Full text of "Oeuvres"
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OX IrlBRARY
— — rr
ctft CaLlrrtt4tiT.
rrlritflrd in 1663,
.RARY
Mur^ft CoUrrtitm.
(EUVR ES
DE M.THOMAS,
D E
L'ACADÉMIE FRANÇOISE.
NOUVELLE ÉDITION
tiZVUEyCORRIGÉE ET AUGMENTÉE,
iCèJ^-- *-r=^a!-^|P-
ULhm
TOME SECOND.
4
1 Ç*
A AMSTERDAM,
Chez MOUTARD, Libraire de Madame
z,A Davphine, rue du Hurepoix,
à S. AinbroiTe.
M. D ce. LXXlll.
^' \
--•
ESSAI
- SUR
LES ÉLOGES.
CHAPITRE XXIV.
SiècUs de barbarie. Renaiffance des
Lettres. Eloges compqfJs en latin
moderne dans le /éiiièmc& le dix^
feptitme Jiècles.
vJ N fçaît que rinvafion des barba-
res exi Occident, fut dans cette partie
de l'univers , Pépoque d'une deftruc-
tion prefque générale. On fçait que
l'Europe & TAfrique furent ravagées.
Des villes entières furent confu-
niées , fans qu'il en reftât de trace.
Tome II. A
% Essai
D'autres ne confervèrent pas un feuf
habitant. Ailleurs quelques hommes
épars fe cachoient parmi des ruines.
Les campagnes couvertes d'offemens
étoient abandonnées & défertes. Au
fein de Tlt^ilie même & dans les climats
les plus rians , la terre devint ftorile &
fauvage.Des forêts incultes s'élevèrent
où rinduflrîe & la paix avoient fait
croître des moifibns. Dans plus d une
province , les bêtes féroces prirent la
place de l'homme , & vinrent s'empa-
rer des pays qu'il laiflbit défèrts. Les
monumens des arts étoient détruits.
Ces édifices qu'avoir élevés Varchi-
tcâure grecque & romaine , les fta-
tucsjes tableaux, les chefs-d'œuvre
du génie dépofés dans les bibliothè-
ques ; tout a voit dilparu. Le fol de
rancîenne Rome avoir été caché deux
ou trois fois. Des reftes de palais ou
de temples noircis par les feux , Se
un terrain immenfe couvert de dé-
combres , attcftoient fculs fon an-
cienne grandeur. Sur une partie de
SUR. LES Eloges. .^
h terre rignoîent la dévaftarion , le
filence ,& cet étonnemenc ftupide qui
fuit les grands malheurs. L'homme
dans cet état fot condamné à Tigno-
rancc& à la barbarie. Il devint fauva-
ge comme le globe quMl habitoît. Le
barbare qui avoir vaincu , c'eft-à-dire
qui avoir égorgé & brûlé , dédaignoit
des arts inutiles pour les combats ; il
illes regardoit comme un inftrument
de fervitude , & la vaine occupation
de la moUefle ; le vaincu efclave &
avili par fes malheurs , avoir perdu
tout ce qui élève l'ame. Ainfi Téloqùen-
ce & les lettres furent éclipfées. ^
Lefîxièmefiècle n'offre que la lutte
des nations qui fc difputent Tuni-
vers. Les Lombards & les Grecs en
Italie , les Francs dans les Gaules , les
Vandales en Efpagne , les Saxons en
Angleterre, chacun démolit l'empire,
& tous s'égorgent pour s'en arracher
les débris. Aufeptième, Mahomet s'é-
lève, & répand un fanatîfme tout à la
4 Essai
fois religieux & guerrier. Pendant huit
cents ans , les hommes ne furent oc-
cupés, qu'à fe déchirer & à com-
battre. Nulle politique ne préfîdoit
au carnage. Une forte de fuperfti-
tion tantôt fqiblé & tantôt féroce ,
quelquefois efclave & quelquefois con-
quérante , régna prefque d*un bout du
itioqde à l'autre.
L'univers connu étoît alors partagé
çn trois grandes mafles ; Tempirc des
'califes ou des arabes , Tempire
grec , & l'Europe occidentale échap-
pée aux fers des. romains. Chez les
arabes on fut fanatique & conquérant
pendant trois fiècles ; pendant trois
autres on cultivales arts; mais ce peui
plp ingénieux & brave eut des Mé-
decins , des Aftronomes , des Géo-^
mètres , des Chymiftes , des Poètes
même ; tout, excepté des orateurs.
Sous un dçfpotifme religieux & mi-
litaire , on croit , on agit , on conn
mande ^ on ne perfuade pas^
StrRLÉSÈLOGES^ Ç
Chez les Grecs le temps de Photîus
& de Léon le philofophe, ou le neu-
vième fîècle , fut le temps le plus ce-
. lèbre pour les connoifTances ; mais les
crimes dli palais , là fuperftition du
fchilme , la petiteffe dii gouvernement
& les fureurs fcholaftiques étouffèrent
tout.
L'Europe chrétienne fut occupée
& divifée tour à tour par les établifle-
mens des barbares , par les incùr-
fions des horniahds , par Tanârehie
des fiefs , par les guerres fàcrées des
croifades , & par lès combats éternels
du facerdoce & dé Tempire. Il y eut
pourtant à travers Ces taVages quel*
qucs éclairs de connoiffaiices. On én-
feigna fous Charlcmagne un peu d'A-
rithmétique & de Grammaire , & quel-
ques formes de raifonnemens qu'on
prenoît pour de la Logique. Alfred
en Angleterre , vers la fin du neiiyiè-
me fiècle , fut lui-même Grammai-
rien , un peu Philpfophe , Poe te , dit-
Aiij
fi Essai
on , Hiftorien & Géomètre ; c'étoît
beaucoup pour un Roi , & furtout dans
ces temps ; maïs il étonna ion pays ,
& ne le changea pas.
Au onzième , l'exemple & la rivalité
des arabes , & quelques voyages en
Orient firent naître en Europe Tidéc
de s'inftruîre; ce fut Tépoque de cette
fcience barbare , nommée SchoIafH-
que ; refprit s'exerça ic ne s'éclaira
point.
Dans le fuivant on commença k
mieux écrire ; on vit en France Saint
Bernard , qui par Tes takns s'éleva au-^
deflus de fon fiècïe , & par fa confî-
dération fut prerqu'au-deiTus des papes
& des rois; & Tamant dHéloïfe , bien
plus célèbre aujourd'hui par fes amours
& fes malheurs , que par fes ouvrages.
Au treizième, parurent tous ces doc-
teurs qui jouèrent un fi grand rôle
dans leur temps ,& qui font fi peu lus
dans le nôtre , dont quelques-uns font
au nombre des Saints » mais qui ne
font plus au nombre des écrivains ce-
su a LES Ë LOS £S. 7
ïèbres. Frédéric fécond, fi fameux par
fes démêlés avec les papes, fonda dans
le même fiècle plufieurs écoles en Ita-
lie & en Allemagne ; mais ces écoles
étoientbien loin d'être des écoles de
goût. Alphonfe en Efpagne fiit Aftro-
nônie & réforma les cartes des cieux ;
mais on n*en ignora pas moins Part
de parler & d*écrire avec éloquence
fur la terre. Les fcîences exades ac-
compagnent quelquefois , mais ne
fuppofenr pas toujours ces arts bril-
lants qui tiennent à l'imagination &au
génie.
Enfin les langues même dans pref-
que toute TEurope étoient barbares.
C'étoit un mélange de plufieurs idiô^
mes corrompus , fans harmonie, fans
goût , & qui n'avoient encore été fa-
çonnés par aucun de ces .hommes de
génie qui dominent/ur les langues
comme fur la penfée. L'Italien ne fut
formé que dans le treizième & le qua-
torzième fièclcs par le Dante & Pé-
AÎY
8 KssAi
trarque ; TAnglôis du temps d*EIiza-.
beth , par Spencer & Shakefpear ;
rAllciwand demeura lofig-temps une
efpèce de jar^^on tudefque , dont les
nationaux même , en écrivant, dédai-
gnoïent de fc fervir. Le Français , mé-
lange informe , fut fauvage & dur juf-
qu*à François J[. Peu- à peu fes fons fe
polirent, mais ilnedeyînt une langue
harmonîeufe , précife & forte , que fur
la fin du règne de Louis XIII.
Un Latin plus que barbare étoic
chez tous les peuples la langue gêné-
raie des loix , delà religion-, desfcien-
ces & des arts. C'éroit un refte d'hom-
mage que TEurope au bouc de dix fié*
clés rendoit encore àfes anciens ty^
rans. Enfin le temps arriva, & la lu-
mière partit du fond de Tltalie; mais
elle ne fe répandit que peu-à-peu fur
le refte de l'Europe.
On remarque une conformité fin-
gulicre entre toutes les époques où les
arts ont fleuri. A Athènes & dans Tanr
. SUR LES Eloges. 9
f cîenne Rome , Téloquence & les let-
tres eurent un grand éclat dans des
temps orageux , quand la liberté dif-
putoit fes droits contre la tyrannie
qui s*avançoir. Aînfi la grande époque
des Grecs , fut de Pyfîftrate à Ale-
xandre; & celle des Re mains , de Ma-
rins à Augufte. En Italie la renaiflance -
des arts fut précédée par les Êiâions
des guelfes & des gibelins , & par tous \
les orages qtfexcita da^s la plupart
des viltes le choc du facerdoce & de
renipire , de la tyrannie & de la li-
berté. En Allemagne les lettres ne
commencèrent à être floriflàntes qu'a-
près la guerre de trente ans ; en An-
gleterre fous Charles II , après Crom-
wel ; en France après les troubles de
la Ligue , & les agitations des guerres
civiles. Mais par la combinaifon des
gouvrernemens/ & la conftitution fin-
gulière des états , il avoit fallu d'a-
bord dans la plus grande- partie de
l'Eui^ope que le pouvoir monarchique
... Av
lo Essai \
6*affernirr j pour que les lettres & les -i
arts puiTcnt renaître. Le pouvoir des ;
nobles qui pendant piufîeurs (iècles .:
combattit le pouvoir des Rois ^ ne :
donnoit point aux âmes réiévacion &
le genre d'aâivité dont elles ont be-
foîft pour les lettres. Ce gouverne-
ment n'jétoit que l'indépendance de
cinq cents tyrans, & Tefclavage d'un
peuple. Jamais la grande partie du
genre humain ne fut plus avilie. D'ail-
leurs Toppreflion ^ le malheur ^ les
guerres renaifTantes ^les haines û ac-
tives entre des voifins jaloux » haines
d'autant plus vives ', qu'ils avoient
moins de forces pour fe nuire , mec-
foient partout des barrières , & em-
péchoient la commnnication. Chaque
ville f chaque bourgade étoit féparée.
La petiteile même des intérêts dévoie
rétrécir tous les efprits , & empêcher
les idées de s'étendre. Il falloit donc
qite les grands fouverains & les rois
commetiçafTent par former des corps
SUR LES ElOG es. H
de toutes ces mafles difperfées. U fal-
^loit rétablir des liens efttre les hom-
mes. Il falloir furtout que les hoinmes
ceflàflenr d'être efclaves; caria nature
a défendu à Tefclave de penfer.
Plus Tautoriré mpnarchique gagna
fur l'autorité féodale , plus les hom-
mes & les peuples fe communiquè-
rent , plus les idées s'étendirent, plus
les nations&les rois conçurent & exé-
cutèrent de grands defleins , & plus
les efprits purent s'élever. Enfin dans
le (eizième fiècle les querelles de reli-
gion vinrent agiter les efprits. Alors
il fallut s*inftruire pour combattre.
On remua, onconfulta les anciens dé-
pôts. De grandes paffions fc mêlèrent
à un zèle facré.
Qu*on imagine un pays couvert au-
trefois de villes floriflàntes , maisren-
verfées par des fecouflès & des trem-
blemens de terre , & un peuple entier
afToupi fur ces ruines , au bout de
mille ans s*éveillanttout-à-cpup com-
Av'j
12. Essai
nie par enchantement , ouvrant fcs
yeux , parcourant les ruines d'un pa^;
incertain , & fouillant à l'envi dans les
décombres^ pour en arracher ouimî-.
ter tout ce qui a pu échapper au temps :
tels parurent les Européens dans cette
époque. Rome , l'empire , tout avoit
été bouleverfé ; tout avoit changé ou
péri : mais il reftoit encore une telle
idée de la grandeur romaine , qu'on ne
s'occupa chez tous les peuples qu'à
faire revivre les loix , les arts , les mo-
numens & la langue du peuple-roi qui
n'étoit plus: Aiafî , tandis qu'on dé-
terroit les ftatues & les débris d'archi-
tedurè échappés aux barbares pour
tâcher de les copier ; on s'efForçoit ea
écrivant de copier l!harmonie & les
fons des orateurs de Rome. Les def-
cendans des Brudères & des Sicam-
brcs , des Celtes & des Baiaves , eu-
rent \\\ nbition de parler fur les bords
du Danube & dans les marais de la
Hollande , comme Caton & Pompée
SURLEsElOGES. 1}
avoîent parlé dans le fénat , ou Ci-
céron fur la tribune. Ce fut pendant
deux (îècles la feule éloquence qui ré-
gna d'un bout de TEurope à l'autre.
Le befoin éternel que Ton a de flat-
ter & d'être flatté^ fit bientôt renaître,
les panégyriques. Des orateurs aujour-
d'hui très-inconnus , firent les éloges
de princes plus inconnus encore. Pa-
pes , Evêques , Cardinauîc , Princes
d'Italie , Princes d'Allemagne , Ducs ,
Margraves , Eledeurs , Abbés mê-
me , pour peu qu'ils euflent l'honneur
d'être fouyerains dans leur couvent ,
ne manquoient point d'avoir un ora-
teur , qui en phrafes de Cicéron ou de
Pline, les comparoient ou à Céfar du
àTrajan. On*fent bien qu'en leur par-
lant à eux-mêmes, il n'étoit guère pof-
fible de les mettre moins haut. L'ora-
teur & le panégyrique , comme cela
devoir être , avoient beaucqup de cé-
lébrité un jour ou deux , & le lende-
main , comme cela devoir être encore,
perfoflne n'ypejnfoir.
14 Essai
II ne faut pas confondre avec tous
ces miférables panégyriques pronon-
cés dans de petites cours , pour de
très-petits princes , les éloges confa-
crésà quelques grands hommes de ce
temps-là. Tels font parexemple ceux
que Ton prononça à Rome , & dans
plufieursvîîles d'Italie , en l'honneur
de Léon X. On peut lui reprocher fans
doute de n'avoir point eu aflez d'auf-
térité dans ks mœurs ; & facour étoit
plus celle d'un prince que d'un pon-
tife ; mais le protedeur de Raphaël ,
de Michel-Ange & du Bramante, Tami
du Triflîno & du Bembo , celui qui
cultiva les lettres en homme de goût ^
& fut les protéger en fouverain , mé-
rita l'honneur des éloges publics.
J'ajouterai encore à ce nom celui
de ce célèbre Guftave Adolphe , qui
au commencement du dix-feptième
fiècle, fit trembler le Dannemark , la
Pologne & la RufTîe , parcourut en-
fuire l'Allemagne en conquérant ^^
SUR LES ElOG es. I^
ébranla le trône de Ferdinand fécond,
vengea la liberté germanique écrafée ,
donna à la Suéde Talcendant fur Tem-
pîre , créa plufieurs grands hommes ,
fit tous ces prodiges en deux ans &
mourut dans une vidoire. Le génie
des conquêtes a prefque toujours ré-
veillé le génie des arts. Guftave Adol-
phe fut célébré par un grand nombre
d'orateurs. Les panégyriques parurent
en foule & de fon vivant , & après fa
mort.
Sa fille Chriftîne eut le même hon-
neur , & à plufieurs égards s*en montra
digne. Elle paflTalong- temps pour avoir
Al régner comme ion père avoir fu
combattre. Perfonne nignore que fon
miniftère . influa beaucoup fur ce fa-
meux Traité de Weftphalie,qui fou-
rnit à des loix une anarchie de fept
cents ans,& fixa en Allemagne Téqui-
libre des pouvoirs. Chriftine fut louée
en Suéde comme la légiflatrice de
Tempire. On lui adrefla plufieurs pa-
rS Essai
négyriques fur cet objet. Les arts d'ail-
leurs qui jamais n'ont oublié ni lébrs
bienfaiteurs ni leurs tyrans^ les arts lui
dévoient de la reconnoiflance. Elle les
préféroit à tout , puifqu'elle les pré-
féra au trône même. Amie & difciple
de Defcartes , liée avec tous les favans
de l'Europe , méconterije des intri-
gues & des petites partions qui trop
fouyent entourent les princes, on fait
combien elle mettoit Partde s'éclairer ,
au-deflus des étiquettes Se des céré*
monies des cours. Cependant on peut
dire qu'elle eut moins de grandes ver»
tus que le goût des grandes chofes , •
& qu'elle infpira plutôt rétonneraenc
que l'admiration. Son principal mé-
rite fut de n'avoir prefau 'aucun des
préjugés qu'on a furie tréob. C'eft par
là furtout qu'elle parut Tupérieure à
fon rancç. En général elle méprifa pref-
que toutes les conventions , celles de
la bcatîté , comme de la grandeur. Mais
en dcdaignant les bienféances ,elle pa-
stiR lEs Eloges. 17
rut ne pas afièz connoltre les hom-^
mes , qui entr*eux ont fnftitué des fi-
gnes pour reconnoître tout & même
la vertu. Comme elle étôit dominée
par (on imagination , fa conduite fut
inégale & fouvent peu mefurée. Elle
agifibit plus par des mouveniens que
par (ks principes. Elle eut la fermeté
d'un moment qui conçoit & fait de
grands facrifices , & n*eut pas cette
fermeté plus rare qui foutient Pâme
par fà propre force , quand elle n'eft
plus animée par les regards & par Vc£-
fort'même que demande tout ce qui
eft difficile. Son amour pour la gloire
étoit plutôt une coquetterieinquiète ,
qui tenoit à Tefprit , qu'un de ces fentî-
mens profonds qui fubjuguent Tante
& la rempliflênt. Auflî obtint-elle plus
de célébrité que de gloire. Elizabeth
en Angleterre avoît fondé fa renom-
mée fur celle de fa nation. La célébrité
de^hriftine ne fut que pour elle.
Etrangère au milieu du peuple qu'elle
î8 Essai
gouvernoit , elle fe paflîdnnoît potJt
les grands hommes de tous les pays, ■
& étoît aflez indifférente fur le fleh»
Elle fépara trop fes goûts de fes de* .
voirs ; & deftinée à régner-^ elle eut le
malheur de n'eftinier affez ni la fou-
veraineté , fli les hommes.
On fait que de fon vivant même
elle trouva des cenfeurs ; les femmes
en France lui reprochèrent de n'avoir
point les manières & les agrémensde
fon féxe , les proteftans d'avoir chan«*
gé de religion , les politiques d'avoir
quitté un trône, tous ceux quiavoienc
quelqu'humanité y d'avoir pu croire que
fa qualité de reine put autorifer un a(Ëi^
finat ; mais elle fut l'objet étemel des
hommages des favans & des gens de
lettres. Dès qu'elle fortit de Tenfance,
chaque année de fon règne fut marquée
par un éloge ;& après fon abdication
même , elle conferva des panégyriftcs
quand elle n'eut plus de court ifans *.
* Un Je iês liiftoxiens qci a compUé u^
SUR LES ElOG£S. I9
Cette femme célèbre fut louée en
France, en Allemagne., en Hollande,
en Italie , en Suéde. Il ferait feulement
à fouhaiter que tous les panégyriques
euflent ceffê au moment du meurtre
de Monaldefchi. Ce feroic en même-»
temps fit Thonneur des lettres & Tinf-
truâion des princes.
Outre les éloges 6c les panégyriques
que je viens de citer , il y en eut des
milliers d^autres , écrits en latin mo*
d€me,dans le cours du feizième & dix-
feptième fîècles. iWàis il s'offre natu-
rellement ici un problème à réfoudre.
Parmi tant d'orateurs Allemands , Ita-
liens , François , Hollandois , Suédois ,
comment n'en y eût-il pas un feul
qu'on puifle lire aujourd'hui avec in-
térêt y 8c qui ait confervé du moins
quelque célébrité?
czaâemeat toutes les lettres & billets qu'elle a
écrits ^'Sc tout ce qu'on a écrit d'elle, compta
près de deux cents panégyriques qui loi forent
ndr^lKs,
le ESSAI
On peut dire d'abord que Térildî-
tion étoufFa le génie ; & Ton en con-
çoit les raifôns. Leur caradère & leur
marche font trop oppofés. L^une eft
fcrupuleufc & lente , Tautfe hardi te
irapidc. L'une pèfe fur les détails , Tau*
tre faifit les réfultats. L'une amafTe des
faits ^ l'autre combine des idées* L'une
enfin fe déHe de la penfée & craint TU
xnaginatîon ; l'autre a le befoin* de
créer , & n'eft riche que de ce qu'il io''
vente. On connok d'ailleurs la malé^
diâion éternelle dont eft frappé refpric
d'imitation ; & cet efprit , comme nous
l'avons vu , étoit la maladie dominante
du fiècle. L'éloquence & les difcours
de ces temps-là , étoietlt donc bien
loin d'avoir cette rudefle originale &
forte , qu'il fembleroit qu'on dut at-
tendre au fortir des (îècles de barba«»
rie. Chez un peuple barbare ou qui
ccflè de l'être , & oii l'on, commence
à écrire , les orateurs & les. poètes
font avertis* de leurs talens par leurs
SUR lEs Eloges. 21
paflîons,& par lesfécoulles que dés
objets extraordinaires donnent à leur
ame. Delà vient leur caradère inégal
& fauvage , mais jamais froid & fur-
tout jamais fervile. Ce n-eft que par
degrés que le goût vient les polir ; &
quand ce goût eft arrivé , ils ont déjà
aflèz de connoiflànces & aflèz d'art
pour fubftituer des beautés grandes &
corredes , à ces premières beautéi
inexades , mais fières. Il n'en eft pas
de même , quand chez un peuple Tef-
prit d'imitation & un goût puifé chez
des modèles , fuccèdent tout-à-coup
& prefque fans degrés à la barbarie.
Alors les écrivains n'ont ni la vigueur
originale & brute dont ce goût d'imi-
tatioiï les éloigne , ni les beautés folî- '
des & vraies auxquelles ils n'orft pas
eu le temps d'atteindre , & qui font
prefque toujours le réfultat de la phi-
lofophie & des p^llîons mêlées enfem^
ble. Par I9 même raifon ils doivent en-
(ooe ètpe plu; toi]:^ dç la fînefiê de leR
21 Essai
prit & des idées , qui ne peut être que
le partage d'un "fiècle exercé & très-
poli , & qui peut-être fuppofe déjà un
peu le dégoût des grandes chofes &
le defir de s'ouvrir de nouvelles rou-
tes. Ajoutez que dans les temps dont
nous parlons , la plupart des écrivains
étoient étrangers à leur pays & à leur
fîècle. C'étoit Rome , c'étoit Athènes
qui étoit leur patrie. Ils fe paflion*
noient pour Mantipée ou pour Pharr
fale ,, bien plus que pour Pavîe ou
Marignan. Us vivoient , ils fentpient V
ils refpiroient à quinze fièçles d'eux.
Veut-on que des hommes enfevelis
dans les mines , parlent avec éloquen-
ce de ce qui fe paflè fur la terre ?
Mais leur plus grand obftacle, c'é-
toit la prétention d'être éloquent dans
, une langue morte. Ce font les mœurs
d'un pepplç qui donnent la vie à Ton
langage. Que ces moeurs s'anéantif-
fènt , la plus grande partie du langage
périt. Les mots ne font plus que desJ
SUR LES Eloges. 13
fimulacres froids qu'il çft impoiïiblede
ranimer. L'orateur qqi au bouc de quin-
ze cenrs ans veut ou croit employer
cette langue , a donc deux torts : il ne
peut bien apprécier la valeur des fi-'
gnes; & les fignes ne peuvent rece-
voir l'empreinte defon efprit & de fon
ame^quii voudroit leur donner. Son
ftyle ne fera donc jamais qu'une tra-
dudion afFoiblie de fa penfée. Il aura
;ùfétnentdes pafiions&des idées dans
ia langue naturelle, qui faite pour lui,
correfpond avec foupleffe à tous ks
\ mouvemens : mais la langue étrangè-
re réfiftera à tout, & dénaturera tout
ce qu'il voudra lui confier. II y aura ,
pour ainfi-dire, un frottement & un
choc continuel , entre le fentiment &
le figne , entre l'expreflîon & l'idée^
Pour affoiblir cette réfiftance , l'ora^
teur ou l'écrivain tâchera d'emprunter
avec le langage , & d'adopter autant
qu'il eft poflîble , les pafiions , les
goûts, & pour ainfi'dire les idées re-
^
t4 E s s A î {
ligîeufes, politiques & civiles du peu-» |
pie dont il veut imiter la langue. Maïs |
cette adoption fadice & qui ne fera i
jamais entière , ne peut avoir Tèffct ;
de la réalité. Ai nfi ces forti?s d'écrî* :
vains n*auront ni la phyfionomîe de \
leur nation , ni celle de leur fiècle , nî *
celle delà nation & du (ièclé qu'ils pré^ ,
tendent imiter , nilaleurmême.7.curs '
ouvrages feront une efpèce de pror
duâion équivoque qui ne tiendrai
rien , ne peindra rien , & reftera à \ip
mais fans caradère & fans. couleur.
Telle eft Thiftoiredes orateurs dufei«-
zième fiècle. En voilà aflez, je crois ^
pour nous difpenfer d'en rien citer. H
eft trifte pour tant d'écrivains , qu'cii
les oubliant on ne leur ait rendu quif
jufticc.
CHAPITRE
SUR I ES ËLOGE5. 2^
CHAPITRE XXV,
De Paul Jovt, & itfes Eloges.
1 o u s ces Cicérons ou ces Plînes
modernes dont nous yenons de par-
ler , ou étoient , ou avoîent la préten-
rion d'être orateurs ; & leurs éloges
étoient de longs panégyriques pro-
noncés dans des affemblées , & débi-
tés avec pompe pour honorer les
morts , & quelquefois ennuyer les vî-
vans* Mais dans le même fiècle , il y
«ut Ain écrivain qui publia des ébges
d'un genre tout différent , & qui par-
là mérite d'être diftingué. C'cft Paul
love. Il étoit Italien & Milanais. II eut
la même, patrie que Pline le jeune :
mais Pline fut l'ami de Trajan , Con*
fui de Rome , & Gouverneur de pro^
vince ; & Paul Jove commença par
être médecin, & finît par être Evêque.
£ aima pâffionémçnt les lettres, écrit
Tome II. B
%6 Essai
vit rhifloire de fon fiècle en latin, fut
admiré pour le flyle , peu renommé
pour la vérité , plut aux uns, déplucaux
autres , & fut accufé tour à tour de
flatterie & de fatire ; fort prefque iné-
vitable de tous ceux qui ont T^mbi*
tion & le courage d'écrire de leur vi<«
vant , ce qui né peut être écrit avec
sûreté que cent ans après. Nous avons
de lui , outre fon hiftoire , fept livres
d'éloges , confacrés aux hommes les
plus célèbres dans le gouvernement
ou dans la guerre ; & un autre livre
très-confidérable , fur les gens de let*»-
tres & les favans du quatorzième »
quinzième & feizième (iècles. Ceux^»
ci font au nombre de cent quatre-
vingt ; ce qui joint aux premiers ,
forme une fuite completre dç près de
trois cents vin^t é oges. Qu'il mefoit
permis de raconter ici à quelle occa*
fion ces éloges furent compofés.
Paul Jove avoit une très-belle mai-
foQÛcuée dans une prefqu'ifle, fcaujc
SyB. LES ELOGES. IJ
bords du lac de Côme. II nous ap-
prend qu'elle étoit bâtie fur tes ruines
mêmes de la maifon de campaglne de
Pline. De fen temps , les fondemens
fubfiftoient encore; ic qu^nd Teau
itoit calme , on appercevoit au fi3nd
du lac, des marbres taillés , des tron-
çons de colonnes, & des reftes de py-
ramides qui avoient orné le féjour dd
Vamî de Trajan. L'évoque , fon fuc-
ceflëur , nous a laifTé , à la tête de Tes
éloges , une defcrîption charmante de
ce lieu. On y voit un homme enthou-
fiafte des lettres & du repos , un hîf-
lorien qui a Hmagination d'un poëte,
m évêque nourri des doux menfonges
de la mythologie payenne. Car il
nous peint avec tranfport fes jardins
baignés par les flots du lac , Tombre
& la fraîcheur de fes bois , fes co-
teaux^ fes eaux jailliflantes , le (îlence
profond & le calme de fa folitude;
une ftatuc élevée dans fes jardins à la
Nature; au dedans , un fallon oh pré-
B-ir
zS Essai
Cdoît Apollon avec fa lyre , & les
rjcuf Mufes avec leurs attributs; un
autre où préfîdoir Minerve; fa biblio*
thèque , qui étoit fous la garde de
Mercure; enfuite Tapp^rtement des
trois Grâces, orné de colonnes' do-»
riques, ^ des peintures les plus rian-
tes ; au dehors , l'étendue pure fie
tranfparente du laç j fes détours tor-
tueux , fes rivages ornés d'oliviers
Çc de lauriers; & dans l'éloignemenr ,
des villes , des promontoires / des
coteaux en amphithéâtre , chargés de
vignes; & les hauteurs naiflantes des
Alpes, couvertes de bois & de pâtu-
rages , où l'œil voyoit de loin errer
des troupeaux. Au centre de cette
belle habitation , étoit un cabinet où
Paul Jove avoir raflcmblé à grands
frais, les portraits de tous les hom-
mes célèbres. On peur dire qu'il avoir
une colleâion de grands hommes,
comme dans d'autres temps onafaic
des colledions d'hiftoire naturelle. II
fut aidé dans cette recherche par des;
SITR LES EtOGES; I9
particuliers & des fouverains. Le fa-
meux Fernand Cortès lui envoya fon
portrait , avant de mourir. On ne peut
douter que d'autres qui n'avoient pas
le même droit ^ n'aient voulu donne*
le même exemplp : mais il y a appa-«
rence que Paul Jove ne plaçoit pas
tous ceux qui s'envoyoient eux-mê-
mes; dans le choix de fes grands hom-
mes , il s'en rapportoit un peu moins à
eux qu'à la renommée.
C'eft pour fervir d'explication à ces
portraits , qu'il compofa fes éloges*
D'abord ils ont le mérite d'être très-
courts : ils renferment quelquefois en
peu de lignes , & d'autres fois en peu
de pages , l'idée du caraâère , des ac-
tions , des ouvrages de celui qu'il loue,
ou du moins dont il parle ; car quel-
quefois il fait le portrait d'hommes
plus célèbres que vertueux ; mais il
les repréfente tels qu'ils font , loue les
vertus, admire les talens, & détefte
les crimes. En fécond lieu , ces éloges
B iii
JO fi s s A I
font la plupart hiftoriques ; & des fait»
Trais valent beaucoup mieux que de la
Êiuflè éloquence. Enfin ils ont le mé-
rite de préfenter une grande variété
d'hommes, quelques-uns grands, 8C
prefque tous &meux , de tous les pays ,
de toutes les religions , de tous les
rangs , & de tous les fiècles.
Ainfi on y voit parmi les anciens,
Alexandre , Pyrrhus , Annibal, & Scî-
pîon : parmi les deftruâeurs de Fem-
pire, Attila & Totila: parmi fes ven-
deurs , Narsès qui né efclave , devine
général , & qui eunuque , fut un grand
homme.
Dans le nouvel empire d'occident,
Charlems^ne^ le plus grand. homme
de la France , & peut-être de l'Europe
moderne ; & ce Frédéric Barberouflfe,
fous qui commença la lutte fanglante
du facerdoce contre l'empire 9 qui fie
la guerre aux papes & aux Sarrazins,
Ac mourut dans fon pèlerinage guer*
ricr*
sVR tes Eloges; ^x
£n France ^ Godefroi de Bouillon ,
chef de la feule croifade qui ait réufli ;
Charles VIIL qui conquit & perdit Itt
. royaume deJ^aples avec la même ra<*
pidité ; Louis XII. qui fut tour à tout
dupe tde Tes amis & de Tes ennemis »
mais à qui on pardonna tout , parce
qu'il éroit bon ; François I. qui , à
beaucoup de défauts , mêla des quafi^
tés brillantes; le maréchal de Tri vulce,
fur la tombe duquel on grava ; Ici re*
pofe celui qui ne repofa jamais \ le
maréchal de Lautrec, également opi--
niâtre & malheureux ; GaAon de Foix ^
fi connu par fon courage brillant , &
par la bataille de Ravennes qu'il ga-
gna & où il perdit la vie ; enfin c6
connétable de Bourbon , (î terrible à
fon maître ^ & dont Tame altiière eut
à la fois l>e plaifir & le malheur d'être
fi bien vengé.
En Éfpagne ^ vous trouver Ferdî-
muid te CathûiKqiie, qui chafla &:
Tàiniquit \&i Rois Maures , 6t trompa
BiY
3* Essai
tous les Rois Chrétiens ; Charîft-
Quirit , heureux & tout-puiflant , po-
litique par lui-même , grand par fe*
généraux ; & cette foule de héros dans- .
tous les genres, qui fervoient alors
rEfpagne ; Chrillophe Colomb , qui
lui créa un nouveau monde; Fernand
Cortès qui, avec cinq cents hommes,
lui fournit un empire de ftx cents
lieues ; Antoine de Lève qui , de fîm-
plefoldat, parvint à être duc & prin-*
ce , & plus que cela , grand homme de
guerre ; Pierre de Navarre , autre fol-
dat de fortune , célèbre par fes talens,
& parce que le premier il inventa les
mines; Gonfalve de Cordoue, fur-
nommé le grand Capitaine, mais qui
put compter plus de viâoîres que de
vertus; le fameux duc d'Albe, qui
fervit Charles-Quint à Pavie, à Tu-
nis, en Allemagne, gagna contre les
Proteflans la bataille de Mulberg ,
conquit le Portugal fous Philippe II,
mais qui fe déshonora dans les Pays*
SUR lES EtOGES. 3^
Bas , par les dix-huit mille hommes
qu'il fe vantoic d'avoir fait palier par
la main du bourreau ; enfin le jeune
marquis de Pefcaire , aimable & bril-
lant , qui contribua au gain de plu«
fieurs batailles , fut à la fois capitaine
& homme de lettres, époufa une fem-
me célèbre par fon efprit comme par
fa beauté , & mourut à trente - deux
ans, d'une maladie très-courte, peu
de temps après que Charles-Quint eut
été inftruit que le pape lui avoit pro-
pofé de fe faire Roi de Naples.
Si nous parcourons l'Italie , ces élo-
ges nous offrent un très-grand nom-
bre d'hommes qui , dans le cours du
quinzième ou feizième fiècle, s'y dif-
tinguèrent par le gouvernement , ou
par les armes. Il faut fe rappeller qu'a-
lors l'Italie étoit divifée & fanglante.
Une foule de tyrans ou étrangers, ou
domefliques , déchiroient ce beau
pays pour le partager. Les papes ex-
(ommunioient 9 combattoient & né-
Bv
34 Essai
gocioient pour fe faire un état. Les
empereurs n'avoient point perdu de
vue ce fantôme d'empire romain , que
de temps en temps ils vouloient Êiire
revivre. Les rois de France , poufiSs
&, par leur propre inquiétude , & par
celle de leur nation , avoient la fureur
de conquérir Naples & Milan. Lefénat
de Venife , politique & hardi , com--
merçant & guerrier, vouloir dominer
fur la mer , & s'étendre en terre-ffermc.
Une foule de villes & de républiques
étoient agitées à la fois par les orages
de la liberté & par ceux de la guerre.
Des faâions s'élevoient , fe cho-
quoient & tomboient. Des conjurés
& des tyrans pérîfToient tour à tour.
Des généraux qui n'avoient pour bien
qu'une armée , la vendoient à qui vou-
loit ou pouvoit la payer. Par-tout les
intérêts religieux fe méloîent aux
intérêts politiques, & les crimei? aux
grandes aéHons. Tel étott refprit dç
ces temps : & parmi ces dangers, ces
sun LES Eloges. 35
efpérances , ces craintes , il dut naître
une foule d'ames extraordinaires dans
tous les rangs , qui fe développèrent ^
pour aînfi-dire , avec leur fiècle , &
qui en reçurent le mouvement ^ ou lui
donnèrent le leur. Paul Jove à fait
l'éloge ou le portrait de tous ces hom-
mes, la plupart plus courageux que
faints. Mais dans cette foule de noms ,
on aime à retrouver à Florence , les
Médicîs ; à Milan , ces fameux Sfor-
ces , dont Pun fimple payfan , devint
un grand homme ; & l'autre , bâtard
de ce payfan , devint fouveraîn ; à
Rome y les Colonnes , prefque tous
politiques ou guerriers ; à Venife ,
plufîeurs doges & quelques généraux ;
à Gènes , ce célèbre André Doria ,
qui vainquit tour à tour & fit vaincre
Charles -Quint, redoutable à Fran-
çois I. & à Soliman , mais grand fur-
tout pour avoir rendu la liberté à fa
patrie , dont il pouvoit être le maitre.
Si vous portez vos regards plus
Bvî
^6 Essai
loin , vous trouvez en Hongrie ce &-
meux Jean Hunniade qui combattît les
Turcs ^ & (impie générai d*un peuple
libre , fut plus abfolu que vingt rois ;
& ce Mathias Corvin fon fils , le feul
exemple peut être d'un grand homme
fils d'un grand homme ; en Epire ,
Scanderberg^ grand prince dans un
petit état; & parmi les Orientaux,
ce Saladin , aufli poli que fier , ennemi
généreux , & conquérant humain ;
Tamerlan , un de cesTartares qui ont
boule vërfé le monde ; Bajazet qui com-
mença comme Alexandre , & finit
comme Darius , d'abord le plus terri-
ble des hommes , & enfui te le plus
malheureux; Amurat II , le feul prince
Turc qui ait été philorophc , qui ab-
diqua djux fo:s le trône , & y remonta
deux Ibis pour vaincre; Mahomet II,
qui conquit avec tanc de rapidité , &
r6:ompenfa les arts avec tant de ma-
gnificence ; Sclim qui fubjugua VE-
gypic, & dérruifit cette ariitocracie
SUR LES Eloges. 37
'guerrière établie depuis trois cents
ans aux bords du Nil , par des foldars
Tartares; Soliman vainqueur , de l'Eu-
phrate au Danube , qui prit Babylone
& aflîégea Vienne; le fameux Barbe-
rouflè Cliérédin , fon amiral , qui de
pirate devint roi; & cet IfmaëlSophi
qui , au commencement du feizième
fiècle , prêcha les armes à la main , &
en dogmatifant ^ conquit la Perle ,
comme Mahomet avoit conquis TA-
rabie.
. Â la fuite de tous ces noms de
guerriers ou de princes rafle mblés des
trois parties du monde , ceft un fpec-
tacle curieux de retrouver les noms
du Dante , de Pétrarque , de Bocace ,
de PAriofte , du cardinal Bibiéna , au-
teur de la comédie, de la Calandre ,
jouée au Vatican fous Léon X ; & du
célèbre Machiavel ; lans compter cette
foule innombrable de fa vans, prefque
tous Grecs ou Italiens , qui dénués 1
il eA vrai , de ce mérite rare du génie ^
3^ Essai
contribuèrent cependant par leurs
travaux , au rétabliflèment des lettres ,
en faifant revivre les langues qui ne
s'étoient confervées que chez les
chrétiens de Conftantinople , & la
philofophie ancienne qui , depuis la
chute de Tempire , n'aVoit été cultivée
que par les mufulmans Arabes.
Tel eft le Tpeâ-acle àuflî varié que
rapide que nous préfentent les EIo*
ges de Paul Jove. Je me contentera!
ici d'ajouter quelques remarques. Il
eft d'abord fort fingulier que ce Pa-
négyrifte , ayant loué près d'une cen-
taine de Princes Grecs , Idolâtres ,
Mufulmans & Chrétiens , tfait pas
fait l'Eloge d'un feul Pape : il étoit
cependant Italien , & Evéqufef. Je re-
marquerai enfuîte qu'il a fait PEIoge
de plufîeurs Princes qui étoicnt en-
core vivans , & dans ces articles i!
change tout-à-coup de ton ; il ne
raconte plus , il loue , & PHiftorîen
devient déclamateur. Vorci comment
SUR L8S Elogbs; ^f
débute TEloge de Charles -Quint.
» Je te falue » trois fois très-grand ,
» augufte Charles-Quint , qui par le
» concours & l'union des vertus Ici
» plus rares, as mérité le fumom de
» très-invincible empereur ». On re-
connoît à cette grande phrafe, que
Charles-Quint devoit lire Partîcle, Un
autre affez fingulier , c'eft celui où if
parle de ce Chriftierne , roi de Dane-
niarck , furnommé le Néron du nord,
qui après avoir juré aux Suédois la
paix fur une hoftie , fit égorger, com-
me on fait , au milieu d'un repas,
tout le fénat de Suède , deux évéques,
& quatre-vingt quatorze citoyens des
plus diftingués. Quoique ce prince
fut encore vivant , Paul Jove ofe Tap-
peller de fon véritable nom , c'eft-à-
dire un monftre. H eft vrai que ce
monftre étoît alors détrôné , & erv-
fermé dans une cage de fer ; mais
beaucoup d'autres auraient craint que
la cage ne fe rompît , & que ce monP
4^ Essai
tre , en remontant fur le trône , ce
qui efl arrivé quelquefois , ne rede-
vint un très-grand prince. Enfin pour
connoître Tefprit de ce temps- là , il
ne fera pas inutile d'obferver que Paul
Jove loue avec tranfport ce Pic de h
Mirandole, l'hpmme de l'Europe &
peut-être du monde, qui à fon âge
eût entaflë dans fa tête le plus ^
mots, & le moins d'idées j qu'il n'ofe
point blâmer trop ouvertement ce
Jérôme Savonarole , enthoufîafte &
fourbe , qui déclamant en chaire con-
tre les Médicis , faifoît des prophé-
ties & des cabales , & vouloit dans
Florence , jouer à la fois le rôle de
Brurus& d'un homme infpiré; qu'en-
fin il loue Machiavel de très - bonne
foi , & ne penfe pas même à s'étonner
de (es principes : car leMachiavélifire
qui n'exifle plus fans doute, & qu'une
politique éclairée & fage a dû bannir
pour jamais , né dans ces ficelas ora-
geux, du choc de mille intérêts, &
StTU IIS ElrOGES. 41
ie l'excès de toutes les ambitions
joint à lafoiblefle de chaque pouvoir^
bit ùniqueilient pour des âmes qui
fuppléoient à la force par la rufe , &
aux talens par les crimes , étoit , pen-
dant quelque temps , devenu en Eu-
rope la maladie des meilleurs efprîts ,
à peu près comme certaines pertes qui
nées dans un climat, ont fait le tour
du monde, & n'ont difparu qu'après
avoir ravagé le globe.
^% Essai
CHAP ITRE XXVI.
Des Oraifons funèbres , & des Eloges
dans les premiers temps de la lUté*
rature Françoife , depuis Fran* '
çois I, jufqu'd la fin du règne dû '
Henri IV.
JSlV rès avoir fuivi le genre des
éloges chez les peuples barbares , où
ils n'éto'ent quel'expreflîon guerrière
de renthoufiafme qu'infpiroit la va-
leur ; chez les Egyptiens , où la reli-
gion les faifoic fervir à la morale ;
chez les anciens Grecs ^ où ils Rirent
employés tour à tour par la philofo^
phie & la politique*, chez les premiers
Romains , où ils furent confacrés d'a-
bord à ce qu'ils nommoient vertu ,
c*ell-à-dire à l'amour de la liberté &
de la patrie; fous les empereurs^ où
ils ne devinrent qu'une étiquette d'eA
stru LES E106CS. 43
chVte j qui trop fouvent parloieot à
des tyrans ; enfin chez les favans du
feizième fiècle , où ils ne forent , pour
ain(i-dire , qu'une affaire de ftyle , &
un amas de fons harmonieux dans une
langue étrangère qu'on vouloît faire
revivre; il eft temps de voir ce qu'ils
ont été en France & dans notre langue
même. Je m'arrêterai peu fur les an-
ciens monumeris que nous avons dans
ce genre. L'efprît , le goût , l'élo-
quence , la langue même , rien n'étoit
formé. Nous avons été long- temps
des barbares pleins d'imagination êc
de gaieté , qui favions danfer & com-
battre , mais qui ne favions pas écrire.
L'efprit humain, toujours curieux,
aime à revenir quelquefois fur ces
temps de fon enfance ; mais quand on
a jette un coup-d'œil fur des mafures
ou des palais gothiques, on aime en-
fuite à fe repofer fur les grands mo-
numens de l'architeÔure moderne»
En repaflant les premiers temps d6
'44 E s s A t !
notre littérature, & les éloges écrîlf^
dans notre langue , il ne fera pas inu* '^
tile de remarquer fouvent à qui ces '^
éloges ont été prodigués , & de corn* |"
parer quelquefois les vertus dont le
panégyrifte parle, avec les vices plus
réels dont parle l'hiftoire. Peut être à
force de reprocher aux hommes leur ]
baflèflè, parviendra- 1- on à les faire |
rougir : mais quand on ne pourroic
Tefpérer , il eft doux du moins de
venger la vérité , que la flatterie eft
toujours prête à immoler à Tintérêt..
L'indignation même que Ton éprouve
contre le menfonge , eft utile. Elle
affermit dans Theureufe habitude d'ê-
tre libre , & dans le befoin d'être
vrai.
Les éloges funèbres qiie nous avons
vu établis chez tous les peuples , ne
furent connus en France que fur la
fin du quatorzième (lècle. On croie
que le premier François à qui on
jtndic cet hommage , fut le célèbre
SUR LES Eloges. 4(
)uguefclin. Cétoît le prix de fes
idoires , & plus encore de fes ver-
us *; Ce grand homme mérita fans
* Cette oraifon funèbre fut prononcée en
:385, c>ft-à-dire neuf ans aprcs la mort du
lonnérable , par un évcque d'Auxerre , & en
préfence de toute la cour. Le texte fut 5 Nomi-'
fULtus eft ufque ad extrema. Son nom a cté connci
aox extrémités de la terre. Enfuite Torateuc
^trant dans le détail des vidloirçs , des faits
d*armes, & de toutes les grandes a(flions de
Dogucfclin , prouva que ce grand homme avoic
rempli tpus les deyoirs d'un vrai chevalier,
pm(qu*il ayoit uni au plus haut degré la probité
& la valeur. Il remonta à l'origine & à la pre-
mière inftitution de la chevalerie, & la reprc-
fenta comme une inftitution politique y mili-
taire & (acrce , auflî néceffaire pour la défenfc
^ue pour le gouvernement des Etats , & qui de-
aandoit d^n^ un guerrier l'accord de la probité
& du courage ^ des vertus & de l'honneur. Il,
finit par exhorter tous les ftîgnf urs de la coub
qui croient préfens , à ne jamais prendre les
armes que par l'ordre & pour le fervice de leuc
maître , s'ils vouloient , comme Duguefclin ,
rçm^lir les devoirs de la. chevalerie ^ 5ç mériçei;
4^ Essai . j^^
douce que cet ufage commençât ptfit
lui. Il faudrait feulement que dj
qui étoic alors une diftinâion 'flatr .^
teufe , n'eût pas ceffé d'en être une *
Mais il en efl ainfi de prefque tous ;
les honneurs. La juftice les inftitue ; -^
la politique les çonferve quelque temps j^
au mérite ; bientôt la vanité les ré- 4
clame comme un droit ; le yice les
ufurpe par Tîntrigue ; au lieu d'hono*
rcr ceux à qui on les accorde , queb
quefois ceux qui les obtiennent Icf
déshonorent ; & ce qui devoit être
glorieux & rare, finit par être prodî*
gué Se avili. Voilà l'hiftoire des
éloges funèbres parmi nous , & appa^
remment chez toutes les nations. Us
font devenus trop fouvent des dif-
cours y où avec une fauflè éloquence
on célèbre des vertus encore plus
À la fois Tapprobation de Dieu 8c reftime des
bommes. Tel eft rextrait de cette oraifon fu-
nèbre , qui nous a été conCtTvé par le Moino
le S.&ems, faiftorien de Charles YL
SUR LES ElOGES. 47
uiflçs , 6c oïl Ton étale avec pompe ,
bs titres que le mort: a flétris , des
liens qu'il n'a point eus , & des fervi-
es qu'il n'a pu rendre.
La coUeâion des oraifôns fiinébres
|ue nous avons dans notre langue ,
:omaienceà peu près en i^^v, c'elt^
-dire à la mort de François L
Ce prince qui eut biçn plus Péclat
c les vertus d'un chevalier , que la po-»
itique & les talcns d'un roi , fut loué
ims réfervç ; & il ne faut pas s*en éton«
ter. Une nation militaire & brave dut
ftimer fa valeur. Une noblefle qui ref-
»iroit Tenthoufîafnie de la chevalerie,
lut applaudir ies propres vertus dans
3n chef« Les hommes de lettres & les
ïvans qui commençaient en France
s'emparer de Topinion., &;dirigeoient
léja la renommée , durent célébrer à
envi le prince qui les honoroit. Ses
nalheurs même & la bataille de Pavîe ^
ù à des fautes trop réelles il mêla de
(grandeur dé caraâère^ durent ajôi^
4S Essai
ter à fa célébrité , en fixant fur lui lei
yeux de l'Europe , & dévoient furtout
inréreffer un peuple qui pardonne tout
pour le courage , & fe rallie toujours
au mot de l'honneur.
• Ses contemporains gravèrent furfon
tombeau le titre de grand. Il faut coa*
venir que s'il avoit pu le mériter , c'eut
été par fon refped pour les connoif-
fances , & le défîr qu'il eut d'éclairer
fa nation. Il entrevit ces principes
étouffés tour à tour par Tignorance te
par l'orgueil, qu'il n'y anilégîflatîon, •
ni politique fans lumières ; que ceux
qui éclairent l'humanité , font les bien-
faiteurs des rois comme des peuples;
que l'autorité de ceux qui comman-
dent , n'efl jamais plus forte , que lorf?
qu'elle efl unie à l'autorité de ceux qui
penfcnt : que le défaut de lumières en
obfcurcifl'int tout , a quelquefois rendu
tous les droits douteux, & même les
plus facrés , ceux des fouverains ;
gu'un peuple. ignorant devient nécef-
fairemenc
SUR i£s Eiecxs. 49
(kîrement ou un peuple vil & fansref-
fort , deftiné à être la proye du pre-
iQier qui daignera le vaincre , ou un
peuple inquiet & d'une aâivité féroce ;
que des efclaves qui fervent un ban-
deau fur les yeux , en font bien plus
tçrribles , fi leur main vient à i'arnier
& frappe au hazard ; qu'enfin tous les
princes qui avant lui avoîent obtenu
r^ftime de leur fiècle & les regards de
la poftérité , depuis Alexandre jufqu'à
Charlemagne , depuis Augufte juf-
qu'àTamerlan né Tartare& fondateur
d'une Académie à S^marcande ^ tous
dédaignant une gloire vile & diftri-
buée par des efclaves ignorans, avoient
voulu avoir pour témoins de leurs ac-
tions des hommes de génie , & rele-
ver partout la gloire du trône par celle
des arts. Ce fut là le vrai mérite de
François I. ÏI honora donc les lettres ;
& les lettres reconn JiT^ntes ordonnè-
rçnt à l'Europç de c^ébrer ce priiîce,
J'orne Ih Q
I
^o Essai
ôc de placer le vaincu k c6té da vain*
queur.
Après François I , Henri II fon fuc-»
ceiTeur & fon fils eut l'honneur d*uii
panégyrique , même de fon vivant.
On trouve en 1555 , un éloge^ui lui
cft adreffé fur la grandeur de fon rè-p
gnc. Qu'on ne s'étonne pas de ce mot.
Tous les peuples défirent que leur maî-
tre foit grand , 6c aiment à fe le per-
fuader. La vanité de celui qui obéit ,
s'enorgueillit des titres prodigués à
celui qui commande. L'efclave même,
veut donner de la dignité à fes fers ;
à plus forte raifon le fujet libre ,& qui
obéit aux loix fous un monarque. A
regard de Henri II , fon nom aujour-
d'hui ne réveille plus l'idée de gran*
deur. Ce roi brave , mais d'une valeur
moins éclatante que fon père ; pro-
tiédeur des lettres , mais fans cette ef-
pèce de pafTion 4111 tient de Tenthou-
fiafme , & le fait naître chez les au-
8U1. £ ES EtOGES. 5»
tfifs; aride de gloire^ mais incapable
de cette hauteur de g^nie qui s'ouvre
deiK>nreUes routes pour y parvenir ;
gouverné par des favoris qui <yri^
geoient à leur gré fa foibie(]fe ou fa
force , & pouflë en même-^temps pat
Tefprit de la nation & de fon fîècle ,
qu'il trouva créé , Se auquel il n'ajouta
rien ^ n'eut ni dans i*efprit , ni dans
Tame cette efpcce de reffort qui fàxt
la grandeur. On peut dire que fon rè-
gne ne fut qu'une représentation afibi^
blie du règne de François I. Dans la
religion , dans la guerre , dans la finan^
ce & dans les loix , il fuivit les fenriers
tracés, hts événemens eurent de Tina-
portan$:e , fans avoir une forte de ca*
raâère ; & prefque toujours en aâîon^
mats lâns être animé de ces forces vib-
res qui font les grands changemens,
& deflinent avec énergie les caraâsères
ÉMt en bien , foit en mal , ce prince
4ootia b^ucoup de mouvement à
Ci} .
52 Essai
KEurope,rans acquérir beaucoup de
célébriré.
L'homme d*état juge ; le panégy-
rifte loue, & n'a befoin que d'un pré?
texte ; encore s'en pafle-t-il quelque-
fois. Henri II , eftiniable à plufîeurs
égards , duc être célébré , & furtoue
dans l'époque de fes fuccès. On fait
que dans la fuite il eut des revers ^ &
fe laifla écrafer par cet ennemi adif ,
dont la vigilance fombre & terrible
étendue à la fois fur les deux mondes ,
cnchaînoit l'Amérique , gouvemoit
l'Efpagne & défoloit l'Europe. Les ba*
tailles de Gravelines & de S. Quentin
ne furent que des malheurs ; mais la
paix de Cateau-Cambréfîs fut une
honte. Au rapport de tous les hifto-
riens elle déshonora le roi & l'état :
au rapport d'un panégyrifte , ce fut le
facrifice d'un grand homme au bien
de r Europe. Il n'eft pas inutile d'ajour
ter que l'oraifon funèbre de ce prince
fut comparée dans le temps à la Cy^
StJR LES ElOGËi. 5j
fopédîe, le roi à Cyrus,& l'orateur à
Xénophon *;
En 15^3 parut un éloge qui dut in-
térelïèr la nation. C'étoit celui de ce
François de Guife afTafliné par Pol-
trot devant Orléans^ II fut 5 comme
OD fait, le plus grand homme de Ton
iiècle. Ce fut lui qui défendit Metz
contre Charles-Quîrtt , cjuî rendit Ca-
lais à la France, & combattit avec fuc-
ces l'Efpagne , l'Angleterre & l'Em-
pire. Son crime fut d'être trop puiilànr.
C'en étoit un dans une minorité ora-
geufe, & fous un gouvernement foible
où plufîeurs grands hommes fe cho-
quent » & oïl l'autorité fans vigueur
ne peut tenir la balance entre des forc-
ées extrêmes qui fe combattent. Sa
mort fut le premier des afTaflinats que
lefanatifme de ce fiècle fît commettre,
I I ( I f r r I r r i -f a
* Sonnet de Joachim du Bellay , fur Toraifon
fiinèbie prononcée en 155^, par Jëiôme de la
JLovère , évêque de Toulon.
Ciij
4^^ Ess A ï
On connolt de lui ce moc employé
dans une de nos plus belles Tragédies ;
9» ta religiofi fa ordonné de m'^flàflî-
>» ner ; la mienne m'ordonne de te
9» pardonner & de te plaindre »>• Ce
mot dont on fe fouvient , eft fort aa-
defTus d'une oraifon fimèbre qu'on
oublie.
En 15 71 , c'eft-à-dire quet^MS
mois avant la S. Barchelemi ,futpro»
nonce & publié un panégyrique en
Thonneur de Charles IX. On y vante
les grandes aâions d'un prince de
yingt ans , qui n'avoir pu encore que
prêter Ton nom aux malheurs de fofi
règne. On y célèbre fa bonté; dedans
quel moment ! à fa mort il fe trouva
des orateurs pour le louer. J*ai lu To-
raifon funèbre de ce prince, que Muret
prononça à Rome en préfence du Pape
Grégoire XIII. Non , lorfqu'Antonin
ou Trajan moururent autrefois dans
cette même ville ,& que la douleur pu*
bliqueprononçaleur éloge en préfcnçc
SUR t£S ÈioéEs. n%
des citoyens donc iis âvoient fait le
bonheur pendant viogc ms , je fuis
Wcû sàr <^on nypàrtà pas davantage
de irerhi^ dejudtee , de larmes &dd$
défolation des peuples, f <m3s les ékv-
ges protfidncés à Paris ou dans ta Fran^
ce eoTlloiiseur de Ckarles IX , feint
du même ton. L'unique diffêrenct
fcSt que nos orateurs François infkil*
«ent il Fhumanité en profe foiUe À
barbare , dans ce f^tfpà qui n'étoit
pas encore une langue ^ au lieu queiVM>
rateur d^Itaiie ëcrirant avec pureté
dans la langiK de ^ancienne Rome |
fes menibnges du moins font doux Si
liarmonieux. Il efl; trifte que les ora*i-
teurs diâfgés des ^ges funèbres dei
hommes puifîàns , fe foîent trop fou*
vent réduits eux-mêmej à ne parler
^le le langage des cours. Ils auroient
pu dans des fiècles fur tout où la rel!«
gioiQ avoir tant d'autorité , faire de ces
dtfbours la <on(clation des peuples Se
la leçon des grands ; mais fans douce
Civ
5^ ÊssAi
il faut que chez les hommes tout Toît
petit , corrompu & foible.
Les panégyriques fefuccèdentcom*
me les règnes. Si on loua Charles IX,
on dut louer Henri III. Nous avons
un panégyrique qui lui fut adreifê en
1 574 à fon retout de Pologne. L'ora*
teur alors n'étoit que l'interprète de
la voix publique. Le nom de ce prince
avoir de Téclat en Europe ; & tant
qu'il ne régna point, il parut digne de
régner. Tout le monde fait comment
ces efpérances & ces éloges furent dé-
mentis. Quiconque dans des momens
d'orage n'efl pas un grand homme ,
paroit même audeflbus de ce qu'il eft.
Il fut précipité dans Taviliflement &
le malheur , & par Tes amis& par Tes
ennemis , & par la force des événe-
mens & par fa propre foibltflè , & par
ce qu'il ne fut prefque jamais s'arrêter
ni dans l'abandon, ni dansl'ufagede
fes droits. On connoit d'ailleurs Tes
confréries & fes fcandales , & ce mé^
SUR LES Eloges. 57
lange bizarre de fuperflition & de lî«
cence , où il trouvoit Tare de fe dés-*
honorer également par fës vertus &
par Tes vices. Cela n'empêcha poinc
que dans des panégyriques de fon
temps Se même après fa mort, if n*aic
été appelle le grand Henri III. On ne
fait comment de pareifs exemples
n'ont point dégoûté à jamais les Sou«
verains d'être loués.
L'année 1^85 nous préfente un fpec#
tacle difFérent. C'eft le célèbre Ron-
fard , le plus fameux poète de fon fiè->
de, & qui fut aimé tour à tour & pro«-
lègé de quatre rois , loué après fa
mort par l'Abbé du Perron , depuis
Cardinal. On rendit à un homme qui
n'avoit que des talens , le même hon-
neur que s'il avoit eu le privilège de
faire du bien à la nation dans quelque
grande place ♦. Ces diftinaions ac-
* M. de Thou rapporte qu'on célcbr;^ à Paris
9& (érvice magnifique en rhonneur de Ronfar^
Ct
^8 Essai
cordées au génie dans certains fié-
des , font une efpèce de réparation dcf
injuftices qu'il a trop fouventefluyécs
dans d'autres. Elles fervent encore à
Le Roi Y envoya ùl mufîqae. Des princes da
fang y une foule de gens de la coui , & tous ler
bommes les plus célèbres par leur efprit 9c leu»
talens y afTiftèrenc. Le parlement de Paris s*y
rendit par députés. La foule étok H grande^
que le cardinal de Bourbon ne put fendre la
prefle , & fut obligé de s'en retourner. L'ora-
teur lui-même ne put entrer dans la chapelle p
èc prononça Torai&n funèbre de deflus an per-
ron. Il y avoit des auditeurs juTqiies fur les
toits. Le même jour , on publia un grand nom-
bre d'éloges funèbres en rhonneur du moit»
Honfard écoit enterré dans le prieuré de S. Côme
auprès de Tours. Un confeiller au parlement
de Paris , vingt ans après , lui fit élever qa
mausolée de marbre, orné d'in(criptions, arec
une trcs-belle ftacoe , £iite par le meilleur af^
tifte du temps. £afin>on écrivit fon hxftoîre^
èc Ton ne manqua point d'obferver qu'il étoit
né le mcme jour que François L perdit la b«-
laille de Pavie , comme û apparemment la na*
Yiire eût voulu confoler la France.
SUR tes EtOGtSé $^
{trouver qu'il y a dans les talefis une
grandeur perfonnelle , qu'où a crv
iptelquefois égale à celle des dignités.
Quoi qu'il en foit, Duperron pronon-
^ cette oraifon funèbre qui eut alors
beaucoup de fuccès , & qu'on ne peuc
plus lire. Il y emploie près de vingt
pages à dire qull ne fait comment s'y
prendre pour traiter un fujet fi grand.
Ces puérilités s'appelloient alors de
l'éloquence ; Se Duperron comme ora-
teur y & Ronfard comme poète , font
aujourd'hui également inconnus. Cent
ans plus tard ils euflent été probable-
ment de grands hommes. Ainfi Fon-
tenelle a dit de S. Thomas, que dans
d'autres circonftances il eut peut-être
été Defcartes ; & il n'a manqué à Ro-^
gcr Bacon , Moine au treizième fiècle,
que d'être le contemporain des Leib-
fiitz àc des Newton pour être leur
égal.
Deux ans après, le Cardinal Duper-
ron fut choifi par le roi pour faire uo
Cvj
éo Essai
éloge funèbre qui prêtok bien plus k
réloquence j c'étoît celui delà fameufc
Marie Stuard. On fait qu'à tous les
agrémens de la figure , elle joignit tous
ceux de Tefprit. Sa beauté fit fes mal-
heurs , parce qu'elle produifit fes foî-
bleflès & peut-être fes crimes. Egarée
par Tamour , & pourfuivie par Tinté-
rêt & la vengeance , elle trouva une
prifon dans un pays où elle avoit cher-
ché un afyle , & fut décapitée par la
politique barbare de cette Elîzabeth
qui n'étoit que fon égale , & n'ayoît
pas le droit d'être fon juge. II y a des
iujets qui ne peuvent manquer de réuf»
fir. La mort d'une femme & d'une rei-
ne fur un-échafaud , tant de beauté
jointe à tant dinfortune,la pitié fi na-
turelle pour le malheur, l'attachement
des François pour une princeflè éle-
vée parmi eux , & qui avoir été Pé*
poufe d'un de leur roi , l'intérêt qu^pn
prend peut-être malgré foi à des mal*
heurs, caufés par l'amour , le noto, m^
SUR LES Eloges. (i
me de la religion ; car elle fut mêlée
à ce grand événement V & l'Europe
agirée alors de fan^tifme , regardoit
prefque la querelle de deux reines ri-
vales > comnîe la querelle des catholi-
ques contre les proteftans r tout con-
tribua au grand fuccès de cet éloge
fuqèbre. Du perron tira des larmes de
toute raflèmblée. On oublia que Marie
Stuard , peu de temps après que foa
mari eut fait tuer fon amant fous fes
yeux , avoir époufé raflaflîn même de
fon mari ; & Ton ne vit que la plus belle
femme de fon fiècle, fille ^ veuve , mè*-
re de roi , & reine elle-même, qui avoir
péri fou6 le fer d'un bourreau, La pitié
& Tefprit de parti lui donnèrent des
panégyriftes en foule ; & ce qu'il n'eft
pas inutile d'obferv^ , foa malheur
fembla la juftifier aux yeux de la pof-
térité , qui même aujourd'hui ne pro-
nonce pas encore fon. nom fans in-
térêt.
C'étoît alors dans prefque toute l'Ea-
fi Esskî
ropc le temps des crimes & des meur-i
très; mais la barbarie etoic tantôt im«-
pétueufe & ardente , tantôt froide &
tranquille. Pannée 15*8 fut mar-
quée par l'afTaflfinat de Henri Duc de
Guife,au Château de Blois. Il n'y a
perfonne qui ne fçache & les motifs &
les circonÂances de ce meurtre. Cet
homme hardi fie brillant , fait pour
éblouir le peuple , pour fubjuguer le»
grands , pour opprimer le roi , cou-
rant à la grandeur par les faâions , &
à la renommée par Paviliflement de
fon maître , qui s'occupoit de le dé-
trôner fans daigner le haïr , 6c qui par
mépris ne s'appercevoit pas même
qu'il s'en étoit fait craindre , vivant
pou voit être coupable , mais aflafliné
ne parut qu'un héros. La mort de Louis
fon frère malTacré le lendemain , ré-
volta encore plus , car il étoit Cardi-
nal. Il ne faut point demander fi les
deux frères furent célébrés par des
éloges publics. Les éloges parurent en
SUR LES ElOGES»^ (r>
fouie. Mais il y en eut un plas remar-
quable q»e les autres. Dans ees rempi
où la fuperftitîon fe mêtoit à- la fir-
reur , 6a vpyoît d'un côté, dès empoî-
fonnenîcns , des aflâfïînats , & les crî-
mes de la plus ffétriffante volupté ; de
raurre,des procédions, des confréries
& des Pénitens blancs & noirs , com-
me fi des cérémonies fans le remords
& la vertu pouvoîenr expier les cri-
mes 'y comme fi elles n*etoient pas un:
nouvel outrage pour la divinité qu'or»
• faifott femblantd'appaifer en la désho-
norant. Henri III lui-même avoîtinf-
tîtué de ces confréries , & fuivi de fes
mignons marchoit à leur tête. Ses con-
frères les Pénitens de Lyon , n'approth-
vèrent point du tout la juftice qu'if
s'étoft rendue à lui-même , & firent
une grande pompe funèbre 5» en dé-
» ploration du maflacre fait à Blois
» fur Louis & Henri de Lorraine ,
» fuîvte d'une oraifon fur le même
S» fujet ». Dans tous ces éloges on eut
^4 Essai
bien Taudace de peindre le duc de
Guîfe comme l'appui, le héros & le
martyr de la religion ; lui pour qui
Tcglife n'avoir été qu'un prétexte de
déchirer l'Etat; lui qui n'étoit catho-
lique que pour être faÛieux ; lui dont
toute la religion étoit Tenvie d'ufur*
per le trône , & qui s'armoit du fana-
rifmc pour marchera la révolte. Maïs
il y a apparence que de fi lâches meti-
fonges n'étoient ni pour les grands,
ni pour les efprits déliés ; c'étoit Tap-
pas grofîîcr du peuple qui, dans ces.
temps de factions & de guerres, étoit
fouvcnt opprimé, égorgé & trompé.
Ce double aflatHnat en produifit un
autre l'année fuivante 1589 , celui de
Henri III; & ce qu'il yeufalors de
plus étrange, ce fut l'éloge même de
l'affanin. 11 faut qu'on fâche dans tous
les fièclcs que ce Jacques Clément >
dominicain & parricide , fut loué pu-
bliquement dans Paris & dans Rome.
Le fanatifme qui infpira le meurtre,
fit Tapothéofc du meurtrier.
SVti LEsElOSES. 65
On a remarqué que le temps des
rands crimes eft prefque toujours
celui des grandes vertus. La nature
gitée & fecouée , pour ainfi - dire^
^dans tous les fens , déploie alors toute
Ton énergie. Sqs produâions font ex-
faordinaires y & elle fait naître en
foule des monftres & des grands hom«
Inès. En 1595 on vit dans Paris un
âoge, dont le fujct efl à jama>s ref-
peôable; c'étoit Téloge du préfident
Brilfon, pendu quatre ans auparavant
pour la caufe des rois. Ce citoyen ,
trop .éclairé pour être fanatique ^ Ôc
trop vertueux pour être rebelle , parla
aux feize comme un homme qui pré-
fère fon devoir à fa vie ; & il en fut
réconipenfji en mourant pour l'Etat.
L'infamie de fon fupplice fut un
îitre de plus pour fa gloire. II faut
louer l'orateur qui s'honora lui-même
en faifant un pareil éloge ; pour Té*
loge même , il n'ajouta rien à la mé-
moire de BrifTon j il n*en avoit pas
befoin.
/
$6 Ësskt
On aime auflî à trouver eti i^o^jl
ton panégyrique adrefle au célèbre Dud|
de Sully. Il fut conipofé par un rece-^-,
¥eur des finances. Cet ouvrage dt;
foîbte , & peu digne de fon fujet^i
mais c'étoit du moins un hdmmaga-
rendu à un grand homme ^ dans udri
temps où de grand homme fervoie
TEtàt, & oii , pour récompenfe, il
li*avoit que les calomnies de la cour î
les fureurs des traitans ^ & la haine ddJ
!a nation à qui il faifoit du bien. Il eft
vrai qu'un an plus tard ^ Téloge eût été
plus honorable encore , & pour le pa-
négyrîfte & pour le héros ; car eil
1610 Sully n*étoit plus rien. Mais il
ne faut pas trop exiger des hommes j
& sUl y a un exemple d'une ftatue éle-^
vée à un roi après fa mort, il n'y en
a pas de panégyrique adreiTé à un mi**
iiiftre après fa difgrace.
Jamais parmi nous peut- être , b
louange ne fut quelque chofe de fi rcf-
peâable 6c de fi grande que lorfqu'elk
ÈVK lÈS ÉiOGÈS. '6j
fctcfeflSnéc à célébrer Henri IV"; ja-.
inais elle ne fiit (i unanime. Il y a eu
quelquefois des réputations ^ quoî«
iju^en petit nombre , qui choquoîent
is mœurs & les idées générales do-«
inînantes dans un pays. C'étoît com-
ine un aveu involontaire & forcé > que
certaines qualités brillantes arra^
choient à ceux même qui étoient le
jrfas loin de les partager: mais quand
le mérite d'un grand homme fe con-^
dfie parfaitement avec les préjugés ,
lecaraâére &!es (Jenchans d'un peu-
ple , alors fa célébrité doit augmenter^
parce que Tamour-propre de ctequc
citoyen protège, pour ainfi-dire , la
répatatîon du prince; & c*efl: ce qui
eft arrivé à Henri IV. On peut dire
qull fut véritablement le héros de la
France. Ses talens > fes vertus , &
jufqtfà fes défauts, tout, pour ainfi-
dire , nous appartient. Mornay &
Sully putent blâmer l'excès de fa va?-
fear/ mais la nation aimoit à s^ rch
f 8 Ê 5 s A î
ConnoîtrCi La politique même le jtrf
tîfioit. Pour raflurer fes amis , poi»
étonner fes ennemis , il falloit da
prodiges; & il n'avojt prefque qu(
des vertus à oppofer à Aqs arméesU
Alors la témérité même ceflbit dtf
l'être; ôc ce grand homme appuyoiÉ
le peu de fotces qu'il a voit , des tbrceJ
réelles de 1 admiration & de l'enthcH^
(iafme. Sa gaieté au milieu des com*
bats , fes bons mots dans la pauvret^
& le malheur , toutes ces faillies d'uM
ame vive & d'un oaradère généreuxj
cette foule de traits que Ton cite^A
qui font à la fois d'un homme d*efpril
& d un héros , fembloient peindre et
même temps l'imagination françoife
& le genre d'efprit avec le caraâèn
national. Enfin fes amours , fes foi-
blefles, tous ces fentimens qui le plm
fouvent étoient des partions , & qu(
les grâces d*un chevalier ennoblif
foient encore, lorfqu'ils n'étoient qui
des goûts ^ ne paroifFoienc pas dâ
SUR I£S ElOGSS. 69
uts qu'on pût lui reprocher. La
3n en Tadmirant , aîmoît à fe per-
er qu'on peut mêler la galanterie
grandeur , & que le caradèire d'un
içoîs fut en tout temps , d'allier
aleur &c les plaifîrs. Mais ce qui a
facré fa réputation dans l'Europe ,
: fa bonté ; c'cft cette vertu qui ne
nit jamais à la haine d'entrer dans
cœur; qui fit que, fans politique
ins effort , il pardonna toujours ,
î feroit cru malheureux de punir ;
, avec fes amis, lui donnoit la fa-
iarité la plus douce , envers fes
pies la bienveillance la plus tendre ,
c fa noblefle la plus touchante
lité ; ce fentiment fi précieux qui
Iquefoîs dans des momens d'ar
rtume & de malheur, lui faifoit
fer les larmes d^un grand homme
fein de l'amitié ; ce fentiment qui
loit à voir la cabane du payfan , à
tager fon pain , à fourire à une far
Ile ruftique qui Tentouroit , & ne
70 Essai
craignit jamais qw ks larmes & I(
défefpoir fecret de la misère , vînflèn
lui reprocher des malheurs ou de)
^utes ; voilà ce qui lui a concilia
les ç^urs de tous les peuples, voili
^e qui le fait bénir à Londres coni.
jne à Paris. Eh qui , en voyant fui
prefque toute Térendue de la terre,
les hommes fi malheureux , tant
de fléaux de la nature , tant de fléaul
nés des paillons & du choc des inté-
rêts , le genre-humain éçrafé &: tremt*
blant , éternellement froiflTé entre les
malheurs néceflfaire^s , & les malheurs
que rindulgepce & la bonté auroienr
pu prévenir, peut fe défendre d'un at-
tendriflèment involontaire , lorfqu'il
voit s'élever un prince qui n'a d'autre
paflion & d'autre idée , que celle de
rétablir le bonheur & la paix ? Il fenv
ble, en s'occupant de lui , en fuivant
fes aôions , en pénétrant dans fon
cœur,. qu'on refpire un air plus doux^
fScque le calme & la férénité fe rép9i^«
SUR (ES E1OGE6» ^t
iient, du moins pour quelques mo-*
tnens , fur ce globe infprtuné qu'on
liabite.
Peu de princes d^ns Thiftoire ont
eu ce caradère de bonté , comme Hen^
ri IV. Celle d'Augufte fut la bonté
if un politique qui n'a plus d'intérêt à
commettre des crii^ies ; celle de Vef^
pafien fut fouillée par l'avarice & par
des meurtres ; celle de Titus eft plus
connue par un mot à jamais célèbre
que par des aâions ; celle des Anto*
nîns fur fublime & tendre , mais une
certaine auftérité de philofophie qu\
s*y méloit , lui ôta peut-être ces grâ-
ces fi douces auxquelles on aime à la
reconnoitre ; parmi nous celle de Louis
Xn à jamais refpeûéc , manque pour-
tant un peu de la dignité des talens Se
pes grandes aâions : car ,- il faut en
convenir, nous fommes bien plus tou-
chés de la bonté d*un grand homme ,
' que de .celle d'un prince qui a des
i inauvais fuçcès & des^utes à fe faire
7» Essai
pardonner. Mais la bonté de Henri HT.^
fur tout à la fois celle d'un particuliec
aimable & d un héros. Il ne faut donjB
pas s'étonner fi pendant fa vie ou après !
fa mort il fut célébré par plus de cinq |
cent panégyriftes, tant poètes qu'ori'^
teurs ; il ne faut pas s'étonner fi nial« 1
gré l'éloquence brute & fauvage df !
fon fiècle , on ne trouve prefqu'au^
cune des oraifons funèbres dcêb prin^
ce , où il n'y ait quelque niouvçmen(
éloquent fur fa mort.
Ici ce font des imprécations contre
le lieu où le meurtre a été commis. L'Or
rateur veut que tous les citoyens en
paflant dans cette rue nialheureufe |
s'arrêtent pour y verfer des larmes ;
il veut que la dernière poftérité des
François vienne s'attendrir fur le lieu
qui a été teint du fang du meilleur des
rois.
Un autre parle tout-à-coup au meur-
trier coqinje s'il étoit préfcnt , & lui •
reproche de ne pas s'être lalfle atten-
drie
SUR izs Eloges. 73
flrir par les vertus d'un fi excellent
prince, n peint la haine & la fureur du
peuple y qui auroit voulu arracher ce.
nonflre des mains des bourreaux »
pour le déchirer de fes propres mains.
D peint des François témoins du fup-
plîce , & par un mélange affreux de fé-
EQcité & de tendreflè changés tout à
coup m Cannibales, dévorant la chair
Cinglante de VzBkfTm.
Un autre s*adre(Ië au peuple qui
Fenvironne , & le prie de fufpendre
fes larmes , parce qu'il ne peut réfifler
iai-même à un fpeâacle fi touchant ,
le craint d'être obligé de s'interrom-
pre. Il parle des bienfaits qu'il a lui-
même reçus de ce prince dont il étoit
liméi ii i^^^^ ^^ douleur particulière à
celle de toute la France ; & il finit
par feirc à fon bienfaiteur & à Ton
prince , les adieux les plus pafiionnés ,
comme Tami le plus tendre pourroit
ks fidre fur le tombeau & à la vue des
cendres de fou ami.
74 Essai
Enfin je citerai encore tfn de cA
difcours , dont Texorde m'a fiacu nuffi
fîmpleque touchant. L'oratcpr râcon^
te qu*un des Hébreux captifs aux bords
de TEuphrace , voulant adoucir l'en*
nui de Tes malheurs, fait préparer un
repas dans fa cabane , & envoie foft
fils inviter quelques-uns de leurs frè-
res pour fe réunir & ie confoler.en*
femble. Un moment après , fon fils ac«
court y pâle , les yeux en pleurs , Se ptat
pitant d'effroi. O ! mon père , dît^U'
au vieillard , plus de feflin y plus dt
joie; je viens de rencontrer un de nos
fi-ères égorgé dans la rue. .,.. ^ mol
au fil y dit Torateur ; j'ai vu te plus^^
freux desfpedacles ; j'ai vu danis Vsàsf
au milieu de la pompe & de Tappaireif
des fêtes , j*ai vu un corps fangljânt W
percé de coups. Non , ce n'étoît pas
celui d'un de nos frères ; c'eftcdâtcUi
notre père , celui du meilleur dê^¥ôfi![
de Henri IV, &c. -' l^-^
Ceft ainfi que -dans uh'fiéçfc o5
s
SUB.LESElOGSS. 75
ron n'avoic encore aucune idée de la
vraie éloquence , la force d'un fujet pa-
thétique & terrible » infpiroit aux ora-
teurs ou des mouvemens , ou des traits
heureux *.
II eft trifte qu'un pareil fujet n'aie
pas été alors traité par un homme vé^
ritablement éloquent , Se qui en pro-
nonçant cet éloge funèbre , fe propo-
* Malgré les défauts incroyables de tnau^
yais goût , quelques-uns de ces difcours atca*
dient encore & intéreflent par la force dti fen-
tûnenc qui y eft répandu. Souvent i*c{pric
dliebatéj& les larmes viennent aux yeui. On
fiaoîc tenté de rire , & l'on s'attendrit. Le iujet
TOUS entraîne , & l'on oublie l'orateur pour ne
penfer qu'au héros. Ainfi un ad^eur célèbre ,
( Baron ) qui piétendoit que l'émotion eft en
nous on fentiment involontaire , & prefque in-
dépendant de l'efprit, en mettant ilix des paio-
•les gaies ^^ ou même ridicules ,• un accent par
•ibécîpe» acteadrilfoit peu à peu, & parvenoic
k £ûse cooler les larmes.
7^ Essai
iâc un but utile à la nation. En effet;
qu'on fuppofe un orateur doué par U
nature de cette magie puiflànte de la
parole ,qui a tant d'empire fur les âmes
Bc les remue à fon gré y qu- il paroiflè
aux yeux de la nation , afièmblée pour
rendre les derniers devoirs à Henri
IV ; qu'il ait fous fes yeux le corps de
ce malheureux prince ; que peuc-ètre
le poignard , inflrument du parricide,
foiF fur le cercueil ^ expofé à tous les
regards ; que Torateur alors élève &
voix , pour rjippeller aux. François
tous les malheurs que depuis centans
leur ont caufé leurs divifions , & tous
les crimes du fiapatirmc jSc de la polici**
que mêlés enfembdç ; qu'en çotnmen-
çant par la profcrîption des Vaudois
& les arrêts qui firient confumgr daiis
les flammes vingt-deux villages , 9c
égorger ou brûler des milliers d^hoifr
mes , de femmes & d'enfans , il leur
rappelle epfuifie la confpirationd'AïQir
SVft LESËLOGÉ*. t?
boîfe , les batailles de Dreux, de Sainte
Denis, de Jarnac , de Montconcdur^
de Courras ; la nuit de la S. Barthe*
iemi; l'afiàdinatdu Prince de Condé#
railaflinat de François de Guife , l'af-
faflinat de Henri de Guife & de foa
frère, raflaflinat de Henri lll j plus de
mille combats où fîèges ^ où toujours
le fang François avoir coulé par la
tnain des François ; le fanatirme 8c la
vengeance faïfant périr fur les écha-
&uds ou darts les flammes , ceux qui
^voient eu le malheur d'échapper à la
guerre ; les meurtres , les empoifon-
nemens , les incendies , les maflacres
de fang-froid , regardés comme des ac-
tions pef mifes ou vertueufcs ; les en-
fans qui n^avoîcnt pas encore vu le
jour, arrachés des entrailles palpitan-
tes des mères pouf être écrafés ; qu'il
termine enfin cet horrible tableau par
l'aflaffinat de Henri IV , dont le corps
fitfiglant eft daos ce moment (bus leurs
Dii)
7* Essai
yeux; qu*aIors atteftant la religion &
4'humanîté , il conjure les François de
ie réunir, de fe regarder comme de5
concitoyens & des frères ; qu*à la vue
de tant de malheurs & de crimes , à
la vue de tant de fang verfé, il les in-
vite à renoncer à cet efprît de rage ,
à cette horrible démence; qui pendant
un fiècle les a dénaturés , & a fait du
peuple le plus doux un peuple de ti-
gres ; que lui-même prononçant un
ferment à haute voix, il appelle tous
les François pour jurer avec lui fur le
corps de Henri IV, furfçs bleflures &
le refte de fon fang , que déformais ils
feront unis , & oublieront les afFreufes
querelles qui les divifcnt ; qu'enfuite
s'adreflant à Henri IV même ^ il fafle ^
pour ainfi-dîrc,amende honorable à fon
ombre, au nom de tourela France &
de fon fiècle, au nom même des fiècles
fuîvans , pour cet afiàflînat , prix fi dif-
férent de celui que méritoîcnt fes VOV
Ûs; qu'il lui annonce les hommages
de tous les François qui naîtront un
jour ; qu^en finiiTant il le profterne fut
fa tombe , & la baigne de fes larmes:
queHeimpreflioncroic-on qu'un pareil
difcours auroit pu faire fur des milliers
dliommes afTemblés , & dans un mo-
ment où le fpeâacle feul du corps de
cepurioce , fsms être aidé de l'éloquence
de I!orateuf , fuffifoir pour émouvoiif
^attendrir, peut-être FefFetde ce dif-
cours ne fe feroit^ii pas borné à uns
émotion paffagère ; peut-être par la
£rite-auroîtoil pu prévemr de nouvel-^
les dirtdbns & de nouveaux crimes.
Aurefte , les louanges prodiguées à
U mémoire de Henri IVà Hnftant de
fit mort ^ ne furent point femblables à
taoc d'éloges de princes ou d'hommes
puillkis , qui après avoir retenti fous
Jb voûtes des temples dans une céré-
XQooiç funèbre \ femblent lemothent
d'après aUec fe perdre Se s'enfevelir
Div
Sô Essai
avec eux dans la tombe qailes attend» |
La Juftice & la Renommée qui le louè-
rent fur Ton tombeau , ne s'éloignèrent
des bords du maufolée , que pour aller
répéter ces éloges de pays en pays 8c
de fiècle en fiècle.
On peut dire qu'aujourd'hui ce prin-
ce a uneefpèce de culte parmi nous.
Tous les talens & tous les arts ont été
employés à lui rendre hommage. Les
Mémoires de Sully en peignant les dé*
tails de fa vie domeftique , nous ont
rendu Ion fouvenir encore plus cher',
parce qu'ils montrent partout Phom-
nie fenfîble à côté du grand homme.
Un ppêmc célèbre a immortalifé fe»
vcrtlis comme fa valeur I.e pinceau de
I^ubens a tracé fon aporhéofe fur la
tj>ile. L*art des Phidias ofFrc fa (latue
aux regards de tous les citoyens^ L'^é-
loqùence&; le zèle ont produit une fou*
le d'ouvrages qui lui font tous confa-
crés ^ 6c où la fenfibilité loue la yerta#
SttSL LBS ËLOGES. Si
te pinceau » la gravure ^ la fculpture
Aiénie y ont multiplié fes buftes ou Tes
portraits. Le citoyen obicur aime à
dfeorer fon appartement de cette imav
{(6 y comme il aime à voir le portrait
d'unagii ou d'un père. On arepréfenté
quelques-unes des époques de fa vie ^
en bf onze & en marbre ; on les a fait
(érvir d^ornement à ces boetes , in^
▼entîon & amufement du luxe ^.quele
goût & les modes ïrançoifes font va-
loir 8c diflribuent dans l'Europe. Le
peuple même connoit & bénit ùl mé-
moire.^ Le peuple courbé fous fes tra-
vaux y prononce fouvent te nom de
Henri IV , & attache à ce nom des^
idées qui l'intérefTent. Enfin lorfquek
mort parmi nous, ouvre les tombeaux;
Ml repofent les cendres de nos rois ^
h foule des citoyens qu'une curiofîté
inquiète & fombre précipite fous ces
voûtes , pour y voir à la fois les mo-
mmenâ de la grandeur & de la foibleflb
îz Essai
humaine y à la lueur des flambeaux tb
des torches funèbres qui éclairent ces
lieux , femblent ne demander , ne cher*^
cher que Henri IV. Ils s'arrêtent aux
pieds defon cercueil , ils l'examinent,,
ils l'entourent , ils femblent lui rede-
mander un grand homme ^& fe livrent
avec un mélange d'attendriflement
& de terreur à toutes les idées que fa
vue de ce tomber leur infpire *. Xeî
eft rhommage qu'au bout de 1 60 ans
la reconnoiflâncedes peuples rend en-
core aux vertus des rois. On ne peut
comparer cette efpèce de culte qu'à
celui que les habitans de l'ancienne Ro-
me rendirent à la mémoire d'Antonin.
On fait que pendant deux fiècles cha-
que citoyen dans fa maifon eut l'image*
de cet empereur. On fait que les pères
de famille Tinvoquoient ; & les tyrans
même prenant le furnom d'Antonit^
* Voyez la fin de l'éloge de Henri IV par M
^e la Harpe, & l'eftampe qui eft à la. tjêtfi du.
diiicoius.
SUB. IJiS EtOGES. 83
JXHK €n imporef j, fe couvraient de ce
nopiÊiçré I comme dans les pays Se
daïis Tes temps d'afyles les aflàflins
. couf oient fç mettre i Tabh fous les
fittuesde&dieuxr
Dn
84 SSS AI
CHAPITRE XXVIL
Dés Panégyriques on Eloges adrefi^
fis à Louis XIII ^ an Cardinal de
Richelieu , & au Cardinal Ma^
larin.
U s': prince éifàitk fea^fils in mo\>
rant : jeté lègue tout , mes armées ^
mes états , mes tréfocs » & le louve*
nir de ce que j^alfait de biea ^ mais je
ne pufs te léguer ma gloire: (I tu n'ea
as une qui te foi t perfonnelle , la mien«
ne rfeft qu'un fardeaa pour toi. Ceft
ce que Henri IV * mourant auroit pu
dire à J ouis XIII. Cependant plufîeurs
des pan^y rifles qui avoient loué le
père, célébrèrent le fils r mais le père
fut loué à titre de grand homme , Se
le fils trop fbuvent à titre de prince.
Ce n^ed pas que Louis XIII n'eut des
qualités d'un Roi, mais aucune n'eut
deTéClac Soit timidité ^ foit parcfle^
ï ignora le grand art des hommes e»
place, celui d'iiupofer à la. renommée,
Spn caraâère , comme fon règne,,
offrent une foule de contradiâiotiS».
H eut un enchaînement de viâoires,,
Se leur éclat lui fut pour aihfi dire
étranger. H eut des talens militaires,,
k à peine aujourd'hui ces talens font
«onnusw II eut de l'agrément dan»
Pefprit.y &. montra la plus grande
iodifférence pour les lettres» La na*-
tnre lui avoir donné du< courage ^.âc
siême' celui q^i af&onte. lai mort , Se
H n'eut jamais celui de commander.
Il ayoit.befoin; d'être dominé:9.& flottai
fiins ceflê entrt^ le defîr de fecouer le
fpug & la néceffité de le éprendre».
Mais le plu» grand contraile de fon
lègne, c'eft que jamais- peut-être il
n'yeut meins d'aâivité dans le Sou-
?er»n , & jamais le gouvernement ne:
déploya, fa force avecplus de fermeté
au dehors-,, & une févèrité fi impo-
fanic âc quel^fois; û terrible au de^
dans.
16 EssAï • ^
Td fut Louis XIII (ïofflrae FritK»{
dans le particulier on vit des cob«
trafles aùfli frappans. Son caradère
le foriçoit à élever des favoris ; fHa
caraâère le fofçoit à les hair: Aù-inK^
lieu des fuccès » il fut malheureùér.
L*allié de Gufliave-Adolphe y & celai
dont les armées ébranloient le trafic
de TEmpereor & reflerroîene l^Efpft^
gne , redoura fa mère» fa femme , ion
frère , & jufi]u'au Mtniftre qui le âU
foit vaincre.
On fenc bien qu\]n tel caraâère e(E
peti favorable aux élôgeel ; mais» lès
panégyriftcs pouffuivent encore plfis
les Rois , que foiiverit les Rois ne* font
empreffés à les fuk. Il paraît même
que Louis XIII en fut importuné.
Peut-être que fon efprit^ftatufelluî fit
haïr de bonné= heure un geitre d'élo-
quence, quT le plus fou vent :ri'à rien
de vrai, & qui au moins eft vuîde
d'idées : peut-être auiïî qu'un homme:
calme & (ans pailions 4oit mieust^fecr
SUE. LES El O G ES. 9f
lk te ridicule de ce qui eft exagéré» '
k c'eft le vice néceflaire de tout cer
^i eft harangue : peut-être enfin que
tant d*éloges fur de grands. événemets-
Mixquels ii avoir peu de part , lui rap-
pelloient un peu trop fa foiblefle ic
une gloire étrangère. Quoi qu'il en
foit, on rapporte que fe regardant un.
Jour dans une glace , étonné de fe voir
d^a tant de cheveux blancs ^ il en
accufales complimenteurs Scpanégy-
riftes éternels qull étoit condamné k
Mitendre depuis qu'il étoif Roi.
Dès i6it , c'eft-à-dire , dès la fé-
conde année de fon règne , on lut
adreflfà un panégyrique ; il n*avoit
al*s que dix ans. On fe doute bien
quel devoir être le ton de cet Oq-
vragc. Flatter un jeune Prince fur des
qualités qu'il n^isi point encore , c'eft
prefque lui défendre de lès acquérir;
tfeft immoler à la vanité d'un mo-
ment , la félicité d'un demi fiècle.
La paix de i6>i3 avec les prôtef^
tans du royaume 9 & la prife éc
Rochelle en 1^29 , furent encore
Ibjet d'un très- grand nombre de pa
fyrtques & d'éloges. Ces deux guer
oïl un Roi eut le malheur de Cotttb
tre contré fes peuples, furent vérî
blemenr Fépoque la plus brillai
de fa rie. Il y montra la plu» grai
yaleur,& cette intrépidité froide, •
dans les dangers honorefoit tout \
tre méfnte qtr'un Prince : nKiisil
plus aifé à Louis XIII d'avoir des (1
ces que de ta réputation. Loué |
one foute d'orateurs , chanté par 1V4
herbe, célébré à fa mort par Lingi
des ,.p1acé par la nature entre Rtcl
lieu fit Corneille , il prouva que Ic^
raâère feul peut donner du prix s
âdions^aux vertus, auxfuccès mén
ft que les paoégyriftes , malgré le
talens , ne donnent pas toujours le 1
il la renommée. On peut dire que f<
ce règne la gloire environna le tr^
ùiïs parvenir j.uic]iraju Prince,.
Cette gloire fe porta toute entière
?ers Richelieu. Lorfque dans une moM
narchie il s'élève un fujet, qui par let
drconftances ou fes ulens obtient un
grand pouvoir , aufli-tôt les homma*
ges & les regards fe tournent de ce
•côté ; tout ce qoi eftfoible, eft porté
par fa foiblefle même à admirer ce
iqui eft puiflànt. Mais fi ce fujet qu
commande, a une grandeur altière qui
en impofe; fi par fon caraâère il eiw
traîne tout ; s'il fe rend nécefiaire à
fon mafere en le fervanc ; fi à cet ce
grandeur empruntée qu'il avoir d'a«
bord f il en fubflicue une autre pref-
qu'indépendante , & qui par la force
de fon génie lui foit perfonneile ; fi
de plus il a des fuccès ^ & que la for^
tune paroifle lui obéir comme les
tommes , alors la louange n'a plus
de bornes. Les courrîfans le louent
par intérêt ; le peuple par un fenci*
ment qui lin fait refpeâer tout ce qu'il
.craint; les gens à imagination par car
4^0 tSSAt - i
thoufiafme. Alors les orateurs tuî Veû^
^AC leurs panégyriques , les poète)
kurs vers. Les éloges commencés paf
le refpeâ ou par la crainte, comt-
j&uent par rhabicude ; & il fe fonde
une grande réputation che2 la pop
térité, qui reçoit des iîècles précé'
dens Tadmiration des noms célèbres^
comme elle reçoit fon cuke & fea
loix. Tel a été le fort dtr Cardinal an
Richelieu. C'eft un des honunesquta
•/été le plus: loué, & de fon vivsac ti
.après fa mort< Poètes , orateurs , htf«
toriens , politiques , tout Ta célébré.
Mais il nY a prefque rien qui rfaît
deux faces. La haine eft à côté de la
gloire , & ces caradères dont l'afcef>-
dant fubjugue tout , font par lebt
vigueur même voifins de Texcès. Il
n'ed donc pas étonnant; qu'on ait
tracé des tableaux diffërens de. ce
Ëimeux Cardinal.
Les uns frappés de fes grandes qua-
lités de Miniflre flcd'hqmme d'état.
SUR lis Eloges. 92
font admiré fans réferve. Ils Tonc
peint comme un efprîc fouple & puif-
Mt » qui malgré les ennemis & les
n?aux parvint aux premières places,
ksy foutint malgré les faâions; qui
^)pofoit fans ceflè le génie à la haine,
* l'aftivité aux complots ; qui envi-
fonné de fes ennemis qu'il falloir com-
battre 9 avoir en même tems les yeux
ouverts fur tous les peuples ; qui faî-
fiflbit d'un coup-d*œil la marche des
(ms , les intérêts des Rois , les inté-
rêts cachés desMiniftres, les jaloufies
iburdes ; qui dirigeoit tous les évé-
nemens par les paflions ; qui par des
voies difFérentes marchant toujours au
même but , dîftribuoît à fon gré le
mouvement-ou le repos, calmoit la
France & bouleverfoit l'Europe ; qui
dans fon grand projet de combattre
l'Autriche, fçut oppofer la Hollande
à TEfpagne , ta Suède à TEmpire ,
f Allemagne à TAUemagne , & lltalîc ^
àritalie; qui enfin achccoit par-tout
|S ËsSAt
des aiUÀy des généraux & des
mées , & Ibudoyoic d'un bout
l'Europe à l'autre , la haine & Tii
tét. Ils ont loué ce mélange d^adi
& de fotCCi avec lequel U abattit |
jamais le pafti lôitg-tems redout
des Calviniftes , armant les protei
de Hollande contre ceux de Frai
& retardant les flottes de l'Angle»
Ils ont loué ce gouvernement k
pide i qui en révoltant tout j enc
noit tout ; qui pour le bonheur i
liel de la France , écrafa & fît di
toître ces forces fubalternes qui i
quent 8c arrêtent l'adion de la f
principale , d'autant plus terri
qu'en combattant le Prince ^ elles
lent fur le peuple , qu^étant préca
elles fe hâtent d abufer , que nées
des ioix , elles n'ont point de lin
qui les bornent. Ils ont loué enfit
amour des Lettres & des Arts , qi
milieu des agitations de l'Europe
ébranloit^ lui fit fonder l'Acadi
SURLKSEIOGES, çf
Fraoçoife dont il fut le chef; amour
des Lettres qu*îl avoit par goût ^ &
qu'il fit naître, dit-on , par politique
qui fubftitua chez les François Tam*
bition des talens à celle des cabales ,
& une aâivicé plus douce , à cette
aâivité féroce , nourrie de faâions &
de crimes; tel cQ: le point de vue fou)
lequelles admirateurs & les panégy-*
rifles du Cardinal de Richelieu nous
le préfentenr.
D'un autre côté , ceux qui dimi*
nuent fa gloire , en convenant qu'il
mérita une partie de ces Eloges , dif-r
, curent le refte. Sur Tart de négocier ,
& fur les intérêts politiques de TEur
rope y ils conviennent qu*il montr»
du génie & une grande fgpériorit^
de vues : mais dans ce genre mémç
ils lui reprochent une faute imporr
tante -j c'efl le traité de 163$ , portant
partage des pays bas-Erpagnols^enri
tre la France & la Hollande. Ce traita
fiu répoque qui apprit aw Hc^l^Os
94 Essai
dois qu'ils avoient befoin de barrièr
contre la France ; & Richelieu q«
vouloir les unir à lui contre rSfpi
gne,en montrant fon ambition glaç
kur zèle. Cefl donc à lui qu'ils attri
buent la première origine de ceto
défiance qui éclata toujours depaii
entre la cour de Verfailtes 6c celle di
la Haye.
Quelques-uns même vont j^CSfon
lui faire un reproche de cette politt^
que fî vafte, tant adm^rée par d'autreSi
Ils remarquent qu*au dehors commi
au dedans , fon miniflère fut tout à la
fois éclatant & terrible ; qu'il détniiiit
bien plus qu'il n'éleva ; que tandis qu'il
combattoit des rebelles en France » il
fbufHoit la révolte en Allemagne, en
Angleterre & en Efpagne; qu'il créi
le premier , ou développa dans toute
fa force le fyflême de politique qui
Teut immoler tous les états à un feul;
iqu^eniin il épouvanta l'Europe coniflV
les fflWfBMft
SUR LES El OS ES. 9f
Ss avouent que rabaiflèmenc des
Crands* étott néceflaire ; mais ceux
qui ont réfléchi fur l'économie poIi««
tique des états , demandent û appel*
1er tous les grands propriétaires à la
cour y ce n*étoit pas» en fe rendant
très-utile pour le moment , nuire par
la fuite à la nation , & aux vrais
incéréts du prince ; û ce n'étoit pas
préparer de loin le relâchement des
mœurs , les befoins du luxe , la déré-*
rioratton des terres , la diminution
des richeflès du fol , le mépris des
provinces y l'accroifTement des capi-*
taies ; fi ce n'étoit pas forcer la No-^
blefle à dépendre de la faveur , au liea
de dépendre da dev4)iri s'il n'y aiirôti
pas eu'pfus de gfâindeur comme d^
vraie politique à laiflèr les Nôbfe$
dans leurs terres, & à les conreUffr^
à diployer fur eux \m^ autoriré qui
4es acîcootvimât à être fejets, fantflê*
forter à étfe courtîfwis-. ^Sl oft feuif
<9^ Essai
l'exemple de Henri IV ^ qui afiêrml
fiir le trône fuivic ce plan , & le (uivil
avec fuccès. Us conviennent enfin
que peut-être dans de vaftes*empires
tels que la Chine & la Ru (lie, o{i , en-
cre la capitale & les provinces, il y a
quelquefois douze cents lieues de di£>
tance , la réaâion du centre aux ex-
trémités doit être fouvent arrêtée
dans fa courfe ; qu'ainfi il pourroic
être utile d'y rallembler dans une cour
tous les Grands comme des otages
de TobéifTance publique & de la leur:
mais ils 'demandent s'il en eftde même
dans les petits états de l'Europe , où
le maitre eft toujours fous Tceil de
la nation p Se la nation fous Tœil du
maître , & ou l'autorité inévitable &
prompte peut à chaque inftant tom**
f>er fur le coupable.
Les appréciateurs févères du Car**
dinal de Richelieu examinent enfuite
quels font les moyens dont ce Minif«>
ive célèbre fe fervit pour élever Tatif
toriti
SUR LES Eloges. 97
lorité royale & la fienne au defTus
(tes grands qu'il combattoir ; & ils
hi reprochent fes haines , fes ven-
geances , & ce caradère fier & terri-
ble qui ne pardonna jamais.
Ainfi fur le même miniftère , on
préfente deux tableaux , Tun d'éclat
& de grandeur , l'autre moins favo-
rable fans doute. C'eft à ceux qui ont
étudié rhiftoire,à juger fur les faits.
En général , ces grandes vues du mi-
niftère , qui s'occupent de projets
d'humanité , & qui par des établiffe- -
mens utiles cherchent à tirer le plus
grand parti pofÏÏble, & de la terre &
des hommes , femblent lui avoir été
peu connues. Ce n'eft pas qu'il ne liât
fa grandeur à celle de fa nation ; mais
Tcfpèce de grandeur qu'il lui donna,
Fut toute en renommée. Soit le défaut
des circonftances , foit celui d*une
imagination ardente & forte , il fut
!àns ceflè entraîné vers des objets
f éclat. Peut r être reflèmbla-t-il au
Tome II. E
98 Essai
Sénat de Rome qui remuoit toutes
les nations pour être le maître de la
fienne , & ciraentoit fon pouvoir au
dedans par les viâoires & le fang
verfé au loin fur les champs de ba-.
tailles. .
Quelque jugement qu'on porte fur
le caraâère moral de ce Miniftre, le
premier de fon fiécle , & fort fupé-
rieur aux Bukingham & aux Olivarès
qu'il eût à combattre , fon nom dans
tous ks tems fera mis bien loin hors
de la foule des noms ordinaires, parce
qu'il donna une grande impulfion au
dehors ; qu'il changea la diredion des
chofes au dedans; qu'il abattit ce qui
paroiflbit ne pouvoir l'être; qu'il pré-
para par fon influence & fon génie
un fiécle célèbre; enfin, parce qu'un
grand caraûcre en impofe même à
la poftérité , & que la plupart des
hommes ayant une imagination vive
& une ame foible , ont bcfoin d'être
ctonnés , & veulent, dans la fociét^
-STJIL LES Eloges. 99
comme dans une tragédie , du mou-*
vcmcnt & des fecouffes. Delà , en
penfant aux hommes d'état qui ont
agité les nations , une forte de'refped
qui fe joint quelquefois à la haine ,
& une admiration pénible , mêlée de
plaifîr & de crainte.
Après Richelieu , il feroît difficile
de ne pas dire un mot des panégyri-
ques ou éloges adrefles au Cardinal
Mazarin. Il fut beaucoup moins loué :
il n*avoit ni cet éclat de grandeur qui
éblouit, ni ce caradère altier qui ref-
pirant la hauteur & la vengeance, fub-
jugue par la terreur même. On adore
à proportion que Ton craint. Il y avoit
plus d'offrandes à. Rome fur les autels
de la Fièvre , que fur ceux de la Con-
corde , & de la Paix. On fçait qu'en
général Mazarin étoit timide & foible.
Il carefibit les ennemis dont Riche-
lieu eût abattu les têtes. Avec cette
conduite on çft moins haï fans doute,
mais on n'en paroît pas plus grand. U
Eij
ïôô Essai
eft des hommes qui pardonnent en*
çore plutôt le mal qu'on fait avec
éclat , que le bien qu'on fait avec foi-
bleflè. D'ailleurs le rôle que ce Minif-
tre joua dans la Fronde ; fes fuitçs ,
fes terreurs , fa profcription , fpurce
de plaifanteries ; les bons mots des
Marignis & des Grammonts , efpcce
d'armes qui foumettent à l'homme
d'efprit l'homme puiflant , & qu'il eft
plus aifé de dédaigner en apparence
que de ne les pas craindre ; les vaûdc-*
villes & les chanfons , qui chez un
peuple léger communiquent fi rapi-
dement le ridicule , & rétcrnifent ;
tout cela devoir peu contribuer à
çxciter renthoufiafme des orateurs.
Il faut une certaine dignité de répu-
tation , pour fourenir la pompe des
éloges. Ajoutez que les talens de Ma-
zarin n'étoient pas aflcz éclatans poup
racheter fes défauts. Il n'eût ni dans
ici faôions la fierté brillante & Tef-
prit romanelquc &c impofant du Car-»
niinal de Retz , nj dans les affaires
St^R LES Eloges, lôt
PaAivîté & le coup d'oeil d'Aigle de
lUchelieu , ni dans les vues écono*
iniques les principes de Sully , ni dans
Tadniîniftration intérieure les détails
de Colbert , ni dans les dellèins po-
litiques l'audace & je ne fçais quelle
profondeur vafte du Cardinal Albé^
roni. Son grand mérite fut l'art de
négocier ; il y porta toute la fïneflè
Italienne avec la fagacité d'un hom-
me, qui pour s'élever a eubefoinde
connoître les hommes , & a appris à
les manier , en les faifant fervir d'inf-
I trumens à fa fortune. C'eft ce qui en
I fit un politique adroit plutôt qu'un
grand Miniftre. Son ame accoutumée
long-tems à fa foupleflè , n'eût pas
toujours le caradère des grandes pla*
ces. Mais il dirigea la paix de Munf-
ter , il fil la paix des Pyrénées , il
donna TAlface à la France , il prévît
peut-être qu'un jour la France pour-
roit commander à l'Efpagne ; voilà
fes titres pour la renommée.
Eiij
Hêi Essai
Soutenu de ces titres & de fa puiflàd^
ce , il trouva des panégyriftcs. Je ne
connois rien de plus méprifable en ce
genre que les éloges qui lui furent adref-
fés par TAuteur du poëme latin de la
Callîpédie. Quillet ( c'eft le nom du
poète) ennemi du Cardinal , on ne
fait pourquoi, dans la première édi-
JH tîon de fon ouvrage avoir inféré plu-
fieurs morceaux contre lui. Mazarin
le fit appeller , lui fit des reproche*
de ce qu*il traitoit fi mal fes amis , &
lui donna fur le champ une abbaye de
quatre mille livres. Quillet eût d'abord
la bafleflè d'accepter ce bienfait d'un
homme dont il avoit cjit du mal; &
comme s'il n*eût attendu qu'un fa-»
laire, dès qu'il fut payé , il fut flat-
teur. Il fit une dédicace au même
homme qu'il avoir outragé , & fubfti-
tua partout l'éloge à la fatyre , trou*
vant le moyen de s'avilir à la fois par
tous les deux. Ce n'eft point que je
blâme la reconnoiflance : elle eft le
strR LES Eloges. 103
plus doux comme le plus facré des
devoirs; & fi dans les jugemens qu'elle
infpire , elle peut. quelquefois trom-
per , il faut refpeder fes erreurs même.
Mais la reconnoiflànce efl: au moins
très-fufpede , quand elle n'a point été
précédée par Teftime , & que le filaire
fe trouve à côté de Téloge. Une ame
délicate & fière n'auroit rien reçu; &
alors il lui eût été permis de fe ré-
trader.
Parmi les panégyriftes de Mazarîn ,
on trouve un nom plus connu & plus
grand , c'eft celui de Corneille. A la
tête de fa tragédie de Pompée , il loue
ce Cardinal comme on loue un hom-
me qui peut tour. Il lui apprend qu'il
cft le plus grand homme de Rome
moderne , & il l'appelle très-férieufe-
ment homme an dejjlis de Vhomme.
Il dit enfuite qu'en voulant peindre
Pompée , Augufte & les Horaces ,
^eft le Cardinal Mazarin qu'il a peine
Ei\r
104 Essai
fans y penfer. Par refpeâ: pour Cor-
neille , je fupprime le refte. Il faut
plaindre & le Cardinal & le poëte ,
l'un d'avoir fait , l'autre d'avoir reçu
de pareils éloges. Ce n'eft pas que
Corneille n'eût véritablement l'anie •
grande ; mais cette flatterie étoît alors
une efpèce d'étiquette à laquelle on
fe foumettoit fans y penfer. II y a
avec certains rangs des hommagef
de convention , & celui-là étoit di^ \
nombre. D'ailleurs Corneille dans
fon cabinet connoiflbit plus les places
que les hommes. C'ctoic plus au pre-
mier Miniftrc qu a Mazarin qu'il par-
loir. Ileureufemtnt il y a des fiècles
oii en refpedant les rangs, on refpede
encore plus la vérité. C'eft alors qu'on
attache une égale honte à être faty-
rîque ou flatteur. Alors l'eftime eft
pour le génie , le refpeél pour la ver-
tu , & les bienféances pour les titres.
/
SUR LES ElOGES. lO^
CHAPITRE XXVIII.
Des ohftacles qui àvoîent retardé
V Eloquence parmi nous , de fa re-
tiaijfance , de fa marche ù de fes
progrès.
JN ous voilà parvenus au fiècle de
Xouis XIV ; car tant que Mazarin
vécut, Louis XIV ne rigna point. Le
Prince n'exifta qu'à la mort du Mi-
xAâre. Ce fiècle eft ordinairement
nommé le fiècle des grands hommes ;
on Tappelleroit avec autant de vérité
le fiècle des. Eloges. Jamais on ne
loua tant. Ce fut pour ainfi dire la
maladie de la nation. Heureufement
l'éloquence & le goût s'étoient for-
més. Au défaut de la fierté du carac-
tère^ on avoir du moins le mérite du
génie. On louoit tantôt avec délica-
féfle, tantôt avec pompe; & ces cour-
tifans polis , fous un gouvernement
Eï
ra? Essai
a£ srsBT œ Tédst , inèîoîent de :
ŒTsiï dsrs jcrrs b3=:2:uges , & h(
rcriKrr psir r£oc-:sx5 , les maîtP
E âroHC pezî-étrr crricox de chc
'tsET oiv « -r" >: r£<xjacccc perdue d
^cs trrc ie St jIss , après avoir régi
1 .\i!&^rjâç, a Rj»=:>e & dans Bifanc
rwarx k bocr de douze cents a
dxi Ses defcwdans des Celtes ,
djLS :n p^s au il n*y aroit ni lîbei
k vtnger, ni irréréts d'érat à défc
dr?. To-jc lembloîr s'oppoler à cei
rtTo!'jrioa.
Le premier infiniment de Tel
quence , c*e(l la langue ; & la nôi
étoît barbare. Née au dixième fîèc
compolée en partie de la hngue R
mance , qui étoit le refte du lange
de nos premiers vainqueurs , de
langue d.s Gaulois ou des Celtes,
la langue des anciens Sauvages c
bords du Rhîn , de la langue c
Scandinaves ou des Danois , qui fc
SUR lesEloges. 1C7
nom de Normands vinrent rava-
• TEurope , & s'établir en France
es ravoir défolée ; elle fut long-
is , comme la monarchie Fran-
fe , un amas de débris. Les Dia-
tes fauvages du nord qui y domî-
ient , rendoient la plupart de fes
is durs & barbares. On ne Tignore
int : c'eft la douceur du climat , c'eft
nolle fouplefle des organes , c'eft la
litellè des mœurs , c'eft le défir de
lire en flattant Tame & Toreille par
fpreffton d'un fentiment doux, qui
lit les langues & les rend fouples&
•monieufes. Mais des peuples eu
afleurs ou guerriers , nés fous un
1 âpre & rigoureux , ne pouvoienc
^ir qu'un langage femblable h leurs
Eurs, 5c inculte comme leurs champs
leurs forêts.
Dès qu'ils avoient paru dans les
.ules , ils avoient commencé par y
rrompre la langue romaine. Ils
soient dénaturée , même en Tadop-
Evi
xoS Essai
tant ;& fubftituant à toutes lesterniH
naifons des mots , qui pour la plupart
étoient variées & fonores, des ter-
niinatfons tout à la fois dures 3c
monotones, on avoit entendu de tous
côtés des efpèces de hurlemens lourds^
fuccéder à des fons éclatans & harmo-
nieux. Ces Barbares traitèrent la lan-
gue, comme d'autres Barbares en Ita-
lie a voient traité ks arts , lorfqu'ils
défiguroient des ftatues & des bas-re-
liefs antiques pour les accommoder
aux plus gro (fiers ufages , ou qu'avec
des tronçons de colonnes & des dé-
bris de chapiteaux corinthiens, ils con-
flruifoient les chaumières deftinées à
les loger. La langue françoife conferva
pendant plufieurs fièclcs , cette âpreté
de fons , monument de fon origine :
mais peu-à-peu elle perdit ks pronon-
ciations barbares , & fe rapprocha par
degrés de l'harmonie. Or il en eft des
langues, comme des faWes qui rou-
lent dans les rivières & qui s'arrondtf-
SUR L^s Eloges. i(9f
fent par le mouvement, ou comme de
ces dez avec lefcjuels Defcartes corn-
pofoît le monde , & dont les în^gaKtés
&ks angles fe brifoicnten fe heurtant.
Peut-être même chez un peupjiç donc
Thumeur foçîable & douce aime à
communiquer fes fentîmens & fes
idées , & chez qui les femmes de touç
temps exercèrent leur empire , la.pa^
rôle dut fe perfeâionner & s'adoucir
un peu plutôt que chez d'autres na-
tions , qui avoîent moins le goût & le
befoin de la fociété que nous.
C'étoit peu pour la langue d'avoir
perdu fa rudefle , il falloit encore
qu'elle multipliât le nombre de fes
mots. Les François alors n'étoient
pas afîez inôruirs pour embralTer d'un
coupd'œii la nature , & comparer tous
les fignes de leur langage , à l'univers
réel que ces fignes dévoient repréfen-
ter. Ce procédé qui peut-être n'a été
celui d'aucun peuple , poiirroit tout
au plus corivenir à une nation de phir
ïto Essai .,
lofophes '; & dans notre groflîèreté \
naïve nous étions bien loin de mériter i.
ce nom ; mais différens hazards fup- :-,
pléèrent à ce qui nous manquoît da \
càtê de la réflexion & du fyftême. . ',^
On ne peut douter que les Crbifa-
des n'aient influé fur cette révolution.
On fait que dans cts grandes émigra-
tions , tous les peuples , & par confé-
quent toutes les langues fe mêlèrent.
Français, Italiens , Anglais & Alle-
mands , tout fe rapprocha. L'habitant
des bords de la Tamife & du Tibre
fut obligé de converfer & de traiter
avec celui qui étoit né fur les bords
de la Loire ou du Danube;. 11 eft im-
poffibleque dans un efpace de plus de
deux cents ans , tous ces idiomes
n'aient beaucoup emprunté les uns des
autres , & ne fe foient mutuellement
enrichis. La douceur même du climat
de TAfic , rétabliflement dans ces
beaux lieux , de nouvelles idées & des
feilfations nouvelles , le commerce ,
s un LES Eloges, m
les négociations & les traités avec les
Sarrazins & les Arabes qui avoienc
alors des connoiflànces & des Iumiè«
res , dévoient néceflairement ajouter
aux créfors des langues. Mais ce qui
dut contribuer le plus à enrichir la lan-
gue françoife^ ce fut le commerce avec
Conftantinople. Quoique les Grecs de
ce cemps-là fufTent aufTiloin peut-être
de reflèmbler aux Grecs du temps de
Conftantin & de Julien , que ceux-ci
étoient éloignés des Grecs du fîècle
de Pérîclès & d'Alexandre , cepen-
dant ils parloient toujours la langue
d'Homère & de Platon , ils culti voient
ks arts; & ces plantes dégénérées , à
demi étouffées par un gouvernement
féroce & foible, & par une fuperftition
qui rellèrroit tout , porroient encore
au bout de quinze cents ans fur les
bonis de la mer -Noire , des fruits
fort fupérieurs à tout ce qui étoit con-
nu dans le refte de l'Europe.
Outre la communication c^u^ l^
l
l^iz Essai
Français eurent d'abord avec les Grecîf '
comme le reftc des croîfés , dans la fut* f
te ils fe rendirent maîtres de ConftatH
tinople, & y fondèrent un nouYcl
empire , qui fubfifta près de foixante F
ans. Dans toute cette époque, Tempire -
grec fut prefqu'une province de la ,
France. Alors la langue des vaincus
dut enrichir de fes dépouilles celle des^
vainqueurs. C'eft peut-être là parnâ
nous l'époque de cette foule de mots '
grecs que nous avons adoptés ; c*eft
pour cette raîfon peut-être que notre \
langue qui dans fon origine a été. for-
mée en partie des débris de la langue
romaine , a cependant pour les mou-
vemens & Cour les tours, & quelque-
fois pour la fyntaxe,beaucoup plus d'a-
nalogie avec la langue de Démofthènc
& de Sophocle , qu'avec celle de Cî-
céron & de Térence. Cette analogie
ou ce rapport dut augmenter à la re-
naiflance des lettres. Plufieurs favans
clans tous les genres , qui dans Paris
SUR LES Eloges. %i$
ranibition de pafTer pour des
is d'Athènes , nous donnèrent
un grand nombre de mots em-
i delà langue qu'ils admiroient.
ent ces mots fe déguifèrent
e terminaifon françoife , com-
étrangers qui prennent l'habit
5 qu'ils viennent habiter,
u-prcs dans la même époque
incèrent nos guerres d'Italie,
Charles VIII , fous Louis XII ,
François I , nous inondâmes
1 pays où les arts fleuri flbîent
es agitations de la liberté & de
c. Alors la langue harmonieufe
e^de l'Ariofte & du TafTe , la
forte & précife de Machiavel
>ante , vint donner de nouvel-
)ns , comme de nouvelles ri-
à la nôtre. Nous conquîmes des
les & nous polîmes notre lan-
6 fi le fruit de nos vidoires
:happa, nous fûmes du moins
tî4 Essai
fuite des (lècles ôc des hazards ^la
gue françoife fe formoît , s'enrii
foît, s'épuroît par degrés.
Bientôt cette partie des hom
qui penfe tandis que l'autre fe déct
s'occupa de goût , lorfqu'ailleurs
s'occupoît de carnage. On fe mît <
î3ier les anciens. Platon & Vîrj
Homère & Lucrèce , Sophocle &
-céron devinrent les maître^? & les
cepteurs des Gaulois. La ledure
' due de ces grands hommes , & 1
nie qu'ils ont déployé en manian
langue, donna un plus grandcara
à la nôtre. Nous recueillîmes dai
commerce , de nouvelles images
nouveaux rapports & d'exprefllo
d'idées ; nous ajoutâmes à laféco
des mots , la fécondité des tours ;
le goût ne préfidoit point encon
choix. Nous ignorions alors que
que langage a fon caradère, dépei
du climat , des mœurs, du gouv
ment^ des occupations habituel!
Sun LES ElOGSS. llj
e peuple. Nous ne favîbns pa$
laque langue a des principes qui
nefuîtenéceflaire defcs premîè-
mes,& de fa cenftirutîon géné-
i on ne peut changer fans la dé-
Ainfi nous entaflames d'abord
i nôtre, fans règle & fans choix,
les richeffts qui s'offrirent à
à peu près comme l'Indigence
e précipite fur des tréfors qu'elle
itre , & dans le premier mcv
ne peut diftinguer ce qui con-
. fon caraâère ou à fcs befoins.
: là l'époque de la plus grande
ance de notre langue ; & c'eft
jc d'Amyot & de Montagne,
ntre ces deux écrivains , il y a
i langue même, une dilRrence
éc. Celle de Montagne, par les
par les formes , par l'aflèniblage
3ts & le caraôèrc des images,
[ue partout la phyfîonomie des
s anciennes. II femble le plus
ic qu'il n'y a que la terminaifb|i
tî6 EssAt
i
des mots de françoife , & que T^fagi
qu ilen fait , appartient à la languq^
d'Athènes ou de Rome. Le ftyle d*Af
myotavec une prodigieufe abondana^
a beaucoup plus le tour & la marchl
de notre langue. On put dire de foq
temps qu'il avoir, pour ainfî-dire,fon*
du dans l'ancienne naïveté Gauloifii
toutes les rîcheflès nouvelles , & qu'eà
confervant l'efprit général de lalân*;
gue , il en avoit fait difparoître la[
mélanges qui fembloient l'aitérer.
Après ces deux écrivains qui tous
deux pour le ftyle même font encore
célèbres , la langue tendit infenfible*
ment à un nouveau caradère. Elle s'é-
loigna de la force & de la hardiefft
énergique de Tun , pour prendre je ne
fais quoi de pluscirconfpeâ 8c de plui
fage , conforme à la raifon tranquille
qui préfide à la plupart de nos écrits
Elle s'éloigna de la (implicite naïve d<
l'autre , pour prendre un caradèn
de délicateffe & de dignité , qui ci
SUR lES El-OGES. 117
I fuîre de notre gouvernement , Se
l'influence que la Cour, les femmes
es Grands doivent avoir fur la lan-
dans une monarchie. Alors '^ elle
iit une foule de termes qui nefu-
point remplacés ; & femblablc à
irbres que le fer émonde avec fê-
té , non pour leur faire porter plus
ruits , maïs pour fatisfaire à un
luxe de décoration , elle fut moins
e & plus foîgnée , elle acquit en
lie temps du goût , de la réferve ,
e la noblefle. Dans la fuite elle
3it réparer une partie de ces pertes
les ouvrages des grands écrivains
iècle deJLouis XIV, & par ce don
lant qu^ont les hommes de génie
konder les langues , en jettant dans
jblic une foule d^expreflîons neuves
ittorefques , que les hommes" mé-^
cres ou froids ne manquent pas de
furer d'abord, parce qu'ils font gou-
nés par l'habitude , &c qu'il eft plus
I en tout genre de critiquer que d'inr
jfzS ' Essai
Venter. Elle devoît encore répai
pertes dans notre fîècle par un
nombre de termes que la conno:
générale de la philofophie , des
ces & des arts, a répandus parmi
& qu'elle a rendus depuis tren
familiers à la nation. Mais da
poque qui précéda ces deux fièc
langue perdit de fa richefTe , fa
gner beaucoup du côtédugén
par une efpèce de hauteur afpi
la noblefle , elle fut tout à la C
daîgneufe & pauvre.
On fent que jufques-là elle
être encore peu favorable à
quence. Nous avions déjà eu un
nombre d'eflais dans ce genre
ces eflais avoîent beaucoup p
réputation que de mérite. L'har
n'étdît point encore née; Thar
qui efl la mufique du langage
par le mélange heureux des no
& des fons exprime le caradc
fentiment & de la penfée, & fait
SUR LES ElÔGES. CX9
à l'oreille comme les couleurs
eçnent aux yeux ; l'harmonie qui
hblit uneefpèce de balancement &
l'équilibre , entre les différentes par-
sdu difcours , qui les lie & les en*
ïiaîne , les fufpend ou les précipite , &
ttre continuellement l'oreille qu'elle
totraine comme. un fleuve qui coule
ffins s'arrêter jamais. Duperron , un
idenos premiers orateurs, & qui pafla
|K>ur un homme de génie , ne la con<«
But pas. Coëffeteau qui fut long-tems
célèbre par la pureté du langage, &
ju'on citoit encore fous Louis XIV,
i foupçonna peut-être , mais ne la
Touva point. Lingendes fit le pre-
nier des efforts heureux pour la cher-
:her, & dans fon oraison funèbre de
Louis XIII, d'ailleurs aflez médiocre,
)n en rencontre fouvent des traces.
Enfin Balzac la créa parmi nous ; Bal-
ac qui eût long-tems la plus grande
'éputation , & qu'on n'eftime point
iflèz aujourd'hui j dont les lettres
I2« Essai
fitns doute font peu intéreflantes
quelquefois ridicules , mais qui d
fcs autres ouvrages , & fur-tout d
fon Arijiippe & dans fon Prince , à t
rers des fautes de goût a fenié i
foule de vérités, de tous les pays
de tous les tems, & où Ton retroi
Pâme d'un citoyen & la hauteur
la vertu, relevées quelquefois par Vi
preflion de Tacite.
On fçait qu'il accoutuma le p
mier les oreilles Françoîfes au no
bre & à Tharmonie de la profe ,
contribua à perfeftionner notre h
gue , ' en lui donnant une qualité
plus. Ce mérite le fit appeller dî
fon fîècle le créateur. de l'éloquent
mais il en eut les formes bien p
que les mouvemens & la chaleur ;
trop fouvent il prit l'exagération pc
l'éloquence même. Cette erreur i
autant celle de fon (lècle que la fieni
Ceux qui commencent a cultiver
art^ ne s'en font jamais une idée bi
net
suB. LES Eloges. . x^t
î. Ils connoiflent mieux le but
les moyens, & en voulant Fat-
Ire ils le paflent. Peut-être même
tous les arts, poéfie, peinture,
>ture , architedure , éloquence ,
les peuples & tous les fiècles ont-
Dmmencé par l'exagération. On
produire un grand efFet, & on
ne pouvoir y réufîir qu'en ag-
diflant. L*act de fe réduire eft
difficile ; & il n'eft pas donné à
le monde de faire naître Tadmi-
n & le plaifir, en ne préfentant
:e qui eft. Il faut avoir longtems
ré fes forces ; il faut avoir appris
gouverner avec foupleflè , pour
)ir les arrêter au befoin. Peut-
même cette "^efpèce de pente à
aération, tient -elle au génie de *
qui font les premiers pas chez
les peuple^'. II faut ,pour créer,
ayent plus d'imagination que
ifon ; il faut qu'ils ayeht une cer-
vigueur d'ame qui les emporte
)îm IL F
12X Essai
6c les entraîne ioîn de ce quî eft or*
dinairc. Ainfi probablement on fit
des coloflès avant la venus de Médi-
cis & rapoHon du Belvéder ; on bâtit '^
les pyramides d'Egypte avant les ou* ^
vrages d'une architedure noble & ^
régulière. Homère précéda Virgile; Ç
ComeiHe , Racine ; & Michel-Ange,*^
Raphaël. On doit donc être moins. _
étonné de la teinte d'exagération qui ^
ie trouve dans tous nos premiers f
orateurs. La littérature Efpagncde qttt f
étoit alors très -connue en France, ^^
dut contribuer crKXjre à nous donner
une fauflb grandeur. Elle put influer -
fur réloquence , comme elle influa fur {
nos pièces de théâtre & nos romans. :
D'ailleurs l'étude même des anciens, f
& notre première admiration pour '
Athènes & pour Rome , dans un tems [
où notre goût n'étoit pas encore for-
mé , put nous égarer. Ces modèles
^voient quelque chofe de trop dif- j
proportionné à notre foibleffe & fur^ !
Sun LES Eloges. 113
tout à nos mœurs. Un bourgeois de
Paris qui écrivoit des lettres à un
lutre bourgeois, ou à un hotnme de
a cour , vouloit intéreflèr comme
Cicéron écrivant à Àtticus fur Céfar
k Pompée , ou comme Pline qui con-
fultoit Trajan. Un Avocat plaidant
pour une maifon ou les limites d'un
jardin, prétendoit bien être aofîî élo-
quent que Démofthène appellant les
Grecs à la liberté, ou que l'orateur
Romain repouflànt du haut de la tri-
kane les fureurs de Clodius & d'An-
toine. Trop au deflbus de ces grands
intérêts , on vouloit cependant les
égaler; on vouloit mettre de petites
chofes modernes au niveau de ces
pjrandes chofes antiques qui nous
étonnent par leur hauteur , & dont
la diftance augmente encore le ref-
ptSt qu'elles nous infpirent. De-là
l'emphafe & les grands mots , & les
citations des anciens, & la magnifi-
cence du ftyle portée dans des affaires
Fli
124 Essai
pour lefquelles , fous peine d'être rî-
d'cuîe, il falloit le ftyle du monde k
plus fi m pie.
Le défir de copier la grandeur grec-
que & romaine "avoir corrompu notre
goût : le défir d'imiter ces mêmes
peuples dans la partie technique , &
pour ainfi dire le méchaniime de leur •
langage , retarda au ficelé même de
Louis XI V, la marche & les progrès
de notre langue. On fçait que les lan-
gues anciennes avoient une foule de
mots qui exprimoient , non point des
idées , mais le rapport des idées qui
précédoient avec celles qui dévoient
fuivre ; des mots qui ferpentoient à
travers la marche du dilicours pour
en rapprocher toutes les parties &
en faire la liaifon & le ciment , rap-
pelloient par un figne la phrafe qui
^'toit écoulée , appelloient celle qui
devoit naître , rcmpliflbienr les inter-
valles , animoient , vivifioicnt , enchaî-
D'jitnt tour I & donnoient à la fois
s U R L E s E L O G E s. 11^
orps du difcours , de l'unité , du
venient & de la foupleflè. Des
imes qui avoient plus réfléchi fur
langues des anciens , «que fur le
aère de la nôtre , voulurent y
fporter ce genre de beauté auquel
fe refufoit. Nous avons en géné-
rés- peu de ces termes qui fervent
lîaifon. On voulut y fuppléer en
multipliant , en les répétant , ea
chant un très grand nombre de
îfes acceiToires à la phrafe princi-
t , en créant un faux flyle pério-
de, qui marchoit toujours efcorté
détails & de chofes incidentes ,
au lieu de fe développer avec net-
\y ofFufquoît la vue par des em-
ras , & dans fa lenteur n'avoît
jne faufle gravité fans noblefle..
)rs la langue fe traîna au lieu de
rcher : elle fut fouvent en con-
fie avec les fentimens , avec les
es ; elle le fut fur tout avec le ca-
1ère national. Ce fyflème de laa-
Fiij
ti6 Essai
gue forma une efpèce de fcâe. Vair-
gelas , d'Ablancourt & Patru , hom-
mes très-eflimables d'ailleurs , & qui
n'ont pas peu contribué à régler par-
mi nous âc à épurer le langage , en
furent comme les chefs. Elle dura
long-tems ; elle eût fa fuperfiition
comme toutes les fedes , & ne pardon-
na pas toujours à ceux qui avoient des
principes oppofés. Heureufement Paf'
chai , la Rochefoucault & la Bruyère,
poufTés par leur génie & par le genre
même qu'ils traitoient , prirent une
route oppofée , & plus conforme en
méme-tems & à la langue & à la na«
tion. Ils détachèrent les idées ; ils les
fkent fuccéder l'une à l'autre rapide-
ment; ils donnèrent plus de précifiofi
à la phrafe ; ils la débarrafsèrent d'un
vain luxe , & d'un cortège inutile de
mots , & voulurent que la penfée s'é*
lançât pour ainfî dire dans le ftyle^
avec toute fa vivacité & fa force ^
comme elle efl dans rame,& dé^a*
sun tEs Eloges. 117
gée de tous ces Kens importuns qui
pourroient la gêner. Peurà-peu le ca*
raâère de norre langue fut connu.
L'éloquence même , qui dans I4 mar-*
che.foqtenue a le plus t>eibin de liai«
fon , à ceHe des tnot3 qui nous man-^
que , fubftttu^ celk des idées^ Se^n%
aucune chaîne a^^parente. tout fe tinC}
tout foc entraîné par la^ force de3
chofes mêiii^s. Le; %k fe débarrafla
de iies entraves ; la p^ii^ fuc libre ;
la marche lapide; ^ 1^ langage pu(
fè pr^er avec foqptejQ^ à fuivre tous
les mQu venions de Pâme ,. çooiusie un
danfeur qui accompagne la mefuce
& fuit rinftrument fens. qye rien 1^
gêne > au gré dfi fon. orejUe rallentît
QU précipite Ces pas.
Tels furent pendant pJqfîeurs, fié*
clc^ ks obfUcleç qi^e Id langue Fran-
çoife eut à vaincre, fiç une partie des
progrès qu'elle mt à faire. Mais pour
créer des orateurs , une langue même
perfeâionnée ne fuffit point. L'élor
Fiv
iid Es s Aï
quence n'eft pas de ces fruits qui
naiflènt dans tous les fols & fous tous
les climats. Elle a befoin d'être échauf-
fée & nourrie par la liberté. Dans les
anciennes républiques l'éloquence f ai-
foit partie de la conftitution. Sans
elltf point de gouvernement , point
d*état. C'étoit elle qui portoit , qui
aboliffoit les loix, qui ordonnoit la
guerre , qui faifoit marcher les ar-
mées, qui menoit les citoyens fur les
champs de bataille , qui confacroic
leurs cendres lorfqu'ils étoient morts
en combattant. C'étoit elle , qui de
deflus la tribune veilloît contre Tes
tyrans , & faifoit retentir de loin à
l'oreille des citoyens le bruit des chaî-
nes qui les menaçoient. Chez les ré-
publicains l'éloquence étoit un fpec-
tacle. Les citoyens demeuroient des
jours entiers à écouter leurs orateurs,
avides des émotions qu'ils recevoîenr,
& impatiens d'être agités. Il falloir
néceflàirement à un pareil peuplera
SUR LES Eloges. 129
>erté , le loifir, Taifance ; il falloît
îs elclaves chargés de travailler pour
IX , & de fuppléer à tous les foins de
vie Enfin il n'y a peut-être jamais
j de grande éloquence que devant
: peuple. C'étoit devant le peuple
ue tonnoit Démoflhène , & l'élo-
uence étoit profcrire dans l'Aréo-
age. Cicéron comme orateur étoît
ix fois plus grand devant le peuple,
u'il ne l'a jamais été en difcutant
ans !e fénat II faut à l'éloquence une
[Tj.iiblée ora \ejfe & qu'elle puifle
girer ; il lui faut des hommes fur
îfquels elle puifle fecouer & prome-
er à fon gré les pafllons. C'cfl le
eup'e qui frémit , qui palpite , qui
;tte des cris , qui verfe des larmes.
ydï devant le peuple que Tibérius
îracchiiss'écrioii: » les béres féroces
• ont un antre où elles peuvent fe
► réfugier & trouver un afyle: maïs
1 vous , citoyens Romains, vous maî-
> très d'une partie du monde , vous
Fy
ijo Essai
« n'avez pas un toit où vous puiflîeï
» repofer ; vous n'avez ni un foyer t
» nî un afyle , ni un tombeau ». Ceft
devant îe peuple que l'orateur d'Athè-
nes s'écrioît : » vous vous informez fi
» Philippe eft vivant , ou (î Philippe
9> eft mort ; eh , que vous importe? fi
î> Philippe étoît mort , demain vous
» vous feriez un autre Philippe ». C*eft
dans la chambre des communes , c'eft
devant cinq cents hommes afiemblés
qu'un orateur Anglois, dans une féancc
qui avoir duré un jour entier, & où Pon
propofoit de remettre une affaire im-
portante au lendemain , s'écria; » non,
f> je veux fçavoir aujourd'hui,& avant
» de me retirer, fi je me coucherai ce
wfoir citoyen libre de l'Angleterre ,
» ou efclave des t» rans qui veultnt
» m'opprimer ». C^cft dans la même
chambre qu'un orareur voulant déci-
der la nation à la guerre , après une
journée entière de débat, le foir à îa
loeur fombre des flambeaux qui éclai-
SUR LES Eloges. 131
ment la falle , peignit le fantôme ef-
frayant d*une domination étrangère,
qui vouloir, difoit-il , remplir lEu-
rope , & après s'être étendu dans le
continent, alloit traverfer lesitiers,
alloit aborder fur leur rivage , Cf,
apparoitre tout -à- coup au milieu
d'eux , traînant après lui It tyran-
cie , la fervitude ^ les chaînes. C'eft
alors que Taflèmblée s'émut , comme
û dans ce moment elle avoit vu le
Êintôme percer la terre , & s'élever.
Non, Torateur républicain n'eft pas
un vain difcoureur , chargé de caden-
cer des mots; ce n'çft pas Tamufe-
ment d'une fociété ou d'un cercle :
c'eft un homme à qui la nature a re-
mis un empire inévitable ; c'eft le
dâenfeur d'une nation , c'eft un fpu-
veraîn, c'eft un maître; c'eft lui qui
fait trembler les ennemis de fa pa-
trie, Auflî Philippe qui ne pouvoir
fubjtjguer la Grèce , tant que Démof-
xhène refpiroit^ Philippe qui avoit po
Fvî
x^i Essai
vaincre une armée à Chéronée , mars
qui n'avoir pas vaincu Athènes, tant
que Démofthcne étoit un de fcs ci-
toyens, pour que ce Démofthène fi
terrible lui fut livré , ofFroit une ville
en échange. Il donnoit vingt mille de
fes fujets pour acheter un pareil en-
nemi.
Qu'eft-ce que nos orateurs , qu*eft-
ce que notre éloquence ont de com-
mun avec ces peuples? Dans la plu-
part des conftirutions modernes un
orateur n'efl rien , ne peut rien. Que
fait il ? c]u'a-t il à efpérer? quels font
les grands int<'réts qu'il a à défendre?
Quel eft aujourd'hui dans prefque
tous les états , le lieu & le tems où un
homme éloquent puifle fauver fa pa-
trie'' Faites naître, fi vous le pouvez,
à Conltantinople un homme avec le
génie de Téîoquence, donnez-«ui une
ame noble & graride, & cette vigueur
de fcntimens que nous admirons dans
les anciens orateurs ; il faudra qi^'U
SUR Ï.ES ÉLOGES. I33
rétoufFe ; il faudra qn*il aflervîfle fes
paflîons généreufesaux circonftances ,
& dompte fon génie ; femblable à ce
Grec , qui fait prifonnier par les Per-
fes, & entraîné loin de foh pays à la
cour des Satrapes , forcé de plier à la
fervitude un caradère qui étoit né
pour la liberté , employoit tous les
jours le pouvoir de la mufique , & le
mode le plus capable de porter la
mollefle dans l'aine, pour adoucir^
s'il écoit pôffible , la fierté de la fienne ,
&fupporrer Vefclavage & les fers avec
moins de regret.
Dans les monarchies heureufes &
tempérées par les loix , quoique la
nation jouiflè de la liberté que les loix
donnent , on (ent bien cependant que
cette liberté n e(l pas auflî favorable
à l'orateur que celle des républiques.
Outre que 'é oquence n'influe en rien ,
fur l'Eiat , & qj'il n'y a prefque ja-
mais de grands talens fans de grands
objets, les efprîts, les âmes, les ca?
13+ Essai V
nâèrcs , tout y eft affujetti à une cer- ji
taine mefure. Les rangs & les diflinc- 1^
rions d'état étant plus marquées , im« |=
pofent plus de gène. Delà naiflent les b
ménagemens & les égards. L'orateur i<
républicain ufe de fa force toute en- r
tière ; l'orateur d'une monarchie eu
toujours occupé d'arrêter la (ienne.
L'un appartient à la paffion qui le
domine & règne fur lui ; l'autre a tel
bienféances pour maîtres & pour ty^
rans. L'un commande à fes égaux par
la parole , & fier de fa grandeur quHl
fait lui-même , court fe mettre a la
place que lui affignent fes talens;
l'autre toujours reflèrré , toujours re-
poufTé par les rangs qui l'environnent
& le prelfent , porte fbuvent le poids
d'une grande ame déplacée. Enfin,
comme dans les monarchies ce font
les grands , les riches , & tous ceux
qui com pofent ce qu'on appelle le
monde , qii ^iillribuent la gloire des
.9fiî> , ic dccidcDC du prix des talens }
SUR LES Eloges. 13^
[comme la plupart des hommes de
f cette claflè par leur oifiveté , par leurs
intrigues, par la lailitude & le befoia
des pia'!firs , par la recherche contî*
fiuelle de la fociété , par la crainte de
blefler l^amour - propre encore plus
que Torgueil , enfin par la polUefle &
fe defîr de plaire qui donne une at«
tentioh continuelle & fur ibi-mên^e &
fur les autres, ont , en général , plus
defprit & de délicatefTe de govt , que
de pallions & de force de carac**
tère; ils doivent tendre fans ceflë à
atténuer ^ pour ainfîdire ,.& affiner le
ftyle, la langue & l'efprîr. Sur-tout
leur fenfibiWté inquiète doit redouter
une forte d'éloquence impétueufe ic
vive , qui dans fa marche fuivroic
rimpuWîon trop rapide de la vérité.
Quelque sûrs d*eux - mêmes qu'ils
foient , ils ne veulent pas qu*on les
approche de trop près ; ils craignent
dêtre heurtés , & veulent toujours
qu'il y ait des barrières au deyao);
^^6 Essai
d'eux. Il faut donc que réloquencci.j
dans les monarchies, ait une marche]
plus circonfpede & plus lente ; il faut
que fans cefle elle s'obierve , qu'elle
indique plus qu'elle ne prononce ,
qu'elle diminue fouvent la faillie des
objets, & jette une draperie fur la
plupart de fes idées. Cicéron contre
Catilina & contre Antoine , s'aban-
donnoit à fon génie ; & les expref-
fions, les tours, les mouvemensve-
noient le chercher en foule , & fe
précipiroi. nt au devant de hii : ce
même orateur , quand Céfar régna
dans Rome , voulue lui adrc/îl-r une
efpèce de difcours en forme de lettre,
où il conciliât ce qu'il fc devoit à lui-
même , & ce (iiril falîoit accorder au
nouveau m.:ître que lui ovoit donné
Pharfaîe ; il recoiumença fjx fuis , &
n'en put venir a bout ; & i* y eut dans
rélo.jiience mcmequelt^Uv chofcd'im-
po(P.bie : C'céron.
L'éloquence parmi nous ne pouvoit
SUR LES Eloges. 1^7
guère renaître que dans la chaire ou le
barreau , mais là , que d'obftacles en-^
core ! Les premiers hommes de l'état
qui dévoient un jour commander les
armées & gouverner les provinces »
I' étaient à Rome les orateurs qui plai-
doient les caufes & défendoient les ci-
toyens. Us parloient dans une grande
aflemblée , au bruit des acclamations
tfun peuple , en préfence des dieux de
la patrie dont la ftatue s'élevoit à cô-
té de Torateur. Souvent les caufes
étoient mêlées à des affaires d'étar^
Souvent il s'agiffoit de juger des hom-
mes qui avoient gouverné une partie
du monde. Des députés de l'Afrique
& de TAfie follicitoient au nom de
l'univers. Pour émouvoir le peuple ,
pour attendrir les juges , on avoir re-
cours k cette éloquence de fpedacle
plus puiflante que celle des paroles ,&
qui en s'emparant des fens paflîonne
l'ame& la troubîe. On préfentoit les
accufés en deuil , les pères avancés en
>
ii8 Essai
âge qui redemandoient leurs fils , Ics; ^
femmes & les enfans défolés. On ex-^
pofoic aux yeux des juges les cicatrî-i*P
ces & les bleflbres du guerrier qui avoîlT
combattu pour l'Etat. Souvent on in*
voquoît les dieux ; & Torateur en rt*
gardant leurs flatuesou leurs tempIeSi
les prioit de fauver l'innocence , & do
defcendre par leur infpiration daM
Famé des juges pour les éclairer. Cts
invocations , ces prières , ces fpeâ^
des pathétiques préfentés par un honh
me éloquent , & foutenus de Tacceoi ]
de la douleur & de la pitié , ÊLifoLent
la plus force imprefllon fur un peuplt
fenfîble. Parmi nous tout eft d ffërent.
Point de ces caufes qui tiennent aux
affaires d'Etat. Point même de ces
grandes caufes criminelles où un ori«
teur puiflè fauver la vie d'un citoyea
Les premières font fous Tautorité im-
médiate du prince ; les fécondes fe dis-
cutent & s'approfondiflènt en fecrct
fousrœil calme 6c févère de la juftice*
SUB. lES ElOGSS. 139
. Parmi les caufes ordinaires , plufieurs
par rembarras de nos procédures ne
dépendent que des formes ; plufieurs
par le vice de nos loix qui fe combat-
tent , fe réduifent fouvent à une difcuf-
fion sèche de loix qu'il faut éclaircir.
('étude même de tant de légiflations
oppofées f confume^parmi nous la vie
. d'un orateur. Peut-être même ces
.grands mouvemens de Téloquence
qu'on admiroit à Rome , nous con*
viendroient peu. En général , nous
l?on5 de la vivacité dan^ le caraâère^
(c de la fageflè dans Tefprit.Nous agif*
fons , nous parlons , nous nous con-
duifbns par une efpèce d'imagination
rapide qui nous, entraîne , & qui eft
peut-être l'effet de la foule des petites
partions qui nous dominent & fc fuc-
cèdent. Mais comme nous fommes
peu accefiibles aux grandes pafTions
qui n'ont pas le temps de s'affermir
k de defcendre profondément dans
notre ame , nous portons dans les ju»
\4fl Essai
gemens qui tiennent aux chofes (
refprit , une forte de raifon froide ,q
eft peu fufceptible d'illufions. De-
fou vent notre efpèce d'incréduli
pour les mouvemens extraordinair
& paflîonnés de l'ame. De-là furto
dans l'éloquence comme au théâtr
cette facilité à faiiîr les petites teini
de ridicule qu'une circonftance étn
gère mêle quelquefois aux granc
chofes , & qui furtout font fi voifii
du pathétique que Ton cherche.
On fait t^uel aété avant le ficelé
Louis XIV , & même au commen
ment de ce règne célèbre , le mauv
goût de notre barreau. Le théâtre d;
une farce d'un grand homme* nous
aconfervéla peinture ; & fion exe
te le degré d'exagération théati
qu'il faut toujours pour que la fid
produife l'effet de la vérité , & qu(
ridicule foit en faillie , les portr
^ Les Plaideurs de Racine.
SUR LES Eloges. 141
jétoient reflèmblans. Il faut convenir
qu'il y a loin de petite Jean & de Vin-
timé , à Hortenfius & à Cicéron.
L'éloquçnce de la chaire avoit des
^fauts prefque feniblables. AfFeda-
tions , exagérations, pointes ridicules,
cmaflcnient des métaphores, mélan-
ge du profane & du facré , citations
éternelles de grec , de latin , d'hébreu,
& un peu plus d'Ovide ou d'Horace
que des pères , enfin multitude d'idées
empruntées des erreurs & des préju-
gés du temps fur la Phyfique , fur
l'Hiftoire Naturelle , fur l'Aftronomie,
fur TAftrologie , fur TAIchimie ; car
alors on prodiguoit tout, & on faifoit
étalage de tout ; tel étoit le goût des
orateurs facrés fous Henri IV &'foiis
Louis Xni.
On peut demander pourquoi les
peuples fauvages dans la forte d'élo-
quence qu'on leur remarque quelque-
fois , n'ont jamais de mauvais goût,
tandis que les peuples civilifés y foiK
141 Essai
fujets. C'eft fans doute parce que M^
premiers ne fuivent que les mouvei
menslmpétueux deleur ame » & qu'atf;
cune convenrion étrangère ne fc met ^
, chez eux aux cris de la tiarure.
mauvais goût ne peut guère exil
que chez un peuple réuni en grai
corps de fociété , oîi refprit natui
eft gâté par le luxe , par les vices ,
Vexcès de la vanité , & le defir fecr«
d^ajouter à chaque objet Xyu à chaqdtf
idée , pour augmenter rîmpreflîon ni-l
tutelle que cet objet doit faire. La|
penfée du fauvage eft fimple comme^
fts mœurs ; Se fon expreflion (impie
& pure comme fa penfée; il n'y entrée
point d'alliage. Mais le peuple déjà h
corrompu par les vices néceflaîrcs de
la fociété , & qui faifant des efforts
pour s'inftruire & fecouer la barbarie,
n'a pas encore eu le temps de parvenir
à ce point qu'on nomme le goût ; où"
le peuple qui par une pente non moins
néccflaîre , après l'avoir trouvé s'en
SUB. LES ElOGES. 143
îloîgne , ne veut pas feulement puin-,
îrc fes fentimens & fes idées : il veut
score étonner & furprendre. Il joint
toujours <)uelque chofe d'étranger à la
chofc même. Aînfi tout fe dénature ,
I: aucun objet n'efl préfenté , tel qu'il
exifte.
L'éloquence françoîfe pour parvenir
au point où elle s'eft élevée fous le rè*
gne de Louis XIV , avoit donc un in-
tervalle immenfe à franchir. Mais il y a
une marche lente & néceflaire des ef-
prits^ qui entraîne tout , & amène in-
fenfiblement chez un peuple policé le
développement & la perfedion des
arts. Depuis François I , époque de la
renàiflance des lettres , lefprit natio-
nal s '-avança peu-à-peu vers ce terme,
U en eft des peuples comme des hom-
mes , & leur marche eft la même. Les
idées s'entaflent par la foule des ob-
jets que Ton voit , & Tefprit s'aggran-
dit par les tableaux qui viennent frap-
per rimagination, Alors il s'excite une
144 Essai
cfpèce de fève ou de fermentation gé-
nérale qui anime tour. Les uns cntraW
nés par le cours politique des affai-
res y prennent part au deUin des nar
tîons Ils négocient , ils combattent ,
ils ont de ces grandes pcnféesqui chan-
gent , boulevcrlcnt ou afFcrmiflent le
fort des peuplts. Les autres obfcrvcntt
Se fuivent ces mouvcmens. Ils con-
templent les (bccès & les malheurs »
le génie qui fe mêle avec les fautes ^le
hazard qui domine impérieufement le
génie , & les pa fiions humaines qui
partout terribles & adivcs entraînent
la marche dcscrats.Dece mélange de
chocs & (le réflexions , de grands in-
térêts &c de fcntimêns que ces intérêts
font naîire , fe forme peu -à -peu chez
un peuple un aflcmblage d'idées , qui
tantôt le développent rapidement ,&
tantôt germent avec lenteur. Mais
ri .n ne conrribi::^- rant à cette aâivité
générale (l-s efprits que les troubles ci-
Viis £< les agitations intérieures d'un
pays.
SUR LES Eloges. 14;
pays. C*efl alors que la nature eft dans
coure fa force , ou qu'elle tend à y par-
venir. Alors elle a l'énergie des gran-
des paflions qui ne peuvent naître que
dans rétat violent des fociétés; &elle
B'eil point aiTujettie à ce frein que les
fociétés reçoivent des loix , & qui pour
• le bien général comprimant tout , af-
foiblit tout. Alors les efprits comme
les caradères fe combattent. Tout fe
heurte & fe repouflè. Tout prend Iç
poids que lui donne fa force. L'hom-
me qui eft né avec de la vigueur , n'é-
tant plus arrêté pa^ des conventions ,
marche où Içfentîment de fa vigueur
l'entraîne. L'efpritdans fa marche lier-
re , ofe fe porter de tous les côtés ,
ofp fixçr tous les objets. L'énergie dç
l'ame paflë aux idées ,& il fe forme un
çnfemble d'efprit & de caradère pro-
pre à concevoir & à produire un jour
4e grandes çhofes. Celui même qui
paria nature ^ft incapable d'avoir un
p>uvement» s'4t(ache à ceux qui ont
t£6 Essai |
m
une adîvité dominante & propre à en- _
traîner : alors fa foiblefle ménie jointe i
à une force étrangère , s'élève & dc-
vtent partie de la force générale.
Tel fut l'état de la nation françoife
depuis François II, jufqu'à la douziè^
me année du règne de Louis XIV,
c'eftfà-dire pendant Tefpace d'un fié- \
"cle. Aux troubles & aux guerres civi-
les qui remuoient fortement les âmes,
fe joignoient en même-temps les que-
relles die religion. Tout le monde étoît
occupé de cet intérêt facré. On écrî*
voit , on combattoit , on difputoît.
On tenoît un poignard d'une main &
la plume de l'autre. Le fanafifme qui
chez un peuple éclairé étouffe les lu-
mières , les faîfoit naître chez un peu-
ple ignorant. Enfin lorfque l'autorité
qui fort toujours & s'élève du milieu
des ruines, commença à tout calmer;
lorfque la force qui étoit dans les ca-
radères , contenue de toute pafr , ne
put plusfe répandre an dehors /fi
SUR i;es Eloges. 147
rien agiter , elle fe porta fur d'autres
objets. Elle forma dans les premiers
rangs , des hommes d'Etat ; dans ces
hommes à qui la puiflànce efl inter-
dite , &c qui cependant fatjgués de
leur obfcurité , fentoient le befoin
; d*en fortir & d'occuper leur fiècle
: d'eux-mêmes, elle développa & créa
' Içs talens des arts. Alors naquit le
poëte, le pçintre, leftatuaire, l'ora-
teur. Chacun d'eux appella fur lui
les regards de» la natî^i. Mais ce
qu'on doit remarquer , c'eft que tous
les arts précédèrent parmi nous cgluî
de réloquence, Ainfi lorfque nous
n'avions pas encore un véritable ora-
teur , déjà le Pouflîn étoit au* rang
des premiers peintres de TEurope;
déjà le Sueur avoit irrité l'envie par
fes chefs-d'œuvre ; Sarrazin avoit per-*
fedionné la fçulpture, & donné des
monumens à l'italie ; enfin nous
avions eu des poètes qu'on pouvoir
ItrÇ| loi)g-(emps i^y^nt que now
Cij
148 Essai
eu filons des orateurs qu'on pût en^
tendre,
La poéHe a eu la même marche
chez tous les peuples. Qu'on ne s*cn
étonne pas. De toutes les facultés de
Thomme , Timagination eft la pre^ ]
mière qui s'éveille. Ce n'eft que len- j
temcnt & par degrés que l'ame fe re- ]
plie fur elle-même. Elle commença j
par s'élancer au dehors ; elle parcourt ,
tous les objets , &c à l'aide de Tes fens -
elle s'empaft de l'univers phyfîquef
Alors telle que Raphaël ou le Cor-
tège, elle deflîne pour elle-même une
•multitude de tableaux. L'imagination
a levé le plan de la nature ; la poéfie
TofFfe en relief , ou le met en cou-
leurs. Elle a plus d'images que d'idées;
elle tient plus aux organes qu'à la ré-
flexion! Il n'en eft pas de même de
l'éloquence. Ce n'eft pas aflez pour
elle de fentir & de peindre , il Ëiut
qu'elle compare & combine une gran-
de multitude d'idées. Il faut qu*eUç
StJlL lES ÉLOGES. I4|
leur aflîgne à toutes Tordre & le rnoir^'
vement. Il faut qu'elle en faflê un roue
raifonné & fenfible. Il faut quVlk aie
parcouru les arts , les loix , les fcion^
CCS & les mœurs ; qu'enrichie de con-
noiflànces , elle les domine , & femble
planer au deflfus d'elles ; qu'en les jet*-
tant, elle n'en paroifle ni prodigue ^
oi avare ; que tantôt ^lle les indique
& tantôt elle les déploie ; que fouvenc
die faflè fuccéder des vérités en foule,
que fouvent elle s'arrête & fe repofe
fur une vérité. Il faut que , femblable
au méchanicien qui compare les for-
ces & les réfîdances ^ elle conndifle
riiomme & fcs paflions ; qu'elle calcule
& les effets quelle veut produire , &
les inftrumens qu'elle a; qu'elle edime
par quel degré il faut ou rallentir , ou
prellêr le mouvement. Tous ces fe-
crets fuppofent déjà une foule d'ex-
périences & d'obfervations fines ou
profondes. Il n'eft donc pas étonnant
que par-tout la poéfte foit née avant
G iij
Tfd Essai
réloquence ; mais on peut dire qu^ert
la précédant , elle Ta fait naître. Elle
apprend à Tinragi nation Part d'appli-^ |
quer la couleur à la penfée ; à rcfprit, l
Fart de donner du reflbrt aux idées '
en les reflèrrant ; à Toreille, le fecrcc ^
de peindre par l'harmonie , & de join« '
dre la mufique à la parole. Ainfî les ï
poètes , parmi nous , ont préparé les
orateurs.
Les fpeâacles peut-être y ont auflî
contribué en formant le goût. Ces
impulfions rapides qu'on reçoit au
théâtre , & les jugemens de plufieurs
milliers d'hommes qui fe communi-
quent à la fois, forment d'abord un
inflinâ obfcur & vague, & conduîfenc
peu-à-peu à un goût réfléchi. Bientôt
ce goût fe répand. Alors l'éloquence
& le langage réforment ce qu'ils ont
encore de barbare. Le goût punit par
le ridicule , ceux qui s'écartent de fcs-
loix. La fociété perfcftionnée achève
de rétendre. C'elHà en effet que les
rvk LÈS Eeoges; t^x
iteinmes réunis & oppofés s'e/Tayent ,
s*obferv€nt & fe jugent; li, en com-
parant toutes les manières de juger,
on apjH-end à réformer la fienne ; là,
les teintes rudes s'adouciflent ; les
fiuançes fe diftinguent ; les cfprits fe
poliflbnt par le frottement ; l'ame acr
quiert par l'habitude une fenfibilité
prompte ; elle devient un organe dé-
licat , à qui nulle fenfation n'échappe,
& qui , à force d'être exercée , prévoit,
refiënt & démêle tous les effets. Auflî
Torajtetfr de Rome , dans un des livres
qu^il a compofés fur l'éloquence , nous
apprend que plufieurs orateurs célè-
breg s'afièmbloient chez les femmes
Romaines les plus diftînguées par leur
.efprir,& puifoient dans leur fociété,
unepuret4 de goût & de langage, que
peut-être ils n'auroient pas trouvée
ailleurs. L^ fociété , après les guerres
civiles, dut acquérir en France ce de-
gré de perfeâion qui eft néceffairc
pour les arts , & qui portée à un cer-
Giv
i^z Essai
tain points les anime, mais qui aa^
delà peut les étoufFer & les corrom-
pre: beureufement elle n'étoît point
encore parvenue à cet excès ; & de la
-perfeéfion de la fociété & du goût,
jointe à celle de la langue , devoit
naître peu-à-pcu celle de l'éloquence.
Il y avoit une' école d'orateurs tou-
jours fubfiftante , c'étoit celle de la
chaire. Les orateurs facrés , malgré
leur mauvais goût , dévoient être fou-
vent élevés au deflus d'eux-mêmes,
par la dignité de la religion & de la
morale. Les grands objets infpîrent
de grandes idées ; il eft impoflible
de n'être pas quelquefois fublime en
parlant de Dieu , de l'éternité & du
tems. Newton même , félon la re-
marque d'un écrivain philofophe *,
Newton éroit éloquent fur ces ob-
jets. Quelques hommes dans ce genre
^ M. d'Alemben , dans fon difcours de ré-
ception à 1* Académie Françoife.
SUR LES Eloges. 153
avoîent donc acquis de la célébrité ,
& d'autres faifoienc effort pour y at-
teindre. Ne pouvant donner l'impul-
fion à leur (lècle^iis étoient du moins
capables de la recevoir.
• Les efprits fe trouvoient dans cette
difpofîtion , quand Louis XIV , a qui
il fut enfin permis d'être Roi, déve-
loppa fon caradère , & fit naître de
grands événemens. On vit la France
quarante ans aux prifes avec TEu-
rope; on vit des provinces conquifes,
tous les Rois ou humiliés , ou proté*
gés , ou vaincus , une foule de grands
hommes , les arrs & les plaifîrs au
milieu des batailles , par-tout un ca-
raâère impofant , & cet éclat de re-
nommée qui fubjuguc autant que la
force y qui annonce la puifTance , la
fait, &Ia multiplie. Alors les efprits
& les âmes fe montèrent au niveau
du gouvernement. Chacun fut jaloux
de foutenir la dignité de fa nation.
Le fujet qe pouvant être à côté de
Gt
154 Essai
fon Roi par la puiflfance , voulut s^f
placer par la gloire. L'enthoufîafmc
public fit naître ou perfeftionna ks
talens. Ils fe vouèrent tous , ou air
plaifir ou à la grandeur du maître.
Louis XIV , du fond de fes palais anî-
moit tout ; il ordonnoit à fes fujc»
d'être grands, & le génie, cet efctavc
altier , debout aux pieds du trône ,
attendoit fes ordres en filence pour
lui obéir.
Qu'on fe repréfente une de ces
fètcs y telle qu'on en donnoît quel-
quefois dans la Grèce & dans Rome ;
CCS fêtes , où après des viékoires cent
mille citoyens étoient affemblés, où
tous les temples étoient ouverts , oîi
les autels & les flatues des dieux
étoient couronnés de fleurs , ob la
poéfie , la mufique , la danfe , les chefs-
d'œuvre de tous les arts , les rcpré-
fentaiions dramatiques de toute cf-
pbcc étoient prodiguées , & oîi la re-
nommée 6c la gloire , en préfcncc d'une
SUR LES Eloges. 155
nation entière attendoient les calens.
Si dans *rafl[&mblée tour-à-coup pa-
roiffinr un orateur , & qu'au milieu
de rivrefle générale il voulut fe faire
entendre ^ ne falloit-il pas que tout
cet appareil de grandeur dont il étoit
entouré , Télevât lui-même? N'étoit-
11 pas forcé comme malgré lui de
donner plus de dignité à fçs idées ,
plus de hauteur à Ton imagination ,
plus de noblefle à fon langage , & je
ne fçais quoi de plus augufte & de
plus fort à fon accent ? Telle eft
l'image de la révolution , que l'élo-
quence éprouva fous le règne de
Louis XIV *.
♦ On peut dire que tout étoit prêt pour cette
lévolutioii. Les (îècles avoient formé la langue y
fon caraélcre étoit connu 5 fa marche étoit fi-
gée. Des écrivain^ lui avoienc donné la richeffe
& rharmonie j d'autres la précifion & la force.
Les grands modèles croient apprçfondis. lut
goût générai étoit épuré. L'imagination des
(eaples s'étoit momée. La véritable grandeur
Gvj
1^6 Essai.
Cependant nous n'eûmes point d*é-
loquence politique. Notre gouverne-
ment & la forme de la conftîtutîoc
s*y refufoient. Nous eûmes dans ci
genre , Téfoquence des monarchies^
qui confifloit à louer. L^éloquence da
barreau acquit de Tordre , de la juf-
teflè , de la pureté dans fon langage,
plus de précifion dans fes raifonne-
mens ; mais elle ne put acquérir cettt
force , qui eft ridicule quand elle n*efl
que dans les mors , qui pour fe conir
muniquer , doit être imprimée à h
penfée , & ne peut jamais l'être que
par la chofe même & l'importance
aroit fait difparoître la faufTe. Enfin un Roi &
des hommes illuftres à célébrer , iine cour fen-
fible à tous les charmes de l'efprit , un clergé
plus éclairé , un barreau plus inftruit , un gou-
Yernement occupé de la réforme des loix , k
les premières dignités de Téglife accordées
quelquefois aux premiers talens de la chaire,
tout cela enfemble contribua à faire naître & i
perfe^ionner parmi nous i$s orateurs.
SUR lEs Eloges. 157
générale de l'objer. Notre éloquence
s'éleva donc fur-tout dans la chaire ,
& c'eft-là qu'elle parvint à fa plus
grande hauteur. Car pour être vrai-
ment éloquent j on a befoin d'être
régal de ceux à qui Ton parle, quel-
quefois même d'avoir ou de prendre
fur eux une efpèce d'empire : & l'ora-
teur facré parlant au nom de Dieu ^
peut feul déployer dans les monar-
chies devant les grands , les peuples
& les Rois , cette forte d'autorité, &
cette' franchife altière & libre , que
dans les républiques l'égalité des ci-
toyens , & une patrie qui appartenoit
à tous , donnoit aux anciens orateurs.
Dans tous les autres genres , nous
eûmes plutôt de la dignité que de ht
force ; & notre éloquence circonf-
peâe jufques dans fa grandeur , &
mefurée même en s'élevant , fut pref-
que toujours noble & fage , & pref-
que jamais impétucufe & paffionnée.
i$8 Essai
CHAPITRE XXXL
Dt Mafcaron ù de Bojfuet.
JLj'Éloquence Françoife fe diftin-
gua fur-tout par les éloges & les pa-
négyriques funèbres. Ce genre qui
n*eft qu'une déclamation méprifable,
quand l'objet en eft vil, & une décla-
mation ridicule, quand l'orateur n'eft
pas éloquent , parut fous Louis XIV
avec éclat. Deux orateurs célèbres »
Fléchier & Bofluet le fixèrent , comme
deux grands pojtes a voient fixe l'art
bien plus difficile de la tragédie. On
peut obfervej que la tragédie , en fe
perfedionnant parmi nous , eut à peu
près la même marche que l'éloquence.
Dans toutes deux, on commença par
le mélange de la force & du mauvais
goût. Le génie fe monta cnfuite à une
élévation pleine de grandeur , mais
SUR LES Eloges. 25^
inégale. Enfin les efprits fe pôlîflanr ,
mais s'affoibltflant un peu , vinrent
par le progrès des lumières , à ce point
où le goût des détails fut plus parfait ,
mais où Télégance continue nuifit à la
grandeur & fans doute à la force.
Telle eft peut-être la marche nécef-
faire des efprits dans tous les arts :
telle fut celle de Toraifon funèbre.
Mafcaron fut dans ce genre , ce que
Rorrou fut fur le théâtre. Rotrou an-
nonça Corneille -, & Mafcaron , Bof-
fuet.
On peut dire que cet orateur mar-
que dans l'éloquence le pafFage du fiè-
ck de Louis XIII , à celui de Louis
XIV. Il a encore de la rudefTe & du
mauvais goût de l'un ; il a déjà de l'har-
monie, de la magnificence de ftyle,
& delà richeflè de l'autre. Sa manière
tient à celle des deux hommes célèbres
qui en le fuivant l'ont effacé. Il femble
qu'il s'effaye à la vigueur de BofiTuet ,
ic aux détails heureux de Fléchier;
i6o Essai
mais ni allez poli , ni aflèz -grand , il
efl: également loin & de la fublimité de
Tun , & de Télégance de Tautre. Au
refte il ne faut pas confondre les der-
niers difcours de cet orateur avec les
premiers. A mefure qu'il avance , on
voit que fon fiècle l'entraîne ;& de To-
raifon funèbre d'Anne d'Autriche , à
celle de Turenne, il y a peut-être la
même diftance , que de Saint Genêt à
Vinceflas * , ou de Clitandre à Cinna.
En général Mafcaron étoit né avec
plus de génie que de goût , & plus d'ef-
prit encore que de génie. Quelquefois
fon ame s'élève , mais foit le défaut
du temps, foit le lien , quand il veut
être grand , il trouve rarement IVx-
preflion (impie. Sa grandeur eft plus
dans les mots que dans les idées. Trop
fouvent il retombe dans la Métaphy-
fique de l'efprit , qui paroît une efpèce
de luxe , mais un luxe faux qui annonce
* Deux Tragédies de Rouou.
SVB. ttS EtOGES. lêt
piusde pauvreté que de richefTe. II eft
alors plus ingénieux que vrat , plus fin
que naturel. On lui trouve auflî de ces
taifonnemens vagues & fubtils qui ft
rencontrent fi fouvent dans Corneille ;
& l'on fait combien ce langage eft ôp-
pofé à celui de la vraie éloquence. Son
plus grand mérite eft d'avoir eu la
connoiflance des hommes. Il a dans
ce genre des chofes fentîes avec ef-
prit & rendues avec finefle. Ainfi dans
Poraifon. funèbre de Henriette d'An-
gleterre , il dît, en parlant des princes,
» qu'ils s'imaginent avoir un afcen-
» dant de raifon comme dé puiflance ;
» qu'ils mettent leurs opinions au mê-
» me rang que leurs perfonnes , & qu'ils
» font bien aifes, quand on a l'honneur
» de difputer avec eux , qu'on fe fou-
» vienne qu'ils commandent à des lé-
» gions >'.
Plus bas il ajoute » que les grands
» ont une certaine inquiétude dans l'ef-
I» prit , qui leur fait toujours deman-*
tel tBiA.t
« der une courte réponfe à une gfâilde
M queftion».
il dit en parlant dudéfîntéreflèment
de Turenne » que les Fabrices & les
• Camilles fe font plus occupés des
•> richeflès parle foin laborieux de s'ea
» priver , que M. de Turenne par
» TindifFérence d'en avoir , ou de n'en
» avoir pas ». Et en parlant de la fim-
plicité de ce grand homme « qu'il ne
» fe cachoit point ^ qu'il ne fe montroic
I» point , qu'il étoit aufH éloigné dtt
»> fafle de la modeflie ,que de celui de
•» l'orgueil ».
On trouve dans cette dernière oraî-
fon funèbre plus de beautés vraies Se
foiides que dans toutes les autres. Le
ton en eft éloquent ; la marche en eft
belle ; le goût plus épuré. Il s'y ren-
contre moins de comparaifons tirées
& du foleil levant & du foleil couchant,'
& Aqs torrens & des tempêtes , & des
rayons & des éclairs. Il y eft moins
queftion d'ombre & de nuages , d'af-
SUR i£s Elbe es. li)
ttc foftuné , de fleuve fécond , d'océaa
qui fe déborde ^ d*aigle , d'aiglon ^
d'apoftrophe au grand prince ou à la
grande princeflè , ou à l'épée flam*
boyante du Seigneur , & tous ces lieux
communs de déclamation & d*ennui,
qu'on a pris fi long- temps & chez tant
, de peuples pour de la poéfie & de
Péloquence.
Bofluet a encore quelques-uns de
ces défauts ; mais qui ne fait par conv-
bien de beautés il les rachète. On â
dit que c'étoit le feul homme vraiment
éloquent fous le fiècle de Louis XIV,
Ce jugement paroîtra fans doute ex-
traordinaire ; mais fî Téloquence con^
fifte à s'emparer fortement d'un fujet ,
à en connoître les reffources , à en me-
furer retendue , à enchaîner routes les
parties , à faire fuccéder avec impétuo-
îîtéles idées aux idées, & les fentimens
aux fentimens , à être pouffé par une
force îrréfiftible qui vous entraîne , &
à communiquer ce mouvement rapide
1^4 EsSÀt
Bc involontaire aux autres; fî eflecMii^
fifteà peindre avec des images vives/ '
à agrandir Pâme, à Tétonner,. à ré* j
pandre dans le difcours un fentimenc f
qui fe mêle à chaque idée ^ & lui donné
la vie ; fi elle confifte à créer des ex- '
prcffîons profondes & vaftesqui enri-
chiflent les langues , à enchanter To-'
reille par une harmonie majeftueufe ,: •
à n'avoir ni un ton , ni une manière '
fixe , mais à prendre toujours & le ton
& la loi du moment) à marcher quel*
quefois avec une grandeur impofantc
te calme, puis tout-à-coup à s'élan-
cer , à s'élever , à defcendre , à s'élever
encore , imitant la nature qui eft irré-
guliere & grande , & qui embellit queU '
quefois Tordre de l'univers par le dé-
fordre même ; fî tel eft le caradère de
lafublime éloquence, qui parmi nous
a jamais été auffi éloquent que Bof-
fuet? Voyez dans TOraifon funèbre
de la Reine d'Angleterre , comme il
annonce avec hauteur qu'il va inftruirc
siTR i£s Eloges. j6^
les Rois; comme il fe jette enfuiteà
rravers les divifions & les orages de
cette îflej cotnme il peint le déborde»
ment des ièâes^ lefanatifme des in*-
d^endans , au milieu d'eux Crom«
wel , aâif & impénétrable , hy-
pocrite & hardi , dogmatifant &
combattant , montrant l'étendart
de la liberté, & précipitant les peu-
ples dans la fervitude ; la Reine luc«
tant contre le malheur & la révolte»
cherchait par -tout des vengeurs,
travcrfant neuf fois les mers, battue
par les tempêtes , voyant fon époux
dans les fers, fes amis fur Téchafaut,
fes troupes vaincues, elle-même obli-
gée de céder , mais dans la chute de
f Etat, reftant ferme parmi fes ruines ,
telle qu'une colonne qui après avoir
long - temps foutenu un temple rui«*
neux , reçoit fans en être courbée , ce
grand édifice qui tombe & fond fur
elle fans l'abattre.
Cependant Torateur ^ à cravçrs m
t66 Essai
gptnci fpeâacle qu'il déploie fur I
ferre , nous montre toujours Dlq
préfent au haut des' deux, fecouam
.& brifant les trônes, précipitant la r^
volution , & par fa force invinciblCi
enchaînant: ou domptant tout ce qqj
lui réfifle. Cette idée répandue dansk
difcours d'un bout à l'autre , y jeta;
une terreur religieufë qui en augmente
encore Teffet , & en rend le pathétiqiaa
plus fublime & plus fombre.
L'éloge funèbre de Henriette d'An-ij
gleterre ne préfente ni de fi grands iof*
térêts , ni un tableau fi vafte. Ceftun
pathétique plus doux, mais quin'eq
eft pas moins touchant. Peut- être |
fnême que le fort d'une jeune Prift-J
çefle , fille , fœur , & belle^fœur de ■
Roi, jouiffant de tous les avantages
de la grandeur & de tous ceux de b
beauté , morte en quelques heures à
rage de vingt-fix ans par un accident
;iffreux , & avec toutes les marques
SUR LIS Eloges. 167
fer les a mes une impreflîon encore
(flus vive que la chute ci*un trône &
h révolution d'un Etat. On fait que
les malheurs imprévus nous frappent
ifbas que les malheurs qui fe dévelop-
^nt par degrés. II femHe que la dou-
fcur s'ufe dans les détails. D'ailleurs
k hommes ordinaires n*ont point de
trône à perdre ; mais leur intérêt
ijoute à leur pitié , quand un exemple
frappant les avertit que leur vie n'eft
rien. On diroit qu'ils apprennent cette
vérité pour la première fois ; car tout
ce qu'on fent forcenienr,eft une efpece
de découverte pour Tame.
On ne peut douter que BofTuet en
cofnpofant cet éloge funèbre , ne fût
profondément affedé , tant il y parle
avec éloquence & de la misère Se de U
foibleflè de Thomine! Comme il s'in-
digne de prononcer encore les mots
de grandeur & de gloire ! Il peint la
terre fous l'image d'un débris vafte fiç
imiverfel j il fait toir rhomitte çhecn
i6S Essai
chant toujours à s'élever , & la puif*
fance divine pouffant Torgueil d^
l'homme jufqu'au néant, & pouréga*
1er à jamais les conditions^ ne faifaot
de nous tous qu'une même cendre»
Cependant Boffuet , à travers pps
idées générales revient toujours k k
Princeffe; & tous fes retours font des
cris de douleur. Qn n*a point encorç
oubilé au bout de cent ans Timprefr
iîon terrible qu'il fit, lorfqu'après un
morceau plus cahue ^ il s'écria tout-à-
coup : ce O nuit défaftreufe ! 6 mt
H effroyable \ où retentit çomsqe up
» éclat de tonnerre , cette éjtonnantç
» nouvelle , Madame fe meurt. Ma*
?» dame eft mort? ». Et quelques mo-
mens après , ayant pjarjé de la graii-
deur d'ame d^ cette Princeflè , toutr
àicoup il s'arrête , & montrant k
tombe ou elle étoit renferrnée , « la
1» voilà malgré fon grand cœur, jcettç
9 Princeflè fî admirée & fî chériç ; I9
m vpil4 (elle que la morp hqu9 V9 faite}
» Ç»CW8
SUR LES Eloges. \6g
w encore ce refte tel quel va t-il dif-
II paroltre. Nous Talions voir dé-
¥ pouillée , même de cette tride
m'déçoration. Elle vadefcendreà ces
9 fbmbres lieux , à ces demeures fou-
p terraines , pour y dormir dans la
a> pouflière avec les grands de la terre,
»^vec CQS Rois & ces Princes anéan-
^ tis , parmi lefquels à peine peuc*on
P la placer , tant les rangs y font
» preflës ! tant la mort efl prompte à
9 remplir ces places » ! Puis tout-à^
(oup il craint d'en avoir trop dir. Il
remarque que la mort ne nous laiflè
pas même de quoi occuper une place,
^ que Tefpace n'eft occupé que par
les tombeaux. Il fuit les débris de
Phomme jufque dans fa tombe. Là il
fait voir une nouvelle deflruâion au
delà delà deftru^ion. L'homme dans
cet état , devient un je ne fais quoi
qui iPa plus de nom dans aucune lan-
gue. « Tant il eft vrai , s'écrie Fora-
m ceur , que tout meurt en lui , jufqu'à
Tome IL H
170 Essai
n ces termes funèbres par lefquel
i> exprimoit fes malheureux reft<
Il eft difficile , je crois , d'avoir
éloquence & plus forre, & plus al
donnée , & qui avec je ne fais qi
familiarité noble ^ mêle aupnt de g
deur.
L*éloge funèbre de la Prîncefle
latine 9 quoique bien moins int<
fant , nous offre auflî quelques gr
traits, mais d'un autre genre. Te
un morceau fur la cour ; fur ce
lange éternel qu'on y voit des pl<
& des affaires ; fur ces jaloufies f
des au dedans , & cette brillante (
pationau dehors; fur les appare
de gaîté qui cachent une ambiti
ardente, des foins fi profonds , i
férieux, dit Torateur, aufîi trifte
efl vain. On peut encore citer h
bleau des guerres civiles de la ni
rite , & fur-tout un morceau fub
fur les conquêtes de Charles Gufl
Roi de Suède. On diroicque Ton
SUR LES Eloges. 171
fuit la marche du conquérant qu'il
peint , & fe précipite avec lui fur les
royaumes. Mais fî jamais il parut avoir
renthoufiafme & Tivreffe de fon fujet,
&s'il le communiqua aux autres , c'efl:
dans l'éloge funèbre du Prince de
Condé. L'orateur s'élance avec le
héros. Il en a rimpéruofité comme la
grandeur. Il ne racorire pas ; on diroit
qu'il imagine & conçoit lui-même les
plans. Il e(l fur les champs de bataille.
H voit tout, il mefure tout. Il a l'air
de commander aux événemens ; il les
appelle, il les prédit; îl lie enfemblc
& peint à la fois le paflé , le préfent ,
l'avenir : tant les objets fe fuccèdent
avec rapidité ! tant ils s'entaflent &
fe preflènt dans fon imagination !
Mais la partie la plus éloquente de cet
éloge en eft la fin. Les fix dernières
pages font un mélange continuel de
pathétique & de fublime. Il invite
cous ceux qui font préfens, princes,
peuple , guerriers , & fur^tout les amiç
Hij
ijt Essai
de ce Prince , à environner fon monu-
ment, & à venir pleurer fur la cendre
d'un grand homme. <« Jçtrez les yeux
53 de toutes parts : voilà tout ce qu'a
j> pu faire la magnificence & la piété
» pour honorer un héros ; des titres ,
3> des infcriptions , vaines marques de
jD ce qui n'efl plus; des figures qui
» femblent pleurer autour d'un tom-»-
?> beau, & des fragiles images d'une
^ douleur que le temps emporte avec
9 le refte; des colonnes qui femblent
jî vouloir portçr jufqu'au ciel le ma-
•> gnifique témoignage de qorre néant;
» £c rien enfin ne manque dans tous
9» ces honneurs que celui à qui on les
w rend. Pleurez donc fur ces foibles
p reftes de la vie humaine ; pleurez fur
»» cette trifte immortalité que nous
,%7 donnons aux héros i>,
Enfii) ii ajoute ces mots -fi connus ,
& éternellement cités. Pour moi , s'il
/> m'eft permis, après tous les autres,
ii de venir rendre les derniers devoir»
» à ce tombeau , ô Prînce , le digne
*> fujec de nos louanges & de nos re*
ligrèts , vous vivrez éternellement
i^dans ma mémoire agréez ces
» derniers efForts d'une voix qui vous
» fur conj
» r
• I re
« fi avi
» compt
» admmiiii
w peau que ;}
» de vie , les il
»be, & d'uni
Dans cette
on aîme à voir
fè raêler lui-méml
împofante d'un vî?
. Vous metrrez fin à tous
s. Au Heu de déplorer la
res , grand Prince ^ do-
cux apprendre de vous
'^noe lainte. Heureux
i cheveux blancs , du
ois rendre de mon
réferve au trou-
urrir de la parole
e voix qui tom-
ui s'éteint ».
n touchante,
aroître, &
ne. L'idée
li célèbre
un grand homme ^ ce. .ax blancs,
cetce voix affaiblie, ce retour fur le
pafle , ce coup-d'œil ferme & trifte
fur l'avenir , les idées de vertus & d©
H il)
174 Essai
talens ^ après' les idées de grandeur
& de gloire ; enfin la mort de Torateur
jetcée par lui-même dans le lointain ,
& comme apperçue par les fpeâa^
teurs y tout cela forme dans Tame un
fentiment profond qui a quelque chofe
de doux ,' d'élevé , de mélancolique &
de tendre. Il n'y a pas jufqu'à Tbar*
xnonie de ce morceau qui n'ajoute au
fentiment , & n'invite l'amç à fe re«
cueillir, & à fe repofer fur fa douleur.
Après avoir admiré les beautés gé*
nérales & fur-tout le grand caradère
d'éloquence qui fe trouve dans ces
éloges funèbres , on elt fâché d*avoîr
des défauts à y relever. Mais malgré
ces taches , BoflTuet n'en efl pas moins
fublinie. C'eft ici qu'il faut fe rappel*
1er le mot de Henri IV à un ambaflâ*
deur: «eft-ce que votre maître n'eft
9> pas affez grand pour avoir des foi*
» bleflcs i> > Il e(l vrai qu'il ne faut
point abufer de ce droit. On a dit, il
y a long-temps, queBoffuet étoit ioé*
StJR LÈS ËLOGES; I7Ç
glkl; mais on n'a point dit aflez conv»
bien il eft long & froid , & vuide d'i-
dées dans quelques parties de Tes dif-
cours. Perfonne ne faifit plus forte-
ment ce que fon fuiet lui prélente ;
mais quand fon fujet l'abandonne^
perfonne n'y fupplée moins que lui.
Ce font alors des paraphrafes & des
lieux-communs de la. morale la plus
commune. On croit voir un grand
homme qui fait le catéchifme à des
iBnfans. A la vérité il fç relève , mais
il faut ^tendre. Çç geni^ d'éloquence
leffemhlç au mouvement d'un vaif^
feau dans la tempête^ qui tour-à-tour
monte y retombe & difparoit, jufqu'à
ce qu*une autre vague vienne le re-
prendre , & le repoufle encore plus
haut qu'il n'étoit d'abord. Ce défaut,
comme on voit , tient à de grandes
beautés; car l'efprit humain efl borné
par £ès perfeâions môme. On fouhai^
iseroit cependant qu'un (î grand ora-
ttuv fût quelquefois plus fou tenu , ou
du mdîns lorfqu'il defcend , qu'il
plaçât fon élévation paf des be;
d'un autre genre. Il y a , comm
fait, une forte de philofophîe
& forte , qui applique à des v^
politiques ou morales toute la vîg
de laraifon; & c'étoit celle qu';
fouvent Corneille. Il y en a une ;
qui eft à la fois- profonde & fen(
& qui inftruit en même temps qi
attendrit & qu'elle élève ; & c'
celle de Fénélon. Il faut conveni
BofTuet, dans fes éloges, a trop
de Tune & de Tautre. En généra
bien plus de mouvemens que d'ic
& Ton diroit prefque de lui , co
un reproche, qu'il ne fait être qu
quent 8c fublime.
Malgré ces împcrfeâions , il ;
dans le fiècle de Louis X IV, &
encore aujourd'hui , à la tête de
orateurs. Il eftdans la clafFe des 1
mes éloquens , ce qu'eft Home
Milcon dans celle des poètes.
SUR IE5 ElOGES. 177
feule beauté de ces grands écrivains
bk pardonner vingt défauts. Jamais ,
fur-tout, orateur facré n'a parlé de Dieu
arec tant de dignité & de hauteur.
Boflîuetfemble déployer aux hommes
îintérieur de la Divinité, & la fecrette
profondeur de Tes plans. La Divinité
j^dans fes difcours , comme dans Tu-
> nîvers , remuant tout , agitant tout.
Cependant l'orateur fuit de l'œil cet
ordre caché. Dans fon éloquence fu«
blime il fe place entre Dieu & l'honi'
me ; il s'adrefle à eux tour-à^tour.
! Souvent il offre le contrafte de la fra-
' gilité humaine , & de l'immutabilité
de Dieu, qui voit s écouler les géné-
rations & les fiècles comme un jour.
Souvent il nous réveille par le rappro-
chement de la gloire & de l'infortune ,
de l'excès des grandeurs & de l'excès
de la misère. Il traîne l'orgueil hu-
main fur les bords des tombeaux;
mais après l'avoir humilié par ce fpec-
tacle, il le relève tout-à-coup par le
H Y
178 Essai
concrafle de l'homme mortel , & de
l'homme entre les bras de la Divi-
nité.
Qui mieux que lui a parlé de lavie^
de la mort» de l'éternité , du temps i
Ces idées, par elles-mêmes , infpirent
à l'imagination une efpèce de terreur
qui n'eft pas loin du fublime. Elkt
ont quelque chofe d'indéfini & de
vafle où l'imagination fe perd. Elles -
réveillent dans l'efprit une multitude
innombrable d'idées. Elles portent
l'ame à un recueillement auftère qui
lui fait méprifer les objets de fes paf*
fions j comme indignes d'elle , &
femble la détacher de l'univers. Bof-
fuet s'arrête tantôt fur ces idées ; tan-
tôt à travers une foule de fentimens
qui l'entraînent y il ne fait que pro-
noncer de temps en temps ces mots:
& ces mots alors font frîflbnner ,
comme les cris interrompus que le
voyageur entend quelquefois pendant
la nuit dans le filence des forêts, Se
SUR LES Eloges. 179
qaî V$;fcn\i&nt d*im danger qu'il ne
connoit pas.
BofTuet n'a prefque jamais de route
certaine , ou plutôt il la cache. Il va ,
il vient, il retourne fur lui-même ; il a
le défordre d'une imagination forte
& d'un fentiment profond. Quelque-
fois il laifTe échapper une idée fu-
blime , & qui féparée , en û plus d'é-
clat. Quelquefois il réunit plufieurs
grandes idées , qu'il jette avec la pro-
fufion de la magnificence , & l'aban-
don de la richefle. Mais ce qui le dif-
tingue le plus , c'efl: Tardeur de fes
mouvemens ; c'efl fon ame qui fe mêle
k tout. Il fenible que du fommet d'un
lieu élevé, il découvre de grands évé«
nemens qui fe paflent ibus fes yeux ,
& qu'il les raconte à des hommes qui
font en bas« Il s'élance , il s'écrie , il
«'interrompt. C'efl une fcène drama-
tique qui fe palTe entre lui & les per-
fonnes qu'il voit , Se dont il partage
ou les dangers , ou les malheurs.
Hyî
i8o Essai
Quelquefois même le dialogue paf-^
fionné de Torateur s'étend jufqu*aiix
êtres inanimés, qu'il interroge comme
complices ou témoins des événemens
qui le frappent.
Comme le ftyle n'eft que la repré-
fenration des mouremens de Tame,
fon élocutîon eft rapide & forte. Il
crée ks expreffions comme fes idées.
II force impérieufement la langue à le
fuivre , & au lieu de fe plier à elle , tl
la domine & l'entraîne. Elle devient
l'efclave de fon génie, maisc'eft pour
acquérir de la grandeur. Lui feul a le
fecret de fa langue ; elle a je ne fais
quoi d'antique & défier , & d'une na-
ture inculte , mais hardie. Quelquefois
il attire même les chofes communes à
ia hauteur de fon ame , & les élève
par la vigueur de rexpreflion : plus
fouvent il joint une exprefïîon fami-
lière à une idée grande ; ic alors il
étonne davanta^^e, parce qu'il femble
me me au delTus de la hauteur de iès
StJl. ISS EtOGES. ifff
penfées. Son flyle eft une fuite de
tableaux. On pourroit peindre fes
idées , (i la peinture étoit aufli féconde
que fon langage. Toutes fes images
font des fenfations vives ou terribles.
Il les emprunte des objets les plus
;. grands de la nature , & prefque tou-
jours d'objets en mouvement.
Il faut que les h'^mmes ordinaires
: veillent fur eux. Il faut que dans Tim-
puiflance d'être grands ^ ils foient du
moins toujours nobles. Ils fe voient
fans cefle en préfence des fpedateurs ;
ils n'ofent fe fier à la nature , & crai-
gnent les repos. Boffuet a la familia-
rite des grands honimes , qui ne re-
doutent pas d'être vus de près. Il eft
sûr de fes forces , & faura les retrou-
ver au befoin. II ne s'apperçoit ni
•-qu'il s'élève , ni qu'il s'abaifFe ; & dans
fa négligence jointe à fa grandeur , il
femble fe jouer même de l'admiration
qu'il infpire.
Tel eft cet orateur célèbre , qui par
tfti Essai
fes beautés & fes défauts , a le p
grand caraâère du génie , & avec
quel tous les orateurs anciens & m
dernes n'ont rien de commun.
sxTK ixs Eloges. 1S3
-i^*^ -^ ^'^^A. ''-
CHAPITRE XXX. .
De Fléchier.
IjE premier qui, ayant à peindre
des chofes grandes ou fortes , s'aviAi
de chercher des oppofitions , enfdr
pi2L aux autres à s'écarter de la na*
ture. Rien n'eft plus contraire aux
paffions , & par conféquent à l'élo-
quence. L'ame qui eft fortement
émue , s'attache toute entièj^e à fon
objet, & ne va point s'écarter de fa
route pour faire contrafter enfemble
des mots ou des idées. Suppofez
l'homme dont parle Lucrèce, & qui
des bords de la mer contemple un
i^aiflèau qui fait naufrage , & fuit de
l'œil les mouvemens de tant de mal-
lieureux qui périflent : fi ce tableau
i porté le trouble & l'agitation dans
bn ame ; fi fes entrailles fe font
^mues ; fi au moment où le yaiflèau
1S4 Essai
s'eft enfoncé, il a fenti fesche
fc drefler d'horreur fur fa tête
peignant à d*autres le fpeâacle
ribie dont il a été le témoin , c
chera-t-il à le relever par des o
fitions & d«s contraftes étudiés ?
art peut être employé quelquei
mais c'eft dans les momens où 1
eft tranquille. Alors il produit
beautés ; il relève une idée par
autre ; il avertît Tefprît de fon i
due , en lui faifant voir à la foû
objets qui font à une grande difta
il fait éprouver rapidement des
fations différentes ou contraireî
produit par des mélanges une i
de fentimens combinés , fouvent
agréables que les fentimens fîm
Mais fi le peintre , le poëte ou Y
ceur fe fait une habitude de cette
nicre , la nature difparolt , l'illufio
détruite , & l'on ne voit plus que
fort de Tart , qui , dans tous les \
ns, pour produire fon effet, a be
SUR ttS El06XS« iti
;cfc fe cacher. II y a plus ; & félon la
lemarque d'un philofophe célèbre qui
I analyfé le goût comme tes loîx , ce
contrafte perpétuel devient fyinétrîe;
k cette oppofition toujours recher-
chée , fe change en uniformité. On
nous reproche la monotone fymétrie
de nos jardins : toujours un objet y
cft placé pour correfpondre parfaite-
ment à un autre; rien d'ifolé, rien de
folitaire. A la vue d'une beauté on
devine celle qui lui eft oppofée, 8c
qu'on ne voit point encore. Ce n'eft
pas ainfi que travaille la nature. Dans
(es payfages ou rians ou fublîmes^
elle réveille à chaque pas l'imagina-
tion par qnelqu'objet que l'imagina-
tion n'attend pas. Mais l'homme a
plus- de monotonie & de règle, fur-
tout {'honiaie policé parles loix, &
bivilifë par Tart de vivre en foci^îté. II
femble que vivement frappé r^e l'idée
de Tordre, qui peut-être fLf^^ que la
perfeâion des êtres foibles , il aie
tt6 EssAt
voulu rappliquer k tout. Plus î
dans rimpuif&nce de créer , plus
range * : il cherche à fe rendre coi
de Tes richeflès, & croie les m
plier en les embraflant d'un i
d'œil. De - là tous ces arrangei
fymétriques dans les jardins , dan
palais y dans les difcours , dan
poëmes , dans les phrafes même.
(i ce défaut eft fatiguant, c'eft
rout dans les ouvrages d'efprit. L
dans fes mouvemens a bien pli
rapidité que la vue ; el'e cmbrafl
terrain plus vafte ; elle a fur te
befoin de la furprife. Le prcniie
voir d*un écrivain eft de devj
rimagination de fes leftcurs , qui
Che toujours. S'il refte en arr;
Tattention fe refroidit , Tennui ga
on s'indigne de parcourir lente
un efpace dont on a apperçu les
oes d*un coup d'œil.
* Cela r^Urai des indiridus, comme c
«MAS tfc des £èclef •
S17R LES Eloges. 1S7
Fféchier a trop fouvent ce défaut.
thfdit qu'il procède prefque toujours
Br antithèfes & par contrafles fy mé-
liifés. S'il nous parle de la vie mor-
tile de fes héros , c'eft pour nous
lerfuader de leur bienheureufe im-
Dortalité. Il va retracer dans notre
aénioire les grâces que Dieu leur a
liteSy pour qu'on loue la miféricorde
^11 vient de leur faire. Il cherche à
dfifier plutôt qu'à plaire. Il vient an-
loncer que tout finit , afin de rame-
ler à Dieu qui ne finit point. Il nous
lit fouvenir de la fatale néceflîté dç
aourir pour nous infpîrer la fainte
éfolution de bien vivre *. Il faut en
lonvenir, cette marche eft loin dç
elle de Bofluet. On a fouvent coiiu
Karé ces deux hommes. Je ne fais s'ils
iirent rivaux dans leur fiècle ; mais
lujourd'hui ils ne le font pas. Fléchier
* Voyez fes deux premières Oraifons fùnâ-*
pofsède bien plus Part 8c le méch^
nifine de Téloquience qu'il n'en a I
génie. Il ne s'abandonne jamais; il ni
aucun de ces mouvemens qui annoifi
cent que l'orateur s'oublie & pren||
parti dans ce qu'il raconte. Sondéfào
eft de toujours écrire & de xie jamd
parler. Je le vois qui arrange niéthq
diquement une phrafe & en arrondi
les fons. n marche enfuite à une acH
tre ; il y applique le compas ; & de-à
à une troifième. On remarque & l'on
fent tous les repos de fon imagint'
tion : au lieu que les difcours de fofl
rival , & peut-être tous les grands ou-
vrages d'éloquence font ou paroiflènl
du moins comme ces (latues de bronze
^ue l'artifte a fondues d'un feul jet.
Après avoir vu les défauts de ccl
orateur , rendons juftîce à fes beautés.
Son ftyle , qui n'eft jamais impétueui
& chaud , efl du moins toujours élé-
gant. Au défaut de la force , il a h
corrcâion & la grâce. SU lui manque
SUR LES EioeES. iSf
ces expreflions originales» & donc
Jquefois une feule repréfente une
lié d'idées , il a ce coloris toujours
i qui donne de la valeur aux pe-r
s chofes, & qui ne dépare point
grandes. II n'étonne prefque jamais
lagination » mais il la fixe. Il em-
nte quelquefois de la poéfie , corn-'
Bofluet; mais il en emprunte plus
aages , & BofFuet plus de mouve-
is. Ses idées ont rarement de la
ieur , mais elles font toujours juPr
, & quelquefois ont cette fineflè
réveille Tefprit , Bc Tcxerce fap$
atiguer. Il paroît avoir une con-
flànce profonde des hommes : par^r
t il les juge en pbilofophe , & les
nt en orateur. Enfin il a le. mérite
la double harmonie , foit de celle
, par le mélange & Theureux en-
lînement des mots , n'efl deftînée
à flatter & à féduire Toreille , foie
celle qui faifit l'analogie des nom*
^ .avec ]lç ç^ftâèr.e de$ idées | A;
I>0 ESSA^I
qui^ par la douceur ou la fon
lenteur ou la rapidité des fons ,
à Toreille en même temps que Vi
peint à refprit. En général Téloq-
de Fiéchîer paroît être formi
Thàrmonie & de Tart d'Ifocrat<
ia tournure ingénîeufe de Pline,
brillante imagination d*un poët
d'une certaine lenteur impofani
ne meffied peut-être pas à la gi
de la chaire , & qui étoit aflb
Torgane de Torateur.
Il n'y a aucun de Tes difcoui
n*ait de riches détails. Les on
funèbres de madame de Monta
de la ducheflè d'Aiguillon , &
dauphine de Bavière , ne pouva
frir des évènemens , offrent une
d'idées morales qui en fortent (
les embellifTent.
L'oraifon funèbre de Marîe-
rèfe eft du même genre , & off
mêmes beautés. L'éloge d'une i
^lipaf'çaraâère autant ^tte ps
SUR LES Eloges. 191
fdrconflances , éloignée des grands
[kérérs & des aflFaires , n'a pu avoir
f^'une grandeur modefte & des vertus
frefque obfcures fur le trône , peut
Itre difEcilemenc piquant. Il faut ad*
mirer l'orateur qui , à force d'art ,
d'efprit , de peinture de moeurs , &
le philofophie tantôt délicate & tan-
:ôt profonde , vient à bout de fup-
[>léer à ce que fon fujet lui refufe * ,
k il ne faudroit pas condamner ceux
qui ont eu moins de fuccès.
L'oraifon funèbre du premier pré-
Gdent de Lamoignon , préfente d'un
bout à l'autre le tableau d'un magiflrac -
k d'un fage. Ce tableau , dont les cou-
leurs ne font peut-être pas aflez vi-
ves , a fur-tout le mérite de la vérité,
♦ On trouvera ce mérite dans l'Orailbn fu-
nèbre de la feue Reine, prononcée -à TAcadémie
ïtançoife par M. TAbbé de Boifmont, C*eft lui
qui eft aufïï l'auteur d'une Oraifon funèbre (ff
M. le Dauphin, oii Je jpublic 9 trouvé les fluf
fçt Essai
On fait que le préfidenc de Lamoif
fuc aufli célèbre par Tes connoifla
que par fes vertus. Ce' fuc fa feule
gue pour parvenir aux places. I
Xouis XIV, il foutint l'honneur i
xnagiftracure , comme les Turenn
les Condés fourinrent l'honneur
armes. Il fut lié avec les plus gr
hommes de fon ficelé , ce qui pn
qu'il n'écoic pas au-deflbus d'eux;
l'ignorance &c la médiocrité, touj
infolentes ou timides , fe hâtent d
poufler le$ jtalens qu'elles redout
£c qui tes ihumilient. L'amitié de
icine & de Bourdaloue , & les b<
yers de Defpréaux , ne contribue
jpas moins à fa gloire que cet é
funèbre , & apprendront à la pc
jrité que l'orateur a parlé comme
^ècle.
Je paflfe rapidement fur tous
4ifcours pour venir à celui qui
qui méric^e en effet le plus de rép
tion; c'eft Véloge funçbre de
ICI
suB. iesEloges. 19)
ne, de cet homme fi célébré, (1
-erré par nos aïeux , & dont nous
renonçons pas encore le nom fané
eâ ; qui , dans le fiècle le plus fé-
d en grands hommes , n'eut point
bpérieur, & ne compta qu'un rî-
quî fut auffi fimple qu'il étoît
id , auffi eftimé pour fa probité
pour fçs viâoires ; à qui on par-
na fes fautes , parce qu'il n'eut ja-
i ni Taffêdation de fes vertus , ni
! de fes talens ; qui , en fervant
is XIV & la France , eut fouvent
mbattre le miniftre de Louis XIV,
it haï de Louvois comme admiré
Europe; le feul homme, depuis
ri IV, dont la mort ait été rçgar-
pomme une calamité publique par
îuple; le feul, depuis Duguefclîn,
: la cendre ait été jugée digne?
?e mêlée à la cendre des rois , &
l le maufolée attire plus nos re«
Is que celui de beaucoup de fôu^'
îosdont il efi-entowné , paf^ ^e
romcll. l
194 Essai
la renommée fuit les vertus & noi
rangs , & que Tidée de la gloin
toujours fupérieure à celle de la ]
fance. Ici Fléchier , comme on V
fou vent , paroit au-defTus de lui-
me. Il femble que la douleur pubi
ait donné plus de mouvement & •
tivité à fon ame ; fon ftyle s'écha
fon imagination s'élève, fes im
prennent une teinte de grandeur j
tout fon caraâère devient impo
Cependant entre cette oraifon f
bre & celle du grand Condé , il )
même différence qu'entre les •
héros. L^une a Tempreinte de la fi
&: femble l'ouvrage d'un inflinâ
blime ; l'autre , dans fon élévî
ipême, paroît le fruit d'un art
feâionné par l'expérience & par I
de. Ainfiy par un hafard fingulier
deux grands hommes ont trouvé
Ipurs panégyrifles un genre d*éloc
ce analogue à leur çaraâèrç.
. JL'ofMion ^iioèbre de Turçfmç
SURtES El,OGES. 19$
eft pas moins un des monumens de
réioquençe françoife. L*€xorde fera
^terneHenient ché pour Ton harmo-
oie , pour fon caraâère m^jeftueus:
& fombre , & pour Tefpèce de dou*
kur auguile qui y règne. Les deux
premièrçs parties peignent avec no-
bleflè les talens d'un général & les
vertus d'un ftge ; mais à piefure que
Torateur avance vers la fin , il femblc
acquérir de nouvelles forces. II peint
avec rapidité les derniers fuçcès de
ce grancj homme; îl fait voir TAlle^
magne troublée , renneiuî confus ,
rjûgle prenant déjà Teffor & prétç à
s'envoler dans les montagnes, Tar-
tiUerie tonnant de toutes parts
pour favorifer la retraite , la Fr3ncçL
if, Ji'Europe dans T^tteqtç .d'un grapd
éyènerjient. Tout à coup l'orateuir
s'arrête , il s'adrelTe au 4ieu qui dif.
j)ofe également §l dps vainqueurs &
^es vidoires, & fe plaî|: à immoler k
Ôjgrvidjeuçife gfan4ç§T^^jroçs,^orai
- lîj
fg6 Essai
il fait voir ce grand homme étendu
fur fes trophées ; il préfente Timagc
de ce corps pâle & fanglant , auprès
duquel , dit-il , fume encore îa foudre
qui Ta frappé , & montre dans Téloî-
gnement les triftcs images de la reli^
gion & de la patrie éplorées. " Tu-
V » renne meurt , tout fe confond , la
» fortune chancelle , la viôoîre fe
9» laflè f la paix ^'éloigne , le courage
M des troupes eft abattu par la dou-
^> leur & ranimé par la vengeance ;
w tout le camp demeure immobile.
n Les bleflés penfem à la perte qu'ils
t> ont faite, & rroti aux bleflures qu'ils
^> ont reçues. Les pères mourans en-
y» voient leurs fils pleurer fur leur gé-
ti néral mort , &c.
Cependant malgré Péloquence gé-
nérale Se les beautés de cette oraifon
funèbre , peut - être n'y trouve - 1 - on
point encore affez te grand homme
qpic Ton cherche ; peut - être que le*
tigures U l'appareil oiémc de rék^
(fiteftcc! le cachet» un peu ,; au Ueu et
k montrer: car il en eA qudquefoîB
de ces fortes de tfifcours comme des
cérémonies d^éctet , où un grand hoi»
me eft ^Hpfé par la pompe mêmft
donc on l'environne* Je ne fais (i je
me trompe , mais il tne femble que
quelques lignes que madame de Sévi'-
gné a jetcées au halard dans fès feN
ires y âins foin , fans apprêt , & avec
l'abandon <}'une ame fenfible , font
encore plus aimer M. de Turenne,
& donnent une plus grande idée de
ia perte. Il y a deâ mots qui dîfent
plus que vingt pages , & des faits qui
font au-defliis de Tart de tous les ora-
teurs: par exemple , le mot de St. Ht-
laire à Xon ' fik , ce îVeft pas moi qu'il
fautpkunr, c*eft ce grand homme;
& ce trait du fermier de Champagne
qui vint demander la réfiliation de
*fon bail , parce que , Turenne mort , 9
^H^oit 45ii'on ne pouvoit plus ni fe-
^xier» ni moiâbnner en fureté; & cette
lui
tifî EÏSAÏ-
Tépohfe fi grande & fi (impie 2l on
homme qui lui demandoit comment
il avoir perdu la baraille de Rhétel ,
par ma faute ; & cette lettre qu*il
écrivit au fortîr d'une vîôoîfe: w Les
» ennemis font venus nous attaquer ,
n nous les avons battus ; Dieu en foit
99 loué. J'ai eu un peu de peine. Je
99 vous fouhaite le bon foir. Je vais
Si me mettre dans mon lit >» ; & cette
humanité envers un foldat qu'il trouve
au pied d*un arbre , accablé de fati^
gue , à qui il donne fon cheval , 6c qu'il
fuît lui-même à pied. Il faut en con-
venir ; on a regret que la dignité de
Toraifon funèbre & fa marche foute-
nue , ou du moins le ton fur lequel le
préjugé & rhabîtude l'ont montée, ne
permettent point d'employer ces traits
d'une fimplicité touchante, & qui met-
troient fouvent le héros à la place de
l'orateur.
Quinze ans après l'oraifon funèbre
de Turenne^ Fléchier traita un autre
sttu L<s Eloges, tff
fojet, auffi beau peut-être^* quoique
d^ genre différent; c'étoit Télogedtt
fameux duc de Montaufier. S*il faut à
l'orateur comme au peintre des phy*^
iionomies à caraâère , on peut dire
qu'il n'y en eut jamais une plus mar-
quée que celle-là. On connoît cette
vertu rigide au milieu d'une cour ;
cette ame inflexible , incapable & de
déguifement & de foiblefle ; cette pro-
bité qui fe révoltoit contre la fortune,
quand la fortune devoir coûter quel-
que chofe au devoir ; cet attachement
à la vérité , & tous ces principes de
conduite fi fermes , que les âmes d'une
honnêteté courageufe appellent tout
Amplement vertu , Se que les âmes
foibles ou viles , ce qui eft trop fou-
vent la même chofe, font convenues
d'appeller mifantropie, pour n'avoir
point à rougir *. Pour tracer un pa-
* On fait ce qu*il dit au grand Dauphin , aprcs
après avoir achevé fon éducation, ce Monfei*
liv
•M Essai
reîl (naradère , il falloir avoir une graiw
de vigueur de pinceau , & Fléchier ne
Tavoit pas. Son éloquence écoit plus
dans Ton iniagination que dans fon
ame ; fie par Tes mœurs même il écoit
tfèp loin de cette mate auftérité pour
la faifir & pour la peindre. Ce n'étoit
point à Atticus à faire Téloge de
Caton.
Cette oraifon funèbre offre cepeii-
m ■■ ■ ■ I ^
« gaeuc y fi vous éces honnête homme» tooi
•» m'aimerez j fi tous ne l'êtes pas ^ vooi mt
M haïrez , & je m'en confolerai ». Plufieurs per-
fonnes ont lu cette fameufe lettre qu'il écrivît
"au même Prince , & qu'on ne fauroit trop citer.
» Monfei^neur, jene vous fais pas compliment
jî fur la piife de Philisbourg 5 vous aviez une
» bonne aimée ^ des bombes, du canon, 4t
M Vaubao. Je ne vous en fais poiat aulTi fur ce
•> que vous êtes brave î c'eft une venu hêrëdi-
»3 uire dans votre maifon. Mais je me réjouis
>• avec vous de ce que vous êtes libéral , géni"
>i reux , humain , faiGint valoir les fervices
•> d'autrui , & oubliant les vôtres. C'eft fur-
M quoi je vous fais mon compliment >•.
SI} R ISS Eloges, loi
^JMC des morceaux cpii ne ùint pas in-
dignes du fujet. FJéchier avoit été
tuai du duc de Montaufier. « Ne
• craignez pas , die - il ^ que Pamitié
N ou la reconnoiflance me prévienne.
« Vous favez que la flatterie jufqu'à
B préfent n'a pas régné dans mes dif-
'• cours. CMërois-je dans celui-ci ,.oii
m là franchîrej& la candeur font le fujet
A de nos âoges, employer la fiâion
» & le menfonge? Ce tombeau s*ou-
nv^rirolt. Ces oflèmens fe ranime-
a> roient pour me dire : pourquoi viens-
» tu mentir pour moi qui ne mentis
a» pour peiibnne ?... Laifle-moi repo*
» fer dans le fein de la vérité , & ne
» viens pas troubler ma paix , par la
» flatterie que j'ai haïe >»•
Et ailleurs , après avoir parlé des
confëils qu'on lui donnoit fur la ma*
âîère de fe conduire à la cour, l'ora-
teur ajoute ; ce ces confeils lui parurent
» lâches. Il alloit porter fon encens
» 9vec peine fur les autels de la for*
Iv
20£ Essai
» tune, & revenoic chargé du poidi
» de fes penfées , qu'un filence con-
» traint avoit retenues. Ce commerce
a> continuel de menfonges cette
» hypocriiie univerfelle par laquelle
)> on travaille ou à cacher de vérita-
» bles débuts ,ou à montrer de fauflès
>i vertus , ces airs myftérieux qu'on fe
»> donne pour couvrir fon ambition,
» ou pour relever fon crédit , tout cet
t> efprit de diflimukition & d'impof-
9> ture ne convint pas à fa vertu. Ne
93 pouvant encore s'autorifer contre
» Tufage , il fit connoitre à Tes amis
» qu il alloit à l'armée faire fa cour....
» qu'il lui coûtoit moins d^expofer
a> fa vie , que de diflimuler fts fenti-
V mens , & qu'il n'achèteroit jamais
» ni de faveurs, ni de fortune aux dé*
» pens de (a probité ».
Je pourrois encore citer d'autres
endroits qui ont une beauté réelle;
mais le difcours en général eft au def«
fous de fon fujet. On y trouve plus
sui. LES Eloges. 203
d'efprit que de forcç.& de mouvement.
On s^acrendroir du moins à trouver
quelques idées vraiment éloquentes
fur l'éducation d'un Dauphin , fur la
néceflité de former une ame d'où peut
naître un jour le bonheur & la gloire
d'une nation ; fur l'art d'y faire ger-
mer les paillons utiles , d'y étouffer les
paiEons dangereufes, de lui infpirer
de la fenfibilité fans foiblefle , de la
juftice fans dureté, de l'élévation fans
orgueil , de tirer parti de l'orgueil
même quand il eft né, & d'en faire un
inftrument de grandeur; fur l'art de
créer une morale à un jeune Prince ,
&de lui apprendre à rougir; fur l'arc
de graver dans fon cœur ces trois
mots, Dieu, l'univers, & la poftérité,
pour que ces mots lui fervent de frein
quand il aura le malheur de pouvoir
tout ; fur l'art de faire difparoître l'in-
tervalle qui eft entre lui Se les hom-
mes; de lui montrer à côté de l'iné-
galité de pouvoir , l'humiliante égalité
Ivj
204 Essai
d'împcrfeftîon & de foibleflTe ; de
truîfepar fcs erreurs , par fes bcfi
par fes douleurs même; de lui
fennr ta main de la nature qui h
baifle, & le tire vers les autres t
mes , tandis que l'orgueil fait e
pour le relever & Tagrandir; fur
dé le rendre cpmpâtiffant au mili<
tout ce qui écoufFe la pitié, de t
porter dans fin ame des maux qi
fens n'éprouveront point , de fup
au^ malheur qu'il aura de ne ja
fentîr Tinfortune ; de Taccoutur
lier toujours enfemble l'idée du
qui fe montre , avec l'idée de la m
& de la home qui font au delà &
fe cachent ; enfin fur l'art plus dif
encore de fortifier toutes ces le
contre le fpeâacle habituel d
grandeur , contre les homm
& des fervîteurs & des courtil
c'eft - à - dire contre la bai
muette, & la baflfeffe plus da
reufe encore qui flatte. H eft é
SUR LES Eloges, xof
oant que Fléchier ait paflTé fi légère^
'ftmem fur un pareil fujet. Et quand
on penfe que l'homme qu'il avoit à
feindre donnant ces leçons ^ étoit le
"Duc de Montaufier^ quel parti l'ora-
teur pouvoit encore tirer d*un goû-
Tcmeur qui refpeâoit bien plus la vé-
rité qu'un Prince , qui pour être utile
auroit eu le courage de braver la
haine , ^ fe fcroit indigné même de fe
fouvenir que celui qui étoit aujour-
d'hui fion élève, pouvoit être le len-
demain fon maître.
S«5 Essai
CHAPITRE XXXI
•jDès Oraifons funèbres de Bot
< loue ) dt la Ruç , & de Maffilh
JCjst-il vrai que dans tous les g
jl: ^'y; aie qu*un certain nombi
.beautés marquées , & que lorfq
(cm elles ont été failles par des :
snes ifupérieurs , ceux qui mar
eofijite dans la tnéme carrière , l
condamnés à refter fort au defibi
premiers, & peut-être à n'être
que des copifles ? On croiroit d^
que les arts n'étant que la repréi
tion de la nature ou' morale, oi
fionnée / ou phyfiquç , leur c
doit être auili vafte que celui
nature même, & qu'ainfi il ne <
avoir dans chaque gehre d'autres
nés que celles du talent. Cèpe
l'expérience femble prouver le
traire. Quelle en ed la raifon f
sT7B.:L£s Eloges, xoj
Tout homme qui le premier s'ap-
plique avec fuccès à un genre, le choi-
sit & l'adopte , parce qu'il efl analogue
àfon efprit & à Ton ame. Ceft lui qui
fait le genre & en conflitue le carac-
tère. Ceux qui viennent enfuite , trou-
vent la route tracée, & n'ont plus qu'à
la fuivre. Mais ce qui efl une facilité
pour les gens médiocres , eft peut-
être un obftacle pour ceux qui ne le
font pas. Car l'homme de génie a bien
plus de vigueur & de force pour ce
qu'il a créé lui-même , que pour ce
qu'il imite. Celui qui fait les premiers
pas eft libre ; il n'obéit qu'à fon talent,
& au cours de fes idées qui l'entrai-
nent. Il &it la règle & le modèle, &
dide à ÙL nation ce qu'elle doit penfer.
Ses fucceflfeurs reçoivent la règle du
public , qui tyran bizarre , & gouverné
tout à la fois par l'habitude & le ca-
price , ordonne d'imiter ce qui a réuflî,
& flétrit ou traixe avec indifférence
les imitateurs. Qui ne fait d'ailleurs
\6i "ESSAI^ "*
qu'outre fes beautés de tous les tempiJ
& de tous les lieux , il y a pour cha^f
que genre , des beautés analogues au -^
climat , au gouvernement , à ta reli-
gion , à la fociété, au caraâère nario-
nal ? Sous ce point de vue , les beautés
deT^artfont plus reflèrrées. Ileftbien .
vrai que la nature eft immenfe, mais
les organes de l'homme qui la voit,
font afFeftés d'une certaine manière
dans chaque époque. Cette manière
de voir & de fentir influe néceflaire-
ment & fur Tartifte & fur le juge. Lors
donc qu'un genre a été traité par quclT
ques grands hommes dans un pays ou
dans un fîècle , pour exciter un nou-
vel intérêt , & avoir des fuccès nou-
veaux \ il faut atteindre que les idées
prennent un autre cours , par des
changemens dans le moral , dans le
phyfique , & peut-être par des révo-
lutions & des bouleverfemens. Ainfife
renouvelle de diftance en didance le
champ de la tragédie^ de la comécfie»
SUR Lcs Exfoass. m^
4erépopée, de b fable, & de Pék»-
qoence, ou politique , ou reIigieo&«
. On peut appliquer une partie de ces
idées aux orateurs qui , fous Louk
XIV, après Fléchier & Boffiiet , coai-
posèrent des âoges funèbres, & qui
t^ec de grands talens , n^ont cepen-
dant obtenu dans ce genre que la iè->
coode place. De ce nombre eft le cé-
lèbre Bourdaloue , auteur d'une oiai»
ion funèbre du Prince de Condéw Qs
peut lui reprocher à lui , de n*avoir
fis aflêz imité la manière de Boflber*
Bourdaloue prouve méthodiqpe^
ment la grandeur de fon héros, tandis
que Tame enflammée de Bofluet *k
fait fentir. L'un fe traîne Bc Tautre
s*élance. Toutes les expreffions de Tua
font des tableaux ; l'autre , fans colo-
ris, donne trop peu d'éclat à fes idées.
Son génie auftère & dépourvu de fen-
fibilité comme d'imagination , étoic
trop accoutumé à la marche didaâi-
que & fcrte du raifonnement pour ea
I
changer; 6c il ne pouvoir répandre Ûk
une oraifon funèbre cette demi-teimtf
de poéfie ^ qui ménagée avec goût f*
te foucenue par d'autres beautés ^
donne plus de faillie à l'éloquence.
La Rue , moins célèbre que lui poof i
les difcours de morale^ mais né aveti
un efpric plus Toupie & une ame plm
ftnfible ^ réufTît mieux dans le genre
des éloges funèbres. Il étoit en même
temps poëte & orateur. Il avoir , com-
me Fléchier » le mérite d'écrire ea
vers dans la langue d'Horace & de
Virgile , maïs il n'avoit pas négligé
pour cela la langue des Bofluet & des
Corneille. Ceux qui Tavoient précédé
dans cette carrière , avoient célébré
des temps de profpérités & de gloire.
Alors la France , en déplorant la mort
de fes grands hommes , voyoit de leurs
cendres renaître » pour ainfi-dire, d'au*
très grands hommes. Parmi les pertes
particulières , le trône étoit toujours
brillant ; Se les trophées publics fk
SUR t^ CtO«1ES. «S
inêfcieAt fouvent aux pompes funè*
bres des héros. La Rue fut rorateuf
de la cour , dans cette époque qui
fuccéda à quarante ans de gloire^
lor^Ue Louis XIV , malheureux 8c
frappé dans Ces fujets comme dans ûà
famille, ne comptoir plus au dehors
que des batailles perdues , &: voyoît
fucceflîvement dans fon palais périr
tous Tes enfans.
Ce fut lui qui en 171 î fît l'éloge do.
p'and Dauphin. Un an après il rendit
le même honneur à ce femeux Duc
de Bourgogne , élève de Fénélon. On
fait que par une circonftance prefque
unique , l'orateur avoir à déplorer
trois morts au lieu d'une. On fait que
:a jeune Adélaïde de Savoie, Duchefle
de Bourgogne, Princefle pleine d'ef-
prit & de grâces , étoit placée dans le
même cercueil, entre fon époux &
Ton fils. La coutume ridicule & bar-
bare de citer toujours un texte , cou-
tume dont des hommes de génie ont
%l% . ttskt
quelquefois tiré ptrti , produilit
ù}\sÂk le plus grand effec. Le tact éé
roracew fembloit être une prédiéKoa
<le révénement ; & il exprimait le crifla
if^eâacle qu'on a voie fous les yenSt
du père, de la mère 6c de TenfitmA ^
frappés Se enfevelis tous, trois ta^ j
femble^
. Qpand la conflernatioû k la dàtff
leur font dans une afiemblée , il cft
^aifé alors d'être éloquent. La Rue fit -!
couler des larmes fie par la force de
ion fujet , fit par les beautés qoe fou
génie fut en tirer. La peinture qull
fiiit du Duc de Bourgogne fera éter^
nellement défirer aux peuples d'avoir
un maître qui lui reflemble. On ne
l'ignore pas ; ce Prince réuniflbit tout
----- . - j j I i_ _^^^_M__jm
* Quûn facitis maium grande contra mnimai
veftras, ut intéreat ex vobls vir ^ & mulicr^ (f
parvulus de medîo Judà,
PourciMoi vous attirez-vous par vos poches ua
tel malheur, que de voir enlever pur la mort,
du milieu de vous, l'époux ^ l'cpoufeSc i'cnftnr.
Jézéau Cliap. 44.
sus. LES Eto eus. if$
qui faïc la vertu chez les particu-
5, comme chez les Rois ; des prin-»
;s auftères & une aaie fenlibleV A
rt atis , il parut être au deflùs des
îurs ^coHHHe-dcs'^cJiblefies. Parmi
ces les fédudions , il eue lécourag©
outes les vertus. Simple, modéré,
; fade à la cour & dans celle de
lisXIV, fi Ton en croit nos ayeux ,
ît gouverné comme Licurgue , il
été adoré comme Trajan. Que
(è't'On de moi dans Paris , dçman-
t-il fouventî II favoit que fur te
le même oïl eft dépendant de To-
ion, & que h renortimde eft plus
3lue que les Rois. Dans ces temps
Jèfaftresoîi'Ia famine Çc la guerre
içnt unies , où nos campagne*
teiit couvertes de mourante , & les
mps de batailles couverts de
rts , il étoit profofidément affeàé
lîiaHieofs publics; La vletllêfle dé
ùîs HlV &:- fes fléaux «dô la guwrô
tT4 ESSAT .
par la vertu. Si Dieu me dorqu la vi
difpit-il , ç'efi à tm faire aimer qi
j'fmployerai tous mes foins. Aîd
iJans les illufigns d'une ame fenfibk
il compofoit fes Romans du bonhei
des autres , Sç jouifToîc d*avançe d'ur
félicité qui n'étoit point encore. A !
ijiort du grand D^upjiin , Jiéritîer ç
fon rang , il rçfufa de l'être de (i
pendons. Il çraignoit d'ajouter I
poids de fon luye , au poids de la mi
sère publique. Enfin de douze nûll
francç qu'il avoir par mois, il eném
ployoit onze à fecourir des nialheu
reux ; & dans fa dernière maladie, pe
de temps avant d'expirer , voutan
honorer encore une fois Tinfortun
gu'il laillbir fur la terre , il ordoon
qu'on vendit fes pierreries pour 1
fo.ulager. ^
Tel e(t le fond du tableau que nod
préfente .rotateur. Il peint en méiD
ce^ps la jeune duchefiède Bourga
SUR i,B6 Eloges. 2ii
m& aimables mêloient quelque cho«
de plus cendre aux vertus auflères
fortes de ion époux. Il la peine
tppée comme lui » expirante aveo
lÎMi Tentant & le trône, & la vie, &
kpionde qui lui échappoient , & ré«
;pondant à ceux qui Tappelloient Prin-»
çcfle ; oui , Princeffi aujourd'hui ,
imain rien , S* dans deux jours ou^
On ne peut lire plufieurs morceaux
de ce difpours , & la fin fur- tout ^ fans
IttendrifTement, Mais ce qu'on ne
çroiroit pas , c'eft que dans un éloge
fenèbre du duc de Bourgogne il fe
trouve à peine un mot qui rappelle
tldée de Fénelon. La politique inté--
Cpflëe craignit de rendre hommage à
la vertu \ & l'orateur , même xxx
pieds des autels. , n*ofa oublier un
ipftant c^e l'auteur de Télémaquo
^oic exilé. On ofe dire que fi le duc
4ç Bourgogne, dans Ton tombeau.,
cûi: it^ capable ta .&0£UiKnC:| il
%m6 Essai
eût été indigné de cette foibi
Heureufemeht la mémoire de F
Ion eft vengée: la poftérité qui n
crainte , ni lâche refped , a éle\
voix. Les noms du duc de Bou
gne & de Fénelpn marchent enl
blc à l'immortalité ; & le genre
main reconnoiflànt ne fépare
deux âmes vertueufes & fenfîbles
s'étoient unies pour le bonheur
hommes.
Le même orateur a traité deu3i
très fujets moins pathétiques
doute , mais non moins intérefi;
ce font les éloges funèbres de c
grands hommes. L'un étoit ce m
chai de Luxembourg , élève de Coi
impétueux & ardent comme lui, i
vigilant & ferme comme Turer
quand il le falloir; perfécuté pai
œiniftres , & fervant Tétat ; fam
parles viâoires de Fleurus, de Lei
de Steinkefque & de Nervinde , &
dé ^m i]A«h«Dp^d6 ImiliUey i
SUR LES Eloges, 217
TÎt à Louis XIV cette lettre : » Sire ,
» vos ennemis ont fait des merveilles ;
• vos troupes eneore mieux: pour
• moi je J5>i d'autre mérite que d'a-
9 voir exécuté vos ordres. Vous m'a-
» vez dit de prendre une ville & dç
9 gagner une bataille ; je l'ai prife &
» je l'ai gagnée ». l'autre , qui avoic
on genre de mérite tout différent ,
étoit ce maréchal de Boufflers , fa-
meux par la défenfe de Lille , appliquç
fe infatigable , d'ailleurs excellent ci-
toyen ; & dans une monarchie , capa-
ble d'une vertu républicaine. On fait
qu'en 1709 il offrit & demanda au roi
d'aller fervir fous le maréchal de Vil-
l^s , dont il étoit l'ancien. C'étoit Iç
trait de Scipion , qui , vainqueur dç
Carthage , voulut être (impie lieu-
tenant en Afie. » II fouffroit, dit To-
V rateur , du peu de fucccs de nos ar-
t> mes.. . • . Le (ïège de Mons ayant
n fkit naître Toccafion d'une nouvelle
9f bataille , il fut encore prêt à mar-
Tome U. K
ii8 Essai
» cher. C'étoit prolonger fa vie que
V de lui donner lieu de la perdre pour
3» rétat. Mais en acceptant l'honneur
31 de partager le péril , il refufa celui
» de partager le commandement.
SI Droits fpéçieux i préférences d*âge
>• & de rang ! jaloufies d'autorité ! mi-»
n férables intérêts , fources de tant de
» querelles entre des héros , vous ne
5> prévalûtes jamais dans le cœur de
as celui - ci aux mouvemens de fon
>j zèle. Il promit fon bras , fes con-^
»} feils , fa vie , s'il étoit befoin , mais
s> fous le même général qui comman-
j> doit déjà l'armée. Il eut beau ce-
i> pendant fe dépouiller de fes titres,
j> il les retrouva tous dans l'eftime du
j> général , dans le refped des offi-
ii ciers , & dans rafFedion des foldats.
>» Entre deux guerriers pleins d'hon-
>» neur , l'autorité devint commune.
Et au commencement de cet éloge
funèbre, après avoir parlé des hon-
neurs entafl'és fur la tête d'un fcuî
svK LES Eloges. z'iç
homme : « Oublions ces titres vains
• qui ne fervent plus qu'à orner la
»furface d*un tombeau. Ce n*eft ni
M le marbre , ni l'airain qui nous font
j» révérer les grands. Ces monumens
» fuperbes ne font qu'attirer ftir leurs
>• cendres Tenvie attachée autrefois à
» leurs perfonnes , à moins que la
» vertu ne confacre leur mémoire, Se
»n'éternife, pour ainfi dire, cette
w fauflë immortalité qu'on cherche
» inutilement dans des colonnes ic
*j des ftatues.
Il nous rappelle enfuîte les idées de
Rome , de Sparte & d'Athènes , qui
euflênt honoré le maréchal de Bouf-
flers comme elles honorèrent leur
Miltiade., leur Phocion , les Caton,
les Décius & les Fabrice.
Enfin, prêt' à commencer fon éloge,
& à célébrer en lui tout ce qui peut
caradérifer un grand homme, il s'ar-
.rête , & demande pardon à fon héros
de refpeâer û peu le dégoût qu'il
xzo Essai
avoît pour les louanges , Se U
qu'il prenoic de les fuir autant c\
les mériter. ^^ Vous avez goiué
n long-temps , lui dit-il , le pla;
» votre modefiie ; laiflèz - nous
M pre le filence que votre aul
i> nous impofoit. Votre répui
»j n-eft plus à vous : c'ert la le
n dernière vie qui vous refte e
» parmi nous. Elle appartient
» renommée. C'ell à elle d'e:
V fon empire fur votre nom , p
» conferver aux fiècles avenir
n encore plus d'autorité, que la
V n'en prendra (ur vos cendres
ai les détruire. On a beibin de
w nom pour faire à nos defce
*ï l'apcloglç de notre (îècle. Ils
» teront au moins de fes excès, <
M ils fauront qu'il a produit en
3> perfonnc ce que nos pères a^
» admiré dans les GuefcHn, les B
99 & les Dunois pour la gloire de
»• le falut de b patrie , & rhonn<
«* la vçf lu,
i\jt. LES ElOGES: '^tt
Il n'y a perfonne qui , dans tpus ces^
morceaux , ne reconnoiflè le ton 'd'un
orateur Ces trois éloges funèbres fi^
i'ent la réputation de la Rue; celui >
fiirtout, du maréchal de Boufflers
paflèpourfon chef-d'œuvre *. La Rue
a moins d'art , plus d'éloquence na-
turelle, mais au (Il moins d'éclat ^ &
fur-tout moins d'imagination dans te
ftylc que Fléchier. Bofluet a créé une
langue ; Fléchier a embelli celle qu'on
parloit avant lui ; la Rue ^ dans fon
ftyle négligé, tantôt familier & tantôt
noble , fera plutôt cité comme ora*
teur que comme grand écrivain. Le
plus fou vent il jette & abandonne fes
idées fans s'en apperccvoir, & l'ex*
preflion naît d'elle-même. Cette né-
gligence fied bien aux grands mou-
— ' — - — ' — — •■
* On a encore de lui Toraifon ftincbte de
Bofiliet, celle du premier Maréchal de Noailles,
mort en 170^ , & celle de Henri de Bourbon ,
pèie du grand Condc.
Kiii
aiiL Essai
vemens. Le fentîment , quand il c(i
vif, commande à Texpreflion, & lui
communique fa chaleur & fa force t
mais Tame de La Rue n*eft point en
général affez paffionnée pour foutenîr
toujours & colorer fon langage. En-
fin c'eft peut - être de tous les ora-
teurs celui qui a le plus approché de
la marche de Boffuet ,mais il eft loin
de fon élévation , comme de fes iné-
galités : il n'eft pas donné à tout le
rtionde de tomber de fi haut.
Pourquoi veux-tu être un autre que
toi-même ? difoît un philofophe à un
ancien. Ceft une leçon à tous les
hommes ; aux uns pour ne pas fortîr
de leur caraâère , aux autres pour ne
pas fortir de leur talent. MafliUon ,
comme on fait, fut le dernier des
hommes éloquens du fiècle de Louis
XIV. On le choifit auffi quelquefois
pour célébrer des héros & des prin-
ces ; à peu près comme la tendrefle
ou Torgueil ont recours aux plus ce-
stJtL lEs Ë 100 es; il)
(èbres artifles pour élever des mau-
folées. Mais fes fuccès en ce genre
ne foutînreiu pas fa réputation. Cet
orateur fi connu par fon éloquence ,
tantôt perfuafîve & douce , tantôt
forte & impofante , qui développoit fi
bien les foibleflès de Thomme & les
devoirs des rois , & qui, à la cour d'un
jeune prince, parlant au nom des peu-
ples comme au nom de Dieu , fut
digne également de fcfrvir à tous deux
d'interprète ; cet orateur , qui fut pein-
dre les vertus avec tant de charmes,
& traça de la manière la plus toUr
chante le code de la bienfaifaiice &
de l'humanité pour les grands , n'a
, pas, à beaucoup près, le même ca*
raâère dans fes éloges funèbres. On
voit qu'il étoit plus fait pour inftruire
les rois que pour les célébrer : tant il
eft vrai que les plus grands talens ont
des bornes dans les genres qui fe tou^
chent.
. On a de lui les éloges d'un Prince
Kiy
A14 Essai
de Conti , du Dauphin, fils de Louii
XIV, de Louis XIV lui-même , & de
Madame, mère du Régent. Le Prince
de Conti qu'il a loué , étoît ce petit-
neveu du grand Condé, fi fameux par
fonefprit, fa valeur & fes grâces ; qui
à Steinkerque & à Néi'vinde déploya
un courage fi brillant ; qui dans toute
fa perfonne avoit cet éclat qui éblouit ,
& impofe encore plus que le mérite ;
& que fa grande réputation & Télo^
quence de TAbbé de Polignac placè-
rent pendant quelques jours fur un
trône. Cet éloge paroîtroit fufceptî*
ble d'intérêt & de mouvement ; mais
il y en a peu. La manière eft petite
& froide; L'orateur divife& fubdivife*
Il a l'air d'un homme qui craint de
s'égarer , & qui fe tient fans ceflê à
un fil. Ce n'eft point du tout la mar-
che de l'éloquence , qui eft plus aflîi-
rée d'elle-même, & fuit tous fes mou-
vçmens avec une certaine fierté. La
morale même qui eft le principal mé-
suH. Lss Eloges. zi$
rite de Pouvrage , y paroît rétrécie.
Quelquefois elle a plus l'air de la fi-
neûè que de la grandeur. D'autres fois
die couvre & éclipfe le fujet. Enfin
ce font trop fouvent des réflexions
qui au lieu de naître , & de forcer ,
pour ainfî-dire , l'orateur , paroiflenc
arrangées , que Tefprit fait deiang-
froid, & que l'ame des ledeurs reçoit
de même.
L'éloge funèbre du grand Dauphin ,
& celui de la Duchefle d'Orléans font
dans le même genre. Mais celui de
Louis XIV a un caradère un peu dif-
férent. Ce qui y domine , c'eût une
grande pompe, & une certaine majefté
de ftyle. Maflîllon y a prodigué toute
la richeflè de Télocution & la magni-
ficence des images. ' L'oreille eft fé-
duite , mais l'ame demeure vuide.
L'efpèce de grandeur qu'on croit
appercevoir d'abord , n'eft qu'une
grandeur de décoration. D'ailleurs la
marche eft uniforme. Tout l'ouvrage
Ky
2i6 Essai
eft une fuite de tableaux qui
rapprochés , fe nuifent pour Vi
On n'ignore point qu'il y a un ai
difperfer Jes grandes mafles pour
Toeil fe repofe , & que l'imagins
ait à défirer. Alors les intervalles
me font utiles , & ils préparer
beauté de ce qu'on ne voit point
core. Un autre défaut de cet él<
& qui en diminue l'effet , c'eft c\
ne démêle pas bien Tefpèce de f
ment qui anime l'orateur: il a 1
quand il loue, de s'être comm
l'admiration : mais l'admiration <
mandée eft froide ; & ce fentim
comme on fait , ne fe commur
jamais que par enthoufiafme.
Au refte , ce défaut tient peut
à un mérite de l'ouvrage , mérite
tant plus eftimable , qu'il ne fc tn
dans aucune oraifon funèbre ni a\
ni après Maffillon , & qu'il s'ngi
d'un Roi & de Louis XIV; c'cH
l'orateur y parle aflez ou ver ter
SUR LES Eloges. 217
des foibleflès ou des vices de celui
quHl eft chargé de louer, & ne dîflî-
mule point que ce règne (î brillant
pour le Prince a été fouvent malheu*
reux pour4e peuple, Ge courage auflî
refpeâable du moins que l'éloquence,
& beaucoup plus rare, mérite d'être
obfervé, & mériteroitfur-toutdc fer-
vir de modèle. .
Kn
9^9 Essai
CHAPITRE XXXIL
Des Eloges des Hommes illiiftres du
dix'feptième Jiècle , par Charles
Perraut.
JN DUS avons vu jufqu'à préfent que
dès qu'un homme en place , Roi ou
Prince, Cardinal ou Ëvêque, Général
d'armée ou Minîftre . enfin quiconque
ou avoir fait, ou avoir dû faire de
grandes chofes , étoir mort , tout
aufli-rôt un orateur facré nommé par
la famille , s'emparoît de ce grand
homme , & après avoir choifi un
texte , fait un exorde ou trivial , ou
touchant fur la vanité des grandeurs
de ce monde , divifé le mérite du mort
en deux ou trois points , & chacun des
trois points en quatre; après avoir
parlé longuement de la généalogie ,
en difant qu'il n'en pàrleroit pas , fai-
ibit enfuice le détail des grandes qua-
9VB. LIS E]LeGES. 219
lités que le mort avoit eues , ou qu'il
devoir avoir , mêloit à ces qualités
des réflexions ou fines ou profondes,
ou élevées ou communes , fur les ver-
tus, fur les vices , fur la cour, fur la
guerre, & finifloit enfin par aflurer
que celui qu'on louoit , avoit été un
très-grand homme dans ce monde,
& feroit probablement un très-grand
Saint dans l'autre. On fent très-bien
que dans ces fortes d'ouvrages, on
donne toujours un peu plus à l'appa-
reil &' à une efpèce de pompe , qu'à
Texade vérité* C'eft un honneur qui
fous le nom du mort eft rendu aux
vivans. La vanité de la famille a fes
droits , il faut bien les fatisfaire : mais
la vanité de l'orateur a aufïï les fîens ;
& ils ne font pas publias. Ijjr a plus
de mérite à louer un graqd homme,
qu'un homme médiocre j^ ainfî l'oQ
exagère. Si le fujet eft. grand, on ne
veut pas refter au deflbus ; s'il eft
ininceyoï^.veuty^^fupplépr. Pans tous
IJO - iEsSAI '
lès cas on veut avoir ou de Tëlo-
quence , ou de refprit : car il eft jufte
que dans le public on parle du mort ;
mais il eft un peu plus jufte ( comme
tout le monde le fent ) qu*on parle de
Torateur. Qu'arrîve-t-il ? Le public
écoute, applaudit l'orateur, quand il
le mérite, & laiflè le mort pour ce
qu'il eft. Jamais une oraifon funèbre
n'a ajouté un grain à la réputation de
perfonne,
Ceft fans doute une partie de ces
raifons qui a engagé Tauteur des hom-
mes illuftres du dix-feptième (îècle ,
à choifir dans fes éloges une route
tout-à-fait différente , & à s'oublier
lui-même pour ne fe fouvenir que des
perfonnes qu'il vouloit louer. L'auteut
de ces éloges eft ce même Charles
Perraut'qui qiielqiié temps auparavant
avoît élevé la fameufe dîfpute des
anciens & des modernes. Perraut, que
Ton ne connoîtroît point , fi on ne le
côdûoiflbitquê parrhumeur, les épi*
svK. LES Eloges. 291
grammes & la profe de Boileau , eft
un des hommes du fiècle de Louis
XIV" qui contribua le plus à honorer
& à faire refpeder les lettres. Au lieu
de les avilir par la fatire, il les foutint
par fon crédit. Ses lumières & fa pro-
bité l'avoient rendu l'ami de Colberr.
Dans cette place au -il étoit fi aifé de
nuire , il ne fut jamais qu'utile. Il pro-
duifoît les talens, comme d'autres les
enflent écartés. Quiconque avoit du
génie , étoit sûr de trouver en lui un
proteâeur & un ami. Au deflus de
l'envie , au deflus de la haine , au def-
fus de tous les petits intérêts , il exerça
auprès de Colbert le mîniftère des arts,
avec autant de noblefl^e que Colbcrc
Texerçoît auprès du Roi. Ses connoif-
fances étoient beaucoup plus étendues
que celles d'un homme de lettres or-
dinaire. Il avoit embraflé une partie
des fciences abftraites , faifi plufieurs
branches de la phyfique , & jette fur
la nature en général , ce coup-d'œil
%^% Essai
d'un phîlofophe qui cherche à éten*
drela carrière des arts,& à y tranf-
porter par de nouvelles imitations,
de nouvelles beautés. Mais il fe dif-
tingua fur-tout dans cette partie de
Fefprit philofophique, utile lors même
qu'il fe trompe , qui analyfe les prin-
cipes du goût, n'admire rien fur pa-
role y & avant d'adopter une opinion,
piéme de deux mille ans, cherche
toujours à s'en rendre compte. Que
Boileau refle à jamais dans la lifte
des grands écrivains & des grands
poètes ; mais qu'on eftime dans l'au-
tre de la philofophie, des connoif-
fances & des vertus.
. Quoi qu'il en foit , Charles Perraut
étoit lié avec un parent de Colbert>
qui avoit occupé plufieurs places im-
portantes , mais dont les places ne fai-
foient pas tout le mérite : il avoit en-
core celui d'aimer les arts avec paf-
fion , de s'intéreffer à leurs progrès ,
comme un courtifan s'intércITe à fa
SVJL LES Eloges. 113)
me ; & fur-tout il aroit Penthou*
ie de Ton (iècle & de fa nation*
graver les portraits de tous les
mes les plus célèbres du dix-^fep*
e iîècle , & raflembla beaucoup
lémoires fur. ceux donc les fuccès
*nt été éclatans , & la vie obfcure.
: en grande partie fur cts mé*
es que Perraut a cotnpofé fes
?s : ils font au nombre de cent. U
[èbre les hommes les plus diflitf'
dans réglife , dans les armes ^
les loix , & enfin dans les fcien*
les lettres & les arts. Un pareil
nblage eft une grande & belle
: c^eft là qu'on retrouve avec plaî-
îorneille & Condé , Turenne &
ine , Pafcal & Sully , Colbert &
:artes, Molière & le maréchal de
smbourg) la Fontaine & Quinaut,
le premier préfîdent Lamoignon
uquefne. Il faut avouer que Go*
I , évêque de Vencc, & Benferade,
oiture , & Sarrazin ^ & Coêflfeteau^
^34 £ssAi n
& Santeuil , ne (onr pas tbut-à-fatt da ii\
grands hommes de la même efpèce i ^to
mais il y en a d'autres , tels que dii ^i
■Cange , fi juftemcnt fameux par foflb;
gloffîiire ; Sirmond par fon travail fut h
les conciles de France & fur les capî^ toi
tulaires de Charles le Chauve ; Pératt Ji
par fa chronologie ; Jofeph Scaligef ei
•par rérudirion là plus profonde fur n
l'antiquité; les deux frères Pi t hou, &
-Pierre Dupuy , garde de la bibliothèr :
que du roi , par la vafte étendue de :
leurs connoiffances fur notre hîftoîrc;
tous hommes célèbres dans leur fiè-
cle, & qui ne font peut-être pas afleî
•cftimés dans le nôtre. Mais nos richef- \
fes nous rendent ingrats ; nous ou-
blions les hommes laborieux qui fc
font enfevelis dans ta mine pour nous
tirer de l'or , & nous ne louons que
l'artifte qui l'emploie. Aujourd'hui ,
d'ailleurs , que les grandes connoif-
fances s'effacent & fe perdent ; aujour-
d'hui que la fcience de rhiftoire fe ré-
Sun tSS Er-OGES. 2jf
doit prefque à des anecdotes , qu'on
abrège tout pour paraître tout favoif ,
k que la vanité, empreffêé à jouîr^
tfeftime plus dans aucun genre que ce
qu'elle peut étaler dans un cercle ; ce»
recherches pénibles , ces difcuflîons
profondes , ces monumens , fruits de
quarante ans de travail & d'étude, qui
n'ont que le mérite d'inftruîre fans
amufer , & dont le matin on ne peut
rien détacher pour citer le foir , doi-
vent néccflàîrement parmi nous per-
dre de leur eftime. Ces ouvrages fa-
tiguent notre impatience & la rebu-
tent. On peut les comparer à ces ar-
mes antiques que la curiofité & un
vieux refpeâ confervent encore dans
nosarfenaux, ces armés que portoient
nos aïeux , mais que nous foulevons
à peine y & dont le poids aujourd'hui
efl&ayeroit notre moUefle.
Après tous ces noms on en trouve
d'autres qui font encore célèbres dans
des genres difFérens ; le préfîdent de
1^6 ESSAI *
Thou, immortel par fon hiftoirc;à[ ■
le préfident Jeannin , qui fut négocia*- j
teur&miniftre; & le cardinal d'Oflar^
qui fe créa lui-même; & le pèreMer-
ienne , digne d'être l'âmt de Defcsfr^
tes ; & Gailèndî , préfque digne d être
ion rival ; & le fameux Arnaud qui
écrivit avec génie 3 & fut malheureux
avec courage. Enfin, ceux qui fentent
tout le prix des talens , & qui ont le
goût des arts , voient avec intérêt , à
la fuite des princes , des généraux &
des miniftres , les noms des artiftes
célèbres; de Lully, de Manfart , de ]
Lebrun ; de ce Claude Perraut qu'on ;
eflaya de tourner en ridicule , & qui
étoit un grand homme ; de là Quinti-
nie, qui commença par plaider avec
éloquence, & qui finit par înftruire
l'Europe fur le jardinage ; de Mi-
gnard, dont fes parens voulurent faire
un médecin , & dont la nature fit un
peintre ; du Pouflln^ qui, las des in«
crigues & des petites cabales de Paris ^
$UK. LES Eloges. $37
(etourn^ à Rome vivre tranquille &
pauvre j de Lefueur , qui mérita que
fenvie allât défigurer fes tableaux ; de
Sarrazin , qui , comme Miçhel-Ange,
fut à la fois fculpteur & peintre, &
eut la gloire de créer les deux Marfiç
& Girardon ; de Varin , qui perfecr
tionna en homme de génie Tart des
médailles ; enfin du célèbre & immor-
tel Calqt , qui eut Taudace , quoiquç
noble , de préférer l'art de graver à
l'oiAveté d'up gentilhomme, & qui
imprima à tous fes ouvrages le carac-
tère de l'imagination & du talent.
D n'eft pas inutile de remarquer que
lorfque ces éloges parurent, quelque^
hommes trouvèrent mauvais qu'on
eût déshonoré des Cardinaux & des
Princes , jufqu'à les mettre à côté dç
jGniples artiftes. H faut -avouer que
cette efpèce de fentiment a quelque
chofe de fingulier. On veut qu'il y ait
des rangs , même 3près la mort. Se
que le? çitres dçs grands paflèiiM
I
t38 Essai ?
pour ainfî dire, à leurs réputationsL*
On craint que leurs noms même nfr
fe heurtent & ne fe froiflènt dans la
foule ; & il faut que les autres noms
fe rangent par refpeâ. Il eft néceflàîr»
fans doute, & Tordre de la fociété,
fondé fur la politique & fur les loiz,
demande que ces diflinâions fubii^
tent pendant la vie ; mais des cendres
renfermées dans des tombeaux, dc«>
viennent égales. Chez la poftérité il
n'y a plus de rangs , il n'y a que dei-
hommes. Qu'on fe rappelle le mot de
Charles Quint aux grands d'Efpagne.
Il avoit ramafTé le pinceau du Titien,
& fes courtifans s'en étonnoîent. » Je
fi puis , leur dit - il , en un moment,
f» faire vingt hommes plus grands que
m vous ; Dieu feul peut faire un honi-
>> me tel que le Titien »• Voilà ce que
Perraut avoit répondu d'avance à fes
cenfeurs. Il auroit pu ajouter que parmi
les grands talens même , ou poIid«
"^es I ou militaires | il y çn a beaiir
SUR LES Eloges. 239
coup qui ^ après eux , ne laiflent point
de traces ; au lieu que les nionumens
des arts reftent. lis inftruifent & char-
îment encore la poftérité. Les noms
d'Àpelie & de Phidias étoient peut-
être auflî chers à la Grèce que celui
de Théniiftocle ; & de tous les géné-
raux de ritalie moderne quel eft celui
donc le nom efl mis à côté de Rst-
phaël ?
J'ai déjà dit un mot de la manière
dont ces éloges font écrits. L'auteur
s'eft défendu avec févérité tout orne-
ment. Chaque éloge n*efl: qu'une no-
tice très-courte , qui contient les faits
avec les dates , & prefque fans ré-»
flexions. Ce font des deflîns où Tar*^
tifte n'a employé que le trait pour
defTiner ft figure , & en faifir le carac-^
tère & l'attitude. Dans ce genre - là
méme,ces éloges pourroîent être beau*
coup plus piquans qu'ils ne font. Le
ftyle a trop peu de faillie ; le feul mé-»
(ite efl; le fond ^ ç'eft-à*dire la multir.
t^o Essai
tude & la jufleflè des connoU
Une anecdote connue fur ces c
c'eft qu*on en fit exclure Arn
Palcal. Leurs ennemis auroient
apparemment anéantir ces deux
& défendre nnême a la poftérité
fouvenir ; mais ces efforts ne fei
qu'à prouver Tinipuiflance de la
l^c piibliç n'aime ni les tyrans c
rite y ni les tyrans d'opinion. O
un peu plus ceux qu il étoir d
de louer, & on leur appliqua, c
on fait y ce fameux pailage de 1
Prcefulgebant Cajjius atque B.
eo ipfo quod effigies eorum no
hantur. Il fallut à la fin rétabli
éloges. On reconnut qu'il étoi
aifé d'obtenir un ordre , que <
truite deux réputations ; & r
une cabale , Arnaud & Pafcal
Knt de grands hommes.
CHAP;
jsub.lssEloges. 241
CHAPITRE XXXIIL
Des Eloges ou Panégyriques adrejjes
à Louis XIV. Jugement fur ce
Prince,
àl on louoît aînfî des hommes cé-
lèbres qui n'étoient plus , & dont
quelques-uns même avoienc vécu dans
la pauvreté & dans Texil , à plus forte
raifon devoit-on louer Louis XIV,
k vivant ,& prince , & conquérant ,
& aWolu. Auffi les éloges ne furent
jamais tant prodigués. Louis XIV a
été plus loué pendant fon règne, que
tous Içs Rois enfemble de la monar-?
chie ne Tont été pendant douze fiè-
cles. On ne le louoit pas feu'ement ^
comme on loue tous les ^rinces, par
intérêt , par reconnoiflance , par flat-
terie, par habitude, par vaité; on le
louoit encore par admirât on & par
enthoufiafme. Ce fiit unç ivreffe de
Tome IX. li
14^ Essai
quarante ans. On n'écrivoît , on n«
prononçoit rien où le nom de Louis
XIV ne fût mêlé. Le ftyle avoit pris
par-tout je ne fais quel ton de pané-
gyrique ; ce fut celui même des Maf-
caron , des Fléchier & des Boiruet,.J
toutes les fois qu'ils parloient de Louis
XIV: & où n'en parlent-ils pas î II n'y
a pas un de leurs difcours où , en dé«
plorant les vanités du monde, îb
n'aient Part d'amener adroiremetit cç
nom, & ne célèbrent, en paflant, les
exploits , les merveilles & la fageflê
étonnante de ce prince. Si des orateurs
de ce mérite donnoient un tel exem-
ple, on fe doute bien qu'il étoit fuivî.
Tous ceux qui prêchoîent , prirent
l'habitude de louer. On parloit à
Louis XIV de fes devoirs, mais on
lui parloit prefqu'autant de les vertus:
on mêloit avec adreflè au langage de
l'évangile le langage des cours.
Outre ces éloges périodiques &
iidnts , il y en avoit d*autres tout
SUR LES Eloges. ^43
profanes , que chaque circonftance &
chaque année faifoic naître. On n'en
trouve guères avant la mort de Ma-
zarin: jufqu'à ce moment le roi n'exilla
point. Malheureufement le crédit du
miniftre fe prolongeoit par Tenfance
du maître ; mais peu après cette épo-
que les panégyriques commencent.
Dès 1663, panégyrique fur Louis
Dieu -donné: c'étoit le nom de ce
prince , dont la naiflànce fut regardée
comme une faveur du Ciel. Il avoic
alors vingt-cinq ans , avoit humilié le
pape y forcé le roi d'Ëfpagne £ lui
céder le pas , donné un carroufel , &
acheté cinq millions la ville de Dun-
Jcerque. %n 1664, année oii le pape
envoya faire des excufes au roi, pané-
gyrique oïl la magnanimité de Louis
X I V eft comparée à celle de Jules
Céfar , par un Çordelier^ Une autre
année , panégyrique fur les jeux & les
divertiflèmens que Louis XIV don*
poit trois fois h femaine dans le
144 Essai
grand appartement de Vérfaîfles. Ei|
1667 & 1668 , panégyriques fur h
conquête de la Flandre & de la
Franche Comté. En 1^72 , déborde-
ment de panégyriques fur h conquête
de la Hollande. En 1679 , panégyrif
que de Charpentier fgr la paix de Ni*
mègue. En 1680 , panégyrique fur
Louis le Grand , par un évêque d'Ar
miens. En 1^8^ , panégyrique pro-
noncé à Çaen fur une ftatue élevée à
Louis XIV. En 1687, panégyrique
où Ton çélçbrç le triomphe du roi fur
Théféfie. En 1690, panégyrique pro-
noncé à Valence par un Capucin. Au-r
tre panégyrique à Arras par un Carme,
Autre panégyrique en 1699 , par un
Cordelier. Jç ne compte pas tous ceu^ç
des Jéfuites : je ne crains pas d*exa-
gérer en difant qu'il y en eut au moins
une centaine de leur part , en Fran-
çois , en Latin , en Italien , en Efpar
gnol. A cette lifte , qui eft déjà lon-
j;uç , joignez encpjre un p^négyriquç
strii Lïs EioGis; 24Ç
|>ar un Mw Tallemand, orateur aflez
inconnu aujourd'hui ; 8c un panégy-
rique hiftôrique du roi , par un M.
de Callières , qui avoit été négocia-
teur; & le fameujt panégyrique de
Louis XIV, par ce Pélîflbn qui parut
grand dans le malheur de Fouquet,
qui fut enfuite adroit Se heureux, qui
fut long-temps célèbre par fon élo-
quence , & que Ton cite encore, mais
qu'on lit peu. Ajoutez le panégyrique
du roi , commencé parBuiry-Rabutîn ,
dans le temps même où il étoit, par
ordre du roi , à la Baftille , ouvrage
où, avec toute la fîncériré d'un hom-
me difgracié qui veut plaire , Bufly
parle à chaque ligne & de fa tendrelle
paffionnée , & de fa profonde adniî-
[ ration pour lé plus grand des princes^
qui n'en voulut jamais rien croire»
Tout le monde connoît les douze pa-
négyriques prononcés dans différentes
villes d'Italie par des honmies à qui
Ja magnificence de Louis XIV avoit
L \\\
té^ê £ S S A t
prodigué les penfions » & qui <
un roi étranger honoroient plus q
maître, puifqu'ils honoroient un I
faiteur. Enfin on peut y joindre <
foule de complimens & de pané{
ques prononcés dans T Académie!
çoife , qui fut pendant foixant(
une efpèce de temple confacré
culte. Ce n'eft que pour Louis 3
commeon fait, qi-e Télégant & ha
nieux Defpréaux fufpendoit la fai
& ce zèle ardenr de déchirer fes e
mis pourThonncurdu goût. To
tourcaufl:ique& flatteur, mais fla
brufque , il épuifoit fon efprit à
giner de nouvelles formules de i
& d'éloge. On cite encore aujour
fes Remercie mers & fes difcoui
vers , & fon di cours de la Mol
& cette fameu'e épîcre, où , felc
poëte Ang'ois un peu de mai
humeur, il fit deux cents vers
chanter que Louis n'avoit pas
kRhin. Ceftpour Louis XI Vc
stJR tEs Eloges. 147
grand Corneillis , déjà vieux , com«
pofa, avec fon génie qui aggrandif^
foit tout y un demi - volume de vers
qu'on ne lit plus. Racine le loua in-
direâement dans Tes tragédies & dans
quelques pièces détachées ; Molière
dans ces comédies aujourd'hui peu
connues qu'il fît pour les féres de
Verfailles. Enfin il n'y eut pas jufqu'à
b Fontaine qui ne devint courtifan ;
4c le Fablier de madame de Bouillon
porta des vers pour Louis XIV. Je ne
parle pas de la quantité innombrable
de poètes , qui n'ayant que du zèle
fans talens , étoient vils ou empreffés
fans plaire^, & compofoient de petites
épitres obfcures & des fonnets fur le
roi , que ni lui , ni perfonne ne lifoir^
U ne s'agit ici que des hommes qui
flattoient avec génie. Dans ce nombre
on ne doit pas oublier Quinaut & fes
prologues célèbres. Il fallut que l'au-
teur immortel d'Atis , de Théfée &
d'Ârmide pliât fon génie à ce refrein
Liv
^4^ ESsAt
éternel de flatteries harmonîeufeS.
Ainfî tout prédicateur ^ tout ora-
teur, tout hiftorien, tout poëte, en-
fin tout ce qui parloir , tout ce qui
écrivoit fous ce règne, louoit & flat-
toit à Tenvi. Cet efprit avoir paffé
jufques dans les atteliers des articles :
la peinture , la fculpture & la gravure
retraçoient fans cefle à Louis XIV
tout ce qu'il avoit fait de grand. En*,
fin les infcri prions immortalifoieitf
réloge fur le ma. bre , ou riniprimoient
fur Tairain. Je ne parle pas de celles
t]ui ne furent qvie projettées y mais qui
marquent toujours l'cfprit du temps,
telles que Vincroyable paffage du
Rhin , la merveVJ.eafe prife de Fiz-
lenciennes , &c. Heureufement il y a
un point où l'excès eft ridicule ; & fi
on ne craint pas de s'avilir, on craint
du moins de choquer le goût. Ces
infcriptions n'eurent pas lieu: je parle
de celles de la place Vendôme , où il
eft dit^ par exemple, que Louis XIV;
SUR LES Eloges. 149
ne fit la guerre que malgré lui. L'Eu-
rope & la France favent quelle fut la
vérité de cet éloge.
Ce torrent de panégyriques s'arrêta
pourtant , & fut fufpendu pendant la
guerre de la fuccefTîon d'Efpagne. Des
hommes fans celle entourés des mal-
heurs publics & des leurs , des hom-
mes qui n'entendent parler au-dehors
que d£ batailles perdues , & qui chez
eux ont le trifte fpeâacle de la mi-
sère & de la faim , ne feroient pas
difpofés à louer le gouvernement mê-
me qui ferôit le plus fenfible à leurs
maux. Toujours les rois font jugés
par les fucccs, & le contrafte de la
misère préfente obfcurcit même Tan-
cienne grandeur. S'il eft vrai , comme
on le dit , qu'en 1709' un prince ,
ennemi de Louis XIV, maître de
Bruxelles , y donna pendant Thivcr
un fpedacle compofé tout entier des
prologues de Quinaut; ce fut la ven-
geance la plus cruelle. La hauteur
Ly
24^ ESsAt
éternel de flatteries harmonieur€$«
Ainfi tout prédicateur ^ tout ora-
teur, tout hîftorien, tout poëte, en-
fin tout ce qui parloir , tout ce qui
écrivoit fous ce règne, louoit&flat*
toit à Tenvi. Cet efprit avoit paffé
jufques dans les atteliers des artiftesi
la peinture, la fcu-pture & la gravure
retraçoient fans cefle à Louis XIV
tout ce qu*il avoit fait de grand. En*
fin les infcriptions immortalifoicut
réloge fur le ma» bre , ou Tiniprimoicnt
fiîr Tairain. Je ne parle pas de ccilcs
t]\»i ne furent qne projcttét.s , mais qui
inarquent toujours l'dprit du temps,
telles que YincroyabU pa[fage du
Rhin y la merveiHeuJè prife de Fiz-
lenciennes , ùc, Heureufement il y a
un point où Texccs eft ridicule ; & (i
on ne craint pas de s'avilir, on craint
du moins de choquer le goût. Ces
infcriptions nVurent pas lieu: je parle
de celles de la pîace Vendôme , où il
eft dit^ par exemple, que Louis XIV
SUR LES Eloges. 149
\iR fit la guerre que malgré lui. L'Eu-
liope & la France favent quelle fut la
I rérité de cet éloge.
Ce torrent de panégyriques s'arrêta
J pourtant , & fut fufpendu pendant la
I guerre de la fuccefTîon d'Efpagne. Des
hommes fans celle entourés des mal-
heurs publics & des leurs , des hom-
mes qui n'entendent parler au-dehors
l^qœ (k batailles perdues, & qui chez
eux ont le trifte fpeâacle de la mi-
sère & de la faim , ne feroient pas
difpofés à louer le gouvernement mê-
me qui ferôit le plus fenfîble à leurs
maux. Toujours les rois font jugés
par les ibcccs, & le contrafte de la
misère préfente obfcurcit même l'an-
cienne grandeur. S'il^ft vrai , comme
on le dit, qu'en 1709* un prince,
ennemi de Louis XIV, maître de
Bruxelles , y donna pendant l'hiver
un fpedacle compofé tout entier des
prologues de Quinaut ; ce fut la ven-
geance la plus cruelle. La hauteur
Lt
2^0 Essai
înfultante des conférences deCertroî*]
demberg n'a rien de plus humiliant.;
Feut-être même un pareil triomphe
eft au deflTous d'un grand homme.
C'étoît les armes à la main , c'étoit i
Hochftet , à Malplaquet , à Turin, &
non fur un théâtre d'opéra , qu'il étoit
beau au Prince Eugène de fe venger
de Louis XIV. La bataille de Denain
& Villars ramenèrent enfin la paix &
les panégyriques. On recommença à
louer, mais avec moins defafte. La
paix d'Utrecht fut célébrée. On vit
même paroître un éloge hiftorique du
Roi en 171 4, par un Abbé de Belle-
garde. On fait qu'il mourut Tannée
/fuivante; & tandis que le peuple, tou-
jours extrême , étoit loin de témoi-
gner pour fa cendre le refpeâ qu'il lu
devoir & comme à fon fouverain , S
comme à un homme qui avoif fait d
grandes chofes pour la France , le
orateurs facrés & les gens de lettre
portèrent leurs derniers hommage
SUR lEs Eloges. z;i
fur fa tombe. Par une loi éternelle,
fout Prince doit naître , vivre , mou-
rir , & être enterra au bruit des éloges.
L'habitude , la reconnoi fiance , & le
refpeô fatisfirèîït à tout. La Mothe ,
avec fa profe harmonieufe & facile ,
prononça dans l'Académie Françoife
réloge funèbre de ce Roi. Toutes les
chaires retentirent de fes vertus. Il y
eut en France vingt-fept ou vingt-
huit oraîfons funèbres. On en pro-
nonça en Efpagne , en Portugal , à
Rome , en différentes villes d'Italie ,
dans preique toute l'Europe. A la fin
ce grand concert des panégyriques
ceflTa : tout fe tut ; & la voix de la
poftérité fe fit entendre.
Il ne feroit peut-être pas inutile
maintenant de pefer ce Roi fi célèbre ,
& d'apprécier tous les éloges qu'on
lui prodigua. Long-temps on porta
fon culte jufqu'aufanatifme; aujour-
d'hui peut-être on cherche trop à fe
venger de cette admiration. On fut
Lv'v
a$i Essai
trop ébloui de fes fuccès : on eft troi»
frappé de fes fautes. La balance de la
Renommée , qui eft prefque toujours
inégale pour les Rois , a penché tour
à tour des deux côtés oppofés pour
Louis XIV. Eflàyons, s'il eft poflîble,
de la fixer. Mais pour bien juger ce
Prince , il ne faut confulter ni les élo-
ges même , qui adreffés par des fujets
à des Rois , font- de même valeur que
les complimens de fociété entre les
particuliers ; ni les cris desProteftans,
à qui peut-être il n'avoit vendu que
trop cher le droit de le haïr ; ni les
papiers des Anglois, qui le redoutè-
rent trop pour confentir à l'eftimer ; •
il faut conlulter Thiftoire & les faits;
Jamais la France n'eut autant d'é-
clat que fous Louis XIV; mais cet
éclat, comme on fait trop , fut mêlé
d'orages. Sous lui , la France compta
trente ans de vidcires , & dix ans de
défaftres. Elle conquit des provinces^
& vit fes provinces épuifées. £lle
SITU LES ElOGIS. 2^3
donna la loi à l'Europe , & fut fur le
point d'être démembrée par toutes
les puiflànces de l'Europe. Ce con-
f traÂe de malheur &c de gloire , cette
brillante adminiflration pendant un
tênips y cette adminiflration pénible
& forcée pendant l'autre, naquit des
mêmes principes ; tout fut. enchaîné.
Louis XIV eut dans fon caradère je
ne fais quoi d'exagéré qui fe répandit
fur fa perfônne , comme fur tout fon
règne. Il fut jette, pour ainfi-dire,
hors des bornes de la nature. Cepen-
dant cette exagération même lui
donna une idée de grandeur d'où ré-
fulta beaucoup de bien. C'eft à elle
que Louis XIV dut les principales
qualités de fon ame ; cette droiture
fnnemie de la diflimulation , & qui ne
fut prefque jamais s'abaifler à un dé-
guîfement ; cet amour de la gloire qui
en élevant fes fentimens., lui'donnoit
de la dignité à fes propres yeux , & lui
faifoic toujours fentir le befoin de
1^6 Essai
& fembloît vouloir commander lè
refped plutôt que Tattendre. Il forma
au dedans le caradère de fa poli-
tique, & lui fit croire que (a nation
étoit lui , & que fes propres befoîns
étoient ceux de l'Etat. Enfin il lui
înfpira au dehors une ambition qui ,
comme celle de la plupart des con-
quérans, n'étoit pas en lui l'effet d'une
ame ardente & emportée , mais qui
tenant plus à la hauteur qu'à l'impé-
tuofitédu caradère, méditoit tran-
quillement , & exécuroît avec une
fierté calme , des plans d'agrandifle-
ment & de conquêtes. Delà ce débor-
dement d'un pouvoir qui menaçoic
tout ; cette hauteur avec les Rois &
prefque tous les états ; ce plan fi vafle
de fubjuguer la Flandre, d'abaiffer la
Hollande, de refl^errer la Savoie, de
dominer en Italie , de donner des
Eleâeurs à l'Empire , un Roi à l'An-
gleterre , fon petit-fils à TEfpagne , Se
ivvi LES EtocïisV ^^
d'etnbrafler par lui ou pv (es enfans ^
Paris y Naples, Milan,. Madrid, tan--
dis que fes flottes iroient parcourir
l'océan , & feroient refpeder fon nom
des ports de Breft ou de Toulon juf-
qu'à Siam^ & aux côtes de la Jamàï-*
que ou duBréfiL
Il faut convenir que ces projets ont
de la grandeur , mais une efpèce de
grandenr qui manque, pour ainfi-dîrc,
de proportion & de règle. On peut
dire en général que Louis XIV mefura
un peu trop fes farces par fon carac-
tère. Il ne prévit point aflèz que dans
la conflitution économique des Etats,
de longues vidoires reflcmblent pref-
que à des défaites ; que tout ce qui eft
violent, s'ufe par fa violence même;,
que de grandes pui fiances unies pour
réfifter , doivent à proportion s'afFoî-
blir beaucoup moins qu'une grande
puifTance armée pour attaquer ; que
les grands hommes qui à la tête de
fes armées étoient fiers de le fervir,
L
i$S E ss Af
devdeot fiar leur exemple faire na!tM
d'autres grande hommes pour le cero*
battre; que toutes les fois qu'on ùSt :
de grands efForts , il ne peut y avdr
de fuccès que ceux qui font rapides,
parce que les moyens extrêmes teo*
dent toujours à s'affoiblir. Comme
iefprit, chez les hommes, eflprefque
toujours gouverné par le caraâèrei
Louis XIV ne fît point des calculs qui
n'auroient été que ceux d une politique
Ikge. II exagéra donc tout à la fois ft
fts projets & fes moyens ; & delà ,
après quelques années d'éclat , le dé*
périflement , la ruine & le malheur.
Ce défaut influa non-feulement fur la
France , mais fur TEurope entière.
Far-tout il fallut oppofer de grandes
forces à de grandes forces. La paix
. tarit le fang, & ne diminua point les
charges publiques. Comme on craî-
gnoitfans cefTe^il fallut fans ccficétre
en état de combattre. Toutes les ad«
ixûniilrations furent forcées , tous les
svn t<s ElogSs. ft59
feflbrts tendus ; & reiteur d'un feul
homme changea le Tyllême de vingt
gouveracmens.
On voit que le bien & le mal de ce
tègne célèbre tient à une feule idée ,
une idée de grandeur, tantôt exagérée
fc tantôt vraie. II efl probable que fi
Louis XIV avoir reçu une éducation
digne de la vigueur de fon caraâère^
il eût jcMnt à la paflion des grandes
chofes, le génie qui les juge, & que
fur-tout il eût appris Tart le plus diffi-
die des Rois , celui de n'abufer ni de
fes vertus , ni de fes forces.
Si on Texamine du côté des talens ,
îl avoir un^coup - d'œil sûr. Entouré
de grands hommes, il eut le mérite de
les croire. L'application lui donna le
génie de Texpérience ; mais il apprît
plus en dix ans à l'école des malheurs,
qu'il ri'avoit appris en quarante ans dé
gloire. Les événemens heureux trom-
pent & féduifent ; c'eft la flatterie la
plus dangereufe pour les Rois : aulieu
x60 ËssAt
que la févérité du malheur acCufe ld|
fautes Se Ifes foibleflès. Il eut des çpm
noiflances fur le gouvernement: maîl
ayant pafle prefque tout fon règne eu
grandes entreprifeîs , c*eft-à-dîre à con-
quérir ou à réfîfter ; au lieu de pouvbtc
diriger à fon gré fcs plans & fes fyftê
mes, il étoît forcé de glier fès plans à
fes befoins. Les événemens commaiH
doient à fes principes ; & fon admi<
niftration fut toujours entraînée par le
cours violent des affaires.
Comme guerrier , il fut éclipfé pat
fes fujets. Les fers de François I lui
ont la'fle plus de gloire militaire que
toutes les conquêtes de Louis XIV ne
lui en donneront peut-être dans la
poftérité. Trajan & Henri IV, quand
ils commandoîent leurs armées , mar-
choient & vivoient en foldats ; Louis
XIV, dans les camps, parut toujours
en Roi. Il mêla la pompe du trône
à la Herté impofante des armées , &
déployant une grandeur tranquille
SUR LES ELOGEi« x6t
fàSkS jamais fe montrçr de près à U
fortune , fon mérite fut d'infpîrer à
4ês généraux l'orgueil de vaincre , & à
fes troupes Torgueil de combattre Se
de mourir pour lui.
Il eft peut-être dîflRcîle de déter-»
miner à quel point il connut les tai»
kns & les hommes. D'abord il faut
lui rendre grâces , au nom de la
france & de l'humanité, de ce qu'il
choifit , poijr élever fes enfans. Mon-»
jaufier & Bofluet, Fçnelon & Bau-
villfers. Qccupé de l'éclat de fon rè-
gne, il confia l'efpérance du règne
•fuîvant à la vertu & au génie. Ce fut
un mérite fur-tout d'avoir apprécié la
morale inflexible & la franchife fé-
vère de Montaufier dans une cour
où la volupté fe méloit au fade , &
où Fexcès de la flatterie çorrompoîc
h gloire. A l'égard de fes autres
choix , Turennc & Condé lui furent
piontrés par la renommée. Luxem^
l>PUrg, q^'a n'aimoit pas^ Iç forçât ,
atÉ2 •Essai
par fon génie, à l'employer. Vaw
dôme eut beaucoup de peine à parS
Tenir au commandement. Catinac|
de (impie volontaire , devint mare»
chai de France ; mais ce même Ca^^
tînat , après des vidoires , efTuya des ;
(dégoûts , & fut rendu inutile à foQ
pays qu'il auroit pu défendre. Ce
prince eut deux miniftres célèbres;
Colbert , qui enrichit Tétat par fes
travaux , & dont les erreurs même
forent celles d'un citoyen & d'un
grand homme ; Louvois, dont refprit
étendu & prompt fembloit né pour U
guerre, & fervit fon maître en défo-
Jant l'Europe. Colbert lui fut donné
par Mazarin, Louvois par le Tellier.
Je ne parle pas de Barbéfieux , de
Pelletier , de Chamillard , -du choix
de plufieurs généraux dans, la guerre
de 1 701 : du moins ces choix furent
réparés par d'autres ; & Villars , &
Vendôme , & Bcrvik annoncèrent que
i^aos cette décadence même U favoif
SUB. LES Eloges. z6j
encore trouver les grands hommes,
V^ lui reprochons pas des malheurs
«ncore plus que des fautes : mais la
di^race de Fénelon & fon exil; mais
k profcription de l'ouvrage le plus
âoquent que la vertu ait jamais inf-
piré au génie ; il eft difficile fans doute
d'cxcufer cette erreur dans un roi
auffi célèbre.
Si on porte fa vue fur l'intérieur de
Fétat , on eft frappé d'un grand ta-
bleau. On voit Louis XIV, à travers
un enchaînement de conquêtes & de
vidoires , s'occuper des loix, des
arts , de la population , de l'agricul-
ture & du commerce : mais l'homme
qui difcute & qui juge , en admirant
tant de travaux célèbres, examine ce
qui leur a manqué du côté de la per^p
feâion oii de la durée. On remarque
fur les Iôix,qu'en diminuant l'abus des
procédures , & réglant la forme des
tribunaux , il laifla fubfifter le vice de
^nt légiflations oppofées ^ & pe fit
2^4 Essai
qu'ébaucher un ouvrage immenfer
qui parmi nous. attend encore le zèli
d'un grand homme; fur ragriculture,
qu'il connut peu les vrais principes
qui l'encouragent , principes décou<
verts par Sully , employés dans lei
belles années de Henri IV, oubliés
fous le miniflère orageux & brillant
• de Richelieu , retrouvés enfuite par
Fénelon , & développés avec iliccès
dans ce fiècle , où les grands befoins [
font chercher les grandes refTources;
fur le commerce , qu'il eut peut-être
fur cet objet des vues beaucoup plus
vaftes que folides, que fes yuts même
étant en contradidion avec fes be-
foins , d'un côté il vouloit le favorifèr,
& de l'autre il le chargeoit d'entraves;
fur les manufadures, qu'il les encou-
ragea avec grandeur , mais ' quil fit
quelquefois de ces arts utiles le fiéaa
de rétrit, en immolant le laboureur à
l'artifan; enfin fur la partie militaire ,
QUe fa pçrfeâion même nous donna
SUR LES Eloges. i6%
Uoe gloire éclatante 8c dangereufe ,
^'elle arma la France contre l'Eu-
ippe y & l'Europe jcontre la France ,
i^fétrécomptr^éc & punie par trente
zps de carnage. Âinfi ^ de quelque côté
igttm jette les yeu^^ on voit des fuc-
ces & des malheurs ; on voit de gran«
des vues Sç de grandes fautes; on voit
1( génie , mais tel qu'il efl chez les
liommes, & fur-tout dans les objets
de gouyerqemçnt^ toujours limité ou
-Ijar les pa/Iions , pu pair les erreurs,
ou par les bornes inévitables que la
i|ature a ^flignées à toutes les çhofes
^mûnes.
Si on cherche à travers tant d'éclat
^1 fut le bonheur des citoyens , on
conyiendra que les peuple s comme les
I^omcnçs ne peuvent être heureux que
dans un étajc de calme , & loin des
grands efforts que fuppofent de grands
befoins. Il faut , pour le bonheur d'ua
peuple, que l'induftrie foit exercée Se
^ fait pas fatiguée i il i^ut qu'il foie
Tome II. M
iS6 Essai
encouragé au travail par le travail' !
même; que chaque année ajoute à
l'aifance de Tannée qui la précède; \
qu'il foit permis d'efpérer quand il
n'eft pas encore permis de jouir; que
le laboureur, en guidant fa charrue,
puidê voir au bout de Tes filions la
douce image du repos & de la féli-
cité de fes enfans; que chaque portion
qu'il cède à Tétat, luîfaffe naître Tidée
de l'utilité publique ; que chaque por*
tion qu'il garde^ lui a^Ture l'idée defoii
propre bonheur; que les tréfors, pat
des canaux faciles , retournent à celui
qui les donne ; que les d^penfes & les
vidoires, tout jufqu'au fang verfé,
porte intérêt à la nation qui paye &
qui combat; & que la juftîçe même,
en pefant les fardeaux & les devoirs
des peuples , n'ufe pas de fes droits
avec rigueur , & fe laîflè fouvent at-
tendrir par l'humanité, qui n'eft elle-
même qu'une juftice.
D'après ces principes, qu'on jugr
SUR LES El0 6£S. i6j
de la félicité réelle des peuples dans
un règne de foixante-douze ans , où
il y eue quarante -fîx ans de guerre.
Ce tCcOt pas que je confonde toutes
les époques de ce règne célèbre : la
France fut heureufe , ou parut l'être
jufqu'à la guerre de 1 688 ; mais après
cette époque tout change. Je ne parle
pas des* dernières années de ce prince ;
je pliains tant de grandeur fuivie de
tant de défaftres. Je répé erai feule-
ment ce que ce roi céèbre eut la
magnanimité de fe reprocher lui-mê-
me en mourant^ Dans ces momens
où tout fuit , mais où la vertu refte ;
où les flatteries 6c les éloges de cin-
quante années fe taifent pour laiflèr
âever la voix de la confcience & de
la vérité qui ne meurt pas ; où Tame
n;anquille & courageufe pèfe dans un
calme terrible tout ce qui a été , &
feule avec elle-même, apprécie les
crimes , les fuccès , les viâoires , te
toutes ces triiles grandeurs humaines
Mi)
258 Essai
qui vont la quitter; dans ces momens
il fe reprocha d'avoir facrifié à un
vain défîr de gloire la félicité des
peuples. J'oppofe les remords d'un
grand homme mourant aux éloges
trop faflueux &c trop vains , qui quetr
quefois lui furent prodigués pendant
fa vie.
Malgré fes fautes & fes malheurs ,
fon règne fera k jamais difUngué dans
notre hiiloire , & ç'efl la plus bril^^
lante époque de notre nation. Tuf-
qu'alors les François , moins grands
que faâieux , ayant befoin d'agiter &
d'être agités, plus capables d'un mou^
vement prompt & rapide que d'une
application & de vues fuivies , n'a-
voient encore appris à gouverner ni
leur caraâère, ni leurs idées. U leur
manquoit je ne fais quoi de calme qui
arrêtât leurs forces & qui les raflèm-^
blât, qui les rendit utiles en les diri-*
géant. Le gouvernement de Louis XIV
produifît cet eifet, Çn dormant de la
fbnfiftance à la nation , ce prince lui
donna de la grandeur. Notre efprit
naturel devint dd génie ; notre aâi«
▼îté Jnquiète , de la force ; notre îm-
pétuofité , un courage docile & ter-
rible ; tout prît un caraâère , & Tef-
prit national , ( car nous commençâ-
mes alot-s à en avoir un ) formé par
de grands exemples & de grands ob-
jets , acquit un degré de hauteur in-
connue jufqu'alors. Lts François ,
fous fon règne , s*honoroient d'une
foumiflion qui les rendoit grands. Au*
dehors , ils donnoient des loix y au-
dedans, ils mêloient l'obéiflànce à la
gloire. Leur nom étoit le premier de
l'Europe. Ils furent pendant trente
ans ce qu'euflent été les Perfes vain-
queurs à Calamine & à Marathon ,
liniilant la grandeur de Perfépolis Se
d'Ecbatane aux arts brillans & à la
{x>lite(re douce & voluptueufe d'A^
thènes.
On ne peut douter que cette foule
de grands hommes qui parurent alofï;
ne fût lé fruit d'un gouvernement at-
tentif & éclairé. Eh ! qui ^ dans un
pays & dans un fiècle ingrat , où
quelquefois comme dans rancienne
Rome , on puniroit Thonnéte homme
de fes vertus , & Thomme de génie
de fes talens, qui voudroit fe livrera
des travaux pénibles & fe donner la
peine d'être grand ? On doit favoir
gré à Louis XIV d'avoir répandu de
réclat fur les talens & fur les arts ,
d'avoir fu apprécier ces hommes qtie
leur torrune rend obfcurs , mais que
leur génie rend célèbres, qui ne font
point deUinés par leur naiÎTance à ap-
procher des rois , mais qui font quel-
quefois cicft nés à honorer leur règne,
Ainfi , après s'erre occupé de fes
grands defîèins avec fes généraux &
fes minirtres , ii fe délaflbit quelque-
fois en convcrlaiu avec Racine: il or-
donnoit cju'on repréfenrât devant lui
les chcf:>-d'œuvre du vieux Corneille:
iVK LES ÉLOGES. ijl
iî fentoit de l'orgueil à fe voir fervîr
dans fon palais par l'auteur du Mifan^
tropc & du Tartuffe , & donnant à
Molière fon roi pour défenfeur , em-
péchoit qu'une cabale d'autant plus
terrible , qu'on y mêloit le nom de la
vertu , n'opprimât un grand homme.
Quel fera donc le rang que Louis
5C I V occupera parnâ les rois ? Celui
d'un prince qui , placé dans une époque
où fa nation écoit capable de grandes
chofes , fut profiter des circonftances
fans les faire naître ; quî , avec des
défauts, déploya néanmoins toute la
vigueur du gouvernement ; quî , fup-
pléant par le caraâère au génie , fut
rafièmbler autour de lui les forces de
fon (îècle & les diriger , ce qui efl: une
autre efpèce de génie dans les rois ;
qui enfin donna un grand mouve-
ment & aux chofes & aux hommes ,
& laiffa après lui une trace forte &
profonde.
On Ta comparé à Augufte ; il lui
3
zfi Essai
reflèmbla bien peu. Il fut comme loi
employer les ralens , & faire fervir les
grands hommes à fa renommée; mais
il falloic qu'Odave fe fervlc de fes
égaux pour fa grandeur^ & leur per-
fjadâc qu'il avoic droit: à leurs vie*
toires , quoiqu'il ne tint ce droit que -
d;: leurs viâoires môme. Louis XlV»
armé de la fouveraineté^ commandoic
à des hommes qui lui dévoient en tri-
but leur fang & leur génie. Tous deux
protégèrent les lettres ; mais Augufte,
en honorant de fa familiarité Virgile^
Horace & Tite - Live , honoroit des
hommes nés tous citoyens comme
lui : les profcriptions feules avoienc
décidé s'ils auroient un maître, Louis
XIV y né à la tête d'une monarchie,
où par la conllitution de Tétat il n'y
a de rang que celui qui eft marqué
par les titres , Louis XIV porté par
fon caradère même à une fierté de
repréfcntation qui augmentoit encore
les diftances , en rapprochant de lui
stru lEs Eloges. 273
les hommes de génie , fit peut-être
phis i& pour leur gloire & pour la
fienne.
Si maintenant on le compare aux
rois célèbres de notre nation, on
trouvera qu'il fut loin de cet efprît
vàfte & puilTant de Charlemagne:
mais Tun déploya de grandes vues
chez un peuple barbare ; l'autre fé-
conda les lumières & les vues d*un
peuple inftruit. On trouvera qu'il eut
moins de fageife , mais plus d'éclat
que Charles V ; moins de bonté ,
mais beaucoup plus de talens que
Louis XIL II fut plus laborieux , plus
appliqué , plus roi que François I ;
mais^l n'eut point fes grâces fières &
aimables , ni cette valeur éblouiffante
qui parut à Marignan , & qui fit par*
donner Pàvie. On ne le comparera
point à Henri IV. Le mérite de Tun
fut de rapeller toujours fa grande*: ç
le mérite de l'autre , de faire oublier
la fienne.
274 Essai
Aînfi Louis XIV eut un caraaèrt
unique , & qui ne fut qu'à lui. Sa
gloire ( & c'eft ce qu'il ne faut pas
perdre de vue en le jugeant) fut
d'avoir élevé fa nation. C'eft cette
gloire fi rare qui juftifie fes panégy-
riftes , & lui affure notre reconnoif-
fance. Je voudrois donc que lorfque
les monumens,qui ont été élevés à ce
roi célèbre, feront détruits par le
temps , & que ces ftatues & ces mar-
bres menaceront de s'écrouler, on
lui élevât alors un autre monument.
Je voudrois qu'on le repréfentât de-
bout & défarmé , tel qu'il étoît dans
fa vieilleffe & peu de temps avant
de mourir, foulant à fes pieds toutes
les médailles de fes conquêtes: lui-
même , au lieu d'efclaves , feroit en-
touré de la plupart des grands hom-
mes qui ont illuftré fon règne. Là
on- verroit Turenne & Condé, Ca-
tinat & Vauban; Lamoignon tiendroit
à la main le code des ordonnances ;
SUR LES Eloges. 17;
Colbert , Tes plans de marine & de
commerce; Racine s'avanceroit fur
les pas de Corneille ; Molière & la
Fontaine fuivroient: après eux vien-
droienc les arciftes célèbres. Louis
XIV paroltroit , animant tout de Tes .
regards ; & au bas de fa fbtue la
poftérité écriroit ces mots : /bus lui
Us François furent grands.
Mv\
^l6 EssAf
CHAPITRE XXXIV.
Des Panégyriques depuis la fin du
règne de Louis Xlf^fa/qu^eni 74 *•
D'un Eloge funèbre des Officien
morts dans la pierre de ij/^t.
X^^ESPRiT de panégyriques demeura
prefqu'airoupl en France depuis 171$
jufqu^en 1744, c'efl-à-dire près de
trente ans. Sous la régence , de nou-
velles combinaifons de fortunes oc-
cupèrent tout. D'un bout du royau-
me à l'autre , refprit n*eat qu'une
idée, & Tanie qu'un mouvement. On
fe difputoit de Por & du papier. Cétoir
une afiez grande occupation que celle
de s'enrichir, de s'appauvrir, de s'en-
noblir, d'acheter, de vendre, d'échan-
ger ,de calculer , de prévoir ,& de rui-
ner Tes créanciers ou Tes amis. On vit
parokre beaucoup d'édits, quelques
chanfons , & point de panégyriques.
SUR LES Eloges. ^77
Ajoutez, qu'il y a des caradères de
princes qui , même avec des taîens &
des vertus , déconcertent pour aînfi-
dire l'éloge. On louoît fous Louis XI V,
on plaifantoît fous le Régent. La na-
tion gaie & légère préféroit alors un
bon mot à cent panégyriques. D'ail-
leurs le Régent avoit le fecret des
hommes & des cours. Son efprit Ta-
voît mis dans la confidence de tout ;
il connoiflbit les petits reflbrts des
grandes chofes , & il avoit le malheur
de ne pouvoir être dupe de rien. Un
phîlofophe derrière les couliflls rit
prefque toujours des battemens de
mains du parterre.
Le cardinal Dubois , qui ne dut (on
élévation qu'à la bizarrerie des cir-
confiances , qui ne mit pas même la
décence à la place des mœurs , & qui
eût avili les premières places, fi jamais
la puiflance cîhe^ les hommes pouvoit
l'être , ne fe refpeâ:a point afièz pour
fe faire refpeder. Malgré fon pouvoir,
îl ne trouva point de panégyrifles. Il
Tome IL 1
z^i Essai
n'en défîra pas même. Quand le faux
enthoufiafme des éloges ne Teût point
ennuyé , cet enthoufiafme l'eût fait
rire ; il fe connoiffoit. II eut ce mépris
de l'opinion publique , qui eft le der-
nier vice dans un particulier, & le der-
nier crime dans un homme puiflànt.
Après lui , on ne travailla pas cla-
vantage dans le même genre , mais
pour d'autres raifons. Le cardinal de
Fleuri fut modefte & fini pie. Il eut
l'ambition de Féconomie & de la paix,
deux chofes qui font le bonheur des
états , mais qui n'ébranlent point les
imaginations. Il, ne cherchoît point à
éblouir les hommes pour les fubju-
guer ; il n'abufoit point pour fe faire
craindre. D'ailleurs il n'étoit plus dans
rage où les paffions inquiètes & arden-
tes veulent occuper fortement les
âmes. Il gouverna fans biiuit , ne remua
rien , & content d'être abfolu, ne cher-
cha ni le fafte du pouvoir, ni le fafte
des éloges : tout fut caUne çoouneluL
î
SUR LES Eloges. 17^
Vers 1744, les efprits changèrent»
D sVnivrit une grande fcène en Eu-
rope. Les dépouilles de là maifon d'Au»
triche- à partager^ la France & l'Ef-
pagne unies contre TAngleterre, la
Hollande , la Sardaigne & l'Empire ,
une guerre importante , un jeune rôî
qui fe montra à la tête de fes armées ,
les préfages de refpérance , les vœux
des courtifans , enfin l'éclat des con-
quêtes & des vîâoires , & le caraôère
général de la nation , à qui il eft bien
plus aifé de ne pas fortir du repos que
de s'arrêrer dans fon mouvement ,
tout donna aux efprits une forre d'ac-
tivité qu'ils n'avoient point eue peut-
être depuis Louis XIV. La maladîe
du roi & fa convalefcence achevèrerr
d'enflammer le zèle. On vit renaître
les éloges en foule. Tous les talens
s'exercèrent. La poéfie rentra dans
fon ancienne fonâion , celle de louer.
L'ode ranima fon enthoufiafnie pref-
qu'éteint; on fur pathétique ouplai-
&to Essai
fant dans des épirres ; où ticha ds
mettre de la grandeur (ans ennui dahs
des poèmes. On prononça avec pompe
des difcours éloquens , ou qui deroient
rétre. Chaque jour yoyoit naître fc j
mourir des éloges nouveaux, en profe, ]
en vers , gais , férieux ^ harmonieux te
brillans , ou durs & fans couleur, tous
furs d'être tus un jour , & malheureu-
fement la plupart prefqu'aufTi furs d'é«
tre oubliés le lendemain. Dans cette
foule y il y eut pourtant des ouvrages
qui furent diftingués , & qui le méri«
tèrent. Il y en eut , quoîqu'en petit
nombre , où le génie féconda le zèle.
Je n'en citerai que deux , que le nom
feul de ieur auteur fufBroît pour ren-
dre célèbres. L'un eft le panégj^iquc
de Louis XV, & l'aurre l'éloge funè-
bre des officiers morts dans la guerre
de 174T. L'auteur de Mahomet & de
Z lire , le chantre de Henri IV , l'hif-
torîen de Charles XII & de T ouisXTV,
voulut dans CCS deux ouvrages celé-
stji. ISS Eloces; xtt
-fbrer des événemens quiJntéreflbienC
]a France & l'Europe , & honorer tour-^
à-toui- le prifice & les fujets.
Le panégyrique du roi eft fondé fui
les faits qui fe font paffês depuis 1744
jufqu'en 1748 ; & cette époque , com-
me on fait, fut celle de nos viâoires;
Ce qu'il n'eft pas inutile de remarquer,
c'eft que l'auteur fe cacha pour louer
fon prince , comme Tenvie fe cache
pour calomnier. Mais les grands pein^
très n'ont pas befoin de mettre leurs
noms à leurs tableaux ; celui - ci fut
reconnu à fon coloris facile & brillant,
à certains traits qui peignent les na-
tions & les honmies , & fur-tout au
caraâère de philofophie &. d*huma-
nité répandu dans tout le cours de
l'ouvrage.
On peut remarquer une différence
fingulière entre ce panégyrique & ce-
lui de Louis XI V par Péliffon. Pé-
Kflbn eft prefque toujours orateur , &
Ton voit qu'il veut l'être. Le panégy*
tifte de louîs XV tie l'eft jamais t it
femble éviter Téloquence comme Tau- :
tre paroît la chercher. Son ftyle tou-
jours élégant & noble s'élève au-deffus
du ftyle ordinaire de Thiftoire; maid
' il ne fe permet nulle part ces mouve-
mens , ces tours périodiques & har-
monieux , qui femblent donner plus
d'appareil aux idées & un air plus ini«
pofant au difcours. Peut-être cette
différence eft-elle feulement l'ouvrage
du goût. Sans doute le panégyrifte a
penfé que toute efpèce d'éloquence a
un peu de fafte , & que lorfque les
événemens ont de la grandeur , le
ton doit être fimple. Peut-être auffi
cette différence tient-elle à celle des
fiicles. Tout peuple qui commence à
avoir des orateurs, fe paffîonne pour
un art qu'il ne connoifloîr peint en-
core. Ai'nfî fous lou's XIV on met-
toît un grand prix à l'éloquence. H»»
rangue , compliment , fermon , tout
ce qui appartenoit ou fembloitappat'
f
l SUR LES ËLOGES. ^^
\ tenir au ftylc & aux formes oratoires^
' fixoit rattention. Parru qu'on ne lit
plus , avoir alors des admîrareurs :
c'étoît la premicre curîofité d'un peu-
ple éronné de fes richelTes , & qui eii
jouir avec l'empreflement que donne
une fortune nouvelle. Il y a d'ailleurs ,
comme nous avons vu dans chaque
époque , un certain niveau que pren-
nent les efprits^ les anies, les mœurs,
la langue ^ le ftyle même : tout tend
vers ce niveau & s'en rapproche. Sous
un règne où tout avoît une certaine
pompe , où le fouveraîn en impofoît
par la dignité , & où l'admiration pu-
blique , fentiment prefque habituel »
devoit élever les expreflîons comme
tés idées, il femble que la manière
oratoire devoit être plus à la mode
qu'un ftyle moins foutenu , & par
conféquent niôins rapproché de la
dignité du maître. Placez deux ora-
teurs , l'un à la cour d'un roi de Perfe,
l'autre à celle d'un roi de Sparte ^ il
\î^ SSSAZ
faudra qae leur (lyle foît diffêr(
Péo-4fapeu les imaginations en Frai
fe calmèrent , la direâion des efpril
changea , & la réflexion qui médin)
prit la place de renthouiîafme qdl
fent. Alors s^élevèrent deux écrivain^
d'Un ordre diflingué , mais nés roui
deux avec cette jufteiTe qui analyfe b
qui raifonne y bien plus qu'avec la cha*
leur qui fait les orateurs & les poètes'
Fontenclle & la Mothe, en donnant i
le ton à notre littéfature , fireiit conn
me tous les légiflatenrs; ils donrèrenc -
des loix d'après leur caraâèrd Ainfl
prefque par-tout ils fubftituèrent fa
finefle à la grandeur , & des beautés
fages & tranquilles aux beautés d'indh '
gination & de mouvement. Alors od '
s'éloigna plus que jamais du ton de
rétoquence. D^autres càufeS qui agif»
foient en même temps ^ développèrent
chez la nation l'efprit philofophîque,
qui devînt peu-à-peu fefprit général
Ctt efprit qui 4i&ute toujours avant
BVJL LES Eloges. %%{
iger y & qui efl: fans cçfleiur fca
ss , p<irçe qu'il craint la^ Airprife
ntiment , fie la loi aux orateurs
.e. Dans la première époque, Té-
n\ce s'étoit quelquefois glilfêe
des genres qui n'écoient pas faits
elle ; dans la féconde , elle crati
pre(que de fe montrer dans les
es qui fembloient être le plus do
refibrr.
^ grands hommes même ohéiC^
jufqu'à un certain point à leut
e ; mais en lui cédant , ils le diri*
y & mêlant leur génie au goût
inant , ils le réforment. Le pané-
que de Louis ^ V , comme nous
ins dit , offre donc peu de ces
ités qy'on a coutume de chercher
; les orateurs ; mais elles font rem«
ées par d'autres. On y trouve
forte d'éloquence aufïï perfua-
& plus douce, réloquence des
i préfentés avec autant de fimpli-
^ue dç uohkSk ^ & les réflexioa^
%%6 Essai
d'un philofophe toujours jointes à
feqiibilité d'un citoyen.
L'éloge funèbre de^ officiers
d*un gisnre différent : le flyle en
plus oratoire p & la philofophie p
forte. L'idée feule de célébrer tous,
citoyens morts pour la patrie,
une idée grande & noble , & malh<
reufement neuve parmi nous. » Po
99 quoi , dit l'orateur , nous renfern
>idans l'ufage de ne célébrer api
9 leur mort que ceux qui , ayant i
M donnés en fpeâacle au monde |
9' leur élévation , ont été fatigués d'<
9J cens pendant leur vie ? Ne rc
99 dra-t-on jamais qu'à la dignité , c
» devoirs û intéreflàqs & fi cher
»> quand ils font rendus à la perfonn
99 fi vains quand ils ne font qu*u
»> partie néceflaire d'une pompe f
» nèbre? Du moins s'il faut célébi
M toujours ceux qui ont été grand
99 réveillons quelquefois la cendre i
iÊ ceux qui ont été utiles.
SUR LES Eloges, %Zj
II s'élève enfuite avec une éloquencQ
leine de vigueur contre le fléau de 1^
|ierr&, i» cbntre cette rage deftruc-»
rive qui change, die -il, en bétes
féroces des hommes nés poqr vivre
en frères; contre ces déprédations
atroces ; contre ces cruautés qui fonç
de la terre un féjour de brigandage,
un horrible & vafte tombeau. La
violation des traités les plus folem*
nels , la baflèfTe des fraudes qui pré-r
cèdent Thorreur des guerres , la
hardiefTe des calomnies qui rem-
plillènt les déclarations, l'infamie
des rapines , punies par le dernier
fupplice dans les particuliers , Se
louées dans les chefs des nations ,
le viol , le larcin , le faccagement t
}es banqueroutes & la misère de
mille commerçans ruinés , leurs fa-*
milles errantes qui mendient vaines
> nient leur pain à la porte des|)ubli-
» cains enrichis par ces dévastations
» même ; voilà , die l'orateur , uns
A'SS Essai
«»fbible partie des crimes que 1
«» guerre entraîne après elle; & tou
nces .crimçs font commis fans r&
9 mords Des bords du Pô ju(
4» qu'à ceux du Danube, on bénit .d(
n tous côtés , au nom du même DieUj
^ ces drapeaux fous lefquels marchent
» des millions de meurtriers mercé-*
» naires ». L'orateur peint cette mult
titude féroce dont on fe lert pouc
changer la deftinée des empires. Il
fait voir le foldat arraché de fes cam^
pagnes , les quittant par un efprit de
débauche &.de rapine , changeant de
maîtres, s'expofant à un fupplice la*
fâme pour un léger intérêt, combat?
tant quelquefois contre fa patrie, ré-
pandant fans remords le fang de fes
concitoyens , & fur le champ de car*
nage attendant avec avidité le mo-
ment où il pourra de fes mains fan-
glaotes arracher aux mourons quel-
ques malheureufes dépouilles qui lui
bat jbieotôc enlevées par d'autres
ififlîng-
SUR LES Eloges. 2S9
nains. A ce tableau il oppofe celui
defofficier françois^ « Idolâtre de fon
■ honneur & de celui de fon fouve-
9 rain ; bravant de fang-froid la mort,
• a¥ec toutes les raifons d'aimer la
Hi yie; quittant gaiement les délices de
nia fociété pour des fatigues qui font
» frémir la nature ; humain , gêné-
■ reux, compaciflant y tandis que la
» barbarie étincelle de rage autour de
» lui; lié pour les douceurs de la fo«
» ciété , comme pour les dangers de la
» guerre ; auflî poli que fier; orné fou-
» vent par la culture des lettres , Se
n plus encore par les grâces de Tefprit.
Il parcourt enfuite rapidement nos
viâoires , nos exploits & nos pertes.
Il célèbre cette brave nobleffe qui par-
tout a verfé fon fang pour Tétat *• Il
♦ C*eft W qu'on trouve le mot d'un jeune
Arienne qui ayant le bras fracaffé au combat
d'Eziles y monjte encore à l'efîalade en difant ,
il m*en nfte encan un autre four mon Roi & ma
Tome IL N
290 Essai
peint de la manière la plus toucli
la douleur des pères , des fils ,
époufes & des mères : mais en n:
temps il s^élève avec indignation
tre la frivolité barbare de ces î
rîtes , qui incapables d'être i
par tout ce qui attendrit les î
nobles & fetifibles, avides de la 1
rable gloire que donne un bon i
ingrats avec légèreté, au milieu
feftins & des fêtes , prodiguent
raillerie infultante à ceux qui ont <
battu & font morts pour eux. ]
vite nos guerriers « à ne pas pre
patrie : celui de M. de Luccaux , qui bl<
deux coups , afFoibli de perdant Ton fang
cria 5 // n€ s'agit pas de confcrver fa vie , i
tn rendre les r s fies utiles : celui du Marq
Beauveau , qui percé d'un coup morcel ,
toaré de feMftn ^«t fe difptttoimt l'ho
de Ife porter , leur difoit d'une voix expii
mes amis ^ alle[ ou vous êtes nécejfaires ^
combattre , & laijfe^-moi mourir, \\ fau<
4*écrie l'orateur, il faudioit ctre ftupide p<
pas aàmi^ei ^ ik l>arbare poux n'ê^ejpas att
surlzsEloges. 291
• dans roifiyeté voluptueufe des vil^
> les , cette habitude cruelle & trop
» commune de répandre un air de dé^
> rifion fur ce qu'il y a de plus glorieux
> dans la vie , & de plus affreux dans la
» mort. Ah! ditrorateur^voudroient-
*ils s'avilir ainfi eux-mêmes, & flé-
» trir ce qu'ils ont tant d'intérêt d'ho-
» norer î »»
Enfin cet ouvrage éloquent eft ter-
nûné par un morceau plein de la fen-
Gbilité la plus tendre fur la mort de
M. de Vauvenargues , Capitaine au
régiment du Roi , & auteur de l'ex-
cellent livre de VintroduSion à la
zonnoijpance de Vefprit humain. Ce
livre , 011 les idées morales font fou-
irent profondes , oîi l'exprellion eft
quelquefois négligée, mais vigoureufe,
3Î1 l'on voit par-tout une ame pleine
d'humanité jointe à un caraâère plein
ie force , peut à plufieurs é/,ards être
:omparé à nos meilleurs livres de
aiprale. JU a une plus grande étendue
Nii
i^t Essai
d'ides que la Rochefoucault. II n'a
point le rour original , fort & rapide
de la Bruyère , mais il peint fouvent
par de grands traits rhomme que la
Bruyère n'a peint que par les ridicules
te les foiblefle.s. S'il n*a pas l'éloquence
& la fublimité de Pafcal , il n^a pas
non plus cette philofophie ardente Se
fombre qu'on lui a juftement repro«
chée : celle de Vauvenargues eft plus
douce ; elle tend la main à Thomme,
le raflure & l'élève. Ce philofophq
fenfîble avoit à peine trente ans quand
il mourut.
» Tu n'es plus, s'écrie l'orateur; tu
ï9 n'es plus , ô douce efpérance du refte
9» de mes jours ! O ami rendre! la re-r
f» traite de Prague , pendant trente
» lieues de glace , jetta dans ton fein
» les femences de la mort , que mes
« triftes yeux ont vu depuis fe déve-
» lopper. Familiarifé avec le trépas ,
»f tu le fentis approcher avec cette in-
9> différence que les philofophes s'ef?
StriL LES E£t>«ES. 293
* forçoient jadis ou d'acquérir, ou de
> montrer. Accablé de foufFranccs ,
* privé de la vue , perdant chaque
to jour une partie de toi - même , ce
*> n'étoic que par un excès de vertu
» que tu n'étais point malheureux ; &
9 Cette Vertu ne te coûtoit point d'ef-
jifort. Je t'ai vu toujours le plus inr
» fortuné des hommes , & le plus tran-
* quille »». Et après avoir parlé de fon
goût y de fa philofophie & de fon élo*-
quence , il ajoute : » comment avois-
» tu pris un efibr (î hautxlans le fiècle
to des petitefles? & comment la fim^
» plicité d*un enfant timide couvroit-
» elle cette profondeur & cette force
» dé génie? Je fentirai long -temps
s> avec amertume le prix de ton ami-
f» tié. A peine en ai-je goûté les char-
» mes, non pas de cette amitié vaine
» qui naît dans les vains plaifirs , qui
••s'envole avec eux , & dont on a tou-
n jours à fe plaindre j mais de cette
Niij
S94 Essai
» amitié fblide & courageufe , la plus
» rare des vertus.
L'orateur nous apprend enfuite que
c'eft le deflèin d'élever un monument
à la cendre de Ton ami y qui lui a fait
entreprendre cet' ouvrage ; & il finit
^r une réflexion trifte » mais vraie.
» Mon cœur rempli de toi , dit- il, a
» cherché cette confolation , fans pré-
» voir comment ce difcours fera reçu
M par la malignité humaine , qui , à
i> la vérité » épargne d*ordinatre les
»> morts y mais qui quelquefois auffi
M infulce à leurs cendres , quand c'eft
3) un prétexte de plus de déchirer les
i> vivans.
Cet éloge funèbre doit être mis au
sang des ouvrages éloquens de notre
langue. Le commencement eft d'une
élévation tranquille & d'une raajefté
fîmple. La fuite eft un mélange de rai«
fon & de (ènfîbilité , de douceur 6c de
force : c'eft le fentiment qui fait iof»
SUR LES Eloges. 19$
traire , c'efl la philofophie qui faic
parler à Tame. Toute la fin.refpire le
charme de l'amitié , & porte Tim-
preflion de cette mélancolie douce 8c
cendre » qui quelquefois accompagne
le génie , & qu'on retrouve en foi-
it}ême avec plaifir , foit dans ces mo-
mens , qui ne font que trop communs,
ob l'on a à fe plaindre dé Tinjudice des
honlmes; foit lorfque bleffée dans l'in^
térêt le plus cher , celui de Tamitié ou
de l'amour , l'ame fuit dans la folitude
pour aller vivre & converfer avec elle-
inéme; foit quand la maladie &c Iz lan-
gueur attaquant des organes foibles ^
délicats , mettent une efpèce de voile
entre nous & la nature ; ou lorfqu'a-
près avoir perdu des perfonncs ^u^
4\>n aimoit; pieitic de la ten^te ëmo*
tion de fa douleur y on jette uq regard
languifTantfur le monde, qui nous pa-
roit alors défert , parce que pour Pâme
fenfible il n'y a d'êtres vivans que ceux
qui lui répondent.
29^ Essai
En quittant cet éloge funèbre des
ofEciers, fait par un homme célèbre,
il eft impofTible de ne pas former tm
fouhaît avec Torateur , c*eft que U
coutume qui étoit autrefois établie à
Athènes, le fut aufTi parmi nous. Puif-
que la guerre durera autant que les in«
téréts & les paflîons humaines; puif-
que les peuples feront toujours en«
tr'eux dans cet état fauvage de na*
ture, où la force ne reconnok d'autre
juftice que le meurtre , il importe à
tous les gouvernemens d'honorer la
valeur. Nons avons une école où la
jeune Noblefle deftinée à la guerre,
eft élevée. C'eft dans cette maifon que
devroic être prononcé l'éloge des
guerriers morts pour l'état. A la fin
de chaque campagne , ou du moini
de chaque guerre, on inftitueroit une
fête publique pour célébrer la mé-
moire de ces braves citoyens. La
falle , ou le temple deftiné à cette fète,
feroitorné de trophées & de drapeaux
SXJTL LUS EtOGtS. 197
tnlevés fur Hennenii. Les chefs de la
Noblefle^ les chefs des armées , les of-*
ficiers députés de tous les régi mens ,
les foldats même qui auroienc mérité
[ * cette diftinâion , y ferôient invités.
! Et pourquoi le fouveraîn lui-même ,
le fiJuveraîn qui repréfente la patrie ,
& qui partage avec elle la reconnoif-
fance du fang qu'on a verfé pour elle ,
n'affifteroît-il pas à cftce cérémonie
augufte ? Nos rois ne dédaigneroienc
pas d'honorer dans le tombeau ceux
qui, en mourant, n*ont voulu-quel-
quefoîs d'autre récompenfe qu'un de
leurs regards. Les hommes de lettres
les plus diftingués brigueroient à
Penvi l'honneur de prononcer cet
éloge funèbre. Chacun , à l'exemple
de Périclès & de Platon , voudroit cé-
lébrer les défenfeurs & les vidimes
honorables de Térat, On citeroit les
grandes adions ; on citeroit cette
foule de traits qui , dans le cours d'une
campagne ou d'une guerre , échap-
âçS Essai
petit à des héros que fouvent on ne
connoiflbit point ; car il efl des hom-
mes qui , fimples & peu remarqués
dans l'ufage ordinaire de la vie, dé-
ploient dans les grands dangers un*
grand caraâère, & révèlent tout-à-
coup le fecrct de leur ame, Orf itn-
mortaliferoit des prodiges de valeur
que fouvent la jaloufie étouffe , &
que bientôt ingratitude oublie. On
/endroit juftice aides officiers obfcurs »
à qui il eft plus aifé de facrifier leur
vie que d'obtenir la gloire. Souvent
même l'orateur prononceroit devant
le fouverain le nom de (impies foldats;
il célébreroit en eux une forte d'hé-
roïfme inculte & fauvage , qui ùàt de
grandes chofes avec naïveté , & qui
étonne quelquefois les autres fans fe
connoître lui-même. Mais (î en rap-
pellant le fouvenir de ces batailles ,
monumens'de deuil & de grandeur, (i
en retraçant les aâions ôç la mort de
tant de guerriers , oa voyoit une larme
SUR LES Eloges. 199
s^fehapper de Toeil du fouverain; fi
l'ojTâteur, s'interrompant tout-à-conp,
la faifoit remarquer à la jeune Noblefiè
qui recoure, croit-on qu'un jour dans
les combats elle n'eût pas fans ceiSè
préfent le fpedacle qui Teût frappée
dans fon enfance ? On ofe dire qu'unç
pareille infticution ièroir utile à Tétac
& au prince. L'officier en deviendroic
plus grand : le foldat même n'oferoit
plus fe aoire avili dans fon obfcurité;
il fauroit que pour afpir er à la renom-
mée il fuffit d être brave , & qu'elle
n'eft plus , comme les honneurs , le
patrimoine exclufîf de celui qui a de
la fortune & des aïeux.
Nvj
;oo Essai
CH A PITRE XXXV.
Des Eloges des Gens de Lettres & des
Savons. De quelques Auteurs du
jei[Ume Jièclt qui en ont écrit
parmi nous.
JN ovs dvons vu dans refpacc de
près^de Tingt-cinq fiècles que nous'
venons de parcourir , la louange pref-
«pje toujours accordée à la force.
Nous avons vu les panégyriftes le
plus fouvent au pied des trônes, dans
les cabinets des Miniflres , fur les
champs de bataille des Conquérans ,
fur la tombe de tous les hommes
puiflànts y vertueux ou coupables ,
utiles ou inutiles à la patrie. Nous
avons vu des orateurs pleurant fur des
cendres viles; le crime honoré par
Péloge; l'efclave louant en efclave,
& remerciant de la pefanteur de fes
fers ; l'intérêt dîâant des menfonges
à la Renommée ; & (^autorité croyant
sun LES Eloges. 301
uTurper la gloire , & la hûffci& croyant
la do9fien A la fia on a conçu qu'il
étoit quelquefois permis de louer ce
.qui étoit utile fans être ppiffant. Il y a
des hommes, grands pendant qu'ils
vivent) & qui ne font pas toujouis
sûrs de Têtre après la mort. Il y en «
d'autres obfcurs pendant la vie , dç
grands dès qu'ils ne font plus. San$
autre autorité que celle de leur génie ,
ils s'occupent fur la terre à faire tout
le bien qu'ils peuvent. Leur but eft de
perfedionner non pas uji homme ,
mais le gehre-humain* Ils tâchent d'é-
tendre & d'agrandir la raifon univer-
felle ; de reculer les limites de toutes
les connoifFances ; d'élever la nature
morale, de dompter & d'affujettir à
l'homme la nature phyfique; d'établir
pour nos befoins une correfpondance
entre les cieux & la terre , entre la
terre & les mers , entre leur fiècle 6c
les (iècles qui ne font plus, ou ceux
qui feront un jour; de contribuer 3
3(01 CssAi
s'il eft poflible , à la félicité publii
par la réunion des lumières , oor
ceux qui gouvemeht y travailleni
la réunion des forces. Ils font les I:
faiceurs , & , pour ainfi dire , les 1<
lateurs de la fociété. En Anglete
en Italie , en France , en Efpagn(
Rufïie , à la Chine , tous ces homi
fans fe connoître & fans s'être
animés du même efprit , fuivci
même plan. Ils meurent , &
penfées reftent. Leur cendre d
roît , Ôckur ame circule encore
le monde. Ceux qui leur fuccèden
prennent leurs travaux où ils leî
laiffés. Pendant leur vie , la pli
exiftent féparés de la foule , méd
tandis qu'on ravage, & occupés à
fer fur ce globe que l'avarice &
bition bouleverfent. L'Envie deb
côté d'eux les obferve ; la Calo
les outrage; tourmentés à propo
qu'ils font grands , on met que
fois le malheur k côté du géni
SUR LES Eloges, jb^
frmble , quand ils ne font plus, qu'on
devroic du moins rendre quelque hon*
iieur à leurs cendres. On ne rifque
rien alors; ils n en . fauroient jouir.
Mais cet ufage , pendant des fiècles ,
o*a été établi chez aucun peuple. Il a
âilu trois mille ans , pour que les
hommes appriflènc qu'un homme ver-
tueux , qui a pafle foixante ans à s'inf-
truire & à éclairer fon pays, pourroic
bien aufli mériter quelque reconnoif-
fance du genre- humain.
Avant la fondation des académies
en Europe , il y eut quelques exemples
d'éloges funèbres prononcés en l'hon-
neur des gens de lettres. Mais ces
exemples furent donnés fur- tout en
Italie & dans les univerfités d'Alle-
magne. Le célèbre Mélandon , mort
en 1 560, & l'un des hommes les. plus
favans de fon (iècle , reçut les mêmes
honneurs qu'un rede de flatterie ou de
refpeft prodigue au pouvoir qui n'eft
plus. Mélanâon^ quoiqu'ami de Lu-
394 Essai
.thef y &penfanr comme lui, écoit mo^
déré ; & quoique chef de feue , tfétcnt
point fanatique. II fut un exemplefrap-
pant du pouvoir des circonftancesfur
Thomme. Paffionné pour le repos ft
pour les lettres, toute fa vie fut orageu-
fe. Il haiïToit les difputes, & il pafla qua-
rante ans à difputer & à écrire. Mal-
gré fa modération , il eut une réputa-
tion éclatante. Plufieurs Rois défirè-
rent de le voir & de l'entendre. Las
des contradidions & des querelles, il
•fe confola de mourir: On prononça en ]
fon honneur à Wittemberg & à Ta-
binge un grand nombre d'oraifons fu-
nèbres, où Ton célébra des vertus qui
Tavoient fait aimer , & des talens qui
ne Pavoient point rendu heureux.
Du Peirefc, confeiller au parlement
d'Aîx, né en 1580, & mort en 1637,
obtint après fa mort des diftinâions
encore plus éclatantes. Son mérite fut
d'avoir la paflion des lettres & des an-
tiquités y comme d'autres ont Tambî-
SVJL tE$ iSftOGtSé 3rO)
tibn de là fortune ou d^s grandeurs*
La phyfîque , l'hifloire naturelle^ les
hngues , les médailles , les monuniervs,
Fjfiftoire, les arts, il avoît tout em-
braflë» & avoit des connoîflances fur
tout. Il étoît en commerce avec les
iâvans de toutes les parties du monde.
Sa bibliothèque , dans un temps où il
y en avqit peu , & où les livres n'é-
roienc pas encore un luxe, fut ouverte
it tous ceux qui vouloient s'inflruire;
& i| communiquoit non - feulement
fes livres & fes lumières , mais fa for--
tune. Ses revenus éroient employés à
encourager des talens pauvres , à faire
des expériences utiles , à acheter des
monumens rares , à récompenfer des
découvertes , ou à des voyages entre-
pris pour perfedionner des connoif-
. fances. Jamais peut-être cet Augufte
a vanté, & les trois quarts & demi des
^Ibuverains n'ont autant fait pour les
.progrès des arts. Ce feroit un exem-
ple à préfenter , je ne dis pas feulement
^o6 Essai
aux Prînces; mais à une- foule de d*
toyens qui embarrafKs de leur opa-
Icnce, prodiguent leurs rîchefles en
bâtîmens , en luxe , en chevaux , en
fuperfluités auflî éclatantes que ruî-
neofes, rranfportent des terres, ap-
planîflent des montagnes, font re-
monter des eaux , tourmentent la na«
'éure , conflruifent pour abattre , &
abattent pour reconftruîre , fc cor-
rompent & corrompent une nation i
achètent avec des millions des ploifirs
de quelques mois , Se dans quelques
années échangent leur fortune , contre
de la pauvreté , des ridicules & de h
honte. Du Peirefc , beaucoup moins
riche , fut employer fes richefles avec
grandeur. L'emploi qu'il en fit , le
rendit aufTi célèbre que fes connoif-
fances. Son oraifon funèbre fut pro-
noncée à Rome , avec la plus grande
pompe. La falle étoit tendue de noir,
& fon bu fie éroft placé dans un lieu
éicvé. On publia en fon honneur une
stJïiiEs Eloges. 307
quantité prodigieufe d'éloges. II y en
eue , dit-on , en quarante idiomes ^ ou
langues différentes. N^oublions pas de
remarquer que ce François fî refpedé
dans toute l'Europe , étoit aflèz peu
cpnnu en France.
Quelquefois aufll on a vu parnii
Aous le même enthoufiafnie ou le mé^
me zèle. Nous avons déjà cité Texen^
j>le de Ronfard en 1585 ; & tout le
monde fait comment les cendres de
Defcartes furent reçues à Paris. On
compofa Ton oraifon funèbre , & elle
eût été prononcée fans un ordre de la
Cour, qui arriva au moment même où
on étoit affemblé pour Tenrendre. La
cçndre de Defcartes fut privée de cet
Jionneur : mais il refta à ce François
célèbre le maufolée qui lui fut élevé à
Stockolm;.il lui reda fon nom , fa
gloire, l'admiration de TEurope, &
ce qui dans la fuite l'honora encore
plus, le filence de Nêisrton ^. qui ja.-
4nais ne prgnonça fon nom dans itfi
ouvrage.
3o8 Essai
Dès le feîzîème fiècle hotfs eutlMl-i
des éloges des iavans, mais écrits til
latin: c'éroit alors , comme, nous Ta*
vons déjà vu , la langue univerfelle dcfc
arts. Londres, Florence & Paris n'a*-
voient point encore aflèz de dignité
pour valo r Rome & Athènes. On au-
Teît cru déroger , en parlant une lâQ*
gue q«i n*avoit pas deux mille ani
d'antiquité. D'ailleurs il falloir bieû
mettre un grand prix à ce qu'on avoit
étudié toute fa vie ; & ceux qui afpi-
roient à la renommée ^ ou qui avoient
Torgueil plus grand de la donner aux \
autres , fe croyoient sûrs d'être im-
mortels , parce que Cicéron, Démof*
thène 8c Tacite i'étoient.
On peut fc rappeller que Paul Jove;
dans fon livre des Hommes illuflrts,
compofa les éloges de prefque tous
ceux qui contribuèrent à la renaiflance
des lettres. Cet exemple donné par
un Milanais /fut fuivi dans prefque
toutes les WUes d'Italie, k delà ea
f
SVK. i^Es Eloges. 309
rângleterre, en Efpagne, en AUema-
tpe, en Flandre 6c dans tous les Paysi*
Ibas»,
* Janas Niçius Erithrxus , ou Jean Roflî ,
;B0ble Romain , mort en 1647 ^ a' donné UHe
' bite de tableaux des hommes illuilres. Il a ot&
tu Italie £ûre Téloge d Antonio de Dominis,
fondami^é par Tlnquliicion , & qui à l'âge de
foizante-quacre ans finit fa vie dans les feis.
Ceft ce marne Antonio qui avant Defcartes
aroijc çxpliqu^ pai la réfradign le méchaniûne
éc rarcrenH:ie|.
Nicolo Troppi a fait coAOQitre les EcrivaifiS
-^elaylile deNaples.
, Bumaldji» & Alidofi ceux de fiologafif
}[^renzo CraiTo , ceux de Venife.
Raphaël Sop^ani, §c Michel Juflmiaai, ccui
de Gçnes.
Pocciantio & Luc Ferriai , ceux de Florence»
Philippe Thomafini ^ tous les favaus dp Pa^
donc,
Donatus Calvus , ceux de Beigaxn^.
Scipion Maffei, ceux de Vérone.
Ghilini & Impériali , les hommes de lettre^
les f lus Ëuneux de i'IuiUe iadiftLaftciaeiKt '
jiô Essai
Parmi nous , deux hommes dans lé
même fiècle fe diftinguèrent dans le
même genre , Papire Maflbn, & Scé-'
vole de Ste. Marche. Le premier, né-
en I $44. , & more en 1 61 1 , fut tour-à-
tour jéiuite y avocat , hiftorien , anoa«
Pancirollo , les Jarifconfultes les plas ce*
lébrâs.
Nicolas Antonio , les Ecrivains d'Efpagne.
Melchior Adam , tous les Philofophes ^Tô«
rifconfulces , Médecins , & hommes de letuei
qa*avoIt produits TAllemagne dans les Ceaièxae
6c dix-feptième fiècies.
Valère André , Swertius ou Svert , êc Aubeit
Le Mire, ceux d'Anvers & de tous les Pay^bas.
Locrius , les Ecrivains de l'Arcoîs.
• David Czuictinger , les hommes de lettres de
la Hongrie.
• Enfin Pitféus , Baléus, & Léland, tous tioif
Anglois /8c à peu-pi*^ du feizième ficelé , Ici
Savans les plus illuftres <\ue l'Angleterre avoît
produits jufqu*à ce temps-là.
Il faut convenir de bonne foi que tous ces ou-
vrages en forme d'éloges ou autrement^ offrent
iceuxq^tti les lifent^ beaucoup plus de recher*
ches que d'btérét. Rien n'y eft vivant» Ce &U
its tombcaox od te^oCeic des morts^
SUR LES Eloges. 311
Me , panégyrifte , commentateur &
géographe. Il a mérité que M. de Thou
ait écrit fa vie , & que Perraut ait fait
ibh éloge. :Aux mœurs Ie.&flus douces
îf joignit le favoir le plus profond. Il
a compofë un volume-d'éloges , parmi
lefqueis on diftingue ceux de plufieurs
favans célèbres, tant étrangers que
françois. Mais ce qu'il nefaut pas ou-
blier, c'eft que cet homme qui avoir de
la douceur dans le caraâère > comme,
de la grâce dans le ftyle, & qui avoir été
témoin de la S.Banhelémi en France,
dans des phrafes élégantes Se harmo*
nieufes , en parle non^feulemeDC avec
tranquillité , mais avec éloge.
Scévole de S te. Marthe , né en
i^36&morten 1623, naquit &mou-
rut dans cette même ville de Loudun^
où onze ans après, Urbain Grandi^r^!
par arrêt de Laubardemont & fur.Ist
dépofition d'Aftaroth & d'Afmodée
devoit être traîné dans les flammes;
U fotpréfiden&iSc-créiQriec de^J^rancD
1» ' ^ • IBssài
à^dfcim , flt de {dus orateur ,p
jiMMbofuké I hiOorien ; ferrit
qÉttfè Roisr, fdt^r le poînc i
«ftciéidHr idfEttc fdos Henri IW
iHkaLfMàme «c l^toitié de Heur
ib xKfUflgMi aux Etats de Bloi
Ibii courage , à raflTemblée des
blés de Rouen par fes lumières ,
une place dincendant des finaiici
fim intégrité i &: mêla toute i
Caâirîcé'OQiiiageufe des «flaires
fgétt 4es lettres que llgnoran
.fijglqucfaU la prérenrion ealpini
qoeles vcais hwnniïs d'Etat eîBîr
éc qui dontie etîcore 'pfus de reflî
dincrépidité aux âmes nobles,
connoit fon poëme fur la ma
d'éleyer & de nourrir les enfar
|)erceau; ourrage oik la plus c
ptiéfie relevée ks idées les plus ru
Ses éloges ne font pas à beau
prèsaufli connus ,.&. méritent f
taat de Tétre* H » a compofé en^
eenfc^àaïamfi jditifi^: ea crois li
SUR LES ELOGSS. 31)
Bc tous confacrés à ceux qui dans le
feizièpie (ièch , ou même dans les
liècles précédens , ont honoré la
France par leurs ralens ou leurs lu-
mières, ^(^aucogp de ces noms font
aujourd'hui peu connue , mais il y en
a encore de célèbres. Ce font , pour
ainfi dire , nos premiers titres de no*
bleflê: & on les revoit avec le même
plaifîr y que nous voyons dans des ga^
leries antiques , les vieux portraits de
Qos ancêtres, L^i fè trouvçnt toutes
les efpèces de mérite différentes,
. Des favans d^ns les langues 3 tels
qu'Adrien Turnèbe , un des critiques
les plus éclairés de fon fîècle ; GuiU
laume Budé , qu'Erafmç nommoit le
prodige de la France, & dont il eut la
foibleflTe ou l'orgueil d'être jaloux , qui
paflbit pour écrire en grec à Paris
comme on eût écrit à Athènes , & qui
malgré ce tort ou ce mérite , fut am-
bafiadeur, maitre des requêtes & pré^
]rôc des m^rçlian4s5 jLongueil au0i
3tz Essai
à Poitiers , & de plus orateur , poëre;
jurtfconfulte , hiftorien ; fervit fous
quatre Rois , fuc fur le point d*étre
fecrétaire cfcfitat fous Henri 111 , m'é*
rira Teftime & Tamitié de Henri IV;
fe diftingna aux Etats de Biois par
Ibci courage , à l'aflemblée des nota-
bles de Rouen par fes lumières , daos
une place d'intendant des finances par
fon intégrité ; & mêla toute fa rie
l'aâivité-'courageufe des affaires, à ce
goût des lettres que Tignorance &
quelquefois la prévention calomnient,
que les vrais hommes d'Etat eftiment,
& qui donne encore plus de refibrt &
d'intrépidité aux âmes nobles. On
connoit Ton poème fur la manière
d^élever & de nourrir les enfans au
berceau ; ouvrage oil la plus douce
poéfie relève les idées les plus riantes.
Sts éloges ne font pas à beaucoup
près auflfl connus , & méritent pourt-
taat de Tétre. Il en a compofé enviroa
cent quarante diviii^ en croîs livres,
9c
SUR LES ELOGSS. 31)
Il totis confacf és à ceux qui dans le
feizièpie fièch , ou même dans les
iiècles précédens , ont honoré la
France par leurs talens ou leurs lu-
imères; ^(^^ucoup de ces noms font
aujourd'hui peu connue , mais il y en
a encore de célèbres. Ce font , pour
ainfi dire , nos premiers titres de no*
bleilè'. & on les revoit avec le Qiéme
plaifir y que nous voyons dans des ga^
leries antiques , les vieux portraits de
9QS ancêtres, L^i ie trouvçnt toutes
les efpèces de mérite différentes.
, Des favans dsns les langues 3 tels
qu'Adrien Turnèbe , un des critiques
les plus éclairés de fon fîècle; GuiU
laume Budé , qu Erafmç nonimoit le
prodige de la France , & dont il eut la
foibleffe ou Forgqeil d'être jaloux, qui
paiToit pour écrire en grec à Paris
comme on eût écrit à Athènes , & qui
malgré ce tort pu ce mérite , fut am-
baffadeur, maître des requêtes & pré-
jrôt des m^çhanc)$5 l^ongueil au0i
314 Essai
éloquent en latin que les Bembe àc leê
Sadolet, & mort à trente -deux ans
comme un voyageur tranquille qui
annonce Ton départ à fes amis ; Robert
& Henri Etienne qui ne fe bornoient
pas ^ dans leur commerce , à trafiquer
des 'penfées des hommes , mais qui
inftruifoient eux-mêmes leur fiède:
Muret , exilé de France , & comblé
d'honneurs en Italie ; Jules Scaliger,
qui defcendu d'une famille de fou*
verains , exerça la médecine, embraflSi
touces les ibicnces , fut naturaliftei
phyficien , poëte & orateur, & foutint
plufieurs démêlés avec ce célèbre Car^
dan, toiir-à-tour philofophe hardi &
fuperftitieux imbécillc; Jofeph Scali-
ger fon fils, qui fut diftingué de fbn
père , comme l'érudition Tcft du gé-
nie; & ce Ramus , condamné par arrêt
du parlement, parce qu'il avoir le cou-
rage & l'efprit de ne pas penfer com-
me Ariftore , & aflafliné à la St. Bar-
thelenw , parée qu'il étoit célèbre ,
SUE LES Eloges. 31^
êc que fès ennemis , ou Tes rivaux » ne
j rétoient pas.
^ Des jurifconfultes comme Bau*
douiOy Duaren & Hotman, commen-
tateurs de ces loix romaines fi nécef^
fiiires à des peuples barbares qui com-
mençoient à étudier des mots, &
n'avoient point de loix ; d*Argentré.,
d'une des plus anciennes maifons de
Bretagne , & auteur d'un excellent ou-
vrage fur la coutume de fa province;
Tiraqueau, qui eut près de trente en*
fens, & compofa près de trente vo-
lumes î Pierre Pithou , qui défendit
contre Rome les libertés de l'églife
de France , qui dçvroient être celles
de toutes les égUfes -y Bodin , auteur
4'un livre que Montefquieu n'a pas
^ 0iit oublier ; enfin Cu jas & Dumoulin ^
tous deux perfécutés , & tous deux
hommes de génie, dont Pun a faifi
dans touie fon étendue le véritable es-
prit des loîx de Rome, & l'autre a
trouvé un fil dans le labyrinthe inh;
Oij
^16 Essai 1
menfe de nos coutumes barbares.
Parmi les poètes , Clément Marot,
Saint- Gelais, Dubartas & Ronfardjà .
^i il n*a manqué qu'un autre (lède.
Parmi les médecins , Fernel *.
Parmi les hiftoriens , le fameux
deThou , & ce Philippe de Coniincs
qui eut le double ma! heur d^étre aimé
de Louis XI, & d'efTuyer l'ingratitude
de Louis XIL
D'autres écrivains dans difFérens
genres, tels qu*Amiot, traduâeur de
Plucarque , & grand aumônier de
France; Marguerite de Valois, célè-
bre par fa beauté comme par fon ef-
prit , rivale de Bocace , & aïeule de
Henri IV; & ce Rabelais , qui joua la
folie pour faire pafTcr la raifon ; & ce
Montagne , qui fut phi!ofophc avec fi
peu de fafle, & peignit Tes idées avec
tant d'imagination.
^ Premier Médecin de Henri II 6c de Carhe*
jrine de Médicis. I| jouic d*ujie r^f u(anoo iç\n%
t$Ul(C«
strs. IBS EfioG£s: %tj
Enfin des hommes qui hoDoroient
de grandes places par de grandes lu*
mières , tels que le cardinal d'Oflàt ^
k prélîdent Brifibn ; & ce Harlay , in*
trépide foutien des loix parmi les cri«»
mes * ; & ce THopital , poète , jurif-
confulte y légiflateur & grand homme,
qui empêcha en France le fléau de
Pinqutfition ; qui parloit d'humanité à
Catherine de Médicis , & d'amour des
peuples à Charles IX; qui fut exclu
du Confeil, parce qu'il combattoit Tin*
juftice; qui facrifia fa dignité , parce
qu'il ne pouvoir plus être utile; qui à
la St. Barthelemi vit prefque les poi*
gnards des aflallins levés fur lui , & à
qui d'autres fateliites étant venus an-
noncer que la Cour lui pardonnoit^ je
ne croyois pas , dit-il d'un air calme,
♦ Achille de Harlay , premier Prcfidenc , né
en ijî^ , mort en i6i6. Ceft lui qui fit cette
Gàmeufe réponfe aux chefs de la Ligue , mon
ame dfi à Dieu , mon coeur eft au Roi , mon corps
M ppuvoir d€s méçhans^
Oiij
ji* Essai
avoir rien fait dans ma vie qui mé-
ritât un pardon.
Voilà les noms les plus célèbres
que Ton trouve dans les éloges de
Sainte-Marthe. Ces éloges font très*
courts ; les plus longs n'ont pas plus
de trois pages » & il y en a beaucoup
qui en ont moins. Ils ne contiennent
aucuns détails , & prefque point de
faits hiftoriques. Envifagés de ce côté,
ce font plutôt des portraits que des
éloges. Le flyle en eft doux , élégant
& harmonieux , quelquefois même élo-
quent , mais plus d'une éloquence de
fenfîbilité que de mouvement. Il fem^
ble qu'on eft dans un cabinet de mé-
dailles que Ton parcourt , & qu'un
homme qui a éré le contemporain &
l'ami de tous ces grands hommes , en
vous montrant leur figure , vous parle
d'eux avec cet intérêt tendre que don-
nent Teftime & l'amitié. L'un d'eux,
fur -tout, avoit éré l'ami de Sainte-
Marthe. Ils avoient vécu quarante ans
Sun tES ËtOGES. 319
dans l'uoion la plus étroite. L'orateur
fe plaint, en comtnençant fon éloge >
da ce qu'il rend un fi trifte devoir à
un ami y dont il anroit voulu n'être
point réparé y même à la mort ; & en
finiflânt , il s'écrie dans la manière an-
tique : yy Je te falue , ombre vertueufe !
> reçois ce long & dernier adieu de
» ton ami. Je vais attendre que l'Etre
^ iuprémc , que nous adorions tous
,i> deuz^ me rappelle aufli à lui; &
-s» alors mon ombre ira rejoindre la
» tienne, & la rejoindra fans trouble
^ & fans regret.
Oi?
^xc Essai
CHAPITRE XXXVL
Des Eloges académiques ; des Elô^
ges des Savans par M. âe Fonte^^
nelle ,ù de quelques autres.
V^UAND on eat une fois donné
Pexemple de louer ceux qui cultivent
la philofophie &c les arts, cee exemple
fut fuivi. luts hommes imitent tout,
même le bien. A rfnftitution des zcstr
demies en France , il fut réglé qtfon
prononceroit Téloge de chaque aca-
démicien après fa mort. Cet ufage,
ou cette loi , a eu , comme tout , fes
approbateurs & fes cenfeurs. L^s pre-
miers regardent ces- éloges comme
une juflice rendue à des citoyens uti-*
les, ou qui ont voulu l'être; comme
une manière de plus d'honorer les
arts; comme un objet d*émulatioa
pour le talent j comme un tribut de
Tamitié entre des hommes qui ont été
sun LES Eloges. 3x1
unis par le défit de s'inftruire; comme
des matériaux pour Thiftoire de Tef-
prit humain; enfin comme un encou«
ragement & une leçon qui apprennent
aux citoyens de toutes les clafles que
le mérite peut quelquefois tenir lieu de
fortune & attirer auffi le refpeâ. Mais
d'un autre côté , il y a des hommes
qui n^nt pas reçu de Dieu la patience
d'entendre louer , & que le mot feul
d'éloge fatigue. Ces gens-là voudroient
qu'on ne louât rien , & ils ont leurs
raifons. D'autres , toujours agités &
toujours oififs , & qui pafiiènt labo-
rieufement leur vie à ne rien faire ,
veulent qu'on ne loue jamais que des
fervices importans rendus à l'état. N'y
auroit-il pas encore des hommes qui,
malgré leur orgueil , Tentant leur foi*
blefi[è, haïflTent par inftind les lumiè-
res qui les jugent , & ne peuvent con-
fentir à entendre louer ceux qu'ils ef-
timent trop pour ofer précendre à
leur efUme î Mais , pour le grand n.on>*
Oy
^1% Essai
brc même , il n'eft que trop vrai que
des éloges multipliés font fàtiguans.
Je fuis las d'entendre répéter lejufit
Arifiide , difoit un payfan d*Athènes;
& rhiftoire de ce payfan eft pr«fque
celle du genre humain. Dans un pays
où Ton eil plus frappé d'un ridicule
que d'une chofe utile , on ne doit point
aifément pardonner Téloge. Dans ob
fiècle où il y a beaucoup de préten-
tions cachées y on doit fou vent le con-
tredire. Il y a une foule d'hommes
qui, fans avouer aux autres leur fe-
cret , & fans trop fe Tavouer à eux-
mêmes , fe mettent , fans qu'on s'en
doute , aux premières places. S'ils
n'ont rien fait, ilsfe pcrfuadent que
le génie les attend , & que pour être
célèbres il ne leur manque que la vo-
lonté. S'ils ont fait des efforts , fie
qu'ils n'aient pas réufli, ils ne man-
quent pas . d'appeller à leur fecours
Finjuflice du fiècle. Tons ceux qu'on
loue femblent les reculer d'un rang , ou
StTR LIS EtOGtS, 313
les heurter en les approchant de trop
près, Ce voifînage les importune , &
ilsle.repouflent. D'ailleurs ceux qui
.célèbrent, vont toujours un peu au-
delà du butt On aggrandit quelquefois
ce qui a été médiocre. Le public, qui
en général n aime point à croire aux
grands hommes , rit de ces créations
oouyelles , & fe moque égdement de
Tapothéofe &: de celui qui Ta faite.
Il faudroit donc dans ces fortes d'ou-
vrages tâcher de n'être jamais ni au-
defllis , niau-deflbus de la vérité. Exa-
gérer la louange , c'eft t affoiblir ; mais
aulii refufer de rendre juftice à un
homme eftimable , par la crainte quel-
quefois de déplaire à des hommes
puiilans , ce feroit le comble de l'avi-
^flèment ; & il y en a des exemples.
Aurcfte, il èft également difficile &
d'infpirer au public une admiration
qu'il n'a pas, & de lui ôter celle qu'il
a. De ces deux projets , Tun le fait
rire, & l'autre l'indigne.
.3H •"• ils A^i ^- ^•
Les âàges de VAcààéaâitVnAçMi^
tons compofés par desinaiiis <fif6-
renttSi portent «hacuo hiCâriftèffe
de îeuc aofear; Ainfi réloge dé^ta M»-
the prooorieé par Fonteoellè , m téS-
•iemble poinr du coûc k Pélpge êa
grand Corneille prononcé par Raonr;
ni celui de Dc^réaux par ValinciMi:,
ou de Péliflbn par Fénèlon, à cehri de
• Boflueç par le cardinal de l^oltgnac. fl
en eft de même de tous tes antres. Flé-
- chier louoit ^n antithèfes , la Brayèrt
en. portraits^ MafTiUon en images >
Montcfquîeu en éptgranimes , & ^al^-
tcur de Télémaque en phrafes tendces
& harmonieufes.
M. De Boze , niédaillîfte , antiquaire,
& de plus écrivain corred & facile , a
compofé trois volumes d'éloges pro-
noncés dans Tacadémie des infcrîp-
tions , dont il étoît fecrétaire. Le mé-
rite de ces éloges eft d'être (impies &
naturels. Peut-être aujôurd*buf ^ette
fimpUclté çarottroit trop uniforriMi
5VR tes ElOeiS. 315
te ce naturel ne ferait point allez pt«
quant. La plupart des leâeursfant des
Sibarites ufés: il leur faut de nouveaux
plaifirs. Si on ne les réveille pas , on
les endort. On peut être froidement
ejlimable, & n'être point lu.
Je m'arrête peu fur tous ces éloges ^
pour venir à ceux de Fontenelle, Sa
grande célébrité dans ce genre eu auflî
ntéritée que connue. On a de lui près
de foixante &dix éloges qu^il pro-
nonça dans Tefpace de quarante ans.
Ce recueil eft un des plus beaux mo-
numens qui ait été élevé en Thonneur
des fciences, & Tun des ouvrages qui
laîflent le plus dans refprît le fenti-
ment de fon élévation & de fa force.
Tous les objets dont on s'y occupe
«font jgrands , & en même temps font
utiles. Ceft l'empire des connoiffan-
ces humaines. C'eft là que vous voyez
paroltre tour-à-tour la Géométrie qui
analyfe les grandeurs , & ouvre à la
Phylique les portes de la nature ; TAlr
gèbrei dpèce jdé langoê qui rcpf^
fm un figtie une fuite innofiibrail
t^MiBf ei^ccf de guide qui m
m bttti^eau fur4es:yew> Ce ^qui
l«s ks nuages pourfuit^ficana
qu'il ne coimolc pas; rAflrooomi
mcfiiré le foleil , compte les mo
ftpde.çenr foikante-cinq millio
lieuesLlire des lignes de cômmi
cion àvecrhofliline^ la Géographi
tfonnott la terre par les cieuz ; 1
vigarion, qui demande fa rout<
fatcAlf tes de f upiter , & que ces ;
guident tn s'écltpfant ; la Manœi
qui , par le calcul des réfiflances i
forces, apprend à marcher fu
mers y la fcience des eaux^ qui me
fépare, unit , fait voyager , fait i
ter, fait defcendre les fleuves , i
travaille pour ainfi dire de la ma
rhomme ; le Génie, qui fert dai
combats ; la Méchanique , qui n
plie les forces par le mouvemen
les arts par îinduArie , & fous
SUR LES Eloges. 317
mains ftupides crée des prodiges ;
rOptique > qui donne à l'homme un
nouveau fens , comme la méchaniquo
lui donne de nouveaux bras ; enfin les
fciences qui s'occupent untquemenc
de notre confervation ; l'Anatomîe ^
par rétude des corps organifés & fen-
iGbles; la Botanique , par celle des vé-
gétaux i la Chymie, par la décompofi-
tion des liqueurs , des minéraux &c des
plantes ; & la fcience aufli dangereufe
-que fublime, qui naît des trois enfen>
ble , & qui applique leurs lumières
réunies aux maux phyfiques qui nous
défolent. Tels font les magnifiques
objets fur lefquels roulent ces éloges
favans. Vous y voyez Thomme dans
les cieux , fur les mers , dans les pro-
fondeurs des mines ; l'homme bâtîf-
fant des palais , perçant des monta-
gnes y creufant des canaux , élevant
des remparts , remuant la nature, &
faifant fervîr tous les êtres à fes be-
ibins , à fa défenfe , à fes plaiiirs , à fes
3i8 Essai
lumières* II fèmble qu'on foit admis
dans Tattelier du génie ^ qui travaille
en filence à perfeâionner la fociété ,
Thomme & la terre,
r Si maintenant vous paflêz aux h6m«
mes même , à qui nous devons ces
connoiflances , un autre fpedacle vieoc
s'ofFrir. Vous les voyez prefque tous,
nés avec une efpèce d'inftinâ qui fe
déclare dès le berceau , 6c les entraîne.
C'eftrénigmedela nature: qui pourra
Texpliquer ? Vous voyez les parens
calculant la fortune , contredire le
génie , & le génie indomptable fur-
nionter tout. Les uns nés dans la pau-
vreté , ou fe précipitant dans une in-
digence volontaire, aiment mieux re-
noncer à fubfifter qu'à s'inflruire ; les
autres, nés dans ce qu'on appelle un
rang , bravent la molleffe & la honte,
& ont le double courage & de deve-
nir favans & de l'avouer. Il en eft qui
fe font formés en parcourant l'Eu-
rope ^ il en e(l dont la penfée folitaire
SUR LES Eloges. 319
& profonde n'a vécu qu'avec elle-»
même. Leibnirz ne peut fentîr de bor-
M% qui le reflerrenti il embraflè tout
ce que Pefprit humain peut penfer;
mais le plus grand nombre s'empare
éhjtn objet auquel il s'attache, & au*
tour duquel il tourne fans ceflè. Ici ,
c'eft l'efprtt original & ardent y là ^
Pefprit de difcuflion & d'une fage len-
teur. Celui-ci a le fecret de fes forces »
Ôc marche avec audace ; celui-là, pour
affermir tous fes pas , lés calcule. En-
-fin* vous voyez ces hommes extraor-
-dinaires fe faire prefque fous un ré-
gime pour la penfée , ménager avec
économie toutes leurs force? , & quel-
ques uns même, par la vie la plus auf-
tère , s'affranchir autant qu'ils le peu-
vent de l'empire des fens^ pour que
leur ame , dès qu'ils l'appellent , fe
trouve indépendante & libre. Si vous
tes comparez par leur état , vous trou-
veis dans cette lide des militaires qui
ôac uni les fcienœs ayec les armes;
33<^ Essai
dés médecins qui , forcés d'être irtf-
truies pour n'être pas coupables^ au*
tant par devoir que par génie , font
devenus grands; des Religieux qui »
privés par leur état même de toutts
les pafTions ^ s*en font fait une doot
Faâivité a redoublé par le retranche-
jment des autres; enfin un certain nom-
bre d'hommes qui , jaloux d'être li-
bres.» n'ont voulu pour eux d'autre
état que celui de s'inflruire , &: d'autre
rang que celui d^éclairer.
* Si vous examinez leur ame » ils s'of-
frent prefque tous défintérelTés & no-
bles , ou ne daignait pas appeller la
fortune y ou la dédaignant même
quand elle va à eux ; les uns ayant
une pauvreté ferme & coiirageufe, les
autres retranchant aux befoins pour
donner aux bienfaits , & dans leur
médiocrité aflez riches pour être gé-
néreux. Vous en voyez plulieurs paf-
fionnés pour l'étude , & indifférens
pour la gloire ; éloignés de cette o^
SVH LCS El06£S. 3jt
itation qui eft toujours une foi*
;fle; ne s'appercevant pas même
ce qu^ils font , ce qui eft la vraie
>deftie ; honorant leurs bienfai-^
irs ^ louant leurs rivaux , ailèz
rs pour faire du bien à leurs enne*
:s. Vous en voyez quelques-uns or-
s des grâces qui dans le monde
ic pardonner les vertus. Mais ce
i fait le caraâère du plus grand
mbre , ce font toutes les qualités
e donne l'habitude de vivre plus
se les livres qu'avec les hommes;
veux dire des mœurs, les fentimens
la nature ; cette candeur fi éloignée
toute efpèce d'art; cette bonne-
. de caraâère qui agit d'après les
ofes, non d'après les conventions^
ne fonge jamais à prendre fon avan->
l^e avec les hommes ; une fimplicité
i conrrafte fi bien avec le défir éter-
1 d'occuper de foi , vice des cœurs
•ids & des âmes vuides; l'ignorance
prefque tout , hors des chofes uti«
& grandes 3 une policefle qui quel*,
53^ EàsAî
quefois néglige les dehors , ttiais <fA
au lieu d'être ou un calcul fin d*amôur
J)ropre ^ ou une vanité puérile , ou
une faufilé barbare, eft tout fimplc-
taettt de Thumanité; enfin cette tran-
quillité d'anle , qui ayant apprécié
tout , & n'eflimant dans ce fonge de
la vie que ce qui mérite de Tétre;
c*cft-à-dîre bien peu de chofes, ne fe
paiïionne pour rien , & fe trouve au«
defTus des agitations & des foibleflès;
Maintenant fi vous confîdérez ces
éloges du côté du mérite de Técrî-
vain , ce mérite eft connu. On fait
que Fontenelle eft le premier qui ait
orné les fciences des grâces de Tîma*
gination. Mais , comme il le dit lut'
même , il eft très -difficile d*embellir
ce qui ne doit l'être que jufqu'à un
certain degré. Un taâ très - fin , &
pour lequel refprit ne fuffit pas, a pu
feul lui indiquer cette mefure. Fon-
tenelle a fur - tout cette clarté , qui
dans les fujets philofophiques eft la
SUR LES Eloges. 333
première des grâces. Son art de pré*
(enter les objets , eft pour refprîr ce
que le télefcope eft pour l'œil de Tob*
fervateur : il abrège les diftances.
L'homme peu inftruit voit une fur-»
fece d'idées qui Tintéreflè ; Thomme
favant découvre la profondeur cachée
fous cette furface. Ainfi il donne des
idées à l'un , & réveille les idées de
Tautre. Pour la partie morale, Fonte-»
nellea l'air d'un philofophe qui con-
noîc les hommes , qui Içs .obferve ,
qui les craint, qui quelquefois les mé*
prife , mais qui ne trahit fon fecret qii*4
demi. Prefque toujours il gliflè à côté
lies préjugés , fe tenant à la diftance
qu'il faut pour que les uns lui rendent
juftice , & que les autres ne lui en faf-
fent pas un crime. II ne compromet
^ point la raifpn , ne la montre que de
loin , mais la montre toujours. A re-
gard de fa manière , car il en a une ,
Ja fineflè & la grâce y dominent ,
comme on (»%, bi^n plus^uela&r^e^
334 KssÀi
Il n'efl point éloquent , ne doit 8c ne
veut point l'être , mais il attache & il
plait. D'autres relèvent les chofesconv
niunes par des expreflions nobles: lui,
prefque toujours , peint les grandes
chofes fous des images familières.
Cette manière peut être critiquée i
mais elle eft piquante. D'abord elle
donne le plàifir de la furprife par le
contrafte>& par les nouveaux rapports
qu'elle découvre. Enfuite on aime à
voir un tjomme qui n*e(l pas étonné
des grandes chofes ; ce point de vue
fenible nous aggrandir. Peut - être
même lui favons-nous gré de ne pas
nous vouloir forcer à l'admiration ,
fentiment qui nous accufe toujours
un peu ou d'ignorance ou de foibleflè.
On a beaucoup parlé de l'efprit de
Fontenelle. Ce genre d'efprit ne pa*
roit nulle part autant que dans ks élo*
ges. Il confîfle prefque toujours dans
des allufîons jfînes , ou à des traits
à^biûxÂtt connus, ou à des préjugéf
I
s un LES Et 6 ES. 33)
état &: de rang , ou aux mœurs pu-
iques , ou au caraâère de la nation ^
1 à des foibleflès fecrettes de Thom-
€„ à des misères qu'on fe déguife,
des prétentions qu'on ne s'avoue
is. Il indique d'un mot toute la lo«
[que d'une padion. Il met une vertu
i contrafte avec une foibleflè qui
jelquefois paroît y toucher, mais
a'il en détache! Il joint prefque tou-
mrs à un éloge fin une critique dé-f-
ée, Il a l'air de contredire une vérité,
: il rétablit en paroifTant la coFnbsrr<i-
•c. II fait voir ou qu'une chofe dont
n s*étonne étoit commune , 09
u'une chofe dont on ne s'étonne pas
toit rare. Il crée des relTemblances
u'on n'avoir point v.ues ; il faifîtdeîi
ifFérences qui avoient échappé.. JEn-^
n prefque tout fon art eft de furpreiv-
re , & il réuflît prefque toujours. Eti
énéral ^ il fait entendre beaucoup do
hofes qu'il ne dit pas; & cette coni-
afiçc^.tju'it reut bien avoir dans^Jn»
tiS ' Ètskt
famières d^autnil , eft une fl
éàtoitt pour fbn leâeur.
- Je fais bien que ce genre d^
^ fxoofé des critiques ; mais fan
ciifer enctèremenr , on peut di
ce caraâère de beautés conve
F<Hitenelle, comme il y a des p
qui embelliflent certaines femn
qui fiéroient mal à d'autres. Ui
▼aia ne peut «lanquer de plaire ,
il eft lui , c'eft-à-dire quand Ton
idl aflbrti ;à fpn caraâère , mérii
nrejqu'oa ne penfe. Fontene
pouvoit être que ce qu'il fut. Pi
pmes paffionnées , il n'exifle d
nature que de grandes mafiês
ce qui eft fin diTparolt : mais h
fours tranquille, & à la diftanc
ÊiObit de tout , av^oit 16 loifîr d'
Ter les nuances , & de les peindr
le même caraâère , il devoit fi
vn plan rationné de boqheur. I
fentoir bien à inftruire » mais î
ioic plaire. Il ne metisoic alles <
SUR LES Eloges. 337
rét ni à la vérité , ni aux hommes ,
pour fe compromettre : il ne devoir
donc jamais préfenter la vérité avec
chaleur; &fon fyftême devoir être de
la laiflcr entrevoir plutôt que de la dire.
De là ce ftyle prefque toujours à demi-
voilé , & toutes ces énigmes de mo-
rale , auffî ingénieufes que piquantes.
Les lumières générales durent contri-
buer encore à ce ftyle. Plus un fiècle
a d*efprit , plus on peut fupprimer
d'idées. II faut alors plus de réfultats
que de détails. De là une foule de
traits courts & précis , femblables à
ces compofitions chymiques qui, fous
un très - petit volume , renferment
le fruit d'un grand nombre d'ana-
lyfes.
On fe tromperoit pourtant fi oh
croyoît qu'il n'y a dans les éloges de
Fontenelle que ces beautés fines &
délicates. On en trouve aufii d'un
.genre plus relevé , & faites pour con-
tenter le goût le plus auftère ; telles
* Tome IL P
33* Essai
font les idées générales répandues fur
chaque fcience , fur leur origine, leur
progrès, leur but, les moyens de. les
perfedionner, leur liaifon & les points
de communication par où elles fc
touchent. On citera toujours le ta-
bleau de la police de Paris comme un
morceau très-éloquent , non pas à la
vérité de cette éloquence de Tame qui
remue , mais de celle de refprit,qui fait
voir & préfenter un grand objet fous
toutes fes faces *.
♦ Les plus eftimés & les plus connus de ces
éloges font ceux de M. d'Argenfon , du Czar
Pierre , du Maréchal de Vauban , de Newton Se
de Leibnicz. On peut y joindre , quoique dans
un ordre un peu inférieur , ceux de Tournefbrt,
de Boerhaave , de Mallebranche , du Marquis
de l'Hôpital , du grand Caflîni 3 de Renau qoi
eut le mérite ou le malheur d*inventer les ga«
liottes à bombes ; de Hombeig , premier mé-
decin 9c cbymifte du duc d^Orléans Régent ; du
Êimeuz géographe de Lifle , qui raccourcit la
mci Méditeuaftéc de }oo lieaes ^ ôc V4l6c 40
SUR LES Eloges. 339
Enfin on peut remarquer , à la
gloire de Fontenelle, que parmi tous
ceux dont il a fait I*éloge on ne trouve
que des hommes vraiment elHmables.
On remarquera encore qu'il refufa de
fcMier €eux qui, après avoir recherché
la diftindion d'une place dans l'aca-
démie des fcîences , négligèrent en-
fuite , ou par indifférence , ou par
d'autres motifs, la place qu'ils avoient
.obtenue , dédaignant un devoir qui
les honoroit, & prefqu'inconnus à la
Compagnie qui avoit bien voulu 'les
^idopter. Fontenelle penfoit que pour
mériter un l5loge , il ne fuffifoit pas
d'avoir ait infcrire Ton nom dans une
lifte ; que les hommes du plus grand
nom, quand ils ne portoîent pas des
lumières dans une Compagnie favante,
joo ; Se de Ruifch, célèbre anatomifte Hollan-
dois, avec qui le Cxar Fierre pafToit des jourc
entiers poar admirer ou pour s*iiiftniire, & dont
le cabîaet fat ttao(porté de La Haye à Pétec^
Ibpius,
PlJ
340 Essai
dévoient du moins y porter du zèle;
que des titres feuls ne peuvent ho-
norer un corps où Ton compte les
Caflîni , les Leibnîtz & les Newton ;
& qu^enfin , s^il y a des lieux où un
rang & des dignités fuffîfent pour que
la flatterie foit toujours prête à pro-
diguer l'éloge, ce n'eft pas à une Com-
pagnie de philofophes à donner cet
exemple. Il avoit donc alors le cou-
rage de fe taire ; & il feroit à fouhaiier
que dans les mêmes occafions on ren-
dît'toujours la même juftice.
Il n'entre point dans mon plan de
parler de tous ceux qui du temps de
Fonrenelle , ou après lui , ont écrit
dans le même genre. Ce dérail feroit
immenfe & peu utile. Si le public les
connoît , c'eft à lui à les apprécier;
s'il ne les connoît point , ils le foni
déjà. Qu'il me foit permis feulemeni
de m'arrêter fur les éloges de Mon-
tefquieu , de l'abbé Terraflbn , de
Bernouilli & de Dumarfais. Cojnfinw
SUR LE RELOGES. 34X
ils ont un caradère qui leur eft pro-
pre , & que leur auteur n'a voulu imi-
ter ni Fontenelle , ni perfonne ^ ils
xnéthcm d'être diftingués ici comme
ils Tont été par le public. Ce qui ca-
radérife l'auteur de ces éloges, c*eft^
une philofophie pleine de fermeté^ &
quelquefois de hauteur ; une anie qui
ne craint pas de fe montrer , qui o(e
afficher fon eftime ou fa haine , qui ne
bleflè point les convenances , mais
qui en ôtant à la vérité ce qu'elle a de
révoltant, lui laifTe tout ce qu'elle a
de noble ; un efprit à la fois fage & •
profond ; l'étendue des idées jointe à "
la méthode ; un ftyle précis qui n'orne
point fa penfée, qui ne l'étend pas,
dont la clarté fait le développement,
& dont la parure eft la force ; & quel-
quefois l'art de faifir le ridicule & de
le peindre avec toute la vigueur que
donne le mépris , quand ce mépris eft
commandé par la raifon. Il eft aifé de
voir en quoi l'auteur de ces nouveaux
Piii
^^1 E s »A I
éloges diffère de^ontenelle. La diffé-
rence de leur manière vient de celle
de leur ame. Si on a comparé Tun ï
Pline , on peut avec plus de raifon
comparer l'autre à Tacite. II en a la
marche , fouvent la profondeur ; &
réloge de Montefquîeu rappelle en
plus d*un endroit l'éloge d'AgricoIa.
Je ne puis finir cet article fur les
éloges des gens de lettres & des fa-
vans , fans parler encore d'un ouvrage
de ce genre, qui porte à la fois rem-
preînte d'une imagination forte te
d'un cœur fenfible ; ouvrage plein de
chaleur & de défordre , d'enthoufiafnie
& d'idées , qui tantôt refpire une mé-
lancolie tendre, & tantôt un fentiment
énergique & profond; ouvrage qui
doit révolter certaines âmes & en
paflionner d'autres , & qui ne peut être
médiocrement ni critiqué,ni fenti.C'eft
I éloge de Richardfon ; ou plutôt ce
n'eft point un éloge, c'eft une hymne.
L'orateur reflèiuble à ces grands-pré-
s V R L fi s Ë L O G Ë s. 34)
î très antiques qui , à la lueur du feu
; facréy parloient au peuple aux pieds
t de la ftatue de leur divinité. En Técou^
tant, l'enthoufîaftne fe communique:
le fentiment ^ quoiqu*exagéré , paroîc
vrai. Ce mélange d'imagination & de
l philofophie, de fenfibilité & de force ,
[ CCS exprefîîons tantôt fi énergiques &
tantôt fi fimples , ces invocations û
t-- paflîonnées, ce défordre , ces élans &
I enfijite ces filences , & pour ainfi-
r dire , ces repos , enfin cette con-
Verfation avec fon leÔeur, quelquefois
fi douce, & d'autres fois fi impétueufe,
tout cela s'empare de l'imagination
d'une manière puifiante , & laifie Tame
à la fin dans une émotion vive & pro-
fonde. Je fais qu'il y a des hommes
qui ne peuvent approuver dans les
autres ce qu'ils n'ont pas fenti. Ceux-
là goûtent des beautés d'un autre
genre. Plus heureux cependant ceux
qui ont reçu de la nature une ame
ouverte à toutes les imprefiîons , qui
Piv
i
^44 Essai
IbÎTCDf arec plaîfir un enchaînement
dTidées rafles ou profondes , & ne s'en
fintnt pas arec moins de tranfporc à
un lèndnienr impétueux ou tendre.
Celin qui ace reflort dansTame, a un
lêns de plus ; & il doit remercier la
naturel
^ Defw €jat cet oirrr^e eft ^crit, ila pam
4es âooes d'nimiéme diftingué dans ^Séîto$
pmxs, Sl. jofteinenc accaeillis du public Noos
iL*«n ptarlezoQS pas ici, paice qu'ils (bot tiop
pRs de «xtss les indiquer ^ c*eft Jes faire con-
^m^..
w^^
wm
SUR LES EXOGES. 34Ç
CHAPITRE XXXVII.
Des Eloges en Italie en Efpagne^
en Angleterre j en Allemagne , en
Rujfie.
3 'ai tâché de faire connoître la plu-
part de ceux qui, dans les langues an-
ciennes , ou dans la nôtre , ont écrie
dans le genre de Téloge. Les Langues
Italienne, Efpagnole, Apgloife & Al-
lemande ne nous offrent prefque rien
de célèbre dans ce genre. En Italie on
a une foule de panégyriques de cardi-
naux & de papes , mais la plupart écrits
en latin. Les Italiens modernes, quoi-
qu'ils defcendent prefque tous de Gau-
lois , d'Africains, de Germains, de
Goths , de Lombards , d'Allemands
& de François, bien plus que des an-
ciens Romains , aiment toujours la
langue qu'on parloir autrefois au Ca-
pitole : elle leur rappelle qu'ils ont été
Pv
)4^ Essai
les maîtres du monde. Ce font de
grandes familles dépolfêdées , ou d^
gens qui ont la prétention d'en être,
Se qui ont gardé les armes de leur
maifon. Quand la Langue Italienne
fut cultivée, elle eut des politiques,
des hiftoriens & des poëtes. Elle put
oppofer Machiavel à Tacite , Guîchar-
din à Tite-Live , le TafTe à Virgile,
& TAriofle à Ovide ; mais elle n'eut
rien à oppofer à Cicéron ou à Pline.
En général l'éloquence Italienne a
peu de caraâère & de force. II femblc
que cette nation fpirituelle & vive,
dans un climat doux & voluptueux,
livrée à tout ce qui peut amufer Tima-
gination & enchanter les fens , s'oc-
cupe plutôt à jouir des impreflîons
qu'elle reçoit qu'à les tranfinettre , &
dans Texpreflion des arts même cher-
che encore plus à intérefler les fens
que Pâme & Tefprit. La mufique, pour
laquelle les Italiens font fi paflfîonnés,
& qu'ils ont cultivée avec tant de fuc-
SITU LES El06£S« 34^
ces, eft de tous les arts celui qui
parle aux fens avec le plus d'empire.
Ils ont négligé la tragédie , deftînée à
peindre les paflions & les hommes , &
fe font livrés tout entiers à Topera ,
qui d'un bout à l'autre eft le fpeâa-
cle des fens. Leur comédie, où il y
a bien plus <le fpeâacle & de mouve*
ment que de peinture de mœurs ,
paroit plus faite pour les yeux que
pour l'efprit. Dans tous leurs grands
poèmes , fans en excepter TAriofte
& le Taflè, la partie des defcrîp-
tions & des tableaux eft en général
très - fupérieure à la partie des fen-
timens. Enfin dans leur converfation
même û fouvent ingénieufe & pi-
quante , par la vivacité des images &
la force de la pantomime qui anime
tous leurs difcours ils femblent fur-
tout parler à l'imagination & aux fens.
On peut dire que leur éloquence par-
ticipe à ce caraâère général. Les Ita-
liens vont entendre un difcours à peu*
P vj
34^ Essai
près comme ils entendent un concert.
L'orateâr déploie toutes les richefTes
& la mélodie de fa langue ; il combine
les mots pour le plaifir de l'oreille ,
comme le mufîcien combine les fons.
Le cours harmonieux des paroles qui
fe fuccèdent & qui s'enchaînent , fou-
tient & fixe l'attention ; & la panto-
mime de l'orateur frappant les yeux,
en même temps que la mufique des
mots frappe l'oreille , fert pour ainfi
dire d'accompagnement à cette mufi-
que. Cependant le difcours femblable
à de l'harmonie fans caradère , s'ar-
rête à la furface des fens ; l'anie n'a
aucun des plaifirs qui Tintéreflènt ;
elle n'eft ni remuée par des paflfions ,
ni attachée par des idées.
On l'a déjà dit , il ne peut y avoir
de grande éloquence fans de grands
intérêts; & il faut convenir que pour
célébrer la barrette donnée à un pré-
lat d'Oftie ou de Faenza , ou pour
clouer un pape à fon inflallation , il ne
su R L ES Eloges. ^9
faut ^as autant d'éloquence qu'il en
ùlloit à Céfar pour gouverner le fé-
nat & le peuple de Rome. Parcourez
tous les autres Etats dlralie; eft-ce à
Venife qu'il naîtroit des orateurs >
Venife , dont Tariftocratie févère eft
fondée fur la crainte ; où la politique
inquiète & foupçonneufe marche quel-
quefois dans la nuit entre des inquifi-
reurs d'Etat & des bourreaux 5 où
tout eft couvert d'un voile ; où le
gouvernement eft muet comme l'o-
béiflànce ; où la barrière qui fépare la
NoblefTe & le peuple défend aux ta-
lens de s'élever; où le plaifir même
eft un inftrument de politique, Se où,
par fyftéme , on a fubftitué à la liberté
qui élève les âmes, la licence qui les
amollit; Venife, où tout ce qui feroit
grand feroit fufpeâ: ; où enfin le ca-
raâère de tous les principes de gou-
vernement eft d'être immobiles &
calmes, & où depuis des fîècles tout
tend à la confèrvation & à la paix^
3^0 Essai
rien à ragrandiflement & à la gloire.
L^ariflocratie de Gênes, quoique fon-
dée fur des principes un peu difië-
rens , n'eft guères plus ^vorable aux
orateurs. Florence , féjour & berceau
de tous les arts , cultiva dans les ora-
ges de fa liberté l'éloquence & les
lettres avec fuccès ; mais depuis que
la Tofcane n'eft plus gouvernée par
fes loix , Florence a plutôt confervé
le goût des arts que leur génie : elle
honore la mémoire de fes grands
hommes , & n'en produit pas de nou-
veaux. Il en eft de même de la plus
grande partie de l'Italie , qui fou-
mife à des dominations étrangères ,
& tour- à -tour envahie, fubjuguée,
défendue, gouvernée par des Alle-
mands , des Efpagnols ou des Fran-
çois , a perdu pour ainfi dire cette ef-
pèce d'intérêt de propriété pour fon
pays , qui développe les talens & crée
les efforts en tout genre. Chez un
peuple qui n'eft pas libre , ou ne l'eft
SUR LES Eloges. 5^1
qu'à moitié, jamais le génie de Télo-
quence n'a paru qu'avec Véclat du
gouvernement; & les grands orateurs
y marchent à la fuite des généraux ,
des miniftres de des grands hommes
d'Etat.
Au refte, de toutes les nattons mo-
dernes, les Italiens font peut-être
ceux qui ont rendu le plus d'hommage
à leurs hommes iiluftres. Là aufli
comme ailleurs , le génie de fon vi-
vant fut quelquefois puni de fa célé-
brité : mais fouvent il reçut des ré-
compenfes éclatantes ; & toujours
après fa mort, on lui prodigua, pour
rhonorer , les infcri prions , les fta-
tues , les maufolées & les éloges. Dans
le feizième fiècle fur-tout, on vit naître
une foule d'ouvrages deftinés à con-
ferver les noms de tous les Italiens cé-
lèbres. Chaque ville , chaque pays a
voulu avoir la lifte de fes grands hom-
mes. Poètes , peintres , fculptcurs ,
philofophes , favans dans les langues
i$% Essai
anciennes, hiftoriens, politiques, tout
a été célébré , tout a eu fa portion
d'immortalité dans quelques lignes
écrites au bas de leurs noms. Il e(t vrai
que cette immortalité a été quelque-
fois un peu obfcure. Les hommages
rendus à des contemporains font com-
me des traités que la vanité d'un fiècle
fait avec les fiècles' fui vans, & que la
poftérité ne ratifie pas toujours. Mais
lorfque ces honneurs font accordés à
des hommes vraiment célèbres «ilsont
droit d'intéreflèr dans tous les temps.
Tels furent ceux qu'on rendit à la mé-
moire de Michel Ange , & qui pei-
gnent à la fois renthoufiafnie de fon
fiècle & de fa patrie pour les arts.
Cet artille fameux étoît mort à
Rome , & le pape vouloit le faire
enterrer avec la plus grande pompe
dans l'églife de St. Pierre , qu'il avoit
contribué à embellir par fon gé-
nie *. Mais Florence, fa patrie, ne
^ On auroïc pu alors mettre fat Cou tombean
SUR LES Eloges. 3$}
put confentir à le céder. O» ne Taii-
roît pas rendu ; il fallut Tenlever. Il fe
fit une confpiration pour avoir fon
corps , connue il s'en eft fait plus
d'une fois pour s^emparer d'une ville.
L'enlèvement réuflît. Le fouverain de
Rome fut indigné : les Florentins fou-
tinrent leurs droits avec courage. A
l'approche du corps , tout le peuple
fortit de Florence : à peine le cercueil
pouvoit fendre la foule. On le dépofa
dans la principale églife îufqu'à ce
qu'on eût ordonné fa pompe funèbre.
Jamais peut-être la cendre d'aucun
fouverain ne fut enfevelîc avec de
plus grands honneurs. On lui éleva
un catafalque décoré de ftatues, d'em-
la même infcripcion qu*on a mi(e à Londres Cit
le tombeau de Tarchirefte (Wren) qui a bâti la
cclcbre églife de S. Paul , & qui y eft enterré.
On s'eft contenté de graver fon nom fur une
pierre avec ces mots , a tu cherches un monu«
9» ment , regarde autour de toi ». Si monument
tum quarts , circumfpicc.
3^4 Essai
blêmes 8c de peintures. Uéglîfe «M-
tière & huit chapeHes étoient déco-
rées avec la même magnificence. Les
époques les plus intéreflàntes de fa vie
y étoient repréfentées. On le voyoît
député en ambaffade vers Jules H;
traité avec le plus grand refpcâ: par
tous les princes de la maifon de Mé-
dicis ; converfant avec les papes , &
afTis à côté d'eux ^ tandis que les car-
dinaux & tous les courtifans étoient
debout; comblé d'honneurs à Veni(ê|
où la république & le doge renvoyè-
rent complimenter à fon arrivée. Oa
le voyoit dans fon école comme dans
un temple , environné d'une foule
d'enfans & de jeunes gens de tout
âge , qui lui ofFroient les effais de leurs
travaux; & lui, comme une divinité,
leur communiquant pour ainfi dire le
génie des arts. Plufieurs figures ani*
moient par leur mouvement cette dé-
coration; le Génie ardent & lesaites
déployées, une Minerve douce &
âdftère 8c qui méloit le goât à la
fierté, PErude méditant & dans on
repos adif , la Proportion légère mar-
quée par une des Grâces , Tame de.
Michel Ange, fous remblême d'un
Génie célefte, s'élevant & femblant fe
perdre & fe confondre dans des flots
de lumière ; plus loin TEnvie ceinte
de ferpens , une vipère à la main , vou-
lant vainement exhaler fon poifon fur
la Gloire ;& la Haine enchaînée qui fe
débattoit, qui cherchoit, en frémif-
fant , à fe relever , & retomboit fous
fes fers. Cependant une Renommée
planoit fur le cercueil , & fembloît
emporter la réputation & la gloire de
Michel Ange vers les fiècles à venir.
Telle fut une partie de cette déco-
ration exécutée par les plus habiles
peintres , ftatuaîres & architeâes de
la Tofcane. La pompe funèbre fut cé-
ébrée avec une magnificence digne
de cet appareil. On étoît accouru de
toutes les parties de l'Italie : c'étoit la
%i6 ËffSAt I
fèce des takns & des arcs » célébrée p^
la réconnoiflànce. Au milieu de oé
concours, roraiTon funèbre de A^r
chel Ange fut prononcée. L'orateujC \
étoit le Varchî : il avoir la plus grands ,
^réputation ; & Ton regarda comme
une partie confidérable de (a gloire dé
Michel Ange d'avoir pu être célébré
par un homme fi éloquei^t '^. BîenDSc
après cette décoration paflagère, dé^
tinée à orner une pompe funèbre d*àfl
jour I on lui éleva un maufolée plus
durable , & dont les marbres fureof
donnés par le grand duc« Ce maufoIéè
fubfifte encore i mais les vrais monu-
mens de la gloire de Michel Ange
font fes ouvrages, & fur- tout la fa--
meufe coupole de St. Pierre. La ja-
loufie des Florentins qui a difputé fa
* Léonard Salviati , jeune homme de vingt-
deux ans , prononça auflî un difcours en Thon-
neur de Michel-Ange & des Arts^ Ces deux dif-
cours furent publiés avec une foule d'inscrip-
tions & d'éloges en vers.
SUR LES Eloges. 357
C&ndre, n'a pu enlever ce monument
à Rome; & fi fa patrie jouit de fon
tombeau , Rome , où il a exécuté la
plupart de fes chefs - d'oeuvre , jouit
de fon génie.
Aujourd'hui en Italie la dîftindion
des oràîfons funèbres eft réfervée ,
comme dans le refte de l'Europe , à
ceux qui ont eu des honneurs ou des
places. C'eft un dernier hommage
rendu au pouvoir* A l'égard des vi-
yans , rien de plus commun en Italie
que les éloges ; mais on les diftribue
en fonnets : c'eft pour la louange la
monnoie courante du pays. Chacun
la vend , la donne , l'achète , ou la
reçoit. Il y en a pour tous les évène-
mens & toutes les fêtes. On loue éga-
lement un bourgeois & un prince , les
cardinaux & les femmes , des faints ,
des moines , des poètes , àcs relî-
gieufes , ceux qui ont quelque pou-
voir dans ce monde , ou ceux qui
p^en ont que dans l'autre. Tous ces
3^8 Essai
panégyriques en fonncts , éternelle-
ment répétés , & éternellement ou-
bliés, tombent les uns fur les autres,
comme la pouflière dans un lieu où
Ton marche. Au refte , ces éloges font
fans conféquence; on n'en eft ni plus
grand, ni plus petit pour les avoir ou
faits ou reçus. Ceft un effet de Thabi-
tude & de la mode; c'eft comme dans
un autre pays une révérence ou ua
gefte de plus.
En Efpagne on connoîtvle genre
àts oraifons funèbres , mais nous ne
ConnoifTons point d'orateurs qui s'y
foient diftingués.
Ce genre feroit né en Allemagne,
fi'il n'avoit point été inventé ailleurs.
II paroît fait pour le pays où il y a
le plus de rangs , de titres , de gran-
des, de moyennes ou de petites fou-
verainetés , & où la vanité humaine
attache le plus de prix à toutes les
ri^préfentations de la grandeur , vraies
OU ^uiFes. Pans une académie célè«!
sirit LES Eioess. 3^9
brc d'Allemagne on a auflî établi Tu-
iàge des éloges poiïr les gens de let-
tres & les favans. £r , ce qui eft un
hommage rendu à notre langue , ces
éloges fe prononcent en François. Nous
en connoiflbns plufieurs de Mauper-
tuis. Ce philofophe , né avec plus
d'imagination que de profondeur , &
qui peut- être avoir pliis d'çfprit que
de lumières ; qui s'agita toute fa vie
pour être en fpedacle , mais à qui il
fut plus facile d'être fingulier que d'ê-
tre grand ; qui courut après la renom^
mée avec l'inquiétude d'un homme qui
n'eft pas sûr de la trpuver; qui quitta
fa patrie parce qu'il n'étoit pas le pre-
mier dans fa patrie ; qui s'ennuya loin
d'elle , parce qu'il n'avoit trouvé que
k repos, fie qu'il avoir perdu le moQ-^
vement Se des fpeâateurs ; qui trop
jaloux peut-4tre des fuccès de focîé-
tés , perdît la gloire en cherchant h
confidération ; frappé de bonne heure
4e la grande célébrité de Footeni^i^
gfo 'Essai
avoît cru devenir auffi célèbre que lui
en rimitant. Il avoit cTonune Fonre-
nelle voulu orner la philofophie par
les grâces ; il' chercha de même k
copier fa manière dans les éloges.
Mais en imitant un autre , il ait au-
deflbus de lui-même. Les défauts qui
tiennent à la nature , font quelquefois
piquans ; les beautés qu'on emprunte
font prefque toujours fans effet : il y
manque pour ainfi dire raflbrtitneot
& Penfembie. C'eft comme fi un fta-
tuaire ou un peintre vouloit jettcr fur
!e corps d*une Vénus la draperie d'une
Minerve.
On a vu dans la même académie
quelques éloges de favans &: de gens
de lettres, compofés par un fouverain.
Cet exemple nous rappelle les temps
où le même homtne étoît orateur»
poète , faifoit des loix , & gagnoic des
batailles.
En Angleterre le genre des éloges
eftpeu connu. La confticution mémci
qui
<
SUR LES Eloges.' j6t
qui par-tout dirige la pente des efpnts ,
s'oppofe à ce genre de littérature.
Comme tous les pouvpirs y font t}a-
lancés , il ne s*y élève jamais dcj^/Stàf
fance qui fubjugue tout , & qui réunie
fant toutes les forces , entraîne auffi
tous les hommages. Comme tqus les
droits des citoyens y font fixés, le bon-
heur dont on y jouit paroît être Tou-
vrage non d'un homme , mais de la
loi. Com'me la foiblefle n'a rien à
craindre d'aucun pouvoir , elle n'a au-
cun pouvoir à flatter.
Ailleurs on loue le fouveraîn ; fon
caraâère ou fon génie fait le fort de
fa nation. Là , le fouverain mis ^f-
que toujours en mouvement parttna-^
tion , ne fait qu'exécuter la volonté
générale. Il pourroit être grand com-
me particulier , & peu influer comme
prince *. Peut-être même des qualités
brillantes pourroient être fufpedes à
^ On peat citer en exemple Guillaume
Prince d'Orange , devenu Roi d'Angleterre.
Tome IL Q
362 Essai
un peuple qui joint l'inquiétude à la
liberté : car il peut calculer les forces
d'une puifiàoce^qu'il connoit ; mais ii
ne peut calculer Tinfluence de Taâi*
viré & du génie.
Ailleurs on loue ceux qui gouver-
lient fous le prince ; tout pouvoir
trouve un culte. En Angleterre rare-
ment le pouvoir impofe à l'imagina-
tion ; fouvent il efl fufpeâ ; & ceux
qui Texercent , perdent par Feur pou-
voir même une partie des hommages
qu'auroient mérités ou des talens ou
des vertus.
Enfin il y a des pays où les voix
fe réuniflent aifément , parce que
les intérêts y font ks mêmes. Les
èfprits & les âmes , par la grande
communication, y prennent la mê-
me couleur; & tout s'y décide par
certaines impre fiions rapides , aux-
quelles on aime à fe livrer. Alors les
opinions s'étabîifTent comme les mo-
des ; & on loue avec tranfport au^
sxjR LES Eloges. 353
jourd'huî ce qu'on oubliera demain.
Mais dans un pays oîi des partis fe
choquent, où les opinions ont la
même liberté que les caradères , où
chacun a fes fens , fes yeux , fon ame ,
où la renommée a mille voix dîfRren-
tcs , on doit admirer peu , eftimer
quelquefois , louer rarement. Enfin ïa
louange en général paroît à cette na-
tion fière & libre tenir toujours un
peu à Tefprit de fervitude. Je ne parie
pas de ces gazettes où des écrivains
politiques , animés par une faâion ou
par leur propre caraâère, vantent
toutes les femaînes , à tant par feuilles ,
un projet ou un homme. Je 1:1e parle
pas non plus des poètes. Les poètes
en tout pays font une nation à part;
& ils font panégyriftes en Angleterre
comme ailleurs. La fenle différence^
c'eft que les poètes anglois louent
peut-être avec moins de délîcatefle &
plus d^enthouikfme. Leur imagina*
Qij
3^4 Essai
tion folicaire Se forte aggrandic les
hommes comme les chofes.
On comiolc le panégyrique de
Cromvel par Valler. Ce Valler,
après avoir combattu & lignalé fon
zèle pour Charles I , après avoir fouf-
ferty pour la caufe des rois , la prifon,
Texily la perte d'une partie de fes
biens» & (auvé à peine fa tête de Té-
chafaud » eue la balTeiTe de faire fol-
liciter fa grâce auprès de fon tyran ,
& la bafleflè plus grande encore de
louer publiquement fon opprefleur &:
le bourreau de fon maître. Mil ton ,
du moins » montra plus de courage.
Lui qui avoit fcrvi Cromwel de fon
épée & de fa plume , après le réta-
bliflemetit de Charles II, garda le
iilence , & relia pauvre & malheureux»
fans flatter ni prier. Je défirerois que
Waller , dans une caufe plus jufte ^
eût fait de même. On doit fuppofer
qu'il fut ébloui par les qualités du Pro-
SUR LES ElOGES. 365
teâcur , & qu'il pardonna fes malheurs
à celui qui régnoit en grand homme.
Ce qui nous le feroît croire , c'eft qu'il
loua encore le tyran après fa mort.
On a de lui un éloge funèbre de Crom-
wel , plein d'imagination & de gran-
deur. Le même homme loua enfaîte
Charles II. On connoît le reproche
que lui fit le roi , & fa réponfe *.
Les Anglôis ont plufieurs autres
panégyriques en vers. Leurs fameux
poètes fe font exercés dans ce genre.
Dryden en a confacré un à une An-
gloife célèbre par fes vertus ; &
Thompfon a fait un éloge funèbre
de Newton. Comme cet ouvrage eft
peu connu parmi nous , qu'il me foie
permis d'en citer la fin, Thompfon ,
après avoir décrit toutes les décou-
vertes de ce grand homme fur la gra-
vitation , fur les comètes , fur la lu-
*Yous avez mieux fait pour Cromwelj lui dit
le Prince. Sire, dit Waller, nous autres poètes
BOUS réuillffoiis mieux dans les fixons que dans
les vérités. Qiij
366 Essai
xmère , fur les couleurs, fur la chro-
«ologie^ après avoir peine la douceur
de Tes mœurs , & l'élévation tranquille
& calme de fon caraâère , s'inter-
rompt touc-à-ccHip. >» N'entends -je
)> pas , dit - il , une voix femblable à
» celle qui annonce les grandes ré-
» volutions fur la terre? Cen eftfait,
» j'ai rempli ma tâche , fir ma car*
» riÀre eft achevée. Cette voix rcten-
» tit dans Tunivers, & Newton meurt
i> Arrêtez , s'écrie le poète ; que de
n foibles larmes ne coulent pas pour
3' lui ; c'efl fur la tombe de la beauté»
^ de la jeunefTe & de l'enfance qu'il
^ faut pleurer ; c'ed là qu'il faut porter
» vos chants funèbres : mais Newton
3> veut d'autres hommages »>. Puis
tuut' à-coup il s'écrie; » Honneur de
3> la grande Bretagne , ô grand hom*
» me, foit qu'aflis dans les cieux tu
» t'entretiennes avec leurs habitans ,
51 foit que porté fur Taile rapide des
>3 génies célefles tu voles à la fuite de
/
siTR LES Eloges. 367
»ces fphères immenfes qui roulent
» dans refpace, comparant dans ta
a» marche les êtres avec les êtres , perdu
*> dans les ravilTemens , &. livré aux
» tranfports de la reconnoîffance pour
» les lumières que l'Etre fuprême avoît
» vcffées dans ton ame ; oh î regarde
» en pitié ce foible genre humain que
>> tu viens de quitter ; élève l'efprit de
« ce bas univers ; préfide à ton pays;
» ranime Tes talens , & corrige Tes
» mœurs. Quoiqu*avilîe & corrom-
p pue , c*eft TAngleterre qui t'a vu
» naftre: elle fe glorifie de ton nom;
» elle t'offre pour modèle à fes en-
s> fans. Un jour, ô grand homme , ta
9» cendre ranimée reprendra une fe-
I» conde vie, lorfque le temps ne fera
» plus. En attendant , fois le génie de
» ta patrie , tandis que ta pouflière
»j facrée dort avec celle des rois , &
*> qu'elle daigne honorer leurs tom-
s> beaux ». CeA avec cet enthoufiafme
Qiv
5<58 Essai
que les Anglois louent leurs grands
hommes*.
Ce même Thompfon a compofé un
éfoge funèbre en Thonneur du lord
Talbot , qui avoir été fon bienfaiteur
& fon ami. Ce panégyrique offre auffi
des beautés. Il efl adrefTé au fils da
mort; & voici comme il commence:
9 Mîlord, tandis qu'avec ta nation tu
n pleures un ami & un père, permets
a» à ma niufe de verfer fur la tombe de
» Talbot des vers fortis de mon cœur
».& didés par la vérité. Ma mufe, tu
» le fais , dès long-iemps s'eft ciflirgée
» du double emploi de louer le nié-
» rite mort , d'humilier l'orgueil vi-
» yant. Sa tâche généreufe commence
» oii rintérét finit , &c. ». Dans un
eOviroit où il parle de la proteâion
que Talbot donnoit aux arts : » Bien
» différent ^ dit - il , de ces hommes
» vains qui , ufurpant le nom dei pro*
» teâeur qu'ils avilillent, ofeotfacri-
n
«s
SUR LES ElOCES. Jf^f
» fier un homme de mérite à leur or*
Mgueil , & répandre la rougeur de la
» honte fur un front hcMinéte; quand
n il accordoic une grâce, c'écoit Une
•• dette qu'il fembloit payer au mé-
» rite , à la nation , & à TEtre qui efl
n la fource éternelle de tout bien. Les
w^mufes reconnoiflantes avouent un
» tel protedeur ; mais leur noble fierté
• rejette avec dédain les fecours faf-*
n tuetK que leur offre quelquefois la
main infultante de la vanité »; &
à la fin: » Pardonne, ombre immor-
» telle ! ( fi quelque chofe de cette
D3 poufiière de la terre peut encore
» monter jufqu*à toi ) pardonné un
» vain éloge inutile à ta gloire. Que
» dis-jfeî non rien n'eft vain de ce que
o lareconnoiflance infpire. D'aiUeurs
«ma mufe acquitte un devoir; elle.
3> rend ce qu'elle doit à la vertu j à la
• patrie, au genre humain, à la nz^
»ture immortelle & fouveraîne qui
>» Un a donné ^ comme à fa prdtrefflè y
0^ '»r.S«-|>LlL.. .^.^.
wthymoai: en nioonair 4t tout .ce
nxpxyip fiorsK dei^tanl ic de bcm
méàmtmiwnm. ; Vc
On voit ^).eft letton idèâttr
llkftdecesâogesi laijgiiegr 4ÇM
flw y règne » vaut bieo ipotn dâifR^r
^(le.ft notre go&t^ Gb g«6c«« fi;.|i^
ceAire,.aw ^ueIqiie^|Upêerni^>
•itft la to. qui retrwKHf^r «fV^^ fi*À
fw le fève 9» 6k prcKltiirç^lviftifJbnp
timent énergique & jioble va^tniîjntt ]
qu'une bewfé euâe & frcude. Si uo
Spartiate eût daigné écrire, j'enfle pré»
^fëré ibfi éloquence à celle d'Athènes.
Le génie du Czar Pierre > qui a
porté les femences de tous les. jirts en
RuHie y y a fait naître aufli Télo^ence.
^ Nous avons un pan^rique de ce
. grand homme , en Langue Ru(fe , qui
mérite d'être connu» U eft de M. Lo»
manofofr, écrivain original dans Ton
pays , 6c qui jufqu'à préfent a le plus
honocé fa nation. Voici quelques traits
SUR LES Eloges. 37^
de cet téloge. On y trouvera cetré
teinte de poéfie qui conyient au genre,
& encore plus à un peuple à peine cî-
vilifé , où le génie même doit aTOÎf
plus dé fenfations que d'idées. >^ Sup*
» pofez , dit l'orateur , un Mofcovîte
fj (brti de fa patrie avant les entreprî*
n Tes de Pierre le Grand ; fuppofe*
9> qu'il ait habité au-delà des mers,
9> dans des climats oii le nom & les
•» projets du Czar n'aient pas péné-
j» tré. A fon retour , que penferoit le
j» voyageur , en trouvant dans fon
i3 pays les arts établis , de nouveaux
» liabillemens , des mœurs nouvelles 7*^
»j archîtedure , maifons , citadelles ,
» villes , loîx , ufages , coutumes ,
#tout enfin jufqu'au cours des fleuvci
iy & aux bornes de la mer , changé
;> dans cet empire. Ne croiroit-il pa(S
9> ou que fon abfence a duré des fié-*
» clés, ou que le genre humain s'eft
» réuni pour créer en fi peu d'année*
35 tant de merveilles , on que ce fpec-
37^ Essai
a»tacle étonnant n'eft que TefFct k
» rillufion d'un fonge }
Ailleurs il perfonitie la Ruflie qui
trifte & fanglante , apparoir aux yeux
du Czar pendant fes voyages. Elle
rappelle y elle fui tend les bras. » Re-
» riens , ayes pitié de mes malheurs.
«> Des traîtres me déchirent , des bri-
» gands me défolent >». Le héros fea-
fible à ces accens ^ revole vers elle.
Il le peint enfuite combattant au-de-
hors & rour-à-tour la Suède ^ la Po-
logne , la Crimée , la Turquie , ta
Perfe ; au-dedans , les ftrclirz, les fa-
natiques ^ les patriarches & les cofa-
ques ; dans fa propre maifon ^ les in-
cendies » les empoifonncmcns & les
afTafltnats: il peint fur- tout fon aâî^
vite prodigieufe. >» Que de courfes ,
tf de trajets ^ de voyages ! La Duna
» & le Niéper ^ le Volga & le Tanaïs,
*la Viftule & TOder, l'Elbe & le
•^ Danube , la Seine , la Tamifc & le
«I Rhla ont tour - à - tour dâis leurs
SUR LES Eloges. 573
p eaux réfléchi fon image. Les quatre
>> mers qui bornent cet empire > té-
w moins de fes exploits , fefont tour-
>j à-tour courbées fous le poids de/es
» flottes, Parcourez des pays innomr
» brables ; par- tout vous trouverez
» des traces de fes cas. C^eft ici qu'il
*> s'arrêta après un voyage de cinq
» cents lieues ; à cette fource d'eau il
n étancha fa foif ; dans cette plainenl
19 rangea lui-même fon -armée en b^
yy taille ; dans cette forêt il marqua
u avec la hache les chênes qtf il fat-
p loit abattre pour conftruire des
ai vaifleaux. Ici il travailla comme usi
» (impie artifan; là, il écrivit des loix;
» plus loin il traça des plans decon&
» truâion pour une flotte^ Voîci le^
M ports que fa main a creufi^ ; voilà
>> les forterefTes qu'il a bâties ; ç'çft
9» ici qu'il arrêta le fang: qiu- couloit
» de la WeflTure d'un de fes fujets. Sem-
ant blabk à Taftre qui éclaire le ipotide^
» feoiblable à k mer agitée £}xul cdBf:
374 /ESSAI
>» par le flux Qc le reflux , ce héros a
» été pour fes peuples dans un mou-
t> vement étemel. Mille ans de We
niuffiroient à peine à tant de tra^
)• vaux ; & fa vie a été fi courte ! >>• Ce
difcours finit par une apoftropheà
Tame du Czar qui eft fans doute dans
les cieux » d'où Torateur le prie de
yeiller fiir Ton empire. Il faut convenir
qu'il y a dans la plupart de ces mor-
ceaux , le ton d'une vraie & noble
éloquence. Lorfque» il y a cent ans ,
la Ruffîe étoit à peine connue , que
les defcendans des anciens Scythes
étoient encore à demi fauvages , & que
le lieu où eft aujourd'hui fituée leur
capitale , n'étoit qu'un défert , on ne
s'attendoit pas alors qu'avant la fin du
fiècle , l'éloquence dût y être cultivée ;
& qu'un Scythe , au fond du golfe de
Finlande , & à quinze degrés au delà
du Pont-Euxin , prononceroît un tel
panégyrique dans une Académie de
Pécersbourg. On ne s'anendoit pas
SUR LES Eloges. 37$
davantage qu'en 1771 un orateur pro-
nonçât fur le tombeau même du Czar
Pierre un remerciement à Tame de ce
grand homme ^ pour une vîdoire rem-
portée par une flotte Rufle dans la
Méditérannée , & au milieu des iflet
de TArchipeL Cette idée digne des
anciens Grecs , qui croyoienc que le
^énie des grands hommes veilloit tou-
jours au milieu d'eux , & que leur am^
étoit préfente parmi leurs concitoyens
pour animer & fou tenir leurs travaux,
eil peut-être le plus bel hommage qui
ait été rendu au Légiflateur de la
Ruflîe. Par un hafard fingulier , Tora-
teur fe nommoit Platon ; & Ton ait
que: fon éloquence ne le reodoit pas
indigne de porter ce nom célèbiw.
Ainfi les arts font le tour da monde*
Ce n'eft plus le Scythe Anacharfia
qui voyage dans Athènes ; ce font
les arts même de (a Grèce qui femN
blent voyager chez les Scythes. Les
RufTes ont un efprit i&cile & fmh.
i^6 Essai
pie ; leur langue eft , après lltalien »
la langue la plus douce de TEurope;
& fi une légiflatîon nouvelle élevant
les efprits , fait difparoître enfin les
longues traces du defpotifme & de la
fervitude *f fi elle donne au corps mê-
me de la nation une forte d'aâivité
qui n'a été jufqu'à préfent que dans
les Souverains & la Nobleflè ; fi d^
grands fuccès continuent à frapper , à
ré\reiller les imaginations , & que l'i-
dée de la gloire nationale fafiiè naître
pour les particuliers Tidée d*une gloire
perfonnelle ; alors le génie qu'on y a
vu plus d'une fois fur le trône , defcen-
dra peu-à-peu fur l'empire ; & les arts
même d'imagination , tranfplantés
dans CCS climats , pourront peut-être
y prendre racine, & être un jour cul- I
rivés avec fuccès.
SUR LES Eloges, ^p
ir^^^^^^Ar Ti<r^^<:^^^^y^:^A<^<^^<^^^^^
CHAPITRE JfXXVlII
& dernier.
Du genre ^aSuel des Eloges parmi
nous; fi V éloquence leur convient ^
& quel genre d'éloquence.
JCiN fuivant Thiftoire des éloges, &
cette branche de la littérature depuis
les Egyptiens & les Grecs jufqu*à
nogs , on a pu remarquer les change-
mens que ce genre a éprouvés , les
temps où il a été le plus commun,^
Tufage ou Tabus qu'on en a fait , & les
différentes formes que la politique,
ou la morale , ou^la baffeffe , ou le
génie lui ont données. On a vu des
fiècles où c'étoit prefque le feul genre ;
& ces fiècles éroient ceux de ropprefr-
fion ou des fuccès , ceux de la ty-
rannie ou de la grandeur d'un maître.
On a vu dans toutes les républiques
rhonneur des éloges réfervé pour les
37* Essai
morts , dans les monarchies cet hon-
neur prodigué aux vivans ; le délire
de la louange à Rome , fous A\igiifte
& fous Conflantin ; à Bizance , fous
une foule d'Empereurs oubliés ; en
France , fous Richelieu & fous Louis
XIV. Depuis un demi fiècle , il s'cft
fait parmi nous une cfpcce de réyo^
lution: on apprécie mieux la gloire;
on juge mieux les hommes ; on dif-
tingue les talens des fuccès ; on fé-
pare ce qui eft utile de ce qui efl écla-
tant & dangereux ; on ne pardonne
pas le génie fans la vertu ; on refpeâe
quelquefois la vertu fans la grandeur;
on perce enfin à travers les dignités
pour aller jufqu*àYhomme. Atnfi peu
à peu il s'efl formé dans les efprits un
caraâère d'élévation , ou plutôt de
juflice. Les âmes nobles , en fe com-
parant aux âmes viles de tous les
états , fe font mifes à leur place. De-
là on proftitue moins Téloge. Ceux
même qui pourroient être corrompus
SUE. t ES Eloges. 379
k lâches, font arrêtés par l'opinion;
k la peur de la honte les fauve au moins
le la bafFeflb. D'ailleurs un goût .de
mérité général s'eft répandu. Moins il
^ en a dans nos mœurs , plus on en
îxige dans !es écrits. Le mot célèbre
le Malkbranche , qu'ejl-ce que cela
neuve? eft prefque le mot du (îècle.
Les panégyriques doivent donc être
tombés : on lit beaucoup moins d*o--
raiibns funèbres : les dédicaces de^
tiennent rares ; elles ne s^ennoblifTent
^e lorfque la philofophie fait «parler
ivec dignité à IS^randeur , ou lorfque
la reconnpiflance s'entretient avec
Tamitié. Hors de là , c'eft prefqu*un
ridicule égal de les faire ou de les ren
cevoir. On ne voit plus ni prologues
f opéra fur les princes , ni odes pin-
îariques fur les grandes vertus d*ua
léros que pi^rfonne ne connoît. En-
in les complimens & les harangues
luxquelles eft condamné un homme
m place ^ & ou on doic lui. prouver
3S0 Essai
méthodiquement qu*il eft un très-
grand homme , font mis par lui-même ^
au/ang des fables ennuyeufes. L'hom-
me d'efprit en rit; le fot même n'ofe
plus les croire. Mais la même raifqa
qui a dû faire tomber tous ces genres
d'éloges déclamés ou chantés, écrits
ou parlés^ ou ridicules, ou ennuyeux, î
ou vils , ou du moins très -inutiles à \
tout le monde , excepté à celui à qui
on les paye , a dû au contraire accré-
diter les panégyriques des grands
hommes qu'on peut louer fans hontCi
parce qu'on les loue fans intérêt , fc
qui , dans des temps plus heureux ,
ayant fervi l'humanité & l'état, of-
frent de grandes vertus à nos moeurs,
ou de grands talens à notre foiblefTe;
Audi ce genre eft aujourd'hui plus
commun qu'il ne l'a jamais été. On
fait que l'Académie Françoife fubfti-
tua,il y a près de quinze ans, ces fortes
d'éloges à Ces anciens fujets. Elle crut
qail valoir mieux préfenter la vcrtn
sus. LES Eloges. 381
:n aâion, que des lieux communs de
no^e , fou vent ufés. Tout a imité
:;etSemple, On a propofé l'éloge de
teibnitz à Berlin, comme celui de
PeTcartes à Paris ; nous avons vu an-
Qoncer tourrà- tour Téloge de Du-
^ueihe^ à Marfeille , celui du grand
Corneille à Rouen , celui du bon & de
immortel Henri IV à la Rochelle. Il
eft à fouhaker que Ton continue ainfi
les éloges de nos grands hommes. Là
cous les états & tous les rangs trou-
reroient des modèles. Les vrais d-^
tôyens déGreroient d'y obtenir une
place. Cet honneur parmi nous fup-
pléeroic aux ftatues de l'ancienne
Rome p aux arcs de triomplie de la
Chipe, auz.maufolées de XTeflminf*
ter. £h quoi, chez toutes les nations
éclairées il y a eu des honneurs pour
la mémoire des grands hommes ; Se
nous qu'avons-nous fait pour les nâ«
très ? La feule ftatue de Sully qui
exilée . elt dan$ un château au fond
jSx Essai 1
d'une province ; & Ton a dédaigné, il
y a trois ans , la générofiré qifLoi
faifoît un préfent à la patrie. On vient
de relever avec éclat dans Stocholm
un monument érigé il y a cent ans en
rhonneur de Defcartes i & parmi nous
une (impie pierre dans une égUfe ap-
prend où il repofe. Molière obtint à
peine la fépulture. Qui fait où eft la
cendre de Corneille? En quel endroit
puis-je aller pleurer fur la tombe de
l'Hôpital ? Le général quvfauva la
France à Denain , dépofé depuis près
de quarante années dans un pays
étranger, attend encore qu'on tranf-
porte fes dépouilles & fes rcftes dans
le pays qu'il a fauve. Catinat, le plus
vertueux des hommes, eft enfcveli
fans pompe dans un village ; & avant
qu'une compagnie favante eût pro-
pofé aux orateurs Téloge de Fénclon ,
te qu'elle eût couroimé un ouvrage
éloquent , quels hotineurs rendus à ce
grand honune avcnent confolé fon
SUR LES Eloges. 3S3 .
ombre des difgraces & de Pexil? Na-
tion impétueufe & légère , ardente à
nos plaiiîrs, occupée toujours du pré-
fenc , oubltanc bientôt le pafTé, par«
lant de tour , & ne nous afFeâant de
rien , nous regardons avec indiffé-
rence rour ce qui efl: grand ; & quel-
quefois un ridicule efl tout le falaire
d'une aâion généreufe , ou d'un fer-
vice rendu à l'état & à nous. C'efl
au petit nombre des hommes vrai-
ment fenfibles, & à qui la nature n'a
pas refufé ce recueillement de l'ame
. qui porte aux grandes chofes & les
Ëdt aimer, c'efl à eux à célébrer la
vertu , à honorer le génie. Qu'ils op-
. pofenc à Tinjuflice d'un moment la
jufHce des fîècles. Que l'homme de
mérite, éclipfépar l'intrigue, & per-
iëcuté par la haine , fâche en mourant
que fon nom du moins fera vengé.
Alors il defcendra dans la tombe avec
moins de douleur ^ 9c fes yeux pr^(^
384 Essai
à le fermer pourront n'être pas con-
damnés à verfër des larmes.
On ne peut donc douter que ces
forces d'éloges ne foient utiles ; mais
on peut demander comment & dans
qud genre ils doivent être écrits. Des
hommes efUmables penfent que les
meilleurs modèles de ces fortes d'ou-
vrages font ou les vies des hommes
illuilres de Plurarque, ou les éloges
des favans de Fontenelle ; c'eft-à-dire
qu'ils voudroient un fimple éloge hif-
torique , mêlé de réflexions , fans
qu on fe permît jamais ni le ton , ni
les mouvemens de Téloquence. Ils font
perfuadés que l'écrivain borné au rôle
dhiftorien - philofophe , doit mieux
voir & mieux peindre ce qu'il voit ;
qu'en cherchant moins à en impofer
aux autres, il en impofe moins à lui-
même ; que celui qui veut embellir,
exagère ; qu'on perd du côté de Texaâe
vérité tout ce qu'on gagne du côté de
la
îTJR LES Eloges. 385
la chaleur ; que pour être vraiment
utile , îl faut préfénter les foîbleflès à
côté des vertus ; que nous avons plus
de confiance dans des portraits qui
nous reflèrablent ; que toute éloquence
eft une efpèce d'art dont on fe défie ;
& que Toratàir, en fe paifionnant, met
e4i garde contre lui les efprits fages
qui aiment mieux raifonner que fentir.
Voilà les raifons qu'on apporte pour
bannir l'éloquence des éloges des
grands hommes. Mais ne peut- on pas
répondre que ces fortes d'ouvrages
étant moins des monumens hiftori-
ques,que des tableaux faits pour ré*
veiller de grandes idées ou de grands
fentimens , il ne fufBt pas de raconter
à Tefprit , il faut , fi l'on peut, parler à
Tame & l'intéreffèr fortement î Pour
peu qu'un ledeur foit inftruit , les faits
qui concernent les grands hommes ,
lui font connus. Que lui apprenez-
vous donc par un éloge ? rien. Mais
par la manière dont vous préfentez k$
Tome IL R
3|8< Essai
Caits , dont vous les développez, dont
^ous les rapprochez les uns des au*
jtres , par les grandes aâions compa-
^rées aux grands obilacles , par Tin*
ïfluence d!un homme fur fa nation, par
ies traits énergiques & mâles avec lef«-
<]uels :veus peignez fes vertus , par les
.traits touchans fous Jefquels vous
montrez la reconnoiXTance ou des par-
/ticuliers ou des peuples , par le mépris
.& l'horreur que vous répandez fur fes
ennemis , .enlîn par les retours que
vous faites fur votre iîècle , fur fes
befoins, furfesfoiblefles,fur les fer-
vices qu'un gra»d homme pourroit
rendre, & qu'on attend fans efpérer,
vous excitez les âmes , vous les ré-
veillez de leur léthargie , vous contri-
buez du moins à entretenir encore
iians un petit nombre Tenthoufiafrae
des chofes honnêtes & grandes. Et
croyez-vous produire ces efFets fans
éloquence ? Sera - ce après la ledure
d'un éloge iroidement hiftorique que
StTR LES ElOGES. i^X
iPon tombera dans cette rêverîe pro-
fonde qui aocompagnc les impre fiions
fortes î ?ScTarce alors que Ton defceo.
^a dans (bi-raême , que l'on interro-
gera fa vie y que Ton fe demandera cç
que Ton a fait de grand ou d'utile , que
Ton prendra la réfolution de fe confa-
crer enfin à des travaux pour l'état ou
pour foi -même , que le fantôme de
la poftérité qui n'exiftoit point pour
Famé indifférente , fe réalifera enfin à
fes yeux , 3c qu'elle confentira à mé-
prifer la fortune, à irriter l'envia?
Non ; rhomme froid & tranquille laifle
la même tranquillité à tout c« qui l'en-
toure. C'eft la loi générale. Imaginez
la nature fans mouvement : tout eft
mort; plus de communication i Puni-
vers n'eft qu*un afièmblage de mafles
ifolées, & de corps fans adion , éter-
nellement féparés & éternellement im-
mobiles. Il en eft de même des âmes.
Le fentiment eft ce qui les agite & les
remue ; il circule comme le mouve-
jM Essai
ment ; il a Tes loix comme le choc des
corps. Peignez donc avec force tout
ce que vous voulez m'infpircr. Vou-
lez-vous m'éiever ? ayez de la gran-
^eur. VouIez«vous tiie faire admirer
les vertus , les travaux^ les grands fdr
crinccsf déployez vous-même cette
admiration qui me frappe & qui m'é-*
tonne. Que dcs-je?^i vous n'arczces
fentimens dans le cœur , êtes - vous
digne de peindre les grands hommes?
y réudirez-vous ? Pour remplir cette
tâche , il faut avoir été fortement ému
au récit des grandes aâions ; il faut
fouvcnt dans le filencc de la nuit avoir
interrompu fcs Icâurcs par des cris
involontaires ; il faut plus d'une fors
avoir (cnti fa paupière humide des lar*
mes de rattcndriflcment ;il faut avoir
éprouvé rindigiiation -que donne le
crime heureux ; il faut avoir fcnti le
mépris des £biblefles & de tout ce qui
dégrade. Et fi votre amc «ft ainfi af-
fcàéc I pourrez- vous vous rellreindre
SXJK LES El*OGES. 585
au détail hiflorique des fairs, & à
quelques réflexions inanimées î Ne
faudra- t-il pas que le fentiment quieft
dans votre ame ^ fe répande ? En pei-
gnant de grandes cbofes, ne fentircz-
vous pas le contrafle desr cbofes viles?
en parlant des maux , ne vous atten-
drirez-Vous pas fur ceux qui les ont
foufiîerts ? N'évoquerez-vous pas quel-
quefois le génie de la bienfaifance Ac
de rhumanité fur les hotiimes mal-
heureux? Ne verra- t-on pas quelque-
fois fur vos lignes tracées en défordre
l'empreinte des hrmes que votre œil
aura laiflTé tomber ea les écrivant >
Malhçur à vou^ , fi les intérêts desr
états ^ fi les hiauxdes hommes, fi les
remèdes à ces maux , fi la vertu, fi le
génie , fi tout ce qu'il y a de grand &
de noble, vous laiffe fans émodon,
ôc fi en traitant tous ces objets vous
pouvez vous défendre à vous-même-
d'être éloquent!
ic fais; qu'il y a beaucoup de difE-
Riii
3^0 Essai
rence entre Torateur qui parlc,& Téci>
vain qui ne doit être que lu. Le pre-
mier peut & doit être plus aifément
paflîonné. Une grande aflèmblée élève
Tame. Les fentimens palTent de l'ora-
teur au peuple » & reviennent du peu-
frfe àrorateur. Ces milliers 'd'hommes
fur lefquels il agit » réagiflenc fur lui.
D'ailleurs fon toa* ,:(ts yeux > fa voix ,
tous fes mouvemens ^ de concert avec
lapaflîon qui î'aninie, perfuadent que
cette pafOon eft vraie^ Il frappe , ii
agite les fens ; & c'eft aitifi qu'il s'em-
pare de l'ame & qu'il la trouble;
Mais pour l'écrivain tout efl calme.
On le lit en ûlence^ Chaque homme
avec qui il converfe eft ifolé. Le fen-
tinient eft folitaire. L'orateur lui-
même eft abfent : ni les inflexions de
fa voix , ni les traits de fon vifage y
ne vous atteftent la vérité de ce qu'il
dit. Des fons tracés , des caradères
muets font la feule communication
qu'il y aie entre vous, & lui : il n'y a
I
9\JK Lis Eloges, ^^r
^n^ fa penfée qui parle à la vôtre.
L'effet de cette éloquence , on ne peur
fe le diflîmuIer,eftdonc plus difficile^
Se le fuccès plus incertain.
, D'ailleurs il y a des pays & des fiè^^
des oîi l'éloquence par elle-mên^e doit
moios réuflîr; Ainfi les Grecs , plus
animés par leur climat , dévoient être
plus fcnfibles à l'éloquence que les-
Komatns ^ & le^ Romains y plus que
tous les peuples féprentrionaux de
TEurope. Mais fi un peuple 2^ des
mœurs frivoles & légères ; fi au lieu
de cette fenfibilit^ profonde qui ai^-
réte l'ame & la fixe fur les objets , if
»*à qu'une efpèce tfinqurétude a^ve
qui fe répande fur tout fans s'attacher
à rien ; fi à force d'être fociable , il
devient tous les jours moins fenfible;.
fi tous les caradères originaux dîfpa-
roiflent pour prendre une teinte uni-
forme & de convention; fi le befoin
de plaire, la crainte d'ofFenfer, &
«ette exiflence d'opinion qui aujour-
Riv
39^ Essai
d^hui eft prefque la feuîe , étouffé o»
répHme tous lesmouvemens deTamc;
fi on n*ofe ni aimer, ni haïr^ ni ad-
mirer, ni sMndigner d'après fon cœur;
fi chacun par devoir eft élégant , poli
& glacé ) fi les femmes même perdent,
tous les jours , de leur véritable empi-
re ; fi à cette fenfibilité ardemeA géné^
reufe qu'elles ont droit d'rnfpirer, on
Aibftitue un fentiment vil & fbible;fi
les évènemens heureux ou malheu-
reux ne font qu'un objet de conver-
fation , & jamais de fèntîment; fi le
vuide des grands intérêts rétrécît
Tame , & l'accoutume à donner uo
grand prix aux petites chofes , que
deviendra l'éloquence chez un pareil
peuple î Rien de fi ridicule qu'un
homme paflionné dans un cercle
d'hommes froids. L'ame qui a de l'é-
nergie fatigue celle qui n'en a pas ; &
pour s'attendrir ou s'élever avec les
autres , il faut être accoutumé à fentir
avec foi-môme. A ces caufes ou poil-
StTR LES FrOGES. J^J
tiques OU morales s'en joignent en-
core d'autres. Notre fiède eft gêné-
paiement tourné vers refprrt de dif-
cufllofl*; & ce genre d*èfprît , occupé
ians cefle à comparer des idées ^ doit
nuire uii peu à la vivacité des fenti-^
mens. D'ailleurs il £aat des chofes
nouvelles pour ébranler l'imagination;
&c prefque tous les grands tableauir
ont été épuifés par les orateurs de
tous les (iècles. Ce qui eât produit
autrefois un grand efi&t , n'eft pltis-
aujourd'hui que Keu communv Enfin*
en voulant faire ua art de l'éloquence
on a nui à réloqùence même. Toutes
les manières pathétiques & fbrtesdonc
les gens à paflîons s'expriment , ont
été rangées fous une nomenclature
aride de figures. Qu'un homme fe li*
vre à un de ces mouvemens , l'efFer
eft prévu, il ne produit rien. On croit
voir quelqu'un qui s'échaflFaude pour
étonner; & cette efpèce d'appareil fait
ike. Quelques hommes même ont
Rv
^4 Essai
pris ces Sjrméks pour de Péfoquence r
autre fource de ridicule. Les mauvais
orateurs ont décrédité les bons , à peu
près comme les charlatans font tort
à la médecine y fie les yerfificateurs
aux poètes. Faut-il donc renoncer à
réioquencc? Non fans doute; raaîs
ce font autant de raiibns pour s'atta-
cher à bien diflinguer la vraie de la
fauflè. D'abord il n'y a point d'élo-
quence fans idées. Si donc en célé-
brant les grands hommes y vous vou-
lez être mis au rang des orateurs, il
faut avoir parcouru une furface éten-
due de connoillànces ; il faut avoir
étudié & dans les livres & dans votre
propre penfee quelles font les fondions
d'un général ^ d'un légiflateur > d'un
miniftre, d'un prince; quelles font les
qualités qui conlHtuent ou un grand
phîlofophe, ou un grand poète ; quels
font les intérêts & la fituation politi-
que des peuples; le caradèreou les lu-
mières des ficelés ; Tétat des arts ^ des
SFR LES EtOGESi JÇ^
fciences , des loîx , du gouvernement ;
leur objet & leurs principes ; les ré^
vôlutions qu'ils ont éprouvées dans*
chaque pays ; les pas qui ont été faits
dans chaque carrière ; les idées ovt
eppofées ou femblables de plufieirrs^
grands honKues ; ce qui n'eft que fyf-
téme , & ce qui a été' confirmé par
l'expérience & le fuccès ; enfin tout
ce qui manque à îa perfeûîon de ces^
grands objets qui embraflènt le plan*^
& lefyftéme univerfel de la fociété.
Mais ce» connoiflances ne font en-
core que générales^ ri vous en faut de
plus particulières. Lepieîntre^ avant
de manier le crayon , conçoit fes fi-
gures , étudie leurs attitudes. Méditez
donc fur Tame & le génie de celui que
vous voulez louer; faififlèz les idées
qui lui font propres; trouvez la chaîne
qui lie enfemble ou fes adions ou fes
penfées v dîftinguez le point d'où il eft
partis celui où il efl: arrivé; voyez ce
^îl a, reça de ùm fiècle & ce qu'il y
avj:.
39^ Essai
a ajouté; marquez ou les obftacles oit
les caufes de fes progrès ; Se devinez
réducation de fon génie. Ce n*e(l pas
tout : obferyez Tinfluence de foo ca«
raâère fur Tes talens , ou de fes taleos
fur fon caradère ; enquoi il a été ori-
ginal & n'a reçu la loi de perfonne; en
quoi il a été fubjugué ou par l'habitude
la plus invincible des tyrannies , ou
par la crainte de choquer fon fîècle^
crainte qui a corrompu tant de talens,
ou par l'ignorance de fes forces , genre
de modeftie qui efl quelquefois le vice
d'un grand homnie. Mais fur -tout
démêlez , s'il eft poflible , quelle eft
l'idée unique Se primitive qui a fervi
de bafe à toutes fes idées ^ car prefque
tous les hommes extraordinaires dans.
(a légiilation^ dans la guerre, dans les
arts, imitent la marche de la nature,.
& fe font un principe unique & géné-
ral dont toutes leurs idées ne font que
le développement. Cett^ connoiflan-
ce ^ cette méditation profonde vous
SUR LES ElO*GES, J97
donnera fe plan & le deflein <îe votre
ouvrage. Alors, il en eft temps, pre-
nez la plume. Faites agir ou penfer les .
grands hommes ; vous verrez naître
vos idées en fixile; vous les verrez*
s'arranger , fe combiner , fe réfléchir
fcs unes fur les autres j. vous verrez les
principes marcher devant les aâions^
les aâions éclairer les principes, les
idées fe fondre avec les feits y les ré-
flexions générales fortîr ou des fuc-
cès, ou desobftaclés, ou des moyens;
vous verrez Thiftoire,^ la politique, la»
morale, les arts & les fciences, tout
ce fyftême de connoilïances liées dans
votre tête, féconder à chaque pas vo-
tre imagination, & joindre par-touc
aux idées principales une foule d'idées
acceflbires. Croit-on ea effet que dans
toutes les beautés ou de la nature ou
de Tart ce foit l'idée d'un feul & même
objet , ou une fenfation fîmplc qui
nous attache ? Nos plaifips ,. comme
fiDS peines ^ font CGunpofé&. Juiàée
jj8^ • EssAr
principale en attire à elle une foufè:
d'autres qui s'y mêlent , & en augmen-
tent Pimpreffion^ Celui qui ,-fans s*é-
earter^ & en rempliiEint toujours Ton
but y fàura donc le plus femer d*tdées^
accefToires fur fa route , fera celui qui
attachera Tefprit plus fortement. C*eft
là le fecret de Torateur , du poète , du
llatuaire & du peintre. Goirfultez les
hommes de génie en tout genre ;•
voyez les grandes compofitions dans»
les arts. Un artifle e(L appelle à ûx
cents lieues de Paris ; il va dans Pé*
tersbourg élever un monument au
fondateur de la Ruflle. Se contcntera-
t'il de fondre la flatue coloilale d'un
héros , & d^imîtcr parfaitement {e$
traits? Non (ans doute; il tâchera en-
core de réveiller dans Ta me de la poA
térité qui doit contempler ce monu-
ment , ridée de tous les obftacles qu'un*
grand homme eut à vaincre, l'idée de
ft>n courage & de fa vigilance , Tidéc
de Tenvie & de la haine ^ qui dans tout
SUR LES EXOGES. ^p
pays s'acharnent après les grands
hommes. Il ne placera donc point foa
héros fur un froid piedeftal ; on le
verra fur un rroeher efearpé qur lut
fert de bafe , pouflant à toute bride
un cheval fîer& vigoureux qui gravît
au fommet du rocher ; & delà iî pa-
roîtra étendre fa main fur fon em-
pire. La^ partie du rocher qu'il aura
parcourue , offrira l'image d'une cam- .
pagne cultivée; celle qui lui reftera à
franchir, fera encore brute &fauvage*
Cependartt un. ferpent à demi-écrafé &
ranimant fes forces , s'élancera, pour
piquer les flancs du-cheval , & tâcher^
s'il le peut , d'arrêter la courfe du hé-
ros. Peintres des grands hommes ^
voilà votre modèle. Qu'une foule d'i-
dées fe joigne à l'idée principale , &
l'embfellifre. Indiquez fouvent plus que
vous n'exprimerez. L'efprit aime fur-
tout les idées qu'il parok fe créer à
lui-même. Plus vous ferez penfcr, fir
plus l'eipace qu'on parcourra avec
400- Ess^T
vous s'aggrandira. Ccft par fe noi»'
bre de (es idées que Famé vit y qu'elle
exifle: en Hianc Touvrage te plu7
courte elle peut donc avoir un fenti-
ment plus vif & plus répété rfeUe*-
même , qu'en parcourant des volumes
entiers.
Mais le nombre des idées ne fuffit
pas pour l'éloquence : il^en fait la fg-
. lidité & la force ; c'êfl le fentimenc
qui en fait le charme. Lui feuL donne
à l'ouvrage cet heureux degré de cha?-
leur qui attire l'ame & Tlntérefle , &
la précipite toujours en avant fans
qu'elle puîfle s'arrêter. Vous n'ignorez
point qu'il y a entre les idées deux
efpèces de liaifon^, Tune méraphyfi-
que & froide , & qui cpnfifte dans un
enchaînement de rapports & de con-
féquenccs ; celle-là n'eft que pour l'ef-
prit: l'autre eft pour Tame ,. & c'effc
elle feule qui en a le taâ ; elle eft pro-
duite par u*n fentiment général quis
4^rcule d'une idée à Fautre ^ qiiL k&
svK Lss Eloges. 401
unît , qui les entraîne toutes enfen»-
ble conirae une feule & même idée^
,& ne permet jamais de voir m où Tefr
prit s*eft repofé^ ni d*oa il a repris
fon élan & fa courfe. Cette liaifon
intime , cette rapidité qui fait une
grande pariic de l'éloquence, ne peut
naître que d'une ame ardente & fen-
fible y & fortement afFedée de l'objet
qu'elle veut peindre. Mais il faut ùr*
voir quels font les objets qui ont le
droit d'affeder l'ame ,& jufqu*ôù elle
doit rétre. Si on fe pafiionne pour ce
qui ne le mérite pas , on efl froid ; fi
on paflê le but > on eft ridicule. Com-
ment pofer ces barrières ? qui fixera'
la limite où le fentiment doit s'arrêter
pour être vrai? Noos avons déjà vu
qu'il y a des peuples mtMns fufcepti->
bles de fentiment que d'autres. Ce qui
eût tranfporté d'admiration &c fait
palpiter de plaiiGr un habitant de La-
cédémone , n'eût pas même fixé Tat*
tention d'un Sybarite. Il y a lamêine
4ot .-Essai 1
<3ifî5rence entre les hommes. En gé-
néral , fêtre vertueux & moral s'affèc- .
tcra bien plus que celui qui eft fans-
principes; le malheureux, plus que ce-
lui qui jouit de tout ; le folitaire , plus
que rhommc du grand monde ; l'ha-
bitant des provinces , plus que celui
des capitales ; l'homme mélancolique,
plus que rhomme gai ; enfin ceux qui
ont reçu de la nature une imaginatioa
ardente qui modifie leur être à chaque
killant » & les met à la place de tous
ceux qu'ils voient ou qu'ils entendent,,
bien plus que ceux. qui toujours froids
& calmes, n'ont jamais fu fe tranf-
porter un moment hors de ce qui
n'étoit pas'eux. Dans cecontrafle &
. d'organîfation & de caraâère , cha-
cun cependant prend pour la nature
ce qui eft lui. Nos paffions ou nos foi-
blcflès, voilà la règle de nos juge-
mens. Quelle fera donc celle de l'ora-v
teur? Qu*il ne confulre ni un particu-
lier^, ni une ville, ni même une na-
SURI ES E lO<JE S. 40 J,
tîon & un ûècle , dont les mœurs &
les idées changent,, mais la nature der
tous les pays & de tous les temps ,,
qui ne change pas. Il y a dans toutes
les âmes bica nées des impreflions
que rien ne peut détruire , & qu'oit
eft toujours sûr de réveiller; ce font
pour ainfî dire des cordes toujours
tendues qui frémifiect de fiècle en
fiècle & de pays eo pays : c^èft celles-»
là qu*il faut toucher. Qu'ainfi dans
Tordre politique Torateur fe pénètre
des g]?ands rapports du prince avec
Içs fujets , & des ftqets avec le pwnce ;
quUl fente avec énergie & les biens fit
les ma«x des nations ; que dans Tom
dre moral il s'enflamme fur lés lieh$
généraux de bien&ifance qui doivent
unir tous les hommes ; fut les devoirs
facrés des famtlles;;^ fur les noms dé
fils , d'époux & de pères '^ que dans ce
qui a rapport aux talens,îl admire les
découvertes des grands Tiommes , ta^
marche du génie ^ ces grandes idéei
404 EssAt
qui ont changé fur la terre la face di
commerce , ou celle de la ' philofo^
phie , de la légiflation & des arts , &
qui ont Ëiit forttr Tefprit humain
des filions que Thabitude & la pa-
reflë tFaçotent depuis vingt fiècles.
Que fur tous ces objets , s'il a une
ame fenfiUe Se forte, il ne craigne
pas de s'y abandonner ; laf nature eft
pour lui. Qu'il oublie alors & 1er
idées rétrécies d*un cercle » & les
préjugés d'un moment , & les fy(^
tên^s de TindifTérence ou de terreur.
Alors fa marche fera fbuvent impé-
tueufe. Né avec un (èntimenc vigoU'
reux & prompt , tf s'âancera avec ra-
pidité & par fitUies d'un objet à l'au-
tre ; femblable à ces animaux agiles,
qui placés dans les Pyrénées ou dans
les Alpes , 6c vivant fur la cime des
montagnes, bondif&nt d'un rocher à
l'autre , en fautant par-deflus les pré-
cipices : L'animal fage & tranquille ,
qui dans le vallon traîne les pa& A:
SUR LES Eloges. 40^
mçfure lentement , mais furement , lé
cerrein jqiii le porte ., ks obferve de
loin , & ne conçoit pas cette marche^
qui jK>urtant eft dans la nature cbm-
jne hifienne. M^s que l'orateur prenne
garde. Tout a fes défauts & fes dan-
gers. Plus une telle éloquence e(l no-
ble , ;^and ^Ue câ appliquée à de
grands objets <» & qu'elle naît d'un
ientiment vrai & profend , plus un
faux enthoufîafkie & une fauflè cha-
Jeur font ridicules aux yeux de tout
homme fenfé. Il en eft des ouvrages
d'éIoque«:e cpmme d'une pièce, de
théâtre. Si Tillufion ne gagne ^ k ri-
dicule perce , & Ton rit* C*eû ce qui
, arrive toutes les fois que le fenti ment
efl faux ; & il iie peut manquer <de
rêtre , £1 on peiiit .ce qu'^wi ne fent
pas. Voyez dans le momie tous ceux
qui , par fyftême , veulent paroître
fenfibles ; car ( aujourd'hui fur-tout)
îl y a des hypocrites de fenfibilitéi
comme des hypocrites de vertu.Touc:
4o6 Essai
les trahît. Ils parlent avec glace de
leur tendre atnitié. lis vantent avec
vn vifage immobile leur douleur pro*
fonde. Eh ! croient- ils qu'on puiflë ea
împofer fur le fentiment ? Le fenti-
ment a fes regards , fon ton , fes mou*
vemens,fon langage , qu'on ne devine
pas , qu'on n'imite point. O vains ac-
teurs » vous tromperez tout au plus
Tame indifierente & glacée qui n'a pas
le fecret de cette langue : mais Tame
fcnfible , vous la repouflez ; elle dé-
mêle votre jeii , vos fyftêmes , vous
voit arranger vos reflbrts ; votre tort
n'eft pas le fien , & vos âmes ne font
pas faites pour s'entendre. On ne joue
pas plus la fcnfibilité dans les ouvra-
ges que dans le commerce de la vie.
Que celui donc à qui la nature Ta re-
fufée, n'afpire point à imiter ce qu'il
n'a pas. Mais foit que vous foyez élo-
quent , ou que vous ne le foyez point ,
foit qu'en célébrant les grands hom-
mes vous preniez pour modèle ou la
SUS.XES Eloges. 407
[gravité de Plutarque , ou la vigueur
4e Tacite 9 ou la fageflë Cliquante de
Footenelle, ou de temps en temps
rimpétuofité & la grandeur de Bof-
fuet , n'oubliez pas que votre but eft
d'être utife. Quoi , ne vous proppfe-
riez- vous que de louer une froide cen-
"^dre î Qu'importe vos vains éloges
pour les morts? C'eft aux vivans qu'il
faut parler ; c'ell dans leur ame qu'il
faut aller remuer le germe de l'hon-
neur & de la gloire. Ils veulent être
aimables y faites les grands. Préfentez-
leur fans ceilb Timage des héros &
des hommes utiles. Que cette idée les
réveille. 0(èz mêler un ton mâle aux
chanfons de votre fiècle. Mais fur-
tout ne vous abaiflèz point à d'indi*
gnes panégyriques. Il eft temps de
refpeâer la vérité. Il y a deux mille
ans que Ton écrit , & deux mille ans
que l'on flatte. Poètes , orateurs , hif-
torienSy tout a été complice Se ce
crime. Il y a peu d'écrivains pour qui
4dS E s s M
Ton n'ait à rougîr. Il n'y a prefque pas
un livre oîi il ny ait des menfonges à
effacer. Les quatre fiècles des arts,
monumens de génie , font auffî des
monumens -de balTefle. Qu'il en naifFe
un dnqtiiçme , & quHl foit celui de là
vérité. La flatterie, Jans tous les fiè-
cles , Ta bannie des cours ; la molleflc
de nos moeurs la bannit de nos focié»
tés ; l'effroi la repoufle de nos coeurs
quand elle y veut defcendre. O écri-
vains 1 qu'elle ait un afyle dans vos
ouvrages. Que chacun de vous faffc
le ferment de ne jamais flatter , de ne
jamais tromper. Avant de louer un
homme , interrogez fa vie. Avant de
louer la puiflance , interrogez votre
cœur. Si vous efpérez , fi vous crai-
gnez, vous ferez vils. Etes-vous defti-
nés par vos talens à la renommée ?
Songez que chaque ligne que vous
écrivez, ne s'effacera plus. Montrez-la
donc* d'avance à la poftérité qui vous
lira s & tremblez qu'après avoir lu ,
elle
SUR lEs Eloges. 40^
elle ne détourne fon regard avec mé-
pris. Non le génie n^eft pas fait pour
trafiquer du menfonge , avec la for-
tune. Il a dans fon cœur je ne fais
quoi qui s'indigne d'une foiblefle ; &
fa grandeur ne peut s'avilir fans re-
mords. Juger de tout , apprécier la
vie, pefer la crainte & Tefpérance ,
voir & l'intérêt des hommes , & Tin-
térêt des fociérés , s'inftruire par les
fiècles & inftruire le fien , diftribuer
fur la terre & la gloire & la honte, &
faire ce partage comme Dieu & la
confcience le feroient , voilà fa fonc-
tion. Que chacune de fes paroles foie
facrée. Que fon filence même infpire
le refped , & reffemble quelquefois à
la juftice. Un conquérant qui aimoit
la gloire, mais plus, avide de renom-
mée que jufte, s'étonnoit de ce qu'un
homme vertueux & que tout le peu-
ple refpedoit , ne parloir jamais de
lui. Il le manda. Pourquoi, dit-il, les
Tome IL S
4IO Essai &c.
hommes les plus fages de mon c
pire fe taifent-ils fur mes conquét
Prince , dît le vieillard , les fages
fiècles fuivans le diront à ta poflér
& il fe retira.
Fin du ftcond Volume.
\
TABLE
DES CHAPITRES
CONTENUS
DANS CE VOLUME,
V-<*HAPiTRE XXIV. Siècles de barbarie^
Rerutiffance des Lettres. Eloges compofés e/t
latin moderne, dans lefeiyime & le dix-fep"
tième fiècles. Page t
Ch. XXV. De Paul Jove & defes Eloges, i;
Ch. XXVI. Des Oraifons funèbres , & des
Eloges dans le% premiers temps de la Littira--
tare Franfoife , depuis François 1^ juf{u'à la
fin du règne de Henri IV. 4a
Ch. XXVII. Des Panégyriques ou Eloges adref»
fis a Louis XIII, au Cardinal de Richelieu^
& au Cardinal Ma^arin. 84
Ch. XX VIII. Des obftacles qui avoient retardé
PEloquenee parmi nous y de fa renaijfance , de
fa marche & de fes progrès, loy
Ch. XXIX. De Mafcaron & de Boffuet. 1 5 8
Ch. XXX. DeFUchier. i8}
Ch. XXXI Des Oraifons funèbres de Bourda-
loue y de la Rue , & de Majjfillon. to6
Ch. XXXII. Des Eloges des Hommes illuftres
du dix-feptieme Jiècle , par Charles Perraut.
118
Ch. XXXIII. Des Eloges ou Panégyriques
adrejfés a Louis XIV, Jugement fur ce Prince^
241
Ch. XXXIV. Des Panégyriques depuis la fin
TABLE.
du r}gne de Louis 'XIV jufqu' en 1748. D^un
Eloge funèbre des Officiers morts dans la
guerre de 174T. 17<
Ch. XXXV. Des Éloges des Gens de Lettres
6* des Savans, De quelques Auteurs du fei»
;Jcme ficelé qui en ont écrit parmi nous, 300
Ch. XXXVI. Des Eloges académiques y des
Eloges des Savans far M, de Fontenelle , &
de quelques autres. 310
Ch. XXXVII. Des Eloges en Italie , en F/pa-
gncy en Angleterre, en Allemagne ^ en Rujfte.
34J
Ch. XXXVIII & dernier. Du genre a^uel des
Eloges parmi nous ; fi P Eloquence leur con-
vient , & quel genre d* Eloquence. 377
Fin de la Table.
^v.