Skip to main content

Full text of "Oeuvres"

See other formats


This is a digital copy of a book that was preserved for générations on library shelves before it was carefully scanned by Google as part of a project 
to make the world's books discoverable online. 

It has survived long enough for the copyright to expire and the book to enter the public domain. A public domain book is one that was never subject 
to copyright or whose légal copyright term has expired. Whether a book is in the public domain may vary country to country. Public domain books 
are our gateways to the past, representing a wealth of history, culture and knowledge that 's often difficult to discover. 

Marks, notations and other marginalia présent in the original volume will appear in this file - a reminder of this book' s long journey from the 
publisher to a library and finally to y ou. 

Usage guidelines 

Google is proud to partner with libraries to digitize public domain materials and make them widely accessible. Public domain books belong to the 
public and we are merely their custodians. Nevertheless, this work is expensive, so in order to keep providing this resource, we hâve taken steps to 
prevent abuse by commercial parties, including placing technical restrictions on automated querying. 

We also ask that y ou: 

+ Make non-commercial use of the files We designed Google Book Search for use by individuals, and we request that you use thèse files for 
Personal, non-commercial purposes. 

+ Refrain from automated querying Do not send automated queries of any sort to Google's System: If you are conducting research on machine 
translation, optical character récognition or other areas where access to a large amount of text is helpful, please contact us. We encourage the 
use of public domain materials for thèse purposes and may be able to help. 

+ Maintain attribution The Google "watermark" you see on each file is essential for informing people about this project and helping them find 
additional materials through Google Book Search. Please do not remove it. 

+ Keep it légal Whatever your use, remember that you are responsible for ensuring that what you are doing is légal. Do not assume that just 
because we believe a book is in the public domain for users in the United States, that the work is also in the public domain for users in other 
countries. Whether a book is still in copyright varies from country to country, and we can't offer guidance on whether any spécifie use of 
any spécifie book is allowed. Please do not assume that a book's appearance in Google Book Search means it can be used in any manner 
any where in the world. Copyright infringement liability can be quite severe. 

About Google Book Search 

Google's mission is to organize the world's information and to make it universally accessible and useful. Google Book Search helps readers 
discover the world's books while helping authors and publishers reach new audiences. You can search through the full text of this book on the web 



at |http : //books . google . corn/ 




A propos de ce livre 

Ceci est une copie numérique d'un ouvrage conservé depuis des générations dans les rayonnages d'une bibliothèque avant d'être numérisé avec 
précaution par Google dans le cadre d'un projet visant à permettre aux internautes de découvrir l'ensemble du patrimoine littéraire mondial en 
ligne. 

Ce livre étant relativement ancien, il n'est plus protégé par la loi sur les droits d'auteur et appartient à présent au domaine public. L'expression 
"appartenir au domaine public" signifie que le livre en question n'a jamais été soumis aux droits d'auteur ou que ses droits légaux sont arrivés à 
expiration. Les conditions requises pour qu'un livre tombe dans le domaine public peuvent varier d'un pays à l'autre. Les livres libres de droit sont 
autant de liens avec le passé. Ils sont les témoins de la richesse de notre histoire, de notre patrimoine culturel et de la connaissance humaine et sont 
trop souvent difficilement accessibles au public. 

Les notes de bas de page et autres annotations en marge du texte présentes dans le volume original sont reprises dans ce fichier, comme un souvenir 
du long chemin parcouru par l'ouvrage depuis la maison d'édition en passant par la bibliothèque pour finalement se retrouver entre vos mains. 

Consignes d'utilisation 

Google est fier de travailler en partenariat avec des bibliothèques à la numérisation des ouvrages appartenant au domaine public et de les rendre 
ainsi accessibles à tous. Ces livres sont en effet la propriété de tous et de toutes et nous sommes tout simplement les gardiens de ce patrimoine. 
Il s'agit toutefois d'un projet coûteux. Par conséquent et en vue de poursuivre la diffusion de ces ressources inépuisables, nous avons pris les 
dispositions nécessaires afin de prévenir les éventuels abus auxquels pourraient se livrer des sites marchands tiers, notamment en instaurant des 
contraintes techniques relatives aux requêtes automatisées. 

Nous vous demandons également de: 

+ Ne pas utiliser les fichiers à des fins commerciales Nous avons conçu le programme Google Recherche de Livres à l'usage des particuliers. 
Nous vous demandons donc d'utiliser uniquement ces fichiers à des fins personnelles. Ils ne sauraient en effet être employés dans un 
quelconque but commercial. 

+ Ne pas procéder à des requêtes automatisées N'envoyez aucune requête automatisée quelle qu'elle soit au système Google. Si vous effectuez 
des recherches concernant les logiciels de traduction, la reconnaissance optique de caractères ou tout autre domaine nécessitant de disposer 
d'importantes quantités de texte, n'hésitez pas à nous contacter. Nous encourageons pour la réalisation de ce type de travaux l'utilisation des 
ouvrages et documents appartenant au domaine public et serions heureux de vous être utile. 

+ Ne pas supprimer r attribution Le filigrane Google contenu dans chaque fichier est indispensable pour informer les internautes de notre projet 
et leur permettre d'accéder à davantage de documents par l'intermédiaire du Programme Google Recherche de Livres. Ne le supprimez en 
aucun cas. 

+ Rester dans la légalité Quelle que soit l'utilisation que vous comptez faire des fichiers, n'oubliez pas qu'il est de votre responsabilité de 
veiller à respecter la loi. Si un ouvrage appartient au domaine public américain, n'en déduisez pas pour autant qu'il en va de même dans 
les autres pays. La durée légale des droits d'auteur d'un livre varie d'un pays à l'autre. Nous ne sommes donc pas en mesure de répertorier 
les ouvrages dont l'utilisation est autorisée et ceux dont elle ne l'est pas. Ne croyez pas que le simple fait d'afficher un livre sur Google 
Recherche de Livres signifie que celui-ci peut être utilisé de quelque façon que ce soit dans le monde entier. La condamnation à laquelle vous 
vous exposeriez en cas de violation des droits d'auteur peut être sévère. 

À propos du service Google Recherche de Livres 

En favorisant la recherche et l'accès à un nombre croissant de livres disponibles dans de nombreuses langues, dont le français, Google souhaite 
contribuer à promouvoir la diversité culturelle grâce à Google Recherche de Livres. En effet, le Programme Google Recherche de Livres permet 
aux internautes de découvrir le patrimoine littéraire mondial, tout en aidant les auteurs et les éditeurs à élargir leur public. Vous pouvez effectuer 



des recherches en ligne dans le texte intégral de cet ouvrage à l'adresse ] ht tp : //books .google . corn 



OX IrlBRARY 




— — rr 



ctft CaLlrrtt4tiT. 
rrlritflrd in 1663, 



.RARY 




Mur^ft CoUrrtitm. 



(EUVR ES 

DE M.THOMAS, 



D E 



L'ACADÉMIE FRANÇOISE. 

NOUVELLE ÉDITION 
tiZVUEyCORRIGÉE ET AUGMENTÉE, 



iCèJ^-- *-r=^a!-^|P- 



ULhm 



TOME SECOND. 



4 



1 Ç* 



A AMSTERDAM, 

Chez MOUTARD, Libraire de Madame 

z,A Davphine, rue du Hurepoix, 

à S. AinbroiTe. 



M. D ce. LXXlll. 



^' \ 




--• 



ESSAI 

- SUR 

LES ÉLOGES. 

CHAPITRE XXIV. 

SiècUs de barbarie. Renaiffance des 
Lettres. Eloges compqfJs en latin 
moderne dans le /éiiièmc& le dix^ 
feptitme Jiècles. 

vJ N fçaît que rinvafion des barba- 
res exi Occident, fut dans cette partie 
de l'univers , Pépoque d'une deftruc- 
tion prefque générale. On fçait que 
l'Europe & TAfrique furent ravagées. 
Des villes entières furent confu- 
niées , fans qu'il en reftât de trace. 
Tome II. A 



% Essai 

D'autres ne confervèrent pas un feuf 
habitant. Ailleurs quelques hommes 
épars fe cachoient parmi des ruines. 
Les campagnes couvertes d'offemens 
étoient abandonnées & défertes. Au 
fein de Tlt^ilie même & dans les climats 
les plus rians , la terre devint ftorile & 
fauvage.Des forêts incultes s'élevèrent 
où rinduflrîe & la paix avoient fait 
croître des moifibns. Dans plus d une 
province , les bêtes féroces prirent la 
place de l'homme , & vinrent s'empa- 
rer des pays qu'il laiflbit défèrts. Les 
monumens des arts étoient détruits. 
Ces édifices qu'avoir élevés Varchi- 
tcâure grecque & romaine , les fta- 
tucsjes tableaux, les chefs-d'œuvre 
du génie dépofés dans les bibliothè- 
ques ; tout a voit dilparu. Le fol de 
rancîenne Rome avoir été caché deux 
ou trois fois. Des reftes de palais ou 
de temples noircis par les feux , Se 
un terrain immenfe couvert de dé- 
combres , attcftoient fculs fon an- 
cienne grandeur. Sur une partie de 



SUR. LES Eloges. .^ 

h terre rignoîent la dévaftarion , le 

filence ,& cet étonnemenc ftupide qui 

fuit les grands malheurs. L'homme 

dans cet état fot condamné à Tigno- 

rancc& à la barbarie. Il devint fauva- 

ge comme le globe quMl habitoît. Le 

barbare qui avoir vaincu , c'eft-à-dire 

qui avoir égorgé & brûlé , dédaignoit 

des arts inutiles pour les combats ; il 

illes regardoit comme un inftrument 

de fervitude , & la vaine occupation 

de la moUefle ; le vaincu efclave & 

avili par fes malheurs , avoir perdu 

tout ce qui élève l'ame. Ainfi Téloqùen- 

ce & les lettres furent éclipfées. ^ 

Lefîxièmefiècle n'offre que la lutte 
des nations qui fc difputent Tuni- 
vers. Les Lombards & les Grecs en 
Italie , les Francs dans les Gaules , les 
Vandales en Efpagne , les Saxons en 
Angleterre, chacun démolit l'empire, 
& tous s'égorgent pour s'en arracher 
les débris. Aufeptième, Mahomet s'é- 
lève, & répand un fanatîfme tout à la 



4 Essai 

fois religieux & guerrier. Pendant huit 
cents ans , les hommes ne furent oc- 
cupés, qu'à fe déchirer & à com- 
battre. Nulle politique ne préfîdoit 
au carnage. Une forte de fuperfti- 
tion tantôt fqiblé & tantôt féroce , 
quelquefois efclave & quelquefois con- 
quérante , régna prefque d*un bout du 
itioqde à l'autre. 

L'univers connu étoît alors partagé 
çn trois grandes mafles ; Tempirc des 
'califes ou des arabes , Tempire 
grec , & l'Europe occidentale échap- 
pée aux fers des. romains. Chez les 
arabes on fut fanatique & conquérant 
pendant trois fiècles ; pendant trois 
autres on cultivales arts; mais ce peui 
plp ingénieux & brave eut des Mé- 
decins , des Aftronomes , des Géo-^ 
mètres , des Chymiftes , des Poètes 
même ; tout, excepté des orateurs. 
Sous un dçfpotifme religieux & mi- 
litaire , on croit , on agit , on conn 
mande ^ on ne perfuade pas^ 



StrRLÉSÈLOGES^ Ç 

Chez les Grecs le temps de Photîus 
& de Léon le philofophe, ou le neu- 
vième fîècle , fut le temps le plus ce- 
. lèbre pour les connoifTances ; mais les 
crimes dli palais , là fuperftition du 
fchilme , la petiteffe dii gouvernement 
& les fureurs fcholaftiques étouffèrent 
tout. 

L'Europe chrétienne fut occupée 
& divifée tour à tour par les établifle- 
mens des barbares , par les incùr- 
fions des horniahds , par Tanârehie 
des fiefs , par les guerres fàcrées des 
croifades , & par lès combats éternels 
du facerdoce & dé Tempire. Il y eut 
pourtant à travers Ces taVages quel* 
qucs éclairs de connoiffaiices. On én- 
feigna fous Charlcmagne un peu d'A- 
rithmétique & de Grammaire , & quel- 
ques formes de raifonnemens qu'on 
prenoît pour de la Logique. Alfred 
en Angleterre , vers la fin du neiiyiè- 
me fiècle , fut lui-même Grammai- 
rien , un peu Philpfophe , Poe te , dit- 

Aiij 



fi Essai 

on , Hiftorien & Géomètre ; c'étoît 
beaucoup pour un Roi , & furtout dans 
ces temps ; maïs il étonna ion pays , 
& ne le changea pas. 

Au onzième , l'exemple & la rivalité 
des arabes , & quelques voyages en 
Orient firent naître en Europe Tidéc 
de s'inftruîre; ce fut Tépoque de cette 
fcience barbare , nommée SchoIafH- 
que ; refprit s'exerça ic ne s'éclaira 
point. 

Dans le fuivant on commença k 
mieux écrire ; on vit en France Saint 
Bernard , qui par Tes takns s'éleva au-^ 
deflus de fon fiècïe , & par fa confî- 
dération fut prerqu'au-deiTus des papes 
& des rois; & Tamant dHéloïfe , bien 
plus célèbre aujourd'hui par fes amours 
& fes malheurs , que par fes ouvrages. 

Au treizième, parurent tous ces doc- 
teurs qui jouèrent un fi grand rôle 
dans leur temps ,& qui font fi peu lus 
dans le nôtre , dont quelques-uns font 
au nombre des Saints » mais qui ne 
font plus au nombre des écrivains ce- 



su a LES Ë LOS £S. 7 

ïèbres. Frédéric fécond, fi fameux par 
fes démêlés avec les papes, fonda dans 
le même fiècle plufieurs écoles en Ita- 
lie & en Allemagne ; mais ces écoles 
étoientbien loin d'être des écoles de 
goût. Alphonfe en Efpagne fiit Aftro- 
nônie & réforma les cartes des cieux ; 
mais on n*en ignora pas moins Part 
de parler & d*écrire avec éloquence 
fur la terre. Les fcîences exades ac- 
compagnent quelquefois , mais ne 
fuppofenr pas toujours ces arts bril- 
lants qui tiennent à l'imagination &au 
génie. 

Enfin les langues même dans pref- 
que toute TEurope étoient barbares. 
C'étoit un mélange de plufieurs idiô^ 
mes corrompus , fans harmonie, fans 
goût , & qui n'avoient encore été fa- 
çonnés par aucun de ces .hommes de 
génie qui dominent/ur les langues 
comme fur la penfée. L'Italien ne fut 
formé que dans le treizième & le qua- 
torzième fièclcs par le Dante & Pé- 

AÎY 



8 KssAi 

trarque ; TAnglôis du temps d*EIiza-. 
beth , par Spencer & Shakefpear ; 
rAllciwand demeura lofig-temps une 
efpèce de jar^^on tudefque , dont les 
nationaux même , en écrivant, dédai- 
gnoïent de fc fervir. Le Français , mé- 
lange informe , fut fauvage & dur juf- 
qu*à François J[. Peu- à peu fes fons fe 
polirent, mais ilnedeyînt une langue 
harmonîeufe , précife & forte , que fur 
la fin du règne de Louis XIII. 

Un Latin plus que barbare étoic 
chez tous les peuples la langue gêné- 
raie des loix , delà religion-, desfcien- 
ces & des arts. C'éroit un refte d'hom- 
mage que TEurope au bouc de dix fié* 
clés rendoit encore àfes anciens ty^ 
rans. Enfin le temps arriva, & la lu- 
mière partit du fond de Tltalie; mais 
elle ne fe répandit que peu-à-peu fur 
le refte de l'Europe. 

On remarque une conformité fin- 
gulicre entre toutes les époques où les 
arts ont fleuri. A Athènes & dans Tanr 



. SUR LES Eloges. 9 

f cîenne Rome , Téloquence & les let- 
tres eurent un grand éclat dans des 
temps orageux , quand la liberté dif- 
putoit fes droits contre la tyrannie 
qui s*avançoir. Aînfi la grande époque 
des Grecs , fut de Pyfîftrate à Ale- 
xandre; & celle des Re mains , de Ma- 
rins à Augufte. En Italie la renaiflance - 
des arts fut précédée par les Êiâions 
des guelfes & des gibelins , & par tous \ 
les orages qtfexcita da^s la plupart 
des viltes le choc du facerdoce & de 
renipire , de la tyrannie & de la li- 
berté. En Allemagne les lettres ne 
commencèrent à être floriflàntes qu'a- 
près la guerre de trente ans ; en An- 
gleterre fous Charles II , après Crom- 
wel ; en France après les troubles de 
la Ligue , & les agitations des guerres 
civiles. Mais par la combinaifon des 
gouvrernemens/ & la conftitution fin- 
gulière des états , il avoit fallu d'a- 
bord dans la plus grande- partie de 
l'Eui^ope que le pouvoir monarchique 
... Av 



lo Essai \ 

6*affernirr j pour que les lettres & les -i 
arts puiTcnt renaître. Le pouvoir des ; 
nobles qui pendant piufîeurs (iècles .: 
combattit le pouvoir des Rois ^ ne : 
donnoit point aux âmes réiévacion & 
le genre d'aâivité dont elles ont be- 
foîft pour les lettres. Ce gouverne- 
ment n'jétoit que l'indépendance de 
cinq cents tyrans, & Tefclavage d'un 
peuple. Jamais la grande partie du 
genre humain ne fut plus avilie. D'ail- 
leurs Toppreflion ^ le malheur ^ les 
guerres renaifTantes ^les haines û ac- 
tives entre des voifins jaloux » haines 
d'autant plus vives ', qu'ils avoient 
moins de forces pour fe nuire , mec- 
foient partout des barrières , & em- 
péchoient la commnnication. Chaque 
ville f chaque bourgade étoit féparée. 
La petiteile même des intérêts dévoie 
rétrécir tous les efprits , & empêcher 
les idées de s'étendre. Il falloit donc 
qite les grands fouverains & les rois 
commetiçafTent par former des corps 



SUR LES ElOG es. H 

de toutes ces mafles difperfées. U fal- 
^loit rétablir des liens efttre les hom- 
mes. Il falloir furtout que les hoinmes 
ceflàflenr d'être efclaves; caria nature 
a défendu à Tefclave de penfer. 

Plus Tautoriré mpnarchique gagna 
fur l'autorité féodale , plus les hom- 
mes & les peuples fe communiquè- 
rent , plus les idées s'étendirent, plus 
les nations&les rois conçurent & exé- 
cutèrent de grands defleins , & plus 
les efprits purent s'élever. Enfin dans 
le (eizième fiècle les querelles de reli- 
gion vinrent agiter les efprits. Alors 
il fallut s*inftruire pour combattre. 
On remua, onconfulta les anciens dé- 
pôts. De grandes paffions fc mêlèrent 
à un zèle facré. 

Qu*on imagine un pays couvert au- 
trefois de villes floriflàntes , maisren- 
verfées par des fecouflès & des trem- 
blemens de terre , & un peuple entier 
afToupi fur ces ruines , au bout de 
mille ans s*éveillanttout-à-cpup com- 

Av'j 



12. Essai 

nie par enchantement , ouvrant fcs 
yeux , parcourant les ruines d'un pa^; 
incertain , & fouillant à l'envi dans les 
décombres^ pour en arracher ouimî-. 
ter tout ce qui a pu échapper au temps : 
tels parurent les Européens dans cette 
époque. Rome , l'empire , tout avoit 
été bouleverfé ; tout avoit changé ou 
péri : mais il reftoit encore une telle 
idée de la grandeur romaine , qu'on ne 
s'occupa chez tous les peuples qu'à 
faire revivre les loix , les arts , les mo- 
numens & la langue du peuple-roi qui 
n'étoit plus: Aiafî , tandis qu'on dé- 
terroit les ftatues & les débris d'archi- 
tedurè échappés aux barbares pour 
tâcher de les copier ; on s'efForçoit ea 
écrivant de copier l!harmonie & les 
fons des orateurs de Rome. Les def- 
cendans des Brudères & des Sicam- 
brcs , des Celtes & des Baiaves , eu- 
rent \\\ nbition de parler fur les bords 
du Danube & dans les marais de la 
Hollande , comme Caton & Pompée 



SURLEsElOGES. 1} 

avoîent parlé dans le fénat , ou Ci- 
céron fur la tribune. Ce fut pendant 
deux (îècles la feule éloquence qui ré- 
gna d'un bout de TEurope à l'autre. 
Le befoin éternel que Ton a de flat- 
ter & d'être flatté^ fit bientôt renaître, 
les panégyriques. Des orateurs aujour- 
d'hui très-inconnus , firent les éloges 
de princes plus inconnus encore. Pa- 
pes , Evêques , Cardinauîc , Princes 
d'Italie , Princes d'Allemagne , Ducs , 
Margraves , Eledeurs , Abbés mê- 
me , pour peu qu'ils euflent l'honneur 
d'être fouyerains dans leur couvent , 
ne manquoient point d'avoir un ora- 
teur , qui en phrafes de Cicéron ou de 
Pline, les comparoient ou à Céfar du 
àTrajan. On*fent bien qu'en leur par- 
lant à eux-mêmes, il n'étoit guère pof- 
fible de les mettre moins haut. L'ora- 
teur & le panégyrique , comme cela 
devoir être , avoient beaucqup de cé- 
lébrité un jour ou deux , & le lende- 
main , comme cela devoir être encore, 
perfoflne n'ypejnfoir. 



14 Essai 

II ne faut pas confondre avec tous 
ces miférables panégyriques pronon- 
cés dans de petites cours , pour de 
très-petits princes , les éloges confa- 
crésà quelques grands hommes de ce 
temps-là. Tels font parexemple ceux 
que Ton prononça à Rome , & dans 
plufieursvîîles d'Italie , en l'honneur 
de Léon X. On peut lui reprocher fans 
doute de n'avoir point eu aflez d'auf- 
térité dans ks mœurs ; & facour étoit 
plus celle d'un prince que d'un pon- 
tife ; mais le protedeur de Raphaël , 
de Michel-Ange & du Bramante, Tami 
du Triflîno & du Bembo , celui qui 
cultiva les lettres en homme de goût ^ 
& fut les protéger en fouverain , mé- 
rita l'honneur des éloges publics. 

J'ajouterai encore à ce nom celui 
de ce célèbre Guftave Adolphe , qui 
au commencement du dix-feptième 
fiècle, fit trembler le Dannemark , la 
Pologne & la RufTîe , parcourut en- 
fuire l'Allemagne en conquérant ^^ 



SUR LES ElOG es. I^ 

ébranla le trône de Ferdinand fécond, 
vengea la liberté germanique écrafée , 
donna à la Suéde Talcendant fur Tem- 
pîre , créa plufieurs grands hommes , 
fit tous ces prodiges en deux ans & 
mourut dans une vidoire. Le génie 
des conquêtes a prefque toujours ré- 
veillé le génie des arts. Guftave Adol- 
phe fut célébré par un grand nombre 
d'orateurs. Les panégyriques parurent 
en foule & de fon vivant , & après fa 
mort. 

Sa fille Chriftîne eut le même hon- 
neur , & à plufieurs égards s*en montra 
digne. Elle paflTalong- temps pour avoir 
Al régner comme ion père avoir fu 
combattre. Perfonne nignore que fon 
miniftère . influa beaucoup fur ce fa- 
meux Traité de Weftphalie,qui fou- 
rnit à des loix une anarchie de fept 
cents ans,& fixa en Allemagne Téqui- 
libre des pouvoirs. Chriftine fut louée 
en Suéde comme la légiflatrice de 
Tempire. On lui adrefla plufieurs pa- 



rS Essai 

négyriques fur cet objet. Les arts d'ail- 
leurs qui jamais n'ont oublié ni lébrs 
bienfaiteurs ni leurs tyrans^ les arts lui 
dévoient de la reconnoiflance. Elle les 
préféroit à tout , puifqu'elle les pré- 
féra au trône même. Amie & difciple 
de Defcartes , liée avec tous les favans 
de l'Europe , méconterije des intri- 
gues & des petites partions qui trop 
fouyent entourent les princes, on fait 
combien elle mettoit Partde s'éclairer , 
au-deflus des étiquettes Se des céré* 
monies des cours. Cependant on peut 
dire qu'elle eut moins de grandes ver» 
tus que le goût des grandes chofes , • 
& qu'elle infpira plutôt rétonneraenc 
que l'admiration. Son principal mé- 
rite fut de n'avoir prefau 'aucun des 
préjugés qu'on a furie tréob. C'eft par 
là furtout qu'elle parut Tupérieure à 
fon rancç. En général elle méprifa pref- 
que toutes les conventions , celles de 
la bcatîté , comme de la grandeur. Mais 
en dcdaignant les bienféances ,elle pa- 



stiR lEs Eloges. 17 

rut ne pas afièz connoltre les hom-^ 
mes , qui entr*eux ont fnftitué des fi- 
gnes pour reconnoître tout & même 
la vertu. Comme elle étôit dominée 
par (on imagination , fa conduite fut 
inégale & fouvent peu mefurée. Elle 
agifibit plus par des mouveniens que 
par (ks principes. Elle eut la fermeté 
d'un moment qui conçoit & fait de 
grands facrifices , & n*eut pas cette 
fermeté plus rare qui foutient Pâme 
par fà propre force , quand elle n'eft 
plus animée par les regards & par Vc£- 
fort'même que demande tout ce qui 
eft difficile. Son amour pour la gloire 
étoit plutôt une coquetterieinquiète , 
qui tenoit à Tefprit , qu'un de ces fentî- 
mens profonds qui fubjuguent Tante 
& la rempliflênt. Auflî obtint-elle plus 
de célébrité que de gloire. Elizabeth 
en Angleterre avoît fondé fa renom- 
mée fur celle de fa nation. La célébrité 
de^hriftine ne fut que pour elle. 
Etrangère au milieu du peuple qu'elle 



î8 Essai 

gouvernoit , elle fe paflîdnnoît potJt 
les grands hommes de tous les pays, ■ 
& étoît aflez indifférente fur le fleh» 
Elle fépara trop fes goûts de fes de* . 
voirs ; & deftinée à régner-^ elle eut le 
malheur de n'eftinier affez ni la fou- 
veraineté , fli les hommes. 

On fait que de fon vivant même 
elle trouva des cenfeurs ; les femmes 
en France lui reprochèrent de n'avoir 
point les manières & les agrémensde 
fon féxe , les proteftans d'avoir chan«* 
gé de religion , les politiques d'avoir 
quitté un trône, tous ceux quiavoienc 
quelqu'humanité y d'avoir pu croire que 
fa qualité de reine put autorifer un a(Ëi^ 
finat ; mais elle fut l'objet étemel des 
hommages des favans & des gens de 
lettres. Dès qu'elle fortit de Tenfance, 
chaque année de fon règne fut marquée 
par un éloge ;& après fon abdication 
même , elle conferva des panégyriftcs 
quand elle n'eut plus de court ifans *. 

* Un Je iês liiftoxiens qci a compUé u^ 



SUR LES ElOG£S. I9 

Cette femme célèbre fut louée en 
France, en Allemagne., en Hollande, 
en Italie , en Suéde. Il ferait feulement 
à fouhaiter que tous les panégyriques 
euflent ceffê au moment du meurtre 
de Monaldefchi. Ce feroic en même-» 
temps fit Thonneur des lettres & Tinf- 
truâion des princes. 

Outre les éloges 6c les panégyriques 
que je viens de citer , il y en eut des 
milliers d^autres , écrits en latin mo* 
d€me,dans le cours du feizième & dix- 
feptième fîècles. iWàis il s'offre natu- 
rellement ici un problème à réfoudre. 
Parmi tant d'orateurs Allemands , Ita- 
liens , François , Hollandois , Suédois , 
comment n'en y eût-il pas un feul 
qu'on puifle lire aujourd'hui avec in- 
térêt y 8c qui ait confervé du moins 
quelque célébrité? 

czaâemeat toutes les lettres & billets qu'elle a 
écrits ^'Sc tout ce qu'on a écrit d'elle, compta 
près de deux cents panégyriques qui loi forent 
ndr^lKs, 



le ESSAI 

On peut dire d'abord que Térildî- 
tion étoufFa le génie ; & Ton en con- 
çoit les raifôns. Leur caradère & leur 
marche font trop oppofés. L^une eft 
fcrupuleufc & lente , Tautfe hardi te 
irapidc. L'une pèfe fur les détails , Tau* 
tre faifit les réfultats. L'une amafTe des 
faits ^ l'autre combine des idées* L'une 
enfin fe déHe de la penfée & craint TU 
xnaginatîon ; l'autre a le befoin* de 
créer , & n'eft riche que de ce qu'il io'' 
vente. On connok d'ailleurs la malé^ 
diâion éternelle dont eft frappé refpric 
d'imitation ; & cet efprit , comme nous 
l'avons vu , étoit la maladie dominante 
du fiècle. L'éloquence & les difcours 
de ces temps-là , étoietlt donc bien 
loin d'avoir cette rudefle originale & 
forte , qu'il fembleroit qu'on dut at- 
tendre au fortir des (îècles de barba«» 
rie. Chez un peuple barbare ou qui 
ccflè de l'être , & oii l'on, commence 
à écrire , les orateurs & les. poètes 
font avertis* de leurs talens par leurs 



SUR lEs Eloges. 21 

paflîons,& par lesfécoulles que dés 
objets extraordinaires donnent à leur 
ame. Delà vient leur caradère inégal 
& fauvage , mais jamais froid & fur- 
tout jamais fervile. Ce n-eft que par 
degrés que le goût vient les polir ; & 
quand ce goût eft arrivé , ils ont déjà 
aflèz de connoiflànces & aflèz d'art 
pour fubftituer des beautés grandes & 
corredes , à ces premières beautéi 
inexades , mais fières. Il n'en eft pas 
de même , quand chez un peuple Tef- 
prit d'imitation & un goût puifé chez 
des modèles , fuccèdent tout-à-coup 
& prefque fans degrés à la barbarie. 
Alors les écrivains n'ont ni la vigueur 
originale & brute dont ce goût d'imi- 
tatioiï les éloigne , ni les beautés folî- ' 
des & vraies auxquelles ils n'orft pas 
eu le temps d'atteindre , & qui font 
prefque toujours le réfultat de la phi- 
lofophie & des p^llîons mêlées enfem^ 
ble. Par I9 même raifon ils doivent en- 
(ooe ètpe plu; toi]:^ dç la fînefiê de leR 



21 Essai 

prit & des idées , qui ne peut être que 
le partage d'un "fiècle exercé & très- 
poli , & qui peut-être fuppofe déjà un 
peu le dégoût des grandes chofes & 
le defir de s'ouvrir de nouvelles rou- 
tes. Ajoutez que dans les temps dont 
nous parlons , la plupart des écrivains 
étoient étrangers à leur pays & à leur 
fîècle. C'étoit Rome , c'étoit Athènes 
qui étoit leur patrie. Ils fe paflion* 
noient pour Mantipée ou pour Pharr 
fale ,, bien plus que pour Pavîe ou 
Marignan. Us vivoient , ils fentpient V 
ils refpiroient à quinze fièçles d'eux. 
Veut-on que des hommes enfevelis 
dans les mines , parlent avec éloquen- 
ce de ce qui fe paflè fur la terre ? 

Mais leur plus grand obftacle, c'é- 
toit la prétention d'être éloquent dans 
, une langue morte. Ce font les mœurs 
d'un pepplç qui donnent la vie à Ton 
langage. Que ces moeurs s'anéantif- 
fènt , la plus grande partie du langage 
périt. Les mots ne font plus que desJ 



SUR LES Eloges. 13 

fimulacres froids qu'il çft impoiïiblede 
ranimer. L'orateur qqi au bouc de quin- 
ze cenrs ans veut ou croit employer 
cette langue , a donc deux torts : il ne 
peut bien apprécier la valeur des fi-' 
gnes; & les fignes ne peuvent rece- 
voir l'empreinte defon efprit & de fon 
ame^quii voudroit leur donner. Son 
ftyle ne fera donc jamais qu'une tra- 
dudion afFoiblie de fa penfée. Il aura 
;ùfétnentdes pafiions&des idées dans 
ia langue naturelle, qui faite pour lui, 
correfpond avec foupleffe à tous ks 
\ mouvemens : mais la langue étrangè- 
re réfiftera à tout, & dénaturera tout 
ce qu'il voudra lui confier. II y aura , 
pour ainfi-dire, un frottement & un 
choc continuel , entre le fentiment & 
le figne , entre l'expreflîon & l'idée^ 
Pour affoiblir cette réfiftance , l'ora^ 
teur ou l'écrivain tâchera d'emprunter 
avec le langage , & d'adopter autant 
qu'il eft poflîble , les pafiions , les 
goûts, & pour ainfi'dire les idées re- 



^ 



t4 E s s A î { 

ligîeufes, politiques & civiles du peu-» | 
pie dont il veut imiter la langue. Maïs | 
cette adoption fadice & qui ne fera i 
jamais entière , ne peut avoir Tèffct ; 
de la réalité. Ai nfi ces forti?s d'écrî* : 
vains n*auront ni la phyfionomîe de \ 
leur nation , ni celle de leur fiècle , nî * 
celle delà nation & du (ièclé qu'ils pré^ , 
tendent imiter , nilaleurmême.7.curs ' 
ouvrages feront une efpèce de pror 
duâion équivoque qui ne tiendrai 
rien , ne peindra rien , & reftera à \ip 
mais fans caradère & fans. couleur. 
Telle eft Thiftoiredes orateurs dufei«- 
zième fiècle. En voilà aflez, je crois ^ 
pour nous difpenfer d'en rien citer. H 
eft trifte pour tant d'écrivains , qu'cii 
les oubliant on ne leur ait rendu quif 
jufticc. 



CHAPITRE 



SUR I ES ËLOGE5. 2^ 



CHAPITRE XXV, 

De Paul Jovt, & itfes Eloges. 

1 o u s ces Cicérons ou ces Plînes 
modernes dont nous yenons de par- 
ler , ou étoient , ou avoîent la préten- 
rion d'être orateurs ; & leurs éloges 
étoient de longs panégyriques pro- 
noncés dans des affemblées , & débi- 
tés avec pompe pour honorer les 
morts , & quelquefois ennuyer les vî- 
vans* Mais dans le même fiècle , il y 
«ut Ain écrivain qui publia des ébges 
d'un genre tout différent , & qui par- 
là mérite d'être diftingué. C'cft Paul 
love. Il étoit Italien & Milanais. II eut 
la même, patrie que Pline le jeune : 
mais Pline fut l'ami de Trajan , Con* 
fui de Rome , & Gouverneur de pro^ 
vince ; & Paul Jove commença par 
être médecin, & finît par être Evêque. 
£ aima pâffionémçnt les lettres, écrit 
Tome II. B 



%6 Essai 

vit rhifloire de fon fiècle en latin, fut 
admiré pour le flyle , peu renommé 
pour la vérité , plut aux uns, déplucaux 
autres , & fut accufé tour à tour de 
flatterie & de fatire ; fort prefque iné- 
vitable de tous ceux qui ont T^mbi* 
tion & le courage d'écrire de leur vi<« 
vant , ce qui né peut être écrit avec 
sûreté que cent ans après. Nous avons 
de lui , outre fon hiftoire , fept livres 
d'éloges , confacrés aux hommes les 
plus célèbres dans le gouvernement 
ou dans la guerre ; & un autre livre 
très-confidérable , fur les gens de let*»- 
tres & les favans du quatorzième » 
quinzième & feizième (iècles. Ceux^» 
ci font au nombre de cent quatre- 
vingt ; ce qui joint aux premiers , 
forme une fuite completre dç près de 
trois cents vin^t é oges. Qu'il mefoit 
permis de raconter ici à quelle occa* 
fion ces éloges furent compofés. 

Paul Jove avoit une très-belle mai- 
foQÛcuée dans une prefqu'ifle, fcaujc 



SyB. LES ELOGES. IJ 

bords du lac de Côme. II nous ap- 
prend qu'elle étoit bâtie fur tes ruines 
mêmes de la maifon de campaglne de 
Pline. De fen temps , les fondemens 
fubfiftoient encore; ic qu^nd Teau 
itoit calme , on appercevoit au fi3nd 
du lac, des marbres taillés , des tron- 
çons de colonnes, & des reftes de py- 
ramides qui avoient orné le féjour dd 
Vamî de Trajan. L'évoque , fon fuc- 
ceflëur , nous a laifTé , à la tête de Tes 
éloges , une defcrîption charmante de 
ce lieu. On y voit un homme enthou- 
fiafte des lettres & du repos , un hîf- 
lorien qui a Hmagination d'un poëte, 
m évêque nourri des doux menfonges 
de la mythologie payenne. Car il 
nous peint avec tranfport fes jardins 
baignés par les flots du lac , Tombre 
& la fraîcheur de fes bois , fes co- 
teaux^ fes eaux jailliflantes , le (îlence 
profond & le calme de fa folitude; 
une ftatuc élevée dans fes jardins à la 
Nature; au dedans , un fallon oh pré- 

B-ir 



zS Essai 

Cdoît Apollon avec fa lyre , & les 
rjcuf Mufes avec leurs attributs; un 
autre où préfîdoir Minerve; fa biblio* 
thèque , qui étoit fous la garde de 
Mercure; enfuite Tapp^rtement des 
trois Grâces, orné de colonnes' do-» 
riques, ^ des peintures les plus rian- 
tes ; au dehors , l'étendue pure fie 
tranfparente du laç j fes détours tor- 
tueux , fes rivages ornés d'oliviers 
Çc de lauriers; & dans l'éloignemenr , 
des villes , des promontoires / des 
coteaux en amphithéâtre , chargés de 
vignes; & les hauteurs naiflantes des 
Alpes, couvertes de bois & de pâtu- 
rages , où l'œil voyoit de loin errer 
des troupeaux. Au centre de cette 
belle habitation , étoit un cabinet où 
Paul Jove avoir raflcmblé à grands 
frais, les portraits de tous les hom- 
mes célèbres. On peur dire qu'il avoir 
une colleâion de grands hommes, 
comme dans d'autres temps onafaic 
des colledions d'hiftoire naturelle. II 
fut aidé dans cette recherche par des; 



SITR LES EtOGES; I9 

particuliers & des fouverains. Le fa- 
meux Fernand Cortès lui envoya fon 
portrait , avant de mourir. On ne peut 
douter que d'autres qui n'avoient pas 
le même droit ^ n'aient voulu donne* 
le même exemplp : mais il y a appa-« 
rence que Paul Jove ne plaçoit pas 
tous ceux qui s'envoyoient eux-mê- 
mes; dans le choix de fes grands hom- 
mes , il s'en rapportoit un peu moins à 
eux qu'à la renommée. 

C'eft pour fervir d'explication à ces 
portraits , qu'il compofa fes éloges* 
D'abord ils ont le mérite d'être très- 
courts : ils renferment quelquefois en 
peu de lignes , & d'autres fois en peu 
de pages , l'idée du caraâère , des ac- 
tions , des ouvrages de celui qu'il loue, 
ou du moins dont il parle ; car quel- 
quefois il fait le portrait d'hommes 
plus célèbres que vertueux ; mais il 
les repréfente tels qu'ils font , loue les 
vertus, admire les talens, & détefte 
les crimes. En fécond lieu , ces éloges 

B iii 



JO fi s s A I 

font la plupart hiftoriques ; & des fait» 
Trais valent beaucoup mieux que de la 
Êiuflè éloquence. Enfin ils ont le mé- 
rite de préfenter une grande variété 
d'hommes, quelques-uns grands, 8C 
prefque tous &meux , de tous les pays , 
de toutes les religions , de tous les 
rangs , & de tous les fiècles. 

Ainfi on y voit parmi les anciens, 
Alexandre , Pyrrhus , Annibal, & Scî- 
pîon : parmi les deftruâeurs de Fem- 
pire, Attila & Totila: parmi fes ven- 
deurs , Narsès qui né efclave , devine 
général , & qui eunuque , fut un grand 
homme. 

Dans le nouvel empire d'occident, 
Charlems^ne^ le plus grand. homme 
de la France , & peut-être de l'Europe 
moderne ; & ce Frédéric Barberouflfe, 
fous qui commença la lutte fanglante 
du facerdoce contre l'empire 9 qui fie 
la guerre aux papes & aux Sarrazins, 
Ac mourut dans fon pèlerinage guer* 
ricr* 



sVR tes Eloges; ^x 

£n France ^ Godefroi de Bouillon , 
chef de la feule croifade qui ait réufli ; 
Charles VIIL qui conquit & perdit Itt 
. royaume deJ^aples avec la même ra<* 
pidité ; Louis XII. qui fut tour à tout 
dupe tde Tes amis & de Tes ennemis » 
mais à qui on pardonna tout , parce 
qu'il éroit bon ; François I. qui , à 
beaucoup de défauts , mêla des quafi^ 
tés brillantes; le maréchal de Tri vulce, 
fur la tombe duquel on grava ; Ici re* 
pofe celui qui ne repofa jamais \ le 
maréchal de Lautrec, également opi-- 
niâtre & malheureux ; GaAon de Foix ^ 
fi connu par fon courage brillant , & 
par la bataille de Ravennes qu'il ga- 
gna & où il perdit la vie ; enfin c6 
connétable de Bourbon , (î terrible à 
fon maître ^ & dont Tame altiière eut 
à la fois l>e plaifir & le malheur d'être 
fi bien vengé. 

En Éfpagne ^ vous trouver Ferdî- 
muid te CathûiKqiie, qui chafla &: 
Tàiniquit \&i Rois Maures , 6t trompa 

BiY 



3* Essai 

tous les Rois Chrétiens ; Charîft- 
Quirit , heureux & tout-puiflant , po- 
litique par lui-même , grand par fe* 
généraux ; & cette foule de héros dans- . 
tous les genres, qui fervoient alors 
rEfpagne ; Chrillophe Colomb , qui 
lui créa un nouveau monde; Fernand 
Cortès qui, avec cinq cents hommes, 
lui fournit un empire de ftx cents 
lieues ; Antoine de Lève qui , de fîm- 
plefoldat, parvint à être duc & prin-* 
ce , & plus que cela , grand homme de 
guerre ; Pierre de Navarre , autre fol- 
dat de fortune , célèbre par fes talens, 
& parce que le premier il inventa les 
mines; Gonfalve de Cordoue, fur- 
nommé le grand Capitaine, mais qui 
put compter plus de viâoîres que de 
vertus; le fameux duc d'Albe, qui 
fervit Charles-Quint à Pavie, à Tu- 
nis, en Allemagne, gagna contre les 
Proteflans la bataille de Mulberg , 
conquit le Portugal fous Philippe II, 
mais qui fe déshonora dans les Pays* 



SUR lES EtOGES. 3^ 

Bas , par les dix-huit mille hommes 
qu'il fe vantoic d'avoir fait palier par 
la main du bourreau ; enfin le jeune 
marquis de Pefcaire , aimable & bril- 
lant , qui contribua au gain de plu« 
fieurs batailles , fut à la fois capitaine 
& homme de lettres, époufa une fem- 
me célèbre par fon efprit comme par 
fa beauté , & mourut à trente - deux 
ans, d'une maladie très-courte, peu 
de temps après que Charles-Quint eut 
été inftruit que le pape lui avoit pro- 
pofé de fe faire Roi de Naples. 

Si nous parcourons l'Italie , ces élo- 
ges nous offrent un très-grand nom- 
bre d'hommes qui , dans le cours du 
quinzième ou feizième fiècle, s'y dif- 
tinguèrent par le gouvernement , ou 
par les armes. Il faut fe rappeller qu'a- 
lors l'Italie étoit divifée & fanglante. 
Une foule de tyrans ou étrangers, ou 
domefliques , déchiroient ce beau 
pays pour le partager. Les papes ex- 
(ommunioient 9 combattoient & né- 

Bv 



34 Essai 

gocioient pour fe faire un état. Les 
empereurs n'avoient point perdu de 
vue ce fantôme d'empire romain , que 
de temps en temps ils vouloient Êiire 
revivre. Les rois de France , poufiSs 
&, par leur propre inquiétude , & par 
celle de leur nation , avoient la fureur 
de conquérir Naples & Milan. Lefénat 
de Venife , politique & hardi , com-- 
merçant & guerrier, vouloir dominer 
fur la mer , & s'étendre en terre-ffermc. 
Une foule de villes & de républiques 
étoient agitées à la fois par les orages 
de la liberté & par ceux de la guerre. 
Des faâions s'élevoient , fe cho- 
quoient & tomboient. Des conjurés 
& des tyrans pérîfToient tour à tour. 
Des généraux qui n'avoient pour bien 
qu'une armée , la vendoient à qui vou- 
loit ou pouvoit la payer. Par-tout les 
intérêts religieux fe méloîent aux 
intérêts politiques, & les crimei? aux 
grandes aéHons. Tel étott refprit dç 
ces temps : & parmi ces dangers, ces 



sun LES Eloges. 35 

efpérances , ces craintes , il dut naître 
une foule d'ames extraordinaires dans 
tous les rangs , qui fe développèrent ^ 
pour aînfi-dire , avec leur fiècle , & 
qui en reçurent le mouvement ^ ou lui 
donnèrent le leur. Paul Jove à fait 
l'éloge ou le portrait de tous ces hom- 
mes, la plupart plus courageux que 
faints. Mais dans cette foule de noms , 
on aime à retrouver à Florence , les 
Médicîs ; à Milan , ces fameux Sfor- 
ces , dont Pun fimple payfan , devint 
un grand homme ; & l'autre , bâtard 
de ce payfan , devint fouveraîn ; à 
Rome y les Colonnes , prefque tous 
politiques ou guerriers ; à Venife , 
plufîeurs doges & quelques généraux ; 
à Gènes , ce célèbre André Doria , 
qui vainquit tour à tour & fit vaincre 
Charles -Quint, redoutable à Fran- 
çois I. & à Soliman , mais grand fur- 
tout pour avoir rendu la liberté à fa 
patrie , dont il pouvoit être le maitre. 
Si vous portez vos regards plus 

Bvî 



^6 Essai 

loin , vous trouvez en Hongrie ce &- 
meux Jean Hunniade qui combattît les 
Turcs ^ & (impie générai d*un peuple 
libre , fut plus abfolu que vingt rois ; 
& ce Mathias Corvin fon fils , le feul 
exemple peut être d'un grand homme 
fils d'un grand homme ; en Epire , 
Scanderberg^ grand prince dans un 
petit état; & parmi les Orientaux, 
ce Saladin , aufli poli que fier , ennemi 
généreux , & conquérant humain ; 
Tamerlan , un de cesTartares qui ont 
boule vërfé le monde ; Bajazet qui com- 
mença comme Alexandre , & finit 
comme Darius , d'abord le plus terri- 
ble des hommes , & enfui te le plus 
malheureux; Amurat II , le feul prince 
Turc qui ait été philorophc , qui ab- 
diqua djux fo:s le trône , & y remonta 
deux Ibis pour vaincre; Mahomet II, 
qui conquit avec tanc de rapidité , & 
r6:ompenfa les arts avec tant de ma- 
gnificence ; Sclim qui fubjugua VE- 
gypic, & dérruifit cette ariitocracie 



SUR LES Eloges. 37 

'guerrière établie depuis trois cents 
ans aux bords du Nil , par des foldars 
Tartares; Soliman vainqueur , de l'Eu- 
phrate au Danube , qui prit Babylone 
& aflîégea Vienne; le fameux Barbe- 
rouflè Cliérédin , fon amiral , qui de 
pirate devint roi; & cet IfmaëlSophi 
qui , au commencement du feizième 
fiècle , prêcha les armes à la main , & 
en dogmatifant ^ conquit la Perle , 
comme Mahomet avoit conquis TA- 
rabie. 

. Â la fuite de tous ces noms de 
guerriers ou de princes rafle mblés des 
trois parties du monde , ceft un fpec- 
tacle curieux de retrouver les noms 
du Dante , de Pétrarque , de Bocace , 
de PAriofte , du cardinal Bibiéna , au- 
teur de la comédie, de la Calandre , 
jouée au Vatican fous Léon X ; & du 
célèbre Machiavel ; lans compter cette 
foule innombrable de fa vans, prefque 
tous Grecs ou Italiens , qui dénués 1 
il eA vrai , de ce mérite rare du génie ^ 



3^ Essai 

contribuèrent cependant par leurs 
travaux , au rétabliflèment des lettres , 
en faifant revivre les langues qui ne 
s'étoient confervées que chez les 
chrétiens de Conftantinople , & la 
philofophie ancienne qui , depuis la 
chute de Tempire , n'aVoit été cultivée 
que par les mufulmans Arabes. 

Tel eft le Tpeâ-acle àuflî varié que 
rapide que nous préfentent les EIo* 
ges de Paul Jove. Je me contentera! 
ici d'ajouter quelques remarques. Il 
eft d'abord fort fingulier que ce Pa- 
négyrifte , ayant loué près d'une cen- 
taine de Princes Grecs , Idolâtres , 
Mufulmans & Chrétiens , tfait pas 
fait l'Eloge d'un feul Pape : il étoit 
cependant Italien , & Evéqufef. Je re- 
marquerai enfuîte qu'il a fait PEIoge 
de plufîeurs Princes qui étoicnt en- 
core vivans , & dans ces articles i! 
change tout-à-coup de ton ; il ne 
raconte plus , il loue , & PHiftorîen 
devient déclamateur. Vorci comment 



SUR L8S Elogbs; ^f 

débute TEloge de Charles -Quint. 
» Je te falue » trois fois très-grand , 
» augufte Charles-Quint , qui par le 
» concours & l'union des vertus Ici 
» plus rares, as mérité le fumom de 
» très-invincible empereur ». On re- 
connoît à cette grande phrafe, que 
Charles-Quint devoit lire Partîcle, Un 
autre affez fingulier , c'eft celui où if 
parle de ce Chriftierne , roi de Dane- 
niarck , furnommé le Néron du nord, 
qui après avoir juré aux Suédois la 
paix fur une hoftie , fit égorger, com- 
me on fait , au milieu d'un repas, 
tout le fénat de Suède , deux évéques, 
& quatre-vingt quatorze citoyens des 
plus diftingués. Quoique ce prince 
fut encore vivant , Paul Jove ofe Tap- 
peller de fon véritable nom , c'eft-à- 
dire un monftre. H eft vrai que ce 
monftre étoît alors détrôné , & erv- 
fermé dans une cage de fer ; mais 
beaucoup d'autres auraient craint que 
la cage ne fe rompît , & que ce monP 



4^ Essai 

tre , en remontant fur le trône , ce 
qui efl arrivé quelquefois , ne rede- 
vint un très-grand prince. Enfin pour 
connoître Tefprit de ce temps- là , il 
ne fera pas inutile d'obferver que Paul 
Jove loue avec tranfport ce Pic de h 
Mirandole, l'hpmme de l'Europe & 
peut-être du monde, qui à fon âge 
eût entaflë dans fa tête le plus ^ 
mots, & le moins d'idées j qu'il n'ofe 
point blâmer trop ouvertement ce 
Jérôme Savonarole , enthoufîafte & 
fourbe , qui déclamant en chaire con- 
tre les Médicis , faifoît des prophé- 
ties & des cabales , & vouloit dans 
Florence , jouer à la fois le rôle de 
Brurus& d'un homme infpiré; qu'en- 
fin il loue Machiavel de très - bonne 
foi , & ne penfe pas même à s'étonner 
de (es principes : car leMachiavélifire 
qui n'exifle plus fans doute, & qu'une 
politique éclairée & fage a dû bannir 
pour jamais , né dans ces ficelas ora- 
geux, du choc de mille intérêts, & 



StTU IIS ElrOGES. 41 

ie l'excès de toutes les ambitions 
joint à lafoiblefle de chaque pouvoir^ 
bit ùniqueilient pour des âmes qui 
fuppléoient à la force par la rufe , & 
aux talens par les crimes , étoit , pen- 
dant quelque temps , devenu en Eu- 
rope la maladie des meilleurs efprîts , 
à peu près comme certaines pertes qui 
nées dans un climat, ont fait le tour 
du monde, & n'ont difparu qu'après 
avoir ravagé le globe. 









^% Essai 

CHAP ITRE XXVI. 

Des Oraifons funèbres , & des Eloges 
dans les premiers temps de la lUté* 
rature Françoife , depuis Fran* ' 
çois I, jufqu'd la fin du règne dû ' 



Henri IV. 

JSlV rès avoir fuivi le genre des 
éloges chez les peuples barbares , où 
ils n'éto'ent quel'expreflîon guerrière 
de renthoufiafme qu'infpiroit la va- 
leur ; chez les Egyptiens , où la reli- 
gion les faifoic fervir à la morale ; 
chez les anciens Grecs ^ où ils Rirent 
employés tour à tour par la philofo^ 
phie & la politique*, chez les premiers 
Romains , où ils furent confacrés d'a- 
bord à ce qu'ils nommoient vertu , 
c*ell-à-dire à l'amour de la liberté & 
de la patrie; fous les empereurs^ où 
ils ne devinrent qu'une étiquette d'eA 



stru LES E106CS. 43 

chVte j qui trop fouvent parloieot à 
des tyrans ; enfin chez les favans du 
feizième fiècle , où ils ne forent , pour 
ain(i-dire , qu'une affaire de ftyle , & 
un amas de fons harmonieux dans une 
langue étrangère qu'on vouloît faire 
revivre; il eft temps de voir ce qu'ils 
ont été en France & dans notre langue 
même. Je m'arrêterai peu fur les an- 
ciens monumeris que nous avons dans 
ce genre. L'efprît , le goût , l'élo- 
quence , la langue même , rien n'étoit 
formé. Nous avons été long- temps 
des barbares pleins d'imagination êc 
de gaieté , qui favions danfer & com- 
battre , mais qui ne favions pas écrire. 
L'efprit humain, toujours curieux, 
aime à revenir quelquefois fur ces 
temps de fon enfance ; mais quand on 
a jette un coup-d'œil fur des mafures 
ou des palais gothiques, on aime en- 
fuite à fe repofer fur les grands mo- 
numens de l'architeÔure moderne» 
En repaflant les premiers temps d6 






'44 E s s A t ! 

notre littérature, & les éloges écrîlf^ 
dans notre langue , il ne fera pas inu* '^ 
tile de remarquer fouvent à qui ces '^ 
éloges ont été prodigués , & de corn* |" 
parer quelquefois les vertus dont le 
panégyrifte parle, avec les vices plus 
réels dont parle l'hiftoire. Peut être à 
force de reprocher aux hommes leur ] 
baflèflè, parviendra- 1- on à les faire | 
rougir : mais quand on ne pourroic 
Tefpérer , il eft doux du moins de 
venger la vérité , que la flatterie eft 
toujours prête à immoler à Tintérêt.. 
L'indignation même que Ton éprouve 
contre le menfonge , eft utile. Elle 
affermit dans Theureufe habitude d'ê- 
tre libre , & dans le befoin d'être 
vrai. 

Les éloges funèbres qiie nous avons 
vu établis chez tous les peuples , ne 
furent connus en France que fur la 
fin du quatorzième (lècle. On croie 
que le premier François à qui on 
jtndic cet hommage , fut le célèbre 



SUR LES Eloges. 4( 

)uguefclin. Cétoît le prix de fes 
idoires , & plus encore de fes ver- 
us *; Ce grand homme mérita fans 

* Cette oraifon funèbre fut prononcée en 
:385, c>ft-à-dire neuf ans aprcs la mort du 
lonnérable , par un évcque d'Auxerre , & en 
préfence de toute la cour. Le texte fut 5 Nomi-' 
fULtus eft ufque ad extrema. Son nom a cté connci 
aox extrémités de la terre. Enfuite Torateuc 
^trant dans le détail des vidloirçs , des faits 
d*armes, & de toutes les grandes a(flions de 
Dogucfclin , prouva que ce grand homme avoic 
rempli tpus les deyoirs d'un vrai chevalier, 
pm(qu*il ayoit uni au plus haut degré la probité 
& la valeur. Il remonta à l'origine & à la pre- 
mière inftitution de la chevalerie, & la reprc- 
fenta comme une inftitution politique y mili- 
taire & (acrce , auflî néceffaire pour la défenfc 
^ue pour le gouvernement des Etats , & qui de- 
aandoit d^n^ un guerrier l'accord de la probité 
& du courage ^ des vertus & de l'honneur. Il, 
finit par exhorter tous les ftîgnf urs de la coub 
qui croient préfens , à ne jamais prendre les 
armes que par l'ordre & pour le fervice de leuc 
maître , s'ils vouloient , comme Duguefclin , 
rçm^lir les devoirs de la. chevalerie ^ 5ç mériçei; 



4^ Essai . j^^ 

douce que cet ufage commençât ptfit 
lui. Il faudrait feulement que dj 
qui étoic alors une diftinâion 'flatr .^ 
teufe , n'eût pas ceffé d'en être une * 
Mais il en efl ainfi de prefque tous ; 
les honneurs. La juftice les inftitue ; -^ 
la politique les çonferve quelque temps j^ 
au mérite ; bientôt la vanité les ré- 4 
clame comme un droit ; le yice les 
ufurpe par Tîntrigue ; au lieu d'hono* 
rcr ceux à qui on les accorde , queb 
quefois ceux qui les obtiennent Icf 
déshonorent ; & ce qui devoit être 
glorieux & rare, finit par être prodî* 
gué Se avili. Voilà l'hiftoire des 
éloges funèbres parmi nous , & appa^ 
remment chez toutes les nations. Us 
font devenus trop fouvent des dif- 
cours y où avec une fauflè éloquence 
on célèbre des vertus encore plus 

À la fois Tapprobation de Dieu 8c reftime des 
bommes. Tel eft rextrait de cette oraifon fu- 
nèbre , qui nous a été conCtTvé par le Moino 
le S.&ems, faiftorien de Charles YL 



SUR LES ElOGES. 47 

uiflçs , 6c oïl Ton étale avec pompe , 
bs titres que le mort: a flétris , des 
liens qu'il n'a point eus , & des fervi- 
es qu'il n'a pu rendre. 

La coUeâion des oraifôns fiinébres 
|ue nous avons dans notre langue , 
:omaienceà peu près en i^^v, c'elt^ 
-dire à la mort de François L 

Ce prince qui eut biçn plus Péclat 
c les vertus d'un chevalier , que la po-» 
itique & les talcns d'un roi , fut loué 
ims réfervç ; & il ne faut pas s*en éton« 
ter. Une nation militaire & brave dut 
ftimer fa valeur. Une noblefle qui ref- 
»iroit Tenthoufîafnie de la chevalerie, 
lut applaudir ies propres vertus dans 
3n chef« Les hommes de lettres & les 
ïvans qui commençaient en France 
s'emparer de Topinion., &;dirigeoient 
léja la renommée , durent célébrer à 
envi le prince qui les honoroit. Ses 
nalheurs même & la bataille de Pavîe ^ 
ù à des fautes trop réelles il mêla de 
(grandeur dé caraâère^ durent ajôi^ 



4S Essai 

ter à fa célébrité , en fixant fur lui lei 
yeux de l'Europe , & dévoient furtout 
inréreffer un peuple qui pardonne tout 
pour le courage , & fe rallie toujours 
au mot de l'honneur. 
• Ses contemporains gravèrent furfon 
tombeau le titre de grand. Il faut coa* 
venir que s'il avoit pu le mériter , c'eut 
été par fon refped pour les connoif- 
fances , & le défîr qu'il eut d'éclairer 
fa nation. Il entrevit ces principes 
étouffés tour à tour par Tignorance te 
par l'orgueil, qu'il n'y anilégîflatîon, • 
ni politique fans lumières ; que ceux 
qui éclairent l'humanité , font les bien- 
faiteurs des rois comme des peuples; 
que l'autorité de ceux qui comman- 
dent , n'efl jamais plus forte , que lorf? 
qu'elle efl unie à l'autorité de ceux qui 
penfcnt : que le défaut de lumières en 
obfcurcifl'int tout , a quelquefois rendu 
tous les droits douteux, & même les 
plus facrés , ceux des fouverains ; 
gu'un peuple. ignorant devient nécef- 

fairemenc 



SUR i£s Eiecxs. 49 

(kîrement ou un peuple vil & fansref- 
fort , deftiné à être la proye du pre- 
iQier qui daignera le vaincre , ou un 
peuple inquiet & d'une aâivité féroce ; 
que des efclaves qui fervent un ban- 
deau fur les yeux , en font bien plus 
tçrribles , fi leur main vient à i'arnier 
& frappe au hazard ; qu'enfin tous les 
princes qui avant lui avoîent obtenu 
r^ftime de leur fiècle & les regards de 
la poftérité , depuis Alexandre jufqu'à 
Charlemagne , depuis Augufte juf- 
qu'àTamerlan né Tartare& fondateur 
d'une Académie à S^marcande ^ tous 
dédaignant une gloire vile & diftri- 
buée par des efclaves ignorans, avoient 
voulu avoir pour témoins de leurs ac- 
tions des hommes de génie , & rele- 
ver partout la gloire du trône par celle 
des arts. Ce fut là le vrai mérite de 
François I. ÏI honora donc les lettres ; 
& les lettres reconn JiT^ntes ordonnè- 
rçnt à l'Europç de c^ébrer ce priiîce, 
J'orne Ih Q 



I 



^o Essai 

ôc de placer le vaincu k c6té da vain* 
queur. 

Après François I , Henri II fon fuc-» 
ceiTeur & fon fils eut l'honneur d*uii 
panégyrique , même de fon vivant. 
On trouve en 1555 , un éloge^ui lui 
cft adreffé fur la grandeur de fon rè-p 
gnc. Qu'on ne s'étonne pas de ce mot. 
Tous les peuples défirent que leur maî- 
tre foit grand , 6c aiment à fe le per- 
fuader. La vanité de celui qui obéit , 
s'enorgueillit des titres prodigués à 
celui qui commande. L'efclave même, 
veut donner de la dignité à fes fers ; 
à plus forte raifon le fujet libre ,& qui 
obéit aux loix fous un monarque. A 
regard de Henri II , fon nom aujour- 
d'hui ne réveille plus l'idée de gran* 
deur. Ce roi brave , mais d'une valeur 
moins éclatante que fon père ; pro- 
tiédeur des lettres , mais fans cette ef- 
pèce de pafTion 4111 tient de Tenthou- 
fiafme , & le fait naître chez les au- 



8U1. £ ES EtOGES. 5» 

tfifs; aride de gloire^ mais incapable 
de cette hauteur de g^nie qui s'ouvre 
deiK>nreUes routes pour y parvenir ; 
gouverné par des favoris qui <yri^ 
geoient à leur gré fa foibie(]fe ou fa 
force , & pouflë en même-^temps pat 
Tefprit de la nation & de fon fîècle , 
qu'il trouva créé , Se auquel il n'ajouta 
rien ^ n'eut ni dans i*efprit , ni dans 
Tame cette efpcce de reffort qui fàxt 
la grandeur. On peut dire que fon rè- 
gne ne fut qu'une représentation afibi^ 
blie du règne de François I. Dans la 
religion , dans la guerre , dans la finan^ 
ce & dans les loix , il fuivit les fenriers 
tracés, hts événemens eurent de Tina- 
portan$:e , fans avoir une forte de ca* 
raâère ; & prefque toujours en aâîon^ 
mats lâns être animé de ces forces vib- 
res qui font les grands changemens, 
& deflinent avec énergie les caraâsères 
ÉMt en bien , foit en mal , ce prince 
4ootia b^ucoup de mouvement à 

Ci} . 



52 Essai 

KEurope,rans acquérir beaucoup de 
célébriré. 

L'homme d*état juge ; le panégy- 
rifte loue, & n'a befoin que d'un pré? 
texte ; encore s'en pafle-t-il quelque- 
fois. Henri II , eftiniable à plufîeurs 
égards , duc être célébré , & furtoue 
dans l'époque de fes fuccès. On fait 
que dans la fuite il eut des revers ^ & 
fe laifla écrafer par cet ennemi adif , 
dont la vigilance fombre & terrible 
étendue à la fois fur les deux mondes , 
cnchaînoit l'Amérique , gouvemoit 
l'Efpagne & défoloit l'Europe. Les ba* 
tailles de Gravelines & de S. Quentin 
ne furent que des malheurs ; mais la 
paix de Cateau-Cambréfîs fut une 
honte. Au rapport de tous les hifto- 
riens elle déshonora le roi & l'état : 
au rapport d'un panégyrifte , ce fut le 
facrifice d'un grand homme au bien 
de r Europe. Il n'eft pas inutile d'ajour 
ter que l'oraifon funèbre de ce prince 
fut comparée dans le temps à la Cy^ 



StJR LES ElOGËi. 5j 

fopédîe, le roi à Cyrus,& l'orateur à 
Xénophon *; 

En 15^3 parut un éloge qui dut in- 
térelïèr la nation. C'étoit celui de ce 
François de Guife afTafliné par Pol- 
trot devant Orléans^ II fut 5 comme 
OD fait, le plus grand homme de Ton 
iiècle. Ce fut lui qui défendit Metz 
contre Charles-Quîrtt , cjuî rendit Ca- 
lais à la France, & combattit avec fuc- 
ces l'Efpagne , l'Angleterre & l'Em- 
pire. Son crime fut d'être trop puiilànr. 
C'en étoit un dans une minorité ora- 
geufe, & fous un gouvernement foible 
où plufîeurs grands hommes fe cho- 
quent » & oïl l'autorité fans vigueur 
ne peut tenir la balance entre des forc- 
ées extrêmes qui fe combattent. Sa 
mort fut le premier des afTaflinats que 
lefanatifme de ce fiècle fît commettre, 

I I ( I f r r I r r i -f a 

* Sonnet de Joachim du Bellay , fur Toraifon 
fiinèbie prononcée en 155^, par Jëiôme de la 
JLovère , évêque de Toulon. 

Ciij 



4^^ Ess A ï 

On connolt de lui ce moc employé 
dans une de nos plus belles Tragédies ; 
9» ta religiofi fa ordonné de m'^flàflî- 
>» ner ; la mienne m'ordonne de te 
9» pardonner & de te plaindre »>• Ce 
mot dont on fe fouvient , eft fort aa- 
defTus d'une oraifon fimèbre qu'on 
oublie. 

En 15 71 , c'eft-à-dire quet^MS 
mois avant la S. Barchelemi ,futpro» 
nonce & publié un panégyrique en 
Thonneur de Charles IX. On y vante 
les grandes aâions d'un prince de 
yingt ans , qui n'avoir pu encore que 
prêter Ton nom aux malheurs de fofi 
règne. On y célèbre fa bonté; dedans 
quel moment ! à fa mort il fe trouva 
des orateurs pour le louer. J*ai lu To- 
raifon funèbre de ce prince, que Muret 
prononça à Rome en préfence du Pape 
Grégoire XIII. Non , lorfqu'Antonin 
ou Trajan moururent autrefois dans 
cette même ville ,& que la douleur pu* 
bliqueprononçaleur éloge en préfcnçc 



SUR t£S ÈioéEs. n% 
des citoyens donc iis âvoient fait le 
bonheur pendant viogc ms , je fuis 
Wcû sàr <^on nypàrtà pas davantage 
de irerhi^ dejudtee , de larmes &dd$ 
défolation des peuples, f <m3s les ékv- 
ges protfidncés à Paris ou dans ta Fran^ 
ce eoTlloiiseur de Ckarles IX , feint 
du même ton. L'unique diffêrenct 
fcSt que nos orateurs François infkil* 
«ent il Fhumanité en profe foiUe À 
barbare , dans ce f^tfpà qui n'étoit 
pas encore une langue ^ au lieu queiVM> 
rateur d^Itaiie ëcrirant avec pureté 
dans la langiK de ^ancienne Rome | 
fes menibnges du moins font doux Si 
liarmonieux. Il efl; trifte que les ora*i- 
teurs diâfgés des ^ges funèbres dei 
hommes puifîàns , fe foîent trop fou* 
vent réduits eux-mêmej à ne parler 
^le le langage des cours. Ils auroient 
pu dans des fiècles fur tout où la rel!« 
gioiQ avoir tant d'autorité , faire de ces 
dtfbours la <on(clation des peuples Se 
la leçon des grands ; mais fans douce 

Civ 



5^ ÊssAi 

il faut que chez les hommes tout Toît 

petit , corrompu & foible. 

Les panégyriques fefuccèdentcom* 
me les règnes. Si on loua Charles IX, 
on dut louer Henri III. Nous avons 
un panégyrique qui lui fut adreifê en 
1 574 à fon retout de Pologne. L'ora* 
teur alors n'étoit que l'interprète de 
la voix publique. Le nom de ce prince 
avoir de Téclat en Europe ; & tant 
qu'il ne régna point, il parut digne de 
régner. Tout le monde fait comment 
ces efpérances & ces éloges furent dé- 
mentis. Quiconque dans des momens 
d'orage n'efl pas un grand homme , 
paroit même audeflbus de ce qu'il eft. 
Il fut précipité dans Taviliflement & 
le malheur , & par Tes amis& par Tes 
ennemis , & par la force des événe- 
mens & par fa propre foibltflè , & par 
ce qu'il ne fut prefque jamais s'arrêter 
ni dans l'abandon, ni dansl'ufagede 
fes droits. On connoit d'ailleurs Tes 
confréries & fes fcandales , & ce mé^ 



SUR LES Eloges. 57 

lange bizarre de fuperflition & de lî« 
cence , où il trouvoit Tare de fe dés-* 
honorer également par fës vertus & 
par Tes vices. Cela n'empêcha poinc 
que dans des panégyriques de fon 
temps Se même après fa mort, if n*aic 
été appelle le grand Henri III. On ne 
fait comment de pareifs exemples 
n'ont point dégoûté à jamais les Sou« 
verains d'être loués. 

L'année 1^85 nous préfente un fpec# 
tacle difFérent. C'eft le célèbre Ron- 
fard , le plus fameux poète de fon fiè-> 
de, & qui fut aimé tour à tour & pro«- 
lègé de quatre rois , loué après fa 
mort par l'Abbé du Perron , depuis 
Cardinal. On rendit à un homme qui 
n'avoit que des talens , le même hon- 
neur que s'il avoit eu le privilège de 
faire du bien à la nation dans quelque 
grande place ♦. Ces diftinaions ac- 

* M. de Thou rapporte qu'on célcbr;^ à Paris 
9& (érvice magnifique en rhonneur de Ronfar^ 

Ct 



^8 Essai 

cordées au génie dans certains fié- 
des , font une efpèce de réparation dcf 
injuftices qu'il a trop fouventefluyécs 
dans d'autres. Elles fervent encore à 

Le Roi Y envoya ùl mufîqae. Des princes da 
fang y une foule de gens de la coui , & tous ler 
bommes les plus célèbres par leur efprit 9c leu» 
talens y afTiftèrenc. Le parlement de Paris s*y 
rendit par députés. La foule étok H grande^ 
que le cardinal de Bourbon ne put fendre la 
prefle , & fut obligé de s'en retourner. L'ora- 
teur lui-même ne put entrer dans la chapelle p 
èc prononça Torai&n funèbre de deflus an per- 
ron. Il y avoit des auditeurs juTqiies fur les 
toits. Le même jour , on publia un grand nom- 
bre d'éloges funèbres en rhonneur du moit» 
Honfard écoit enterré dans le prieuré de S. Côme 
auprès de Tours. Un confeiller au parlement 
de Paris , vingt ans après , lui fit élever qa 
mausolée de marbre, orné d'in(criptions, arec 
une trcs-belle ftacoe , £iite par le meilleur af^ 
tifte du temps. £afin>on écrivit fon hxftoîre^ 
èc Ton ne manqua point d'obferver qu'il étoit 
né le mcme jour que François L perdit la b«- 
laille de Pavie , comme û apparemment la na* 
Yiire eût voulu confoler la France. 



SUR tes EtOGtSé $^ 

{trouver qu'il y a dans les talefis une 
grandeur perfonnelle , qu'où a crv 
iptelquefois égale à celle des dignités. 
Quoi qu'il en foit, Duperron pronon- 
^ cette oraifon funèbre qui eut alors 
beaucoup de fuccès , & qu'on ne peuc 
plus lire. Il y emploie près de vingt 
pages à dire qull ne fait comment s'y 
prendre pour traiter un fujet fi grand. 
Ces puérilités s'appelloient alors de 
l'éloquence ; Se Duperron comme ora- 
teur y & Ronfard comme poète , font 
aujourd'hui également inconnus. Cent 
ans plus tard ils euflent été probable- 
ment de grands hommes. Ainfi Fon- 
tenelle a dit de S. Thomas, que dans 
d'autres circonftances il eut peut-être 
été Defcartes ; & il n'a manqué à Ro-^ 
gcr Bacon , Moine au treizième fiècle, 
que d'être le contemporain des Leib- 
fiitz àc des Newton pour être leur 
égal. 

Deux ans après, le Cardinal Duper- 
ron fut choifi par le roi pour faire uo 

Cvj 



éo Essai 

éloge funèbre qui prêtok bien plus k 
réloquence j c'étoît celui delà fameufc 
Marie Stuard. On fait qu'à tous les 
agrémens de la figure , elle joignit tous 
ceux de Tefprit. Sa beauté fit fes mal- 
heurs , parce qu'elle produifit fes foî- 
bleflès & peut-être fes crimes. Egarée 
par Tamour , & pourfuivie par Tinté- 
rêt & la vengeance , elle trouva une 
prifon dans un pays où elle avoit cher- 
ché un afyle , & fut décapitée par la 
politique barbare de cette Elîzabeth 
qui n'étoit que fon égale , & n'ayoît 
pas le droit d'être fon juge. II y a des 
iujets qui ne peuvent manquer de réuf» 
fir. La mort d'une femme & d'une rei- 
ne fur un-échafaud , tant de beauté 
jointe à tant dinfortune,la pitié fi na- 
turelle pour le malheur, l'attachement 
des François pour une princeflè éle- 
vée parmi eux , & qui avoir été Pé* 
poufe d'un de leur roi , l'intérêt qu^pn 
prend peut-être malgré foi à des mal* 
heurs, caufés par l'amour , le noto, m^ 



SUR LES Eloges. (i 
me de la religion ; car elle fut mêlée 
à ce grand événement V & l'Europe 
agirée alors de fan^tifme , regardoit 
prefque la querelle de deux reines ri- 
vales > comnîe la querelle des catholi- 
ques contre les proteftans r tout con- 
tribua au grand fuccès de cet éloge 
fuqèbre. Du perron tira des larmes de 
toute raflèmblée. On oublia que Marie 
Stuard , peu de temps après que foa 
mari eut fait tuer fon amant fous fes 
yeux , avoir époufé raflaflîn même de 
fon mari ; & Ton ne vit que la plus belle 
femme de fon fiècle, fille ^ veuve , mè*- 
re de roi , & reine elle-même, qui avoir 
péri fou6 le fer d'un bourreau, La pitié 
& Tefprit de parti lui donnèrent des 
panégyriftes en foule ; & ce qu'il n'eft 
pas inutile d'obferv^ , foa malheur 
fembla la juftifier aux yeux de la pof- 
térité , qui même aujourd'hui ne pro- 
nonce pas encore fon. nom fans in- 
térêt. 
C'étoît alors dans prefque toute l'Ea- 



fi Esskî 

ropc le temps des crimes & des meur-i 
très; mais la barbarie etoic tantôt im«- 
pétueufe & ardente , tantôt froide & 
tranquille. Pannée 15*8 fut mar- 
quée par l'afTaflfinat de Henri Duc de 
Guife,au Château de Blois. Il n'y a 
perfonne qui ne fçache & les motifs & 
les circonÂances de ce meurtre. Cet 
homme hardi fie brillant , fait pour 
éblouir le peuple , pour fubjuguer le» 
grands , pour opprimer le roi , cou- 
rant à la grandeur par les faâions , & 
à la renommée par Paviliflement de 
fon maître , qui s'occupoit de le dé- 
trôner fans daigner le haïr , 6c qui par 
mépris ne s'appercevoit pas même 
qu'il s'en étoit fait craindre , vivant 
pou voit être coupable , mais aflafliné 
ne parut qu'un héros. La mort de Louis 
fon frère malTacré le lendemain , ré- 
volta encore plus , car il étoit Cardi- 
nal. Il ne faut point demander fi les 
deux frères furent célébrés par des 
éloges publics. Les éloges parurent en 



SUR LES ElOGES»^ (r> 

fouie. Mais il y en eut un plas remar- 
quable q»e les autres. Dans ees rempi 
où la fuperftitîon fe mêtoit à- la fir- 
reur , 6a vpyoît d'un côté, dès empoî- 
fonnenîcns , des aflâfïînats , & les crî- 
mes de la plus ffétriffante volupté ; de 
raurre,des procédions, des confréries 
& des Pénitens blancs & noirs , com- 
me fi des cérémonies fans le remords 
& la vertu pouvoîenr expier les cri- 
mes 'y comme fi elles n*etoient pas un: 
nouvel outrage pour la divinité qu'or» 

• faifott femblantd'appaifer en la désho- 
norant. Henri III lui-même avoîtinf- 
tîtué de ces confréries , & fuivi de fes 
mignons marchoit à leur tête. Ses con- 
frères les Pénitens de Lyon , n'approth- 
vèrent point du tout la juftice qu'if 
s'étoft rendue à lui-même , & firent 
une grande pompe funèbre 5» en dé- 
» ploration du maflacre fait à Blois 
» fur Louis & Henri de Lorraine , 
» fuîvte d'une oraifon fur le même 

S» fujet ». Dans tous ces éloges on eut 



^4 Essai 

bien Taudace de peindre le duc de 
Guîfe comme l'appui, le héros & le 
martyr de la religion ; lui pour qui 
Tcglife n'avoir été qu'un prétexte de 
déchirer l'Etat; lui qui n'étoit catho- 
lique que pour être faÛieux ; lui dont 
toute la religion étoit Tenvie d'ufur* 
per le trône , & qui s'armoit du fana- 
rifmc pour marchera la révolte. Maïs 
il y a apparence que de fi lâches meti- 
fonges n'étoient ni pour les grands, 
ni pour les efprits déliés ; c'étoit Tap- 
pas grofîîcr du peuple qui, dans ces. 
temps de factions & de guerres, étoit 
fouvcnt opprimé, égorgé & trompé. 
Ce double aflatHnat en produifit un 
autre l'année fuivante 1589 , celui de 
Henri III; & ce qu'il yeufalors de 
plus étrange, ce fut l'éloge même de 
l'affanin. 11 faut qu'on fâche dans tous 
les fièclcs que ce Jacques Clément > 
dominicain & parricide , fut loué pu- 
bliquement dans Paris & dans Rome. 
Le fanatifme qui infpira le meurtre, 
fit Tapothéofc du meurtrier. 



SVti LEsElOSES. 65 

On a remarqué que le temps des 
rands crimes eft prefque toujours 
celui des grandes vertus. La nature 
gitée & fecouée , pour ainfi - dire^ 
^dans tous les fens , déploie alors toute 
Ton énergie. Sqs produâions font ex- 
faordinaires y & elle fait naître en 
foule des monftres & des grands hom« 
Inès. En 1595 on vit dans Paris un 
âoge, dont le fujct efl à jama>s ref- 
peôable; c'étoit Téloge du préfident 
Brilfon, pendu quatre ans auparavant 
pour la caufe des rois. Ce citoyen , 
trop .éclairé pour être fanatique ^ Ôc 
trop vertueux pour être rebelle , parla 
aux feize comme un homme qui pré- 
fère fon devoir à fa vie ; & il en fut 
réconipenfji en mourant pour l'Etat. 
L'infamie de fon fupplice fut un 
îitre de plus pour fa gloire. II faut 
louer l'orateur qui s'honora lui-même 
en faifant un pareil éloge ; pour Té* 
loge même , il n'ajouta rien à la mé- 
moire de BrifTon j il n*en avoit pas 
befoin. 



/ 



$6 Ësskt 

On aime auflî à trouver eti i^o^jl 

ton panégyrique adrefle au célèbre Dud| 

de Sully. Il fut conipofé par un rece-^-, 

¥eur des finances. Cet ouvrage dt; 

foîbte , & peu digne de fon fujet^i 

mais c'étoit du moins un hdmmaga- 

rendu à un grand homme ^ dans udri 

temps où de grand homme fervoie 

TEtàt, & oii , pour récompenfe, il 

li*avoit que les calomnies de la cour î 

les fureurs des traitans ^ & la haine ddJ 

!a nation à qui il faifoit du bien. Il eft 

vrai qu'un an plus tard ^ Téloge eût été 

plus honorable encore , & pour le pa- 

négyrîfte & pour le héros ; car eil 

1610 Sully n*étoit plus rien. Mais il 

ne faut pas trop exiger des hommes j 

& sUl y a un exemple d'une ftatue éle-^ 

vée à un roi après fa mort, il n'y en 

a pas de panégyrique adreiTé à un mi** 

iiiftre après fa difgrace. 

Jamais parmi nous peut- être , b 
louange ne fut quelque chofe de fi rcf- 
peâable 6c de fi grande que lorfqu'elk 



ÈVK lÈS ÉiOGÈS. '6j 

fctcfeflSnéc à célébrer Henri IV"; ja-. 
inais elle ne fiit (i unanime. Il y a eu 
quelquefois des réputations ^ quoî« 
iju^en petit nombre , qui choquoîent 
is mœurs & les idées générales do-« 
inînantes dans un pays. C'étoît com- 
ine un aveu involontaire & forcé > que 
certaines qualités brillantes arra^ 
choient à ceux même qui étoient le 
jrfas loin de les partager: mais quand 
le mérite d'un grand homme fe con-^ 
dfie parfaitement avec les préjugés , 
lecaraâére &!es (Jenchans d'un peu- 
ple , alors fa célébrité doit augmenter^ 
parce que Tamour-propre de ctequc 
citoyen protège, pour ainfi-dire , la 
répatatîon du prince; & c*efl: ce qui 
eft arrivé à Henri IV. On peut dire 
qull fut véritablement le héros de la 
France. Ses talens > fes vertus , & 
jufqtfà fes défauts, tout, pour ainfi- 
dire , nous appartient. Mornay & 
Sully putent blâmer l'excès de fa va?- 
fear/ mais la nation aimoit à s^ rch 



f 8 Ê 5 s A î 

ConnoîtrCi La politique même le jtrf 
tîfioit. Pour raflurer fes amis , poi» 
étonner fes ennemis , il falloit da 
prodiges; & il n'avojt prefque qu( 
des vertus à oppofer à Aqs arméesU 
Alors la témérité même ceflbit dtf 
l'être; ôc ce grand homme appuyoiÉ 
le peu de fotces qu'il a voit , des tbrceJ 
réelles de 1 admiration & de l'enthcH^ 
(iafme. Sa gaieté au milieu des com* 
bats , fes bons mots dans la pauvret^ 
& le malheur , toutes ces faillies d'uM 
ame vive & d'un oaradère généreuxj 
cette foule de traits que Ton cite^A 
qui font à la fois d'un homme d*efpril 
& d un héros , fembloient peindre et 
même temps l'imagination françoife 
& le genre d'efprit avec le caraâèn 
national. Enfin fes amours , fes foi- 
blefles, tous ces fentimens qui le plm 
fouvent étoient des partions , & qu( 
les grâces d*un chevalier ennoblif 
foient encore, lorfqu'ils n'étoient qui 
des goûts ^ ne paroifFoienc pas dâ 



SUR I£S ElOGSS. 69 

uts qu'on pût lui reprocher. La 
3n en Tadmirant , aîmoît à fe per- 
er qu'on peut mêler la galanterie 
grandeur , & que le caradèire d'un 
içoîs fut en tout temps , d'allier 
aleur &c les plaifîrs. Mais ce qui a 
facré fa réputation dans l'Europe , 
: fa bonté ; c'cft cette vertu qui ne 
nit jamais à la haine d'entrer dans 
cœur; qui fit que, fans politique 
ins effort , il pardonna toujours , 
î feroit cru malheureux de punir ; 
, avec fes amis, lui donnoit la fa- 
iarité la plus douce , envers fes 
pies la bienveillance la plus tendre , 
c fa noblefle la plus touchante 
lité ; ce fentiment fi précieux qui 
Iquefoîs dans des momens d'ar 
rtume & de malheur, lui faifoit 
fer les larmes d^un grand homme 
fein de l'amitié ; ce fentiment qui 
loit à voir la cabane du payfan , à 
tager fon pain , à fourire à une far 
Ile ruftique qui Tentouroit , & ne 



70 Essai 

craignit jamais qw ks larmes & I( 
défefpoir fecret de la misère , vînflèn 
lui reprocher des malheurs ou de) 
^utes ; voilà ce qui lui a concilia 
les ç^urs de tous les peuples, voili 
^e qui le fait bénir à Londres coni. 
jne à Paris. Eh qui , en voyant fui 
prefque toute Térendue de la terre, 
les hommes fi malheureux , tant 
de fléaux de la nature , tant de fléaul 
nés des paillons & du choc des inté- 
rêts , le genre-humain éçrafé &: tremt* 
blant , éternellement froiflTé entre les 
malheurs néceflfaire^s , & les malheurs 
que rindulgepce & la bonté auroienr 
pu prévenir, peut fe défendre d'un at- 
tendriflèment involontaire , lorfqu'il 
voit s'élever un prince qui n'a d'autre 
paflion & d'autre idée , que celle de 
rétablir le bonheur & la paix ? Il fenv 
ble, en s'occupant de lui , en fuivant 
fes aôions , en pénétrant dans fon 
cœur,. qu'on refpire un air plus doux^ 
fScque le calme & la férénité fe rép9i^« 



SUR (ES E1OGE6» ^t 

iient, du moins pour quelques mo-* 
tnens , fur ce globe infprtuné qu'on 
liabite. 

Peu de princes d^ns Thiftoire ont 
eu ce caradère de bonté , comme Hen^ 
ri IV. Celle d'Augufte fut la bonté 
if un politique qui n'a plus d'intérêt à 
commettre des crii^ies ; celle de Vef^ 
pafien fut fouillée par l'avarice & par 
des meurtres ; celle de Titus eft plus 
connue par un mot à jamais célèbre 
que par des aâions ; celle des Anto* 
nîns fur fublime & tendre , mais une 
certaine auftérité de philofophie qu\ 
s*y méloit , lui ôta peut-être ces grâ- 
ces fi douces auxquelles on aime à la 
reconnoitre ; parmi nous celle de Louis 
Xn à jamais refpeûéc , manque pour- 
tant un peu de la dignité des talens Se 
pes grandes aâions : car ,- il faut en 
convenir, nous fommes bien plus tou- 
chés de la bonté d*un grand homme , 
' que de .celle d'un prince qui a des 
i inauvais fuçcès & des^utes à fe faire 



7» Essai 

pardonner. Mais la bonté de Henri HT.^ 
fur tout à la fois celle d'un particuliec 
aimable & d un héros. Il ne faut donjB 
pas s'étonner fi pendant fa vie ou après ! 
fa mort il fut célébré par plus de cinq | 
cent panégyriftes, tant poètes qu'ori'^ 
teurs ; il ne faut pas s'étonner fi nial« 1 
gré l'éloquence brute & fauvage df ! 
fon fiècle , on ne trouve prefqu'au^ 
cune des oraifons funèbres dcêb prin^ 
ce , où il n'y ait quelque niouvçmen( 
éloquent fur fa mort. 

Ici ce font des imprécations contre 
le lieu où le meurtre a été commis. L'Or 
rateur veut que tous les citoyens en 
paflant dans cette rue nialheureufe | 
s'arrêtent pour y verfer des larmes ; 
il veut que la dernière poftérité des 
François vienne s'attendrir fur le lieu 
qui a été teint du fang du meilleur des 

rois. 

Un autre parle tout-à-coup au meur- 
trier coqinje s'il étoit préfcnt , & lui • 
reproche de ne pas s'être lalfle atten- 
drie 



SUR izs Eloges. 73 

flrir par les vertus d'un fi excellent 
prince, n peint la haine & la fureur du 
peuple y qui auroit voulu arracher ce. 
nonflre des mains des bourreaux » 
pour le déchirer de fes propres mains. 
D peint des François témoins du fup- 
plîce , & par un mélange affreux de fé- 
EQcité & de tendreflè changés tout à 
coup m Cannibales, dévorant la chair 
Cinglante de VzBkfTm. 

Un autre s*adre(Ië au peuple qui 
Fenvironne , & le prie de fufpendre 
fes larmes , parce qu'il ne peut réfifler 
iai-même à un fpeâacle fi touchant , 
le craint d'être obligé de s'interrom- 
pre. Il parle des bienfaits qu'il a lui- 
même reçus de ce prince dont il étoit 
liméi ii i^^^^ ^^ douleur particulière à 
celle de toute la France ; & il finit 
par feirc à fon bienfaiteur & à Ton 
prince , les adieux les plus pafiionnés , 
comme Tami le plus tendre pourroit 
ks fidre fur le tombeau & à la vue des 
cendres de fou ami. 



74 Essai 

Enfin je citerai encore tfn de cA 
difcours , dont Texorde m'a fiacu nuffi 
fîmpleque touchant. L'oratcpr râcon^ 
te qu*un des Hébreux captifs aux bords 
de TEuphrace , voulant adoucir l'en* 
nui de Tes malheurs, fait préparer un 
repas dans fa cabane , & envoie foft 
fils inviter quelques-uns de leurs frè- 
res pour fe réunir & ie confoler.en* 
femble. Un moment après , fon fils ac« 
court y pâle , les yeux en pleurs , Se ptat 
pitant d'effroi. O ! mon père , dît^U' 
au vieillard , plus de feflin y plus dt 
joie; je viens de rencontrer un de nos 
fi-ères égorgé dans la rue. .,.. ^ mol 
au fil y dit Torateur ; j'ai vu te plus^^ 
freux desfpedacles ; j'ai vu danis Vsàsf 
au milieu de la pompe & de Tappaireif 
des fêtes , j*ai vu un corps fangljânt W 
percé de coups. Non , ce n'étoît pas 
celui d'un de nos frères ; c'eftcdâtcUi 
notre père , celui du meilleur dê^¥ôfi![ 
de Henri IV, &c. -' l^-^ 

Ceft ainfi que -dans uh'fiéçfc o5 



s 



SUB.LESElOGSS. 75 

ron n'avoic encore aucune idée de la 
vraie éloquence , la force d'un fujet pa- 
thétique & terrible » infpiroit aux ora- 
teurs ou des mouvemens , ou des traits 
heureux *. 

II eft trifte qu'un pareil fujet n'aie 
pas été alors traité par un homme vé^ 
ritablement éloquent , Se qui en pro- 
nonçant cet éloge funèbre , fe propo- 



* Malgré les défauts incroyables de tnau^ 
yais goût , quelques-uns de ces difcours atca* 
dient encore & intéreflent par la force dti fen- 
tûnenc qui y eft répandu. Souvent i*c{pric 
dliebatéj& les larmes viennent aux yeui. On 
fiaoîc tenté de rire , & l'on s'attendrit. Le iujet 
TOUS entraîne , & l'on oublie l'orateur pour ne 
penfer qu'au héros. Ainfi un ad^eur célèbre , 
( Baron ) qui piétendoit que l'émotion eft en 
nous on fentiment involontaire , & prefque in- 
dépendant de l'efprit, en mettant ilix des paio- 
•les gaies ^^ ou même ridicules ,• un accent par 
•ibécîpe» acteadrilfoit peu à peu, & parvenoic 
k £ûse cooler les larmes. 



7^ Essai 

iâc un but utile à la nation. En effet; 

qu'on fuppofe un orateur doué par U 

nature de cette magie puiflànte de la 

parole ,qui a tant d'empire fur les âmes 

Bc les remue à fon gré y qu- il paroiflè 

aux yeux de la nation , afièmblée pour 

rendre les derniers devoirs à Henri 

IV ; qu'il ait fous fes yeux le corps de 

ce malheureux prince ; que peuc-ètre 

le poignard , inflrument du parricide, 

foiF fur le cercueil ^ expofé à tous les 

regards ; que Torateur alors élève & 

voix , pour rjippeller aux. François 

tous les malheurs que depuis centans 

leur ont caufé leurs divifions , & tous 

les crimes du fiapatirmc jSc de la polici** 

que mêlés enfembdç ; qu'en çotnmen- 

çant par la profcrîption des Vaudois 

& les arrêts qui firient confumgr daiis 

les flammes vingt-deux villages , 9c 

égorger ou brûler des milliers d^hoifr 

mes , de femmes & d'enfans , il leur 

rappelle epfuifie la confpirationd'AïQir 



SVft LESËLOGÉ*. t? 

boîfe , les batailles de Dreux, de Sainte 
Denis, de Jarnac , de Montconcdur^ 
de Courras ; la nuit de la S. Barthe* 
iemi; l'afiàdinatdu Prince de Condé# 
railaflinat de François de Guife , l'af- 
faflinat de Henri de Guife & de foa 
frère, raflaflinat de Henri lll j plus de 
mille combats où fîèges ^ où toujours 
le fang François avoir coulé par la 
tnain des François ; le fanatirme 8c la 
vengeance faïfant périr fur les écha- 
&uds ou darts les flammes , ceux qui 
^voient eu le malheur d'échapper à la 
guerre ; les meurtres , les empoifon- 
nemens , les incendies , les maflacres 
de fang-froid , regardés comme des ac- 
tions pef mifes ou vertueufcs ; les en- 
fans qui n^avoîcnt pas encore vu le 
jour, arrachés des entrailles palpitan- 
tes des mères pouf être écrafés ; qu'il 
termine enfin cet horrible tableau par 
l'aflaffinat de Henri IV , dont le corps 
fitfiglant eft daos ce moment (bus leurs 

Dii) 



7* Essai 

yeux; qu*aIors atteftant la religion & 
4'humanîté , il conjure les François de 
ie réunir, de fe regarder comme de5 
concitoyens & des frères ; qu*à la vue 
de tant de malheurs & de crimes , à 
la vue de tant de fang verfé, il les in- 
vite à renoncer à cet efprît de rage , 
à cette horrible démence; qui pendant 
un fiècle les a dénaturés , & a fait du 
peuple le plus doux un peuple de ti- 
gres ; que lui-même prononçant un 
ferment à haute voix, il appelle tous 
les François pour jurer avec lui fur le 
corps de Henri IV, furfçs bleflures & 
le refte de fon fang , que déformais ils 
feront unis , & oublieront les afFreufes 
querelles qui les divifcnt ; qu'enfuite 
s'adreflant à Henri IV même ^ il fafle ^ 
pour ainfi-dîrc,amende honorable à fon 
ombre, au nom de tourela France & 
de fon fiècle, au nom même des fiècles 
fuîvans , pour cet afiàflînat , prix fi dif- 
férent de celui que méritoîcnt fes VOV 



Ûs; qu'il lui annonce les hommages 
de tous les François qui naîtront un 
jour ; qu^en finiiTant il le profterne fut 
fa tombe , & la baigne de fes larmes: 
queHeimpreflioncroic-on qu'un pareil 
difcours auroit pu faire fur des milliers 
dliommes afTemblés , & dans un mo- 
ment où le fpeâacle feul du corps de 
cepurioce , fsms être aidé de l'éloquence 
de I!orateuf , fuffifoir pour émouvoiif 
^attendrir, peut-être FefFetde ce dif- 
cours ne fe feroit^ii pas borné à uns 
émotion paffagère ; peut-être par la 
£rite-auroîtoil pu prévemr de nouvel-^ 
les dirtdbns & de nouveaux crimes. 

Aurefte , les louanges prodiguées à 
U mémoire de Henri IVà Hnftant de 
fit mort ^ ne furent point femblables à 
taoc d'éloges de princes ou d'hommes 
puillkis , qui après avoir retenti fous 
Jb voûtes des temples dans une céré- 
XQooiç funèbre \ femblent lemothent 
d'après aUec fe perdre Se s'enfevelir 

Div 



Sô Essai 

avec eux dans la tombe qailes attend» | 
La Juftice & la Renommée qui le louè- 
rent fur Ton tombeau , ne s'éloignèrent 
des bords du maufolée , que pour aller 
répéter ces éloges de pays en pays 8c 
de fiècle en fiècle. 

On peut dire qu'aujourd'hui ce prin- 
ce a uneefpèce de culte parmi nous. 
Tous les talens & tous les arts ont été 
employés à lui rendre hommage. Les 
Mémoires de Sully en peignant les dé* 
tails de fa vie domeftique , nous ont 
rendu Ion fouvenir encore plus cher', 
parce qu'ils montrent partout Phom- 
nie fenfîble à côté du grand homme. 
Un ppêmc célèbre a immortalifé fe» 
vcrtlis comme fa valeur I.e pinceau de 
I^ubens a tracé fon aporhéofe fur la 
tj>ile. L*art des Phidias ofFrc fa (latue 
aux regards de tous les citoyens^ L'^é- 
loqùence&; le zèle ont produit une fou* 
le d'ouvrages qui lui font tous confa- 
crés ^ 6c où la fenfibilité loue la yerta# 



SttSL LBS ËLOGES. Si 

te pinceau » la gravure ^ la fculpture 
Aiénie y ont multiplié fes buftes ou Tes 
portraits. Le citoyen obicur aime à 
dfeorer fon appartement de cette imav 
{(6 y comme il aime à voir le portrait 
d'unagii ou d'un père. On arepréfenté 
quelques-unes des époques de fa vie ^ 
en bf onze & en marbre ; on les a fait 
(érvir d^ornement à ces boetes , in^ 
▼entîon & amufement du luxe ^.quele 
goût & les modes ïrançoifes font va- 
loir 8c diflribuent dans l'Europe. Le 
peuple même connoit & bénit ùl mé- 
moire.^ Le peuple courbé fous fes tra- 
vaux y prononce fouvent te nom de 
Henri IV , & attache à ce nom des^ 
idées qui l'intérefTent. Enfin lorfquek 
mort parmi nous, ouvre les tombeaux; 
Ml repofent les cendres de nos rois ^ 
h foule des citoyens qu'une curiofîté 
inquiète & fombre précipite fous ces 
voûtes , pour y voir à la fois les mo- 
mmenâ de la grandeur & de la foibleflb 



îz Essai 

humaine y à la lueur des flambeaux tb 
des torches funèbres qui éclairent ces 
lieux , femblent ne demander , ne cher*^ 
cher que Henri IV. Ils s'arrêtent aux 
pieds defon cercueil , ils l'examinent,, 
ils l'entourent , ils femblent lui rede- 
mander un grand homme ^& fe livrent 
avec un mélange d'attendriflement 
& de terreur à toutes les idées que fa 
vue de ce tomber leur infpire *. Xeî 
eft rhommage qu'au bout de 1 60 ans 
la reconnoiflâncedes peuples rend en- 
core aux vertus des rois. On ne peut 
comparer cette efpèce de culte qu'à 
celui que les habitans de l'ancienne Ro- 
me rendirent à la mémoire d'Antonin. 
On fait que pendant deux fiècles cha- 
que citoyen dans fa maifon eut l'image* 
de cet empereur. On fait que les pères 
de famille Tinvoquoient ; & les tyrans 
même prenant le furnom d'Antonit^ 

* Voyez la fin de l'éloge de Henri IV par M 

^e la Harpe, & l'eftampe qui eft à la. tjêtfi du. 
diiicoius. 



SUB. IJiS EtOGES. 83 

JXHK €n imporef j, fe couvraient de ce 

nopiÊiçré I comme dans les pays Se 

daïis Tes temps d'afyles les aflàflins 

. couf oient fç mettre i Tabh fous les 

fittuesde&dieuxr 




Dn 



84 SSS AI 

CHAPITRE XXVIL 

Dés Panégyriques on Eloges adrefi^ 
fis à Louis XIII ^ an Cardinal de 
Richelieu , & au Cardinal Ma^ 
larin. 

U s': prince éifàitk fea^fils in mo\> 
rant : jeté lègue tout , mes armées ^ 
mes états , mes tréfocs » & le louve* 
nir de ce que j^alfait de biea ^ mais je 
ne pufs te léguer ma gloire: (I tu n'ea 
as une qui te foi t perfonnelle , la mien« 
ne rfeft qu'un fardeaa pour toi. Ceft 
ce que Henri IV * mourant auroit pu 
dire à J ouis XIII. Cependant plufîeurs 
des pan^y rifles qui avoient loué le 
père, célébrèrent le fils r mais le père 
fut loué à titre de grand homme , Se 
le fils trop fbuvent à titre de prince. 
Ce n^ed pas que Louis XIII n'eut des 
qualités d'un Roi, mais aucune n'eut 
deTéClac Soit timidité ^ foit parcfle^ 



ï ignora le grand art des hommes e» 
place, celui d'iiupofer à la. renommée, 
Spn caraâère , comme fon règne,, 
offrent une foule de contradiâiotiS». 
H eut un enchaînement de viâoires,, 
Se leur éclat lui fut pour aihfi dire 
étranger. H eut des talens militaires,, 
k à peine aujourd'hui ces talens font 
«onnusw II eut de l'agrément dan» 
Pefprit.y &. montra la plus grande 
iodifférence pour les lettres» La na*- 
tnre lui avoir donné du< courage ^.âc 
siême' celui q^i af&onte. lai mort , Se 
H n'eut jamais celui de commander. 
Il ayoit.befoin; d'être dominé:9.& flottai 
fiins ceflê entrt^ le defîr de fecouer le 
fpug & la néceffité de le éprendre». 
Mais le plu» grand contraile de fon 
lègne, c'eft que jamais- peut-être il 
n'yeut meins d'aâivité dans le Sou- 
?er»n , & jamais le gouvernement ne: 
déploya, fa force avecplus de fermeté 
au dehors-,, & une févèrité fi impo- 
fanic âc quel^fois; û terrible au de^ 
dans. 



16 EssAï • ^ 

Td fut Louis XIII (ïofflrae FritK»{ 
dans le particulier on vit des cob« 
trafles aùfli frappans. Son caradère 
le foriçoit à élever des favoris ; fHa 
caraâère le fofçoit à les hair: Aù-inK^ 
lieu des fuccès » il fut malheureùér. 
L*allié de Gufliave-Adolphe y & celai 
dont les armées ébranloient le trafic 
de TEmpereor & reflerroîene l^Efpft^ 
gne , redoura fa mère» fa femme , ion 
frère , & jufi]u'au Mtniftre qui le âU 
foit vaincre. 

On fenc bien qu\]n tel caraâère e(E 
peti favorable aux élôgeel ; mais» lès 
panégyriftcs pouffuivent encore plfis 
les Rois , que foiiverit les Rois ne* font 
empreffés à les fuk. Il paraît même 
que Louis XIII en fut importuné. 
Peut-être que fon efprit^ftatufelluî fit 
haïr de bonné= heure un geitre d'élo- 
quence, quT le plus fou vent :ri'à rien 
de vrai, & qui au moins eft vuîde 
d'idées : peut-être auiïî qu'un homme: 
calme & (ans pailions 4oit mieust^fecr 



SUE. LES El O G ES. 9f 

lk te ridicule de ce qui eft exagéré» ' 
k c'eft le vice néceflaire de tout cer 
^i eft harangue : peut-être enfin que 
tant d*éloges fur de grands. événemets- 
Mixquels ii avoir peu de part , lui rap- 
pelloient un peu trop fa foiblefle ic 
une gloire étrangère. Quoi qu'il en 
foit, on rapporte que fe regardant un. 
Jour dans une glace , étonné de fe voir 
d^a tant de cheveux blancs ^ il en 
accufales complimenteurs Scpanégy- 
riftes éternels qull étoit condamné k 
Mitendre depuis qu'il étoif Roi. 

Dès i6it , c'eft-à-dire , dès la fé- 
conde année de fon règne , on lut 
adreflfà un panégyrique ; il n*avoit 
al*s que dix ans. On fe doute bien 
quel devoir être le ton de cet Oq- 
vragc. Flatter un jeune Prince fur des 
qualités qu'il n^isi point encore , c'eft 
prefque lui défendre de lès acquérir; 
tfeft immoler à la vanité d'un mo- 
ment , la félicité d'un demi fiècle. 

La paix de i6>i3 avec les prôtef^ 



tans du royaume 9 & la prife éc 
Rochelle en 1^29 , furent encore 
Ibjet d'un très- grand nombre de pa 
fyrtques & d'éloges. Ces deux guer 
oïl un Roi eut le malheur de Cotttb 
tre contré fes peuples, furent vérî 
blemenr Fépoque la plus brillai 
de fa rie. Il y montra la plu» grai 
yaleur,& cette intrépidité froide, • 
dans les dangers honorefoit tout \ 
tre méfnte qtr'un Prince : nKiisil 
plus aifé à Louis XIII d'avoir des (1 
ces que de ta réputation. Loué | 
one foute d'orateurs , chanté par 1V4 
herbe, célébré à fa mort par Lingi 
des ,.p1acé par la nature entre Rtcl 
lieu fit Corneille , il prouva que Ic^ 
raâère feul peut donner du prix s 
âdions^aux vertus, auxfuccès mén 
ft que les paoégyriftes , malgré le 
talens , ne donnent pas toujours le 1 
il la renommée. On peut dire que f< 
ce règne la gloire environna le tr^ 
ùiïs parvenir j.uic]iraju Prince,. 



Cette gloire fe porta toute entière 
?ers Richelieu. Lorfque dans une moM 
narchie il s'élève un fujet, qui par let 
drconftances ou fes ulens obtient un 
grand pouvoir , aufli-tôt les homma* 
ges & les regards fe tournent de ce 
•côté ; tout ce qoi eftfoible, eft porté 
par fa foiblefle même à admirer ce 
iqui eft puiflànt. Mais fi ce fujet qu 
commande, a une grandeur altière qui 
en impofe; fi par fon caraâère il eiw 
traîne tout ; s'il fe rend nécefiaire à 
fon mafere en le fervanc ; fi à cet ce 
grandeur empruntée qu'il avoir d'a« 
bord f il en fubflicue une autre pref- 
qu'indépendante , & qui par la force 
de fon génie lui foit perfonneile ; fi 
de plus il a des fuccès ^ & que la for^ 
tune paroifle lui obéir comme les 
tommes , alors la louange n'a plus 
de bornes. Les courrîfans le louent 
par intérêt ; le peuple par un fenci* 
ment qui lin fait refpeâer tout ce qu'il 
.craint; les gens à imagination par car 



4^0 tSSAt - i 

thoufiafme. Alors les orateurs tuî Veû^ 
^AC leurs panégyriques , les poète) 
kurs vers. Les éloges commencés paf 
le refpeâ ou par la crainte, comt- 
j&uent par rhabicude ; & il fe fonde 
une grande réputation che2 la pop 
térité, qui reçoit des iîècles précé' 
dens Tadmiration des noms célèbres^ 
comme elle reçoit fon cuke & fea 
loix. Tel a été le fort dtr Cardinal an 
Richelieu. C'eft un des honunesquta 
•/été le plus: loué, & de fon vivsac ti 
.après fa mort< Poètes , orateurs , htf« 
toriens , politiques , tout Ta célébré. 
Mais il nY a prefque rien qui rfaît 
deux faces. La haine eft à côté de la 
gloire , & ces caradères dont l'afcef>- 
dant fubjugue tout , font par lebt 
vigueur même voifins de Texcès. Il 
n'ed donc pas étonnant; qu'on ait 
tracé des tableaux diffërens de. ce 
Ëimeux Cardinal. 

Les uns frappés de fes grandes qua- 
lités de Miniflre flcd'hqmme d'état. 



SUR lis Eloges. 92 

font admiré fans réferve. Ils Tonc 
peint comme un efprîc fouple & puif- 
Mt » qui malgré les ennemis & les 
n?aux parvint aux premières places, 
ksy foutint malgré les faâions; qui 
^)pofoit fans ceflè le génie à la haine, 
* l'aftivité aux complots ; qui envi- 
fonné de fes ennemis qu'il falloir com- 
battre 9 avoir en même tems les yeux 
ouverts fur tous les peuples ; qui faî- 
fiflbit d'un coup-d*œil la marche des 
(ms , les intérêts des Rois , les inté- 
rêts cachés desMiniftres, les jaloufies 
iburdes ; qui dirigeoit tous les évé- 
nemens par les paflions ; qui par des 
voies difFérentes marchant toujours au 
même but , dîftribuoît à fon gré le 
mouvement-ou le repos, calmoit la 
France & bouleverfoit l'Europe ; qui 
dans fon grand projet de combattre 
l'Autriche, fçut oppofer la Hollande 
à TEfpagne , ta Suède à TEmpire , 
f Allemagne à TAUemagne , & lltalîc ^ 
àritalie; qui enfin achccoit par-tout 



|S ËsSAt 

des aiUÀy des généraux & des 
mées , & Ibudoyoic d'un bout 
l'Europe à l'autre , la haine & Tii 
tét. Ils ont loué ce mélange d^adi 
& de fotCCi avec lequel U abattit | 
jamais le pafti lôitg-tems redout 
des Calviniftes , armant les protei 
de Hollande contre ceux de Frai 
& retardant les flottes de l'Angle» 
Ils ont loué ce gouvernement k 
pide i qui en révoltant tout j enc 
noit tout ; qui pour le bonheur i 
liel de la France , écrafa & fît di 
toître ces forces fubalternes qui i 
quent 8c arrêtent l'adion de la f 
principale , d'autant plus terri 
qu'en combattant le Prince ^ elles 
lent fur le peuple , qu^étant préca 
elles fe hâtent d abufer , que nées 
des ioix , elles n'ont point de lin 
qui les bornent. Ils ont loué enfit 
amour des Lettres & des Arts , qi 
milieu des agitations de l'Europe 
ébranloit^ lui fit fonder l'Acadi 



SURLKSEIOGES, çf 

Fraoçoife dont il fut le chef; amour 
des Lettres qu*îl avoit par goût ^ & 
qu'il fit naître, dit-on , par politique 
qui fubftitua chez les François Tam* 
bition des talens à celle des cabales , 
& une aâivicé plus douce , à cette 
aâivité féroce , nourrie de faâions & 
de crimes; tel cQ: le point de vue fou) 
lequelles admirateurs & les panégy-* 
rifles du Cardinal de Richelieu nous 
le préfentenr. 

D'un autre côté , ceux qui dimi* 

nuent fa gloire , en convenant qu'il 

mérita une partie de ces Eloges , dif-r 

, curent le refte. Sur Tart de négocier , 

& fur les intérêts politiques de TEur 

rope y ils conviennent qu*il montr» 

du génie & une grande fgpériorit^ 

de vues : mais dans ce genre mémç 

ils lui reprochent une faute imporr 

tante -j c'efl le traité de 163$ , portant 

partage des pays bas-Erpagnols^enri 

tre la France & la Hollande. Ce traita 

fiu répoque qui apprit aw Hc^l^Os 



94 Essai 

dois qu'ils avoient befoin de barrièr 
contre la France ; & Richelieu q« 
vouloir les unir à lui contre rSfpi 
gne,en montrant fon ambition glaç 
kur zèle. Cefl donc à lui qu'ils attri 
buent la première origine de ceto 
défiance qui éclata toujours depaii 
entre la cour de Verfailtes 6c celle di 
la Haye. 

Quelques-uns même vont j^CSfon 
lui faire un reproche de cette politt^ 
que fî vafte, tant adm^rée par d'autreSi 
Ils remarquent qu*au dehors commi 
au dedans , fon miniflère fut tout à la 
fois éclatant & terrible ; qu'il détniiiit 
bien plus qu'il n'éleva ; que tandis qu'il 
combattoit des rebelles en France » il 
fbufHoit la révolte en Allemagne, en 
Angleterre & en Efpagne; qu'il créi 
le premier , ou développa dans toute 
fa force le fyflême de politique qui 
Teut immoler tous les états à un feul; 
iqu^eniin il épouvanta l'Europe coniflV 

les fflWfBMft 



SUR LES El OS ES. 9f 

Ss avouent que rabaiflèmenc des 
Crands* étott néceflaire ; mais ceux 
qui ont réfléchi fur l'économie poIi«« 
tique des états , demandent û appel* 
1er tous les grands propriétaires à la 
cour y ce n*étoit pas» en fe rendant 
très-utile pour le moment , nuire par 
la fuite à la nation , & aux vrais 
incéréts du prince ; û ce n'étoit pas 
préparer de loin le relâchement des 
mœurs , les befoins du luxe , la déré-* 
rioratton des terres , la diminution 
des richeflès du fol , le mépris des 
provinces y l'accroifTement des capi-* 
taies ; fi ce n'étoit pas forcer la No-^ 
blefle à dépendre de la faveur , au liea 
de dépendre da dev4)iri s'il n'y aiirôti 
pas eu'pfus de gfâindeur comme d^ 
vraie politique à laiflèr les Nôbfe$ 
dans leurs terres, & à les conreUffr^ 
à diployer fur eux \m^ autoriré qui 
4es acîcootvimât à être fejets, fantflê* 
forter à étfe courtîfwis-. ^Sl oft feuif 



<9^ Essai 

l'exemple de Henri IV ^ qui afiêrml 
fiir le trône fuivic ce plan , & le (uivil 
avec fuccès. Us conviennent enfin 
que peut-être dans de vaftes*empires 
tels que la Chine & la Ru (lie, o{i , en- 
cre la capitale & les provinces, il y a 
quelquefois douze cents lieues de di£> 
tance , la réaâion du centre aux ex- 
trémités doit être fouvent arrêtée 
dans fa courfe ; qu'ainfi il pourroic 
être utile d'y rallembler dans une cour 
tous les Grands comme des otages 
de TobéifTance publique & de la leur: 
mais ils 'demandent s'il en eftde même 
dans les petits états de l'Europe , où 
le maitre eft toujours fous Tceil de 
la nation p Se la nation fous Tœil du 
maître , & ou l'autorité inévitable & 
prompte peut à chaque inftant tom** 
f>er fur le coupable. 

Les appréciateurs févères du Car** 
dinal de Richelieu examinent enfuite 
quels font les moyens dont ce Minif«> 
ive célèbre fe fervit pour élever Tatif 

toriti 



SUR LES Eloges. 97 

lorité royale & la fienne au defTus 
(tes grands qu'il combattoir ; & ils 
hi reprochent fes haines , fes ven- 
geances , & ce caradère fier & terri- 
ble qui ne pardonna jamais. 

Ainfi fur le même miniftère , on 
préfente deux tableaux , Tun d'éclat 
& de grandeur , l'autre moins favo- 
rable fans doute. C'eft à ceux qui ont 
étudié rhiftoire,à juger fur les faits. 
En général , ces grandes vues du mi- 
niftère , qui s'occupent de projets 
d'humanité , & qui par des établiffe- - 
mens utiles cherchent à tirer le plus 
grand parti pofÏÏble, & de la terre & 
des hommes , femblent lui avoir été 
peu connues. Ce n'eft pas qu'il ne liât 
fa grandeur à celle de fa nation ; mais 
Tcfpèce de grandeur qu'il lui donna, 
Fut toute en renommée. Soit le défaut 
des circonftances , foit celui d*une 
imagination ardente & forte , il fut 
!àns ceflè entraîné vers des objets 
f éclat. Peut r être reflèmbla-t-il au 
Tome II. E 



98 Essai 

Sénat de Rome qui remuoit toutes 
les nations pour être le maître de la 
fienne , & ciraentoit fon pouvoir au 
dedans par les viâoires & le fang 
verfé au loin fur les champs de ba-. 
tailles. . 

Quelque jugement qu'on porte fur 
le caraâère moral de ce Miniftre, le 
premier de fon fiécle , & fort fupé- 
rieur aux Bukingham & aux Olivarès 
qu'il eût à combattre , fon nom dans 
tous ks tems fera mis bien loin hors 
de la foule des noms ordinaires, parce 
qu'il donna une grande impulfion au 
dehors ; qu'il changea la diredion des 
chofes au dedans; qu'il abattit ce qui 
paroiflbit ne pouvoir l'être; qu'il pré- 
para par fon influence & fon génie 
un fiécle célèbre; enfin, parce qu'un 
grand caraûcre en impofe même à 
la poftérité , & que la plupart des 
hommes ayant une imagination vive 
& une ame foible , ont bcfoin d'être 
ctonnés , & veulent, dans la fociét^ 



-STJIL LES Eloges. 99 
comme dans une tragédie , du mou-* 
vcmcnt & des fecouffes. Delà , en 
penfant aux hommes d'état qui ont 
agité les nations , une forte de'refped 
qui fe joint quelquefois à la haine , 
& une admiration pénible , mêlée de 
plaifîr & de crainte. 

Après Richelieu , il feroît difficile 
de ne pas dire un mot des panégyri- 
ques ou éloges adrefles au Cardinal 
Mazarin. Il fut beaucoup moins loué : 
il n*avoit ni cet éclat de grandeur qui 
éblouit, ni ce caradère altier qui ref- 
pirant la hauteur & la vengeance, fub- 
jugue par la terreur même. On adore 
à proportion que Ton craint. Il y avoit 
plus d'offrandes à. Rome fur les autels 
de la Fièvre , que fur ceux de la Con- 
corde , & de la Paix. On fçait qu'en 
général Mazarin étoit timide & foible. 
Il carefibit les ennemis dont Riche- 
lieu eût abattu les têtes. Avec cette 
conduite on çft moins haï fans doute, 
mais on n'en paroît pas plus grand. U 

Eij 



ïôô Essai 

eft des hommes qui pardonnent en* 
çore plutôt le mal qu'on fait avec 
éclat , que le bien qu'on fait avec foi- 
bleflè. D'ailleurs le rôle que ce Minif- 
tre joua dans la Fronde ; fes fuitçs , 
fes terreurs , fa profcription , fpurce 
de plaifanteries ; les bons mots des 
Marignis & des Grammonts , efpcce 
d'armes qui foumettent à l'homme 
d'efprit l'homme puiflant , & qu'il eft 
plus aifé de dédaigner en apparence 
que de ne les pas craindre ; les vaûdc-* 
villes & les chanfons , qui chez un 
peuple léger communiquent fi rapi- 
dement le ridicule , & rétcrnifent ; 
tout cela devoir peu contribuer à 
çxciter renthoufiafme des orateurs. 
Il faut une certaine dignité de répu- 
tation , pour fourenir la pompe des 
éloges. Ajoutez que les talens de Ma- 
zarin n'étoient pas aflcz éclatans poup 
racheter fes défauts. Il n'eût ni dans 
ici faôions la fierté brillante & Tef- 
prit romanelquc &c impofant du Car-» 
niinal de Retz , nj dans les affaires 



St^R LES Eloges, lôt 

PaAivîté & le coup d'oeil d'Aigle de 
lUchelieu , ni dans les vues écono* 
iniques les principes de Sully , ni dans 
Tadniîniftration intérieure les détails 
de Colbert , ni dans les dellèins po- 
litiques l'audace & je ne fçais quelle 
profondeur vafte du Cardinal Albé^ 
roni. Son grand mérite fut l'art de 
négocier ; il y porta toute la fïneflè 
Italienne avec la fagacité d'un hom- 
me, qui pour s'élever a eubefoinde 
connoître les hommes , & a appris à 
les manier , en les faifant fervir d'inf- 
I trumens à fa fortune. C'eft ce qui en 
I fit un politique adroit plutôt qu'un 
grand Miniftre. Son ame accoutumée 
long-tems à fa foupleflè , n'eût pas 
toujours le caradère des grandes pla* 
ces. Mais il dirigea la paix de Munf- 
ter , il fil la paix des Pyrénées , il 
donna TAlface à la France , il prévît 
peut-être qu'un jour la France pour- 
roit commander à l'Efpagne ; voilà 
fes titres pour la renommée. 

Eiij 



Hêi Essai 

Soutenu de ces titres & de fa puiflàd^ 
ce , il trouva des panégyriftcs. Je ne 
connois rien de plus méprifable en ce 
genre que les éloges qui lui furent adref- 
fés par TAuteur du poëme latin de la 
Callîpédie. Quillet ( c'eft le nom du 
poète) ennemi du Cardinal , on ne 
fait pourquoi, dans la première édi- 
JH tîon de fon ouvrage avoir inféré plu- 
fieurs morceaux contre lui. Mazarin 
le fit appeller , lui fit des reproche* 
de ce qu*il traitoit fi mal fes amis , & 
lui donna fur le champ une abbaye de 
quatre mille livres. Quillet eût d'abord 
la bafleflè d'accepter ce bienfait d'un 
homme dont il avoit cjit du mal; & 
comme s'il n*eût attendu qu'un fa-» 
laire, dès qu'il fut payé , il fut flat- 
teur. Il fit une dédicace au même 
homme qu'il avoir outragé , & fubfti- 
tua partout l'éloge à la fatyre , trou* 
vant le moyen de s'avilir à la fois par 
tous les deux. Ce n'eft point que je 
blâme la reconnoiflance : elle eft le 



strR LES Eloges. 103 

plus doux comme le plus facré des 
devoirs; & fi dans les jugemens qu'elle 
infpire , elle peut. quelquefois trom- 
per , il faut refpeder fes erreurs même. 
Mais la reconnoiflànce efl: au moins 
très-fufpede , quand elle n'a point été 
précédée par Teftime , & que le filaire 
fe trouve à côté de Téloge. Une ame 
délicate & fière n'auroit rien reçu; & 
alors il lui eût été permis de fe ré- 
trader. 

Parmi les panégyriftes de Mazarîn , 
on trouve un nom plus connu & plus 
grand , c'eft celui de Corneille. A la 
tête de fa tragédie de Pompée , il loue 
ce Cardinal comme on loue un hom- 
me qui peut tour. Il lui apprend qu'il 
cft le plus grand homme de Rome 
moderne , & il l'appelle très-férieufe- 
ment homme an dejjlis de Vhomme. 
Il dit enfuite qu'en voulant peindre 
Pompée , Augufte & les Horaces , 
^eft le Cardinal Mazarin qu'il a peine 

Ei\r 



104 Essai 

fans y penfer. Par refpeâ: pour Cor- 
neille , je fupprime le refte. Il faut 
plaindre & le Cardinal & le poëte , 
l'un d'avoir fait , l'autre d'avoir reçu 
de pareils éloges. Ce n'eft pas que 
Corneille n'eût véritablement l'anie • 
grande ; mais cette flatterie étoît alors 
une efpèce d'étiquette à laquelle on 
fe foumettoit fans y penfer. II y a 
avec certains rangs des hommagef 
de convention , & celui-là étoit di^ \ 
nombre. D'ailleurs Corneille dans 
fon cabinet connoiflbit plus les places 
que les hommes. C'ctoic plus au pre- 
mier Miniftrc qu a Mazarin qu'il par- 
loir. Ileureufemtnt il y a des fiècles 
oii en refpedant les rangs, on refpede 
encore plus la vérité. C'eft alors qu'on 
attache une égale honte à être faty- 
rîque ou flatteur. Alors l'eftime eft 
pour le génie , le refpeél pour la ver- 
tu , & les bienféances pour les titres. 



/ 

SUR LES ElOGES. lO^ 



CHAPITRE XXVIII. 

Des ohftacles qui àvoîent retardé 
V Eloquence parmi nous , de fa re- 
tiaijfance , de fa marche ù de fes 
progrès. 

JN ous voilà parvenus au fiècle de 
Xouis XIV ; car tant que Mazarin 
vécut, Louis XIV ne rigna point. Le 
Prince n'exifta qu'à la mort du Mi- 
xAâre. Ce fiècle eft ordinairement 
nommé le fiècle des grands hommes ; 
on Tappelleroit avec autant de vérité 
le fiècle des. Eloges. Jamais on ne 
loua tant. Ce fut pour ainfi dire la 
maladie de la nation. Heureufement 
l'éloquence & le goût s'étoient for- 
més. Au défaut de la fierté du carac- 
tère^ on avoir du moins le mérite du 
génie. On louoit tantôt avec délica- 
féfle, tantôt avec pompe; & ces cour- 
tifans polis , fous un gouvernement 

Eï 



ra? Essai 

a£ srsBT œ Tédst , inèîoîent de : 
ŒTsiï dsrs jcrrs b3=:2:uges , & h( 
rcriKrr psir r£oc-:sx5 , les maîtP 

E âroHC pezî-étrr crricox de chc 
'tsET oiv « -r" >: r£<xjacccc perdue d 
^cs trrc ie St jIss , après avoir régi 
1 .\i!&^rjâç, a Rj»=:>e & dans Bifanc 
rwarx k bocr de douze cents a 
dxi Ses defcwdans des Celtes , 
djLS :n p^s au il n*y aroit ni lîbei 
k vtnger, ni irréréts d'érat à défc 
dr?. To-jc lembloîr s'oppoler à cei 
rtTo!'jrioa. 

Le premier infiniment de Tel 
quence , c*e(l la langue ; & la nôi 
étoît barbare. Née au dixième fîèc 
compolée en partie de la hngue R 
mance , qui étoit le refte du lange 
de nos premiers vainqueurs , de 
langue d.s Gaulois ou des Celtes, 
la langue des anciens Sauvages c 
bords du Rhîn , de la langue c 
Scandinaves ou des Danois , qui fc 



SUR lesEloges. 1C7 

nom de Normands vinrent rava- 
• TEurope , & s'établir en France 
es ravoir défolée ; elle fut long- 
is , comme la monarchie Fran- 
fe , un amas de débris. Les Dia- 
tes fauvages du nord qui y domî- 
ient , rendoient la plupart de fes 
is durs & barbares. On ne Tignore 
int : c'eft la douceur du climat , c'eft 
nolle fouplefle des organes , c'eft la 
litellè des mœurs , c'eft le défir de 
lire en flattant Tame & Toreille par 
fpreffton d'un fentiment doux, qui 
lit les langues & les rend fouples& 
•monieufes. Mais des peuples eu 
afleurs ou guerriers , nés fous un 
1 âpre & rigoureux , ne pouvoienc 
^ir qu'un langage femblable h leurs 
Eurs, 5c inculte comme leurs champs 
leurs forêts. 

Dès qu'ils avoient paru dans les 
.ules , ils avoient commencé par y 
rrompre la langue romaine. Ils 
soient dénaturée , même en Tadop- 

Evi 



xoS Essai 

tant ;& fubftituant à toutes lesterniH 
naifons des mots , qui pour la plupart 
étoient variées & fonores, des ter- 
niinatfons tout à la fois dures 3c 
monotones, on avoit entendu de tous 
côtés des efpèces de hurlemens lourds^ 
fuccéder à des fons éclatans & harmo- 
nieux. Ces Barbares traitèrent la lan- 
gue, comme d'autres Barbares en Ita- 
lie a voient traité ks arts , lorfqu'ils 
défiguroient des ftatues & des bas-re- 
liefs antiques pour les accommoder 
aux plus gro (fiers ufages , ou qu'avec 
des tronçons de colonnes & des dé- 
bris de chapiteaux corinthiens, ils con- 
flruifoient les chaumières deftinées à 
les loger. La langue françoife conferva 
pendant plufieurs fièclcs , cette âpreté 
de fons , monument de fon origine : 
mais peu-à-peu elle perdit ks pronon- 
ciations barbares , & fe rapprocha par 
degrés de l'harmonie. Or il en eft des 
langues, comme des faWes qui rou- 
lent dans les rivières & qui s'arrondtf- 



SUR L^s Eloges. i(9f 

fent par le mouvement, ou comme de 
ces dez avec lefcjuels Defcartes corn- 
pofoît le monde , & dont les în^gaKtés 
&ks angles fe brifoicnten fe heurtant. 
Peut-être même chez un peupjiç donc 
Thumeur foçîable & douce aime à 
communiquer fes fentîmens & fes 
idées , & chez qui les femmes de touç 
temps exercèrent leur empire , la.pa^ 
rôle dut fe perfeâionner & s'adoucir 
un peu plutôt que chez d'autres na- 
tions , qui avoîent moins le goût & le 
befoin de la fociété que nous. 

C'étoit peu pour la langue d'avoir 
perdu fa rudefle , il falloit encore 
qu'elle multipliât le nombre de fes 
mots. Les François alors n'étoient 
pas afîez inôruirs pour embralTer d'un 
coupd'œii la nature , & comparer tous 
les fignes de leur langage , à l'univers 
réel que ces fignes dévoient repréfen- 
ter. Ce procédé qui peut-être n'a été 
celui d'aucun peuple , poiirroit tout 
au plus corivenir à une nation de phir 



ïto Essai ., 

lofophes '; & dans notre groflîèreté \ 
naïve nous étions bien loin de mériter i. 
ce nom ; mais différens hazards fup- :-, 
pléèrent à ce qui nous manquoît da \ 
càtê de la réflexion & du fyftême. . ',^ 

On ne peut douter que les Crbifa- 
des n'aient influé fur cette révolution. 
On fait que dans cts grandes émigra- 
tions , tous les peuples , & par confé- 
quent toutes les langues fe mêlèrent. 
Français, Italiens , Anglais & Alle- 
mands , tout fe rapprocha. L'habitant 
des bords de la Tamife & du Tibre 
fut obligé de converfer & de traiter 
avec celui qui étoit né fur les bords 
de la Loire ou du Danube;. 11 eft im- 
poffibleque dans un efpace de plus de 
deux cents ans , tous ces idiomes 
n'aient beaucoup emprunté les uns des 
autres , & ne fe foient mutuellement 
enrichis. La douceur même du climat 
de TAfic , rétabliflement dans ces 
beaux lieux , de nouvelles idées & des 
feilfations nouvelles , le commerce , 



s un LES Eloges, m 

les négociations & les traités avec les 
Sarrazins & les Arabes qui avoienc 
alors des connoiflànces & des Iumiè« 
res , dévoient néceflairement ajouter 
aux créfors des langues. Mais ce qui 
dut contribuer le plus à enrichir la lan- 
gue françoife^ ce fut le commerce avec 
Conftantinople. Quoique les Grecs de 
ce cemps-là fufTent aufTiloin peut-être 
de reflèmbler aux Grecs du temps de 
Conftantin & de Julien , que ceux-ci 
étoient éloignés des Grecs du fîècle 
de Pérîclès & d'Alexandre , cepen- 
dant ils parloient toujours la langue 
d'Homère & de Platon , ils culti voient 
ks arts; & ces plantes dégénérées , à 
demi étouffées par un gouvernement 
féroce & foible, & par une fuperftition 
qui rellèrroit tout , porroient encore 
au bout de quinze cents ans fur les 
bonis de la mer -Noire , des fruits 
fort fupérieurs à tout ce qui étoit con- 
nu dans le refte de l'Europe. 
Outre la communication c^u^ l^ 



l 



l^iz Essai 

Français eurent d'abord avec les Grecîf ' 
comme le reftc des croîfés , dans la fut* f 
te ils fe rendirent maîtres de ConftatH 
tinople, & y fondèrent un nouYcl 
empire , qui fubfifta près de foixante F 
ans. Dans toute cette époque, Tempire - 
grec fut prefqu'une province de la , 
France. Alors la langue des vaincus 
dut enrichir de fes dépouilles celle des^ 
vainqueurs. C'eft peut-être là parnâ 
nous l'époque de cette foule de mots ' 
grecs que nous avons adoptés ; c*eft 
pour cette raîfon peut-être que notre \ 
langue qui dans fon origine a été. for- 
mée en partie des débris de la langue 
romaine , a cependant pour les mou- 
vemens & Cour les tours, & quelque- 
fois pour la fyntaxe,beaucoup plus d'a- 
nalogie avec la langue de Démofthènc 
& de Sophocle , qu'avec celle de Cî- 
céron & de Térence. Cette analogie 
ou ce rapport dut augmenter à la re- 
naiflance des lettres. Plufieurs favans 
clans tous les genres , qui dans Paris 



SUR LES Eloges. %i$ 

ranibition de pafTer pour des 
is d'Athènes , nous donnèrent 
un grand nombre de mots em- 
i delà langue qu'ils admiroient. 
ent ces mots fe déguifèrent 
e terminaifon françoife , com- 
étrangers qui prennent l'habit 

5 qu'ils viennent habiter, 
u-prcs dans la même époque 
incèrent nos guerres d'Italie, 
Charles VIII , fous Louis XII , 
François I , nous inondâmes 
1 pays où les arts fleuri flbîent 
es agitations de la liberté & de 
c. Alors la langue harmonieufe 
e^de l'Ariofte & du TafTe , la 
forte & précife de Machiavel 
>ante , vint donner de nouvel- 
)ns , comme de nouvelles ri- 
à la nôtre. Nous conquîmes des 
les & nous polîmes notre lan- 

6 fi le fruit de nos vidoires 
:happa, nous fûmes du moins 



tî4 Essai 

fuite des (lècles ôc des hazards ^la 
gue françoife fe formoît , s'enrii 
foît, s'épuroît par degrés. 

Bientôt cette partie des hom 

qui penfe tandis que l'autre fe déct 

s'occupa de goût , lorfqu'ailleurs 

s'occupoît de carnage. On fe mît < 

î3ier les anciens. Platon & Vîrj 

Homère & Lucrèce , Sophocle & 

-céron devinrent les maître^? & les 

cepteurs des Gaulois. La ledure 

' due de ces grands hommes , & 1 

nie qu'ils ont déployé en manian 

langue, donna un plus grandcara 

à la nôtre. Nous recueillîmes dai 

commerce , de nouvelles images 

nouveaux rapports & d'exprefllo 

d'idées ; nous ajoutâmes à laféco 

des mots , la fécondité des tours ; 

le goût ne préfidoit point encon 

choix. Nous ignorions alors que 

que langage a fon caradère, dépei 

du climat , des mœurs, du gouv 

ment^ des occupations habituel! 



Sun LES ElOGSS. llj 

e peuple. Nous ne favîbns pa$ 
laque langue a des principes qui 
nefuîtenéceflaire defcs premîè- 
mes,& de fa cenftirutîon géné- 
i on ne peut changer fans la dé- 
Ainfi nous entaflames d'abord 
i nôtre, fans règle & fans choix, 
les richeffts qui s'offrirent à 
à peu près comme l'Indigence 
e précipite fur des tréfors qu'elle 
itre , & dans le premier mcv 
ne peut diftinguer ce qui con- 
. fon caraâère ou à fcs befoins. 
: là l'époque de la plus grande 
ance de notre langue ; & c'eft 
jc d'Amyot & de Montagne, 
ntre ces deux écrivains , il y a 
i langue même, une dilRrence 
éc. Celle de Montagne, par les 
par les formes , par l'aflèniblage 
3ts & le caraôèrc des images, 
[ue partout la phyfîonomie des 
s anciennes. II femble le plus 
ic qu'il n'y a que la terminaifb|i 



tî6 EssAt 

i 

des mots de françoife , & que T^fagi 

qu ilen fait , appartient à la languq^ 
d'Athènes ou de Rome. Le ftyle d*Af 
myotavec une prodigieufe abondana^ 
a beaucoup plus le tour & la marchl 
de notre langue. On put dire de foq 
temps qu'il avoir, pour ainfî-dire,fon* 
du dans l'ancienne naïveté Gauloifii 
toutes les rîcheflès nouvelles , & qu'eà 
confervant l'efprit général de lalân*; 
gue , il en avoit fait difparoître la[ 
mélanges qui fembloient l'aitérer. 

Après ces deux écrivains qui tous 
deux pour le ftyle même font encore 
célèbres , la langue tendit infenfible* 
ment à un nouveau caradère. Elle s'é- 
loigna de la force & de la hardiefft 
énergique de Tun , pour prendre je ne 
fais quoi de pluscirconfpeâ 8c de plui 
fage , conforme à la raifon tranquille 
qui préfide à la plupart de nos écrits 
Elle s'éloigna de la (implicite naïve d< 
l'autre , pour prendre un caradèn 
de délicateffe & de dignité , qui ci 



SUR lES El-OGES. 117 

I fuîre de notre gouvernement , Se 
l'influence que la Cour, les femmes 
es Grands doivent avoir fur la lan- 
dans une monarchie. Alors '^ elle 
iit une foule de termes qui nefu- 
point remplacés ; & femblablc à 
irbres que le fer émonde avec fê- 
té , non pour leur faire porter plus 
ruits , maïs pour fatisfaire à un 
luxe de décoration , elle fut moins 
e & plus foîgnée , elle acquit en 
lie temps du goût , de la réferve , 
e la noblefle. Dans la fuite elle 
3it réparer une partie de ces pertes 
les ouvrages des grands écrivains 
iècle deJLouis XIV, & par ce don 
lant qu^ont les hommes de génie 
konder les langues , en jettant dans 
jblic une foule d^expreflîons neuves 
ittorefques , que les hommes" mé-^ 
cres ou froids ne manquent pas de 
furer d'abord, parce qu'ils font gou- 
nés par l'habitude , &c qu'il eft plus 
I en tout genre de critiquer que d'inr 



jfzS ' Essai 

Venter. Elle devoît encore répai 
pertes dans notre fîècle par un 
nombre de termes que la conno: 
générale de la philofophie , des 
ces & des arts, a répandus parmi 
& qu'elle a rendus depuis tren 
familiers à la nation. Mais da 
poque qui précéda ces deux fièc 
langue perdit de fa richefTe , fa 
gner beaucoup du côtédugén 
par une efpèce de hauteur afpi 
la noblefle , elle fut tout à la C 
daîgneufe & pauvre. 

On fent que jufques-là elle 
être encore peu favorable à 
quence. Nous avions déjà eu un 
nombre d'eflais dans ce genre 
ces eflais avoîent beaucoup p 
réputation que de mérite. L'har 
n'étdît point encore née; Thar 
qui efl la mufique du langage 
par le mélange heureux des no 
& des fons exprime le caradc 
fentiment & de la penfée, & fait 



SUR LES ElÔGES. CX9 

à l'oreille comme les couleurs 

eçnent aux yeux ; l'harmonie qui 

hblit uneefpèce de balancement & 

l'équilibre , entre les différentes par- 

sdu difcours , qui les lie & les en* 

ïiaîne , les fufpend ou les précipite , & 

ttre continuellement l'oreille qu'elle 

totraine comme. un fleuve qui coule 

ffins s'arrêter jamais. Duperron , un 

idenos premiers orateurs, & qui pafla 

|K>ur un homme de génie , ne la con<« 

But pas. Coëffeteau qui fut long-tems 

célèbre par la pureté du langage, & 

ju'on citoit encore fous Louis XIV, 

i foupçonna peut-être , mais ne la 

Touva point. Lingendes fit le pre- 

nier des efforts heureux pour la cher- 

:her, & dans fon oraison funèbre de 

Louis XIII, d'ailleurs aflez médiocre, 

)n en rencontre fouvent des traces. 

Enfin Balzac la créa parmi nous ; Bal- 

ac qui eût long-tems la plus grande 

'éputation , & qu'on n'eftime point 

iflèz aujourd'hui j dont les lettres 



I2« Essai 

fitns doute font peu intéreflantes 
quelquefois ridicules , mais qui d 
fcs autres ouvrages , & fur-tout d 
fon Arijiippe & dans fon Prince , à t 
rers des fautes de goût a fenié i 
foule de vérités, de tous les pays 
de tous les tems, & où Ton retroi 
Pâme d'un citoyen & la hauteur 
la vertu, relevées quelquefois par Vi 
preflion de Tacite. 

On fçait qu'il accoutuma le p 
mier les oreilles Françoîfes au no 
bre & à Tharmonie de la profe , 
contribua à perfeftionner notre h 
gue , ' en lui donnant une qualité 
plus. Ce mérite le fit appeller dî 
fon fîècle le créateur. de l'éloquent 
mais il en eut les formes bien p 
que les mouvemens & la chaleur ; 
trop fouvent il prit l'exagération pc 
l'éloquence même. Cette erreur i 
autant celle de fon (lècle que la fieni 
Ceux qui commencent a cultiver 
art^ ne s'en font jamais une idée bi 

net 



suB. LES Eloges. . x^t 

î. Ils connoiflent mieux le but 
les moyens, & en voulant Fat- 
Ire ils le paflent. Peut-être même 
tous les arts, poéfie, peinture, 
>ture , architedure , éloquence , 
les peuples & tous les fiècles ont- 
Dmmencé par l'exagération. On 
produire un grand efFet, & on 
ne pouvoir y réufîir qu'en ag- 
diflant. L*act de fe réduire eft 
difficile ; & il n'eft pas donné à 
le monde de faire naître Tadmi- 
n & le plaifir, en ne préfentant 
:e qui eft. Il faut avoir longtems 
ré fes forces ; il faut avoir appris 
gouverner avec foupleflè , pour 
)ir les arrêter au befoin. Peut- 
même cette "^efpèce de pente à 
aération, tient -elle au génie de * 
qui font les premiers pas chez 
les peuple^'. II faut ,pour créer, 
ayent plus d'imagination que 
ifon ; il faut qu'ils ayeht une cer- 
vigueur d'ame qui les emporte 
)îm IL F 



12X Essai 

6c les entraîne ioîn de ce quî eft or* 
dinairc. Ainfi probablement on fit 
des coloflès avant la venus de Médi- 
cis & rapoHon du Belvéder ; on bâtit '^ 
les pyramides d'Egypte avant les ou* ^ 
vrages d'une architedure noble & ^ 
régulière. Homère précéda Virgile; Ç 
ComeiHe , Racine ; & Michel-Ange,*^ 
Raphaël. On doit donc être moins. _ 
étonné de la teinte d'exagération qui ^ 
ie trouve dans tous nos premiers f 
orateurs. La littérature Efpagncde qttt f 
étoit alors très -connue en France, ^^ 
dut contribuer crKXjre à nous donner 
une fauflb grandeur. Elle put influer - 
fur réloquence , comme elle influa fur { 
nos pièces de théâtre & nos romans. : 
D'ailleurs l'étude même des anciens, f 
& notre première admiration pour ' 
Athènes & pour Rome , dans un tems [ 
où notre goût n'étoit pas encore for- 
mé , put nous égarer. Ces modèles 
^voient quelque chofe de trop dif- j 
proportionné à notre foibleffe & fur^ ! 



Sun LES Eloges. 113 

tout à nos mœurs. Un bourgeois de 
Paris qui écrivoit des lettres à un 
lutre bourgeois, ou à un hotnme de 
a cour , vouloit intéreflèr comme 
Cicéron écrivant à Àtticus fur Céfar 
k Pompée , ou comme Pline qui con- 
fultoit Trajan. Un Avocat plaidant 
pour une maifon ou les limites d'un 
jardin, prétendoit bien être aofîî élo- 
quent que Démofthène appellant les 
Grecs à la liberté, ou que l'orateur 
Romain repouflànt du haut de la tri- 
kane les fureurs de Clodius & d'An- 
toine. Trop au deflbus de ces grands 
intérêts , on vouloit cependant les 
égaler; on vouloit mettre de petites 
chofes modernes au niveau de ces 
pjrandes chofes antiques qui nous 
étonnent par leur hauteur , & dont 
la diftance augmente encore le ref- 
ptSt qu'elles nous infpirent. De-là 
l'emphafe & les grands mots , & les 
citations des anciens, & la magnifi- 
cence du ftyle portée dans des affaires 

Fli 



124 Essai 

pour lefquelles , fous peine d'être rî- 
d'cuîe, il falloit le ftyle du monde k 
plus fi m pie. 

Le défir de copier la grandeur grec- 
que & romaine "avoir corrompu notre 
goût : le défir d'imiter ces mêmes 
peuples dans la partie technique , & 
pour ainfi dire le méchaniime de leur • 
langage , retarda au ficelé même de 
Louis XI V, la marche & les progrès 
de notre langue. On fçait que les lan- 
gues anciennes avoient une foule de 
mots qui exprimoient , non point des 
idées , mais le rapport des idées qui 
précédoient avec celles qui dévoient 
fuivre ; des mots qui ferpentoient à 
travers la marche du dilicours pour 
en rapprocher toutes les parties & 
en faire la liaifon & le ciment , rap- 
pelloient par un figne la phrafe qui 
^'toit écoulée , appelloient celle qui 
devoit naître , rcmpliflbienr les inter- 
valles , animoient , vivifioicnt , enchaî- 
D'jitnt tour I & donnoient à la fois 



s U R L E s E L O G E s. 11^ 

orps du difcours , de l'unité , du 
venient & de la foupleflè. Des 
imes qui avoient plus réfléchi fur 
langues des anciens , «que fur le 
aère de la nôtre , voulurent y 
fporter ce genre de beauté auquel 
fe refufoit. Nous avons en géné- 
rés- peu de ces termes qui fervent 
lîaifon. On voulut y fuppléer en 
multipliant , en les répétant , ea 
chant un très grand nombre de 
îfes acceiToires à la phrafe princi- 
t , en créant un faux flyle pério- 
de, qui marchoit toujours efcorté 
détails & de chofes incidentes , 
au lieu de fe développer avec net- 
\y ofFufquoît la vue par des em- 
ras , & dans fa lenteur n'avoît 
jne faufle gravité fans noblefle.. 
)rs la langue fe traîna au lieu de 
rcher : elle fut fouvent en con- 
fie avec les fentimens , avec les 
es ; elle le fut fur tout avec le ca- 
1ère national. Ce fyflème de laa- 
Fiij 



ti6 Essai 

gue forma une efpèce de fcâe. Vair- 
gelas , d'Ablancourt & Patru , hom- 
mes très-eflimables d'ailleurs , & qui 
n'ont pas peu contribué à régler par- 
mi nous âc à épurer le langage , en 
furent comme les chefs. Elle dura 
long-tems ; elle eût fa fuperfiition 
comme toutes les fedes , & ne pardon- 
na pas toujours à ceux qui avoient des 
principes oppofés. Heureufement Paf' 
chai , la Rochefoucault & la Bruyère, 
poufTés par leur génie & par le genre 
même qu'ils traitoient , prirent une 
route oppofée , & plus conforme en 
méme-tems & à la langue & à la na« 
tion. Ils détachèrent les idées ; ils les 
fkent fuccéder l'une à l'autre rapide- 
ment; ils donnèrent plus de précifiofi 
à la phrafe ; ils la débarrafsèrent d'un 
vain luxe , & d'un cortège inutile de 
mots , & voulurent que la penfée s'é* 
lançât pour ainfî dire dans le ftyle^ 
avec toute fa vivacité & fa force ^ 
comme elle efl dans rame,& dé^a* 



sun tEs Eloges. 117 
gée de tous ces Kens importuns qui 
pourroient la gêner. Peurà-peu le ca* 
raâère de norre langue fut connu. 
L'éloquence même , qui dans I4 mar-* 
che.foqtenue a le plus t>eibin de liai« 
fon , à ceHe des tnot3 qui nous man-^ 
que , fubftttu^ celk des idées^ Se^n% 
aucune chaîne a^^parente. tout fe tinC} 
tout foc entraîné par la^ force de3 
chofes mêiii^s. Le; %k fe débarrafla 
de iies entraves ; la p^ii^ fuc libre ; 
la marche lapide; ^ 1^ langage pu( 
fè pr^er avec foqptejQ^ à fuivre tous 
les mQu venions de Pâme ,. çooiusie un 
danfeur qui accompagne la mefuce 
& fuit rinftrument fens. qye rien 1^ 
gêne > au gré dfi fon. orejUe rallentît 
QU précipite Ces pas. 

Tels furent pendant pJqfîeurs, fié* 
clc^ ks obfUcleç qi^e Id langue Fran- 
çoife eut à vaincre, fiç une partie des 
progrès qu'elle mt à faire. Mais pour 
créer des orateurs , une langue même 
perfeâionnée ne fuffit point. L'élor 

Fiv 



iid Es s Aï 

quence n'eft pas de ces fruits qui 
naiflènt dans tous les fols & fous tous 
les climats. Elle a befoin d'être échauf- 
fée & nourrie par la liberté. Dans les 
anciennes républiques l'éloquence f ai- 
foit partie de la conftitution. Sans 
elltf point de gouvernement , point 
d*état. C'étoit elle qui portoit , qui 
aboliffoit les loix, qui ordonnoit la 
guerre , qui faifoit marcher les ar- 
mées, qui menoit les citoyens fur les 
champs de bataille , qui confacroic 
leurs cendres lorfqu'ils étoient morts 
en combattant. C'étoit elle , qui de 
deflus la tribune veilloît contre Tes 
tyrans , & faifoit retentir de loin à 
l'oreille des citoyens le bruit des chaî- 
nes qui les menaçoient. Chez les ré- 
publicains l'éloquence étoit un fpec- 
tacle. Les citoyens demeuroient des 
jours entiers à écouter leurs orateurs, 
avides des émotions qu'ils recevoîenr, 
& impatiens d'être agités. Il falloir 
néceflàirement à un pareil peuplera 



SUR LES Eloges. 129 
>erté , le loifir, Taifance ; il falloît 
îs elclaves chargés de travailler pour 
IX , & de fuppléer à tous les foins de 
vie Enfin il n'y a peut-être jamais 
j de grande éloquence que devant 
: peuple. C'étoit devant le peuple 
ue tonnoit Démoflhène , & l'élo- 
uence étoit profcrire dans l'Aréo- 
age. Cicéron comme orateur étoît 
ix fois plus grand devant le peuple, 
u'il ne l'a jamais été en difcutant 
ans !e fénat II faut à l'éloquence une 
[Tj.iiblée ora \ejfe & qu'elle puifle 
girer ; il lui faut des hommes fur 
îfquels elle puifle fecouer & prome- 
er à fon gré les pafllons. C'cfl le 
eup'e qui frémit , qui palpite , qui 
;tte des cris , qui verfe des larmes. 
ydï devant le peuple que Tibérius 
îracchiiss'écrioii: » les béres féroces 
• ont un antre où elles peuvent fe 

► réfugier & trouver un afyle: maïs 
1 vous , citoyens Romains, vous maî- 

> très d'une partie du monde , vous 

Fy 



ijo Essai 

« n'avez pas un toit où vous puiflîeï 
» repofer ; vous n'avez ni un foyer t 
» nî un afyle , ni un tombeau ». Ceft 
devant îe peuple que l'orateur d'Athè- 
nes s'écrioît : » vous vous informez fi 
» Philippe eft vivant , ou (î Philippe 
9> eft mort ; eh , que vous importe? fi 
î> Philippe étoît mort , demain vous 
» vous feriez un autre Philippe ». C*eft 
dans la chambre des communes , c'eft 
devant cinq cents hommes afiemblés 
qu'un orateur Anglois, dans une féancc 
qui avoir duré un jour entier, & où Pon 
propofoit de remettre une affaire im- 
portante au lendemain , s'écria; » non, 
f> je veux fçavoir aujourd'hui,& avant 
» de me retirer, fi je me coucherai ce 
wfoir citoyen libre de l'Angleterre , 
» ou efclave des t» rans qui veultnt 
» m'opprimer ». C^cft dans la même 
chambre qu'un orareur voulant déci- 
der la nation à la guerre , après une 
journée entière de débat, le foir à îa 
loeur fombre des flambeaux qui éclai- 



SUR LES Eloges. 131 
ment la falle , peignit le fantôme ef- 
frayant d*une domination étrangère, 
qui vouloir, difoit-il , remplir lEu- 
rope , & après s'être étendu dans le 
continent, alloit traverfer lesitiers, 
alloit aborder fur leur rivage , Cf, 
apparoitre tout -à- coup au milieu 
d'eux , traînant après lui It tyran- 
cie , la fervitude ^ les chaînes. C'eft 
alors que Taflèmblée s'émut , comme 
û dans ce moment elle avoit vu le 
Êintôme percer la terre , & s'élever. 
Non, Torateur républicain n'eft pas 
un vain difcoureur , chargé de caden- 
cer des mots; ce n'çft pas Tamufe- 
ment d'une fociété ou d'un cercle : 
c'eft un homme à qui la nature a re- 
mis un empire inévitable ; c'eft le 
dâenfeur d'une nation , c'eft un fpu- 
veraîn, c'eft un maître; c'eft lui qui 
fait trembler les ennemis de fa pa- 
trie, Auflî Philippe qui ne pouvoir 
fubjtjguer la Grèce , tant que Démof- 
xhène refpiroit^ Philippe qui avoit po 

Fvî 



x^i Essai 

vaincre une armée à Chéronée , mars 
qui n'avoir pas vaincu Athènes, tant 
que Démofthcne étoit un de fcs ci- 
toyens, pour que ce Démofthène fi 
terrible lui fut livré , ofFroit une ville 
en échange. Il donnoit vingt mille de 
fes fujets pour acheter un pareil en- 
nemi. 

Qu'eft-ce que nos orateurs , qu*eft- 
ce que notre éloquence ont de com- 
mun avec ces peuples? Dans la plu- 
part des conftirutions modernes un 
orateur n'efl rien , ne peut rien. Que 
fait il ? c]u'a-t il à efpérer? quels font 
les grands int<'réts qu'il a à défendre? 
Quel eft aujourd'hui dans prefque 
tous les états , le lieu & le tems où un 
homme éloquent puifle fauver fa pa- 
trie'' Faites naître, fi vous le pouvez, 
à Conltantinople un homme avec le 
génie de Téîoquence, donnez-«ui une 
ame noble & graride, & cette vigueur 
de fcntimens que nous admirons dans 
les anciens orateurs ; il faudra qi^'U 



SUR Ï.ES ÉLOGES. I33 

rétoufFe ; il faudra qn*il aflervîfle fes 
paflîons généreufesaux circonftances , 
& dompte fon génie ; femblable à ce 
Grec , qui fait prifonnier par les Per- 
fes, & entraîné loin de foh pays à la 
cour des Satrapes , forcé de plier à la 
fervitude un caradère qui étoit né 
pour la liberté , employoit tous les 
jours le pouvoir de la mufique , & le 
mode le plus capable de porter la 
mollefle dans l'aine, pour adoucir^ 
s'il écoit pôffible , la fierté de la fienne , 
&fupporrer Vefclavage & les fers avec 
moins de regret. 

Dans les monarchies heureufes & 
tempérées par les loix , quoique la 
nation jouiflè de la liberté que les loix 
donnent , on (ent bien cependant que 
cette liberté n e(l pas auflî favorable 
à l'orateur que celle des républiques. 
Outre que 'é oquence n'influe en rien , 
fur l'Eiat , & qj'il n'y a prefque ja- 
mais de grands talens fans de grands 
objets, les efprîts, les âmes, les ca? 



13+ Essai V 

nâèrcs , tout y eft affujetti à une cer- ji 
taine mefure. Les rangs & les diflinc- 1^ 
rions d'état étant plus marquées , im« |= 
pofent plus de gène. Delà naiflent les b 
ménagemens & les égards. L'orateur i< 
républicain ufe de fa force toute en- r 
tière ; l'orateur d'une monarchie eu 
toujours occupé d'arrêter la (ienne. 
L'un appartient à la paffion qui le 
domine & règne fur lui ; l'autre a tel 
bienféances pour maîtres & pour ty^ 
rans. L'un commande à fes égaux par 
la parole , & fier de fa grandeur quHl 
fait lui-même , court fe mettre a la 
place que lui affignent fes talens; 
l'autre toujours reflèrré , toujours re- 
poufTé par les rangs qui l'environnent 
& le prelfent , porte fbuvent le poids 
d'une grande ame déplacée. Enfin, 
comme dans les monarchies ce font 
les grands , les riches , & tous ceux 
qui com pofent ce qu'on appelle le 
monde , qii ^iillribuent la gloire des 
.9fiî> , ic dccidcDC du prix des talens } 



SUR LES Eloges. 13^ 

[comme la plupart des hommes de 
f cette claflè par leur oifiveté , par leurs 
intrigues, par la lailitude & le befoia 
des pia'!firs , par la recherche contî* 
fiuelle de la fociété , par la crainte de 
blefler l^amour - propre encore plus 
que Torgueil , enfin par la polUefle & 
fe defîr de plaire qui donne une at« 
tentioh continuelle & fur ibi-mên^e & 
fur les autres, ont , en général , plus 
defprit & de délicatefTe de govt , que 
de pallions & de force de carac** 
tère; ils doivent tendre fans ceflë à 
atténuer ^ pour ainfîdire ,.& affiner le 
ftyle, la langue & l'efprîr. Sur-tout 
leur fenfibiWté inquiète doit redouter 
une forte d'éloquence impétueufe ic 
vive , qui dans fa marche fuivroic 
rimpuWîon trop rapide de la vérité. 
Quelque sûrs d*eux - mêmes qu'ils 
foient , ils ne veulent pas qu*on les 
approche de trop près ; ils craignent 
dêtre heurtés , & veulent toujours 
qu'il y ait des barrières au deyao); 



^^6 Essai 

d'eux. Il faut donc que réloquencci.j 
dans les monarchies, ait une marche] 
plus circonfpede & plus lente ; il faut 
que fans cefle elle s'obierve , qu'elle 
indique plus qu'elle ne prononce , 
qu'elle diminue fouvent la faillie des 
objets, & jette une draperie fur la 
plupart de fes idées. Cicéron contre 
Catilina & contre Antoine , s'aban- 
donnoit à fon génie ; & les expref- 
fions, les tours, les mouvemensve- 
noient le chercher en foule , & fe 
précipiroi. nt au devant de hii : ce 
même orateur , quand Céfar régna 
dans Rome , voulue lui adrc/îl-r une 
efpèce de difcours en forme de lettre, 
où il conciliât ce qu'il fc devoit à lui- 
même , & ce (iiril falîoit accorder au 
nouveau m.:ître que lui ovoit donné 
Pharfaîe ; il recoiumença fjx fuis , & 
n'en put venir a bout ; & i* y eut dans 
rélo.jiience mcmequelt^Uv chofcd'im- 
po(P.bie : C'céron. 

L'éloquence parmi nous ne pouvoit 



SUR LES Eloges. 1^7 

guère renaître que dans la chaire ou le 
barreau , mais là , que d'obftacles en-^ 
core ! Les premiers hommes de l'état 
qui dévoient un jour commander les 
armées & gouverner les provinces » 
I' étaient à Rome les orateurs qui plai- 
doient les caufes & défendoient les ci- 
toyens. Us parloient dans une grande 
aflemblée , au bruit des acclamations 
tfun peuple , en préfence des dieux de 
la patrie dont la ftatue s'élevoit à cô- 
té de Torateur. Souvent les caufes 
étoient mêlées à des affaires d'étar^ 
Souvent il s'agiffoit de juger des hom- 
mes qui avoient gouverné une partie 
du monde. Des députés de l'Afrique 
& de TAfie follicitoient au nom de 
l'univers. Pour émouvoir le peuple , 
pour attendrir les juges , on avoir re- 
cours k cette éloquence de fpedacle 
plus puiflante que celle des paroles ,& 
qui en s'emparant des fens paflîonne 
l'ame& la troubîe. On préfentoit les 
accufés en deuil , les pères avancés en 



> 



ii8 Essai 

âge qui redemandoient leurs fils , Ics; ^ 
femmes & les enfans défolés. On ex-^ 
pofoic aux yeux des juges les cicatrî-i*P 
ces & les bleflbres du guerrier qui avoîlT 
combattu pour l'Etat. Souvent on in* 
voquoît les dieux ; & Torateur en rt* 
gardant leurs flatuesou leurs tempIeSi 
les prioit de fauver l'innocence , & do 
defcendre par leur infpiration daM 
Famé des juges pour les éclairer. Cts 
invocations , ces prières , ces fpeâ^ 
des pathétiques préfentés par un honh 
me éloquent , & foutenus de Tacceoi ] 
de la douleur & de la pitié , ÊLifoLent 
la plus force imprefllon fur un peuplt 
fenfîble. Parmi nous tout eft d ffërent. 
Point de ces caufes qui tiennent aux 
affaires d'Etat. Point même de ces 
grandes caufes criminelles où un ori« 
teur puiflè fauver la vie d'un citoyea 
Les premières font fous Tautorité im- 
médiate du prince ; les fécondes fe dis- 
cutent & s'approfondiflènt en fecrct 
fousrœil calme 6c févère de la juftice* 



SUB. lES ElOGSS. 139 

. Parmi les caufes ordinaires , plufieurs 
par rembarras de nos procédures ne 
dépendent que des formes ; plufieurs 
par le vice de nos loix qui fe combat- 
tent , fe réduifent fouvent à une difcuf- 
fion sèche de loix qu'il faut éclaircir. 
('étude même de tant de légiflations 
oppofées f confume^parmi nous la vie 
. d'un orateur. Peut-être même ces 
.grands mouvemens de Téloquence 
qu'on admiroit à Rome , nous con* 
viendroient peu. En général , nous 
l?on5 de la vivacité dan^ le caraâère^ 
(c de la fageflè dans Tefprit.Nous agif* 
fons , nous parlons , nous nous con- 
duifbns par une efpèce d'imagination 
rapide qui nous, entraîne , & qui eft 
peut-être l'effet de la foule des petites 
partions qui nous dominent & fc fuc- 
cèdent. Mais comme nous fommes 
peu accefiibles aux grandes pafTions 
qui n'ont pas le temps de s'affermir 
k de defcendre profondément dans 
notre ame , nous portons dans les ju» 



\4fl Essai 

gemens qui tiennent aux chofes ( 
refprit , une forte de raifon froide ,q 
eft peu fufceptible d'illufions. De- 
fou vent notre efpèce d'incréduli 
pour les mouvemens extraordinair 
& paflîonnés de l'ame. De-là furto 
dans l'éloquence comme au théâtr 
cette facilité à faiiîr les petites teini 
de ridicule qu'une circonftance étn 
gère mêle quelquefois aux granc 
chofes , & qui furtout font fi voifii 
du pathétique que Ton cherche. 

On fait t^uel aété avant le ficelé 
Louis XIV , & même au commen 
ment de ce règne célèbre , le mauv 
goût de notre barreau. Le théâtre d; 
une farce d'un grand homme* nous 
aconfervéla peinture ; & fion exe 
te le degré d'exagération théati 
qu'il faut toujours pour que la fid 
produife l'effet de la vérité , & qu( 
ridicule foit en faillie , les portr 

^ Les Plaideurs de Racine. 



SUR LES Eloges. 141 

jétoient reflèmblans. Il faut convenir 
qu'il y a loin de petite Jean & de Vin- 
timé , à Hortenfius & à Cicéron. 

L'éloquçnce de la chaire avoit des 
^fauts prefque feniblables. AfFeda- 
tions , exagérations, pointes ridicules, 
cmaflcnient des métaphores, mélan- 
ge du profane & du facré , citations 
éternelles de grec , de latin , d'hébreu, 
& un peu plus d'Ovide ou d'Horace 
que des pères , enfin multitude d'idées 
empruntées des erreurs & des préju- 
gés du temps fur la Phyfique , fur 
l'Hiftoire Naturelle , fur l'Aftronomie, 
fur TAftrologie , fur TAIchimie ; car 
alors on prodiguoit tout, & on faifoit 
étalage de tout ; tel étoit le goût des 
orateurs facrés fous Henri IV &'foiis 
Louis Xni. 

On peut demander pourquoi les 
peuples fauvages dans la forte d'élo- 
quence qu'on leur remarque quelque- 
fois , n'ont jamais de mauvais goût, 
tandis que les peuples civilifés y foiK 



141 Essai 

fujets. C'eft fans doute parce que M^ 
premiers ne fuivent que les mouvei 
menslmpétueux deleur ame » & qu'atf; 
cune convenrion étrangère ne fc met ^ 
, chez eux aux cris de la tiarure. 
mauvais goût ne peut guère exil 
que chez un peuple réuni en grai 
corps de fociété , oîi refprit natui 
eft gâté par le luxe , par les vices , 
Vexcès de la vanité , & le defir fecr« 
d^ajouter à chaque objet Xyu à chaqdtf 
idée , pour augmenter rîmpreflîon ni-l 
tutelle que cet objet doit faire. La| 
penfée du fauvage eft fimple comme^ 
fts mœurs ; Se fon expreflion (impie 
& pure comme fa penfée; il n'y entrée 
point d'alliage. Mais le peuple déjà h 
corrompu par les vices néceflaîrcs de 
la fociété , & qui faifant des efforts 
pour s'inftruire & fecouer la barbarie, 
n'a pas encore eu le temps de parvenir 
à ce point qu'on nomme le goût ; où" 
le peuple qui par une pente non moins 
néccflaîre , après l'avoir trouvé s'en 



SUB. LES ElOGES. 143 

îloîgne , ne veut pas feulement puin-, 
îrc fes fentimens & fes idées : il veut 
score étonner & furprendre. Il joint 
toujours <)uelque chofe d'étranger à la 
chofc même. Aînfi tout fe dénature , 
I: aucun objet n'efl préfenté , tel qu'il 
exifte. 

L'éloquence françoîfe pour parvenir 
au point où elle s'eft élevée fous le rè* 
gne de Louis XIV , avoit donc un in- 
tervalle immenfe à franchir. Mais il y a 
une marche lente & néceflaire des ef- 
prits^ qui entraîne tout , & amène in- 
fenfiblement chez un peuple policé le 
développement & la perfedion des 
arts. Depuis François I , époque de la 
renàiflance des lettres , lefprit natio- 
nal s '-avança peu-à-peu vers ce terme, 
U en eft des peuples comme des hom- 
mes , & leur marche eft la même. Les 
idées s'entaflent par la foule des ob- 
jets que Ton voit , & Tefprit s'aggran- 
dit par les tableaux qui viennent frap- 
per rimagination, Alors il s'excite une 



144 Essai 

cfpèce de fève ou de fermentation gé- 
nérale qui anime tour. Les uns cntraW 
nés par le cours politique des affai- 
res y prennent part au deUin des nar 
tîons Ils négocient , ils combattent , 
ils ont de ces grandes pcnféesqui chan- 
gent , boulevcrlcnt ou afFcrmiflent le 
fort des peuplts. Les autres obfcrvcntt 
Se fuivent ces mouvcmens. Ils con- 
templent les (bccès & les malheurs » 
le génie qui fe mêle avec les fautes ^le 
hazard qui domine impérieufement le 
génie , & les pa fiions humaines qui 
partout terribles & adivcs entraînent 
la marche dcscrats.Dece mélange de 
chocs & (le réflexions , de grands in- 
térêts &c de fcntimêns que ces intérêts 
font naîire , fe forme peu -à -peu chez 
un peuple un aflcmblage d'idées , qui 
tantôt le développent rapidement ,& 
tantôt germent avec lenteur. Mais 
ri .n ne conrribi::^- rant à cette aâivité 
générale (l-s efprits que les troubles ci- 
Viis £< les agitations intérieures d'un 

pays. 



SUR LES Eloges. 14; 

pays. C*efl alors que la nature eft dans 
coure fa force , ou qu'elle tend à y par- 
venir. Alors elle a l'énergie des gran- 
des paflions qui ne peuvent naître que 
dans rétat violent des fociétés; &elle 
B'eil point aiTujettie à ce frein que les 
fociétés reçoivent des loix , & qui pour 
• le bien général comprimant tout , af- 
foiblit tout. Alors les efprits comme 
les caradères fe combattent. Tout fe 
heurte & fe repouflè. Tout prend Iç 
poids que lui donne fa force. L'hom- 
me qui eft né avec de la vigueur , n'é- 
tant plus arrêté pa^ des conventions , 
marche où Içfentîment de fa vigueur 
l'entraîne. L'efpritdans fa marche lier- 
re , ofe fe porter de tous les côtés , 
ofp fixçr tous les objets. L'énergie dç 
l'ame paflë aux idées ,& il fe forme un 
çnfemble d'efprit & de caradère pro- 
pre à concevoir & à produire un jour 
4e grandes çhofes. Celui même qui 
paria nature ^ft incapable d'avoir un 
p>uvement» s'4t(ache à ceux qui ont 



t£6 Essai | 

m 

une adîvité dominante & propre à en- _ 
traîner : alors fa foiblefle ménie jointe i 
à une force étrangère , s'élève & dc- 
vtent partie de la force générale. 

Tel fut l'état de la nation françoife 
depuis François II, jufqu'à la douziè^ 
me année du règne de Louis XIV, 
c'eftfà-dire pendant Tefpace d'un fié- \ 
"cle. Aux troubles & aux guerres civi- 
les qui remuoient fortement les âmes, 
fe joignoient en même-temps les que- 
relles die religion. Tout le monde étoît 
occupé de cet intérêt facré. On écrî* 
voit , on combattoit , on difputoît. 
On tenoît un poignard d'une main & 
la plume de l'autre. Le fanafifme qui 
chez un peuple éclairé étouffe les lu- 
mières , les faîfoit naître chez un peu- 
ple ignorant. Enfin lorfque l'autorité 
qui fort toujours & s'élève du milieu 
des ruines, commença à tout calmer; 
lorfque la force qui étoit dans les ca- 
radères , contenue de toute pafr , ne 
put plusfe répandre an dehors /fi 



SUR i;es Eloges. 147 

rien agiter , elle fe porta fur d'autres 
objets. Elle forma dans les premiers 
rangs , des hommes d'Etat ; dans ces 
hommes à qui la puiflànce efl inter- 
dite , &c qui cependant fatjgués de 
leur obfcurité , fentoient le befoin 
; d*en fortir & d'occuper leur fiècle 
: d'eux-mêmes, elle développa & créa 
' Içs talens des arts. Alors naquit le 
poëte, le pçintre, leftatuaire, l'ora- 
teur. Chacun d'eux appella fur lui 
les regards de» la natî^i. Mais ce 
qu'on doit remarquer , c'eft que tous 
les arts précédèrent parmi nous cgluî 
de réloquence, Ainfi lorfque nous 
n'avions pas encore un véritable ora- 
teur , déjà le Pouflîn étoit au* rang 
des premiers peintres de TEurope; 
déjà le Sueur avoit irrité l'envie par 
fes chefs-d'œuvre ; Sarrazin avoit per-* 
fedionné la fçulpture, & donné des 
monumens à l'italie ; enfin nous 
avions eu des poètes qu'on pouvoir 
ItrÇ| loi)g-(emps i^y^nt que now 

Cij 



148 Essai 

eu filons des orateurs qu'on pût en^ 
tendre, 

La poéHe a eu la même marche 
chez tous les peuples. Qu'on ne s*cn 
étonne pas. De toutes les facultés de 
Thomme , Timagination eft la pre^ ] 
mière qui s'éveille. Ce n'eft que len- j 
temcnt & par degrés que l'ame fe re- ] 
plie fur elle-même. Elle commença j 
par s'élancer au dehors ; elle parcourt , 
tous les objets , &c à l'aide de Tes fens - 
elle s'empaft de l'univers phyfîquef 
Alors telle que Raphaël ou le Cor- 
tège, elle deflîne pour elle-même une 
•multitude de tableaux. L'imagination 
a levé le plan de la nature ; la poéfie 
TofFfe en relief , ou le met en cou- 
leurs. Elle a plus d'images que d'idées; 
elle tient plus aux organes qu'à la ré- 
flexion! Il n'en eft pas de même de 
l'éloquence. Ce n'eft pas aflez pour 
elle de fentir & de peindre , il Ëiut 
qu'elle compare & combine une gran- 
de multitude d'idées. Il faut qu*eUç 



StJlL lES ÉLOGES. I4| 

leur aflîgne à toutes Tordre & le rnoir^' 
vement. Il faut qu'elle en faflê un roue 
raifonné & fenfible. Il faut quVlk aie 
parcouru les arts , les loix , les fcion^ 
CCS & les mœurs ; qu'enrichie de con- 
noiflànces , elle les domine , & femble 
planer au deflfus d'elles ; qu'en les jet*- 
tant, elle n'en paroifle ni prodigue ^ 
oi avare ; que tantôt ^lle les indique 
& tantôt elle les déploie ; que fouvenc 
die faflè fuccéder des vérités en foule, 
que fouvent elle s'arrête & fe repofe 
fur une vérité. Il faut que , femblable 
au méchanicien qui compare les for- 
ces & les réfîdances ^ elle conndifle 
riiomme & fcs paflions ; qu'elle calcule 
& les effets quelle veut produire , & 
les inftrumens qu'elle a; qu'elle edime 
par quel degré il faut ou rallentir , ou 
prellêr le mouvement. Tous ces fe- 
crets fuppofent déjà une foule d'ex- 
périences & d'obfervations fines ou 
profondes. Il n'eft donc pas étonnant 
que par-tout la poéfte foit née avant 

G iij 



Tfd Essai 

réloquence ; mais on peut dire qu^ert 
la précédant , elle Ta fait naître. Elle 
apprend à Tinragi nation Part d'appli-^ | 
quer la couleur à la penfée ; à rcfprit, l 
Fart de donner du reflbrt aux idées ' 
en les reflèrrant ; à Toreille, le fecrcc ^ 
de peindre par l'harmonie , & de join« ' 
dre la mufique à la parole. Ainfî les ï 
poètes , parmi nous , ont préparé les 
orateurs. 

Les fpeâacles peut-être y ont auflî 
contribué en formant le goût. Ces 
impulfions rapides qu'on reçoit au 
théâtre , & les jugemens de plufieurs 
milliers d'hommes qui fe communi- 
quent à la fois, forment d'abord un 
inflinâ obfcur & vague, & conduîfenc 
peu-à-peu à un goût réfléchi. Bientôt 
ce goût fe répand. Alors l'éloquence 
& le langage réforment ce qu'ils ont 
encore de barbare. Le goût punit par 
le ridicule , ceux qui s'écartent de fcs- 
loix. La fociété perfcftionnée achève 
de rétendre. C'elHà en effet que les 



rvk LÈS Eeoges; t^x 

iteinmes réunis & oppofés s'e/Tayent , 
s*obferv€nt & fe jugent; li, en com- 
parant toutes les manières de juger, 
on apjH-end à réformer la fienne ; là, 
les teintes rudes s'adouciflent ; les 
fiuançes fe diftinguent ; les cfprits fe 
poliflbnt par le frottement ; l'ame acr 
quiert par l'habitude une fenfibilité 
prompte ; elle devient un organe dé- 
licat , à qui nulle fenfation n'échappe, 
& qui , à force d'être exercée , prévoit, 
refiënt & démêle tous les effets. Auflî 
Torajtetfr de Rome , dans un des livres 
qu^il a compofés fur l'éloquence , nous 
apprend que plufieurs orateurs célè- 
breg s'afièmbloient chez les femmes 
Romaines les plus diftînguées par leur 
.efprir,& puifoient dans leur fociété, 
unepuret4 de goût & de langage, que 
peut-être ils n'auroient pas trouvée 
ailleurs. L^ fociété , après les guerres 
civiles, dut acquérir en France ce de- 
gré de perfeâion qui eft néceffairc 
pour les arts , & qui portée à un cer- 

Giv 



i^z Essai 

tain points les anime, mais qui aa^ 
delà peut les étoufFer & les corrom- 
pre: beureufement elle n'étoît point 
encore parvenue à cet excès ; & de la 
-perfeéfion de la fociété & du goût, 
jointe à celle de la langue , devoit 
naître peu-à-pcu celle de l'éloquence. 

Il y avoit une' école d'orateurs tou- 
jours fubfiftante , c'étoit celle de la 
chaire. Les orateurs facrés , malgré 
leur mauvais goût , dévoient être fou- 
vent élevés au deflus d'eux-mêmes, 
par la dignité de la religion & de la 
morale. Les grands objets infpîrent 
de grandes idées ; il eft impoflible 
de n'être pas quelquefois fublime en 
parlant de Dieu , de l'éternité & du 
tems. Newton même , félon la re- 
marque d'un écrivain philofophe *, 
Newton éroit éloquent fur ces ob- 
jets. Quelques hommes dans ce genre 

^ M. d'Alemben , dans fon difcours de ré- 
ception à 1* Académie Françoife. 



SUR LES Eloges. 153 

avoîent donc acquis de la célébrité , 
& d'autres faifoienc effort pour y at- 
teindre. Ne pouvant donner l'impul- 
fion à leur (lècle^iis étoient du moins 
capables de la recevoir. 
• Les efprits fe trouvoient dans cette 
difpofîtion , quand Louis XIV , a qui 
il fut enfin permis d'être Roi, déve- 
loppa fon caradère , & fit naître de 
grands événemens. On vit la France 
quarante ans aux prifes avec TEu- 
rope; on vit des provinces conquifes, 
tous les Rois ou humiliés , ou proté* 
gés , ou vaincus , une foule de grands 
hommes , les arrs & les plaifîrs au 
milieu des batailles , par-tout un ca- 
raâère impofant , & cet éclat de re- 
nommée qui fubjuguc autant que la 
force y qui annonce la puifTance , la 
fait, &Ia multiplie. Alors les efprits 
& les âmes fe montèrent au niveau 
du gouvernement. Chacun fut jaloux 
de foutenir la dignité de fa nation. 
Le fujet qe pouvant être à côté de 

Gt 



154 Essai 

fon Roi par la puiflfance , voulut s^f 
placer par la gloire. L'enthoufîafmc 
public fit naître ou perfeftionna ks 
talens. Ils fe vouèrent tous , ou air 
plaifir ou à la grandeur du maître. 
Louis XIV , du fond de fes palais anî- 
moit tout ; il ordonnoit à fes fujc» 
d'être grands, & le génie, cet efctavc 
altier , debout aux pieds du trône , 
attendoit fes ordres en filence pour 
lui obéir. 

Qu'on fe repréfente une de ces 
fètcs y telle qu'on en donnoît quel- 
quefois dans la Grèce & dans Rome ; 
CCS fêtes , où après des viékoires cent 
mille citoyens étoient affemblés, où 
tous les temples étoient ouverts , oîi 
les autels & les flatues des dieux 
étoient couronnés de fleurs , ob la 
poéfie , la mufique , la danfe , les chefs- 
d'œuvre de tous les arts , les rcpré- 
fentaiions dramatiques de toute cf- 
pbcc étoient prodiguées , & oîi la re- 
nommée 6c la gloire , en préfcncc d'une 



SUR LES Eloges. 155 

nation entière attendoient les calens. 
Si dans *rafl[&mblée tour-à-coup pa- 
roiffinr un orateur , & qu'au milieu 
de rivrefle générale il voulut fe faire 
entendre ^ ne falloit-il pas que tout 
cet appareil de grandeur dont il étoit 
entouré , Télevât lui-même? N'étoit- 
11 pas forcé comme malgré lui de 
donner plus de dignité à fçs idées , 
plus de hauteur à Ton imagination , 
plus de noblefle à fon langage , & je 
ne fçais quoi de plus augufte & de 
plus fort à fon accent ? Telle eft 
l'image de la révolution , que l'élo- 
quence éprouva fous le règne de 
Louis XIV *. 

♦ On peut dire que tout étoit prêt pour cette 
lévolutioii. Les (îècles avoient formé la langue y 
fon caraélcre étoit connu 5 fa marche étoit fi- 
gée. Des écrivain^ lui avoienc donné la richeffe 
& rharmonie j d'autres la précifion & la force. 
Les grands modèles croient apprçfondis. lut 
goût générai étoit épuré. L'imagination des 
(eaples s'étoit momée. La véritable grandeur 

Gvj 



1^6 Essai. 

Cependant nous n'eûmes point d*é- 
loquence politique. Notre gouverne- 
ment & la forme de la conftîtutîoc 
s*y refufoient. Nous eûmes dans ci 
genre , Téfoquence des monarchies^ 
qui confifloit à louer. L^éloquence da 
barreau acquit de Tordre , de la juf- 
teflè , de la pureté dans fon langage, 
plus de précifion dans fes raifonne- 
mens ; mais elle ne put acquérir cettt 
force , qui eft ridicule quand elle n*efl 
que dans les mors , qui pour fe conir 
muniquer , doit être imprimée à h 
penfée , & ne peut jamais l'être que 
par la chofe même & l'importance 

aroit fait difparoître la faufTe. Enfin un Roi & 
des hommes illuftres à célébrer , iine cour fen- 
fible à tous les charmes de l'efprit , un clergé 
plus éclairé , un barreau plus inftruit , un gou- 
Yernement occupé de la réforme des loix , k 
les premières dignités de Téglife accordées 
quelquefois aux premiers talens de la chaire, 
tout cela enfemble contribua à faire naître & i 
perfe^ionner parmi nous i$s orateurs. 



SUR lEs Eloges. 157 

générale de l'objer. Notre éloquence 
s'éleva donc fur-tout dans la chaire , 
& c'eft-là qu'elle parvint à fa plus 
grande hauteur. Car pour être vrai- 
ment éloquent j on a befoin d'être 
régal de ceux à qui Ton parle, quel- 
quefois même d'avoir ou de prendre 
fur eux une efpèce d'empire : & l'ora- 
teur facré parlant au nom de Dieu ^ 
peut feul déployer dans les monar- 
chies devant les grands , les peuples 
& les Rois , cette forte d'autorité, & 
cette' franchife altière & libre , que 
dans les républiques l'égalité des ci- 
toyens , & une patrie qui appartenoit 
à tous , donnoit aux anciens orateurs. 
Dans tous les autres genres , nous 
eûmes plutôt de la dignité que de ht 
force ; & notre éloquence circonf- 
peâe jufques dans fa grandeur , & 
mefurée même en s'élevant , fut pref- 
que toujours noble & fage , & pref- 
que jamais impétucufe & paffionnée. 



i$8 Essai 



CHAPITRE XXXL 

Dt Mafcaron ù de Bojfuet. 

JLj'Éloquence Françoife fe diftin- 
gua fur-tout par les éloges & les pa- 
négyriques funèbres. Ce genre qui 
n*eft qu'une déclamation méprifable, 
quand l'objet en eft vil, & une décla- 
mation ridicule, quand l'orateur n'eft 
pas éloquent , parut fous Louis XIV 
avec éclat. Deux orateurs célèbres » 
Fléchier & Bofluet le fixèrent , comme 
deux grands pojtes a voient fixe l'art 
bien plus difficile de la tragédie. On 
peut obfervej que la tragédie , en fe 
perfedionnant parmi nous , eut à peu 
près la même marche que l'éloquence. 
Dans toutes deux, on commença par 
le mélange de la force & du mauvais 
goût. Le génie fe monta cnfuite à une 
élévation pleine de grandeur , mais 



SUR LES Eloges. 25^ 

inégale. Enfin les efprits fe pôlîflanr , 
mais s'affoibltflant un peu , vinrent 
par le progrès des lumières , à ce point 
où le goût des détails fut plus parfait , 
mais où Télégance continue nuifit à la 
grandeur & fans doute à la force. 
Telle eft peut-être la marche nécef- 
faire des efprits dans tous les arts : 
telle fut celle de Toraifon funèbre. 
Mafcaron fut dans ce genre , ce que 
Rorrou fut fur le théâtre. Rotrou an- 
nonça Corneille -, & Mafcaron , Bof- 
fuet. 

On peut dire que cet orateur mar- 
que dans l'éloquence le pafFage du fiè- 
ck de Louis XIII , à celui de Louis 
XIV. Il a encore de la rudefTe & du 
mauvais goût de l'un ; il a déjà de l'har- 
monie, de la magnificence de ftyle, 
& delà richeflè de l'autre. Sa manière 
tient à celle des deux hommes célèbres 
qui en le fuivant l'ont effacé. Il femble 
qu'il s'effaye à la vigueur de BofiTuet , 
ic aux détails heureux de Fléchier; 



i6o Essai 

mais ni allez poli , ni aflèz -grand , il 
efl: également loin & de la fublimité de 
Tun , & de Télégance de Tautre. Au 
refte il ne faut pas confondre les der- 
niers difcours de cet orateur avec les 
premiers. A mefure qu'il avance , on 
voit que fon fiècle l'entraîne ;& de To- 
raifon funèbre d'Anne d'Autriche , à 
celle de Turenne, il y a peut-être la 
même diftance , que de Saint Genêt à 
Vinceflas * , ou de Clitandre à Cinna. 
En général Mafcaron étoit né avec 
plus de génie que de goût , & plus d'ef- 
prit encore que de génie. Quelquefois 
fon ame s'élève , mais foit le défaut 
du temps, foit le lien , quand il veut 
être grand , il trouve rarement IVx- 
preflion (impie. Sa grandeur eft plus 
dans les mots que dans les idées. Trop 
fouvent il retombe dans la Métaphy- 
fique de l'efprit , qui paroît une efpèce 
de luxe , mais un luxe faux qui annonce 

* Deux Tragédies de Rouou. 



SVB. ttS EtOGES. lêt 

piusde pauvreté que de richefTe. II eft 
alors plus ingénieux que vrat , plus fin 
que naturel. On lui trouve auflî de ces 
taifonnemens vagues & fubtils qui ft 
rencontrent fi fouvent dans Corneille ; 
& l'on fait combien ce langage eft ôp- 
pofé à celui de la vraie éloquence. Son 
plus grand mérite eft d'avoir eu la 
connoiflance des hommes. Il a dans 
ce genre des chofes fentîes avec ef- 
prit & rendues avec finefle. Ainfi dans 
Poraifon. funèbre de Henriette d'An- 
gleterre , il dît, en parlant des princes, 
» qu'ils s'imaginent avoir un afcen- 
» dant de raifon comme dé puiflance ; 
» qu'ils mettent leurs opinions au mê- 
» me rang que leurs perfonnes , & qu'ils 
» font bien aifes, quand on a l'honneur 
» de difputer avec eux , qu'on fe fou- 
» vienne qu'ils commandent à des lé- 
» gions >'. 

Plus bas il ajoute » que les grands 
» ont une certaine inquiétude dans l'ef- 
I» prit , qui leur fait toujours deman-* 



tel tBiA.t 

« der une courte réponfe à une gfâilde 
M queftion». 

il dit en parlant dudéfîntéreflèment 
de Turenne » que les Fabrices & les 
• Camilles fe font plus occupés des 
•> richeflès parle foin laborieux de s'ea 
» priver , que M. de Turenne par 
» TindifFérence d'en avoir , ou de n'en 
» avoir pas ». Et en parlant de la fim- 
plicité de ce grand homme « qu'il ne 
» fe cachoit point ^ qu'il ne fe montroic 
I» point , qu'il étoit aufH éloigné dtt 
»> fafle de la modeflie ,que de celui de 
•» l'orgueil ». 

On trouve dans cette dernière oraî- 
fon funèbre plus de beautés vraies Se 
foiides que dans toutes les autres. Le 
ton en eft éloquent ; la marche en eft 
belle ; le goût plus épuré. Il s'y ren- 
contre moins de comparaifons tirées 
& du foleil levant & du foleil couchant,' 
& Aqs torrens & des tempêtes , & des 
rayons & des éclairs. Il y eft moins 
queftion d'ombre & de nuages , d'af- 



SUR i£s Elbe es. li) 

ttc foftuné , de fleuve fécond , d'océaa 
qui fe déborde ^ d*aigle , d'aiglon ^ 
d'apoftrophe au grand prince ou à la 
grande princeflè , ou à l'épée flam* 
boyante du Seigneur , & tous ces lieux 
communs de déclamation & d*ennui, 
qu'on a pris fi long- temps & chez tant 
, de peuples pour de la poéfie & de 
Péloquence. 

Bofluet a encore quelques-uns de 
ces défauts ; mais qui ne fait par conv- 
bien de beautés il les rachète. On â 
dit que c'étoit le feul homme vraiment 
éloquent fous le fiècle de Louis XIV, 
Ce jugement paroîtra fans doute ex- 
traordinaire ; mais fî Téloquence con^ 
fifte à s'emparer fortement d'un fujet , 
à en connoître les reffources , à en me- 
furer retendue , à enchaîner routes les 
parties , à faire fuccéder avec impétuo- 
îîtéles idées aux idées, & les fentimens 
aux fentimens , à être pouffé par une 
force îrréfiftible qui vous entraîne , & 
à communiquer ce mouvement rapide 



1^4 EsSÀt 

Bc involontaire aux autres; fî eflecMii^ 
fifteà peindre avec des images vives/ ' 
à agrandir Pâme, à Tétonner,. à ré* j 
pandre dans le difcours un fentimenc f 
qui fe mêle à chaque idée ^ & lui donné 
la vie ; fi elle confifte à créer des ex- ' 
prcffîons profondes & vaftesqui enri- 
chiflent les langues , à enchanter To-' 
reille par une harmonie majeftueufe ,: • 
à n'avoir ni un ton , ni une manière ' 
fixe , mais à prendre toujours & le ton 
& la loi du moment) à marcher quel* 
quefois avec une grandeur impofantc 
te calme, puis tout-à-coup à s'élan- 
cer , à s'élever , à defcendre , à s'élever 
encore , imitant la nature qui eft irré- 
guliere & grande , & qui embellit queU ' 
quefois Tordre de l'univers par le dé- 
fordre même ; fî tel eft le caradère de 
lafublime éloquence, qui parmi nous 
a jamais été auffi éloquent que Bof- 
fuet? Voyez dans TOraifon funèbre 
de la Reine d'Angleterre , comme il 
annonce avec hauteur qu'il va inftruirc 



siTR i£s Eloges. j6^ 

les Rois; comme il fe jette enfuiteà 
rravers les divifions & les orages de 
cette îflej cotnme il peint le déborde» 
ment des ièâes^ lefanatifme des in*- 
d^endans , au milieu d'eux Crom« 
wel , aâif & impénétrable , hy- 
pocrite & hardi , dogmatifant & 
combattant , montrant l'étendart 
de la liberté, & précipitant les peu- 
ples dans la fervitude ; la Reine luc« 
tant contre le malheur & la révolte» 
cherchait par -tout des vengeurs, 
travcrfant neuf fois les mers, battue 
par les tempêtes , voyant fon époux 
dans les fers, fes amis fur Téchafaut, 
fes troupes vaincues, elle-même obli- 
gée de céder , mais dans la chute de 
f Etat, reftant ferme parmi fes ruines , 
telle qu'une colonne qui après avoir 
long - temps foutenu un temple rui«* 
neux , reçoit fans en être courbée , ce 
grand édifice qui tombe & fond fur 
elle fans l'abattre. 
Cependant Torateur ^ à cravçrs m 



t66 Essai 

gptnci fpeâacle qu'il déploie fur I 
ferre , nous montre toujours Dlq 
préfent au haut des' deux, fecouam 
.& brifant les trônes, précipitant la r^ 
volution , & par fa force invinciblCi 
enchaînant: ou domptant tout ce qqj 
lui réfifle. Cette idée répandue dansk 
difcours d'un bout à l'autre , y jeta; 
une terreur religieufë qui en augmente 
encore Teffet , & en rend le pathétiqiaa 
plus fublime & plus fombre. 

L'éloge funèbre de Henriette d'An-ij 
gleterre ne préfente ni de fi grands iof* 
térêts , ni un tableau fi vafte. Ceftun 
pathétique plus doux, mais quin'eq 
eft pas moins touchant. Peut- être | 
fnême que le fort d'une jeune Prift-J 
çefle , fille , fœur , & belle^fœur de ■ 
Roi, jouiffant de tous les avantages 
de la grandeur & de tous ceux de b 
beauté , morte en quelques heures à 
rage de vingt-fix ans par un accident 
;iffreux , & avec toutes les marques 



SUR LIS Eloges. 167 

fer les a mes une impreflîon encore 
(flus vive que la chute ci*un trône & 
h révolution d'un Etat. On fait que 
les malheurs imprévus nous frappent 
ifbas que les malheurs qui fe dévelop- 
^nt par degrés. II femHe que la dou- 
fcur s'ufe dans les détails. D'ailleurs 
k hommes ordinaires n*ont point de 
trône à perdre ; mais leur intérêt 
ijoute à leur pitié , quand un exemple 
frappant les avertit que leur vie n'eft 
rien. On diroit qu'ils apprennent cette 
vérité pour la première fois ; car tout 
ce qu'on fent forcenienr,eft une efpece 
de découverte pour Tame. 

On ne peut douter que BofTuet en 
cofnpofant cet éloge funèbre , ne fût 
profondément affedé , tant il y parle 
avec éloquence & de la misère Se de U 
foibleflè de Thomine! Comme il s'in- 
digne de prononcer encore les mots 
de grandeur & de gloire ! Il peint la 
terre fous l'image d'un débris vafte fiç 
imiverfel j il fait toir rhomitte çhecn 



i6S Essai 

chant toujours à s'élever , & la puif* 
fance divine pouffant Torgueil d^ 
l'homme jufqu'au néant, & pouréga* 
1er à jamais les conditions^ ne faifaot 
de nous tous qu'une même cendre» 
Cependant Boffuet , à travers pps 
idées générales revient toujours k k 
Princeffe; & tous fes retours font des 
cris de douleur. Qn n*a point encorç 
oubilé au bout de cent ans Timprefr 
iîon terrible qu'il fit, lorfqu'après un 
morceau plus cahue ^ il s'écria tout-à- 
coup : ce O nuit défaftreufe ! 6 mt 
H effroyable \ où retentit çomsqe up 
» éclat de tonnerre , cette éjtonnantç 
» nouvelle , Madame fe meurt. Ma* 
?» dame eft mort? ». Et quelques mo- 
mens après , ayant pjarjé de la graii- 
deur d'ame d^ cette Princeflè , toutr 
àicoup il s'arrête , & montrant k 
tombe ou elle étoit renferrnée , « la 
1» voilà malgré fon grand cœur, jcettç 
9 Princeflè fî admirée & fî chériç ; I9 
m vpil4 (elle que la morp hqu9 V9 faite} 

» Ç»CW8 



SUR LES Eloges. \6g 
w encore ce refte tel quel va t-il dif- 
II paroltre. Nous Talions voir dé- 
¥ pouillée , même de cette tride 
m'déçoration. Elle vadefcendreà ces 
9 fbmbres lieux , à ces demeures fou- 
p terraines , pour y dormir dans la 
a> pouflière avec les grands de la terre, 
»^vec CQS Rois & ces Princes anéan- 
^ tis , parmi lefquels à peine peuc*on 
P la placer , tant les rangs y font 
» preflës ! tant la mort efl prompte à 
9 remplir ces places » ! Puis tout-à^ 
(oup il craint d'en avoir trop dir. Il 
remarque que la mort ne nous laiflè 
pas même de quoi occuper une place, 
^ que Tefpace n'eft occupé que par 
les tombeaux. Il fuit les débris de 
Phomme jufque dans fa tombe. Là il 
fait voir une nouvelle deflruâion au 
delà delà deftru^ion. L'homme dans 
cet état , devient un je ne fais quoi 
qui iPa plus de nom dans aucune lan- 
gue. « Tant il eft vrai , s'écrie Fora- 
m ceur , que tout meurt en lui , jufqu'à 
Tome IL H 



170 Essai 

n ces termes funèbres par lefquel 
i> exprimoit fes malheureux reft< 
Il eft difficile , je crois , d'avoir 
éloquence & plus forre, & plus al 
donnée , & qui avec je ne fais qi 
familiarité noble ^ mêle aupnt de g 
deur. 

L*éloge funèbre de la Prîncefle 
latine 9 quoique bien moins int< 
fant , nous offre auflî quelques gr 
traits, mais d'un autre genre. Te 
un morceau fur la cour ; fur ce 
lange éternel qu'on y voit des pl< 
& des affaires ; fur ces jaloufies f 
des au dedans , & cette brillante ( 
pationau dehors; fur les appare 
de gaîté qui cachent une ambiti 
ardente, des foins fi profonds , i 
férieux, dit Torateur, aufîi trifte 
efl vain. On peut encore citer h 
bleau des guerres civiles de la ni 
rite , & fur-tout un morceau fub 
fur les conquêtes de Charles Gufl 
Roi de Suède. On diroicque Ton 



SUR LES Eloges. 171 
fuit la marche du conquérant qu'il 
peint , & fe précipite avec lui fur les 
royaumes. Mais fî jamais il parut avoir 
renthoufiafme & Tivreffe de fon fujet, 
&s'il le communiqua aux autres , c'efl: 
dans l'éloge funèbre du Prince de 
Condé. L'orateur s'élance avec le 
héros. Il en a rimpéruofité comme la 
grandeur. Il ne racorire pas ; on diroit 
qu'il imagine & conçoit lui-même les 
plans. Il e(l fur les champs de bataille. 
H voit tout, il mefure tout. Il a l'air 
de commander aux événemens ; il les 
appelle, il les prédit; îl lie enfemblc 
& peint à la fois le paflé , le préfent , 
l'avenir : tant les objets fe fuccèdent 
avec rapidité ! tant ils s'entaflent & 
fe preflènt dans fon imagination ! 
Mais la partie la plus éloquente de cet 
éloge en eft la fin. Les fix dernières 
pages font un mélange continuel de 
pathétique & de fublime. Il invite 
cous ceux qui font préfens, princes, 
peuple , guerriers , & fur^tout les amiç 

Hij 



ijt Essai 

de ce Prince , à environner fon monu- 
ment, & à venir pleurer fur la cendre 
d'un grand homme. <« Jçtrez les yeux 
53 de toutes parts : voilà tout ce qu'a 
j> pu faire la magnificence & la piété 
» pour honorer un héros ; des titres , 
3> des infcriptions , vaines marques de 
jD ce qui n'efl plus; des figures qui 
» femblent pleurer autour d'un tom-»- 
?> beau, & des fragiles images d'une 
^ douleur que le temps emporte avec 
9 le refte; des colonnes qui femblent 
jî vouloir portçr jufqu'au ciel le ma- 
•> gnifique témoignage de qorre néant; 
» £c rien enfin ne manque dans tous 
9» ces honneurs que celui à qui on les 
w rend. Pleurez donc fur ces foibles 
p reftes de la vie humaine ; pleurez fur 
»» cette trifte immortalité que nous 
,%7 donnons aux héros i>, 

Enfii) ii ajoute ces mots -fi connus , 
& éternellement cités. Pour moi , s'il 
/> m'eft permis, après tous les autres, 
ii de venir rendre les derniers devoir» 



» à ce tombeau , ô Prînce , le digne 
*> fujec de nos louanges & de nos re* 
ligrèts , vous vivrez éternellement 

i^dans ma mémoire agréez ces 

» derniers efForts d'une voix qui vous 



» fur conj 



» r 

• I re 
« fi avi 
» compt 
» admmiiii 
w peau que ;} 
» de vie , les il 
»be, & d'uni 
Dans cette 
on aîme à voir 
fè raêler lui-méml 
împofante d'un vî? 



. Vous metrrez fin à tous 
s. Au Heu de déplorer la 
res , grand Prince ^ do- 
cux apprendre de vous 
'^noe lainte. Heureux 
i cheveux blancs , du 
ois rendre de mon 
réferve au trou- 
urrir de la parole 
e voix qui tom- 
ui s'éteint ». 
n touchante, 
aroître, & 
ne. L'idée 
li célèbre 




un grand homme ^ ce. .ax blancs, 

cetce voix affaiblie, ce retour fur le 
pafle , ce coup-d'œil ferme & trifte 
fur l'avenir , les idées de vertus & d© 

H il) 



174 Essai 

talens ^ après' les idées de grandeur 
& de gloire ; enfin la mort de Torateur 
jetcée par lui-même dans le lointain , 
& comme apperçue par les fpeâa^ 
teurs y tout cela forme dans Tame un 
fentiment profond qui a quelque chofe 
de doux ,' d'élevé , de mélancolique & 
de tendre. Il n'y a pas jufqu'à Tbar* 
xnonie de ce morceau qui n'ajoute au 
fentiment , & n'invite l'amç à fe re« 
cueillir, & à fe repofer fur fa douleur. 
Après avoir admiré les beautés gé* 
nérales & fur-tout le grand caradère 
d'éloquence qui fe trouve dans ces 
éloges funèbres , on elt fâché d*avoîr 
des défauts à y relever. Mais malgré 
ces taches , BoflTuet n'en efl pas moins 
fublinie. C'eft ici qu'il faut fe rappel* 
1er le mot de Henri IV à un ambaflâ* 
deur: «eft-ce que votre maître n'eft 
9> pas affez grand pour avoir des foi* 
» bleflcs i> > Il e(l vrai qu'il ne faut 
point abufer de ce droit. On a dit, il 
y a long-temps, queBoffuet étoit ioé* 



StJR LÈS ËLOGES; I7Ç 

glkl; mais on n'a point dit aflez conv» 
bien il eft long & froid , & vuide d'i- 
dées dans quelques parties de Tes dif- 
cours. Perfonne ne faifit plus forte- 
ment ce que fon fuiet lui prélente ; 
mais quand fon fujet l'abandonne^ 
perfonne n'y fupplée moins que lui. 
Ce font alors des paraphrafes & des 
lieux-communs de la. morale la plus 
commune. On croit voir un grand 
homme qui fait le catéchifme à des 
iBnfans. A la vérité il fç relève , mais 
il faut ^tendre. Çç geni^ d'éloquence 
leffemhlç au mouvement d'un vaif^ 
feau dans la tempête^ qui tour-à-tour 
monte y retombe & difparoit, jufqu'à 
ce qu*une autre vague vienne le re- 
prendre , & le repoufle encore plus 
haut qu'il n'étoit d'abord. Ce défaut, 
comme on voit , tient à de grandes 
beautés; car l'efprit humain efl borné 
par £ès perfeâions môme. On fouhai^ 
iseroit cependant qu'un (î grand ora- 
ttuv fût quelquefois plus fou tenu , ou 



du mdîns lorfqu'il defcend , qu'il 
plaçât fon élévation paf des be; 
d'un autre genre. Il y a , comm 
fait, une forte de philofophîe 
& forte , qui applique à des v^ 
politiques ou morales toute la vîg 
de laraifon; & c'étoit celle qu'; 
fouvent Corneille. Il y en a une ; 
qui eft à la fois- profonde & fen( 
& qui inftruit en même temps qi 
attendrit & qu'elle élève ; & c' 
celle de Fénélon. Il faut conveni 
BofTuet, dans fes éloges, a trop 
de Tune & de Tautre. En généra 
bien plus de mouvemens que d'ic 
& Ton diroit prefque de lui , co 
un reproche, qu'il ne fait être qu 
quent 8c fublime. 

Malgré ces împcrfeâions , il ; 
dans le fiècle de Louis X IV, & 
encore aujourd'hui , à la tête de 
orateurs. Il eftdans la clafFe des 1 
mes éloquens , ce qu'eft Home 
Milcon dans celle des poètes. 



SUR IE5 ElOGES. 177 

feule beauté de ces grands écrivains 
bk pardonner vingt défauts. Jamais , 
fur-tout, orateur facré n'a parlé de Dieu 
arec tant de dignité & de hauteur. 
Boflîuetfemble déployer aux hommes 
îintérieur de la Divinité, & la fecrette 
profondeur de Tes plans. La Divinité 
j^dans fes difcours , comme dans Tu- 
> nîvers , remuant tout , agitant tout. 
Cependant l'orateur fuit de l'œil cet 
ordre caché. Dans fon éloquence fu« 
blime il fe place entre Dieu & l'honi' 
me ; il s'adrefle à eux tour-à^tour. 
! Souvent il offre le contrafte de la fra- 
' gilité humaine , & de l'immutabilité 
de Dieu, qui voit s écouler les géné- 
rations & les fiècles comme un jour. 
Souvent il nous réveille par le rappro- 
chement de la gloire & de l'infortune , 
de l'excès des grandeurs & de l'excès 
de la misère. Il traîne l'orgueil hu- 
main fur les bords des tombeaux; 
mais après l'avoir humilié par ce fpec- 
tacle, il le relève tout-à-coup par le 

H Y 



178 Essai 

concrafle de l'homme mortel , & de 
l'homme entre les bras de la Divi- 
nité. 

Qui mieux que lui a parlé de lavie^ 
de la mort» de l'éternité , du temps i 
Ces idées, par elles-mêmes , infpirent 
à l'imagination une efpèce de terreur 
qui n'eft pas loin du fublime. Elkt 
ont quelque chofe d'indéfini & de 
vafle où l'imagination fe perd. Elles - 
réveillent dans l'efprit une multitude 
innombrable d'idées. Elles portent 
l'ame à un recueillement auftère qui 
lui fait méprifer les objets de fes paf* 
fions j comme indignes d'elle , & 
femble la détacher de l'univers. Bof- 
fuet s'arrête tantôt fur ces idées ; tan- 
tôt à travers une foule de fentimens 
qui l'entraînent y il ne fait que pro- 
noncer de temps en temps ces mots: 
& ces mots alors font frîflbnner , 
comme les cris interrompus que le 
voyageur entend quelquefois pendant 
la nuit dans le filence des forêts, Se 



SUR LES Eloges. 179 

qaî V$;fcn\i&nt d*im danger qu'il ne 
connoit pas. 

BofTuet n'a prefque jamais de route 
certaine , ou plutôt il la cache. Il va , 
il vient, il retourne fur lui-même ; il a 
le défordre d'une imagination forte 
& d'un fentiment profond. Quelque- 
fois il laifTe échapper une idée fu- 
blime , & qui féparée , en û plus d'é- 
clat. Quelquefois il réunit plufieurs 
grandes idées , qu'il jette avec la pro- 
fufion de la magnificence , & l'aban- 
don de la richefle. Mais ce qui le dif- 
tingue le plus , c'efl: Tardeur de fes 
mouvemens ; c'efl fon ame qui fe mêle 
k tout. Il fenible que du fommet d'un 
lieu élevé, il découvre de grands évé« 
nemens qui fe paflent ibus fes yeux , 
& qu'il les raconte à des hommes qui 
font en bas« Il s'élance , il s'écrie , il 
«'interrompt. C'efl une fcène drama- 
tique qui fe palTe entre lui & les per- 
fonnes qu'il voit , Se dont il partage 
ou les dangers , ou les malheurs. 

Hyî 



i8o Essai 

Quelquefois même le dialogue paf-^ 
fionné de Torateur s'étend jufqu*aiix 
êtres inanimés, qu'il interroge comme 
complices ou témoins des événemens 
qui le frappent. 

Comme le ftyle n'eft que la repré- 
fenration des mouremens de Tame, 
fon élocutîon eft rapide & forte. Il 
crée ks expreffions comme fes idées. 
II force impérieufement la langue à le 
fuivre , & au lieu de fe plier à elle , tl 
la domine & l'entraîne. Elle devient 
l'efclave de fon génie, maisc'eft pour 
acquérir de la grandeur. Lui feul a le 
fecret de fa langue ; elle a je ne fais 
quoi d'antique & défier , & d'une na- 
ture inculte , mais hardie. Quelquefois 
il attire même les chofes communes à 
ia hauteur de fon ame , & les élève 
par la vigueur de rexpreflion : plus 
fouvent il joint une exprefïîon fami- 
lière à une idée grande ; ic alors il 
étonne davanta^^e, parce qu'il femble 
me me au delTus de la hauteur de iès 



StJl. ISS EtOGES. ifff 

penfées. Son flyle eft une fuite de 
tableaux. On pourroit peindre fes 
idées , (i la peinture étoit aufli féconde 
que fon langage. Toutes fes images 
font des fenfations vives ou terribles. 
Il les emprunte des objets les plus 

;. grands de la nature , & prefque tou- 
jours d'objets en mouvement. 
Il faut que les h'^mmes ordinaires 

: veillent fur eux. Il faut que dans Tim- 
puiflance d'être grands ^ ils foient du 
moins toujours nobles. Ils fe voient 
fans cefle en préfence des fpedateurs ; 
ils n'ofent fe fier à la nature , & crai- 
gnent les repos. Boffuet a la familia- 
rite des grands honimes , qui ne re- 
doutent pas d'être vus de près. Il eft 
sûr de fes forces , & faura les retrou- 
ver au befoin. II ne s'apperçoit ni 

•-qu'il s'élève , ni qu'il s'abaifFe ; & dans 
fa négligence jointe à fa grandeur , il 
femble fe jouer même de l'admiration 
qu'il infpire. 

Tel eft cet orateur célèbre , qui par 



tfti Essai 

fes beautés & fes défauts , a le p 
grand caraâère du génie , & avec 
quel tous les orateurs anciens & m 
dernes n'ont rien de commun. 




sxTK ixs Eloges. 1S3 



-i^*^ -^ ^'^^A. ''- 



CHAPITRE XXX. . 

De Fléchier. 

IjE premier qui, ayant à peindre 
des chofes grandes ou fortes , s'aviAi 
de chercher des oppofitions , enfdr 
pi2L aux autres à s'écarter de la na* 
ture. Rien n'eft plus contraire aux 
paffions , & par conféquent à l'élo- 
quence. L'ame qui eft fortement 
émue , s'attache toute entièj^e à fon 
objet, & ne va point s'écarter de fa 
route pour faire contrafter enfemble 
des mots ou des idées. Suppofez 
l'homme dont parle Lucrèce, & qui 
des bords de la mer contemple un 
i^aiflèau qui fait naufrage , & fuit de 
l'œil les mouvemens de tant de mal- 
lieureux qui périflent : fi ce tableau 
i porté le trouble & l'agitation dans 
bn ame ; fi fes entrailles fe font 
^mues ; fi au moment où le yaiflèau 



1S4 Essai 

s'eft enfoncé, il a fenti fesche 
fc drefler d'horreur fur fa tête 
peignant à d*autres le fpeâacle 
ribie dont il a été le témoin , c 
chera-t-il à le relever par des o 
fitions & d«s contraftes étudiés ? 
art peut être employé quelquei 
mais c'eft dans les momens où 1 
eft tranquille. Alors il produit 
beautés ; il relève une idée par 
autre ; il avertît Tefprît de fon i 
due , en lui faifant voir à la foû 
objets qui font à une grande difta 
il fait éprouver rapidement des 
fations différentes ou contraireî 
produit par des mélanges une i 
de fentimens combinés , fouvent 
agréables que les fentimens fîm 
Mais fi le peintre , le poëte ou Y 
ceur fe fait une habitude de cette 
nicre , la nature difparolt , l'illufio 
détruite , & l'on ne voit plus que 
fort de Tart , qui , dans tous les \ 
ns, pour produire fon effet, a be 



SUR ttS El06XS« iti 
;cfc fe cacher. II y a plus ; & félon la 
lemarque d'un philofophe célèbre qui 
I analyfé le goût comme tes loîx , ce 
contrafte perpétuel devient fyinétrîe; 
k cette oppofition toujours recher- 
chée , fe change en uniformité. On 
nous reproche la monotone fymétrie 
de nos jardins : toujours un objet y 
cft placé pour correfpondre parfaite- 
ment à un autre; rien d'ifolé, rien de 
folitaire. A la vue d'une beauté on 
devine celle qui lui eft oppofée, 8c 
qu'on ne voit point encore. Ce n'eft 
pas ainfi que travaille la nature. Dans 
(es payfages ou rians ou fublîmes^ 
elle réveille à chaque pas l'imagina- 
tion par qnelqu'objet que l'imagina- 
tion n'attend pas. Mais l'homme a 
plus- de monotonie & de règle, fur- 
tout {'honiaie policé parles loix, & 
bivilifë par Tart de vivre en foci^îté. II 
femble que vivement frappé r^e l'idée 
de Tordre, qui peut-être fLf^^ que la 
perfeâion des êtres foibles , il aie 



tt6 EssAt 

voulu rappliquer k tout. Plus î 
dans rimpuif&nce de créer , plus 
range * : il cherche à fe rendre coi 
de Tes richeflès, & croie les m 
plier en les embraflant d'un i 
d'œil. De - là tous ces arrangei 
fymétriques dans les jardins , dan 
palais y dans les difcours , dan 
poëmes , dans les phrafes même. 
(i ce défaut eft fatiguant, c'eft 
rout dans les ouvrages d'efprit. L 
dans fes mouvemens a bien pli 
rapidité que la vue ; el'e cmbrafl 
terrain plus vafte ; elle a fur te 
befoin de la furprife. Le prcniie 
voir d*un écrivain eft de devj 
rimagination de fes leftcurs , qui 
Che toujours. S'il refte en arr; 
Tattention fe refroidit , Tennui ga 
on s'indigne de parcourir lente 
un efpace dont on a apperçu les 
oes d*un coup d'œil. 

* Cela r^Urai des indiridus, comme c 
«MAS tfc des £èclef • 



S17R LES Eloges. 1S7 

Fféchier a trop fouvent ce défaut. 
thfdit qu'il procède prefque toujours 
Br antithèfes & par contrafles fy mé- 
liifés. S'il nous parle de la vie mor- 
tile de fes héros , c'eft pour nous 
lerfuader de leur bienheureufe im- 
Dortalité. Il va retracer dans notre 
aénioire les grâces que Dieu leur a 
liteSy pour qu'on loue la miféricorde 
^11 vient de leur faire. Il cherche à 
dfifier plutôt qu'à plaire. Il vient an- 
loncer que tout finit , afin de rame- 
ler à Dieu qui ne finit point. Il nous 
lit fouvenir de la fatale néceflîté dç 
aourir pour nous infpîrer la fainte 
éfolution de bien vivre *. Il faut en 
lonvenir, cette marche eft loin dç 
elle de Bofluet. On a fouvent coiiu 
Karé ces deux hommes. Je ne fais s'ils 
iirent rivaux dans leur fiècle ; mais 
lujourd'hui ils ne le font pas. Fléchier 

* Voyez fes deux premières Oraifons fùnâ-* 



pofsède bien plus Part 8c le méch^ 
nifine de Téloquience qu'il n'en a I 
génie. Il ne s'abandonne jamais; il ni 
aucun de ces mouvemens qui annoifi 
cent que l'orateur s'oublie & pren|| 
parti dans ce qu'il raconte. Sondéfào 
eft de toujours écrire & de xie jamd 
parler. Je le vois qui arrange niéthq 
diquement une phrafe & en arrondi 
les fons. n marche enfuite à une acH 
tre ; il y applique le compas ; & de-à 
à une troifième. On remarque & l'on 
fent tous les repos de fon imagint' 
tion : au lieu que les difcours de fofl 
rival , & peut-être tous les grands ou- 
vrages d'éloquence font ou paroiflènl 
du moins comme ces (latues de bronze 
^ue l'artifte a fondues d'un feul jet. 

Après avoir vu les défauts de ccl 
orateur , rendons juftîce à fes beautés. 
Son ftyle , qui n'eft jamais impétueui 
& chaud , efl du moins toujours élé- 
gant. Au défaut de la force , il a h 
corrcâion & la grâce. SU lui manque 



SUR LES EioeES. iSf 
ces expreflions originales» & donc 
Jquefois une feule repréfente une 
lié d'idées , il a ce coloris toujours 
i qui donne de la valeur aux pe-r 
s chofes, & qui ne dépare point 
grandes. II n'étonne prefque jamais 
lagination » mais il la fixe. Il em- 
nte quelquefois de la poéfie , corn-' 
Bofluet; mais il en emprunte plus 
aages , & BofFuet plus de mouve- 
is. Ses idées ont rarement de la 
ieur , mais elles font toujours juPr 
, & quelquefois ont cette fineflè 
réveille Tefprit , Bc Tcxerce fap$ 
atiguer. Il paroît avoir une con- 
flànce profonde des hommes : par^r 
t il les juge en pbilofophe , & les 
nt en orateur. Enfin il a le. mérite 
la double harmonie , foit de celle 
, par le mélange & Theureux en- 
lînement des mots , n'efl deftînée 
à flatter & à féduire Toreille , foie 
celle qui faifit l'analogie des nom* 
^ .avec ]lç ç^ftâèr.e de$ idées | A; 



I>0 ESSA^I 

qui^ par la douceur ou la fon 
lenteur ou la rapidité des fons , 
à Toreille en même temps que Vi 
peint à refprit. En général Téloq- 
de Fiéchîer paroît être formi 
Thàrmonie & de Tart d'Ifocrat< 
ia tournure ingénîeufe de Pline, 
brillante imagination d*un poët 
d'une certaine lenteur impofani 
ne meffied peut-être pas à la gi 
de la chaire , & qui étoit aflb 
Torgane de Torateur. 

Il n'y a aucun de Tes difcoui 
n*ait de riches détails. Les on 
funèbres de madame de Monta 
de la ducheflè d'Aiguillon , & 
dauphine de Bavière , ne pouva 
frir des évènemens , offrent une 
d'idées morales qui en fortent ( 
les embellifTent. 

L'oraifon funèbre de Marîe- 
rèfe eft du même genre , & off 
mêmes beautés. L'éloge d'une i 
^lipaf'çaraâère autant ^tte ps 



SUR LES Eloges. 191 

fdrconflances , éloignée des grands 
[kérérs & des aflFaires , n'a pu avoir 
f^'une grandeur modefte & des vertus 
frefque obfcures fur le trône , peut 
Itre difEcilemenc piquant. Il faut ad* 
mirer l'orateur qui , à force d'art , 
d'efprit , de peinture de moeurs , & 
le philofophie tantôt délicate & tan- 
:ôt profonde , vient à bout de fup- 
[>léer à ce que fon fujet lui refufe * , 
k il ne faudroit pas condamner ceux 
qui ont eu moins de fuccès. 

L'oraifon funèbre du premier pré- 
Gdent de Lamoignon , préfente d'un 
bout à l'autre le tableau d'un magiflrac - 
k d'un fage. Ce tableau , dont les cou- 
leurs ne font peut-être pas aflez vi- 
ves , a fur-tout le mérite de la vérité, 

♦ On trouvera ce mérite dans l'Orailbn fu- 
nèbre de la feue Reine, prononcée -à TAcadémie 
ïtançoife par M. TAbbé de Boifmont, C*eft lui 
qui eft aufïï l'auteur d'une Oraifon funèbre (ff 
M. le Dauphin, oii Je jpublic 9 trouvé les fluf 



fçt Essai 

On fait que le préfidenc de Lamoif 
fuc aufli célèbre par Tes connoifla 
que par fes vertus. Ce' fuc fa feule 
gue pour parvenir aux places. I 
Xouis XIV, il foutint l'honneur i 
xnagiftracure , comme les Turenn 
les Condés fourinrent l'honneur 
armes. Il fut lié avec les plus gr 
hommes de fon ficelé , ce qui pn 
qu'il n'écoic pas au-deflbus d'eux; 
l'ignorance &c la médiocrité, touj 
infolentes ou timides , fe hâtent d 
poufler le$ jtalens qu'elles redout 
£c qui tes ihumilient. L'amitié de 
icine & de Bourdaloue , & les b< 
yers de Defpréaux , ne contribue 
jpas moins à fa gloire que cet é 
funèbre , & apprendront à la pc 
jrité que l'orateur a parlé comme 
^ècle. 

Je paflfe rapidement fur tous 
4ifcours pour venir à celui qui 
qui méric^e en effet le plus de rép 
tion; c'eft Véloge funçbre de 

ICI 



suB. iesEloges. 19) 

ne, de cet homme fi célébré, (1 
-erré par nos aïeux , & dont nous 
renonçons pas encore le nom fané 
eâ ; qui , dans le fiècle le plus fé- 
d en grands hommes , n'eut point 
bpérieur, & ne compta qu'un rî- 
quî fut auffi fimple qu'il étoît 
id , auffi eftimé pour fa probité 
pour fçs viâoires ; à qui on par- 
na fes fautes , parce qu'il n'eut ja- 
i ni Taffêdation de fes vertus , ni 
! de fes talens ; qui , en fervant 
is XIV & la France , eut fouvent 
mbattre le miniftre de Louis XIV, 
it haï de Louvois comme admiré 
Europe; le feul homme, depuis 
ri IV, dont la mort ait été rçgar- 
pomme une calamité publique par 
îuple; le feul, depuis Duguefclîn, 
: la cendre ait été jugée digne? 
?e mêlée à la cendre des rois , & 
l le maufolée attire plus nos re« 
Is que celui de beaucoup de fôu^' 
îosdont il efi-entowné , paf^ ^e 
romcll. l 



194 Essai 

la renommée fuit les vertus & noi 
rangs , & que Tidée de la gloin 
toujours fupérieure à celle de la ] 
fance. Ici Fléchier , comme on V 
fou vent , paroit au-defTus de lui- 
me. Il femble que la douleur pubi 
ait donné plus de mouvement & • 
tivité à fon ame ; fon ftyle s'écha 
fon imagination s'élève, fes im 
prennent une teinte de grandeur j 
tout fon caraâère devient impo 
Cependant entre cette oraifon f 
bre & celle du grand Condé , il ) 
même différence qu'entre les • 
héros. L^une a Tempreinte de la fi 
&: femble l'ouvrage d'un inflinâ 
blime ; l'autre , dans fon élévî 
ipême, paroît le fruit d'un art 
feâionné par l'expérience & par I 
de. Ainfiy par un hafard fingulier 
deux grands hommes ont trouvé 
Ipurs panégyrifles un genre d*éloc 
ce analogue à leur çaraâèrç. 
. JL'ofMion ^iioèbre de Turçfmç 



SURtES El,OGES. 19$ 

eft pas moins un des monumens de 
réioquençe françoife. L*€xorde fera 
^terneHenient ché pour Ton harmo- 
oie , pour fon caraâère m^jeftueus: 
& fombre , & pour Tefpèce de dou* 
kur auguile qui y règne. Les deux 
premièrçs parties peignent avec no- 
bleflè les talens d'un général & les 
vertus d'un ftge ; mais à piefure que 
Torateur avance vers la fin , il femblc 
acquérir de nouvelles forces. II peint 
avec rapidité les derniers fuçcès de 
ce grancj homme; îl fait voir TAlle^ 
magne troublée , renneiuî confus , 
rjûgle prenant déjà Teffor & prétç à 
s'envoler dans les montagnes, Tar- 
tiUerie tonnant de toutes parts 
pour favorifer la retraite , la Fr3ncçL 
if, Ji'Europe dans T^tteqtç .d'un grapd 
éyènerjient. Tout à coup l'orateuir 
s'arrête , il s'adrelTe au 4ieu qui dif. 
j)ofe également §l dps vainqueurs & 
^es vidoires, & fe plaî|: à immoler k 
Ôjgrvidjeuçife gfan4ç§T^^jroçs,^orai 

- lîj 



fg6 Essai 

il fait voir ce grand homme étendu 
fur fes trophées ; il préfente Timagc 
de ce corps pâle & fanglant , auprès 
duquel , dit-il , fume encore îa foudre 
qui Ta frappé , & montre dans Téloî- 
gnement les triftcs images de la reli^ 
gion & de la patrie éplorées. " Tu- 
V » renne meurt , tout fe confond , la 
» fortune chancelle , la viôoîre fe 
9» laflè f la paix ^'éloigne , le courage 
M des troupes eft abattu par la dou- 
^> leur & ranimé par la vengeance ; 
w tout le camp demeure immobile. 
n Les bleflés penfem à la perte qu'ils 
t> ont faite, & rroti aux bleflures qu'ils 
^> ont reçues. Les pères mourans en- 
y» voient leurs fils pleurer fur leur gé- 
ti néral mort , &c. 

Cependant malgré Péloquence gé- 
nérale Se les beautés de cette oraifon 
funèbre , peut - être n'y trouve - 1 - on 
point encore affez te grand homme 
qpic Ton cherche ; peut - être que le* 
tigures U l'appareil oiémc de rék^ 



(fiteftcc! le cachet» un peu ,; au Ueu et 
k montrer: car il en eA qudquefoîB 
de ces fortes de tfifcours comme des 
cérémonies d^éctet , où un grand hoi» 
me eft ^Hpfé par la pompe mêmft 
donc on l'environne* Je ne fais (i je 
me trompe , mais il tne femble que 
quelques lignes que madame de Sévi'- 
gné a jetcées au halard dans fès feN 
ires y âins foin , fans apprêt , & avec 
l'abandon <}'une ame fenfible , font 
encore plus aimer M. de Turenne, 
& donnent une plus grande idée de 
ia perte. Il y a deâ mots qui dîfent 
plus que vingt pages , & des faits qui 
font au-defliis de Tart de tous les ora- 
teurs: par exemple , le mot de St. Ht- 
laire à Xon ' fik , ce îVeft pas moi qu'il 
fautpkunr, c*eft ce grand homme; 
& ce trait du fermier de Champagne 
qui vint demander la réfiliation de 
*fon bail , parce que , Turenne mort , 9 
^H^oit 45ii'on ne pouvoit plus ni fe- 
^xier» ni moiâbnner en fureté; & cette 

lui 



tifî EÏSAÏ- 

Tépohfe fi grande & fi (impie 2l on 
homme qui lui demandoit comment 
il avoir perdu la baraille de Rhétel , 
par ma faute ; & cette lettre qu*il 
écrivit au fortîr d'une vîôoîfe: w Les 
» ennemis font venus nous attaquer , 
n nous les avons battus ; Dieu en foit 
99 loué. J'ai eu un peu de peine. Je 
99 vous fouhaite le bon foir. Je vais 
Si me mettre dans mon lit >» ; & cette 
humanité envers un foldat qu'il trouve 
au pied d*un arbre , accablé de fati^ 
gue , à qui il donne fon cheval , 6c qu'il 
fuît lui-même à pied. Il faut en con- 
venir ; on a regret que la dignité de 
Toraifon funèbre & fa marche foute- 
nue , ou du moins le ton fur lequel le 
préjugé & rhabîtude l'ont montée, ne 
permettent point d'employer ces traits 
d'une fimplicité touchante, & qui met- 
troient fouvent le héros à la place de 
l'orateur. 

Quinze ans après l'oraifon funèbre 
de Turenne^ Fléchier traita un autre 



sttu L<s Eloges, tff 
fojet, auffi beau peut-être^* quoique 
d^ genre différent; c'étoit Télogedtt 
fameux duc de Montaufier. S*il faut à 
l'orateur comme au peintre des phy*^ 
iionomies à caraâère , on peut dire 
qu'il n'y en eut jamais une plus mar- 
quée que celle-là. On connoît cette 
vertu rigide au milieu d'une cour ; 
cette ame inflexible , incapable & de 
déguifement & de foiblefle ; cette pro- 
bité qui fe révoltoit contre la fortune, 
quand la fortune devoir coûter quel- 
que chofe au devoir ; cet attachement 
à la vérité , & tous ces principes de 
conduite fi fermes , que les âmes d'une 
honnêteté courageufe appellent tout 
Amplement vertu , Se que les âmes 
foibles ou viles , ce qui eft trop fou- 
vent la même chofe, font convenues 
d'appeller mifantropie, pour n'avoir 
point à rougir *. Pour tracer un pa- 

* On fait ce qu*il dit au grand Dauphin , aprcs 
après avoir achevé fon éducation, ce Monfei* 

liv 



•M Essai 

reîl (naradère , il falloir avoir une graiw 
de vigueur de pinceau , & Fléchier ne 
Tavoit pas. Son éloquence écoit plus 
dans Ton iniagination que dans fon 
ame ; fie par Tes mœurs même il écoit 
tfèp loin de cette mate auftérité pour 
la faifir & pour la peindre. Ce n'étoit 
point à Atticus à faire Téloge de 
Caton. 
Cette oraifon funèbre offre cepeii- 

m ■■ ■ ■ I ^ 

« gaeuc y fi vous éces honnête homme» tooi 
•» m'aimerez j fi tous ne l'êtes pas ^ vooi mt 
M haïrez , & je m'en confolerai ». Plufieurs per- 
fonnes ont lu cette fameufe lettre qu'il écrivît 
"au même Prince , & qu'on ne fauroit trop citer. 
» Monfei^neur, jene vous fais pas compliment 
jî fur la piife de Philisbourg 5 vous aviez une 
» bonne aimée ^ des bombes, du canon, 4t 
M Vaubao. Je ne vous en fais poiat aulTi fur ce 
•> que vous êtes brave î c'eft une venu hêrëdi- 
»3 uire dans votre maifon. Mais je me réjouis 
>• avec vous de ce que vous êtes libéral , géni" 
>i reux , humain , faiGint valoir les fervices 
•> d'autrui , & oubliant les vôtres. C'eft fur- 
M quoi je vous fais mon compliment >•. 



SI} R ISS Eloges, loi 

^JMC des morceaux cpii ne ùint pas in- 
dignes du fujet. FJéchier avoit été 
tuai du duc de Montaufier. « Ne 
• craignez pas , die - il ^ que Pamitié 
N ou la reconnoiflance me prévienne. 
« Vous favez que la flatterie jufqu'à 
B préfent n'a pas régné dans mes dif- 
'• cours. CMërois-je dans celui-ci ,.oii 
m là franchîrej& la candeur font le fujet 
A de nos âoges, employer la fiâion 
» & le menfonge? Ce tombeau s*ou- 
nv^rirolt. Ces oflèmens fe ranime- 
a> roient pour me dire : pourquoi viens- 
» tu mentir pour moi qui ne mentis 
a» pour peiibnne ?... Laifle-moi repo* 
» fer dans le fein de la vérité , & ne 
» viens pas troubler ma paix , par la 
» flatterie que j'ai haïe >»• 

Et ailleurs , après avoir parlé des 
confëils qu'on lui donnoit fur la ma* 
âîère de fe conduire à la cour, l'ora- 
teur ajoute ; ce ces confeils lui parurent 
» lâches. Il alloit porter fon encens 
» 9vec peine fur les autels de la for* 

Iv 



20£ Essai 

» tune, & revenoic chargé du poidi 
» de fes penfées , qu'un filence con- 
» traint avoit retenues. Ce commerce 

a> continuel de menfonges cette 

» hypocriiie univerfelle par laquelle 
)> on travaille ou à cacher de vérita- 
» bles débuts ,ou à montrer de fauflès 
>i vertus , ces airs myftérieux qu'on fe 
»> donne pour couvrir fon ambition, 
» ou pour relever fon crédit , tout cet 
t> efprit de diflimukition & d'impof- 
9> ture ne convint pas à fa vertu. Ne 
93 pouvant encore s'autorifer contre 
» Tufage , il fit connoitre à Tes amis 
» qu il alloit à l'armée faire fa cour.... 
» qu'il lui coûtoit moins d^expofer 
a> fa vie , que de diflimuler fts fenti- 
V mens , & qu'il n'achèteroit jamais 
» ni de faveurs, ni de fortune aux dé* 
» pens de (a probité ». 

Je pourrois encore citer d'autres 
endroits qui ont une beauté réelle; 
mais le difcours en général eft au def« 
fous de fon fujet. On y trouve plus 



sui. LES Eloges. 203 

d'efprit que de forcç.& de mouvement. 
On s^acrendroir du moins à trouver 
quelques idées vraiment éloquentes 
fur l'éducation d'un Dauphin , fur la 
néceflité de former une ame d'où peut 
naître un jour le bonheur & la gloire 
d'une nation ; fur l'art d'y faire ger- 
mer les paillons utiles , d'y étouffer les 
paiEons dangereufes, de lui infpirer 
de la fenfibilité fans foiblefle , de la 
juftice fans dureté, de l'élévation fans 
orgueil , de tirer parti de l'orgueil 
même quand il eft né, & d'en faire un 
inftrument de grandeur; fur l'art de 
créer une morale à un jeune Prince , 
&de lui apprendre à rougir; fur l'arc 
de graver dans fon cœur ces trois 
mots, Dieu, l'univers, & la poftérité, 
pour que ces mots lui fervent de frein 
quand il aura le malheur de pouvoir 
tout ; fur l'art de faire difparoître l'in- 
tervalle qui eft entre lui Se les hom- 
mes; de lui montrer à côté de l'iné- 
galité de pouvoir , l'humiliante égalité 

Ivj 



204 Essai 

d'împcrfeftîon & de foibleflTe ; de 
truîfepar fcs erreurs , par fes bcfi 
par fes douleurs même; de lui 
fennr ta main de la nature qui h 
baifle, & le tire vers les autres t 
mes , tandis que l'orgueil fait e 
pour le relever & Tagrandir; fur 
dé le rendre cpmpâtiffant au mili< 
tout ce qui écoufFe la pitié, de t 
porter dans fin ame des maux qi 
fens n'éprouveront point , de fup 
au^ malheur qu'il aura de ne ja 
fentîr Tinfortune ; de Taccoutur 
lier toujours enfemble l'idée du 
qui fe montre , avec l'idée de la m 
& de la home qui font au delà & 
fe cachent ; enfin fur l'art plus dif 
encore de fortifier toutes ces le 
contre le fpeâacle habituel d 
grandeur , contre les homm 
& des fervîteurs & des courtil 
c'eft - à - dire contre la bai 
muette, & la baflfeffe plus da 
reufe encore qui flatte. H eft é 



SUR LES Eloges, xof 

oant que Fléchier ait paflTé fi légère^ 
'ftmem fur un pareil fujet. Et quand 
on penfe que l'homme qu'il avoit à 
feindre donnant ces leçons ^ étoit le 
"Duc de Montaufier^ quel parti l'ora- 
teur pouvoit encore tirer d*un goû- 
Tcmeur qui refpeâoit bien plus la vé- 
rité qu'un Prince , qui pour être utile 
auroit eu le courage de braver la 
haine , ^ fe fcroit indigné même de fe 
fouvenir que celui qui étoit aujour- 
d'hui fion élève, pouvoit être le len- 
demain fon maître. 




S«5 Essai 



CHAPITRE XXXI 

•jDès Oraifons funèbres de Bot 
< loue ) dt la Ruç , & de Maffilh 

JCjst-il vrai que dans tous les g 
jl: ^'y; aie qu*un certain nombi 
.beautés marquées , & que lorfq 
(cm elles ont été failles par des : 
snes ifupérieurs , ceux qui mar 
eofijite dans la tnéme carrière , l 
condamnés à refter fort au defibi 
premiers, & peut-être à n'être 
que des copifles ? On croiroit d^ 
que les arts n'étant que la repréi 
tion de la nature ou' morale, oi 
fionnée / ou phyfiquç , leur c 
doit être auili vafte que celui 
nature même, & qu'ainfi il ne < 
avoir dans chaque gehre d'autres 
nés que celles du talent. Cèpe 
l'expérience femble prouver le 
traire. Quelle en ed la raifon f 



sT7B.:L£s Eloges, xoj 
Tout homme qui le premier s'ap- 
plique avec fuccès à un genre, le choi- 
sit & l'adopte , parce qu'il efl analogue 
àfon efprit & à Ton ame. Ceft lui qui 
fait le genre & en conflitue le carac- 
tère. Ceux qui viennent enfuite , trou- 
vent la route tracée, & n'ont plus qu'à 
la fuivre. Mais ce qui efl une facilité 
pour les gens médiocres , eft peut- 
être un obftacle pour ceux qui ne le 
font pas. Car l'homme de génie a bien 
plus de vigueur & de force pour ce 
qu'il a créé lui-même , que pour ce 
qu'il imite. Celui qui fait les premiers 
pas eft libre ; il n'obéit qu'à fon talent, 
& au cours de fes idées qui l'entrai- 
nent. Il &it la règle & le modèle, & 
dide à ÙL nation ce qu'elle doit penfer. 
Ses fucceflfeurs reçoivent la règle du 
public , qui tyran bizarre , & gouverné 
tout à la fois par l'habitude & le ca- 
price , ordonne d'imiter ce qui a réuflî, 
& flétrit ou traixe avec indifférence 
les imitateurs. Qui ne fait d'ailleurs 



\6i "ESSAI^ "* 

qu'outre fes beautés de tous les tempiJ 
& de tous les lieux , il y a pour cha^f 
que genre , des beautés analogues au -^ 
climat , au gouvernement , à ta reli- 
gion , à la fociété, au caraâère nario- 
nal ? Sous ce point de vue , les beautés 
deT^artfont plus reflèrrées. Ileftbien . 
vrai que la nature eft immenfe, mais 
les organes de l'homme qui la voit, 
font afFeftés d'une certaine manière 
dans chaque époque. Cette manière 
de voir & de fentir influe néceflaire- 
ment & fur Tartifte & fur le juge. Lors 
donc qu'un genre a été traité par quclT 
ques grands hommes dans un pays ou 
dans un fîècle , pour exciter un nou- 
vel intérêt , & avoir des fuccès nou- 
veaux \ il faut atteindre que les idées 
prennent un autre cours , par des 
changemens dans le moral , dans le 
phyfique , & peut-être par des révo- 
lutions & des bouleverfemens. Ainfife 
renouvelle de diftance en didance le 
champ de la tragédie^ de la comécfie» 



SUR Lcs Exfoass. m^ 

4erépopée, de b fable, & de Pék»- 
qoence, ou politique , ou reIigieo&« 
. On peut appliquer une partie de ces 
idées aux orateurs qui , fous Louk 
XIV, après Fléchier & Boffiiet , coai- 
posèrent des âoges funèbres, & qui 
t^ec de grands talens , n^ont cepen- 
dant obtenu dans ce genre que la iè-> 
coode place. De ce nombre eft le cé- 
lèbre Bourdaloue , auteur d'une oiai» 
ion funèbre du Prince de Condéw Qs 
peut lui reprocher à lui , de n*avoir 
fis aflêz imité la manière de Boflber* 
Bourdaloue prouve méthodiqpe^ 
ment la grandeur de fon héros, tandis 
que Tame enflammée de Bofluet *k 
fait fentir. L'un fe traîne Bc Tautre 
s*élance. Toutes les expreffions de Tua 
font des tableaux ; l'autre , fans colo- 
ris, donne trop peu d'éclat à fes idées. 
Son génie auftère & dépourvu de fen- 
fibilité comme d'imagination , étoic 
trop accoutumé à la marche didaâi- 
que & fcrte du raifonnement pour ea 



I 

changer; 6c il ne pouvoir répandre Ûk 
une oraifon funèbre cette demi-teimtf 
de poéfie ^ qui ménagée avec goût f* 
te foucenue par d'autres beautés ^ 
donne plus de faillie à l'éloquence. 

La Rue , moins célèbre que lui poof i 
les difcours de morale^ mais né aveti 
un efpric plus Toupie & une ame plm 
ftnfible ^ réufTît mieux dans le genre 
des éloges funèbres. Il étoit en même 
temps poëte & orateur. Il avoir , com- 
me Fléchier » le mérite d'écrire ea 
vers dans la langue d'Horace & de 
Virgile , maïs il n'avoit pas négligé 
pour cela la langue des Bofluet & des 
Corneille. Ceux qui Tavoient précédé 
dans cette carrière , avoient célébré 
des temps de profpérités & de gloire. 
Alors la France , en déplorant la mort 
de fes grands hommes , voyoit de leurs 
cendres renaître » pour ainfi-dire, d'au* 
très grands hommes. Parmi les pertes 
particulières , le trône étoit toujours 
brillant ; Se les trophées publics fk 



SUR t^ CtO«1ES. «S 

inêfcieAt fouvent aux pompes funè* 
bres des héros. La Rue fut rorateuf 
de la cour , dans cette époque qui 
fuccéda à quarante ans de gloire^ 
lor^Ue Louis XIV , malheureux 8c 
frappé dans Ces fujets comme dans ûà 
famille, ne comptoir plus au dehors 
que des batailles perdues , &: voyoît 
fucceflîvement dans fon palais périr 
tous Tes enfans. 

Ce fut lui qui en 171 î fît l'éloge do. 
p'and Dauphin. Un an après il rendit 
le même honneur à ce femeux Duc 
de Bourgogne , élève de Fénélon. On 
fait que par une circonftance prefque 
unique , l'orateur avoir à déplorer 
trois morts au lieu d'une. On fait que 
:a jeune Adélaïde de Savoie, Duchefle 
de Bourgogne, Princefle pleine d'ef- 
prit & de grâces , étoit placée dans le 
même cercueil, entre fon époux & 
Ton fils. La coutume ridicule & bar- 
bare de citer toujours un texte , cou- 
tume dont des hommes de génie ont 



%l% . ttskt 

quelquefois tiré ptrti , produilit 
ù}\sÂk le plus grand effec. Le tact éé 
roracew fembloit être une prédiéKoa 
<le révénement ; & il exprimait le crifla 
if^eâacle qu'on a voie fous les yenSt 
du père, de la mère 6c de TenfitmA ^ 
frappés Se enfevelis tous, trois ta^ j 
femble^ 

. Qpand la conflernatioû k la dàtff 
leur font dans une afiemblée , il cft 
^aifé alors d'être éloquent. La Rue fit -! 
couler des larmes fie par la force de 
ion fujet , fit par les beautés qoe fou 
génie fut en tirer. La peinture qull 
fiiit du Duc de Bourgogne fera éter^ 
nellement défirer aux peuples d'avoir 
un maître qui lui reflemble. On ne 
l'ignore pas ; ce Prince réuniflbit tout 

----- . - j j I i_ _^^^_M__jm 

* Quûn facitis maium grande contra mnimai 
veftras, ut intéreat ex vobls vir ^ & mulicr^ (f 
parvulus de medîo Judà, 

PourciMoi vous attirez-vous par vos poches ua 
tel malheur, que de voir enlever pur la mort, 
du milieu de vous, l'époux ^ l'cpoufeSc i'cnftnr. 
Jézéau Cliap. 44. 



sus. LES Eto eus. if$ 
qui faïc la vertu chez les particu- 
5, comme chez les Rois ; des prin-» 
;s auftères & une aaie fenlibleV A 
rt atis , il parut être au deflùs des 
îurs ^coHHHe-dcs'^cJiblefies. Parmi 
ces les fédudions , il eue lécourag© 
outes les vertus. Simple, modéré, 
; fade à la cour & dans celle de 
lisXIV, fi Ton en croit nos ayeux , 
ît gouverné comme Licurgue , il 

été adoré comme Trajan. Que 
(è't'On de moi dans Paris , dçman- 
t-il fouventî II favoit que fur te 
le même oïl eft dépendant de To- 
ion, & que h renortimde eft plus 
3lue que les Rois. Dans ces temps 
Jèfaftresoîi'Ia famine Çc la guerre 
içnt unies , où nos campagne* 
teiit couvertes de mourante , & les 
mps de batailles couverts de 
rts , il étoit profofidément affeàé 

lîiaHieofs publics; La vletllêfle dé 
ùîs HlV &:- fes fléaux «dô la guwrô 



tT4 ESSAT . 

par la vertu. Si Dieu me dorqu la vi 
difpit-il , ç'efi à tm faire aimer qi 
j'fmployerai tous mes foins. Aîd 
iJans les illufigns d'une ame fenfibk 
il compofoit fes Romans du bonhei 
des autres , Sç jouifToîc d*avançe d'ur 
félicité qui n'étoit point encore. A ! 
ijiort du grand D^upjiin , Jiéritîer ç 
fon rang , il rçfufa de l'être de (i 
pendons. Il çraignoit d'ajouter I 
poids de fon luye , au poids de la mi 
sère publique. Enfin de douze nûll 
francç qu'il avoir par mois, il eném 
ployoit onze à fecourir des nialheu 
reux ; & dans fa dernière maladie, pe 
de temps avant d'expirer , voutan 
honorer encore une fois Tinfortun 
gu'il laillbir fur la terre , il ordoon 
qu'on vendit fes pierreries pour 1 
fo.ulager. ^ 

Tel e(t le fond du tableau que nod 
préfente .rotateur. Il peint en méiD 
ce^ps la jeune duchefiède Bourga 



SUR i,B6 Eloges. 2ii 
m& aimables mêloient quelque cho« 
de plus cendre aux vertus auflères 
fortes de ion époux. Il la peine 
tppée comme lui » expirante aveo 
lÎMi Tentant & le trône, & la vie, & 
kpionde qui lui échappoient , & ré« 
;pondant à ceux qui Tappelloient Prin-» 
çcfle ; oui , Princeffi aujourd'hui , 
imain rien , S* dans deux jours ou^ 

On ne peut lire plufieurs morceaux 
de ce difpours , & la fin fur- tout ^ fans 
IttendrifTement, Mais ce qu'on ne 
çroiroit pas , c'eft que dans un éloge 
fenèbre du duc de Bourgogne il fe 
trouve à peine un mot qui rappelle 
tldée de Fénelon. La politique inté-- 
Cpflëe craignit de rendre hommage à 
la vertu \ & l'orateur , même xxx 
pieds des autels. , n*ofa oublier un 
ipftant c^e l'auteur de Télémaquo 
^oic exilé. On ofe dire que fi le duc 
4ç Bourgogne, dans Ton tombeau., 
cûi: it^ capable ta .&0£UiKnC:| il 



%m6 Essai 

eût été indigné de cette foibi 
Heureufemeht la mémoire de F 
Ion eft vengée: la poftérité qui n 
crainte , ni lâche refped , a éle\ 
voix. Les noms du duc de Bou 
gne & de Fénelpn marchent enl 
blc à l'immortalité ; & le genre 
main reconnoiflànt ne fépare 
deux âmes vertueufes & fenfîbles 
s'étoient unies pour le bonheur 
hommes. 

Le même orateur a traité deu3i 
très fujets moins pathétiques 
doute , mais non moins intérefi; 
ce font les éloges funèbres de c 
grands hommes. L'un étoit ce m 
chai de Luxembourg , élève de Coi 
impétueux & ardent comme lui, i 
vigilant & ferme comme Turer 
quand il le falloir; perfécuté pai 
œiniftres , & fervant Tétat ; fam 
parles viâoires de Fleurus, de Lei 
de Steinkefque & de Nervinde , & 
dé ^m i]A«h«Dp^d6 ImiliUey i 



SUR LES Eloges, 217 
TÎt à Louis XIV cette lettre : » Sire , 
» vos ennemis ont fait des merveilles ; 

• vos troupes eneore mieux: pour 

• moi je J5>i d'autre mérite que d'a- 
9 voir exécuté vos ordres. Vous m'a- 
» vez dit de prendre une ville & dç 
9 gagner une bataille ; je l'ai prife & 
» je l'ai gagnée ». l'autre , qui avoic 
on genre de mérite tout différent , 
étoit ce maréchal de Boufflers , fa- 
meux par la défenfe de Lille , appliquç 
fe infatigable , d'ailleurs excellent ci- 
toyen ; & dans une monarchie , capa- 
ble d'une vertu républicaine. On fait 
qu'en 1709 il offrit & demanda au roi 
d'aller fervir fous le maréchal de Vil- 
l^s , dont il étoit l'ancien. C'étoit Iç 
trait de Scipion , qui , vainqueur dç 
Carthage , voulut être (impie lieu- 
tenant en Afie. » II fouffroit, dit To- 
V rateur , du peu de fucccs de nos ar- 
t> mes.. . • . Le (ïège de Mons ayant 
n fkit naître Toccafion d'une nouvelle 
9f bataille , il fut encore prêt à mar- 

Tome U. K 



ii8 Essai 

» cher. C'étoit prolonger fa vie que 
V de lui donner lieu de la perdre pour 
3» rétat. Mais en acceptant l'honneur 
31 de partager le péril , il refufa celui 
» de partager le commandement. 
SI Droits fpéçieux i préférences d*âge 
>• & de rang ! jaloufies d'autorité ! mi-» 
n férables intérêts , fources de tant de 
» querelles entre des héros , vous ne 
5> prévalûtes jamais dans le cœur de 
as celui - ci aux mouvemens de fon 
>j zèle. Il promit fon bras , fes con-^ 
»} feils , fa vie , s'il étoit befoin , mais 
s> fous le même général qui comman- 
j> doit déjà l'armée. Il eut beau ce- 
i> pendant fe dépouiller de fes titres, 
j> il les retrouva tous dans l'eftime du 
j> général , dans le refped des offi- 
ii ciers , & dans rafFedion des foldats. 
>» Entre deux guerriers pleins d'hon- 
>» neur , l'autorité devint commune. 

Et au commencement de cet éloge 
funèbre, après avoir parlé des hon- 
neurs entafl'és fur la tête d'un fcuî 



svK LES Eloges. z'iç 

homme : « Oublions ces titres vains 
• qui ne fervent plus qu'à orner la 
»furface d*un tombeau. Ce n*eft ni 
M le marbre , ni l'airain qui nous font 
j» révérer les grands. Ces monumens 
» fuperbes ne font qu'attirer ftir leurs 
>• cendres Tenvie attachée autrefois à 
» leurs perfonnes , à moins que la 
» vertu ne confacre leur mémoire, Se 
»n'éternife, pour ainfi dire, cette 
w fauflë immortalité qu'on cherche 
» inutilement dans des colonnes ic 
*j des ftatues. 

Il nous rappelle enfuîte les idées de 
Rome , de Sparte & d'Athènes , qui 
euflênt honoré le maréchal de Bouf- 
flers comme elles honorèrent leur 
Miltiade., leur Phocion , les Caton, 
les Décius & les Fabrice. 

Enfin, prêt' à commencer fon éloge, 

& à célébrer en lui tout ce qui peut 

caradérifer un grand homme, il s'ar- 

.rête , & demande pardon à fon héros 

de refpeâer û peu le dégoût qu'il 



xzo Essai 

avoît pour les louanges , Se U 
qu'il prenoic de les fuir autant c\ 
les mériter. ^^ Vous avez goiué 
n long-temps , lui dit-il , le pla; 
» votre modefiie ; laiflèz - nous 
M pre le filence que votre aul 
i> nous impofoit. Votre répui 
»j n-eft plus à vous : c'ert la le 
n dernière vie qui vous refte e 
» parmi nous. Elle appartient 
» renommée. C'ell à elle d'e: 

V fon empire fur votre nom , p 
» conferver aux fiècles avenir 
n encore plus d'autorité, que la 

V n'en prendra (ur vos cendres 
ai les détruire. On a beibin de 
w nom pour faire à nos defce 
*ï l'apcloglç de notre (îècle. Ils 
» teront au moins de fes excès, < 
M ils fauront qu'il a produit en 
3> perfonnc ce que nos pères a^ 
» admiré dans les GuefcHn, les B 
99 & les Dunois pour la gloire de 
»• le falut de b patrie , & rhonn< 
«* la vçf lu, 



i\jt. LES ElOGES: '^tt 

Il n'y a perfonne qui , dans tpus ces^ 
morceaux , ne reconnoiflè le ton 'd'un 
orateur Ces trois éloges funèbres fi^ 
i'ent la réputation de la Rue; celui > 
fiirtout, du maréchal de Boufflers 
paflèpourfon chef-d'œuvre *. La Rue 
a moins d'art , plus d'éloquence na- 
turelle, mais au (Il moins d'éclat ^ & 
fur-tout moins d'imagination dans te 
ftylc que Fléchier. Bofluet a créé une 
langue ; Fléchier a embelli celle qu'on 
parloit avant lui ; la Rue ^ dans fon 
ftyle négligé, tantôt familier & tantôt 
noble , fera plutôt cité comme ora* 
teur que comme grand écrivain. Le 
plus fou vent il jette & abandonne fes 
idées fans s'en apperccvoir, & l'ex* 
preflion naît d'elle-même. Cette né- 
gligence fied bien aux grands mou- 
— ' — - — ' — — •■ 

* On a encore de lui Toraifon ftincbte de 
Bofiliet, celle du premier Maréchal de Noailles, 
mort en 170^ , & celle de Henri de Bourbon , 
pèie du grand Condc. 

Kiii 



aiiL Essai 

vemens. Le fentîment , quand il c(i 
vif, commande à Texpreflion, & lui 
communique fa chaleur & fa force t 
mais Tame de La Rue n*eft point en 
général affez paffionnée pour foutenîr 
toujours & colorer fon langage. En- 
fin c'eft peut - être de tous les ora- 
teurs celui qui a le plus approché de 
la marche de Boffuet ,mais il eft loin 
de fon élévation , comme de fes iné- 
galités : il n'eft pas donné à tout le 
rtionde de tomber de fi haut. 

Pourquoi veux-tu être un autre que 
toi-même ? difoît un philofophe à un 
ancien. Ceft une leçon à tous les 
hommes ; aux uns pour ne pas fortîr 
de leur caraâère , aux autres pour ne 
pas fortir de leur talent. MafliUon , 
comme on fait, fut le dernier des 
hommes éloquens du fiècle de Louis 
XIV. On le choifit auffi quelquefois 
pour célébrer des héros & des prin- 
ces ; à peu près comme la tendrefle 
ou Torgueil ont recours aux plus ce- 



stJtL lEs Ë 100 es; il) 
(èbres artifles pour élever des mau- 
folées. Mais fes fuccès en ce genre 
ne foutînreiu pas fa réputation. Cet 
orateur fi connu par fon éloquence , 
tantôt perfuafîve & douce , tantôt 
forte & impofante , qui développoit fi 
bien les foibleflès de Thomme & les 
devoirs des rois , & qui, à la cour d'un 
jeune prince, parlant au nom des peu- 
ples comme au nom de Dieu , fut 
digne également de fcfrvir à tous deux 
d'interprète ; cet orateur , qui fut pein- 
dre les vertus avec tant de charmes, 
& traça de la manière la plus toUr 
chante le code de la bienfaifaiice & 
de l'humanité pour les grands , n'a 
, pas, à beaucoup près, le même ca* 
raâère dans fes éloges funèbres. On 
voit qu'il étoit plus fait pour inftruire 
les rois que pour les célébrer : tant il 
eft vrai que les plus grands talens ont 
des bornes dans les genres qui fe tou^ 
chent. 
. On a de lui les éloges d'un Prince 

Kiy 



A14 Essai 

de Conti , du Dauphin, fils de Louii 
XIV, de Louis XIV lui-même , & de 
Madame, mère du Régent. Le Prince 
de Conti qu'il a loué , étoît ce petit- 
neveu du grand Condé, fi fameux par 
fonefprit, fa valeur & fes grâces ; qui 
à Steinkerque & à Néi'vinde déploya 
un courage fi brillant ; qui dans toute 
fa perfonne avoit cet éclat qui éblouit , 
& impofe encore plus que le mérite ; 
& que fa grande réputation & Télo^ 
quence de TAbbé de Polignac placè- 
rent pendant quelques jours fur un 
trône. Cet éloge paroîtroit fufceptî* 
ble d'intérêt & de mouvement ; mais 
il y en a peu. La manière eft petite 
& froide; L'orateur divife& fubdivife* 
Il a l'air d'un homme qui craint de 
s'égarer , & qui fe tient fans ceflê à 
un fil. Ce n'eft point du tout la mar- 
che de l'éloquence , qui eft plus aflîi- 
rée d'elle-même, & fuit tous fes mou- 
vçmens avec une certaine fierté. La 
morale même qui eft le principal mé- 



suH. Lss Eloges. zi$ 

rite de Pouvrage , y paroît rétrécie. 
Quelquefois elle a plus l'air de la fi- 
neûè que de la grandeur. D'autres fois 
die couvre & éclipfe le fujet. Enfin 
ce font trop fouvent des réflexions 
qui au lieu de naître , & de forcer , 
pour ainfî-dire , l'orateur , paroiflenc 
arrangées , que Tefprit fait deiang- 
froid, & que l'ame des ledeurs reçoit 
de même. 

L'éloge funèbre du grand Dauphin , 
& celui de la Duchefle d'Orléans font 
dans le même genre. Mais celui de 
Louis XIV a un caradère un peu dif- 
férent. Ce qui y domine , c'eût une 
grande pompe, & une certaine majefté 
de ftyle. Maflîllon y a prodigué toute 
la richeflè de Télocution & la magni- 
ficence des images. ' L'oreille eft fé- 
duite , mais l'ame demeure vuide. 
L'efpèce de grandeur qu'on croit 
appercevoir d'abord , n'eft qu'une 
grandeur de décoration. D'ailleurs la 
marche eft uniforme. Tout l'ouvrage 

Ky 



2i6 Essai 

eft une fuite de tableaux qui 
rapprochés , fe nuifent pour Vi 
On n'ignore point qu'il y a un ai 
difperfer Jes grandes mafles pour 
Toeil fe repofe , & que l'imagins 
ait à défirer. Alors les intervalles 
me font utiles , & ils préparer 
beauté de ce qu'on ne voit point 
core. Un autre défaut de cet él< 
& qui en diminue l'effet , c'eft c\ 
ne démêle pas bien Tefpèce de f 
ment qui anime l'orateur: il a 1 
quand il loue, de s'être comm 
l'admiration : mais l'admiration < 
mandée eft froide ; & ce fentim 
comme on fait , ne fe commur 
jamais que par enthoufiafme. 

Au refte , ce défaut tient peut 
à un mérite de l'ouvrage , mérite 
tant plus eftimable , qu'il ne fc tn 
dans aucune oraifon funèbre ni a\ 
ni après Maffillon , & qu'il s'ngi 
d'un Roi & de Louis XIV; c'cH 
l'orateur y parle aflez ou ver ter 



SUR LES Eloges. 217 

des foibleflès ou des vices de celui 
quHl eft chargé de louer, & ne dîflî- 
mule point que ce règne (î brillant 
pour le Prince a été fouvent malheu* 
reux pour4e peuple, Ge courage auflî 
refpeâable du moins que l'éloquence, 
& beaucoup plus rare, mérite d'être 
obfervé, & mériteroitfur-toutdc fer- 
vir de modèle. . 




Kn 



9^9 Essai 



CHAPITRE XXXIL 

Des Eloges des Hommes illiiftres du 
dix'feptième Jiècle , par Charles 
Perraut. 

JN DUS avons vu jufqu'à préfent que 
dès qu'un homme en place , Roi ou 
Prince, Cardinal ou Ëvêque, Général 
d'armée ou Minîftre . enfin quiconque 
ou avoir fait, ou avoir dû faire de 
grandes chofes , étoir mort , tout 
aufli-rôt un orateur facré nommé par 
la famille , s'emparoît de ce grand 
homme , & après avoir choifi un 
texte , fait un exorde ou trivial , ou 
touchant fur la vanité des grandeurs 
de ce monde , divifé le mérite du mort 
en deux ou trois points , & chacun des 
trois points en quatre; après avoir 
parlé longuement de la généalogie , 
en difant qu'il n'en pàrleroit pas , fai- 
ibit enfuice le détail des grandes qua- 



9VB. LIS E]LeGES. 219 

lités que le mort avoit eues , ou qu'il 
devoir avoir , mêloit à ces qualités 
des réflexions ou fines ou profondes, 
ou élevées ou communes , fur les ver- 
tus, fur les vices , fur la cour, fur la 
guerre, & finifloit enfin par aflurer 
que celui qu'on louoit , avoit été un 
très-grand homme dans ce monde, 
& feroit probablement un très-grand 
Saint dans l'autre. On fent très-bien 
que dans ces fortes d'ouvrages, on 
donne toujours un peu plus à l'appa- 
reil &' à une efpèce de pompe , qu'à 
Texade vérité* C'eft un honneur qui 
fous le nom du mort eft rendu aux 
vivans. La vanité de la famille a fes 
droits , il faut bien les fatisfaire : mais 
la vanité de l'orateur a aufïï les fîens ; 
& ils ne font pas publias. Ijjr a plus 
de mérite à louer un graqd homme, 
qu'un homme médiocre j^ ainfî l'oQ 
exagère. Si le fujet eft. grand, on ne 
veut pas refter au deflbus ; s'il eft 
ininceyoï^.veuty^^fupplépr. Pans tous 



IJO - iEsSAI ' 

lès cas on veut avoir ou de Tëlo- 
quence , ou de refprit : car il eft jufte 
que dans le public on parle du mort ; 
mais il eft un peu plus jufte ( comme 
tout le monde le fent ) qu*on parle de 
Torateur. Qu'arrîve-t-il ? Le public 
écoute, applaudit l'orateur, quand il 
le mérite, & laiflè le mort pour ce 
qu'il eft. Jamais une oraifon funèbre 
n'a ajouté un grain à la réputation de 
perfonne, 

Ceft fans doute une partie de ces 
raifons qui a engagé Tauteur des hom- 
mes illuftres du dix-feptième (îècle , 
à choifir dans fes éloges une route 
tout-à-fait différente , & à s'oublier 
lui-même pour ne fe fouvenir que des 
perfonnes qu'il vouloit louer. L'auteut 
de ces éloges eft ce même Charles 
Perraut'qui qiielqiié temps auparavant 
avoît élevé la fameufe dîfpute des 
anciens & des modernes. Perraut, que 
Ton ne connoîtroît point , fi on ne le 
côdûoiflbitquê parrhumeur, les épi* 



svK. LES Eloges. 291 

grammes & la profe de Boileau , eft 
un des hommes du fiècle de Louis 
XIV" qui contribua le plus à honorer 
& à faire refpeder les lettres. Au lieu 
de les avilir par la fatire, il les foutint 
par fon crédit. Ses lumières & fa pro- 
bité l'avoient rendu l'ami de Colberr. 
Dans cette place au -il étoit fi aifé de 
nuire , il ne fut jamais qu'utile. Il pro- 
duifoît les talens, comme d'autres les 
enflent écartés. Quiconque avoit du 
génie , étoit sûr de trouver en lui un 
proteâeur & un ami. Au deflus de 
l'envie , au deflus de la haine , au def- 
fus de tous les petits intérêts , il exerça 
auprès de Colbert le mîniftère des arts, 
avec autant de noblefl^e que Colbcrc 
Texerçoît auprès du Roi. Ses connoif- 
fances étoient beaucoup plus étendues 
que celles d'un homme de lettres or- 
dinaire. Il avoit embraflé une partie 
des fciences abftraites , faifi plufieurs 
branches de la phyfique , & jette fur 
la nature en général , ce coup-d'œil 



%^% Essai 

d'un phîlofophe qui cherche à éten* 
drela carrière des arts,& à y tranf- 
porter par de nouvelles imitations, 
de nouvelles beautés. Mais il fe dif- 
tingua fur-tout dans cette partie de 
Fefprit philofophique, utile lors même 
qu'il fe trompe , qui analyfe les prin- 
cipes du goût, n'admire rien fur pa- 
role y & avant d'adopter une opinion, 
piéme de deux mille ans, cherche 
toujours à s'en rendre compte. Que 
Boileau refle à jamais dans la lifte 
des grands écrivains & des grands 
poètes ; mais qu'on eftime dans l'au- 
tre de la philofophie, des connoif- 
fances & des vertus. 
. Quoi qu'il en foit , Charles Perraut 
étoit lié avec un parent de Colbert> 
qui avoit occupé plufieurs places im- 
portantes , mais dont les places ne fai- 
foient pas tout le mérite : il avoit en- 
core celui d'aimer les arts avec paf- 
fion , de s'intéreffer à leurs progrès , 
comme un courtifan s'intércITe à fa 



SVJL LES Eloges. 113) 

me ; & fur-tout il aroit Penthou* 

ie de Ton (iècle & de fa nation* 

graver les portraits de tous les 

mes les plus célèbres du dix-^fep* 

e iîècle , & raflembla beaucoup 

lémoires fur. ceux donc les fuccès 

*nt été éclatans , & la vie obfcure. 

: en grande partie fur cts mé* 

es que Perraut a cotnpofé fes 

?s : ils font au nombre de cent. U 

[èbre les hommes les plus diflitf' 

dans réglife , dans les armes ^ 

les loix , & enfin dans les fcien* 

les lettres & les arts. Un pareil 

nblage eft une grande & belle 

: c^eft là qu'on retrouve avec plaî- 

îorneille & Condé , Turenne & 

ine , Pafcal & Sully , Colbert & 

:artes, Molière & le maréchal de 

smbourg) la Fontaine & Quinaut, 

le premier préfîdent Lamoignon 

uquefne. Il faut avouer que Go* 

I , évêque de Vencc, & Benferade, 

oiture , & Sarrazin ^ & Coêflfeteau^ 



^34 £ssAi n 

& Santeuil , ne (onr pas tbut-à-fatt da ii\ 
grands hommes de la même efpèce i ^to 
mais il y en a d'autres , tels que dii ^i 
■Cange , fi juftemcnt fameux par foflb; 
gloffîiire ; Sirmond par fon travail fut h 
les conciles de France & fur les capî^ toi 
tulaires de Charles le Chauve ; Pératt Ji 
par fa chronologie ; Jofeph Scaligef ei 
•par rérudirion là plus profonde fur n 
l'antiquité; les deux frères Pi t hou, & 
-Pierre Dupuy , garde de la bibliothèr : 
que du roi , par la vafte étendue de : 
leurs connoiffances fur notre hîftoîrc; 
tous hommes célèbres dans leur fiè- 
cle, & qui ne font peut-être pas afleî 
•cftimés dans le nôtre. Mais nos richef- \ 
fes nous rendent ingrats ; nous ou- 
blions les hommes laborieux qui fc 
font enfevelis dans ta mine pour nous 
tirer de l'or , & nous ne louons que 
l'artifte qui l'emploie. Aujourd'hui , 
d'ailleurs , que les grandes connoif- 
fances s'effacent & fe perdent ; aujour- 
d'hui que la fcience de rhiftoire fe ré- 



Sun tSS Er-OGES. 2jf 

doit prefque à des anecdotes , qu'on 
abrège tout pour paraître tout favoif , 
k que la vanité, empreffêé à jouîr^ 
tfeftime plus dans aucun genre que ce 
qu'elle peut étaler dans un cercle ; ce» 
recherches pénibles , ces difcuflîons 
profondes , ces monumens , fruits de 
quarante ans de travail & d'étude, qui 
n'ont que le mérite d'inftruîre fans 
amufer , & dont le matin on ne peut 
rien détacher pour citer le foir , doi- 
vent néccflàîrement parmi nous per- 
dre de leur eftime. Ces ouvrages fa- 
tiguent notre impatience & la rebu- 
tent. On peut les comparer à ces ar- 
mes antiques que la curiofité & un 
vieux refpeâ confervent encore dans 
nosarfenaux, ces armés que portoient 
nos aïeux , mais que nous foulevons 
à peine y & dont le poids aujourd'hui 
efl&ayeroit notre moUefle. 

Après tous ces noms on en trouve 
d'autres qui font encore célèbres dans 
des genres difFérens ; le préfîdent de 



1^6 ESSAI * 

Thou, immortel par fon hiftoirc;à[ ■ 
le préfident Jeannin , qui fut négocia*- j 
teur&miniftre; & le cardinal d'Oflar^ 
qui fe créa lui-même; & le pèreMer- 
ienne , digne d'être l'âmt de Defcsfr^ 
tes ; & Gailèndî , préfque digne d être 
ion rival ; & le fameux Arnaud qui 
écrivit avec génie 3 & fut malheureux 
avec courage. Enfin, ceux qui fentent 
tout le prix des talens , & qui ont le 
goût des arts , voient avec intérêt , à 
la fuite des princes , des généraux & 
des miniftres , les noms des artiftes 
célèbres; de Lully, de Manfart , de ] 
Lebrun ; de ce Claude Perraut qu'on ; 
eflaya de tourner en ridicule , & qui 
étoit un grand homme ; de là Quinti- 
nie, qui commença par plaider avec 
éloquence, & qui finit par înftruire 
l'Europe fur le jardinage ; de Mi- 
gnard, dont fes parens voulurent faire 
un médecin , & dont la nature fit un 
peintre ; du Pouflln^ qui, las des in« 
crigues & des petites cabales de Paris ^ 



$UK. LES Eloges. $37 

(etourn^ à Rome vivre tranquille & 
pauvre j de Lefueur , qui mérita que 
fenvie allât défigurer fes tableaux ; de 
Sarrazin , qui , comme Miçhel-Ange, 
fut à la fois fculpteur & peintre, & 
eut la gloire de créer les deux Marfiç 
& Girardon ; de Varin , qui perfecr 
tionna en homme de génie Tart des 
médailles ; enfin du célèbre & immor- 
tel Calqt , qui eut Taudace , quoiquç 
noble , de préférer l'art de graver à 
l'oiAveté d'up gentilhomme, & qui 
imprima à tous fes ouvrages le carac- 
tère de l'imagination & du talent. 

D n'eft pas inutile de remarquer que 
lorfque ces éloges parurent, quelque^ 
hommes trouvèrent mauvais qu'on 
eût déshonoré des Cardinaux & des 
Princes , jufqu'à les mettre à côté dç 
jGniples artiftes. H faut -avouer que 
cette efpèce de fentiment a quelque 
chofe de fingulier. On veut qu'il y ait 
des rangs , même 3près la mort. Se 
que le? çitres dçs grands paflèiiM 



I 

t38 Essai ? 

pour ainfî dire, à leurs réputationsL* 
On craint que leurs noms même nfr 
fe heurtent & ne fe froiflènt dans la 
foule ; & il faut que les autres noms 
fe rangent par refpeâ. Il eft néceflàîr» 
fans doute, & Tordre de la fociété, 
fondé fur la politique & fur les loiz, 
demande que ces diflinâions fubii^ 
tent pendant la vie ; mais des cendres 
renfermées dans des tombeaux, dc«> 
viennent égales. Chez la poftérité il 
n'y a plus de rangs , il n'y a que dei- 
hommes. Qu'on fe rappelle le mot de 
Charles Quint aux grands d'Efpagne. 
Il avoit ramafTé le pinceau du Titien, 
& fes courtifans s'en étonnoîent. » Je 
fi puis , leur dit - il , en un moment, 
f» faire vingt hommes plus grands que 
m vous ; Dieu feul peut faire un honi- 
>> me tel que le Titien »• Voilà ce que 
Perraut avoit répondu d'avance à fes 
cenfeurs. Il auroit pu ajouter que parmi 
les grands talens même , ou poIid« 
"^es I ou militaires | il y çn a beaiir 



SUR LES Eloges. 239 

coup qui ^ après eux , ne laiflent point 
de traces ; au lieu que les nionumens 
des arts reftent. lis inftruifent & char- 
îment encore la poftérité. Les noms 
d'Àpelie & de Phidias étoient peut- 
être auflî chers à la Grèce que celui 
de Théniiftocle ; & de tous les géné- 
raux de ritalie moderne quel eft celui 
donc le nom efl mis à côté de Rst- 
phaël ? 

J'ai déjà dit un mot de la manière 
dont ces éloges font écrits. L'auteur 
s'eft défendu avec févérité tout orne- 
ment. Chaque éloge n*efl: qu'une no- 
tice très-courte , qui contient les faits 
avec les dates , & prefque fans ré-» 
flexions. Ce font des deflîns où Tar*^ 
tifte n'a employé que le trait pour 
defTiner ft figure , & en faifir le carac-^ 
tère & l'attitude. Dans ce genre - là 
méme,ces éloges pourroîent être beau* 
coup plus piquans qu'ils ne font. Le 
ftyle a trop peu de faillie ; le feul mé-» 
(ite efl; le fond ^ ç'eft-à*dire la multir. 



t^o Essai 

tude & la jufleflè des connoU 
Une anecdote connue fur ces c 
c'eft qu*on en fit exclure Arn 
Palcal. Leurs ennemis auroient 
apparemment anéantir ces deux 
& défendre nnême a la poftérité 
fouvenir ; mais ces efforts ne fei 
qu'à prouver Tinipuiflance de la 
l^c piibliç n'aime ni les tyrans c 
rite y ni les tyrans d'opinion. O 
un peu plus ceux qu il étoir d 
de louer, & on leur appliqua, c 
on fait y ce fameux pailage de 1 
Prcefulgebant Cajjius atque B. 
eo ipfo quod effigies eorum no 
hantur. Il fallut à la fin rétabli 
éloges. On reconnut qu'il étoi 
aifé d'obtenir un ordre , que < 
truite deux réputations ; & r 
une cabale , Arnaud & Pafcal 
Knt de grands hommes. 

CHAP; 



jsub.lssEloges. 241 

CHAPITRE XXXIIL 

Des Eloges ou Panégyriques adrejjes 
à Louis XIV. Jugement fur ce 
Prince, 

àl on louoît aînfî des hommes cé- 
lèbres qui n'étoient plus , & dont 
quelques-uns même avoienc vécu dans 
la pauvreté & dans Texil , à plus forte 
raifon devoit-on louer Louis XIV, 
k vivant ,& prince , & conquérant , 
& aWolu. Auffi les éloges ne furent 
jamais tant prodigués. Louis XIV a 
été plus loué pendant fon règne, que 
tous Içs Rois enfemble de la monar-? 
chie ne Tont été pendant douze fiè- 
cles. On ne le louoit pas feu'ement ^ 
comme on loue tous les ^rinces, par 
intérêt , par reconnoiflance , par flat- 
terie, par habitude, par vaité; on le 
louoit encore par admirât on & par 
enthoufiafme. Ce fiit unç ivreffe de 
Tome IX. li 



14^ Essai 

quarante ans. On n'écrivoît , on n« 
prononçoit rien où le nom de Louis 
XIV ne fût mêlé. Le ftyle avoit pris 
par-tout je ne fais quel ton de pané- 
gyrique ; ce fut celui même des Maf- 
caron , des Fléchier & des Boiruet,.J 
toutes les fois qu'ils parloient de Louis 
XIV: & où n'en parlent-ils pas î II n'y 
a pas un de leurs difcours où , en dé« 
plorant les vanités du monde, îb 
n'aient Part d'amener adroiremetit cç 
nom, & ne célèbrent, en paflant, les 
exploits , les merveilles & la fageflê 
étonnante de ce prince. Si des orateurs 
de ce mérite donnoient un tel exem- 
ple, on fe doute bien qu'il étoit fuivî. 
Tous ceux qui prêchoîent , prirent 
l'habitude de louer. On parloit à 
Louis XIV de fes devoirs, mais on 
lui parloit prefqu'autant de les vertus: 
on mêloit avec adreflè au langage de 
l'évangile le langage des cours. 

Outre ces éloges périodiques & 
iidnts , il y en avoit d*autres tout 



SUR LES Eloges. ^43 
profanes , que chaque circonftance & 
chaque année faifoic naître. On n'en 
trouve guères avant la mort de Ma- 
zarin: jufqu'à ce moment le roi n'exilla 
point. Malheureufement le crédit du 
miniftre fe prolongeoit par Tenfance 
du maître ; mais peu après cette épo- 
que les panégyriques commencent. 
Dès 1663, panégyrique fur Louis 
Dieu -donné: c'étoit le nom de ce 
prince , dont la naiflànce fut regardée 
comme une faveur du Ciel. Il avoic 
alors vingt-cinq ans , avoit humilié le 
pape y forcé le roi d'Ëfpagne £ lui 
céder le pas , donné un carroufel , & 
acheté cinq millions la ville de Dun- 
Jcerque. %n 1664, année oii le pape 
envoya faire des excufes au roi, pané- 
gyrique oïl la magnanimité de Louis 
X I V eft comparée à celle de Jules 
Céfar , par un Çordelier^ Une autre 
année , panégyrique fur les jeux & les 
divertiflèmens que Louis XIV don* 
poit trois fois h femaine dans le 



144 Essai 

grand appartement de Vérfaîfles. Ei| 
1667 & 1668 , panégyriques fur h 
conquête de la Flandre & de la 
Franche Comté. En 1^72 , déborde- 
ment de panégyriques fur h conquête 
de la Hollande. En 1679 , panégyrif 
que de Charpentier fgr la paix de Ni* 
mègue. En 1680 , panégyrique fur 
Louis le Grand , par un évêque d'Ar 
miens. En 1^8^ , panégyrique pro- 
noncé à Çaen fur une ftatue élevée à 
Louis XIV. En 1687, panégyrique 
où Ton çélçbrç le triomphe du roi fur 
Théféfie. En 1690, panégyrique pro- 
noncé à Valence par un Capucin. Au-r 
tre panégyrique à Arras par un Carme, 
Autre panégyrique en 1699 , par un 
Cordelier. Jç ne compte pas tous ceu^ç 
des Jéfuites : je ne crains pas d*exa- 
gérer en difant qu'il y en eut au moins 
une centaine de leur part , en Fran- 
çois , en Latin , en Italien , en Efpar 
gnol. A cette lifte , qui eft déjà lon- 
j;uç , joignez encpjre un p^négyriquç 



strii Lïs EioGis; 24Ç 
|>ar un Mw Tallemand, orateur aflez 
inconnu aujourd'hui ; 8c un panégy- 
rique hiftôrique du roi , par un M. 
de Callières , qui avoit été négocia- 
teur; & le fameujt panégyrique de 
Louis XIV, par ce Pélîflbn qui parut 
grand dans le malheur de Fouquet, 
qui fut enfuite adroit Se heureux, qui 
fut long-temps célèbre par fon élo- 
quence , & que Ton cite encore, mais 
qu'on lit peu. Ajoutez le panégyrique 
du roi , commencé parBuiry-Rabutîn , 
dans le temps même où il étoit, par 
ordre du roi , à la Baftille , ouvrage 
où, avec toute la fîncériré d'un hom- 
me difgracié qui veut plaire , Bufly 
parle à chaque ligne & de fa tendrelle 
paffionnée , & de fa profonde adniî- 
[ ration pour lé plus grand des princes^ 
qui n'en voulut jamais rien croire» 
Tout le monde connoît les douze pa- 
négyriques prononcés dans différentes 
villes d'Italie par des honmies à qui 
Ja magnificence de Louis XIV avoit 

L \\\ 



té^ê £ S S A t 

prodigué les penfions » & qui < 
un roi étranger honoroient plus q 
maître, puifqu'ils honoroient un I 
faiteur. Enfin on peut y joindre < 
foule de complimens & de pané{ 
ques prononcés dans T Académie! 
çoife , qui fut pendant foixant( 
une efpèce de temple confacré 
culte. Ce n'eft que pour Louis 3 
commeon fait, qi-e Télégant & ha 
nieux Defpréaux fufpendoit la fai 
& ce zèle ardenr de déchirer fes e 
mis pourThonncurdu goût. To 
tourcaufl:ique& flatteur, mais fla 
brufque , il épuifoit fon efprit à 
giner de nouvelles formules de i 
& d'éloge. On cite encore aujour 
fes Remercie mers & fes difcoui 
vers , & fon di cours de la Mol 
& cette fameu'e épîcre, où , felc 
poëte Ang'ois un peu de mai 
humeur, il fit deux cents vers 
chanter que Louis n'avoit pas 
kRhin. Ceftpour Louis XI Vc 



stJR tEs Eloges. 147 

grand Corneillis , déjà vieux , com« 
pofa, avec fon génie qui aggrandif^ 
foit tout y un demi - volume de vers 
qu'on ne lit plus. Racine le loua in- 
direâement dans Tes tragédies & dans 
quelques pièces détachées ; Molière 
dans ces comédies aujourd'hui peu 
connues qu'il fît pour les féres de 
Verfailles. Enfin il n'y eut pas jufqu'à 
b Fontaine qui ne devint courtifan ; 
4c le Fablier de madame de Bouillon 
porta des vers pour Louis XIV. Je ne 
parle pas de la quantité innombrable 
de poètes , qui n'ayant que du zèle 
fans talens , étoient vils ou empreffés 
fans plaire^, & compofoient de petites 
épitres obfcures & des fonnets fur le 
roi , que ni lui , ni perfonne ne lifoir^ 
U ne s'agit ici que des hommes qui 
flattoient avec génie. Dans ce nombre 
on ne doit pas oublier Quinaut & fes 
prologues célèbres. Il fallut que l'au- 
teur immortel d'Atis , de Théfée & 
d'Ârmide pliât fon génie à ce refrein 

Liv 



^4^ ESsAt 

éternel de flatteries harmonîeufeS. 

Ainfî tout prédicateur ^ tout ora- 
teur, tout hiftorien, tout poëte, en- 
fin tout ce qui parloir , tout ce qui 
écrivoit fous ce règne, louoit & flat- 
toit à Tenvi. Cet efprit avoir paffé 
jufques dans les atteliers des articles : 
la peinture , la fculpture & la gravure 
retraçoient fans cefle à Louis XIV 
tout ce qu'il avoit fait de grand. En*, 
fin les infcri prions immortalifoieitf 
réloge fur le ma. bre , ou riniprimoient 
fur Tairain. Je ne parle pas de celles 
t]ui ne furent qvie projettées y mais qui 
marquent toujours l'cfprit du temps, 
telles que Vincroyable paffage du 
Rhin , la merveVJ.eafe prife de Fiz- 
lenciennes , &c. Heureufement il y a 
un point où l'excès eft ridicule ; & fi 
on ne craint pas de s'avilir, on craint 
du moins de choquer le goût. Ces 
infcriptions n'eurent pas lieu: je parle 
de celles de la place Vendôme , où il 
eft dit^ par exemple, que Louis XIV; 



SUR LES Eloges. 149 

ne fit la guerre que malgré lui. L'Eu- 
rope & la France favent quelle fut la 
vérité de cet éloge. 

Ce torrent de panégyriques s'arrêta 
pourtant , & fut fufpendu pendant la 
guerre de la fuccefTîon d'Efpagne. Des 
hommes fans celle entourés des mal- 
heurs publics & des leurs , des hom- 
mes qui n'entendent parler au-dehors 
que d£ batailles perdues , & qui chez 
eux ont le trifte fpeâacle de la mi- 
sère & de la faim , ne feroient pas 
difpofés à louer le gouvernement mê- 
me qui ferôit le plus fenfible à leurs 
maux. Toujours les rois font jugés 
par les fucccs, & le contrafte de la 
misère préfente obfcurcit même Tan- 
cienne grandeur. S'il eft vrai , comme 
on le dit , qu'en 1709' un prince , 
ennemi de Louis XIV, maître de 
Bruxelles , y donna pendant Thivcr 
un fpedacle compofé tout entier des 
prologues de Quinaut; ce fut la ven- 
geance la plus cruelle. La hauteur 

Ly 



24^ ESsAt 

éternel de flatteries harmonieur€$« 

Ainfi tout prédicateur ^ tout ora- 
teur, tout hîftorien, tout poëte, en- 
fin tout ce qui parloir , tout ce qui 
écrivoit fous ce règne, louoit&flat* 
toit à Tenvi. Cet efprit avoit paffé 
jufques dans les atteliers des artiftesi 
la peinture, la fcu-pture & la gravure 
retraçoient fans cefle à Louis XIV 
tout ce qu*il avoit fait de grand. En* 
fin les infcriptions immortalifoicut 
réloge fur le ma» bre , ou Tiniprimoicnt 
fiîr Tairain. Je ne parle pas de ccilcs 
t]\»i ne furent qne projcttét.s , mais qui 
inarquent toujours l'dprit du temps, 
telles que YincroyabU pa[fage du 
Rhin y la merveiHeuJè prife de Fiz- 
lenciennes , ùc, Heureufement il y a 
un point où Texccs eft ridicule ; & (i 
on ne craint pas de s'avilir, on craint 
du moins de choquer le goût. Ces 
infcriptions nVurent pas lieu: je parle 
de celles de la pîace Vendôme , où il 
eft dit^ par exemple, que Louis XIV 



SUR LES Eloges. 149 

\iR fit la guerre que malgré lui. L'Eu- 
liope & la France favent quelle fut la 
I rérité de cet éloge. 
Ce torrent de panégyriques s'arrêta 

J pourtant , & fut fufpendu pendant la 
I guerre de la fuccefTîon d'Efpagne. Des 
hommes fans celle entourés des mal- 
heurs publics & des leurs , des hom- 
mes qui n'entendent parler au-dehors 

l^qœ (k batailles perdues, & qui chez 
eux ont le trifte fpeâacle de la mi- 
sère & de la faim , ne feroient pas 
difpofés à louer le gouvernement mê- 
me qui ferôit le plus fenfîble à leurs 
maux. Toujours les rois font jugés 
par les ibcccs, & le contrafte de la 
misère préfente obfcurcit même l'an- 
cienne grandeur. S'il^ft vrai , comme 
on le dit, qu'en 1709* un prince, 
ennemi de Louis XIV, maître de 
Bruxelles , y donna pendant l'hiver 
un fpedacle compofé tout entier des 
prologues de Quinaut ; ce fut la ven- 
geance la plus cruelle. La hauteur 

Lt 



2^0 Essai 

înfultante des conférences deCertroî*] 
demberg n'a rien de plus humiliant.; 
Feut-être même un pareil triomphe 
eft au deflTous d'un grand homme. 
C'étoît les armes à la main , c'étoit i 
Hochftet , à Malplaquet , à Turin, & 
non fur un théâtre d'opéra , qu'il étoit 
beau au Prince Eugène de fe venger 
de Louis XIV. La bataille de Denain 
& Villars ramenèrent enfin la paix & 
les panégyriques. On recommença à 
louer, mais avec moins defafte. La 
paix d'Utrecht fut célébrée. On vit 
même paroître un éloge hiftorique du 
Roi en 171 4, par un Abbé de Belle- 
garde. On fait qu'il mourut Tannée 
/fuivante; & tandis que le peuple, tou- 
jours extrême , étoit loin de témoi- 
gner pour fa cendre le refpeâ qu'il lu 
devoir & comme à fon fouverain , S 
comme à un homme qui avoif fait d 
grandes chofes pour la France , le 
orateurs facrés & les gens de lettre 
portèrent leurs derniers hommage 



SUR lEs Eloges. z;i 
fur fa tombe. Par une loi éternelle, 
fout Prince doit naître , vivre , mou- 
rir , & être enterra au bruit des éloges. 
L'habitude , la reconnoi fiance , & le 
refpeô fatisfirèîït à tout. La Mothe , 
avec fa profe harmonieufe & facile , 
prononça dans l'Académie Françoife 
réloge funèbre de ce Roi. Toutes les 
chaires retentirent de fes vertus. Il y 
eut en France vingt-fept ou vingt- 
huit oraîfons funèbres. On en pro- 
nonça en Efpagne , en Portugal , à 
Rome , en différentes villes d'Italie , 
dans preique toute l'Europe. A la fin 
ce grand concert des panégyriques 
ceflTa : tout fe tut ; & la voix de la 
poftérité fe fit entendre. 

Il ne feroit peut-être pas inutile 
maintenant de pefer ce Roi fi célèbre , 
& d'apprécier tous les éloges qu'on 
lui prodigua. Long-temps on porta 
fon culte jufqu'aufanatifme; aujour- 
d'hui peut-être on cherche trop à fe 
venger de cette admiration. On fut 

Lv'v 



a$i Essai 

trop ébloui de fes fuccès : on eft troi» 
frappé de fes fautes. La balance de la 
Renommée , qui eft prefque toujours 
inégale pour les Rois , a penché tour 
à tour des deux côtés oppofés pour 
Louis XIV. Eflàyons, s'il eft poflîble, 
de la fixer. Mais pour bien juger ce 
Prince , il ne faut confulter ni les élo- 
ges même , qui adreffés par des fujets 
à des Rois , font- de même valeur que 
les complimens de fociété entre les 
particuliers ; ni les cris desProteftans, 
à qui peut-être il n'avoit vendu que 
trop cher le droit de le haïr ; ni les 
papiers des Anglois, qui le redoutè- 
rent trop pour confentir à l'eftimer ; • 
il faut conlulter Thiftoire & les faits; 
Jamais la France n'eut autant d'é- 
clat que fous Louis XIV; mais cet 
éclat, comme on fait trop , fut mêlé 
d'orages. Sous lui , la France compta 
trente ans de vidcires , & dix ans de 
défaftres. Elle conquit des provinces^ 
& vit fes provinces épuifées. £lle 



SITU LES ElOGIS. 2^3 

donna la loi à l'Europe , & fut fur le 
point d'être démembrée par toutes 
les puiflànces de l'Europe. Ce con- 
f traÂe de malheur &c de gloire , cette 
brillante adminiflration pendant un 
tênips y cette adminiflration pénible 
& forcée pendant l'autre, naquit des 
mêmes principes ; tout fut. enchaîné. 
Louis XIV eut dans fon caradère je 
ne fais quoi d'exagéré qui fe répandit 
fur fa perfônne , comme fur tout fon 
règne. Il fut jette, pour ainfi-dire, 
hors des bornes de la nature. Cepen- 
dant cette exagération même lui 
donna une idée de grandeur d'où ré- 
fulta beaucoup de bien. C'eft à elle 
que Louis XIV dut les principales 
qualités de fon ame ; cette droiture 
fnnemie de la diflimulation , & qui ne 
fut prefque jamais s'abaifler à un dé- 
guîfement ; cet amour de la gloire qui 
en élevant fes fentimens., lui'donnoit 
de la dignité à fes propres yeux , & lui 
faifoic toujours fentir le befoin de 



1^6 Essai 

& fembloît vouloir commander lè 
refped plutôt que Tattendre. Il forma 
au dedans le caradère de fa poli- 
tique, & lui fit croire que (a nation 
étoit lui , & que fes propres befoîns 
étoient ceux de l'Etat. Enfin il lui 
înfpira au dehors une ambition qui , 
comme celle de la plupart des con- 
quérans, n'étoit pas en lui l'effet d'une 
ame ardente & emportée , mais qui 
tenant plus à la hauteur qu'à l'impé- 
tuofitédu caradère, méditoit tran- 
quillement , & exécuroît avec une 
fierté calme , des plans d'agrandifle- 
ment & de conquêtes. Delà ce débor- 
dement d'un pouvoir qui menaçoic 
tout ; cette hauteur avec les Rois & 
prefque tous les états ; ce plan fi vafle 
de fubjuguer la Flandre, d'abaiffer la 
Hollande, de refl^errer la Savoie, de 
dominer en Italie , de donner des 
Eleâeurs à l'Empire , un Roi à l'An- 
gleterre , fon petit-fils à TEfpagne , Se 



ivvi LES EtocïisV ^^ 

d'etnbrafler par lui ou pv (es enfans ^ 
Paris y Naples, Milan,. Madrid, tan-- 
dis que fes flottes iroient parcourir 
l'océan , & feroient refpeder fon nom 
des ports de Breft ou de Toulon juf- 
qu'à Siam^ & aux côtes de la Jamàï-* 
que ou duBréfiL 

Il faut convenir que ces projets ont 
de la grandeur , mais une efpèce de 
grandenr qui manque, pour ainfi-dîrc, 
de proportion & de règle. On peut 
dire en général que Louis XIV mefura 
un peu trop fes farces par fon carac- 
tère. Il ne prévit point aflèz que dans 
la conflitution économique des Etats, 
de longues vidoires reflcmblent pref- 
que à des défaites ; que tout ce qui eft 
violent, s'ufe par fa violence même;, 
que de grandes pui fiances unies pour 
réfifter , doivent à proportion s'afFoî- 
blir beaucoup moins qu'une grande 
puifTance armée pour attaquer ; que 
les grands hommes qui à la tête de 
fes armées étoient fiers de le fervir, 



L 



i$S E ss Af 

devdeot fiar leur exemple faire na!tM 
d'autres grande hommes pour le cero* 
battre; que toutes les fois qu'on ùSt : 
de grands efForts , il ne peut y avdr 
de fuccès que ceux qui font rapides, 
parce que les moyens extrêmes teo* 
dent toujours à s'affoiblir. Comme 
iefprit, chez les hommes, eflprefque 
toujours gouverné par le caraâèrei 
Louis XIV ne fît point des calculs qui 
n'auroient été que ceux d une politique 
Ikge. II exagéra donc tout à la fois ft 
fts projets & fes moyens ; & delà , 
après quelques années d'éclat , le dé* 
périflement , la ruine & le malheur. 
Ce défaut influa non-feulement fur la 
France , mais fur TEurope entière. 
Far-tout il fallut oppofer de grandes 
forces à de grandes forces. La paix 
. tarit le fang, & ne diminua point les 
charges publiques. Comme on craî- 
gnoitfans cefTe^il fallut fans ccficétre 
en état de combattre. Toutes les ad« 
ixûniilrations furent forcées , tous les 



svn t<s ElogSs. ft59 
feflbrts tendus ; & reiteur d'un feul 
homme changea le Tyllême de vingt 
gouveracmens. 

On voit que le bien & le mal de ce 
tègne célèbre tient à une feule idée , 
une idée de grandeur, tantôt exagérée 
fc tantôt vraie. II efl probable que fi 
Louis XIV avoir reçu une éducation 
digne de la vigueur de fon caraâère^ 
il eût jcMnt à la paflion des grandes 
chofes, le génie qui les juge, & que 
fur-tout il eût appris Tart le plus diffi- 
die des Rois , celui de n'abufer ni de 
fes vertus , ni de fes forces. 

Si on Texamine du côté des talens , 
îl avoir un^coup - d'œil sûr. Entouré 
de grands hommes, il eut le mérite de 
les croire. L'application lui donna le 
génie de Texpérience ; mais il apprît 
plus en dix ans à l'école des malheurs, 
qu'il ri'avoit appris en quarante ans dé 
gloire. Les événemens heureux trom- 
pent & féduifent ; c'eft la flatterie la 
plus dangereufe pour les Rois : aulieu 



x60 ËssAt 

que la févérité du malheur acCufe ld| 
fautes Se Ifes foibleflès. Il eut des çpm 
noiflances fur le gouvernement: maîl 
ayant pafle prefque tout fon règne eu 
grandes entreprifeîs , c*eft-à-dîre à con- 
quérir ou à réfîfter ; au lieu de pouvbtc 
diriger à fon gré fcs plans & fes fyftê 
mes, il étoît forcé de glier fès plans à 
fes befoins. Les événemens commaiH 
doient à fes principes ; & fon admi< 
niftration fut toujours entraînée par le 
cours violent des affaires. 

Comme guerrier , il fut éclipfé pat 
fes fujets. Les fers de François I lui 
ont la'fle plus de gloire militaire que 
toutes les conquêtes de Louis XIV ne 
lui en donneront peut-être dans la 
poftérité. Trajan & Henri IV, quand 
ils commandoîent leurs armées , mar- 
choient & vivoient en foldats ; Louis 
XIV, dans les camps, parut toujours 
en Roi. Il mêla la pompe du trône 
à la Herté impofante des armées , & 
déployant une grandeur tranquille 



SUR LES ELOGEi« x6t 

fàSkS jamais fe montrçr de près à U 
fortune , fon mérite fut d'infpîrer à 
4ês généraux l'orgueil de vaincre , & à 
fes troupes Torgueil de combattre Se 
de mourir pour lui. 

Il eft peut-être dîflRcîle de déter-» 
miner à quel point il connut les tai» 
kns & les hommes. D'abord il faut 
lui rendre grâces , au nom de la 
france & de l'humanité, de ce qu'il 
choifit , poijr élever fes enfans. Mon-» 
jaufier & Bofluet, Fçnelon & Bau- 
villfers. Qccupé de l'éclat de fon rè- 
gne, il confia l'efpérance du règne 
•fuîvant à la vertu & au génie. Ce fut 
un mérite fur-tout d'avoir apprécié la 
morale inflexible & la franchife fé- 
vère de Montaufier dans une cour 
où la volupté fe méloit au fade , & 
où Fexcès de la flatterie çorrompoîc 
h gloire. A l'égard de fes autres 
choix , Turennc & Condé lui furent 
piontrés par la renommée. Luxem^ 
l>PUrg, q^'a n'aimoit pas^ Iç forçât , 



atÉ2 •Essai 

par fon génie, à l'employer. Vaw 
dôme eut beaucoup de peine à parS 
Tenir au commandement. Catinac| 
de (impie volontaire , devint mare» 
chai de France ; mais ce même Ca^^ 
tînat , après des vidoires , efTuya des ; 
(dégoûts , & fut rendu inutile à foQ 
pays qu'il auroit pu défendre. Ce 
prince eut deux miniftres célèbres; 
Colbert , qui enrichit Tétat par fes 
travaux , & dont les erreurs même 
forent celles d'un citoyen & d'un 
grand homme ; Louvois, dont refprit 
étendu & prompt fembloit né pour U 
guerre, & fervit fon maître en défo- 
Jant l'Europe. Colbert lui fut donné 
par Mazarin, Louvois par le Tellier. 
Je ne parle pas de Barbéfieux , de 
Pelletier , de Chamillard , -du choix 
de plufieurs généraux dans, la guerre 
de 1 701 : du moins ces choix furent 
réparés par d'autres ; & Villars , & 
Vendôme , & Bcrvik annoncèrent que 
i^aos cette décadence même U favoif 



SUB. LES Eloges. z6j 
encore trouver les grands hommes, 
V^ lui reprochons pas des malheurs 
«ncore plus que des fautes : mais la 
di^race de Fénelon & fon exil; mais 
k profcription de l'ouvrage le plus 
âoquent que la vertu ait jamais inf- 
piré au génie ; il eft difficile fans doute 
d'cxcufer cette erreur dans un roi 
auffi célèbre. 

Si on porte fa vue fur l'intérieur de 
Fétat , on eft frappé d'un grand ta- 
bleau. On voit Louis XIV, à travers 
un enchaînement de conquêtes & de 
vidoires , s'occuper des loix, des 
arts , de la population , de l'agricul- 
ture & du commerce : mais l'homme 
qui difcute & qui juge , en admirant 
tant de travaux célèbres, examine ce 
qui leur a manqué du côté de la per^p 
feâion oii de la durée. On remarque 
fur les Iôix,qu'en diminuant l'abus des 
procédures , & réglant la forme des 
tribunaux , il laifla fubfifter le vice de 
^nt légiflations oppofées ^ & pe fit 



2^4 Essai 

qu'ébaucher un ouvrage immenfer 
qui parmi nous. attend encore le zèli 
d'un grand homme; fur ragriculture, 
qu'il connut peu les vrais principes 
qui l'encouragent , principes décou< 
verts par Sully , employés dans lei 
belles années de Henri IV, oubliés 
fous le miniflère orageux & brillant 
• de Richelieu , retrouvés enfuite par 
Fénelon , & développés avec iliccès 
dans ce fiècle , où les grands befoins [ 
font chercher les grandes refTources; 
fur le commerce , qu'il eut peut-être 
fur cet objet des vues beaucoup plus 
vaftes que folides, que fes yuts même 
étant en contradidion avec fes be- 
foins , d'un côté il vouloit le favorifèr, 
& de l'autre il le chargeoit d'entraves; 
fur les manufadures, qu'il les encou- 
ragea avec grandeur , mais ' quil fit 
quelquefois de ces arts utiles le fiéaa 
de rétrit, en immolant le laboureur à 
l'artifan; enfin fur la partie militaire , 
QUe fa pçrfeâion même nous donna 



SUR LES Eloges. i6% 
Uoe gloire éclatante 8c dangereufe , 
^'elle arma la France contre l'Eu- 
ippe y & l'Europe jcontre la France , 
i^fétrécomptr^éc & punie par trente 
zps de carnage. Âinfi ^ de quelque côté 
igttm jette les yeu^^ on voit des fuc- 
ces & des malheurs ; on voit de gran« 
des vues Sç de grandes fautes; on voit 
1( génie , mais tel qu'il efl chez les 
liommes, & fur-tout dans les objets 
de gouyerqemçnt^ toujours limité ou 
-Ijar les pa/Iions , pu pair les erreurs, 
ou par les bornes inévitables que la 
i|ature a ^flignées à toutes les çhofes 
^mûnes. 

Si on cherche à travers tant d'éclat 
^1 fut le bonheur des citoyens , on 
conyiendra que les peuple s comme les 
I^omcnçs ne peuvent être heureux que 
dans un étajc de calme , & loin des 
grands efforts que fuppofent de grands 
befoins. Il faut , pour le bonheur d'ua 
peuple, que l'induftrie foit exercée Se 
^ fait pas fatiguée i il i^ut qu'il foie 
Tome II. M 



iS6 Essai 

encouragé au travail par le travail' ! 
même; que chaque année ajoute à 
l'aifance de Tannée qui la précède; \ 
qu'il foit permis d'efpérer quand il 
n'eft pas encore permis de jouir; que 
le laboureur, en guidant fa charrue, 
puidê voir au bout de Tes filions la 
douce image du repos & de la féli- 
cité de fes enfans; que chaque portion 
qu'il cède à Tétat, luîfaffe naître Tidée 
de l'utilité publique ; que chaque por* 
tion qu'il garde^ lui a^Ture l'idée defoii 
propre bonheur; que les tréfors, pat 
des canaux faciles , retournent à celui 
qui les donne ; que les d^penfes & les 
vidoires, tout jufqu'au fang verfé, 
porte intérêt à la nation qui paye & 
qui combat; & que la juftîçe même, 
en pefant les fardeaux & les devoirs 
des peuples , n'ufe pas de fes droits 
avec rigueur , & fe laîflè fouvent at- 
tendrir par l'humanité, qui n'eft elle- 
même qu'une juftice. 
D'après ces principes, qu'on jugr 



SUR LES El0 6£S. i6j 

de la félicité réelle des peuples dans 
un règne de foixante-douze ans , où 
il y eue quarante -fîx ans de guerre. 
Ce tCcOt pas que je confonde toutes 
les époques de ce règne célèbre : la 
France fut heureufe , ou parut l'être 
jufqu'à la guerre de 1 688 ; mais après 
cette époque tout change. Je ne parle 
pas des* dernières années de ce prince ; 
je pliains tant de grandeur fuivie de 
tant de défaftres. Je répé erai feule- 
ment ce que ce roi céèbre eut la 
magnanimité de fe reprocher lui-mê- 
me en mourant^ Dans ces momens 
où tout fuit , mais où la vertu refte ; 
où les flatteries 6c les éloges de cin- 
quante années fe taifent pour laiflèr 
âever la voix de la confcience & de 
la vérité qui ne meurt pas ; où Tame 
n;anquille & courageufe pèfe dans un 
calme terrible tout ce qui a été , & 
feule avec elle-même, apprécie les 
crimes , les fuccès , les viâoires , te 
toutes ces triiles grandeurs humaines 

Mi) 



258 Essai 

qui vont la quitter; dans ces momens 
il fe reprocha d'avoir facrifié à un 
vain défîr de gloire la félicité des 
peuples. J'oppofe les remords d'un 
grand homme mourant aux éloges 
trop faflueux &c trop vains , qui quetr 
quefois lui furent prodigués pendant 
fa vie. 

Malgré fes fautes & fes malheurs , 
fon règne fera k jamais difUngué dans 
notre hiiloire , & ç'efl la plus bril^^ 
lante époque de notre nation. Tuf- 
qu'alors les François , moins grands 
que faâieux , ayant befoin d'agiter & 
d'être agités, plus capables d'un mou^ 
vement prompt & rapide que d'une 
application & de vues fuivies , n'a- 
voient encore appris à gouverner ni 
leur caraâère, ni leurs idées. U leur 
manquoit je ne fais quoi de calme qui 
arrêtât leurs forces & qui les raflèm-^ 
blât, qui les rendit utiles en les diri-* 
géant. Le gouvernement de Louis XIV 
produifît cet eifet, Çn dormant de la 



fbnfiftance à la nation , ce prince lui 
donna de la grandeur. Notre efprit 
naturel devint dd génie ; notre aâi« 
▼îté Jnquiète , de la force ; notre îm- 
pétuofité , un courage docile & ter- 
rible ; tout prît un caraâère , & Tef- 
prit national , ( car nous commençâ- 
mes alot-s à en avoir un ) formé par 
de grands exemples & de grands ob- 
jets , acquit un degré de hauteur in- 
connue jufqu'alors. Lts François , 
fous fon règne , s*honoroient d'une 
foumiflion qui les rendoit grands. Au* 
dehors , ils donnoient des loix y au- 
dedans, ils mêloient l'obéiflànce à la 
gloire. Leur nom étoit le premier de 
l'Europe. Ils furent pendant trente 
ans ce qu'euflent été les Perfes vain- 
queurs à Calamine & à Marathon , 
liniilant la grandeur de Perfépolis Se 
d'Ecbatane aux arts brillans & à la 
{x>lite(re douce & voluptueufe d'A^ 
thènes. 

On ne peut douter que cette foule 



de grands hommes qui parurent alofï; 
ne fût lé fruit d'un gouvernement at- 
tentif & éclairé. Eh ! qui ^ dans un 
pays & dans un fiècle ingrat , où 
quelquefois comme dans rancienne 
Rome , on puniroit Thonnéte homme 
de fes vertus , & Thomme de génie 
de fes talens, qui voudroit fe livrera 
des travaux pénibles & fe donner la 
peine d'être grand ? On doit favoir 
gré à Louis XIV d'avoir répandu de 
réclat fur les talens & fur les arts , 
d'avoir fu apprécier ces hommes qtie 
leur torrune rend obfcurs , mais que 
leur génie rend célèbres, qui ne font 
point deUinés par leur naiÎTance à ap- 
procher des rois , mais qui font quel- 
quefois cicft nés à honorer leur règne, 
Ainfi , après s'erre occupé de fes 
grands defîèins avec fes généraux & 
fes minirtres , ii fe délaflbit quelque- 
fois en convcrlaiu avec Racine: il or- 
donnoit cju'on repréfenrât devant lui 
les chcf:>-d'œuvre du vieux Corneille: 



iVK LES ÉLOGES. ijl 

iî fentoit de l'orgueil à fe voir fervîr 
dans fon palais par l'auteur du Mifan^ 
tropc & du Tartuffe , & donnant à 
Molière fon roi pour défenfeur , em- 
péchoit qu'une cabale d'autant plus 
terrible , qu'on y mêloit le nom de la 
vertu , n'opprimât un grand homme. 
Quel fera donc le rang que Louis 
5C I V occupera parnâ les rois ? Celui 
d'un prince qui , placé dans une époque 
où fa nation écoit capable de grandes 
chofes , fut profiter des circonftances 
fans les faire naître ; quî , avec des 
défauts, déploya néanmoins toute la 
vigueur du gouvernement ; quî , fup- 
pléant par le caraâère au génie , fut 
rafièmbler autour de lui les forces de 
fon (îècle & les diriger , ce qui efl: une 
autre efpèce de génie dans les rois ; 
qui enfin donna un grand mouve- 
ment & aux chofes & aux hommes , 
& laiffa après lui une trace forte & 
profonde. 

On Ta comparé à Augufte ; il lui 



3 



zfi Essai 

reflèmbla bien peu. Il fut comme loi 
employer les ralens , & faire fervir les 
grands hommes à fa renommée; mais 
il falloic qu'Odave fe fervlc de fes 
égaux pour fa grandeur^ & leur per- 
fjadâc qu'il avoic droit: à leurs vie* 
toires , quoiqu'il ne tint ce droit que - 
d;: leurs viâoires môme. Louis XlV» 
armé de la fouveraineté^ commandoic 
à des hommes qui lui dévoient en tri- 
but leur fang & leur génie. Tous deux 
protégèrent les lettres ; mais Augufte, 
en honorant de fa familiarité Virgile^ 
Horace & Tite - Live , honoroit des 
hommes nés tous citoyens comme 
lui : les profcriptions feules avoienc 
décidé s'ils auroient un maître, Louis 
XIV y né à la tête d'une monarchie, 
où par la conllitution de Tétat il n'y 
a de rang que celui qui eft marqué 
par les titres , Louis XIV porté par 
fon caradère même à une fierté de 
repréfcntation qui augmentoit encore 
les diftances , en rapprochant de lui 



stru lEs Eloges. 273 

les hommes de génie , fit peut-être 
phis i& pour leur gloire & pour la 
fienne. 

Si maintenant on le compare aux 
rois célèbres de notre nation, on 
trouvera qu'il fut loin de cet efprît 
vàfte & puilTant de Charlemagne: 
mais Tun déploya de grandes vues 
chez un peuple barbare ; l'autre fé- 
conda les lumières & les vues d*un 
peuple inftruit. On trouvera qu'il eut 
moins de fageife , mais plus d'éclat 
que Charles V ; moins de bonté , 
mais beaucoup plus de talens que 
Louis XIL II fut plus laborieux , plus 
appliqué , plus roi que François I ; 
mais^l n'eut point fes grâces fières & 
aimables , ni cette valeur éblouiffante 
qui parut à Marignan , & qui fit par* 
donner Pàvie. On ne le comparera 
point à Henri IV. Le mérite de Tun 
fut de rapeller toujours fa grande*: ç 
le mérite de l'autre , de faire oublier 
la fienne. 



274 Essai 

Aînfi Louis XIV eut un caraaèrt 
unique , & qui ne fut qu'à lui. Sa 
gloire ( & c'eft ce qu'il ne faut pas 
perdre de vue en le jugeant) fut 
d'avoir élevé fa nation. C'eft cette 
gloire fi rare qui juftifie fes panégy- 
riftes , & lui affure notre reconnoif- 
fance. Je voudrois donc que lorfque 
les monumens,qui ont été élevés à ce 
roi célèbre, feront détruits par le 
temps , & que ces ftatues & ces mar- 
bres menaceront de s'écrouler, on 
lui élevât alors un autre monument. 
Je voudrois qu'on le repréfentât de- 
bout & défarmé , tel qu'il étoît dans 
fa vieilleffe & peu de temps avant 
de mourir, foulant à fes pieds toutes 
les médailles de fes conquêtes: lui- 
même , au lieu d'efclaves , feroit en- 
touré de la plupart des grands hom- 
mes qui ont illuftré fon règne. Là 
on- verroit Turenne & Condé, Ca- 
tinat & Vauban; Lamoignon tiendroit 
à la main le code des ordonnances ; 



SUR LES Eloges. 17; 

Colbert , Tes plans de marine & de 
commerce; Racine s'avanceroit fur 
les pas de Corneille ; Molière & la 
Fontaine fuivroient: après eux vien- 
droienc les arciftes célèbres. Louis 
XIV paroltroit , animant tout de Tes . 
regards ; & au bas de fa fbtue la 
poftérité écriroit ces mots : /bus lui 
Us François furent grands. 




Mv\ 



^l6 EssAf 

CHAPITRE XXXIV. 

Des Panégyriques depuis la fin du 
règne de Louis Xlf^fa/qu^eni 74 *• 
D'un Eloge funèbre des Officien 
morts dans la pierre de ij/^t. 

X^^ESPRiT de panégyriques demeura 
prefqu'airoupl en France depuis 171$ 
jufqu^en 1744, c'efl-à-dire près de 
trente ans. Sous la régence , de nou- 
velles combinaifons de fortunes oc- 
cupèrent tout. D'un bout du royau- 
me à l'autre , refprit n*eat qu'une 
idée, & Tanie qu'un mouvement. On 
fe difputoit de Por & du papier. Cétoir 
une afiez grande occupation que celle 
de s'enrichir, de s'appauvrir, de s'en- 
noblir, d'acheter, de vendre, d'échan- 
ger ,de calculer , de prévoir ,& de rui- 
ner Tes créanciers ou Tes amis. On vit 
parokre beaucoup d'édits, quelques 
chanfons , & point de panégyriques. 



SUR LES Eloges. ^77 
Ajoutez, qu'il y a des caradères de 
princes qui , même avec des taîens & 
des vertus , déconcertent pour aînfi- 
dire l'éloge. On louoît fous Louis XI V, 
on plaifantoît fous le Régent. La na- 
tion gaie & légère préféroit alors un 
bon mot à cent panégyriques. D'ail- 
leurs le Régent avoit le fecret des 
hommes & des cours. Son efprit Ta- 
voît mis dans la confidence de tout ; 
il connoiflbit les petits reflbrts des 
grandes chofes , & il avoit le malheur 
de ne pouvoir être dupe de rien. Un 
phîlofophe derrière les couliflls rit 
prefque toujours des battemens de 
mains du parterre. 

Le cardinal Dubois , qui ne dut (on 
élévation qu'à la bizarrerie des cir- 
confiances , qui ne mit pas même la 
décence à la place des mœurs , & qui 
eût avili les premières places, fi jamais 
la puiflance cîhe^ les hommes pouvoit 
l'être , ne fe refpeâ:a point afièz pour 
fe faire refpeder. Malgré fon pouvoir, 
îl ne trouva point de panégyrifles. Il 
Tome IL 1 



z^i Essai 

n'en défîra pas même. Quand le faux 
enthoufiafme des éloges ne Teût point 
ennuyé , cet enthoufiafme l'eût fait 
rire ; il fe connoiffoit. II eut ce mépris 
de l'opinion publique , qui eft le der- 
nier vice dans un particulier, & le der- 
nier crime dans un homme puiflànt. 
Après lui , on ne travailla pas cla- 
vantage dans le même genre , mais 
pour d'autres raifons. Le cardinal de 
Fleuri fut modefte & fini pie. Il eut 
l'ambition de Féconomie & de la paix, 
deux chofes qui font le bonheur des 
états , mais qui n'ébranlent point les 
imaginations. Il, ne cherchoît point à 
éblouir les hommes pour les fubju- 
guer ; il n'abufoit point pour fe faire 
craindre. D'ailleurs il n'étoit plus dans 
rage où les paffions inquiètes & arden- 
tes veulent occuper fortement les 
âmes. Il gouverna fans biiuit , ne remua 
rien , & content d'être abfolu, ne cher- 
cha ni le fafte du pouvoir, ni le fafte 
des éloges : tout fut caUne çoouneluL 



î 



SUR LES Eloges. 17^ 

Vers 1744, les efprits changèrent» 
D sVnivrit une grande fcène en Eu- 
rope. Les dépouilles de là maifon d'Au» 
triche- à partager^ la France & l'Ef- 
pagne unies contre TAngleterre, la 
Hollande , la Sardaigne & l'Empire , 
une guerre importante , un jeune rôî 
qui fe montra à la tête de fes armées , 
les préfages de refpérance , les vœux 
des courtifans , enfin l'éclat des con- 
quêtes & des vîâoires , & le caraôère 
général de la nation , à qui il eft bien 
plus aifé de ne pas fortir du repos que 
de s'arrêrer dans fon mouvement , 
tout donna aux efprits une forre d'ac- 
tivité qu'ils n'avoient point eue peut- 
être depuis Louis XIV. La maladîe 
du roi & fa convalefcence achevèrerr 
d'enflammer le zèle. On vit renaître 
les éloges en foule. Tous les talens 
s'exercèrent. La poéfie rentra dans 
fon ancienne fonâion , celle de louer. 
L'ode ranima fon enthoufiafnie pref- 
qu'éteint; on fur pathétique ouplai- 



&to Essai 

fant dans des épirres ; où ticha ds 
mettre de la grandeur (ans ennui dahs 
des poèmes. On prononça avec pompe 
des difcours éloquens , ou qui deroient 
rétre. Chaque jour yoyoit naître fc j 
mourir des éloges nouveaux, en profe, ] 
en vers , gais , férieux ^ harmonieux te 
brillans , ou durs & fans couleur, tous 
furs d'être tus un jour , & malheureu- 
fement la plupart prefqu'aufTi furs d'é« 
tre oubliés le lendemain. Dans cette 
foule y il y eut pourtant des ouvrages 
qui furent diftingués , & qui le méri« 
tèrent. Il y en eut , quoîqu'en petit 
nombre , où le génie féconda le zèle. 
Je n'en citerai que deux , que le nom 
feul de ieur auteur fufBroît pour ren- 
dre célèbres. L'un eft le panégj^iquc 
de Louis XV, & l'aurre l'éloge funè- 
bre des officiers morts dans la guerre 
de 174T. L'auteur de Mahomet & de 
Z lire , le chantre de Henri IV , l'hif- 
torîen de Charles XII & de T ouisXTV, 
voulut dans CCS deux ouvrages celé- 



stji. ISS Eloces; xtt 

-fbrer des événemens quiJntéreflbienC 
]a France & l'Europe , & honorer tour-^ 
à-toui- le prifice & les fujets. 

Le panégyrique du roi eft fondé fui 
les faits qui fe font paffês depuis 1744 
jufqu'en 1748 ; & cette époque , com- 
me on fait, fut celle de nos viâoires; 
Ce qu'il n'eft pas inutile de remarquer, 
c'eft que l'auteur fe cacha pour louer 
fon prince , comme Tenvie fe cache 
pour calomnier. Mais les grands pein^ 
très n'ont pas befoin de mettre leurs 
noms à leurs tableaux ; celui - ci fut 
reconnu à fon coloris facile & brillant, 
à certains traits qui peignent les na- 
tions & les honmies , & fur-tout au 
caraâère de philofophie &. d*huma- 
nité répandu dans tout le cours de 
l'ouvrage. 

On peut remarquer une différence 
fingulière entre ce panégyrique & ce- 
lui de Louis XI V par Péliffon. Pé- 
Kflbn eft prefque toujours orateur , & 
Ton voit qu'il veut l'être. Le panégy* 



tifte de louîs XV tie l'eft jamais t it 
femble éviter Téloquence comme Tau- : 
tre paroît la chercher. Son ftyle tou- 
jours élégant & noble s'élève au-deffus 
du ftyle ordinaire de Thiftoire; maid 
' il ne fe permet nulle part ces mouve- 
mens , ces tours périodiques & har- 
monieux , qui femblent donner plus 
d'appareil aux idées & un air plus ini« 
pofant au difcours. Peut-être cette 
différence eft-elle feulement l'ouvrage 
du goût. Sans doute le panégyrifte a 
penfé que toute efpèce d'éloquence a 
un peu de fafte , & que lorfque les 
événemens ont de la grandeur , le 
ton doit être fimple. Peut-être auffi 
cette différence tient-elle à celle des 
fiicles. Tout peuple qui commence à 
avoir des orateurs, fe paffîonne pour 
un art qu'il ne connoifloîr peint en- 
core. Ai'nfî fous lou's XIV on met- 
toît un grand prix à l'éloquence. H»» 
rangue , compliment , fermon , tout 
ce qui appartenoit ou fembloitappat' 



f 

l SUR LES ËLOGES. ^^ 

\ tenir au ftylc & aux formes oratoires^ 
' fixoit rattention. Parru qu'on ne lit 
plus , avoir alors des admîrareurs : 
c'étoît la premicre curîofité d'un peu- 
ple éronné de fes richelTes , & qui eii 
jouir avec l'empreflement que donne 
une fortune nouvelle. Il y a d'ailleurs , 
comme nous avons vu dans chaque 
époque , un certain niveau que pren- 
nent les efprits^ les anies, les mœurs, 
la langue ^ le ftyle même : tout tend 
vers ce niveau & s'en rapproche. Sous 
un règne où tout avoît une certaine 
pompe , où le fouveraîn en impofoît 
par la dignité , & où l'admiration pu- 
blique , fentiment prefque habituel » 
devoit élever les expreflîons comme 
tés idées, il femble que la manière 
oratoire devoit être plus à la mode 
qu'un ftyle moins foutenu , & par 
conféquent niôins rapproché de la 
dignité du maître. Placez deux ora- 
teurs , l'un à la cour d'un roi de Perfe, 
l'autre à celle d'un roi de Sparte ^ il 



\î^ SSSAZ 

faudra qae leur (lyle foît diffêr( 
Péo-4fapeu les imaginations en Frai 
fe calmèrent , la direâion des efpril 
changea , & la réflexion qui médin) 
prit la place de renthouiîafme qdl 
fent. Alors s^élevèrent deux écrivain^ 
d'Un ordre diflingué , mais nés roui 
deux avec cette jufteiTe qui analyfe b 
qui raifonne y bien plus qu'avec la cha* 
leur qui fait les orateurs & les poètes' 
Fontenclle & la Mothe, en donnant i 
le ton à notre littéfature , fireiit conn 
me tous les légiflatenrs; ils donrèrenc - 
des loix d'après leur caraâèrd Ainfl 
prefque par-tout ils fubftituèrent fa 
finefle à la grandeur , & des beautés 
fages & tranquilles aux beautés d'indh ' 
gination & de mouvement. Alors od ' 
s'éloigna plus que jamais du ton de 
rétoquence. D^autres càufeS qui agif» 
foient en même temps ^ développèrent 
chez la nation l'efprit philofophîque, 
qui devînt peu-à-peu fefprit général 
Ctt efprit qui 4i&ute toujours avant 



BVJL LES Eloges. %%{ 

iger y & qui efl: fans cçfleiur fca 
ss , p<irçe qu'il craint la^ Airprife 
ntiment , fie la loi aux orateurs 
.e. Dans la première époque, Té- 
n\ce s'étoit quelquefois glilfêe 
des genres qui n'écoient pas faits 

elle ; dans la féconde , elle crati 
pre(que de fe montrer dans les 
es qui fembloient être le plus do 
refibrr. 

^ grands hommes même ohéiC^ 
jufqu'à un certain point à leut 
e ; mais en lui cédant , ils le diri* 
y & mêlant leur génie au goût 
inant , ils le réforment. Le pané- 
que de Louis ^ V , comme nous 
ins dit , offre donc peu de ces 
ités qy'on a coutume de chercher 
; les orateurs ; mais elles font rem« 
ées par d'autres. On y trouve 
forte d'éloquence aufïï perfua- 

& plus douce, réloquence des 
i préfentés avec autant de fimpli- 

^ue dç uohkSk ^ & les réflexioa^ 



%%6 Essai 

d'un philofophe toujours jointes à 

feqiibilité d'un citoyen. 

L'éloge funèbre de^ officiers 
d*un gisnre différent : le flyle en 
plus oratoire p & la philofophie p 
forte. L'idée feule de célébrer tous, 
citoyens morts pour la patrie, 
une idée grande & noble , & malh< 
reufement neuve parmi nous. » Po 
99 quoi , dit l'orateur , nous renfern 
>idans l'ufage de ne célébrer api 
9 leur mort que ceux qui , ayant i 
M donnés en fpeâacle au monde | 
9' leur élévation , ont été fatigués d'< 

9J cens pendant leur vie ? Ne rc 

99 dra-t-on jamais qu'à la dignité , c 
» devoirs û intéreflàqs & fi cher 
»> quand ils font rendus à la perfonn 
99 fi vains quand ils ne font qu*u 
»> partie néceflaire d'une pompe f 
» nèbre? Du moins s'il faut célébi 
M toujours ceux qui ont été grand 
99 réveillons quelquefois la cendre i 
iÊ ceux qui ont été utiles. 



SUR LES Eloges, %Zj 

II s'élève enfuite avec une éloquencQ 

leine de vigueur contre le fléau de 1^ 

|ierr&, i» cbntre cette rage deftruc-» 

rive qui change, die -il, en bétes 

féroces des hommes nés poqr vivre 

en frères; contre ces déprédations 

atroces ; contre ces cruautés qui fonç 

de la terre un féjour de brigandage, 

un horrible & vafte tombeau. La 

violation des traités les plus folem* 

nels , la baflèfTe des fraudes qui pré-r 

cèdent Thorreur des guerres , la 

hardiefTe des calomnies qui rem- 

plillènt les déclarations, l'infamie 

des rapines , punies par le dernier 

fupplice dans les particuliers , Se 

louées dans les chefs des nations , 

le viol , le larcin , le faccagement t 

}es banqueroutes & la misère de 

mille commerçans ruinés , leurs fa-* 

milles errantes qui mendient vaines 

> nient leur pain à la porte des|)ubli- 

» cains enrichis par ces dévastations 

» même ; voilà , die l'orateur , uns 



A'SS Essai 

«»fbible partie des crimes que 1 
«» guerre entraîne après elle; & tou 
nces .crimçs font commis fans r& 

9 mords Des bords du Pô ju( 

4» qu'à ceux du Danube, on bénit .d( 
n tous côtés , au nom du même DieUj 
^ ces drapeaux fous lefquels marchent 
» des millions de meurtriers mercé-* 
» naires ». L'orateur peint cette mult 
titude féroce dont on fe lert pouc 
changer la deftinée des empires. Il 
fait voir le foldat arraché de fes cam^ 
pagnes , les quittant par un efprit de 
débauche &.de rapine , changeant de 
maîtres, s'expofant à un fupplice la* 
fâme pour un léger intérêt, combat? 
tant quelquefois contre fa patrie, ré- 
pandant fans remords le fang de fes 
concitoyens , & fur le champ de car* 
nage attendant avec avidité le mo- 
ment où il pourra de fes mains fan- 
glaotes arracher aux mourons quel- 
ques malheureufes dépouilles qui lui 
bat jbieotôc enlevées par d'autres 

ififlîng- 



SUR LES Eloges. 2S9 
nains. A ce tableau il oppofe celui 
defofficier françois^ « Idolâtre de fon 

■ honneur & de celui de fon fouve- 
9 rain ; bravant de fang-froid la mort, 
• a¥ec toutes les raifons d'aimer la 

Hi yie; quittant gaiement les délices de 
nia fociété pour des fatigues qui font 
» frémir la nature ; humain , gêné- 

■ reux, compaciflant y tandis que la 
» barbarie étincelle de rage autour de 
» lui; lié pour les douceurs de la fo« 
» ciété , comme pour les dangers de la 
» guerre ; auflî poli que fier; orné fou- 
» vent par la culture des lettres , Se 
n plus encore par les grâces de Tefprit. 

Il parcourt enfuite rapidement nos 
viâoires , nos exploits & nos pertes. 
Il célèbre cette brave nobleffe qui par- 
tout a verfé fon fang pour Tétat *• Il 



♦ C*eft W qu'on trouve le mot d'un jeune 
Arienne qui ayant le bras fracaffé au combat 
d'Eziles y monjte encore à l'efîalade en difant , 
il m*en nfte encan un autre four mon Roi & ma 

Tome IL N 



290 Essai 

peint de la manière la plus toucli 
la douleur des pères , des fils , 
époufes & des mères : mais en n: 
temps il s^élève avec indignation 
tre la frivolité barbare de ces î 
rîtes , qui incapables d'être i 
par tout ce qui attendrit les î 
nobles & fetifibles, avides de la 1 
rable gloire que donne un bon i 
ingrats avec légèreté, au milieu 
feftins & des fêtes , prodiguent 
raillerie infultante à ceux qui ont < 
battu & font morts pour eux. ] 
vite nos guerriers « à ne pas pre 

patrie : celui de M. de Luccaux , qui bl< 
deux coups , afFoibli de perdant Ton fang 
cria 5 // n€ s'agit pas de confcrver fa vie , i 
tn rendre les r s fies utiles : celui du Marq 
Beauveau , qui percé d'un coup morcel , 
toaré de feMftn ^«t fe difptttoimt l'ho 
de Ife porter , leur difoit d'une voix expii 
mes amis ^ alle[ ou vous êtes nécejfaires ^ 
combattre , & laijfe^-moi mourir, \\ fau< 
4*écrie l'orateur, il faudioit ctre ftupide p< 
pas aàmi^ei ^ ik l>arbare poux n'ê^ejpas att 



surlzsEloges. 291 
• dans roifiyeté voluptueufe des vil^ 

> les , cette habitude cruelle & trop 
» commune de répandre un air de dé^ 

> rifion fur ce qu'il y a de plus glorieux 

> dans la vie , & de plus affreux dans la 
» mort. Ah! ditrorateur^voudroient- 
*ils s'avilir ainfi eux-mêmes, & flé- 
» trir ce qu'ils ont tant d'intérêt d'ho- 
» norer î »» 

Enfin cet ouvrage éloquent eft ter- 
nûné par un morceau plein de la fen- 
Gbilité la plus tendre fur la mort de 
M. de Vauvenargues , Capitaine au 
régiment du Roi , & auteur de l'ex- 
cellent livre de VintroduSion à la 
zonnoijpance de Vefprit humain. Ce 
livre , 011 les idées morales font fou- 
irent profondes , oîi l'exprellion eft 
quelquefois négligée, mais vigoureufe, 
3Î1 l'on voit par-tout une ame pleine 
d'humanité jointe à un caraâère plein 
ie force , peut à plufieurs é/,ards être 
:omparé à nos meilleurs livres de 
aiprale. JU a une plus grande étendue 

Nii 



i^t Essai 

d'ides que la Rochefoucault. II n'a 
point le rour original , fort & rapide 
de la Bruyère , mais il peint fouvent 
par de grands traits rhomme que la 
Bruyère n'a peint que par les ridicules 
te les foiblefle.s. S'il n*a pas l'éloquence 
& la fublimité de Pafcal , il n^a pas 
non plus cette philofophie ardente Se 
fombre qu'on lui a juftement repro« 
chée : celle de Vauvenargues eft plus 
douce ; elle tend la main à Thomme, 
le raflure & l'élève. Ce philofophq 
fenfîble avoit à peine trente ans quand 
il mourut. 

» Tu n'es plus, s'écrie l'orateur; tu 
ï9 n'es plus , ô douce efpérance du refte 
9» de mes jours ! O ami rendre! la re-r 
f» traite de Prague , pendant trente 
» lieues de glace , jetta dans ton fein 
» les femences de la mort , que mes 
« triftes yeux ont vu depuis fe déve- 
» lopper. Familiarifé avec le trépas , 
»f tu le fentis approcher avec cette in- 
9> différence que les philofophes s'ef? 



StriL LES E£t>«ES. 293 

* forçoient jadis ou d'acquérir, ou de 
> montrer. Accablé de foufFranccs , 

* privé de la vue , perdant chaque 
to jour une partie de toi - même , ce 
*> n'étoic que par un excès de vertu 
» que tu n'étais point malheureux ; & 
9 Cette Vertu ne te coûtoit point d'ef- 
jifort. Je t'ai vu toujours le plus inr 
» fortuné des hommes , & le plus tran- 

* quille »». Et après avoir parlé de fon 
goût y de fa philofophie & de fon élo*- 
quence , il ajoute : » comment avois- 
» tu pris un efibr (î hautxlans le fiècle 
to des petitefles? & comment la fim^ 
» plicité d*un enfant timide couvroit- 
» elle cette profondeur & cette force 
» dé génie? Je fentirai long -temps 
s> avec amertume le prix de ton ami- 
f» tié. A peine en ai-je goûté les char- 
» mes, non pas de cette amitié vaine 
» qui naît dans les vains plaifirs , qui 
••s'envole avec eux , & dont on a tou- 
n jours à fe plaindre j mais de cette 

Niij 



S94 Essai 

» amitié fblide & courageufe , la plus 

» rare des vertus. 

L'orateur nous apprend enfuite que 
c'eft le deflèin d'élever un monument 
à la cendre de Ton ami y qui lui a fait 
entreprendre cet' ouvrage ; & il finit 
^r une réflexion trifte » mais vraie. 
» Mon cœur rempli de toi , dit- il, a 
» cherché cette confolation , fans pré- 
» voir comment ce difcours fera reçu 
M par la malignité humaine , qui , à 
i> la vérité » épargne d*ordinatre les 
»> morts y mais qui quelquefois auffi 
M infulce à leurs cendres , quand c'eft 
3) un prétexte de plus de déchirer les 
i> vivans. 

Cet éloge funèbre doit être mis au 
sang des ouvrages éloquens de notre 
langue. Le commencement eft d'une 
élévation tranquille & d'une raajefté 
fîmple. La fuite eft un mélange de rai« 
fon & de (ènfîbilité , de douceur 6c de 
force : c'eft le fentiment qui fait iof» 



SUR LES Eloges. 19$ 

traire , c'efl la philofophie qui faic 
parler à Tame. Toute la fin.refpire le 
charme de l'amitié , & porte Tim- 
preflion de cette mélancolie douce 8c 
cendre » qui quelquefois accompagne 
le génie , & qu'on retrouve en foi- 
it}ême avec plaifir , foit dans ces mo- 
mens , qui ne font que trop communs, 
ob l'on a à fe plaindre dé Tinjudice des 
honlmes; foit lorfque bleffée dans l'in^ 
térêt le plus cher , celui de Tamitié ou 
de l'amour , l'ame fuit dans la folitude 
pour aller vivre & converfer avec elle- 
inéme; foit quand la maladie &c Iz lan- 
gueur attaquant des organes foibles ^ 
délicats , mettent une efpèce de voile 
entre nous & la nature ; ou lorfqu'a- 
près avoir perdu des perfonncs ^u^ 
4\>n aimoit; pieitic de la ten^te ëmo* 
tion de fa douleur y on jette uq regard 
languifTantfur le monde, qui nous pa- 
roit alors défert , parce que pour Pâme 
fenfible il n'y a d'êtres vivans que ceux 
qui lui répondent. 



29^ Essai 

En quittant cet éloge funèbre des 
ofEciers, fait par un homme célèbre, 
il eft impofTible de ne pas former tm 
fouhaît avec Torateur , c*eft que U 
coutume qui étoit autrefois établie à 
Athènes, le fut aufTi parmi nous. Puif- 
que la guerre durera autant que les in« 
téréts & les paflîons humaines; puif- 
que les peuples feront toujours en« 
tr'eux dans cet état fauvage de na* 
ture, où la force ne reconnok d'autre 
juftice que le meurtre , il importe à 
tous les gouvernemens d'honorer la 
valeur. Nons avons une école où la 
jeune Noblefle deftinée à la guerre, 
eft élevée. C'eft dans cette maifon que 
devroic être prononcé l'éloge des 
guerriers morts pour l'état. A la fin 
de chaque campagne , ou du moini 
de chaque guerre, on inftitueroit une 
fête publique pour célébrer la mé- 
moire de ces braves citoyens. La 
falle , ou le temple deftiné à cette fète, 
feroitorné de trophées & de drapeaux 



SXJTL LUS EtOGtS. 197 

tnlevés fur Hennenii. Les chefs de la 
Noblefle^ les chefs des armées , les of-* 
ficiers députés de tous les régi mens , 
les foldats même qui auroienc mérité 

[ * cette diftinâion , y ferôient invités. 

! Et pourquoi le fouveraîn lui-même , 
le fiJuveraîn qui repréfente la patrie , 
& qui partage avec elle la reconnoif- 
fance du fang qu'on a verfé pour elle , 
n'affifteroît-il pas à cftce cérémonie 
augufte ? Nos rois ne dédaigneroienc 
pas d'honorer dans le tombeau ceux 
qui, en mourant, n*ont voulu-quel- 
quefoîs d'autre récompenfe qu'un de 
leurs regards. Les hommes de lettres 
les plus diftingués brigueroient à 
Penvi l'honneur de prononcer cet 
éloge funèbre. Chacun , à l'exemple 
de Périclès & de Platon , voudroit cé- 
lébrer les défenfeurs & les vidimes 
honorables de Térat, On citeroit les 
grandes adions ; on citeroit cette 
foule de traits qui , dans le cours d'une 
campagne ou d'une guerre , échap- 



âçS Essai 

petit à des héros que fouvent on ne 
connoiflbit point ; car il efl des hom- 
mes qui , fimples & peu remarqués 
dans l'ufage ordinaire de la vie, dé- 
ploient dans les grands dangers un* 
grand caraâère, & révèlent tout-à- 
coup le fecrct de leur ame, Orf itn- 
mortaliferoit des prodiges de valeur 
que fouvent la jaloufie étouffe , & 
que bientôt ingratitude oublie. On 
/endroit juftice aides officiers obfcurs » 
à qui il eft plus aifé de facrifier leur 
vie que d'obtenir la gloire. Souvent 
même l'orateur prononceroit devant 
le fouverain le nom de (impies foldats; 
il célébreroit en eux une forte d'hé- 
roïfme inculte & fauvage , qui ùàt de 
grandes chofes avec naïveté , & qui 
étonne quelquefois les autres fans fe 
connoître lui-même. Mais (î en rap- 
pellant le fouvenir de ces batailles , 
monumens'de deuil & de grandeur, (i 
en retraçant les aâions ôç la mort de 
tant de guerriers , oa voyoit une larme 



SUR LES Eloges. 199 

s^fehapper de Toeil du fouverain; fi 
l'ojTâteur, s'interrompant tout-à-conp, 
la faifoit remarquer à la jeune Noblefiè 
qui recoure, croit-on qu'un jour dans 
les combats elle n'eût pas fans ceiSè 
préfent le fpedacle qui Teût frappée 
dans fon enfance ? On ofe dire qu'unç 
pareille infticution ièroir utile à Tétac 
& au prince. L'officier en deviendroic 
plus grand : le foldat même n'oferoit 
plus fe aoire avili dans fon obfcurité; 
il fauroit que pour afpir er à la renom- 
mée il fuffit d être brave , & qu'elle 
n'eft plus , comme les honneurs , le 
patrimoine exclufîf de celui qui a de 
la fortune & des aïeux. 




Nvj 



;oo Essai 






CH A PITRE XXXV. 

Des Eloges des Gens de Lettres & des 
Savons. De quelques Auteurs du 
jei[Ume Jièclt qui en ont écrit 
parmi nous. 

JN ovs dvons vu dans refpacc de 
près^de Tingt-cinq fiècles que nous' 
venons de parcourir , la louange pref- 
«pje toujours accordée à la force. 
Nous avons vu les panégyriftes le 
plus fouvent au pied des trônes, dans 
les cabinets des Miniflres , fur les 
champs de bataille des Conquérans , 
fur la tombe de tous les hommes 
puiflànts y vertueux ou coupables , 
utiles ou inutiles à la patrie. Nous 
avons vu des orateurs pleurant fur des 
cendres viles; le crime honoré par 
Péloge; l'efclave louant en efclave, 
& remerciant de la pefanteur de fes 
fers ; l'intérêt dîâant des menfonges 
à la Renommée ; & (^autorité croyant 



sun LES Eloges. 301 
uTurper la gloire , & la hûffci& croyant 
la do9fien A la fia on a conçu qu'il 
étoit quelquefois permis de louer ce 
.qui étoit utile fans être ppiffant. Il y a 
des hommes, grands pendant qu'ils 
vivent) & qui ne font pas toujouis 
sûrs de Têtre après la mort. Il y en « 
d'autres obfcurs pendant la vie , dç 
grands dès qu'ils ne font plus. San$ 
autre autorité que celle de leur génie , 
ils s'occupent fur la terre à faire tout 
le bien qu'ils peuvent. Leur but eft de 
perfedionner non pas uji homme , 
mais le gehre-humain* Ils tâchent d'é- 
tendre & d'agrandir la raifon univer- 
felle ; de reculer les limites de toutes 
les connoifFances ; d'élever la nature 
morale, de dompter & d'affujettir à 
l'homme la nature phyfique; d'établir 
pour nos befoins une correfpondance 
entre les cieux & la terre , entre la 
terre & les mers , entre leur fiècle 6c 
les (iècles qui ne font plus, ou ceux 
qui feront un jour; de contribuer 3 



3(01 CssAi 

s'il eft poflible , à la félicité publii 
par la réunion des lumières , oor 
ceux qui gouvemeht y travailleni 
la réunion des forces. Ils font les I: 
faiceurs , & , pour ainfi dire , les 1< 
lateurs de la fociété. En Anglete 
en Italie , en France , en Efpagn( 
Rufïie , à la Chine , tous ces homi 
fans fe connoître & fans s'être 
animés du même efprit , fuivci 
même plan. Ils meurent , & 
penfées reftent. Leur cendre d 
roît , Ôckur ame circule encore 
le monde. Ceux qui leur fuccèden 
prennent leurs travaux où ils leî 
laiffés. Pendant leur vie , la pli 
exiftent féparés de la foule , méd 
tandis qu'on ravage, & occupés à 
fer fur ce globe que l'avarice & 
bition bouleverfent. L'Envie deb 
côté d'eux les obferve ; la Calo 
les outrage; tourmentés à propo 
qu'ils font grands , on met que 
fois le malheur k côté du géni 



SUR LES Eloges, jb^ 
frmble , quand ils ne font plus, qu'on 
devroic du moins rendre quelque hon* 
iieur à leurs cendres. On ne rifque 
rien alors; ils n en . fauroient jouir. 
Mais cet ufage , pendant des fiècles , 
o*a été établi chez aucun peuple. Il a 
âilu trois mille ans , pour que les 
hommes appriflènc qu'un homme ver- 
tueux , qui a pafle foixante ans à s'inf- 
truire & à éclairer fon pays, pourroic 
bien aufli mériter quelque reconnoif- 
fance du genre- humain. 

Avant la fondation des académies 
en Europe , il y eut quelques exemples 
d'éloges funèbres prononcés en l'hon- 
neur des gens de lettres. Mais ces 
exemples furent donnés fur- tout en 
Italie & dans les univerfités d'Alle- 
magne. Le célèbre Mélandon , mort 
en 1 560, & l'un des hommes les. plus 
favans de fon (iècle , reçut les mêmes 
honneurs qu'un rede de flatterie ou de 
refpeft prodigue au pouvoir qui n'eft 
plus. Mélanâon^ quoiqu'ami de Lu- 



394 Essai 

.thef y &penfanr comme lui, écoit mo^ 
déré ; & quoique chef de feue , tfétcnt 
point fanatique. II fut un exemplefrap- 
pant du pouvoir des circonftancesfur 
Thomme. Paffionné pour le repos ft 
pour les lettres, toute fa vie fut orageu- 
fe. Il haiïToit les difputes, & il pafla qua- 
rante ans à difputer & à écrire. Mal- 
gré fa modération , il eut une réputa- 
tion éclatante. Plufieurs Rois défirè- 
rent de le voir & de l'entendre. Las 
des contradidions & des querelles, il 
•fe confola de mourir: On prononça en ] 
fon honneur à Wittemberg & à Ta- 
binge un grand nombre d'oraifons fu- 
nèbres, où Ton célébra des vertus qui 
Tavoient fait aimer , & des talens qui 
ne Pavoient point rendu heureux. 

Du Peirefc, confeiller au parlement 
d'Aîx, né en 1580, & mort en 1637, 
obtint après fa mort des diftinâions 
encore plus éclatantes. Son mérite fut 
d'avoir la paflion des lettres & des an- 
tiquités y comme d'autres ont Tambî- 



SVJL tE$ iSftOGtSé 3rO) 
tibn de là fortune ou d^s grandeurs* 
La phyfîque , l'hifloire naturelle^ les 
hngues , les médailles , les monuniervs, 
Fjfiftoire, les arts, il avoît tout em- 
braflë» & avoit des connoîflances fur 
tout. Il étoît en commerce avec les 
iâvans de toutes les parties du monde. 
Sa bibliothèque , dans un temps où il 
y en avqit peu , & où les livres n'é- 
roienc pas encore un luxe, fut ouverte 
it tous ceux qui vouloient s'inflruire; 
& i| communiquoit non - feulement 
fes livres & fes lumières , mais fa for-- 
tune. Ses revenus éroient employés à 
encourager des talens pauvres , à faire 
des expériences utiles , à acheter des 
monumens rares , à récompenfer des 
découvertes , ou à des voyages entre- 
pris pour perfedionner des connoif- 
. fances. Jamais peut-être cet Augufte 
a vanté, & les trois quarts & demi des 
^Ibuverains n'ont autant fait pour les 
.progrès des arts. Ce feroit un exem- 
ple à préfenter , je ne dis pas feulement 



^o6 Essai 

aux Prînces; mais à une- foule de d* 
toyens qui embarrafKs de leur opa- 
Icnce, prodiguent leurs rîchefles en 
bâtîmens , en luxe , en chevaux , en 
fuperfluités auflî éclatantes que ruî- 
neofes, rranfportent des terres, ap- 
planîflent des montagnes, font re- 
monter des eaux , tourmentent la na« 
'éure , conflruifent pour abattre , & 
abattent pour reconftruîre , fc cor- 
rompent & corrompent une nation i 
achètent avec des millions des ploifirs 
de quelques mois , Se dans quelques 
années échangent leur fortune , contre 
de la pauvreté , des ridicules & de h 
honte. Du Peirefc , beaucoup moins 
riche , fut employer fes richefles avec 
grandeur. L'emploi qu'il en fit , le 
rendit aufTi célèbre que fes connoif- 
fances. Son oraifon funèbre fut pro- 
noncée à Rome , avec la plus grande 
pompe. La falle étoit tendue de noir, 
& fon bu fie éroft placé dans un lieu 
éicvé. On publia en fon honneur une 



stJïiiEs Eloges. 307 
quantité prodigieufe d'éloges. II y en 
eue , dit-on , en quarante idiomes ^ ou 
langues différentes. N^oublions pas de 
remarquer que ce François fî refpedé 
dans toute l'Europe , étoit aflèz peu 
cpnnu en France. 

Quelquefois aufll on a vu parnii 
Aous le même enthoufiafnie ou le mé^ 
me zèle. Nous avons déjà cité Texen^ 
j>le de Ronfard en 1585 ; & tout le 
monde fait comment les cendres de 
Defcartes furent reçues à Paris. On 
compofa Ton oraifon funèbre , & elle 
eût été prononcée fans un ordre de la 
Cour, qui arriva au moment même où 
on étoit affemblé pour Tenrendre. La 
cçndre de Defcartes fut privée de cet 
Jionneur : mais il refta à ce François 
célèbre le maufolée qui lui fut élevé à 
Stockolm;.il lui reda fon nom , fa 
gloire, l'admiration de TEurope, & 
ce qui dans la fuite l'honora encore 
plus, le filence de Nêisrton ^. qui ja.- 
4nais ne prgnonça fon nom dans itfi 
ouvrage. 



3o8 Essai 

Dès le feîzîème fiècle hotfs eutlMl-i 
des éloges des iavans, mais écrits til 
latin: c'éroit alors , comme, nous Ta* 
vons déjà vu , la langue univerfelle dcfc 
arts. Londres, Florence & Paris n'a*- 
voient point encore aflèz de dignité 
pour valo r Rome & Athènes. On au- 
Teît cru déroger , en parlant une lâQ* 
gue q«i n*avoit pas deux mille ani 
d'antiquité. D'ailleurs il falloir bieû 
mettre un grand prix à ce qu'on avoit 
étudié toute fa vie ; & ceux qui afpi- 
roient à la renommée ^ ou qui avoient 
Torgueil plus grand de la donner aux \ 
autres , fe croyoient sûrs d'être im- 
mortels , parce que Cicéron, Démof* 
thène 8c Tacite i'étoient. 

On peut fc rappeller que Paul Jove; 
dans fon livre des Hommes illuflrts, 
compofa les éloges de prefque tous 
ceux qui contribuèrent à la renaiflance 
des lettres. Cet exemple donné par 
un Milanais /fut fuivi dans prefque 
toutes les WUes d'Italie, k delà ea 



f 



SVK. i^Es Eloges. 309 

rângleterre, en Efpagne, en AUema- 
tpe, en Flandre 6c dans tous les Paysi* 
Ibas», 

* Janas Niçius Erithrxus , ou Jean Roflî , 
;B0ble Romain , mort en 1647 ^ a' donné UHe 
' bite de tableaux des hommes illuilres. Il a ot& 
tu Italie £ûre Téloge d Antonio de Dominis, 
fondami^é par Tlnquliicion , & qui à l'âge de 
foizante-quacre ans finit fa vie dans les feis. 
Ceft ce marne Antonio qui avant Defcartes 
aroijc çxpliqu^ pai la réfradign le méchaniûne 
éc rarcrenH:ie|. 

Nicolo Troppi a fait coAOQitre les EcrivaifiS 
-^elaylile deNaples. 
, Bumaldji» & Alidofi ceux de fiologafif 

}[^renzo CraiTo , ceux de Venife. 

Raphaël Sop^ani, §c Michel Juflmiaai, ccui 
de Gçnes. 

Pocciantio & Luc Ferriai , ceux de Florence» 

Philippe Thomafini ^ tous les favaus dp Pa^ 

donc, 

Donatus Calvus , ceux de Beigaxn^. 

Scipion Maffei, ceux de Vérone. 
Ghilini & Impériali , les hommes de lettre^ 
les f lus Ëuneux de i'IuiUe iadiftLaftciaeiKt ' 



jiô Essai 

Parmi nous , deux hommes dans lé 
même fiècle fe diftinguèrent dans le 
même genre , Papire Maflbn, & Scé-' 
vole de Ste. Marche. Le premier, né- 
en I $44. , & more en 1 61 1 , fut tour-à- 
tour jéiuite y avocat , hiftorien , anoa« 

Pancirollo , les Jarifconfultes les plas ce* 
lébrâs. 

Nicolas Antonio , les Ecrivains d'Efpagne. 

Melchior Adam , tous les Philofophes ^Tô« 
rifconfulces , Médecins , & hommes de letuei 
qa*avoIt produits TAllemagne dans les Ceaièxae 
6c dix-feptième fiècies. 

Valère André , Swertius ou Svert , êc Aubeit 
Le Mire, ceux d'Anvers & de tous les Pay^bas. 

Locrius , les Ecrivains de l'Arcoîs. 

• David Czuictinger , les hommes de lettres de 
la Hongrie. 

• Enfin Pitféus , Baléus, & Léland, tous tioif 
Anglois /8c à peu-pi*^ du feizième ficelé , Ici 
Savans les plus illuftres <\ue l'Angleterre avoît 
produits jufqu*à ce temps-là. 

Il faut convenir de bonne foi que tous ces ou- 
vrages en forme d'éloges ou autrement^ offrent 
iceuxq^tti les lifent^ beaucoup plus de recher* 
ches que d'btérét. Rien n'y eft vivant» Ce &U 
its tombcaox od te^oCeic des morts^ 



SUR LES Eloges. 311 
Me , panégyrifte , commentateur & 
géographe. Il a mérité que M. de Thou 
ait écrit fa vie , & que Perraut ait fait 
ibh éloge. :Aux mœurs Ie.&flus douces 
îf joignit le favoir le plus profond. Il 
a compofë un volume-d'éloges , parmi 
lefqueis on diftingue ceux de plufieurs 
favans célèbres, tant étrangers que 
françois. Mais ce qu'il nefaut pas ou- 
blier, c'eft que cet homme qui avoir de 
la douceur dans le caraâère > comme, 
de la grâce dans le ftyle, & qui avoir été 
témoin de la S.Banhelémi en France, 
dans des phrafes élégantes Se harmo* 
nieufes , en parle non^feulemeDC avec 
tranquillité , mais avec éloge. 

Scévole de S te. Marthe , né en 
i^36&morten 1623, naquit &mou- 
rut dans cette même ville de Loudun^ 
où onze ans après, Urbain Grandi^r^! 
par arrêt de Laubardemont & fur.Ist 
dépofition d'Aftaroth & d'Afmodée 
devoit être traîné dans les flammes; 
U fotpréfiden&iSc-créiQriec de^J^rancD 



1» ' ^ • IBssài 
à^dfcim , flt de {dus orateur ,p 
jiMMbofuké I hiOorien ; ferrit 
qÉttfè Roisr, fdt^r le poînc i 
«ftciéidHr idfEttc fdos Henri IW 
iHkaLfMàme «c l^toitié de Heur 
ib xKfUflgMi aux Etats de Bloi 
Ibii courage , à raflTemblée des 
blés de Rouen par fes lumières , 
une place dincendant des finaiici 
fim intégrité i &: mêla toute i 
Caâirîcé'OQiiiageufe des «flaires 
fgétt 4es lettres que llgnoran 
.fijglqucfaU la prérenrion ealpini 
qoeles vcais hwnniïs d'Etat eîBîr 
éc qui dontie etîcore 'pfus de reflî 
dincrépidité aux âmes nobles, 
connoit fon poëme fur la ma 
d'éleyer & de nourrir les enfar 
|)erceau; ourrage oik la plus c 
ptiéfie relevée ks idées les plus ru 
Ses éloges ne font pas à beau 
prèsaufli connus ,.&. méritent f 
taat de Tétre* H » a compofé en^ 
eenfc^àaïamfi jditifi^: ea crois li 



SUR LES ELOGSS. 31) 

Bc tous confacrés à ceux qui dans le 
feizièpie (ièch , ou même dans les 
liècles précédens , ont honoré la 
France par leurs ralens ou leurs lu- 
mières, ^(^aucogp de ces noms font 
aujourd'hui peu connue , mais il y en 
a encore de célèbres. Ce font , pour 
ainfi dire , nos premiers titres de no* 
bleflê: & on les revoit avec le même 
plaifîr y que nous voyons dans des ga^ 
leries antiques , les vieux portraits de 
Qos ancêtres, L^i fè trouvçnt toutes 
les efpèces de mérite différentes, 
. Des favans d^ns les langues 3 tels 
qu'Adrien Turnèbe , un des critiques 
les plus éclairés de fon fîècle ; GuiU 
laume Budé , qu'Erafmç nommoit le 
prodige de la France, & dont il eut la 
foibleflTe ou l'orgueil d'être jaloux , qui 
paflbit pour écrire en grec à Paris 
comme on eût écrit à Athènes , & qui 
malgré ce tort ou ce mérite , fut am- 
bafiadeur, maitre des requêtes & pré^ 
]rôc des m^rçlian4s5 jLongueil au0i 



3tz Essai 

à Poitiers , & de plus orateur , poëre; 
jurtfconfulte , hiftorien ; fervit fous 
quatre Rois , fuc fur le point d*étre 
fecrétaire cfcfitat fous Henri 111 , m'é* 
rira Teftime & Tamitié de Henri IV; 
fe diftingna aux Etats de Biois par 
Ibci courage , à l'aflemblée des nota- 
bles de Rouen par fes lumières , daos 
une place d'intendant des finances par 
fon intégrité ; & mêla toute fa rie 
l'aâivité-'courageufe des affaires, à ce 
goût des lettres que Tignorance & 
quelquefois la prévention calomnient, 
que les vrais hommes d'Etat eftiment, 
& qui donne encore plus de refibrt & 
d'intrépidité aux âmes nobles. On 
connoit Ton poème fur la manière 
d^élever & de nourrir les enfans au 
berceau ; ouvrage oil la plus douce 
poéfie relève les idées les plus riantes. 
Sts éloges ne font pas à beaucoup 
près auflfl connus , & méritent pourt- 
taat de Tétre. Il en a compofé enviroa 
cent quarante diviii^ en croîs livres, 

9c 



SUR LES ELOGSS. 31) 

Il totis confacf és à ceux qui dans le 
feizièpie fièch , ou même dans les 
iiècles précédens , ont honoré la 
France par leurs talens ou leurs lu- 
imères; ^(^^ucoup de ces noms font 
aujourd'hui peu connue , mais il y en 
a encore de célèbres. Ce font , pour 
ainfi dire , nos premiers titres de no* 
bleilè'. & on les revoit avec le Qiéme 
plaifir y que nous voyons dans des ga^ 
leries antiques , les vieux portraits de 
9QS ancêtres, L^i ie trouvçnt toutes 
les efpèces de mérite différentes. 
, Des favans dsns les langues 3 tels 
qu'Adrien Turnèbe , un des critiques 
les plus éclairés de fon fîècle; GuiU 
laume Budé , qu Erafmç nonimoit le 
prodige de la France , & dont il eut la 
foibleffe ou Forgqeil d'être jaloux, qui 
paiToit pour écrire en grec à Paris 
comme on eût écrit à Athènes , & qui 
malgré ce tort pu ce mérite , fut am- 
baffadeur, maître des requêtes & pré- 
jrôt des m^çhanc)$5 l^ongueil au0i 






314 Essai 

éloquent en latin que les Bembe àc leê 
Sadolet, & mort à trente -deux ans 
comme un voyageur tranquille qui 
annonce Ton départ à fes amis ; Robert 
& Henri Etienne qui ne fe bornoient 
pas ^ dans leur commerce , à trafiquer 
des 'penfées des hommes , mais qui 
inftruifoient eux-mêmes leur fiède: 
Muret , exilé de France , & comblé 
d'honneurs en Italie ; Jules Scaliger, 
qui defcendu d'une famille de fou* 
verains , exerça la médecine, embraflSi 
touces les ibicnces , fut naturaliftei 
phyficien , poëte & orateur, & foutint 
plufieurs démêlés avec ce célèbre Car^ 
dan, toiir-à-tour philofophe hardi & 
fuperftitieux imbécillc; Jofeph Scali- 
ger fon fils, qui fut diftingué de fbn 
père , comme l'érudition Tcft du gé- 
nie; & ce Ramus , condamné par arrêt 
du parlement, parce qu'il avoir le cou- 
rage & l'efprit de ne pas penfer com- 
me Ariftore , & aflafliné à la St. Bar- 
thelenw , parée qu'il étoit célèbre , 



SUE LES Eloges. 31^ 

êc que fès ennemis , ou Tes rivaux » ne 

j rétoient pas. 

^ Des jurifconfultes comme Bau* 
douiOy Duaren & Hotman, commen- 
tateurs de ces loix romaines fi nécef^ 
fiiires à des peuples barbares qui com- 
mençoient à étudier des mots, & 
n'avoient point de loix ; d*Argentré., 
d'une des plus anciennes maifons de 
Bretagne , & auteur d'un excellent ou- 
vrage fur la coutume de fa province; 
Tiraqueau, qui eut près de trente en* 
fens, & compofa près de trente vo- 
lumes î Pierre Pithou , qui défendit 
contre Rome les libertés de l'églife 
de France , qui dçvroient être celles 
de toutes les égUfes -y Bodin , auteur 
4'un livre que Montefquieu n'a pas 

^ 0iit oublier ; enfin Cu jas & Dumoulin ^ 
tous deux perfécutés , & tous deux 
hommes de génie, dont Pun a faifi 
dans touie fon étendue le véritable es- 
prit des loîx de Rome, & l'autre a 
trouvé un fil dans le labyrinthe inh; 

Oij 



^16 Essai 1 

menfe de nos coutumes barbares. 

Parmi les poètes , Clément Marot, 
Saint- Gelais, Dubartas & Ronfardjà . 
^i il n*a manqué qu'un autre (lède. 

Parmi les médecins , Fernel *. 

Parmi les hiftoriens , le fameux 
deThou , & ce Philippe de Coniincs 
qui eut le double ma! heur d^étre aimé 
de Louis XI, & d'efTuyer l'ingratitude 
de Louis XIL 

D'autres écrivains dans difFérens 
genres, tels qu*Amiot, traduâeur de 
Plucarque , & grand aumônier de 
France; Marguerite de Valois, célè- 
bre par fa beauté comme par fon ef- 
prit , rivale de Bocace , & aïeule de 
Henri IV; & ce Rabelais , qui joua la 
folie pour faire pafTcr la raifon ; & ce 
Montagne , qui fut phi!ofophc avec fi 
peu de fafle, & peignit Tes idées avec 
tant d'imagination. 

^ Premier Médecin de Henri II 6c de Carhe* 
jrine de Médicis. I| jouic d*ujie r^f u(anoo iç\n% 
t$Ul(C« 



strs. IBS EfioG£s: %tj 

Enfin des hommes qui hoDoroient 
de grandes places par de grandes lu* 
mières , tels que le cardinal d'Oflàt ^ 
k prélîdent Brifibn ; & ce Harlay , in* 
trépide foutien des loix parmi les cri«» 
mes * ; & ce THopital , poète , jurif- 
confulte y légiflateur & grand homme, 
qui empêcha en France le fléau de 
Pinqutfition ; qui parloit d'humanité à 
Catherine de Médicis , & d'amour des 
peuples à Charles IX; qui fut exclu 
du Confeil, parce qu'il combattoit Tin* 
juftice; qui facrifia fa dignité , parce 
qu'il ne pouvoir plus être utile; qui à 
la St. Barthelemi vit prefque les poi* 
gnards des aflallins levés fur lui , & à 
qui d'autres fateliites étant venus an- 
noncer que la Cour lui pardonnoit^ je 
ne croyois pas , dit-il d'un air calme, 

♦ Achille de Harlay , premier Prcfidenc , né 
en ijî^ , mort en i6i6. Ceft lui qui fit cette 
Gàmeufe réponfe aux chefs de la Ligue , mon 
ame dfi à Dieu , mon coeur eft au Roi , mon corps 
M ppuvoir d€s méçhans^ 

Oiij 



ji* Essai 

avoir rien fait dans ma vie qui mé- 
ritât un pardon. 

Voilà les noms les plus célèbres 
que Ton trouve dans les éloges de 
Sainte-Marthe. Ces éloges font très* 
courts ; les plus longs n'ont pas plus 
de trois pages » & il y en a beaucoup 
qui en ont moins. Ils ne contiennent 
aucuns détails , & prefque point de 
faits hiftoriques. Envifagés de ce côté, 
ce font plutôt des portraits que des 
éloges. Le flyle en eft doux , élégant 
& harmonieux , quelquefois même élo- 
quent , mais plus d'une éloquence de 
fenfîbilité que de mouvement. Il fem^ 
ble qu'on eft dans un cabinet de mé- 
dailles que Ton parcourt , & qu'un 
homme qui a éré le contemporain & 
l'ami de tous ces grands hommes , en 
vous montrant leur figure , vous parle 
d'eux avec cet intérêt tendre que don- 
nent Teftime & l'amitié. L'un d'eux, 
fur -tout, avoit éré l'ami de Sainte- 
Marthe. Ils avoient vécu quarante ans 



Sun tES ËtOGES. 319 

dans l'uoion la plus étroite. L'orateur 
fe plaint, en comtnençant fon éloge > 
da ce qu'il rend un fi trifte devoir à 
un ami y dont il anroit voulu n'être 
point réparé y même à la mort ; & en 
finiflânt , il s'écrie dans la manière an- 
tique : yy Je te falue , ombre vertueufe ! 
> reçois ce long & dernier adieu de 
» ton ami. Je vais attendre que l'Etre 
^ iuprémc , que nous adorions tous 
,i> deuz^ me rappelle aufli à lui; & 
-s» alors mon ombre ira rejoindre la 
» tienne, & la rejoindra fans trouble 
^ & fans regret. 




Oi? 



^xc Essai 



CHAPITRE XXXVL 

Des Eloges académiques ; des Elô^ 
ges des Savans par M. âe Fonte^^ 
nelle ,ù de quelques autres. 

V^UAND on eat une fois donné 
Pexemple de louer ceux qui cultivent 
la philofophie &c les arts, cee exemple 
fut fuivi. luts hommes imitent tout, 
même le bien. A rfnftitution des zcstr 
demies en France , il fut réglé qtfon 
prononceroit Téloge de chaque aca- 
démicien après fa mort. Cet ufage, 
ou cette loi , a eu , comme tout , fes 
approbateurs & fes cenfeurs. L^s pre- 
miers regardent ces- éloges comme 
une juflice rendue à des citoyens uti-* 
les, ou qui ont voulu l'être; comme 
une manière de plus d'honorer les 
arts; comme un objet d*émulatioa 
pour le talent j comme un tribut de 
Tamitié entre des hommes qui ont été 



sun LES Eloges. 3x1 
unis par le défit de s'inftruire; comme 
des matériaux pour Thiftoire de Tef- 
prit humain; enfin comme un encou« 
ragement & une leçon qui apprennent 
aux citoyens de toutes les clafles que 
le mérite peut quelquefois tenir lieu de 
fortune & attirer auffi le refpeâ. Mais 
d'un autre côté , il y a des hommes 
qui n^nt pas reçu de Dieu la patience 
d'entendre louer , & que le mot feul 
d'éloge fatigue. Ces gens-là voudroient 
qu'on ne louât rien , & ils ont leurs 
raifons. D'autres , toujours agités & 
toujours oififs , & qui pafiiènt labo- 
rieufement leur vie à ne rien faire , 
veulent qu'on ne loue jamais que des 
fervices importans rendus à l'état. N'y 
auroit-il pas encore des hommes qui, 
malgré leur orgueil , Tentant leur foi* 
blefi[è, haïflTent par inftind les lumiè- 
res qui les jugent , & ne peuvent con- 
fentir à entendre louer ceux qu'ils ef- 
timent trop pour ofer précendre à 
leur efUme î Mais , pour le grand n.on>* 

Oy 



^1% Essai 

brc même , il n'eft que trop vrai que 
des éloges multipliés font fàtiguans. 
Je fuis las d'entendre répéter lejufit 
Arifiide , difoit un payfan d*Athènes; 
& rhiftoire de ce payfan eft pr«fque 
celle du genre humain. Dans un pays 
où Ton eil plus frappé d'un ridicule 
que d'une chofe utile , on ne doit point 
aifément pardonner Téloge. Dans ob 
fiècle où il y a beaucoup de préten- 
tions cachées y on doit fou vent le con- 
tredire. Il y a une foule d'hommes 
qui, fans avouer aux autres leur fe- 
cret , & fans trop fe Tavouer à eux- 
mêmes , fe mettent , fans qu'on s'en 
doute , aux premières places. S'ils 
n'ont rien fait, ilsfe pcrfuadent que 
le génie les attend , & que pour être 
célèbres il ne leur manque que la vo- 
lonté. S'ils ont fait des efforts , fie 
qu'ils n'aient pas réufli, ils ne man- 
quent pas . d'appeller à leur fecours 
Finjuflice du fiècle. Tons ceux qu'on 
loue femblent les reculer d'un rang , ou 



StTR LIS EtOGtS, 313 

les heurter en les approchant de trop 
près, Ce voifînage les importune , & 
ilsle.repouflent. D'ailleurs ceux qui 
.célèbrent, vont toujours un peu au- 
delà du butt On aggrandit quelquefois 
ce qui a été médiocre. Le public, qui 
en général n aime point à croire aux 
grands hommes , rit de ces créations 
oouyelles , & fe moque égdement de 
Tapothéofe &: de celui qui Ta faite. 
Il faudroit donc dans ces fortes d'ou- 
vrages tâcher de n'être jamais ni au- 
defllis , niau-deflbus de la vérité. Exa- 
gérer la louange , c'eft t affoiblir ; mais 
aulii refufer de rendre juftice à un 
homme eftimable , par la crainte quel- 
quefois de déplaire à des hommes 
puiilans , ce feroit le comble de l'avi- 
^flèment ; & il y en a des exemples. 
Aurcfte, il èft également difficile & 
d'infpirer au public une admiration 
qu'il n'a pas, & de lui ôter celle qu'il 
a. De ces deux projets , Tun le fait 
rire, & l'autre l'indigne. 



.3H •"• ils A^i ^- ^• 

Les âàges de VAcààéaâitVnAçMi^ 
tons compofés par desinaiiis <fif6- 
renttSi portent «hacuo hiCâriftèffe 
de îeuc aofear; Ainfi réloge dé^ta M»- 
the prooorieé par Fonteoellè , m téS- 
•iemble poinr du coûc k Pélpge êa 
grand Corneille prononcé par Raonr; 
ni celui de Dc^réaux par ValinciMi:, 
ou de Péliflbn par Fénèlon, à cehri de 
• Boflueç par le cardinal de l^oltgnac. fl 
en eft de même de tous tes antres. Flé- 
- chier louoit ^n antithèfes , la Brayèrt 
en. portraits^ MafTiUon en images > 
Montcfquîeu en éptgranimes , & ^al^- 
tcur de Télémaque en phrafes tendces 
& harmonieufes. 

M. De Boze , niédaillîfte , antiquaire, 
& de plus écrivain corred & facile , a 
compofé trois volumes d'éloges pro- 
noncés dans Tacadémie des infcrîp- 
tions , dont il étoît fecrétaire. Le mé- 
rite de ces éloges eft d'être (impies & 
naturels. Peut-être aujôurd*buf ^ette 
fimpUclté çarottroit trop uniforriMi 



5VR tes ElOeiS. 315 

te ce naturel ne ferait point allez pt« 
quant. La plupart des leâeursfant des 
Sibarites ufés: il leur faut de nouveaux 
plaifirs. Si on ne les réveille pas , on 
les endort. On peut être froidement 
ejlimable, & n'être point lu. 

Je m'arrête peu fur tous ces éloges ^ 
pour venir à ceux de Fontenelle, Sa 
grande célébrité dans ce genre eu auflî 
ntéritée que connue. On a de lui près 
de foixante &dix éloges qu^il pro- 
nonça dans Tefpace de quarante ans. 
Ce recueil eft un des plus beaux mo- 
numens qui ait été élevé en Thonneur 
des fciences, & Tun des ouvrages qui 
laîflent le plus dans refprît le fenti- 
ment de fon élévation & de fa force. 
Tous les objets dont on s'y occupe 
«font jgrands , & en même temps font 
utiles. Ceft l'empire des connoiffan- 
ces humaines. C'eft là que vous voyez 
paroltre tour-à-tour la Géométrie qui 
analyfe les grandeurs , & ouvre à la 
Phylique les portes de la nature ; TAlr 



gèbrei dpèce jdé langoê qui rcpf^ 
fm un figtie une fuite innofiibrail 
t^MiBf ei^ccf de guide qui m 
m bttti^eau fur4es:yew> Ce ^qui 
l«s ks nuages pourfuit^ficana 
qu'il ne coimolc pas; rAflrooomi 
mcfiiré le foleil , compte les mo 
ftpde.çenr foikante-cinq millio 
lieuesLlire des lignes de cômmi 
cion àvecrhofliline^ la Géographi 
tfonnott la terre par les cieuz ; 1 
vigarion, qui demande fa rout< 
fatcAlf tes de f upiter , & que ces ; 
guident tn s'écltpfant ; la Manœi 
qui , par le calcul des réfiflances i 
forces, apprend à marcher fu 
mers y la fcience des eaux^ qui me 
fépare, unit , fait voyager , fait i 
ter, fait defcendre les fleuves , i 
travaille pour ainfi dire de la ma 
rhomme ; le Génie, qui fert dai 
combats ; la Méchanique , qui n 
plie les forces par le mouvemen 
les arts par îinduArie , & fous 



SUR LES Eloges. 317 
mains ftupides crée des prodiges ; 
rOptique > qui donne à l'homme un 
nouveau fens , comme la méchaniquo 
lui donne de nouveaux bras ; enfin les 
fciences qui s'occupent untquemenc 
de notre confervation ; l'Anatomîe ^ 
par rétude des corps organifés & fen- 
iGbles; la Botanique , par celle des vé- 
gétaux i la Chymie, par la décompofi- 
tion des liqueurs , des minéraux &c des 
plantes ; & la fcience aufli dangereufe 
-que fublime, qui naît des trois enfen> 
ble , & qui applique leurs lumières 
réunies aux maux phyfiques qui nous 
défolent. Tels font les magnifiques 
objets fur lefquels roulent ces éloges 
favans. Vous y voyez Thomme dans 
les cieux , fur les mers , dans les pro- 
fondeurs des mines ; l'homme bâtîf- 
fant des palais , perçant des monta- 
gnes y creufant des canaux , élevant 
des remparts , remuant la nature, & 
faifant fervîr tous les êtres à fes be- 
ibins , à fa défenfe , à fes plaiiirs , à fes 



3i8 Essai 

lumières* II fèmble qu'on foit admis 
dans Tattelier du génie ^ qui travaille 
en filence à perfeâionner la fociété , 
Thomme & la terre, 
r Si maintenant vous paflêz aux h6m« 
mes même , à qui nous devons ces 
connoiflances , un autre fpedacle vieoc 
s'ofFrir. Vous les voyez prefque tous, 
nés avec une efpèce d'inftinâ qui fe 
déclare dès le berceau , 6c les entraîne. 
C'eftrénigmedela nature: qui pourra 
Texpliquer ? Vous voyez les parens 
calculant la fortune , contredire le 
génie , & le génie indomptable fur- 
nionter tout. Les uns nés dans la pau- 
vreté , ou fe précipitant dans une in- 
digence volontaire, aiment mieux re- 
noncer à fubfifter qu'à s'inflruire ; les 
autres, nés dans ce qu'on appelle un 
rang , bravent la molleffe & la honte, 
& ont le double courage & de deve- 
nir favans & de l'avouer. Il en eft qui 
fe font formés en parcourant l'Eu- 
rope ^ il en e(l dont la penfée folitaire 



SUR LES Eloges. 319 

& profonde n'a vécu qu'avec elle-» 
même. Leibnirz ne peut fentîr de bor- 
M% qui le reflerrenti il embraflè tout 
ce que Pefprit humain peut penfer; 
mais le plus grand nombre s'empare 
éhjtn objet auquel il s'attache, & au* 
tour duquel il tourne fans ceflè. Ici , 
c'eft l'efprtt original & ardent y là ^ 
Pefprit de difcuflion & d'une fage len- 
teur. Celui-ci a le fecret de fes forces » 
Ôc marche avec audace ; celui-là, pour 
affermir tous fes pas , lés calcule. En- 
-fin* vous voyez ces hommes extraor- 
-dinaires fe faire prefque fous un ré- 
gime pour la penfée , ménager avec 
économie toutes leurs force? , & quel- 
ques uns même, par la vie la plus auf- 
tère , s'affranchir autant qu'ils le peu- 
vent de l'empire des fens^ pour que 
leur ame , dès qu'ils l'appellent , fe 
trouve indépendante & libre. Si vous 
tes comparez par leur état , vous trou- 
veis dans cette lide des militaires qui 
ôac uni les fcienœs ayec les armes; 



33<^ Essai 

dés médecins qui , forcés d'être irtf- 
truies pour n'être pas coupables^ au* 
tant par devoir que par génie , font 
devenus grands; des Religieux qui » 
privés par leur état même de toutts 
les pafTions ^ s*en font fait une doot 
Faâivité a redoublé par le retranche- 
jment des autres; enfin un certain nom- 
bre d'hommes qui , jaloux d'être li- 
bres.» n'ont voulu pour eux d'autre 
état que celui de s'inflruire , &: d'autre 
rang que celui d^éclairer. 
* Si vous examinez leur ame » ils s'of- 
frent prefque tous défintérelTés & no- 
bles , ou ne daignait pas appeller la 
fortune y ou la dédaignant même 
quand elle va à eux ; les uns ayant 
une pauvreté ferme & coiirageufe, les 
autres retranchant aux befoins pour 
donner aux bienfaits , & dans leur 
médiocrité aflez riches pour être gé- 
néreux. Vous en voyez plulieurs paf- 
fionnés pour l'étude , & indifférens 
pour la gloire ; éloignés de cette o^ 



SVH LCS El06£S. 3jt 

itation qui eft toujours une foi* 
;fle; ne s'appercevant pas même 
ce qu^ils font , ce qui eft la vraie 
>deftie ; honorant leurs bienfai-^ 
irs ^ louant leurs rivaux , ailèz 
rs pour faire du bien à leurs enne* 
:s. Vous en voyez quelques-uns or- 
s des grâces qui dans le monde 
ic pardonner les vertus. Mais ce 
i fait le caraâère du plus grand 
mbre , ce font toutes les qualités 
e donne l'habitude de vivre plus 
se les livres qu'avec les hommes; 
veux dire des mœurs, les fentimens 
la nature ; cette candeur fi éloignée 
toute efpèce d'art; cette bonne- 
. de caraâère qui agit d'après les 
ofes, non d'après les conventions^ 
ne fonge jamais à prendre fon avan-> 
l^e avec les hommes ; une fimplicité 
i conrrafte fi bien avec le défir éter- 
1 d'occuper de foi , vice des cœurs 
•ids & des âmes vuides; l'ignorance 
prefque tout , hors des chofes uti« 
& grandes 3 une policefle qui quel*, 



53^ EàsAî 

quefois néglige les dehors , ttiais <fA 
au lieu d'être ou un calcul fin d*amôur 
J)ropre ^ ou une vanité puérile , ou 
une faufilé barbare, eft tout fimplc- 
taettt de Thumanité; enfin cette tran- 
quillité d'anle , qui ayant apprécié 
tout , & n'eflimant dans ce fonge de 
la vie que ce qui mérite de Tétre; 
c*cft-à-dîre bien peu de chofes, ne fe 
paiïionne pour rien , & fe trouve au« 
defTus des agitations & des foibleflès; 
Maintenant fi vous confîdérez ces 
éloges du côté du mérite de Técrî- 
vain , ce mérite eft connu. On fait 
que Fontenelle eft le premier qui ait 
orné les fciences des grâces de Tîma* 
gination. Mais , comme il le dit lut' 
même , il eft très -difficile d*embellir 
ce qui ne doit l'être que jufqu'à un 
certain degré. Un taâ très - fin , & 
pour lequel refprit ne fuffit pas, a pu 
feul lui indiquer cette mefure. Fon- 
tenelle a fur - tout cette clarté , qui 
dans les fujets philofophiques eft la 



SUR LES Eloges. 333 

première des grâces. Son art de pré* 
(enter les objets , eft pour refprîr ce 
que le télefcope eft pour l'œil de Tob* 
fervateur : il abrège les diftances. 
L'homme peu inftruit voit une fur-» 
fece d'idées qui Tintéreflè ; Thomme 
favant découvre la profondeur cachée 
fous cette furface. Ainfi il donne des 
idées à l'un , & réveille les idées de 
Tautre. Pour la partie morale, Fonte-» 
nellea l'air d'un philofophe qui con- 
noîc les hommes , qui Içs .obferve , 
qui les craint, qui quelquefois les mé* 
prife , mais qui ne trahit fon fecret qii*4 
demi. Prefque toujours il gliflè à côté 
lies préjugés , fe tenant à la diftance 
qu'il faut pour que les uns lui rendent 
juftice , & que les autres ne lui en faf- 
fent pas un crime. II ne compromet 
^ point la raifpn , ne la montre que de 
loin , mais la montre toujours. A re- 
gard de fa manière , car il en a une , 
Ja fineflè & la grâce y dominent , 
comme on (»%, bi^n plus^uela&r^e^ 



334 KssÀi 

Il n'efl point éloquent , ne doit 8c ne 
veut point l'être , mais il attache & il 
plait. D'autres relèvent les chofesconv 
niunes par des expreflions nobles: lui, 
prefque toujours , peint les grandes 
chofes fous des images familières. 
Cette manière peut être critiquée i 
mais elle eft piquante. D'abord elle 
donne le plàifir de la furprife par le 
contrafte>& par les nouveaux rapports 
qu'elle découvre. Enfuite on aime à 
voir un tjomme qui n*e(l pas étonné 
des grandes chofes ; ce point de vue 
fenible nous aggrandir. Peut - être 
même lui favons-nous gré de ne pas 
nous vouloir forcer à l'admiration , 
fentiment qui nous accufe toujours 
un peu ou d'ignorance ou de foibleflè. 
On a beaucoup parlé de l'efprit de 
Fontenelle. Ce genre d'efprit ne pa* 
roit nulle part autant que dans ks élo* 
ges. Il confîfle prefque toujours dans 
des allufîons jfînes , ou à des traits 
à^biûxÂtt connus, ou à des préjugéf 



I 



s un LES Et 6 ES. 33) 

état &: de rang , ou aux mœurs pu- 
iques , ou au caraâère de la nation ^ 
1 à des foibleflès fecrettes de Thom- 
€„ à des misères qu'on fe déguife, 
des prétentions qu'on ne s'avoue 
is. Il indique d'un mot toute la lo« 
[que d'une padion. Il met une vertu 
i contrafte avec une foibleflè qui 
jelquefois paroît y toucher, mais 
a'il en détache! Il joint prefque tou- 
mrs à un éloge fin une critique dé-f- 
ée, Il a l'air de contredire une vérité, 
: il rétablit en paroifTant la coFnbsrr<i- 
•c. II fait voir ou qu'une chofe dont 
n s*étonne étoit commune , 09 
u'une chofe dont on ne s'étonne pas 
toit rare. Il crée des relTemblances 
u'on n'avoir point v.ues ; il faifîtdeîi 
ifFérences qui avoient échappé.. JEn-^ 
n prefque tout fon art eft de furpreiv- 
re , & il réuflît prefque toujours. Eti 
énéral ^ il fait entendre beaucoup do 
hofes qu'il ne dit pas; & cette coni- 
afiçc^.tju'it reut bien avoir dans^Jn» 



tiS ' Ètskt 

famières d^autnil , eft une fl 
éàtoitt pour fbn leâeur. 
- Je fais bien que ce genre d^ 
^ fxoofé des critiques ; mais fan 
ciifer enctèremenr , on peut di 
ce caraâère de beautés conve 
F<Hitenelle, comme il y a des p 
qui embelliflent certaines femn 
qui fiéroient mal à d'autres. Ui 
▼aia ne peut «lanquer de plaire , 
il eft lui , c'eft-à-dire quand Ton 
idl aflbrti ;à fpn caraâère , mérii 
nrejqu'oa ne penfe. Fontene 
pouvoit être que ce qu'il fut. Pi 
pmes paffionnées , il n'exifle d 
nature que de grandes mafiês 
ce qui eft fin diTparolt : mais h 
fours tranquille, & à la diftanc 
ÊiObit de tout , av^oit 16 loifîr d' 
Ter les nuances , & de les peindr 
le même caraâère , il devoit fi 
vn plan rationné de boqheur. I 
fentoir bien à inftruire » mais î 
ioic plaire. Il ne metisoic alles < 



SUR LES Eloges. 337 

rét ni à la vérité , ni aux hommes , 
pour fe compromettre : il ne devoir 
donc jamais préfenter la vérité avec 
chaleur; &fon fyftême devoir être de 
la laiflcr entrevoir plutôt que de la dire. 
De là ce ftyle prefque toujours à demi- 
voilé , & toutes ces énigmes de mo- 
rale , auffî ingénieufes que piquantes. 
Les lumières générales durent contri- 
buer encore à ce ftyle. Plus un fiècle 
a d*efprit , plus on peut fupprimer 
d'idées. II faut alors plus de réfultats 
que de détails. De là une foule de 
traits courts & précis , femblables à 
ces compofitions chymiques qui, fous 
un très - petit volume , renferment 
le fruit d'un grand nombre d'ana- 
lyfes. 

On fe tromperoit pourtant fi oh 
croyoît qu'il n'y a dans les éloges de 
Fontenelle que ces beautés fines & 
délicates. On en trouve aufii d'un 
.genre plus relevé , & faites pour con- 
tenter le goût le plus auftère ; telles 
* Tome IL P 



33* Essai 

font les idées générales répandues fur 
chaque fcience , fur leur origine, leur 
progrès, leur but, les moyens de. les 
perfedionner, leur liaifon & les points 
de communication par où elles fc 
touchent. On citera toujours le ta- 
bleau de la police de Paris comme un 
morceau très-éloquent , non pas à la 
vérité de cette éloquence de Tame qui 
remue , mais de celle de refprit,qui fait 
voir & préfenter un grand objet fous 
toutes fes faces *. 



♦ Les plus eftimés & les plus connus de ces 
éloges font ceux de M. d'Argenfon , du Czar 
Pierre , du Maréchal de Vauban , de Newton Se 
de Leibnicz. On peut y joindre , quoique dans 
un ordre un peu inférieur , ceux de Tournefbrt, 
de Boerhaave , de Mallebranche , du Marquis 
de l'Hôpital , du grand Caflîni 3 de Renau qoi 
eut le mérite ou le malheur d*inventer les ga« 
liottes à bombes ; de Hombeig , premier mé- 
decin 9c cbymifte du duc d^Orléans Régent ; du 
Êimeuz géographe de Lifle , qui raccourcit la 
mci Méditeuaftéc de }oo lieaes ^ ôc V4l6c 40 



SUR LES Eloges. 339 
Enfin on peut remarquer , à la 
gloire de Fontenelle, que parmi tous 
ceux dont il a fait I*éloge on ne trouve 
que des hommes vraiment elHmables. 
On remarquera encore qu'il refufa de 
fcMier €eux qui, après avoir recherché 
la diftindion d'une place dans l'aca- 
démie des fcîences , négligèrent en- 
fuite , ou par indifférence , ou par 
d'autres motifs, la place qu'ils avoient 
.obtenue , dédaignant un devoir qui 
les honoroit, & prefqu'inconnus à la 
Compagnie qui avoit bien voulu 'les 
^idopter. Fontenelle penfoit que pour 
mériter un l5loge , il ne fuffifoit pas 
d'avoir ait infcrire Ton nom dans une 
lifte ; que les hommes du plus grand 
nom, quand ils ne portoîent pas des 
lumières dans une Compagnie favante, 

joo ; Se de Ruifch, célèbre anatomifte Hollan- 
dois, avec qui le Cxar Fierre pafToit des jourc 
entiers poar admirer ou pour s*iiiftniire, & dont 
le cabîaet fat ttao(porté de La Haye à Pétec^ 
Ibpius, 

PlJ 



340 Essai 

dévoient du moins y porter du zèle; 
que des titres feuls ne peuvent ho- 
norer un corps où Ton compte les 
Caflîni , les Leibnîtz & les Newton ; 
& qu^enfin , s^il y a des lieux où un 
rang & des dignités fuffîfent pour que 
la flatterie foit toujours prête à pro- 
diguer l'éloge, ce n'eft pas à une Com- 
pagnie de philofophes à donner cet 
exemple. Il avoit donc alors le cou- 
rage de fe taire ; & il feroit à fouhaiier 
que dans les mêmes occafions on ren- 
dît'toujours la même juftice. 

Il n'entre point dans mon plan de 
parler de tous ceux qui du temps de 
Fonrenelle , ou après lui , ont écrit 
dans le même genre. Ce dérail feroit 
immenfe & peu utile. Si le public les 
connoît , c'eft à lui à les apprécier; 
s'il ne les connoît point , ils le foni 
déjà. Qu'il me foit permis feulemeni 
de m'arrêter fur les éloges de Mon- 
tefquieu , de l'abbé Terraflbn , de 
Bernouilli & de Dumarfais. Cojnfinw 



SUR LE RELOGES. 34X 

ils ont un caradère qui leur eft pro- 
pre , & que leur auteur n'a voulu imi- 
ter ni Fontenelle , ni perfonne ^ ils 
xnéthcm d'être diftingués ici comme 
ils Tont été par le public. Ce qui ca- 
radérife l'auteur de ces éloges, c*eft^ 
une philofophie pleine de fermeté^ & 
quelquefois de hauteur ; une anie qui 
ne craint pas de fe montrer , qui o(e 
afficher fon eftime ou fa haine , qui ne 
bleflè point les convenances , mais 
qui en ôtant à la vérité ce qu'elle a de 
révoltant, lui laifTe tout ce qu'elle a 
de noble ; un efprit à la fois fage & • 
profond ; l'étendue des idées jointe à " 
la méthode ; un ftyle précis qui n'orne 
point fa penfée, qui ne l'étend pas, 
dont la clarté fait le développement, 
& dont la parure eft la force ; & quel- 
quefois l'art de faifir le ridicule & de 
le peindre avec toute la vigueur que 
donne le mépris , quand ce mépris eft 
commandé par la raifon. Il eft aifé de 
voir en quoi l'auteur de ces nouveaux 

Piii 



^^1 E s »A I 

éloges diffère de^ontenelle. La diffé- 
rence de leur manière vient de celle 
de leur ame. Si on a comparé Tun ï 
Pline , on peut avec plus de raifon 
comparer l'autre à Tacite. II en a la 
marche , fouvent la profondeur ; & 
réloge de Montefquîeu rappelle en 
plus d*un endroit l'éloge d'AgricoIa. 
Je ne puis finir cet article fur les 
éloges des gens de lettres & des fa- 
vans , fans parler encore d'un ouvrage 
de ce genre, qui porte à la fois rem- 
preînte d'une imagination forte te 
d'un cœur fenfible ; ouvrage plein de 
chaleur & de défordre , d'enthoufiafnie 
& d'idées , qui tantôt refpire une mé- 
lancolie tendre, & tantôt un fentiment 
énergique & profond; ouvrage qui 
doit révolter certaines âmes & en 
paflionner d'autres , & qui ne peut être 
médiocrement ni critiqué,ni fenti.C'eft 
I éloge de Richardfon ; ou plutôt ce 
n'eft point un éloge, c'eft une hymne. 
L'orateur reflèiuble à ces grands-pré- 



s V R L fi s Ë L O G Ë s. 34) 

î très antiques qui , à la lueur du feu 
; facréy parloient au peuple aux pieds 
t de la ftatue de leur divinité. En Técou^ 
tant, l'enthoufîaftne fe communique: 
le fentiment ^ quoiqu*exagéré , paroîc 
vrai. Ce mélange d'imagination & de 
l philofophie, de fenfibilité & de force , 
[ CCS exprefîîons tantôt fi énergiques & 
tantôt fi fimples , ces invocations û 
t-- paflîonnées, ce défordre , ces élans & 
I enfijite ces filences , & pour ainfi- 
r dire , ces repos , enfin cette con- 
Verfation avec fon leÔeur, quelquefois 
fi douce, & d'autres fois fi impétueufe, 
tout cela s'empare de l'imagination 
d'une manière puifiante , & laifie Tame 
à la fin dans une émotion vive & pro- 
fonde. Je fais qu'il y a des hommes 
qui ne peuvent approuver dans les 
autres ce qu'ils n'ont pas fenti. Ceux- 
là goûtent des beautés d'un autre 
genre. Plus heureux cependant ceux 
qui ont reçu de la nature une ame 
ouverte à toutes les imprefiîons , qui 

Piv 



i 



^44 Essai 

IbÎTCDf arec plaîfir un enchaînement 
dTidées rafles ou profondes , & ne s'en 
fintnt pas arec moins de tranfporc à 
un lèndnienr impétueux ou tendre. 
Celin qui ace reflort dansTame, a un 
lêns de plus ; & il doit remercier la 



naturel 



^ Defw €jat cet oirrr^e eft ^crit, ila pam 
4es âooes d'nimiéme diftingué dans ^Séîto$ 
pmxs, Sl. jofteinenc accaeillis du public Noos 
iL*«n ptarlezoQS pas ici, paice qu'ils (bot tiop 
pRs de «xtss les indiquer ^ c*eft Jes faire con- 



^m^.. 



w^^ 



wm 



SUR LES EXOGES. 34Ç 



CHAPITRE XXXVII. 

Des Eloges en Italie en Efpagne^ 
en Angleterre j en Allemagne , en 
Rujfie. 

3 'ai tâché de faire connoître la plu- 
part de ceux qui, dans les langues an- 
ciennes , ou dans la nôtre , ont écrie 
dans le genre de Téloge. Les Langues 
Italienne, Efpagnole, Apgloife & Al- 
lemande ne nous offrent prefque rien 
de célèbre dans ce genre. En Italie on 
a une foule de panégyriques de cardi- 
naux & de papes , mais la plupart écrits 
en latin. Les Italiens modernes, quoi- 
qu'ils defcendent prefque tous de Gau- 
lois , d'Africains, de Germains, de 
Goths , de Lombards , d'Allemands 
& de François, bien plus que des an- 
ciens Romains , aiment toujours la 
langue qu'on parloir autrefois au Ca- 
pitole : elle leur rappelle qu'ils ont été 

Pv 



)4^ Essai 

les maîtres du monde. Ce font de 
grandes familles dépolfêdées , ou d^ 
gens qui ont la prétention d'en être, 
Se qui ont gardé les armes de leur 
maifon. Quand la Langue Italienne 
fut cultivée, elle eut des politiques, 
des hiftoriens & des poëtes. Elle put 
oppofer Machiavel à Tacite , Guîchar- 
din à Tite-Live , le TafTe à Virgile, 
& TAriofle à Ovide ; mais elle n'eut 
rien à oppofer à Cicéron ou à Pline. 
En général l'éloquence Italienne a 
peu de caraâère & de force. II femblc 
que cette nation fpirituelle & vive, 
dans un climat doux & voluptueux, 
livrée à tout ce qui peut amufer Tima- 
gination & enchanter les fens , s'oc- 
cupe plutôt à jouir des impreflîons 
qu'elle reçoit qu'à les tranfinettre , & 
dans Texpreflion des arts même cher- 
che encore plus à intérefler les fens 
que Pâme & Tefprit. La mufique, pour 
laquelle les Italiens font fi paflfîonnés, 
& qu'ils ont cultivée avec tant de fuc- 



SITU LES El06£S« 34^ 

ces, eft de tous les arts celui qui 
parle aux fens avec le plus d'empire. 
Ils ont négligé la tragédie , deftînée à 
peindre les paflions & les hommes , & 
fe font livrés tout entiers à Topera , 
qui d'un bout à l'autre eft le fpeâa- 
cle des fens. Leur comédie, où il y 
a bien plus <le fpeâacle & de mouve* 
ment que de peinture de mœurs , 
paroit plus faite pour les yeux que 
pour l'efprit. Dans tous leurs grands 
poèmes , fans en excepter TAriofte 
& le Taflè, la partie des defcrîp- 
tions & des tableaux eft en général 
très - fupérieure à la partie des fen- 
timens. Enfin dans leur converfation 
même û fouvent ingénieufe & pi- 
quante , par la vivacité des images & 
la force de la pantomime qui anime 
tous leurs difcours ils femblent fur- 
tout parler à l'imagination & aux fens. 
On peut dire que leur éloquence par- 
ticipe à ce caraâère général. Les Ita- 
liens vont entendre un difcours à peu* 

P vj 



34^ Essai 

près comme ils entendent un concert. 
L'orateâr déploie toutes les richefTes 
& la mélodie de fa langue ; il combine 
les mots pour le plaifir de l'oreille , 
comme le mufîcien combine les fons. 
Le cours harmonieux des paroles qui 
fe fuccèdent & qui s'enchaînent , fou- 
tient & fixe l'attention ; & la panto- 
mime de l'orateur frappant les yeux, 
en même temps que la mufique des 
mots frappe l'oreille , fert pour ainfi 
dire d'accompagnement à cette mufi- 
que. Cependant le difcours femblable 
à de l'harmonie fans caradère , s'ar- 
rête à la furface des fens ; l'anie n'a 
aucun des plaifirs qui Tintéreflènt ; 
elle n'eft ni remuée par des paflfions , 
ni attachée par des idées. 

On l'a déjà dit , il ne peut y avoir 
de grande éloquence fans de grands 
intérêts; & il faut convenir que pour 
célébrer la barrette donnée à un pré- 
lat d'Oftie ou de Faenza , ou pour 
clouer un pape à fon inflallation , il ne 



su R L ES Eloges. ^9 

faut ^as autant d'éloquence qu'il en 
ùlloit à Céfar pour gouverner le fé- 
nat & le peuple de Rome. Parcourez 
tous les autres Etats dlralie; eft-ce à 
Venife qu'il naîtroit des orateurs > 
Venife , dont Tariftocratie févère eft 
fondée fur la crainte ; où la politique 
inquiète & foupçonneufe marche quel- 
quefois dans la nuit entre des inquifi- 
reurs d'Etat & des bourreaux 5 où 
tout eft couvert d'un voile ; où le 
gouvernement eft muet comme l'o- 
béiflànce ; où la barrière qui fépare la 
NoblefTe & le peuple défend aux ta- 
lens de s'élever; où le plaifir même 
eft un inftrument de politique, Se où, 
par fyftéme , on a fubftitué à la liberté 
qui élève les âmes, la licence qui les 
amollit; Venife, où tout ce qui feroit 
grand feroit fufpeâ: ; où enfin le ca- 
raâère de tous les principes de gou- 
vernement eft d'être immobiles & 
calmes, & où depuis des fîècles tout 
tend à la confèrvation & à la paix^ 



3^0 Essai 

rien à ragrandiflement & à la gloire. 
L^ariflocratie de Gênes, quoique fon- 
dée fur des principes un peu difië- 
rens , n'eft guères plus ^vorable aux 
orateurs. Florence , féjour & berceau 
de tous les arts , cultiva dans les ora- 
ges de fa liberté l'éloquence & les 
lettres avec fuccès ; mais depuis que 
la Tofcane n'eft plus gouvernée par 
fes loix , Florence a plutôt confervé 
le goût des arts que leur génie : elle 
honore la mémoire de fes grands 
hommes , & n'en produit pas de nou- 
veaux. Il en eft de même de la plus 
grande partie de l'Italie , qui fou- 
mife à des dominations étrangères , 
& tour- à -tour envahie, fubjuguée, 
défendue, gouvernée par des Alle- 
mands , des Efpagnols ou des Fran- 
çois , a perdu pour ainfi dire cette ef- 
pèce d'intérêt de propriété pour fon 
pays , qui développe les talens & crée 
les efforts en tout genre. Chez un 
peuple qui n'eft pas libre , ou ne l'eft 



SUR LES Eloges. 5^1 

qu'à moitié, jamais le génie de Télo- 
quence n'a paru qu'avec Véclat du 
gouvernement; & les grands orateurs 
y marchent à la fuite des généraux , 
des miniftres de des grands hommes 
d'Etat. 

Au refte, de toutes les nattons mo- 
dernes, les Italiens font peut-être 
ceux qui ont rendu le plus d'hommage 
à leurs hommes iiluftres. Là aufli 
comme ailleurs , le génie de fon vi- 
vant fut quelquefois puni de fa célé- 
brité : mais fouvent il reçut des ré- 
compenfes éclatantes ; & toujours 
après fa mort, on lui prodigua, pour 
rhonorer , les infcri prions , les fta- 
tues , les maufolées & les éloges. Dans 
le feizième fiècle fur-tout, on vit naître 
une foule d'ouvrages deftinés à con- 
ferver les noms de tous les Italiens cé- 
lèbres. Chaque ville , chaque pays a 
voulu avoir la lifte de fes grands hom- 
mes. Poètes , peintres , fculptcurs , 
philofophes , favans dans les langues 



i$% Essai 

anciennes, hiftoriens, politiques, tout 
a été célébré , tout a eu fa portion 
d'immortalité dans quelques lignes 
écrites au bas de leurs noms. Il e(t vrai 
que cette immortalité a été quelque- 
fois un peu obfcure. Les hommages 
rendus à des contemporains font com- 
me des traités que la vanité d'un fiècle 
fait avec les fiècles' fui vans, & que la 
poftérité ne ratifie pas toujours. Mais 
lorfque ces honneurs font accordés à 
des hommes vraiment célèbres «ilsont 
droit d'intéreflèr dans tous les temps. 
Tels furent ceux qu'on rendit à la mé- 
moire de Michel Ange , & qui pei- 
gnent à la fois renthoufiafnie de fon 
fiècle & de fa patrie pour les arts. 

Cet artille fameux étoît mort à 
Rome , & le pape vouloit le faire 
enterrer avec la plus grande pompe 
dans l'églife de St. Pierre , qu'il avoit 
contribué à embellir par fon gé- 
nie *. Mais Florence, fa patrie, ne 

^ On auroïc pu alors mettre fat Cou tombean 



SUR LES Eloges. 3$} 

put confentir à le céder. O» ne Taii- 
roît pas rendu ; il fallut Tenlever. Il fe 
fit une confpiration pour avoir fon 
corps , connue il s'en eft fait plus 
d'une fois pour s^emparer d'une ville. 
L'enlèvement réuflît. Le fouverain de 
Rome fut indigné : les Florentins fou- 
tinrent leurs droits avec courage. A 
l'approche du corps , tout le peuple 
fortit de Florence : à peine le cercueil 
pouvoit fendre la foule. On le dépofa 
dans la principale églife îufqu'à ce 
qu'on eût ordonné fa pompe funèbre. 
Jamais peut-être la cendre d'aucun 
fouverain ne fut enfevelîc avec de 
plus grands honneurs. On lui éleva 
un catafalque décoré de ftatues, d'em- 

la même infcripcion qu*on a mi(e à Londres Cit 
le tombeau de Tarchirefte (Wren) qui a bâti la 
cclcbre églife de S. Paul , & qui y eft enterré. 
On s'eft contenté de graver fon nom fur une 
pierre avec ces mots , a tu cherches un monu« 
9» ment , regarde autour de toi ». Si monument 
tum quarts , circumfpicc. 



3^4 Essai 

blêmes 8c de peintures. Uéglîfe «M- 
tière & huit chapeHes étoient déco- 
rées avec la même magnificence. Les 
époques les plus intéreflàntes de fa vie 
y étoient repréfentées. On le voyoît 
député en ambaffade vers Jules H; 
traité avec le plus grand refpcâ: par 
tous les princes de la maifon de Mé- 
dicis ; converfant avec les papes , & 
afTis à côté d'eux ^ tandis que les car- 
dinaux & tous les courtifans étoient 
debout; comblé d'honneurs à Veni(ê| 
où la république & le doge renvoyè- 
rent complimenter à fon arrivée. Oa 
le voyoit dans fon école comme dans 
un temple , environné d'une foule 
d'enfans & de jeunes gens de tout 
âge , qui lui ofFroient les effais de leurs 
travaux; & lui, comme une divinité, 
leur communiquant pour ainfi dire le 
génie des arts. Plufieurs figures ani* 
moient par leur mouvement cette dé- 
coration; le Génie ardent & lesaites 
déployées, une Minerve douce & 



âdftère 8c qui méloit le goât à la 
fierté, PErude méditant & dans on 
repos adif , la Proportion légère mar- 
quée par une des Grâces , Tame de. 
Michel Ange, fous remblême d'un 
Génie célefte, s'élevant & femblant fe 
perdre & fe confondre dans des flots 
de lumière ; plus loin TEnvie ceinte 
de ferpens , une vipère à la main , vou- 
lant vainement exhaler fon poifon fur 
la Gloire ;& la Haine enchaînée qui fe 
débattoit, qui cherchoit, en frémif- 
fant , à fe relever , & retomboit fous 
fes fers. Cependant une Renommée 
planoit fur le cercueil , & fembloît 
emporter la réputation & la gloire de 
Michel Ange vers les fiècles à venir. 
Telle fut une partie de cette déco- 
ration exécutée par les plus habiles 
peintres , ftatuaîres & architeâes de 
la Tofcane. La pompe funèbre fut cé- 
ébrée avec une magnificence digne 
de cet appareil. On étoît accouru de 
toutes les parties de l'Italie : c'étoit la 



%i6 ËffSAt I 

fèce des takns & des arcs » célébrée p^ 

la réconnoiflànce. Au milieu de oé 

concours, roraiTon funèbre de A^r 

chel Ange fut prononcée. L'orateujC \ 

étoit le Varchî : il avoir la plus grands , 

^réputation ; & Ton regarda comme 

une partie confidérable de (a gloire dé 

Michel Ange d'avoir pu être célébré 

par un homme fi éloquei^t '^. BîenDSc 

après cette décoration paflagère, dé^ 

tinée à orner une pompe funèbre d*àfl 

jour I on lui éleva un maufolée plus 

durable , & dont les marbres fureof 

donnés par le grand duc« Ce maufoIéè 

fubfifte encore i mais les vrais monu- 

mens de la gloire de Michel Ange 

font fes ouvrages, & fur- tout la fa-- 

meufe coupole de St. Pierre. La ja- 

loufie des Florentins qui a difputé fa 

* Léonard Salviati , jeune homme de vingt- 
deux ans , prononça auflî un difcours en Thon- 
neur de Michel-Ange & des Arts^ Ces deux dif- 
cours furent publiés avec une foule d'inscrip- 
tions & d'éloges en vers. 



SUR LES Eloges. 357 

C&ndre, n'a pu enlever ce monument 
à Rome; & fi fa patrie jouit de fon 
tombeau , Rome , où il a exécuté la 
plupart de fes chefs - d'oeuvre , jouit 
de fon génie. 

Aujourd'hui en Italie la dîftindion 
des oràîfons funèbres eft réfervée , 
comme dans le refte de l'Europe , à 
ceux qui ont eu des honneurs ou des 
places. C'eft un dernier hommage 
rendu au pouvoir* A l'égard des vi- 
yans , rien de plus commun en Italie 
que les éloges ; mais on les diftribue 
en fonnets : c'eft pour la louange la 
monnoie courante du pays. Chacun 
la vend , la donne , l'achète , ou la 
reçoit. Il y en a pour tous les évène- 
mens & toutes les fêtes. On loue éga- 
lement un bourgeois & un prince , les 
cardinaux & les femmes , des faints , 
des moines , des poètes , àcs relî- 
gieufes , ceux qui ont quelque pou- 
voir dans ce monde , ou ceux qui 
p^en ont que dans l'autre. Tous ces 



3^8 Essai 

panégyriques en fonncts , éternelle- 
ment répétés , & éternellement ou- 
bliés, tombent les uns fur les autres, 
comme la pouflière dans un lieu où 
Ton marche. Au refte , ces éloges font 
fans conféquence; on n'en eft ni plus 
grand, ni plus petit pour les avoir ou 
faits ou reçus. Ceft un effet de Thabi- 
tude & de la mode; c'eft comme dans 
un autre pays une révérence ou ua 
gefte de plus. 

En Efpagne on connoîtvle genre 
àts oraifons funèbres , mais nous ne 
ConnoifTons point d'orateurs qui s'y 
foient diftingués. 

Ce genre feroit né en Allemagne, 
fi'il n'avoit point été inventé ailleurs. 
II paroît fait pour le pays où il y a 
le plus de rangs , de titres , de gran- 
des, de moyennes ou de petites fou- 
verainetés , & où la vanité humaine 
attache le plus de prix à toutes les 
ri^préfentations de la grandeur , vraies 
OU ^uiFes. Pans une académie célè«! 



sirit LES Eioess. 3^9 

brc d'Allemagne on a auflî établi Tu- 
iàge des éloges poiïr les gens de let- 
tres & les favans. £r , ce qui eft un 
hommage rendu à notre langue , ces 
éloges fe prononcent en François. Nous 
en connoiflbns plufieurs de Mauper- 
tuis. Ce philofophe , né avec plus 
d'imagination que de profondeur , & 
qui peut- être avoir pliis d'çfprit que 
de lumières ; qui s'agita toute fa vie 
pour être en fpedacle , mais à qui il 
fut plus facile d'être fingulier que d'ê- 
tre grand ; qui courut après la renom^ 
mée avec l'inquiétude d'un homme qui 
n'eft pas sûr de la trpuver; qui quitta 
fa patrie parce qu'il n'étoit pas le pre- 
mier dans fa patrie ; qui s'ennuya loin 
d'elle , parce qu'il n'avoit trouvé que 
k repos, fie qu'il avoir perdu le moQ-^ 
vement Se des fpeâateurs ; qui trop 
jaloux peut-4tre des fuccès de focîé- 
tés , perdît la gloire en cherchant h 
confidération ; frappé de bonne heure 
4e la grande célébrité de Footeni^i^ 



gfo 'Essai 

avoît cru devenir auffi célèbre que lui 
en rimitant. Il avoit cTonune Fonre- 
nelle voulu orner la philofophie par 
les grâces ; il' chercha de même k 
copier fa manière dans les éloges. 
Mais en imitant un autre , il ait au- 
deflbus de lui-même. Les défauts qui 
tiennent à la nature , font quelquefois 
piquans ; les beautés qu'on emprunte 
font prefque toujours fans effet : il y 
manque pour ainfi dire raflbrtitneot 
& Penfembie. C'eft comme fi un fta- 
tuaire ou un peintre vouloit jettcr fur 
!e corps d*une Vénus la draperie d'une 
Minerve. 

On a vu dans la même académie 
quelques éloges de favans &: de gens 
de lettres, compofés par un fouverain. 
Cet exemple nous rappelle les temps 
où le même homtne étoît orateur» 
poète , faifoit des loix , & gagnoic des 
batailles. 

En Angleterre le genre des éloges 
eftpeu connu. La confticution mémci 

qui 



< 



SUR LES Eloges.' j6t 

qui par-tout dirige la pente des efpnts , 
s'oppofe à ce genre de littérature. 
Comme tous les pouvpirs y font t}a- 
lancés , il ne s*y élève jamais dcj^/Stàf 
fance qui fubjugue tout , & qui réunie 
fant toutes les forces , entraîne auffi 
tous les hommages. Comme tqus les 
droits des citoyens y font fixés, le bon- 
heur dont on y jouit paroît être Tou- 
vrage non d'un homme , mais de la 
loi. Com'me la foiblefle n'a rien à 
craindre d'aucun pouvoir , elle n'a au- 
cun pouvoir à flatter. 

Ailleurs on loue le fouveraîn ; fon 
caraâère ou fon génie fait le fort de 
fa nation. Là , le fouverain mis ^f- 
que toujours en mouvement parttna-^ 
tion , ne fait qu'exécuter la volonté 
générale. Il pourroit être grand com- 
me particulier , & peu influer comme 
prince *. Peut-être même des qualités 
brillantes pourroient être fufpedes à 

^ On peat citer en exemple Guillaume 
Prince d'Orange , devenu Roi d'Angleterre. 

Tome IL Q 



362 Essai 

un peuple qui joint l'inquiétude à la 
liberté : car il peut calculer les forces 
d'une puifiàoce^qu'il connoit ; mais ii 
ne peut calculer Tinfluence de Taâi* 
viré & du génie. 

Ailleurs on loue ceux qui gouver- 
lient fous le prince ; tout pouvoir 
trouve un culte. En Angleterre rare- 
ment le pouvoir impofe à l'imagina- 
tion ; fouvent il efl fufpeâ ; & ceux 
qui Texercent , perdent par Feur pou- 
voir même une partie des hommages 
qu'auroient mérités ou des talens ou 
des vertus. 

Enfin il y a des pays où les voix 
fe réuniflent aifément , parce que 
les intérêts y font ks mêmes. Les 
èfprits & les âmes , par la grande 
communication, y prennent la mê- 
me couleur; & tout s'y décide par 
certaines impre fiions rapides , aux- 
quelles on aime à fe livrer. Alors les 
opinions s'étabîifTent comme les mo- 
des ; & on loue avec tranfport au^ 



sxjR LES Eloges. 353 
jourd'huî ce qu'on oubliera demain. 
Mais dans un pays oîi des partis fe 
choquent, où les opinions ont la 
même liberté que les caradères , où 
chacun a fes fens , fes yeux , fon ame , 
où la renommée a mille voix dîfRren- 
tcs , on doit admirer peu , eftimer 
quelquefois , louer rarement. Enfin ïa 
louange en général paroît à cette na- 
tion fière & libre tenir toujours un 
peu à Tefprit de fervitude. Je ne parie 
pas de ces gazettes où des écrivains 
politiques , animés par une faâion ou 
par leur propre caraâère, vantent 
toutes les femaînes , à tant par feuilles , 
un projet ou un homme. Je 1:1e parle 
pas non plus des poètes. Les poètes 
en tout pays font une nation à part; 
& ils font panégyriftes en Angleterre 
comme ailleurs. La fenle différence^ 
c'eft que les poètes anglois louent 
peut-être avec moins de délîcatefle & 
plus d^enthouikfme. Leur imagina* 

Qij 



3^4 Essai 

tion folicaire Se forte aggrandic les 

hommes comme les chofes. 

On comiolc le panégyrique de 
Cromvel par Valler. Ce Valler, 
après avoir combattu & lignalé fon 
zèle pour Charles I , après avoir fouf- 
ferty pour la caufe des rois , la prifon, 
Texily la perte d'une partie de fes 
biens» & (auvé à peine fa tête de Té- 
chafaud » eue la balTeiTe de faire fol- 
liciter fa grâce auprès de fon tyran , 
& la bafleflè plus grande encore de 
louer publiquement fon opprefleur &: 
le bourreau de fon maître. Mil ton , 
du moins » montra plus de courage. 
Lui qui avoit fcrvi Cromwel de fon 
épée & de fa plume , après le réta- 
bliflemetit de Charles II, garda le 
iilence , & relia pauvre & malheureux» 
fans flatter ni prier. Je défirerois que 
Waller , dans une caufe plus jufte ^ 
eût fait de même. On doit fuppofer 
qu'il fut ébloui par les qualités du Pro- 



SUR LES ElOGES. 365 

teâcur , & qu'il pardonna fes malheurs 
à celui qui régnoit en grand homme. 
Ce qui nous le feroît croire , c'eft qu'il 
loua encore le tyran après fa mort. 
On a de lui un éloge funèbre de Crom- 
wel , plein d'imagination & de gran- 
deur. Le même homme loua enfaîte 
Charles II. On connoît le reproche 
que lui fit le roi , & fa réponfe *. 

Les Anglôis ont plufieurs autres 
panégyriques en vers. Leurs fameux 
poètes fe font exercés dans ce genre. 
Dryden en a confacré un à une An- 
gloife célèbre par fes vertus ; & 
Thompfon a fait un éloge funèbre 
de Newton. Comme cet ouvrage eft 
peu connu parmi nous , qu'il me foie 
permis d'en citer la fin, Thompfon , 
après avoir décrit toutes les décou- 
vertes de ce grand homme fur la gra- 
vitation , fur les comètes , fur la lu- 

*Yous avez mieux fait pour Cromwelj lui dit 
le Prince. Sire, dit Waller, nous autres poètes 
BOUS réuillffoiis mieux dans les fixons que dans 
les vérités. Qiij 



366 Essai 

xmère , fur les couleurs, fur la chro- 
«ologie^ après avoir peine la douceur 
de Tes mœurs , & l'élévation tranquille 
& calme de fon caraâère , s'inter- 
rompt touc-à-ccHip. >» N'entends -je 
)> pas , dit - il , une voix femblable à 
» celle qui annonce les grandes ré- 
» volutions fur la terre? Cen eftfait, 
» j'ai rempli ma tâche , fir ma car* 
» riÀre eft achevée. Cette voix rcten- 
» tit dans Tunivers, & Newton meurt 
i> Arrêtez , s'écrie le poète ; que de 
n foibles larmes ne coulent pas pour 
3' lui ; c'efl fur la tombe de la beauté» 
^ de la jeunefTe & de l'enfance qu'il 
^ faut pleurer ; c'ed là qu'il faut porter 
» vos chants funèbres : mais Newton 
3> veut d'autres hommages »>. Puis 
tuut' à-coup il s'écrie; » Honneur de 
3> la grande Bretagne , ô grand hom* 
» me, foit qu'aflis dans les cieux tu 
» t'entretiennes avec leurs habitans , 
51 foit que porté fur Taile rapide des 
>3 génies célefles tu voles à la fuite de 



/ 






siTR LES Eloges. 367 

»ces fphères immenfes qui roulent 
» dans refpace, comparant dans ta 
a» marche les êtres avec les êtres , perdu 
*> dans les ravilTemens , &. livré aux 
» tranfports de la reconnoîffance pour 
» les lumières que l'Etre fuprême avoît 
» vcffées dans ton ame ; oh î regarde 
» en pitié ce foible genre humain que 
>> tu viens de quitter ; élève l'efprit de 
« ce bas univers ; préfide à ton pays; 
» ranime Tes talens , & corrige Tes 
» mœurs. Quoiqu*avilîe & corrom- 
p pue , c*eft TAngleterre qui t'a vu 
» naftre: elle fe glorifie de ton nom; 
» elle t'offre pour modèle à fes en- 
s> fans. Un jour, ô grand homme , ta 
9» cendre ranimée reprendra une fe- 
I» conde vie, lorfque le temps ne fera 
» plus. En attendant , fois le génie de 
» ta patrie , tandis que ta pouflière 
»j facrée dort avec celle des rois , & 
*> qu'elle daigne honorer leurs tom- 
s> beaux ». CeA avec cet enthoufiafme 

Qiv 



5<58 Essai 

que les Anglois louent leurs grands 
hommes*. 

Ce même Thompfon a compofé un 
éfoge funèbre en Thonneur du lord 
Talbot , qui avoir été fon bienfaiteur 
& fon ami. Ce panégyrique offre auffi 
des beautés. Il efl adrefTé au fils da 
mort; & voici comme il commence: 
9 Mîlord, tandis qu'avec ta nation tu 
n pleures un ami & un père, permets 
a» à ma niufe de verfer fur la tombe de 
» Talbot des vers fortis de mon cœur 
».& didés par la vérité. Ma mufe, tu 
» le fais , dès long-iemps s'eft ciflirgée 
» du double emploi de louer le nié- 
» rite mort , d'humilier l'orgueil vi- 
» yant. Sa tâche généreufe commence 
» oii rintérét finit , &c. ». Dans un 
eOviroit où il parle de la proteâion 
que Talbot donnoit aux arts : » Bien 
» différent ^ dit - il , de ces hommes 
» vains qui , ufurpant le nom dei pro* 
» teâeur qu'ils avilillent, ofeotfacri- 



n 



«s 



SUR LES ElOCES. Jf^f 

» fier un homme de mérite à leur or* 
Mgueil , & répandre la rougeur de la 
» honte fur un front hcMinéte; quand 
n il accordoic une grâce, c'écoit Une 
•• dette qu'il fembloit payer au mé- 
» rite , à la nation , & à TEtre qui efl 
n la fource éternelle de tout bien. Les 
w^mufes reconnoiflantes avouent un 
» tel protedeur ; mais leur noble fierté 

• rejette avec dédain les fecours faf-* 
n tuetK que leur offre quelquefois la 
main infultante de la vanité »; & 
à la fin: » Pardonne, ombre immor- 
» telle ! ( fi quelque chofe de cette 
D3 poufiière de la terre peut encore 
» monter jufqu*à toi ) pardonné un 
» vain éloge inutile à ta gloire. Que 
» dis-jfeî non rien n'eft vain de ce que 
o lareconnoiflance infpire. D'aiUeurs 
«ma mufe acquitte un devoir; elle. 
3> rend ce qu'elle doit à la vertu j à la 

• patrie, au genre humain, à la nz^ 
»ture immortelle & fouveraîne qui 
>» Un a donné ^ comme à fa prdtrefflè y 



0^ '»r.S«-|>LlL.. .^.^. 

wthymoai: en nioonair 4t tout .ce 
nxpxyip fiorsK dei^tanl ic de bcm 

méàmtmiwnm. ; Vc 

On voit ^).eft letton idèâttr 

llkftdecesâogesi laijgiiegr 4ÇM 

flw y règne » vaut bieo ipotn dâifR^r 

^(le.ft notre go&t^ Gb g«6c«« fi;.|i^ 

ceAire,.aw ^ueIqiie^|Upêerni^> 

•itft la to. qui retrwKHf^r «fV^^ fi*À 

fw le fève 9» 6k prcKltiirç^lviftifJbnp 

timent énergique & jioble va^tniîjntt ] 

qu'une bewfé euâe & frcude. Si uo 

Spartiate eût daigné écrire, j'enfle pré» 

^fëré ibfi éloquence à celle d'Athènes. 

Le génie du Czar Pierre > qui a 

porté les femences de tous les. jirts en 

RuHie y y a fait naître aufli Télo^ence. 

^ Nous avons un pan^rique de ce 

. grand homme , en Langue Ru(fe , qui 

mérite d'être connu» U eft de M. Lo» 

manofofr, écrivain original dans Ton 

pays , 6c qui jufqu'à préfent a le plus 

honocé fa nation. Voici quelques traits 



SUR LES Eloges. 37^ 
de cet téloge. On y trouvera cetré 
teinte de poéfie qui conyient au genre, 
& encore plus à un peuple à peine cî- 
vilifé , où le génie même doit aTOÎf 
plus dé fenfations que d'idées. >^ Sup* 
» pofez , dit l'orateur , un Mofcovîte 
fj (brti de fa patrie avant les entreprî* 
n Tes de Pierre le Grand ; fuppofe* 
9> qu'il ait habité au-delà des mers, 
9> dans des climats oii le nom & les 
•» projets du Czar n'aient pas péné- 
j» tré. A fon retour , que penferoit le 
j» voyageur , en trouvant dans fon 
i3 pays les arts établis , de nouveaux 
» liabillemens , des mœurs nouvelles 7*^ 
»j archîtedure , maifons , citadelles , 
» villes , loîx , ufages , coutumes , 
#tout enfin jufqu'au cours des fleuvci 
iy & aux bornes de la mer , changé 
;> dans cet empire. Ne croiroit-il pa(S 
9> ou que fon abfence a duré des fié-* 
» clés, ou que le genre humain s'eft 
» réuni pour créer en fi peu d'année* 
35 tant de merveilles , on que ce fpec- 



37^ Essai 

a»tacle étonnant n'eft que TefFct k 

» rillufion d'un fonge } 

Ailleurs il perfonitie la Ruflie qui 
trifte & fanglante , apparoir aux yeux 
du Czar pendant fes voyages. Elle 
rappelle y elle fui tend les bras. » Re- 
» riens , ayes pitié de mes malheurs. 
«> Des traîtres me déchirent , des bri- 
» gands me défolent >». Le héros fea- 
fible à ces accens ^ revole vers elle. 
Il le peint enfuite combattant au-de- 
hors & rour-à-tour la Suède ^ la Po- 
logne , la Crimée , la Turquie , ta 
Perfe ; au-dedans , les ftrclirz, les fa- 
natiques ^ les patriarches & les cofa- 
ques ; dans fa propre maifon ^ les in- 
cendies » les empoifonncmcns & les 
afTafltnats: il peint fur- tout fon aâî^ 
vite prodigieufe. >» Que de courfes , 
tf de trajets ^ de voyages ! La Duna 
» & le Niéper ^ le Volga & le Tanaïs, 
*la Viftule & TOder, l'Elbe & le 
•^ Danube , la Seine , la Tamifc & le 
«I Rhla ont tour - à - tour dâis leurs 



SUR LES Eloges. 573 
p eaux réfléchi fon image. Les quatre 
>> mers qui bornent cet empire > té- 
w moins de fes exploits , fefont tour- 
>j à-tour courbées fous le poids de/es 
» flottes, Parcourez des pays innomr 
» brables ; par- tout vous trouverez 
» des traces de fes cas. C^eft ici qu'il 
*> s'arrêta après un voyage de cinq 
» cents lieues ; à cette fource d'eau il 
n étancha fa foif ; dans cette plainenl 
19 rangea lui-même fon -armée en b^ 
yy taille ; dans cette forêt il marqua 
u avec la hache les chênes qtf il fat- 
p loit abattre pour conftruire des 
ai vaifleaux. Ici il travailla comme usi 
» (impie artifan; là, il écrivit des loix; 
» plus loin il traça des plans decon& 
» truâion pour une flotte^ Voîci le^ 
M ports que fa main a creufi^ ; voilà 
>> les forterefTes qu'il a bâties ; ç'çft 
9» ici qu'il arrêta le fang: qiu- couloit 
» de la WeflTure d'un de fes fujets. Sem- 
ant blabk à Taftre qui éclaire le ipotide^ 
» feoiblable à k mer agitée £}xul cdBf: 



374 /ESSAI 

>» par le flux Qc le reflux , ce héros a 
» été pour fes peuples dans un mou- 
t> vement étemel. Mille ans de We 
niuffiroient à peine à tant de tra^ 
)• vaux ; & fa vie a été fi courte ! >>• Ce 
difcours finit par une apoftropheà 
Tame du Czar qui eft fans doute dans 
les cieux » d'où Torateur le prie de 
yeiller fiir Ton empire. Il faut convenir 
qu'il y a dans la plupart de ces mor- 
ceaux , le ton d'une vraie & noble 
éloquence. Lorfque» il y a cent ans , 
la Ruffîe étoit à peine connue , que 
les defcendans des anciens Scythes 
étoient encore à demi fauvages , & que 
le lieu où eft aujourd'hui fituée leur 
capitale , n'étoit qu'un défert , on ne 
s'attendoit pas alors qu'avant la fin du 
fiècle , l'éloquence dût y être cultivée ; 
& qu'un Scythe , au fond du golfe de 
Finlande , & à quinze degrés au delà 
du Pont-Euxin , prononceroît un tel 
panégyrique dans une Académie de 
Pécersbourg. On ne s'anendoit pas 



SUR LES Eloges. 37$ 
davantage qu'en 1771 un orateur pro- 
nonçât fur le tombeau même du Czar 
Pierre un remerciement à Tame de ce 
grand homme ^ pour une vîdoire rem- 
portée par une flotte Rufle dans la 
Méditérannée , & au milieu des iflet 
de TArchipeL Cette idée digne des 
anciens Grecs , qui croyoienc que le 
^énie des grands hommes veilloit tou- 
jours au milieu d'eux , & que leur am^ 
étoit préfente parmi leurs concitoyens 
pour animer & fou tenir leurs travaux, 
eil peut-être le plus bel hommage qui 
ait été rendu au Légiflateur de la 
Ruflîe. Par un hafard fingulier , Tora- 
teur fe nommoit Platon ; & Ton ait 
que: fon éloquence ne le reodoit pas 
indigne de porter ce nom célèbiw. 
Ainfi les arts font le tour da monde* 
Ce n'eft plus le Scythe Anacharfia 
qui voyage dans Athènes ; ce font 
les arts même de (a Grèce qui femN 
blent voyager chez les Scythes. Les 
RufTes ont un efprit i&cile & fmh. 



i^6 Essai 

pie ; leur langue eft , après lltalien » 
la langue la plus douce de TEurope; 
& fi une légiflatîon nouvelle élevant 
les efprits , fait difparoître enfin les 
longues traces du defpotifme & de la 
fervitude *f fi elle donne au corps mê- 
me de la nation une forte d'aâivité 
qui n'a été jufqu'à préfent que dans 
les Souverains & la Nobleflè ; fi d^ 
grands fuccès continuent à frapper , à 
ré\reiller les imaginations , & que l'i- 
dée de la gloire nationale fafiiè naître 
pour les particuliers Tidée d*une gloire 
perfonnelle ; alors le génie qu'on y a 
vu plus d'une fois fur le trône , defcen- 
dra peu-à-peu fur l'empire ; & les arts 
même d'imagination , tranfplantés 
dans CCS climats , pourront peut-être 
y prendre racine, & être un jour cul- I 
rivés avec fuccès. 



SUR LES Eloges, ^p 



ir^^^^^^Ar Ti<r^^<:^^^^y^:^A<^<^^<^^^^^ 



CHAPITRE JfXXVlII 

& dernier. 

Du genre ^aSuel des Eloges parmi 
nous; fi V éloquence leur convient ^ 
& quel genre d'éloquence. 

JCiN fuivant Thiftoire des éloges, & 
cette branche de la littérature depuis 
les Egyptiens & les Grecs jufqu*à 
nogs , on a pu remarquer les change- 
mens que ce genre a éprouvés , les 
temps où il a été le plus commun,^ 
Tufage ou Tabus qu'on en a fait , & les 
différentes formes que la politique, 
ou la morale , ou^la baffeffe , ou le 
génie lui ont données. On a vu des 
fiècles où c'étoit prefque le feul genre ; 
& ces fiècles éroient ceux de ropprefr- 
fion ou des fuccès , ceux de la ty- 
rannie ou de la grandeur d'un maître. 
On a vu dans toutes les républiques 
rhonneur des éloges réfervé pour les 



37* Essai 

morts , dans les monarchies cet hon- 
neur prodigué aux vivans ; le délire 
de la louange à Rome , fous A\igiifte 
& fous Conflantin ; à Bizance , fous 
une foule d'Empereurs oubliés ; en 
France , fous Richelieu & fous Louis 
XIV. Depuis un demi fiècle , il s'cft 
fait parmi nous une cfpcce de réyo^ 
lution: on apprécie mieux la gloire; 
on juge mieux les hommes ; on dif- 
tingue les talens des fuccès ; on fé- 
pare ce qui eft utile de ce qui efl écla- 
tant & dangereux ; on ne pardonne 
pas le génie fans la vertu ; on refpeâe 
quelquefois la vertu fans la grandeur; 
on perce enfin à travers les dignités 
pour aller jufqu*àYhomme. Atnfi peu 
à peu il s'efl formé dans les efprits un 
caraâère d'élévation , ou plutôt de 
juflice. Les âmes nobles , en fe com- 
parant aux âmes viles de tous les 
états , fe font mifes à leur place. De- 
là on proftitue moins Téloge. Ceux 
même qui pourroient être corrompus 



SUE. t ES Eloges. 379 

k lâches, font arrêtés par l'opinion; 
k la peur de la honte les fauve au moins 
le la bafFeflb. D'ailleurs un goût .de 
mérité général s'eft répandu. Moins il 
^ en a dans nos mœurs , plus on en 
îxige dans !es écrits. Le mot célèbre 
le Malkbranche , qu'ejl-ce que cela 
neuve? eft prefque le mot du (îècle. 
Les panégyriques doivent donc être 
tombés : on lit beaucoup moins d*o-- 
raiibns funèbres : les dédicaces de^ 
tiennent rares ; elles ne s^ennoblifTent 
^e lorfque la philofophie fait «parler 
ivec dignité à IS^randeur , ou lorfque 
la reconnpiflance s'entretient avec 
Tamitié. Hors de là , c'eft prefqu*un 
ridicule égal de les faire ou de les ren 
cevoir. On ne voit plus ni prologues 
f opéra fur les princes , ni odes pin- 
îariques fur les grandes vertus d*ua 
léros que pi^rfonne ne connoît. En- 
in les complimens & les harangues 
luxquelles eft condamné un homme 
m place ^ & ou on doic lui. prouver 



3S0 Essai 

méthodiquement qu*il eft un très- 
grand homme , font mis par lui-même ^ 
au/ang des fables ennuyeufes. L'hom- 
me d'efprit en rit; le fot même n'ofe 
plus les croire. Mais la même raifqa 
qui a dû faire tomber tous ces genres 
d'éloges déclamés ou chantés, écrits 
ou parlés^ ou ridicules, ou ennuyeux, î 
ou vils , ou du moins très -inutiles à \ 
tout le monde , excepté à celui à qui 
on les paye , a dû au contraire accré- 
diter les panégyriques des grands 
hommes qu'on peut louer fans hontCi 
parce qu'on les loue fans intérêt , fc 
qui , dans des temps plus heureux , 
ayant fervi l'humanité & l'état, of- 
frent de grandes vertus à nos moeurs, 
ou de grands talens à notre foiblefTe; 
Audi ce genre eft aujourd'hui plus 
commun qu'il ne l'a jamais été. On 
fait que l'Académie Françoife fubfti- 
tua,il y a près de quinze ans, ces fortes 
d'éloges à Ces anciens fujets. Elle crut 
qail valoir mieux préfenter la vcrtn 



sus. LES Eloges. 381 
:n aâion, que des lieux communs de 
no^e , fou vent ufés. Tout a imité 
:;etSemple, On a propofé l'éloge de 
teibnitz à Berlin, comme celui de 
PeTcartes à Paris ; nous avons vu an- 
Qoncer tourrà- tour Téloge de Du- 
^ueihe^ à Marfeille , celui du grand 
Corneille à Rouen , celui du bon & de 
immortel Henri IV à la Rochelle. Il 
eft à fouhaker que Ton continue ainfi 
les éloges de nos grands hommes. Là 
cous les états & tous les rangs trou- 
reroient des modèles. Les vrais d-^ 
tôyens déGreroient d'y obtenir une 
place. Cet honneur parmi nous fup- 
pléeroic aux ftatues de l'ancienne 
Rome p aux arcs de triomplie de la 
Chipe, auz.maufolées de XTeflminf* 
ter. £h quoi, chez toutes les nations 
éclairées il y a eu des honneurs pour 
la mémoire des grands hommes ; Se 
nous qu'avons-nous fait pour les nâ« 
très ? La feule ftatue de Sully qui 
exilée . elt dan$ un château au fond 



jSx Essai 1 

d'une province ; & Ton a dédaigné, il 
y a trois ans , la générofiré qifLoi 
faifoît un préfent à la patrie. On vient 
de relever avec éclat dans Stocholm 
un monument érigé il y a cent ans en 
rhonneur de Defcartes i & parmi nous 
une (impie pierre dans une égUfe ap- 
prend où il repofe. Molière obtint à 
peine la fépulture. Qui fait où eft la 
cendre de Corneille? En quel endroit 
puis-je aller pleurer fur la tombe de 
l'Hôpital ? Le général quvfauva la 
France à Denain , dépofé depuis près 
de quarante années dans un pays 
étranger, attend encore qu'on tranf- 
porte fes dépouilles & fes rcftes dans 
le pays qu'il a fauve. Catinat, le plus 
vertueux des hommes, eft enfcveli 
fans pompe dans un village ; & avant 
qu'une compagnie favante eût pro- 
pofé aux orateurs Téloge de Fénclon , 
te qu'elle eût couroimé un ouvrage 
éloquent , quels hotineurs rendus à ce 
grand honune avcnent confolé fon 



SUR LES Eloges. 3S3 . 

ombre des difgraces & de Pexil? Na- 
tion impétueufe & légère , ardente à 
nos plaiiîrs, occupée toujours du pré- 
fenc , oubltanc bientôt le pafTé, par« 
lant de tour , & ne nous afFeâant de 
rien , nous regardons avec indiffé- 
rence rour ce qui efl: grand ; & quel- 
quefois un ridicule efl tout le falaire 
d'une aâion généreufe , ou d'un fer- 
vice rendu à l'état & à nous. C'efl 
au petit nombre des hommes vrai- 
ment fenfibles, & à qui la nature n'a 
pas refufé ce recueillement de l'ame 
. qui porte aux grandes chofes & les 
Ëdt aimer, c'efl à eux à célébrer la 
vertu , à honorer le génie. Qu'ils op- 
. pofenc à Tinjuflice d'un moment la 
jufHce des fîècles. Que l'homme de 
mérite, éclipfépar l'intrigue, & per- 
iëcuté par la haine , fâche en mourant 
que fon nom du moins fera vengé. 
Alors il defcendra dans la tombe avec 
moins de douleur ^ 9c fes yeux pr^(^ 



384 Essai 

à le fermer pourront n'être pas con- 
damnés à verfër des larmes. 

On ne peut donc douter que ces 
forces d'éloges ne foient utiles ; mais 
on peut demander comment & dans 
qud genre ils doivent être écrits. Des 
hommes efUmables penfent que les 
meilleurs modèles de ces fortes d'ou- 
vrages font ou les vies des hommes 
illuilres de Plurarque, ou les éloges 
des favans de Fontenelle ; c'eft-à-dire 
qu'ils voudroient un fimple éloge hif- 
torique , mêlé de réflexions , fans 
qu on fe permît jamais ni le ton , ni 
les mouvemens de Téloquence. Ils font 
perfuadés que l'écrivain borné au rôle 
dhiftorien - philofophe , doit mieux 
voir & mieux peindre ce qu'il voit ; 
qu'en cherchant moins à en impofer 
aux autres, il en impofe moins à lui- 
même ; que celui qui veut embellir, 
exagère ; qu'on perd du côté de Texaâe 
vérité tout ce qu'on gagne du côté de 

la 



îTJR LES Eloges. 385 
la chaleur ; que pour être vraiment 
utile , îl faut préfénter les foîbleflès à 
côté des vertus ; que nous avons plus 
de confiance dans des portraits qui 
nous reflèrablent ; que toute éloquence 
eft une efpèce d'art dont on fe défie ; 
& que Toratàir, en fe paifionnant, met 
e4i garde contre lui les efprits fages 
qui aiment mieux raifonner que fentir. 

Voilà les raifons qu'on apporte pour 
bannir l'éloquence des éloges des 
grands hommes. Mais ne peut- on pas 
répondre que ces fortes d'ouvrages 
étant moins des monumens hiftori- 
ques,que des tableaux faits pour ré* 
veiller de grandes idées ou de grands 
fentimens , il ne fufBt pas de raconter 
à Tefprit , il faut , fi l'on peut, parler à 
Tame & l'intéreffèr fortement î Pour 
peu qu'un ledeur foit inftruit , les faits 
qui concernent les grands hommes , 
lui font connus. Que lui apprenez- 
vous donc par un éloge ? rien. Mais 
par la manière dont vous préfentez k$ 

Tome IL R 



3|8< Essai 

Caits , dont vous les développez, dont 
^ous les rapprochez les uns des au* 
jtres , par les grandes aâions compa- 
^rées aux grands obilacles , par Tin* 
ïfluence d!un homme fur fa nation, par 
ies traits énergiques & mâles avec lef«- 
<]uels :veus peignez fes vertus , par les 
.traits touchans fous Jefquels vous 
montrez la reconnoiXTance ou des par- 
/ticuliers ou des peuples , par le mépris 
.& l'horreur que vous répandez fur fes 
ennemis , .enlîn par les retours que 
vous faites fur votre iîècle , fur fes 
befoins, furfesfoiblefles,fur les fer- 
vices qu'un gra»d homme pourroit 
rendre, & qu'on attend fans efpérer, 
vous excitez les âmes , vous les ré- 
veillez de leur léthargie , vous contri- 
buez du moins à entretenir encore 
iians un petit nombre Tenthoufiafrae 
des chofes honnêtes & grandes. Et 
croyez-vous produire ces efFets fans 
éloquence ? Sera - ce après la ledure 
d'un éloge iroidement hiftorique que 



StTR LES ElOGES. i^X 

iPon tombera dans cette rêverîe pro- 
fonde qui aocompagnc les impre fiions 
fortes î ?ScTarce alors que Ton defceo. 
^a dans (bi-raême , que l'on interro- 
gera fa vie y que Ton fe demandera cç 
que Ton a fait de grand ou d'utile , que 
Ton prendra la réfolution de fe confa- 
crer enfin à des travaux pour l'état ou 
pour foi -même , que le fantôme de 
la poftérité qui n'exiftoit point pour 
Famé indifférente , fe réalifera enfin à 
fes yeux , 3c qu'elle confentira à mé- 
prifer la fortune, à irriter l'envia? 
Non ; rhomme froid & tranquille laifle 
la même tranquillité à tout c« qui l'en- 
toure. C'eft la loi générale. Imaginez 
la nature fans mouvement : tout eft 
mort; plus de communication i Puni- 
vers n'eft qu*un afièmblage de mafles 
ifolées, & de corps fans adion , éter- 
nellement féparés & éternellement im- 
mobiles. Il en eft de même des âmes. 
Le fentiment eft ce qui les agite & les 
remue ; il circule comme le mouve- 



jM Essai 

ment ; il a Tes loix comme le choc des 
corps. Peignez donc avec force tout 
ce que vous voulez m'infpircr. Vou- 
lez-vous m'éiever ? ayez de la gran- 
^eur. VouIez«vous tiie faire admirer 
les vertus , les travaux^ les grands fdr 
crinccsf déployez vous-même cette 
admiration qui me frappe & qui m'é-* 
tonne. Que dcs-je?^i vous n'arczces 
fentimens dans le cœur , êtes - vous 
digne de peindre les grands hommes? 
y réudirez-vous ? Pour remplir cette 
tâche , il faut avoir été fortement ému 
au récit des grandes aâions ; il faut 
fouvcnt dans le filencc de la nuit avoir 
interrompu fcs Icâurcs par des cris 
involontaires ; il faut plus d'une fors 
avoir (cnti fa paupière humide des lar* 
mes de rattcndriflcment ;il faut avoir 
éprouvé rindigiiation -que donne le 
crime heureux ; il faut avoir fcnti le 
mépris des £biblefles & de tout ce qui 
dégrade. Et fi votre amc «ft ainfi af- 
fcàéc I pourrez- vous vous rellreindre 



SXJK LES El*OGES. 585 

au détail hiflorique des fairs, & à 
quelques réflexions inanimées î Ne 
faudra- t-il pas que le fentiment quieft 
dans votre ame ^ fe répande ? En pei- 
gnant de grandes cbofes, ne fentircz- 
vous pas le contrafle desr cbofes viles? 
en parlant des maux , ne vous atten- 
drirez-Vous pas fur ceux qui les ont 
foufiîerts ? N'évoquerez-vous pas quel- 
quefois le génie de la bienfaifance Ac 
de rhumanité fur les hotiimes mal- 
heureux? Ne verra- t-on pas quelque- 
fois fur vos lignes tracées en défordre 
l'empreinte des hrmes que votre œil 
aura laiflTé tomber ea les écrivant > 
Malhçur à vou^ , fi les intérêts desr 
états ^ fi les hiauxdes hommes, fi les 
remèdes à ces maux , fi la vertu, fi le 
génie , fi tout ce qu'il y a de grand & 
de noble, vous laiffe fans émodon, 
ôc fi en traitant tous ces objets vous 
pouvez vous défendre à vous-même- 
d'être éloquent! 
ic fais; qu'il y a beaucoup de difE- 
Riii 



3^0 Essai 

rence entre Torateur qui parlc,& Téci> 
vain qui ne doit être que lu. Le pre- 
mier peut & doit être plus aifément 
paflîonné. Une grande aflèmblée élève 
Tame. Les fentimens palTent de l'ora- 
teur au peuple » & reviennent du peu- 
frfe àrorateur. Ces milliers 'd'hommes 
fur lefquels il agit » réagiflenc fur lui. 
D'ailleurs fon toa* ,:(ts yeux > fa voix , 
tous fes mouvemens ^ de concert avec 
lapaflîon qui î'aninie, perfuadent que 
cette pafOon eft vraie^ Il frappe , ii 
agite les fens ; & c'eft aitifi qu'il s'em- 
pare de l'ame & qu'il la trouble; 
Mais pour l'écrivain tout efl calme. 
On le lit en ûlence^ Chaque homme 
avec qui il converfe eft ifolé. Le fen- 
tinient eft folitaire. L'orateur lui- 
même eft abfent : ni les inflexions de 
fa voix , ni les traits de fon vifage y 
ne vous atteftent la vérité de ce qu'il 
dit. Des fons tracés , des caradères 
muets font la feule communication 
qu'il y aie entre vous, & lui : il n'y a 



I 



9\JK Lis Eloges, ^^r 
^n^ fa penfée qui parle à la vôtre. 
L'effet de cette éloquence , on ne peur 
fe le diflîmuIer,eftdonc plus difficile^ 
Se le fuccès plus incertain. 
, D'ailleurs il y a des pays & des fiè^^ 
des oîi l'éloquence par elle-mên^e doit 
moios réuflîr; Ainfi les Grecs , plus 
animés par leur climat , dévoient être 
plus fcnfibles à l'éloquence que les- 
Komatns ^ & le^ Romains y plus que 
tous les peuples féprentrionaux de 
TEurope. Mais fi un peuple 2^ des 
mœurs frivoles & légères ; fi au lieu 
de cette fenfibilit^ profonde qui ai^- 
réte l'ame & la fixe fur les objets , if 
»*à qu'une efpèce tfinqurétude a^ve 
qui fe répande fur tout fans s'attacher 
à rien ; fi à force d'être fociable , il 
devient tous les jours moins fenfible;. 
fi tous les caradères originaux dîfpa- 
roiflent pour prendre une teinte uni- 
forme & de convention; fi le befoin 
de plaire, la crainte d'ofFenfer, & 
«ette exiflence d'opinion qui aujour- 

Riv 



39^ Essai 

d^hui eft prefque la feuîe , étouffé o» 
répHme tous lesmouvemens deTamc; 
fi on n*ofe ni aimer, ni haïr^ ni ad- 
mirer, ni sMndigner d'après fon cœur; 
fi chacun par devoir eft élégant , poli 
& glacé ) fi les femmes même perdent, 
tous les jours , de leur véritable empi- 
re ; fi à cette fenfibilité ardemeA géné^ 
reufe qu'elles ont droit d'rnfpirer, on 
Aibftitue un fentiment vil & fbible;fi 
les évènemens heureux ou malheu- 
reux ne font qu'un objet de conver- 
fation , & jamais de fèntîment; fi le 
vuide des grands intérêts rétrécît 
Tame , & l'accoutume à donner uo 
grand prix aux petites chofes , que 
deviendra l'éloquence chez un pareil 
peuple î Rien de fi ridicule qu'un 
homme paflionné dans un cercle 
d'hommes froids. L'ame qui a de l'é- 
nergie fatigue celle qui n'en a pas ; & 
pour s'attendrir ou s'élever avec les 
autres , il faut être accoutumé à fentir 
avec foi-môme. A ces caufes ou poil- 



StTR LES FrOGES. J^J 

tiques OU morales s'en joignent en- 
core d'autres. Notre fiède eft gêné- 
paiement tourné vers refprrt de dif- 
cufllofl*; & ce genre d*èfprît , occupé 
ians cefle à comparer des idées ^ doit 
nuire uii peu à la vivacité des fenti-^ 
mens. D'ailleurs il £aat des chofes 
nouvelles pour ébranler l'imagination; 
&c prefque tous les grands tableauir 
ont été épuifés par les orateurs de 
tous les (iècles. Ce qui eât produit 
autrefois un grand efi&t , n'eft pltis- 
aujourd'hui que Keu communv Enfin* 
en voulant faire ua art de l'éloquence 
on a nui à réloqùence même. Toutes 
les manières pathétiques & fbrtesdonc 
les gens à paflîons s'expriment , ont 
été rangées fous une nomenclature 
aride de figures. Qu'un homme fe li* 
vre à un de ces mouvemens , l'efFer 
eft prévu, il ne produit rien. On croit 
voir quelqu'un qui s'échaflFaude pour 
étonner; & cette efpèce d'appareil fait 
ike. Quelques hommes même ont 

Rv 



^4 Essai 

pris ces Sjrméks pour de Péfoquence r 
autre fource de ridicule. Les mauvais 
orateurs ont décrédité les bons , à peu 
près comme les charlatans font tort 
à la médecine y fie les yerfificateurs 
aux poètes. Faut-il donc renoncer à 
réioquencc? Non fans doute; raaîs 
ce font autant de raiibns pour s'atta- 
cher à bien diflinguer la vraie de la 
fauflè. D'abord il n'y a point d'élo- 
quence fans idées. Si donc en célé- 
brant les grands hommes y vous vou- 
lez être mis au rang des orateurs, il 
faut avoir parcouru une furface éten- 
due de connoillànces ; il faut avoir 
étudié & dans les livres & dans votre 
propre penfee quelles font les fondions 
d'un général ^ d'un légiflateur > d'un 
miniftre, d'un prince; quelles font les 
qualités qui conlHtuent ou un grand 
phîlofophe, ou un grand poète ; quels 
font les intérêts & la fituation politi- 
que des peuples; le caradèreou les lu- 
mières des ficelés ; Tétat des arts ^ des 



SFR LES EtOGESi JÇ^ 

fciences , des loîx , du gouvernement ; 
leur objet & leurs principes ; les ré^ 
vôlutions qu'ils ont éprouvées dans* 
chaque pays ; les pas qui ont été faits 
dans chaque carrière ; les idées ovt 
eppofées ou femblables de plufieirrs^ 
grands honKues ; ce qui n'eft que fyf- 
téme , & ce qui a été' confirmé par 
l'expérience & le fuccès ; enfin tout 
ce qui manque à îa perfeûîon de ces^ 
grands objets qui embraflènt le plan*^ 
& lefyftéme univerfel de la fociété. 

Mais ce» connoiflances ne font en- 
core que générales^ ri vous en faut de 
plus particulières. Lepieîntre^ avant 
de manier le crayon , conçoit fes fi- 
gures , étudie leurs attitudes. Méditez 
donc fur Tame & le génie de celui que 
vous voulez louer; faififlèz les idées 
qui lui font propres; trouvez la chaîne 
qui lie enfemble ou fes adions ou fes 
penfées v dîftinguez le point d'où il eft 
partis celui où il efl: arrivé; voyez ce 
^îl a, reça de ùm fiècle & ce qu'il y 

avj:. 



39^ Essai 

a ajouté; marquez ou les obftacles oit 
les caufes de fes progrès ; Se devinez 
réducation de fon génie. Ce n*e(l pas 
tout : obferyez Tinfluence de foo ca« 
raâère fur Tes talens , ou de fes taleos 
fur fon caradère ; enquoi il a été ori- 
ginal & n'a reçu la loi de perfonne; en 
quoi il a été fubjugué ou par l'habitude 
la plus invincible des tyrannies , ou 
par la crainte de choquer fon fîècle^ 
crainte qui a corrompu tant de talens, 
ou par l'ignorance de fes forces , genre 
de modeftie qui efl quelquefois le vice 
d'un grand homnie. Mais fur -tout 
démêlez , s'il eft poflible , quelle eft 
l'idée unique Se primitive qui a fervi 
de bafe à toutes fes idées ^ car prefque 
tous les hommes extraordinaires dans. 
(a légiilation^ dans la guerre, dans les 
arts, imitent la marche de la nature,. 
& fe font un principe unique & géné- 
ral dont toutes leurs idées ne font que 
le développement. Cett^ connoiflan- 
ce ^ cette méditation profonde vous 



SUR LES ElO*GES, J97 

donnera fe plan & le deflein <îe votre 
ouvrage. Alors, il en eft temps, pre- 
nez la plume. Faites agir ou penfer les . 
grands hommes ; vous verrez naître 
vos idées en fixile; vous les verrez* 
s'arranger , fe combiner , fe réfléchir 
fcs unes fur les autres j. vous verrez les 
principes marcher devant les aâions^ 
les aâions éclairer les principes, les 
idées fe fondre avec les feits y les ré- 
flexions générales fortîr ou des fuc- 
cès, ou desobftaclés, ou des moyens; 
vous verrez Thiftoire,^ la politique, la» 
morale, les arts & les fciences, tout 
ce fyftême de connoilïances liées dans 
votre tête, féconder à chaque pas vo- 
tre imagination, & joindre par-touc 
aux idées principales une foule d'idées 
acceflbires. Croit-on ea effet que dans 
toutes les beautés ou de la nature ou 
de Tart ce foit l'idée d'un feul & même 
objet , ou une fenfation fîmplc qui 
nous attache ? Nos plaifips ,. comme 
fiDS peines ^ font CGunpofé&. Juiàée 



jj8^ • EssAr 

principale en attire à elle une foufè: 
d'autres qui s'y mêlent , & en augmen- 
tent Pimpreffion^ Celui qui ,-fans s*é- 
earter^ & en rempliiEint toujours Ton 
but y fàura donc le plus femer d*tdées^ 
accefToires fur fa route , fera celui qui 
attachera Tefprit plus fortement. C*eft 
là le fecret de Torateur , du poète , du 
llatuaire & du peintre. Goirfultez les 
hommes de génie en tout genre ;• 
voyez les grandes compofitions dans» 
les arts. Un artifle e(L appelle à ûx 
cents lieues de Paris ; il va dans Pé* 
tersbourg élever un monument au 
fondateur de la Ruflle. Se contcntera- 
t'il de fondre la flatue coloilale d'un 
héros , & d^imîtcr parfaitement {e$ 
traits? Non (ans doute; il tâchera en- 
core de réveiller dans Ta me de la poA 
térité qui doit contempler ce monu- 
ment , ridée de tous les obftacles qu'un* 
grand homme eut à vaincre, l'idée de 
ft>n courage & de fa vigilance , Tidéc 
de Tenvie & de la haine ^ qui dans tout 



SUR LES EXOGES. ^p 

pays s'acharnent après les grands 
hommes. Il ne placera donc point foa 
héros fur un froid piedeftal ; on le 
verra fur un rroeher efearpé qur lut 
fert de bafe , pouflant à toute bride 
un cheval fîer& vigoureux qui gravît 
au fommet du rocher ; & delà iî pa- 
roîtra étendre fa main fur fon em- 
pire. La^ partie du rocher qu'il aura 
parcourue , offrira l'image d'une cam- . 
pagne cultivée; celle qui lui reftera à 
franchir, fera encore brute &fauvage* 
Cependartt un. ferpent à demi-écrafé & 
ranimant fes forces , s'élancera, pour 
piquer les flancs du-cheval , & tâcher^ 
s'il le peut , d'arrêter la courfe du hé- 
ros. Peintres des grands hommes ^ 
voilà votre modèle. Qu'une foule d'i- 
dées fe joigne à l'idée principale , & 
l'embfellifre. Indiquez fouvent plus que 
vous n'exprimerez. L'efprit aime fur- 
tout les idées qu'il parok fe créer à 
lui-même. Plus vous ferez penfcr, fir 
plus l'eipace qu'on parcourra avec 



400- Ess^T 

vous s'aggrandira. Ccft par fe noi»' 
bre de (es idées que Famé vit y qu'elle 
exifle: en Hianc Touvrage te plu7 
courte elle peut donc avoir un fenti- 
ment plus vif & plus répété rfeUe*- 
même , qu'en parcourant des volumes 
entiers. 

Mais le nombre des idées ne fuffit 
pas pour l'éloquence : il^en fait la fg- 
. lidité & la force ; c'êfl le fentimenc 
qui en fait le charme. Lui feuL donne 
à l'ouvrage cet heureux degré de cha?- 
leur qui attire l'ame & Tlntérefle , & 
la précipite toujours en avant fans 
qu'elle puîfle s'arrêter. Vous n'ignorez 
point qu'il y a entre les idées deux 
efpèces de liaifon^, Tune méraphyfi- 
que & froide , & qui cpnfifte dans un 
enchaînement de rapports & de con- 
féquenccs ; celle-là n'eft que pour l'ef- 
prit: l'autre eft pour Tame ,. & c'effc 
elle feule qui en a le taâ ; elle eft pro- 
duite par u*n fentiment général quis 
4^rcule d'une idée à Fautre ^ qiiL k& 



svK Lss Eloges. 401 

unît , qui les entraîne toutes enfen»- 
ble conirae une feule & même idée^ 
,& ne permet jamais de voir m où Tefr 
prit s*eft repofé^ ni d*oa il a repris 
fon élan & fa courfe. Cette liaifon 
intime , cette rapidité qui fait une 
grande pariic de l'éloquence, ne peut 
naître que d'une ame ardente & fen- 
fible y & fortement afFedée de l'objet 
qu'elle veut peindre. Mais il faut ùr* 
voir quels font les objets qui ont le 
droit d'affeder l'ame ,& jufqu*ôù elle 
doit rétre. Si on fe pafiionne pour ce 
qui ne le mérite pas , on efl froid ; fi 
on paflê le but > on eft ridicule. Com- 
ment pofer ces barrières ? qui fixera' 
la limite où le fentiment doit s'arrêter 
pour être vrai? Noos avons déjà vu 
qu'il y a des peuples mtMns fufcepti-> 
bles de fentiment que d'autres. Ce qui 
eût tranfporté d'admiration &c fait 
palpiter de plaiiGr un habitant de La- 
cédémone , n'eût pas même fixé Tat* 
tention d'un Sybarite. Il y a lamêine 



4ot .-Essai 1 

<3ifî5rence entre les hommes. En gé- 
néral , fêtre vertueux & moral s'affèc- . 
tcra bien plus que celui qui eft fans- 
principes; le malheureux, plus que ce- 
lui qui jouit de tout ; le folitaire , plus 
que rhommc du grand monde ; l'ha- 
bitant des provinces , plus que celui 
des capitales ; l'homme mélancolique, 
plus que rhomme gai ; enfin ceux qui 
ont reçu de la nature une imaginatioa 
ardente qui modifie leur être à chaque 
killant » & les met à la place de tous 
ceux qu'ils voient ou qu'ils entendent,, 
bien plus que ceux. qui toujours froids 
& calmes, n'ont jamais fu fe tranf- 
porter un moment hors de ce qui 
n'étoit pas'eux. Dans cecontrafle & 
. d'organîfation & de caraâère , cha- 
cun cependant prend pour la nature 
ce qui eft lui. Nos paffions ou nos foi- 
blcflès, voilà la règle de nos juge- 
mens. Quelle fera donc celle de l'ora-v 
teur? Qu*il ne confulre ni un particu- 
lier^, ni une ville, ni même une na- 



SURI ES E lO<JE S. 40 J, 

tîon & un ûècle , dont les mœurs & 
les idées changent,, mais la nature der 
tous les pays & de tous les temps ,, 
qui ne change pas. Il y a dans toutes 
les âmes bica nées des impreflions 
que rien ne peut détruire , & qu'oit 
eft toujours sûr de réveiller; ce font 
pour ainfî dire des cordes toujours 
tendues qui frémifiect de fiècle en 
fiècle & de pays eo pays : c^èft celles-» 
là qu*il faut toucher. Qu'ainfi dans 
Tordre politique Torateur fe pénètre 
des g]?ands rapports du prince avec 
Içs fujets , & des ftqets avec le pwnce ; 
quUl fente avec énergie & les biens fit 
les ma«x des nations ; que dans Tom 
dre moral il s'enflamme fur lés lieh$ 
généraux de bien&ifance qui doivent 
unir tous les hommes ; fut les devoirs 
facrés des famtlles;;^ fur les noms dé 
fils , d'époux & de pères '^ que dans ce 
qui a rapport aux talens,îl admire les 
découvertes des grands Tiommes , ta^ 
marche du génie ^ ces grandes idéei 



404 EssAt 

qui ont changé fur la terre la face di 
commerce , ou celle de la ' philofo^ 
phie , de la légiflation & des arts , & 
qui ont Ëiit forttr Tefprit humain 
des filions que Thabitude & la pa- 
reflë tFaçotent depuis vingt fiècles. 
Que fur tous ces objets , s'il a une 
ame fenfiUe Se forte, il ne craigne 
pas de s'y abandonner ; laf nature eft 
pour lui. Qu'il oublie alors & 1er 
idées rétrécies d*un cercle » & les 
préjugés d'un moment , & les fy(^ 
tên^s de TindifTérence ou de terreur. 
Alors fa marche fera fbuvent impé- 
tueufe. Né avec un (èntimenc vigoU' 
reux & prompt , tf s'âancera avec ra- 
pidité & par fitUies d'un objet à l'au- 
tre ; femblable à ces animaux agiles, 
qui placés dans les Pyrénées ou dans 
les Alpes , 6c vivant fur la cime des 
montagnes, bondif&nt d'un rocher à 
l'autre , en fautant par-deflus les pré- 
cipices : L'animal fage & tranquille , 
qui dans le vallon traîne les pa& A: 



SUR LES Eloges. 40^ 

mçfure lentement , mais furement , lé 
cerrein jqiii le porte ., ks obferve de 
loin , & ne conçoit pas cette marche^ 
qui jK>urtant eft dans la nature cbm- 
jne hifienne. M^s que l'orateur prenne 
garde. Tout a fes défauts & fes dan- 
gers. Plus une telle éloquence e(l no- 
ble , ;^and ^Ue câ appliquée à de 
grands objets <» & qu'elle naît d'un 
ientiment vrai & profend , plus un 
faux enthoufîafkie & une fauflè cha- 
Jeur font ridicules aux yeux de tout 
homme fenfé. Il en eft des ouvrages 
d'éIoque«:e cpmme d'une pièce, de 
théâtre. Si Tillufion ne gagne ^ k ri- 
dicule perce , & Ton rit* C*eû ce qui 
, arrive toutes les fois que le fenti ment 
efl faux ; & il iie peut manquer <de 
rêtre , £1 on peiiit .ce qu'^wi ne fent 
pas. Voyez dans le momie tous ceux 
qui , par fyftême , veulent paroître 
fenfibles ; car ( aujourd'hui fur-tout) 
îl y a des hypocrites de fenfibilitéi 
comme des hypocrites de vertu.Touc: 



4o6 Essai 

les trahît. Ils parlent avec glace de 
leur tendre atnitié. lis vantent avec 
vn vifage immobile leur douleur pro* 
fonde. Eh ! croient- ils qu'on puiflë ea 
împofer fur le fentiment ? Le fenti- 
ment a fes regards , fon ton , fes mou* 
vemens,fon langage , qu'on ne devine 
pas , qu'on n'imite point. O vains ac- 
teurs » vous tromperez tout au plus 
Tame indifierente & glacée qui n'a pas 
le fecret de cette langue : mais Tame 
fcnfible , vous la repouflez ; elle dé- 
mêle votre jeii , vos fyftêmes , vous 
voit arranger vos reflbrts ; votre tort 
n'eft pas le fien , & vos âmes ne font 
pas faites pour s'entendre. On ne joue 
pas plus la fcnfibilité dans les ouvra- 
ges que dans le commerce de la vie. 
Que celui donc à qui la nature Ta re- 
fufée, n'afpire point à imiter ce qu'il 
n'a pas. Mais foit que vous foyez élo- 
quent , ou que vous ne le foyez point , 
foit qu'en célébrant les grands hom- 
mes vous preniez pour modèle ou la 



SUS.XES Eloges. 407 

[gravité de Plutarque , ou la vigueur 
4e Tacite 9 ou la fageflë Cliquante de 
Footenelle, ou de temps en temps 
rimpétuofité & la grandeur de Bof- 
fuet , n'oubliez pas que votre but eft 
d'être utife. Quoi , ne vous proppfe- 
riez- vous que de louer une froide cen- 
"^dre î Qu'importe vos vains éloges 
pour les morts? C'eft aux vivans qu'il 
faut parler ; c'ell dans leur ame qu'il 
faut aller remuer le germe de l'hon- 
neur & de la gloire. Ils veulent être 
aimables y faites les grands. Préfentez- 
leur fans ceilb Timage des héros & 
des hommes utiles. Que cette idée les 
réveille. 0(èz mêler un ton mâle aux 
chanfons de votre fiècle. Mais fur- 
tout ne vous abaiflèz point à d'indi* 
gnes panégyriques. Il eft temps de 
refpeâer la vérité. Il y a deux mille 
ans que Ton écrit , & deux mille ans 
que l'on flatte. Poètes , orateurs , hif- 
torienSy tout a été complice Se ce 
crime. Il y a peu d'écrivains pour qui 



4dS E s s M 

Ton n'ait à rougîr. Il n'y a prefque pas 
un livre oîi il ny ait des menfonges à 
effacer. Les quatre fiècles des arts, 
monumens de génie , font auffî des 
monumens -de balTefle. Qu'il en naifFe 
un dnqtiiçme , & quHl foit celui de là 
vérité. La flatterie, Jans tous les fiè- 
cles , Ta bannie des cours ; la molleflc 
de nos moeurs la bannit de nos focié» 
tés ; l'effroi la repoufle de nos coeurs 
quand elle y veut defcendre. O écri- 
vains 1 qu'elle ait un afyle dans vos 
ouvrages. Que chacun de vous faffc 
le ferment de ne jamais flatter , de ne 
jamais tromper. Avant de louer un 
homme , interrogez fa vie. Avant de 
louer la puiflance , interrogez votre 
cœur. Si vous efpérez , fi vous crai- 
gnez, vous ferez vils. Etes-vous defti- 
nés par vos talens à la renommée ? 
Songez que chaque ligne que vous 
écrivez, ne s'effacera plus. Montrez-la 
donc* d'avance à la poftérité qui vous 
lira s & tremblez qu'après avoir lu , 

elle 



SUR lEs Eloges. 40^ 

elle ne détourne fon regard avec mé- 
pris. Non le génie n^eft pas fait pour 
trafiquer du menfonge , avec la for- 
tune. Il a dans fon cœur je ne fais 
quoi qui s'indigne d'une foiblefle ; & 
fa grandeur ne peut s'avilir fans re- 
mords. Juger de tout , apprécier la 
vie, pefer la crainte & Tefpérance , 
voir & l'intérêt des hommes , & Tin- 
térêt des fociérés , s'inftruire par les 
fiècles & inftruire le fien , diftribuer 
fur la terre & la gloire & la honte, & 
faire ce partage comme Dieu & la 
confcience le feroient , voilà fa fonc- 
tion. Que chacune de fes paroles foie 
facrée. Que fon filence même infpire 
le refped , & reffemble quelquefois à 
la juftice. Un conquérant qui aimoit 
la gloire, mais plus, avide de renom- 
mée que jufte, s'étonnoit de ce qu'un 
homme vertueux & que tout le peu- 
ple refpedoit , ne parloir jamais de 
lui. Il le manda. Pourquoi, dit-il, les 
Tome IL S 



4IO Essai &c. 

hommes les plus fages de mon c 
pire fe taifent-ils fur mes conquét 
Prince , dît le vieillard , les fages 
fiècles fuivans le diront à ta poflér 
& il fe retira. 

Fin du ftcond Volume. 



\ 



TABLE 

DES CHAPITRES 

CONTENUS 

DANS CE VOLUME, 

V-<*HAPiTRE XXIV. Siècles de barbarie^ 
Rerutiffance des Lettres. Eloges compofés e/t 
latin moderne, dans lefeiyime & le dix-fep" 
tième fiècles. Page t 

Ch. XXV. De Paul Jove & defes Eloges, i; 

Ch. XXVI. Des Oraifons funèbres , & des 
Eloges dans le% premiers temps de la Littira-- 
tare Franfoife , depuis François 1^ juf{u'à la 
fin du règne de Henri IV. 4a 

Ch. XXVII. Des Panégyriques ou Eloges adref» 
fis a Louis XIII, au Cardinal de Richelieu^ 
& au Cardinal Ma^arin. 84 

Ch. XX VIII. Des obftacles qui avoient retardé 
PEloquenee parmi nous y de fa renaijfance , de 
fa marche & de fes progrès, loy 

Ch. XXIX. De Mafcaron & de Boffuet. 1 5 8 

Ch. XXX. DeFUchier. i8} 

Ch. XXXI Des Oraifons funèbres de Bourda- 
loue y de la Rue , & de Majjfillon. to6 

Ch. XXXII. Des Eloges des Hommes illuftres 
du dix-feptieme Jiècle , par Charles Perraut. 

118 

Ch. XXXIII. Des Eloges ou Panégyriques 
adrejfés a Louis XIV, Jugement fur ce Prince^ 

241 

Ch. XXXIV. Des Panégyriques depuis la fin 



TABLE. 

du r}gne de Louis 'XIV jufqu' en 1748. D^un 
Eloge funèbre des Officiers morts dans la 
guerre de 174T. 17< 

Ch. XXXV. Des Éloges des Gens de Lettres 
6* des Savans, De quelques Auteurs du fei» 
;Jcme ficelé qui en ont écrit parmi nous, 300 

Ch. XXXVI. Des Eloges académiques y des 
Eloges des Savans far M, de Fontenelle , & 
de quelques autres. 310 

Ch. XXXVII. Des Eloges en Italie , en F/pa- 
gncy en Angleterre, en Allemagne ^ en Rujfte. 

34J 
Ch. XXXVIII & dernier. Du genre a^uel des 
Eloges parmi nous ; fi P Eloquence leur con- 
vient , & quel genre d* Eloquence. 377 



Fin de la Table. 



^v.