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Full text of "Mémoires, souvenirs et anecdotes par m. le comte de Ségur"

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Ce' 


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BIBLIOTHÈQUE 

DES  MÉMOIRES 

RELATIF?.   A    1.'|I1ST01RE    DE    FRANCE 

PENDANT    LE    18e   SIECLE 

\Sl(.    hVANT-PROPOS    ET    NOTES 

PAR  M.   Fs.   BARRIÈRE 

TOME  XIX 


TYPOGRAPHIE    1)1     II      FiRMIN    DIDOT.    —    MESNIL    (  El  RE  ). 


MÉMOIRES 

SOUVENIRS   ET   ANECDOTES 


M.    LE   COMTE    DE   SKC.I  II 


CODDESEONDEMiE  ET  PENSEES  Kl   PRINCE  DE  EDINE 


WK      \\  WT-IKOI'OS    ET    NOTES 


PAR  M.   F«.   BARRIÈRE 


TOME  PREMIER 


PAK1S 


LIBRAIRIE  DE  FIRMI1N  DIDOT  FRÈRES,  FILS  II   (  ' 

IMPRIMEURS   I>1     L'INSTITUT,   RIE   JACOB,    56 

1859 


<0c 

1 
■ 


AVANT-PROPOS. 


Un  homme  d'un  esprit  vif  et  fin,  M.  le  vicomte  de  Ségur, 
disait,  en  parlant  de  son  frère  aîné,  M.  le  comte  de  Ségur  : 
Je  pourrais  en  être  jaloux;  f  aime  mieux  en  être  fier.  11 
avait  pris  le  bon  parti.  Tous  deux  étaient  fils  du  maréchal 
de  Ségur,  qui,  couvert  de  blessures,  mais  actif,  laborieux, 
dévoué,  fut  ministre  de  la  guerre  aux  plus  belles  années 
du  règne  de  Louis  XVI.  Le  vicomje  de  Ségur,  qui,  déjà 
maréchal  de  camp,  quitta  le  service  à  la  Révolution,  bri- 
guait, dans  les  lettres,  des  succès  qu'il  y  aurait  peut-être 
obtenus,  si  sa  vie  n'eût  été  livrée  aux  plaisirs.  Quoiqu'il  ait 
donné  vingt-quatre  ouvrages  dramatiques,  aux  Français,  à 
l'Odéou,  à  rOpéra-Comiqueetmèmeau  grand  Opéra,  rien 
n'est  resté  de  lui  au  théâtre  :  une  chanson  charmante , 
L Amour  et  le  Temps,  serait  aujourd'hui  son  titre  unique 
à  la  célébrité,  si  l'on  n'avait  de  lui  trois  volumes  in- 12 
intitulés  :  Les  Femmes.  L'ouvrage  abonde  en  observations 
aussi  vraies  qu'ingénieuses  :  on  voit  qu'il  avait  bien  étudié 
son  sujet.  Il  indique  le  rôle  des  femmes  et  particulièrement, 
chose  étrange!  celui  des  mères  dans  la  société  de  son 
temps.  On  va  voir  sous  quels  rapports  les  mères  y  occu- 
paientunc  place  importante,  y  exerçaient  une  magistrature 
aimable,  aussi  respectée  que  chérie  ;  et,  puisque  l'ensemble 
de  cette  collection  a  pour  objet  de  reproduire  les  mœurs, 


Il  AVANT-PROPOS. 

on  nous  saura  gré  d'en  saisir,  dans  le  fragment  qui  suit, 
un  des  traits  les  moins  connus  ;  qu'on  en  juge  : 

«  Autrefois,  sous  Louis  XV  et  sous  Louis  \Y1,  un  jeune 
homme  entrant  dans  le  monde  y  faisait  ee  que  l'on  appe- 
lait un  début.  Il  cultivait  les  arts  d'agrément  ;  le  père  in- 
diquait et  suivait  la  direction  de  ce  travail  ;  car  c'en  était 
un  ;  mais  la  mère ,  la  mère  seule  pouvait  porter  son  fils  à 
ce  dernier  degré  de  politesse,  de  grâce  et  d'amabilité  qui 
finissait  son  éducation.  Outre  sa  tendresse  naturelle,  son 
amour-propre  se  trouvait  tellement  de  la  partie,  que  l'on 
peut  juger  du  soin,  de  la  recherche  qu'elle  mettait  adonner 
à  ses  enfants ,  à  leur  entrée  dans  le  monde ,  tout  le  charme 
qu'elle  pouvait  développer  en  eux  ou  leur  communiquer. 
De  là  venaient  cette  politesse  si  rare,  ce  goût  exquis,  cette 
mesure  dans  les  discours ,  dans  les  plaisanteries ,  cette 
grâce  de  maintien,  en  un  mot ,  cet  ensemble  qui  classait 
ce  qu'on  appelait  la  bonne  compagnie,  et  qui  distingua  tou- 
jours la  société  française,  même  chez  les  étrangers.  Un  jeune 
homme  avait-il  manqué,  dans  sa  jeunesse,  aune  attention 
pour  une  femme,  à  un  égard  pour  un  homme  plus  âgé  que 
lui,  à  une  déférence  pour  la  vieillesse,  que  la  mère  du  jeune 
étourdi  en  était  instruite  le  soir  même  par  ses  amis;  et  le 
lendemain  il  était  sûr  d'une  leçon  et  d'une  réprimande. 

«  La  société,  répartieen  mille. cercles  différents,  se  tenait, 
sous  tous  ces  rapports,  sans  se  voir  habituellement.  La 
politesse,  le  goût,  le  bon  ton  étaient  une  espèce  de  dépôt  que 
chacun  gardait  avec  soin  ,  comme  s'il  n'eût  été  confié  qu'à 
lui.  C'est  à  la  politesse  que  les  femmes,  avec  raison  ,  met- 
taitnt  le  plus  d'importance  :  elle  est,  en  effet,  la  première 
expression  du  respect  qu'on  leur  doit.  La  politesse  est  de 
plus  si  précieuse  dans  le  commerce  de  la  vie ,  que  l'on  a 


w  kNT-PBOPOS.  111 

vu  des  gens  se  passer  d'esprit  en  sachant  mêler  la  politessi 

à  la  noblesse,  à  l'élégance  des  manières  (l).  ■> 

Nous  n'exprimerons  pas  de  trop  justes  regrets  sur  l'ab- 
sence aujourd'hui  de  ce  «gouvernement  maternel  :  la  sin- 
gulière politesse  et  l'étrange  bon  ton  qui  régnent  dans  les 
salons  du  jour  constateront  mieux  que  nous  cette  ab- 
sence. Bornons-nous  a  remarquer,  sans  jeter  les  yeux  au- 
tour de  nous,  que  ce  seul  morceau  placerait  M.  le  vicomte 
de  Ségur  parmi  les  écrivains  féconds  en  observations 
utiles.  Nous  ne  rappellerons  point  sa  courageuse  collabo- 
ration aux  Actes  des  Apôtres  après  89.  Nous  ne  citerons 
pas  davantage  ce  mot  que  s'attira,  sous  le  Directoire,  un 
acteur  chéri  du  public  et  qui  s'en  montrait  vain,  même 
avec  M.  de  Ségur  :  «  Prenez  donc  garde,  mon  cher  Elleviou, 
vous  oubliez  que  la  Révolution  nous  a  rendus  tous  égaux.  » 
C'était  lu  le  tour  imprévu  de  son  esprit.  Moins  connu  cer- 
tainement est  le  mot  qui  suit.  —  Le  vicomte  (  son  père  étant 
encore  ministre)  logeaft  à  l'hôtel  de  la  Guerre.  Il  déjeunait, 
quand  un  inconnu,  un  provincial  insiste  pour  lui  parler. 
Sur  un  mot  du  vicomte,  il  entre  et  s'asseoit  :  «  En  quoi, 
Monsieur,  puis-je  vous  être  utile?  dit  M.  de  Ségur.  —  Je 
vous  prierais,  Monsieur  le  Vicomte,  de  vouloir  bien  appuyer 
mes  démarches  auprès  du  ministre  ;  il  ne  refusera  rien  à 
son  fils.  —  Vous  avez  servi  sans  doute,  Monsieur  ?  —  Non, 

(!)  L'oiivrage  dont  nous  venons  de  faire  connaître  un  fragment,  et 
qui  a  eu  plusieurs  éditions,  est  intitulé  :  Les  Femmes ,  leur  condition 
et  leur  influence  dans  l'ordre  social ,  chez  les  différents  peuples 
anciens  cl.  modernes.  —  Incarcéré  sous  la  Terreur,  M.  le  vicomte  de 
Ségur  fit  paraître  en  1795:  Ma  Prison  depuis  le  %\  Vendémiaire 
jusqu'au  10  Thermidor.  Né  à  Paris  en  175G,  M.  de  Sentir  mourut 
i  Bagnères  en  juillet  1805 


IV  AVANT-l'HOl'OS. 

pas  encore.  —  Kh  bien  !  de  quoi  donc  s'agit-il  ?  —  Je  \ou- 
drais  avoir  un  régiment.  —  Oh  !  rien  de  si  facile,  dit  le 
vicomte  de  Ségur,  en  souriant:  en  voulez- vous  deux  '.'  » 

Epris  des  lettres  comme  son  frère,  mais  avec  beaucoup 
plus  desavoir,  avec  plus  d'étendue,  de  solidité,  d'élévation 
dans  l'esprit,  M.  le  comte  de  Ségur  a  fort  brillamment 
parcouru  les  plus  différentes  carrières.  Ses  ouvrages  sont 
aussi  variés  que  son  sort  éprouva  d'alternatives.  Nul  heu- 
reusement ne  supporta  mieux  la  bonne  et  la  mauvaise  for- 
tune, tel. appant  à  l'enivrement  de  l'une  comme  au  découra- 
gement que  produit  l'autre.  —  INéen  1 763,  il  avait  trente- 
six  ans  quand  la  Révolution  éclata.  Le  malheur  n'atteignit 
donc  pas  sa  jeunesse;  il  en  raconte  les  belles  années,  dans 
ses  Mémoires ,  avec  la  puissance  ,  le  charme  d'un  talent 
qui  donne  à  la  plus  rare  élégance  de  style  toute  la  fa- 
cilité, toute  la  grâce  du  naturel.  Ou  va  savoir  de  lui-même 
l'attrait  qui  lui  fait  rechercher  la  société  des  écrivains  et 
des  artistes  célèbres;  on  va  savoir  la  faveur  qui  l'ac- 
cueille à  Versailles,  ses  duels  brillants  et  ses  premiers  essais 
poétiques,  son  avancement  dans  l'armée,  son  départ  pour 
l'Amérique  avec  MM.  de  Broglie  et  de  Lauzun,  les  ha- 
sards galants  ou  guerriers  de  son  voyage,  son  retour  en 
France ,  la  carrière  nouvelle  qu'ouvre  devant  lui  la  diplo- 
matie, et  ses  succès  à  Saint-Pétersboug  auprès  de  l'im- 
pératrice Catherine  II. 

Il  fut  de  ce  célèbre  et  curieux  voyage  entrepris  par  la 
czarine  et  sa  cour  en  Grimée.  Huit  cents  lieues  parcou- 
rues au  milieu  des  réceptions  et  des  fêtes,  cinq  cents  che- 
vaux commandés  à  chaque  relais  pour  emporter  les  voya- 
geurs sur  des  traîneaux  à  travers  les  neiges  et  la  glace, 
des  bûchers    de  sapins  éclairant    la   route   pendant   la 


a\  ayi  -ritoi'os.  v 

nuit ,  le  Roristhène  étonne  de  voir  ses  eaux  solitaires 
eouvertes  de  flottilles  pavoisées,  des  armées  exécutant 
des  simulacres  de  combats  dans  des  déserts,  des  villes 
et  des  populations  improvisées,  des  rencontres  de  princes 
et  de  souverains  presque  à  chaque  halte,  tout  prête  à 
l'histoire,  dans  ce  trajet,  les  surprises  et  le  merveilleux 
des  contes  de  fées. 

Là  paraissent  tour  à  tour  les  principaux  personnages  de 
la  Russie.  Quels  souvenirs  M.  de  Ségur  y  rassemble  !  que 
de  portraits  intéressants  il  trace  !  Je  suis  surpris  toute- 
fois qu'il  ne  s'arrête  pas  plus  particulièrement  à  Bezborodko, 
ministre  de  l'intérieur  en  Russie.  Sorti  des  rangs  les  plus 
obscurs,  comment  avait-il  mérité  la  confiance  de  la  czarine? 
par  sa  connaissance  parfaite  de  la  langue  russe,  par  sa  ca- 
pacité, surtout  par  sa  présence  d'esprit. Elle  lui  recommande 
un  jour  la  rédaction  d'un  ukase  important.  Le  lendemain, 
son  travail  avec  l'impératrice  étant  terminé,  il  allait  sortir  : 
Et  l'ukase  !  lui  dit-elle.  Il  rouvre  son  portefeuille,  en  tire 
un  papier  et  lit  une  suite  de  visa,  de  considérants  et  de 
dispositions  réglementaires.  «  C'est  fort  bien  :  Donnez  que 
je  signe,  dit  l'impératrice  en  avançant  la  main.  »  Que 
voit-elle  ?un  papierblanc!  Il  avait  oublié  l'ukase,  et  venait 
de  l'improviser.  —  M.  de  Ségur,  dans  la  première  audience 
que  lui  accorda  Catherine  II,  fut  tiré  d'un  plus  mauvais 
pas ,  précisément  aussi  par  l'beureuse  facilité  de  sa  parole  : 
on  le  verra  dans  ses  Mémoires. 

A  notre  grand  regret  ils  se  terminent  à  la  fin  de  89, 
avec  son  ambassade  à  Saint-Pétersbourg.  La  France 
était,  à  son  retour,  en  proie  aux  agitations  les  plus  me- 
naçantes; la  courue  lui  dissimule  ni  ses  incertitudes  ni 
ses  craintes  :  elle  met  en  lui  toute  confiance.  Mais  que 


VI  \  VA  NT- PROPOS. 

peut-il  ;  et  que  calmerait  ou  maîtriserait  la  tempête?  On 
envoie  M.  de  Ségur  ministre  a  Berlin,  où  ses  efforts  retar- 
dent une  déclaration  de  guerre.. Il  est  nommé  ambassa- 
deur a  Rome;  hélas!  qu'irait-il  y  faire?  Les  hostilités  y 
étaient  trop  vivement  commencées  entre.  le  saint-sié^e  et 
la  nouvelle  constitution  française.  Il  se  refuse  à  l'émigra- 
tion :  plus  tard,  par  miracle,  il  échappe  à  la  Terreur  !  mais 
emplois  et  biens  il  a  tout  perdu,  soit  à  Saint-Domingue, 
soit  en  France  :  ses  talents,  son  courage  soutiendront  sa 
famille.  Il  donne,  au  Vaudeville,  Molière  à  Lyon,  le  Ma- 
melouck  à  Paris,  les  Français  au  Caire,  en  collaboration 
avec  MM.  Deschamps  et  Després.  Le  retour  d'un  Français 
qui  était  au  Caire  et  se  nommait  Bonaparte  fut  favorable 
aux  trois  auteurs.  M.  Deschamps  devient,  plus  tard,  secré- 
taire des  commandements  de  l'impératrice  Joséphine ,  et 
M.  Després  aie  même  emploi  auprès  de  S  M.  la  reine  Hor- 
tense.  Le  portrait  le  plus  ressemblant  que  j'aie  vu  de  cette 
princesse  était  chez  M.  Després,  et  lui  avait  été  donné  par 
elle. 

Quant  à  M.  de  Ségur,  le  ciel ,  dès  le  gouvernement  con- 
sulaire, étaitdevenu  pour  lui  moins  sombre.  On  le  voit  suc- 
cessivement législateur,  conseiller  d'Etat,  académicien, 
grand  maitre  des  cérémonies,  sénateur  en  1813,  commis- 
saire extraordinaire  en  1814  ;  et  partout  il  est  a  la  hauteur 
des  emplois  ou  des  missions  qu'on  lui  confie.  Ici  reparait 
l'inconstance  de  sa  destinée.  La  Restauration  a  lieu  :  les 
services  rendus  par  ses  ancêtres  et  par  lui-même  aux 
Bourbons  ne  peuvent  être  oubliés;  Louis  XVIII  le  nomme 
pair.  Sur  quoi  compter  pourtant?  Napoléon  revient  de 
l'Ile  d'Elbe.  De  nouveau  M.  de  Ségur  est  grand  maitre  et 
sénateur.  Le  bail  est  court.  Les  Bourbons  rentrent  en 


kVANT-PBOPOS.  Vil 

I  r.iiice 'après  Waterloo  :  M.  de  Ségur  n'a  plus  ni  charge 
ni  pairie;  ([n'importe!  les  grandeurs  et  la  politique  le 
rendent  aux  lettres  :  on  ne  l'a  pas  destitué  de  son  esprit; 
son  savoir,  son  courage,  sa  plume  et  son  talent  lui  restent. 
Ce  talent  se  plie  avec  une  merveilleuse  souplesse  à  tous 
les  genres  d'occupations,  et  dans  tous  obtient  un  immense 
succès.  Dip'omatie,  littérature,  histoire,  toutétaitdu  do- 
maine de  cette  remarquable  intelligence.  II  est  vrai  qu'un 
ange  de  dévouement  et  de  vertus,  une  petite-fille  de  Da- 
guesseau,  madame  la  comtesse  de  Ségur,  secondait  admi- 
rablement son  mari  dans  ses  travaux  ;  faisant  pour  lui  des 
recherches, des  lectures ,  etehaque  jourécrivant  sixou  sept 
heures  sous  sa  dictée.  Il  eut  le  malheur  de  la  perdre! 
Ce  fut  le  coup  le  plus  sensible  dont  il  ait  jamais  souffert. 
ML  Brifaut,  nouvellement  académicien ,  reçut  alors  un 
bienveillant  accueil  chez  M.  de  Ségur,  à  qui  l'on  avait, 
depuis  quelques  années,  rendu  la  pairie,  honteux  enfin  de 
la  lui  avoir  ôtée.a  Veuf  et  triste,  dit  M.  Brifaut  dans  ses 
a  Œu vies  récemment  publiées,  M.  de  Ségur  réunissait 
«  chez  lui  une  compagnie  peu  nombreuse,  mais  triée.  On 
«  ne  s'entendait  pas  mieux  que  l'ancien  grand  maître  des 
«  cérémonies  à  tenir  salon.  Sa  table  n'était  pas  aussi  bril- 
«  lante  que  sa  conversation  ;  si  les  événements  politiques 
«  n'avaient  pas  renversé  la  nappe,  du  moins  ils  l'avaient 
«  dégarnie;  mais  qui  pensait  à  cela,  quand  l'aimable  et 
c  gracieuse  causerie  de  l'amphitryon  nous  attachait  des 
o  heures  entières  a  cette  table  où  les  bons  mots  suppléaient 
«  les  lions  vins ,  ou  le  matériel  de  la  vie  paraissait  si  in- 
«  digne  d'attention,  les  besoins  de  l'intelligence  étant  si 
«  ingénieusement  satisfaits?  Nous  n'avons  pas  longtemps 
((conservé,   par  malheur,   l'un  des  derniers  modèles  de 


\lll  AVANT-PROPOS 

«  l'urbanité  française.  Il  avait  le  tort  de  ne  pas  se  soigner 
«  assez.  Je  le  lui  reprochais  un  jour  en  lui  disant  :  Mais 
«  songez  donc  que  vous  ne  vous  appartenez  pas  ;  vous  ap- 
«  partenez  à  la  France  entière.  Il  est  mort  laissant  un  vide 
«  véritable  dans  le  monde  poli.  Ses  Mémoires  sont  d'un 
«  ton  exquis;  ils  n'ont  qu'un  tort,  leur  brièveté.  » 

Le  reproche  est  fondé  :  tous  les  lecteurs,  nous  l'espérons, 
en  tomberont  d'accord.  Ces  Mémoires  devaient  avoir  une 
suite  :  l'auteur  l'annonçait  ;  la  mort,  hélas  !  a  fait  tomber  la 
plumede  ses  mains.  Ses  ouvrages  du  moins  resteront  ;  et  l'on 
peut  recommander  à  la  jeunesse  ses  livres  d'histoire,  aux 
diplomates  sa  Politique  des  Etats  de  l'Europe  ,  aux  bi- 
bliophiles les  rares  exemplaires  signés  du  livre  inti- 
tulé Recueil  de  famille  .•enfin,  aux  gens  de  goût,  ravis 
de  trouver  le  charme  du  style  joint  à  des  révélations  his- 
toriques on  ne  peut  qu'indiquer  les  pages  qui  vont  suivre. 
Et  comment,  écrites  par  un  homme  d'un  coup  d'oeil  si  pé- 
nétrant ,  d'un  esprit  si  distingué ,  ces  révélations  ne  se- 
raient-elles pas  du  plus  haut  intérêt ,  quand  on  songe  qu'il 
a  vu  Voltaire  à  son  déclin  et  Mirabeau  dans  sa  toute-puis- 
sance, Frédéric  II  et  le  prince  de  Nassau  (  comme  on  dirait 
l'histoire  et  le  roman),  Poniatowski  le  roi  de  Pologne  et 
Joseph  II  l'empereur  d'Autriche  ,  l'heureuse  Catherine  II, 
l'infortunée  Marie-Antoinette,  Potemkin  et  le  prince  de 
Kaunitz,  le  héros  de  la  liberté  Wasingthon,  et  Napoléon  le 
Conquérant  tout  éblouissant  de  gloire  ! 

Fs  Barrière. 


MÉMOIRES 


SOUVENIRS  ET  ANECDOTES. 


La  jeunesse  veut  savoir  ce  que  les  vieillards  ont  vu  et  fait; 
ceux-ci  aiment  à  le  raconter  :  rien  n'est  plus  naturel.  Ainsi  ou 
s'étonnerait  à  tort  de  voir  publier  aujourd'hui  tant  de  Mémoires, 
peindre  tant  de  personnages,  rappeler  tant  d'anecdotes. 

Jamais  la  curiosité  ne  dut  être  plus  active  qu'à  l'époque  où 
nous  vivons  :  cette  époque  arrive  après  le  siècle  le  plus  fécond 
en  orages.  Pendant  sa  durée,  institutions,  politique ,  philosophie, 
opinions  ,  lois ,  coutumes ,  fortunes ,  modes  et  mœurs  ,  tout  a 
changé. 

L'existence  de  chaque  État  n'a  été  qu'une  suite  de  révolu- 
tions ;  la  vie  de  chaque  homme ,  semblable  à  un  roman ,  a  été 
pleine  d'aventures;  elle  offre  le  coup  d'œil  d'une  galerie  variée, 
où  se  mêle  une  foule  de  portraits,  de  tableaux  d'histoire,  de 
tableaux  de  genre,  parfois  même  de  scènes  comiques  et  de  mé- 
tamorphoses. 

Échappé  au  naufrage  et  arrivé  dans  le  port,  on  aime  à  se 
rappeler  avec  calme  les  tempêtes  qui  nous  ont  tant  agités  ;  on 
veut  rendre  compte  à  soi  même,  à  sa  famille,  et  même  au  pu- 
blic, de  la  part  que  le  sort  nous  a  fait  prendre  à  tant  de  passions, 
à  tant  d'événements,  à  tant  de  vicissitudes. 

s.'  retracer  ainsi  tout  ce  qu'on  a  éprouve  ,  c'est  reculer  Fers 

T.  I.  1 


2  MEMOIRES 

l<i  jeunesse,  c'est  presque  recommencer  à  vivre  ;  c'est  un  der- 
jiier  plaisir  d'autant  plus  pur,  que  notre  expérience  peut  ins- 
truire ceux  qui  n'en  ont  pas. 

Le  dernier  rayon  de  l'esprit  de  l'homme  qui  finit  sa  carrière 
sert  parfois  d'utile  fanal  au  jeune  homme  qui  entre  dans  la 
sienne. 

Plusieurs  de  mes  amis  m'ont  souvent  pressé  d'écrire  ce  qu'ils 
m'avaient  entendu  raconter.  Je  cède  à  leurs  conseils. 

En  lisant  ces  fragments  de  Mémoires  ou  plutôt  ces  Souvenirs 
et  Anecdotes ,  on  verra  que  mon  but  a  été,  non  de  faire  un 
tableau  historique,  mais  de  tracer  une  esquisse  morale  du  temps 
où  j'ai  vécu. 

J'ai  espéré  satisfaire  la  curiosité  du  lecteur  et  non  sa  mali- 
gnité. On  n'y  trouvera  point  d'aliments  pour  le  scandale  ou  pour 
les  passions.  Je  désire  que  cette  lecture  amuse  et  intéresse  ceux 
qui  aiment  la  vérité,  et  qui  cherchent  avec  modération  à  re- 
monter aux  vraies  causes,  souvent  légères,  des  grands  événe- 
ments dont  ils  ont  été  les  témoins. 

Ma  position,  ma  naissance,  mes  liaisons  d'amitié  et  de 
parenté  avec  toutes  les  personnes  marquantes  de  la  cour  de 
Louis  XV  et  de  Louis  XVI  ;  le  ministère  de  mon  père ,  mes  voyages 
en  Amérique,  mes  négociations  en  Russie  et  en  Prusse ,  l'avan- 
tage d'avoir  connu  ,  sous  des  rapports  d'affaires  et  de  société, 
Catherine  II,  Frédéric  le  Grand  ,  Potemkin,  Joseph  II,  Gus- 
tave III ,  Washington,  Kosciusko  ,  la  Fayette  ,  Nassau,  Mira- 
beau, Napoléon,  ainsi  que  les  chefs  des  partis  aristocratiques  et 
démocratiques,  et  les  plus  illustres  écrivains  de  mon  temps: 
tout  ce  que  j'ai  vu,  fait,  éprouvé  et  souffert  pendant  la  révo- 
lution; ces  alternatives  bizarres  de  bonheur  et  de  malheur,  de 
crédit  et  de  disgrâce,  de  jouissances  et  de  proscriptions,  d'opu- 
lence et  de  pauvreté  :  tous  les  états  différents  que  le  sort  m'a 
forcé  de  rejnplir ,  m'ont  persuadé  que  cette  esquisse  de  ma  vie 
pourrait  être  piquante  et  intéressante. 

Puisque  le  hasard  a  voulu  que  je  fusse  successivement  colonel , 


I>U   COMTE   DE   SEGUB.  3 

officier  général,  voyageur,  navigateur,  fils  de  ministre,  ambas- 
sadeur, négociateur ,  courtisan ,  prisonnier,  cultivateur,  soldat . 
électeur,  poëte,  auteur  dramatique,  collaborateur  de  journaux, 
publiciste,  historien,  députe,  conseiller  d'État,  sénateur,  acadé- 
micien et  pair  de  France,  j'ai  dû  voir  les  hommes  et  les  objets 
sous  presque  toutes  les  faces ,  tantôt  à  travers  le  prisme  du 
bonheur,  tantôt  à  travers  le  crêpe  de  l'infortune,  et  tardive- 
ment à  la  clarté  du  flambeau  d'une  douce  philosophie. 

Je  ne  veux  publier,  pour  le  moment,  que  la  partie  de  mes 
Mémoires  ou  Souvenirs  et  anecdotes  relatives  à  mon  voyage, 
en  Amérique  et  à  ma  mission  en  Russie.  Elle  sera  seulement 
précédée  par  quelques  souvenirs  de  ma  jeunesse,  ainsi  que  p;«r 
le  tableau  des  mœurs  et  des  opinions  de  la  cour  et  de  Paris, 
telles  que  je  les  ai  vues  au  moment  où  je  suis  entré  dans  le 
monde. 

En  écrivant  l'histoire,  il  faut  que  l'auteur  s'oublie  si  complè- 
tement qu'on  puisse  presque  douter  du  temps  où  il  a  vécu,  du 
rôle  qu'il  a  joué,  et  du  parti  vers  lequel  il  a  incliné.  Mais  quand 
on  fait  des  Mémoires,  et  qu'on  retrace  les  souvenirs  de  sa  vie, 
on  est  forcé  de  parler  de  soi,  de  sa  famille  :  car  cette  famille 
est  le  premier  élément  où  l'on  vit  et  le  premier  horizon  qu'on 
aperçoit.  Cependant,  comme  c'est  à  mon  avis  l'écueil  et  l'incon- 
vénient de  ce  genre  d'écrits,  puisque  ce  qui  n'intéresse  que  nous 
pourrait  fort  bien  ennuyer  les  autres,  je  serai  à  cet  égard  sobre 
autant  que  possible. 

Issu  d'une  famille  noble ,  ancienne  et  militaire,  j'appartiens 
à  une  branche  de  cette  maison  établie  depuis  longtemps  en 
Périgord.  Comme  ma  famille  professa  et  conserva  un  long  atta- 
chement pour  la  religion  protestante ,  elle  eut  beaucoup  à 
souffrir  dans  les  guerres  civiles ,  et  ne  participa  point  aux 
grAces  que  la  cour  répandit  sur  les  catholiques. 

Henri  IV  avait  honoré  de  son  amitié  un  de  mes  aïeux  ,  compa- 
gnon de  sa  jeunesse ,  et  qui  courut  de  grands  risques  le  jour  de 
la  Saint-Barthélémy.  Il  le  nomma  son  ambassadeur  auprès  de 


4  MBK01RES 

plusieurs  princes  d'Allemagne.  Mais  depuis  la  mort  de  ce  mo- 
narque ,  toute  faveur  s'éloigna  de  nous  ;  et,  comme  ma  famille 
se  trouva  divisée  en  beaucoup  de  branches  ,  elles  devinrent  pres- 
que toutes  assez  pauvres. 

Mon  bisaïeul  releva  notre  fortuno  :  s'étant  distingué  à  la 
guerre,  il  devint  officier  général,  eut  une  jambe  emportée,  et 
obtint  le  cordon  rouge.  Son  fils ,  le  comte  de  Ségur,  mon  grand- 
père,  fut  un  militaire  considéré  :  il  commandait  le  corps 
d'armée  destiné  à  soutenir  l'électeur  de  Bavière  Charles  VII. 
Il  fut  pris  à  Lintz  par  les  Autrichiens. 

On  l'accusa  dans  le  temps  ,  avec  amertume  et  injustice ,  de 
s'être  imprudemment  exposé  à  cet  échec.  Le  roi  de  Prusse ,  Fré- 
déric le  Grand  ,  lui  fait  de  piquants  reproches  à  ce  sujet  dans 
ses  Mémoires ,  parce  que  ce  malheur  avait  augmenté  les  em- 
barras personnels  du  monarque. 

Mais  mon  grand-père ,  abandonné  par  les  Bavarois ,  et  forcé , 
par  des  ordres  supérieurs ,  à  rester  dans  un  poste  ouvert  et  in- 
tenable, pouvait-il  vaincre  avec  dix  mille  hommes  toutes  les 
forces  de  l'Autriche  ?  La  cour  de  France ,  plus  impartiale  et 
plus  à  portée  d'être  instruite ,  approuva  sa  conduite  ;  et  le  ma- 
réchal de  Belle-Isle ,  dont  le  suffrage  est  d'un  grand  poids ,  lui 
donna  les  plus  honorables  éloges. 

11  augmenta  sa  réputation  pendant  la  défense  opiniâtre  de 
Prague ,  et  se  couvrit  de  gloire  par  la  belle  et  fameuse  retraite 
de  Pfafenhoffen ,  qu'il  fit  avec  dix  mille  hommes  sans  se  laisser 
entamer,  et  combattant  toujours  pendant  cinquante  lieues 
contre  l'armée  de  l'empereur.  Il  fut  récompensé  de  cette  belle 
action ,  que  l'on  compara  dans  le  temps  à  la  retraite  des  dix 
mille ,  par  le  commandement  des  Trois-Évêchés  et  par  le  cordon 
bleu. 

Son  mérite  lui  avait  donné  de  la  réputation  ,  des  grâces ,  des 
appointements  ;  mais  il  n'avait  pour  tout  patrimoine  que  deux 
petites  terres  en  Périgord.  M.  le  duc  d'Orléans,  régent  de 
France ,  lui  avait  promis  la  charge  de  premier  écuyer  du  roi  ; 


DU   COMTE    DE   SK(,l  li.  5 

mais  ce  prince  mourut  d'apoplexie  au  moment  même  où  il 

montait  chez  le  jeune  monarque  pour  lui  taire  signer  son  tra- 
vail. 

M  nu  père ,  le  marquis  de  Ségur,  compta  moins  sur  la  faveur 
des  princes,  et  calcula  mieux  :  déjà  distingué  a  vingt-deux  ans, 
colonel  et  décoré  de  deux  honorables  blessures ,  il  plut  a  une 
jeune  et  belle  créole  de  Saint-Domingue  ,  mademoiselle  de  Ver- 
non  ,  et  l'épousa.  Elle  avait  une  habitation  de  cent  vingt  mille  li- 
vres de  rentes  ;  ce  qui  procura  à  mon  père  la  facilité  de  vivre, 
à  la  cour  et  a  l'armée,  convenablement  au  rang  que  lui  don- 
naient sa  naissance ,  les  services  de  son  père  et  les  siens. 

Le  roi  Louis  XV  lui  donna  le  cordon  bleu;  il  lui  accorda 
aussi  le  gouvernement  de  la  province  de  Foix ,  et  la  lieutenance 
générale  de  Brie  et  de  Champagne,  que  le  régent  avait  fait  ob- 
tenir à  son  père. 

J'aurais  beaucoup  à  dire  si ,  en  obéissant  à  mon  cœur,  je  vou- 
lais donner  ici  les  détails  de  la  vie  glorieuse  de  celui  de  qui  je 
tiens  le  jour.  iMais  la  préface  alors  serait  plus  longue  que  l'ou- 
vrage. Ce  sont  mes  propres  souvenirs  que  j'écris ,  et  je  me 
contente  seulement  de  faire  connaître  de  ma  famille  ce  qui  est 
indispensable  pour  entrer  en  matière.  Ainsi ,  pour  ce  qui  re- 
garde mon  père  ,  je  crois  qu'il  suffit  de  répéter  ici  ce  que  j'en 
ai  dit  dans  une  notice  rapide  publiée  peu  de  jours  après  celui 
où  j'ai  eu  le  malheur  de  le  perdre. 

Philippe-Henri  de  Ségur  se  distingua  très-jeune  dans  les 
guerres  de  Bohême  et  d'Italie  ;  il  se  fit  remarquer  par  son  cou- 
rage pendant  le  siège  de  Prague.  V  dix-neuf  ans  on  le  fit  co- 
lonel ,  et  à  la  bataille  de  Rocoux  il  eut  la  poitrine  percée  de 
part  en  part  d'un  coup  de  fusil.  A  la  bataille  de  Lawfeld  ,  vou- 
lant ramener  à  la  charge  son  régiment,  qui  avait  été  repoussé 
trois  fois,  il  eut  le  bras  fracassé;  et,  craignant  que  son  absence  ne 
ralentit  l'ardeur  de  ses  soldats,  il  continua  de  marcher,  força 
les  retranchements,  et  ne  quitta  son  poste  qu'après  la  victoire. 
Louis  XV ,  témoin  de  cette  action  ,  dit  a  son  père  ces  paroles 

1. 


0  M 1- MOIRES 

citées  par  \  oltaire  ;  Des  hommes  comme  cotre Jils  mériteraient 
d'être  invulnérables. 

Sou  avancement  fut  proportionné  à  ses  services  ;  il  fut  promp- 
tenient  maréchal  de  camp  et  lieutenant  général.  Il  sauva  nu 
corps  d'armée  à  Varbourg ,  et  ramena  près  de  Minden,  au  duc 
de  Brissac,  dix  mille  hommes  d'infanterie  qu'il  croyait  perdus, 
et  qui  avaient  combattu  contre  trente  mille  ennemis  pendant 
cinq  heures  sans  être  entamés. 

A  Clostercamp  il  reçut  un  coup  de  baïonnette  dans  le  cou , 
trois  coups  de  sabre  sur  la  tète ,  et  fut  fait  prisonnier,  après 
avoir  résisté  longtemps  aux  grenadiers  qui  l'entouraient.  De- 
puis la  paix,  il  fut  inspecteur  général  d'infanterie,  et  s'attira 
la  confiance  des  ministres  par  son  activité,  et  l'estime  de  l'armée 
par  sa  fermeté. 

On  lui  donna  le  commandement  de  la  Franche  Comté.  Ce 
poste  était  difficile  :  les  parlements  et  l'autorité ,  la  bourgeoisie 
et  le  militaire  y  avaient  toujours  été  en  querelle.  Sa  justice , 
son  esprit  sage,  conciliant,  et  surtout  sa  franchise,  y  rétabli- 
rent l'harmonie  et  la  tranquillité. 

Louis  XVI  l'appela  au  ministère  de  la  guerre  en  17S0  ,  et  le 
fit  maréchal  de  France  en  1783.  Il  fut  sept  ans  ministre,  rétablit 
la  discipline  dans  l'armée  et  l'ordre  dans  les  dépenses.  C'est  à 
lui  que  les  soldats  durent  le  bienfait  de  n'être  plus  entassés  par 
trois  dans  un  seul  lit.  Son  ordonnance  sur  les  hôpitaux ,  modèle 
parfait  en  ce  genre  ,  prouve  à  quel  point  il  s'occupait  de  tout 
régénérer  dans  cette  partie  trop  négligée  de  l'administration 
militaire.  Ce  fut  lui  qui  conçut  l'idée  d'un  corps  d'état-major 
dans  l'armée,  institution  à  laquelle  nous  devons  peut-être  au- 
jourd'hui une  grande  partie  des  talents  et  des  succès  qui  depuis 
ont  illustré  la  France. 

Il  quitta  le  ministère  lorsque  le  cardinal  de  Loménie  et  l'in- 
trigue s'emparèrent  des  conseils.  Depuis  il  vécut  modeste  et 
retiré  dans  le  sein  de  sa  famille.  Les  orages  de  la  révolution 
lui  enlevèrent  toute  sa  fortune,  qui  consistait  en  pensions,  ainsi 


DU    COMTE    DE  SEGBB.  7 

que  les  grades  et  les  décorations  qu'il  avait  payes  de  son  sans. 
La  Convention  poussa  la  rigueur  et  l'injustice ,  en  le  réduisant 
à  la  misère,  jusqu'à  faire  vendre  publiquement  ses-  meubles. 
Ce  respectable  guerrier  vint  chercher  un  asile  dans  mes  bras . 
et ,  malgré  ma  pauvreté ,  le  bonheur  de  le  nourrir  me  parut 
une  faveur  de  la  fortune. 

A  soixante-dix  ans ,  pauvre,  infirme  ,  dévoré  par  la  goutte  et 
privé  d'un  bras,  on  renferma  à  la  Force.  Je  fus  aussi  arrêté, 
mais  sans  pouvoir  partager  sa  prison  ;  car  on  ne  permit  ni  à  ses 
enfants  ni  à  sou  domestique  d'y  rester  avec  lui.  Il  fut  aussi  cou- 
rageux dans  le  malheur  qu'il  l'avait  été  dans  le  danger.  Son 
langage  conserva  la  même  sagesse ,  son  maintien  la  même  sim- 
plicité, son  àme  le  même  calme,  qui  l'avaient  fait  respecter 
au  faîte  des  grandeurs. 

11  échappa  heureusement  au  glaive  funeste  qui  moissonnait 
tout  :  la  tyrannie  l'épargna  parce  qu'il  n'avait  plus  rien  qui 
tentât  son  avidité.  Les  derniers  jours  de  sa  vie  furent  tran- 
quilles ;  le  premier  consul .  informé  de  sa  position ,  adoucit  la 
fin  de  la  carrière  de  ce  vieux  et  respectable  guerrier,  qui ,  en 
le  plaçant  à  l'École  Militaire ,  lui  avait  ouvert  le  chemin  de  la 
gloire.  La  dernière  année  de  sa  vie  fut  très-douloureuse  :  ja- 
mais pourtant  il  ne  se  permit  aucune  plainte.  Il  mourut  comme 
il  avait  vécu  ,  maître  de  lui ,  et  combattant  froidement  la  dou- 
leur comme  l'infortune. 

Il  fut  puissant,  et  ne  commit  poiut  d'injustice;  il  fut  op- 
primé, et  n'en  aima  pas  moins  sa  patrie.  Bon  père,  bon 
époux,  bon  général ,  brave  soldat,  juste  et  sage  ministre,  ex- 
cellent citoyen  ,  sa  mémoire  doit  être  révérée  par  l'armée  et 
par  tous  les  Français.  II  mourut  a  Paris  le  8  octobre  1801 . 

Le  hasard  a  presque  toujours  plus  d'influence  sur  notre  sort 
que  nos  calculs  et  nos  penchants.  Je  me  rappelle  que  l'un  des 
hommes  les  plus  connus  pour  avoir  cherché  toute  sa  vie  à  fixer 
la  fortune  par  de  profondes  et  savantes  combinaisons,  le  ma- 
réchal de  Castrics  .  à  l'époque  ou  .  comme  aide  de  camp,  je  le 


mi:  MO  111  ES 


suivais  en  Bretagne ,  me  dit  que ,  pendant  tout  le  cours  de  sa 
brillante  carrière,  les  caprices  du  sort  avaient  souvent  déjoué 
ses  plus  justes  calculs;  qu'il  avait  du  la  plupart  de  ses  Êuceès 
et  l'accomplissement  des  vœux  de  son  ambition  à  des  chances 
imprévues  ,  à  des  événements  qu'il  lui  aurait  été  impossible  de 
deviner,  et  quelquefois  même,  ajoutait-il  en  riant,  à  des  fautes. 

L'expérience  m'a  prouvé  la  vérité  de  cette  observation ,  qui 
m'a  été  confirmée  par  une  foule  de  faits.  Si  l'on  y  réfléchissait 
bien ,  cette  vérité  devrait  rendre  les  hommes  plus  indulgents  )es 
uns  pour  les  autres ,  plus  modestes  dans  les  succès  et  plus  patients 
dans  les  revers;  car,  dans  le  labyrinthe  du  monde,  le  chemin 
qu'on  suit,  la  pente  qui  nous  entraîne,  l'issue  qu'on  trouve, 
et  le  but  où  l'on  arrive  ,  dépendent  d'une  infinité  de  petites  causes 
où  notre  prévoyance  et  notre  volonté  ne  sont  pour  rien . 

Né  avec  une  imagination  vive,  au  milieu  d'une  cour  et  d'un 
siècle  où  l'on  s'occupait  plus  des  plaisirs  que  des  affaires,  des 
lettres  que  de  la  politique,  des  intrigues  de  la  soeiété  que  des 
intérêts  des  peuples;  aimant  avec  passion  la  poésie,  et  cette 
philosophie  nouvelle  qui ,  soutenue  par  les  armes  brillantes  des 
esprits  les  plus  fins  et  des  plus  beaux  génies,  semblait  devoir 
assurer  le  triomphe  de  la  raison  ;  entraîné  par  le  tourbillon  d'un 
monde  vain,  léger,  spirituel  et  galant ,  je  me  vis  tout  d'un  coup 
force,  par  l'élévation  de  mon  père  au  ministère  de  la  guerre, 
à  faire  un  tout  autre  emploi  de  mon  temps ,  à  m'occuper  des 
affaires  publiques  ,  à  sortir  du  vague  des  salons  pour  entrer  dans 
le  réel  du  cabinet ,  et  à  rectifier,  par  la  connaissance  des  hom- 
mes ,  par  l'évidence  des  faits ,  les  erreurs  trop  fréquentes  de 
l'esprit  de  système  et  des  théories  sans  expérience. 

Ma  famille ,  depuis  plusieurs  siècles ,  avait  toujours  suivi  la 
carrière  des  armes  ;  ainsi  la  gloire  militaire  était  l'unique  objet 
de  mes  vœux.  Comme  mon  père ,  estimé  dans  l'armée  ,  couvert 
d'honorables  blessures,  était  ministre  de  la  guerre  et  devint 
quelque  temps  après  maréchal  de  France,  la  fortune  ,  d'accord 
avec   mes  sentiments,  semblait   m'ouvrir,    dans    le   métier 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  !) 

des  armes,  un  chemin  facile  et  une    perspective  brillante. 

Ce  fut  cependant  cette  position  même  qui ,  donuant  maigre 
moi  une  autre  direction  à  ma  destinée,  changea  mon  sort, 
contraria  mes  inclinations  ,  m'éloigna  de  la  carrière  des  armes , 
et  me  fit  entrer  dans  celle  de  la  diplomatie ,  qui  n'était  con- 
forme ni  à  mes  goûts  ni  à  la  franchise  très-vive  de  mon  carac- 
tère. 

Le  désir  ardent  de  faire  la  guerre  m'entraîna  en  Amérique , 
et  ce  fut  précisément  ce  voyage  militaire ,  dont  je  retracerai 
quelques  détails ,  qui  devint  la  cause  du  changement  de  mon 
sort.  Quelques  lettres  que  j'écrivis  sur  la  révolution  opérée  dans 
les  États-Unis  et  sur  celles  que  la  disposition  des  esprits  dans 
l'Amérique  du  sud  me  fit  prévoir  et  prédire  furent  lues  à  Ver- 
sailles dans  le  conseil  du  roi  par  M.  le  comte  de  Vergennes , 
ministre  des  affaires  étrangères.  Dès  ce  moment  il  résolut  de 
me  prendre  dans  son  département  ;  en  effet ,  à  mon  retour  d'A- 
mérique, il  engagea  le  roi  à  me  nommer  ministre  plénipoten- 
tiaire en  Russie. 

Avant  de  raconter  ce  que  j'ai  vu  et  fait  dans  cet  empire ,  si 
nouveau  parmi  les  monarchies  européennes,  et  devenu  en  peu 
de  temps  si  formidable  et  si  colossal ,  je  crois  devoir  parler  de 
ma  course  rapide  en  Amérique,  puisqu'en  peu  de  mois  j'ai  passé 
rapidement  des  zones  les  plus  brûlantes  aux  contrées  les 
plus  froides  du  globe ,  et  que  j'ai  vu  successivement  les  deux 
foyers  opposés  du  despotisme  et  de  la  liberté  ,  géants  rivaux  qui 
se  livrent  aujourd'hui  un  combat  à  outrance  dont  la  terre  en- 
tière est  le  théâtre,  et  dont  les  peuples  seront  longtemps  les 
victimes,  quelle  qu'en  puisse  être  l'issue. 

Né  en  1753 ,  les  premières  années  de  mon  enfance  et  de  ma 
jeunesse  se  sont  écoulées  sous  le  règne  de  Louis  XV  :  ce  mo- 
narque, bon  et  faible,  fut  dans  sa  jeunesse  l'objet  d'un  en- 
thousiasme trop  peu  mérité  ;  les  reproches  rigoureux  adressés 
à  sa  vieillesse  ne  furent  pas  moins  exagérés.  Héritier  du  pouvoir 
absolu  de  Louis  XIV ,  il  régna  soixante  ans  sans  qu'on  pût  Tac- 


10  MSMOIHBS 

cuser  d'un  seul  note  de  cruauté  ,  fait  très^rare  et  par  là  très-re- 
marquable dans  les  annales  du  pouvoir  arbitraire. 

Les  victoires  de  Rocoux,  de  Lawfeld,  de  Fontenoy,  signa- 
lèrent ses  premières  armes  ;  mais  il  ne  faisait  qu'assister  à  ces 
batailles,  que  décidaient,  livraient  et  gagnaient  ses  généraux. 

Tenant  d'une  main  faible  les  rênes  de  l'État ,  il  fallait  qu'il 
fût  toujours  gouverné  ou  par  ses  ministres  ou  par  ses  maî- 
tresses. Le  duc  d'Orléans,  régent  de  Franee,  le  cardinal  Dubois , 
INI .  le  duc  de  Bourbon ,  le  cardinal  de  Fleury ,  régirent  long- 
temps l'État  sous  son  nom 

On  ne  peut  raisonnablement  lui  reproeber  le  désordre  des 
liuances,  causé  par  l'ambition  de  Louis  XIV,  et  aggravé  par 
les  folies  que  l'Écossais  Law  lit  faire  au  régent.  L'enfance  du 
roi  doit  le  mettre  également  à  l'abri  du  blâme  que  mérita  l'ex- 
cessive licence  des  mœurs  dans  le  temps  de  la  régence. 

Cette  licence  pourrait  même  en  quelque  sorte  expliquer  ou  ex- 
cuser son  penchant  excessif  pour  les  femmes  et  les  galante- 
ries honteuses  qui  ternirent  sa  vie  :  car  on  ne  trouve  point  de 
prince  qui  n'ait  participé  plus  ou  moins  aux  erreurs,  aux  fai- 
blesses et  aux  folies  de  son  siècle. 

D'ailleurs ,  les  Français  se  sont  toujours  montrés  trop  peu 
sévères  sur  ce  genre  de  torts;  mais  ils  veulent  au  moins  que 
ces  taches  disparaissent  dans  les  rayons  de  quelque  auréole  de 
gloire  :  alors  ils  ne  deviennent  que  trop  indulgents ,  et  se  mon- 
trent presque  panégyristes  de  ces  mêmes  fautes ,  commises 
par  le  chevaleresque  François  Ier,  par  le  brave  Henri,  par  le 
majestueux  Louis  XIV,  tandis  qu'ils  les  reprochent  avec  amer- 
tume au  faible  Louis  XV. 

Le  ministère  long  et  pacifique  du  cardinal  de  Fleury  laissa 
jouir  la  France,  dans  l'intérieur,  d'un  repos  nécessaire,  cicatrisa 
quelques-unes  de  ses  plaies,  et  valut  au  monarque  l'amour  du 
peuple. 

La  modération  du  gouvernement  donna  même  quelque  ap- 
parence de  liberté  à  la  sujétion.  Les  querelles  théologiques 


ni'   COMTE   DE  SÉGUB.  Il 

avaient  bien  encore  une  sorte  de  vivacité  :  les  jansénistes  et  les 
nioliiiistes  partageaient  toujours  les  esprits  ;  mais  peu  à  peu  ces 
querelles  étaient  atteintes  par  Tanne  invincible  du  ridicule, 
(lue  lançait  contre  elles  une  philosophie  dont  l'autorité  s'efforçait 
vainement  d'arrêter  la  marche  et  de  retarder  les  progrès. 

La  Facilité  des  mœurs  donnait  mille  moyens  d'éluder  la  sé- 
vérité des  lois  ;  les  actes  de  rigueur  des  parlements  contre  les 
écrits  philosophiques  n'avaient  d'autre  effet  que  de  les  faire  re- 
chercher et  lire  plus  avidement.  L'opinion  publique  devenait 
une  puissance  d'opposition  qui  triomphait  de  tous  les  obstacles. 
La  condamnation  d'un  livre  était  un  titre  de  considération  pour 
l'auteur;  et ,  sous  le  pouvoir  d'un  roi  absolu ,  la  liberté ,  deve- 
nant une  mode  dans  la  capitale,  y  régnait  plus  que  lui 

L'ardeur  belliqueuse  des  Français  ne  fut  que  faiblement  dis- 
traite de  cet  esprit  d'innovation  par  la  guerre  de  Sept  ans , 
guerre  entreprise  sans  raison,  conduite  sans  habileté,  et  ter- 
minée sans  succès.  Cependant  les  Français  y  maintinrent,  par 
leur  courage  personnel ,  la  gloire  de  nos  armes  ;  plusieurs  gé- 
néraux ,  tels  que  les  maréchaux  d'Estrées ,  de  Broglie ,  y  ac- 
quirent une  juste  renommée.  Le  duc  de  Lévis  en  Amérique , 
et  en  Allemagne  M.  de  Castries,  M.  de  Rochambeau,  et  mon 
père ,  qui  était  déjà  couvert  de  blessures ,  se  distinguèrent  et 
méritèrent  ainsi  d'avance  ,  par  de  nobles  actions ,  le  bâton  de 
maréchal ,  dont  ils  furent  depuis  honorés  sous  un  autre  règne. 

Le  génie  de  Frédéric  le  Grand  et  la  supériorité  des  forces  na- 
vales de  l'Angleterre  ,  secondés  par  les  fautes  du  ministère  fran- 
çais ,  triomphèrent  enfin  des  efforts  réunis  de  la  Russie ,  de 
l'Autriche  et  de  la  France.  Nous  nous  vîmes  forcés  à  conclure, 
en  1763,  une  paix  déplorable,  par  laquelle  nous  perdîmes  de 
grandes  et  riches  colonies.  On  nous  imposa  même  l'humiliante 
condition  de  souffrir  un  commissaire  anglais  à  Dunkerque , 
chargé  de  veiller  à  l'exécution  d'une  clause  de  ce  traité  qui 
nous  défendait  de  relever  les  fortifications  de  cette  ville. 

La  blessure  que  ces  revers  firent   à   l'amour-propre   na- 


12  I1ÉH01BBS 

tiôrial  l'ut  vive  ft  profonde.  Les  illusions  de  l'espérance 
avaient  valu  au  roi  dans  sa  jeuucsse  le  titre  de  bien-aimét 
étant  vaincu,  il  le  perdit.  Les  peuples  chaugent  avec  la  fortune  : 
on  ne  doit  pas  s'en  étonner  ;  ils  aiment ,  méprisent  ou  haïssent 
l'autorité,  selon  le  bien  ou  le  mal  quelle  leur  fait,  et  souvent 
ils  prodiguent  sans  mesure  leur  admiration  aux  succès  et  leur 
mépris  aux  revers. 

La  fin  du  règne  de  ce  monarque  fut  terne,  oisive.  Son 
indolence,  ses  faiblesses  laissèrent  tous  les  ressorts  de  l'État 
se  détendre.  Le  pouvoir  restait  arbitraire ,  et  cependant  l'au- 
torité tombait  ;  l'opinion  échappait ,  en  raillant  au  despotisme  : 
on  ne  possédait  pas  la  liberté ,  mais  la  licence. 

Le  roi ,  préférant  le  repos  à  la  dignité  ,  et  même  les  basses 
voluptés  à  l'amour,  languissait  enchaîné  dans  les  bras  d'une 
courtisane ,  lien  d'autant  plus  scandaleux ,  que  ,  loin  de  le 
cacher  dans  l'ombre,  on  le  rendait  public ,  et  qu'une  telle  mai- 
tresse  ,  présentée  à  la  cour,  la  flétrissait. 

Le  génie  brillant  et  audacieux  de  M.  le  duc  de  Choiseul 
échoua  contre  ce  méprisable  écueil.  Il  avait  répondu  par  un 
noble  dédain  aux  avances  de  la  favorite  :  elle  le  fit  exiler.  Mais 
alors  l'opinion  publique  le  consola  ;  jetant  pour  la  première 
fois  un  éclair  d'existence  et  de  liberté ,  elle  déserta  le  palais  du 
prince ,  et  vint  former  une  cour  dans  le  château  du  ministre 
disgracié. 

Toute  défense  fut  vaine;  et  le  roi,  presque  isolé  dans  le 
boudoir  de  sa  maîtresse ,  vit  avec  surprise  tous  les  grands 
seigneurs  et  toutes  les  dames ,  qui  précédemment  l'entouraient 
de  leurs  hommages ,  devenir  tout  à  coup ,  par  une  étrange 
métamorphose ,  les  courtisans  de  la  disgrâce  et  du  malheur. 

Une  colonne  élevée  à  Chanteloup ,  et  sur  laquelle  on  ins- 
crivit les  noms  des  nombreux  visiteurs  de  ce  lieu  d'exil ,  ser\  it 
de  monument  à  cette  nouvelle  Fronde.  Les  impressions  de  la 
jeunesse  sont  vives ,  et  jamais  je  n'oublierai  celle  que  me  fit 
le  plaisir  de  voir  le  nom  de  mon  père  et  le  mien  tracés  sur 


DU   COMTE    DE   SÉGl  R.  13 

cette  colonne  d'opposition,  présage  d'autres  résistances  qui 
prirent  dans  la  suite  une  si  grave  importance. 

M.  le  duc  d'Aiguillon  ,  ainsi  que  les  ministres  nommés  au  gré 
de  la  maîtresse  du  roi,  étaient  des  hommes  de  talent;  mais, 
obligés ,  pour  conserver  leur  crédit ,  d'obéir  aux  caprices  de  ma- 
dame du  Barry,  un  tel  appui  les  rapetissait  et  les  ridicu- 
lisait ,  de  sorte  que ,  plus  ils  devenaient  puissants ,  moins  ils 
étaient  considérés. 

Le  roi  voulait  le  repos  à  tout  prix  ;  les  courtisans  voulaient 
de  l'argent  à  toute  heure.  Les  grandes  vues,  les  grands  projets, 
les  uobles  pensées  auraient  inquiété ,  dérangé ,  attristé  le  vieux 
monarque  et  sa  jeune  maîtresse. 

Ainsi  bientôt  il  n'y  eut  plus  de  dignité  dans  le  gouverne- 
ment ,  d'ordre  dans  les  finances ,  de  fermeté  dans  la  politique. 
La  France  perdit  son  influence  en  Europe  ;  l'Angleterre  domina 
tranquillement  sur  les  mers  et  conquit  sans  obstacle  les  Indes. 
Les  puissances  du  INord  partagèrent  la  Pologne.  L'équilibre 
établi  par  la  paix  de  Westphalie  fut  rompu. 

La  monarchie  française  descendit  du  premier  rang ,  et  y 
laissa  monter  l'impératrice  Catherine  II ,  souveraine  de  cette 
Moscovie  jusque-là  presque  ignorée  sous  les  règnes  de  ses 
czars.  Cet  empire ,  récemment  sorti  des  ténèbres  de  la  bar- 
barie par  le  génie  de  Pierre  le  Grand ,  après  avoir  été  si  long- 
temps rangé  dans  l'opinion  au  nombre  des  peuples  incultes 
de  l'Asie ,  devint  en  un  demi-siècle  ,  d'abord  par  notre  indo- 
lence, et  plus  tard  par  notre  témérité,  une  puissance  colossale, 
une  domination  dont  le  poids  menace  l'indépendance  de  tous 
les  peuples  du  monde. 

La  honte  attachée  à  cette  léthargie  royale,  à  cette  décadence 
politique ,  à  cette  dégradation  monarchique,  blessa  et  réveilla  la 
fierté  française.  On  se  fit,  d'un  bout  du  royaume  à  l'autre, 
un  point  d'honneur  de  l'opposition;  elle  parut  un  devoir  aux 
esprits  élevés ,  une  vertu  aux  hommes  généreux ,  une  arme 
utile  aux  philosophes  pour  recouvrer  la  liberté,  enfin  un  moyeu 

2 


14  MKMOIRKS 

de  briller;  et ,  pour  ainsi  dire  ,  une  mode  que  la  jeunesse  saisit 
avec  ardeur. 

Les  parlements  firent  des  remontrances,  les  prêtres  des  ser- 
mons ,  les  philosophes  des  livres,  les  jeunes  courtisans  des 
épigrammes.  Chacun ,  sentant  le  gouvernail  tenu  par  des  mains 
malhabiles,  brava  un  gouvernement  qui  n'inspirait  plus  do 
confiance  ni  de  respect  ;  et ,  les  barrières  du  pouvoir,  usées , 
froissées,  n'opposant  plus  d'obstacle  solide  aux  ambitions 
privées,  celles-ci  prirent  chacune  leur  essor,  et  coururent, 
sans  s'entendre ,  au  même  but  avec  des  vues  différentes. 

Les  vieux  seigneurs ,  honteux  d'être  asservis  par  une 
maîtresse  subalterne  et  par  des  ministres  sans  gloire ,  regret- 
taient les  temps  de  la  féodalité ,  et  leur  puissance  abattue  depuis 
Richelieu.  Le  clergé  se  rappelait  avec  amertume  son  influence 
sous  le  règne  de  madame  de  Mainteuon.  Les  grands  corps  de 
la  magistrature  opposaient  au  pouvoir  arbitraire  et  à  la  dila- 
pidation des  finances  une  résistance  qui  les  rendait  popu- 
laires. 

Tout  semblait  respirer  l'esprit  de  la  Ligue  et  de  la  Fronde, 
et,  comme  il  faut  à  l'opinion  générale,  quand  elle  veut  se 
soulever,  un  point  de  ralliement,  une  sorte  d'étendard,  les  phi- 
losophes le  donnèrent.  Les  mots  liberté,  propriété  >  égalité , 
furent  prononcés.  Ces  paroles  magiques  retentirent  au  loin , 
et  furent  d'abord  répétées  avec  enthousiasme  par  ceux-là  même 
qui  dans  la  suite  leur  attribuèrent  toutes  leurs  infortunes. 

Personne  ne  songeait  à  une  révolution ,  quoiqu'elle  se  fît 
dans  les  opinions  avec  rapidité.  Montesquieu  avait  rendu  à  la 
clarté  du  jour  les  titres  des  anciens  droits  des  peuples,  si  long- 
temps enfouis  dans  les  ténèbres.  Les  hommes  mûrs  étudiaient 
et  enviaient  les  lois  de  l'Angleterre.  Les  jeunes  gens  n'aimaient 
plus  que  les  chevaux ,  les  jockeys ,  les  bottes  et  les  fracs 
anglais. 

Tous  les  préjugés  étaient  à  la  fois  attaqués  par  l'esprit  fin 
et  brillant  de  Voltaire ,  par  la  logique  éloquente  de  Rousseau  , 


Dt)   COMTE   DE  SEGUR.  1  ."> 

par  l'arsenal  encyclopédique  de  d'AIembert  et  de  Diderot, 
parles  véhémentes  déclamations  de  Raynal;  et,  tandis  que  cet 
éclat  de  lumières  changeait  ainsi  soudainement  les  mœurs,  toutes 
les  classes  de  l'ancien  ordre  social ,  perdant ,  sans  s'en  douter, 
leurs  racines,  conservaient  encore  leur  fierté  native ,  leur  splen- 
deur apparente ,  leurs  vieilles  distinctions  et  tous  les  signes  de 
la  puissance.  Elles  étaient  semblables,  en  ce  point,  à  ces  ta- 
bleaux brillants ,  formés  de  mille  couleurs  et  tracés  avec  du 
sable  sur  les  cristaux  de  nos  festins  ,  où  l'on  admire  de  magni- 
fiques châteaux,  de  riants  paysages  et  de  riches  moissons  que 
le  plus  léger  souffle  suffit  pour  effacer  et  faire  disparaître. 

Le  gouvernement,  en  butte  à  tant  de  traits  qui  l'attaquaient 
de  toutes  parts,  sortit  enfin  tardivement  de  son  sommeil  ;  et, 
violent  comme  l'est  toujours  la  faiblesse  irritée ,  il  prit  le  parti 
téméraire  d'exiler  et  de  casser  tous  les  parlements  :  c'était  porter 
lui-même  la  hache  aux  bases  les  plus  solides  de  l'ancien  édifice 
social,  et  se  priver,  dans  cette  crise  imminente,  de  ses  plus 
fermes  appuis. 

La  haine  contre  le  pouvoir  s'en  accrut  :  l'esprit  national 
parut  suivre  dans  leur  exil  les  parlements  chassés.  Ceux  qui 
leur  succédèrent  n'obtinrent  aucune  considération.  Le  trône 
cessa  d'être  un  objet  de  respect ,  ou  du  moins  ce  respect  et 
l'espérance  publique  ne  se  portèrent  plus  que  vers  la  partie 
du  palais  où  vivaient  modestement  le  jeune  dauphin ,  depuis 
Louis  XVI,  et  son  épouse  Marie- Antoinette  d'Autriche. 

Concentrant  en  eux  seuls  la  dignité  royale ,  les  vertus  pu- 
bliques et  privées,  et  l'amour  du  bien  public,  la  pureté  de 
leurs  mœurs  formait  un  contraste  étonnant  avec  la  licence 
qu'une  courtisane  audacieuse  faisait  régner  dans  le  reste  de  la 
cour  ;  la  contagion  du  vice  n'osait  s'approcher  de  cet  asile  de 
la  pudeur. 

Là ,  chacun  croyait  pressentir  pour  la  patrie  l'avenir  le  plus 
heureux.  Hélas!  nul  ne  pouvait  prévoir  que  deux  êtres  qui 
semblaient  formés  par  la  Providence  pour  faire  notre  bonheur 


16  MEMOIRES 

et  pour  en  jouir  dussent  être  un  jour  victimes  des  caprices 
de  la  fortune  et  tomber  sous  les  coups  de  la  plus  violente  et  de 
la  plus  sanglante  anarchie  ! 

Récemment  présenté  à  la  cour,  traité  avec  faveur  par  le 
dauphin  et  la  dauphiue,  je  faisais  partie  de  la  jeunesse  brillante 
qui  les  entourait.  Comment  craindre ,  à  l'aspect  d'une  aurore 
si  riante  ,  de  si  prochaines  et  de  si  violentes  tempêtes  ! 

Le  vieil  édifice  social  était  totalement  miné  dans  ses  bases 
profondes ,  sans  qu'à  la  superficie  aucun  symptôme  frappant 
annonçât  sa  chute  prochaine.  Le  changement  des  mœurs  était 
inaperçu,  parce  qu'il  avait  été  graduel  :  l'étiquette  était  la  même 
à  la  cour  ;  on  y  voyait  le  même  trône,  les  mêmes  noms,  les 
mêmes  distinctions  de  rang,  les  mêmes  formes. 

La  ville  suivait  l'exemple  de  la  cour.  L'antique  usage  laissait 
entre  la  noblesse  et  la  bourgeoisie  un  immense  intervalle,  que 
les  talents  seuls  les  plus  distingués  franchissaient,  moins  en 
réalité  qu'en  apparence  :  il  y  avait  plus  de  familiarité  que 
d'égalité. 

Les  parlements ,  bravant  le  pouvoir,  mais  avec  des  formes 
respectueuses ,  étaient  devenus  presque  républicains  sans  s'en 
douter,  et  ils  sonnaient  eux-mêmes  l'heure  des  révolutions 
en  eroyant  ne  suivre  que  les  exemples  de  leurs  prédécesseurs , 
lorsque  ceux-ci  résistaient  au  concordat  de  François  Ier  et  au 
despotisme  fiscal  de  Mazarin. 

Les  chefs  des  vieilles  familles  de  la  noblesse ,  se  croyant 
aussi  inébranlables  que  la  monarchie ,  dormaient  sans  crainte 
s-ur  un  volcan.  L'exercice  de  leurs  charges ,  les  promotions ,  les 
faveurs  ou  les  froideurs  royales  ,  les  nominations  ou  les  renvois 
de  ministres,  étaient  les  seuls  objets  de  leur  attention,  les  motifs 
de  leurs  mouvements,  les  sujets  de  leurs  entretiens.  Indifférents 
aux  vraies  affaires  de  l'État  comme  aux  leurs,  ils  laissaient 
gouverner  les  unes  par  les  intendants  de  province ,  comme  les 
autres  par  leurs  propres  intendants  ;  seulement  ils  regardaient 
d'un  œil  chagrin  et  méprisant  les  changements  de  costumes 


DU    COMTE    DE   SEG1  11.  17 

qui  s'introduisaient,  l'abandon  des  livrées,,  la  vogue  des  fracs 
et  des  modes  anglaises. 

Le  clergé ,  fier  de  son  crédit  et  de  ses  richesses ,  était  loin 
de  croire  son  existence  menacée  ;  mais  il  s'irritait  contre  la 
hardiesse  des  philosophes,  et,  quoiqu'une  partie  des  membres 
de  ce  corps ,  se  mêlant  trop  à  la  société ,  participât  en  quelque 
sorte  aux  mœurs  nouvelles ,  ne  se  bornant  pas  à  attaquer  la 
licence,  il  s'efforçait  inutilement  de  repousser  des  vérités  que 
la  disparition  des  ténèbres  rendait  palpables  à  tous  les  yeux  , 
et  il  s'obstinait  à  faire  respecter  de  vieilles  et  puériles  supers- 
titions, frappées  à  mort  par  le  flambeau  de  la  raison  et  par  les 
armes  légères  du  ridicule. 

Au  reste,  comme  chacun  se  ressent  de  l'atmosphère  de  son 
siècle ,  ce  même  clergé  avait  adouci  ses  austérités,  qui  rendirent 
la  fin  du  règne  de  Louis  XIV  si  triste  ;  il  laissait  tomber  en  dé- 
suétude les  édits  persécuteurs  contre  les  protestants ,  cause  de 
tant  de  honte  et  de  dommage  pour  la  France ,  et  ses  débats 
acharnés  sur  Jansénius  et  Molina. 

Pour  nous ,  jeune  noblesse  française,  sans  regret  pour  le 
passé,  sans  inquiétude  pour  l'avenir,  nous  marchions  gaiement 
sur  un  tapis  de  fleurs  qui  nous  cachait  un  abîme.  Riants  fron- 
deurs des  modes  anciennes ,  de  l'orgueil  féodal  de  nos  pères 
et  de  leurs  graves  étiquettes,  tout  ce  qui  était  antique  nous  pa- 
raissait gênant  et  ridicule.  La  gravité  des  anciennes  doctrines 
nous  pesait.  La  philosophie  riante  de  Voltaire  nous  entraînait 
en  nous  amusant.  Sans  approfondir  celle  des  écrivains  plus 
graves,  nous  l'admirions  comme  empreinte  de  courage  et  de 
résistance  au  pouvoir  arbitraire. 

L'usage  nouveau  des  cabriolets,  des  fracs,  la  simplicité  des 
coutumes  anglaises ,  nous  charmaient ,  en  nous  permettant  de 
dérober  à  un  éclat  gênant  tous  les  détails  de  notre  vie  privée. 
Consacrant  toutnotre  temps  à  la  société,  aux  l'êtes,  aux  plaisirs, 
aux  devoirs  peu  assujettissants  de  la  cour  et  des  garnisons,  nous 
jouissions  à   la  fois  avec  incurie  et   des  avantages  que  nous 


1S  M  LMOIRES 

avaient  transmis  les  anciennes  institutions,  et  de  la  liberté  que 

nous  apportaient  les  nouvelles  mœurs  :  ainsi  ces  deux  régimes 
flattaient  également,  l'un  notre  vanité ,  l'autre  nos  penchants 
pour  les  plaisirs. 

Retrouvant  dans  nos  châteaux,  avec  nos  paysans,  nos  gardes 
et  nos  baillis,  quelques  vestiges  de  notre  ancien  pouvoir  féodal, 
jouissant  à  la  cour  et  à  la  ville  des  distinctions  de  la  naissance, 
élevés  par  notre  nom  seul  aux  grades  supérieurs  dans  les  camps, 
et  libres  désormais  de  nous  mêler,  sans  faste  et  sans  entraves, 
à  tous  nos  concitoyens  pour  goûter  les  douceurs  de  l'égalité 
plébéienne,  nous  voyions  s'écouler  ces  courtes  années  de  notre 
printemps  dans  un  cercle  d'illusions  et  dans  une  sorte  de  bon- 
heur qui,  je  crois,  en  aucun  temps,  n'avait  été  destiné  qu'à 
nous.  liberté,  royauté,  aristocratie,  démocratie,  préjugés, 
raison  ,  nouveauté  >,  philosophie  ,  tout  se  réunissait  pour  rendre 
nos  jours  heureux,  et  jamais  réveil  plus  terrible  ne  fut  précédé 
par  un  sommeil  plus  doux  et  par  des  songes  plus  séduisants. 

Mon  enfance  s'était  écoulée  sous  la  fin  du  règne  de  Louis  XV. 
Je  ne  fus  présenté  à  sa  cour  que  trois  ans  avant  sa  mort.  Ce^ 
pendant  le  hasard  m'avait  donné  l'occasion  de  le  voir  et  de 
l'approcher  beaucoup  plus  tôt.  En  1767,  le  roi  avait  rassemblé 
à  Compiègne  un  camp  de  dix  mille  hommes  pour  y  faire  exé- 
cuter de  grandes  manœuvres.  Mou  père  commandait  ces  troupes, 
et,  quoique  je  n'eusse  alors  que  quatorze  ans,  il  me  permit  de 
le  suivre  en  qualité  d'aide  de  camp. 

Après  les  revues  et  les  manœuvres ,  le  roi  fit  à  mon  père 
l'honneur  de  venir  souper  chez  lui.  Suivant  Pusnge,  celui  qui 
recevait  à  sa  table  le  monarque,  devait  se  placer  derrière  son 
fauteuil  et  le  servir.  Mon  père  se  disposait  à  suivre  cette  éti- 
quette ;  mais  Louis  XV  lui  dit  :  «  Vous  m'avez  assez  longtemps 
«  servi  à  la  guerre  pour  vous  reposer  pendant  la  paix  ;  as- 
«  seyez-vous  près  de  moi,  votre  fils  me  servira.  » 

Comme  on  peut  le  croire,  je  pris  l'assiette,  la  serviette,  et  je 
me  plaçai  derrière  le  roi  avec  la  vivacité  d'une  joie  enfantine,  qui 


DU    COMTE   DE  SEGUB.  19 

au  reste  ne  pouvait  étonner  personne  :  car  depuis  la  chute  des 
libertés  du  monde  romain,  dans  toutes  les  monarchies  mo- 
derneS)  le  service  domestique  du  prince  a  été  regardé  comme 
un  honneur  ;  on  l'a  décoré  du  titre  de  charge  et  de  grande 
charge,  et  les  princes  de  la  famille  royale  passent  eux-mêmes 
la  chemise  au  roi. 

Les  titres  d'écuyer,  de  grand  écuyer ,  de  maître  d'hôtel ,  de 
grandmaîtrede  la  garde-robe,  attestent  encore  la  force  et  la  durée 
de  ces  usages  renouvelés  des  anciennes  monarchies  de  l'Orient, 
usages  qui  ont  résisté  à  la  philosophie,  tellement  qu'on  les  voit 
encore  en  vigueur  dans  cette  fière  et  libre  Angleterre,  où  presque 
toujours  on  a  lié  les  mains  des  princes  qu'on  servait  à  genoux. 

Le  roi  me  parla  plusieurs  fois  pendant  ce  repas,  et  je  me  rap- 
pelle, entre  autres  choses,  qu'il  me  dit  :  «  Vous  serez  heureux 
«  à  la  guerre.  »  Je  lui  répondis  «  que  tout  ce  que  je  désirais, 
«  c'était  de  me  voir  bientôt  à  portée  de  vérifier  la  justesse  de 
«  sa  prédiction.  —  Elle  est  certaine,  me  répliqua-t-il  ;  vous 
«  êtes  d'une  famille  où  les  chances  de  bonheur  et  de  malheur 
«  sont  alternatives.  Toujours,  depuis  plusieurs  générations,  l'un 
«  de  vos  pères  a  été  blessé,  et  son  flls  est  sorti  sain  et  sauf  de 
«  toutes  les  affaires;  récemment  encore  votre  bisaïeul  a  perdu 
«  une  jambe  a  la  guerre  ;  votre  grand-père  a  combattu  toute  sa 
«  vie  sans  être  atteint  d'une  balle  ;  votre  père  est  criblé  des 
«  blessures  qu'il  a  reçues  :  ainsi  la  bonne  chance  sera  pour 
•<  vous.  » 

A  la  fin  du  diner,  il  me  demanda  quelle  heure  il  était  :  je 
lui  répondis  que  je  n'en  savais  rien,  n'ayant  pas  de  montre. 
«  Ségur,  dit-il  à  mon  père,  donnez  sur-le-champ  votre  montre 
«  à  votre  fils.  »  11  eût  peut-être  été  plus  naturel  de  me  donner 
la  sienne;  au  reste ,  ce  prince  m'envoya  le  lendemain  deux 
jolis  chevaux  de  ses  écuries,  et  certes  c'était  le  présent  le  plus 
agr  iable  qu'à  mon  âge  on  put  recevoir. 

.!•'  me  souvrens  toujours  d'un  mot  échappé  à  un  grenadier 
pendant  ce  repas  .  et  qui  me  frappa.  La  table  était  servie  sous 


20  M  i: MOIRES 

une  immense  tente;  elle  était  a  peu  près  de  cent  couverts.  Des 
grenadiers  portaient  les  plats.  L'odeur  que  répandaient  ces 
soldats,  dans  un  lieu  étroit  et  échauffé,  blessa  la  délicat 
des  organes  du  prince.  «  Ceshraves  gens, dit-il  un  peu  trop  haut, 
<<  sentent  diablement  le  chausson. — C'est,  répondit  brusque- 
«  ment  un  grenadier,  parce  que  nous  n'en  avons  pas.  »  l  n 
profond  silence  suivit  cette  réponse. 

Avant  que  le  camp  se  séparât,  uu  déserteur,  traduit  devant 
le  conseil  de  guerre  ,  fut  condamné  à  la  mort  :  c'était  la  loi 
du  temps.  Ma  mère  courut  se  jeter  aux  pieds  du  roi ,  et  obtint 
la  grâce  du  coupable.  Sedaiue  me  dit  que  ce  fut  à  l'occasion 
de  cet  événement  que,  depuis  ,  il  lit  l'opéra  du  Déserteur, 
dont  Monsigny  composa  la  musique. 

Un  souvenir  d'un  genre  bien  différent,  uu  souvenir  fatal,  est 
resté  profondément  gravé  dans  ma  mémoire  :  à  l'époque  du 
mariage  de  Louis  XVI  avec  Marie-Antoinette  d'Autriche,  mon 
gouverneur  me  conduisit  avec  mon  frère  sur  les  échafauds 
dressés  dans  la  place  Louis  XV,  pour  voir  le  feu  d'artifice  tiré 
sur  le  bord  de  la  rivière. 

Après  ce  feu  d'artifice,  la  foule  immense  qui  remplissait  la 
place  et  les  Champs-Elysées,  voulut  se  porter  tout  à  la  fois  du 
côté  du  boulevard,  où  une  brillante  illumination  était  préparée. 
Par  un  étrange  concours  de  fautes  et  de  négligences ,  ceux 
qui  travaillaient  à  l'achèvement  des  colonnades,  avaient  laisse 
ouvertes  dans  la  rue  Royale,  de  profondes  tranchées. 

D'innombrables  files  de  voitures  ,  arrivant  des  deux  extré- 
mités de  la  rue  Saint-Honoré,  obstruèrent  la  communication 
de  la  place  au  boulevart. 

Aucun  soin  n'avait  été  pris  pour  s'opposer  au  désordre;  les 
archers  du  guet  étaient  en  trop  petit  nombre  pour  résister. 
Leprévôtdes  marchands  avait  refusé,  par  lésinerie,  mille  écus 
demandés  par  le  maréchal  de  Biron  pour  charger  les  gardes 
françaises  de  veiller  à  la  sûreté  publique.  Un  grand  nombre  de 
liions,  habiles  à' profiter  de  cette  circonstance,  formèrent  des 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  21 

attroupements  et  entravèrent  la  marche  de  tous  ceux  qui  s'a- 
vançaient en  foule  dans  la  rue  Royale. 

Au  milieu  de  cette  confusion  rapidement  augmentée  par  la 
terreur,  plusieurs  personnes  tombèrent  dans  les  tranchées  ou- 
vertes, qu'elles  ne  pouvaient  éviter  ;  d'autres  victimes  tombèrent 
sur  elles  :  les  flots  de  la  foule  s'accroissant  sans  cesse  dans  un 
passage  qui  n'avait  pas  d'issue,  on  fut  bientôt  pressé,  foulé,  ren- 
versé,  étouifé. 

Les  premiers  auteurs  de  ce  tumulte,  des  scélérats  gorgés 
de  pillage,  y  périrent  eux-mêmes,  après  avoir  arraché  aux 
hommes  leurs  bourses,  leurs  montres,  aux  femmes  leurs  bijoux, 
leurs  diamants.  Il  resta  six  cents  morts  sur  cette  arène  san- 
glante ;  un  nombre  à  peu  près  égal  de  blessés  et  de  mourants 
dut  la  vie  à  des  secours  tardifs. 

Je  crois  encore  entendre  les  cris  des  femmes,  des  vieillards, 
des  enfants,  qui  périssaient  entassés  l'un  sur  l'autre  :  horrible 
catastrophe  qui  coûta  la  vie  à  tant  de  victimes,  et  qu'un  siècle 
plus  superstitieux  aurait  regardée  comme  un  présage  certain  de 
l'affreux  malheur  du  jeune  couple  dont  l'hymen  avait  été  cé- 
lébré sous  de  si  sanglants  auspices  ! 

Il  est  certains  rapports  extraordinaires  et  fortuits  qui  sem- 
blent rendre  excusables  la  faiblesse  et  la  crédulité  :  comment 
se  défendre  de  croire  aux  pressentiments,  lorsqu'on  songe  que 
cette  même  place  de  Louis  XV,  où  tout  Paris,  accourant  en 
fête,  s'était  vu  tout  à  coup  plongé  dans  le  deuil,  fut,  peu  d'an- 
nées après,  l'horrible  théâtre  où  tombèrent  les  têtes  des  deux 
augustes  époux,  et  que  ce  crime  atroce  se  commit  au  même 
lieu  où  les  fêtes  de  leur  hyménée  avaient  été  troublées  par  cet 
effroyable  massacre  ! 

Ce  désastre  consterna  Paris;  mais  en  même  temps  il  aug- 
menta L'affection  des  habitants  de  cette  capitale  pour  le  dau- 
phin et  pour  la  dauphine,  qui  firent  éclater  dans  cette  circons- 
tance la  plus  noble  sensibilité  et  la  plus  active  bienfaisance. 

Bientôt  un  autre  spectacle  frappa  mon   jeune  esprit ,  et  lui 


22  IfBMOlHBS 

doni\a  matière  5  de  bien  graves    réflexions,  dans  une  mur 
et  à  un  âge  où  les  sensations  ne  distrayaient  que  trop  de   la 

pensée. 

Au  mois  d'avril  1774,  Louis  XV,  allant  à  la  chasse,  ren- 
contra un  convoi,  et  s'approcha  du  cercueil.  Comme  il  aimait  à 
questionner,  il  demanda  qui  on  enterrait.  On  lui  dit  que  c'était 
une  jeune  fille  morte  de  la  petite  vérole.  Saisi  d'une  soudaine 
terreur,  il  rentra  dans  son  palais,  et  fut,  deux  jours  après,  at- 
teint de  cette  cruelle  maladie  dout  le  nom  seul  l'avait  effrayé. 
Il  était  frappé  à  mort  :  son  sang  se  décomposa  ;  la  gangrène  se 
déclara;  il  mourut.  On  couvrit  son  corps  de  chaux ,  et  on  l'em- 
porta sans  aucune  cérémonie  à  Saint-Denis.  Quarante  jours 
après,  on  célébra  ses  obsèques  et  on  le  plaça  avec  pompe  dans  la 
tombe  de  ses  aïeux. 

Ébloui,  dès  mon  enfance,  par  l'éclat  du  trône,  par  l'étendue 
de  la  puissance  royale ,  témoin  du  zèle  apparent,  de  l'ardeur 
affectée,  de  l'empressement  continu  des  courtisans ,  et  de  ces 
hommages  perpétuels  qui  ressemblaient  à  une  sorte  de  culte,  l'a- 
gonie et  la  mort  du  roi  m'arrachaient  des  larmes.  Quelle  fut 
ma  surprise,  lorsqu'en  accourant  à  Versailles  je  me  promenai 
solitaire  dans  le  palais,  lorsque  je  vis  régner  partout,  dans  la 
ville,  dans  les  jardins,  une  indifférence  générale  et  même  une 
espèce  de  joie  !  Le  soleil  couchant  était  oublié  ;  toutes  les  ado* 
rations  se  tournaient  vers  le  soleil  levant.  Avant  d'être  dans  la 
tombe,  le  vieux  monarque  était  déjà  rangé  au  nombre  de  ses 
silencieux  et  immobiles  prédécesseurs.  Son  règne  était  dès  lors 
une  histoire  ancienne  :  ou  ne  s'occupait  que  de  l'avenir;  les 
vieux  courtisans  ne  pensaient  qu'à  conserver  leur  crédit  sous 
le  nouveau  règne,  et  les  jeunes  à  les  supplanter. 

Le  contre-poison  des  prestiges  de  la  cour  est  un  changement 
de  règne  :  le  cœur  alors  parait  à  nu  ;  toute  illusion  cesse  ;  le 
roi  mort  n'est  plus  qu'un  homme  ,  et  souvent  moins.  Il  n'y  a 
point  de  coup  de  théâtre  plus  moral  et  plus  propre  à  faire  ré- 
fléchir. 


DU   COMTE  DE    SEOIR.  23 

Il  est  dans  la  destinée  des  peuples ,  comme  dans  celle  des 
indi\  idus,  de  \  ivre  dans  un  état  presque  perpétuel  de  souffrance  ; 
aussi  les  peuples ,  comme  les  malades ,  aiment  à  changer  de 
position  :  tout  mouvemeut  leur  donne  l'espoir  de  se,  trouver 
mieux. 

Cette  fois  tout  semblait  justifier  une  telle  espérance  :  on  voyait 
monter  au  trône  un  jeune  prince  qui  s'était  déjà  fait  connaître 
généralement  par  la  bonté  de  son  cœur,  la  justesse  de  son  esprit 
et  la  simplicité  de  ses  mœurs.  11  paraissait  n'éprouver  d'autre 
passion  que  celle  de  remplir  ses  devoirs  et  de  rendre  ses  sujets 
heureux.  Ennemi  du  faste,  du  luxe,  de  l'orgueil ,  de  la  flatterie, 
on  eut  dit  que  le  ciel  avait  formé  ce  roi ,  non  pour  sa  cour, 
mais  pour  son  peuple. 

La  reine  Marie-Antoinette,  douée  de  tous  les  agréments  de 
son  sexe ,  réunissait  à  la  dignité  du  maintien ,  qui  inspire  le  res- 
pect, la  grâce  qui  adoucit  la  majesté.  Ses  traits  seuls  por- 
taient quelque  empreinte  de  la  fierté  autrichienne.  Toutes  ses 
manières  et  ses  paroles  étaient  aimables ,  engageantes  et  fran- 
çaises. Peut-être  trop  ennuyée  de  l'étiquette  dont  madame  la 
maréchale  de  Mouchy,  sa  dame  d'honneur,  s'efforçait  de  lui 
Caire  subir  le  joug ,  elle  se  plut  trop  à  se  dégager  de  ces  liens 
incommodes  pour  jouir  des  douceurs  de  la  vie  privée;  elle 
avait  besoin  d'amies,  besoin  qu'éprouvent  bien  rarement  les 
personnes  placées  si  haut. 

C'était  une  imprudence  que  d'écouter  trop  son  cœur.  Le 
peuple  français  ,  malgré  la  légèreté  qu'on  lui  reproche ,  et  peut- 
être  même  à  cause  de  cette  légèreté,  cesse  bientôt  de  respecter 
l'autorité  qui  le  gouverne  dès  qu'il  la  voit  dépouillée  d'une  cer- 
taine gravité.  Il  lui  faut  une  bonté  sérieuse,  qui  le  contienne 
et  mette  obstacle  à  la  familiarité. 

Un  roi  jeune,  dont  le  défaut  principal  était  de  se  méfier 
trop  de  lui-même  ,  et  de  se  montrer  presque  honteux  de  l'édu- 
cation négligée  qu'il  avait  reçue;  une  reine  spirituelle  ,  mais  un 
peu  légère  et  inexpérimentée,    pouvaient  difficilement  gou~ 


24  MÉMOIRES 

veriior  une  nation  mobile,  ardente,  avide  de  gloire  et  de 
nouveauté ,  dont  les  finances  étaient  en  désordre  et  les  esprits 
en  agitation,  qui  brillait  de  se  venger  des  affronts  d'une  guerre 
malheureuse  et  de  se  relever  de  la  boute  d'un  règne  voluptueux. 
Une  philosophie  nouvelle  la  disposait  à  rompre  tous  les  liens 
qu'un  gouvernement  arbitraire  sans  talents  et  une  licence  habi- 
tuelle de  mœurs  lui  faisaient  regarder  comme  de  gothiques 
chaînes. 

Dans  cette  position  critique ,  le  jeune  monarque  comprit 
qu'il  lui  fallait  un  guide,  un  soutien,  un  premier  ministre  :  il 
en  choisit  un  ,  et  ce  choix  ne  fut  pas  heureux.  La  reine  ,  vive- 
ment pressée  par  les  instances  des  nombreux  amis  du  duc  de 
Choiseul ,  se  montrait  assez  favorable  à  son  rappel  ;  mais  le  roi 
conservait  contre  ce  ministre  de  fortes  préventions  qu'il  tenait 
de  son  père  et  des  personnes  qui  avaient  présidé  à  son  éducation. 
Louis  XVI  prit  d'abord  la  résolution  de  confier  les  rênes  du 
gouvernement  à  M.  deJVIachault,  administrateur  habile  et  ma- 
gistrat sévère.  La  dépêche  qui  lui  annonçait  sa  nomination  était 
écrite  ;  on  l'avait  remise  au  courrier,  lorsque  tout  à  coup  le 
roi  la  reprit  :  il  avait  changé  de  dessein.  L'austérité  de  M.  de 
Machault  alarmait  le  clergé,  qu'il  aurait  voulu  contenir  rigou- 
reusement dans  les  limites  de  l'autorité  spirituelle. 

Mesdames,  tantes  du  monarque,  le  déterminèrent  à  nommer 
unautre  premier  ministre  :  ce  fut  le  comte  de  Maurepas,qui,  à 
peine  au  sortir  de  l'enfance,  avait  été  ministre  dans  les  derniers 
jours  de  Louis  XIV.  Son  caractère  facile ,  son  esprit  aimable  et 
léger,  lui  donnaient  beaucoup  d'amis.  Son  penehant  pour  la 
raillerie  lui  avait  attiré  une  longue  disgrâce ,  qu'il  supporta  avec 
une  insouciance  qu'on  prenait  pour  de  la  sagesse.  Son  grand 
Age  lui  faisait  attribuer  une  expérience  rassurante,  et  la  frivolité, 
sous  les  cheveux  blancs  de  la  vieillesse,  se  trouva  ainsi,  par 
un  caprice  du  sort ,  chargée  de  diriger  le  vaisseau  de  l'État  au 
milieu  des  écueils  qui  l'entouraient,  et  à  l'approche  de  l'époque 
des  tempêtes. 


DU    COMTE    DE   SKGUR.  25 

M.  de  Maurepas,  vieillard  octogénaire,  nommé  ministre  à 
l'âge  de  vingt  ans,  tombé  depuis  en  disgrâce  pour  une  chanson 
faite  contre  madame  de  Pompadour,  maîtresse  de  Louis  XV, 
chanson  qu'on  lui  imputait  faussement,  avait  été  vingt-cinq  ans 
exilé. 

Ce  ministre  avait  vécu  et  brillé  sous  la  régence.  On  recon- 
naissait en  lui,  malgré  les  traces  du  temps  et  l'ennui  d'une  longue 
disgrâce ,  l'insouciance  et  la  légèreté  de  l'époque  de  ses  anciens 
succès.  L'âge  augmentait  son  penchant  à  l'égoïsme,  et  le  seul 
but  deson  ministère  fut  d'éviter  toute  secousse,  de  s'abstenir  de 
toute  grande  mesure  qui  aurait  pu  compromettre  son  repos.  Il 
ne  voulait  que  conserver  tranquillement  sa  place  ,  et  finir  dou- 
cement sa  vie.  Prendre  le  temps  et  les  hommes  comme  ils 
étaient,  maintenir  la  paix  au  dehors  et  au  dedans,  telle  fut 
toute  sa  politique  ;  elle  ne  nuisait ,  ne  remédiait  à  rien ,  n'ag- 
gravait aucun  dommage,  ne  réparait  aucune  ruine;  c'était, 
pour  les  maux  de  l'État,  plutôt  un  calmant  qu'un  remède. 

Il  laissa  donc  paisiblement  les  vieilles  idoles  conserver  leur 
culte ,  les  innovateurs  propager  leurs  opinions  ;  toute  carrière 
fut  laissée  libre  aux  passions  nouvelles ,  pourvu  qu'elles  agis- 
sent sans  bruit.  Sous  la  conduite  de  ce  singulier  mentor,  le  roi 
et  la  cour  s'endormirent  avec  confiance  sur  le  bord  d'un  abîme 
que  ce  vieillard  aimable  et  une  société  brillante  semaient  de 
fleurs. 

Au  moment  où  M.  de  Maurepas  fut  nommé,  la  querelle  qui 
existait  entre  les  anciens  parlements  renvoyés  et  ceux  qui  les 
avaient  remplacés  semblait  le  seul  indice  d'un  orage  prochain. 
M.  de  Maurepas  se  hâta  d'éteindre  ce  feu  qui  ('alarmait.  Il 
rappela  les  parlements  disgraciés;  leur  exil  avait  été  un  acte  de 
tyrannie;  leur  rappel  n'aurait  pas  dû  être  un  triomphe  pour 
eux  :  il  le  fut.  On  leur  rendit,  sans  conditions,  leur  puissance  , 
et  cette  victoire  de  l'indépendance  de  la  haute  magistrature 
sur  l'autorité  enhardit  l'esprit  de  résistance  et  d'innovation. 
Une  rigueur    injuste  avait  fait  naître  l'esprit  de  liberté  en  !e 

3 


26  MEMOIRES 

comprimant;  un  acte  de  justiee  l'ait  avec  faiblesse  lui  donna 
un  nouvel  essor. 

Il  n'entre  point  dans  mon  dessein  de  peindre  ici  la  politique  et 
l'administration  de  ces  premières  années  du  règne  de  Louis  \  VI. 
Ma  jeunesse  ne  me  permettait  pas  d'y  jouer  un  rôle,  et  par 
conséquent  d'en  bien  connaître  les  mouvements.  A  mon  âge 
je  ne  pouvais  encore  suivre  et  voir  que  la  cour,  les  sociétés 
brillantes  de  Paris ,  leurs  séduisantes  superficies  et  le  tourbillon 
de  leurs  plaisirs. 

Tous  ceux  qui  occupaient  des  places ,  des  charges  près  du 
trône,  étaient  d'un  autre  temps,  d'un  autre  siècle  que  nous. 
Noos  respections  extérieurement  les  vieux  débris  d'ua  antique 
régime  dont  nous  frondions,  en  riant,  les  mœurs,  l'igno- 
rance et  les  préjugés;  ne  songeant  point  à  leur  disputer  le 
fardeau  des  affaires,  nous  ne  pensions  qu'à  nous  amuser;  et, 
guidés  par  le  plaisir,  c'était  au  milieu  des  bals,  des  fêtes,  des 
chasses,  des  jeux  et  des  concerts,  que  nous  nous  avancions 
gaiement  sans  prévoir  nos  destinées. 

Entravés  dans  cette  marche  légère  par  l'ancienne  morgue 
de  la  vieille  cour,  par  les  ennuyeuses  étiquettes  du  vieux  régime, 
par  la  sévérité  de  l'ancien  clergé ,  par  l'éloignement  de  nos 
pères  pour  nos  modes  nouvelles ,  pour  nos  costumes  favorables 
à  l'égalité,  nous  nous  sentions  disposés  à  suivre  avec  enthou- 
siasme les  doctrines  philosophiques  que  professaient  des  littéra- 
teurs spirituels  et  hardis.  Voltaire  entraînait  nos  esprits  ;  Rous- 
seau touchait  nos  cœurs  ;  nous  sentions  un  secret  plaisir  à  les 
voir  attaquer  un  vieil  échafaudage  qui  nous  semblait  gothique 
et  ridicule. 

Ainsi ,  quoique  ce  fussent  nos  rangs  ,  nos  privilèges,  les  dé- 
bris de  notre  ancienne  puissance  qu'on  minait  sous  nos  pas , 
cette  petite  guerre  nous  plaisait  :  nous  n'en  éprouvions  pas  les 
atteintes  ,  nous  n'en  avions  que  le  spectacle.  Ce  n'étaient  que 
des  combats  de  plume  et  de  paroles  ,  qui  ne  nous  paraissaient 
pouvoir  faire  aucun  dommage  à  la  supériorité  d'existence  dont 


DU   COMTE   DK   SÉGUB.  27 

nous  jouissions,  et  qu'une  possession  de  plusieurs  siècles  nous 
faisait  croire  inébranlable. 

Les  formes  de  l'édifice  restant  intactes,  nous  ne  voyions  pas 
qu'on  le  minait  en  dedans  ;  nous  riions  des  graves  alarmes  de 
la  vieille  cour  et  du  clergé,  qui  tonnaient  contre  cet  esprit  d'in- 
novation. Nous  applaudissions  les  scènes  républicaines  de  nos 
théâtres,  les  discours  philosophiques  de  nos  académies,  les 
ouvrages  hardis  de  nos  littérateurs  ,  et  nous  nous  sentions  en- 
couragés dans  ce  penchant  par  la  disposition  des  parlements  à 
fronder  l'autorité ,  et  par  les  nobles  écrits  d'hommes  tels  que 
Turgot  et  Malesherbes ,  qui  ne  voulaient  que  de  salutaires, 
d'indispensables  réformes  ,  mais  dont  nous  confondions  la  sa- 
gesse réparatrice  avec  la  témérité  de  ceux  qui  voulaient  plutôt 
tout  changer  que  tout  corriger. 

La  liberté ,  quel  que  fût  son  langage ,  nous  plaisait  par  son 
courage  ;  l'égalité ,  par  sa  commodité.  On  trouve  du  plaisir  à 
descendre  tant  qu'on  croit  pouvoir  remonter  dès  que  l'on  veut  ; 
et ,  sans  prévoyance  ,  nous  goûtions  tout  à  la  fois  les  avantages 
du  patriciat  et  les  douceurs  d'une  philosophie  plébéienne. 

Ce  fut  de  cette  sorte  que  s'établirent  peu  à  peu ,  entre  les 
mœurs  de  la  vieille  et  de  la  jeune  cour,  la  même  rivalité  et  la 
même  différence  qui  préludaient  alors  dans  les  opinions ,  par 
des  escarmouches  légères ,  à  ces  terribles  combats  qui  ont  de- 
puis changé  la  face  du  monde. 

Cependant,  nourris,  dès  notre  enfance,  des  maximes  de  l'an- 
cienne chevalerie,  notre  imagination  regrettait  ces  temps  héroï- 
ques et  presque  fabuleux.  Aussi  le  premier  combat  qui  se  livra 
entre  les  vieux  et  les  jeunes  courtisans  fut  une  tentative  de  notre 
part  faite  dans  le  dessein  de  reprendre  l'usage  des  habillements, 
des  coutumes  et  des  jeux  de  la  cour  de  François  Ier ,  de 
Henri  II,  de  Henri  III,  de  Henri  IV. 

Bientôt  nous  fîmes  adopter  ces  idées  par  les  frères  du  roi , 
Monsieur  et  "M  le  comte  d'Artois,  qui  favorisèrent  nos  projets 
avec  autant  d'ardeur  que  d'activité.  Nous  eûmes  d'abord  un 


28  MIMOIRKS 

brillant  succès  :  pou  s*cn  fallut  qu'il  ne  fût  complet  et  que  la 
révolution  des  modes  ne  devint  totale.  Mais  notre  triomphe  n'eut 
que  la  durée  d'un  carnaval;  dès  qu'il  fut  Uni,  les  vieux  sei- 
gneurs reprirent  leur  empire,  les  usages  de  Louis  XIV  et  de 
Louis  XV  leur  puissance;  et  nous  allâmes  oublier  dans  nos 
garnisons,  sous  les  règles  de  la  discipline  nouvelle,  nos  rê\es 
trop  courts  de  chevaliers  et  de  paladins. 

Cette  faveur  passagère  et  cet  essai  d'innovations  avaient 
commencé  très-gaiement  par  des  ballets  et  par  des  qua- 
drilles. MM.  de  Noailles,  dllavré,  de  Guémené,  de  Durfort,  de 
Coigny,  les  deux  Dillon ,  le  comte,  aujourd'hui  duc  de  Gram- 
mont ,  le  comte  de  Lamarck ,  mon  frère  et  moi ,  la  Fayette , 
une  troupe  choisie  de  jeunes  dames,  composaient  ces  qua- 
drilles. 

La  nécessité  de  faire  des  répétitions,  avant  d'exécuter  ces 
ballets,  nous  avait  donné  un  libre  et  fréquent  accès  chez  la  reine, 
chez  les  princesses  et  dans  l'intérieur  des  appartements  des 
princes.  La  gaieté  qui  présidait  à  ces  répétitions  et  à  ces  amu- 
sements les  multiplia.  La  gravité  des  vieux  courtisans  qui  pos- 
sédaient les  grandes  charges  ne  permettait  guère  de  les  y  ad- 
mettre :  leur  présence  et  leurs  formes  cérémonieuses  auraient 
attristé  notre  joie. 

Les  costumes  divers  que  nous  prenions  nous  paraissaient 
aussi  gracieux  ,  aussi  nobles  et  pittoresques  que  l'habillement 
français  moderne  nous  semblait  ridicule.  Nous  recherchâmes 
celui  de  tous  qui  convenait  le  mieux  à  une  cour  chevaleresque  , 
galante  et  belliqueuse.  Les  princes  choisirent  celui  d'Henri  IV , 
et,  après  l'avoir  porté  dans  quelques  quadrilles,  qui  furent  fort 
applaudis ,  nous  obtînmes  une  décision  qui  obligeait  tous  les 
hommes  invités  au  bal  de  la  reine  à  se  revêtir  de  cet  ancien 
costume 

Il  convenait  admirablement  à  la  jeunesse  ,  mais  il  allait  fort 
mal  au\  hommes  d'un  âge  mûr  et  d'une  taille  courte  et  épaisse. 
Ces  manteaux  de  soie,  ces  panaches  .  ces  rubans  et  leurs  vives 


DU    COMTE    DE    SÉGl'll.  29 

couleurs  rendaient  ridicules  tous  ceux  que  la  nature  avait  privés 
de  grâces,  et  1  âge  de  fraîcheur. 

Au  milieu  de  nos  jeux,  de  nos  bals,  de  nos  répétitions,  la 
politique  osa  pénétrer  en  riant  et  en  ne  se  montrant  d'abord 
que  sous  les  traits  de  la  folie.  Le  rappel  des  parlements  occupait 
alors  les  esprits.  IVous  parodiâmes  les  séances  de  ces  graves  as- 
semblées. Un  des  princes  joua  le  rôle  de  premier  président  ; 
d'autres,  ceux  d'avocat,  de  procureurs  généraux,  de  conseillers; 
et  ce  qui  aujourd'hui  pourra  peut-être  sembler  assez  piquant , 
c'est  que  la  Fayette ,  dans  une  de  ces  joyeuses  audiences ,  rem- 
plit les  fonctions  de  procureur  général. 

Le  mécontentement  que  l'intimité  accordée  par  les  princes  à 
quelques  jeunes  courtisans  inspirait  aux.  grandes  charges ,  aux 
représentants  de  la  vieille  cour,  éclatait  fréquemment;  ils  cher- 
chaient avec  une  humeur  active  l'occasion  d'éloigner  ce  jeune 
essaim  de  favoris.  ÎSous  sûmes  bientôt  qu'ils  voulaient  profiter 
de  notre  étourderie  ,  et  qu'ils  avaient  fait  sentir  à  M.  de  Mau- 
repas  l'inconvénient  de  laisser  les  princes  entourés  de  jeunes 
et  légers  courtisans  qui  s'étaient  permis  de  parodier  ainsi  les 
parlements  et  la  magistrature. 

Pour  détourner  l'orage  qui  nous  menaçait,  il  me  vint  l'idée 
de  prévenir  adroitement  le  coup  qu'on  voulait  nous  porter.  Me 
trouvant  au  coucher  du  roi,  je  m'approchai  d'un  de  mes  amis, 
et ,  en  lui  parlant  d'une  de  nos  joyeuses  séances  ,  j'eus  soin  de 
rire  avec  une  indiscrétion  qui  me  fit  remarquer  par  le  roi. 

Venant  alors  à  moi,  il  me  demanda  le  sujet  de  cette  bruyante 
gaieté.  Après  m'être  défendu  quelques  moments  d'en  avouer 
tout  haut  le  motif,  comme  il  me  dit  de  le  suivre,  je  m'appro- 
chai d'une  fenêtre,  et  la  je  lui  contai  tout  ce  qui  s'était  passé 
dans  une  de  nos  séances  parlementaires,  en  donnant  a  ce  récit 
les  formes,  la  variété  et  les  couleurs  qui  pouvaient  le  rendit' 
amusant  pour  Sa  .Majesté.  Le  roi  m'écouta  avec  plaisir  et  rit 
beaucoup. 

Le  lendemain  ,  je  sus  qu'au  moment  où  M.  le  comte  de  Mau- 


30  Ml:  M  DIRES 

repas  avait  voulu  provoquer  contre  nous  la  sévérité  royale, 
et  s'efforçait  de  lui  montrer  les  conséquences  d'un  travestisse- 
ment qui  livrait  au  ridicule  d'une  jeune  cour  la  dignité  du  par- 
lement, le  roi  lui  répondit  :  «  Cela  suffit  :  on  y  songera  pour 
«  l'avenir;  mais  à  présent  il  n'y  a  rien  à  faire  :  car  je  suis 
«  presque  moi-même  au  nombre  des  coupables.  J'ai  tout  su  ; 
«  mais,  loin  de  m'en  fâcher,  j'en  ai  ri.  » 

-Nous  ne  recommençâmes  plus  ;  cependant  nos  quadrilles  con- 
tinuèrent, et,  malgré  le  mécontentement  de  la  vieille  cour,  notre 
laveur  dura  autant  que  le  carnaval.  Mais  dès  que  l'heure  des 
austérités  eut  succédé  à  celle  des  plaisirs,  la  grave  étiquette 
nous  interdit  toute  enlrée  familière;  les  occupations  sérieuses 
prirent  la  place  des  amusements.  Le  vieil  habit  de  cour  triom- 
pha de  nos  costumes  chevaleresques  ;  et,  recevant,  pour  notre 
profit ,  une  utile  leçon  sur  les  vicissitudes  de  la  fortune  ,  nous 
nous  vîmes  retomber  du  faîte  d'une  faveur  qui ,  malgré  sa  fri- 
volité et  sa  brièveté  ,  avait  fait  tant  de  jaloux  ,  dans  la  foule  des 
courtisans  ;  apprenant  de  bonne  heure ,  par  là ,  que  la  faveur  a 
des  ailes  comme  le  plaisir. 

L'hiver  suivant,  le  sort  m'offrit,  par  un  caprice  assez  bi- 
zarre ,  une  étrange  occasion  de  retrouver  les  bontés  de  l'un  de 
nos  princes.  C'était  encore  dans  ce  temps  de  plaisirs  si  favo- 
rable à  la  jeunesse  :  une  imprudente  vivacité  me  valut  alors 
une  faveur  précieuse  qui  se  montra  constante  plusieurs  années, 
et  qu'interrompirent  seuls  les  grands  événements  qui  firent  bien 
d'autres  changements  dans  le  monde. 

J'étais  au  bal  de  l'Opéra,  à  visage  découvert,  et  je  me  pro- 
menais en  donnant  le  bras  à  un  masque  aimable  sous  lequel  se 
cachait  une  femme  du  rang  le  plus  distingué.  Tout  à  coup  je 
vois  un  homme  masqué  et  en  domino  s'approcher  de  nous , 
et  m'enlever  sans  façon  le  bras  de  la  dame  que  j'accompagnais. 
Étonné  de  cette  liberté  ,  je  repris  brusquement  le  bras  de  cette 
dame  ,  en  exprimant ,  sans  ménagement ,  à  l'inconnu  le  mécon- 
tentement et  la  surprise  que  m'inspirait  son  audace. 


DL    COMTE    DE   SEGUR.  31 

Il  me  répondit  sur  le  même  ton;  et  comme  je  voulais 
répliquer,  il  s'approcha  de  mou  oreille,  et  me  dit  :  «  .Ne  fai- 

«  sons  point  de  bruit  ici ,  je  vous  rendrai  raison  autre  part.  — 
«  I.a  partie  n'est  pas  égale,  lui  répoudis-je,  vous  savez  qui  je 
«  suis  et  vous  m'êtes  inconnu  ;  nommez-vous.  —  Cela  n'est 
«  pas  nécessaire ,  reprit-il  ;  allez-vous  demain  au  bal  de  la 
«  reine?  —  Oui ,  lui  répliquai-je.  —  Eh  bien  ,  dit-il ,  je  vous  y 
«  trouverai.  »  A  ces  mots  il  s'éloigna. 

Ce  qui  m'étonna  le  plus,  c'était  de  voir  que  la  dame  témoin 
et  sujet  de  cette  querelle,  loin  d'en  paraître  alarmée,  en  riait  et 
semblait ,  sans  vouloir  la  nommer,  connaître  la  personne  qui 
m'avait  si  lestement  enlevé  son  bras. 

On  peut  facilement  penser  que  le  lendemain  je  me  rendis  un 
des  premiers  à  Versailles,  au  bal  de  la  reine.  J'allai  au-devant 
de  chaque  individu  qui  arrivait ,  croyant  que  c'était  celui  auquel 
j'avais  eu  affaire  ;  mais  leur  abord  amical  ou  insignifiant  faisait 
promptement  évanouir  cette  idée.  Enfin  la  salle  du  bal  se  rem- 
plit totalement  sans  que  personne  vînt  me  donner  l'explication 
que  j'attendais. 

Bientôt  les  portes  intérieures  s'ouvrent;  la  cour  paraît  ;  les 
membres  de  la  famille  royale  prennent  leurs  places;  ensuite, 
avant  de  commencer  les  contre-danses,  les  princes  s'avancent 
de  notre  côté,  et  adressent  successivement  la  parole  à  ceux  qu'ils 
veulent  bonorer  de  cette  faveur. 

L'un  d'eux  's'approche  de  moi  et  me  dit  :  «  Monsieur  de  Ségur, 
«  où  logez-vous  à  Versailles  ?  »  Je  lui  répondis  que  je  demeurais 
à  l'hôtel  d'Orléans ,  et  je  pris  la  liberté  de  lui  demander  le 
motif  de  cette  question.  «  C'est,  me  dit-il  tout  bas,  pour  vous 
«  donner  une  petite  explication  relative  à  ce  qui  s'est  passe 
«  hier  au  bal  de  l'Opéra  entre  vous  et  un  masque.  Je  suis  prêt 
"  a  vous  en  faire  raison  ,  et  vous  laisse  le  choix  des  armes,  de- 
«  puis  I  épingle  jusqu'au  canon,  a  moins  que  vous  n'aimiez 
«  mieux  recevoir  le  titre  de  mon  frère  d'armes,  qui  sera  le 
*  gage  de  mon  amitié.  »  Je  me  confondis  alors  en  excuses  et  en 


32  UÉHOIBES 

rcmerciments ,  aussi  étonné  que  .satisfait  de  voir  une  telle  aven- 
turc  terminée  par  un  dénouaient  si  heureuv  et  si  imprévu. 
Depuis,  ce  prince  ne  cessa  point  de  me  traiter  avec  une  ex- 
trême bonté  ;  il  me  lit  jouir  souvent  de  son  entretien  ,  dans  le- 
quel on  remarquait  une  instruction  étendue  et  un  esprit  aimable. 
Il  me  permit  de  lire  des  vers  qu'il  avait  composés,  et  daigna 
jeter  les  yeux  sur  quelques-uns  des  miens  ;  il  me  décora  de 
l'ordre  royal  dont  il  était  grand  maître,  après  mon  retour  d'A- 
mérique et  au  moment  où  j'allais  partir  pour  la  Russie. 

A  Pétérsbourg ,  je  reçus  plusieurs  lettres  de  lui,  dans  les- 
quelles il  me  donnait  toujours  le  titre  qui  m'avait  inspiré  tant 
de  reconnaissance.  Mais  malheureusement,  à  la  fin  de  ciuq  an- 
nées de  ma  mission  ,  la  France  fut  bouleversée;  tout  changea. 
A  mon  retour  à  Paris ,  je  vis  rarement  ce  prince  auguste,  que 
les  malheurs  du  temps  forcèrent  bientôt  de  quitter  précipitam- 
ment sa  patrie. 

Ma  position ,  ma  famille  et  mes  opinions  me  décidèrent  à 
demeurer  dans  les  rangs  de  ceux  qui  espéraient  sauver  leur 
pays  en  y  restant.  Ainsi  ces  orages  politiques  qui  ébranlèrent 
tous  les  trônes,  qui  créèrent,  détruisirent  tant  d'illusions,  et 
qui  firent  éclater  tant  de  crimes  ,  de  gloire  et  de  vertus,  me  sé- 
parèrent nécessairement  du  prince  dont  les  bontés^m'avaient 
donné  tant  d'espoir.  Je  ne  le  revis  qu'à  la  restauration ,  et  il  ne 
m'est  resté  de  cet  heureux  lien  que  le  souvenir  et  la  reconnais- 
sauce. 

Si  ce  prince  vivait  encore ,  et  s'il  eût  jeté  ses  regards  sur- ces 
lignes  ,  il  aurait  souri  et  m'aurait  pardonné  l'hommage  respec- 
tueux que  je  lui  rends,  en  osant  rappeler  un  des  traits  de  sa 
jeunesse  qui  honorent  également  les  grâces  de  son  esprit  et  l'a- 
ménité de  son  caractère. 

Au  reste ,  dans  ces  premières  années ,  tout  souriait  à  ma 
jeunesse.  On  dirait  que  la  fortune  est  comme  la  nature  et 
qu'elle  réserve  toutes  ses  fleurs  pour  le  printemps.  Mon  avan- 
cement militaire  était  rapide  :  nommé  sous-  lieutenant  en  17Gï>, 


DU   COUTE   1)K   SEGUB.  33 

dans  le  régiment  mestre  de  camp  général  de  la  cavalerie,  sous 
les  ordres  de  M.  de  Castries,  ami  intime  de  mon  père,  je  fus 
deux  ans  après  promu  au  grade  de  capitaine.  En  1776,  sur  la 
demande  de  M.  le  duc  d'Orléans,  le  roi  me  nomma  colonel  en 
second  du  régiment  d'Orléans-dragons. 

A  peu  près  dans  ce  temps  ,  le  hasard  m'avait  admis  dans  la 
société  intime  de  la  comtesse  Jules  de  Polignac.  Rien  ne  sem- 
blait devoir  être  plus  étranger  à  ma  jeune  ambition  que  cette 
douce  liaison  avec  une  famille  illustre  par  sa  naissance  ,  mais 
alors  éloignée  de  toutes  les  grandeurs. 

Madame  la  comtesse  Jules  et  son  mari ,  ainsi  que  la  comtesse 
Diane  de  Polignac,  sa  belle-sœur,  vivaient  modestement  loin 
de  la  cour,  où  ils  allaient  rarement.  Leur  goût,  leur  caractère 
les  portaient  à  préférer  les  douceurs  de  la  vie  privée  aux  orages 
de  la  vie  publique. 

Il  était  impossible  de  trouver  une  personne  qui  réunît  plus 
d'agréments  dans  la  figure  ,  plus  de  douceur  dans  les  regards  , 
plus  de  charmes  dans  la  voix,  plus  d'aimables  qualités  de  cœur 
et  d'esprit,  que  la  comtesse  Jules. 

Les  comtesses  de  Chalons  et  d'Andlaw,  ses  parentes;  le 
comte  de  Yaudreuil ,  le  duc  de  Coigny  ;  un  homme  distingué 
par  l'originalité  de  son  esprit,  M.  Delille;  le  baron  de  Besenval, 
dont  la  légèreté  toute  française  faisait  oublier  qu'il  était  né 
Suisse,  formaient  des  réunions  charmantes  où  les  heures  pas- 
saient comme  des  minutes. 

Leur  agrément  fut  augmenté  par  l'admission  d'un  homme 
qui ,  d'un  état  subalterne ,  fut  porté  rapidement  par  le  sort  à 
une  haute  fortune.  Il  avait  été  longtemps  connu  sous  le  nom 
de  Montfalcon  ;  simple  lieutenant  et  aide  major  dans  un  régiment 
d'infanterie ,  sa  belle  figure  et  sa  valeur  bouillante  le  firent 
remarquer  à  l'affaire  de  Warbourg  par  mon  père  et  par  M.  de 
Castries. 

Dans  cette  affaire,  où  dix  mille  Français  luttèrent  avec  opi- 
niâtreté contre  toute  l'armée  du  duc  de  Brunswick,  quelques- 


34  MI.MOIRES 

uns  de  nos  bataillons,  après  avoir  pris,  perdu  et  repris  trois 
fois  un  poste  important ,  se  retiraient.  Le  jeune  Montfalcon  , 
l'épée  nue  ,  l'œil  ardent ,  les  cheveux  en  désordre,  embelli  par 
son  courage ,  court ,  appelle  ,  exhorte ,  rallie  les  soldats ,  se 
précipite  avec  eux  dans  la  mêlée ,  triomphe  et  reste  maître  de  la 
colline  disputée. 

Les  deux  généraux,  témoins  de  sa  vaillance,  sollicitèrent  pour 
lui  des  récompenses;  mais ,  comme  il  était  sans  faveur,  sans 
fortune  et  sans  liaisons  ,  il  n'obtint  que  la  croix  de  Saint-Louis 
et  une  place  de  major  dans  une  petite  ville  :  c'était  plutôt  lui 
donner  sa  retraite  que  le  récompenser. 

Toute  carrière  semblait  désormais  fermée  pour  lui  ,  lorsque, 
par  un  hasard  singulier,  il  trouva  ,  dans  la  solitude ,  la  fortune 
qu'il  avait  vainement  cherchée  dans  les  camps.  Allant  fréquem- 
ment habiter  le  petit  château  d'une  vieille  tante  dont  la  vie 
monotone  ne  pouvait  lui  offrir  aucun  plaisir,  il  s'amusa  à  par- 
courir les  nombreux  et  antiques  parchemins  déposés  dans  les 
archives  de  ce  castel ,  et ,  à  sa  grande  surprise ,  il  y  trouva  des 
titres  qui  prouvaient  évidemment  sa  descendance  de  l'ancienne 
maison  d'Adhémar,  que  généralement  alors  on  croyait  éteinte. 

Muni  de  ces  pièces ,  il  accourt  à  Paris,  et  fait  part  de  sa 
découverte  à  mon  père  et  à  M.  de  Castries,  ses  protecteurs  : 
Ils  en  rirent  d'abord ,  et  crurent  son  espérance  chimérique.  Ce- 
pendant ,  d'après  leurs  conseils ,  il  porta  ces  papiers  chez  Je 
généalogiste  Chérin,  juge  érudit  dans  cette  matière  ,  et  incor- 
ruptible ;  d'ailleurs  un  pauvre  major  de  place  n'aurait  pas  cer- 
tainement trouvé  le  moyen  de  le  corrompre. 

Chérin,  après  un  long  examen,  déclara  l'authenticité  des  titres  ; 
et  le  nouveau  comte  d'Adhémar,  reconnu ,  ayant  obtenu  ,  par 
l'intervention  de  mon  père  et  de  M.  de  Castries,  la  place  de 
colonel  Commandant  du  régiment  de  Chartres-infanterie  ,  fut 
présenté  à  la  cour. 

Une  veuve. qui  possédait  quarante  mille  livres  de  rentes, 
madame  de  Valbclle,  dame  du  palais  de  la  reine,  éprise  du 


DU    COMTE    DE    SÉGl/R.  3,'» 

nouveau  colonel  et  espérant  effaces  l'inégalité  des  âges  par  le 
doD  de  ses  richesses,  l'épousa.  M.  d'Adliémar  joignait  à  la  ré- 
gularité des  traits  un  esprit  aimable  et  une  voix  charmante. 
Lie  avec  le  comte  de  Vaudreuil,  il  fut  présenté  par  lui  à  la 
comtesse  Jules ,  et  bientôt  compté  au  nombre  de  ses  amis. 

Tous  se  réunissaient  quelquefois  chez  madame  la  duchesse 
de  Bourbon ,  où  se  donnaient  de  petits  concerts  dans  lesquels 
brillaient  les  talents  de  la  comtesse  Jules,  de  la  comtesse  Amélie 
de  Boufflers,  de  MM.  d'Adhémar  et  de  Vaudreuil,  et  du  duc 
de  Guiues,  qui  jouait  supérieurement  de  la  flûte. 

Là ,  on  était  loin  de  penser  aux  affaires ,  et  il  aurait  été 
difficile  de  prévoir  que ,  peu  de  temps  après ,  la  famille  des 
Polignac  et  leurs  amis  parviendraient  au  faîte  de  la  faveur,  et 
s'élèveraient  au-dessus  de  tous  ces  courtisans  nés  dans  le  palais 
et  vieillis  dans  les  cours. 

J'ai  dit  que  la  jeime  reine  avait  un  cœur  fait  pour  aimer. 
Elle  cherchait  une  amie  qui  fût  attirée  par  sa  grâce  plutôt  que 
par  sa  puissance  „  et  qui  l'aimât  pour  elle.  Frappée  par  la  figure 
de  la  comtesse  Jules,  par  la  douce  expression  de  ses  yeux, 
par  la  sensibilité  modeste  et  franche  que  décelait  son  attrayante 
physionomie,  elle  conçut  pour  elle  une  amitié  qui  dura  jusqu'à 
sa  mort.  Ses  instances  vainquirent  la  modestie  de  madame  de 
Polignac  ;  elle  vint  à  la  cour  et  s'y  établit  en  favorite. 

La  reine  nomma  son  mari  premier  écuyer.  La  comtesse 
Diane  fut  placée  près  de  madame  Elisabeth ,  comme  dame 
d'honneur.  M.  de  Vaudreuil  reçut  la  charge  de  grand  faucon- 
nier ;  M.  d'Adhémar,  nomme  chevalier  d'honneur  de  madame 
Elisabeth  ,  obtint  le  poste  de  ministre  du  roi  à  Bruxelles,  et, 
peu  d'années  après,  l'ambassade  d'Angleterre 

On  peut  bien  croire  que  ces  faveurs  nouvelles  excitèrent  d'a^ 
bord  la  surprise  et  bientôt  l'envie;  mais  cette  envie  elle-même 
se  voyait  presque  toujours  désarmée  par  la  douceur,  par  la 
modestie,  par  le  désintéressement  de  la  favorite.  Jamais  il 
n'eu  fut  de  moins  avide  et  de  moins  égoïste  ;  et  véritablement. 


30  HBMOIBES 

loin  d'accaparer  les  grâces,  les  pensions,  les  emplois,  elle 
aimait  mieux  les  faire  obtenir  que  les  recevoir. 

On  en  vit  plus  tard  une  preuve  éclatante,  à  l'époque  ou  un 
grand  scandale  fit  perdre  une  grande  place  à  l'illustre  famille 
do*  Rohan;  le  prince  de  Guémené  fit  une  banqueroute  de  vingt 
millions,  et  la  princesse  sa  femme  ,  qui  était  gouvernante  des 
enfants  de  France,  se  trouva  dans  la  nécessité  de  quitter  cette 
charge  importante. 

La  reine  voulut  alors  confier  l'éducation  de  ses  enfants  à  son 
amie.  Elle  se  vit  obligée  d'employer  beaucoup  d'efforts  pour 
vaincre  sa  résistance  et  pour  la  contraindre  à  recevoir  d'elle 
cette  haute  marque  de  faveur,  et  cette  grande  charge  ,  l'une  des 
premières  du  royaume. 

Mes  liaisons  intimes  avec  madame  la  comtesse  Jules ,  qui 
devint  duchesse  de  Polignac,  et  avec  ses  amis,  me  firent 
prendre  part  à  sa  fortune.  La  reine  ,  qui  me  voyait  souvent 
dans  cette  société  que  sa  présence  embellissait  fréquemment , 
et  avec  laquelle  elle  passait  ordinairement  ses  soirées  ,  s'accou- 
tuma à  me  traiter  avec  une  bonté  particulière,  et  son  influence 
contribua  beaucoup  ,  quelques  années  après  ,  à  la  nomination 
de  mon  père  au  ministère  de  la  guerre. 

M.  d'Adhémar,  dont  j'ai  parlé  plus  haut,  avait  bien  voulu, 
à  la  prière  de  mon  père ,  se  charger  de  me  conduire  a  Stras- 
bourg pour  y  suivre  un  cours  de  droit  public.  Sou  régiment  y 
était ,  et  ce  fut  là  que  nous  nous  formâmes  à  l'étude  de  la 
diplomatie,  qui  jusqu'alors  m'avait  été  aussi  étrangère  qu'à 
lui. 

Revenu  à  Paris,  je  me  trouvai  dans  le  même  tourbillon  de 
fêtes,  de  sociétés,  de  bals,  de  plaisirs  de  tous  genres.  Tou- 
jours de  mieux  en  mieux  traité  à  la  cour,  mon  père  était  tenté 
de  faire  quelques  démarches  pour  m'obtenir  une  place  dans 
les  maisons  royales  ;  mais  je  m'y  opposai  :  ce  genre  de  service 
me  déplaisait.  Les  rêves  de  l'ambition  ne  me  tourmentaient 
point  encore  ;  je  préférais  ma  liberté  à  un  servage  brillant ,  mais 


DU   COMTE    DE   SF.GUR.  37 

gênant.  Par  devoir  j'allais  à  Versailles,  mais  par  penchant  je 
restais  à  Paris. 

Malgré  mon  âge  ,  ce  n'étaient  pas  les  galanteries  et  les  amu- 
sements d'une  jeunesse  frivole  qui  prenaient  la  plus  grande  part 
de  mon  temps  :  je  cherchais  avidement  la  société  des  personnes 
qui  réunissaient  chez  elles  les  savants  et  les  hommes  de  lettres 
les  plus  distingués  ;  j'allais  souvent  chez  madame  Geoffriu  et 
madame  du  Defïant.  D'ailleurs  je  trouvais  dans  quelques 
grandes  maisons ,  telles  que  celles  de  madame  la  princesse  de 
Beauvau ,  de  madame  la  duchesse  de  Choiseul ,  de  madame 
la  maréchale  de  Luxembourg ,  de  madame  la  duchesse  de 
Grammont,  de  madame  de  Montesson,  mariée  secrètement 
alors  à  M.  le  duc  d'Orléans ,  de  madame  la  duchesse  d'Anville , 
de  madame  la  comtesse  de  Tessé  ,  et  chez  ma  mère ,  des  en- 
tretiens tantôt  profonds ,  tantôt  légers  ,  toujours  à  la  fois  ins- 
tructifs et  agréables,  et  dont  on  ne  retrouve  plus  aujourd'hui 
le  charme. 

On  y  voyait  un  mélange  indéfinissable  de  simplicité  et  d'élé- 
vation, de  grâce  et  de  raison,  de  critique  et  d'urbanité.  On  y 
apprenait ,  sans  s'en  douter,  l'histoire  et  la  politique  des  temps 
anciens  et  modernes,  mille  anecdotes  sur  la  cour,  depuis 
celle  de  Louis  XIV  jusqu'à  la  cour  du  roi  régnant ,  et  par  là  on 
parcourait  une  galerie  aussi  instructive,  aussi  variée  eu  évé- 
nements et  en  portraits,  que  celle  qui  nous  est  offerte  dans  les 
inimitables  Lettres  de  madame  de  Sévigné. 

On  recherchait  avec  empressement  toutes  les  productions 
nouvelles  des  génies  transcendants  et  des  brillants  esprits  qui 
faisaient  alors  l'ornement  de  la  France.  Les  ouvrages  de  Ber- 
nardin de  Saint-Pierre,  d'Helvétius,  de  Piousseau  ,  de  Duclos, 
de  Voltaire,  de  Diderot,  de  Marmontel,  donnaient  un  aliment 
perpétuel  à  ces  conversations,  où  presque  tous  les  jugements 
semblaient  dictés  à  la  fois  par  la  raison  et  par  le  bon  goût. 

On  y  discutait  avec  douceur ,  on  n'y  disputait  presque  ja- 
mais ,  et ,  comme  un  tact  lin  y  rendait  savant  dans  l'art  de 

T.  I.  4 


38  MIM01IŒS 

plaire,  on  y  évitait  l'ennui  en  ne  s'appesantissaul  sur  rien.  Le 
précepte  alors  le  mieux  pratiqué  était  celui  de  Boileau ,  qui  en- 
seigne à  passer  sans  cesse  du  grave  au  doux ,  du  plaisant  au 
sévère.  Aussi  très-souvent,  dans  une  même,  soirée,  on  par- 
lait alternativement  de  f Esprit  des  Lois  et  des  Contes  de  Vol- 
taire, de  la  philosophie  d'Ilelvétius  et  des  opéras  de  Sedaioe  ou 
de  Marmontel ,  des  tragédies  de  la  Harpe  et  des  contes  licen- 
cieux de  l'abbé  de  Voisenon ,  des  découvertes  dans  les  Indes 
par  l'abbé  Raynal  et  des  chansons  de  Collé ,  de  la  politique  de 
Mably  et  des  vers  charmants  de  Saint-Lambert  ou  de  l'abbé 
Delille. 

Les  hommes  de  lettres  les  plus  distingués  étaient  admis  avec 
laveur  dans  les  maisons  de  la  haute  noblesse.  Ce  mélange  des 
hommes  de  cour  et  des  hommes  lettrés  donnait  aux  uns  plus 
de  lumières,  aux  autres  plus  de  goût.  Jamais  Paris  ne  fut  plus 
semblable  à  la  célèbre  Athènes.  , 

Ma  vive  passionpour  les  lettres  me  valut,  quoique  je  fusse  bien 
jeune ,  l'amitié  de  d'Alembert,  de  l'abbé  Raynal ,  du  comte  de 
Guibert,deChampfort,deSuard,  de  l'abbé  Aruault  ,de  Rulhière, 
du  chevalier  de  Boufflers,  du  chevalier  de  Chastellux,  de  l'abbé 
Barthélémy,  de  l'abbé  Delille,  les  bontés  de  M.  de  Malesherbei, 
les  conseils  du  célèbre  comte  d'Arauda.  La  Harpe  et  Marmontel 
m'éclairèrent  par  leurs  sages  avis  et  protégèrent  mes  premiers 
essais. 

Des  succès  d'abord  légers ,  mais  assez  brillants,  encouragè- 
rent mon  amour-propre  et  m'inspirèrent  le  constant  désir  d'en 
mériter  déplus  solides.  En  soumettant  mes  premiers  ouvrages 
à  d'aussi  bous  juges,  j'apprenais  par  eux  combien  l'art  d'écrire 
est  difficile. 

Les  entretiens  des  hommes  qui  ont  obtenu  une  célébrité 
méritée  nous  éclairent  encore  mieux  que  leurs  livres  ;  ils  nous 
l'ont  connaître  mille  règles  de  tact  et  de  goût,  et  une  foule  d'ob- 
servations, de  nuances,  qu'il  serait  presque  impossible  d'expli- 
quer par  écrit. 


DU    COMTE   DE  SEGUR.  39 

Aucun  livre  n'aurait  pu  m'apprendre  ce  que  me  faisaient 
connaître  ,  en  peu  de  conversations,  Marmontel  et  la  Harpe  sur 
les  formes  du  style ,  sur  les  moyens  secrets  de  l'éloquence, 
Boufflers  sur  l'art  d'amener  naturellement  un  trait  piquant  et 
heureux,  M.  de  BeauvauetSuard  sur  la  correction  du  style,  le 
duc  de  Nivernais  sur  la  finesse  du  tact,  sur  les  nuances  de  la 
grâce,  sur  la  délicatesse  du  goût,  et  l'abbé  Dclillesur  les  moyens 
de  saisir  dans  notre  imagination  cette  baguette  magique  qui  sait 
tout  animer. 

Je  ne  citerai  à  cette  occasion  qu'un  seul  exemple,  déjà  connu 
et  toujours  bon  à  répéter.  On  soutenait  devant  l'abbé  Delille 
que  la  langue  française,  n'ayant  pas,  comme  les  langues  latine 
et  grecque,  des  brèves  et  des  longues,  n'était  pas  susceptible 
comme  elles  de  peindre  par  son  accent,  et  qu'en  un  mot  elle 
manquait  d'harmonie  imitative. 

L'abbé  prétendait,  au  contraire,  que  notre  heureux  langage 
donnait  au  vrai  talent  toutes  les  ressources  qu'il  pouvait  désirer, 
et  que  son  harmonie  imitative  pouvait  peindre  non-seulement 
les  différences,  mais  encore  les  nuances  des  objets;  et,  pour 
le  prouver,  il  cita  ses  propres  vers  : 

Peins-nous  en  vers  légers  l'amant  léger  de  Flore; 
Qu'un  doux  ruisseau  murmure  en  vers  plus  doux  encore. 
Entend-on  de  la  mer  les  ondes  bouillonner: 
Le  vers,  comme  un  torrent,  en  roulant  doit  tonner. 
Qu'Ajax  soulève  un  roc  et  l'arrache  avec  peine: 
Chaque  syllabe  est  lourde  et  chaque  mot  se  traîne. 
Mais  vois  d'un  pied  léger  Camille  effleurer  l'eau  : 
Le  vers  vole  et  la  suit ,  aussi  prompt  qu'un  oiseau. 

L'abbé  Delille  ajoutait  au  charme  de  ses  vers  celui  de  les  lire 
avec  une  séduisante  perfection. 

L'art  de  bien  lire  est  le  plus  rare  en  France  ;  on  ne  sait  pas 
y  varier  ses  intonations,  leur  donner  de  lajustesse,dela  force  et 
du  nature!.  Cet  art,  si  connu  des  anciens,  compose  cependant 


40  MÉMOIRES 

une  grande  partie  du  talent  de  l'orateur  et  du  poète.  Tout  le 
monde  sait  que  la  plus  belle  scène  mal  déclamée  ne  produit 
aucun  effet;  et  cependant  on  conserve  dans  l'habitude  de  la  vie 
une  prononciation  monotone  qui  abrège  tout,  mange  la  moitié 
des  mots,  ne  caractérise  rien,  donne  à  tout  une  physionomie 
uniforme,  et  prive  ainsi  la  raison  de  sa  force  et  l'esprit  de  sa 
grâce. 

Frappé  de  ces  vérités,  je  suivis  les  conseils  de  la  Harpe,  de 
Delille,  de  ma  mère,  dont  lejugement  était  toujours  éclairé  par 
un  goût  aussi  sûr  que  délicat ,  et  je  pris  longtemps  des  leçons 
du  célèbre  acteur  le  Kaiu,  pour  apprendre  à  bien  lire  et  à  bien 
dire. 

Presque  toujours  l'amour-propre  le  plus  ambitieux  ne  se  di- 
rige que  vers  un  seul  but,  celui  que  lui  indiquent  sa  position, 
ses  moyens,  ses  penchants  et  les  mœurs  de  son  siècle  .  Ainsi, 
chez  les  anciens  ,  la  tribune  aux  harangues,  les  palmes  de  l'élo- 
quence, les  lauriers  cueillis  à  la  guerre,  d'autres  lauriers  offerts 
au  talent  par  les  muses ,  voilà  ce  qui  poussait  au  mouvement 
toute  la  jeunesse  :  tels  étaient  les  motifs  de  son  ardeur  et  les 
prix  ambitionnés  par  elle. 

Plus  tard  ,  la  plupart  des  esprits  se  détachèrent  de  la  terre 
pour  se  diriger  vers  le  ciel.  La  gloire  des  saints  fut  préférée  à 
celle  des  héros  ;  on  quitta  les  camps  pour  les  monastères,  la 
tribune  pour  la  chaire,  la  pourpre  pour  le  cilice.  L'enthousiasme 
religieux  succéda  aux  passions  littéraires  ou  belliqueuses. 

Bientôt  l'ambition,  prompte  à  entrer  dans  tous  les  chemins 
qui  mènent  à  la  considération,  prit  avec  empressement  le  masque 
de  la  piété.  La  politique  se  couvrit  d'un  voile  religieux ,  et 
chaque  courtisan  affecta  une  piété  qui ,  par  une  feinte  renoncia- 
tion aux  biens  terrestres  et  aux  plaisirs  mondains,  lui  ouvrit 
toutes  les  sources  delà  fortune  et  du  pouvoir. 

Chez  les  peuples  modernes,  longtemps  on  vit  subsister  le 
mélange  conslaut  de  la  superstition,  du  fanatisme,  triste  héri- 
tage des  Romains  corrompus,  avec  l'ardeur  belliqueuse  des 


DU   COMTE    DE    SEGDB.  41 

anciens  Francs  et  Germains,  qui  ne  connaissaient  de  droit  que 
la  force,  de  plaisir  que  la  guerre ,  et  qui  croyaient  le  ciel  fermé 
aux  lâches  et  ouvert  aux  braves. 

Chez  ces  peuples  nouveaux,  et  surtout  parmi  uous,  la  religion 
et  la  gloire  se  montrèrent  indulgentes  pour  l'amour,  de  sorte 
que  le  caractère  français,  jusqu'au  dix-septième  siècle,  resta 
à  la  fois  dévot,  galant  et  belliqueux. 

C'étaient  les  mœurs  féodales  ou  chevaleresques  :  tout 
jeune  noble,  eu  sortant  de  l'enfance ,  n'était  animé  que  du  triple 
désir  de  servir  son  Dieu,  de  se  battre  pour  son  roi  et  de  plaire 
à  sa  dame  ,  et,  si  l'on  en  excepte  la  classe  que  la  pauvreté  con- 
damne au  travail  et  à  l'ignorance,  toute  la  nation  était  plus  ou 
moins  animée  de  ces  sentiments  chevaleresques. 

Mais,  au  moment  où  j'entrais  dans  le  monde,  ces  sentiments, 
dont  on  retrouvait  encore  des  traces,  avaient  déjà  subi  de 
grandes  altérations.  Depuis  la  découverte  de  l'imprimerie  et 
la  reforme  de  Luther,  on  avait  voulu  tout  examiner,  tout  ana- 
lyser. L'esprit ,  sortant  des  ténèbres  antiques,  était  ébloui  de 
cette  nouvelle  lumière  et  cherchait  par  elle  a  distinguer  la  vé- 
rité de  l'erreur,  atout  connaître  et  à  tout  perfectionner. 

Honteux  de  l'ignorance  de  nos  pères ,  non-seulement  nous 
voulions  nous  approprier  les  trésors  de  la  science  des  anciens  , 
mais  nous  prétendions  même  les  égaler,  et  bientôt  les  surpasser, 
dans  la  carrière  des  arts,  de  la  législation ,  de  la  littérature  et 
delà  philosophie. 

•Coite  révolution,  opérée  graduellement  par  les  découvertes  du 
quinzième  siècle,  par  les  guerres  de  religion  ,  par  l'affranchis- 
sement de  quelques  républiques  qui  avaient  brisé  le  joug  du 
pouvoir  arbitraire  et  qui  s'étaient  délivrées  rie  celui  de  Rome, 
enfin  par  la  gloire  des  grands  écrivains  du  siècle  de  Louis  XIV, 
et  ensuite  par  la  philosophie  épicurienne  de  la  Régence;  celte 
révolution,  dis-je,  avait  exerce  une  influence  si  générale  sur  la 
jeunesse  qui  s'élevait  en  France,  à  l'époque  ou  Louis  Ml  com- 
mençai! son  règne,  que  chacun  de  nous  pouvait  offrira  l'aUen- 


42  m  i:\ioikes 

lion  d'un  observateur  éclairé  le  mélange  le  plus  singulier  des 
mœurs  grecques ,  romaines,  gauloises,  françaises,  chevaleres- 
ques et  philosophiques. 

Nourris  dans  les  principes  d'une  monarchie  militaire,  élevés 
dans  l'orgueil  d'une  noblesse  privilégiée  ,  dans  les  prestiges  de 
la  cour,  dans  les  maximes  de  la  piété,  et,  d'autre  part,  entraînes 
par  la  licence  du  siècle,  par  une  galanterie  dont  on  faisait  tro- 
phée ;  excités  à  la  liberté  parles  écrits  des  philosophes,  par  les 
discours  des  parlements,  au  lieu  d'avoir  un  but  certain,  des  prin- 
cipes assurés,  nous  voulions  à  la  fois  jouir  des  faveurs  de  la  cour, 
des  plaisirs  de  la  ville  ,  de  l'approbation  du  clergé,  de  l'affection 
populaire,  des  applaudissements  des  philosophes,  de  la  renommée 
que  donnent  les  succès  littéraires,  de  la  faveur  des  dames  et 
de  l'estime  des  hommes  vertueux  ;  de  sorte  qu'un  jeune  courtisan 
français,  animé  de  ce  désir  de  réputation  qui  sépare  du  vulgaire 
les  hommes  distingués,  pensait,  parlait  et  agissait  tour  à  tour 
comme  un  habitant  d'Athènes,  de  Rome,  de  Lutèce,  comme 
un  paladin,  un  croisé,  un  courtisan,  et  comme  un  sectateur  de 
Platon ,  de  Socrate  ou  d'Épicure. 

Cette  divergence  d'idées  produisait  nécessairement  une  con- 
fusion qui  se  répandit  jusqu'au  sein  de  la  cour.  Les  tantes  du 
roi  y  rappelaient  les  coutumes  pieuses  et  sévères  de  la  tin  de 
Louis  XIV  ;  M.  deMaurepas,  le  mol  épicuréisme  de  la  Régence  ; 
le  comte  du  Muy,  ministre  de  la  guerre,  le  courage,  la  sévérité 
et  la  dévotion  des  anciens  preux;  M.  de  Miroménil,  garde  des 
sceaux,  la  dépendance  ancienne  et  presque  servile  de  quelques 
magistrats  sous  des  règnes  absolus  ;  M.  Turgot,  l'esprit  de  ces 
sages  philanthropes,  citoyens  et  non  courtisans,  qui  voulaient, 
par  de  grandes  réformes ,  soulager  les  peuples  opprimés,  et 
faire  triompher  l'intérêt  général  des  intérêts  privés ,  la  justice  de 
l'arbitraire  et  les  principes  des  préjugés. 

Les  souvenirs  de  la  Ligue  se  retraçaient  encore  sous  la  forme 
de  partis  parlementaires  ,  dans  les  opinions  de  quelques  Pairs, 
de  plusieurs  magistrats,  et  même  d'uu  prince  du  sang  ,  le  vieux 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  -13 

prince  deConti.  Le  parti  de  la  dévotion,  et  du  despotisme  y  con- 
servait aussi  des  défenseurs,  tels  que  les  Marsan,  les  d'Aiguillon. 
Celui  du  duc  de  Choiseul  réunissait  à  la  fois  sous  ses  étendards 
tout  ce  qu'il  y  avait  de  plus  brillant  dans  le  système  de  l'an- 
cienne monarchie  et  dans  ceux  des  innovateurs. 

Au  milieu  de  cet  ébranlement  général  et  de  ce  choc  d'opi- 
nions opposées,  le  bon  roi  Louis  XVI  et  la  jeune  reine  cher- 
chaient la  vérité ,  voulaient   le  bien  ,  et  rêvaient  le  bonheur 
'  public,  sans  prévoir  leur  fatale  destinée. 

Louis  XVI  était  le  plus  homme  de  bien  de  son  royaume;  la 
force  seule  manquait  à  ses  rares  qualités ,  et,  au  milieu  de  tant 
de  passions  fermentantes,  de  tant  de  projets  d'innovations  et 
d'un  besoin  si  général  de  changement,  sa  facile  bonté  l'entraîna 
trop  rapidement  vers  les  nombreux  écueils  sortis  de  cette  mer 
agitée,  et  sur  lesquels  devait  inévitablement  se  briser  notre 
antique  monarchie. 

Chacun  ne  voulait  que  réparer  ce  vieil  édifice,  et  tous ,  en  y 
portant  la  main,  le  renversèrent.  Trop  de  gens  apportèrent  des 
lumières  et  firent  par  là  éclater  un  embrasement.  Aussi  la  vie 
tourmentée  de  chacun  de  nous  a  été ,  depuis  cinquante  années , 
un  rêve  alternativement  monarchique,  républicain,  belliqueux 
et  philosophique. 

Malgré  l'amitié  qui  me  liait  à  la  société  des  nouveaux  favoris 
de  la  cour,  je  continuais  à  préférer  Paris  à  Versailles  :  l'amour 
des  lettres  et  celui  des  plaisirs  m'y  retenaient  invinciblement; 
l'été  seul  et  mes  devoirs  m'en  éloignaient.  Mais  ,  dans  les  gar- 
nisons, je  consacrais  habituellement  à  l'étude  les  heures  de  li- 
berté que  me  laissait  le  service. 

Là  s'offraient  un  autre  tableau  et  plus  de  vestiges  de  nos  an- 
ciennes coutumes  chevaleresques.  Pat  un  effet  (i''s  mœurs  du 
temps,  par  une  suite  des  anciens  préjuges  qui  se  mêlaient  aux 
fiées  nouvelles,  le  sort  m'obligea  de  tirer  mon  épée  ;  car  l'u- 
sage des  duels,  survivant  presque  seul  aux  autres  préjugés 
gothiques,  avait  constamment  résiste,  comme  il  résiste  encore, 


41  MÉMOIRES 

à  la  religion ,  à  la  raison,;»  la  philosophie  et  aux  lois.  Aussi, 
quoique  nos  rois  jurassent  a  leur  sacre  de  ne  point  pardonner 
au  coupable ,  on  ne  se  donnait  guère  la  peine  de  se  cacher  d'un 
duel ,  et  le  mien  ,  qui  eut  à  Lille  une  grande  publicité,  loin  de 
m'attirer  quelque  disgrâce  .  me  donna  plus  de  vogue  et  de  succès 
à  la  cour  ainsi  qu'a  la  ville.  Je  remplis  une  de  mes  vues  en  le  ra- 
contant ;  car  ou  y  verra  un  exemple  du  singulier  mélange  de 
vivacité,  de  courtoisie  et  de  légèreté,  qui  caractérisait  les 
mœurs  françaises  à  cette  époque. 

L'armée  alors  ressemblait  peu  à  celle  d'aujourd'hui;  on  y 
voyait  bien  régner  le  même  désir  de  se  distinguer,  le  même 
zèle  pour  servir  la  patrie  et  le  roi  ;  les  officiers  y  montraient  la 
même  assiduité  aux  exercices  et  aux  devoirs  militaires  ;  mais  la 
composition  en  était  différente,  et  les  liens  de  la  subordination 
étaient  beaucoup  moins  resserrés  qu'ils  ne  le  sont  aujourd'hui. 

Les  régiments  ne  se  complétaient  que  par  enrôlement,  de 
sorte  que,  au  lieu  de  voir  sous  les  drapeaux  les  fils  de  famille  de 
toutes  les  classes ,  appelés  par  la  conscription  et  par  une  loi 
générale  ,  on  n'y  comptait  que  des  jeunes  gens  dont  la  plupart 
ne  se  décidaient  à  s'enrôler  qu'à  la  suite  de  quelques  dérange- 
ments ou  par  oisiveté.  Aucune  perspective  d'avancement  ne 
leur  était  offerte,  et  rien  n'était  plus  rare  que  de  voir  des  sol- 
dats ou  des  sous-officiers  devenir  officiers.  Le  petit  nombre  de 
ceux  que  le  hasard  élevait  ainsi  n'y  arrivait  qu'après  de  lon- 
gues années  de  service.  Le  nom  qu'on  leur  donnait  indiquait 
assez  la  rareté  de  ces  chances  favorables  :  on  les  appelait  of- 
ficiers de  fortune.  Les  nobles  seuls  avaient  le  droit  d'entrer  au 
service  comme  sous-lieutenants. 

Cet  usage  antique  venait  du  régime  féodal,  et  du  préjugé, 
conservé  jusqu'à  cette  époque,  qui  fermait  aux  gentilshommes 
français  toute  autre  carrière  que  celle  des  armes  ,  de  la  diplo- 
matie et  de  la  magistrature. 

Il  résultait  de  ce  reste  de  nos  vieilles  coutumes  une  grande 
difficulté  p  >ur  maintenir  une  subordination  complète  entre  des 


DU    COMTE   DE   SÉGUR.  45 

officiers ,  séparés,  il  est  vrai,  par  la  hiérarchie  des  grades, 
mais  qui ,  en  qualité  de  nobles ,  se  regardaient  tous  comme 
égaux. 

Chacun  respectait  son  chef  à  la  manœuvre ,  à  la  parade ,  dans 
les  heures  de  service  ;  mais  en  tout  autre  temps  et  partout  ail- 
leurs on  voyait  peu  de  traces  de  subordiuation.  Revenus  à  la 
ville  ou  à  la  cour,  il  arrivait  nécessairement  qu'on  s'y  retrou- 
vait en  ordre  inverse,  et  qu'un  colonel,  gentilhomme  de  pro- 
vince ,  s'y  voyait  en  infériorité  à  l'égard  de  ses  jeunes  capitaines 
ou  sous-lieutenants ,  qui  possédaient  des  charges  ou  étaient  dé- 
corés de  noms  illustres,  tels  que  les  Montmorency ,  les  Rohan, 
les  Crillon ,  etc. 

Le  régiment  où  je  servais  en  offrait  une  preuve  frappante. 
Le  colonel  qui  le  commandait,  sous  les  ordres  de  M.  de  Cas- 
tries ,  était  un  pauvre  gentilhomme  gascon ,  nommé  le  chevalier 
Dabeins ,  vieilli  dans  les  grades  inférieurs  ;  il  comptait  sous  ses 
étendards  ,  indépendamment  des  officiers  en  pied  de  ce  corps  , 
di\-sept  sous-lieutenants  à  la  suite ,  tels  que  le  prince  de  Lam- 
besc,  de  la  maison  de  Lorraine,  grand-écuyer  de  France;  le 
fils  du  duc  de  Fleury ,  premier  gentilhomme  de  la  chambre; 
les  comtes  de  Matignon ,  de  Roncheroles ,  de  Balbi  ;  enfin  la 
jeunesse  la  plus  brillante  de  la  cour. 

M .  Dabeins  savait  à  merveille  contenir  notre  turbulence  et 
même  parfois  humilier  notre  vanité  ;  aussi,  très-souvent,  aux 
grandes  manœuvres,  devant  un  public  assez  nombreux,  il  se 
plaisait  à  nous  traiter  légèrement ,  en  nous  parlant  ainsi  : 
«  Monsieur  Fleury,  monsieur  Lambesc ,  monsieur  Ségur,  vous 
«  manœuvrez  comme  des  étourdis;  je  vous  enverrai  à  l'ombre 
«  mûrir  vos  cervelles.  »  Et  en  même  temps  ,  s'adressant  a  des 
officiers  de  fortune,  autrefois  cavaliers ,  il  leur  disait  :  «  Mon- 
«  sieur  de  Carré  ,  monsieur  de  Créplot ,  monsieur  de  Roger, 
«  vous  avez  fort  bien  exécuté  mes  ordres  ;  on  voit  que  vous  savez 
«  commander  comme  obéir.  »  Communément  ses  louanges  et 
ses  reproches  n'étaient  pas  trop  justement  distribués;  mais  le 


46  MÉMOIRES 

résultat  on  était  toujours  assez  bon ,  puisqu'il  ri  levait  les  hum- 
bles et  abaissait  les  superbes. 

On  sent  bien  que ,  malgré  la  sévérité  de  quelques  chefs,  hors 
du  service  il  devenait  bien  difficile  de  maintenir  la  subordination 
entre  tant  de  jeunes  nobles",  habitués  dès  l'enfance  à  se  re- 
garder comme  égaux  entre  eux  et  qui  se  croyaient  faits  pour 
commander  aux  autres.  La  bourgeoisie  avait  souvent  à  se 
plaindrede  leur  orgueil,  dans  les  garnisons  et  dans  les  quartiers. 

Cependant ,  depuis  quelques  années ,  l'esprit  d'égalité ,  né  des 
lumières,  avait  commencé  à  se  répandre  dans  la  nation  ;  aussi 
dans  beaucoup  de  villes,  telles  que  Toulouse,  Lyon,  Be- 
sançon, Strasbourg ,  la  bravoure  d'un  grand  nombre  déjeunes 
étudiants  avait  forcé ,  par  beaucoup  de  duels ,  les  patriciens  à 
reconnaître  qu'on  peut  rétablir  par  Pépée  le  niveau,  quand 
l'honneur  le  réclame  et  que  la  justice  ne  l'accorde  pas. 

En  général ,  dans  ce  temps ,  c'était  moins  des  grands  sei- 
gneurs et  des  hommes  de  la  cour  qu'on  avait  à  se  plaindre  que 
de  la  noblesse  de  province,  pauvre  et  peu  éclairée;  et  c'est 
ce  qui  ne  doit  pas  surprendre,  car  celle-ci  n'avait  de  jouissance 
que  celle  de  ses  titres  ,  qu'elle  opposait  sans  cesse  à  la  supério- 
rité réelle  d'une  classe  de  bourgeoisie  dont  la  richesse  et  l'ins- 
truction la  gênaient  et  l'humiliaient. 

A  son  urbanité  on  reconnaissait  presque  toujours  un  homme 
de  la  cour,  et  c'était  parmi  les  jeunes  gentilshommes  campa- 
gnards qu'on  rencontrait  le  plus  souvent  la  morgue  et  la  sus- 
ceptibilité. Ces  esprits  querelleurs  étaient  les  plus  difficiles  à 
gouverner  ;  craints  dans  les  sociétés  bourgeoises ,  inoccupés 
dans  leur  chambre  après  l'heure  des  exercices ,  ils  passaient 
tout  leur  temps  au  café ,  au  billard  et  au  spectacle. 

Dans  la  ville  de  Lille  on  avait  une  bonne  troupe  d'acteurs; 
les  jeunes  lieutenants  et  sous-lieutenants  de  la  garnison  se  ren- 
daient de  si  bonne  heure  et  si  assidûment  à  la  comédie  que  les 
capitaines  et  les  officiers  supérieurs  ne  trouvaient  souvent  plus 
de  places  aux  premières  loges  en  y  arrivant. 


DU   COMTE    DE   SÉGl/R.  47 

Le  lieutenant  de  roi  de  la  place  de  Lille,  instruit  de  ce  qui 
se  passait,  prit,  contre  sa  coutume,  une  mesure  peu  réfléchie  :  il 
défendit  aux  lieutenants  et  sous-lieutenants  de  se  placer  dans 
les  premières  loges  avant  la  fin  du  premier  acte  du  spectacle. 

Un  pareil  ordre  étonna  et  mécontenta  tout  le  monde.  Les  ca- 
pitaines de  la  garnison  convinrent  tous,  pour  consoler  leurs 
jeunes  camarades  ,  de  partager  leur  sort  et  de  ne  point  prendre 
les  places  qu'on  défendait  à  ceux-ci  d'occuper. 

Étant  depuis  quelques  jours  à  la  campagne  ,  j'ignorais  tota- 
lement et  l'ordre  donné  et  l'effet  qu'il  avait  produit.  J'arrive  à 
Lille  à  l'heure  où  le  spectacle  allait  commencer;  j'entre  dans 
une  première  loge ,  un  peu  surpris  de  la  trouver  vide ,  ainsi  que 
toutes  celles  du  même  rang.  Ma  surprise  augmente  en  voyant 
des  chapeaux  sur  toutes  les  chaises  de  ces  loges.  C'étaient 
ceux  des  lieutenants  etsous-lieutenants,  qui,  pour  éluder  l'ordre, 
faisaient  ainsi  retenir  leurs  places. 

Comme  la  loge  où  j'entrai  était  large ,  j'avançai  une  chaise 
entre  deux  de  celles  qui  étaient  sur  le  devant  et  je  m'assis , 
toujours  fort  surpris  du  vide  de  cette  première  enceinte  tandis 
que  tout  le  reste  de  la  salle  était  rempli. 

Autre  étonnement!  dès  que  le  premier  acte  est  joué,  toutes 
les  portes  des  premières  loges  s'ouvrent,  et  une  foule  d'officiers 
y  entrent. 

L'un  d'eux,  M.  de  la  Villeneuve,  lieutenant  de  chasseurs 
dans  le  régiment  Dauphin-infanterie ,  prend  place  à  côté  de 
moi  et  me  dit  :  «  Monsieur,  vous  avez  fait  tomher  mon  cha- 
«  peau  qui  était  sur  cette  chaise.  »  En  effet ,  sans  y  prendre 
garde,  je  l'avais  fait  tomher  en  m'asseyant.  Je  lui  fis  une  e-xcuse 
polie;  mais  il  me  répondit  avec  une  humeur  inconcevable 
rpi'une  telle  impertinence  ne  se  réparait  pas  par  une  mauvaise 
excuse.  Je  lui  répliquai  qu'après  le  spectacle  il  aurait  une 
explication  sérieuse  et  peut-être  moins  satisfaisante  pour  lui. 

Nous  étant  ainsi  entendus,  il  garda  le  silence;  mais,  comme 
il  était  jeune  et  impatient ,  il  ne  put  attendre  la  lin  de  la  repré- 


•1-8  MÉMOIRES 

sentation.  Après  la  première  pièce,  il  se  leva  et  me  lit  signe 
de  le  suivre.  Au  moment  où  je  sortais  ,  un  jeune  lieutenant  de 
mon  régiment,  le  comte  d'Assas,  qui  se  trouvait  derrière  moi 
et  qui  voulait  ma  place  si  je  ne  rentrais  pas  ,  me  dit  eu  me  re- 
pétant ces  vers  d'un  opéra-comique  qu'on  jouait  :  «  Ségur, 
tu  t'en  vas , 

«  Pour  ne  revenir  jamais,  pour  ne  revenir  jamais.  » 

;<  Tu  te  trompes  peut-être ,  »  lui  répondis-je. 

Dès  que  j'eus  rejoint ,  au  bas  de  l'escalier,  mon  lieutenant  ta- 
pageur, nous  sortîmes  ensemble  de  la  salle ,  et ,  lorsque  nous 
fûmes  sur  la  place  d'armes,  comme  réellement  il  avait  le 
cœur  aussi  bon  que  l'esprit  vif  et  léger,  il  médit  après  quelques 
moments  de  rêverie  :  «  En  vérité,  nous  sommes  de  grands  fous  ! 
«  Nous  allons  nous  couper  la  gorge  pour  une  bagatelle  qui 
«  n'en  vaut  pas  assurément  la  peine ,  pour  un  chapeau  tombé  ! 
«  —  Cette  réflexion  est  juste,  lui  dis-je,  mais  un  peu  trop 
«  tardive.  Je  n'ai  pas  l'honneur  de  vous  connaître;  le  vin  est 
«  tiré,  il  faut  le  boire.  —  Comme  vous  voudrez ,  répliqua-t-il  ; 
«  sortons  donc  de  la  ville.  —  Non ,  lui  dis-je  ;  il  est  tard ,  et 
«  celui  de  nous  deux  qui  sera  blessé  ne  doit  pas  rester  seul 
«  sans  secours  dans  un  champ.  Allons  nous  battre  sur  un  bas- 
tion. »  Il  me  fit  observer  que  c'était  sévèrement  défendu  et  sous 
des  peines  graves.  «  Bon!  repris-je,  qu'importe  la  défense?  en 
«  fait  de  folies  ,  les  plus  courtes  sont  les  meilleures  ;  ce  sera 
«  bientôt  fait.  Marchons.  » 

Arrivés  dans  l'intérieur  d'un  bastion ,  nous  quittâmes  nos 
habits  et  nous  tirâmes  nos  épées.  Comme  mon  adversaire  était 
ardent  et  leste ,  il  s'élança  sur  moi ,  par  un  seul  bond ,  si  promp- 
tement  que  je  n'eus  pas  le  temps  de  parer  ;  je  me  sentis  le  côté 
frappé.  Heureusement  par  impétuosité  il  avait  manqué  mon 
corps,  et  c'était  la  garde  de  son  glaive  qui  m'avait  touché. 
«  Ma  foi  !  dis -je  eu  moi-même ,  d'Assas  a  pensé  prédire  juste.  » 

Je  chargeai  à  mou  tour  mon  adversaire ,  et  lui  donnai ,  en 


DU    COMTE    DE    SÉGUB.  49 

plongeant,  un  coup  d'épée;  la  pointe  pénétra  dans  son  corps 
et  s'arrêta  sur  un  os.  11  voulait  continuer,  mais  la  douleur  l'em- 
pêchait de  se  tenir  ferme  sur  ses  jambes ,  ce  qui  me  donnait 
trop  d'avantage.  Je  lui  proposai  de  cesser  le  combat  ;  il  y  con- 
sentit et  accepta  mon  bras  pour  marcher. 

Nous  rentrâmes  dans  la  ville;  à  la  lueur  d'un  réverbère  je  le 
vis  inondé  de  sang ,  et  je  réfléchis  tristement  sur  la  cruauté 
de  nos  préjugés.  Bientôt  nous  trouvâmes  un  fiacre  ;  je  l'y  fis 
monter  avec  assez  de  peine,  et  je  voulus  y  prendre  place  à  côté 
de  lui  ;  mais  il  le  refusa  absolument. 

Attribuant  ce  refus  à  un  ressentiment  prolongé ,  je  lui  en 
montrai  ma  surprise.  «  Vous  me  jugez  mal,  me  dit-il;  je  suis 
«  étourdi ,  un  peu  bizarre ,  passablement  entêté  même  ,  mais 
«  je  suis  bien  loin  de  vous  en  vouloir  ;  au  contraire ,  je  veux 
«  me  punir  plus  que  vous  ne  l'avez  fait.  Tout  le  tort  est  de 
«  mon  côté  ;  je  vous  ai  prévoqué  sans  raison ,  et  j'exige  ,  quand 
«  ce  ne  serait  même  que  pour  dix  minutes,  que  vous  alliez  rc- 
«  prendre  à  la  comédie  la  maudite  place  qui  a  été  le  sujet  de 
«  notre  dispute.  Après  cela  vous  viendrez  me  soigner  si  vous 
«  le  voulez  ;  j'en  serai  honoré  et  ravi  ;  autrement,  j'y  suis  dé- 
«  cidé ,  nous  ne  nous  reverrons  plus.  »  J'eus  beau  lui  dire  que 
je  ne  pouvais  le  laisser  seul  dans  1  état  où  il  était ,  ignorant 
si  sa  blessure  était  mortelle  ou  non  ;  il  ferma  la  portière  et  me 
donna  son  adresse. 

Pour  le  satisfaire  j'allai  à  la  comédie  ;  je  repris  à  d'Assas  ma 
place,  en  lui  racontant  mon  aventure  et  en  lui  rappelant  la 
belle  prédiction  qu'il  m'avait  faite  sans  s'en  douter  et  dont  il 
parut  tout  attristé.  Un  quart  d'heure  après,  j'allai  chez  mon 
lieutenant  blessé ,  que  je  trouvai  très-souffrant ,  mais  sans 
danger.  Au  bout  de  trois  semaines  il  fut  guéri.  Il  avait  fait  le 
récit  de  cette  affaire  à  tous  ses  camarades  ;  elle  eut  un  singu- 
lier résultat  :  l'ordre  fut  retiré,  les  querelles  pour  les  places 
cessèrent ,  et  la  bonne  intelligence  se  rétablit  entre  les  officiers 
des  différents  grades. 


50  Ml  MOIRES 

Cinq  ans  après,  passant  a  Nantes, lorsque  j'allais  m'cmbar- 
quer  pour  l'Amérique,  j'y  retrouvai  le  régimeut  Dauphin.  Mon 
lieutenant  de  chasseurs,  instruit  de  mon  passage,  m'invita  à 
dîner  avec  tous  les  jeunes  gens  de  la  garnison.  Pour  eette  fois 
il  n'yeut  de  choc  qu'entre  les  verres  ;  la  gaieté  fut  cordiale  et  vive. 
Je  n'ai  rappelé  cette  anecdote  que  parce  qu'elle  me  paraît  pro- 
pre;» peindre  l'esprit  de  notre  âge  et  les  mœurs  de  notre  temps. 

Cette  aventure  termina  mon  séjour  à  Lille,  car,  trois  semai- 
nes après,  je  reçus  à  la  fois  et  la  nouvelle  de  ma  nomination 
à  la  place  de  colonel  en  second  au  régiment  d'Orléans-dragons , 
et  un  ordre  que  m'envoyait  mon  père  de  le  rejoindre  en  Frau- 
ehe-Comté  ,  province  dont  il  était  commandant. 

J'éprouvai  une  bien  douce  jouissance  en  voyant  la  vénéra- 
tion qu'inspirait  mon  père  dans  son  commandement,  et  à 
quel  point  sa  noble  franchise ,  secondée  par  l'esprit  et  par 
la  grâce  de  ma  mère ,  avait  su ,  en  peu  de  temps ,  rétablir  le 
calme  dans  un  pays  jusque-là  toujours  agité,  concilier  les  in- 
térêts opposés ,  et  faire  régner,  au  moins  en  apparence  ,  la  plus 
satisfaisante  harmonie  entre  les  corps  militaires ,  la  magis- 
trature ,  l'administration  et  la  bourgeoisie. 

Cet  exemple  et  plusieurs  autres  m'ont  prouvé  que ,  malgré 
la  légèreté  de  notre  nation ,  ou  peut-être  à  cause  de  cette  lé- 
gèreté même ,  les  qualités  les  plus  nécessaires  pour  la  gouver- 
ner facilement  sont  la  gravité,  la  justice,  la  bonne  foi  et  la 
fermeté.  Il  faut  de  plus  y  joindre  une  politesse  qui ,  sans  nuire 
à  la  dignité,  ménage  l'amour-propre  de  toutes  les  classes; 
car  en  France  l'amour-propre,  ou,  si  on  le  veut,  la  vanité,  est 
de  toutes  les  passions  la  plus  irritable ,  et  c'est  ce  qui  fait  que 
depuis  trente  ans  on  y  a  toujours  plus  vivement  et  plus  cons- 
tamment défendu  l'égalité  que  la  liberté.  Aux  yeux  de  quel- 
ques-uns même  une  servitude  de  plain-pied,  et  pesant  égale- 
ment sur  tout  le  monde,  paraîtrait  plus  supportable  qu'une 
liberté  solide  construite  par  étages  et  avec  des  différences  de 
classes  et  de  rangs. 


DU    COMTE    DE   SEGUR.  Si 

Cette  niéme  année  je  lis  une  course  aux  eaux  de  Spa ,  qui 
dans  ce  temps  étaient  très-fréquentées  et  très  à  la  mode.  Spa 
était  le  café  de  l'Europe;  on  s'y  rendait  eu  foule  de  tous  les 
pays  ,  sous  le  prétexte  d'y  retrouver  la  santé,  mais  dans  le  but 
réel  d'y  chercher  le  plaisir.  On  y  jouissait  d'une  liberté  plus 
étendue  que  dans  aucune  contrée  du  monde.  L'évëquede  Liège, 
souverain  de  ce  pays,  était  un  trop  petit  prince  pour  imposer 
aux  voyageurs  ses  lois  et  ses  usages.  Son  exemple  n'était 
compté  pour  rien,  et  une  centaine  d'invalides  à  sa  solde  ne 
pouvait  être  un  frein  bien  respectable;  aussi  Français,  An- 
glais, Hollandais,  Allemands,  Russes,  Suédois,  Italiens,  Es- 
pagnols et  Portugais ,  chacun  y  vivait  selon  les  moeurs  de 
son  pays  ,  et  cette  variété  d'usages  avait  un  charme  singulier. 

Ce  fut  là  que  j'appris ,  pour  la  première  fois,  les  événements 
qui  annonçaient  en  Amérique  une  prochaine  et  grande  révo- 
lution. Le  premier  théâtre  de  cette  lutte  sanglante  entre  la 
Grande-Bretagne  et  ses  colonies  fut  la  ville  de  Boston.  Le 
premier  coup  de  canon  tiré  dans  ce  nouvel  hémisphère  pour 
défendre  l'étendard  de  la  liberté  retentit  dans  toute  l'Europe 
avec  la  rapidité  de  la  foudre. 

Je  me  souviens  qu'on  appelait  alors  les  Américains  insurgés 
et  Bostoniens;  leur  courageuse  audace  électrisa  tous  les  es- 
prits, excita  une  admiration  générale,  surtout  parmi  la  jeunesse, 
amie  des  nouveautés  et  avide  de  combats;  et  dans  cette  petite 
ville  de  Spa,  où  se  trouvaient  tant  de  voyageurs,  ou  députés 
accidentels  et  volontaires  de  toutes  les  monarchies  de  l'Europe, 
je  fus  singulièrement  frappé  de  voir  éclater  unanimement 
un  si  vif  et  si  général  intérêt  pour  la  révolte  d'un  peuple  contre 
un  roi. 

L'insurrection  américaine  prit  partout  comme  une  mode. 
Le  savant  jeu  anglais,  le  whist,  se  vit  tout  a  coup  remplacé  dans 
tous  les  salons  par  un  jeu  non  moins  grave  qu'on  nomma 
fe  boston.  Ce  mouvement,  quoiqu'il  semble  bien  léger,  ('tait 
un    notable  présage  des    grandes   convulsions   auxquelles  le 


52  MÉMOIRES 

monde  entier  ne  devait  pas  tarder  a  être  livré,  et  j'étais  bien 
loin  d'être  le  seul  dont  le  cœur  alors  palpitât  au  bruit  du  ré- 
veil naissant  de  la  liberté,  cherchant  à  secouer  le  joug  du 
pouvoir  arbitraire. 

Ceux  qui  nous  en  blâmèrent  depuis  devraient  se  rappeler 
qu'alors  ils  partageaient  notre  enthousiasme  et  semblaient  se 
retracer  avec  plaisir  les  vieux  souvenirs  de  la  Ligue  et  de  la 
Fronde,  temps  bien  différent,  causes  bien  diverses,  mais  que  leur 
esprit  frondeur  ne  savait  alors  ni  distinguer  ni  séparer. 

Comment  d'ailleurs  les  gouvernements  monarchiques  de 
l'Europe  pouvaient-ils  s'étonner  de  voir  éclater  l'amour  de  la 
liberté  dans  les  esprits  ardents  d'une  jeunesse  que  partout 
on  élevait  dans  l'admiration  des  héros  de  la  Grèce  et  de  Rome, 
devant  laquelle  on  avait  constamment  loué  avec  enthousiasme 
l'affranchissement  de  la  Suisse  et  de  la  Hollande ,  et  qui  n'ap- 
prenait à  lire  et  à  penser  qu'en  étudiant  sans  cesse  les  ouvra- 
ges des  républicains  les  plus  célèbres  dans  l'antiquité? 

Mais  tel  était  l'aveuglement  des  princes  et  des  grands  :  ils 
avaient  favorisé  les  progrès  des  lumières  et  voulaient  une 
obéissance  passive  qui  ne  peut  exister  qu'avec  les  ténèbres.  Ils 
prétendaient  jouir  de  tout  le  luxe  des  arts  et  de  la  civilisation 
sans  permettre  aux  savants ,  aux  artistes  ,  à  tous  les  plébéiens 
éclairés,  de  sortir  d'une  condition  presque  servile.  Enfin  ils 
pensaient ,  chose  impossible ,  que  les  lumières  de  la  raison 
pouvaient  briller  et  s'étendre  sans  dissiper  les  nuages  des  pré- 
jugés nés  dans  les  siècles  de  la  barbarie. 

Il  n'existait  pas  une  doctrine  en  éducation,  un  progrès  eu 
philosophie ,  un  succès  en  littérature ,  un  applaudissement  au 
théâtre  ,  qui  ne  dut  avertir  les  puissances  qu'une  grande  épo- 
que était  arrivée ,  qu'il  fallait  un  autre  art  pour  gouverner  les 
hommes,  et  qu'on  ne  pouvait  plus  leur  refuser  la  jouissance  de 
leurs  droits  longtemps  perdus ,  mais  que  des  hommes  tels  que 
l'immortel  Montesquieu  leur  avaient  fait  reconnaître  et  re- 
trouver. 


1)1     COMTE    DE    SEGOB.  53 

Lorsque  je  fus  de  reîourà  Paris,  mes  regards  y  furent  frap- 
pés par  la  même  agitation  des  esprits.  Personne  ne  s'y  mon- 
trait favorable  à  la  cause  des  Anglais,  et  chacun  y  faisait  pu- 
bliquement des  vœu*  pour  celle  des  Bostoniens. 

Cependant ,  malgré  cet  amour  de  la  liberté  qui  se  manifes- 
tait en  France,  l'inégalité  existait  encore  tout  entière  par  le 
droit,  par  les  lois,  par  les  privilèges;  mais  de  fait  elle  s'atté- 
nuait chaque  jour  :  les  institutions  étaient  monarchiques,  et  les 
mœurs  républicaines.  Les  charges,  les  fonctions  publiques 
continuaient  à  être  le  partage  de  certaines  classes;  mais  ,  hors 
de  l'exercice  de  ces  fonctions ,  l'égalité  commençait  à  régner 
dans  les  sociétés;  les  titres  littéraires  avaient  même,  en  beau- 
coup d'occasions,  la  préférence  sur  les  titres  de  noblesse,  et 
ce  n'était  pas  seulement  aux  hommes  de  génie  qu'on  rendait 
des  hommages  qui  faisaient  disparaître  pour  eux  toute  trace 
d'infériorité;  car  on  voyait  fréquemment,  dans  le  monde,  des 
hommes  de  lettres  du  second  et  du  troisième  ordre  être 
accueillis  et  traités  avec  des  égards  que  n'obtenaient  pas  les 
nobles  de  province. 

La  cour  seule  conservait  son  habituelle  supériorité;  mais, 
comme  les  courtisans  en  France  sont  encore  plus  les  servi- 
teurs de  la  mode  que  les  serviteurs  du  prince,  ils  trouvaient 
de  bon  air  de  descendre  de  leur  rang ,  et  venaient  faire  leur 
cour  à  Marmontel ,  à  d'Alembert,  à  Raynal,  avec  l'espoir 
de  s'clevcr ,  par  ce  rapprochement ,  dans  l'opinion  publi- 
que. 

C'était  cet  esprit  d'égalité  qui  faisait  alors  le  charme  des 
soiicics  de  Paris  et  qui  y  attirait  en  foule  les  étrangers  de 
tous  les  pays.  Partout  ailleurs,  si  ce  n'est  en  Angleterre,  on 
ne  savait  pas  jouir  de  la  vie  privée:  on  ignorait  les  douceurs 
d'une  société  sans  morgue,  sans  gêne,  d'une  conversation 
sans  déguisement  et  sans  entrave.  Autre  part,  la  séparation 
entre  les  castes  (tant  constante  et  inviolable,  chacun  ne  vivait 
qu'avec  ses  pair-,  et  il  n'existait  aucun  commerce  d'échange 


&4  MÉMOIRES 

entre  les  esprits  et  les  intérêts  des  diverses  fractions  de  la  po- 
pulation éclairée. 
Chez  nous,  au  contraire,  ces  communications  fréquentes  des 

divers  étages  de  la  société,  ces  liaisons  mutuelles,  ces  égards 
réciproques,  ces  échanges  de  pensées  accroissaient  la  ri- 
chesse de  notre  civilisation,  et  dans  ces  rapports  nouveaux 
les  nobles  acquéraient  les  connaissances  et  les  lumières  de 
tout  genre  dont  ils  étaient  auparavant  privés,  tandis  que  les 
hommes  éclairés  des  classes  inférieures  y  puisaient  des  leçons 
de  ce  goût  fin,  de  ce  tact  délicat,  de  cette  grâce  élégante, 
fleur  légère,  mais  charmante,  qu'on  ne  trouve  qu'au  sein  d'une 
cour  polie. 

11  faut  avouer  aussi  que,  depuis  longtemps,  cet  esprit  d'é- 
galité, avant  de  s'étendre  jusqu'au  tiers-état,  avait  jeté  de  pro- 
fondes racines  dans  la  noblesse  française.  La  hiérarchie  féodale 
était  oubliée.  On  avait  entendu  Henri  IV  dire  «  qu'il  regardait 
«  comme  son  plus  beau  titre  d'honneur  d'être  le  premier  des 
«  gentilshommes  français.  »  Les  Pairs  avaient  bien  seuls  droit 
de  séance  au  parlement  et  les  honneurs  du  Louvre  ;  les  du- 
chesses jouissaient  de  la  prérogative  d'être  assises  sur  un  ta- 
bouret chez  la  reine;  mais,  hors  de  ces  circonstances  très- 
rares,  les  nobles  se  croyaient  tous  parfaitement  égaux 
entre  eux. 

Au  mariage  de  Marie-Antoinette,  la  noblesse,  qui  ne  vou- 
lait pas  reconnaître  la  supériorité  des  ducs,  c'est-à-dire  des 
hommes  titrés,  s'opposa  même  vivement  aux  droits  que  la  reine, 
voulait  établir  en  faveur  de  la  maison  de  Lorraine,  et  menaçait 
de  ne  pas  se  trouver  au  bal  paré  si  la  princesse  Charlotte  de 
Lorraine  ouvrait  ce  bal.  Comme  la  résistance  était  opiniâtre, 
la  négociation  sur  ce  point  frivole  fut  difficile.  Enfin  il  fut  dé- 
cidé que  la  princesse  jouirait  de  la  faveur  qu'on  voulait  lui  ac- 
corder, mais  sans  conséquence  pour  l'avenir,  et  uniquement 
parce  qu'elfe  était  parente  de  la  reine. 

La  fierté  des  princes  de  la  Germanie  .  de  ce  dernier  tempk 


DU   COMTE    DE   SEG1  R.  -r,ô 

de  l'étiquette,  de  ee  dernier  asile  de  l'ancien  système  féodal, 

était  obligée  en  venant  en  France  de  se  soumettre  à  ce  niveau 
social.  Tous  les  princes  allemands,  souverains  chez  eux,  n'é- 
taient traités  à  Paris  par  les  gentilshommes  français  que  comme 
leurs  égaux.  Il  n'existait  aucune  différence,  par  exemple,  entre 
le  prince  Max  de  Deux-Ponts,  aujourd'hui  roi  de  Bavière,  et 
les  gentilshommes  français  qui  servaient  ou  vivaient  en  société 
avec  lui  ;  car  ce  prince  était  alors  entré  au  service  de  France. 
Fes  électeurs  et  quelques  souverains,  même  du  troisième 
ordre  ,  comme  le  duc  de  Deux-Ponts,  qui  n'auraient  pas  voulu 
reconnaître  cette  égalité  et  qui  voulaient  cependant  jouir  des 
plaisirs  que  leur  offrait  le  séjour  de  Paris,  éludaient  toute  dif- 
ficulté en  voyageant  incognito  ;  c'est  pour  cette  raison  que 
le  duc  de  Deux-Ponts  y  prenait  le  nom  de  comte  de  Spanheim. 
Les  électeurs  formaient  à  la  vérité  des  prétentions  plus 
hautes  -,  ils  croyaient  devoir  jouir  partout  des  honneurs  royaux  ; 
ils  ne  voulaient  point  céder  le  pas,  même  aux  prinGes  du  sang 
royal.  Aussi  les  vit-on  très-rarement  en  France,  et  leur  séjour  y 
devint  l'objet  de  vives  contestations  à  la  cour. 

Ce  que  je  viens  de  dire  des  princes  allemands  me  rappelle 
encore  une  aventure  qui  m'arriva  à  la  suite  d'une  querelle  que 
me  lit  sans  sujet  le  prince  de  Nassau,  à  un  dîner  que  nous 
donnait  le  prince  de  Deux-Ponts,  logé  modestement  alors  à 
l'hôtel  du  Parlement  d'Angleterre,  rue  Coq-llérou. 

Pour  mieux  expliquer  les  motifs  de  cette  querelle,  il  faut 
remonter  un  peu  plus  haut. 

Un  ou  deux  ans  environ  avant  l'époque  dont  je  parle ,  je  ren- 
contrai le  prince  de  Nassau  un  matin  sur  la  terrasse  des  Feuil- 
lants, aux  Tuileries;  il  marchait  vite,  et  je  voulus  en  vain  l'ar- 
rêter. «  Je  suis  tres-pressé,  dit-il  ;  le  prince  F...  de  S...  m'a 
choisi  pour  témoin  d'un  duel  qui  doit  avoir  lieu  tout  à  l'heure 
aux  Champs-Elysées  entre  lui  et  le  chevalier  de  L....  Tous 
i  deux  avant  été  obligés  de  promettre  au  tribunal  des  raaré- 
«  chaux  de  ne  point  s'envoyer  d«  cartel  et  voulant  cependant 


56  MÉMOIRES 

«  se  battre,  il  faut  que  leur  duel  ait  l'air  de  l'effet  du  hasard 
«  et  d'une  rencontre  à  la  promenade.  Si  tu  veux  voir  ce  combat, 
«  viens  avec  moi.  » 

J'y  consentis,  car  j'étais  assez  curieux  de  voir  sur  le  pré  ce 
prince  qui ,  par  sa  lenteur  à  se  décider  dans  ces  sortes  d'af- 
faires ,  avait  trouvé  le  moyen  de  se  donner  une  réputation  assez 
douteuse  du  côté  de  la  bravoure,  quoiqu'il  n'y  eût  peut-être  pas 
d'homme  de  son  temps  qui  se  fût  battu  plus  souvent  que  lui. 

Nous  sortîmes  donc  des  Tuileries  et  nous  entrâmes  dans  la 
grande  allée  des  Champs-Elysées.  Devant  nous ,  à  une  assez 
grande  distance,  nous  vîmes  deux  voitures  s'arrêter  et  nos 
deux  champions  en  descendre  avec  leurs  épées.  Ils  marchèrent , 
et  nous  hâtâmes  le  pas  pour  les  rejoindre  ;  mais  la  distance 
était  assez  grande ,  et  il  y  avait  ce  jour-là  des  promeneurs. 
Avant  d'approcher  du  lieu  où  ils  s'arrêtèrent,  une  foule  assez 
nombreuse  nous  en  sépara. 

Nous  entendîmes  alors  un  grand  tumulte  ;  nous  courûmes  , 
et ,  en  arrivant ,  nous  vîmes  le  dénoûment  très-singulier  de  ce 
combat  :  l'un  des  deux  combattants  tenait  à  la  main  le  tronçon 
de  son  épée  brisée ,  l'autre  le  frappait  avec  la  sienne.  Tous 
deux  s'accusaient  réciproquement  d'avoir  violé  les  usages  et 
les  règles  du  duel.  L'un  prétendait  qu'étant  tombé,  parce  que 
le  pied  lui  avait  glissé,  et  que  son  épée  s'étaut  rompue,  son 
adversaire  était  venu  pour  le  percer,  quoiqu'il  fût  désarmé , 
ce  qu'il  aurait  fait  si  son  valet  de  chambre  ne  fût  venu  le  se- 
courir. L'autre  soutenait  que  son  ennemi ,  sans  attendre  qu'il 
fût  en  garde  ,  l'avait  légèrement  blessé  dans  les  reins  ,  et  qu'en- 
suite le  valet  de  chambre  de  ce  même  ennemi  était  venu ,  contre 
toute  convenance,  se  mêler  au  combat. 

La  foule  qui  les  entourait  était  trop  partagée  d'opinions  pour 
nous  éclairer.  De  toutes  parts  on  criait  au  meurtre!  à  l'assas- 
sinat! sans  désigner  le  coupable.  Cette  foule  s'accroissait  à 
chaque  instant,  et  les  derniers  arrivants,  qui  n'avaient  rien 
vu ,  n'étaient  pas  ceux  qui  criaient  le  moins  haut. 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  57 

Les  deux  témoins  de  chaque  combattant  défendaient,  avec 
une  vivaeité  un  peu  partiale,  chacun  la  cause  de  son  ami.  Enfin 
les  exhortations  de  quelques  spectateurs  plus  sages  persuadè- 
rent aux  deux  adversaires  et  à  leurs  amis  de  terminer  ce  scan- 
dale. Tous  deux  étaient  blessés.  Les  témoins  les  reconduisi- 
rent dans  leurs  voitures ,  et  ils  se  séparèrent. 

Cette  aventure  ,  comme  on  le  croit  bieu ,  fit  un  grand  bruit  ; 
on  ne  parlait  d'autre  chose  dans  Paris.  Le  soir,  le  vieux  père 
du  prince  F...  m'écrivit  qu'ayant  su  que  j'avais  été  à  portée 
de  voir  ce  qui  s'était  passé  il  me  priait  de  lui  écrire  mou  opi- 
nion à  ce  sujet ,  persuadé  qu'elle  serait  favorable  à  l'honneur 
de  son  fils. 

Le  prince  de  Nassau  me  pressa  vivement ,  mais  en  vain , 
d'acquiescer  à  cette  demande.  Je  m'y  refusai ,  alléguant  pour 
excuse  que  c'était  aux  témoins  choisis  par  les  deux  parties  à 
déposer  sur  une  si  étrange  affaire ,  et  que ,  le  hasard  seul  m'en 
ayant  rendu  spectateur,  je  ne  voulais  point ,  étant  arrivé  tard 
et  au  milieu  de  ce  grand  tumulte,  émettre,  sur  ce  que  j'avais 
très-confusément  vu  et  très- vaguement  entendu ,  une  opinion 
qui  pourrait  être  désavantageuse  à  l'une  ou  à  l'autre  des  par- 
ties. Cette  réponse  mécontenta  Nassau,  et  depuis  ce  jour  il 
avait  existé  une  assez  grande  froideur  entre  nous. 

Nous  étions  encore  dans  cette  disposition  réciproque  lors- 
qu'un jour  nous  dînâmes  ensemble,  avec  environ  vingt  autres 
convives,  chez  le  priuce  Max  de  Deux-Ponts.  Le  repas  était 
fort  avancé  quand  un  des  invités,  M.  de  S...  B...,  jeune  homme 
doué  d'un  très-bon  cœur  et  d'un  excellent  esprit,  mais  qui  avait 
alors  toute  l'ardeur  et  la  légèreté  de  son  âge,  entra  dans  la  salle 
à  manger,  et,  après  quelques  excuses  faites  au  maître  de  la  mai- 
son sur  son  retard,  alla  se  placer  à  côté  du  prince  de  Nassau. 

Celui-ci  le  railla  sur  sa  paresse  ;  M.  de  S...  B...  lui  répondit, 
sur  le  même  ton ,  que  ce  qui  l'avait  retardé  était  une  querelle 
qu'il  venait  d'avoir  avec  un  prince  allemand,  et  qu'il  avait 
été  au   moment  de  jeter  ce  prince  par  la  fenêtre. 


58  MEMOIRES 

Nassau,  naturellement  très-colère,  au  lieu  de  rire  «le  eetle 
légèreté  si  singulière  à  la  table  d'un  prince  allemand  et  à  côté 
d'un  prince  du  même  pays  ,  s'en  tâcha  sérieusement,  déclarant 
que,  lorsqu'on  tenait  un  pareil  propos,  il  fallait  au  moins 
nommer  le  prince  dont  on  voulait  parler.  M.  de  S...  B...  ré- 
pliqua qu'il  s'agissait  d'une  querelle  survenue  entre  lui  et  le 
prince  F...  de  S... 

Comme  je  voyais  le  visage  de  Nassau  s'enflammer,  je  crus 
pouvoir  apaiser  cette  altercation  naissante  en  m'y  interposant. 
«  Monsieur  de  S...  B...,  dis-je  alors,  vous  avez  tort;  le 
«  prince  F...  ne  se  serait  pas  laissé  malmener  aussi  facilement 
«  que  vous  le  croyez.  Je  l'ai  vu  soutenir  un  combat  très-vif ,  il 
«  y  a  quelques  mois ,  aux  Champs-Elysées.  » 

Ces  paroles ,  au  lieu  d'apaiser  la  colère  de  Nassau ,  comme 
je  l'espérais ,  ne  firent  que  la  détourner  sur  moi.  «  Monsieur, 
«  me  dit-il  assez  haut ,  vous  n'avez  point  voulu  parler  sur  cette 
«  affaire  quand  on  vous  en  priait;  ainsi,  à  présent,  vous  fe- 
«  riez  mieux  de  vous  taire.  >>  Je  lui  répliquai  que  ce  ne  serait 
jamais  lui  qui  pourrait  m'imposer  silence.  Les  personnes  qui 
étaient  entre  nous  s'empressèrent  d'étouffer  nos  voix  et  d'in- 
terrompre cette  conversation. 

Après  le  dîner,  je  m'approchai  sans  affectation  de  Nassau 
et  je  lui  dis  :  «  Vous  m'avez  tenu  un  propos  offensant,  parce 
«  que  votre  emportement  vous  a  ôté  toute  réflexion.  Vous  avez 
«  dix  ans  de  plus  que  moi  ;  votre  réputation  est  faite  et  trop 

faite  par  vingt  combats;  la  mienne  ne  fait  que  s'établir. 

Vous  sentez  qu'il  me  faut  une  satisfaction,  et  il  en  est  de  deux 
«  genres  :  vous  pouvez  tout  finir,  si  vous  le  voulez,  en  disant 
<  devant  nos  convives,  qui  sont  tous  vos  amis,  que  vous  vous 

reprochez  votre  vivacité,  n'ayant  eu  aucune  intention  de  m'of- 

fenser.  Si  je  n'obtiens  pas  cette  satisfaction  ,  vous  savez  qu'il 

m'en  faudra  une  autre. 

«  — Je  n'en  ai  pointa  vous  donner,  »  reprit-il  brusquement. 
«  Eh  bien!  lui  répondis-jc  ,  demain  ,  à  sept  heures  du  matin, 


DU   COMTE   DE   SÉC.UR.  50 

«  j'irai  chez  vous  pour  vous  demander  raison  d'une  si  étrange 
«  conduite.  »  Après  ce  peu  de  paroles  échangées  nous  nous 
quittâmes. 

Pour  éviter  d'être  retenu  par  aucun  obstacle  imprévu,  je  me 
gardai  bien  de  rentrer  chez  mes  parents,  et  je  leur  écrivis  que 
j'étais  obligé  de  partir  pour  Saint-Germain.  Le  vicomte  de 
Noailles  avait  été  présent  à  cette  scène  ;  je  le  ehoisis  pour  té- 
moin et  j'allai  demander  asile  a  un  autre  de  mes  amis ,  le  duc 
de  Castries,  qui  me  fit  coucher  chez  lui.  Le  vicomte  de  Noailles, 
qui  devait  me  servir  de  témoin  ,  vint  me  chercher  le  lendemain 
à  six  heures  et  demie ,  pour  m'accompagner  chez  le  prince 
de  Nassau. 

Lorsque  nous  y  arrivâmes .  tout  le  monde  dormait  dans  sa 
maison.  Maître  et  valets ,  tous  étaient  plongés  dans  le  plus 
profond  sommeil.  Nous  eûmes  beaucoup  de  peine  à  réveiller 
le  suisse,  à  nous  faire  ouvrir  et  à  pénétrer  dans  la  chambre 
du  prince ,  que  notre  brusque  entrée  éveilla  en  sursaut. 

Il  avait  perdu  toute  idée  de  ce  qui  s'était  passé  la  veille;  ce 
souvenir  s'était  effacé  de  son  cerveau  avec  les  fumées  du  vin  de 
Champague  qu'il  avait  bu.  «  Par  quel  hasard ,  Messieurs,  nous 
«  dit-il ,  me  faites- vous  une  visite  si  matinale?  —  Vous  devez 
«  le  savoir,  lui  répondis-je,  puisque  c'est  vous  qui  l'avez  voulu. 
«  —  Parbleu  ,  reprit-il ,  je  me  donne  au  diable  si  j'en  sais  uu 
«  mot.  » 

Je  fus  donc  obligé  de  lui  rappeler  en  peu  de  paroles  le  propos 
insolent  qu'il  m'avait  tenu.  «  Tu  as  raison ,  dit-il ,  je  me  suis 
«  conduit  comme  un  fou  ;  le  vin  m'avait  troublé  la  tête  ;  mais 
«  il  n'y  faut  plus  penser,  et ,  puisque  tu  m'as  amené  le  vicomte 
«  de  Noailles  ,  je  te  déclare  devant  lui  que  je  suis  ton  serviteur, 
«  ton  ami,  et  qu'il  n'a  jamais  été  dans  mon  intention  de  te  faire 
<  la  moindre  offense. 

«  —  C'est  bien,  dis-je  a  mon  tour,  mais  c'est  trop  tard;  j'au- 
«  rais  voulu  pour  toute  chose  au  monde  recevoir  hier  de  toi 
«  cette  réparation;  mais  les  vingt  convives  qui  dînaient  avec 


(iO  MÉMOIRES 

«  nous  ne  peuvent  en  être  témoins,  et  elle  ne  me  snllit  plus. 

«  — Allons,  ajouta-t-il,  tu  as  encore  raison.  Eh  bien!  nous  nous 
«  battrons;  mais  au  moins,  je  te  prie,  qu'il  n'entre  point  de 
«  ressentiment  dans  ce  combat ,  et  que  ce  ne  soit  simplement 
«  qu'un  sacrifice  que  nous  faisons  aux  préjugés  et  au  point 
«  d'honneur.  »  Je  lui  serrai  la  main  amicalement ,  et  il  se  leva. 

II  me  proposa  de  déjeuner;  mais,  comme  je  lui  dis  que  je  ne 
déjeunerais  qu'après  le  combat,  il  me  répliqua  d'un  air  un  peu 
piqué  :  «  La  réponse  n'est  pas  mal  présomptueuse.  Nous  ver- 
«  rons  qui  des  deux,  après  cette  affaire,  pourra  déjeuner.  » 

Dès  qu'il  fut  habillé,  nous  sortîmes.  Je  lui  demandai  où  il 
voulait  aller.  «  Ah!  reprit-il,  j'ai  non  loin  d'ici  un  endroit  très- 
«  commode  pour  ce  genre  d'exercice.  »  Je  repartis  «  qu'on 
«  voyait  bien  qu'il  était  coutumier  du  fait.  » 

M'arrêtant  alors ,  je  lui  fis  remarquer  que  j'étais  accompa- 
gné d'un  témoin  et  qu'il  n'en  avait  pas ,  ce  qui  était  contre 
la  règle.  «  Bon  !  me  dit-il ,  Noailles  est  notre  ami  et  homme 
«  d'honneur;  je  le  choisis  aussi  pour  témoin;  il  en  vaut  bien 
«  deux.  » 

Nous  continuâmes  notre  marche.  Arrivés  dans  une  petite 
ruelle  entre  deux  murs  de  jardin ,  nous  nous  mîmes  lestement 
en  chemise  et  en  garde.  A  peine  nos  fers  étaient-ils  croisés 
que ,  jetant  les  yeux  sur  un  ruban,  eouleur  de  rose,  attaché  à 
la  garde  de  mon  épée ,  il  s'écria  :  «  Voilà  une  nouvelle  faveur 
«  de  quelque  belle!  Je  crains  bien  qu'elle  ne  te  porte  bonheur. 
«  —  C'est  ce  que  nous  verrons  bientôt ,  »  repris-je.  Alors  nous 
nous  attaquâmes  vivement. 

Le  prince  ne  se  battait  pas  comme  un  autre  ;  il  ne  suivait 
aucune  des  règles  de  l'escrime  ;  mais  ,  comme  il  était  singuliè- 
rement nerveux  et  agile,  tantôt  il  s'élançait  sur  son  ennemi 
avec  la  rapidité  d'un  cerf,  et  tantôt  il  sautait  en  arrière  avec  la 
même  vélocité,  de  sorte  qu'il  était  également  difficile  de  parer 
ses  coups  rapides  et  de  l'atteindre  dans  sa  prompte  retraite. 

Ce  jeu,  qui  m'étonnait  fort,  lui  avait  réussi  dans  presque 


OC    COMTE   DE    SEGUR.  6t 

toutes  tes  affaires  que  sa  vivacité  lui  avait  fréquemment  at- 
tirées. Aussi ,  malgré  mon  attention  et  mon  sang-froid  ,  il  perça 
plusieurs  fois  ma  chemise ,  mais  heureusement  sans  me 
loucher,  et  moi  je  m'étendais  inutilement  pour  frapper  à  mon 
tour. 

Cependant,  au  bout  de  quelques  secondes,  mon  épée  l'at- 
teignit à  la  main  et  son  sang  coula.  Je  lui  demandai  alors  s'il 
était  content  et  s'il  voulait  s'arrêter.  «  Content  !  dit-il  un  peu 
«  vivement,  je  l'étais  tout  à  l'heure,  mais  à  présent  je  ne  le 
«  suis  plus.  Continuons.  » 

Le  combat  recommença  ;  son  fer,  dirigé  trop  impétueuse- 
ment, manqua  et  dépassa  plusieurs  fois  mon  corps;  enlin 
mon  épée  perça  son  bras  et  se  brisa  au  moment  où  je  voulais 
parer  un  coup  qu'il  me  ripostait.  «  Allons ,  lui  dis-je  en  ce 
«  moment,  il  faut  envoyer  chercher  une  autre  épée.  » 

«  Vous  êtes  deux  insensés ,  s'écria  le  vicomte  de  Noailles  ; 
«  pour  un  propos  trop  vif,  mais  qui  n'était  point  une  injure , 
«  c'est ,  ma  foi  !  bien  assez  de  deux  blessures  reçues  et  d'une 
«  épée  rompue.  Je  vous  déclare  que  dorénavant  celui  qui  ne 
«  voudra  pas  cesser  de  combattre  aura  affaire  à  moi.  » 

Nous  rîmes  de  cette  saillie.  «  Parbleu,  dit  Nassau,  il  a 
«  raison ,  et  je  le  sens  d'autant  mieux  que  ma  main  commence 
«  à  ne  pouvoir  plus  tenir  mon  épée.  —  Eh  bien!  repris-je, 
«  veux-tu  que  nous  nous  embrassions  et  que  tout  soit  fini?  — 
«  J'y  consens,  repartit-il,  à  condition  de  jurer  sur  notre 
«  honneur  que ,  quoi  qu'il  arrive ,  nous  ne  combattrons  jamais 
«  l'un  contre  l'autre ,  et  que  nous  serons  frères  d'armes  pour 
«  la  vie.  »  Nous  nous  embrassâmes;  ainsi  tout  fut  ter- 
miné. 

Je  ne  serais  pas  entré  dans  les  détails  de  cette  affaire ,  qui 
ne  concerne  que  moi  seul,  si  elle  n'eût  été,  par  la  suite,  une 
des  causes  d'événements  assez  singuliers;  car  on  verra,  en 
poursuivant  la  lecture  de  ces  Mémoires,  que,  Nassau  étant  en 
Pologne  lorsque  j'étais  en  Russie ,  fidèle  à  la  fraternité  jurée , 

G 


0  2  MBHOIBES 

j'obtins  pour  lui  de  l'impératrice ,  qu'il  n'avait  jamais  vue  et 
qui  était  même  prévenue  contre  lui,  le  don  d'une  terre  eu 
Crimée  et  la  permission  de  porter  sous  pavillon  russe  ,  dans  la 
mer  Noire ,  les  productions  de  ses  domaines  eu  Pologne.  Par 
reconnaissance  il  offrit  à  l'impératrice  de  la  servir  contre  les 
Turcs.  Élevé  par  elle  au  commandement  de  ses  flottes,  il 
brûla  dans  le  Borysthèue  celle  du  capitan-pacha  et  battit  dans 
le  Nord  les  escadres  du  roi  de  Suède.  Tant  il  est  vrai  que  les 
plus  grands  événements  sont  souvent  produits  par  les  plus  petites 
causes  ! 

Ce  prince,  par  l'originalité  de  son  caractère ,  était  un  vrai 
phénomène  au  milieu  d'un  temps  et  d'un  pays  où  l'effet  d'une 
longue  civilisation  était  de  donner  à  tous  les  esprits  une  uni- 
forme ressemblance ,  au  moins  pour  le  langage  et  pour  la 
forme. 

Dans  nos  brillantes  sociétés  surtout ,  par  un  mélange  et  par 
un  frottement  continuels,  les  empreintes  natives  de  chaque 
caractère  s'effaçaient;  comme  tout  était  de  mode ,  tout  était 
semblable.  Les  opinions ,  les  paroles  se  pliaient  sous  le  niveau 
de  l'usage  ;  langage ,  conduite ,  tout  était  de  convention ,  et ,  si 
l'intérieur  différait,  chacun  au  dehors  prenait  le  même 
masque,  le  même  ton  et  la  même  apparence. 

Le  prince  de  Nassau ,  au  contraire,  offrait  à  nos  regards  un 
mélange  bizarre  des  qualités  les  plus  opposées  et  ne  ressem- 
blait qu'à  lui-même.  Son  esprit  était  peu  cultivé  ;  il  manquait 
d'imagination ,  parlait  peu  et  semblait  au  premier  abord  d'une 
froideur  extrême.  Cependant  nul  n'était  plus  propre  à  réussir 
dans  tout  ce  qu'il  voulait,  parce  qu'il  voulait  très-fortement  et 
avait  une  invariable  suite  dans  ses  démarches  et  dans  ses 
projets. 

Il  avait  toujours  besoin  d'argent,  le  prodiguait  sans  mesure 
et  n'eu  gardait  jamais  ;  trois  fois  il  se  ruina ,  mais  son  bonheur 
et  son  courage  relevèrent  trois  fois  sa  fortune. 

Cet  homme ,  d'un  maintien  si  froid ,  s'irritait  au  moindre 


DU   COMTE   DE   SEGUB.  63 

mot  ;  sa  douceur  apparente  se  changeait  avec  rapidité  en  colère. 
Passionné  pour  les  femmes,  pour  le  jeu,  pour  le  luxe,  pour 
tous  les  plaisirs  de  la  capitale,  il  les  quittait  sans  regret  au 
moindre  bruit  de  trompettes  et  de  guerre.  Préférant  Paris  à 
tout  autre  séjour,  il  s'en  éloignait  sens  cesse  pour  parcourir  les 
quatre  parties  du  monde ,  dont  il  fit  le  tour  avec  Bougain- 
ville. 

Voluptueux  avec  recherche ,  il  supportait  sans  peine  les  ri- 
gueurs de  tous  les  climats  ,  les  fatigues  de  tous  les  genres ,  les 
privations  de  toute  espèce.  Partout  où  l'on  s'amusait  et  où 
l'on  se  battait ,  on  était  sûr  de  le  rencontrer.  C'était  le  cour- 
tisan de  toutes  les  cours ,  le  guerrier  de  tous  les  camps ,  le 
chevalier  de  toutes  les  aventures. 

On  le  vit  successivement  combattre  les  tigres  dans  un  autre 
hémisphère ,  attaquer  les  Anglais  à  Gibraltar,  s'élancer  à  la 
nage  après  l'incendie  de  sa  batterie  flottante ,  détruire  une 
escadre  turque  près  d'Oczakow,  guerroyer  contre  les  Suédois 
dans  les  mers  glacées  du  Nord  avec  des  fortunes  diverses ,  et 
ensuite  porter  en  Allemagne  ses  armes  et  son  argent  au  se- 
cours des  émigrés. 

Enfin,  pour  compléter  les  contrastes,  ce  caractère  si  haut, 
si  fier,  si  aventureux  lorsqu'il  était  animé  par  la  gloire  ou  par 
le  simple  point  d'honneur,  devenait  trop  flexible  et  trop  souple 
à  la  cour,  et  le  paladin,  pour  gagner  la  faveur  des  princes, 
retombait  alors  dans  la  foule  des  courtisans. 

La  Révolution  l'empêcha  d'achever  le  rôle  auquel  la  nature 
l'avait  destiné;  il  ne  put  y  briller  ni  dans  l'un  ni  dans  l'autre 
parti.  11  s'y  trouvait  en  effet  dans  une  fausse  position;  car 
son  amour  pour  les  aventures  et  pour  les  dangers ,  ainsi  que 
son  ardeur  impétueuse  ,  auraient  dû  le  classer  au  premier  rang 
des  Français,  des  républicains  et  des  Impériaux ,  tandis  que 
son  nom  ,  son  rang,  ses  habitudes  et  ses  préjugés  le  retenaient 
au  milieu  des  coalisés,  dont  la  lenteur  méthodique  était  in- 
compatible avec  son  humeur  entreprenante. 


64  MÉMOIRES 

Deux  jours  après  notre  combat,  le  prince  de  Nassau  vint  au 
bal  de  la  reine  avec  une  écharpe  qui  soutenait  son  bras.  Notre 
aventure  se  répandit,  et,  comme  ce  temps  bizarre  était  un 
constant  mélange  de  galanterie,  de  chevalerie  et  de  philoso- 
phie, cette  petite  affaire  me  fit  honneur  dans  l'esprit  des  hommes 
qui  se  vantaient  le  plus  de  combattre  les  préjugés ,  et  les  dames 
me  firent  fête. 

Nous  passâmes  l'hiver  en  jeux,  en  bals  et  en  plaisirs.  Tous 
les  Français  ressemblaient  alors  à  ces  jeunes  Napolitains  qui 
rient,  chantent  et  s'endorment  sans  inquiétude  sur  la  lave 
et  au  bord  d'un  volcan.  Comment  prévoir  d'horribles  malheurs 
au  sein  de  la  paix  et  de  la  prospérité  !  Comment  craindre  ce 
débordement  de  passions  et  de  crimes  à  une  époque  où  tous 
les  écrits ,  toutes  les  paroles ,  toutes  les  actions  n'avaient  pour 
but  que  l'extirpation  des  vices,  la  propagation  des  vertus,  l'a- 
bolition de  tout  arbitraire  ,  le  soulagement  des  peuples,  l'amé- 
lioration du  commerce  et  de  l'agriculture,  enfin  le  perfectionne- 
ment des  sociétés  humaines  ! 

Un  roi  jeune ,  vertueux ,  bienfaisant ,  qui  n'avait  d'autre 
pensée  que  celle  du  bonheur  de  ses  sujets ,  et  qui  ne  voulait 
d'autre  autorité  que  celle  de  la  justice ,  donnait  par  son  exemple 
un  nouvel  essor  à  toutes  ces  idées  généreuses  et  philanthro- 
piques. 

Il  avait  pris  pour  ministres  les  deux  hommes  que  la  voix 
publique  désignait  comme  les  plus  instruits ,  les  plus  désinté- 
ressés ,  les  plus  vertueux.  Toutes  les  idées  de  tolérance  et 
de  sage  liberté  étaient  accueillies  et  encouragées  par  eux.  Amis 
constants  des  principes,  ennemis  courageux  des  abus,  ils  réali- 
saient avec  leur  monarque  les  vœux  de  cet  ancien  sage  qui 
disait  que  le  bonheur  n'existerait  sur  la  terre  qu'au  moment 
où  la  vraie  philosophie  s'assiérait  sur  le  trône. 

Partout  l'injuste  persécution  des  protestants  cessait;  on  sup- 
primait la  fiscalité  des  corporations;  la  corvée  était  détruite; 
les  traces  de  toute  servitude  disparaissaient;  les  privilèges 


1)1     COMTE    OE    SÊGl.Tl.  65 

humiliants  n'osaient  plus  se  montrer  et  s'exercer;  enfin  ou 
vouait  à  l'oubli  cette  antique  maxime  féodale  qui  disait  qu'aucun 
noble  n'est  tenu  de  payer  taille  ni  de  faire  de  viles  corvées, 
(t  que  nul  n'est  corvéable  s'il  n'est  vilain  et  taillable. 

Avec  de  tels  ministres,  une  réforme  douce,  graduelle  et  sa- 
lutaire, nous  aurait  mis  à  l'abri  d'une  révolution  ;  mais  une  telle 
philosophie  peut  rarement  se  montrer  avec  impunité  aux  re- 
gards des  classes  puissantes,  qui  ne  vivent  que  d'abus,  n'exis- 
tent que  par  des  privilèges,  et  qui  perdraient  presque  toutes 
leurs  jouissances  et  leur  éclat  si  le  mérite  seul  menait  au 
crédit  et  si  la  justice  remplaçait  l'arbitraire. 

La  cour,  presque  toujours  plus  puissante  que  la  royauté , 
s'alarma  des  projets  des  deux  ministres  et  les  attaqua  avec 
toutes  les  armes  que  l'intérêt  et  l'intrigue  savent  si  bien  fournir 
aux  passions. 

Le  roi  était  bon ,  mais  faible  ;  partageant  les  pensées  et  les 
sentiments  de  Turgot,  il  n'eut  pas  la  force  de  le  soutenir;  il  le 
renvoya  et  en  gémit.  Malesherbes  voulut  partager  le  sort  d'un 
collègue  si  digne  de  lui  et  donna  sa  démission.  Cependant , 
parmi  les  ministres  qui  les  remplaçaient,  on  ne  vit  que  des 
hommes  de  mérite ,  car  on  n'osait  pas  en  proposer  d'autres 
à  un  prince  tel  que  Louis  XVI. 

Le  choix  de  M.  Necker  comme  directeur  général  des  fi- 
nances fut  une  grande  et  très-remarquable  innovation  ;  elle 
portait  l'empreinte  de  l'esprit  du  siècle,  et  c'était  la  première 
fois,  depuis  Henri  IV,  qu'on  voyait  un  protestant  siéger  dans 
les  conseils  de  nos  rois. 

L'envie  la  plus  haineuse  ne  saurait ,  par  aucun  prétexte 
plausible,  refuser  à  M.  Necker  le  plus  noble  caractère,  une 
âme  élevée,  un  extrême  amour  du  bien  public,  des  intentions 
toujours  pures ,  un  esprit  très-étendu  et  une  brillante  éloquence; 
mais  il  était,  d'une  autre  par!,  ainsi  que  le  roi ,  plus  fort  en 
principes  qu'en  actions. 

Tous  deux,  jugeant  les  hommes  comme  ils  devraient  être  , 

D. 


f.G  HÉUOIBES 

et  non  comme  ils  sont,  se  persuadaient  trop  facilement  qu'il 
suffisait  de  vouloir  le  bien  pour  le  l'aire  et  de  mériter  l'amour 
des  peuples  pour  l'obtenir.  Ils  ignoraient  la  logique  des  pas- 
sions; ils  ne  savaient  pas  que  ,  chez  la  plupart  des  hommes, 
rien  n'est  plus  opposé  à  leur  intérêt  bien  entendu  que  leur 
égoïsme. 

Admis  dans  l'intimité  de  M.  Neckeï  et  de  sa  femme,  quoi- 
que bien  jeune  encore  ,  je  puis  assurer  que  jamais  on  ne  pouvait 
l'entendre  sans  être  touché  de  ses  sentiments  et  frappé  de  res- 
pect pour  son  caractère.  On  respirait  dans  cette  maison  un  air 
de  simplicité  et  de  vertu  tout  à  fait  étranger  au  milieu  d'une 
cour  brillante  et  d'une  capitale  corrompue. 

A  cette  époque,  si  différente  du  temps  présent,  un  long  usage 
excluait  la  jeunesse  des  affaires  ;  il  fallait ,  pour  oser  se  mêler 
de  politique  et  de  législation  ,  cette  maturité  d'âge  qui  ne  donne 
pas  toujours  la  raison  ,  mais  qui  au  moins  la  suppose.  Ainsi , 
dans  ces  souvenirs  que  je  retrace ,  on  ne  doit  point  s'attendre 
à  me  voir  comme  acteur  au  milieu  de  tous  ces  divers  événe- 
ments qui  se  préparaient,  se  succédaient,  et  qui ,  eu  nous  don- 
nant l'espoir  de  tant  de  bonheur,  nous  conduisirent  à  tant  de 
calamités. 

Dans  la  plus  grande  partie  de  ces  scènes  politiques  qui  ont 
fini  par  bouleverser  l'Europe  ,  j'étais  placé ,  non  sur  le  théâtre  , 
mais  au  premier  rang  des  spectateurs  ;  j'avais  toute  l'illusion 
de  la  scène.  L'enthousiasme  excité  par  les  nouvelles  idées  de 
réformes ,  d'améliorations ,  de  liberté ,  de  tolérance  et  d'une 
égalité  légale,  me  ravissait, 

Le  sort  me  mit  cependant  à  portée  plusieurs  fois  de  voir  de 
très-près  les  principaux  personnages  et  l'intérieur  même  des 
coulisses;  mais  ce  hasard,  loin  de  dissiper  mon  illusion,  y 
ajoutait;  et  il  était  en  effet  impossible  de  passer  les  soirées  chez 
d'\lembert,  d'aller  à  l'hôtel  de  la  Rochefoucauld,  chez  les 
amis  de  Turgot ,  d'assister  au  déjeuner  de  l'abbé  Raynal ,  d'être 
admis  dans  la  société  et  dans  la  famille  de  M.  de  Malesherbcs , 


DU    COMTE    DK    SÉGUB.  1)7 

enfin  d'approcher  de  la  reine  la  plus  aimable  et  du  roi  le  plus 
vertueux,  sans  croire  que  nous  entrions  dans  une  sorte  d'âgé 
d'or  dont  les  siècles  précédents  ne  nous  donnaient  aucune  idée. 

Cependant  des  faits  mieux  observes  ,  et  qui  ne  tardèrent  pas 
à  se  multiplier,  auraient  du  dessiller  les  yeux  de  spectateurs 
plus  expérimentés,  et  une  suite  d'événements  qui  se  succédèrent 
avec  rapidité  ne  devaient  manifester  que  trop  clairement  à  nos 
yeux,  d'un  côté,  l'imminence  de  la  crise  qui  approchait,  la  Fougue 
des  [iassions  innovatrices  qui  se  propageaient,  l'effrayante  ja- 
lousie  qui  animait  l'ordre  plébéien  contre  les  ordres  de  la  no- 
blesse et  du  cierge  ,  l'irritation  de  ceux-ci ,  et,  de  l'autre  côté  , 
la  faiblesse  des  pilotes  chargés  de  nous  diriger  entre  tant  d'é- 
cueils. 

En  effet ,  déjà  par  sa  faiblesse  le  ministère  de  Louis  XV  avait 
laissé  honteusement  partager  la  Pologne  par  la  Russie,  la  Prusse 
et  l'Autriche  :  partage  funeste!  car  il  eut  le  double  inconvé- 
nient :  i°  de  rompre  l'équilibre  établi  par  le  traité  de  Westpha- 
lie  ,  d'augmenter  considérablement  la  force  de  trois  puissances 
déjà  formidables ,  tandis  que  l'Angleterre ,  d'un  autre  côté , 
avait  acquis  la  plus  grande  prépondérance  par  la  conquête  de 
l'Inde,  ce  qui  rabaissait  la  France  au  second  rang  des  monar- 
chies, elle  qui  jusque-là  avait  occupé  le  premier;  2°  de  subs- 
tituer le  droit  de  convenance  au  droit  des  gens,  puisque  sans 
prétexte  on  avait  démembré  une  puissance  inoffensive ,  et  par 
cette  injustice  ouvert  la  porte  à  la  violation  de  tous  les  engage- 
ments ,  de  tous  les  droits  et  de  toutes  les  propriétés. 

La  même  faiblesse  semblait  toujours  paralyser  nos  conseils 
au  dedans  et  au  dehors.  La  Russie  ,  active  et  constante  dans  son 
ambition,  envahit  bientôt  la  Crimée»  Vainement  l'Autriche  s'ef- 
força ,  pour  la  seconde  fois,  d'engager  la  France  a  opposer  une 
digue  a  tant  d'accroissements;  vainement  l'empereur  Joseph, 
lorsqu'il  vint  a  Paris,  redoubla  ses  Instances  et  annonça  le  péril 
dont  !,i  gigantesque  grandeur  du  colosse  russe  menaçait  l'Eu- 
rope  L'amour  du  repos,  le  désordre  des  finances  et  la  timiditi 


(58  MEMOIBES 

qui  empêchait  de  les  rétablir,  on  imposant  le  clergé,  l'empor- 
tèrent sur  toute  autre  considération. 

Il  en  résulta  que  l'Autriche,  ne  se  trouvant  pas  en  état  de 
lutter  seule  contre  la  Russie,  changea  de  système  et  resserra 
ses  liens  avec  le  cabinet  de  Pétersbourg,  ce  qui  nous  fit  perdre 
en  grande  partie  notre  prépondérance  en  Allemagne,  et  l'in- 
fluence que  nous  étions  habitués  à  exercer  sur  les  puissances  des 
deuxième  et  troisième  ordres,  qui  jusqu'alors  avaient  compté  sur 
notre  protection. 

Pendant  ce  temps,  la  liberté ,  assoupie  dans  le  monde  civilisé 
depuis  tant  de  siècles ,  se  réveillait  dans  un  autre  hémisphère 
et  luttait  glorieusement  contre  une  antique  domination  ,  armée 
des  forées  les  plus  redoutables. 

Inutilement  l'Angleterre,  fière  de  son  pouvoir,  de  ses  nom- 
breuses flottes  et  de  ses  richesses ,  avait  soldé  et  envoyé  qua- 
rante mille  hommes  en  Amérique  pour  étouffer  cette  liberté  dans 
son  berceau  :  une  nation  tout  entière  qui  veut  être  libre  est 
difficilement  vaincue. 

Le  courage  de  ces  nouveaux  républicains  leur  attirait  partout 
en  Europe  l'estime,  les  vœux  des  amis  de  la  justice  et  de  l'hu- 
manité. La  jeunesse  surtout,  par  un  singulier  contraste,  élevée, 
au  sein  des  monarchies ,  dans  l'admiration  des  grands  écrivains 
comme  des  héros  de  la  Grèce  et  de  Rome ,  portait  jusqu'à  l'en- 
thousiasme l'intérêt  que  lui  inspirait  l'insurrection  américaine. 

Le  gouvernement  français,  qui  désirait  l'affaiblissement  de 
la  puissance  anglaise,  était  insensiblement  entraîné  par  cette 
opinion  libérale  qui  se  déclarait  avec  tant  de  vivacité.  Il  donnait 
même  secrètement  ou  laissait  donner,  par  son  commerce ,  des 
secours  en  armes  ,  en  munitions  et  en  argent,  aux  Américains  ; 
mais,  par  une  suite  de  sa  faiblesse,  il  n'osait  se  prononcer  ou- 
vertement ,  affectait  au  contraire  en  apparence  une  impartiale 
neutralité,  et  s'aveuglait  au  point  de  croire  que  ses  démarches  se- 
crètes ne  seraient  pas  devinées  et  qu'il  pourrait  ruiner  sa  rivale 
sans  courir  le  danger  de  se  mesurer  avec  elle.  Lue  telle  illusion 


DU    COMTE    DE   SEGUR.  G9 

devait  peu  durer,  et  le  cabinet  anglais  était  trop  clairvoyant  pour 
laisser  ainsi  recueillir  au  nôtre  les  avantages  de  la  guerre  sans 
en  courir  les  chances. 

Le  voile  dont  on  se  couvrait  devenait  de  jour  en  jour  plus 
transparent.  Bientôt  on  vit  arriver  à  Paris  les  députés  améri- 
cains, Sileas  Deanc  et  Arthur  Lee  ;  peu  de  temps  après,  le  cé- 
lèbre Benjamin  Franklin  vint  les  rejoindre.  Il  serait  difficile 
d'exprimer  avec  quel  empressement,  avec  quelle  faveur  furent 
accueillis  en  France,  au  sein  d'une  vieille  monarchie,  ces  en- 
voyés d'un  peuple  en  insurrection  contre  son  monarque. 

Rien  n'était  plus  surprenant  que  le  contraste  du  luxe  de  notre 
capitale,  de  l'élégance  de  nos  modes,  de  la  magnificence  de 
Versailles,  de  toutes  ces  traces  vivantes  de  la  fierté  monar- 
chique de  Louis  XIV,  de  la  hauteur  polie,  mais  superbe,  de  uns 
grands,  avec  l'habillement  presque  rustique,  le  maintien  simple , 
mais  fier,  le  langage  libre  et  sans  détour,  la  chevelure  sans  ap- 
prêt et  sans  poudre,  enfin  avec  cet  air  antique  qui  semblait 
transporter  tout  à  coup  dans  nos  murs,  au  milieu  de  la  civili- 
sation amollie  et  servile  du  dix-septième  siècle,  quelques  sages 
contemporains  de  Platon  ou  des  républicains  du  temps  de 
Caton  et  de  Fabius. 

Ce  spectacle  inattendu  nous  ravissait  d'autant  plus  qu'il  était 
nouveau  ,  et  qu'il  arrivait  justement  à  l'époque  où  la  littérature 
et  la  philosophie  répandaient  universellement  parmi  nous  le 
désir  des  reformes ,  le  penchant  aux  innovations  et  les  germes 
d'un  vif  amour  pour  la  liberté. 

Le  bruit  des  armes  excitait  encore  davantage  l'ardeur  d'une 
jeunesse  belliqueuse;  la  lente  circonspection  de  nos  ministres 
nous  irritait;  nous  étions  fatigués  de  la  longueur  d'une  paix  qui 
durait  depuis  plus  de  dix  ans  ,  et  chacun  brûlait  du  désir  de  ré- 
parer les  affronts  de  la  dernière  guerre  ,  de  combattre  les  An- 
glais et  de  voler  au  secours  des  Américains. 

Cette  impatience,  contenue  par  le  gouvernement,  s'en  ac- 
croissait encore  ;  car  on  fortifie  presque  toujours  ce  que  l'on 


70  MEMOIRES 

comprime.  Bientôt,  appuyés  par  l'autorité  d'un  long  usage  et 
par  le  souvenir  de  nos  ancêtres,  qu'on  avait  vu  souvent,  tandis 
que  nos  rois  restaient  en  paix  ,  chercher  partout  la  guerre  et  les 
aventures,  et  faire  briller  leurs  épées  tantôt  dans  les  camps 
espagnols ,  italiens ,  pour  combattre  les  Sarrasins  ,  tantôt  dans 
les  armées  autrichiennes,  pour  repousser  les  invasions  des  Otto- 
mans ,  nous  cherchâmes  les  moyens  de  traverser  individuelle- 
ment l'Océan  pour  nous  ranger  sous  les  drapeaux  de  la  liberté 
américaine. 

Les  commissaires  du  Congrès  n'étaient  point  encore  reconnus 
officiellement  comme  agents  diplomatiques  ;  ils  n'avaient  point 
obtenu  d'audience  du  monarque  ;  c'était  par  des  intermédiaires 
que  le  ministère  négociait  avec  eux  ;  mais  dans  leurs  maisons  on 
voyait  chaque  jour  accourir  avec  empressement  les  hommes 
les  plus  distingués  de  la  capitale  et  de  la  cour,  ainsi  que  tous 
les  philosophes,  les  savants  et  les  littérateurs  les  plus  célèbres. 
Ceux-ci  attribuaient  h  leurs  propres  écrits  et  à  leur  influence  les 
progrès  et  les  succès  des  doctrines  libérales  dans  uu  autre 
monde ,  et  leur  désir  secret  était  de  se  voir  un  jour  législateurs 
en  Europe ,  comme  leurs  émules  l'étaient  en  Amérique. 

Conduits  par  un  autre  motif,  les  jeunes  officiers  français, 
qui  ne  respiraient  que  la  guerre ,  s'empressaient  de  venir  chez 
les  commissaires  américains  et  de  les  questionner  sur  la  situa- 
tion de  leurs  affaires ,  sur  les  forces  du  Congrès ,  sur  leurs 
moyens  de  défense ,  et  sur  les  nouvelles  diverses  qu'on  recevait 
incessamment  de  ce  grand  théâtre,  où  l'on  voyait  la  liberté  com- 
battre si  vaillamment  contre  la  tyrannie  britannique. 

Ce  qui  ajoutait  encore  à  notre  estime  ,  à  notre  confiance,  à 
notre  admiration,  c'était  la  bonne  foi  et  la  simplicité  avec  les- 
quelles ces  envoyés,  dédaignant  tout  artifice  diplomatique,  nous 
racontaient  les  revers  fréquents  et  successifs  que  leurs  milices 
encore  inexpérimentées  venaient  d'éprouver;  car,  dans  ces 
premiers  temps,  le  nombre  et  la  tactique  des  Anglais  leur 
donnaient  des  triomphes  momentanés  sur  la  vaillance  des 


DU   COMTE   DE  SEGUH.  7  1 

cultivateurs  américains,  novices  dans  le  métier  des  armes. 

Sileas  Deane  et  Arthur  Lee  ne  nous  dissimulèrent  point  que 
le  secours  de  quelques  officiers  instruits  leur  serait  aussi  agréable 
qu'utile  ;  ils  nous  dirent  même  qu'ils  étaient  autorisés  à  pro- 
mettre ,  à  ceux  de  nous  qui  voudraient  embrasser  leur  cause , 
des  grades  proportionnés  à  leurs  services. 

Les  troupes  américaines  comptaient  déjà  dans  leurs  rangs 
plusieurs  volontaires  européens ,  que  l'amour  de  la  gloire  et 
de  l'indépendance  y  avait  conduits.  On  y  distinguait  surtout 
deux  Polonais  dont  l'histoire  conservera  les  noms ,  le  brave 
Pulawski  et  l'illustre  Kosciusko,  qui ,  depuis ,  brisa  momen- 
tanément les  fers  de  sa  patrie  et  ne  succomba  qu'après  avoir 
ébranlé ,  par  de  nombreux  combats  et  d'éclatants  triomphes  , 
la  puissance  du  colosse  qui  l'attaquait;  enfin  le  major  Fleury, 
qui  honora  notre  patrie  par  son  heureuse  audace  et  par  ses  ta- 
lents. 

Les  trois  premiers  Français ,  distingués  par  leur  rang  à  la 
cour,  qui  offrirent  le  secours  de  leurs  épées  aux  Américains, 
furent  le  marquis  de  Lafayette,  le  vicomte  de  Noailles  et  moi. 
Nous  étions  depuis  longtemps  unis  par  amitié ,  nous  l'étions 
encore  par  une  grande  conformité  de  sentiments ,  et  nous  le 
fûmes  bientôt  par  les  nœuds  du  sang. 

Lafayette  et  le  vicomte  de  Noailles  avaient  épousé  deux 
filles  du  duc  de  Noailles ,  nommé  alors  duc  d'Ayen  -,  leur  mère , 
la  duchesse  d'Ayen,  était  fille  du  premier  lit  de  M.  d'Agues- 
seau ,  conseiller  d'État  et  fils  du  chancelier  d'Aguesseau.  Il  avait 
eu  ,  d'un  second  lit ,  vingt  ans  après,  plusieurs  enfants,  dont 
l'un  était  M.  d'Aguesseau ,  aujourd'hui  pair  de  France,  une 
fille  mariée  à  M.  de  Saron  ,  premier  président  du  parlement  de 
Paris,  et  enfin  une  autre  fille  que  j'épousai  au  printemps  de 
l'année  17  77,  de  sorte  que  ,  par  cette  alliance  ,  je  devins  l'oncle 
de  mes  deux  amis. 

Nous  nous  promîmes  tous  trois  le  secret  sur  nos  arrange-- 
ments  avec  les  commissaires  américains,  afin  de  nous  donner  le 


72  MÉMOIRES 

temps  de  sonder  les  dispositions  de  notre  cour  et  de  rassem- 
bler les  moyens  nécessaires  à  l'exécution  de  nos  projets.  La 
conformité  de  nos  sentiments,  de  nos  opinions  ,  de  nos  désirs, 
n'existait  malheureusement  pas  alors  dans  nos  fortunes  :  le 
vicomte  de  Noaillcs  et  moi  nous  dépendions  de  nos  parents ,  et 
nous  ne  jouissions  que  de  la  pension  qu'ils  nous  donnaient.  La- 
fayette,  au  contraire,  quoique  plus  jeune  et  moins  avaucé  en 
grade  que  nous ,  se  trouvait ,  par  un  singulier  hasard  ,  à  l'âge  de 
dix-neuf  ans ,  maître  de  son  bien ,  de  sa  personne ,  et  posses- 
seur indépendant  de  cent  mille  livres  de  rentes. 

Notre  ardeur  était  trop  vive  pour  être  longtemps  discrète; 
nous  confiâmes  notre  dessein  à  quelques  jeunes  gens  que  nous 
espérions  engager  dans  notre  entreprise.  La  cour  en  eut  con- 
naissance, et  le  ministère,  qui  craignait  que  le  départ  pour  l'A- 
mérique de  volontaires  d'un  rang  distingué  ,  qu'on  ne  croirait 
pas  possible  sans  son  autorisation,  ne  découvrît  aux  yeux  des 
Anglais  les  vues  qu'il  voulait  encore  leur  cacher,  nous  enjoiguit 
formellement  de  renoncer  à  notre  dessein. 

Nos  parents,  qui  l'avaient  ignoré  jusque-là,  prirent  l'alarme 
et  nous  reprochèrent  vivement  notre  aventureuse  légèreté.  Ce 
qui  me  frappa  surtout,  ce  fut  la  surprise  qu'en  témoigna  la  fa- 
mille de  Lafayette;  elle  me  parut  d'autant  plus  plaisante 
qu'elle  m'apprit  à  quel  point  ses  grands  parents  avaient  jusqu'a- 
lors mal  jugé  et  mal  connu  son  caractère. 

Lafayette  eut  de  tout  temps  .  et  surtout  quand  il  était  jeune , 
un  maintien  froid ,  grave ,  et  qui  annonçait  même  très-fausse- 
ment une  apparence  d'embarras  et  de  timidité.  Ce  froid  extérieur 
et  son  peu  d'empressement  à  parler  faisaient  un  contraste  singu- 
lier avec  la  pétulance ,  la  légèreté  et  la  loquacité  brillante  des 
personnes  de  son  âge  ;  mais  cette  enveloppe  ,  si  froide  aux  re- 
gards, cachait  l'esprit  le  plus  actif,  le  caractère  le  plus  ferme 
et  l'âme  la  plus  brûlante. 

J'avais  été  mieux  que  personne  à  portée  de  l'apprécier  ;  car, 
l'hiver  précédent ,  amoureux  d'uue  dame  aimable  autant  que 


DU   COMTE    DE   SEGL'R.  73 

belle,  il  m'avait  cru  mal  a  propos  son  rival,  et,  maigre  notre 
amitié ,  dans  un  accès  de  jalousie,  il  avait  passé  presque  toute 
une  nuit  chez  moi  pour  me  persuader  de  disputer  eontre  lui , 
l'épée  à  la  main,  le  cœur  d'une  beauté  sur  laquelle  je  n'avais 
pas  la  moindre  prétention. 

Quelques  jours  après  notre  querelle  et  notre  réconciliation , 
je  ne  pus  m'empècher  de  rire  en  écoutant  le  maréchal  de 
ISoailles  et  d'autres  personnes  de  sa  famille  me  prier  d'user 
de  mon  influence  sur  lui  pour  échauffer  sa  froideur,  pour  le 
réveiller  de  sou  indolence,  et  pour  communiquer  uu  peu  de 
feu  à  sou  caractère.  Jugez  donc  quel  dut  être  leur  étonnement 
lorsqu'ils  apprirent  tout  a  coup  que  ce  jeune  sage  de  dix-neuf 
ans ,  si  froid ,  si  insouciant ,  emporté  par  la  passion  de  la  gloire 
et  des  périls ,  voulait  franchir  l'Océan  pour  combattre  en  laveur 
de  la  liberté  américaine! 

Au  reste ,  la  défense  que  nous  avions  reçue  de  tenter  cette 
grande  aventure  produisit  naturellement  sur  nous  des  effets 
tout  différents  :  elle  consterna  le  vicomte  de  Noailles  et  moi , 
parce  qu'elle  nous  ôtait  absolument  toute  liberté  et  tout  moyen 
d'agir,  et  elle  irrita  Lafayette ,  qui  résolut  de  l'enfreindre ,  as- 
suré de  ne  manquer  d'aucun  des  moyens  nécessaires  à  la  réussite 
de  son  dessein. 

Cependant  il  dissimula  et  parut  d'abord  obéir  comme  nous  à 
l'ordre  que  nous  avions  reçu;  mais,  deux  mois  après,  uu  matin, 
à  sept  heures,  il  entre  brusquement  dans  ma  chambre,  en 
ferme  hermétiquement  la  porte,  et,  s'asseyant  près  de  mon  lit, 
médit  :  «  Je  pars  pour  l'Amérique.  Tout  le  monde  l'ignore, 
«  mais  je  t'aime  trop  pour  avoir  voulu  partir  sans  te  confier 
«  mon  secret.  —  Et  quel  moyen,  lui  répondis-je,  as-tu  pris 
«  pour  assurer  tou  embarquement?  » 

J'appris  alors  de  lui  qu'ayant,  sous  un  prétexte  plausible, 

fait  un  voyage  hors  de  France  ,  il  avait  acheté  un  vaisseau ,  qui 

devait  l'attendre  dans  un  port  d'Espagne;  il  l'avait  armé,  s'était 

procuré  un  bon  équipage ,  et  avait  rempli  ce  navire  nou-seule- 

T.  i,  7 


74  m  i:\ioires 

ment  d'armes  et  de  munitions ,  mais  encore  d'un  assez  grand 
nombre  d'officiers  qui  avaient  consenti  à  partager  son  sort. 
Parmi  ces  officiers  se  trouvaient  M.  de  Ternan,  militaire  brave 
et  instruit,  et  AI.  de  VaJfort,  recommandable  par  sa  longue 
expérience ,  par  sa  sévère  probité ,  par  ses  profondes  études. 
Depuis  ,  mon  père  lui  confia  la  surveillance  de  l'École  militaire , 
de  sorte  qu'il  devint  le  principal  instituteur  de  Napoléon  Bona- 
parte. Ces  deux  officiers  avaient  été  indiqués  à  Lafayette  par 
M.  le  comte  de  Broglie,  auquel  il  avait  confié  son  projet  (1). 

Je  n'eus  pas  besoin  d'exprimer  longuement  à  mon  ami  le 
chagrin  que  j'avais  de  ne  pouvoir  l'accompagner  :  il  le  sentait 
aussi  vivement  que  moi  ;  mais  nous  conservions  l'espoir  que  la 
guerre  éclaterait  bientôt  entre  l'Angleterre  et  la  France  et  qu'a- 
lors rien  ne  s'opposerait  à  notre  réunion. 

Lafayette ,  après  avoir  fait  la  même  confidence  au  vicomte 
de  Noailles,  s'éloigna  promptement  de  Paris.  Son  départ  jeta 
dans  l'affliction  sa  famille,  qui  le  voyait  avec  une  peine  extrême 
non-seulement  courir  tant  de  dangers  de  tout  genre,  mais  encore 
sacrifier  à  la  cause  d'un  pays  si  lointain  une  grande  partie  de 
sa  fortune.  Sa  femme  seule,  quoique  la  plus  affligée,  l'aimait 
trop  pour  ne  pas  partager  ses  sentiments  et  approuver  sa  géné- 
reuse résolution. 

La  cour,  promptement  informée  de  sa  désobéissance,  envoya 
pour  l'arrêter  des  ordres  qui  furent  exécutés.  Ainsi  mon  mal- 
heureux ami ,  après  tant  de  sacrifices  ,  se  vit  privé  de  sa  liberté, 
au  moment  où  il  partait  pour  défendre  celle  d'un  autre  hémis- 
phère. 

Heureusement,  peu  de  jours  après,  ayant  trompé  la  vigilance 
de  ses  surveillants  ,  il  s'échappa,  franchit  les  Pyrénées,  et  re- 
trouva sur  la  côte  espagnole  son  vaisseau  ainsi  que  ses  compa- 
gnons d'armes ,  qui  déjà  désespéraient  de  le  revoir.  11  mit  à  la 

(l)MM.Dupoi;lail,fleGoiivion,  Gimat,  ciePontgibaut  faisaient  partie 
du  nombre  des  officiers  qui  suivirent  M.  «le  Lafayette. 


DU    COMTE   DE   SEC.UR.  7» 

voile,  arriva  sans  accident  en  Amérique,  et  reçut  l'accueil  que 
méritait  sa  noble  et  généreuse  audace. 

Se  montrant  ensuite  aussi  modeste  qu'ardent  et  aussi  pru- 
dent qu'intrépide,  il  s'attira  de  la  part  des  Américains  l'estime 
et  la  confiance  générales ,  à  un  tel  degré  que  son  âge  parut 
oublié,  que  ses  qualités  seules  furent  comptées,  et  que  ,  peu 
d'années  après,  Washington,  qui  l'avait  deviné,  lui  confia  le 
commandement  d'un  corps  d'armée  et  le  soin  de  faire,  à  la  tète 
de  ce  corps  ,  une  campagne  défensive ,  genre  de  guerre  qui  de- 
mande le  plus  d'expérience,  de  sagesse  et  d'habileté. 

Cependant,  avant  de  le  favoriser  ainsi,  la  fortune  l'avait  sévè- 
rement éprouvé  ;  car,  à  son  début ,  elle  ne  lui  avait  l'ait  connaître 
que  ses  rigueurs.  La  première  bataille  à  laquelle  il  se  distingua 
fut  une  bataille  perdue  ,  celle  de  Brandy-Wine.  Il  y  reçut  une 
blessure  grave  :  une  balle  traversa  sa  jambe,  ce  qui  ne  l'empê- 
cha pas  de  continuer  quelque  temps  ses  efforts  héroïques  pour 
rallier  les  Américains. 

Bientôt  il  vit  Philadelphie  au  pouvoir  des  Anglais  ;  mais  il 
était  doué  de  ces  qualités  qui  seules  rendent  la  célébrité  durable  , 
la  fermeté  dans  les  revers,  la  constance  dans  les  résolutions 
et  la  confiance  dans  l'avenir.  Comme  Washington  ,  sou  maître, 
il  pouvait  être  vaincu  ,  mais  non  découragé. 

Je  le  retrouvai  tout  entier  dans  les  lettres  qu'il  m'écrivit  après 
ce  commencement  malencontreux  d'une  carrière  si  brillante. 
Cependant ,  sous  les  drapeaux  delà  liberté,  dans  les  camps  ré- 
publicains ,  et  presque  sous  les  yeux  des  sages  du  Congrès ,  il 
montra  une  seule  fois,  par  un  trait  de  bravoure  purement  che- 
valeresque ,  qu'il  ne  s'était  pas  totalement  désaccoutumé  des  ha- 
bitudes et  des  mœurs  de  nos  jeunes  paladins  français. 

Le  comte  de  Carliste  avait  publié  en  Amérique  une  procla- 
mation qui  contenait  des  expressions  injurieuses  pour  la  France  ; 
Lafayette,  en  cbampion  de  l'honneur  français,  envoya  un 
cartel  au  comte  et  le  défia  au  combat  Lord  Carlisle  répoudit 
avec  sagesse,  en  refusant  ce  défi  ,  «  que  les  querelles  des  nations 


76  MÉMOIRES 

«  entraîneraient  à  leur  suite  trop  de  désordres  si  elles  evei- 
«  taie&t  des  haines  individuelles.  » 

Lorsque  Paris  retentit  du  bruit  des  premiers  combats ,  où 

Lafayette  et  ses  compagnons  d'armes  avaient  fait  briller  le  uoju 
français,  l'approbation  fut  générale;  les  personnes  mêmes  qui 
avaient  le  plus  blâmé  sa  téméraire  entreprise  l'applaudirent; 
la  cour  s'en  montrait  presque  enorgueillie,  et  toute  la  jeunesse 
l'enviait.  Ainsi  l'opinion  publique,  se  déclarant  de  plus  en  plus 
pour  la  guerre,  la  rendait  inévitable,  et  entraînait  nécessairement 
un  gouvernement  trop  faible  pour  résistera  une  telle  impulsion. 

Aussi  le  vieux  comte  de  Maurepas,  premier  ministre,  dit 
plusieurs  fois  à  mon  père  que  c'était  l'ardeur  impétueuse  des 
jeunes  courtisans  et  des  guerriers  français  qui  avait  étourdi  la 
sagesse  du  conseil ,  et  forcé ,  pour  ainsi  dire ,  le  gouvernement 
à  la  guerre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  pendant  longtemps  encore  la  lente  circons- 
pection des  ministres  déçut  notre  attente ,  et  ils  continuèrent , 
selon  leur  coutume ,  à  tenir  à  Londres  un  langage  pacifique , 
tandis  qu'ils  négociaient  secrètement  avec  les  commissaires 
américains. 

Ces  longueurs  et  cette  indécision  me  désolaient,  ainsi  que 
ceux  qui  partageaient  mes  sentiments.  Heureusement,  à  vingt- 
trois  ans  et  dans  Paris,  le  tourbillon  du  monde,  les  devoirs 
militaires  et  des  occupations  aussi  variées  que  nombreuses 
offrent  une  foule  de  moyens  pour  supporter  les  contra- 
riétés. 

Au  printemps  de  la  vie  tout  ebagrin  est  léger,  parce  qu'on 
voit  tout  au  travers  du  prisme  de  l'espérance ,  qui  répand  sur 
l'avenir  les  plus  riantes  couleurs. 

Je  quittai  pendant  l'hiver  la  capitale,  pour  jouir  du  plaisir, 
nouveau  pour  moi ,  de  connaître  et  de  commander  le  régiment 
de  dragons  dont  j'étais  le  colonel  en  second. 

I>a  vue  de  nos  armes  et  les  exercices  militaires  me  présen- 
taient une  image  de  la  guerre,  et  m'aidaient  à  en  attendre  la 


DU    COMTE   DE    SEGUB.  il 

realité.  Un  autre  soiu  plus  pressant  occupa  bientôt  toutes  mes 
peusées.  Le  30  avril  1777  j'épousai  mademoiselle  d' A  gués- 
seau,  et  mes  idées  de  gloire  se  calmèrent  facilement  avec  l'aide 
d'impressions  plus  douces  et  non  moins  vives. 

Mon  mariage,  quelque  charme  qu'il  eût  pour  moi ,  ne  pouvait 
me  faire  oublier  mes  devoirs  militaires ,  et  je  me  rendis  dès  la 
fin  de  mai  à  Douai ,  où  le  régiment  d'Orléans  était  alors  en 
garnison. 

Depuis  quelques  années ,  l'esprit  d'innovation ,  de  réforme  et 
d'amélioration,  s'étendait  sur  l'armée ,  sur  sou  administration 
et  sur  sa  tactique ,  comme  sur  tout  autre  objet. 

Ce  n'est  point  ici  le  lieu  de  tracer  une  histoire  des  révolutions 
successives  du  système  militaire  dans  l'Europe  moderne.  Je 
dirai  seulement,  en  peu  de  mots,  que  longtemps  les  Francs, 
nos  aïeux ,  empruntant  des  Gaulois  vaincus  la  tactique  ro- 
maine, durent  à  cette  science,  qui  régularisait  leurs  mouve- 
ments et  dirigeait  leur  courage,  leur  premier,  leur  capital 
succès  à  Tolbiac,  et,  depuis,  leurs  victoires  nombreuses  contre 
les  Allemands ,  les  Sarrasins  et  les  Saxons ,  qui  tour  à  tour 
s'efforcèrent  d'envahir  la  France. 

L'histoire  de  Charlemagne  nous  apprend  même  que,  s'il  n'eût 
point  conservé  quelques  traces  de  cet  ancien  système  militaire, 
l'opiniâtre  et  féroce  vaillance  des  Saxons  aurait  lassé  son  génie. 
11  conquit  presque  toute  l'Europe  parce  qu'il  était  à  cette 
époque,  non  le  plus  brave,  mais  le  plus  habile  des  guer- 
riers. 

Cependant  la  richesse  des  princes,  des  ducs,  des  comtes, 
des  leudes,  avait  déjà  apporté  uu  notable  changement  dans  la 
manière  de  faire  la  guerre  ;  la  plupart  dédaignant  de  combattre 
à  pied,  la  cavalerie  l'emportait  dans  l'opinion  sur  l'infanterie. 
Ainsi  la  guerre  changea ,  et  les  armées  perdirent  peu  à  peu  leur 
principale  force,  celle  de  l'infanterie. 

Sous  les  successeurs  de  Charles ,  ce  mépris  pour  l'infante- 
rie s'accrut  journellement  ;  on  oublia  toute  règle  de  tactique  j 

7. 


78  MEMOIRES 

quelques  paysans  et  bourgeois  mal  armés  composaient  seuls 
cette  misérable  infanterie ,  qui  ne  comptait  presque  plus  pour 
rien  dans  les  batailles.  Les  seigneurs ,  leurs  vassaux  et  arriere- 
vassairx,  les  chevalière,  leurs  écuyers,  leurs  hommes  d'armes 
composaient  une  cavalerie  nombreuse ,  fière  et  magnifique  ; 
elle  faisait  la  guerre  sans  plan  et  combattait  sans  ordre.  Le 
courage  personnel  était  tout ,  et  l'habileté  rien. 

On  pouvait  décrire  un  grand  combat  par  le  simple  récit  de 
dix  mille  duels  simultanés.  On  faisait  des  invasions,  des  excur- 
sions ,  plutôt  que  des  campagnes.  Le  service  obligé  n'était  que 
de  quarante  jours  ;  aucune  grande  conquête  n'était  possible , 
et ,  tant  que  ce  chaos  féodal  dura ,  chaque  nation ,  en  proie  à 
des  guerres  privées ,  fut  peu  redoutable  pour  les  autres. 

Le  fanatisme  seul  créa ,  grossit  et  versa  dans  l'Orient  un 
immense  torrent  de  guerriers  qui ,  de  toutes  les  contrées  de 
l'Europe,  se  répandit  avec  fureur  sur  l'Asie.  Plusieurs  millions 
d'hommes  y  périrent ,  et  un  petit  nombre  d'illustres  aventu- 
riers y  conquirent  seuls  quelques  principautés,  que,  peu  de 
temps  après,  les  Sarrasins  leur  enlevèrent. 

Constantinople ,  perdue  par  la  faiblesse  d'un  lâche  despote 
et  prise  d'assaut  par  nos  chevaliers ,  ne  resta  que  cinquante  ans 
sous  l'empire  des  Latins,  que  d'irrégulières  milices  féodales 
ne  purent  défendre. 

Enfin  nos"  rois  ,  las  de  tant  de  désordres  et  devenus  puis- 
sants en  domaines  que  désolaient  les  courses  des  brigands ,  les 
révoltes  des  villes ,  les  discordes  des  grands  et  les  invasions 
anglaises,  provoquées  par  des  vassaux  infidèles,  levèrent  et 
soldèrent  des  compagnies  d'hommes  d'armes. 

Bientôt  la  découverte  de  la  poudre  changea  forcément  la 
tactique  et  le  destin  des  peuples.  Une  infanterie  redoutable 
reparut  dans  nos  armées.  Les  révoltes  devinrent  presque  im- 
possibles. Les  villes  fortifiées  auraient  seules  pu  résister  avec 
succès  à  l'autorité,  mais  la  plupart  appartenaient  au  souverain  ; 
les  grands  perdirent  peu  à  peu  celles  qu'ils  tenaient  encore. 


DU   COMTE   DE   SÉGUK.  79 

Tous  les  pouvoirs  se  centralisèrent  et  se  réunirent  dans  la 
main  du  monarque. 

Les  exploits  des  lansquenets ,  et  surtout  ceux  des  Suisses , 
démontrèrent  avec  évidence  les  innombrables  avantages  d'une 
bonne  infanterie,  si  longtemps  dédaignée.  Enfin  il  parut  un  grand 
homme  dans  le  Nord,  Gustave- Adolphe  :  il  fit  une  révolution 
dans  la  tactique.  Ce  génie  profond  et  ardent  sut,  avec  quinze 
mille  hommes,  par  l'habileté  de  ses  manœuvres,  par  la  savante 
ordonnance  de  ses  bataillons,  conquérir  en  peu  de  temps 
presque  toute  la  belliqueuse  Germanie.  L'infanterie  suédoise 
acquit  alors  la  même  célébrité  que ,  dans  les  temps  antiques , 
mérita  la  phalange  macédonienne. 

Après  la  mort  de  Gustave,  tous  les  princes  de  l'Europe 
s'approprièrent  sa  législation  militaire.  Les  grands  hommes  qui 
illustrèrent  le  règne  glorieux  de  Louis  XIV  perfectionnèrent 
cette  tactique.  Vauban  porta  au  plus  haut  degré  la  science  dos 
sièges  et  de  la  défense  des  places.  Condé,  Turenne,  Luxem- 
bourg et  Villars  excitèrent  autant  d'admiration  par  la  sagesse 
de  leurs  plans  de  campagne  et  par  l'habileté  de  leurs  manœu- 
vres que  par  leur  audace  et  leur  rapidité. 

En  vain  cependant  Folard,  Feuquières,  Vauban,  Montécu- 
culli ,  Puységur  traçaient  savamment  les  règles  que  mettaient 
si  brillamment  en  pratique  tant  de  grands  capitaines;  vaine- 
ment, de  toutes  parts  ,  les  arts  et  les  sciences  contribuaient  par 
leurs  découvertes  au  progrès  méthodique  de  cette  science  de 
guerre  ci  de  destruction  :  nos  armées  étaient  encore  bien  loin 
de  ressembler  à  celles  qui  étonnent  aujourd'hui  l'Europe. 

Il  restait  trop  de  traces  des  mœurs  et  du  désordre  de  l'an- 
cien temps.  Les  armées  étaient  peu  nombreuses  ;  pourtant  les 
trésors  des  rois  suffisaient  à  peine  pour  les  payer;  dans  les 
grandes  crises  on  était  encore  oblige  d'avoir  recours  au  ban 
et  à  l'arriere-ban  ,  dernière  image  de  la  féodalité. 

Pendant  la  jeunesse  de  Louis  XV  l'habillement  des  troupes 
n'était  pas  uniforme;  plus  tard  même  nous  vîmes  des  mnré- 


80  UÉHOIHES 

chaux,  tels  que  M.  le  naaréchal  de  Contactes  <  en  habit  de  ville 
et  portant  une  grande  perruque.  L'obligation  stricte  de  l'uni- 
forme fut  établie  depuis;  néanmoins  nous  avons  encore  vu  les 
officiers  des  gardes-françaises  monter  la  garde ,  à  Versailles , 
en  habit  noir,  avec  le  hausse-col  sur  la  poitrine. 

11  était  difficile  que  la  discipline  fût  rigoureuse  et  l'instruc- 
tion profonde  ;  les  emplois  d'ofliciers  appartenaient  de  droit 
aux  gentilshommes  de  province,  très-liers,  assez  insurbordonnés, 
et  communément  dépourvus  d'instruction. 

Les  emplois  supérieurs  étaient  réservés,  à  bien  peu  d'excep- 
tions près,  pour  les  fils  des  grands  seigneurs  et  des  nobles  de 
cour,  qu'on  appelait  hommes  de  qualité.  Loin  d'exiger  d'eux  , 
pour  les  obtenir,  quelques  études  et  quelque  expérience ,  on 
les  faisait  colonels  lorsqu'ils  étaient  encore  enfants. 

Mon  père,  alors  l'un  des  moins  favorisés,  fut  à  dix-neuf 
ans  colonel  du  régiment  de  Soissonnais ,  et  fut  blessé ,  eu  le 
commandant,  à  la  bataille  de  Rocoux.  Le  duc  de  Fronsac ,  fils 
du  maréchal  de  Richelieu,  fut  nommé  à  sept  ans  colonel  du 
régiment  de  Septimauie.  Son  major  n'avait  que  cinq  années 
de  plus  que  lui. 

Cependant  il  faut  dire  que,  pour  l'ordinaire,  les  places  de 
lieutenant-colonel  et  de  major  étaient  données  à  des  capitaines 
qui  s'étaient  distingués  par  leur  intelligence.  A  proprement 
parler  il  n'existait  point  d'administration  générale  dans  les 
corps  ;  chaque  capitaine  était  chargé  de  celle  de  sa  compagnie, 
qu'il  recrutait,  équipait  et  gouvernait  suivant  son  intelli- 
gence. 

Les  revers  de  la  guerre  de  Sept-Ans  nous  ouvrirent  tardive- 
ment les  yeux  ,  et  le  gouvernement  sentit  la  nécessité  d'adopter 
les  règles  d'une  administration  et  d'une  tactique  par  lesquelles 
le  grand  Frédéric  avait  su  triompher  des  trois  plus  grandes 
puissances  de  l'Europe. 

Les  ordonnances  de  M.  le  duc  de  Choiseul  firent  disparaître 
la  plupart  des  anciens  abus.  Nos  manœuvres  devinrent  régu- 


DU    COMTE   DE    SÉGUR.  8( 

lières;  une  instruction  plus  étendue  fut  exigée  des  officiers; 
on  nous  soumit  à  la  plus  sévère  discipline  et  à  la  plus  stricte 
subordiuation.  Une  sage  administration  remédia  au  désordre  : 
elle  établit,  pour  l'équipement,  le  recrutement, l'armement, 
les  remontes ,  une  utile  économie ,  et  dans  l'habillement  une 
parfaite  uniformité.  Tel  était  le  nouvel  ordre  de  cboses ,  au 
moment  où  j'entrai  au  service. 

La  faveur  accordée  aux  colonels  dont  les  régiments  étaient 
les  mieux  instruits  et  les  mieux  disciplinés,  et  l'avancement 
obtenu  par  les  officiers  qui  se  distinguaient  dans  les  écoles  de 
théorie  et  dans  les  exercices ,  excitaient  dans  toute  la  France 
une  émulation  générale,  et  chacun  se  disputait  à  l'envi  ce  nou- 
veau genre  de  palme. 

Tous  les  colonels  cherchaient  à  se  surpasser  mutuellement 
par  la  belle  tenue  de  leurs  troupes  ainsi  que  par  la  régularité 
et  la  promptitude  de  belles  manœuvres,  dont  la  plupart  étaient 
peut-être  au  fond  plus  propres  à  briller  dans  des  revues  de 
parade  qu'à  conduire  à  la  victoire  sur  les  champs  de  bataille. 

L'amour-propre  exagère  tout.  Plusieurs  chefs  de  corps ,  que 
nous  appelions  les  faiseurs ,  tourmentaient  les  soldats  par  des 
détails  minutieux  et  les  officiers  par  une  sévérité  plus  dure  que 
juste.  En  tout  on  n'avait  pris  de  l'école  de  Frédéric  que  ses 
leçons  ies  plus  faciles  à  saisir  et  les  moins  essentielles.  On  en 
avait  bien  appris  les  petits  secrets  qui  instruisent  et  fout  mou- 
voir une  troupe  peu  nombreuse ,  mais  on  n'avait  pas  aperçu 
les  grands  principes  qui  donnent  un  grand  ensemble  et  une 
sûre  direction  aux  mouvements  d'une  armée. 

M.  le  comte  du  Muy,  vénérable  par  ses  vertus,  par  sa  juste 
rigidité ,  s'était  borné  à  maintenir  sévèrement  l'ordre  qu'il 
trouvait  établi.  Son  successeur,  le  comte  de  Saint-Germain,  en- 
nemi des  abus  du  luxe  et  des  caprices  de  la  faveur,  attaqua  la 
cour,  supprima  les  corps  privilégiés,  lourds  pour  le  Trésor, 
rarement  utiles  a  la  guerre,  mais  chers  à  la  noblesse,  parce 
qu'ils  lui  étaient  avantageux. 


83  M  B  M  01 R  ES 

Voulant  établir  dans  nos  camps  une  discipline  allemande 
incompatible  avec  nos  mœurs,  il  soumit  le  soldat  français  a 
l'humiliante  punition  des  coups  de  plat  de  sabre;  on  obéit  avec 
répugnance  et  incomplètement.  Je  me  souviens  même  d'avoir 
vu  à  Lille  des  grenadiers  d'un  régiment  de  quatre  bataillons 
répandre  au  pied  de  leurs  drapeaux  des  pleurs  de  rage ,  et  le 
duc  de  la  Vauguyon,  leur  colonel,  mêler  ses  larmes  aux  leurs. 

Ce  mécontentement  devint  général.  Le  ministre  fut  renversé 
par  l'opinion  publique,  qui  devenait  déjà  une  puissance.  Le 
prince  de  Montbarrey  prit  sa  place  et  n'y  fit  rien  d'utile.  Sa 
faiblesse  même  laissa  commettre  des  déprédations,  qu'il  igno- 
rait peut-être. 

Mon  père ,  comme  on  le  verra  bientôt ,  lui  succéda  ;  mais 
ce  fut  dans  les  dernières  années  qui  précédèrent  sa  nomination 
que  commencèrent  à  se  manifester  toutes  les  idées  de  réforme , 
d'innovation  et  de  perfectionnement  qui  semblaient  être  de- 
venues un  besoin  pour  les  Français. 

Le  comte  de  Guibert,  militaire  plein  de  feu,  d'âme  et  de 
connaissances ,  brûlant  du  désir  de  la  gloire  dans  tous  les 
genres ,  parvenu  très-jeune  ,  par  son  activité ,  aux  grades  supé- 
rieurs, et,  par  ses  talents,  à  l'Académie  française,  publia  un 
Essai  sur  la  Tactique  dont  les  idées  grandes  et  nouvelles  ac- 
quirent une  rapide  célébrité. 

Dans  le  même  temps,  un  major  prussien,  nommé  le  baron 
de  Pvrch ,  vint  en  France ,  et  offrit  au  ministre  de  nous 
enseigner,  dans  tous  leurs  développements,  les  règles  de 
l'exercice  prussien  et  celles  des  grandes  manœuvres  de 
Frédéric. 

A  la  même  époque ,  un  autre  officier,  nommé  le  baron  de 
Mesnil-Durand,  professant  une  nouvelle  théorie,  celle  de 
Y  ordre  profond,  attaqua  celle  de  Y  ordre  mince ,  qui  était  uni- 
versellement adoptée  depuis  long  temps  par  les  armées  euro- 
péennes; il  voulut  nous  diviser  en  tiroirs,  en  manches,  en 
manipules  et  en  tranches. 


DU   COMTE    DK   SEGUR.  83 

Tous  ces  différents  systèmes  ,  accueillis  par  leur  nouveauté. 
devinrent  l'objet  d'une  grande  curiosité  et  même  de  querelles 
assez  vives  ;  le  gouvernement  alimenta  ce  feu  par  les  ordres 
qu'il  donna  pour  essayer  et  juger  chacune  de  ces  méthodes. 

On  voit  par  là  qu'une  grande  fermentation  remuait  tout ,  que 
de  grandes  disputes  s'élevaient  de  tous  côtés  sur  la  philosophie, 
la  religion,  le  pouvoir,  la  liberté,  la  tactique.  Eufin  la  musi- 
que même  fit  éclater  une  sorte  de  guerre  assez  animée  entre 
les  écoles  française  et  italienne  ,  et  Paris  fut  un  moment  divisé 
en  deux  factions  acharnées  l'une  contre  l'autre ,  celle  des 
Gluckistes  et  celle  des  Piccinistes. 

Il  n'était  rien  qui  ne  fût  remis  en  question,  et  c'était  par  cette 
agitation  de  tous  genres  qu'on  préludait  aux  terribles  mouve- 
ments qui  ébranlèrent  et  ébranlent  encore  le  monde  entier. 

Lorsqu'on  voit  régner  tant  de  calme ,  et ,  pour  ainsi  dire , 
tant  de  léthargie  chez  tous  les  peuples  à  certaines  époques ,  tan- 
dis qu'à  d'autres  ils  s'agitent,  ils  fermentent  et  paraissent,  pour 
ainsi  dire ,  en  frénésie ,  on  pourrait  croire  qu'il  existe ,  dans  le 
monde  moral ,  des  paralysies  et  des  fièvres  ardentes ,  comme 
dans  le  monde  physique. 

A  la  lin  du  dix  huitième  siècle  la  France  était  visiblement  tour- 
mentée de  cette  inquiétude  ,  de  ce  malaise,  de  cette  ardeur  vio- 
lente ,  qui  précèdent  et  annoncent  les  grandes  crises  morales , 
religieuses  et  politiques. 

Quand  je  me  rappelle  l'incroyable  activité  d'esprit  avec  la- 
quelle, de  toutes  parts,  on  provoquait,  on  multiplait ,  on 
combattait  les  plus  légères  innovations  comme  les  plus  gran- 
des, et  l'importance  que  chacun  y  attachait  alors,  j'en  con- 
clus qu'aux  yeux  de  froids  spectateurs,  avant  de  devenir  aussi 
dramatiques,  aussi  tragiques,  aussi  terribles  que  nous  l'avons 
été  plus  tard ,  nous  devions  paraître  assez  fous  et  passable- 
ment ridicules. 

Une  petite  anecdote  en  pourra  donner  une  idée.  Lorsqu'il 
parut  une  ordonnance  de  M.  de  Saint-dermain  qui  changeait 


Kl  MÉM01BES 

la  discipline  et  infligeait  aux  soldats  français  le  châtiment 
des  coups  de  plat  de  sabre,  la  cour,  la  ville  et  l'année  disputaient 
avec  acharnement  pour  et  contre  cette  innovation  :  les  uns  la 
vantaient,  les  autres  la  blâmaient  avec  emportement;  le  bour- 
geois, le  militaire,  les  abbés,  les  femmes  même,  chacun  dis- 
sertait et  controversait  sur  ce  sujet. 

Tous  ceux  qui  s'étaient  engoués  de  la  discipline  allemande, 
avec  tout  autant  de  chaleur  qu'ils  s'étaient  précédemment 
enthousiasmés  pour  les  modes  anglaises,  soutenaient  qu'avec 
des  coups  de  plat  de  sabre  notre  armée  égalerait  prompte- 
ment  en  perfection  celle  du  grand  Frédéric  ;  les  autres  n'y 
voyaient  qu'une  humiliante  dégradation  incompatible  avec 
l'honneur  français.  Un  tiers  parti  s'étonnait  et  doutait.  «  Le 
«  bâton,  disait-il,  serait  humiliant;  mais  le  sabre  est  l'arme  de 
«  l'honneur,  et  cette  punition  militaire  n'a  rien  de  déshono- 
«  rant;  il  faut  examiner  seulement  si  elle  n'est  pas  préfé- 
«  rable  à  la  prison  et  à  la  salle  de  discipline ,  qui  nuisent  à  la 
«  santé  et  corrompent  les  mœurs.  »  Enfin  on  dissertait  gra- 
vement pour  savoir  jusqu'à  quel  point  cette  punition  physique 
pouvait  agir  sur  les  sens  du  soldat  pour  le  forcer,  par  la 
douleur,  à  se  corriger  de  ses  vices ,  de  sa  paresse  ou  de  son 
insubordination. 

Un  matin  je  vis  entrer  dans  ma  chambre  un  jeune  homme 
des  premières  familles  de  la  cour  ;  j'étais ,  dès  mon  enfance, 
lié  d'amitié  avec  lui.  Longtemps,  haïssant  l'étude,  il  n'avait 
songé  qu'aux  plaisirs ,  au  jeu ,  aux  femmes  ;  mais ,  depuis 
peu ,  l'ardeur  militaire  s'était  emparée  de  lui  :  il  ne  rêvait  qu'ar- 
mes, chevaux,  école  de  théorie,  exercices  et  discipline  alle- 
mande. 

En  entrant  chez  moi  il  avait  l'air  profondément  sérieux; 
il  me  pria  de  renvoyer  mon  valet  de  chambre.  Quand  nous 
fûmes  seuls  :  «  Que  signifient ,  lui  dis-je ,  mon  cher  vicomte , 
«  une  visite  si. matinale  et  un  si  grave  début?  Est-il  question 
«  de  quelque  nouvelle  affaire  d'honneur  ou  d'amour? 


DU    COMTE    DE   6ÉGUB.  85 

«  Nullement,  dit-il,  mais  il  s'agit  d'un  objet  très-impor- 
.<  tant  et  d'une  épreuve  que  je  suis  absolument  résolu  de  faire. 
«  Elle  te  paraîtra  sans  doute  bien  étrange,  niais  il  nie  la  faut 
«  pour  achever  de  m'éclairer  sur  la  grande  discussion  qui 
«  nous  occupe  tous  ;  on  ne  juge  bien  que  ce  qu'on  a  connu 
«  et  éprouvé  par  soi-même.  En  te  communiquant  mon  projet, 
«  tu  sentiras  tout  de  suite  que  c'est  à  mon  meilleur  ami 
«  seul  que  je  pouvais  les  confier,  et  que  c'est  lui  seul  qui 
«  peut  m'aide?  à  l'exécuter.  En  deux  mots,  voici  le  fait  :  je 
«  veux  savoir  positivement  l'impression  que  peuvent  faire 
«  les  coups  de  plat  de  sabre  sur  un  homme  fort,  coura- 
«  geux ,  bien  constitué ,  et  jusqu'à  quel  point  son  opiniâtreté 
«  pourrait,  sans  faiblir,  supporter  ce  châtiment;  je  te  prie 
«  donc  de  m'en  frapper  jusqu'à  ce  que  je  dise  :  C'est  assez.  » 

Éclatant  de  rire  à  ce  propos ,  je  fis  l'impossible  pour  le  dé- 
tourner de  ce  bizarre  dessein  et  pour  le  convaincre  de  la  folie 
de  sa  proposition  ;  mais  il  n'y  eut  pas  moyen.  Il  insista,  me 
pria ,  me  conjura  de  lui  faire  ce  plaisir,  avec  autant  d'instances 
que  s'il  eût  été  question  d'obtenir  de  moi  le  plus  grand  ser- 
vice. 

Enfin  j'y  consentis  ,  résolu  ,  pour  le  punir  de  sa  fantaisie ,  d'y 
aller  bon  jeu,  bon  argent.  Je  me  mis  donc  à  l'œuvre;  mais, 
à  mon  grand  étonncment ,  le  patient ,  méditant  froidement  sur 
l'impression  de  chaque  coup  et  rassemblant  tout  son  courage 
pour  les  supporter,  ne  disait  mot  et  s'efforçait  de  se  montrer 
impassible  ;  de  sorte  que  ce  ne  fut  qu'après  m'avoir  laissé  répéter 
une  vingtaine  de  fois  cette  épreuve  qu'il  me  dit  :  «  Ami ,  c'est 
«  assez;  je  suis  content,  et  je  comprends  à  présent  que, 
«  pour  vaincre  beaucoup  de  défauts ,  ce  remède  doit  être  ef- 
«  ficace.  » 

Je  croyais  tout  fini,  et  jusque-là  cette  scène  n'avait  rien  eu 
pour  moi  que  de  plaisant;  mais,  au  moment  où  j'allais  sonner 
mon  valet  de  chambre  afin  de  m'habillcr,  le  vicomte,  en  m'ar- 
n'tant  tout  à  coup,  me  dit  :  <  Un  instant,  de  grâce,  tout  n'est 


80  MEMOIBES 

«  pas  achevé  ;  il  est  bon  aussi  que  tu  tasses  cette  épreuve  à 
«  tou  tour,  b 

Je  l'assurai  que  je  n'en  avais  nulle  envie,  et  qu'elle  ne  chan- 
gerait rien  à  mon  opinion,  qui  était  absolument  contraire  à  une 
innovation  si  peu  française. 

«  Fort  bien ,  répondit-il  ;  mais ,  si  ce  n'est  pas  pour  toi,  c'est 
a  pour  moi  que  je  te  le  demande.  Je  te  connais  ;  quoique  tu 
«  sois  un  parfait  ami,  tu  es  très-gai,  un  peu  railleur,  et 
«  tu  ferais  peut-être ,  à  mes  dépens  avec  tes  daines,  un  récit 
«  très-plaisant  de  ce  qui  vient  de  se  passer  entre  nous. 

«  Mais  ma  parole  ne  te  suffit-elle  pas?  repris-je.  —  Oui , 
«  dit-il,  sur  tout  autre  point  plus  sérieux  ;  mais  enfin,  quand 
«  je  n'aurais  que  la  peur  d'une  indiscrétion,  c'est  encore  trop. 
«  Ainsi,  au  nom  de  l'amitié,  je  t'en  conjure,  rassure-moi 
a  complètement  à  cet  égard  en  recevant  à  ton  tour  ce  que 
«  tu  m'as  bien  voulu  prêter  de  si  bonne  grâce.  D'ailleurs ,  je 
«  te  le  répète ,  crois-moi ,  tu  y  gagneras ,  et  tu  seras  bien  aise 
«  d'avoir  jugé  par  toi-même  cette  nouvelle  méthode  sur  la- 
«  quelle  on  dispute  tant.  » 

Vaincu  par  ses  prières  je  lui  laissai  prendre  l'arme  fatale  ; 
mais,  après  le  premier  coup  qu'il  m'eut  donné,  loin  d'imiter  sa 
constance  obstinée ,  je  me  hâtai  de  m'écrier  que  c'était  assez, 
et  que  je  me  tenais  pour  suffisamment  éclairé  sur  cette  grave 
question.  Ce  fut  ainsi  que  se  termina  cette  folle  scène.  Nous 
nous  embrassâmes  en  nous  séparant,  et,  quelque  envie  que 
j'eusse  de  raconter  le  fait ,  je  lui  gardai  le  secret  aussi  long- 
temps qu'il  le  voulut. 

Ce  jeune  homme ,  alors  si  léger,  fit  depuis  une  chose  très- 
rare  et  très-difficile;  à  l'âge  où  l'éducation  est  faite,  il  était 
très-peu  instruit;  mais,  enflammé  par  le  désir  d'acquérir  de 
la  renommée,  il  refit  lui-même  son  éducation,  quitta  les  plaisirs, 
les  frivolités ,  s'acharna  à  l'étude ,  apprit  en  quatre  années  les 
mathématiques ,'  le  latin  ,  l'histoire ,  plusieurs  langues ,  la 
logique  et  la  rhétorique  ;  enfin  il  se  distingua  à  la  tribune ,  dans 


DU    COMTE    DE   SÉOUR.  87 

nos  camps ,  et  mourut  glorieusement  en  Amérique ,  au  champ 
d'honneur,  à  l'instant  où  il  venait  de  prendre  à  l'abordage  un 
bâtiment  anglais. 

L'été  se  passa  ,  pour  notre  jeunesse,  en  exercices  fréquents, 
en  discussions  perpétuelles  sur  les  nouveaux  systèmes  de 
tactique,  en  petites  guerres  et  en  combats  simulés,  et  surtout 
en  vœux  inquiets  et  ardents  pour  une  rupture  avec  l'Angleterre, 
qui  devait  changer  nos  feints  combats  en  batailles  réelles, 
substituer  une  pratique  glorieuse  à  de  froides  théories,  et  con- 
traindre nos  pédants  et  minutieux  faiseurs  à  céder  la  place  aux 
officiers  véritablement  militaires  et  habiles. 

Comme  c'était  pour  la  liberté  que  la  guerre  se  faisait  alors 
entre  les  Américains  et  les  Anglais ,  cette  même  liberté  s'of- 
frait à  nous  avec  tous  les  attraits  de  la  gloire  ;  et ,  tandis  que  des 
hommes  plus  murs  et  les  partisans  de  la  philosophie  ne  voyaient, 
dans  cette  grande  querelle  ,  qu'une  favorable  occasion  pour  faire 
adopter  leurs  principes ,  pour  mettre  des  limites  au  pouvoir  ar- 
bitraire et  pour  donner  la  liberté  à  la  France ,  en  faisant  re- 
couvrer aux  peuples  des  droits  qu'ils  croyaient  imprescriptibles, 
nous,  plus  jeunes,  plus  légers  et  plus  ardents,  nous  ne  nous 
enrôlions  sous  les  enseignes  de  la  philosophie  que  dans  l'espoir 
de  guerroyer,  de  nous  distinguer,  d'acquérir  de  l'honneur  et 
des  grades  ;  enfin  c'était  comme  paladins  que  nous  nous  mon- 
trions philosophes 

Mais  il  arriva  tout  naturellement  qu'en  nous  déclarant  ainsi , 
par  une  humeur  d'abord  purement  belliqueuse ,  les  partisans 
et  les  champions  de  la  liberté ,  nous  finîmes  par  nous  enflam- 
mer de  très-bonne  foi  pour  elle. 

Après  avoir  lu  avidement  tous  les  livres,  tous  les  écrits 
qui  se  publiaient  alors  en  laveur  des  nouvelles  doctrines  ,  nous 
devînmes  les  disciples  zélés  de  ceux  qui  les  professaient ,  el 
les  adversaires  des  prôneurs  de  l'ancien  temps,  dont  les  préju- 
gés, la  pédanterie  et  les  vieilles  coutumes  nous  semblaient  alors 
ridicules. 


88  MÉMOIRES 

Nous  ne  nous  lassions  pas  d'en  rire  avec  Voltaire ,  d'en 
gémir  avec  Rousseau;  les  discours  académiques  de  Thomas, 
de  d'Alembert  et  de  leurs  émules,  exaltaient  notre  imagina- 
tion ;  YEsprit  des  Lois  de  Montesquieu  excitait  en  nous  une 
profonde  admiration ,  et,  si  nous  croyions  retrouver  dans  son 
livre  les  droits  des  peuples  longtemps  perdus ,  ses  Lettres 
persanes  nous  rendaient  presque  honteux  des  mœurs  de  notre 
temps ,  par  la  peinture  spirituelle  et  satirique  que  cet  éloquent 
écrivain  en  avait  faite. 

D'ailleurs  nous  nous  ennuyions  d'entendre  nos  vieillards 
nous  donner  des  leçons  sévères ,  comme  si  nous  iguorions  tout 
ce  que  leur  jeunesse  et  leur  maturité  avaient  vu  ,  souffert  et 
même  trop  souvent  fait  de  scandaleux ,  à  l'époque  de  la  Ré- 
gence et  pendant  le  règne  long,  faible  et  licencieux  de  Louis  XV. 
Nous  étions  peu  dociles  aux  prédications  et  peu  touchés  des 
alarmes  d'un  clergé  honoré  certainement  par  des  vertus  écla- 
tantes, mais  dans  lequel  on  avait  compté  tant  de  prélats  mon- 
dains ,  tant  d'abbés  à  bonnes  fortunes ,  et  surtout  un  premier 
ministre ,  le  cardinal  Dubois ,  dont  le  nom  et  la  vie  avaient  été 
un  opprobre  pour  son  ordre ,  pour  le  gouvernement  et  pour 
la  nation. 

On  avait  tant  mêlé  d'erreurs  superstitieuses  aux  vérités 
de  la  religion  ;  les  écrivains  du  jour,  en  nous  déroulant  nos 
tristes  annales,  nous  montraient  tant  de  guerres  civiles,  tant  de 
massacres  inhumains  ,  tant  de  persécutions  ,  tant  de  princes  dé- 
posés ,  tant  de  sorciers  brûlés  par  le  fanatisme ,  tant  de  peuples 
opprimés  par  les  préjugés,  par  l'ignorance  et  par  la  tyrannie 
du  système  féodal  ;  l'expulsion  et  la  spoliation  d'un  million  de 
Français ,  pour  cause  d'hérésie ,  étaient  si  récentes  ;  les  querel- 
les encore  existantes  contre  les  jansénistes  et  les  molinistes,  et 
celle  des  billets  de  confession ,  nous  semblaient  si  ridicules 
qu'il  nous  était  impossible  de  ne  pas  saisir  avec  enthousiasme 
l'espérance ,  peut-être  trop  illusoire ,  que  des  hommes  de  génie 
nous  donnaient  alors,  d'un  avenir  où  la  raison,  l'humanité, 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  80 

la  tolérance  et  la  liberté  devaient  régner  sur  les  derniers  débris 
des  erreurs,  des  folies  et  des  préjugés  qui  avaient  si  longtemps 
asservi  et  ensanglanté  le  monde. 

Ce  qui  aiguillonnait  encore  notre  vive  impatience,  c'était  la 
comparaison  de  notre  situation  présente  avec  celle  des  Anglais. 
Montesquieu  nous  avait  ouvert  les  yeux  sur  les  avantages 
des  institutions  britanniques  ;  les  communications  entre  les 
deux  peuples  étaient  devenues  beaucoup  plus  fréquentes  ;  la  vie 
brillante ,  mais  frivole ,  de  notre  noblesse ,  à  la  cour  et  à  la  ville, 
ne  pouvait  plus  satisfaire  notre  amour-propre  lorsque  nous 
pensions  à  la  dignité,  à  l'indépendance,  à  l'existence  utile  et 
importante  d'un  Pair  d'Angleterre,  d'un  membre  de  la  chambre 
des  Communes,  et  à  la  liberté,  aussi  tranquille  que  fière,  de 
tous  les  citoyens  de  la  Grande-Bretagne. 

Aussi  j'ai  toujours  été  surpris  que  notre  gouvernement  et 
nos  hommes  d'État ,  au  lieu  de  blâmer,  comme  frivole,  folle 
et  peu  française  ,  la  passion  qui  s'était  tout  à  coup  répandue  en 
France  pour  les  modes  anglaises,  n'y  aient  pas  vu  le  désir 
d'une  imitation  d'un  autre  genre  et  les  germes  d'une  grande 
révolution  dans  les  esprits  ;  ils  ne  se  doutaient  pas  qu'en  bou- 
leversant dans  nos  parcs  les  allées  droites,  les  carrés  symétri- 
ques ,  les  arbres  taillés  en  houle  et  les  charmilles  uniformes , 
pour  les  transformer  en  jardins  anglais,  nous  annoncions 
notre  désir  de  nous  rapprocher,  sur  d'autres  points ,  de  la  na- 
ture et  de  la  raison. 

Ils  ne  voyaient  pas  que  les  fracs,  remplaçant  les  amples  et" 
imposants  vêtements  de  l'ancienne  cour,  présageaient  un  pen- 
chant général  pour  l'égalité,  et  que,  ne  pouvant  encore  briller 
dans  des  assemblées  comme  des  lords  et  des  députes  anglais  , 
nous  voulions  au  moins  nous  distinguer  comme  eux  par  la  ma- 
gnificence de  nos  cirques ,  par  le  luxe  de  nos  parcs  et  par  la 
rapidité  de  nos  coursiers. 

Cependant-rien  n'était  plus  facile  à  deviner,  et  il  suffisait  d'en- 
tendre parler  eeux  qui  les  premiers  nous  avaient  apporte  ces 


90  MÉMOIRES 

modes,  le  comte  de  Lauraguais,  le  duc  de  Lauzun ,  le  duc 
de  Chartres,  le  marquis  de  Confinas ,  et  beaucoup  d'autres, 
pour  comprendre  que  ce  c'était  pas  à  de  si  superficielles  imita- 
tions qu'ils  prétendaient  berner  leurs  vœux. 

Quoiqu'il  en  soit,  tout  ce  qui  était  jeune  à  la  cour  et  les 
princes  mêmes  se  laissèrent  entraîner  par  ce  torrent.  La  reine 
montra  le  plus  grand  ennui  de  l'étiquette,  le  gôùt  le  plus  vif 
pour  les  jardins  anglais,  le  penchant  le  plus  marqué  pour  les 
courses  de  chevaux  ;  elle  honorait  celles-ci  de  sa  présence , 
et  par  là  encourageait  la  folie  des  parieurs ,  qui  s'y  ruinaient. 

Quelques  vieux  seigneurs  blâmaient,  il  est  vrai,  celte  manie, 
mais  seulement  parce  qu'elle  était  nouvelle.  Le  boa  roi  Louis  XVI 
seul  la  désapprouvait  hautemeat,  noa  comme  indice  d'inno- 
vations daagereuses ,  mais  comme  uu  luxe  ridicule  ,  scaadaleux, 
et  coaime  une  préférence  humiliante  doanée  aux  usages  d'uu 
pays  étraager  sur  ceux  du  nôtre. 

Tandis  qu'on  faisait  à  l'envi,  dans  ces  courses,  des  gageures 
énormes ,  le  roi ,  pressé  de  parier,  ne  voulut  mettre  au  jeu 
qu'un  écu  :  la  leçon  fut  inutile  ;  l'opinion  était  déjà  plus  forte 
que  l'autorité  et  que  l'exemple.  Malheureusement,  sur  tous  les 
points  on  sentait  trop  clairement  la  violence  de  l'agitation  des 
fiots  et  la  faiblesse  du  pilote. 

On  peut  en  juger  par  une  anecdote.  Le  comte  de  Lauraguais, 
fameux  par  son  enthousiasme  pour  les  institutions ,  les  mœurs 
et  les  usages  de  l'Angleterre ,  par  l'éclat  de  ses  aventures  ga- 
lantes, par  sa  philosophie  un  peu  cynique  ,  et  par  ua  luxe  qui 
consomma  toute  sa  fortuae  ,  s'était  attiré  ,  par  la  hardiesse  de 
ses  paroles  et  par  l'originalité  audacieuse  de  ses  écrits,  un  assez 
grand  nombre  de  lettres  de  cachet,  qu'il  appelait  uu  jour  plai- 
samment devant  moi  sa  correspondance  avec  le  roi. 

Je  me  rappelle  que ,  le  sachant  exilé  loin  de  Paris  par  une  de 
ces  lettres,  je  le  vis  se  proaiener  tranquillement  dans  le  lieu 
où  l'on  faisait  une  course,  et  où  se  trouvait ,  comme  à  l'ordi- 
naire ,  toute  la  cour.  Je  voulus  lui  faire  sentir  le  danger  de  son 


DU   COMTE   DE   SÉOUR.  91 

imprudence ,  il  n'en  fit  que  rire.  Cette  escapade  ne  put  être 
ignorée  et  resta  cependant  impunie.  L'arbitraire  était  plutôt 
toléré  que  respecté,  et  si,  au  lieu  de  fermer  les  yeux  sur  une 
telle  désobéissance,  on  eût  sévi ,  je  ne  sais  trop  si  l'opinion  pu- 
blique ,  en  effervescence ,  n'aurait  pas  donné  à  cette  affaire 
beaucoup  plus  d'éclat  et  de  gravité  qu'elle  n'en  avait  réelle- 
ment. 

Le  comte  de  Lauraguais,  depuis  duc  de  Brancas,  et  qui  vient 
de  mourir  à  l'âge  de  quatre-vingt-onze  ans ,  a  certaiuement 
été  l'un  des  hommes  les  plus  singuliers  de  son  temps  ;  il  réunis- 
sait dans  sa  personne  des  qualités  et  des  défauts  dont  la  moindre 
partie  aurait  suffi  pour  marquer  tout  individu  de  l'empreinte 
d'une  grande  originalité. 

Aimant  à  l'excès  le  tourbillon  et  les  plaisirs  du  monde,  il 
s'adonna  aux  sciences ,  et  fit  en  chimie  quelques  découvertes 
auxquelles  il  dut  son  admission  dans  l'Académie  des  Sciences. 
(l'est  à  lui  que  l'on  doit  l'art  de  perfectionner  la  porcelaine.  Il  fit 
des  expériences  sur  l'éther  et  sur  sa  miscibilité  dans  l'eau , 
ainsi  que  des  découvertes  moins  utiles  ,  relativement  à  la  disso- 
lution des  diamants.  Ces  dernières  ne  profitèrent  à  personne  et 
contribuèrent  à  sa  ruine.  Original  et  passionné  dans  ses  goûts, 
on  ne  saurait  dire  combien  il  prodigua  d'argent  pour  acheter 
des  diamants ,  dont  une  partie  enrichit  d'ingrates  beautés ,  et 
dont  l'autre  se  fondit  dans  ses  fourneaux  de  porcelaine. 

11  fut  un  des  premiers  qui ,  bravant  la  pédanterie  de  la 
magistrature  et  les  superstitions  de  la  Sorbonne  T  favorisa  en 
France  l'inoculation. 

Le  célèbre  grammairien  Dumarsais  ,  dont  la  science  hono- 
rait sa  patrie,  languissait  dans  la  pauvreté  parce  qu'on  le  croyait 
janséniste.  M.  de  Lauraguais,  en  faisant  généreusement  une 
penson  à  cet  illustre  grammairien,  le  vengea  des  persécutions 
de  Rome  et  de  l'injustice  de  la  cour. 

Longtemps  on  le  vit  le  plus  fastueux,  le  plus  magnifique  , 
le  plus  galant  des  grands  seigneurs  :  mais  plus  longtemps  eu- 


92  MEMOIRES 

core  on  le  vit,  depuis,  niai  vêtu,  mal  peigné,  et  affectant  la 
simplicité  du  paysan  du  Danube. 

Je  me  souviens  qu'un  jour  il  vint  chez  moi  le  matin  dans 
ce  costume  cynique ,  mais  avec  une  physionomie  rayonnante 
de  plaisir.  «  Eh!  d'où  te  vient,  luidis-je,  cette  joie  inaccou- 
«  tumée?  —  Mon  ami,  me  répondit-il,  je  suis  le  plus  heureux 
«  des  hommes  :  me  voilà  complètement  ruiné.  —  Ma  foi  ! 
«  repris-je ,  c'est  un  étrange  bonheur  et  pour  lequel  il  y  au- 
«  rait  de  quoi  se  pendre.  —  Tu  te  trompes ,  mon  cher,  répli- 
«  qua-t-il  ;  tant  que  je  n'ai  été  que  dérangé,  je  me  voyais  accablé 
«  d'affaires,  persécuté,  ballotté  entre  la  crainte  et  l'espérance  ; 
«  aujourd'hui  que  je  suis  ruiné,  je  me  trouve  indépendant , 
«  tranquille,  délivré  de  toute  inquiétude  et  de  tous  soucis.  » 

A  l'époque  où  ,  par  l'effet  d'une  civilisation  concentrée ,  les 
règles  de  ce  qu'on  appelait  alors  bon  ton  et  bonne  compagnie 
obligeaient  tout  le  monde  de  se  soumettre ,  pour  le  goût ,  pour 
les  opinions,  pour  le  langage  et  pour  la  manière  de  vivre,  à 
une  monotone  uniformité,  M.  de  Lauraguais,  secouant  ce  joug, 
suivait  en  tout  genre  ses  fantaisies  et  professait  hautement  les 
plus  hardis  systèmes. 

Nos  théâtres  lui  doivent  une  grande  révolution  :  il  nous  lit 
sentir  le  premier  combien  il  était  ridicule  et  contraire  à  l'illu- 
sion de  la  scène  de  souffrir  que  les  élégants  de  la  cour  et  de  la 
ville  fussent  assis  sur  des  banquettes,  des  deux  côtés  du  théâtre, 
en  avant  des  coulisses.  D'après  ses  conseils  les  acteurs  cessè- 
rent aussi  de  représenter  les  personnages  antiques  en  habit  mo- 
derne. Ce  fut  grâce  à  lui  que  nous  ne  vîmes  plus  Néron,  Brutus, 
Thésée  en  habit  à  grandes  basques  avec  une  écharpê  et  des 
nœuds  d'épaule,  Phèdre  et  Mérope  en  cheveux  bouclés,  pou- 
drés, et  enrobes  à  grands  paniers. 

Vivement  épris  d'une  actrice,  mademoiselle  Arnould,  et 
ennuyé  de  la  présence  assidue  d'un  homme  de  la  cour,  le 
prince  D...,  très-peu  spirituel,  le  comte  de  Lauraguais  alla 
gravement  chez  un  médecin  et  lui  demanda  s'il  était  possible 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  93 

de  mourir  d'ennui.  «  Cet  effet  de  l'ennui ,  répondit  le  docteur, 
«  serait  bien  étrange  et  bien  rare.  —  Je  vous  demande  ,  re- 
«  prit  le  comte,  s'il  est  possible.  »  Le  médecin  ayant  répondu 
qu'à  la  vérité  un  trop  long  ennui  pourrait  donner  une  maladie 
telle  que  la  consomption  ,  et  par  là  causer  la  mort  du  malade, 
il  exigea  et  paya  cette  consultation  signée.  De  là  il  se  rendit 
chez  un  avocat,  et  lui  demanda  s'il  pouvait  accuser  en  justice 
un  homme  qui  aurait  formé  le  dessein ,  par  quelque  moyen 
que  ce  fut,  de  le  faire  mourir  L'avocat  dit  que  le  fait  n'était 
pas  douteux  ,  et,  sur  ces  instances,  écrivit  et  signa  cette  décla- 
ration. Muni  de  ces  deux  pièces,  le  comte  de  Lauraguais  porta 
devant  la  justice  une  plainte  criminelle  contre  le  prince  D..., 
qui  voulait,  disait-il,  le  faire  mourir  d'ennui,  ainsi  que  made- 
moiselle Arnould.  Cette  bizarre  affaire  n'eut  aucune  suite  ; 
mais,  comme  on  le  croit  bien  ,  elle  fit  beaucoup  de  bruit. 

Pendant  la  guerre  de  Sept- Ans ,  M.  de  Lauraguais,  au  milieu 
d'une  bataille  sanglante ,  avait  chargé  trois  fois  l'ennemi  à  la 
tête  du  régiment  qu'il  commandait  et  s'était  distingué  par  la 
plus  froide  et  la  plus  brillante  intrépidité.  Lorsque  le  combat 
eut  cessé ,  rassemblant  ses  officiers  et  leur  ayant  distribué  de 
justes  éloges .  il  leur  demanda  s'ils  étaient  satisfaits  de  sa  con- 
duite ;  on  lui  répondit  par  une  acclamation  unanime.  «  Je  suis 
«  bien  aise  ,  reprit  le  comte ,  que  vous  soyez  contents  de  votre 
«  colonel;  mais  moi  je  ne  le  suis  nullement  du  métier  que 
«  nous  faisons,  et  je  le  quitte.  »  En  effet,  après  la  campagne 
il  quitta  le  service. 

A  cette  occasion  il  composa  les  vers  suivants,  où  se  mêle  à 
la  peinture  de  son  propre  caractère  une  épigramme  un  peu 
vive  contre  un  de  ses  contemporains  ,  le  duc  de  la  Vallière  qui 
n'eut  jamais  d'autre  activité  que  celle  de  courtisan. 

J'ai  vu  périr  Gisors  (i)  et  perdre  une  victoire 
Où  j'ai  manqué  cent  fois  de  périr  à  mon  tour; 

(1)  Le  comte  de  Gisors,  (ils  du  maréchal  de  Bellc-Isle,  jeune  homme 
de  la  plus  haute  espérance. 


94  MEMOIRES 

Mon  sang  sur  mes  lauriers  coulait  à  mon  retour, 
Ce  qui  m'en  dégoûta  plus  qu'on  ne  saurait  croire. 

Qu'on  en  jase  tant  qu'on  voudra  : 
Apollon  peut  rayer  mon  nom  de  son  grimoire, 

Et  les  neuf  lilles  de  Mémoire  , 
Ami,  n'en  valent  pas  une  de  l'Opéra. 
Je  ne  veux  que  chasser,  rire,  chanter  et  boire, 
Ainsi  que  la  Vallière,  en  cet  heureux  séjour. 
Quand  on  est  riche  et  duc ,  et  qu'on  rampe  à  la  cour, 

On  a  toujours  assez  de  gloire. 

Ce  fut  M.  le  comte  de  Lauraguais  qui ,  le  premier,  fit  voir 
aux  Parisiens,  dans  la  plaine  des  Sablons,  une  course  avec 
des  chevaux,  et  des  jockeys  anglais. 

Quand  les  idées  de  liberté  se  propagèrent ,  le  comte  de  Lau- 
raguais fut  un  des  partisans  les  plus  zélés  des  grandes  innova- 
tions qui  se  préparaient.  11  se  voyait  déjà  remplir,  dans  un  parle- 
ment français,  le  rôle  des  Walpole,  des  Chatam  et  des  Fox; 
mais  notre  tempête  révolutionnaire  déçut  ses  espérances, 
comme  tant  d'autres ,  et  ce  ne  fut  qu'après  la  Restauration 
qu'il  vint  siéger  à  la  chambre  des  Pairs ,  où  son  âge  avancé  ne 
lui  permit  de  paraître  que  peu  de  temps. 

Cependant ,  dès  le  moment  où  la  ville  et  la  cour,  contre  les 
anciennes  coutumes ,  s'étaient  livrées  avec  fureur  à  la  discus- 
sion des  affaires  publiques ,  discussion  dont  le  signal  fut  donné 
par  la  publication  toute  nouvelle  du  compte  des  finances  rendu 
par  M.  Necker,  ouvrage  qu'on  trouvait  non-seulement  chez 
tous  les  hommes  d'État,  mais  dans  la  poche  de  tous  les  abbés 
et  sur  la  toilette  de  toutes  les  dames ,  M.  de  Lauraguais ,  don- 
nant le  premier  l'exemple  d'une  opposition  hardie,  écrivit  contre 
le  ministre  des  pamphlets  sur  les  finances ,  composés  avec 
talent,  et  dont  l'originalité  satirique  lui  attira  de  nouvelles 
disgrâces  et  quelques  légers  suppléments  à  sa  correspoiidance 
avec  le  roi. 

Si  M.   de  Lauraguais  se  permettait  les  libertés  les   plus 


DU   COMTE    DE   SEGUR.  95 

étranges  eu  paradoxe  ,  eu  ironie,  en  raillerie,  surtout  lorsqu'il 
écrivait ,  d'un  autre  côté  son  commerce  en  société  était  très- 
agréable  et  très-piquant  ;  seulement  on  le  trouvait  beaucoup 
moins  aimable  lorsqu'il  voulait  dogmatiser  en  flnauces  et  en 
politique,  au  milieu  d'un  mor.de  léger  dout  l'usage  était  de 
ne  pas  souffrir,  pour  l'intérêt  de  la  conversation ,  qu'on  s'ap- 
pesantît trop  sur  aucun  sujet;  car  alors,  pour  plaire,  il  fal- 
lait dans  le  inonde  cacher  son  savoir  et  tout  effleurer. 

Parfois  M.  de  Lauraguais  voulut  être  poète;  mais  il  ne  fut 
pas  heureux  dans  ce  genre ,  qui  ne  parait  que  trop  facile  à  beau- 
coup de  gens,  et  qui  demande  de  longues  études,  un  travail 
assidu,  travail  sans  lequel  on  ne  produit  rien  de  bon,  et  qui  ce- 
pendant doit  être  si  bien  caché  qu'on  ne  le  sente  pas. 

Je  me  souviens  qu'un  matin  le  comte  de  Lauraguais  vint 
me  lire  une  tragédie  de  sa  composition,  et  dont  Jocaste  était 
le  titre.  Me  demandant  ensuite  mon  avis,  je  m'amusai  à  lui 
répondre  en  plaisantant,  ce  qui  était  fort  de  son  goût,  qu'il  y 
avait  certainement  des  beautés  dans  sa  pièce  ,  mais  que  malheu- 
reusement je  n'y  avais  trouvé  de  bien  clair  que  les  vers  du 
Sphinx.  «  C'est ,  répondit-if,  que  tu  les  as  mal  écoutés. 

«  —  Je  vais  te  prouver  le  contraire,  repris-je,  car  en  voilà 
que  j'ai  retenus  : 

«  Oui,  Phorbas  à  l'instant,  dans  le  temple  inspiré  , 

«  .M'a  révélé  ce  qu'il  ignore  encor  lui-même. 

«  — Ah  qu'a  t-il  dit?  Parlez  :  ma  surprise  est  extrême  !  » 

«  —  Tu  es  un  mauvais  railleur,  répondit  le  comte  ;  ton  esprit 
«  n'est  pas  à  la  hauteur  de  mon  talent  ni  du  siècle,  puisque  tu 
«  ne  vois  pas  que  dans  cet  ouvrage  je  donne  à  l'Europe  le 
«  bilan  de  mon  génie.  —  Prends  garde,  lui  dis-je ,  au  mot 
»  bilan;  il  est  de  mauvais  augure.  » 

Au  fond,  M.  de  Lauraguais,  dont  les  sarcasmes,  quand  il 
écrivait ,  semblaient  annoncer  un  esprit  méchant,  avait  le  meil- 
leur cœur  du  monde ,  était  obligeant ,  serviable ,  bon  ami ,  pro- 


9C  MEMOIRES 

digue  de  tout  ce  qu'il  avait,  sachant  se  passer  de  tout  ce  qu'il 
n'avait  pas  Nul  ne  sut  mieux  que  lui  abuser  sans  mesure  de 
la  fortune  et  supporter  philosophiquement  la  pauvreté. 

Une  de  ses  maîtresses  racontait  qu'il  l'avait  logée  dans  sa 
serre-chaude ,  la  nourrissant  très-mal.  et  ne  lui  donnant  presque 
que  des  fruits  de  climats  étrangers.  Comme  elle  le  lui  repro- 
chait :  «  Peux-tu  te  plaindre,  ingrate,  lui  disait-il,  de  manquer 
«  du  nécessaire  ,  chose  triviale ,  lorsque  tu  jouis  abondamment 
«  du  superflu,  que  tout  le  monde  désire?  » 

Pendant  quelque  temps  il  eut  de  hautes  prétentions  en  mé- 
taphysique, et  donna  un  jour  rendez-vous  au  chevalier  de  Bouf- 
flers  et  à  moi  pour  nous  expliquer  l'obscure  doctrine  renfermée 
et  cachée  dans  le  livre  intitulé  :  des  Erreurs  et  de  la  J'érilé , 
ouvrage  composé  par  le  célèbre  Saint-Martin ,  chef  de  la  secte 
des  illuminés. 

Après  l'avoir  entendu  patiemment  disserter  deux  heures  sur 
ce  sujet ,  Boufflers  et  moi  nous  lui  dîmes  d'un  commun  accord 
que  jusqu'à  ce  jour  nous  avions  cru  saisir  le  sens  et  la  clef  de 
quelques  passages  de  ce  livre  énigmatique,  mais  que,  depuis  sa 
savante  explication,  nous  n'y  comprenions  plus  rien  du  tout. 
11  rit  comme  nous  de  sa  présomption  ,  de  la  nôtre  et  du  temps 
que  nous  avions  perdu. 

Telle  était  la  singularité  de  ce  siècle  qu'au  moment  où  l'in- 
crédulité était  en  vogue ,  où  l'on  regardait  presque  tous  les 
liens  comme  des  chaînes  ,  où  la  philosophie  traitait  de  préjugés 
toutes  les  anciennes  croyances  et  toutes  les  vieilles  coutumes , 
une  grande  partie  de  ces  jeunes  et  nouveaux  sages  s'engouait , 
les  uns  de  la  manie  des  illuminés  ,  des  doctrines  de  Sweden- 
borg, de  Saint-Martin,  de  la  communication  possible  entre  les 
hommes  et  les  esprits  célestes,  tandis  que  beaucoup  d'autres, 
s'empressant  autour  du  baquet  de  Mesmer,  croyaient  à  l'effica- 
cité universelle  du  magnétisme ,  étaient  persuadés  de  l'infailli- 
bilité des  oracles  du  somnambulisme,  et  ne  se  doutaient  pasdes 
rapports  qui  existaient  entre  ce  baquet  magique,  dont  ils  étaient 


DU    COMTE    DE   SÉGUR.  97 

enthousiastes,  et  le  tombeau  miraculeux  de  Paris,  dont  ils 
s'étaient  tant  moqués. 

Jamais  on  ne  vit  plus  de  contraste  dans  les  opinions ,  dans 
les  goûts  et  dans  les  mœurs  :  au  sein  des  académies  on  applau- 
dissait les  maximes  de  la  philanthropie  ,  les  diatribes  contre  la 
vaine  gloire ,  les  vœux  pour  la  paix  perpétuelle  ;  mais  en  sor- 
tant on  s'agitait ,  on  intriguait ,  on  déclamait  pour  entraîner 
le  gouvernement  à  la  guerre.  Chacun  s'efforçait  d'éclipser  les 
autres  par  son  luxe  à  l'instant  même  où  l'on  parlait  en  répu- 
blicain et  où  l'on  prêchait  l'égalité.  Jamais  il  n'y  eut  à  la  cour 
plus  de  magnificence,  de  vanité,  et  moins  de  pouvoir.  On 
frondait  les  puissances  de  Versailles ,  et  on  faisait  sa  cour  à 
celles  de  Y  Encyclopédie. 

Nous  préférions  un  mot  d'éloge  de  d'Alembert ,  de  Diderot, 
à  la  faveur  la  plus  signalée  d'un  prince.  Galanterie ,  ambition  , 
philosophie,  tout  était  entremêlé  et  confondu  ;  les  prélats  quit- 
taient leurs  diocèses  pour  briguer  des  ministères  ;  les  abbés  fai- 
saient des  vers  et  des  contes  licencieux. 

On  applaudissait  h  la  cour  les  maximes  républicaines  de  Bru- 
tus;  les  monarques  se  disposaient  à  embrasser  la  cause  d'un 
peuple  révolté  contre  son  roi  ;  enfin  on  parlait  d'indépendance 
dans  les  camps,  de  démocratie  chez  les  nobles ,  de  philosophie 
dans  les  bals,  de  morale  dans  les  boudoirs. 

Au  reste,  ce  qu'on  peut  avec  raison  regretter  de  cette  époque, 
qui  ne  renaîtra  plus,  c'était,  au  milieu  de  ce  conflit  entre  des  opi- 
nions, des  systèmes,  des  goûts  et  des  vœux  si  opposés,  une  dou- 
ceur, une  tolérance  dans  la  société  qui  en  faisaient  le  charme. 

Toutes  ces  luttes  entre  les  anciennes  et  les  nouvelles  doc- 
trines ne  s'exerçaient  encore  qu'en  conversations  et  ne  se 
traitaient  que  comme  des  théories.  Le  temps  n'était  pas  arrivé 
où  leur  pratique  et  leur  action  devaient  répandre  parmi  nous 
la  discorde  et  la  haine.  Jours  heureux  où  les  opinions  n'in- 
fluaient pas  sur  les  sentiments,  et  où  l'on  savait  aimer  tou- 
jours ceux  qui  ne  pensaient  pas  comme  nous  ! 

9 


98  Ml.  MOI  H  ES 

Je  n'oublierai  jamais  les  délicieuses  et  fréquentes  réunions 
où  se  trouvaient  ensemble  les  financiers,  les  magistrats,  les 
courtisans ,  les  poètes ,  les  philosophes  les  plus  aimables  et  les 
plus  distingués  ,  et  ces  conversations  au  Mont  Parnasse ,  chez 
le  comte  de  Choiseul-Gouflier,  où  brillaient  tour  à  tour  Bouf- 
(lers,  Delille,  Rulhière,  Saint- Lambert,  Chamfort ,  la  Harpe, 
Marmontel ,  Pauchaud,  Raynal  ;  l'abbé  de  Périgord ,  depuis 
prince  de  Talleyrand  ;  mon  frère,  l'un  des  plus  aimables  hommes 
de  son  temps;  31.  de  Saisseval  ;  le  prince  de  Ligne,  nouveau 
chevalier  de  Grammont  de  tous  les  pays ,  favori  de  tous  les 
rois,  courtisan  de  toutes  les  cours,  ami  de  tous  les  philosophes, 
et  le  duc  de  Lauzun,  qui,  cherchant  partout  la  gloire,  n'en  eut 
que  les  illusions,  et  dont  la  plupart  des  aventures  furent  plus 
imaginaires  que  réelles. 

Dans  quelques  autres  centres  de  réunion  on  entendait  avec 
un  plaisir  mêlé  de  vénération  le  simple ,  le  laborieux,  l'éloquent 
et  savant  abbé  Barthélémy  ;  Malesherbes,  l'un  des  plus  populaires 
des  hommes  illustres,  le  plus  juste  des  ministres,  le  plus  in- 
tègre des  magistrats ,  le  moins  flatteur  des  courtisans  ,  cet  im- 
mortel Malesherbes,  qui  pensait  en  philosophe,  agissait  eu  sage, 
et  charmait  par  la  fécondité  de  sa  mémoire ,  par  la  multipli- 
cité de  ses  anecdotes  ,  ceux  qu'il  instruisait  par  la  moralité  de 
ses  discours  et  par  l'universalité  de  ses  connaissances;  le  duc 
de  Nivernais ,  aussi  distingué  par  la  délicatesse  de  son  goût  et 
par  l'urbanité  de  son  ton  que  par  la  iinesse  et  les  agréments  de 
son  esprit  ;  il  savait  allier  la  noblesse  de  l'antique  cour  à  l'es- 
prit phdosophique  de  la  nouvelle  ;  il  réunissait  en  lui  l'image 
et  l'esprit  de  deux  siècles  différents. 

Chez  la  princesse  de  Beauveau ,  modèle  d'aménité  et  d'art 
pour  soutenir  et  varier  la  conversation ,  on  se  plaisait  à  voir  la 
réunion  et  la  représentation  de  tout  ce  qu'il  y  avait  de  mieux  et 
de  plus  délicat  dans  la  cour  de  Louis  XV ,  sans  jamais  y  ren- 
contrer ce  qu'une  juste  sévérité  reprochait  à  la  licence  de  ce 
temps. 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  99 

On  aurait  pu  retrouver  aussi  quelques  traces  ,  quelques  sou- 
venirs de  la  vieille  époque  de  la  Régence  chez  la  maréchale  de 
Luxembourg;  mais  l'âge,  le  repentir  et  le  hesoin  de  la  consi- 
dération ,  effaçant  ces  vestiges  ,  n'y  laissaient  presque  plus  en- 
trevoir que  l'importance  et  la  dignité  imprimées  sur  les  noms 
qui  rappelaient  le  règne  de  Louis  XIV. 

Te  quittais  avec  empressement  les  compagnons  de  ma  jeunesse 
et  les  amusements  de  mon  âge  pour  entendre  des  entretiens 
et  pour  suivre  des  sociétés  qui  formaient  à  la  fois  ma  raison  x 
mon  esprit  et  mon  goût. 

Destiné  aux  emplois  publics  par  ma  position  dans  le  monde 
et  par  mon  penchant  à  cultiver  les  études  de  l'histoire  et  de  la 
politique ,  je  sentais  combien  était  précieux  pour  moi  l'avantage 
de  me  lier  avec  tous  ceux  qu'on  pouvait  sans  vanité  regarder 
comme  l'élite  des  sociétés  humaines. 

En  effet ,  on  trouvait  alors  à  l'hôtel  de  La  Rochefoucauld  , 
chez  d'Alembert ,  chez  madame  Geoffrin,  les  littérateurs ,  les 
philosophes  les  plus  distingués  ,  et  cet  esprit  de  liberté  qui 
devait  changer  la  face  du  monde  en  l'éclairant ,  et  malheureuse- 
ment aussi  ébranler  toutes  ses  bases  en  voulant  lui  en  donner 
de  nouvelles. 

Dans  les  réunions  qui  avaient  lieu  chez  mesdames  la  maré- 
chale de  Luxembourg ,  de  la  Vallière  ,  à  l'hôtel  de  Choiseui , 
on  revoyait  tout  ce  que  le  règne  de  Louis  XV  avait  offert  de 
personnages  marquants  par  ieurrang,  par  leur  urbanité,  par  leur 
galanterie.  Chez  madame  du  Deffaut  on  était  certain  de  ren- 
contrer les  étrangers  les  plus  célèbres,  attirés  par  la  curiosité 
de  connaître  celte  France,  ancienne  et  nouvelle,  que  chez  eux 
ils  dénigraient  avec  pesanteur  et  accusaient  de  frivolité ,  mais 
qui ,  dans  tous  les  temps ,  fut ,  est  et  sera  l'objet  de  leur  ja- 
lousie 

Quoique  bien  jeune,  porté  naturellement  à  la  réflexion,  je  me 
convainquis  bientôt,  dans  ces  écoles  brillantes  de  civilisation  , 
des  causes  qui  donnaient ,  en  Europe  ,  des  avantages  presque 


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100  MÉMOIRFS 

universels  à  uos  politiques  et  à  nos  littérateurs  sur  ceux  de  tous 
les  autres  pays ,  eu  en  exceptant  l'Angleterre ,  qui  nous  dispute; 
cette  prééminence. 

Ces  causes  sont  les  mêmes  que  celles  qui  donnent  aux  his- 
toriens de  l'antiquité  une  supériorité  évidente  sur  la  plupart  des 
historiens  modernes.  En  effet,  pour  traiter  avec  les  hommes 
et  pour  les  peindre ,  il  faut  les  étudier,  les  connaître ,  et  cette 
connaissance  profonde  ne  peut  s'acquérir  qu'au  milieu  d'une  ci- 
vilisation perfectionnée,  et  dans  une  position  où  la  pratique  du 
monde  substitue  la  réalité  aux  apparences  et  l'expérience  aux 
systèmes. 

Pourquoi  trouvons-nous  si  froids  la  plupart  des  historiens  de 
l'Europe  moderne  ?  C'est  que,  avec  beaucoup  d'érudition  et  sou- 
vent même  d'esprit,  leurs  récits  sont  secs,  manquent  d'intérêt 
dramatique,  et  que  leurs  réflexions,  la  plupart  du  temps  très- 
longues,  ne  sont  que  des  lieux  communs  de  morale  rebattus  à  la 
chaire  ou  dans  les  collèges. 

Ce  qui  fait  au  contraire  que  les  ouvrages  des  Xénophon  ,  des 
Tite-Live ,  des  Polybe ,  des  Salluste ,  des  Tacite ,  sont  lus  avec 
intérêt,  relus  avec  avidité,  et  ont  traversé  les  siècles,  c'est 
que  ces  grands  écrivains  avaient  été  acteurs  dans  les  scènes 
qu'ils  retraçaient  ou  dans  des  scènes  semblables. 

Ce  n'étaient  point  des  abbés ,  des  professeurs  ,  des  savants 
séparés  du  monde  par  leurs  vœux,  par  leurs  études  ou  par  leur 
obscurité ,  qui  répandaient  de  si  vives  lumières  sur  le  jeu  des 
passions  humaines;  c'étaient  des  hommes  qui  les  avaient  éprou- 
vées et  combattues.  Ces  illustres  écrivains  réunissaient  le  triple 
avantage  d'être  à  la  fois  hommes  de  lettres,  hommes  du  monde 
et  hommes  d'État,  et  par  là  possédaient  le  triple  mérite  de 
l'art  du  style  d'un  littérateur,  de  la  finesse  de  goût  d'un  homme 
de  la  haute  société,  et  de  l'habileté  d'un  politique  expéri- 
menté. 

Aussi ,  dans  l'Europe  nouvelle ,  on  doit  remarquer  que  les 
hommes  dont  les  écrits  politiques  ou  historiques  excitent  le 


nu  comte  de  slgur.  10! 

plus  constamment  notre  intérêt  sont  les  écrivains  tels  que  le 
président  de  Thou  ,  le  duc  de  Sully,  le  cardinal  de  Retz. 

Si  Montesquieu  n'eût  été  qu'un  savant  pofesseur,son  génie  ne 
nous  eût  donne  que  des  dissertations  froides  sur  les  lois.  Il  nous 
en  a  donné  l'esprit  parce  qu'il  connaissait  le  monde,  les  affaires, 
les  hommes  de  toutes  les  classes ,  les  sociétés  de  toutes  les 
nuances. 

Ce  qui  fait  le  charme  des  Mémoires ,  écrits  môme  avec  le 
plus  de  négligence ,  c'est  que  ceux  qui  les  ont  composés  s'y 
montrent  en  acteurs  plus  qu'en  auteurs.  Cependant ,  s'ils  ont 
le  mérite  du  naturel,  l'art  leur  manque  trop  souvent,  ainsi  que 
l'impartialité;  ils  ne  vous  montrent  qu'un  coin  du  tableau  et 
dénué  d'ornements,  tandis  que,  de  tous  les  genres  d'éloquence, 
l'histoire  et  la  politique  sont  ceux  où  il  est  le  plus  nécessaire 
d'offrir  le  mélange  indispensable  d'élégance  ,  de  simplicité,  de 
variété ,  de  profondeur,  de  pratique  des  hommes  et  d'habitude 
des  affaires. 

En  Angleterre  les  institutions  ont  été  plus  favorables  à  ce 
genre  de  talent  que  celles  des  autres  gouvernements  ;  les  affaires 
y  sont  vraiment  publiques ,  ce  sont  celles  de  tous  ;  chacun  les 
connaît ,  s'y  mêle  ,  y  prend  part;  on  n'y  sépare  point  la  théorie 
de  la  pratique  ;  le  ciment  de  la  liberté  y  a  établi  des  liens  et  des 
communications  entre  tous  les  rangs  et  toutes  les  classes;  aussi 
une  gloire  solide  est  attachée  aux  noms  des  écrivains,  des  hommes 
d'État,  des  orateurs  de  ce  pays  ,  tels  que  Hume,  Clarendon  , 
Littleton  ,  Robertson ,  Chesterfield ,  etc. 

Aous  nous  dégagerons  comme  eux  des  entraves  où  nous  re- 
tenaient le  pouvoir  féodal ,  l'autorité  arbitraire  ,  les  préjugés 
scolastiques ,  la  superstition,  l'éloignement  foret'  des  affaires 
pour  presque  toutes  les  classes  de  la  société  ,  le  dédain  antique 
et  vaniteux  des  classes  privilégiées  pour  les  lettres;  alors  la 
muse  de  l'histoire  et  de  la  politique  reprendra  dans  notre  patrie 
!e  rang  élevé  qui  lui  est  dû. 

Ce  qu'il  y  avait  au  reste  de  plus  singulier  et  de  plus  reniai 


102  UEMOIBES 

quable  à  l'époque  dont  je  parle  ,  c'est  que ,  à  la  cour  comme  à 
la  ville,  chez  les  grands  comme  chez  les  bourgeois  ,  parmi  les 
militaires  comme  parmi  les  financiers,  au  sein  d'une  vaste  mo- 
narchie, sanctuaire  antique  des  privilèges  nobiliaires,  parlemen- 
taires, ecclésiastiques,  malgré  l'habitude  d'une  longue  obéis- 
sance au  pouvoir  arbitraire  ,  la  cause  des  Américains  insurges 
fixait  toutes  les  attentions  et  excitait  un  intérêt  général. 

De  toutes  parts  l'opinion  pressait  le  gouvernement  royal  de 
se  déclarer  pour  la  liberté  républicaine  et  semblait  lui  re- 
procher sa  lenteur  et  sa  timidité.  Les  ministres,  entraînés  peu  à 
peu  par  le  torrent,  craignaient  cependant  encore  de  rompre  avec 
les  Anglais  et  d'entreprendre  une  guerre  ruineuse  ;  de  plus  ils 
étaient  retenus  par  la  sévère  probité  de  Louis  XVI ,  le  plus 
moral  des  hommes  de  son  temps. 

La  neutralité  paraissait  un  devoir  à  ce  monarque,  parce  qu'au- 
cune agression  anglaise  ne  justifiait  à  ses  yeux  une  démarche 
hostile  contre  la  couronne  britannique.  Ce  n'était  pas  la  crainle 
des  frais  et  des  chances  de  la  guerre  qui  le  frappait  :  c'était  sa 
conscience  qui  lui  faisait  regarder  comme  une  perfidie  la  vio- 
lation des  traités  et  de  l'état  de  paix,  sans  autre  motif  que  celui 
d'abaisser  une  puissance  rivale. 

Ainsi  le  gouvernement ,  froissé  entre  la  volonté  du  prince  et 
le  vœu  général ,  faisait  par  faiblesse  ce  qu'il  y  a  de  pire  en  po- 
litique :  il  encourageait  secrètement  le  commerce  français  à 
donner  aux  Américains  des  secours  en  armes  et  en  munitions  ; 
il  accueillait  favorablement,  mais  mystérieusement,  les  envoyés 
américains;  il  flattait  par  ses  discours  l'espoir  et  l'ardeur  impa- 
tiente d'une  jeunesse  belliqueuse;  il  laissait  circuler  les  écrits 
des  partisans  de  la  liberté  américaine,  et  en  même  temps  il 
chargeait  notre  ambassadeur  à  Londres  de  calmer  les  alarmes 
du  ministère  anglais,  de  lui  renouveler  fréquemment  l'assurance 
du  maintien  de  la  paix,  par  l'observation  delà  plus  stricte  neu- 
tralité. 

Par  cette  conduite  peu  loyale  il  perdait  également  les  avan- 


DU   COMTE   DE   SEGUB.  103 

tages  d'un  système  pacifique  sincère  et  ceux  d'une  guerre 
déclarée;  il  s'exposait  aux  inconvénients  de  ces  deux  partis, 
parce  qu'il  n'en  savait  suivre  aucun. 

Cependant  l'orage  croissait;  après  quelques  revers  éprouvés 
par  les  Américains,  la  fortune  commençait  à  se  déclarer  pour 
eux.  La  passion  de  la  liberté  ,  l'amour  de  la  patrie  triomphaient 
de  tous  les  obstacles.  La  tactique  et  la  discipline  anglaises  n'é- 
tonnaient plus  le  courage  irrégulier  des  nouveaux  républicains. 
Le  Congrès,  vivante  image  du  sénat  antique  de  Rome,  délibé- 
rait froidement  et  faisait  de  sages  lois  au  milieu  du  tumulte 
des  armes. 

Vainement  un  électeur  de  Fempire  germanique  fortifia  l'armée 
anglaise  par  des  troupes  auxiliaires  et  par  un  traité  honteux , 
puisqu'il  contenait  un  tarif  exact  des  sommes  qu'on  devait  lui 
payer  pour  la  mort,  pour  les  mutilations,  pour  les  blessures 
graves  ou  légères  des  sujets  et  des  soldats  qu'il  vendait. 

Les  armées  américaines  faisaient  chaque  jour  de  nouveaux 
progrès.  Enfin  on  sut  qu'une  armée  anglaise  tout  entière, 
commandée  par  le  général  Burgoyne ,  s'était  vue  investie  par 
les  milices  insurgées,  privée  de  vivres,  de  communications, 
réduite  à  l'impossibilité  de  combattre  ou  de  fuir,  et  forcée,  à 
Saratoga,  de  déposer  ses  armes  aux  pieds  de  ces  cultivateurs 
pauvres,  mais  fiers,  inexperts,  mais  vaillants,  et  dont  elle  avait 
jusque-là  tant  dédaigné  la  simplicité,  l'indiscipline,  le  dénûment, 
et  l'ignorance  des  évolutions  militaires. 

Cette  victoire  fit  pencher  les  balances  de  la  politique  ;  une 
prompte  renommée  répandit  dans  toute  l'Kurope  l'éclat  de  ce 
triomphe.  En  tout  temps  le  bonheur  donne  des  amis,  et  l'Amé- 
rique eut  bientôt  des  alliés. 

La  nouvelle  de  ee  sucées  redoubla  notre  ardeur  et  notre  im- 
patience, l.es  ministres,  presses  par  nous  et  rassurés  par  la 
fortune  ,  dissimulèrent  moins  leur  luit,  et  persuadèrent  au  roi 
qu'on  pouvait, pour  l'intérêt  de  la  France,  former  des  liens  de 
commerce  avec  les  Américains  sans  rompre  avec  I'  Angleterre. 


104  MÉMOIHES 

En  conséquence  ils  reçurenl  plus  ouvertement  les  commis- 
saires de  l'Amérique,  négocièrent  avec  eux  ,  et,  dans  le  mois 
de  décembre  1777,  signèreut  ensemble  les  articles  préliminaires 
d'un  traité  de  commerce  et  d'amitié. 

Il  en  résulta  ce  qu'ils  n'avaient  pas  prévu  et  ce  qui  pourtant 
devait  nécessairement  arriver  :  les  ministres  anglais  éclatèrent 
en  reproches  contre  nous,  regardant  comme  une  rupture  ou- 
verte ce  nouveau  lien  formé  avec  leurs  provinces  rebelles. 

Inutilement  notre  ambassadeur  voulut  alléguer  nos  intérêts 
commerciaux  et  protester  de  notre  amour  pour  la  paix  :  les 
Anglais  étaient  décidés  à  la  guerre  ;  en  même  temps ,  se  croyant 
autorisés  par  notre  conduite ,  qu'ils  regardaient  comme  une 
agression ,  à  l'oubli  et  à  l'infraction  du  droit  des  gens ,  ils 
avaient  envoyé  des  ordres  secrets  à  leurs  amiraux.  Aussi  nous 
sûmes  bientôt  que  ,  sans  aucune  déclaration  de  guerre  de  leur 
part  et  sans  aucune  hostilité  de  la  nôtre ,  ils  s'étaient  emparés 
sur  mer  de  plusieurs  vaisseaux  marchands  qui  nous  appar- 
tenaient et  qu'ils  avaient  attaqué  dans  l'Inde  nos  possessions. 

Le  traité  définitif  avec  l'Amérique  fut  bientôt  conclu.  Notre 
ambassadeur  quitta  Londres.  Chacun  courut  aux  armes.  Les 
désirs  de  notre  ardente  jeunesse  furent  comblés,  et  la  guerre 
ne  tarda  pas  à  éclater  dans  les  deux  hémisphères. 

Il  n'était  plus  question  alors  de  tenter  individuellement  des 
aventures  et  de  partir  comme  volontaires  pour  l'Amérique , 
puisque  la  guerre  retenait  chacun  de  nous  sous  ses  étendards  et 
nous  faisait  espérer  des  occasions  prochaines  de  nous  distinguer 
en  servant  notre  patrie. 

Cependant,  comme  nous  étions  trop  pressés  d'agir  pour 
attendre  ces  occasions ,  et  que ,  la  guerre  contre  les  Anglais 
étant  essentiellement  maritime ,  on  pouvait  prévoir  facilement 
qu'il  y  aurait  peu  d'expéditions  pour  les  troupes  de  terre ,  et 
que  celles  qu'on  y  emploierait  seraient  peu  nombreuses ,  jd 
renouvelai  mes  démarches  pour  obtenir  la  permission  d'aller 
rejoindre  Lafayette  au  camp  de  Washington. 


DU   COMTE   DE   SÉGUB.  105 

Tout  ce  qu'il  m'écrivait  sur  les  mœurs ,  l'enthousiasme ,  la 
constance  et  le  courage  héroïque  des  Américains  redoublait 
mon  ardeur  pour  servir  leur  cause. 

Je  suppliai  la  reine  d'appuyer  et  de  favoriser  ma  demande 
en  lui  faisant  observer  que  j'étais  colonel  de  dragons,  que 
probablement  dans  cette  guerre  on  embarquerait  peu  de  cava- 
lerie ,  et  qu'ainsi  je  pouvais  m'absenter  de  mon  régiment  sans 
nuire  au  service. 

Comme  tout  sentiment  élevé  plaisait  à  cette  princesse  ,  elle 
m'approuva;  mais,  peu  de  jours  après,  elle  me  dit  que  mon 
exemple,  si  on  cédait  à  mes  instances,  attirerait  d'autres 
demandes  pareilles  ,  aurait  par  là  beaucoup  d'inconvénients  ,  et 
que  le  roi  ne  voulait  point  que  les  chefs  des  corps  les  quittas- 
sent. 

Je  n'avais  fondé  aucun  espoir  sur  l'assistance  de  mon  père , 
partisan  sévère  d'une  marche  méthodique  et  d'une  stricte  dis- 
cipline :  il  se  serait  opposé  à  mon  dessein  plutôt  qu'il  ne  l'aurait 
favorisé.  Il  fallut  donc  me  résigner  à  tout  attendre  de  la  for- 
tune ,  et ,  dans  cette  circonstance  ,  elle  ne  me  fut  pas  favorable. 

Bientôt  cependant  on  put  croire ,  par  des  symptômes  très- 
marquants  ,  qu'une  guerre  générale  allait  embraser  toute  l'Eu- 
rope et  étendre  ses  ravages  dans  le  monde  entier.  Les  vues 
ambitieuses  de  l'impératrice  Catherine  et  son  refus  de  rendre 
la  Crimée  armaient  les  Turcs  contre  elle.  L'électeur  palatin 
mourut  ;  son  testament  et  les  prétentions  de  l'Autriche  sur  son 
héritage  excitèrent ,  entre  la  cour  de  Vienne  et  celle  de  Berlin , 
des  contestations  promptemeut  suivies  d'une  rupture. 

L'Espagne  cherchait  encore ,  il  est  vrai ,  à  nous  réconcilier 
avec  les  Anglais  par  sa  médiation;  mais  le  sucées  était  impos- 
sible. On  pouvait  facilement  prévoir  déjà  que  cette  puissance 
serait  promptement  entraînée  à  faire  cause  commune  avec 
nous  ,  pour  enlever  la  domination  des  mers  à  notre  ancienne 
rivale. 

Enfin  la  Hollande  même,  maigre  le  penchant  du  statbouder 


106  MKMO'HKS 

pour  l'Angleterre ,  laissa  réveiller  chez  elle  quelque  dernier 
sentiment  de  liberté,  et  un  parti  nombreux  s'y  montra  décide 
à  forcer  son  gouvernement  de  se  déclarer  pour  la  cause  amé- 
ricaine. 

Dans  cet  état  de  choses  si  alarmant  pour  les  amis  de  la  paix 
et  de  l'humanité,  notre  jeunesse,  impatiente  de  guerre,  trouvait 
de  quoi  flatter  tousses  désirs  et  nourrir  toutes  ses  espérances. 

Il  arriva  pourtant  tout  le  contraire  de  ce  qu'on  prévoyait  : 
l'Océan,  l'Amérique  et  les  Indes  furent  seuls  le  théâtre  d'une 
guerre  vive  et  réelle.  L'incendie  qui  menaçait  le  continent 
européen  s'éteignit  tout  à  coup  :  les  Turcs  se  résignèrent  à  leur 
sort;  la  Prusse  et  l'Autriche  ne  firent  qu'une  campagne  sans 
résultat  ;  la  médiation  pacifique  de  la  France  et  la  médiation 
armée  de  la  Russie  apaisèrent  les  différends  survenus  entre  les 
cabinets  de  Vienne  et  de  Berlin,  que  termina  une  prompte  paix 
conclue  à  Teschen. 

Ainsi,  avant  l'espace  d'une  année  révolue,  l'Angleterre  seule, 
avec  la  faible  assistance  du  Portugal ,  resta  en  guerre  contre 
les  Américains ,  les  Français,  les  Espagnols  et  les  Hollandais. 

De  cette  manière  une  grande  partie  de  nos  fumées  de  gloire 
s'évanouit.  Nos  marins  seuls  ,  une  douzaine  de  généraux  et  une 
a  ingtaine  de  régiments  obtinrent  la  faveur  enviée  de  combattre 
sur  le  continent  américain ,  dans  les  Antilles  ,  et ,  en  Asie,  dans 
les  Indes  orientales. 

Nous  ne  gardâmes  qu'un  seul  espoir,  celui  d'une  descente 
en  Angleterre  :  vaste  dessein  dont  notre  ardeur  sollicitait  et 
pressait  à  grands  cris  l'exécution,  mais  que  la  circonspection 
de  nos  ministres  n'adopta  qu'avec  timidité  et  ne  forma  qu'a- 
vec cette  hésitation  et  cette  lenteur  qui  rendent  tout  succès 
impossible. 

Nos  armées  navales  étaient  nombreuses  ;  nos  marins  avaient 
autant  d'instruction  que  d'intrépidité  ;  nos  troupes  de  terre 
étaient  animées  du  meilleur  esprit  et  enflammées  de  cet  amour 
de  gloire  qui  annonce  et  promet  de  grands  exploits. 


DU    COMTE    DE   SEGUK.  107 

L'habileté  de  M.  ISecker  fournissait  au  Trésor  tous  les  moyens 
nécessaires  à  de  hautes  entreprises.  La  France  trouvait  enlin 
l'occasion  d'abattre  la  puissance  de  son  éternelle  rivale.  Pour  y 
parvenir  nos  forces  suffisaient;  nos  ministres  n'étaient  pas 
sans  talent,  mais  le  génie  leur  manqua. 

Cependant ,  par  la  force  des  choses ,  par  la  constance  des 
Américains,  par  la  bravoure  de  nos  troupes,  et  par  quelques 
heureuses  combinaisons  de  nouveaux  ministres  qui  dirigèrent 
nos  dernières  opérations,  le  résultat  de  cette  guerre  fut  glorieux, 
pour  nous  et  désastreux  pour  les  Anglais ,  puisqu'ils  perdirent 
dans  l'autre  hémisphère  treize  grandes  provinces. 

IN'otre  traité  avec  les  Américains  contenait  des  stipulations 
offensives  dont  l'exécution  ne  devait  avoir  lieu  qu'eu  cas  de 
rupture  avec  l'Angleterre.  La  probité  du  roi  le  déterminait , 
malgré  les  conseils  de  ses  ministres  ,  à  ne  point ,  le  premier, 
prononcer  le  mot  terrible  de  guerre.  Il  ne  se  croyait  pas  au- 
torisé, par  les  fréquents  exemples  des  Anglais,  à  enfreindre  sans 
scrupule  le  droit  des  gens ,  et ,  loiu  de  profiter  du  moment  où 
la  Grande-Bretagne  n'avait  pas  encore  réuni  tous  ses  moyens 
pour  la  défense  de  ses  côtes  et  pour  la  protection  de  son  vaste 
commerce  ,  il  attendit  qu'elle  commît  les  premières  hostilités  , 
se  croyant  par  là  moins  responsable  de  toutes  les  calamités 
qu'une  semblable  guerre  devait  entraîner. 

Ce  furent  en  effet  les  Anglais  qui ,  les  premiers,  rompirent 
ouvertement  la  paix  ■  un  de  leurs  bâtiments  de  guerre,  l  Arc- 
thuse,  attaqua  une  frégate  française,  la  Belle- Poule.  M.  de 
la  Clocheterie ,  qui  commandait  celle-ci ,  soutint  avec  éclat 
l'honneur  de  notre  pavillon.  Le  combat  fut  long ,  opiniâtre  et 
sanglant.  CAréthuse,  vaincue,  prit  la  fuite ,  et  le  comman- 
dant français  ramena  dans  nos  ports  sa  frégate  criblée  de 
boulets  et  un  équipage  dont  le  feu  avait  moissonné  la  moitié. 
Il  fut  reçu  en  triomphe  par  une  population  immense,  qui 
jouissait  avec  transport  de  ce  premier  et  brillant  succès ,  le 
regardant  comme  un  présage  assuré  de  fortune  et  de  gloire. 


108  MKMOIRF.S 

Alors  Louis  XVI  consentit  à  faire  agir  toutes  les  forces  que 
son  ministère  ;i\ait  armées.  Le  comte  d'Estaing,  commandant 

une  escadre  française,  se  dirigea  vers  les  côtes  de  l'Amérique. 
Son  apparition  sur  ces  côtes  intimida  le  général  Clinton,  qui 
investissait  alors  Philadelphie;  ce  général  se  retira  du  côté  de 
New-York.  Les  Américains  reprirent  l'offensive,  suivirent 
l'ennemi  dans  sa  retraite,  et  lui  livrèrent,  à  Monmouth,  un 
combat  où  leurs  armes  eurent  l'avantage,  sans  cependant 
obtenir  un  s::ccès  décisif. 

Un  plénipotentiaire  français,  31.  Gérard  de  Rayneval,  em- 
barqué sur  la  flotte  du  comte  d'Estaing,  avait  été  envoyé  au 
Congrès  américain  pour  reconnaître  formellement  son  indépen- 
danc3  et.  former  avec  lui  les  nœuds  d'une  alliance  offensive 
et  défensive.  Les  généraux  Washington,  Lafayette  et  Sullivan 
avaient  concerté  un  plan  habilement  conçu;  leur  but  était 
la  conquête  de  Rhode-Island. 

Notre  amiral  dirigea  sa  flotte  vers  cette  île  ;  mais,  au  lieu  d'y 
faire  débarquer  ses  troupes ,  comme  les  Américains  l'en  pres- 
saient ,  le  désir  et  l'espoir  de  combattre  et  de  détruire  une 
escadre  anglaise  qui  s'approchait  le  firent  renoncer  à  tout 
autre  dessein.  Il  courut  au-devant  de  la  flotte  ennemie. 

Le  combat  s'engagea  ,  mais  un  coup  de  vent  terrible  sépara 
les  deux  armées  ;  les  vents  et  les  flots  déchaînés  dispersèrent 
tous  leurs  vaisseaux ,  dont  une  grande  partie  fut  excessivement 
maltraitée  ;  deux  des  nôtres ,  entièrement  dégréés  et  démâtés , 
se  virent,  par  un  étrange  caprice  du  sort,  au  moment  d'être 
pris  par  des  bâtiments  de  force  inférieure  qui  les  rencontrèrent. 
Heureusement  le  comte  d'Estaing*  arriva  assez  à  temps  pour 
les  délivrer.  De  son  côté  l'escadre  anglaise  reçut  des  renforts , 
et,  l'exécution  du  plan  concerté  étant  ainsi  manquée  ,  le  comte 
d'Estaing  changea  de  direction  et  forma  d'autres  desseins, 
pour  couvrir,  par  quelque  action  d'éclat,  le  peu  de  succès  de 
cette  première  expédition. 

Il  était  résulté  de  ce  malheur,  ou  de  cette  faute ,  quelques 


DU    COJ11E    DE    SEGUK.  10'J 

germes  de  mésintelligence  entre  les  Américains  et  les  Français; 
mais,  d'un  autre  cote,  A\  ashington  en  tira  habilement  un  avan- 
tage ,  celui  de  persuader  aux  milices  américaines  que  c'était 
principalement  sur  leur  propre  courage,  leur  constance  et 
leur  force,  qu'elles  devaient  compter,  sans  trop  se  reposer  sur 
l'assistance,  sans  doute  très-utile,  mais  parfois  incertaine, 
d'alliés  éloignes  ,  et  qu'il  fallait  se  mettre  eu  état  de  vaincre  sans 
secours,  pour  être  plus  certain  d'en  recevoir. 

A  l'autre  extrémité  du  monde,  dans  les  Indes ,  notre  lenteur 
et  la  timide  circonspection  du  gouvernement  français  nous 
causèrent  d'immenses  préjudices.  Une  armée  navale  envoyée 
à  temps  dans  ces  parages  aurait  pu  y  changer  facilement  la 
face  des  affaires  et  y  porter  un  coup  fatal  à  la  puissance  an- 
glaise ;  mais  nos  ministres  ,  sans  prévoyance  ,  n'avaient  rien 
préparé  de  ce  côte ,  ni  pour  l'attaque ,  ni  pour  la  défense. 

Nous  avions  donné  secrètement,  dans  l'Inde,  des  officiers, 
des  secours  et  des  conseils  au  fameux  Hyder-Ali-Kan  ,  prince 
indien,  qui  s'efforçait  alors  de  secouer  le  joug  de  l'Angleterre. 
En  encourageant  ainsi  uu  ennemi  redoutable  pour  les  Anglais , 
nous  devions  prévoir  qu'ils  s'en  vengeraient  sur  notre  commerce 
et  sur  nos  possessions. 

Nous  lûmes  punis  de  cette  négligence.  Les  Anglais  attaquè- 
rent Pondichéry,  Chandernagor,  et  bientôt  nous  perdîmes  ces 
riches  comptoirs ,  sans  autre  dédommagement  que  l'honneur 
dont  le  courage  héroïque  et  l'habileté  de  l'amiral  comte  de 
Suffren  couvrirent  nos  armes  trois  ans  après. 

Tandis  que  tous  ces  grands  événements  ,  précurseurs  de  tant 
d'orages ,  occupaient  les  ministres  de  tous  les  cabinets  et  les 
nouvellistes  de  toutes  les  classes ,  depuis  les  personnages  les 
plus  importants  de  la  cour  jusqu'aux  oisifs  les  plus  bavards  de 
la  terrasse  des  Tuileries,  de  la  grande  allée  du  Palais-Royal 
et  des  cafés  de  Paris,  un  nouveau  spectacle  vint  s'emparer  de 
la  curiosité  des  Parisiens  et  la  fixer. 

Voltaire,  le  prince  des  poètes,  le  patriarche  des  philosophes  , 

T.    I.  10 


110  UÉM01B£S 

la  gloire  de  sou  siècle  et  de  la  France ,  se  trouvait ,  depuis  uu 
grand  nombre  d'années,  exilé  de  sa  patrie.  Tous  les  Français 
lisaient  avec  délices  ses  ouvrages,  et  presque  aucun  d'eux  ne 
l'avait  vu.  Ses  contemporains  étaient  pour  lui ,  si  on  ose  le 
dire  ainsi,  comme  une  sorte  de  postérité. 

L'admiration  pour  son  génie  universel  était,  dans  beaucoup 
d'esprits  ,  une  espèce  de  culte  et  d'adoration  ;  ses  écrits  ornaient 
toutes  les  bibliotbèques  ;  son  nom  était  présent  à  toutes  les 
pensées ,  et  ses  traits  absents  de  tous  les  regards.  Son  esprit 
dominait,  dirigeait,  modifiait  tous  les  esprits  de  son  temps  ;  mais, 
excepté  un  petit  nombre  d'hommes  qui  avaient  été  admis  à  Fer- 
ney  dans  son  sanctuaire  philosophique,  il  régnait,  pour  le  reste 
de  ses  concitoyens ,  comme  une  puissance  invisible. 

Jamais  peut-être  aucun  mortel  n'opéra  d'aussi  grands  chan- 
gements que  lui  dans  les  opinions  et  dans  les  moeurs  de  son 
siècle.  Jamais  aucun  chef  de  secte  ne  combattit  et  ne  vainquit 
à  la  fois ,  sans  paraître  dans  la  mêlée ,  plus  d'ennemis  qui  se 
croyaient  invincibles  ,  plus  d'erreurs  consacrées  par  le  temps , 
plus  de  préjugés  enracinés  par  de  vieilles  coutumes. 

Cependant ,  sans  rang  ,  sans  naissance ,  sans  autorité ,  ses 
forces  ne  se  composaient  que  de  la  clarté  de  sa  raison ,  de  l'élo- 
quence variée  de  son  style  et  du  charme  entraînant  de  sa  grâce. 
Enfin ,  pour  terrasser  les  vieux  et  redoutables  colosses  contre 
lesquels  il  luttait,  il  ne  se  servit,  la  plupart  du  temps,  au  lieu  de 
massue,  que  de  l'arme  légère  du  ridicule  et  de  l'ironie.  Il  est  vrai 
que  jamais  personne  ne  la  mania  plus  adroitement  que  lui ,  et 
ne  fit  avec  elle  des  blessures  plus  profondes  et  plus  incurables. 

Profitant  de  quelques  imprudences  inexcusables ,  de  quelques 
écrits  contraires  aux  mœurs,  de  quelques  taches  enfin  qui 
ternissaient  légèrement  le  disque  de  cet  astre  brillant  de  notre 
littérature,  le  clergé  par  son  influence,  quelques  vieux  parle- 
mentaires enclins  à  la  sévérité,  un  petit  nombre  d'anciens  cour- 
tisans ,  partisans  des  antiques  abus  du  pouvoir,  avaient  obtenu 
contre  lui ,  non  une  condamnation  ou  même  un  ordre  officiel 


DU    COMTE    DE   SÉGUB.  111 

de  bannissement,  mais  des  insinuations  assez  efficaces  pour 
l'obliger  à  chercher  son  repos  et  sa  sûreté  dans  l'exil. 

Son  retour  fut ,  comme  sa  disgrâce ,  une  preuve  de  la  fai- 
blesse de  l'autorité.  L'opinion  philosophique  l'emportait  tellement 
alors  dans  les  esprits  et  intimidait  à  tel  point  le  pouvoir  qu'on 
le  laissa  revenir  dans  son  pays  sans  le  lui  permettre.  La  cour 
refusa  de  le  recevoir,  et  la  ville  entière  sembla  voler  au-devant 
de  lui.  On  ne  voulut  point  lui  accorder  une  légère  grâce,  et  on 
le  laissa  jouir  d'un  triomphe  éclatant. 

La  reine,  entraînée  par  le  tourbillon,  lit  de  vaines  tentatives 
pour  obtenir  du  roi  la  permission  d'admettre  chez  elle  cet 
homme  célèbre,  objetd'une  siuniverselleadmiration  ;  LouisXVI, 
par  scrupule  de  conscience ,  crut  qu'il  ne  devait  point  laisser 
approcher  de  lui  un  écrivain  dont  les  coups  téméraires ,  ne 
s'arrètaut  point  aux  abus  ,  avaient  souvent  porté  atteinte  à  des 
croyances  antiques ,  à  des  doctrines  vénérées.  L'enceinte  du 
trône  resta  donc  fermée  à  celui  auquel ,  dans  les  transports 
de  son  admiration  ,  la  nation  rendait  une  sorte  de  culte. 

Les  rivaux  de  ce  grand  homme  furent  consternés  ;  le  clergé 
s'indigna ,  mais  se  tut  ;  les  parlements  gardèrent  le  silence ,  et 
In  puissance  des  philosophes  s'accrut  par  la  présence  et  par  le 
triomphe  de  leur  chef. 

Il  faut  avoir  vu  à  cette  époque  la  joie  publique  ,  l'impatiente 
curiosité  et  l'empressement  tumultueux  d'une  foule  admiratrice, 
pour  entendre ,  pour  envisager,  et  même  pour  apercevoir  ce 
vieillard  célèbre,  contemporain  de  deux  siècles  ,  qui  avait  hérite 
de  l'éclat  de  l'un  et  fait  la  gloire  de  l'autre  ;  il  faut,  dis-je,  en 
avoir  été  témoin  pour  s'en  faire  une  juste  idée. 

C'était  l'apothéose  d'un  demi-dieu  encore  vivant  ;  il  disait 
au  peuple  ,  avec  autant  de  raison  que  d'attendrissement  : 
«  Vous  voulez  donc  me  faire  mourir  de  plaisir?  »  En  effet,  la 
jouissance  de  si  nombreux  et  de  si  touchants  hommages  «'tait 
au-dessus  de  ses  forces;  il  y  succomba,  et  l'autel  qu'on  lui 
dressait  se  changea  promptement  en  tombeau. 


112  MEMOIRES 

Aussi  avide  d'admirer  de  près  cet  homme  illustre,  mais,  plus 
heureux  que  les  autres ,  sans  avoir  besoin  de  percer  la  foule 
de  tous  ceux  qui  cherchaient  à  s'approcher  de  lui ,  j'eus  le 
bonheur  de  le  voir  à  mon  aise  deux  ou  trois  l'ois  chez  mes 
parents,  avec  lesquels ,  dans  sa  jeunesse,  il  avait  eu  des  liaisons 
assez  intimes. 

Ma  mère  était  alors  attaquée  d'une  maladie  cruelle  qui, 
depuis  deux  ans,  consumait,  dans  des  douleurs  insupportables, 
ses  forces  et  sa  vie.  Elle  ne  pouvait  plus  sortir  de  son  lit.  On 
peut  juger  de  son  extrême  faiblesse  puisqu'un  mois  après  l'é- 
poque dont  je  parle  elle  rendit  le  dernier  soupir. 

Elle  avait  toujours  été  considérée  comme  une  des  femmes 
de  Paris  les  plus  distinguées  par  la  finesse ,  par  la  justesse  de 
son  goût  et  de  son  esprit,  par  la  rectitude  de  sa  raison,  par 
l'élégance  de  son  langage  et  de  ses  manières.  Remarquable 
dans  sa  jeunesse  par  les  agréments  de  la  figure ,  elle  passait 
pour  un  modèle  du  meilleur  ton  et  de  la  plus  attrayante  ur- 
banité. 

Voltaire  ne  l'avait  point  oubliée  ;  il  demanda  instamment  à 
la  voir,  et,  quoiqu'elle  tut  à  peine  en  état  de  le  regarder,  de  l'en- 
tendre et  de  lui  répondre  ,  elle  le  reçut. 

Souvent  il  nous  arrive  de  nous  faire  des  hommes  ,  des  lieux 
et  des  choses  qu'on  n'a  pas  vus,  et  dont  notre  imagination  n'a 
été  frappée  que  de  loin ,  une  idée  toute  différente  de  la  réalité. 
Je  l'avais  éprouvé  maintes  fois  ;  mais,  lorsque  je  vis  Voltaire, 
il  me  parut  absolument  tel  que  je  me  l'étais  représenté. 

Sa  maigreur  me  retraçait  ses  longs  travaux  ;  son  costume 
antique  et  singulier  me  rappelait  le  dernier  témoin  du  siècle 
de  Louis  XIV,  l'historien  de  ce  siècle  et  le  peintre  immorte! 
de  Henri  IV.  Sou  œil  perçant  étincelait  de  génie  et  de  malice  ; 
on  y  voyait  à  la  fois  le  poète  tragique ,  l'auteur  à1  Œdipe  et  de 
Mahomet,  le  philosophe  profond,  le  conteur  malin  et  ingé- 
nieux ,  l'esprit  observateur  et  satirique  du  genre  humain.  Son 
corps  mince  et   voûté  n'était  plus  qu'une  enveloppe  légère , 


DU   COMTE    DE    SEGUK.  I  I  :) 

presque  transparente,  et  au  travers  de  laquelle  il  semblait  qu'on 
\it  apparaître  son  âme  et  son  génie. 

J'étais  saisi  de  plaisir  et  d'admiration  ,  comme  quelqu'un  à 
qui  il  serait  permis  tout  à  eoup  de  se  transporter  dans  les  temps 
reculés  et  de  voir  face  à  face  Homère ,  Platon ,  Virgile  ou 
Cicéron.  Peut-être  comprendra-t-on  difficilement  aujourd'hui 
une  telle  impression  :  nous  avons  vu  tant  d'événements , 
d'hommes  et  de  choses,  que  nous  sommes  blasés  sur  tout, 
et,  pour  concevoir  ce  que  j'éprouvais  alors,  il  faudrait  être 
dans  l'atmosphère  où  je  vivais  :  c'était  celle  de  l'exaltation. 

Nous  ne  connaissions  pas  ces  tristes  fruits  des  longs  orages 
et  des  discordes  politiques ,  l'envie ,  l'égoïsme ,  le  besoin  du 
repos,  l'insouciance  produite  par  la  lassitude  ,  la  froideur  qui 
suit  le  triste  réveil  des  illusions  déçues.  Nous  étions  éblouis 
par  le  prisme  des  idées  et  des  doctrines  nouvelles,  rayonnants 
d'espérance,  brûlants  d'ardeur  pour  toutes  les  gloires,  d'en- 
thousiasme pour  tous  les  talents  ,  et  bercés  par  les  rêves  sédui- 
sants d'une  philosophie  qui  voulait  assurer  le  bonheur  du  genre 
humain  en  chassant  avec  son  flambeau  les  tristes  et  longues 
ténèbres  qui ,  depuis  tant  de  siècles ,  l'avaient  retenu  dans  les 
chaînes  de  la  superstition  et  du  despotisme.  Loin  de  prévoir 
des  malheurs,  des  excès,  des  crimes,  des  renversements  de 
trônes  et  de  principes ,  nous  ne  voyions  dans  l'avenir  que  tous 
les  biens  qui  pouvaient  être  assurés  à  l'humanité  par  le  règne 
de  la  raison. 

Jugez ,  d'après  ces  dispositions ,  quel  devait  être  sur  notre 
esprit  l'effet  de  la  vue  de  l'homme  illustre  que  nos  plus  grands 
écrivains  et  nos  plus  célèbres  philosophes  regardaient  alors 
comme  leur  modèle  ri  comme  leur  maître  ! 

J'étais  tout  yeux,  tout  oreilles,  en  m'approchant  de  Voltaire, 
comme  si  j'attendais  à  chaque  instant  qu'il  sortît  de  sa  bouche 
quelque  oracle.  Cependanl  ce  n'était  ni  le  temps  ni  le  lieu  d'en 
prononcer,  quand  il  eût  été  Apollon  lui-même  ;  car  il  se  trou- 
rail  prèsdulii  d'une  mourante , donl  l'aspect  ne  pouvait  inspirer 

m. 


1 1  1  MK  MOIRES 

que  des  idées  tristes.  Elle  ne  semblait  plus  susceptible  ni 
d'admiration  ni  même  de  consolations.  Néanmoins  elle  lit  un 
grand  effort  pour  vaincre  la  nature  ;  ses  yeux  reprirent  quel» 
que  éclat,  sa  voix  quelque  force. 

Voltaire,  cherchant  avec  délicatesse  à  la  distraire  du  présent 
par  le  souvenir  du  passé ,  lui  fit  peu  de  questions  sur  sou  état , 
il  lui  dit  seulement,  en  peu  de  mots,  qu'avant  été  plusieurs  fois 
aussi  souffrant,  aussi  épuisé,  il  avait  cependant,  par  le  même 
courage  qu'elle  montrait ,  triomphé  de  ses  maux  et  recouvré 
la  santé  «  Les  médecins,  disait-il ,  font  peu  de  miracles;  mais 
«  la  nature  fait  beaucoup  de  prodiges ,  surtout  pour  ceux  à  qui 
«  elle  a  donné  ce  principe  vital  qui  brille  encore  dans  vos  re- 
«  gards.  » 

Il  lui  rappela  ensuite  beaucoup  d'anecdotes  de  la  société  dans, 
laquelle  ils  vivaient  ensemble  autrefois,  et  il  le  fit  avec  une  viva- 
cité d'esprit ,  une  fraîcheur  de  mémoire  ,  une  variété  de  tour- 
nures et  une  abondance  de  saillies  qui  auraient  fait  oublier  son 
âge ,  si  ses  traits  et  sa  voix  ne  nous  avaient  pas  rappelé  qu'il 
était  octogénaire. 

Il  ne  pouvait  guérir  une  malade  telle  que  celle  qui  l'écoutait , 
mais  il  la  ranima.  Elle  parut  quelques  instants  ne  plus  sentir 
ni  sa  faiblesse,  ni  ses  souffrances  ;  elle  soutint  assez  vivement  la 
conversation ,  me  fit  illusion  à  moi-même  ,  et  me  donna  ainsi 
un  faible  et  dernier  rayon  d'espoir. 

Peu  de  jours  après ,  Voltaire  revint  encore  la  voir.  Comme  elle 
se  trouvait  par  hasard,  ce  jour-là,  un  peu  plus  de  force  qu'à 
l'ordinaire ,  elle  prit  une  part  plus  active  à  l'entretien ,  et  re- 
procha même  avec  douceur,  mais  avec  assez  d'énergie  ,  au  vieux 
philosophe,  l'opiniâtreté  avec  laquelle  il  s'acharnait,  dans 
ses  nombreux  écrits ,  à  foudroyer,  à  ridiculiser  l'Église  et  tous 
ses  membres,  enfin  la  religion  même ,  sous  le  prétexte  de  com- 
battre de  vieilles  erreurs ,  d'absurdes  superstitions  et  de  dange- 
reux fanatiques. 

«  Soyez  donc,  lui  disait-elle,  généreux  et  modéré  après  la  vie- 


DU   COMTE   DE   SÉGUB.  115 

«  toire.  Que  pouvez- vous  craindre  à  présent  de  tels  adversaires? 
«  Les  fanatiques  sont  à  terre  ;  ils  ne  peuvent  plus  nuire  ;  leur 
<-  règne  est  passé.  —  Vous  êtes  dans  l'erreur,  répondit  avec 
«  fougue  Voltaire  ;  c'est  un  feu  couvert,  et  non  éteint.  Ces  fana- 
«  tiques ,  ces  tartufes  sont  des  chiens  enragés  ;  on  les  a  muselés , 
«  mais  ils  conservent  leurs  dents;  ils  ne  mordent  plus,  il  est 
«  vrai  ;  mais,  à  la  première  occasion,  si  on  ne  leur  arrache  pas 
«  ces  dents,  vous  verrez  s'ils  sauront  mordre.  » 

Le  feu  de  la  colère  éclatait  dans  ses  yeux ,  et  la  passion  qui 
l'animait  lui  faisait  perdre  alors  cette  décence,  cette  mesure 
dans  les  expressions  que  prescrivent  la  raison  comme  le  bon 
goût,  et  dont  il  se  montrait  si  habituellement  le  plus  inimitable 
modèle. 

Le  désir  de  voir  cet  homme  extraordinaire  avait  attiré  chez 
ma  mère  cinquante  ou  soixante  personnes  qui  faisaient  foule 
dans  son  salon ,  s'entassaient  sur  plusieurs  rangs  près  de  son  lit , 
allongeant  le  con,  se  levant  sur  la  pointe  de  leurs  pieds  ,  et 
qui,  sans  faire  le  moindre  bruit,  prêtaient  une  oreille  attentive 
à  tout  ce  qui  sortait  de  la  bouche  de  Voltaire,  tant  ils  étaient 
avides  de  saisir  la  moindre  de  ses  paroles  et  le  plus  léger  mou- 
vement de  sa  physionomie. 

Là  je  vis  à  quel  point  la  prévention  et  l'enthousiasme,  même 
parmi  la  classe  la  plus  éclairée,  ressemblent  à  la  superstition  et 
s'approchent  du  ridicule.  Ma  mère  ,  questionnée  par  Voltaire  sur 
les  détails  de  l'état  de  sa  santé ,  lui  dit  que  sa  souffrance  la  plus 
douloureuse  était  la  destruction  de  son  estomac  et  la  difficulté 
de  trouver  un  aliment  quelconque  qu'il  pût  supporter. 

Voltaire  la  plaignit,  et ,  cherchant  à  la  consoler,  il  lui  raconta 
qu'il  s'était  vu ,  pendant  près  d'une  année ,  dans  la  même  lan- 
gueur, qu'on  croyait  incurable,  et  que  cependant  un  moyen 
bien  simple  l'avail  guéri  :  il  consistait  à  ne  prendre  pour  toute 
nourriture  que  des  jaunes  d'oeufs  délayés  avec  de  la  farine  de 
pomme  de  terre  et  de  l'eau. 

Certes  il  ne  pouvait  être  question  île  saillies  ingénieuses  m 


11(5  MI-MOIRES 

d'éclairs  d'esprit  dans  un  tel  sujet  d'entretien  ,  et  pourtant  à 
peine,  avait-il  prononcé  ces  derniers  mots  dejaioies  d'œufs  et 
de  farine  de  pomme  de  terre  qu'un  de  mes  voisins,  très- 
connu  ,  il  est  vrai ,  par  son  excessive  disposition  à  l'engouement 
et  par  la  médiocrité  de  son  esprit ,  fixa  sur  moi  son  œil  ardent , 
et,  me  pressant  vivement  le  liras,  me  dit  avec  un  cri  d'admi- 
ration :  Quel  homme  !  quel  homme  !  /'as  un  mot  sans  un  trait! 

Vous  rirez  de  cette  absurdité,  qui  semble  passer  la  vraisem- 
blance, et  cependant,  pour  vous  convaincre  qu'elle  n'est  pas 
rare , observez ,  dans  tout  pays,  dans  tout  temps,  la  multitude 
empressée  qui  vient  entourer  non-seulement  le  siège  d'un 
homme  de  génie  ou  le  trône  d'un  grand  roi ,  mais  la  chaire 
d'un  prédicateur  énergumène ,  le  fauteuil  même  où  joue  un 
prince  à  peine  sorti  du  berceau,  et  vous  verrez  que  ,  parmi  les 
nombreux  et  serviles  hommages  dictés  par  la  flatterie  ,  il  en  est 
beaucoup  ,  et  ce  sont  les  plus  absurdes  ,  qui  sont  de  bonne  foi 
et  qui  naissent  d'une  sorte  d'idolâtrie  qu'inspire  ta  une  foule 
de  gens  toute  élévation  ;  car  ce  n'est  pas  toujours  par  crainte , 
mais  par  sottise,  qu'on  a  fait  en  tout  genre,  au  propre  comme 
au  figuré ,  tant  de  demi-dieux. 

Jusque-là  je  m'étais  tenu  modestement,  comme  je  le  devais, 
au  dernier  rang  de  ceux  qui  contemplaient  Voltaire  ;  mais,  à  la 
fin  de  sa  seconde  visite ,  lorsqu'il  sortit  de  la  chambre  de  ma 
mère  et  passa  dans  une  autre  pièce,  je  lui  fus  présenté.  Plu- 
sieurs de  ses  amis  ,  le  comte  d'Argental ,  le  chevalier  de  Cbas- 
lellux  ,  le  duc  de  Nivernais,  le  comte  de  Guibert ,  le  chevalier  de 
Boufflers ,  Marmontel  et  d'Alembcrt,  qui  me  jugeaient  tous 
sans  doute  trop  favorablement ,  lui  avaient  parlé  de  moi  avec 
beaucoup  d'éloges. 

Je  ne  les  devais  certainement  qu'à  une  très-grande  bienveil- 
lance ,  puisque  je  n'étais  alors  connu  que  par  quelques  produc- 
tions légères  ,  quelques  contes  ,  quelques  fables  ,  quelques  ro- 
mances ,  dont  le  succès  dans  la  société  dépend  des  caprices  de 
la  mode  et  n'a  souvent  pas  plus  de  durée  qu'elle. 


DU    COMTE   DE   SEGUR.  117 

Dans  le  fond  je  ne  m'étais  rendu  digne  de  leur  affection  que 
par  l'empressement  avec  lequel  je  cherchais  assidûment  à 
former  mon  goût  et  mon  esprit  dans  leurs  entretiens  et  à  m'é- 
clairer  par  leurs  lumières  ;  ainsi  c'était  plutôt  le  zèle  d'un  dis- 
ciple que  le  talent  naissant  d'un  écrivain  qu'ils  louaient  en 
moi. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  Voltaire  charma  mon  amour-propre  en 
me  parlant  avec  grâce  et  finesse  de  ma  passion  pour  les  lettres 
et  de  mes  premiers  essais  ;  il  m'encouragea  par  quelques  con- 
seils. «  IN'ouhliez  pas  , me  dit-il,  que  vous  avez  mérité  le  bien 
«  qu'on  dit  de  vous  en  mêlant  avec  soin ,  dans  les  plus  légers 
«  morceaux  de  poésie ,  quelques  réalités  aux  images ,  un  peu 
«  de  morale  au  sentiment,  quelques  grains  de  philosophie  à 
«  la  gaieté.  Méfiez-vous  cependant  de  votre  penchant  pour  la 
«  poésie;  vous  pouvez  le  suivre,  mais  non  vous  y  laisser  en- 
«  traîner.  D'après  ce  qu'on  m'a  dit,  et  dans  votre  position , 
«  vous  êtes  destiné  à  de  plus  graves  occupations.  Vous  avez 
«  bien  fait  de  commencer  à  vous  exercer  en  écrivant  des  vers  , 
«  car  il  est  bien  difficile  que  celui  qui  ne  les  a  point  aimés,  et 
«  qui  n'en  connaît  ni  l'art  ni  le  charme,  puisse  jamais  parfaite- 
«  ment  écrire  en  prose.  Allez,  jeune  homme;  recevez  les 
«  vœux  d'un  vieillard  qui  vous  prédit  d'heureux  destins  ;  mais 
«  souvenez-vous  que  la  poésie ,  toute  divine  qu'elle  est ,  est  une 
«  sirène.  » 

Je  le  remerciai  de  la  bénédiction  littéraire  qu'il  me  donnait, 
«  me  ressouvenant ,  lui  dis-je ,  en  cette  occasion ,  avec  un  vif 
«  plaisir,  qu'autrefois  les  mots  de  grand  poète  et  de  prophète 
«  {va  te  s)  étaient  synonymes.  » 

Depuis  ce  moment  je  ne  revis  plus  Voltaire  qu'au  Théâtre- 
Français,  le  jour  de  la  représentation  à' Irène ,  pur  de  triomphe 
qui  prouva ,  par  les  nombreux  applaudissements  donnés  à  la 
plus  médiocre  tragédie ,  l'excès  de  l'enthousiasme  que  son  auteur 
inspirait  au  public. 

On  pouvait  dire  qu'alors  il  y  avait .  pendant  quelques  se- 


IIS  MBM01BES 

maines ,  deux  cours  en  Franco  ,  celle  du  roi  à  \  ersailles  et  celle 
de  Voltaire  à  Paris  :  la  première,  où  le  bon  roi  Louis  XVI ,  sans 
faste  ,  vivait  avec  simplicité  ,  ne  levant  qu'à  la  reforme  des  abus 
et  au  bonheur  d'un  peuple  trop  sensible  à  l'éclat  pour  bien  ap- 
précier ses  modestes  vertus;  la  première,  dis-je  ,  paraissait  l'a- 
sile paisible  d'un  sage ,  en  comparaison  de  cet  hôtel  situé  sur  le 
quai  des  Tbéatins ,  où  toute  la  journée  l'on  entendait  les  cris  et 
les  acclamations  d'une  foule  immense  et  idolâtre ,  qui  venait 
rendre  avec  empressement  ses  hommages  au  plus  grand  génie 
de  l'Europe. 

Jusque-là  on  avait  vu  des  triomphes  décernés  avec  justice 
aux  grands  hommes  par  le  gouvernement  de  leur  pays; 
le  triomphe  de  Voltaire  était  d'un  nouveau  genre  :  il  était  dé- 
cerné par  l'opinion  publique,  qui  bravait  en  cette  occasion,  pour 
ainsi  dire,  le  pouvoir  des  magistrats,  les  foudres  de  l'Église  et 
l'autorité  du  monarque 

Le  vengeur  de  Calas ,  l'apôtre  de  la  liberté ,  le  constant  en- 
nemi et  l'heureux  vainqueur  des  préjugés  et  du  fanatisme ,  après 
soixante  ans  de  guerre  ,  rentrait  triomphant  dans  Paris. 

L'Académie  française ,  dans  le  sein  de  laquelle  il  se  rendit , 
alla  au-devant  de  lui ,  et ,  après  cet  hommage  public  qu'aucun 
prince  n'avait  jamais  reçu ,  ce  prince  des  lettres  présida  le  sénat 
littéraire  de  la  France ,  et  la  réunion  de  tous  ces  talents  divers 
dans  chacun  desquels  son  génie  avait  éclaté  par  des  chefs- 
d'œuvre. 

Revenu  dans  sa  maison,  qu'on  eût  dit  alors  transformée  en 
palais  par  sa  présence ,  assis  au  milieu  d'une  sorte  de  conseil 
composé  des  philosophes ,  des  écrivains  les  plus  hardis  et  les  plus 
célèbres  de  ce  siècle ,  ses  courtisans  étaient  les  hommes  les  plus 
marquants  de  toutes  les  classes ,  les  étrangers  les  plus  distingués 
de  tous  les  pays. 

Il  ne  manquait  à  cette  sorte  de  royauté  que  des  gardes ,  et 
réellement  il  lui  en  aurait  fallu  pour  le  mettre  en  sûreté  contre 
l'empressement  de  cette  multitude  qui ,  de  toutes  parts,  acepu- 


DU    COMTE    DE    SEGI  I!  119 

mit  pour  le  voir,  assiégeait  sa  porte  ,  l'entourait  des  qu'il  sor- 
tait, et  laissait  à  peine  à  ses  chevaux  la  possibilité  de  s'ouvrir 
un  passage. 

Son  couronnement  eut  lieu  au  palais  des  Tuileries,  dans  la 
salle  du  Théâtre-Français.  On  ne  peut  peindre  l'ivresse  avec 
laquelle  cet  illustre  vieillard  fut  accueilli  par  un  public  qui  rem- 
plissait à  (lots  pressés  tous  les  bancs  ,  toutes  les  loges ,  tous  les 
corridors  ,  toutes  les  issues  de  cette  enceinte.  En  aucun  temps 
la  reconnaissance  d'une  nation  n'éclata  avec  de  plus  vifs  trans- 
ports. 

Je  n'oublierai  jamais  cette  scène ,  et  je  ne  conçois  pas  com- 
ment Voltaire  put  encore  trouver  en  lui  assez  de  force  pour  la 
soutenir.  Dès  qu'il  parut ,  l'acteur  Brizard  vint  poser  sur  sa  tête 
une  couronne  de  lauriers  qu'il  voulut  promptement  ôter,  et  que 
les  cris  du  peuple  l'invitaient  à  garder.  Au  milieu  des  plus  vives 
acclamations,  on  répétait  de  toutes  parts  les  titres,  les  noms 
de  tous  ses  ouvrages. 

Longtemps  après  qu'on  eut  levé  la  toile,  il  fut  impossible  de 
commencer  la  représentation  ;  tout  le  monde  ,  dans  la  salle , 
était  trop  occupé  à  voir,  à  contempler  Voltaire,  à  lui  adresser 
de  bruyants  hommages;  chacun  enfin  était  en  ce  moment  trop 
acteur  pour  écouter  ceux  du  théâtre. 

Dès  que  la  lassitude  générale  eut  permis  à  ceux-ci  d'entrer 
en  scène  ,  ils  se  virent  à  tout  moment  interrompus  par  la  tu- 
multueuse agitation  des  spectateurs.  «  Jamais,  disait  avec 
«  raisonM.  Grimm  en  parlant  de  cette  représentation  d' Irène, 
«  jamais  pièce  ne  fut  plus  mal  jouée ,  plus  applaudie  et  moins 
«  écoutée.  » 

Lorsqu'elle  fut  finie,  on  plaça  sur  l'avant-scène  le  buste  de 
Voltaire;  il  était  entoure  par  tous  les  acteurs  de  la  tragédie, 
portant  encore  l'habit  de  leurs  rôles,  par  les  gardes  qui  figu- 
raient dans  la  pièce,  par  la  foule  de  tous  ceux  des  spectateurs 
qui  avaient  pu  s'introduire  sur  le  théâtre;  el  ,  ce  qu'il  y  eut 
d'assez  singulier,  c'est  que  l'acteur  qui  \int  poser  une  couronne 


120  MI.MOIBFS 

sur  le  buste  de  cet  opiniâtre  ennemi  de  la  superstition  était 
encore  avec  le  costume  d'un  moine ,  celui  de  Léonce  ,  person- 
nage de  la  tragédie. 

Ce  buste  resta  sur  le  théâtre  pendant  tout  le  temps  qu'on 
joua  la  petite  pièce  :  c'était  Nanine;  on  ne  1  écouta  pas  plus  et 
on  ne  l'applaudit  pas  moins  qa  Irène.  Pour  compléter  cette  glo- 
rieuse journée,  Voltaire  vit  entrer  dans  sa  loge  un  capitaine 
des  gardes  d'un  de  nos  princes;  il  vint  lui  dire  avec  quelle  joie 
ce  prince  s  associait  aux  justes  hommagesrendusàsongeuie  par 
la  France. 

Il  s'en  était  peu  fallu,  quelques  jours  auparavant,  qu'une  mort 
imprévue  ne  privât  Voltaire  de  cet  éclatant  triomphe  :  une  hé- 
morragie violente  l'avait  mis  en  grand  danger. 

Le  clergé ,  qui  n'osait  plus  le  combattre ,  avait  espéré  le 
convertir.  D'abord  Voltaire  céda,  reçut  l'abbé  Gauthier,  se  con- 
fessa, et  écrivit  une  profession  de  foi  qui  ne  satisfit  pas  pleine- 
ment les  prêtres  et  qui  mécontenta  beaucoup  les  philoso- 
phes. 

Échappé  au  péril ,  il  oublia  ses  craintes  et  sa  prudence.  Quel- 
ques semaines  après ,  retombé  plus  gravement  malade ,  il  refusa 
de  voir  aucun  prêtre ,  et  termina ,  avec  une  apparente  insensi- 
bilité, une  si  longue  vie,  agitée  par  tant  de  travaux,  par  tant 
d'orages ,  et  rayonnante  de  tant  de  gloire. 

Ceux  qui  n'avaient  pas  eu  le  pouvoir  de  s'opposer  à  son 
triomphe  lui  refusèrent  une  place  au  milieu  des  tombeaux  du 
peuple  parisien.  L'un  de  ses  parents,  conseiller  au  parlement , 
enleva  son  corps  et  le  porta  rapidement  dans  l'abbaye  de  Scel- 
lières ,  où  il  fut  inhumé  avant  que  le  curé  du  lieu  eut  reçu  la  dé- 
fense de  lui  domier  la  sépulture ,  défense  qui  lui  arriva  trois 
heures  trop  tard  Sans  le  zèle  de  cet  ami ,  les  restes  mortels  de 
l'un  de  nos  plus  grands  hommes  ,  et  de  celui  dont  la  gloire  rem- 
plissait le  monde  ,.n'auraient  pas  obtenu  quelques  pieds  de  terre 
pour  les  couvrir. 

Malgré  tous  les  efforts  du  clergé ,  des  magistrats  et  de  l'au- 


DU   COMTE    DE   SÉGUR.  121 

torite ,  qui  défendirent  pour  quelque  temps  au  théâtre  de  jouer 
les  pièces  de  Voltaire  et  aux  journaux  de  parler  de  sa  mort. 
Paris  fut  inonde  d'un  déluge  de  vers,  de  pamphlets  et  d'épi- 
grammes  ,  seules  armes  dont  l'opinion  pût  se  servir  pour  venger 
cet  outrage  fait  à  la  mémoire  d'un  homme  qui  avait  illustré  sa 
patrie  et  son  siècle. 

De  tous  ces  écrits,  celui  qui  me  frappa  le  plus  alors  fut  une 
pièce  de  vers  composée  par  la  marquise  de  Boufflers ,  mère  de 
ce  chevalier  de  Boufflers,  le  Chaulieu  et  l'Anacréon  de  notre 
temps. 

Dieu  fait  bien  ce  qu'il  fait  :  la  Fontaine  l'a  dit; 
Si  j'étais  cependant  l'auteur  d'un  si  grand  œuvre, 
Voltaire  eût  conservé  ses  sens  et  son  esprit; 
Je  me  serais  gardé  de  briser  mon  chef-d'œuvre. 

Celui  que  dans  Athène  eût  adoré  la  Grèce  , 
Que  dans  Rome  à  sa  table  Auguste  eût  fait  asseoir, 
Nos  Césars  d'aujourd'hui  n'ont  pas  voulu  le  voir, 
Et  monsieur  de  Beaumont  lui  refuse  une  messe. 

Oui ,  vous  avez  raison  ,  Monsieur  de  Saint-Sulpice  : 
Eli!  pourquoi  l'enterrer?  Ycst-il  pas  immortel? 
A  ce  divin  génie  on  peut,  sans  injustice, 
Refuser  un  tombeau  ,  mais  non  pas  un  autel. 

Madame  de  Boufflers,  par  un  de  ces  vers  en  parlant  des  Cé- 
sars, faisait  allusion  à  l'empereur  Joseph  II. 

Ce  monarque  était  venu  l'année  précédente  en  France,  sous 
le  nom  de  comte  de  Falkenstein;  il  avait  étonné  la  cour  par  la 
simplicité  de  ses  manières ,  les  philosophes  et  les  savants  par 
son  instruction  ,  le  peuple  par  son  affabilité.  Moins  il  montrait 
de  morgue ,  plus  on  lui  trouvait  de  grandeur  et  de  vraie  dignité. 
Sa  popularité  faisait,  avec  l'étiquette  un  peu  orientale  de  notre 
cour,  un  contraste  qui  n'échappait  pas  à  l'opinion  publique.  Il 
se  montrait  favorable  aux  opinions  nouvelles,  autaut  qu'en- 
nemi des  vieilles  routines  et  de  la  superstition. 

il 


122  MEMOIRES 

lui  lui  le  prince  disparaissait  tellement  sous  l'apparence  d'un 
sage  qui  voyage  pour  recueillir  des  lumières  que  les  amis  ar- 
dents de  la  révolution  américaine  furent  tentés  de  le  croire 
démocrate  comme  eux.  Une  femme,  passionnée  pour  cette 
cause ,  le  pressa  un  jour  étourdiment  de  dire  son  avis  sur 
la  lutte  établie  entre  le  roi  d'Angleterre  et  les  provinces  en  in- 
surrection, a  Madame,  répondit-il  un  peu  sèchement,  mon 
«  rôle  est  d'être  royaliste.  >> 

Ce  monarque,  dont  je  pus  alors  très-rarement  m'approcher, 
mais  que  depuis  j'eus  l'occasion  de  voir  en  Russie  fréquemment , 
offrait  en  sa  personne  un  mélange  assez  bizarre  d'ambition  bel- 
liqueuse, de  prétentions  à  la  philosophie  ,  de  penchant  pour  les 
innovations  et  de  jalousie  pour  son  autorité.  Si  nos  princes, 
mal  conseillés ,  risquèrent  leur  trône  en  voulant  trop  résister 
au  torrent  de  l'esprit  du  siècle  ,  Joseph ,  pour  avoir  voulu  le  de- 
vancer, perdit  momentanément  une  partie  de-ses  États. 

Au  reste  l'empereur,  qui  s'était  fait  admirer  et  chérir  à  Paris , 
ne  porta  pas  le  même  esprit  et  ne  fit  pas  la  même  impression 
dans  nos  provinces.  La  beauté  de  nos  ports ,  la  foice  de  notre 
marine ,  la  richesse  de  nos  villes  de  commerce  et  l'activité  de 
nos  manufactures  excitèrent  sa  jalousie  ;  il  ne  sut  pas  la  dissi- 
muler. Enfin,  passant  près  de  Ferney,  il  dédaigna  de  voir  Vol- 
taire. On  blâma  également ,  avec  raison  ,  et  l'indifférence  de  la 
puissance  pour  le  génie ,  et  la  faiblesse  du  grand  poète  et  du  phi- 
losophe ,  dont  l'amour-propre  parut  trop  sensible  à  cette  légère 
blessure. 

La  même  année  qui  nous  enleva  Voltaire  vit  aussi  périr  Rous- 
seau. Ces  deux  flambeaux  s'éteignirent  presque  à  la  fois ,  et  ils 
disparurent  de  la  terre  au  moment  où  leurs  doctrines,  mal  in- 
terprétées par  les  passions  de  leurs  disciples  et  de  leurs  ennemis , 
allaient  ébranler  l'Europe  jusque  dans  ses  fondements. 

Voltaire  avait,  vu  à  Paris  le  célèbre  Franklin  jouir  de  son 
triomphe.  Le  vieillard  français  bénit  le  fils  du  vieillard  améri- 
cain. Les  vœux  de  tous  deux  pour  leur  patrie  étaient  sembla- 


DU   COMTE  PB   SÉGIJR  123 

Lies,  mais  le  résultat  dans  les  deux  contrées  fut  très-différent. 
Le  vaste  Océan ,  l'immense  étendue  du  continent  des  États- 
Unis  ,  l'absence  des  plus  redoutables  écueils  de  tous  gouver- 
nements, c'est-à-dire  des  classes  privilégiées  et  des  prolétaires , 
protégèrent  en  Amérique  les  semences  de  la  liberté,  tandis 
qu'en  France  elle  ne  put  planter  ses  faibles  racines  que  sur  un 
terrain  inondé  de  sang  et  tourmenté  par  tous  les  éléments  de 
la  haine  et  de  la  discorde. 

La  mort  de  Voltaire  eut  le  même  éclat  que  sa  vie;  la  (in  de 
Rousseau  fut  triste ,  silencieuse.  Cet  ami  de  la  nature  fuyait 
les  hommes ,  qu'il  croyait  ses  ennemis ,  et  l'homme  qui  avait 
répandu  tant  de  lumières  dans  le  monde  disparut  dans  l'ombre 
des  bois ,  où  il  se  plaisait  à  terminer  paisiblement  une  existence 
douloureuse. 

La  mort  de  ces  deux  chefs  de  la  philosophie  moderne  excita 
une  joie  bien  trompeuse  parmi  leurs  adversaires.  Ceux-ci  cru- 
rent un  moment  avoir  triomphé ,  oubliant  sans  doute  que ,  si 
les  hommes  de  génie  meurent ,  leurs  pensées  sont  immortelles. 

Au  reste  on  fut  promptement  distrait  en  France  de  ces  évé- 
nements si  importants  pour  la  république  des  lettres,  et  les 
événements  de  la  guerre  qui  venait  d'éclater  occupèrent  tous 
les  esprits ,  parce  qu'ils  mettaient  en  jeu  tous  les  intérêts. 

A  la  grande  surprise  de  l'Europe ,  qui  ne  croyait  pas  que 
notre  marine  ,  détruite  dans  la  dernière  guerre  ,  pût  ressusciter 
si  promptement,  on  vit,  indépendamment  de  la  flotte  de  M.  d'Es- 
taing  envoyée  en  Amérique,  une  armée  navale  de  trente-deux 
vaisseaux  et  de  quinze  frégates  sortir  du  port  de  Brest ,  sous 
les  ordres  du  comte  d'Orvilliers.  Ces  trois  divisions  étaient 
commandées  par  les  amiraux  de  Guichen ,  Duchafaut  et  La- 
motte-Piquet.  Celui-ci  dirigeait  par  ses  conseils  l'ardeur  de 
M.  le  duc  de  Chartres,  premier  prince  du  sang ,  embarqué  sur 
son  vaisseau. 

L'amiral  Keppel ,  à  la  tête  d'une  année  non  moins  forte  ,  vint 
au-devant  des  Français.  Il  connaissait  leur  bravoure  ;  mais  il 


124  mi:  .<<:'  î.s 

vit  avec  étonnemcnt  la  régularité  de  notre  ordre  de  bataille, 
l'habileté  de  nos  manœuvres  et  les  progrès  rapides  de  notre 
instruction. 

La  bataille  fut  vive  et  sanglante;  beaucoup  de  vaisseaux 
éprouvèrent,  dans  leurs  équipages,  dans  leurs  mâtures,  dans 
leurs  agrès  ,  des  pertes  considérables  ;  mais ,  comme  de  part 
et  d'autre  aucun  bâtiment  ne  fut  pris ,  on  se  sépara  sans  résultat 
définitif.  L'Angleterre ,  trop  accoutumée  aux  triomphes  mari- 
times ,  se  crut  défaite  parce  que  nous  n'avions  pas  été  vaincus , 
et  la  France  s'attribua  la  victoire  parce  qu'elle  n'avait  pas  reçu 
d'échec. 

M.  le  duc  de  Chartres,  rentré  avec  la  flotte  dans  le  port, 
revint  trop  promptement  à  Taris.  Dans  les  premiers  moments 
il  fat  entouré  d'éloges  ;  au  spectacle  on  lui  jetait  des  couronnes 
de  lauriers.  Partout  retentissaient  des  cbants  de  victoire.  La 
cour  et  la  ville  semblaient  dans  l'ivresse. 

Mais bientôtlesnouvellesdétailléesarrivèrent  :  l'enthousiasme 
s'évanouit  ;  les  éloges  firent  place  aux  épigrammes.  On  accusa 
le  comte  d'Orvilliers  de  trop  de  circonspection  ;  on  reprocha 
au  duc  de  Chartres  l'inexécution  d'un  ordre  qui  aurait  pu  lui 
faire  couper  la  ligne  ennemie.  On  l'irrita  en  lui  retirant  son 
commandement  pour  le  nommer  colonel  général  des  hussards , 
et  ce  désagrément ,  qui  lui  sembla  un  affront ,  fut  peut-être  le 
germe  qui  produisit  plus  tard  tant  de  fautes  et  de  malheurs. 

De  son  côté  l'Angleterre  mit  en  jugement  les  généraux 
Kcppel  et  Palisser;  mais  ce  procès  fut  sans  résultat,  comme 
le  combat  qui  y  avait  donné  lieu. 

Le  comte  d'Orvilliers  et  son  ennemi  reparurent  encore  sur  la 
mer  ;  mais ,  soit  par  l'inconstance  des  vents ,  soit  par  une, 
erreur  des  chefs,  les  deux  armées  semblèrent  plutôt  s'éviter 
que  se  chercher. 

Pendant  ce  temps  notre  commerce  souffrait ,  et ,  comme  nos 
ministres  avaient  négligé  les  précautions  nécessaires  pour  le 
protéger,  les  Anglais  firent  beaucoup  de  prises  ;  de  là  naquirent 


DU   COMTE  DE  SÉGUR.  125 

des  plaintes  bruyantes,  vives  et  universelles,  de  la  marine  mar- 
chande contre  la  marine  royale,  préludes  des  violents  débats 
qui  devaient  bientôt  s'élever,  sur  terre  comme  sur  l'Océan , 
entre  la  démocratie  et  l'aristocratie. 

Notre  amour-propre  reçut  pourtant  quelque  dédommage- 
ment. Plusieurs  de  nos  frégates  se  signalèrent  dans  des  com- 
bats particuliers,  et  un  officier  de  marine  ,  M.  Fabry,  s'empara 
de  plusieurs  convois  anglais. 

A  la  même  époque  ou  faisait  filer  sur  nos  côtes  un  grand 
nombre  de  régiments.  Ces  mouvements  alimentaient  nos  ar- 
dentes espérances  ;  cependant,  en  approchant  de  l'Océan ,  nous 
frémissions  d'impatience  à  la  vue  de  cette  barrière  redoutable 
qui  arrêtait  nos  pas.  Nous  avions  cru  que  nos  armées  navales 
nous  en  ouvriraient  le  passage  ,  mais  leur  rentrée  dans  nos  ports 
nous  jetait  dans  le  découragement. 

C'était  un  assez  singulier  contraste  alors  que  de  voir,  d'un 
côté ,  la  gravité  de  notre  jeunesse ,  discutant  avec  des  sages  les 
hautes  questions  delà  philosophie,  la  sérieuse  importance  que 
nous  attachions  aux  moindres  événements  de  la  guerre ,  la  force 
de  nos  passions  pour  tout  ce  qui  nous  offrait  l'image  de  la  gloire 
ou  de  la  liberté  ,  et ,  d'une  autre  part,  l'insouciance  et  la  frivo- 
lité du  premier  ministre  octogénaire  qui  gouvernait  alors  l'État. 

Au  moment  où  chacun ,  à  la  ville  comme  à  la  cour,  accu- 
sait ou  défendait,  avec  le  plus  de  chaleur,  la  conduite  des  chefs 
de  nos  armées  navales,  et  tandis  qu'on  s'affligeait  profondément 
du  peu  de  résultat  de  leurs  efforts ,  M.  de  Maurepas ,  plus  jeune 
que  nous  ,  plaisantait  sur  ces  graves  matières  ,  sujet  inépuisable 
pour  lui  de  jeux  de  mots  et  de  quolibets. 

«  Savcz-vous ,  disait-il ,  ce  que  c'est  qu'un  combat  naval  ? 
«  Je  vais  vous  le  dire.  Deux  escadres  sortent  de  deux  ports 
«  opposés;  on  manœuvre,  on  se  rencontre,  on  se  tire  des  coups 
'<  de  canon,  on  abat  quelques  mats,  on  déchire  quelques  voiles, 
«  on  tue  quelques  hommes,  on  use  beaucoup  de  poudre  et  de 
«  boulets;  puis  chacune  des  deux  armées  se  retire ,  prétcndanl 


126  MÉMO!    I  s 

«  être  restée  maîtresse  du  champ  de  bataille  ;  elles  s'attribuent 
«  toutes  deux  la  victoire  ;  on  chante  de  part  et  d'autre  le  Te 
«  Deam,  et  la  mer  n'en  reste  pas  moins  salée.  »  Heureuse- 
ment les  autres  ministres  traitaient  les  grandes  affaires  un  peu 
plus  sérieusement. 

Toutes  mes  tentatives  pour  être  employé  dans  quelque  expé- 
dition demeuraient  toujours  sans  succès,  et  je  me  dépitais 
contre  le  sort  qui  m'obligeait  à  rester  colonel  de  dragons 
dans  une  guerre  où  l'infanterie,  seule  embarquée,  pouvait 
trouver  des  occasions  de  combattre. 

Quelques-uns  de  mes  amis,  les  uns  plus  âgés  que  moi,  les  au- 
tres de  mon  âge,  furent  plus  heureux  et  excitèrent  mon  envie  : 
le  duc  de  Lauzun ,  embarqué  avec  le  marquis  de  Vaudreuil , 
descendit  en  Afrique  et  conquit  le  Sénégal.  Arthur  et  Edouard 
Dillon ,  le  marquis  de  Coigny,  le  vicomte  de  Noaillcs  servi- 
rent sous  les  ordres  de  MM.  de  Bouille  et  d'Estaing.  Le  pre- 
mier s'empara  de  la  Dominique  et  ensuite  de  l'île  de  Sainte- 
Lucie  par  surprise.  Le  comte  de  Lamarck,  prince  d'Aremberg, 
fut  envoyé  avec  son  régiment  dans  l'Inde ,  où  il  fut  blessé. 

L'amiral  Byron,  que  le  comte  d'Estaing  s'était  vainement 
efforcé  de  combattre  près  de  Rhode-Island ,  étant  arrivé  dans 
les  Antilles,  changea  momentanément  la  fortune,  et  nous  en- 
leva cette  même  île  de  Sainte-Lucie  dont  nous  venions  de  nous 
rendre  maîtres.  Mais,  quelque  temps  après,  le  comte  d'Estaing, 
qui  s'était  éloigné  alors  des  Etats-Unis,  malgré  les  instances  de 
Washington,  deLafayette,  et  les  reproches  amers  du  général 
Sulivan  ,  arriva  dans  le  port  de  la  Martinique. 

De  là, fortifié  par  une  escadre  et  par  des  troupes  qu'on  lui 
avait  envoyées  de  France,  il  attaqua  Sainte-Lucie,  mais  sans 
pouvoir  en  forcer  le  port.  Débarqué  dans  l'île,  ses  vaillants  ef- 
forts n'eurent  pas  plus  de  succès.  II  perdit  beaucoup  de  monde 
et  fut  repoussé. 

Enfin  la  fortune,  qui  jusque-là  lui  avait  été  si  défavorable, 
offrit  à  sou  courage  les  moyens  de  réparer  ses  revers;  il  reprit 


DU    COMTE    DE  SEOUR.  127 

l'offensive,  s'empara  de  Saint- Vincent,  et  descendit  dans  l'île 
de  la  Grenade  avec  trois  mille  hommes.  Le  général  Macart- 
ney  la  défendait  avec  mille  hommes  d'élite  et  de  nombreuses 
milices. 

La  ville  de  la  Grenade  était  située  sur  un  morne  escarpé  ; 
M.  d'Estaing,  marchant  sur  trois  colonnes,  ordonna  l'assaut,  et, 
malgré  la  plus  vigoureuse  résistance ,  emporta  de  vive  force  les 
retranchements  ,  le  morne  et  la  ville. 

Le  vicomte  de  Noailles  et  Edouard  Dillon,  à  la  tête  de  deux  de 
nos  colonnes,  se  distinguèrent  brillamment.  M.  d'Estaing  reçut 
une  blessure  et  ne  s'arrêta  qu'après  la  victoire.  Le  comte 
Edouard  Dillon  reçut  dans  ce  combat  un  coup  qui  lui  fracassa 
le  bras. 

L'amiral  Tîyron  était  accouru  pour  s'opposer  à  ce  triomphe  ; 
mais  il  arriva  trop  tard  :  la  Grenade  était  conquise.  M.  d'Es- 
taing, remonté  sur  sa  flotte,  combattit  celle  des  Anglais,  dé- 
gréa  trois  de  leurs  vaisseaux,  et  poursuivit  l'escadre  ennemie, 
suis  pouvoir  l'atteindre,  jusqu'au  port  de  l'île  de  Saint-Chris- 
tophe ,  où  elle  s'était  réfugiée. 

Nous  restâmes  ainsi  maîtres  des  Antilles.  Le  comte  Théo- 
dore deLamcth,  qui  s'était  distingué  dans  cette  attaque,  ap- 
porta en  France  la  nouvelle  de  la  prise  de  la  Grenade,  et  ce 
premier  exploit,  grossi  par  la  renommée,  causa  autant  d'en- 
thousiasme à  Paris  qu'autrefois  les  plus  éclatantes  victoires  en 
avaient  excité. 

Pendant  ce  temps  les  Anglais,  portant  leurs  armes  dans 
les  provinces  méridionales  des  États-Unis,  s'étaient  emparés 
de  Savannah,  dans  la  Géorgie.  Le  comte  d'Estaing  conçut 
l'espoir  de  leur  enlever  cette  importante  conquête. 

favorisé  dans  son  débarquement  par  les  troupes  américaines, 
il  composa  de  ses  forces  réunies  aux  leurs  i\n  corps  de  huit 
mille  hommes,  marcha  avec  célérité  contre  Savannah,  et  somma 
ia  garnison  de  se  rendre. 

Le  gouverneur  anglais,  dont  les  moyens  de  défense  n'étaient 


128  M K MOIRES 

pas  prêts,  feignit  de  capituler,  gagna  du  temps,  reçut  des  se- 
cours, et  acheva  de  fortifier  ses  retranchements. 

D'Estaing,  furieux  de  se  voir  dupe  de  cette  ruse,  résolut 
d'emporter  la  place  d'assaut.  Les  assaillants  et  les  assiégés  dé- 
ployèrent dans  ce  combat  sanglant  une  vaillance  opiniâtre.  Deux 
fois  quelques  braves  Français  et  Américains  franchirent  les 
retranchements;  mais  la  mitraille  les  moissonna.  La  périt  Pu- 
la\vski,cet  intrépide  Polonais  qui  défendait,  dans  un  autre 
monde,  cette  même  liberté  qu'on  avait  arrachée  à  sa  patrie. 

Après  plusieurs  attaques  réitérées  sans  succès,  où  les  Amé- 
ricains et  les  Français  perdirent  près  de  douze  cents  hommes, 
le  comte  d'Estaing,  étant  blessé  ,  ordonna  la  retraite,  se  rem- 
barqua, revint  aux  Antilles  et  retourna  promptement  en  France 
avec  un  vaisseau  ,  laissant  les  autres  sous  les  ordres  du  comte 
de  Grasse  et  des  généraux  Vaudreuil  et  Lamotte-Piquet. 

M.  d'Estaing  fut  honorablement  accueilli  en  France  ;  l'opi- 
nion publique  s'y  montra  juste  pour  lui,  et  l'éclat  de  son  cou- 
rage fit  fermer  les  yeux  sur  les  fautes  commises  par  son  impé- 
tuosité ;  de  sorte  que ,  malgré  les  rigueurs  de  la  fortune ,  il 
conserva  sa  gloire. 

M.  le  comte  de  Vergennes,  ministre  des  affaires  étrangères 
obtint  cette  année  d'assez  grands  succès  par  la  sagesse  et  par 
l'habileté  de  sa  politique.  L'Espagne  et  la  Hollande  se  lièrent 
étroitement  à  notre  cause  ,  et  l'impératrice  de  Russie,  par  une 
déclaration  de  neutralité  armée  à  laquelle  accédèrent  les  rois 
de  Suède  et  de  Danemark,  fit  sentir  aux  Anglais  qu'ils  étaient 
en  danger  de  perdre  la  domination  ou  plutôt  la  tyrannie  des 
mers. 

Tous  ces  événements  militaires  et  politiques  maintenaient  dans 
un  grand  mouvement  l'esprit  public  ;  car  cet  esprit  se  manifes- 
tait alors  peut-être  avec  plus  de  chaleur  et  d'indépendance 
qu'il  n'en  a  montré  depuis  sous  des  institutions  libérales  de  nom, 
mais  que  la  passion  de  chaque  parti ,  dominant  à  son  tour,  n'a 
jusqu'à  présent  rendues  que  trop  illusoires. 


DU    COMTE   OE    SÉGUR,  120 

Nous  n'avions,  il  est  vrai,  ni  élections,  ni  parlement  national  : 
par  de  vieilles  coutumes,  le  prince  était  seul  législateur;  mais 
l'autorité  trouvait ,  dans  les  cours  souveraines  ,  dans  les  ordres 
privilégiés  eux-mêmes ,  et  dans  toutes  les  classes  de  la  socicié ,  un 
point  d'honneur  et  une  franchise  d'opinion  qui  résistaient  plus 
efficacement  que  des  lois  au  joug  de  l'arbitraire.  On  était  sujet 
de  droit ,  mais  citoyen  de  fait. 

Chacun  s'occupait  de  la  chose  publique ,  et ,  en  voyant  à 
quel  point ,  sous  des  formes  monarchiques ,  les  mœurs  étaient 
devenues  républicaines,  il  ne  fut  pas  difficile  à  Rousseau  de 
prédire  l'approche  de  l'époque  des  grandes  révolutions.  Ce  cé- 
lèbre écrivain  se  montrait  par  cette  prédiction  plus  clairvoyant 
que  l'impératrice  de  Russie,  que  les  rois  d'Espagne  et  de  France, 
qui  ne  voyaient,  dans  cette  guerre  des  Américains  insurgés, 
que  l'abaissement  de  l'Angleterre ,  sans  s'apercevoir  que  ce 
jeune  aigle  delà  liberté,  planant  sur  un  a^itre  hémisphère ,  ne 
tarderait  pas  à  étendre  ses  ailes  sur  l'Europe. 

Frédéric  lui-même  blâmait  dans  ses  écrits  la  conduite  arbi- 
traire du  gouvernement  anglais ,  et  approuvait  hautement  les 
principes  par  lesquels  le  Congrès  des  États-Unis  proclamait  le 
droit  qu'un  peuple  avait  de  se  séparer  de  son  gouvernement 
lorsque  celui-ci,  au  lieu  de  protéger  son  bonheur  et  ses  libertés, 
les  lui  enlevait. 

L'année  1 778  ranima ,  dès  sa  naissance ,  notre  espoir  de  ne 
plus  rester  spectateurs  oisifs  de  la  guerre.  Le  roi  rassembla  des 
troupes  nombreuses  sur  les  côtes  de  l'Océan.  On  forma  deux 
camps,  l'un  à  Vaussieux  en  Normandie,  l'autre  à  Paramé  en 
Bretagne  ;  le  premier  était  sous  les  ordres  du  maréchal  de  Bro- 
glie,  le  second  sous  ceux  de  M.  de  Castries.  Les  bureaux  du 
ministère  étaient  assiégés  par  toute  notre  jeunesse,  qui  désirait 
ardemment  être  comprise  au  nombre  des  troupes  destinées  a 
servir  dans  ces  camps. 

On  regardait  comme  le  plus  grand  malheur  de  rester  inactif 
dans  les  garnisons,  tandis  qu'on  se  préparait  à  faire  une  descente 


130  MEMOIRES 

en  Angleterre.  Ce  n'était  plus  pour  solliciter  des  grâces  que  les 
appartements  de  Versailles  se  trouvaient  remplis  de  courtisans 
empressés;  on  y  rencontrait  en  foule  des  solliciteurs,  mais  c'é- 
taient des  solliciteurs  de  périls  et  de  gloire. 

J'étais  du  nombre  des  malheureux  qui  voyaient  leurs  régi- 
ments condamnés  à  l'inaction.  Il  ne  restait  qu'une  espérance , 
celle  d'entrer  dans  l'état-major  des  armées  des  côtes  ;  mais 
cette  voie  était  étroite,  et  il  fallait  beaucoup  de  faveur  pour  en 
profiter. 

Le  ministre  ne  savait  comment  refuser  tant  de  demandes , 
appuyées  si  vivement  par  les  personnages  les  plus  puissants  et 
même  par  la  famille  royale.  On  ne  pouvait  cependant  con- 
tenter tout  le  monde.  Bientôt  le  nombre  des  emplois  disponi- 
bles fut  complet ,  à  la  réserve  d'un  ou  deux  ,  et  chacun  se  les 
disputait  avec  acharnement. 

Enfin,  ce  qui  prouve  quelle  était  alors  la  faiblesse  de  l'auto- 
rité contre  les  plaintes  et  contre  l'ardeur  des  jeunes  et  belli- 
queux courtisans  qui  l'entouraient ,  c'est  qu'ayant ,  à  force  de 
sollicitations  et  avec  l'appui  de  la  reine ,  obtenu  de  servir  au 
camp  deParamé,  en  qualité  d'aide-maréchal  général  de  logis, 
M  de  Maurepas  exigea  ma  parole  d'honneur  de  n'en  rien  dire , 
de  partir  sans  bruit  et  de  cacher  cette  faveur  jusqu'au  moment 
où  je  serais  arrivé  au  quartier  général  de  M.  de  Castries. 

Je  gardai  fidèlement  ce  secret  ;  mais ,  en  arrivant  au  camp 
de  Paramé  ,  je  trouvai  que  M.  de  Castries  n'était  pas  lui-même 
informé  de  ma  nomination ,  et ,  comme  je  n'avais  pas  les  lettres 
de  service  qu'on  m'avait  promises,  mon  embarras  fut  grand, 
M.  de  Castries  m'en  tira  ;  il  me  permit  de  prendre  l'habit  d'aide 
de  camp  et  d'en  faire  le  service  auprès  de  lui.  Enfin ,  au  bout 
de  quelques  jours ,  je  reçus  la  lettre  du  ministre  et  pris  l'habit 
ainsi  que  les  fonctions  d'officier  de  l'état-major. 

La  fortune  trompa  notre  attente.  Au  camp  de  Vaussieux, 
l'armée  n'eut  d'autre  occupation  que  celle  d'essais  infructueux 
tentés  par  M.  le  maréchal  de  Broglie  pour  faire  réussir  un  nou- 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  131 

veau  système  de  tactique  inventé  par  M.  de  Mcsnil-Durand  ,  et 
pour  donner  l'avantage  à  ce  qu'on  appelait  Y  ordre  profond 
sur  Y  ordre  mince,  en  usage  alors  dans  toutes  les  armées  de 
l'Europe. 

On  ne  sait  pourquoi  cet  illustre  maréchal ,  si  grand  sur  les 
champs  de  bataille ,  s'était  si  opiniâtrement  déclaré  pour  cette 
nouvelle  méthode ,  qui  exposait  de  profondes  colonnes  à  une  ar- 
tillerie meurtrière,  et  ne  présentait  pour  le  développement  de 
ces  mêmes  colonnes  que  des  moyens  très-compliqués.  Le 
maréchal  de  Rochambeau  dit,  dans  ses  Mémoires,  que  M.  le  ma- 
réchal de  Broglie  était  entraîné  à  cette  innovation  par  une  suite 
de  son  inimitié  pour  le  duc  de  Choiseul  et  par  l'espoir  d'anéan- 
tir l'ordonnance  de  ce  ministre. 

Quoi  qu'il  en  soit,  M.  de  Broglie,  partageant  son  armée  en 
deux  corps ,  prit  le  commandement  de  l'un  ,  et ,  l'organisant 
suivant  les  principes  de  l'ordre  profond  ,  dirigea  plusieurs  atta- 
ques simulées  contre  l'autre  corps,  qu'il  avait  mis  sous  les  ordres 
de  M.  de  Rochambeau.  Ce  dernier  manœuvrait  selon  les 
règles  établies  par  l'ancienne  ordonnance. 

Cet  essai  ne  fut  pas  heureux  pour  M.  le  maréchal  de  Broglie. 
Dans  tout  ce  simulacre  de  guerre ,  et  pendant  toutes  ces  manœu- 
vres, M.  de  Rochambeau  eut  un  avantage  marqué  sur  son  ad- 
versaire par  la  rapidité  et  la  facilité  de  ses  mouvements. 

Ce  mauvais  succès  irrita  M.  de  Broglie ,  dont  la  ténacité 
déplut  à  la  cour,  et,  lorsque  le  camp  fut  levé,  le  roi  donna 
à  M.  le  maréchal  de  Vaux  le  commandement  des  troupes  qui 
restèrent  sur  les  côtes  et  qu'on  destinait  à  opérer  une  descente 
en  Angleterre. 

Au  camp  de  Paramé,  les  essais  que  nous  fîmes  du  système 
de  M.  de  Mesnil-Durand  nous  agitèrent  moins,  parce  que 
M.  de  Castries  y  attachait  peu  d'importance. 

Nos  journées  se  passaient  en  exercices,  en  évolutions,  en  si- 
mulacres d'attaque ,  de  défense,  de  débarquement,  de  recon- 
naissances militaires.  Ces  ombres, ces  images  de  la  guerre  nous 


132  MÉMOIRES 

faisaient  attendre  avec  plus  d'impatience  ses  réalités.  Au  reste, 
nos  jeux  guerriers  étaient  de  véritables  l'êtes  ;  on  accourait  de 
toutes  les  villes  pour  y  assister;  plusieurs  belles  daines  de  Paris 
y  vinrent  même  jouir  de  ce  spectacle. 

Notre  brillante  jeunesse  avait  alors  beaucoup  de  vivacité  et 
peu  de  subordination;  on  en  pourra  juger  par  un  seul  trait. 
Pendant  une  de  nos  grandes  manœuvres ,  on  avait  réservé  sur 
une  colline  un  certain  nombre  de  places  distinguées  pour  les 
femmes.  Deux  colonels  de  notre  armée ,  donnant  le  bras  à 
deux  dames  de  la  cour  récemment  arrivées ,  traversèrent  un 
peu  légèrement  la  foule ,  et ,  pour  placer  les  dames  qu'ils  con- 
duisaient, s'emparèrent  de  quelques  sièges  que  prétendaient 
avoir  plusieurs  dames  bretonnes.  Une  altercation  s'en  suivit. 

Le  lendemain ,  le  bruit  de  cette  querelle  se  répandit  dans 
tout  le  camp.  Or  on  avait  laissé  exister  depuis  très-longtemps 
un  étrange  abus  dans  tous  nos  corps  militaires  :  c'était  une  as- 
sociation de  jeunes  lieutenants  et  sous-lieutenants ,  nommée 
la  calotte  ;  elle  avait  ses  assemblées ,  ses  officiers ,  son  général , 
une  police  bizarre ,  mais  sévère  ;  elle  prétendait  ne  connaître 
aucune  supériorité,  aucune  distinction  de  grades.  Cette  puis- 
sance turbulente  et  ridicule,  mais  redoutable,  ne  voulait  obéir 
que  sous  les  armes ,  et  punissait  sans  pitié  par  des  châtiments 
comiques,  tels  que  la  bascule  ou  les  sauts  sur  la  couverte ,  tous 
ceux  qu'il  lui  plaisait  de  reconnaître  coupables  d'un  délit  contre 
les  convenances ,  contre  la  politesse  et  contre  sa  capricieuse 
législation. 

Dans  l'intervalle  des  exercices,  tous  les  jeunes  gens  de 
l'armée  se  rassemblaient  souvent  pour  jouer  aux  barres  et  at- 
tiraient une  foule  immense  de  spectateurs.  Un  jour,  comme  on 
s'était  déjà  réuni  pour  commencer  ces  jeux ,  deux  officiers  de 
mes  amis  vinrent  m'avertir  qu'une  exécution  scandaleuse  allait 
avoir  lieu,  la  calotte  ayant  solennellement  décidé  que  les  deux 
colonels  dont  j'ai  parlé  plus  haut  seraient  publiquement  ber- 
nés pour  venger  l'offense  faite  aux  dames  bretonnes. 


DU   COMTE    DE   SEGUR.  133 

Il  n'y  avait  pas  uue  minute  à  perdre.  Les  jeux  commen- 
çaient, et  l'arrêt  devait  être  à  l'instant  exécuté.  N'ayant  alors 
la  possibilité  ni  le  temps  de  consulter  persoime ,  j'ordonnai  à 
des  tambours  de  battre  la  générale.  Aussitôt  les  jeux  cessè- 
rent,  le  bruit  fit  place  au  silence,  le  désordre  à  la  règle.  Chacun 
courut  à  son  drapeau ,  et  en  un  clin  d'œil  on  se  mit  en 
bataille. 

Pendant  ce  temps  je  courus  chercher  M.  de  Castries,  que 
je  trouvai,  comme  on  le  croit  bien,  fort  surpris  de  cette  alerte 
imprévue.  Je  lui  en  expliquai  la  cause  ;  il  m'approuva ,  com- 
manda des  manœuvres ,  et ,  quand  la  retraite  fut  sonnée,  chacun 
resta  persuadé  que  c'était  le  général  qui  avait  voulu  s'assurer 
de  la  promptitude  avec  laquelle  les  troupes  pouvaient  reprendre 
leurs  armes,  leurs  rangs  et  leur  ordre. 

Le  lendemain ,  les  hommes  sages  négocièrent  ;  les  tètes  effer- 
vescentes se  calmèrent ,  et  des  ordres  sévères  arrêtèrent  la 
licence  des  tribunaux  de  la  calotte. 

Au  milieu  de  nos  exercices ,  de  nos  fêtes  et  de  nos  jeux ,  dis- 
tractions impuissantes  pour  calmer  notre  impatience,  nos 
esprits  n'étaient  sérieusement  occupés  que  d'une  seule  pensée, 
d'une  seule  volonté,  celle  de  voir  arriver  le  moment  de  notre 
embarquement ,  pour  nous  élancer  sur  la  côte  d'Angleterre. 
Toutes  les  apparences  semblaient  se  réunir  pour  fortifier  nos 
espérances. 

Le  général  Lafayctte ,  persuadé  que  cette  descente  devait 
avoir  lieu,  avait  quitté  les  drapeaux  de  Washington  pour  venir 
se  rauger  sous  ceux  de  sa  patrie.  On  lui  avait  donné  l'emploi 
de  major  général  de  l'armée  du  maréchal  de  Broglie. 

Au  moment  d'agir,  les  cabinets  de  France  et  d'Espagne  S3 
ressouvinrent ,  comme  par  hasard ,  qu'ils  faisaient  depuis  long- 
temps la  guerre  sans  l'avoir  déclarée ,  et  ce  fut  cette  année  que 
leur  manifeste  parut. 

Cependant  l'été  se  passa  sans  reeevoir  le  signal  espéré.  La 
rentrée  de  nos  armées  navales  lit  ajourner  le  projet  de  <|r.- 

12 


131  MEMOIRES 

cente.  Notre  camp  fut  levé.  Je  revins  à  Paris  avec  les  généraux. 
et  les  états-majors ,  et  bientôt  nous  inspirâmes  dans  toute  la 
capitale  le  mécontentement  qu'excitait  en  nous ,  avec  raison , 
le  triste  dénouement  d'une  scène  ouverte  avec  tant  d'éclat. 

Dès  le  printemps  de  l'année  suivante  nos  espérances  se 
ranimèrent.  On  ne  forma  point  de  camp;  mais  les  troupes 
destinées  aux  débarquements  étaient  cantonnées  sur  les  côtes 
de  Bretagne  et  de  Normandie. 

Le  3  juin  1779,  trente-deux  vaisseaux  français  sortirent  de 
Brest  et  trente-quatre  bâtiments  espagnols  de  Cadix. 

L'amiral  anglais  Charles  Hardy,  commandant  une  escadre 
de  trente-huit  vaisseaux,  se  hâta  inutilement  de  mettre  à  la 
voile  pour  s'opposer  à  la  jonction  des  flottes  alliées  ;  cette  réu- 
nion eut  lieu  le  25  juin.  Leurs  forces  combinées  composaient 
une  armée  de  soixante-six  vaisseaux  de  guerre  et  d'un  grand 
nombre  de  frégates ,  sous  les  ordres  de  l'amiral  d'Orvilliers  et 
du  général  espagnol  don  Gaston.  En  même  temps  nos  côtes 
étaient  couvertes  de  bâtiments  de  transport ,  dont  la  vue  nous 
remplissait  d'ardeur  et  d'espoir. 

Jamais  on  ne  dut  se  croire  plus  près  d'un  noble  but ,  et 
jamais  attente  ne  fut  mieux  trompée  :  l'armée  alliée  poursuivit 
l'amiral  Hardy  sans  l'atteindre ,  et  se  présenta  ensuite  devant 
Plymouth  dans  le  dessein  de  s'en  emparer.  Un  vaisseau  anglais 
de  soixante-quatre  canons,  qui  sortait  de  ce  port,  fut  pris  par 
les  nôtres. 

Les  ordres  étaient  donnés ,  l'attaque  allait  commencer,  lors- 
qu'un vent  furieux  s'éleva  et  dispersa  nos  bâtiments.  L'amiral 
Hardy,  qui  jusque-là  n'avait  osé  tenter  aucun  effort  pour  se- 
courir la  rade  de  Plymouth ,  parvint  à  y  rentrer  à  la  faveur  de 
cette  tempête.  Lorsque  le  vent  se  fut  apaisé,  nos  amiraux 
s'efforcèrent  inutilement  d'attirer  Hardy  au  combat  ;  il  se  tint 
constamment  à  l'abri  de  nos  atteintes. 

Bientôt  les  maladies  contagieuses  se  répandirent  sur  nos 
flottes  et  le  découragement  parmi  leurs  équipages.  Les  ami- 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  135 

raux  d'Orvilliers ,  Guichen ,  Gaston  et  Cordova ,  s'avouant 
vaincus  non  par  les  ennemis ,  mais  par  les  éléments ,  regagnè- 
rent leurs  ports  respectifs,  et  firent  ainsi,'  par  leur  retraite, 
évanouir  toutes  nos  chimères  de  combats  et  de  gloire.  Nous 
étions  indignés. 

Depuis  longtemps  les  étrangers  nous  accusaient  d'une  exces- 
sive légèreté,  parce  que ,  dans  les  circonstances  les  plus  graves, 
notre  opposition  et  nos  reproches  contre  le  gouvernement  se 
manifestaient  plutôt  par  des  satires ,  par  des  bons  mots ,  par 
des  épigrammes  et  même  par  des  chansons ,  que  par  une  cou- 
rageuse résistance;  mais  on  aurait  dû  penser  que  cette  appa- 
rente légèreté  était  l'effet  inévitable  de  la  destruction  graduelle 
de  nos  libertés.  Le  pouvoir,  étant  devenu  absolu,  ne  nous  lais- 
sait plus  d'autre  arme  que  celle  du  ridicule ,  dont  la  puissance 
est  plus  grande  qu'on  ne  le  croit. 

En  d'autres  pays  on  ne  se  borne  pas  à  ployer  sous  le  joug 
du  despotisme  ministériel;  non-seulement  on  y  rampe  avec 
servilité,  mais  on  y  garde  un  honteux  silence.  Eu  France,  au 
contraire ,  si  l'on  était  parvenu  par  la  force  à  nous  empêcher 
d'agir,  jamais  au  moins  il  ne  fut  possible  d'enchaîner  nos  esprits 
et  de  leur  imposer  silence  ;  de  sorte  que ,  si  le  gouvernement 
jouissait  pleinement  de  l'autorité  d'action,  nous  savions  nous 
emparer  de  l'autorité  d'opinion ,  autorité  si  grande  et  tellement 
fortifiée  par  le  point  d'honneur  qu'elle  fut  souvent  un  contre- 
poids suffisant  pour  arrêter  l'arbitraire  dans  sa  marche. 

Il  est  vrai  que  ceux  qui  osaient  ainsi  se  permettre  contre 
l'autorité  de  piquantes  saillies  en  étaient  parfois  punis  par 
quelques  disgrâces,  et,  comme  l'abeille  qui  laisse  son  aiguillon 
dans  la  plaie,  ils  souffraient  eux-mêmes  quelque  temps  de  la 
blessure    qu'ils  avaient    faite. 

M.  de  Maurepas  avait  été  vingt-cinq  ans  exilé  pour  une 
chanson;  la  même  cause  empêcha  longtemps  le  chevalier  de 
Boulflers  d'obtenir  l'avancement  qu'il  méritait. 

Cependant  tous  ces  inconvénients  disparaissaient  à  nos  veux 


136  KBM01BES 

et  nous  les  bravions  pour  céder  au  plaisir  d'attaquer  l'injustice, 
la  déraison  ou  l'ineptie  du  pouvoir,  par  les  seuls  moyens  dont 
nous  pussions  disposer.  Faute  de  tribune  les  salons  étaient  nos 
champs  de  bataille ,  et ,  ne  pouvant  livrer  de  combats  réguliers, 
c'était  par  des  escarmouches  légères  que  notre  liberté  compri- 
mée montrait  encore  que  son  feu  était  plutôt  couvert  qu'é- 
teint. 

Au  moment  où  l'opinion  générale  venait  d'exhaler  son  mé- 
contentement contre  la  conduite  du  ministère  dans  cette  cam- 
pagne ,  si  majestueuse  à  son  début  et  si  ridicule  à  son  dénoue- 
ment ,  il  avait  plu  de  toutes  parts  des  pamphlets  et  des 
épigrammes;  je  m'étais  permis  moi-même,  au  camp  de  Pa- 
ramé,  contre  le  ministre  de  la  marine,  quelques  couplets  qui 
eurent  beaucoup  de  succès ,  non  parce  qu'ils  étaient  bons , 
mais  parce  qu'ils  étaient  gais ,  malins  et  conformes  à  l'esprit 
du  moment.  On  citait  alors  un  mot  de  M.  le  duc  de  Choiseul  ; 
il  avait  dit  que  les  montres  de  nos  ministres  retardaient 
toujours  de  six  mois  ,  et  je  pris  ce  mot  pour  refrain  de  mes 
couplets. 

Quelques  jours  après  mon  retour  à  Paris ,  me  trouvant  à  la 
chasse  du  roi ,  ce  prince  m'appela  près  de  lui.  On  sait  que  la 
bonté,  et ,  on  peut  même  le  dire ,  la  bonhomie  du  caractère 
de  ce  monarque,  se  cachait  assez  ordinairement  sous  une 
enveloppe  un  peu  rude ,  un  regard  assez  dur  et  un  ton  très- 
brusque.  «  On  m'a  appris ,  me  dit-il  d'un  air  qui  me  parut  fort 
«  sévère,  que  vous  vous  êtes  permis  de  faire  des  couplets  très- 
«  malins,  très-gais,  mais  un  peu  scandaleux,  et  qu'on  ne  peut 
«  trop  avouer.  » 

M'efforçant  de  surmonter  mon  embarras,  je  lui  répondis  que 
le  dépit  de  rester  oisif  au  milieu  d'un  camp,  d'où  j'espérais 
sortir  pour  porter  ses  armes  en  Angleterre ,  m'avait  mis  dans 
la  nécessité  de  chercher  quelques  distractions  à  mes  ennuis. 
«  Eh  bien  !  reprit-il,  voyons  cette  chanson;  dites-la-moi.  » 

j'étais  au  moment  de  lui  obéir  et  de  me  jeter  précisément 


DU   COMTE   1>E   SEGDB.  137 

par  là  sur  recueil  que  je  voulais  éviter  ;  heureusement  une 
réflexion  soudaine  m'arrêta  fort  à  propos.  «  Sire ,  lui  dis-je , 
«  j'ai  l'ait  malheureusement  beaucoup  de  chansons;  aussi  je 
«  ne  sais  pas  trop  quelle  est  celle  dont  Votre  Majesté  veut  me 
«  parler.  —  Ce  sont,  répliqua  le  roi,  des  couplets  un  peu 
«  licencieux  sur  les  jaloux  trompés.  » 

Alors  mon  trouble  se  dissipa;  je  lui  chantai  tout  bas  ces 
c  tuplets,  qui  ne  contenaient  assurément  rien  de  politique.  Il 
en  rit  beaucoup  ,  et  me  laissa  fort  content  de  m'êtrc  ainsi  tiré, 
par  hasard ,  d'un  pas  un  peu  glissant  dans  lequel  j'avais  failli 
il/engager,  et  qui  m'aurait  probablement  attiré  le  désagré- 
ment d'an  séjour  forcé  de  deux  ou  trois  mois  dans  une  gar- 
nison. 

L'année  1780  parut,  dès  son  début,  nous  annoncer  des 
événements  plus  importants  et  plus  décisifs.  Le  stathouder 
chercha  en  vain  à  calmer  le  mécontentement  qu'inspirait  au 
gouvernement  britannique  le  parti  républicain.  Les  Anglais , 
menaçant  les  possessions  hollandaises  dans  l'Inde ,  dont  ils 
convoitaient  la  conquête ,  forcèrent  bientôt  la  Hollande  à 
grossir  le  nombre  de  leurs  ennemis.  Les  Espagnols  et  les  Fran- 
çais formèrent  le  siège  de  Gibraltar;  mais  l'amiral  Rodney  par- 
vint à  ravitailler  cette  place,  malgré  les  efforts  de  L'amiral 
espagnol  don  Juan  de  Laugara. 

Aux  Antilles,  le  comte  de  Guichen ,  qui  avait  remplacé  le 
comte  d'Estaing,  soutint  avec  éclat  l'honneur  de  nos  armes. 
Il  y  commandait  vingt-deux  vaisseaux;  l'amiral  Rodney,  son 
adversaire,  en  amena  vingt  contre  lui.  Ils  se  livrèrent  bataille 
à  trois  reprises  différentes  Jamais  Rodney  ne  put  couper  notre 
ligne.  Les  pertes  éprouvées  de  part  et  d'autre  lurent  à  peu 
près  égales;  cependant,  dansées  trois  combats,  les  Anglais 
se  virent  obligés  de  se  retirer,  et  perdirent  un  vaisseau  de 
guerre  qui  avait  été  crible  de  boulets. 

Lue  escadre  espagnole  vint  alors  rejoindre  la  nôtre  et  lui 
donner  une  supériorité  incontestable;  leur  jonction  eut  lieu 

12 


138  MEMOIRES 

entre  la  Martinique  et  la  Guadeloupe,  malgré  tous  les  mouve- 
ments de  Rodney. 

Le  comte  de  Guichen  se  croyait  déjà  certain  de  conquérir  la 
Jamaïque  et  d'autres  îles  ;  mais  jamais  lui  et  don  Solano  ne 
purent  s'accorder  sur  leur  plan  d'attaque. 

Les  Anglais  connaissaient  seuls  alors  ces  salutaires  précau- 
tions qu'enseigne  la  science  de  l'hygiène  pour  conserver  la 
santé  des  équipages.  Nos  ministres  étaient,  à  cet  égard,  dans 
la  plus  fatale  incurie.  Une  maladie  contagieuse  infecta  nos  flot- 
tes et  les  mit  dans  l'impossibilité  de  former  aucune  entreprise 
importante. 

Pendant  ce  temps  les  Américains  nous  adressaient  de  justes 
reproches  sur  l'oubli  de  nos  promesses  et  sur  l'abandon  où 
nous  les  laissions ,  dans  une  crise  qui  devenait  pour  eux  de 
plus  en  plus  imminente. 

Des  trois  amis  qui ,  les  premiers  en  France ,  avaient  formé 
le  dessein  de  combattre  pour  la  cause  américaine ,  je  restais 
le  seul  que  la  fortune  s'obstinait  à  enchaîner  dans  nos  gar- 
nisons. J'en  étais  désolé  ;  mais  le  soudain  changement  qui  s'opéra 
dans  notre  gouvernement  vint  soutenir  mon  courage  et  res- 
susciter mon  espoir. 

L'opinion  générale  s'était  si  clairement  manifestée  contre 
deux  de  nos  ministres  que  la  cour  sentit  la  nécessité  de  choisir 
des  hommes  assez  habiles  pour  diriger  la  guerre  avec  l'activité 
qu'elle  exigeait.  Ce  fut  dans  cette  circonstance  que  le  roi  confia 
à  mon  père  le  ministère  de  la  guerre  et  donna  celui  de  la  marine 
au  marquis  de  Castries. 

La  nomination  de  M.  de  Castries  précéda  cependant  de  quel- 
ques mois  celle  de  mon  père.  On  était  généralement  alors 
très-mécontent  de  la  conduite  du  prince  de  Montbarrey  et  de 
celle  de  M.  de  Sartines. 

Celui-ci  s'était  à  la  vérité  distingué  par  une  grande  habileté, 
dans  l'administration  de  la  police;  mais  ce  n'était  pas  une 
raison  pour  qu'il  devînt  un  bon  ministre  de  la  marine,  et  certes 


DU   COMTE   DE   SÉGI  li-  139 

la  légèreté  seule  de  M.  de  Maurepas  pouvait  expliquer  un 
pareil  choix. 

Cependant ,  comme  il  l'avait  fait  nommer,  il  le  soutint  quel- 
que temps  contre  l'opinion  publique  ;  mais,  M.  Necfeer  ayant 
déclaré  que  l'administration  de  ce  département  se  trouvait 
grevée  d'une  dette  de  vingt  millions,  le  roi  se  décida  à  renvoyer 
M.  de  Sartines. 

Je  in-  sais  trop  par  quel  motif  nos  rois  n'ont  presque  jamais 
voulu  confier  le  gouvernement  de  la  marine  à  un  marin;  mais 
les  faits  prouvent  que  chez  eux  ce  préjugé  ou  ce  principe  a  tou- 
jours été  constant. 

Dans  ce  temps  la  reine  exerçait  une  graude  influence  sur 
son  épouv  et  cherchait  de  bonne  foi  à  n'user  de  son  crédit  que 
pour  le  bien  général;  aussi  elle  consultait  autant  qu'elle  le 
pouvait  l'opinion  publique,  et,  malgré  toutes  les  calomnies 
inventées  par  une  basse  envie  ,  madame  de  Polignac ,  son  amie, 
lui  disait  la  vérité  et  lui  conseillait  de  ne  porter  son  intérêt 
que  sur  des  personnes  universellement  estimées. 

La  cause  en  était  toute  naturelle.  Madame  de  Polignac  ne 
ressemblait  à  aucune  des  favorites  dont  l'histoire  a  tracé  les 
portraits  ;  elle  était  sans  ambition  pour  sa  famille,  sans  avidité 
pour  elle-même;  les  honneurs,  qu'elle  avait  fuis,  étaient 
venus  la  chercher  :  il  fallait  la  forcer  à  recevoir  quelques  bien- 
faits. Amie  sincère,  c'était  Marie- Antoinette ,  et  non  ia  reine 
qu'elle  aimait,  et,  dans  tous  les  conseils  qu'elle  lui  donnait, 
elle  n'avait  pour  but  que  sa  considération  et  sa  gloire. 

Les  hommes  de  sa  société  intime  n'étaient  exempts  ni  d'in- 
trigue ni  d'ambition;  mais  ils  n'auraient  pas  été  lies  avec  elle 
s'ils  n'eussent  été  distingués  par  un  honneur  délicat  et  par  des 
sentiments  élevés,  \insi  parleurs  qualités  ils  secondaient  les 
Mies  honnêtes  et  miles  de  madame  de  Polignac,  tandis  que 
de  son  côte  elle  parvenait,  par  sa  douceur  et  par  sa  raison,  à 
modérer  leur  caractère  et  a  retenir  dans  de  justes  limites  leur 
ambition  personnelle. 


140  MÉM0IB1S 

Le  but  de  la  reine  était  de  lutter  contre  le  crédit  de  M.  de 
Maurepas,  trop  disposé,  par  son  esprit  léger  et  par  de  vieilles 
habitudes ,  à  se  laisser  plutôt  diriger  dans  ses  choix  par  l'intri- 
gue que  par  le  mérite. 

M.  de  Castries  avait  mérité  et  obtenu  l'estime  générale  par 
sa  probité  ,  par  son  instruction  ,  par  son  activité,  par  son  cou- 
rage ;  on  le  regardait  comme  un  de  nos  meilleurs  officiers  géné- 
raux. Il  ne  brillait  point  par  un  génie  vaste  et  éclatant,  mais 
par  une  raison  ferme,  froide ,  éclairée  ,  qualité  bien  préférable 
pour  un  administrateur  à  celle  d'un  esprit  plus  brillant  et 
moins  réglé- 
La  reine ,  excitée  par  son  amie  ,  proposa  au  roi  la  nomina  • 
tiondeM.  deCastries.  M.  Necker  seconda  puissamment  ses  vues, 
et  M.  de  Maurepas,  cette  fois,  leur  opposa  peu  de  résistance. 

Il  n'en  fut  pas  de  même  à  l'égard  de  la  nomination  de  mon 
père.  Le  premier  ministre,  non  par  force,  mais  plutôt  par 
faiblesse,  soutenait  avec  ténacité  M.  le  prince  de  Montbarrey, 
qui  n'avait  du  son  élévation  au  ministère  de  la  guerre  qu'à 
l'amitié ,  aux  instances  et  au  crédit  de  madame  de  Maurepas. 

M.  de  Montbarrey,  officier  général  très-brave  et  spirituel , 
n'aimait  point  le  travail,  ne  savait  point  résister  aux  sollicita- 
tions des  femmes  et  se  laissait  gouverner  par  ses  bureaux. 
Partout  on  se  plaignait  avec  raison  du  relâchement  que  sa  fai- 
blesse souffrait  dans  la  discipline. 

Il  voulait  le  bien ,  mais  il  n'avait  pas  la  fermeté  de  le  faire. 
Cédant  aux  importunités,  aux  sollicitations  des  courtisans,  il 
échouait  contre  un  écueil  où  se  brisèrent  et  se  briseront  tant 
de  ministres  qui  oublient  que  la  justice,  l'ordre  et  la  règle 
sont  les  meilleurs  remparts  pour  défendre  leur  considération 
et  leur  place.  Ils  ignorent  que  ceux-là  mêmes  qui  les  engagent 
et  les  forcent  à  sacrifier  l'intérêt  général  à  l'intérêt  privé  les  en 
puniront  promptement  et  se  rallieront  avec  ingratitude  à  l'opi- 
nion publique  qui  les  renversera. 

Le  poids  de  cette  opinion  amena  la  chute  de  M.  de  Mont- 


DU    COMTE   DE   SKGUR.  141 

barrey,  malgré  tous  les  efforts  de  M.  de  Maurepas.  Mais,  si 
Fou  était  d'accord  à  la  cour  pour  l'éloigner,  on  fut ,  pendant 
quelques  mois ,  loin  de  s'entendre  pour  lui  donner  un  succes- 
seur. 

La  reine  avait  su,  par  les  personnes  quelle  consultait,  que 
mon  père  jouissait  dans  toute  l'armée  d'une  considération  mé- 
ritée par  ses  longs  services ,  par  ses  nombreuses  blessures ,  par 
son  application  à  étudier,  à  connaître  toutes  les  parties  de 
l'art  de  la  guerre  et  de  l'administration  militaire.  On  van- 
tait sa  justice  inflexible,  sa  modération,  son  zèle  pour  la  dis- 
cipline et  son  désintéressement. 

11  lui  manquait,  à  la  vérité,  deux  qualités  bien  nécessaires 
pour  arriver  à  une  haute  fortune  :  il  n'était  ni  adroit  comme 
courtisan,  ni  mobile  dans  ses  principes.  Tout  intérêt  disparais- 
sait à  ses  yeux  dès  qu'il  lui  semblait  opposé  à  son  devoir  ;  sa 
francbise  était  un  peu  rude  :  il  savait  servir  et  non  plaire  ; 
c'était  en  un  mot  un  parfait  homme  de  bien ,  mais  un  assez  mal- 
habile homme  de  cour. 

Aussi ,  quoiqu'il  fût  appelé  aux  armes  dans  toutes  les  occa- 
sions périlleuses  et  consulté  par  tous  les  ministres  dans  toutes 
les  affaires  qui  exigeaient  de  la  sagesse  et  des  lumières,  on 
ne  pensait  plus  à  lui  dès  qu'il  était  question  de  faveur,  et  jamais 
sa  modestie  ne  l'aurait  fait  arriver  ni  même  songer  au  ministère. 
Il  n'y  parvint  que  par  le  zèle  ardent  de  ses  amis ,  qui  se  trou- 
vaient précisément  être  ceux  de  madame  de  Polignac.  L'opi- 
nion de  M.  Necker  et  de  M.  de  Castries  les  seconda  ;  tous  agi- 
rent même  longtemps  à  son  insu. 

Comme  la  reine  n  avait  jamais  entendu  aucune  voix  contra- 
rier le  bien  qu'on  lui  dit  de  mon  père,  assurée  qu'elle  allait 
conseiller  un  bon  choix,  elle  en  parla  vivement  au  roi,  qui 
ne  cherchait  et  ne  voulait  que  des  hommes  capables  «le  réaliser 
ses  sages  et  vertueuses  intentions  pour  le  bonheur  de  la  France. 

Dans  le  premier  moment  M.  de  Maurepas  fut  assez  em- 
barrassé sur  la  conduite  qu'il  devait  tenir;  ami  intime  de  ma 


142  MÉMOIRES 

grand'mère ,  sa  contemporaine ,  il  connaissait  mieux  que  per- 
sonne mon  père  et  ne  pouvait  en  conscience  rien  objecter 
contre  lui. 

Cependant  plus  cette  nomination  lui  paraissait  faite  pour 
être  approuvée ,  plus  elle  rendait  certain  à  ses  yeux  le  renvoi 
de  M.  de  Montbarrey,  que  jusque-là  il  avait  espéré  maintenir 
dans  son  poste. 

Le  hasard  le  servit  mieux  que  ses  réflexions.  Mon  père ,  à 
peine  convalescent  d'une  longue  et  violente  attaque  de  goutte, 
se  hâta  trop  de  venir  remercier  la  reine  des  bontés  qu'elle 
lui  témoignait.  Il  se  montra  donc  à  la  cour,  pâle ,  faible  et  pou- 
vant à  peine  marcher. 

M.  de  Maurepas  profita  malignement  de  cet  incident  pour 
persuader  au  roi  qu'on  lui  avait  donné  un  conseil  ridicule  en 
l'engageant  à  confier  le  ministère  qui  exigeait  le  plus  de  tra- 
vail et  d'activité  à  un  homme  épuisé  par  de  graves  blessures 
et  de  perpétuelles  infirmités. 

Le  roi  le  crut  et  en  parla  à  la  reine  avec  assez  d'humeur. 
Cette  princesse  reprocha  vivement  à  madame  de  Polignac  de 
l'avoir  ainsi  compromise. 

Madame  de  Polignac  était  douce ,  mais  fière  ;  blessée  des 
reproches  et  du  ton  de  la  reine,  elle  lui  offrit  sa  démission. 
La  reine  ,  qui  l'aimait  beaucoup ,  effrayée  à  la  seule  idée  d'une 
telle  séparation ,  l'apaisa  par  les  assurances  de  la  plus  tendre 
amitié ,  écouta  ses  explications ,  en  fut  satisfaite ,  et  persista 
dans  ses  démarches  pour  mon  père. 

Cependant  le  roi  était  irrésolu ,  et  les  espérances  de  M.  de 
Maurepas  se  relevaient  par  cette  irrésolution.  Ce  fut  M.  de 
Montbarrey  qui  mit  lui-même  un  terme  à  cette  incertitude. 
Justement  mécontent  du  rôle  peu  convenable  que  l'inopportune 
protection  de  madame  de  Maurepas  lui  faisait  jouer,  il  prit 
un  très-noble  parti  pour  sortir  d'une  position  aussi  désagréable, 
et,  au  moment  où  l'on  s'y  attendait  le  moins,  il  supplia  le  roi 
d'accepter  sa  démission. 


DU   COMTE   DE   SÉGUH.  143 

Comme  on  ignorait  cette  démarche ,  on  n'eut  point  le 
temps  d'agir  pour  en  profiter;  mais  M.  de  Maurepas,  qui  ne 
pouvait  revenir  sur  ce  qu'il  avait  dit  au  roi  de  mon  père,  lui 
indiqua  ,  je  ne  sais  d'après  quel  avis,  M.  le  comte  de  Puységur 
pour  remplacer  M.  de  Moutbarrev. 

Ce  choix  assurément  n'avait  rien  que  d'honorable  ;  M.  de 
Puységur  était  un  officier  général  distingué ,  sage ,  expéri- 
menté ;  il  était  depuis  très-longtemps  lié  d'amitié  avec  mon 
père.  Je  me  souviens  même  qu'à  cette  occasion  il  vint  le  trouver, 
et  que  tous  deux  ,  peu  désireux  des  places ,  mais  très-dignes  de 
les  occuper,  se  promirent  de  laisser  faire  la  fortune  et  de 
n'agir  en  aucune  sorte  l'un  contre  l'autre. 

Cependant  madame  de  Polignac ,  ayant  appris  par  la  reine 
que  le  roi  était  disposé  à  se  décider  en  faveur  de  M.  de  Puyse- 
çur,  dit  à  cette  princesse  qu'il  était  de  son  intérêt  et  de  sa 
dignité  de  ne  point  laisser,  sans  motif,  le  crédit  de  M.  de 
Maurepas  triompher  du  sien. 

La  reine,  dontl'amour-propre  se  sentait  blessé,  alla  chez  le 
roi ,  y  fit  venir  en  sa  présence  M.  de  Maurepas,  reprocha  à  ce 
ministre  de  s'être  laissé  tromper  ou  d'avoir  trompé  lui-même 
le  roi  en  représentant  mon  père  comme  infirme  et  comme  in- 
capable par  là  de  soutenir  le  fardeau  du  ministère. 

Elle  lui  demanda  en  même  temps  s'il  avait  quelque  autre 
motif  raisonnable  pour  s'opposer  au  conseil  qu'elle  avait  donné. 
M.  de  Maurepas  embarrassé  ne  put  rien  répondre;  il  fit  même 
l'éloge  de  mon  père ,  et  le  roi  lui  donna  l'ordre  de  l'informer 
qu'il  était  nommé  ministre  de  la  guerre. 

Tout  devait  faire  présager  de  grands  événements  et  d'heureux 
succès ,  puisque  les  affaires  étaient  confiées  à  des  hommes 
fermes,  actifs,  habiles,  expérimentés,  et  animés  d'un  zèle  ar- 
dent et  sincère  pour  la  patrie  comme  pour  le  roi. 

D'ailleurs  le  concert  le  plus  intime  existait  entre  MM.  Necker, 
de  Castries,  de  Vergennes  et  mon  père.  Un  seul  obstacle  pou- 
vait ralentir  leur  marche  et  affaiblir  leurs  efforts  :  c'était  l'indo- 


144  M  ÉMOI  fi  ES 

lenceet  la  légèreté  de  M.  de  Maurepas,  que  toute  resolution 
hardie  effrayait. 

Le  seul  but  de  ce  vieillard  insouciant  étaitde  passer  paisible- 
ment le  peu  de  temps  qui  lui  restait  à  vivre;  il  voulait,  pour 
ainsi  dire  ,  alin  de  n'être  agité  par  aucune  inquiétude  ,  que  le  roi 
ne  régnât  qu'au  jour  le  jour.  Supportant  avec  peine  toute  idée 
de  réforme  qui  aurait  excité  des  plaintes  et  des  cabales,  tout 
vaste  plan  de  campagne  où  l'on  n'achète  de  grands  succès  que 
par  de  grands  risques  ,  il  aurait  désiré  qu'on  jouât  le  terrible 
jeu  de  la  guerre  sans  y  mettre  de  gros  enjeux;  il  voulait  enfin 
parader  et  non  combattre. 

Son  indécision  entravait  les  délibérations.  Les  petites  intri- 
gues l'occupaient  plus  que  les  grands  intérêts  de  l'État.  Il  ne 
traitait  les  matières  les  plus  graves  qu'en  plaisantant,  et  le 
sceptre  qu'on  lui  confiait  ne  semblait  qu'un  hochet  fait  pour 
amuser  sa  vieille  enfance. 

Au  reste  son  vœu  fut  accompli  :  ses  derniers  jours  ne  virent 
point  d'orages.  Vers  la  fin  de  l'année  1781  il  mourut,  ou 
plutôt  s'endormit  tranquillement,  laissant  ainsi  Louis  XVI  hors 
de  tutelle,  libre  de  suivre  des  conseils  plus  fermes  et  plus  utiles. 

Le  roi  ne  nomma  point  de  premier  ministre  et  voulut  tenir 
lui-même  les  rênes  du  gouvernement. 

Quelques  mois  auparavant ,  M.  Necker,  qui  administrait  avec 
habileté  les  finances,  prit  une  résolution  qui  fut  jugée  grande 
et  utile  par  les  uns,  dangereuse  et  préjudiciable  par  les  autres  : 
il  fit  imprimer  et  publier  le  compte  des  finances,  tel  qu'il  l'avait 
rendu  au  roi. 

Cette  innovation ,  sans  exemple  en  France ,  y  fit  une  espèce 
de  révolution  dans  les  esprits.  Jusque-là  la  nation  ,  étrangère  à 
ses  propres  affaires ,  était  restée  dans  la  plus  complète  igno- 
rance sur  ses  recettes ,  sur  ses  dépenses ,  sur  ses  dettes ,  sur 
l'étendue  de  ses -besoins  et  sur  celle  de  ses  ressources.  C'était 
pour  tous  les  Français ,  et  même  pour  les  classes  les  plus  éclai- 
rées, le  véritable  arcetnum  imperii. 


DU    COMTE   DE   SÉGUH.  145 

Cet  appel  à  l'opinion  était  un  appel  à  la  liberté.  Des  que  le 
public  eut  satisfait  sa  curiosité  sur  ces  grands  objets,  qu'on 
avait  toujours  dérobés  à  ses  yeux,  il  discuta ,  loua ,  fronda 
et  jugea. 

La  nation ,  réveillée  ainsi  sur  ce  point  capital  de  ses  intérêts , 
ne  tarda  pas  à  croire  ou  à  se  rappeler  qu'en  fait  de  comptes  et 
d'impôts  elle  ne  devait  pas  être  réduite  au  seul  devoir  de 
solder,  de  payer,  et  qu'elle  avait  le  droit  d'examiner,  d'accorder 
ou  de  refuser  les  charges  qu'on  lui  imposait. 

Cette  opinion,  rapidement  formée,  se  manifesta  graduelle- 
ment jusqu'à  l'instant  où ,  quelques  années  après ,  elle  éclata 
avec  une  violence  imprévue. 

Le  roi ,  M.  Necker  et  les  autres  miuistres  ne  prévirent  point 
ce  résultat  d'une  démarche  que  leur  probité  et  leur  amour  pour 
le  bien  public  leur  dictaient.  Comme  il  n'entrait  dans  leur  esprit 
que  des  idées  d'utilité  générale  ,  ils  croyaient  ne  rien  avoir  à  ca- 
cher ;  la  vertu  est  comme  la  vérité  :  elle  aime  à  se  montrer  sans 
voile.  Que  craindre  en  effet  de  la  part  d'un  peuple  ,  quand  on  ne 
s'occupe  qu'à  le  rendre  heureux? 

Guidé  par  les  mêmes  motifs  et  par  les  mêmes  conseils ,  le  roi 
abolit  la  corvée  et  cette  servitude  de  la  glèbe  qui  nous  offraient 
encore  les  tristes  vestiges  des  siècles  de  la  barbarie. 

Enfin  M.  IVecker,  qui  espérait  fonder  un  système  de  crédit , 
source  inépuisable  de  richesses ,  mais  qui  ne  peut  s'établir  que 
par  la  confiance,  conçut  le  projet  de  former  dans  tout  le 
royaume  des  administrations  provinciales. 

C'était  le  vrai  moyen  d'accoutumer  les  propriétaires  à  con- 
naître la  cbose  publique  et  à  s'y  intéresser;  c'était  nous  déli- 
vrer des  inconvénients  d'une  concentration  administrative  in- 
juste quand  elle  est  excessive  ,  et  d'autant  plus  funeste  qu'elle 
paralyse  la  volonté  nationale  ,  qu'elle  isole  le  gouvernement  en 
le  séparant  des  peuples,  qu'elle  fait  dépendre  les  intérêts  des 
communes  des  caprices  des  bureaux,  et  qu'elle  veut  tout 
étreindre  et  tout  diriger. 

t.  i.  13 


NG  MÉMOIRES 

Certes,  siée  plan,  qu'on  a  tant  attaqué  et  qui  était  si  conforme 

aux  paternelles  intentions  du  roi,  etlt  triomphé  des  obstacles 
que  l'intrigue  lui  opposa  ,  au  lieu  de  courir  imprudemment  à 
une  liberté  chimérique  par  les  secousses  violentes  d'une  ora* 
geuse  révolution,  l'éducation  nationale  se  serait  faite  graduel- 
lement; les  réformes  salutaires  seraient  arrivées  peu  à  peu  ;  les 
délibérations  municipales  et  provinciales  auraient  offert  au 
trône  des  lumières  et  des  appuis;  l'autorité  se  serait  accou- 
tumée à  écouter  un  vœu  national  bien  éclairé,  qui  aurait  cen- 
tuplé sa  force ,  et  la  vraie  liberté  se  serait  naturalisée  chez 
nous  sans  efforts,  au  lieu  d'y  apparaître  comme  une  puissance 
hostile  qui  envahit ,  qui  renverse  ,  qui  nivelle ,  et  devant  laquelle 
les  anciens  pouvoirs ,  les  anciennes  supériorités ,  les  antiques 
lois  et  les  vieilles  coutumes  sont  forcés ,  après  un  combat  court , 
mais  acharné,  de  céder  ou  de  périr. 

Mais,  puisque  le  sort  ne  voulait  pas  qu'on  suivît  avec  fermeté 
ce  sage  plan ,  proposé  par  le  ministère  et  adopté  par  le  roi ,  il 
aurait  peut-être  été  à  désirer  qu'on  n'en  eût  pas  conçu  et  émis 
l'idée  ;  car  plus  un  tel  dessein ,  qui  ne  pouvait  rester  ignoré , 
était  grand,  juste,  utile,  populaire,  plus  l'opinion  publique 
s'irrita  contre  les  intérêts  privés  qui  en  empêchèrent  le  succès  ; 
et  ce  fut  peut-être  là  un  des  principaux  germes  des  discordes 
fatales  qui  s'élevèrent  depuis  entre  la  classe  plébéienne  et  les 
premiers  ordres  de  l'État . 

M.  Necker  avait ,  par  des  moyens  simples ,  donné  d'immenses 
ressources  au  gouvernement  pour  soutenir  les  dépenses  de  la 
guerre  sans  augmenter  les  impôts,  et  même,  au  contraire,  en 
en  allégeant  le  poids  ;  il  avait  rempli  le  trésor  par  des  emprunts 
viagers ,  dont  l'intérêt  devait  être  acquitté  au  moyen  de  ré- 
formes et  d'économies  dans  les  dépenses  de  luxe  et  de  cour. 

C'était  bien  conduire  les  affaires ,  mais  mal  connaître  les 
hommes.  Il  ignorait  la  puissance  et  le  nombre  des  personnages, 
tant  grands  que  subalternes,  intéressés  aux  abus  ;  il  l'apprit  trop 
tôt  à  ses  dépens  :  les  intérêts  privés  remportèrent  la  victoire 


DU    COMTE    DE    SÉGUB.  147 

sur  l'intérêt  général.  L'État  fut  sacrifié  a  la  cour,  l'économie  au 
luxe ,  la  sagesse  à  la  vanité. 

De  toutes  parts  l'orage  éclata.  Les  ennemis  Je  M.  Decker 
l>rofltèrcnt  d'une  faute  de  son  amour-propre  ;  peu  satisfait  du 
titre  de  directeur  général  des  finances  ,  il  voulut  être  ministre 
pour  mieux  défendre  ses  projets  dans  le  conseil  du  roi. 

Les  dévots  parurent  scandalisés  de  voir  un  protestant  tenir 
le  gouvernail  de  l'État,  les  grands  s'offensèrent  des  prétentions 
d'un  simple  banquier  de  Genève.  Tous  l'accusèrent  d'orgueil  et 
d'ambition. 

La  conlianee  du  roi  fut  ébranlée,  et,  comme  son  principal 
défaut  était  de  se  trop  méfier  de  ses  propres  lumières,  il  crut  en- 
tendre l'opinion  publique  en  écoutant  la  voix  delà  plus  grande 
partie  des  courtisans  qui  entouraient  son  trône.  Surmontant  ses 
propres  affections,  il  céda ,  et  M.  Neeker  se  vit  éloigné  des  af- 
faires par  les  mêmes  adversaires  qui  avaient  obtenu  le  sacrifice 
de  M.  Turgot  et  décidé  la  retraite  de  M.  de  Malesherbes. 

Cette  disgrâce,  dont  j'anticipe  un  peu  la  date  parce  que  le 
cours  de  mes  réflexions  m'y  entraîne  ,  n'arriva  qu'après  le 
succès  militaire  que  l'habileté  de  ce  ministre  avait  facilité.  Sa 
îetraite  laissa  de  longs  souvenirs  et  de  longues  traces,-  toutes 
les  branches  de  l'administration  en  souffrirent. 

Cependant,  si  l'on  perdit  ainsi  tous  les  bons  résultats  qu'on 
pouvait  attendre  de  l'habileté  de  M.  Neeker,  on  profita  quelque 
temps  du  bien  qu'il  avait  fait,  des  ressources  qu'il  avait  créées, 
et  les  autres  ministres,  qui  prirent  vainement  sa  défense,  su- 
rent tirer  un  grand  parti  des  moyens  pécuniaires  qu'il  laissait  en 
leur  pouvoir. 

La  campagne  de  1781  ,  qui  vit  tant  de  mers  couvertes  de  nos 
vaisseaux ,  tant  d'îles  tombées  en  notre  puissance,  et  tant  de 
triomphes  éclatants  remportés  par  nos  armes  dans  l'Amérique 
et  dans  l'Inde ,  sera  toujours  pour  la  monarchie  une  époque 
mémorable  et  glorieuse. 

Apres  ia  bataille  navale  que   perdit   RI.de  Grasse  contre 


148  MÉMOIRES 

l'amiral  Rodney,  nous  et  nos  alliés  nous  n'en  continuâmes  pas 
moins  à  garder  l'offensive.  L'illustre  La  Peyrouse  se  porta  dans 
la  baie  d'Hudson  et  leva  sur  ces  côtes  de  fortes  contributions. 
Les  Anglais  se  virent  forcés,  dans  le  sud  des  États-Unis,  d'é- 
vacuer Savannah  ;  ils  restèrent  timidement  renfermés  dans  les 
murs  de  Charlestown  et  de  New-York.  Nous  restituâmes  géné- 
reusement aux  Hollandais  toutes  les  richesses  que  leur  avait 
ravies  la  cupidité  de  Rodney  et  dont  nous  venions  de  nous 
emparer. 

Nos  ministres ,  loin  d'être  découragés ,  pressèrent  leurs  ar- 
mements ,  formèrent  d'autres  combinaisons  pour  assurer  la 
conquête  de  la  Jamaïque ,  et  résolurent  d'envoyer  des  renforts 
à  l'armée  de  Rochambeau ,  qui  devait  ou  prendre  New-York 
ou  s'embarquer  pour  aller  rejoindre  l'armée  espagnole,  afin  de 
forcer  l'Angleterre ,  par  la  crainte  de  perdre  ses  dernières  pos- 
sessions dans  les  Antilles ,  à  conclure  la  paix  et  à  reconnaître 
l'indépendance  de  l'Amérique. 

Mais,  si  la  défaite  de  M.  de  Grasse  ne  fut  suivie  d'aucune 
autre  perte  pour  nous ,  son  funeste  résultat  fut  cependant  de 
nous  enlever  cette  supériorité  maritime  que  nous  avions  un  mo- 
ment arrachée  à  notre  éternelle  rivale. 

Le  peuple  anglais  se  montra ,  dans  cette  circonstance ,  plus 
juste  appréciateur  des  faits  que  la  nation  française  :  à  Paris ,  on 
accabla  l'amiral  vaincu  d'épigrammes ,  de  satires  et  d'outrages  ; 
à  Londres ,  on  plaignit  son  malheur,  on  admira  son  héroïque 
courage,  et,  soit  justice,  soit  orgueil ,  on  lui  rendit  des  hom- 
mages peut-être  exagérés. 

Au  reste ,  toute  la  France ,  loin  d'accuser  les  ministres  de  ce 
revers,  s'empressa  de  seconder  leurs  efforts.  La  capitale  offrit 
au  roi  un  vaisseau  à  trois  ponts;  plusieurs  villes  imitèrent  cet 
exemple,  et  d'innombrables  souscriptions  facilitèrent  les  moyens 
de  réparer  promptement  nos  pertes  et  de  presser  vivement  la 
guerre. 

Tandis  que  la  France  jouissait  avec  fierté  de  la  gloire  acquise 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  149 

par  ses  armes,  du  spectacle  d'une  année  anglaise  passant  sous 
les  Fourches  caudines,  des  conquêtes  aussi  importantes  que 
nombreuses  faites  dans  les  Antilles,  de  celle  du  Sénégal  et  de 
Minorque  ;  enfin ,  lorsque  tant  de  succès  la  maintenaient  au 
premier  rang  des  puissances  européennes,  l'opinion  publique, 
agitée  au  dedans  et  irritée  par  de  grandes  fautes  d'administra- 
tion intérieure ,  annonçait  déjà ,  par  des  murmures ,  par  des 
libelles  et  par  des  cbansons ,  une  grande  et  prochaine  explosion, 
et  un  combat  opiuiàtre  entre  l'antique  état  social  et  un  état 
nouveau,  entre  les  préjugés  et  les  principes,  entre  le  pouvoir 
et  la  liberté. 

Telle  est  l'étrange  inconséquence  de  l'esprit  humain  :  ceux 
qui  gouvernaient  la  monarchie  s'armaient  contre  un  roi  pour 
deux  républiques  ;  ils  soutenaient ,  par  les  plus  pénibles  efforts , 
la  cause  d'un  peuple  en  insurrection.  Toute  la  jeunesse  était 
excitée  par  eux  à  regarder  comme  des  objets  dignes  de  son  ad- 
miration des  républicains  tels  que  Franklin ,  Washington,  John 
Adams,  Gates  et  Green  ;  nos  drapeaux  conduisaient  à  la  vic- 
toire les  drapeaux  de  l'indépendance ,  et  tous  nos  jeunes  cour- 
tisans ,  colonnes  futures  de  la  vieille  aristocratie ,  couraient ,  sur 
les  côtes  de  l'Amérique ,  puiser  les  principes  de  l'égalité ,  le 
mépris  des  privilèges  et  la  haine  contre  tout  despotisme ,  soit 
ministériel ,  soit  sacerdotal. 

Eu  même  temps ,  par  une  singulière  contradiction ,  la  cour, 
inquiète  de  l'esprit  d'opposition  qui  se  manifestait,  défendait 
aux  journaux  de  prononcer  le  nom  de  M.  Ncckcr,  dont  le  peuple 
insultait  publiquement  les  adversaires  et  portait  aux  nues  les 
partisans.  Le  bailli  Durollet,  auteur  de  l'opéra  d' Iphiyénie , 
reçut,  au  foyer  de  la  Comédie,  des  affronts  sanglants,  pour 
avoir  parle  avec  mépris  du  ministre  disgracié.  A  tous  I* -s  théâtres 
on  saisissait  avidement,  et  avec  une  sorte  de  fureur,  toutes  les 
paroles  qui  pouvaient  faire  allusion  a  une  autorité  arbitraire  et 
à  un  exil  injuste 

1/ Histoire  philosophique  de  l'abbé  R  lynal  était  .dors  l'objet 


159  MEMOIRES 

d'un  enthousiasme  général  ;  ce  n'était  pas  seulement  le  mérite 
réel  de  cet  important  ouvrage  qu'on  admirait ,  c'étaient  les  dé- 
clamations les  plus  violentes  qu'on  y  trouvait  contre  les  prêtres, 
contre  le  pouvoir  monarchique  et  contre  l'esclavage  des  nè- 
gres. L'auteur  ne  s'y  bornait  pas  à  parler  avec  éloquence 
contre  une  oppression  si  injuste ,  contre  un  trafic  si  contraire 
à  la  religion  et  à  l'humanité;  il  provoquait,  en  quelque  sorte, 
ces  nègres  infortunés  à  une  vengeance  qui,  depuis,  ne  fut  que 
trop  générale  et  trop  cruelle. 

On  aurait  dû  profiter  de  ses  conseils  et  réfuter  ses  erreurs; 
mais  il  ne  fallait  pas  proscrire  un  livre  qui  était  dans  toutes  les 
bibliothèques ,  et  auquel  la  proscription  ne  faisait  que  donner 
dans  l'opinion  un  nouveau  prix.  Cependant  M.  l'avocat  gé- 
néral Séguier  fit  contre  ce  livre  un  réquisitoire  fulminant  ;  l'au- 
teur fut  décrété  de  prise  de  corps,  l'ouvrage  condamné  à  être 
brûlé,  et  cette  condamnation  devint  pour  l'abbé  Raynal  une 
espèce  d'apothéose. 

A  la  même  époque,  un  membre  de  l'Académie  française,  un 
de  nos  meilleurs  historiens,  l'abbé  Millot,  vit  son  Histoire  con- 
damnée en  Espagne  par  l'Inquisition;  le  célèbre  Olavidès,  qui 
venait  de  défricher  et  de  civiliser  la  Sierra  Moréna ,  fut  jeté 
dans  les  prisons  de  ce  farouche  tribunal  parce  qu'il  avait  tra- 
duit en  espagnol  l'ouvrage  de  l'abbé  Raynal.  Je  me  souviens 
de  lui  avoir  entendu  dire ,  lorsqu'il  se  fut  échappé  de  son  cachot, 
qu'un  des  chagrins  les  plus  insupportables  de  sa  captivité  avait 
été  de  se  voir  condamné ,  pour  pénitence ,  à  lire  matin  et  soir 
les  œuvres  de  frère  Louis  de  Grenade  et  celles  d'un  autre  moine 
aussi  stupide.  «  Eh  bien  !  lui  répondis-je  ,  voilà  le  supplice  des 
anciens  renouvelé  :  vous  avez  été  damnât  us  ad  bestias.  » 

Aucun  service  rendu ,  aucun  rang ,  aucune  autorité  ne  met- 
tait à  l'abri  de  cette  tyrannie  monacale.  Le  conquérant  de  la 
Floride  ,  l'amiral  Solano  ,  l'éprouva  lui-même.  On  avait  trouvé 
chez  lui  un  exemplaire  de  Y  Histoire  de  l'abbé  Raynal  ;  l'au- 
mônier de  son  vaisseau  jeta  avec  emportement  le  livre  dans  la 


DU   COMTE    DE   SEGUB.  151 

nier,  menaça  l'amiral  des  arrêts  de  l'Inquisition,  et  le  contrai- 
gnit,  pour  expier  sa  faute,  à  faire  une  pénitence  publique.  Il 
était,  comme  on  le  voit,  difficile  de  tomber  dans  des  contradic- 
tions plus  frappantes,  en  faisant  sentir  au  peuple  avec  amer- 
tume les  coups  du  pouvoir  arbitraire  ,  au  moment  où  on  l'ap- 
pelait aux  armes  pour  la  défense  d'un  autre  peuple  qui  venait 
de  s'en  affranchir. 

Quoique  jeune  encore  ,  et  par  conséquent  entraîné  par  l'es- 
prit de  mon  temps,  ce  tourbillon  ne  fermait  pas  totalement  mes 
yeux  sur  les  bizarreries  de  nos  inconséquences  ;  je  me  souviens 
toujours  de  rétonnement  avec  lequel  j'entendis  toute  la  cour, 
dans  la  salle  de  spectacle  du  château  de  Versailles,  applaudir 
avec  enthousiasme  Brutus ,  tragédie  de  Voltaire,  et  particu- 
lièrement ces  deux  vers  : 

Je  suis  fils  de  Brulus,  et  je  porte  en  moi»  ceeur 
La  liberté  gravée  et  les  rois  en   horreur. 

Quand  les  premières  classes  d'une  monarchie  se  fanatisent  à 
ce  point  pour  les  maximes  les  plus  outrées  des  républicains, 
une  révolution  ne  doit  être  ni  éloignée  ni  imprévue;  mais  au- 
jourd'hui cependant  les  plus  ardents  ennemis  de  toute  liberté 
et  les  plus  zélés  défenseurs  de  l'antique  état  social  ont  oublie 
complètement  à  quel  point  ils  avaient  eux-mêmes  poussé  le 
peuple  sur  la  pente  rapide  où  il  ne  fut  bientôt  plus  possible  de 
l'arrêter. 

Tout  le  conseil  du  roi  n'était  pas  unanime  à  l'égard  de  ces 
mesures  inconséquentes;  le  garde  des  sceaux  et  le  ministre 
de  Paris  étaient  les  seuls  qui  conseillassent  ces  rigueurs  intem- 
pestives; ils  luttaient  maladroitement  contre  l'esprit  public, 
combattaient  par  des  ordonnances  et  par  des  arrêts  la  cause 
de  la  liberté ,  que  le  gouvernement  soutenait  par  ses  .innés. 
et  se  montraient  semblables  a  ces  toreado)  s  qui ,  dans  les  jeux 
sanglants  de  l'Espagne,  aiguillonnent  longtemps  par  (bs  bles- 
sures légères  le  taureau .  dont  ils  changent  ainsi  la  colère  eu 


152  MÉMOIBES 

furie.  Ils  irritaient  par  la  imprudemment  l'opinion  publique, 
au  lieu  de  l'adoucir  et  de  l'éclairer. 

Les  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine  gémissaient  de 
ces  erreurs,  sans  y  prendre  part,  et  s'occupaient,  avec  autant 
de  sagesse  que  d'activité,  à  remplir  dignement  les  devoirs  que 
leurs  places  leur  imposaient.  Notre  marine ,  vaincue  et  détruite 
dans  la  déplorable  guerre  de  Sept-Ans ,  reparaissait  soudai- 
nement, aux  yeux  du  monde  étonné,  forte,  nombreuse ,  ins- 
truite, disciplinée. 

Le  géant  d'Albion,  surpris  et  ébranlé,  voyait  inopinément 
en  elle  une  rivale  puissante ,  qui  lui  disputait  avec  ûertc  l'em- 
pire de  mers. 

M.  de  Castries ,  habile  dans  ses  plans ,  actif  dans  ses  tra- 
vaux ,  ferme  dans  ses  résolutions,  éclairé  dans  ses  choix  et 
inaccessible,  aux  manœuvres  de  l'intrigue ,  combattait ,  avec  un 
égal  courage ,  les  ennemis  de  la  France  et  les  intrigants  de  la 
cour.  On  doit  lui  attribuer  en  grande  partie  les  succès  de  la 
campagne  de  1781  et  l'éclat  de  ce  dernier  rayon  de  gloire 
qu'elle  jeta  sur  le  règne  de  l'infortuné  Louis  XVI.  Il  fut  par- 
faitement secondé  par  mon  père.  Tous  deux  ,  unis  par  l'amitié 
la  plus  intime,  étaient  animés  du  même  esprit  d'ordre ,  de  jus- 
tice et  de  bien  public.  Le  devoir  était  tout  pour  eux;  ils  comp- 
taient pour  rien  la  faveur  ;  tous  deux  voulaient  servir  digne- 
ment le  monarque  et  se  souciaient  peu  de  plaire  à  ceux  qui 
préféraient  leurs  intérêts  aux  siens. 

Comme  alors  toute  la  noblesse  de  France,  par  coutume  et 
par  préjugé ,  n'avait  d'autre  carrière  que  celle  des  armes ,  le 
ministre  de  la  guerre,  plus  que  tout  autre,  était  sans  cesse  en 
butte  aux  manœuvres,  aux  intrigues,  aux  sollicitations,  aux 
importunités  des  grands  et  aux  caprices  de  la  faveur.  Chaque 
prince  voulait  hâter  l'avancement  de  ceux  qui  lui  étaient  atta- 
chés; chacun  des  grands  personnages  de  l'Etat  poussait  vive- 
ment la  fortune  de  ses  parents  et  de  ses  protégés. 

La  reine  elle-même ,  dont  la  bouté  naturelle  savait  rarement 


DU    COMTE    DE    SIGUB.  153 

résister  au  plaisir  d'accorder  des  grâces,  attaquait  sans  cesse 
la  fermeté  du  ministre  qui  voulait  maintenir  les  règlements , 
et  reprochait  quelquefois  à  mon  père  de  manquer  pour  elle  de 
complaisance  et  de  gratitude.  Une  ou  deux  fois,  irritée  de  ses 
refus,  elle  employa,  pour  lui  forcer  la  main  ,  le  crédit  que  la 
tendresse  du  roi  lui  donnait. 

Le  frère  d'un  homme  revêtu  d'une  des  grandes  charges  de 
la  cour  s'était  attiré  beaucoup  de  détracteurs  par  sa  conduite 
incertaine  et  faible  ;  l'opinion  publique  l'avait  même  plus  sévè- 
ment  inculpé  lorsqu'il  était  employé  à  la  tête  d'un  corps  dans 
la  guerre  de  Corse.  Il  sollicitait  la  place  d'inspecteur  général  , 
fonction  alors  réputée  très- importante. 

Mon  père  voulait  avec  raison  la  donner  à  un  des  officiera 
généraux  plus  anciens  et  plus  estimés  ;  mais  la  reine  ,  qui  le  pro- 
tégeait ,  décida  le  roi  à  donner  l'ordre  à  mon  père  de  faire 
cette  injuste  nomination.  Il  obéit,  mais  en  même  temps  il  of- 
frit sa  démission  au  roi,  qui  la  refusa,  et,  lorsque  le  nouvel 
inspecteur  vint ,  suivant  l'usage ,  remercier  le  ministre ,  celui- 
ci  lui  répondit  «  qu'il  ne  lui  devait  aucune  reconnaissance,  qu'il 
«  s'était  au  contraire  opposé  de  toutes  ses  forces  à  une  faveur 
«  peu  méritée  ,  et  que  c'était  à  la  reine  seule  qu'il  devait  cette 
«  préférence.  » 

L'humeur  de  cette  princesse  fut  extrême  ;  elle  me  fit  dire  de 
venir  chez  elle,  me  détailla  longuement  et  avec  vivacité  tous 
les  sujets  de  mécontentement  que  mon  père  lui  donnait.  Je  lui 
réprésentai  alors  avec  force  combien  i!  était  malheureux  pour 
les  princes  de  se  laisser  ainsi  tromper  et  irriter  par  les  personnes 
qui  les  entouraient,  et  qui  cherchaient  assidûment  à  leur  faire 
sacrifier  l'intérêt  général  aux  intérêt  privés.  «  Mon  père,  ajoutai- 
*  je,  n'oubliera  jamais,  Madame,  que  c'est  à  Votre  Majesté 
«  qu'il  doit  son  élévation  ;  mais  il  ne  croit  pouvoir  mieux  vous 
«  marquer  sa  reconnaissance  qu'en  servant  le  roi  avec  cons- 
«  cience  et  fidélité.  Vous  avez  une  armée  pour  vous  servir  et 
«  non  pour  vous  plaire.  Cette  armée  perdra  toute  émulation , 


154  MÉMOIRES 

«  si  on  continue  ,  comme  par  le  passé ,  à  préférer  le  crédit  au 
«  mérite  et  la  naissance  aux  services.  Votre  .Majesté  a  vu  dans 
«  quel  état  déplorable  était  réduite  cette  armée ,  il  y  a  peu  de 
«  temps,  par  les  complaisances  et  les  faiblesses  d'un  ministre 
«  contre  lequel  l'opinion  générale  s'est  si  hautement  manifestée. 
«  Tous  les  grands  de  votre  cour  voulaient  des  commandements  ; 
«  il  n'y  avait  pas  d'évêque  qui  ne  prétendît  faire  nommer  quel- 
«  que  colonel ,  point  de  jolie  femme  ou  d'abbé  qui  ne  voulût 
«  faire  quelque  capitaine.  Ces  abus  ont  cessé  ;  l'ordre  renaît , 
«  l'espérance  se  ranime,  et  vous  en  voyez  les  heureux  fruits 
«  par  l'ardeur  et  les  succès  dé  nos  troupes  dans  les  deux 
«  mondes.  Pourquoi  souffririez-vous  qu'un  si  grand  bien  ne 
«  fût  qu'illusoire  et  de  peu  de  durée? 

«  —  Mais ,  reprit  la  reine  ,  je  ne  demande  pas  d'injustice  ;  je 
«  crois  seulement  pouvoir  faire  accorder  des  préférences  à  des 
«  militaires  qui  ont  bien  servi,  et  dont  le  nom  et  l'attachement 
«  méritent  des  égards.  Votre  père  n'en  a  point  pour  moi  ;  il 
«  veut  m'ôter  tout  moyen  d'obliger;  ses  règles  minutieuses, 
«  qu'il  m'oppose  toujours ,  le  font  accuser  de  dureté  et  de  pé- 
«  danterie  ;  c'est  une  vraie  barre  de  fer  ;  il  ne  regarde  pas  comme 
«  un  titre  suffisant  l'attachement  au  roi  et  à  la  reine.  Je  n'ai 
«  point  cru,  en  le  faisant  nommer  ministre,  qu'il  me  contra- 
«  rierait  sans  cesse  et  me  priverait  du  plaisir  le  plus  doux 
«  pour  moi ,  celui  de  faire  du  bien  et  de  rendre  des  services  aux 
«  personnes  qui  le  méritent  par  leur  attachement  pour  nous.  » 

«  —  Mais,  Madame,  répliquai-je,  Votre  Majesté  a  trop  d'esprit 
«  pour  ne  pas  sentir  que,  toutes  les  fois  que  mon  père  se  trouve 
«  forcé  de  contrarier  vos  désirs,  il  éprouve  un  chagrin  extrême. 
«  D'ailleurs,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  les  détails  arides  de 
«  l'administration  militaire  vous  sont  étrangers;  vous  seriez 
«  fort  ennuyée  s'il  vous  fallait  connaître  toutes  les  ordonnances 
«  et  tous  les  règlements  faits  pour  le  bien  du  service,  pour  éta- 
«  blir  dans  l'armée  un  ordre  raisonnable  et  même  nécessaire. 
«  Les  règlements  une  fois  signés  par  le  roi ,  le  devoir   d'un 


nu    COMTE    DE   SEGUR.  15i 

«  ministre  est  de  les  exécuter  strictement;  s'il  s'en  écartait ,  il 
«  serait  coupable,  et  il  n'y  aurait  plus  de  règle  ;  la  laveur  ferait 
«  tout  ;  les  bons  et  anciens  services  perdraient  leur  prix  ;  l'ému- 
«  lation  cesserait  d'exister  dans  l'armée,  et  le  mécontentement 
«  deviendrait  général. 

«  — Mais  qui  vous  parle,  dit  vivement  la  reine,  de  violer  toutes 
«  les  ordonnances  et  de  ne  suivre  aucune  règle?  »  Je  me  tus 
et  je  souris.  «  Allons!  parlez,  poursuivit-elle.  Voulez-vous  me 
«  donner  à  entendre  que  je  fais  à  votre  père  des  recommanda- 
«  tions  déraisonnables  ?  » 

«  —  Oui ,  Madame ,  mais  sans  vous  en  douter.  Vous  êtes 
.<  trompée  par  ceux  qui  sollicitent  votre  protection;  ils  se  gar- 
«  dent  bien  de  vous  dire .  les  uns  qu'ils  n'ont  pas  le  temps  de 
«  service  nécessaire ,  d'autres  que  leurs  négligences  ne  méri- 
«  tentpas  d'avancement;  enfin  la  plupart  vous  laissent  ignorer 
«  que  leurs  concurrents  ont  des  droits  meilleurs  et  plus  anciens. 

«  —  Fort  bien,  répondit  la  reine  ,  cela  peut  arriver  quelque- 
«  fois  ;  mais  pourquoi  votre  père,  au  lieu  d'un  refus  sec  et  in- 
«  convenant,  ne  vient-il  pas  m'en  expliquer  les  motifs? 
«  —  Il  le  voudrait  certainement ,  Madame  ;  mais  vos  occupa- 
«  tions  et  les  siennes  lui  en  laissent  rarement  la  possibilité. 

«  —  Écoutez,  me  dit-elle  enfin  avec  la  grâce  qui  lui  était  fami- 
«  Hère,  je  veux  croire  qu'il  n'a  nulle  intention  de  me  désobliger; 
«  je  compte  sur  sa  reconnaissance,  j'estime  même  sa  sévérité 
"  un  peu  trop  rude  ;  je  conviens  que  par  facilité  je  me  laisse 
«  aller  souvent  à  des  recommandations  pour  des  personnes 
«  dont  je  ne  connais  pas  bien  les  droits  -.faime  qu'on  ne  me 
«  quitte  jamais  mécontent.  Mais,  pour  éviter  dorénavant  toutes 
«  ces  tracasseries,  il  faut,  toutes  les  fois  que  j'attacherai  quel- 
«  (pic  importance  et  que  je  mettrai  de  l'insistance  à  une  de- 
■  mande,  que  votre  père  vienne  me  parler  ou  vous  charge  de 
«  m'expliquer  les  raisons  qui  l'empêchent  de  me  Satisfaire. 
«  Dites-lui  que  nous  sommes  raccommodés,  que  je  lui  en  veux 
«  seulement  de  l'humeur  avec  laquelle  il  a  offert  sa  démission. 


156  MEMOIRES 

«  Ni  le  roi  ni  moi  nous  ne  voulons  l'accepter  ;  car  nous  som- 
«  mes  persuadés  qu'il  ne  veut  que  le  bien  de  notre  service  et 
«  qu'il  est  plus  capable  que  tout  autre  de  le  faire.  » 

Je  fus  très-content  de  porter  à  mon  père  ces  paroles  obli- 
geantes. Il  suivit  la  conduite  que  la  reine  avait  prescrite ,  et  je 
puis  assurer  avec  vérité  que  depuis,  lorsque  de  semblables 
contestations  survinrent  à  propos  de  quelques  nominations  im- 
portantes, la  reine  accueillit  sans  humeur  et  approuva  sans 
difficulté  tous  les  refus  que  mon  père  opposait  à  l'intrigue  et 
dont  je  fus  plusieurs  fois  chargé  de  lui  expliquer  les  raisons.  Ce 
fut  ainsi  qu'une  circonstance  qui  d'abord  avait  paru  si  contraire 
à  nos  intérêts  augmenta  l'estime  que  cette  princesse  avait  pour 
mon  père  et  la  faveur  dont  elle  daignait  m'honorer. 

Je  me  souviens  encore  d'un  autre  fait  qui  peut  prouver  la 
nécessité  où  l'on  se  trouvait  de  soutenir  une  lutte  continuelle 
contre  la  faveur  et  la  puissance.  On  avait  récemment  recréé, 
pour  M.  le  prince  de  Condé,  la  charge  de  colonel  général  de 
l'infanterie.  Rien  de  plus  naturel  que  d'en  revêtir  un  prince  du 
sang  qui  avait -su,  à  la  tête  de  nos  armées,  soutenir  brillam- 
ment un  nom  cher  à  la  France  et  familier  avec  la  victoire  ; 
mais,  en  même  temps,  il  était  très- politique  de  ne  la  rendre 
qu'honorifique  et  de  la  dépouiller  du  pouvoir  réel  qu'elle  avait 
eu  dans  les  mains  d'hommes  tels  que  le  duc  d'Épernon,  à  une 
époque  où  subsistaient  encore  trop  de  vestiges  de  l'ancienne 
anarchie  féodale. 

Cependant,  comme  on  n'est  jamais  juste  et  impartial  dans  sa 
propre  cause,  M.  le  prince  de  Condé  réclamait  vivement  une 
partie  des  anciens  privilèges  de  sa  charge,  et  se  plaignait  amère- 
ment de  la  résistance  du  ministre  qui  contrariait  ses  vues.  Ce 
prince,  m'ayant  invité  à  venir  chez  lui,  me  dit  qu'il  savait  que 
j'avais  un  grand  crédit  sur  l'esprit  de  mon  père,  et  que  je  ferais 
une  chose  qui  lui  serait  très-agréable  si  j'employais  ce  crédit 
à  lui  faire  rendre  des  prérogatives  qu'on  ne  pouvait  lui  refuser 
sans  injustice. 


DU    COMTE    DE   SÉGUB.  167 

Je  l'assurai  vainement  qu'on  l'avait  induit  en  erreur,  que 
j'étais  trop  jeune  et  beaucoup  trop  inexpérimenté  pour  avoir 
quelque  ascendant  sur  un  caractère  aussi  ferme,  sur  un  esprit 
aussi  éclairé  que  celui  de  mon  père.  «  D'ailleurs,  ajoutai-je,  il 
«  faut  qu'il  ait  de  bien  puissants  motifs  pour  s'opposer  au  désir 
«  de  Votre  Altesse  ;  mais  je  le  connais  trop  pour  ne  pas  devoir 
«  vous  dire  que,  si,  après  une  mûre  réflexion ,  il  trouve  de 
«  graves  inconvénients  au  rétablissement  des  privilèges  que 
«  vous  réclamez,  rien  au  monde,  si  ce  n'est  un  ordre  spécial 
«  du  roi ,  ne  fera  changer  sa  détermination. 

«  —Je  vous  prie  cependant  de  l'essayer,  répondit  le  prince. 
«  Vous  avez  beau  dire,  je  sais  fort  bien  que  votre  père  a  en  vous 
«  une  entière  confiance.  Je  vous  offre  une  occasion  de  m'obliger, 
«  ne  la  négligez  pas.  Vous  êtes  colonel  ;  je  suis  appelé  par  mon 
«  nom  et  par  mes  services  au  commandemnent  de  nos  armées, 
«  dès  qu'une  guerre  sérieuseaura  lieu  en  Europe.  Je  vous  saurai 
«  gré  du  service  que  vous  me  rendrez,  et  vous  devez  sentir  de 
«  quelle  utilité  doit  être  alors,  pour  un  jeune  colonel,  la  bienveil- 
«  lance  d'un  chef  qui  peut  à  son  gré  donner  des  occasions  de 
«  se  distinguer,  et  par  là  faire  acquérir  des  droits  à  un  avance- 
«  ment  rapide.  » 

J'avoue  que  je  me  sentis  vivement  blessé  en  voyant  que  le 
prince  me  supposait  capable  de  chercher,  par  des  vues  d'in- 
térêt  personnel,  à  obtenir  de  mon  père  une  chose  contraire  à 
son  opinion  et  à  ses  principes  ;  aussi  je  me  bornai  à  répondre 
au  prince  que  je  rendrais  un  compte  fidèle  à  mon  père  de  l'en- 
tretien dont  Son  Altesse  venait  de  m'honorer.  Il  me  salua  sè- 
chement, assez  surpris  probablement  d'une  candeur  et  d'une 
fierté  qu'il  n'attendait  pas  d'un  jeune  courtisan. 

Je  me  retirai  et  j'allai  retrouver  mon  père ,  qui  m'approuva 
pleinement.  Le  prince  n'obtint  pointée  qu'il  demandait  ;  le  roi 
résista  comme  son  ministre,  et  je  rends  trop  de  justice  aux  qua- 
lités nobles  et  éminentes  de  M.  le  prince  de  Condé  pour  croire, 
malgré  In  froideur  qu'il  nie  témoigna  depuis,  qu'il  conservât  un 


'53  MEMOIRES 

vrai  ressentiment  d'une  conduite  qu'il  devait  intérieurement 
estimer. 

Je  ne  citerai  plus  ici  qu'une  dernière  anecdote  relative  à  l'ad- 
ministration de  mon  père.  Celle-ci  est  plus  importante  par  ses 
résultats,  puisqu'elle  a  donné  lieu  à  une  fausse  opinion,  aujour- 
d'hui si  répandue  qu'il  est  peut-être  impossible  de  la  changer. 
Il  est  ainsi  des  erreurs  accréditées  qui  deviennent  historiques. 
Au  surplus,  ce  n'est  pas  dans  l'espoir  de  détruire  complètement 
celle  dont  je  parle  que  j'écris  ceci  -,  mais ,  en  racontant  les  faits 
exactement  tels  qu'ils  se  sont  passés,  je.  crois  remplir  mon  devoir. 

Tout  le  monde  en  France  a  cru  et  dit  que  mon  père  avait, 
par  une  ordonnance  ,  exclu  tout  le  tiers-éUit  du  service  mili- 
taire, en  exigeant,  de  ceux  qui  voulaient  obtenir  le  grade  d'offi- 
cier, des  preuves  de  noblesse  vérifiées  et  certifiées  par  le  généa- 
logiste de  la  cour,  M.  Chérin. 

Cette  ordonnance  a  été  constamment  l'objet  d'abord  de  vives 
plaintes,  et  plus  tard  de  violentes  déclamations  contre  l'orgueil 
injuste  et  aristocratique  du  ministre. 

La  justice  que  je  veux  et  que  je  dois  rendre  à  mon  pèro 
n'a  besoin,  pour  être  évidente,  que  du  récit  fidèle  des  faits. 

On  se  rappelle  que ,  à  l'époque  où  mon  père  était  ministre, 
l'esprit  d'innovation  se  manifestait  partout ,  et,  au  moment  où 
nos  citadins  se  passionnaient,  pour  les  institutions  anglaises,  nos 
militaires,  indignés  des  échecs  reçus  dans  la  guerre  de  Sept- Ans, 
s'efforçaient  de  devenir  Prussiens,  et  d'imiter,  autant  qu'ils  lo 
pouvaient,  les  troupes  du  grand  Frédéric  ,  leur  vainqueur. 

On  ne  parlait  généralement  que  de  réformes,  que  de  tactique 
nouvelle  et  de  suppression  d'abus.  Le  roi,  ne  voulant  ni  résister 
sans  prudence ,  ni  céder  sans  motifs  à  cette  fermentation  des 
esprits ,  avait  chargé  un  comité,  composé  des  vingt-quatre  ins>. 
pecteurs  d'infanterie  et  de  cavalarie,  d'examiner  à  fond  toutes 
les  parties  de  l'administration  militaire,  et  de  rendre  compte  do 
leur  travail  au  ministre  ,  par  un  rapport  que  celui-ci  devait 
soumettre,  avec  son  avis ,  au  roi ,  dans  son  conseil. 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  159 

Ce  rapport,  discute  pendant  plusieurs  mois,  fut  remis  à  mon 
père.  Il  contenait  l'analyse  des  nombreuses  réclamations  qui 
affluaient  de  toutes  parts  sur  l'organisation  de  uotre  armée,  sur 
la  tactique ,  et  principalement  sur  les  abus  introduits  dans  le 
mode  de  nomination  aux  emplois. 

Les  inspecteurs  avaient  accueilli  les  plaintes  d'une  foule  de 
nobles  qui  prétendaient  que,  ne  pouvant,  sans  déroger,  entrer 
dans  d'autres  carrières  que  celle  des  armes,  ils  la  voyaient  dé- 
sormais presque  fermée  pour  eux ,  tant  par  les  effets  d'une 
paix  de  dix  années,  qui  rendait  plus  rares  les  vacances  des 
emplois,  que  par  la  facilité  abusive  avec  laquelle  on  laissait 
éluder  les  ordonnances  qui  exigeaieuit,  pour  être  nommé  of- 
ficier, des  certificats  de  noblesse  signés  par  quatre  gentils- 
hommes. 

«  Ces  certificats,  disaient-il,  se  donnent  fréquemment  à  des 
«  roturiers  par  déjeunes  gentilshommes  obérés  et  qui  trouvent 
«  ainsi  le  moyen  de  se  libérer  de  leurs  dettes.  Cette  fraude  in- 
«  supportable,  ajoutaient-ils,  pri've  la  noblesse  pauvre  de  tout 
«  moyen  d'obtenir  des  emplois ,  que  leur  enlèvent  journelle- 
«  ment  les  jeunes  gens  riches  du  tiers-état.  » 

Lorsque  mon  père  porta  ce  rapport  au  conseil ,  il  combattit 
avec  chaleur  l'opinion  des  inspecteurs  et  leurs  conclusions  fa- 
vorables aux  réclamations  de  la  noblesse.  «  La  fraude  dont  on 
«  se  plaint,  disait-il ,  fût-elle  aussi  fréquente  qu'on  le  suppose, 
«  uc  ferait  que  prouver  l'impossibilité  de  conserver  un  ordre 
«  de  choses  que  tout  le  monde  veut  éluder,  parce  qu'il  n'est 
«  plus  en  harmonie  avec  nos  mœurs ,  avec  les  progrès  en  ins- 
«  truction  et  en  richesses  d'un  tiers-état  qui  s'offense  de  cette. 
«  humiliation.  Comment  voulez-vous  qu'on  supporte  l'idée  de 
«  voir  que  le  fils  d'un  magistrat  respectable,  d'un  négociant 
«  estimé,  d'un  intendant  de  province,  chargé  d'une  des  plus 
«  importantes  branches  de  l'administration ,  soit  condamné  à 
«  ne  pouvoir  servir  l'État  que  comme  soldat,  ou  à  ne  parvenir 
«  au   grade  d'officier  qu'à  un  àgc  avancé,  après  avoir  vieilli 


1G0  MÉMOIRES 

«  dans  les  rangs  les  plus  subalternes  ?  Il  vaudrait  bien  mieux 
«  attaquer  le  préjuger  déraisonnable  qui  ruine  toute  la  noblesse 
«  en  ne  lui  permettant  d'autre  activité  que  celle  des  armes.  La 
«  loi  dont  elle  réclame  l'exécution  tombe  en  désuétude  parce 
«  qu'elle  est  contraire  aux  mœurs  du  temps;  et  vainement 
«  voudrait-on  la  ressusciter  :  il  ne  serait  ni  raisonnable  nijuste 
«  de  vouloir  lui  rendre  de  nouvelles  forces.  Au  fond  elle  est 
«  inutile  ;  car,  quoi  qu'on  en  dise ,  la  noblesse  sera  toujours 
«  sûre,  par  sa  position,  par  son  crédit,  d'obtenir  la  préférence 
«  pour  le  plus  grand  nombre  des  nominations;  et  de  plus  cette 
<•  loi  ressuscitée ,  sans  satisfaire  toutes  les  prétentions  des  clas- 
«  ses  privilégiées,  exciterait  le  mécontentement  général  de 
«  toutes  les  autres.  » 

Certes  la  raison  la  plus  mûre,  l'esprit  le  plus  équitable  avaient 
dicté  cet  avis  ;  cependant  l'opinion  contraire  prévalut ,  et  il  fut 
décidé  que  dorénavant  ce  serait  M.  Chérin,  généalogiste  de  la 
cour,  qui  délivrerait  les  certificats  de  noblesse  précédemment 
donnés  et  signés  par  quatre  gentilshommes. 

Mon  père  reçut  l'ordre  de  faire  une  ordonnance  conforme  à 
cette  décision.  Il  obéit;  mais  en  la  rédigeant  il  excepta  de 
l'obligation  des  preuves  prescrites  les  fils  de  chevaliers  de 
Saint-Louis  et  les  emplois  d'officiers  dans  plusieurs  corps  de 
troupes  légères,  de  sorte  que,  indépendamment  des  moyens 
d'avancement  assurés  aux  longs  services  et  offerts  par  les 
chances  de  la  guerre ,  le  tiers-état  eut  peut-être ,  depuis  cette 
ordonnance ,  plus  de  facilité  qu'auparavant  pour  entrer  dans 
la  carrière  militaire. 

Cependant  on  fit  peu  d'attention  à  ces  adoucissements;  on 
parut  même  oublier  l'ancien  état  de  choses  et  les  preuves  de 
noblesse  précédemment  exigées.  Enfin  il  passa  pour  constant 
que  c'était  mou  père  qui  avait  infligé  au  tiers-état  une  exclu- 
sion humiliante  ,  et  son  ordonnance  devint  le  but  principal  vers 
lequel  se  dirigèrent  tous  les  traits  de  la  malveillance  et  d'une 
haine  déjà  trop  vive  de  l'ordre  plébéien  contre  celui  de  la  no- 


1)1     COMTE    DE   SÉGUR.  1GI 

Messe.  Voilà  les  faits  dans  toute  leur  vérité;  l'opinion  publique, 
jusqu'ici  trompée,  les  jugera. 

Fersonne  ,  je  crois,  n'aurait  dû  être  plus  à  l'abri  de  pareils 
reproches  que  mon  père;  sous  des  formes  sévères  il  était 
humain,  généreux;  il  cherchait  partout  le  mérite,  l'encoura- 
geait, le  défendait  contre  l'intrigue  et  le  récompensait.  Jamais 
sa  justice  ne  rejetait  une  réclamation  fondée  ;  jamais  son  acti- 
vité ne  laissait  de  lettres  convenables  sans  réponse  ;  jamais  il 
ne  fermait  l'oreille  aux  bons  conseils ,  ni  même  aux  avis  qui 
pouvaient  l'éclairer  sur  ses  fautes. 

L'habileté ,  l'intelligence ,  l'assiduité  à  remplir  ses  devoirs , 
l'ancienneté  des  services,  les  nombreuses  blessures ,  les  actions 
brillantes  étaient  les  seuls  titres  valables  à  ses  yeux. -Aussi  les 
vieux  officiers,  les  vieux  soldats  le  chérissaient  et  vantaient  sa 
bouté;  les  guerriers  couverts  de  cicatrices  aimaient  à  compter 
les  siennes  ;  les  jeunes  courtisans  seuls  se  plaignaient  de  sa 
sévérité  et  de  son  attachement  rigoureux  aux  règles  et  à  la  dis- 
cipline. 

L'ordre  et  l'économie  lui  donnaient  les  moyens  de  multi- 
plier, plus  qu'aucun  de  ses  prédécesseurs,  les  récompenses 
dues  à  des  services  réels.  Il  trouva  même  ,  dans  de  sages  épar- 
gnes ,  la  facilité  de  recréer  une  caisse  de  pensions  en  faveur 
des  plus  anciens  chevaliers  de  Saint-Louis. 

Jusqu'alors  nos  soldats  couchaient  trois  dans  un  même  lit; 
ce  fut  lui  qui  ordonna  que  désormais  ils  n'y  seraient  plus  que 
deux.  Le  désordre  régnait  dans  les  hôpitaux;  les  dépenses 
de  cette  partie  si  importante  de  l'administration  étaient  exces- 
sives et  mal  dirigées  :  d'après  les  mesures  qu'il  prit ,  ces 
hôpitaux  coûtèrent  moins  et  continrent  plus  de  malades  mieux 
soignés. 

Son  ordonnance  sur  cette  matière  reçut  dans  le  temps  des 
éloges  universels.  Par  ses  soins  l'instruction  des  officiers  fit 
de  grands  progrès.  On  venait  de  toutes  parts  admirer  la  belle 
tenue  de  nos  troupes,  leur  exacte  discipline  et  la  régularité 


Ifi2  UÉM01BES 

de  leurs  manœuvres.  Les  commandements  les  plus  importants 
lurent  toujours  donnés  par  lui  a  des  chefs  désignés  a  sa  con- 
fiance par  l'estime  publique,  et  ceux  qui  se  distinguèrent  si 
éminemment  dans  la  guerre  d'Amérique  rendirent  une  pleine 
justice  à  la  sagesse  de  ses  instructions. 

Il  avait  le  premier  conçu  et  présenté  au  roi  l'idée  de  la 
création  du  corps  de  l'artillerie  légère  et  de  celui  de  l'état-major, 
auxquels  depuis  nous  dûmes  une  si  grande  part  de  notre  gloire. 
Enfin,  malgré  la  difficulté  des  circonstances  et  les  exigences 
de  la  cour,  le  fonds  des  pensions  militaires ,  qui ,  sous  tous  les 
autres  ministres,  s'était  annuellement  augmenté,  ne  reçut 
aucun  accroissement  pendant  son  ministère,  qui  dura  sept 
années ,  parce  qu'il  eut  la  sage  fermeté  de  ne  jamais  accorder 
de  pensions  nouvelles  qu'eu  exacte  proportion  avec  les  extinc- 
tions des  anciennes. 

Telle  fut  sa  vie  ministérielle ,  aussi  respectable  à  la  cour 
qu'elle  l'avait  été  dans  les  camps.  On  pardonnera  sans  doute 
ces  détails  au  sentiment  qui  les  dicte.  Si  l'oubli  des  méchants 
est  une  maxime  salutaire,  ajoutons-y  que  tout  le  monde  doit 
s'unir  pour  préserver  de  l'oubli  les  hommes  de  bien  ;  c'est  le 
meilleur  moyen  d'en  augmenter  le  nombre  ,  malheureusement 
trop  rare  en  tout  temps  et  surtout  dans  les  postes  élevés,  qui 
sont  en  butte  à  tant  de  jalousies,  à  de  si  séduisantes  tenta- 
tions, et  perpétuellement  entourés  de  tant  d'écueils. 

Si  mon  père,  malgré  sa  justice,  rencontrait  encore  des 
ingrats  et  des  mécontents,  il  faut  avouer  que  j'étais  un  peu 
de  ce  nombre;  car,  malgré  toutes  mes  sollicitations,  ne  vou- 
lant faire  en  ma  faveur  de  passe-droits  à  personne ,  il  m'avait 
toujours  refusé  les  moyens  de  partager  en  Amérique  les  palmes 
cueillies  par  plusieurs  de  mes  compagnons  d'armes. 

Enfin  cette  grâce  tardive  me  fut  accordée;  le  vicomte  de 
Noailles  ayant  obtenu  ,  après  la  prise  d'Yorktown ,  le  comman- 
dement en  chef  d'un  régiment  qui  était  en  France,  je  fus 
nommé  à  sa  place  colonel  en  second  du  régiment  du  Soisson- 


DU   COMTE    DE   SÉGI  H.  1(>3 

nais.  Je  quittai  sans  regret  les  dragons  d'Orléans,  malgré 
l'affection  que  j'avais  pour  eux,  et  je  reçus  Tordre  de  partir 
et  de  m'embarquer  pour  aller  rejoindre  mon  nouveau  corps 
dans  les  États-Unis. 

Après  avoir  si  longuement  et  si  vivement  désiré  de  com- 
battre ,  j'espérais  faire  une  campagne  vive  et  brillante ,  qui 
terminerait  la  guerre  par  la  prise  de  New-York  et  peut-être 
ensuite  par  la  complète  de  la  Jamaïque;  car  tel  était  alors  le 
projet  des  ministres. 

Lorsque  j'arrivai  à  Brest,  dans  les  premiers  jours  d'avril  1 782 , 
j'y  trouvai  plusieurs  frégates  qui  nous  attendaient,  ainsi  qu'un 
convoi  nombreux  de  vaisseaux  marchands,  de  bâtiments  de 
transport,  que  nous  devions  escorter.  II  y  avait  aussi  dans  le 
même  port  deux  bataillons  de  recrues  destinées  à  renforcer 
l'armée  de  Rochambeau. 

Je  reçus  Tordre  d'en  prendre  le  commandement,  de  les 
inspecter  et  de  les  dresser  à  l'exercice  jusqu'au  moment  du 
départ  Je  remplis  avec  exactitude  ce  devoir  minutieux.  Cette 
ennuyeuse  occupation  se  prolongea  beaucoup  plus  que  je  ne 
l'avais  pensé. 

I  He  escadre  anglaise,  informée  de  nos  préparatifs  et  favo- 
risée  par  les  vents  qui  nous  étaient  contraires ,  nous  Moquait 
et  croisait  devant  la  rade ,  dans  l'intention  de  nous  attaquer 
et  de  s'emparer  de  notre  convoi. 

Nous  apprîmes  dans  ce  moment  la  triste  nouvelle  de  la 
défaite  de  M.  de  Grasse,  et  ce  revers  excita  parmi  nous,  non 
le  découragement,  mais  au  contraire  un  redoublement  d'ar- 
deur. 

Enfin  les  vents  changèrent  et  nous  donnèrent  l'espoir  pro- 
chain de  sortir  de  ce  triste  port,  où  nous  étions  comme  aux 
arrêts.  Nous  reçûmes  Tordre  de  laisser  à  lirest  notre  convoi 
et  de  nous  embarquer  sur  la  Gloire,  frégate  de  trente  deux 
canons  qui  en  portait  de  douze. 

A  l'époque  de  ce  premier  embarquement ,  on   plaça  avec 


Mil  UEHOIBES 

moi  sur  la  Gloire  MM.  le  duc  de  Lauzun  ;  le  prince  de  Rroglie, 
(ils  du  maréchal;  le  baron  de  .Montesquieu,  petit-fils  de 
l'auteur  de  ['Esprit  des  Lois;  le  comte  de  Loméuie ,  qui  depuis 
périt  victime  de  la  Révolution  ;  un  officier  anglais  nommé  Sliel- 
don;  Polarski ,  gentilhomme  polonais  ;  le  baron  Liliehorn ,  aide 
de  camp  du  roi  de  Suède ,  et  le  chevalier  Alexandre  de  Lameth, 
qui  depuis  rendit  de  grands  services  à  son  pays.  Il  y  devint 
célèbre  par  ses  talents ,  par  son  habileté  administrative ,  par 
son  caractère ,  par  son  noble  dévouement  à  sa  patrie ,  par 
ses  principes  constitutionnels  et  par  les  proscriptions  qu'ils  lui 
attirèrent. 

De  ce  moment  datèrent  son  amour  pour  la  liberté  et  notre 
amitié ,  sentiments  qui ,  depuis  quarante  ans ,  dans  son  âme 
comme  dans  la  mienne,  ont  conservé  toute  leur  force. 

Il  était  difficile  de  trouver  un  compagnon  de  voyage  plus 
aimable  que  le  duc  de  Lauzun;  son  caractère  était  facile,  son 
âme  généreuse ,  sa  grâce  originale  et  sans  modèle.  11  me  mon- 
tra une  courte  lettre  de  31.  de  Maurepas ,  auquel  il  avait  vive- 
ment recommandé  une  affaire  qui  l'intéressait.  Cette  lettre , 
en  quatre  lignes ,  donnait  une  juste  idée  du  caractère  enjoué 
et  de  Thumeur  légère  de  ce  vieux  ministre.  «  Je  n'ai  pu,  lui 
«  disait-i!,  parvenir  à  faire  ce  que  vous  désiriez,  fous  na- 
«  viez  dans  cette  occasion  pour  vous  que  le  roi  et  moi  : 
«   Voilà  ce  que  c'est  que  de  s'encanailler.  » 

Les  impressions  qu'éprouvait  alors  cette  jeunesse  belliqueuse, 
s'arrachant  avec  ardeur  à  ses  foyers ,  à  ses  plaisirs ,  à  ses  affec- 
tions, pour  chercher,  dans  un  autre  monde,  les  travaux  et  les 
périls ,  étaient  dignes  d'observation  et  auraient  pu  annoncer 
aux  esprits  clairvoyants  les  changements  grands  et  prochains 
qui  devaient  s'opérer  en  Europe. 

Ce  n'était  plus,  comme  autrefois  ,  des  chevaliers  cherchant , 
ainsi  que  les  héros  normands,  à  la  pointe  de  l'épée,  des  aven- 
tures et  des  principautés,  ou  des  guerriers  guidés,  comme  les 
croises ,  par  un  pieuv  fanatisme  ;  des  Anglais  et  des  Français 


DU    COMTE   DE  SEOUR.  1G5 

aventureux,  ou  des  Espagnols  cupides,  qui,  altérés  de  la 
soit*  de  l'or,  couraient  ensanglanter  et  dépeupler  un  inonde 
découvert  par  Colomb.  Ce  n'était  même  plus  uniquement  le 
désir  de  gloire  et  de  grades  qui  avait  fait  briller  les  épées  fran- 
çaises dans  toutes  les  guerres  que  se  faisaient  les  différentes 
puissances  de  l'Europe. 

Quelques-uns  étaient  encore  cependant  conduits  exclusive- 
ment par  ce  dernier  motif;  mais  la  plupart  d'entre  nous  se  trou- 
vaient animés  par  d'autres  sentiments  :  l'un ,  très-raisonnable 
et  très-réflécbi ,  celui  de  bien  servir  son  roi  et  sa  patrie ,  de 
tout  sacrifier  sans  regret  pour  remplir  envers  eux  ses  devoirs  ; 
l'autre,  plus  exalté,  un  véritable  entbousiasme  pour  la  cause  de 
la  liberté  américaine. 

Un  autre  siècle  naissait  ;  tout  changeait  de  mobile  et  de  but. 
Il  était  assez  extraordinaire  de  voir  de  jeunes  courtisans  par- 
tant pour  la  guerre  au  nom  de  la  philanthropie ,  de  cette 
philanthropie  qui  devrait  la  faire  détester,  et  des  officiers 
qui,  par  l'ordre  d'un  gouvernement  absolu,  s'élançaient  eu 
Amérique  d'où  ils  devaient  rapporter  en  France  les  germes 
d'une  vive  passion  pour  l'affranchissement  et  pour  l'indépen- 
dance. 

Je  ne  saurais  mieux  donner  une  idée  de  l'exaltation  qui  agi- 
tait alors  nos  esprits  qu'en  citant  quelques  passages  d'une 
lettre  que  j'écrivais  à  cette  époque,  et  qu'après  quarante-deux 
aus  je  ne  retrouve  pas  sans  quelque  plaisir. 

Rade  de  Brest,  à  bord  de  la   Gloire,  ce   1 9  mai  17S2. 

■  Au  sein  d'une  monarchie  absolue,  disais- je ,  on  sacrilie 
«  tout  à  la  vanité,  au  désir  de  la  renommée,  qu'on  nomme 
«  amour  de  la  gloire ,  et  qu'on  ne  peut  appeler  amour  de  la 
«  patrie  dans  un  pays  où  un  petit  nombre  de  personnes ,  éle- 
«  vées  précairement  aux  grands  emplois  par  la  volonté  d'un 
«  maître,  ont  seuls  part  à  la  législation  et  à  l'administra- 
«  tion,  dans  an  pays  où  la  chose  publique  n'est  plus  que 


166  MKMOIRKS 

«  la  chose  privée,  où  la  cour  est  tout  et  la  natiou  rien 
«  L'amour  de  la  vraie  gloire  ne  saurait  exister  sans  philo- 
«  sophie  et  sans  mœurs  publiques.  On  ne  connaît  bien  chez 
«  nous  que  l'amour  de  la  célébrité,  qui  peut  porter  au  mal 
«  comme  au  bien.  Ce  n'est  point  par  des  talents,  mais  par 
«  faveur  qu'on  avance  :  il  est  plus  profitable  de  se  rendre 
«  agréable  au  pouvoir  qu'utile  au  pays.  Aussi,  au  lieu  de 
«  vouloir  honorer  sa  patrie  par  des  vertus ,  l'enrichir  par  des 
«  monuments  et  l'éclairer  par  des  lumières,  on  n'emploie  son 
«  activité  qu'en  intrigues.  Les  ambitieux  ne  craignent  pas 
«  une  mauvaise  réputation  et  n'en  cherchent  pas  une  bonne 
«  et  solide  ;  tout  ce  qu'ils  désirent ,  c'est  le  bruit  et  l'éclat  ;  tout 
•<  ce  qu'ils  redoutent ,  c'est  le  silence  et  l'obscurité.  Étranges 
«  égoïstes,  qui  vivent  toujours  dépendants  des  autres,  en  ne 
«  croyant  vivre  que  pour  eux-mêmes  ! 

«  Si  je  parais  les  imiter,  cette  apparence  est  trompeuse , 
«  car  je  poursuis  un  but  tout  différent  du  leur.  Quoique  jeune, 
«  j'ai  déjà  passé  par  beaucoup  d'épreuves  et  je  suis  revenu 
«  de  beaucoup  d'erreurs.  Le  pouvoir  arbitraire  me  pèse  ;  la 
«  liberté,  pour  laquelle  je  vais  combattre,  m'inspire  un  vif 
«  enthousiasme,  et  je  voudrais  que  mon  pays  pût  jouir  de  celle 
«  qui  est  compatible  avec  notre  monarchie  ,  notre  position  et 
«  nos  mœurs. 

«  Mes  affections  mêmes  fortifient  mes  opinions  actuelles. 
«  Uni  par  d'heureux  liens  avec  la  petite-fille  du  chancelier 
«  d'Aguesseau ,  mon  plus  vif  désir,  en  suivant  une  autre 
«  carrière  que  celle  de  cet  illustre  magistrat ,  est  de  m'élever 
«  à  la  hauteur  de  ses  immortels  principes  de  vertu  ,  de  justice 
«  et  d'amour  pour  la  patrie.  En  lisant  ses  discours  et  ses  écrits, 
«  on  sent  évidemment  que  ce  ministre  d'un  monarque  absolu 
«  ne  perdait  jamais  de  vue  l'intérêt  public ,  les  droits  des  ci- 
«  toyens,  et  les  limites  prescrites  au  pouvoir  par  l'éternelle  raison 
«  et  par  les  lois  fondamentales  de  l'État.  Ce  grand  magistrat , 
»  si  dévoué  à  son  roi,  portait  dans  les  tribunaux,  dans  la  lé- 


DU   COUTS    DK   SEGUR.  1G7 

«  gislation  et  dans  l'administration  ,  tonte  l'indépendance  et 
«  toutes  les  vertus  républicaines. 

«  Mon  admiration  pour  un  si  noble  modèle  a  dissipé  dans 
«  mon  Ame  les  faux  attraits  d'une  folle  ambition  ,  du  désir  des 
«  riebesses;  elle  me  fait  résisterait  tourbillon  du  monde.  L'o- 
«  pinion  peu  éclairée  du  vulgaire  était  la  dernière  idole  que 
«  j'encensais  ;  mais  elle  s'est  enfin  montrée  à  moi  telle  qu'elle 
«  est,  assise  sur  l'ignorance,  égarée  par  la  fortune,  et  ne  nous 
«  présentant  qu'un  encensoir  de  faux  métal ,  qui  ne  s'agite  que 
«  pour  honorer  le  vice  brillant,  favorisé  par  les  caprices  du 
«  sort. 

«  Je  n'éprouve  plus  d'autre  passion  que  celle  de  mériter  les 
«  suffrages  de  l'opinion  publique  ,  non  telle  qu'elle  est,  mais 
«  telle  qu'elle  devrait  être;  l'opinion,  par  exemple,  d'un  peuple 
«  libre  dont  un  sage  serait  le  législateur.  Aussi ,  en  me  se* 
«  parant  aujourd'hui  de  tout  ce  qui  m'est  cher,  ce  n'est  pas  un 
«  préjugé  ,  c'est  à  un  devoir  que  je  fais  ce  pénible  sacrifice  : 
«  magistrat ,  j'abandonnerais  les  plus  doux  loisirs  pour  me 
«  rendre  dès  cinq  heures  au  palais ,  afin  d'y  combattre  l'injus- 
«  tice;  ministre ,  je  m'exposerais  à  l'exil  et  au  triste  sort  qu'é- 
«  prouve  la  vérité  dans  les  cours  pour  y  défendre  la  cause  des 
«  opprimés  ;  guerrier,  je  quitte  ma  famille  et  mes  foyers ,  tout 
«  ce  qui  charme  ma  vie ,  pour  remplir  strictement  les  devoirs 
«  d'un  métier  le  plus  noble  de  tous  quand  on  l'exerce  pour 
«  soutenir  une  juste  cause. 

«  Tels  sont  les  motifs  qui  me  guident.  Il  en  est  un  surtout  plus 
«  fort  que  les  autres  :  c'est  celui  de  m'élever  au  niveau  de  quel- 
«  ques  êtres  dont  je  ne  puis  me  rappocher  qu'à  force  de  nobles 
«  sentiments  et  de  vertus.  A  présent  leur  affection  est  tout  à 
«  la  fois  l'objet  de  mes  regrets  et  le  prix  de  mes  sacrifices.  T.a 
«  seule  chose  qui  me  console  de  m'en  éloigner,  c'est  de  mériter 
<■  de  plus  en  plus  d'être  aimé  par  eux.  » 

Enfin  le  signal  du  départ  fut  donné;  un  nouveau  passager, 
le  vicomte  de  Vnudreuil,  se  joignit  à  nous  ,  et  notre  frégate  mit 


168  MÉMOIRES 

à  la  voile  le  19  mai  1782  ,  avec  une  brise  assez  fraîche  pour 
nous  faire  espérer  d'échapper  à  la  vigilance  de  la  flotte  anglaise  ; 
mais  à  peine  étions-nous  à  trois  lieues  qu'une  tempête  violente 
nous  força  de  changer  de  route  et  de  nous  enfoncer  dans  le 
passage  périlleux  que  l'on  nomme  le  Raz  de  Tulinguet ,  lieu 
fameux  par  beaucoup  de  naufrages. 

Luttant  adroitement  contre  les  vents  et  les  écueils  ,  nous  par- 
vînmes à  prendre  le  large  ;  alors  l'approche  de  vingt-deux  vais- 
seaux anglais  nous  contraignit ,  pour  les  éviter,  de  ranger  la 
côte  de  très-près ,  et ,  comme  le  coup  de  vent  devenait  toujours 
de  plus  en  plus  violent,  nous  fûmes  eu  grand  danger  de  tomber 
sur  des  écueils  appelés  les  Glenans ,  contre  lesquels ,  peu  de 
temps  auparavant ,  la  frégate  la  Vénus  s'était  perdue. 

Enfin  le  calme  succéda  à  l'orage  ;  mais  la  guibre  de  notre 
frégate,  cédant  à  l'impétuosité  du  vent,  s'était  brisée.  Nous 
nous  vîmes  donc  obligés  d'entrer  dans  la  Loire  et  de  relâcher  à 
Paimbœuf.  Ainsi  la  fortune ,  contraire  à  nos  vœux  ,  semblait 
se  plaire  à  nous  enchaîner  sur  les  rivages  de  la  France. 

Jusqu'au  15  de  juillet ,  recevant  tantôt  l'ordre  de  remettre  à 
la  voile  et  tantôt  l'injonction  de  retarder  notre  départ ,  nous 
ne  fîmes ,  comme  des  caboteurs ,  que  courir  de  port  en  port. 
De  Brest  nous  étions  venus  à  Nantes,  de  Nantes  nous  allâmes 
à  Lorient,  et  de  Lorient  enfin  nous  nous  rendîmes  à  Rochefort, 
où  nous  trouvâmes  £  Aigle ,  frégate  de  quarante  canons  por- 
tant du  vingt-quatre ,  et  qui  devait  se  rendre  en  Amérique  de 
conserve  avec  nous. 

M.  le  baron  de  "Vioménil ,  M.  le  duc  de  Lauzun ,  qui  re- 
tournait en  Amérique,  montèrent  abord  de  l'Aigle;  MM.  de 
Vauban,  de  Melfort,  de  Talleyrand,  de  Champcenetz,  de  Fleurv 
et  plusieurs  autres  officiers  s'y  embarquèrent  également.  Le 
commandant  de  notre  frégate  était  le  chevalier  de  Vallongue , 
ancien  officier  de  la  marine  royale ,  qui ,  malgré  sa  réputation 
de  bravoure  et  d'habileté  et  ses  longs  services ,  n'était  encore 
parvenu  qu'au  grade  de  lieutenant  de  vaisseau. 


DU   COMTE   DE   SEGUB.  109 

Le  chevalier  de  La  Louche  commandait  la  frégate  L'Aigle. 
C'était  un  homme  instruit ,  brave,  spirituel ,  aimable ,  mais  qui 
était  entré  récemment  au  service  de  mer.  De  nombreux  amis 
et  l'appui  du  duc  d'Orléans  avaient  accéléré  sou  avancement  ;  il 
était  capitaine  de  vaisseau,  et  ce  ne  fut  pas  sans  un  peu  d'humeur 
que  M.  de  Vallongue  se  vit  ainsi  contraint  de  servir  sous  les 
ordres  d'un  officier  moins  ancien  que  lui ,  et  qui  était  ce  qu'on 
appelait  alors  un  intrus  dans  la  marine. 

M.  de  La  Louche  aimait  son  nouveau  métier  et  en  remplis- 
sait les  devoirs  avec  autant  d'intelligence  que  d'honneur.  Cepen- 
dant, au  moment  de  son  départ,  une  passion  qui  dominait  chez 
lui  toutes  les  autres  lui  fit  commettre  une  assez  grave  faute 
dont  le  résultat ,  qui  pouvait  être  beaucoup  plus  funeste ,  nous 
occasionna  d'abord  d'assez  vives  contrariétés  et  ensuite  un 
malheur  qui  tomba  principalement  sur  lui. 

Une  femme  dont  il  était  violemment  épris  l'avait  suivi  de 
Paris  à  la  Rochelle  ;  les  ordonnances  ne  lui  permettaient  pas  de 
l'embarquer  sur  sa  frégate  ,  et  cependant  il  ne  pouvait  se  dé- 
cider à  se  séparer  d'elle.  On  verra  bientôt  quel  fut  l'étrange  parti 
qu'il  prit  pour  concilier,  autant  qu'il  le  pouvait,  son  amour  et 
son  devoir.  Le  15  de  juillet  nous  mîmes  à  la  voile  en  même 
temps  qu'un  convoi  marchand  assez  nombreux,  escorté  par  la 
frégate  la  Cérès. 

Peu  de  temps  après  notre  départ,  au  milieu  de  la  nuit ,  et 
tandis  que  nos  équipages  étaient  occupés  à  manœuvrer  pour  ré- 
sister à  un  vent  contraire  qui  s'était  élevé  avec  assez  de  force, 
l;i  Frégate  la  Cérès,  en  virant  maladroitement,  aborda  notre 
frégate  avec  uni' telle  violence  que  nous  crûmes  tous  être  tombés 
sur  un  écueil. 

Cette  secousse  ne  nous  causa  aucun  dommage  ;  niais  la  Cérès 
en  éprouva  d'assez  graves  pour  être  contrainte  de  nous  quitter 
et  de  rentrer  avec  son  convoi  dans  le  port.  Ces  jours  suivants 
nous  limes  peu  de  chemin;  il  est  vrai  que  le  vent  était  faible. 
Cependant  cette  lenteur  muis  étonnait  a\er  raison,  car  nous  sa- 

lj 


170  MEMOIRES 

vions  que  t Aigle  était  beaucoup  meilleure  voilière  que  nous  , 
et  pourtant  nous  étions  sans  cesse  obligés  de  diminuer  de  voiles 
pour  l'attendre  et  ne  pas  nous  en  séparer. 

Enfin  nous  remarquâmes  qu'un  vaisseau  marchand  naviguait 
à  la  suite  de  F  Aigle.  Comme  il  était  impossible  qu'un  tel  navire 
pût  marcher  comme  un  bâtiment  de  guerre,  nous  vîmes  bientôt 
qu'après  plusieurs  messages  de  canots  et  plusieurs  pourparlers 
le  commandant  de  l'Aigle  s'était  décidé  à  prendre  à  la  remorque 
le  vaisseau  marchand. 

Le  mystère  fut  alors  éclairci,  et  il  nous  fut  démontré  que 
c'était  la  maîtresse  de  M.  de  La  Touche  qui  retardait  sa  course 
et  qu'il  voulait  ainsi  la  traîner  à  sa  suite.  On  peut  bien  croire  que 
de  cette  manière  notre  navigation  dut  être  très-lente  ;  nous 
fûmes  de  plus  contrariés  par  des  calmes  fréquents ,  de  sorte 
qu'ayant  employé  trois  semaines  pour  arriver  aux  Açores  , 
ayant  beaucoup  de  malades  à  bord  et  craignant  de  manquer 
d'eau,  M.  de  La  Touche  prit  la  résolution  de  relâcher  dans 
quelque  port  de  ce  petit  archipel. 

Pendant  cet  ennuyeux  trajet ,  nous  n'eûmes  d'autre  distrac- 
tion que  la  vue  successive  de  plusieurs  vaisseaux  auxquels  nous 
donnâmes  chasse,  conformément  aux  ordres  du  capitaine  La 
Touche,  espérant  toujours  que  nous  allions  trouver  un  ennemi, 
livrer  un  combat  et  remporter  une  victoire  ;  mais  chaque  fois 
notre  espoir  fut  déçu ,  et  en  approchant  de  ces  bâtiments  nous 
reconnûmes  que  c'étaient  des  neutres  ou  des  alliés. 

L'archipel  des  Açores  appartient  aux  Portugais.  On  relâche 
ordinairement  à  Fayal  ;  mais  le  vent ,  qui  était  contraire ,  nous 
aurait  fait  perdre  trop  de  temps,  et,  nous  trouvant  près  de  Ter- 
cère,  la  principale  île  des  Açores  ,  et  dont  Angra  est  la  capitale, 
nous  y  allâmes ,  comptant  pouvoir  y  mouiller.  Au  moment  où 
nous  jetions  l'ancre  ,  on  vint  nous  avertir  que  nous  étions  en 
danger  de  perdition,  à  cause  des  courants  qui  nous  affaleraient 
infailliblement  à  la  côte. 
Le  commandant  du  port  refusa  de  nous  y  recevoir,  quoiqu'on 


DU    COMTE   DE   SÉGliR.  171 

y  vit  quelques  bâtiments  marchands;  cet  officier  nous  fit  dire  que, 
le  port  étant  exposé  au  vent  du  large  ,  nos  frégates  n'y  seraient 
pas  en  sûreté,  qu'il  ne  pourrait  pas  en  répondre,  et  qu'ainsi  il 
valait  mieux  que  ces  frégates  croisassent  devant  la  rade  pen- 
dant qu'elles  enverraient  chercher,  dans  leurs  chaloupes ,  les 
provisions  et  les  rafraîchissements  qui  nous  seraient  nécessaires. 
Ce  fut  le  parti  que  nous  prîmes. 

A  l'aspect  de  ces  îles,  ainsi  qu'à  celui  des  îles  du  Cap- Vert 
et  des  Canaries ,  à  la  vue  de  ces  groupes  d'amphithéâtres  et  de 
montagnes  qui  s'élèvent  isolées  au-dessus  de  la  surface  du  vaste 
Océan ,  il  ne  semble  pas  possible  de  douter  de  l'existence  an- 
tique d'un  continent  submergé  par  une  des  grandes  révolutions 
de  notre  globe.  Indépendamment  de  toutes  les  observations 
nouvelles  faites  à  cet  égard  par  nos  savants ,  un  coup  d'œil 
suffit  pour  démontrer  que  ces  archipels  sont  les  sommets  de 
quelque  chaîne  de  montagnes  de  cet  ancien  continent,  englouti, 
depuis  plusieurs  milliers  d'années,  par  les  eaux. 

Le  récit  des  prêtres  égyptiens,  que  Platon  nous  a  transmis, 
est  peut-être  exagéré.  Il  est  difficile  de  croire  qu'autrefois  les 
Atlantes  aient  conquis  une  partie  de  l'Europe  et  de  l'Afrique , 
et  que  le  peuple  d'une  seule  ville  telle  qu'Athènes  ait  battu , 
chassé  et  détruit  ces  fiers  conquérants  ;  mais,  cette  exagération 
à  part,  on  ne  peut  avoir  vu  les  Açores  et  douter  de  l'existence 
et  de  la  submersion  de  l'Atlantide. 

Au  milieu  des  flots  d'une  mer  immense,  cet  archipel  isolé, 
bravant  les  ouragans ,  les  volcans  sous-marins  et  les  tremble- 
ments de  terre  qui  semblent  le  menacer  fréquemment  d'une 
nouvelle  révolution  ,  élève  tranquillement  dans  les  airs  ses  ver- 
doyants amphithéâtres  qu'embellit  un  printemps  perpétuel.  On 
y  voit  les  fleurs,  ou  y  recueille  les  fruits  de  l'Europe,  de  l'A- 
mérique, de  l'Afrique  et  de  l'Asie.  Le  jasmin,  l'oranger,  le 
laurier,  l'acacia  ,  les  roses  embaument  l'air  de  leurs  parfums , 
et  cet  air  est  si  pur  qu'aucune  vermine  ne  peut  y  vivre. 

Lorsque  nous  vîmes  de  loin  l'île  de  Tercère ,  elle  ne  se  pré- 


172  MÉMOIRES 

sentait  à  nos  regards  que  comme  une  grosse  montagne  assez 
noire  ;  mais ,  en  approchant  d'Angra,  nous  jouîmes  de  la  vue 
la  plus  agréable.  Cette  montagne  si  sombre  s'éclaircit  ;  le  sommet 
seul  de  son  pic  garde  son  aridité.  De  ce  pic  la  montagne  s'étend 
par  une  pente  douce  jusqu'à  la  mer,  et  présente  à  l'œil  un  am- 
phithéâtre magnifique  couvert  de  bois  odoriférants,  aussi  variés 
par  leur  forme  que  par  leur  couleur.  Ces  bois  se  groupent 
pittoresquement,  et  laissent  voir  entre  eux  des  champs  et  des 
cultures  de  toute  espèce ,  qui  annoncent  l'abondance  et  pro- 
mettent le  bonheur. 

Au  bas  d'un  enfoncement  où  la  mer  va  perdre  sa  furie  ,  on 
aperçoit  la  ville  d'Angra,  qui  s'élève  majestueusement  le  long  de 
la  montagne.  Cette  ville  est  grande  et  défendue  par  deux  forts 
dont  les  feux  se  croisent  sur  l'entrée  du  port.  Plusieurs  maisons 
de  plaisance,  propres  et  riantes ,  lient  insensiblement  cette  ville 
avec  la  campagne,  et  empêchent  ainsi  que  les  yeux  n'éprouvent 
une  transition  trop  forte  en  passant  de  la  vue  des  bâtiments 
réguliers  à  l'aspect  champêtre  des  vallons. 

Les  Portugais ,  comme  les  Espagnols ,  possèdent  des  trésors 
dont  ils  ne  sentent  pas  la  valeur;  ils  l'atténuent  même  par  les 
vices  de  leur  administration.  Contrariant  la  nature  qui  leur  offre 
la  richesse ,  ils  la  refusent  par  préjugé  ;  par  leurs  faux  calculs, 
préférant  le  monopole  à  ,1a  liberté,  ils  s'appauvrissent  en  refusant 
au  commerce  cette  liberté  qui  peut  seule  lui  donner  la  vie.  Les 
Portugais  visitent  et  connaissent  presque  seuls  les  Açores. 

Les  habitants  de  Tercère,  jouissant  avec  étonnement  du 
plaisir  si  rare  de  recevoir  des  étrangers ,  m'assurèrent  que ,  de- 
puis soixante  ans ,  ils  n'avaient  vu  à  Angra  que  quelques  passa- 
gers d'un  vaisseau  français  et  deux  bâtiments  anglais  ;  encore 
n'y  étaient-ils  restés,  comme  nous,  que  trois  ou  quatre  jours. 
Les  autres  nations  leur  sont  totalement  inconnues  ;  aussi,  pour 
toute  espèce  de  lumières ,  ils  sont  à  deux  siècles  de  nous.  Leurs 
vins ,  leur  blé ,  leurs  bestiaux  et  leurs  oranges  n'ont  pour  dé- 
bouchés que  Lisbonne  et  les  ports  du  Brésil . 


nu   COMTE    DE   SÉGtIB.  173 

Fayal,  dont  les  cotes  sont  plus  abordables  et  le  port  plus 
large,  donne  plus  souvent  asile  aux  navigateurs  que  le  vent  porte 
dans  ces  parages.  Ils  y  achètent  des  vins  fameux  par  leur  saveur. 
On  dit  que  Saint-Michel  présente  un  aspect  aussi  riant  que 
Tercère;  mais  la  sérénité  des  habitants  y  est  troublée  par  de 
violentes  éruptions  volcaniques  et  par  de  fréquents  tremble- 
ments de  terre.  Le  nom  des  îles  Graciosa  et  Flores  suffit  pour 
prouver  que  la  nature  les  a  aussi  richement  dotées  ;  mais  elles 
sont  très-petites,  et  personne  n'y  relâche. 

Vers  le  commencement  du  dix-huitième  siècle,  il  arriva  dans 
cet  archipel  un  phénomène  qui  effraya  beaucoup  les  habitants  : 
près  de  l'île  de  Saint-Michel ,  une  violente  éruption  volcanique 
lança  tout  à  coup  dans  les  airs  une  immense  quantité  de  pierres 
enflammées;  et  fit  ensuite  sortir  du  fond  de  la  mer  une  petite 
île  qui  avait  environ  trois  lieues  ;  elle  exista  trois  ans ,  mais 
après  elle  disparut  insensiblement. 

La  résidence  du  gouvernement  de  cet  archipel  est  la  ville 
d'Angra;  toutes  les  autres  îles  y  envoient  des  députés  pour 
former  le  conseil  du  gouverneur.  Ce  gouverneur,  lorsque  nous 
y  arrivâmes,  était  un  homme  des  plus  grandes  maisons  de  Por- 
tugal. Ses  troupes,  peu  nombreuses  ,  assez  mal  tenues,  étaient 
suffisantes  pour  la  défense  d'une  île  qu'où  n'est  point  tente 
d'attaquer  et  où  l'on  trouve  peu  d'endroits  propres  à  un  dé- 
barquement; d'ailleurs  ces  points  sont  suffisamment  défendus 
par  des  batteries. 

Dès  que  je  fus  descendu  de  mon  canot ,  je  me  rendis  chez 
le  consul  de  France;  il  se  nommait  Peyrez.  Dans  sa  jeu- 
nesse ,  se  trouvant  sans  fortune ,  il  avait  été  en  chercher  une 
en  Portugal;  de  là,  conduit  par  des  affaires  de  commerce  à 
Tercère,  les  charmes  d'une  olivâtre  Tercérienne  l'y  avaient 
fixé. 

Ce  consul,  de  tous  les  consuls  du  monde  le  moins  occupé , 
fut  charmé  de  revoir  des  compatriotes.  Il  nous  traita  de  son 
mieux,  ainsi  que  la  senhora  Peyrez,  qui  ne  paraissait  pas  trop 


17-1  MÉMOIfitS 

lâchée  de  voir  pouf  la  première  lois  des  hommes  autrement 
qu'à  travers  une  jalousie. 

Je  lis  une  longue  promenade  avec  mon  hôte  dans  la  plus 
grande  partie  des  vallées  de  l'île  ,  promenade  fort  agréable  pour 
l'oeil,  mais  peu  intéressante  pour  l'esprit,  car  rien  n'était  moins 
fertile  que  l'esprit  de  mon  bon  compatriote. 

11  avait  presque  oublié  son  pays ,  ignorait  ce  qui  se  passait 
dans  les  autres,  n'aimait  que  sa  brune  compagne  et  n'admi- 
rait que  son  petit  pavillon ,  qu'il  appelait  sa  maison  de  plai- 
sance ,  et  une  allée  de  citronniers  de  cent  pas ,  qui  traversait 
sou  parc.  Sa  ferme,  composée  de  neuf  arpents,  ne  lui  avait  coûté 
que  huit  cents  livres, 

Revenu  à  bord  de  ma  frégate ,  assez  fatigué  de  ma  course, 
j'étais  peu  tenté  de  retourner  à  Tercère  ;  mais  le  duc  de  Lauzun 
me  fit  changer  d'avis.  «  Je  vois ,  me  dit-il ,  que  tu  t'es  peu 
«  amusé,  et  c'est  ta  faute.  Pourquoi  t'avises-tu  aussi  de  des- 
«  cendre  chez  le  consul  de  France,  bon  et  simple  bourgeois, 
«  qui  n'admire  que  son  allée  de  citronniers ,  ne  sait  faire  qu'un 
«  peu  de  cuisine  ,  ne  vous  offre  que  l'eau  de  son  puits  trop 
«  fraîche  et  son  lait  qui  ne  l'est  pas  assez?  Je  l'ai  vu  comme 
«  toi ,  mais  je  me  suis  bien  gardé  de  lui  consacrer  ma  journée, 
«  J'ai  trouvé  autre  part  de  meilleurs  moyens  pour  chasser  l'ennui 
«  et  satisfaire  ma  curiosité.  Viens  avec  moi  ;  tu  connaîtras  ce 
«  qu'il  y  a  de  mieux  à  Tercère  :  bonne  cbère ,  bon  accueil , 
«  un  hôte  gai ,  joyeux  et  empressé  de  plaire  ,  des  femmes  vives 
«  et  jolies ,  des  religieuses  complaisantes ,  des  pensionnaires 
«  coquettes  et  tendres ,  et  un  évéque  qui  danse  admirablement 
«  le  fandango. 

a  — Tu  es  fou,  lui  répondis-je.  Et  quel  est  donc  cet  homme 
«  rare  qui  t'a  montré  subitement  une  amitié  si  active  et  si  ob- 
«  figeante?  —  C'est  le  consul  d'Angleterre,  dit-il.  —  Eh  !  tu 
<■  n'y  penses  pas ,  répliquai-je.  Comment!  nous  sommes  en 
<>  guerre  avec  les  Anglais,  et  c'est  chez  le  consul  de  cette  nation 
«  que  tu  vas  prendre  tes  ébats  ! 


Dl    COMTE    DE   SÉGUR.  175 

«  —  Attends,  reprit-il  ;  ne  porte  pas  de  jugement  téméraire. 
«  Mon  hôte  est  à  la  vérité  consul  de  l'Angleterre,  notre  en- 
«  nemie;  mais  il  cumule  les  emplois;  il  est  en  même  temps 
«  consul  de  l'Espagne ,  notre  alliée ,  et ,  pour  compléter  la 
«  singularité,  il  n'est  ni  Anglais,  ni  Espagnol,  mais  Français  et 
«  Provençal. 

«<  —  Il  ne  lui  manque  plus,  répondisse,  pour  réunir  toutes  les 
«  qualités  possibles,  que  d'être  familier  de  l'Inquisition,  —  Eh 
«  bien  !  mon  ami ,  s'écria  Lauzun  en  riant ,  je  crois  qu'il  ne  lui 
«  manque  rien.  —  Ah!  s'il  en  est  ainsi,  repris-je ,  je  n'ai  plus 
«  d'objection  à  te  faire.  Allons  chez  cet  homme  singulier,  qui 
«  porte  tant  d'habits  et  joue  tant  de  rôles.  Trois  fois  heureuse 
«  est  la  pacifique  Ile  de  Tercère  ,  qui  -,  au  milieu  des  orages  ef- 
«  froyables  que  la  guerre  répand  sur  l'Europe  ,  l'Asie ,  l'Afrique 
n  et  l'Amérique  ,  n'entend ,  dans  son  tranquille  séjour,  que  le 
'■  bruit  de  ses  flots ,  les  sons  de  ses  guitares ,  les  chants  de 
«  ses  oiseaux  ,  et  voit  dans  son  sein  les  consuls  de  deux  puis- 
<•  sances  belligérantes  non=-seulement  vivant  en  bonne  intelli- 
«  gence ,  mais  ne  formant  qu'une  seule  et  même  personne , 
«  et  faisant  probablement  fort  bien  les  affaires  de  toutes  les 
«  deux  !  » 

Nous  partîmes  donc,  Lauzun  ,  le  prince  de  Broglie,  le  vi* 
comte  de  Fleury  et  moi .  avec  deux  ou  trois  de  nos  autres  com- 
pagnons d'armes ,  et  nous  fumes  introduits  chez  le  consul 
d'Angleterre,  qui  tint  toutes  ses  promesses  ;  car  il  nous  donna 
d'excellent  thé,  de  tres-bon  porter,  des  soupers  exquis,  une 
société  de  femmes  très-aimables  ,  et,  comme  nous  étions  cu- 
rieux de  connaître  le  fandango,  cette  danse  célèbre  parce  qu'elle 
est  la  plus  gravement  indécente  et  la  plus  tristement  volup- 
tueuse, un  jeune  Portugais,  coadjuteur  de  l'évêque  d'Angra , 
eut  la  Complaisance ,  sans  se  faire  trop  prier,  de  la  danser  en 
notre  présence. 

Ce  ne  fut  pas  tout;  l'obligeant  consul  nous  conduisit  le  len- 
demain matin  dans  un  couvent  où  nous  vîmes  d'indulgentes 


176  MKMOIRES 

nonnos  et  des  pensionnaires  très-jolies.  I  -cur  teint  un  pou  basané 
n'affaiblissait  point  le  charme  de  leurs  beaux  yeux  noirs,  de 
leurs  blanches  dents  et  de  l'élégance  de  leurs  tournures.  Leur 
aspect  nous  consola  des  deux  redoutables  grilles  qui  séparaient 
le  parloir  de  l'intérienr  du  couvent. 

La  mère  abbesse,  suivie  de  sa  jeune  cohorte,  arriva  grave- 
ment derrière  la  grille ,  avec  le  costume,  la  taille,  la  figure  que 
nous  présentent  les  portraits  d'abbesse  du  treizième  siècle.  Rien 
ne  manquait  à  cette  ressemblance,  pas  même  la  crosse,  car 
elle  en  tenait  majestueusement  une  à  la  main. 

Après  les  premiers  compliments ,  et  lorsque  ces  dames  fu- 
rent assises,  notre  encourageant  consul  nous  dit  que,  suivant 
l'usage  portugais,  usage  assez  étrange,  nous  pouvions,  à  la 
faveur  des  grilles  et  malgré  la  présence  de  madame  l'abbesse 
avec  sa  crosse,  nous  montrer  aussi  galants  que  nous  le  vou- 
drions pour  son  jeune  troupeau ,  parce  que ,  de  tout  temps ,  la 
dévotion  et  la  galanterie  régnaient  ensemble,  sans  discorde, 
dans  les  cloîtres  du  chevaleresque  Portugal. 

Chacun  de  nous  choisit  donc  l'objet  qui  frappait  le  plus  dou- 
cement ses  regards  et  qui  semblait  répondre  avec  plus  d'obli- 
geance à  ses  œillades.  Ainsi  nous  parlâmes  promptement  d'a- 
mour, mais  très-innocemment  et  très-platoniquement,  grâce  à 
la  présence  des  deux  grilles  et  de  madame  l'abbesse. 

On  aura  peine  à  comprendre  comment ,  nos  maîtresses  iguo- 
rant  la  langue  française  et  nous  ne  sachant  pas  un  mot  de  la 
langue  portugaise,  nous  p-ouvions  réciproquement  nous  en- 
tendre ;  mais  rien  n'était  impossible  avec  notre  officieux  consul  : 
il  se  chargea  du  rôle  d'interprète  et  nous  aplanit  ainsi  la  dif- 
ficulté première  de  l'entretien. 

Le  signal  de  cette  conversation  galante  fut  donné  par  une 
jeune  pensionnaire,  la  senhora  dona  Maria-Emegilina-Francisca 
Genoveva  di  Marcellos  di  Connicullo  di  Garbo.  Frappée  de  la 
bonne  mine ,  de  la  physionomie  spirituelle  et  du  costume  de 
L.iuzun,  qui  portait  l'uniforme  de  hussard,  elle  lui  jeta,  en  sou- 


DU    COMTE   DE    SÈG1  R.  177 

riant,  une  rose  à  travers  la  grille,  lui  demanda  son  nom,  lui 
présenta  un  coin  de  son  mouchoir  qu'il  saisit  et  qu'elle  tendit 
ensuite ,  en  cherchant  à  l'attirer  à  elle  :  douce  vibration  qui 
sembla  passer  assez  vite  des  mains  au  cœur. 

Nous  suivîmes  tous  avec  empressement  cet  exemple  ;  les 
mouchoirs  voltigèrent  rapidement  des  deux  eôtés ,  ainsi  que  les 
fleurs,  et,  comme  nos  jeunes  Portugaises  nous  lançaient  des 
regards  qui  semblaient  annoncer  l'envie  de  renverser  les  grilles, 
nous  nous  crûmes  obligés  de  répondre  à  ces  tendres  agace- 
ries eu  leur  envoyant  des  baisers,  non  sans  crainte  cependant 
de  paraître  trop  téméraires  à  madame  l'abbesse.  Mais  cette  plai- 
santerie ne  dérangeait  rien  à  sa  gravité  et  n'effrayait  point  son 
indulgence.  Xous  continuâmes  alors  à  imprimer  ces  baisers 
sur  le  coin  des  mouchoirs  de  nos  belles  ,  qui,  à  leur  tour,  ren- 
daient très-obligeamment  ces  baisers  au  bout  du  mouchoir 
reste  dans  leurs  mains. 

Bientôt  nous  essayâmes  de  faire  un  peu  de  portugais  du  peu 
d'italien  que  nous  savions.  Cet  essai  réussit  auprès  de  nos 
dames,  qui  nous  imitèrent,  de  sorte  que  la  conversation,  plus 
directe,  devint  plus  vive,  quoiqu'à  moitié  comprise,  et  laissa 
quelque  repos  à  notre  consulaire  interprète ,  qui  en  profita 
pour  causer  avec  madame  l'abbesse. 

Enfin  cette  bonne  abbesse  se  mêla  de  l'entretien,  et,  s'a- 
percevant  peut-être  que  notre  joie  était  tant  soit  peu  mêlée  de 
surprise ,  elle  nous  dit ,  par  l'entremise  du  consul ,  que  l'amour 
pur  était  fort  agréable  aux  yeux  de  Dieu.  «  Ces  jeunes  per- 
«  sonnes,  ajoutait-elle,  auxquelles  je  vous  laisse  offrir  vos 
«  hommages,  s'etant  exercées  à  plaire,  seront  un  jour  plus 
«  aimables  pour  leurs  maris,  et  celles  qui  se  consacreront  a 
«  la  vie  religieuse,  ayant  exercé  la  sensibilité  de  leur  àme  et 
«  la  chaleur  de  leur  imagination,  aimeront  bien  plus  tendre- 
«  ment  la  Divinité.  D'une  autre  part,  poursuivait-elle,  cette 
«  galanterie  jadis  honorée  ne  peut  être  que  fort  utile  a  de  jeunes 
«  guerriers;  elle  vous  inspirera  l'esprit  de   la  chevalerie;  elle 


173  MÉMOIRES 

«  vous  excitera  à  mériter,  par  de  grandes  actions ,  le  cœur 
«  des  belles  que  vous  aimez,  et  à  honorer  leur  choix  en  vous 
«  couvrant  de  gloire.  » 

Je  ne  sais  si  le  consul  traduisait  fidèlement  ;  mais  la  chaleur 
des  regards  de  madame  l'abbesse ,  sa  dignité ,  son  accent  et  sa 
crosse,  eu  me  faisant  admirer  son  éloquence,  me  persuadaient 
que  je  me  trouvais  transporté  dans  quelque  vieille  île  enchantée 
de  l'Arioste  et  au  bon  vieux  temps  des  paladins. 

Ainsi  ranimé  par  de  tels  conseils ,  je  redoublai  d'ardeur  pour 
ce  jeu  galant ,  et  l'interprète  de  mes  feux  ,  le  joli  mouchoir  de 
la  dame  de  mes  pensées,  s'agita  et  voltigea  plus  que  jamais. 
Elle  était  moins  riche  en  noms  de  baptême  que  ses  compagnes, 
car  la  maîtresse  du  prince  de  Broglie  se  nommait  dona  Eu- 
genia*Euphemia-Athanasia-Marcellina  di  Antonios  di  Mello.  La 
mienne  s'appelait  plus  modestement  doua  Marianna-Isabella- 
del  Carmo,  et,  dans  ce  moment,  il  m'en  aurait  peu  coûté  de  sou- 
tenir contre  tout  venant,  a  grands  coups  de  lance,  qu'elle  était 
de  toutes  la  plus  jolie. 

Comme  la  variété  est  l'âme  des  plaisirs,  après  les  œillades, 
après  les  messages  des  mouchoirs  et  les  baisers  portés  par  les 
airs  et  un  peu  refroidis  par  les  grilles,  nous  hasardâmes  des  bil* 
lets  doux.  Ils  furent  introduits  par  le  complaisant  consul.  La 
bonne  abbesse,  les  ayant  lus  sans  quitter  sa  crosse  ni  sa  dignité, 
permit  en  souriant  la  libre  circulation  de  ces  tendres  épîtres 
et  des  réponses  qu'elles  nous  attiraient. 

Je  hasardai  une  chanson,  et  le  prince  de  Broglie  m'imita. 
Je  ne  sais  si  nos  couplets  furent  embellis  ou  gâtés  par  la  tra- 
duction du  consul ,  mais  on  parut  les  trouver  charmants. 

Le  jour  baissait;  madame  l'abbesse  donna  le  signal  de  la 
retraite.  On  se  fit  de  part  et  d'autre  de  touchants  adieux.  Un 
second  rendez-vous  fut  assigné  pour  le  lendemain,  et  l'on  peut 
croire  que  nous  y  fûmes  tous  très- exacts. 

En  arrivant  au  couvent  nous  trouvâmes  la  grille  ornée  de 
fleurs  de  toute  espèce ,  et  nos  dames  mille  fois  plus  aimables 


DO   COMTE   DE   SBGUB.  179 

qje  la  veille.  Elles  nous  donnèrent  de  la  musique.  La  maîtresse 
du  prince  de  Broglîe  et  celle  du  duc  de  Lauzun  chantèrent 
eu  duo  des  airs  fort  tendres ,  en  s'accoinpagnant  de  la  gui- 
tare. 

Pendant  ce  temps,  la  maîtresse  du  vicomte  de  Fleury  et  la 
mienne  dansaient  avec  nous.  Des  deux  côtés  de  la  grille  nous 
figurions  de  notre  mieux  les  passes ,  que  celte  triste  grille  nous 
empêchait  d'exécuter  réellement;  mais  ce  qu'il  y  avait  peut-être 
de  plus  divertissant  était  de  voir  madame  l'abbesse  qui  battait 
la  mesure  avec  sa  crosse. 

Dona  Euphemia  nous  fit  entendre  ensuite  une  chanson  im- 
provisée et  à  double  sens ,  faisant  allusion  à  la  Passion  et  à  celle 
que  Lauzun  lui  inspirait. 

Pour  vous  faire  juger  de  l'esprit  inventif  et  prompt  de  notre 
consul,  vous  saurez  que,  au  moment  où  la  distance  et  l'épaisseur 
des  grilles ,  s'opposant  à  nos  vœux  ,  avaient  arrêté  la  circulation 
de  nos  billets ,  notre  actif  interprète ,  ayant  déterré  une  petite 
pelle  creuse  ,  y  embarqua  nos  lettres,  qui  arrivèrent  ainsi  dou- 
cement à  bon  port. 

On  sait  qu'en  amour,  comme  en  ambition  ,  il  est  difficile  de 
s'arrêter  ;  la  complaisance  nous  rendit  exigeants.  jNous  deman- 
dâmes quelque*  dons  d'amour;  nos  vœux  furent  exaucés  :  nous 
reçûmes,  avec  de  nouveaux  billets  bien  tendres,  des  cheveux  , 
des  scapulaires,  que  nous  attachâmes  sur  nos  cœurs. 

A  notre  tour  nous  fîmes  des  présents  ;  nous  envoyâmes  des 
anneaux  ,  des  cheveux.  Lauzun  et  le  vicomte  de  Fleury  avaient 
dans  leurs  poches  leurs  propres  portraits  ,  qui ,  je  ne  sais  par 
quel  accident ,  leur  avaient  été  rendus  en  France  au  moment 
de  leur  départ  ;  ils  en  firent  hommage  à  leurs  belles. 

Je  reçus  de  Marianna-Isabella  un  scapulaire  ;  elle  m'assura 
qu'il  me  porterait  bonheur,  et  que ,  tant  qu'il  resterait  à  mon 
cou,  je  serais  à  l'abri  de  tout  accident  et  de  toutes  maladies. 
Je  lui  promis  de  ne  jamais  m'en  séparer;  mais  sa  prophétie  ne 
se  vérifia  point,  car,  peu  de  jours  après,  la  fièvre  me  prit,  et 


ISO  MI.MOIRF.S 

je  fis  naufrage  sur  les  côtes  d'Amérique,  où  je  perdis  tous  mes 
bagages. 

Nos  amours  platoniques  du  parloir  inspirèrent  nous  dit-on , 
quelque  inquiétude  dans  la  ville  ;  les  frères,  les  oncles,  les  galants 
s'alarmèrent.  Le  bruit  se  répandit  qu'au  millieu  de  ces  jeux 
nous  avions  eu  la  témérité  de  demander  furtivement  à  nos  jeu- 
nes pensionnaires  le  moyen  de  nous  entretenir  ensemble  sans 
grille ,  et  de  francbir  la  nuit  les  murs  du  jardin.  Je  ne  sais  ce 
qui  aurait  pu  en  arriver,  et  si  notre  petit  roman  ne  se  serait 
pas  terminé,  à  l'antique  mode  espagnole  et  portugaise,  par 
quelques  sérénades  troublées  et  par  quelques  coups  d'épée;  ce 
qui  est  certain,  c'est  que  nous  aperçûmes,  en  nous  retirant, 
plusieurs  hommes  à  grands  manteaux  et  à  larges  chapeaux  ra- 
battus qui  semblaient  nous  épier. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  le  vent  qui  s'élevait  ou  la  prudence  de 
M.  de  La  Touche  dissipa  promptement  toute  espérance  et 
toute  inquiétude.  Le  signal  du  départ  fut  donné;  trois  coups 
de  canon  nous  rappelèrent  à  bord ,  et  nous  n'eûmes  que  le 
temps  de  revenir  dire  adieu  à  nos  belles  ,  que  nous  trouvâmes 
inconsolables. 

Les  grilles  du  parloir  étaient  attristées  par  des  guirlandes  de 
scabieuses,  que  nos  jeunes  dames  appelaient  fleurs  du  regret, 
ou ,  dans  leur  langue ,  seudades.  La  bonne  abbesse  avait  la 
larme  à  l'œil;  je  crois  même  que,  pour  la  première  fois  de  sa 
vie  ,  elle  laissa  tomber  sa  crosse.  Chacune  de  nos  jeunes  senhora 
nous  fit  présent  d'une  pensée ,  que  nous  attachâmes  à  nos 
cocardes,  et  d'un  mouchoir,  qu'elles  mouillèrent  de  leurs 
larmes.  Enfin  nous  partîmes  avec  leur  image  dans  le  cœur. 

Notre  aimable  couvent,  qui  n'aurait  peut-être  pas  été  dé- 
placé à  côté  des  anciens  temples  d'Amathonte  et  de  Gnide, 
m'a  jusqu'à  présent  un  peu  distrait  du  tableau  politique  et 
moral  de  Tercère  et  d'Angra  ;  mais,  au  fond,  il  est  si  peu 
intéressant  qu'une  esquisse  en  quatre  lignes  suffira. 

Si  la  nature  a  fait  de  Tercère  un  paradis  terrestre ,  en  dépit 


DU    COMTE   DE   SEGUR.  181 

d'elle  les  moines  ,  une  ignorante  administration  et  le  pouvoir 
arbitraire  eu  ont  fait  un  pauvre ,  triste  et  ennuyeux  séjour. 

Sur  dix  ou  douze  mille  habitants  on  y  compte  six  ou  sept 
cents  religieux  ou  religieuses.  La  dévotion  s'y  mêle  au  liber- 
tinage d'une  manière  aussi  indécente  que  ridicule ,  et  rien 
n'est  plus  commun  que  d'y  voir,  dans  la  soirée ,  les  agaceries 
et  les  propos  lascifs  des  courtisanes  interrompus  par  des  génu- 
flexions et  de  nombreux  signes  de  croix  lorsqu'on  sonne 
V Angélus.  Il  y  a  dans  cette  colonie  des  inquisiteurs;  ou  m'a 
assuré  qu'ils  ne  brûlaient  personne  et  qu'ils  se  contentaient 
d'emprisonner  les  pécheurs  et  de  confisquer  leurs  biens. 

Je  ne  sais  pas  si  les  Portugais  d'Angra  méritent  leur  vieille 
réputation  et  si  on  y  trouve  beaucoup  de  jaloux  ;  mais  à  toutes 
les  fenêtres  on  n'aperçoit  que  des  jalousies  presque  toujours 
en  mouvement  pour  vous  annoncer  qu'il  y  a  derrière  elles  des 
femmes  qui  aiment  à  voir  et  qui  désireraient  être  vues. 

Toutes  les  causes  sont  portées  à  un  tribunal  qu'on  dit  assez 
juste  ;  il  est  présidé  par  le  gouverneur  lorsqu'il  s'agit  d'affaires 
importantes.  Nous  allâmes  chez  ce  gouverneur,  que  nous  ne 
pûmes  voir  parce  qu'il  était  malade.  Si  je  ne  me  rappelle  pas 
ses  noms,  c'est  qu'il  en  avait  dix  ou  douze.  Monsieur  son 
fils ,  don  Joseph  Mendoça  ,  nous  reçut  à  sa  place ,  avec  toutes 
les  étiquettes  du  vieux  temps  ,  dans  un  palais  assez  gothique. 

Ce  qu'il  y  eut  de  plus  remarquable  dans  cette  audience ,  ce 
fut  la  frugalité  des  légers  rafraîchissements  qu'il  nous  offrit, 
la  sécheresse  de  son  entretien  ,  l'étrange  naïveté  de  ses  ques- 
tions et  la  bizarrerie  de  son  accoutrement.  11  était  paré  d'un 
vieil  habit  écarlate  râpé  ,  galonné  d'or,  et  d'un  énorme  chapeau 
non  moins  magnifiquement  bordé.  Une  veste  à  grandes  bas- 
ques ,  d'une  couleur  bleu  tendre ,  et  une  culotte  jaune  complé- 
taient sa  toilette.  11  ressemblait  plutôt  a  un  acteur  d'opéra-buffa 
qu'a  un  gouverneur  de  colonie. 

Une  seconde  visite  ne  nous  parut  pas  nécessaire;  mais  il  fut 
invité  a  dîner  par  M.  de  la  Touche.  Il  vint  a  bord  de  l'Aigle 
t.  i.  16 


182  MEMOIRES 

el  parut  s'y  amuser.  Il  nous  montra  quelque  instruction  enve- 
loppée dans  un  baragouin  presque  inintelligible  et  qu'il  croyait 
français.  Au  reste ,  comme  il  était  jeune  et  jovial ,  il  réjouit 
beaucoup  l'équipage  en  faisant  l'exercice  d'une  manière  assez 
gauche ,  et  nous  étourdit  d'une  façon  presque  insupportable 
en  prenant  un  tambour  qu'il  battit  impitoyablement  avec  deux 
de  ses  courtisans  pendant  une  demi-heure  ,  assurant  que  c'était 
l'instrument  qu'il  aimait  le  mieux.  Le  dénoûment  de  sa  petite 
campagne  maritime  ne  fut  pas  heureux  ;  car,  en  nous  quittant , 
effrayé  par  un  roulis  violent,  il  posa  maladroitement  sa  main 
sur  le  bord  du  canot,  qui,  venant  alors  à  heurter  rudement  l'es- 
calier de  la  frégate ,  lui  écrasa  le  pouce. 

Nous  ne  pensâmes  pas  longtemps  à  ce  pauvre  gouverneur  ; 
mais ,  après  avoir  perdu  de  vue  l'archipel  des  Açores,  nous 
rêvions  encore  souvent  à  madame  l'abbesse  et  à  son  joli  trou- 
peau. 

Les  scènes  galantes  du  parloir  d'Angra  que  je  viens  de  re- 
tracer fidèlement ,  et  dont  le  prince  de  Broglie  fit  aussi  une 
petite  relation  que  j'ai  vue,  frappèrent  tellement  l'imagination 
du  duc  de  Lauzun  qu'elles  échauffèrent  sa  verve  et  qu'il  en 
fit  le  sujet  d'un  petit  drame  héroï-comique ,  dont  le  titre  était 
le  Duc  de  Marlborough. 

Nous  comptions  continuer  à  cingler  vers  le  midi  pour  cher- 
cher les  vents  alizés ,  et  ce  ne  fut  pas  sans  surprise  que  nous 
vîmes  M.  de  la  Touche  diriger  notre  marche  vers  le  nord- 
ouest.  Psous  ne  tardâmes  pas  à  savoir  la  cause  de  cette  sou- 
daine résolution. 

Indépendamment  des  deux  millions  cinq  cent  mille  livres 
que  l Aigle  portait  en  Amérique,  M.  de  la  Touche  était 
chargé  de  dépèches  qu'il  ne  devait  ouvrir  qu'à  la  hauteur  des 
Açores.  Or  jugez  quels  durent  être  son  repentir  et  son  in- 
quiétude, lorsqu'en  ouvrant  ces  dépêches  il  lut  l'ordre  de 
faire  la  plus  grande  diligence  ,  d'éviter  tout  combat  et  toute 
poursuite  qui  aurait  pu  le  retarder,  parce  que  ces  dépêches 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  183 

contenaient  le  plan  des  opérations  d'une  nouvelle  campagne , 
et  qu'on  voulait  que  ce  plan  parvînt  sous  le  plus  bref  délai  au 
comte  de  Roehambeau.  ainsi  qu'au  chef  de  nos  forces  navales, 
le  marquis  de  Vaudreuil ,  qui  nous  attendait  dans  un  des  ports 
de  l'Amérique  septentrionale. 

Honteux  trop  tardivement  d'avoir  navigué  avec  tant  de  len- 
teur pour  remorquer  le  vaisseau  marchand  qui  portait  sa 
maîtresse  et  d'avoir  donné  chasse  sans  nécessité  à  tous  les 
bâtiments  qu'il  avait  aperçus ,  M.  de  la  Touche  crut  réparer 
le  temps  perdu  en  se  dirigeant  par  le  plus  court  chemin  vers 
les  côtes  américaines.  L'événement  prouva  qu'il  se  trompait, 
car  le  vaisseau  marchand,  qu'il  abandonna  ,  ayant  poursuivi  sa 
route  jusqu'aux  Canaries  ,  où  il  trouva  les  vents  alizés,  arriva  , 
favorisé  par  eux ,  le  même  jour  que  nous  à  l'embouchure  de  la 
Delaware. 

Des  calmes ,  trop  fréquents  dans  cette  saison ,  nous  Grent 
perdre  plus  de  quinze  jours.  Dans  le  reste  de  notre  traversée 
nous  évitâmes  avec  soin  tout  ce  qui  pouvait  ralentir  notre  course. 

Nous  ne  fîmes  qu'une  seule  prise ,  qui  passait  si  près  de  nous 
que  nous  ne  pûmes  nous  empêcher  de  profiter  de  cette  occasion  : 
c'était  un  pauvre  petit  bâtiment  anglais  qui  n'avait  d'autre  char- 
gement que  des  pommes  et  des  fruits;  mais,  au  milieu  d'une 
longue  navigation,  privés  d'eau  et  de  rafraîchissements,  une  telle 
prise  semble  un  trésor. 

Tous  les  soirs  de  très-bonne  heure  nous  éteignions  nos  feux, 
pour  qu'aucun  navire  ne  nous  aperçût;  car  nous  étions  avertis 
qu'une  escadre  anglaise  devait  chercher  à  s'opposer  à  notre 
marche  et  à  intercepter  les  deux  millions  dont  nous  étions 
chargés.  Cependant  ces  précautions  ne  purent,  comme  on  va 
le  voir,  nous  empêcher  de  soutenir  un  combat  très- vif  avec  un 
vaisseau  de  guerre,  combat  mémorable  et  qui  Ot  beaucoup 
d'honneur  aux  commandants  de  nos  frégates ,  ainsi  qu'à  nos 
équipages. 

Ps'ous   étions  à  la  hauteur  des   Bermudes  lorsqu'au  milieu 


184  MÉMOIRES 

de  la  nuit  du  4  au  5  septembre  nous  entendîmes  sur  la  mer 
quelques  cris  plaintifs  ;  c'était  la  voix  d'un  homme  qui  nageait 
et  se  débattait  contre  les  flots.  Il  faisait  partie  de  l'équipage  de 
l'Aigle.  Étant  monté  sur  une  vergue ,  un  roulis  l'avait  fait 
tomber  dans  l'eau  sans  que  sescompagoons  s'en  fussent  aperçus. 
Par  un  bonheur  très-rare,  nous  nous  trouvions  alors  si  direc- 
tement dans  les  eaux  de  l'Aigle  que  nous  passâmes  près  de 
cet  infortuné.  Aussitôt,  ayant  fait  allumer  des  fanaux,  nous 
mîmes  un  canot  à  la  mer  et  nous  parvînmes  à  sauver  ce  mal- 
heureux matelot. 

Nos  feux  s'éteignirent  de  nouveau ,  et  tout  rentrait  dans  le 
calme  ainsi  que  dans  l'obscurité  lorsque  l'officier  de  quart  nous 
avertit  qu'au  travers  des  ombres  de  la  nuit  il  apercevait  un 
bâtiment  qui  arrivait  sur  nous  et  qui  déjà  s'en  trouvait  très- 
proche. 

Aussitôt  on  sonna  le  branle-bas,  Nous  nous  levâmes  ,  nous 
nous  armâmes  précipitamment;  en  moins  de  trois  minutes  les 
hamacs ,  les  meubles  s'enlevèrent ,  les  cloisons  sautèrent ,  les 
batteries  se  nettoyèrent  ;  chacun  courut  à  son  poste ,  et  tout 
fut  prêt  en  cas  de  combat. 

Cette  diligence  en  effet  était  très-nécessaire.  L'obscurité  était 
si  épaisse  qu'on  ne  distingua  bien  ce  bâtiment  qu'au  moment 
où  il  fut  à  portée  de  fusil  de  nous.  Il  régnait  peu  de  vent; 
mais,  comme  ce  bâtiment  et  notre  frégate  couraient  à  bord  op- 
posé ,  la  distance  qui  nous  séparait  diminuait  à  chaque  instant. 

Nous  n'avions  à  bord  de  la  Gloire  que  de  mauvaises  lunettes 
de  nuit.  Ainsi,  jugeant  mal  les  dimensions  du  vaisseau  qui 
venait  à  nous,  nous  le  prîmes  d'abord  pour  un  navire  mar- 
chand. Cependant  l'Aigle,  qui  était  au  vent  à  nous  et  qui 
avait  de  meilleures  lunettes,  s'approcha,  et  M.  de  la  Touche 
nous  cria  de  nous  éloigner,  parce  que  ce  bâtiment  était  un 
vaisseau  de  guerre.  Le  bruit  des  flots  nous  empêcha  de  dis- 
tinguer ses  paroles. 

Cependant  le  navire  qui  venait   sur  nous  tira ,  pour  nous 


DU    COMTE   DE    SÉGUR.  165 

héler,  un  coup  de  canon  à  boulet  ;  il  était  déjà  tard  pour  pro- 
fiter de  l'avantage  du  vent  et  pour  nous  éloigner  ;  d'ailleurs 
le  navire  inconnu  ,  étant  alors  par  notre  travers  et  nous  tirant 
un  second  coup  de  canon ,  nous  empêcha  de  continuer  notre 
conversation  avec  l'Aigle.  Nous  ne  nous  occupâmes  qu'à  ré- 
pondre par  des  coups  de  canon  à  ceux  qu'on  nous  avait  tirés. 

Dans  le  même  temps  F  Aigle,  qui  croyait  que  nous  avions 
entendu  son  avertissement,  tenait  le  vent  et  s'était  déjà  con- 
sidérablement éloigné;  mais,  s'apercevant  enfin  que  nous  ne 
le  suivions  pas,  M.  de  la  Touche  fit  tirer  cinq  coups  de  canon, 
qui  étaient  le  signal  convenu  pour  le  ralliement.  Dans  ce 
moment,  le  bâtiment  qui  nous  approchait  ayant  illuminé  une 
de  ses  batteries ,  nous  vîmes  clairement  que  c'était  au  moins 
une  frégate. 

Notre  commandant  se  trouvait  dans  une  position  très-cri- 
tique :  en  n'obéissant  pas  à  l'ordre  de  ralliement  il  courait 
risque  d'être  accusé  d'avoir  méconnu  par  jalousie  l'autorité 
de  M.  de  la  Touche  ,  son  chef;  mais  pour  exécuter  cet  ordre 
il  fallait  présenter  l'arrière  au  bâtiment  qui  nous  avait  hélés 
et  s'exposer  au  feu  de  toute  sa  batterie . 

Cependant  M.  de  Yallongue  se  décida  à  obéir,  en  disant 
que  cet  acte  de  soumission  pourrait  nous  coûter  cher.  En  effet, 
après  avoir  viré  de  bord,  nous  eûmes  à  peine  présenté  la  poupe 
à  l'ennemi  que  nous  reçûmes  toute  sa  bordée  de  l'arrière  à 
l'avant,  ce  qui  nous  causa  de  grandes  pertes. 

Rien  n'était  plus  pressé  que  de  sortir  d'une  si  mauvaise  po- 
sition :  c'est  ce  que  nous  fîmes  avec  beaucoup  de  célérité , 
grâce  à  un  officier  de  la  marine  marchande,  M.  Gandeau,  qui 
servait  comme  lieutenant  à  notre  bord.  Voyant  que  M.  de 
Yallongue  était  embarrassé  et  hésitait,  il  commanda  une  ma- 
nœuvre qui  nniis  lit  arriver  tout  plat  sur  l'arriére  de  l'ennemi, 
et  alors  nous  lui  rendîmes  la  bordée  qu'il  nous  avait  lancée,  et 
avec  tant  de  bonheur  que  nous  vîmes  quelques  instants  le  feu 
à  son  bord. 

10. 


186  MÉMOIRES 

M.  de  Val  longue ,  par  une  générosité  qui  nous  charma ,  em- 
brassa le  lieutenant,  le  remercia,  et  lui  déclara  que,  pendant 
toute  la  durée  de  ce  combat ,  il  ne  donnerait  pas  un  seul  ordre 
sans  le  consulter. 

Dès  que  le  navire  ennemi  eut  reçu  notre  gaillarde  réponse , 
il  vira  aussi  sur  tribord,  de  manière  que  nous  nous  trouvâmes 
bord  à  bord,  courant  dans  la  même  direction  et  à  une  portée 
de  pistolet. 

Le  feu  continua;  mais  alors,  l'ennemi  ayant  démasqué  sa  se- 
conde batterie ,  nous  vîmes  que  nous  avions  affaire  à  un  bâti- 
ment de  soixante-quatorze  canons  :  c'était  l'Hector,  pris  sur 
nous  dans  la  défaite  de  M.  de  Grasse.  Auprès  de  ce  vaisseau , 
en  vérité,  notre  petite  frégate  ne  paraissait  qu'un  esquif;  déjà 
ses  boulets  de  trente-six  nous  perçaieut  de  bord  en  bord. 

M.  de  Vallongue ,  croyant  sa  perte  infaillible ,  voulut  au 
moins  l'honorer  par  une  téméraire  intrépidité  ;  avec  un  porte- 
voix  il  cria  au  capitaine  du  vaisseau  qu'avant  de  continuer  à 
s'égorger  il  fallait  savoir  si  on  était  ami  ou  ennemi. 

En  conséquence  il  demanda  si  le  vaisseau  était  anglais  ou 
français,  et,  le  capitaine  de  l  Hector  ayant  répondu  qu'il  était  an- 
glais, M.  de  Vallongue  lui  cria  audacieusement  :  Strike  ijour 
colour,  amenez  votre  pavillon.  —  Yes,  yes,  fil  do,  oui,  oui, 
répondit  ironiquement  le  capitaine,  je  vais  le  faire  ;  et  une  ter- 
rible bordée  compléta  sa  réponse.  Nous  ripostâmes ,  et  l'affaire 
continua  vivement. 

Dès  le  commencement  du  combat,  f Aigle,  qui  s'était  décidé 
à  nous  secourir,  arriva ,  vent  arrière ,  sur  nous ,  mais  lente- 
ment, à  cause  du  peu  de  vent;  de  sorte  qu'avant  sa  jonction 
nous  avions  soutenu  trois  quarts  d'heure  le  feu  ennemi. 

Dès  que  nous  vîmes  arriver  cette  frégate  nous  lui  finies 
place ,  et  nous  nous  éloignâmes  pour  tâcher  de  réparer  les 
dommages  des  boulets  ennemis ,  qui  nous  faisaient  faire  eau  en 
plusieurs  endroits. 

V Aigle  combattit  à  son  tour  vaillamment ,  et  de  si  près  que 


DU   COMTE   DE   SÉGI  Et.  187 

les  canouniers  dos  deux  bords  se  battaient  à  coups  de  refouloir. 
Une  vergue  du  vaisseau  s'accrocha  à  une  vergue  de  la  frégate  , 
et  dans  cet  instant  le  baron  de  Vioménil ,  ainsi  que  les  officiers 
qui  étaient  avec  lui ,  crièrent  à  l'abordage  avec  tant  d'audace 
et  d'ardeur  que  le  capitaine  ennemi  coupa  les  câbles  qui  l'atta- 
chaient à  V Aigle. 

Ce  capitaine  avait,  dit-on,  été  blessé  par  notre  feu;  d'ailleurs 
son  équipage  était  faible.  Le  vaisseau  avait  beaucoup  de  ma- 
lades et  portait  un  assez  grand  nombre  de  prisonniers  français. 

L'aigle  ,  étant  dégagé  ,  fit  feu  si  heureusement  qu'un  de  ses 
boulets  de  vingt-quatre  brisa  le  gouvernail  de  l'Hector.  Dès  ce 
moment,  L'Aigle,  s'étant  placé  à  une  plus  grande  distance, 
continua  à  le  cauonner  dans  sa  hanche. 

Pendant  ce  temps ,  revenant  au  combat  et  ayant  passé  par 
le  travers  de  V Hector  et  reçu  sa  bordée ,  comme  nous  vîmes 
qu'il  ne  pouvait  plus  manœuvrer,  nous  nous  postâmes  eu  ar- 
rière de  lui ,  et  nous  le  canonnàmes  à  notre  aise  de  la  poupe  h 
la  proue ,  tandis  qu'il  ne  pouvait  plus  nous  répondre  que  par 
deux  petits  canons  de  retraite. 

Ainsi  favorisés  par  le  sort  nous  espérions  nous  rendre 
maîtres  de  l'Hector;  mais,  au  point  du  jour,  ayant  vu  à  l'ho- 
rizon beaucoup  de  voiles,  nous  déployâmes  toutes  les  nôtres  et 
nous  nous  éloignâmes.  Nous  sûmes  depuis  que  l  Hector,  ac- 
cueilli par  une  tempête  ,  avait  coulé  bas  quelque  temps  après, 
et  qu'un  bâtiment  américain  ,  qui  se  trouvait  heureusement  à  sa 
portée,  avait  sauvé  le  capitaine  et  une  partie  de  son  équipage. 

On  trouve  dans  les  Annales  de  la  Marine  une  relation  de  oe 
combat  ;  il  y  est  cité  comme  un  des  plus  glorieux  pour  le  pa- 
villon français.  M.  de  la  Touche  fut  comblé  d'éloges ,  et  M.  de 
Vallongue  reçut  le  brevet  de  capitaine  de  vaisseau. 

La  perte  des  deux  frégates  consistait  en  trente  ou  quarante 
tués  et  environ  cent  blessés.  La  Gloire  était  assez  endommagée 
et  faisait  eau  ;  la  pompe  jouait  souvent  ;  mais  heureusement  le 
reste  de  notre  navigation  fut  court 


188  MÉMOIRES 

Il  est  impossible  de  montrer  plus  d'ardeur,  de  courage  et  de 
discipline ,  que  n'en  déployèrent  nos  équipages  dans  ce  combat. 
Le  prince  de  Broglie  parut,  par  son  intrépidité,  digue  de  son 
père.  On  ne  pouvait  rien  voir  de  plus  remarquable  que  le  sang- 
froid  ,  la  bravoure  et  la  gaieté  calme  d'Alexandre  de  Lameth. 
Tous  les  officiers  déterre  qui  se  trouvaient  à  bord  contribuèrent , 
par  leurs  discours  et  par  leur  exemple ,  à  soutenir  et  à  en- 
flammer le  courage  des  canonuiers  et  des  matelots  dans  les 
moments  les  plus  périlleux  de  cette  affaire. 

Au  milieu  de  cette  confusion  de  feux  et  d'obscurité ,  de  si- 
lence et  décris,  d'agitation  des  vagues,  de  l'éclat  tonnant  des  coups 
de  canon,  du  sifflement  des  balles  de  fusils  tirés  des  hunes  ,  des 
plaintes  des  blessés ,  du  bruit  que  faisaient  en  tombant  les  ver- 
gues ,  les  cordages  et  les  poulies  brisées ,  on  retrouvait  encore 
toute  la  gaieté  française. 

Alexandre  de  Lameth  et  moi  nous  étions  debout  sur  le  banc 
de  quart  au  moment  du  plus  grand  feu  de  l'ennemi.  En  passant 
devant  nous  M.  de  Vallongue  tomba  jusqu'à  la  moitié  du  corps 
dans  l'écoutille ,  que  par  mégarde  on  avait  laissée  ouverte  ; 
croyant  qu'il  était  atteint  et  coupé  en  deux  par  la  bordée  an- 
glaise ,  nous  nous  précipitâmes  en  bas  du  banc  pour  le  secourir, 
et ,  après  l'avoir  relevé ,  nous  nous  félicitâmes  mutuellement  de 
le  trouver  sain  et  sauf. 

Près  de  nous  se  trouvait  le  baron  de  Montesquieu  ;  depuis 
quelque  temps  nous  nous  amusions  à  le  plaisanter  relativement 
au  mot  de  Liaisons  dangereuses  qu'il  nous  avait  entendu  pro- 
noncer, et,  malgré  toutes  ses  questions  et  ses  instances,  nous 
n'avions  jamais  voulu  lui  expliquer  que  c'était  le  litre  d'un 
roman  nouveau ,  alors  fort  à  la  mode  en  France. 

Dans  le  moment  où  nous  étions  tous  en  groupe ,  une  bordée 
de  C  Hector  lança  sur  nous  un  boulet  ramé  :  on  sait  que  cet  ins- 
trument meurtrier  se  compose  de  deux  boulets  joints  par  une 
barre  de  fer.  Ce  boulet  ramé  vint  avec  violence  briser  une  partie 
du  banc  de  quart,  d'où  nous  venions  de  descendre.  Le  comte 


DU   COMTE   DE   SEOUB.  189 

de  Loménie,  qui  était  alors  à  côté  de  Montesquieu  ,  le  lui  mon- 
trant ,  lui  dit  froidement  :  «  Tu  veux  savoir  ce  que  c'est  que 
«  les  liaisons  dangereuses?  Eli  bien!  regarde ,  les  voilà  !  » 

Autant  nous  avions  été  attristés  jusque-là  par  la  lenteur  de 
notre  navigation ,  autant  désormais  l'heureuse  issue  de  notre 
combat  et  l'approche  du  terme  de  notre  voyage  nous  rendaient 
joyeux.  Le  11  septembre  nous  découvrîmes  la  terre;  nous 
n'en  étions  qu'à  cinq  lieues.  La  côte  était ,  en  cet  endroit ,  fort 
basse ,  et  nous  ne  distinguâmes  d'abord  que  quelques  arbres 
qui  semblaient  sortir  de  l'eau. 

Nous  reconnûmes  bientôt  le  cap  James ,  qui  forme  la  pointe 
sud  de  l'entrée  de  la  baie  de  la  Delaware ,  et  nous  nous  diri- 
geâmes avec  difficulté  vers  cette  baie  ,  parce  qu'elle  nous  res- 
tait au  nord-ouest ,  d'où  précisément  le  vent  venait.  Cependant 
nous  nous  croyions  au  moment  d'atteindre  notre  but ,  et  nous 
ne  prévoyions  pas  qu'il  nous  faudrait  échouer  au  port.  En  appro- 
chant de  la  baie ,  nous  aperçûmes  une  corvette  qui  en  sortait , 
et ,  au  large  sous  le  vent ,  nous  vîmes  plusieurs  gros  bâtiments 
que  nous  jugeâmes  bâtiments  de  guerre  anglais. 

La  corvette ,  qui  était  aussi  anglaise ,  nous  prit  apparemment 
pour  des  frégates  de  sa  nation  qu'elle  avait  quittées  la  veille; 
elle  vint  à  nous  avec  une  imprudente  confiance  et  ne  nous  fit 
que  d'assez  près  ses  signaux  de  reconnaissance. 

Bientôt  elle  s'aperçut  aisément  par  les  nôtres  que  nous  étions 
ennemis  et  elle  se  mit  à  fuir  ;  mais  il  était  trop  tard  :  en  voulant 
éviter  l'approche  de  la  Gloire ,  qui  la  chassait ,  elle  se  vit  forcée 
de  passer  à  portée  de  l  Aigle,  qui  la  canonna  vivement.  Après 
quelques  boulets  échangés  elle  se  rendit  ;  mais ,  comme  la  mer 
était  très-grosse ,  nous  perdîmes  deux  heures  à  l'amariner,  et  ce 
retard  nous  devint  funeste. 

L'escadre  ennemie ,  qui  était  au  large  ,  se  trouvait  contrariée 
par  le  vent  et  ne  pouvait  secourir  à  temps  la  corvette.  Cepen- 
dant ,  après  avoir  amariné  notre  prise  ,  nous  continuâmes  notre 
route  vers  la  baie,  mais  lentement  :  car  nous  n'avions  pas  de 


190  MO  MOIRES 

pilote,  et,  la  rivière  étant  remplie  de  bancs  de  sable  qui  chan- 
gent fréquemment  de  place,  on  ne  peut  hasarder  d'y  entrer  sans 
être  dirigé  par  des  marins  qui  la  pratiquent  journellement. 

Ces  difficultés  décidèrent  M.  de  la  Touche  à  mouiller  le  soir 
en  dehors  du  cap  James  et  à  envoyer  un  canot  à  terre  pour 
chercher  un  pilote  ;  mais  le  sort,  qui  jusque-là  nous  avait  si  bien 
servis ,  se  déclara  contre  nous.  Le  vent  devint  violent ,  le  ciel 
s'obscurcit ,  la  mer  se  démonta ,  et  les  vagues  submergèrent 
notre  canot.  L'officier  qui  le  commandait  et  deux  matelots  ga- 
gnèrent la  côte  à  la  nage  ;  le  reste  de  ce  petit  équipage  périt. 

Nous  ignorions  ce  malheur,  et  M.  de  la  Touche ,  craignant 
que  la  cause  qui  retardait  le  retour  du  canot  ne  fut  l'épaisse 
obscurité  de  la  nuit  et  l'embarras  où  il  pouvait  se  trouver  pour 
rejoindre  la  frégate ,  alluma  des  feux  et  tira  des  fusées. 

Cette  imprudence  apprit  à  l'escadre  ennemie  que  nous  n'é- 
tions pas  encore  entrés  dans  la  Delaware.  Pour  comble  de  mal- 
heur, le  vent  changea  ;  il  vint  du  large ,  et  fut  par  conséquent 
très-favorable  aux  Anglais  pour  les  faire  arriver  sur  nous. 

En  effet,  au  point  du  jour  nous  vîmes  deux  vaisseaux  de 
guerre  et  plusieurs  frégates  qui  s'approchai  int  à  toutes  voiles  ; 
alors  nous  coupâmes  promptement  nos  cables ,  nous  primes 
chasse ,  et  nous  entrâmes  ainsi  forcément  sans  pilote  dans 
la  rivière. 

Les  bancs  de  sable  partagent  le  lit  en  quatre  ou  cinq  canaux  ; 
pour  y  naviguer  heureusement  il  aurait  fallu  prendre  d'abord 
la  partie  du  sud  près  du  rivage ,  traverser  ensuite  diagonalement 
la  rivière  du  sud  au  nord-ouest  entre  deux  bancs ,  et  nous  nous 
serions  trouvés ,  près  de  la  rive  nord ,  dans  un  fort  bon  chenal , 
où  nous  aurions  navigué  sans  risque  jusqu'à  Philadelphie.  Mais 
c'est  ce  que  nous  ne  pouvions  savoir,  étant  sans  pilote  et  ne 
pouvant  voir  les  bancs  qui  étaient  cachés  sous  l'eau. 

Nous  nous  engageâmes  donc  dans  le  milieu  de  la  rivière,  es- 
pérant y  trouver  plus  d'eau  qu'ailleurs ,  et  ce  fut  malheureuse- 
ment le  mauvais  chenal  que  nous  choisîmes.  La  crainte  d'échouer 


DU   COMTE   DE  SÉGUR  191 

nous  contraignit  à  marcher  lentement ,  la  sonde  à  la  main  et 
avec  très-peu  de  voiles. 

Les  Anglais,  au  contraire,  qui  avaient  à  bord  des  pilotes, 
nous  suivaient  rapidement,  gagnaient  à  chaque  instant  sur  nous , 
et  nous  voyions  à  toute  minute  leurs  bâtiments  grossir  et  la 
distance  qui  nous  séparait  s'effacer.  C'était  comme  un  véritable 
cauchemar. 

V Aigle  toucha  d'abord  sur  un  banc ,  et ,  après  quelques  ef- 
forts, se  releva.  Au  moment  où  nous  passions  près  de  lui,  M.  de 
la  Touche  nous  ordonna,  lorsque  nous  échouerions,  de  couper 
nos  nuits,  de  couler  bas  notre  frégate,  et  de  sauver  dans  notre 
chaloupe  et  nos  canots  le  plus  de  monde  que  nous  pourrions. 

Cependant  les  Anglais  n'étaient  plus  qu'à  deux  portées  de 
canon  de  nous.  Déjà  ,  dans  cette  position  désespérée ,  nous  pro- 
jetions de  nous  embosser  et  de  nous  préparer  à  un  combat 
trop  inégal,  dont  l'issue  n'était  pas  douteuse,  puisque  nous 
avions  affaire  à  sept  ou  huit  bâtiments  ennemis ,  parmi  lesquels 
on  comptait  des  vaisseaux  de  ligne.  Le  prince  Williams  d'An- 
gleterre se  trouvait  à  bord  de  l'un  d'eux. 

Nous  avions  allumé  nos  mèches  ;  la  consternation  se  répan- 
dait dans  nos  équipages ,  lorsque  soudain  nous  vîmes  les  vais- 
seaux anglais,  qui  jusque-là  nous  avaient  suivis  sans  crainte 
d'échouer,  puisque  nous  leur  servions  ,  pour  ainsi  dire  ,  de  pi- 
lotes ;  lorsque ,  dis-je ,  nous  vîmes  cette  escadre  virer  de  bord  et 
s'éloigner  de  nous.  Deux  de  leurs  gros  bâtiments ,  qui  tiraient 
beaucoup  d'eau,  avaient  touché ,  et  l'amiral  Elphingston,  leur 
commandant ,  n'osa  pas  s'enfoncer  plus  avant  dans  ce  dange- 
reux canal. 

Rassurés  par  la  cessation  de  leur  poursuite  et  voyant  que 
la  corvette  que  nous  avions  prise  marchait  devant  nous  sans 
trouver  d'obstacle  qui  l'arrêtât,  nous  continuâmes  lentement 
notre  route.  Cependant,  lorsque  nous  nous  trouvâmes  à  six  ou 
sept  portées  de  canon  des  Anglais ,  nous  jetâmes  l'ancre ,  et  de 
leur  côté  les  ennemis  en  firent  autant. 


192  MEMOIRES 

Alors  les  chefs  de  terre  et  de  mer  qui  étaient  a  bord  de  dos 
frégates  se  réunirent  sur  l'Aigle  et  tinrent  conseil.  Les  uns 
étaient  d'avis  de  s'embosser  et  de  périr  en  combattant  ;  les  au- 
tres, de  poursuivre  encore  notre  route,  dans  l'espoir  qu'au 
moins  quelqu'un  de  nos  bâtiments  parviendrait  à  franchir  les 
obstacles  qui  nous  arrêtaient. 

Dans  ce  moment ,  l'officier  de  notre  canot  submergé ,  l'in- 
trépide M.  Gandeau ,  nous  amena  de  la  côte  deux  pilotes  amé- 
ricains ;  mais  les  lumières  de  ces  deux  hommes ,  qui  nous  au- 
raient comblés  de  joie  deux  heures  plus  tôt ,  nous  ôtèrent  alors 
toute  espérance.  Après  avoir  observé  notre  position,  ils  nous 
apprirent  que  nous  étions  dans  un  étroit  chenal  qui  allait  tou- 
jours en  se  rétrécissant ,  et  que  nous  trouverions  fermé  plus 
loin  par  un  banc  de  sable  impossible  à  passer;  ils  ajoutèrent 
que,  pour  regagner  le  bon  chenal,  il  nous  faudrait  descendre 
la  rivière  précisément  jusqu'à  l'endroit  où  les  Anglais  étaient 
mouillés. 

Alors  on  décida  que  les  officiers  de  terre  s'embarqueraient  sur 
des  canots  avec  les  dépêches.  Enfin  M.  de  la  Touche  et  M.  de 
Vallongue  résolurent  de  s'enfoncer  dans  la  rivière  le  plus  avant 
possible ,  et ,  quand  on  ne  pourrait  aller  plus  loin ,  de  s'em- 
bosser et  de  vendre  chèrement  leur  vie  et  leurs  frégates  à  l'en- 
nemi. 

On  délibérait  encore  quand  tout  à  coup  nous  vîmes  l'escadre 
anglaise  couverte  de  voiles  et  ses  frégates  s'approcher  de  nous 
assez  rapidement  ;  aussitôt  nous  levâmes  l'ancre  et  nous  recom- 
mençâmes à  marcher.  Une  demi-heure  après ,  ayant  vu  le  baron 
de  Vioménil ,  le  marquis  de  Laval ,  le  duc  de  Lauzun ,  le  comte 
Bozon  de  Talleyrand ,  MM.  de  Chabannes ,  de  Fleury ,  de  Mel- 
fortet  quatre  soldats  descendre  de  /' Aigle  et  s'embarquer  dans 
un  canot ,  je  les  imitai  et  je  descendis  dans  un  autre  canot  avec 
MM.  de  Broglie,  de  Lameth,  de  Montesquieu,  de  Vaudreuil, 
de  Loménie  et  nos  autres  passagers,  de  sorte  qu'en  une  heure 
nous  traversâmes  la  rivière  et  nous  débarquâmes  sur  la  rive 


UU    COMTE    DK    SEGUB.  l!)3 

droite ,  sentant  peu  le  bonheur  de  nous  trouver  à  terre  tant 
nous  étions  inquiets  à  la  vue  de  nos  frégates ,  qui  de  plus  en 
plus  se  trouvaient  pressées  entre  les  bancs  qui  devaient  les  ar- 
rêter et  les  Anglais  qui  s'approchaient  pour  les  détruire. 

Nous  avions  encore  dans  ce  moment  d'autres  sujets  de  con- 
trariété; nous  nous  trouvions  à  terre,  à  la  vérité  ,  et  touchant 
ce  sol  dont  tant  d'accidents  nous  avaient  éloignés;  mais  nous 
nous  y  trouvions  sans  bagages,  sans  domestiques,  sans  porte- 
manteaux et  sans  autres  chemises  que  celle  que  nous  portions 
sur  le  corps  ;  d'ailleurs  nous  descendions  sur  une  côte  in- 
connue pour  nous ,  et  que  nous  savions  habitée  par  un  grand 
nombre  de  partisans  de  la  cause  anglaise ,  que  l'on  nommait 
alors  torys  ou  loyalistes. 

Le  terrain  qui  se  déployait  devant  nous  n'offrait  à  nos  re- 
gards que  des  bois  épais  et  des  marais  dangereux.  Nqus  n'a- 
vions point  de  chevaux;  depuis  vingt-quatre  heures,  la  chasse 
que  nous  donnaient  les  Anglais  et  notre  pénible  marche  au 
milieu  des  écueils  ne  nous  avaient  permis  ni  de  manger  ni  de 
dormir.  Cependant,  quoique  accablés  de  lassitude,  sans  perdre 
un  seul  instant ,  nous  nous  mîmes  en  route  en  suivant  le  pre- 
mier sentier  frayé  que  nous  aperçûmes. 

Après  avoir  erré  quelque  temps  dans  les  bois ,  nous  vîmes 
des  barrières  qui  nous  indiquèrent  une  habitation ,  et  nous 
arrivâmes  dans  la  maison  d'un  Américain  nommé  M.  Man- 
dlaw. 

M.  le  baron  de  Vioménil  et  les  autres  passagers  de  t  Aigle 
nous  y  joignirent  promptement;  là  notre  hôte  nous  apprit  que 
nous  étions  dans  un  petit  canton  de  l'État  de  Maryland. 

Notre  premier  soin  fut  de  renvoyer  à  nos  frégates  leurs  ca- 
nots et  quelques  provisions.  M.  de  Vioménil  écrivit  à  M.  de  la 
Touche;  il  le  priait  de  lui  faire  passer,  la  nuit ,  sur  une  chaloupe, 
l'argent  destiné  à  l'armée,  et  il  l'assurait,  ainsi  que  M.  de  Val- 
longue  ,  que  nous  allions  employer  tous  nos  soins  pour  leurdé- 
pêcher  des  bateaux  ,  afin  qu'ils  eussent  la  possibilité,  en  cas  de 

17 


194  MEMOIRES 

désastre,  de  sauver  une  partie  de  leurs  équipages  et  de  leurs 
effets. 

MM.  de  Vioménil,  de  Lava],  de  Lauzuu  et  quatre  soldats 
attendirent  dans  la  maison  de  M.  Mandlaw  la  réponse  des 
commandants  des  frégates  ,  afin  d'être  prêts  à  recevoir  nos 
deux  millions  cinq  cent  mille  livres  lorsqu'ils  arriveraient. 

MM.  deLoménie,  de  Chabaunes,deMelfort,  de  Talleyrand 
et  de  Fleury  furent  envoyés  sur  différents  points,  avec  l'ordre 
de  prendre  des  informations  le  long  de  la  côte  et  de  se  pour- 
voir de  bœufs  ainsi  que  de  charrettes. 

MM.  de  Lameth ,  de  Broglie  et  moi ,  ainsi  que  les  autres  pas- 
sagers de  la  Gloire,  nous  partîmes  avec  un  nègre  pour  cher- 
cher et  retenir  des  bateaux  dans  une  petite  rivière  qui  se  jette 
dans  la  Delaware ,  et  qu'on  disait  située  à  trois  milles  de  l'en- 
droit où  nous  étions  débarqués. 

Mais  notre  conducteur  nous  fit  faire  à  pied ,  et  fort  vite,  au 
moins  huit  milles  à  travers  les  bois  et  les  marais ,  et  ce  ne 
fut  qu'au  bout  de  deux  heures  que  nous  arrivâmes  à  la  taverne 
d'un  Américain  nommé  M.  Pedikies,  peu  distante  de  la  petite 
rivière.  Il  nous  accueillit  froidement,  nous  montra  peu  de  con- 
fiance, et  ce  ne  fut  qu'après  beaucoup  de  promesses,  et  en  lui 
donnant  quelque  argent  et  des  billets  tirés  sur  les  commandants 
de  nos  frégates ,  que  nous  déterminâmes  le  maître  de  la  maison 
à  décider  les  patrons  de  plusieurs  bateaux  à  remplir  notre  in- 
tention. 

Ils  partirent  en  emportant  notre  argent  et  descendirent  la 
rivière  ;  mais  la  vue  des  frégates  anglaises  les  effraya  ,  et  ils  ne 
voulurent  ou  ne  purent  exécuter  leur  promesse. 

Après  tant  de  fatigues ,  un  morceau  de  bœuf  rôti  et  une  jatto 
àegrog,  boisson  composée  de  rhum  et  d'eau,  me  parurent, 
avec  un  méchant  lit ,  les  délices  du  paradis  de  Mahomet.  Ce- 
pendant ces  délices  et  notre  sommeil  furent  courts  ;  l'inquiétude 
nous  réveilla,  et,  de  très-grand  matin,  nous  nous  dispersâmes 
pour  chercher  des  chevaux  afin  de  rejoindre  notre  général. 


DU    COMTE    DE   SÉGUR.  195 

Plus  nous  mettions  de  chaleur  à  trouver  des  montures ,  plus 
on  affectait  de  froideur  pour  nous  en  offrir,  afin  de  nous  les 
faire  payer  plus  cher. 

Le  prinee  de  Broglie  réussit  le  premier  ;  il  partit  et  s'égara , 
je  crois,  en  route.  Une  demi-heure  après ,  ayant  enfiu  acheté 
un  coursier,  je  perdis  aussi  mon  chemin ,  et  j'arrivai  sur  le 
bord  de  la  Delaware ,  dans  un  endroit  fort  marécageux ,  où 
mon  cheval  s'enfonçait  jusqu'aux  sangles. 

Je  ne  sais  trop  comment  j'aurais  pu  m'en  tirer  si  je  n'eusse 
rencontré  un  jeune  Américain  à  cheval ,  qui  voulut  bien  me 
servir  de  guidé.  Il  me  dit  qu'une  troupe  d'Anglais  venait  de 
descendre  à  terre ,  ce  qui  me  donna  de  vives  inquiétudes  pour 
le  général  et  pour  ses  compagnons. 

Mon  cheval  était  vigoureux ,  et  je  crus  pouvoir,  avec  son 
secours ,  approfondir  la  vérité  de  cette  nouvelle ,  quitte  à  pi- 
quer des  deux  si  le  bruit  répandu  était  vrai  et  si  je  rencon- 
trais quelques  pelotons  en  habit  rouge. 

En  conséquence,  mon  guide  et  moi  nous  rentrâmes  dans  le 
bois,  eu  nous  dirigeant  vers  la  maison  de  M.  Mandlaw. 

A  trois  milles  de  là,  ayant  eutendu  quelques  bruits  de  pas  et 
d'armes ,  nous  nous  cachâmes  derrière  des  buissons  épais  pour 
nous  assurer  de  la  cause  de  ce  bruit.  Bientôt  nous  aperçûmes 
le  baron  de  Vioménil  à  pied ,  avec  ses  aides  de  camp  et  quatre 
soldats  ;  ils  s'avançaient ,  suivant  une  charrette  qui  portait 
les  tonnes  d'or  débarquées  de  nos  frégates. 

Je  me  rendis  aussitôt  auprès  de  lui  ;  il  nie  raconta  qu'à  la 
pointe  du  jour,  s'étaut  porté  sur  la  rivière  ,  il  avait  vu  arriver 
la  chaloupe  et  l'argent  qu'il  attendait ,  mais  qu'en  même  temps 
il  avait  découvert  une  autre  chaloupe  pleiue  d'habits  rouges  et 
de  fusils ,  qui  accourait  pour  empêcher  le  débarquement. 

Ayant  envoyé  deux  soldats  pour  les  observer  de  plus  près , 
il  était  parvenu  à  faire  débarquer  et  charger  deux  tonnes  d'or. 
Notre  chaloupe ,  avec  quelques  coups  tirés  d'un  pierrier,  intimi- 
dait et   arrêtait  l'ennemi  ;   mais  soudain   deux  autres  cha- 


196  MÉMOIRES 

loupes  anglaises,  pleines  de  gens  armés,  s'avançant  encore 
pour  attaquer  la  nôtre ,  celle-ci  s'était  vue  obligée  de  jeter 
dans  l'eau  les  tonnes  d'argent  et  de  se  sauver  (1). 

Pour  lui ,  ayant  placé  l'or  sur  une  charrette ,  il  s'était  mis 
en  route  pour  la  ville  de  Douvres  ,  où  Lauzun ,  Laval  et  les 
autres  passagers  devaient  le  rejoindre  par  des  sentiers  différents. 
Lauzun  s'était  mis  en  marche  le  premier,  afin  de  rassembler 
à  Douvres  et  de  lui  envoyer  tous  les  moyens  d'escorte  qu'il 
pourrait  réunir. 

Je  suivis  le  général  jusqu'à  peu  de  distance  de  Douvres ,  et 
je  revins  en  arrière  pour  chercher  mes  compagnons  ,  afin  de 
leur  apprendre  ce  que  m'avait  dit  le  général  et  la  probabilité 
d'un  débarquement  des  soldats  anglais. 

En  peu  de  temps  nous  nous  trouvâmes  réunis  ;  notre  caval- 
cade, renforcée  par  MM.  de  Langeron  et  de  Talleyrand,  reprit 
avec  moi  la  route  de  Douvres. 

Nous  regagnâmes  bientôt  la  charrette  précieuse  qui  portait 
notre  or  ;  mais  le  général  n'y  était  plus  ;  un  de  ses  aides  de 
camp  me  dit  que  M.  le  baron  de  Yioménil  ayant  appris ,  par 
deux  officiers  du  bord  de  L'Aigle,  nouvellement  débarqués, 
que  les  chaloupes  ennemies  avaient  disparu  et  qu'il  était  pos- 
sible ,  à  la  marée  basse ,  de  repêcher  nos  tonnes  d'argent ,  qu'on 
avait  jetées  dans  un  endroit  peu  profond  ,  il  était  retourné  à 
toute  bride  vers  la  rivière  avec  Laval  et  quelques  officiers ,  lais- 


(l)  Les  deux  millions  cinq  centmille  francs  furent  sauvés  par  le  courage 
et  le  sang-froid  des  hommes  de  la  chaloupe  de  l'Aigle,  qui  se  trouvaient 
en  ce  moment  être  de  dix-huit  marins  et  cinq  officiers ,  dont  trois  de  l'ar- 
tillerie, M.  le  marquis  de  Macmahon  et  l'officier  de  marine.  La  conduite 
qu'ils  ont  tenue  dans  cette  circonstance  est  d'autant  plus  remarquahle 
et  digne  d'éloges  qu'ils  avaient  à  combattre  des  forces  trois  fois  supé- 
rieures aux  leurs.  M.  le  maréchal  de  Ségur,  à  qui  on  en  rendit  compte, 
écrivit,  au  nom  de  Sa  Majesté,  au  lieutenant-colonel  baron  de  Yerlon  et 
aux  deux  autres  officiers  d'artillerie  qui  étaient  avec  lui,  pour  leur 
témoigner  toute  sa  satisfaction  sur  ce  brillant  fait  d'armes,  trop  peu 
connu. 


DU    COMTE   DE    SEGUB.  197 

snnt  aux  autres ,  ainsi  qu'à  nous  ,   l'ordre  d'escorter  notre  or 
jusqu'à  Douvres. 

Nous  arrivâmes  dans  cette  petite  ville  à  trois  heures  après 
midi.  Lauzun  en  avait  déjà  fait  partir  des  charrettes ,  et  ras- 
semblait quelques  milices  que  Montesquieu  fut  chargé  de 
conduire  au  général. 

A  minuit  M.  de  Vioménil  nous  rejoignit  avec  ses  charrettes. 
Malgré  l'excès  de  la  chaleur  et  de  ses  fatigues ,  il  avait  réussi 
avec  M.  de  Laval  à  faire  repêcher  l'argent.  Aiusi  nous  retrou- 
vâmes notre  trésor,  et ,  quoique  nous  fussions  nus  comme  des 
vers ,  sans  équipages  et  sans  valets ,  nous  nous  serions  estimés 
les  plus  heureux  du  monde  sans  la  situation  déplorable  et  le 
péril  extrême  de  nos  frégates. 

Le  lendemain  matin  nous  apprîmes  assez  vaguement  que 
deux  de  nos  bâtiments  étaient  hors  de  danger,  mais  que  l'Aigle 
avait  été  obligé  de  se  rendre  après  un  combat  d'une  heure 
contre  les  frégates  anglaises,  dont  nous  avions  entendu  toute 
la  nuit  les  coups  de  canon. 

Le  général  me  chargea  de  porter  tout  de  suite  ces  nouvelles 
à  M.  de  la  Luzerne ,  dans  la  ville  de  Philadelphie ,  et  de  lui 
remettre  les  dépêches  que  la  cour  adressait  à  ce  ministre.  Je 
portais  aussi  les  dépêches  de  mon  père  pour  M.  de  Rocham- 
beau ,  mais  M.  de  Vioménil  me  dit  de  les  garder  et  d'attendre 
avec  elles,  à  Philadelphie,  qu'il  m'envoyât  les  autres  lettres 
destinées  pour  l'armée. 

J'arrivai  à  Philadelphie  avec  l'intention  et  l'espoir  de  m'y  re- 
poser au  moins  huit  jours,  espérance  qui  fut  déçue  comme  toutes 
les  autres  ;  car  le  sort  semblait  avoir  décidé  que  ,  guerrier,  je  fe- 
rais une  longue  campagne  sans  batailles  ;  qu'officier  de  terre  , 
je  n'assisterais  qu'à  un  combat  de  mer;  que,  courant  après 
l'ennemi,  je  le  trouverais  en  retraite  et  renfermé  dans  des  for- 
teresses inabordables,  et  que,  voyageur,  je  serais  forcé  de 
toujours  courir  d'un  lieu  à  un  autre,  du  nord  au  midi  et  de 
la  zone  froide  à  la  zone  torride,  sans  pouvoir  m'arrêter  dans 


198  MEMOIRES 

aucun  des  endroits  qui  pouvaient  le  plus  exciter  ma  curiosité. 

J'eus  à  peine  vingt-quatre  heures  pour  entrevoir  la  ville  qui 
était  alors  la  capitale  des  États-Unis  et  la  résidence  de  leur 
gouvernement.  A  la  vue  de  Philadelphie  il  était  difficile  de 
ne  pas  pressentir  les  grandes  et  prospères  destinées  de  l'Amé- 
rique. 

Cette  ville,  dont  le  nom  signifie  la  ville  des  frères,  est  située 
sur  la  rive  ouest  de  la  Delaware ,  à  deux  petites  lieues  du  con- 
finent de  ce  fleuve  et  de  la  rivière  de  Schuylkill.  Elle  contenait 
alors  cent  mille  habitants.  Ses  rues  larges  de  soixante  pieds 
et  tirées  au  cordeau ,  ses  beaux  trottoirs,  la  propreté  et  l'élé- 
gance simple  ^le  ses  maisons  frappent  agréablement  les  re- 
gards ,  malgré  l'irrégularité  des  divers  petits  quais  que  chaque 
négociant  a  construits  selon  sa  fautaisie  sur  le  bord  du  fleuve , 
à  la  porte  de  son  magasin,  avec  des  enfoncements  pour  y 
mettre  ses  vaisseaux  à  l'abri  de  la  débâcle  des  glaces.  Cette 
partie  est  basse ,  malsaine  et  humide. 

Penn,  fondateur  de  cette  ville,  avait  projeté  pour  elle  un 
plan  immense  et  régulier.  Les  rêves  de  cet  homme  de  bien 
n'ont  pas  eu  plus  de  durée  que  ceux  de  maints  grands  politi- 
ques; mais  son  nom  vivra  toujours  ,  car  il  fut  le  seul  Euro- 
péen qui  fonda  légalement  un  État  en  Amérique ,  et  qui  ne  le 
cimenta  pas  du  sang  des  infortunés  peuples  de  cet  hémis- 
phère. 

Sa  secte  ,  simple  ,  morale  et  pacifique  ,  celle  des  frères, 
qu'on  a  vainement  voulu  rendre  ridicules  en  les  appelant  qita~ 
kers  ou  Irembleurs  ,  subsiste  encore  comme  le  monument  de 
la  seule  société  qui  jamais  peut-être  ait  professé  et  pratiqué , 
sans  aucun  mélange  et  sans  aucun  préjugé,  la  morale  évangé* 
lique  et  la  charité  chrétienne  dans  toute  leur  simplicité  et  dans 
toute  leur  pureté.  L'intérêt  même  de  leur  défense  ne  pourrait 
les  contraindre  à  répandre  le  sang ,  et  celui  de  leur  fortune  ne 
pourrait  les  obliger  à  profaner  le  nom  de  Dieu  par  un  ser- 
ment. 


DtJ    COMTE    DE   SÉGUB.  199 

Ce  n'est  pas  l'architecture  des  monuments  de  Philadelphie, 
ce  sont  de  grands  souvenirs  qui  attireut  sur  eux  la  curiosité  et 
commandent  le  respect.  Toute  la  ville  elle-même  est  un  noble 
temple  élevé  à  la  tolérance  ,  car  on  y  voit  en  grand  nombre 
des  catholiques ,  des  presbytériens ,  des  calvinistes ,  des  luthé- 
riens ,  des  unitaires ,  des  anabaptistes ,  des  méthodistes  et  des 
quakers ,  qui  professent  chacun  leur  culte  en  pleine  liberté  et 
vivent  entre  eux  dans  un  parfait  accord. 

Je  m'informai  avec  soin  de  l'état  des  fortifications  de  cette 
place  et  des  moyens  qu'on  avait  pris  pour  la  défense  de  la 
Delaware,  rivière  que  les  bâtiments  de  guerre  les  plus  légers 
ne  pouvaient  remonter  que  jusqu'à  Trenton;  mais  cette  par- 
tie de  mes  observations,  importante  alors  puisque  la  paix  n'é- 
tait pas  faite  et  que  la  lutte  existait  encore  entre  trois  millions 
d'Américains  divisés  et  les  forces  colossales  de  la  Grande- 
Bretagne,  n'a  plus  d'intérêt  aujourd'hui. 

L'Amérique,  libre  depuis  quarante  ans,  florissante  par  de 
sages  lois,  puissante  par  une  population  de  dix  millions  d'ha- 
bitants, défendue  au  besoin  par  tous,  et  montrant  déjà  à  l'Eu- 
rope étonnée  une  marine  respectable,  ne  craint  plus  de  voir 
un  ennemi  téméraire  aborder  ses  côtes,  remonter  ses  fleuves 
et  menacer  ses  cités. 

Le  besoin  du  repos,  la  curiosité,  l'aimable  obligeance  de 
mon  hôte  m'inspiraient  un  juste  désir  de  prolonger  mon 
séjour  à  Philadelphie;  mais  à  peine  avais-je  dormi  quelques 
heures,  bercé  par  de  douces  espérances,  qu'un  officier,  envoyé 
par  M.  le  baron  de  Vioménfl,me  réveilla  et  m'apporta  l'ordre 
de  partir  sur-le-champ  pour  les  États  du  Nord,  afin  de  porter 
les  dépêches  de  ma  cour  aux  généraux  llochambeau  et  Washing- 
ton, campés  alors  près  de  la  rivière  d'Hudson. 

J'Obéis,  fort  contrarie  d'entreprendre  seul  un  si  long  voyage, 
sans  valets,  sans  effets  ,  et  même  sans  linge;  mais,  au  moment 
où  j'allais  me  mettre  en  route,  un  de  mes  gens,  débarqué  de 
In  Gloire,  accourut  à  moi  en  me  criant  que  la  frégate  et  une. 


200  HBHOIBES 

partie  de  mes  équipages  étaient  Bauvées  ;  il  ue  m'apportait  ce- 
pendant qu'un  léger  porte-manteau  que  je  plaçai  avec  mon  do- 
mestique sur  mon  suki,  et  je  me  mis  en  chemin,  monté  sur  un 
assez  bon  cheval. 

Je  passai ,  non  sans  un  vif  regret  de  ne  pouvoir  m'arréter, 
près  de  ce  champ  fameux  de  Germanstown ,  où  l'armée  amé- 
ricaine, commandée  par  Washington,  prouva,  en  attaquant  et 
en  combattant  vaillamment  les  Anglais,  qu'elle  n'était  pas 
abattue  par  la  défaite  de  Brandy-Wine ,  et  que ,  si  l'on  pouvait 
vaincre  quelquefois  l'Amérique,  il  était  impossible  de  la 
subjuguer. 

Je  trouvai  partout ,  dans  tous  les  bourgs ,  dans  toutes  les 
villes,  dans  toutes  les  maisons  particulières  où  je  m'arrêtai, 
la  même  simplicité  de  mœurs ,  la  même  urbanité ,  la  même 
hospitalité  ,  le  même  zèle  pour  la  cause  commune ,  et  le  même 
empressement  pour  me  faciliter  les  moyens  d'arriver  prompte- 
ment  à  ma  destination. 

A  chaque  pas  sur  ma  route  j'éprouvais  deux  impressions 
contraires ,  l'une  produite  par  le  spectacle  des  beautés  d'une 
nature  sauvage,  et  l'autre  par  la  fertilité ,  la  variété  d'une  cul- 
ture industrieuse  et  d'un  monde  civilisé.  Tantôt,  seul  au  milieu 
de  ces  immenses  forêts  ,  de  ces  arbres  majestueux  que  jamais 
la  cognée  ne  toucha ,  et  dont  plusieurs ,  succombant  sous  le  poids 
des  siècles ,  n'attestent  plus  leur  antique  existence  que  par  des 
monticules  de  leurs  troncs  réduits  en  poussière ,  je  me  trans- 
portais en  idée  au  moment  où  les  premiers  navigateurs  euro- 
péens portaient  leurs  pas  sur  cet  hémisphère  inconnu.  Tantôt 
j'admirais  de  jolis  vallons  cultivés  avec  soin ,  des  prés  sur  les- 
quels erraient  de  nombreux  troupeaux,  des  maisons  propres, 
élégantes ,  peintes  en  diverses  couleurs,  entourées  de  petits 
jardins  et  de  jolies  barrières  ;  plus  loin ,  après  d'autres  masses 
de  bois ,  des  bourgs  bieu  peuples ,  des  villes  où  tout  vous  rap- 
pelle la  civilisation  perfectionnée ,  des  écoles ,  des  temples,  des 
universités  ;  nulle  part  l'indigence  et  la  grossièreté  ;  partout  la 


DU    COMTE   DE   SÉGUK.  201 

fertilité,  l'aisance,  l'urbanité;  chez  tous  les  individus  cette 
fierté  modeste  et  tranquille  de  l'homme  indépendant ,  qui  ne 
voit  au-dessus  de  lui  que  les  lois,  et  qui  ne  eonnait  ni  la 
vanité,  ni  les  préjugés,  ni  la  servilité  de  nos  sociétés  euro- 
péennes. Tel  est  le  tableau  qui,  pendant  tout  mon  voyage, 
surprit  et  fixa  mon  attention. 

Là  nulle  profession  utile  n'est  ridiculisée  ni  méprisée ,  et , 
dans  des  conditions  inégales,  tous  conservent  des  droits  égaux. 
L'oisiveté  seule  y  serait  honteuse.  Les  grades  militaires  et  les 
emplois  n'empêchent  personne  d'avoir  une  profession  à  lui; 
chacun  y  est  ou  marchand,  ou  cultivateur,  ou  artisan;  les 
moins  aisés  sont  domestiques,  ouvriers  ou  matelots.  Loin  de 
ressembler  aux  hommes  des  classes  inférieures  de  l'Europe , 
ceux-ci  méritent  les  égards  qu'on  a  pour  eux ,  et  qu'ils  exigent 
par  la  décence  de  leur  ton  et  de  leur  conduite. 

Dans  les  premiers  moments  j'étais  un  peu  surpris ,  en  en- 
trant dans  une  taverne,  de  la  voir  tenue  par  un  capitaine,  par 
un  major,  par  un  colonel,  qui  me  parlait  également  bien  de 
ses  campagnes  contre  les  Anglais ,  de  l'exploitation  de  ses  terres, 
de  la  vente  de  ses  fruits  et  de  ses  denrées. 

J'étais  encore  plus  étonné  lorsque  ,  après  avoir  répondu  aux 
questions  de  quelques-uns  sur  ma  famille,  et  leur  ayant  dit  que 
mon  père  était  général  et  ministre ,  ils  me  demandaient  quelle 
était  sa  profession  ou  son  métier. 

Je  trouvais  partout  des  chambres  propres,  des  tables  bien 
servies,  une  chère  abondante,  mais  saine  et  simple,  des  bois- 
sons un  peu  trop  fortes  de  rhum  et  de  cannelle ,  un  café  trop 
faible  et  du  thé  excellent.  Deux  choses  seulement  me  choquè- 
rent plus  qu'on  ne  peut  le  dire  :  l'une  était  l'habitude,  au  mo- 
ment des  toasts ,  de  faire  circuler  autour  de  la  table  un  grand 
bol  de  punch  dans  lequel  chaque  convive  était  successivement 
obligé  de  boire,  et  l'autre  de  voir,  lorsqu'on  était  couché,  un 
nouvel  arrivant  venir  sans  façon  partager  vos  draps  et  voire 
lit.  Relativement  à  ce  dernier  usage ,  je  me  montrai  un  peu 


L>02  MÉMOIRES 

rebelle,  et  j'obtins,  sans  trop  de  peine,  d'en  être  dispensé. 

Je  m'arrêtai  peu  d'heures  dans  les  jolies  villes  de  Trentou  et 
de  Princctown,  que  j'aurais  vivement  désiré  connaître  plus  en 
détail ,  ear  ces  deux  villes  rappelaient  les  souvenirs  glorieux 
des  actions  brillantes  de  Washington ,  de  Lafayette  et  d'un 
grand  nombre  de  guerriers  qui  avaient  su  forcer  les  Anglais , 
malgré  leur  tactique  et  leur  nombre,  à  estimer  ce  peuple  in- 
surgé, pour  lequel  ils  avaient  affecté  un  si  injuste  mépris,  et 
à  reconnaître  que  l'amour  ardent  d'une  sage  liberté  est  de 
toutes  les  puissances  la  plus  redoutable. 

A  trois  lieues  de  Pompton  je  faillis ,  par  une  singulière 
méprise ,  tomber  avec  mes  dépêches  dans  les  mains  de  nos 
ennemis ,  ce  qui  aurait  été ,  dans  ma  carrière ,  un  étrange  et 
malheureux  début.  L'armée  française  avait,  peu  de  temps 
avant ,  suivi  la  route  que  je  parcourais  ,  et  cette  route  était  en- 
core jalonnée  pour  la  commodité  des  malades ,  des  traîneurs 
et  des  bagages  que ,  dans  une  si  longue  marche ,  elle  avait  lais- 
sés derrière  elle. 

J'étais  seul  avec  mon  domestique  et  sans  guide;  à  un  em- 
branchement de  chemins ,  quelques  jalons  placés  sur  une  route 
à  l'est,  par  mégarde  ou  par  perfidie,  me  trompèrent,  et  je 
suivis  un  chemin  qui  m'éloignait  de  mon  but.  Après  avoir  mar- 
ché plusieurs  heures  ,  je  m'étonnais  de  ne  point  encore  aperce- 
voir Pompton.  Enfin  j'entrevis  une  maison  isolée,  à  la  porte 
de  laquelle  une  vieille  femme  était  assise  et  filait  ;  je  m'appro- 
chai d'elle  et  je  lui  demandai  si  je  serais  bientôt  à  Pompton. 
Elle  rit  et  me  dit  :  «  Vous  n'êtes  pas  sur  la  route  ,  et  vous 
«  voilà  à  six  milles  d'Élisabethtown,  où  se  trouve  un  régiment 
«  de  dragons  anglais.  » 

A  ces  mots ,  comme  on  peut  le  croire,  je  retournai  promp- 
tement  sur  mes  pas  ,  fort  heureux  d'avoir  évité  cette  mésaven- 
ture et  les  patrouilles  anglaises.  Je  ne  pus  arriver  à  Pompton 
que  fort  avant  dans  la  nuit. 

Peu  de  temps  avant  d'y  entrer  je  rencontrai  un  pauvre  Fran- 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  203 

çais  ,  lieutenant  d'infanterie  ,  convalescent  et  qui  voyageait  à 
pied.  Comme  il  était  exténué  de  fatigues,  je  l'invitai  à  monter 
sur  mon  sufci. 

Toutes  les  tavernes  de  Pompton  étaient  encombrées  de  voya- 
geurs ;  daus  la  dernière  où  je  me  présentai,  on  me  dit  que  toutes 
les  chambres  étaient  occupées  par  un  employé  aux  vivres  de 
notre  armée.  Je  résolus  de  lui  demander  de  m'en  céder  une 
partie  ;  mais  la  sotte  vanité  de  cet  individu  amena  entre  nous 
un  dialogue  assez  comique. 

L'officier  que  j'avais  recueilli  imposait  peu  avec  sa  physio- 
nomie paie  et  ses  vêtements  pleins  de  poussière.  Pour  moi  je 
portais  sur  mon  habit  une  simple  redingote  blanche,  sans  aucune 
marque  de  grade. 

Monsieur  l'employé  aux  vivres  nous  reçut  très-incivilement 
sans  se  lever,  et  nous  répondit  que  nous  pouvions  chercher 
ailleurs  un  logement  et  qu'il  n'y  avait  point  de  place  pour 
nous. 

Comme  je  lui  répliquais  avec  vivacité  pour  lui  faire  sentir 
son  impolitesse,  ma  redingote,  s'ouvrant  un  peu,  lui  laissa 
apercevoir  un  bout  d'épaulette  qui  adoucit  son  ton ,  sans  cepen- 
dant abaisser  sa  fierté. 

«  Je  suis  fâché ,  me  dit-il ,  de  ne  pas  vous  recevoir  mieux  ; 
«  mais  mes  commis  et  moi  nous  n'avons  ici  que  ce  qui  nous 
«  est  nécessaire.  A  un  mille  hors  de  la  ville  vous  trouverez , 
«  je  crois,  une  taverne  où  vous  pourrez  vous  loger. 

«  —  Cette  course ,  lui  répondis-je ,  serait ,  après  une  si  forte 
«  journée  et  si  tard  ,  un  peu  fatigante ,  surtout  pour  ce  pauvre 
«  officier  malade,  que  moi,  colonel ,  j'ai  cru  devoir  traiter  un 
.<  pou  plus  honnêtement  qu'il  ne  l'est  par  vous.  » 

A  ce  mot  de  colonel  ,mion  employé  ,  changeant  subitement 
de  physionomie  m'adresse  en  balbutiant  quelques  excuses, 
et  cependant ,  encore  entêté ,  il  me  propose  de  me  donner  une 
place  dans  sa  chambre  et  de  conduire  lui-même  mon  officier 
à  l'auberge  éloignée  qu'il  m'a  indiquée. 


204  MÉMOIRES 

Alors,  me  laissant  aller  à  une  juste  colère  :  «  En  vérité, 
«  Monsieur,  lui  dis-je,  c'est  par  trop  d'inconvenance.  Vous 
«  avez  été  brutal  pour  des  compatriotes  que  vous  croyiez  su- 
«  balternes ,  un  peu  leste  pour  deux  ofliciers ,  et  assez  peu  res- 
«  pectueux  vis-à-vis  d'un  colonel  :  il  faut  vous  en  punir.  Oui, 
«  Monsieur,  je  suis  colonel  et  fils  du  ministre  de  la  guerre. 
«  Vous  n'avez  qu'un  seul  moyen  pour  m'empêcher  de  rendre 
«  compte  à  M.  de  Rochambeau  de  votre  insolente  conduite  : 
«  je  ne  vous  avais  demandé  qu'une  de  vosebambres ,  à  présent 
«  je  les  veux  toutes.  Sortez  d'ici  sur-le-cbamp  avec  vos  commis, 
«  et  cherchez  un  autre  gite.  » 

Aussi  humble  qu'il  s'était  montré  vaniteux ,  il  obéit  sans 
murmurer.  Mon  pauvre  officier  fut  bien  logé,  bien  couché,  et 
tel  fut  le  dénoûment  de  cette  petite  scène  de  comédie. 

Peu  de  temps  après  j'arrivai  sur  les  bords  de  la  rivière 
d'Hudson,  à  Stoney-Point ,  poste  élevé  et  important,  où  se 
distingua  brillamment  le  major  français  Fleury,  lorsque  les 
Américains  le  prirent  d'assaut. 

Nous  ne  nous  faisons  point  d'idée,  en  Europe,  d'un  fleuve 
aussi  large,  aussi  magnifique  que  celui  de  l'Hudson.  Les  vais- 
seaux de  guerre  le  remontent;  c'est  une  véritable  mer  qui  coule 
entre  deux  vastes  forêts  âgées  de  plusieurs  siècles ,  et  dont 
l'aspect  imposant  jette  le  voyageur  dans  la  plus  profonde  mé- 
ditation. 

Ayant  traversé  cette  rivière  à  un  endroit  nommé  Kings-Ferry, 
j'aperçus  peu  d'heures  après ,  avec  une  joie  indicible,  les  tentes 
du  camp  américain;  je  le  traversai,  et,  après  avoir  fait  quel- 
ques milles,  j'arrivai  à  Piskill,  le  26  septembre,  au  quartier 
général  du  comte  de  Rochambeau.  Je  lui  remis  les  dépêches 
de  mon  père ,  ainsi  que  celles  de  M.  de  Vioménil ,  et  ce  respec- 
table général,  me  serrant  dans  ses  bras,  m'accueillit  avec  la 
même  tendresse  qu'il  aurait  pu  montrer  à  son  fils. 

Après  avoir  rempli  ce  premier  devoir,  je  me  rendis  aux  tentes 
du  régiment  de  Soissonnais ,  commandé  par  le  comte  de  Sam*- 


D(J   COMTE   DE   SÉGUR.  205 

Maimc ,  qui  depuis  prit  le  nom  de  comte  du  Muy ,  fit  avec 
vaillance  plusieurs  campagnes  dans  la  guerre  de  la  Révolution, 
et,  après  la  Restauration,  fut  nommé  membre  de  la  chambre 
des  Pairs. 

Le  régiment  ayant  pris  les  armes ,  je  fus  reçu ,  suivant  les 
usages  militaires ,  colonel  en  second  de  ce  corps  ;  on  m'y  ac- 
cueillit d'autant  mieux  que  mon  nom  rappelait  à  ces  guerriers 
de  glorieux  souvenirs  ;  car,  par  un  singulier  hasard ,  le  régi- 
ment de  Soissonnais ,  s'appelant  autrefois  régiment  de  Ségur, 
avait  brillamment  contribué  aux  victoires  de  Lawfeld  et  de  Ro- 
coux.  Mon  père  le  commandait  alors,  et  ce  fut  en  marchant 
à  sa  tête  qu'il  reçut  dans  l'une  de  ces  actions  une  balle  qui  lui 
traversa  la  poitrine,  et  dans  l'autre  un  coup  de  fusil  qui  lui 
fracassa  le  bras.  Les  mêmes  hommes  n'existaient  plus  ;  mais 
cette  tradition  militaire  vivait,  et  ils  me  reçurent  moins  en  chef 
ordinaire  qu'en  enfant  du  corps. 

Un  ancien  officier  me  cita  même  obligeamment ,  devant  tous 
ses  camarades ,  ces  vers  tirés  d'une  épître  de  Voltaire  à  madame 
la  duchesse  du  Maine,  sur  la  victoire  de  Lawfeld ,  en  1747  : 

Anges  des  deux ,  puissances  immortelles, 
Qui  présidez  à  nos  jours  passagers, 
Sauvez  Lautrec  au  milieu  des  dangers  , 
Mettez  Ségur  à  l'ombre  de  vos  ailes. 
Déjà  Rocoux  vit  déchirer  son  flanc  : 
Ayez  pitié  de  cet  âge  si  tendre; 
Ne  versez  pas  les  restes  de  ce  sang 
Que  pour  Louis  il  brille  de  répandre. 

Comme  j'étais  arrivé  en  véritable  naufragé,  c'est-à-dire  n'ap- 
portant rien  que  mon  uniforme  et  mon  épëe,  le  comte  de  Saint- 
Maime ,  en  bon  frère  d'armes ,  partagea  cordialement  avec  moi 
tout  ce  qu'il  possédait  ;  grâce  à  lui  il  ne  me  manqua  rien  en 
tentes,  en  équipages,  (liions  finies  table  commune,  à  laquelle, 
tout  le  reste  de  cette  campagne,  nous  invitâmes  quotidienne- 

18 


20G  MÉM01BES 

ment  les  officiers  de  notre  corps;  car  de  longues  marches,  du 
nord  au  sud  et  du  sud  au  nord  des  États-Unis ,  avaient  usé 
tous  leurs  modestes  équipages. 

Trouvant  les  armées  combinées  près  de  New- York,  j'avais  es- 
péré que  nous  entreprendrions  le  siège  de  cette  place  impor- 
tante; mais  cet  espoir  ne  se  réalisa  pas.  Peu  de  jours  après  nous 
allâmes  occuper  un  autre  camp,  celui  de  Crampont,  entre  la 
rivière  du  nord  et  celle  de  Croton.  Là  je  cessai  de  vivre  d'em- 
prunt ;  mes  gens  et  mes  équipages ,  débarqués  de  la  Gloire  , 
m'arrivèrentet  effacèrent  ainsi  les  traces  de  ma  mésaventureuse 
entrée  dans  la  Delaware. 

La  vie  des  camps,  lorsqu'on  ne  se  bat  point ,  est'à  la  fois  ac- 
tive et  oisive ,  ce  qui  plaît  à  beaucoup  de  gens  ;  car  on  y  tue  le 
temps  sans  l'employer,  on  s'y  fatigue  beaucoup  sans  rien  faire. 
Les  jeunes  militaires  iustruits  y  oublient  ce  qu'ils  ont  appris  et 
n'y  apprennent  rien  de  ce  qu'ils  ne  savent  pas. 

Habitué  à  m'occuper,  loin  d'en  avoir  le  loisir,  j'étais  forcé , 
après  les  exercices ,  de  courir  successivement  chez  tous  nos  géné- 
raux ,  dont  les  quarti  ers  étaient  assez  éloignés  les  uns  des  autres , 
ou  bien  je  me  voyais  chez  moi  livré  à  tous  les  visiteurs  ;  car 
les  tentes  n'ont  point  de  clef,  et  les  importuns  n'ont  pas  de 
mesure.  Je  n'étais  libre  qu'à  l'arrivée  de  la  nuit,  et  je  retrouvais 
alors  avec  délices  quelques  heures  pour  penser  et  pour  lire. 

Les  grenadiers  du  régiment  de  Soissonnais  me  donnèrent  une 
marque  d'affection  aussi  touchante  que  neuve  et  dont  je  garde 
un  doux  souvenir.  Profitant  d'un  jour  où  j'étais  de  service  et 
envoyé  en  reconnaissance,  ils  se  concertèrent  et  travaillèrent 
si  activement  qu'à  mon  retour  dans  le  camp ,  à  l'entrée  de  la 
nuit,  j'aperçus,  près  de  ma  canonnière ,  la  tente  ronde  qui  me 
servait  de  cabinet  illuminée  ,  ornée  de  feuillages ,  et  dans  l'in- 
térieur je  vis  une  petite  cheminée  très-bien  construite ,  une  sorte 
de  parquet  fort  bien  fait ,  une  table  commode  et  de  larges  ta»- 
blettes  suspendues  aux  parois  de  la  tente,  et  sur  lesquelles  tous 
mes  livres  étaient  rangés  avec  ordre.  Ces  braves  gens  jouissaient 


DU   COMTE   DE  SEGUR.  207 

de  ma  surprise,  et,  lorsque  je  les  remerciai ,  ils  me  répondi- 
rent :  «  Vous  partagez  de  si  bon  cœur  nos  travaux  que  nous 
«  nous  plaisous  à  contribuer  aux  vôtres  ;  nous  voulons  vous 
«  prouver  combien  nous  aimons  un  cbcf  qui  nous  soigne  et  qui 
«  nous  aime.  » 

Je  profitai  de  quelques  jours  de  loisir  pour  aller  visiter  le 
fort  de  West-Point ,  et  je  ne  pris  pour  compagnon  dans  cette 
course  que  M.  Duplessis-Mauduit ,  officier  d'artillerie,  qui  s'é- 
tait rendu  célèbre  par  plusieurs  actions  d'intrépidité  que  les 
plus  braves  Romains  n'auraient  pas  désavouées. 

Son  caractère  paraissait  aussi  original  que  sa  valeur  était 
brillante.  Dans  sa  jeunesse ,  ayant  eu  une  dispute  et  fait  un  pari 
d'un  éeu  sur  la  vraie  position  de  l'armée  des  Athéniens  et  de 
celle  des  Perses  à  la  bataille  de  Platée ,  comme  il  était  à  la  fois 
pauvre  et  entêté,  voulant  absolument  vérifier  le  fait  en  question , 
mais  sans  se  ruiner,  il  entreprit  et  acheva  à  pied  un  voyage  en 
Grèce. 

On  le  vit  toujours,  en  Amérique,  en  avant  de  tous  dans  les 
attaques,  le  premier  dans  les  assauts  et  le  dernier  dans  les  re- 
traites. Chargé  une  fois  de  reconnaître  le  camp  retranché  des 
ennemis ,  il  s'en  approcha  seul  hardiment,  couvert  des  ombres 
de  la  nuit,  se  traîna  à  terre,  sur  le  ventre  ,  jusqu'au  pied  des 
palissades ,  en  arracha  quelques-unes ,  et  ne  revint  au  camp 
américain  qu'après  avoir  pénétré  dans  les  retranchements  an- 
glais qu'il  devait  reconnaître. 

Cet  officier  portait  jusqu'à  l'excès  l'amour  de  la  liberté  et  de 
l'égalité  ;  il  se  fâchait  lorsqu'on  le  nommait  monsieur,  et  vou- 
lait qu'on  l'appelât  tout  simplement  Thomas  Duplessis-Mauduit. 
Sa  vie  fut  courte  et  sa  fin  malheureuse  :  employé  à  Saint-Do- 
mingue ,  il  se  jeta  au  milieu  d'une  émeute  pour  l'apaiser,  et  fut 
assassiné  par  les  nègres  dont  il  voulait  réprimer  la  furie. 

La  forteresse  de  West-Point ,  située  sur  un  mont  escarpé , 
au  pied  duquel  coule  la  rivière  du  Nord  ou  d'IIudson,  était 
doublement  fortifiée  par  la   nature,    par  l'art,   et  regardée 


208  MEMOIRES 

comme  inexpugnable.  Ce  fut  ce  poste  important ,  appelé  à 
juste  titre  la  clef  des  États-unis,  que  le  traître  Arnold  voulut 
livrer  aux  Anglais. 

Depuis  la  découverte  de  sa  trahison  et  sa  fuite  on  avait  conlié 
le  commandement  de  cette  place  au  général  Knox  ,  autrefois 
libraire,  et  qui  s'éleva  au  plus  haut  grade  par  un  rare  mérite; 
c'était  un  des  officiers  les  plus  instruits  et  les  plus  braves  de  l' A- 
mérique.  Il  m'accueillit  avec  cordialité  et  me  fit  voir  tous  ses 
moyens  de  défense.  J'ai  rencontré  dans  mes  voyages  peu 
d'hommes  dont  la  conversation  fut  à  la  fois  plus  agréable  et 
plus  instructive. 

C'est  à  West-Point  plus  qu'en  tout  autre  endroit  qu'on  est 
saisi  d'étonnement  à  l'aspect  de  cette  rivière  du  Nord ,  dont  la 
largeur  est  d'une  lieue,  que  des  bâtiments  de  guerre  remontent 
jusqu'à  Albany ,  et  qui  coule  entre  deux  chaînes  de  montagnes 
alors  inhabitées ,  couvertes  de  pins ,  d'antiques  chênes  et  de 
noirs  cyprès. 

Cette  vue  âpre  et  sauvage  m'inspirait  des  pensées  tristes  et 
profondes,  et,  comme  on  le  dit  à  présent,  romantiques  ;  elles 
étaient  animées  par  l'entretien  de  Mauduit,  qui  me  rappelait  les 
divers  événements  dont  ce  lieu  avait  été  le  théâtre,  et  tous  les 
combats  que  depuis  cinq  ans  la  liberté  y  avait  livrés  contre  les 
forces  redoutables  de  ses  ennemis. 

J'avoue  qu'en  regardant  ces  masses  gigantesques  de  rochers , 
ces  abîmes  sans  fond  et  ces  immenses  forêts,  je  n'imaginais  pas 
comment  les  Anglais  avaient  pu  si  longtemps  conserver  l'espoir 
chimérique  de  subjuguer  un  peuple  défendu  par  ces  inexpugna- 
bles remparts  et  enflammé  par  l'amour  de  l'indépendance. 

Un  de  mes  plus  pressants  désirs  était  de  voir  le  héros  de  l'A- 
mérique ,  le  général  Washington;  il  était  alors  campé  à  peu  de 
distance  de  nous  ;  M.  le  comte  de  Rochambeau  eut  la  bonté  de 
me  présenter  à  lui.  Trop  souvent  la  réalité  est  bien  au-dessous 
de  l'imagination ,  et  l'admiration  diminue  en  voyant  de  trop 
près  celui  qui  en  a  été  l'objet;  mais  à  la  vue  du  général  Was- 


1)1     COMTE    DE   SKGUR.  209 

hington  je  trouvai  un  parfait  accord  entre  l'impression  que  me 
Taisait  son  aspect  et  l'idée  que  je  m'en  étais  formée. 

Son  extérieur  annonçait  presque  son  histoire  :  simplicité , 
grandeur,  dignité,  calme,  bonté  ,  fermeté  ,  c'étaient  les  em- 
preintes de  sa  physionomie ,  de  son  maintien ,  comme  celles  de 
son  caractère.  Sa  taille  était  noble ,  élevée  ;  l'expression  de  ses 
traits,  douce,  bienveillante;  son  sourire,  agréable;  ses  ma- 
nières, simples  sans  familiarité. 

Il  n'étalait  point  le  faste  d'un  général  de  nos  monarchies  ; 
tout  annonçait  en  lui  le  héros  d'une  république  ;  il  inspirait 
plutôt  qu'il  ne  commandait  le  respect,  et  dans  les  yeux  de 
tous  ceux  qui  l'entouraient  on  voyait  une  affection  vraie  et 
cette  confiance  entière  en  un  chef  sur  lequel  ils  semblaient  fonder 
exclusivement  leur  sécurité.  Son  quartier,  un  peu  séparé  de  son 
camp  ,  présentait  l'image  de  l'ordre  qui  régnait  dans  sa  vie , 
dans  ses  mœurs  et  dans  sa  conduite. 

.Te  m'étais  attendu  à  voir  dans  son  camp  populaire  des  soldats 
mal  tenus ,  des  officiers  sans  instruction,  des  républicains  privés 
de  cette  urbanité  si  commune  dans  nos  vieux  pays  civilisés.  Je 
me  souvenais  de  ces  premiers  moments  de  leur  révolution , 
où  des  laboureurs,  des  artisans,  qui  n'avaient  jamais  manié  de 
fusil ,  avaient  couru  sans  ordre ,  au  nom  de  la  patrie ,  com- 
battre les  phalanges  britanniques ,  ne  présentant  à  leurs  regards 
étonnés  que  des  masses  d'hommes  rustiques  ,  qui  ne  portaient 
d'autres  signes  militaires  qu'un  bonnet  sur  lequel  était  écrit  le 
mot  liberté. 

On  peut  donc  juger  combien  je  fus  surpris  de  trouver  une 
armée  disciplinée,  où  tout  offrait  l'image  de  l'ordre,  de  la  raison, 
de  l'instruction  et  de  l'expérience.  T,cs  généraux  ,  leurs  aides  de 
camp  et  les  autres  officiers  montraient  dans  leur  maintien , 
dans  leurs  discours  ,  un  ton  noble,  décent,  et  cette  bienveil- 
lance naturelle  qui  me  paraît  aussi  préférable  à  la  politesse 
qu'une  physionomie  douce  l'est  à  un  masque  qu'on  s'est  efforcé 
de  rendre  gracieux 

18. 


2iO  MÉMOIBES 

Cette  dignité  de  chaque  individu,  cette  fierté  que  leur  inspi- 
raient l'amour  de  la  liberté  et  le  sentiment  de  l'égalité ,  n'a- 
vaient pas  été  de  légers  obstacles  pour  le  chef  qui  devait  s'élever 
au-dessus  d'eux  sans  leur  inspirer  de  jalousie  et  soumettre  leur 
indépendance  à  la  discipline  sans  exciter  leur  mécontentement, 

Tout  autre  que  "Washington  y  aurait  échoué;  il  suffit,  pour 
apprécier  son  génie  et  sa  sagesse,  de  dire  que,  au  milieu  des 
orages  d'une  révolution ,  il  a  commandé  sept  ans  l'armée  d'un 
peuple  libre  sans  donner  de  crainte  à  sa  patrie  et  sans  inspirer 
de  méfiance  au  Congrès. 

Dans  toutes  les  circonstances  on  le  vit  réunir  en  sa  faveur  les 
suffrages  des  riches  et  des  pauvres  ,  des  magistrats  et  des  guer- 
riers ;  enfin  il  est  peut-être  le  seul  homme  qui  ait  conduit  et 
terminé  une  longue  guerre  civile  sans  s'être  exposé  à  un 
reproche  mérité.  Comme  chacun  savait  qu'il  comptait  pour  rien 
son  intérêt  privé  et  que  l'intérêt  général  était  son  seul  but,  il  a 
joui  de  son  vivant  de  ces  hommages  unanimes  que  les  contempo- 
rains refusent  ordinairement  aux  plus  grands  hommes  et  qu'ils 
ne  doivent  attendre  que  de  la  postérité.  On  aurait  dit  que 
l'envie,  le  voyant  si  hautement  élevé  dans  l'opinion  universelle , 
s'était  découragée  et  désarmée,  parce  qu'elle  n'avait  aucun 
espoir  que  ses  traits  pussent  l'atteindre. 

Le  général  "Washington ,  à  l'époque  où  je  le  vis,  était  âgé  de 
quarante*neuf  ans  ;  il  s'efforçait  modestement  d'éviter  les  hom- 
mages qu'on  se  plaisait  à  lui  rendre  ;  jamais  cependant  personne 
ne  sut  mieux  les  accueillir  et  y  répondre.  11  écoutait  avec  une 
obligeante  attention  ceux  qui  lui  parlaient,  et  sa  physionomie 
leur  avait  repondu  avant  ses  paroles. 

Il  fit,  très-jeune ,  ses  premières  armes  contre  la  France ,  sur 
les  frontières  du  Canada,  à  la  tète  des  milices  \ iraniennes. 
Revenu  chez  lui ,  cet.  homme ,  qui  devait  jouer  un  si  grand 
rôle  dans  sa  patrie ,  resta  longtemps  inactif  dans  ses  foyers , 
paraissant  préférer  un  repos  philosophique  aux  agitations  des 
affaires  publiques. 


DU   COMTE    DK   SEGUB.  211 

Exempt  d'ambition,  il  prit  peu  départ  aux  premiers  événe- 
ments qui  signalèrent  l'insurrection  américaine;  mais,  dès  que 
la  guerre  fut  irrévocablement  déclarée  ,  comme  l'État  et  l'armée 
avaient  besoin  d'un  chef,  tous  les  regards  se  portèrent  sur 
Washington,  dont  la  sagesse  était  généralement  estimée  ;  d'ail- 
leurs ,  dans  une  contrée  où  la  paix  régnait  depuis  si  longtemps , 
il  était  peut-être  alors  le  seul  homme  qui  eût  quelque  idée  et 
quelque  souvenir  de  la  guerre. 

Animé  de  l'amour  le  plus  pur  et  le  plus  désintéressé  pour 
sa  patrie,  il  refusa  de  recevoir  le  traitement  qu'on  lui  assignait 
comme  général  en  chef,  et  ce  fut  presque  malgré  lui  que  l'État 
se  chargea  de  payer  les  frais  de  sa  table.  Cette  table  était  tous 
les  jours  de  trente  couverts.  Ces  repas,  qui,  suivant  l'usage 
des  Anglais  et  des  Américains ,  duraient  plusieurs  heures ,  se 
terminaient  par  de  nombreux  toasts  ;  les  plus  usités  s'adres- 
saient à  l'indépendance  des  États-Unis,  au  roi  et  à  la  reine  de 
France,  aux  succès  des  armées  alliées;  après  ceux-ci  venaient 
les  toasts  particuliers  ,  ou ,  comme  on  le  disait  en  Amérique , 
toasts  de  sentiments. 

Presque  toujours,  lorsque  la  table  était  desservie  et  qu'il  n'y 
restait  plus  que  des  bouteilles  et  du  fromage,  la  réunion  se  pro- 
longeait jusqu'à  la  nuit.  Cependant  la  tempérance  était  une  des 
vertus  de  Washington  ;  en  prolongeant  ainsi  son  dîner  il  n'a- 
vait qu'un  but  réel  ,  le  plaisir  de  se  livrer  aux  douceurs  d'une 
conversation  qui  le  distrayait  de  ses  soucis  et  le  reposait  de 
ses  fatigues. 

Le  général  Washington  m'accueillit  avec  bonté;  il  me  parla 
de  la  reconnaissance  que  son  pays  conserverait  toujours  pour 
le  roi  de  France  et  pour  sa  généreuse  assistance.  Il  me  fit  les 
plus  grands  éloges  de  la  sagesse,  de  l'habileté  du  gênerai  comte 
de  Rochambeau  .  dont  il  s'honorait,  disait-il ,  d'avoir  mérite  et 
obtenu  l'amitié; il  loua  vivement  la  bravoure  et  la  discipline  <le 
notre  année;  enfin  i!  m'adressa  particulièrement  des  paroles 
1res  obligeantes  relativement  à  mon  père,  à  ses  longs  services, 


212  MÉMOIRES 

à  ses  nombreuses  blessures ,  dignes  ornements ,  disait-il ,  d'un 
ministre  de  la  guerre. 

Nous  espérions  toujours  que  les  Anglais ,  honteux  de  leur 
inaction ,  cesseraient  de  se  tenir  enfermés  dans  leurs  retran- 
chements de  New-York  et  qu'ils  en  sortiraient  pour  se  mesurer 
avec  nous;  mais ,  découragés  par  leurs  revers ,  ils  demeurèrent 
immobiles  et  se  contentèrent  de  bloquer,  autant  qu'ils  le  pou- 
vaient ,  les  ports ,  pour  intercepter  les  renforts  et  les  nouvelles 
que  nous  attendions  d'Europe. 

Notre  impatience  de  combattre  était  secondée  par  le  baron 
de  Vioménil ,  dont  l'humeur  était  bouillante  et  le  courage  té- 
méraire; il  voulait  à  toute  force  que  nos  deux  armées  atta- 
quassent vivement  New- York  ;  mais  la  forte  position  de  cette 
place ,  son  escarpement,  ses  nombreux  retranchements  à  plu- 
sieurs étages  et  défendus  par  de  fortes  batteries ,  les  secours 
et  les  rafraîchissements  qu'on  y  recevait  continuellement  par 
la  mer,  enfin  l'impossibilité  de  l'investir  totalement  auraient 
suffi  pour  empêcher  le  général  Washington  et  le  comte  de 
Rochambeau  de  hasarder  une  entreprise  qui  aurait  coûté  tant 
d'hommes  sans  nécessité ,  au  moment  où  les  Anglais ,  s'avouant 
pour  ainsi  dire  vaincus,  prouvaient  évidemment  qu'ils  avaient 
renoncé  à  l'espoir  de  ravir  aux  États-Unis  leur  indépendance. 

D'ailleurs  les  ordres  que  j'avais  apportés  à  M.  le  comte  de 
Rochambeau  lui  avaient  prescrit  un  autre  plan ,  qui  devait  être 
exécuté  à  moins  d'en  être  empêché  par  des  circonstances  im- 
prévues ;  et ,  comme  on  le  verra  bientôt ,  c'était  aux  Antilles 
que  notre  gouvernement  voulait  porter  les  coups  décisifs  qui 
devaient  forcer  l'Angleterre  à  terminer  cette  lutte  sanglante 
et  à  conclure  la  paix. 

Le  camp  français  de  Crampont  était  situé  à  quinze  milles 
ou  cinq  lieues  du  camp  américain.  Nous  y  restâmes  trois  se- 
maines, après  lesquelles  le  bruit  commença  à  se  répandre 
dans  l'armée  que  nous  devions  bientôt  quitter  les  États-Unis 
et  nous  embarquer  à  Boston  sur  une  escadre  commandée  par 


DU    COMTE   DE    SÉGUR.  213 

M.  de  Vaudreuil.  Cette  séparation  contrariait  extrêmement 
Washington  et  l'armée  américaine.  Cependant  les  résultats  de 
cette  mesure  et  la  promptitude  de  la  paix  justifièrent  pleine- 
ment, l'année  suivante,  la  sagesse  du  plan  conçu  par  le  minis- 
tère français. 

Le  22  octobre  nous  nous  mimes  en  route ,  et ,  après  une  se- 
maine de  marche ,  nous  arrivâmes  dans  la  plaine  de  Harford  , 
l'une  des  plus  grandes  villes  du  Connecticut.  Nous  y  séjour- 
nâmes quatre  jours.  Là  M.  de  Rochambeau  nous  apprit  offi- 
ciellement que ,  si  un  mouvement  imprévu  des  Anglais  ne  s'op- 
posait à  ses  desseins,  il  comptait  retourner  immédiatement  en 
France  avec  une  partie  de  son  état-major,  et  que  nous  serions 
dorénavant  sous  les  ordres  de  M.  le  baron  de  Vioménil. 

Nous  apprîmes  en  même  temps  que  l'escadre  de  M.  de 
Vaudreuil  n'était  pas  encore  prête  à  nous  recevoir,  et  que  cet 
amiral  désirait  que  nous  n'arrivassions  à  Boston  qu'au  moment 
où  ses  préparatifs  seraient  achevés.  Ainsi  nous  nous  vîmes  des- 
tinés à  rester  longtemps  campés ,  et  à  faire  ensuite  do  pénibles 
marches  dans  une  saison  dont  la  rigueur  prématurée  commen- 
çait à  se  faire  assez  fortement  sentir;  car  déjà  la  neige  tombait 
avec  abondance  comme  en  hiver. 

Le  4  novembre  l'armée  partit  pour  Providence.  Comme 
nous  nous  étions  éloignés  de  l'ennemi  et  que  notre  présence  au 
camp  n'était  pas  indispensable,  nous  demandâmes,  le  prince 
de  Broglie  et  moi ,  à  M.  de  Rochambeau ,  la  permission  de  faire 
une  course  à  New-London ,  lieu  devenu  fameux  par  les  per- 
fides et  les  sanguinaires  vengeances  d'Arnold ,  et  de  visiter  aussi 
Rhodc-Island,  où  nos  troupes  avaient  séjourné  si  longtemps 
avant  de  commencer  leur  glorieuse  campagne.  MM.  de  Vauban, 
de  Champcenetz ,  de  Chabanes  et  Bozon  de  Talloyrnnd-Péri- 
gord  nous  accompagnèrent  dans  ce  petit  voyage. 

Le  pays  que  nous  traversâmes  offrit  à  nos  regards  des  situa- 
tions riches  et  variées ,  une  population  nombreuse,  active ,  in- 
dustrieuse ,  payée  de  ses  travaux  par  l'aisance;  partout  des 


214  Ml  MOIRES 

champs  bien  cultivés,  des  rues  régulières  et  des  maisons  pro- 
pres ,  des  villes  qui  devaient  être  bientôt  des  cités  et  des  villages 
qui  ressemblaient  déjà  à  de  petites  villes. 

New-London ,  par  sa  position  sur  la  Tamise ,  à  un  quart  de 
lieue  de  son  embouchure  dans  la  mer,  avait  été ,  dit-on ,  fort 
commerçante  et  fort  riche;  mais,  lorsque  nous  la  vîmes,  le 
traître  Arnold  l'avait  dévastée,  brûlée,  et  nous  marchions  sur 
les  débris  de  ses  maisons  et  de  ses  magasins  incendiés.  Les  deux 
rives  de  la  Tamise  étaient  défendues  par  deux  forts,  dont  l'un 
paraissait  encore  eu  assez  bon  état  et  contenait  une  artillerie 
suffisante. 

Nous  partîmes  ensuite  pour  New-Port ,  et  nous  fîmes  cin- 
quante milles  par  une  détestable  route  ;  c'était  le  premier  mau- 
vais chemin  que  j'eusse  rencontré  dans  les  États-Unis.  Après 
avoir  passé  deux  ferrys,  dont  le  second  sépare  le  continent  de 
Rhode-Island,  nous  arrivâmes  dans  cette  île.  J'étais  destiné  à 
trouver  toujours  sur  l'eau  les  périls  que  je  cherchais  vainement 
sur  terre  :  notre  barque  échoua  rudement  et  fut  au  moment  de 
chavirer;  de  prompts  secours  nous  tirèrent  d'affaire. 

Il  nous  fut  facile ,  en  voyant  New-Port ,  de  concevoir  les 
regrets  de  l'armée  française  lorsqu'elle  quitta  cette  jolie  ville  , 
où  elle  avait  fait  un  si  long  séjour.  D'autres  parties  de  l'Amé- 
rique n'étaient  encore  belles  qu'en  espérance  ;  mais  la  prospé- 
rité de  Rhode-Island  était  déjà  complète;  l'industrie,  la  cul- 
ture ,  l'activité  du  commerce  n'y  laissaient  rien  à  désirer. 

La  ville  de  New-Port ,  bien  bâtie ,  bien  alignée ,  contenait 
une  population  nombreuse  dont  l'aisance  annonçait  le,  bonheur  ; 
on  y  formait  des  réunions  charmantes  d'hommes  modestes, 
éclairés,  et  de  jolies  femmes  dont  les  talents  embellissaient 
les  charmes.  Les  noms  et  les  grâces  de  miss  Champlain,  des 
deux  miss  Hunter  et  de  plusieurs  autres  sont  restés  gravés 
dans  le  souvenir  de  tous  les  officiers  français. 

Je  leur  rendis,  comme  mes  compagnons,  de  justes  hom- 
mages. Cependant  mes  visites  les  plus  longues  eurent  pour 


DU   COMTE    DE   SÉGUH.  2lO 

objet  un  vieillard  fort  silencieux,  qui  découvrait  peu  ses  pen- 
sées et  jamais  sa  tête;  sa  gravité,  ses  monosyllabes  disaient 
assez  à  la  première  vue  que  c'était  un  quaker.  Pourtant  il  faut 
avouer  que ,  malgré  toute  ma  considération  pour  sa  vertu , 
notre  première  entrevue  aurait  peut-être  été  la  dernière  si 
tout  à  coup,  une  porte  s'étant  ouverte,  je  n'avais  vu  apparaî- 
tre dans  son  salon  un  être  qui  semblait  tenir  plus  de  la  nymphe 
que  de  la  femme. 

Jamais  on  ne  réunit  tant  de  grâces  à  tant  de  simplicité , 
tant  d'élégance  à  tant  de  décence  C'était  Polly  Leiton ,  la  fille 
démon  grave  trembleur.  Sa  robe  était  blanche  comme  elle; 
la  mousseline  de  son  ample  fichu ,  la  batiste  envieuse  qui  me 
laissait  à  peine  apercevoir  ses  blonds  cheveux ,  enfin  les  simples 
atours  d'une  vierge  pieuse  semblaient  s'efforcer  en  vain  de 
nous  voiler  la  taille  la  plus  fine  et  de  nous  cacher  les  attraits 
les  plus  séduisants. 

Ses  yeux  paraissaient  réfléchir,  comme  deux  miroirs ,  la  dou- 
ceur d'une  âme  pure  et  tendre.  Elle  nous  accueillit  avec  une 
confiante  naïveté  qui  me  charmait,  et  le  tutoiement  que  sa  secte 
lui  prescrivait  donnait  à  notre  nouvelle  connaissance  l'air  d'une 
ancienne  amitié.  Je  doute  qu'aucun  chef-d'œuvre  de  l'art  pût 
éclipser  ce  chef-d'œuvre  de  la  nature  :  c'était  le  nom  que  lui 
donnait  le  prince  de  Broglie . 

Dans  nos  entretiens  elle  m'étonnait  par  la  candeur  originale 
de  ses  questions.  «  Tu  n'as  donc  en  Europe  ,  me  disait-elle, 
«  ni  femme,  ni  enfants,  puisque  tu  quittes  ton  pays  pour  venir 
«  si  loin  faire  le  vilain  métier  de  la  guerre? 

«  —  Mais  c'est  pour  vos  intérêts,  lui  répondisse,  que  je  m'é- 
«  Joigne  de  tout  ce  qui  m'est  cher,  et  c'est  pour  défendre  votre 
«  liberté  que  je  viens  me  battre  contre  les  Anglais. 

«  —  Les  Anglais,  reprit-elle,  ils  ne  t'ont  point  fait  de  mal  ;  et 
«  notre  liberté,  que  t'importe?  Il  ne  faut  jamais  se  mêler  des 
«  affaires  d'autrui ,  à  moins  que  ce  ne  soit  pour  les  paccorn» 
«  moder  et  pour  empêcher  de  répandre  le  sang. 


216  mi:  moires 

«  —  Mais,  répliquai-je,  mou  roi  m'a  ordonné  de  porter  ici  ses 
«  armes  contre  vos  ennemis  et  les  siens.  — Eh  bien!  dit-elle, 
«  ton  roi  te  commande  une  chose  injuste,  inhumaine ,  contraire 
«  à  ce  que  Dieu  ordonne.  Il  faut  obéir  à  ton  Dieu  et  désobéir 
«  à  ton  roi  ;  car  il  n'est  roi  que  pour  conserver  et  non  pour 
«  détruire.  Je  suis  bien  sûre  que  ta  femme,  si  elle  a  bon  cœur, 
«  est  de  mon  avis.  » 

Que  pouvais-je  répondre  à  cet  ange?  car,  en  vérité,  je  fus 
tenté  de  croire  que  c'en  était  un.  Ce  qui  est  certain,  c'est  que, 
si  je  n'avais  pas  été  marié  et  heureux ,  tout  en  venant  défendre 
la  liberté  des  Américains,  j'aurais  perdu  la  mienne  aux  pieds 
de  Polly  Leiton. 

L'impression  que  m'avait  faite  cette  charmante  personne 
était  d'une  nature  si  différente  de  celle  qu'on  éprouve  dans  le 
brillant  tourbillon  du  monde  qu'elle  devait  m'éloiguer,  au 
moins  momentanément,  de  toute  idée  de  concerts,  de  bals  et  de 
fêtes  II  n'en  fut  rien  :  mais  j'échappai  aux  plaisirs  par  des  étu- 
des. Partout  où  les  hommes  civilisés  se  montrent  les  hommes 
sauvages  disparaissent.  Pour  ceux-ci  la  civilisation ,  loin  d'avoir 
des  attraits ,  est  un  joug  insupportable  et  dont  ils  ont  hor- 
reur. 

On  a  vainement  recueilli  et  élevé  avec  soin,  dans  les  collèges 
anglais  ou  américains  ,  plusieurs  enfants  sauvages  abandonnés 
par  leurs  parents  ;  et ,  quoiqu'on  leur  eût  fait  connaître  les 
éléments  des  sciences ,  des  arts  ;  quoiqu'ils  eussent  été  vêtus , 
nourris  comme  les  Européens ,  et  qu'ils  eussent  joui  de  toutes 
les  commodités  de  la  vie  sociale ,  dès  qu'ayant  atteint  l'âge  de 
la  force  ils  avaient  trouvé  une  occasion  de  s'échapper,  tous 
étaient  retournés  avec  une  impatiente  ardeur  dans  les  forêts , 
dans  les  cabanes  de  leurs  pères ,  pour  y  goûter  les  charmes 
d'une  liberté  orageuse  et  d'une  vie  errante ,  qu'ils  préfèrent  à 
tout.  Aucune  liberté  ne-  leur  paraît  mériter  ce  nom  dès  qu'on 
la  restreint  par  des  limites. 

Cependant  quelques  centaines  d'individus  de  la  nation  des  JNa- 


DU   COMTE    DK    SKGUR.  217 

ragansets,  par  des  causes  que  j'ignore,  étaient  restes  dans  le 
lieu  de  leur  naissance ,  au  moment  du  départ  de  leurs  com- 
patriotes. Peu  à  peu  leur  village,  placé  jadis  au  milieu  de 
bois  épais,  s'était  vu  environné  de  champs  cultivés,  de  bourgs 
peuples,  de  villes  commerçantes,  de  sorte  qu'au  centre  d'une 
province  américaine,  riche  et  industrieuse,  cette  pauvre  tribu 
indienne  s'offrait  aux  regards  étonnés  comme  une  oasis  sau- 
vage ,  placée  au  milieu  du  plus  florissant  tableau  de  civilisation. 

Ces  Indiens,  isolés  par  leurs  mœurs  dans  ce  magnifique  entou- 
rage, étaient  restés  inviolablement  attachés  aux  usages,  au  culte 
et  à  la  manière  de  vivre  de  leurnatiou.  Ou  ne  remarquait  en  eux 
aucun  progrès.  Rien  n'était  changé  dans  la  misérable  construc- 
tion de  leurs  cabanes ,  dans  la  forme  de  leurs  vêtements  ou 
plutôt  de  leurs  couvertures  ;  ils  conservaient  les  mêmes  habi- 
tudes, le  même  langage;  mais  leur  population  diminuait  cha- 
que année,  et  peut-être  aujourd'hui  n'en  reste-t-il  aucune 
trace. 

M.  de  Rochambeau ,  voulant,  jusqu'au  dernier  moment, 
prouver,  par  les  détails  de  sa  conduite  comme  par  les  grands 
services  qu'il  avait  rendus ,  combien  il  désirait  conserver  l'af- 
fection des  Américains  et  emporter  leurs  regrets ,  donna ,  dans 
la  ville  de  Providence ,  de  fréquentes  assemblées  et  des  bals 
nombreux  où  l'on  accourait  de  dix  lieues  à  la  ronde. 

Je  ne  me  rappelle  point  avoir  vu  réunis ,  dans  aucun  autre 
lieu,  plus  de  gaieté  et  moins  de  confusion,  plus  de  jolies  femmes 
et  de  bons  ménages,  plus  de  grâce  et  moins  de  coquetterie, 
un  mélange  plus  complet  de  personnes  de  toutes  classes  ,  entre 
lesquelles  une  égale  décence  ne  laissait  apercevoir  aucune  dif- 
férence choquante.  Cette  décence  ,  cet  ordre  ,  cette  liberté  sage, 
cette  félicité  de  la  nouvelle  republique,  si  mure  dès  son  berceau, 
étaient  le  sujet  continuel  de  ma  surprise  et  l'objet  de  mes  entre- 
tiens fréquents  avec  le  chevalier  de  Chastellux. 

Tout ,  dans  la  fondation  de  ces'riches  colonies ,  dans  leur  ré- 
volution ,  dans   leur  législation ,  offrait   une  espèce  de  phéno- 

T     I.  10 


218  MÉMOIRES 

mène  dont  l'histoire  ne  donne  point  d'exemple,  et  qu'il  faut 
expliquer  par  des  causes  toutes  différentes  de  celles  qui  ont 
amené  la  naissance  ,  la  formation  et  les  progrès  de.  tous  les  gou- 
vernements connus. 

Par  un  hasard  étonnant,  la  nouvelle  république  de  l'Amé- 
rique du  Nord,  fondée  dans  son  origine ,  non  par  la  conquête, 
mais  par  les  transactions  du  pacifique  Penn,  n'a  eu  à  com- 
battre ,  à  vaincre,  aucun  de  ces  obstacles.  Les  législateurs ,  tra- 
vaillant dans  un  siècle  de  lumières,  sans  se  voir  obligés  de 
triompher  d'un  pouvoir  militaire,  de  limiter  une  autorité 
absolue ,  de  dépouiller  un  clergé  dominant  de  sa  puissance , 
une  noblesse  de  ses  droits ,  une  foule  de  familles  de  leurs  for- 
tunes, et  de  construire  leur  nouvel  édifice  sur  des  débris  ci- 
mentés de  sang ,  ont  pu  fonder  leurs  institutions  sur  les  prin- 
cipes de  la  raison,  de  la  complète  liberté,  de  l'égalité  politique  ; 
aucun  vieux  préjugé ,  aucun  fantôme  antique  ne  se  plaçait 
entre  eux  et  la  lumière  de  la  vérité.  Un  seul  effort,  une  seule 
guerre ,  pour  secouer  le  joug  de  la  mère-patrie,  a  suffi  pour  les 
affranchir  de  toute  gêne  ;  et  leurs  lois ,  faites  uniquement 
dans  le  but  de  l'intérêt  général ,  ont  été  tracées  sur  une  table 
rase ,  sans  être  arrêtées  par  nul  esprit  de  classes ,  de  sectes ,  de 
partis  ou  d'intérêts  privés. 

Tout  se  réunit  comme  par  prodige  pour  favoriser  cette  nou- 
velle législation ,  et  ce  qui  semblait  même  un  écueil  se  trouva 
servir  d'aide  et  d'appui.  D'abord  la  grandeur  immense  de  cette 
partie  du  continent  américain ,  loin  d'embarrasser  les  fondateurs 
de  la  république ,  les  seconda  merveilleusement  ;  car  cette  terre, 
qui  n'avait  à  l'ouest  de  limites  que  l'océan  Pacifique  et  de 
voisin  que  le  Kamtschatka ,  n'étant  habitée  que  par  de  faibles 
tribus  indienues,  permettait  aux  Américains  civilisés  l'occupa- 
tion facile  d'un  territoire  presque  sans  bornes. 

11  en  résulta  l'effet  le  plus  heureux  pour  la  morale  de  ce 
nouveau  peuplé.  Ce  qui  est  dangereux  en  tout  pays,  c'est  la 
misère  et  l'oisiveté  forcée  d'une  foule  de  prolétaires;  or  dans 


DU   COMTE   DE   SÉGUB.  219 

les  États-Unis  on  n'a  point  à  craindre  ce  fléau,  puisqu'il  y  a 
partout  plus  de  terres  que  d'hommes,  et  que  tous  ceux  qui 
veulent  et  savent  travailler  trouvent  des  moyens  d'exister  et 
même  de  s'enrichir,  sans  être  jamais  tentés  d'avoir  recours 
pour  vivre  aux  filouteries,  au  vol ,  à  l'assassinat  ou  à  la  ré- 
volte. 

Ce  fut  de  cette  sorte  que  se  formèrent  aux  principes  de  jus- 
tice ,  de  raison ,  de  tolérance  et  d'une  vraie  liberté ,  les  esprits 
d'une  nation  qui  n'avait  à  craindre  ni  le  fanatisme  religieux  . 
ni  l'orgueil  (l'une  classe  privilégiée ,  ni  la  turbulence  d'une  po- 
pulace oisive  et  malheureuse;  et,  tous  jouissant  des  mêmes 
droits ,  l'intérêt  général  n'y  fut  plus  distinct  pour  eux  de  l'inté- 
rêt privé. 

Dans  cette  heureuse  situation ,  les  défrichements  se  multi- 
plièrent ,  l'aisance  se  répandit ,  et  la  population  s'accrut  si  ra- 
pidement que  le  gouvernement  britannique  en  prit  ombrage 
et  se  servit  injustement  de  son  pouvoir  pour  arrêter  cette 
prospérité  croissante.  Il  défendit  de  multiplier  les  établissements 
qui  se  formaient  loin  des  côtes ,  il  gêna  le  commerce  par  de 
fiscales  restrictions ,  et  plusieurs  gouverneurs  de  province 
commencèrent  même  à  persécuter  quelques  sectes ,  ennemies 
du  culte  anglican.  Les  Américains  se  plaignirent  vivement  à 
Londres  et  furent  mal  accueillis.  La  fiscalité  appesantit  de 
plus  en  plus  son  joug.  On  continua  à  humilier  ees  hommes 
fiers  en  déportant  en  Amérique  des  gens  sans  aveu  ou  des  cou- 
pables condamnés  par  les  tribunaux.  Les  aetes  du  parlement 
relatifs  au  thé  et  au  timbre  achevèrent  d'aigrir  les  esprits. 
Plusieurs  colons  distingués  par  leur  mérite  furent  envoyés  à 
Londres  et  y  firent  entendre  non  d'humbles  doléances,  niais 
le  langage  d'hommes  libres  qui  connaissaient  leurs  droits  et 
qui  sentaient  leur  force. 

Malgré  les  sages  avis  d'une  opposition  éclairée ,  le  ministère 
anglais  ne  répondit  aux  Américains  que  par  des  menaces  et 
par  des  mesures  violentes.  Ils  se  soulevèrent  ;  le  cri  de  liberté 


220  MÉMOIRES 

s'éleva  do  toutes  parts  ;  on  courut  aux  armes,  la  révolution 
éclata,  et  l'indépendance  fut  déclarée. 

Au  milieu  des  orages  de  la  guerre  il  fallait  décider  si  on  aurait 
une  monarchie,  si  on  formerait  plusieurs  républiques  ou  si  on  les 
unirait  toutes  par  un  lien  commun.  Ce  fut  alors  qu'on  recueil- 
lit les  heureux  fruits  de  tous  les  germes  de  prospérité  et  d'har- 
monie que  j'ai  mentionnés  plus  haut.  Tandis  qu'on  se  battait 
avec. courage  contre  un  ennemi  superbe  et  puissant,  chacun 
des  treize  États  lit  tranquillement  sa  constitution,  et  nomma 
de  sages  députés  qui  se  réunirent  en  congrès.  Partout  les  as- 
semblées furent  pacifiques  ,  les  délibérations  mûres  et  sages. 
Un  lien  commun  rendit  la  confédération  puissante,  et  la  légis- 
lation particulière  de  chaque  État  garantit  sa  liberté  locale. 

Peu  de  changements  s'introduisirent  dans  les  lois  civiles  et 
dans  les  mœurs;  le  gouvernement  seul  fut  changé.  Un  prési- 
dent élu  pour  peu  d'années ,  sans  gardes,  sans  privilèges,  sou- 
mis à  la  justice  comme  tous  les  citoyens  et  responsable  comme 
les  ministres  qu'il  nommait,  exerça  le  pouvoir  exécutif,  mais 
seulement  pour  les  objets  relatifs  à  la  politique  extérieure, 
au  commère  maritime  et  à  la  défense  générale  des  républiques 
fédérées.  Son  autorité,  bornée  à  peu  d'années  ,  était  surveiHée 
par  un  sénat  qt  par  une  chambre  de  députés  représentant  les 
treize  États  qui  les  avaient  élus.  Ainsi  tout  ce  que  peuvent 
exiger  l'ordre  public,  la  complète  liberté  et  la  sûreté  de  la  con- 
fédération, se  trouva  établi  par  une  merveilleuse  prudence  qui 
prévoyait  et  réglait  même  d'avance  le  mode  des  changements 
que  le  temps  et  l'expérience  pourraient  forcer  de  faire  à  la 
constitution. 

Enfin ,  au  grand  étonnement  de  toutes  les  nations ,  et  même 
des  sages  de  chaque  pays ,  on  vit  s'élever,  dans  cette  Améri- 
que naguère  si  peu  connue,  un  phénomène,  un  édifice  politi- 
que dont  les  plus  ingénieuses  utopies  n'avaient  point  encore 
donné  d'idées.  Le  seul  danger  qui  pourrait  menacer  dans  l'a- 
venir cette  heureuse  république,  formée  alors  par  trois  mil- 


DU   COMTE  DE   SÉGUR.  221 

lions  d'habitants  et  qui  compte  aujourd'hui  dix  millions  de 
citoyens,  c'est  l'excessive  richesse  que  son  commerce  lui  pro- 
met et  le  luxe  corrupteur  qui  peut  en  être  la  suite. 

Au  moment  où  nous  quittions  le  camp  de  Crampout,  M.  le 
comte  de  Rochambeau  marchait  à  la  tête  de  nos  colonnes , 
entouré  de  son  brillant  état-major.  Un  Américain  s'approche 
de  lui,  lui  met  doucement  la  main  sur  l'épaule,  en  lui  mon- 
trant un  papier  qu'd  tenait,  et  lui  dit  :  «  Au  nom  de  la  loi, 
«  vous  êtes  mon  prisonnier  !  »  Plusieurs  jeunes  officiers  s'in- 
dignaient de  cette  audace;  mais  le  général,  leur  faisant  signe 
de  se  contenir  dit  en  souriant  à  l'Américain  :  «  Emmenez* 
«  moi,  si  vous  le  pouvez.  —  ÎS'on,  lui  répond  l'Américain; 
«  j'ai  rempli  mon  devoir,  et  Votre  Excellence  peut  continuer  sa 
«  route  si  elle  veut  s'opposer  à  la  justice;  je  ne  demande 
«  alors  qu'à  me  retirer  librement.  Des  soldats  de  la  brigade 
«  de  Soissonnais  ont  brûlé  plusieurs  arbres  pour  allumer  leurs 
«  feux.  Le  propriétaire  de  ce  bois  réclame  une  indemnité  ;  il 
«  a  obtenu  contre  vous  un  décret,  et  je  viens  de  l'exécuter.  » 

A  ces  paroles,  qu'un  aide  de  camp  du  général  traduisit,  M.  de 
Rochambeau,  appelant  M.  de  Villcmanzy,  aujourd'hui  pair 
de  France  ,  alors  intendant  de  l'armée ,  le  prit  pour  caution  et 
lui  ordonna  de  terminer  cette  affaire  en  payant  ce  qui  serait 
convenable,  si  l'indemnité  qu'il  avait  déjà  offerte  n'était  pas 
jugée  suffisante. 

L'Américain  se  retira  ;  le  général  et  son  armée ,  arrêtés 
ainsi  par  un  huissier,  continuèrent  leur  marche ,  et  un  juge- 
ment arbitral  fixa  à  deux  mille  francs ,  c'est-à-dire  à  un 
taux  au-dessous  de  celui  proposé  par  le  général,  l'indemnité 
que  l'injuste  propriétaire  prétendait  élever  jusqu'à  quinze  mille. 
Celui-ci  même  se  vit  condamne  aux  dépens. 

Enfin  le  moment  de  notre  départ  arriva.  Toute  incertitude 
a  l'égard  du  général  Clinton  ayant  cessé,  et  M.  de  Vaudreuil 
ayant  écrit  que  son  escadre  (Hait  prête  à  nous  recevoir,  M.  de 
Rochambeau ,  avec  le  chevalier  de  Chastcllux  et  une  partie  de 

19. 


222  MEMOIRES 

son  état-maj  >r,  se  sépara  de  nous  après  avoir  remis  le  com- 
mandement de  l'armée  au  baron  de  Vioménil ,  qui  no.us  donna 
l'ordre  de  lever  le  camp  de  Providence  le  Pr  décembre,  et 
de  nous  mettre  en  marche  pour  Boston. 

Le  comte  Bozon  de  Talleyrand-Périgord ,  frère  du  prince  de 
Talleyrand,  et  très-jeune  alors,  était  aide  de  camp  de  M.  de 
Chastellux ,  qui  voulait  le  ramener  en  France ,  parce  que  ses 
parents  le  lui  avaient  confié ,  et  qu'il  ne  voulait  pas ,  en  chan- 
geant sa  destination,  se  rendre  responsable,  à  leur  égard,  des 
accidents  et  des  chances  de  la  guerre.  Bozon  était  justement 
désolé  de  n'avoir  fait  ainsi ,  pour  son  début  militaire ,  qu'une 
courte  apparition  à  l'armée.  Il  supplia  vainement  tous  nos 
généraux  de  le  prendre  avec  eux,  et  dans  son  désespoir  il 
vint  me  trouver  ;  je  le  plaignis  ,  mais  sans  vouloir  lui  donner 
d'avis.  «  Ce  n'est  point  un  conseil  que  je  viens  vous  demander, 
me  dit-il ,  c'est  du  secret  et  du  secours  ;  ma  résolution  est 
prise,  je  ne  suivrai  point  M.  de  Chastellux  en  France.  On 
i  ne  veut  m'emmeuer  ni  comme  officier  ni  comme  aide  de 
camp;  eh  bien  !  je  me  fais  soldat,  je  vous  choisis  pour  chef; 
la  grâce  que  je  vous  demande  est  de  me  donner  un  uni- 
forme et  de  me  cacher  dans  les  rangs  de  votre  régiment.  » 
La  résolution  de  ce  preux  de  dix-huit  ans  me  plut.  M.  de 
Saint-Maime ,  mon  colonel  commandant,  était  parti  pour 
Boston  et  me  laissait  le  commandement  du  corps.  Je  donnai 
à  Bozon  un  de  mes  uniformes  ,  des  épaulettes  de  laine ,  un 
bonnet  de  grenadier  et  le  nom  de  Fa-de-bon-cœur. 

Cependant,  an  moment  où  M.  de  Rochambeau  s'éloignait 
de  nous ,  je  lui  avouai  confidentiellement  ce  que  j'avais  fait,  Il 
me  dit  que ,  ne  devant  pas ,  comme  général ,  nous  approuver, 
il  garderait  le  silence  et  fermerait  les  yeux  sur  une  démarche 
qui  lui  paraissait,  comme  soldat,  noble  et  louable.  Ainsi  Bozon, 
ou  plutôt  fra-de-bon-cœur,  grenadier  volontaire ,  se  mit  en 
route  le  sac  sur  le  dos  et  le  fusil  sur  l'épaule. 
La  rigueur  du  froid  rendit  notre  marche  pénible.  J'étais  de 


DU   COMTE    DE    SÉG1  K.  ?'2.) 

plus  obligé  à  une  stricte  surveillance  le  jour  et  la  nuit.  La 
perspective  du  bonheur  que  la  liberté  offrait  aux  soldats  dans 
<v  pays  avait  inspiré  à  un  grand  nombre  d'entre  eux  le  désir 
de  quitter  leurs  drapeaux  et  de  rester  en  Amérique.  Aussi  dans 
plusieurs  corps  la  désertion  fut  assez  nombreuse  ;  mais ,  grâce  a 
la  fortune  et  à  notre  vigilance ,  le  régiment  de  Soissonnais 
perdit  peu  d'hommes. 

Avant  d'entrer  dans  Boston ,  nos  troupes  firent  en  plein 
champ  une  si  prompte  et  si  belle  toilette  qu'il  eût  été  impossible 
de  croire  que  cette  armée ,  venant  de  Yorktown ,  avait  par- 
couru plusieurs  centaines  de  lieues  et  supporté  toutes  les  in- 
tempéries d'un  automne  pluvieux  et  d'un  hiver  précoce. 

Jamais  on  ne  vit,  dans  aucune  revue  de  parade,  des  troupes 
mieux  tenues,  plus  propres  et  plus  brillantes.  Une  grande  par- 
tie de  la  population  de  la  ville  venait  au-devant  de  nous.  Les 
dames  se  tenaient  aux  fenêtres  et  nous  saluaient  par  de  vifs 
applaudissements.  IVotre  séjour  fut  marqué  par  des  fêtes  con- 
tinuelles, par  des  festins,  par  des  bals  qui  ne  laissaient  pas 
un  jour  vide;  on  y  voyait  éclater,  avec  sincérité,  les  senti- 
ments opposés,  de  joie  pour  le  triomphe  des  armées  alliées,  et 
de  tristesse  causée  par  notre  départ. 

A  la  première  revue ,  nos  généraux  remarquèrent  facilement 
Bozon  sous  le  bonnet  de  l'a-de-bon-cœur  et  feignirent  de  ne 
pas  le  reconnaître  ;  mais  bientôt  on  ne  parla  dans  toute  la  ville 
que  du  zèle  belliqueux  de  mon  jeune  soldat,  et  Va-de-bon- cœur 
eut  l'honneur  d'être  invité  à  tous  les  repas  s^  lennels  que  les 
magistrats ,  que  les  autorités  de  Boston  donnèrent  aux  géné- 
raux et  aux  officiers  supérieurs  de  l'armée.  Enfin  on  décida 
que,  pendant  toute  cette  campagne,  Bozon  ne  me  quitterait 
pas ,  et  ferait  près  de  moi  le  service  d'un  aide  de  camp , 
jusqu'au  moment  où  l'un  de  nos  généraux  pourrait  le  prendre 
en  cette  qualité  avec  lui. 

J'étais  logé  à  l'extrémité  de  la  ville ,  dans  uue  jolie  maison 
appartenant  au  capitaine   Philipps.    Cet  officier,  violemment 


224  HBHOIBES 

maltraité  par  les  Anglais,  croyait  apparemment  qu'une  ma- 
nière de  Se  venger  d'eux  était  d'accueillir  parfaitement  un  Fran- 
çais. J'y  fus  reçu  comme  un  membre  de  la  famille,  et  je  ne 
perdrai  jamais  le  souvenir  de  son  obligeante  hospitalité. 

La  flotte  de  M.  de  Vaudreuil  était  composée  de  trois 
vaisseaux  de  quatre-viugts  canons ,  de  sept  de  soixante-qua- 
torze ,  et  de  deux  frégates  de  trente-deux.  Leurs  noms  étaient 
le  Triomphant ,  la  Couronne,  le  Duc  de  Bourgogne ,  l'Her- 
cule, le  Souverain,  le  Neptune,  la  Bourgogne ,  le  Nor- 
thumberland,  le  Brave,  le  Citoyen,  l'Amazone  et  la  Néréide. 

Je  m'embarquai  à  bord  du  Souverain ,  dont  le  capitaine 
se  nommait  le  commandeur  de  Glandevez ,  officier  respectable 
par  son  âge,  son  habileté  et  sa  bravoure.  Un  esprit  orné ,  une 
piété  douce,  un  caractère  calme  ot  bienveillant  le  faisaient 
généralement  aimer  par  ses  chefs ,  par  ses  égaux  et  par  ses 
inférieurs 

Nous  étions  quarantesleux  officiers  sur  ce  vaisseau  ;  mais , 
comme  je  m'y  trouvais  le  seul  qui  fut  colonel ,  j'eus  l'avan- 
tage d'être  logé  dans  la  chambre  du  conseil ,  d'avoir  un  lit  com- 
mode et  l'espace  nécessaire  pour  travailler. 

Le  fidèle.  Bozon  avait  un  hamac  près  de  moi ,  et  un  sort 
favorable  plaça  sur  le  même  bâtiment  deux  de  mes  intimes 
amis ,  Alexandre  de  Lameth  et  M.  Linch ,  officier  de  l'état  - 
major. 

Le  24  décembre  nous  mîmes  à  la  voile.  C'était  avec  le  cœur 
serré  que  je  m'éloignais  de  cette  Amérique  du  Nord. 

Je  ne  puis  mieux  rendre  l'impression  que  j'éprouvais  qu'en 
citant  les  paroles  d'une  lettre  que  j'écrivais  au  moment  où 
je  quittai  cette  terre  fortunée.  «  Je  vais ,  disais-je ,  mettre 
«  à  la  voile  aujourd'hui;  je  m'éloigne  avec  un  regret  infini 
«  d'un  pays  où  l'on  est ,  sans  obstacle  et  sans  inconvénient, 
«  ce  qu'on  devrait  être  partout ,  sincère  et  libre.  Les  intérêts 
«  privés  s'y  trouvent  tous  confondus  dans  l'intérêt  général  ; 
«  on  y  vit  pour  soi  ;  on  y  est  vêtu  selon  sa  commodité ,  et  non 


DU    COMTE   DE   SÉGUB.  225 

«  selon  la  mode.  On  y  pense ,  on  y  dit ,  on  y  fait  ce  qu'on  veut  ; 
«  rien  n'y  forée  de  suivre  les  caprices  de  la  fortune  ou  du  pou- 
«  voir.  La  loi  protège  votre  volonté  contre  toutes  les  autres. 
«  Rien  ne  vous  oblige  d'y  être  ni  faux  ,  ni  bas ,  ni  flatteur.  On 
«  peut  s'y  montrer,  à  son  gré ,  simple ,  original ,  solitaire , 
«  répandu  dans  les  sociétés.  On  peut  y  vivre  en  voyageur, 
«  en  politique  ,  en  littérateur,  en  marcband.  On  ne  gêne  point 
«  vos  occupations ,  on  ne  tourmente  point  votre  oisiveté.  Per- 
«  sonne  ne  se  choque  de  la  singularité  de  vos  manières  ou  de  vos 
«  goûts;  on  n'y  connaît  de  joug  que  celui  d'un  petit  nombre  de 
«  lois  justes  et  égales  pour  tout  le  monde.  Dès  qu'où  y  respecte 
a  ces  lois  et  les  mœurs,  on  vit  heureux,  honoré ,  tranquille , 
«  tandis  qu'en  d'autres  pays  le  moyen  de  se  mettre  à  la  mode , 
«  ou  de  faire  fortune  ,  est  souvent  de  braver  ces  mœurs  et  ces 
<■  lois.  Enfin  je  n'ai  vu  partout ,  dans  cet  Eldorado  politique  , 
«  que  confiance  publique,  hospitalité  franche  et  naïve  cordialité. 
«  Les  filles  y  sont  doucement  coquettes  pour  trouver  des  maris, 
«  les  femmes  y  sont  sages  pour  conserver  les  leurs,  et  le  désordre 
«  dont  on  rit  à  Paris  sous  le  nom  de  galanterie  fait  frémir  ici 
«  sous  le  nom  d'adultère. 

«  Au  milieu  des  orages  d'une  guerre  civile,  les  Américains 
«  soupçonnent  si  peu  les  hommes  d'une  immoralité  dont  ils 
«  ne  se  font  pas  d'idée  que  ,  dans  leurs  petites  maisons  isolées, 
«  au  milieu  d'immenses  forêts ,  leurs  portes  ignorent  les  ver- 
«  roux  et  ne  se  ferment  que  par  des  loquets.  Les  étrangers 
«  qu'ils  logent ,  ainsi  que  leurs  valets  ,  trouvent  leurs  armoires 
«  et  leurs  commodes  ouvertes ,  quoique  remplies  de  leur 
«  argent  et  de  leurs  effets.  Loin  de  soupçonner  qu'on  puisse 
a  violer  les  droits  de  l'hospitalité,  ils  laissent  leurs  hôtes  se 
«  promener  seuls  des  journées  entières  avec  leurs  filles  de  seize 
«  ans,  dont  la  pudeur  est  la  seule  défense,  et  dont  la  familia- 
«  rite  naïve,  attestant  l'innocence,  se  fait  respecter  par  les 
«  cœurs  les  plus  corrompus.  On  me  dira  peut-être  que  l'Amé- 
«  rique  ne  gardera  pas  toujours  des  vertus  si  simples  et  des 


226  MÉM01BES 

.<  mœurs  si  pures;  mais,  ne  les  gardât-elle  qu'un  siècle, 
«  n'est-ce  donc  rien  qu'un  siècle  de  bonheur  !  » 

Séparés  de  notre  flotte  par  un  coup  de  vent,  nos  capitaines 
ouvrirent  les  paquets  qu'ils  ne  devaient  décacheter  qu'en  cas 
de  séparation.  On  y  apprit  que  le  port  de  Porto- Cabello,  sur 
la  côte  de  Caracas ,  et  qui  se  trouvait  au  vent  à  nous  à  trente 
lieues  de  distance ,  était  le  lieu  de  notre  destination. 

Là  nous  devions  attendre  le  comte  d'Estaing,  qui  devait 
venir  de  Cadix  avec  une  armée  navale  française ,  et  l'amiral 
espagnol  don  Solano  ,  qui  sortirait  du  port  de  la  Havane  pour 
se  réunir  à  nous.  Cette  jonction  faite,  les  armées  combinées 
mettraient  ensemble  à  la  voile  pour  attaquer  la  Jamaïque. 

Le  rendez-vous  était  on  ne  peut  mieux  choisi  pour  tromper 
les  Anglais,  qui  nous  attendaient  à  Saint-Domingue;  mais  ce 
rendez- vous  mystérieux  l'était  trop  pour  nous  :  car,  par  une  né- 
gligence inconcevable,  aucun  de  nos  capitaines  n'avait  été  pourvu 
de  cartes  qui  pussent  le  guider  sur  ces  parages ,  et  presque 
personne  de  notre  armée  ne  connaissait  bien  la  position  de 
Porto-Cabello. 

Cependant  un  pilote  du  Souverain  possédait  par  hasard  une 
vieille  carte  imparfaite ,  mais  qui  nous  fut  d'un  grand  secours. 

Le  continent  méridional  de  l'Amérique  offre  aux  voyageurs 
qui  y  abordent  un  aspect  bien  différent  de  celui  que  présentent 
les  côtes  du  continent  du  nord.  En  approchant  de  la  Delaware 
je  voyais  un  rivage  uni ,  plat  ;  de  loin  les  arbres  semblaient 
sortir  de  la  mer,  et ,  en  descendant  à  terre ,  la  température , 
les  végétaux ,  la  culture ,  la  construction  des  maisons ,  le  cos- 
tume, les  mœurs  des  habitants  ,  l'activité  des  cultivateurs ,  l'in- 
dustrie des  commerçants ,  la  beauté  des  chemins  ,  l'élégance 
des  villes  et  la  propreté  des  villages ,  pouvaient  faire  croire  qu'on 
n'était  pas  sorti  d'Europe  et  qu'on  se  trouvait  au  milieu  d'une 
province  d'Angleterre. 

En  abordant ,  au  contraire ,  le  continent  méridional ,  les 
regards  sont  frappés  d'un  tout  autre  spectacle;  à  une  très- 


DU   COMTE   DE    SEGUR.  227 

grande  distance  on  voit  la  terre ,  mais  pour  l'apercevoir  il  faut 
lever  ses  regards  vers  le  ciel.  Les  ramifications  des  Cordillères, 
les  gigantesques  montagnes  de  Sainte-Marthe  ,  de  Valence,  de 
Caracas ,  ont  à  peu  près  une  demi-lieue  de  hauteur. 

Ces  rocs  sourcilleux ,  ces  formidables  montagnes  paraissent 
une  sorte  de  barrière  que  le  destin  avait  voulu  placer  autour 
de  cet  immense  continent  pour  en  défendre  l'approche  contre 
l'avarice  européenne  et  pour  lui  cacher  ses  inépuisables  mines 
d'or,  d'argent  et  de  diamant ,  funestes  trésors  qui  excitèrent  la 
cupidité  de  tant  d'aventuriers ,  la  rivalité  de  tant  de  puissances , 
et  qui  firent  de  l'Amérique  un  théâtre  sanglant ,  où  des  peuples 
entiers ,  moissonnés ,  devinrent  les  victimes  d'une  farouche 
hypocrisie. 

Là  le  fanatisme  et  la  soif  de  l'or  tuaient  pour  convertir, 
ravageaient  pour  s'enrichir,  dépeuplaient  pour  dominer,  et , 
l'Évangile  d'un  Dieu  de  paix  à  la  main ,  allumaient  partout  des 
bûchers  sur  lesquels,  malgré  les  vertueux  efforts  de  Las  Ca- 
sas, on  immola,  comme  au  temps  des  faux  dieux,  une  foule 
de  victimes  humaines. 

Les  révolutions  de  l'antiquité  ne  furent  que  des  jeux  en  com- 
paraison des  révolutions  qui  renversèrent  l'empire  pacifique 
des  Incas;  dans  celle-ci  des  peuples  entiers  périrent  et  dispa- 
rurent. 

Plus  on  approche  des  côtes  de  ce  continent,  plus  la  masse 
sombre  de  ces  hautes  montagnes  semble  répandre  ses  ombres 
sur  la  mer  et  des  pensées  mélancoliques  dans  l'âme.  Leurs 
enfoncements  surtout ,  c'est-à-dire  leurs  golfes ,  présentent  à 
l'œil  un  espace  si  noir  que  l'on  croirait,  en  y  entrant,  pénétrer 
dans  le  royaume  des  mânes  ;  aussi  jamais  aucun  nom  ne  fut 
plus  justement  appliqué  que  celui  du  golfe  Triste  que  l'on  donne 
au  golfe  de  Porto-Cabello. 

Ce  ne  fut  qu'au  moment  où  nous  touchâmes  presque  à  la  côte 
que  nous  vîmes  le  rivage  et  ces  montagnes  s'éclaircir  peu  à 
peu,  et  que  nous  pûmes  distinguer  des  arbres,  des  champs,  des 


228  MÉMOIRES 

chemins  et  des  maisons ,  enfin  tout  ce  qui  annonce  une  terre 
habitée. 

Le  port  où  nous  entrâmes  est  vaste ,  sûr,  commode  ;  les 
vaisseaux  y  mouillent  tout  près  du  rivage.  On  nous  avertit  de 
nous  méGer  des  poissons  qu'on  peut  y  pêcher  en  grande  quan- 
tité, parce  qu'il  existe  des  fonds  de  cuivre  qui  rendent  la  chair 
de  ces  poissons  souvent  dangereuse. 

Les  grands  avantages  que  ce  port  et  sa  rade  offraient  au 
commerce  ont  pu  seuls  déterminer  les  Espagnols  à  y  fonder 
un  établissement  ;  car  près  de  Porto-Cabello  se  trouvent  des 
marais  salants  dont  les  vapeurs  pestilentielles  sont  continuel- 
lement portées  sur  la  ville  par  le  vent  qui ,  dans  ces  parages , 
vient  constamment  de  l'est  ;  aussi  ces  vapeurs ,  échauffées  par 
la  réverbération  des  montagnes  situées  à  dix  degrés  de  la 
ligne  et  par  un  ardent  soleil  que  ne  tempère  aucun  nuage , 
rendent  ce  rivage  encore  plus  meurtrier  que  celui  de  Cayenne. 

Peu  de  personnes  osent  affronter  ce  danger  et  fixer  leur 
habitation  à  Porto-Cabello  ,  dont  la  population  se  renouvelle 
tous  les  sept  ans.  Les  habitants  de  la  plaine  n'y  viennent  que 
pour  des  affaires  de  commerce  et  y  font  peu  de  séjour.  Plu- 
sieurs y  meurent  promptement  ;  les  autres,  pour  la  plupart , 
retournent  chez  eux  avec  la  fièvre.  Les  mois  de  juin  ,  juillet , 
août  et  septembre ,  sont  ceux  où  la  mortalité  est  la  plus  fré- 
quente ;  les  maladies  alors  y  sont  violentes ,  accompagnées  de 
bubons ,  et  prennent  un  caractère  vraiment  pestilentiel. 

Cependant  la  nature  ne  demanderait  à  l'homme  que  quelques 
travaux  pour  lui  offrir  sans  danger,  sur  ce  rivage ,  d'inépui- 
sables richesses  ;  hors  des  marais  la  terre  est  d'une  rare  et 
merveilleuse  fécondité  ;  on  y  cultive  avec  succès  et  sans  peine 
l'indigo,  le  cacao,  le  coton,  le  maïs  ;  les  arbres  y  portent  d'excel- 
lents fruits  ;  le  bananier ,  l'oranger  y  croissent  d'eux-mêmes , 
ainsi  que  les  ananas  et  les  patates ,  de  sorte  qu'en  desséchant 
les  marais  Porto-Cabello  deviendrait  le  centre  de  l'un  des  plus 
beaux  et  des  plus  riches  établissements  du  monde. 


DU   COMTE    DE   SÉGUB.  229 

Cette  ville  est  située  sur  le  bord  d'une  petite  rivière  dont 
l'eau  est  pure  et  saine.  Ses  maisons,  peu  nombreuses  et  très- 
mal  bâties,  s'élèvent  eu  amphithéâtre  par  une  pente  douce 
jusqu'au  pied  d'une  montagne  très-escarpée. 

Nous  étions  tous  forts  attristés  en  nous  voyant  arrêtés  sur 
ces  cotes  à  demi  barbares.  La  chaleur  insupportable  du  climat, 
Pair  infect  que  nous  respirions  ,  la  malpropreté  des  maisons  ou 
plutôt  des  cabanes  où  on  nous  logeait,  enfin  la  froideur,  la 
gravité  silencieuse  et  inhospitalière  des  habitants  nous  auraient 
fait  regarder  ce  séjour  comme  une  véritable  prison  ;  heureu- 
sement cet  exil  fut  adouci  par  les  soins  d'un  Espagnol  du  plus 
grand  mérite  ,  le  colonel  don  Pedro  de  Nava ,  vice-gouverneur 
de  la  province  de  Caracas. 

Il  s'était  rendu  exprès  à  Porto-Cabello  pour  nous  recevoir, 
et  sou  obligeante  activité  pourvut  avec  abondance  à  tous  les 
besoins  de  la  flotte  et  de  l'armée.  Il  était  secondé  par  un  admi- 
nistrateur intelligent;  aussi,  malgré  la  longueur  des  distances, 
la  difficulté  des  communications  et  la  privation  de  presque  tous 
les  moyens  de  transport ,  dans  un  pays  où  l'on  ne  connaissait 
de  voitures  que  des  mulets  et  de  routes  que  des  ravins ,  tout 
arriva  à  temps ,  et  jamais  nos  marins  et  nos  soldats  ne  se 
virent  plus  complètement  approvisionnés  de  tout  ce  qui  pouvait 
leur  être  nécessaire. 

Indépendamment  de  ces  généreux  procédés ,  don  Pedro  de 
Nava  nous  ouvrit  sa  maison,  dont  il  faisait  avec  noblesse  les 
honneurs;  il  était  instruit,  prévenant,  aimable;  son  esprit  ne 
semblait  obscurci  ni  rétréci  par  aucun  des  préjugés  de  sa  na- 
tion ;  ses  opinions  étaient  tolérantes,  ses  pensées  justes,  ses 
sentiments  élevés.  Il  gémissait  de  l'état  déplorable  de  cette 
partie  du  monde,  que  la  nature  avait  créée  riche,  mais  que  l'i- 
gnorance, l'arbitraire  et  l'Inquisition  étaient  parvenus  à  rendre 
pauvre  et  stérile. 

Un  homme  comme  Pedro  de  Nava,  s'il  eût  été  le  maître, 
aurait  rendu  ces  magnifiques  provinces  aussi  heureuses,  aussi 

20 


230  MKMOIIUS 

peuplées  et  plus  opulentes  que  les  États-Unis;  mais  il  ne  pou- 
vait qu'obéir,  et  la  prison  ou  le  supplice  serait  devenu  pour  lui 
Tunique  résultat  de  la  moindre  tentative  pour  dissiper  les  té- 
nèbres et  avancer  la  civilisation.  Nous  venions  récemment  de 
voir  cette  civilisation  portée  au  plus  haut  degré  dans  le  Nord, 
et  nous  la  retrouvions  dans  son  enfance  au  milieu  d'une  con- 
trée conquise,  et  possédée  depuis  près  de  trois  siècles  par  l'Es- 
pagne. 

Malgré  les  prévenances  et  les  attentions  obligeantes  de  don 
Pedro  de  Nava,  nous  voyions  avec  chagrin  notre  séjour  se  pro- 
longer dans  ce  triste  lieu ,  où  la  santé  ne  trouvait  pas  de  pré- 
servatif contre  la  contagion ,  ni  l'esprit  contre  l'ennui  ;  car  la 
chaleur  excessive  permettait  rarement  de  se  livrer  aux  exercices 
ou  à  l'étude. 

Je  ne  sortais  qu'à  six  heures  du  matin  pour  aller  dans  les 
bois,  avec  l'espoir  de  tuer  quelques  chats-tigres;  mais  j'en  vis 
peu  et  de  loin.  En  revanche  je  tuai  plusieurs  serpents,  quelques 
singes,  et  un  grand  nombre  de  perruches  et  de  perroquets. 

On  m'avait  donné  un  singe  singulier  ;  il  était  de  la  plus  haute 
espèce;  sa  taille  s'élevait  à  cinq  pieds  environ;  son  poil  brun 
tirait  sur  le  rouge ,  et  cette  couleur  était  encore  plus  remar- 
quable par  le  contraste  d'une  épaisse  barbe  noire  qui  descen- 
dait sur  sa  poitrine.  Je  croyais  le  ramener  en  France  ,  mais  il  fut 
impossible  de  l'apprivoiser  :  cet  animal,  attaché  à  un  arbre 
près  de  ma  maison,  était  si  féroce  qu'il  faillit  dévorer  un  de 
mes  gens  qui  lui  apportait  à  manger.  Bozon  et  moi  nous  nous 
vîmes  forcés  de  le  tuer  à  coups  de  pistolet. 

Dès  neuf  heures  j'étais  obligé  de  rentrer.  L'excessive  cha- 
leur du  soleil  contraignait  alors  chacun  à  chercher  l'ombre  et 
le  repos  ;  les  soirées  seules  invitaient  à  sortir  par  une  fraîcheur 
attrayante,  mais  pernicieuse;  car  elle  était  jointe  à  une  forte 
humidité,  principale  cause  des  maux  qui  font  périr  dans  la 
zone  torride  tant  d'Européens. 

Nous  attendions  à  Porto-Cabello,  avec  une  vive  impatience , 


DU    COMTE    DE    SÉGOR.  231 

l'armée  navale  de  M.  d'Estaing,  qui  devait  sortir  de  Cadix,  et 
don  Solano,  que  nous  avions  cru  prêt  à  mettre  a  la  voile  de 
la  Havane  ;  mais  le  temps  s'avançait,  et  nous  ne  recevions  de 
nouvelles  ni  de  l'un  ni  de  l'autre. 

Le  golfe  Triste  était  un  merveilleux  choix  pour  un  rendez- 
vous  mystérieux ,  car  il  était  généralement  peu  connu  ;  aussi 
les  Anglais,  après  nous  avoir  vus  leur  échapper  en  passant 
entre  leurs  flottes,  près  de  Porto-Rico  et  de  Saint-Domingue, 
furent  quelque  temps  sans  pouvoir  deviner  par  où  nous  étions 
disparus  et  dans  quelle  baie  du  continent  nous  étions  mouillés. 

Cependant  les  maladies  commençaient  à  se  répandre  parmi 
nos  troupes;  quelques  ofGciers  et  un  assez  grand  nombre 
de  soldats  succombèrent  à  ce  fléau  destructeur.  Notre  géné- 
ral, le  baron  de  Yioménil,  fut  atteint  de  la  fièvre,  et  ses  jam- 
bes étaient  couvertes  de  bubons.  Champcenetz  et  Alexandre 
de  Lameth  payèrent  un  tribut  à  ce  redoutable  climat. 

A  mon  tour  je  fus  atteint  par  une  fièvre  violente.  Comme 
je  n'avais  pas  une  grande  confiance  dans  les  remèdes  de  nos 
chirurgiens  d'Europe,  dont  la  routine  était  un  peu  déconcertée 
dans  cette  zone  ardente,  je  tentai  de  me  guérir  moi-même  ;  je 
me  mis  jusqu'au  cou  dans  un  tonneau  rempli  d'eau  fraîche,  et 
j'y  restai  quelques  heures.  Cette  témérité  me  réussit;  ma  lièvre 
chaude  disparut. 

Sur  ces  entrefaites,  notre  attentif  commandant,  don  Pedro, 
nous  conseilla  de  franchir  les  montagnes,  de  chercher  dans  la 
plaine  un  air  plus  pur,  et  de  profiter  de  notre  inaction  pour 
aller  à  Caracas ,  belle  et  riche  ville,  capitale  de  cette  province. 
«  Je  ne  vous  engage  point,  me  dit-il  en  souriant,  à  demander 
«  au  gouverneur  général  la  permission  de  faire  ce  voyage;  il 
«  éprouverait  presque  un  égal  embarras  pour  vous  la  refuser 
«  ou  pour  vous  l'accorder  ;  sa  réponse  pourrait  se  faire  atten- 
<"  dre.  Le  cabinet  espagnol  n'aime  point  que  les  étrangers  con- 
«  naissent  l'intérieur  de  ce  pays.  Partez  donc  sans  ces  forma- 
«  lités.  Le  gouverneur  est  un  homme  très-aimable  ;  il  vous 


232  MÉMOIRES 

«  accueillera  bien ,  et  les  habitants  ainsi  que  les  dames  deCa- 
«  racas  vous  recevront  avec  enthousiasme.  » 

Nous  profitâmes  de  cet  avis.  Alexandre  de  Lameth  fut  le 
plus  expéditif  et  le  plus  audacieux;  au  lieu  de  prendre  la  route 
connue  de  Valence  ou  de  se  rendre  à  la  G  navra  par  mer,  il 
traversa,  de  l'ouest  à  l'est,  le  milieu  des  montagnes,  par  des 
sentiers  presque  impraticable,  en  bravant  des  dangers  de  tout 
genre  que  peu  d'habitants  du  pays  osaient  même  affronter. 

La  ville  de  Valence  est  située  dans  une  plaine  unie,  agréable 
et  fertile;  des  brises  assez  régulières  y  rendent  supportable  une 
excessive  chaleur.  On  comptait  à  peu  près  douze  mille  habi- 
tants dans  Valence.  Elle  avait  une  garnison  de  cinq  cents  hom- 
mes ;  un  évêque,  un  gouverneur  y  résidaient  ;  on  y  voyait  une 
grande  quantité  de  couvents,  une  foule  de  moines,  presque 
point  de  commerce,  des  rues  malpropres,  des  maisons  mal  bâ- 
ties et  de  magnifiques  églises.  Les  habitants  étaient  générale- 
ment pauvres  ;  les  prélats  ,  les  chanoines  et  les  couvents  très- 
riches. 

C'est  pour  sortir  d'un  tel  état  de  choses  que  les  peuples,  après 
d'inutiles  plaintes  et  réclamations,  se  sont  armés,  et  que  la  ré- 
volution a  éclaté. 

Nous  fîmes  peu  de  séjour  à  Valence.  L'évêque  nous  évita , 
nous  croyant,  je  pense,  hérétiques.  Le  gouverneur  nous  fit  un 
accueil  cérémonieux,  mais  froid  ;  les  habitants  se  montraient 
tristes  et  taciturnes.  Rien  donc  n'excitant  notre  intérêt  ou  notre 
curiosité,  nous  continuâmes  notre  route. 

A  l'aide  d'un  interprète  je  demandai  à  l'Indien  chez  lequel 
je  logeais  dans  Guacara  pourquoi,  près  de  son  village,  on  ne 
voyait  d'autre  culture  que  quelques  plants  de  maïs.  »  A  quoi 
«  nous  servirait,  me  répondit-il,  de  travailler  ?  Une  cabane 
«  de  troncs  d'arbres  et  de  feuilles  de  bananier  nous  suffisent 
«  pour  maison,  meubles  et  lits.  La  chaleur  nous  rend  tout  vê- 
«  tement  inutile;  la  terre  nous  offre  en  abondance  des  fruits 
«  et  du  gibier.  Si  nous  cultivions  les  champs,  nous  ne  saurions 


DU   COMTE   DE    SÉGUR.  233 

«  à  qui  vendre  leurs  produits.  Cepeudaut  le  gouvernement  es- 
«  pagnol  nous  imposerait  alors  un  tribut,  et,  comme  nous  ne 
«  pourrions  le  payer,  ou  nous  condamnerait  à  travailler  aux 
«  mines  ou  à  pécher  l'or  dans  les  rivières.  » 

Le  prince  de  Broglie,  à  son  retour,  me  dit  que,  dans  un  bourg 
plus  considérable,  nommé  Cumana,  et  où  je  ne  m'arrêtai  point, 
il  avait  causé  par  interprète  avec  le  cacique  ou  le  chef  des  In- 
diens libres  de  cette  province.  Ils  y  vivent,  disait-il,  absolument 
suivant  leurs  anciens  usages ,  gouvernés  par  leur  propre  chef, 
dont  l'autorité  est  en  même  temps  civile,  militaire  et  religieuse. 
Ce  chef  règle  leurs  mariages  et  juge  leurs  différends. 

Ce  cacique  prétendait  que,  pendant  quelque  temps,  le  gou- 
vernement espagnol  lui  avait  marqué  beaucoup  de  considération, 
mais  que,  depuis,  il  avait  perdu  son  crédit,  et  que  ,  malgré  les 
représentations  de  sa  tribu  et  les  siennes,  les  Espagnols  empié- 
taient chaque  jour  sur  les  terres  accordées  à  ses  sujets,  de  sorte 
que  la  population  de  ces  pauvres  indigènes  diminuait  graduel- 
lement. Il  est  probable,  d'après  ces  faits,  que  les  restes  de  cette 
population,  qui  s'éclaircissait  déjà  il  y  a  quarante  ans,  se  seront 
depuis  totalement  éteints,  ou  qu'elle  aura  fui  de  ce  séjour  d'op- 
pression. 

Tsous  continuâmes  à  marcher  tantôt  dans  des  solitudes  et 
des  forêts  qui  rappelaient  l'époque  de  la  découverte  de  l'Amé- 
rique, tantôt  dans  des  plaines  où  quelques  habitations  et  des 
champs  cultivés  indiquaient  une  civilisation  commencée.  Nous 
arrivâmes  à  Maracay,  petite  ville  assez  jolie.  Ses  habitants  nous 
firent  un  accueil  gracieux,  et  un  capitaine  de  milices,  nommé 
don  Félix,  nous  donna  un  très-bon  souper  où  assistèrent  plu- 
sieurs femmes  d'une  beauté  remarquable. 

Don  Félix,  lieutenant  de  roi  à  Maracay,  était  un  homme 
instruit,  aimable;  il  parlait  bien  français;  il  épancha  librement 
avec  nous  la  douleur  que  lui  causait  la  conduite  injuste  et 
oppressive  de  l'administration;  il  s'emporta  surtout  contre 
l'avarice,  la  fiscalité  et  la  dureté  de  l'inteudaut  de  la  province. 

2". 


334  MKMOIBES 

«  Cet  homme,  disait-il,  prive  le  commerce  de  tout  débouché, 
«  l'agriculture  de  toute  activité,  les  propriétaires  de  toute  sé- 
«  curité;  les  emplois  ne  sont  donnés  qu'à  des  Espagnols;  les 
«  créoles  sont  vexés,  ruinés.  Aussi,  croyez- moi,  la  fcrmen- 
«  tation  sourde  qui  existe  partout  ne  tardera  pas  à  se  mani- 
«  fester.  II  ne  faut  qu'un  homme  de  caractère,  qu'un  chef, 
«  pour  qu'elle  éclate ,  et  je  prévois  que  mon  pays  sera  iné- 
«  vitablement  en  proie  à  toutes  les  calamités  d'une  guerre  ci- 
«  vile.  Il  y  a  peu  d'années,  un  cacique,  Tupac-Amarou,  de  la 
«  race  des  Incas,  s'est  révolté  ;  il  avait  armé  vingt  mille  hommes 
«  dans  le  Pérou.  On  eut  beaucoup  de  peine  à  étouffer  cette 
<<  insurrection.  Dans  plusieurs  autres  lieux  on  assure  qu'il  existe 
«  des  troubles  que  fomentent  déjà  des  créoles  ;  mais  l'autorité 
«  empêche  la  circulation  de  toute  nouvelle  alarmante.  » 

Nous  quittâmes  avec  regret  un  hôte  dont  l'entretien  était 
aussi  intéressant  qu'instructif,  et  nous  nous  mîmes  en  route 
pour  Vittoria.  A  quelque  distance  de  Maracay  on  voit  le  lac  de 
Valence ,  l'un  des  plus  pittoresques  peut-être  qui  existent  dans 
le  monde,  quoiqu'il  soit  bien  moins  grand  que  le  lac  de  Ma- 
racaïbo.  Le  long  de  ses  rivages  on  admirait  déjà  des  cultures 
variées  et  de  jolies  habitations.  Je  suis  persuadé  qu'un  jour, 
sous  l'égide  d'une  liberté  protectrice ,  ce  lac  et  ses  bords  de- 
viendront une  des  merveilles  de  cet  hémisphère. 

Nous  traversions  le  canton  le  plus  fertile  de  la  province  ; 
nulle  autre  part  nous  n'avions  vu  un  si  grand  nombre  d'habi- 
tations, de  cafeieries  et  de  plantations  de  cacao  ou  d'indigo. 
Dans  les  intervalles  assez  grands  qui  les  séparaient,  nous  mar- 
chions ,  à  l'abri  du  soleil ,  sous  des  bois  un  peu  sauvages ,  mais 
qui  nous  charmaient  par  la  variété  des  arbres ,  la  vivacité  des 
couleurs  de  leurs  fruits ,  le  parfum  que  répandaient  leurs  fleurs, 
et  par  le  chant  varié  des  oiseaux  de  toute  espèce  qui  les 
habitaient.  Ce  pays  délicieux  était  arrosé  par  une  petite  rivière 
tellement  serpentante  que  nous  fumes  obligés  de  la  traverser 
sept  ou  huit  fois. 


DU   COMTE   DE  SEGUB.  23." 

Au  milieu  do  la  journée,  dans  le  plus  fort  de  la  chaleur, 
nous  passâmes  près  d'une  maison  isolée ,  entourée  de  planta- 
tions de  divers  genres  et  cultivées  avec  soiu.  Je  ne  fus  pas  peu 
surpris  lorsqu'un  homme  qui  se  tenait  sur  le  pas  de  la  porte 
de  cette  maison  nous  invita  poliment  et  en  très-bon  français 
à  y  entrer. 

Comment  s'attendre  à  trouver  là  un  compatriote  ?  C'en  était 
un  rependant  ;  né  à  Bayonne ,  il  s'était  embarqué  sur  un  vaisseau 
marchand  qui  avait  péri  sur  la  côte  de  Caracas.  Ayant  sauvé 
son  argent  et  quelques  effets,  il  avait  voulu  voyager  dans  l'inté- 
rieur de  ces  provinces. 

Arrivé  dans  le  lieu  où  nous  nous  trouvions,  il  était  devenu 
épris  d'une  fdle  indienne  et  s'était  marié  avec  elle.  Se  faisant 
agriculteur,  maçon,  architecte,  il  s'était  créé  une  jolie  habita- 
tion ,  une  nombreuse  famille ,  et ,  par  souvenir  des  habitu- 
des de  son  pays  et  de  la  profession  de  son  père,  il  avait 
mis  une  enseigne  à  sa  maison  et  se  disait  aubergiste ,  quoi- 
qu'il ne  vit  peut-être  pas  quatre  voyageurs  par  an  lui  demander 
l'hospitalité. 

Ayant  fait  ainsi  un  assez  bon  dîner  à  la  française  et  ne  pouvant 
tirer  que  peu  de  parti  de  l'entretien  de  notre  hôte ,  dont  l'esprit 
avait  pris  toute  l'indolence  des  indigènes ,  nous  remontâmes 
sur  nos  mules,  et  nous  arrivâmes  le  soir  à  Vittoria ,  l'une  des 
plus  jolies  villes  de  ces  contrées,  et  qui  est  distante  de  Maracay 
d'environ  douze  lieues.  Trois  mille  habitants  composaient  sa 
population;  on  y  voyait  régner  une  activité  de  commerce  très- 
rare  alors  dans  cette  partie  du  monde. 

Le  lieutenant  de  roi  qui  commandait  dans  cette  ville  s'ap- 
pelait M.  Prudon.  Comme  il  aimait  beaucoup  à  causer  et  en 
trouvait  peu  l'occasion ,  notre  apparition  fut  une  fête  pour 
lui,  aussi  nous  fit-il  avec  beaucoup  d'obligeance  les  honneurs 
de  sa  ville. 

Son  instruction  était  assez  étendue,  son  humeur  confiante 
son  caractère  assez  frondeur.  En  quelques  heures  il  nous  apprit 


23G  MÉMOIRES 

plus  de  chose  sur  la  situation  de  son  pays  qu'un  long  voyage 
n'aurait  pu  nous  en  faire  connaître. 

Son  humeur  faisait  un  parfait  contraste  avec  celle  de  don 
Félix  ,  que  nous  venions  de  quitter;  celui-ci  gémissait ,  comme 
Heraclite ,  des  ténèbres  répandues  par  l'Inquisition ,  de  l'oppres- 
sion sous  laquelle  languissait  sa  patrie ,  et  des  orages  futurs 
qui  la  menaçaient;  M.  Prudon,  au  contraire,  en  vrai  Démocrite, 
se  moquait  de  la  superstition ,  tournait  en  ridicule  l'ineptie  des 
gouvernants ,  et  nous  assurait  en  riant  qu'une  révolution  pa- 
reille à  celle  des  États-Unis  était  prochaine  et  inévitable. 

Ayant  séjourné  vingt-quatre  heures  à  Vittoria ,  nous  en 
partîmes  pour  nous  rendre  à  Caracas,  qui  en  est  éloigné  de 
quatorze  lieues.  Tsous  fîmes  cette  route  en  deux  jours.  Ou  de- 
vrait croire  qu'en  approchant  de  la  capitale  d'un  pays ,  on  y 
trouvera  à  chaque  pas  la  nature  embellie  par  l'art ,  qu'on  y 
verra  plus  d'habitations ,  plus  de  culture  ,  plus  de  commerce , 
enfin  plus  de  vie  et  de  civilisation;  nous  éprouvâmes  tout 
le  contraire. 

Après  avoir  traversé  quelques  plaines  fertiles  en  indigo ,  en 
café,  etc.,  et  des  champs  de  maïs,  nous  entrâmes  dans  des 
montagnes  beaucoup  plus  escarpées  et  dans  des  forêts  bien 
plus  sauvages  que  celles  qu'il  nous  avait  fallu  franchir  pour  ar- 
river de  Porto-Cabello  à  Valence.  La  route  était  seulement  un 
peu  mieux  tracée  et  moins  dangereuse. 

Dans  les  vallons  nous  succombions  sous  le  poids  de  la 
chaleur;  élevés  sur  les  monts  nous  éprouvions  un  froid  dont 
nos  manteaux  ne  pouvaient  nous  garantir.  La  nuit,  c'était  une 
telle  humidité  qu'en  tordant  nos  couvertures  elles  répandaient 
de  l'eau  en  abondance.  Ces  montagnes  sont  de  très-peu  moins 
hautes  que  les  imposantes  Cordillères,  dont  elies  sont  une 
branche. 

Pendant  les  ténèbres  on  se  sentait  attristé  par  les  hurle- 
ments des  tigres,  des  lions,  et  le  matin  on  était  étourdi  par 
les  cris  aigres  et  perçants  d'une  foule  innombrables  d'aras  ,  de 


DU   COMTE   DE   SEGUB.  237 

perroquets  et  de  perruches ,  qui  saluaient  le  soleil  et  lui  ren- 
daient sauvagement  hommage  par  les  concerts  les  plus  dis- 
cordants . 

Pendant  notre  route  nous  fûmes  étonnés  d'entendre  les  cris 
féroces  d'un  animal  qui  semblait  s'approcher  rapidement  de 
nous  Notre  guide  nous  dit  avec  effroi  que  c'était  un  tigre  ;  alors, 
malgré  ses  conseils ,  nous  tournâmes  vers  la  partie  du  bois  d'où 
partait  ce  bruit. 

Désoteux,  qui  seul  avait  des  pistolets,  entra  dans  le  fourré; 
l'animal  avait  fui.  Désoteux  déchargea  sa  colère  et  son  arme 
sur  un  gros  singe  qu'il  manqua. 

Je  ne  fis  pas  d'autre  rencontre  dans  ces  forêts  que  celle  d'un 
serpeut  énorme  de  l'espèce  des  boas;  il  dormait  au  soleil  sur 
des  broussailles.  Je  l'avais  pris  d'abord  pour  un  énorme  tronc 
d'arbre  renversé  :  et  je  ne  pus  me  défendre  d'un  soudain 
tressaillement  lorsque ,  au  moment  où  ma  mule  le  touchait 
presque,  ce  prétendu  arbre  se  redressa,  se  recourba,  mon- 
trant une  tète  hideuse ,  et  s'éloigna  de  moi  avec  rapidité ,  en 
poussant  un  affreux  sifflement. 

Il  y  a  encore  une  autre  espèce  d'animaux  dans  ce  pays  dont 
l'aspect  est  horrible  :  ce  sont  de  gigantesques  chauves-souris , 
plus  larges  qu'un  chapeau  espagnol ,  et  dont  la  physionomie 
infernale  ressemble  aux  plus  bizarres  masques  de  nos  diables 
de  l'Opéra.  On  les  nomme  vampires,  et  le  vulgaire  croit  que, 
lorsqu'elles  trouvent  un  homme  endormi ,  elles  sucent  tout  son 
sang  avec  tant  d'adresse  qu'elles  ne  le  réveillent  pas. 

Après  une  journée  des  plus  fatigantes,  étant  loin  de  toute 
habitation,  nous  demandâmes  asile  à  une  veille  femme  indienne, 
qui  nous  conduisit  dans  sa  case ,  vraie  demeure  de  sauvage  ou 
de  sorcière.  Cette  femme  s'efforça  de  nous  traiter  de  sou  mieux; 
mais  elle  nous  présenta  des  perroquets  cuits  dans  un  mau- 
vais chocolat,  et  d'autres  mets  si  dégoûtants  que  ne  nous  pûmes 
vaincre  notre  répugnance . 

Apres  avoir  mal   dormi,  comme  gens  qui  ont  l'estomac 


238  MÉMOIRES 

creux,  nous  reprîmes  notre  chemin.  Il  nous  fallut  franchir  avec 
peine  une  haute  montagne  nommée  San-Pedro ,  redescendre 
dans  une  profonde  vallée ,  et  passer  à  gué  plusieurs  torrents  ; 
enliu ,  ayant  gravi  une  dernière  montagne ,  nous  descendîmes 
par  une  douce  pente  dans  la  délicieuse  vallée  de  Caracas. 

Cette  vallée,  défendue  des  vents  ardents  du  midi  par  de  hautes 
montagnes,  est  ouverte  à  celui  de  l'est,  qui  y  apporte  une 
douce  fraîcheur.  Rarement  le  thermomètre  y  monte  au  delà  de 
vingt-quatre  degrés,  et  souvent  on  l'y  voit  au-dessous  de  vingt. 

Aussi ,  dans  ce  lieu  charmant ,  les  fleurs  et  les  fruits  se  suc- 
cèdent sans  cesse  On  y  recueille  toutes  les  productions  de 
la  zone  torride  et  l'on  peut  y  jouir  de  toutes  celles  des  zones 
tempérées.  Au  nord  des  champs  où  naissent  l'indigotier,  la 
canne  à  sucre  ,  l'oranger  et  le  citronnier,  on  trouve  dans  quel- 
ques jardins  du  blé ,  des  poiriers  et  des  pommiers. 

Le  vallon  est  arrosé  par  une  jolie  rivière  limpide ,  qui  rend 
les  prés  toujours  frais ,  les  arbres  toujours  verts.  Ces  arbres 
sont  embellis  par  une  foule  de  colibris  qui  réfléchissent  sur 
leur  joli  plumage  toutes  les  couleurs  de  l'arc-en-ciel  ;  on  di- 
rait que  ce  sont  mille  fleurs  brillantes  qui  voltigent. 

Un  grand  nombre  de  maisons  élégantes  sont  éparses  ou 
groupées  au  milieu  de  ces  prairies  ;  leurs  clos ,  dont  la  cul- 
ture est  soignée,  sont  entourés  de  haies  odoriférantes.  Là 
on  respire  un  air  pur,  embaumé  ;  là  il  semble  que  l'existence 
prend  une  nouvelle  activité  pour  nous  faire  jouir  des  plus 
douces  sensations  de  la  vie.  Enfin,  si  on  n'y  rencontrait  pas  des 
moines  inquisiteurs ,  des  alguazils  farouches  ,  quelques  tigres , 
et  des  employés  d'un  intendant  général  avide ,  j'aurais  presque 
pensé  que  le  vallon  de  Caracas  était  une  petite  partie  du  para- 
dis terrestre ,  et  que ,  par  une  obligeante  distraction ,  l'ange  qui 
défend  sa  porte  avec  une  épée  flamboyante  nous  en  avait  per- 
mis l'entrée. . 

La  ville  de  Caracas  s'offrit  à  nos  yeux  avec  assez  de  majesté 
pour  terminer  noblement  ce  tableau  ;  elle  nous  parut  grande , 


DU    COMTE    DE   SÉGLR.  239 

propre,  élégante  et  bien  bâtie.  Je  crois  qu'on  évaluait  sa  popu- 
lation alors  à  vingt  mille  habitants;  mais  on  assure  que,  depuis, 
un  désastreux  tremblement  de  terre  et  les  fureurs  des  guerres 
civiles  ont  fait  disparaître  cette  prospérité,  qu'une  sage  liberté 
et  une  administration  éclairée  pourront  seules  faire  renaître. 

Désoteux  y  était  arrivé  avant  nous;  plusieurs  ofliciers  de 
notre  armée  nous  y  avaient  précédés.  On  nous  attendait ,  et 
la  courtoisie  espagnole  fit  à  notre  petite  cavalcade  une  très- 
galante  réception.  Chacun  s'empressait  à  l'envi  de  nous  offrir 
sa  maison  ;  les  dames ,  ouvrant  leurs  jalousies ,  nous  saluaient 
de  leurs  balcons  ;  enlin  nous  étions  accueillis  comme  les  roman- 
ciers prétendent  qu'on  accueillait  autrefois  les  paladins  dans 
les  châteaux  où  ils  venaient  se  reposer  de  leurs  courses  aven- 
tureuses. 

Le  gouverneur  général  de  la  province ,  don  Fernand  Gon- 
zalez ,  ayant  su  que  j'étais  le  fils  du  ministre  de  la  guerre  du  roi 
de  France  ,  eut  la  bonté  de  me  donner  un  logement  dans 
son  palais ,  et ,  pendant  notre  séjour,  il  y  reçut  le  matin  et 
le  soir  tous  nos  compagnos  d'armes  avec  la  plus  grande  urbanité 
et  une  magnificence  vraiment  castillane. 

Ce  gouverneur  me  présenta  dans  les  sociétés  les  plus  distin- 
guées de  la  ville;  nous  y  vîmes  des  hommes  un  peu  trop  graves 
et  taciturnes ,  mais ,  en  revanche ,  une  grande  quantité  de  da- 
mes aussi  remarquables  par  la  beauté  de  leurs  traits ,  par  la 
richesse  de  leur  parure,  par  l'élégance  de  leurs  manières  et 
par  leurs  talents  pour  la  danse  et  pour  la  musique ,  que  par  la 
vivacité  d'une  coquetterie  qui  savait  très-bien  allier  la  gaieté  à  la 
décence. 

Mes  compagnons  de  voyage  se  sont  rappelé  longtemps  les 
charmes  de  Belina  Aristeguitta  et  de  ses  sœurs  Panscbitta , 
Rossa,  Thérésa.  Quant  à  moi,  je  fus  singulièrement  frappé  de 
la  ressemblance  extrême  de  l'une  de  ces  dames,  nommée  Ra- 
pbaellita  Erménégilde ,  avec  la  comtesse  Jules  de  Polignac. 

Le  trop  fameux  général  Miranda  ,  que  le  général  comte  de 


240  MEMOIRES 

Valence  accusa  depuis  de  nous  avoir  fait  perdre  la  bataille  de 
Nerwinde,  déjà  presque  gagnée  par  la  vaillance  de  M.  le  duc 
de  Chartres ,  aujourd'hui  duc  d'Orléans,  était  de  la  famille  des 
Aristeguitta.  Proscrit  par  le  gouvernement  espagnol,  il  lui 
chercha  longtemps  des  ennemis  dans  toute  l'Europe  et  entre- 
tenait d'intimes  intelligences  avec  des  Anglais  qui  l'aidaient  à 
féconder  en  Amérique  les  germes  d'une  révolution. 

Nous  étions  arrivés  à  Caracas  à  la  fin  du  carnaval;  aussi  la 
semaine  que  nous  y  passâmes  ne  fut  qu'une  série  continuelle 
de  fêtes,  de  bals  et  de  concerts.  Nous  trouvâmes  à  la  mode  , 
dans  cette  ville  ,  un  jeu  aussi  plaisant  que  singulier  ;  cavaliers 
et  dames ,  filles  et  garçons ,  jeunes  et  vieux ,  tous  ne  sortaient 
de  chez  eux,  pendant  les  jours,  gras,  que  les  poches  remplies 
d'anis,  et  dès  qu'on  se  rencontrait  on  s'en  lançait  à  l'envi  des 
poignées.  Nul  ne  pouvait  éviter  ces  mitrailles,  qui  n'excitaient 
dans  la  mêlée  que  de  vifs  éclats  de  rire. 

C'était  sûrement  la  plus  douce  et  la  plus  innocente  des 
guerres;  cependant,  comme  il  n'en  peut  point  exister  sans  évé- 
nements un  peu  marquants,  voici  celui  dont  je  fus  témoin.  Nous 
étions  un  jour  invités  à  un  grand  diner  chez  le  trésorier  géné- 
ral; plusieurs  révérends  Pères  inquisiteurs  honoraient  ce  repas 
de  leur  présence ,  faisant  fête  aux  vins  et  prenant  de  bonne 
grâce  leur  part  à  la  gaieté  des  convives.  Au  dessert ,  madame  la 
trésorière  donne  le  signal  du  combat  ;  de  tous  côtés  les  anis 
volent  :  le  rire  éclate  ;  mais  soudain  l'un  des  inquisiteurs,  pous- 
sant trop  loin  sa  grosse  gaieté  et  trouvant  les  anis  trop  légers, 
lance  au  milieu  de  ce  frêle  tourbillon  une  grosse  amande. 

Ce  boulet  va  frôler  tout  droit  le  nez  du  duc  de  Laval ,  qui , 
n'aimant  pas  trop  les  moines  ni  les  mauvaises  plaisanteries , 
riposte  par  un  boulet  de  vingt-quatre,  c'est-à-dire  par  une 
grosse  orange ,  qui  vient  sans  respect  frapper  le  révérend  Père 
au  visage.  Alors  les  Espagnols  consternés  se  lèvent,  les  dames 
si  signent,  les  jeux  cessent,  le  dîner  finit;  mais  le  révérend 
Père,  affectant  une  gaieté  que  démentait  sa  physionomie,  rassura 


DU   COMTE   DE   SEGCJR.  241 

tout  le  monde  en  recommençant  les  jeux  si  gravement  inter- 
rompus. Je  crois  que ,  si  nous  n'avions  pas  eu  sur  cette  côte , 
dans  un  port  voisin,  cinq  mille  amis  armés,  le  Père  inquisi- 
teur, moins  indulgent,  aurait  fort  bien  pu  offrir  à  Laval,  pour 
quelque  temps ,  un  de  ces  logements  sombres  et  frais  dont  il 
avait  grand  nombre  à  sa  disposition. 

Le  gouverneur,  don  Fernand  Gonzalez,  se  mêlait  souvent 
à  nos  danses ,  à  nos  concerts ,  mais  en  conservant  toujours  sa 
dignité  ;  ses  manières  étaient  fort  nobles  ;  son  esprit  était  cul- 
tivé, son  caractère  humain,  affable  et  généreux.  Accessible  à 
tout  le  monde,  il  donnait  audience  à  tous  ceux  qui  la  lui 
demandaient,  écoutait  leurs  plaintes  avec  bonté  et  y  faisait 
droit ,  autant  que  cela  lui  était  possible.  Il  connaissait  parfaite- 
ment les  vices  de  l'administration  coloniale ,  et ,  si  son  autorité 
eût  eu  plus  de  latitude,  tout  aurait  bientôt  pris,  dans  ces  pro- 
vinces, une  face  nouvelle  et  prospère  ;  mais  il  ne  lui  était  pas 
permis  d'arrêter  l'intendant  dans  ses  opérations  fiscales  et  de 
gêner  l'Inquisition  dans  les  mesures  sévères  qu'elle  prenait  pour 
éteindre  toute  lumière  naissante  et  pour  empêcher  tout  progrès 
en  civilisation. 

Je  lui  demandai  si  cette  Inquisition  avait  un  pouvoir  aussi 
redoutable  qu'on  le  disait.  «  TS'en  doutez  point ,  me  répondit- 
«  il.  Pour  vous  en  donner  une  idée,  il  vous  suffira  de  savoir 
«  que  je  suis  obligé ,  par  mes  instructions ,  de  prêter  main-forte 
«  à  ce  tribunal  et  de  mettre  à  sa  disposition  les  troupes  que  je 
«  commande,  toutes  les  fois  que  j'en  suis  requis ,  et  sans  qu'il 
«  me  soit  permis  de  m'informer  du  motif  ou  de  l'objet  de 
«  cette  réquisition.  Au  reste,  ce  fameux  tribunal,  tant  re- 
«  douté,  ne  verse  plus  de  sang  comme  autrefois;  il  châtie 
«  même  beaucoup  moins  qu'on  ne  le  pense-,  mais  il  menace 
«  et  il  effraye,  et,  s'il  ne  fait  pas  beaucoup  de  mal,  il  empêche 
«  au  moins  de  faire  beaucoup  de  bien.  » 

Dans  la  suite  de  ces  entretiens  le  gouverneur  m'apprit  que, 
par  un  singulier  hasard,  l'Amérique  espagnole  venait  (rétro 

21 


242  MÉMOIRES 

délivrée  d'un  fléau  terrible  ;  il  régnait ,  de  temps  immémorial , 
sur  ce  continent ,  une  maladie  cruelle ,  contagieuse  et  réputée 
incurable  ;  on  l'appelait  la  lèpre  de  Càrthayène.  Dès  qu'un 
individu  était  attaqué  de  ce  mal  horrible,  qui  couvrait  la  peau 
d'ulcères ,  détruisait  le  sens  du  tact  et  conduisait  par  des 
douleurs  insupportables  à  une  mort  lente ,  tout  le  monde  fuyait 
ce  malheureux,  chacun  évitait  avec  horreur  son  approche. 
Toute  pitié  cessait  pour  lui  ;  l'amitié  l'abandonnait  :  la  terreur 
étouffait  même  la  voix  de  la  nature  ;  il  n'avait  d'asile  que  les 
léproseries ,  hôpitaux  infects ,  où  ses  souffrances  s'aigrissaient 
par  le  spectacle  de  celles  de  ses  compagnons  d'infortune. 

Don  Fernand  Gonzalez  me  dit  que  récemment ,  dans  la  pro- 
vince de  Guatimala,  une  vieille  négresse,  chassée  inhumaine- 
ment d'une  habitation ,  parce  qu'elle  était  atteinte  de  la  lèpre , 
ayant  été  rencontrée  par  une  tribu  sauvage  dans  les  bois  où 
elle  errait,  elle  avait  vu  avec  surprise  ces  hommes  s'approcher 
d'elle  sans  crainte  et  l'emmener  avec  eux.  Arrivée  dans  leurs 
cabanes ,  ils  la  traitèrent ,  la  guérirent  ;  mais  'ils  la  retinrent  en 
servitude ,  pour  qu'elle  n  apprit  point  aux  Européens  le  secret 
de  sa  guérison. 

Cependant,  cette  tribu  étant  un  jour  attaquée  par  une  tribu 
voisine ,  la  pauvre  négresse ,  s'étant  échappée  pendant  le  tu- 
multe ,  avait  trouvé  le  moyen  de  regagner  par  les  bois  son  ha- 
bitation. 

Son  retour  et  sa  guérison  y  excitèrent  la  plus  grande  surprise. 
On  attribuait  cette  cure  à  un  miracle  ;  mais  elle  apprit  à  ses 
maîtres  que  les  sauvages  l'avaient  guérie  en  lui  faisant  avaler 
chaque  jour,  pendant  trois  semaines ,  un  lézard  cru  et  coupé 
en  morceaux.  Ce  lézard,  disait-elle,  était  fort  commun  partout. 

La  nouvelle  de  cette  aventure  s'étant  promptement  répandue 
dans  toutes  les  provinces  du  continent  espagnol ,  on  avait  essayé 
et  pratiqué  avec  un  tel  succès  le  remède  du  lézard  que  peu  à 
peu  les  léproseries  s'étaient  vidées  et  que  la  contagion  avait 
presque  totalement  disparu.  Le  gouverneur  me  fit  voir  deux 


DU   COMTE   DE   SEGUH.  24" 

de  ces  lézards  ;  j'en  mangeai  même  quelques  morceaux  ;  sa 
propriété  est ,  au  bout  de  peu  de  jours,  de  donner  des  sueurs 
et  des  salivations  si  fortes  qu'elles  emportent  le  mal  en  peu  de 
temps. 

A  mon  retour  en  France  je  communiquai  ce  fait  à  plusieurs 
médecins  ,  et ,  ce  qui  est  pénible  à  dire ,  c'est  qu'ils  reçurent 
avec  indifférence  cet  avis ,  et  qu'ils  négligèrent  de  prendre  des 
informations  sur  un  remède  si  efficace ,  et  que  le  gouverneur 
assurait  avoir  vu  employer  avec  un  grand  succès  pour  guérir 
des  soldats  hydropiques. 

Je  fis  enfin  connaissance  avec  le  fameux  intendant  général 
don  Joseph  d'Avalos ,  vrai  tyran  de  cette  colonie  ;  il  achetait , 
au  nom  du  roi ,  toutes  les  marchandises  venant  d'Europe , 
en  fixait  le  prix  à  son  gré ,  et  faisait  confisquer  toutes  celles 
qu'on  ne  voulait  pas  vendre  par  son  entremise  ;  il  fixait  de 
même,  par  un  rigoureux  tarif,  les  droits  d'exportation  des 
denrées  coloniales ,  faisait  payer  dix  pour  cent  pour  l'entrée 
dans  le  port ,  indépendamment  de  cinq  pour  cent  d'impôt  sur 
la  récolte.  En  outre ,  tout  bâtiment  chargé  de  cacao ,  allant  en 
Espagne,  était  tenu  de  porter  une  certaine  quantité  defanëgues 
pour  le  compte  du  roi,  ou,  pour  mieux  dire,  de  l'intendant, 
qui  faisait  ainsi  cet  énorme  gain  sans  aucun  déboursé. 

De  tels  moyens  pour  grossir  rapidement  sa  fortune  étaient 
odieux  et  pourtant  concevables;  mais  ce  qui  ne  l'est  pas  ,  c'est 
l'absurde  fantaisie  de  cet  intendant ,  qui  défendait  la  culture 
du  coton  dans  un  pays  où  il  vient  presque  naturellement.  Par 
le  même  caprice ,  tandis  que  dans  cette  contrée  les  bœufs 
étaient  si  communs  qu'un  propriétaire ,  sans  être  très-riche  , 
les  comptait  par  milliers  dans  ses  possessious ,  Joseph  d'Avalos 
en  défendait  l'exportation  sous  les  peines  les  plus  sévères.  Aussi 
cet  intendant  était  parvenu  à  réunir  toutes  les  opinions  en  une 
seule  ;  il  n'y  avait  qu'une  voix  sur  son  compte  :  tout  le  monde 
le  détestait. 

Avant  de  quitter  Caracas  je  voulus  me  donner  la  satïsfac- 


214  MÉMOIRES 

tion  de  causer  avec  un  des  inquisiteurs ,  qui  savait  un  peu  le 
français  et  qui  paraissait  plus  communicatif  que  ses  confrères. 
Je  lui  parlai  de  l'état  florissant  dans  lequel  j'avais  laissé  les 
peuples  de  l'Amérique  du  l\ord.  «  Comment,  lui  dis-je,  souf- 
«  frez-vous  que  vos  provinces ,  découvertes  depuis  si  long- 
«  temps ,  soient  si  Tort  en  arrière  des  colonies  anglaises  pour 
«  la  civilisation?  Entre  vos  villes  on  trouve  des  déserts,  les 
«  animaux  sauvages  s'y  multiplient  plus  tranquillement  que 
«  les  hommes.  La  nature  vous  verse  ici  tous  ses  trésors;  pour- 
«  quoi  les  enfouir? 

«  — Vous  m'avez  répondu  vous-même,  reprit  le  moine,  en 
«  me  citant  les  républiques  américaines.  Nos  provinces  nous 
«  rapportent  suffisamment  de  richesses  et  nous  restent  sou- 
«  mises;  si  nous  étions  assez  fous  pour  laisser  ces  richesses  et 
«  la  population  s'accroître,  bientôt  nos  colonies  nous  échap- 
«  peraieut  et  deviendraient  indépendantes. 

«  —  A  merveille ,  lui  répliquai-je  avec  indignation;  il  ne  me 
«  reste  plus ,  mon  révérend  Père ,  qu'un  seul  conseil  à  vous 
«  offrir,  celui  de  faire  tuer  la  moitié  de  tous  les  enfants  qui 
«  naîtront.  Vous  n'avez  pas,  je  crois ,  d'autre  moyen  de 
«  vaincre  une  nature  qui  tôt  ou  tard  sera  plus  forte  que  vous.  » 
Là ,  comme  on  le  croira  facilement ,  finit  notre  entretien. 

Après  avoir  passé  une  semaine  dans  cette  ville  et  dans  cette 
vallée  charmantes  ,  pour  lesquelles  le  Ciel  s'est  montré,  si  pro- 
digue et  l'administation  si  avare,  l'imagination  encore  pleine  des 
charmes  des  belles  Espagnoles ,  du  bruit  de  leurs  castagnettes , 
du  son  de  leurs  guitares  et  des  accents  de  leurs  jolies  voix ,  je 
partis  pour  me  rendre  au  port  de  la  Guayra  ,  où  je  trouvai  un 
canot  de  mon  vaisseau  le  Souverain ,  qui  était  venu  m'attendre 
et  qui  devait  me  conduire  le  long  de  la  côte  à  Porto-Cabello. 

Bozon  et  Champcenetz  prirent  le  même  parti,  ainsi  que  Mat- 
thieu Dumas ,  qui  avait  obligeamment  tracé  pour  moi  le  plan 
détaillé  et  très-curieux  de  notre  route  de  Porto-Cabello  à  Ca- 
racas. 


DU    COMTE    DE   SÉGUU,  245 

Le  port  de  la  Guayra  et  celui  de  Porto-Cabello  étaient  alors 
les  deux  seuls  où  il  fût  permis  aux  colons  ,  par  le  terrible  d'A- 
valos,  de  porter  leurs  denrées;  niais  les  habitants  échappaient  à 
cette  tyrannie  en  se  rendant  la  nuit  dans  de  petites  anses  où 
des  contrebandiers  de  Curaçao  les  attendaient. 

Ces  contrebandiers  étaient  hollandais  et  bien  armés  ;  l'in- 
tendant envoyait  contre  eux  de  petits  bâtiments  nommés  bé- 
landres  et  des  soldats.  C'était  une  petite  guerre  continuelle  ; 
la  ruse  y  triomphait  de  la  force. 

Ce  commerce  interlope  fit  la  fortune  de  la  colonie  hollandaise 
de  Curaçao  et  donna  aux  créoles  du  continent  quelques  moyens 
de  soustraire  une  partie  de  leurs  richesses  à  l'impitoyable  avi- 
dité de  don  Joseph  d'Avalos. 

La  rade  de  la  Guayra  est  commode ,  sûre ,  et  la  ville  est  dé- 
fendue par  des  forts  très-bien  construits  ;  la  route  de  Caracas 
à  cette  ville  est  roide,  escarpée ,  difficile,  mais  cependant  beau- 
coup plus  praticable  que  tous  les  autres  chemins  déjà  suivis  par 
nous  dans  ces  montagnes. 

Le  canot  où  nous  nous  embarquâmes  était  suivi  par  un  autre 
canot  sur  lequel  étaient  montés  M.  Linch,  officier  de  notre 
état-major,  et  le  comte  Christiern  de  Deux-Ponts  ,  colonel  d'un 
régiment  de  quatre  bataillons,  qui  portait  son  nom. 

Un  vent  frais  et  favorable  nous  faisait  espérer  une  courte  na- 
vigation, lorsqu'à  dix  lieues  de  la  Guayra  nous  aperçûmes  une 
frégate  qui  venait  sur  nous.  Rien  ne  nous  faisait  distinguer 
si  elle  était  anglaise  ou  française;  dans  cette  incertitude  nous 
crûmes  plus  prudent  d'éviter  cette  rencontre.  Quoique  la  fré- 
gate nous  hélât,  nous  serrâmes  la  côte  de  près,  évitant  avec 
soin  les  brisants,  et  nous  fûmes  ainsi  bientôt  hors  de  toute  at- 
teinte. 

Le  canot  qui  nous  suivait  ne  nous  imita  point  ;  l'officier  qui 
le  commandait  continua  sa  marche  sans  crainte ,  parce  qu'il 
regardait  la  frégate  comme  amie  ;  il  fut  étrangement  surpris 
lorsqu'un  ou  deux  boulets,  qui  passèrent  près  du  canot,  iuvi- 

2!. 


216  MÉMOIRES 

lèrent  impérieusement  nos  pauvres  compagnons  à  se  rendre  à 
bord  du  bâtiment  de  guerre. 

C'était  une  frégate  anglaise,  commandée  par  un  jeune  capi- 
taine nommé  Nelson,  (fui  depuis  ne  devint  que  trop  célèbre  par 
la  destruction  de  notre  armée  navale  sur  la  côte  d'Egypte  et 
par  d'autres  éclatantes  victoires. 

Mon  ami  Linch,  dans  ce  moment  critique,  était  fort  inquiet, 
parce  que  la  loi  anglaise  punit  de  mort  tous  ceux  qui ,  étant  nés 
en  Angleterre,  sont  pris  en  portant  les  armes  contre  elle.  Il 
pria  donc  très-instamment  le  comte  de  Deux-Ponts  de  ne  rien 
laisser  échapper  qui  pût  apprendre  aux  officiers  de  la  frégate, 
qu'il  était  né  dans  les  îles  Britanniques. 

Nelson  reçut  ces  deux  officiers  avec  tant  de  politesse  ,  les 
traita  si  bien  et  leur  fit  faire  si  bonne  chère  que,  malgré  leur 
chagrin,  ils  prirent  assez  promptement  le  parti  de  se  résigner  de 
bonne  grâce  à  leur  sort, 

Or  il  arriva  que,  tenant  table  longtemps  et  trouvant  le  via 
bon,  ils  en  goûtèrent  un  peu  trop,  espérant  sans  doute  que  ses 
fumées  étourdiraient  leur  tristesse.  Le  remède  produisit  son 
effet;  la  conversation  s'anima,  la  gaieté  devint  confiante. 

Après  divers  propos,  on  parla  de  l'Angleterre  et  de  Londres  ; 
Nelson  fit ,  je  ne  sais  par  quel  hasard ,  une  ou  deux  méprises 
sur  quelques  noms  de  rues  et  sur  remplacement  de  quelques 
édifices;  Linch  voulu  le  redresser;  on  discuta ,  on  disputa. 
Tout  à  coup  Nelson  dit  à  son  interlocuteur,  en  le  regardant 
avec  une  sorte  de  malice  :  «  Ce  qui  m'étonne  ,  Monsieur,  c'est 
«  que  vous  parlez  anglais  et  que  vous  connaissez  Londres  tout 
<>  aussi  bien  que  moi; 

«  — -  Rien  n'est  moins  étonnant ,  s'écria  le  comte  de  Deux* 
«  Ponts,  un  peu  échauffe  par  le  diner  :  car  mon  ami  est  né  à  Lon- 
dres. »  Linch  frémit  de  tout  son  corps;  mais  Nelson  ne  parut 
point  avoir  entendu  ces  paroles  indiscrètes ,  et  il  changea  de 
conversation  ,  continuant  a  l'aire  à  ses  hôtes  l'accueil  le  plus 
gracieux . 


I»l     COMTE    DE   SÉGUB.  247 

Le  lendemain ,  prenant  à  part  ses  deux  prisonniers,  il  leur 
dit  avec  une  rare  obligeance  :  «Je  conçois  combien  il  est  pénible 
«  pour  le  colonel  d'un  régiment,  pour  un  offieier  de  l'état- 
«  major  de  l'armée  française ,  de  se  voir,  peut-être  au  moment 
«  d'une  expédition,  prives  de  leur  liberté  par  un  hasard  imprévu. 
«  D'un  autre  côté ,  autant  je  me  croirais  honoré  de  vous  avoir 
«  faits  prisonniers  à  la  suite  d'un  combat,  autant  il  est  peu 
«  flatteur  pour  mou  amour^propre  de  m'être  emparé  d'un  canot 
«  et  de  deux  officiers  qui  se  promenaient.  Voici  donc  la  résolu- 
«  tiou  que  j'ai  prise.  J'ai  reçu  l'ordre  d'aller  reconnaître ,  le  plus 
«  près  possible ,  dans  la  rade  de  Porto-Cabello ,  votre  escadre 
«  qui  y  est  mouillée  ;  je  vais  l'exécuter.  Si  l'on  me  donne  chasse 
«  et  que  ce  soit  le  vaisseau  la  Couronne  qu'on  envoie  à  ma 
«  poursuite,  je  vous  emmène  avec  moi  sans  perdre  de  temps; 
«  car  ce  vaisseau  est  si  bon  voilier  que  je  ne  pourrais  lui  échapper. 
«  Tout  autre  m'inquiéterait  peu,  et,  dans  ce  dernier  cas,  je  vous 
«  promets  de  laisser  à  votre  disposition  une  petite  bélandre  es- 
«  pagnole  que  j'ai  prise  récemment,  ainsi  que  deux  matelots 
"■  qui  vous  conduiront  dans  le  port  et  vous  rendront  à  vos  dra- 
«  peaux.  » 

En  effet,  étant  entré  peu  de  temps  après  dans  la  rade, 
comme  on  ne  s'attendait  pas  à  cette  visite  et  qu'une  partie 
des  équipages  et  des  officiers  étaient  à  terre ,  Nelson  eut  tout 
le  temps  d'examiner  et  de  compter  à  son  gré  les  bâtiments  de 
notre  armée  navale,  et  il  se  passa  plus  de  deux  heures  avant  que 
la  frégate  la  Cérês ,  que  M.  de  Vaudreuil  envoya  à  la  pour- 
suite du  bâtiment  ennemi ,  pût  mettre  à  la  voile. 

Nelson  tint  sa  parole;  le  comte  de  Deux-Ponts  etLinch  des- 
cendirent tranquillement  sur  l'esquif  espagnol  et  nous  rejoi- 
gnirent, à  notre  grande  surprise  comme  à  leur  grande  joie. 

A  mon  arrivée  a  Porto-Cabello,  j'avais  instruit  nos  généraux 
de  la  rencontre  que  nous  axions  faite  (l'une  frégate  inconnue; 
dès  que  cette  frégate  parul  à  la  vue  du  port,  j'obtins  la  permis- 
sion de  mouler  a  bord  de  la  Cérès,  qui  devait  la  poursuivre  et 


218  M  [.MOIRES 

la  combattre  ;  Alexandre  de  Lamcth  et  Bozon  s'y  embarquèrent 
aussi. 

Mais,  avant  de  parler  de  cette  course ,  je  ne  veux  pas  quitter 
mon  ami  Lineh  sans  raconter  uue  anecdote  qui  donnera  tout 
à  la  fois  uue  idée  de  sa  bravoure  singulière  et  de  l'originalité 
de  son  caractère.  Linch ,  après  avoir  fait  la  guerre  dans  l'Inde , 
servit ,  avant  d'être  employé  à  l'armée  de  Rochambeau  ,  sous 
les  ordres  du  comte  d'Estaing;  il  se  distingua  particulièrement 
au  siège  trop  mémorable  de  Savannah.  M.  d'Estaing,  dans  le 
moment  le  plus  critique  de  cette  sanglante  affaire ,  étant  à  la 
tête  de  la  colonne  de  droite ,  charge  Lineh  de  porter  un  ordre 
très-urgent  à  la  troisième  coloune,  celle  de  gauche.  Les  colonnes 
se  trouvaient  alors  à  portée  de  mitraille  des  retranchements  en- 
nemis ;  de  part  et  d'autre  on  faisait  un  feu  terrible.  Linch ,  au 
lieu  de  passer  par  le  centre  ou  par  la  queue  des  colonnes ,  s'a- 
vance froidement  au  milieu  de  cette  grêle  de  balles ,  de  boulets , 
de  mitraille,  que  les  Français  et  les  Anglais  se  lançaient  mu- 
tuellement. En  vain  M.  d'Estaing  et  ceux  qui  l'entouraient  crient 
à  Linch  de  prendre  uue  autre  direction;  il  continue  samarcbe, 
exécute  son  ordre ,  et  revient  par  le  même  chemin ,  c'est-à-dire 
sous  une  voûte  de  feu,  où  l'on  croyait  à  tous  moments  qu'il  allait 
tomber  en  pièces. 

«  Morbleu  !  lui  dit  le  général  en  le  voyant  arriver  sain  et 
«  sauf,  il  faut  que  vous  ayez  le  diable  au  corps.  Eh  !  pourquoi 
«  donc  avez-vous  pris  ce  chemin  où  vous  deviez  mille  fois  périr? 
«  — Parce  que  c'était  le  plus  court,  »  répondit  Linch.  Après  ce 
peu  de  mots  il  alla  tout  aussi  froidement  se  mêler  au  groupe 
le  plus  ardent  de  ceux  qui  montaient  à  l'assaut. 

Linch  fut  depuis  lieutenaut  général ,  il  commandait  notre  in- 
fanterie à  la  première  bataille  que  nous  livrâmes  aux  Prussiens 
sur  les  hauteurs  de  Valmy. 

Je  reviens  à  la  Cérès.  Nous  eûmes  beau  forcer  de  voiles  et 
poursuivre  longtemps  Nelson ,  son  agile  frégate  nous  échappa. 
Forcés  de  cesser  une  chasse  inutile   et  nous  trouvant  près 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  24U 

de  Curaçao ,  nous  voulûmes  nous  y  rafraîchir  ;  mais  un  cou- 
rant rapide,  nous  entraînant ,  nous  fit  échouer  sur  un  banc  de 
sable,  à  l'entrée  du  port.  Quelques  bâtiments  hollandais  vinrent 
à  notre  secours  et  nous  relevèrent. 

Nous  restâmes  deux  jours  dans  cette  île;  j'en  parlerai  peu  ; 
elle  n'offre  rien  qui  puisse  satisfaire  la  curiosité  :  c'est  un  roc 
stérile  ;  mais  l'industrie  hollandaise  en  a  fait  une  riche  colonie. 
Le  commerce  iuterlope  qu'elle  faisait  avec  le  continent  y  portait 
tous  les  trésors  que  les  colons  espagnols ,  opprimés ,  pouvaient 
dérober  à  la  surveillance  de  leur  tyranuique  administration. 

Là  nous  apprîmes  que  nos  vœux  allaient  être  remplis ,  et 
que  l'armée  navale  de  M.d'Estaing,  quittant  enfin  Cadix,  de- 
vait bientôt  se  réuuir  à  nous  ,  ainsi  que  l'escadre  espagnole  de 
la  Havane.  Nous  nous  hâtâmes  donc  de  revenir  à  Porto-Ca- 
bello. 

J'y  trouvai  des  lettres  de  France  ;  mon  père  me  mandait  que 
le  roi  m'avait  nommé  colonel  commandant  du  régiment  de  Bel- 
zunce-dragons  ,  qui  prenait  dès  ce  moment  le  nom  de  Ségur. 
Cette  nouvelle  m'aurait  donné  une  vive  satisfaction  en  tout  autre 
temps;  mais,  à  la  veille  d'une  expédition  pour  conquérir  la  Ja- 
maïque, je  ne  pouvais  supporter  l'idée  de  quitter  l'armée ,  et  je 
résolus  d'y  rester. 

La  réunion  prochaine  de  tant  de  forces  et  les  conséquences 
d'une  vaste  combinaison  qui  allait  exposer  les  possessions  an- 
glaises, dans  les  Antilles,  au  péril  le  plus  imminent ,  furent  sans 
doute  un  des  plus  puissants  motifs  qui  déterminèrent  le  minis- 
tère britannique  à  conclure  la  paix  et  à  reconnaître  l'indépen- 
dance américaine. 

Peu  de  jours  après  notre  retour  à  Porto-Cabello,  la  frégate 
r.indromaque  nous  apporta  de  France  la  nouvelle  que  celte 
paix  glorieuse  était  signée.  Bientôt  nous  mîmes  à  la  voile  pour 
nous  rendre  au  Cap- Français ,  dans  l'île  de  Saint-Domingue. 
M.  de  Vaudreuil  voulut  que  je  m'embarquasse  avec  lui  sur  le 
vaisseau  amiral  le  IS'orlhumberland. 


250  MÉMOIRES 

Nous  partîmes  le  3  avril  178:5.  En  m'éloignant  de  ce  beau 
continent  j'emportai  la  pensée  que  son  oppression  ne  du- 
rerait pas  et  qu'il  arriverait  pour  lui  des  jours  d'affranchis- 
sement et  de  prospérité.  L'événement  a  justifié  cette  pré- 
vision. La  république  de  Colombie  s'est  formée  au  milieu  des 
orages  ;  le  courage  a  triomphé  de  la  force ,  et  la  patience,  des 
obstacles. 

Puisse  cette  nouvelle  république,  après  ses  triomphes,  jouir 
intérieurement  du  bonheur  qui  ne  peut  naître  que  de  l'ordre  et 
du  respect  des  lois  !  Puisse-t-elle ,  imitant  les  États-Unis ,  se 
souvenir  toujours  que  la  liberté  a  plus  à  craindre,  partout,  les 
passions  de  ceux  qui  la  servent  que  celles  des  ennemis  qui 
l'attaquent  ! 

Le  vent  était  si  frais  que  nous  filions  douze  nœuds  par  heure, 
c'est-à-dire  quatre  lieues.  Les  calculs  de  nos  marins  les  avaient 
trompés,  et,  la  sonde  ne  leur  faisant  point  reconnaître  le  voi- 
sinage de  la  côte  que  leur  point  indiquait,  ils  croyaient  que  les 
courants  nous  avaient  entraînés  dans  la  Manche. 

Cependant  M.  de  Vaudreuil,  par  prudence,  nous  faisait  cou- 
rir la  nuit  des  bordées  au  fîirge.  Il  avait  raison,  car  un  matin, 
au  moment  où  le  jour  paraissait,  j'entendis  M.  de  Médiue,  capi- 
taine de  notre  vaisseau ,  s'écrier  :  «  Je  vois  des  brisants  à  tra- 
«  vers  les  brouillards.  » 

M.  de  l'Aiguille,  officier  d'un  mérite  supérieur,  mais  dont 
la  jeunesse  était  parfois  un  peu  trop  confiante,  répondit  en 
souriant  :  «  Ces  brisants  n'existent  que  dans  votre  lunette. 

«  —  Jeune  homme,  répliqua  avec  colère  notre  vieux  capitaine, 
«  vous  êtes  major  général  de  l'escadre  ;  vous  pouvez  lui  donner 
«  les  ordres  que  vous  voudrez.  Quant  à  moi ,  je  sais  ce  que  je 
«  dois  faire,  et,  quoique  M.  le  marquis  de  Vaudreuil  soit  à 
«  mon  bord,  c'est  moi  qui  réponds  de  mon  vaisseau.  Eu  con- 
«  séquence,  je  vais  donner  l'ordre  de  virer  sur-le-champ ,  car 
«  il  n'y  a  pas  une  minute  à  perdre.  » 

En  effet  il  donna  cet  ordre ,  et ,  tandis  que  la  manœuvre 


DU    COMTE   DE  SEGUB.  251 

s'exécutait ,  le  brouillard  se  dissipant  tout  à  coup  comme  une 
toile  de  théâtre  qui  se  lève,  nous  vîmes  à  deux  cents  toises  de 
nous  les  roches  des  Saints,  ou  les  vagues,  frappant  avec  fu- 
rie ,  élevaient  leurs  gerbes  écumantes  à  vingt  pieds  de  hauteur 
et  sur  lesquelles  toute  notre  flotte  aurait  infailliblement  péri. 
Heureusement  l'escadre  imita  le  mouvement  de  notre  vaisseau. 
Alors,  tout  péril  étant  passé,  nous  arrivâmes  en  trois  heures 
dans  la  rade  de  Brest. 

Descendu  à  terre,  je  reçus  la  nouvelle  de  la  nomination  de  mon 
père  au  grade  de  maréchal  de  France.  J'appris  aussi ,  non  sans 
quelque  surprise,  que  je  le  trouverais  encore  ministre,  car  il 
occupait  ce  poste  depuis  plus  de  deux  ans ,  et  je  n'ignorais  pas 
que,  de  toutes  les  existences  humaines ,  la  vie  ministérielle  est 
la  plus  orageuse,  la  plus  incertaine,  la  plus  chancelante  et  la 
plus  courte. 

On  ressent  une  joie  bien  vive  lorsque,  après  de  longues  tra- 
versées ,  on  touche  d'un  pied  la  terre  en  repoussant  de  l'autre 
le  canot  qui  nous  a  portés.  Je  trouve  la  constance  des  marins 
aussi  surprenante  qu'admirable  ,  et  j'ai  peine  à  concevoir  l'im- 
patient désir  que  la  plupart  d'entre  eux  éprouvent ,  après  quel- 
ques moments  de  relâche ,  de  se  lancer  de  nouveau  sur  le 
perfide  Océan.  Il  semble  que  ce  soit  pour  eux  une  passion ,  un 
besoin  continuel  d'agitations  et  d'émotions. 

Pour  moi,  je  ne  connais  aucun  métier  plus  capable  d'aigrir 
le  caractère  et  de  le  rendre  brusque  et  chagrin.  On  y  vit  dans 
un  état  presque  perpétuel  de  contrariété  ;  veut-on  aller  au  nord  : 
le  vent  vous  pousse  au  sud  ;  désire-t-ou  dîner  :  la  tourmente 
ébraole  votre  table ,  renverse  vos  plats  ;  si  l'on  marche  il  faut 
se  tenir  péniblement  en  équilibre  pour  résister  au  tangage  et  au 
roulis. 

Jamais  un  moment  de  solitude  ,  point  de  portes  pour  échapper 
au  bruit  et  aux  importuns ,  point  d'asile  pour  le  travail  et  pour 
la  rêverie.  Si  l'espoir  de  dormir  vous  console,  les  cris  des  ma- 
telots ,  le  changement  bruyant  des  manœuvres  ,  les  virements 


252  MÉMOIRES 

de  bord,  les  secousses  violentes  du  bâtiment, le  mugissement 
dos  vagues  vous  réveillent  à  chaque  instant.  Enfin,  ayant  à  re- 
douter également  l'air,  qui  peut  vous  emporter,  la  terre,  où  l'on 
craint  d'échouer,  une  mer  sans  Tond,  qui  menace  de  vous  en- 
gloutir, ne  voyant  au-dessus,  au-dessous  et  autour  de  vous, 
que  le  ciel  et  l'eau,  vous  êtes  encore  exposé  aux  périls  du  feu, 
que  vous  bravez  sur  un  bâtiment  de  bois  qui  porte  un  magasin 
de  poudre. 

La  gloire  même  est  plus  soumise  sur  la  mer  que  partout 
ailleurs  aux  caprices  du  sort,  et,  pour  déjouer  les  calculs  du 
plus  habile  et  du  plus  brave  capitaine ,  il  suffit  d'un  calme  im- 
prévu ,  d'une  saute  de  vent ,  d'une  voile  déchirée  et  d'un  mât 
brisé. 

Payons  donc  à  nos  intrépides  marins  un  juste  et  triple  hom- 
mage; ce  n'est  pas,  comme  sur  terre,  au  prix  seul  de  leur 
sang  qu'ils  acquièrent  des  lauriers  :  c'est  en  s'exilant  presque 
perpétuellement  de  leurs  foyers ,  en  sacrifiant  à  leurs  devoirs 
tous  les  plaisirs  de  famille ,  de  société ,  tous  les  plus  doux  sen- 
timents de  la  nature;  c'est  en  triomphant  non-seulement  de 
leurs  ennemis ,  mais  de  tous  les  éléments ,  qu'ils  méritent  la 
palme  glorieuse  que  leur  doit  une  patrie  reconnaissante. 

Moi  qui  partageais,  comme  voyageur,  leurs  périls ,  sans  es- 
poir de  partager  leur  gloire ,  je  ne  saurais  exprimer  le  plaisir 
que  je  ressentis  en  m'élançant  sur  la  terre,  en  revoyant  ma 
patrie ,  et  en  montant  dans  la  voiture  qui  devait  me  faire  re- 
trouver en  peu  de  jours  tous  les  objets  de  mon  affection.  Tout 
était  délices  pour  moi  :  l'aspect  des  champs ,  la  vue  des  arbres 
et  de  la  verdure ,  la  pureté  de  l'air,  la  fraîcheur  des  aliments 
et  l'absence  de  cette  eau  fétide  qui,  pendant  une  longue 
navigation,  peut  seule  étancher  notre  soif  en  révoltant  nos 
sens. 

A  quelques  lieues  de  Brest,  ayant  quitté  ma  voiture  pour 
gravir  à  pied  une  montagne  assez  longue  et  pour  jouir  enfin 
du  plaisir  de  me  promener  sur  un  terrain  solide ,  je  fus  tout 


DU     COMTE    DE   SKGUR.  253 

à  coup  témoin  d'une  autre  joie  qui  se  manifestait  par  les  plus 
broyants  transports. 

J'avais  pris  sur  mon  habitation  de  Saint-Domingue  et  amené 
avec  moi  en  Franee  un  jeune  nègre  nommé  Aza,  âgé  de  treize 
a  quatorze  ans  :  Tout  à  coup  je  le  vois  sauter,  danser,  chanter 
et  rire  aux  éclats.  «  Quelle  est  donc,  Aza ,  lui  dis-je  ,  la  cause 
«  de  ces  folies?  >»  Alors  le  négrillon,  continuant  ses  gam- 
bades, me  dit  en  me  montrant  avec  sa  main  des  paysans  qui 
bêchaient  un  champ  :  «  Maître  moi,  maître  moi,  mirez  là-bas  , 
«  li  blancs  travailler,  li  blancs  travailler,  travailler  comme 
nous!  » 

Cette  joie  si  vive  me  fit  tristement  rêver  au  sort  d'une  race 
d'hommes  accoutumés,  par  l'esclavage,  à  regarder  des  hommes 
d'une  autre  couleur  comme  une  race  d'une  nature  différente 
de  la  leur  et  presque  comme  des  dieux,  mais  comme  des  dieux 
méchants.  Le  temps  a  marché  :  les  nègres  d'Haïti  sont  libres; 
nous  ne  sommes  plus  à  leurs  yeux  que  des  hommes,  et  ces 
nègres  indépendants  ne  travaillent  plus  que  pour  eux. 

Te  repris  ma  course.  Les  postillons,  bien  payés,  semblaient 
voler,  et  mon  impatience  me  faisait  croire  qu'ils  allaient  au 
pas;  enfin  j'arrivai  à  Versailles  ,  où  je  me  retrouvai,  avec  un 
ravissement  qu'on  sent,  mais  qu'on  n'exprime  pas,  dans  les 
bras  d'un  père  vénéré  et  d'une  famille  chérie ,  dont ,  un  mois 
auparavant ,  j'étais  séparé  par  un  immense  abîme. 

A  la  cour  comme  à  Paris ,  tout  est  soumis  à  la  mode  :  cette 
folle  puissance  élevé  ou  abaisse  passagèrement  la  valeur  de 
chaque  individu,  non  selon  son  mérite,  mais  suivant  la  plus 
petite  circonstance  qui  attire  sur  lui  ou  en  éloigne  l'attention. 

Dans  ce  moment  un  jeune  colonel  revenu  d'Amérique,  et 
témoin  des  triomphes  d'une  république  nouvelle  ,  devenait  un 
objet  de  curiosité  et  de  bienveillance.  La  position  de  mon  père 
rendait  pour  moi  cette  distinction  momentanée  plus  remar- 
quable. 

Peu  d'heures  après  mon  arrivée ,  la  reine  eut  la  bonté  de  me 

T.   I.  2? 


254  MÉMOIRES 

faire  dire  de  venir  la  voir  chez  madame  la  duchesse  de  l'oli- 
gnac ,  où  elle  dînait.  Elle  ajouta  à  cette  faveur,  lorsque  je  fus 
près  d'elle,  les  paroles  les  plus  obligeantes  sur  le  compte  qu'on 
lui  avait  rendu  de  ma  conduite ,  paroles  auxquelles  la  grâce  qui 
lui  était  naturelle  attachait  un  nouveau  prix.  Elle  me  parla  des 
succès  de  nos  armées  sur  terre  et  sur  mer,  et  des  avantages 
d'une  paix  glorieuse  pour  la  France,  avec  la  lierté  et  le  senti- 
ment d'une  reine,  et  d'une  reine  française. 

Quelques  jours  après ,  M.  le  comte  de  Yergennes  m'entretint 
longtemps  de  la  situation  intérieure  des  États-TJnis  et  de  l'es- 
prit public  de  ce  pays.  Sa  prévision  sur  les  destinées  futures  de 
cette  nouvelle  république  et  sur  l'influence  que  pourraient  en 
ressentir  bien  d'autres  contrées  était  claire ,  sage ,  profonde  : 
les  événements  l'ont  prouvé  et  le  prouvent  de  plus  en  plus. 

Cependant ,  en  me  parlant  avec  éloges  de  mes  dépêches , 
que  mon  père  lui  avait  lues ,  je  vis  qu'il  ne  partageait  pas  mon 
opinion  sur  la  probabilité  d'une  prochaine  révolution  dans  l'A- 
mérique espagnole  ;  il  croyait  qu'elle  en  serait  garantie  par  l'i- 
gnorance des  habitants  de  ces  grandes  colonies  et  par  la  puis- 
sance du  clergé. 

Je  m'aperçus,  dès  ce  premier  entretien ,  qu'il  avait  formé 
le  dessein  de  me  faire  entrer  dans  la  carrière  diplomatique , 
soit  que  ,  par  une  prévention  favorable ,  il  crût  pouvoir  m'y  em- 
ployer utilement,  soit  qu'il  voulut ,  par  ce  moyen  ,  réparer  en- 
vers mon  père  quelques  torts  qui  avaient  précédemment  mis 
entre  eux  un  refroidissement  momentané. 

M.  de  Yergennes  était  un  homme  instruit ,  adroit ,  sage  dans 
sa  politique  ,  modeste  dans  son  extérieur,  simple  dans  sou  lan- 
gage ;  mais  qu'elle  est  la  sagesse  qui  peut  constamment  éviter 
toute  tentation?  Il  avait  eu  des  vues  ambitieuses  dont  se  se- 
raient blessés  ses  collègues  :  tout  s'arrangea. 

L'habile  politique  de  M.  de  Yergennes  avait  eu  un  plein 
succès  ;  la  sagesse  de  ses  mesures  avait  contribué  à  la  pacifi- 
cation de  la  Russie  et  de  la  Turquie ,  de  la  Prusse  et  de  l'Au- 


DU   COMTE   DE   SE(iUR.  255 

triche ,  et  prévenu  ainsi  une  guerre  continentale  dans  laquelle 
nous  nous  serions  vus  entraînés. 

Ayant  trouvé  le  moyen  de  déjouer  les  efforts  du  cabinet  bri- 
tannique, une  ligue  puissante  s'était  formée  sous  notre  direc- 
tion en  faveur  de  la  république  des  États-Unis ,  tandis  que , 
pour  soutenir  cette  redoutable  lutte ,  l'Angleterre ,  dépourvue 
d'alliés,  s'était  vue  réduite  à  ses  propres  forces.  Enfin  une  paix 
honorable  venait  de  couronner  des  travaux  glorieux;  elle  enle- 
vait treize  grandes  provinces  à  notre  éternelle  rivale  ,  rendait  à 
nos  alliés  des  villes ,  des  colonies  ,  des  îles  qu'ils  avaient  per- 
dues ,  nous  faisait  reprendre  une  grande  influence  en  Eu- 
rope ,  et  nous  replaçait  au  rang  dont  la  faiblesse  du  règne  de 
Louis  XV  nous  avait  fait  descendre.  Louis  XVI  jouissait  par 
là  d'une  prééminence  conforme  à  son  caractère  vertueux,  celle 
d'un  monarque  modéré,  puissant  et  pacificateur. 

Peu  de  semaines  après ,  le  roi ,  travaillant  avec  mon  père,  fit 
une  promotion  de  dix  maréchaux  de  France ,  dans  laquelle  les 
deux  ministres  de  la  guerre  et  de  la  marine  étaient  compris; 
le  roi  voulut  seulement  que  cette  promotion  restât  quelque 
temps  secrète. 

La  fin  du  dix -huitième  siècle  voyait  germer  les  semences 
d'une  guerre  fatale  entre  la  philosophie  et  le  clergé ,  entre  la 
noblesse  et  le  peuple,  entre  le  pouvoir  et  la  liberté,  entre  l'ancien 
ordre  social  et  un  ordre  social  tout  nouveau.  Les  premières  hosti- 
lités s'annonçaient  par  les  vives  remontrances  de  grands  corps 
de  magistrature ,  et  par  la  faveur  que  l'opinion  publique  accor- 
dait aux  arrêts,  aux  discours  et  à  tous  les  écrits  de  ceux  qui  fron- 
daient le  gouvernement. 

Dans  cette  disposition,  M.  de  Calonne  ,  nommé  ministre  ,  de- 
vait nécessairement  plairea  la  cour,  qui,  jugeant  du  présent  par 
le  passé ,  comptait  sur  son  dévouement.  En  même  temps  il  de- 
vait, par  les  mêmes  motifs  ,  exciter  la  méfiance  du  parti  parle- 
mentaire et  philosophique,  contre  lequel,  pour  ainsi  dire,  il 
avait  fait  ses  premières  armes. 


25G  MÉMOIBES 

M.  de  Calonne  connaissait  sa  position,  mais  rien  ne  l'ef- 
frayait ;  se  fiant  sur  son  adresse,  il  espéra  conserver  ses  par- 
tisans, ramener  ses  ennemis,  réunir  tous  les  suffrages,  et  il 
faut  convenir  qu'à  sou  début  le  succès  parut  justifier  cet  espoir. 
11  aplanit  les  premiers  obstacles,  et  fit  facilement  face  aux  pre- 
miers besoins.  11  montra  le  trésor  plein  à  ceux  qui  l'avaient 
laissé  vide ,  et  l'arriéré  fut  soldé.  Saint-Cloud  et  Rambouillet 
furent  acbetés  et  payés.  La  monnaie  fut  refondue.  Un  em- 
prunt de  cent  vingt  millions  répandit  partout  l'apparence  de  la 
richesse  et  de  la  prospérité. 

Aux  yeux  fascinés  par  de  telles  illusions ,  les  périls  de  l'État, 
qu'elles  aggravaient  réellement,  furent  déguisés  et  disparurent. 
Il  semblait  qu'où  fût  sous  le  charme  d'un  enchanteur;  les 
louanges  ne  tarissaient  pas.  A  la  cour  surtout,  les  amis  du  mi- 
nistre étaient  dans  l'enthousiasme  ;  l'un  d'eux  ,  M.  le  baron  de 
Talleyrand,  disait  un  jour  à  M.  de  la  Fayette  :  «  J'étais  per- 
«  suadé  que  le  bien  de  l'État  serait  l'ouvrage  de  cet  homme- 
«  là  ;  mais  je  n'aurais  jamais  cru  qu'il  le  fit  si  vite.  » 

Ce  qui  doit  paraître  plus  surprenant,  c'est  que  M.  de  Ver- 
gennes  ,  homme  d'État ,  dont  la  circonspection ,  la  gravité , 
l'expérience ,  la  simplicité  presque  bourgeoise  de  mœurs  et  de 
langage  contrastaient  si  fortement  avec  la  légèreté  ,  l'audace  , 
la  vivacité  et  l'élégance  des  formes  de  M.  de  Calonne,  que 
M.  de  Vergennes ,  dis-je,  fut  séduit,  entraîné  comme  un  autre, 
et  partagea  pleinement  la  confiance  présomptueuse  du  nouveau 
contrôleur  général. 

Quoi  qu'il  en  soit,  l'argent  venant  de  reparaître,  les  plaintes 
ayant  cessé ,  les  félicitations  générales  et  la  joie  universelle 
ayant  remplacé  les  sinistres  présages  et  les  cris  de  détresse,  je 
trouvai ,  à  mon  retour,  la  cour  et  la  société  de  Paris  plus  bril- 
lante que  jamais,  la  France  fière  de  ses  victoires,  satisfaite  de  la 
paix,  et  le  royaume  avec  un  aspect  si  florissant,  qu'à  moins  d'être 
doué  du  triste  don  de  prophétie  ,  il  était  impossible.d'entrevoir 
l'abîme  prochain  vers  lequel  un  courant  rapide  nous  entraînait. 


DU    COMTE    DE   SEOUR.  257 

Non  contents  de  nous  laisser  bercer  par  les  rêves  de  cette 
félicité  trompeuse ,  notre  imagination  nous  emportait  de 
chimères  en  chimères.  Ce  n'était  pas  assez  d'avoir  vengé 
nos  affronts ,  d'avoir  rendu  le  nord  de  l'Amérique  indépendant, 
et  d'avoir  repris  en  Europe  par  les  armes  notre  rang  et  notre 
prépondérance  ;  fiers  de  notre  siècle,  de  sa  philosophie  et  des 
découvertes  dues  à  son  génie,  nous  crûmes  un  moment,  en 
suivant  les  traces  hardies  de  Montgolfier,  de  Charles  et  de 
Robert ,  conquérir  l'empire  des  airs ,  en  même  temps  que  la 
baguette  semi-magique  de  Mesmer  nous  inspirait  l'espoir  de 
trouver  un  remède  universel  pour  guérir  tous  les  maux  de 
l'humanité. 

En  vérité  ,  quand  je  me  rappelle  cette  époque  de  songes  dé- 
cevants et  de  savantes  folies ,  je  compare  l'état  où  nous  nous 
trouvions  alors  à  celui  d'une  personne  placée  sur  le  haut  d'une 
tour,  et  dont  les  vertiges  ,  produits  par  la  vue  d'un  immense 
horizon,  précèdent  de  peu  d'instant  la  plus  effroyable  chute. 

Au  reste,  ce  qu'on  voyait,  non  de  chimérique,  mais  de 
très-réel,  c'était  l'étonnante  activité  de  l'agriculture,  de  l'in- 
dustrie, du  commerce,  de  la  navigation,  les  progrès  rapides  de 
notre  littérature,  de  notre  philosophie,  de  nos  connaissances  en 
physique,  en  mécanique,  en  chimie,  enfin  de  tout  ce  qui  peut 
perfectionner  la  civilisation  d'un  peuple,  en  multipliant  ses  jouis- 
sances. 

L'adversité  est  sévère,  méfiante  et  chagrine  :  le  bonheur 
rend  indulgent  cl  confiant  ;  aussi,  à  cette  époque  de  prospé- 
rité, on  laissait  parmi  nous  un  libre  cours  a  tous  les  écrits  ré- 
formateurs, à  tous  les  projets  d'innovation,  aux  pensées  les 
plus  libérales,  aux  systèmes  les  plus  hardis.  Chacun  croyait 
marchera  la  perfection,  sans  s'embarrasser  des  obstacles  el 
-  mis  les  craindre.  Nous  étions  fiers  d'être  Français,  el  plus 
encore  d'être  Français  du  dix  -huitième  siècle ,  que  nous  re- 
gardions comme  l'âge  d'or,  ramené  sur  la  terre  par  la  nouvelle 
philosophie. 

22. 


2S8  MÉM01RFS 

Le  bandeau  des  illusions  couvrait  tout,  même  le  front  royal. 
Frédéric  le  Crawl  et  Catherine  II  ne  suivaient  pas  à  la  vérité 
bien  franchement  les  conseils  de  nos  Platons  modernes ,  mais 
ils  les  louaient  et  les  consultaient.  Joseph  II ,  sans  les  consul- 
ter, adoptait  leurs  doctrines  et  marchait  plus  vite  qu'eux.  Il 
tentait  imprudemment  ce  que  les  philosophes  ne  faisaient  que 
projeter. 

Depuis  mon  retour  en  France,  je  jouissais  plus  rarement 
qu'autrefois  de  la  vie  active  et  brillante  de  Paris.  Mon  père , 
me  retenant  à  Versailles,  m'enchaînait  à  son  ministère ,  où  j'é- 
tais contraint  à  un  travail  journalier  et  assidu. 

Je  me  souviens  qu'animé  du  désir  de  réformes  et  d'innova- 
tions qui  étaient  à  la  mode  en  ce  temps ,  je  parlai  très-vivement 
à  mon  père  du  froid  accueil  qu'il  faisait ,  disait-on ,  au  plus 
grand  nombre  de  ceux  qui  lui  présentaient  des  projets,  et  je 
m'étendis  avec  complaisance,  à  cette  occasion,  en  lieux  com- 
muns philosophiques  ,  sur  la  difficulté  de  faire  parvenir  la 
vérité  aux  palais  des  rois  et  dans  les  cabinets  de  leurs  ministres. 

Mon  père  sourit,  ne  me  répondit  rien,  et  m'envoya  le  lende- 
main l'ordre  de  prendre  dans  ses  bureaux  tous  les  mémoires  et 
projets  qui  lui  étaient  adressés  pour  des  réformes  et  de  nou- 
veaux systèmes  de  tactique  ou  d'administration.  J'en  fus  d'abord 
très-content  ;  mais  je  ne  tardai  pas  à  sentir  que  ce  que  j'avais 
regardé  comme  un  plaisir  était  une  utile  leçon  et  une  punition 
assez  sévère. 

En  effet,  on  ne  saurait  donner  une  idée  de  la  foule  de  plati- 
tudes, de  sottises ,  de  tristes  folies,  contenues  dans  les  innom- 
brables dossiers  dont  l'analyse  m'était  imposée.  Faisant  contre 
fortune  bon  cœur,  je  parus  prendre  assez  fièrement  mon  parti. 
Je  profitai,  d'un  air  triomphant,  de  cinq  ou  six  mémoires  utiles, 
composés  par  des  hommes  instruits  et  sages  ;  mais  je  m'aper- 
çus que  mon  père  les  connaissait  avant  moi,  car  il  s'entretenait 
fréquemment  avec  les  hommes  habiles  qui  pouvaient  l'éclaîrer  : 
ainsi  ma  présomption,  vaincue  dans  son  dernier  retranchement, 


DU   COMTE   DE   SÉOUR.  259 

demanda  grâce ,  et  je  fus  débarrassé  de  mon  fardeau  ;  on  m'en 
dédommagea  même  en  me  confiant  des  travaux  plus  importants 
et  plus  secrets. 

Je  reçus  alors ,  ainsi  que  tous  les  colonels  français  qui  avaient 
fait  la  guerre  dans  les  États-Unis,  l'autorisation  de  porter  la 
décoration  de  l'association  américaine  de  Cincinnatus,  que  nous 
envoyait  l'illustre  général  Washington*. 

Ce  général  eu  iuforma  M.  le  comte  de  Roehambeau  parla 
lettre  suivante  datée  du  29  octobre  1783  :  «  Monsieur,  les  of- 
«  ficiers  de  l'armée  américaine,  dans  le  dessein  de  perpétuer 
«  cette  amitié  mutuelle  qui  a  été  formée  durant  le  temps  du 
«  danger  et  de  la  détresse  commune ,  et  pour  d'autres  desseins 
«  mentionnés  dans  l'institution ,  se  sont,  avant  leur  séparation, 
«  associés  dans  une  société  d'amis,  sous  le  nom  de  Cincinna- 
«  tus  ;  et,  m'ayant  bonoré  de  l'office  de  leur  président  général, 
«  c'est  une  partie  de  mon  devoir  bien  agréable  de  vous  informer 
«  que  la  société  s'est  fait  l'bonneur  de  vous  considérer,  ainsi  que 
«  les  généraux  et  les  colonels  de  l'armée  que  vous  comman- 
«  diez  en  Amérique,  comme  membres  de  la  société. 

«  Le  major  l'Enfant,  qui  aura  l'honneur  de  vous  remettre 
«  cette  lettre ,  est  chargé ,  par  la  société,  de  l'exécution  de 
«  ses  ordres  en  France ,  et  il  est  également  chargé  de  vous 
«  remettre  une  des  premières  marques  qui  seront  faites.  II  Test 
«  aussi  de  vous  délivrer  les  ordres  pour  les  gentilshommes  de 
«  votre  armée  ci-devant  mentionnés,  que  je  prends  la  liberté 
«  de  vous  prier  de  leur  présenter  au  nom  de  la  société.  Aus- 
«  sitôt  que  le  diplôme  sera  fait,  j'aurai  l'honneur  de  vous  l'a» 
«  dresser.  » 

Cette  décoration  était  un  aigle  d'or  suspendu  à  un  ruban 
bleu  bordé  de  blanc  :  d'un  côté  Cincinnatus  était  représenté 
quittant  ses  rustiques  foyers  pour  prendre  ses  armes  comme 
dictateur;  de  l'autre,  on  le  voyait  déposant  son  glaive  ,  son 
bouclier,  et  reprenant  sa  charrue. 

Une  telle  décoration,  si  nouvelle ,  si  républicaine  ,  en  brillant 


2G0  MÉMOIRES 

au  milieu  de  la  capitale  d'une  grande  monarchie,  pouvait 
donner  beaucoup  à  penser;  mais  nul  n'y  songeait.  Quelque 
évidente  que  lût  l'impression  produite  par  la  vue  de  ce  signe  de 
liberté ,  nous  n'étions  occupés  que  du  plaisir  de  montrer  sur 
notre  poitrine  cette  palme  guerrière  et  de  fixer  sur  nous ,  dans 
les  promenades  publiques ,  les  regards  d'une  foule  d'oisifs  que 
la  moindre  nouveauté  attire  et  rassemble. 

A  leurs  yeux  cette  décoration  ne  paraissait  qu'un  nouvel 
ordre  de  chevalerie  ;  et,  par  routine,  confondant  les  institutions 
démocratiques  avec  les  distinctions  aristocratiques ,  on  donnait 
vulgairement ,  à  la  ville  comme  à  la  cour,  à  cet  emblème  de 
l'égalité  et  de  la  liberté  le  nom  d'ordre,  de  sorte  qu'on  l'appe- 
lait assez  ridiculement  Y  ordre  de  Cincinnatus. 

Ce  qu'il  y  eut  même  de  plaisant ,  c'est  qu'un  colonel ,  homme 
très- distingué  par  sa  naissance ,  excellent  officier,  mais  dont 
l'instruction  avait  été  négligée ,  et  qui  se  faisait  remarquer  par 
des  fautes  de  langue  très-comiques,  me  dit,  quand  je  fus  nommé 
commandeur  de  Saint-Lazare  et  chevalier  de  Saint-Louis  '• 
«  Te  voilà ,  mon  ami ,  bien  riche  en  saints  ,  car  tu  en  as  trois  : 
«  saint  Louis,  saint  Lazare  et  saint  Cinnatus.  Mais  pour  ce 
«  dernier  saint ,  je  me  donne  au  diable  si  je  sais  où  nos  amis 
«  de  l'Amérique  ont  été  le  déterrer.  »  Or  notez  que  lui-même 
avait  été  en  Amérique  ,  et  venait  de  recevoir  cette  décoration. 

Tandis  qu'un  gouvernement  monarchique ,  en  Europe  ,  adop- 
tait ainsi  sans  nulle  crainte  ,  au  sein  de  son  armée,  ce  signe  mé- 
moratif  du  triomphe  d'un  peuple  contre  un  roi,  cette  institu- 
tion produisait  en  Amérique  un  effet  tout  contraire.  La  liberté 
au  berceau  est  pour  le  moins  aussi  jalouse  que  l'amour  naissant. 
Une  distinction  quelconque  choquait  les  amis  de  l'égalité  ,  et  les 
guerriers  américains ,  qui  venaient  de  verser  leur  sang  pour 
fonder  et  défendre  la  république  ,  excitèrent  la  méfiance  des  ré- 
publicains ,  leurs  compatriotes ,  dès  qu'ils  osèrent  se  distinguer 
d'eux  par  un  simple  ruban. 

11  est  vrai  que  les  membres  de  l'association  des  Cincinnati 


DU    COMTE  DE    SEGUR.  261 

avaient  commis  une  faute  :  désirant  perpétuer  avec  leurs  noms 
le  souvenir  de  leurs  travaux  et  de  leurs  exploits ,  ils  annonçaient 
que  cette  décoration  serait  héréditaire  dans  leurs  familles.  Par- 
tout l'alarme  se  répandit  ;  on  croyait  voir,  dans  ce  mouvement 
de  fierté  militaire,  une  pensée  vaniteuse  et  le  germe  dange- 
reux d'une  noblesse  future. 

Vainement,  pour  rassurer  l'opinion ,  on  invoquait  la  décora- 
tion elle-même ,  qui  retraçait  visiblement  aux  militaires  le  de- 
voir de  renoncer  à  toute  autorité ,  à  tout  commandement ,  et 
de  rentrer,  comme  Cincinnatus ,  dans  les  rangs  des  simples  ci- 
toyens ,  après  avoir  rendu  à  la  patrie  les  services  exigés  par  elle  : 
l'impression  était  faite  et  ne  pouvait  s'effacer.  11  fut  officielle- 
ment défendu  d'établir  aucune  distinction  héréditaire. 

L'association  subsista  cependant ,  et  subsiste  encore  aujour- 
d'hui ,  mais  comme  simple  confrérie,  comme  un  souvenir  de 
la  fraternité  d'armes  établie  pendant  la  guerre  de  l'Indépen- 
dance. Les  membres  de  cette  association  qui  vivent  encore  , 
craignant  d'inspirer  même  l'ombre  d'un  soupçon  à  leurs  conci- 
toyens ,  ne  portent  cette  décoration  qu'une  ou  deux  fois  par  an , 
dans  les  jours  consacrés  à  la  commémoration  de  celui  où  l'in- 
dépendance fut  proclamée.  Au  reste ,  toute  méfiance  a  disparu, 
etdéjà  même  une  nouvelle  ville ,  fondée  sur  les  bords  de  l'Ohio  , 
et  dont  la  population  s'élève  à  quatorze  mille  âmes ,  porte  le 
nom  de  ville  des  Cincinnati. 

Je  retrouvai  avec  plaisir  dans  Paris  un  de  nos  compagnons 
d'armes ,  le  duc  de  Lauzun ,  qui  depuis ,  portant  le  nom  de 
duc  de  Biron ,  combattit  pour  la  république  française  ,  comme 
il  avait  combattu  pour  la  république  américaine ,  et  vit  ses 
services  payés  par  la  féroce  ingratitude  de  la  Convention  ,  qui 
l'envoya  à  l'échafaud. 

Son  caractère  offrait  le  mélange  singulier  de  l'ambition  et  de  l'a- 
mour du  plaisir,  de  la  bravoure  et  de  la  mollesse,  des  formes 
d'un  courtisan  français  et  des  habitudes  indépendantes  d'un 
pair  d'Angleterre.  Galant  comme  un  héros  de  roman,  il  au- 


2G2  MÉMOIRES 

rait  voulu  aussi  être  uu  héros  d'histoire ,  mais  la  fortune  le 
trahit  ;  il  était  d'ailleurs  un  peu  trop  léger  pour  la  fixer. 

La  bonté  de  son  cœur,  l'aménité  de  son  caractère  le  rendaient 
tout  à  fait  déplacé  dans  un  temps  de  violence  et  de  passions 
brutales.  Dans  d'autres  circonstances  il  se  serait  vu ,  pour  at- 
teindre à  la  gloire,  secondé  par  la  juste  affection  des  soldats.  Nul 
ne  la  méritait  mieux  que  lui  ;  un  trait  suffira  pour  le  peindre. 

En  Amérique ,  près  d' Yorktown,  ayant,  à  la  tête  de  sa  légion 
chargé  et  culbuté  les  dragons  de  Tarleton ,  comme  ceux-ci  re- 
çurent un  renfort ,  il  fut  obligé  de  se  retirer.  Dans  sa  retraite , 
restant  à  la  queue  de  sa  colonne ,  il  s'aperçut  qu'un  de  ses  hus- 
sards ,  demeuré  en  arrière ,  était  entouré  par  trois  dragons 
anglais  qui  le  sabraient.  Aussitôt  Lauzun  s'élance  sur  eux,  en 
tue  un ,  blesse  l'autre ,  et  met  en  fuite  le  troisième.  Le  hussard , 
délivré ,  mais  criblé  de  blessures ,  rejoignit  sa  troupe. 

Tout  le  monde  ignorait  cette  action  brillante  et  généreuse. 
Le  même  sentiment  qui  inspire  de  telles  actions  porte  à  les 
taire  :  le  hasard  découvrit  celle-ci.  Peu  de  jours  après ,  Lauzun  , 
faisant  comme  colonel  de  jour  la  visite  de  l'hôpital ,  fut  appelé 
par  un  hussard  presque  mourant.  Ce  soldat  puisant  dans  sa 
reconnaissance  un  reste  de  force ,  serre  les  mains  de  son  colonel , 
les  mouille  de  larmes ,  et  raconte  à  tous  ceux  qui  entouraient 
son  lit  ce  que  son  libérateur  avait  fait  pour  le  sauver. 

Une  âme  si  noble  méritait  bien  ce  léger  tribut  d'éloges  ;  on 
lui  a  rendu  un  funeste  service  en  imprimant  ses  Mémoires.  Ses 
bonnes  qualités  n'auraient  pas  été  ternies  par  les  torts  qu'on  lui 
reproche ,  si ,  en  s' entourant  d'autres  amis ,  il  eût  mieux  su 
apprécier  une  femme  augélique  que  le  sort  lui  avait  donnée. 
Mais  cet  esprit  original  et  indépendant  regardait  la  bonne 
compagnie ,  qui  le  gênait ,  comme  une  entrave  à  sa  liberté  :  sen- 
timent dangereux  ;  car  il  porte  à  éviter  ce  qui  nous  contient  ;  et , 
chose  bien  étrange ,  cet  homme  spirituel  ne  pouvait  s'accou- 
tumer à  la  très-spirituelle,  mais  un  peu  dominante  société  des 
amies  de  la  duchesse  de  Lauzun. 


DU    COMTE   DE   SÉGUR.  2G3 

Cependant  on  peut  assurer  qu'il  était  difficile  de  rencontrer 
en  aucun  lieu  de  l'Europe  une  société  plus  aimable  ,  plus  vive , 
plus  animée,  et  d'un  goût  aussi  délicat  que  celle  des  princesses 
de  Poix ,  de  Bouillon  et  d'Hénin.  On  y  voyait  réuni  tout  ce 
qui  peut  plaire.  C'était  l'image  d'une  ancienne  cour  rajeunie  par 
des  grâces  nouvelles. 

J'employais  avec  ardeur  le  peu  de  jours  de  loisir  que  me 
laissait  mon  père ,  à  parcourir  de  nouveau ,  dans  Paris  ,  ces 
cercles  nombreux  et  variés  de  tous  rangs ,  qui  offraient  tant  de 
jouissances  diverses  à  l'esprit.  Cependant ,  attiré  par  une  juste 
curiosité  à  l'Académie  française ,  une  de  ses  séances  pour  la 
première  fois  m'attrista  :  Lemierre  y  lisait  quelques  fragments 
de  sa  tragédie  de  Barneivelt.  Eu  entendant  les  rudes  accents  de 
ce  poète ,  par  lesquels  je  me  sentais  cahoté  comme  un  voyageur 
dans  un  mauvais  coche ,  je  craignis  un  moment  de  voir  notre 
langue  redevenir  celtique  et  barbare. 

Lemierre  n'était  pas  sans  talent;  on  trouvait  dans  ses  ou- 
vrages d'intéressantes  situations ,  une  verve  assez  vive  et  de 
nobles  pensées  ;  mais  jamais  homme  ne  fut  plus  malheureux  en 
consonnes  ;  elles  se  rencontraient  et  se  choquaient  dans  ses  vers 
si  bizarrement  qu'on  pouvait  douter  quelquefois  si  c'était  du 
français  qu'on  entendait. 

11  suffit  d'en  rappeler  un  exemple  assez  connu  :  voulant 
peiudre  ces  lanternes  magiques  portées  sur  les  épaules  de  ceux 
qui  les  montrent ,  ou  sur  de  petites  roues ,  il  s'exprimait 
ainsi  : 

Opéra  sur  roulette  et  qu'on  porte  à  dos  d'hommes. 

Ne  semblerait-il  pas  que  c'est  un  vers  latin  qu'on  entend? 

L'idée  la  plus  claire  se  trouvait ,  dans  ce  poète  ,  obscurcie  par 
les  formes  dans  lesquelles  il  l'enveloppait;  on  en  trouvera  la 
preuve  dans  ces  quatre  vers  qu'il  avait  composés  sur  Henri  IV  : 

Élevé  loin  des  cours  et  le  malheur  pour  maître, 
Plus  tard  il  devint  roi,  plus  il  lut  fait  pour  l'être. 


264  MÉMOIRES 

Souverain  par  le  droit,  par  le  cœur  citoyen, 

Il  fut  son  propre  ouvrage,  et  nous-mêmes  le  sien. 

Malheureusement  ces  tournures  et  ces  ellipses  étranges ,  dont 
on  riait  alors,  trouvent  aujourd'hui  trop  d'imitateurs.  Quelques 
jeunes  écrivains >  que  la  nature  a  doués  d'un  vrai  talent,  pré- 
tendent que  la  langue  n'est  pas  et  ne  peut  être  fixée.  Ils  essayent 
de  donner  à  la  nôtre  la  rapidité  et  les  inversions  de  la  langue 
latine ,  quoique  contraires  à  son  essence  ;  et ,  voulant  former 
une  école  nouvelle,  ils  bravent  les  règles,  et  comptent  pour  peu 
de  chose  la  clarté ,  premier  mérite  du  style.  Qu'ils  prennent 
garde  de  ressembler  un  jour  au  bon  roi  Shahabaham ,  qui  disait 
si  naïvement  :  «  Vous  ne  me  comprenez  pas ,  mais  cela  m'est 
«  égalje  me  comprends  bien  moi-même.  » 

Je  me  dédommageai  bientôt  des  vers  de  Lemierre  en  écou- 
tant, dans  plusieurs  maisons,  notre  Virgile  français,  l'abbé 
Delille ,  si  fécond  en  chefs -d'œuvre ,  et  qui  donnait  à  tous  les 
objets  qu'il  voulait  peindre,  tant  d'âme,  de  grâce  et  d'har- 
monie. 

Ce  poète,  émule  d'Homère  et  aveugle  comme  lui,  ne  laissait 
jamais  lire  ses  vers  inédits  :  il  les  déclamait,  et  craignait  cepen- 
dant encore  qu'on  ne  les  retînt ,  qu'on  ne  les  copiât ,  et  qu'un 
plagiaire  ne  s'en  enrichît.  Un  jour,  madame  la  baronne  Du- 
bourg,  sonamie,  femme  très-aimable,  voulut  lui  faire  la  petite 
malice  d'en  écrire  quelques-uns  tandis  qu'il  les  récitait.  A  cet 
effet ,  elle  prit  une  plume  de  corbeau  très-fine  et  commença. 
Tout  semblait  réussir  à  son  gré  ,  lorsque  le  malin  poète,  en- 
tendant le  léger  frottement  de  cette  plume  sur  le  papier,  s'ar- 
rête et  s'écrie  : 

Et  tandis  que  je  lis  mes  chefs-d'œuvre  divers, 
Le  cor!>eau  devient  pie  et  me  vole  mes  vers  ! 

Nous  perdîmes,  cette  même  année,  un  illustre  académicien , 
un  grand  géomètre ,  un  philosophe  profond,  un  écrivain  noble, 


DU   COMTE   DE    SÉGUR.  265 

énergique,  rapide  ,  ingénieux,  piquant,  franc  sans  rudesse  ,  dé- 
sintéressé sans  affectation  :  D'AIembert  mourut. 

La  fortune  ne  pouvait  l'éblouir  :  recevant  modestement  les 
plus  magnifiques  offres  de  l'impératrice  Catherine  II  pour  se 
charger  de  l'éducation  de  son  fils ,  il  les  avait  refusées  sans  or- 
gueil ,  n'alléguant  d'autre  motif  d'un  tel  refus  que  son  amour 
pour  son  pays,  dont  il  ne  voulait  pas  s'éloigner. 

C'était  chez  ce  secrétaire  perpétuel  de  l'Académie  que  se 
réunissaient  fréquemment  les  hommes  de  la  cour  les  plus  ins- 
truits, les  savants,  les  hommes  de  lettres,  les  artistes  célèbres 
et  tous  les  partisans  de  cette  nouvelle  philosophie  dont  il  sem- 
blait, depuis  la  mort  de  Voltaire,  tenir  le  sceptre. 

D'AIembert  se  faisait  estimer  par  son  désintéressement,  par  sa 
probité,  par  la  fierté  de  son  caractère.  Sa  conversation,  très-ins- 
tructive, était  souvent  aiguisée  par  un  sel  plus  satirique  qu'atti- 
que  ;  onydémêlaitun  léger  fond  d'amertume,  trop  ordinaire  aux 
hommes  que  leurs  talents  auraient  pu  placer  dans  les  premiers 
rangs  de  l'état  social,  et  que  leur  naissance  classe  dans  des  rangs 
inférieurs. 

La  gloire  même,  quand  on  l'obtient ,  n'efface  jamais  complè- 
tement ce  sentiment  de  susceptibilité,  germe  trop  fécond  de 
la  discorde  qui  a  existé  de  tout  temps  entre  les  patriciens  et  les 
plébéiens.  Le  vice  radical  des  uns  est  un  ridicule  dédain,  celui 
des  autres  une  envie  non  moins  ridicule;  car  enfin,  entre  les 
avantages  d'une  noblesse  due  au  hasard  et  ceux  d'une  éléva- 
tion due  au  talent  et  au  mérite  personnel ,  ce  sont  certaine- 
ment les  derniers  qui  devraient  être  un  objet  d'emie. 

On  ne  saurait  croire  combien,  dans  ce  moment  de  guerre 
contre  les  préjugés,  de  passion  pour  le  bien  général,  d'ardeur 
pour  une  perfectibilité  peut-être  chimérique ,  de  tendance  à  ra- 
mener sur  un  vieux  monde  l'égalité  primitive;  combien,  dis-je, 
les  modernes  philosophes  faisaient  d'accueil  aux  jeunes  nobles 
qui  se  montraient  disposés  à  devenir  leurs  disciples ,  et  à  quel 
point  ils  trouvaient  naturellement  le  secret  d'exalter  nos  âmes 

23 


266  MÉMOIRES 

et  notre  imagination  par  l'encouragement  de  leurs  éloges. 
Ces  hommes,  consultés,  respectés  comme  des  oracles  par 
l'Europe  savante,  distribuaient  en  quelque  sorte  la  renommée, 
et  notre  présomption  nous  élevait  incroyablement  dans  notre 
propre  opinion,  lorsque  nous  étions  loués  par  eux. 

Pour  en  donner  un  exemple  utile  à  d'autres  amours  propres, 
bien  que.  ce  soit  peut-être  à  mes  dépens,  je  dirai  que  rien  dans 
ma  vie  ne  me  flatta  plus  vivement  qu'une  lettre  de  D'Alem- 
bert  que  j'ai  conservée.  Elle  était  écrite  par  lui  au  chevalier 
de  Chastellux ,  qui  lui  avait  montré  un  de  mes  premiers  essais 
en  littérature. 

Voici  cette  lettre  :  «  Je  suis  enchanté ,  mon  cher  ami,  de 
«  l'écrit  que  vous  m'avez  prêté  ;  il  est  plein  d'intérêt,  de  sen- 
sibilité, d'honnêteté,  et,  ce  qui  est  rare  à  cet  âge ,  de  philo- 
<  sophie  et  de  goût.  L'auteur  mérite  que  tous  les  honnêtes 
gens  l'aiment,  l'estiment  et  s'intéressent  à  lui .  Quelle  distance 
de  lui  à  presque  tous  les  jeunes  gens  de  son  état  !  Je  l'aime 
et  le  respecte  sans  le  connaître ,  et ,  grâce  au  sentiment  de 
vertu  dont  il  me  paraît  pénétré ,  je  crois  n'avoir  pas  besoin 
de  faire  pour  lui  la  prière  de  Cicéron  pour  César  dans  Rome 
sauvée  : 

«  Dieux ,  ne  corrompez  pas  cette  âme  généreuse. 

«  Bonjour,  mon  cher  et  illustre  ami  et  confrère  ;  je  vous 
«  embrasse  aussi  tendrement  que  je  vous  aime. 

«  Ce  mardi,  1er  décembre  1778.  » 

Mesmer  et  son  baquet  magique  occupaient  alors  tout  Paris. 

Mon  dessein  n'est  pas  d'entrer  dans  la  discussion  d'un  sys~ 
tème  pour  et  contre  lequel  on  a  tant  écrit;  il  me  suffira  sans 
doute  de  dire  que.j'ai  vu  ,  en  assistant  à  un  grand  nombre  d'ex- 
périences ,  des  impressions  et  des  effets  très-réels ,  très-extra- 
ordinaires, dont  la  cause  seulement  ne  m'a  jamais  été  suffi' 
samment  expliquée. 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  267 

On  ne  tarda  pas  dans  Paris  à  s'occuper  d'une  lutte  plus  grave 
que  celle  des  adversaires  de  Mesmer  contre  sou  système  et  ses 
disciples.  Uu  autre  semi-magicien ,  M.  de  Calonue,  vit  le  voile 
des  illusions  qu'il  étendait  sur  nous  menacé  par  les  traits  de 
lumière  que  lançait  du  foud  de  sa  retraite  un  homme  d'État 
célèbre  et  disgracié. 

Le  fameux  ouvrage  de  M.  Necker  sur  l'administration  des 
finances  parut  :  c'était  la  première  fois  peut-être  qu'il  était  ar- 
rivé de  reucontrer  ce  mélange  de  morale  et  de  calculs,  de  no- 
bles pensées  et  de  chiffres ,  de  maximes  philosophiques  et  de 
comptes  de  recettes  et  de  dépenses.  Ce  livre  eut  un  succès 
aussi  général  que  rapide. 

.  Jusque-là  cet  arc-anum  imperii,  ce  sanctuaire  qui  recelait 
dans  son  ombre  les  mystères  de  l'homme  d'État,  les  vrais  et 
secrets  éléments  de  la  forée  ou  de  la  faiblesse  d'un  gouverne- 
ment ,  avait  été  comme  impénétrable.  On  n'osait ,  on  ne  dési- 
rait pas  même  approcher  d'un  lieu  si  inconnu,  si  sec ,  si  aride  , 
et  les  Français ,  peu  disposés  à  se  livrer  aux  études  d'une  ma- 
tière qui  intéressait  si  faiblement  l'âme  et  l'esprit ,  laissaient , 
sans  s'en  inquiéter  ,  administrer  leurs  finances  avec  une  insou- 
ciance pareitle  à  celle  d'un  enfant  pour  les  livres  de  comptes  de 
l'intendant  de  sa  famille. 

M.  Necker  opéra  par  son  livre  une  véritable  révolution  ;  il 
eut  des  lecteurs  dans  les  salons,  dans  les  boudoirs  comme  dans 
les  cabinets.  Ce  fut  uu  pas  très-notable  vers  la  liberté  ;  car  elle 
commence  à  naître  dès  que  les  finances  et  la  législation  ,  ces- 
sant d'être  l'affaire  privée  des  gouvernants,  deviennent  l'affaire 
publique,  rexpublica. 

Les  admirateurs  de  cet  ouvrage  non-seulement  furent  nom- 
breux; mais,  ce  qui  est  plus  rare  ,  ils  furent  constants,  ce  qui 
venait  surtout  du  mérite  personnel  de  son  auteur.  On  n'admirC 
longtemps  un  homme  public  que  lorsqu'on  lui  suppose  un  noble 
et  grand  caractère. 

M.  de  Calonne  se  défendit  avec  des  armes  plus   brillantes 


208  MÉMOIRES 

que  fortes  ;  la  partie  n'était  pas  égale  :  il  ne  faisait  qu'un  re- 
plâtrage bien  verni,  tandis  que  son  rival  enseignait  l'art  de  re- 
bâtir solidement  l'édifice  financier;  les  paroles  de  l'un  ne  don- 
naient que  des  espérances  trompeuses  ;  l'écrit  composé  par  l'autre 
était  fécond  en  principes  et  en  vérités. 

Quoique  la  jeunesse  ne  restât  plus  indifférente  à  ces  impor- 
tants débats,  la  politique,  et  celle  surtout  qui  nous  offrait  en- 
core quelques  chances  de  guerre ,  plaisait  davantage  à  nos  es- 
prits ,  et  fixait  principalement  notre  ardente  imagination.  On 
parlait  déjà  de  différends  assez  sérieux  qui  s'élevaient  entre  la 
cour  de  Vienne  et  la  république  des  Provinces-Unies.  On  di- 
sait que  la  guerre  en  serait  peut-être  ie  résultat,  et  que  la  France 
ne  pourrait  éviter  d'y  être  entraînée. 

Les  hommes  clairvoyants  et  mûrs  s'en  alarmaient  ;  la  jeu- 
nesse militaire  en  était  charmée;  et,  lorsque  je  rejoignis  le  ré- 
giment de  Ségur,  que  je  commandais  ,  je  le  trouvai  rempli  d'ar- 
deur :  chacun  croyait  qu'avant  un  an  nous  serions  en  campagne. 

Tous  les  corps  qui  n'avaient  pu  être  employés  ni  dans  l'Amé- 
rique ni  dans  l'Inde  brûlaient  du  désir  de  sortir  d'une  inaction 
qui  durait  depuis  vingt  ans  ;  inaction  aussi  insupportable  pour  les 
Français  qu'elle  l'était  autrefois,  selon  les  anciens  auteurs,  pour 
les  Germains  et  pour  les  Francs.  La  paix  est  le  rêve  des  sages  ;  la 
guerre  est  l'histoiredes  hommes.  La  jeunesse  écoute  avec  tristesse 
celui  qui  prétend  la  mener  au  bonheur  par  la  raison  ;  elle  suit 
avec  un  invincible  attrait  ceux  qui,  tout  en  l'égarant,  l'entraînent 
à  la  gloire. 

De  retour  à  Paris,  j'appris  de  mon  père  qu'une  nouvelle  car- 
rière devait  s'ouvrir  devant  moi.  M.  de  Vergennes  l'avait  pressé 
de  me  faire  entrer  dans  la  diplomatie  ;  il  me  destinait ,  dès  mon 
début ,  à  l'un  des  postes  alors  les  plus  importants,  celui  de  mi- 
nistre plénipotentiaire  et  envoyé  extraordinaire  du  roi  à  la  cour 
de  Russie. 

Dans  le  premier  moment,  cette  proposition  me  satisfit  moins 
qu'elle  ne  me  surprit .   Mon    amour-propre  pouvait  bien  être 


DU    COMTE   DE  SÉGUR.  269 

flatté  de  voir  qu'un  ministre  si  universellement  estimé  conçût 
une  opinion  assez  avantageuse  de  mon  esprit  et  de  ma  pru- 
dence pour  me  confier  une  telle  mission ,  dans  des  circons- 
tances où  Ton  aurait  dû  ne  la  donner  qu'à  un  homme  plus  mûr 
et  d'un  talent  éprouvé. 

Mais  un  instant  de  réflexion  suffisait  pour  comprimer  ce 
mouvement  de  vanité;  je  me  rappelai  que  je  vivais  dans  une 
monarchie ,  que  j'étais  fils  d'un  ministre  ,  et  que  dans  les  cours 
la  position  fait  tout.  Trop  souvent  on  y  cherche,  non  l'homme 
propre  à  quelque  graud  emploi,  mais  l'emploi  qui  convient  à 
l'homme  en  faveur. 

Je  crois  que  M.  de  Vergennes  pensait  du  bien  de  moi  ;  mais , 
ce  qui  me  paraissait  plus  certain ,  c'est  qu'il  voulait  obliger  mon 
père,  et  espérait  que  tous  deux  nous  poumons  lui  être  utiles. 

Quoi  qu'il  en  soit ,  je  ne  vis  d'abord  dans  ce  changement  de 
carrière  qu'un  dérangement  complet  dans  ma  vie ,  dans  mes 
projets,  dans  mes  goûts,  dans  mes  études,  un  long  éloignement 
de  mon  pays,  et  un  fardeau  qui,  tout  en  comprimant  ma 
liberté,  serait  peut-être  disproportionné  à  mes  forces;  car  je 
n'étais  nullement  préparé  à  paraître  avec  succès  sur  une 
scène  où  devaient  se  traiter  et  se  discuter  les  plus  grands  inté- 
rêts de  l'Europe. 

Il  fallait  quitter  l'épée  pour  la  plume ,  la  philosophie  pour  la 
politique ,  la  franchise  pour  l'adresse ,  l'enjouement  pour  la 
gravite,  les  plaisirs  pour  les  alfaires  ,  et  travailler  en  conscience 
au  maintien  de  la  paix,  tandis  qu'alors  je  désirais  ardemment 
la  guerre,  objet  très-naturel  des  vœux  d'un  jeune  colonel. 

Je  confiai  cà  mon  père  tout  ce  que  j'éprouvais  à  cet  égard  ; 
mais  il  me  blâma  complètement.  «  Vous  ne  quitterez  point 
«  l'état  militaire,  me  dit-il;  beaucoup  d'exemples  doivent  vous 
«  apprendre  que  chez  nous  la  carrière  des  armes  et  celle  de  la 
«  politique  ne  sont  point  nécessairement  séparées.  »  Et  il  me 
cita  MM  de Belle-Islc ,  de  Yillars,  de  Richelieu,  et  beaucoup 
d'autres. 

2.1. 


270  MÉMOIRES 

«  D'ailleurs,  ajoutait-il,  pour  arriver  un  jour  au  conseil  et 
«  aux  places  les  plus  éminentes  de  l'administration ,  on  marche 
«  lentement  par  les  emplois  militaires;  car  on  y  est  dans  une 
«  foule  qu'on  a  peine  à  percer,  tandis  que,  dans  les  ambas- 
«  sades ,  on  peut  s'élever  très-vite  ,  n'ayant  à  lutter  qu'avec  un 
«  petit  nombre  de  rivaux.  Au  lieu  des  détails  d'un  régiment, 
«  vous  allez,  dès  votre  début ,  être  chargé  des  grandes  affaires 
«  du  gouvernement ,  des  premiers  intérêts  de  notre  politique  ; 
«  c'est  passer  en  un  instant  de  la  jeunesse  à  la  maturité ,  et 
«  d'un  rang  ordinaire  dans  la  société  à  celui  d'un  homme 
«  d'État.  » 

Mon  respect  pour  ses  lumières  et  mon  habitude  de  lui  obéir 
me  décidèrent ,  plus  que  ses  raisonnements,  à  me  résigner. 
Ce  mot  peut  paraître  singulier  ;  c'était  pourtant  une  vraie  rési- 
gnation ,  puisqu'elle  contrariait  tous  mes  penchants. 

Au  reste ,  ma  nomination  n'était  pas  encore  aussi  certaine 
que  mon  père  l'avait  cru  :  l'ambassade  de  Russie  était  désirée 
et  demandée  par  le  comte  Louis  de  Narbonne ,  homme  très- 
remarquable  par  sa  grâce  et  par  son  esprit.  Madame  Adélaïde , 
tante  du  roi ,  et  dont  M.  de  Narbonne  était  le  chevalier  d'hon- 
neur, appuyait  avec  chaleur  ses  démarches ,  et  son  crédit  sur 
l'esprit  de  Louis  XYI  rendait  le  choix  très-incertain. 

Cependant,  après  quelques  irrésolutions,  la  reine  secondant 
les  vues  de  M.  de  Vergeunes,  parla  en  ma  faveur,  et  je  fus 
nommé.  Dès  ce  moment,  changeant  avec  regret  toutes  mes 
habitudes,  allant  rarement  à  Paris  ,  me  fixant  à  Versailles,  je 
me  livrai  assidûment,  dans  les  bureaux  des  affaires  étrangères, 
aux  études  qui  m'étaient  nécessaires  pour  justifier,  par  quelque 
mérite  réel ,  la  préférence  qui  m'était  donnée. 

Un  de  mes  premiers  soins  fut  de  demander  des  conseils  à 
l'un  des  collègues  de  mon  père ,  M.  le  baron  de  Breteuil ,  alors 
ministre  de  Paris.  Il  avait  été  successivementministre  de  France 
à  Pétersbourg,  ensuite  ambassadeur  à  Naples,  à  la  Haye,  et 
enfin  à  Vienne.  La  reine  lui  donnait  un  grande  part  dans  sa 


DU    COMTE    DE   SÉGUR.  271 

confiance  ;  ce  qui  fut  un  pou  plus  tard,  à  l'époque  de  l'affaire 
du  collier,  un  vrai  malheur  pour  elle. 

M.  de  Breteuil  savait  parfaitement  représenter  et  tenir  un 
grand  état  sans  déranger  sa  fortune  :  connaissant  Part  de 
marcher  d'un  pas  ferme  sur  le  terrain  glissant  de  la  cour,  il 
imposait  au  public  par  son  ton  tranchant,  et  plaisait  aux  princes 
en  cachant  son  adresse  sous  les  formes  d'un  apparente  brus- 
querie. 

La  lecture  des  correspondances  me  fut  plus  utile  que  sa  con- 
versation. Vingt  années ,  qui  s'étaient  écoulées  depuis  sa  mission 
à  Petersbourg,  avaient  effacé  de  son  souvenir  une  partie  des 
faits  qui  auraient  pu  m'ètre  utiles.  L'infidélité  de  sa  mémoire 
me  surprit  un  jour  étrangement  :  je  m'entretenais  avec  lui  de 
la  révolution  qui  avait  détrôné  Pierre  IlIetcourounéCatherinelI; 
alors  il  se  complut  à  m'en  raconter  tous  les  détails  comme 
l'aurait  fait  un  témoin  oculaire ,  à  me  peindre  les  différents 
personnages  de  cette  scène  tragique ,  et  à  me  démontrer  que , 
sans  ses  conseils  ,  le  dénoûment  de  ce  drame ,  qui  n'était 
d'abord  qu'une  intrigue  déjeunes  gens,  aurait  été  très-funeste 
a  l'impératrice;  enfin,  à  l'entendre,  il  avait  tout  prévu,  tout 
surveillé. 

Or,  jugez  de  mon  étonnement  !  je  venais  le  matin  même  de 
lire  la  correspondance  ministérielle  de  cette  époque ,  et  voici 
ce  que  j'y  avais  vu  :  au  moment  où  les  Orloff  et  les  autres 
conjurés  méditaient  leur  entreprise,  comme  ils  manquaient 
d'argent,  ils  engagèrent  Catherine  à  faire  des  démarches  pour 
obtenir  de  M,  de  Breteuil ,  ministre  de  France,  quelques  moyens 
de  crédit. 

Ce  ministre  s'y  refusa ,  regardant  comme  une  folie  les  projets 
qu'on  lui  laissait  entrevoir;  son  erreur  même  sur  ce  point  fut 
telle  ,  que  ,  loin  de  prévoir  le  grand  événement  qui  se  prépa- 
rait, et  profitant  d'un  congé  qu'il  avait  obtenu,  il  partit  pour 
revenir  en  France. 

H  était  a  Vienne  lorsqu'il  apprit  la  révolution  de  Petersbourg  ; 


272  MIMOIBF.S 

et  eu  même  temps  un  courrier  de  Versailles  lui  apporta  l'ordre 
un  peu  sévère  de  retourner  sur-le-champ  en  Russie ,  où , 
comme  on  le  croit  bien,  il  ne  trouva  pas  l'impératrice  disposée 
très-favorablement  pour  lui  :  elle  ne  pouvait  oublier  qu'il  avait 
refusé  de  la  secourir  dans  sa  détresse.  Cependant ,  comme  il 
avait  été  dans  la  confidence  de  ses  sentiments  pour  le  comte  Po- 
niatowski  et  de  ses  chagrins  ,  il  continua  à  en  être  assez  bien 
traité. 

Voyez  comme  la  mémoire  se  plie  aux  fantaisies  de  l'amour- 
propre  :  M.  de  Breteuil  ne  pouvait  ignorer  que  j'avais  tous  les 
jours  sa  correspondance  sous  les  yeux;  mais  de  bonne  foi, 
brouillant  ses  souvenirs  de  vingt  ans ,  et  ne  gardant  que  ceux 
qui  lui  étaient  agréables ,  il  ne  se  rappelait ,  pour  le  moment, 
que  les  idées  qu'il  avait  eues  de  la  légèreté  des  intrigues  qui 
précédèrent  la  conspiration ,  et  peut-être  quelques  sages  avis 
qu'après  son  retour  en  Russie  il  s'était  vu  à  portée  de  donner 
aux  ministres  de  la  nouvelle  cour.  On  se  doute  bien  que  je  ne 
lui  fis  point  sentir  la  contradiction  de  ses  paroles  avec  les  faits. 

Je  me  souviens  d'une  autre  anecdote ,  dans  un  genre  tout 
différent,  qui  pourra  donner  une  juste  idée  du  gouvernement 
ottoman  ,  des  mœurs  turques ,  et  do  l'impossibilité  où  ce  peuple 
barbare  se  trouve  de  s'arrêter  dans  sa  décadence ,  de  sortir  de 
ses  ténèbres  et  de  se  relever  de  ses  ruines. 

Lorsque  je  travaillais  dans  les  bureaux  des  affaires  étran- 
gères, j'y  rencontrai  plusieurs  fois  un  jeune  Turc,  nommé  Isaac 
Bey.  Il  était  instruit,  toléraut,  spirituel.  Contre  l'antique  cou- 
tume de  ses  compatriotes,  il  avait  voyagé  en  Russie,  en 
Prusse,  en  Autriche  ,  en  France  ;  il  savait  parler  les  langues  de 
de  tous  ces  pays  ,  et  avait  étudié  l'histoire  politique  et  militaire 
de  ces  différentes  contrées.  Ses  connaissances  étaient  étendues 
et  variées  ;  il  avait  acquis  des  idées  assez  justes  sur  les  intérêts , 
les  forces  et  la  tactique  des  nations  européennes. 

Etonné  de  ce  phénomène,  un  jour  je  le  félicitais  sur  ses  progrès 
et  sur  les  avantages  qu'il  pouvait  tirer  de  ses  travaux.  «  Vous 


DU   COMTE   DE   SÉGUB.  273 

«  allez,  lui  disais-je,  rendre  les  plus  grands  services  à  votre 
«  pays.  Les  Turcs  n'ont  rien  perdu  de  leur  antique  bravoure  ; 
«  leurs  revers  ne  viennent  que  de  leur  ignorance  ;  et  avec  leurs 
«  forces  innombrables  il  ne  leur  faudrait ,  pour  résister  au 
«  colosse  moscovite  qui  les  menace ,  que  de  l'instruction ,  de 
»  la  discipline ,  enfin  la  volonté  de  ne  plus  rester  en  arrière  des 
«  autres  peuples ,  de  les  combattre  avec  des  armes  pareilles  aux 
«  leurs,  et  de  s'enrichir  de  leur  art  et  de  leurs  inventions. 
«  Vous  les  instruirez ,  et  votre  patrie  vous  devra  peut-être  sa 
«  régénération.  » 

«  Vous  êtes  dans  l'erreur,  me  répondit ,  avec  un  fin  sourire , 
«  mon  jeune  musulman  ;  c'est  pour  moi-même ,  c'est  pour  ma 
«  propre  satisfaction  que  je  voyage  et  que  j'étudie.  Mais,  de 
a  retour  à  Constantinople  ,  j'aurai  très-grand  soin  de  cacher  ce 
«  que  je  sais  ;  de  mépriser  en  apparence  les  arts  et  les  con- 
«  naissances  des  Chrétiens,  qui,  selon  nous,  viennent  des  dé- 
«  mons  ;  de  suivre  en  tout  nos  absurdes  coutumes  ;  en  un 
«  mot ,  je  serai  tout  aussi  bête  et  tout  aussi  ignorant  que  mes 
«  compatriotes ,  car  autrement  je  ne  conserverais  pas  huit 
«  jours  ma  tête  sur  mes  épaules.  »  On  m'a  dit ,  qu'Isaac  Bey 
avait  tenu  sa  promesse  et  gardé  sa  tête. 

D'après  ce  fait ,  faut-il  s'étonner  si  une  poignée  de  Grecs  , 
animés  par  le  désespoir  et  lâchement  abandonnés  par  tous  les 
princes  chrétiens,  détruit  les  nombreuses  armées  du  Grand 
Seigneur,  incendie  les  flottes  formidables  de  trois  capitans- 
pachas,  et  fait  trembler  sur  ses  vieux  gonds  la  Sublime  Porte? 
Après  avoir  lu  avec  soin  les  dépêches  de  mes  prédécesseurs , 
ainsi  que  la  correspondance  ministérielle  relative  aux  affaires 
de  Vienne ,  de  Constantinople,  de  Stockholm  ,  de  Copenhague  , 
de  Berlin  et  de  la  Haye ,  je  résolus  de  faire  un  voyage  à 
Londres,  espérant  apprendre  de  notre  ambassadeur.  M.  d'  \- 
dliémar,  tout  ce  qu'il  m'était  nécessaire  de  savoir  relativement 
aux  affaires  que  j'allais  traiter  en  Russie,  et  aux  intérêts  du 
cabinet  britaunique  dans  cet  empire .  où  les  Anglais  avaient . 


274  MÉMOIRES 

depuis  plusieurs  années,  acquis  à  nos    dépens  une  fâcheuse 
prépondérance. 

Je  restai  six  semaines  en  Angleterre ,  logé  chez  M.  d'Adhé- 
mar,  qui  répondit  complètement  à  mes  espérances. 

Tout  fier  que  j'étais  du  triomphe  récent  que  nos  armes  ve- 
naient de  remporter  sur  celles  de  nos  rivaux  ,  en  leur  enlevant 
treize  riches  provinces ,  j'avoue  que  je  ne  pus  voir  sans  un 
étonnemont  mêlé  de  regrets  la  supériorité  qu'un  long  usage 
de  raison  publique  et  de  liberté  donnait  à  cette  monarchie  cons- 
titutionnelle sur  notre  monarchie  presque  absolue. 

L'activité  du  commerce,  la  perfection  de  l'agriculture,  l'in- 
dépendance des  citoyens,  sur  le  front  desquels  on  croit  voir 
écrit  qu'ils  n'obéissent  qu'aux  lois  ,  tous  les  prodiges  d'une 
industrie  sans  entraves  et  d'un  patriotisme  qui  sait  faire  de 
tous  les  intérêts  privés  un  faisceau  uni  indissolublement  par  le 
lien  de  l'intérêt  général ,  les  ressources  sans  bornes  que  leur 
donne  un  crédit  fondé  sur  la  bonne  foi ,  affermi  par  l'inviola- 
bilité des  droits  de  chacun ,  et  garanti  par  la  fixité  des  institu- 
tions ,  tout  cet  ensemble  surprenant  me  faisait  envier  pour 
mon  pays  ce  système  légal  et  cette  heureuse  combinaison  de 
royauté ,  d'aristocratie  et  de  démocratie ,  qui  avait  élevé  une 
île  de  peu  d'étendue  sous  un  ciel  rigoureux,  une  île  à  peine 
connue  des  Romains  au  rang  de  l'une  des  plus  riches,  des  plus 
heureuses ,  des  plus  fortes ,  des  plus  libres  et  des  plus  re- 
doutables puissance  de  l'Europe . 
Tout  m'y  démontrait  la  vérité  de  ce  vers  de  Lemierre  : 

Le  trident  de  Neptume  est  le  sceptre  du  monde; 

vers  cependant  incomplet  :  car  il  faudrait  y  ajouter  cette  expli- 
cation nécessaire,  que  ce  trident  ne  doit  sa  force  qu'à  la  liberté 
du  peuple  qui  le  tient  ;  placez-le  dans  les  mains  d'un  sultan , 
et  ce  trident  sera  brisé  par  le  choc  de  quelques  chaloupes  grec- 
ques. 


DU    COMTE   DE   SÉGUB.  27-> 

Pendant  mon  séjour  en  Angleterre,  je  fus  admis  dans  la 
société  du  prince  de  Galles,  aujourd'hui  roi.  Ce  jeune  prince 
était  l'un  des  plus  aimables  et  des  plus  beaux  hommes  de  son 
temps.  Son  penchant  pour  l'opposition,  la  vivacité  de  ses  goûts 
pour  les  plaisirs  ,  et  le  choix  de  ses  amis ,  ne  pouvaient  alors 
faire  préjuger  le  système  qu'il  a  suivi,  les  principes  qu'il  a 
soutenus ,  les  liaisons  qu'il  a  formées  depuis  qu'il  a  exercé  la 
régence  et  porté  la  couroune.  On  l'a  dit  souvent  avec  raison  : 
rien  n'est  moins  ressemblant  à  l'héritier  présomptif  d'un  trône 
que  cet  héritier  devenu  roi  ;  c'est  la  même  personne ,  et  ce  sont 
deux  hommes  très-différents. 

Ce  fut  cette  année  1 784 ,  que  Monsieur,  frère  du  roi ,  et  de- 
puis Louis  XV11I ,  me  nomma  et  me  reçut  commandeur  de 
l'ordre  royal  de  Saint-Lazare  et  de  Notre-Dame  du  xMont-Car- 
mel ,  dont  il  était  grand  maître. 

Ce  prince ,  en  me  donnant  ce  nouveau  témoignage  de  ses 
anciennes  bontés ,  montra  qu'il  conservait  toutes  ses  idées  fa- 
vorites relativement  à  nos  antiques  coutumes  chevaleresques  ; 
et  dans  ma  réception,  qui  eut  lieu  avec  éclata  l'École  militaire, 
on  remplit  toutes  les  formalités  en  usage  dans  les  siècles  de  la 
chevalerie. 

Je  fis,  une  demi-heure  seulement  à  la  vérité,  la  veillée  d'armes. 
J'entrai  dans  la  chapelle  en  habit  blanc  ;  je  reçus  l'accolade  ;  j6 
prêtai  l'ancien  serment;  on  me  ceignit  l'épée,  on  me  chaussa 
les  éperons  dorés  ;  je  me  revêtis  d'un  magnifique  manteau  ;  et 
ce  fut ,  je  crois ,  la  dernière  fois  qu'une  cérémonie  si  féodale 
eut  lieu  dans  cette  ville  où  la  féodalité  devait  être  si  prochai- 
nement renversée  et  abolie  par  une  révolution  que  tout  sem- 
blait annoncer,  et  que  personne  cependant  ne  prévoyait. 

Avant  de  m'éloigner  de  la  France ,  je  vis  fréquemment  le 
baron  de  Grimm,  Allemand  très-spirituel,  correspondant 
habituel  de  l'impératrice  Catherine.  Cette  liaison  me  fut  très- 
utile  :  M.  de  Grimm  me  donna  beaucoup  de  détails  sur  une 
cour  qu'il  m'était  si  important  de  connaître ,  et ,  comme  il 


276  MÉMOIRES 

se  prit  pour  moi  d'une  vive  amitié  ,  ses  lettres  et  les  éloges  qu'il 
m'y  donnait  disposèrent  l'impératrice  favorablement  pour  moi, 
et  contribuèrent  beaucoup  à  l'accueil  qu'elle  me  fit. 

Tout  succès  politique  devient  facile  dans  une  cour,  lorsque 
le  négociateur  plaît  au  souverain  :  une  prévention  contraire 
multiplie  devant  lui  tous  les  obstacles ,  une  prévention  favora- 
ble les  aplanit  ;  il  en  sera  toujours  ainsi ,  car  les  affaires  dé- 
pendent des  hommes  plus  que  les  hommes  ne  dépendent  des 
affaires.  Il  faut  étudier  la  politique,  puisqu'elle  gouverne  le 
monde  ;  mais  il  faut  encore  plus  étudier  à  fond  le  monde ,  puis- 
que ce  sera  toujours  lui  qui  influera  sur  la  politique. 

Le  même  désir  de  m' entourer  des  lumières  qui  pouvaient 
éclairer  ma  marche  dans  une  carrière  si  nouvelle  pour  moi  me 
conduisit  encore  chez  un  homme  d'État  dont  on  vantait  les 
talents  et  la  longue  expérience.  Il  était  fort  lié  avec  mes  parents, 
et  notre  cour  vivait  avec  la  sienne  dans  une  intime  union  de 
famille  et  d'amitié. 

C'était  le  fameux  comte  d'Aranda ,  ambassadeur  d'Espa- 
gne en  France  :  il  avait  acquis  une  grande  renommée  par  la 
fermeté ,  les  secrets  et  la  rapidité  avec  lesquels ,  bravant  tous 
les  vieux  préjugés  et  déjouant  toutes  les  intrigues,  dans  le 
même  jour,  et  à  la  Ibis ,  il  avait  fait  fermer,  en  Espagne ,  tous 
les  couvents  de  jésuites,  et  complété  ainsi  la  destruction 
imprévue  de  cet  ordre  puissant. 

Le  comte  d'Aranda  portait  sur  sa  physionomie ,  dans  son 
maintien ,  dans  son  langage  et  dans  toutes  ses  manières ,  une 
grande  empreinte  d'originalité.  Sa  vivacité  était  grave,  sa  gra- 
vité ironique  et  presque  satirique.  Il  avait  une  habitude  ou 
un  tic  étrange  et  même  un  peu  ridicule;  car,  presqu'à  chaque 
phrase ,  il  ajoutait  ces  mots  :  Entendez-vous  ?  comprenez-vous1? 

J'allai  le  voir;  j'invoquai  les  bontés  qu'il  m'avait  toujours 
témoignées  ;  je  lui  montrai  mon  inquiétude  relativement  à  la 
nouvelle  carrière  où  j'entrais,  mon  vif  désir  d'y  réussir,  et 
l'espérance  que  je  concevrais  s'il  consentait  à  m'écbirer  par 


DU    COMTE   DE   SÉGUB.  277 

ses  conseils,  et  à  mo  faire  ainsi  recueillir,  par  d'utiles  leçons,  une 
partie  des  fruits  de  sa  longue  expérience. 

«  Ah!  me  dit-il  en  souriant,  vous  êtes  effrayé  des  études 
«  qu'exige  la  diplomatie?  Entendez-vous?  comprenez-vous? 
«  Vous  croyez  devoir  longtemps  sécher  sur  des  cartes ,  des 
«  diplômes  et  de  vieux  livres?  vous  voulez  que  je  vous  donne 
«  des  leçons  sur  la  politique  ?  Eh  bien ,  j'y  consens  :  nous 
«  commencerons  quand  vous  voudrez.  Entendez-vous?  coni' 
«  prenez-vous  ?  Tenez ,  venez  chez  moi  demain  à  midi ,  et 
«  je  vous  promets  qu'en  peu  de.  temps  vous  saurez  toute  la 
«  politique  de  l'Europe.  Entendez-vous?  comprenez-vous?  » 

Je  le  remerciai ,  et  le  lendemain  je  fus  ponctuel  au  rendez- 
vous;  je  le  trouvai  assis  dans  un  fauteuil  devant  un  grand  bu- 
reau, sur  lequel  était  étendue  la  carte  de  l'Europe. 

«  Asseyez-vous,  me  dit-il,  et  commençons.  Le  but  de  la 
«  politique  est ,  comme  vous  le  savez ,  de  connaître  la  force  , 
«  les  moyens,  les  intérêts,  les  droits,  les  craintes  et  les  espé- 
«  rances  des  différentes  puissances ,  afin  de  nous  mettre  en 
«  garde  contre  elles ,  et  de  pouvoir  à  propos  les  concilier,  les 
«  désunir,  les  combattre ,  ou  nous  lier  avec  elles ,  suivant  ce 
«  qu'exigent  nos  propres  avantages  et  notre  sûreté.  Entendez- 
«  vous? comprenez-vous?  » 

«  A  merveille!  répondis-je;  mais  c'est  là  précisément  ce 
«  qui  présente  à  mes  yeux  de  grandes  études  à  faire  et  de 
<-  grandes  difficultés  à  vaincre. 

«  Point  du  tout ,  dit-il ,  vous  vous  trompez ,  et ,  en  peu 
«  de  moments,  vous  allez  être  au  fait  de  tout  :  regardez 
«  cette  carte  ;  vous  y  voyez  tous  les  États  européens ,  grands  ou 
«<  petits,  n'importe,  leur  étendue,  leurs  limites.  Examinez  bien  ; 
«  vous  verrez  qu'aucun  de  ces  pays  ne  nous  présente  une  en- 
«  ceinte  bien  régulière  ,  un  carré  complet ,  un  parallélo- 
«  gramme  régulier,  un  cercle  parfait.  On  y  remarque  toujours 
«  quelques  saillies  ,  quelques  renfoncements ,  quelques  brèches, 
■  quelques  échanerures    Entendez-vous?  comprenez-vous? 

24 


27  8  MÉMOIBES 

«  Voyez  ce  colosse  de  Russie  :  au  midi ,  la  Crimée  est  une 
«  presqu'île  qui  s'avance  dans  la  mer  Isoire ,  et  qui  appartenait 
«  aux  Turcs;  la  Moldavie  et  la  Valachie  sont  des  saiilies,  et 
«  ont  des  côtes  sur  la  mer  Noire,  qui  conviendraient  assez 
«  au  cadre  moscovite ,  surtout  si,  en  tirant  vers  le  nord ,  on  y 
«  joignait  la  Pologne  :  regardez  encore  vers  le  nord  ;  là  est  la 
«  Finlande,  hérissée  de  rochers;  elle  appartient  à  la  Suède, 
«  et  cependant  elle  est  bien  près  de  Pétersbourg.  fous  entendez? 
«  Passons  à  présent  en  Suède  :  voyez- vous  la  IVorwége? 
«  c'est  une  large  bande  tenant  naturellement  au  territoire 
«  suédois.  Eh  bien ,  elle  est  dans  la  dépendance  du  Danemark. 
«  Comprenez-vous1? 

«  Voyageons  en  Prusse  :  remarquez  comme  ce  royaume  est 
«  long ,  frêle ,  étroit  ;  que  d'échancrures  il  faudrait  remplir 
«  pour  l'élargir  du  côté  de  la  Saxe,  de  la  Silésie,  et  puis 
«  sur  les  rives  du  Rhin  !  Entendez-vous?  Et  l'Autriche ,  qu'en 
"  dirons-nous?  Elle  possède  les  Pays-Bas,  qui  sont  pourtant 
«  séparés  d'elle  par  l'Allemagne ,  tandis  qu'elle  est  tout  près 
«  de  la  Bavière  qui  ne  lui  appartient  pas.  Entendez-vous. ? 
<•  comprenez- vous?  Vous  retrouvez  cette  Autriche  au  milieu 
«  de  l'Italie;  mais  comme  c'est  loin  de  son  cadre!  comme 
«  Venise  et  le  Piémont  le  rempliraient  bien  ! 

«  Allons ,  je  crois  pour  une  fois  en  avoir  dit  assez.  Entendez- 
«  vous?  comprenez-vous?  Vous  sentez  bien  à  présent  que 
«  toutes  ces  puissances  veulent  conserver  leurs  saillies ,  rem- 
«  plir  leurs  échancrures,  et  s'arrondir  enfin  suivant  l'occasion. 
«  Eh  bien ,  mon  cher,  une  leçon  suffit  ;  car  voilà  toute  la 
«  politique.  Entendez-vous?  comprenez-vous?  » 

«  Ah!    répliquai- je ,  j'entends  et  je  comprends  d'autant 
«  mieux ,  que  je  jette  à  présent  mes  regards  sur  l'Espagne , 
p  et  que  je  vois  à  sa  partie  occidentale  une  longue  et  belle  li- 
sière ou  échancrure,  nommée  le  Portugal ,  et  qui  convien- 
«  drait,  je  crois,  parfaitement  au  cadre  espagnol.  » 
«  Je  vois  que  vous  entendez,  que  vous  comprenez,  me  repli' 


DU    COMTE   DE   SÉGUR.  279 

«  qua  le  comte  d'Aranda.  Vous  voilà  tout  aussi  savant  que  nous 
«  dans  la  diplomatie.  Adieu;  marchez  gaiement,  hardiment,  et 
«  vous  prospérerez.  Fous  entendez?  vous  comprenez?  Ainsi 
se  termina  ce  bref  et  bizarre  cours  de  politique. 

l'eu  de  jours  après ,  ma  vivacité ,  très-peu  diplomatique  en- 
core ,  dut  causer  quelques  inquiétudes  à  M.  de  Vergennes  sur 
la  prudence  du  jeune  négociateur  auquel  il  venait  de  confier 
une  importante  mission. 

Ce  ministre  m'apprit  qu'il  allait  me  donner  un  secrétaire  de 
légation  de  son  choix  ;  mais ,  avant  qu'il  me  l'eût  nommé ,  je 
me  hâtai  de  lui  en  proposer  moi-même  un  dont  je  connais- 
sais l'instruction,  les  talents  et  le  caractère. 

M.  de  Vergennes,  très-surpris ,  me  dit  qu'un  tel  choix  ne 
me  regardait  pas ,  et  que  je  devais  recevoir,  sans  difficulté ,  ce- 
lui qu'on  jugerait  convenable  de  me  donner. 

«  C'est  ce  que  je  ne  ferai  point ,  monsieur  le  comte ,  répon- 
«  dis-je  ;  je  ne  puis  accorder  ma  confiance  à  une  personne 
«  que  je  ne  connaîtrais  pas.  —  Cependant,  répliqua  ce  mi- 
«  nistre,  il  vous  faudra  bien  obéir  à  l'ordre  du  roi. 

«  Oui ,  répondis-je ,  j'obéirai ,  je  recevrai  ce  secrétaire  ;  il 
«  aura  chez  moi  logement ,  voiture  r  table ,  tout  ce  que  la 
«  convenance  exige;  mais  je  ne  lui  montrerai  pas  un  porte- 
"  feuille ,  et  ne  lui  laisserai  lire  ni  écrire  aucune  dépêche. 

«  Ou  vous  méjugez  en  état  de  traiter  les  affaires  dont  vous 
«  me  chargez ,  ou  vous  ne  m'en  croyez  pas  capable.  Dans 
«  le  premier  cas ,  laissez-moi  faire  mon  travail  comme  je  l'en- 
«  tends;  dans  le  second,  faites  révoquer  par  le  roi  ma  nomi- 
«  nation. 

«  Je  ne  veux  point ,  dans  mon  début ,  être  compté  parmi 
«  les  ambassadeurs  qui  n'ont  que  le  titre  de  leur  place  ,  et  dont 
«  le  secrétaire  d'ambassade  remplit  réellement  les  fonctions. 
«  Je  n'aurai  point  sous  mes  ordres  un  coopérateur  nommé 
«  maître  moi .  et  qui  abuserait  probablement  d'une  confiance 
«  qu'il  ne  me  devrait  pas. 


280  MÉMOIRES 

«  Responsable  seul  du  travail  dont  on  me  charge ,  je  dois 
«  le  faire  seul ,  ou  ne  me  faire  seconder  que  par  un  homme 
«  dont  je  connais  parfaitement  la  sagesse  ,  la  douceur  et  la  fran- 
«  chise.  Je  vous  ai  dit  avec  respect  ce  que  je  pense  ,  et  ma 
«  résolution  sur  ce  point  est  inébranlable.  » 

Le  ministre  aurait  pu  justement  s'irriter  de  ma  présomp- 
tueuse résistance;  mais  je  ne  sais  comment  il  se  fit  qu'elle  lui 
plut;  et,  après  m'avoir  fait  plusieurs  questions  sur  la  personne 
que  je  lui  proposais,  il  l'accepta  et  la  fit  nommer  par  le  roi 

C'était  le  chevalier  Charrette  de  La  Colinière ,  capitaine  de 
cavalerie.  Sa  conduite  répondit  à  mon  attente;  et  bien  que 
la  nature  l'eût  maltraité  dans  ses  formes  extérieures ,  son  ca- 
ractère liant ,  la  justesse  de  son  esprit ,  sa  discrétion  et  sa 
loyauté  le  firent  parfaitement  réussir  à  la  cour  de  Russie. 

Au  mois  de  décembre  1784,  ayant  reçu  de  M.  de  Vergennes 
des  instructions  amples  et  détaillées ,  de  M.  de  Castries  et  de 
mon  père  les  plus  sages  conseils ,  du  ministre  des  finances  les 
compliments  les  plus  flatteurs  et  les  présages  les  plus  encoura- 
geants, enfin  de  précieux  témoignages  de  bonté  du  roi  et  de  la 
reine,  je  fis,  avec  un  bien  vif  regret,  mes  adieux  à  mes  dragons, 
à  mes  foyers  ,  à  ma  famille. 

Mon  frère  obtint  le  régiment  que  je  commandais.  Je  con- 
servai le  grade  et  l'uniforme  de  colonel  à  la  suite  de  ce  corps  , 
avec  la  promesse  de  ne  point  perdre  mes  droits  à  l'avancement 
militaire. 

Mon  père ,  d'après  les  ordres  du  roi ,  me  reçut  chevalier  de 
Saint-Louis,  et  je  partis  pour  la  Russie ,  accompagné  par  ma- 
dame de  Ségur,  qui  me  conduisit  jusqu'à  Forbach.  Je  me  sé- 
parai d'elle,  et  je  me  rendis  en  peu  d'heures  à  la  cour  du  duc  de 
Deux-Ponts. 

Ce  prince  me  fit  l'honneur  de  me  donner  un  appartement 
dans  le  château  qu'il  occupait.  Il  était  aimé  et  respecté  dans  son 
petit  État,  qu'il  gouvernait  avec  sagesse. 

Cependant  le  peuple  murmurait  de  l'abandon  où  il  laissait 


DU   COMTE  DE    SÉGUR.  281 

la  duchesse  sa  femme  :  tandis  qu'elle  végétait  tristement  dans  une 
petite  ville  où  elle  n'avait  pour  ressource  que  la  société  des  dames 
de  son  service ,  et  un  petit  nombre  de  courtisans  qui  ennoblis- 
saient ce  titre  en  s'éloignant  de  la  faveur,  elle  entendait,  de 
cette  humble  vallée  ,  le  bruit  des  fêtes ,  des  concerts  où  brillait, 
au  sommet  de  la  montagne  dans  le  château  ducal ,  une  favo- 
rite qui  usurpait  arrogamment  sa  place. 

Un  maître  de  poste  allemand ,  que  j'avais  fait  causer,  m'ex- 
prima naïvement  sa  pensée  à  ce  sujet ,  et  me  dit  en  parlant  de 
la  dame  et  de  la  princesse  :  «  C'est  le  monde  renversé  :  l'une  est 
«  logée  trop  haut  et  l'autre  trop  bas.  » 

A  Berliu,  où  j'arrivai  promptement,  M.  d'Esterno  me  présenta 
à  tous  les  princes  de  la  famille  royale ,  aux  ministres  du  roi , 
MM.  les  comtes  Finck ,  de  Hardenberg  et  de  Schulemburg. 
Ceux-ci  me  dirent  que  ,  le  roi  étant  à  Postdam,  il  fallait  que  je 
lui  écrivisse  directement  pour  demander  à  Sa  Majesté  la  faveur 
d'une  audience  particulière  :  ce  que  je  fis  sans  tarder,  car  j'éprou- 
vais le  plus  vif  désir  de  voir  ce  monarque  célèbre,  tout  à  la  fois 
guerrier,  littérateur,  conquérant,  législateur,  philosophent  qui, 
pendant  tout  le  cours  de  son  règne,  sut,  dans  les  succès  comme 
dans  les  revers,  maîtriser  la  fortune  et  développer  une  politique 
aussi  vaste  que  son  génie. 

Son  aide  de  camp  ,  M.  de  Goltz ,  m'écrivit  par  son  ordre  que 
Sa  Majesté  me  recevrait  le  lendemain  à  sept  heures  du  matin  : 
ce  qui  ne  me  surprit  point;  car  les  hommes  de  cette  trempe , 
ennemis  du  repos ,  ont  des  nuits  courtes  et  de  longs  jours. 

Pour  peu  qu'on  ait  quelque  habitude  du  monde,  quelque  élé- 
vation dans  la  pensée ,  on  peut  parler  à  un  roi  sans  aucun  em- 
barras; mais  ou  n'aborde  pas  un  grand  homme  sans  quelque 
crainte  ;  d'ailleurs  Frédéric  dans  sa  vie  privée  était  assez  inégal, 
passablement  capricieux ,  sujet  à  prévention ,  fréquemment 
railleur,  souvent  épigrammatique  contre  les  Français  ,  fort  at- 
trayant pour  le  voyageur  qu'il  voulait  favoriser,  malicieusement 
piquant  pour  celui  contre  lequel  il  était  prévenu,  ou  contre  ceux 

"i 


282  MEMOIRES 

qui ,  sans  le  savoir,  avaient  mal  choisi  leur  moment  pour  l'ap- 
procher. 

Heureusement  les  circonstances  m'étaient  favorables  ;  il  avait 
de  l'humeur  contre  la  Russie;  l'alliance  de  cet  empire  avec 
l'Autriche  l'inquiétait  ;  il  était  irrité  du  projet  d'échange  de  la 
Bavière ,  proposé  par  les  deux  cours  impériales  ;  l'indifférence 
de  l'Angleterre  dans  la  querelle  des  Hollandais  contre  l'empe- 
reur lui  déplaisait;  nos  succès  dans  la  guerre  de  l'Indépendance 
et  l'obstacle  que  nous  venions  d'opposer  à  l'ambition  de  Jo- 
seph II  en  soutenant  les  Hollandais  contre  ce  prince,  lui  avaient 
inspiré  le  désir  et  rendu  l'espoir  de  renouer  avec  la  France  ses 
anciennes  liaisons ,  et  de  nous  séparer  ainsi  peu  à  peu  de  l'Au- 
triche, dont  l'union  avec  nous  avait  failli  consommer  sa  ruine. 
En  conséquence  il  était  disposé  à  bien  traiter  les  Français  et 
surtout  à  bien  accueillir  un  ministre  chargé  d'une  mission  im- 
portante dans  le  Nord.  ■ 

Voilà  sans  doute  ce  qui  me  valut  alors  un  accueil  plein  de 
bonté,  une  longue  audience,  et  un  entretien  prolongé  dans  le- 
quel il  montra  cette  grâce  et  je  pourrais  presque  dire  cette  co- 
quetterie d'esprit  qu'il  savait  mieux  que  personne  employer  lors- 
qu'il daignait  vouloir  plaire,  et  qu'il  lui  prenait  envie  d'augmenter 
le  nombre  de  ses  admirateurs. 

Nul  ne  sut  jamais  aussi  bien  que  lui  tour  à  tour  flatter,  tour- 
menter, caresser  et  pincer  l'amour-propre  de  son  prochain. 
Voltaire  eu  avait  fait  la  double  épreuve,  il  avait  senti  alternati- 
vement la  patte  de  velours  du  chat  et  la  griffe  du  lion. 

Le  caractère  bien  connu  de  ce  prince  lit  que  Walpole  mystifia 
facilement  Jean- Jacques  Rousseau  en  lui  adressant  une  fausse 
lettre  de  Frédéric ,  terminée  par  ces  mots  :  «  Si  ces  avantages 
«  que  je  vous  propose  ne  vous  suffisent  pas  ,  et  s'il  faut  à  votre 
«  imagination  des  malheurs  célèbres ,  je  suis  roi ,  et  je  ne  vous 
«  en  laisserai  pas  manquer.  » 

Au  commencement  delà  guerre  de  Sept  aus,  un  ambassadeur 
d'Angleterre  ,  qui  résidait  près  de  lui ,  et  dont  il  aimait  l'esprit 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  283 

et  l'entretien,  vint  lui  apprendre  que  le  duc  de  Richelieu,  à  la 
tête  des  Français,  s'était  emparé  de  l'île  de  Minorque  efdu  fort 
Saint-Philippe.  «  Cette  nouvelle,  Sire,  lui  dit-il,  est  triste,  mais 
«  non  décourageante;  nous  hâtons  de  nouveaux  armements,  et 
«  tout  doit  faire  espérer  qu'avec  l'aide  de  Dieu ,  nous  répare- 
«  rons  cet  échec  par  de  prompts  succès.  » 

«  Dieu?  dites-vous  ,  lui  répliqua  Frédéric  avec  un  ton  où 
«  le  sarcasme  se  mêlait  à  l'humeur;  je  ne  le  croyais  pas  au 
«  nombre' de  vos  alliés.  —  C'est  pourtant ,  reprit  l'ambassa- 
«  deur  piqué  et  voulant  faire  allusion  aux  subsides  anglais  que 
«  recevait  le  roi,  c'est  pourtant  le  seul  qui  ne  nous  coûte  rien.  — 
«  Aussi ,  répliqua  le  malin  monarque ,  vous  voyez  qu'il  vous 
«  en  donne  pour  votre  argent.  » 

Quelquefois  il  se  plaisait  à  embarrasser  la  personne  qui  lui 
parlait ,  en  lui  adressant  une  question  peu  obligeante  ;  mais 
aussi  il  ne  s'irritait  point  d'une  repartie  piquante.  Un  jour, 
voyant  venir  son  médecin  ,  il  lui  dit  :  «  Parlons  franchement, 
«  docteur  ;  combien  avez-vous  tué  d'hommes  pendant  votre 
«  vie?  —  Sire,  répondit  le  médecin,  à  peu  près  trois  cent  mille 
«  de  moins  que  Votre -Majesté.  » 

La  première  t'ois  qu'il  vit  le  marquis  de  Lucchesini,  Italien 
très-spirituel ,  qui  fut  depuis  admis  dans  son  intimité,  et  de- 
vint plus  tard  ministre  de  son  successeur,  il  lui  dit  :  «  Voit-on 
«  encore ,  .Monsieur,  beaucoup  de  marquis  italiens  voyager 
«  partout  et  faire  dans  toutes  les  cours  le  métier  d'espions?  — 
<>  Sire  ,  répondit  M.  de  Lucchesîni,  on  en  verra  peut-être  tant 
«  qu'il  se  trouvera  des  princes  allemands  assez  plats  pour  dé- 
«  corer  de  leurs  ordres  des  hommes  qu'ils  chargent  d'un  rôle 
«  si  vil.  »  Parla,  le  marquis  faisait  allusionà  un  espion  italien  , 
auquel  un  empereur  d'Allemagne  avait  accorde  la  décoration 
de  la  Toison  d'or.  Frédéric  regarda  avec  surprise  le  marquis, 
le  traita  bien  des  ce  moment,  el  le  pril  en  amitié 

An ment  de  paraître  à  un  cercle,  un  jour  de  gala,  un  vint 

l'avertir  que  deux  daines  se  disputaient  le  pas  près  d'une  porte 


284  MÉMOIRES 

avec  une  vivacité  et  une  opiniâtreté  scandaleuse.  •  Apprenez- 
«  leur,  dit  le  roi ,  que  celle  dont  le  mari  occupe  le  plus  haut 
«  emploi  doit  passer  la  première.  —  Elles  le  savent ,  répond 
«  le  chambellan  ,  mais  leurs  maris  ont  le  même  grade.  —  Eh 
«  bien ,  la  préséance  est  pour  le  plus  ancien. —  Mais  ils  sont 
«  de  la  même  promotion.  —  Alors,  reprend  le  monarque  im- 
«  patienté ,  dites-leur  de  ma  part  que  la  plus  sotte  passe  La 
«  première.  » 

Comme  le  petit  nombre  de  princes  que  leur  génie  place  à 
une  grande  élévation ,  il  se  montrait  insensible  aux  libelles , 
aux  propos  méchants  ou  séditieux  ,  et  méprisait  tous  ces  traits 
de  malignité  qui ,  lancés  de  trop  bas ,  ne  pouvaient  atteindre 
si  haut. 

Un  jour,  à  Postdam,  il  entend  de  son  cabinet  un  assez  grand 
bruit  qui  éclatait  dans  la  rue  :  il  appelle  un  officier,  et  veut 
qu'il  s'informe  de  la  cause  de  ce  tumulte.  L'officier  part,  re- 
vient et  lui  dit  qu'on  a  attaché  sur  la  muraille  un  placard  très- 
injurieux  pour  Sa  Majesté  ;  que ,  ce  placard  étant  placé  très- 
haut,  une  foule  nombreuse  de  curieux  se  presse  et  s'étouffe  à 
l'envi  pour  le  lire.  «  Mais  la  garde,  ajoute-t-il ,  va  bientôt  la 
«  disperser.  —  IN'en  faites  rien,  répondit  le  roi  ;  descendez  ce 
«  placard  plus  bas  afin  qu'on  le  lise  à  son  aise.  »  L'ordre  fut 
exécuté;  peu  de  minutes  après  on  ne  parla  plus  du  placard, 
mais  on  parla  toujours  de  l'esprit  du  monarque. 

Si  ce  prince  éclairé  méprisait  les  rumeurs  d'une  tourbe  igno- 
rante, non-seulement  il  appréciait,  il  désirait  les  suffrages  des 
hommes  détalent,  mais  même  il  les  regardait  comme  les  dis- 
pensateurs de  la  renommée  ;  son  ambition  les  courtisait  ;  leur 
génie  lui  semblait  une  puissance,  et  il  la  flattait. 

«  Je  suis,  écrivait-il  à  Voltaire,  comme  le  Prométhée  de  la 
«  fable;  je  dérobe  quelquefois  de  votre  feu  divin  dont  j'anime 
«  mes  faibles  productions.  Mais  la  différence  qu'il  y  a  entre 
«  cette  fable  et  la  vérité ,  c'est  que  l'âme  de  Voltaire ,  beau- 
«  coup  plus  grande  et  plus  magnanime  que  celle  du  roi  des 


DU    COMTE    DE   SÉGUR.  285 

«  dieux,  ne  me  condamne  point  au  supplice  que  souffrit  l'au- 
«  teur  du  céleste  larcin.  » 

Ce  qui  parait  encore  plus  singulier,  c'est  que  le  poète  philo- 
sophe, qui  reprochait  alors  à  Frédéric  sa  passion  pour  la 
guerre ,  répondait  familièrement  à  ces  hommages  de  l'écrivain 
couronné  : 

Chaque  esprit  a  son  caractère  : 
Je  conçois  qu'on  ait  du  plaisir 
A  savoir,  comme  vous,  saisir 
L'art  de  tuer  et  l'art  de  plaire. 

JS'ul  ne  récompensa  mieux  les  grands  services  ;  mais  nul  aussi 
ne  se  moqua  plus  constamment  de  la  vanité  des  personnes  qui 
tenaient  de  leur  naissance  ou  de  sa  faveur  un  rang  élevé.  «  Une 
«  funeste  contagion  ,  écrivait  ce  prince,  suite  trop  fréquente 
«  de  la  guerre,  désolait  Breslaw;  on  y  enterrait  cent  vingt  per- 
«  sonnes  par  jour.  Une  grande  dame  dit  alors  :  Dieu  merci, 
«  la  liante  classe  est  épargnée;  ce  n'est  que  le  peuple  qui 
«  meurt.  Voilà  ce  que  pensent  les  gens  en  place ,  qui  se  croient 
«  pétris  de  molécules  plus  précieuses  que  ce  qui  fait  la  compo- 
«  sition  du  peuple  qu'ils  oppriment.  Cela  a  été  ainsi  de  tout 
«  temps  ;  l'allure  des  grandes  monarchies  est  la  même;  il  n'y 
«  a  guère  que  ceux  qui  ont  souffert  l'oppression  qui  la  con- 
«  naissent  et  qui  la  détestent.  Ces  enfants  de  la  fortune  qu'elle 
«  a  engourdis  dans  la  prospérité ,  pensent  que  les  plaintes  du 
«  peuple  sont  exagération ,  que  les  injustices  sont  des  mé- 
«  prises,  et  pourvu  que  le  premier  ressort  aille,  il  importe  peu 
«  du  reste.  » 

Cependant  Frédéric  ,  philosophe  dans  ses  écrits  ,  était  arbi- 
traire dans  sa  conduite.  L'esprit  humain  n'est  que  contrastes-, 
il  semble  justifier  le  système  manichéen  des  deux  principes. 
Frédéric,  étant  jeune,  avait  composé  V Anti-Machiavel,  et  le. 
premier  acte  de  son  règne  fut  un  acte  de  politique  machiavélique. 
Une  guerre  déclarée  sans  motif,  une   rapide  invasion  de  la  Si- 


280  MÉMOIBES 

lésfe  et  cinq  batailles  gagnées  annoncèrent  à  la  fois  à  l'Europe 
un  ambitieux  et  un  héros. 

Dès  que  ses  alliés  ne  lui  furent  plus  utiles,  il  les  abandonna. 
Peu  de  temps  après  il  envahit  la  Bohême  ;  Vienne  le  crut  à 
ses  portes.  Cependant  il  fut  trahi  par  la  fortune,  par  ce  sort 
capricieux  qui  gouverne  tout,  et  qu'il  appelait  si  philosophi- 
quement lui-même  Sa  Majesté  le  Hasard;  mais  son  génie  sut 
réparer  ses  revers  par  d'éclatants  triomphes  qu'une  paix  glo- 
rieuse couronna. 

Enfin  la  France,  la  Russie  et  l'Autriche  conjurèrent  sa  perte  : 
ce  fut  une  guerre  de  géants.  Il  vit  les  Russes  entrer  dans  sa  ca- 
pitale ;  nouvel  Horace ,  blessé,  pressé ,  poursuivi  par  ses  trois 
formidables  ennemis,  il  se  retourne  sur  eux,  les  bat  l'un  après 
l'autre ,  et  dicte  la  paix  aux  fiers  potentats  qui ,  se  croyant  cer- 
tains de  sa  ruine  ,  avaient  d'avance  partagé  ses  États. 

Plus  que  libéral  avec  les  encyclopédistes^  et  irréligieux  à  l'ex- 
cès avec  Voltaire,  protecteur  des  jésuites  dans  un  pays  protes- 
tant, magnifique  envers  les  hommes  de  talent,  dont  pourtant 
il  se  montrait  jaloux,  il  régnait  en  desposte,  et  cependant  ré- 
glait son  pouvoir  par  la  justice. 

Les  soldats  l'aimaient  malgré  sa  sévérité ,  car  ils  lui  devaient 
leur  gloire;  les  peuples  lui  pardonnaient  la  pesanteur  des  im- 
pôts dont  il  les  chargeait,  parce  qu'il  vivait  sans  faste ,  et  em- 
ployait le  produit  des  tributs  à  étendre  son  territoire,  à  fa- 
voriser les  progrès  de  l'industrie  et  à  secourir  la  pauvreté 
laborieuse. 

Les  sujets  supportent  patiemment  le  joug  des  lois,  même  de 
celles  à  la  confection  desquelles  ils  n'ont  pas  contribué ,  lorsque 
leur  souverain  s'y  soumet  le  premier.  L'intérêt  général  était 
le  guide  de  ce  grand  roi  ;  la  loi  qu'il  avait  faite  devenait  son 
maître.  Tout  le  monde  sait  l'anecdote  du  meunier  de  Sans-Souci. 
On  aime  la  puissance  qui  s'arrête  devant  la  justice ,  on  révère 
le  trône  qui  respecte  les  tribunaux  ;  la  justice  est  une  sorte  de 
dédommagement  de  la  privation  de  la  liberté  ;   elle  donne 


DU    COMTE    DE    SÉGUR.  287 

au  peuple  une  félicité  réelle  ;  mais  viagère  :  car  tout  meurt 
avec  un  grand  homme  ;  et ,  s'il  n'a  pas  fondé  d'institutions 
fortes  pour  asseoir  son  trône  et  la  prospérité  publique  sur  des 
bases  solides  et  durables,  il  ne  laisse  après  lui  qu'un  grand 
souvenir. 

On  conçoit  sans  peine  l'émotion  que  pouvait  inspirer  à  un 
jeune  débutant  dans  la  carrière  politique  l'audience  accordée 
par  un  monarque  si  imposant  et  si  célèbre.  Je  savais  d'ailleurs 
que  malgré  son  penchant  naturel  pour  les  Français,  il  parta- 
geait l'opinion  fausse ,  mais  généralement  répandue  par  nos 
rivaux  sur  notre  prétendue  légèreté ,  erreur  que  les  sombres 
scènes  du  drame  tragique  de  notre  révolution  n'ont  pu  en- 
core totalement  dissiper. 

Aussi  se  plaisait-il  à  raconter  souvent  un  trait  échappé  à  un 
de  nos  compatriotes,  spirituel,  savant,  et  admis  dans  son  inti- 
mité ;  c'était  le  marquis  d'Argeus.  Un  jour,  à  l'un  de  ces  dîners 
où  le  roi,  pour  rendre  la  conversation  plus  libre,  permettait 
une  entière  familiarité,  Frédéric  s'amusa  à  demander  à  ses 
convives  ce  que  chacun  d'eux  ferait  s'il  était  à  sa  place.  Les 
uns  répondirent  qu'ils  feraient  telles  ou  telles  conquêtes  ;  les 
autres ,  telles  réformes ,  telles  ou  telles  institutions.  «  Et  vous, 
«  marquis  d'Argens?  dit  le  roi.  —  Moi ,  Sire  ?  répondit  le  mar- 
«  quis;  ma  foi,  je  vendrais  mon  royaume,  et  j'achèterais  une 
<■  bonne  terre  en  France  pour  en  manger  les  revenus  à  Pa- 
«  ris.  —  En  vérité ,  reprit  Frédéric ,  voilà  un  propos  bien 
«  Français  !  » 

En  arrivant  le  lendemain  à  Postdam  à  l'heure  indiquée,  je 
pus  croire  un  instant  que  ce  n'était  pas  un  grand  monarque, 
mais  un  simple  colonel  auquel  j'allais  rendre  visite.  Il  n'y  avait 
a  sa  porte  qu'un  soldat  en  faction.  Après  avoir  passé  un  cor- 
ridor, je  me  trouvai  dans  une  grande  saille  où  M  deGotz,  aide 
de  camp  du  roi ,  était  seul  assis  près  du  feu. 

Il  se  leva,  ot  me  dit  qu'il  allait  avertir  le  roi  que  j'étais  là.  Je 
lui  demandai  s'il  y  avait  quelque  étiquette  particulière  à  obser» 


288  MÉMOIBES 

ver  à  ma  présentation,  «  Etiquette?  dit-il  en  riant  ;  ah  !  nous  ne 
«  connaissons  guère  ici  ce  mot-là.  Si  le  roi  veut  vous  recevoir 
«  comme  la  plupart  des  étrangers,  il  sortira  de  son  cabinet 
«  dont  vous  voyez  d'ici  la  porte,  et  viendra  vous  parler  dans 
«  ce  salon.  Si,  relativement  à  votre  caractère  de  ministre,  il 
«  croit  devoir  vous  recevoir  dans  son  cabinet,  il  nous  appellera 
«  tous  deux.  Enfin,  si  son  dessein  est  de  vous  traiter  avec  une 
«  distinction  particulière,  vous  resterez  seul  avec  lui.  »  Après 
ce  peu  de  mots ,  il  entra  chez  le  roi,  et  revint  presque  aussitôt 
causer  avec  moi. 

Au  bout  d'un  quart  d'heure,  je  vis  la  porte  s'entr'ouvrir,  et 
le  roi  nous  fit  sigue  de  venir.  Mais,  à  peine  fûmes-nous  entrés, 
que  ce  prince  dit  à  M.  de  Goltz  de  sortir.  Ainsi  je  me  trouvai, 
non  sans  un  peu  d'embarras,  tête  à  tête  avec  ce  grand  homme 
qui  remplissait  l'univers  de  son  nom  glorieux. 

Je  remerciai  Sa  Majesté  de  la  bonté  qu'elle  avait  eue  de  m'a- 
corder  si  promptement  une  audience,  et  de  satisfaire  le  désir 
impatient  que  j'avais  de  présenter  mes  hommages  à  un  monarque 
dont  l'Europe  révérait  le  génie,  et  dont  l'amitié  était  précieuse 
au  roi  mon  maître. 

Frédéric  après  m'avoir  répondu  qu'il  désirait  sincèrement  en- 
tretenir et  même  resserrer  les  liens  d'amitié  qui  existaient  entre 
Louis  XVI  et  lui,  me  demanda  en  détail  des  nouvelles  du  roi, 
de  la  reine,  des  princes,  de  leur  famille.  Il  me  dit  :  «  J'ai  lou- 
«  jours  aimé  la  France,  le  caractère  des  Français,  leur  langue  , 
«  leurs  arts,  leur  littérature ,  et  je  vous  vois  avec  plaisir  chez 
«  moi.  Votre  père  m'esteonnu  depuis  longtemps  de  réputation  ; 
«  c'est  un  honnête  homme  et  un  brave  militaire,  qui  a  gagné 
«  son  bâton  de  maréchal  par  ses  actions  et  par  ses  blessures. 

«  Je  vois  que  vous  portez  la  décoration  de  Cincinnatus.  Vous 
«  avez  fait  la  guerre  en  Amérique  ;  votre  jeunesse  est  toujours 
«  belliqueuse.  Cependant,  depuis  17G3,  vous  auriez  dû  oublier 
«  la  guerre  ;  une  si  longue  paix  peut  amollir.  Comment  avez- 
«  vous  pu  si  loin,  et  dans  un  pays  où  la  civilisation  commence, 


DU    COMTU   DU    SEGUR.  289 

«  oublier  les  délices  de  Paris  et  vous  passer  de  luxe,  de  bals,  de 
«  parfums,  de  poudre  ?  » 

Assez  piqué  de  ces  mots  tant  soit  peu  désobligeants,  je  l'inter- 
rompis, et,  reprenant  le  mot  poudre,  que  je  feignis  d'entendre 
autrement,  je  lui  dis  :  «  Sire,  nous  n'avons  pas  malbeureusement 
trouvé  l'occasion  d'en  brûler  autant  que  nous  l'aurions  voulu  ; 
après  trois  courtes  campagnes,  les  Anglais ,  en  se  renfermant 
dans  leurs  forteresses  et  en  se  résignant  à  la  paix,  nous  ont 
privés  trop  tôt  de  ce  plaisir.  » 

«  Ah!  reprit  en  souriant  le  roi,  je  vous  l'ai  dit,  personne  ne 
rend  plus  de  justice  que  moi  à  l'ardeur  de  votre  nation  pour 
la  guerre.  Il  n'est  point  de  peuple  plus  brillant  ;  il  réussit 
dans  tout  ce  qu'il  veut  faire  ;  mais  vous  savez  bien  qu'on  l'a 
toujours  accusé  d'être  un  peu  léger  et  inconstant  :  il  est  mo- 
bile comme  son  imagination,  y 

«  Sire ,  répondis-je ,  nul  n'est  exempt  d'imperfections  , 
pas  même  les  plus  grands  hommes.  Si  Votre  Majesté  me 
permet  de  le  dire,  n'avons-nous  pas  eu  quelquefois  nous- 
mêmes  à  nous  plaindre  de  son  inconstance  lorsque  nous 
étions  ses  alliés  ?  la  gloire  seule  vous  a  trouvé  toujours  fi- 
dèle. » 

Comme  ma  repartie  avait  été  provoquée  par  ses  malins  sar- 
casmes, elle  ne  lui  déplut  pas  ;  au  contraire,  il  rit,  et  ses  yeux 
bleus,  qui  étaient  tour  à  tour  si  malins,  si  pénétrants,  et  on  dit 
même  quelquefois  si  sévères ,  prirent  tout  à  coup  une  singulière 
expression  de  douceur  et  de  bienveillance. 

J'examinais  avec  une  vive  curiosité  cet  homme ,  grand  de 
génie,  petit  de  sature,  voûté  et  comme  courbé  sous  le  poids 
de  ses  lauriers  et  de  ses  longs  travaux.  Son  habit  bleu,  usé 
comme  son  corps,  ses  longues  bottes  qui  montaient  au-dessus 
deses  genoux, sa  reste  g  mverte  de  tabac,  formaient  un  ensemble 
bizarre  et  cependant  imposant  :  on  voyait  au  feu  deses  regards 
que  l'âme  n'avait  pas  vieilli  ;  malgré  sa  tenue  d'invalide,  on  sen- 
tait qu'il  pouvait  encore  combattre  comme  un  jeune  soldat  ;  en 
T.  i-  25 


290  MÉMOIRES 

dépit  de  sa  petite  taille,  l'esprit  le  voyait  plus  grand  que  tous  les 
uutres  hommes. 

«  Savez-vous ,  me  dit-il ,  que  le  règne  de  votre  jeune  roi 
«  commence  bien  ?  Il  a  trompé  mes  craintes  et  passé  mes  es- 
•<  pérances  :  j'avais  eu  peur  que  le  fds  du  Dauphin  ne  se  laissât 
«  gouverner  par  des  prêtres  ,  par  quelque  cardinal  comme 
«  Fleury,  et  que  les  Welches  (ainsi  vous  appelait  Voltaire)  ne 
«  s'affaissassent  sous  leur  triste  discipline  ;  mais  il  a  osé  prendre 
«  un  ministre  protestant,  que  j'avais  cru  qu'il  garderait  plus  long - 
«  temps;  il  a  suivi  les  conseils  de  tolérance  de  M.  de  Males- 
«  herbes  ;  il  a  profité  des  fautes  des  Anglais  pour  leur  enlever 
«  treize  provinces  ;  il  vient  récemment  de  protéger  la  Hollande, 
«  etd'opposer  une  digue  aux  projets  de  l'Autriche.  Celle-ci  n'est 
«  pas  légère,  et  sa  constance  dans  ses  vues  pourrait  bien  en- 
«  core  nous  donner  d'autres  occupations.  » 

Changeant  subitement  de  conversation,  il  me  demanda  des 
nouvelles  de  notre  littérature ,  me  parla  des  ouvrages  les  plus 
marquants  avec  autant  de  justesse  que  d'esprit,  traita  assez  mal 
l'abbé  Raynal ,  qu'il  avait  cependant  accueilli  avec  faveur,  me 
questionna  sur  ce  que  j'en  pensais  ,  et  parut  assez  content  en 
me  voyant  rendre  justice  aux  bons  principes  consignés  dans  son 
livre,  et  blâmer  les  déclamations  qui  le  déparent 

«  Ces  philosophes,  reprit  le  roi ,  ont  fait  beaucoup  de  bien  , 
«  et  nous  ont  tirés  de  la  barbarie.  Ils  ont  presque  anéanti  la 
«  sottise  des  préjugés  et  la  honteuse  folie  des  superstitions  ;  mais 
«  ils  connaissent  peu  les  hommes,  et  croient  à  tort  qu'on  gou- 
«  verne  aussi  facilement  qu'on  écrit.  Ils  ne  conçoivent  pas  qu'un 
«  prince,  philosophe  par  inclination,  soit  forcé  d'être  politique 
«  par  devoir  et  guerrier  par  nécessité  ;  leur  paix  perpétuelle  est 
><  un  rêve  comme  la  perfection.  Leur  chef  est  mort  ;  c'est  une 
«  grande  perte  :  d'ici  à  longtemps,  personne,  chez  vous  ni 
<>  ailleurs,  ne  remplacera  Voltaire.  » 

«  Je  suis  charmé, Sire,  lui  dis-je,  pour  la  mémoire  de  cet 
«  immortel  écrivain,  que  vous  rendiez  à  son  ombre  une  faveur 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  291 

«  .qu'il  avait  peut-être  mérité  de  perdre,  mais  qui  lui  avait  laissé 
«  sûrement  de  douloureux  regrets.  » 

«  Oui,  j'ai  eu  à  m'en  plaindre,  répliqua  le  roi  ;  mais  nous  nous 
«  étions  réconciliés.  J'ai  oublié  ses  torts,  je  ne  me  souviens  que 
«  du  plaisir  et  du  bien  que  m'ont  fait  ses  ouvrages.  Vous  allez 
«  voir  en  Russie  sa  grande  admiratrice  ;  elle  payait  ses  hom- 
«  mages  un  peu  adulateurs  et  ses  sarcasmes  contre  les  Turcs 
«  par  de  douces  et  piquantes  cajoleries.  Elle  ne  m'a  pas  si  bien 
«  traité,  moi,  et  une  seule  visite  de  l'empereur  m'a  enlevé  son 
«  amitié  ;  au  reste,  j'aurais  tort  d'en  être  surpris  :  les  femmes 
«  sont  capricieuses  comme  la  fortune,  et  d'ailleurs  celle-ci  ne 
«  s'est  jamais  trop  piquée  de  fidélité;  ce  n'est  point  par  cette 
«  vertu  qu'elle  est  célèbre.  » 

Le  voyant  en  si  belle  humeur,  je  hasardai  quelques  mots  sur 
l'ambition  de  cette  princesse,  qui  avait  aimé,  élevé,  couronné, 
subjugué  et  dépouillé  le  roi  de  Pologne.  Je  sentis  bien  vite  que , 
dans  cet  instant ,  je  manquais  un  peu  de  tact  :  Frédéric  avait 
ses  raisons  pour  glisser  légèrement  sur  la  position  de  Stanislas 
et  sur  le  démembrement  de  sa  couronne  ;  mais  il  revint  sur  le 
compte  de  l'impératrice,  et,  comme  il  était  très-caustique  contre 
les  personnes  dont  il  croyait  avoir  à  se  plaindre,  il  me  raconta 
plusieurs  anecdotes  piquantes  sur  la  santé  de  Catherine,  sur  sa 
cour  et  sur  ses  favoris. 

Je  lut  dis  que  j'étais  fort  curieux  de  connaître  une  princesse 
si  célèbre,  à  laquelle  on  ne  pouvait  refuser  du  génie ,  puisque, 
étant  femme  et  étrangère,  elle  avait  su  régner  tranquillement 
sur  une  cour  féconde  en  orages,  conquérir  l'affection  d'une 
population  immense  sortant  h  peine  des  ténèbres,  étouffer  sans 
cruauté  plusieurs  conjurations ,  triompher  des  Ottomans  , 
brûler  leur  flotte  près  du  Bosphore,  et  faire  rechercher  son  al- 
liance par  les  plus  grands  souverains  de  l'Europe.  «  Il  est  1,1- 
«  cheux ,  ajoutai-je,  qu'un  règne  ,  si  éclatant  à  beaucoup  d'é- 

■  gards,  ait  commencé  par  une  scène,  par  une  catastrophe  si 

■  tragique.  » 


292  MEMOIRES 

«  Ah  !  me  répondit  le  roi,  sur  ce  point,  quoique  nous  soyons 
«  à  présent  à  peu  pies  brouillés, je  dois  lui  rendre  justice  ;  on 
«  est  à  ce  sujet  dans  l'erreur  ;  on  ne  peut  imputer  justement  à 
«  l'impératrice  ni  l'honneur,  ni  le  crime  de  cette  révolution; 
«  elle  était  jeune,  faible,  isolée ,  étrangère,  à  la  veille  d'être  ré- 
«  pudiée ,  enfermée.  Les  Orlolï  ont  tout  fait  ;  la  princesse 
«  d'Aschkoff  n'a  été  là  que  la  mouche  vaniteuse  du  coche,  Ru- 
«  Ihière  s'est  trompé. 

«  Catherine  ne  pouvait  encore  rien  conduire  ;  elle  s'est  jetée 
«  dans  les  bras  de  ceux  qui  voulaient  la  sauver.  Leur  conjura- 
«  tion  était  folle  et  mal  ourdie  ;  le  manque  de  courage  de 
«  Pierre  III ,  malgré  les  conseils  du  brave  Munich,  l'a  perdu  • 
«  il  s'est  laissé  détrôner  comme  un  enfant  qu'on  envoie  cou- 
«  cher. 

«  Catherine,  couronnée  et  libre,  a  cru,  comme  une  jeune 
«  femme  sans  expérience  ,  que  tout  était  fini  ;  un  ennemi  si 
«  pusillanime  ne  lui  paraissait  pas  dangereux.  Mais  les  Orloff, 
«  plus  audacieux  et  plus  clairvoyants,  ne  voulant  pas  qu'on  fît 
«  contre  eux  de  ce  prince  un  étendard,  l'ont  abattu. 

«  L'impératrice  ignorait  ce  forfait,  et  l'apprit  avec  un  désespoir 
«  qui  n'était  pas  feint;  elle  pressentait  justement  le  jugement 
«  que  tout  le  monde  porte  aujourd'hui  contre  elle  ;  car  l'erreur 
«  de  ce  jugement  est  et  doit  être  ineffaçable,  puisque,  dans  sa 
«  position,  elle  a  recueilli  les  fruits  de  cet  attentat,  et  s'est  vue 
«  obligée,  pour  avoir  des  appuis ,  non-seulement  de  ménager, 
«  mais  même  de  conserver  près  d'elle  les  auteurs  du  crime, 
«  puisqu'eux  seuls  avaient  pu  la  sauver.  » 

«  Je  vous  conseille ,  pour  approfondir  ce  fait,  de  voir  un 
.<  vieillard  très-estimable  qui  est,  je  crois,  à  présent  à  IMittau  ; 
«  c'est  M.  deKaiserling.  Il  a  tout  vu,  tout  su;  il  a  été  à  cette 
«  époque  l'intime  confident  des  chagrins  secrets  de  l'impéra- 
«  trice.  » 

«  Votre  opinion,  Sire,  lui  dis-je,  est  d'un  grand  poids  et 
«  me  soulage  ;  car  il  m'en  coûtait  d'admirer  une  souveraine 


DU    COMTE   DE  SEGUB.  293 

«  montée  au  trône  par  des  degrés  si  sanglants.  On  me  l'a 
«  taut  vantée;  je  voyais  avec  peine  une  telle  tache  dans  la  lu- 
«  miére  du  Nord,  ainsi  que  l'appelaient  Voltaire  et  d'Alem- 
«  bert.  » 

«  C'était  une  flagornerie  un  peu  forte ,  reprit  le  roi ,  lors- 
«  qu'ils  disaient  que  c'était  du  Nord  que  nous  venait  aujour- 
-i  dlmi  la  lumière.  —  Sire,  répliquai-je  ,  Berlin  est  cependant 
"  dans  le  Nord.  »  Il  me  fit  une  mine  gracieuse ,  et  me  dit  : 
«  Quelle  route  prenez-vous  pour  aller  à  Pétersbourg  :  est-ce 
«  la  plus  courte? — Non,  Sire ,  répondis -je  ;  je  veux  passer 
«  par  Varsovie  pour  voir  la  Pologne.  » 

«  C'est  un  pays  curieux,  ajouta  le  roi,  pays  libre  où  la 
«  nation  est  esclave ,  république  avec  un  roi ,  vaste  contrée 
<•  presque  sans  population ,  aimant ,  faisant  la  guerre  depuis 
«  plusieurs  siècles  avec  gloire ,  sans  places  fortes ,  et  n'ayant 
«  pour  armée  qu'une  pospolite  ardente,  mais  indisciplinée, 
«  toujours  divisée  en  factions  ,  eu  confédérations,  et  tellement 
«  enthousiaste  d'une  liberté  sans  règle ,  que ,  dans  leurs  diètes, 
«  le  veto  d'un  Polonais  suffit  pour  paralyser  la  volonté  générale, 
«  Les  Polonais  sont  vaillants  ;  leur  humeur  est  chevaleresque  ; 
«  mais  ils  sont  inconstants ,  légers ,  à  peu  d'exceptions  près  ; 
«  les  femmes  y  montrent  seules  une  étonnante  fermeté  de  ca- 
«  ractère;  ces  femmes  sont  vraiment  des  hommes.  » 

A  l'appui  de  ces  dernières  paroles,  le  roi  me  raconta  plusieurs 
traits  surprenants  de  l'intrépidité ,  de  la  constance ,  de  l'hé- 
roïsme de  plusieurs  dames  polonaises.  Ensuite  il  me  fit  un  signe 
de  tête  pour  me  congédier;  mais,  me  rappelant  bientôt,  il  me 
dit  :  «  Je  vous  prie  de  vouloir  bien  vous  charger  d'un  paquet 
«  pour  mon  ministre  à  Pétersbourg,  le  comte  de  Coèrtz.  » 
Je  l'assurai  que  je  m'acquitterais  de  sa  commission  avec  exac- 
titude. 

«  Ecoutez,  contiuua-t-il ,  je  m'intéresse  à  votre  succès  en 
«  Russie.  L'impératrice  est  depuis  longtemps  assez  mal  avec 
«  votre  cour,  et  vous  rencontrerez  dans  votre  mission  des  obs- 

25. 


294  MÉMOIRES 

«  tacles  assez  difficiles  à  aplanir.  Il  est  de  mou  intérêt,  et  je 
«  désire  que  votre  cabinet  reprenne,  comme  il  le  souhaite,  quel- 
«  que  influence  à  Pétersbourg ,  et  y  contre-balance  celle  de 
«  l'Autriche  ;  sur  ce  point  nos  intérêts  sont  communs. 

«  Vous  allez ,  je  l'espère ,  former  quelques  liaisons  avec  mon 
«  ministre  :  le  comte  de  Goërtz  est  un  homme  d'esprit ,  ex- 
«  périmenté ,  et  qui  me  sert  avec  zèle  depuis  longtemps.  Mais, 
«  comme  c'est  pendant  sa  mission  que  l'impératrice  a  changé 
«  de  système ,  et  que  le  crédit  de  l'empereur  près  d'elle  a  rem- 
«  placé  le  mien ,  vous  trouverez  le  comte  de  Goërtz ,  dont  le 
«  caractère  est  très-ardent ,  fort  irrité ,  fort  mécontent ,  et  un 
«  peu  trop  disposé  à  adopter  comme  vraies  toutes  les  nou- 
«  velles  que  lui  débitent  les  frondeurs  et  tous  ceux  qui 
«  sont  maltraités  par  l'impératrice.  Tenez-vous  en  garde  contre 
«  son  exagération.  C'est  un  conseil  que  je  trouve  utile  de  vous 
«  donner  pour  votre  direction  ,  et  qui  importe  au  succès  que  je 
«  vous  souhaite.  » 

Je  le  remerciai  de  cette  preuve  de  bonté ,  qui  me  surprit , 
mais  cependant  beaucoup  moins  qu'on  ne  pourrait  le  croire  ; 
car,  depuis  'l'affaire  de  Hollande ,  notre  cabinet ,  refroidi  pour 
celui  de  Vienne ,  tendait  peu  à  peu  à  changer  de  système  poli- 
tique et  à  se  rapprocher  secrètement  de  la  Prusse.  J'avais 
même  ,  dans  mes  instructions ,  l'ordre  de  vivre  avec  le  comte 
de  Cobentzel ,  ambassadeur  d'Autriche ,  dans  une  intimité  très- 
grande  en  apparence ,  mais  de  montrer  en  secret  une  confiance 
plus  réelle  au  ministre  de  Prusse. 

Le  roi,  en  me  congédiant,  me  dit  :  «  Adieu,  monsieur 
«  de  Ségur  :  je  suis  bien  aise  de  vous  avoir  connu  ;  et ,  lors- 
«  que  après  votre  mission  vous  retournerez  en  France ,  si  je 
«  vis  encore,  revenez  par  Berlin,  restez-y  longtemps  :  je  vous 
«  reverrai  avec  un  véritable  plaisir.  »     ' 

Cette  longue  audience  me  valut  un  redoublement  d'obli- 
geance de  tous  les  grands  personnages  qui  habitaient  Berlin , 
où  je  restai  encore  plusieurs  jours. 


DU    COMTE   DE   SÉGUB.  295 

.l'avais  beaucoup  connu  à  Paris  le  Prince  Henri  de  Prusse, 
digne  frère  du  grand  Frédéric  ;  il  était  arrivé  en  France  pré- 
cédé par  une  glorieuse  renommée  que  lui  avaient  méritée  de 
brillants  exploits. 

Vaillant  guerrier,  habile  général,  profond  politique,  ami  de 
la  justice,  des  sciences,  des  lettres,  des  arts,  protecteur  des 
faibles,  secourable  aux  infortunés ,  son  nom  inspirait  un  juste 
respect,  La  simplicité  de  ses  manières ,  l'urbanité  de  son  lan- 
gage ,  l'aménité  de  son  caractère  lui  attiraient  l'affection.  La 
petitesse  de  sa  taille  ,  l'irrégularité  de  ses  yeux  ,  les  désagré- 
ments de  sa  figure,  qui  choquaient  au  premier  abord,  s'ou- 
bliaient très-vite  en  causant  avec  lui,  l'esprit  ennoblissait 
le  corps ,  et  bientôt  on  ne  voyait  plus  en  lui  que  le  grand 
homme  et  l'homme  aimable. 

Pendant  son  séjour  à  Paris  ,  il  conquit  des  admirateurs  dans 
toutes  les  classes  de  la  société  :  les  savants  consultaient  ses  lu- 
mières ,  les  artistes  son  goût ,  les  politiques  et  les  militaires  son 
expérience;  les  poètes  briguaient  son  suffrage,  et  lui  prodi- 
guaient leur  encens. 

Au  nombre  des  personnes  de  la  société  la  mieux  choisie,  il 
distingua  particulièrement  une  femme  très-aimable ,  la  com- 
tesse de  Sabran,  et  l'un  de  mes  plus  intimes  amis  •>  le  célèbre 
chevalier  de  Boufflers ,  qui  depuis ,  pendant  les  orages  de  la 
révolution,  trouva  un  asile  dans  son  palais,  et  lui  resta  dévoué 
toute  sa  vie. 

Je  me  rappelle  qu'un  jour  ce  prince ,  assistant  à  une  repré- 
sentation de  l'opéra  de  Castor  et  Pollux,  qu'on  donnait  pour 
lui ,  et  se  trouvant  placé  à  côté  de  Boufflers  et  du  jeune  Élzéar 
de  Sabran ,  dont  on  vantait  alors  l'esprit  précoce ,  ce  prince 
s'amusait  à  questionner  cet  enfant,  et  lui  disait  :  «  Expliquez- 
«  moi  donc  ce  que  c'est  que  ce  Castor  et  ce  Pollux  que  vous 
«  regardez  avec  tant  d'attention?  —  Ce  sont ,  répondit  Élzéar, 
«  deux  frères  jumeaux  sortis  du  même  œuf.  —  Mais,  vous- 
«  même,  dit  Le  prince,  vous  êtes  sorti  d'un  œuf.  »  Alors  l'en- 


290  MÉMOIBES 

fianl ,  surpris  mais  doucement  soufflé  par  Boufflers ,  répliqua 
par  cet  impromptu  : 

«  Ma  naissance  n'a  rien  de  neuf, 
«  J'ui  suivi  la  commune  règle. 
»  Mais  c'est  vous  qui  sortez  d'un  oeuf  j 
«  Car  vous  êtes  un  aigle.  » 

Ce  prince ,  après  ma  présentation  ,  daigna  m'admettre  dans 
sa  plus  familière  intimité.  11  me  faisait  presque  tous  les  jours 
dîner  chez  lui ,  et  se  plaisait  à  me  raconter  tout  ce  qu'il  avait 
vu  et  entendu  en  France.  «  Ce  qui  m'a  le  plus  surpris ,  me 
<»  dit-il  une  fois ,  c'est  votre  roi  ;  je  m'en  était  fait  une  tout 
«  autre  idée  ;  on  m'avait  dit  que  son  éducation  avait  été  très- 
«  négligée,  qu'il  ne  savait  rien,  et  qu'il  avait  peu  d'esprit. 
»  Je  fus  tout  étonné,  en  causant  avec  lui ,  de  voir  qu'il  savait 
«  très-bien  l'histoire ,  la  géographie ,  qu'il  avait  des  idées  fort 
«  justes  en  politique ,  que  le  bonheur  de  son  peuple  l'occupait 
«  entièrement ,  et  qu'il  était  rempli  de  sens ,  ce  qui  vaut  mieux 
«  pour  un  prince  que  le  bel  esprit  ;  mais  il  m'a  paru  qu'il  se  dé- 
«  liait  trop  de  lui-même ,  tandis  qu'il  est  peut-être  de  tout  son 
■<  conseil  celui  qu'il  devrait  le  plus  souvent  consulter.  S'il  ac- 
«  quiert  un  peu  de  force  ,  il  sera  un  excellent  roi.  Quant  à  la 
«  reine ,  j'éviterai  d'en  parler,  car  elle  ne  m'a  pas  trop  bien 
«  traité  :  on  la  dit  aimable  ;  mais  Dieu  veuille  ,  pour  la  France 
«<  et  pour  nous  ,  qu'elle  soit  un  peu  moins  Autrichienne  !  » 

Je  lui  répondis  qu'à  cet  égard  il  devait  être  pleinement  ras- 
sure par  la  noble  conduite  que  cette  princesse  venait  de  tenir 
récemment  à  l'occasion  de  l'affaire  de  Hollande. 

Il  me  parla  beaucoup  ensuite  de  la  Russie  et  de  Catherine  II. 
«  Elle  jette  un  grand  éclat,  me  dit-il;  on  la  vante,  on  l'im- 
«  mortalise  de  son  vivant.  Ailleurs  elle  brillerait  sans  doute 
«  beaucoup  moins  ;  mais  dans  son  pays  elle  a  plus  d'esprit 
«  que  tout  ce  qui  l'entoure:,  on  est  grand  à  bon  marché  sur 
«  un  pareil  trône  :  elle  n'a  pour  voisins  que  des  Chinois  dont 


DU    COMTE   DE    SEGUR.  297 

«  un  désert  la  sépare,  des  Tartares  sans  civilisation,  des  Turcs 
«  imbéciles ,  un  roi  de  Suède  pauvre  et  qui  n'a  qu'une  poignée 
«  de  soldats  à  lui  opposer,  enfin  des  Polonais  braves  ,  mais 
«  divisés,  et  dont  les  troupes,  comme  le  gouvernement,  sont 
<-  en  pleine  anarchie.  Diderot  a  dit  que  la  Russie  était  un  co- 
«  losse  aux  pieds  d'argile  ;  mais  ce  colosse  immense  et  qu'on  ne 
«  peut  attaquer  parce  qu'il  est  couvert  d'une  cuirasse  de  glace, 
«  a  les  bras  bien  longs.  Il  peut  s'étendre  et  frapper  où  il  veut; 
«  ses  moyens  et  ses  forces ,  quand  il  les  connaîtra  bien  et 
«  saura  les  employer,  pourront  être  funestes  à  l'Allemagne.  » 

«  11  me  paraît  déjà  ,  Monseigneur,  lui  répondis-je ,  que  son 
«  ambition  connaît  peu  de  bornes  :  après  avoir  conquis  la  Li- 
«  vonie ,  détruit  les  Zaporaviens ,  chassé  les  Tartares  de  Cri- 
«  mée ,  enlevé  un  grand  territoire  aux  Turcs ,  et  partagé  ré- 
«  cemment  la  Pologne  ,  il  semble  nous  annoncer  une  nou- 
««  velle  et  fatale  invasion  des  peuples  du  Nord  dans  l'Occident.  » 

«  Ah  !  pour  le  partage  de  la  Pologne ,  répliqua  le  prince , 
«■  l'impératrice  n'en  a  pas  l'honneur,  car  je  puis  dire  qu'il  est 
«  mon  ouvrage.  J'avais  été  faire  un  voyage  à  Pétersbourg  ;  à 
«  mon  retour,  je  dis  au  roi  mon  frère  :  Ne  seriez-vous  pas 
a  bien  étonné  et  bien  content  si  je  vous  faisais  tout  à  coup 
«  possesseur  d'une  grande  partie  de  la  Pologne?  » 

«  Surpris,  oui,  répondit  mon  frère,  mais  content ,  point 
«  du  tout;  car  il  me  faudrait ,  pour  faire  cette  conquête  et 
«  pour  la  garder,  soutenir  encore  une  guerre  terrible  contre 
«  la  Russie ,  contre  l'Autriche ,  et  peut  être  contre  la  France. 
«  J'ai  risqué  une  fois  celte  grande  laite  ,  qui  a  failli  me 
«  perdre.  Tenons-nous-en  là;  nous  avons  assez  de  gloire; 
«  nous  sommes  vieux  ,  et  il  nous  faut  du  repos. 

«  Alors,  pour  dissiper  ses  craintes,  je  lui  racontai  que, 
«  m'entretenant  un  jour  avec  Catherine  II,  comme  elle  me  par- 
«  lait  de  l'esprit  turbulent  des  Polonais,  de  leur  anarchie  ,  de 
«  leurs  factions ,  qui ,  tôt  ou  lard  ,  feraient  de  leur  pays  un 
■<  théâtre  de  guerre,  où  les  puissances  qui  les  entourent  se- 


298  HÉMOIBES 

«<  raient  inévitablement  entraînées,  je  conçus  et  lui  présentai 
n  l'idée  d'un  partage  auquel  l'Autriche  devait  naturellement 
«  consentir  sans  peine,  puisqu'il  l'agrandirait. 

«  Ce  projet  frappa  vivement  l'impératrice  :  C'est  un  trait 
«  de  lumière,  dit-elle  ;  et  si  le  roi  votre  frère  adopte  ce  projet, 
«  étant  d'accord  tous  deux,  nous  n'avons  rien  à  craindre  , 
«  ou  l'Autriche  coopérera  à  ce  partage,  ou  nous  saurons 
«  sa?is  peine  la  forcer  à  le  souffrir. 

«  Ainsi,  ajoutai-je,  Sire,  vous  voyez  qu'un  tel  agrandis- 
«  sèment  ne  dépend  plus  que  de  votre  volonté.  Mon  frère 
«  m'embrassa ,  me  remercia ,  entra  promptement  en  négoeia- 
«  tion  avec  Catherine  et  la  cour  de  Vienne.  L'empereur  hésita, 
«  sonda  les  dispositions  de  la  France  ;  mais ,  voyant  que  la  fai- 
«  blesse  du  cabinet  de  Louis  XV  ne  lui  laissait  aucun  espoir  de 
«  secours ,  il  céda  et  prit  doucement  son  lot.  Ainsi ,  sans  guer- 
«  royer,  sans  perdre  de  sang  ni  d'argent,  grâce  à  moi,  la 
«  Prusse  s'agrandit  et  la  Pologne  fut  partagée.  » 

Ce  prince,  voyant  mon  étonnement,  crut  que  mon  silence 
venait  de  mou  admiration  ;  mais,  trop  jeune  et  trop  nouveau  di- 
plomate, je  ne  pus  me  permettre  des  louanges  qui  répugnaient  à 
ma  conscience.  Je  continuai  à  me  taire  ,  ne  jugeant  pas  conve- 
nable de  choquer  sans  nécessité,  par  ma  désapprobation,  un  per- 
sonnage si  supérieur  à  moi  par  son  rang  et  par  son  expérience. 

Cependant  le  prince,  lisant  apparemment  dans  mes  yeux  une 
partie  de  ce  que  je  pensais ,  me  dit  de  parler  à  cœur  ouvert , 
et  de  lui  faire  connaître  franchement  mon  opinion  sur  ce  qu'il 
venait  de  me  raconter. 

Je  résistai  et  j'alléguai  vainement  mon  âge,  mon  inexpérience, 
mon  respect  et  la  crainte  de  lui  déplaire  ;  mais ,  pressé  de  nou- 
veau, je  lui  dis  enfin  :  «  Eh  bien!  Monseigneur,  vous  voulez 
«  savoir  absolument  ce  que  je  pense?  le  voici  :  la  Pologne  était 
«  indépendante,  inoffensive;  vous  n'aviez  aucun  grief  contre  elle; 
«  son  seul  tort  a  été  sa  faiblesse  ;  ce  démembrement  est  un 
«  grand  et  premier  acte  d'injustice  dont  les  suites  me  semblent 


DU    COMTE   DE    SÉGUR.  299 

incalculables.  Que  ne  doit-on  pas  craindre  pour  l'Europe  et 
«  pour  le  bonheur  de  l'humanité,  si  désormais  les  souverains 
«  qui  la  gouvernent  remplacent  le  droit  des  gens  par  le  droit 
«  de  convenance  !  » 

Le  prince  sourit  ;  mais  ce  sourire  me  semblait  tant  soit  peu 
forcé.  Il  me  congédia  plus  tôt  que  de  coutume  ;  le  jour  suivant 
il  ne  me  vit  point.  Mais  le  surlendemain ,  l'humeur  du  prince 
étant  passée,  la  bienveillance  du  philosophe  reparut.  Il  me  fit 
venir  de  bonne  heure  chez  lui,  voulut  me  lire  quelques-uns  de 
ses  ouvrages ,  et ,  par  là ,  me  mit  à  une  épreuve  non  moins  dé- 
licate que  la  première. 

Psul  ne  doit  sortir  de  sa  sphère  ;  souvent  on  se  rapetisse  en  se 
déplaçant.  Les  muses  n'avaient  point,  comme  1a  gloire,  pro- 
digué leurs  faveurs  au  prince  Henri.  J'entendis  avec  une  sorte 
de  souffrance  la  lecture  qu'il  me  fit  d'un  opéra  et  d'une  comédie. 
Ses  plans  étaient  mal  conçus ,  son  style  incorrect  et  lourd ,  on 
ne  trouvait  dans  ses  pièces  nul  intérêt  ;  et ,  chose  étrange , 
les  idées  eu  étaient  très-communes. 

Cependant ,  moins  candide  que  la  première  fois,  et  n'igno- 
rant pas  que  l'amour-propre  des  auteurs  est  encore  plus  irascible 
que  celui  des  princes  et  des  conquérants ,  je  me  gardai  bien  de 
laisser  voir  l'ennui  profond  que  j'avais  éprouvé.  Mais,  comme 
il  n'était  pas  en  moi  de  dire  ce  qui  était  absolument  contraire  à 
ce  que  je  pensais,  au  lieu  de  louanges ,  je  m'étendis  en  vifs  et 
prolongés  remercîments  de  l'extrême  bouté  du  prince,  qui  l'avait 
porte  à  me  faire  jouir  ainsi  du  fruit  de  ses  loisirs. 

Il  m'écoutait  avec  l'air  d'un  homme  qui  attend  encore  autre 
chose,  et  mon  trouble  allait  croissant  ;  heureusement  une  visite 
mit  fin  a  mon  embarras,  de  manière  que  je  sortis  sans  trop 
de  gaucherie  d'un  pas  si  glissant  et  si  difficile. 

Deux  jours  après,  ayant  reçu  le  paquet  dont  le  roi  m'avait 
dit  qu'il  me  chargerait,  et  qui  était,  ainsi  que  je  l'appris  depuis, 
un  nouveau  chiffre,  je  pris  congé  de  la  famille  royale,  et  je 
partis  pour  Varsovie 


300  MÉMOIRES 

En  traversant  la  partie  orientale  des  Etats  du  roi  de  Prusse , 
il  semble  qu'on  quitte  le  théâtre  où  règne  une  nature  em- 
bellie parles  efforts  de  l'art  et  d'une  civilisation  perfectionnée. 
L'œil  est  déjà  attristé  par  des  sables  arides ,  par  de  vastes  fo- 
rêts. 

Mais,  dès  qu'on  entre  en  Pologne,  on  croit  sortir  entière- 
ment de  l'Europe ,  et  les  regards  sont  frappés  d'un  spectacle 
nouveau  :  une  immenses  contrée,  presque  totalement  couverte 
de  sapins  toujours  verts,  mais  toujours  tristes,  coupée  à  de 
grandes  distances  par  quelques  plaines  cultivées ,  semblables 
aux  îles  éparses  sur  l'Océan  ;  une  population  pauvre ,  esclave  ; 
de  sales  villages  ;  des  chaumières  peu  différentes  des  huttes 
sauvages  ;  tout  ferait  penser  qu'on  a  reculé  de  dix  siècles ,  et 
qu'on  se  retrouve  au  milieu  de  ces  hordes  des  Huns,  des 
Scythes ,  des  Venètes ,  des  Slaves  et  des  Sarmates ,  dont  les 
flots  ,  roulant  sans  cesse  l'un  sur  l'autre ,  se  répandaient  suc- 
cessivement en  Europe,  en  chassant  devant  eux  les  Bulgares, 
les  Goths ,  les  Scandinaves ,  les  Bourguignons ,  et  toutes  ces 
tribus  belliqueuses  qui  écrasèrent  de  leur  poids  les  derniers 
débris  de  l'empire  romain. 

Cependant,  au  sein  de  ces  froides  et  agrestes  contrées,  appa- 
raissent quelques  grandes  villes ,  riches  et  populeuses ,  autour 
desquelles  s'élèvent  à  de  grandes  distances  des  châteaux  habi- 
tés par  une  noblesse  polie,  belliqueuse,  libre,  fière  et  chevale- 
resque. 

Là  les  siècles  féodaux  revivent  ;  là  retentissent  les  cris 
d'honneur,  de  liberté  ;  là  le  voyageur,  reçu  avec  une  antique 
et  généreuse  hospitalité ,  trouve ,  dans  de  vastes  salles ,  des 
preux  courtois,  des  dames  remplies  de  grâces,  dont  l'âme 
élevée  et  le  caractère  romanesque  mêlent  à  leurs  doux  attraits 
je  ne  sais  quoi  d'héroïque.  Ou  dirait,  à  les  voir  et  à  les  enten- 
dre, qu'elles  vont  tout  à  l'heure  présider  un  tournois,  soutenir 
un  siège,  animer  leurs  époux,  leurs  amants,  les  guider  aux  com- 
bats ,  les  parer-  d'écharpes  brillantes ,  et  les  couronner  après  la 


DU   COMTE    DE    SÉGUR.  301 

victoire,  au  chant  des  bardes,  au  sou  des  harpes,  ou  bien  aux 
douv  accents  des  troubadours. 

Tout  est  contraste  dans  ce  pays  :  des  déserts  et  des  palais , 
l'esclavage  des  paysans,  la  turbulente  liberté  des  nobles  ,  qui 
formaient  seuls  depuis  longtemps  la  véritable  nation  polonaise, 
une  grande  richesse  en  blé ,  peu  d'argent  et  presque  point  de 
commerce,  si  ce  n'est  par  une  foule  active  de  juifs  avides  que 
le  prince  Potemkin  nommait  plaisamment  la  navigation  de  la 
Pologne. 

Dans  presque  tous  les  châteaux ,  le  luxe  d'une  grande  for- 
tune mal  administrée  et  s'écroulant  sous  le  poids  de  dettes 
usuraires;  un  grand  nombre  de  domestiques  et  de  chevaux,  et 
presque  pas  de  meubles  ;  un  luxe  oriental,  et  aucune  des  com- 
modités de  la  vie  ;  une  table  somptueuse  ouverte  à  tous  les 
voyageurs ,  et  point  de  lit  dans  les  appartements  ,  hors  ceux 
du  maître  et  de  la  maîtresse  du  logis;  une  vie  presque  totale- 
ment employée  en  courses  et  en  voyages ,  mais  avec  la  triste 
nécessité  de  tout  porter  avec  soi  ;  car  sur  toutes  les  routes , 
excepté  dans  quelques  grandes  villes ,  il  n'existe  point  d'au- 
berges. 

Une  constante  passion  pour  la  guerre ,  et  l'aversion  de  la 
discipline ,  une  crainte  fondée  et  continuelle  des  puissants  op- 
presseurs qui  les  entourent ,  aucuns  soins  et  aucuns  sacrifices 
pour  garantir  les  frontières  en  les  couvrant  de  forteresses. 

Les  arts ,  l'esprit ,  la  grâce ,  la  littérature ,  tous  les  charmes 
de  la  vie  sociale,  rivalisant  à  Varsovie  avec  la  sociabilité  de 
Vienne ,  de  Londres  et  de  Paris  ;  mais ,  dans  les  provinces , 
des  mœurs  encore  sarmates;  enfin  un  mélange  inconcevable 
de  siècles  anciens  et  de  siècles  modernes,  d'esprit  monar- 
chique et  d'esprit  républicain ,  d'orgueil  féodal  et  d'égalité , 
de  pauvreté  et  de  richesses  ,  de  sages  discours  dans  les  diètes 
et  de  sabres  tirés  pour  fermer  la  discussion ,  de  patriotisme 
ardent  et  d'appels  trop  fréquents  faits,  par  l'esprit  de  faction, 
à  l'influence  étrangère. 

26 


302  MÉMOIRES 

Telle  était  ta  Pologne ,  et  telles  étaient  les  réflexions  qui 
m'occupaient,  lorsqu'en  sortant  de  la  solitude  d'une  vaste  forêt 
de  cyprès  et  de  pins ,  où  l'on  pouvait  se  croire  à  l'extrémité 
du  monde,  Varsovie  s'offrit  à  mes  regards  avec  l'éclat  de  la 
capitale  d'un  grand  royaume. 

Eu  y  entrant  j'y  remarquai  pourtant  encore  de  singuliers 
contrastes  :  des  hôtels  magnifiques  et  des  maisons  mesquines, 
des  palais  et  des  baraques  ;  enfin  ,  pour  achever  le  tableau,  je 
vis ,  en  arrivant  chez  madame  la  princesse  de  Nassau ,  qui  m'a- 
vait offert  un  logement,  et  dans  une  superbe  position  qui  do- 
minait La  Vistule ,  une  sorte  de  palais  dont  une  moitié  brillait 
d'une  noble  élégance,  tandis  que  l'autre  n'était  qu'un  amas  de 
décombres  et  de  ruines,  tristes  restes  d'un  incendie. 

Après  avoir  lu  beaucoup  de  livres  d'histoire  et  de  voyages , 
il  faudrait  encore,  pour  so  faire  une  idée  juste  des  institutions 
d'un  pays ,  de  sa  statistique ,  des  mœurs  de  ses  habitants,  de 
leurs  lois ,  de  leur  caractère  national,  un  long  séjour  et  des 
liaisons  avec  un  grand  nombre  d'hommes  de  différentes  classes 
et  de  différentes  opinions.  Autrement  on  tombe  nécessairement 
dans  l'erreur  selon  les  diverses  positions ,  préventions  ou  pas- 
sions qui  peuvent  avoir  dicté  les  renseignements  insuffisants 
qu'on  a  recueillis. 

Mais,  pour  connaître  seulement  les  usages,  l'esprit,  les 
mœurs  de  la  société  brillante  d'une  capitale,  les  intrigues,  les 
faiblesses ,  les  aventures  des  personnages  le  plus  eu  vogue  ,  il 
suffit  de  vivre  quelques  semaines  dans  l'intimité  d'une  femme 
aimable  et  spirituelle  ;  cependant ,  quelque  bonue  foi  qu'elle 
veuille  y  mettre ,  on  court  le  risque  de  voir  un  peu  exagérer 
les  défauts  des  femmes  qui  sont  jolies  ,  et  le  mérite  de  celles 
qui  ne  le  sont  pas. 

En  peu  de  jours  la  conversation  de  madame  de  Nassau  m'ins» 
truisit  à  cet  égard  plus  complètement  qu'un  long  voyage  n'au» 
rait  pu  le  faire  ,  et  la  cour  de  Pologne  me  fut  presque  tout  aussi 
connue  que  celle  de  Versailles. 


1)11    COMTE    D!C   SEGl  il  303 

Le  surlendemain  de  mon  arrivée ,  je  fus  présente  au  roi  en 
audience  particulière  par  M.  le  comte  de  Stackelberg,  ambas- 
sadeur de  Russie.  L' accueil  que  me  lit  ce  monarque  me  parut 
non  moins  singulier  qu'aimable.  «  Ah!  monsieur  de  Ségur, 
«  me  dit-il  dès  qu'il  me  vit ,  je  puis  vous  assurer  que  c'est  avec 
«  le  plus  grand  plaisir  que  je  vous  revois.  » 

Ces  paroles  m'étonnèrent  tellement  que  je  crus  avoir  mal  en- 
tendu; et, comme  ma  physionomie  ainsi  que  mon  silence  pei- 
gnaient assez  ma  surprise,  le  roi  répéta  :  «  Oui  je  vous  revois 
avec  un  vrai  plaisir.  —  Mais ,  Sire ,  répondis-je ,  Votre  Majesté 
«  doit  trouver  mon  étonnement  très- naturel.  Celui  qui  aurait 
«  eu  le  bonheur  de  vous  voir  une  fois  ne  pourrait  assurément 
«  pas  l'avoir  oublié,  et  il  est  très-certain  que  jamais  jusqu'à  ce 
«  jour  je  n'ai  paru  aux  yeux  de  Votre  Majesté.  » 

«  Vous  êtes  dans  l'erreur,  reprit  en  souriant  Stanislas ,  et  je 
«  pourrais  même  vous  accuser  d'ingratitude  ;  car  le  premier 
«  jour  où  je  vous  vis ,  je  vous  embrassai  très-cordialement  et 
«  comme  je  le  fais  à  présent.  »  Aces  mots  il  me  fit  l'honneur 
d'approcher  sa  joue  de  la  mienne. 

«  Sirj,  répliquai-je, je  l'avoue,  la  plaisanterie  que  me  fait 
«  Votre  Majesté ,  et  qui  est  sans  doute  très-obligeante,  sera, 
«  tant  que  vous  ne  daignerez  pas  me  l'expliquer,  une  véritable 
«  énigme  pour  moi.  » 

«  Écoutez ,  me  dit  alors  ce  prince ,  vous  savez  que  je  n'ai  pas 
«  toujours  été  roi  de  Pologne  ;  il  y  a  trente  ans  que  je  me  nom- 
«  mais  Poniatowski.  J'ai  voyagé,  je  suis  resté  assez  longtemps 
«  en  France.  Votre  père  et  la  marquise  sa  femme  me  reee- 
«  vaient  habituellement  chez  eux  ,  je  vivais  dans  leur  intimité. 
«  Peu  de  jours  avant  mon  départ  de  Paris ,  je  venais  dire  adieu 
«  à  votre  père;  je  trouve  sa  porte  fermée  ;  j'insiste  pour  qu'on 
«  l'ouvre  ;  on  me  répond  que  votre  mère  est  accouchée  dans 
'"  la  matinée ,  et  que  M.  de  Ségur  est  auprès  d'elle.  Je  dis  que 
«  c'est  un  motif  de  [dus  pour  que  je  le  voie  et  que  je  lui  fasse 
«  mon  compliment.  J'entre;  votre  père  me  mène  dans  le  ca- 


304  MÉMOIRES 

«  binet  où  l'on  vous  avait  porté ,  et  j'embrasse  le  nouveau-né. 
«  Vous  voyez  bien  qu'il  est  très-vrai  que  vous  êtes  pour  moi 
«  une  ancienne  connaissance  ,  et  qu'il  est  en  même  temps  très- 
«  naturel  que  cette  connaissance  n'ait  pas  laissé  de  trace  dans 
«  votre  souvenir  ;  car,  depuis  ce  temps ,  nous  sommes  tous  les 
«  deux  un  peu  changés.  » 

Après  m'avoir  questionné  obligeamment  sur  ma  famille  et 
sur  celles  dont  les  noms  restaient  gravés  dans  sa  mémoire  ,  il 
me  congédia  ;  mais ,  depuis  cette  audience,  je  le  vis  presque 
tous  les  jours  en  société  très-peu  nombreuse,  tantôt  dans  son 
palais ,  tantôt  chez  madame  de  Cracovie  sa  sœur;  enlin  chez 
madame  de  Nassau,  où  il  vint  plusieurs  fois  passer  la  soirée. 

Je  trouvai  sa  conversation  instructive,  agréable,  légère  et 
variée ,  heureuse  en  transitions  ;  il  effleurait  tout ,  n'approfondis- 
sait rien ,  soit  pour  ne  pas  embarrasser  ses  interlocuteurs,  soit 
pour  ne  pas  s'embarrasser  lui-même ,  mais  surtout  pour  plaire  : 
car  la  conversation  ne  ressemble  pas  aux  livres  ;  elle  devient 
lourde  et  languissante  dès  qu'on  s'y  permet  de  graves  réflexions 
et  de  longues  tirades. 

Plaire  était  le  but  constant,  le  mérite  principal  et  le  grand 
art  de  ce  prince  :  ses  entretiens ,  dans  le  petit  cercle  où  je  le 
voyais,  roulèrent  presqu'entièrement  sur  la  littérature  fran- 
çaise. Il  lut  avec  un  vrai  talent  quelques  morceaux  des  poèmes 
de  notre  Virgile  français,  l'abbé  Delille,  quelques  scènes  d'une 
tragédie  nouvelle  de  La  Harpe ,  et  une  ou  deux  fables  de 
Florian. 

Il  exigea  de  moi  la  lecture  de  quelques-unes  de  mes  faibles 
productions,  que  l'indiscrétion  de  la  princesse  de  Nassau  lui 
avait  fait  sans  doute  connaître ,  et  dont  une  spirituelle  et  belle 
dame  polonaise,  la  comtesse  Potocka ,  que  j'avais  vue  plusieurs 
années  en  France ,  lui  avait  parlé  avec  plus  de  bienveillance 
que  de  justice. 

Le  roi  me  fit  aussi  beaucoup  de  questions  sur  la  guerre 
d'Amérique  et  sur  les  caractères  des  personnages  qui  s'y  étaient 


DO   COMTE    DE   SÉGUB.  305 

le  plus  distingués  ,  tels  que  Washington ,  La  Fayette  et  Kocham- 
beau;  mais  en  général  il  évita  toute  conversation  politique. 

Je  regardai  cette  réserve  comme  une  obligeance;  car  le 
cabiuetde  Versailles,  depuis  1773,  abandonnant  la  Pologne  à  ses 
spoliateurs ,  et  n'y  pouvant  plus  exercer  aucune  influence ,  y 
rendait  notre  position  presque  embarrassante. 

En  admirant  d'un  côté  les  qualités  personnelles  d'un  roi 
dont  la  société  avait  tant  de  charme,  et  en  songeant  d'une 
autre  part  aux  fautes ,  aux  malheurs  et  au  sort  futur  de  ce  mo- 
narque, dépouillé  des  deux  tiers  de  ses  États  et  dominé  par 
ses  puissants  voisins,  je  me  disais  :  Quelle  méprise  du  sort,  et 
pourquoi  a-t-il  voulu,  par  un  funeste  caprice,  faire  du  particu- 
lier le  plus  aimable,  de  l'homme  de  cour  le  plus  brillant,  le 
plus  infortuné  des  rois '.La  singularité  de  son  éducation  eut 
une  grande  influence  sur  la  bizarrerie  de  sa  destinée. 

Poniatowski ,  père  de  Stanislas  ,  était  un  noble  Lithuanien  : 
d'abord  il  suivit  avec  éclat  les  drapeaux  du  fameux  roi  de 
Suède  Charles  XII  ;  après  la  mort  de  ce  monarque ,  s'étant 
réconcilié  avec  le  roi  Auguste,  il  le  servit  avec  la  même  fidélité 
qu'il  avait  précédemment  montrée  au  héros  suédois. 

La  mère  de  Stanislas  était  une  princesse  Czatorinska ,  dont 
l'origine  illustre  remontait  aux  Jagellons.  Cette  noble  Polonaise  , 
fière  ,  romanesque  et  superstitieuse,  ayant  fait  tirer  l'horoscope 
de  son  fils  par  un  Italien,  dont  le  charlatanisme  passait  à  ses 
veux  pour  une  science  profonde  ,  l'astrologue  lui  prédit  qu'un 
jour  cet  enfant  parviendrait  au  trône. 

Dès  lors  elle  éleva  son  fils  pour  le  rôle  brillant  qui  lui  était 
promis,  fit  passer  sa  conviction  dans  son  jeune  esprit,  exalta 
son  imagination  ,  et  s'efforça  de  lui  donner  les  talents  et  les 
vertus  nécessaires  au  monarque  d'un  pays  libre  ,  qui  devait  à  la 
fois  se  montrer,  suivant  les  circonstances,  sévère  et  conciliant, 
majestueux  et  populaire  ,  orateur  et  guerrier  ;  mais  la  nature 
ne  seconda  qu'en  partie  les  vues  de  l'héroïne  polonaise. 

Poniatowski  prit  facilement  et  presque  théâtralement  le  main- 

26. 


306  MÉMOIRES 

tien,  la  marche,  le  ton,  la  dignité  d'un  prince.  Les  progrès  de 
son  instruction  lurent  rapides;  il  apprit  promptement  sept  lan- 
gues, qu'il  parlait  avec  une  égale  facilité  ;  il  se  distingua  de 
tous  ses  compagnons  par  son  adresse  dans  les  exercices  mili- 
taires. De  bonne  heure  on  remarqua  en  lui  une  éloquence  na- 
turelle, mais  une  éloquence  plus  touchante  que  forte  et  plus 
élégante  qu'énergique. 

La  sévérité  de  sa  mère  ne  pouvait  vainere  ses  penchants  : 
elle  voulait  qu'il  ne  s'occupât  que  de  politique  ;  il  était  sans 
cesse  entraîné  par  le  plus  vif  amour  pour  les  arts  ,  pour  les  let- 
tres et  surtout  pour  la  poésie. 

Inutilement  on  avait  prétendu  l'astreindre  à  une  grande  sé- 
vérité de  mœurs  ;  les  charmes  de  la  beauté  ,  et  les  succès  qu'il 
dut  bientôt  aux  agréments  de  sa  figure  et  de  son  esprit,  le  por- 
tèrent irrésistiblement  à  la  galanterie. 

Son  père  espérait  en  faire  un  sage  austère  et  un  homme 
d'Etat:  il  ne  devint  qu'un  littérateur  instruit,  un  courtisan  spi- 
rituel ,  un  orateur  agréable  et  un  brillant  chevalier. 

Il  s'élevait  au-dessus  de  presque  tous  ces  compatriotes  par  la 
beauté  de  sa  figure,  la  noblesse  de  sa  taille,  l'élégance  de  sfs 
formes  et  la  grâce  de  son  esprit.  Lorsque  je  le  vis ,  il  avait  en- 
core conservé  une  partie  de  sa  beauté ,  une  taille  majestueuse , 
un  regard  rempli  de  finesse  et  de  douceur,  un  son  de  voix  qui 
allait  à  l'âme,  et  le  sourire  le  plus  attrayant. 

Aimant  à  voyager,,  comme  la  plupart  de  ses  compatriotes  ,  il 
parcourut  l'Allemagne ,  et  séjourna  longtemps  en  France,  L'ur- 
banité de  ses  manières  ,  la  culture  soignée  de  son  esprit ,  son 
amour  pour  les  lettres  et  pour  les  arts ,  le  firent  également  bien 
accueillir  par  les  princes ,  par  les  personnes  de  la  plus  brillante 
société,  par  les  poètes ,  par  les  savants  et  parles  artistes. 

Comme  il  aimait  beaucoup  tous  les  plaisirs  et  ne  possédait 
qu'une  fortune  médiocre,  il  contracta  des  dettes  à  Paris,  et  ses 
créanciers  le  firent  mettre  en  prison  ;  il  dut  sa  liberté  à  la  géné- 
ïesitédela  femme  du  chef  opulentd'une  manufacture  déglaces. 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  307 

C'était  madame  Geoftriii,  qui  devi.it ,  depuis,  célèbre  sans 
autres  moyens  qu'une  lionne  table,  uu  noble  caractère  ,  un  es- 
prit naturel  très-piquant ,  caché  sous  une  enveloppe  simple  et 
modeste ,  et  par  des  liaisons  intimes  avec  tout  ce  que  la  cour 
et  la  ville  contenaient  de  personnages  distingués.  Sa  maison  était 
Un  rendez-vous  où  se  réunissaient  les  Français  et  les  étrangers 
les  plus  considérables  par  leur  rang  ou  par  leur  réputation  ;  ils 
venaient  y  recevoir  des  leçons  de  goût  et  entendre  des  vérités 
utiles,  dites  avec  une  franchise  très-originale. 

La  bienfaitrice  du  comte  Ponatowski  fut,  quelques  années 
après ,  fort  étonnée  d'apprendre  que  le  captif  qu'elle  avait  tiré 
de  prison  était  devenu  roi.  Stanislas ,  pour  acquitter  la  dette 
de  Poniatowski ,  lui  témoigna  constamment  la  plus  vive  recon- 
naissance, entretint  avec  elle  une  correspondance  habituelle, 
l'invita  à  venir  le  voir  en  Pologne ,  et  l'accueillit  avec  la  ten- 
dresse qu'il  aurait  pu  montrer  à  une  mère  et  à  une  amie. 

Lorsqu'il  avait  quitté  la  France  pour  se  rendre  en  Angle- 
terre ,  il  s'y  était  lié  avec  un  noble  anglais,  qui ,  récemment 
nommé  ambassadeur  à  Pétershourg ,  lui  proposa  de  l'accom- 
pagner en  Piussie.  Sa  beauté,  son  esprit  et  son  audace  lui  va- 
lurent promptementune  brillante  conquête.  Il  plut  à  la  grande 
duchesse  Catherine  ;  la  jalousie  du  grand-duc  les  sépara  ;  mais, 
dès  que  cette  princesse  fut  montée  sur  le  trône,  elle  voulut 
donuer  celui  de  Pologne  au  jeune  Polonais  qui  l'avait  charmée. 
Il  aurait  pu  difficilement  l'emporter  sur  ses  rivaux  dans  un 
temps  ordinaire;  mais  les  démarches  actives  de  l'amhassadeur 
russe  Kaiserling,  et  le  voisinage  de  cinquante  mille  hommes, 
commandés  par  le  maréchai  Romanzoff,  triomphèrent  de  toute 
opposition,  de  sorte  que  Poniatowski  se  vit  proclamé  roi,  sous 
le  nom  de  Stanislas- Auguste,  parla  diète  de  Wola,  le  7  sep- 
tembre 17G4. 

Sur  un  autre  trône  moins  entouré  d'orages,  Stanislas-Au- 
guste, par  sa  douceur,  par  sa  prudence,  par  la  bienveillance 
qui  lui  était  naturelle,  et  par  son  amour  pour  la  justice,  aurait 


308  MÉMOIRES 

régné  paisiblement  et  joui  de  cette  gloire  pure,  seule  et  noble 
ambition  des  bons  rois  ;  mais  Stanislas  savait  plaire  et  ne  sa- 
vait pas  commander  ;  son  caractère  aimable  et  liant ,  auquel  il 
devait,  comme  particulier,  des  succès  brillants,  devint,  lors- 
qu'il fut  couronné,  la  cause  de  ses  malheurs. 

Il  vivait  dans  un  temps  de  troubles,  et  gouvernait  un  peuple  di- 
visé en  factions  irréconciliables  qu'il  espéra  vainement  adoucir, 
tandis  qu'il  fallait  les  comprimer.  Au  lieu  de  parler  aux  passions 
le  langage  de  l'autorité ,  il  leur  parlait  celui  de  la  raison,  qu'elles 
n'entendent  jamais.  Une  lettre  touchante  et  élégamment  écrite 
lai  semblait  plus  propre  à  ramener  des  esprits  aliénés  et  des 
caractères  ardents ,  qu'une  ordonnance  ou  qu'une  loi  sage  et 
sévère. 

Évitant  avec  soin  la  guerre,  même  la  plus  juste ,  il  ne  saisit 
aucune  des  occasions  que  la  fortune  lui  présenta  pour  acqué- 
rir, par  les  armes,  une  gloire  nécessaire  à  un  prince  sorti  du 
rang  des  citoyens,  et  qui  veut  imposer  l'obéissance  à  des  nobles 
tiers  de  leur  illustration,  et  dont  la  plupart  avaient  été  si  long- 
temps non-seulement  ses  égaux,  mais  ses  supérieurs. 

Bientôt  des  troubles  religieux  éclatèrent;  on  éloigna  des 
diètes  les  dissidents.  Ceux-ci,  réclamant  leurs  droits  de  suf- 
frage garantis  par  le  traité  d'Oliva,  implorèrent  l'appui  de  Ca- 
therine II ,  dont  le  roi  de  Pologne  n'était  à  leurs  yeux  que  le 
lieutenant  couronné. 

En  17GG  une  diète  fut  convoquée,  et  devint  promptement 
orageuse.  Les  ministres  d'Angleterre  et  de  Prusse  écrivirent  et 
agirent  en  faveur  des  dissidents.  Le  roi  inclinait  pour  eux.  Dès 
que  les  évéques  catholiques  et  leurs  partisans  s'en  aperçurent, 
ils  l'accusèrent  de  trahison  et  de  complicité  avec  les  ennemis 
de  l'État. 

L'approche  d'une  armée  russe,  qui  parut  sous  les  murs  de 
Varsovie ,  donna  des  forces  à  cette  accusation  ;  elle  exaspéra  les 
esprits.  Les  catholiques  prirent  les  armes  et  se  formèrent  eu 
confédération  sous  l'étendard  de  la  Vierge.  Le  douzième  siècle 


DU    COMTE   DE    SEGUR.  309 

et  les  sanglantes  querelles  des  Albigeois  semblaient  renaître. 
La  croix  brillait  sur  les  habits  des  confédérés. 

Quatre  de  leurs  ehefs  firent  serment  d'enlever  ou  de  tuer 
Stanislas  ;  à  la  tête  de  quarante  dragons  déguisés  en  paysans, 
ils  osèrent  tenter  cette  téméraire  entreprise,  et  leur  audace  réus- 
sit. Au  milieu  de  la  nuit,  embusqués  dans  une  rue  de  Varso- 
vie, ils  attendirent,  attaquèrent  la  voiture  du  roi,  et  dispersèrent 
son  escorte. 

Ce  prince  voulait  se  sauver,  mais  les  conjurés  le  saisirent. 
L'un  d'eux  lui  tira  un  coup  de  pistolet,  dont  la  flamme  brûla 
ses  cheveux  ;  un  autre  lui  fit,  d'un  coup  de  sabre ,  une  profonde 
blessure  sur  la  tête  ;  et  tous,  l'ayant  porté  sur  un  cheval ,  l'en- 
traînèrent rapidement  hors  de  la  capitale. 

Le  temps  était  orageux  et  l'obscurité  profonde  :  ils  s'éga- 
rèrent au  point ,  qu'après  plusieurs  heures  de  marche,  ils  s'a- 
perçurent, aux  premiers  rayons  du  jour,  qu'ils  étaient  revenus 
près  de  Varsovie  ;  la  frayeur  les  saisit,  ils  s'enfuirent. 

Un  seul,  uomméKosinski,  resta  près  de  Stanislas;  tous  deux 
se  trouvaient  à  pied,  leurs  chevaux  étant  accablés  de  lassitude. 
Voyant  alors  le  visage  du  monarque  inondé  de  sang ,  la  pitié 
entra  dans  le  cœur  de  ce  conjuré.  Le  roi  s'en  aperçut ,  profita 
de  son  émotion  avec  une  grande  présence  d'esprit;  et,  avec 
cette  touchante  éloquence  qui  était  une  de  ses  plus  brillantes 
qualités ,  il  lui  reprocha  doucement  son  attentat ,  lui  prouva 
victorieusement  qu'on  ne  pouvait  être  lié  par  uu  serment  cou- 
pable, le  conjura  de  réparer  son  crime  par  un  noble  et  grand 
service  ;  enfin  il  attendrit  et  fléchit  ce  fougueux  caractère. 

Cependant  Kosinski  lui  dit  :  «  Je  me  sens  disposé  à  vous 
«  sauver  la  vie  ;  mais  si  je  cède  a  ce  sentiment,  si  je  vous  ra- 
«  mène  à  Varsovie,  ma  mort  ne  sera-t-elle  pas  le  châtiment 
«  de  ma  faiblesse?  »Le  roi  lui  jura  sur  son  honneur  qu'il  le 
garantirait  de  tout  péril,  et  son  assassin  y- tombant  à  ses  pieds, 
s'abandonna  totalement  à  sa  magnanimité. 

Stanislas  écrivit  au  gouverneur  de  Varsovie,  qui  bientôt  lui 


310  UÉlfOlBBS 

envoya  des  gardes  ;  sous  leur  escorte,  il  fut  reconduit  à  son 
palais.  Kosinski  obtint  sa  grâce  ,  et  s'exila  en  Italie,  où  il 
jouît  le  reste  de  ses  jours  d'une  pension  annuelle  que  Stanislas 
lui  avait  assurée. 

Les  périls  qu'avait  courus  ce  prince,  son  courage  et  sa  dé- 
livrance presque  miraculeuse,  lui  rendirent  pour  quelque  temps 
l'affection  de  ses  sujets  ;  mais  les  troubles  se  renouvelèrent , 
s'animèrent;  les  trois  grandes  puissances  qui  entouraient  la 
Pologne  en  profitèrent  pour  satisfaire  une  injuste  ambition. 

Le  roi  aurait  eu  besoin,  pour  résister  à  des  forces  si  colos- 
sales ,  d'une  énergie  héroïque  qui  lui  manquait,  et  de  ce  génie 
qui  peut  seul  trouver  de  grandes  ressources  dans  un  si  grand 
péril.  Le  crime  politique  fut  consommé,  et  le  premier  partage 
de  la  Pologne  eut  lieu  en  1773. 

Ainsi,  lorsque  j'arrivai  à  Varsovie ,  le  roi  ne  régnait  plus 
que  sur  un  pays  démembré  et  sur  une  nation  humiliée,  ou  plu- 
tôt c'était  Catherine  qui  régnait  ;  son  ambassadeur,  le  comte 
de  Stackelberg,  moins  altier  cependant  que  son  prédécesseur  le 
prince  Repnin,  dédaignait  de  couvrir  d'un  voile  modeste  sa 
toute-puissance.  Stanislas  n'avait  plus  que  la  décoration  d'un 
roi;  il  obéissait  aux  ordres  que  son  impérieuse  protectrice  lui 
dictait,  et  la  cour  de  l'ambassadeur  était  plus  brillante  et  plus 
nombreuse  que  la  sienne. 

L'indépendance  était  perdue  ,  et  le  joug  était  trop  pesant 
pour  qu'aucun  courage  pût  le  secouer.  Tous  les  braves  Polo- 
nais laissaient  voir  sur  leur  visage  la  profonde  indignation  qui 
les  pénétrait.  De  quelque  rang  qu'ils  fussent,  le  nom  d'un 
Russe,  pronoucé  devant  eux,  les  faisait  rougir  de  honte,  tres- 
saillir de  colère,  et  leur  sang  fermentait  dans  leurs  veines. 

Aussi,  quelques  années  après,  au  premier  rayon  d'espoir 
qui  parut  luire  à  leurs  yeux,  tous  coururent  aux  armes  et  at- 
taquèrent intrépidement  les  redoutables  armées  de  leurs  puis- 
sants oppresseurs.  Mais  cet  effort  généreux  ne  fit  briller  que 
peu  de  moments  le  feu  mourant  de  la  liberté.  Le  nombre  et  la 


DU    COMTE    DE   SÉGUB.  311 

tactique  triomphèrent  d'un  courage  désespère;  c'était  la  seule 
arme  qui  leur  restât.  La  Pologne  fut  encore  partagée ,  et 
Stanislas  descendit  du  trône.  Il  aurait  fallu  pour  sauver  ce 
trône  un  héros  des  beaux  temps  de  l'histoire,  et  Stanislas- 
Auguste  n'était  qu'un  paladin  brillant  de  l'époque  de  la  cheva- 
lerie. 

La  cour  et  toute  la  société  de  Varsovie,  au  moment  de  mou 
arrivée ,  étaient  très-agitées ,  non  par  une  grande  querelle  poli- 
tique, mais  par  une  intrigue  trop  petite  et  trop  fastidieuse 
pour  en  parler  avec  détail  !  il  s'agissait  d'un  complot  pour  em- 
poisonner le  prince  Czatorinslu. 

Le  roi  de  Prusse  et  ses  ministres  m'en  avaient  parlé  comme 
d'une  tentative  ridicule,  imaginée  par  des  intrigants,  avec 
l'intention  de  compromettre  dans  cette  affaire  Stanislas- 
Auguste. 

Ce  bruit  sans  fondement  avait  pris  quelque  importance  par  la 
faute  du  roi ,  qui  montra  dans  cette  circonstance  trop  d'indé- 
cision et  de  faiblesse ,  et  encore  plus  par  la  chaleur  inconsidé- 
rée, par  l'opiniâtreté  déplacée  du  parti  de  l'opposition,  qui  em- 
ployait indistinctement  tous  les  moyens  qui  s'offraieut  à  lui 
pour  aigrir  l'esprit  public  contre  le  roi. 

Il  aurait  fallu,  dès  le  premier  moment,  chasser  de  la  ville 
l'accusatrice  et  les  deux  accusés.  En  évitant  ainsi  les  suites 
d'une  querelle  aussi  indécente,  onne  pouvait  se  tromper,  puisque 
la  punition  n'aurait  porté  que  sur  une  femme  de  mauvaise  vie  et 
sur  deux  hommes  sans  aveu  ;  mais  on  en  Ct  un  procès  qui  de- 
vait être  jugé  prochainement.  Depuis  j'ai  su  que  l'accusation 
avait  paru  dénuée  non-seulement  de  toutes  preuves,  mais  même 
de  tous  graves  indices. 

Les  partisans  des  Potocki  et  dos  Czatorinski  n'en  avaient 
pas  moins  profité  pour  discréditer  le  roi  dans  l'esprit  de  sa  na- 
tion, soit  en  faisant  soupçonner  sa  vertu,  soit  en  faisant  mé- 
priser sa  faiblesse.  L'empereur  Joseph  II  voulait  d'abord  inter- 
venir dans  cette  affaire  ,  et  inviter  l'impératrice  à  se  joindre  à 


312  MEMOIRES 

lui  ;  mais  le  comte  de  Stackelberg  l'en  avait  détourné,  en  lui 
remontrant  combien  les  noms  de  deux  grands  souverains  figu- 
reraient peu  décemment  dans  cette  misérable  intrigue. 

11  me  parut  utile,  relativement  aux  succès  que  je  désirais  ob- 
tenir en  Russie  ,  de  répondre  avec  empressement  aux  préve- 
nances obligeantes  que  m'avait  faites  l'ambassadeur  de  Cathe- 
rine à  Varsovie.  C'était  un  homme  d'esprit  et  d'expérience. 
L'impératrice  lui  avait  prouvé  sa  confiance  en  lui  donnant  une 
mission  si  importante ,  qui,  sous  le  titre  d' ambassadeur,  le 
faisait  réellement  gouverneur  de  la  Pologne. 

Cependant ,  comme  sous  différents  prétextes,  redoutant  ses 
talents  et  son  influence,  les  ministres  de  sa  souveraine  le  tenaient 
toujours  éloigné  d'elle,  je  le  trouvai  d'abord  un  peu  animé 
contre  eux. 

Il  m'invitait  sans  cesse  à  venir  chez  lui ,  s'enfermait  souvent 
plusieurs  heures  avec  moi ,  et  me  montrait  dans  ses  entretiens 
une  confiance  qui  m'était  fort  profitable  ,  mais  dont  l'étendue 
me  surprenait  singulièrement. 

Je  n'aurais  pas  espéré  obtenir  d'un  ancien  et  intime  ami  des 
renseignements  plus  détaillés  et  plus  utiles  que  ceux  qu'il  me 
donna  sur  les  personnages  les  plus  distingués,  les  plus  influents 
de  la  cour  de  Russie,  et  même  sur  le  caractère  de  l'impératrice. 

Il  me  fit  particulièrement  connaître  les  qualités,  les  défauts, 
les  faiblesses  du  prince  Potemkin  tout-puissant  alors  près  de 
sa  souveraine;  et  il  me  peignit  tous  les  membres  du  minis- 
tère avec  des  traits  piquants,  originaux  et  propres  à  me  faire 
croire  que  ces  portraits  étaient  ressemblants ,  quoiqu'un  peu 
chargés. 

Tout  ce  qu'il  me  dit  me  prouva  que  je  rencontrerais  dans 
ma  mission  les  obstacles  que  j'avais  prévus,  mais  que  j'y  trou- 
verais aussi  des  ressources  auxquelles  je  ne  m'attendais  pas. 

Cet  ambassadeur  me  parla  sans  trop  de  déguisement  du  rôle 
qu'il  jouait  en  Pologne,  rôle  peu  différent  de  celui  des  maires  du 
palais  de  nos  anciens  rois  francs.  Son  autorité  n'avait  de  bor- 


DU   COMTE   DE   SÉOUR.  8(3 

nés  que  celle  que  daignait  y  mettre  la  douceur  de  son  caractère  ; 
il  n'écrasait  pas  cette  malheureuse  nation,  mais  il  l'empêchait 
de  se  relever,  maintenait  son  impuissance,  fomentait  ses  di- 
visions, et  favorisait  avec  soin  la  prolongation  de  son  anarchie. 

Tel  était  le  malheureux  secret  de  sa  mission,  et  le  système 
constant  des  trois  cours  co-partageantes.  C'était  à  cette  seule 
condition  que  l'empereur  et  le  roi  de  Prusse  consentaient  à 
laisser  à  l'impératrice  l'honneur  de  gouverner  la  république, 
afin  de  la  dédommager,  par  là ,  du  lot  trop  faible  qu'elle  avait 
reçu  dans  le  traité  de  partage. 

Ainsi  on  encourageait  la  licence  des  Polonais  pour  enchaîner 
leur  liberté;  on  leur  permettait  de  disputer  contre  une  ombre 
de  royauté,  pourvu  qu'ils  se  soumissent  à  la  tyrannie  qui  était 
a  leurs  portes  ;  et  cet  infortuné  pays,  avec  toutes  les  charges 
d'un  grand  royaume  et  toute  la  faiblesse  d'une  petite  république, 
acquérant  de  jour  en  jour  un  nouveau  degré  de  fermentation, 
et  perdant  à  chaque  instant  quelques  parties  de  sou  énergie , 
restait  toujours ,  pour  les  trois  puissances  qui  l'opprimaient , 
une  proie  aussi  tentante  que  facile. 

Ce  système  injuste  devait  nécessairement  dans  la  suite  devenir 
un  sujet  de  discorde  entre  la  Russie,  la  Prusse  et  l'Autriche, 
gu  plus  vraisemblablement  l'objet  d'un  nouveau  et  complet 
partage;  car,  pour  éviter  l'un  ou  l'autre  de  ces  dénoùments, 
il  aurait  fallu  que  les  puissances  qui  avaient  démembré,  la  Pologne 
donnassent  à  ce  qui  restait  de  cette  république  quelque  vie  et 
quelque  consistance;  par  là  ,  elles  auraient  à  la  fois  assuré  leur 
repos  et  adouci  ce  qu'il  y  avait  d'injuste  et  d'odieux  dans  leur 
usurpation. 

L'ambassadeur  avait  trop  d'esprit  pour  ne  pas  convenir  avec 
moi  qu'en  ôtanttout  moyen  de  défense  à  la  république  ,  les  trois 
puissances  laissaient  à  leur  ambition  un  appâl  dont  il  leur  serait 
bien  difficile  de  se  défendre,  ce  qu'elles  avaient  pris  leur  faisant 
désirer  plus  vivement  ce  qu'elles  avaient  encore  à  prendre. 

Voyant  que  M.  de  Stackelberg,  loin  de  s'envelopper  dans  <v 

27 


314  MÉMOIRKS 

voile  mystérieux  et  diplomatique,  dont  tant  de  pédants  et 
d'hommes  médiocres  s'entourent  avec  soin  pour  cacher  la  rxv 
titesse  et  souvent  la  nullité  de  ce  qu'il  renferme,  voyant,  dis-je, 
que  cet  ambassadeur  cherchait  lui-même  à  prolonger  nos  en- 
tretiens, et  me  répondait  avec  une  franchise  presque  entière  sur 
tous  les  points  les  plus  délicats  de  la  politique  de  cette  époque, 
je  hasardai  de  lui  parler  d'un  projet  d'échange  de  la  Bavière 
contre  les  Pays-Bas  :  on  m'avait  annoncé  ce  projet. 

«  .Te  puis  vous  assurer,  me  répondit-il ,  qu'on  regarde  à 
«  Pétersbourg  cet  arrangement  comme  inadmissible  et  chimé- 
«  rique  ;  mais  cependant  l'impératrice  n'a  pas  cru  pouvoir  re- 
«  fuser  à  l'empereur  son  allié ,  et  dont  elle  a  beaucoup  à  se 
«  louer ,  un  service  plus  apparent  que  réel ,  puisqu'il  ne  con- 
«  siste  qu'à  sonder  sur  cet  objet  les  intentions  de  la  France  et 
«  celles  du  duc  de  Deux-Ponts.  Il  est  vrai  que  le  jeune  comte 
«  de  Romanzoff  a  serré  un  peu  précipitamment  la  mesure, 
«  et  dépassé  de  beaucoup  ses  instructions.  De  là  cette  inquié- 
«  tude  exagérée  du  duc,  et  naturelle  à  son  caractère;  de  là 
«  les  alarmes  de  la  cour  de  Berlin ,  qui ,  toujours  prompte  à 
«  craindre  et  à  s'irriter,  avait  reçu  cette  nouvelle  avec  une  cha- 
«  leur  extraordinaire  ;  mais  l'impératrice  s'est  empressée  de 
«  dissiper  ses  craintes.  » 

Peu  de  jours  après,  le  chargé  d'affaires  de  Berlin,  M.  Bu- 
choltz ,  me  parla  dans  le  même  sens  de  cet  échange.  Au  reste, 
l'ambassadeur  me  laissa  plus  d'une  fois  entrevoir  que ,  malgré 
l'amitié  de  Catherine  II  pour  l'empereur  Joseph,  elle  commen- 
çait à  être  tant  soit  peu  lasse  et  embarrassée  de  la  variété ,  de 
la  multiplicité ,  de  la  succession  rapide  des  projets  et  des  pré- 
tentions de  son  allié. 

D'un  autre  côté ,  l'empereur  parlait  quelquefois  avec  une 
ironie  assez  amère  de  l'administration  et  de  la  politique  de  Ca- 
therine; ainsi ,  ces  prétendus  liens  qu'on  disait  serrés  indisso- 
lublement par  une  amitié  réciproque  et  personnelle ,  n'étaient 
que  politiques,  et  ne  devaient  avoir  de  durée  que  celle  de  l'h> 


DU   COMTE   DE  SÉGUB.  315 

térêt  commun ,  mais  précaire ,  qui  les  avait  fait  contracter. 

Tous  les  renseignements  que  me  donnèrent  les  Polonais  dis- 
tingués et  les  agents  inférieurs  que  la  France  entretenait  alors  à 
Varsovie,  se  réunissaient  pour  me  prouver  que  M.  de  Stackel- 
berg  avait  été  franc  et  sans  déguisement  avec  moi. 

Un  de  nos  agents  était  M.  Bonueau,  homme  de  sens,  estime, 
mais  peu  répandu  ;  l'autre,  M.  Aubcr,  fréquentait  les  plus  bril- 
lantes sociétés.  Le  roi  le  traitait  à  merveille,  et  partout  j'enten- 
dais son  éloge. 

La  cour  de  France ,  en  tolérant  honteusement  le  partage  de 
la  Pologne ,  s'y  voyait  nécessairement  privée  de  toute  influence, 
et  ne  pouvait  décemment  y  envoyer  des  négociateurs  revêtus 
d'un  titre  plus  relevé  que  celui  de  chargé  d'affaires ,  d'agent  ou 
de  consul. 

Ceux-ci  travaillaient  à  obtenir  la  liberté  du  passage  des  denrées 
de  Pologne  par  le  Dniester,  pour  favoriser  les  efforts  d'un  né- 
gociant distingué  de  Marseille ,  M.  Anthoine ,  dont  le  noble  et 
utile  but  était  d'ouvrir  à  la  France,  a  la  Russie,  à  la  Pologne, 
un  nouveau  débouché,  une  nouvelle  voie  de  commerce  qui  de- 
vait vivifier,  multiplier  nos  relations,  et  enrichir  les  provinces 
méridionales  de  ces  trois  pays. 

M.  de  Stackelberg  se  montrait  favorable  à  leurs  vues; 
j'excitai  sa  bienveillance,  et ,  entrant  alors  dans  mes  idées  ,  il 
m'indiqua  les  moyens  de  persuader  au  comte  de  "YYoronzoff 
d'adopter  un  système  de  commerce  moins  exclusif  pour  les 
Anglais  ,  moins  fiscal  et  plus  éclairé. 

La  sœur  du  roi ,  madame  de  Craco\ic,  femme  aussi  distin- 
guée par  ses  vertus  que  par  l'aménité  de  son  caractère,  me  con- 
seillait, et  me  pressait  de  retarder  mon  départ  pour  Saint-Pé- 
tersbourg parce  qu'il  tombait  de  la  neige  et  qu'elle  prévoyait 
que  sous  peu  de  joursles  chemins  seraient  impraticables.  «  At- 
tendez ,  me  disait-elle  ,  que  le  traînage  soit  établi;  alors  vous 
regagnerez  promptement  le  temps  que  vous  nous  aurez 
donné.  » 


516  MÉMOIKES 

La  nécessité  d'arriver  au  terme  de  mon  voyage ,  après  de  si 
longs  séjours  à  Mayencc ,  à  Berlin ,  à  Varsovie,  ne  me  permit 
point  de  suivre  cet  avis  ,  dont  je  ne  tardai  pas  à  reconnaître  la 
sagesse.  Ma  première  journée  se  passa  sans  accidents;  la  se- 
conde fut  difficile ,  la  troisième  on  ne  voyait  plus  de  routes , 
la  terre  était  couverte  de  quatre  pieds  de  neige. 

Cette  neige  s'entassait  dans  les  villages  jusqu'à  la  hauteur  des 
portes ,  de  manière  qu'on  n'apercevait  que  les  toits  de  ces  ha- 
meaux qui ,  de  loin ,  ressemblaient  à  des  tentes  éparses  dans 
la  plaine.  Tous  nos  efforts  parvenaient  à  peine  à  faire  marcher 
de  temps  en  temps  au  pas  nos  chevaux,  et  à  les  retirer  des  trous 
où  ils  tombaient  fréquemment.  Il  fallut  s'arrêter  dans  un  très- 
petit  village ,  et  y  laisser  mes  trois  voitures. 

J'achetai  des  traîneaux  de  paysan ,  et  je  déterminai  à  force 
d'argent  un  courrier  russe ,  qui  passait  dans  cet  endroit ,  à  me 
céder  son  kibitki.  Malgré  la  légèreté  de  ces  traîneaux  ,  comme 
la  neige  ne  s'affermissait  pas ,  j'arrivai  très-difficilement  à  Bia- 
Iystock. 

Je  m'établis  de  mon  mieux  dans  une  mauvaise  auberge,  où, 
suivant  l'usage  polonais ,  il  ne  manquait  aux  voyageurs  que  ce 
qui  leur  est  le  plus  nécessaire  pour  la  nourriture  et  pour  le  som- 
meil. Mais  j'étais  à  peine  depuis  un  quart  d'heure  dans  ce  triste 
réduit ,  lorsqu'un  officier  polonais  entra  dans  ma  chambre  ,  et 
me  dit  que  madame  de  Cracovie ,  au  service  de  laquelle  il  était 
attaché  ,  lui  avait  envoyé  l'ordre  de  m'inviter  à  loger  dans  son 
château ,  où  elle  avait  tout  fait  préparer  pour  me  recevoir. 

Jamais  plus  obligeante  invitation  ne  vint  plus  à  propos.  Je 
suivis  mon  guide,  et  je  me  rendis  dans  cette  demeure  vraiment 
digne  de  la  sœur  d'un  roi.  Je  trouvai  ce  château  vaste ,  noble , 
complètement  et  magnifiquement  meublé.  Ma  suite  s'y  logea; 
et,  à  ma  grande  surprise,  je  vis  que,  par  l'attention  la  plus  dé- 
licate ,  la  comtesse  y  "avait  envoyé  maître  d'hôtel ,  cuisiniers , 
valets  de  chambre ,  et  un  grand  nombre  de  domestiques  qui 
vinrent  prendre  mes  ordres. 


DU   COMTE    DE    SKGUB.  317 

Je  reçus  d'elle  aussi  une  lettre  ,  par  laquelle  elle  mettait  son 
château  à  ma  disposition ,  en  rae  priant  d'y  séjourner  tout  lé 
temps  queje  voudrais,  et  d'y  donner  l'hospitalité  aux  Voyageurs, 
que  quelques  accidents  pourraient  mettre  dans  le  cas  de  s'y  ar- 
rêter. 

Me  voilà  donc  transformé  en  magnat  polonais,  et  jamais  che- 
valier errant  ne  trouva  dans  ses  aventures  plus  noble  gîte  et 
accueil  plus  courtois.  Il  n'y  manquait  que  la  dame  du  lieu,  dont 
il  m'était  impossible  de  ne  pas  regretter  vivement  l'absence. 

La  neige  continuait  toujours  à  tomber  en  abondance ,  et  à 
rendre  les  chemins  impraticables  ;  ainsi  je  restai  plusieurs  jours 
à  Bialvstock,  où  vinrent  se  réfugier  plusieurs  seigneurs  polonais 
et  quelques  dames ,  arrêtés  comme  moi  par  cette  froide  tour- 
mente. 

Averti  de  leur  arrivée  par  le  majordome  de  madame  de  Cra- 
covie,  je  remplis  ses  hospitalières  intentions;  je  les  invitai  à 
venir  au  château,  dont  je  leur  fis  de  mou  mieux  les  hon-.ieurs  : 
de  sorte  que  pendant  une  semaine,  au  lieu  d'être  en  prison  dans 
ma  petite  auberge  enfumée  je  vécus  en  maguifique  palatiu ,  te- 
nant bonne  table,  avec  une  société  aimable  et  polie,  employant 
alternativement  mes  soirées  à  causer,  à  jouer,  à  faire  de  la  mu- 
sique et  à  danser. 

Cependant  un  vent  du  nord  très-froid  s'éleva  ;  la  neige  s'af- 
fermit; le  traînage  commença  à  s'établir  ;  ce  fut  pour  moi  le 
signal  du  départ  ;  je  remontai  sur  mes  traîneaux  ,  et  je  con- 
tinuai mon  voyage,  emportant  avec  moi  le  souvenir  ineffaçable 
du  château  de  Bialvstock,  des  bontés  de  madame  de  Cracovic, 
et  de  sa  gracieuse  hospitalité. 

Le  chemin  n'était  encore  praticable  que  pour  de  légers  traî- 
neaux. Un  de  mes  gens,  resté  avec  mes  voitures,  devait,  aus- 
sitôt qu'il  le  pourrait ,  me  les  ramener  à  Pétcrsbourg;  mais  il 
était  écrit  que  je  serais  puni  de  n'avoir  pas  écouté  les  sages  con* 
seils  qu'on  m'avait  donnés.  La  neigo  et  le  feu  se  réunirent  pour 
m'infliger  ce  châtiment  ;  l'une  avait  emprisonné  mes  voitures. 


318  MÉMOIRES 

l'autre  les  incendia  dans  le  lieu  où  je  les  avais  déposées  ;  j'en 
reçus  la  nouvelle  en  Russie. 

Rien  ne  m'arriva  de  remarquable  jusqu'à  Riga,  ville  forte, 
populeuse,  commerçante,  et  qui  ressemble  plus  à  une  ville  alle- 
mande ou  suédoise  qu'à  une  ville  moscovite  ;  je  n'y  restai  que 
quelques  heures ,  et  je  parcourus  avec  rapidité  les  deux  cents 
lieues  qui  la  séparent  de  Pétersbourg. 

Je  trouvai  une  route  superbe ,  traversant  quelques  jolies 
villes  et  de  nombreux  villages,  partout  des  postes  bien  servies  et 
des  auberges  très-commodes.  Sous  un  ciel  âpre ,  malgré  les 
rigueurs  d'un  froid  qui  s'élevait  à  vingt-cinq  degrés,  on  re- 
connaissait à  chaque  pas  les  signes  de  la  force,  delà  puissance, 
et  les  traces  du  génie  de  Pierre  le  Grand.  Son  heureuse  audace, 
changeant  ces  froides  Contrées  en  riches  provinces  et  triomphant 
de  la  nature,  était  parvenue  à  répandre  sur  ces  glaces  éternelles 
la  chaleur  fécondante  de  la  civilisation. 

Enfin  j'aperçus  avec  autant  de  plaisir  que  d'admiration,  aux 
lieux  où  l'on  n'avait  vu  jadis  que  de  vastes,  incultes  et  fétides 
marais,  les  nobles  édifices  de  cette  cité  dont  Pierre  avait  posé 
les  premiers  fondements,  et  qui,*en  moins  d'un  siècle,  était  de- 
venue une  des  plus  riches  et  des  plus  brillantes  capitales  de 
l'Europe. 

J'arrivai  le  10  mars  1785  dans  l'hôtel  que  M.  de  La  Coli- 
nière  avait  loué  pour  moi  ;  je  m'occupai  avec  lui,  sans  tarder, 
des  démarches  à  faire  pour  hâter  le  moment  où  je  verrais  cette 
femme  extraordinaire ,  '  cette  célèbre  Catherine  que  le  prince 
de  Ligne  appelait,  dans  son  style  piquant  et  original,  Catherine 
le  Grand. 

Après  avoir  demandé  au  vice-chaucelier,  M.  le  comte  Oster- 
mann,  l'heure  à  laquelle  il  pourrait  me  recevoir,  je  lui  portai 
une  dépèche  dont  M.  de  Vergennes  m'avait  chargé  pour  lui,  et 
je  le  priai  d'obtenir  de  J'impératrice  l'audience  dans  laquelle  je 
devais  présenter  mes  lettres  de  créance  à  Sa  Majesté. 

Cette  princesse  me  fit  dire  que  le  surlendemain  elle  me  re- 


DU   COMTE    DE  SEGUR.  319 

eevraft.  .Mais  elle  était  alors  souffrante  ;  son  indisposition  se 
prolongea,  et  mou  audience  fut  retardée  de  huit  à  dix  jours  :  ainsi 
j'eus,  plus  que  je  ne  le  voulais,  le  temps  de  me  reposer,  et  de 
m'entretenir  avec  .M.  de  La  Coliuiere,  sur  l'état  des  affaires  et 
sur  les  différents  personnages  de  ce  grand  théâtre  où  j'allais 
bientôt  débuter. 

M .  de  La  Colinière  m'apprit  que  l'incommodité  dont  se  plai- 
gnait impératrice,  et  qui  retardait  mon  audience  ,  avait  pour 
cause  un  vif  chagrin  :  elle  venait  de  perdre  son  aide  de  camp  , 
M.  de  Landskoy;  de  tous  ses  favoris,  c'était  peut-être  celui 
qui  lui  avait  inspiré  le  plus  d'affection.  Il  la  méritait,  disait-on, 
par  un  sentiment  sincère ,  fidèle  et  dégagé  d'ambition  ;  enfin  il 
lui  avait  persuade,  maigre  la  distance  des  rangs  et  la  différence 
des  âges ,  que  c'était  Catherine  et  non  l'impératrice  qu'il  ai- 
mait. 

Ge  que  j'avais  su  des  grandes  qualités  de  cette  princesse,  ce 
que  m'en  avait  dit  Frédéric  lui-même,  redoublait  mou  désir  de 
la  connaître  personnellement  ;  cependant ,  sou  premier  pas 
pour  monter  au  trône  refroidissait  parfois  mon  enthousiasme  : 
mais,  indépendamment  de  l'incertitude  de  plusieurs  persounes 
dignes  de  foi,  sur  la  part  réelle  que  Catherine  avait  prise  à  la 
dernière  scène  de  cette  castastrophe,  j'ai  toujours  pensé  qu'on 
peut,  sans  blesser  la  morale  ,  lorsqu'on  juge  les  grands  hommes 
et  les  monarques  célèbres  ,  mettre  dans  la  balance  où  Ton 
pèse  leurs  actions ,  le  poids  des  circonstances  dans  lesquelles 
ils  se  trouvaient,  ot  faire  ainsi  de  leurs  qualités  et  de  leur  dé- 
fauts une  part  convenable  a  leur  époque,  a  leur  position,  et 
aux  mœurs  des  peuples  qu'ils  gouvernaient. 

Or  personne  n'ignore  que  non-seulement  la  Russie  était 
restée  plus  longtemps  que  toutes  les  autres  contrées  de  l'Europe 
plongée  dans  les  ténèbres  ;  mais  que  pendant  la  durée  du  dix- 
septième  siècle,  et  même  jusqu'au  règne  de  Pierre  111,  l'em- 
preinte des  moeurs  barbares  .  loin  d'être  effacées  se  lisait  en 
caractères  de  sang  sur  les  marches  du  trône  des  czars. 


320  MKMOIRES 

Ces  princes,  à  peine  sortis  du  joug  des  Tartares,  devinrent, 
en  brisant  leurs  chaînes,  des  despotes  sanguinaires.  Chacun 
d'eux  semblait  ne  pouvoir  monter  au  rang  suprême  qu'en  fou- 
lant aux  pieds  le  corps  de  sou  prédécesseur. 

Ivan  IVtua  un  de  ses  fds  et  mourut  dans  un  cloître.  FœdorIcr 
ne  régna  qu'après  avoir  immolé  Démétrius.  Un  faux  Démé- 
trius,  le  moine  Otrépiew,  étrangla  et  détrôna  Fœdor  II.  Was- 
sily,  qui  lui  devait  la  vie,  l'immola  à  son  tour.  Ce  même  Wassily 
finit  ses  jours  dans  un  couvent. 

Alors  le  sceptre  des  czars  passa  dans  les  mains  de  Michel 
Romanoff  :  ce  prince,  originaire  de  Prusse,  fut  la  tige  de  la  dynastie 
actuelle.  Alexis,  son  fds,  lui  succéda  ;  il  fut  le  père  de  Fœdor  III, 
d'Ivan  et  de  Pierre.  Fœdor  mourut  sans  enfants  ,  et  laissa  à 
ses  frères  un  trône  qui  excita  entre  eux  la  discorde.  Ivan  ne 
conserva  bientôt  que  le  titre  de  czar ,  et  céda  le  sceptre  à  sou 
immortel  frère  Pierre  1er. 

Ce  monarque ,  puissant  à  la  guerre ,  profond  en  politique , 
était  doué  d'un  vaste  génie.  Mais ,  comme  il  le  dit  avec  fran- 
chise ,  réformateur  de  son  empire  ,  il  ne  put  se  réformer  lui- 
même.  Cruel  dans  sa  cour,  barbare  au  sein  de  sa  famille,  il 
condamna  à  mort  son  fds  Alexis  ;  et ,  donnant  l'ordre  de  mas- 
sacrer huit  mille  slrélitz  qui  composaient  sa  garde,  il  encouragea 
lui-même  à  cette  boucherie,  par  son  exemple,  ses  stupides  bour- 
reaux. 

Pierre,  ayant  répudié  sa  première  femme  Eudoxie,  épousa 
Catherine  Ire,  née  dans  la  classe  la  plus  inférieure,  et  sortie 
des  bras  de  plusieurs  amants  ;  il  mourut.  Catherine,  usurpant 
les  droits  du  fds  d'Alexis  ,  s'empara  du  sceptre  -,  elle  le  des- 
tinait, en  mourant,  à  sa  fdle  aînée.  Mais  Menzicoff  plaça 
sur  le  trône  le  grand-duc ,  fds  du  malheureux  Alexis,  et  qui 
prit  le  nom  de  Pierre  II.  Son  règne  fut  court;  Anne, 
duchesse  de  Courlande,  lui  succéda,  et,  dominée  par  son  favori 
Biren ,  couvrit  les  échafauds  de  victimes ,  et  peupla  la  Sibérie 
d'exilés. 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  321 

Dans  sos  derniers  moments,  elle  avait  légué  son  pouvoir  à 
un  enfant ,  nommé  Ivan ,  descendant  du  frère  de  Pierre  le 
Grand,  par  sa  mère,  la  duchesse  de  Brunswick  ;  mais  une  autre 
princesse,  descendante  de  Pierre  le  Grand,  Elisabeth,  arracha  le 
jeune  Ivan  de  son  berceau,  renferma  dans  une  forteresse,  et  se 
fit  proclamer  impératrice. 

Après  vingt  ans  de  règne,  Elisabeth,  au  lieu  de  terminer  les 
malheurs  d'Ivan  et  de  lui  rendre  le  trône,  y  appela  son  neveu, 
le  duc  de  Holstein-Gottorp,qui  régna  sous  le  nom  de  Pierre  III, 
et  fut  bientôt  renversé  de  ce  trône  par  son  épouse  Catherine  II, 
au  moment  où  il  voulait  la  répudier  et  la  faire  languir  dans 
une  captivité  sans  terme. 

Après  avoir  tracé  à  regret  ce  rapide  et  terrible  tableau  ,  dé- 
tournons-en nos  regards  pour  voir  par  quelles  grandes  qualités, 
par  quels  talents,  par  quelle  élévation  de  caractère  et  par 
quelle  fortune  ,  Catherine  II ,  législatrice  de  son  empire,  par- 
vint à  couvrir  de  palmes  et  de  lauriers  la  première  et  triste  page 
de  son  histoire. 

En  peu  de  mots  essayons  d'esquisser  l'ensemble  d'une  vie  si 
célèbre,  qui  n'a  point  manqué  de  censeurs  austères ,  mais  qui 
mérite  aussi  les  justes  éloges  de  la  postérité  ;  car  la  souveraine 
d'un  grand  empire  ,  quelques  reproches  qu'on  puisse  faire  à  sa 
politique  ambitieuse ,  est  encore  digne  d'être  louée,  lorsque  la 
voix  de  tout  uu  peuple  proclame  qu'elle  est  aimée. 
«  Catherine,  fille  du  prince  d'Anhalt-Zerbst,  portait  dans  sou 
enfance  les  noms  de  Sophie-Auguste-Dorothée  d'Anhalt.  Elle 
prit  celui  de  Catherine  en  embrassant  la  religion  grecque,  lors- 
qu'elle épousa  son  cousiu  Charles-Frédéric. ,  duc  de  Holstein- 
Gottorp,  que  l'impératrice  Elisabeth  venait  dedésiguer  pour  son 
héritier,  et  dénommer  grand-duc  de  Russie. 

Jamais  union  ne  fut  plus  mal  assortie;  la  nature ,  avare  de 
ses  dons  pour  le  jeune  grand-duc,  en  avait  été  prodigue  en 
faveur  de  Catherine.  Il  semblait  que  par  un  étrange  caprice,  le 
sort  eut  voulu  donner  au  mari  la  pusillanimité,  l'inconséquence 


322  MÉMOIBES 

la  déraison  d'un  être  destiné  à  servir,  et  à  sa  femme  l'esprit,  le 
courage  et  la  fermeté  d'un  homme  né  pour  gouverner.  Aussi 
l'un  se  montra  sur  le  trône  et  en  disparut  comme  une  ombre, 
tandis  que  l'autre  s'y  maintint  avec  éclat. 

Le  génie  de  Catherine  était  vaste,  son  esprit  fin  ;  on  voyait  en 
elle  un  mélange  étonnant  des  qualités  qu'on  trouve  le  plus  rare- 
ment réunies.  Trop  sensible  aux  plaisirs,  et  cependant  assidue 
au  travail,  elle  était  naturelle  dans  sa  vie  privée,  dissimulée  dans 
sa  politique  ;  son  ambition  ne  connaissait  point  de  bornes ,  mais 
elle  la  dirigeait  avec  prudence.  Constante  non  dans  ses  passions, 
mais  dans  ses  amitiés,  elle  s'était  fait  en  administration  et  en 
politique-dos  principes  fixes  ;  jamais  elle  n'abandonna  ni  un  ami 
ni  un  projet. 

Majestueuse  eu  public  ,  bonne  et  même  familière  en  société, 
sa  gravité  conservait  de  l'enjouement;  sa  gaieté,  de  la  décence. 
Avec  une  âme  élevée,  elle  ne  montrait  qu'une  imagination  mé- 
diocre ;  sa  conversation  même  semblait  peu  brillante ,  hors  les 
cas  très-rares  où  elle  se  laissait  aller  à  parler  d'histoire  et  de  po- 
litique :  alors  son  caractère  donnait  de  l'éclat  à  ses  paroles; 
c'était  une  reine  imposante  et  une  particulière  aimable. 

La  majesté  de  son  front  et  le  port  de  sa  tête ,  ainsi  que  la 
fierté  de  son  regard  et  la  dignité  de  son  maintien ,  paraissaient, 
grandir  sa  taille  naturellement  peu  élevée.  Elle  avait  le  nez 
aquiliu ,  la  bouche  gracieuse ,  des  yeux  bleus  et  des  sourcils 
noirs ,  un  regard  très-doux  quand  elle  le  voulait ,  et  un  sourire 
attrayant. 

Pour  déguiser  l'embonpoint  que  l'âge ,  qui  efface  toutes  les 
grâces ,  avait  amené ,  elle  portait  une  robe  ample  avec  de  larges 
manches,  habillement  presque  semblable  à  l'ancien  habit  mos- 
covite. La  blancheur  et  l'éclat  de  son  teint  furent  les  attraits 
qu'elle  conserva  le  plus  longtemps. 

Trop  entraînée  par  d'autres  penchants ,  elle  avait  au  moins  la 
vertu  de  la  sobriété,  et  quelques  voyageurs  satiriques  ont  commis 
une  grossière  erreur  eu  affirmant  qu'elle  buvait  beaucoup  de 


DU   COMTE    DE   SEGl'K.  323 

vin  :  ils  ignoraient  qu'habituellement  la  liqueur  vermeille  quj 
remplaiasait  son  verre  n'était  que  de  l'eau  de  groseille. 

Cette  princesse  ne  soupait  jamais;  elle  se  levait  à  six  heures 
du  matin,  et  faisait  elle-même  son  feu.  Elle  travaillait  d'abord 
avec  son  lieutenant  de  police  et  ensuite  avec  ses  ministres. 

Rarement  à  sa  table ,  servie  comme  celle  d'un  particulier, 
on  voyait  plus  de  huit  convives.  Là ,  comme  aux  dîners  de 
Frédéric ,  l'étiquette  était  proscrite  et  la  liberté  permise, 

Philosophe  par  opinion,  elle  se  montrait  religieuse  par  poli- 
tique ;  jamais  personne  ne  sut  avec  une  aussi  inconcevable 
facilité  passer  des  plaisirs  aux  affaires;  jamais  on  ne  la  vit  en- 
traînée par  les  uns  au  delà  de  sa  volonté  ou  de  ses  intérêts , 
ni  absorbée  par  les  autres  au  point  d'en  paraître  moins  aimable. 
Dictant  elle-même  à  ses  ministres  les  dépêches  les  plus  impor- 
tantes, ils  ne  furent  réellement  que  ses  secrétaires,  et  son 
conseil  n'était  éclairé  et  dirigé  que  par  elle. 

Catherine,  jeune,  étrangère,  soudainement  transplantée 
dans  un  empire  dont  il  lui  fallait  étudier  à  la  fois  la  langue ,  les 
lois  et  les  mœurs ,  avait  vu  l'aurore  de  sa  destinée  entourée 
des  plus  sombres  nuages.  Unie  à  un  prince  qui ,  loin  de  l'aimer, 
sentait  avec  jalousie  sa  supériorité  ;  dépendante  d'une  impé- 
ratrice dont  le  caractère  indolent,  voluptueux  et  méfiant,  ne 
lui  offrait  que  des  écueils  au  lieu  de  protection,  elle  ne  voyait 
devant  elle  de  perspective  que  la  captivité ,  l'exil  ou  la  mort  ; 
car  la  nature  lui  avait  donné  trop  d'esprit ,  trop  de  talent  et, 
trop  de  fierté,  pour  qu'une  tranquille  obscurité  dans  la  dis- 
grâce pût  être  son  partage. 

On  connaît  les  événements  qui  rélevèrent  au  trône.  Elle 
avait  fait  des  guerres  heureuses  et  d'utiles  conquêtes  lorsque 
j'arrivai  à  la  cour. 

Aspirant  à  tous  les  genres  de  gloire,  et  voulant  aussi  cueillir 
quelques  palmes  sur  le  Parnasse,  elle  composa  dans  ses  loisirs 
plusieurs  comédies. 

L'abbé  Chappc  ,  en  publiant  son  f'oyage  en  Sibérie,  avait 


324  MEMOIRES 

amèrement  décrié  les  mœurs  de  la  nation  russe  et  le  gouver- 
nement de  Catherine;  elle  le  réfuta  par  un  livre  auquel  elle 
donna  le  titre  S  Antidote. 

Il  est  peu  de  personnes  qui  n'aient  lu  avec  plaisir  les  lettres 
spirituelles  qu'elle  écrivait  à  Voltaire  et  au  prince  de  Ligne. 

On  vit  avec  un  double  étonnement  cette  fière  autocratrice , 
invoquant  la  philosophie ,  appeler  d'Alembert  en  Russie ,  pour 
lui  confier  l'éducation  de  l'héritier  du  trône,  et  le  philosophe 
refuser  cette  occasion  de  propager  ses  principes  par  l'influence 
d'un  tel  élève. 

Diderot ,  au  contraire ,  vint  avec  orgueil  à  la  cour  de  Ca- 
therine ;  elle  admira  son  esprit ,  mais  elle  rejeta  ses  doctrines, 
dont  la  théorie  était  spécieuse  et  la  pratique  impossible. 

L'impératrice,  dirigeant  elle-même  avec  soin  l'éducation  de 
ses  petits-fils ,  Alexandre  et  Constantin,  composa  pour  eux  des 
Contes  moraux  et  un  Abrégé  de  l'histoire  des  premiers  temps 
de  la  Russie ,  qui  sera  bientôt  connu  en  France ,  traduit  et 
inséré  dans  un  ouvrage  que  mon  fils ,  le  général  Philippe  de 
Ségur,  se  propose  de  publier,  et  dans  lequel  il  retracera  ces 
époques  reculées  des  annales  russes. 

Catherine ,  avant  de  terminer  son  règne ,  changea  en  ville  plus 
de  trois  cents  bourgs,  et  compléta  l'organisation  administrative 
et  judiciaire  de  toutes  les  provinces  de  l'empire.  Sa  cour  fut 
le  rendez-vous  de  tous  les  princes  et  de  tous  les  personnages 
célèbres  de  son  siècle. 

Avant  elle ,  Pétersbourg ,  dans  son  horizon  de  glace ,  était  un 
point  presque  inaperçu  et  qui  semblait  tenir  à  l'Asie  ;  sous  son 
règne ,  la  Russie  devint  européenne  ;  Pétersbourg  brilla  entre 
les  capitales  du  monde  civilisé ,  et  le  trône  des  czars  s'éleva 
au  premier  rang  des  trônes  les  plus  puissants  et  les  plus  res- 
pectés. 

Telle  était  l'illustre  souveraine  près  de  laquelle  j'étais  accré- 
dité :  il  est  facile  de  juger,  d'après  cette  courte  esquisse ,  de 
l'émotion  avec  .laquelle  j'attendais  le  jour  où  je  devais  être 


DU    GOMTK    DE    SEGUR.  325 

;idmis  en  présence  d'une  princesse  si  extraordinaire  et  d'une 
femme  si  célèbre. 

J'obtins  enfin  mon  audience ,  et  peu  s'en  fallut  que  mon 
début  ne  devînt  malencontreux.  J'avais,  conformément  à 
l'usage  ,  donné  au  vice-chancelier  la  copie  du  discours  que  je 
devais  prononcer  ;  arrivé  au  palais  impérial ,  le  comte  de 
Cobentzel ,  ambassadeur  d'Autriche  ,  vint  me  trouver  dans  le 
cabinet  où  j'attendais  le  moment  d'être  présenté. 

Sa  conversation  vive ,  animée ,  et  l'importance  de  quelques 
affaires  dont  il  me  parla  ,  m'occupèrent  assez  pour  me  distraire 
complètement,  de  sorte  que,  à  l'instant  où  l'on  m'avertit  que 
l'impératrice  allait  me  recevoir,  je  m'aperçus  que  j'avais  tota- 
lement oublié  le  discours  que  je  devais  lui  adresser. 

Je  cherchais  vainement  à  me  le  rappeler  en  traversant  les 
appartements  quand  tout  à  coup  on  ouvrit  la  porte  de  celui 
où  se  tenait  l'impératrice.  Elle  était  richement  parée  et  debout , 
la  main  appuyée  sur  une  colonne  ;  son  air  majestueux ,  la 
dignité  de  son  maintien ,  la  fierté  de  son  regard ,  sa  pose  un 
peu  théâtrale ,  en  me  frappant  de  surprise,  achevèrent  de  trou- 
bler ma  mémoire. 

Heureusement ,  au  lieu  de  tenter  des  efforts  inutiles  pour  la 
réveiller,  je  pris  soudainement  le  parti  d'improviser  un  dis- 
cours dans  lequel  il  ne  se  trouvait  peut-être  pas  deux  mots  de 
celui  qui  avait  été  communiqué  à  l'impératrice  et  pour  lequel 
elle  avait  préparé  sa  réponse. 

Une  légère  surprise  se  peignit  sur  ses  traits  ;  ce  qui  ne  l'em- 
pêcha pas  de  me  répondre  sur-le-champ  avec  autant  d'affabilité 
que  de  grâce  ,  en  ajoutant  même  à  sa  réponse  quelques  paroles 
personnellement  obligeantes  pour  moi. 

Ayant  ensuite  reçu  et  remis  au  vice-chancelier  ma  lettre  de 
créance,  elle  m'adressa  différentes  questions  sur  la  cour  de 
France  et  sur  mon  voyage  à  Berlin  et  à  Varsovie.  Elle  me 
parla  aussi  de  M.  Grimm  et  de  ses  lettres,  dans  le  dessein  pro- 
bable de  me  laisser  entrevoir  les  dispositions  favorables  que 
t.  i.  28 


326  MÉMOIRES 

cette  correspondance  lui  avait  inspirées  relativement  au  nou- 
veau ministre  de  France  accrédité  près  d'elle. 

Depuis ,  lorsque  cette  princesse  m'eut  admis  dans  son  inti- 
mité ,  elle  me  rappela  cette  audience.  «  Que  vous  est-il  doue 
«  arrivé ,  me  dit-elle ,  Monsieur  le  Comte ,  la  première  fois  que 
«  je  vous  ai  vu ,  et  par  quelle  fantaisie  avez-vous  soudainement 
«  changé  le  discours  que  vous  deviez  m'adresser?  ce  qui  m'a 
«  surprise  et  forcée  à  changer  aussi  ma  réponse. 

Je  lui  avouai  que  je  m'étais  senti  un  moment  troublé  en  pré- 
sence de  tant  de  gloire  et  de  majesté.  «  Mais  ,  Madame ,  ajoutai- 
«  je,  je  pensai  promptement  que  cet  embarras,  très-simple 
«  pour  un  particulier,  n'était  nullement  convenable  à  un  repré- 
«  sentant  du  roi  de  France.  Ce  fut  ce  qui  me  décida,  au  lieu  de 
«  tourmenter  ma  mémoire,  à  vous  exprimer,  dans  les  termes 
«  qui  vinrent  les  premiers  à  mon  esprit ,  les  sentiments  de  mon 
«  souverain  pour  Votre  Majesté  et  ceux  que  m'inspiraient  votre 
«  renommée  et  votre  personne. 

«  —  Vous  avez  bien  fait ,  me  répondit-elle.  Chacun  a  ses  dé- 
«  fauts;  moi,  je  suis  très-sujette  à  prévention;  je  me  souviens 
«  qu'un  de  vos  prédécesseurs ,  le  jour  où  il  me  fut  présenté , 
<>  se  troubla  tellement  qu'il  ne  put  me  dire  que  ces  mots  :  Le 

«  roi  mon  maître J'attendais  le  reste;  il  redit  encore  : 

«  Le  roi  mon  maître et  n'alla  pas  plus  loin.  Enfin,  la 

«  troisième  fois ,  venant  à  son  secours ,  je  lui  dis  que  depuis 
«  longtemps  je  connaissais  l'amitié  du  roi  son  maître  pour  moi. 
«  Tout  le  monde  m'a  assuré  que  c'était  un  homme  d'esprit,  et 
«  cependant  sa  timidité  me  laissa  toujours  contre  lui  une  pré- 
«  vention  injuste ,  et  que  je  me  reproche ,  comme  vous  le 
«  voyez,  un  peu  tardivement.  » 

Le  même  jour  je  fus  présenté  un  graud-duc  Paul  Pétrowitz, 
a  la  grande-duchesse  et  à  leur  Gis  le  grand-duc  Alexandre , 
depuis  empereur,  qui  vient  de  mourir  après  un  règue  glorieux. 
C'était  la  première  fois  que  ce  prince ,  âgé  de  sept  ans ,  recevait 
un  ambassadeur  et  écoutait  une  harangue.  J'ai  toujours  trouvé 


DU   COMTE  DE   SÉGUR.  327 

très-ridicule  l'usage  d'adresser  de  graves  paroles  à  un  enfant  ; 
aussi  je  ne  lui  dis  que  quelques  mots  sur  son  éducation  et  sur 
les  espérances  qu'on  en  concevait. 

Un  de  nos  célèbres  magistrats  fit  un  jour  beaucoup  mieux  ; 
je  crois  que  c'était  M.  de  Malesher-bes.  Chargé,  à  la  tête  d'une 
cour  souveraine,  de  haranguer  un  Dauphin  au  berceau,  et  qui , 
loin  de  pouvoir  entendre  une  parole,  ne  savait  encore  que 
crier  et  pleurer  pour  exprimer  ses  désirs  et  ses  douleurs ,  il  lui 
dit  seulement  :  «  Puisse ,  Monseigneur,  Votre  Altesse  P«.oyale  , 
«  pour  le  bonheur  de  la  France  et  le  sien,  se  montrer  toujours 
«  aussi  insensible  et  sourde  au  langage  de  la  flatterie  qu'elle 
«  l'est  aujourd'bui  au  discours  que  j'ai  l'honneur  de  prononcer 
«  devant  elle!  » 

L'accueil  du  grand-due  Paul  et  de  la  grande-duchesse  .fut 
obligeant  pour  moi.  Les  hommages  qu'ils  avaient  reçus  en 
France  récemment  les  disposaient  favorablement  pour  tout 
Français  ,  et ,  lorsqu'ils  m'admirent  plus  particulièrement  dans 
leur  société  ,  je  fus  à  portée  de  connaître  toutes  les  qualités 
rares  qui ,  à  cette  époque ,  leur  méritaient  l'affection  générale. 

J'ai  dit  leur  société  ,  parce  qu'en  effet ,  si  l'on  en  excepte  les 
jours  de  représentation ,  leur  cercle,  quoique  assez  nombreux  , 
semblait,  surtout  à  la  campagne,  plutôt  une  aimable  société 
qu'une  cour  gênante.  Jamais  famille  particulière  ne  fit  avec  plus 
d'aisance,  de  grâce,  de  simplicité,  les  honneurs  de  sa  maison; 
dîners,  bals,  spectacles  et  fêtes,  tout  y  était  marqué  à  l'em- 
preinte de  la  plus  noble  décence ,  du  meilleur  ton  et  du  goût  le 
plus  délicat. 

T«a  grande-duchesse,  majestueuse,  affable  et  naturelle,  belle 
sans  coquetterie,  aimable  sans  apprêt,  donnait  l'idée  de  la  vertu 
parée.  Paul  cherchait  à  plaire;  il  était  instruit;  on  remarquait 
en  lui  une  grande  vivacité  d'esprit  et  une  noble  élévation  dans 
le  caractère. 

Mais  bientôt,  et  sans  qu'il  fût  nécessaire  d'une  longue  obser- 
vation u  on  apercevait  dans  toute  sa  personne  ,  principalement 


328  MÉMOIRES 

lorsqu'il  parlait  de  sa  position  présente  et  future  ,  une  inquié- 
tude ,  une  mobilité,  une  méfiance,  une  susceptibilité  extrêmes, 
enfin  ces  bizarreries  qui  dans  la  suite  furent  les  causes  de  ses 
fautes ,  de  ses  injustices  et  de  ses  malheurs. 

Dans  tout  autre  rang  où  ce  prince  se  fût  trouvé  placé,  il  au- 
rait pu  faire  des  heureux  et  l'être  lui-même  ;  mais ,  pour  un  tel 
homme ,  le  trône ,  et  surtout  celui  de  Russie ,  ne  devait  être 
qu'un  écueil  redoutable ,  sur  lequel  il  ne  pouvait  monter  sans 
s'attendre  à  en  être  bientôt  et  violemment  précipité. 

Sujet  à  l'engouement ,  il  se  passionnait  pour  quelqu'un  avec 
une  singulière  promptitude,  l'abandonnant  et  l'oubliant  ensuite 
avec  une  égale  facilité.  L'histoire  de  tous  les  czars  détrônés  ou 
immolés  était  pour  lui  une  idée  fixe  et  toujours  présente  à  sa 
pensée.  Ce  souvenir  revenait  comme  un  fantôme  qui ,  l'assié- 
geant sans  cesse ,  troublait  les  lumières  de  son  esprit  et  offus- 
quait sa  raison. 

Avant  de  commencer  le  cours  de  mes  négociations ,  et 
n'ayant  d'ailleurs  pour  le  moment  aucune  affaire  urgente  à  trai- 
ter, je  m'appliquai  exclusivement  à  connaître  les  personnages 
les  plus  influents  de  la  cour  et  à  étudier  les  mœurs  ainsi  que  les 
usages  des  habitants  de  cette  capitale  du  Nord ,  si  récemment 
créée  ,  si  peu  connue  encore  par  la  plupart  de  mes  compatiotes, 
et  dans  laquelle  je  me  trouvais  transplanté  pour  plusieurs  an- 
nées. 

Assez  de  voyageurs  et  d'auteurs  de  dictionnaires  ont  décrit  et 
détaillé  les  palais,  les  temples,  les  nombreux  canaux,  les  riches 
édifices  de  cette  cité ,  étonnant  monument  du  triomphe  rem- 
porté par  un  homme  de  génie  sur  la  nature. 

Tous  ont  dépeint  la  beauté  de  la  Neva,  la  richesse  de  ses  quais 
de  granit,  l'imposant  coup  d'œil  du  port  de  Cronstadt,  la 
triste  magnificence  du  palais  et  des  jardins  de  Pétershoff ,  si- 
tués sur  les  bords  de  la  mer  de  Finlande,  et  qui  inspirent  aux 
voyageurs  une  double  mélancolie,  en  les  portant  à  méditer  à  la 
fois  sur  les  orages  d'une  vaste  mer  remplie  d'écueils  et  sur  ceux 


DU   COMTE    DE    SÉtiUH.  320 

qui  entourent  un  despotisme  sans  limites  et  un  trône  colossal 
sans  barrière  ;  car,  maigre  tous  les  prestiges  du  luxe  et  des  arts. 
là  où  on  ne  voit  aucune  borne  à  l'autorité,  il  ne  peut  exister,  de 
quelque  beau  nom  qu'on  les  décore ,  qu'un  maître  et  d«s  es- 
claves. 

Un  grand  et  bon  prince  peut  répandre  sur  un  tel  empire  quel- 
ques rayons  de  lumière  et  de  bonheur  ;  mais  ce  prince ,  ainsi 
que  le  disait  l'empereur  Alexandre  à  madame  de  Staël ,  n'est 
lui-même  qu'un  accident  heureux. 

La  route  qui  conduit  de  Pétershoff  à  Pétersbourg  offre  un 
aspect  plus  riant  ;  elle  est  bordée  des  deux  côtés  par  d'élégantes 
maisons  de  plaisance,  par  de  beaux  jardins,  où  la  noblesse  de 
la  capitale  vient  chaque  année,  pendant  les  chaleurs  passagères 
d'un  été  trop  court ,  se  faire  illusion  sur  les  rigueurs  de  cet 
âpre  climat,  illusion  favorisée  par  la  verdure  constante  des  arbres 
et  des  gazons,  dont  un  sol  primitivement  marécageux  entretient 
la  fraîcheur  jusqu'au  moment  où  l'impitoyable  neige  vient  les 
ensevelir. 

L'aspect  de  Pétersbourg  frappe  l'esprit  d'un  double  étonue- 
ment;  il  y  trouve  réunis  l'âge  de  la  barbarie  et  celui  de  la  ci- 
vilisation ,  le  dixième  et  le  dix-huitième  siècles ,  les  mœurs  de 
l'Asie  et  celles  de  l'Europe  ,  des  Scythes  grossiers  et  des  Eu- 
ropéens polis,  une  noblesse  brillante ,  fière,  et  un  peuple  plongé 
dans  la  servitude. 

D'un  côté  des  modes  élégantes  ,  des  habits  magnifiques,  des 
repas  somptueux ,  des  fêtes  splendides ,  des  théâtres  pareils  à 
ceux  qui  embellissent  et  animent  les  sociétés  choisies  de  Paris  et 
de  Londres;  de  l'autre  des  marchands  en  costume  asiatique, 
des  cochers ,  des  domestiques ,  des  paysans  vêtus  de  peaux  de 
mouton  ,  et  portant  de  longues  barbes  et  des  bonnets  fourrés  , 
de  longs  gants  de  peau  sans  doigts ,  et  des  haches  suspendues 
à  une  large  ceinture  de  cuir. 

Cet  habillement ,  et  les  épaisses  bandes  de  laine  qui  forment 
autour  de  leurs  pieds  et  de  leurs  jambes  une  espèce  de  cothurne 

28. 


330  MEMOIRES 

grossier ,  font  revivre  à  vos  yeux  ces  Scythes  ,  ces  Daces ,  ces 
Roxolans,  ces  Goths,  jadis  l'effroi  du  monde  romain.  Toutes 
ces  figures  demi-sauvages  que  l'on  voit  à  Rome  sur  les  bas-reliefs 
de  la  colonne  Trajane  semblent  renaître  et  s'animera  vos  regards. 

On  entend  encore  cette  même  langue ,  ces  mêmes  cris  qui , 
tant  de  fois  retentissant  dans  les  échos  du  mont  Hémus  et  dans 
ceux  des  Alpes ,  avaient  fait  souvent  reculer  les  légions  des  Cé- 
sars de  Rome  et  deRyzance  ;  mais,  en  même  temps,  lorsque,  en 
conduisant  leurs  barques  ou  leurs  voitures ,  ils  frappent  les  airs 
de  leur  chant  assez  mélodieux,  quoique  monotone  et  presque 
plaintif,  on  s'aperçoit  que  ce  n'est  plus  dans  le  pays  des  Scythes 
indépendants  qu'on  se  promène  ;  mais  dans  celui  des  Moscovites, 
dont  une  longue  servitude ,  d'abord  sous  les  ïartares  et  ensuite 
sous  les  boïards  russes,  a  courbé  la  tête  et  abattu  la  fierté,  sans 
cependant  détruire  leur  vigueur  antique  et  leur  bravoure  native. 

Quand  on  entre  dans  leurs  maisons,  hors  des  villes  ,  on  re- 
connaît la  simplicité  des  vieilles  mœurs  rustiques;  l'agreste  bâ- 
timent est  composé  de  troncs  d'arbre  couchés  et  croisés  les  uns 
sur  les  autres  ;  une  petite  lucarne  sert  de  fenêtre;  un  large  poêle 
1-emplit  la  chambre  étroite ,  qui  n'a  d'autres  meubles  que  des 
bancs  de  bois. 

En  évidence  se  trouve  l'image  d'un  saint  bizarrement  et  gros- 
sièrement peinte  ou  sculptée  au  milieu  d'un  large  cadre  de  métal  ; 
c'est  à  cette  image  qu'avant  de  saluer  le  maître  du  logis  on  doit 
rendre  un  premier  hommage. 

Le  gruau ,  quelques  viandes  rôties ,  voilà  leurs  mets  habi- 
tuels ;  l'hydromel  ou  un  peu  de  farine  fermentée  dans  l'eau  avec 
de  la  menthe ,  telle  est  leur  boisson.  Malheureusement  ils  y 
ajoutent  trop  souvent  de  grands  gobelets  d'eau-de-vie  de  grains, 
dont  un  palais  européen  ne  pourrait  soutenir  l'âpreté. 

Les  marchands  des  villes ,  quand  ils  sont  devenus  riches , 
étalent  quelquefois  à  leur  table  un  luxe  sans  goût  et  sans  me- 
sure ;  ils  vous  servent  d'effroyables  piles  de  viande ,  de  volailles, 
de  poissons  ,  d'œufs,  de  pâtisseries  entassées  sans  ordre,  of- 


DU   COMTE    1)1.   SÉGUK.  33T1 

fertes  aux  convives  avec  importunité,  et  capables  parleur  masse 
d'effrayer  les  estomacs  les  plus  intrépides. 

Le  mobile  qui  aiguillonne  et  vivifie  tout,  l'amour-propre, 
le  désir  de  s*élever  et  de  s'enrichir  pour  multiplier  leurs  jouis- 
sances, manquant  presque  généralement  à  tous  les  serfs  de  ce 
vaste  empire ,  rien  n'est  plus  uniforme  que  leur  vie,  plus  sim- 
ple que  leurs  mœurs,  plus  borné  que  leurs  besoins,  plus  cons- 
tant que  leurs  habitudes. 

Chez  eux  toujours  le  lendemain  ressemble  à  la  veille  ;  rien 
ne  varie  ;  leurs  femmes  mêmes,  avec  leur  parure  orientale  et 
le  vermillon  dont  elles  couvrent  leurs  joues,  parce  que  chez  eux 
le  mot  kramoy,  rouge,  signifie  beauté,  portent  encore  aux 
jours  de  fêtes  les  mêmes  voiles  galonnés  et  les  mêmes  bonnets 
tissus  en  petites  perles  dont  elles  ont  hérité  de  leurs  mères  et 
qui  paraient  leurs  bisaïeules. 

Le  peuple  russe,  végétant  dans  l'esclavage,  ne  connaît  pas 
le  bonheur  moral ,  mais  il  jouit  d'une  sorte  de  bonheur  maté- 
riel ;  car  ces  pauvres  serfs ,  certains  d'être  toujours  nourris , 
logés ,  chauffés  par  le  produit  de  leur  travail  ou  par  leurs  sei- 
gneurs, et  étant  à  l'abri  de  tous  besoins,  n'éprouvent  jamais 
le  tourment  de  la  misère  ou  l'effroi  d'y  tomber  ;  funeste  plaie 
des  peuples  policés,  mille  fois  plus  heureux  cependant,  parce 
qu'ils  sont  libres. 

Les  seigneurs,  en  Russie,  ont  sur  leurs  serfs  une  autorité  de 
droit  presque  sans  limites,  mais  il  est  juste  de  dire  que  de 
fait  presque  tous  usent  de  ce  pouvoir  avec  une  extrême  mo- 
dération; par  l'adoucissement  graduel  des  mœurs,  l'esclavage 
des  paysans  redevient  peu  à  peu  ce  qu'était  autrefois  en  Eu- 
rope la  servitude  de  la  glèbe.  Chacun  paye  une  redevance  mo- 
dique pour  la  terre  qu'on  lui  donne  à  cultiver,  et  la  répartition 
de  ce  tribut  est  réglée  dans  chaque  village  par  des  vieillard-; 
choisis  entre  les  pères  de  famille  (1). 

;i    on  sait  dans  quelles  vues  bienfaisantes  l'empereur  Alexandre,  en  1858-, 


332  MÉMOIRES 

Si  l'on  cesse  d'observer  cette  innombrable  classe  de  la  po- 
pulation moscovite,  qui  n'a  point  encore  fait  un  pas  hors  des 
ténèbres  du  moyen  âge,  et  si,  franchissant  plusieurs  siècles, 
on  tourne  ses  regards  vers  la  partie  noble,  riche  et  polie  de  la 
nation  russe  ,  un  tout  autre  spectacle  frappe  et  fixe  l'attention. 

Ici  je  dois  avertir  que  je  trace  l'esquisse  de  la  société  russe 
telle  qu'elle  était  il  y  a  quarante  ans.  Depuis  cette  époque  tout  a 
changé  ;  les  progrès  eu  tout  genre  ont  été  rapides,  et  toute 
cette  jeunesse,  que  les  armes  et  le  désir  de  s'instruire  ont 
poussée  et  répandue  dans  toutes  les  villes  et  les  cours  de  l'Eu- 
rope, prouve  à  quel  point  les  arts ,  l'urbanité,  le  goût,  les  let- 
tres se  sont  perfectionnés  dans  un  empire  qui  passait  encore  , 
dans  les  premiers  temps  du  règne  de  Louis  XV ,  pour  inculte 
et  barbare. 

Au  moment  où  j'arrivai  à  Pétersbourg,  il  restait  dans  cette 
capitale ,  sous  les  formes  extérieures  d'une  civilisation  euro- 
péenne ,  beaucoup  de  vestiges  des  temps  antérieurs ,  et ,  au 
milieu  d'une  élite  peu  nombreuse  de  seigneurs  et  de  dames  qui 
s'étaient  instruits ,  qui  avaient  voyagé ,  et  ne  se  montraient 
sur  aucun  point  inférieurs  aux  personnes  les  plus  aimables  dos 
cours  les  plus  brillantes,  on  en  voyait  encore  plusieurs,  et  c'é- 
taient les  plus  âgés,  dont  l'accent,  la  physionomie,  les  habitudes, 
l'ignorance  et  l'entretien  stérile  tenaient  plus  à  l'époque  des 
boïards  et  des  czars  qu'à  celle  de  Catherine  II. 

Cependant  ce  n'était  qu'après  quelque  examen  qu'on  pouvait 
faire  cette  distinction  ;  à  la  superficie  cette  différence  n'était 
pas  sensible  ;  depuis  un  demi-siècle  tous  s'étaient  habitués  à 

veut  affranchir  les  paysans  russes  de  l'esclavage  dans  lequel  ils  vivaient. 
L'Europe  suit  d'un  œil  attentif  le  développement  des  mesures  adoptées 
pour  parvenir  à  ce  grand  résultat.  Tous  les  hommes  éclairés  le  hâtent 
de  leurs  vœux;  ils  héniront  le  prince  absolu  qui  rend  à  la  liberté  tant  de 
millions  d'hommes,  tandis  que  sur  un  autre  continent,  des  États  différents 
appesantissent,  au  lieu  de  les  briser,  les  fers  de  leurs  esclaves. 

(  Note  du  nouvel  éditeur.) 


DU   COMTE  DE  SÉGUR.  333 

copier  les  étrangers,  à  se  vêtir,  à  se  loger,  à  se  meubler,  à  se 
nourrir,  à  s'aborder,  à  se  saluer,  à  faire  les  honneurs  d'un  bal  et 
d'un  dîner,  comme  les  Français,  les  Anglais  et  les  Allemands. 
Tout  ce  qu'exigent  la  politesse  et  la  décence  était  déjà  par- 
faitement imité.  La  conversation  seule  et  la  connaissance  de 
quelques  détails  intérieurs  marquaient  la  séparation  du  Mos- 
covite autique  et  du  Russe  moderne. 

Les  femmes  avaient  devancé  les  hommes  dans  cette  marche 
progressive  ;  on  voyait  déjà  un  grand  nombre  de  dames  élégantes, 
de  jeunes  filles  remarquables  par  leurs  grâces,  parlant  égale- 
ment bien  quatre  ou  cinq  langues,  jouant  de  plusieurs  instru- 
ments, et  familières  avec  les  ouvrages  des  poètes  et  des  ro- 
manciers les  plus  célèbres  en  France,  en  Italie,  en  Angleterre, 
tandis  que,  hors  une  centaine  d'hommes  de  la  cour,  tels  que  les 
Romanzoff,  lesRazoumowski,  les  Strogonoff,  les  Schouwaloff, 
les  AVoronzoff,  les  Kourakin,  les  Galitzin,  les  Dolgorouki,  etc., 
la  plupart  se  montraient  peu.communicatifs,  taciturnes,  cepen- 
dant polis  ,  mais  graves  et  froids,  et,  en  apparence  au  moins, 
assez  étrangers  à  tout  ce  qui  existait  hors  de  leur  pays. 

Au  reste ,  les  usages  introduits  par  Catherine  rendaient  alors 
la  vie  de  Pétersbourg  et  la  société  si  agréables  qu'elles  n'ont 
pu  que  perdre  aux  changements  amenés  par  le  temps.  Hors 
les  jours  de  gala,  les  dîners,  les  bals,  les  cercles,  loin  de  res- 
sembler à  ce  qu'on  appelle  aujourd'hui  des  raouts ,  vrai  chaos 
où  siègent  le  désordre  et  l'ennui ,  étaient  peu  nombreux ,  bien 
choisis  et  sans  mélange. 

La  parure ,  qui  ressemblait  à  celle  des  personnes  de  la  cour 
de  Versailles,  était,  à  la  vérité,  moins  commode  que  les  fracs, 
les  bottes  et  les  chapeaux  ronds  ;  mais  elle  contribuait  à  entre- 
tenir la  décence,  la  galanterie  ,  la  noblesse  des  manières  et  l'ur- 
banité. 

Comme  les  repas  avaient  lieu  de  bonne  heure,  les  après-midi 
étaient  consacrées  à  remplir  des  devoirs  de  société  et  à  en- 
tretenir par  des  visites  régulières  l'activité  de  petits  cercles  où 


334  HEHOIBES 

l'esprit  et  le  goût  se  formaient  par  une  conversation  douce , 
agréable  et  variée.  Là  je  reconnaissais  en  quelque  sorte  l'image 
de  ceux  où  j'éprouvais  tant  de  charme  à  Paris. 

Ce  qui  me  paraissait  seulement  trop  magnifique  et  fatigant, 
c'était  le  grand  nombre  de  fêtes  obligées  non-seulement  à  la 
cour,  mais  dans  la  société.  L'usage  était  de  célébrer  le  jour 
de  naissance  et  le  jour  de  patron  de  chaque  individu  que  l'on 
connaissait;  y  manquer  eût  été  une  impolitesse.  Celui  qu'on 
fêtait  n'invitait  personne,  mais  sa  porte  était  ouverte,  et  tous 
ceux  qui  avaient  quelques  liaisons  avec  lui  y  accouraient  en 
foule. 

On  voit  par  là  combien,  pour  conserver  un  tel  usage,  il  fal- 
lait que  les  grands  seigneurs  russes  possédassent  de  richesses , 
étant  presque  contraints  de  tenir  si  souvent  chez  eux  une  sorte 
de  cour  plénière. 

Un  autre  genre  de  luxe  fort  incommode  pour  la  noblesse , 
et  qui  doit  un  jour  la  ruiner  si  elle  n'y  met  ordre,  c'est  le 
nombre  prodigieux  de  domestiques  qu'elle  nourrit.  Ces  domes- 
tiques, tirés  de  la  classe  des  paysans,  regardent  le  service  de 
la  maison  comme  une  sorte  d'élévation  et  de  faveur  ;  ainsi , 
par  un  étrange  préjugé ,  car  les  serfs  ont  aussi  les  leurs,  ils  se 
croiraient  punis  et  presque  dégradés  si  on  les  renvoyait  aux 
champs. 

Or  les  hommes  et  les  femmes  de  cette  condition  se  marient 
dans  la  maison ,  et  la  peuplent  tellement  qu'il  n'est  pas  rare  de 
voir  un  grand  seigneur  chargé  de  quatre  ou  cinq  cents  domes- 
tiques de  tout  âge  et  de  tout  sexe,  qu'il  se  croit  obligé  de  garder, 
quoiqu'il  ne  puisse  les  occuper  à  rien. 

Je  ne  fus  pas  moins  surpris  d'un  autre  usage  introduit  par  la 
vanité  :  toute  personne  au-dessus  du  rang  de  colonel  devait 
avoir,  suivant  son  grade ,  sa  voiture  attelée  de  quatre  ou  six 
chevaux ,  conduite  par  un  cocher  à  longue  barbe  et  en  robe , 
avec  deux  postillons. 

Le  premier  jour  que  je  m'y  conformai ,  ayant  à  faire  une 


DU   COMTE    DE   SEGUR.  335 

visite  chez  une  dame  habitant  l'hôtel  qui  touchait  au  mien , 
mon  postillon  était  déjà  entré  sous  sa  porte  que  ma  voiture 
était  encore  sous  la  mienne. 

L'hiver  on  ôte  les  roues  des  voitures;  on  place  celles-ci  sur 
des  patins  égaux  en  hauteur  aux  roues >  et,  comme  les  rues 
sont  larges,  couvertes  de  trois  ou  quatre  pieds  de  neige  bien 
battue  et  ressemblant  au  sable  le  plus  uni ,  le  plus  ferme  et  le 
plus  fin ,  rien  n'égale  la  rapidité  avec  laquelle  on  court,  ou  plu- 
tôt on  glisse ,  en  parcourant  cette  belle  ville. 

J'ai  déjà  parlé  de  la  modération  avec  laquelle  les  seigneurs 
russes  exerçaient  sur  leurs  paysans  esclaves  une  autorité  qui 
légalement  n'a  point  de  limites.  Pendant  mon  long  séjour  en 
Russie,  plusieurs  exemples  d'attachement  de  ces  paysans  à 
leurs  seigneurs  me  prouvèrent  qu'à  cet  égard  on  ne  m'avait 
pas  trompé. 

Entre  cent  traits  de  ce  genre  dont  je  pourrais  me  servir,  je 
me  bornerai  à  citer  celui-ci.  Le  grand-chambellan,  comte  Schou- 
waloff,  ayant  contracté  une  dette  assez  considérable,  se  voyait 
obligé ,  pour  la  payer,  de  vendre  une  terre  qu'il  possédait  à 
trois  ou  quatre  cents  werstes  de  la  capitale. 

Un  matin ,  en  se  levant,  il  entend  un  grand  bruit  dans  sa 
cour  ;  une  foule  de  paysans  rassemblés  causaient  ce  tumulte  ; 
il  les  fait  venir  et  s'informe  du  motif  qui  les  amène. 

«  Ou  nous  a  appris,  disent  ces  bonnes  gens ,  que  vous  étiez 
«  dans  la  nécessité  de  vendre ,  pour  rétablir  vos  affaires ,  la 
«  terre  que  nous  habitons.  Tranquilles  et  contents  sous  votre 
«  autorité,  heureux  par  vous  et  reconnaissants  ,  nous  ne  vou- 
«  Ions  pas  perdre  un  si  bon  seigueur.  Ainsi,  après  nous  être 
«  cotisés,  nous  sommes  venus  avec  empressement  vous  ap- 
«  porter  la  somme  dont  vous  avez  besoin  et  que  nous  vous 
«  supplions  d'accepter.   » 

Le  comte,  après  quelque  résistance,  reçut  leur  don,  et 
goûta  la  douce  satisfaction  de  voir  le  bien  qu'il  avait  fait  ré- 
compensé par  une  si  touchante  gratitude. 


330  MI-MOIRES 

Cependant  ces  peuples  n'en  sont  pas  moins  à  plaindre, 
puisque  leur  destinée  dépend  des  chances  capricieuses  du  sort, 
qui  leur  donne  à  son  gré  un  bon  ou  mauvais  maître.  Cette 
vérité  n'a  pas  besoin  de  preuves,  et  pourtant  je  ne  puis  in  em- 
pêcher de  citer  à  cet  égard  une  anecdote  qui  me  fit  doulou- 
reusement sentir  à  quel  degré  de  malheur  le  pouvoir  sans 
bornes  d'un  maître  qui  se  livre  à  ses  passions  peut  réduire 
l'innocence ,  la  faiblesse  et  la  vertu ,  qui  ne  trouvent  aucun  ap- 
pui dans  la  loi. 

Ce  fait  d'ailleurs  fera  connaître  le  danger  que  peuvent  cou- 
rir, dans  un  pays  où  la  servitude  est  établie ,  les  personnes 
mêmes  qui ,  nées  étrangères  et  libres ,  mais  obscures ,  s'y 
trouvent,  par  des  circonstances  malheureuses ,  réduites  à  l'état 
de  domesticité ,  et  peuvent  inopinément  se  voir  confondues 
avec  les  esclaves  les  plus  opprimés ,  sans  que  leur  faible  voix 
puisse  faire  entendre  leurs  plaintes  à  quelque  protecteur  puis- 
sant. 

Marie-Félicité  Le  Riche ,  fille  jeune ,  jolie  et  sensible,  avait 
suivi  en  Russie  son  père,  qu'un  jeune  seigneur  russe  y  avait 
appelé  pour  le  mettre  à  la  tête  d'une  manufacture.  Cette  entre- 
prise n'eut  pas  de  succès;  le  vieillard  ruiné  se  vit  bientôt  hors 
d'état  de  pourvoir  à  sa  subsistance  et  à  celle  de  sa  fille. 

Marie  était  devenue  éprise  d'un  jeune  ouvrier  ;  mais  en 
même  temps  elle  avait  inspiré  une  vive  passion  à  l'officier  russe 
dans  la  dépendance  duquel  elle  se  trouvait.  Cet  homme ,  n'é- 
coutant que  ses  désirs,  engagea  facilement  le  père  de  Marie  à  re- 
fuser la  main  de  sa  fille  à  son  amant ,  qui  ne  possédait  rien  ;  en 
même  temps  il  dit  à  ce  vieillard  qu'une  de  ses  parentes  dési- 
rait avoir  près  d'elle  une  jeune  personne,  et  que  cette  place 
avantageuse  conviendrait  à  sa  fille.  L'infortuné  père  accepta 
cette  offre  avec  reconnaissance. 

Marie,  séparée  de  son  amant ,  partit  pour  Pétersbourg ,  et  fut 
placée ,  sous  la  surveillance  d'une  vieille  intrigante ,  dans  un 
petit  logement  où  on  lui  accordait  tout  ce  qu'elle  désirait ,  hors 


DU    COMTE    DE   SÉGUR.  337 

la  liberté  ,  la  protection  qu'elle  avait  espérée ,  et  les  moyens  de 
voir  son  amant  ou  de  correspondre  avec  lui. 

Marie ,  à  l'âge  de  l'espérance ,  se  résignait  et  attendait  tout 
du  temps  ;  mais  il  combla  bientôt  ses  malheurs.  Son  prétendu 
bienfaiteur  arrive ,  cesse  tout  déguisement  et  ne  laisse  voir  en 
lui  qu'un  vil  corrupteur.  Elle  résiste  avec  la  double  force  de  l'a- 
mour et  de  la  vertu. 

Convaincu  de  l'inutilité  de  tous  moyens  de  séduction  tant 
que  la  jeune  fille  conservera  quelque  espoir  d'être  un  jour  à 
celui  qu'elle  aime,  le  ravisseur  la  trompe  en  lui  faisant  parvenir 
la  fausse  nouvelle  de  la  mort  de  son  amant.  Elle  tombe  dans  la 
stupeur  et  le  désespoir. 

Son  persécuteur  en  profite ,  l'outrage ,  consomme  avec  vio- 
lence son  crime  et  l'abandonne  lâchement.  L'infortunée  suc- 
combe et  perd  la  raison  ;  la  pitié  de  quelques  voisins  charita- 
bles la  plaça  dans  un  hospice. 

Deux  ans  s'étaient  passés  depuis  cet  événement  lorsqu'on 
me  fit  voir  cette  déplorable  victime  du  crime  et  de  l'amour. 
Pâle  ,  languissante  ,  égarée ,  on  reconnaissait  encore  en  elle 
quelques  traces  de  beauté.  Aucun  son  ne  sortait  de  sa  bouche; 
elle  ne  trouvait  d'accents  pour  exprimer  sa  douleur.  Toujours 
les  yeux  fixes,  la  main  appuyée  sur  son  cœur,  elle  restait  dans 
la  même  consternation ,  dans  la  même  surprise ,  dans  le  même 
silence ,  dans  la  même  attitude  qu'au  moment  où  elle  avait 
appris  la  mort  de  l'objet  de  son  affection.  Son  corps  seul  pa- 
raissait vivre  ;  son  âme  cherchait  ailleurs  l'être  qui  aurait  fait 
le  charme  de  sa  vie. 

Jamais  un  si  douloureux  spectacle  ne  s'effacera  de  ma  mé- 
moire. M.  d'Aguesseau,  mon  beau- frère ,  qui  se  trouvait  à 
Pétersbourg  et  qui  fut  attendri  comme  moi  à  la  vue  de  cette 
jeune  fille  ,  traça  l'esquisse  de  sa  figure.  Je  possède  encore  ce 
dessin ,  qui  me  rappelle  souvent  la  touchante  Marie  et  ses  in- 
fortunes. 
L'habitude  d'ordonner,  sans  formes,  des  châtiments,  qui 

29 


338  MÉMOIBES 

sont  aussitôt  infligés  que  commandés,  pour  des  fautes  condam- 
nées sans  examen  et  sans  appel  par  un  maître  absolu ,  entraîne, 
delà  part  même  des  maîtres  les  moins  durs,  d'étranges  mé- 
prises. 

En  voici  une  dont  le  dénoûmcnt  fut  assez  ridicule,  grâce  au 
personnage  qui  s'en  trouvait  l'objet,  quoique  le  commencement 
en  eût  été  fort  triste  et  presque  cruel. 

Un  matin  je  vois  arriver  cliez  moi,  avec  précipitation,  un 
homme  troublé,  agité  à  la  fois  par  la  crainte,  par  la  douleur, 
par  la  colère.  Ses  cheveux  étaient  hérissés  ,  ses  yeux  rouges  et 
remplis  de  larmes,  sa  voix  tremblante,  ses  habits  en  désordre. 
C'était  un  Français. 

Dès  que  je  lui  eus  demandé  la  cause  de  son  trouble  et  de  son 
chagrin  •  «  Monsieur  le  Comte ,  me  dit-il ,  j'implore  la  protec- 
«  tion  de  Votre  Excellence  contre  un  acte  affreux  d'injustice  et 
«  de  violence;  on  vient,  par  ordre  d'un  seigneur  puissant, 
«  de  m'outrager  sans  sujet  et  de  me  faire  donner  cent  coups 
«  de  fouet. 

«  —  Un  tel  traitement ,  lui  dis-je ,  serait  inexcusable  quand 
«  même  une  faute  grave  l'aurait  attiré;  s'il  n'a  pas  de  motif, 
«  comme  vous  le  prétendez ,  il  est  inexplicable  et  tout  à  fait 
«  invraisemblable.  Mais  qui  peut  avoir  donné  un  tel  ordre? 

«  — C'est,  me  répondit  le  plaignant,  Son  Excellence  M.  le 
«  comte  de  Bruce ,  gouverneur  de  la  ville.  —  Vous  êtes  fou , 
«  repris-je;  il  est  impossible  qu'un  homme  aussi  estimable, 
«  aussi  éclairé,  aussi  généralement  estimé  que  l'est  M.  le  comte 
«  de  Bruce,  se  soit  permis,  à  l'égard  d'un  Français,  une  telle 
«  violence  ,  à  moins  que  vous  ne  l'ayez  personnellemffh  atta- 
«  que  et  insulté. 

«  —  Hélas!  Monsieur,  répliqua  le  plaiguant,  je  n'ai  jamais 
«  connu  M.  le  comte  de  Bruce.  Je  suis  cuisinier  ;  ayant  appris 
«  que  monsieur  le  gouverneur  en  voulait  un ,  je  me  suis  pré- 
«  sente  à  son  hôtel  ;  on  m'a  fait  monter  dans  son  appartement. 
«  Dès  qu'on  m'a  annoncé  à  Son  Excellence  ,  elle  a  ordonné 


DU    COMTE    DE   SÉGUB.  330 

«  qu'on  me  donnât  cent  coups  de  fouet ,  ce  qui ,  sur-le- champ , 
«  a  été  exécuté.  Mon  aventure  peut  vous  paraître  invraisem- 
«  blable  ;  mais  elle  n'est  que  trop  réelle ,  et  mes  épaules  peuvent 
«  au  besoin  me  servir  de  preuves. 

«  —  Écoutez ,  lui  dis-je  enfin ,  si ,  contre  toute  apparence , 
«  vous  avez  dit  vrai,  j'obtiendrai  réparation  de  votre  injure,  et 
«  je  ne  souffrirai  pas  qu'on  traite  ainsi  mes  compatriotes,  que 
«  mon  devoir  est  de  protéger.  Mais,  songez-y  bien,  si  vous 
«  m'avez  fait  un  conte ,  je  saurai  vous  faire  repentir  de  votre 
«  imposture.  Portez  vous-même  au  gouverneur  la  lettre  que  je 
«  vais  lui  écrire  ;  un  de  mes  gens  vous  accompagnera.  » 

En  effet ,  j'écrivis  sur-le-champ  au  comte  de  Bruce  pour 
l'informer  de  l'étrange  dénonciation  qui  venait  de  m'être  faite. 
Je  lui  disais  que,  bien  qu'il  me  fût  impossible  d'y  ajouter  foi, 
l'obligation  de  protéger  les  Français  me  faisait  un  devoir  de 
lui  demander  l'explication  d'un  fait  si  singulier,  puisque  enfin 
il  était  possible  que  quelque  agent  subalterne  eût  abusé  indi- 
gnement de  son  nom  pour  commettre  cet  acte  de  violence.  Je 
le  prévenais  que  j'attendais  impatiemment  sa  réponse,  afln  de 
prendre  les  mesures  nécessaires  pour  punir  le  plaignant  s'il  avait 
menti  et  pour  lui  faire  rendre  une  prompte  justice  si ,  contre 
toute  apparence ,  il  avait  dit  la  vérité. 

Deux  heures  se  passèrent  sans  qu'aucune  réponse  ne  me 
parvînt.  Je  commençais  à  m'impatienter;  je  me  disposais  à 
sortir  pour  chercher  moi-même  l'éclaircissement  que  j'avais 
demandé,  lorsque  je  vis  soudain  reparaître  mon  homme,  qui 
véritablement  ne  semblait  plus  le  même;  son  air  était  calme, 
sa  bouche  riante;  la  gaieté  brillait  dans  ses  yeux. 

«  Eh  bien  !  lui  dis-je,  m'apportez-vous  une  réponse?  —  -Sou, 
«  Monsieur  ;  Son  Excellence  va  bientôt  vous  la  faire  elle-même  ; 
«  mais  je  n'ai  plus  aucun  sujet  de  me  plaindre  ;  je  suis  con- 
«  tent, très-content; tout  ceci  n'est  qu'un  quiproquo.  Il  ne  me 
«  reste  qu'à  vous  remercier  de  vos  bontés. 

«  —  Comment  !  repris-je,  est-ce  que  les  cent  coups  de  fouet  ne 


340  MÉMOIRES 

«  vous  restent  plus? —  Si  fait,  Monsieur,  ils  restent  sur  mes 
«  épaules,  et  très-bien  gravés  ;  mais,  ma  loi!  on  les  a  parfaite- 
«  tement  pansés ,  et  de  manière  à  me  faire  prendre  mon  parti 
«  assez  doucement.  Tout  m'a  été  expliqué;  voici  le  fait  : 
«  M.  le  comte  de  Bruce  avait  pour  cuisinier  un  Russe ,  né 
«  dans  ses  terres  ;  cet  homme ,  peu  de  jours  avant  mon  aven- 
«  ture ,  avait  déserté ,  et,  dit-on,  volé.  Son  Excellence,  en 
«  ordonnant  de  courir  à  sa  recherche ,  s'était  proposé  de  le 
«  faire  châtier  dès  qu'on  le  lui  ramènerait. 

><  Or  c'est  dans  ces  circonstances  que  je  me  présentai  pour 
«  occuper  la  place  vacante.  Quand  on  ouvrit  la  porte  du  cabinet 
«  de  monsieur  le  gouverneur,  il  était  assis  à  sou  bureau ,  très- 
«  occupé  et  me  tournant  le  dos.  Le  domestique  qui  me  pré- 
«  cédait  dit  en  entrant  :  Monseigneur,  voilà  le  cuisinier.  A 
«  l'instant  SonExcellence,  sans  se  retourner,  répondit:  Eh  bien! 
«  qu'on  le  mène  dans  la  cottr,  et  qu'on  lui  donne  cent  coups 
«  de  fouet,  comme  je  F  ai  ordonné.  Aussitôt  le  domestique 
«  referme  la  porte ,  me  saisit ,  m'entraîne  et  appelle  ses  ca- 
«  marades ,  qui  sans  pitié ,  comme  je  vous  l'ai  dit ,  appliquent , 
«  sur  le  dos  d'un  pauvre  cuisinier  français ,  les  coups  destinés  à 
«  celui  du  cuisinier  russe  déserteur. 

«  Son  Excellence ,  en  me  plaignant  avec  bonté ,  a  bien  voulu 
«  m'expliquer  elle-même  cette  méprise ,  et  a  terminé  ses  paroles 
«  consolantes  par  le  don  de  cette  grande  bourse  pleine  d'or  que 
«  voici.  »  Je  congédiai  le  pauvre  diable,  dont  je  ne  pouvais  m'em- 
pêcher  de  trouver  la  juste  colère  beaucoup  trop  facilement  apaisée. 

Tous  ces  effets,  tantôt  cruels,  tantôt  bizarres,  rarement 
plaisants,  d'un  pouvoir  dont  rien  n'arrête  ou  ne  suspend  au 
moins  l'action ,  sont  les  conséquences  inévitables  de  l'absence 
de  toute  institution  et  de  toute  garantie.  Dans  un  pays  où 
l'obéissance  est  passive  et  la  remontrance  interdite ,  le  prince 
ou  le  maître  le  plus  juste  et  le  plus  sage  doit  trembler  des  suites 
d'une  volonté  irréfléchie  ou  d'un  ordre  donné  avec  trop  de  pré- 
cipitation. 


DU    COMTE   DE   SF.GUR.  341 

En  voici  nue  preuve  qui  paraîtra  peut-être  un  peu  folle  ;  mais 
c'est  uu  fait  que  m'out  attesté  plusieurs  Russes,  et  qu'un  de 
mes  honorables  collègues,  qui  siège  aujourd'hui  à  la  chambre 
des  Pairs ,  a  souvent  en  Russie  entendu  raconter  comme  moi. 
Or  notez  que  ce  fait  s'est,  disait-on,  passé  sous  le  règne  de 
Catherine  II,  qui  certes  a  été  et  est  encore  citée,  par  tous  les 
habitants  de  son  vaste  empire,  comme  un  modèle  de  raison,  de 
prudence .  de  douceur  et  de  bonté. 

Un  étranger  très-riche ,  nommé  Suderland ,  était  banquier  de 
la  cour  et  naturalisé  en  Russie;  il  jouissait,  auprès  de  l'impé- 
ratrice, d'une  assez  grande  faveur.  Un  matin  on  lui  annonce 
que  sa  maison  est  entourée  de  gardes  et  que  le  maître  de  police 
demande  à  lui  parler. 

Cet  officier,  nommé  Reliew,  entra  avec  l'air  consterné. 

«  Monsieur  Suderland  ,  dit-il,  je  me  vois  ,  avec  un  vrai  cha- 
«  grin ,  chargé ,  par  ma  gracieuse  souveraine ,  d'exécuter  un 
«  ordre  dont  la  sévérité  m'effraye  ,  m'afflige  ,  et  j'ignore  par 
«  quelle  faute  ou  par  quel  délit  vous  avez  excité  à  ce  poiut  le 
«  ressentiment  de  Sa  Majesté. 

«  —  Moi  !  Monsieur,  répondit  le  banquier,  je  l'ignore  autant 
«  et  plus  que  vous;  ma  surprise  surpasse  la  vôtre.  Mais,  enfin  , 
«  quel  est  cet  ordre  ? 

«  —  Monsieur,  reprend  l'officier,  en  vérité  le  courage  me 
«  manque  pour  vous  le  faire  connaître. 

«  —  Eh  quoi!  aurais-je  perdu  la  confiance  de  l'impératrice? 

«  —  Si  ce  n'était  que  cela  ,  vous  ne  me  verriez  pas  si  désolé. 
«  La  confiance  peut  revenir  ;  une  place  peut  être  rendue. 

«  —  Eh  bien!  s'agit-il  de  me  renvoyer  dans  mon  pays? 

«  —  Ce  serait  une  contrariété  ;  mais  avec  vos  richesses  ou 
«  est  bien  partout. 

«  —  Ah!  mon  Dieu!  s'écrie  Suderland  tremblant,  est-il 
«  question  de  m'exiler  en  Sibérie  ? 

«  —  Hélas!  on  en  revient. 

«  —  De  me  jeter  en  prison? 

29. 


342  oires 

«  —  Si  ce  n'était  que  cela,  on  en  sort. 

«  —  Bonté  divine  !  voudrait-on  me  knouter? 

«  —  Ce  supplice  est  affreux,  mais  il  ne  tue  pas. 

«  ' —  Eh  quoi  !  dit  le  banquier  en  sanglotant ,  ma  vie  est-elle 
«  en  péril?  L'impératrice  ,  si  bonne ,  si  clémente ,  qui  me  par- 
«  lait  si  doucement  encore  il  y  a  deux  jours,  elle  voudrait!  .  . 
«  Mais  je  ne  puis  le  croire.  Ah  !  de  grâce ,  achevez  !  La  mort 
«  serait  moins  cruelle  que  cette  attente  insupportable. 

«  —  Eh  bien  !  mon  cher,  dit  enfin  l'officier  de  police  avec 
«  une  voix  lamentable ,  ma  gracieuse  souveraine  m'a  donné 
«  l'ordre  de  vous  faire  empailler. 

«  —  Empailler!  s'écrie  Suderland  en  regardant  fixement 
«  son  interlocuteur  ;  mais  vous  avez  perdu  la  raison  ou  l'im- 
«  pératrice  n'aurait  pas  conservé  la  sienne;  enfin  vous  n'auriez 
«  pas  reçu  un  pareil  ordre  sans  en  faire  sentir  la  barbarie  et 
«  l'extravagance. 

«  —  Hélas!  mon  pauvre  ami,  j'ai  fait  ce  qu'ordinairement 
«  nous  n'osons  jamais  tenter  ;  j'ai  marqué  ma  surprise ,  ma 
«  douleur;  j'allais  hasarder  d'humbles  remontrances;  mais 
«  mon  auguste  souveraine ,  d'un  ton  irrité ,  en  me  reprochant 
«  mon  hésitation ,  m'a  commandé  de  sortir  et  d'exécuter  sur- 
«  le-chainp  l'ordre  qu'elle  m'avait  donné,  en  ajoutant  ces 
«  paroles  qui  retentissent  encore  à  mon  oreille  :  Allez1,  et 
o  n'oubliez  pas  que  votre  devoir  est  de  voxis  acquitter  sans 
«  murmure  des  conquissions  dont  je  daigne  vous  charger.  » 
Il  serait  impossible  de  peindre  l'étonnement,  la  colère,  le 
tremblement ,  le  désespoir  du  pauvre  banquier.  Après  avoir 
laissé  quelque  temps  un  libre  cours  à  l'explosion  de  sa  douleur, 
le  maître  de  police  lui  dit  qu'il  lui  donne  un  quart  d'heure  pour 
mettre  ordre  à  ses  affaires. 

Alors  Suderland  le  prie ,  le  conjure,  le  presse  longtemps  en 
vain  de  lui  laisser  écrire  un  billet  à  l'impératrice  pour  implorer 
sa  pitié.  Le  magistrat,  vaincu  par  ses  supplications,  cède  en 
tremblant  à  ses  prières ,  se  charge  de  sou  billet ,  sort ,  et , 


DU  (OMIT.    1)1.   SEGUB.  343, 

n'osant  aller  au  palais ,  se  rend  précipitamment  chez  le  comte 
de  Bruce. 

Celui-ci  croit  que  le  maître  de  police  est  devenu  i'ou;  il  lui 
dit  de  le  suivre,  de  l'attendre  dans  le  palais,  et  court  sans 
tarder  chez  l'impératrice.  Introduit  chez  cette  princesse  ,  il  lui 
expose  le  fait. 

Catherine,  en  entendant  cet  étrange  récit,  s'écrie  :  «  Juste 
«  ciel!  quelle  horreur!  En  vérité ,  Reliew  a  perdu  la  tète. 
«  Comte,  partez,  courez,  et  ordonnez  à  cet  insensé  d'aller 
«  tout  de  suite  délivrer  mou  pauvre  banquier  de  ses  folles  ter- 
«  reurs  et  de  le  mettre  en  liberté.  » 

Le  comte  sort ,  exécute  l'ordre ,  revient ,  et  trouve  avec  sur- 
prise Catherine  riant  aux  éclats.  «  Te  vois  à  présent,  dit-elle  , 
«  la  cause  d'une  scène  aussi  burlesque  qu'inconcevable.  J'avais 
«  depuis  quelques  années  unjoli  chien  que  j'aimais  beaucoup  ,  et 
«  je  lui  avais  donné  le  nom  de  Suderland ,  parce  que  c'était 
«  celui  d'un  Anglais  qui  m'en  avait  fait  présent.  Ce  chien  vieut 
«  de  mourir  ;  j'ai  ordonné  à  Reliew  de  le  faire  empailler,  et, 
«  comme  il  hésitait,  je  me  suis  mis  en  colère  contre  lui,  pen- 
«  sant  que ,  par  une  vanité  sotte,  il  croyait  une  telle  commis- 
«  sion  au-dessous  de  sa  dignité.  Voilà  le  mot  de  cette  ridicule 
«  énigme.  » 

Ce  fait  ou  ce  conte  paraîtra  sans  doute  plaisant;  mais  ce  qui 
ne  l'est  pas ,  c'est  le  sort  des  hommes  qui  peuvent  se  croire 
obligés  d'obéir  à  une  volonté  absolue,  quelque  absurde  que 
puisse  être  son  objet. 

Au  reste,  et  je  crois  juste  de  le  répéter,  les  mœurs  publi- 
ques, les  sages  intentions  de  Catherine  et  celles  de  ses  deux 
successeurs,  ont  déjà,  pour  la  civilisation,  fait  la  moitié  de 
l'ouvrage  qu'on  aurait  pu  attendre  d'une  bonne  législation. 

Pendant  un  séjour  de  cinq  ans  en  Russie,  je  n'ai  pas  entendu 
parler  d'un  trait  de  tyrannie  et  de  cruauté.  Les  paysans ,  à  la 
vérité,  vivent  esclaves,  mais  ils  sont  traités  avec  douceur.  On 
ne  rencontre  dans  l'empire  aucun  mendiant  ;  s;  l'on  en  trouvait , 


341  MÉMOIRES 

ils  seraient  renvoyés  à  leurs  seigneurs,  qui  sont  obligés  de  les 
nourrir  ;  et  ces  seigneurs  eux-mêmes ,  quoique  soumis  à  un  pou- 
voir absolu  ,  jouissent,  par  leur  rang  et  par  l'opinion  ,  d'une 
considération  peu  différente  de  celle  qui  leur  appartient  dans 
les  autres  monarchies  non  constitutionnelles  de  l'Europe. 

Us  doivent  à  Catherine  une  organisation  qui  régularise  dans 
chaque  province  leurs  assemblées  et  leur  donne  même  le  droit 
d'élire  leurs  présidents  et  leurs  juges.  Tous  les  emplois  civils 
et  militaires  sont  dans  leurs  mains  ;  mais  ce  qui  leur  manque 
seulement,  c'est  un  ciment  légal  qui  garantisse  à  la  fois  la  sécu- 
rité du  trône  ,  les  prérogatives  de  la  noblesse  et  l'adoucisse- 
ment graduel  de  l'existence  du  peuple. 

Tous  les  étrangers ,  dans  leurs  récits ,  ont  peint  avec  de 
vives  couleurs  les  tristes  effets  du  gouvernement  despotique 
des  Russes ,  et  cependant  il  est  juste  d'avouer  qu'à  cette 
époque  nous  n'avions  pas  complètement  le  droit  de  déclamer 
ainsi  contre  le  pouvoir  arbitraire  qui  pesait  sur  la  Moscovie. 
Ne  voyait-on  pas  encore  chez  nous ,  dans  ce  temps ,  Vincen- 
nes,  la  Bastille,  Pierre-en-Scize  et  les  lettres  de  cachet?  Sous 
Louis  XVI  on  faisait  peu  d'usage  de  ces  lettres,  mais  pendant  le 
règne  de  Louis  XV,  chez  son  ministre  le  comte  de  Saint-Flo- 
rentin, on  les  prodiguait  et  même  on  les  vendait. 

Voltaire  s'était  vu  renfermé  à  la  Bastille  ;  M.  de  Maurepas 
avait  subi  un  exil  de  vingt-cinq  ans.  Le  moindre  caprice  d'un 
commis  envoyait  sans  formes  à  Cayenne  les  citoyens  qui  lui 
déplaisaient.  Je  me  rappelle ,  à  ce  propos ,  que  dans  mon  en- 
fance on  m'a  raconté  la  triste  aventure  d'une  jeune  bouquetière , 
remarquable  par  sa  beauté;  elle  s'appelait  Jeanneton. 

Un  jour  M.  le  chevalier  de  Coigny  la  rencontre,  éblouissante 
de  fraîcheur  et  brillante  de  gaieté  ;  il  l'interroge  sur  la  cause  de 
cette  vive  satisfaction.  «  Je  suis  bien  heureuse,  dit-elle;  mon 
«  mari  est  un  grondeur,  un  brutal  ;  il  m'obsédait  ;  j'ai  été  chez 
«  M.  le  comte  de  Saint-Florentin  ;  madame  S***,  qui  jouit  de 
«  ses  bonnes  grâces,  m'a  fort   bien  accueillie  ,  et ,  pour  dix 


DU   COMTE    DE  SEGUR.  345 

«  louis,  je  viens  d'obtenir  une  lettre  de  cachet  qui  me  délivre 
«  de  mon  jaloux.  » 

Deux  ans  après,  M.  de  Coigny  rencontre  la  même  Jeanneton, 
mais  triste,  maigre,  pâle,  jaune,  les  yeux  battus.  «  Eh!  ma 
«  pauvre  Jeanneton,  Iui-dit-il,  qu'êtes-vous  donc  devenue? 
«  On  ne  vous  rencontre  nulle  part ,  et,  ma  foi  !  j'ai  eu  peine  à 
«  vous  reconnaître.  Qu'avez-vous  fait  de  cette  fraîcheur  et  de 
«  cette  joie  qui  me  charmaient  la  dernière  fois  que  je  vous  ai 
«  vue? 

«  —  Hélas  !  Monsieur,  répondit-elle ,  j'étais  bien  sotte  de 
«  me  réjouir.  Mon  vilain  mari ,  ayant  eu  la  même  idée  que 
«  moi,  était  allé  de  sou  côté  chez  le  ministre ,  et  le  même  jour, 
«  par  la  même  entremise ,  avait  acheté  un  ordre  pour  m'en- 
«  fermer,  de  sorte  qu'il  eu  a  coûté  vingt  louis  à  notre  pauvre 
«  ménage  pour  nous  faire  réciproquement  jeter  en  prison.  » 
La  morale  de  ceci  est  qu'un  voyageur,  avant  de  critiquer 
avec  trop  d'amertume  les  abus  qui  le  frappent  dans  les  lieux 
qu'il  parcourt ,  doit  se  retourner  prudemment  et  regarder  en 
arrière,  pour  voir  s'il  n'a  pas  laissé ,  dans  son  propre  pays ,  des 
abus  tout  aussi  déplorables  ou  ridicules  que  ceux  qui  le  cho- 
quent ailleurs.  En  frondant  les   autres,  songez,  vous,  Prus- 
siens, à  Spandaw;  Autrichiens,  au  Mongatsch  (eu  Hongrie  ) 
et  à  Olmutz  ;  Romains ,  au  château  Saint- Ange  ;  Espagnols  ,  à 
l'Inquisition;  Hollandais,  à  Batavia;  Français,  à  Cayenne,  à 
la  Bastille  ;  vous-mêmes ,  Anglais ,  à  la  tyrannique  presse  des 
matelots  ;  vous  tous ,  enfin  ,  à  cette  traite  des  nègres  qu'après 
tant  de  révolutions ,  à  la  honte  de  l'humanité ,  il  est  encore  si 
difficile  d'abolir  complètement. 

La  Russie  a  d'ailleurs  un  droit  réel  à  la  bienveillance  des 
étrangers  :  nulle  part  ils  ne  trouvent  une  plus  courtoise  hospi- 
patilité.  Jamais  je  n'oublierai  l'accueil,  non-seulement  obli- 
geant ,  mais  cordial ,  qu'on  me  fit  dans  les  brillantes  sociétés 
de  Pétcrsbourg.  En  peu  de  temps  les  liaisons  que  je  formai 
avec  des  hommes  d'un  vrai  mérite  et  les  femmes  les  plus 


346  MÉMOIRES 

aimables  purent  me  faire  oublier  que  là  j'étais  un  étranger. 
Aussi ,  malgré  le  temps ,  la  distance  et  les  vicissitudes  des 
événements  qui  ont  porté  les  armes  françaises  à  Moscou  et 
les  armes  russes  à  Paris ,  je  ne  puis  penser  aux  jours  heureux 
que  j'ai  passés  dans  ce  pays  qu'avec  une  émotion  qui  tient  un 
peu  de  celle  qu'on  éprouve  quand  on  est  éloigné  de  sa  propre 
patrie. 

Il  était  difficile  de  trouver  plus  de  douceur  et  de  raison  que 
n'en  montrait  la  comtesse  Soltikoff;  rien  ne  surpassait  en 
franche  et  naturelle  bonté  les  comtesses  Ostermann ,  Tcherni- 
cheff,  Pouskin ,  madame  Divoff;  à  Paris  on  aurait  admiré 
la  grâce  et  les  charmes  de  la  princesse  Dolgorouki  et  de  sa 
mère ,  madame  la  princesse  Bariatiuski ,  de  mademoiselle  Tcher- 
nichcff ,  de  la  charmante  comtesse  Skawronski ,  qui  aurait  pu 
servir  de  modèle  à  un  artiste  pour  peindre  la  tête  de  l'Amour. 

Les  jeunes  Narischkîn ,  la  comtesse  Razournowski ,  plus  âgée, 
un  essaim  de  demoiselles  d'honneur,  ornement  du  palais  de 
l'impératrice ,  attiraient  les  regards ,  les  louanges  et  les  hom- 
mages. On  ne  quittait  pas  sans  regret  les  entretiens  spirituels  de 
la  comtesse  Schouwaloff,  la  conversation  originale  et  piquante 
de  madame  Zagreski. 

Les  comtes  P».omauzoff,  Soltikoff ,  Strogonoff;  André  Ra- 
zoumowski,  si  célèbre  par  des  succès  brillants  en  politique  et  en 
galanterie;  André  Schouwaloff,  que  son  Épltre  à  Nikon  a 
classé  en  France  au  rang  de  nos  poètes  les  plus  gracieux  ;  le 
comte  de  Woronzoff  et  son  frère ,  habiles  l'un  en  administra- 
tion et  l'autre  en  diplomatie  ;  le  comte  Bezborodko ,  qui ,  sous 
une  enveloppe  assez  épaisse,  cachait  l'esprit  le  plus  délié;  le 
prince  Repnin ,  à  la  fois  courtisan  poli  et  brave  général  ;  le 
loyal  Miehelson ,  vainqueur  de  Pugatcheff  ;  le  maréchal  Roman- 
zoff ,  immortalisé  par  ses  victoires  ;  Souworoff  même  ,  dont 
les  lauriers  nombreux  couvraient  les  défauts  bizarres ,  les  ma- 
nières grotesques  et  les  caprices  presque  extravagants  ;  enfin 
un  grand  nombre  de  jeunes  colonels  et  de  généraux  ,  qui  an- 


DU   COMTE    UK   SEGUR.  317 

noncaient  déjà  à  la  Russie  que  sa  gloire  et  sa  civilisation  ne  re- 
cuieraient  plus,  m'inspiraient  tour  à  tour  une  juste  estime  et 
un  attrait  fort  naturel. 

J'aurais  pu  ajouter  à  cette  liste  beaucoup  de  noms ,  comme 
ceux  de  Galitzin,  Kourakin  Cacheloff,  etc.,  si  le  cadre  d'un 
récit  trop  rapide  me  le  permettait  ;  mais  je  ne  passerai  pas  sous 
silence  la  vieille  comtesse  Romanzoff,  mère  du  maréchal  et 
alors  presque  centenaire.  Son  corps  paralysé  marquait  seul  sa 
vieillesse  ;  sa  tête  était  pleine  de  vie;  son  esprit ,  de  gaieté  ;  son 
imagination,  de  jeunesse.  Comme  elle  avait  beaucoup  de  mé- 
moire ,  sa  conversation  était  aussi  attrayante  et  instructive 
qu'une  histoire  bien  écrite.  Elle  avait  vu  poser  la  première 
pierre  de  Pétersbourg  ;  ainsi  ses  mots  :  Vieille  comme  les  rues, 
n'auraient  point  été  pour  elle  une  locution  exagérée. 

Elle  avait  assisté ,  en  France ,  aiiMiner  de  Louis  XIV,  et  elle 
me  dépeignait  sa  figure,  ses  manières,  sa  physionomie,  et  l'ha- 
billement de  madame  de  Maintenon ,  comme  si  elle  venait  de 
les  voir  la  veille.  Elle  me  donnait  des  détails  curieux  sur  la  vie 
du  fameux  duc  de  Marlborough ,  qu'elle  avait  visité  dans  son 
camp. 

Un  autre  jour  elle  me  retraçait  le  tableau  fidèle  de  la  cour 
de  la  reine  Anne  d'Angleterre ,  qui  l'avait  comblée  de  faveurs; 
eniin  elle  se  plaisait  dans  ses  récits  à  me  faire  entendre  que 
Pierre  le  Grand  avait  été  amoureux  d'elle  ,  et  me  laissait  même 
douter  si  elle  avait  été  rebelle  à  ses  vœux. 

Mais,  de  tous  les  personnages,  celui  qui  me  frappa  le  plus 
et  qu'il  était  le  plus  important  pour  moi  de  bien  connaître  ,  c'é- 
tait le  célèbre  prince  Potemkin,  tout-puissant  alors  sur  le  cœur 
et  l'esprit  de  l'impératrice.  En  traçant  son  portrait  on  est  cer- 
tain qu'il  ne  pourra  point  être  confondu  avec  d'autres,  car  ja- 
mais peut-être  on  ne  vit  dans  une  cour,  clans  un  conseil  et  dans 
un  camp, un  courtisan  plus  fastueux  et  plus  sauvage,  un  mi- 
nistre plus  entreprenant  et  moins  laborieux  .  un  général  plus 
audacieux  et  plus  indécis.  Toute  sa  personne  offrait  l'ensemble 


348  MÉMOIRES 

le  plus  original  par  un  inconcevable  mélange  de  grandeur  et  de 
petitesse  ,  de  paresse  et  d'activité ,  d'audace  et  de  timidité , 
d'ambition  et  d'insouciance. 

Partout  un  tel  homme  eût  été  remarquable  par  sa  singula- 
rité; mais,  hors  de  la  Russie,  et  sans  les  circonstances  extraor- 
dinaires  qui  lui  concilièrent  la  bienveillance  d'une  grande 
souveraine ,  de  Catherine  II ,  non-seulement  il  n'aurait  pu 
acquérir  une  grande  renommée  et  parvenir  aux  éminentes  di- 
gnités qui  l'illustrèrent ,  mais  il  ne  serait  même  peut-être  jamais 
parvenu  à  un  grade  un  peu  avancé.  Ses  bizarreries  et  les  incon- 
séquences de  son  esprit  l'auraient  arrêté  dès  les  premiers  pas 
d'une  carrière  quelconque ,  soit  militaire ,  soit  civile. 

La  fortune  des  hommes  célèbres  tient  plus  qu'on  ne  pense 
au  siècle,  au  pays,  aux  circonstances.  Un  défaut,  à  certaine 
époque  ,  peut  réussir  mieux  que  certain  mérite  ,  tandis  qu'une 
belle  qualité  déplacée  nuit  souvent  autant  qu'un  défaut  et 
même  qu'un  vice. 

Le  prince  Potemkin  avait  dix-huit  ans  lorsque  Catherine 
détrôna  Pierre  III.  Épris  des  charmes  de  cette  princesse,  il 
s'arma  l'un  des  premiers  pour  sa  défense  ;  mais ,  comme  il 
n'était  alors  que  sous-officier,  ce  zèle  pouvait  n'être  pas  dis- 
tingué dans  la  foule. 

Un  heureux  hasard  fixa  sur  lui  l'attention.  Catherine,  te- 
nant à  la  main  une  épée ,  voulait  avoir  une  dragonne  ;  Potemkin 
s'approche  et  lui  offre  la  sienne ,  elle  l'accepte.  Il  veut  res- 
pectueusement s'éloigner  ;  mais  son  cheval ,  accoutumé  à  l'es- 
cadron ,  s'obstine  à  rester  près  du  cheval  de  l'impératrice. 

Cette  opiniâtreté  la  fait  sourire  ;  elle  examine  avec  plus  d'in- 
térêt le  jeune  guerrier,  qui ,  malgré  lui ,  se  serre  si  près  d'elle  ; 
elle  lui  parle.  Sa  figure,  son  maintien,  son  ardeur,  son  entre- 
tien lui  plaisent  également;  elle  s'informe  de  sa  famille,  l'é- 
lève au  grade  d'officier,  et  bientôt  lui  donne  une  place  de  gen- 
tilhomme de  la  chambre  dans  son  palais. 

Ainsi  ce  fut  l'entêtement  d'un  cheval  rétif  qui  le  jeta  dans  la 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  349 

carrière  des  honneurs  ,  de  la  richesse  et  du  pouvoir.  Il  m'a  ra- 
conté lui-même  cette  anecdote. 

Potemkin  joignait  le  don  d'une  heureuse  mémoire  à  celui 
d'un  esprit  naturel,  vif,  prompt  et  mobile;  mais  en  même 
temps  le  sort  lui  avait  donné  un  caractère  indolent  et  enclin 
au  repos. 

Ennemi  de  toute  gène,  et  cependant  insatiable  de  volupté,  de 
pouvoir  et  d'opulence,  voulant  jouir  de  tous  les  genres  de  gloire, 
la  fortune  le  fatiguait  en  l'entraînant;  elle  contrariait  sa  paresse, 
et  pourtant  jamais  elle  n'allait  aussi  vite  et  aussi  loin  que  ses  va- 
gues et  impatients  désirs  le  demandaient.  On  pouvait  rendre 
un  tel  homme  riche  et  puisssant ,  mais  il  était  impossible  d'en 
faire  un  homme  heureux. 

Son  coeur  était  bon ,  son  esprit  caustique  ;  à  la  fois  avare 
et  magnifique ,  il  prodiguait  des  bienfaits  et  payait  rafement 
ses  dettes.  Le  monde  l'ennuyait  ;  il  y  semblait  déplacé  et  se 
plaisait  néanmoins  à  tenir  une  espèce  de  cour. 

Caressant  dans  l'intimité  ,  il  se  montrait ,  en  public ,  hau- 
tain et  presque  inabordable;  mais,  au  fond,  il  ne  gênait  les 
autres  que  parce  qu'il  était  gêné  lui-même.  Il  avait  une  sorte 
de  timidité  qu'il  voulait  déguiser  ou  vaincre  par  un  ton  froid 
et  orgueilleux. 

Le  vrai  secret  pour  gagner  promptement  son  amitié  était  de 
ne  pas  le  craindre,  de  l'aborder  familièrement,  de  lui  parler 
le  premier,  et  de  lui  éviter  tout  embarras  eu  se  mettant  promp- 
tement à  l'aise  avec  lui. 

Quoiqu'il  eût  été  élevé  à  l'université ,  il  avait  moins  acquis 
de  connaissances  par  les  livres  que  par  les  hommes;  sa  paresse 
fuyait  l'étude,  et  la  curiosité  lui  faisait  chercher  partout  des 
lumières. 

C'était  le  plus  grand  questionneur  qu'il  y  eût  au  monde. 
Comme  son  autorité  mettait  à  sa  disposition  des  hommes 
de  tout  rang,  de  toute  classe  et  de  toute  profession,  il  s'était 
tellement  instruit  en  causant  el  en  questionnant  que  son  esprit, 

30 


350  MEMOIRES 

riche  de  tout  ce  que  sa  mémoire  avait  retenu  ,  étonnait  sou- 
vent ,  quand  on  lui  parlait ,  non-seulement  les  politiques  et  les 
militaires ,  mais  les  voyageurs ,  les  savants ,  les  littérateurs ,  les 
artistes  et  même  les  artisans. 

Ce  qu'il  aimait  surtout ,  c'était  la  théologie  ;  car,  bien  qu'il 
fût  mondain ,  ambitieux  et  voluptueux  ,  il  était  non-seulement 
croyant,  mais  superstitieux.  Je  l'ai  vu  souvent  passer  une  ma- 
tinée à  examiner  des  modèles  de  casques  pour  des  dragons, 
des  bonnets  et  des  robes  pour  ses  nièces ,  des  mitres  et  des  ha- 
bits pontificaux  pour  des  prêtres.  On  était  certain  de  fixer 
son  attention  et  de  le  distraire  de  toute  autre  occupation  en 
lui  parlant  des  querelles  de  l'Église  grecque  et  de  l'Église 
latine,  des  conciles  de  Nicée,  de  Chalcédoine  et  de  Florence. 

Dans  ses  rêves  pour  l'avenir  il  passait  tour  à  tour  du  désir 
d'être  duc  de  Courlande  ou  roi  de  Pologne  à  celui  d'être  fon- 
dateur d'un  ordre  religieux ,  ou  même  simple  moine.  Ennuyé 
de  ce  qu'il  possédait,  envieux  de  ce  qu'il  ne  pouvait  obtenir, 
désirant  tout  et  dégoûté  de  tout ,  c'était  un  vrai  favori  de  la 
fortune ,  mobile  ,    inconstant  et  capricieux  comme  elle. 

Un  usage  singulier  qui  existe  dans  presque  toutes  les  capita- 
les de  l'Europe,  excepté  Paris  et  Londres,  c'est  que  les  ambas- 
sadeurs et  ministres  étrangers,  qu'on  y  appelle,  je  ne  sais 
pourquoi ,  le  corps  diplomatique ,  puisque  de  tous  les  corps  du 
monde  c'est  celui  dont  les  membres  sont  le  plus  séparés ,  di- 
visés entre  eux  et  sans  aucun  lien  commun ,  c'est  que ,  dis-je, 
ces  étrangers  font,  pour  ainsi  dire  ,  les  honneurs  de  la  ville  où 
ils  résident ,  et  ordinairement  ce  sont  eux ,  plus  que  les  grands 
seigneurs  du  pays ,  qui  animent  la  société  par  une  représenta- 
tion habituelle ,  par  des  repas  splendides ,  des  fêtes  brillantes 
et  des  bals  nombreux. 

A  l'époque  où  je  me  trouvais  h  Pétersbourg,  le  corps  diploma- 
tique était  composé  de  personnes  très-distinguées  par  différents 
genres  de  mérite  et  d'esprit  ;  elles  répandaient  dans  les  cercles 
de  Pétersbourg  beaucoup  d'activité  et  d'agrément. 


DU    COMTE    DE   SÉGUR  3M 

L'ambassadeur  d'Autriche ,  le  comte  de  Cobentzel ,  fort 
connu  depuis  à  Paris  sous  le  règue  de  Napoléon,  faisait  publier 
une  laideur  peu  commune  par  des  manières  obligeantes ,  une 
conversation  vive  et  une  gaieté  inaltérable. 

Le  ministre  de  Prusse ,  le  comte  de  Goërtz ,  plus  sérieux  , 
mais  peut-être  encore  plus  vif,  se  faisait  estimer  et  aimer 
par  sa  franchise  et  par  une  ardeur  qui  empêchait  sa  profonde 
instruction  de  paraître  pédante.  Ses  entretiens  animés  inté- 
ressaient toujours  et  ne  languissaient  jamais. 

M.  Fitz-Herbert ,  aujourd'hui  lord  Saint -Hélens,  joignait  à 
la  mélancolie  d'une  âme  sensible  et  aux  distractions  singulières 
d'un  caractère  vraiment  britannique  tous  les  charmes  de  l'es- 
prit le  plus  orné.  Négociateur  habile  et  fin,  constant  dans 
ses  sentiments  ,  loyal  et  généreux  dans  ses  procédés ,  je  n'ai 
point  rencontré  d'ami  plus  aimable  et  de  rival  plus  redoutable. 
Politiquement  nous  avons  tous  deux  cherché  plusieurs  années 
à  nous  contrecarrer,  mais  socialement  nous  vivions  dans  une 
union  intime  qui  surprit  également  les  Russes  et  ses  compatrio- 
tes ainsi  que  les  miens. 

Le  baron  de  Nolken,  ministre  de  Suède,  et  M.  de  Saint-Sa- 
phorin,  ministre  de  Danemark  Jouissaient  aussi,  par  leur  ca- 
ractère doux,  liant,  et  par  des  connaissances  variées ,  d'une 
estime  générale. 

Le  ministre  de  Naples,  duc  de  Serra-Capriola  ,  nous  plaisait 
à  tous  par  sa  bonhomie  et  sa  vive  gaieté  ;  il  avait  une  femme 
très-belle,  que  l'àpreté  du  climat  lui  enleva  ;  pour  lui  il  le  sup- 
porta mieux,  et  s'y  habitua  tellement  qu'il  se  fixa  en  Russie, 
où  il  épousa  la  fille  du  prince  AVesemski ,  l'un  des  personnages 
les  plus  importants  de  la  cour  de  Catherine. 

Je  ne  dirai  rien  de  l'ambassadeur  de  Hollande,  le  baron 
de  Wassenaer;  sa  mission  n'eut  ni  durée  ni  éclat,  et  finit  par  un 
mariage  brusquement  manqué,  dont  les  circonstances  furent 
passablement  scandaleuses. 

Je  rencontrai  encore,  dès  mon  début  à  la  cour  de  Russie, 


352  MÉMOIRES 

d'ennuyeuses  difficultés  d'étiquette  qui  m'avaient  déjà  contrarié 
à  Mayence.  M.  de  Vcrgennes  m'avait  assuré  que  le  pêle-mêle 
était  établi  à  Pétersbourg;  M.  de  la  Colinière  m'apprit  qu'en 
effet  l'impératrice  l'avait  ainsi  décidé ,  mais  que  dans  la  réalité 
il  n'existait  pas. 

Tous  les  dimanches  cette  princesse ,  en  revenant  de  la  messe, 
trouvait,  en  entrant  dans  ses  appartements,  les  membres 
du  corps  diplomatique  rangés  en  haie  et  sur  deux  lignes.  Or, 
soit  par  une  ancienne  habitude ,  soit  par  une  singulière  indif- 
férence de  la  part  de  mes  prédécesseurs ,  après  les  deux  ambas- 
sadeurs d'Autriche  et  de  Hollande  ,  qui  se  plaçaient  avec  raison 
les  premiers ,  constamment  le  ministre  d'Angleterre  occupait  la 
première  place  et  celui  de  France  la  seconde. 

Ne  voulant  pas  laisser  subsister  cet  usage  inconvenant,  et, 
d'un  autre  côté ,  craignant ,  d'après  l'aventure  de  Mayence ,  de 
confirmer  dans  l'esprit  de  l'impératrice  la  fausse  idée  qu'on  lui 
avait  donnée  de  ma  présomption  et  de  ma  susceptibilité ,  je  ne 
vis ,  pour  éviter  ou  de  déplaire  à  une  cour  que  je  voulais  rap- 
procher de  la  mienne ,  ou  de  montrer  une  condescendance  dé- 
placée ,  d'autre  moyen  que  d'avoir  recours  à  l'adresse. 

En  conséquence ,  le  premier  jour  d'audience  publique ,  j'eus 
soin  de  me  rendre  de  très-bonne  heure  au  palais  ;  mais  je 
trouvai ,  malgré  ma  diligence ,  la  première  place  déjà  prise  par 
M.  Fitz-Herbert.  Une  très-jolie  et  très-aimable  dame  de  Paris 
m'avait  prié  de  lui  remettre  une  lettre  ;  je  choisis  ce  moment 
pour  m'acquitter  de  mon  galant  message.  Au  nom  de  la  dame, 
il  prit  avec  vivacité  la  lettre  et  s'éloigna  pour  la  lire;  moi  je 
pris  alors  sa  place ,  qu'il  ne  me  redemanda  point ,  puisqu'il 
n'avait  pour  lui  que  l'usage,  et  non  le  droit. 

Le  dimanche  d'après ,  je  fus  si  diligent  que  je  trouvai  cette 
même  place  vide  ;  enfin ,  le  troisième  jour  d'audience ,  voyant 
que  le  ministre  de  Suède  et  plusieurs  autres  se  rangeaient 
pour  me  laisser  passer,  je  leur  dis  :  «  Non ,  Messieurs  ;  vous 
«  êtes  arrivés  avant  moi ,  je  ne  me  placerai  qu'après  vous  ;  il 


DU    COMTE   T)V.  SEGUB  353 

«  faut  que  le  pêle-mêle  soit  établi  comme  on  l'a  ordonne, 
«  et  il  l'est  aujourd'hui  complètement.  »  Depuis  ce  moment 
aucune  difficulté  de  ce  genre  ne  viut  entraver  ma  marche  et 
m'ennuyer. 

J'avais  employé  une  quinzaine  de  jours  à  me  mettre  au  fait 
des  usages  de  la  société  de  Pétersbourg  et  à  faire  connais- 
sance avec  les  personnes  qui  la  composaient.  Je  commençai 
donc  à  m'occuper  des  affaires  que  j'étais  chargé  de  traiter  ; 
elles  n'étaient ,  dans  ces  premiers  moments ,  ni  très-nom- 
breuses, ni  très-importantes.  La  froideur  qui  existait  entre  nos 
cours  ne  nous  donnait  alors  aucune  influence  en  Russie; 
chacun  connaissait  les  préventions  de  Catherine  contre  le  ca- 
binet de  Versailles.  Ses  ministres ,  et  les  courtisans  qui  jouis- 
saient de  quelque  faveur  auprès  d'elle,  usaient  avec  moi, 
dans  leurs  relations  et  dans  leurs  entretiens,  d'une  réserve 
assez  décourageante. 

Pour  juger  notre  situation  politique  dans  ce  pays,  il  suf- 
fira de  donner  une  idée  des  instructions  que  j'avais  reçues  de 
M.  le  comte  de  Vergennes,  au  moment  de  mon  départ.  «  Eu 
«  travaillant,  me  disait  ce  ministre,  à  rédiger  cette  instruc- 
«  tion  ,  et  en  relisant  celles  qui  avaient  été  données  à  vos  deux 
«  derniers  prédécesseurs,  j'ai  vu  avec  peine  qu'aucune  de  leurs 
«  dispositions  ne  peut  s'appliquer  au  moment  présent.  ?y"otre 
«  opposition  aux  projets  de  l'impératrice  contre  l'empire  otto- 
«  man  a  changé  totalement  les  relations  du  roi  de  France  avec 
«  cette  princesse. 

«  Tant  que  le  comte  Panin  avait  conserve  quelque  influence 
«  sur  l'esprit  de  Catherine  II,  ce  ministre  sage  et  conciliant 
«  était  parvenu  à  vaincre  la  répugnance  que  l'impératrice 
-  éprouvait  pour  la  France  ;  aussi ,  peudant  son  ministère , 
«  cherchant  à  nous  rapprocher  de  la  Russie ,  nous  avions 
«  contribué  à  rétablir  la  paix  entre  elle  et  les  Turcs.  Catherine 
«  nous  avait  vus  encourager  l'établissement  de  son  système  de 
«  neutralité  armée,  titre  de  gloire  pour  elle.  Déjà  les  Anglais 

30. 


354  MEMOIRES 

«  perdaient,  a  Pétcrsbourg ,  de  leur  influence,  et  craignaient 
«  de  ne  pas  y  conserver  longtemps  leurs  privilèges  exclusifs 
«  de  commerce. 

«  Mais,  depuis  la  disgrâce  et  la  mort  du  comte  Panin,  la  di- 
«  rection des  grandes  affairesa  été  confiée  au  prince Potcmkin  -, 
«  ce  prince  ardent  et  ambitieux  s'est  entièrement  dévoué  aux 
«  partis  anglais  et  autrichien ,  dans  l'espoir  de  triompher  avec 
«  leur  appui  des  obstacles  que  rencontraient  les  vues  de  l'im- 
«  pératrice  contre  l'empire  ottoman. 

«  Nous  sommes,  il  est  vrai  aussi ,  continuait  M.  de  Ver- 
«  gennes,  alliés  de  l'Autriche;  mais  vingt-huit  ans  d'expé- 
«  rience  nous  prouvent  que  notre  alliance  avec  la  cour  de 
«  Vienne  n'a  jamais  pu  détourner  les  ministres  autrichiens 
«  de  l'ancienne  habitude  de  nous  contrecarrer  partout. 

«  Le  comte  de  Cobentzel  a  suivi  cet  exemple  jusqu'à  l'in- 
«  décence ,  favorisant  en  tout  l'Angleterre  et  dissimulant  ses 
«  torts  les  plus  évidents.  Enfin ,  quoique  Catherine  ait  aban- 
«  donné  le  roi  de  Prusse  pour  se  lier  à  l'empereur  notre  allié, 
«  ce  qui  semblait  devoir  la  rapprocher  de  nous ,  on  voit  les  ca- 
«  binets  de  Vienne  et  de  Pétcrsbourg  nous  traiter  aussi  hostile- 
«  ment  que  si  nous  avions  formé  contre  eux  une  alliance  avec 
«  les  Prussiens. 

«  Cependant  le  roi  avait  poussé  la  condescendance  jusqu'au 
«  point  de  reconnaître  ,  peut-être  trop  facilement ,  l'envahisse- 
«  ment  de  la  Crimée ,  enlevée  aux  musulmans ,  et  sa  réunion  à 
«  l'empire  de  Russie  ;  mais  cette  complaisance  ne  nous  a  valu 
«  que  quelques  froids  remercînients ,  et  nous  n'avons  pas  pu 
«  même  obtenir  du  cabinet  russe  une  satisfaction  longtemps 
«  réclamée  pour  des  griefs  assez  importants  dont  nous  deman- 
«  dons  vainement  une  juste  réparation. 

«  C'est  dans  ces  dispositions,  me  disait  le  ministre,  que 
«  vous  trouverez  Catherine  II.  On  craint  que,  dans  la  que- 
«  relie  qui  vient  de  s'élever  entre  la  Hollande  et  Joseph  II ,  elle 
«  ne  prenne  parti  pour  l'empereur.  Son  but  probable  est  d'agir 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  .",05 

<■  de  sorte  qu'on  se  concertant  avec  I' Vugleterrc  les  llollan- 
«  dais  se  voient  réduits  à  implorer  sa  protection ,  tandis  que 
«  l'empereur  croira  lui  devoir  les  sacrifices  qu'elle  dictera  à 
«  cette  république. 

«  Enfin  je  suis  persuadé  que  toute  démarche  pour  nous  con- 
«  cilier  l'amitié  de  l'impératrice  serait  inutile ,  et  que ,  tant 
«  qu'elle  existera ,  la  conduite  du  roi  vis-à-vis  d'elle  doit  se 
«  borner  à  de  simples  égards. 

«  Cependant  je  vous  invite  à  chercher  les  moyens  de  vous 
«  rendre  personnellement  agréable  à  cette  princesse  et  à  ceux 
«  qui  ont  le  plus  d'influence  sur  elle. 

«  Nous  n'entrevoyons  aucun  espoir  de  faire  un  traité  de 
«  commerce  avec  la  Russie  ;  mais  si ,  contre  toute  probabi- 
«  lité ,  quelques  circonstances  imprévues  plus  favorables  se 
«  présentaient ,  profitez  de  l'occasion  qu'elles  pourraient  faire 
«  naître,  et  attachez-vous  surtout  à  prouver  aux  ministres 
«  russes  combien  le  privilège  accordé  aux  Anglais  est  onéreux 
«  à  la  Russie ,  tandis  que  nous  ,  plus  modérés  dans  nos  désirs  , 
«  nous  ne  demandons  que  l'égalité  de  traitement  avec  toutes 
«  les  autres  puissances  commerçantes.  » 

M.  de  Vergennes  me  conseillait  de  mettre  beaucoup  de  ré- 
serve dans  ma  conduite  à  l'égard  du  grand-duc  et  de  la  grande- 
duchesse  ,  afin  de  ne  pas  déplaire  à  l'impératrice  et  d'éviter 
tout  ce  qui  pouvait  compromettre  ces  princes.  Il  pensait  que  le 
seul  objet  important  de  ma  mission  serait  de  découvrir  les 
vrais  projets  de  Catherine,  de  connaître  la  nature,  retendue 
de  ses  liaisons  avec  l'empereur  et  l'Angleterre,  et  de  pénétrer 
ses  dispositions  à  l'égard  de  la  Suéde,  ainsi  que  ses  démarches 
pour  acquérir  de  l'influence  à  Naples.  Je  devais  surtout  distin- 
guer avec  soin  les  apparences  des  realités,  les  menaces  des  ac- 
tions, et  lesïauv' bruits  des  préparatifs  véritables. 

Le  ministre  ,  supposant  que  le  but  principal  de  l'impératrice 
eiui  le  renversement  de  la  puissance  ottomane  et  le  rétablisse- 
ment de  l'empire  grec,  m'ordonnait ,  pour  l'aire  taire  les  échos 


356  mkmoif.es 

de  la  flatterie  qui  lui  prédisaient  le  rapide  et  facile  succès  d'une- 
si  colossale  entreprise,  d'employer  tous  les  moyens  qui  me 
paraîtraient  convenables  pour  prouver  aux  ministres  russes  que 
cette  révolution  rencontrerait ,  de  la  part  des  grandes  puis- 
sances européennes,  d'invincibles  obstacles. 

Passant  à  de  moindres  objets ,  le  ministre  me  prescrivait  de 
rendre  politesse  pour  politesse  à  M.  le  comte  de  Cobeutzel , 
mais  sans  confiance,  tandis  que  je  devais  en  montrer  une 
réelle  au  ministre  de  Prusse.  Au  reste ,  il  me  recommandait  de 
ménager  soigneusement  les  ministres  des  puissances  amies , 
et  même  de  ne  pas  négliger  l'occasion  de  former  quelques  liai- 
sons avec  ceux  des  puissances  malveillantes.  De  plus ,  il  m'é- 
tait enjoint  de  correspondre  avec  les  ambassadeurs  et  minis- 
tres du  roi  à  Constantinople ,  à  Berlin ,  à  Vienne,  à  Stockholm 
et  à  Copenhague ,  pour  les  informer  de  tout  ce  qui  pouvait 
leur  être  utile. 

On  voit  par  l'esquisse  de  ces  instructions  qu'elles  me  lais- 
saient peu  d'espoir  de  quelques  succès  marquants  ;  mon  rôle 
semblait  devoir  se  borner  à  celui  d'observateur  attentif  dans 
une  cour  sur  laquelle  nous  n'avions  aucune  influence  ,  et  la 
seule  affaire  réelle  dont  je  me  trouvais  chargé  était  d'obtenir, 
après  plusieurs  années  de  tentatives  inutiles,  une  juste  satis- 
faction pour  des  négociants  de  Marseille  dont  les  corsaires 
russes  avaient  pris  et  pillé  les  bâtiments  pendant  la  guerre  de 
Turquie. 

11  ne  me  fut  pas  difficile  de  connaître  les  dispositions  de  la 
plupart  des  ministres  :  les  comtes  Bezborodko  ,  Ostermann  et 
Woronzoff  ne  dissimulaient  pas  leur  penchant  pour  les  An- 
glais ;  aussi  mes  soins  pour  former  quelques  liaisons  avec  eux 
ne  me  valurent  qu'un  accueil  cérémonieux  et  des  politesses 
froides. 

D'ailleurs  le  désir  et  la  nécessité  de  plaire  à  leur  souveraine 
les  avaient  habitués  à  régler  leur  conduite  sur  la  sienne,  à  lui 
prouver  qu'en  politique,  comme  en  toute  autre  chose ,  ils  par- 


DU    COMTE   DE    SEGUR.  357 

tageaieut  ses  préventions  favorables  ou  contraires ,  et,  comme 
les  courtisans  exagèrent  presque  toujours  ce  qu'ils  imitent, 
leur  bienveillance  ou  leur  malveillance  se  manifestait  d'une 
manière  beaucoup  plus  prononcée  que  celle  de  l'impératrice. 

Aussi,  cette  princesse  traitant  avec  faveur  l'ambassadeur 
d'Autriche  et  le  ministre  d'Angleterre ,  ces  ministres  vivaient 
avec  eux  dans  une  étroite  intimité,  et,  comme  ils  n'ignoraient 
pas  l'éloignement  de  Catherine  II  pour  notre  cour  et  l'humeur 
(pie  lui  donnaient  la  conduite  du  roi  de  Prusse  et  ses  sarcasmes, 
nous  les  trouvions,  M.  le  comte  de  Goertz  et  moi  ,  trop  peu 
communicatifs  et  beaucoup  plus  disposés  à  nous  nuire  qu'à 
nous  obliger. 

Une  partie  de  la  société  suivait  leur  exemple.  Cependant  on 
trouvait  à  Pétersbourg  un  assez  grand  nombre  de  personnes, 
et  surtout  de  dames ,  qui  préféraient  les  Français  aux  autres 
étrangers ,  et  qui  désiraient  un  rapprochement  entre  la  Russie 
et  la  France. 

Cette  disposition  était  pour  moi  plus  agréable  qu'utile ,  car 
sur  ce  point  Pétersbourg  était  loin  de  ressembler  à  Paris.  Ja- 
mais dans  les  salons  on  ne  parlait  politique,  même  pour  louer 
le  gouvernement.  La  crainte  avait  donné  l'habitude  de  la 
prudence  ;  les  frondeurs  de  la  capitale  n'émettaient  leurs  opi- 
nions que  dans  les  confidences  d'une  intime  amitié  ou  d'une 
liaisou  plus  tendre  ;  ceux  que  cette  contrainte  gênait  se  reti- 
raient  à  Moscou ,  que  l'on  ne  pouvait  pas  appeler  cependant 
le  foyer  de  l'opposition,  car  il  n'en  existe  pas  dans  un  pays 
absolu ,  mais  qui  était  réellement  la  capitale  des  mécontents. 

De  tous  les  ministres  ,  celui  dont  il  m'aurait  été  le  plus  utile 
de  me  rapprocher,  c'était  le  prince  Potemkin  ;  par  malheur 
il  paraissait  de  tous  le  plus  difficile  à  guérir  de  ses  préventions 
contre  la  France. 

Entièrement  opposé  au  système  du  comte  Panin,  parta- 
geant et  enflammant  les  désirs  ambitieux  de  Catherine  II ,  il 
nous  regardait  comme  un  obstacle  à  ses  vues  et  nous  haïssait 


.'55S  MEMOIBES 

comme  les  protecteurs  des  Turcs ,  des  Polonais  et  des  Suédois. 

Il  ne  négligeait  aucun  des  moyens  qui  pouvaient,  a  nos  dé- 
pens et  à  ceux  de  la  Prusse,  lui  concilier  la  confiance,  l'affec- 
tion et  l'appui  des  cabinets  de  Vienne  et  de  Londres.  Aussi 
toutes  les  froideurs  étaient  pour  nous ,  et  toutes  les  faveurs 
pour  le  comte  de  Cobentzel  et  M.  Fitz- Herbert,  de  même  que 
pour  les  voyageurs  et  les  négociants  de  leurs  nations. 

Ces  obstacles  ne  me  découragèrent  point.  On  m'avait  fait 
connaître  à  fond  le  caractère ,  les  qualités  et  les  défauts  de  ce 
ministre  ;  j'essayai  de  mettre  ces  connaissances  à  profit ,  et  ce 
fut  avec  succès ,  quoique  mes  premières  démarches  près  de 
lui  semblassent  devoir  produire  un  effet  tout  contraire. 

Ce  prince,  ministre  de  la  guerre,  chef  de  l'armée,  gouver- 
neur des  nouvelles  provinces  méridionales  conquises  par  les 
armes  russes ,  supérieur  en  crédit  à  tous  ses  collègues ,  enfin 
tout-puissant  par  la  confiance  presque  illimitée  que  lui  accor- 
dait l'impératrice ,  était  courtisé  et  flatté  par  toute  la  noblesse , 
et  même  par  les  plus  grands  seigneurs ,  avec  des  formes  qui 
ne  se  rencontrent  que  dans  un  pays  soumis  à  un  gouvernement 
absolu ,  où  l'obéissance  est  passive  et  la  déférence  sans  di- 
gnité. 

Aussi ,  quoique  le  prince  Potemkin  affectât ,  en  quelques 
occasions  solennelles  et  les  jours  de  fêtes,  de  se  montrer  riche- 
ment paré,  couvert  de  décorations,  et  de  prendre  le  langage  , 
le  maintien,  les  manières  d'un  grand  seigneur  de  la  cour 
de  Louis  XIV,  dans  sa  vie  intérieure  et  habituelle,  dépouillant 
tout  masque ,  toute  gêne ,  en  véritable  enfant  gâté  par  la  for- 
tune, il  recevait  sans  distinction  tous  ceux  qui,  venant  le  voir, 
le  trouvaient  avec  une  tenue  et  des  formes  asiatiques  qu'on  at- 
tribuait faussement  à  une  hauteur  excessive. 

En  le  voyant  les  cheveux  épars ,  vêtu  d'une  robe  de  chambre 
ou  d'une  fourrure  et  d'un  pantalon,  n'ayant  pour  chaussure  que 
des  pantoufles ,  enfin  montrant  son  large  cou  tout  nu  et  res- 
tant indolemment  étendu  sur  un  sofa,  ou  aurait  cru  être  ad- 


DU    COMTE    DE    SÉGUB.  359 

mis  à  l'audience  d'unpaèha  de  Perse  ou  de  Turquie;  mats, 

chacun  le  considérant  comme  le  dispensateur  de  toutes  les 
grâces,  tous  s'étaient  accoutumés  à  se  prêter  à  ses  plus  bizarres 
Fantaisies. 

La  plupart  des  ministres  étrangers ,  découragés  par  sa  froi- 
deur et  le  croyant  inabordable ,  ne  le  voyaient  que  les  jours 
où  il  se  montrait  en  public  ;  Fitz-Herbert  et  Cobentzel  seuls 
étaient  admis  dans  son  intimité. 

Le  ministre  anglais ,  accoutumé  par  les  usages  de  son  pays 
à  ne  jamais  s'étonner  de  l'originalité  ,  ne  contrariait  point  les 
habitudes  du  prince  ;  mais  en  même  temps  il  savait ,  avec  un 
tact  sur  et  un  esprit  Gn ,  se  rendre  familier  sans  inconvenance 
et  conserver  sa  dignité  là  où  elle  semblait  étrangère. 

11  n'en  était  pas  de  même  du  comte  de  Cobentzel;  quoique 
spirituel ,  et ,  malgré  le  caractère  dont  il  était  revêtu ,  croyant 
en  politique  tout  moyen  convenable  pourvu  qu'il  réussît,  il  sur- 
passait en  complaisance  et  en  déférence  les  courtisans  les  plus 
dociles  et  les  plus  dévoués. 

Il  m'aurait  été  difficile  de  l'imiter,  et  d'ailleurs  plus  nous 
étions  loin  d'être  considérés  comme  amis ,  plus  il  me  semblait 
nécessaire  de  nous  faire  traiter  avec  de  justes  égards  ;  car  c'est 
des  personnes  dont  on  n'est  point  aimé  qu'il  importe  le  plus 
de  se  faire  respecter  :  l'absence  de  toute  gêne  est  ridicule 
quand  elle  n'est  pas  justifiée  par  l'intimité. 

.l'avais  écrit  au  priuce  Potemkin  pour  lui  demander  une 
audience  ;  le  jour  fixé ,  j'arrive  à  l'heure  prescrite.  Je  me  fais 
annoncer,  et  je  m'assieds  dans  un  salon  où  se  tenaient  comme 
moi  plusieurs  seigneurs  russes  et  le  comte  de  Cobentzel. 

J'attendais  avec  quelque  impatience  ;  mais,  au  bout  d'un  quart 
d'heure,  ne  voyant  point  la  porte  s'ouvrir,  je  me  fis  annoncer 
de  nouveau.  Comme  on  me  dit  que  le  peinte  ne  pouvait  pas 
encore  me  recevoir,  je  répondis  que  je  n'avais  pas  le  temps  d'at- 
tendre. F.n  même  temps  je  sortis,  à  la  grande  surprise  des  per- 
sonnes qui  m'entouraient,  et.  je  rentrai  tranquLHeme.nl  chez  moi. 


300  •       MÉMOIllES 

Le  lendemain  je  reçus  un  billet  du  prince  Potemkin,  qui 

s'excusait  de  son  inexactitude  et  me  priait  d'accepter  un  autre 
rendez- vous.  Je  retournai  donc  chez  lui ,  et,  cette  fois  ,  j'étais 
à  peine  arrivé  que  je  vis  le  prince ,  paré ,  poudré  et  revêtu 
d'un  habit  brodé  sur  toutes  les  tailles,  venir  au-devant  de  moi; 
il  me  conduisit  dans  son  cabinet.  Là,  après  les  compliments 
d'usage  et  quelques  questions  insignifiantes  qui  décelaient  assez 
sa  gêne  habituelle,  comme  je  voulais  me  retirer,  il  me  pria  de 
rester.  Ayant  cherché  quelques  instants  un  sujet  d'entretien , 
comme  il  était  grand  interrogateur,  il  me  demanda,  avec  un  in- 
térêt assez  vif ,  des  détails  sur  la  guerre  d'Amérique ,  sur  les 
principaux  événements  de  cette  grande  lutte ,  et  sur  ce  qu'on 
devait  penser  des  destinées  futures  de  la  nouvelle  république 
des  États-Unis. 

Je  vis  qu'il  ne  croyait  pas  que  des  institutions  républicaines 
pussent  avoir  une  longue  durée  dans  un  pays  si  vaste  ;  son  es- 
prit, accoutumé  à  la  domination  absolue,  ne  pouvait  admettre 
la  possibilité  de  l'union  de  l'ordre  et  de  la  liberté- 
Son  imagination  mobile  passait  prompt ement  des  affaires 
les  plus  importances  aux  objets  du  plus  faible  intérêt;  aussi, 
comme  il  aimait  beaucoup  les  décorations,  ayant  pris,  regardé 
et  retourné  plusieurs  fois  celle  de  Cincinnatus,-  que  je  portais, 
il  voulut  savoir  si  c'était  un  ordre ,  une  association ,  une 
confrérie  ;  par  qui  elle  avait  été  fondée  ;  quels  étaient  ses 
règlements  ;  et  alors ,  se  trouvant  sur  le  terrain  qu'il  ai- 
mait, il  me  parla ,  je  crois,  pendant  une  heure  à  peu  près, 
des  différents  ordres  de  Russie  et  d'une  partie  de  ceux  de 
l'Europe. 

Cet  entretien  n'avait  assurément  rien  d'important;  mais  la 
longueur  de  cette  première  audience  était  si  contraire  à  ses  ha- 
bitudes qu'on  en  parla  beaucoup  dans  la  ville  et  surtout  parmi 
les  membres  du  corps  diplomatique ,  dont  la  coutume  est  par- 
tout ,  à  la  moindre  nouveauté ,  de  s'épuiser  en  conjectures  qui 
les  trompent  plus  souvent  qu'elles  ne  les  éclairent.  Au  reste, 


DU   COMTE    DE    SEGUR.  361 

ils  ne  tardèrent  pas  a  trouver  l'occasion  d'en  faire  de  plus  justes 
et  de  mieux  fondées. 

Il  existait  alors  dans  Pétersbourg  une  maison  qui  certes  ne 
ressemblait  à  aucune  autre  :  c'était  celle  du  grand-écuyer  Na- 
rischkin  ,  homme  très-riche,  portant  un  nom  illustré  par  des 
alliances  avec  la  famille  impériale.  La  nature  l'avait  doué  d'un 
esprit  médiocre,  d'une  très-grande  gaieté,  d'une  bonhomie  sans 
égale,  d'une  santé  ferme  et  d'une  incomparable  originalité. 

Il  était,  non  pas  en  crédit ,  mais  plutôt  en  grande  faveur  près 
de  Catherine  II;  elle  s'amusait  de  ses  bizarreries,  riait  de  ses 
bouffonnes  plaisanteries  et  du  décousu  de  sa  vie.  Comme  il  ne 
gênait  personne  et  divertissait  tout  le  monde ,  on  lui  passait 
tout,  et  il  avait  le  droit  de  faire  et  de  dire  ce  qui  n'aurait  jamais 
été  permis  à  aucun  autre. 

Du  matin  au  soir  on  entendait  dans  sa  maison  les  accents 
de  la  joie ,  les  rires  de  la  folie,  les  sons  des  instruments,  le  bruit 
des  festins;  on  y  mangeait,  on  y  riait,  ou  y  chantait,  on  y  dan- 
sait toute  la  journée  ;  on  y  accourait  sans  invitation ,  ou  en  sor- 
tait sans  compliment;  toute  contrainte  en  était  bannie.  C'était 
le  foyer  de  tous  les  plaisirs ,  et  l'on  pouvait  même  presque  dire 
le  rendez-vous  de  tous  les  amants;  car  là ,  au  milieu  de  la  con- 
fusion d'une  foule  joyeuse  et  bruyante  ,  les  a  parte,  les  entre- 
tiens secrets  étaient  cent  fois  plus  faciles  que  dans  les  cercles 
et  les  bals  où  régnait  l'étiquette.  Partout  ailleurs  chacun  voyait 
l'attention  des  autres  fixée  sur  lui;  mais  chez  M.  de  Narisçhkin 
le  bruit  étourdissait  la  curiosité,  endormait  la  critique,  et  la 
foule  servait  de  voile  au  mystère. 

J'allais  très-souvent  dans  cet  amusant  panorama ,  ainsi  que 
les  autres  membres  du  corps  diplomatique.  Le  prince  Potem- 
kin ,  qu'on  ne  voyait  presque  nulle  part  ailleurs,  venait  fré- 
quemment chez  le  grand-écuyer,  parce  que  c'était  le  seul  endroit 
où  il  n'éprouvait  point  de  gène  et  n'en  causait  pas. 

Un  motif  de  plus  l'y  conduisait  :  il  était  épris  de  l'une  des 
filles  de  M.  Narischkio;  sa  singulière  et  familière  assiduité  ne 

r.  i.  31 


M2  MKMOIKES 

permettait  à  personne  d'en  douter  ;  car,  au  milieu  de  tout  le 
monde ,  lui  seul  semblait  toujours  être  en  tête-à-tête.  La  pu- 
blicité de  cette  liaison  prouvait  qu'il  n'existait  plus  de  sentiment 
de  la  même  nature  entre  Catherine  et  lui. 

De  son  côté  cette  princesse  dissimulait  peu  son  penchant 
pour  un  nouveau  favori ,  M.  Yermoloff ,  et ,  comme  cependant 
le  prince  conservait  le  même  crédit ,  on  pouvait  presque  dire  le 
même  empire  sur  l'esprit  de  sa  souveraine ,  on  croyait  assez 
généralement  qu'un  lien  secret  d'un  autre  genre  et  plus  indis- 
soluble l'unissait  à  elle. 

La  table  où  s'asseyaient  pour  souper  les  convives  très-nom- 
breux du  grand-écuyer  ne  pouvait  convenir  au  prince  Potemkin; 
aussi  se  faisait-il  servir  à  part ,  dans  un  cabinet,  un  souper  au- 
quel il  invitait  cinq  ou  six  personnes  babituellement  admises  dans 
son  intimité. 

Je  ne  tardai  pas  à  être  de  ce  nombre  ;  mais  ce  ne  fut  qu'au  mo- 
ment où  nous  nous  fûmes  dégagés  tous  deux  des  obstacles  qu'op- 
posaient à  ce  rapprochement,  d'une  part  son  habitude  de  man- 
quer aux  formes  d'usage,  et  de  l'autre  le  parti  bien  décidé  que 
j'avais  pris  d'exiger  tous  les  égards  convenables  au  caractère 
dont  j'étais  revêtu. 

Un  jour,  par  exemple,  il  m'avait  invité  à  un  grand  dîner; 
tous  les  convives  s'y  rendirent ,  ainsi  que  moi ,  en  habit  paré  , 
tandis  que  lui ,  sans  se  gêner ,  nous  reçut  n'ayant  pour  vête- 
ment qu'une  redingote  fourrée.  Je  ne  parus  pas  m'en  aperce- 
voir, parce  qu'à  ma  grande  surprise  personne  ne  s'en  montra 
étonné;  mais,  peu  de  jours  après,  l'ayant  à  mon  tour  invité 
à  dîner  chez  moi,  je  lui  rendis  la  pareille,  après  avoir  fait  com- 
prendre à  mes  convives  bien  choisis  la  cause  de  ce  manque  de 
formalité. 

Le  prince  jugea  facilement  le  motif  qui  me  dictait  cette  con- 
duite ;  aussi ,  depuis,  il  prit  toujours  avec  moi  le  ton  que  je  dé- 
sirais. Son  caractère  m'était  connu  :  la  condescendance  à  ses 
caprices,  tout  en  lui  plaisant,  excitait  ses  superbes  dédains, 


DU  COMTE    DE   SÉGUB.  IG3 

tandis  que,  tout  on  le  gênant,  une  résistance  décente  attirait  son 
estime. 

Avant  un  mois,  la  froideur  que  prolongeait  entre  nous  cette 
nécessité  d'égards  réciproques  se  dissipa,  et  cette  glace  se  fondit 
tout  à  coup.  Un  soir,  se  promenant  avec  moi  dans  les  appar- 
tements de  M.  Narischkin,  je  fis  tomber  la  conversation  sur 
deux  sujets  d'un  genre  très-opposé,  mais  que  je  savais  plus 
propres  que  tous  autres  à  fixer  son  attention. 

Je  lui  parlai  d'abord  des  nouvelles  conquêtes  de  l'impératrice, 
des  provinces  méridionales  dont  le  gouvernement  lui  était 
confié,  de  la  prospérité  dont  elles  me  semblaient  susceptibles,  et 
du  noble  dessein  qu'on  lui  attribuait  de  rendre  un  jour  le  com- 
merce du  sud  de  l'empire  aussi  florissant  que  celui  du  nord. 
Comme  c'était  en  effet  alors  un  des  principaux  objets  de  son 
ambition,  il  se  livra  avec  tant  de  feu  à  cet  entretien  qu'il  le  pro- 
longea plus  que  je  ne  l'espérais. 

Ensuite ,  venant  naturellement  à  parler  de  la  mer  Noire ,  de 
l'Archipel ,  de  la  Grèce,  il  ne  me  fut  pas  difficile,  en  évitant 
toute  question  politique,  de  l'amener  à  son  sujet  favori,  c'est- 
à-dire  à  la  discussion  des  causes  de  la  séparation  des  Églises 
grecque  et  latine  ;  et  alors  ,  m'entraînant  dans  un  cabinet  où  il 
s'assit  avec  moi ,  il  se  complut  à  me  déployer  sa  vaste  érudition 
sur  les  antiques  et  fameux  débats  des  papes  et  des  patriar- 
ches ,  des  conciles  partiels  et  des  conciles  œcuméniques ,  enfin 
sur  toutes  ces  querelles  ;  tantôt  graves,  tantôt  ridicules,  et  trop 
souvent  sanglantes,  auxquelles  l'aveugle  esprit  des  peuples  s'é- 
tait livré  avec  un  tel  fanatisme  que  la  chute  même  de  l'em- 
pire grec  et  l'embrasement  do  Constantinople  par  les  Turcs 
n'avaient  pu  les  en  distraire,  et  qu'elles  éclataient  encore  au 
milieu  du  carnage  et  au  bruit  des  murs  écroulés  de  la  capi- 
tale. 

Cette  conversation  fut  si  longue  qu'elle  nous  occupa  une 
grande  partie  do  la  nuit.  Dès  cet  instant  le  prince,  dont  j'avais 
saisi  le  faible ,  sembla  ne  pouvoir  presque  plus  se  passer  de 


364  MKM01RF.S 

moi.  Fréquemment  il  m'invitait  à  venir  conférer  avec  lui  sur 
divers  objets,  et  le  plus  sou  vent  sur  des  Mémoires  que  lui  adres- 
saieut  quelques  négociants  français ,  relativement  aux  commu- 
nications commerciales  possibles  et  utiles  à  établir  entre  Kerson 
et  Marseille. 

Résolu  de  bannir  toute  contrainte  de  nos  entretiens  ,  il  m'é- 
crivit ira  jour  qu'il  désirait  me  parler  de  quelques  affaires,  mais 
qu'il  en  était  empêché  par  des  douleurs  qui  ne  lui  permettaient 
ni  de  se  lever  ni  de  s'habiller.  Je  lui  répondis  que,  sans  tarder, 
j'irais  chez  lui ,  et  que  je  le  priais  de  ne  se  gêner  en  aucune 
manière  pour  cette  entrevue. 

Eu  effet  je  le  trouvai  couché  sur  son  lit,  vêtu  seulement 
d'une  robe  de  chambre  et  d'un  pantalon.  Apres  m'avoir  adressé 
quelques  excuses  il  me  dit,  sans  préambule  :  «  Mon  cher  Comte, 
«  je  me  sens  une  vraie  amitié  pour  vous,  et,  si  vous  en  avez 
«  aussi  un  peu  pour  moi ,  mettons  de  côté  toute  gêne ,  toute 
«  cérémonie ,  et  vivons  tous  deux  eu  amis.  » 

Alors  je  m'assis  familièrement  sur  le  pied  de  son  lit  et  je  lui 
pris  la  main  en  lui  disant  :  «  .T'y  consens  de  tout  mon  cœur, 
«  mon  cher  Prince.  Une  nouvelle  connaissance  exige  des 
«  formes  ;  mais,  une  fois  le  mot  d'amitié  prononcé ,  il  ne  peut 
«  plus  rien  exister  en  particulier  de  ce  qui  gène  et  de  ce  qui 
«  ennuie.  » 

L'intimité,  la  familiarité  si  imprévues,  qui  s'établissaient  sou- 
dainement entre  le  principal  ministre  de  Catherine  et  l'envoyé 
d'une  cour  contre  laquelle  ses  préventions  étaient  connues  ,  sur- 
prirent étrangement  tout  le  monde. 

Le  corps  diplomatique  surtout  ne  savait  que  penser  d'un 
tel  rapprochement.  L'inquiet  et  ardent  comte  de  Goërtz  s'ef- 
forçait vainement  d'en  deviner  la  cause  et  le  but.  En  vain  je  lui 
dis  franchement  la  vérité  ;  il  ne  voulait  pas  me  croire ,  ne  pou- 
vant se  persuader  que  le  schisme  grec,  et  quelques  affaires  de 
marchands  pussent  être  les  objets  réels  de  conférences  si  lon- 
gues et  si  fréquentes.  Enfin  il  s  obstinait  à  penser  qu'il  était 


MI    COMTF.    DE    SÈGUR.  365 

question  de  quelques  négociations  importantes ,  et  contraires 
aux  intérêts  de  la  Prusse ,  entre  l'Autriche ,  la  France  et  la 
Russie. 

La  surprise  et  les  conjectures  de  tous  ceux  qui  cherchaient 
un  mystère  là  où  il  n'en  existait  pas  s'accrurent  bientôt  rapi- 
dement. 

Le  prince  Potemkin  avait  probablement  communiqué  à  l'im- 
pératrice l'opinion  favorable  qu'il  s'était  faite  de  moi.  De  jour 
en  jour  l'accueil  que  je  reçus  de  cette  princesse  devint  plus  gra- 
cieux ,  plus  aimable.  La  froideur  de  ses  ministres  à  mon  égard 
cessa;  les  courtisans  les  imitèrent,  et,  quoiqu'au  fond  l'éloigne- 
ment  politique  du  cabinet  de  Pétersbourg  pour  le  nôtre  restât 
le  même,  il  était  difficile  que  la  société  ne  s'y  trompât  point 
envoyant  le  ministre  de  France  recherché,  vanté,  fêté  autant 
que  l'avaient  été,  jusqu'à  ce  jour  exclusivement,  les  représen- 
tants des  cours  amies,  MM.  de  Cobentzel  et  Fitz-Herbert. 

Je  ne  tardai  pas  à  éprouver  l'effet  de  ce  changement  de  dis- 
positions, d'abord  pour  quelques  petites  affaires,  et  ensuite 
pour  de  beaucoup  plus  importantes.  Quelque  temps  avant 
mon  arrivée  en  Russie ,  trois  Français  en  avaient  été  brusque- 
ment chassés  sans  que  le  ministre  en  informât  M.  de  La  Co- 
linièrc ,  alors  chargé  d'affaires  ;  il  s'était  plaint ,  comme  il  le 
devait,  de  ce  manque  d'égards,  mais  cependant  avec  ménage- 
ment ,  parce  qu'il  n'ignorait  pas  les  justes  motifs  qui  avaient 
dicté  cet  acte  de  rigueur.  La  réponse  des  ministres  avait  été 
vague  et  peu  satisfaisante  ;  car  alors  ,  dans  toutes  les  occasions, 
il  semblait  qu'on  se  fit  un  plaisir  de  nous  désobliger. 

Il  est  vrai  que  depuis  très-longtemps  on  voyait  abonder  en 
Russie  un  grand  nombre  de  Français  peu  recommandables, 
parmi  lesquels  se  trouvaient  même  des  femmes  galantes,  des 
aventuriers,  des  femmes  de  chambre ,  des  domestiques,  dé- 
guisant leur  ancien  état  avec  adresse  et  leur  ignorance  sous 
les  formes  d'un  langage  assez  poli;  maison  ne  pouvait  en 
accuser  notre  gouvernement  :  tous  ces  gens-là .  n'étant  point 

3t. 


36(î  Ml  MOIP.F.S 

recommandes ,  n'avaient  d'autres  papiers  que  des  passe-ports, 
que  nulle  part  on  ne  refuse  aux  personnes  des  classes  les  plus 
inférieures  quand  elles  ne  sont  accusées  d'aucun  délit,  et  que, 
sous  prétexte  de  se  livrer  à  quelques  petites  branches  de  com- 
merce, elles  ne  sortent  de  leur  pays  que  pour  chercher  ailleurs, 
par  leur  travail ,  des  moyens  d'existence. 

Les  Russes  auraient  dû  plutôt  s'accuser  eux-mêmes  de  la 
facilité  inconcevable  avec  laquelle  ils  accueillaient  dans  leurs 
maisons  des  individus  dont  aucune  attestation  recommaudahle 
ne  leur  garantissait  les  talents  et  la  probité  ,  et  leur  donnaient 
même  des  places  de  confiance. 

C'était  surtout  une  chose  curieuse  et  souvent  plaisante  que 
de  voir  quels  étranges  personnages ,  dans  plusieurs  maisons  à 
Pétersbourg  ,  et  principalement  dans  les  provinces,  on  acceptait 
comme  outchitel ,  c'est-à-dire  gouverneurs  et  gouvernantes 
d'enfants. 

Lorsque  parfois  on  s'apercevait  de  ces  méprises,  et  qu'ils 
étaient  renvoyés,  emprisonnés  ou  bannis,  ils  se  seraient  en  vain 
adressés  au  ministre  français,  qui  ne  prenait  ou  ne  devait 
prendre  aucun  intérêt  à  eux. 

Mais  il  n'en  était  pas  de  même  des  trois  Français  qui  venaient 
d'être  récemment  expulsés;  tous  trois  étaient  des  hommes 
connus,  recommandés,  et  l'un  d'eux  même,  neveu  du  duc  de 
G ,  avait  été  présenté  à  la  cour. 

Un  de  ces  Français,  fort  vif  et  fort  étourdi ,  avait,  dans  un 
mouvement  décolère  ,  insulté  et  frappé  un  de  ses  compatriotes, 
qui  s'en  était  bassement  vengé  par  une  délation  tout  à  fait 
étrangère  à  la  querelle ,  délation  que  l'homme  de  qualité  dont 
je  viens  de  parler  avait  eu  la  coupable  faiblesse  de  signer. 

L'impératrice ,  informée  ,  par  le  maître  de  police  ,  de  la  vio- 
lence de  l'un  de  ces  étrangers  et  de  la  fausseté  de  la  dénoncia- 
tion signée  par  les  deux  autres,  avait  ordonné  qu'on  les  renvoyât 
tous  trois  hors  de  la  Russie. 

Cette  décision  sévère  était  juste,  et  je  n'aurais  rien  trouve  à 


DU  COlITli   DE   SEGUB.  367 

dire  si  on  n  eût  pas  refusé  hautainement  à  M.  de  La  Colinière 
de  lui  en  expliquer  les  motifs.  Je  crus  donc  convenable  de  repré- 
senter aux  ministres  de  Catherine  l'inconvenance  d'un  pareil 
procédé ,  contraire  aux  égards  réciproques  que  se  devaient  nos 
deux  cours  pour  maintenir  l'harmonie  qui  existait  entre  elles, 
et  j'exigeai  que  la  note  qui  contenait  ma  plainte  lût  mise  sous 
les  yeux  de  l'impératrice. 

Peu  de  jours  après,  cette  princesse,  me  donnant  une  pleine 
satisfaction,  ordonna  au  vice-chancelier  de  m'expliquer  les  rai- 
sons qui  justifiaient  sa  rigueur,  et  de  m'assurer  que  dorénavant 
on  ne  donnerait  aucun  ordre  semblable  sans  m'en  prévenir.  En 
effet,  depuis  ce  moment,  je  n'eus  qu'à  me  louer  de  l'exacti- 
tude avec  laquelle  l'assurance  que  je  venais  de  recevoir  fut  réa- 
lisée. 

A  ce  propos,  pour  donner  une  idée  de  l'imprudence  avec 
laquelle  les  habitants  de  Pétersbourg ,  les  plus  hospitaliers  du 
monde ,  recevaient  sans  examen  les  étrangers,  je  vais  raconter 
une  anecdote  relative  à  un  aventurier  aussi  adroit  qu'effronté. 

Ce  hardi  fripon  avait  pris ,  si  ma  mémoire  ne  me  trompe  pas , 
le  nom  de  comte  de  Verneml.  11  paraissait  assez  riche  et  voya- 
geait depuis  quelques  années.  N'ayant  point  eu  d'abord  ,  disait- 
il  ,  le  projet  de  venir  en  Russie ,  il  n'était  muni  d'aucune  lettre 
pour  notre  légation  ;  il  n'en  montrait  que  d'insignifiantes  ,  sup- 
posées ou  écrites  à  lui  par  quelques  dames  allemandes  ou  polo- 
naises. 

Comme  il  s'exprimait  bien,  avait  de  la  grâce,  racontait  avec 
gaieté,  chantait  et  s'accompagnait  agréablement,  il  trouva 
moyen  à  Pétersbourg,  ainsi  qu'on  me  l'a  raconté  ,  d'être  admis 
dans  plusieurs  brillantes  sociétés. 

Pendant  quelque  temps  tout  lui  réussit  ;  ses  sucées  allaient 
croissant;  mais  bientôt  on  s'aperçut,  dans  une  maison,  de  la 
disparition  de  quelques  couverts;  dans  d'autres,  de  plusieurs 
montres:  ailleurs,  de  tabatières  et  de  bijoux  précieux. 

Comme  c'était  précisément  dans  toutes  les  maisons  où  le 


368  MÉMOIBES 

galant  escroc  venait  habituellemeûl  que  ces  différents  objets 
disparaissaient  successivement ,  les  soupçons  s'éveillèrent ,  se 
communiquèrent;  notre  homme  fut  dénoncé;  on  voulut  l'ar- 
rêter, mais  il  était  parti. 

Or  il  faut  savoir  qu'en  Russie ,  dans  ce  pays  soumis  a  un 
pouvoir  absolu ,  on  jouissait  cependant  d'une  liberté  refusée 
à  beaucoup  de  nations  libres  :  on  n'y  exigeait  de  passe-ports 
qu'aux  frontières,  pour  entrer  dans  l'empire  ou  pour  en  sortir; 
mais ,  tant  qu'on  restait  sur  cet  immense  territoire  moscovite , 
chacun  pouvait  à  son  gré ,  sans  être  retardé  ou  arrêté,  voyager 
librement  depuis  les  bords  de  la  mer  Baltique  jusqu'à  ceux  de 
la  mer  Noire  et  depuis  le  Borysthène  et  la  Dwina  jusqu'au 
fleuve  Amour,  qui  sépare  la  Chine  de  la  Russie,  et  jusqu'au 
Kamtschatka.  Seulement,  lorsqu'on  voulait  se  rendre  de  Péters- 
bourg  dans  un  pays  étranger,  il  fallait  demander  huit  jours 
d'avance  un  passe-port ,  alin  que  la  demande  de  ce  passe-port , 
étant  affichée  ,  avertît  les  créanciers  pour  les  garantir  de  toute 
surprise. 

On  conçoit  bien  qu'il  était  impossible  au  prétendu  comte  de 
remplir  ces  formalités;  aussi  s'enpassa-t-il,  et ,  sans  trop  savoir 
comment  il  se  tirerait  d'affaire  ,  il  arriva  sans  aucun  papier  à 
la  frontière.  Là  il  se  fait  descendre  dans  une  auberge,  sort  à 
pied ,  se  promène  dans  la  ville  et  se  rend  intrépidement  chez 
le  gouverneur.  Il  se  nomme  et  demande  à  lui  parler. 

Un  valet  de  chambre  lui  dit  que  son  excellence  se  lève,  s'ha- 
bille et  le  prie  d'attendre.  Au  bout  de  quelques  minutes,  le 
comte  feint  ['impatience  et  la  colère,  crie  Jure,  tempête  contre 
l'impolitesse  du  gouverneur,  et  dit,  dans  les  termes  les  plus 
injurieux  ,  qu'il  n'aurait  pas  quitté  la  Pologne  s'il  avait  cru  ne 
trouver  en  Bussie  qu'un  peuple  barbare  ,  des  valets  insolents 
et  des  gouverneurs  de  province  sans  éducation. 

Le  valet  de  chambre  rentre  précipitamment  chez  son  excel- 
lence ,  l'informe  de  l'emportement  de  l'étranger,  des  injures 
qu'il  lui  prodigue  Le  gouverneur,  irrité ,  ordonne  à  ses  gens  de 


DU    COMTE    DE   SÉGUR.  3f>9 

saisir  l'insolent  voyageur,  de  l'embarquer  sur-le-champ  dans 
un  kibitka  et  de  le  jeter  hors  de  la  frontière  sur  ce  territoire 
polonais  qu'il  regrettait  tant. 

L'ordre  est  exécuté  ;  mais  trois  heures  après  arrive ,  par  un 
courrier,  une  dépèche  de  Pétersbourg  qui  ordonnait  trop  tard 
au  gouverneur  d'arrêter  le  subtil  escroc. 

Revenons  à  la  politique.  Je  cherchais  activement ,  comme 
on  me  l'avait  ordonné,  à  m'assurer  des  vues  réelles  du  gou- 
vernement russe  relativement  aux  affaires  qui  alors  intéressaient 
le  plus  notre  cour. 

Tout  ce  que  m'avait  dit  M.  de  Stackelberg  à  Varsovie  se 
confirmait  de  point  en  point ,  et  ce  qui  me  revenait  par  les  voies 
les  plus  sûres  de  différents  côtés  me  prouvait  que  l'impératrice, 
malgré  l'intérêt  apparent  qu'elle  avait  paru  prendre  à  l'échange 
proposé  de  la  Bavière,  était  loin  de  désirer  pour  l'Autriche  un 
agrandissement  qui  l'empêcherait  elle-même  d'obtenir  dans  l'em- 
pire germairique  l'influence  qu'elle  souhaitait. 

Il  n'en  était  pas  de  même  de  la  querelle  existante  entre  loseph  II 
et  la  Hollande;  le  prince  Potemkin  désirait  sa  prolongation 
parce  qu'il  espérait  qu'elle  lui  donnerait  les  moyens  de  réaliser 
ses  projets  de  conquêtes  en  Turquie,  prévoyant  avec  raison 
que  la  France ,  une  fois  en  guerre  avec  l'empereur,  ne  pourrait 
plus  s'opposer  aux  vues  ambitieuses  de  Catherine  sur  l'Orient. 

Bientôt  on  apprit  que  par  ses  ordres  on  armait,  dans  les  ports 
de  la  mer  >"oire  ,  cinq  vaisseaux  de  ligne  et  dix-huit  frégates. 
Cette  princesse  commençait  à  prendre  quelque  humeur  contre 
les  Anglais;  le  cabinet  britannique  n'entrait  pas  dans  son  système 
politique,  comme  elle  l'avait  espéré;  M.  Pitt  montrait  person- 
nellement de  fortes  préventions  contre  elle;  il  n'était  point  disposé 
à  souffrir  la  domination  d'une  grande  puissance  maritime  dans 
le  Levant,  et  d'ailleurs  l'impératrice,  par  sa  proclamation  des 
principes  de  la  neutralité  armée ,  avait  jeté  des  semences  de 
discorde  entre  l'Angleterre  et  la  Russie. 

Déjà  les  Anglais  manifestaient  la  crainte  de  ne  pas  conserver 


370  MÉMOIRES 

les  privilèges  de  commerce  dont  ils  jouissaient  exclusivement 
dans  l'empire  russe.  Pour  éloigner  ce  danger  le  ministre  d'An- 
gleterre redoublait  d'activité  ;  les  nombreux  négociants  de  cette 
nation ,  prodiguant  d'un  côté  les  présents,  les  actes  de  com- 
plaisance ,  trouvaient  le  moyen  de  faire  grossir  à  Pétersbourg 
les  tableaux  d'exportation  et  d'atténuer  ceux  d'importation. 
D'un  autre  côté  ils  menaçaient  les  ministres  et  les  négociants 
russes,  dans  le  cas  où  on  prolongerait  leurs  inquiétudes,  de 
ralentir  leurs  opérations  et  de  laisser  ainsi  sans  débouchés  les 
productions  russes. 

Le  commerce  anglais  était  véritablement  devenu  à  Péters- 
bourg une  colonie  redoutable;  les  commerçants  de  cette  na- 
tion ,  prodigieusement  enrichis  par  leur  industrie  active,  par 
leurs  habiles  spéculations,  et  secondés  par  la  sagesse  constante 
de  leur  gouvernement,  qui,  loin  d'être  aveuglé  par  des  intérêts 
privés,  ne  prend  jamais  pour  guide  et  pour  but  que  l'intérêt 
général ,  avaient  tellement  multiplié  leurs  établissements  et 
leurs  maisons  qu'ils  occupaient  à  Pétersbourg  tout  un  quartier, 
qu'on  nommait  la  ligne  anglaise. 

Unis  par  un  intérêt  commun,  ils  avaient  des  assemblées  ré- 
gulières, des  syndics,  de  sages  règlements,  et  en  toute  occasion 
se  secouraient  mutuellement  ;  ils  réglaient  d'accord  les  opéra- 
tions générales  de  l'année ,  fixaient  le  prix  des  marchandises  et 
presque  le  cours  du  change  ;  de  plus  ils  accordaient  aux  Russes 
dix-huit  mois  de  crédit  pour  tout  ce  qu'ils  leur  vendaient,  et 
leur  payaient  comptant  les  chanvres ,  les  mâtures,  les  suifs , 
les  cires  et  les  cuirs  qu'ils  leur  achetaient. 

Telle  était  la  puissance  que  je  devais  combattre  dans  un  pays 
où  nous  n'avions  que  quelques  négociants  isolés  et  une  seule 
forte  maison  ,  celle  de  Raimbert ,  dont  l'habileté  laborieuse  ré- 
sistait péniblement  à  des  attaques  et  à  des  entraves  de  tout 
genre. 

Les  Russes  croyaient  ne  pouvoir  se  passer  des  Anglais  pour 
consommer  leurs  productions  et  trouvaient  peu  d'avantages 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  371 

dans  des  relations  commerciales  avec  la  France,  qui,  leur  ache- 
tant peu ,  leur  vendait  beaucoup  et  cher. 

Voulant  profiter  delà  suspension  des  achats  de  chanvres  de 
nos  rivaux,  suspension  qu'ils  annonçaient  dans  le  dessein  d'ef- 
frayer la  Russie,  j'écrivis  à  nos  ministres  pour  les  engager  à 
faire  des  demandes  un  peu  considérables  d'approvisionnements  ; 
mais  on  ne  suivit  ce  conseil  que  faiblement  et  tardivement. 

Les  négociants  de  la  ligne  anglaise  nous  attaquaient  chez 
nous-mêmes;  leurs  offres  officieuses  séduisaient  des  maisons 
de  Nantes  et  de  Bordeaux,  qui,  effrayées  des  difficultés  de  la 
navigation  et  de  celle  des  douanes,  chargeaient  les  Anglais  et 
les  Hollandais  de  porter  nos  denrées  en  Russie  sur  leurs  vais- 
seaux. 

Nous  fournissions  presque  seuls  cet  empire  de  café  ,  de  su- 
cre et  devins;  mais,  par  un  effet  de  notre  insouciance,  les 
étrangers,  nous  enlevant  une  partie  de  ce  gain  que  nous  pou- 
vions faire  nous-mêmes  et  en  entier,  alimentaient  ainsi  une  foule 
de  matelots  employés  après  contre  nous.  Ce  commerce  leur 
occupait  annuellement  deux  mille  navires ,  tandis  que  les  ports 
de  la  Russie  ne  voyaient  habituellement  entrer  dans  leur  en- 
ceinte qu'une  vingtaine  de  navires  français. 

Les  avantages  de  cette  position  rendaient  l'Angleterre  sou- 
vent si  exigeante  que  le  comte  Woronzoff  en  montrait  quelque 
humeur;  plusieurs  propos  qui  lui  échappèrent  me  l'indiquaient  ; 
mais  trop  de  liens  l'arrêtaient  encore  ;  j'attendis  d'autres  cir- 
constances pour  l'attaquer  sur  ce  point. 

Il  m'était  plus  facile  d'aborder  à  cet  égard  le  prince  Potem- 
kin ,  dont  les  Anglais  contrariaient  ouvertement  les  vues  rela- 
tivement au  commerce  qu'il  voulait  établir  entre  Kerson  et 
Marseille. 

Chaque  jour  l'impératrice  me  traitait  de  mieux  eu  mieux  ; 
dans  un  grand  bal  chez  le  maréchal  Razoumowki ,  après  m'a- 
voir  admis  à  sa  partie ,  elle  me  parla  longtemps  et  me  montra 
une  bienveillance  particulière. 


372  MÉMOJHES 

Ainsi  encouragé  et  marchant  avec  plus  d'assurance,  je  rae 
plaignis  vivement  aux  comtes  Bezborodko  et  Ostermann  du  re- 
tard inconvenant  de  la  satisfaction  due  au  pavillon  français  et 
aux  négociants  de  Marseille;  je  développai  de  nouveau  nos  griefs 
en  démontrant  la  justice  de  nos  réclamations,  et  je  m'attachai 
surtout  à  leur  faire  sentir  que  le  refus  d'une  juste  réparation,  ou 
la  prolongation  d'un  retard  qui  équivaudrait  à  un  refus,  dé- 
mentirait les  nobles  principes  proclamés  par  l'impératrice  à  l'é- 
poque de  la  neutralité  armée. 

Les  ministres  me  répondirent  par  des  excuses  vagues  sur  la 
distance  des  lieux,  sur  la  difiiculté  d'obtenir  des  éclaircissements 
exacts ,  des  évaluations  précises ,  et  sur  les  obstacles  suscités 
par  des  généraux  négligents;  ils  finissaient  cependant  par  des 
promesses  d'un  jugement  prompt,  promesses  faites  cent  fois 
à  mes  prédécesseurs,  et  sans  qu'aucun  effet  les  eût  suivies. 

J'écrivis  à  M.  de  Vergennes  et  lui  proposai ,  pour  faire  ces- 
ser ce  déni  de  justice,  de  prendre  des  mesures  vigoureuses  et 
de  menacer  même  de  représailles, à  moins  que,  pour  com- 
penser une  si  longue  injustice,  on  ne  consentît  à  nous  dédom- 
mager par  les  avantages  que  pourrait  nous  offrir  un  traité  de 
commerce. 

J'eus  même  soin  de  faire  entrevoir  aux  ministres  russes  à  cet 
égard  mon  opinion  personnelle ,  et  depuis  je  sus  que  la  fer- 
meté de  mon  langage,  loin  de  choquer  l'impératrice,  lui  avait 
plu ,  ainsi  que  la  connaissance  du  caractère  de  cette  princesse 
me  l'avait  fait  espérer. 

Les  rapports  plus  fréquents  que  ma  nouvelle  position  me 
permettait  d'établir  entre  les  ministres  russes  et  moi,  ainsi 
que  quelques  liaisons  formées  avec  des  personnes  qui  jouis- 
saient de  leur  confiance ,  me  mirent  à  portée  de  connaître  leurs 
sentiments,  qu'ils  prenaient  grand  soin  de  déguiser. 

Us  ne  partageaient  pas  les  vues  politiques  du  prince  Potemkin, 
qu'ils  n'aimaient  point.  Leurs  vœux  secrets  étaient  pour  la  paix  ; 
la  guerre  et  les  conquêtes  ne  leur  offraient  aucun  avantage  per- 


DU    COMTE   DE   SÉGUR.  373 

soimel  ;  ils  y  voyaient  chacun ,  au  contraire ,  des  embarras  pour 
leurs  départements  et  des  chances  funestes  pour  l'empire. 

Woronzoff  craignait  la  stagnation  ducommerce,  qui  devaiten 
être  la  suite  ;  Bezborodko,  de  nombreux  obstacles  dans  sa  marche 
diplomatique  ;  tous,  un  accroissement  de  pouvoir  pour  le  prince 
Potemkin.  La  noblesse ,  peu  tentée  de  la  conquête  de  quelques 
déserts,  redoutait  les  nouvelles  charges  que  l'augmentation 
nécessaire  de  l'armée  ferait  peser  sur  elle.  Quelques  généraux 
et  les  jeunes  militaires  désiraient  seuls  une  guerre  qui  leur  pro- 
mettait de  la  gloire  et  de  l'avancement. 

Cependant,  hors  ceux-ci,  tous  dissimulaient  leurs  opinions, 
dans  la  crainte  de  perdre  la  bienveillance  de  l'impératrice.  Ce 
motif  empêchait  les  conseillers  de  cette  princesse  de  lui  parler 
franchement  des  dangers  où  pouvait  la  précipiter  le  projet,  chi- 
mérique alors,  du  rétablissement  d'un  empire  grec. 

Aussi  je  m'aperçus  promptement  que,  tout  en  montrant  exté- 
rieurement beaucoup  plus  de  bienveillance  à  MM.  de  Cobentzel 
et  Fitz-Herbert  qu'à  moi ,  les  ministres  voyaient  sans  peine  mon 
intimité  avec  le  prince  Potemkin,  étant  persuadés  que,  suivant 
le  système  politique  de  ma  cour,  je  ne  profiterais  de  cette  liaison 
que  pour  calmer  son  ardeur  et  le  ramener,  autant  que  je  le 
pourrais,  à  des  vues  plus  pacifiques,  en  ouvrant  ses  yeux  sur 
les  efforts  réunis  que  plusieurs  grandes  puissances  opposeraient 
à  des  desseins  d'agrandissement  qui  compromettraient  la  tran- 
quillité générale  de  l'Europe. 

Le  ministre  de  Prusse  aurait  dû  me  seconder,  sinon  par  des 
démarches  que  sa  position  ne  lui  permettait  pas,  du  moins  par 
de  sages  conseils  et  d'utiles  informations  ;  mais  son  caractère 
me  le  rendait  plus  nuisible  qu'utile.  Vérifiant  par  son  ardeur  et 
ses  inquiétudes  tout  ce  que  Frédéric  m'en  avait  dit,  il  adoptait 
sans  examen  les  plus  fausses  nouvelles  que  lui  débitaient  les  fron- 
deurs et  les  mécontents  ,  et,  loin  de  voir  avec  plaisir  mon  inti- 
mité avec  le  prince  Potemkin,  il  en  concevait  d'injustes  soup- 
çons, et  se  persuadait  que  nous  allions  sacrifier  la  Hollande  à 

:i2 


374  MÉMOIUES 

l'empereur,  les  Turcs  à  Catherine  ;  enfin  il  attendait  à  chaque 
instant  le  signal  d'une  guerre  général. 

D'un  autre  côté  le  prince  Potemkin,  interprétant  trop  favo- 
rablement pour  ses  desseins  politiques  le  désir  que  je  lui  mon- 
trais d'un  rapprochement  entre  la  France  et  la  Russie,  concevait 
l'espoir  de  nous  entraîner  dans  son  système,  et  m'insinuait  de 
temps  à  autre  quelques  idées  de  partage  des  vastes  contrées 
possédées  ou  plutôt  dévastées  par  les  musulmans. 

Un  tel  plan  était  trop  contraire  aux  vues  pacifiques  du  roi 
pour  que  j'y  prêtasse  l'oreille,  et,  au  lieu  de  lui  répondre  sérieu- 
sement, je  feignis  de  regarder  ces  demi-ouvertures  comme 
des  plaisanteries.  Je  détournai ,  mais  sans  le  choquer,  son  at- 
tention et  notre  entretien  sur  un  autre  objet  qui  ne  l'intéressait 
pas  moins  vivement ,  c'est-à-dire  sur  les  moyens  de  donner  la 
vie  au  commerce  méridional  de  la  Russie  ;  car,  devenu  pour 
ainsi  dire  maître  du  sud  de  l'empire ,  il  se  montrait  jaloux  du 
nord  et  ne  se  dissimulait  pas  une  vérité  incontestable  :  c'est 
que  seuls  nous  pouvions  ouvrir  des  déboucbés  aux  productions 
de  ce  territoire  immense ,  mais  à  peu  près  désert ,  que  sa  sou- 
veraine le  chargeait  de  peupler,  de  civiliser,  d'enrichir  et  d'ad- 
ministrer. 

De  jour  en  jour  il  m'en  parlait  avec  plus  de  feu ,  de  con- 
fiance et  d'abaudon  ;  enfin  il  me  mit  même  bientôt  à  portée  de 
conclure,  si  je  l'avais  voulu,  une  convention  séparée  relative- 
ment au  commerce  des  provinces  méridionales  de  la  Russie  et 
des  nôtres. 

Plus  il  m'y  paraissait  disposé ,  plus  je  persistais  à  refuser 
toute  idée  d'un  traité  partiel.  M.  de  Vergennes  était  trop  ha- 
bile pour  y  consentir  ;  car,  si  nous  avions  donné  dans  ce  piège, 
nous  nous  serions  ôté  l'espoir  d'un  traité  général. 

Le  prince ,  satisfait  sur  les  intérêts  de  ses  provinces ,  se  se- 
rait peu  soucié  de  celles  du  nord,  m'aurait  froidement  secondé, 
et,  privé  de  cet  appui,  il  me  serait  devenu  impossible  de  triom- 
pher des  obstacles  presque  insurmontables  que  m'opposaient 


DU   COMTE    DE   SEGUR.  375 

l'adresse  de  M.  Fitz-Herbcrt  et  l'activité  de  la  ligne  anglaise. 
La  France  serait  restée  dans  une  très-fausse  position,  écartée 
des  mers  du  nord  par  les  privilèges  exclusifs  des  Anglais 
et  accueillie  seulement  dans  le  sud  où  tout  était  encore  à 
naître. 

Mais,  en  faisant  au  contraire  dépendre  l'accomplissement 
des  vœux  du  prince  pour  ses  gouvernements  d'un  rapproche- 
ment entier  avec  nous  et  d'un  traité  de  commerce  complet, 
j'étais  certain  qu'à  la  première  circonstance  favorable  il  nous 
aiderait  de  tout  son  crédit. 

«  Puisque  vous  reconnaissez,  lui  disais-je,  les  avantages  d'une 
«  concurrence  universelle  et  les  abus  des  privilèges  exclusifs  , 
«  ne  souffrez  pas  plus  longtemps  que  d'autres  nations  conser- 
«  vent  un  monopole  qui  force  la  Russie ,  ainsi  que  nous,  d'a- 
«  cheter  de  la  seconde  main  ce  que  nous  pouvons  échanger 
«  directement. 

«  Nous  ne  souhaitons  que  l'établissement,  par  une  conven- 
«  tion  formelle  et  générale,  d'une  égalité  de  droits  et  de  traite- 
«  ments  qui  encourage  nos  commerçants  ,  en  leur  garantissant 
<■  l'impartialité  des  jugements,  la  punition  des  fraudes ,  la  li- 
«  berté  de  payer  les  droits  en  monnaie  du  pays,  et  qui  les  dé- 
«  livre  des  entraves  que  leur  oppose  la  supériorité  funeste  d'une 
«  nation  exelusivement/avorisée. 

«  —  Mais  comment  voulez-vous ,  répondait  le  prince ,  que 
«  nous  résistions  aux  représentations  nombreuses  et  constantes 
«  de  nos  négociants  et  de  nos  propriétaires?  Les  immenses  con- 
«  sommations  des  Anglais  et  la  rareté  des  vôtres  leur  font  croire 
«  qu'un  traité  avec  la  France  est  pour  eux  plus  onéreux  qu'u- 
«  lile,ct  qu'ils  ne  trouveraient  plus  de  débouchés  pour  leurs 
«  productions  si  nous  rompions  les  nœuds  qui  nous  unissent  à 
«  l'Angleterre. 

«  Le  gouvernement  britannique  protège ,  favorise ,  \  ivilie  son 
«  commerce  et  le  notre;  votre  cabinet,  à  cet  égard,  se  montre 
«  inactif,  insouciant  ;  vos  négociants  sont  timides  ;  ils  ne  hasar- 


370  MEMOIRES 

<••  dent  rion.  Vous  n'avez  ici  qu'une  maison  un  peu  solide  ;  notre 
«  peuple  connaît  à  peine  vos  commerçants.  » 

Je  m'efforçai  alors  de  lui  prouver  que  cette  prétendue  nullité 
de  notre  commerce  en  Russie  n'était  que  l'effet  inévitable  de  la 
défaveur  avec  laquelle  il  y  était  traité.  «  Il  faudrait,  ajoutai-je, 
«  que  nos  négociants  fussent  fous  pour  hasarder  des  opérations 
«  dans  un  pays  dont  le  gouvernement  assure  à  leurs  rivaux , 
«  sur  toutes  les  marchandises,  dans  ses  tarifs,  un  avantage  de 
«  douze  et  demi  pour  cent. 

«  Par  cette  injuste  faveur,  qui  vous  nuit  autant  qu'à  nous, 
«  vous  imitez  le  Portugal ,  et  vous  vous  placez  vous-mêmes, 
«  vis-à-vis  de  l'Angleterre ,  dans  la  position  d'une  colonie  à 
«  l'égard  de  sa  métropole.  Les  privilèges  que  vous  lui  accordez 
«  vous  mettent  tellement  dans  sa  dépendance  que  déjà  vous 
«  convenez  que  vos  propriétaires  et  vos  négociants  ne  croient 
«  plus  pouvoir  se  passer  d'elle. 

«  Mais  osez  lever  cette  fatale  barrière,  et  vous  verrez  bientôt 
«  quels  avantages  vous  donnera  la  concurrence  de  tous  les 
«  peuples  qui  viendront  acheter  vos  productions.  Notre  com- 
«  merce,  que  vous  croyez  à  tort  si  indolent,  se  montre  actif  et 
«  florissant  dans  l'Inde,  dans  l'Amérique ,  dans  l'Afrique ,  dans 
«  tous  les  ports  de  l'Europe,  excepté  dans  les  vôtres,  où  il  ne  lan- 
«  guit  que  par  l'effet  de  votre  législation  commerciale,  qui  l'en 
«  écarte.  » 

Le  prince  parut  piqué  de  cette  réponse;  il  était  ébranlé,  mais 
non  pas  encore  convaincu.  Cependant  nous  convînmes  de  con- 
férer sur  cet  objet  plus  amplement  et  secrètement,  car  les  cir- 
constances n'étaient  pas  encore  mûres  ;  d'un  autre  côté  je  ne 
devais  pas  hasarder  des  démarches  officielles  qui  auraient  pu, 
en  se  trouvant  mal  accueillies,  compromettre  la  dignité  du  roi. 

A  tout  événement  j'écrivis  à  M.  de  Vergennes  les  détails  de 
ces  entretiens,  et,  pour  éviter,  en  cas  de  succès,  de  me  voir 
pris  au  dépourvu ,  je  lui  demandai  provisoirement  de  me  faire, 
connaître  si ,  en  supposant  qu'on  eût  l'intention  de  faire  un 


I)!I   COMTE    I>F.   SÉGUR.  377 

traite,  te  roi  voudrait  accédera  la  neutralité  armée,  diminuer 
les  droits  sur  les  cuirs  de  Russie ,  affranchir  le  pavillon  russe  à 
Marseille  du  droit  de  20  pour  100,  faire  annuellement  u\\ 
achat  considérable  de  mâtures,  de  chanvres  et  de  salaisons  pour 
la  marine  royale;  si  nos  fermiers  généraux  consentiraient  à 
prendre  une  certaine  quantité  de  tabac  d'Ukraine  avec  sûreté 
contre  les  fraudes  ;  enfin  si  la  stipulation  entre  les  Russes  et  les 
Français  de  se  traiter  réciproquement  comme  les  nations  les  plus 
favorisées  paraîtrait  à  Sa  Majesté  suffisante  pour  m'autoriscr 
à  conclure  une  convention  qui  n'était  pas  encore  tout  à  fait 
probable,  mais  que  je  croyais  pouvoir  cesser  de  regarder  comme 
impossible. 

Vers  la  fin  du  mois  d'avril  1785  je  demandai  à  l'impératrice 
une  audience  pour  lui  présenter  une  lettre  du  roi  qui  lui  faisait 
part  de  la  naissance  du  duc  de  Normandie,  enfant  infortuné  qui, 
né  sur  le  second  degré  du  trône,  ne  monta  au  premier,  après 
la  mort  de  son  frère,  que  pour  se  voir  promptement  précipité 
dans  une  infâme  prison,  où  la  mort  moissonna  cette  fleur  à 
peine  éclose.  L'impératrice,  dans  cette  audienee,  me  donna  de 
nouvelles  marques  de  bonté  et  m'honora  d'un  assez  long  en- 
tretien. 

Peu  de  jours  après,  le  vice-chancelier  me  dit  de  sa  part  qu'elle 
voulait  que,  dans  son  empire,  les  Français  fussent  traités  comme 
ses  propres  sujets,  que  c'était  à  regret  qu'elle  en  avait  puni 
trois  avec  rigueur ,  et  que  dorénavant ,  dans  le  cas  où  une  si 
triste  nécessité  se  représenterait,  j'en  serais  immédiatement 
prévenu. 

Dans  le  même  temps  on  apprit  que  les  Turcs  venaient  de 
faire  ,  du  côté  de  Silistrie  ,  et  aussi  vers  l'Ukraine ,  quelques 
mouvements  qui  inquiétaient  les  Russes  et  excitaient  les  justes 
plaintes  de  l'Autriche. 

Le  comte  Ostermann  m'en  parla  avec  un  peu  d'humeur,  et 
me  dit  que  l'activité  de  ces  barbares  ne  laissait  que  trop  voir 
comment  le  ministère  ottoman  était  conseillé  i  /  aiguillonné.  Je 


378  MÉMOIRES 

t'assurai  que  la  politique  de  notre  gouvernement,  loyale  et  mo- 
dératrice, loin  de  vouloir  aiguillonner  personne,  n'avait  pour 
but  que  d'arrêter  dans  leur  marebe  ceux  qui  voulaient  s'a- 
grandir et  troubler  par  là  le  repos  de  l'Europe. 

«  Je  veux  le  croire,  répondit  le  vice-chancelier;  car  nous  ne 
«  pourrions  pas  comprendre  pourquoi  la  France  voudrait  ins- 
«  truire,  discipliner  et  rendre  redoutables,  en  Europe,  des 
«  barbares  qui  en  ont  été  si  longtemps  l'effroi.  » 

Je  répliquai  en  riant  que,  dans  leur  état  de  faiblesse ,  nos 
vœux  pour  eux  se  bornaient  à  leur  garantir  un  repos  qu'on  ne 
pourrait  troubler  sans  exciter  parmi  les  puissances  européennes 
de  fâcheuses  discordes. 

Les  paroles  du  comte  Ostermann  n'avaient  à  la  vérité  pas  plus 
de  poids  que  son  crédit  ;  mais  bientôt  le  prince  Potemkin  me 
tint  le  même  langage.  «  Comment,  me  dit-il,  vous  autres 
«  Français ,  si  brillants,  si  polis,  si  aimables,  persistez-vous  à 
«  vous  déclarer  les  protecteurs  de  la  barbarie  et  de  la  peste  ? 
«  Qu'en  pensez-vous  vous-même?  Si  vous  aviez  de  pareils 
«  voisins ,  qui  chaque  année  vous  menaçassent  de  leurs  ineur- 
«  sions,  de  leur  contagion,  de  leurs  pillages,  et  de  l'enlèvement 
«  de  quelques  centaines  de  chrétieus  qu'ils  font  esclaves,  trou- 
<•  veriez-vous  bon  que  notre  gouvernement  vous  empêchât  de 
«  les  chasser  ?  » 

Cherchant  alors  à  concilier  mes  devoirs  et  mon  opinion  per- 
sonnelle, je  lui  répondis  qu'il  serait  certainement  désirable 
qu'on  put ,  sur  tout  le  globe ,  dissiper  les  ténèbres ,  anéantir  la 
barbarie  et  répandre  la  civilisation.  «  Mais  l'ignorance  et  la 
«  peste,  ajoutai-je,  ne  sont  pas  les  seuls  fléaux  du  monde;  j'en 
«  connais  deux  non  moins  dangereux  :  c'est  l'ambition  et  la 
«  soif  des  conquêtes.  Si  toutes  les  grandes  puissances  euro- 
«  péennes  voulaient,  d'un  commun  accord ,  et  sans  qu'aucune 
«  tendît  à  s'agrandir,  marcher  à  un  but  moral  et  rendre  à 
«  l'ancienne  civilisation  les  côtes  d'Afrique ,  les  repaires  de 
«  Tunis  et  d'Alger,  les  contrées ,  si  florissantes  autrefois,  que 


DU   COMTE  DE  SEGUR.  370 

«  dévastent  et  stérilisent  aujourd'hui,  en  Asie  et  en  Europe, 
«  les  farouches  mahométans ,  rien  assurément  ne  serait  plus 
«  digne  d'éloges.  Mais  il  n'en  est  pas  ainsi  ;  la  paix  perpétuelle 
«  de  l'abbé  de  Saint-Pierre  n'est  pas  plus  chimérique  qu'un  tel 
«  accord,  et  ce  n'est  que  pour  ne  pas  exposer  l'équilibre  euro- 
«  péen  aux  plus  funestes  commotions  que  mon  gouverne- 
«  ment  travaille  à  garantir  le  repos  des  Turcs. 

«  —  Qu'ils  se  tiennent  donc  tranquilles,  reprit  le  prince.  Mon 
«  système,  à  moi,  quand  je  vois  des  voisins  inquiets  faire  des 
«  préparatifs  menaçants,  c'est  de  les  prévenir,  de  les  attaquer  et 
«  de  les  affaiblir  au  moins  pour  vingt  ans.  » 

La  réplique  m'aurait  paru  bonne  si  elle  eût  été  sincère;  mais 
n'oublions  pas  qu'à  cette  époque,  non  contents  d'être  maîtres  de 
la  Crimée,  les  Russes,  franchissant  le  Caucase  et  paraissant 
vouloir  tourner  l'empire  turc  par  la  Géorgie,  donnaient  des 
inquiétudes  très-fondées  au  ministère  ottoman. 

Au  reste ,  comme  on  reçut  bientôt  par  Vienne  la  nouvelle 
des  conférences  tenues  à  Paris  pour  conclure  la  paix  entre  la 
Hollande  et  l'Autriche,  la  probabilité  de  la  guerre  cessant 
d'exister,  d'un  côté  les  inquiétudes  du  roi  de  Prusse  se  calmè- 
rent, et  de  l'autre  l'espérance  que  pouvait  concevoir  Catherine 
d'exécuter  sans  obstacles  ses  vues  de  conquêtes  sur  les  Turcs 
se  dissipa  ou  s'éloigna. 

Depuis  ce  moment,  dans  nos  entretiens,  qui  se  répétaient 
fréquemment,  le  prince  Potemkin  me  montrait  plus  de  crainte 
que  de  désir  de  la  guerre.  11  m'avait  dit  que  l'armée  russe  s'é- 
levait à  deux  cent  trente  mille  hommes  de  troupes  régulières 
et  a  trois  cent  mille  d'irrégulières;  mais  je  savais  par  des  voies 
assez  sures  que  cette  armée  se  trouvait  loin  d'être  complète  ; 
la  discipline  et  l'instruction  y  étaient  négligées  ;  l'indolence  du 
prince  permettait  aux  colonels  de  s'enrichir;  ceux-ci  ne  pre- 
naient même  pas  grand  soin  de  s'en  cacher,  et  le  chef  d'un  ré- 
giment de  cavalerie  trouvait  très-naturel  et  très-légitime  un 
gain  annuel  de  vingt  ou  vingt-cinq  mille  roubles. 


380  MKMOIRES 

Un  autre  obstacle  semblait  devoir  calmer  l'ambition  de 
Catherine  :  le  commerce  et  l'agriculture  n'étant  pas  encore  en 
grande  activité ,  les  revenus  de  l'impératrice  se  trouvaient  peu 
considérables,  et  cette  année  même  la  Russie  ouvrit  en  Hol- 
lande un  emprunt  qui  ne  fut  pas  rempli. 

Sur  ces  entrefaites  M.  le  maréchal  de  Castries  m'annonça 
l'arrivée  prochaine  à  Cronstadt  d'une  frégate  et  de  plusieurs 
gabares  royales  chargées  d'acheter  en  Russie  et  de  transpor- 
ter en  France  des  approvisionnements  maritimes. 

C'était  pour  moi  un  nouveau  sujet  de  discussions  et  de  diffi- 
cultés; car,  l'année  précédente,  d'autres  gabares,  étant  venues 
à  Riga,  avaient  refusé  d'acquitter  les  droits  exigés  et  étaient 
parties  fièrement  sans  les  payer  ;  mais ,  malgré  la  résistance  du 
consul ,  on  avait  contraint  les  négociants  français  à  solder  cette 
dette. 

Les  autres  nations  ne  chargent  des  marchandises  que  sur 
des  vaisseaux  marchands.  îsous  prétendions  à  tort  que  nos 
gabares,  qui  en  portaient,  pussent  jouir  des  exemptions  qui 
n'appartiennent  réellement  qu'aux  bâtiments  de  guerre. 

M.  de  Vergennes,  par  des  motifs  qui  tenaient  aux  circons- 
tances, me  recommandait  d'éviter,  autant  que  je  le  pourrais, 
d'avoir  avec  le  prince  Potemkin  des  entretiens  relatifs  à  la  po- 
litique-, il  désirait  qu'ils  n'eussent  pour  objet  que  les  intérêts 
de  commerce;  mais  il  était  impossible  de  m'arrêter  dans  cette 
étroite  limite  :  un  de  ces  sujets  me  conduisait  inévitablement  à 
l'autre. 

En  effet ,  me  plaignant  un  jour  au  prince  de  la  froideur  que 
les  autres  ministres  me  montraient  relativement  à  nos  affaires 
de  commerce  :  «  Cette  froideur,  me  dit-il,  vient  deleurincer- 
«  titude  sur  la  siucérité  de  votre  désir  d'un  rapprochement 
«  avec  nous  ;  car  ils  prétendent  savoir  positivement  que  vous 
a  excitez  les  Turcs  à  la  guerre. 

« — Nous  ne  les  excitons  pas,  répondis-je,  mais  nous  perdrions 
«  toute  influence  si ,  connaissant  vos  mouvements  du  côte  du 


DU   COMTE    DE    SEOIR.  3S1 

«  Caucase  et  de  la  Géorgie,  ainsi  que  l'activité  de  vos  arme- 
«  monts  et  le  langage  hostile  de  vos  consuls  dans  l'Archipel, 
<>  nous  conseillions  à  la  Porte  de  ne  point  songer  à  sa  défense 
«  et  de  s'en  reposer  aveuglément  sur  vos  assurances  pacili- 
«  ques. 

«  —  T. es  projets  qu'on  nous  suppose,  reprit  le  prince,  sont  des 
«  chimères.  Te  sais  qu'on  répand  de  faux  bruits  sur  un  nouvel 
«  empire  grec ,  sur  le  nom  et  la  destinée  future  du  jeune  Cons- 
«  tantin.  On  me  croit  affamé  de  conquêtes,  instigateur  conti- 
«  nuel  de  guerre,  enfin  un  vrai  boute-feu;  il  n'en  est  rien. 

«  Je  n'ignore  pas  qu'une  révolution  telle  que  la  destruction 
*  de  l'empire  ottoman  ébranlerait  l'Europe  et  serait  insensée. 
«  D'ailleurs ,  si  nous  la  projetions ,  ne  chercherions-nous  pas  à 
«  nous  entendre  sur  ce  point  avec  la  France?  Mais,  soyez-en 
«  certain,  nous  ne  voulons  à  présent  que  la  paix.  Pouvez-vous 
«  en  dire  autant ,  vous  qui  donnez  des  secours  aux  Turcs  avant 
«  qu'on  les  attaque?  N'avez-vous  pas  récemment  envoyé  à 
«  Constantinople  un  ingénieur  et  des  officiers  français ,  dont 
«  le  langage  ne  respire  que  la  guerre  ? 

«  —  Les  alarmes,  répliquai-je  ,  que  répandent  vos  établisse- 
<•  ments  en  Crimée,  et  l'armement  d'une  escadre  qui,  en 
«  trente-six  heures ,  pourrait  paraître  devant  Constantinople , 
«  ainsi  que  vos  entreprises  en  Asie ,  placent  naturellement 
«  un  roi  allié  des  Turcs  dans  la  nécessité  de  leur  conseiller 
«  des  mesures  qui  les  mettent  sur  un  pied  défensif  respec- 
«  table. 

«.  —  Eh  bien!  me  dit  le  prince  ,  je  suis  prêt  à  vous  signer,  si 
«  vous  le  voulez  ,  que  nous  n'attaquerons  pas  les  Turcs  ;  mais , 
«  songez-y  bien,  s'ils  nous  attaquent,  nous  pousserons  la 
«  guerre  et  nos  armes  aussi  loin  que  possible. 

«  —  Alors,  repris-je,  si  la  paix  est  votre  seul  but,  vous  avez 
«  un  moyen  certain  de  l'assurer  en  vous  rapprochant  de  nous; 
a  car  le  poids  de  nos  doux  empires  serait  suffisant  pour  main- 
«  tenir  constamment  l'Europe  en  repos.  » 


382  MÉMOIRES 

Tandis  que  je  m'efforçais,  suivant  mes  instructions,  do  faire 
entrevoir  aux  ministres  de  Catherine  les  obstacles  insurmon- 
tables que  cette  princesse  rencontrerait  avant  de  s'emparer  de 
Consuintinople,  le  prince  Potemkin,  tout  en  m'assurant  que 
sa  souveraine  ne  désirait  pas  la  guerre,  cherchait  à  me  prouver 
que,  si  elle  était  contrainte  à  la  faire ,  ses  succès  seraient  aussi 
rapides  que  faciles. 

«  Vous  voulez ,  me  disait-il,  protéger  un  empire  à  l'agonie  , 
«  un  faible  colosse  qui  tombe  en  ruines.  Les  Turcs ,  corrompus , 
«  amollis,  peuvent  assassiner,  piller,  mais  ils  ne  savent  plus 
«  combattre;  nous  n'avons  plus  besoin  d'art  pour  les  vaincre: 
«  depuis  quarante  ans ,  dans  chaque  guerre ,  ils  répètent  les 
«  mêmes  fautes  suivies  des  mêmes  revers.  Le  passé  n'a  point 
«  de  lumières  pour  eux;  leur  superstitieux  orgueil  attribue 
«  constamment  nos  victoires  au  démon ,  dont  nous  recevons , 
«  disent-ils ,  notre  science ,  nos  inventions ,  notre  tactique , 
«  et  Allah  seul,  qui  punit  leurs  péchés,  est,  à  leur  avis,  la 
«  cause  de  leurs  défaites. 

«  Au  signal  de  la  guerre  nous  les  voyons  accourir  en  foule 
«  d'Asie ,  marchant  sans  ordre  et  consommant  en  un  mois  les 
«  subsistances  et  approvisionnements  amassés  pour  six.  Cou- 
«  vrant  la  terre  de  cinq  cent  mille  combattants,  ils  s'avancent 
«  comme  un  torrent  débordé  ;  nous  marchons  contre  eux  avec 
«  une  armée  de  quarante  ou  cinquante  mille  soldats  partagés 
«  en  trois  ou  quatre  carrés  hérissés  de  canons ,  et  dont  notre 
«  cavalerie  remplit  les  intervalles. 

«  Ces  barbares  font  retentir  l'air  de  leurs  cris  ;  ils  fondent 
«  sur  nous  en  formant  une  espèce  de  triangle  dont  la  pointe 
«  se  compose  des  plus  braves  d'entre  eux,  enivrés  d'opium  ;  les 
«  autres  rangs  ,  jusqu'à  la  base ,  sont  garnis  par  les  moins  in- 
«  trépides  et  graduellement  par  les  plus  pusillanimes. 

«  Nous  les  laissons  approcher  à  portée  de  fusil  ;  alors  quel- 
«  ques  décharges  à  mitraille  portent  le  désordre  et  la  terreur 
"  dans  cette  masse  informe;  leurs  preneurs  d'opium ,  fanati- 


DU    COMTE   DJE   SKGL'U.  383 

«  ques  dévoués  à  la  mort ,  viennent  seuls  sabrer  nos  canons  et 
«  périr  sous  nos  baïonnettes. 

«  Dès  qu'ils  sont  tombés ,  le  reste  fuit  et  se  disperse.  Notre 
«  cavalerie  s'élance ,  les  poursuit ,  en  l'ait  un  affreux  carnage , 
«  entre  pêle-mêle  avec  eux  dans  leur  camp  et  s'en  empare. 
<(  Leurs  débris  épouvantés  se  sauvent  derrière  les  murs  de  leurs 
«  villes ,  où  la  peste  les  attend  et  souvent  les  décime  avant 
«  que  nous  prenions  d'assaut  ces  forteresses. 

«  Le  tableau  d'une  seule  campagne  suffit  pour  les  décrire 
«  toutes,  car  dans  toutes  ils  montrent  la  même  pusillanimité, 
«  la  même  ignorance ,  et  nous  en  triomphons  par  les  mêmes 
«  manœuvres.  Ils  ne  sont  réellement  braves  qu'à  l'abri  de  leurs 
«  remparts;  mais,  encore,  que  de  sottises  ne  commettent-ils 
«  pas  pendant  la  durée  d'un  siège  !  Us  font  de  fréquentes  sorties, 
«  et,  au  lieu  de  chercher  les  moyens  de  nous  tromper,  leur 
«  stupidité  nous  sert  d'espion  et  nous  instruit  de  tous  leurs 
«  projets. 

«  D'abord  nous  sommes  certains  que,  suivant  leur  routine, 
«  ils  nous  attaqueront  à  minuit;  de  plus,  pendant  le  jour,  ils 
«  ont  grand  soin  de  placer  sur  la  muraille,  du  côté  de  la  porte 
«  par  laquelle  ils  doivent  sortir,  autant  de  queues  de  cheval 
«  qu'il  y  aura  de  détachements  commandés  pour  la  sortie. 
«  Ainsi  nous  savons  d'avance  l'heure  de  leur  attaque,  le  nombre 
«  de  leurs  combattants,  la  porte  par  laquelle  ils  passeront,  le 
«  chemin  qu'ils  doivent  suivre  pour  nous  attaquer  et  pour 
«  nous  surprendre.  » 

Il  y  avait  sans  doute  quelque  exagération  dans  ce  récit  dé- 
nigrant, mais  le  fond  en  était  vrai.  L'ingénieur  Lafitte,  envoyé 
à  Constantinoplc  par  mou  père  pour  donner  quelque  instruc- 
tion et  quelques  moyens  de  défense  aux  Turcs  ,  racontait ,  en 
m'écrivant,  des  traits  fort  étranges  de  leur  imbécillité. 

Envoyé  parles  ministres  de  la  Porte  sur  les  bords  de  la  mer 
Noire  pour  les  mettre  à  l'abri  d'un  débarquement  sur  les  points 
où  ce  débarquement  aurait  été  le  plus  facile.  M.  Lafitte  vou- 


ns  i  mi  moires 

lait  ;ivoc  raison  placer  convenablement  ses  batteries  au  sommet 
d'une  pente  qui  s'étendait  jusqu'au  rivage;  jamais  il  ne  put  y 
faire  consentir  le  pacha  qui  commandait  dans  ce  poste. 

Ce  pacha,  ignorant  et  entêté,  devant,  suivant  l'usage  des 
Turcs,  faire  sur  ses  propres  fonds  la  dépense  de  ces  travaux, 
et  voulant  économiser  le  plus  possible  les  frais  de  transport, 
ordonna  impérieusement  à  M.  Lafitte  de  construire  ses  re- 
doutes et  de  placer  ses  batteries  fort  loin  de  la  mer,  sur  un 
terrain  plat  d'où  l'on  ne  découvrait  rien. 

Vainement  l'officier  français  lui  lit  remarquer  que  les  enne- 
mis débarqueraient  sans  être  aperçus  et  marcheraient  contre 
lui  à  l'abri  de  toute  atteinte ,  garantis  par  le  rideau  qui  les 
couvrait.  «  Allez  toujours ,  lui  dit  le  pacha  fataliste;  placez  vos 
«  canons  comme  je  vous  le  prescris  ;  tout  dépend  d'Allah  ,  et , 
«  s'il  le  veut ,  votre  artillerie  tuera  tout  aussi  bien  l'ennemi 
«  d'ici  que  d'un  autre  endroit.  » 

L'impératrice ,  encouragée  par  la  faiblesse  stupide  de  tels 
ennemis ,  n'était  retenue  dans  ses  projets  de  conquête  que  par 
la  crainte  d'attirer  sur  elle  les  armes  de  la  Prusse ,  de  la  Suède, 
les  escadres  de  la  France  et  probablement  celles  de  l'Angle- 
terre; ainsi  je  la  crus  de  bonne  foi ,  au  moins  pour  le  moment, 
dans  ses  démonstrations  pacifiques. 

Ce  fut  à  cette  époque,  dans  le  mois  de  mai  1785,  qu'elle 
publia  sa  fameuse  ordonnance  sur  la  noblesse.  Je  ralentirais 
trop  ma  inarche  si  je  plaçais  ici  l'analyse  de  cette  loi  ;  ce  que 
j'y  trouvai  de  plus  extraordinaire ,  c'est  que ,  l'ukase  divisant 
cet  ordre  en  six  classes,  la  noblesse  ancienne  se  trouvait  rangée 
dans  la  sixième;  celle  des  provinces  conquises,  dans  la  qua- 
trième ;  la  noblesse  donnée  par  diplôme ,  dans  la  première  et 
la  seconde  classe,  pour  prouver  apparemment  que  l'illustration 
acquise  par  des  actions  était  préférée  à  l'ancienneté  des  titres. 

La  même  ordonnance  permettait  aux  nobles  de  commercer, 
d'établir  des  fabriques  ;  elle  les  autorisait  à  se  former  en  as- 
semblées et  à  adresser  des  représentations  au  souverain. 


DU    COMTE   DE   SF.f.tiR.  385 

Vers  ce  même  temps  je  reçus  de  l'impératrice  une  marque 
de  faveur  à  laquelle  j'étais  loin  de  m'attendra  :  elle  me  proposa 
de  l'accompagner  dans  un  voyage  qu'elle  voulait  faire  immé- 
diatement dans  l'intérieur  de  l'empire  pour  visiter  les  travaux 
ordonnés  par  elle  ,  afin  de  surmonter  les  obstacles  que  des  ca- 
taractes opposaient  à  la  navigation  d'un  canal  qui  joint  la  mer 
Caspienne  à  la  mer  Baltique  par  le  lac  Ladoga  ,  le  Wolchoff,  le 
lac  Ilmen,  la  Mista,  la  Tuerza  et  le  Wolga. 

Sa  Majesté  médit  que  toute  étiquette  serait  proscrite  dans  ce 
voyage,  où  peu  de  personnes  devaient  être  admises  à  l'honneur 
delà  suivre. 

Je  chargeai  M.  de  La  Colinière,  qui  restait  cà  Pétersbourg,  de 
me  remplacer  près  des  ministres  et  d'envoyer  régulièrement 
ses  dépêches  à  notre  cabinet. 

Avant  de  partir  je  reçus  de  M.  de  Vergennes  une  lettre 
d'autant  plus  satisfaisante  qu'elle  me  prescrivait  exactement  les 
mêmes  réponses  que  j'avais  cm  devoir  faire  au  prince  Po- 
temkin  relativement  aux  Turcs ,  à  notre  commerce  et  à  notre 
système   politique. 

Je  m'aperçus  promptement  du  changement  de  langage  que 
dictait  aux  ministres  russes  la  bienveillance  marquée  de  l'im- 
pératrice pour  moi ,  et,  dans  leurs  entretiens,  ils  commencèrent 
à  me  parler  les  premiers  de  l'utilité  d'un  rapprochement  plus 
intime  entre  nos  cours. 

Je  me  rendis  à  Czarskozelo.  Catherine  II  eut  l'extrême 
honte  de  me  montrer  elle-même  toutes  les  beautés  de  cette 
magnifique  maison  de  plaisance,  dont  les  eaux  limpides,  les 
frais  bocages ,  les  pavillons  élégants ,  la  noble  architecture,  les 
meubles  précieux,  les  cabinets  lambrissés  en  porphyre,  en 
lapis-lazuli,  en  malachite,  avaient  un  air  de  féerie,  et  rappe- 
laient aux  voyageurs  qui  les  admiraient  le  palais  et  les  jardins 
d'Armide. 

L'impératrice  me  dit  que,  ayant  appris  que  M.  de  La  Peyrouse 
était  chargé  par  notre  gouvernement  de  compléter  les  observa- 

33 


38f»  MEMOIIIES 

lions  commencées  par  le  célèbre  Cook  sur  les  cotes  russes  de 
l'océan  Pacifique ,  et  prévoyant  qu'en  s'élevant  vers  le  nord 
il  pourrait  y  rencontrer  un  capitaine  de  la  marine  russe,  auquel 
elle  avait  ordonné  de  chercher  à  doubler  le  cap  Tschuski  et 
de  mieux  reconnaître  les  côtes  septentrionales  de  1" Amérique, 
elle  venait  de  prescrire  à  celui-ci  de  traiter  les  bâtiments  du 
roi,  s'il  les  rencontrait,  avec  tous  les  égards  que  se  doivent  deux 
souverains  amis. 

Je  l'assurai  de  la  réciprocité  des  ordres  que  recevrait  certai- 
nement M.  de  La  Peyrouse  relativement  aux  bâtiments  impé- 
riaux. «  Il  est  heureux  et  facile  ,  Madame,  lui  dis-je,  de  pré- 
«  voir  combien  l'union  de  deux  souverains  si  puissants  pourra 
«  contribuer  à  la  gloire  de  leur  siècle  II  me  paraît  désormais 
«  impossible  que  ,  voyant  tous  deux  du  même  œil  les  objets 
«  qui  intéressent  le  bonheur  de  l'humanité ,  il  n'existe  pas  de 
«  jour  en  jour  le  plus  grand  rapprochement  entre  eux  ,  ainsi 
«  que  dans  leur  système  politique.  » 

La  liberté  complète,  la  gaieté  de  la  conversation,  l'absence 
de  tout  ennui  et  de  toute  gêne  auraient  pu  me  faire  croire , 
en  détournant  mes  regards  de  la  majesté  imposante  du  palais 
de  Czarskozelo ,  que  j'étais  à  la  campagne  chez  la  particulière 
la  plus  aimable. 

M.  de  Cobentzel  y  montrait  la  plus  intarissable  gaîté  ; 
M.  Fitz-Herbert ,  un  esprit  fln  et  orné;  le  prince  Potemkin, 
une  originalité  qui  le  rendait  toujours  nouveau ,  même  dans 
ses  fréquents  moments  d'humeur  et  de  rêverie. 

L'impératrice  causait  familièrement  sur  toutes  sortes  de  su- 
jets ,  hors  la  politique  ;  elle  aimait  à  entendre  des  contes ,  se 
plaisait  elle-même  à  en  faire;  et,  si  par  hasard  la  conversation 
languissait  un  peu ,  le  grand-écuyer  Narisclikin ,  par  des  folies 
un  peu  bouffonnes ,  rappelait  inévitablement  le  rire  et  la  saillie. 

Catherine  travaillait  presque  toute  la  matinée ,  et  chacun  de 
nous  était  libre  alors  d'écrire ,  de  lire ,  de  se  promener  et  de 
faire  enfin  tout  ce  qui  lui  convenait.  Le  dîner,  peu  nombreux 


Dlf  COMTE   DE    SÉOUR.  3S7 

on  mets  et  en  convives,  était  bon ,  simple ,  sans  faste  ;  l'après- 
dînee  était  employée  à  jouer,  à  causer.  Le  soir  l'impératrice  se 
retirait  de  bonne  beure,  et  nous  nous  réunissions  alors,  Co- 
bentzel,  Fîtz-Herbert  et  moi,  ou  chez  l'un  de  nous,  ou  dans 
l'appartement  du  prince  Potemkin. 

Je  me  rappelle  qu'un  jour  l'impératrice ,  m'ayant  dit  qu'elle 
avait  perdu  une  petite  levrette  nommée  Zémire  et  qu'elle  aimait 
beaucoup,  me  pria  de  faire  son  épitapbe.  Je  lui  répondis  qu'il 
m'était  impossible  de  chanter  Zémire  sans  couuaître  son  origine, 
son  caractère ,  ses  qualités  et  ses  défauts. 

«  Il  vous  suffira,  j'espère,  reprit  cette  princesse,  desavoir 
«  qu'elle  était  fille  de  deux  chiens  anglais  dont  \oici  les  noms, 
«  qu'elle  avait  toutes  sortes  de  grâces,  un  peu  gâtées  seulement 
«  quelquefois  par  la  colère.  » 

Je  n'en  demandai  pas  davantage  ;  j'obéis  et  j'écrivis  ces 
vers ,  qu'elle  loua  bien  plus  sans  doute  qu'ils  ne  le  méritaient. 

ÉPITAPHE   DE   ZÉMIRE. 

Ici  mourut  Zémire,  et  les  Grâces  en  deuil 
Doivent  jeter  des  fleurs  sur  son  cercueil. 
Comme  Tom,  son  aïeul,  comme  Lady,  sa  mère, 
Constante  dans  ses  goûts,  à  la  course  légère, 
Son  seul  défaut  était  un  peu  d'humeur; 
Mais  re  défaut  venait  d'un  si  bon  cœur  ! 
Quand  on  aime,  on  craint  tant!  Zémire  aimait  tant  celle 
Que  tout  le  monde  aime  comme  elle! 
Voulez-vous  qu'on  vive  en  repos, 
Ayant  cent  peuples  pour  rivaux? 
Les  dieux,  témoins  de  sa  tendresse, 
Devaient  à  sa  fidélité 
Le  don  de  l'immortalité, 
Pour  qu'elle  fût  toujours  auprès  de  sa  maîtresse. 

L'impératrice  lit  graver  cette  épitaphe  sur  une  pierre  qu'elle 
plaça  dans  les  jardins  de  Czarskozelo. 


338  MÉMOIRES 

Le  3  juin  nous  nous  mîmes  en  voyage  ;  une  vingtaine  de  voi- 
tures composaient  le  cortège  de  Catherine  ;  alternativement  elle 
admettait  dans  la  sienne  le  prince  Potemkin  et  le  comte  de  Co- 
bentzel,ou]\I.  Fitz-IIerbertct  moi.  Les  personnes  qui  jouissaient 
constamment  de  cet  honneur  étaient  mademoiselle  Protasoff, 
sa  compagne  fidèle  ,  tante  de  la  comtesse  Ilostopsin  ,  dont  on  a 
pu  apprécier,;)  Paris,  l'instruction,  l'esprit  et  la  vertu,  et  M.  Ycr- 
moloff ,  aide  de  camp  et  favori  de  sa  souveraine.  Souvent  on  y 
appelait  aussi  le  grand-écuyer. 

L'impératrice,  ayant  été  plusieurs  fois  trompée  par  la  légè- 
reté ou  la  rivalité  de  quelques  grandes  dames  honorées  de  sa 
confiance  ,  n'en  admettait  plus  d'autres  dans  son  intimité  que 
mademoiselle  Protasoff,  chargée  de  la  surveillance  des  demoi- 
selles d'honneur.  Elle  appelait  encore  près  d'elle ,  de  temps  en 
temps,  une  nièce  du  prince  Potemkin,  la  comtesse  Skawronski. 

Catherine  n'était  escortée  par  aucune  garde ,  rappelant  ainsi 
ce  vers  de  Voltaire  ,  en  parlant  de  Laïus  : 

Comme  il  était  sans  erainte  ,  il  marchait  sans  défense. 

Nous  partions  le  matin  à  huit  heures  ;  vers  les  deux  heures 
on  s'arrêtait,  pour  dîner,  dans  une  ville  ou  dans  un  bourg ,  où 
tout  était  préparé  d'avance ,  pour  que  l'impératrice  s'y  trouv.lt 
aussi  bien  servie  et  presque  aussi  commodément  logée  qu'à  Pé- 
tersbourg.  Nous  dînions  toujours  avec  elle.  Notre  course  se  ter- 
minait à  huit  heures  du  soir,  et  l'impératrice  employait  la  soirée, 
suivant  sa  coutume ,  aux  amusements  du  jeu  et  de  la  conversa- 
tion. Chaque  matin ,  après  une  heure  de  travail  et  avant  de 
partir,  Catherine  recevait  les  hommages  des  magistrats,  des 
nobles  et  des  marchands  du  lieu  où  elle  se  trouvait  ;  elle  don- 
nait à  tous  sa  main  à  baiser  et  embrassait  toutes  les  femmes  , 
ce  qui  l'obligeait  après  à  une  sorte  de  seconde  toilette  ;  car,  à  la 
fin  de  ses  audiences ,  comme  l'usage  du  fard  était  universel 
dans  les  provinces,  chez  toutes  les  femmes,  même  celles  des  bour- 


DU    C.OMTK    DE    SEGUR. 


3S9 


geois  et  dos  paysans ,  le  visage  de  l'impératrice  se  trouvait  cou- 
vert de  rouge  et  de  blanc. 

Son  premier  soin ,  en  arrivant  dans  chaque  ville ,  était  de  des- 
cendre dans  l'église  et  d'y  remplir  ses  devoirs  religieux,  dont  la 
négligence  aurait  éloigné  d'elle  l'affection  d'un  peuple  non-seu- 
lement croyant ,  mais  ardent  et  superstitieux  à  tel  point  qu'il 
adore  saint  Nicolas  presque  autant  que  Dieu  lui-même.  Ce 
n'était  que  dans  les  lieux  où  l'impératrice  s'arrêtait  qu'une  garde 
établie  annonçait  la  présence  du  souverain. 

En  quatre  ou  cinq  jours  nous  arrivâmes,  par  une  pente  insen- 
sible ,  à  Wischney-Wolotschok ,  point  le  plus  élevé  de  ce  vaste 
territoire  qui  s'étend  de  la  mer  du  Nord  au  Pont-Euxin  et  que 
ne  coupe  aucune  montagne  transversale. 

Là  ,  sur  ce  point  culminant,  nous  vîmes  les  fameuses  écluses 
qui  retiennent  les  eaux  de  plusieurs  rivières  réunies  et  les  rejet- 
tent soit  dans  le  canal  de  la  Tuerza,  soit  dans  celui  de  la  Mista, 
pour  naviguer  vers  la  mer  Caspienne  par  le  Wolga,  ou  pour 
transporter  à  Pétersbourg  les  productions  du  sud  ;  navigation 
qui  féconde  et  enrichit  d'immenses  contrées. 

Les  travaux  entrepris  pour  établir  ces  écluses  paraissent  di- 
gnes de  l'ingénieur  le  plus  habile  ;  cependant  ils  ont  été  conçus 
et  exécutés,  sous  le  règue  de  Pierre  Ier,  par  un  simple  paysan 
nommé  Surtikoff ,  qui  n'avait  jamais  voyagé  ni  rien  appris;  il 
savait  à  peine  lire  et  écrire.  L'esprit  est  eu  grande  partie  un 
don  de  l'éducation ,  mais  le  génie  est  inné. 

Les  successeurs  de  Pierre  le  Grand  avaient  négligé  de  per- 
fectionner ce  grand  et  utile  ouvrage  ;  l'impératrice  s'en  occu- 
pait activement.  Elle  fit  revêtir  en  pierre  ce  qui  était  en  bois, 
réunit  au  canal  les  eaux  de  plusieurs  nouvelles  sources,  et  con- 
çut le  projet  de  faire  creuser  deux  autres  canaux  qui  joindront 
un  jour  la  mer  Caspienne  à  la  mer  Noire,  et  celle-ci  à  la  mer 
Baltique  par  le  Borysthène,  dont  on  établirait  la  communica- 
tion avec  la  Dwina. 

Sur  notre  route  nous  voyions  partout  d'antiques  marais  dos- 

33. 


3'JD  MÉMOIRES 

scellés,  des  villages  naissants,  des  villes  fondées  ou  repeuplées  ; 
aussi,  partout,  le  peuple,  jouissantde  ees  conquêtes  sur  la  na- 
ture, les  seules  qui  ne  coûtent  point  de  sang  ni  de  larmes, 
s'empressait  de  donner  à  sa  souveraine  les  éclatants  témoigna- 
ges d'une  sincère  affection. 

Les  paysans  en  foule ,  agenouillés  d'abord  comme  serfs , 
malgré  les  ordres  de  leur  souveraine,  se  relevaient  prompte- 
meut  pour  approcher  de  Catherine,  qu'ils  appelaient  matushfca 
(leur  mère),  et  causaient  familièrement  avec  elle  ;  la  crainte 
du  maître  disparaissait  ;  ils  semblaient  ne  plus  voir  dans  l'im- 
pératrice que  leur  protectrice  et  leur  appui. 

Après  un  court  séjour,  nous  croyions  partir  pour  longer  les 
cataractes  qui  gênent  le  cours  de  la  Mista  jusqu'à  Borowitz, 
où  nous  devions  nous  embarquer  ;  mais  Catherine  nous  avait 
ménagé  une  surprise  :  sans  avoir  prévenu  personne  ni  donné 
d'avance  aucun  ordre,  nous  changeâmes  de  route  et  nous  fîmes 
une  course  jusqu'à  Moscou.  Le  gouverneur  n'en  fut  instruit 
que  quelques  heures  avant  notre  arrivée. 

L'aspect  de  cette  grande  ville,  la  vaste  plaine  au  milieu  de 
laquelle  elle  est  située,  son  immense  enceinte,  ses  milliers  de 
clochers  dorés,  la  variété  des  couleurs  de  ses  dômes  qui  éblouis- 
sent les  regards  en  réfléchissant,  comme  un  prisme ,  les  rayons 
du  soleil, ce  mélange  descabanes  du  peuple,  des  riches  maisons 
des  marchands,  des  magnifiques  palais  d'une  noblesse  aussi 
nombreuse  que  fière,  cette  tourbillonnante  population  re- 
présentant à  la  fois  des  mœurs  opposées  ,  des  siècles  diffé- 
rents, des  peuples  sauvages  et  des  peuples  civilisés,  des  sociétés 
européennes,  des  bazars  asiatiques,  nous  frappaient  d'étonne- 
ment  et  d'admiration;  cependant  je  ne  pus,  dans  ce  premier 
voyage,  qu'entrevoir  cette  antique  capitale  ;  nous  n'y  restâmes 
que  trois  jours. 

Catherine  nous  fit  voir  son  palais  de  Petroski,  ses  maisons 
de  plaisance  de  Kolominski  et  de  Tzarizina,  les  jardins  pu- 
blics de  Moscou,  le  bel  aqueduc  qu'elle  avait  ordonné  de  cous- 


DU    COMTE   DE   SÉGUH.  391 

truire.  iSous  repartîmes  ensuite  pour  Borowitz  ,  en  traversant 
Twer,  Tarjowestet  Wïschney-Wolotschok. 

L'impératrice,  voulant  laisser  quelques  traces  généreuses  de 
sa  courte  apparition,  fit  don  à  la  ville  de  Moscou  d'une  rente 
de  cinquante  mille  francs  et  d'une  somme  considérable  desti- 
née à  remplacer,  par  un  bel  hôpital,  ce  redoutable  bâtiment 
où  se  tenait,  sous  les  règnes  d'Anne  et  d'Élisabetb,  la  san- 
guinaire inquisition  d'État. 

La  ville  de  Twer  eut  aussi  part  aux  bienfaits  de  sa  pré- 
sence. Cette  ville  est  très-jolie;  les  bonnets  de  perles,  les  longs 
voiles  blancs,  galonnés  d'or,  des  femmes  qui  habitaient  cette 
ville  ou  les  fertiles  campagnes  qui  l'entourent,  leurs  riches 
ceintures,  leurs  anneaux  et  leurs  boucles  dorées  auraient  pu 
faire  croire,  en  voyant  leur  foule  réunie,  qu'on  se  trouvait  pré- 
sent a  quelque  ancienne  fête  de  l'Asie. 

Nous  nous  embarquâmes,  à  Borowitz,  sur  de  jolies  galères. 
L'impératrice  en  montait  une  magnifique  ;  celle  qui  était  des- 
tinée à  M.  de  Cobentzel,  à  M.  Fitz-Herbert  et  à  moi,  conte- 
nait trois  chambres  élégamment  meublées  et  portait  des  mu- 
siciens qui  nous  éveillaient  et  nous  endormaient  au  son  d'une 
douce  harmonie. 

Avant  cet  embarquement,  et  lorsque  nos  voitures  longeaient 
encore  la  rivière,  le  prince  Potemkiu  et  moi,  sans  en  deman- 
der la  permission  à  l'impératrice  ,  nous  hasardâmes  par  curio- 
sité à  traverser  et  à  descendre  quelques  cataractes  sur  un 
petit  bateau.  On  disait  ce  passage  dangereux  ;  plusieurs  bateaux 
y  avaient  été  submergés.  L'impératrice  nous  gronda  un  peu  sé- 
vèrement de  notre  imprudence,  et  cependant  cette  étourderie 
plut  a  Catherine. 

Entrés  dans  le  lac  llmen,  que  nous  devions  traverser  pour 
arriver  a  >n\ogorod,  nous  jouîmes  d'un  spectacle  nouveau 
pour  nous.  Cette  espèce  de  mer  calme  et  limpide  était  cou- 
verte  d'une  immense  quantité  de  bateaux  de  toute  grandeur, 
ornes  de  voiles  coloriées  et  de  guirlandes  de  (leurs. 


392  HÉMOIBES 

Les  nombreuses  troupes  de  mariniers,  de  paysans  et  de 
paysannes  qui  les  montaient,  cherchaient  à  l'cnvi  à  s'approcher 

de  notre  (lotlille  brillante,  en  taisant  retentir  les  airs  du  son 
de  leurs  instruments, de  leurs  vives  acclamations,  et,  lorsque  le 
jour  finissait,  de  leurs  chants  mélodieux,  mais  agrestes  et  un 
peu  mélancoliques. 

Ce  fût  pendant  le  cours  de  cette  navigation  que ,  profitant 
d'une  circonstance  imprévue ,  je  hasardai  une  démarche  qui 
devint  décisive  pour  moi ,  et  qui  réalisa  le  léger  espoir  que 
jusque-là  j'avais  à  peine  conçu  ,  celui  de  faire  avec  la  Russie 
un  avantageux  traité  de  commerce  ,  traité  vingt  fois  inutile- 
ment projeté  par  nous  depuis  quarante  ans. 

Un  jour,  en  sortant  de  la  galère  sur  laquelle  nous  venions 
de  dîner  avec  l'impératrice,  et  un  peu  surpris  de  l'humeur 
sombre  et  silencieuse  que  cette  princessse,  contre  sa  coutume , 
nous  avait  montrée  pendant  le  repas,  je  suivis  le  prince  Po- 
temkin,  qui  paraissait  non  moins  taciturne,  et  j'entrai  avec  lui 
dans  la  galère  particulière  qu'il  occupait. 

Après  quelques  minutes  d'entretien  mal  suivi,  durant  lequel 
ses  sourcils  froncés ,  sou  ton  sec  et  bref  marquaient  assez  son 
agitation  intérieure ,  je  lui  dis  :  «  Mon  cher  Prince ,  vous  êtes 
«  bien  moins  aimable  qu'à  votre  ordinaire;  vous  rêvez;  vous 
<•  êtes  distrait;  je  crois  réellement  que  vous  me  boudez.  Ne 
«  puis-je  savoir  la  cause  de  ce  changement  que  j'ai  remarqué 
«  aussi  dans  le  maintien  froid  de  l'impératrice?  N'y  a-t-il  pas 
«  là-dessous  quelques  tracasseries  de  cour? 

«  — Il  est  vrai,  me  répondit-il,  que  l'impératrice  a  beaucoup 
«  d'humeur  aujourd'hui  et  que  je  la  partage  ;  mais  ce  n'est 
«  pas  vous  ni  votre  gouvernement  qui  nous  la  donnez  ; 
•<  c'est  le  ministère  anglais  ,  dont  l'égoïsme  et  la  conduite  dé- 
«  mentent  toutes  les  protestations  amicales  et  contrarient 
«  toutes  nos  vues.  Je  l'ai  dit,  il  y  a  longtemps,  à  Pimpéra- 
«  trice;  elle  ne  voulait  pas  me  croire  :  M.  Pitt ,  qui  ne  l'aime 
'<  pas,  s'attache  personnellement  à  lui  susciter  des  ennemis, 


DU   COMTE   DE  Sic, m  393 

«  des  obstacles,  en  Allemagne,  en  Pologne  et  en  Turquie. 
«  Le  roi  de  Prusse ,  à  qui  tout  fait  ombrage,  et  qui  ne  nous 
«  pardonne  pas  d'avoir  quitté  son  incommode  alliance  pour 
«  l'alliance  beaucoup  plus  utile  de  Joseph  II,  s'inquiète,  s'agite, 
«  et  forme  avec  d'autres  électeurs  une  confédération  assez 
«  menaçante  contre  l'Autriche.  Il  prépare  ainsi  une  nouvelle 
«  guerre  au  centre  de  l'Europe,  qu'il  est  de  notre  intérêt  de 
«  maintenir  en  paix. 

«  Agissant  de  concert  avec  l'empereur,  notre  allié  ,  cette 
«  agitation  prussienne  ne  nous  causait  qu'une  légère  inquie- 
«  tude  ;  mais  nous  apprenons  dans  ce  moment ,  par  une  voie 
«  très-sure,  que  le  roi  d'Angleterre,  sur  lequel  l'impératrice  et 
«  l'empereur  croyaient  pouvoir  compter,  vient,  sans  aucun 
«  motif  excusable,  de  se  montrer  hostile  contre  nous,  et  que, 
«  en  sa  qualité  d'électeur  de  Hanovre,  entrant  dans  le  sys- 
«  tème  politique  de  Frédéric,  il  donne  son  accession  à  la 
o  ligue  électorale.  Ce  contre  temps  dérange  toutes  nos  corn.- 
«  binaisons. 

«  C'est  un  tour  perfide  que  les  Anglais  nous  jouent  ;  pour 
<■■  ma  part  j'en  suis  furieux  ,  et  je  ne  sais  ce  que  je  ne  donne- 
«  rais  pas  pour  leur  rendre  la  pareille,  et  pour  nous  venger 
«    d'eux.  » 

Voyant  que  son  irritation  le  portait  à  me  montrer  ainsi 
sans  voile  le  fond  de  sa  pensée,  je  saisis  la  balle  au  bond  et  je 
lui  dis  :  «  Si  vous  voulez  vous  venger,  il  en  est  un  moyeu 
«  prompt  et  facile  autant  que  juste  :  ne  leur  laissez  pas  plus 
«  longtemps  en  Russie  des  privilèges  exclusifs  qui  réellement 
«  blessent  les  autres  nations  et  cuisent  à  vos  propres  intérêts. 

«  — Te  vous  entends,  reprit-il  aussitôt  en  se  déridant  et  en 
«  souriant.  Tenez,  je  vais  vous  parler  en  véritable  ami.  Votre 
«  cour  désire  depuis  longtemps  faire  avec  nous  un  traite  i\>' 
«  commerce;  le  moment  est  favorable;  saisissez-le:  vous 
«  trouverez  l'impératrice  distraite  de  ses  vieilles  préventions 
«  contre  la  France;  son  humeur  se  jette  à  présent  sur  l'An- 


394  MÉMOIRES 

«  gleterre.  Ne  perdez  pas  une  occasion  précieuse  ;  faites-lui  une 
«  proposition  de  rapprochement  et  de  traité  bien  motivée,  et 
«  je  vous  jure  sur  ma  parole  que  je  vous  seconderai  de  tout 
«  mon  pouvoir. 

«  — Je  suivrais  volontiers,  répliquai-je,  votre  conseil  ;  mais  il 
«  existe ,  et  depuis  longtemps ,  une  telle  froideur  entre  nos 
«  cabinets  qu'on  n'a  pas  cru  devoir  m'autoriser  à  faire  offi- 
«  ciellement  une  telle  démarche,  dont  le  succès  plairait  sans 
«  doute,  mais  que,  dans  l'incertitude  de  ce  succès,  je  me 
«  garderai  bien  de  hasarder.  Je  craindrais  trop  ,  par  une 
«  avance  faite  ainsi  au  nom  du  roi ,  de  compromettre  sa  di- 
«  gnité.  » 

Le  prince  se  tut  alors  quelques  instants;  puis  il  me  dit  : 
«  Votre  crainte  est  mal  fondée  ;  cependant ,  pour  ménager  vos 
«  scrupules,  suivez  mon  avis.  Nous  avons  souvent  parlé  en- 
«  semble  de  commerce  ;  supposez  que  j'aie  peu  de  mémoire  ; 
«  écrivez-moi  ce  que  vous  m'avez  souvent  dit,  comme  votre 
«  opinion  personnelle  ;  rédigez  seulement  cet  écrit  en  forme  de 
«  note  confidentielle  ;  ne  la  signez  même  pas.  Vous  ne  risquez 
«  rien  ;  vous  pouvez  compter  sur  l'usage  discret  que  j'en  ferai, 
«  et  vous  devez  être  sûr  qu'elle  ne  sera  connue  des  autres 
«  ministres  que  lorsque  vous  aurez  acquis  la  certitude  d'une  ré- 
«  ponse  telle  que  vous  pourrez ,  sans  aucun  inconvénient ,  la 
«  leur  présenter  officiellement,  revêtue  de  toutes  les  formes 
«  usitées  Par  là  vous  êtes  certain  que  vous  aurez  connu  la 
«  réponse  avant  d'avoir  fait  la  demande.  Mais ,  je  vous  le  ré- 
«  pète ,  battez  le  fer  pendant  qu'il  est  chaud  -,  allez  vite  vous 
«  mettre  à  l'ouvrage  ;  je  voudrais  déjà  que  cela  fût  fait.  » 

Je  sortis  sans  lui  répondre  ,  et  je  regagnai  promptement 
ma  galère ,  pensant  qu'il  était  urgent  de  profiter  d'un  épanehe- 
ment  d'amitié  dont  je  ne  devais  probablement  la  vivacité  qu'à 
la  colère  et  qu'il  fallait  ne  pas  laisser  refroidir. 

J'entre  dans  ma  chambre  ;  je  cherche  mon  écritoire  ;  mais 
elle  était  enfermée  dans  une  commode  dont   mon  valet  de 


DU    COMTE    DE  SEGUK.  89S 

chambre,  qui  taisait  alors  une  promenade  en  bateau,  avait 
emporté  la  clef. 

Impatienté  de  ce  contre-temps,  j'entrai  dans  la  chambre  de 
M.  Fit/.-IIerbert,  ou  M.  de  Cobentzel  jouait,  je  crois,  au  tric- 
trac avec  lui.  Je  leur  dis  que,  ayaut  l'intention  de  profiter  du  mo- 
ment où  notre  flottille  était  à  l'ancre  pour  écrire  quelques  let- 
tres, je  me  trouvais,  par  l'absence  de  mon  valet  de  chambre, 
sans  plumes  ni  papier.  Alors  M.  Fitz-Herbert  m'offrit  obli- 
geamment son  écritoire  ,  que  j'emportai  chez  moi. 

Je  ne  sais  pourquoi  quelques  personnes  ,  à  qui  j'avais  raconté 
les  détails  de  mon  voyage,  ont,  depuis,  rendu  publique  cette 
anecdote  assez  insignifiante ,  attribuant  à  une  sorte  d'espiè- 
glerie ce  qui  n'était  que  l'effet  d'un  pur  hasard. 

J'aurais  été  véritablement  contrarié  si  la  publicité  de  cette 
anecdote  avait  pu  déplaire  un  moment  à  M.  Fitz-Herbert , 
dont  j'ai  toujours  fait  profession  d'admirer  l'esprit,  les  talents, 
et  qui  m'honorait  d'une  amitié  que  j'ai  payée  de  retour  et  que 
je  lui  conserverai  toute  ma  vie. 

Le  fait  est  que  des  esprits  légers  ont  trouvé  piquant  de  dire 
que  j'avais  signé  mon  traité  de  commerce  avec  la  plume  du  mi- 
nistre d'Angleterre  ,  tandis  qu'elle  ne  m'a  servi  qu'à  écrire  une* 
simple  note. 

En  deux  heures  de  temps  je  rédigeai  la  note  suivante  et  la 
portai  au  prince  Potemkin.  Je  crois  devoir  faire  connaître  ici 
cette  pièce  improvisée,  puisque,  par  un  heureux  hasard,  elle 
eut  une  si  grande  influence  sur  le  succès  de  mes  négociations. 

MtTE    CONFIDENTIELLE. 

Si  deux  États  ont  jamais  dû  s'unir  par  un  traité  de  com- 
merce,  ce  sont  la  Russie  et  la  France  :  leur  position  le 
prouve,  leurs  productions  le  demandent,  leurs  intérêts  l'exi- 
gent. Elles  se  trouvent  placées  trop  loin  l'une  de  Cautre 
pour  se  nuire  et  pour  qu'il  puisse  naître  entre  elles  aucun  sujet 


396  MÉMOIRES 

de  guerre  ou  d'inimitié.  Leur  population  et  leurs  richesses 
hs  rendraient  les  arbitres  de  C Europe  si  elles  unissaient 
leurs  vues  'politiques. 

Tandis  que  les  pays  immenses  qui  les  séparent  leur  ôtent 
la  possibilité  de  s'inquiéter,  la  mer  Méditerranée ,  la  mer 
Noire ,  l'Océan  et  la  Baltique,  en  les  rapprochant  pour  le 
commerce,  les  invitent  a  ouvrir  de  nouveaux  débouchés  à 
leurs  productions. 

Cependant,  par  des  obstacles  trop  longs  à  détailler,  ce  com- 
merce a  toujours  été,  languissant ,  et  a  pris  jusqu'à  présent 
une  route  détournée ,  au  lieu  de  suivre  la  route  naturelle  qui 
était  si  clairement  indiquée  par  la  position  et  tracée  par 
l'intérêt  des  deux  empires. 

Les  Français  ont  été  obligés  de  recevoir  les  marchandises 
des  tinsses  et  de  leur  envoyer  celles  de  la  France  par  des 
intermédiaires  plus  favorisés ,  qui  faisaient  un  double  profit 
aux  dépens  des  deux  nations,  et  qui  s'assuraient  de  plus  en 
plus  les  avantages  dont  ils  jouissaient  en  paraissant  con- 
sommateurs nécessaires.  Ils  devaient  même  paraître  con- 
sommateurs presque  uniques,  puisque  la  différence  dans  le 
payement  des  droits,  ajoutée  à  quelques  autres  privilèges, 
écartait  nécessairement  toute  concurrence. 

L'impératrice  actuelle,  dont  le  règne  est  l'époque  mé- 
morable des  progrès  des  lumières  en  tout  genre  et  de  la  des- 
truction de  tous  les  préjugés  nuisibles ,  parait  vouloir  rendre 
la  vie  au  commerce  en  le  livrant  à  la,  concurrence ,  en  sup- 
primant les  privilèges  exclusifs,  en  reconnaissant  que  la 
base  d'un  commerce  avantageux  est  la  liberté  et  l'égalité. 

Les  principes  du  roi  sont  trop  conformes  à  ceux  de  Sa 
Majesté  Impériale  pour  ne  pas  croire  que  le  moment  est  enfin 
arrivé  où  les  obstacles  qui  s'opposaient  à  un  traité  de 
commerce  doivent  être  levés.  Il  devient  doublement  néces- 
saire aux  deux  puissances  depuis  que  l'impératrice  a  des 
ports  sur  la  m.er  Noire. 


DU    COMTE   DE   SÉGLB.  397 

Nous  sommes  dans  la  position  la  plus  favorable  pour 
ouvrir  des  débouchés  à  ses  provinces  du  sud,  dont  les  pro- 
ductions avaient  pris  jusqu'à  présent  un  cotas  lent  et  forcé 
vers  les  ports  de  la  Baltique. 

Les  ports  que  la  France  possède  dans  V Océan  resteront 
liés  par  leur  situation  avec  Riga ,  Archangel  et  Péters- 
bourg  ;  les  ports  qu'elle  a  dans  la  mer  Méditerranée  peu- 
vent former  avec  celui  de  Kherson  le  commerce  le  plus 
florissant. 

La  Russie  aura  toujours  la  plus  grande  part  à  la  con- 
sommation des  vins  de  France ,  du  sucre  et  du  café  de  ses 
colonies. 

La  France ,  ayant  à  entretenir  une  marine  nombreuse , 
aimera  toujours  mieux  recevoir  ses  mâtures  de  la  Russie 
que  de  les  faire  venir  de  l'Amérique  septentrionale.  Elle 
consommera  toujours  une  grande  partie  de  son  chanvre, 
quoiqu'elle  en  produise  elle-même.  Les  viandes  salées 
quelle  tirerait  des  provinces  du  sud  lui  conviendraient 
mieux  que  celles  de  ïlrlande. 

Les  cuirs  verts,  les  suifs,  les  cires ,  le  salpêtre,  que  la 
nature  a  prodigués  a  l'Ukraine  et  à  plusieurs  contrées  du 
midi,  mille  autres  productions  qu'offre  un  si  vaste  empire 
et  qu'il  serait  trop  long  de  détailler,  viendraient  augmenter 
ses  riches  exportations  et  lui  assureraient  une  balance 
avantageuse,  q  ui  ne  le  serait  pas  7noins  pour  cela  à  la  France, 
parce  qu'elle  ferait  passer  directement,  et  par  conséquent 
avec  avantage ,  à  la  Russie ,  les  sommes  considérables  quelle 
paye  aux  autres  nations  pour  les  productions  de  cet  empire. 

L'échange  de  ces  productions  réciproques  est  si  nécessaire 
a  la  France  et  à  la  Russie  que  leurs  ports  seront  remplis 
des  vaisseaux  de  leurs  négociants  respectifs  dès  qu'on  lè- 
vera les  obstacles  qui  empêchent  les  capitalistes  prudents 
d'embrasser  un  commerce  dans  lequel  ils  auraient  à  craindre 
des  concurrents  plus  favorisés.  La  cessation  même  de  ces 
t.  i.  3i 


39S  mi:  moires 

préférences  et  l'établissement  d'une  concurrence  générale 
ne  suffiraient  pas  aux  négociants ,  sans  un  traité  entre  les 
deux  nations,  pour  donner  F  essor  à  leur  commerce. 

Que  leur  motif  soit  réel  ou  d'opinion,  il  est  certain  qu'un 
traité  de  commerce,  en  leur  assurant  la  protection  du  gou- 
vernement,  peut  seul  exciter  en  eux  cette  confiance  qui 
porte  aux  spéculations  les  plus  étendues. 

Tant  que  ces  motifs  d'encouragement  manquent  à  nos 
négociants ,  ils  dirigent  leurs  vues  vers  le  commerce  de  nos 
colonies,  celui  des  Indes ,  du  Levant  et  des  puissances  avec 
lesquelles  nous  avons  des  traités.  Ils  tirent  les  productions 
de  la  Russie  par  des  mains  tierces,  qui  en  augmentent  le 
prix  et  en  diminuent  par  là  la  consommation ,  au  désavan- 
tage de  son  commerce  et  du  nôtre. 

Quelques  marchands  français  ,\sans  fortune  et  sans  crédit, 
s'établissent  à  Pétersbourg ,  et,  loin  de  resserrer  les  liaisons 
de  commerce  des  deux  puissances ,  les  affaiblissent  par 
leurs  malheurs  ou  leur  inconduite. 

Mais,  dès  qu'un  traité  de  commerce  attrait  établi  la 
concurrence ,  l'égalité,  et  rassuré  les  esprits,  on  verrait 
des  négociants  solides  s'établir  ici,  des  compagnies  res- 
pectables se  former,  et  les  profits  respectifs  du  commerce 
s'accroître  avec  les  consommations. 

Cest  dans  le  moment  où  l'on  a  pensé  que  ces  vérités 
étaient  senties  à  Pétersbourg  comme  à  Versailles  qu'il 
paraît  opportun  de  faire  à  ce  sujet  des  ouvertures  plus 
formelles  au  ministère  de  l'impératrice,  avec  l'espoir  fondé 
qu'un  arrangement  aussi  désirable  rencontrera  peu  d'obs- 
tacles, et  que  les  deux  cours,  pour  hâter  son  succès ,  se  fe- 
ront part  de  leurs  dispositions  sur  un  point  si  important. 
Ce  que  je  puis  d'avance  affirmer,  c'est  que  les  principes 
du  roi,  dans  tous  ses  traités  de  commerce,  sont  de  n'ac- 
corder ni  de  demander  aucun  privilège  exclusif. 

Pour  qu'un  traité  entre  la  Russie  et  la  France  soit  durable, 


DU   COMTE    DE   SÉGUR.  399 

il  est  nécessaire  de  lui  donner  pour  base  C égalité  ;  ainsi, 
en  parlant  de  ce  principe,  les  Russes  seraient  traités  en 
France  pour  le  présent  et  à  V avenir  comme  la  nation  la  plus 
favorisée;  leurs  causes  seraient  jugées  aux  mêmes  tribunaux, 
chacune  de  leurs  productions  taxée  aux  mêmes  droits, 
et  ces  droits  acquittés  arec  la  même  monnaie  que  la  nation 
qui  jouit  en  France  de  la  plus  grande  faveur. 

Telles  sont  en  général  les  intentions  que  Sa  Majesté  m'a 
permis  de  manisfester  si  des  circonstances  heureuses  me 
donnaient  l'occasion  de  les  développer. 

Comme  la  disposition  du  prince  Potemkin  n'était  pas  chan- 
gée ,  après  avoir  lu  cette  note  il  la  loua  avec  enthousiasme 
et  ne  voulut  pas  me  la  rendre.  Je  l'en  priai  vainement.  «  Je 
«  l'emporte ,  dit-il  en  riant;  je  ne  la  montrerai  qu'à  une  seule 
«  personne ,  à  l'impératrice ,  et  je  vous  jure  de  vous  la  rendre 
«  immédiatement  après.  » 

En  effet ,  le  lendemain ,  dès  qu'il  me  vit ,  il  me  la  remit.  «  Je 
«  suis  chargé ,  dit-il ,  d'une  réponse  qui  vous  sera  sûrement 
«  agréable  ;  Sa  Majesté  vous  la  répétera  bientôt  elle-même.  Elle 
«  m'ordonne  de  vous  dire  qu'elle  a  lu  avec  plaisir  votre  note, 
«  qu'elle  trouve  vos  observations  justes,  que  votre  confiance 
«  lui  plaît  et  la  touche ,  qu'elle  est  si  disposée  à  former  le 
«  lien  que  vous  souhaitez  qu'en  arrivant  à  Pétersbourg  elle 
-<  donnera  à  ses  ministres  de  tels  ordres  que  vous  pourrez 
«  agir  officiellement  et  en  toute  sûreté ,  puisque  déjà  elle 
«  vous  garantit  que  votre  proposition  sera  parfaitement  ae- 
«  cueillie.  » 

Le  prince  avait  été  sincère  et  exact  en  tout  point;  car,  lors- 
que je  me  trouvai  chez  l'impératrice  ,  cette  princesse ,  me  pre- 
nant à  part,  me  dit  :  «  Vous  savez  déjà  ma  réponse.  Les  témoi- 
«  gnages  récents  d'amitié  que  j'ai  reçus  du  roi  votre  maître  me 
«  portent  à  former  volontiers  un  lien  qui  me  rapproche  de  lui. 
«  Votre  confiance  m'a  touchée;  je  vous  vois  avec  un  grand 


400  MÉMOIRES 

«  plaisir  près  de  moi ,  et  je  serai  fort  aise  qu'une  négociation 
«  si  importante  pour  les  deux  États  soit  suivie  et  terminée  par 
«  votre  entremise.  » 

Il  est  facile  de  concevoir  la  vive  satisfaction  que  j'éprouvai 
en  voyant  ma  démarche  ,  un  peu  hasardeuse ,  couronnée  par 
un  succès  si  complet. 

Peu  de  jours  après,  étant  entrés  dans  le  canal  de  Ladoga  , 
nous  arrivâmes  à  Pétersbourg  le  28  juin ,  ayant  ainsi  terminé 
en  moins  d'un  mois  le  voyage  le  plus  curieux  et  le  plus 
agréable. 

Je  reçus  des  lettres  de  M.  de  Vergennes  qui  me  prescrivait 
de  profiter  de  la  confiance  que  me  témoignait  le  comte  de 
Goërtz  pour  calmer  l'inquiétude  de  son  cabinet ,  et  lui  prouver 
que  la  ligue  électorale  et  les  mouvements  du  roi  de  Prusse 
pour  la  fortifier  n'auraient  d'autre  effet  que  de  resserrer  les 
liens  déjà  existants  entre  la  Russie  et  l'Autriche. 

L'impératrice.,  qui  me  permettait  alors  souvent  de  lui  faire 
ma  cour  à  Czarskozelo ,  me  parla  vivement  et  avec  chaleur  des 
fausses  nouvelles  répandues  en  Europe  sur  son  ambition , 
des  épigrammes  dont  elle  était  l'objet ,  des  contes  ridicules  que 
l'on  faisait  sur  la  pénurie  de  ses  finances,  et  même  sur  le  dé- 
périssement de  sa  santé. 

«  Je  n'accuse  point  votre  cour,  me  dit-elle,  de  propager 
«  toutes  ces  impostures  :  elles  viennent  du  roi  de  Prusse,  qui 
«  me  hait,  mais  je  vous  reproche  d'en  croire  Une  partie.  Vous 
«  autres  Français ,  malgré  mes  protestations  pacifiques ,  vous 
«  me  supposez  toujours  des  projets  d'envahissements ,  tan- 
«  dis  que  j'ai  renoncé  de  bonne  foi ,  et  pour  de  puissantes  rai- 
«  sons,  à  tout  agrandissement.  Je  ne  veux  que  la  paix,  et  je 
«  ne  reprendrai  les  armes  que  si  l'on  m'y  force.  Le  repos  de 
«  l'Europe  n'est  menacé  que  par  la  turbulence  des  Turcs  et 
«  des  Prussiens  ;  cependant  c'est  moi  dont  on  se  méfie ,  et  ce 
«  sont  eux  que  l'on  protège.  » 
Je  lui  répondis  avec  plus  de  politesse  (pie  de  conviction  ;  car, 


DU   COMTE   DE   SÉGUB.  401 

bien  que  le  prince  Potemkin  me  tînt  le  même  langage ,  de 
temps  en  temps  il  me  laissait  entrevoir  que  ses  desseins  am- 
bitieux- étaient  plutôt  ajournés  qu'abandonnés. 

Un  jour,  entre  autres,  comme  il  me  parlait  avec  irritation  des 
pillages  commis  par  les  Tartares  du  Ruban  et  des  cruautés 
exercées  par  le  graud-visir,  il  me  dit  :  «  Convenez  que 
«  l'existence  des  musulmans  est  un  véritable  fléau  pour  l'hu- 
«  inanité.  Cependant,  si  trois  ou  quatre  grandes  puissances 
«  voulaient  se  concerter,  rien  ne  serait  plus  facile  que  de  re- 
«  jeter  ces  féroces  Turcs  en  Asie  ,  et  de  délivrer  ainsi  de  cette 
«  peste  l'Egypte,  l'Archipel,  la  Grèce  et  toute  l'Europe. 

«  N'est-il  pas  vrai  qu'une  telle  entreprise  serait  à  la  fois  juste , 
«  utile,  religieuse,  morale  et  héroïque?  Et  puis,  ajouta-t-il 
«  en  souriant,  si  vous  pouviez  contribuer  personnellement  à 
«  un  si  désirable  accord,  et  que  la  France,  pour  son  lot, 
«  eût  Candie  ou  l'Egypte ,  n'en  seriez-vous  pas  honorable- 
«  ment  récompensé,  s'il  arrivait  que  vous  fussiez  nommé  gou- 
a  verneur  de  l'un  ou  l'autre  de  ces  pays  conquis?  » 

Je  lui  répliquai  qne  cet  appât  offert  à  ma  vanité  me  touchait 
peu.  La  vérité  est  que  cette  insinuation  peu  adroite,  qui  me 
choqua,  me  rendit  quelque  fermeté  pour  mieux  remplir, 
dans  ce  moment,  un  devoir  qui  était  en  contradiction  avec  mes 
sentiments  et  mon  opiuion  personnelle. 

En  effet  je  n'ai  jamais  compris  et  je  ne  conçois  pas  encore 
cet  étrange  et  immoral  système  politique  qui  s'opiniàtre  à 
soutenir  des  barbares,  des  brigands,  des  fanatiques,  dépeu- 
plant, dévastant,  inondant  de  sang  les  vastes  contrées  qu'ils 
possèdent  en  Asie  et  en  Europe. 

Est-il  croyable  que  tous  les  princes  de  la  chrétienté  prodi- 
guent leurs  secours,  leurs  présents,  et ,  pour  ainsi  dire  ,  leurs 
hommages  à  un  gouvernement  barbare,  stupide,  orgueilleux  ; 
qui  méprise  nous,  notre  religion,  nos  lois,  nos  mœurs,  nos 
rois  ,  et  qui  journellement ,  nous  appelant  chiens  de  chrétiens, 
nous  accable  d'humiliations  et  d'outrages?  Mais  j'étais  mi- 


402  MEMOIRES 

nistrc  ;  je  devais  obéir  à  mes  instructions ,  et  je  m'y  con- 
formai ponctuellement. 

Feignant  de  regarder  les  paroles  du  prince  comme  une 
boutade  qu'il  était  impossible  de  concilier  avec  les  assurances 
pacifiques  qu'il  me  donnait  si  fréquemment ,  je  lui  dis  :  a  Mon 
«  cher  Prince ,  je  |ne  vous  répondrai  pas  sérieusement  ;  car 
«  tout  ceci  n'est  qu'un  jeu  de  votre  imagination.  Vous  êtes 
«  trop  sage  et  trop  éclairé  pour  ne  pas  seutir  que,  ne  pouvant 
«  renverser  un  empire  tel  que  l'empire  ottoman  sans  le  par- 
«  tager,  nous  froisserions  tous  les  intérêts  commerciaux  ,  nous 
«  détruirions  tout  l'équilibre  de  l'Europe.  La  discorde  rempla- 
«  cerait  une  harmonie  si  lentement  établie  après  des  guéries 
«  longues  et  cruelles  qu'excitèrent  et  nourrirent  si  longtemps 
«  le  fanatisme  des  guerres  religieuses ,  la  domination  intolé- 
«  rable  de  Charles-Quint ,  ses  invasions  en  Italie,  la  rivalité  de 
«  la  France  et  de  l'Angleterre ,  les  conquêtes  de  Louis  XIV  , 
«  et  l'ambition  permanente  de  la  maison  d'Autriche  en  Alle- 
«  magne.  Il  est  aussi  impossible  de  s'entendre  pour  un  tel 
«  partage  que  de  trouver  la   pierre  philosophale. 

«  Constantinople  seule  est  un  point  qui  suffirait  pour  diviser 
«  toutes  ces  puissances  que  vous  voudriez  faire  agir  de  concert  ; 
«  et,  croyez-moi ,  votre  plus  cher  allié ,  l'empereur  Joseph , 
«  ne  consentirait  jamais  à  vous  voir  maître  de  la  Turquie  d'Eu- 
«  rope.  Je  crois  même  qu'il  a  dit  en  propres  termes  ,  que,  ne 
«  pouvant  oublier  les  périls  que  plusieurs  fois  les  turbans 
«  venus  de  Constantinople  ont  fait  éprouver  à  tienne,  il 
«  craindrait  encore  plus  d'avoir  pour  voisins  des  guerriers 
«  en  casques  et  en  chapeaux.  » 

Le  prince  ne  put  s'empêcher  de  s'écrier  :  «  Vous  avez  raison  , 
«  mais  c'est  notre  faute  à  tous  ;  nous  savons  trop  constamment 
«  nous  entendre  pour  faire  le  mal,  et  jamais  pour  faire  le  bien 
«  de  l'humanité.  » 

Sans  donner  tous  ces  détails  à  ma  cour,  j'instruisis  M.  de  Ver- 
gennes  de  mes  entretiens  sur  ce  sujet  avec  le  prince  et  les 


M    COMTE    DE   SEGUB.  403 

autres  ministres  de  Catherine.  Il   m'approuva  complètement 

d'avoir  réussi  à  prouver  aux  Russes  combien  d'obstacles  ren- 
contrerait la  destruction  des  Turcs,  et  en  même  temps  d'être 
parvenu  à  dissiper  les  préventions  de  Catherine,  qui  ne  nous 
croyait  occupés  qu'à  fomenter  chez  elle  des  troubles  intérieurs 
et  à  lui  susciter  des  ennemis. 

Les  occcasions  où  l'impératrice  me  permettait  de  me  rap- 
procher d'elle  se  multipliaient  de  jour  eu  jour  ;  je  la  vis  à  la 
campagne  chez  le  grand-éebansonet  chez  !e  grand-écuver  ;  là 
elle  me  proposa  de  la  suivre  dans  une  course  qu'elle  voulait  faire 
pour  visiter  la  manufacture  d'armes  de  Sisterbeck. 

Je  me  rappelle  que ,  pendant  cette  promenade ,  elle  me  fit 
beaucoup  de  plaisanteries  sur  ce  qu'on  lui  avait  raconté  des 
dépenses  excessives  de  notre  cour  et  du  désordre  qui  régnait 
dans  les  comptes  de  la  maison  du  roi. 

Voulant  un  peu  défendre  cette  cause  ,  quoiqu'au  vrai  elle  ne 
fût  pas  trop  bonne  à  plaider,  et  préférant  la  riposte  à  la  défense, 
je  lui  répondis  «  que  tel  était  le  sort  des  grands  monarques, 
«  qui  s'occupaient  plus  des  affaires  de  L'État  que  des  leurs,  et 
«  n'étaient  pas  dans  la  nécessité  d'imiter  Charlemagne,  qu'on 
«  admirait  parce  qu'il  comptait  lui-même  les  produite  de  ses 
«  fermes ,  les  gerbes  de  ses  champs ,  les  foins  de  ses  prés ,  enfin 
«  jusqu'aux  légumes  de  son  potager  et  aux  œufs  de  sa  basse- 
«  cour:  mais,  n'ayant  pas  d'autres  revenus  que  ceux  de  ses 
«  domaines ,  ce  prince  ne  pouvait  payer  ses  dépenses  sur  des 
«  impôts  qu'alors  la  France  ne  connaissait  pas.  Nos  monarques, 
«  il  est  vrai,  sont  tous  trompés;  mais  vous-même,  .Madame. 
«  ajoutai-je,  permettez-moi  de  vous  le  dire,  vous  êtes  quelque- 
«  fois  ,  si  je  m'en  rapporte  à  ce  qu'on  m'a  dit ,  et  même  assez 
■<  fréquemment  volée;  ce  qui  ne  m'étonne  pas,  car  les  détails 
«  de  cuisine,  d'écurie  et  d'office,  sont  de  trop  petits  objets  pour 
«  qucVotre  Majesté  puisse  les  apercevoir  et  les  surveiller. 

—  Vous  avez  tort  et  raison  tout  à  la  fois,  Monsieur  le  Comte 
«  reprit-elle  :  je  suis  volée  comme  une  autre ,  j'en  conviens  ;  je 


404  MKMOIIIES 

«  m'en  suis  quelquefois  convaincue  moi-même  par  mes  propres 
«  yeux,  en  voyant  de  ma  fenêtre,  au  poiut  du  jour  ouïe  soir, 
«  sortir  furtivement  de  mon  palais  d'énormes  paniers  qui  certes 
«  n'étaient  pas  vides. 

«  Je  me  rappelle  aussi  qu'il  y  a  quelques  années ,  ayant  été 
«  faire  un  petit  voyage  sur  les  bords  du  Wolga ,  je  demandai 
«  aux  habitants  qui  bordaient  ses  rives  s'ils  étaient  contents  de 
«  leur  sort.  La  plupart  étaient  pêcheurs.  Nous  serions, me 
«  répondirent-ils,  très-satisfaits  du  fruit  de  nos  travaux,  et 
«  surtout  de  la  pêche  du  sterlet  (1),  si  l'on  ne  nous  obligeait 
«  pas  à  perdre  une  partie  de  notre  gain,  en  envoyant  an- 
«  nuellement  à  vos  écuries  une  assez  grande  provision  de 
«  ces  sterlets,  qui  se  vendent  très-cher.  C'est  un  lourd 
«  tribut  qui  nous  coûte  à  peu  près  deux  mille  roubles  par  an. 
«  — fous  jaites  fort  bien  de  ni  en  avertir,  leur  dis-je  en 
«  riant;  je  ne  savais  pas  que  mes  chevaux  mangeassent  du 
«  sterlet.  Ce  ridicule  abus  fut  supprimé.  Mais,  ce  que  je 
«  prétends  vous  prouver,  c'est  la  différence  qui  existe  entre  ce 
c  désordre  apparent,  qui  vous  frappe  ici,  et  le  désordre  réel  et 
«  bien  plus  dangereux  qui  règne  chez  vous. 

«  Le  roi  de  France  ne  sait  jamais  au  juste  ce  qu'il  dépense; 
«  rien  n'est  réglé  ni  fixé  d'avance  ;  voici  au  contraire  ce  que  je 
«  fais  :  je  fixe  une  somme  annuelle,  et  toujours  la  même,  pour 
«  la  dépense  de  ma  table ,  de  mon  ameublement ,  pour  celle 
«  de  mes  spectacles,  de  mes  écuries,  enfin  de  toute  ma  mai- 
«  sou.  J'ordonne  que  les  différentes  tables  de  mon  palais  soient 
«  servies  de  telle  quantité  de  vins ,  de  tel  nombre  de  plats.  Il 
«  en  est  de  même  dans  toutes  les  autres  branches  de  cette  ad- 
«  ministration. 

«  Tant  qu'on  me  fournit  exactement,  en  quantité  et  en  qua- 
«  lité,  ce  que  j'ai  ordonné,  et  que  personne  ne  se  plaint  de  né- 
«  gligence  à  cet  égard,  je  suis  contente;  il  m'est  fort  égal  que 

(i)  Sorte  d'esturgeon  très-recherché  en  Russie;  à  Pélersbourg  il  coûtait 
depuis  dix  louis  jusqu'à  vingt-cinq. 


DU   COMTE    DE   SÉGUR.  405 

«  sur  la  somme  Gxée  on  me  vole  avec  plus  ou  moius  de  ruse  ou 
«  d'économie  ;  ce  qui  m'importe,  c'est  que  jamais  cette  somme 
«  ne  soit  dépassée  ;  ainsi  je  suis  toujours  certaine  de  ce  que  je 
«  dépense  C'est  un  avantage  dont  peu  de  princes  et  même  de 
«  riches  particuliers  puissent  se  vanter.  » 

Un  autre  jour,  comme  elle  me  demandait  ce  qui  m'avait  le 
plus  frappé  depuis  que  j'étais  à  sa  cour,  je  profitai  de  la  familière 
bonté  dont  elle  m'honorait  et  je  hasardai  de  lui  dire  :  «  Ce  qui 
«  me  surprend  le  plus,  Madame,  c'est  l'imperturbable  repos 
«  dont  Votre  Majesté  jouit  depuis  tant  d'années,  sur  un  trône 
■<  qu'on  avait  toujours  vu  entouré  d'orages.  Il  est  difficile  de 
«  concevoir  par  quel  secret,  par  quel  moyen,  arrivée  jeune , 
«  étraugère  et  femme ,  dans  un  empire  si  fécond  en  complots 
«  et  en  révolutions,  vous  régnez  si  paisiblement  sans  rencontrer 
«  jamais  de  mutins  à  réprimer,  d'ennemis  intérieurs  à  com- 
«  battre  et  d'obstacles  à  surmonter. 

«  — Ce  moyen,  me  répondit-elle,  est  bien  simple:  je  me  suis 
«  fait  des  principes ,  un  plan  de  gouvernement  et  de  conduite 
a  dont  je  ne  m'écarte  jamais  ;  ma  volonté  une  fois  émise  ne 
a  varie  pas.  Ici  tout  est  constant  ;  chaque  jour  ressemble  à 
«  ceux  qui  l'ont  précédé.  Comme  on  sait  sur  quoi  compter, 
«  personne  ne  s'inquiète.  Dès  que  j'ai  donné  une  place  à  quel- 
«  qu'un ,  il  est  sûr,  à  moins  de  commettre  un  crime,  de  la 
«  conserver.  Par  là  j'ôte  tout  aliment  aux  tracasseries,  aux 
>•  délations,  aux  querelles,  aux  rivalités;  aussi  vous  ne  voyez 
«  point  d'intrigues  chez  moi.  Comme  le  but  des  intrigants  ne 
«  pourrait-être  que  de  faire  chasser  des  hommes  revêtus  d'em- 
«  plois  pour  se  mettre  eux-mêmes  à  leur  place ,  sous  mon 
"  gouvernement  ces  tracasseries  seraient  sans  objet. 

«  —  Je  conviens,  Madame,  lui  répliquai-je,  qu'un  système  si 
«  sage  doit  être  suivi  des  plus  heureux  résultats  ;  cependant 
«  permettez-moi  une  simple  observation.  Il  est  impossible , 
«  quelque  génie  qu'on  ait ,  de  ne  pas  se  tromper  quelquefois 
«  dans  ses  choix.  Que  ferait  Votre  Majesté  si  par  hasard  elle 


406  MÉMOIRES 

«  s'apercevait ,  je  le  suppose ,  qu'elle  a  nommé  un  ministre  qui 
«  se  trouve  inhabile  en  administration  et  incapable  de  répondre 
«  à  sa  confiance? 

«  —  Eh  bien  !  Monsieur,  reprit  cette  princesse,  je  le  garderais  ; 
«  ce  serait  ma  faute,  et  non  la  sienne ,  puisque  c'est  moi  qui 
«  l'aurais  choisi  ;  seulement  je  travaillerais  avec  un  de  ses  agents 
«  secondaires  ;  mais ,  pour  lui ,  il  garderait  son  titre  et  sa 
«  place. 

«  Tenez ,  en  voici  un  exemple.  J'avais  nommé  un  ministre 
«  qui  ne  manquait  pas  d'esprit ,  mais  qui  était  dépourvu  de  la 
«  science  et  du  caractère  nécessaires  pour  bien  régir  une  grande 
«  administration  ;  enfin  on  aurait  trouvé  difficilement ,  dans 
«  quelque  cour  que  ce  fût ,  un  ministre  moins  habile.  Qu'est-il 
«  arrivé  ?  Il  a  conservé  sa  place.  11  est  vrai  que  je  ne  lui  ai 
«  laissé  que  les  plus  minutieux  détails  de  son  département; 
«  j'avais  confié  tout  ce  qui  était  important  à  l'un  de  ses  subor- 
«  donnés. 

«  Je  me  souviens  qu'une  nuit ,  recevant  un  courrier  qui  m'an- 
«  nonçait  la  fameuse  victoire  de  Tchesmé  et  l'incendie  de  la 
«  flotte  turque  ,  je  pensai  qu'il  ne  serait  pas  convenable  que  le 
«  ministre  en  question  n'apprît  que  par  le  public  ce  grand 
«  événement.  A  quatre  heures  du  matin  je  l'envoie  cher- 
ce  cher  ;  il  arrive.  Or  vous  saurez  que  le  pauvre  homme,  étant 
«  alors  uniquement  occupé  et  tourmenté  par  une  petite  que- 
«  relie  intérieure  de  bureaux  dans  laquelle  il  s'était  laissé 
«  aller  à  un  injuste  emportement ,  s'imaginait  que  je  l'avais 
«  mandé  pour  le  gronder. 

«  Aussi ,  en  ouvrant  ma  porte  et  avant  de  me  laisser  dire  un 
«  mot ,  il  s'écrie  :  Madame  ,  je  vous  conjure  de  me  croire  : 
a  il  n'y  a  point  ici  de  ma  faute,  et  je  ne  suis  pour  rien 
«  dans  cette  affaire.  —  Je  ne  le  sais  que  trop,  Monsieur, 
«  lui  répondis-je  en  riant  Et  je  lui  appris  alors  la  nouvelle  de 
«  l'éclatant  succès  qui  couronnait  le  plan  hardi  que  j'avais 
«  conçu  avec  le  prince  Orloff ,  pour  faire  partir  de  Cronstadt 


DU    COMTE   DE  SEGUR.  407 

«  mon  armée  navale ,  qui ,  après  avoir  fait  le  tour  de  l'Europe 
«  et  traversé  la  Méditerranée ,  était  parvenue  à  détruire ,  au 
«  fond  de  l'Archipel ,  la  flotte  musulmane. 

«  Cet  exemple  ,  Madame ,  lui  dis-je  en  riant ,  ne  pourrait 
«  servir  qu'à  un  bien  petit  nombre  de  princes  ;  car  il  en  est 
«  bien  peu  qui  sachent  assez  gouverner  eux-mêmes  pour  faire 
«  de  grandes  choses  avec  de  médiocres  ou  de  mauvais  minis- 
«  très.  » 

Des  nuages  assez  sombres  s'élevaient  à  l'orient  ainsi  qu'au 
sud  de  l'empire  ;  ils  grossissaient  peu  à  peu  et  répandaient  en 
Europe ,  comme  en  Asie ,  la  crainte  d'une  guerre  prochaine. 
Le  pacha  d'Achalzik  attaquait  les  Géorgiens;  un  nouveau  pro- 
phète nommé  Mansoura  appelait  aux  armes  les  tribus  du  Cau- 
case; les  Tartaresdu  Ivubanse  joignaient  aux  Lesghis  et  aux 
Turcs  pour  envahir  les  États  du  roi  d'Imérétie  ;  eoûn  la  gar- 
nison musulmane  d'Oczakoff  se  livrait  à  des  brigandages  sur  le 
territoire  de  l'empire. 

Le  prince  Potemkin  ,  retombant  dans  ses  méfiances  accou- 
tumées ,  nous  reprochait  de  fomenter  secrètement  ces  orages. 
Bientôt , éclatant  eu  menaces,  il  ordonua  aux  ofûcicrs  de  re- 
joindre leurs  corps ,  renforça  les  troupes  de  la  ligne  du  Cau- 
case, et  déclara  publiquement  qu'il  voulait,  sous  peu  de  mois , 
se  mettre  à  la  tête  d'une  armée  et  faire  une  invasion  dans  le 
Ruban. 

Tels  étaient  les  présages  sinistres  qui ,  vers  la  fin  de  l'année 
1785,  annonçaient  une  rupture  prochaine  et  presque"  inévitable 
avec  la  Porte  ottomane. 

Dans  ces  circonstances  je  trouvai  le  moyen  de  me  faire 
donner  un  Mémoire  très-détaillé  et  très-curieux  sur  les  diffé- 
rentes tribus  qui  habitaient  le  Caucase ,  sur  la  force ,  les  mœurs , 
les  lois  de  ces  diverses  et  nombreuses  peuplades ,  parlant 
presque  toutes  des  langues  différentes ,  et  parmi  lesquelles  se 
trouvaient  encore  les  coutumes  ainsi  que  les  noms  de  plusieurs 
peuples  antiques ,  tels  que  les  Osses ,  les  Avares ,  autrefois  puis- 


408  MEMOIRES 

sants,  et  dont  les  roches  du  Caucase  conservent  encore  quel- 
ques débris  échappés  aux  invasions  successives  de  ces  flots  de 
Huns  et  de  Tartares  qui  dévastèrent  les  plaines  de  la  Scythie 
avant  de  porter  la  terreur  en  Europe  et  d'étendre  leurs  ravages 
jusqu'au  sein  du  double  empire  des  Césars. 

Si  ce  Mémoire  très- important  sur  une  contrée  presque  tota- 
lement inconnue  dans  l'Occident  n'eût  pas  été  trop  long,  j'au- 
rais cru  devoir  l'insérer  en  entier  dans  ce  livre  ;  mais  il  ralen- 
tirait trop  ma  marche.  Il  suffira  peut-être  à  mes  lecteurs  d'en 
extraire  quelques  pages  pour  présenter  à  leur  curiosité  une 
esquisse  des  mœurs  assez  singulières  des  Cabardiens ,  tribu  cir- 
cassienne. 

Ce  Mémoire  me  parut  d'autant  plus  important  qu'il  était 
secret  et  rédigé  par  le  général  Paul  Potemkin,  avec  des  notes, 
en  marge,  du  général  Apraxiu. 

Le  Caucase ,  antique  théâtre  du  supplice  de  Prométhée ,  est 
formé  par  une  chaîne  de  montagnes  qui  sépare  l'Europe 
de  l'Asie.  Ses  bornes  sont  :  à  l'orient ,  la  mer  Caspienne  ;  à 
l'ouest ,  la  mer  Noire  ;  au  nord ,  deux  rivières ,  le  Terek  et 
le  Kuban;  au  midi,  le  fleuve  Kur,  qui  borde  sa  haute  chaîne 
dans  toute  sa  longueur. 

Les  défilés  qui  traversent  ces  montagnes  étaient  autrefois* 
fortiliés.  On   voit  encore  quelques  ruines  de   ces  murailles 
et  de  leurs  portes,  qu'on  appelait  jadis  portes  Caspiennes.  Un 
fort  moderne  ,  bâti  par  les  Russes  ,  a  reçu  le  nom  de  Grégo- 
riopolis ,  pour  rappeler  celui  du  prince  Potemkin. 

Les  nations  qui  habitent  le  Caucase  sont  presque  généralement 
soumises  aux  puissances  musulmanes  et  russes;  mais  cette 
soumission  existait  pins  de  nom  que  de  fait  ;  la  plupart  étaient 
souvent  en  rébellion  et  recouvraient  fréquemment  leur  liberté 
par  les  armes. 

Les  Tartares  du  Kuban  et  les  Lesghis  défendaient  presque 
constamment  leur  indépendance.  Les  Abgas  se  montraient 
plus  fidèles  aux  Turcs  par  haine  pour  les  Russes.  Les  Tschet- 


DU   COMTE   DE   SEGUB.  409 

ciiins  combattaient  aussi  fréquemment  les  Moscovites;  mais, 
de  toutes  ces  peuplades,  connues  généralement  sous  le  nom  de 
Circassiens  ou  Tcherkès,  les  tribus  des  deux  Cabarda  sont 
peut-être  les  plus  remarquables  par  l'étendue  de  leur  popula- 
tion ,  par  leurs  mœurs ,  par  la  forme  de  leur  gouvernement  et 
par  leur  intrépidité ,  eniiu  par  la  fertilité  de  leurs  pâturages  et 
de  leurs  champs. 

Leurs  troupeaux  sont  nombreux  ;  ils  fournissent  des  grains 
aux  tribus  des  Osses  et  des  Avares.  Leur  pays  produit  une  race 
excellente  de  chevaux  qu'on  vend  à  Pétersbourg  depuis  trois 
cents  jusqu'à  mille  roubles,  malgré  la  petitesse  de  leur  taille, 
qui  est  compensée  par  une  singulière  agilité  et  par  une  in- 
croyable vigueur.  Ils  sont  si  souples  que  j'ai  vu  à  Pétersbourg 
des  princes  cabardiens  les  faire  tourner  sur  eux-mêmes  dans 
un  cercle  dont  le  diamètre  n'avait  pas  la  moitié  de  la  longueur 
de  leur  corps. 

La  principale  force  des  Cabardiens  consiste  en  cavalerie.  Ces 
guerriers  portent  des  cottes  de  maille  artistement  faites ,  dont 
quelques-unes  leur  couvrent  la  tête  et  descendent  jusqu'aux  ge- 
noux. Ils  se  servent  quelquefois  d'armes  à  feu,  mais  plus  sou- 
vent de  l'arc,  dont  ils  tirent  avec  une  adresse  merveilleuse. 

Le  général  Apraxin  racontait  que  ,  dans  un  combat  qui  fut 
très-rude,  les  Cabardiens  firent  plus  de  mal  à  ses  troupes  par 
leurs  flèches  que  par  leurs  fusils.  Ces  flèches,  lancées  d'assez 
loin ,  s'enfonçaient  dans  le  corps  des  hommes  et  des  ehevaux 
jusqu'à  la  plume.  A  leur  première  décharge ,  sur  quatre  cents 
cavaliers  russes  ils  en  tuèrent  ou  démontèrent  soixante-dix. 

En  général  tous  les  Circassiens  ne  se  montraient  soumis  à 
l'impératrice  que  pour  en  recevoir  des  présents.  Leur  recon- 
naissance durait  peu  \  on  était  avec  eux  dans  un  état  de  guerre 
presque  perpétuel.  Cependant  Catherine  II ,  décidée  à  subju- 
guer toutes  ces  tribus  et  à  consolider  son  autorité  sur  elles  pour 
garantir  la  Géorgie  contre  leurs  attaques ,  ainsi  que  contre  celles 
des  Lesghis,  venait,  lorsque  j'arrivai  en  Russie,  de  former  un 

35 


4(0  MÉMOIRES 

nouveau  gouvernement  sous  le  nom  de  gouvernement  du 
Caucase,  dont  la  capitale  a  été  nommée  Ecatherinengrad. 

Ce  gouvernement  doit,  dit-on,  s'étendre  depuis  le  Don 
jusqu'aux  frontières  de  l'Arménie  et  du  Kuban  jusqu'à  l'Oural. 
Deux  royaumes  et  un  grand  nombre  de  peuples  seront  soumis 
à  sa  juridiction. 

Les  Cabardiens  forment  trois  tribus  circassiennes  de  la  même 
race ,  issue ,  disait-on ,  d'un  prince  nommé  Kess,  qui,  venu 
jadis  d'Arabie ,  avait  soumis  toutes  les  nations  du  Caucase. 

La  djnastiede  ce  prince  devint  nombreuse  ;  toutes  les  bran- 
dies qui  la  composaient  restèrent  longtemps  sous  la  domina- 
tion du  cbef  de  leur  famille  ;  mais,  vers  la  fin  du  siècle  dernier, 
le  chef  qui  régnait  alors  devint  odieux  aux  auties  princes  ;  ils  se 
révoltèrent  contre  lui  et  le  tuèrent ,  ainsi  que  ses  eufants. 

Ces  princes ,  se  multipliant  avec  une  incroyable  fécondité , 
se  trouvèrent  bientôt  si  pauvres  qu'ils  n'eurent  plus  de  res- 
sources que  le  brigandage  ;  ce  brigandage  devint  promptement 
une  coutume  générale ,  et  l'on  pourrait  presque  dire  un  droit 
reconnu. 

Dès  qu'un  prince  devient  père  d'un  enfant  mâle ,  il  le  confie 
à  un  ousder  ou  noble  circassieu ,  qui  entretient  cet  enfant  à  ses 
frais ,  le  forme  aux  exercices  militaires  et  aux  vols  hardis  qui 
doivent  un  jour  fonder  sa  fortune  et  sa  renommée. 

A  son  tour  le  belliqueux  élève,  quand  il  devient  homme, 
donne  à  son  gouverneur,  pour  prix  de  ses  soins ,  la  plus  grande 
partie  du  butin  qu'il  peut  faire,  ne  s'en  réservant  pour  lui-même 
que  la  dixième  part. 

Autrefois  la  volonté  du  chef  de  la  nation  tenait  lieu  de  loi  : 
c'était  un  gouvernement  militaire  et  absolu  ;  depuis ,  ce  gou- 
vernement présenta  l'aspect  d'une  sorte  de  république  divisée 
d'abord  en  deux  classes ,  celle  des  princes  et  «elle  des  nobles  ; 
enfin,  pour  apaiser  les  mécontentements  du  peuple,  on  admit, 
dans  le  grand  conseil  national  des  vieillards  choisis  par  ce  peuple 
dans  son  ordre! 


DU    COMTE  DE   SÉGUR.  411 

Les  décisions  de  cette  assemblée  font  loi  ;  mais  ces  lois  sont 
peu  durables.  L'engagement  le  plus  sacré  pour  les  Cabardiens 
est  le  serment  sur  l'Alcoran ,  et  rarement  ils  tiennent  ces  ser- 
ments plus  d'une  année. 

Ces  Circassiens ,  jadis  idolâtres,  depuis  chrétiens,  et  récem- 
ment devenus  mahométans ,  respectent  peu  ces  différents  cultes 
et  en  observent  encore  moins  la  morale.  Dernièrement  les 
princes ,  les  nobles  et  les  députés  du  peuple  étaient  unanime- 
ment convenus  d'interdire  aux  Arméniens  l'entrée  dans  la  Ca- 
barda  ;  peu  de  mois  après  ils  les  y  appelèrent. 

Cependant  leur  assemblée  offre  un  coup  d'ceil  grave  et  impo- 
sant ;  chaque  ordre  s'y  place  séparément ,  et  chaque  individu 
selon  son  rang. 

Toute  proposition  doit  émaner  des  princes  ;  quand  ils  sont 
d'accord,  les  nobles  l'examinent ,  et  presque  toujours  ils  adop- 
tent l'avis  de  ces  princes ,  parce  qu'ils  dépendent  d'eux  immé- 
diatement. On  communique  ensuite  la  proposition  aux  anciens 
du  peuple  ;  mais ,  quoique  ceux-ci  soient  nommés  sujets  par  les 
autres ,  ils  usent  librement  du  droit  d'accepter  ou  de  refuser, 
et  leur  consentement  est  indispensable  pour  donner  force  de 
loi  aux  décisions  des  deux  premiers  ordres. 

Les  princes  fout  exécuter  les  lois  par  l'entremise  des  nobles. 
Dans  les  anciens  temps ,  ces  nobles ,  compagnons  du  premier 
conquérant ,  dédaignaient  le  soin  de  cultiver  la  terre  et  aban- 
donnaient ce  travail  aux  peuples  conquis  et  aux  esclaves.  Ainsi 
les  vaincus  devinrent  bientôt  les  seuls  propriétaires. 

Mais  il  eu  résulta  que  les  princes  et  les  nobles ,  ne  vivant 
que  de  brigandage  ,  prirent  à  discrétion  chez  les  cultivateurs 
tout  ce  qui  leur  était  nécessaire  ,  de  sorte  que ,  ne  s'étaut  ré- 
servé ,  en  droit ,  aucune  propriété  ,  dans  le  fait  ils  pillent  tout 
ce  qu'il  leur  convient  de  s'approprier. 

Chaque  prince  se  dit  le  patron  ,  le  protecteur  d'un  certain 
nombre  d'habitants  qui  dépendent  de  lui  et  qu'il  nomme  ses  su- 
jets. Ceux-ci,  regardant  leur  prince  comme  un  êtresacré,  n'o- 


412  MEMOIRES 

seraient  lui  refuser  ni  leurs  biens  ni  leur»  services.  Le  prince  a 
le  pouvoir  d'ôter  à  son  sujet  ses  esclaves  et  de  les  vendre  ;  il  peut 
même  lui  enlever  sa  fdle  ou  sa  femme  ;  mais  il  n'a  aucun  droit 
sur  sa  vie. 

Cependant  les  vieillards  des  anciennes  familles  du  peuple  sont 
tellement  respectés  que ,  dans  les  assemblées  de  la  nation,  leur 
avis  a  souvent  plus  de  poids  que  ceux  des  princes. 

Depuis  quelque  temps  le  peuple  ,  trop  opprimé ,  commençait 
à  se  soulever  et  à  implorer  l'appui  de  l'impératrice,  dont  la  pro- 
tection leur  a  rendu  le  courage  et  l'espoir  de  se  venger.  Les 
causes  de  ces  excès  et  de  cette  animosité  étaient  assez  récentes, 
et  peut-être  amenées  par  de  trop  fréquentes  communications 
avec  les  Turcs  et  les  Russes. 

Jusque-là  des  mœurs  simples,  et  dans  lesquelles  on  retrou- 
vait quelques  traces  des  antiques  coutumes  lacédémonicunes , 
remplaçaient  chez  ces  peuples  les  avantages  d'une  législation 
régulière  ;  ils  ne  commettaient  de  brigandages  qu'au  dehors , 
n'étant  pas  resserrés  comme  ils  le  sont  aujourd'hui  dans  leurs 
propres  limites  par  de  puissants  voisins. 

Les  princes  et  les  nobles  pouvaient  bien  demander  à  leurs 
sujets  ce  qu'ils  trouvaient  chez  eux  à  leur  convenance  ;  mais 
aussi  chaque  sujet ,  sans  crainte  de  refus  ,  pouvait  s'asseoir, 
quand  il  le  voulait,  à  la  table  du  prince  son  patron ,  et  obtenir 
de  lui  en  présent  tout  ce  qui  paraissait  lui  être  utile  ou  même 
agréable  :  c'étaient  le  plus  souvent  des  armes  et  des  chevaux , 
seuls  objets  de  leur  ambition  ;  car  ces  peuples  fout  peu  de  cas 
de  l'or  et  de  l'argent. 

Les  princes  et  les  nobles  n'ont  pas  plus  de  luxe  à  leur  table 
que  les  hommes  du  peuple  ;  s'ils  n'ont  point  de  repas  publics 
comme  les  Spartiates,  du  moins  tous  les  membres  de  la  même 
famille  vivent  en  commun  et  à  la  même  marmite.  Aussi  l'usage 
était  établi  de  faire  les  dénombrements  de  la  nation  par  mar- 
mites ,  et  non  par  maisons  et  par  familles. 

Dès  qu'un  enfant  vient  de  naître,  on  l'expose  sans  précaution 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  413 

à  l'air  ;  à  trois  ans  on  lui  présente  des  armes  mêlées  avec  quel- 
ques autres  bagatelles  qui  plaisent  à  l'enfance  ;  s'il  préfère  les 
armes ,  sa  famille  s'en  réjouit.  A  sept  ans  il  apprend  à  monter 
à  cheval ,  à  tirer  de  l'arc ,  à  se  servir  des  armes  à  feu.  Bientôt 
éloigné  de  la  maison  paternelle  ,  où  l'on  craint  que  l'indulgence 
de  sa  mère  ne  l'amollisse,  il  n'y  revient  que  lorsqu'il  est  homme 
fait  et  déjà  connu  par  quelques  exploits. 

Les  jeunes  gens  des  deux  sexes  peuvent  se  voir  librement  les 
jours  de  fêtes  et  de  danse.  Lorsqu'un  jeune  homme  se  marie, 
il  paye  une  espèce  de  dot  nommée  Aa///«,  en  donnant  à  son  beau- 
père  ou  des  cuirasses ,  ou  des  cottes  de  maille ,  ou  des  fusils.  Le 
nouvel  époux  ne  peut  voir  sa  femme  que  sous  le  voile  du  mys- 
tère ;  il  lui  ferait  tort  et  se  perdrait  lui-môme  dans  l'opinion  de 
sa  tribu  s'il  se  laissait  surprendre  avec  elle. 

Chez  ce  peuple  tout  vol  est  permis,  comme  à  Sparte,  pourvu 
qu'on  n'en  découvre  aucune  trace.  Un  jeune  Circassien  aime- 
rait mieux  mourir  que  de  se  laisser  convaincre  de  son  larcin. 

Ces  peuples  guerriers,  loin  d'admirer  la  magnificence  des  villes, 
les  regardent  comme  des  prisons.  «  Je  ne  changerais  pas,  disait 
«  un  prince  cahardien,  ma  petite  cabane  pour  le  plus  riche  pa- 
«  lais.  Dans  ce  palais  les  murs  sont  ornés,  mais  les  cœurs  sont 
«  cachés  Ces  gros  murs  emprisonnent  les  idées  et  les  senti- 
«  ments.  Pour  moi ,  je  respire  un  air  libre ,  et  je  peux  à  mon 
«  gré  transporter  ma  cabane  sur  toute  l'étendue  de  ce  pays  où 
«   ma  nation  est  puissante.  » 

Quoique  mahométans,  ces  peuples  conservent  encore  ,  par 
habitude  ,  une  vénération  singulière  pour  un  lieu  nommé  Ta- 
tarloitff,  où  l'on  voit  encore  les  ruines  d'une  antique  église  chré- 
tienne ;  ces  ruines  sont  un  asile  sacré ,  et,  malgré  leur  légèreté 
ordinaire,  ils  ne  violent  presque  jamais  le  serment  juré  parle 
nom  de  Tatarlonff. 

La  nourriturede  ces  montagnards  consiste  habituellement  en 
quelques  morceaux  de  mouton  bouilli  et  du  gruau  cuit  à  l'eau. 
1  r  général  PaulPotemlun  prétend  qu'il  s'élève  quelquefois  entre 


411  M  É MO  1RES 

deux  princes  cabardiens ,  pour  un  morceau  de  mouton,  des 
querelles  aussi  sérieuses  que  celles  d'Agamcmnon  et  d'Achille, 
si  poétiquement  ennoblies  par  le  génie  d'Homère. 

La  boisson  ordinaire  des  Cabardiens  est  une  espèce  de  bière 
laite  avec  du  millet  ;  les  riches  boivent  un  hydromel  non  fer- 
menté. 

Dans  les  fêtes ,  la  jeunesse  danse  au  son  du  tambourin  et 
de  quelques  flûtes  percées  de  trois  trous  et  nommées  balalekct. 

Les  hommes  se  montrent,  à  ces  bals,  revêtus  de  leurs  armures, 
et  les  femmes  parées  de  leurs  plus  belles  robes  ou  surbifs. 
Avant  d'ouvrir  le  bal ,  les  jeunes  Cabardiens  se  livrent  à  des 
exercices  militaires.  Les  plus  adroits  peuvent  choisir  la  danseuse 
qui  leur  plaît;  les  maladroits  perdent  ce  privilège.  Les  jeunes 
filles  apprennent  à  coudre  ,  à  broder,  font  elles-mêmes  les  ha- 
billements de  leurs  maris  et  soignent  leurs  armures. 

Quoique  mariée  une  Cabardienne  conserve  la  coiffure  des- 
tinée aux  vierges ,  et  ne  reçoit  de  ses  parents  la  permission  de 
porter  la  coiffure  des  femmes  que  lorsqu'elle  est  devenue  mère 
d'un  garçon. 

Les  femmes  ,  non  moins  belliqueuses  que  leurs  maris ,  exci- 
tent, soutiennent,  enflamment  leur  courage.  Le  général  Apraxin 
les  a  vues,  après  une  défaite ,  insulter  ces  guerriers  vaincus,  en 
leur  reprochant  d'avoir  perdu  tout  à  la  fois  leur  vaillance  et  leur 
droit  à  l'affection  de  leur  famille. 

A  la  mort  de  son  mari  la  femme  doit  se  déchirer  jusqu'au 
sang  le  visage  et  le  sein.  On  juge  de  sa  sensibilité  par  le  plus  ou 
le  moins  de  gravité  des  blessures  qu'elle  se  fait.  Le  guerrier 
devenu  veuf  doit  se  meurtrir  la  tête  à  coup  de  fouet.  Ces  cou- 
tumes commençaient  à  tomber  en  désuétude. 

On  retrouve  les  mêmes  mœurs  chez  les  Tschetchins,  les  Ava- 
res, les  Karakalpakes,  les  Andes,  les  Alagius ,  les  Grébent- 
choukoffes  ,  les  fngoutches ,  les  Osses ,  les  Sigores  et  plusieurs 
autres  peuplades  du  Caucase. 
Une  seule  tribu  ,  celle  des  Koumoniqucs ,  tirant  son  origine 


DU    COMTE    DE    SKGUR.  41S 

des  Ogres  ou  Hongrois  de  Madjar,  vit  sous  d'autres  formes  de 
gouvernement.  Les  ruines  de  Madjar  existent  encore  dans  le  dé- 
sert qu'on  traverse  en  allant  de  Teherkask  à  Mosdock  ;  leur 
étendue  indique  assez  que  Madjar  fut  autrefois  une  ville  consi- 
dérable. 

La  guerre  des  Russes  contre  les  Circassiens ,  d'abord  com- 
mencée pour  les  punir  de  quelques  brigandages ,  avait ,  jusqu'à 
l'époque  de  mon  arrivée  à  Pétersbourg,  paru  peu  importante. 
Plusieurs  princes  du  Caucase  s'étaient  même  établis  en  Russie 
et  avaient  servi  dans  les  armées  impériales. 

Je  vis  à  la  cour  de  Catherine  et  je  reçus  chez  moi  des  princes 
cabardiens,  envoyés  par  leurs  tribus  pour  implorer  la  clémence 
de  l'impératrice.  Ils  me  montrèrent  leurs  armures  et  me  ren- 
dirent témoin  de  leurs  exercices  militaires. 

Je  les  ai  vus,  au  galop  le  plus  rapide,  abattre  avec  des  flèches 
et  à  une  grande  distance  un  chapeau  posé  sur  une  perche.  Je 
conserve  encore  des  dessins  où  ils  sont  représentés  avec  leur 
cotte  démaille  et  leur  habit  de  guerre. 

Tandis  que ,  dans  la  capitale ,  ils  parlaient  de  soumission , 
leur  nation  combattait  les  Russes,  et  cette  guerre  prenait  de 
jour  en  jour  un  caractère  plus  grave  par  la  réunion  de  tous  les 
peuples  du  Caucase ,  qui  grossissaient  leurs  forces ,  et  par  les 
secours  que  leur  donnaient  les  Lesghis  ,  ainsi  que  les  Turcs, 
qui,  sous  les  ordres  du  pacha  d'Achalzik,  envahissaient  les  États 
des  rois  d'Imérétie  et  de  Géorgie. 

Dans  ce  même  temps ,  à  l'extrémité  de  l'Asie ,  une  rupture 
avait  éclaté  entre  les  Russes  et  les  Chinois.  Ceux-ci  s'étaient  em- 
parés d'une  île  située  au  milieu  du  fleuve  Amour  et  y  cons- 
truisaient un  fort.  L'empereur  de  la  Chine  avait  écrit  des  let- 
tres très-hautaines  à  Catherine  II ,  et  cette  princesse  se  voyait 
obligée  d'envoyer  à  grands  frais  au  fond  de  la  Sibérie  des  troupes 
et  du  canon. 

J'étais  peut-être  alors  le  seul  Européen  qu'une  semblable 
querelle  pût  occuper  et  contrarier.  Le  comte  deWoronzoff, 


4lf>  MÉMOIRES 

ministre  du  commerce,  annonçait  l'intention  de  faire  un  voyage 
aux  frontières  de  la  Chine,  et  son  départ  aurait  paralysé  nos 
négociations  commerciales  peut-être  pour  une  année. 

Depuis  longtemps  l'orgueil  du  souverain  de  la  Chine  avait 
blessé  la  fierté  de  l'impératrice,  peu  accoutumée  aux  humilia- 
tions. Au  commencement  de  son  règne  ,  une  nombreuse  tribu 
deKalmouks,  qui  habitait  les  vastes  plaines  situées  au  nord-est 
de  la  mer  Caspienne ,  se  trouvant  lasse  des  taxes  que  les  gou- 
verneurs russes  lui  imposaient,  et  ne  pouvant  supporter  le  joug 
des  lois ,  que  leur  farouche  liberté  leur  faisait  regarder  comme 
une  tyrannie ,  résolut  de  s'en  affranchir. 

Tout  à  coup  ,  le  même  jour,  à  la  même  heure,  cent  cinquante 
mille  familles  de  Ralmouks  plient  leurs  tentes,  les  placent  sur 
des  chariots,  sellent  leurs  chevaux,  emmènent  leurs  troupeaux, 
disparaissent ,  se  dirigent  vers  l'orient ,  et ,  après  deux  ans  de 
marche,  arrivent  sur  les  frontières  de  la  Chine.  Là  ils  écrivent 
au  souverain  de  ce  vaste  empire  et  lui  demandent  un  asile. 

Cette  visite  inattendue  de  deux  ou  trois  cent  mille  hôtes , 
loin  d'alarmer  l'empereur,  lui  causa  une  orgueilleuse  satisfac- 
tion ;  il  accorda  des  terres  à  ces  Ralmouks  ,  et  au  milieu  de 
leurs  établissements  il  érigea  une  pyramide  avec  une  inscrip- 
tion dans  laquelle  il  se  vantait  d'être  au-dessus  de  tous  les  mo- 
narques de  l'univers. 

«  Ceux-ci,  disait-il ,  prodiguent  l'or  et  le  sang,  ils  épuisent 
«  leurs  forces  pour  conquérir  à  grands  frais  et  avec  de  longs 
«  travaux  quelques  villes,  quelques  bourgades,  tandis  que  nous, 
o  puissants  et  respectés,  par  la  sagesse  de  nos  lois,  par  la  pros- 
«  périté  de  nos  sujets ,  nous  voyons  des  nations  entières  ac- 
«  courir  des  extrémités  du  monde  pour  se  soumettre  à  notre 
«  domination.  » 

Bien  que  l'impératrice  voulût  quelquefois  tourner  en  ridicule 
cette  forfanterie  asiatique,  on  voyait  à  l'amertume  de  ses  raille- 
ries qu'elle  eu  conservait  un  vif  et  secret  dépit. 

Bientôt  l'impératrice  fut  distraite  de  ses  occupations  admiuis- 


DU   COMTE    DE    SÉGUB.  417 

tratives  par  de  nouvelles  apparences  de  guerre.  M.  de  Choiseul 
la  croyait  inévitable.  Le  ministère  britannique,  dans  le  dessein 
de  faire  échouer  nos  négociations  de  commerce,  encourageait 
les  Turcs  à  protéger  les  mouvements  hostiles  des  Tartares,  des 
Lesghis  et  du  pacha  d'Achalzik.  En  amenant  une  rupture  l'An- 
gleterre espérait  arrêter  les  progrès  de  notre  influence  à  Péters- 
bourg  ou  bien  anéantir  celle  que  nous  conservions  à  Con^tan- 
tinople. 

Déjà  tous  ces  mouvements  renouvelaient  dans  l'esprit  de 
Catherine  II  d'anciennes  méfiances  contre  nous,  et  j'obtenais 
plus  rarement  des  conférences.  Cependant  cette  princesse  me 
montrait  toujours  personnellement  la  même  bonté;  elle  me 
permit  de  dîner  avec  elle  dans  un  nouveau  palais  construit  par  le 
prince  Potemkin. 

On  y  voyait  une  galerie  entourée  de  colonnes ,  et  d'une 
telle  étendue  qu'une  table  de  cinquante  couverts,  placée  à  l'ex- 
tremite  de  cette  galerie,  était  à  peine  aperçue  de  ceux  qui  en- 
traient par  l'autre  extrémité. 

Hors  de  cette  galerie  on  trouvait  un  jardin  d'hiver  si  grand 
qu'un  temple  placé  au  centre  de  ce  jardin  n'y  paraissait  pas 
disproportionné,  bien  que  dans  sa  rotonde  cinquante  personnes 
pussent  être  assises  sans  se  gêner . 

Là  ce  prince  nous  fit  entendre  le  concert  le  plus  étrange  : 
c'était  une  musique  uniquement  composée  de  cors,  et  dont 
chacun  ne  faisait  jamais  qu'une  note  ;  ce  qui  n'empêchait  pas 
ces  singuliers  musiciens  déjouer  avec  précision  et  rapidité  des 
morceaux  d'harmonie  de  la  plus  difficile  exécution. 

Le  vice-chancelier  donna  aussi  un  grand  souper  à  l'impéra- 
trice. Je  désirais  qu'il  y  invitât  M.  le  comte  de  Custines,  qui  ve- 
nait d'arriver  à  Pétersbourg;  mais,  comme  il  n'avait  pas  encore 
été  présenté,  le  comte  Ostermann  n'osait  pas  le  prier.  Te  mon- 
trai à  l'impératrice  quelque  regret  de  ce  refus,  et  par  ses  ordres 
l'invitation  fut  faite. 

Vers  ce  temps ,  après  avoir  célèbre  avec  magnificence  à  Pe- 


418  MEMOIRES 

tershoffles  fêtes  de  la  Saint-Pierre,  Catherine,  qui  choisissait 
ordinairement  ces  jours  solennels  pour  faire  éclater  sa  généro- 
sité, donna  aucomteBezborodko  quatre  mille  paysans,  au  comte 
de  Woronzoff  une  plaque  de  diamants  et  cinquante  mille  roubles. 
Elle  nomma  six  sénateurs,  et  accorda  à  d'autres  seigneurs  plu- 
sieurs gouvernements  et  un  grand  nombre  de  décorations. 

A  la  grande  surprise  de  la  cour,  on  vit  le  favori  Yermoloff 
attaquer  le  prince  Potemkin  dans  l'esprit  de  sa  souveraine  et 
miner  visiblement  son  crédit.  Le  khan  de  Crimée,  Sahim-Gheray, 
en  perdant  sa  souveraineté ,  avait  obtenu  de  l'impératrice  la 
promesse  d'une  indemnité  avec  un  traitement  annuel  et  con- 
sidérable ;  je  ne  sais  par  quelle  raison  les  payements  de  cette 
pension  se  trouvèrent  retardés. 

Le  khan,  soupçonnant  le  prince  Potemkin  de  détourner  pour 
quelque  autre  emploi  les  sommes  qui  lui  étaient  destinées,  se 
plaignit  vivement  de  cette  négligence  ou  de  cette  infidélité,  et, 
pour  faire  parvenir  sûrement  ses  plaintes  à  Catherine  II,  il  s'a- 
dressa au  favori  Yermoloff,  qui  saisit  cette  occasion  favorable 
pour  irriter  sa  souveraine  contre  le  ministre  puissant  qu'il  se 
flattait  un  peu  trop  légèrement  de  renverser. 

Tous  ceux  qui  étaient  mécontents  de  la  hauteur  du  prince 
Potemkin  se  rallièrent  à  M.  Yermoloff ,  et  bientôt,  de  tous  côtés, 
Catherine  fut  assaillie  de  délations  contre  l'administration  du 
prince,  qu'ils  accusaient  même  de  déprédations. 

L'impératrice  en  conçut  et  eu  montra  une  humeur  assez  vive. 
Au  lieu  d'expliquer  sa  conduite  et  de  se  justifier,  le  prince,  fier 
et  audacieux,  lui  oppose  des  dénégations  brusques,  un  maintien 
froid,  la  plupart  du  temps  un  silence  presque  dédaigneux. 
Enfin  non- seulement  il  cesse  toute  assiduité  près  de  sa  souve- 
raine, mais  il  s'en  éloigne,  quitte  Czarskozelo  et  passe  à  Péters- 
bourg  ses  journées  chez  le  grand-écuyer ,  ne  paraissant  occupé 
que  de  festins,  de  plaisirs  et  d'amour. 

Le  dépit  de  Catherine  se  manifestait  à  tous  les  yeux  ;  le  cré- 
dit d'Yermoloff  semblait  croître  rapidement.  La  cour,  étonnée 


DU    COMTE    DE    SEOIR  4M) 

d'un  tel  changement,  se  tournait,  suivant  L'usage,  \<ts  le  soleil 
lavant. 

Les  parents  et  les  amis  du  prince  sont  consternés  et  disent 
qu'il  se  perd  par  un  orgueil  déplacé.  Sa  disgrâce  parait  certaine  ; 
chacun  s'éloigue  de  lui  ;  la  plupart  des  ministres  étrangers  imi- 
tent eux-mêmes  cet  exemple.  M.  Fitz-Herbert  se  conduisit  plus 
noblement,  quoique  dans  le  fond  il  ne  vît  pas  avec  peine  la  chute 
d'un  ministre  qui  se  montrait  alors  plus  favorable  à  nos  intérêts 
qu'à  ceux  de  l'Angleterre. 

Pour  moi,  je  crus  devoir  dans  cette  circonstance  redoubler 
mon  assiduité  près  du  prince.  Je  le  vis  tous  les  jours,  et  je  lui 
dis  franchement  qu'il  courait  imprudemment  à  sa  perte  en 
osant  braver  ainsi  sa  souveraine  et  blesser  sa  fierté. 

«  Eh  quoi  !  vous  aussi,  me  dit-il,  vous  voulez  que  je  plie  hon- 
«  teusement,  après  tant  de  services  rendus,  sous  le  caprice  d'une 
«  injustice  offensante  ?  On  dit  que  je  me  perds,  je  le  sais  ;  mais 
«  on  se  trompe.  Rassurez-vous  ;  ce  ne  sera  pas  un  enfant  qui 
«  me  renversera,  et  je  ne  sais  qui  l'oserait. 

«  —  Prenez-y  garde,  repris-je  ;  avant  vous,  et  dans  d'autres 
«  contrées,  plusieurs  célèbres  favoris  ont  prononcé  ce  mot  si 
«  fier  :  On  n'oserait,  et  ils  n'ont  pas  tardé  à  s'en  repentir. 

«  Votre  amitié  me  touche,  reprit  le  prince  ;  mais  je  dédaigne 
«  trop  mes  ennemis  pour  les  craindre.  Parlons  plutôt  de  vos 
«  affaires  :  Où  en  êtes-vous  pour  votre  traité  de  commerce  ? 

«  — Il  marche  bien  lentement,  lui  répliquai-je,  —  et  lesplé- 
<<  nipotentiaires  de  Sa  Majesté  me  refusent  avec  opiniâtreté 
«  toute  diminution  de  droits  sur  nos  vins. 

«  —  C'est  donc  là,  dit-il,  le  point  principal  d'achoppement  ? 
«  Eh  bien  !  prenez  patience  ;  cet  obstacle  ne  tardera  pas  à 
«  être  levé.  » 

Nous  nous  séparâmes,  et  je  restai ,  je  l'avoue,  fort  surpris 
de  sa  tranquille  confiance,  qui  me  paraissait  un  véritable 
aveuglement.  En  effet  l'orage  semblait  grossir  chaque  jour  : 
M.  Yermoloff  prit  part  ostensiblement  aux  affaires;  il  fut  placé 


420  MEMOIBES 

dans  l'administration  de  la  banque  avec  les  comtes  Schouwa- 
lot'f ,  Bezborodko,  Woronzoff  et  Zavadoski. 

Enfin  on  apprit  le  départ  soudain  du  prince  Potemkin  pour 
Narra.  Ses  parents  perdirent  toute  espérance  ;  ses  ennemis 
chantaient  victoire  ;  les  politiques  expérimentés  spéculaient , 
les  courtisans  changeaient  de  livrées. 

Ainsi  privé  démon  plus  ferme  appui,  et  sachant  que  M.  Yer- 
moloff,  me  regardant  comme  l'intime  ami  du  prince,  était  plus 
disposé  à  me  nuire  qu'à  m'obliger,  je  craignais  d'échouer  dans 
une  négociation  qui  n'éprouvait  déjà  que  trop  d'obstacles. 

Cependant  les  ministres  m'invitent  à  une  conférence  ;  leur 
accueil  me  semble  plus  amical,  et,  à  ma  grande  surprise,  après 
une  assez  courte  discussion  et  quelques  objections  de  peu  d'im- 
portance, ils  m'accordent  mie  diminution  de  droits  sur  nos  vins 
de  luxe,  en  me  laissant  même  l'espoir  d'obtenir  de  plus  fortes 
concessions. 

Je  ne  pouvais  concilier  cette  réalisation  des  promesses  du 
prince  avec  sa  disgrâce,  dont  personne  ne  doutait  plus.  Peu  de 
jours  après,  tout  m'est  expliqué  :  un  courrier  de  Czarskozelo 
m'apprend  que  le  prince  Potemkin  est  revenu  triomphant,  qu'il 
m'invite  à  dîner  ,  qu'il  est  plus  en  crédit  que  jamais,  et  que 
M.  Yermoloff  vient  d'obtenir  une  somme  de  cent  trente  mille 
roubles,  quatre  mille  paysans,  un  congé  de  cinq  ans  et  la  per- 
mission de  voyager. 

Dans  un  empire  absolu  la  faveur  et  la  disgrâce  se  succèdent 
rapidement,  et,  sur  ce  théâtre  mobile  de  la  cour,  la  scène  semble 
changer  par  un  coup  de  baguette.  Catherine  II  venait  de  choisir 
un  nouvel  aide  de  camp  ,  M.  Momonoff ,  jeune  officier  de  la 
garde  impériale ,  très-distingué  par  les  agréments  de  sa  figure 
et  de  son  esprit. 

Dès  que  j'arrivai  chez  le  prince  il  m'embrassa  en  me  disant  : 
«  Vousai-je  trompé  en  rien,  batushka?  L'enfant  m'a-t-il ren- 
«  versé  ?  Me  suis-je  perdu  par  mon  audace  ?  et  vos  plénipoten- 
«  tiaires  se  sont-ils  montres  aussi  récalcitrants  que  vous  le 


DU    COMTE    DE    SEGUR.  421 

«  croyiez?  Au  moins,  pour  cette  fois,  convenez,  Monsieur  le 
«  Diplomate,  qu'en  politique  mes  prédictions  sont  encore  plus 
«  sures  que  les  vôtres.  » 

Le  nouvel  aide  de  camp  de  Catherine,  protégé  par  le  prince 
Potemkin,  montrait  des  sentiments  conformes  aux  siens;  il  ne 
tarda  pas  à  m'exprimer  le  désir  de  se  lier  avec  moi.  Ceux  qui 
se  trouvaient  dans  la  même  position  que  lui  restaient  toujours 
au  palais  et  ne  dînaient  chez  personna;  mais  l'impératrice  lui 
permit  d'accepter  une  invitation  que  je  lui  avais  adressée ,  et, 
pour  mieux  me  marquer  sa  bienveillance  ,  au  moment  où  nous 
étions  sortis  de  table,  nous  vîmes  cette  princesse  dans  sa  voiture 
passer  lentement  devant  le  balcon  de  mes  appartements  et  nous 
saluer  avec  bonté. 

Ce  fut  dans  ce  temps  que  le  prince  de  Nassau  m'écrivit  de 
Varsovie  et  me  demanda  s'il  ne  serait  pas  possible  d'obtenir 
pour  lui  la  permission  de  faire  porter  le  pavillon  russe  aux  bâti- 
ments sur  lesquels  il  désirait  faire  transporter  dans  l'Archipel 
et  en  France,  parla  mer  Noire,  les  productions  de  ses  terres. 

J'en  parlai  au  prince  Potemkin  ;  celui-ci  m'assura  que  la  chose 
était  impossible.  «  Premièrement ,  dit-il,  on  n'accorde  point  le 
«  pavillon  russe  aux  étrangers  ;  pour  l'obtenir  il  faut  être  na- 
«  turalisé  en  Russie  et  y  posséder  quelques  terres.  De  plus  , 
«  je  vous  dirai  que  l'impératrice  a  des  préventions  assez  fondées 
«  contre  M.  de  Nassau,  parce  qu'il  est  allé  dernièrement  à 
«  Constautinople  et  s'y  est  montré  très-disposé  à  combattre 
«  avec  les  Turcs  contre  nous.  » 

Malgré  cette  réponse,  comme  j'insistais  assez  vivement,  ce 
prince,  surpris  de  la  chaleur  de  mes  instances,  me  demanda  par 
quel  motif  je  me  montrais  si  pressant  dans  mes  démarches  en 
faveur  d'une  personne  qui  n'avait  avec  moi  aucun  lien  de  fa- 
mille. «  M.  de  Nassau  n'est  pas  même,  ajouta-t-il,  véritablement 
«  votre  compatriote  ;  par  sa  naissance  il  n'est  point  Français  ; 
«  il  s'est  marié  en  Pologne,  qui  devient  aujourd'hui  sa  patrie 
«  adoptive.  »> 

30 


122  MÉMOIRES 

Alors,  pour  lui  expliquer  le  commencement  de  notre  liaison, 
je  lui  racontai  notre  querelle,  notre  singulier  duel,  et  le  ser- 
ment de  fraternité  d'armes  que  nous  nous  étions  réciproquement 
l'ait  après  ce  combat. 

Il  ne  me  répondit  rien  ;  mais,  peu  de  jours  après,  il  m'apprit 
que  l'impératrice,  voulant  me  donner  une  nouvelle  preuve  de 
sa  bienveillance,  m'autorisait  à  écrire  au  prince  de  Nassau 
qu'elle  lui  faisait  présent  d'une  terre  en  Crimée  et  lui  accordait 
le  pavillon  russe  pour  ses  bâtiments. 

On  jugera  facilement  de  la  surprise  et  de  la  satisfation  de 
M.  de  Nassau  en  recevant  cette  nouvelle  si  imprévue.  D'après 
mou  conseil,  il  écrivit  au  prince  Potemkin,  et  le  pria  d'obte- 
nir une  autre  faveur  pour  lui,  celle  d'être  admis  à  présenter  à 
l'impératrice  l'bommage  de  sa  respectueuse  reconnaissance. 

Cette  princesse  annonçait  déjà  publiquement  son  prochain 
voyage  en  Crimée  ;  je  devais  l'y  accompagner,  et  ce  fut  à  Kieff 
que  le  prince  de  Nassau  vint  nous  rejoindre. 

Le  prince  de  Ligne,  qui  devait  aussi  faire  partie  de  notre 
impériale  caravane ,  était  arrivé  à  Pétersbourg  ;  connu  et  fêté 
dans  toutes  les  cours  de  l'Europe  ,  il  s'y  faisait  aimer  par  la 
douceur  et  la  facilité  de  son  caractère,  par  l'originalité  de  son 
esprit;  par  la  vivacité  de  son  imagination  il  aurait  animé  la  so- 
ciété la  plus  froide. 

Brillant  à  la  guerre  par  une  bravoure  chevaleresque,  remar- 
quable par  l'étendue  de  ses  connaissances  militaires,  histori- 
ques et  littéraires  ,  il  écoutait  et  flattait  la  vieillesse,  surpassait 
la  jeunesse  en  légèreté,  prenait  sa  part  dans  toutes  les  folies  de 
son  temps,  dans  toutes  les  guerres,  dans  toutes  les  fêtes.  A  cin- 
quante ans  il  conservait  encore  une  beauté  noble  ;  quant  à  son 
esprit,  il  s'était  arrêté  à  vingt  ans. 

Affectueux  avec  ses  égaux  ,  populaire  avec  les  classes  infé- 
rieures, familier  avec  les  princes  et  même  avec  les  souverains, 
il  mettait  chacun  à  son  aise,  ne  se  gênait  avec  personne,  faisait 
des  vers  pour  toutes  les  femmes  ;  adoré  dans  sa  famille,  il  vi- 


DU    COMTE  DE    SÉGUR.  423 

vait  avec  ses  enfants  plutôt  eu  compagnon  qu'en  père,  sem- 
blait n'avoir  jamais  de  secret  pour  personne  et  jamais  ne  com- 
promettait ceux,  qu'on  lui  confiait.  Sa  frivolité  eût  déparé  ridi- 
culement la  vieillesse  de  tout  autre;  mais  cette  frivolité  était 
si  variée,  si  aimable ,  si  piquante  et  si  exempte  de  toute  mali- 
gnité, qu'on  aimait  en  lui  jusqu'à  ses  défauts. 

11  était  en  grande  faveur  auprès  de  l'impératrice,  et ,  dès 
qu'il  arriva,  elle  lui  apprit  qu'elle  lui  faisait  don  d'une  terre  en 
Crimée  et  située  sur  les  bords  de  la  mer  Noire,  au  lieu  même  où 
l'on  assurait  que  le  temple  desservi  en  Tauride  par  la  princesse 
et  prêtresse  Ipbigénie  avait  existé. 

Depuis  plusieurs  années  j'étais  intimement  lié  avec  le  prince 
de  Ligne;  aussi  je  jouis  plus  que  personne  du  plaisir  que  me 
promettait  un  tel  compagnon  de  voyage. 

Plus  ce  voyage  s'approchait,  plus  il  me  devenait  nécessaire 
de  hâter  la  conclusion  des  affaires  dont  j'étais  chargé;  car,  une 
fois  parti,  tout  aurait  été  suspendu,  et,  comme  le  baromètre 
politique  est  presque  toujours  au  variable,  un  long  délai,  dans 
les  circonstances  où  je  me  trouvais,  pouvait  facilement  se  con- 
vertir en  véritable  échec. 

La  marche  triomphale  de  Catherine  dans  le  midi,  les  troupes 
nombreuses  rassemblées  le  long  du  Borysthène  jusqu'aux  bords 
du  Pont-Euxin  devaient  probablement  réveiller  les  inquiétudes 
de  la  Porte  ottomane,  exciter  ses  alarmes,  et  ranimer  les  élé- 
ments de  discorde  que  nous  nous  efforcions  alors  d'apaiser. 

A  peine  parvenu  à  terminer  une  longue,  importante,  diffi- 
cile négociation ,  et  à  vaincre  les  obstacles  que  m'avaient  susci- 
tés d'une  part  l'activité  jalouse  des  négociants  anglais,  et  de 
l'autre  la  disposition  peu  bienveillante  des  ministres  russes,  une 
nouvelle  carrière  s'offrait  à  moi. 

Destiné  par  le  sort  à  me  trouver  sans  cesse  dans  les  positions 
les  plus  variées,  je  devais,  à  la  suite  du  char  de  triomphe  de 
Catherine,  traverser  avec  elle  son  vaste  empire .  visiter  cette 
Tauride  fameuse  dans  la  fable,  dans  l'histoire  .  et  que  l'audace 


424  MEMOIRES 

d'une  femme  venait  d'enlever  au\  farouches  enfants  de  Ma- 
homet. 

Je  devais  être  témoin  des  hommages  que  lui  prodigueraient 
sur  la  route  une  foule  d'étrangers  attirés ,  comme  ils  le  sont 
toujours ,  par  l'éclat  d'une  grande  puissance  et  d'une  haute 
fortune;  un  roi  de  Pologne  jadis  aimé  et  couronné,  puis  ré- 
cemment dépouillé  d'une  partie  de  ses  États  par  cette  impé- 
rieuse souveraine  ;  enfin  l'héritier  des  Césars,  l'empereur  d'Oc- 
cident, qui,  abaissant  son  diadème  et  déposant  momentanément 
la  pourpre ,  venait  se  mêler  aux  courtisans  de  la  victorieuse 
impératrice  pour  resserrer  avec  elle  les  liens  d'une  alliance 
également  redoutable  à  la  liberté  polonaise ,  à  la  sécurité  prus- 
sienne et  au  repos  de  l'Europe. 

A  la  fois  courtisan  et  négociateur,  il  m'était  prescrit  de  cul- 
tiver de  plus  en  plus  la  faveur  de  Catherine  et  de  surveiller 
en  même  temps  avec  activité  les  desseins  et  les  actions  de  cette 
princesse  ambitieuse,  qui,  couvrant  alors  de  troupes  nom- 
breuses les  rives  du  Borysthène  et  les  bords  de  la  mer  Noire , 
semblait,  de  concert  avec  son  allié  Joseph  II,  menacer  d'une 
prochaine  et  totale  destruction  l'empire  ottoman. 

Pour  remplir  cette  curieuse  et  singulière  mission  je  partais 
sans  légation ,  sans  bureaux ,  sans  secrétaire.  Là  j'allais  me 
voir  au  milieu  d'une  suite  non  interrompue  de  courses ,  de 
fêtes ,  d'audiences  publiques ,  de  cercles  et  de  jeux ,  sans  pou- 
voir jouir  ni  de  quelque  liberté  pour  observer,  ni  de  quelques 
moments  de  solitude  pour  méditer  et  pour  me  rendre  compte 
de  ce  qui  aurait  pu  frapper  mes  regards  et  mon  esprit. 

Rien  ne  ressemble  moins  aux  voyages  ordinaires  que  ceux 
d'une  cour  :  voyageant  seul ,  on  voit  les  hommes ,  les  pays ,  les 
usages,  les  établissements,  tels  qu'ils  sont;  mais,  en  accompa- 
gnant un  monarque,  on  voit  tout  apprêté,  déguisé,  fardé. 
Rien  n'est  naturel,  tout  est  officiel  ;  on  ne  rencontre  guère  ainsi 
dans  les  paroles  et  dans  les  actions  plus  de  vérité  que  l'on  n'en 
trouve  dans  les  manifestes  dictés  par  la  politique. 


DU    COMTE    DE   SÉOUB.  425 

Vainement  on  annonce  que  toute  étiquette  sera  bannie  de  ces 
majestueuses  parties  de  plaisir  ;  la  gêne  existe  toujours  là  où 
règne  une  si  grande  inégalité;  on  ne  peut  s'arrêter  où  Ton  veut, 
s'occuper  de  ce  qui  attache,  approfondir  ce  qu'on  vous  force 
d'effleurer. 

Tout  pour  un  voyageur  libre  est  objet  d'amusement ,  d'ins- 
truction  et  de  curiosité;  mais,  lorsqu'on  suit  une  cour,  elle 
seule  devient  l'objet  de  la  curiosité  générale.  C'est  elle  et  non 
le  pays  qui  est  le  vrai  spectacle  ;  elle  ne  va  pas  voir  les  hommes 
et  les  peuples  ;  ce  sont  eux  qui  accourent  en  foule  sur  son  pas- 
sage, et  le  bruit  perpétuel  des  acclamations  volontaires  ou 
commandées  laisse  peu  de  place  au  doux  charme  des  entretiens 
et  des  réflexions. 

Aussi,  dans  ce  voyage  de  huit  cents  lieues,  je  ne  m'attendais 
pas  plus  à  voir  dans  leur  état  naturel  les  lieux  et  les  hommes 
qu'un  habitant  de  nos  villes  ne  pourrait  se  flatter  de  connaître 
les  mœurs  de  nos  villages  s'il  ne  les  avait  jamais  observées 
qu'à  l'Opéra. 

Au  reste  presque  toujours  l'illusion  est  plus  attrayante  que 
la  réalité,  et  certainement  le  tableau  magique  qu'on  offrait  à 
chaque  pas  à  Catherine  II ,  et  que  je  vais  essayer  d'esquisser, 
sera,  pour  beaucoup  d'esprits ,  plus  curieux  par  sa  nouveauté 
que  les  relations  bien  plus  utiles,  à  d'autres  égards,  de  quelques 
savants  qui  ont  parcouru  et  observé  philosophiquement  cette 
vaste  Russie,  sortie  si  récemment  des  ténèbres  et  devenue 
tout  à  coup  si  puissante  et  si  colossale  dès  son  premier  essor 
vers  la  civilisation. 

Un  mois  avant  notre  départ  pour  la  Crimée  j'avais  vu ,  à 
mon  grand  regret,  le  prince  de  Ligne  s'éloigner  de  nous  pour 
aller  porter  à  l'empereur  Joseph  II  l'itinéraire  de  l'impératrice. 
Il  ne  nous  rejoignit  qu'à  Kieff ,  nous  ramenant  ses  compagnes 
ordinaires,  la  gaieté  franche  et  piquante ,  la  grâce  noble  et  na- 
turelle ,  cette  facilité  d'humeur  qui  n'appartient  qu'aux  hommes 
spirituels  et  bienveillants,  et  cette  variété  féconde  dans  l'hua- 

.'JG. 


42(J  MÉMOIBES 

giuation,  qui  ne  permet  jamais  à  la  conversation  de  languir, 
et  qui ,  dans  une  cour  même  ,  en  dépit  de  l'étiquette,  ne  laisse 
pas  la  plus  petite  place  à  l'ennui. 

Le  17  janvier  1787,  M.  Fitz-Herbert ,  le  comte  Cobentzel  et 
moi ,  après  avoir  dîné  à  Pétersbourg  chez  le  consul  de  l'em- 
pereur, nous  partîmes  pour  Czarkozelo ,  où  nous  trouvâmes 
l'impératrice  assez  silencieuse  et  rêveuse,  contre  sa  coutume. 

Elle  était  contrariée  de  ne  pouvoir  emmener  avec  elle  les 
grands-ducs  Alexandre  et  Constantin  ;  de  plus  son  aide  de  camp 
favori,  le  comte  Momonolï,  avait  un  peu  de  fièvre ,  et  Cathe- 
rine éprouvait  ce  qui  arrive  à  toutes  les  personnes  trop  cons- 
tamment favorisées  par  la  fortune  :  les  plus  légères  contrarié- 
tés sont  pour  elles  des  chagrins  et  même  des  surprises. 

Elle  nous  reçut  bien ,  mais  parla  peu,  et  nous  fit  jouer  avec 
elle  au  loto  ;  ce  qui,  je  crois,  lui  était  bien  rarement  arrivé.  Sa 
Majesté  s'aperçut  promptement  de  l'ennui  que  me  causait  cet 
insipide  jeu  ;  je  m'endormais  malgré  moi.  Elle  m'en  fit  quel- 
ques plaisanteries,  et ,  pour  me  tirer  d'embarras ,  je  lui  dis  ces 
vers  que  j'avais  composés  à  Paris  pour  madame  la  maréchale 
de  Luxembourg,  femme  célèbre  par  son  esprit,  et  qui  montrait 
une  singulière  passion  pour  ce  triste  amusement  : 

Le  loto,  quoique  l'on  eu  dise, 
Sera  fort   longtemps  en  crédit  ; 
C'est  l'excuse  de  la  bêtise , 
Et  le  repos  des  gens  d'esprit. 

Ce  jeu  vraiment  philosophique 
Met  tout  le  monde  de  niveau; 
L 'amour-propre ,  si  despotique, 
Dépose  son  sceptre  au  loto. 

Esprit ,  bon  goût,  grâce  et  saillie 
Seront  nuls  tant  qu'on  y  jouera. 
Luxembourg,  quelle  modestie  ! 
Quoi  !  vous  jouez  à  ce  jeu-là? 


DU    COMTE    DE   SEGL'R.  4l'7 

Le  cercle  fut  court;  à  huit  heures  on  nous  congédia.  Nous 
nous  réunîmes  dans  l'appartement  de  M.  le  comte  de  Cobent- 
zel,  et  là  nous  ne  filmes  pas  plus  gais.  Ce  grand  voyage,  dont 
l'annonce  et  l'espoir  avaient  si  vivement  excité  notre  curiosité, 
semblait  nous  peser  au  moment  où  nous  allions  l'entreprendre; 
ou  eût  dit  que  c'était  un  pressentiment  des  longs  orages  et  des 
terribles  révolutions  qui  ne  tardèrent  pas  à  le  suivre. 

Cependant  aucun  de  nous  ne  prévoyait  que  cette  marche 
triomphale  de  la  Cléopâtre  du  Nord  serait  à  peu  près  l'époque 
d'un  aussi  grand  bouleversement  que  l'avait  été  le  voyage  de 
la  Cléopâtre  d'Egypte  ,  après  lequel  on  vit  la  chute  de  la  répu- 
blique romaine,  la  naissance  de  l'empire  ,  une  guerre  civile  qui 
ébranla  le  monde ,  et  l'établissement  d'une  longue  et  sanglante 
tyrannie. 

A  ces  deux  époques  si  éloignées ,  les  catastrophes  furent  pa- 
reilles, quoique  les  causes  fussent  très-diverses,  et  le  sang 
inonda  également  la  terre ,  pendant  la  première  pour  Tasser» 
vissement  des  peuples ,  et  durant  la  seconde  pour  leur  éman- 
cipation. 

Au  reste  ce  grand  et  terrible  avenir  était  encore  couvert 
pour  nous  d'un  voile  épais ,  et  notre  tristesse  momentanée  s'ex- 
pliquait par  des  motifs  très-naturels,  très-vulgaires,  et  fort 
étrangers  à  ces  hautes  prévisions. 

Fitz-Herbert ,  dont  le  caractère  mélancolique  et  indépendant 
se  trouvait  gêné  à  la  cour,  quittait  avec  peine  Pétersbourg ,  et 
s'éloignait  à  regret  d'une  dame  russe  qu'il  aimait  tendrement, 
ainsi  que  d'un  ami  intime,  M.  Ellis,  l'un  des  plus  aimables 
hommes  de  l'Angleterre. 

Moi,  j'étais  fort  préoccupe  de  quelques  lettres  qui  m'étaient 
récemment  arrivées  de  France;  le  bandeau  des  illusions  jeté 
sur  nos  yeux  par  M.  de  Calonne  commençait  à  tomber;  tout 
annonçait  en  France  une  gran  le  crise,  que  ce  ministre  auda- 
cieux et  léger  accélérait  par  la  témérité  des  mesures  qu'il  pro- 
posait pour  l'éloigner. 


428  MEMOIRF.S 

D'ailleurs,  en  commençant  un  voyage  de  quatre  cents  lieues 
pour  aller  en  Crimée  et  de  quatre  cents  autres  lieues  pour  re- 
venir à  Pétersbourg ,  toute  correspondance  cessait  presque 
pour  moi ,  et  je  ne  devais  recevoir  que  rarement  et  à  de  longs 
intervalles  des  nouvelles  de  ma  femme,  de  mes  enfants,  de 
mon  père ,  de  mon  gouvernement  et  de  tous  les  objets  de. 
mes  affections  ;  c'était  enfin  un  redoublement  d'absence. 

Le  comte  de  Cobentzel  était  le  seul  de  nous  trois  qui  conservât 
son  inaltérable  gaieté  ;  la  cour  semblait  son  élément,  et  tous  ses 
assujettissements  étaient  autant  d'attraits  pour  lui. 

Au  reste  ,  nous  étions  jeunes  ;  dans  le  printemps  de  la  vie 
les  soucis  ne  laissent  pas  plus  de  traces  dans  le  cœur  que  de 
rides  sur  le  front,  et  notre  mélancolie  ne  fut  qu'un  léger  nuage, 
qui,  à  notre  réveil ,  avait  disparu  comme  les  songes  de  la  nuit. 

Le  18  janvier  1787  nous  nous  mîmes  en  route.  L'impéra- 
trice Ot  monter  dans  sa  voiture  mademoiselle  Protasoff  et  le 
comte  Momonoff ,  qui  ne  la  quittaient  jamais ,  le  comte  Co- 
bentzel, le  grand-écuyer  Narischkin  et  le  grand-chambellan 
Scbouwaloff.  Dans  le  second  carrosse  on  plaça  Fitz- Herbert 
et  moi,  avec  les  comtes  Tchernicheff  et  d'Anhalt. 

Le  cortège  était  composé  de  quatorze  voitures  ,  de  cent 
vingt-quatre  traîneaux  et  de  quarante  supplémentaires.  Cinq 
cent  soixante  chevaux  nous  attendaient  à  chaque  poste. 

Le  froid  s'élevait  à  17  degrés;  la  route  était  superbe;  le 
traînage  rendait  notre  course  rapide  ;  nos  voitures ,  montées 
sur  de  hauts  patins ,  semblaient  voler. 

S  Pour  nous  garantir  du  froid  nous  étions  tous  enveloppés 
dans  de  vastes  fourrures  de  peau  d'ours  que  nous  portions 
par-dessus  des  pelisses  plus  fines  et  plus  précieuses  ;  nous  avions 
sur  ncs  têtes  des  bonnets  de  martre.  Avec  ces  précautions  nous 
ne  nous  apercevions  point  du  froid,  lors  même  qu'il  montait 
à  20  ou  25  degrés.  Dans  les  maisons  où  l'on  nous  logeait  les 
poêles  nous  donnaient  plutôt  lieu  de  craindre  l'excès  de  la  cha- 
leur que  celui  du  froid. 


DU    COMTE   DE    SÈC.UR.  429 

A  cette  époque  des  jours  les  plus  courts  de  Tannée  ,  le  soleil 
commençait  bien  tard  à  nous  éclairer,  et  au  bout  de.  six  ou  sept 
heures  il  disparaissait  et  taisait  place  à  la  plus  obscure  nuit  ; 
mais,  pour  dissiper  ces  ténèbres,  le  luxe  oriental  ne  nous  lais- 
sait pas  manquer  de  clartés  :  à  de  très-courtes  distances,  et  des 
deux  côtés  de  la  route ,  on  avait  élevé  d'énormes  bûchers  de 
sapins ,  de  cyprès ,  de  bouleaux ,  de  pins ,  qu'on  livrait  aux 
flammes  ;  de  sorte  que  nous  parcourions  une  route  de  feux 
plus  brillants  que  les  rayons  du  jour.  C'était  ainsi  que  la  fière 
uutocratrice  du  Nord,  au  milieu  des  plus  sombres  nuits,  vou- 
lait et  commandait  que  la  lumière  se  fit. 

A  soixante-douze  verstes  de  Pétersbourg  nous  nous  arrê- 
tâmes pour  dîner  dans  une  petite  ville  neuve  et  jolie ,  nommée 
Rojestwenk.  Là,  Sa  Majesté,  revenue  tout  à  fait  à  sa  gaieté 
naturelle  ,  daigua  me  parler  avec  un  extrême  obligeance  de  la 
satisfaction  que  lui  donnait  la  conclusion  du  traité  de  com- 
merce ,  signé ,  peu  de  jours  avant ,  par  ses  ministres  et  par 
moi. 

Cette  relation  deviendrait  monotone  si,  voyageur  trop 
scrupuleux ,  je  parlais  de  toutes  les  villes  et  bourgs  que  nous 
traversions ,  et  où  nous  nous  arrêtions  pendant  le  cours  d'une 
si  longue  route  ;  je  ne  citerai  que  celles  dont  la  grandeur,  l'an- 
tiquité ,  la  richesse  et  l'histoire  peuvent  être  dignes  de  quel- 
que attention. 

La  première  partie  de  ce  voyage,  commencé  au  milieu  d'un 
rigoureux  hiver,  ne  doit  pas  faire  craindre  au  lecteur  l'abus 
des  descriptions  ;  une  seule  suffira.  Nous  traversions  de  vastes 
plaines  couvertes  de  neige,  des  forêts  de  sapins  dont  les 
branches,  hérissées  de  glaçons,  offraient  quelquefois,  au  re- 
flet des  rayons  du  soleil,  l'éclat  du  cristal  el  du  diamant. 

Dans  cette  saison  toute  la  Russie  différait  peu  de  la  froide 
Sibérie;  chaque  animal  restait  dans  son  étable,  chaque  habi- 
tant dans  ses  foyers,  près  de  son  poêle.  De  rapides  traîneaux 
sillonnaient  seuls  en  tous  sens  ces  plaines  solitaires  et  glacées 


430  MÉMOIRES 

pour  porter  clans  toutes  les  villes ,  de  Test  à  l'ouest  et  du  sud 
au  nord,  les  productions  diverses  de  l'agriculture  et  de  l'in- 
dustrie. Ces  innombrables  traîneaux  ,  semblables  à  des  flottes 
de  barquos  légères ,  traversaient  avec  une  incroyable  célérité 
ces  plaines  immenses ,  qui  n'offraient  alors  que  l'aspect  d'une 
mer  glacée. 

On  peut  juger  facilement  du  contraste  étrange  que  présentait, 
au  milieu  de  cette  mer  de  neige  ,  une  route  embrasée  de 
mille  feux,  que  parcourait  majestueusement  le  cortège  nom- 
breux de  l'illustre  souveraine  du  Nord ,  avec  tout  le  luxe  de 
la  cour  la  plus  magnifique. 

A  peu  de  distance  des  bourgs  et  des  villes  cette  route  so- 
litaire se  peuplait  d'une  foule  innombrable  de  citadins  et  de  vil- 
lageois dont  la  curiosité  bravait  la  rigueur  du  froid ,  et  qui 
saluaient  leur  souveraine  par  les  plus  vives  acclamations. 

L'ordre  constant  que  l'impératrice  avait  établi  dans  sa  vie 
habituelle  ,  pour  l'emploi  de  ses  journées ,  variait  le  moins  pos- 
sible dans  ses  voyages  :  à  six  heures  elle  se  levait  et  travaillait 
avec  ses  ministres;  elle  déjeunait  ensuite  et  nous  recevait.  On 
partait  à  neuf  heures ,  et  on  s'arrêtait  à  deux  pour  dîner.  Nous 
remontions  ensuite  en  voiture  et  nous  nous  arrêtions  à  sept 
heures. 

Partout  elle  trouvait  un  palais  ou  une  élégante  maison  pré- 
parée pour  la  recevoir.  Nous  dînions  avec  elle  tous  les  jours. 
Après  quelques  moments  employés  à  sa  toilette ,  Sa  Majesté 
venaitnous  retrouver  dans  son  salon,  causait,  jouait  avec  nous, 
et  à  neuf  heures  se  retirait  pour  travailler  jusqu'à  onze. 

Dans  toutes  les  villes  on  nous  assignait  quelques  logements 
commodes  chez  de  riches  habitants;  mais  dans  les  bourgs 
je  fus  obligé  de  coucher  chez  des  paysans  où  la  chaleur  de 
leurs  maisons  étroites  et  closes  était  si  excessive  qu'on  ne 
pouvait  y  dormir.  Une  petite  lucarne  étroite  éclaire  faiblement 
une  chambre  basse ,  que  remplit  presque  totalement  un  énorme 
poêle,  entouré  de  bancs  de  bois  placés  près  des  cloisons.  C'est 


DU    COMTE   DE   SÉGIÏR.  431 

sur  ce  poêle  que  couchent  le  paysan ,  sa  femme  et  ses  enfants , 
privés  d'air  et  n'ayant  pour  lumière  qu'une  branche  de  bois 
résineux  enflammé 

Le  second  jour  de  notre  route  j'étais  placé  avec  J\J.  Fltz- 
Herbert  dans  la  voiture  de  l'impératrice.  La  conversation  fut 
vive,  paie,  variée,  et  ne  tarit  pas.  Sa  Majesté  nous  raconta 
«  que,  ayant  appris  qu'on  la  blâmait  généralement  d'avoir  permis 
«  à  un  capitaine  de  vaisseau  de  se  marier  avec  une  négresse  , 
«  elle  avait  répondu  :  J'ous  voyez,  bien  que  c'est  un  effet  de 
«  vies  vues  ambitieuses  contre  tes  Turcs ,  puisque  fai  fait 
«  célébrer  avec  éclat  le  mariage  de  la  marine  russe  avec  la 
«  mer  Noire.  » 

Elle  se  plaisait  beaucoup  a  nous  parler  souvent  de  la  bar- 
barie, de  la  mollesse  ,  de  l'ignorance  des  musulmans,  et  de  la 
stupide  existence  de  leurs  sultans  ,  dont  l'horizon  ne  s'éten- 
dait pas  plus  loin  que  les  murs  de  leur  harem.  «  Ces  despotes 
«  imbéciles ,  disait-elle ,  exténués  par  les  voluptés  du  sérail , 
«  dominés  par  leurs  ulémas  et  captifs  de  leurs  janissaires , 
«  ne  savent  ni  penser,  ni  parler,  ni  administrer,  ni  combattre  ; 
«  leur  enfance  est  éternelle.  » 

Elle  prétendait  que  ses  eunuques ,  qui  veillaient  constamment 
la  nuit  auprès  du  grand-seigneur ,  poussaient  leur  vigilante , 
servile  et  sotte  attention  jusqu'à  le  réveiller  lorsqu'on  croyait 
s'apercevoir  qu'il  faisait  quelques  mauvais  rêves  :  attention 
moins  dangereuse ,  mais  tout  aussi  spirituelle  que  celle  de 
l'ours  pour  son  ami ,  si  plaisamment  racontée  par  La  Fon- 
taine. 

L'entretien  étant,  quelques  moments  après,  tombé  sur  l'é- 
tendue de  l'empire,  sur  la  variété  des  peuples  qui  l'habitaient, 
et  sur  les  obstacles  nombreux  que  Pierre  le  Grand  et  ses  suc- 
cesseurs avaient  dû  rencontrer  pour  civiliser  tant  d'hommes 
de  mœurs  diverses ,  Catherine  nous  raconta  avec  détail  un 
voyage  qu'elle  avait  fait  le  long  des  rives  du  Wolga. 
«  Il  règne,  disait-elle,  une  telle  abondaucc  dans  ces  cou- 


432  MEMOIRES 

«  trées  que  les  progrès  de  l'industrie  y  devaient  être  uéces- 

«  sairement  très-lents  ;  car  on  n'y  sent  presque  jamais  l'ai- 

«  guillon  du  besoin  ,  et  cet  aiguillon  seul  peut  exciter  le  peuple 

«  au  travail.  Quand  même,  ajoutait-elle,  les  habitants  voisins 

«  de  ce  grand  fleuve  négligeraient  leurs  champs  fertiles  et  leurs 

«  troupeaux  nombreux ,  la  pêche  seule  les  empêcherait  de 

«  mourir  de  faim,  et  j'ai  vu  cent  vingt  personnes  suffisam- 

«  ment  nourries  par  une  assez  grande  quantité  de  sterlets , 

«  dont  la  totalité  ne  revenait  pas  à  plus  de  trente-cinq  sous.  » 

Tout  cela  pouvait  être  vrai ,  mais  la  cause  réelle  de  cette 

lenteur  de  la  civilisation  est  l'esclavage  du  peuple.  L'homme 

serf,  qu'aucune  fierté  ne  soutient,  qu'aucun  amour-propre 

n'excite,  abaissé  presque  au  rang  des  animaux,  ne  connaît  que 

des  besoins  physiques  et  bornés  ;  il  n'élève  pas  ses  désirs  au 

delà  de  ce  qui  est  strictement  nécessaire  pour  soutenir  sa 

triste  existence  et  pour  payer  à  son  maître  le  tribut  qui  lui 

est  imposé. 

Le  pays  que  nous  traversions,  au  commencement  de  ce 
voyage,  offrait  à  notre  attention  peu  d'aspects  variés  ;  ce  n'é- 
taient que  forêts  et  marais  glacés.  Le  seul  gouvernement  de 
Pétersbourg  contenait  soixante-douze  mille  arpents  de  bois; 
mais  la  consommation,  que  le  climat  rend  indispensable,  s'é- 
tait si  considérablement  élevée  qu'on  commençait  à  s'aperce- 
voir de  la  diminution  de  ces  bois,  et  l'impératrice  avait  défendu 
par  un  ukase  qu'on  en  coupât  annuellement  plus  de  la  tren- 
tième partie. 

Hors  les  sujets  politiques ,  tous  ceux  qui  peuvent  animer  une 
conversation  furent  successivement  traités  et  soutenus  par  l'im- 
pératrice avec  beaucoup  de  naturel ,  de  raison  et  de  gaieté,  de 
sorte  que  la  journée  parut  très-courte,  et  que  ,  sans  l'avoir 
mesurée ,  nous  arrivâmes  à  Porkhoff ,  ville  remarquable ,  dont 
le  prince  Repnin,  gouverneur  de  la  province ,  nous  fit  les  hon- 
neurs avec  un  faste  assez  vaniteux. 
Ce  prince ,  qui  avait  mérité  quelque  renom  à  la  guerre ,  s'é- 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  433 

tait  fait  haïr  en  Pologne  par  un  orgueil  également  injurieux  poul- 
ies Polonais  et  pour  le  roi.  Un  trait  suffira  pour  peindre  sa  hau- 
teur insultante.  Un  jour,  à  Varsovie,  le  roi  Stanislas  assistait 
à  la  représentation  d'une  pièce  de  théâtre  ;  le  premier  acte  était 
joué  lorsque  l'ambassadeur  russe  arriva  dans  sa  loge.  Choqué 
de  voir  qu'on  ne  l'avait  pas  attendu ,  il  fait  baisser  la  toile  et 
ordonne  de  recommencer  la  pièce. 

Par  de  pareilles  injures  une  haine  profonde  contre  la  Russie 
s'était  enracinée  dans  les  cœurs  polonais.  Un  peuple  fier  peut 
se  résigner  à  être  vaincu ,  mais  jamais  à  se  voir  humilié.  On 
est  conquis  par  la  force ,  mais  on  n'est  subjugué  que  par  la 
douceur,  la  justice  et  la  générosité. 

Les  Russes  étaient  tellement  habitués  à  ces  manières  outra- 
geantes et  humiliantes  en  Pologne  que  M.  de  Stackelberg,  qui 
était  cependant  plus  affable  et  beaucoup  moins  orgueilleux  que 
le  prince  Repnin ,  déployait  encore  à  Varsovie  des  formes  plus 
royales  que  diplomatiques.  On  m'a  raconté  que  le  baron  de 
Thugut,  voyageant  en  Pologne  et  voulant  présenter  ses  hom- 
mages au  roi  Stanislas ,  vit ,  lorsqu'il  entra  dans  la  salle  d'au- 
dience ,  un  homme  richement  décoré ,  qu'entouraient  les  plus 
grands  personnages  de  la  cour  ;  il  le  prit  pour  le  monarque , 
et  s'avança  en  lui  faisant  les  trois  grandes  révérences  d'usage. 
Chacun,  s'apercevant  de  son  erreur,  l'avertit  qu'il  se  méprenait, 
et  lui  montra  dans  un  coin  de  la  salle  le  véritable  roi,  cau- 
sant familièrement  avec  deux  ou  trois  personnes.  INI.  de  Thugut , 
un  peu  piqué  des  plaisanteries  répétées  qu'on  lui  faisait  sur  sa 
méprise,  s'en  vengea  assez  plaisamment.  Etant  admis  le  soir 
à  jouer  avec  le  monarque  et  avec  l'ambassadeur,  il  affecta  de 
se  tromper  et  jeta  deux  fois  sur  la  table  un  valet  taudis  qu'il 
fallait  jeter  un  roi  ;  son  partner  le  lui  ayant  reproché ,  il  s'écria  ; 
«  Pardonnez-moi  ;  je  ne  sais  ce  qui  m'arrive  aujourd'hui  : 
«  voilà  trois  fois  que  je  prends  un  valet  pour  un  roi.  » 

Porkhoff  est  une  ancienne  ville ,  située  sur  la  Schelonia,  au 
commencement  du  quatorzième  siècle  elle  fut  rançonnée  par 
i.i.  37 


434  MÉMOIBES 

les  Lithuaniens.  Dans  le  quinzième ,  les  Novogorodiens  l'a- 
vaient entourée  de  fortes  murailles  ;  ils  y  construisirent  pour 
sa  .défense  une  forte  citadelle.  Les  Suédois  s'en  emparèrent 
en  1606  et  la  rendirent  peu  de  temps  après  aux  Russes.  Cette 
ville  contenait  près  de  six  mille  habitants  et  quatre  cents  mar- 
chands ,  qui  envoyaient  à  Pétersbourg  du  lin  et  du  blé  par  la 
Sehelonia  et  par  l'Ilmen. 

Comme  je  n'ai  pas  le  dessein  de  faire  ici  un  ennuyeux  cours 
de  géographie ,  je  me  hâterai  d'arriver  à  Smolensk ,  n'ayant 
pas  la  présomption  de  croire  qu'on  veuille  me  suivre  dans  les 
villages  et  bourgs  où  nous  nous  arrêtions  deux  fois  par  jour,  et 
qui  devenaient ,  à  leur  grande  surprise,  le  séjour  momentané 
d'une  cour  pompeuse. 

Leurs  pauvres  et  rustiques  habitants ,  rassemblés  en  foule 
malgré  la  rigueur  du  froid ,  restaient  patiemment ,  avec  leur 
barbe  hérissée  de  glace ,  autour  du  petit  palais  bâti  au  milieu 
de  leurs  murs  par  une  sorte  de  féerie ,  et  dans  lequel  le  cor- 
tège joyeux  de  l'impératrice,  assis  à  une  table  somptueuse 
ou  sur  les  coussins  de  vastes  et  commodes  divans,  ne  s'aperce- 
vait ni  de  la  dureté  du  climat  ni  de  la  pauvreté  du  pays , 
trouvant  partout  une  douce  chaleur,  des  vins  exquis,  des 
fruits  rares  et  des  mets  recherchés ,  enfin  échappant  même 
à  ce  vieux  enfant  de  l'uniformité ,  à  l'ennui ,  par  tous  les  plai- 
sirs variés  que  sait  donner  à  un  cercle  nombreux  une  femme 
aimable ,  quand  même  elle  est  reine  et  despote. 

Je  ne  crois  pas  inutile  de  rapporter  ici  un  fait  en  apparence 
assez  peu  curieux ,  mais  qui  doit  cependant  donner  une  assez 
juste  idée  de  l'esprit  de  Catherine.  Un  jour,  comme  j'étais  assis 
vis-à-vis  d'elle  dans  sa  voiture ,  elle  me  montra  le  désir  d'en- 
tendre quelques  morceaux  de  poésies  légères  que  j'avais  com- 
posées. 

La  douce  familiarité  qu'elle  permettait  aux  personnes  qui 
voyageaient  avec  elle,  la  présence  de  son  jeune  favori,  le  sou- 
venir de  ceux  qui  l'avaient  précédé ,  sa  philosophie ,  sa  gaieté , 


DU   COMTE    DE   SÉGUB.  435 

ses  correspondances  avec  le  prince  de  Ligne ,  Voltaire  et  Dide- 
rot ,  ne  pouvant  me  faire  penser  qu'elle  dût  être  choquée  de  la 
liberté  d'un  conte  galant ,  je  lui  en  récitai  un  qui  était  à  la  vérité 
un  peu  libre  et  gai ,  maiscependantassez  décent  dans  ses  expres- 
sions pour  s'être  vu  bien  accueilli  à  Paris  par  le  duc  de  Niver- 
nais ,  par  le  prince  de  Beauvau ,  et  par  des  dames  dont  la  vertu 
égalait  l'amabilité. 

A  ma  grande  surprise ,  je  vis  soudain  la  riante  voyageuse 
reprendre  la  physionomie  d'une  majestueuse  souveraine ,  m'in- 
terrompre  par  une  question  tout  à  fait  hors  de  propos  et 
changer  ainsi  le  sujet  de  la  conversation, 

Quelques  minutes  après,  pour  lui  faire  sentir  que  j'avais  com- 
pris la  leçon ,  je  la  priai  d'entendre  une  autre  pièce  de  vers  d'un 
genre  très-différent ,  et  à  laquelle  elle  prêta  la  plus  obligeante 
attention.  Comme  elle  voulait  qu'on  respectât  ses  faiblesses, 
elle  prenait  soin  de  les  couvrir  d'un  voile  de  décence  et  de  di- 
gnité. 

Cette  anecdote  me  rappela  ce  que  mon  frère  avait  dit,  avec 
tant  de  justesse  et  d'originalité,  en  parlant  de  l'indulgence  des 
femmes  tout  à  fait  vertueuses  et  de  la  sévérité  apparente  de 
celles  qui  l'étaient  muins.  «  Là,  disait-il,  où  la  vertu  règne, 
«  la  bienséance  est  inutile.  » 

Nous  nous  amusions  quelquefois  dans  nos  soirées  à  jouer  au 
secrétaire,  à  faire  des  énigmes,  des  charades,  des bouts-rimés. 
Un  jour  M.  Fitz-Herbert  me  proposa  ceux-ci  :  amour,  frotte, 
tambour,  note.  Je  les  remplis  ainsi  : 

De  vingt  peuples  nombreux  Catherine  est  Vamour; 
Craignez  de  l'attaquer;  malheur  à  qui  s'y  frotte! 
La  renommée  est  son  tambour; 
Et  l'histoire  son  garde-nore. 

Cette  bagatelle  eut  beaucoup  de  succès  et  peut-être  reçut 
plus  d'éloges  que  n'en  aurait  recueillis  une  belle  ode  ;  à  la  cour 
et  en  voyage  on  n'est  pas  difficile. 


436  MÉMOIRES 

La  gloire  acquise  et  uue  fortune  constante  devraient  rendre 
insensible  aux  traits  de  Ternie  et  aux  sarcasmes  que  lance 
perpétuellement  la  malignité  des  petits  esprits  contre  les  gran- 
des renommées  ;  cependant  l'impératrice  était,  sur  ce  point , 
semblable  à  Voltaire  :  les  plus  légers  coups  d'aiguillon  bles- 
saient sa  vanité.  Comme  elle  avait  de  l'esprit,  elle  affectait  d'en 
rire;  mais  on  voyait  bien  que  ce  rire  était  un  peu  forcé. 

Elle  savait  qu'alors  beaucoup  de  gens  ,  surtout  en  France 
et  à  Paris,  regardaient  encore  la  Russie  comme  un  pays  asia- 
tique, pauvre,  plongé  dans  l'ignorance,  les  ténèbres  et  la  bar- 
barie ;  que  l'on  y  affectait  de  confondre  la  nouvelle  et  euro- 
péenne Russie  avec  l'asiatique  et  rustique  Moscovie. 

L'ouvrage  de  l'abbé  Chappe,  qu'elle  croyait  composé  par  les 
ordres  du  duc  de  Choiseul,  lui  pesait  encore  sur  le  cœur,  et 
son  amour-propre  était  sans  cesse  tourmenté  par  la  caus- 
ticité de  Frédéric  II,  qui  se  plaisait  à  parler  avec  une  amère  iro- 
nie des  finances  de  Catherine,  de  sa  politique,  de  la  mauvaise 
tactique  de  ses  troupes,  de  la  servitude  de  ses  peuples  et  du  peu 
de  solidité  de  sa  puissance. 

Aussi  très-souvent  cette  princesse,  faisant  allusion  àces  traits 
satiriques,  ne  nous  parlait  de  son  vaste  empire  qu'en  l'appe- 
lant son  petit  ménage.  «  Comment  trouvez-vous  ,  disait-elle , 
a  mon  petit  ménage?  N'est-il  pas  vrai  qu'il  se  meuble  et  s'a- 
«  grandit  peu  à  peu?  Je  n'ai  pas  beaucoup  d'argent,  mais  il 
«  me  semble  qu'il  n'est  pas  mal  employé.  » 

D'autres  fois ,  m'adressant  la  parole  :  «  Je  parie ,  Monsieur 
«  le  Comte,  que  dans  ce  moment-ci  vos  belles  dames,  vos  élé- 
«  gants  et  vos  savants  de  Paris  vous  plaignent  beaucoup  de 
«  voyager  dans  le  pays  des  ours,  chez  des  barbares,  avec  une 
«  ennuyeuse  czarine.  Je  respecte  vos  savants,  mais  j'aime 
«  mieux  les  ignorants  ;  moi,  je  ne  veux  tout  bonnement  savoir 
«  que  ce  qui  est  nécessaire  pour  la  conduite  de  mon  petit  mé- 
«  nage. 

«  —  Votre  Majesté  se  divertit  à  nos  dépens,  lui  répliquai-je  ; 


DU    COMTE   DE   SEGUll.  43'7 

><  vous  savez  mieux  que  personne  ce  que  pense  de  vous  la  France. 
«  Voltaire  est  pour  Votre  Majesté  un  assez  brillant  et  clair 
«  interprète  de  notre  opinion  et  de  nos  sentiments.  Vous 
«  pourriez  plutôt  être  quelquefois  mécontente  de  l'espèce  de 
«  crainte  et  de  jalousie  que  donne  aux  plus  grandes  puissances 
«  l'accroissement  prodigieux  de  votre  petit  ménage.  » 

«  Oui,  me  disait-elle  parfois  en  riant,  vous  ne  voulez  pas 
«  que  je  chasse  de  mon  voisinage  vos  enfants  les  Turcs.  Vous 
«  avez  là ,  en  vérité ,  de  jolis  élèves  ;  ce  sont  des  disciples  qui 
«  vous  font  honneur.  Si  vous  aviez  de  pareils  voisins,  en  Piémont 
«  ou  en  Espagne,  qui  vous  portassent  annuellement  la  peste,  la 
«  famine,  et  s'ils  vous  tuaient  ou  vous  enlevaient  tous  les  ans 
«  une  vingtaine  de  mille  hommes,  trouveriez-vous  bon  que  je 
«  les  prisse  sous  ma  protection?  Je  crois  que  c'est  bien  alors 
«  que  vous  me  traiteriez  de  barbare.  » 

Mes  réponses  sur  ce  point  étaient  assez  difficiles  ;  je  m'en 
tirais  de  mon  mieux  par  les  lieux  communs  du  maintien  de 
la  paix  et  de  la  conservation  de  l'équilibre  de  l'Europe. 

Au  reste,  comme  c'étaient  des  propos  interrompus,  des 
plaisanteries,  et  non  des  conférences  politiques,  mon  embarras 
à  cet  égard  durait  peu,  et  quelques  saillies  gaies  suffisaient 
pour  me  délivrer  du  pénible  soin  de  couvrir  de  belles  phrases 
une  ineffaçable  tache  ;  car,  à  mon  avis,  c'en  était  une  imprimée 
sur  les  grandes  couronnes  que  cette  aveugle  et  fausse  politique 
qui  les  rend  amies  et  presque  tributaires  de  ces  féroces  et  stu- 
ptdes  Maures,  Tunisiens  ,  Algériens,  Arabes  ou  Turcs,  tour  à 
tour  l'opprobre  ou  l'effroi  du  monde  civilise. 

Te  nom  de  Smolensk  est  imprimé  dans  le  souvenir  des 
Français  par  de  glorieuses  victoires  et  par  de  grands  malheurs. 
Tes  flammes  auxquelles  ses  propres  habitants  vaincus  la  li- 
vrèrent éclairèrent  le  triomphe  du  plus  célèbre  guerrier  des 
temps  modernes,  et,  à  son  retour,  les  ruines  de  cette  cité  en 
cendres  furent  le  sinistre  monument  qui  marqua  l'époque  de 
la    destruction  de  ses  armées  et  de    la    ruine   de  l'empire 

37. 


438  MÉMOIKKS 

fondé  par  cet  homme  extraordinaire ,  dont  la  vie  héroïque 
et  courte  retrace  dans  un  seul  tableau ,  et  en  peu  d'années, 
les  triomphes  des  consuls  de  Rome,  la  gloire  des  législateurs 
de  l'antiquité,  les  conquêtes  d'Alexandre,  de  César,  de  Trajan , 
de  Charlemagne,  les  désastres  deCambyse,  les  revers  de  Char- 
les XII  et  la  triste  fin  de  Prométhée. 

Une  noblesse  nombreuse  habite  Smolensk  et  y  remplit  les 
principales  charges  de  l'administration.  La  partie  qui  ne  se 
trouve  ni  noble  ni  esclave  est  marchande.  Sous  le  règne  de 
Catherine,  les  limites  de  la  servitude  ont  été  peu  à  peu  res- 
serrées, et  celles  de  la  liberté  se  sont  progressivement  éten- 
dues. 

La  position  de  cette  ville  est  très-pittoresque  :  la  beauté  du 
Dnieper,  la  rapidité  de  ses  eaux,  qui  annoncent  presque  dès  sa 
source  la  majesté  qu'il  déploie  à  Kioff,  et  qui  s'accroît  jusqu'à 
sa  chute  dans  le  Pont-Euxin,  l'escarpement  de  son  rivage,  les 
bâtiments  en  amphithéâtre  qui  le  décorent,  les  ravins  inégaux 
que  la  nature  a  placés  dans  les  flancs  de  cette  montagne ,  les 
maisons ,  les  jardins ,  les  vergers  dont  ils  sont  ornés,  offrent 
le  point  de  vue  le  plus  singulier  au  voyageur  qui ,  franchissant 
les  voûtes  hardies  de  ses  ponts,  aperçoit  au-dessous  de  lui,  au 
fond  d'un  abîme,  cette  ville  artistemeut  dessinée. 

La  neige  qui  couvrait  encore  la  terre  ne  nous  permit  de  voir 
ce  tableau  piquant  qu'à  travers  un  voile  ;  cependant ,  malgré 
cette  enveloppe  uniforme  et  triste,  il  était  impossible  de  ne  pas 
être  frappé  du  changement  de  sol  dès  qu'on  quitte  le  gouver- 
nement de  Pétersbourg,  et  surtout  depuis  une  chaîne  de  hau- 
teurs qui  s'élève  après  Porkhoff,  et  qui  offre  un  point  d'autant 
plus  remarquable  que  c'est  du  sein  de  cette  chaîne  que  pren- 
nent leur  source  la  Dwina,  le  Wolga  et  le  Borysthène,  versant 
leurs  eaux,  l'une  dans  la  mer  du  Nord,  les  deux  autres  dans  la 
mer  Caspienne  et  dans  la  mer  Noire. 

Néanmoins,  comme  on  y  arrive  de  tous  côtés  par  une  longue 
pente  presque  insensible,  ces  hauteurs  ne  paraissent  à  l'œil  que 


DU   COMTE  DE    SEGUR.  439 

des  collines,  quoique  ce  soit  peut-être  un  des  points  les  plus 
élevés  de  l'Europe. 

Nous  avions  parcouru  près  de  deux  cents  lieues  en  six  jours  ; 
l'impératrice  était  fatiguée  ;  cependant  il  était  difficile  de  voya- 
ger, dans  une  saison  plus  rigoureuse,  avec  plusde  commodité,  de 
promptitude,  de  magnificence  et  de  plaisirs.  Le  froid  avait  dis- 
paru sous  la  multitude  des  précautions  ;  la  distance  avait  été 
absorbée  par  la  légèreté  des  traîneaux,  et  la  longueur  des 
nuits  effacée  par  la  clarté  des  immenses  bûchers  allumés  de 
trente  eu  trente  toises. 

Mais,  comme  il  fallait  partout  tenir  une  cour,  être  en  repré- 
sentation, examiner  les  établissements,  douuer  des  audiences, 
recevoir  des  plaintes,  remédier  à  des  abus,  donner  des  leçons 
utiles  et  des  récompenses  encourageantes,  il  restait  peu  de  mo- 
ments pour  se  délasser. 

En  voiture  même  l'impératrice,  qui  ne  se  reposait  de  régner 
que  pour  travailler  à  plaire,  faisait  une  dépense  continuelle  de 
grâce,  d'esprit  et  de  gaieté,  genre  d'occupation  très-aimable,  mais 
qui  ne  peut  se  soutenir  si  longtemps  sans  quelque  fatigue. 

Catherine  résolut  donc  de  s'arrêter  trois  jours  à  Smolensk, 
ce  qui  retarda  notre  arrivée  à  Kioff,  où  une  foule  de  voyageurs 
de  toutes  les  parties  de  l'Europe  l'attendaient. 

Sa  Majesté,  après  avoir  rempli  ses  devoirs  religieux  à  la  ca- 
thédrale, se  renferma  dans  son  palais  ;  mais  le  lendemain  elle 
reçut  la  noblesse,  les  autorités,  la  corporation  des  marchands, 
le  clergé,  et  donna  le  soir  un  grand  bal,  où  trois  cents  dames 
richement  parées  nous  prouvèrent  les  progrès  qu'avait  faits 
déjà,  dans  les  provinces  de  l'empire,  limitation  du  luxe,  des 
modes  et  des  grâces  qu'on  admire  dans  les  plus  brillantes 
cours  de  l'Europe.  La  superficie  en  tout  offrait  l'image  de  la 
civilisation  ;  mais  sons  cette  écorce  légère  l'observateur  atten- 
tif retrouvait  encore  facilement  la  vieille  Moscovie. 

L'archevêque  de  Mobiloff  vint  faire  sa  cour  à  l'impératrice. 
Je  fus  surpris  de  sa   tournure  plus  martiale  qu'ecclésiastique. 


440  MBMOIUES 

«  Ne  vous  en  étonnez  pas,  me  dit  Catherine  ;  il  a  été  long- 
«  temps  capitaine  de  dragons  ;  en  cette  qualité  je  vous  conseille 
«  de  vous  confesser  à  lui.  » 

Le  bon  prélat  nous  prouva  qu'il  se  ressouvenait  encore  de 
son  ancien  métier  ;  car  il  nous  accompagna  à  cheval  jusqu'à 
Kioff,  en  faisant  au  galop  ses  trente-cinq  lieues  par  jour,  sans 
se  plaindre  ni  de  la  fatigue  ni  de  la  glace. 

Je  vis  avec  plaisir  la  lin  de  ces  trois  journées,  qu'il  plaisait  à 
l'impératrice  d'appeler  jours  de  repos,  et  qui,  étant  sans  relâche 
employées  aux  audiences  et  à  la  représentation,  me  semblaient 
bien  plus  fatigantes  que  les  jours  de  voyage. 

Ne  valait-il  pas  bien  mieux,  en  effet,  se  voir  traîné  rapide- 
ment sur  la  glace,  dans  une  douce  et  large  voiture ,  étant  bien 
assis,  vêtu  commodément,  et  avec  une  société  aimable,  instruite 
et  gaie,  que  de  rester  debout  et  en  grand  habit  pendant  toute 
une  matiuée  et  une  partie  de  l'après-midi ,  au  milieu  de  vastes 
salons,  à  recevoir  des  corporations,  à  écouter  de  longues  et 
flagorneuses  adresses,  et  de  plus  à  entendre  dans  une  église 
grecque  la  monotone  mélodie  du  plain-chant? 

Remarquez  que  dans  ces  églises  l'usage  des  messes  basses 
et  courtes  n'existe  pas,  et  qu'il  est  défendu  de  s'asseoir,  ce 
qui  au  reste  serait  impossible,  parce  qu'on  n'y  trouve  ni  bancs 
ni  chaises.  Il  faut  avouer  que  les  Latins  prennent  un  peu  plus 
leurs  aises  que  les  Grecs  pour  suivre  la  voie  du  salut.  Les  offi- 
ces du  rit  grec  sont  bien  plus  longs  que  les  nôtres;  enfin  nous 
n'avons  qu'un  carême,  et  ils  en  observent  quatre  chaque  année. 

Nous  nous  remîmes  en  route,  et,  après  dix  jours  de  marche, 
nous  arrivâmes,  le  9  février  1787,  à  Kioff,  antique  capitale  des 
premiers  czars  de  Russie.  Cette  ville  est  située  sur  le  Borys- 
thène,  à  près  de  quatre  cents  lieues  de  Pétersbourg.  C'était  le 
terme  de  la  première  partie  de  notre  voyage,  et  nous  devions 
y  séjourner  jusqu'au  moment  où  la  fonte  des  glaces  laisserait 
libre  la  navigation  du  fleuve ,  ce  qui  probablement  ne  pouvait 
pas  arriver  avant  la  lin  d'avril. 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  441 

Do  Smolensk  àKioff,  malgré  l'uniformité  des  aspects  qu'uur 
neige  épaisse  offrait  à  nos  regards,  il  était  facile  de  s'aperce- 
voir que  les  villages  étaient  plus  nombreux  et  plus  peuplés ,  à 
mesure  que  nous  descendions  vers  le  midi.  Avant  d'arriver  à 
Kioff  nous  traversâmes  di\  villes  :  Mscislaff,  Tscherikoff,  No- 
vomest,  Starodoub,  ^ovogorod-Severski,  Soznitsa,  Betzna, 
Tschernigoff,  Péjin,  Kozélits. 

Nous  vîmes  à  Mscislaff  deux  couvents  catholiques  et  une 
grande  école  de  jésuites.  Cet  ordre,  exilé  de  tous  les  royaumes 
de  l'Europe  ,  avait  conservé  un  asile  en  Russie;  on  ne  croyait 
point  que  les  intrigues  de  ces  moines  pussent  y  être  dangereu- 
ses, puisqu'ils  ne  pouvaient  sortir  des  deux  ou  trois  villes  qu'on 
leur  avait  assignées  pour  leurs  résidences. 

D'ailleurs  comment  aurait- on  pensé  que  leur  influence  po- 
litique ou  religieuse  pût  s'étendre  dans  un  pays  où  le  souverain, 
la  cour,  la  noblesse  et  le  peuple  étaient  si  fortement  attachés 
à  une  Église  séparée  depuis  tant  de  siècles  de  l'Église  ro- 
maine ? 

Mais,  après  la  mort  de  Catherine,  on  n'imita  point  sa  pru- 
dence prévoyante  ;  les  jésuites,  à  force  de  souplesse  et  d'intrigues, 
obtinrent  l'autorisation  de  filtrer  dans  l'intérieur  de  l'empire  ; 
il  s'en  établit  même  à  Pétersbourg  et  à  Moscou  ;  et,  comme 
rien  ne  peut  arrêter  l'ambition  de  cette  milice  turbulente  ,  si 
funeste  à  tous  les  gouvernements  qui  l'ont  protégée,  elle  a 
trouvé  le  moyen,  par  ses  sourdes  menées  et  par  son  mys- 
térieux prosélytisme,  de  semer  la  désunion  dans  plusieurs  fa- 
milles et  de  donner  au  gouvernement  des  inquiétudes  fondées. 
Enfin  la  patience  de  l'empereur  Alexandre  s'est  lassée,  et  ce 
monarque,  peu  d'années  avant  sa  mort,  a  chassé  de  ses  Etats 
cette  pernicieuse  et  incorrigible  congrégation. 

Partout  l'impératrice,  loin  de  se  borner  à  des  phrases  banales, 
questionnait  avec  soin  les  autorités,  les  évêques,  les  proprié- 
taires, les  marchands ,  sur  leur  situation,  leurs  moyens,  leurs 
vœux  et  leurs  besoins.  C'était  ainsi  qu'elle  se  faisait  aimer  et 


442  MÉMOIRES 

qu'elle  laissait  à  la  vérité  quelque  issue  pour  arriver  près  d'elle , 
pour  lui  découvrir  les  énormes  abus  que  tant  de  gens  étaient  in- 
téressés à  lui  cacher. 

«  On  en  apprend  plus,  me  disait-elle  un  jour,  en  parlant  à 
«  des  ignorants  de  leurs  propres  affaires  qu'en  s'adressant  aux 
«  savants ,  qui  n'ont  que  des  théories ,  et  qui  seraient  honteux 
«  de  ne  pas  vous  répondre  avec  de  ridicules  assertions  sur  des 
«  choses  dont  ils  n'ont  aucune  connaissance  positive.  Que  je 
«  les  plains,  ces  pauvres  savants!  ils  n'osent  jamais  prononcer 
«  ces  quatre  mots  •  Je  ne  sais  pas,  qui  sont  si  commodes  pour 
«  nous  autres  ignorants ,  et  qui  nous  empêchent  parfois  de 
«  prendre  de  dangereuses  décisions  ;  car  dans  le  doute  il  vaut 
«  mieux  ne  rien  faire  que  de  mal  faire.  » 

A  ce  propos  elle  me  raconta  un  trait  fort  singulier  de 
M.  Mercier  de  La  Rivière,  écrivain  d'un  talent  distingué. 
M.  de  La  Rivière,  ancien  intendant  à  la  Martinique,  avait 
publié  à  Paris  un  ouvrage  qu'on  estime  encore  aujourd'hui  ;  il 
était  intitulé  :  de  l'Ordre  naturel  et  essentiel  des  sociétés 
politiques.  Ce  livre  obtint  un  brillant  succès  par  sa  conformité 
aux  principes  des  économistes ,  qui  étaient  alors  fort  eu  vogue. 
.  Comme  Catherine  II  désirait  connaître  leur  système ,  elle 
avait  fait  inviter  ce  publiciste  à  faire  un  voyage  en  Russie ,  en 
l'assurant  qu'il  y  recevrait  une  juste  indemnité  pour  sa  complai- 
sance. C'était  à  l'époque  où  Catherine  devait  faire  son  entrée 
solennelle  à  Moscou  ;  elle  lui  lit  dire  de  l'attendre  dans  cette  ca- 
pitale. 

«  M.  de  La  Rivière,  me  dit  l'impératrice,  se  mit  en  route 
«  avec  promptitude,  et,  dès  qu'il  fut  arrivé,  son  premier  soin 
«  fut  de  louer  trois  maisons  contiguës ,  dont  il  changea  pré- 
«  cipitamment  toutes  les  distributions,  convertissant  les  salons 
«  en  salles  d'audiences  et  les  chambres  en  bureaux. 

«  Le  philosophe  s'était  mis  dans  la  tête  que  je  l'avais  appelé 
«  pour  m'aider  à  gouverner  l'empire  et  pour  nous  tirer  des 
«  ténèbres  de  la  barbarie  par  l'expansion  de  ses  lumières.  11 


DU   COMTE   DE   SÉGUR.  443 

«  avait  écrit  en  gros  caractères  sur  les  portes  de  ses  nombreux 
«  appartements  :  département  de  l'intérieur,  département 
«  du  commerce  ,  département  delà  justice ,  département  des 
«  finances,  bureaux  des  impositions ,  etc.,  et  en  même  temps 
«  il  adressait  à  plusieurs  habitants  russes  ou  étrangers ,  qu'on 
«  lui  indiquait  comme  doués  de  quelque  instruction,  Pinvita- 
«  tion  de  lui  apporter  leurs  titres  pour  obtenir  les  emplois  dont 
«  il  les  croirait  capables. 

«  Tout  ceci  faisait  un  grand  bruit  dans  Moscou ,  et,  comme 
«  on  savait  que  c'était  d'après  mes  ordres  qu'il  avait  été  mandé, 
«  il  ne  manqua  pas  de  trouver  bon  nombre  de  gens  crédules , 
«  qui  d'avance  lui  faisaient  leur  cour. 

«  Sur  ces  entrefaites  j'arrivai,  et  cette  comédie  finit.  Je  tirai 
«  ce  législateur  de  ses  rêves;  je  m'entretins  deux  ou  trois  fois 
«  avec  lui  de  son  ouvrage ,  sur  lequel  j'avoue  qu'il  me  parla 
«  fort  bien;  car  ce  n'était  pas  l'esprit  qui  lui  manquait  :  la  va- 
«  nité  seule  avait  momentanément  troublé  son  cerveau.  Je  le 
«  dédommageai  convenablement  de  ses  dépenses.  Nous  nous 
«  séparâmes  contents;  il  oublia  ses  songes  de  premier  mi- 
«  nistre ,  et  retourna  dans  son  pays  en  auteur  satisfait ,  mais 
«  en  philosophe  un  peu  honteux  du  faux  pas  que  son  orgueil 
«  lui  avait  fait  faire.  » 

Ce  fut  en  faisant  allusion  à  cette  anecdote  que  l'impératrice 
écrivit  à  Voltaire  :  «  M.  de  La  Rivière  est  venu  ici  pour  nous 
«  législater.  11  nous  supposait  marcher  à  quatre  pattes ,  et  très- 
«  poliment  il  s'était  donné  la  peine  de  venir  de  la  Martinique 
«  pour  nous  dresser  sur  nos  pieds  de  derrière.  » 

C'était  le  célèbre  Diderot  qui  avait  inspiré  à  cette  princesse 
le  désir  de  connaître  M.  de  La  Rivière.  Diderot  lui-même  vint 
à  Pétersbourg  ;  il  plut  beaucoup  à  Catherine  par  la  vivacité  de 
son  esprit ,  par  l'originalité  de  son  génie  et  de  son  style ,  par  sa 
véhémente  et  rapide  éloquence. 

Ce  philosophe ,  qui  ne  méritait  peut-être  guère  ce  beau  nom , 


414  MEMOIRES 

puisqu'il  «'«toit  intolérant  dans  son  incrédulité  et  presque  ridi- 
culement  fanatique  du  néant,  aurait  dû  pourtant  moins  qu'un 
autre ,  avec  son  âme  de  feu ,  croire  que  cette  âme  n'est  que  ma- 
tière. 

Au  reste ,  son  nom  semble  avoir  survécu  à  la  plus  grande 
partie  de  ses  écrits  ;  on  les  vante  plus  qu'on  ne  les  lit.  Il  parlait 
bien  mieux  qu'il  n'écrivait  ;  le  travail  refroidissait  son  inspira- 
tion. Dans  ses  livres  il  est  fort  au-dessous  de  nos  grands  écri- 
vains ;  mais  dans  sa  conversation  il  était  doué  d' une  chaleur 
qui  entraînait;  la  force  des  expressions  qu'il  trouvait  sans  les 
chercher  ne  laissait  pas  le  temps  d'apprécier  la  justesse  ou  la 
fausseté  de  sa  pensée  ;  on  la  croyait  grande  parce  qu'elle  était 
éclatante  et  revêtue  d'images  ;  c'était  le  génie  du  paradoxe  et  le 
prophète  du  matérialisme. 

«  Je  m'entretins  longtemps  et  souvent  avec  lui ,  me  disait 
«  Catherine ,  mais  avec  plus  de  curiosité  que  de  profit.  Si  je 
«  l'avais  cru ,  tout  aurait  été  bouleversé  dans  mon  empire  ;  lé- 
«  gislation,  administration,  politique,  finances,  j'aurais  tout 
«  renversé  pour  y  substituer  d'impraticables  théories. 

«  Cependant ,  comme  je  l'écoutais  plus  que  je  ne  parlais ,  un 
«  témoin  qui  serait  survenu  nous  aurait  pris  tous  deux ,  lui 
«  pour  un  sévère  pédagogue,  et  moi  pour  son  humble  écolière. 
«  Probablement  il  le  crut  lui-même  ;  car,  au  bout  de  quelque 
«  temps ,  voyant  qu'il  ne  s'opérait  dans  mon  gouvernement 
«  aucune  des  grandes  innovations  qu'il  m'avait  conseillées, 
«  il  m'en  montra  sa  surprise  avec  une  sorte  de  fierté  mécon- 
«  tente. 

«  Alors ,  lui  parlant  franchement ,  je  lui  dis  :  Monsieur  Di- 
«  derot,  f  ai  entendu  avec  le  plus  grand  plaisir  tout  ce  que 
«  votre  brillant  esprit  vous  a  inspiré,  mais  avec  tous  vos 
«  grands  principes,  que  je  comprends  très-bien,  on  ferait  de 
«  beaux  livres  et  de  mauvaise  besogne.  Fous  oubliez  dans 
«  tous  vos  plans  de  réforme  la  différence  de  nos  deux  posi- 


DU   COMTE   DE   SEGUR.  445 

«  tions  ;  vous,  vous  ne  travaillez  que  sur  le  papier ,  qui  souffre 
«  fout;  il  est  tout  uni,  souple,  et  n'oppose  d'obstacles  nia 
«  votre  imagination  ni  à  votre  plume ,  tandis  que  moi, 
«  pauvre  impératrice,  je  travaille  sur  la  peau  humaine, 
«  qui  est  bien  autrement  irritable  et  chatouilleuse. 

«  Je  suis  persuadée  que  dès  lors  il  me  prit  en  pitié,  me  regar- 
«  dant  comme  un  esprit  étroit  et  vulgaire.  Dès  ce  moment  il 
«  ne  me  parla  plus  que  de  littérature,  et  la  politique  disparut 
«  de  nos  entretiens.  » 

Malgré  ce  peu  de  succès,  l'auteur  du  Père  de  famille,  de  la 
fie  de  Sénèque,  et  l'un  des  fondateurs  d'un  grand  monument , 
Y  Encyclopédie,  eut  plus  à  se  louer  de  la  Russie  que  de  la 
France  ;  car  dans  son  pays  il  fut  jeté  en  prison ,  tandis  que  l'im- 
pératrice acheta  cinquante  mille  francs  sa  bibliothèque,  qu'elle 
lui  laissa  ,  et  fit  pour  lui  l'acquisition  d'une  maison  à  Paris. 

Tous  les  souverains  de  ce  temps  voyaient  nos  parlements 
accuser  et  condamner  les  ouvrages  hardis  des  philosophes,  et 
cependant  ils  courtisaient  ces  mêmes  philosophes,  qu'ils  regar- 
daient comme  les  dispensateurs  de  la  renommée.  Catherine  et 
Frédéric  surtout  étaient  insatiables  de  célébrité ,  et ,  comme  les 
dieux  de  l'Olympe ,  ils  aimaient  à  s'enivrer  d'encens  ;  c'était 
pour  en  obtenir  qu'ils  le  prodiguaient  eux-mêmes  à  Voltaire,  à 
Rousseau ,  à  Raynal ,  à  d'Alembert  et  à  Diderot. 

On  a  beau  faire  ,  on  vit  dans  l'atmosphère  de  son  siècle  ;  on 
est  entraîné  par  son  tourbillon ,  et  ceux  mêmes  qui  se  sont 
tant  affligés  de  sa  marche  ont  été  les  premiers  à  l'accélérer. 

Toute  la  noblesse  suivait  leur  exemple ,  et  ce  n'est  qu'après 
avoir  ainsi  consolidé  les  fondations  de  l'édifice  d'un  nouvel  ordre 
social  qu'ils  ont  conçu  le  projet  chimérique  de  le  renverser, 
oubliant  que  l'esprit  humain,  comme  le  temps,  marche  toujours 
en  avant  et  ne  recule  jamais. 

On  peut  arranger  le  présent,  embellir  l'avenir-,  tout  dans  la 
nature  peut  se  modifier  hors  le  passé,  qui  ne  doit  jamais  re- 

38 


446  MÉMOIRES 

naître;  c'est  pour  nous  le  véritable  néant,  une  ombre  qui  n'a 
d'existence  que  dans  nos  souvenirs. 

La  crainte  très-raisonnable  que  montrait  Catherine  II  pour 
tout  ce  qui  pouvait  l'entraîner  dans  la  route  périlleuse  des  in- 
novations me  rappelle  la  colère  qu'elle  m'exprima  contre  un 
pauvre  médecin  de  son  empire,  M.  Samoïloff,  qui  venait  de 
s'aviser,  me  dit-elle ,  de  traiter  la  peste  comme  la  petite  vérole 
et  de  l'inoculer  dans  l'espoir  de  l'affaiblir  graduellement.  Il 
en  avait  fait  l'essai  sur  lui-même  et  se  l'était  donnée  plusieurs 
fois  ;  il  demandait  la  permission  de  généraliser  cette  dangereuse 
expérience.  Le  bon  docteur,  au  lieu  de  pension  et  de  brevet 
d'invention,  reçut  la  semonce  que  méritait  sa  charitable 
folie. 

Ce  fut  le  maréchaf  Romanzoff ,  gouverneur  de  la  province, 
qui  reçut  à  ses  limites  l'impératrice.  Ce  vieux  et  célèbre  guerrier 
portait  sur  ses  traits  l'empreinte  de  son  caractère  ;  on  y  voyait 
ce  mélange  de  modestie  et  de  fierté  qui  annonce  toujours  le 
vrai  mérite  ;  mais  il  y  perçait  aussi  une  teinte  d'amertume  et 
de  mécontentement  excités  en  lui  par  les  préférences  et  par 
l'immense  crédit  accordés  au  prince  Potemkin. 

La  rivalité  de  commandement  divisait  ces  deux  généraux  ; 
c'était  une  lutte  constante  entre  la  gloire  et  la  faveur,  et , 
comme  il  n'arrive  que  trop  souvent ,  la  faveur  triomphait  tou- 
jours. 

Le  maréchal  n'obtenait  rien  pour  son  gouvernement  :  ses 
travaux  languissaient;  ses  troupes  n'avaient  que  de  vieux  habits  ; 
ses  officiers  sollicitaient  en  vain  de  l'avancement.  Toutes  Jes 
grâces,  tous  les  encouragements  pleuvaient  sur  les  armées  que 
commandait ,  sur  les  provinces  que  gouvernait  le  favori  premier 
ministre. 

L'impératrice  trompée  attribuait  à  l'indolence  du  maréchal  le 
triste  état  où  elle  trouvait  ses  troupes ,  ses  ouvrages  et  son  ad- 
ministration ,  taudis  qu'elle  louait  avec  enthousiasme  la  situation 


DU   COMTE   DE    SEGUE. 


447 


florissante  des  gouvernements  du  prince  et  la  rapidité  magique 
de  ses  créations. 

D'ailleurs  Catherine  était  reine  et  femme  :  l'ancien  favori  la 
louait,  la  remerciait  perpétuellement  ;  le  vieux  gagneur  de  ba- 
tailles se  plaignait  toujours  ;  aussi  elle  attendait  le  retour  de 
l'un  avec  impatience  et  n'écoutait  l'autre  qu'avec  humeur. 


FIN    DC   TBEMIER    VOLDME. 


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