiver la terre d'autrui. Pour que ce serf affranchi,
à qui son maître d'hier, devenu simplement son seigneur, (( accen-
sait » le sol à discrétion, consentît à travailler à la tâche, il fal-
lait qu'il n'eût pas en poche les quelques dizaines de francs indis-
pensables à l'achat du matériel sommaire d'une petite exploitation.
C'est pourquoi les services de l'ouvrier agricole furent à plus
haut prix sous Jean le Bon que sous Louis XVI. Il en est de
même des femmes employées aux besognes des champs, dont on
évalue aujourd'hui le salaire moyen à 90 centimes, quand elles
sont nourries, et 1 fr. 50 quand elles ne le sont pas. Elles gagnaient
en moyenne, au xiv^ siècle, 1 fr. 80 sans nourriture, en Nor-
mandie ou en Champagne; et les faneuses de l'Anjou n'ont que
1 fr. 50, mais les vigneronnes de la Lorraine ont 2 fr. 10.
Que serait-il advenu de cette prospérité d'un pays, que Frois-
sart nous dit être « gras, plein et dru, les gens riches et possédant
de grands avoir », si la guerre de Cent ans ne fût venue brusque-
ment l'interrompre ? Sans doute la population eût continué à
s'accroître, le sol eût été rapidement utilisé. Le contraire arriva;
avec la fin du xiv*" siècle commence une ère navrante où la
civilisation, rudement, fut refoulée en arrière; la terre tomba au
XV® siècle à moins du cinquième des prix qu'elle avait naguère
atteints. Mais les salaires augmentèrent à mesure que le pays se
dépeuplait. Au lieu de 2 fr. 70 sous Charles V, le manœuvre gagna
3 fr. 15 sous Charles VI et 3 fr. 60 sous Louis XI. De son côté la
journalière rurale qui recevait, en 1326-1350, 1 fr. 80, acquiert,
de 1401 à 1500, une paye normale de 2 fr. 25 à 2 fr. 30. Les bras
mâles ou femelles, les simples bras du xv" siècle sont moitié plus
rémunérés que ceux du xix% si l'on n'envisage que le taux de la
journée.
Les travaux auxquels s'appliquent les chiffres qui précèdent
sont tous de la nature la moins compliquée, travaux des champs
pour la plupart : tasseurs de foin, hotteurs de raisins, scieurs de
bois, faucheurs ou laboureurs, les moindres d'entre eux touchent
1 fr. 20 s'ils sont nourris, et 2 fr. 40 s'ils ne le sont pas ; les mieux
PAYSAINS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 603
ré tri b 11 é§ ont jusqu'à 3 francs avec nourriture et jusqu'à 6 francs
lorsqu'ils se nourrissent à leurs frais. Les femmes occupées à
cueillir du lin ou des pommes, à sarcler ou à blanchir le linge,
touchent de 1 fr. 25 à 3 fr. 50. Et cela dans les diverses pro-
vinces, au nord ou au sud de la France, sans que Ton puisse dis-
cerner une supériorité quelconque du journalier urbain : en effet
les hommes de peine — « sommeliers du corps » — de la maison
royale ne reçoivent pas plus de 1 fr. 50 en 1380; les balayeurs de
Paris n'obtienent pas davantage au début du règne de François P"";
les uns et les autres étant, bien entendu, nourris. Le journalier de
Bavreulh, en Bavière, recevait, dans les mêmes conditions, un
salaire identique; celui d'Augsbourg avait 3 francs, mais sans
alimens, et ceux d'Angleterre un salaire un peu plus élevé,
3 fr. oO à 3 fr. 80, qui se rapprochait par conséquent beaucoup de
notre moyenne française. Ce n'est pas une des moindres singula-
rités du moyen âge que le faible écart de ces chiffres, d'un pays à
l'autre, au xv^ siècle.
II
Par combien de jours faut-il multiplier cette paie quotidienne
pour connaître le salaire annuel ? Le nombre des jours chômés a
beaucoup varié sous l'ancien régime suivant les siècles, les régions
et, dans chaque région, suivant la nature du travail. Si l'on en
croyait Boisguillebert, il n'y aurait pas eu dans l'année plus de
200 jours où il fût permis de se livrer aux « œuvres servîtes ».
Les magistrats, à en juger par leur calendrier, respectaient avec
scrupule 89 fêtes d'obligation, en plus des dimanches; mais de
tout temps, les administrations publiques chôment plus volontiers
que la classe ouvrière. Il est par exemple inadmissible que le
paysan ait jamais consenti à se croiser les bras au mois d'août, en
pleine récolte, pendant les quinze jours que les gens du Tiers Etat
classaient comme « non ouvrables». Mais on peut considérer que,
sur les onze autres mois, étaient répartis, en sus des jours où le
cultivateur se repose aujourd'hui volontairement, une cinquan-
taine de jours de chômage obligatoire: soit 250 jours de labeur
par an.
La comparaison du salaire des journaliers nourris avec celui
des domestiques de ferme tend à prouver que la durée du travail
était autrefois moindre que de nos jours : il a dû exister de tout
temps, entre ces deux salaires, une marge représentant la somme
des dépenses incombant au journalier et non au domestique, telles
que le loyer, l'éclairage, le chauffage; et l'écart n'a jamais pu
60i REVUE DES DEUX MONDES.
représenter beaucoup plus que ces dépenses. La journée du
manœuvre nourri, à 4 fr. 50, donne aujourd'hui, multipliée par
300, 450 francs par an, soit 100 francs de plus que le salaire du
domestique, évalué à 350 francs. Proportionnellement le journa-
lier semble moins payé que le domestique. Il a pu l'être davantage
au temps jadis. Le service personnel était aussi honorable et
noble, aux xiv^ et xv*" siècles, qu'il est discrédité dans l'esprit de
nos travailleurs contemporains, et si l'état de domestique s'est
depuis cent ans amélioré plus que tous les autres, sous le rap-
port du salaire, c'est précisément parce qu'il a été moins recher-
ché par les salariés.
Mais en admettant l'influence de ce courant d'opinion, qui a
dû faire monter les gages du serviteur rural et baisser ceux du
journalier, il serait toutefois inexplicable que les propriétaires d'il
y a quatre et cinq cents ans se fussent plu à donner bénévole-
ment aux seconds le double de ce que leur eussent coûté les pre-
miers. Si le manœuvre nourri du xiv* siècle, payé 1 fr. 40 par jour,
eût travaillé 300 jours, il aurait eu au bout de l'année 420 francs,
tandis que le valet de ferme n'avait alors que 192 francs. Le
salaire moyen du domestique de 1896 représente 233 journées du
manœuvre nourri : jamais cette proportion n'a été atteinte au
movenâge. Du xm^ siècle au xvi'' siècle le salaire du domestique
équivaut au maximum à 187 journées et au minimum à 150 jour-
nées de manœuvre nourri. De sorte qu'en attribuant au manœuvre
nourri, comme revenu annuel, le produit de 250 jours de tra-
vail seulement dans les siècles passés, on trouve encore, entre ce
revenu et les gages du domestique, un écart plus grand qu'aujour-
d'hui. Le fait est d'autant plus notable que les dépenses incom-
bant au journalier et non au domestique, notamment le chauffage
et le loyer, sont au nombre de celles qui ont le plus augmenté.
Cette observation confirme ce que je disais tout à l'heure, que
la condition du journalier était meilleure autrefois que celle du
domestique, tandis que c'est le contraire en 1896. Il y avait pour-
tant, proportionnellement au nombre d'hectares cultivés^ plus de
bras dans les campagnes : d'abord parce qu'il en fallait davantage
pour la culture — le batteur au fléau avait en grange de la besogne
pour une partie de l'hiver; — ensuite parce que beaucoup des
moissonneurs et des faneuses étaient des ouvriers de métier,
flleuses ou tisserands souvent, qui quittaient le rouet ou la
navette pour la fourche ou la faucille. S'il y avait aujourd'hui,
avec les machines agricoles et l'organisation mécanique de l'in-
dustrie textile, autant de monde aux champs qu'il y en avait au
xv*" ou au xvf siècle, comme le souhaitent ceux qui se plaignent
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 605
de la dép©piilation des campagnes, les malheureux laboureurs,
privés d'ouvrage, crèveraient de faim durant dix mois de l'aunée.
Pas plus que ceux de 1896 les domestiques de ferme d'autre-
fois n'étaient habillés aux frais de leurs maîtres; la preuve, c'est
que, dans un bon nombre de contrats, il est stipulé que ces der-
niers fourniront aux hommes une robe, un chaperon, aux femmes
une jupe, un surcot. aux uns et aux autres quelques aunes de
toile ou quelques livres de laine, mais les gages monnayés subis-
sent toujours une réduction proportionnée à l'importance de ces
objets de toilette, et il importe peu qu'ils soient remis en nature
par le maître, du moment où le serviteur paie leur prix en
argent.
Gomme les salaires des manœuvres, les gages des domestiques
ruraux s'élevèrent du xiii*^ au xv*' siècle: de 1276 à 1325, la
moyenne est de 180 francs par an; de 1326 à 1350, elle fut de
192 fr.: dans la seconde moitié du siècle elle se hausse à 242 francs;
puis, en 1401-1450 elle passe à 320 francs et à 342 francs en
1451-1475. Ces gages étaient, comme on voit, presque équivalens
à ceux de nos jours; ce fut, on vient de le dire, le point culmi-
nant de la courbe des prix du travail ; mais à cette même date le
journalier, avec ses 3 fr. 60 par jour, se faisait 900 francs avec un
labeur de 250 jours par an, c'est-à-dire 20 pour 100 de plus que le
journalier de 1896 avec un labeur de 300 jours.
Les moyennes qui précèdent recouvrent naturellement de
grandes inégalités : nous ne regarderons pas, il est vrai, comme
des domestiques, ces « charretiers à pied », ou à cheval, dont les
uns reçoivent 5 francs et les autres 10 francs par jour pour con-
voyer l'armée de Louis IX en 1231, ou celle de son fils en 1285;
il s'agit ici d'un service militaire — le train des équipages — non
d'un service agricole, et tout ce qui a trait à la guerre est fort
bien payé en ce temps-là. Nous ne comprendrons pas non plus,
dans la catégorie des adultes employés à l'exploitation rurale, les
bambins auxquels on ne donnait que 20 francs par an et quelque-
fois 12 francs. Le besoin de bras, la hausse des gages, multiplia,
dès la fin du xiV siècle, les embauchages de petits êtres saisis
parle travail à des âges invraisemblables. Tel père loue pour un
an et demi, comme servante, sa fille âgée de 8 ans; tel autre
« baille » pour 9 ans, à un fermier voisin, « le corps d'une sienne
fille âgée de 4 ans. » Les liens de famille ne sont pas un obstacle
à ces engagemens : des fils se louent comme serviteurs chez leurs
pères, avec leurs femmes et leurs enfans, au nom desquels ils se
portent garans. Dans les mœurs d'une époque qui sortait à peine
du servage, il ne pouvait s'attacher aucune idée humiliante au
606 REVUE DES DEUX 3I0NDES.
service domestique. Le peuple des campagnes, au sein duquel le
mouvement des idées s'opère avec plus de lenteur, n'a pas encore
là-dessus la même manière de voir que celui des villes : il est
aujourd'hui nombre de métayers et de curés de village qui ont
chez eux leur sœur comme servante appointée. Les valets ne
mangent-ils pas à la ferme à côté des maîtres, dont la prérogative
est seulement d'occuper à table le «■ haut bout » ?
Dans la hiérarchie du faire-valoir rural, le petit berger, le
gardeur de porcs, le « petit valet pour les chevaux » tiennent le
plus bas degré : ils touchent 80 à 100 francs par an. Beaucoup de
ceux d'aujourd'hui, à l'âge égal, n'ont pas autant. Les «bons valets
de charrue » bouviers, vachers, domestiques batteurs en grange,
constituent le gros de l'effectif; leurs gages variaient de 200 à
330 francs suivant la capacité; enfin, au haut de l'échelle, sont
les charretiers — comme de nos jours d'ailleurs, le « fin charretier »
était un personnage rare; on lui donnait jusqu'à 400 et 300 francs
par an.
Comparera-t-on à ces valets rustiques les serviteurs attachés,
dans le « plat pays » ou dans une « bonne ville » , non à la terre,
mais à la personne d'un bourgeois ou d'un châtelain? Si l'on né-
glige ceux qui ont une aptitude spéciale, cochers, cuisiniers, etc.,
et si l'on ne s'occupe que de la province, — les gages des hommes à
Paris étant aujourd'hui exceptionnellement élevés, — on remarque
que les domestiques de l'intérieur ressortent à V heure actuelle en
moyenne à 370 francs, contre 330 francs pour ceux de la ferme.
La même analogie de traitement se retrouve au moyen âge. 11
faut naturellement laisser de côté les privilégiés : le valet de
chambre de saint Louis payé 728 francs, ou le barbier-valet de
Charles le Sage qui recevait 2 000 francs; comme aussi les valets
de princes, bien que celui du comte d'Artois ne soit pas appointé
plus de 530 francs au xiv^ siècle, et celui de la comtesse de Savoie
plus de 316 francs en 1299. Encore moins doit-on ranger dans la
simple domesticité les semi-fonctionnaires auxquels incombent
les emplois cynégétiques des châteaux opulens : un fauconnier qui
touche 3 300 francs, un veneur qui touche 1 300 francs. On pourrait
plutôt y faire rentrer les pages — à 190 francs par an en 1313
— puisque aux xiv® et xv*^ siècles ces jeunes gens, poétisés par le
roman et le théâtre, joignaient à leur service d'honneur les tâches
les plus vulgaires, voire les plus malpropres. Le valet d'un rentier
urbain, d'un curé, d'un marchand, d'un notaire, avait des gages
peu différens de ceux du domestique de ferme, un peu plus bas
cependant, tandis qu'aujourd'hui ils sont un peu plus hauts. On en
rencontre depuis 130 francs au xiv^ siècle, et les plus favorisés
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 607
vers la lii^ du xv*" siècle ne dépassaient pas 300 francs dans les
familles bourgeoises. Des gages de oOO francs, comme en donne
la comtesse d'Angoulême, mère de François I", en 1497, ou
600 francs, ainsi que paye à la même époque la vicomtesse de
Rohan, sont vraiment hors de pair.
On en peut dire autant des « valets de chariot » — cochers
— et palefreniers, des cuisiniers à la journée qui se font 5 francs
par jour à Paris, au xiii® siècle, ou des « queux » de grande maison,
auxquels on paye jusqu'à 600 francs de gages chez le duc d'Orléans
fils de Philippe YI, et jusqu'à 1000 francs chez le prince de
Piémont. Ceux des simples particuliers ont depuis 500 francs
jusqu'à 300, chiffre dont se contente le chef de cuisine de l'évêque
de Troyes. Si l'Hôtel-Dieu de Paris paye ce dernier prix, d'autres
hospices trouvent à meilleur marché à qui confier la direction
de leurs casseroles. Quant aux aides, aux « valets d'escuel-
lerie », ils descendent à 100 francs et ne dépassent jamais 230.
On rencontre même en Allemagne des marmitons à 40 francs par
an. Le reste du personnel qu'abritait le manoir féodal et dont
l'effectif variait selon le rang et la richesse des maîtres, depuis une
douzaine de personnes chez des seigneurs ordinaires jusqu'à deux
cents chez la duchesse de Bourgogne, avait une condition analogue.
La diversité de leur traitement en numéraire vient de l'impor-
tance plus ou moins grande de leurs loisirs et des bénéfices en
nature qui leur sont concédés.
Pour les domestiques femmes, la distinction entre celles des
fermes et celles des bourgeois offre moins d'intérêt que pour les
hommes; non seulement parce que les salaires des unes et des
autres se ressemblent, mais aussi parce que leurs fonctions,
du xm® au xvi® siècle, différaient peu dans les petits ménages
urbains, où elles traient la vache et font la litière du cochon, de
leur emploi aux champs, où elles poussent le rouet et remplissent
la marmite dans l'àtre. La moyenne des unes et des autres, ser-
vantes de ferme et d'intérieur, « chambelières » ou filles de basse-
cour, balayant la salle ou battant en grange, bonnes à tout faire,
suivant l'expression moderne, est de 108 francs de gages au
xiv'^ siècle, de 14o francs au xv*" où, comme les hommes, elles ont
enchéri. La moins payée ne touche qu'une soixantaine de francs
chez un charretier; une vachère, « servante à la cour », près
d'Orléans, n'a guère davantage ; mais une chambrière de chanoine
a 133 francs ; une lavandière de ville en a 200. Au-dessus de cette
plèbe de la domesticité est l'élite, naturellement peu nombreuse,
les « femmes de chambre » des châtelaines, dont les gages n'ont
pas de règles et vont à oOO francs et même à 730 chez une prin-
608 REVUE DES DEUX MONDES.
cesse, belle-sœur du roi. Les cuisinières, que le xix' siècle traite
avec une faveur marquée, étaient à peu de chose près sur le même
rang que les autres servantes. Quant aux nourrices, leur lait est
payé suivant sa destination : celles de l'Hôtel-Dieu de Paris n'ont
que 45 francs sous Louis XII, celle d'un bourgeois d'Angers
avait 110 francs, tandis que la nourrice d'une princesse avait
503 francs et que le sein qui alimente, au xiii^ siècle, un frère de
Philippe le Bel est appointé à 8 francs par jour, allaitement excep-
tionnellement coûteux, puisqu'il ferait ressortir l'année entière à
2 900 francs.
Si nous rapprochons le salaire des servantes de celui des jour-
nalières nourries, nous voyons que l'écart entre ces deux catégories
est très certainement supérieur à la somme des dépenses dont la
première est dispensée et qui incombent à la seconde. On en doit
conclure que journalières ou manœuvres, travaillant 250 jours
par an, ont été beaucoup mieux rétribués au moyen âge que les
domestiques des deux sexes; ce qui est le contraire aujourd'hui,
quoique les manœuvrestravaillent 300 jours. Ily a là un phénomène
positif, quoique singulier : les servantes de ce temps étaient moins
payées que celles du nôtre, les journaliers l'étaient davantage
qu'aujourd'hui.
Autre matière à réflexion : la proportion variable du salaire
des hommes à celui des femmes, dans la suite des âges. On évalue
en 1896 la journée des uns à 2 fr. 50, celle des autres à 1 fr. 50,
c'est-à-dire aux trois cinquièmes — 60 p. 100; — mais il s'en
faut de beaucoup que ce rapport soit uniforme sur tout le terri-
toire de la République. Ceux d'entre nous qui habitent la cam-
pagne peuvent s'en rendre compte par leur expérience person-
nelle. Les salaires masculins sont plus élevés dans tel département
où les salaires féminins sont bas, que dans tel autre où les femmes
sont mieux rémunérées. Quelle est la cause de cette anomalie?
Les ennemis du travail féminin se hâteront de répondre que la
faute en est au sexe faible, qui fait, par sa concurrence, baisser le
prix du travail des hommes. Mais comment se pourrait-il faire
alors que, dans les districts où un plus grand nombre de femmes
travaillent, elles soient mieux rétribuées que dans ceux où il y
en a peu à aller en journée; qu'en un mot leur travail soit plus
cher quoique plus abondant?
Nous venons de dire que la journée de femme équivaut au-
jourd'hui à 60 p. 100 du prix de la journée d'homme. Dans l'espace
de quatre cents ans (1200-1600) le rapport entre les bras mâles et fe-
melles varia au point de faire estimer ceux-ci jusqu'aux trois quarts
du prix de ceux-là, à la fin du xiv^ siècle, et de déprécier ensuite
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES, 609
au xv*" lejabeur des femmes jusqu'à près de moitié seulement de
celui des hommes. Quelle a été la cause de ce changement, et ne
faut-il pas dire, en retournant l'argument de ceux qui cherchent
de nos jours à entraver le travail féminin pour faire hausser le
masculin, que c'est au contraire la baisse de la paie masculine,
provoquée par des causes indépendantes des salaires, qui, amenant
la gêne du ménage, contraignit un plus grand nombre de femmes
à solliciter de l'ouvrage et à en restreindre la valeur par leur
mutuelle concurrence?
III
Jamais le salaire des paysans n'avait été au moj'en âge aussi
élevé que dans la seconde moitié du xv* siècle; jamais dans les
temps qui vont suivre il n'atteindra des chiffres équivalens, pas
même de nos jours. Dès le règne de Louis XII (1498-1515), les
dépenses du prolétaire, comparées à ses recettes, accusent une
situation moins favorable : l'influence de la crue de population
se manifestait.
Le journalier qui gagnait 3 fr. 60 sous Charles VIII, ne gagna
plus que 2 fr. 90 sous François I", 2 fr. 2o sous Charles IX et
1 fr. 95 à l'avènement d'Henri IV. Le laboureur de la fin du
xvi*" siècle n'avait ainsi, pour vivre, que la moitié de ce qu'avait
eu son aïeul, cent ans auparavant. Il n'avait guère plus des deux
tiers de ce dont avait joui le moins fortuné de ses pères depuis le
milieu du xiv* siècle. Le salaire, sous Henri III, oscille depuis
1 fr. 27. prix d'un vendangeur à Issoudun, jusqu'à 3 francs, prix
d'un journalier de Bourgogne. Nourri, le manœuvre doit se con-
tenter en moyenne de 90 centimes à cette époque, tandis qu'un
siècle plus tôt il recevait 1 fr. 80, et que 50 ans avant il touchait
l fr. 20. Une paie quotidienne de 1 fr. 60, encore assez ordinaire
en 1510, est tout exceptionnelle en 1545 pour un journalier 7io?//v'/;
le seul à qui nous la voyons accordée, à cette date, doit en retour
un service particulièrement pénible : il soigne les pestiférés à
Montélimar.
Le XVI'' siècle, qui vit le triomphe des propriétaires fonciers,
vit aussi la déroute des travailleurs manuels; tandis que le
xv^ siècle, où les terres étaient tombées presque à rien, avait été
l'ère la plus avantageuse pour les salariés. Veut-on se rendre
compte de la valeur respective du travail et de la terre? Rappro-
chons les moyennes du revenu de l'hectare labourable de celles
du salaire des manœuvres. Au xiii"^ siècle et jusqu'au premier quart
du xiv% — époque où le sol labourable n'est que très partiellement
TOME cxxxvii. — 1896. 39
610 REVUE DES DEUX MONDES.
dans le commerce, — le gain annuel du vilain correspond au
revenu annuel de 8 hectares, puis au revenu de 19 hectares (1326-
4350); enfin au xv*" siècle, le journalier est aussi riche avec sa
paie que le propriétaire oisif de 32 hectares. Cet état de choses,
il est vrai, ne dure pas longtemps; le travailleur ne gagne déjà plus
à l'avènement de Louis XII que lintérôt de 19 hectares, puis de
15 hectares vers 1550, enfin de 9 hectares et demi en 1600.
Quelle qu'ait été, depuis cetteépoque jusqu'à nos jours, où l'hectare
rapporte 50 francs, la hausse du sol cultivé, le salaire de notre
journalier actuel à 750 francs égale l'intérêt de 15 hectares, et le
travail par conséquent est plus apprécié, par rapport à la terre,
qu'il n'était il y a 300 ans.
La dépression des gages au xvi" siècle ne se produit pas brus-
quement ; elle n'est le résultat d'aucune catastrophe, d'aucun
krack dans la fortune publique; au contraire elle s'accentue en
raison inverse des progrès de cette fortune et procède insensible-
ment comme une mer qui se retire. L'avilissement des salaires
atteint au même degré presque toutes les professions : le domes-
tique de ferme, au lieu de 306 francs en 1500, ne reçoit plus en
1600 que 150 francs; le domestique de ville ou d'intérieur, au
lieu de 282 francs, n'en touche plus que 120. Tous ces chiffres
sont formulés, ainsi qu'on l'a expliqué ci-dessus, d'après le pou-
voir d'achat de la monnaie. Nominalement, intrinsèquement, le
prix du travail s'élève à la vérité de 33 pour 100, mais le prix de
la vie augmente de 200 pour 100.
Les servantes qui, de 1476 à 1525, avaient 138 francs et qui,
à ce taux, étaient beaucoup moins payées que celles d'aujourd'hui,
dont le salaire est de 210 et de 300 francs selon qu'elles sont
employées à la campagne ou dans les villes, les servantes n'ont
plus en 1 600 que 73 francs. La fille de ferme et la bonne à tout
faire sont donc, au point de vue des gages, sans avoir fomenté
aucune grève, les privilégiées de la civilisation moderne, celles
qui en ont le plus profité. Du commencement à la fin du xvi" siècle,
la journalière nourrie est passée de 1 fr. 20 à 50 centimes. Si elles
se nourrissent à leurs frais, les femmes employées aux travaux
champêtres n'obtiennent plus que 1 fr. 07 en moyenne, au lieu de
1 fr. 92. Pour prétendre davantage il faut des capacités particu-
lières : une ouvrière en tapisserie se fera 1 fr. 75 à Orléans ; près
de Nancy on donnera 1 fr. 60 à une vigneronne.
Ce n'est pas que les métiers ruraux aient été, plus que les
bras du simple manœuvre, épargnés par la crise nouvelle. Les
vignerons, dont le salaire moyen est, en 1600, de 2 fr. 50 sans
nourriture, étaient payés, cinquante ans avant, 3 fr. 84. Ils avaient
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 611
gagné T fr. oO au xn*" siècle, 3 fr. 37 au début du xv'" siècle et
4 fr. oO SOUS Louis XI. Il en est de même des jardiniers à la
journée, auxquels on donnait 3 fr. 50 au xiv^ siècle et seulement
2 fr. 10 au XYl^ Employés à l'année, ce genre de serviteurs
n'avaient pas en lo90 plus de 227 francs, tandis qu'on les payait
330 fr. en 1490.
Par le salaire des vignerons au moyen âge l'on peut augurer
que la culture de la vigne coûtait aussi cher qu'aujourd'hui. Il
serait facile de s'en rendre compte par la comparaison, à diverses
époques, du prix des façons, si les indications des comptes n'étaient
souvent trop vagues pour servir de base à des calculs. Le travail
qu'exige le vignoble se divise, comme on sait, en une série dopé-
rations de valeur inégale. La connaissance détaillée des unes ou
des autres — enlèvement deséchalas, labourage, taille, recépage,
binage, liage des ceps — ne nous instruit pas du total des frais
qui seul ici nous importe. Pourtant la culture à forfait de la
vigne, lorsqu'elle paraît embrasser l'ensemble des soins néces-
saires, durant les douze mois de l'année, à la préparation d'une
bonne récolte, revient en 1202, dans le département de la Seine,
à 418 francs l'hectare. En 13.j0,à Dourdan, dans Seine-et-Oise,
elle coûte 714 francs. En Normandie elle s'élève, en 1410, à
112.U francs l'hectare, chiffre extraordinaire qui tenait sans doute
à la pénurie des hommes du métier ; ceux sur lesquels on parvenait
à mettre la main faisant la loi aux propriétaires. A la fin du siècle
on ne dépensait plus dans la même localité (1498) que 7o6 francs.
Mais au xvf siècle l'hectare de vigne ne représentait que 660 francs
de débours à Argenteuil et .540 sous les murs de Paris. Au temps
de la Ligue la moyenne, en France, était tombée depuis le centre
jusqu'à l'est à 380 francs; le vigneron devait donc se contenter,
sous Henri III, d'un gain non seulement inférieur de près de
moitié à celui qu'il avait eu sous Charles Yl et sous Louis XII,
mais qui n'égalait même pas celui dont, quatre siècles auparavant,
il jouissait sous Philippe-Auguste.
Les autres façons agricoles, rapprochées de leurs prix actuels,
viennent confirmer les observations précédentes. Je laisse de côté
tous les travaux malaisément comparables, soit parce qu'ils sont
peu définis, — défrichement de terres, abatage d'arbres, creuse-
ment de fossés, — soit parce qu'ils n'ont plus leurs pareils de nos
jours.
Dans la catégorie des ouvrages sans analogie présente rentre
le battage des grains à façon. Il n'existe presque plus en France de
batteurs au fléau, ni pour le blé ni pour l'avoine ou l'orge. Si
quelques fermiers bretons usent encore, pour leur sarrasin, de cet
612 REVUE DES DEUX MONDES.
instrument antique, le nombre en diminue sans cesse et cette be-
sogne, en tous cas, n'est l'objet d'aucun de ces contrats si usités
jadis pour la séparation du grain et des pailles. Comparons toute-
fois la fin du xyf siècle avec les quatre cents années antérieures :
en lo90 le battage et le vannage de l'hectolitre de blé coûtaient
73 centimes; au xv" siècle ils avaient valu en moyenne 1 fr. 60, et,
dans les deux siècles précédens, 1 fr. 28.
Il est des travaux champêtres, comme le labourage, qui sont
demeurés les mêmes jusqu'à ce jour; il en est, comme le fau-
chage de l'herbe, pour lequel les machines commencent à se
substituer aux bras, mais qui se font encore exclusivement de
main d'homme dans les régions où la petite propriété domine.
Ceux-là permettent d'assez exactes assimilations entre le présent
et le passé. Or le labour à façon se paie aujourd'hui 25 francs
pour les blés de mars et 50 francs pour les blés d'hiver, dont les
semailles sont précédées du passage deux fois répété de la charrue.
Ce double labour valait en I3i6, à Montauban, 73 francs; il se
payait à Rouen, en 1404, 68 francs J 'hectare, et en 1588, en Artois,
35 francs seulement. Quant au fauchage des prés à façon, qui se
paie environ 15 francs l'hectare dans la Normandie du xix" siècle,
il coûtait jusqu'à 24 francs dans la Normandie du xiii*" siècle, et en
général 18 francs. Le prix moyen haussa aux siècles suivans et se
maintient à 22 francs de 1401 à 1500. A la fin du xvi'' siècle il
était descendu à 12 francs.
IV
J'ai essayé de montrer que le moyen âge, par les conditions
matérielles où il se trouvait, — et non pas par ses institutions so-
ciales ni politiques, — avait été contraint de payer la main-d'œuvre
un prix très élevé et de la payer d'autant plus cher qu'elle était
plus rare à l'époque de nos désastres. La même force des choses,
qui agissait alors en faveur des classes laborieuses, en procurant
au serf affranchi la propriété de la majeure partie du sol culti-
vable, l'avait gratifié aussi, par les « droits d'usage », de l'usufruit
d'une autre portion très notable de la terre française : la super-
ficie boisée; elle lui avait conféré enfin, par le « droit de vaine
pâture », la jouissance de tout le reste du territoire pendant la
moitié de l'année.
Ces deux derniers avantages constituaient, pour le « pauvre
homme de labeur » d'autrefois, de véritables subventions natio-
nales. C'était une; propriété collective, une richesse banale, à la
participation de laquelle étaient admis tous les citoyens des champs.
Notre temps ménage aux non-possédans des subventions d'un
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 613
autre ordre — telle est l'instruction gratuite; — il dote et entre-
tient sur le budget, cette bourse commune, beaucoup d'institu-
tions d'assistance pour les enfans, les malades, les infirmes, les
vieillards, et tout fait prévoir que la part des déshérités est des-
tinée à s'accroître, sinon par les soins du législateur, du moins par
l'initiative privée. On objectera que la charité, sous toutes ses
formes, n'est pas nouvelle et que le régime féodal, qui l'a pra-
tiquée sur une vaste échelle vis-à-vis des malheureux non valides,
abandonnait en outre aux valides, destitués de tout capital, des
biens que la civilisation leur a repris.
Ce serait soutenir que la civilisation ou du moins le peuple-
ment est un mal, et que, au-dessus d'un certain chiffre, plus les
hommes sont nombreux, plus ils sont misérables. C'est la thèse
de Malthus et, jusqu'à notre siècle, il semble qu'elle ait été vraie.
L'étude des temps qui ont immédiatement précédé le nôtre en
fournit la preuve. Toujours le développement de la population
pose des problèmes redoutables, et il ne les résout pas toujours.
Pour que notre siècle se soit tiré à sa gloire des difficultés qu'il
a eues à surmonter de ce chef, difficultés contre lesquelles nos
pères, accablés pendant trois cents ans — de 1^2.3 à 1830 — sous
le poids de leur nombre, ont vainement lutté, il a fallu des inven-
tions, des découvertes, qui ont changé la face du monde. C'est à
ces découvertes contemporaines que nous devons d'avoir pu
augmenter la production des mnrchandises, plus encore que
n'augmente le chiffre des hommes; tandis qu'auparavant c'était
le contraire qui avait lieu. C'est à ce progrès récent de la science
que nous devons par conséquent notre richesse et la faculté de
créer, au profit des moins favorisés d'entre nous, des subventions
artificielles qui remplacent les subventions naturelles d'époques à
demi barbares.
Les forêts devaient être, au xiif siècle, dans une telle dispro-
portion, avec la population d'une part, et de l'autre avec le reste
du sol, qu'elles ressemblaient, entre les terres cultivées, aux sur-
faces couvertes par la mer entre les continens. Les arbres n'avaient
guère plus de valeur sans doute que les flots de l'Océan. De ce
sol commun, de cette étendue « vaine et vague », le seigneur se
déclara plus ou moins propriétaire, parce qu'à ses yeux les choses
qui étaient à tout le monde n'étaient à personne, et que les choses
qui n'étaient à personne étaient à lui. Possession nominale du
reste, là même où elle fut reconnue. Comme il n'en aurait tiré
aucun profit, le maître se trouva heureux délaisser, pour quelques
francs ou quelques centimes, user et abuser de son bien.
En matière de bois le droit d'usage des habitans fut donc gé-
néral : usage pour pâtures, pour chaufl"age, pour charpente,
614 REVUE DES DEUX MONDES.
pour meubles et ustensiles de toute sorte, aussi bien dans les
forêts royales que dans les domaines des seigneurs laïques ou
clercs. Il en était du chêne dans la futaie, comme aujourd'hui du
moellon qui sommeille dans les entrailles de la terre, et qui n'a
de prix que par le travail d'extraction, de charroi, de façonnage,
dont il est l'objet. Les habitans de Perpignan prennent en 1296
le bois dont ils ont besoin moyennant 20 centimes le stère —
80 centimes de notre monnaie ; — somme élevée et qui n'était
payée qu'aux abords d'une ville, puisque cent ans plus tard, dans
la même province, de vastes forêts sont concédées à des particu-
liers avec autorisation d'y mettre le feu, « pour tuer et mettre en
fuite les bêtes sauvages. » Ce mode sommaire de défrichement
est encore appliqué dans le Midi au début du xv® siècle.
D'autres personnes, même sans être propriétaires, obtiennent
le droit d'incendier ou de détruire certains bois de leur voisinage,
pour détruire en même temps les sangliers et les ours qui les habi-
taient. Rien qui ressemble moins à nos idées étriquées, à nos éco-
nomies sordides , sur cet article , que la magnifique prodigalité de nos
pères en fait de bois. Aux portes de Paris, en 1346, le roi de France
donne au duc de Bourgogne quatre hectares de la forêt de Grécy-
en-Brie « pour la construction d'une nouvelle salle à son château » ;
politesse bien naturelle, puisque l'année précédente ce duc, rece-
vant dans ses États le roi Philippe de Valois, lui offrait une suite
de festins dont la cuisine avait consommé 14 hectares de taillis.
Quand on absorbe, pour débiter quelques solives ou faire rôtir
quelques moutons, dételles surfaces forestières, c'est qu'elles ne
sont pas bien précieuses. Dans le Gard, en 1271, la tuilerie de
Campagnoles est louée moyennant une redevance de 6000 tuiles
par an, valant 300 francs d'aujourd'hui, avec pouvoirs pour les
preneurs de couper tout le bois que bon leur semble, et de faire
paître partout leurs bestiaux. A Chéry-Chartreuve, dans l'Aisne,
le seigneur concède même aux riverains (1231) une partie du sol
boisé ; il en interdit seulement le défrichement, sans doute afin
que le droit de chasse qu'il s'est réservé ne devienne pas illusoire.
Dès le milieu du viii^ siècle, on trouve les populations de la
Marche en possession des droits d'usage et de pacage les plus
larges dans la forêt d'Aubusson. Une charte seigneuriale recon-
naît ces droits en 1265, « sans qu'il soit permis aux habitans de
disposer des bois ni pour trafic, ni pour don. » Le seigneur se
réserve seulement « un certain lieu de la forêt » ; on le cantonne.
Plus tard, en pareil cas, ce sont les usagers que l'on cantonnera.
Les paysans, pour prix de cet usage, doivent seulement au suze-
rain une journée de charroi, « un voyage au bois. » Les choses
marchaient ainsi depuis des centaines d'années quand , au xvi^ siècle,
PAYSANS ET OLVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 615
le procureur fiscal du seigneur — ce fief appartenait alors à la dame
de Beau jeu, fille de Louis XI — voulut troubler les vilains dans
leur jouissance. De là, entre les officiers de la princesse et les usa-
gers, un procès où ces derniers obtinrent d'ailleurs gain de cause.
Dix-sept paroisses de l'arrondissement d'Avallon louent en
4319 le droit (l'usage dans la forêt d'Hervaux: elles pourront y
couper « tous bois qui leur seront nécessaires » moyennant un
cens annuel de 10 deniers par feu. Au xiv siècle ces 10 deniers
valent 1 fr. 7o, moins d'une journée de travail: au xvm" siècle ils
vaudront 8 centimes. Pour une poule et .^ deniers par tète et par
an. les paroissiens de Parassy. en Berry, obtiennent la libre pos-
session de la forêt qui les entoure. Ces « concessions », il faut le
dire, ne sont en général que des « reconnaissances »> de droits
plus ou moins obscurs, plus ou moins anciens, qui s affirment et
se précisent. Les gens de Jumièges et de Braquetuit, en Nor-
mandie, soutiennent, dans un procès de 1379. que la forêt est
commune entre eux et l'abbaye à qui nominalement elle semble
appartenir: que, moyennant un sol par an et par famille, ils y ont
droit de pâture, de chauffage et de glandée pour leurs porcs.
Outre ces droits d'usage et de pâturage dans les bois seigneu-
riaux, les campagnards possèdent en propre une grande quantité
de bois communaux: soit qu'ils en jouissent de temps immémorial,
soit qu'ils leur aient été abandonnés par des traités en bonne
forme. Le revenu des forêts demeure, en bien des localités, si
minime au xvi' siècle que ces « accords » ne sont pas bien onéreux
au détenteur du fonds. En lo7.3. les herbes d'une forêt entière,
celle de Fletz. en Limousin, ne sont affermées à nouveau qiie pour
10 sous et 2 poules à peu près 7 francs par an\ Le cens féodal
des habitans de Chalonnet, en Franche-Comté, pour droit d'usage
dans les forêts royales, ne s élève en lo84 qu'à 6 centimes par
personne.
Le seigneur de La Rochefoucauld avait ■ accordé à tou-
jours « au xiu* siècle, aux riverains de la forêt de La Boixe, en
Saintonge, dont il était propriétaire, le droit de pacage à raison
de 2 deniers — soit intrinsèquement 18 centimes — par
chaque bœuf ou vache avec son veau. Il crut évidemment faire
un bon marché, et les riverains crurent en faire un mauvais,
puisqu'ils prétendaient avoir ce droit pour rien. Ils n'acceptèrent
l'arrangement (que parce qu'ils ne purent faire autrement, " n'ayant,
disaient-ils, d'autre justice à laquelle il leur fût loisible de recou-
rir. » Au x^^ siècle les vassaux jouissent non seulement du pa-
cage, mais aussi du chauffage dans la forêt: un procès leur est
intenté à ce sujet par les seigneurs, qui le perdent. Les juges
transforment seulement les 2 deniers de jadis en une redevance
616 REVUE DES DEUX MONDES.
de 36 litres de froment, à payer par chaque « laboureur à bœufs »,
quel que fût le nombre de ses bestiaux, et de 18 litres par chaque
« laboureur à bras ».
En 1515, nouveau procès, puis en 1634, puis en 1740; chaque
siècle voit renaître d'interminables litiges. La rente en nature
avait été, dans l'intervalle, reconvertie en numéraire; mais comme
la dépréciation du numéraire était continue et que le prix du
bois suivait une progression constante, elle était devenue presque
nulle. En même temps la population augmentait ; par suite le
droit d'usage devenait plus onéreux à celui qui le supportait.
Au xvii" siècle une douzaine de paroisses envoient leur bétail à
La Boixe; chaque matin des caravanes de bœufs, de vaches, de
porcs et de moutons se dirigent en longues files vers la forêt. Le
seigneur trouvait toujours qu'on prenait trop de bois; les usagers
n'en avaient jamais assez. Pour 6 fours banaux, dont le revenu
était insignifiant, on employait annuellement 70 000 fagots, qui
très probablement ne servaient pas tous à cuire du pain. En 1759
La Boixe ne rapportait au propriétaire que 5 400 francs par an,
et sa contenance était de 1 330 hectares.
Certes elle avait été dans le principe beaucoup plus étendue.
Les cultivateurs ne se contentaient pas de tondre le sol forestier
à mesure qu'il se repeuplait; ils s'en emparaient tout doucement,
d'âge en âge, et le défrichaient à leur profit personnel. Les
« accrues », accroissemens, ou, pour mieux dire, les empiétemens
des riverains étaient chose si prévue, si naturelle, que souvent
dans des chartes on règle dUavance de quel seigneur ils relèveront.
Barement il arrive que le châtelain songe à placer des bornes,
pour empocher de nouvelles annexions du paysan. Les bornes
d'ailleurs ne sont pas éternelles. S'il s'agit de biens d'église, les
moines auxquels ils appartiennent, le receveur de l'abbaye, sont
parens ou amis des paroissiens du voisinage. Ils ferment les yeux
sur leurs main mises, timidement accomplies, sillon par sillon,
ou font cause commune avec eux. Quand un supérieur plus
attentif (( blâmera » les « aveux », c'est-à-dire criera à la spo-
liation, il sera trop tard. Des procès nombreux nous révèlent que,
depuis un temps infini, une lutte incessante se poursuit entre le
château et la chaumière qui entame tous les jours la forêt,
« laquelle, à chaque génération, perd plusieurs centaines d'ar-
pens » (1482). L'homme d'épée accuse l'homme de bêche d'avoir
transformé ici près de 1 500 hectares en terres labourables. Une
fois défrichés, avec l'absence de cadastre, impossible de reven-
diquer les bois. Bongés par le bétail, hachés par la main de
l'homme, les bords « abroutis » de la forêt étaient bientôt impuis-
sans à se défendre contre la charrue, qui venait sournoisement
PAYSANS ET OrVHlERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 617
par deriSère, Ce fut ainsi que l'usage et le pacage eurent raison
de centaines de milliers d'hectares.
De-ci, de-là, il est bien opposé quelque digue à ces envahis-
semens, comme aux abus des usagers que l'on essaie de faire jouir
eu bons pères de famille. En certains cantons de l'Ile-de-France,
les droits de pâture ne peuvent être exercés que dans les taillis
âgés au moins de trente ans. On inflige à Gray, en Franche-Comté,
une amende à deux hommes qui ont abattu un chêne « parce
qu'ils le croyaient mort, tandis qu'il avait encore du vif. » Pour
prévenir le gâchage, une transaction intervient à Allan, en Dau-
phiné, entre le seigneur et ses vassaux (146i), portant que nul ne
pourra couper des poutres pour sa maison sans la permission du
seigneur, qui ne pourra la refuser. Si, après avoir coupé ces
poutres, il les laissait pourrir sur place, le vilain devrait en
payer le prix à dire d'expert au profit de la commune.
Mais ce fut seulement au milieu du xvi^ siècle, avec l'accrois-
sement de la population, que les intéressés commencèrent à se
préoccuper sérieusement de la déperdition inutile des arbres.
Dans telle paroisse où, cent vingt ans auparavant, on reconnaissait
à tout le monde le droit de couper du bois pour son usage ou
pour le vendre, un accord de lool déclare que « ni le seigneur ni
les habitans ne pourront en couper que pour leur provision et
ustensile. » La durée du pacage est bornée alors en quelques
forêts: il commencera au 13 mars pour finir au l*"" octobre. A
d'autres égards les déboisemens, opérés sans aucune règle, avaient
leurs dangers; la population s'en apercevait. Le vice-légat d'Avi-
gnon défend, dans le Comtat-Venaissin (lo9o), « de dépopuler
les bois et de faire aucun essart aux montagnes, attendu les
grands dégâts que cela apporte au plat pays. »
Quelques gentilshommes, pour mettre fin à la communauté
orageuse qui existait entre eux et les usagers, s'efforçaient de di-
vorcer à l'amiable : le duc de La TrémoïUe offrait aux paysans
de Benon de renoncer à leur droit sur la totalité de cette forêt,
contre l'abandon en toute propriété à' \me partie du sol (lo99);
mais tous les suzerains n'étaient pas aussi raisonnables. Puis,
quand il s'agissait de traiter, de définir les droits réciproques,
le campagnard sentait obscurément sourdre dans sa cervelle les
prétentions inavouées des aïeux à la possession exclusive du bois,
comme de la lande. La tradition confuse du communisme foncier,
que pratiquent toutes les sociétés humaines dans leur enfance et
dont tant de vestiges subsistaient encore, le rendait hostile au
partage. « Nous avons des griefs au sujet des bois », disaient dans
leur manifeste de 1325 les paysans révoltés de l'Alsace, qui pour-
tant, moyennant quelques pfennings par arpent, jouissaient de
G18 REVUE DES DEUX MONDES.
très vastes superficies; u nos seigneuries ont usurpé les forêts pour
elles seules. Notre opinion est que tous les bois, aux mains
d'ecclésiastiques et de laïques qui ne les ont pas acquis par achat,
doivent retourner à la communauté. »
Un autre reste de ce communisme rural dont nous parlons
était le droit de vaine pâture. On constate dans l'Europe du moyen
à^e, comme dans tous les pavs à demi barbares d'aujourd'hui,
une grande différence entre la propriété du bétail, qui est entière,
et la propriété du sol qui est restreinte et bornée. Le maître d'une
prairie n'avait droit qu'à la récolte du foin ; il n'était chez lui que
pendant trois mois et demi par an. de mars à juin; les coutumes
fixent soigneusement les dates : ici le l" mars, là le 8, ailleurs
le lo. Sauf cette période, les prés appartiennent à tout le monde.
Chacun peut y faire paître son bétail; c'est pour les paroissiens
un bien public, comme la grande route pour les citoyens d'un
même pays. Une prairie ne pouvait donc jamais être enclose,
du moins complètement, puisque la généralité des habitans, pen-
dant huit mois et demi par an, devaient y avoir accès. Là-dessus
l'opinion est aussi susceptible que la jurisprudence est formelle.
Pour soustraire égoïstement quelques hectares à la communauté,
il faut qu'elle y consente par une transaction spéciale, comme on
en voit une à Taulignan entre le suzerain et ses vassaux, qui
déclare « en défense » toute l'année le pré du seigneur « lorsqu'il
sera clos ». Trop de gens sont intéressés à maintenir intact ce
patrimoine pour qu'aucune infraction puisse passer inaperçue.
Quelques propriétaires de Bort Limousin'i ayant enclos des prés
en 1364, la masse des paysans leur intente un procès, « comme
étant privés ainsi du droit de secondes herbes » ; et ces proprié-
taires s'empressent de déclarer, par acte notarié, « qu'ils n'en-
tendent pas faire du revivre ou regain' leur profit particulier »,
et qu'ils n'ont droit audit pré que depuis le 2o mars jusqu'à la
récolte de la première herbe. Aux prairies s'ajoutent toutes
espèces de pâtures, que l'on appelle <' vaines, » — et qui efTecti-
vement le sont assez, il n'y pousse pas grand'chose, — les terres
labourables après la moisson enlevée, les jachères, les friches, les
landes et les marais.
Chacun peut seulement clôturer les alentours de sa maison, à
la campagne comme à la ville, son jardin, son parc. En certaines
provinces le laboureur a droit en plus à la retenue de 3o ares
environ, à une « épargne » de prairie, voisine de son habitation.
Sauf ces exceptions le sol, pendant la moitié ou même la totalité
de l'année, s'il s'agit de terres au repos, reste banal. Le droit de
vaine pâture n'est limité dans son exercice qu'en ce qui concerne
le nombre des têtes de bétail que chacun peut ainsi envoyer
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 619
chercher leur vie à travers champs : 4 bœufs par charrue en Lan-
guedoc, i moutons par florin d'impôt en Provence. Quelquefois
ce n'est qu'à proportion de son bien personnel que l'on a part au
bien commun. La vaine pâture est alors un mutualisme limité
aux seuls propriétaires. Il est rare pourtant que les pauvres,
quoique sans terre, n'entretiennent pas gratis une vache et quelques
brebis.
Tantôt ce droit de vaine pâture est restreint à la commune;
on applique la règle du chacun chez soi en Bourgogne, Auvergne,
Bourbonnais. Tantôt il comporte, entre communes voisines, une
réciprocité assez étendue; c'est le cas en Orléanais ou en Cham-
pagne. Mais partout, jusqu'à un temps très proche de nous, a
subsisté cette idée que, si la culture des céréales exigeait la pro-
priété individuelle, la jouissance collective du sol s'imposait pour
la nourriture du bétail. L'agriculture contemporaine a fait justice
de ce préjugé si bizarre, mais si puissant jadis qu'il était inter-
dit de remettre en culture « une terre qui avait été une fois en
nature de pré » ; le seigneur du lieu n'ayant pas plus de privilège
à cet égard que le dernier des habitans. En efl'et, avec le système
en vigueur, un propriétaire qui mettait sa prairie en labour frus-
trait toute la paroisse. Le labourage même ne doit pas se renou-
veler tous les ans : une culture intensive ne laisserait pas à l'herbe
le temps de pousser dans les guérets entre les moissons d'été et
les semailles d'automne.
Nécessaire pour assurer un supplément de subsistances, par
un meilleur usage des biens-fonds, la révolution qui s'est opérée
à cet égard d^ms les temps modernes constitua un incontestable
progrès. Mais on doit remarquer qu'avec la propriété flottante et
relâchée du moyen âge le non-possédant était chez lui à peu près
partout; tandis que, resserré ensuite entre des domaines jalouse-
ment exploités, celui qui n'eut pas quelque lopin en propre ne fut
plus chez lui à' peu près nulle part.
Quelle a été l'influence des corporations sur le salaire des
ouvriers de métier? C'est là une question qui se pose aaturelle-
ment dans cette étude et dont l'intérêt nous semble d'autant plus
vif que beaucoup de gens paraissent las, à l'heure actuelle, de la
liberté du travail, telle qu'elle existe depuis cent ans, et recom-
mandent la restauration, sous des noms modernisés, des pra-
tiques socialistes de nos pères. L'histoire des corporations an-
ciennes est faite. M. Levasseur, dans le livre magistral qu'il a
consacré aux Classes ouvrières avant 1789, a épuisé le sujet. Mais
620 REVUE DES DEUX MONDES.
si le fonctionnement de ces pesans rouages nous est révélé clans
tous ses détails, les conséquences qu'ils ont pu avoir sur le prix de
la main-d'œuvre ne nous sont pas connues encore.
Il les faut étudier sans parti pris pour se convaincre de l'ina-
nité des efforts tentés en ces matières par les pouvoirs publics
du moyen âge et des temps modernes. Nous avons vu la loi éco-
nomique gouverner en souveraineté taux des gages du journalier,
du domestique, de toutes ces paires de bras que les Anglais a^p-
ipellenl lins ki lied — sans capacités ni connaissances spéciales. —
Mais c'étaient là, dira-t-on, des espèces faciles à vivre, qui ne sa-
vaient point résister au courant des choses, qui ne formaient ni
association, ni confrérie d'aucune sorte. Or il résulte des chiffres
recueillis par nous que les corporations plus ou moins fermées,
avec leur cortège de règlemens et les prérogatives dont elles
s'étaient fait investir, ?io/it pas exercé (T influence sur le prix du
travail, ni aux temps féodaux, ni dans les derniers siècles. Les
ouvriers de métier ont eu beau se grouper et se raidir dans leurs
jurandes; ils ont subi les mêmes vicissitudes que les malléables
hommes de peine, isolés, désarmés, devant les mouvemens de
hausse et de baisse des salaires que causaient la rareté ou l'abon-
dance des hommes.
Ni la puissance des rois, ni la coalition des intérêts savamment
organisée en faveur des heati possidentes, ne sont parvenues à
maîtriser la valeur de la main-d'œuvre. La proportion a été, à
peu de chose près, la même autrefois qu'aujourd'hui : entre le
salaire des journaliers ruraux et celui des ouvriers de métier ; entre
les salaires respectifs des divers métiers (maçons, charpentiers,
couvreurs, etc.) et par suite entre le nombre de ceux qui s'y
adonnaient. Enfin il n'y a aucune différence appréciable, dans la
rétribution de chaque corps d'état, entre les villes oii ces corps
d'état étaient libres et celles où ils étaient monopolisés. Les cor-
porations ne mériteraient donc, à ce point de vue, — et ce point
de vue est le principal, — d'une hausse artificielle des salaires,
ni les éloges, ni les colères dont elles ont été l'objet de la part de
certaines personnes qui n'en parlent que par ouï-dire, d'après
des légendes non contrôlées. Doit-on attribuer cet insuccès aux
ordonnances de maximum, que promulguait de temps en temps
la puissance sociale, — monarques ou municipalités urbaines, —
pour réduire la paye des « gens de métier » à de « justes limites »,
lorsqu'elle paraissait « exorbitante »? Nullement. L'ingérence de
l'Etat et en général de toute autorité constituée, les efforts faits,
par voie coercitive, pour diminuer les salaires quand ils s'élevaient
naturellement, ont été aussi peu efficaces que ceux des salariés
pour les maintenir quand, d'eux-mêmes, ils tombaient.
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 621
Poiit-^n croire cependant que les corporations, j entends les
corporations propriétaires exclusives, dans une certaine ville,
dune certaine branche d'activité manuelle, aient été une insti-
tution indifférente? Non pas. Ces corporations, inspirées par
un communisme assez étroit, par le besoin d'une farouche égalité,
arrivaient en effet à empêcher personne de s'enrichir. Le souci
d'un niveau à faire passer et repasser sur chacun de leurs membres
remplit les ateliers du moyen âge. Les commerçans d'alors sem-
blaient condamnés à vivoter à perpétuité. Malgré tout, les con-
ditions humaines étant nécessairement instables, il se trouvait
que les uns grandissaient, ne fût-ce qu'à force d'économie, et que
les autres se ruinaient. Mais l'association, née d'une prévoyance
et d'une jalousie mutuelles, avait pour but de faire marcher ses
membres du même pas, de les faire flotter à la même hauteur,
en interdisant par exemple aux « maîtres » d'occuper plus d'un
ou deux compagnons, d'instruire plus d'un ou deux « apprentifs ».
Ce système , qui s'opposait à la réduction des frais généraux , à
la division du travail, qui paralysait les efforts d'innovation et
d'amélioration et consacrait la routine, constituait dans son en-
semble une entrave à la production; et toute entrave à la pro-
duction est une entrave au bien-être de la masse, dont les travail-
leurs font partie.
A ce titre, les corporations furent plutôt nuisibles au peuple
des ouvriers. Ces derniers y gagnèrent-ils, comme consomma-
teurs, une qualité meilleure dans les marchandises fabriquées?
La probité industrielle a-t-elle été plus grande dans les obscures
échoppes de jadis que dans les gigantesques usines ou les ma-
gasins administratifs de nos jours? Personne ne serait assez naïf
pour le croire. Ces « chefs-d'œuvre » qu'il fallut exécuter, dit-on,
pour accéder à la maîtrise, les jeunes gens aisés, après avoir
esquivé tous les règlemens d'apprentissage, les confectionnaient
chez des patrons indulgens qui les laissaient aider ou les aidaient
eux-mêmes, et, quelle que fût l'incapacité du candidat, le chef-
d'œuvre dans ces conditions était toujours admis. Dès le xvi*" siècle
les « gardes « et « jurés » de ces petites églises aristocratiques se
recrutaient entre eux, et les membres de ce conseil de surveillance,
inaccessible au vulgaire, pouvaient impunément, à l'abri des vi-
sites et des saisies, débiter de la camelote. En somme, l'ancienne
organisation du travail, malgré son appareil très compliqué, abou-
tissait pour les salaires à peu près au même résultat que la com-
plète liberté contemporaine. La société en général éprouva, aux
derniers siècles surtout, par le fait de ces restrictions chicanières,
un préjudice difficile à chiffrer, mais réel. Les artisans n'en res-
sentirent, directement, ni avantage, ni inconvénient.
622 REVUE DES DEUX MONDES.
Les ouvriers réunis en corporation, ai-je dit, n'étaient ni mieux
ni plus mal rémunérés que ceux des professions libres. Rien de
moins uniforme en efîet que l'état de la France sous ce rapport;
à la campagne le travail demeura, jusqu'à la fin de la monar-
chie, aussi indépendant que de nos jours ; on voyait au xv*" siècle
des femmes employées comme maçons. Beaucoup de villes, et
non des moins importantes, furent à cet égard semblables aux
simples villages : Saint-Malo n'avait aucun corps de métier « juré »,
c'est-à-dire exclusif. Lyon, qui en avait eu jusqu'alors, fut, par
lettres patentes de 1606, affranchie à jamais des maîtrises. Le
contraire arriva plus fréquemment; l'on transforma aux xvi'' et
xvii*^ siècles, en corporations fermées, bien des métiers exercés
au moyen âge sans aucune entrave. Le maire de Saintes érigea
en 1600 la pharmacie en maîtrise; le premier venu tenait aupara-
vant, dans cette localité, boutique d'apothicaire. A Nîmes l'in-
dustrie était à peu près libre ; on n'y voyait que quatre ou cinq maî-
trises au xvi*' siècle; de 1550 à 1640 il y fut créé trois corporations
nouvelles. Durant le même laps de temps il en est créé vingt-huit
à Bourges; ce qui prouve qu'il n'en devait pas exister beaucoup
avant. A Paris même, chef-lieu de la réglementation, où elle
était le plus minutieusement usitée, bon nombre des associa-
tions que l'on voit au xv!!!*" siècle avaient une origine récente.
Il y eut ailleurs des confréries qui surgirent et disparurent dans
la suite des temps, sans laisser de trace, après avoir passé tour
à tour pour utiles et pour gênantes.
Si le régime corporatif avait eu les conséquences que l'on sup-
pose, les ouvriers de métier eussent été autrefois beaucoup mieux
payés que les journaliers; et ils l'eussent été beaucoup mieux
dans les villes où leur privilège les eût rendus maîtres des prix
du travail que dans les localités où la concurrence était ouverte à
tout le monde. Or rien de tout cela ne s'est produit. On évalue
en 1896 le salaire du journalier non nourri à 2 fr, 50, celui du
maçon à 3 fr. 40, celui du charpentier à 3 fr, 70, celui du cou-
vreur à 3 fr. 50, Le maçon gagne donc un tiers plus que le jour-
nalier; le journalier gagne les trois quarts du maçon. Eh bien!
cette proportion a été identique depuis six siècles. Malgré leurs
variations respectives, qui élèvent tantôt l'un de ces salaires,
tantôt l'autre , on peut les considérer comme demeurant en moyenne
dans le rapport de 3 à 4.
Pour les maçons, du xiii^ au xvi*" siècle, une observation est
nécessaire : le mot de « maître-maçon » n'a pas alors la même
signification qu'aujourd'hui. Il s'applique souvent à un entrepre-
neur de maçonnerie, à moitié architecte. Il s'ensuit que sa rému-
nération ne peut servir de base aux salaires des simples compa-
PAYSANS ET OUVRIEHS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 623
gnons. LUs maîtres sont des patrons, propriétaires d'un matériel
dont la location est comprise dans leur salaire individuel. Il faut
prendre garde aussi que parfois le terme u maçon » désigne un
maître et parfois un compagnon, que le mot « aide-maçon » s'em-
ployait, ou pour un ouvrier véritable, ou pour un simple gâcheur
de mortier, ou même pour le premier journalier venu, montant
des moellons dans sa hotte. De tout cela résulte quelque confu-
sion, parce que, dans ces essais de statistiques rétrospectives, on
marche à tâtons, sans avoir pour guide aucune de ces vastes
enquêtes, de ces innombrables tarifs, où les administrations mo-
dernes ont condensé les renseignemens et établi des classifications
multiples. On sait qu'à Paris, aujourd'hui, la journée de ceux qui
collaborent à la maçonnerie d'un édifice varie de 5 francs, pour
les garçons, à 12 fr. oO pour les sculpteurs, en suivant une échelle
ascendante depuis les « limousins » jusqu'aux ^ bardeurs » et aux
« ravaleurs ». En province aussi et dans les campagnes, il y a des
maçons à 5 francs et à 2 fr. oO, dont les derniers ne sont que
simples manœuvres.
Aux xiii"^ et xiv*' siècles on rencontre des tailleurs de pierre
parisiens payés G fr. 10 par jour et des « serviteurs de maçons »
payés 2 francs, voire des apprentis gagés à 1 fr. 20 par jour. Dans
la première moitié du xv'" siècle, en pleine crise, il se produisit le
même phénomène que pour le salaire des journaliers : on paie les
bras plus cher parce qu'ils sont plus rares. Et ce phénomène se
produit, pour les ouvriers de métier, avec plus d'intensité parce
qu'il était moins aisé de parer à cette pénurie, et de confier à
d'autres une besogne qui exigeait un certain savoir-faire. On vit
ainsi, au milieu de la guerre de Cent ans, des maçons gagner
jusqu'à 8 fr. oO à Orléans, en 1429, au lendemain du siège que
Jeanne d'Arc avait fait lever, jusqu'à 9 fr. 50 à Dieppe, jusqu'à
11 fr. 2o à Perpignan. Et, où l'on peut observer que seule la
loi de l'ofïre et de la demande, et non les combinaisons factices
des associations ouvrières, amène ces fluctuations, c'est quand
on voit le maçon payé 6 francs à Rouen, ville corporative, et
7 fr. 60 à Alihermont, commune rurale de la Seine-Inférieure
dont les métiers sont accessibles à tout Aenant. En ce temps-là le
maçon ne gagnait que 4 fr. 60 en Angleterre. Ce furent aussi
les prix des journées du « maître-des-œuvres de maçonnerie »,
dans les villes que je citais tout à l'heure, aussitôt que l'état
normal eut reparu.
Le salaire moyen des ouvriers maçons, pour les difFérentes
provinces et pour l'ensemble de l'année, avait été de 4 francs au
xiii^ siècle; il s'abaisse à 3 fr. 45 de 1330 à 1300 et se maintient
à ce chiffre pendant les vingt-cinq années suivantes. Puis, de
624 REVUE DES DEUX MONDES.
même que celui du travailleur des champs, ce taux s'élève à la
fin du xiv'' siècle, sous l'influence de la dépopulation, à 4 fr. d6,
et, dans la première moitié du xv® siècle à 4 fr. 60; enfin, en
1451-1475, à 5 fr. 20. Quoi de plus naturel qu'une hausse de la
rétribution des ouvriers du bâtiment à l'heure où la France com-
mença à respirer et à rebâtir ses maisons en ruines? Quoi de
plus probable ensuite qu'une multiplication du nombre de ces
Ouvriers, tentés par l'appât d'un gain exceptionnel et qu'une di-
minution de leur salaire provoquée par cette augmentation
même de leur nombre? Toutes les fois que l'on pourra discerner
les causes des révolutions survenues dans le traitement des ou-
vriers en général, ou dune catégorie d'ouvriers en particulier, on
les trouvera purement mécaniques, pour ainsi dire, dominées
par la force des choses, non par les artifices des intéressés.
On ne saurait nier qu'il y eut parfois pléthore et parfois di-
sette dans tel ou tel corps d'état d'une ville ou de l'autre ; mais
la faute n'en est pas imputable au régime des corporations, car
les campagnes libres offraient souvent le spectacle d'une distribu-
tion aussi défectueuse, et aujourd'hui, sous l'empire d'une liberté
absolue, cette accumulation d'un trop grand nombre d'hommes
dans une même profession se rencontre encore : parmi nos 86 chefs-
lieux de départemens, les uns possèdent, par 10 000 habitans,
7 boulangers, les autres en ont 15, d'autres 30 et jusqu'à 40. Et
ces localités, si diversement partagées, ne sont distantes que de
quelques lieues les unes des autres, et celles où lechifire des bou-
langers est proportionnellement le plus haut ne sont pas celles où
la consommation du pain, par tête, est la plus forte.
La paie moyenne de 5 fr. 20 par jour pour les maçons, en
1451-1475, comprend des salaires de 11 francs, pour un piqueur
de pierre du Roussillon,et de 3 fr. 25 pour un compagnon de
Limoges. Notons en passant que ce chiffre, le plus bas de l'époque,
diffère peu de notre salaire contemporain, Paris excepté. La jour-
née de ce Limousin était exactement la même que celle de son
congénère saxon, à une date peu éloignée (1492). Le maçon
anglais gagnait alors le même prix que le nôtre — 5 fr. 20 —
d'après les recherches de M. Thorold Rogers; et les chiffres four-
nis pour l'empire germanique par le docteur Janssen nous
apprennent que le maçon autrichien était payé 4 fr. 70.
Avec le xvi"" siècle commence la baisse des salaires, pour les
maçons comme pour les manœuvres. La journée était descendue
à 4 fr. 80 à l'avènement de Louis XII ; elle se réduit à 4 francs
sous François 1'^'' et continue de s'avilir jusqu'à la mort de
Charles IX, où elle n'était plus que de 2 fr. 85. Ainsi, quoique les
corporations se fussent multipliées de 1500 à 1600, elles n'avaient
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 625
pas sauvé ^es artisans des « œuvres de maçonnerie » qui en fai-
saient partie, non plus que les ouvriers isolés de la campagne,
des privations que leur imposait la baisse des salaires.
YI
Ce que nous venons de dire du maçon s'applique à l'ensemble
des corps d'état du moyen âge. Si nous avons pris celui-là pour
type, c'est que sa paie actuelle (3 fr. 40) s'écarte peu de la moyenne
des salaires ouvriers en 1890, dont le taux, d'après les statistiques
officielles, est de 3 fr, o3 dans la grande industrie — comprenant
3 millions de personnes — et de 3 fr. 20 dans la petite industrie
— occupant 0 millions d'individus. — Cette profession nous a paru
capable aussi de refléter plus fidèlement que beaucoup d'autres
les variations séculaires que nous étudions, parce que la nature
du travail ne s'y est guère modifiée. Quantité de besognes qui ont
occupé les bras d'il y a cinq cents ans — ceux des écrivains,
enlumineurs, potiers d'étain, tisserands, fileuses, etc. — n'existent
plus ou sont en train de disparaître. Quantité d'autres ont telle-
ment changé que l'on ne peut les comparer sincèrement aux
anciennes; elles exigent plus ou moins de force, plus ou moins
d'intelligence que jadis. Tout ce que nous appelons « grande
industrie » (métaux, mines, textiles) rentre dans cette catégorie.
Il y a trois cents ans, toute industrie ne pouvait, légalement et
matériellement, être que petite ; et parmi ces ouvrages qui com-
posent notre « petite industrie » actuelle, il y a des métiers nou-
veaux— carrossiers, imprimeurs... — et des métiers transformés,
bien qu'ils portent les mêmes noms : les vitriers contemporains
n'ont vraiment rien de commun avec les verriers du xiv^ siècle,
dont la plupart étaient peintres, ni les tapissiers de 1890 avec les
haut-liciers de loOO.
Les chiffres que j'ai recueillis sur les divers corps d'état de
l'alimentation ou des tissus, de l'ameublement, de la métallurgie
ou du bâtiment, suffisent d'ailleurs pour établir que leur rétribu-
tion était naguère, vis-à-vis les uns des autres, dans le même
rapport qu'aujourd'hui. La moyenne en France — Paris non
compris — est actuellement pour les charpentiers de 3 fr. 70,
pour les couvreurs de 3 fr. 03, pour les peintres en bâtiment de
3 fr. 40. Ces diverses payes se rapprochent donc fort de celle du
maçon. Il en était de même au moyen âge. De 1200 à 1330, les
charpentiers gagnent 3 fr. 33 ; les peintres et couvreurs 4 francs ;
dans la seconde moitié du xiv° siècle, les mêmes corps d'état re-
çoivent 3 fr. 30 et 3 fr. 80. De 1401 à 1430, les couvreurs, les
peintres et les charpentiers touchent, à quelques centimes près,
TOMK cxxxvii. — 1896. 40
626 REVUE DES DEUX MONDES.
une rémunération identique à celle des maçons, 4 fr. 60; en 1451-
1500, où les maçons avaient 5 francs, les peintres ont 5 fr. 60, et
les charpentiers 6 francs. De 1501 à 1575, les charpentiers ont
4 francs, les peintres ont, ainsi que les maçons, 3 fr. 60. Enfin, de
1576 à 1600, ces divers ouvriers descendent presque uniformément
à 2 fr. 80.
Gomme ces moyennes, bien qu'issues d'un grand nombre de
prix, ne peuvent être regardées que comme des indications utiles
et non comme des résultats mathématiques, qu'il en faut par
suite retenir uniquement les grandes lignes, on en peut conclure
qu'il n'y a pas eu, depuis quatre, cinq et six cents ans, de chan-
gement dans l'appréciation sociale des services d'un couvreur,
d'un peintre, d'un charpentier et que, malgré toutes les combi-
naisons féodales, malgré le morcellement des souverainetés et
l'absence de communication des territoires, les besoins locaux
avaient, pour se satisfaire, dosé et réparti d'eux-mêmes, sur
chaque kilomètre carré, le nombre voulu de maçons, de char-
pentiers, de peintres et de couvreurs. Non certes que cette parité,
cette proportion, soit immuable partout et toujours; il se ren-
contre des charpentiers à 8 francs et des charpentiers à 2 fr. 50;
il en est de même aujourd'hui, mais souvent les mieux rétribués
travaillent dans des villages, les plus modestes dans des cités po-
puleuses; c'est la capacité de l'individu, la difficulté de F « œuvre
de charpenterie » à entreprendre, qui déterminent la quotité du
salaire et non le taux artificiel imposé par une corporation quel-
conque. Ainsi, en 1500, un charpentier de Romorantin est payé
5 fr. 16,1e même prix qu'à Orléans, ce qui semble naturel vu la
proximité des lieux; en 1530, le charpentier d'Orléans gague
3 fr. 20,'et à Romorantin, un maitre-charpentier est payé 7 fr. 60,
Les oscillations que nous venons de suivre ont été supportées
par tous les autres salaires ouvriers. Leur énumération serait
insupportable si nous voulions les faire passer, les uns après les
autres, sous les yeux du lecteur. Aussi bien pourra-t-on juger de
la tendance qu'eurent ces rétributions multiples à se rapprocher
du rapport qu'elles observent entre elles au xix*' siècle, tellement
les lois mystérieuses qui règlent les prix sont fortes et durables.
Il faut toutefois prendre garde de classer aveuglément les ouvriers
du moyen âge d'après leur nom, parce que la signification de ces
noms n'est pas toujours la même. Elle a changé en six siècles
comme celle des noms de facteur^ de commis, de notaire, de do-
mestique^ de concierge, de sergent, de valet, à'écuyer, de physi-
cien, et comme le sens, l'acception de mille mots de notre langue
et de toutes les langues. En Artois (1299) un « maître-peintre »
est payé 6 fr. 40, un simple peintre 4 fr. 80, un apprenti 2 francs
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 627
et un mamœuvre broyant les couleurs 1 fr. 60. Cet apprenti
gagnant ici 2o pour 100 de plus qu'un manœuvre devait déjà pos-
séder quelque habileté de main. Le terme d'apprenti lui aussi a
varié. Il ne s'appliquait pas exclusivement à l'espiègle et joyeux
gamin qui symbolise aujourd'hui le type. C'était souvent, si l'on
songe à la longue durée des apprentissages, un ouvrier capable.
De même voit-on des charrons à 2 fr. 70 en Normandie,
tandis que pendant la guerre de Guienne, sous saint Louis, un
autre charron est payé 10 francs. Ce ne sont pas seulement les
risques à courir, ni le caractère éminemment provisoire de ce
salaire qui en expliquent l'élévation, c'est que ce charron du
xiii ^ siècle est plus qu'un ouvrier, plus qu'un contre maître, c'est
un patron. Un patron d'aujourd'hui ne travaille guère person-
nellement à la journée. Quand il le fait et qu'il se contente pour
lui-même d'un salaire moyen, c'est à la condition d'être accom-
pagné d'un certain nombre de compagnons, de « garçons » ou
d'apprentis, dont il compte le salaire à son client plus cher qu'il
ne le paie lui-même. Cette majoration d'un quart ou d'un cin-
quième de la journée de ses ouvriers, constitue la rémunération
de son expérience, de sa responsabilité, l'intérêt de ses avances,
de ses outils. Au moyen âge, où il n'y a aucun gros entrepreneur,
il y en a beaucoup de petits. Quand ces petits industriels, ces
« maîtres w, vont en journée chez un particulier, l'usage est qu'ils
ne prélèvent rien sur le salaire de leur personnel. Ce que paie le
bourgeois pour le manœuvre, pour l'apprenti, est vraiment ce que
reçoivent ces derniers; mais le patron se fait payer ouvertement
beaucoup plus cher.
Le boulanger, nourri, touche 1 fr. 30 à Poitiers, le pâtissier,
défrayé de tout, reçoit 1 franc à Arras au xiv^ siècle; de même
le boucher à Colmar. Ils avaient ainsi une paie un peu plus faible
que le journalier nourri de la même époque à 1 fr. 26. Il en est
de même en 1896, oii le traitement des manœuvres nourris est
de 1 fr. 50, tandis que la paie des bouchers et des boulangers
n'est que de 1 fr. 31 et 1 fr. 35. Au xiv siècle, comme d'ailleurs
au XIX*, les corps d'état de l'alimentation, dont les membres sont
engagés à l'année, prennent rang parmi les moins lucratifs; bou-
langers et brasseurs, entretenus parleurs patrons, ne touchent pas
en espèces plus de 1 fr. 80, au moment des plus forts salaires du
XV* siècle.
Nous ne pouvons classer parmi les ouvriers ordinaires le
tailleur des robes royales, sous Charles V, à 8 fr. 40 par jour;
c'est presque un fonctionnaire. Un couturier pour dames, un cou-
peur, pour mieux dire, employé par une princesse aux. environs
de Paris vers la même date, a 6 francs par jour; ce sont là des
628 REVUE DES DEUX MONDES.
privilégiés. Ils sont de beaucoup dépassés encore, au siècle suivant,
par le tailleur ordinaire de monseigneur le duc de Boui-gogne, le
fastueux Philippe le Bon, dont la paie journalière est de 20 francs
en 142 i, tandis que le couturier d'un couvent de la Seine- Inférieure
ne gagnait que 60 centimes. Entre les 20 francs de cet aristocrate
du ciseau et les 60 centimes du modeste confectionneur des frocs
de moines normands, il y a toute la distance qui sépare actuelle-
ment le coupeur anglais des maisons parisiennes du quartier de
l'Opéra — à 10 000 francs par an d'appointemens — de la petite
« cousette » de nos fermes de l'Ouest, nourrie et invitée « es
noces des filles », dont elle a fait le trousseau, mais payée seule-
ment 50 centimes par jour. Le salaire normal du moyen âge
nous est fourni par le tailleur à 3 francs par jour en Alsace, par
le couturier de 2 fr. 80 à Dijon.
Parmi les ouvriers en métaux, le « premier maréchal du roi »
et le fondeur de canons occupent au xiv® siècle le haut de l'échelle :
tous deux gagnent 8 francs par jour. Les forgerons et maréchaux
les plus ordinaires avaient seulement 1 franc, s'ils étaient nourris
et occupés à l'année. A la fin du xvi*^ siècle le fondeur de Franche-
Comté, un graveur de la monnaie à Bruxelles, nourris tous deux,
ne touchaient que 1 fr. iO, tandis qu'au xv^ siècle le simple for-
geron, non nourri, était payé 4 fr. 50.
Un enlumineur et son « compagnon » se faisaient à Tours,
sous Louis XI, 2i francs par jour chacun; c'étaient des artistes
sans doute; car d'autres enlumineurs, nourris, ne reçoivent que
3 fr. 10 à Cognac, sous Louis XII, et un « écrivain » copiste,
obtient seulement 2 fr. 20, lorsque le journalier nourri avait 1 fr. 80.
Parmi les plus favorisés nous remarquons l' « artilleur » (fabricant
de poudre) gagnant 11 fr. 50 à Nevers (1505), l'armurier « pileur
de poudre à canon » payé 7 francs, le « huchier », sculpteur de
coffres, recevant à Amiens 8 fr. 40. Au nombre des salariés moyens
on peut classer l'ouvrier en orgues qui touche 4 fr. 40, d'autres
ouvriers noiiiTÎs tels qu'un pelletier au service de l'Hôtel-Dieu à
2 fr. 70 par jour, un peintre payé 2 fr. 40 pour lessiver les cham-
bres de l'Hôtel de Nesle à Paris, un plâtrier à 2 fr. 20; tandis
qu'au nombre des moins estimés l'on peut classer les matelassiers
à 2 fr. 90 par jour sans nourriture^ le paveur à 1 fr. 80. Mais
quelque variées que soient ces besognes, lorsque l'on compare
les gages du xv*" siècle à ceux du xvi", on s'aperçoit que, d'une
date à l'autre, le loyer des bras, comme celui de l'intelligence, a
baissé de prix. Tandis qu'un simple plafonneur avait 4 fr. 50 sous
Charles Vil, un tapissier peintre-décorateur n'a que 3 fr. 90 sous
Henri III.
Nous avons constaté plus haut que le salaire de l'artisan
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 629
avait été, ds4200 à 1000, à peu près dans la même proportion
que de nos jours avec le salaire du journalier. Le premier gagne
aujourd'hui 3(5 p. 100 de plus que le second; or la différence
movenne des quatre siècles qui viennent de passer sous nos yeux
a été de 39 p. 100. Cette prime de 39 p. 100, qui rémunéra la
capacité de louvrier de métier, est loin, il est vrai, d'avoir été
invariable de Philippe-Auguste à Henri IV. Mais à travers les
oscillations qu'elle a subies, nous pouvons discerner encore la loi
inflexible de Toffre et de la demande. Si par exemple l'écart,
après s'être réduit jusqu'à 20 p. 100 en 1320-1350, époque de la
hausse continue des salaires ruraux, provoquée par le développe-
ment de l'agriculture, s'élève à 57 p. 100 sous Charles VI, au profit
des individus possédant une éducation professionnelle, n'est-ce pas,
au milieu du désarroi universel, la difficulté du recrutement et
de l'apprentissage, par suite la rareté des ouvriers instruits, qui
les fait renchérir?
Comparerons-nous le salaire ouvrier du moyen âge au salaire
actuel? La rémunération annuelle calculée sur '250 jours de travail
seulement débute au xiv'^ siècle à 782 francs et s'élève à 860, puis
à 1 040 francs en 1376-1400. Au xv*" siècle elle oscille entre 1 100
et 1 240 francs. Elle était donc incontestablement supérieure à la
paie de 1896 qui, pour un travail de 300 jours, n'atteint que
1 020 francs par an. On objectera que ces fixations du chiffre
des jours de labeur contiennent quelque part d'arbitraire, parce que
toutes les professions subissent un chômage plus ou moins pro-
longé; mais cette considération a peu d'importance dans une
étude du genre de celle-ci. Si l'on adoptait le même nombre de
jours, autrefois et aujourd'hui, l'avantage de l'ouvrier ancien
serait seulement exprimé en argent au lieu de l'être en loisirs.
De 1 240 francs qu'il recevait en 1476-1300, — c'est-à-dire en
espèces 20 pour 100 de plus qu'en 1896, avec 17 pour 100 de
moins en efforts, — l'ouvrier tombe à 980 francs à la fin du règne
de François P"", puis à 750 francs à la fin duxvi" siècle. Pour avoir
moins perdu que le journalier, qui, de Louis XII à Henri IV, était
passé de 900 francs à 490, l'ouvrier d'état n'en avait pas moins
subi une baisse de 62 pour 100 dans ses recettes. Et sa condition
ne devait pas se relever, dans les deux cents ans qui séparent le
début du xyn" siècle de la Révolution de 1789, au contraire!
V G. d'Avenel.
L'ALGÉRIE EN 1896
Successivement phénicienne, carthaginoise et numide, ro-
maine, vandale, puis arabe, la longue bande de terre africaine
qui, sur 1 100 kilomètres, des frontières du Maroc à celles de la
Tunisie, se déroule en face de l'Europe, est, depuis soixante-seize
ans, possession française. Les siècles y ont laissé leur empreinte :
plaines asséchées et collines déboisées, fleuves souterrains et
mers de sable. Les hommes y ont laissé la leur : vestiges du
passé, souvenirs du culte de Tanit, des dieux de la Grèce et de
Rome, mosquées musulmanes et basiliques chrétiennes, tradi-
tions, coutumes et mœurs, races, langues et concepts philoso-
phiques, depuis les cadres élastiques et souples de Tantique théo-
gonie, jusqu'aux cadres rigides de l'islamisme fataliste.
Plus vaste que la France européenne, l'Algérie, la France
africaine, occupe une superficie de 670 000 kilomètres carrés peu-
plés de 4 393 696 habitans. On sait ce que la France a fait de cette
région, repaire de pirates il y a moins d'un siècle, aujourd'hui
sa plus importante colonie; on sait ce qu'il lui en a coûté et de
sang et d'or pour y asseoir sa domination, y implanter sa civili-
sation. Actuellement, le mouvement commercial de l'Algérie
atteint 500 millions de francs ; ses cultures s'étendent, le désert
recule devant les oasis créées par la science de l'ingénieur, fai-
sant jaillir du sol aride la nappe d'eau qui fertilise les sables ;
mais pour étendre les cultures, pour forer les puits, pour créer
les routes, pour défricher les plaines, il faut encore et surtout
des hommes ; et de récentes constatations statistiques, en confir-
Ih
0
LA VISITE DE PIERRE LE GRAND. 815
Les funestes charmes de l'Angleterre n'y furent, comme on
a pu le voir, pour rien. Sans doute le Régent était très justement
préoccupé de ne point donner ombrage à l'Angleterre et de ne
point porter atteinte aux stipulations toutes récentes de la Haye,
stipulations qui au reste avaient été communiquées au Tsar. Il
avait même dans le projet d'alliance en délibération fait insérer
cette clause « que le présent traité ne pourrait porter aucun pré-
judice au traité de la Haye '->. Mais cette réserve toute naturelle
avait été acceptée par la Russie et la Prusse qui réservaient égale-
ment leur alliances extérieures.
Il n'est pas davantage exact que la France ait témoigné un
fol mépris de la Russie. La négociation avait été au contraire
poussée aussi loin que possible et n'avait échoué que sur une
difficulté sérieuse. La vérité c'est que les temps n'étaient pas mûrs
pour une alliance aussi étroite que l'aurait souhaitée Pierre le
Grand. L'état de l'Europe était trop incertain, les communications
entre les deux pays encore trop difficiles. INIais les efforts tentés
avec beaucoup de bonne foi de part et d'autre ne furent pas per-
dus. La négociation fut reprise quelques mois après, non pas il
est vrai à Paris, mais en Hollande, et le dernier projet de traité,
hâtivement rédigé par le maréchal d'Huxelles, devint, le 19 août
1717, le traité d'Amsterdam, premier instrument diplomatique au
bas duquel la France et la Russie aient apposé leur signature.
Le séjour de Pierre le Grand à Paris eut un résultat encore plus
décisif. Si la France, pour reprendre l'expression de Saint-Simon,
demeura charmée de lui, il demeura aussi charmé de la France.
Il partit enchanté de la réception qui lui avait été faite, du respect
et de la sympathie dont il s'était senti environné. A partir de ce
jour, les deux pays cessèrent d'être étrangers l'un à l'autre. Non
seulement des relations diplomatiques régulières furent établies
par l'envoi de ministres caractérisés, comme on disait alors, mais
les Russes commencèrent à venir en grand nombre à Paris ; les
Français apprirent le chemin de Saint-Pétersbourg; et de ce
voyage justement célèbre datent, entre les deux peuples, ces sen-
timens d'instinctive amitié, qui, traversés parfois par les erreurs
de la politique, méconnus par les rêves de l'ambition, n'en
renaissent pas moins, toutes les fois que les circonstances de-
viennent favorables, avec l'indestructible vitalité des sympathies
naturelles et des intérêts permanens.
Haussonville.
sentiment. M. Louis Wiesener, dans un article de la Revue des Études historiques
(année 1893), nous paraît seul avoir apprécié exactement les choses.
PAYSANS ET OUVRIERS
DEPUIS SEPT SIÈCLES
II
fi)
LES SALAIRES AUX TEMPS MODERNES
Dépossédé au xvi*' siècle, par la crue de la population, du bien-
être niatériel dont il avait joui au moyen âge, le paysan français
ne le recouvrera plus que de nos jours. De 4604 à 4790, il traver-
sera de bonnes et de mauvaises périodes, il sera plus ou moins à
son aise, puisque le salaire annuel du manœuvre, pour 250 jour-
nées de travail, évalué en monnaie actuelle d'après le prix de
la vie, oscillera de 570 francs sous Henri IV à 410 francs sous
Louis XVI, — il est aujourd'hui de 750 francs pour 300 jour-
nées de labeur, — mais il ne reverra plus ces rétributions de 870
et 900 francs par an qu'il avait eues sous Louis XI et Charles VIII,
ni même ces 650 à 750 francs qu'il gagnait tout au long des xiv"
et XV® siècles et qu'on lui allouait encore jusqu'à Henri II (4550).
Le plus curieux est que, bien loin de profiter des progrès de
l'agriculture, de la plus-value des terres, cette plus-value même et
ce progrès semblent tourner à sa ruine, etquïl est plus malheu-
reux, à la fin de l'ancien régime, qu'il ne l'était durant la pre-
mière moitié du règne de Louis XV ou au début de celui de
Louis XIV.
(1) Voyez la Revue du 1" octobre.
PAYSANS El OLYRIEKS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 817
I
Une des conséquences de cette plus-value des terres, qui rend
leur possession plus précieuse et leurs propriétaires plus exigeans,
plus attentifs à en recueillir tous les produits, à en tirer tout le
parti qu'elles comportent, c'est la difficulté sans cesse croissante,
pour le manant non propriétaire, de conserver intacts, aux xvii"
et xvui* siècles, les avantages que lui procurait jadis la jouis-
sance des droits d'usage et de vaine pâture. Ces droits dont nous
avons, dans le précédent article, fait connaître la nature et déter-
miné l'étendue, constituaient de vrais supplémens de gages. On
ne doit évidemment pas en exagérer l'importance, surtout pour
le simple journalier. Le temps que le « pauvre homme de labeur »
ou le « laboureur à bras » passe, dans la forêt commune, à abat-
tre, fagoter, charroyer du bois pour son hiver, est à déduire des
2-^)0 jours ouvrables qui composent son salaire annuel. De même
s'il conduit sa vache, ses brebis, aux pâturages banaux. Il n'en
est pas moins vrai que, dans un cas comme dans l'autre, à ce ru-
ral qui vient au monde dénué de tous biens, ou à peu près, qui ne
doit compter pour vivre que sur l'effort de ses bras, la société
garantissait une participation à la propriété foncière, qu'elle lui
donnait gratis l'herbe et le bois.
Certes, pour profiter de ces avantages, la famille champêtre
devait dépenser une certaine somme de travail ; mais elle est ici
dans le cas de tous les détenteurs d'un petit lopin qui le font va-
loir eux-mêmes; au salaire de l'exploitant elle joint la rente du
sol. « Cette province étant presque toute en bois, disent au roi en
1614 les Etats de Normandie, les meilleurs et les plus assurés
revenus qu'aient les supplians sont les usages et droits de chauf-
fage qu'ils ont dans lesdites forêts, ce qui les aide à nourrir leur
famille... » Dans un procès au parlement de Paris (1628), où les
défendeurs étaient un lot de campagnards riverains d'une forêt
royale, qui avaient loué des bestiaux à cheptel et les nourrissaient
au moyen du droit de pacage, l'avocat général Talon, concluant
au nom du parquet en faveur de ces paysans contre l'administra-
tion forestière qui prétendait interdire cette pratique, s'écriait
avec véhémence : u Cela va contre la liberté publique ! Il n'y a
ordonnance ni règlement qui autorise cette rigueur; au contraire
ce serait priver le pauvre peuple de son vivre et le réduire à la
mendicité ; d'autant que, chargés de tailles et impôts, ils n'ont
d'autre substance que les pâtures, et il est raisonnable de leur don-
ner moyen de subsister selon le lieu de leur demeure I »
TOME cxxxvii. — 1896. 52
818 REVUE DES DEUX MONDES.
Parmi los personnes incriminées était un fonctionnaire, — un
« ot'licier » en langage du temps : — Talon faisait, à son égard, une
distinction et proposait d'être plus rigoureux pour lui que pour
les villageois : « Une faut mêler, dit-il, la cause des pauvres avec
la sienne... » ; ce qui montre quelle part avait alors, dans l'inter-
prétation du droit d'usage, l'idée de charité, d'assistance, qui, au
moyen âge, n'y apparaissait nullement.
Désormais ce n'est plus, comme aux périodes antérieures,
par des chartes de concession, par des transactions et des accords
assez bénévoles en somme, quoique au xvi" siècle les tiraille-
mens eussent commencé, que ces droits d'usage et de pâture vont
se révéler à nous; c'est toujours et uniformément par des procès.
Procès copieux, touffus et éternels. L'évoque de Dijon, qui plaide
en 1640 contre ses vassaux de Saint-Seine, et qui qualifie leur
cause de « méchante et déplorée », s'étonne qu'ils puissent trou-
ver « un procureur assez processif pour occuper depuis trente ans
contre un évêque. » Les habitans de Foiseul paient de temps
immémorial quelques litres d'avoine et 2 sous par an et par feu,
pour prendre du bois dans la forêt de ce nom. « Ils abusent,
dit-on, étrangement de leur droit » : c'est du moins ce qu'on
s'avise de leur reprocher, en 1665, car il est probable qvi'aupara-
vantils en faisaient autant. On prétend qu'ils ont coupé en six ans
un canton de bois suffisant pour quinze années. Un arrêt du parle-
ment ordonna de leur livrer 2.52 hectares, qui devront leur suf-
fire pour vingt-quatre ans. Ils ne s'en contentèrent pas, puisque
le procès ne finit qu'au bout de cent quinze ans, et encore parce
que « Sa Majesté leur fit défense de plaider davantage » (1778).
Les communautés déploient en effet une ténacité admirable
pour le maintien de leurs prérogatives : les gens de Granselve
assignent devant le parlement de Toulouse le cardinal de la Va-
lette, pour l'obliger à « remettre en haute futaie certains terroirs »
qui lui appartiennent; « avec faculté pour eux d'y faire paître
leur bétail et y couper le bois nécessaire pour leur chauffage et
leurs constructions. » Leur entêtement à conserverie statu quo ne
témoigne pas toujours d'une grande intelligence de leurs inté-
rêts ; il leur fait respecter jusqu'aux ronces et entretenir jusqu'aux
bruyères. Les paroisses voisines de Chinon protestent contre le
défrichement de 365 arpens de bois, que l'on veut convertir en
pré (1625), alléguant « qu'elles n'auront plus d'épines pourchauf-
fer leurs fours. » On finit par défricher malgré leur opposition.
Pour se venger, elles couvrent de 500 à 600 têtes de bétail les prai-
ries nouvelles avant que l'herbe ne soit coupée et enlevée. C'est
le point de départ d'un nouveau procès. Là même où personne
PAYSANS ET OUVRIERS DEPIIS SEPT SIÈCLES. (SI 9
ne les inquiète, où les bois leur appartiennent en toute propriété,
les communes exploitent avec tant de profusion qu'elles se met-
tent elles-mêmes mal à Taise. Un arrêt du parlement d'Aix pres-
crit aux paroisses qui n'ont pas assez de bois de « mettre en défens
certaine portion de leur territoire », qui sera gardée par les cham-
piers, — gardes champêtres, — nommés par les communes, et
inspectée par les consuls.
Ces règles que la cour de Provence tentait ainsi, sous Louis XIII
(1633), de faire observer aux usagers qui se pillaient eux-mêmes
et réduisaient à presque rien, par l'abus, des droits énormes en
apparence, ces règles protectrices du domaine forestier, Colbert
allait, trente ans plus tard, les appliquer aux bois de lEtat. Le
ministre, dans un rapport détaillé, accusait au conseil royal telle
communauté à laquelle les ducs de Bourgogne avaient, au
xm'" siècle, concédé des droits d'usage dans la forêt de Villiers-le
Duc, d'avoir vendu et aftermé à des tiers leur prérogative et
d'avoir dégradé la forêt au point de n"y laisser que des recrus ou
bois de recépage. Il proposait la dépossession pure et simple des
bénéficiaires.
Sous l'influence des règlemens nouveaux et surtout des idées
nouvelles, la forêt publique ou privée cesse de plus en plus
d'être cette bonne mère qu'un peuple de voisins, sous prétexte
de paisson, de glandéc, ramage ou affouage, gratte, rogne, taille
et broute à l'envi les uns des autres : le tanneur y prenant des
écorces, le boulanger des taillis, le potier du charbon, La forêt
d'Orléans était grevée au xvn'' siècle de 133 concessions d'usage
dont l'origine variait de l'an 1112 à l'an 1453, et dont beaucoup
comprenaient en bloc trois ou quatre paroisses. Le procureur du
duché avait pour lui seul 4000 bûches et 1 000 fagots par an. Au
XYin*" siècle la lutte entre les usagers et le nu-propriétaire se
poursuivit, tantôt ouverte, tantôt sourde, mais perpétuelle; par-
tout on limite, on resserre, on écorne le droit des premiers. Le
commandeur de Malte, auquel appartient la forêt de Villejesus
(Charente), dénie aux habitans le droit de jouissance, injurie
leur syndic et les menace de les tuer s'il les trouve dans ses bois.
En présence du prix croissant du combustible, les communes
se demandent si elles n'auraient pas plus de profil à faire des cou-
pes régulières : les jurades de Chàteauneuf-du-Rhône défendent
d'abattre des arbres (1716), (v attendu qu'une vente a rapporté
820 livres à la communauté ». Les bois que le seigneur de Tauli-
gnan (Drôme) possédait indivis avec ses vassaux, dont il leur
avait, par des clauses expresses d'une charte de 1285, reconnu la
libre jouissance, il demande en 1731 à ce qu'on en fasse le par-
820 REVUE DKS DEUX MONDES.
lagc. De là procès; après quatre siècles et demi de vie commune,
le changement des conditions économiques provoque le divorce.
Le litige est coûteux, les relations aigres, naturellement, comme
entre gens qui s'envoient du papier timbré. En 1791, en 1793, des
mémoires sont encore produits par les consuls contre les sei-
gneurs; les juges ont changé, la France se renouvelle, le sang
coule, ces obstinés plaident toujours. Il y avait soixante ans que
le procès durait.
Autre exemple en Saintonge, qui nous initie à ces revendi-
cations contradictoires : les habitans de la châtellenie de Mortagne
sont, par une transaction de 1314, en possession de droits éten-
dus dans les bois de ce domaine. En 1761 le prince de Lambesc,
seigneur de Mortagne, voulut procéder à un cantonnement. Les
manans s'y opposèrent avec la dernière énergie, parce quavec
l'accroissement de la population la part de chaque famille, dans
le morceau de foret qu'on leur eût concédé, eût diminué sans
cesse; tandis qu'avec l'usage illimité c'était au domaine, c'est-à-
dire au nu-propriétaire, qu'incombait le soin de fournir aux nou-
velles consommations. Ils firent valoir que l'ordonnance des eaux
et forêts de Colbert n'accordait au seigneur le droit de partage,
— de triage^ — que lorsque la concession du terrain était gratuite,
sans aucune redevance, et lorsque les deux tiers suffisaient pour
l'usage des paroisses, — preuve que ces deux tiers ne suffisaient
pas toujours et que par conséquent le seigneur n'avait pas même
un tiers. Déplus «si les habitans paient quelque reconnaissance
en argent, corvées ou autre, la concession, disait l'ordonnance,
passera pour onéreuse et empêchera toute distraction au profit des
seigneurs. » Ce furent ces clauses qui maintinrent beaucoup
d'usages jusqu'à la Révolution. Or les vilains de Mortagne
payaient 2 sous par an. Cependant le seigneur, après des « procé-
dures très considérables » de ses gens d'affaires, ' toujours en-
clins, disaient les vassaux, à persécuter le tenancier », faisait
valoir que les usagers « commettaient des dégradations énormes,
que leurs bestiaux ont rongé les taillis, transformés en broussail-
les ; que, par suite de leurs délits, les arbres sont devenus rares,
partant chers, qu'enfin lui-même, quoique propriétaire, ne pou-
vait retirer aucun profit de ses forêts. »
A quoi les habitans ripostaient « qu'ils avaient toujours
exercé librement leurs droits d'usage et pacage, qu'ils connais-
saient parfaitement que l'intention de Monseigneur le Prince était
d'accroître le revenu de sa terre, que, secondant cette intention, ils
demandaient qu'on fît entre eux le partage » de ce territoire et
offraient de payer 45 centimes par hectare de rente seigneu-
PAYSANS ET OLVKIEHS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 821
riale pour cette surface qu'ils défricheront. <( Bien entendu ils
n'entendaient nullement contester les droits de justice, cliasse et
ft^odalité à mondit seigneur le prince : au contraire s'y soumettre
expressément. » Ces paysans laissent l'honneur et gardent l'ar-
gent : « justice » et « féodalité » ne sont que des mots à la fin
du xviii'' siècle; pour la « chasse », il n'y aura guère de cerfs ou
de chevreuils dans des champs de blé. Ce sont là fictions pures.
Quant au revenu pécuniaire, ce bois de 1400 hectares, à 45 cen-
times chaque, eût produit au suzerain ()30 francs, c'est à-dire une
recette assez dérisoire.
Des difficultés analogues surgissent partout à la fin de Tan-
cien régime, et partout elles se terminent au protit général de
l'agriculture et au préjudice particulier des usagers. Dans le
cahier des doléances de Bretigny, pour les Etats généraux de 1789,
les habitans de cinq ou six paroisses, voisines de la forêt de
Séquigny, réclament leurs droits « d'une antiquité immémoriale,
confirmés par beaucoup de rois et par un arrêt du Parlement en
1318! » Depuis vingt ans, « ces malheureux ne peuvent plus avoir
que le quart des bestiaux dont ils ont besoin, parce que les sei-
gneurs puissans qui possèdent la forêt les intimident par des
vexations et des procédés violens. »
Èartout les tribunaux, guidés par l'intérêt de la sylviculture
et sachant les cultivateurs peu soucieux de la conservation du
fonds boisé, ont désormais une tendance manifeste à favoriser le
propriétaire de ce fonds. Naguère, dit un curé normand en 1774,
« mes pauvres avaient la faculté de faire un fagot de bois mort
dans la forêt ; mais elle leur est totalement otée. » Dans le
xvm* siècle finissant, les hommes sont volontiers u philanthropes » ;
cependant les lois et les combinaisons sociales sont à coup sûr
moins avantageuses au prolétaire que dans le moyen âge.
II
La même transformation tend à se produire dans la vaine
pâture. C'est la multiplication des bouches à nourrir qui le veut.
On mangera peut-être moins de viande, mais ne faut-il pas
avoir du pain? Sous cette influence disparaissent les entraves
apportées, par le communisme d'autrefois, à la propriété indivi-
duelle etces mille pratiques socialistes par lesquelles, sans presque
posséder de terre, les gens des champs pouvaient vivre de la
terre, comme des seigneurs fonciers. Dans son Théâtre (Cagricul-
liire, à l'aurore du xvii'' siècle (1600), Olivier de Serres faisait re-
marquer « qu'avec peu de dépense le bétail s'entretient, eu égard
822 REVUE DES DEUX MONDES.
à celle qu'il convient faire pour les blés et les vins ». Ce « peu
de dépense » s'explique par le système d'autrefois, donnant à
chacun l'illusion de croire qu'il nourrissait ses animaux pour rien,
mais coûtant en réalité au corps social, par le gaspillage de terre
qu'il occasionnait, beaucoup plus que les prairies particulières.
Sous Henri IV, la « banalité » des pâturages demeure un dogme
agricole, auquel nul n'oserait toucher, pas même le souverain,
sans provoquer d'amères récriminations. L'État ayant concédé,
en 1613, à la comtesse de Boissons, les palus et marais des bail-
liages de Caen et Cotentin, la population, gravement lésée dans
ce qu'elle estimait être so7i droit, formule nettement, dans ses
réclamations réitérées, la théorie de ce droit telle qu'elle le con-
çoit : « Il est contre toute raison. Sire, voire contre le droit des
gens de dépouiller un million de pauvres familles de telles pos-
sessions...; la nature même a fait et créé palus et marais pour
servir en commun aux habitans du pays. »
Vis-à-vis des particuliers qui seraient tentés de restreindre
l'étendue des pâturages, ce n'est plus par voie de pétition, mais
bien à force de sentences judiciaires que les paysans savent se
protéger. Un arrêt du parlement de Toulouse maintient « les
manans de Villeneuve-les-Maguelonne au droit de faire paître
leur bétail dans toute la juridiction. » Défense à l'évêque de
Montpellier, seigneur du lieu, d'inféoder les terrains dont il
s'agit,, lors même qu'ils pourraient être mis en culture. Ailleurs,
les défrichemens sont-ils déjà opérés, le tribunal décide « qu'il
sera vérifié par experts si, en dehors des landes nouvellement
converties en prairies, les landes conservées suffisent à la dépais-
sance des bestiaux ». Les taxes énormes qu'elles avaient dû payer
pendant la guerre de Trente ans avaient forcé beaucoup de paroisses
à vendre leurs droits d'usage. Un édit postérieur les autorisa à
rentrer, par une sorte d'expropriation, dans tous ceux qu'elles
avaient aliénés depuis 1620; un très petit nombre usa de cette
faculté.
Le passage de l'ancien mode d'exploitation à un mode nouveau,
qui devait être si fructueux dans l'avenir, amena une crise et eut
tout d'abord, pour quelques pays, des conséquences désastreuses.
En Provence, sous le ministère de Richelieu, on voyait une masse
de paroisses vides, parce que la privation des usages avait forcé
les cultivateurs à « déguerpir ». Ce n'est pas que les territoires
banaux aient partout disparu; l'intendant Basville, en 1698, cite
une prairie communale qui avait cinq lieues de long sur une
demi-lieue de large. Dans des pâtures semblables vaguaient des
régimens de bêtes, non sans contestation fréquente entre leurs
PAYSANS KT OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 823
maîtres rifepectifs, entre les paroisses dont elles dépendaient.
Avec les prairies artificielles commence, au xxur siècle, la
lutte de la vaine pâture contre le pré particulier. Le propriétaire
de pièces ensemencées en sainfoin doit obtenir arrêt pour chasser
les bestiaux que ses voisins envoient journellement chez lui. Dès
4750, les règlemens de police rurale comprennent les luzernes et
autres herbes fourragères parmi les terroirs qui sont toute
l'année en « défens ».
Quoiqu'il reste, jusqu'à la fin de l'ancien régime, bien des
paroisses où le droit de parcours subsiste dans son intégrité, où
le sol est « en coutume générale », de jour en jour, dans l'en-
semble du royaume, le domaine de la pâture vaine et vague se
rétrécit. Un tribunal interdit, sous Louis XVI, à tous particu-
liers de posséder des bestiaux « sans avoir au préalable justifié
qu'ils possèdent des pâtures suffisantes ». C'était proprement le
contraire de l'ordre de choses préexistant. Peu à peu, par des
ordonnances multipliées, malgré les communautés qui se rebiffent,
les possesseurs de prés obtinrent de s'en réserver le regain, de ne
plus les livrer au public qu'au moment où il n'y avait plus rien
à tondre. Des arrêts du Conseil d'Etat accordèrent des privilèges
au défrichement, à la mise en rapport des landes. Un édit de 1769,
abolissant le droit de parcours en Roussillon et permettant d'en-
clore « les terres, champs et héritages », résnme bien, dans son
exposé des motifs, les idées toutes nouvelles des pouvoirs publics,
soutenus ici, encouragés par l'opinion : « Le parcours, dit-il,
qui à l'origine ne pouvait avoir lieu que dans les terres incultes
ou dans les communaux, a été étendu par succession de temps à
toutes les propriétés particulières. » — C'était, comme on vient de
le voir, absolument faux; loin de s'accroître, il avait diminué. —
« De sorte que les héritages, qu'il n'est pas permis de clore, sont
pour ainsi dire au premier occupant; parce que les troupeaux,
même ceux des simples tenanciers , jouissent de la faculté d'y
entrer indistinctement. »
La vaine pâture ne disparut pas aisément, ni en France, ni
dans le reste de l'Europe. Ce n'est que, depuis quelques années,
par la loi du 9 juin 1889, que le droit de parcours, tel que l'en-
tendaient nos pères, a été définitivement aboli; il n'en subsiste
plus que des vestiges. Il y a cent ans, quoique la révolution
agraire fût nettement dessinée, le monde officiel n'était pas sans
en appréhender l'issue : « Les défrichemens des pâtures ont
enlevé beaucoup de subsistances aux animaux, dit un mémoire
de 1788, le gouvernement trouverait aujourd'hui utile de les
restreindre. »
824 REVUE DES DEUX MONDES.
Il est certain que la viande avait sensiblement renchéri dans
la seconde moitié du xviif siècle ; seulement il est douteux que ce
fût à cause de la diminution du nombre des bestiaux. Ce pouvait
être aussi bien à cause de l'augmentation du nombre des hommes.
En tout cas les bœufs et les moutons livrés à l'alimentation sous
Louis XVI étaient beaucoup plus gras que ceux du temps de Louis XIV
ou de Henri IV, tandis qu'entre le poids des moutons ou des bœufs
du xvu' siècle et celui des mêmes bêtes au moyen âge, il n'y a pas
grande différence. La preuve de cette assertion nous est fournie
par le rapport entre \e poids vif de l'animal, aux diverses périodes
qui l'ont l'objet de cette étude, et le prix du kilogramme de-
viande an détail. Ceux à qui le défrichement des pâtures « avait
enlevé beaucoup de subsistances » n'étaient pas, comme le pense
le rédacteur du mémoire de 1788, les animaux de ferme, mais
bien la masse des demi-prolétaires ruraux.
III
En même temps que disparaissaient les subventions sociales,
qui jusqu'alors avaient formé un appoint des petits budgets de la-
campagne, le salaire, qui en faisait le fonds principal, montrait,
dans les derniers vingt-cinq ans de la monarchie, une tendance
marquée à décroître, — le salaire ree/ s'entend, — puisque les dé-
penses de l'ouvrier augmentaient tandis que ses recettes demeu-
rai eut station naires.
Sous Henri IV et au début du règne de Louis XIII, la paye
quotidienne du journalier français avait été supérieure à celle de
la fin du xvr siècle : 2 fr. 28 en 1601-1625 au lieu de 1 fr. 95 en
1576-1600. En Angleterre elle avait été en moyenne de 2 fr. 40 de
1583 à. 1622. La condition du salarié empira sous Richelieu et
Mazarin : de 2 fr. 28 la journée baissa à 1 fr. 85 (1). Dans les
25 années suivantes (1651-1675) elle tomba à 1 fr. 60; soit, pour
250 jours de travail 400 francs par an, tandis que le même labeur
représentait, en 1610, 570 francs. Pendant le dernier quart du
xvii" siècle le manœuvre fut un peu plus à son aise, par suite de
l'abaissement des prix du grain ; le contraire arriva aux proprié-
taires fonciers ; la baisse des terres à cette époque ayant été la consé-
quence de la baisse des denrées. De 3 fr. 60 par jour sous Charles VIII
(1) Ces chiffres, ainsi que tous ceux qui vont suivre, sont traduits en monnaie
actuelle on tenant compte de la valeur intrinsèque de la monnaie ancienne et du;
pouvoir i-clatif de l'argent, d'après le prix de la vie : ainsi, en 1610, (i sous 6 deniers
valent 70 centimes et 76 centimes de 1610 correspondent, mullipliés par 3, à 2 fr.
28 centimes.
" PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLUS. 825
le salaire ^u journalier était ainsi descendu, dans les années
prospères pourtant, du ministère de Colbert. à 1 fi'. 60. Cette re-
marque suffit à mesurer la chute du paysan, depuis le développe-
ment de la population à la tin du xv'' siècle.
Boisguillebert estimait en 1700 la journée du travailleur rural
à 1 fr. 28; Vaubaii la portait à 2 fr. 17. Effectivement ces deux
chiffres se rencontrent; il s'en rencontre même de plus bas, — un
journalier de Mende n a que 88 centimes. — et de plus hauts — un
cribleur de grains à Soissons reçoit 3 iV. 20. Si nous l'avons évaluée
à 1 fr. 85, sous le ministère de Louvois, d'après un grand nombre
de prix provenant de diverses provinces et payés en diverses sai-
sons, c'est en nous efforçant de formuler le salaire moyen ch?
l'année. C'est ainsi que les salaires élevés des moissons, des ven-
danges, des labours, qui abondent dans les comptes de ménage
d'autrefois, n'entlaient pas la poche du paysan dans une forte
mesure, parce qu'ils n'étaient payés que durant quelques semaines.
On ne doit pas leur altribuer, dans les moyennes, plus d'importance
qu'ils n'en ont eu dans la réalité de la vie.
La journée remonta de quelques centimes sous la régence du
duc d'Orléans, et haussa encore durant le ministère de Fleury
jusqu'à 2 fr. Oi. Quoique les traces des années de misère de la
tin de Louis XIV fussent à peu près effacées, la population demeu-
rait sans changement ; même elle avait une tendance à la baisse et
pourtant l'agriculture était en reprise ; le blé était donc à meilleur
marché qu'il n'avait été précédemment. Dans la période 1751-1775
le chiffre des habitans s'accroît, le journalier n'est plus payé que
1 fr. 75; il le sera moins encore sous le règne de Louis XVI :
4 fr. 64. Il n'y a pas, dans toute notre histoire, un moment où
les terres aient été mieux cultivées, où elles aient valu davantage
et il n'y en a guère où la condition du campagnard ait été pire. Il
est juste d'ajouter qu'il n'y a pas non plus une seule époque où
la population ait été aussi dense qu'au moment de la Révolution.
Dans ses Recherches sur les finances Forbonnais appréciait vers
1750 la journée du manœuvre à 86 centimes; c'est à ce chiffre
aussi que nos moyennes fixent le salaire du journalier nourri pour
la fin du règne de Louis XV. Il ne l'atteint pas partout; dans
l'Indre, dans les Deux-Sèvres il n'obtient que 51 et 63 centimes.
De 1776 à 1790, où le journalier nourri reçut en général 90 cen-
times, ce prix, rarement dépassé en été, n'était presque jamais
atteint en hiver. Sans nourriture il gagnait, comme on vient de
dire, 1 fr. 64; si le moissonneur de Lorraine atteint 2 fr. 32 et le
vendangeur de Nîmes 2 fi . 70, le manœuvre de Bourgogne n'a
que 1 fr. 08 et celui de Berry que 94 centimes par jour. Ces prix,
826 REVUE DES DEUX MONDES.
inférieurs à ceux de l'Angleterre, étaient supérieurs à ceux de
l'Italie du Nord oîi la. terre avait cependant beaucoup de valeur :
l'ouvrier rural n'avait que i l'r. 22 à Turin, pendant la belle saison ;
il se louait à Milan pour 0 l'r. 70 en hiver.
Un général français écrivait de Pignerol à Richelieu : « On
nous débauche les paysans que nous levons pour les faire travailler
à la campagne, si dépeuplée qu'on donne à un journalier un tiers
plus qu'il n'en coûte au régiment. » Il arriva en effet plus d'une
fois, au XVII'' siècle comme au moyen âge, que la diminution du
nombre des bras fut profitable aux individus valides qui restaient.
Triste profit né de malheurs excessifs. Au xviii"^ siècle la paix et
l'extension de la population amenèrent un autre genre de ma-
laise : celui des pays qui ont plus de monde qu'ils n'en peuvent
occuper, celui de l'Irlande actuelle. Il y a cent ans, les trois quarts
des habitans des Hautes-Alpes s'expatriaient pendant six à sept
mois d'hiver pour gagner leur vie ailleurs ou mendier. Les gens
de Limousin et d'Auvergne allaient, dit l'intendant, servir de
manœuvres en Espagne atin d'avoir de quoi faire subsister leur
famille. En pays vignoble, chaque année, « les vignerons sont en
partie réduits à l'aumône durant la saison morte. »
Si l'on parcourt les enquêtes faites par l'autorité civile ou
ecclésiastique , les rapports des intendans de provinces sous
Louis XVI, les cahiers de doléances des paroisses en 1789, les
renseignemens sont lamentables, la misère de la France semble
inouïe. Pour peu que l'on soit familier avec les documens de l'an-
cien régime, en ce genre, on sait qu'ils sont fort pessimistes.
Ceux à qui le gouvernement demandait des statistiques, craignaient
toujours qu'il ne s'agît d'une imposition nouvelle à établir, et,
dans le doute, ils jugeaient prudent de pousser au noir et de crier
famine par avance, pour réclamer après plus efficacement. Il ne
faut donc pas prendre trop au pied de la lettre les . appréciations
qui ont été publiées par divers auteurs. Seulement il est évident
que le travail est, à la lin du xviii" siècle, plus offert que demandé;
et cela est évident par le bas prix de la journée du manœuvre.
Cet état de choses subsista durant la Révolution ; nous pour-
rions même observer, si le xix'^ siècle ne sortait du cadre de cet
•article, que, sous la restauration et au commencement du règne
de Louis-Philippe, les salaires, en égard au prix de lavie, n'étaient
pas sensiblement plus avantageux qu'en 1789. L'augmentation
est récente et date du développement de l'industrie. En 1838, dans
l'Indre, on ne payait les hommes que 85 centimes en hiver,
1 franc en été et 1 fr. 25 pendant la moisson. De 1820 à 1830 les
journaliers gagnaient 75 centimes en hiver, 1 fr. 50 en été; et
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 827
jusqu'à 1800 les manœuvres nourris, en Bretagne, ne touchaient
qu'un salaire de GO centimes.
De semblables chill'res se retrouvent facilement aujourd'hui
sur la surface du giobe; je ne dis pas dans des contrées à demi
barbares, — les ouvriers indépendans qui travaillaient il y a une
dizaine d'années à la construction du chemin de fer de la Cas-
pienne à Samarkand gagnaient 2o centimes par jourj; — mais, en
Egypte, où la terre se loue, impôt déduit, une vingtaine de francs
l'hectare, où l'hectolitre de blé vaut 12 francs, les terrassiers sont
payés seulement 70 centimes par jour. Le rapport de ces trois prix
est à peu près le même que celui qui existait en France au mo-
ment de la Révolution : l'hectare étant affermé 52 francs, l'hec-
tolitre de blé valant 29 francs, et la journée étant payée 1 fr. 64,
le tout en monnaie de nos jours.
Un second élément sert à apprécier le prix de la main-d'œuvre
dans son expression la plus simple : les gages du domestique.
Payé à l'année, sur des bases différentes de celles du journalier,
le travail du domestique de ferme fournit un point de comparaison
et par conséquent de contrôle pour les chiffres qui précèdent. Ces
gages furent en moyenne de 189 francs sous Henri IV, de 172 fr.
sous Louis XIII, de 160 francs sous Louis XIV; ils oscillent entre
2S4 francs, prix payés à un charretier de Sens, jusqu'à 70 francs,
gages ordinaires des valets de labour en Berry. Mômes disparates
au xvnr siècle entre un charretier, au service de l'archevêque de
Rouen, gagé 285 francs sous Louis XV, et un domestique de
Saint-Amand, dans le Cher, à 33 francs par an. L'habillement,
lorsqu'il est fourni en nature, est estimé 18 francs. En moyenne
les gages furent de 175 francs sous Louis XV, de 160 francs sous
Louis XVI.
Quant aux domestiques attachés, dans les villes ou les cam-
pagnes, au service personnel d'un maître, leurs gages demeurent,
aux xvii'' et xv!!!*" siècles, de même qu'ils l'avaient été au moyen
âge, inférieurs à ceux des serviteurs employés à Texploitation
rurale. Le fait mérite d'autant plus d'être noté qu'il est précisé-
ment le contraire de celui d'aujourd'hui. En 1896 on évalue le
salaire du domestique de ferme à 350 francs, celui du domestique
d'intérieur, — hors Paris, — à 370 francs. Sous Henri IV le trai-
tement de ces deux catégories est identique, sous Louis XIV les
ruraux gagnent 160 francs, les citadins 140 francs; la proportion
reste constamment favorable aux premiers jusqu'à 1790, 150 fr.
contre 117 francs sous la Régence; 173 francs contre 138 francs
au milieu du règne de Louis XV.
Je laisse de côté, il est vrai, parmi les gages de cette nature,
828 REVUE DES DEUX MONDES.
les privilégiés qui, dans les grandes maisons, sont chargés de
besognes spécialisées : si le chef de cuisine d'un évêque a GOO fr.
celui de l'hôpital Saint-André à Bordeaux n'a que 186 francs; si
le cocher dun financier notable a 540 francs, un postillon, au
service d'un maître de poste, n'a que S7 francs de lixe; sans doute
y joint-il quelques pourboires. Enfin si le suisse d'un grand sei-
gueur a 300 francs, le portier d'un couvent de Nîmes n'en a que
75, 11 convient, pour les mêmes motifs, d'écarter les gardes
forestiers, dont la rémunération en argent se complète de divers
avantages en nature : il est des gardes-chasse depuis 360 francs
jusqu'à 175 francs, même aux environs de Paris.
Ce sont les domestiques de la bourgeoisie urbaine, commerçans,
fonctionnaires et gens de justice, ceux des hobereaux vivant sur
leurs petits fiefs, de la foule enfin des particuliers qui se font
servir par autrui, qu'il nous faut envisager. Que les « grands
laquais du corps » chez la reine aient 1 350 francs par an, que le
valet de chambre d'un seigneur en ait 1250, ou même qu'un
laquais de bonne maison atteigne 900 francs au moment de la
Révolution, — le valet de pied gagnait 640 francs en Italie, — le
A^alet moyen le plus favorisé gagne 375 francs, comme celui du
poète Malherbe; les moins heureux, chez un magistrat de Saintes,
chez un gantier de Limoges, chez un curé de Normandie ou de
Champague, touchent une centaine de francs, et ceux-là sont
les plus nombreux. A la Tour-d'Aigues, en Provence, A. Yourig
payait son valet 270 francs; était-ce en qualité d'étranger? Le
fait est que la municipalité de Draguignan, en 1790, n'évaluait
leurs gages qu'à 180 francs.
Pour coûter moins cher, ces domestiques d'autrefois, sur le
compte desquels on nous a servi plus d'une légende, n'étaient ni
meilleurs ni pires que ceux de nos jours. Dans les villes, dit un
de nos contemporains, prôneur acharné du bon vieux temps, « la
séparation entre maîtres et domestiques s'est accentuée surtout à
partir de 1789, depuis que les lois ont proclamé l'égalité de tous
les citoyens ! » Cette opinion, historiquement, est peu fondée.
S'il y a séparation, c'est au profit du domestique dont la dignité
a grandi. Son maître ne le tutoie plus, ce dont il est présumable
que le serviteur se console; en tout cas, il ne le bat plus. Il n'est
pas de rentier actuel qui se permettrait de rosser ses gens, comme
il arrivait à des personnages, d'ailleurs débonnaires, sans que la
chose tirât à conséquence. Le roi Louis XIV, homme de si bonne
compagnie, ne se gêna pas pour casser sa canne, dans un moment
d'impatience, sur le dos d'un « valet du serdeau » qu'il aperçut
volant une pêche.
PAYSANS ET OUVlilEHS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 829
Il est au xix*" siècle des domestiques excellens, fidèles et même
héroïques, puisqu'on en récompense tous les ans qui servent, pour
l'amour de Dieu, des maîtres tombés dans le malheur. Aux admi-
rateurs systématiques du passé, je recommande la lecture des
plaintes adressées en io79 par les bourgeois d'Alsace à leur gra-
cieux seigneur: « De nos jours, disent-ils, les domestiques pous-
sent si loin leur esprit d'indépendance et d'insolence, qu'ils refusent
d'obéir non seulement à leurs maîtres, mais à l'autorité publique. »
Et ce sont d'aigres jérémiades sur leurs prétentions intolérables
pour les gages, sur la paresse, les débauches des valets et des
servantes auxquelles on ne peut mettre un frein.
Le Ménagier de Parifi, au xiv'' siècle, se plaint amèrement des
serviteurs et de l'impossibilité oii l'on est, sous Charles V, d'en
trouver de bons. Et au début du xvii'^ siècle, Olivier de Serres
déplore l'arrogance des domestiques des champs, « habitués en
tous vices et désordres. J'estime, dit-il, que le plus fâcheux de la
rustication est de se faire bien servir, sans laquelle difficulté la
culture serait la plus plaisante chose du monde, si on pouvait
recouvrer des gens propres et affectionnés comme il appartient. »
Aux domestiques de haute volée, il y avait encore plus à redire
que pour les rustauds valets de la ferme. La « livrée » des villes,
celle de Paris notamment, était une des pires espèces du monde;
la troupe des filous et des coupeurs de bourse se recrutait jour-
nellement, — les rapports de police sont unanimes à le constater,
— parmi ces beaux laquais galonnés, si prompts à dégainer dans
les carrefours en l'honneur de leurs maîtres.
L'inconstance de ceux que notre siècle appelle les « gens de
maison », leur facilité à changer de places, amenait les bourgeois,
il y a cent et cent cinquante ans, à faire avec eux des baux comme
avec les fermiers. Il en est qui « s'accueillent », — c'est le terme
consacré dans l'Ouest, — pour deux ans, avec promesse de ne pas
demander d'augmentation. Aux yeux de beaucoup la domesticité
n'est qu'un état de transition: l'un s'enrôle contre les Impériaux,
l'autre part dans un vaisseau contre les Turcs. Il n'est pas rare
de voir le maître, en les engageant, leur promettre, par contrat
verbal ou écrit, de leur payer l'apprentissage de quelque métier.
S'il ne l'a pas promis il le fait quelquefois par charité à sa mort.
Cet apprentissage est une libération. L'ouvrier d'état était en
effet plus heureux que le domestique. A l'égard du simple jour-
nalier, la situation qui nous est apparue, dans la période 1200 à
1600, s'est un peu modifiée dans les temps modernes. Manœuvre
à la journée, serviteur à l'année, ont vu tous deux leur salaire
diminuer de moitié environ , depuis le commencement du xvi"" siècle.
880 REVUE DES DEUX MONDES.
Tous deux sont par conséquent moins à leur aise, moins en mesure
de réaliser des économies aux xvii'^ et xviu*' siècles, qu'ils ne
l'étaient aux xiv" et xv*^, et le labeur du domestique continue à
çivQ proportionnellement moins rétribué que celui du journalier.
Leur condition parait toutefois tendre à se rapprocher : au
xiv'' siècle le manœuvre /iOMn-z gagnait, en 167 jours, une somme
équivalente au salaire annuel du domestique; au xvi° siècle il
lui suffisait de 158 jours pour atteindre les gages du serviteur;
parce que les gages annuels de l'un s'étaient réduits encore davan-
tage que la paie quotidienne de l'autre. Aux temps modernes
185 jours du travailleur nourri sont nécessaires pour représenter
le salaire du domestique. La distance est plus faible, puisque, sur
ses 250 jours de labeur, il restait au manœuvre nourri du moyen
âge 88 jours pour payer son loyer, son chaufïage et son éclairage ;
tandis qu'il ne restait, pour ces trois dépenses, que 65 jours au
manœuvre du siècle dernier.
Aujourd'hui la proportion sest complètement retournée en
faveur du domestique : des 300 journées de travail du manœuvre
nourri de 1896, à 1 fr. 50 chaque, le salaire annuel du domes-
tique de ferme, évalué à 350 francs, en représente 233. Le dernier
est donc beaucoup mieux traité que l'autre. L'élévation des gages
de la domesticité, conséquence du peu de goût des salariés pour
le service personnel, est d'ailleurs un des caractères qui marquent,
en notre siècle, le progrès de la démocratie. Elle témoigne de
l'autorité toute-puissante que possède cette loi inéluctable de
l'offre et de la demande. Voici une catégorie de gens qui n'ont
jamais fait parler d'eux depuis cent ans, qui n'ont jamais songé
à la grève, et dont le salaire a plus que doublé. Intrinsèquement
leurs gages étaient de 80 francs il y a un siècle ; ils sont de 350 francs
aujourd'hui; et l'augmentation du prix de la vie ne les touche
aucunement, puisqu'ils sont défrayés de tout. Une seule dépense
les intéresse : celle du vêtement, et elle n'a cessé de décroître. La
demande de domestiques a-t-elle augmenté avec les progrès de
l'aisance, qui ont permis ce genre de luxe à un plus grand nombre
de citoyens? L'offre au contraire a-t-elle diminué? En l'absence
de statistiques comparatives, il est impossible do le dire. C'est
malgré tout la dernière hypothèse qui paraît la plus probable.
En Angleterre, il y a soixante ans, on comptait 1 million de
domestiques sur 24 millions d'àmes; en 1881 la population de la
Grande-Bretagne était passée à 35 millions, le nombre des domes-
tiques ne s'était accru que de 250 000.
Pour n'avoir pas profité d'une augmentation de recettes aussi
exceptionnelle, puisqu'elle ne correspond à aucune augmentation
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 831
de dépenais. les journaliers n'en ont pas moins vu leur budget
grossi déplus des quatre cinquièmes : de4 10 francs (pour 2d0 jour-
nées de travail à 1 fr. 64) à 750 francs (pour 300 journées à
2 fr. 50 i. C'est un gain positif de 3i0 francs, soit S'2 pour 100
depuis la Révolution.
On objectera que, cette amélioration de sou sort, le journalier
la doit en partie à ce qu'il travaille cinquante jours de plus par
année, quil a de ce chef une vie plus dure que sous l'ancien
régime ; mais on doit considérer que les loisirs n'ont de prix, pour
la classe laborieuse, qu'à la condition de ne pas diminuer son
bien-être au delà de certaines limites. Le paysan de 1790, auquel
son salaire ne procurait qu'une existence très misérable, aurait
sûrement accepté avec joie cinquante jours de labeur supplémen-
taire. Si le loisir volontaire est une jouissance, le chômage force
est une souffrance. On en arriverait autrement à proférer cette
absurdité : que les ouvriers les plus heureux sont ceux qui ont le
moins d'ouvrage.
IV
Tout ce qui vient d'être dit du salaire des hommes, dans les
deux siècles qui ont précédé le nôtre, s applique à celui des
femmes. Sous Henri IV la paie quotidienne des journalières non
nourries, qui s'élevait à 1 fr. 33, égalait comme aujourd'hui les
trois cinquièmes de celle des manœuvres. Elle descendit sous
Mazarin et Colbert à 1 fr. 10, représentant 68 pour 100 de la
rétribution masculine. Dans les dernières années de Louis XIV
elle s'abaissa encore, remonta sous Fleury, et se trouvait de 1 franc
par jour en 1789. Si l'on en croit les chiffres de l'enquête faite
par les municipalités en l'an II de la République, le salaire des
femmes employées aux travaux des champs eût oscillé entre un
maximum de 1 fr. lo et un minimum de 68 centimes. Lorsqu'elles
étaient nourries, elles ne recevaient en numéraire que 54 centimes
et les moins fortunées n'avaient pas plus de 28 centimes par jour.
Les gages des servantes nous font voir aussi que le salaire du
sexe faible était à meilleur marché sous Louis XVI que sous
Henri IV. Après avoir été de 126 francs en 1601-1625, aprèss'être
abaissée à 90 francs sous Colbert, la moyenne de ces gages, qui
s'était relevée à 105 francs, retombe à 84 francs à la fin de l'an-
cien régime. Un humoriste, contemporain de Louis XIII, estime
qu'une servante de bourgeois, une « bonne à tout faire » peu
scrupuleuse, comme il les accuse de l'être toutes, peut atteindre
avec les profits illicites, — si elle s'y prend bien pour « ferrer la
832 REVUE DES DEUX MONDES.
mule », ce que nous appelons « faire danser l'anse du panier », —
un magot annuel de 444 francs. Je n'entreprendrai pas de suivre
dans ses calculs mon prédécesseur en statistique ouvrière. On a
vu le sentiment de nos aïeux sur les vertus et la moralité pré-
tendue des domestiques d'autrefois : il est seulement probable que
le tiers état du xvji*' siècle savait défendre sa bourse et que le
chiffre présumé de ces bénéfices est de pure fantaisie. Pour le
comparer au bénéfice actuel, il faudrait connaître le produit du
« grattage » ou « coulage » analogue dans un petit budget pari-
sien, et qui pourrait le dire?
A parler sérieusement, à considérer les gages payés par les
maîtres, citadins ou ruraux, — les uns et les autres sont ici con-
fondus, — on remarque que, selon la capacité et la province, les
chiffres varient de 168 francs pour la bonne du curé de Brétigny,
de 204 francs pour une « fille de chambre » entendue, de 180 francs
pour une u maîtresse-servante » de ferme en Artois, jusqu'à
85 francs pour la servante d'un bourgeois de Chartres et même
jusqu'à 42 francs pour celle d'un notaire des Deux-Sèvres. Au
moment de la Révolution, la rétribution allait de 40 francs à
120 pour les femmes dans la force de l'âge, sans spécialité déter-
minée. Pour les nourrices, elles varient de 200 francs à 60; l'hos-
pice des Enfans-ïrouvés, à Paris, paie les siennes 175 francs sous
Louis XV; des particuliers, en Périgord, ne leur donnent que
70 francs; mais il est possible que les conditions diffèrent et que
les unes soient nourries, tandis que les autres ne le sont pas.
Gomme les salariés du sexe masculin, les journalières et les
servantes du siècle dernier avaient été dépossédées de leurs gains
du moyen âge : au lieu de 420 francs au xiv'' siècle, de 525 francs
au xv*^ pour 250 jours de travail, les femmes d'il y a cent ans
ne recevaient plus que 250 francs. Quant aux domestiques fémi-
nins, au lieu de la moitié, elles n'avaient perdu que le quart de
leurs gages, elles avaient donc moins souffert que les travailleuses
à la journée du mouvement de la civilisation. Comparés au
contraire à ceux de 1790, les chiffres actuels accusent une hausse
énorme. De 250 francs sous Louis XVI la rémunération des
journalières est passée à 450 francs. De 84 francs, à la même
époque, les gages des domestiques femmes se sont élevés à
210 francs pour les filles de ferme, à 300 francs pour les ser-
vantes d'intérieur. Plus favorisées encore que les précédentes,
ceWes-ci soniT^ar conséquent detiœ fois et demie plus riches qu'elles
n'étaient précédemment.
Les prix payés, autrefois et aujourd'hui, pour les travaux
exécutés à la tâche confirment les appréciations fondées sur les
PAYSANS ET OUVIUKHS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 833
rétributioi^ annuelles ou journalières. L'écart paraît moindre,
toutefois, entre les prix des siècles passés et ceux du nôtre, pour
les labeurs à façon que pour les travaux à la journée, ce qui
prouve que l'ouvrier des xvn^ et xvui'' siècles faisait moins de
besogne que celui du xix®, peut-être parce qu'il se nourris-
sait plus mal, — le terrassier de Paris remue, en l'espace d'une
heure, moitié plus de terre que le terrassier de basse Bretagne, —
sans doute aussi parce que ses outils étaient moins bons, rem-
plissaient moins bien leur office. On sait que la plupart des
bêches étaient jadis en bois ferré, et que les blés se coupaient à la
faucille. Le total de la main-d'œuvre des moissons montait assez
haut, y compris le battage au fléau, sans que pour cela le labou-
reur fût payé cher. Les charrues aussi labouraient mal; la sur-
face minimum qu'un attelage de bœufs était tenu de parcourir
dans sa journée, d'après les chartes des temps féodaux, se trouve
beaucoup moindre que celle quil retourne et herse sans peine
aujourd'hui.
Cependant, du moyen âge au xviii*^ siècle, on voit les mêmes
travaux revenir moins cher au projtriétaire, par suite rapporter
moins au journalier. Le battage des grains coûte 90 centimes par
hectolitre sous Louis XV, il valait le double sous Charles VIll.
Le labourage des terres à la tâche, pour les blés d'hiver, qui se
payait 30 francs au xvii*^ siècle, que Voltaire, dans l'Homme aux
quarante écus, évalue à 42 francs l'hectare, mais que l'on obtenait
encore pour 32 francs en 178i aux environs de la capitale, se
paie 50 francs à l'heure actuelle. Le simple fauchage des blés, que
l'on paie lo francs l'hectare en moyenne dans la France contem-
poraine, coûtait 10 francs environ dans la France des deux der-
niers siècles.
Semblable à un oiseau qu'on aurait cru prendre dans une
toile d'araignée, et qui la traverserait sans presque la voir, le prix
du travail des métiers évolue aux temps modernes suivant les
lois naturelles qui lui sont propres, sans se soucier plus que si
elles n'existaient pas des combinaisons péniblement élaborées en
vue de le faire monter ou descendre. La valeur de la main-d'œuvre,
si solidement maintenue, semble-t-il, si sévèrement gardée, d'un
côté par les statuts de chaque corporation qui la sollicitent à
s'élever, de l'autre par les édits de maximum qui tendent à la
ravaler, demeure indépendante des uns et des autres. Ces salaires
que ni les producteurs ni les consommateurs ne peuvent isolé-
TOME CXXWll. — 1896. o3
83 i REVUE DES DEUX MONDES.
ment maîtriser; ces salaires auxquels ni les ouvriers, ni les
patrons, ni le public, ne peuvent ajouter ou retrancher, c'est
cependant l'opinion commune qui les régit, qui en fixe le taux;
mais elle n'est pas libre de le fixer à sa guise , il s'impose à
elle.
Pour admettre que les incursions faites, dans ce vaste monde
des prix, par des particuliers associés ou par la puissance nationale
aient été, je ne dis pas heureuses, — on sait qu'elles furent tout le
contraire, — mais simplement efficaces, voire d'une efficacité tem-
poraire et partielle ; pour qu'elles aient en un mot créé des prix
factices, il faudrait admettre que l'âme humaine ait changé depuis
le moyen âge. Est-il quelqu'un d'assez audacieux pour soutenir que
le sentiment de leurs intérêts n'ait pas dirigé les hommes, autre-
fois comme aujourd'hui, que la conclusion d'un marché ait été
aux temps féodaux un combat de générosité? Se figure-t-on que,
dans la sorte de contrat dont nous nous occupons ici, celui qui a
pour objet l'achat et la vente de la main-d'œuvre, ce soit une nou-
veauté que la rivalité des ouvriers et des patrons dans le partage
des bénéfices, ce qu'on appelle maintenant « l'antagonisme du
capital et du travail »?
Il serait facile de montrer par mille exemples, si cela n'était
bien connu et du reste en dehors de mon sujet, comment ces
corporations, tant vantées par certaines écoles, n'avaient d'autre
but que le plus grand profit des « maîtres » et comment les
ouvriers, qui ne l'ignoraient pas, s'étaient constitués en association
de « compagnonnage ». Les compagnons du xv^ siècle, comme
ceux du xIx^ se plaignaient des exigences égoïstes de leurs
patrons; ceux-ci de leur côté déploraient l'insubordination de
leurs ouvriers. Il y avait dans les villes un prolétariat véritable au
xvf siècle ; il joua un grand rôle dans nos luttes politiques et reli-
gieuses. Entre 1400 et 1500 il y eut des conflits aussi rudes que
de nos jours, dans lesquels les ouvriers, armés de bâtons, de
dao-ues et d'épées, usaient de violence contre les maîtres, et
contre les compagnons qui ne partageaient pas leurs rancunes. Il
y eut des orèves,- non pas aussi vastes, mais aussi sérieuses que
les nôtres. Pour obtenir un salaire plus élevé, une durée de tra-
vail moindre, une nourriture meilleure, des compagnons quittaient
une ville en masse, la mettaient au ban et, privées d'ouvriers, cer-
taines industries locales moururent ainsi d'inanition. Sans aller
jusqu'aux ruptures ouvertes, c'est une lamentation vieille de six
siècles, vieille autant que l'humanité, que celle des patrons
gémissant sur ce que les ouvriers « ne travaillent que selon le
"besoin qu'ils en ont et les ruinent par leurs pratiques. »
PAYSANS Eï OUVRIERS DEPllS SEPT SIÈCLES. 835
Par u||e singulière bizarrerie, les corporations allaient se mul-
tipliant, aux xvi'^ et xvii" siècles, tandis que le prix du travail, —
travail du maitre aussi bien que du compagnon, — allait dimi-
nuant. L'obtention de ces monopoles ne soulève à l'origine aucune
difficulté, parce qu'ils se bornent à transformer un fait en droit:
par lettres patentes de 166i, les selliers de Grenoble s'organisent
en maîtrise; « ceux qui sont à présent seront les maîtres, est-il dit,
et ceux d'à venir passeront quatre ans en apprentissage et feront
chefs-d'œuvre avant que pouvoir être re(;us. » On pourrait craindre
que les patrons ne lissent payer au public le privilège dont ils vien-
nent d'être investis, en exagérant le prix des marchandises qu'ils
sont seuls en droit de fabriquer; et qu'ils ne fissent payer aussi ce
privilège aux artisans à leur solde, en ne leur accordant qu'un
salaire dérisoire. Mais, à pénétrer plus intimement le mécanisme
commercial et industriel de l'ancien régime, on se convainc que ni
Tune ni l'autre de ces éventualités ne pouvait se réaliser.
Pour hausser le prix de vente de leurs articles, il eût fallu que
les maîtres coalisés fussent fidèles à leurs engagemens réci-
proques, qu'il n'y eût pas de concessions secrètes laites par aucun
d'eux à leurs cliens, pour en accroître le nombre. En notre siècle,
des syndicats de ce genre ont cent fois été tentés, et, pour leur
faire échec, il n'a pas été besoin de concurrences nouvelles, telles
que la liberté actuelle du commerce permet d'en fonder. Ces coa-
litions se sont détruites volontairement, parce que leurs membres
ont été les premiers à en violer les clauses. Lors même qu'ils les
eussent strictement observées, rien n'eût empêché les acheteurs
auxquels on prétendait faire la loi de se fournir dans une ville
voisine : rien n'eût empêché non plus de nouveaux maîtres d'ac-
quérir quelques-unes de ces « lettres de maîtrise », qui traînaient
dans les cartons des bureaux de finance de la généralité : maîtrises
créées à tout propos par les rois, pendant les trois derniers siècles,
pour tous métiers et avec une profusion telle qu'elles se déli-
vraient à très bon marché. Que dis-je I Bien avant que l'on ait eu
à en venir là, le corps d'état qui eût essayé de majorer exagéré-
ment ses prix, grâce à ce monopole qu'il tenait du socialisme
professionnel, eût vu le socialisme municipal, plus puissant encore,
se dresser contre lui, et le conseil de ville, soutenu par l'opinion
publique, l'eût, de façon ou d'autre, mis à la raison.
Avec les ouvriers, un essai d'avilissement des salaires au-
dessous du taux normal, résultant de l'offre et de la demande,
n'eût pas mieux réussi aux patrons privilégiés, parce que les
compagnons auraient émigré en d'autres villes, auraient passé à
d'autres métiers.
836 REVUE DES DEUX MONDES
L'ostracisme contre les nouveaux venus ou, si Ton veut, l'ex-
clusivisme jaloux qui fait le fond des règlemens corporatifs, et
qui n'a pu inlluer ni sur le prix des objets fabriqués ni sur le taux
des salaires, n'a pas eu davantage pour effet de constituer, dans
le sein de chaque industrie, une aristocratie de maîtres et d'inter-
dire, à la plèbe des salariés, l'accès du travail indépendant. Une
statistique de la population parisienne, faite en 1637 par les com-
missaires au Châtelet, — commissaires de police actuels, — nous
apprend que les 112 corps de métiers se composaient de
13 500 maîtres, contre 39 000 compagnons âgés de plus de vingt
ans et de 5 600 apprentis; soit 3 ouvriers adultes seulement
pour 1 patron. Il y a proportionnellement aujourd'hui dans la
capitale, sous le régime de la liberté, — même dans la petite
industrie, — deux ou trois fois moins de « maîtres » qu'il n'y en
avait voici deux cent soixante ans. Une profession présentement
encombrée est celle des boulangers; j'ai cité, dans un article pré-
cédent, les chiffres excessifs qu'ils atteignent en certaines loca-
lités. Or cet excès jadis était bien plus grand. Pour 2 iOO 000 âmes
le Paris de 1896 contient 1 522 patrons boulangers ; pour
500 000 âmes, le Paris de 1721 en contenait 757; ce qui revient à
dire que, pour 10 000 habitans, il se trouvait 15 boulangers sous
le Régent, et qu'il s'en trouve un peu moins de 7 sous la troisième
république.
Mêmes différences en province : la ville de Sens, qui possède
aujourd'hui deux fois plus d'habitans qu'il y a cent trente ans,
renfermait en 1767, dans la plupart des métiers, beaucoup plus
de patrons qu'en 1896 ; 25 cordonniers naguère au lieu de 13
maintenant, 11 marchands de draps au lieu de 8, 24 menuisiers
au lieu de 9, et ainsi de suite pour les autres corps d'état.
La vi lie de Périgueux, dont la population est en 1 896 de 29 000 ha-
bitans et qui n'en possédait pas plus de 6 000 en 1801, n'en avait
peut-être que 4 000 en 1674. Toutefois, il y a deux cent vingt ans,
elle comptait 30 boulangers et présentement elle en compte 36 ;
elle avait 2i cordonniers et n'en a plus que 10 ; 18 tailleurs jadis,
aujourd'hui 15; 14 chapeliers, dont il ne reste que la moitié ; elle
contenait 4 arquebusiers et 9 fourbisseurs contre 5 armuriers ac-
tuels, etc., etc. Quelques branches de commerce ou d'industrie
sont de nos jours plus remplies; il existe un plus grand nombre
d'épiciers, d'imprimeurs, d'horlogers ; mais la consommation des
montres, des journaux et des « denrées coloniales », n'étant pas
comparable à ce qu'elle était il y a deux siècles, cette augmenta-
tion ne peut tirer à conséquence. Certaines professions se res-
sentent de la révolution causée par les manufactures. Le Péri-
gueux de Louis XIV avait 12 drapiers-merciers et 15 tisserands;
PAVSANS ET OUVaiERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 837
le Périgu^ux d'aujourd'hui n'a plus de tisserands, mais il a
16 merciers et 14 drapiers ou marchands de nouveautés, en gros
et en détail.
Bref, malgré les entraves plus apparentes que réelles dont
l'organisation du travail entourait jadis le patronat, il ij avait
beaucoup plus de maîtres autrefois que de nos jours. Et s'il n'y en
avait pas davantage encore, ce n'est pas à cause des restrictions
corporatives, mais parce qu'il fallait à l'ouvrier, pour « s'étahlir »,
un capital, un fonds de roulement ou du crédit, toutes choses qui
jamais ne furent ni ne seront à la portée àa^C universalité delà
classe laborieuse. (Ju'on ne se laisse pas d'ailleurs duper par le&
mots : les bons ouvriers dans la petite industrie, et, dans les-
usines, les contremaîtres, les surveillans, ceux qui sont chargés
de la direction des moteurs, gagnent beaucoup plus que l'immensa
majorité de tous ces petits patrons du temps passé, sans courir
aucune des chances de pertes que l'ouvrier travaillant « à son
compte » doit prévoir.
Les i< lettres de maîtrise », dans les métiers privilégiés, ne
donnaient pas par elles-mêmes la clientèle, ni par conséquent les
profils, plus que ne la donne aujourd'hui le diplôme de pharma-
cien. Libre aux villes de grossir à leur gré l'effectif nominal des
gens de tel ou tel métier, comme fait le conseil communal d'An-
gers lorsqu'il augmente, en 1623, le nombre des orfèvres « pour
l'honneur de la ville. » Si ce nombre excède les besoins réels, le
projet restera sans exécution; à moins qu'il ne s'agisse de pseudo-
commerçans purement décoratifs. Ces antiques et vénérables
classifications, qui mettaient les potiers de terre au cinquième et
dernier rang de la liste des métiers, tandis que les potiers d étain
étaient au troisième rang, à côté des peintres, n'ont pas retardé
d'une minute la décadence de la vaisselle d'étain, ni empêché la
faïence de prendre à son heure le pas sur elle.
Pour qu'un état rencontrât peu d'amateurs, il fallait qu'il fût
réputé tout à fait vil, et ce n'était plus alors la législation mais les
mœurs qui agissaient. On peut croire par exemple que, si nous
manquions d'ouvriers cordiers dans nos ports, si Golbert fut
obligé d'en faire venir de Hambourg, Dantzig et Riga, cette pé-
nurie était causée par le mépris dans lequel était tenue, sur nos
côtes de l'ouest, l'industrie de la corde. Par suite de quel pré-
jugé les cordiers, appelés cacous ou caquins, passaient-ils pour
descendre des lépreux du moyen âge? on ne sait. Toujours est-il
qu'en Bretagne ils inspiraient une vraie répulsion aux autres ha-
bitans ; ils devaient se présenter les derniers pour baiser les reli-
ques, recevoir dans la main le pain bénit qu'il leur était défendu
de prendre eux-mêmes dans la corbeille, et, quand ils faisaient
838 REVUE DES DEUX MONDES.
baptiser leurs enfans, on les inscrivait dans la partie du registre
réservée aux enfans naturels. D'autres métiers au contraire, na-
guère fort estimés, ont disparu : tels étaient ces écrivains publics,
établis à Paris sous les charniers des Innocens et autour des pi-
liers des Halles, qui vendaient, à la fin du ministère de Mazarin,
à qui ne savait pas écrire, une « lettre de haut style )> de 1 fr. 60 à
3 fr. 40, et une « lettre de bas style » 90 centimes ou 1 fr. 20.
Profession lucrative que le développement de l'instruction a privée
de sa clientèle. Les progrès de la science ont, par compensation,
relevé la catégorie des « apothicaires-épiciers », auxquels leurs
« notes » avaient fait quelque tort dans l'histoire. Non que les con-
frères de M. Fleurant fussent incapables parfois d'observer, au péril
de leur vie, les règlemens qui les concernaient, — un apothicaire
d'Amiens reçoiten 1G15 trois coups de poignard d'un soldat de la
citadelle, auquel il avait, suivant les lois, refusé de l'arsenic, — mais
ils étaient, plus que de raison, enclins à la grandeur, et leur mor-
gue les rendait haïssables,
La longueur de l'apprentissage est une condition commune à
beaucoup de labeurs manuels des siècles passés. 11 dure jusqu'à
cinq ans pour les fourbisseurs, jusqu'à six ans pour les tapissiers.
C'était une charge, qui constituait pour l'ouvrier une diminution
de salaire sur l'ensemble de sa vie de travail ; en revanche c'était
une recelte pour le maître; ce qui eût compensé plus tard son ca-
ractère onéreux, si tous les apprentis étaient devenus patrons.
Comme beaucoup demeuraient simples compagnons, il semble à
première vue que leur situation ait été moins avantageuse que de
nos jours. En outre le contrat qui intervenait, par-devant no-
taire, entre les parens de l'apprenti et le maître est plus rigou-
reux qu'aujourd'hui. Il suspendait en quelque sorte, au profit du
patron, la puissance paternelle.
Dans ces contrats que les admirateurs du système patriarcal
ont représentés comme si bienfaisans, il était stipulé que l'apprenti,
s'il tombe malade, doit payer le médecin et le pharmacien, et, « si
sa maladie dure au delà d'une semaine », restituer au patron le
temps de son séjour au lit. L'apprenti adulte est tenu de mon-
ter les gardes de nuit à la place de son maître. Tel arrangement
prévoit qu'il en sera dispensé en décembre et janvier, par extraor-
dinaire. A prendre ces actes au pied de la lettre, quoique le
maître s'engage à envoyer tous les jours son apprenti à la messe,
ce qui témoigne de la sollicitude pour son âme, la discipline qu'il
impose est si sévère, les droits qu'il se réserve si étendus, que le
futur compagnon paraît moins un serviteur, qu'une sorte d'es-
clave, vendu pour une période déterminée.
La durée, aussi bien que la rigueur de l'apprentissage, furent-
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 839
elles un tesultat de rorganisation hiérarchique du travail ? Les
patrons, par ces règlemens dont nous nous attachons à démon-
trer le peu d'effet sur le salaire des artisans formés, netaient-ik
pas parvenus à se procurer avec les apprentis un profit exa-
géré? La loi de l'offre et de la demande, omnipotente pour tout
le reste, a-t-elle ici été vaincue? A bien examiner le mode de re-
crutement de la classe ouvrière du xv« siècle au xix% je ne le
pense pas. D'abord, pour les plus longs de ces apprentissages,
quand le métier demandait plus d'adresse que de force, on em-
bauchait des sujets très jeunes. Nous avons vu, dans l'article
précédent, des domestiques de 7 ans au xv' siècle; nous voyons
au xvu^ des apprentis de 6 ans. Les statuts des « maîtres et mar-
chands tapissiers » ont soin d'interdire de les prendre au-dessous
de cet âo-e. Si leurs débuts ont été plus tardifs, ceux que l'on
nomme encore « apprentis » gagnent à la fin quelque demi-salaire,
et ne diffèrent que par l'étiquette du garçon actuel de moins de
lo ans, dont la journée dans la grande industrie est de 1 fr. 30,
tandis que celle des adultes de la à 21 ans est de 2 fr. 50 et celle
des individus majeurs de 3i'r. 50.
Puis, et c'est là une remarque capitale, qui ressort de la
comparaison des divers contrats, les longs apprentissages sont
ceux qui ne coûtent rien aux par en s. Ceux pour lesquels on payait
aux patrons des sommes équivalentes à celles de 1896, ne sont
pas plus longs que les nôtres. Seulement un grand nombre de
familles, ne disposant que d'un pécule insuffisant, préféraient sans-
doute abandonner pendant un ou deux ans de plus les services gra-
tuits de leurs enfans. Aujourd'hui la durée moyenne de l'appren-
tissage d'un maréchal est de vingt-cinq mois, son coût moj^en est
de 162 francs. En 1610 un maître maréchal de Seine-et-Oise
prend un apprenti qui restera chez lui trois ans, mais qui ne lui
paiera rien. Un autre reçoit un apprenti qui s'engage à demeurer
quatre ans, mais qui, à la fin des quatre ans, touchera 108 francs.
Ne veut-il passer, comme maintenant, que deux ans chez son
maître, l'apprenti maréchal devait lui verser 200 francs.
L'apprentissage du tailleur coûte présentement 133 francs et dure
vingt-sept mois ; celui d'un couturier de Soissons sera de deux ans
en lo47 et coûtera 120 francs. De nos jours la couturière pa'e
94 francs pour apprendre son métier en deux ans ; la durée est la
même en 1611 etle prix est d'environ 144 francs. L'apprenti cor-
donnier passe aujourd'hui vingt-six mois avant de devenir ouvrier
et il débourse 134 francs; au xv!!*" siècle le cordonnier des environs
de Paris donnait trois ans de son temps et seulement 108 francs
d'argent. Ceux qui ne passent que deux ans au xvin'^ siècle versent en
moyenne 175 francs. L'apprentissage du tapissier monte aujour-
8i0 REVUE DES DEUX MONDES.
d'hui à i9^ francs. « Maître Jean Poquelin le jeune », un frère
de Molière, se montrait plus exigeant en 1655; il prenait
326 francs. Mais de simples passementiers dressaient en ce
temps-là des élèves pour 124 francs, toujours en monnaie de nos
jours.
Pour faire un bon boulanger il suffit maintenant de seize mois
et d'une somme de 136 francs; leur apprentissage variait autrefois
de six mois à deux ans ; dans le premier cas le néophyte devait
verser 225 francs, tandis que dans le second il n'en donnait que 64.
Le futur boucher reste aujourd'hui dix-sept mois chez son maître
et lui paie 182 francs; au xvn" siècle il restait parfois trois ans,
mais il ne payait rien. Il semble oiseux de multiplier les exemples ;
on voit clairement l'économie de ces conventions : l'apprenti pauvre
:s'acquittait en travail au lieu de s'acquitter en espèces. Mais ni la
durée ni le coût de l'apprentissage ne subissaient vraiment le
joug des lois restrictives de la liberté.
Les salaires des ouvriers de métier ne le subissaient pas da-
vantage. Et plus on allait pourtant, plus on restreignait, plus on
prohibait, plus on tyrannisait! Outre les privilèges des corpora-
tions, il faut compter avec la toute-puissance des conseils de ville.
Le travail est un domaine dans lequel toutes les autorités pos-
sibles sont chez elles et ont droit de commander; le seul qui ne
soit pas chez lui c'est le travailleur isolé, celui-là n'a que le droit
d'obéir. Pour exercer le commerce de la boucherie, il faut, en bien
•des localités, passer avec les jurades un bail minutieux, où, non
seulement les prix de la livre de bœuf, de mouton et de porc,
mais aussi la quantité de gigots à laquelle chaque habitant peut
prétendre, la façon dont on coupera et débitera la viande, sont
soigneusement spécifiés. Et quand les pouvoirs publics n'avaient
pas légiféré sur la matière, les confréries s'en étaient depuis
longtemps emparées. On connaît leurs disputes mémorables les
unes avec les autres, les homériques procès auxquels elles se
plaisent, les formalités graves qui président à la cooptation des
nouveaux membres. A voir les cérémonies, les sermens et les
onctions laïques qu'il faut pour affiliera Paris un cordonnier, aspi-
rant à la maîtrise, on dirait qu'il s'agit de graduer un docteur
ou de consacrer un prêtre !
Dans le sein de chaque communauté quelles contentions, s'il
s'agit des dignités, entre les ambitieux « jurés chapeliers», les
« généraux des œuvres de maçonnerie » ou les « gardes du mé-
tier des orfèvres », qui veulent rentrer dans la jurande plus sou-
vent qu'à leur tour, et, s'il s'agit des marchandises, quels nids à
chicane que ces vétilleux articles qui forment le codex de chaque
industrie, la nature des matières, les détails et les dessous de
PAYSANS ET OlVlUr^lS HEPUIS SCPT SIÈCLES, 841-
leur façonfiage, imposés sous peine d'amende, toute la collection
des (( manuels Roret » versée dans la législation ! Et le tout abou-
tissant à l'impuissance, particulièrement en ce qui concerne les
salaires des diverses professions, qui ne sont pas plus affectés par
cet appareil qu'un chêne ne l'est d'un coup de poing.
VI
Ils demeurent en effet très bas, ces salaires des xvii'' et
xvHT'^ siècles, et la proportion de 3 à 4, que nous remarquons en
1896 entre la paye du journalier et celle de l'ouvrier de métier, et
qui avait aussi existé au moyen âge, se maintient dans les temps
modernes. La journée du maçon, type moyen de l'artisan, oscilh'
au xvii*^^ siècle de 3 francs sous Henri IV à 2 fr. 30 sous Colbort,
contre 2 fr. 28 à 1 fr. 70 donnés au journalier. Au xviii" siècle le
maçon gagne de 2 fr. 84 an temps du ministère de Fleury à 2 fr. 30
au moment de la Révolution, pendant que le manœuvre recevait
2 fr. 10 ou l fr. 64. Les deux genres de labeur se trouvent en
définitive, aujourd'hui qu'ils sont libres tous deux, da7is la même
situation vis-à-vis riin de l'autre que lorsque lun des deux était
l'objet d'une protection spéciale.
De môme les différens corps d'état étaient entre eux, au point
de vue du salaire, dans le même rapport où ils sont aujourd'hui,
où ils avaient été au moyen âge. Le maçon est actuellement payé
3 fr. 40, le charpentier 3 fr. 70^ le peintre 3 fr. 50; aux xvii" et
xvni' siècles le maçon recevait, avons-nous dit, de 3 francs à
2 fr. 30; le charpentier gagna en moyenne suivant les époques
de 3 fr. i8 à 2 francs ; le peintre et le couvreur de 3 fr. 30 à 2 fr. oO.
Aux mêmes époques ces professions haussèrent, aux mômes-
époques elles baissèrent; si bien que le prix général du travail
obéit aux mêmes influences et paraît suivre des lois identiques,
quelles que soient la qualité des travailleurs et la distance qui les
sépare. Il va de soi que, suivani leur capacité, la besogne dont ils
sont chargés, la manière dont on les occupe, la rétribution de ces
divers ouvriers du bâtiment est très variable, inférieure ou supé-
rieure aux moyennes qui précèdent. On donne au Havre jusqu'à
4 francs au sculpteur sur pierre sous Louis XIV; on paye un
menuisier à l'année, nourri et logé, à la même époque, sur le prix
de oO centimes par jour en Limousin. Notre xix" siècle voit
encore de semblables inégalités. Le plâtrier, le paveur, le plom-
bier, le serrurier, reçoivent des salaires équivalens. Les différences
que l'on constate, d'une province à l'autre, viennent parfois de la
diversité du prix de la vie entre les régions de l'ancienne France;
le plus souvent elles n'ont d'autre base que la saison et la valeur
•8i-2 REVUE DES DEUX MONDES.
respective dos individus. En Normandie par exemple, un scieur de
long à la journée gagne 2 fr. 65 vers la fm du règne de Louis XV,
un menuisier, nourri, n'est payé par un hospice de Rouen que
90 centimes. Il importe peu dès lors que certains charpentiers
touchent 2 fr. 60 en Lorraine, d'autres 2 fr. 80 à Sens, tandis que
ceux d'Alsace n'ont que 1 fr. 95, que ceux qui étayent les galeries
des mines de Carmaux, dans l'IIérault, reçoivent 2 fr. 25, ceux de
l'Anjou 2 fr. 10. ceux du Limousin 1 fr. 90 et ceux du Berry
1 fr. 60. Au moment de la Révolution (1790), les maîtres maçons
de Paris touchent 3 fr. 60, les compagnons 3 francs, les garçons
2fr. 16, — les mêmesouvriers gagnent, en \ 896, 8 francs, 6 fr. 50, et
o francs. — Les salaires, au dire d'A. Young, étaient peu différens
dans l'Italie du nord; à Turin par exemple, ils ne dépassaient pas
2 fr. 60. Au contraire, dans la Grande-Bretagne, d'après les
chiffres de Thorold Rogers, ils atteignaient déjà le chiffre de
5 francs.
Les autres corps d'état se prêtent moins aisément que ceux-
là aux comparaisons, parce que les salaires, payés au mois ou à
l'année, comprennent suivant les cas le logement et la table.
Même en tenant compte de ces avantages, on est frappé du taux
minime des salaires annuels ou mensuels en regard des salaires
journaliers. Le rapprochement nous montre que le prolétaire
d'autrefois devait être très exposé à manquer d'ouvrage ; puisque la
garantie du vivre et du couvert lui semblait si précieuse que, pour
l'obtenir, il n'hésitait pas à sacrifier le tiers, la moitié parfois, de ce
qu'il aurait gagné à la journée. De nos jours le boulanger nourri,
hors Paris, gagne \ fr. 35 ; le boulanger des xvii'' et xv!!!*" siècles
était payé de 225 francs à Orléans, à 170 francs à Rouen et
160 francs à Nîmes. En comptant pour l'année deux cent cin-
quante jours de travail ces chiffres correspondent à une paye
journalière de 90 à 64 centimes. En 1790 les garçons brasseurs
n'ont que 240 francs par an à Paris, les ouvriers boulangers ont
180 francs à Besançon.
S'il est des tapissiers à la journée qui touclient 3 fr. 50, il en
est d'autres à Vannée auxquels on ne donne que 42 centimes. Le
tanneur à l'année n'a que 173 francs, tandis que le tanneur à la
journée reçoit un salaire journalier de 1 fr. 20, soit 300 francs
par an. De même le cordonnier à la journée était payé, il y a
cent ans, 2 fr. 20, et le cordonnier à l'année 60 centimes seulement.
Dans toutes les professions nous retrouvons les mêmes disparités;
elles ont pour effet d'affaiblir l'ensemble des recettes de la classe
laborieuse. Dans l'industrie du tissage les patrons, qui exigeaient
un minimum de fabrication, accordaient aux ouvriers qui le dépas-
saient une sorte de prime. Un « tixier » — tisserand — en toile
PAYSANS ET OUVRIERS DEPLIS SEPT SIÈCLES. 843
travaillera en 1610 chez un maître de Seine-et-Oise ; il sera hé-
bergé, logé et recevra 429 francs par an, soit 1 fr. 71 par jour
ouvrable dans lequel il devra faire 6 mètres de toile commune.
Ce n "était pas une mauvaise spéculation pour le maître. La façon
de la toile d'étoupe pouvait être évaluée à cette époque à 62 cen-
times le mètre ; le travail de son compagnon représentait une
valeur de 3 fr. 72; il ne lui coûtait en espèces que 1 fr. 71, et la
différence de 2 francs était loin d'être absorbée par les frais de
nourriture. On stipulait en outre qu'au-dessus de 6 mètres par
jour, si le tisserand en faisait davantage, les deux tiers lui appar-
tiendraient, le troisième tiers restant au patron. Il s'agit là d un
ouvrier très capable ; plus tard d'autres tisserands n'ont que t fr. 20
et 110 centimes par jour. A Aumale (Seine-Inférieure), le pei-
gneur de laine se contentait de 86 centimes, exactement le salaire
des fileurs en Catalogne.
La moyenne des ouvriers de métier, non nourris, était de
2 fr. 20 au moment de la Révolution ; elle est aujourd'hui de
3 fr. o5 dans la grande industrie, de 3 fr. 20 dans la petite et se
trouve supérieure à la moyenne du salaire des femmes de près
de moitié dans la petite industrie, de plus de moitié dans la grande.
Les ouvrières des manufactures gagnent actuellement en général
1 tr. 72; celles des métiers domestiques 1 fr. 64; la différence est
donc plus grande entre les ouvriers des deux sexes qu'entre les
journaliers mâles et femelles. Cela peut tenir à ce que les bras
des femmes sont plus appréciés ou plus rares dans les campagnes ;
à ce que le sexe faible est cantonné dans un assez petit nombre
de professions industrielles, que par suite ces professions sont
encombrées et que leur rémunération baisse.
On demande à la législation actuelle de chercher à restreindre
le travail féminin. N'est-ce pas une tendance très fâcheuse et qui
nuira beaucoup à ceux qu'elle prétend servir"^ Le contraire serait
plutôt profitable aux ménages. L'accession des femmes à des mé-
tiers plus nombreux aurait pour conséquence le relèvement de
leurs salaires dans les emplois qu'elles occupent déjà. Or toute
augmentation du salaire des femmes favorise la morale publique,
en encourageant le mariage; tandis que plus la disproportion
sera grande entre le gain de l'ouvrière et celui de l'ouvrier, moins
il sera avantageux à l'homme de se marier, puisque les charges
de la communauté seront supportées presque entièrement par lui
S^"^- 11 T J
La situation présente n'est d'ailleurs pas nouvelle. Le peu de
différence qui existe aujourd'hui entre la rétribution de l'ouvrière
agricole (I fr. 50) et celle de l'ouvrière de métier (1 fr. 68), —
c'est-à-dire 12 pour 100 de plus, — pendant que l'ouvrier de mé-
8ii KEVUE DES DEUX MONDES.
lier (à 3 fr. 40) jouit de 36 pour 100 de plus que le manœuvre
(à 2 fr. 50) ; cette difîérence minime correspond à celle qui exis-
tait autrefois entre les travailleuses des champs et les travail-
leuses à l'aiguille.
Au moyen âge, lorsque les journalières se faisaient jusqu'à
,2 fr. 10 par jour, les couturières, les fileuses ne gagnaient jamais
plus de 2 fr. 30 et, pour les femmes nourries, les chiffres semblent
identiques à la ville ou à la campagne. Dans les temps modernes,
où le maximum des travailleuses rurales fut de 1 fr. 30, les ou-
vrières de métiers ne gagnèrent pas davantage. Des salaires excep-
tionnels étaient accordés à une drapière de Sedan payée 1 fr. 50,
à une brodeuse de Rouen payée 3 francs; mais la fileuse de lin
la plus habile ne dépassait pas 1 franc et la fileuse ordinaire
•62 centimes: les couturières recevaient depuis 72 centimes à Metz
jusqu'à 1 fr. 26 à Versailles .
Il est deux professions qui, par leur nature, rentrent dans les
travaux champêtres, et, par l'éducation qu'elles exigent, méritent
cependant d'être classées parmi les métiers : le jardinier, le
vigneron. Employé à la journée, le jardinier de 1896 est payé de
2 fr. 32 à 3 fr. 44 ; il y a dans cette catégorie un grand nombre
d'individus qui diffèrent peu des hommes de peine. Employé à
Tannée, le jardinier est souvent un spécialiste capable, parfois un
horticulteur distingué ; dans le premier cas ses gages annuels vont
de 1000 à 2 000 francs sans nourriture; dans le second, ses
appointemens n'ont pas de limite fixe. De la confusion qui pour-
rait se faire entre un émule de Le Nôtre et un simple planteur de
choux, entre ceux qui dessinent les parterres à la française et ceux
qui arrosent les salades, uniformément désignés sous le nom de
« jardiniers », résulterait une appréciation malaisée des salaires,
si nous ne laissions de côté les jardiniers de château, à 1 000
et 1 200 francs de gages, sous Louis XIV, pour n'envisager que
leurs modestes confrères, dont les plus favorisés reçoivent
600 francs et les moins bien traités jusqu'à 200 francs seule-
ment .
Le corps des vignerons est plus homogène; leur besogne
varie peu d'un point à un autre. Dans le cours des deux siècles
précédens, il atteint son maximum sous Louis Xlll, avec une
journée de 3 fr. 12, et son minimum à la fin de l'ancien régime
avec 2 fr. 02. Il avait été moins bien traité dans les cent dernières
années que dans les cent années précédentes; sa paye ne s'éleva
pas sous Louis XVI au-dessus de 2 fr. oO aux environs de Paris,
et l'on rencontrait dans le Lot des vignerons à l'année dont les
gages ressortent à 54 centimes par jour. La culture de la vigne
à façon avait aussi été moins chère : elle ne coûtait pas plus de
PAYSANS ET OLVniERS DEPUIS SEPT SIÈCLKS. 8i5
.'^()0 francgi en 1789; on a vu, dans l'article précédent, qu'elle
avait valu le double au xv^ siècle.
VII
Cet avilissement des prix du travail, cette moindre récom-
pense de l'effort humain, sous toutes ses foi-mes, de lo<IO à 171J0,
il serait intéressant, après l'avoir touché du doigt par le taux des
salaires, d'en fournir une preuve nouvelle par la valeur des
façons ouvrières. Non que je prétende englober sons cette ru-
brique tous h's ouvrage> imaginables, depuis le creusement dune
fosse au cimetière, qui coûte 12 centimes à Soissons, sons
Louis XV, et depuis le cirage d'une paire de souliers que l'on
paie i centimes aux décrotteurs de Rouen, jusqu'à la taille des
diamans, pour laquelle le fameux joaillier Lopez donnait à son
ouvrier 37 000 francs par an — un traitement d'ambassadeur —
sous le ministère de Richelieu. Même bornées à des tâches assez
simples, assez uniformes pour être exactement comparables à
travers les temps et les lieux, nos visées sont cependant difficiles
à satisfaire, parce que les travaux de ce genre sont rares.
Que dire par exemple de la façon des vctemens, depuis le
xm'' siècle jusqu'au xv!!!*"; pour le peuple comme pour les grands,
les costumes d'autrefois ne diffèrent-ils pas trop de ceux de l'ère
moderne? De petits bourgeois donnent, au xiv" siècle, de 3 à
G francs pour la coupe et la couture d'un manteau ou d'une cotte ;
à peu près autant, au xv' , pour le pourpoint, le justaucorps ou
la '( jaquette ». La façon des robes, pour les deux sexes, se paie
aux mêmes époques de o à 1 1 francs, et jusqu'à 30 francs si elles
sont un peu ornées. Celle d'un seigneur « à cinq garnimens »
vaut 41 francs, celle de la comtesse d'Artois 130 francs, en 1328.
A la même date la confection d'une « houppelande » ordinaire
valait 36 francs; celle d'une houppelande riche, destinée au roi,
62 francs; et celle d'un costume pour la reine, comprenant
« chape — manteau long — surcot ouvert, surcot clos, mantel
à parer et cotte simple » montait à la somme de 570 francs. C'était
le temps où Ton disait « parée comme une reine. »
La façon d'une paire de chausses en drap, pour le roi, coûtait
1 1 francs, au xiv"^ siècle; celle des chausses de laine pour un bour-
geois 4 fr. 40, celle des chausses de toile, pour un paysan, 1 fr. 44.
Au début du xvn"^ siècle les chausses d'un prince ne valent que
6 fr. 40 de façon et celles des bourgeois que 2 francs. Celle des
culottes du vulgaire ne se payait pas plus de 1 fr. 30 au moment
de la Révolution, celle des culottes de peau 2 fr. 70. En 1790
on prenait à Paris 18 francs pour la façon d'un costume complet
8iG REVUE DES DEUX MONDES.
et de 4 à 7 francs pour celle de l'habit seul, tel qu'il se portait
sous Louis XVI. Les députés du commerce se plaignaient que « le
prix des façons d'habits n'eût pas augmenté depuis trente ans. »
Ils attribuaient le fait à la concurrence de ce que nous nommons
aujourd'hui les maisons de confection^ « des fripiers vendant des
habits neufs, faits à l'aventure et sans mesure, qui ont vu,
disent-ils, leur clientèle s'accroître rapidement depuis dix ans. »
Mais, si l'on remonte jusqu'au milieu du xvii'' siècle , et même jusqu'à
Henri IV, où la façon d'un habit de laquais se payait 32 francs et
celle d'une soutane de prêtre li francs — le même prix qu'au
xv*" siècle — on voit que la valeur de cette main-d'œuvre avait
peu varié. On ne pourrait d'ailleurs se prévaloir de chiffres sem-
blables, quelque nombreux qu'ils puissent être, pour en tirer une
induction quelconque sur le taux des salaires.
Il en est de même de la façon des souliers, pour lesquels nous
voyons que l'on paye 3 francs au xni'' siècle; de 60 centimes à
1 fr. 3i au xvi'^ siècle et 1 fr. 10 au xvui^ siècle. Mais lorsque
nous constatons que le ressemelage d'une paire de souliers vaut,
y compris la fourniture du cuir, i- francs en 138i, le même prix
en \\22, 3 francs en 1596, 3 fr. 90 en 1601 et 3 fr. 60 en 1648,
nous sommes certains que, le cuir ayant beaucoup augmenté de
1384 à 1648, il a fallu pour que le prix du ressemelage ait baissé
d'une date à l'autre, que l'ouvrier supportât une grande réduction
sur sa main-d'œuvre.
Uïie semblable diminution ressort des prix comparés du filage
du chanvre et du lin. Le premier se paie à la fin du xv'' siècle
3 fr. 1") le kilo en Normandie, Alsace ou Champagne. Sous
Louis XIV il ne se payait plus que 1 fr. 72, chiffre où il demeura
jusqu'à la fin de l'ancien régime. Le filage du chanvre pour corde
qui valait 80 centimes le kilo sous Louis Xll, ne se payait plus
que 40 centimes sous Henri IV. La baisse du prix de façon n'est
pas moins évidente dans la confection de la toile, pour peu qu'entre
les types multiples de ce tissu on choisisse quelques qualités
faciles à suivre à travers les âges : la toile de « brin » , médiocre-
ment fine, était confectionnée par le tisserand moyennant 1 fr. 02
le mètre au xv"" siècle, 90 centimes en 15i0, 75 centimes en 1590,
et pour 60 centimes seulement en 1790. La toile de chanvre ou
d'étoupe, la plus commune, était fabriquée à la tâche pour
70 centimes le mètre au xv"" siècle, 60 centimes au xvi'^, 50 cen-
times au xvn'" et en 1790 elle ne rapportait à l'ouvrier que 30 ou
40 centimes le mètre.
Il n'est pas jusqu'à la façon des chemises dont les prix n'accu-
sent le même fléchissement. Nous laissons de côté les modèles
qui, par leur richesse ou la qualité de leurs destinataires, sortent
PAYSA>.S ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIECLES.
847
du pair : Il façon dune chemise de la reine, qui se paie 11 iiancs
en 1387. celle d'une chemise de prince, en Dauphiné, qui vaut
4 francs en 1334. Mais celle des chemises de la bourgeoisie coûte
en moyenne 1 fr. 80 au xV siècle; elle ne coûtait plus que 90 cen-
times au xviu siècle et 7." centimes au xviii^ Cependant, quoique
ce prix de façon des chemises, comme celui de la toile, des sou-
liers et de toutes choses eût baissé, la valeur de ces objets fahri-
qués avait augmenté : la matière première dont ils se composaient
était devenue beaucoup plus chère que la main-d'œuvre n'était
devenue bon marché. Il se consommait lentement une révo-
lution désastreuse pour l'ouvrier, à qui l'on achetait son travail
de plus en plus bas et à qui l'on vendait de plus en plus haut les
marchandises dont il avait besoin. Il ne profitait pas, comme con-
sommateur, de la perte qu'il subissait comme producteur.
Une révolution inverse se poursuit depuis cent ans : la matière
première, en fait de tissus, est moins chère qu'autrefois, les frais
de fabrication ont diminué et parfois l'objet fabriqué est aussi
coûteux, parce que l'ouvrier a pris pour lui toute la ditTérence.
Cette transformation se recommande aux méditations des personnes
attristées et gémissantes de toutes les opinions. L'opération ne s est
pas faite sans résistance ni sans douleur. La filature mécanique
ne réussit que vers 1803 et n'employa la vapeur qu'en 1812. En
1838, l'Angleterre constatait que le perfectionnement des machines
avait fait tomber la façon d'une livre de fil n« 100 de 12 fr. oO à
80 centimes. Avant les machines, la concurrence des filés étran-
gers, à la suite de la guerre d'Amérique (1784 1, avait fait traverser
à notre industrie nationale une crise très dure. Le filage du coton
à la main, qui faisait vivre un grand nombre d'habitans des cam-
pagnes, fut frappé à mort. Il y eut en Normandie des paroisses où
le tiers des ménages tomba subitement dans la misère.
Une crise analogue se produisit plus tard pour le tissage des
étoffes; mais ici l'agglomération des manufactures était com-
mencée, depuis Louis XIV. Dans telle paroisse de Seine-et-Oise,
comptant un millier d'âmes, on voyait 13 tisserands et o filassiers
en 1070; en 1090 il n'y avait plus que "3 tisserands et aucun tilas-
sier; en 1775 il ne restait que 2 tisserands. Inutile de dire que,
depuis longtemps, il n'en reste plus un seul. Cependant les tisse-
rands n'ont pas à se plaindre : la façon du mètre de toile représen-
tait, suivant la qualité, le sixième ou le neuvième de la valeur du
tissu il y a cent ans; aujourd'hui cette valeur n'a presque pas
varié, mais la façon entre pour un tiers ou un cinquième dans le
prix de l'étoffe. Un propriétaire de laine peut aujourd'hui la faire
transformer, par la filature la plus voisine, en drap commun, tissé,
foulé, tondu, prêt en un mot à être employé, moyennant 1 fr. 90
8i8 REVUE DES DEUX MONDES.
le mètre. A la fin du xyi*" siècle il lui en eût coûté 2 fr. 40 et les
ouvriers pourtant gagnaient un tiers moins de salaire.
La façon d'un kilogramme de chandelles se payait 0 Ir. 45
au moyen âge et 0 fr. 25 ou moyenne aux deux derniers siècles.
Le sciage du bois à brûler qui se payait au xv^ siècle 2 francs
par stère, un peu plus cher qu'aujourd'hui, coûtait 1 fr. 50
sous François 1''' et seulement 0 fr. 75 sous Louis XV. La ma-
çonnerie en moellons, qui pour des murs communs de 50 à 60 cen-
timètres de large, se fait maintenant à la tâche, dans nos cam-
pagnes, à raison de 2 fr. 50 le mètre carré, se payait à peu près le
même prix au moyen âge. Sous Henri IV et Louis XIII elle
valait 1 fr. 75, et au moment de la Révolution elle était descendue
à 1 fr. 20. Pour les maisons de Paris, en 1708, on payait 1 fr. 15
le mètre les murs de refend, et 2 francs les gros murs. Murs
communs, cela va sans dire, et sans aucun ornement artistique.
La maçonnerie du Louvre et celle des Tuileries, dont Louis XIV
payait le mètre superficiel, y compris la fourniture des pierres de
taille, 56 francs à l'entrepreneur, réservait sans doute aux maçons
et aux sculpteurs un salaire qui ne peut se comparer à celui des
bâtisses ordinaires.
Prises dans leur ensemble, les sommes payées pour les travaux
à la tâche confirment ce que nous avait appris la statistique des
salaires à la journée. L'ouvrier, qui avec deux cent cinquante jours
de labeur avait eu, à la fin du xv*^ siècle, jusqu'à 1 230 francs ; qui^
de 1200 à 1600, s'était fait en moyenne 900 francs par an, et qui
n'était jamais descendu si bas que sous Henri IH, où il ne touchait
plus que 750 francs, tombe sous Richelieu etMazarin à 562 francs,
et à moins encore à la fin du xvii' siècle. Après s'être relevée sous
la Régence et le ministère de Fleury,sa paie annuelle n'était, à
la fin de l'ancien régime, que de 576 francs. Or il gagne aujour-
d'hui, avec trois cents jours de travail, 1020 francs, c'est-à-dire
77 pour 100 de plus qu'il y a cent ans. C'est là le bienfait po-
sitif du progrès.
Mais ce progrès comment est-il advenu? Avec des chiffres len-
tement amassés, traduits, groupés, pressés enfin comme des fruits
dont il faut extraire le suc, nous avons essayé, dans cet article
et dans le précédent, de faire l'histoire, — bien aride, — des recettes
paysannes et ouvrières, de voir les écus entrer dans la poche du
travailleur. Il faudrait aussi les en voir sortir, apprécier quels be-
soins ils permettaient de satisfaire, pour connaître les deux faces
de ces humbles budgets. C'est ce que nous tenterons plus tard.
Dès à présent nous constatons qu'il n'existe aucune concor-
dance entre la situation politique et la situation économique, entre
la prospérité du pays, abstraitement considérée, et l'aisance de la
PAYSANS ET OUVRIERS DEPUIS SEPT SIÈCLES. 849
classe laborieuse. La France de 1789 est riche, le paysan, l'ou-
vrier y sont pauvres; tandis que la France de 1475 est évidem-
ment pauvre, alors que le prolétaire y était riche. C'est là un phé-
nomène très intéressant à retenir.
En l'espace de ces six siècles (1200 à 1800) qui constituent une
période notable des fastes de l'humanité, un morceau énorme de
notre vie nationale, que de changemens opérés, que de succès
et de revers! A travers les heures sombres ou glorieuses que la
France a traversées, indifférent à ces péripéties, à ces révolutions
civiles, à ces guerres extérieures, à ces intrigues ou à ces exploits
que nous content les livres, et qui passaient au-dessus de sa
tête, parce que, dans le Français d'autrefois, ils n'atteignent que
Vhom.me pidlic^ le « citoyen », c'est-à dire une toute petite parlic
de son individu, le paysan, l'ouvrier, a de père en fils labouré,
tissé, battu le fer, fendu le bois, scié la pierre. Il a, comme on dit,
« gagné la Aie » , suivant cette destinée cruelle qui oblige la masse
à peiner pour ne pas mourir. Cette vie a été plus ou moins large,
plus ou moins dure ; mais la marche de la société ne l'avait pas
adoucie et, par une contradiction déplorable, la civilisation sem-
blait n'apporter que des privations et des misères au commun des
êtres. De ce recul, la machine gouvernementale, la « politique »
était-elle donc responsable? Non certes, mais elle n'avait aucun
moyen de lutter contre une force omnipotente devant qui les
combinaisons des potentats ou des parlemens ne sont que pous-
sière. Les salaires avaient obéi à la loi naturelle : l'accroissement
de la population avait réduit le prix du travail et haussé le prix
de la terre.
C'est la même force des choses, qui, depuis un siècle, a enrichi
le travailleur par suite de l'entrée en scène d'un nouvel élément
de production : la science. A voir la population française passer
de 2o millions d'àmes environ en 1790, à 39 millions en 1896,
tandis que les salaires réels ont augmenté de moitié ou des trois
quarts, on s'est pris à douter de la vérité des formules que les
savans avaient cru dégager jusqu'alors ; et les propositions du
sage Malthus ont semblé les rêves d'un méchant homme. Or ces
formules n'ont pas cessé d'être rigoureusement vraies, à la condi-
tion de les adapter un temps présent : il demeure évident que
plus la somme des denrées, des vêtemens, du combustible, des
matériaux de construction et des marchandises de toute nature
sera grande, par rapport au nombre des hommes qui se les parta-
geront, plus chacun de ces hommes aura chance d'en avoir davan-
tage. Seulement la capacité de production de l'homme était jadis
étroitement limitée : limitée par l'énergie infime de son bras,
limitée par le faible rendement de la terre, limitée par la super-
TOMK cxxxvii. — 1896. 5i
850 REVUE DES DEUX MONDES.
ficie modeste de sa patrie, où il demeurait enclos comme en un
petit monde. Les prix de toutes choses, et aussi le prix du travail
se mouvaient à l'intérieur de ces bornes inflexibles.
La science est intervenue ; elle a multiplié la productivité de
l'homme et celle de la terre ; elle a élargi la sphère d'action de
chaque individu, de chaque pays; elle l'a étendue jusqu'à la tota-
lité du globe. Economiquement parlant, malgré les barrières
douanières, la créature du xix*" siècle n'a plus de patrie. Cette
révolution est-elle terminée? Qui pourrait le dire? Qui voudrait
le croire? N'apparaît-elle pas, à nos yeux éblouis, comme Tau-
re re d'une ère incroyablement heureuse qui va s'ouvrir pour nos
dcscendans? Assurer un progrès indéfini serait absurde sans
doute, moins absurde cependant que supposer le progrès d'hier
fatalement arrêté au point où il est parvenu. Rien ne s'oppose à
ce que le domaine de la machine s'étende, — au fait il s'étend
tous les jours ; — à ce que les engins nouveaux soient plus parfaits
et mus d'une autre façon que leurs devanciers ; rien ne s'oppose
à ce que l'on trouve de nouvelles substances pour se nourrir, se
vêtir, se chauffer, s'éclairer, se loger, ou que l'on se procure les
anciennes plus aisément, ou qu'on les utilise avec plus d'adresse,
moins de peine, plus de profit. Dans la voie des engrais artificiels,
par exemple, dont la découverte transforme l'agriculture, n'est-il
pas de nouveaux secrets, que le génie d'un chimiste peut con-
traindre la nature à révéler demain?
Il est donc possible que la science dérange encore, à notre
avantage, le vieil équilibre entre le travail, la population et la
terre, sous lequel nos pères vivaient courbés. Il est certain qu'elle
l'a, depuis un siècle, prodigieusement changé. Mais la loi sub-
siste tout entière : loi éternelle que les lois politiques n'influen-
ceront pas. Ces dernières vainement se flatteraient d'améliorer
le sort du plus grand nombre, en prétendant modifier la distiibii-
tioii des richesses existantes, lorsque c'est seulement par la créa-
tion de richesses nouvelles que ce sort peut devenir meilleur.
Pour que les salaires augmentent encore, il n'est qu'un moyen :
c'est que les produits continuent à se multiplier en plus grande
proportion que les hommes, afin que le travail de l'homme
acquière vis-à-vis d'eux un plus haut prix.
y G. d'Avenel.
\yx
[
JEAN d'agrèye. 513
un manteîfci. Dans le mouvement qu'il fit, son sabre accrocha la
drisse du pavillon; la légère étamine s'abattit à mi-mât; il n'y
avait plus un souffle de vent; elle s'afl"ala contre le bâton.
— Tiens, dit Savéû, voilà le pavillon du capitaine en berne!
Il n'a pourtant pas l'air d'un qui porte la mort !
La remarque joviale du matelot me donna froid jusqu'au fond
de l'âme. Quelques instans encore, je distinguai dans les ténèbres
croissantes le fantôme blanc qui fuyait, l'élégante silhouette de
mon vieux camarade devant le signe du deuil marin, et, comme
une phosphorescence de la mer, l'irradiation fauve de cette cou-
ronne blonde qui semblait absorber toute la lueur du petit fanal
allumé à l'avant. Ils disparurent.
Machinalement, je me répétais, en les associant déjà, ces deux
noms, Jean... Hélène...
Je courus à la gare. Mon train stoppait; je cherchai Jean sur
le quai; je ne le vis point; je ne l'ai jamais revu.
Pardonnez-moi de mètre attardé à ces souvenirs. Ils ne sont
pour vous qu'un préliminaire de ce que vous attendez ; pour moi,
ils sont le principal, ils ont le charme des dernières bonnes
journées avant une large entaille dans ma vie intime. J'ai eu du
cœur autrefois, on n'est pas parfait ; j'en avais mis le plus gros
morceau dans cette amitié. — Ah! mon pauvre Jean! — A lui
maintenant, à eux de vous conter le reste.
Notre vieil ami lut durant plusieurs heures de nombreux
extraits des lettres et des cahiers qu'il avait entre les mains. Il
nous a donné l'autorisation de transcrire les parties où ses audi-
teurs prirent le plus d'intérêt. Nous hésitons, nous aussi, avant
de les livrer à cette publication. Faut-il mettre sous le jugement
des hommes tout l'incompréhensible spectacle du monde, tout
l'inextricable écheveau de bien et de mal que tissent avec nos
vies les Lois nécessaires? Les uns disent oui, les autres disent
non. Indifférente à leurs controverses, la Création se montre à
nous sans réserves. Gela lui fut sans doute ordonné. Et ses plus
grands interprètes humains ont pris d'elle leçon de franchise.
Ceux qui liront la suite voudront bien penser à la parole d'un
poète philosophe, audacieux investigateur delà Vie. « Et cepen-
dant, voilà des choses qui rentrent, paraît-il, dans l'ordre uni-
versel. »
Eugène-Melchior de VoGtJÉ.
{La deuxième partie au prochain numéro.)
TOMR cxxxviii. — 1896. 33
DE L'ORGANISATION
DU
SUFFRAGE UNIVERSEL
VIII
(1)
CONCLUSION. — REFORMES ACCESSOIRES
L'ÉTAT MODERNE ORGANISÉ
Nous ne nous faisons point d'illusion : il y aura des résistan-
ces, et il faudra livrer bataille. Les hommes, qu'on dit parfois
amis des nouveautés, ont, au contraire, en général, peu de goût
pour le changement. C'est une vérité qui, elle-même, n'est pas
nouvelle, puisque voilà quatre siècles bientôt que Machiavel écri-
vait : « Celui qui se propose de réformer l'état d'une cité, s'il veut
que sa réforme soit acceptée, est obligé de garder l'ombre au
moins des vieilles coutumes, afin qu'il ne paraisse pas au peuple
avoir changé d'institution . . . Car l'universalité des hommes se nour-
rit de ce qui paraît tout autant que de ce qui est; souvent même
ils s'agitent plus pour les choses qui paraissent que pour celles
qui sont (2). »
(1) Voyez la Revue des 1" juillet, 15 août, 15 octobre, 15 décembre 1895, 1" avril,
l"juin et 1" août 1896.
(2) Discorsi sulla prima deçà di Tilo-Livio, libro 1°, édit. de 1550, p. 66,
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 515
Mais 0 est une vérité vraie de nos jours comme alors, et même
elle est devenue plus vraie, à mesure que les gouverne mens sont
devenus plus populaires. Le peuple, millions d'hommes, est, en
cela, des millions de fois homme; il se repaît de mots, et d'ins-
tinct s'attache aux routines : il est naturellement paresseux et
passif; il aime mieux soutTrir que d'agir; et il feint d'ignorer son
mal, ou il le nie, ou il le déclare incurable (1) : trois façons de
ne rien faire et de ne rien changer.
Seulement, lorsque le mal arrive à un certain degré, si l'on
ne change rien, si l'on ne fait rien, on en meurt : et, sans phra-
ses, nous en sommes au point où il n'est plus possible de ne rien
faire et de ne rien changer. Déjà personne ne peut plus ignorer le
vice originel d'un régime où, il y a cinquante ans, on crut que
l'on n'avait qu'à s'endormir, en se laissant porter ; déjà personne
ne le nie plus : on confesse maintenant les péchés du suffrage
universel brut ou élémentaire, et volontiers on avouerait qu'il
est temps d'y chercher remède. C'est autant de fait : beaucoup est
fait si l'on sent bien qu'il y a quelque chose à faire.
Reste à savoir ce qui est à faire. Jadis, dans l'Etat ancien,
quand le gouvernement s'opposait au peuple, c'était simple : on
faisait une révolution ; le peuple opérait sur son maître que,
par définition, il regardait toujours un peu comme son ennemi.
A présent que le gouvernement sort du peuple, le peuple opère
sur lui-même; et il est autrement difficile de se corriger que de
détruire, autrement difficile de faire sur soi une réforme qu'une
révolution contre autrui. Néanmoins plus d'échappatoire : une
impérieuse nécessité nous presse, celle de changer pour vivre ;
l'impossibilité de vivre sans changer nous pousse : nous sommes
pris entre l'une et l'autre, et toute issue nous est fermée; nous
n'avons même plus la ressource d'en sortir par une révolution.
Il n'est pas de raison, ni de prétexte, ni d'hésitation, ni de rési-
gnation qui tienne : il faut changer.
Il faut trancher dans le vif de nos institutions, et le vif de nos
institutions, l'Etat moderne étant ce que l'on a dit, c'est le suffrage
universel. C'est dans le suffrage universel qu'il y a à réformer et
à refaire. Ce que nous demandons que l'on y réforme et y refasse,
est-ce bien cela qui est utile et bon? Est-ce cela qui serait le
meilleur? Nous en avons la ferme conviction; et nous voudrions
prouver : 1° que notre système est fait « pour les hommes tels
qu'ils sont ou tels qu'ils vont être prochainement » ; 2° qu'il vise
(1) Voy. John Stuart Mill, le Gouvernement représentatif, trad. Dupont-White,
p. Vu, 118.
516 REVUE DES DEUX MONDES.
plus loin et qu'il va, en efï'et, plus loin qu'à changer « le mal
d'estomac pour le mal de tête (1). »
Je dis « le système » , et non une proposition détachée du sys-
tème. Aussi bien, quelle est cette crise? la crise de l'Etat mo-
derne, non pas seulement une crise du régime parlementaire; et
quelle en est la solution? non pas seulement l'organisation du
suffrage universel, mais l'organisation de l'Etat moderne, demeuré
jusqu'ici inorganique et comme fortuit, spontané ou improvisé.
I
Organiser le suffrage universel est assurément la première
partie du programme, la plus importante à la fois et la plus urgente.
On sait quel devrait, suivant nous, et pourrait être le principe
de cette organisation. Il ne saurait y avoir de représentation orga-
nique là où il n'y a pas représentation réelle du pays ; et il ne
saurait y avoir représentation réelle du pays là où quelque chose
a une place dans le parlement qui ne vit pas réellement dans le
pavs, ni là où quelque chose qui vit réellement dans le pays n'a
pas sa place dans le parlement.
Tout effort, par conséquent, vers une représentation orga-
nique tend à rapprocher la représentation nationale de la vie natio-
nale, à donner celle-ci pour base à celle-là; et, si la vie nationale
est la résultante d'une multitude de vies individuelles et d'un
certain nombre de vies collectives, la représentation nationale la
plus exacte, la plus complète, la plus organique, sera celle qui con-
tiendra en abrégé le plus, comme quantité et comme intensité,
de ces vies individuelles et de ces vies collectives. Et, par consé-
quent, pour s'en tenir à la coupe britannique (et en quelque façon
classique) du parlement en deux Chambres, il nous a semblé que la
première, la Chambre des députés, pourrait être plus spécialement
la Chambre des vies individuelles, et la seconde, qu'on appellerait
Sénat ou de tout autre nom, la Chambre des vies collectives; que
l'ensemble embrasserait à peu près et résumerait la vie nationale;
que, de la sorte, enfin, l'on aurait une représentation organique.
Au point de vue pratique, pour la Chambre des députés, le
moyen d'y introduire le plus de vies individuelles le plus réelle-
ment vécues a paru être, en respectant le suffrage universel, de
grouper tous les citoyens en catégories professionnelles très ou-
vertes et très larges, de doubler d'une circonscription sociale la
circonscription géographique. Le moyen de fonder le Sénat sur la
(1) Gulchardin, Del reggimento di Firenze, lib. 1°. Œuvres inédites, t. II, p. 100.
DE l'ORGAMSATIO-N DL" SUFFRAGIi UNIVERSEL. 517
base des -^es collectives, qui sont, elles aussi, et font de la vie
nationale, on a pensé le trouver dans l'attribution du vote aux
unions locales de divers ordres : unions territoriales, naturelles
ou administratives, communes, départemens : unions civiles ou
sociales, corps constitués, sociétés savantes, associations que la
loi déterminerait.
Contre un Sénat ainsi recruté, on ne voit pas bien les objec-
tions qui s'élèveraient, si ce n'est que ces dernières unions, les
unions civiles ou sociales, ne sont pas suffisamment définies;
mais la définition n'en est, tout de même, pas impossible à donner,
et pourquoi, par exemple, ne serait-ce pas : « toutes les associa-
tions qui ont un objet d'intérêt public? » — Quant au Sénat, en
somme, peu de contestation ; la défense de la Bastille parlemen-
mentaire se concentre autour de la Cbambre des députés.
Marquons pourtant un point gagné : on ne nous envoie pas
les boulets de pierre dont nous nous étions permis de supposer
que l'antique arsenal était plein ; on ne nous a pas soupçonné de
vouloir restaurer « les ordres » et les « corporations. » On se
sert d'argumens d'un modèle plus récent. — « Ce système, on le
connaît bien, s'écrient les uns : c'est la représentation des inté-
rêts ! » — Et les autres: « Oui, sans doute, on le connaît bien:
c'est la représentation professionnelle !» — « Avec la représenta-
tion des intérêts, comment faire pour que les intérêts privés ne
priment pas lïntérêt général? » demandent les uns. — Et les
autres : « Avec la représentation professionnelle, comment faire
pour que le groupement ne soit point arbitraire ? »
(' Chaque groupe, ajoutent les uns, fera masse pour s'opposer
et se préférer à ses voisins, qu'il traitera en concurrens. » — Et
les autres : « Dans chaque groupe, quel rapport}' a-t-il entre tels
et tels individus? »
Coupant court à toutes ces querelles : « Vous divisez trop ! »
nous reprochent les uns. — Mais les autres : « Vous ne subdivisez
pas assez ! » — Les uns : « Vous particularisez tout !» — Et les
autres: « Vous n'organisez rien! » Bouleversement, suivant les
uns, amusement suivant les autres : — « Vous nous li\Tez aux
ouvriers », gémissent les économistes. — Mais les socialistes voci-
fèrent : « Vous perpétuez, vous aggravez la tyrannie bourgeoise 1 »
— On pourrait longtemps continuer ainsi. Mais qui ne voit que dans
cette coalition de gens que scandalise, effraye ou déconcerte la ré-
forme proposée, il ne manque pas de contradictions? qu'au total
il en manque si peu, que la coalition se ruine toute seule, d'elle-
même, par ses propres contradictions ?
Sans vanité, je ne crois pas qu'il y ait un de ces excellens pré-
518 REVUE DES DEUX MONDES.
textes à ne rien faire que je ne puisse être presque sûr d'écarter;
un de ces argumens, si l'on veut, que je ne sois presque sûr de
réfuter. Mais à quoi bon discuter sur des détails qui, pour ne
pas être tout à fait indifférens, n'ont pourtant, à cette heure, qu'une
importance très secondaire ? Serait-ce assez de sept catégories ?
N'en faudrait-il pas davantage ? Un notaire de petite ville est-il
plus près d'un académicien qu'un électeur quelconque d'un second
électeur quelconque? mettons: que M. Thiers de son porteur
d'eau? Le politicien, que nous vouions tuer, est subtil, insinuant;
ne reparaîtrait-il pas dans tel ou tel des groupemens adoptés?
— Beaux sujets de dissertation et de polémique, mais pour plus
tard. — Pour le moment, nous n'en sommes pas encore a l'apo-
logie, nous n'en sommes qu'à l'exposition du système.
La réponse à tout cela ne nous embarrasse guère, mais nous
n'avons pas à répondre ; nous combattons en masse et non en
ordre dispersé. Puisque « le bloc » est à la mode, voici un
bloc. De peur qu'on ne nous dise : « C'est donc là tout votre sys-
tème : la représentation des intérêts ! la représentation profes-
sionnelle ! » ayons soin de bien établir que non, ce n'est point
là tout notre système, qui nest, d'ailleurs, ni la représentation
professionnelle ni la représentation de.'i intérêts.
Ce n'est pas la représentation professionnelle, et ce n'est pas
la représentation des intérêts. Que vient faire ici la profession?
Nous ne l'invoquons que comme le signe, comme l'indication
d'une certaine identité, tout au moins d'une certaine similitude
de vie. Mais le fond, la base, la moelle ou le nerf du système, c'est
la vie. Pourquoi, alors, le groupement par professions? Parce que
la profession est ce qu'il y a de plus réel, de plus positif, de plus
constant et de plus présent, de plus spécifique dans la vie so-
ciale de l'homme; parce que, si l'homme ne vit pas seulement de
pain, cependant il vit surtout de pain, et que son pain, c'est sa
profession qui le lui donne.
Gomme le besoin du pain est quotidien, la profession, pour
l'homme, est nécessaire et quotidienne. Il ne la prend pas un
beau matin tous les quatre ans pour vivre d'elle cinq minutes et
la quitter avant le soir, ainsi que la plupart des électeurs font
d'une opinion politique, quand ils se donnent la peine d'en prendre
une, même pour cinq minutes. Elle dure singulièrement plus que
la période électorale ; le grand jour passé, beaucoup de Français,
ayant, au petit bonheur, choisi le candidat radical ou le candidat
modéré, ne se réveillent ni radicaux ni modérés, qui se retrouvent
bouchers ou cordonniers.
On nous accuse d'avoir repoussé « dédaigneusement » la
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 319
représentation proportionnelle, à la manière genevoise. Dédai-
gneusement est de trop : nous ne saurions avoir de dédain pour
une tentative qui vise à plus de justice et plus de vérité. Mais si,
tout en lui reconnaissant des intentions éminemment morales,
nous avons cherché autre chose que la représentation propor-
tionnelle, ce n'est point, ou ce n'est pas uniquement, par l'un des
motifs allégués couramment contre elle. C'est, comme nous
l'avons dit, parce qu'elle n'embrasse pas assez de l'homme ni assez
de la vie, — de la vie et de l'homme de tous les jours; — c'est
parce que rien ne peut être plus factice, plus artificiel qu'elle n'est,
si elle crée une vie artificielle et un homme factice, en supposant
que tout citoyen a « une règle de conduite politique, une opinion
arrêtée et immuable, susceptible d'être fixée, cotée et classée. »
Nous repoussons donc la représentation proportionnelle, —
sans dédain, — mais nous la repoussons, parce que ce n'est pas
une représentation réelle du pays réel, et vivante du pays vivant,
mais bien la représentation mathématique d'un pays qui n'existe
pas, ou qui n'existe, au plus, qu'un jour, tous les trois ou
quatre ans. L'opinion politique, sur laquelle repose la représen-
tation proportionnelle, ce n'est que le vêtement de l'homme et
un vêtement qui se lave : parmi la grande masse des hommes, il
en est qui en changent souvent; beaucoup qui se couvrent, au
hasard de la rencontre, d'un haillon ou d'un oripeau; beaucoup
même qui vont tout nus ; c'est-à-dire beaucoup qui n'ont pas du
tout d'opinion politique, ou n'en ont une que d'emprunt, ou en
ont plusieurs de rechange. Mais la profession, au contraire, c'est
l'homme : il n'est pas d'homme qui, jusque dans la politique, ne
porte, qu'on nous passe l'expression, quelque stigmate profes-
sionnel; et si c'est la vie que vous cherchez, si c'en est un signe,
une marque, un caractère tout ensemble très apparent et très
profond, vous l'avez là, dans la profession : une représentation
fondée sur elle, en tant qu'indication du genre de vie, sera sûre-
ment la représentation réelle et vivante du pays réel et vivant.
Quoique fondée sur la profession, cette représentation vivante
du pays vivant n'est pas la représentation professionnelle : nos
adversaires le disent eux-mêmes : elle comporterait, autrement,
plus de sept groupes; et, quoique les intérêts n'en soient pas
exclus, ce n'est pas davantage la représentation des intérêts. Mais,
au bout du compte, quand cela serait? Quand même ce système
serait une forme de la représentation des intérêts? Il est curieux et
édifiant de voir quelles et combien de pudeurs s'effarouchent dans
les deux Chambres à la seule pensée d'une représentation des inté-
rêts 1 — Eh quoi ! ce seraient des « intérêts » qui seraient repré-
520 REVUE DES DEUX MONDES.
sentes, des « intérêts particuliers »! Et l'intérêt public, général,
national, qu'en fait-on? — Mais plutôt, qui trompe-t-on ici? Nos
sénateurs, nos députés, s'ils n'étaient pas, en forte majorité, les
commissionnaires médaillés de leurs comités, de leurs coteries,
de leurs cafés et de leurs loges ; s'ils dépassaient le cercle de leur
arrondissement et si parfois ils perdaient de vue le clocher de
leur chef-lieu, auraient le droit de témoigner d'une vertueuse
indignation; mais ce droit, ils ne peuvent l'avoir puisque, main-
tenant déjà, ils ne représentent que des « intérêts particuliers »,
et des « intérêts » minuscules, et des « intérêts » qui ne sont
pas toujours hautement avoués.
Avec le système que nous proposons, si ce sont des intérêts
encore qui seraient représentés, ce seraient toutefois, à voir les
choses en leur réalité, des intérêts moins particuliers, et, dans
tous les cas, il y aurait moins d'intérêts particuliers représentés;
on peut dire qu'il n'y en aurait que sept, comme il n'y aurait que
sept groupes professionnels ; mais dussent-ils se subdiviser par
régions et par métiers, ils seraient infiniment moins menus que
ceux qui l'emportent aujourd'hui : ce ne serait plus une pous-
sière d'intérêts flottant au-dessus d'une poussière de suffrage.
Mais qu'importe, reprend-on, qu'il y en ait moins, si chacun
d'eux est plus tenace, plus ardent, et s'ils sont vis-à-vis l'un de
l'autre en un perpétuel et inapaisable conflit? Ce n'est point ici,
on le répète, le lieu de discuter sur les détails; sans quoi, l'on
montrerait qu'en supposant fatalement contradictoires les intérêts
de tel et tel groupes, les intérêts de l'agriculture, d'une part, et,
d'autre part, de l'industrie ou du commerce, l'équilibre naturel
des forces est si bien établi qu'ils seraient en balance, — car l'agri-
culture compterait 225 représentans dans notre Chambre de
500 membres, et l'industrie, le commerce, les transports en comp-
teraient 229, — et ainsi ce seraient les professions libérales, plus
désintéressées, qui les départageraient par leurs 46 voix.
Il suffira peut-être de faire observer que croire à ce point les
intérêts des divers groupes fatalement contradictoires, irréduc-
tibles et inconciliables, est d'une psychologie assez superficielle.
Combien l'étude approfondie des institutions et des sociétés avait
appris à sir Henry Maine à en juger mieux, lorsqu'il affirmait :
« L'histoire politique nous enseigne que, de tout temps, les
hommes se sont querellés avec plus d'acharnement à propos de
phrases et de formules qu'à propos d'intérêts matériels propre-
ment dits (1) ! » C'est là que nous en sommes : aux enragées que-
(1) V. sir Henry Sumner Maine, Essais sur le ffouvernement populaire, trad.
franc., p. 119.
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 521
relies, sans nu et sans objet, de formules et de phrases, et le par-
lementarisme s'embourbe dans une stupide logomachie.
Eh bien donc! quand même en ce que nous proposons il y
aurait une certaine dose de représentation des intérêts, où serait
le mal? du moins où serait le plus grand mal? blst-ce que, comme
toujours et plus que jamais, ce ne sont pas les intérêts qui font
tourner le monde ? Est-ce que partout les questions sociales ne
sont pas en train de passer au premier plan, laissant loin derrière
elles ce que l'on sobstine à nommer les questions politiques?
Est-ce qu'il y a d'autres questions politiques, au fond, que ces
questions sociales? Mais, si beaucoup de questions sociales sont,
au premier chef, des questions morales, beaucoup aussi sont des
questions économiques; et alors, où serait le mal, que le parle-
ment, ayant surtout à résoudre désormais des questions écono-
miques, fût constitué surtout suivant un classement économique?
Il y aurait à cette disposition d'autant moins d'inconvéniens
que la Chambre des députés, recrutée suivant ce classement, ne
serait pas seule et sans contrepoids, qu'à côté d'elle, en face d'elle,
serait un Sénat recruté d'après un cadre tout ditîerent, à la base
duquel on ne trouverait plus ni le nombre ni l'individu, ni aucune
espèce d'intérêts particuliers, mais bien des groupemens, des
vies et des intérêts collectifs.
Que nous le voulions, du reste, ou ne le voulions pas, en ce sens
vont les choses et le courant nous entraîne. On a déjà remarqué
avec raison qu'à maintes reprises, pendant ces dernières années,
les Chambres se sont bornées à rédiger en articles de loi les
vœux transmis et même les projets élaborés par des représenta-
tions spéciales, comme les Chambres de commerce, dont le rôle a
été si considérable dans une circonstance récente. D'un autre
côté, mais dans le même sens, un puissant mouvement se des-
sine en faveur de la création de Chambres d'agriculture, et, d'une
manière générale, de Chambres professionnelles. Ce ne sont point
là des postulats de théoricien, ce sont des faits; et sur ces faits
nous pouvons dire qu'est assise solidement la première de nos
deux propositions, à savoir que notre système est fait, ainsi que
le recommandait J. StuartMill, « pour les hommes tels qu'ils sont
ou ne peuvent manquer d'être prochainement. »
II
La seconde proposition est celle-ci : « Notre système vise plus
loin et va en effet plus loin qu'à changer, selon le mot expressif
et réaliste de Guichardin, le mal d'estomac contre le mal de
522 REVUE DES DEUX MONDES.
tête. » Il vise et il va jusqu'à corriger non seulement le suffrage
universel, mais tout le régime parlementaire. Le suffrage uni-
versel organisé assurerait au pays une meilleure représentation ;
mais il faudrait lui assurer aussi une meilleure législation. Pour
qu'il l'eût enfin, cette législation meilleure, il faudrait que] les
Chambres fussent plus représentatives (c'est où conduit notre sys-
tème) et moins législatives; pour qu'elles fussent moins législa-
tives, avec l'importance de la loi dans l'Etat moderne, il faudrait
que l'on instituât un organe spécial de législation.
Un tel organe serait utile, quelle que fût la forme du gouverne-
ment; mais, dans une démocratie, il est plus qu'utile, il est indis-
pensable. Car, si « la tendance générale des choses est de faire de
la médiocrité la puissance dominante (1) », cette tendance s'accuse
surtout et trouve à s'affirmer dans les démocraties, — nous n'avons
qu'à regarder autour de nous pour voir si la nôtre fait exception.
Car, si « les peuples ne sont pas indéfiniment progressifs et cessent
de l'être plus vite qu'on ne croit », c'est dans les démocraties qu'ils
le sont certainement le moins ou cessent le plus vite de l'être : et
c'est dans les démocraties qu'ils ont le plus pressant besoin d'être
relevés, soutenus, et en quelque sorte portés au-dessus d'eux-
mêmes. Livrée à son penchant, toute démocratie est une masse
qui tombe. Aussi n'est-il personne qui, pour peu qu'il ait réfléchi
sur la politique, ne soit d'avis qu'il n'y a pas de gouvernement
« qui veuille être organisé de plus près qu'un gouvernement à très
large base démocratique » et comme conclusion précise, que
« tout gouvernement fait pour un degré élevé de civilisation,
devrait avoir parmi ses élémens fondamentaux un corps dont les
membres, peu nombreux, auraient la charge expresse de faire
les lois (2). »
Or, que nous poursuivions, que nous nous efforcions de réa-
liser un type de gouvernement éminemment progressif et (( fait
pour un degré élevé de civilisation », c'est ce dont témoignent
jusqu'aux déclamations de nos orateurs de réunion publique : et,
quelques-uns de ceux sur les lèvres de qui bourdonnent conti-
nuellement les mots de « progrès » et de <( civilisation » en ont
peut-être une idée singulière, mais quant aux qualités que doit
réunir le gouvernement dans l'Etat moderne, plus ou moins con-
sciemment, tous, nous sommes unanimes. Voulant la fin, qui est
cela, il faut donc vouloir le moyen, qui est d'instituer au plus
tôt chez nous ce corps expressément chargé de faire, ou plutôt de
préparer, d'étudier, d'élaborer les lois, de leur donner façon et
(1) J. St. Mill, le Gouvernement représentatif, trad. Dupont- White, p. 36.
(2) M. ibid., p. 130-131.
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. o23
figure de lois, de les rédiger en un bon texte et de les codifier en
un bon ordre.
Mais ce corps est-il vraiment à instituer en France? et avons-
nous à le faire surgir de terre? X'existe-t-il pas déjà? et s agit-il
d'autre chose que de lui permettre de rendre, après avoir atteint
son complet développement, tous les services qu'on serait en droit
d'attendre de lui? au premier rang desquels cet incomparable ser-
vice de nous sauver des décadences faciles aux démocraties, de
maintenir en nous l'aptitude au progrès, de nous doter, par une
législation supérieure et en tant que c'est affaire de législation,
d'un gouvernement et d'une politique dignes « d'un degré élevé
de civilisation ». Oui, ce corps existe : il n'est pas ce qu'il de-
vrait être ; mais on n'a qu'à vouloir et il le sera demain : c'est le
Conseil d'Etat. Ah! sans doute, l'on va tout de suite nous accuser
de revenir à la constitution de 1852 et même à la constitution de
l'an VIII. Mais des spectres d'empire ne sont point des raisons;
et si l'une ou l'autre de ces constitutions nous offre justement,
ou à peu près, ce dont nous avons besoin, pourquoi ne le lui
prendrait-on pas?
Ainsi l'Etat, en dehors de l'exécutif (que l'on a volontairement
né^bgé), serait organisé sur ce plan : deux Chambres et un Conseil
d'Etat coopérant à la législation ; les deux Chambres plutôt re-
présentatives, de contrôle, de critique, de consentement et de
sanction; le Conseil d'Etat, plus proprement, plus activement
législatif, et, du commencement à la fin, chargé de la confection
positive, matérielle, de la confection technique de la loi. Au sortir
du Conseil d'Etat, les projets de loi iraient devant les Chambres
qui, après examen et discussion, — en cela on ne copie pas ser-
vilement la constitution de l'an VIII, — en prononceraient l'adop-
tion ou le rejet, mais sans pouvoir les amender; ou bien, si elles
les amendaient, les projets, alors, retourneraient au Conseil d'Etat
qui en « collationnerait » à nouveau les articles, pour éviter que
des remaniemens successifs introduisent dans un coin de leur
texte quelque contradiction avec ce texte même ou avec d'autres
lois. Le parlement ne perdrait, à ce partage, rien de ses droits ni
de ses prérogatives essentielles ; l'exercice seul en serait mieux
réglé : ce serait la division du travail législatif, avec son corollaire,
la spécialisation du travail, qui ne produiraient certainement pas
là des résultats moins favorables qu'ailleurs. Les Chambres ne
seraient même pas privées de leur initiative ; et si le gouvernement
se montrait trop rétif ou trop lent à leur gré, elles pourraient,
par une motion, l'inviter à déposer un projet de loi sur telle ma-
tière, lequel projet serait, bien entendu, arrêté en Conseil d'Etat,
524 REVUE DES DEUX MONDES.
le but étant de faire du Conseil d'Etat l'organe spécial et nécessaire
de la législation.
Ce corps légiférant, comment se recruterait-il? Pour qu'il rende
pleinement ce qu'il doit rendre, il est manifeste qu'il ne faudrait
pas le peupler de préfets fourbus, d'avoués sans clientèle, de
hauts fonctionnaires mûrs pour la retraite, et de jeunes gens qui
ne se sont guère distingués autre part que dans l'antichambre d'un
ministre. Le mieux serait qu'il fût comme un suprême corps
constitué, où les grands corps constitués de l'Etat (non point les
chambres, mais la Cour de cassation, la Cour des comptes, l'In-
stitut, l'armée, la marine, etc.), enverraient tous des délégués.
J. Stuart Mill recommandait que les membres en fussent peu
nombreux; mais en trop petit nombre, dans une démocratie, ils
n'échapperaient pas à la suspicion, et, devant les Chambres comme
devant le pays, ils manqueraient d'autorité.
Ils en manqueraient aussi inévitablement, si, par leur nomi-
nation, ils dépendaient de l'exécutif et semblaient devoir être à
sa dévotion. Mais ne pourrait-on pas arriver à faire que le re-
crutement de ce Conseil d'Etat élargi, fût, pour ainsi dire, automa-
tique, en disposant qu'y siégeront de droit les deux ou trois plus
anciens conseillers de la Cour de cassation, les deux ou trois plus
anciens conseillers de la Cour des comptes, les deux ou trois plus
anciens généraux de division et vice-amiraux, les deux ou trois
plus anciens membres de chacune des classes de l'Institut, etc.?
Formé de cette manière, le Conseil d'Etat légiférant serait
réellement doué d'autant d'indépendance que peut en comporter
la condition des hommes, et, autant qu'il est possible, affranchi
de tout lien : nec spe nec me tu, sans crainte et sans espérance;
puisque ses membres, parvenus au sommet de leur carrière et
au bout de leur ambition, n'auraient plus rien à perdre par la
résistance, ni par la complaisance rien à gagner. En même temps
que les plus fortes garanties d'impartialité, ils présenteraient, du
fait même de leur recrutement, les garanties les plus fortes de
compétence, et il serait malaisé de réunir, les hommes étant les
hommes, plus de désintéressement, d'expérience et de lumières.
Mais, au surplus, le mode de recrutement de ce Conseil, c'est
encore une question secondaire, et sur laquelle, quant à présent,
nous n'insisterons pas, pourvu qu'on s'attache à ceci : qu'il faut
arriver à en faire un grand conseil légiférant, le principal corps
légiférant de l'État; ai par ce motif excellent que, dans l'Etat,
il n'y en aurait point de plus apte à remplir une telle fonction. Le
Sénat, même comme nous le concevons, y serait évidemment
moins apte, et la Chambre des députés, même comme nous la
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 525
concevons, y serait moins apte : aussi, dans la confection de la loi,
où tous les trois collaboreraient, la part de beaucoup la plus
importante serait-elle réservée au Conseil d'Etat. Le Conseil d'Etat
ne pourrait faire aucune loi sans l'assentiment des Chambres, mais
les Chambres non plus ne pourraient faire aucune loi sans le Con-
cours effectif du Conseil d'Etat ; chacun de ces organes s'appli-
querait à sa fonction, qu'il remplirait mieux; et les Chambres,
élues selon notre système, nous donnant déjà une meilleure re-
présentation, le Conseil d'Etat nous donnerait une législation
meilleu,re.
Dans le Conseil d'Etat légiférant, les professions libérales
reprendraient le terrain qu'elles auraient cédé dans la Cham-bre
des députés ; et Ion échapperait ainsi au grief de « décapiter la
nation » en ne laissant à ces professions que tout juste le nombre
de sièges auxquels leur donne droit la pure proportion arithmé-
tique des électeurs aux représentans. Si, en effet, elles n'étaient
représentées que dans la Chambre, et seulement en proportion
arithmétique, on pourrait dire que les professions libérales seraient
sacrifiées, et, en un certain sens, que la nation serait « décapitée »
du même coup. Mais, moins étroitement représentées au Sénat, et
surtout, dans le Conseil d'Etat, plus largement représentées, par
ce qu'elles peuvent produire de plus élevé, elles retrouveraient
là leur influence légitime, à la place où elles peuvent le plus uti-
lement l'exercer.
Loin donc de la c décapiter » , — de même qu'en traçant des cadres
au suffrage, on referait des os à la nation, — de même, en consti-
tuant sur une pareille base ce grand Conseil d'Etat légiférant, on
referait une tête à la démocratie. On y introduirait cette dose
d'aristocratie sans laquelle une démocratie ne saurait durer, et
dont la formation est peut-être pour elle la première des nécessi-
tés. Dans le Conseil d'Etat se réfugierait la culture supérieure, en
toute démocratie objet d'une méfiance jalouse ; dans le Conseil
d'Etat, l'élite serait défendue contre la foule; la foule serait dé-
fendue contre elle-même; et rien n'empêcherait de laisser da-
vantage à l'action directe ou à l'impulsion de la démocratie,
puisqu'on aurait un frein plus sûr aux excès de la démocratie.
La création d'un corps légiférant d'une qualité éprouvée est
d'autant plus nécessaire que la loi, comme on l'a remarqué, est ou
devrait être, en dernière analyse, dans l'État moderne, la suprême
puissance ; et par suite, il ne peut être indifférent qu'elle soit bonne
ou mauvaise, claire ou obscure, logique ou incohérente, intelli-
gible ou inintelligible, applicable ou inapplicable. Cette seule ré-
forme, l'adjonction aux deux Chambres élues, pour leur travail
5!26 REVUE DES DEUX MONDES.
législatif, d'un grand Conseil d'État, toujours obligatoirement con-
sulté, serait considérable en soi, et parce qu'elle en permettrait ou
en faciliterait d'autres.
Une fois ce frein, ou ce régulateur, mis par en haut aux excès
de la démocratie, peut-être pourrait-on user, prudemment et mo-
rément du référendum. On n'exprime ici qu'un « peut-être ».
Mais sûrement, et quelque réforme profonde qu'on opère et dans
le suffrage universel et dans le partage des attributions légis-
latives, cette réforme gagnerait à être précédée, accompagnée
ou suivie de mesures qui la compléteraient, parmi lesquelles la
réduction du nombre des députés et de la durée des sessions, la
réglementation du droit d'initiative et du droit d'interpellation;
plus encore, — réformes dans les mœurs, sinon dans les lois, — le
rappel de quelques commissions des Chambres, et des Chambres
elles-mêmes, à leur véritable rôle ; et, plus encore, la reprise par
le gouvernement du sens du gouvernement. — Voilà bien des
choses à changer et bien des choses à refaire : les « gens pra-
tiques » en reculent épouvantés, et sans doute l'on donnerait
raison aux gens pratiques, si l'on ne savait pas que ce sont ceux-
là mêmes, qui, depuis vingt-cinq ans, s'obstinent à fonder une
démocratie sans organes de démocratie, croyant naïvement que,
par un privilège singulier, elle peut vivre et grandir à l'état inor-
ganique.
Nous croyons, nous, qu'elle ne vivra et ne grandira que si
elle s'organise ; si elle organise le suffrage universel qui est sa
condition, et le régime parlementaire qui est, pour le moment,
sa forme d'être. Nous avons essayé de dire comment, selon nous,
elle pourrait organiser l'un et l'autre, de façon à réaliser le type
de l'Etat moderne, qui devrait être tout ensemble très démocra-
tique, très stable et très progressif. Maintenant, nous concevons
sans peine qu'un changement aussi radical dans le suffrage uni-
versel que nous avons, et dans le régime parlementaire que nous
avons, les remuerait, les retournerait, les réformerait et les trans-
formerait de fond en comble.
Ni le corps électoral, ni les corps élus, ni le suffrage universel,
ni le régime parlementaire ne resteraient tels que nous les con-
naissons. Mais tels que nous les connaissons, on peut bien conve-
nir aussi qu'il n'y a pas à se faire scrupule d'y toucher. Puisqu'on
juge l'arbre à ses fruits, l'arbre est jugé et condamné. Et, lors-
que, après un temps plus ou moins long, de pas en pas et d'effort
en effort, l'État moderne sera organisé, ce que l'on ne compren-
dra pas, c'est que de grands peuples aient pu tolérer si patiemment
l'expérience, qui ne pouvait aboutir qu'au règne de la mé-
DE l'organisation DU SUFFRAGE UNIVERSEL. 527
diocrité et ée la sottise, d'une politique d'occasion, menée par
des politiciens d'aventure.
Certes, ce n'aura pas été la première fois que la médiocrité et
la sottise se seront installées et étalées au faîte des honneurs hu-
mains, ni qu'on aura pu remarquer par « combien peu d'esprit le
monde est cjouverné. » Aucun régime ne peut faire qu'un pays ne
verse jamai^s en ce malheur public. Mais qu'un régime en vienne,
par le jeu naturel de ses institutions, à amener au pouvoir, sou-
vent et presque normalement, ce qu'il y a de moins qualifié, de
moins désigné pour le pouvoir, il faut dire que c'est une injure
au bon sens, que ces institutions sont mauvaises, que ce régime
est mauvais, et que, — quelle que soit la place de l'absurde en
ce monde — en vérité, cela est trop absurde. Il faut dire que c est
le gouvernement à l'envers, et que d'y opérer un changement
profond qui le remue et le retourne, ce ne sera que le remettre
sur ses pieds. .
Il faut dire , il faut faire entendre qu'à supporter un régime
pareil, à s'y complaire, à s'y accoutumer et à ne rien tenter pour
en sortir, une nation pourrait périr, fût-elle, par ses chutes et ses
relèvemens, comme un miracle de l'histoire. Il faut dire, il faut
faire entendre que, si l'État moderne doit être « construit par en
bas », tout de même c'est une gageure qu'on perdrait, et où l'on
se perdrait, de sen remettre sans précautions, sans réserves, sans
recours, au Nombre incapable, ignorant et inconscient, à la rue
et à la cohue. Or la démocratie inorganique est tout cela; et elle
sera tout cela, tant qu'en organisant le suffrage universel, en ré-
formant le régime parlementaire, en assurant d'une part une re-
présentation, et d'autre part une législation meilleures, en refaisant
des os et une tête à cette nation que les révolutions ont disloquée,
on ne l'aura pas élevée à l'état, où elle pourra vivre et faire vivre,
de démocratie organisée.
Charles Benoist.
SOUVENIRS ACADÉMIQUES
AUGUSTE COMTE
ET L'ÉCOLE POLYTECHNIQUE
Michelet, qui, par goût, par habileté littéraire peut-être, incli-
nait vers l'exagération, a écrit : «'Si l'on veut ignorer solidement
et à fond Richelieu, il faut lire ses mémoires. » On pourrait dire,
en s éloignant un peu moins de la vérité : « Si l'on veut ignorer le
caractère d'Auguste Comte et les détails de sa vie, il faut lire le
livre composé par le plus considérable de ses disciples, Littré,
qui pense de Comte beaucoup de mal et ne veut pas le dire; con-
sulter ensuite le docteur Robinet, dont l'admiration est aveugle
et sans mesure ; étudier enfin, ce que je n'ai pas fait, les innom-
brables articles publiés par la Revue occidentale pour la glorifi-
cation d'une mémoire vénérée. » Ces etTorts successifs, que je
crois très sincères, le nombre des éditions de deux ouvrages assez
mal composés, démontrent suffisamment la curiosité excitée par
l'étrange personnage qu'ils élèvent si haut ; et que le nombre de
ses admirateurs, plus encore que le bruit qu'ils s'efforcent de
faire, préservera de l'oubli dans l'histoire de l'esprit humain.
Renan, dédaigneusement indulgent à son ordinaire, a dit de
lui : « Je suis arrivé à croire que M. Comte sera une étiquette
dans l'avenir, et qu'il occupera une place importante dans les fu-
tures histoires de la philosophie. Ce sera une erreur, j'en con-
viens, mais l'avenir commettra tant d'autres erreurs ! »
Je ne veux ni juger cette philosophie ni prédire les illusions de
nos descendans; je me borne à désirer, et à espérer, que, sur ce
tiinuiNU
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T. JUL I 819SE
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University of Toronto
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POCKET X
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LOWE-MARTIN CO. LIMITED