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BIBLIOTHÈQUE
DES MÉMOIRES
RELATIF?. A 1.'|I1ST01RE DE FRANCE
PENDANT LE 18e SIECLE
\Sl(. hVANT-PROPOS ET NOTES
PAR M. Fs. BARRIÈRE
TOME XIX
TYPOGRAPHIE 1)1 II FiRMIN DIDOT. — MESNIL ( El RE ).
MÉMOIRES
SOUVENIRS ET ANECDOTES
M. LE COMTE DE SKC.I II
CODDESEONDEMiE ET PENSEES Kl PRINCE DE EDINE
WK \\ WT-IKOI'OS ET NOTES
PAR M. F«. BARRIÈRE
TOME PREMIER
PAK1S
LIBRAIRIE DE FIRMI1N DIDOT FRÈRES, FILS II ( '
IMPRIMEURS I>1 L'INSTITUT, RIE JACOB, 56
1859
<0c
1
■
AVANT-PROPOS.
Un homme d'un esprit vif et fin, M. le vicomte de Ségur,
disait, en parlant de son frère aîné, M. le comte de Ségur :
Je pourrais en être jaloux; f aime mieux en être fier. 11
avait pris le bon parti. Tous deux étaient fils du maréchal
de Ségur, qui, couvert de blessures, mais actif, laborieux,
dévoué, fut ministre de la guerre aux plus belles années
du règne de Louis XVI. Le vicomje de Ségur, qui, déjà
maréchal de camp, quitta le service à la Révolution, bri-
guait, dans les lettres, des succès qu'il y aurait peut-être
obtenus, si sa vie n'eût été livrée aux plaisirs. Quoiqu'il ait
donné vingt-quatre ouvrages dramatiques, aux Français, à
l'Odéou, à rOpéra-Comiqueetmèmeau grand Opéra, rien
n'est resté de lui au théâtre : une chanson charmante ,
L Amour et le Temps, serait aujourd'hui son titre unique
à la célébrité, si l'on n'avait de lui trois volumes in- 12
intitulés : Les Femmes. L'ouvrage abonde en observations
aussi vraies qu'ingénieuses : on voit qu'il avait bien étudié
son sujet. Il indique le rôle des femmes et particulièrement,
chose étrange! celui des mères dans la société de son
temps. On va voir sous quels rapports les mères y occu-
paientunc place importante, y exerçaient une magistrature
aimable, aussi respectée que chérie ; et, puisque l'ensemble
de cette collection a pour objet de reproduire les mœurs,
Il AVANT-PROPOS.
on nous saura gré d'en saisir, dans le fragment qui suit,
un des traits les moins connus ; qu'on en juge :
« Autrefois, sous Louis XV et sous Louis \Y1, un jeune
homme entrant dans le monde y faisait ee que l'on appe-
lait un début. Il cultivait les arts d'agrément ; le père in-
diquait et suivait la direction de ce travail ; car c'en était
un ; mais la mère , la mère seule pouvait porter son fils à
ce dernier degré de politesse, de grâce et d'amabilité qui
finissait son éducation. Outre sa tendresse naturelle, son
amour-propre se trouvait tellement de la partie, que l'on
peut juger du soin, de la recherche qu'elle mettait adonner
à ses enfants , à leur entrée dans le monde , tout le charme
qu'elle pouvait développer en eux ou leur communiquer.
De là venaient cette politesse si rare, ce goût exquis, cette
mesure dans les discours , dans les plaisanteries , cette
grâce de maintien, en un mot , cet ensemble qui classait
ce qu'on appelait la bonne compagnie, et qui distingua tou-
jours la société française, même chez les étrangers. Un jeune
homme avait-il manqué, dans sa jeunesse, aune attention
pour une femme, à un égard pour un homme plus âgé que
lui, à une déférence pour la vieillesse, que la mère du jeune
étourdi en était instruite le soir même par ses amis; et le
lendemain il était sûr d'une leçon et d'une réprimande.
« La société, répartieen mille. cercles différents, se tenait,
sous tous ces rapports, sans se voir habituellement. La
politesse, le goût, le bon ton étaient une espèce de dépôt que
chacun gardait avec soin , comme s'il n'eût été confié qu'à
lui. C'est à la politesse que les femmes, avec raison , met-
taitnt le plus d'importance : elle est, en effet, la première
expression du respect qu'on leur doit. La politesse est de
plus si précieuse dans le commerce de la vie , que l'on a
w kNT-PBOPOS. 111
vu des gens se passer d'esprit en sachant mêler la politessi
à la noblesse, à l'élégance des manières (l). ■>
Nous n'exprimerons pas de trop justes regrets sur l'ab-
sence aujourd'hui de ce «gouvernement maternel : la sin-
gulière politesse et l'étrange bon ton qui régnent dans les
salons du jour constateront mieux que nous cette ab-
sence. Bornons-nous a remarquer, sans jeter les yeux au-
tour de nous, que ce seul morceau placerait M. le vicomte
de Ségur parmi les écrivains féconds en observations
utiles. Nous ne rappellerons point sa courageuse collabo-
ration aux Actes des Apôtres après 89. Nous ne citerons
pas davantage ce mot que s'attira, sous le Directoire, un
acteur chéri du public et qui s'en montrait vain, même
avec M. de Ségur : « Prenez donc garde, mon cher Elleviou,
vous oubliez que la Révolution nous a rendus tous égaux. »
C'était lu le tour imprévu de son esprit. Moins connu cer-
tainement est le mot qui suit. — Le vicomte ( son père étant
encore ministre) logeaft à l'hôtel de la Guerre. Il déjeunait,
quand un inconnu, un provincial insiste pour lui parler.
Sur un mot du vicomte, il entre et s'asseoit : « En quoi,
Monsieur, puis-je vous être utile? dit M. de Ségur. — Je
vous prierais, Monsieur le Vicomte, de vouloir bien appuyer
mes démarches auprès du ministre ; il ne refusera rien à
son fils. — Vous avez servi sans doute, Monsieur ? — Non,
(!) L'oiivrage dont nous venons de faire connaître un fragment, et
qui a eu plusieurs éditions, est intitulé : Les Femmes , leur condition
et leur influence dans l'ordre social , chez les différents peuples
anciens cl. modernes. — Incarcéré sous la Terreur, M. le vicomte de
Ségur fit paraître en 1795: Ma Prison depuis le %\ Vendémiaire
jusqu'au 10 Thermidor. Né à Paris en 175G, M. de Sentir mourut
i Bagnères en juillet 1805
IV AVANT-l'HOl'OS.
pas encore. — Kh bien ! de quoi donc s'agit-il ? — Je \ou-
drais avoir un régiment. — Oh ! rien de si facile, dit le
vicomte de Ségur, en souriant: en voulez- vous deux '.' »
Epris des lettres comme son frère, mais avec beaucoup
plus desavoir, avec plus d'étendue, de solidité, d'élévation
dans l'esprit, M. le comte de Ségur a fort brillamment
parcouru les plus différentes carrières. Ses ouvrages sont
aussi variés que son sort éprouva d'alternatives. Nul heu-
reusement ne supporta mieux la bonne et la mauvaise for-
tune, tel. appant à l'enivrement de l'une comme au découra-
gement que produit l'autre. — INéen 1 763, il avait trente-
six ans quand la Révolution éclata. Le malheur n'atteignit
donc pas sa jeunesse; il en raconte les belles années, dans
ses Mémoires , avec la puissance , le charme d'un talent
qui donne à la plus rare élégance de style toute la fa-
cilité, toute la grâce du naturel. Ou va savoir de lui-même
l'attrait qui lui fait rechercher la société des écrivains et
des artistes célèbres; on va savoir la faveur qui l'ac-
cueille à Versailles, ses duels brillants et ses premiers essais
poétiques, son avancement dans l'armée, son départ pour
l'Amérique avec MM. de Broglie et de Lauzun, les ha-
sards galants ou guerriers de son voyage, son retour en
France , la carrière nouvelle qu'ouvre devant lui la diplo-
matie, et ses succès à Saint-Pétersboug auprès de l'im-
pératrice Catherine II.
Il fut de ce célèbre et curieux voyage entrepris par la
czarine et sa cour en Grimée. Huit cents lieues parcou-
rues au milieu des réceptions et des fêtes, cinq cents che-
vaux commandés à chaque relais pour emporter les voya-
geurs sur des traîneaux à travers les neiges et la glace,
des bûchers de sapins éclairant la route pendant la
a\ ayi -ritoi'os. v
nuit , le Roristhène étonne de voir ses eaux solitaires
eouvertes de flottilles pavoisées, des armées exécutant
des simulacres de combats dans des déserts, des villes
et des populations improvisées, des rencontres de princes
et de souverains presque à chaque halte, tout prête à
l'histoire, dans ce trajet, les surprises et le merveilleux
des contes de fées.
Là paraissent tour à tour les principaux personnages de
la Russie. Quels souvenirs M. de Ségur y rassemble ! que
de portraits intéressants il trace ! Je suis surpris toute-
fois qu'il ne s'arrête pas plus particulièrement à Bezborodko,
ministre de l'intérieur en Russie. Sorti des rangs les plus
obscurs, comment avait-il mérité la confiance de la czarine?
par sa connaissance parfaite de la langue russe, par sa ca-
pacité, surtout par sa présence d'esprit. Elle lui recommande
un jour la rédaction d'un ukase important. Le lendemain,
son travail avec l'impératrice étant terminé, il allait sortir :
Et l'ukase ! lui dit-elle. Il rouvre son portefeuille, en tire
un papier et lit une suite de visa, de considérants et de
dispositions réglementaires. « C'est fort bien : Donnez que
je signe, dit l'impératrice en avançant la main. » Que
voit-elle ?un papierblanc! Il avait oublié l'ukase, et venait
de l'improviser. — M. de Ségur, dans la première audience
que lui accorda Catherine II, fut tiré d'un plus mauvais
pas , précisément aussi par l'beureuse facilité de sa parole :
on le verra dans ses Mémoires.
A notre grand regret ils se terminent à la fin de 89,
avec son ambassade à Saint-Pétersbourg. La France
était, à son retour, en proie aux agitations les plus me-
naçantes; la courue lui dissimule ni ses incertitudes ni
ses craintes : elle met en lui toute confiance. Mais que
VI \ VA NT- PROPOS.
peut-il ; et que calmerait ou maîtriserait la tempête? On
envoie M. de Ségur ministre a Berlin, où ses efforts retar-
dent une déclaration de guerre.. Il est nommé ambassa-
deur a Rome; hélas! qu'irait-il y faire? Les hostilités y
étaient trop vivement commencées entre. le saint-sié^e et
la nouvelle constitution française. Il se refuse à l'émigra-
tion : plus tard, par miracle, il échappe à la Terreur ! mais
emplois et biens il a tout perdu, soit à Saint-Domingue,
soit en France : ses talents, son courage soutiendront sa
famille. Il donne, au Vaudeville, Molière à Lyon, le Ma-
melouck à Paris, les Français au Caire, en collaboration
avec MM. Deschamps et Després. Le retour d'un Français
qui était au Caire et se nommait Bonaparte fut favorable
aux trois auteurs. M. Deschamps devient, plus tard, secré-
taire des commandements de l'impératrice Joséphine , et
M. Després aie même emploi auprès de S M. la reine Hor-
tense. Le portrait le plus ressemblant que j'aie vu de cette
princesse était chez M. Després, et lui avait été donné par
elle.
Quant à M. de Ségur, le ciel , dès le gouvernement con-
sulaire, étaitdevenu pour lui moins sombre. On le voit suc-
cessivement législateur, conseiller d'Etat, académicien,
grand maitre des cérémonies, sénateur en 1813, commis-
saire extraordinaire en 1814 ; et partout il est a la hauteur
des emplois ou des missions qu'on lui confie. Ici reparait
l'inconstance de sa destinée. La Restauration a lieu : les
services rendus par ses ancêtres et par lui-même aux
Bourbons ne peuvent être oubliés; Louis XVIII le nomme
pair. Sur quoi compter pourtant? Napoléon revient de
l'Ile d'Elbe. De nouveau M. de Ségur est grand maitre et
sénateur. Le bail est court. Les Bourbons rentrent en
kVANT-PBOPOS. Vil
I r.iiice 'après Waterloo : M. de Ségur n'a plus ni charge
ni pairie; ([n'importe! les grandeurs et la politique le
rendent aux lettres : on ne l'a pas destitué de son esprit;
son savoir, son courage, sa plume et son talent lui restent.
Ce talent se plie avec une merveilleuse souplesse à tous
les genres d'occupations, et dans tous obtient un immense
succès. Dip'omatie, littérature, histoire, toutétaitdu do-
maine de cette remarquable intelligence. II est vrai qu'un
ange de dévouement et de vertus, une petite-fille de Da-
guesseau, madame la comtesse de Ségur, secondait admi-
rablement son mari dans ses travaux ; faisant pour lui des
recherches, des lectures , etehaque jourécrivant sixou sept
heures sous sa dictée. Il eut le malheur de la perdre!
Ce fut le coup le plus sensible dont il ait jamais souffert.
ML Brifaut, nouvellement académicien , reçut alors un
bienveillant accueil chez M. de Ségur, à qui l'on avait,
depuis quelques années, rendu la pairie, honteux enfin de
la lui avoir ôtée.a Veuf et triste, dit M. Brifaut dans ses
a Œu vies récemment publiées, M. de Ségur réunissait
« chez lui une compagnie peu nombreuse, mais triée. On
« ne s'entendait pas mieux que l'ancien grand maître des
« cérémonies à tenir salon. Sa table n'était pas aussi bril-
« lante que sa conversation ; si les événements politiques
« n'avaient pas renversé la nappe, du moins ils l'avaient
« dégarnie; mais qui pensait à cela, quand l'aimable et
c gracieuse causerie de l'amphitryon nous attachait des
o heures entières a cette table où les bons mots suppléaient
« les lions vins , ou le matériel de la vie paraissait si in-
« digne d'attention, les besoins de l'intelligence étant si
« ingénieusement satisfaits? Nous n'avons pas longtemps
((conservé, par malheur, l'un des derniers modèles de
\lll AVANT-PROPOS
« l'urbanité française. Il avait le tort de ne pas se soigner
« assez. Je le lui reprochais un jour en lui disant : Mais
« songez donc que vous ne vous appartenez pas ; vous ap-
« partenez à la France entière. Il est mort laissant un vide
« véritable dans le monde poli. Ses Mémoires sont d'un
« ton exquis; ils n'ont qu'un tort, leur brièveté. »
Le reproche est fondé : tous les lecteurs, nous l'espérons,
en tomberont d'accord. Ces Mémoires devaient avoir une
suite : l'auteur l'annonçait ; la mort, hélas ! a fait tomber la
plumede ses mains. Ses ouvrages du moins resteront ; et l'on
peut recommander à la jeunesse ses livres d'histoire, aux
diplomates sa Politique des Etats de l'Europe , aux bi-
bliophiles les rares exemplaires signés du livre inti-
tulé Recueil de famille .•enfin, aux gens de goût, ravis
de trouver le charme du style joint à des révélations his-
toriques on ne peut qu'indiquer les pages qui vont suivre.
Et comment, écrites par un homme d'un coup d'oeil si pé-
nétrant , d'un esprit si distingué , ces révélations ne se-
raient-elles pas du plus haut intérêt , quand on songe qu'il
a vu Voltaire à son déclin et Mirabeau dans sa toute-puis-
sance, Frédéric II et le prince de Nassau ( comme on dirait
l'histoire et le roman), Poniatowski le roi de Pologne et
Joseph II l'empereur d'Autriche , l'heureuse Catherine II,
l'infortunée Marie-Antoinette, Potemkin et le prince de
Kaunitz, le héros de la liberté Wasingthon, et Napoléon le
Conquérant tout éblouissant de gloire !
Fs Barrière.
MÉMOIRES
SOUVENIRS ET ANECDOTES.
La jeunesse veut savoir ce que les vieillards ont vu et fait;
ceux-ci aiment à le raconter : rien n'est plus naturel. Ainsi ou
s'étonnerait à tort de voir publier aujourd'hui tant de Mémoires,
peindre tant de personnages, rappeler tant d'anecdotes.
Jamais la curiosité ne dut être plus active qu'à l'époque où
nous vivons : cette époque arrive après le siècle le plus fécond
en orages. Pendant sa durée, institutions, politique , philosophie,
opinions , lois , coutumes , fortunes , modes et mœurs , tout a
changé.
L'existence de chaque État n'a été qu'une suite de révolu-
tions ; la vie de chaque homme , semblable à un roman , a été
pleine d'aventures; elle offre le coup d'œil d'une galerie variée,
où se mêle une foule de portraits, de tableaux d'histoire, de
tableaux de genre, parfois même de scènes comiques et de mé-
tamorphoses.
Échappé au naufrage et arrivé dans le port, on aime à se
rappeler avec calme les tempêtes qui nous ont tant agités ; on
veut rendre compte à soi même, à sa famille, et même au pu-
blic, de la part que le sort nous a fait prendre à tant de passions,
à tant d'événements, à tant de vicissitudes.
s.' retracer ainsi tout ce qu'on a éprouve , c'est reculer Fers
T. I. 1
2 MEMOIRES
l<i jeunesse, c'est presque recommencer à vivre ; c'est un der-
jiier plaisir d'autant plus pur, que notre expérience peut ins-
truire ceux qui n'en ont pas.
Le dernier rayon de l'esprit de l'homme qui finit sa carrière
sert parfois d'utile fanal au jeune homme qui entre dans la
sienne.
Plusieurs de mes amis m'ont souvent pressé d'écrire ce qu'ils
m'avaient entendu raconter. Je cède à leurs conseils.
En lisant ces fragments de Mémoires ou plutôt ces Souvenirs
et Anecdotes , on verra que mon but a été, non de faire un
tableau historique, mais de tracer une esquisse morale du temps
où j'ai vécu.
J'ai espéré satisfaire la curiosité du lecteur et non sa mali-
gnité. On n'y trouvera point d'aliments pour le scandale ou pour
les passions. Je désire que cette lecture amuse et intéresse ceux
qui aiment la vérité, et qui cherchent avec modération à re-
monter aux vraies causes, souvent légères, des grands événe-
ments dont ils ont été les témoins.
Ma position, ma naissance, mes liaisons d'amitié et de
parenté avec toutes les personnes marquantes de la cour de
Louis XV et de Louis XVI ; le ministère de mon père , mes voyages
en Amérique, mes négociations en Russie et en Prusse , l'avan-
tage d'avoir connu , sous des rapports d'affaires et de société,
Catherine II, Frédéric le Grand , Potemkin, Joseph II, Gus-
tave III , Washington, Kosciusko , la Fayette , Nassau, Mira-
beau, Napoléon, ainsi que les chefs des partis aristocratiques et
démocratiques, et les plus illustres écrivains de mon temps:
tout ce que j'ai vu, fait, éprouvé et souffert pendant la révo-
lution; ces alternatives bizarres de bonheur et de malheur, de
crédit et de disgrâce, de jouissances et de proscriptions, d'opu-
lence et de pauvreté : tous les états différents que le sort m'a
forcé de rejnplir , m'ont persuadé que cette esquisse de ma vie
pourrait être piquante et intéressante.
Puisque le hasard a voulu que je fusse successivement colonel ,
I>U COMTE DE SEGUB. 3
officier général, voyageur, navigateur, fils de ministre, ambas-
sadeur, négociateur , courtisan , prisonnier, cultivateur, soldat .
électeur, poëte, auteur dramatique, collaborateur de journaux,
publiciste, historien, députe, conseiller d'État, sénateur, acadé-
micien et pair de France, j'ai dû voir les hommes et les objets
sous presque toutes les faces , tantôt à travers le prisme du
bonheur, tantôt à travers le crêpe de l'infortune, et tardive-
ment à la clarté du flambeau d'une douce philosophie.
Je ne veux publier, pour le moment, que la partie de mes
Mémoires ou Souvenirs et anecdotes relatives à mon voyage,
en Amérique et à ma mission en Russie. Elle sera seulement
précédée par quelques souvenirs de ma jeunesse, ainsi que p;«r
le tableau des mœurs et des opinions de la cour et de Paris,
telles que je les ai vues au moment où je suis entré dans le
monde.
En écrivant l'histoire, il faut que l'auteur s'oublie si complè-
tement qu'on puisse presque douter du temps où il a vécu, du
rôle qu'il a joué, et du parti vers lequel il a incliné. Mais quand
on fait des Mémoires, et qu'on retrace les souvenirs de sa vie,
on est forcé de parler de soi, de sa famille : car cette famille
est le premier élément où l'on vit et le premier horizon qu'on
aperçoit. Cependant, comme c'est à mon avis l'écueil et l'incon-
vénient de ce genre d'écrits, puisque ce qui n'intéresse que nous
pourrait fort bien ennuyer les autres, je serai à cet égard sobre
autant que possible.
Issu d'une famille noble , ancienne et militaire, j'appartiens
à une branche de cette maison établie depuis longtemps en
Périgord. Comme ma famille professa et conserva un long atta-
chement pour la religion protestante , elle eut beaucoup à
souffrir dans les guerres civiles , et ne participa point aux
grAces que la cour répandit sur les catholiques.
Henri IV avait honoré de son amitié un de mes aïeux , compa-
gnon de sa jeunesse , et qui courut de grands risques le jour de
la Saint-Barthélémy. Il le nomma son ambassadeur auprès de
4 MBK01RES
plusieurs princes d'Allemagne. Mais depuis la mort de ce mo-
narque , toute faveur s'éloigna de nous ; et, comme ma famille
se trouva divisée en beaucoup de branches , elles devinrent pres-
que toutes assez pauvres.
Mon bisaïeul releva notre fortuno : s'étant distingué à la
guerre, il devint officier général, eut une jambe emportée, et
obtint le cordon rouge. Son fils , le comte de Ségur, mon grand-
père, fut un militaire considéré : il commandait le corps
d'armée destiné à soutenir l'électeur de Bavière Charles VII.
Il fut pris à Lintz par les Autrichiens.
On l'accusa dans le temps , avec amertume et injustice , de
s'être imprudemment exposé à cet échec. Le roi de Prusse , Fré-
déric le Grand , lui fait de piquants reproches à ce sujet dans
ses Mémoires , parce que ce malheur avait augmenté les em-
barras personnels du monarque.
Mais mon grand-père , abandonné par les Bavarois , et forcé ,
par des ordres supérieurs , à rester dans un poste ouvert et in-
tenable, pouvait-il vaincre avec dix mille hommes toutes les
forces de l'Autriche ? La cour de France , plus impartiale et
plus à portée d'être instruite , approuva sa conduite ; et le ma-
réchal de Belle-Isle , dont le suffrage est d'un grand poids , lui
donna les plus honorables éloges.
11 augmenta sa réputation pendant la défense opiniâtre de
Prague , et se couvrit de gloire par la belle et fameuse retraite
de Pfafenhoffen , qu'il fit avec dix mille hommes sans se laisser
entamer, et combattant toujours pendant cinquante lieues
contre l'armée de l'empereur. Il fut récompensé de cette belle
action , que l'on compara dans le temps à la retraite des dix
mille , par le commandement des Trois-Évêchés et par le cordon
bleu.
Son mérite lui avait donné de la réputation , des grâces , des
appointements ; mais il n'avait pour tout patrimoine que deux
petites terres en Périgord. M. le duc d'Orléans, régent de
France , lui avait promis la charge de premier écuyer du roi ;
DU COMTE DE SK(,l li. 5
mais ce prince mourut d'apoplexie au moment même où il
montait chez le jeune monarque pour lui taire signer son tra-
vail.
M nu père , le marquis de Ségur, compta moins sur la faveur
des princes, et calcula mieux : déjà distingué a vingt-deux ans,
colonel et décoré de deux honorables blessures , il plut a une
jeune et belle créole de Saint-Domingue , mademoiselle de Ver-
non , et l'épousa. Elle avait une habitation de cent vingt mille li-
vres de rentes ; ce qui procura à mon père la facilité de vivre,
à la cour et a l'armée, convenablement au rang que lui don-
naient sa naissance , les services de son père et les siens.
Le roi Louis XV lui donna le cordon bleu; il lui accorda
aussi le gouvernement de la province de Foix , et la lieutenance
générale de Brie et de Champagne, que le régent avait fait ob-
tenir à son père.
J'aurais beaucoup à dire si , en obéissant à mon cœur, je vou-
lais donner ici les détails de la vie glorieuse de celui de qui je
tiens le jour. iMais la préface alors serait plus longue que l'ou-
vrage. Ce sont mes propres souvenirs que j'écris , et je me
contente seulement de faire connaître de ma famille ce qui est
indispensable pour entrer en matière. Ainsi , pour ce qui re-
garde mon père , je crois qu'il suffit de répéter ici ce que j'en
ai dit dans une notice rapide publiée peu de jours après celui
où j'ai eu le malheur de le perdre.
Philippe-Henri de Ségur se distingua très-jeune dans les
guerres de Bohême et d'Italie ; il se fit remarquer par son cou-
rage pendant le siège de Prague. V dix-neuf ans on le fit co-
lonel , et à la bataille de Rocoux il eut la poitrine percée de
part en part d'un coup de fusil. A la bataille de Lawfeld , vou-
lant ramener à la charge son régiment, qui avait été repoussé
trois fois, il eut le bras fracassé; et, craignant que son absence ne
ralentit l'ardeur de ses soldats, il continua de marcher, força
les retranchements, et ne quitta son poste qu'après la victoire.
Louis XV , témoin de cette action , dit a son père ces paroles
1.
0 M 1- MOIRES
citées par \ oltaire ; Des hommes comme cotre Jils mériteraient
d'être invulnérables.
Sou avancement fut proportionné à ses services ; il fut promp-
tenient maréchal de camp et lieutenant général. Il sauva nu
corps d'armée à Varbourg , et ramena près de Minden, au duc
de Brissac, dix mille hommes d'infanterie qu'il croyait perdus,
et qui avaient combattu contre trente mille ennemis pendant
cinq heures sans être entamés.
A Clostercamp il reçut un coup de baïonnette dans le cou ,
trois coups de sabre sur la tète , et fut fait prisonnier, après
avoir résisté longtemps aux grenadiers qui l'entouraient. De-
puis la paix, il fut inspecteur général d'infanterie, et s'attira
la confiance des ministres par son activité, et l'estime de l'armée
par sa fermeté.
On lui donna le commandement de la Franche Comté. Ce
poste était difficile : les parlements et l'autorité , la bourgeoisie
et le militaire y avaient toujours été en querelle. Sa justice ,
son esprit sage, conciliant, et surtout sa franchise, y rétabli-
rent l'harmonie et la tranquillité.
Louis XVI l'appela au ministère de la guerre en 17S0 , et le
fit maréchal de France en 1783. Il fut sept ans ministre, rétablit
la discipline dans l'armée et l'ordre dans les dépenses. C'est à
lui que les soldats durent le bienfait de n'être plus entassés par
trois dans un seul lit. Son ordonnance sur les hôpitaux , modèle
parfait en ce genre , prouve à quel point il s'occupait de tout
régénérer dans cette partie trop négligée de l'administration
militaire. Ce fut lui qui conçut l'idée d'un corps d'état-major
dans l'armée, institution à laquelle nous devons peut-être au-
jourd'hui une grande partie des talents et des succès qui depuis
ont illustré la France.
Il quitta le ministère lorsque le cardinal de Loménie et l'in-
trigue s'emparèrent des conseils. Depuis il vécut modeste et
retiré dans le sein de sa famille. Les orages de la révolution
lui enlevèrent toute sa fortune, qui consistait en pensions, ainsi
DU COMTE DE SEGBB. 7
que les grades et les décorations qu'il avait payes de son sans.
La Convention poussa la rigueur et l'injustice , en le réduisant
à la misère, jusqu'à faire vendre publiquement ses- meubles.
Ce respectable guerrier vint chercher un asile dans mes bras .
et , malgré ma pauvreté , le bonheur de le nourrir me parut
une faveur de la fortune.
A soixante-dix ans , pauvre, infirme , dévoré par la goutte et
privé d'un bras, on renferma à la Force. Je fus aussi arrêté,
mais sans pouvoir partager sa prison ; car on ne permit ni à ses
enfants ni à sou domestique d'y rester avec lui. Il fut aussi cou-
rageux dans le malheur qu'il l'avait été dans le danger. Son
langage conserva la même sagesse , son maintien la même sim-
plicité, son àme le même calme, qui l'avaient fait respecter
au faîte des grandeurs.
11 échappa heureusement au glaive funeste qui moissonnait
tout : la tyrannie l'épargna parce qu'il n'avait plus rien qui
tentât son avidité. Les derniers jours de sa vie furent tran-
quilles ; le premier consul . informé de sa position , adoucit la
fin de la carrière de ce vieux et respectable guerrier, qui , en
le plaçant à l'École Militaire , lui avait ouvert le chemin de la
gloire. La dernière année de sa vie fut très-douloureuse : ja-
mais pourtant il ne se permit aucune plainte. Il mourut comme
il avait vécu , maître de lui , et combattant froidement la dou-
leur comme l'infortune.
Il fut puissant, et ne commit poiut d'injustice; il fut op-
primé, et n'en aima pas moins sa patrie. Bon père, bon
époux, bon général , brave soldat, juste et sage ministre, ex-
cellent citoyen , sa mémoire doit être révérée par l'armée et
par tous les Français. II mourut a Paris le 8 octobre 1801 .
Le hasard a presque toujours plus d'influence sur notre sort
que nos calculs et nos penchants. Je me rappelle que l'un des
hommes les plus connus pour avoir cherché toute sa vie à fixer
la fortune par de profondes et savantes combinaisons, le ma-
réchal de Castrics . à l'époque ou . comme aide de camp, je le
mi: MO 111 ES
suivais en Bretagne , me dit que , pendant tout le cours de sa
brillante carrière, les caprices du sort avaient souvent déjoué
ses plus justes calculs; qu'il avait du la plupart de ses Êuceès
et l'accomplissement des vœux de son ambition à des chances
imprévues , à des événements qu'il lui aurait été impossible de
deviner, et quelquefois même, ajoutait-il en riant, à des fautes.
L'expérience m'a prouvé la vérité de cette observation , qui
m'a été confirmée par une foule de faits. Si l'on y réfléchissait
bien , cette vérité devrait rendre les hommes plus indulgents )es
uns pour les autres , plus modestes dans les succès et plus patients
dans les revers; car, dans le labyrinthe du monde, le chemin
qu'on suit, la pente qui nous entraîne, l'issue qu'on trouve,
et le but où l'on arrive , dépendent d'une infinité de petites causes
où notre prévoyance et notre volonté ne sont pour rien .
Né avec une imagination vive, au milieu d'une cour et d'un
siècle où l'on s'occupait plus des plaisirs que des affaires, des
lettres que de la politique, des intrigues de la soeiété que des
intérêts des peuples; aimant avec passion la poésie, et cette
philosophie nouvelle qui , soutenue par les armes brillantes des
esprits les plus fins et des plus beaux génies, semblait devoir
assurer le triomphe de la raison ; entraîné par le tourbillon d'un
monde vain, léger, spirituel et galant , je me vis tout d'un coup
force, par l'élévation de mon père au ministère de la guerre,
à faire un tout autre emploi de mon temps , à m'occuper des
affaires publiques , à sortir du vague des salons pour entrer dans
le réel du cabinet , et à rectifier, par la connaissance des hom-
mes , par l'évidence des faits , les erreurs trop fréquentes de
l'esprit de système et des théories sans expérience.
Ma famille , depuis plusieurs siècles , avait toujours suivi la
carrière des armes ; ainsi la gloire militaire était l'unique objet
de mes vœux. Comme mon père , estimé dans l'armée , couvert
d'honorables blessures, était ministre de la guerre et devint
quelque temps après maréchal de France, la fortune , d'accord
avec mes sentiments, semblait m'ouvrir, dans le métier
DU COMTE DE SEGUR. !)
des armes, un chemin facile et une perspective brillante.
Ce fut cependant cette position même qui , donuant maigre
moi une autre direction à ma destinée, changea mon sort,
contraria mes inclinations , m'éloigna de la carrière des armes ,
et me fit entrer dans celle de la diplomatie , qui n'était con-
forme ni à mes goûts ni à la franchise très-vive de mon carac-
tère.
Le désir ardent de faire la guerre m'entraîna en Amérique ,
et ce fut précisément ce voyage militaire , dont je retracerai
quelques détails , qui devint la cause du changement de mon
sort. Quelques lettres que j'écrivis sur la révolution opérée dans
les États-Unis et sur celles que la disposition des esprits dans
l'Amérique du sud me fit prévoir et prédire furent lues à Ver-
sailles dans le conseil du roi par M. le comte de Vergennes ,
ministre des affaires étrangères. Dès ce moment il résolut de
me prendre dans son département ; en effet , à mon retour d'A-
mérique, il engagea le roi à me nommer ministre plénipoten-
tiaire en Russie.
Avant de raconter ce que j'ai vu et fait dans cet empire , si
nouveau parmi les monarchies européennes, et devenu en peu
de temps si formidable et si colossal , je crois devoir parler de
ma course rapide en Amérique, puisqu'en peu de mois j'ai passé
rapidement des zones les plus brûlantes aux contrées les
plus froides du globe , et que j'ai vu successivement les deux
foyers opposés du despotisme et de la liberté , géants rivaux qui
se livrent aujourd'hui un combat à outrance dont la terre en-
tière est le théâtre, et dont les peuples seront longtemps les
victimes, quelle qu'en puisse être l'issue.
Né en 1753 , les premières années de mon enfance et de ma
jeunesse se sont écoulées sous le règne de Louis XV : ce mo-
narque, bon et faible, fut dans sa jeunesse l'objet d'un en-
thousiasme trop peu mérité ; les reproches rigoureux adressés
à sa vieillesse ne furent pas moins exagérés. Héritier du pouvoir
absolu de Louis XIV , il régna soixante ans sans qu'on pût Tac-
10 MSMOIHBS
cuser d'un seul note de cruauté , fait très^rare et par là très-re-
marquable dans les annales du pouvoir arbitraire.
Les victoires de Rocoux, de Lawfeld, de Fontenoy, signa-
lèrent ses premières armes ; mais il ne faisait qu'assister à ces
batailles, que décidaient, livraient et gagnaient ses généraux.
Tenant d'une main faible les rênes de l'État , il fallait qu'il
fût toujours gouverné ou par ses ministres ou par ses maî-
tresses. Le duc d'Orléans, régent de Franee, le cardinal Dubois ,
INI . le duc de Bourbon , le cardinal de Fleury , régirent long-
temps l'État sous son nom
On ne peut raisonnablement lui reproeber le désordre des
liuances, causé par l'ambition de Louis XIV, et aggravé par
les folies que l'Écossais Law lit faire au régent. L'enfance du
roi doit le mettre également à l'abri du blâme que mérita l'ex-
cessive licence des mœurs dans le temps de la régence.
Cette licence pourrait même en quelque sorte expliquer ou ex-
cuser son penchant excessif pour les femmes et les galante-
ries honteuses qui ternirent sa vie : car on ne trouve point de
prince qui n'ait participé plus ou moins aux erreurs, aux fai-
blesses et aux folies de son siècle.
D'ailleurs , les Français se sont toujours montrés trop peu
sévères sur ce genre de torts; mais ils veulent au moins que
ces taches disparaissent dans les rayons de quelque auréole de
gloire : alors ils ne deviennent que trop indulgents , et se mon-
trent presque panégyristes de ces mêmes fautes , commises
par le chevaleresque François Ier, par le brave Henri, par le
majestueux Louis XIV, tandis qu'ils les reprochent avec amer-
tume au faible Louis XV.
Le ministère long et pacifique du cardinal de Fleury laissa
jouir la France, dans l'intérieur, d'un repos nécessaire, cicatrisa
quelques-unes de ses plaies, et valut au monarque l'amour du
peuple.
La modération du gouvernement donna même quelque ap-
parence de liberté à la sujétion. Les querelles théologiques
ni' COMTE DE SÉGUB. Il
avaient bien encore une sorte de vivacité : les jansénistes et les
nioliiiistes partageaient toujours les esprits ; mais peu à peu ces
querelles étaient atteintes par Tanne invincible du ridicule,
(lue lançait contre elles une philosophie dont l'autorité s'efforçait
vainement d'arrêter la marche et de retarder les progrès.
La Facilité des mœurs donnait mille moyens d'éluder la sé-
vérité des lois ; les actes de rigueur des parlements contre les
écrits philosophiques n'avaient d'autre effet que de les faire re-
chercher et lire plus avidement. L'opinion publique devenait
une puissance d'opposition qui triomphait de tous les obstacles.
La condamnation d'un livre était un titre de considération pour
l'auteur; et , sous le pouvoir d'un roi absolu , la liberté , deve-
nant une mode dans la capitale, y régnait plus que lui
L'ardeur belliqueuse des Français ne fut que faiblement dis-
traite de cet esprit d'innovation par la guerre de Sept ans ,
guerre entreprise sans raison, conduite sans habileté, et ter-
minée sans succès. Cependant les Français y maintinrent, par
leur courage personnel , la gloire de nos armes ; plusieurs gé-
néraux , tels que les maréchaux d'Estrées , de Broglie , y ac-
quirent une juste renommée. Le duc de Lévis en Amérique ,
et en Allemagne M. de Castries, M. de Rochambeau, et mon
père , qui était déjà couvert de blessures , se distinguèrent et
méritèrent ainsi d'avance , par de nobles actions , le bâton de
maréchal , dont ils furent depuis honorés sous un autre règne.
Le génie de Frédéric le Grand et la supériorité des forces na-
vales de l'Angleterre , secondés par les fautes du ministère fran-
çais , triomphèrent enfin des efforts réunis de la Russie , de
l'Autriche et de la France. Nous nous vîmes forcés à conclure,
en 1763, une paix déplorable, par laquelle nous perdîmes de
grandes et riches colonies. On nous imposa même l'humiliante
condition de souffrir un commissaire anglais à Dunkerque ,
chargé de veiller à l'exécution d'une clause de ce traité qui
nous défendait de relever les fortifications de cette ville.
La blessure que ces revers firent à l'amour-propre na-
12 I1ÉH01BBS
tiôrial l'ut vive ft profonde. Les illusions de l'espérance
avaient valu au roi dans sa jeuucsse le titre de bien-aimét
étant vaincu, il le perdit. Les peuples chaugent avec la fortune :
on ne doit pas s'en étonner ; ils aiment , méprisent ou haïssent
l'autorité, selon le bien ou le mal quelle leur fait, et souvent
ils prodiguent sans mesure leur admiration aux succès et leur
mépris aux revers.
La fin du règne de ce monarque fut terne, oisive. Son
indolence, ses faiblesses laissèrent tous les ressorts de l'État
se détendre. Le pouvoir restait arbitraire , et cependant l'au-
torité tombait ; l'opinion échappait , en raillant au despotisme :
on ne possédait pas la liberté , mais la licence.
Le roi , préférant le repos à la dignité , et même les basses
voluptés à l'amour, languissait enchaîné dans les bras d'une
courtisane , lien d'autant plus scandaleux , que , loin de le
cacher dans l'ombre, on le rendait public , et qu'une telle mai-
tresse , présentée à la cour, la flétrissait.
Le génie brillant et audacieux de M. le duc de Choiseul
échoua contre ce méprisable écueil. Il avait répondu par un
noble dédain aux avances de la favorite : elle le fit exiler. Mais
alors l'opinion publique le consola ; jetant pour la première
fois un éclair d'existence et de liberté , elle déserta le palais du
prince , et vint former une cour dans le château du ministre
disgracié.
Toute défense fut vaine; et le roi, presque isolé dans le
boudoir de sa maîtresse , vit avec surprise tous les grands
seigneurs et toutes les dames , qui précédemment l'entouraient
de leurs hommages , devenir tout à coup , par une étrange
métamorphose , les courtisans de la disgrâce et du malheur.
Une colonne élevée à Chanteloup , et sur laquelle on ins-
crivit les noms des nombreux visiteurs de ce lieu d'exil , ser\ it
de monument à cette nouvelle Fronde. Les impressions de la
jeunesse sont vives , et jamais je n'oublierai celle que me fit
le plaisir de voir le nom de mon père et le mien tracés sur
DU COMTE DE SÉGl R. 13
cette colonne d'opposition, présage d'autres résistances qui
prirent dans la suite une si grave importance.
M. le duc d'Aiguillon , ainsi que les ministres nommés au gré
de la maîtresse du roi, étaient des hommes de talent; mais,
obligés , pour conserver leur crédit , d'obéir aux caprices de ma-
dame du Barry, un tel appui les rapetissait et les ridicu-
lisait , de sorte que , plus ils devenaient puissants , moins ils
étaient considérés.
Le roi voulait le repos à tout prix ; les courtisans voulaient
de l'argent à toute heure. Les grandes vues, les grands projets,
les uobles pensées auraient inquiété , dérangé , attristé le vieux
monarque et sa jeune maîtresse.
Ainsi bientôt il n'y eut plus de dignité dans le gouverne-
ment , d'ordre dans les finances , de fermeté dans la politique.
La France perdit son influence en Europe ; l'Angleterre domina
tranquillement sur les mers et conquit sans obstacle les Indes.
Les puissances du INord partagèrent la Pologne. L'équilibre
établi par la paix de Westphalie fut rompu.
La monarchie française descendit du premier rang , et y
laissa monter l'impératrice Catherine II , souveraine de cette
Moscovie jusque-là presque ignorée sous les règnes de ses
czars. Cet empire , récemment sorti des ténèbres de la bar-
barie par le génie de Pierre le Grand , après avoir été si long-
temps rangé dans l'opinion au nombre des peuples incultes
de l'Asie , devint en un demi-siècle , d'abord par notre indo-
lence, et plus tard par notre témérité, une puissance colossale,
une domination dont le poids menace l'indépendance de tous
les peuples du monde.
La honte attachée à cette léthargie royale, à cette décadence
politique , à cette dégradation monarchique, blessa et réveilla la
fierté française. On se fit, d'un bout du royaume à l'autre,
un point d'honneur de l'opposition; elle parut un devoir aux
esprits élevés , une vertu aux hommes généreux , une arme
utile aux philosophes pour recouvrer la liberté, enfin un moyeu
2
14 MKMOIRKS
de briller; et , pour ainsi dire , une mode que la jeunesse saisit
avec ardeur.
Les parlements firent des remontrances, les prêtres des ser-
mons , les philosophes des livres, les jeunes courtisans des
épigrammes. Chacun , sentant le gouvernail tenu par des mains
malhabiles, brava un gouvernement qui n'inspirait plus do
confiance ni de respect ; et , les barrières du pouvoir, usées ,
froissées, n'opposant plus d'obstacle solide aux ambitions
privées, celles-ci prirent chacune leur essor, et coururent,
sans s'entendre , au même but avec des vues différentes.
Les vieux seigneurs , honteux d'être asservis par une
maîtresse subalterne et par des ministres sans gloire , regret-
taient les temps de la féodalité , et leur puissance abattue depuis
Richelieu. Le clergé se rappelait avec amertume son influence
sous le règne de madame de Mainteuon. Les grands corps de
la magistrature opposaient au pouvoir arbitraire et à la dila-
pidation des finances une résistance qui les rendait popu-
laires.
Tout semblait respirer l'esprit de la Ligue et de la Fronde,
et, comme il faut à l'opinion générale, quand elle veut se
soulever, un point de ralliement, une sorte d'étendard, les phi-
losophes le donnèrent. Les mots liberté, propriété > égalité ,
furent prononcés. Ces paroles magiques retentirent au loin ,
et furent d'abord répétées avec enthousiasme par ceux-là même
qui dans la suite leur attribuèrent toutes leurs infortunes.
Personne ne songeait à une révolution , quoiqu'elle se fît
dans les opinions avec rapidité. Montesquieu avait rendu à la
clarté du jour les titres des anciens droits des peuples, si long-
temps enfouis dans les ténèbres. Les hommes mûrs étudiaient
et enviaient les lois de l'Angleterre. Les jeunes gens n'aimaient
plus que les chevaux , les jockeys , les bottes et les fracs
anglais.
Tous les préjugés étaient à la fois attaqués par l'esprit fin
et brillant de Voltaire , par la logique éloquente de Rousseau ,
Dt) COMTE DE SEGUR. 1 .">
par l'arsenal encyclopédique de d'AIembert et de Diderot,
parles véhémentes déclamations de Raynal; et, tandis que cet
éclat de lumières changeait ainsi soudainement les mœurs, toutes
les classes de l'ancien ordre social , perdant , sans s'en douter,
leurs racines, conservaient encore leur fierté native , leur splen-
deur apparente , leurs vieilles distinctions et tous les signes de
la puissance. Elles étaient semblables, en ce point, à ces ta-
bleaux brillants , formés de mille couleurs et tracés avec du
sable sur les cristaux de nos festins , où l'on admire de magni-
fiques châteaux, de riants paysages et de riches moissons que
le plus léger souffle suffit pour effacer et faire disparaître.
Le gouvernement, en butte à tant de traits qui l'attaquaient
de toutes parts, sortit enfin tardivement de son sommeil ; et,
violent comme l'est toujours la faiblesse irritée , il prit le parti
téméraire d'exiler et de casser tous les parlements : c'était porter
lui-même la hache aux bases les plus solides de l'ancien édifice
social, et se priver, dans cette crise imminente, de ses plus
fermes appuis.
La haine contre le pouvoir s'en accrut : l'esprit national
parut suivre dans leur exil les parlements chassés. Ceux qui
leur succédèrent n'obtinrent aucune considération. Le trône
cessa d'être un objet de respect , ou du moins ce respect et
l'espérance publique ne se portèrent plus que vers la partie
du palais où vivaient modestement le jeune dauphin , depuis
Louis XVI, et son épouse Marie- Antoinette d'Autriche.
Concentrant en eux seuls la dignité royale , les vertus pu-
bliques et privées, et l'amour du bien public, la pureté de
leurs mœurs formait un contraste étonnant avec la licence
qu'une courtisane audacieuse faisait régner dans le reste de la
cour ; la contagion du vice n'osait s'approcher de cet asile de
la pudeur.
Là , chacun croyait pressentir pour la patrie l'avenir le plus
heureux. Hélas! nul ne pouvait prévoir que deux êtres qui
semblaient formés par la Providence pour faire notre bonheur
16 MEMOIRES
et pour en jouir dussent être un jour victimes des caprices
de la fortune et tomber sous les coups de la plus violente et de
la plus sanglante anarchie !
Récemment présenté à la cour, traité avec faveur par le
dauphin et la dauphiue, je faisais partie de la jeunesse brillante
qui les entourait. Comment craindre , à l'aspect d'une aurore
si riante , de si prochaines et de si violentes tempêtes !
Le vieil édifice social était totalement miné dans ses bases
profondes , sans qu'à la superficie aucun symptôme frappant
annonçât sa chute prochaine. Le changement des mœurs était
inaperçu, parce qu'il avait été graduel : l'étiquette était la même
à la cour ; on y voyait le même trône, les mêmes noms, les
mêmes distinctions de rang, les mêmes formes.
La ville suivait l'exemple de la cour. L'antique usage laissait
entre la noblesse et la bourgeoisie un immense intervalle, que
les talents seuls les plus distingués franchissaient, moins en
réalité qu'en apparence : il y avait plus de familiarité que
d'égalité.
Les parlements , bravant le pouvoir, mais avec des formes
respectueuses , étaient devenus presque républicains sans s'en
douter, et ils sonnaient eux-mêmes l'heure des révolutions
en eroyant ne suivre que les exemples de leurs prédécesseurs ,
lorsque ceux-ci résistaient au concordat de François Ier et au
despotisme fiscal de Mazarin.
Les chefs des vieilles familles de la noblesse , se croyant
aussi inébranlables que la monarchie , dormaient sans crainte
s-ur un volcan. L'exercice de leurs charges , les promotions , les
faveurs ou les froideurs royales , les nominations ou les renvois
de ministres, étaient les seuls objets de leur attention, les motifs
de leurs mouvements, les sujets de leurs entretiens. Indifférents
aux vraies affaires de l'État comme aux leurs, ils laissaient
gouverner les unes par les intendants de province , comme les
autres par leurs propres intendants ; seulement ils regardaient
d'un œil chagrin et méprisant les changements de costumes
DU COMTE DE SEG1 11. 17
qui s'introduisaient, l'abandon des livrées,, la vogue des fracs
et des modes anglaises.
Le clergé , fier de son crédit et de ses richesses , était loin
de croire son existence menacée ; mais il s'irritait contre la
hardiesse des philosophes, et, quoiqu'une partie des membres
de ce corps , se mêlant trop à la société , participât en quelque
sorte aux mœurs nouvelles , ne se bornant pas à attaquer la
licence, il s'efforçait inutilement de repousser des vérités que
la disparition des ténèbres rendait palpables à tous les yeux ,
et il s'obstinait à faire respecter de vieilles et puériles supers-
titions, frappées à mort par le flambeau de la raison et par les
armes légères du ridicule.
Au reste, comme chacun se ressent de l'atmosphère de son
siècle , ce même clergé avait adouci ses austérités, qui rendirent
la fin du règne de Louis XIV si triste ; il laissait tomber en dé-
suétude les édits persécuteurs contre les protestants , cause de
tant de honte et de dommage pour la France , et ses débats
acharnés sur Jansénius et Molina.
Pour nous , jeune noblesse française, sans regret pour le
passé, sans inquiétude pour l'avenir, nous marchions gaiement
sur un tapis de fleurs qui nous cachait un abîme. Riants fron-
deurs des modes anciennes , de l'orgueil féodal de nos pères
et de leurs graves étiquettes, tout ce qui était antique nous pa-
raissait gênant et ridicule. La gravité des anciennes doctrines
nous pesait. La philosophie riante de Voltaire nous entraînait
en nous amusant. Sans approfondir celle des écrivains plus
graves, nous l'admirions comme empreinte de courage et de
résistance au pouvoir arbitraire.
L'usage nouveau des cabriolets, des fracs, la simplicité des
coutumes anglaises , nous charmaient , en nous permettant de
dérober à un éclat gênant tous les détails de notre vie privée.
Consacrant toutnotre temps à la société, aux l'êtes, aux plaisirs,
aux devoirs peu assujettissants de la cour et des garnisons, nous
jouissions à la fois avec incurie et des avantages que nous
1S M LMOIRES
avaient transmis les anciennes institutions, et de la liberté que
nous apportaient les nouvelles mœurs : ainsi ces deux régimes
flattaient également, l'un notre vanité , l'autre nos penchants
pour les plaisirs.
Retrouvant dans nos châteaux, avec nos paysans, nos gardes
et nos baillis, quelques vestiges de notre ancien pouvoir féodal,
jouissant à la cour et à la ville des distinctions de la naissance,
élevés par notre nom seul aux grades supérieurs dans les camps,
et libres désormais de nous mêler, sans faste et sans entraves,
à tous nos concitoyens pour goûter les douceurs de l'égalité
plébéienne, nous voyions s'écouler ces courtes années de notre
printemps dans un cercle d'illusions et dans une sorte de bon-
heur qui, je crois, en aucun temps, n'avait été destiné qu'à
nous. liberté, royauté, aristocratie, démocratie, préjugés,
raison , nouveauté >, philosophie , tout se réunissait pour rendre
nos jours heureux, et jamais réveil plus terrible ne fut précédé
par un sommeil plus doux et par des songes plus séduisants.
Mon enfance s'était écoulée sous la fin du règne de Louis XV.
Je ne fus présenté à sa cour que trois ans avant sa mort. Ce^
pendant le hasard m'avait donné l'occasion de le voir et de
l'approcher beaucoup plus tôt. En 1767, le roi avait rassemblé
à Compiègne un camp de dix mille hommes pour y faire exé-
cuter de grandes manœuvres. Mou père commandait ces troupes,
et, quoique je n'eusse alors que quatorze ans, il me permit de
le suivre en qualité d'aide de camp.
Après les revues et les manœuvres , le roi fit à mon père
l'honneur de venir souper chez lui. Suivant Pusnge, celui qui
recevait à sa table le monarque, devait se placer derrière son
fauteuil et le servir. Mon père se disposait à suivre cette éti-
quette ; mais Louis XV lui dit : « Vous m'avez assez longtemps
« servi à la guerre pour vous reposer pendant la paix ; as-
« seyez-vous près de moi, votre fils me servira. »
Comme on peut le croire, je pris l'assiette, la serviette, et je
me plaçai derrière le roi avec la vivacité d'une joie enfantine, qui
DU COMTE DE SEGUB. 19
au reste ne pouvait étonner personne : car depuis la chute des
libertés du monde romain, dans toutes les monarchies mo-
derneS) le service domestique du prince a été regardé comme
un honneur ; on l'a décoré du titre de charge et de grande
charge, et les princes de la famille royale passent eux-mêmes
la chemise au roi.
Les titres d'écuyer, de grand écuyer , de maître d'hôtel , de
grandmaîtrede la garde-robe, attestent encore la force et la durée
de ces usages renouvelés des anciennes monarchies de l'Orient,
usages qui ont résisté à la philosophie, tellement qu'on les voit
encore en vigueur dans cette fière et libre Angleterre, où presque
toujours on a lié les mains des princes qu'on servait à genoux.
Le roi me parla plusieurs fois pendant ce repas, et je me rap-
pelle, entre autres choses, qu'il me dit : « Vous serez heureux
« à la guerre. » Je lui répondis « que tout ce que je désirais,
« c'était de me voir bientôt à portée de vérifier la justesse de
« sa prédiction. — Elle est certaine, me répliqua-t-il ; vous
« êtes d'une famille où les chances de bonheur et de malheur
« sont alternatives. Toujours, depuis plusieurs générations, l'un
« de vos pères a été blessé, et son flls est sorti sain et sauf de
« toutes les affaires; récemment encore votre bisaïeul a perdu
« une jambe a la guerre ; votre grand-père a combattu toute sa
« vie sans être atteint d'une balle ; votre père est criblé des
« blessures qu'il a reçues : ainsi la bonne chance sera pour
•< vous. »
A la fin du diner, il me demanda quelle heure il était : je
lui répondis que je n'en savais rien, n'ayant pas de montre.
« Ségur, dit-il à mon père, donnez sur-le-champ votre montre
« à votre fils. » 11 eût peut-être été plus naturel de me donner
la sienne; au reste , ce prince m'envoya le lendemain deux
jolis chevaux de ses écuries, et certes c'était le présent le plus
agr iable qu'à mon âge on put recevoir.
.!•' me souvrens toujours d'un mot échappé à un grenadier
pendant ce repas . et qui me frappa. La table était servie sous
20 M i: MOIRES
une immense tente; elle était a peu près de cent couverts. Des
grenadiers portaient les plats. L'odeur que répandaient ces
soldats, dans un lieu étroit et échauffé, blessa la délicat
des organes du prince. « Ceshraves gens, dit-il un peu trop haut,
<< sentent diablement le chausson. — C'est, répondit brusque-
« ment un grenadier, parce que nous n'en avons pas. » l n
profond silence suivit cette réponse.
Avant que le camp se séparât, uu déserteur, traduit devant
le conseil de guerre , fut condamné à la mort : c'était la loi
du temps. Ma mère courut se jeter aux pieds du roi , et obtint
la grâce du coupable. Sedaiue me dit que ce fut à l'occasion
de cet événement que, depuis , il lit l'opéra du Déserteur,
dont Monsigny composa la musique.
Un souvenir d'un genre bien différent, uu souvenir fatal, est
resté profondément gravé dans ma mémoire : à l'époque du
mariage de Louis XVI avec Marie-Antoinette d'Autriche, mon
gouverneur me conduisit avec mon frère sur les échafauds
dressés dans la place Louis XV, pour voir le feu d'artifice tiré
sur le bord de la rivière.
Après ce feu d'artifice, la foule immense qui remplissait la
place et les Champs-Elysées, voulut se porter tout à la fois du
côté du boulevard, où une brillante illumination était préparée.
Par un étrange concours de fautes et de négligences , ceux
qui travaillaient à l'achèvement des colonnades, avaient laisse
ouvertes dans la rue Royale, de profondes tranchées.
D'innombrables files de voitures , arrivant des deux extré-
mités de la rue Saint-Honoré, obstruèrent la communication
de la place au boulevart.
Aucun soin n'avait été pris pour s'opposer au désordre; les
archers du guet étaient en trop petit nombre pour résister.
Leprévôtdes marchands avait refusé, par lésinerie, mille écus
demandés par le maréchal de Biron pour charger les gardes
françaises de veiller à la sûreté publique. Un grand nombre de
liions, habiles à' profiter de cette circonstance, formèrent des
DU COMTE DE SEGUR. 21
attroupements et entravèrent la marche de tous ceux qui s'a-
vançaient en foule dans la rue Royale.
Au milieu de cette confusion rapidement augmentée par la
terreur, plusieurs personnes tombèrent dans les tranchées ou-
vertes, qu'elles ne pouvaient éviter ; d'autres victimes tombèrent
sur elles : les flots de la foule s'accroissant sans cesse dans un
passage qui n'avait pas d'issue, on fut bientôt pressé, foulé, ren-
versé, étouifé.
Les premiers auteurs de ce tumulte, des scélérats gorgés
de pillage, y périrent eux-mêmes, après avoir arraché aux
hommes leurs bourses, leurs montres, aux femmes leurs bijoux,
leurs diamants. Il resta six cents morts sur cette arène san-
glante ; un nombre à peu près égal de blessés et de mourants
dut la vie à des secours tardifs.
Je crois encore entendre les cris des femmes, des vieillards,
des enfants, qui périssaient entassés l'un sur l'autre : horrible
catastrophe qui coûta la vie à tant de victimes, et qu'un siècle
plus superstitieux aurait regardée comme un présage certain de
l'affreux malheur du jeune couple dont l'hymen avait été cé-
lébré sous de si sanglants auspices !
Il est certains rapports extraordinaires et fortuits qui sem-
blent rendre excusables la faiblesse et la crédulité : comment
se défendre de croire aux pressentiments, lorsqu'on songe que
cette même place de Louis XV, où tout Paris, accourant en
fête, s'était vu tout à coup plongé dans le deuil, fut, peu d'an-
nées après, l'horrible théâtre où tombèrent les têtes des deux
augustes époux, et que ce crime atroce se commit au même
lieu où les fêtes de leur hyménée avaient été troublées par cet
effroyable massacre !
Ce désastre consterna Paris; mais en même temps il aug-
menta L'affection des habitants de cette capitale pour le dau-
phin et pour la dauphine, qui firent éclater dans cette circons-
tance la plus noble sensibilité et la plus active bienfaisance.
Bientôt un autre spectacle frappa mon jeune esprit , et lui
22 IfBMOlHBS
doni\a matière 5 de bien graves réflexions, dans une mur
et à un âge où les sensations ne distrayaient que trop de la
pensée.
Au mois d'avril 1774, Louis XV, allant à la chasse, ren-
contra un convoi, et s'approcha du cercueil. Comme il aimait à
questionner, il demanda qui on enterrait. On lui dit que c'était
une jeune fille morte de la petite vérole. Saisi d'une soudaine
terreur, il rentra dans son palais, et fut, deux jours après, at-
teint de cette cruelle maladie dout le nom seul l'avait effrayé.
Il était frappé à mort : son sang se décomposa ; la gangrène se
déclara; il mourut. On couvrit son corps de chaux , et on l'em-
porta sans aucune cérémonie à Saint-Denis. Quarante jours
après, on célébra ses obsèques et on le plaça avec pompe dans la
tombe de ses aïeux.
Ébloui, dès mon enfance, par l'éclat du trône, par l'étendue
de la puissance royale , témoin du zèle apparent, de l'ardeur
affectée, de l'empressement continu des courtisans , et de ces
hommages perpétuels qui ressemblaient à une sorte de culte, l'a-
gonie et la mort du roi m'arrachaient des larmes. Quelle fut
ma surprise, lorsqu'en accourant à Versailles je me promenai
solitaire dans le palais, lorsque je vis régner partout, dans la
ville, dans les jardins, une indifférence générale et même une
espèce de joie ! Le soleil couchant était oublié ; toutes les ado*
rations se tournaient vers le soleil levant. Avant d'être dans la
tombe, le vieux monarque était déjà rangé au nombre de ses
silencieux et immobiles prédécesseurs. Son règne était dès lors
une histoire ancienne : ou ne s'occupait que de l'avenir; les
vieux courtisans ne pensaient qu'à conserver leur crédit sous
le nouveau règne, et les jeunes à les supplanter.
Le contre-poison des prestiges de la cour est un changement
de règne : le cœur alors parait à nu ; toute illusion cesse ; le
roi mort n'est plus qu'un homme , et souvent moins. Il n'y a
point de coup de théâtre plus moral et plus propre à faire ré-
fléchir.
DU COMTE DE SEOIR. 23
Il est dans la destinée des peuples , comme dans celle des
indi\ idus, de \ ivre dans un état presque perpétuel de souffrance ;
aussi les peuples , comme les malades , aiment à changer de
position : tout mouvemeut leur donne l'espoir de se, trouver
mieux.
Cette fois tout semblait justifier une telle espérance : on voyait
monter au trône un jeune prince qui s'était déjà fait connaître
généralement par la bonté de son cœur, la justesse de son esprit
et la simplicité de ses mœurs. 11 paraissait n'éprouver d'autre
passion que celle de remplir ses devoirs et de rendre ses sujets
heureux. Ennemi du faste, du luxe, de l'orgueil , de la flatterie,
on eut dit que le ciel avait formé ce roi , non pour sa cour,
mais pour son peuple.
La reine Marie-Antoinette, douée de tous les agréments de
son sexe , réunissait à la dignité du maintien , qui inspire le res-
pect, la grâce qui adoucit la majesté. Ses traits seuls por-
taient quelque empreinte de la fierté autrichienne. Toutes ses
manières et ses paroles étaient aimables , engageantes et fran-
çaises. Peut-être trop ennuyée de l'étiquette dont madame la
maréchale de Mouchy, sa dame d'honneur, s'efforçait de lui
Caire subir le joug , elle se plut trop à se dégager de ces liens
incommodes pour jouir des douceurs de la vie privée; elle
avait besoin d'amies, besoin qu'éprouvent bien rarement les
personnes placées si haut.
C'était une imprudence que d'écouter trop son cœur. Le
peuple français , malgré la légèreté qu'on lui reproche , et peut-
être même à cause de cette légèreté, cesse bientôt de respecter
l'autorité qui le gouverne dès qu'il la voit dépouillée d'une cer-
taine gravité. Il lui faut une bonté sérieuse, qui le contienne
et mette obstacle à la familiarité.
Un roi jeune, dont le défaut principal était de se méfier
trop de lui-même , et de se montrer presque honteux de l'édu-
cation négligée qu'il avait reçue; une reine spirituelle , mais un
peu légère et inexpérimentée, pouvaient difficilement gou~
24 MÉMOIRES
veriior une nation mobile, ardente, avide de gloire et de
nouveauté , dont les finances étaient en désordre et les esprits
en agitation, qui brillait de se venger des affronts d'une guerre
malheureuse et de se relever de la boute d'un règne voluptueux.
Une philosophie nouvelle la disposait à rompre tous les liens
qu'un gouvernement arbitraire sans talents et une licence habi-
tuelle de mœurs lui faisaient regarder comme de gothiques
chaînes.
Dans cette position critique , le jeune monarque comprit
qu'il lui fallait un guide, un soutien, un premier ministre : il
en choisit un , et ce choix ne fut pas heureux. La reine , vive-
ment pressée par les instances des nombreux amis du duc de
Choiseul , se montrait assez favorable à son rappel ; mais le roi
conservait contre ce ministre de fortes préventions qu'il tenait
de son père et des personnes qui avaient présidé à son éducation.
Louis XVI prit d'abord la résolution de confier les rênes du
gouvernement à M. deJVIachault, administrateur habile et ma-
gistrat sévère. La dépêche qui lui annonçait sa nomination était
écrite ; on l'avait remise au courrier, lorsque tout à coup le
roi la reprit : il avait changé de dessein. L'austérité de M. de
Machault alarmait le clergé, qu'il aurait voulu contenir rigou-
reusement dans les limites de l'autorité spirituelle.
Mesdames, tantes du monarque, le déterminèrent à nommer
unautre premier ministre : ce fut le comte de Maurepas,qui, à
peine au sortir de l'enfance, avait été ministre dans les derniers
jours de Louis XIV. Son caractère facile , son esprit aimable et
léger, lui donnaient beaucoup d'amis. Son penehant pour la
raillerie lui avait attiré une longue disgrâce , qu'il supporta avec
une insouciance qu'on prenait pour de la sagesse. Son grand
Age lui faisait attribuer une expérience rassurante, et la frivolité,
sous les cheveux blancs de la vieillesse, se trouva ainsi, par
un caprice du sort , chargée de diriger le vaisseau de l'État au
milieu des écueils qui l'entouraient, et à l'approche de l'époque
des tempêtes.
DU COMTE DE SKGUR. 25
M. de Maurepas, vieillard octogénaire, nommé ministre à
l'âge de vingt ans, tombé depuis en disgrâce pour une chanson
faite contre madame de Pompadour, maîtresse de Louis XV,
chanson qu'on lui imputait faussement, avait été vingt-cinq ans
exilé.
Ce ministre avait vécu et brillé sous la régence. On recon-
naissait en lui, malgré les traces du temps et l'ennui d'une longue
disgrâce , l'insouciance et la légèreté de l'époque de ses anciens
succès. L'âge augmentait son penchant à l'égoïsme, et le seul
but deson ministère fut d'éviter toute secousse, de s'abstenir de
toute grande mesure qui aurait pu compromettre son repos. Il
ne voulait que conserver tranquillement sa place , et finir dou-
cement sa vie. Prendre le temps et les hommes comme ils
étaient, maintenir la paix au dehors et au dedans, telle fut
toute sa politique ; elle ne nuisait , ne remédiait à rien , n'ag-
gravait aucun dommage, ne réparait aucune ruine; c'était,
pour les maux de l'État, plutôt un calmant qu'un remède.
Il laissa donc paisiblement les vieilles idoles conserver leur
culte , les innovateurs propager leurs opinions ; toute carrière
fut laissée libre aux passions nouvelles , pourvu qu'elles agis-
sent sans bruit. Sous la conduite de ce singulier mentor, le roi
et la cour s'endormirent avec confiance sur le bord d'un abîme
que ce vieillard aimable et une société brillante semaient de
fleurs.
Au moment où M. de Maurepas fut nommé, la querelle qui
existait entre les anciens parlements renvoyés et ceux qui les
avaient remplacés semblait le seul indice d'un orage prochain.
M. de Maurepas se hâta d'éteindre ce feu qui ('alarmait. Il
rappela les parlements disgraciés; leur exil avait été un acte de
tyrannie; leur rappel n'aurait pas dû être un triomphe pour
eux : il le fut. On leur rendit, sans conditions, leur puissance ,
et cette victoire de l'indépendance de la haute magistrature
sur l'autorité enhardit l'esprit de résistance et d'innovation.
Une rigueur injuste avait fait naître l'esprit de liberté en !e
3
26 MEMOIRES
comprimant; un acte de justiee l'ait avec faiblesse lui donna
un nouvel essor.
Il n'entre point dans mon dessein de peindre ici la politique et
l'administration de ces premières années du règne de Louis \ VI.
Ma jeunesse ne me permettait pas d'y jouer un rôle, et par
conséquent d'en bien connaître les mouvements. A mon âge
je ne pouvais encore suivre et voir que la cour, les sociétés
brillantes de Paris , leurs séduisantes superficies et le tourbillon
de leurs plaisirs.
Tous ceux qui occupaient des places , des charges près du
trône, étaient d'un autre temps, d'un autre siècle que nous.
Noos respections extérieurement les vieux débris d'ua antique
régime dont nous frondions, en riant, les mœurs, l'igno-
rance et les préjugés; ne songeant point à leur disputer le
fardeau des affaires, nous ne pensions qu'à nous amuser; et,
guidés par le plaisir, c'était au milieu des bals, des fêtes, des
chasses, des jeux et des concerts, que nous nous avancions
gaiement sans prévoir nos destinées.
Entravés dans cette marche légère par l'ancienne morgue
de la vieille cour, par les ennuyeuses étiquettes du vieux régime,
par la sévérité de l'ancien clergé , par l'éloignement de nos
pères pour nos modes nouvelles , pour nos costumes favorables
à l'égalité, nous nous sentions disposés à suivre avec enthou-
siasme les doctrines philosophiques que professaient des littéra-
teurs spirituels et hardis. Voltaire entraînait nos esprits ; Rous-
seau touchait nos cœurs ; nous sentions un secret plaisir à les
voir attaquer un vieil échafaudage qui nous semblait gothique
et ridicule.
Ainsi , quoique ce fussent nos rangs , nos privilèges, les dé-
bris de notre ancienne puissance qu'on minait sous nos pas ,
cette petite guerre nous plaisait : nous n'en éprouvions pas les
atteintes , nous n'en avions que le spectacle. Ce n'étaient que
des combats de plume et de paroles , qui ne nous paraissaient
pouvoir faire aucun dommage à la supériorité d'existence dont
DU COMTE DK SÉGUB. 27
nous jouissions, et qu'une possession de plusieurs siècles nous
faisait croire inébranlable.
Les formes de l'édifice restant intactes, nous ne voyions pas
qu'on le minait en dedans ; nous riions des graves alarmes de
la vieille cour et du clergé, qui tonnaient contre cet esprit d'in-
novation. Nous applaudissions les scènes républicaines de nos
théâtres, les discours philosophiques de nos académies, les
ouvrages hardis de nos littérateurs , et nous nous sentions en-
couragés dans ce penchant par la disposition des parlements à
fronder l'autorité , et par les nobles écrits d'hommes tels que
Turgot et Malesherbes , qui ne voulaient que de salutaires,
d'indispensables réformes , mais dont nous confondions la sa-
gesse réparatrice avec la témérité de ceux qui voulaient plutôt
tout changer que tout corriger.
La liberté , quel que fût son langage , nous plaisait par son
courage ; l'égalité , par sa commodité. On trouve du plaisir à
descendre tant qu'on croit pouvoir remonter dès que l'on veut ;
et , sans prévoyance , nous goûtions tout à la fois les avantages
du patriciat et les douceurs d'une philosophie plébéienne.
Ce fut de cette sorte que s'établirent peu à peu , entre les
mœurs de la vieille et de la jeune cour, la même rivalité et la
même différence qui préludaient alors dans les opinions , par
des escarmouches légères , à ces terribles combats qui ont de-
puis changé la face du monde.
Cependant, nourris, dès notre enfance, des maximes de l'an-
cienne chevalerie, notre imagination regrettait ces temps héroï-
ques et presque fabuleux. Aussi le premier combat qui se livra
entre les vieux et les jeunes courtisans fut une tentative de notre
part faite dans le dessein de reprendre l'usage des habillements,
des coutumes et des jeux de la cour de François Ier , de
Henri II, de Henri III, de Henri IV.
Bientôt nous fîmes adopter ces idées par les frères du roi ,
Monsieur et "M le comte d'Artois, qui favorisèrent nos projets
avec autant d'ardeur que d'activité. Nous eûmes d'abord un
28 MIMOIRKS
brillant succès : pou s*cn fallut qu'il ne fût complet et que la
révolution des modes ne devint totale. Mais notre triomphe n'eut
que la durée d'un carnaval; dès qu'il fut Uni, les vieux sei-
gneurs reprirent leur empire, les usages de Louis XIV et de
Louis XV leur puissance; et nous allâmes oublier dans nos
garnisons, sous les règles de la discipline nouvelle, nos rê\es
trop courts de chevaliers et de paladins.
Cette faveur passagère et cet essai d'innovations avaient
commencé très-gaiement par des ballets et par des qua-
drilles. MM. de Noailles, dllavré, de Guémené, de Durfort, de
Coigny, les deux Dillon , le comte, aujourd'hui duc de Gram-
mont , le comte de Lamarck , mon frère et moi , la Fayette ,
une troupe choisie de jeunes dames, composaient ces qua-
drilles.
La nécessité de faire des répétitions, avant d'exécuter ces
ballets, nous avait donné un libre et fréquent accès chez la reine,
chez les princesses et dans l'intérieur des appartements des
princes. La gaieté qui présidait à ces répétitions et à ces amu-
sements les multiplia. La gravité des vieux courtisans qui pos-
sédaient les grandes charges ne permettait guère de les y ad-
mettre : leur présence et leurs formes cérémonieuses auraient
attristé notre joie.
Les costumes divers que nous prenions nous paraissaient
aussi gracieux , aussi nobles et pittoresques que l'habillement
français moderne nous semblait ridicule. Nous recherchâmes
celui de tous qui convenait le mieux à une cour chevaleresque ,
galante et belliqueuse. Les princes choisirent celui d'Henri IV ,
et, après l'avoir porté dans quelques quadrilles, qui furent fort
applaudis , nous obtînmes une décision qui obligeait tous les
hommes invités au bal de la reine à se revêtir de cet ancien
costume
Il convenait admirablement à la jeunesse , mais il allait fort
mal au\ hommes d'un âge mûr et d'une taille courte et épaisse.
Ces manteaux de soie, ces panaches . ces rubans et leurs vives
DU COMTE DE SÉGl'll. 29
couleurs rendaient ridicules tous ceux que la nature avait privés
de grâces, et 1 âge de fraîcheur.
Au milieu de nos jeux, de nos bals, de nos répétitions, la
politique osa pénétrer en riant et en ne se montrant d'abord
que sous les traits de la folie. Le rappel des parlements occupait
alors les esprits. IVous parodiâmes les séances de ces graves as-
semblées. Un des princes joua le rôle de premier président ;
d'autres, ceux d'avocat, de procureurs généraux, de conseillers;
et ce qui aujourd'hui pourra peut-être sembler assez piquant ,
c'est que la Fayette , dans une de ces joyeuses audiences , rem-
plit les fonctions de procureur général.
Le mécontentement que l'intimité accordée par les princes à
quelques jeunes courtisans inspirait aux. grandes charges , aux
représentants de la vieille cour, éclatait fréquemment; ils cher-
chaient avec une humeur active l'occasion d'éloigner ce jeune
essaim de favoris. ÎSous sûmes bientôt qu'ils voulaient profiter
de notre étourderie , et qu'ils avaient fait sentir à M. de Mau-
repas l'inconvénient de laisser les princes entourés de jeunes
et légers courtisans qui s'étaient permis de parodier ainsi les
parlements et la magistrature.
Pour détourner l'orage qui nous menaçait, il me vint l'idée
de prévenir adroitement le coup qu'on voulait nous porter. Me
trouvant au coucher du roi, je m'approchai d'un de mes amis,
et , en lui parlant d'une de nos joyeuses séances , j'eus soin de
rire avec une indiscrétion qui me fit remarquer par le roi.
Venant alors à moi, il me demanda le sujet de cette bruyante
gaieté. Après m'être défendu quelques moments d'en avouer
tout haut le motif, comme il me dit de le suivre, je m'appro-
chai d'une fenêtre, et la je lui contai tout ce qui s'était passé
dans une de nos séances parlementaires, en donnant a ce récit
les formes, la variété et les couleurs qui pouvaient le rendit'
amusant pour Sa .Majesté. Le roi m'écouta avec plaisir et rit
beaucoup.
Le lendemain , je sus qu'au moment où M. le comte de Mau-
30 Ml: M DIRES
repas avait voulu provoquer contre nous la sévérité royale,
et s'efforçait de lui montrer les conséquences d'un travestisse-
ment qui livrait au ridicule d'une jeune cour la dignité du par-
lement, le roi lui répondit : « Cela suffit : on y songera pour
« l'avenir; mais à présent il n'y a rien à faire : car je suis
« presque moi-même au nombre des coupables. J'ai tout su ;
« mais, loin de m'en fâcher, j'en ai ri. »
-Nous ne recommençâmes plus ; cependant nos quadrilles con-
tinuèrent, et, malgré le mécontentement de la vieille cour, notre
laveur dura autant que le carnaval. Mais dès que l'heure des
austérités eut succédé à celle des plaisirs, la grave étiquette
nous interdit toute enlrée familière; les occupations sérieuses
prirent la place des amusements. Le vieil habit de cour triom-
pha de nos costumes chevaleresques ; et, recevant, pour notre
profit , une utile leçon sur les vicissitudes de la fortune , nous
nous vîmes retomber du faîte d'une faveur qui , malgré sa fri-
volité et sa brièveté , avait fait tant de jaloux , dans la foule des
courtisans ; apprenant de bonne heure , par là , que la faveur a
des ailes comme le plaisir.
L'hiver suivant, le sort m'offrit, par un caprice assez bi-
zarre , une étrange occasion de retrouver les bontés de l'un de
nos princes. C'était encore dans ce temps de plaisirs si favo-
rable à la jeunesse : une imprudente vivacité me valut alors
une faveur précieuse qui se montra constante plusieurs années,
et qu'interrompirent seuls les grands événements qui firent bien
d'autres changements dans le monde.
J'étais au bal de l'Opéra, à visage découvert, et je me pro-
menais en donnant le bras à un masque aimable sous lequel se
cachait une femme du rang le plus distingué. Tout à coup je
vois un homme masqué et en domino s'approcher de nous ,
et m'enlever sans façon le bras de la dame que j'accompagnais.
Étonné de cette liberté , je repris brusquement le bras de cette
dame , en exprimant , sans ménagement , à l'inconnu le mécon-
tentement et la surprise que m'inspirait son audace.
DL COMTE DE SEGUR. 31
Il me répondit sur le même ton; et comme je voulais
répliquer, il s'approcha de mou oreille, et me dit : « .Ne fai-
« sons point de bruit ici , je vous rendrai raison autre part. —
« I.a partie n'est pas égale, lui répoudis-je, vous savez qui je
« suis et vous m'êtes inconnu ; nommez-vous. — Cela n'est
« pas nécessaire , reprit-il ; allez-vous demain au bal de la
« reine? — Oui , lui répliquai-je. — Eh bien , dit-il , je vous y
« trouverai. » A ces mots il s'éloigna.
Ce qui m'étonna le plus, c'était de voir que la dame témoin
et sujet de cette querelle, loin d'en paraître alarmée, en riait et
semblait , sans vouloir la nommer, connaître la personne qui
m'avait si lestement enlevé son bras.
On peut facilement penser que le lendemain je me rendis un
des premiers à Versailles, au bal de la reine. J'allai au-devant
de chaque individu qui arrivait , croyant que c'était celui auquel
j'avais eu affaire ; mais leur abord amical ou insignifiant faisait
promptement évanouir cette idée. Enfin la salle du bal se rem-
plit totalement sans que personne vînt me donner l'explication
que j'attendais.
Bientôt les portes intérieures s'ouvrent; la cour paraît ; les
membres de la famille royale prennent leurs places; ensuite,
avant de commencer les contre-danses, les princes s'avancent
de notre côté, et adressent successivement la parole à ceux qu'ils
veulent bonorer de cette faveur.
L'un d'eux 's'approche de moi et me dit : « Monsieur de Ségur,
« où logez-vous à Versailles ? » Je lui répondis que je demeurais
à l'hôtel d'Orléans , et je pris la liberté de lui demander le
motif de cette question. « C'est, me dit-il tout bas, pour vous
« donner une petite explication relative à ce qui s'est passe
« hier au bal de l'Opéra entre vous et un masque. Je suis prêt
" a vous en faire raison , et vous laisse le choix des armes, de-
« puis I épingle jusqu'au canon, a moins que vous n'aimiez
« mieux recevoir le titre de mon frère d'armes, qui sera le
* gage de mon amitié. » Je me confondis alors en excuses et en
32 UÉHOIBES
rcmerciments , aussi étonné que .satisfait de voir une telle aven-
turc terminée par un dénouaient si heureuv et si imprévu.
Depuis, ce prince ne cessa point de me traiter avec une ex-
trême bonté ; il me lit jouir souvent de son entretien , dans le-
quel on remarquait une instruction étendue et un esprit aimable.
Il me permit de lire des vers qu'il avait composés, et daigna
jeter les yeux sur quelques-uns des miens ; il me décora de
l'ordre royal dont il était grand maître, après mon retour d'A-
mérique et au moment où j'allais partir pour la Russie.
A Pétérsbourg , je reçus plusieurs lettres de lui, dans les-
quelles il me donnait toujours le titre qui m'avait inspiré tant
de reconnaissance. Mais malheureusement, à la fin de ciuq an-
nées de ma mission , la France fut bouleversée; tout changea.
A mon retour à Paris , je vis rarement ce prince auguste, que
les malheurs du temps forcèrent bientôt de quitter précipitam-
ment sa patrie.
Ma position , ma famille et mes opinions me décidèrent à
demeurer dans les rangs de ceux qui espéraient sauver leur
pays en y restant. Ainsi ces orages politiques qui ébranlèrent
tous les trônes, qui créèrent, détruisirent tant d'illusions, et
qui firent éclater tant de crimes , de gloire et de vertus, me sé-
parèrent nécessairement du prince dont les bontés^m'avaient
donné tant d'espoir. Je ne le revis qu'à la restauration , et il ne
m'est resté de cet heureux lien que le souvenir et la reconnais-
sauce.
Si ce prince vivait encore , et s'il eût jeté ses regards sur- ces
lignes , il aurait souri et m'aurait pardonné l'hommage respec-
tueux que je lui rends, en osant rappeler un des traits de sa
jeunesse qui honorent également les grâces de son esprit et l'a-
ménité de son caractère.
Au reste , dans ces premières années , tout souriait à ma
jeunesse. On dirait que la fortune est comme la nature et
qu'elle réserve toutes ses fleurs pour le printemps. Mon avan-
cement militaire était rapide : nommé sous- lieutenant en 17Gï>,
DU COUTE 1)K SEGUB. 33
dans le régiment mestre de camp général de la cavalerie, sous
les ordres de M. de Castries, ami intime de mon père, je fus
deux ans après promu au grade de capitaine. En 1776, sur la
demande de M. le duc d'Orléans, le roi me nomma colonel en
second du régiment d'Orléans-dragons.
A peu près dans ce temps , le hasard m'avait admis dans la
société intime de la comtesse Jules de Polignac. Rien ne sem-
blait devoir être plus étranger à ma jeune ambition que cette
douce liaison avec une famille illustre par sa naissance , mais
alors éloignée de toutes les grandeurs.
Madame la comtesse Jules et son mari , ainsi que la comtesse
Diane de Polignac, sa belle-sœur, vivaient modestement loin
de la cour, où ils allaient rarement. Leur goût, leur caractère
les portaient à préférer les douceurs de la vie privée aux orages
de la vie publique.
Il était impossible de trouver une personne qui réunît plus
d'agréments dans la figure , plus de douceur dans les regards ,
plus de charmes dans la voix, plus d'aimables qualités de cœur
et d'esprit, que la comtesse Jules.
Les comtesses de Chalons et d'Andlaw, ses parentes; le
comte de Yaudreuil , le duc de Coigny ; un homme distingué
par l'originalité de son esprit, M. Delille; le baron de Besenval,
dont la légèreté toute française faisait oublier qu'il était né
Suisse, formaient des réunions charmantes où les heures pas-
saient comme des minutes.
Leur agrément fut augmenté par l'admission d'un homme
qui , d'un état subalterne , fut porté rapidement par le sort à
une haute fortune. Il avait été longtemps connu sous le nom
de Montfalcon ; simple lieutenant et aide major dans un régiment
d'infanterie , sa belle figure et sa valeur bouillante le firent
remarquer à l'affaire de Warbourg par mon père et par M. de
Castries.
Dans cette affaire, où dix mille Français luttèrent avec opi-
niâtreté contre toute l'armée du duc de Brunswick, quelques-
34 MI.MOIRES
uns de nos bataillons, après avoir pris, perdu et repris trois
fois un poste important , se retiraient. Le jeune Montfalcon ,
l'épée nue , l'œil ardent , les cheveux en désordre, embelli par
son courage , court , appelle , exhorte , rallie les soldats , se
précipite avec eux dans la mêlée , triomphe et reste maître de la
colline disputée.
Les deux généraux, témoins de sa vaillance, sollicitèrent pour
lui des récompenses; mais , comme il était sans faveur, sans
fortune et sans liaisons , il n'obtint que la croix de Saint-Louis
et une place de major dans une petite ville : c'était plutôt lui
donner sa retraite que le récompenser.
Toute carrière semblait désormais fermée pour lui , lorsque,
par un hasard singulier, il trouva , dans la solitude , la fortune
qu'il avait vainement cherchée dans les camps. Allant fréquem-
ment habiter le petit château d'une vieille tante dont la vie
monotone ne pouvait lui offrir aucun plaisir, il s'amusa à par-
courir les nombreux et antiques parchemins déposés dans les
archives de ce castel , et , à sa grande surprise , il y trouva des
titres qui prouvaient évidemment sa descendance de l'ancienne
maison d'Adhémar, que généralement alors on croyait éteinte.
Muni de ces pièces , il accourt à Paris, et fait part de sa
découverte à mon père et à M. de Castries, ses protecteurs :
Ils en rirent d'abord , et crurent son espérance chimérique. Ce-
pendant , d'après leurs conseils , il porta ces papiers chez Je
généalogiste Chérin, juge érudit dans cette matière , et incor-
ruptible ; d'ailleurs un pauvre major de place n'aurait pas cer-
tainement trouvé le moyen de le corrompre.
Chérin, après un long examen, déclara l'authenticité des titres ;
et le nouveau comte d'Adhémar, reconnu , ayant obtenu , par
l'intervention de mon père et de M. de Castries, la place de
colonel Commandant du régiment de Chartres-infanterie , fut
présenté à la cour.
Une veuve. qui possédait quarante mille livres de rentes,
madame de Valbclle, dame du palais de la reine, éprise du
DU COMTE DE SÉGl/R. 3,'»
nouveau colonel et espérant effaces l'inégalité des âges par le
doD de ses richesses, l'épousa. M. d'Adliémar joignait à la ré-
gularité des traits un esprit aimable et une voix charmante.
Lie avec le comte de Vaudreuil, il fut présenté par lui à la
comtesse Jules , et bientôt compté au nombre de ses amis.
Tous se réunissaient quelquefois chez madame la duchesse
de Bourbon , où se donnaient de petits concerts dans lesquels
brillaient les talents de la comtesse Jules, de la comtesse Amélie
de Boufflers, de MM. d'Adhémar et de Vaudreuil, et du duc
de Guiues, qui jouait supérieurement de la flûte.
Là , on était loin de penser aux affaires , et il aurait été
difficile de prévoir que , peu de temps après , la famille des
Polignac et leurs amis parviendraient au faîte de la faveur, et
s'élèveraient au-dessus de tous ces courtisans nés dans le palais
et vieillis dans les cours.
J'ai dit que la jeime reine avait un cœur fait pour aimer.
Elle cherchait une amie qui fût attirée par sa grâce plutôt que
par sa puissance „ et qui l'aimât pour elle. Frappée par la figure
de la comtesse Jules, par la douce expression de ses yeux,
par la sensibilité modeste et franche que décelait son attrayante
physionomie, elle conçut pour elle une amitié qui dura jusqu'à
sa mort. Ses instances vainquirent la modestie de madame de
Polignac ; elle vint à la cour et s'y établit en favorite.
La reine nomma son mari premier écuyer. La comtesse
Diane fut placée près de madame Elisabeth , comme dame
d'honneur. M. de Vaudreuil reçut la charge de grand faucon-
nier ; M. d'Adhémar, nomme chevalier d'honneur de madame
Elisabeth , obtint le poste de ministre du roi à Bruxelles, et,
peu d'années après, l'ambassade d'Angleterre
On peut bien croire que ces faveurs nouvelles excitèrent d'a^
bord la surprise et bientôt l'envie; mais cette envie elle-même
se voyait presque toujours désarmée par la douceur, par la
modestie, par le désintéressement de la favorite. Jamais il
n'eu fut de moins avide et de moins égoïste ; et véritablement.
30 HBMOIBES
loin d'accaparer les grâces, les pensions, les emplois, elle
aimait mieux les faire obtenir que les recevoir.
On en vit plus tard une preuve éclatante, à l'époque ou un
grand scandale fit perdre une grande place à l'illustre famille
do* Rohan; le prince de Guémené fit une banqueroute de vingt
millions, et la princesse sa femme , qui était gouvernante des
enfants de France, se trouva dans la nécessité de quitter cette
charge importante.
La reine voulut alors confier l'éducation de ses enfants à son
amie. Elle se vit obligée d'employer beaucoup d'efforts pour
vaincre sa résistance et pour la contraindre à recevoir d'elle
cette haute marque de faveur, et cette grande charge , l'une des
premières du royaume.
Mes liaisons intimes avec madame la comtesse Jules , qui
devint duchesse de Polignac, et avec ses amis, me firent
prendre part à sa fortune. La reine , qui me voyait souvent
dans cette société que sa présence embellissait fréquemment ,
et avec laquelle elle passait ordinairement ses soirées , s'accou-
tuma à me traiter avec une bonté particulière, et son influence
contribua beaucoup , quelques années après , à la nomination
de mon père au ministère de la guerre.
M. d'Adhémar, dont j'ai parlé plus haut, avait bien voulu,
à la prière de mon père , se charger de me conduire a Stras-
bourg pour y suivre un cours de droit public. Sou régiment y
était , et ce fut là que nous nous formâmes à l'étude de la
diplomatie, qui jusqu'alors m'avait été aussi étrangère qu'à
lui.
Revenu à Paris, je me trouvai dans le même tourbillon de
fêtes, de sociétés, de bals, de plaisirs de tous genres. Tou-
jours de mieux en mieux traité à la cour, mon père était tenté
de faire quelques démarches pour m'obtenir une place dans
les maisons royales ; mais je m'y opposai : ce genre de service
me déplaisait. Les rêves de l'ambition ne me tourmentaient
point encore ; je préférais ma liberté à un servage brillant , mais
DU COMTE DE SF.GUR. 37
gênant. Par devoir j'allais à Versailles, mais par penchant je
restais à Paris.
Malgré mon âge , ce n'étaient pas les galanteries et les amu-
sements d'une jeunesse frivole qui prenaient la plus grande part
de mon temps : je cherchais avidement la société des personnes
qui réunissaient chez elles les savants et les hommes de lettres
les plus distingués ; j'allais souvent chez madame Geoffriu et
madame du Defïant. D'ailleurs je trouvais dans quelques
grandes maisons , telles que celles de madame la princesse de
Beauvau , de madame la duchesse de Choiseul , de madame
la maréchale de Luxembourg , de madame la duchesse de
Grammont, de madame de Montesson, mariée secrètement
alors à M. le duc d'Orléans , de madame la duchesse d'Anville ,
de madame la comtesse de Tessé , et chez ma mère , des en-
tretiens tantôt profonds , tantôt légers , toujours à la fois ins-
tructifs et agréables, et dont on ne retrouve plus aujourd'hui
le charme.
On y voyait un mélange indéfinissable de simplicité et d'élé-
vation, de grâce et de raison, de critique et d'urbanité. On y
apprenait , sans s'en douter, l'histoire et la politique des temps
anciens et modernes, mille anecdotes sur la cour, depuis
celle de Louis XIV jusqu'à la cour du roi régnant , et par là on
parcourait une galerie aussi instructive, aussi variée eu évé-
nements et en portraits, que celle qui nous est offerte dans les
inimitables Lettres de madame de Sévigné.
On recherchait avec empressement toutes les productions
nouvelles des génies transcendants et des brillants esprits qui
faisaient alors l'ornement de la France. Les ouvrages de Ber-
nardin de Saint-Pierre, d'Helvétius, de Piousseau , de Duclos,
de Voltaire, de Diderot, de Marmontel, donnaient un aliment
perpétuel à ces conversations, où presque tous les jugements
semblaient dictés à la fois par la raison et par le bon goût.
On y discutait avec douceur , on n'y disputait presque ja-
mais , et , comme un tact lin y rendait savant dans l'art de
T. I. 4
38 MIM01IŒS
plaire, on y évitait l'ennui en ne s'appesantissaul sur rien. Le
précepte alors le mieux pratiqué était celui de Boileau , qui en-
seigne à passer sans cesse du grave au doux , du plaisant au
sévère. Aussi très-souvent, dans une même, soirée, on par-
lait alternativement de f Esprit des Lois et des Contes de Vol-
taire, de la philosophie d'Ilelvétius et des opéras de Sedaioe ou
de Marmontel , des tragédies de la Harpe et des contes licen-
cieux de l'abbé de Voisenon , des découvertes dans les Indes
par l'abbé Raynal et des chansons de Collé , de la politique de
Mably et des vers charmants de Saint-Lambert ou de l'abbé
Delille.
Les hommes de lettres les plus distingués étaient admis avec
laveur dans les maisons de la haute noblesse. Ce mélange des
hommes de cour et des hommes lettrés donnait aux uns plus
de lumières, aux autres plus de goût. Jamais Paris ne fut plus
semblable à la célèbre Athènes. ,
Ma vive passionpour les lettres me valut, quoique je fusse bien
jeune , l'amitié de d'Alembert, de l'abbé Raynal , du comte de
Guibert,deChampfort,deSuard, de l'abbé Aruault ,de Rulhière,
du chevalier de Boufflers, du chevalier de Chastellux, de l'abbé
Barthélémy, de l'abbé Delille, les bontés de M. de Malesherbei,
les conseils du célèbre comte d'Arauda. La Harpe et Marmontel
m'éclairèrent par leurs sages avis et protégèrent mes premiers
essais.
Des succès d'abord légers , mais assez brillants, encouragè-
rent mon amour-propre et m'inspirèrent le constant désir d'en
mériter déplus solides. En soumettant mes premiers ouvrages
à d'aussi bous juges, j'apprenais par eux combien l'art d'écrire
est difficile.
Les entretiens des hommes qui ont obtenu une célébrité
méritée nous éclairent encore mieux que leurs livres ; ils nous
l'ont connaître mille règles de tact et de goût, et une foule d'ob-
servations, de nuances, qu'il serait presque impossible d'expli-
quer par écrit.
DU COMTE DE SEGUR. 39
Aucun livre n'aurait pu m'apprendre ce que me faisaient
connaître , en peu de conversations, Marmontel et la Harpe sur
les formes du style , sur les moyens secrets de l'éloquence,
Boufflers sur l'art d'amener naturellement un trait piquant et
heureux, M. de BeauvauetSuard sur la correction du style, le
duc de Nivernais sur la finesse du tact, sur les nuances de la
grâce, sur la délicatesse du goût, et l'abbé Dclillesur les moyens
de saisir dans notre imagination cette baguette magique qui sait
tout animer.
Je ne citerai à cette occasion qu'un seul exemple, déjà connu
et toujours bon à répéter. On soutenait devant l'abbé Delille
que la langue française, n'ayant pas, comme les langues latine
et grecque, des brèves et des longues, n'était pas susceptible
comme elles de peindre par son accent, et qu'en un mot elle
manquait d'harmonie imitative.
L'abbé prétendait, au contraire, que notre heureux langage
donnait au vrai talent toutes les ressources qu'il pouvait désirer,
et que son harmonie imitative pouvait peindre non-seulement
les différences, mais encore les nuances des objets; et, pour
le prouver, il cita ses propres vers :
Peins-nous en vers légers l'amant léger de Flore;
Qu'un doux ruisseau murmure en vers plus doux encore.
Entend-on de la mer les ondes bouillonner:
Le vers, comme un torrent, en roulant doit tonner.
Qu'Ajax soulève un roc et l'arrache avec peine:
Chaque syllabe est lourde et chaque mot se traîne.
Mais vois d'un pied léger Camille effleurer l'eau :
Le vers vole et la suit , aussi prompt qu'un oiseau.
L'abbé Delille ajoutait au charme de ses vers celui de les lire
avec une séduisante perfection.
L'art de bien lire est le plus rare en France ; on ne sait pas
y varier ses intonations, leur donner de lajustesse,dela force et
du nature!. Cet art, si connu des anciens, compose cependant
40 MÉMOIRES
une grande partie du talent de l'orateur et du poète. Tout le
monde sait que la plus belle scène mal déclamée ne produit
aucun effet; et cependant on conserve dans l'habitude de la vie
une prononciation monotone qui abrège tout, mange la moitié
des mots, ne caractérise rien, donne à tout une physionomie
uniforme, et prive ainsi la raison de sa force et l'esprit de sa
grâce.
Frappé de ces vérités, je suivis les conseils de la Harpe, de
Delille, de ma mère, dont lejugement était toujours éclairé par
un goût aussi sûr que délicat , et je pris longtemps des leçons
du célèbre acteur le Kaiu, pour apprendre à bien lire et à bien
dire.
Presque toujours l'amour-propre le plus ambitieux ne se di-
rige que vers un seul but, celui que lui indiquent sa position,
ses moyens, ses penchants et les mœurs de son siècle . Ainsi,
chez les anciens , la tribune aux harangues, les palmes de l'élo-
quence, les lauriers cueillis à la guerre, d'autres lauriers offerts
au talent par les muses , voilà ce qui poussait au mouvement
toute la jeunesse : tels étaient les motifs de son ardeur et les
prix ambitionnés par elle.
Plus tard , la plupart des esprits se détachèrent de la terre
pour se diriger vers le ciel. La gloire des saints fut préférée à
celle des héros ; on quitta les camps pour les monastères, la
tribune pour la chaire, la pourpre pour le cilice. L'enthousiasme
religieux succéda aux passions littéraires ou belliqueuses.
Bientôt l'ambition, prompte à entrer dans tous les chemins
qui mènent à la considération, prit avec empressement le masque
de la piété. La politique se couvrit d'un voile religieux , et
chaque courtisan affecta une piété qui , par une feinte renoncia-
tion aux biens terrestres et aux plaisirs mondains, lui ouvrit
toutes les sources delà fortune et du pouvoir.
Chez les peuples modernes, longtemps on vit subsister le
mélange conslaut de la superstition, du fanatisme, triste héri-
tage des Romains corrompus, avec l'ardeur belliqueuse des
DU COMTE DE SEGDB. 41
anciens Francs et Germains, qui ne connaissaient de droit que
la force, de plaisir que la guerre , et qui croyaient le ciel fermé
aux lâches et ouvert aux braves.
Chez ces peuples nouveaux, et surtout parmi uous, la religion
et la gloire se montrèrent indulgentes pour l'amour, de sorte
que le caractère français, jusqu'au dix-septième siècle, resta
à la fois dévot, galant et belliqueux.
C'étaient les mœurs féodales ou chevaleresques : tout
jeune noble, eu sortant de l'enfance , n'était animé que du triple
désir de servir son Dieu, de se battre pour son roi et de plaire
à sa dame , et, si l'on en excepte la classe que la pauvreté con-
damne au travail et à l'ignorance, toute la nation était plus ou
moins animée de ces sentiments chevaleresques.
Mais, au moment où j'entrais dans le monde, ces sentiments,
dont on retrouvait encore des traces, avaient déjà subi de
grandes altérations. Depuis la découverte de l'imprimerie et
la reforme de Luther, on avait voulu tout examiner, tout ana-
lyser. L'esprit , sortant des ténèbres antiques, était ébloui de
cette nouvelle lumière et cherchait par elle a distinguer la vé-
rité de l'erreur, atout connaître et à tout perfectionner.
Honteux de l'ignorance de nos pères , non-seulement nous
voulions nous approprier les trésors de la science des anciens ,
mais nous prétendions même les égaler, et bientôt les surpasser,
dans la carrière des arts, de la législation , de la littérature et
delà philosophie.
•Coite révolution, opérée graduellement par les découvertes du
quinzième siècle, par les guerres de religion , par l'affranchis-
sement de quelques républiques qui avaient brisé le joug du
pouvoir arbitraire et qui s'étaient délivrées rie celui de Rome,
enfin par la gloire des grands écrivains du siècle de Louis XIV,
et ensuite par la philosophie épicurienne de la Régence; celte
révolution, dis-je, avait exerce une influence si générale sur la
jeunesse qui s'élevait en France, à l'époque ou Louis Ml com-
mençai! son règne, que chacun de nous pouvait offrira l'aUen-
42 m i:\ioikes
lion d'un observateur éclairé le mélange le plus singulier des
mœurs grecques , romaines, gauloises, françaises, chevaleres-
ques et philosophiques.
Nourris dans les principes d'une monarchie militaire, élevés
dans l'orgueil d'une noblesse privilégiée , dans les prestiges de
la cour, dans les maximes de la piété, et, d'autre part, entraînes
par la licence du siècle, par une galanterie dont on faisait tro-
phée ; excités à la liberté parles écrits des philosophes, par les
discours des parlements, au lieu d'avoir un but certain, des prin-
cipes assurés, nous voulions à la fois jouir des faveurs de la cour,
des plaisirs de la ville , de l'approbation du clergé, de l'affection
populaire, des applaudissements des philosophes, de la renommée
que donnent les succès littéraires, de la faveur des dames et
de l'estime des hommes vertueux ; de sorte qu'un jeune courtisan
français, animé de ce désir de réputation qui sépare du vulgaire
les hommes distingués, pensait, parlait et agissait tour à tour
comme un habitant d'Athènes, de Rome, de Lutèce, comme
un paladin, un croisé, un courtisan, et comme un sectateur de
Platon , de Socrate ou d'Épicure.
Cette divergence d'idées produisait nécessairement une con-
fusion qui se répandit jusqu'au sein de la cour. Les tantes du
roi y rappelaient les coutumes pieuses et sévères de la tin de
Louis XIV ; M. deMaurepas, le mol épicuréisme de la Régence ;
le comte du Muy, ministre de la guerre, le courage, la sévérité
et la dévotion des anciens preux; M. de Miroménil, garde des
sceaux, la dépendance ancienne et presque servile de quelques
magistrats sous des règnes absolus ; M. Turgot, l'esprit de ces
sages philanthropes, citoyens et non courtisans, qui voulaient,
par de grandes réformes , soulager les peuples opprimés, et
faire triompher l'intérêt général des intérêts privés , la justice de
l'arbitraire et les principes des préjugés.
Les souvenirs de la Ligue se retraçaient encore sous la forme
de partis parlementaires , dans les opinions de quelques Pairs,
de plusieurs magistrats, et même d'uu prince du sang , le vieux
DU COMTE DE SEGUR. -13
prince deConti. Le parti de la dévotion, et du despotisme y con-
servait aussi des défenseurs, tels que les Marsan, les d'Aiguillon.
Celui du duc de Choiseul réunissait à la fois sous ses étendards
tout ce qu'il y avait de plus brillant dans le système de l'an-
cienne monarchie et dans ceux des innovateurs.
Au milieu de cet ébranlement général et de ce choc d'opi-
nions opposées, le bon roi Louis XVI et la jeune reine cher-
chaient la vérité , voulaient le bien , et rêvaient le bonheur
' public, sans prévoir leur fatale destinée.
Louis XVI était le plus homme de bien de son royaume; la
force seule manquait à ses rares qualités , et, au milieu de tant
de passions fermentantes, de tant de projets d'innovations et
d'un besoin si général de changement, sa facile bonté l'entraîna
trop rapidement vers les nombreux écueils sortis de cette mer
agitée, et sur lesquels devait inévitablement se briser notre
antique monarchie.
Chacun ne voulait que réparer ce vieil édifice, et tous , en y
portant la main, le renversèrent. Trop de gens apportèrent des
lumières et firent par là éclater un embrasement. Aussi la vie
tourmentée de chacun de nous a été , depuis cinquante années ,
un rêve alternativement monarchique, républicain, belliqueux
et philosophique.
Malgré l'amitié qui me liait à la société des nouveaux favoris
de la cour, je continuais à préférer Paris à Versailles : l'amour
des lettres et celui des plaisirs m'y retenaient invinciblement;
l'été seul et mes devoirs m'en éloignaient. Mais , dans les gar-
nisons, je consacrais habituellement à l'étude les heures de li-
berté que me laissait le service.
Là s'offraient un autre tableau et plus de vestiges de nos an-
ciennes coutumes chevaleresques. Pat un effet (i''s mœurs du
temps, par une suite des anciens préjuges qui se mêlaient aux
fiées nouvelles, le sort m'obligea de tirer mon épée ; car l'u-
sage des duels, survivant presque seul aux autres préjugés
gothiques, avait constamment résiste, comme il résiste encore,
41 MÉMOIRES
à la religion , à la raison,;» la philosophie et aux lois. Aussi,
quoique nos rois jurassent a leur sacre de ne point pardonner
au coupable , on ne se donnait guère la peine de se cacher d'un
duel , et le mien , qui eut à Lille une grande publicité, loin de
m'attirer quelque disgrâce . me donna plus de vogue et de succès
à la cour ainsi qu'a la ville. Je remplis une de mes vues en le ra-
contant ; car ou y verra un exemple du singulier mélange de
vivacité, de courtoisie et de légèreté, qui caractérisait les
mœurs françaises à cette époque.
L'armée alors ressemblait peu à celle d'aujourd'hui; on y
voyait bien régner le même désir de se distinguer, le même
zèle pour servir la patrie et le roi ; les officiers y montraient la
même assiduité aux exercices et aux devoirs militaires ; mais la
composition en était différente, et les liens de la subordination
étaient beaucoup moins resserrés qu'ils ne le sont aujourd'hui.
Les régiments ne se complétaient que par enrôlement, de
sorte que, au lieu de voir sous les drapeaux les fils de famille de
toutes les classes , appelés par la conscription et par une loi
générale , on n'y comptait que des jeunes gens dont la plupart
ne se décidaient à s'enrôler qu'à la suite de quelques dérange-
ments ou par oisiveté. Aucune perspective d'avancement ne
leur était offerte, et rien n'était plus rare que de voir des sol-
dats ou des sous-officiers devenir officiers. Le petit nombre de
ceux que le hasard élevait ainsi n'y arrivait qu'après de lon-
gues années de service. Le nom qu'on leur donnait indiquait
assez la rareté de ces chances favorables : on les appelait of-
ficiers de fortune. Les nobles seuls avaient le droit d'entrer au
service comme sous-lieutenants.
Cet usage antique venait du régime féodal, et du préjugé,
conservé jusqu'à cette époque, qui fermait aux gentilshommes
français toute autre carrière que celle des armes , de la diplo-
matie et de la magistrature.
Il résultait de ce reste de nos vieilles coutumes une grande
difficulté p >ur maintenir une subordination complète entre des
DU COMTE DE SÉGUR. 45
officiers , séparés, il est vrai, par la hiérarchie des grades,
mais qui , en qualité de nobles , se regardaient tous comme
égaux.
Chacun respectait son chef à la manœuvre , à la parade , dans
les heures de service ; mais en tout autre temps et partout ail-
leurs on voyait peu de traces de subordiuation. Revenus à la
ville ou à la cour, il arrivait nécessairement qu'on s'y retrou-
vait en ordre inverse, et qu'un colonel, gentilhomme de pro-
vince , s'y voyait en infériorité à l'égard de ses jeunes capitaines
ou sous-lieutenants , qui possédaient des charges ou étaient dé-
corés de noms illustres, tels que les Montmorency , les Rohan,
les Crillon , etc.
Le régiment où je servais en offrait une preuve frappante.
Le colonel qui le commandait, sous les ordres de M. de Cas-
tries , était un pauvre gentilhomme gascon , nommé le chevalier
Dabeins , vieilli dans les grades inférieurs ; il comptait sous ses
étendards , indépendamment des officiers en pied de ce corps ,
di\-sept sous-lieutenants à la suite , tels que le prince de Lam-
besc, de la maison de Lorraine, grand-écuyer de France; le
fils du duc de Fleury , premier gentilhomme de la chambre;
les comtes de Matignon , de Roncheroles , de Balbi ; enfin la
jeunesse la plus brillante de la cour.
M . Dabeins savait à merveille contenir notre turbulence et
même parfois humilier notre vanité ; aussi, très-souvent, aux
grandes manœuvres, devant un public assez nombreux, il se
plaisait à nous traiter légèrement , en nous parlant ainsi :
« Monsieur Fleury, monsieur Lambesc , monsieur Ségur, vous
« manœuvrez comme des étourdis; je vous enverrai à l'ombre
« mûrir vos cervelles. » Et en même temps , s'adressant a des
officiers de fortune, autrefois cavaliers , il leur disait : « Mon-
« sieur de Carré , monsieur de Créplot , monsieur de Roger,
« vous avez fort bien exécuté mes ordres ; on voit que vous savez
« commander comme obéir. » Communément ses louanges et
ses reproches n'étaient pas trop justement distribués; mais le
46 MÉMOIRES
résultat on était toujours assez bon , puisqu'il ri levait les hum-
bles et abaissait les superbes.
On sent bien que , malgré la sévérité de quelques chefs, hors
du service il devenait bien difficile de maintenir la subordination
entre tant de jeunes nobles", habitués dès l'enfance à se re-
garder comme égaux entre eux et qui se croyaient faits pour
commander aux autres. La bourgeoisie avait souvent à se
plaindrede leur orgueil, dans les garnisons et dans les quartiers.
Cependant , depuis quelques années , l'esprit d'égalité , né des
lumières, avait commencé à se répandre dans la nation ; aussi
dans beaucoup de villes, telles que Toulouse, Lyon, Be-
sançon, Strasbourg , la bravoure d'un grand nombre déjeunes
étudiants avait forcé , par beaucoup de duels , les patriciens à
reconnaître qu'on peut rétablir par Pépée le niveau, quand
l'honneur le réclame et que la justice ne l'accorde pas.
En général , dans ce temps , c'était moins des grands sei-
gneurs et des hommes de la cour qu'on avait à se plaindre que
de la noblesse de province, pauvre et peu éclairée; et c'est
ce qui ne doit pas surprendre, car celle-ci n'avait de jouissance
que celle de ses titres , qu'elle opposait sans cesse à la supério-
rité réelle d'une classe de bourgeoisie dont la richesse et l'ins-
truction la gênaient et l'humiliaient.
A son urbanité on reconnaissait presque toujours un homme
de la cour, et c'était parmi les jeunes gentilshommes campa-
gnards qu'on rencontrait le plus souvent la morgue et la sus-
ceptibilité. Ces esprits querelleurs étaient les plus difficiles à
gouverner ; craints dans les sociétés bourgeoises , inoccupés
dans leur chambre après l'heure des exercices , ils passaient
tout leur temps au café , au billard et au spectacle.
Dans la ville de Lille on avait une bonne troupe d'acteurs;
les jeunes lieutenants et sous-lieutenants de la garnison se ren-
daient de si bonne heure et si assidûment à la comédie que les
capitaines et les officiers supérieurs ne trouvaient souvent plus
de places aux premières loges en y arrivant.
DU COMTE DE SÉGl/R. 47
Le lieutenant de roi de la place de Lille, instruit de ce qui
se passait, prit, contre sa coutume, une mesure peu réfléchie : il
défendit aux lieutenants et sous-lieutenants de se placer dans
les premières loges avant la fin du premier acte du spectacle.
Un pareil ordre étonna et mécontenta tout le monde. Les ca-
pitaines de la garnison convinrent tous, pour consoler leurs
jeunes camarades , de partager leur sort et de ne point prendre
les places qu'on défendait à ceux-ci d'occuper.
Étant depuis quelques jours à la campagne , j'ignorais tota-
lement et l'ordre donné et l'effet qu'il avait produit. J'arrive à
Lille à l'heure où le spectacle allait commencer; j'entre dans
une première loge , un peu surpris de la trouver vide , ainsi que
toutes celles du même rang. Ma surprise augmente en voyant
des chapeaux sur toutes les chaises de ces loges. C'étaient
ceux des lieutenants etsous-lieutenants, qui, pour éluder l'ordre,
faisaient ainsi retenir leurs places.
Comme la loge où j'entrai était large , j'avançai une chaise
entre deux de celles qui étaient sur le devant et je m'assis ,
toujours fort surpris du vide de cette première enceinte tandis
que tout le reste de la salle était rempli.
Autre étonnement! dès que le premier acte est joué, toutes
les portes des premières loges s'ouvrent, et une foule d'officiers
y entrent.
L'un d'eux, M. de la Villeneuve, lieutenant de chasseurs
dans le régiment Dauphin-infanterie , prend place à côté de
moi et me dit : « Monsieur, vous avez fait tomher mon cha-
« peau qui était sur cette chaise. » En effet , sans y prendre
garde, je l'avais fait tomher en m'asseyant. Je lui fis une e-xcuse
polie; mais il me répondit avec une humeur inconcevable
rpi'une telle impertinence ne se réparait pas par une mauvaise
excuse. Je lui répliquai qu'après le spectacle il aurait une
explication sérieuse et peut-être moins satisfaisante pour lui.
Nous étant ainsi entendus, il garda le silence; mais, comme
il était jeune et impatient , il ne put attendre la lin de la repré-
•1-8 MÉMOIRES
sentation. Après la première pièce, il se leva et me lit signe
de le suivre. Au moment où je sortais , un jeune lieutenant de
mon régiment, le comte d'Assas, qui se trouvait derrière moi
et qui voulait ma place si je ne rentrais pas , me dit eu me re-
pétant ces vers d'un opéra-comique qu'on jouait : « Ségur,
tu t'en vas ,
« Pour ne revenir jamais, pour ne revenir jamais. »
;< Tu te trompes peut-être , » lui répondis-je.
Dès que j'eus rejoint , au bas de l'escalier, mon lieutenant ta-
pageur, nous sortîmes ensemble de la salle , et , lorsque nous
fûmes sur la place d'armes, comme réellement il avait le
cœur aussi bon que l'esprit vif et léger, il médit après quelques
moments de rêverie : « En vérité, nous sommes de grands fous !
« Nous allons nous couper la gorge pour une bagatelle qui
« n'en vaut pas assurément la peine , pour un chapeau tombé !
« — Cette réflexion est juste, lui dis-je, mais un peu trop
« tardive. Je n'ai pas l'honneur de vous connaître; le vin est
« tiré, il faut le boire. — Comme vous voudrez , répliqua-t-il ;
« sortons donc de la ville. — Non , lui dis-je ; il est tard , et
« celui de nous deux qui sera blessé ne doit pas rester seul
« sans secours dans un champ. Allons nous battre sur un bas-
tion. » Il me fit observer que c'était sévèrement défendu et sous
des peines graves. « Bon! repris-je, qu'importe la défense? en
« fait de folies , les plus courtes sont les meilleures ; ce sera
« bientôt fait. Marchons. »
Arrivés dans l'intérieur d'un bastion , nous quittâmes nos
habits et nous tirâmes nos épées. Comme mon adversaire était
ardent et leste , il s'élança sur moi , par un seul bond , si promp-
tement que je n'eus pas le temps de parer ; je me sentis le côté
frappé. Heureusement par impétuosité il avait manqué mon
corps, et c'était la garde de son glaive qui m'avait touché.
« Ma foi ! dis -je eu moi-même , d'Assas a pensé prédire juste. »
Je chargeai à mou tour mon adversaire , et lui donnai , en
DU COMTE DE SÉGUB. 49
plongeant, un coup d'épée; la pointe pénétra dans son corps
et s'arrêta sur un os. 11 voulait continuer, mais la douleur l'em-
pêchait de se tenir ferme sur ses jambes , ce qui me donnait
trop d'avantage. Je lui proposai de cesser le combat ; il y con-
sentit et accepta mon bras pour marcher.
Nous rentrâmes dans la ville; à la lueur d'un réverbère je le
vis inondé de sang , et je réfléchis tristement sur la cruauté
de nos préjugés. Bientôt nous trouvâmes un fiacre ; je l'y fis
monter avec assez de peine, et je voulus y prendre place à côté
de lui ; mais il le refusa absolument.
Attribuant ce refus à un ressentiment prolongé , je lui en
montrai ma surprise. « Vous me jugez mal, me dit-il; je suis
« étourdi , un peu bizarre , passablement entêté même , mais
« je suis bien loin de vous en vouloir ; au contraire , je veux
« me punir plus que vous ne l'avez fait. Tout le tort est de
« mon côté ; je vous ai prévoqué sans raison , et j'exige , quand
« ce ne serait même que pour dix minutes, que vous alliez rc-
« prendre à la comédie la maudite place qui a été le sujet de
« notre dispute. Après cela vous viendrez me soigner si vous
« le voulez ; j'en serai honoré et ravi ; autrement, j'y suis dé-
« cidé , nous ne nous reverrons plus. » J'eus beau lui dire que
je ne pouvais le laisser seul dans 1 état où il était , ignorant
si sa blessure était mortelle ou non ; il ferma la portière et me
donna son adresse.
Pour le satisfaire j'allai à la comédie ; je repris à d'Assas ma
place, en lui racontant mon aventure et en lui rappelant la
belle prédiction qu'il m'avait faite sans s'en douter et dont il
parut tout attristé. Un quart d'heure après, j'allai chez mon
lieutenant blessé , que je trouvai très-souffrant , mais sans
danger. Au bout de trois semaines il fut guéri. Il avait fait le
récit de cette affaire à tous ses camarades ; elle eut un singu-
lier résultat : l'ordre fut retiré, les querelles pour les places
cessèrent , et la bonne intelligence se rétablit entre les officiers
des différents grades.
50 Ml MOIRES
Cinq ans après, passant a Nantes, lorsque j'allais m'cmbar-
quer pour l'Amérique, j'y retrouvai le régimeut Dauphin. Mon
lieutenant de chasseurs, instruit de mon passage, m'invita à
dîner avec tous les jeunes gens de la garnison. Pour eette fois
il n'yeut de choc qu'entre les verres ; la gaieté fut cordiale et vive.
Je n'ai rappelé cette anecdote que parce qu'elle me paraît pro-
pre;» peindre l'esprit de notre âge et les mœurs de notre temps.
Cette aventure termina mon séjour à Lille, car, trois semai-
nes après, je reçus à la fois et la nouvelle de ma nomination
à la place de colonel en second au régiment d'Orléans-dragons ,
et un ordre que m'envoyait mon père de le rejoindre en Frau-
ehe-Comté , province dont il était commandant.
J'éprouvai une bien douce jouissance en voyant la vénéra-
tion qu'inspirait mon père dans son commandement, et à
quel point sa noble franchise , secondée par l'esprit et par
la grâce de ma mère , avait su , en peu de temps , rétablir le
calme dans un pays jusque-là toujours agité, concilier les in-
térêts opposés , et faire régner, au moins en apparence , la plus
satisfaisante harmonie entre les corps militaires , la magis-
trature , l'administration et la bourgeoisie.
Cet exemple et plusieurs autres m'ont prouvé que , malgré
la légèreté de notre nation , ou peut-être à cause de cette lé-
gèreté même , les qualités les plus nécessaires pour la gouver-
ner facilement sont la gravité, la justice, la bonne foi et la
fermeté. Il faut de plus y joindre une politesse qui , sans nuire
à la dignité, ménage l'amour-propre de toutes les classes;
car en France l'amour-propre, ou, si on le veut, la vanité, est
de toutes les passions la plus irritable , et c'est ce qui fait que
depuis trente ans on y a toujours plus vivement et plus cons-
tamment défendu l'égalité que la liberté. Aux yeux de quel-
ques-uns même une servitude de plain-pied, et pesant égale-
ment sur tout le monde, paraîtrait plus supportable qu'une
liberté solide construite par étages et avec des différences de
classes et de rangs.
DU COMTE DE SEGUR. Si
Cette niéme année je lis une course aux eaux de Spa , qui
dans ce temps étaient très-fréquentées et très à la mode. Spa
était le café de l'Europe; on s'y rendait eu foule de tous les
pays , sous le prétexte d'y retrouver la santé, mais dans le but
réel d'y chercher le plaisir. On y jouissait d'une liberté plus
étendue que dans aucune contrée du monde. L'évëquede Liège,
souverain de ce pays, était un trop petit prince pour imposer
aux voyageurs ses lois et ses usages. Son exemple n'était
compté pour rien, et une centaine d'invalides à sa solde ne
pouvait être un frein bien respectable; aussi Français, An-
glais, Hollandais, Allemands, Russes, Suédois, Italiens, Es-
pagnols et Portugais , chacun y vivait selon les moeurs de
son pays , et cette variété d'usages avait un charme singulier.
Ce fut là que j'appris , pour la première fois, les événements
qui annonçaient en Amérique une prochaine et grande révo-
lution. Le premier théâtre de cette lutte sanglante entre la
Grande-Bretagne et ses colonies fut la ville de Boston. Le
premier coup de canon tiré dans ce nouvel hémisphère pour
défendre l'étendard de la liberté retentit dans toute l'Europe
avec la rapidité de la foudre.
Je me souviens qu'on appelait alors les Américains insurgés
et Bostoniens; leur courageuse audace électrisa tous les es-
prits, excita une admiration générale, surtout parmi la jeunesse,
amie des nouveautés et avide de combats; et dans cette petite
ville de Spa, où se trouvaient tant de voyageurs, ou députés
accidentels et volontaires de toutes les monarchies de l'Europe,
je fus singulièrement frappé de voir éclater unanimement
un si vif et si général intérêt pour la révolte d'un peuple contre
un roi.
L'insurrection américaine prit partout comme une mode.
Le savant jeu anglais, le whist, se vit tout a coup remplacé dans
tous les salons par un jeu non moins grave qu'on nomma
fe boston. Ce mouvement, quoiqu'il semble bien léger, ('tait
un notable présage des grandes convulsions auxquelles le
52 MÉMOIRES
monde entier ne devait pas tarder a être livré, et j'étais bien
loin d'être le seul dont le cœur alors palpitât au bruit du ré-
veil naissant de la liberté, cherchant à secouer le joug du
pouvoir arbitraire.
Ceux qui nous en blâmèrent depuis devraient se rappeler
qu'alors ils partageaient notre enthousiasme et semblaient se
retracer avec plaisir les vieux souvenirs de la Ligue et de la
Fronde, temps bien différent, causes bien diverses, mais que leur
esprit frondeur ne savait alors ni distinguer ni séparer.
Comment d'ailleurs les gouvernements monarchiques de
l'Europe pouvaient-ils s'étonner de voir éclater l'amour de la
liberté dans les esprits ardents d'une jeunesse que partout
on élevait dans l'admiration des héros de la Grèce et de Rome,
devant laquelle on avait constamment loué avec enthousiasme
l'affranchissement de la Suisse et de la Hollande , et qui n'ap-
prenait à lire et à penser qu'en étudiant sans cesse les ouvra-
ges des républicains les plus célèbres dans l'antiquité?
Mais tel était l'aveuglement des princes et des grands : ils
avaient favorisé les progrès des lumières et voulaient une
obéissance passive qui ne peut exister qu'avec les ténèbres. Ils
prétendaient jouir de tout le luxe des arts et de la civilisation
sans permettre aux savants , aux artistes , à tous les plébéiens
éclairés, de sortir d'une condition presque servile. Enfin ils
pensaient , chose impossible , que les lumières de la raison
pouvaient briller et s'étendre sans dissiper les nuages des pré-
jugés nés dans les siècles de la barbarie.
Il n'existait pas une doctrine en éducation, un progrès eu
philosophie , un succès en littérature , un applaudissement au
théâtre , qui ne dut avertir les puissances qu'une grande épo-
que était arrivée , qu'il fallait un autre art pour gouverner les
hommes, et qu'on ne pouvait plus leur refuser la jouissance de
leurs droits longtemps perdus , mais que des hommes tels que
l'immortel Montesquieu leur avaient fait reconnaître et re-
trouver.
1)1 COMTE DE SEGOB. 53
Lorsque je fus de reîourà Paris, mes regards y furent frap-
pés par la même agitation des esprits. Personne ne s'y mon-
trait favorable à la cause des Anglais, et chacun y faisait pu-
bliquement des vœu* pour celle des Bostoniens.
Cependant , malgré cet amour de la liberté qui se manifes-
tait en France, l'inégalité existait encore tout entière par le
droit, par les lois, par les privilèges; mais de fait elle s'atté-
nuait chaque jour : les institutions étaient monarchiques, et les
mœurs républicaines. Les charges, les fonctions publiques
continuaient à être le partage de certaines classes; mais , hors
de l'exercice de ces fonctions , l'égalité commençait à régner
dans les sociétés; les titres littéraires avaient même, en beau-
coup d'occasions, la préférence sur les titres de noblesse, et
ce n'était pas seulement aux hommes de génie qu'on rendait
des hommages qui faisaient disparaître pour eux toute trace
d'infériorité; car on voyait fréquemment, dans le monde, des
hommes de lettres du second et du troisième ordre être
accueillis et traités avec des égards que n'obtenaient pas les
nobles de province.
La cour seule conservait son habituelle supériorité; mais,
comme les courtisans en France sont encore plus les servi-
teurs de la mode que les serviteurs du prince, ils trouvaient
de bon air de descendre de leur rang , et venaient faire leur
cour à Marmontel , à d'Alembert, à Raynal, avec l'espoir
de s'clevcr , par ce rapprochement , dans l'opinion publi-
que.
C'était cet esprit d'égalité qui faisait alors le charme des
soiicics de Paris et qui y attirait en foule les étrangers de
tous les pays. Partout ailleurs, si ce n'est en Angleterre, on
ne savait pas jouir de la vie privée: on ignorait les douceurs
d'une société sans morgue, sans gêne, d'une conversation
sans déguisement et sans entrave. Autre part, la séparation
entre les castes (tant constante et inviolable, chacun ne vivait
qu'avec ses pair-, et il n'existait aucun commerce d'échange
&4 MÉMOIRES
entre les esprits et les intérêts des diverses fractions de la po-
pulation éclairée.
Chez nous, au contraire, ces communications fréquentes des
divers étages de la société, ces liaisons mutuelles, ces égards
réciproques, ces échanges de pensées accroissaient la ri-
chesse de notre civilisation, et dans ces rapports nouveaux
les nobles acquéraient les connaissances et les lumières de
tout genre dont ils étaient auparavant privés, tandis que les
hommes éclairés des classes inférieures y puisaient des leçons
de ce goût fin, de ce tact délicat, de cette grâce élégante,
fleur légère, mais charmante, qu'on ne trouve qu'au sein d'une
cour polie.
11 faut avouer aussi que, depuis longtemps, cet esprit d'é-
galité, avant de s'étendre jusqu'au tiers-état, avait jeté de pro-
fondes racines dans la noblesse française. La hiérarchie féodale
était oubliée. On avait entendu Henri IV dire « qu'il regardait
« comme son plus beau titre d'honneur d'être le premier des
« gentilshommes français. » Les Pairs avaient bien seuls droit
de séance au parlement et les honneurs du Louvre ; les du-
chesses jouissaient de la prérogative d'être assises sur un ta-
bouret chez la reine; mais, hors de ces circonstances très-
rares, les nobles se croyaient tous parfaitement égaux
entre eux.
Au mariage de Marie-Antoinette, la noblesse, qui ne vou-
lait pas reconnaître la supériorité des ducs, c'est-à-dire des
hommes titrés, s'opposa même vivement aux droits que la reine,
voulait établir en faveur de la maison de Lorraine, et menaçait
de ne pas se trouver au bal paré si la princesse Charlotte de
Lorraine ouvrait ce bal. Comme la résistance était opiniâtre,
la négociation sur ce point frivole fut difficile. Enfin il fut dé-
cidé que la princesse jouirait de la faveur qu'on voulait lui ac-
corder, mais sans conséquence pour l'avenir, et uniquement
parce qu'elfe était parente de la reine.
La fierté des princes de la Germanie . de ce dernier tempk
DU COMTE DE SEG1 R. -r,ô
de l'étiquette, de ee dernier asile de l'ancien système féodal,
était obligée en venant en France de se soumettre à ce niveau
social. Tous les princes allemands, souverains chez eux, n'é-
taient traités à Paris par les gentilshommes français que comme
leurs égaux. Il n'existait aucune différence, par exemple, entre
le prince Max de Deux-Ponts, aujourd'hui roi de Bavière, et
les gentilshommes français qui servaient ou vivaient en société
avec lui ; car ce prince était alors entré au service de France.
Fes électeurs et quelques souverains, même du troisième
ordre , comme le duc de Deux-Ponts, qui n'auraient pas voulu
reconnaître cette égalité et qui voulaient cependant jouir des
plaisirs que leur offrait le séjour de Paris, éludaient toute dif-
ficulté en voyageant incognito ; c'est pour cette raison que
le duc de Deux-Ponts y prenait le nom de comte de Spanheim.
Les électeurs formaient à la vérité des prétentions plus
hautes -, ils croyaient devoir jouir partout des honneurs royaux ;
ils ne voulaient point céder le pas, même aux prinGes du sang
royal. Aussi les vit-on très-rarement en France, et leur séjour y
devint l'objet de vives contestations à la cour.
Ce que je viens de dire des princes allemands me rappelle
encore une aventure qui m'arriva à la suite d'une querelle que
me lit sans sujet le prince de Nassau, à un dîner que nous
donnait le prince de Deux-Ponts, logé modestement alors à
l'hôtel du Parlement d'Angleterre, rue Coq-llérou.
Pour mieux expliquer les motifs de cette querelle, il faut
remonter un peu plus haut.
Un ou deux ans environ avant l'époque dont je parle , je ren-
contrai le prince de Nassau un matin sur la terrasse des Feuil-
lants, aux Tuileries; il marchait vite, et je voulus en vain l'ar-
rêter. « Je suis tres-pressé, dit-il ; le prince F... de S... m'a
choisi pour témoin d'un duel qui doit avoir lieu tout à l'heure
aux Champs-Elysées entre lui et le chevalier de L.... Tous
i deux avant été obligés de promettre au tribunal des raaré-
« chaux de ne point s'envoyer d« cartel et voulant cependant
56 MÉMOIRES
« se battre, il faut que leur duel ait l'air de l'effet du hasard
« et d'une rencontre à la promenade. Si tu veux voir ce combat,
« viens avec moi. »
J'y consentis, car j'étais assez curieux de voir sur le pré ce
prince qui , par sa lenteur à se décider dans ces sortes d'af-
faires , avait trouvé le moyen de se donner une réputation assez
douteuse du côté de la bravoure, quoiqu'il n'y eût peut-être pas
d'homme de son temps qui se fût battu plus souvent que lui.
Nous sortîmes donc des Tuileries et nous entrâmes dans la
grande allée des Champs-Elysées. Devant nous , à une assez
grande distance, nous vîmes deux voitures s'arrêter et nos
deux champions en descendre avec leurs épées. Ils marchèrent ,
et nous hâtâmes le pas pour les rejoindre ; mais la distance
était assez grande , et il y avait ce jour-là des promeneurs.
Avant d'approcher du lieu où ils s'arrêtèrent, une foule assez
nombreuse nous en sépara.
Nous entendîmes alors un grand tumulte ; nous courûmes ,
et , en arrivant , nous vîmes le dénoûment très-singulier de ce
combat : l'un des deux combattants tenait à la main le tronçon
de son épée brisée , l'autre le frappait avec la sienne. Tous
deux s'accusaient réciproquement d'avoir violé les usages et
les règles du duel. L'un prétendait qu'étant tombé, parce que
le pied lui avait glissé, et que son épée s'étaut rompue, son
adversaire était venu pour le percer, quoiqu'il fût désarmé ,
ce qu'il aurait fait si son valet de chambre ne fût venu le se-
courir. L'autre soutenait que son ennemi , sans attendre qu'il
fût en garde , l'avait légèrement blessé dans les reins , et qu'en-
suite le valet de chambre de ce même ennemi était venu , contre
toute convenance, se mêler au combat.
La foule qui les entourait était trop partagée d'opinions pour
nous éclairer. De toutes parts on criait au meurtre! à l'assas-
sinat! sans désigner le coupable. Cette foule s'accroissait à
chaque instant, et les derniers arrivants, qui n'avaient rien
vu , n'étaient pas ceux qui criaient le moins haut.
DU COMTE DE SÉGUR. 57
Les deux témoins de chaque combattant défendaient, avec
une vivaeité un peu partiale, chacun la cause de son ami. Enfin
les exhortations de quelques spectateurs plus sages persuadè-
rent aux deux adversaires et à leurs amis de terminer ce scan-
dale. Tous deux étaient blessés. Les témoins les reconduisi-
rent dans leurs voitures , et ils se séparèrent.
Cette aventure , comme on le croit bieu , fit un grand bruit ;
on ne parlait d'autre chose dans Paris. Le soir, le vieux père
du prince F... m'écrivit qu'ayant su que j'avais été à portée
de voir ce qui s'était passé il me priait de lui écrire mou opi-
nion à ce sujet , persuadé qu'elle serait favorable à l'honneur
de son fils.
Le prince de Nassau me pressa vivement , mais en vain ,
d'acquiescer à cette demande. Je m'y refusai , alléguant pour
excuse que c'était aux témoins choisis par les deux parties à
déposer sur une si étrange affaire , et que , le hasard seul m'en
ayant rendu spectateur, je ne voulais point , étant arrivé tard
et au milieu de ce grand tumulte, émettre, sur ce que j'avais
très-confusément vu et très- vaguement entendu , une opinion
qui pourrait être désavantageuse à l'une ou à l'autre des par-
ties. Cette réponse mécontenta Nassau, et depuis ce jour il
avait existé une assez grande froideur entre nous.
Nous étions encore dans cette disposition réciproque lors-
qu'un jour nous dînâmes ensemble, avec environ vingt autres
convives, chez le priuce Max de Deux-Ponts. Le repas était
fort avancé quand un des invités, M. de S... B..., jeune homme
doué d'un très-bon cœur et d'un excellent esprit, mais qui avait
alors toute l'ardeur et la légèreté de son âge, entra dans la salle
à manger, et, après quelques excuses faites au maître de la mai-
son sur son retard, alla se placer à côté du prince de Nassau.
Celui-ci le railla sur sa paresse ; M. de S... B... lui répondit,
sur le même ton , que ce qui l'avait retardé était une querelle
qu'il venait d'avoir avec un prince allemand, et qu'il avait
été au moment de jeter ce prince par la fenêtre.
58 MEMOIRES
Nassau, naturellement très-colère, au lieu de rire «le eetle
légèreté si singulière à la table d'un prince allemand et à côté
d'un prince du même pays , s'en tâcha sérieusement, déclarant
que, lorsqu'on tenait un pareil propos, il fallait au moins
nommer le prince dont on voulait parler. M. de S... B... ré-
pliqua qu'il s'agissait d'une querelle survenue entre lui et le
prince F... de S...
Comme je voyais le visage de Nassau s'enflammer, je crus
pouvoir apaiser cette altercation naissante en m'y interposant.
« Monsieur de S... B..., dis-je alors, vous avez tort; le
« prince F... ne se serait pas laissé malmener aussi facilement
« que vous le croyez. Je l'ai vu soutenir un combat très-vif , il
« y a quelques mois , aux Champs-Elysées. »
Ces paroles , au lieu d'apaiser la colère de Nassau , comme
je l'espérais , ne firent que la détourner sur moi. « Monsieur,
« me dit-il assez haut , vous n'avez point voulu parler sur cette
« affaire quand on vous en priait; ainsi, à présent, vous fe-
« riez mieux de vous taire. >> Je lui répliquai que ce ne serait
jamais lui qui pourrait m'imposer silence. Les personnes qui
étaient entre nous s'empressèrent d'étouffer nos voix et d'in-
terrompre cette conversation.
Après le dîner, je m'approchai sans affectation de Nassau
et je lui dis : « Vous m'avez tenu un propos offensant, parce
« que votre emportement vous a ôté toute réflexion. Vous avez
« dix ans de plus que moi ; votre réputation est faite et trop
faite par vingt combats; la mienne ne fait que s'établir.
Vous sentez qu'il me faut une satisfaction, et il en est de deux
« genres : vous pouvez tout finir, si vous le voulez, en disant
< devant nos convives, qui sont tous vos amis, que vous vous
reprochez votre vivacité, n'ayant eu aucune intention de m'of-
fenser. Si je n'obtiens pas cette satisfaction , vous savez qu'il
m'en faudra une autre.
« — Je n'en ai pointa vous donner, » reprit-il brusquement.
« Eh bien! lui répondis-jc , demain , à sept heures du matin,
DU COMTE DE SÉC.UR. 50
« j'irai chez vous pour vous demander raison d'une si étrange
« conduite. » Après ce peu de paroles échangées nous nous
quittâmes.
Pour éviter d'être retenu par aucun obstacle imprévu, je me
gardai bien de rentrer chez mes parents, et je leur écrivis que
j'étais obligé de partir pour Saint-Germain. Le vicomte de
Noailles avait été présent à cette scène ; je le ehoisis pour té-
moin et j'allai demander asile a un autre de mes amis , le duc
de Castries, qui me fit coucher chez lui. Le vicomte de Noailles,
qui devait me servir de témoin , vint me chercher le lendemain
à six heures et demie , pour m'accompagner chez le prince
de Nassau.
Lorsque nous y arrivâmes . tout le monde dormait dans sa
maison. Maître et valets , tous étaient plongés dans le plus
profond sommeil. Nous eûmes beaucoup de peine à réveiller
le suisse, à nous faire ouvrir et à pénétrer dans la chambre
du prince , que notre brusque entrée éveilla en sursaut.
Il avait perdu toute idée de ce qui s'était passé la veille; ce
souvenir s'était effacé de son cerveau avec les fumées du vin de
Champague qu'il avait bu. « Par quel hasard , Messieurs, nous
« dit-il , me faites- vous une visite si matinale? — Vous devez
« le savoir, lui répondis-je, puisque c'est vous qui l'avez voulu.
« — Parbleu , reprit-il , je me donne au diable si j'en sais uu
« mot. »
Je fus donc obligé de lui rappeler en peu de paroles le propos
insolent qu'il m'avait tenu. « Tu as raison , dit-il , je me suis
« conduit comme un fou ; le vin m'avait troublé la tête ; mais
« il n'y faut plus penser, et , puisque tu m'as amené le vicomte
« de Noailles , je te déclare devant lui que je suis ton serviteur,
« ton ami, et qu'il n'a jamais été dans mon intention de te faire
< la moindre offense.
« — C'est bien, dis-je a mon tour, mais c'est trop tard; j'au-
« rais voulu pour toute chose au monde recevoir hier de toi
« cette réparation; mais les vingt convives qui dînaient avec
(iO MÉMOIRES
« nous ne peuvent en être témoins, et elle ne me snllit plus.
« — Allons, ajouta-t-il, tu as encore raison. Eh bien! nous nous
« battrons; mais au moins, je te prie, qu'il n'entre point de
« ressentiment dans ce combat , et que ce ne soit simplement
« qu'un sacrifice que nous faisons aux préjugés et au point
« d'honneur. » Je lui serrai la main amicalement , et il se leva.
II me proposa de déjeuner; mais, comme je lui dis que je ne
déjeunerais qu'après le combat, il me répliqua d'un air un peu
piqué : « La réponse n'est pas mal présomptueuse. Nous ver-
« rons qui des deux, après cette affaire, pourra déjeuner. »
Dès qu'il fut habillé, nous sortîmes. Je lui demandai où il
voulait aller. « Ah! reprit-il, j'ai non loin d'ici un endroit très-
« commode pour ce genre d'exercice. » Je repartis « qu'on
« voyait bien qu'il était coutumier du fait. »
M'arrêtant alors , je lui fis remarquer que j'étais accompa-
gné d'un témoin et qu'il n'en avait pas , ce qui était contre
la règle. « Bon ! me dit-il , Noailles est notre ami et homme
« d'honneur; je le choisis aussi pour témoin; il en vaut bien
« deux. »
Nous continuâmes notre marche. Arrivés dans une petite
ruelle entre deux murs de jardin , nous nous mîmes lestement
en chemise et en garde. A peine nos fers étaient-ils croisés
que , jetant les yeux sur un ruban, eouleur de rose, attaché à
la garde de mon épée , il s'écria : « Voilà une nouvelle faveur
« de quelque belle! Je crains bien qu'elle ne te porte bonheur.
« — C'est ce que nous verrons bientôt , » repris-je. Alors nous
nous attaquâmes vivement.
Le prince ne se battait pas comme un autre ; il ne suivait
aucune des règles de l'escrime ; mais , comme il était singuliè-
rement nerveux et agile, tantôt il s'élançait sur son ennemi
avec la rapidité d'un cerf, et tantôt il sautait en arrière avec la
même vélocité, de sorte qu'il était également difficile de parer
ses coups rapides et de l'atteindre dans sa prompte retraite.
Ce jeu, qui m'étonnait fort, lui avait réussi dans presque
OC COMTE DE SEGUR. 6t
toutes tes affaires que sa vivacité lui avait fréquemment at-
tirées. Aussi , malgré mon attention et mon sang-froid , il perça
plusieurs fois ma chemise , mais heureusement sans me
loucher, et moi je m'étendais inutilement pour frapper à mon
tour.
Cependant, au bout de quelques secondes, mon épée l'at-
teignit à la main et son sang coula. Je lui demandai alors s'il
était content et s'il voulait s'arrêter. « Content ! dit-il un peu
« vivement, je l'étais tout à l'heure, mais à présent je ne le
« suis plus. Continuons. »
Le combat recommença ; son fer, dirigé trop impétueuse-
ment, manqua et dépassa plusieurs fois mon corps; enlin
mon épée perça son bras et se brisa au moment où je voulais
parer un coup qu'il me ripostait. « Allons , lui dis-je en ce
« moment, il faut envoyer chercher une autre épée. »
« Vous êtes deux insensés , s'écria le vicomte de Noailles ;
« pour un propos trop vif, mais qui n'était point une injure ,
« c'est , ma foi ! bien assez de deux blessures reçues et d'une
« épée rompue. Je vous déclare que dorénavant celui qui ne
« voudra pas cesser de combattre aura affaire à moi. »
Nous rîmes de cette saillie. « Parbleu, dit Nassau, il a
« raison , et je le sens d'autant mieux que ma main commence
« à ne pouvoir plus tenir mon épée. — Eh bien! repris-je,
« veux-tu que nous nous embrassions et que tout soit fini? —
« J'y consens, repartit-il, à condition de jurer sur notre
« honneur que , quoi qu'il arrive , nous ne combattrons jamais
« l'un contre l'autre , et que nous serons frères d'armes pour
« la vie. » Nous nous embrassâmes; ainsi tout fut ter-
miné.
Je ne serais pas entré dans les détails de cette affaire , qui
ne concerne que moi seul, si elle n'eût été, par la suite, une
des causes d'événements assez singuliers; car on verra, en
poursuivant la lecture de ces Mémoires, que, Nassau étant en
Pologne lorsque j'étais en Russie , fidèle à la fraternité jurée ,
G
0 2 MBHOIBES
j'obtins pour lui de l'impératrice , qu'il n'avait jamais vue et
qui était même prévenue contre lui, le don d'une terre eu
Crimée et la permission de porter sous pavillon russe , dans la
mer Noire , les productions de ses domaines eu Pologne. Par
reconnaissance il offrit à l'impératrice de la servir contre les
Turcs. Élevé par elle au commandement de ses flottes, il
brûla dans le Borysthèue celle du capitan-pacha et battit dans
le Nord les escadres du roi de Suède. Tant il est vrai que les
plus grands événements sont souvent produits par les plus petites
causes !
Ce prince, par l'originalité de son caractère , était un vrai
phénomène au milieu d'un temps et d'un pays où l'effet d'une
longue civilisation était de donner à tous les esprits une uni-
forme ressemblance , au moins pour le langage et pour la
forme.
Dans nos brillantes sociétés surtout , par un mélange et par
un frottement continuels, les empreintes natives de chaque
caractère s'effaçaient; comme tout était de mode , tout était
semblable. Les opinions , les paroles se pliaient sous le niveau
de l'usage ; langage , conduite , tout était de convention , et , si
l'intérieur différait, chacun au dehors prenait le même
masque, le même ton et la même apparence.
Le prince de Nassau , au contraire, offrait à nos regards un
mélange bizarre des qualités les plus opposées et ne ressem-
blait qu'à lui-même. Son esprit était peu cultivé ; il manquait
d'imagination , parlait peu et semblait au premier abord d'une
froideur extrême. Cependant nul n'était plus propre à réussir
dans tout ce qu'il voulait, parce qu'il voulait très-fortement et
avait une invariable suite dans ses démarches et dans ses
projets.
Il avait toujours besoin d'argent, le prodiguait sans mesure
et n'eu gardait jamais ; trois fois il se ruina , mais son bonheur
et son courage relevèrent trois fois sa fortune.
Cet homme , d'un maintien si froid , s'irritait au moindre
DU COMTE DE SEGUB. 63
mot ; sa douceur apparente se changeait avec rapidité en colère.
Passionné pour les femmes, pour le jeu, pour le luxe, pour
tous les plaisirs de la capitale, il les quittait sans regret au
moindre bruit de trompettes et de guerre. Préférant Paris à
tout autre séjour, il s'en éloignait sens cesse pour parcourir les
quatre parties du monde , dont il fit le tour avec Bougain-
ville.
Voluptueux avec recherche , il supportait sans peine les ri-
gueurs de tous les climats , les fatigues de tous les genres , les
privations de toute espèce. Partout où l'on s'amusait et où
l'on se battait , on était sûr de le rencontrer. C'était le cour-
tisan de toutes les cours , le guerrier de tous les camps , le
chevalier de toutes les aventures.
On le vit successivement combattre les tigres dans un autre
hémisphère , attaquer les Anglais à Gibraltar, s'élancer à la
nage après l'incendie de sa batterie flottante , détruire une
escadre turque près d'Oczakow, guerroyer contre les Suédois
dans les mers glacées du Nord avec des fortunes diverses , et
ensuite porter en Allemagne ses armes et son argent au se-
cours des émigrés.
Enfin, pour compléter les contrastes, ce caractère si haut,
si fier, si aventureux lorsqu'il était animé par la gloire ou par
le simple point d'honneur, devenait trop flexible et trop souple
à la cour, et le paladin, pour gagner la faveur des princes,
retombait alors dans la foule des courtisans.
La Révolution l'empêcha d'achever le rôle auquel la nature
l'avait destiné; il ne put y briller ni dans l'un ni dans l'autre
parti. 11 s'y trouvait en effet dans une fausse position; car
son amour pour les aventures et pour les dangers , ainsi que
son ardeur impétueuse , auraient dû le classer au premier rang
des Français, des républicains et des Impériaux , tandis que
son nom , son rang, ses habitudes et ses préjugés le retenaient
au milieu des coalisés, dont la lenteur méthodique était in-
compatible avec son humeur entreprenante.
64 MÉMOIRES
Deux jours après notre combat, le prince de Nassau vint au
bal de la reine avec une écharpe qui soutenait son bras. Notre
aventure se répandit, et, comme ce temps bizarre était un
constant mélange de galanterie, de chevalerie et de philoso-
phie, cette petite affaire me fit honneur dans l'esprit des hommes
qui se vantaient le plus de combattre les préjugés , et les dames
me firent fête.
Nous passâmes l'hiver en jeux, en bals et en plaisirs. Tous
les Français ressemblaient alors à ces jeunes Napolitains qui
rient, chantent et s'endorment sans inquiétude sur la lave
et au bord d'un volcan. Comment prévoir d'horribles malheurs
au sein de la paix et de la prospérité ! Comment craindre ce
débordement de passions et de crimes à une époque où tous
les écrits , toutes les paroles , toutes les actions n'avaient pour
but que l'extirpation des vices, la propagation des vertus, l'a-
bolition de tout arbitraire , le soulagement des peuples, l'amé-
lioration du commerce et de l'agriculture, enfin le perfectionne-
ment des sociétés humaines !
Un roi jeune , vertueux , bienfaisant , qui n'avait d'autre
pensée que celle du bonheur de ses sujets , et qui ne voulait
d'autre autorité que celle de la justice , donnait par son exemple
un nouvel essor à toutes ces idées généreuses et philanthro-
piques.
Il avait pris pour ministres les deux hommes que la voix
publique désignait comme les plus instruits , les plus désinté-
ressés , les plus vertueux. Toutes les idées de tolérance et
de sage liberté étaient accueillies et encouragées par eux. Amis
constants des principes, ennemis courageux des abus, ils réali-
saient avec leur monarque les vœux de cet ancien sage qui
disait que le bonheur n'existerait sur la terre qu'au moment
où la vraie philosophie s'assiérait sur le trône.
Partout l'injuste persécution des protestants cessait; on sup-
primait la fiscalité des corporations; la corvée était détruite;
les traces de toute servitude disparaissaient; les privilèges
1)1 COMTE OE SÊGl.Tl. 65
humiliants n'osaient plus se montrer et s'exercer; enfin ou
vouait à l'oubli cette antique maxime féodale qui disait qu'aucun
noble n'est tenu de payer taille ni de faire de viles corvées,
(t que nul n'est corvéable s'il n'est vilain et taillable.
Avec de tels ministres, une réforme douce, graduelle et sa-
lutaire, nous aurait mis à l'abri d'une révolution ; mais une telle
philosophie peut rarement se montrer avec impunité aux re-
gards des classes puissantes, qui ne vivent que d'abus, n'exis-
tent que par des privilèges, et qui perdraient presque toutes
leurs jouissances et leur éclat si le mérite seul menait au
crédit et si la justice remplaçait l'arbitraire.
La cour, presque toujours plus puissante que la royauté ,
s'alarma des projets des deux ministres et les attaqua avec
toutes les armes que l'intérêt et l'intrigue savent si bien fournir
aux passions.
Le roi était bon , mais faible ; partageant les pensées et les
sentiments de Turgot, il n'eut pas la force de le soutenir; il le
renvoya et en gémit. Malesherbes voulut partager le sort d'un
collègue si digne de lui et donna sa démission. Cependant ,
parmi les ministres qui les remplaçaient, on ne vit que des
hommes de mérite , car on n'osait pas en proposer d'autres
à un prince tel que Louis XVI.
Le choix de M. Necker comme directeur général des fi-
nances fut une grande et très-remarquable innovation ; elle
portait l'empreinte de l'esprit du siècle, et c'était la première
fois, depuis Henri IV, qu'on voyait un protestant siéger dans
les conseils de nos rois.
L'envie la plus haineuse ne saurait , par aucun prétexte
plausible, refuser à M. Necker le plus noble caractère, une
âme élevée, un extrême amour du bien public, des intentions
toujours pures , un esprit très-étendu et une brillante éloquence;
mais il était, d'une autre par!, ainsi que le roi , plus fort en
principes qu'en actions.
Tous deux, jugeant les hommes comme ils devraient être ,
D.
f.G HÉUOIBES
et non comme ils sont, se persuadaient trop facilement qu'il
suffisait de vouloir le bien pour le l'aire et de mériter l'amour
des peuples pour l'obtenir. Ils ignoraient la logique des pas-
sions; ils ne savaient pas que , chez la plupart des hommes,
rien n'est plus opposé à leur intérêt bien entendu que leur
égoïsme.
Admis dans l'intimité de M. Neckeï et de sa femme, quoi-
que bien jeune encore , je puis assurer que jamais on ne pouvait
l'entendre sans être touché de ses sentiments et frappé de res-
pect pour son caractère. On respirait dans cette maison un air
de simplicité et de vertu tout à fait étranger au milieu d'une
cour brillante et d'une capitale corrompue.
A cette époque, si différente du temps présent, un long usage
excluait la jeunesse des affaires ; il fallait , pour oser se mêler
de politique et de législation , cette maturité d'âge qui ne donne
pas toujours la raison , mais qui au moins la suppose. Ainsi ,
dans ces souvenirs que je retrace , on ne doit point s'attendre
à me voir comme acteur au milieu de tous ces divers événe-
ments qui se préparaient, se succédaient, et qui , eu nous don-
nant l'espoir de tant de bonheur, nous conduisirent à tant de
calamités.
Dans la plus grande partie de ces scènes politiques qui ont
fini par bouleverser l'Europe , j'étais placé , non sur le théâtre ,
mais au premier rang des spectateurs ; j'avais toute l'illusion
de la scène. L'enthousiasme excité par les nouvelles idées de
réformes , d'améliorations , de liberté , de tolérance et d'une
égalité légale, me ravissait,
Le sort me mit cependant à portée plusieurs fois de voir de
très-près les principaux personnages et l'intérieur même des
coulisses; mais ce hasard, loin de dissiper mon illusion, y
ajoutait; et il était en effet impossible de passer les soirées chez
d'\lembert, d'aller à l'hôtel de la Rochefoucauld, chez les
amis de Turgot , d'assister au déjeuner de l'abbé Raynal , d'être
admis dans la société et dans la famille de M. de Malesherbcs ,
DU COMTE DK SÉGUB. 1)7
enfin d'approcher de la reine la plus aimable et du roi le plus
vertueux, sans croire que nous entrions dans une sorte d'âgé
d'or dont les siècles précédents ne nous donnaient aucune idée.
Cependant des faits mieux observes , et qui ne tardèrent pas
à se multiplier, auraient du dessiller les yeux de spectateurs
plus expérimentés, et une suite d'événements qui se succédèrent
avec rapidité ne devaient manifester que trop clairement à nos
yeux, d'un côté, l'imminence de la crise qui approchait, la Fougue
des [iassions innovatrices qui se propageaient, l'effrayante ja-
lousie qui animait l'ordre plébéien contre les ordres de la no-
blesse et du cierge , l'irritation de ceux-ci , et, de l'autre côté ,
la faiblesse des pilotes chargés de nous diriger entre tant d'é-
cueils.
En effet , déjà par sa faiblesse le ministère de Louis XV avait
laissé honteusement partager la Pologne par la Russie, la Prusse
et l'Autriche : partage funeste! car il eut le double inconvé-
nient : i° de rompre l'équilibre établi par le traité de Westpha-
lie , d'augmenter considérablement la force de trois puissances
déjà formidables , tandis que l'Angleterre , d'un autre côté ,
avait acquis la plus grande prépondérance par la conquête de
l'Inde, ce qui rabaissait la France au second rang des monar-
chies, elle qui jusque-là avait occupé le premier; 2° de subs-
tituer le droit de convenance au droit des gens, puisque sans
prétexte on avait démembré une puissance inoffensive , et par
cette injustice ouvert la porte à la violation de tous les engage-
ments , de tous les droits et de toutes les propriétés.
La même faiblesse semblait toujours paralyser nos conseils
au dedans et au dehors. La Russie , active et constante dans son
ambition, envahit bientôt la Crimée» Vainement l'Autriche s'ef-
força , pour la seconde fois, d'engager la France a opposer une
digue a tant d'accroissements; vainement l'empereur Joseph,
lorsqu'il vint a Paris, redoubla ses Instances et annonça le péril
dont !,i gigantesque grandeur du colosse russe menaçait l'Eu-
rope L'amour du repos, le désordre des finances et la timiditi
(58 MEMOIBES
qui empêchait de les rétablir, on imposant le clergé, l'empor-
tèrent sur toute autre considération.
Il en résulta que l'Autriche, ne se trouvant pas en état de
lutter seule contre la Russie, changea de système et resserra
ses liens avec le cabinet de Pétersbourg, ce qui nous fit perdre
en grande partie notre prépondérance en Allemagne, et l'in-
fluence que nous étions habitués à exercer sur les puissances des
deuxième et troisième ordres, qui jusqu'alors avaient compté sur
notre protection.
Pendant ce temps, la liberté , assoupie dans le monde civilisé
depuis tant de siècles , se réveillait dans un autre hémisphère
et luttait glorieusement contre une antique domination , armée
des forées les plus redoutables.
Inutilement l'Angleterre, fière de son pouvoir, de ses nom-
breuses flottes et de ses richesses , avait soldé et envoyé qua-
rante mille hommes en Amérique pour étouffer cette liberté dans
son berceau : une nation tout entière qui veut être libre est
difficilement vaincue.
Le courage de ces nouveaux républicains leur attirait partout
en Europe l'estime, les vœux des amis de la justice et de l'hu-
manité. La jeunesse surtout, par un singulier contraste, élevée,
au sein des monarchies , dans l'admiration des grands écrivains
comme des héros de la Grèce et de Rome , portait jusqu'à l'en-
thousiasme l'intérêt que lui inspirait l'insurrection américaine.
Le gouvernement français, qui désirait l'affaiblissement de
la puissance anglaise, était insensiblement entraîné par cette
opinion libérale qui se déclarait avec tant de vivacité. Il donnait
même secrètement ou laissait donner, par son commerce , des
secours en armes , en munitions et en argent, aux Américains ;
mais, par une suite de sa faiblesse, il n'osait se prononcer ou-
vertement , affectait au contraire en apparence une impartiale
neutralité, et s'aveuglait au point de croire que ses démarches se-
crètes ne seraient pas devinées et qu'il pourrait ruiner sa rivale
sans courir le danger de se mesurer avec elle. Lue telle illusion
DU COMTE DE SEGUR. G9
devait peu durer, et le cabinet anglais était trop clairvoyant pour
laisser ainsi recueillir au nôtre les avantages de la guerre sans
en courir les chances.
Le voile dont on se couvrait devenait de jour en jour plus
transparent. Bientôt on vit arriver à Paris les députés améri-
cains, Sileas Deanc et Arthur Lee ; peu de temps après, le cé-
lèbre Benjamin Franklin vint les rejoindre. Il serait difficile
d'exprimer avec quel empressement, avec quelle faveur furent
accueillis en France, au sein d'une vieille monarchie, ces en-
voyés d'un peuple en insurrection contre son monarque.
Rien n'était plus surprenant que le contraste du luxe de notre
capitale, de l'élégance de nos modes, de la magnificence de
Versailles, de toutes ces traces vivantes de la fierté monar-
chique de Louis XIV, de la hauteur polie, mais superbe, de uns
grands, avec l'habillement presque rustique, le maintien simple ,
mais fier, le langage libre et sans détour, la chevelure sans ap-
prêt et sans poudre, enfin avec cet air antique qui semblait
transporter tout à coup dans nos murs, au milieu de la civili-
sation amollie et servile du dix-septième siècle, quelques sages
contemporains de Platon ou des républicains du temps de
Caton et de Fabius.
Ce spectacle inattendu nous ravissait d'autant plus qu'il était
nouveau , et qu'il arrivait justement à l'époque où la littérature
et la philosophie répandaient universellement parmi nous le
désir des reformes , le penchant aux innovations et les germes
d'un vif amour pour la liberté.
Le bruit des armes excitait encore davantage l'ardeur d'une
jeunesse belliqueuse; la lente circonspection de nos ministres
nous irritait; nous étions fatigués de la longueur d'une paix qui
durait depuis plus de dix ans , et chacun brûlait du désir de ré-
parer les affronts de la dernière guerre , de combattre les An-
glais et de voler au secours des Américains.
Cette impatience, contenue par le gouvernement, s'en ac-
croissait encore ; car on fortifie presque toujours ce que l'on
70 MEMOIRES
comprime. Bientôt, appuyés par l'autorité d'un long usage et
par le souvenir de nos ancêtres, qu'on avait vu souvent, tandis
que nos rois restaient en paix , chercher partout la guerre et les
aventures, et faire briller leurs épées tantôt dans les camps
espagnols , italiens , pour combattre les Sarrasins , tantôt dans
les armées autrichiennes, pour repousser les invasions des Otto-
mans , nous cherchâmes les moyens de traverser individuelle-
ment l'Océan pour nous ranger sous les drapeaux de la liberté
américaine.
Les commissaires du Congrès n'étaient point encore reconnus
officiellement comme agents diplomatiques ; ils n'avaient point
obtenu d'audience du monarque ; c'était par des intermédiaires
que le ministère négociait avec eux ; mais dans leurs maisons on
voyait chaque jour accourir avec empressement les hommes
les plus distingués de la capitale et de la cour, ainsi que tous
les philosophes, les savants et les littérateurs les plus célèbres.
Ceux-ci attribuaient h leurs propres écrits et à leur influence les
progrès et les succès des doctrines libérales dans uu autre
monde , et leur désir secret était de se voir un jour législateurs
en Europe , comme leurs émules l'étaient en Amérique.
Conduits par un autre motif, les jeunes officiers français,
qui ne respiraient que la guerre , s'empressaient de venir chez
les commissaires américains et de les questionner sur la situa-
tion de leurs affaires , sur les forces du Congrès , sur leurs
moyens de défense , et sur les nouvelles diverses qu'on recevait
incessamment de ce grand théâtre, où l'on voyait la liberté com-
battre si vaillamment contre la tyrannie britannique.
Ce qui ajoutait encore à notre estime , à notre confiance, à
notre admiration, c'était la bonne foi et la simplicité avec les-
quelles ces envoyés, dédaignant tout artifice diplomatique, nous
racontaient les revers fréquents et successifs que leurs milices
encore inexpérimentées venaient d'éprouver; car, dans ces
premiers temps, le nombre et la tactique des Anglais leur
donnaient des triomphes momentanés sur la vaillance des
DU COMTE DE SEGUH. 7 1
cultivateurs américains, novices dans le métier des armes.
Sileas Deane et Arthur Lee ne nous dissimulèrent point que
le secours de quelques officiers instruits leur serait aussi agréable
qu'utile ; ils nous dirent même qu'ils étaient autorisés à pro-
mettre , à ceux de nous qui voudraient embrasser leur cause ,
des grades proportionnés à leurs services.
Les troupes américaines comptaient déjà dans leurs rangs
plusieurs volontaires européens , que l'amour de la gloire et
de l'indépendance y avait conduits. On y distinguait surtout
deux Polonais dont l'histoire conservera les noms , le brave
Pulawski et l'illustre Kosciusko, qui , depuis , brisa momen-
tanément les fers de sa patrie et ne succomba qu'après avoir
ébranlé , par de nombreux combats et d'éclatants triomphes ,
la puissance du colosse qui l'attaquait; enfin le major Fleury,
qui honora notre patrie par son heureuse audace et par ses ta-
lents.
Les trois premiers Français , distingués par leur rang à la
cour, qui offrirent le secours de leurs épées aux Américains,
furent le marquis de Lafayette, le vicomte de Noailles et moi.
Nous étions depuis longtemps unis par amitié , nous l'étions
encore par une grande conformité de sentiments , et nous le
fûmes bientôt par les nœuds du sang.
Lafayette et le vicomte de Noailles avaient épousé deux
filles du duc de Noailles , nommé alors duc d'Ayen -, leur mère ,
la duchesse d'Ayen, était fille du premier lit de M. d'Agues-
seau , conseiller d'État et fils du chancelier d'Aguesseau. Il avait
eu , d'un second lit , vingt ans après, plusieurs enfants, dont
l'un était M. d'Aguesseau , aujourd'hui pair de France, une
fille mariée à M. de Saron , premier président du parlement de
Paris, et enfin une autre fille que j'épousai au printemps de
l'année 17 77, de sorte que , par cette alliance , je devins l'oncle
de mes deux amis.
Nous nous promîmes tous trois le secret sur nos arrange--
ments avec les commissaires américains, afin de nous donner le
72 MÉMOIRES
temps de sonder les dispositions de notre cour et de rassem-
bler les moyens nécessaires à l'exécution de nos projets. La
conformité de nos sentiments, de nos opinions , de nos désirs,
n'existait malheureusement pas alors dans nos fortunes : le
vicomte de Noaillcs et moi nous dépendions de nos parents , et
nous ne jouissions que de la pension qu'ils nous donnaient. La-
fayette, au contraire, quoique plus jeune et moins avaucé en
grade que nous , se trouvait , par un singulier hasard , à l'âge de
dix-neuf ans , maître de son bien , de sa personne , et posses-
seur indépendant de cent mille livres de rentes.
Notre ardeur était trop vive pour être longtemps discrète;
nous confiâmes notre dessein à quelques jeunes gens que nous
espérions engager dans notre entreprise. La cour en eut con-
naissance, et le ministère, qui craignait que le départ pour l'A-
mérique de volontaires d'un rang distingué , qu'on ne croirait
pas possible sans son autorisation, ne découvrît aux yeux des
Anglais les vues qu'il voulait encore leur cacher, nous enjoiguit
formellement de renoncer à notre dessein.
Nos parents, qui l'avaient ignoré jusque-là, prirent l'alarme
et nous reprochèrent vivement notre aventureuse légèreté. Ce
qui me frappa surtout, ce fut la surprise qu'en témoigna la fa-
mille de Lafayette; elle me parut d'autant plus plaisante
qu'elle m'apprit à quel point ses grands parents avaient jusqu'a-
lors mal jugé et mal connu son caractère.
Lafayette eut de tout temps . et surtout quand il était jeune ,
un maintien froid , grave , et qui annonçait même très-fausse-
ment une apparence d'embarras et de timidité. Ce froid extérieur
et son peu d'empressement à parler faisaient un contraste singu-
lier avec la pétulance , la légèreté et la loquacité brillante des
personnes de son âge ; mais cette enveloppe , si froide aux re-
gards, cachait l'esprit le plus actif, le caractère le plus ferme
et l'âme la plus brûlante.
J'avais été mieux que personne à portée de l'apprécier ; car,
l'hiver précédent , amoureux d'uue dame aimable autant que
DU COMTE DE SEGL'R. 73
belle, il m'avait cru mal a propos son rival, et, maigre notre
amitié , dans un accès de jalousie, il avait passé presque toute
une nuit chez moi pour me persuader de disputer eontre lui ,
l'épée à la main, le cœur d'une beauté sur laquelle je n'avais
pas la moindre prétention.
Quelques jours après notre querelle et notre réconciliation ,
je ne pus m'empècher de rire en écoutant le maréchal de
ISoailles et d'autres personnes de sa famille me prier d'user
de mon influence sur lui pour échauffer sa froideur, pour le
réveiller de sou indolence, et pour communiquer uu peu de
feu à sou caractère. Jugez donc quel dut être leur étonnement
lorsqu'ils apprirent tout a coup que ce jeune sage de dix-neuf
ans , si froid , si insouciant , emporté par la passion de la gloire
et des périls , voulait franchir l'Océan pour combattre en laveur
de la liberté américaine!
Au reste , la défense que nous avions reçue de tenter cette
grande aventure produisit naturellement sur nous des effets
tout différents : elle consterna le vicomte de Noailles et moi ,
parce qu'elle nous ôtait absolument toute liberté et tout moyen
d'agir, et elle irrita Lafayette , qui résolut de l'enfreindre , as-
suré de ne manquer d'aucun des moyens nécessaires à la réussite
de son dessein.
Cependant il dissimula et parut d'abord obéir comme nous à
l'ordre que nous avions reçu; mais, deux mois après, uu matin,
à sept heures, il entre brusquement dans ma chambre, en
ferme hermétiquement la porte, et, s'asseyant près de mon lit,
médit : « Je pars pour l'Amérique. Tout le monde l'ignore,
« mais je t'aime trop pour avoir voulu partir sans te confier
« mon secret. — Et quel moyen, lui répondis-je, as-tu pris
« pour assurer tou embarquement? »
J'appris alors de lui qu'ayant, sous un prétexte plausible,
fait un voyage hors de France , il avait acheté un vaisseau , qui
devait l'attendre dans un port d'Espagne; il l'avait armé, s'était
procuré un bon équipage , et avait rempli ce navire nou-seule-
T. i, 7
74 m i:\ioires
ment d'armes et de munitions , mais encore d'un assez grand
nombre d'officiers qui avaient consenti à partager son sort.
Parmi ces officiers se trouvaient M. de Ternan, militaire brave
et instruit, et AI. de VaJfort, recommandable par sa longue
expérience , par sa sévère probité , par ses profondes études.
Depuis , mon père lui confia la surveillance de l'École militaire ,
de sorte qu'il devint le principal instituteur de Napoléon Bona-
parte. Ces deux officiers avaient été indiqués à Lafayette par
M. le comte de Broglie, auquel il avait confié son projet (1).
Je n'eus pas besoin d'exprimer longuement à mon ami le
chagrin que j'avais de ne pouvoir l'accompagner : il le sentait
aussi vivement que moi ; mais nous conservions l'espoir que la
guerre éclaterait bientôt entre l'Angleterre et la France et qu'a-
lors rien ne s'opposerait à notre réunion.
Lafayette , après avoir fait la même confidence au vicomte
de Noailles, s'éloigna promptement de Paris. Son départ jeta
dans l'affliction sa famille, qui le voyait avec une peine extrême
non-seulement courir tant de dangers de tout genre, mais encore
sacrifier à la cause d'un pays si lointain une grande partie de
sa fortune. Sa femme seule, quoique la plus affligée, l'aimait
trop pour ne pas partager ses sentiments et approuver sa géné-
reuse résolution.
La cour, promptement informée de sa désobéissance, envoya
pour l'arrêter des ordres qui furent exécutés. Ainsi mon mal-
heureux ami , après tant de sacrifices , se vit privé de sa liberté,
au moment où il partait pour défendre celle d'un autre hémis-
phère.
Heureusement, peu de jours après, ayant trompé la vigilance
de ses surveillants , il s'échappa, franchit les Pyrénées, et re-
trouva sur la côte espagnole son vaisseau ainsi que ses compa-
gnons d'armes , qui déjà désespéraient de le revoir. 11 mit à la
(l)MM.Dupoi;lail,fleGoiivion, Gimat, ciePontgibaut faisaient partie
du nombre des officiers qui suivirent M. «le Lafayette.
DU COMTE DE SEC.UR. 7»
voile, arriva sans accident en Amérique, et reçut l'accueil que
méritait sa noble et généreuse audace.
Se montrant ensuite aussi modeste qu'ardent et aussi pru-
dent qu'intrépide, il s'attira de la part des Américains l'estime
et la confiance générales , à un tel degré que son âge parut
oublié, que ses qualités seules furent comptées, et que , peu
d'années après, Washington, qui l'avait deviné, lui confia le
commandement d'un corps d'armée et le soin de faire, à la tète
de ce corps , une campagne défensive , genre de guerre qui de-
mande le plus d'expérience, de sagesse et d'habileté.
Cependant, avant de le favoriser ainsi, la fortune l'avait sévè-
rement éprouvé ; car, à son début , elle ne lui avait l'ait connaître
que ses rigueurs. La première bataille à laquelle il se distingua
fut une bataille perdue , celle de Brandy-Wine. Il y reçut une
blessure grave : une balle traversa sa jambe, ce qui ne l'empê-
cha pas de continuer quelque temps ses efforts héroïques pour
rallier les Américains.
Bientôt il vit Philadelphie au pouvoir des Anglais ; mais il
était doué de ces qualités qui seules rendent la célébrité durable ,
la fermeté dans les revers, la constance dans les résolutions
et la confiance dans l'avenir. Comme Washington , sou maître,
il pouvait être vaincu , mais non découragé.
Je le retrouvai tout entier dans les lettres qu'il m'écrivit après
ce commencement malencontreux d'une carrière si brillante.
Cependant , sous les drapeaux delà liberté, dans les camps ré-
publicains , et presque sous les yeux des sages du Congrès , il
montra une seule fois, par un trait de bravoure purement che-
valeresque , qu'il ne s'était pas totalement désaccoutumé des ha-
bitudes et des mœurs de nos jeunes paladins français.
Le comte de Carliste avait publié en Amérique une procla-
mation qui contenait des expressions injurieuses pour la France ;
Lafayette, en cbampion de l'honneur français, envoya un
cartel au comte et le défia au combat Lord Carlisle répoudit
avec sagesse, en refusant ce défi , « que les querelles des nations
76 MÉMOIRES
« entraîneraient à leur suite trop de désordres si elles evei-
« taie&t des haines individuelles. »
Lorsque Paris retentit du bruit des premiers combats , où
Lafayette et ses compagnons d'armes avaient fait briller le uoju
français, l'approbation fut générale; les personnes mêmes qui
avaient le plus blâmé sa téméraire entreprise l'applaudirent;
la cour s'en montrait presque enorgueillie, et toute la jeunesse
l'enviait. Ainsi l'opinion publique, se déclarant de plus en plus
pour la guerre, la rendait inévitable, et entraînait nécessairement
un gouvernement trop faible pour résistera une telle impulsion.
Aussi le vieux comte de Maurepas, premier ministre, dit
plusieurs fois à mon père que c'était l'ardeur impétueuse des
jeunes courtisans et des guerriers français qui avait étourdi la
sagesse du conseil , et forcé , pour ainsi dire , le gouvernement
à la guerre.
Quoi qu'il en soit, pendant longtemps encore la lente circons-
pection des ministres déçut notre attente , et ils continuèrent ,
selon leur coutume , à tenir à Londres un langage pacifique ,
tandis qu'ils négociaient secrètement avec les commissaires
américains.
Ces longueurs et cette indécision me désolaient, ainsi que
ceux qui partageaient mes sentiments. Heureusement, à vingt-
trois ans et dans Paris, le tourbillon du monde, les devoirs
militaires et des occupations aussi variées que nombreuses
offrent une foule de moyens pour supporter les contra-
riétés.
Au printemps de la vie tout ebagrin est léger, parce qu'on
voit tout au travers du prisme de l'espérance , qui répand sur
l'avenir les plus riantes couleurs.
Je quittai pendant l'hiver la capitale, pour jouir du plaisir,
nouveau pour moi , de connaître et de commander le régiment
de dragons dont j'étais le colonel en second.
I>a vue de nos armes et les exercices militaires me présen-
taient une image de la guerre, et m'aidaient à en attendre la
DU COMTE DE SEGUB. il
realité. Un autre soiu plus pressant occupa bientôt toutes mes
peusées. Le 30 avril 1777 j'épousai mademoiselle d' A gués-
seau, et mes idées de gloire se calmèrent facilement avec l'aide
d'impressions plus douces et non moins vives.
Mon mariage, quelque charme qu'il eût pour moi , ne pouvait
me faire oublier mes devoirs militaires , et je me rendis dès la
fin de mai à Douai , où le régiment d'Orléans était alors en
garnison.
Depuis quelques années , l'esprit d'innovation , de réforme et
d'amélioration, s'étendait sur l'armée , sur sou administration
et sur sa tactique , comme sur tout autre objet.
Ce n'est point ici le lieu de tracer une histoire des révolutions
successives du système militaire dans l'Europe moderne. Je
dirai seulement, en peu de mots, que longtemps les Francs,
nos aïeux , empruntant des Gaulois vaincus la tactique ro-
maine, durent à cette science, qui régularisait leurs mouve-
ments et dirigeait leur courage, leur premier, leur capital
succès à Tolbiac, et, depuis, leurs victoires nombreuses contre
les Allemands , les Sarrasins et les Saxons , qui tour à tour
s'efforcèrent d'envahir la France.
L'histoire de Charlemagne nous apprend même que, s'il n'eût
point conservé quelques traces de cet ancien système militaire,
l'opiniâtre et féroce vaillance des Saxons aurait lassé son génie.
11 conquit presque toute l'Europe parce qu'il était à cette
époque, non le plus brave, mais le plus habile des guer-
riers.
Cependant la richesse des princes, des ducs, des comtes,
des leudes, avait déjà apporté uu notable changement dans la
manière de faire la guerre ; la plupart dédaignant de combattre
à pied, la cavalerie l'emportait dans l'opinion sur l'infanterie.
Ainsi la guerre changea , et les armées perdirent peu à peu leur
principale force, celle de l'infanterie.
Sous les successeurs de Charles , ce mépris pour l'infante-
rie s'accrut journellement ; on oublia toute règle de tactique j
7.
78 MEMOIRES
quelques paysans et bourgeois mal armés composaient seuls
cette misérable infanterie , qui ne comptait presque plus pour
rien dans les batailles. Les seigneurs , leurs vassaux et arriere-
vassairx, les chevalière, leurs écuyers, leurs hommes d'armes
composaient une cavalerie nombreuse , fière et magnifique ;
elle faisait la guerre sans plan et combattait sans ordre. Le
courage personnel était tout , et l'habileté rien.
On pouvait décrire un grand combat par le simple récit de
dix mille duels simultanés. On faisait des invasions, des excur-
sions , plutôt que des campagnes. Le service obligé n'était que
de quarante jours ; aucune grande conquête n'était possible ,
et , tant que ce chaos féodal dura , chaque nation , en proie à
des guerres privées , fut peu redoutable pour les autres.
Le fanatisme seul créa , grossit et versa dans l'Orient un
immense torrent de guerriers qui , de toutes les contrées de
l'Europe, se répandit avec fureur sur l'Asie. Plusieurs millions
d'hommes y périrent , et un petit nombre d'illustres aventu-
riers y conquirent seuls quelques principautés, que, peu de
temps après, les Sarrasins leur enlevèrent.
Constantinople , perdue par la faiblesse d'un lâche despote
et prise d'assaut par nos chevaliers , ne resta que cinquante ans
sous l'empire des Latins, que d'irrégulières milices féodales
ne purent défendre.
Enfin nos" rois , las de tant de désordres et devenus puis-
sants en domaines que désolaient les courses des brigands , les
révoltes des villes , les discordes des grands et les invasions
anglaises, provoquées par des vassaux infidèles, levèrent et
soldèrent des compagnies d'hommes d'armes.
Bientôt la découverte de la poudre changea forcément la
tactique et le destin des peuples. Une infanterie redoutable
reparut dans nos armées. Les révoltes devinrent presque im-
possibles. Les villes fortifiées auraient seules pu résister avec
succès à l'autorité, mais la plupart appartenaient au souverain ;
les grands perdirent peu à peu celles qu'ils tenaient encore.
DU COMTE DE SÉGUK. 79
Tous les pouvoirs se centralisèrent et se réunirent dans la
main du monarque.
Les exploits des lansquenets , et surtout ceux des Suisses ,
démontrèrent avec évidence les innombrables avantages d'une
bonne infanterie, si longtemps dédaignée. Enfin il parut un grand
homme dans le Nord, Gustave- Adolphe : il fit une révolution
dans la tactique. Ce génie profond et ardent sut, avec quinze
mille hommes, par l'habileté de ses manœuvres, par la savante
ordonnance de ses bataillons, conquérir en peu de temps
presque toute la belliqueuse Germanie. L'infanterie suédoise
acquit alors la même célébrité que , dans les temps antiques ,
mérita la phalange macédonienne.
Après la mort de Gustave, tous les princes de l'Europe
s'approprièrent sa législation militaire. Les grands hommes qui
illustrèrent le règne glorieux de Louis XIV perfectionnèrent
cette tactique. Vauban porta au plus haut degré la science dos
sièges et de la défense des places. Condé, Turenne, Luxem-
bourg et Villars excitèrent autant d'admiration par la sagesse
de leurs plans de campagne et par l'habileté de leurs manœu-
vres que par leur audace et leur rapidité.
En vain cependant Folard, Feuquières, Vauban, Montécu-
culli , Puységur traçaient savamment les règles que mettaient
si brillamment en pratique tant de grands capitaines; vaine-
ment, de toutes parts , les arts et les sciences contribuaient par
leurs découvertes au progrès méthodique de cette science de
guerre ci de destruction : nos armées étaient encore bien loin
de ressembler à celles qui étonnent aujourd'hui l'Europe.
Il restait trop de traces des mœurs et du désordre de l'an-
cien temps. Les armées étaient peu nombreuses ; pourtant les
trésors des rois suffisaient à peine pour les payer; dans les
grandes crises on était encore oblige d'avoir recours au ban
et à l'arriere-ban , dernière image de la féodalité.
Pendant la jeunesse de Louis XV l'habillement des troupes
n'était pas uniforme; plus tard même nous vîmes des mnré-
80 UÉHOIHES
chaux, tels que M. le naaréchal de Contactes < en habit de ville
et portant une grande perruque. L'obligation stricte de l'uni-
forme fut établie depuis; néanmoins nous avons encore vu les
officiers des gardes-françaises monter la garde , à Versailles ,
en habit noir, avec le hausse-col sur la poitrine.
11 était difficile que la discipline fût rigoureuse et l'instruc-
tion profonde ; les emplois d'ofliciers appartenaient de droit
aux gentilshommes de province, très-liers, assez insurbordonnés,
et communément dépourvus d'instruction.
Les emplois supérieurs étaient réservés, à bien peu d'excep-
tions près, pour les fils des grands seigneurs et des nobles de
cour, qu'on appelait hommes de qualité. Loin d'exiger d'eux ,
pour les obtenir, quelques études et quelque expérience , on
les faisait colonels lorsqu'ils étaient encore enfants.
Mon père, alors l'un des moins favorisés, fut à dix-neuf
ans colonel du régiment de Soissonnais , et fut blessé , eu le
commandant, à la bataille de Rocoux. Le duc de Fronsac , fils
du maréchal de Richelieu, fut nommé à sept ans colonel du
régiment de Septimauie. Son major n'avait que cinq années
de plus que lui.
Cependant il faut dire que, pour l'ordinaire, les places de
lieutenant-colonel et de major étaient données à des capitaines
qui s'étaient distingués par leur intelligence. A proprement
parler il n'existait point d'administration générale dans les
corps ; chaque capitaine était chargé de celle de sa compagnie,
qu'il recrutait, équipait et gouvernait suivant son intelli-
gence.
Les revers de la guerre de Sept-Ans nous ouvrirent tardive-
ment les yeux , et le gouvernement sentit la nécessité d'adopter
les règles d'une administration et d'une tactique par lesquelles
le grand Frédéric avait su triompher des trois plus grandes
puissances de l'Europe.
Les ordonnances de M. le duc de Choiseul firent disparaître
la plupart des anciens abus. Nos manœuvres devinrent régu-
DU COMTE DE SÉGUR. 8(
lières; une instruction plus étendue fut exigée des officiers;
on nous soumit à la plus sévère discipline et à la plus stricte
subordiuation. Une sage administration remédia au désordre :
elle établit, pour l'équipement, le recrutement, l'armement,
les remontes , une utile économie , et dans l'habillement une
parfaite uniformité. Tel était le nouvel ordre de cboses , au
moment où j'entrai au service.
La faveur accordée aux colonels dont les régiments étaient
les mieux instruits et les mieux disciplinés, et l'avancement
obtenu par les officiers qui se distinguaient dans les écoles de
théorie et dans les exercices , excitaient dans toute la France
une émulation générale, et chacun se disputait à l'envi ce nou-
veau genre de palme.
Tous les colonels cherchaient à se surpasser mutuellement
par la belle tenue de leurs troupes ainsi que par la régularité
et la promptitude de belles manœuvres, dont la plupart étaient
peut-être au fond plus propres à briller dans des revues de
parade qu'à conduire à la victoire sur les champs de bataille.
L'amour-propre exagère tout. Plusieurs chefs de corps , que
nous appelions les faiseurs , tourmentaient les soldats par des
détails minutieux et les officiers par une sévérité plus dure que
juste. En tout on n'avait pris de l'école de Frédéric que ses
leçons ies plus faciles à saisir et les moins essentielles. On en
avait bien appris les petits secrets qui instruisent et fout mou-
voir une troupe peu nombreuse , mais on n'avait pas aperçu
les grands principes qui donnent un grand ensemble et une
sûre direction aux mouvements d'une armée.
M. le comte du Muy, vénérable par ses vertus, par sa juste
rigidité , s'était borné à maintenir sévèrement l'ordre qu'il
trouvait établi. Son successeur, le comte de Saint-Germain, en-
nemi des abus du luxe et des caprices de la faveur, attaqua la
cour, supprima les corps privilégiés, lourds pour le Trésor,
rarement utiles a la guerre, mais chers à la noblesse, parce
qu'ils lui étaient avantageux.
83 M B M 01 R ES
Voulant établir dans nos camps une discipline allemande
incompatible avec nos mœurs, il soumit le soldat français a
l'humiliante punition des coups de plat de sabre; on obéit avec
répugnance et incomplètement. Je me souviens même d'avoir
vu à Lille des grenadiers d'un régiment de quatre bataillons
répandre au pied de leurs drapeaux des pleurs de rage , et le
duc de la Vauguyon, leur colonel, mêler ses larmes aux leurs.
Ce mécontentement devint général. Le ministre fut renversé
par l'opinion publique, qui devenait déjà une puissance. Le
prince de Montbarrey prit sa place et n'y fit rien d'utile. Sa
faiblesse même laissa commettre des déprédations, qu'il igno-
rait peut-être.
Mon père , comme on le verra bientôt , lui succéda ; mais
ce fut dans les dernières années qui précédèrent sa nomination
que commencèrent à se manifester toutes les idées de réforme ,
d'innovation et de perfectionnement qui semblaient être de-
venues un besoin pour les Français.
Le comte de Guibert, militaire plein de feu, d'âme et de
connaissances , brûlant du désir de la gloire dans tous les
genres , parvenu très-jeune , par son activité , aux grades supé-
rieurs, et, par ses talents, à l'Académie française, publia un
Essai sur la Tactique dont les idées grandes et nouvelles ac-
quirent une rapide célébrité.
Dans le même temps, un major prussien, nommé le baron
de Pvrch , vint en France , et offrit au ministre de nous
enseigner, dans tous leurs développements, les règles de
l'exercice prussien et celles des grandes manœuvres de
Frédéric.
A la même époque , un autre officier, nommé le baron de
Mesnil-Durand, professant une nouvelle théorie, celle de
Y ordre profond, attaqua celle de Y ordre mince , qui était uni-
versellement adoptée depuis long temps par les armées euro-
péennes; il voulut nous diviser en tiroirs, en manches, en
manipules et en tranches.
DU COMTE DK SEGUR. 83
Tous ces différents systèmes , accueillis par leur nouveauté.
devinrent l'objet d'une grande curiosité et même de querelles
assez vives ; le gouvernement alimenta ce feu par les ordres
qu'il donna pour essayer et juger chacune de ces méthodes.
On voit par là qu'une grande fermentation remuait tout , que
de grandes disputes s'élevaient de tous côtés sur la philosophie,
la religion, le pouvoir, la liberté, la tactique. Eufin la musi-
que même fit éclater une sorte de guerre assez animée entre
les écoles française et italienne , et Paris fut un moment divisé
en deux factions acharnées l'une contre l'autre , celle des
Gluckistes et celle des Piccinistes.
Il n'était rien qui ne fût remis en question, et c'était par cette
agitation de tous genres qu'on préludait aux terribles mouve-
ments qui ébranlèrent et ébranlent encore le monde entier.
Lorsqu'on voit régner tant de calme , et , pour ainsi dire ,
tant de léthargie chez tous les peuples à certaines époques , tan-
dis qu'à d'autres ils s'agitent, ils fermentent et paraissent, pour
ainsi dire , en frénésie , on pourrait croire qu'il existe , dans le
monde moral , des paralysies et des fièvres ardentes , comme
dans le monde physique.
A la lin du dix huitième siècle la France était visiblement tour-
mentée de cette inquiétude , de ce malaise, de cette ardeur vio-
lente , qui précèdent et annoncent les grandes crises morales ,
religieuses et politiques.
Quand je me rappelle l'incroyable activité d'esprit avec la-
quelle, de toutes parts, on provoquait, on multiplait , on
combattait les plus légères innovations comme les plus gran-
des, et l'importance que chacun y attachait alors, j'en con-
clus qu'aux yeux de froids spectateurs, avant de devenir aussi
dramatiques, aussi tragiques, aussi terribles que nous l'avons
été plus tard , nous devions paraître assez fous et passable-
ment ridicules.
Une petite anecdote en pourra donner une idée. Lorsqu'il
parut une ordonnance de M. de Saint-dermain qui changeait
Kl MÉM01BES
la discipline et infligeait aux soldats français le châtiment
des coups de plat de sabre, la cour, la ville et l'année disputaient
avec acharnement pour et contre cette innovation : les uns la
vantaient, les autres la blâmaient avec emportement; le bour-
geois, le militaire, les abbés, les femmes même, chacun dis-
sertait et controversait sur ce sujet.
Tous ceux qui s'étaient engoués de la discipline allemande,
avec tout autant de chaleur qu'ils s'étaient précédemment
enthousiasmés pour les modes anglaises, soutenaient qu'avec
des coups de plat de sabre notre armée égalerait prompte-
ment en perfection celle du grand Frédéric ; les autres n'y
voyaient qu'une humiliante dégradation incompatible avec
l'honneur français. Un tiers parti s'étonnait et doutait. « Le
« bâton, disait-il, serait humiliant; mais le sabre est l'arme de
« l'honneur, et cette punition militaire n'a rien de déshono-
« rant; il faut examiner seulement si elle n'est pas préfé-
« rable à la prison et à la salle de discipline , qui nuisent à la
« santé et corrompent les mœurs. » Enfin on dissertait gra-
vement pour savoir jusqu'à quel point cette punition physique
pouvait agir sur les sens du soldat pour le forcer, par la
douleur, à se corriger de ses vices , de sa paresse ou de son
insubordination.
Un matin je vis entrer dans ma chambre un jeune homme
des premières familles de la cour ; j'étais , dès mon enfance,
lié d'amitié avec lui. Longtemps, haïssant l'étude, il n'avait
songé qu'aux plaisirs , au jeu , aux femmes ; mais , depuis
peu , l'ardeur militaire s'était emparée de lui : il ne rêvait qu'ar-
mes, chevaux, école de théorie, exercices et discipline alle-
mande.
En entrant chez moi il avait l'air profondément sérieux;
il me pria de renvoyer mon valet de chambre. Quand nous
fûmes seuls : « Que signifient , lui dis-je , mon cher vicomte ,
« une visite si. matinale et un si grave début? Est-il question
« de quelque nouvelle affaire d'honneur ou d'amour?
DU COMTE DE 6ÉGUB. 85
« Nullement, dit-il, mais il s'agit d'un objet très-impor-
.< tant et d'une épreuve que je suis absolument résolu de faire.
« Elle te paraîtra sans doute bien étrange, niais il nie la faut
« pour achever de m'éclairer sur la grande discussion qui
« nous occupe tous ; on ne juge bien que ce qu'on a connu
« et éprouvé par soi-même. En te communiquant mon projet,
« tu sentiras tout de suite que c'est à mon meilleur ami
« seul que je pouvais les confier, et que c'est lui seul qui
« peut m'aide? à l'exécuter. En deux mots, voici le fait : je
« veux savoir positivement l'impression que peuvent faire
« les coups de plat de sabre sur un homme fort, coura-
« geux , bien constitué , et jusqu'à quel point son opiniâtreté
« pourrait, sans faiblir, supporter ce châtiment; je te prie
« donc de m'en frapper jusqu'à ce que je dise : C'est assez. »
Éclatant de rire à ce propos , je fis l'impossible pour le dé-
tourner de ce bizarre dessein et pour le convaincre de la folie
de sa proposition ; mais il n'y eut pas moyen. Il insista, me
pria , me conjura de lui faire ce plaisir, avec autant d'instances
que s'il eût été question d'obtenir de moi le plus grand ser-
vice.
Enfin j'y consentis , résolu , pour le punir de sa fantaisie , d'y
aller bon jeu, bon argent. Je me mis donc à l'œuvre; mais,
à mon grand étonncment , le patient , méditant froidement sur
l'impression de chaque coup et rassemblant tout son courage
pour les supporter, ne disait mot et s'efforçait de se montrer
impassible ; de sorte que ce ne fut qu'après m'avoir laissé répéter
une vingtaine de fois cette épreuve qu'il me dit : « Ami , c'est
« assez; je suis content, et je comprends à présent que,
« pour vaincre beaucoup de défauts , ce remède doit être ef-
« ficace. »
Je croyais tout fini, et jusque-là cette scène n'avait rien eu
pour moi que de plaisant; mais, au moment où j'allais sonner
mon valet de chambre afin de m'habillcr, le vicomte, en m'ar-
n'tant tout à coup, me dit : < Un instant, de grâce, tout n'est
80 MEMOIBES
« pas achevé ; il est bon aussi que tu tasses cette épreuve à
« tou tour, b
Je l'assurai que je n'en avais nulle envie, et qu'elle ne chan-
gerait rien à mon opinion, qui était absolument contraire à une
innovation si peu française.
« Fort bien , répondit-il ; mais , si ce n'est pas pour toi, c'est
a pour moi que je te le demande. Je te connais ; quoique tu
« sois un parfait ami, tu es très-gai, un peu railleur, et
« tu ferais peut-être , à mes dépens avec tes daines, un récit
« très-plaisant de ce qui vient de se passer entre nous.
« Mais ma parole ne te suffit-elle pas? repris-je. — Oui ,
« dit-il, sur tout autre point plus sérieux ; mais enfin, quand
« je n'aurais que la peur d'une indiscrétion, c'est encore trop.
« Ainsi, au nom de l'amitié, je t'en conjure, rassure-moi
a complètement à cet égard en recevant à ton tour ce que
« tu m'as bien voulu prêter de si bonne grâce. D'ailleurs , je
« te le répète , crois-moi , tu y gagneras , et tu seras bien aise
« d'avoir jugé par toi-même cette nouvelle méthode sur la-
« quelle on dispute tant. »
Vaincu par ses prières je lui laissai prendre l'arme fatale ;
mais, après le premier coup qu'il m'eut donné, loin d'imiter sa
constance obstinée , je me hâtai de m'écrier que c'était assez,
et que je me tenais pour suffisamment éclairé sur cette grave
question. Ce fut ainsi que se termina cette folle scène. Nous
nous embrassâmes en nous séparant, et, quelque envie que
j'eusse de raconter le fait , je lui gardai le secret aussi long-
temps qu'il le voulut.
Ce jeune homme , alors si léger, fit depuis une chose très-
rare et très-difficile; à l'âge où l'éducation est faite, il était
très-peu instruit; mais, enflammé par le désir d'acquérir de
la renommée, il refit lui-même son éducation, quitta les plaisirs,
les frivolités , s'acharna à l'étude , apprit en quatre années les
mathématiques ,' le latin , l'histoire , plusieurs langues , la
logique et la rhétorique ; enfin il se distingua à la tribune , dans
DU COMTE DE SÉOUR. 87
nos camps , et mourut glorieusement en Amérique , au champ
d'honneur, à l'instant où il venait de prendre à l'abordage un
bâtiment anglais.
L'été se passa , pour notre jeunesse, en exercices fréquents,
en discussions perpétuelles sur les nouveaux systèmes de
tactique, en petites guerres et en combats simulés, et surtout
en vœux inquiets et ardents pour une rupture avec l'Angleterre,
qui devait changer nos feints combats en batailles réelles,
substituer une pratique glorieuse à de froides théories, et con-
traindre nos pédants et minutieux faiseurs à céder la place aux
officiers véritablement militaires et habiles.
Comme c'était pour la liberté que la guerre se faisait alors
entre les Américains et les Anglais , cette même liberté s'of-
frait à nous avec tous les attraits de la gloire ; et , tandis que des
hommes plus murs et les partisans de la philosophie ne voyaient,
dans cette grande querelle , qu'une favorable occasion pour faire
adopter leurs principes , pour mettre des limites au pouvoir ar-
bitraire et pour donner la liberté à la France , en faisant re-
couvrer aux peuples des droits qu'ils croyaient imprescriptibles,
nous, plus jeunes, plus légers et plus ardents, nous ne nous
enrôlions sous les enseignes de la philosophie que dans l'espoir
de guerroyer, de nous distinguer, d'acquérir de l'honneur et
des grades ; enfin c'était comme paladins que nous nous mon-
trions philosophes
Mais il arriva tout naturellement qu'en nous déclarant ainsi ,
par une humeur d'abord purement belliqueuse , les partisans
et les champions de la liberté , nous finîmes par nous enflam-
mer de très-bonne foi pour elle.
Après avoir lu avidement tous les livres, tous les écrits
qui se publiaient alors en laveur des nouvelles doctrines , nous
devînmes les disciples zélés de ceux qui les professaient , el
les adversaires des prôneurs de l'ancien temps, dont les préju-
gés, la pédanterie et les vieilles coutumes nous semblaient alors
ridicules.
88 MÉMOIRES
Nous ne nous lassions pas d'en rire avec Voltaire , d'en
gémir avec Rousseau; les discours académiques de Thomas,
de d'Alembert et de leurs émules, exaltaient notre imagina-
tion ; YEsprit des Lois de Montesquieu excitait en nous une
profonde admiration , et, si nous croyions retrouver dans son
livre les droits des peuples longtemps perdus , ses Lettres
persanes nous rendaient presque honteux des mœurs de notre
temps , par la peinture spirituelle et satirique que cet éloquent
écrivain en avait faite.
D'ailleurs nous nous ennuyions d'entendre nos vieillards
nous donner des leçons sévères , comme si nous iguorions tout
ce que leur jeunesse et leur maturité avaient vu , souffert et
même trop souvent fait de scandaleux , à l'époque de la Ré-
gence et pendant le règne long, faible et licencieux de Louis XV.
Nous étions peu dociles aux prédications et peu touchés des
alarmes d'un clergé honoré certainement par des vertus écla-
tantes, mais dans lequel on avait compté tant de prélats mon-
dains , tant d'abbés à bonnes fortunes , et surtout un premier
ministre , le cardinal Dubois , dont le nom et la vie avaient été
un opprobre pour son ordre , pour le gouvernement et pour
la nation.
On avait tant mêlé d'erreurs superstitieuses aux vérités
de la religion ; les écrivains du jour, en nous déroulant nos
tristes annales, nous montraient tant de guerres civiles, tant de
massacres inhumains , tant de persécutions , tant de princes dé-
posés , tant de sorciers brûlés par le fanatisme , tant de peuples
opprimés par les préjugés, par l'ignorance et par la tyrannie
du système féodal ; l'expulsion et la spoliation d'un million de
Français , pour cause d'hérésie , étaient si récentes ; les querel-
les encore existantes contre les jansénistes et les molinistes, et
celle des billets de confession , nous semblaient si ridicules
qu'il nous était impossible de ne pas saisir avec enthousiasme
l'espérance , peut-être trop illusoire , que des hommes de génie
nous donnaient alors, d'un avenir où la raison, l'humanité,
DU COMTE DE SEGUR. 80
la tolérance et la liberté devaient régner sur les derniers débris
des erreurs, des folies et des préjugés qui avaient si longtemps
asservi et ensanglanté le monde.
Ce qui aiguillonnait encore notre vive impatience, c'était la
comparaison de notre situation présente avec celle des Anglais.
Montesquieu nous avait ouvert les yeux sur les avantages
des institutions britanniques ; les communications entre les
deux peuples étaient devenues beaucoup plus fréquentes ; la vie
brillante , mais frivole , de notre noblesse , à la cour et à la ville,
ne pouvait plus satisfaire notre amour-propre lorsque nous
pensions à la dignité, à l'indépendance, à l'existence utile et
importante d'un Pair d'Angleterre, d'un membre de la chambre
des Communes, et à la liberté, aussi tranquille que fière, de
tous les citoyens de la Grande-Bretagne.
Aussi j'ai toujours été surpris que notre gouvernement et
nos hommes d'État , au lieu de blâmer, comme frivole, folle
et peu française , la passion qui s'était tout à coup répandue en
France pour les modes anglaises, n'y aient pas vu le désir
d'une imitation d'un autre genre et les germes d'une grande
révolution dans les esprits ; ils ne se doutaient pas qu'en bou-
leversant dans nos parcs les allées droites, les carrés symétri-
ques , les arbres taillés en houle et les charmilles uniformes ,
pour les transformer en jardins anglais, nous annoncions
notre désir de nous rapprocher, sur d'autres points , de la na-
ture et de la raison.
Ils ne voyaient pas que les fracs, remplaçant les amples et"
imposants vêtements de l'ancienne cour, présageaient un pen-
chant général pour l'égalité, et que, ne pouvant encore briller
dans des assemblées comme des lords et des députes anglais ,
nous voulions au moins nous distinguer comme eux par la ma-
gnificence de nos cirques , par le luxe de nos parcs et par la
rapidité de nos coursiers.
Cependant-rien n'était plus facile à deviner, et il suffisait d'en-
tendre parler eeux qui les premiers nous avaient apporte ces
90 MÉMOIRES
modes, le comte de Lauraguais, le duc de Lauzun , le duc
de Chartres, le marquis de Confinas , et beaucoup d'autres,
pour comprendre que ce c'était pas à de si superficielles imita-
tions qu'ils prétendaient berner leurs vœux.
Quoiqu'il en soit, tout ce qui était jeune à la cour et les
princes mêmes se laissèrent entraîner par ce torrent. La reine
montra le plus grand ennui de l'étiquette, le gôùt le plus vif
pour les jardins anglais, le penchant le plus marqué pour les
courses de chevaux ; elle honorait celles-ci de sa présence ,
et par là encourageait la folie des parieurs , qui s'y ruinaient.
Quelques vieux seigneurs blâmaient, il est vrai, celte manie,
mais seulement parce qu'elle était nouvelle. Le boa roi Louis XVI
seul la désapprouvait hautemeat, noa comme indice d'inno-
vations daagereuses , mais comme uu luxe ridicule , scaadaleux,
et coaime une préférence humiliante doanée aux usages d'uu
pays étraager sur ceux du nôtre.
Tandis qu'on faisait à l'envi, dans ces courses, des gageures
énormes , le roi , pressé de parier, ne voulut mettre au jeu
qu'un écu : la leçon fut inutile ; l'opinion était déjà plus forte
que l'autorité et que l'exemple. Malheureusement, sur tous les
points on sentait trop clairement la violence de l'agitation des
fiots et la faiblesse du pilote.
On peut en juger par une anecdote. Le comte de Lauraguais,
fameux par son enthousiasme pour les institutions , les mœurs
et les usages de l'Angleterre , par l'éclat de ses aventures ga-
lantes, par sa philosophie un peu cynique , et par ua luxe qui
consomma toute sa fortuae , s'était attiré , par la hardiesse de
ses paroles et par l'originalité audacieuse de ses écrits, un assez
grand nombre de lettres de cachet, qu'il appelait uu jour plai-
samment devant moi sa correspondance avec le roi.
Je me rappelle que , le sachant exilé loin de Paris par une de
ces lettres, je le vis se proaiener tranquillement dans le lieu
où l'on faisait une course, et où se trouvait , comme à l'ordi-
naire , toute la cour. Je voulus lui faire sentir le danger de son
DU COMTE DE SÉOUR. 91
imprudence , il n'en fit que rire. Cette escapade ne put être
ignorée et resta cependant impunie. L'arbitraire était plutôt
toléré que respecté, et si, au lieu de fermer les yeux sur une
telle désobéissance, on eût sévi , je ne sais trop si l'opinion pu-
blique , en effervescence , n'aurait pas donné à cette affaire
beaucoup plus d'éclat et de gravité qu'elle n'en avait réelle-
ment.
Le comte de Lauraguais, depuis duc de Brancas, et qui vient
de mourir à l'âge de quatre-vingt-onze ans , a certaiuement
été l'un des hommes les plus singuliers de son temps ; il réunis-
sait dans sa personne des qualités et des défauts dont la moindre
partie aurait suffi pour marquer tout individu de l'empreinte
d'une grande originalité.
Aimant à l'excès le tourbillon et les plaisirs du monde, il
s'adonna aux sciences , et fit en chimie quelques découvertes
auxquelles il dut son admission dans l'Académie des Sciences.
(l'est à lui que l'on doit l'art de perfectionner la porcelaine. Il fit
des expériences sur l'éther et sur sa miscibilité dans l'eau ,
ainsi que des découvertes moins utiles , relativement à la disso-
lution des diamants. Ces dernières ne profitèrent à personne et
contribuèrent à sa ruine. Original et passionné dans ses goûts,
on ne saurait dire combien il prodigua d'argent pour acheter
des diamants , dont une partie enrichit d'ingrates beautés , et
dont l'autre se fondit dans ses fourneaux de porcelaine.
11 fut un des premiers qui , bravant la pédanterie de la
magistrature et les superstitions de la Sorbonne T favorisa en
France l'inoculation.
Le célèbre grammairien Dumarsais , dont la science hono-
rait sa patrie, languissait dans la pauvreté parce qu'on le croyait
janséniste. M. de Lauraguais, en faisant généreusement une
penson à cet illustre grammairien, le vengea des persécutions
de Rome et de l'injustice de la cour.
Longtemps on le vit le plus fastueux, le plus magnifique ,
le plus galant des grands seigneurs : mais plus longtemps eu-
92 MEMOIRES
core on le vit, depuis, niai vêtu, mal peigné, et affectant la
simplicité du paysan du Danube.
Je me souviens qu'un jour il vint chez moi le matin dans
ce costume cynique , mais avec une physionomie rayonnante
de plaisir. « Eh! d'où te vient, luidis-je, cette joie inaccou-
« tumée? — Mon ami, me répondit-il, je suis le plus heureux
« des hommes : me voilà complètement ruiné. — Ma foi !
« repris-je , c'est un étrange bonheur et pour lequel il y au-
« rait de quoi se pendre. — Tu te trompes , mon cher, répli-
« qua-t-il ; tant que je n'ai été que dérangé, je me voyais accablé
« d'affaires, persécuté, ballotté entre la crainte et l'espérance ;
« aujourd'hui que je suis ruiné, je me trouve indépendant ,
« tranquille, délivré de toute inquiétude et de tous soucis. »
A l'époque où , par l'effet d'une civilisation concentrée , les
règles de ce qu'on appelait alors bon ton et bonne compagnie
obligeaient tout le monde de se soumettre , pour le goût , pour
les opinions, pour le langage et pour la manière de vivre, à
une monotone uniformité, M. de Lauraguais, secouant ce joug,
suivait en tout genre ses fantaisies et professait hautement les
plus hardis systèmes.
Nos théâtres lui doivent une grande révolution : il nous lit
sentir le premier combien il était ridicule et contraire à l'illu-
sion de la scène de souffrir que les élégants de la cour et de la
ville fussent assis sur des banquettes, des deux côtés du théâtre,
en avant des coulisses. D'après ses conseils les acteurs cessè-
rent aussi de représenter les personnages antiques en habit mo-
derne. Ce fut grâce à lui que nous ne vîmes plus Néron, Brutus,
Thésée en habit à grandes basques avec une écharpê et des
nœuds d'épaule, Phèdre et Mérope en cheveux bouclés, pou-
drés, et enrobes à grands paniers.
Vivement épris d'une actrice, mademoiselle Arnould, et
ennuyé de la présence assidue d'un homme de la cour, le
prince D..., très-peu spirituel, le comte de Lauraguais alla
gravement chez un médecin et lui demanda s'il était possible
DU COMTE DE SEGUR. 93
de mourir d'ennui. « Cet effet de l'ennui , répondit le docteur,
« serait bien étrange et bien rare. — Je vous demande , re-
« prit le comte, s'il est possible. » Le médecin ayant répondu
qu'à la vérité un trop long ennui pourrait donner une maladie
telle que la consomption , et par là causer la mort du malade,
il exigea et paya cette consultation signée. De là il se rendit
chez un avocat, et lui demanda s'il pouvait accuser en justice
un homme qui aurait formé le dessein , par quelque moyen
que ce fut, de le faire mourir L'avocat dit que le fait n'était
pas douteux , et, sur ces instances, écrivit et signa cette décla-
ration. Muni de ces deux pièces, le comte de Lauraguais porta
devant la justice une plainte criminelle contre le prince D...,
qui voulait, disait-il, le faire mourir d'ennui, ainsi que made-
moiselle Arnould. Cette bizarre affaire n'eut aucune suite ;
mais, comme on le croit bien , elle fit beaucoup de bruit.
Pendant la guerre de Sept- Ans , M. de Lauraguais, au milieu
d'une bataille sanglante , avait chargé trois fois l'ennemi à la
tête du régiment qu'il commandait et s'était distingué par la
plus froide et la plus brillante intrépidité. Lorsque le combat
eut cessé , rassemblant ses officiers et leur ayant distribué de
justes éloges . il leur demanda s'ils étaient satisfaits de sa con-
duite ; on lui répondit par une acclamation unanime. « Je suis
« bien aise , reprit le comte , que vous soyez contents de votre
« colonel; mais moi je ne le suis nullement du métier que
« nous faisons, et je le quitte. » En effet, après la campagne
il quitta le service.
A cette occasion il composa les vers suivants, où se mêle à
la peinture de son propre caractère une épigramme un peu
vive contre un de ses contemporains , le duc de la Vallière qui
n'eut jamais d'autre activité que celle de courtisan.
J'ai vu périr Gisors (i) et perdre une victoire
Où j'ai manqué cent fois de périr à mon tour;
(1) Le comte de Gisors, (ils du maréchal de Bellc-Isle, jeune homme
de la plus haute espérance.
94 MEMOIRES
Mon sang sur mes lauriers coulait à mon retour,
Ce qui m'en dégoûta plus qu'on ne saurait croire.
Qu'on en jase tant qu'on voudra :
Apollon peut rayer mon nom de son grimoire,
Et les neuf lilles de Mémoire ,
Ami, n'en valent pas une de l'Opéra.
Je ne veux que chasser, rire, chanter et boire,
Ainsi que la Vallière, en cet heureux séjour.
Quand on est riche et duc , et qu'on rampe à la cour,
On a toujours assez de gloire.
Ce fut M. le comte de Lauraguais qui , le premier, fit voir
aux Parisiens, dans la plaine des Sablons, une course avec
des chevaux, et des jockeys anglais.
Quand les idées de liberté se propagèrent , le comte de Lau-
raguais fut un des partisans les plus zélés des grandes innova-
tions qui se préparaient. 11 se voyait déjà remplir, dans un parle-
ment français, le rôle des Walpole, des Chatam et des Fox;
mais notre tempête révolutionnaire déçut ses espérances,
comme tant d'autres , et ce ne fut qu'après la Restauration
qu'il vint siéger à la chambre des Pairs , où son âge avancé ne
lui permit de paraître que peu de temps.
Cependant , dès le moment où la ville et la cour, contre les
anciennes coutumes , s'étaient livrées avec fureur à la discus-
sion des affaires publiques , discussion dont le signal fut donné
par la publication toute nouvelle du compte des finances rendu
par M. Necker, ouvrage qu'on trouvait non-seulement chez
tous les hommes d'État, mais dans la poche de tous les abbés
et sur la toilette de toutes les dames , M. de Lauraguais , don-
nant le premier l'exemple d'une opposition hardie, écrivit contre
le ministre des pamphlets sur les finances , composés avec
talent, et dont l'originalité satirique lui attira de nouvelles
disgrâces et quelques légers suppléments à sa correspoiidance
avec le roi.
Si M. de Lauraguais se permettait les libertés les plus
DU COMTE DE SEGUR. 95
étranges eu paradoxe , eu ironie, en raillerie, surtout lorsqu'il
écrivait , d'un autre côté son commerce en société était très-
agréable et très-piquant ; seulement on le trouvait beaucoup
moins aimable lorsqu'il voulait dogmatiser en flnauces et en
politique, au milieu d'un mor.de léger dout l'usage était de
ne pas souffrir, pour l'intérêt de la conversation , qu'on s'ap-
pesantît trop sur aucun sujet; car alors, pour plaire, il fal-
lait dans le inonde cacher son savoir et tout effleurer.
Parfois M. de Lauraguais voulut être poète; mais il ne fut
pas heureux dans ce genre , qui ne parait que trop facile à beau-
coup de gens, et qui demande de longues études, un travail
assidu, travail sans lequel on ne produit rien de bon, et qui ce-
pendant doit être si bien caché qu'on ne le sente pas.
Je me souviens qu'un matin le comte de Lauraguais vint
me lire une tragédie de sa composition, et dont Jocaste était
le titre. Me demandant ensuite mon avis, je m'amusai à lui
répondre en plaisantant, ce qui était fort de son goût, qu'il y
avait certainement des beautés dans sa pièce , mais que malheu-
reusement je n'y avais trouvé de bien clair que les vers du
Sphinx. « C'est , répondit-if, que tu les as mal écoutés.
« — Je vais te prouver le contraire, repris-je, car en voilà
que j'ai retenus :
« Oui, Phorbas à l'instant, dans le temple inspiré ,
« .M'a révélé ce qu'il ignore encor lui-même.
« — Ah qu'a t-il dit? Parlez : ma surprise est extrême ! »
« — Tu es un mauvais railleur, répondit le comte ; ton esprit
« n'est pas à la hauteur de mon talent ni du siècle, puisque tu
« ne vois pas que dans cet ouvrage je donne à l'Europe le
« bilan de mon génie. — Prends garde, lui dis-je , au mot
» bilan; il est de mauvais augure. »
Au fond, M. de Lauraguais, dont les sarcasmes, quand il
écrivait , semblaient annoncer un esprit méchant, avait le meil-
leur cœur du monde , était obligeant , serviable , bon ami , pro-
9C MEMOIRES
digue de tout ce qu'il avait, sachant se passer de tout ce qu'il
n'avait pas Nul ne sut mieux que lui abuser sans mesure de
la fortune et supporter philosophiquement la pauvreté.
Une de ses maîtresses racontait qu'il l'avait logée dans sa
serre-chaude , la nourrissant très-mal. et ne lui donnant presque
que des fruits de climats étrangers. Comme elle le lui repro-
chait : « Peux-tu te plaindre, ingrate, lui disait-il, de manquer
« du nécessaire , chose triviale , lorsque tu jouis abondamment
« du superflu, que tout le monde désire? »
Pendant quelque temps il eut de hautes prétentions en mé-
taphysique, et donna un jour rendez-vous au chevalier de Bouf-
flers et à moi pour nous expliquer l'obscure doctrine renfermée
et cachée dans le livre intitulé : des Erreurs et de la J'érilé ,
ouvrage composé par le célèbre Saint-Martin , chef de la secte
des illuminés.
Après l'avoir entendu patiemment disserter deux heures sur
ce sujet , Boufflers et moi nous lui dîmes d'un commun accord
que jusqu'à ce jour nous avions cru saisir le sens et la clef de
quelques passages de ce livre énigmatique, mais que, depuis sa
savante explication, nous n'y comprenions plus rien du tout.
11 rit comme nous de sa présomption , de la nôtre et du temps
que nous avions perdu.
Telle était la singularité de ce siècle qu'au moment où l'in-
crédulité était en vogue , où l'on regardait presque tous les
liens comme des chaînes , où la philosophie traitait de préjugés
toutes les anciennes croyances et toutes les vieilles coutumes ,
une grande partie de ces jeunes et nouveaux sages s'engouait ,
les uns de la manie des illuminés , des doctrines de Sweden-
borg, de Saint-Martin, de la communication possible entre les
hommes et les esprits célestes, tandis que beaucoup d'autres,
s'empressant autour du baquet de Mesmer, croyaient à l'effica-
cité universelle du magnétisme , étaient persuadés de l'infailli-
bilité des oracles du somnambulisme, et ne se doutaient pasdes
rapports qui existaient entre ce baquet magique, dont ils étaient
DU COMTE DE SÉGUR. 97
enthousiastes, et le tombeau miraculeux de Paris, dont ils
s'étaient tant moqués.
Jamais on ne vit plus de contraste dans les opinions , dans
les goûts et dans les mœurs : au sein des académies on applau-
dissait les maximes de la philanthropie , les diatribes contre la
vaine gloire , les vœux pour la paix perpétuelle ; mais en sor-
tant on s'agitait , on intriguait , on déclamait pour entraîner
le gouvernement à la guerre. Chacun s'efforçait d'éclipser les
autres par son luxe à l'instant même où l'on parlait en répu-
blicain et où l'on prêchait l'égalité. Jamais il n'y eut à la cour
plus de magnificence, de vanité, et moins de pouvoir. On
frondait les puissances de Versailles , et on faisait sa cour à
celles de Y Encyclopédie.
Nous préférions un mot d'éloge de d'Alembert , de Diderot,
à la faveur la plus signalée d'un prince. Galanterie , ambition ,
philosophie, tout était entremêlé et confondu ; les prélats quit-
taient leurs diocèses pour briguer des ministères ; les abbés fai-
saient des vers et des contes licencieux.
On applaudissait h la cour les maximes républicaines de Bru-
tus; les monarques se disposaient à embrasser la cause d'un
peuple révolté contre son roi ; enfin on parlait d'indépendance
dans les camps, de démocratie chez les nobles , de philosophie
dans les bals, de morale dans les boudoirs.
Au reste, ce qu'on peut avec raison regretter de cette époque,
qui ne renaîtra plus, c'était, au milieu de ce conflit entre des opi-
nions, des systèmes, des goûts et des vœux si opposés, une dou-
ceur, une tolérance dans la société qui en faisaient le charme.
Toutes ces luttes entre les anciennes et les nouvelles doc-
trines ne s'exerçaient encore qu'en conversations et ne se
traitaient que comme des théories. Le temps n'était pas arrivé
où leur pratique et leur action devaient répandre parmi nous
la discorde et la haine. Jours heureux où les opinions n'in-
fluaient pas sur les sentiments, et où l'on savait aimer tou-
jours ceux qui ne pensaient pas comme nous !
9
98 Ml. MOI H ES
Je n'oublierai jamais les délicieuses et fréquentes réunions
où se trouvaient ensemble les financiers, les magistrats, les
courtisans , les poètes , les philosophes les plus aimables et les
plus distingués , et ces conversations au Mont Parnasse , chez
le comte de Choiseul-Gouflier, où brillaient tour à tour Bouf-
(lers, Delille, Rulhière, Saint- Lambert, Chamfort , la Harpe,
Marmontel , Pauchaud, Raynal ; l'abbé de Périgord , depuis
prince de Talleyrand ; mon frère, l'un des plus aimables hommes
de son temps; 31. de Saisseval ; le prince de Ligne, nouveau
chevalier de Grammont de tous les pays , favori de tous les
rois, courtisan de toutes les cours, ami de tous les philosophes,
et le duc de Lauzun, qui, cherchant partout la gloire, n'en eut
que les illusions, et dont la plupart des aventures furent plus
imaginaires que réelles.
Dans quelques autres centres de réunion on entendait avec
un plaisir mêlé de vénération le simple , le laborieux, l'éloquent
et savant abbé Barthélémy ; Malesherbes, l'un des plus populaires
des hommes illustres, le plus juste des ministres, le plus in-
tègre des magistrats , le moins flatteur des courtisans , cet im-
mortel Malesherbes, qui pensait en philosophe, agissait eu sage,
et charmait par la fécondité de sa mémoire , par la multipli-
cité de ses anecdotes , ceux qu'il instruisait par la moralité de
ses discours et par l'universalité de ses connaissances; le duc
de Nivernais , aussi distingué par la délicatesse de son goût et
par l'urbanité de son ton que par la iinesse et les agréments de
son esprit ; il savait allier la noblesse de l'antique cour à l'es-
prit phdosophique de la nouvelle ; il réunissait en lui l'image
et l'esprit de deux siècles différents.
Chez la princesse de Beauveau , modèle d'aménité et d'art
pour soutenir et varier la conversation , on se plaisait à voir la
réunion et la représentation de tout ce qu'il y avait de mieux et
de plus délicat dans la cour de Louis XV , sans jamais y ren-
contrer ce qu'une juste sévérité reprochait à la licence de ce
temps.
DU COMTE DE SÉGUR. 99
On aurait pu retrouver aussi quelques traces , quelques sou-
venirs de la vieille époque de la Régence chez la maréchale de
Luxembourg; mais l'âge, le repentir et le hesoin de la consi-
dération , effaçant ces vestiges , n'y laissaient presque plus en-
trevoir que l'importance et la dignité imprimées sur les noms
qui rappelaient le règne de Louis XIV.
Te quittais avec empressement les compagnons de ma jeunesse
et les amusements de mon âge pour entendre des entretiens
et pour suivre des sociétés qui formaient à la fois ma raison x
mon esprit et mon goût.
Destiné aux emplois publics par ma position dans le monde
et par mon penchant à cultiver les études de l'histoire et de la
politique , je sentais combien était précieux pour moi l'avantage
de me lier avec tous ceux qu'on pouvait sans vanité regarder
comme l'élite des sociétés humaines.
En effet , on trouvait alors à l'hôtel de La Rochefoucauld ,
chez d'Alembert , chez madame Geoffrin, les littérateurs , les
philosophes les plus distingués , et cet esprit de liberté qui
devait changer la face du monde en l'éclairant , et malheureuse-
ment aussi ébranler toutes ses bases en voulant lui en donner
de nouvelles.
Dans les réunions qui avaient lieu chez mesdames la maré-
chale de Luxembourg , de la Vallière , à l'hôtel de Choiseui ,
on revoyait tout ce que le règne de Louis XV avait offert de
personnages marquants par ieurrang, par leur urbanité, par leur
galanterie. Chez madame du Deffaut on était certain de ren-
contrer les étrangers les plus célèbres, attirés par la curiosité
de connaître celte France, ancienne et nouvelle, que chez eux
ils dénigraient avec pesanteur et accusaient de frivolité , mais
qui , dans tous les temps , fut , est et sera l'objet de leur ja-
lousie
Quoique bien jeune, porté naturellement à la réflexion, je me
convainquis bientôt, dans ces écoles brillantes de civilisation ,
des causes qui donnaient , en Europe , des avantages presque
«BUOTHfcÇA
»9rtavi»«s'<«
100 MÉMOIRFS
universels à uos politiques et à nos littérateurs sur ceux de tous
les autres pays , eu en exceptant l'Angleterre , qui nous dispute;
cette prééminence.
Ces causes sont les mêmes que celles qui donnent aux his-
toriens de l'antiquité une supériorité évidente sur la plupart des
historiens modernes. En effet, pour traiter avec les hommes
et pour les peindre , il faut les étudier, les connaître , et cette
connaissance profonde ne peut s'acquérir qu'au milieu d'une ci-
vilisation perfectionnée, et dans une position où la pratique du
monde substitue la réalité aux apparences et l'expérience aux
systèmes.
Pourquoi trouvons-nous si froids la plupart des historiens de
l'Europe moderne ? C'est que, avec beaucoup d'érudition et sou-
vent même d'esprit, leurs récits sont secs, manquent d'intérêt
dramatique, et que leurs réflexions, la plupart du temps très-
longues, ne sont que des lieux communs de morale rebattus à la
chaire ou dans les collèges.
Ce qui fait au contraire que les ouvrages des Xénophon , des
Tite-Live , des Polybe , des Salluste , des Tacite , sont lus avec
intérêt, relus avec avidité, et ont traversé les siècles, c'est
que ces grands écrivains avaient été acteurs dans les scènes
qu'ils retraçaient ou dans des scènes semblables.
Ce n'étaient point des abbés , des professeurs , des savants
séparés du monde par leurs vœux, par leurs études ou par leur
obscurité , qui répandaient de si vives lumières sur le jeu des
passions humaines; c'étaient des hommes qui les avaient éprou-
vées et combattues. Ces illustres écrivains réunissaient le triple
avantage d'être à la fois hommes de lettres, hommes du monde
et hommes d'État, et par là possédaient le triple mérite de
l'art du style d'un littérateur, de la finesse de goût d'un homme
de la haute société, et de l'habileté d'un politique expéri-
menté.
Aussi , dans l'Europe nouvelle , on doit remarquer que les
hommes dont les écrits politiques ou historiques excitent le
nu comte de slgur. 10!
plus constamment notre intérêt sont les écrivains tels que le
président de Thou , le duc de Sully, le cardinal de Retz.
Si Montesquieu n'eût été qu'un savant pofesseur,son génie ne
nous eût donne que des dissertations froides sur les lois. Il nous
en a donné l'esprit parce qu'il connaissait le monde, les affaires,
les hommes de toutes les classes , les sociétés de toutes les
nuances.
Ce qui fait le charme des Mémoires , écrits môme avec le
plus de négligence , c'est que ceux qui les ont composés s'y
montrent en acteurs plus qu'en auteurs. Cependant , s'ils ont
le mérite du naturel, l'art leur manque trop souvent, ainsi que
l'impartialité; ils ne vous montrent qu'un coin du tableau et
dénué d'ornements, tandis que, de tous les genres d'éloquence,
l'histoire et la politique sont ceux où il est le plus nécessaire
d'offrir le mélange indispensable d'élégance , de simplicité, de
variété , de profondeur, de pratique des hommes et d'habitude
des affaires.
En Angleterre les institutions ont été plus favorables à ce
genre de talent que celles des autres gouvernements ; les affaires
y sont vraiment publiques , ce sont celles de tous ; chacun les
connaît , s'y mêle , y prend part; on n'y sépare point la théorie
de la pratique ; le ciment de la liberté y a établi des liens et des
communications entre tous les rangs et toutes les classes; aussi
une gloire solide est attachée aux noms des écrivains, des hommes
d'État, des orateurs de ce pays , tels que Hume, Clarendon ,
Littleton , Robertson , Chesterfield , etc.
Aous nous dégagerons comme eux des entraves où nous re-
tenaient le pouvoir féodal , l'autorité arbitraire , les préjugés
scolastiques , la superstition, l'éloignement foret' des affaires
pour presque toutes les classes de la société , le dédain antique
et vaniteux des classes privilégiées pour les lettres; alors la
muse de l'histoire et de la politique reprendra dans notre patrie
!e rang élevé qui lui est dû.
Ce qu'il y avait au reste de plus singulier et de plus reniai
102 UEMOIBES
quable à l'époque dont je parle , c'est que , à la cour comme à
la ville, chez les grands comme chez les bourgeois , parmi les
militaires comme parmi les financiers, au sein d'une vaste mo-
narchie, sanctuaire antique des privilèges nobiliaires, parlemen-
taires, ecclésiastiques, malgré l'habitude d'une longue obéis-
sance au pouvoir arbitraire , la cause des Américains insurges
fixait toutes les attentions et excitait un intérêt général.
De toutes parts l'opinion pressait le gouvernement royal de
se déclarer pour la liberté républicaine et semblait lui re-
procher sa lenteur et sa timidité. Les ministres, entraînés peu à
peu par le torrent, craignaient cependant encore de rompre avec
les Anglais et d'entreprendre une guerre ruineuse ; de plus ils
étaient retenus par la sévère probité de Louis XVI , le plus
moral des hommes de son temps.
La neutralité paraissait un devoir à ce monarque, parce qu'au-
cune agression anglaise ne justifiait à ses yeux une démarche
hostile contre la couronne britannique. Ce n'était pas la crainle
des frais et des chances de la guerre qui le frappait : c'était sa
conscience qui lui faisait regarder comme une perfidie la vio-
lation des traités et de l'état de paix, sans autre motif que celui
d'abaisser une puissance rivale.
Ainsi le gouvernement , froissé entre la volonté du prince et
le vœu général , faisait par faiblesse ce qu'il y a de pire en po-
litique : il encourageait secrètement le commerce français à
donner aux Américains des secours en armes et en munitions ;
il accueillait favorablement, mais mystérieusement, les envoyés
américains; il flattait par ses discours l'espoir et l'ardeur impa-
tiente d'une jeunesse belliqueuse; il laissait circuler les écrits
des partisans de la liberté américaine, et en même temps il
chargeait notre ambassadeur à Londres de calmer les alarmes
du ministère anglais, de lui renouveler fréquemment l'assurance
du maintien de la paix, par l'observation delà plus stricte neu-
tralité.
Par cette conduite peu loyale il perdait également les avan-
DU COMTE DE SEGUB. 103
tages d'un système pacifique sincère et ceux d'une guerre
déclarée; il s'exposait aux inconvénients de ces deux partis,
parce qu'il n'en savait suivre aucun.
Cependant l'orage croissait; après quelques revers éprouvés
par les Américains, la fortune commençait à se déclarer pour
eux. La passion de la liberté , l'amour de la patrie triomphaient
de tous les obstacles. La tactique et la discipline anglaises n'é-
tonnaient plus le courage irrégulier des nouveaux républicains.
Le Congrès, vivante image du sénat antique de Rome, délibé-
rait froidement et faisait de sages lois au milieu du tumulte
des armes.
Vainement un électeur de Fempire germanique fortifia l'armée
anglaise par des troupes auxiliaires et par un traité honteux ,
puisqu'il contenait un tarif exact des sommes qu'on devait lui
payer pour la mort, pour les mutilations, pour les blessures
graves ou légères des sujets et des soldats qu'il vendait.
Les armées américaines faisaient chaque jour de nouveaux
progrès. Enfin on sut qu'une armée anglaise tout entière,
commandée par le général Burgoyne , s'était vue investie par
les milices insurgées, privée de vivres, de communications,
réduite à l'impossibilité de combattre ou de fuir, et forcée, à
Saratoga, de déposer ses armes aux pieds de ces cultivateurs
pauvres, mais fiers, inexperts, mais vaillants, et dont elle avait
jusque-là tant dédaigné la simplicité, l'indiscipline, le dénûment,
et l'ignorance des évolutions militaires.
Cette victoire fit pencher les balances de la politique ; une
prompte renommée répandit dans toute l'Kurope l'éclat de ce
triomphe. En tout temps le bonheur donne des amis, et l'Amé-
rique eut bientôt des alliés.
La nouvelle de ee sucées redoubla notre ardeur et notre im-
patience, l.es ministres, presses par nous et rassurés par la
fortune , dissimulèrent moins leur luit, et persuadèrent au roi
qu'on pouvait, pour l'intérêt de la France, former des liens de
commerce avec les Américains sans rompre avec I' Angleterre.
104 MÉMOIHES
En conséquence ils reçurenl plus ouvertement les commis-
saires de l'Amérique, négocièrent avec eux , et, dans le mois
de décembre 1777, signèreut ensemble les articles préliminaires
d'un traité de commerce et d'amitié.
Il en résulta ce qu'ils n'avaient pas prévu et ce qui pourtant
devait nécessairement arriver : les ministres anglais éclatèrent
en reproches contre nous, regardant comme une rupture ou-
verte ce nouveau lien formé avec leurs provinces rebelles.
Inutilement notre ambassadeur voulut alléguer nos intérêts
commerciaux et protester de notre amour pour la paix : les
Anglais étaient décidés à la guerre ; en même temps , se croyant
autorisés par notre conduite , qu'ils regardaient comme une
agression , à l'oubli et à l'infraction du droit des gens , ils
avaient envoyé des ordres secrets à leurs amiraux. Aussi nous
sûmes bientôt que , sans aucune déclaration de guerre de leur
part et sans aucune hostilité de la nôtre , ils s'étaient emparés
sur mer de plusieurs vaisseaux marchands qui nous appar-
tenaient et qu'ils avaient attaqué dans l'Inde nos possessions.
Le traité définitif avec l'Amérique fut bientôt conclu. Notre
ambassadeur quitta Londres. Chacun courut aux armes. Les
désirs de notre ardente jeunesse furent comblés, et la guerre
ne tarda pas à éclater dans les deux hémisphères.
Il n'était plus question alors de tenter individuellement des
aventures et de partir comme volontaires pour l'Amérique ,
puisque la guerre retenait chacun de nous sous ses étendards et
nous faisait espérer des occasions prochaines de nous distinguer
en servant notre patrie.
Cependant, comme nous étions trop pressés d'agir pour
attendre ces occasions , et que , la guerre contre les Anglais
étant essentiellement maritime , on pouvait prévoir facilement
qu'il y aurait peu d'expéditions pour les troupes de terre , et
que celles qu'on y emploierait seraient peu nombreuses , jd
renouvelai mes démarches pour obtenir la permission d'aller
rejoindre Lafayette au camp de Washington.
DU COMTE DE SÉGUB. 105
Tout ce qu'il m'écrivait sur les mœurs , l'enthousiasme , la
constance et le courage héroïque des Américains redoublait
mon ardeur pour servir leur cause.
Je suppliai la reine d'appuyer et de favoriser ma demande
en lui faisant observer que j'étais colonel de dragons, que
probablement dans cette guerre on embarquerait peu de cava-
lerie , et qu'ainsi je pouvais m'absenter de mon régiment sans
nuire au service.
Comme tout sentiment élevé plaisait à cette princesse , elle
m'approuva; mais, peu de jours après, elle me dit que mon
exemple, si on cédait à mes instances, attirerait d'autres
demandes pareilles , aurait par là beaucoup d'inconvénients , et
que le roi ne voulait point que les chefs des corps les quittas-
sent.
Je n'avais fondé aucun espoir sur l'assistance de mon père ,
partisan sévère d'une marche méthodique et d'une stricte dis-
cipline : il se serait opposé à mon dessein plutôt qu'il ne l'aurait
favorisé. Il fallut donc me résigner à tout attendre de la for-
tune , et , dans cette circonstance , elle ne me fut pas favorable.
Bientôt cependant on put croire , par des symptômes très-
marquants , qu'une guerre générale allait embraser toute l'Eu-
rope et étendre ses ravages dans le monde entier. Les vues
ambitieuses de l'impératrice Catherine et son refus de rendre
la Crimée armaient les Turcs contre elle. L'électeur palatin
mourut ; son testament et les prétentions de l'Autriche sur son
héritage excitèrent , entre la cour de Vienne et celle de Berlin ,
des contestations promptemeut suivies d'une rupture.
L'Espagne cherchait encore , il est vrai , à nous réconcilier
avec les Anglais par sa médiation; mais le sucées était impos-
sible. On pouvait facilement prévoir déjà que cette puissance
serait promptement entraînée à faire cause commune avec
nous , pour enlever la domination des mers à notre ancienne
rivale.
Enfin la Hollande même, maigre le penchant du statbouder
106 MKMO'HKS
pour l'Angleterre , laissa réveiller chez elle quelque dernier
sentiment de liberté, et un parti nombreux s'y montra décide
à forcer son gouvernement de se déclarer pour la cause amé-
ricaine.
Dans cet état de choses si alarmant pour les amis de la paix
et de l'humanité, notre jeunesse, impatiente de guerre, trouvait
de quoi flatter tousses désirs et nourrir toutes ses espérances.
Il arriva pourtant tout le contraire de ce qu'on prévoyait :
l'Océan, l'Amérique et les Indes furent seuls le théâtre d'une
guerre vive et réelle. L'incendie qui menaçait le continent
européen s'éteignit tout à coup : les Turcs se résignèrent à leur
sort; la Prusse et l'Autriche ne firent qu'une campagne sans
résultat ; la médiation pacifique de la France et la médiation
armée de la Russie apaisèrent les différends survenus entre les
cabinets de Vienne et de Berlin, que termina une prompte paix
conclue à Teschen.
Ainsi, avant l'espace d'une année révolue, l'Angleterre seule,
avec la faible assistance du Portugal , resta en guerre contre
les Américains , les Français, les Espagnols et les Hollandais.
De cette manière une grande partie de nos fumées de gloire
s'évanouit. Nos marins seuls , une douzaine de généraux et une
a ingtaine de régiments obtinrent la faveur enviée de combattre
sur le continent américain , dans les Antilles , et , en Asie, dans
les Indes orientales.
Nous ne gardâmes qu'un seul espoir, celui d'une descente
en Angleterre : vaste dessein dont notre ardeur sollicitait et
pressait à grands cris l'exécution, mais que la circonspection
de nos ministres n'adopta qu'avec timidité et ne forma qu'a-
vec cette hésitation et cette lenteur qui rendent tout succès
impossible.
Nos armées navales étaient nombreuses ; nos marins avaient
autant d'instruction que d'intrépidité ; nos troupes de terre
étaient animées du meilleur esprit et enflammées de cet amour
de gloire qui annonce et promet de grands exploits.
DU COMTE DE SEGUK. 107
L'habileté de M. ISecker fournissait au Trésor tous les moyens
nécessaires à de hautes entreprises. La France trouvait enlin
l'occasion d'abattre la puissance de son éternelle rivale. Pour y
parvenir nos forces suffisaient; nos ministres n'étaient pas
sans talent, mais le génie leur manqua.
Cependant , par la force des choses , par la constance des
Américains, par la bravoure de nos troupes, et par quelques
heureuses combinaisons de nouveaux ministres qui dirigèrent
nos dernières opérations, le résultat de cette guerre fut glorieux,
pour nous et désastreux pour les Anglais , puisqu'ils perdirent
dans l'autre hémisphère treize grandes provinces.
IN'otre traité avec les Américains contenait des stipulations
offensives dont l'exécution ne devait avoir lieu qu'eu cas de
rupture avec l'Angleterre. La probité du roi le déterminait ,
malgré les conseils de ses ministres , à ne point , le premier,
prononcer le mot terrible de guerre. Il ne se croyait pas au-
torisé, par les fréquents exemples des Anglais, à enfreindre sans
scrupule le droit des gens , et , loiu de profiter du moment où
la Grande-Bretagne n'avait pas encore réuni tous ses moyens
pour la défense de ses côtes et pour la protection de son vaste
commerce , il attendit qu'elle commît les premières hostilités ,
se croyant par là moins responsable de toutes les calamités
qu'une semblable guerre devait entraîner.
Ce furent en effet les Anglais qui , les premiers, rompirent
ouvertement la paix ■ un de leurs bâtiments de guerre, l Arc-
thuse, attaqua une frégate française, la Belle- Poule. M. de
la Clocheterie , qui commandait celle-ci , soutint avec éclat
l'honneur de notre pavillon. Le combat fut long , opiniâtre et
sanglant. CAréthuse, vaincue, prit la fuite , et le comman-
dant français ramena dans nos ports sa frégate criblée de
boulets et un équipage dont le feu avait moissonné la moitié.
Il fut reçu en triomphe par une population immense, qui
jouissait avec transport de ce premier et brillant succès , le
regardant comme un présage assuré de fortune et de gloire.
108 MKMOIRF.S
Alors Louis XVI consentit à faire agir toutes les forces que
son ministère ;i\ait armées. Le comte d'Estaing, commandant
une escadre française, se dirigea vers les côtes de l'Amérique.
Son apparition sur ces côtes intimida le général Clinton, qui
investissait alors Philadelphie; ce général se retira du côté de
New-York. Les Américains reprirent l'offensive, suivirent
l'ennemi dans sa retraite, et lui livrèrent, à Monmouth, un
combat où leurs armes eurent l'avantage, sans cependant
obtenir un s::ccès décisif.
Un plénipotentiaire français, 31. Gérard de Rayneval, em-
barqué sur la flotte du comte d'Estaing, avait été envoyé au
Congrès américain pour reconnaître formellement son indépen-
danc3 et. former avec lui les nœuds d'une alliance offensive
et défensive. Les généraux Washington, Lafayette et Sullivan
avaient concerté un plan habilement conçu; leur but était
la conquête de Rhode-Island.
Notre amiral dirigea sa flotte vers cette île ; mais, au lieu d'y
faire débarquer ses troupes , comme les Américains l'en pres-
saient , le désir et l'espoir de combattre et de détruire une
escadre anglaise qui s'approchait le firent renoncer à tout
autre dessein. Il courut au-devant de la flotte ennemie.
Le combat s'engagea , mais un coup de vent terrible sépara
les deux armées ; les vents et les flots déchaînés dispersèrent
tous leurs vaisseaux , dont une grande partie fut excessivement
maltraitée ; deux des nôtres , entièrement dégréés et démâtés ,
se virent, par un étrange caprice du sort, au moment d'être
pris par des bâtiments de force inférieure qui les rencontrèrent.
Heureusement le comte d'Estaing* arriva assez à temps pour
les délivrer. De son côté l'escadre anglaise reçut des renforts ,
et, l'exécution du plan concerté étant ainsi manquée , le comte
d'Estaing changea de direction et forma d'autres desseins,
pour couvrir, par quelque action d'éclat, le peu de succès de
cette première expédition.
Il était résulté de ce malheur, ou de cette faute , quelques
DU COJ11E DE SEGUK. 10'J
germes de mésintelligence entre les Américains et les Français;
mais, d'un autre cote, A\ ashington en tira habilement un avan-
tage , celui de persuader aux milices américaines que c'était
principalement sur leur propre courage, leur constance et
leur force, qu'elles devaient compter, sans trop se reposer sur
l'assistance, sans doute très-utile, mais parfois incertaine,
d'alliés éloignes , et qu'il fallait se mettre eu état de vaincre sans
secours, pour être plus certain d'en recevoir.
A l'autre extrémité du monde, dans les Indes , notre lenteur
et la timide circonspection du gouvernement français nous
causèrent d'immenses préjudices. Une armée navale envoyée
à temps dans ces parages aurait pu y changer facilement la
face des affaires et y porter un coup fatal à la puissance an-
glaise ; mais nos ministres , sans prévoyance , n'avaient rien
préparé de ce côte , ni pour l'attaque , ni pour la défense.
Nous avions donné secrètement, dans l'Inde, des officiers,
des secours et des conseils au fameux Hyder-Ali-Kan , prince
indien, qui s'efforçait alors de secouer le joug de l'Angleterre.
En encourageant ainsi uu ennemi redoutable pour les Anglais ,
nous devions prévoir qu'ils s'en vengeraient sur notre commerce
et sur nos possessions.
Nous lûmes punis de cette négligence. Les Anglais attaquè-
rent Pondichéry, Chandernagor, et bientôt nous perdîmes ces
riches comptoirs , sans autre dédommagement que l'honneur
dont le courage héroïque et l'habileté de l'amiral comte de
Suffren couvrirent nos armes trois ans après.
Tandis que tous ces grands événements , précurseurs de tant
d'orages , occupaient les ministres de tous les cabinets et les
nouvellistes de toutes les classes , depuis les personnages les
plus importants de la cour jusqu'aux oisifs les plus bavards de
la terrasse des Tuileries, de la grande allée du Palais-Royal
et des cafés de Paris, un nouveau spectacle vint s'emparer de
la curiosité des Parisiens et la fixer.
Voltaire, le prince des poètes, le patriarche des philosophes ,
T. I. 10
110 UÉM01B£S
la gloire de sou siècle et de la France , se trouvait , depuis uu
grand nombre d'années, exilé de sa patrie. Tous les Français
lisaient avec délices ses ouvrages, et presque aucun d'eux ne
l'avait vu. Ses contemporains étaient pour lui , si on ose le
dire ainsi, comme une sorte de postérité.
L'admiration pour son génie universel était, dans beaucoup
d'esprits , une espèce de culte et d'adoration ; ses écrits ornaient
toutes les bibliotbèques ; son nom était présent à toutes les
pensées , et ses traits absents de tous les regards. Son esprit
dominait, dirigeait, modifiait tous les esprits de son temps ; mais,
excepté un petit nombre d'hommes qui avaient été admis à Fer-
ney dans son sanctuaire philosophique, il régnait, pour le reste
de ses concitoyens , comme une puissance invisible.
Jamais peut-être aucun mortel n'opéra d'aussi grands chan-
gements que lui dans les opinions et dans les moeurs de son
siècle. Jamais aucun chef de secte ne combattit et ne vainquit
à la fois , sans paraître dans la mêlée , plus d'ennemis qui se
croyaient invincibles , plus d'erreurs consacrées par le temps ,
plus de préjugés enracinés par de vieilles coutumes.
Cependant , sans rang , sans naissance , sans autorité , ses
forces ne se composaient que de la clarté de sa raison , de l'élo-
quence variée de son style et du charme entraînant de sa grâce.
Enfin , pour terrasser les vieux et redoutables colosses contre
lesquels il luttait, il ne se servit, la plupart du temps, au lieu de
massue, que de l'arme légère du ridicule et de l'ironie. Il est vrai
que jamais personne ne la mania plus adroitement que lui , et
ne fit avec elle des blessures plus profondes et plus incurables.
Profitant de quelques imprudences inexcusables , de quelques
écrits contraires aux mœurs, de quelques taches enfin qui
ternissaient légèrement le disque de cet astre brillant de notre
littérature, le clergé par son influence, quelques vieux parle-
mentaires enclins à la sévérité, un petit nombre d'anciens cour-
tisans , partisans des antiques abus du pouvoir, avaient obtenu
contre lui , non une condamnation ou même un ordre officiel
DU COMTE DE SÉGUB. 111
de bannissement, mais des insinuations assez efficaces pour
l'obliger à chercher son repos et sa sûreté dans l'exil.
Son retour fut , comme sa disgrâce , une preuve de la fai-
blesse de l'autorité. L'opinion philosophique l'emportait tellement
alors dans les esprits et intimidait à tel point le pouvoir qu'on
le laissa revenir dans son pays sans le lui permettre. La cour
refusa de le recevoir, et la ville entière sembla voler au-devant
de lui. On ne voulut point lui accorder une légère grâce, et on
le laissa jouir d'un triomphe éclatant.
La reine, entraînée par le tourbillon, lit de vaines tentatives
pour obtenir du roi la permission d'admettre chez elle cet
homme célèbre, objetd'une siuniverselleadmiration ; LouisXVI,
par scrupule de conscience , crut qu'il ne devait point laisser
approcher de lui un écrivain dont les coups téméraires , ne
s'arrètaut point aux abus , avaient souvent porté atteinte à des
croyances antiques , à des doctrines vénérées. L'enceinte du
trône resta donc fermée à celui auquel , dans les transports
de son admiration , la nation rendait une sorte de culte.
Les rivaux de ce grand homme furent consternés ; le clergé
s'indigna , mais se tut ; les parlements gardèrent le silence , et
In puissance des philosophes s'accrut par la présence et par le
triomphe de leur chef.
Il faut avoir vu à cette époque la joie publique , l'impatiente
curiosité et l'empressement tumultueux d'une foule admiratrice,
pour entendre , pour envisager, et même pour apercevoir ce
vieillard célèbre, contemporain de deux siècles , qui avait hérite
de l'éclat de l'un et fait la gloire de l'autre ; il faut, dis-je, en
avoir été témoin pour s'en faire une juste idée.
C'était l'apothéose d'un demi-dieu encore vivant ; il disait
au peuple , avec autant de raison que d'attendrissement :
« Vous voulez donc me faire mourir de plaisir? » En effet, la
jouissance de si nombreux et de si touchants hommages «'tait
au-dessus de ses forces; il y succomba, et l'autel qu'on lui
dressait se changea promptement en tombeau.
112 MEMOIRES
Aussi avide d'admirer de près cet homme illustre, mais, plus
heureux que les autres , sans avoir besoin de percer la foule
de tous ceux qui cherchaient à s'approcher de lui , j'eus le
bonheur de le voir à mon aise deux ou trois l'ois chez mes
parents, avec lesquels , dans sa jeunesse, il avait eu des liaisons
assez intimes.
Ma mère était alors attaquée d'une maladie cruelle qui,
depuis deux ans, consumait, dans des douleurs insupportables,
ses forces et sa vie. Elle ne pouvait plus sortir de son lit. On
peut juger de son extrême faiblesse puisqu'un mois après l'é-
poque dont je parle elle rendit le dernier soupir.
Elle avait toujours été considérée comme une des femmes
de Paris les plus distinguées par la finesse , par la justesse de
son goût et de son esprit, par la rectitude de sa raison, par
l'élégance de son langage et de ses manières. Remarquable
dans sa jeunesse par les agréments de la figure , elle passait
pour un modèle du meilleur ton et de la plus attrayante ur-
banité.
Voltaire ne l'avait point oubliée ; il demanda instamment à
la voir, et, quoiqu'elle tut à peine en état de le regarder, de l'en-
tendre et de lui répondre , elle le reçut.
Souvent il nous arrive de nous faire des hommes , des lieux
et des choses qu'on n'a pas vus, et dont notre imagination n'a
été frappée que de loin , une idée toute différente de la réalité.
Je l'avais éprouvé maintes fois ; mais, lorsque je vis Voltaire,
il me parut absolument tel que je me l'étais représenté.
Sa maigreur me retraçait ses longs travaux ; son costume
antique et singulier me rappelait le dernier témoin du siècle
de Louis XIV, l'historien de ce siècle et le peintre immorte!
de Henri IV. Sou œil perçant étincelait de génie et de malice ;
on y voyait à la fois le poète tragique , l'auteur à1 Œdipe et de
Mahomet, le philosophe profond, le conteur malin et ingé-
nieux , l'esprit observateur et satirique du genre humain. Son
corps mince et voûté n'était plus qu'une enveloppe légère ,
DU COMTE DE SEGUK. I I :)
presque transparente, et au travers de laquelle il semblait qu'on
\it apparaître son âme et son génie.
J'étais saisi de plaisir et d'admiration , comme quelqu'un à
qui il serait permis tout à eoup de se transporter dans les temps
reculés et de voir face à face Homère , Platon , Virgile ou
Cicéron. Peut-être comprendra-t-on difficilement aujourd'hui
une telle impression : nous avons vu tant d'événements ,
d'hommes et de choses, que nous sommes blasés sur tout,
et, pour concevoir ce que j'éprouvais alors, il faudrait être
dans l'atmosphère où je vivais : c'était celle de l'exaltation.
Nous ne connaissions pas ces tristes fruits des longs orages
et des discordes politiques , l'envie , l'égoïsme , le besoin du
repos, l'insouciance produite par la lassitude , la froideur qui
suit le triste réveil des illusions déçues. Nous étions éblouis
par le prisme des idées et des doctrines nouvelles, rayonnants
d'espérance, brûlants d'ardeur pour toutes les gloires, d'en-
thousiasme pour tous les talents , et bercés par les rêves sédui-
sants d'une philosophie qui voulait assurer le bonheur du genre
humain en chassant avec son flambeau les tristes et longues
ténèbres qui , depuis tant de siècles , l'avaient retenu dans les
chaînes de la superstition et du despotisme. Loin de prévoir
des malheurs, des excès, des crimes, des renversements de
trônes et de principes , nous ne voyions dans l'avenir que tous
les biens qui pouvaient être assurés à l'humanité par le règne
de la raison.
Jugez , d'après ces dispositions , quel devait être sur notre
esprit l'effet de la vue de l'homme illustre que nos plus grands
écrivains et nos plus célèbres philosophes regardaient alors
comme leur modèle ri comme leur maître !
J'étais tout yeux, tout oreilles, en m'approchant de Voltaire,
comme si j'attendais à chaque instant qu'il sortît de sa bouche
quelque oracle. Cependanl ce n'était ni le temps ni le lieu d'en
prononcer, quand il eût été Apollon lui-même ; car il se trou-
rail prèsdulii d'une mourante , donl l'aspect ne pouvait inspirer
m.
1 1 1 MK MOIRES
que des idées tristes. Elle ne semblait plus susceptible ni
d'admiration ni même de consolations. Néanmoins elle lit un
grand effort pour vaincre la nature ; ses yeux reprirent quel»
que éclat, sa voix quelque force.
Voltaire, cherchant avec délicatesse à la distraire du présent
par le souvenir du passé , lui fit peu de questions sur sou état ,
il lui dit seulement, en peu de mots, qu'avant été plusieurs fois
aussi souffrant, aussi épuisé, il avait cependant, par le même
courage qu'elle montrait , triomphé de ses maux et recouvré
la santé « Les médecins, disait-il , font peu de miracles; mais
« la nature fait beaucoup de prodiges , surtout pour ceux à qui
« elle a donné ce principe vital qui brille encore dans vos re-
« gards. »
Il lui rappela ensuite beaucoup d'anecdotes de la société dans,
laquelle ils vivaient ensemble autrefois, et il le fit avec une viva-
cité d'esprit , une fraîcheur de mémoire , une variété de tour-
nures et une abondance de saillies qui auraient fait oublier son
âge , si ses traits et sa voix ne nous avaient pas rappelé qu'il
était octogénaire.
Il ne pouvait guérir une malade telle que celle qui l'écoutait ,
mais il la ranima. Elle parut quelques instants ne plus sentir
ni sa faiblesse, ni ses souffrances ; elle soutint assez vivement la
conversation , me fit illusion à moi-même , et me donna ainsi
un faible et dernier rayon d'espoir.
Peu de jours après , Voltaire revint encore la voir. Comme elle
se trouvait par hasard, ce jour-là, un peu plus de force qu'à
l'ordinaire , elle prit une part plus active à l'entretien , et re-
procha même avec douceur, mais avec assez d'énergie , au vieux
philosophe, l'opiniâtreté avec laquelle il s'acharnait, dans
ses nombreux écrits , à foudroyer, à ridiculiser l'Église et tous
ses membres, enfin la religion même , sous le prétexte de com-
battre de vieilles erreurs , d'absurdes superstitions et de dange-
reux fanatiques.
« Soyez donc, lui disait-elle, généreux et modéré après la vie-
DU COMTE DE SÉGUB. 115
« toire. Que pouvez- vous craindre à présent de tels adversaires?
« Les fanatiques sont à terre ; ils ne peuvent plus nuire ; leur
<- règne est passé. — Vous êtes dans l'erreur, répondit avec
« fougue Voltaire ; c'est un feu couvert, et non éteint. Ces fana-
« tiques , ces tartufes sont des chiens enragés ; on les a muselés ,
« mais ils conservent leurs dents; ils ne mordent plus, il est
« vrai ; mais, à la première occasion, si on ne leur arrache pas
« ces dents, vous verrez s'ils sauront mordre. »
Le feu de la colère éclatait dans ses yeux , et la passion qui
l'animait lui faisait perdre alors cette décence, cette mesure
dans les expressions que prescrivent la raison comme le bon
goût, et dont il se montrait si habituellement le plus inimitable
modèle.
Le désir de voir cet homme extraordinaire avait attiré chez
ma mère cinquante ou soixante personnes qui faisaient foule
dans son salon , s'entassaient sur plusieurs rangs près de son lit ,
allongeant le con, se levant sur la pointe de leurs pieds , et
qui, sans faire le moindre bruit, prêtaient une oreille attentive
à tout ce qui sortait de la bouche de Voltaire, tant ils étaient
avides de saisir la moindre de ses paroles et le plus léger mou-
vement de sa physionomie.
Là je vis à quel point la prévention et l'enthousiasme, même
parmi la classe la plus éclairée, ressemblent à la superstition et
s'approchent du ridicule. Ma mère , questionnée par Voltaire sur
les détails de l'état de sa santé , lui dit que sa souffrance la plus
douloureuse était la destruction de son estomac et la difficulté
de trouver un aliment quelconque qu'il pût supporter.
Voltaire la plaignit, et , cherchant à la consoler, il lui raconta
qu'il s'était vu , pendant près d'une année , dans la même lan-
gueur, qu'on croyait incurable, et que cependant un moyen
bien simple l'avail guéri : il consistait à ne prendre pour toute
nourriture que des jaunes d'oeufs délayés avec de la farine de
pomme de terre et de l'eau.
Certes il ne pouvait être question île saillies ingénieuses m
11(5 MI-MOIRES
d'éclairs d'esprit dans un tel sujet d'entretien , et pourtant à
peine, avait-il prononcé ces derniers mots dejaioies d'œufs et
de farine de pomme de terre qu'un de mes voisins, très-
connu , il est vrai , par son excessive disposition à l'engouement
et par la médiocrité de son esprit , fixa sur moi son œil ardent ,
et, me pressant vivement le liras, me dit avec un cri d'admi-
ration : Quel homme ! quel homme ! /'as un mot sans un trait!
Vous rirez de cette absurdité, qui semble passer la vraisem-
blance, et cependant, pour vous convaincre qu'elle n'est pas
rare , observez , dans tout pays, dans tout temps, la multitude
empressée qui vient entourer non-seulement le siège d'un
homme de génie ou le trône d'un grand roi , mais la chaire
d'un prédicateur énergumène , le fauteuil même où joue un
prince à peine sorti du berceau, et vous verrez que , parmi les
nombreux et serviles hommages dictés par la flatterie , il en est
beaucoup , et ce sont les plus absurdes , qui sont de bonne foi
et qui naissent d'une sorte d'idolâtrie qu'inspire ta une foule
de gens toute élévation ; car ce n'est pas toujours par crainte ,
mais par sottise, qu'on a fait en tout genre, au propre comme
au figuré , tant de demi-dieux.
Jusque-là je m'étais tenu modestement, comme je le devais,
au dernier rang de ceux qui contemplaient Voltaire ; mais, à la
fin de sa seconde visite , lorsqu'il sortit de la chambre de ma
mère et passa dans une autre pièce, je lui fus présenté. Plu-
sieurs de ses amis , le comte d'Argental , le chevalier de Cbas-
lellux , le duc de Nivernais, le comte de Guibert , le chevalier de
Boufflers , Marmontel et d'Alembcrt, qui me jugeaient tous
sans doute trop favorablement , lui avaient parlé de moi avec
beaucoup d'éloges.
Je ne les devais certainement qu'à une très-grande bienveil-
lance , puisque je n'étais alors connu que par quelques produc-
tions légères , quelques contes , quelques fables , quelques ro-
mances , dont le succès dans la société dépend des caprices de
la mode et n'a souvent pas plus de durée qu'elle.
DU COMTE DE SEGUR. 117
Dans le fond je ne m'étais rendu digne de leur affection que
par l'empressement avec lequel je cherchais assidûment à
former mon goût et mon esprit dans leurs entretiens et à m'é-
clairer par leurs lumières ; ainsi c'était plutôt le zèle d'un dis-
ciple que le talent naissant d'un écrivain qu'ils louaient en
moi.
Quoi qu'il en soit , Voltaire charma mon amour-propre en
me parlant avec grâce et finesse de ma passion pour les lettres
et de mes premiers essais ; il m'encouragea par quelques con-
seils. « IN'ouhliez pas , me dit-il, que vous avez mérité le bien
« qu'on dit de vous en mêlant avec soin , dans les plus légers
« morceaux de poésie , quelques réalités aux images , un peu
« de morale au sentiment, quelques grains de philosophie à
« la gaieté. Méfiez-vous cependant de votre penchant pour la
« poésie; vous pouvez le suivre, mais non vous y laisser en-
« traîner. D'après ce qu'on m'a dit, et dans votre position ,
« vous êtes destiné à de plus graves occupations. Vous avez
« bien fait de commencer à vous exercer en écrivant des vers ,
« car il est bien difficile que celui qui ne les a point aimés, et
« qui n'en connaît ni l'art ni le charme, puisse jamais parfaite-
« ment écrire en prose. Allez, jeune homme; recevez les
« vœux d'un vieillard qui vous prédit d'heureux destins ; mais
« souvenez-vous que la poésie , toute divine qu'elle est , est une
« sirène. »
Je le remerciai de la bénédiction littéraire qu'il me donnait,
« me ressouvenant , lui dis-je , en cette occasion , avec un vif
« plaisir, qu'autrefois les mots de grand poète et de prophète
« {va te s) étaient synonymes. »
Depuis ce moment je ne revis plus Voltaire qu'au Théâtre-
Français, le jour de la représentation à' Irène , pur de triomphe
qui prouva , par les nombreux applaudissements donnés à la
plus médiocre tragédie , l'excès de l'enthousiasme que son auteur
inspirait au public.
On pouvait dire qu'alors il y avait . pendant quelques se-
IIS MBM01BES
maines , deux cours en Franco , celle du roi à \ ersailles et celle
de Voltaire à Paris : la première, où le bon roi Louis XVI , sans
faste , vivait avec simplicité , ne levant qu'à la reforme des abus
et au bonheur d'un peuple trop sensible à l'éclat pour bien ap-
précier ses modestes vertus; la première, dis-je , paraissait l'a-
sile paisible d'un sage , en comparaison de cet hôtel situé sur le
quai des Tbéatins , où toute la journée l'on entendait les cris et
les acclamations d'une foule immense et idolâtre , qui venait
rendre avec empressement ses hommages au plus grand génie
de l'Europe.
Jusque-là on avait vu des triomphes décernés avec justice
aux grands hommes par le gouvernement de leur pays;
le triomphe de Voltaire était d'un nouveau genre : il était dé-
cerné par l'opinion publique, qui bravait en cette occasion, pour
ainsi dire, le pouvoir des magistrats, les foudres de l'Église et
l'autorité du monarque
Le vengeur de Calas , l'apôtre de la liberté , le constant en-
nemi et l'heureux vainqueur des préjugés et du fanatisme , après
soixante ans de guerre , rentrait triomphant dans Paris.
L'Académie française , dans le sein de laquelle il se rendit ,
alla au-devant de lui , et , après cet hommage public qu'aucun
prince n'avait jamais reçu , ce prince des lettres présida le sénat
littéraire de la France , et la réunion de tous ces talents divers
dans chacun desquels son génie avait éclaté par des chefs-
d'œuvre.
Revenu dans sa maison, qu'on eût dit alors transformée en
palais par sa présence , assis au milieu d'une sorte de conseil
composé des philosophes , des écrivains les plus hardis et les plus
célèbres de ce siècle , ses courtisans étaient les hommes les plus
marquants de toutes les classes , les étrangers les plus distingués
de tous les pays.
Il ne manquait à cette sorte de royauté que des gardes , et
réellement il lui en aurait fallu pour le mettre en sûreté contre
l'empressement de cette multitude qui , de toutes parts, acepu-
DU COMTE DE SEGI I! 119
mit pour le voir, assiégeait sa porte , l'entourait des qu'il sor-
tait, et laissait à peine à ses chevaux la possibilité de s'ouvrir
un passage.
Son couronnement eut lieu au palais des Tuileries, dans la
salle du Théâtre-Français. On ne peut peindre l'ivresse avec
laquelle cet illustre vieillard fut accueilli par un public qui rem-
plissait à (lots pressés tous les bancs , toutes les loges , tous les
corridors , toutes les issues de cette enceinte. En aucun temps
la reconnaissance d'une nation n'éclata avec de plus vifs trans-
ports.
Je n'oublierai jamais cette scène , et je ne conçois pas com-
ment Voltaire put encore trouver en lui assez de force pour la
soutenir. Dès qu'il parut , l'acteur Brizard vint poser sur sa tête
une couronne de lauriers qu'il voulut promptement ôter, et que
les cris du peuple l'invitaient à garder. Au milieu des plus vives
acclamations, on répétait de toutes parts les titres, les noms
de tous ses ouvrages.
Longtemps après qu'on eut levé la toile, il fut impossible de
commencer la représentation ; tout le monde , dans la salle ,
était trop occupé à voir, à contempler Voltaire, à lui adresser
de bruyants hommages; chacun enfin était en ce moment trop
acteur pour écouter ceux du théâtre.
Dès que la lassitude générale eut permis à ceux-ci d'entrer
en scène , ils se virent à tout moment interrompus par la tu-
multueuse agitation des spectateurs. « Jamais, disait avec
« raisonM. Grimm en parlant de cette représentation d' Irène,
« jamais pièce ne fut plus mal jouée , plus applaudie et moins
« écoutée. »
Lorsqu'elle fut finie, on plaça sur l'avant-scène le buste de
Voltaire; il était entoure par tous les acteurs de la tragédie,
portant encore l'habit de leurs rôles, par les gardes qui figu-
raient dans la pièce, par la foule de tous ceux des spectateurs
qui avaient pu s'introduire sur le théâtre; el , ce qu'il y eut
d'assez singulier, c'est que l'acteur qui \int poser une couronne
120 MI.MOIBFS
sur le buste de cet opiniâtre ennemi de la superstition était
encore avec le costume d'un moine , celui de Léonce , person-
nage de la tragédie.
Ce buste resta sur le théâtre pendant tout le temps qu'on
joua la petite pièce : c'était Nanine; on ne 1 écouta pas plus et
on ne l'applaudit pas moins qa Irène. Pour compléter cette glo-
rieuse journée, Voltaire vit entrer dans sa loge un capitaine
des gardes d'un de nos princes; il vint lui dire avec quelle joie
ce prince s associait aux justes hommagesrendusàsongeuie par
la France.
Il s'en était peu fallu, quelques jours auparavant, qu'une mort
imprévue ne privât Voltaire de cet éclatant triomphe : une hé-
morragie violente l'avait mis en grand danger.
Le clergé , qui n'osait plus le combattre , avait espéré le
convertir. D'abord Voltaire céda, reçut l'abbé Gauthier, se con-
fessa, et écrivit une profession de foi qui ne satisfit pas pleine-
ment les prêtres et qui mécontenta beaucoup les philoso-
phes.
Échappé au péril , il oublia ses craintes et sa prudence. Quel-
ques semaines après , retombé plus gravement malade , il refusa
de voir aucun prêtre , et termina , avec une apparente insensi-
bilité, une si longue vie, agitée par tant de travaux, par tant
d'orages , et rayonnante de tant de gloire.
Ceux qui n'avaient pas eu le pouvoir de s'opposer à son
triomphe lui refusèrent une place au milieu des tombeaux du
peuple parisien. L'un de ses parents, conseiller au parlement ,
enleva son corps et le porta rapidement dans l'abbaye de Scel-
lières , où il fut inhumé avant que le curé du lieu eut reçu la dé-
fense de lui domier la sépulture , défense qui lui arriva trois
heures trop tard Sans le zèle de cet ami , les restes mortels de
l'un de nos plus grands hommes , et de celui dont la gloire rem-
plissait le monde ,.n'auraient pas obtenu quelques pieds de terre
pour les couvrir.
Malgré tous les efforts du clergé , des magistrats et de l'au-
DU COMTE DE SÉGUR. 121
torite , qui défendirent pour quelque temps au théâtre de jouer
les pièces de Voltaire et aux journaux de parler de sa mort.
Paris fut inonde d'un déluge de vers, de pamphlets et d'épi-
grammes , seules armes dont l'opinion pût se servir pour venger
cet outrage fait à la mémoire d'un homme qui avait illustré sa
patrie et son siècle.
De tous ces écrits, celui qui me frappa le plus alors fut une
pièce de vers composée par la marquise de Boufflers , mère de
ce chevalier de Boufflers, le Chaulieu et l'Anacréon de notre
temps.
Dieu fait bien ce qu'il fait : la Fontaine l'a dit;
Si j'étais cependant l'auteur d'un si grand œuvre,
Voltaire eût conservé ses sens et son esprit;
Je me serais gardé de briser mon chef-d'œuvre.
Celui que dans Athène eût adoré la Grèce ,
Que dans Rome à sa table Auguste eût fait asseoir,
Nos Césars d'aujourd'hui n'ont pas voulu le voir,
Et monsieur de Beaumont lui refuse une messe.
Oui , vous avez raison , Monsieur de Saint-Sulpice :
Eli! pourquoi l'enterrer? Ycst-il pas immortel?
A ce divin génie on peut, sans injustice,
Refuser un tombeau , mais non pas un autel.
Madame de Boufflers, par un de ces vers en parlant des Cé-
sars, faisait allusion à l'empereur Joseph II.
Ce monarque était venu l'année précédente en France, sous
le nom de comte de Falkenstein; il avait étonné la cour par la
simplicité de ses manières , les philosophes et les savants par
son instruction , le peuple par son affabilité. Moins il montrait
de morgue , plus on lui trouvait de grandeur et de vraie dignité.
Sa popularité faisait, avec l'étiquette un peu orientale de notre
cour, un contraste qui n'échappait pas à l'opinion publique. Il
se montrait favorable aux opinions nouvelles, autaut qu'en-
nemi des vieilles routines et de la superstition.
il
122 MEMOIRES
lui lui le prince disparaissait tellement sous l'apparence d'un
sage qui voyage pour recueillir des lumières que les amis ar-
dents de la révolution américaine furent tentés de le croire
démocrate comme eux. Une femme, passionnée pour cette
cause , le pressa un jour étourdiment de dire son avis sur
la lutte établie entre le roi d'Angleterre et les provinces en in-
surrection, a Madame, répondit-il un peu sèchement, mon
« rôle est d'être royaliste. >>
Ce monarque, dont je pus alors très-rarement m'approcher,
mais que depuis j'eus l'occasion de voir en Russie fréquemment ,
offrait en sa personne un mélange assez bizarre d'ambition bel-
liqueuse, de prétentions à la philosophie , de penchant pour les
innovations et de jalousie pour son autorité. Si nos princes,
mal conseillés , risquèrent leur trône en voulant trop résister
au torrent de l'esprit du siècle , Joseph , pour avoir voulu le de-
vancer, perdit momentanément une partie de-ses États.
Au reste l'empereur, qui s'était fait admirer et chérir à Paris ,
ne porta pas le même esprit et ne fit pas la même impression
dans nos provinces. La beauté de nos ports , la foice de notre
marine , la richesse de nos villes de commerce et l'activité de
nos manufactures excitèrent sa jalousie ; il ne sut pas la dissi-
muler. Enfin, passant près de Ferney, il dédaigna de voir Vol-
taire. On blâma également , avec raison , et l'indifférence de la
puissance pour le génie , et la faiblesse du grand poète et du phi-
losophe , dont l'amour-propre parut trop sensible à cette légère
blessure.
La même année qui nous enleva Voltaire vit aussi périr Rous-
seau. Ces deux flambeaux s'éteignirent presque à la fois , et ils
disparurent de la terre au moment où leurs doctrines, mal in-
terprétées par les passions de leurs disciples et de leurs ennemis ,
allaient ébranler l'Europe jusque dans ses fondements.
Voltaire avait, vu à Paris le célèbre Franklin jouir de son
triomphe. Le vieillard français bénit le fils du vieillard améri-
cain. Les vœux de tous deux pour leur patrie étaient sembla-
DU COMTE PB SÉGIJR 123
Lies, mais le résultat dans les deux contrées fut très-différent.
Le vaste Océan , l'immense étendue du continent des États-
Unis , l'absence des plus redoutables écueils de tous gouver-
nements, c'est-à-dire des classes privilégiées et des prolétaires ,
protégèrent en Amérique les semences de la liberté, tandis
qu'en France elle ne put planter ses faibles racines que sur un
terrain inondé de sang et tourmenté par tous les éléments de
la haine et de la discorde.
La mort de Voltaire eut le même éclat que sa vie; la (in de
Rousseau fut triste , silencieuse. Cet ami de la nature fuyait
les hommes , qu'il croyait ses ennemis , et l'homme qui avait
répandu tant de lumières dans le monde disparut dans l'ombre
des bois , où il se plaisait à terminer paisiblement une existence
douloureuse.
La mort de ces deux chefs de la philosophie moderne excita
une joie bien trompeuse parmi leurs adversaires. Ceux-ci cru-
rent un moment avoir triomphé , oubliant sans doute que , si
les hommes de génie meurent , leurs pensées sont immortelles.
Au reste on fut promptement distrait en France de ces évé-
nements si importants pour la république des lettres, et les
événements de la guerre qui venait d'éclater occupèrent tous
les esprits , parce qu'ils mettaient en jeu tous les intérêts.
A la grande surprise de l'Europe , qui ne croyait pas que
notre marine , détruite dans la dernière guerre , pût ressusciter
si promptement, on vit, indépendamment de la flotte de M. d'Es-
taing envoyée en Amérique, une armée navale de trente-deux
vaisseaux et de quinze frégates sortir du port de Brest , sous
les ordres du comte d'Orvilliers. Ces trois divisions étaient
commandées par les amiraux de Guichen , Duchafaut et La-
motte-Piquet. Celui-ci dirigeait par ses conseils l'ardeur de
M. le duc de Chartres, premier prince du sang , embarqué sur
son vaisseau.
L'amiral Keppel , à la tête d'une année non moins forte , vint
au-devant des Français. Il connaissait leur bravoure ; mais il
124 mi: .<<:' î.s
vit avec étonnemcnt la régularité de notre ordre de bataille,
l'habileté de nos manœuvres et les progrès rapides de notre
instruction.
La bataille fut vive et sanglante; beaucoup de vaisseaux
éprouvèrent, dans leurs équipages, dans leurs mâtures, dans
leurs agrès , des pertes considérables ; mais , comme de part
et d'autre aucun bâtiment ne fut pris , on se sépara sans résultat
définitif. L'Angleterre , trop accoutumée aux triomphes mari-
times , se crut défaite parce que nous n'avions pas été vaincus ,
et la France s'attribua la victoire parce qu'elle n'avait pas reçu
d'échec.
M. le duc de Chartres, rentré avec la flotte dans le port,
revint trop promptement à Taris. Dans les premiers moments
il fat entouré d'éloges ; au spectacle on lui jetait des couronnes
de lauriers. Partout retentissaient des cbants de victoire. La
cour et la ville semblaient dans l'ivresse.
Mais bientôtlesnouvellesdétailléesarrivèrent : l'enthousiasme
s'évanouit ; les éloges firent place aux épigrammes. On accusa
le comte d'Orvilliers de trop de circonspection ; on reprocha
au duc de Chartres l'inexécution d'un ordre qui aurait pu lui
faire couper la ligne ennemie. On l'irrita en lui retirant son
commandement pour le nommer colonel général des hussards ,
et ce désagrément , qui lui sembla un affront , fut peut-être le
germe qui produisit plus tard tant de fautes et de malheurs.
De son côté l'Angleterre mit en jugement les généraux
Kcppel et Palisser; mais ce procès fut sans résultat, comme
le combat qui y avait donné lieu.
Le comte d'Orvilliers et son ennemi reparurent encore sur la
mer ; mais , soit par l'inconstance des vents , soit par une,
erreur des chefs, les deux armées semblèrent plutôt s'éviter
que se chercher.
Pendant ce temps notre commerce souffrait , et , comme nos
ministres avaient négligé les précautions nécessaires pour le
protéger, les Anglais firent beaucoup de prises ; de là naquirent
DU COMTE DE SÉGUR. 125
des plaintes bruyantes, vives et universelles, de la marine mar-
chande contre la marine royale, préludes des violents débats
qui devaient bientôt s'élever, sur terre comme sur l'Océan ,
entre la démocratie et l'aristocratie.
Notre amour-propre reçut pourtant quelque dédommage-
ment. Plusieurs de nos frégates se signalèrent dans des com-
bats particuliers, et un officier de marine , M. Fabry, s'empara
de plusieurs convois anglais.
A la même époque ou faisait filer sur nos côtes un grand
nombre de régiments. Ces mouvements alimentaient nos ar-
dentes espérances ; cependant, en approchant de l'Océan , nous
frémissions d'impatience à la vue de cette barrière redoutable
qui arrêtait nos pas. Nous avions cru que nos armées navales
nous en ouvriraient le passage , mais leur rentrée dans nos ports
nous jetait dans le découragement.
C'était un assez singulier contraste alors que de voir, d'un
côté , la gravité de notre jeunesse , discutant avec des sages les
hautes questions delà philosophie, la sérieuse importance que
nous attachions aux moindres événements de la guerre , la force
de nos passions pour tout ce qui nous offrait l'image de la gloire
ou de la liberté , et , d'une autre part, l'insouciance et la frivo-
lité du premier ministre octogénaire qui gouvernait alors l'État.
Au moment où chacun , à la ville comme à la cour, accu-
sait ou défendait, avec le plus de chaleur, la conduite des chefs
de nos armées navales, et tandis qu'on s'affligeait profondément
du peu de résultat de leurs efforts , M. de Maurepas , plus jeune
que nous , plaisantait sur ces graves matières , sujet inépuisable
pour lui de jeux de mots et de quolibets.
« Savcz-vous , disait-il , ce que c'est qu'un combat naval ?
« Je vais vous le dire. Deux escadres sortent de deux ports
« opposés; on manœuvre, on se rencontre, on se tire des coups
'< de canon, on abat quelques mats, on déchire quelques voiles,
« on tue quelques hommes, on use beaucoup de poudre et de
« boulets; puis chacune des deux armées se retire , prétcndanl
126 MÉMO! I s
« être restée maîtresse du champ de bataille ; elles s'attribuent
« toutes deux la victoire ; on chante de part et d'autre le Te
« Deam, et la mer n'en reste pas moins salée. » Heureuse-
ment les autres ministres traitaient les grandes affaires un peu
plus sérieusement.
Toutes mes tentatives pour être employé dans quelque expé-
dition demeuraient toujours sans succès, et je me dépitais
contre le sort qui m'obligeait à rester colonel de dragons
dans une guerre où l'infanterie, seule embarquée, pouvait
trouver des occasions de combattre.
Quelques-uns de mes amis, les uns plus âgés que moi, les au-
tres de mon âge, furent plus heureux et excitèrent mon envie :
le duc de Lauzun , embarqué avec le marquis de Vaudreuil ,
descendit en Afrique et conquit le Sénégal. Arthur et Edouard
Dillon , le marquis de Coigny, le vicomte de Noaillcs servi-
rent sous les ordres de MM. de Bouille et d'Estaing. Le pre-
mier s'empara de la Dominique et ensuite de l'île de Sainte-
Lucie par surprise. Le comte de Lamarck, prince d'Aremberg,
fut envoyé avec son régiment dans l'Inde , où il fut blessé.
L'amiral Byron, que le comte d'Estaing s'était vainement
efforcé de combattre près de Rhode-Island , étant arrivé dans
les Antilles, changea momentanément la fortune, et nous en-
leva cette même île de Sainte-Lucie dont nous venions de nous
rendre maîtres. Mais, quelque temps après, le comte d'Estaing,
qui s'était éloigné alors des Etats-Unis, malgré les instances de
Washington, deLafayette, et les reproches amers du général
Sulivan , arriva dans le port de la Martinique.
De là, fortifié par une escadre et par des troupes qu'on lui
avait envoyées de France, il attaqua Sainte-Lucie, mais sans
pouvoir en forcer le port. Débarqué dans l'île, ses vaillants ef-
forts n'eurent pas plus de succès. II perdit beaucoup de monde
et fut repoussé.
Enfin la fortune, qui jusque-là lui avait été si défavorable,
offrit à sou courage les moyens de réparer ses revers; il reprit
DU COMTE DE SEOUR. 127
l'offensive, s'empara de Saint- Vincent, et descendit dans l'île
de la Grenade avec trois mille hommes. Le général Macart-
ney la défendait avec mille hommes d'élite et de nombreuses
milices.
La ville de la Grenade était située sur un morne escarpé ;
M. d'Estaing, marchant sur trois colonnes, ordonna l'assaut, et,
malgré la plus vigoureuse résistance , emporta de vive force les
retranchements , le morne et la ville.
Le vicomte de Noailles et Edouard Dillon, à la tête de deux de
nos colonnes, se distinguèrent brillamment. M. d'Estaing reçut
une blessure et ne s'arrêta qu'après la victoire. Le comte
Edouard Dillon reçut dans ce combat un coup qui lui fracassa
le bras.
L'amiral Tîyron était accouru pour s'opposer à ce triomphe ;
mais il arriva trop tard : la Grenade était conquise. M. d'Es-
taing, remonté sur sa flotte, combattit celle des Anglais, dé-
gréa trois de leurs vaisseaux, et poursuivit l'escadre ennemie,
suis pouvoir l'atteindre, jusqu'au port de l'île de Saint-Chris-
tophe , où elle s'était réfugiée.
Nous restâmes ainsi maîtres des Antilles. Le comte Théo-
dore deLamcth, qui s'était distingué dans cette attaque, ap-
porta en France la nouvelle de la prise de la Grenade, et ce
premier exploit, grossi par la renommée, causa autant d'en-
thousiasme à Paris qu'autrefois les plus éclatantes victoires en
avaient excité.
Pendant ce temps les Anglais, portant leurs armes dans
les provinces méridionales des États-Unis, s'étaient emparés
de Savannah, dans la Géorgie. Le comte d'Estaing conçut
l'espoir de leur enlever cette importante conquête.
favorisé dans son débarquement par les troupes américaines,
il composa de ses forces réunies aux leurs i\n corps de huit
mille hommes, marcha avec célérité contre Savannah, et somma
ia garnison de se rendre.
Le gouverneur anglais, dont les moyens de défense n'étaient
128 M K MOIRES
pas prêts, feignit de capituler, gagna du temps, reçut des se-
cours, et acheva de fortifier ses retranchements.
D'Estaing, furieux de se voir dupe de cette ruse, résolut
d'emporter la place d'assaut. Les assaillants et les assiégés dé-
ployèrent dans ce combat sanglant une vaillance opiniâtre. Deux
fois quelques braves Français et Américains franchirent les
retranchements; mais la mitraille les moissonna. La périt Pu-
la\vski,cet intrépide Polonais qui défendait, dans un autre
monde, cette même liberté qu'on avait arrachée à sa patrie.
Après plusieurs attaques réitérées sans succès, où les Amé-
ricains et les Français perdirent près de douze cents hommes,
le comte d'Estaing, étant blessé , ordonna la retraite, se rem-
barqua, revint aux Antilles et retourna promptement en France
avec un vaisseau , laissant les autres sous les ordres du comte
de Grasse et des généraux Vaudreuil et Lamotte-Piquet.
M. d'Estaing fut honorablement accueilli en France ; l'opi-
nion publique s'y montra juste pour lui, et l'éclat de son cou-
rage fit fermer les yeux sur les fautes commises par son impé-
tuosité ; de sorte que , malgré les rigueurs de la fortune , il
conserva sa gloire.
M. le comte de Vergennes, ministre des affaires étrangères
obtint cette année d'assez grands succès par la sagesse et par
l'habileté de sa politique. L'Espagne et la Hollande se lièrent
étroitement à notre cause , et l'impératrice de Russie, par une
déclaration de neutralité armée à laquelle accédèrent les rois
de Suède et de Danemark, fit sentir aux Anglais qu'ils étaient
en danger de perdre la domination ou plutôt la tyrannie des
mers.
Tous ces événements militaires et politiques maintenaient dans
un grand mouvement l'esprit public ; car cet esprit se manifes-
tait alors peut-être avec plus de chaleur et d'indépendance
qu'il n'en a montré depuis sous des institutions libérales de nom,
mais que la passion de chaque parti , dominant à son tour, n'a
jusqu'à présent rendues que trop illusoires.
DU COMTE OE SÉGUR, 120
Nous n'avions, il est vrai, ni élections, ni parlement national :
par de vieilles coutumes, le prince était seul législateur; mais
l'autorité trouvait , dans les cours souveraines , dans les ordres
privilégiés eux-mêmes , et dans toutes les classes de la socicié , un
point d'honneur et une franchise d'opinion qui résistaient plus
efficacement que des lois au joug de l'arbitraire. On était sujet
de droit , mais citoyen de fait.
Chacun s'occupait de la chose publique , et , en voyant à
quel point , sous des formes monarchiques , les mœurs étaient
devenues républicaines, il ne fut pas difficile à Rousseau de
prédire l'approche de l'époque des grandes révolutions. Ce cé-
lèbre écrivain se montrait par cette prédiction plus clairvoyant
que l'impératrice de Russie, que les rois d'Espagne et de France,
qui ne voyaient, dans cette guerre des Américains insurgés,
que l'abaissement de l'Angleterre , sans s'apercevoir que ce
jeune aigle delà liberté, planant sur un a^itre hémisphère , ne
tarderait pas à étendre ses ailes sur l'Europe.
Frédéric lui-même blâmait dans ses écrits la conduite arbi-
traire du gouvernement anglais , et approuvait hautement les
principes par lesquels le Congrès des États-Unis proclamait le
droit qu'un peuple avait de se séparer de son gouvernement
lorsque celui-ci, au lieu de protéger son bonheur et ses libertés,
les lui enlevait.
L'année 1 778 ranima , dès sa naissance , notre espoir de ne
plus rester spectateurs oisifs de la guerre. Le roi rassembla des
troupes nombreuses sur les côtes de l'Océan. On forma deux
camps, l'un à Vaussieux en Normandie, l'autre à Paramé en
Bretagne ; le premier était sous les ordres du maréchal de Bro-
glie, le second sous ceux de M. de Castries. Les bureaux du
ministère étaient assiégés par toute notre jeunesse, qui désirait
ardemment être comprise au nombre des troupes destinées a
servir dans ces camps.
On regardait comme le plus grand malheur de rester inactif
dans les garnisons, tandis qu'on se préparait à faire une descente
130 MEMOIRES
en Angleterre. Ce n'était plus pour solliciter des grâces que les
appartements de Versailles se trouvaient remplis de courtisans
empressés; on y rencontrait en foule des solliciteurs, mais c'é-
taient des solliciteurs de périls et de gloire.
J'étais du nombre des malheureux qui voyaient leurs régi-
ments condamnés à l'inaction. Il ne restait qu'une espérance ,
celle d'entrer dans l'état-major des armées des côtes ; mais
cette voie était étroite, et il fallait beaucoup de faveur pour en
profiter.
Le ministre ne savait comment refuser tant de demandes ,
appuyées si vivement par les personnages les plus puissants et
même par la famille royale. On ne pouvait cependant con-
tenter tout le monde. Bientôt le nombre des emplois disponi-
bles fut complet , à la réserve d'un ou deux , et chacun se les
disputait avec acharnement.
Enfin, ce qui prouve quelle était alors la faiblesse de l'auto-
rité contre les plaintes et contre l'ardeur des jeunes et belli-
queux courtisans qui l'entouraient , c'est qu'ayant , à force de
sollicitations et avec l'appui de la reine , obtenu de servir au
camp deParamé, en qualité d'aide-maréchal général de logis,
M de Maurepas exigea ma parole d'honneur de n'en rien dire ,
de partir sans bruit et de cacher cette faveur jusqu'au moment
où je serais arrivé au quartier général de M. de Castries.
Je gardai fidèlement ce secret ; mais , en arrivant au camp
de Paramé , je trouvai que M. de Castries n'était pas lui-même
informé de ma nomination , et , comme je n'avais pas les lettres
de service qu'on m'avait promises, mon embarras fut grand,
M. de Castries m'en tira ; il me permit de prendre l'habit d'aide
de camp et d'en faire le service auprès de lui. Enfin , au bout
de quelques jours , je reçus la lettre du ministre et pris l'habit
ainsi que les fonctions d'officier de l'état-major.
La fortune trompa notre attente. Au camp de Vaussieux,
l'armée n'eut d'autre occupation que celle d'essais infructueux
tentés par M. le maréchal de Broglie pour faire réussir un nou-
DU COMTE DE SÉGUR. 131
veau système de tactique inventé par M. de Mcsnil-Durand , et
pour donner l'avantage à ce qu'on appelait Y ordre profond
sur Y ordre mince, en usage alors dans toutes les armées de
l'Europe.
On ne sait pourquoi cet illustre maréchal , si grand sur les
champs de bataille , s'était si opiniâtrement déclaré pour cette
nouvelle méthode , qui exposait de profondes colonnes à une ar-
tillerie meurtrière, et ne présentait pour le développement de
ces mêmes colonnes que des moyens très-compliqués. Le
maréchal de Rochambeau dit, dans ses Mémoires, que M. le ma-
réchal de Broglie était entraîné à cette innovation par une suite
de son inimitié pour le duc de Choiseul et par l'espoir d'anéan-
tir l'ordonnance de ce ministre.
Quoi qu'il en soit, M. de Broglie, partageant son armée en
deux corps , prit le commandement de l'un , et , l'organisant
suivant les principes de l'ordre profond , dirigea plusieurs atta-
ques simulées contre l'autre corps, qu'il avait mis sous les ordres
de M. de Rochambeau. Ce dernier manœuvrait selon les
règles établies par l'ancienne ordonnance.
Cet essai ne fut pas heureux pour M. le maréchal de Broglie.
Dans tout ce simulacre de guerre , et pendant toutes ces manœu-
vres, M. de Rochambeau eut un avantage marqué sur son ad-
versaire par la rapidité et la facilité de ses mouvements.
Ce mauvais succès irrita M. de Broglie , dont la ténacité
déplut à la cour, et, lorsque le camp fut levé, le roi donna
à M. le maréchal de Vaux le commandement des troupes qui
restèrent sur les côtes et qu'on destinait à opérer une descente
en Angleterre.
Au camp de Paramé, les essais que nous fîmes du système
de M. de Mesnil-Durand nous agitèrent moins, parce que
M. de Castries y attachait peu d'importance.
Nos journées se passaient en exercices, en évolutions, en si-
mulacres d'attaque , de défense, de débarquement, de recon-
naissances militaires. Ces ombres, ces images de la guerre nous
132 MÉMOIRES
faisaient attendre avec plus d'impatience ses réalités. Au reste,
nos jeux guerriers étaient de véritables l'êtes ; on accourait de
toutes les villes pour y assister; plusieurs belles daines de Paris
y vinrent même jouir de ce spectacle.
Notre brillante jeunesse avait alors beaucoup de vivacité et
peu de subordination; on en pourra juger par un seul trait.
Pendant une de nos grandes manœuvres , on avait réservé sur
une colline un certain nombre de places distinguées pour les
femmes. Deux colonels de notre armée , donnant le bras à
deux dames de la cour récemment arrivées , traversèrent un
peu légèrement la foule , et , pour placer les dames qu'ils con-
duisaient, s'emparèrent de quelques sièges que prétendaient
avoir plusieurs dames bretonnes. Une altercation s'en suivit.
Le lendemain , le bruit de cette querelle se répandit dans
tout le camp. Or on avait laissé exister depuis très-longtemps
un étrange abus dans tous nos corps militaires : c'était une as-
sociation de jeunes lieutenants et sous-lieutenants , nommée
la calotte ; elle avait ses assemblées , ses officiers , son général ,
une police bizarre , mais sévère ; elle prétendait ne connaître
aucune supériorité, aucune distinction de grades. Cette puis-
sance turbulente et ridicule, mais redoutable, ne voulait obéir
que sous les armes , et punissait sans pitié par des châtiments
comiques, tels que la bascule ou les sauts sur la couverte , tous
ceux qu'il lui plaisait de reconnaître coupables d'un délit contre
les convenances , contre la politesse et contre sa capricieuse
législation.
Dans l'intervalle des exercices, tous les jeunes gens de
l'armée se rassemblaient souvent pour jouer aux barres et at-
tiraient une foule immense de spectateurs. Un jour, comme on
s'était déjà réuni pour commencer ces jeux , deux officiers de
mes amis vinrent m'avertir qu'une exécution scandaleuse allait
avoir lieu, la calotte ayant solennellement décidé que les deux
colonels dont j'ai parlé plus haut seraient publiquement ber-
nés pour venger l'offense faite aux dames bretonnes.
DU COMTE DE SEGUR. 133
Il n'y avait pas uue minute à perdre. Les jeux commen-
çaient, et l'arrêt devait être à l'instant exécuté. N'ayant alors
la possibilité ni le temps de consulter persoime , j'ordonnai à
des tambours de battre la générale. Aussitôt les jeux cessè-
rent, le bruit fit place au silence, le désordre à la règle. Chacun
courut à son drapeau , et en un clin d'œil on se mit en
bataille.
Pendant ce temps je courus chercher M. de Castries, que
je trouvai, comme on le croit bien, fort surpris de cette alerte
imprévue. Je lui en expliquai la cause ; il m'approuva , com-
manda des manœuvres , et , quand la retraite fut sonnée, chacun
resta persuadé que c'était le général qui avait voulu s'assurer
de la promptitude avec laquelle les troupes pouvaient reprendre
leurs armes, leurs rangs et leur ordre.
Le lendemain , les hommes sages négocièrent ; les tètes effer-
vescentes se calmèrent , et des ordres sévères arrêtèrent la
licence des tribunaux de la calotte.
Au milieu de nos exercices , de nos fêtes et de nos jeux , dis-
tractions impuissantes pour calmer notre impatience, nos
esprits n'étaient sérieusement occupés que d'une seule pensée,
d'une seule volonté, celle de voir arriver le moment de notre
embarquement , pour nous élancer sur la côte d'Angleterre.
Toutes les apparences semblaient se réunir pour fortifier nos
espérances.
Le général Lafayctte , persuadé que cette descente devait
avoir lieu, avait quitté les drapeaux de Washington pour venir
se rauger sous ceux de sa patrie. On lui avait donné l'emploi
de major général de l'armée du maréchal de Broglie.
Au moment d'agir, les cabinets de France et d'Espagne S3
ressouvinrent , comme par hasard , qu'ils faisaient depuis long-
temps la guerre sans l'avoir déclarée , et ce fut cette année que
leur manifeste parut.
Cependant l'été se passa sans reeevoir le signal espéré. La
rentrée de nos armées navales lit ajourner le projet de <|r.-
12
131 MEMOIRES
cente. Notre camp fut levé. Je revins à Paris avec les généraux.
et les états-majors , et bientôt nous inspirâmes dans toute la
capitale le mécontentement qu'excitait en nous , avec raison ,
le triste dénouement d'une scène ouverte avec tant d'éclat.
Dès le printemps de l'année suivante nos espérances se
ranimèrent. On ne forma point de camp; mais les troupes
destinées aux débarquements étaient cantonnées sur les côtes
de Bretagne et de Normandie.
Le 3 juin 1779, trente-deux vaisseaux français sortirent de
Brest et trente-quatre bâtiments espagnols de Cadix.
L'amiral anglais Charles Hardy, commandant une escadre
de trente-huit vaisseaux, se hâta inutilement de mettre à la
voile pour s'opposer à la jonction des flottes alliées ; cette réu-
nion eut lieu le 25 juin. Leurs forces combinées composaient
une armée de soixante-six vaisseaux de guerre et d'un grand
nombre de frégates , sous les ordres de l'amiral d'Orvilliers et
du général espagnol don Gaston. En même temps nos côtes
étaient couvertes de bâtiments de transport , dont la vue nous
remplissait d'ardeur et d'espoir.
Jamais on ne dut se croire plus près d'un noble but , et
jamais attente ne fut mieux trompée : l'armée alliée poursuivit
l'amiral Hardy sans l'atteindre , et se présenta ensuite devant
Plymouth dans le dessein de s'en emparer. Un vaisseau anglais
de soixante-quatre canons, qui sortait de ce port, fut pris par
les nôtres.
Les ordres étaient donnés , l'attaque allait commencer, lors-
qu'un vent furieux s'éleva et dispersa nos bâtiments. L'amiral
Hardy, qui jusque-là n'avait osé tenter aucun effort pour se-
courir la rade de Plymouth , parvint à y rentrer à la faveur de
cette tempête. Lorsque le vent se fut apaisé, nos amiraux
s'efforcèrent inutilement d'attirer Hardy au combat ; il se tint
constamment à l'abri de nos atteintes.
Bientôt les maladies contagieuses se répandirent sur nos
flottes et le découragement parmi leurs équipages. Les ami-
DU COMTE DE SEGUR. 135
raux d'Orvilliers , Guichen , Gaston et Cordova , s'avouant
vaincus non par les ennemis , mais par les éléments , regagnè-
rent leurs ports respectifs, et firent ainsi,' par leur retraite,
évanouir toutes nos chimères de combats et de gloire. Nous
étions indignés.
Depuis longtemps les étrangers nous accusaient d'une exces-
sive légèreté, parce que , dans les circonstances les plus graves,
notre opposition et nos reproches contre le gouvernement se
manifestaient plutôt par des satires , par des bons mots , par
des épigrammes et même par des chansons , que par une cou-
rageuse résistance; mais on aurait dû penser que cette appa-
rente légèreté était l'effet inévitable de la destruction graduelle
de nos libertés. Le pouvoir, étant devenu absolu, ne nous lais-
sait plus d'autre arme que celle du ridicule , dont la puissance
est plus grande qu'on ne le croit.
En d'autres pays on ne se borne pas à ployer sous le joug
du despotisme ministériel; non-seulement on y rampe avec
servilité, mais on y garde un honteux silence. Eu France, au
contraire , si l'on était parvenu par la force à nous empêcher
d'agir, jamais au moins il ne fut possible d'enchaîner nos esprits
et de leur imposer silence ; de sorte que , si le gouvernement
jouissait pleinement de l'autorité d'action, nous savions nous
emparer de l'autorité d'opinion , autorité si grande et tellement
fortifiée par le point d'honneur qu'elle fut souvent un contre-
poids suffisant pour arrêter l'arbitraire dans sa marche.
Il est vrai que ceux qui osaient ainsi se permettre contre
l'autorité de piquantes saillies en étaient parfois punis par
quelques disgrâces, et, comme l'abeille qui laisse son aiguillon
dans la plaie, ils souffraient eux-mêmes quelque temps de la
blessure qu'ils avaient faite.
M. de Maurepas avait été vingt-cinq ans exilé pour une
chanson; la même cause empêcha longtemps le chevalier de
Boulflers d'obtenir l'avancement qu'il méritait.
Cependant tous ces inconvénients disparaissaient à nos veux
136 KBM01BES
et nous les bravions pour céder au plaisir d'attaquer l'injustice,
la déraison ou l'ineptie du pouvoir, par les seuls moyens dont
nous pussions disposer. Faute de tribune les salons étaient nos
champs de bataille , et , ne pouvant livrer de combats réguliers,
c'était par des escarmouches légères que notre liberté compri-
mée montrait encore que son feu était plutôt couvert qu'é-
teint.
Au moment où l'opinion générale venait d'exhaler son mé-
contentement contre la conduite du ministère dans cette cam-
pagne , si majestueuse à son début et si ridicule à son dénoue-
ment , il avait plu de toutes parts des pamphlets et des
épigrammes; je m'étais permis moi-même, au camp de Pa-
ramé, contre le ministre de la marine, quelques couplets qui
eurent beaucoup de succès , non parce qu'ils étaient bons ,
mais parce qu'ils étaient gais , malins et conformes à l'esprit
du moment. On citait alors un mot de M. le duc de Choiseul ;
il avait dit que les montres de nos ministres retardaient
toujours de six mois , et je pris ce mot pour refrain de mes
couplets.
Quelques jours après mon retour à Paris , me trouvant à la
chasse du roi , ce prince m'appela près de lui. On sait que la
bonté, et , on peut même le dire , la bonhomie du caractère
de ce monarque, se cachait assez ordinairement sous une
enveloppe un peu rude , un regard assez dur et un ton très-
brusque. « On m'a appris , me dit-il d'un air qui me parut fort
« sévère, que vous vous êtes permis de faire des couplets très-
« malins, très-gais, mais un peu scandaleux, et qu'on ne peut
« trop avouer. »
M'efforçant de surmonter mon embarras, je lui répondis que
le dépit de rester oisif au milieu d'un camp, d'où j'espérais
sortir pour porter ses armes en Angleterre , m'avait mis dans
la nécessité de chercher quelques distractions à mes ennuis.
« Eh bien ! reprit-il, voyons cette chanson; dites-la-moi. »
j'étais au moment de lui obéir et de me jeter précisément
DU COMTE 1>E SEGDB. 137
par là sur recueil que je voulais éviter ; heureusement une
réflexion soudaine m'arrêta fort à propos. « Sire , lui dis-je ,
« j'ai l'ait malheureusement beaucoup de chansons; aussi je
« ne sais pas trop quelle est celle dont Votre Majesté veut me
« parler. — Ce sont, répliqua le roi, des couplets un peu
« licencieux sur les jaloux trompés. »
Alors mon trouble se dissipa; je lui chantai tout bas ces
c tuplets, qui ne contenaient assurément rien de politique. Il
en rit beaucoup , et me laissa fort content de m'êtrc ainsi tiré,
par hasard , d'un pas un peu glissant dans lequel j'avais failli
il/engager, et qui m'aurait probablement attiré le désagré-
ment d'an séjour forcé de deux ou trois mois dans une gar-
nison.
L'année 1780 parut, dès son début, nous annoncer des
événements plus importants et plus décisifs. Le stathouder
chercha en vain à calmer le mécontentement qu'inspirait au
gouvernement britannique le parti républicain. Les Anglais ,
menaçant les possessions hollandaises dans l'Inde , dont ils
convoitaient la conquête , forcèrent bientôt la Hollande à
grossir le nombre de leurs ennemis. Les Espagnols et les Fran-
çais formèrent le siège de Gibraltar; mais l'amiral Rodney par-
vint à ravitailler cette place, malgré les efforts de L'amiral
espagnol don Juan de Laugara.
Aux Antilles, le comte de Guichen , qui avait remplacé le
comte d'Estaing, soutint avec éclat l'honneur de nos armes.
Il y commandait vingt-deux vaisseaux; l'amiral Rodney, son
adversaire, en amena vingt contre lui. Ils se livrèrent bataille
à trois reprises différentes Jamais Rodney ne put couper notre
ligne. Les pertes éprouvées de part et d'autre lurent à peu
près égales; cependant, dansées trois combats, les Anglais
se virent obligés de se retirer, et perdirent un vaisseau de
guerre qui avait été crible de boulets.
Lue escadre espagnole vint alors rejoindre la nôtre et lui
donner une supériorité incontestable; leur jonction eut lieu
12
138 MEMOIRES
entre la Martinique et la Guadeloupe, malgré tous les mouve-
ments de Rodney.
Le comte de Guichen se croyait déjà certain de conquérir la
Jamaïque et d'autres îles ; mais jamais lui et don Solano ne
purent s'accorder sur leur plan d'attaque.
Les Anglais connaissaient seuls alors ces salutaires précau-
tions qu'enseigne la science de l'hygiène pour conserver la
santé des équipages. Nos ministres étaient, à cet égard, dans
la plus fatale incurie. Une maladie contagieuse infecta nos flot-
tes et les mit dans l'impossibilité de former aucune entreprise
importante.
Pendant ce temps les Américains nous adressaient de justes
reproches sur l'oubli de nos promesses et sur l'abandon où
nous les laissions , dans une crise qui devenait pour eux de
plus en plus imminente.
Des trois amis qui , les premiers en France , avaient formé
le dessein de combattre pour la cause américaine , je restais
le seul que la fortune s'obstinait à enchaîner dans nos gar-
nisons. J'en étais désolé ; mais le soudain changement qui s'opéra
dans notre gouvernement vint soutenir mon courage et res-
susciter mon espoir.
L'opinion générale s'était si clairement manifestée contre
deux de nos ministres que la cour sentit la nécessité de choisir
des hommes assez habiles pour diriger la guerre avec l'activité
qu'elle exigeait. Ce fut dans cette circonstance que le roi confia
à mon père le ministère de la guerre et donna celui de la marine
au marquis de Castries.
La nomination de M. de Castries précéda cependant de quel-
ques mois celle de mon père. On était généralement alors
très-mécontent de la conduite du prince de Montbarrey et de
celle de M. de Sartines.
Celui-ci s'était à la vérité distingué par une grande habileté,
dans l'administration de la police; mais ce n'était pas une
raison pour qu'il devînt un bon ministre de la marine, et certes
DU COMTE DE SÉGI li- 139
la légèreté seule de M. de Maurepas pouvait expliquer un
pareil choix.
Cependant , comme il l'avait fait nommer, il le soutint quel-
que temps contre l'opinion publique ; mais, M. Necfeer ayant
déclaré que l'administration de ce département se trouvait
grevée d'une dette de vingt millions, le roi se décida à renvoyer
M. de Sartines.
Je in- sais trop par quel motif nos rois n'ont presque jamais
voulu confier le gouvernement de la marine à un marin; mais
les faits prouvent que chez eux ce préjugé ou ce principe a tou-
jours été constant.
Dans ce temps la reine exerçait une graude influence sur
son épouv et cherchait de bonne foi à n'user de son crédit que
pour le bien général; aussi elle consultait autant qu'elle le
pouvait l'opinion publique, et, malgré toutes les calomnies
inventées par une basse envie , madame de Polignac , son amie,
lui disait la vérité et lui conseillait de ne porter son intérêt
que sur des personnes universellement estimées.
La cause en était toute naturelle. Madame de Polignac ne
ressemblait à aucune des favorites dont l'histoire a tracé les
portraits ; elle était sans ambition pour sa famille, sans avidité
pour elle-même; les honneurs, qu'elle avait fuis, étaient
venus la chercher : il fallait la forcer à recevoir quelques bien-
faits. Amie sincère, c'était Marie- Antoinette , et non ia reine
qu'elle aimait, et, dans tous les conseils qu'elle lui donnait,
elle n'avait pour but que sa considération et sa gloire.
Les hommes de sa société intime n'étaient exempts ni d'in-
trigue ni d'ambition; mais ils n'auraient pas été lies avec elle
s'ils n'eussent été distingués par un honneur délicat et par des
sentiments élevés, \insi parleurs qualités ils secondaient les
Mies honnêtes et miles de madame de Polignac, tandis que
de son côte elle parvenait, par sa douceur et par sa raison, à
modérer leur caractère et a retenir dans de justes limites leur
ambition personnelle.
140 MÉM0IB1S
Le but de la reine était de lutter contre le crédit de M. de
Maurepas, trop disposé, par son esprit léger et par de vieilles
habitudes , à se laisser plutôt diriger dans ses choix par l'intri-
gue que par le mérite.
M. de Castries avait mérité et obtenu l'estime générale par
sa probité , par son instruction , par son activité, par son cou-
rage ; on le regardait comme un de nos meilleurs officiers géné-
raux. Il ne brillait point par un génie vaste et éclatant, mais
par une raison ferme, froide , éclairée , qualité bien préférable
pour un administrateur à celle d'un esprit plus brillant et
moins réglé-
La reine , excitée par son amie , proposa au roi la nomina •
tiondeM. deCastries. M. Necker seconda puissamment ses vues,
et M. de Maurepas, cette fois, leur opposa peu de résistance.
Il n'en fut pas de même à l'égard de la nomination de mon
père. Le premier ministre, non par force, mais plutôt par
faiblesse, soutenait avec ténacité M. le prince de Montbarrey,
qui n'avait du son élévation au ministère de la guerre qu'à
l'amitié , aux instances et au crédit de madame de Maurepas.
M. de Montbarrey, officier général très-brave et spirituel ,
n'aimait point le travail, ne savait point résister aux sollicita-
tions des femmes et se laissait gouverner par ses bureaux.
Partout on se plaignait avec raison du relâchement que sa fai-
blesse souffrait dans la discipline.
Il voulait le bien , mais il n'avait pas la fermeté de le faire.
Cédant aux importunités, aux sollicitations des courtisans, il
échouait contre un écueil où se brisèrent et se briseront tant
de ministres qui oublient que la justice, l'ordre et la règle
sont les meilleurs remparts pour défendre leur considération
et leur place. Ils ignorent que ceux-là mêmes qui les engagent
et les forcent à sacrifier l'intérêt général à l'intérêt privé les en
puniront promptement et se rallieront avec ingratitude à l'opi-
nion publique qui les renversera.
Le poids de cette opinion amena la chute de M. de Mont-
DU COMTE DE SKGUR. 141
barrey, malgré tous les efforts de M. de Maurepas. Mais, si
Fou était d'accord à la cour pour l'éloigner, on fut , pendant
quelques mois , loin de s'entendre pour lui donner un succes-
seur.
La reine avait su, par les personnes quelle consultait, que
mon père jouissait dans toute l'armée d'une considération mé-
ritée par ses longs services , par ses nombreuses blessures , par
son application à étudier, à connaître toutes les parties de
l'art de la guerre et de l'administration militaire. On van-
tait sa justice inflexible, sa modération, son zèle pour la dis-
cipline et son désintéressement.
11 lui manquait, à la vérité, deux qualités bien nécessaires
pour arriver à une haute fortune : il n'était ni adroit comme
courtisan, ni mobile dans ses principes. Tout intérêt disparais-
sait à ses yeux dès qu'il lui semblait opposé à son devoir ; sa
francbise était un peu rude : il savait servir et non plaire ;
c'était en un mot un parfait homme de bien , mais un assez mal-
habile homme de cour.
Aussi , quoiqu'il fût appelé aux armes dans toutes les occa-
sions périlleuses et consulté par tous les ministres dans toutes
les affaires qui exigeaient de la sagesse et des lumières, on
ne pensait plus à lui dès qu'il était question de faveur, et jamais
sa modestie ne l'aurait fait arriver ni même songer au ministère.
Il n'y parvint que par le zèle ardent de ses amis , qui se trou-
vaient précisément être ceux de madame de Polignac. L'opi-
nion de M. Necker et de M. de Castries les seconda ; tous agi-
rent même longtemps à son insu.
Comme la reine n avait jamais entendu aucune voix contra-
rier le bien qu'on lui dit de mon père, assurée qu'elle allait
conseiller un bon choix, elle en parla vivement au roi, qui
ne cherchait et ne voulait que des hommes capables «le réaliser
ses sages et vertueuses intentions pour le bonheur de la France.
Dans le premier moment M. de Maurepas fut assez em-
barrassé sur la conduite qu'il devait tenir; ami intime de ma
142 MÉMOIRES
grand'mère , sa contemporaine , il connaissait mieux que per-
sonne mon père et ne pouvait en conscience rien objecter
contre lui.
Cependant plus cette nomination lui paraissait faite pour
être approuvée , plus elle rendait certain à ses yeux le renvoi
de M. de Montbarrey, que jusque-là il avait espéré maintenir
dans son poste.
Le hasard le servit mieux que ses réflexions. Mon père , à
peine convalescent d'une longue et violente attaque de goutte,
se hâta trop de venir remercier la reine des bontés qu'elle
lui témoignait. Il se montra donc à la cour, pâle , faible et pou-
vant à peine marcher.
M. de Maurepas profita malignement de cet incident pour
persuader au roi qu'on lui avait donné un conseil ridicule en
l'engageant à confier le ministère qui exigeait le plus de tra-
vail et d'activité à un homme épuisé par de graves blessures
et de perpétuelles infirmités.
Le roi le crut et en parla à la reine avec assez d'humeur.
Cette princesse reprocha vivement à madame de Polignac de
l'avoir ainsi compromise.
Madame de Polignac était douce , mais fière ; blessée des
reproches et du ton de la reine, elle lui offrit sa démission.
La reine , qui l'aimait beaucoup , effrayée à la seule idée d'une
telle séparation , l'apaisa par les assurances de la plus tendre
amitié , écouta ses explications , en fut satisfaite , et persista
dans ses démarches pour mon père.
Cependant le roi était irrésolu , et les espérances de M. de
Maurepas se relevaient par cette irrésolution. Ce fut M. de
Montbarrey qui mit lui-même un terme à cette incertitude.
Justement mécontent du rôle peu convenable que l'inopportune
protection de madame de Maurepas lui faisait jouer, il prit
un très-noble parti pour sortir d'une position aussi désagréable,
et, au moment où l'on s'y attendait le moins, il supplia le roi
d'accepter sa démission.
DU COMTE DE SÉGUH. 143
Comme on ignorait cette démarche , on n'eut point le
temps d'agir pour en profiter; mais M. de Maurepas, qui ne
pouvait revenir sur ce qu'il avait dit au roi de mon père, lui
indiqua , je ne sais d'après quel avis, M. le comte de Puységur
pour remplacer M. de Moutbarrev.
Ce choix assurément n'avait rien que d'honorable ; M. de
Puységur était un officier général distingué , sage , expéri-
menté ; il était depuis très-longtemps lié d'amitié avec mon
père. Je me souviens même qu'à cette occasion il vint le trouver,
et que tous deux , peu désireux des places , mais très-dignes de
les occuper, se promirent de laisser faire la fortune et de
n'agir en aucune sorte l'un contre l'autre.
Cependant madame de Polignac , ayant appris par la reine
que le roi était disposé à se décider en faveur de M. de Puyse-
çur, dit à cette princesse qu'il était de son intérêt et de sa
dignité de ne point laisser, sans motif, le crédit de M. de
Maurepas triompher du sien.
La reine, dontl'amour-propre se sentait blessé, alla chez le
roi , y fit venir en sa présence M. de Maurepas, reprocha à ce
ministre de s'être laissé tromper ou d'avoir trompé lui-même
le roi en représentant mon père comme infirme et comme in-
capable par là de soutenir le fardeau du ministère.
Elle lui demanda en même temps s'il avait quelque autre
motif raisonnable pour s'opposer au conseil qu'elle avait donné.
M. de Maurepas embarrassé ne put rien répondre; il fit même
l'éloge de mon père , et le roi lui donna l'ordre de l'informer
qu'il était nommé ministre de la guerre.
Tout devait faire présager de grands événements et d'heureux
succès , puisque les affaires étaient confiées à des hommes
fermes, actifs, habiles, expérimentés, et animés d'un zèle ar-
dent et sincère pour la patrie comme pour le roi.
D'ailleurs le concert le plus intime existait entre MM. Necker,
de Castries, de Vergennes et mon père. Un seul obstacle pou-
vait ralentir leur marche et affaiblir leurs efforts : c'était l'indo-
144 M ÉMOI fi ES
lenceet la légèreté de M. de Maurepas, que toute resolution
hardie effrayait.
Le seul but de ce vieillard insouciant étaitde passer paisible-
ment le peu de temps qui lui restait à vivre; il voulait, pour
ainsi dire , alin de n'être agité par aucune inquiétude , que le roi
ne régnât qu'au jour le jour. Supportant avec peine toute idée
de réforme qui aurait excité des plaintes et des cabales, tout
vaste plan de campagne où l'on n'achète de grands succès que
par de grands risques , il aurait désiré qu'on jouât le terrible
jeu de la guerre sans y mettre de gros enjeux; il voulait enfin
parader et non combattre.
Son indécision entravait les délibérations. Les petites intri-
gues l'occupaient plus que les grands intérêts de l'État. Il ne
traitait les matières les plus graves qu'en plaisantant, et le
sceptre qu'on lui confiait ne semblait qu'un hochet fait pour
amuser sa vieille enfance.
Au reste son vœu fut accompli : ses derniers jours ne virent
point d'orages. Vers la fin de l'année 1781 il mourut, ou
plutôt s'endormit tranquillement, laissant ainsi Louis XVI hors
de tutelle, libre de suivre des conseils plus fermes et plus utiles.
Le roi ne nomma point de premier ministre et voulut tenir
lui-même les rênes du gouvernement.
Quelques mois auparavant , M. Necker, qui administrait avec
habileté les finances, prit une résolution qui fut jugée grande
et utile par les uns, dangereuse et préjudiciable par les autres :
il fit imprimer et publier le compte des finances, tel qu'il l'avait
rendu au roi.
Cette innovation , sans exemple en France , y fit une espèce
de révolution dans les esprits. Jusque-là la nation , étrangère à
ses propres affaires , était restée dans la plus complète igno-
rance sur ses recettes , sur ses dépenses , sur ses dettes , sur
l'étendue de ses -besoins et sur celle de ses ressources. C'était
pour tous les Français , et même pour les classes les plus éclai-
rées, le véritable arcetnum imperii.
DU COMTE DE SÉGUH. 145
Cet appel à l'opinion était un appel à la liberté. Des que le
public eut satisfait sa curiosité sur ces grands objets, qu'on
avait toujours dérobés à ses yeux, il discuta , loua , fronda
et jugea.
La nation , réveillée ainsi sur ce point capital de ses intérêts ,
ne tarda pas à croire ou à se rappeler qu'en fait de comptes et
d'impôts elle ne devait pas être réduite au seul devoir de
solder, de payer, et qu'elle avait le droit d'examiner, d'accorder
ou de refuser les charges qu'on lui imposait.
Cette opinion, rapidement formée, se manifesta graduelle-
ment jusqu'à l'instant où , quelques années après , elle éclata
avec une violence imprévue.
Le roi , M. Necker et les autres miuistres ne prévirent point
ce résultat d'une démarche que leur probité et leur amour pour
le bien public leur dictaient. Comme il n'entrait dans leur esprit
que des idées d'utilité générale , ils croyaient ne rien avoir à ca-
cher ; la vertu est comme la vérité : elle aime à se montrer sans
voile. Que craindre en effet de la part d'un peuple , quand on ne
s'occupe qu'à le rendre heureux?
Guidé par les mêmes motifs et par les mêmes conseils , le roi
abolit la corvée et cette servitude de la glèbe qui nous offraient
encore les tristes vestiges des siècles de la barbarie.
Enfin M. IVecker, qui espérait fonder un système de crédit ,
source inépuisable de richesses , mais qui ne peut s'établir que
par la confiance, conçut le projet de former dans tout le
royaume des administrations provinciales.
C'était le vrai moyen d'accoutumer les propriétaires à con-
naître la cbose publique et à s'y intéresser; c'était nous déli-
vrer des inconvénients d'une concentration administrative in-
juste quand elle est excessive , et d'autant plus funeste qu'elle
paralyse la volonté nationale , qu'elle isole le gouvernement en
le séparant des peuples, qu'elle fait dépendre les intérêts des
communes des caprices des bureaux, et qu'elle veut tout
étreindre et tout diriger.
t. i. 13
NG MÉMOIRES
Certes, siée plan, qu'on a tant attaqué et qui était si conforme
aux paternelles intentions du roi, etlt triomphé des obstacles
que l'intrigue lui opposa , au lieu de courir imprudemment à
une liberté chimérique par les secousses violentes d'une ora*
geuse révolution, l'éducation nationale se serait faite graduel-
lement; les réformes salutaires seraient arrivées peu à peu ; les
délibérations municipales et provinciales auraient offert au
trône des lumières et des appuis; l'autorité se serait accou-
tumée à écouter un vœu national bien éclairé, qui aurait cen-
tuplé sa force , et la vraie liberté se serait naturalisée chez
nous sans efforts, au lieu d'y apparaître comme une puissance
hostile qui envahit , qui renverse , qui nivelle , et devant laquelle
les anciens pouvoirs , les anciennes supériorités , les antiques
lois et les vieilles coutumes sont forcés , après un combat court ,
mais acharné, de céder ou de périr.
Mais, puisque le sort ne voulait pas qu'on suivît avec fermeté
ce sage plan , proposé par le ministère et adopté par le roi , il
aurait peut-être été à désirer qu'on n'en eût pas conçu et émis
l'idée ; car plus un tel dessein , qui ne pouvait rester ignoré ,
était grand, juste, utile, populaire, plus l'opinion publique
s'irrita contre les intérêts privés qui en empêchèrent le succès ;
et ce fut peut-être là un des principaux germes des discordes
fatales qui s'élevèrent depuis entre la classe plébéienne et les
premiers ordres de l'État .
M. Necker avait , par des moyens simples , donné d'immenses
ressources au gouvernement pour soutenir les dépenses de la
guerre sans augmenter les impôts, et même, au contraire, en
en allégeant le poids ; il avait rempli le trésor par des emprunts
viagers , dont l'intérêt devait être acquitté au moyen de ré-
formes et d'économies dans les dépenses de luxe et de cour.
C'était bien conduire les affaires , mais mal connaître les
hommes. Il ignorait la puissance et le nombre des personnages,
tant grands que subalternes, intéressés aux abus ; il l'apprit trop
tôt à ses dépens : les intérêts privés remportèrent la victoire
DU COMTE DE SÉGUB. 147
sur l'intérêt général. L'État fut sacrifié a la cour, l'économie au
luxe , la sagesse à la vanité.
De toutes parts l'orage éclata. Les ennemis Je M. Decker
l>rofltèrcnt d'une faute de son amour-propre ; peu satisfait du
titre de directeur général des finances , il voulut être ministre
pour mieux défendre ses projets dans le conseil du roi.
Les dévots parurent scandalisés de voir un protestant tenir
le gouvernail de l'État, les grands s'offensèrent des prétentions
d'un simple banquier de Genève. Tous l'accusèrent d'orgueil et
d'ambition.
La conlianee du roi fut ébranlée, et, comme son principal
défaut était de se trop méfier de ses propres lumières, il crut en-
tendre l'opinion publique en écoutant la voix delà plus grande
partie des courtisans qui entouraient son trône. Surmontant ses
propres affections, il céda , et M. Neeker se vit éloigné des af-
faires par les mêmes adversaires qui avaient obtenu le sacrifice
de M. Turgot et décidé la retraite de M. de Malesherbes.
Cette disgrâce, dont j'anticipe un peu la date parce que le
cours de mes réflexions m'y entraîne , n'arriva qu'après le
succès militaire que l'habileté de ce ministre avait facilité. Sa
îetraite laissa de longs souvenirs et de longues traces,- toutes
les branches de l'administration en souffrirent.
Cependant, si l'on perdit ainsi tous les bons résultats qu'on
pouvait attendre de l'habileté de M. Neeker, on profita quelque
temps du bien qu'il avait fait, des ressources qu'il avait créées,
et les autres ministres, qui prirent vainement sa défense, su-
rent tirer un grand parti des moyens pécuniaires qu'il laissait en
leur pouvoir.
La campagne de 1781 , qui vit tant de mers couvertes de nos
vaisseaux , tant d'îles tombées en notre puissance, et tant de
triomphes éclatants remportés par nos armes dans l'Amérique
et dans l'Inde , sera toujours pour la monarchie une époque
mémorable et glorieuse.
Apres ia bataille navale que perdit RI.de Grasse contre
148 MÉMOIRES
l'amiral Rodney, nous et nos alliés nous n'en continuâmes pas
moins à garder l'offensive. L'illustre La Peyrouse se porta dans
la baie d'Hudson et leva sur ces côtes de fortes contributions.
Les Anglais se virent forcés, dans le sud des États-Unis, d'é-
vacuer Savannah ; ils restèrent timidement renfermés dans les
murs de Charlestown et de New-York. Nous restituâmes géné-
reusement aux Hollandais toutes les richesses que leur avait
ravies la cupidité de Rodney et dont nous venions de nous
emparer.
Nos ministres , loin d'être découragés , pressèrent leurs ar-
mements , formèrent d'autres combinaisons pour assurer la
conquête de la Jamaïque , et résolurent d'envoyer des renforts
à l'armée de Rochambeau , qui devait ou prendre New-York
ou s'embarquer pour aller rejoindre l'armée espagnole, afin de
forcer l'Angleterre , par la crainte de perdre ses dernières pos-
sessions dans les Antilles , à conclure la paix et à reconnaître
l'indépendance de l'Amérique.
Mais, si la défaite de M. de Grasse ne fut suivie d'aucune
autre perte pour nous , son funeste résultat fut cependant de
nous enlever cette supériorité maritime que nous avions un mo-
ment arrachée à notre éternelle rivale.
Le peuple anglais se montra , dans cette circonstance , plus
juste appréciateur des faits que la nation française : à Paris , on
accabla l'amiral vaincu d'épigrammes , de satires et d'outrages ;
à Londres , on plaignit son malheur, on admira son héroïque
courage, et, soit justice, soit orgueil , on lui rendit des hom-
mages peut-être exagérés.
Au reste , toute la France , loin d'accuser les ministres de ce
revers, s'empressa de seconder leurs efforts. La capitale offrit
au roi un vaisseau à trois ponts; plusieurs villes imitèrent cet
exemple, et d'innombrables souscriptions facilitèrent les moyens
de réparer promptement nos pertes et de presser vivement la
guerre.
Tandis que la France jouissait avec fierté de la gloire acquise
DU COMTE DE SEGUR. 149
par ses armes, du spectacle d'une année anglaise passant sous
les Fourches caudines, des conquêtes aussi importantes que
nombreuses faites dans les Antilles, de celle du Sénégal et de
Minorque ; enfin , lorsque tant de succès la maintenaient au
premier rang des puissances européennes, l'opinion publique,
agitée au dedans et irritée par de grandes fautes d'administra-
tion intérieure , annonçait déjà , par des murmures , par des
libelles et par des cbansons , une grande et prochaine explosion,
et un combat opiuiàtre entre l'antique état social et un état
nouveau, entre les préjugés et les principes, entre le pouvoir
et la liberté.
Telle est l'étrange inconséquence de l'esprit humain : ceux
qui gouvernaient la monarchie s'armaient contre un roi pour
deux républiques ; ils soutenaient , par les plus pénibles efforts ,
la cause d'un peuple en insurrection. Toute la jeunesse était
excitée par eux à regarder comme des objets dignes de son ad-
miration des républicains tels que Franklin , Washington, John
Adams, Gates et Green ; nos drapeaux conduisaient à la vic-
toire les drapeaux de l'indépendance , et tous nos jeunes cour-
tisans , colonnes futures de la vieille aristocratie , couraient , sur
les côtes de l'Amérique , puiser les principes de l'égalité , le
mépris des privilèges et la haine contre tout despotisme , soit
ministériel , soit sacerdotal.
Eu même temps , par une singulière contradiction , la cour,
inquiète de l'esprit d'opposition qui se manifestait, défendait
aux journaux de prononcer le nom de M. Ncckcr, dont le peuple
insultait publiquement les adversaires et portait aux nues les
partisans. Le bailli Durollet, auteur de l'opéra d' Iphiyénie ,
reçut, au foyer de la Comédie, des affronts sanglants, pour
avoir parle avec mépris du ministre disgracié. A tous I* -s théâtres
on saisissait avidement, et avec une sorte de fureur, toutes les
paroles qui pouvaient faire allusion a une autorité arbitraire et
à un exil injuste
1/ Histoire philosophique de l'abbé R lynal était .dors l'objet
159 MEMOIRES
d'un enthousiasme général ; ce n'était pas seulement le mérite
réel de cet important ouvrage qu'on admirait , c'étaient les dé-
clamations les plus violentes qu'on y trouvait contre les prêtres,
contre le pouvoir monarchique et contre l'esclavage des nè-
gres. L'auteur ne s'y bornait pas à parler avec éloquence
contre une oppression si injuste , contre un trafic si contraire
à la religion et à l'humanité; il provoquait, en quelque sorte,
ces nègres infortunés à une vengeance qui, depuis, ne fut que
trop générale et trop cruelle.
On aurait dû profiter de ses conseils et réfuter ses erreurs;
mais il ne fallait pas proscrire un livre qui était dans toutes les
bibliothèques , et auquel la proscription ne faisait que donner
dans l'opinion un nouveau prix. Cependant M. l'avocat gé-
néral Séguier fit contre ce livre un réquisitoire fulminant ; l'au-
teur fut décrété de prise de corps, l'ouvrage condamné à être
brûlé, et cette condamnation devint pour l'abbé Raynal une
espèce d'apothéose.
A la même époque, un membre de l'Académie française, un
de nos meilleurs historiens, l'abbé Millot, vit son Histoire con-
damnée en Espagne par l'Inquisition; le célèbre Olavidès, qui
venait de défricher et de civiliser la Sierra Moréna , fut jeté
dans les prisons de ce farouche tribunal parce qu'il avait tra-
duit en espagnol l'ouvrage de l'abbé Raynal. Je me souviens
de lui avoir entendu dire , lorsqu'il se fut échappé de son cachot,
qu'un des chagrins les plus insupportables de sa captivité avait
été de se voir condamné , pour pénitence , à lire matin et soir
les œuvres de frère Louis de Grenade et celles d'un autre moine
aussi stupide. « Eh bien ! lui répondis-je , voilà le supplice des
anciens renouvelé : vous avez été damnât us ad bestias. »
Aucun service rendu , aucun rang , aucune autorité ne met-
tait à l'abri de cette tyrannie monacale. Le conquérant de la
Floride , l'amiral Solano , l'éprouva lui-même. On avait trouvé
chez lui un exemplaire de Y Histoire de l'abbé Raynal ; l'au-
mônier de son vaisseau jeta avec emportement le livre dans la
DU COMTE DE SEGUB. 151
nier, menaça l'amiral des arrêts de l'Inquisition, et le contrai-
gnit, pour expier sa faute, à faire une pénitence publique. Il
était, comme on le voit, difficile de tomber dans des contradic-
tions plus frappantes, en faisant sentir au peuple avec amer-
tume les coups du pouvoir arbitraire , au moment où on l'ap-
pelait aux armes pour la défense d'un autre peuple qui venait
de s'en affranchir.
Quoique jeune encore , et par conséquent entraîné par l'es-
prit de mon temps, ce tourbillon ne fermait pas totalement mes
yeux sur les bizarreries de nos inconséquences ; je me souviens
toujours de rétonnement avec lequel j'entendis toute la cour,
dans la salle de spectacle du château de Versailles, applaudir
avec enthousiasme Brutus , tragédie de Voltaire, et particu-
lièrement ces deux vers :
Je suis fils de Brulus, et je porte en moi» ceeur
La liberté gravée et les rois en horreur.
Quand les premières classes d'une monarchie se fanatisent à
ce point pour les maximes les plus outrées des républicains,
une révolution ne doit être ni éloignée ni imprévue; mais au-
jourd'hui cependant les plus ardents ennemis de toute liberté
et les plus zélés défenseurs de l'antique état social ont oublie
complètement à quel point ils avaient eux-mêmes poussé le
peuple sur la pente rapide où il ne fut bientôt plus possible de
l'arrêter.
Tout le conseil du roi n'était pas unanime à l'égard de ces
mesures inconséquentes; le garde des sceaux et le ministre
de Paris étaient les seuls qui conseillassent ces rigueurs intem-
pestives; ils luttaient maladroitement contre l'esprit public,
combattaient par des ordonnances et par des arrêts la cause
de la liberté , que le gouvernement soutenait par ses .innés.
et se montraient semblables a ces toreado) s qui , dans les jeux
sanglants de l'Espagne, aiguillonnent longtemps par (bs bles-
sures légères le taureau . dont ils changent ainsi la colère eu
152 MÉMOIBES
furie. Ils irritaient par la imprudemment l'opinion publique,
au lieu de l'adoucir et de l'éclairer.
Les ministres de la guerre et de la marine gémissaient de
ces erreurs, sans y prendre part, et s'occupaient, avec autant
de sagesse que d'activité, à remplir dignement les devoirs que
leurs places leur imposaient. Notre marine , vaincue et détruite
dans la déplorable guerre de Sept-Ans , reparaissait soudai-
nement, aux yeux du monde étonné, forte, nombreuse , ins-
truite, disciplinée.
Le géant d'Albion, surpris et ébranlé, voyait inopinément
en elle une rivale puissante , qui lui disputait avec ûertc l'em-
pire de mers.
M. de Castries , habile dans ses plans , actif dans ses tra-
vaux , ferme dans ses résolutions, éclairé dans ses choix et
inaccessible, aux manœuvres de l'intrigue , combattait , avec un
égal courage , les ennemis de la France et les intrigants de la
cour. On doit lui attribuer en grande partie les succès de la
campagne de 1781 et l'éclat de ce dernier rayon de gloire
qu'elle jeta sur le règne de l'infortuné Louis XVI. Il fut par-
faitement secondé par mon père. Tous deux , unis par l'amitié
la plus intime, étaient animés du même esprit d'ordre , de jus-
tice et de bien public. Le devoir était tout pour eux; ils comp-
taient pour rien la faveur ; tous deux voulaient servir digne-
ment le monarque et se souciaient peu de plaire à ceux qui
préféraient leurs intérêts aux siens.
Comme alors toute la noblesse de France, par coutume et
par préjugé , n'avait d'autre carrière que celle des armes , le
ministre de la guerre, plus que tout autre, était sans cesse en
butte aux manœuvres, aux intrigues, aux sollicitations, aux
importunités des grands et aux caprices de la faveur. Chaque
prince voulait hâter l'avancement de ceux qui lui étaient atta-
chés; chacun des grands personnages de l'Etat poussait vive-
ment la fortune de ses parents et de ses protégés.
La reine elle-même , dont la bouté naturelle savait rarement
DU COMTE DE SIGUB. 153
résister au plaisir d'accorder des grâces, attaquait sans cesse
la fermeté du ministre qui voulait maintenir les règlements ,
et reprochait quelquefois à mon père de manquer pour elle de
complaisance et de gratitude. Une ou deux fois, irritée de ses
refus, elle employa, pour lui forcer la main , le crédit que la
tendresse du roi lui donnait.
Le frère d'un homme revêtu d'une des grandes charges de
la cour s'était attiré beaucoup de détracteurs par sa conduite
incertaine et faible ; l'opinion publique l'avait même plus sévè-
ment inculpé lorsqu'il était employé à la tête d'un corps dans
la guerre de Corse. Il sollicitait la place d'inspecteur général ,
fonction alors réputée très- importante.
Mon père voulait avec raison la donner à un des officiera
généraux plus anciens et plus estimés ; mais la reine , qui le pro-
tégeait , décida le roi à donner l'ordre à mon père de faire
cette injuste nomination. Il obéit, mais en même temps il of-
frit sa démission au roi, qui la refusa, et, lorsque le nouvel
inspecteur vint , suivant l'usage , remercier le ministre , celui-
ci lui répondit « qu'il ne lui devait aucune reconnaissance, qu'il
« s'était au contraire opposé de toutes ses forces à une faveur
« peu méritée , et que c'était à la reine seule qu'il devait cette
« préférence. »
L'humeur de cette princesse fut extrême ; elle me fit dire de
venir chez elle, me détailla longuement et avec vivacité tous
les sujets de mécontentement que mon père lui donnait. Je lui
réprésentai alors avec force combien i! était malheureux pour
les princes de se laisser ainsi tromper et irriter par les personnes
qui les entouraient, et qui cherchaient assidûment à leur faire
sacrifier l'intérêt général aux intérêt privés. « Mon père, ajoutai-
* je, n'oubliera jamais, Madame, que c'est à Votre Majesté
« qu'il doit son élévation ; mais il ne croit pouvoir mieux vous
« marquer sa reconnaissance qu'en servant le roi avec cons-
« cience et fidélité. Vous avez une armée pour vous servir et
« non pour vous plaire. Cette armée perdra toute émulation ,
154 MÉMOIRES
« si on continue , comme par le passé , à préférer le crédit au
« mérite et la naissance aux services. Votre .Majesté a vu dans
« quel état déplorable était réduite cette armée , il y a peu de
« temps, par les complaisances et les faiblesses d'un ministre
« contre lequel l'opinion générale s'est si hautement manifestée.
« Tous les grands de votre cour voulaient des commandements ;
« il n'y avait pas d'évêque qui ne prétendît faire nommer quel-
« que colonel , point de jolie femme ou d'abbé qui ne voulût
« faire quelque capitaine. Ces abus ont cessé ; l'ordre renaît ,
« l'espérance se ranime, et vous en voyez les heureux fruits
« par l'ardeur et les succès dé nos troupes dans les deux
« mondes. Pourquoi souffririez-vous qu'un si grand bien ne
« fût qu'illusoire et de peu de durée?
« — Mais , reprit la reine , je ne demande pas d'injustice ; je
« crois seulement pouvoir faire accorder des préférences à des
« militaires qui ont bien servi, et dont le nom et l'attachement
« méritent des égards. Votre père n'en a point pour moi ; il
« veut m'ôter tout moyen d'obliger; ses règles minutieuses,
« qu'il m'oppose toujours , le font accuser de dureté et de pé-
« danterie ; c'est une vraie barre de fer ; il ne regarde pas comme
« un titre suffisant l'attachement au roi et à la reine. Je n'ai
« point cru, en le faisant nommer ministre, qu'il me contra-
« rierait sans cesse et me priverait du plaisir le plus doux
« pour moi , celui de faire du bien et de rendre des services aux
« personnes qui le méritent par leur attachement pour nous. »
« — Mais, Madame, répliquai-je, Votre Majesté a trop d'esprit
« pour ne pas sentir que, toutes les fois que mon père se trouve
« forcé de contrarier vos désirs, il éprouve un chagrin extrême.
« D'ailleurs, permettez-moi de vous le dire, les détails arides de
« l'administration militaire vous sont étrangers; vous seriez
« fort ennuyée s'il vous fallait connaître toutes les ordonnances
« et tous les règlements faits pour le bien du service, pour éta-
« blir dans l'armée un ordre raisonnable et même nécessaire.
« Les règlements une fois signés par le roi , le devoir d'un
nu COMTE DE SEGUR. 15i
« ministre est de les exécuter strictement; s'il s'en écartait , il
« serait coupable, et il n'y aurait plus de règle ; la laveur ferait
« tout ; les bons et anciens services perdraient leur prix ; l'ému-
« lation cesserait d'exister dans l'armée, et le mécontentement
« deviendrait général.
« — Mais qui vous parle, dit vivement la reine, de violer toutes
« les ordonnances et de ne suivre aucune règle? » Je me tus
et je souris. « Allons! parlez, poursuivit-elle. Voulez-vous me
« donner à entendre que je fais à votre père des recommanda-
« tions déraisonnables ? »
« — Oui , Madame , mais sans vous en douter. Vous êtes
.< trompée par ceux qui sollicitent votre protection; ils se gar-
« dent bien de vous dire . les uns qu'ils n'ont pas le temps de
« service nécessaire , d'autres que leurs négligences ne méri-
« tentpas d'avancement; enfin la plupart vous laissent ignorer
« que leurs concurrents ont des droits meilleurs et plus anciens.
« — Fort bien, répondit la reine , cela peut arriver quelque-
« fois ; mais pourquoi votre père, au lieu d'un refus sec et in-
« convenant, ne vient-il pas m'en expliquer les motifs?
« — Il le voudrait certainement , Madame ; mais vos occupa-
« tions et les siennes lui en laissent rarement la possibilité.
« — Écoutez, me dit-elle enfin avec la grâce qui lui était fami-
« Hère, je veux croire qu'il n'a nulle intention de me désobliger;
« je compte sur sa reconnaissance, j'estime même sa sévérité
" un peu trop rude ; je conviens que par facilité je me laisse
« aller souvent à des recommandations pour des personnes
« dont je ne connais pas bien les droits -.faime qu'on ne me
« quitte jamais mécontent. Mais, pour éviter dorénavant toutes
« ces tracasseries, il faut, toutes les fois que j'attacherai quel-
« (pic importance et que je mettrai de l'insistance à une de-
■ mande, que votre père vienne me parler ou vous charge de
« m'expliquer les raisons qui l'empêchent de me Satisfaire.
« Dites-lui que nous sommes raccommodés, que je lui en veux
« seulement de l'humeur avec laquelle il a offert sa démission.
156 MEMOIRES
« Ni le roi ni moi nous ne voulons l'accepter ; car nous som-
« mes persuadés qu'il ne veut que le bien de notre service et
« qu'il est plus capable que tout autre de le faire. »
Je fus très-content de porter à mon père ces paroles obli-
geantes. Il suivit la conduite que la reine avait prescrite , et je
puis assurer avec vérité que depuis, lorsque de semblables
contestations survinrent à propos de quelques nominations im-
portantes, la reine accueillit sans humeur et approuva sans
difficulté tous les refus que mon père opposait à l'intrigue et
dont je fus plusieurs fois chargé de lui expliquer les raisons. Ce
fut ainsi qu'une circonstance qui d'abord avait paru si contraire
à nos intérêts augmenta l'estime que cette princesse avait pour
mon père et la faveur dont elle daignait m'honorer.
Je me souviens encore d'un autre fait qui peut prouver la
nécessité où l'on se trouvait de soutenir une lutte continuelle
contre la faveur et la puissance. On avait récemment recréé,
pour M. le prince de Condé, la charge de colonel général de
l'infanterie. Rien de plus naturel que d'en revêtir un prince du
sang qui avait -su, à la tête de nos armées, soutenir brillam-
ment un nom cher à la France et familier avec la victoire ;
mais, en même temps, il était très- politique de ne la rendre
qu'honorifique et de la dépouiller du pouvoir réel qu'elle avait
eu dans les mains d'hommes tels que le duc d'Épernon, à une
époque où subsistaient encore trop de vestiges de l'ancienne
anarchie féodale.
Cependant, comme on n'est jamais juste et impartial dans sa
propre cause, M. le prince de Condé réclamait vivement une
partie des anciens privilèges de sa charge, et se plaignait amère-
ment de la résistance du ministre qui contrariait ses vues. Ce
prince, m'ayant invité à venir chez lui, me dit qu'il savait que
j'avais un grand crédit sur l'esprit de mon père, et que je ferais
une chose qui lui serait très-agréable si j'employais ce crédit
à lui faire rendre des prérogatives qu'on ne pouvait lui refuser
sans injustice.
DU COMTE DE SÉGUB. 167
Je l'assurai vainement qu'on l'avait induit en erreur, que
j'étais trop jeune et beaucoup trop inexpérimenté pour avoir
quelque ascendant sur un caractère aussi ferme, sur un esprit
aussi éclairé que celui de mon père. « D'ailleurs, ajoutai-je, il
« faut qu'il ait de bien puissants motifs pour s'opposer au désir
« de Votre Altesse ; mais je le connais trop pour ne pas devoir
« vous dire que, si, après une mûre réflexion , il trouve de
« graves inconvénients au rétablissement des privilèges que
« vous réclamez, rien au monde, si ce n'est un ordre spécial
« du roi , ne fera changer sa détermination.
« —Je vous prie cependant de l'essayer, répondit le prince.
« Vous avez beau dire, je sais fort bien que votre père a en vous
« une entière confiance. Je vous offre une occasion de m'obliger,
« ne la négligez pas. Vous êtes colonel ; je suis appelé par mon
« nom et par mes services au commandemnent de nos armées,
« dès qu'une guerre sérieuseaura lieu en Europe. Je vous saurai
« gré du service que vous me rendrez, et vous devez sentir de
« quelle utilité doit être alors, pour un jeune colonel, la bienveil-
« lance d'un chef qui peut à son gré donner des occasions de
« se distinguer, et par là faire acquérir des droits à un avance-
« ment rapide. »
J'avoue que je me sentis vivement blessé en voyant que le
prince me supposait capable de chercher, par des vues d'in-
térêt personnel, à obtenir de mon père une chose contraire à
son opinion et à ses principes ; aussi je me bornai à répondre
au prince que je rendrais un compte fidèle à mon père de l'en-
tretien dont Son Altesse venait de m'honorer. Il me salua sè-
chement, assez surpris probablement d'une candeur et d'une
fierté qu'il n'attendait pas d'un jeune courtisan.
Je me retirai et j'allai retrouver mon père , qui m'approuva
pleinement. Le prince n'obtint pointée qu'il demandait ; le roi
résista comme son ministre, et je rends trop de justice aux qua-
lités nobles et éminentes de M. le prince de Condé pour croire,
malgré In froideur qu'il nie témoigna depuis, qu'il conservât un
'53 MEMOIRES
vrai ressentiment d'une conduite qu'il devait intérieurement
estimer.
Je ne citerai plus ici qu'une dernière anecdote relative à l'ad-
ministration de mon père. Celle-ci est plus importante par ses
résultats, puisqu'elle a donné lieu à une fausse opinion, aujour-
d'hui si répandue qu'il est peut-être impossible de la changer.
Il est ainsi des erreurs accréditées qui deviennent historiques.
Au surplus, ce n'est pas dans l'espoir de détruire complètement
celle dont je parle que j'écris ceci -, mais , en racontant les faits
exactement tels qu'ils se sont passés, je. crois remplir mon devoir.
Tout le monde en France a cru et dit que mon père avait,
par une ordonnance , exclu tout le tiers-éUit du service mili-
taire, en exigeant, de ceux qui voulaient obtenir le grade d'offi-
cier, des preuves de noblesse vérifiées et certifiées par le généa-
logiste de la cour, M. Chérin.
Cette ordonnance a été constamment l'objet d'abord de vives
plaintes, et plus tard de violentes déclamations contre l'orgueil
injuste et aristocratique du ministre.
La justice que je veux et que je dois rendre à mon pèro
n'a besoin, pour être évidente, que du récit fidèle des faits.
On se rappelle que , à l'époque où mon père était ministre,
l'esprit d'innovation se manifestait partout , et, au moment où
nos citadins se passionnaient, pour les institutions anglaises, nos
militaires, indignés des échecs reçus dans la guerre de Sept- Ans,
s'efforçaient de devenir Prussiens, et d'imiter, autant qu'ils lo
pouvaient, les troupes du grand Frédéric , leur vainqueur.
On ne parlait généralement que de réformes, que de tactique
nouvelle et de suppression d'abus. Le roi, ne voulant ni résister
sans prudence , ni céder sans motifs à cette fermentation des
esprits , avait chargé un comité, composé des vingt-quatre ins>.
pecteurs d'infanterie et de cavalarie, d'examiner à fond toutes
les parties de l'administration militaire, et de rendre compte do
leur travail au ministre , par un rapport que celui-ci devait
soumettre, avec son avis , au roi , dans son conseil.
DU COMTE DE SEGUR. 159
Ce rapport, discute pendant plusieurs mois, fut remis à mon
père. Il contenait l'analyse des nombreuses réclamations qui
affluaient de toutes parts sur l'organisation de uotre armée, sur
la tactique , et principalement sur les abus introduits dans le
mode de nomination aux emplois.
Les inspecteurs avaient accueilli les plaintes d'une foule de
nobles qui prétendaient que, ne pouvant, sans déroger, entrer
dans d'autres carrières que celle des armes, ils la voyaient dé-
sormais presque fermée pour eux , tant par les effets d'une
paix de dix années, qui rendait plus rares les vacances des
emplois, que par la facilité abusive avec laquelle on laissait
éluder les ordonnances qui exigeaieuit, pour être nommé of-
ficier, des certificats de noblesse signés par quatre gentils-
hommes.
« Ces certificats, disaient-il, se donnent fréquemment à des
« roturiers par déjeunes gentilshommes obérés et qui trouvent
« ainsi le moyen de se libérer de leurs dettes. Cette fraude in-
« supportable, ajoutaient-ils, pri've la noblesse pauvre de tout
« moyen d'obtenir des emplois , que leur enlèvent journelle-
« ment les jeunes gens riches du tiers-état. »
Lorsque mon père porta ce rapport au conseil , il combattit
avec chaleur l'opinion des inspecteurs et leurs conclusions fa-
vorables aux réclamations de la noblesse. « La fraude dont on
« se plaint, disait-il , fût-elle aussi fréquente qu'on le suppose,
« uc ferait que prouver l'impossibilité de conserver un ordre
« de choses que tout le monde veut éluder, parce qu'il n'est
« plus en harmonie avec nos mœurs , avec les progrès en ins-
« truction et en richesses d'un tiers-état qui s'offense de cette.
« humiliation. Comment voulez-vous qu'on supporte l'idée de
« voir que le fils d'un magistrat respectable, d'un négociant
« estimé, d'un intendant de province, chargé d'une des plus
« importantes branches de l'administration , soit condamné à
« ne pouvoir servir l'État que comme soldat, ou à ne parvenir
« au grade d'officier qu'à un àgc avancé, après avoir vieilli
1G0 MÉMOIRES
« dans les rangs les plus subalternes ? Il vaudrait bien mieux
« attaquer le préjuger déraisonnable qui ruine toute la noblesse
« en ne lui permettant d'autre activité que celle des armes. La
« loi dont elle réclame l'exécution tombe en désuétude parce
« qu'elle est contraire aux mœurs du temps; et vainement
« voudrait-on la ressusciter : il ne serait ni raisonnable nijuste
« de vouloir lui rendre de nouvelles forces. Au fond elle est
« inutile ; car, quoi qu'on en dise , la noblesse sera toujours
« sûre, par sa position, par son crédit, d'obtenir la préférence
« pour le plus grand nombre des nominations; et de plus cette
<• loi ressuscitée , sans satisfaire toutes les prétentions des clas-
« ses privilégiées, exciterait le mécontentement général de
« toutes les autres. »
Certes la raison la plus mûre, l'esprit le plus équitable avaient
dicté cet avis ; cependant l'opinion contraire prévalut , et il fut
décidé que dorénavant ce serait M. Chérin, généalogiste de la
cour, qui délivrerait les certificats de noblesse précédemment
donnés et signés par quatre gentilshommes.
Mon père reçut l'ordre de faire une ordonnance conforme à
cette décision. Il obéit; mais en la rédigeant il excepta de
l'obligation des preuves prescrites les fils de chevaliers de
Saint-Louis et les emplois d'officiers dans plusieurs corps de
troupes légères, de sorte que, indépendamment des moyens
d'avancement assurés aux longs services et offerts par les
chances de la guerre , le tiers-état eut peut-être , depuis cette
ordonnance , plus de facilité qu'auparavant pour entrer dans
la carrière militaire.
Cependant on fit peu d'attention à ces adoucissements; on
parut même oublier l'ancien état de choses et les preuves de
noblesse précédemment exigées. Enfin il passa pour constant
que c'était mou père qui avait infligé au tiers-état une exclu-
sion humiliante , et son ordonnance devint le but principal vers
lequel se dirigèrent tous les traits de la malveillance et d'une
haine déjà trop vive de l'ordre plébéien contre celui de la no-
1)1 COMTE DE SÉGUR. 1GI
Messe. Voilà les faits dans toute leur vérité; l'opinion publique,
jusqu'ici trompée, les jugera.
Fersonne , je crois, n'aurait dû être plus à l'abri de pareils
reproches que mon père; sous des formes sévères il était
humain, généreux; il cherchait partout le mérite, l'encoura-
geait, le défendait contre l'intrigue et le récompensait. Jamais
sa justice ne rejetait une réclamation fondée ; jamais son acti-
vité ne laissait de lettres convenables sans réponse ; jamais il
ne fermait l'oreille aux bons conseils , ni même aux avis qui
pouvaient l'éclairer sur ses fautes.
L'habileté , l'intelligence , l'assiduité à remplir ses devoirs ,
l'ancienneté des services, les nombreuses blessures , les actions
brillantes étaient les seuls titres valables à ses yeux. -Aussi les
vieux officiers, les vieux soldats le chérissaient et vantaient sa
bouté; les guerriers couverts de cicatrices aimaient à compter
les siennes ; les jeunes courtisans seuls se plaignaient de sa
sévérité et de son attachement rigoureux aux règles et à la dis-
cipline.
L'ordre et l'économie lui donnaient les moyens de multi-
plier, plus qu'aucun de ses prédécesseurs, les récompenses
dues à des services réels. Il trouva même , dans de sages épar-
gnes , la facilité de recréer une caisse de pensions en faveur
des plus anciens chevaliers de Saint-Louis.
Jusqu'alors nos soldats couchaient trois dans un même lit;
ce fut lui qui ordonna que désormais ils n'y seraient plus que
deux. Le désordre régnait dans les hôpitaux; les dépenses
de cette partie si importante de l'administration étaient exces-
sives et mal dirigées : d'après les mesures qu'il prit , ces
hôpitaux coûtèrent moins et continrent plus de malades mieux
soignés.
Son ordonnance sur cette matière reçut dans le temps des
éloges universels. Par ses soins l'instruction des officiers fit
de grands progrès. On venait de toutes parts admirer la belle
tenue de nos troupes, leur exacte discipline et la régularité
Ifi2 UÉM01BES
de leurs manœuvres. Les commandements les plus importants
lurent toujours donnés par lui a des chefs désignés a sa con-
fiance par l'estime publique, et ceux qui se distinguèrent si
éminemment dans la guerre d'Amérique rendirent une pleine
justice à la sagesse de ses instructions.
Il avait le premier conçu et présenté au roi l'idée de la
création du corps de l'artillerie légère et de celui de l'état-major,
auxquels depuis nous dûmes une si grande part de notre gloire.
Enfin, malgré la difficulté des circonstances et les exigences
de la cour, le fonds des pensions militaires , qui , sous tous les
autres ministres, s'était annuellement augmenté, ne reçut
aucun accroissement pendant son ministère, qui dura sept
années , parce qu'il eut la sage fermeté de ne jamais accorder
de pensions nouvelles qu'eu exacte proportion avec les extinc-
tions des anciennes.
Telle fut sa vie ministérielle , aussi respectable à la cour
qu'elle l'avait été dans les camps. On pardonnera sans doute
ces détails au sentiment qui les dicte. Si l'oubli des méchants
est une maxime salutaire, ajoutons-y que tout le monde doit
s'unir pour préserver de l'oubli les hommes de bien ; c'est le
meilleur moyen d'en augmenter le nombre , malheureusement
trop rare en tout temps et surtout dans les postes élevés, qui
sont en butte à tant de jalousies, à de si séduisantes tenta-
tions, et perpétuellement entourés de tant d'écueils.
Si mon père, malgré sa justice, rencontrait encore des
ingrats et des mécontents, il faut avouer que j'étais un peu
de ce nombre; car, malgré toutes mes sollicitations, ne vou-
lant faire en ma faveur de passe-droits à personne , il m'avait
toujours refusé les moyens de partager en Amérique les palmes
cueillies par plusieurs de mes compagnons d'armes.
Enfin cette grâce tardive me fut accordée; le vicomte de
Noailles ayant obtenu , après la prise d'Yorktown , le comman-
dement en chef d'un régiment qui était en France, je fus
nommé à sa place colonel en second du régiment du Soisson-
DU COMTE DE SÉGI H. 1(>3
nais. Je quittai sans regret les dragons d'Orléans, malgré
l'affection que j'avais pour eux, et je reçus Tordre de partir
et de m'embarquer pour aller rejoindre mon nouveau corps
dans les États-Unis.
Après avoir si longuement et si vivement désiré de com-
battre , j'espérais faire une campagne vive et brillante , qui
terminerait la guerre par la prise de New-York et peut-être
ensuite par la complète de la Jamaïque; car tel était alors le
projet des ministres.
Lorsque j'arrivai à Brest, dans les premiers jours d'avril 1 782 ,
j'y trouvai plusieurs frégates qui nous attendaient, ainsi qu'un
convoi nombreux de vaisseaux marchands, de bâtiments de
transport, que nous devions escorter. II y avait aussi dans le
même port deux bataillons de recrues destinées à renforcer
l'armée de Rochambeau.
Je reçus Tordre d'en prendre le commandement, de les
inspecter et de les dresser à l'exercice jusqu'au moment du
départ Je remplis avec exactitude ce devoir minutieux. Cette
ennuyeuse occupation se prolongea beaucoup plus que je ne
l'avais pensé.
I He escadre anglaise, informée de nos préparatifs et favo-
risée par les vents qui nous étaient contraires , nous Moquait
et croisait devant la rade , dans l'intention de nous attaquer
et de s'emparer de notre convoi.
Nous apprîmes dans ce moment la triste nouvelle de la
défaite de M. de Grasse, et ce revers excita parmi nous, non
le découragement, mais au contraire un redoublement d'ar-
deur.
Enfin les vents changèrent et nous donnèrent l'espoir pro-
chain de sortir de ce triste port, où nous étions comme aux
arrêts. Nous reçûmes Tordre de laisser à lirest notre convoi
et de nous embarquer sur la Gloire, frégate de trente deux
canons qui en portait de douze.
A l'époque de ce premier embarquement , on plaça avec
Mil UEHOIBES
moi sur la Gloire MM. le duc de Lauzun ; le prince de Rroglie,
(ils du maréchal; le baron de .Montesquieu, petit-fils de
l'auteur de ['Esprit des Lois; le comte de Loméuie , qui depuis
périt victime de la Révolution ; un officier anglais nommé Sliel-
don; Polarski , gentilhomme polonais ; le baron Liliehorn , aide
de camp du roi de Suède , et le chevalier Alexandre de Lameth,
qui depuis rendit de grands services à son pays. Il y devint
célèbre par ses talents , par son habileté administrative , par
son caractère , par son noble dévouement à sa patrie , par
ses principes constitutionnels et par les proscriptions qu'ils lui
attirèrent.
De ce moment datèrent son amour pour la liberté et notre
amitié , sentiments qui , depuis quarante ans , dans son âme
comme dans la mienne, ont conservé toute leur force.
Il était difficile de trouver un compagnon de voyage plus
aimable que le duc de Lauzun; son caractère était facile, son
âme généreuse , sa grâce originale et sans modèle. 11 me mon-
tra une courte lettre de 31. de Maurepas , auquel il avait vive-
ment recommandé une affaire qui l'intéressait. Cette lettre ,
en quatre lignes , donnait une juste idée du caractère enjoué
et de Thumeur légère de ce vieux ministre. « Je n'ai pu, lui
« disait-i!, parvenir à faire ce que vous désiriez, fous na-
« viez dans cette occasion pour vous que le roi et moi :
« Voilà ce que c'est que de s'encanailler. »
Les impressions qu'éprouvait alors cette jeunesse belliqueuse,
s'arrachant avec ardeur à ses foyers , à ses plaisirs , à ses affec-
tions, pour chercher, dans un autre monde, les travaux et les
périls , étaient dignes d'observation et auraient pu annoncer
aux esprits clairvoyants les changements grands et prochains
qui devaient s'opérer en Europe.
Ce n'était plus, comme autrefois , des chevaliers cherchant ,
ainsi que les héros normands, à la pointe de l'épée, des aven-
tures et des principautés, ou des guerriers guidés, comme les
croises , par un pieuv fanatisme ; des Anglais et des Français
DU COMTE DE SEOUR. 1G5
aventureux, ou des Espagnols cupides, qui, altérés de la
soit* de l'or, couraient ensanglanter et dépeupler un inonde
découvert par Colomb. Ce n'était même plus uniquement le
désir de gloire et de grades qui avait fait briller les épées fran-
çaises dans toutes les guerres que se faisaient les différentes
puissances de l'Europe.
Quelques-uns étaient encore cependant conduits exclusive-
ment par ce dernier motif; mais la plupart d'entre nous se trou-
vaient animés par d'autres sentiments : l'un , très-raisonnable
et très-réflécbi , celui de bien servir son roi et sa patrie , de
tout sacrifier sans regret pour remplir envers eux ses devoirs ;
l'autre, plus exalté, un véritable entbousiasme pour la cause de
la liberté américaine.
Un autre siècle naissait ; tout changeait de mobile et de but.
Il était assez extraordinaire de voir de jeunes courtisans par-
tant pour la guerre au nom de la philanthropie , de cette
philanthropie qui devrait la faire détester, et des officiers
qui, par l'ordre d'un gouvernement absolu, s'élançaient eu
Amérique d'où ils devaient rapporter en France les germes
d'une vive passion pour l'affranchissement et pour l'indépen-
dance.
Je ne saurais mieux donner une idée de l'exaltation qui agi-
tait alors nos esprits qu'en citant quelques passages d'une
lettre que j'écrivais à cette époque, et qu'après quarante-deux
aus je ne retrouve pas sans quelque plaisir.
Rade de Brest, à bord de la Gloire, ce 1 9 mai 17S2.
■ Au sein d'une monarchie absolue, disais- je , on sacrilie
« tout à la vanité, au désir de la renommée, qu'on nomme
« amour de la gloire , et qu'on ne peut appeler amour de la
« patrie dans un pays où un petit nombre de personnes , éle-
« vées précairement aux grands emplois par la volonté d'un
« maître, ont seuls part à la législation et à l'administra-
« tion, dans an pays où la chose publique n'est plus que
166 MKMOIRKS
« la chose privée, où la cour est tout et la natiou rien
« L'amour de la vraie gloire ne saurait exister sans philo-
« sophie et sans mœurs publiques. On ne connaît bien chez
« nous que l'amour de la célébrité, qui peut porter au mal
« comme au bien. Ce n'est point par des talents, mais par
« faveur qu'on avance : il est plus profitable de se rendre
« agréable au pouvoir qu'utile au pays. Aussi, au lieu de
« vouloir honorer sa patrie par des vertus , l'enrichir par des
« monuments et l'éclairer par des lumières, on n'emploie son
« activité qu'en intrigues. Les ambitieux ne craignent pas
« une mauvaise réputation et n'en cherchent pas une bonne
« et solide ; tout ce qu'ils désirent , c'est le bruit et l'éclat ; tout
•< ce qu'ils redoutent , c'est le silence et l'obscurité. Étranges
« égoïstes, qui vivent toujours dépendants des autres, en ne
« croyant vivre que pour eux-mêmes !
« Si je parais les imiter, cette apparence est trompeuse ,
« car je poursuis un but tout différent du leur. Quoique jeune,
« j'ai déjà passé par beaucoup d'épreuves et je suis revenu
« de beaucoup d'erreurs. Le pouvoir arbitraire me pèse ; la
« liberté, pour laquelle je vais combattre, m'inspire un vif
« enthousiasme, et je voudrais que mon pays pût jouir de celle
« qui est compatible avec notre monarchie , notre position et
« nos mœurs.
« Mes affections mêmes fortifient mes opinions actuelles.
« Uni par d'heureux liens avec la petite-fille du chancelier
« d'Aguesseau , mon plus vif désir, en suivant une autre
« carrière que celle de cet illustre magistrat , est de m'élever
« à la hauteur de ses immortels principes de vertu , de justice
« et d'amour pour la patrie. En lisant ses discours et ses écrits,
« on sent évidemment que ce ministre d'un monarque absolu
« ne perdait jamais de vue l'intérêt public , les droits des ci-
« toyens, et les limites prescrites au pouvoir par l'éternelle raison
« et par les lois fondamentales de l'État. Ce grand magistrat ,
» si dévoué à son roi, portait dans les tribunaux, dans la lé-
DU COUTS DK SEGUR. 1G7
« gislation et dans l'administration , tonte l'indépendance et
« toutes les vertus républicaines.
« Mon admiration pour un si noble modèle a dissipé dans
« mon Ame les faux attraits d'une folle ambition , du désir des
« riebesses; elle me fait résisterait tourbillon du monde. L'o-
« pinion peu éclairée du vulgaire était la dernière idole que
« j'encensais ; mais elle s'est enfin montrée à moi telle qu'elle
« est, assise sur l'ignorance, égarée par la fortune, et ne nous
« présentant qu'un encensoir de faux métal , qui ne s'agite que
« pour honorer le vice brillant, favorisé par les caprices du
« sort.
« Je n'éprouve plus d'autre passion que celle de mériter les
« suffrages de l'opinion publique , non telle qu'elle est, mais
« telle qu'elle devrait être; l'opinion, par exemple, d'un peuple
« libre dont un sage serait le législateur. Aussi , en me se*
« parant aujourd'hui de tout ce qui m'est cher, ce n'est pas un
« préjugé , c'est à un devoir que je fais ce pénible sacrifice :
« magistrat , j'abandonnerais les plus doux loisirs pour me
« rendre dès cinq heures au palais , afin d'y combattre l'injus-
« tice; ministre , je m'exposerais à l'exil et au triste sort qu'é-
« prouve la vérité dans les cours pour y défendre la cause des
« opprimés ; guerrier, je quitte ma famille et mes foyers , tout
« ce qui charme ma vie , pour remplir strictement les devoirs
« d'un métier le plus noble de tous quand on l'exerce pour
« soutenir une juste cause.
« Tels sont les motifs qui me guident. Il en est un surtout plus
« fort que les autres : c'est celui de m'élever au niveau de quel-
« ques êtres dont je ne puis me rappocher qu'à force de nobles
« sentiments et de vertus. A présent leur affection est tout à
« la fois l'objet de mes regrets et le prix de mes sacrifices. T.a
« seule chose qui me console de m'en éloigner, c'est de mériter
<■ de plus en plus d'être aimé par eux. »
Enfin le signal du départ fut donné; un nouveau passager,
le vicomte de Vnudreuil, se joignit à nous , et notre frégate mit
168 MÉMOIRES
à la voile le 19 mai 1782 , avec une brise assez fraîche pour
nous faire espérer d'échapper à la vigilance de la flotte anglaise ;
mais à peine étions-nous à trois lieues qu'une tempête violente
nous força de changer de route et de nous enfoncer dans le
passage périlleux que l'on nomme le Raz de Tulinguet , lieu
fameux par beaucoup de naufrages.
Luttant adroitement contre les vents et les écueils , nous par-
vînmes à prendre le large ; alors l'approche de vingt-deux vais-
seaux anglais nous contraignit , pour les éviter, de ranger la
côte de très-près , et , comme le coup de vent devenait toujours
de plus en plus violent, nous fûmes eu grand danger de tomber
sur des écueils appelés les Glenans , contre lesquels , peu de
temps auparavant , la frégate la Vénus s'était perdue.
Enfin le calme succéda à l'orage ; mais la guibre de notre
frégate, cédant à l'impétuosité du vent, s'était brisée. Nous
nous vîmes donc obligés d'entrer dans la Loire et de relâcher à
Paimbœuf. Ainsi la fortune , contraire à nos vœux , semblait
se plaire à nous enchaîner sur les rivages de la France.
Jusqu'au 15 de juillet , recevant tantôt l'ordre de remettre à
la voile et tantôt l'injonction de retarder notre départ , nous
ne fîmes , comme des caboteurs , que courir de port en port.
De Brest nous étions venus à Nantes, de Nantes nous allâmes
à Lorient, et de Lorient enfin nous nous rendîmes à Rochefort,
où nous trouvâmes £ Aigle , frégate de quarante canons por-
tant du vingt-quatre , et qui devait se rendre en Amérique de
conserve avec nous.
M. le baron de "Vioménil , M. le duc de Lauzun , qui re-
tournait en Amérique, montèrent abord de l'Aigle; MM. de
Vauban, de Melfort, de Talleyrand, de Champcenetz, de Fleurv
et plusieurs autres officiers s'y embarquèrent également. Le
commandant de notre frégate était le chevalier de Vallongue ,
ancien officier de la marine royale , qui , malgré sa réputation
de bravoure et d'habileté et ses longs services , n'était encore
parvenu qu'au grade de lieutenant de vaisseau.
DU COMTE DE SEGUB. 109
Le chevalier de La Louche commandait la frégate L'Aigle.
C'était un homme instruit , brave, spirituel , aimable , mais qui
était entré récemment au service de mer. De nombreux amis
et l'appui du duc d'Orléans avaient accéléré sou avancement ; il
était capitaine de vaisseau, et ce ne fut pas sans un peu d'humeur
que M. de Vallongue se vit ainsi contraint de servir sous les
ordres d'un officier moins ancien que lui , et qui était ce qu'on
appelait alors un intrus dans la marine.
M. de La Louche aimait son nouveau métier et en remplis-
sait les devoirs avec autant d'intelligence que d'honneur. Cepen-
dant, au moment de son départ, une passion qui dominait chez
lui toutes les autres lui fit commettre une assez grave faute
dont le résultat , qui pouvait être beaucoup plus funeste , nous
occasionna d'abord d'assez vives contrariétés et ensuite un
malheur qui tomba principalement sur lui.
Une femme dont il était violemment épris l'avait suivi de
Paris à la Rochelle ; les ordonnances ne lui permettaient pas de
l'embarquer sur sa frégate , et cependant il ne pouvait se dé-
cider à se séparer d'elle. On verra bientôt quel fut l'étrange parti
qu'il prit pour concilier, autant qu'il le pouvait, son amour et
son devoir. Le 15 de juillet nous mîmes à la voile en même
temps qu'un convoi marchand assez nombreux, escorté par la
frégate la Cérès.
Peu de temps après notre départ, au milieu de la nuit , et
tandis que nos équipages étaient occupés à manœuvrer pour ré-
sister à un vent contraire qui s'était élevé avec assez de force,
l;i Frégate la Cérès, en virant maladroitement, aborda notre
frégate avec uni' telle violence que nous crûmes tous être tombés
sur un écueil.
Cette secousse ne nous causa aucun dommage ; niais la Cérès
en éprouva d'assez graves pour être contrainte de nous quitter
et de rentrer avec son convoi dans le port. Ces jours suivants
nous limes peu de chemin; il est vrai que le vent était faible.
Cependant cette lenteur muis étonnait a\er raison, car nous sa-
lj
170 MEMOIRES
vions que t Aigle était beaucoup meilleure voilière que nous ,
et pourtant nous étions sans cesse obligés de diminuer de voiles
pour l'attendre et ne pas nous en séparer.
Enfin nous remarquâmes qu'un vaisseau marchand naviguait
à la suite de F Aigle. Comme il était impossible qu'un tel navire
pût marcher comme un bâtiment de guerre, nous vîmes bientôt
qu'après plusieurs messages de canots et plusieurs pourparlers
le commandant de l'Aigle s'était décidé à prendre à la remorque
le vaisseau marchand.
Le mystère fut alors éclairci, et il nous fut démontré que
c'était la maîtresse de M. de La Touche qui retardait sa course
et qu'il voulait ainsi la traîner à sa suite. On peut bien croire que
de cette manière notre navigation dut être très-lente ; nous
fûmes de plus contrariés par des calmes fréquents , de sorte
qu'ayant employé trois semaines pour arriver aux Açores ,
ayant beaucoup de malades à bord et craignant de manquer
d'eau, M. de La Touche prit la résolution de relâcher dans
quelque port de ce petit archipel.
Pendant cet ennuyeux trajet , nous n'eûmes d'autre distrac-
tion que la vue successive de plusieurs vaisseaux auxquels nous
donnâmes chasse, conformément aux ordres du capitaine La
Touche, espérant toujours que nous allions trouver un ennemi,
livrer un combat et remporter une victoire ; mais chaque fois
notre espoir fut déçu , et en approchant de ces bâtiments nous
reconnûmes que c'étaient des neutres ou des alliés.
L'archipel des Açores appartient aux Portugais. On relâche
ordinairement à Fayal ; mais le vent , qui était contraire , nous
aurait fait perdre trop de temps, et, nous trouvant près de Ter-
cère, la principale île des Açores , et dont Angra est la capitale,
nous y allâmes , comptant pouvoir y mouiller. Au moment où
nous jetions l'ancre , on vint nous avertir que nous étions en
danger de perdition, à cause des courants qui nous affaleraient
infailliblement à la côte.
Le commandant du port refusa de nous y recevoir, quoiqu'on
DU COMTE DE SÉGliR. 171
y vit quelques bâtiments marchands; cet officier nous fit dire que,
le port étant exposé au vent du large , nos frégates n'y seraient
pas en sûreté, qu'il ne pourrait pas en répondre, et qu'ainsi il
valait mieux que ces frégates croisassent devant la rade pen-
dant qu'elles enverraient chercher, dans leurs chaloupes , les
provisions et les rafraîchissements qui nous seraient nécessaires.
Ce fut le parti que nous prîmes.
A l'aspect de ces îles, ainsi qu'à celui des îles du Cap- Vert
et des Canaries , à la vue de ces groupes d'amphithéâtres et de
montagnes qui s'élèvent isolées au-dessus de la surface du vaste
Océan , il ne semble pas possible de douter de l'existence an-
tique d'un continent submergé par une des grandes révolutions
de notre globe. Indépendamment de toutes les observations
nouvelles faites à cet égard par nos savants , un coup d'œil
suffit pour démontrer que ces archipels sont les sommets de
quelque chaîne de montagnes de cet ancien continent, englouti,
depuis plusieurs milliers d'années, par les eaux.
Le récit des prêtres égyptiens, que Platon nous a transmis,
est peut-être exagéré. Il est difficile de croire qu'autrefois les
Atlantes aient conquis une partie de l'Europe et de l'Afrique ,
et que le peuple d'une seule ville telle qu'Athènes ait battu ,
chassé et détruit ces fiers conquérants ; mais, cette exagération
à part, on ne peut avoir vu les Açores et douter de l'existence
et de la submersion de l'Atlantide.
Au milieu des flots d'une mer immense, cet archipel isolé,
bravant les ouragans , les volcans sous-marins et les tremble-
ments de terre qui semblent le menacer fréquemment d'une
nouvelle révolution , élève tranquillement dans les airs ses ver-
doyants amphithéâtres qu'embellit un printemps perpétuel. On
y voit les fleurs, ou y recueille les fruits de l'Europe, de l'A-
mérique, de l'Afrique et de l'Asie. Le jasmin, l'oranger, le
laurier, l'acacia , les roses embaument l'air de leurs parfums ,
et cet air est si pur qu'aucune vermine ne peut y vivre.
Lorsque nous vîmes de loin l'île de Tercère , elle ne se pré-
172 MÉMOIRES
sentait à nos regards que comme une grosse montagne assez
noire ; mais , en approchant d'Angra, nous jouîmes de la vue
la plus agréable. Cette montagne si sombre s'éclaircit ; le sommet
seul de son pic garde son aridité. De ce pic la montagne s'étend
par une pente douce jusqu'à la mer, et présente à l'œil un am-
phithéâtre magnifique couvert de bois odoriférants, aussi variés
par leur forme que par leur couleur. Ces bois se groupent
pittoresquement, et laissent voir entre eux des champs et des
cultures de toute espèce , qui annoncent l'abondance et pro-
mettent le bonheur.
Au bas d'un enfoncement où la mer va perdre sa furie , on
aperçoit la ville d'Angra, qui s'élève majestueusement le long de
la montagne. Cette ville est grande et défendue par deux forts
dont les feux se croisent sur l'entrée du port. Plusieurs maisons
de plaisance, propres et riantes , lient insensiblement cette ville
avec la campagne, et empêchent ainsi que les yeux n'éprouvent
une transition trop forte en passant de la vue des bâtiments
réguliers à l'aspect champêtre des vallons.
Les Portugais , comme les Espagnols , possèdent des trésors
dont ils ne sentent pas la valeur; ils l'atténuent même par les
vices de leur administration. Contrariant la nature qui leur offre
la richesse , ils la refusent par préjugé ; par leurs faux calculs,
préférant le monopole à ,1a liberté, ils s'appauvrissent en refusant
au commerce cette liberté qui peut seule lui donner la vie. Les
Portugais visitent et connaissent presque seuls les Açores.
Les habitants de Tercère, jouissant avec étonnement du
plaisir si rare de recevoir des étrangers , m'assurèrent que , de-
puis soixante ans , ils n'avaient vu à Angra que quelques passa-
gers d'un vaisseau français et deux bâtiments anglais ; encore
n'y étaient-ils restés, comme nous, que trois ou quatre jours.
Les autres nations leur sont totalement inconnues ; aussi, pour
toute espèce de lumières , ils sont à deux siècles de nous. Leurs
vins , leur blé , leurs bestiaux et leurs oranges n'ont pour dé-
bouchés que Lisbonne et les ports du Brésil .
nu COMTE DE SÉGtIB. 173
Fayal, dont les cotes sont plus abordables et le port plus
large, donne plus souvent asile aux navigateurs que le vent porte
dans ces parages. Ils y achètent des vins fameux par leur saveur.
On dit que Saint-Michel présente un aspect aussi riant que
Tercère; mais la sérénité des habitants y est troublée par de
violentes éruptions volcaniques et par de fréquents tremble-
ments de terre. Le nom des îles Graciosa et Flores suffit pour
prouver que la nature les a aussi richement dotées ; mais elles
sont très-petites, et personne n'y relâche.
Vers le commencement du dix-huitième siècle, il arriva dans
cet archipel un phénomène qui effraya beaucoup les habitants :
près de l'île de Saint-Michel , une violente éruption volcanique
lança tout à coup dans les airs une immense quantité de pierres
enflammées; et fit ensuite sortir du fond de la mer une petite
île qui avait environ trois lieues ; elle exista trois ans , mais
après elle disparut insensiblement.
La résidence du gouvernement de cet archipel est la ville
d'Angra; toutes les autres îles y envoient des députés pour
former le conseil du gouverneur. Ce gouverneur, lorsque nous
y arrivâmes, était un homme des plus grandes maisons de Por-
tugal. Ses troupes, peu nombreuses , assez mal tenues, étaient
suffisantes pour la défense d'une île qu'où n'est point tente
d'attaquer et où l'on trouve peu d'endroits propres à un dé-
barquement; d'ailleurs ces points sont suffisamment défendus
par des batteries.
Dès que je fus descendu de mon canot , je me rendis chez
le consul de France; il se nommait Peyrez. Dans sa jeu-
nesse , se trouvant sans fortune , il avait été en chercher une
en Portugal; de là, conduit par des affaires de commerce à
Tercère, les charmes d'une olivâtre Tercérienne l'y avaient
fixé.
Ce consul, de tous les consuls du monde le moins occupé ,
fut charmé de revoir des compatriotes. Il nous traita de son
mieux, ainsi que la senhora Peyrez, qui ne paraissait pas trop
17-1 MÉMOIfitS
lâchée de voir pouf la première lois des hommes autrement
qu'à travers une jalousie.
Je lis une longue promenade avec mon hôte dans la plus
grande partie des vallées de l'île , promenade fort agréable pour
l'oeil, mais peu intéressante pour l'esprit, car rien n'était moins
fertile que l'esprit de mon bon compatriote.
11 avait presque oublié son pays , ignorait ce qui se passait
dans les autres, n'aimait que sa brune compagne et n'admi-
rait que son petit pavillon , qu'il appelait sa maison de plai-
sance , et une allée de citronniers de cent pas , qui traversait
sou parc. Sa ferme, composée de neuf arpents, ne lui avait coûté
que huit cents livres,
Revenu à bord de ma frégate , assez fatigué de ma course,
j'étais peu tenté de retourner à Tercère ; mais le duc de Lauzun
me fit changer d'avis. « Je vois , me dit-il , que tu t'es peu
« amusé, et c'est ta faute. Pourquoi t'avises-tu aussi de des-
« cendre chez le consul de France, bon et simple bourgeois,
« qui n'admire que son allée de citronniers , ne sait faire qu'un
« peu de cuisine , ne vous offre que l'eau de son puits trop
« fraîche et son lait qui ne l'est pas assez? Je l'ai vu comme
« toi , mais je me suis bien gardé de lui consacrer ma journée,
« J'ai trouvé autre part de meilleurs moyens pour chasser l'ennui
« et satisfaire ma curiosité. Viens avec moi ; tu connaîtras ce
« qu'il y a de mieux à Tercère : bonne cbère , bon accueil ,
« un hôte gai , joyeux et empressé de plaire , des femmes vives
« et jolies , des religieuses complaisantes , des pensionnaires
« coquettes et tendres , et un évéque qui danse admirablement
« le fandango.
a — Tu es fou, lui répondis-je. Et quel est donc cet homme
« rare qui t'a montré subitement une amitié si active et si ob-
« figeante? — C'est le consul d'Angleterre, dit-il. — Eh ! tu
<■ n'y penses pas , répliquai-je. Comment! nous sommes en
<> guerre avec les Anglais, et c'est chez le consul de cette nation
« que tu vas prendre tes ébats !
Dl COMTE DE SÉGUR. 175
« — Attends, reprit-il ; ne porte pas de jugement téméraire.
« Mon hôte est à la vérité consul de l'Angleterre, notre en-
« nemie; mais il cumule les emplois; il est en même temps
« consul de l'Espagne , notre alliée , et , pour compléter la
« singularité, il n'est ni Anglais, ni Espagnol, mais Français et
« Provençal.
«< — Il ne lui manque plus, répondisse, pour réunir toutes les
« qualités possibles, que d'être familier de l'Inquisition, — Eh
« bien ! mon ami , s'écria Lauzun en riant , je crois qu'il ne lui
« manque rien. — Ah! s'il en est ainsi, repris-je , je n'ai plus
« d'objection à te faire. Allons chez cet homme singulier, qui
« porte tant d'habits et joue tant de rôles. Trois fois heureuse
« est la pacifique Ile de Tercère , qui -, au milieu des orages ef-
« froyables que la guerre répand sur l'Europe , l'Asie , l'Afrique
n et l'Amérique , n'entend , dans son tranquille séjour, que le
'■ bruit de ses flots , les sons de ses guitares , les chants de
« ses oiseaux , et voit dans son sein les consuls de deux puis-
<• sances belligérantes non=-seulement vivant en bonne intelli-
« gence , mais ne formant qu'une seule et même personne ,
« et faisant probablement fort bien les affaires de toutes les
« deux ! »
Nous partîmes donc, Lauzun , le prince de Broglie, le vi*
comte de Fleury et moi . avec deux ou trois de nos autres com-
pagnons d'armes , et nous fumes introduits chez le consul
d'Angleterre, qui tint toutes ses promesses ; car il nous donna
d'excellent thé, de tres-bon porter, des soupers exquis, une
société de femmes très-aimables , et, comme nous étions cu-
rieux de connaître le fandango, cette danse célèbre parce qu'elle
est la plus gravement indécente et la plus tristement volup-
tueuse, un jeune Portugais, coadjuteur de l'évêque d'Angra ,
eut la Complaisance , sans se faire trop prier, de la danser en
notre présence.
Ce ne fut pas tout; l'obligeant consul nous conduisit le len-
demain matin dans un couvent où nous vîmes d'indulgentes
176 MKMOIRES
nonnos et des pensionnaires très-jolies. I -cur teint un pou basané
n'affaiblissait point le charme de leurs beaux yeux noirs, de
leurs blanches dents et de l'élégance de leurs tournures. Leur
aspect nous consola des deux redoutables grilles qui séparaient
le parloir de l'intérienr du couvent.
La mère abbesse, suivie de sa jeune cohorte, arriva grave-
ment derrière la grille , avec le costume, la taille, la figure que
nous présentent les portraits d'abbesse du treizième siècle. Rien
ne manquait à cette ressemblance, pas même la crosse, car
elle en tenait majestueusement une à la main.
Après les premiers compliments , et lorsque ces dames fu-
rent assises, notre encourageant consul nous dit que, suivant
l'usage portugais, usage assez étrange, nous pouvions, à la
faveur des grilles et malgré la présence de madame l'abbesse
avec sa crosse, nous montrer aussi galants que nous le vou-
drions pour son jeune troupeau , parce que , de tout temps , la
dévotion et la galanterie régnaient ensemble, sans discorde,
dans les cloîtres du chevaleresque Portugal.
Chacun de nous choisit donc l'objet qui frappait le plus dou-
cement ses regards et qui semblait répondre avec plus d'obli-
geance à ses œillades. Ainsi nous parlâmes promptement d'a-
mour, mais très-innocemment et très-platoniquement, grâce à
la présence des deux grilles et de madame l'abbesse.
On aura peine à comprendre comment , nos maîtresses iguo-
rant la langue française et nous ne sachant pas un mot de la
langue portugaise, nous p-ouvions réciproquement nous en-
tendre ; mais rien n'était impossible avec notre officieux consul :
il se chargea du rôle d'interprète et nous aplanit ainsi la dif-
ficulté première de l'entretien.
Le signal de cette conversation galante fut donné par une
jeune pensionnaire, la senhora dona Maria-Emegilina-Francisca
Genoveva di Marcellos di Connicullo di Garbo. Frappée de la
bonne mine , de la physionomie spirituelle et du costume de
L.iuzun, qui portait l'uniforme de hussard, elle lui jeta, en sou-
DU COMTE DE SÈG1 R. 177
riant, une rose à travers la grille, lui demanda son nom, lui
présenta un coin de son mouchoir qu'il saisit et qu'elle tendit
ensuite , en cherchant à l'attirer à elle : douce vibration qui
sembla passer assez vite des mains au cœur.
Nous suivîmes tous avec empressement cet exemple ; les
mouchoirs voltigèrent rapidement des deux eôtés , ainsi que les
fleurs, et, comme nos jeunes Portugaises nous lançaient des
regards qui semblaient annoncer l'envie de renverser les grilles,
nous nous crûmes obligés de répondre à ces tendres agace-
ries eu leur envoyant des baisers, non sans crainte cependant
de paraître trop téméraires à madame l'abbesse. Mais cette plai-
santerie ne dérangeait rien à sa gravité et n'effrayait point son
indulgence. Xous continuâmes alors à imprimer ces baisers
sur le coin des mouchoirs de nos belles , qui, à leur tour, ren-
daient très-obligeamment ces baisers au bout du mouchoir
reste dans leurs mains.
Bientôt nous essayâmes de faire un peu de portugais du peu
d'italien que nous savions. Cet essai réussit auprès de nos
dames, qui nous imitèrent, de sorte que la conversation, plus
directe, devint plus vive, quoiqu'à moitié comprise, et laissa
quelque repos à notre consulaire interprète , qui en profita
pour causer avec madame l'abbesse.
Enfin cette bonne abbesse se mêla de l'entretien, et, s'a-
percevant peut-être que notre joie était tant soit peu mêlée de
surprise , elle nous dit , par l'entremise du consul , que l'amour
pur était fort agréable aux yeux de Dieu. « Ces jeunes per-
« sonnes, ajoutait-elle, auxquelles je vous laisse offrir vos
« hommages, s'etant exercées à plaire, seront un jour plus
« aimables pour leurs maris, et celles qui se consacreront a
« la vie religieuse, ayant exercé la sensibilité de leur àme et
« la chaleur de leur imagination, aimeront bien plus tendre-
« ment la Divinité. D'une autre part, poursuivait-elle, cette
« galanterie jadis honorée ne peut être que fort utile a de jeunes
« guerriers; elle vous inspirera l'esprit de la chevalerie; elle
173 MÉMOIRES
« vous excitera à mériter, par de grandes actions , le cœur
« des belles que vous aimez, et à honorer leur choix en vous
« couvrant de gloire. »
Je ne sais si le consul traduisait fidèlement ; mais la chaleur
des regards de madame l'abbesse , sa dignité , son accent et sa
crosse, eu me faisant admirer son éloquence, me persuadaient
que je me trouvais transporté dans quelque vieille île enchantée
de l'Arioste et au bon vieux temps des paladins.
Ainsi ranimé par de tels conseils , je redoublai d'ardeur pour
ce jeu galant , et l'interprète de mes feux , le joli mouchoir de
la dame de mes pensées, s'agita et voltigea plus que jamais.
Elle était moins riche en noms de baptême que ses compagnes,
car la maîtresse du prince de Broglie se nommait dona Eu-
genia*Euphemia-Athanasia-Marcellina di Antonios di Mello. La
mienne s'appelait plus modestement doua Marianna-Isabella-
del Carmo, et, dans ce moment, il m'en aurait peu coûté de sou-
tenir contre tout venant, a grands coups de lance, qu'elle était
de toutes la plus jolie.
Comme la variété est l'âme des plaisirs, après les œillades,
après les messages des mouchoirs et les baisers portés par les
airs et un peu refroidis par les grilles, nous hasardâmes des bil*
lets doux. Ils furent introduits par le complaisant consul. La
bonne abbesse, les ayant lus sans quitter sa crosse ni sa dignité,
permit en souriant la libre circulation de ces tendres épîtres
et des réponses qu'elles nous attiraient.
Je hasardai une chanson, et le prince de Broglie m'imita.
Je ne sais si nos couplets furent embellis ou gâtés par la tra-
duction du consul , mais on parut les trouver charmants.
Le jour baissait; madame l'abbesse donna le signal de la
retraite. On se fit de part et d'autre de touchants adieux. Un
second rendez-vous fut assigné pour le lendemain, et l'on peut
croire que nous y fûmes tous très- exacts.
En arrivant au couvent nous trouvâmes la grille ornée de
fleurs de toute espèce , et nos dames mille fois plus aimables
DO COMTE DE SBGUB. 179
qje la veille. Elles nous donnèrent de la musique. La maîtresse
du prince de Broglîe et celle du duc de Lauzun chantèrent
eu duo des airs fort tendres , en s'accoinpagnant de la gui-
tare.
Pendant ce temps, la maîtresse du vicomte de Fleury et la
mienne dansaient avec nous. Des deux côtés de la grille nous
figurions de notre mieux les passes , que celte triste grille nous
empêchait d'exécuter réellement; mais ce qu'il y avait peut-être
de plus divertissant était de voir madame l'abbesse qui battait
la mesure avec sa crosse.
Dona Euphemia nous fit entendre ensuite une chanson im-
provisée et à double sens , faisant allusion à la Passion et à celle
que Lauzun lui inspirait.
Pour vous faire juger de l'esprit inventif et prompt de notre
consul, vous saurez que, au moment où la distance et l'épaisseur
des grilles , s'opposant à nos vœux , avaient arrêté la circulation
de nos billets , notre actif interprète , ayant déterré une petite
pelle creuse , y embarqua nos lettres, qui arrivèrent ainsi dou-
cement à bon port.
On sait qu'en amour, comme en ambition , il est difficile de
s'arrêter ; la complaisance nous rendit exigeants. jNous deman-
dâmes quelque* dons d'amour; nos vœux furent exaucés : nous
reçûmes, avec de nouveaux billets bien tendres, des cheveux ,
des scapulaires, que nous attachâmes sur nos cœurs.
A notre tour nous fîmes des présents ; nous envoyâmes des
anneaux , des cheveux. Lauzun et le vicomte de Fleury avaient
dans leurs poches leurs propres portraits , qui , je ne sais par
quel accident , leur avaient été rendus en France au moment
de leur départ ; ils en firent hommage à leurs belles.
Je reçus de Marianna-Isabella un scapulaire ; elle m'assura
qu'il me porterait bonheur, et que , tant qu'il resterait à mon
cou, je serais à l'abri de tout accident et de toutes maladies.
Je lui promis de ne jamais m'en séparer; mais sa prophétie ne
se vérifia point, car, peu de jours après, la fièvre me prit, et
ISO MI.MOIRF.S
je fis naufrage sur les côtes d'Amérique, où je perdis tous mes
bagages.
Nos amours platoniques du parloir inspirèrent nous dit-on ,
quelque inquiétude dans la ville ; les frères, les oncles, les galants
s'alarmèrent. Le bruit se répandit qu'au millieu de ces jeux
nous avions eu la témérité de demander furtivement à nos jeu-
nes pensionnaires le moyen de nous entretenir ensemble sans
grille , et de francbir la nuit les murs du jardin. Je ne sais ce
qui aurait pu en arriver, et si notre petit roman ne se serait
pas terminé, à l'antique mode espagnole et portugaise, par
quelques sérénades troublées et par quelques coups d'épée; ce
qui est certain, c'est que nous aperçûmes, en nous retirant,
plusieurs hommes à grands manteaux et à larges chapeaux ra-
battus qui semblaient nous épier.
Quoi qu'il en soit , le vent qui s'élevait ou la prudence de
M. de La Touche dissipa promptement toute espérance et
toute inquiétude. Le signal du départ fut donné; trois coups
de canon nous rappelèrent à bord , et nous n'eûmes que le
temps de revenir dire adieu à nos belles , que nous trouvâmes
inconsolables.
Les grilles du parloir étaient attristées par des guirlandes de
scabieuses, que nos jeunes dames appelaient fleurs du regret,
ou , dans leur langue , seudades. La bonne abbesse avait la
larme à l'œil; je crois même que, pour la première fois de sa
vie , elle laissa tomber sa crosse. Chacune de nos jeunes senhora
nous fit présent d'une pensée , que nous attachâmes à nos
cocardes, et d'un mouchoir, qu'elles mouillèrent de leurs
larmes. Enfin nous partîmes avec leur image dans le cœur.
Notre aimable couvent, qui n'aurait peut-être pas été dé-
placé à côté des anciens temples d'Amathonte et de Gnide,
m'a jusqu'à présent un peu distrait du tableau politique et
moral de Tercère et d'Angra ; mais, au fond, il est si peu
intéressant qu'une esquisse en quatre lignes suffira.
Si la nature a fait de Tercère un paradis terrestre , en dépit
DU COMTE DE SEGUR. 181
d'elle les moines , une ignorante administration et le pouvoir
arbitraire eu ont fait un pauvre , triste et ennuyeux séjour.
Sur dix ou douze mille habitants on y compte six ou sept
cents religieux ou religieuses. La dévotion s'y mêle au liber-
tinage d'une manière aussi indécente que ridicule , et rien
n'est plus commun que d'y voir, dans la soirée , les agaceries
et les propos lascifs des courtisanes interrompus par des génu-
flexions et de nombreux signes de croix lorsqu'on sonne
V Angélus. Il y a dans cette colonie des inquisiteurs; ou m'a
assuré qu'ils ne brûlaient personne et qu'ils se contentaient
d'emprisonner les pécheurs et de confisquer leurs biens.
Je ne sais pas si les Portugais d'Angra méritent leur vieille
réputation et si on y trouve beaucoup de jaloux ; mais à toutes
les fenêtres on n'aperçoit que des jalousies presque toujours
en mouvement pour vous annoncer qu'il y a derrière elles des
femmes qui aiment à voir et qui désireraient être vues.
Toutes les causes sont portées à un tribunal qu'on dit assez
juste ; il est présidé par le gouverneur lorsqu'il s'agit d'affaires
importantes. Nous allâmes chez ce gouverneur, que nous ne
pûmes voir parce qu'il était malade. Si je ne me rappelle pas
ses noms, c'est qu'il en avait dix ou douze. Monsieur son
fils , don Joseph Mendoça , nous reçut à sa place , avec toutes
les étiquettes du vieux temps , dans un palais assez gothique.
Ce qu'il y eut de plus remarquable dans cette audience , ce
fut la frugalité des légers rafraîchissements qu'il nous offrit,
la sécheresse de son entretien , l'étrange naïveté de ses ques-
tions et la bizarrerie de son accoutrement. 11 était paré d'un
vieil habit écarlate râpé , galonné d'or, et d'un énorme chapeau
non moins magnifiquement bordé. Une veste à grandes bas-
ques , d'une couleur bleu tendre , et une culotte jaune complé-
taient sa toilette. 11 ressemblait plutôt a un acteur d'opéra-buffa
qu'a un gouverneur de colonie.
Une seconde visite ne nous parut pas nécessaire; mais il fut
invité a dîner par M. de la Touche. Il vint a bord de l'Aigle
t. i. 16
182 MEMOIRES
el parut s'y amuser. Il nous montra quelque instruction enve-
loppée dans un baragouin presque inintelligible et qu'il croyait
français. Au reste , comme il était jeune et jovial , il réjouit
beaucoup l'équipage en faisant l'exercice d'une manière assez
gauche , et nous étourdit d'une façon presque insupportable
en prenant un tambour qu'il battit impitoyablement avec deux
de ses courtisans pendant une demi-heure , assurant que c'était
l'instrument qu'il aimait le mieux. Le dénoûment de sa petite
campagne maritime ne fut pas heureux ; car, en nous quittant ,
effrayé par un roulis violent, il posa maladroitement sa main
sur le bord du canot, qui, venant alors à heurter rudement l'es-
calier de la frégate , lui écrasa le pouce.
Nous ne pensâmes pas longtemps à ce pauvre gouverneur ;
mais , après avoir perdu de vue l'archipel des Açores, nous
rêvions encore souvent à madame l'abbesse et à son joli trou-
peau.
Les scènes galantes du parloir d'Angra que je viens de re-
tracer fidèlement , et dont le prince de Broglie fit aussi une
petite relation que j'ai vue, frappèrent tellement l'imagination
du duc de Lauzun qu'elles échauffèrent sa verve et qu'il en
fit le sujet d'un petit drame héroï-comique , dont le titre était
le Duc de Marlborough.
Nous comptions continuer à cingler vers le midi pour cher-
cher les vents alizés , et ce ne fut pas sans surprise que nous
vîmes M. de la Touche diriger notre marche vers le nord-
ouest. Psous ne tardâmes pas à savoir la cause de cette sou-
daine résolution.
Indépendamment des deux millions cinq cent mille livres
que l Aigle portait en Amérique, M. de la Touche était
chargé de dépèches qu'il ne devait ouvrir qu'à la hauteur des
Açores. Or jugez quels durent être son repentir et son in-
quiétude, lorsqu'en ouvrant ces dépêches il lut l'ordre de
faire la plus grande diligence , d'éviter tout combat et toute
poursuite qui aurait pu le retarder, parce que ces dépêches
DU COMTE DE SÉGUR. 183
contenaient le plan des opérations d'une nouvelle campagne ,
et qu'on voulait que ce plan parvînt sous le plus bref délai au
comte de Roehambeau. ainsi qu'au chef de nos forces navales,
le marquis de Vaudreuil , qui nous attendait dans un des ports
de l'Amérique septentrionale.
Honteux trop tardivement d'avoir navigué avec tant de len-
teur pour remorquer le vaisseau marchand qui portait sa
maîtresse et d'avoir donné chasse sans nécessité à tous les
bâtiments qu'il avait aperçus , M. de la Touche crut réparer
le temps perdu en se dirigeant par le plus court chemin vers
les côtes américaines. L'événement prouva qu'il se trompait,
car le vaisseau marchand, qu'il abandonna , ayant poursuivi sa
route jusqu'aux Canaries , où il trouva les vents alizés, arriva ,
favorisé par eux , le même jour que nous à l'embouchure de la
Delaware.
Des calmes , trop fréquents dans cette saison , nous Grent
perdre plus de quinze jours. Dans le reste de notre traversée
nous évitâmes avec soin tout ce qui pouvait ralentir notre course.
Nous ne fîmes qu'une seule prise , qui passait si près de nous
que nous ne pûmes nous empêcher de profiter de cette occasion :
c'était un pauvre petit bâtiment anglais qui n'avait d'autre char-
gement que des pommes et des fruits; mais, au milieu d'une
longue navigation, privés d'eau et de rafraîchissements, une telle
prise semble un trésor.
Tous les soirs de très-bonne heure nous éteignions nos feux,
pour qu'aucun navire ne nous aperçût; car nous étions avertis
qu'une escadre anglaise devait chercher à s'opposer à notre
marche et à intercepter les deux millions dont nous étions
chargés. Cependant ces précautions ne purent, comme on va
le voir, nous empêcher de soutenir un combat très- vif avec un
vaisseau de guerre, combat mémorable et qui Ot beaucoup
d'honneur aux commandants de nos frégates , ainsi qu'à nos
équipages.
Ps'ous étions à la hauteur des Bermudes lorsqu'au milieu
184 MÉMOIRES
de la nuit du 4 au 5 septembre nous entendîmes sur la mer
quelques cris plaintifs ; c'était la voix d'un homme qui nageait
et se débattait contre les flots. Il faisait partie de l'équipage de
l'Aigle. Étant monté sur une vergue , un roulis l'avait fait
tomber dans l'eau sans que sescompagoons s'en fussent aperçus.
Par un bonheur très-rare, nous nous trouvions alors si direc-
tement dans les eaux de l'Aigle que nous passâmes près de
cet infortuné. Aussitôt, ayant fait allumer des fanaux, nous
mîmes un canot à la mer et nous parvînmes à sauver ce mal-
heureux matelot.
Nos feux s'éteignirent de nouveau , et tout rentrait dans le
calme ainsi que dans l'obscurité lorsque l'officier de quart nous
avertit qu'au travers des ombres de la nuit il apercevait un
bâtiment qui arrivait sur nous et qui déjà s'en trouvait très-
proche.
Aussitôt on sonna le branle-bas, Nous nous levâmes , nous
nous armâmes précipitamment; en moins de trois minutes les
hamacs , les meubles s'enlevèrent , les cloisons sautèrent , les
batteries se nettoyèrent ; chacun courut à son poste , et tout
fut prêt en cas de combat.
Cette diligence en effet était très-nécessaire. L'obscurité était
si épaisse qu'on ne distingua bien ce bâtiment qu'au moment
où il fut à portée de fusil de nous. Il régnait peu de vent;
mais, comme ce bâtiment et notre frégate couraient à bord op-
posé , la distance qui nous séparait diminuait à chaque instant.
Nous n'avions à bord de la Gloire que de mauvaises lunettes
de nuit. Ainsi, jugeant mal les dimensions du vaisseau qui
venait à nous, nous le prîmes d'abord pour un navire mar-
chand. Cependant l'Aigle, qui était au vent à nous et qui
avait de meilleures lunettes, s'approcha, et M. de la Touche
nous cria de nous éloigner, parce que ce bâtiment était un
vaisseau de guerre. Le bruit des flots nous empêcha de dis-
tinguer ses paroles.
Cependant le navire qui venait sur nous tira , pour nous
DU COMTE DE SÉGUR. 165
héler, un coup de canon à boulet ; il était déjà tard pour pro-
fiter de l'avantage du vent et pour nous éloigner ; d'ailleurs
le navire inconnu , étant alors par notre travers et nous tirant
un second coup de canon , nous empêcha de continuer notre
conversation avec l'Aigle. Nous ne nous occupâmes qu'à ré-
pondre par des coups de canon à ceux qu'on nous avait tirés.
Dans le même temps F Aigle, qui croyait que nous avions
entendu son avertissement, tenait le vent et s'était déjà con-
sidérablement éloigné; mais, s'apercevant enfin que nous ne
le suivions pas, M. de la Touche fit tirer cinq coups de canon,
qui étaient le signal convenu pour le ralliement. Dans ce
moment, le bâtiment qui nous approchait ayant illuminé une
de ses batteries , nous vîmes clairement que c'était au moins
une frégate.
Notre commandant se trouvait dans une position très-cri-
tique : en n'obéissant pas à l'ordre de ralliement il courait
risque d'être accusé d'avoir méconnu par jalousie l'autorité
de M. de la Touche , son chef; mais pour exécuter cet ordre
il fallait présenter l'arrière au bâtiment qui nous avait hélés
et s'exposer au feu de toute sa batterie .
Cependant M. de Yallongue se décida à obéir, en disant
que cet acte de soumission pourrait nous coûter cher. En effet,
après avoir viré de bord, nous eûmes à peine présenté la poupe
à l'ennemi que nous reçûmes toute sa bordée de l'arrière à
l'avant, ce qui nous causa de grandes pertes.
Rien n'était plus pressé que de sortir d'une si mauvaise po-
sition : c'est ce que nous fîmes avec beaucoup de célérité ,
grâce à un officier de la marine marchande, M. Gandeau, qui
servait comme lieutenant à notre bord. Voyant que M. de
Yallongue était embarrassé et hésitait, il commanda une ma-
nœuvre qui nniis lit arriver tout plat sur l'arriére de l'ennemi,
et alors nous lui rendîmes la bordée qu'il nous avait lancée, et
avec tant de bonheur que nous vîmes quelques instants le feu
à son bord.
10.
186 MÉMOIRES
M. de Val longue , par une générosité qui nous charma , em-
brassa le lieutenant, le remercia, et lui déclara que, pendant
toute la durée de ce combat , il ne donnerait pas un seul ordre
sans le consulter.
Dès que le navire ennemi eut reçu notre gaillarde réponse ,
il vira aussi sur tribord, de manière que nous nous trouvâmes
bord à bord, courant dans la même direction et à une portée
de pistolet.
Le feu continua; mais alors, l'ennemi ayant démasqué sa se-
conde batterie , nous vîmes que nous avions affaire à un bâti-
ment de soixante-quatorze canons : c'était l'Hector, pris sur
nous dans la défaite de M. de Grasse. Auprès de ce vaisseau ,
en vérité, notre petite frégate ne paraissait qu'un esquif; déjà
ses boulets de trente-six nous perçaieut de bord en bord.
M. de Vallongue , croyant sa perte infaillible , voulut au
moins l'honorer par une téméraire intrépidité ; avec un porte-
voix il cria au capitaine du vaisseau qu'avant de continuer à
s'égorger il fallait savoir si on était ami ou ennemi.
En conséquence il demanda si le vaisseau était anglais ou
français, et, le capitaine de l Hector ayant répondu qu'il était an-
glais, M. de Vallongue lui cria audacieusement : Strike ijour
colour, amenez votre pavillon. — Yes, yes, fil do, oui, oui,
répondit ironiquement le capitaine, je vais le faire ; et une ter-
rible bordée compléta sa réponse. Nous ripostâmes , et l'affaire
continua vivement.
Dès le commencement du combat, f Aigle, qui s'était décidé
à nous secourir, arriva , vent arrière , sur nous , mais lente-
ment, à cause du peu de vent; de sorte qu'avant sa jonction
nous avions soutenu trois quarts d'heure le feu ennemi.
Dès que nous vîmes arriver cette frégate nous lui finies
place , et nous nous éloignâmes pour tâcher de réparer les
dommages des boulets ennemis , qui nous faisaient faire eau en
plusieurs endroits.
V Aigle combattit à son tour vaillamment , et de si près que
DU COMTE DE SÉGI Et. 187
les canouniers dos deux bords se battaient à coups de refouloir.
Une vergue du vaisseau s'accrocha à une vergue de la frégate ,
et dans cet instant le baron de Vioménil , ainsi que les officiers
qui étaient avec lui , crièrent à l'abordage avec tant d'audace
et d'ardeur que le capitaine ennemi coupa les câbles qui l'atta-
chaient à V Aigle.
Ce capitaine avait, dit-on, été blessé par notre feu; d'ailleurs
son équipage était faible. Le vaisseau avait beaucoup de ma-
lades et portait un assez grand nombre de prisonniers français.
L'aigle , étant dégagé , fit feu si heureusement qu'un de ses
boulets de vingt-quatre brisa le gouvernail de l'Hector. Dès ce
moment, L'Aigle, s'étant placé à une plus grande distance,
continua à le cauonner dans sa hanche.
Pendant ce temps , revenant au combat et ayant passé par
le travers de V Hector et reçu sa bordée , comme nous vîmes
qu'il ne pouvait plus manœuvrer, nous nous postâmes eu ar-
rière de lui , et nous le canonnàmes à notre aise de la poupe h
la proue , tandis qu'il ne pouvait plus nous répondre que par
deux petits canons de retraite.
Ainsi favorisés par le sort nous espérions nous rendre
maîtres de l'Hector; mais, au point du jour, ayant vu à l'ho-
rizon beaucoup de voiles, nous déployâmes toutes les nôtres et
nous nous éloignâmes. Nous sûmes depuis que l Hector, ac-
cueilli par une tempête , avait coulé bas quelque temps après,
et qu'un bâtiment américain , qui se trouvait heureusement à sa
portée, avait sauvé le capitaine et une partie de son équipage.
On trouve dans les Annales de la Marine une relation de oe
combat ; il y est cité comme un des plus glorieux pour le pa-
villon français. M. de la Touche fut comblé d'éloges , et M. de
Vallongue reçut le brevet de capitaine de vaisseau.
La perte des deux frégates consistait en trente ou quarante
tués et environ cent blessés. La Gloire était assez endommagée
et faisait eau ; la pompe jouait souvent ; mais heureusement le
reste de notre navigation fut court
188 MÉMOIRES
Il est impossible de montrer plus d'ardeur, de courage et de
discipline , que n'en déployèrent nos équipages dans ce combat.
Le prince de Broglie parut, par son intrépidité, digue de son
père. On ne pouvait rien voir de plus remarquable que le sang-
froid , la bravoure et la gaieté calme d'Alexandre de Lameth.
Tous les officiers déterre qui se trouvaient à bord contribuèrent ,
par leurs discours et par leur exemple , à soutenir et à en-
flammer le courage des canonuiers et des matelots dans les
moments les plus périlleux de cette affaire.
Au milieu de cette confusion de feux et d'obscurité , de si-
lence et décris, d'agitation des vagues, de l'éclat tonnant des coups
de canon, du sifflement des balles de fusils tirés des hunes , des
plaintes des blessés , du bruit que faisaient en tombant les ver-
gues , les cordages et les poulies brisées , on retrouvait encore
toute la gaieté française.
Alexandre de Lameth et moi nous étions debout sur le banc
de quart au moment du plus grand feu de l'ennemi. En passant
devant nous M. de Vallongue tomba jusqu'à la moitié du corps
dans l'écoutille , que par mégarde on avait laissée ouverte ;
croyant qu'il était atteint et coupé en deux par la bordée an-
glaise , nous nous précipitâmes en bas du banc pour le secourir,
et , après l'avoir relevé , nous nous félicitâmes mutuellement de
le trouver sain et sauf.
Près de nous se trouvait le baron de Montesquieu ; depuis
quelque temps nous nous amusions à le plaisanter relativement
au mot de Liaisons dangereuses qu'il nous avait entendu pro-
noncer, et, malgré toutes ses questions et ses instances, nous
n'avions jamais voulu lui expliquer que c'était le litre d'un
roman nouveau , alors fort à la mode en France.
Dans le moment où nous étions tous en groupe , une bordée
de C Hector lança sur nous un boulet ramé : on sait que cet ins-
trument meurtrier se compose de deux boulets joints par une
barre de fer. Ce boulet ramé vint avec violence briser une partie
du banc de quart, d'où nous venions de descendre. Le comte
DU COMTE DE SEOUB. 189
de Loménie, qui était alors à côté de Montesquieu , le lui mon-
trant , lui dit froidement : « Tu veux savoir ce que c'est que
« les liaisons dangereuses? Eli bien! regarde , les voilà ! »
Autant nous avions été attristés jusque-là par la lenteur de
notre navigation , autant désormais l'heureuse issue de notre
combat et l'approche du terme de notre voyage nous rendaient
joyeux. Le 11 septembre nous découvrîmes la terre; nous
n'en étions qu'à cinq lieues. La côte était , en cet endroit , fort
basse , et nous ne distinguâmes d'abord que quelques arbres
qui semblaient sortir de l'eau.
Nous reconnûmes bientôt le cap James , qui forme la pointe
sud de l'entrée de la baie de la Delaware , et nous nous diri-
geâmes avec difficulté vers cette baie , parce qu'elle nous res-
tait au nord-ouest , d'où précisément le vent venait. Cependant
nous nous croyions au moment d'atteindre notre but , et nous
ne prévoyions pas qu'il nous faudrait échouer au port. En appro-
chant de la baie , nous aperçûmes une corvette qui en sortait ,
et , au large sous le vent , nous vîmes plusieurs gros bâtiments
que nous jugeâmes bâtiments de guerre anglais.
La corvette , qui était aussi anglaise , nous prit apparemment
pour des frégates de sa nation qu'elle avait quittées la veille;
elle vint à nous avec une imprudente confiance et ne nous fit
que d'assez près ses signaux de reconnaissance.
Bientôt elle s'aperçut aisément par les nôtres que nous étions
ennemis et elle se mit à fuir ; mais il était trop tard : en voulant
éviter l'approche de la Gloire , qui la chassait , elle se vit forcée
de passer à portée de l Aigle, qui la canonna vivement. Après
quelques boulets échangés elle se rendit ; mais , comme la mer
était très-grosse , nous perdîmes deux heures à l'amariner, et ce
retard nous devint funeste.
L'escadre ennemie , qui était au large , se trouvait contrariée
par le vent et ne pouvait secourir à temps la corvette. Cepen-
dant , après avoir amariné notre prise , nous continuâmes notre
route vers la baie, mais lentement : car nous n'avions pas de
190 MO MOIRES
pilote, et, la rivière étant remplie de bancs de sable qui chan-
gent fréquemment de place, on ne peut hasarder d'y entrer sans
être dirigé par des marins qui la pratiquent journellement.
Ces difficultés décidèrent M. de la Touche à mouiller le soir
en dehors du cap James et à envoyer un canot à terre pour
chercher un pilote ; mais le sort, qui jusque-là nous avait si bien
servis , se déclara contre nous. Le vent devint violent , le ciel
s'obscurcit , la mer se démonta , et les vagues submergèrent
notre canot. L'officier qui le commandait et deux matelots ga-
gnèrent la côte à la nage ; le reste de ce petit équipage périt.
Nous ignorions ce malheur, et M. de la Touche , craignant
que la cause qui retardait le retour du canot ne fut l'épaisse
obscurité de la nuit et l'embarras où il pouvait se trouver pour
rejoindre la frégate , alluma des feux et tira des fusées.
Cette imprudence apprit à l'escadre ennemie que nous n'é-
tions pas encore entrés dans la Delaware. Pour comble de mal-
heur, le vent changea ; il vint du large , et fut par conséquent
très-favorable aux Anglais pour les faire arriver sur nous.
En effet, au point du jour nous vîmes deux vaisseaux de
guerre et plusieurs frégates qui s'approchai int à toutes voiles ;
alors nous coupâmes promptement nos cables , nous primes
chasse , et nous entrâmes ainsi forcément sans pilote dans
la rivière.
Les bancs de sable partagent le lit en quatre ou cinq canaux ;
pour y naviguer heureusement il aurait fallu prendre d'abord
la partie du sud près du rivage , traverser ensuite diagonalement
la rivière du sud au nord-ouest entre deux bancs , et nous nous
serions trouvés , près de la rive nord , dans un fort bon chenal ,
où nous aurions navigué sans risque jusqu'à Philadelphie. Mais
c'est ce que nous ne pouvions savoir, étant sans pilote et ne
pouvant voir les bancs qui étaient cachés sous l'eau.
Nous nous engageâmes donc dans le milieu de la rivière, es-
pérant y trouver plus d'eau qu'ailleurs , et ce fut malheureuse-
ment le mauvais chenal que nous choisîmes. La crainte d'échouer
DU COMTE DE SÉGUR 191
nous contraignit à marcher lentement , la sonde à la main et
avec très-peu de voiles.
Les Anglais, au contraire, qui avaient à bord des pilotes,
nous suivaient rapidement, gagnaient à chaque instant sur nous ,
et nous voyions à toute minute leurs bâtiments grossir et la
distance qui nous séparait s'effacer. C'était comme un véritable
cauchemar.
V Aigle toucha d'abord sur un banc , et , après quelques ef-
forts, se releva. Au moment où nous passions près de lui, M. de
la Touche nous ordonna, lorsque nous échouerions, de couper
nos nuits, de couler bas notre frégate, et de sauver dans notre
chaloupe et nos canots le plus de monde que nous pourrions.
Cependant les Anglais n'étaient plus qu'à deux portées de
canon de nous. Déjà , dans cette position désespérée , nous pro-
jetions de nous embosser et de nous préparer à un combat
trop inégal, dont l'issue n'était pas douteuse, puisque nous
avions affaire à sept ou huit bâtiments ennemis , parmi lesquels
on comptait des vaisseaux de ligne. Le prince Williams d'An-
gleterre se trouvait à bord de l'un d'eux.
Nous avions allumé nos mèches ; la consternation se répan-
dait dans nos équipages , lorsque soudain nous vîmes les vais-
seaux anglais, qui jusque-là nous avaient suivis sans crainte
d'échouer, puisque nous leur servions , pour ainsi dire , de pi-
lotes ; lorsque , dis-je , nous vîmes cette escadre virer de bord et
s'éloigner de nous. Deux de leurs gros bâtiments , qui tiraient
beaucoup d'eau, avaient touché , et l'amiral Elphingston, leur
commandant , n'osa pas s'enfoncer plus avant dans ce dange-
reux canal.
Rassurés par la cessation de leur poursuite et voyant que
la corvette que nous avions prise marchait devant nous sans
trouver d'obstacle qui l'arrêtât, nous continuâmes lentement
notre route. Cependant, lorsque nous nous trouvâmes à six ou
sept portées de canon des Anglais , nous jetâmes l'ancre , et de
leur côté les ennemis en firent autant.
192 MEMOIRES
Alors les chefs de terre et de mer qui étaient a bord de dos
frégates se réunirent sur l'Aigle et tinrent conseil. Les uns
étaient d'avis de s'embosser et de périr en combattant ; les au-
tres, de poursuivre encore notre route, dans l'espoir qu'au
moins quelqu'un de nos bâtiments parviendrait à franchir les
obstacles qui nous arrêtaient.
Dans ce moment , l'officier de notre canot submergé , l'in-
trépide M. Gandeau , nous amena de la côte deux pilotes amé-
ricains ; mais les lumières de ces deux hommes , qui nous au-
raient comblés de joie deux heures plus tôt , nous ôtèrent alors
toute espérance. Après avoir observé notre position, ils nous
apprirent que nous étions dans un étroit chenal qui allait tou-
jours en se rétrécissant , et que nous trouverions fermé plus
loin par un banc de sable impossible à passer; ils ajoutèrent
que, pour regagner le bon chenal, il nous faudrait descendre
la rivière précisément jusqu'à l'endroit où les Anglais étaient
mouillés.
Alors on décida que les officiers de terre s'embarqueraient sur
des canots avec les dépêches. Enfin M. de la Touche et M. de
Vallongue résolurent de s'enfoncer dans la rivière le plus avant
possible , et , quand on ne pourrait aller plus loin , de s'em-
bosser et de vendre chèrement leur vie et leurs frégates à l'en-
nemi.
On délibérait encore quand tout à coup nous vîmes l'escadre
anglaise couverte de voiles et ses frégates s'approcher de nous
assez rapidement ; aussitôt nous levâmes l'ancre et nous recom-
mençâmes à marcher. Une demi-heure après , ayant vu le baron
de Vioménil , le marquis de Laval , le duc de Lauzun , le comte
Bozon de Talleyrand , MM. de Chabannes , de Fleury , de Mel-
fortet quatre soldats descendre de /' Aigle et s'embarquer dans
un canot , je les imitai et je descendis dans un autre canot avec
MM. de Broglie, de Lameth, de Montesquieu, de Vaudreuil,
de Loménie et nos autres passagers, de sorte qu'en une heure
nous traversâmes la rivière et nous débarquâmes sur la rive
UU COMTE DK SEGUB. l!)3
droite , sentant peu le bonheur de nous trouver à terre tant
nous étions inquiets à la vue de nos frégates , qui de plus en
plus se trouvaient pressées entre les bancs qui devaient les ar-
rêter et les Anglais qui s'approchaient pour les détruire.
Nous avions encore dans ce moment d'autres sujets de con-
trariété; nous nous trouvions à terre, à la vérité , et touchant
ce sol dont tant d'accidents nous avaient éloignés; mais nous
nous y trouvions sans bagages, sans domestiques, sans porte-
manteaux et sans autres chemises que celle que nous portions
sur le corps ; d'ailleurs nous descendions sur une côte in-
connue pour nous , et que nous savions habitée par un grand
nombre de partisans de la cause anglaise , que l'on nommait
alors torys ou loyalistes.
Le terrain qui se déployait devant nous n'offrait à nos re-
gards que des bois épais et des marais dangereux. Nqus n'a-
vions point de chevaux; depuis vingt-quatre heures, la chasse
que nous donnaient les Anglais et notre pénible marche au
milieu des écueils ne nous avaient permis ni de manger ni de
dormir. Cependant, quoique accablés de lassitude, sans perdre
un seul instant , nous nous mîmes en route en suivant le pre-
mier sentier frayé que nous aperçûmes.
Après avoir erré quelque temps dans les bois , nous vîmes
des barrières qui nous indiquèrent une habitation , et nous
arrivâmes dans la maison d'un Américain nommé M. Man-
dlaw.
M. le baron de Vioménil et les autres passagers de t Aigle
nous y joignirent promptement; là notre hôte nous apprit que
nous étions dans un petit canton de l'État de Maryland.
Notre premier soin fut de renvoyer à nos frégates leurs ca-
nots et quelques provisions. M. de Vioménil écrivit à M. de la
Touche; il le priait de lui faire passer, la nuit , sur une chaloupe,
l'argent destiné à l'armée, et il l'assurait, ainsi que M. de Val-
longue , que nous allions employer tous nos soins pour leurdé-
pêcher des bateaux , afin qu'ils eussent la possibilité, en cas de
17
194 MEMOIRES
désastre, de sauver une partie de leurs équipages et de leurs
effets.
MM. de Vioménil, de Lava], de Lauzuu et quatre soldats
attendirent dans la maison de M. Mandlaw la réponse des
commandants des frégates , afin d'être prêts à recevoir nos
deux millions cinq cent mille livres lorsqu'ils arriveraient.
MM. deLoménie, de Chabaunes,deMelfort, de Talleyrand
et de Fleury furent envoyés sur différents points, avec l'ordre
de prendre des informations le long de la côte et de se pour-
voir de bœufs ainsi que de charrettes.
MM. de Lameth , de Broglie et moi , ainsi que les autres pas-
sagers de la Gloire, nous partîmes avec un nègre pour cher-
cher et retenir des bateaux dans une petite rivière qui se jette
dans la Delaware , et qu'on disait située à trois milles de l'en-
droit où nous étions débarqués.
Mais notre conducteur nous fit faire à pied , et fort vite, au
moins huit milles à travers les bois et les marais , et ce ne
fut qu'au bout de deux heures que nous arrivâmes à la taverne
d'un Américain nommé M. Pedikies, peu distante de la petite
rivière. Il nous accueillit froidement, nous montra peu de con-
fiance, et ce ne fut qu'après beaucoup de promesses, et en lui
donnant quelque argent et des billets tirés sur les commandants
de nos frégates , que nous déterminâmes le maître de la maison
à décider les patrons de plusieurs bateaux à remplir notre in-
tention.
Ils partirent en emportant notre argent et descendirent la
rivière ; mais la vue des frégates anglaises les effraya , et ils ne
voulurent ou ne purent exécuter leur promesse.
Après tant de fatigues , un morceau de bœuf rôti et une jatto
àegrog, boisson composée de rhum et d'eau, me parurent,
avec un méchant lit , les délices du paradis de Mahomet. Ce-
pendant ces délices et notre sommeil furent courts ; l'inquiétude
nous réveilla, et, de très-grand matin, nous nous dispersâmes
pour chercher des chevaux afin de rejoindre notre général.
DU COMTE DE SÉGUR. 195
Plus nous mettions de chaleur à trouver des montures , plus
on affectait de froideur pour nous en offrir, afin de nous les
faire payer plus cher.
Le prinee de Broglie réussit le premier ; il partit et s'égara ,
je crois, en route. Une demi-heure après , ayant enfiu acheté
un coursier, je perdis aussi mon chemin , et j'arrivai sur le
bord de la Delaware , dans un endroit fort marécageux , où
mon cheval s'enfonçait jusqu'aux sangles.
Je ne sais trop comment j'aurais pu m'en tirer si je n'eusse
rencontré un jeune Américain à cheval , qui voulut bien me
servir de guidé. Il me dit qu'une troupe d'Anglais venait de
descendre à terre , ce qui me donna de vives inquiétudes pour
le général et pour ses compagnons.
Mon cheval était vigoureux , et je crus pouvoir, avec son
secours , approfondir la vérité de cette nouvelle , quitte à pi-
quer des deux si le bruit répandu était vrai et si je rencon-
trais quelques pelotons en habit rouge.
En conséquence, mon guide et moi nous rentrâmes dans le
bois, eu nous dirigeant vers la maison de M. Mandlaw.
A trois milles de là, ayant eutendu quelques bruits de pas et
d'armes , nous nous cachâmes derrière des buissons épais pour
nous assurer de la cause de ce bruit. Bientôt nous aperçûmes
le baron de Vioménil à pied , avec ses aides de camp et quatre
soldats ; ils s'avançaient , suivant une charrette qui portait
les tonnes d'or débarquées de nos frégates.
Je me rendis aussitôt auprès de lui ; il nie raconta qu'à la
pointe du jour, s'étaut porté sur la rivière , il avait vu arriver
la chaloupe et l'argent qu'il attendait , mais qu'en même temps
il avait découvert une autre chaloupe pleiue d'habits rouges et
de fusils , qui accourait pour empêcher le débarquement.
Ayant envoyé deux soldats pour les observer de plus près ,
il était parvenu à faire débarquer et charger deux tonnes d'or.
Notre chaloupe , avec quelques coups tirés d'un pierrier, intimi-
dait et arrêtait l'ennemi ; mais soudain deux autres cha-
196 MÉMOIRES
loupes anglaises, pleines de gens armés, s'avançant encore
pour attaquer la nôtre , celle-ci s'était vue obligée de jeter
dans l'eau les tonnes d'argent et de se sauver (1).
Pour lui , ayant placé l'or sur une charrette , il s'était mis
en route pour la ville de Douvres , où Lauzun , Laval et les
autres passagers devaient le rejoindre par des sentiers différents.
Lauzun s'était mis en marche le premier, afin de rassembler
à Douvres et de lui envoyer tous les moyens d'escorte qu'il
pourrait réunir.
Je suivis le général jusqu'à peu de distance de Douvres , et
je revins en arrière pour chercher mes compagnons , afin de
leur apprendre ce que m'avait dit le général et la probabilité
d'un débarquement des soldats anglais.
En peu de temps nous nous trouvâmes réunis ; notre caval-
cade, renforcée par MM. de Langeron et de Talleyrand, reprit
avec moi la route de Douvres.
Nous regagnâmes bientôt la charrette précieuse qui portait
notre or ; mais le général n'y était plus ; un de ses aides de
camp me dit que M. le baron de Yioménil ayant appris , par
deux officiers du bord de L'Aigle, nouvellement débarqués,
que les chaloupes ennemies avaient disparu et qu'il était pos-
sible , à la marée basse , de repêcher nos tonnes d'argent , qu'on
avait jetées dans un endroit peu profond , il était retourné à
toute bride vers la rivière avec Laval et quelques officiers , lais-
(l) Les deux millions cinq centmille francs furent sauvés par le courage
et le sang-froid des hommes de la chaloupe de l'Aigle, qui se trouvaient
en ce moment être de dix-huit marins et cinq officiers , dont trois de l'ar-
tillerie, M. le marquis de Macmahon et l'officier de marine. La conduite
qu'ils ont tenue dans cette circonstance est d'autant plus remarquahle
et digne d'éloges qu'ils avaient à combattre des forces trois fois supé-
rieures aux leurs. M. le maréchal de Ségur, à qui on en rendit compte,
écrivit, au nom de Sa Majesté, au lieutenant-colonel baron de Yerlon et
aux deux autres officiers d'artillerie qui étaient avec lui, pour leur
témoigner toute sa satisfaction sur ce brillant fait d'armes, trop peu
connu.
DU COMTE DE SEGUB. 197
snnt aux autres , ainsi qu'à nous , l'ordre d'escorter notre or
jusqu'à Douvres.
Nous arrivâmes dans cette petite ville à trois heures après
midi. Lauzun en avait déjà fait partir des charrettes , et ras-
semblait quelques milices que Montesquieu fut chargé de
conduire au général.
A minuit M. de Vioménil nous rejoignit avec ses charrettes.
Malgré l'excès de la chaleur et de ses fatigues , il avait réussi
avec M. de Laval à faire repêcher l'argent. Aiusi nous retrou-
vâmes notre trésor, et , quoique nous fussions nus comme des
vers , sans équipages et sans valets , nous nous serions estimés
les plus heureux du monde sans la situation déplorable et le
péril extrême de nos frégates.
Le lendemain matin nous apprîmes assez vaguement que
deux de nos bâtiments étaient hors de danger, mais que l'Aigle
avait été obligé de se rendre après un combat d'une heure
contre les frégates anglaises, dont nous avions entendu toute
la nuit les coups de canon.
Le général me chargea de porter tout de suite ces nouvelles
à M. de la Luzerne , dans la ville de Philadelphie , et de lui
remettre les dépêches que la cour adressait à ce ministre. Je
portais aussi les dépêches de mon père pour M. de Rocham-
beau , mais M. de Vioménil me dit de les garder et d'attendre
avec elles, à Philadelphie, qu'il m'envoyât les autres lettres
destinées pour l'armée.
J'arrivai à Philadelphie avec l'intention et l'espoir de m'y re-
poser au moins huit jours, espérance qui fut déçue comme toutes
les autres ; car le sort semblait avoir décidé que , guerrier, je fe-
rais une longue campagne sans batailles ; qu'officier de terre ,
je n'assisterais qu'à un combat de mer; que, courant après
l'ennemi, je le trouverais en retraite et renfermé dans des for-
teresses inabordables, et que, voyageur, je serais forcé de
toujours courir d'un lieu à un autre, du nord au midi et de
la zone froide à la zone torride, sans pouvoir m'arrêter dans
198 MEMOIRES
aucun des endroits qui pouvaient le plus exciter ma curiosité.
J'eus à peine vingt-quatre heures pour entrevoir la ville qui
était alors la capitale des États-Unis et la résidence de leur
gouvernement. A la vue de Philadelphie il était difficile de
ne pas pressentir les grandes et prospères destinées de l'Amé-
rique.
Cette ville, dont le nom signifie la ville des frères, est située
sur la rive ouest de la Delaware , à deux petites lieues du con-
finent de ce fleuve et de la rivière de Schuylkill. Elle contenait
alors cent mille habitants. Ses rues larges de soixante pieds
et tirées au cordeau , ses beaux trottoirs, la propreté et l'élé-
gance simple ^le ses maisons frappent agréablement les re-
gards , malgré l'irrégularité des divers petits quais que chaque
négociant a construits selon sa fautaisie sur le bord du fleuve ,
à la porte de son magasin, avec des enfoncements pour y
mettre ses vaisseaux à l'abri de la débâcle des glaces. Cette
partie est basse , malsaine et humide.
Penn, fondateur de cette ville, avait projeté pour elle un
plan immense et régulier. Les rêves de cet homme de bien
n'ont pas eu plus de durée que ceux de maints grands politi-
ques; mais son nom vivra toujours , car il fut le seul Euro-
péen qui fonda légalement un État en Amérique , et qui ne le
cimenta pas du sang des infortunés peuples de cet hémis-
phère.
Sa secte , simple , morale et pacifique , celle des frères,
qu'on a vainement voulu rendre ridicules en les appelant qita~
kers ou Irembleurs , subsiste encore comme le monument de
la seule société qui jamais peut-être ait professé et pratiqué ,
sans aucun mélange et sans aucun préjugé, la morale évangé*
lique et la charité chrétienne dans toute leur simplicité et dans
toute leur pureté. L'intérêt même de leur défense ne pourrait
les contraindre à répandre le sang , et celui de leur fortune ne
pourrait les obliger à profaner le nom de Dieu par un ser-
ment.
DtJ COMTE DE SÉGUB. 199
Ce n'est pas l'architecture des monuments de Philadelphie,
ce sont de grands souvenirs qui attireut sur eux la curiosité et
commandent le respect. Toute la ville elle-même est un noble
temple élevé à la tolérance , car on y voit en grand nombre
des catholiques , des presbytériens , des calvinistes , des luthé-
riens , des unitaires , des anabaptistes , des méthodistes et des
quakers , qui professent chacun leur culte en pleine liberté et
vivent entre eux dans un parfait accord.
Je m'informai avec soin de l'état des fortifications de cette
place et des moyens qu'on avait pris pour la défense de la
Delaware, rivière que les bâtiments de guerre les plus légers
ne pouvaient remonter que jusqu'à Trenton; mais cette par-
tie de mes observations, importante alors puisque la paix n'é-
tait pas faite et que la lutte existait encore entre trois millions
d'Américains divisés et les forces colossales de la Grande-
Bretagne, n'a plus d'intérêt aujourd'hui.
L'Amérique, libre depuis quarante ans, florissante par de
sages lois, puissante par une population de dix millions d'ha-
bitants, défendue au besoin par tous, et montrant déjà à l'Eu-
rope étonnée une marine respectable, ne craint plus de voir
un ennemi téméraire aborder ses côtes, remonter ses fleuves
et menacer ses cités.
Le besoin du repos, la curiosité, l'aimable obligeance de
mon hôte m'inspiraient un juste désir de prolonger mon
séjour à Philadelphie; mais à peine avais-je dormi quelques
heures, bercé par de douces espérances, qu'un officier, envoyé
par M. le baron de Vioménfl,me réveilla et m'apporta l'ordre
de partir sur-le-champ pour les États du Nord, afin de porter
les dépêches de ma cour aux généraux llochambeau et Washing-
ton, campés alors près de la rivière d'Hudson.
J'Obéis, fort contrarie d'entreprendre seul un si long voyage,
sans valets, sans effets , et même sans linge; mais, au moment
où j'allais me mettre en route, un de mes gens, débarqué de
In Gloire, accourut à moi en me criant que la frégate et une.
200 HBHOIBES
partie de mes équipages étaient Bauvées ; il ue m'apportait ce-
pendant qu'un léger porte-manteau que je plaçai avec mon do-
mestique sur mon suki, et je me mis en chemin, monté sur un
assez bon cheval.
Je passai , non sans un vif regret de ne pouvoir m'arréter,
près de ce champ fameux de Germanstown , où l'armée amé-
ricaine, commandée par Washington, prouva, en attaquant et
en combattant vaillamment les Anglais, qu'elle n'était pas
abattue par la défaite de Brandy-Wine , et que , si l'on pouvait
vaincre quelquefois l'Amérique, il était impossible de la
subjuguer.
Je trouvai partout , dans tous les bourgs , dans toutes les
villes, dans toutes les maisons particulières où je m'arrêtai,
la même simplicité de mœurs , la même urbanité , la même
hospitalité , le même zèle pour la cause commune , et le même
empressement pour me faciliter les moyens d'arriver prompte-
ment à ma destination.
A chaque pas sur ma route j'éprouvais deux impressions
contraires , l'une produite par le spectacle des beautés d'une
nature sauvage, et l'autre par la fertilité , la variété d'une cul-
ture industrieuse et d'un monde civilisé. Tantôt, seul au milieu
de ces immenses forêts , de ces arbres majestueux que jamais
la cognée ne toucha , et dont plusieurs , succombant sous le poids
des siècles , n'attestent plus leur antique existence que par des
monticules de leurs troncs réduits en poussière , je me trans-
portais en idée au moment où les premiers navigateurs euro-
péens portaient leurs pas sur cet hémisphère inconnu. Tantôt
j'admirais de jolis vallons cultivés avec soin , des prés sur les-
quels erraient de nombreux troupeaux, des maisons propres,
élégantes , peintes en diverses couleurs, entourées de petits
jardins et de jolies barrières ; plus loin , après d'autres masses
de bois , des bourgs bieu peuples , des villes où tout vous rap-
pelle la civilisation perfectionnée , des écoles , des temples, des
universités ; nulle part l'indigence et la grossièreté ; partout la
DU COMTE DE SÉGUK. 201
fertilité, l'aisance, l'urbanité; chez tous les individus cette
fierté modeste et tranquille de l'homme indépendant , qui ne
voit au-dessus de lui que les lois, et qui ne eonnait ni la
vanité, ni les préjugés, ni la servilité de nos sociétés euro-
péennes. Tel est le tableau qui, pendant tout mon voyage,
surprit et fixa mon attention.
Là nulle profession utile n'est ridiculisée ni méprisée , et ,
dans des conditions inégales, tous conservent des droits égaux.
L'oisiveté seule y serait honteuse. Les grades militaires et les
emplois n'empêchent personne d'avoir une profession à lui;
chacun y est ou marchand, ou cultivateur, ou artisan; les
moins aisés sont domestiques, ouvriers ou matelots. Loin de
ressembler aux hommes des classes inférieures de l'Europe ,
ceux-ci méritent les égards qu'on a pour eux , et qu'ils exigent
par la décence de leur ton et de leur conduite.
Dans les premiers moments j'étais un peu surpris , en en-
trant dans une taverne, de la voir tenue par un capitaine, par
un major, par un colonel, qui me parlait également bien de
ses campagnes contre les Anglais , de l'exploitation de ses terres,
de la vente de ses fruits et de ses denrées.
J'étais encore plus étonné lorsque , après avoir répondu aux
questions de quelques-uns sur ma famille, et leur ayant dit que
mon père était général et ministre , ils me demandaient quelle
était sa profession ou son métier.
Je trouvais partout des chambres propres, des tables bien
servies, une chère abondante, mais saine et simple, des bois-
sons un peu trop fortes de rhum et de cannelle , un café trop
faible et du thé excellent. Deux choses seulement me choquè-
rent plus qu'on ne peut le dire : l'une était l'habitude, au mo-
ment des toasts , de faire circuler autour de la table un grand
bol de punch dans lequel chaque convive était successivement
obligé de boire, et l'autre de voir, lorsqu'on était couché, un
nouvel arrivant venir sans façon partager vos draps et voire
lit. Relativement à ce dernier usage , je me montrai un peu
L>02 MÉMOIRES
rebelle, et j'obtins, sans trop de peine, d'en être dispensé.
Je m'arrêtai peu d'heures dans les jolies villes de Trentou et
de Princctown, que j'aurais vivement désiré connaître plus en
détail , ear ces deux villes rappelaient les souvenirs glorieux
des actions brillantes de Washington , de Lafayette et d'un
grand nombre de guerriers qui avaient su forcer les Anglais ,
malgré leur tactique et leur nombre, à estimer ce peuple in-
surgé, pour lequel ils avaient affecté un si injuste mépris, et
à reconnaître que l'amour ardent d'une sage liberté est de
toutes les puissances la plus redoutable.
A trois lieues de Pompton je faillis , par une singulière
méprise , tomber avec mes dépêches dans les mains de nos
ennemis , ce qui aurait été , dans ma carrière , un étrange et
malheureux début. L'armée française avait, peu de temps
avant , suivi la route que je parcourais , et cette route était en-
core jalonnée pour la commodité des malades , des traîneurs
et des bagages que , dans une si longue marche , elle avait lais-
sés derrière elle.
J'étais seul avec mon domestique et sans guide; à un em-
branchement de chemins , quelques jalons placés sur une route
à l'est, par mégarde ou par perfidie, me trompèrent, et je
suivis un chemin qui m'éloignait de mon but. Après avoir mar-
ché plusieurs heures , je m'étonnais de ne point encore aperce-
voir Pompton. Enfin j'entrevis une maison isolée, à la porte
de laquelle une vieille femme était assise et filait ; je m'appro-
chai d'elle et je lui demandai si je serais bientôt à Pompton.
Elle rit et me dit : « Vous n'êtes pas sur la route , et vous
« voilà à six milles d'Élisabethtown, où se trouve un régiment
« de dragons anglais. »
A ces mots , comme on peut le croire, je retournai promp-
tement sur mes pas , fort heureux d'avoir évité cette mésaven-
ture et les patrouilles anglaises. Je ne pus arriver à Pompton
que fort avant dans la nuit.
Peu de temps avant d'y entrer je rencontrai un pauvre Fran-
DU COMTE DE SEGUR. 203
çais , lieutenant d'infanterie , convalescent et qui voyageait à
pied. Comme il était exténué de fatigues, je l'invitai à monter
sur mon sufci.
Toutes les tavernes de Pompton étaient encombrées de voya-
geurs ; daus la dernière où je me présentai, on me dit que toutes
les chambres étaient occupées par un employé aux vivres de
notre armée. Je résolus de lui demander de m'en céder une
partie ; mais la sotte vanité de cet individu amena entre nous
un dialogue assez comique.
L'officier que j'avais recueilli imposait peu avec sa physio-
nomie paie et ses vêtements pleins de poussière. Pour moi je
portais sur mon habit une simple redingote blanche, sans aucune
marque de grade.
Monsieur l'employé aux vivres nous reçut très-incivilement
sans se lever, et nous répondit que nous pouvions chercher
ailleurs un logement et qu'il n'y avait point de place pour
nous.
Comme je lui répliquais avec vivacité pour lui faire sentir
son impolitesse, ma redingote, s'ouvrant un peu, lui laissa
apercevoir un bout d'épaulette qui adoucit son ton , sans cepen-
dant abaisser sa fierté.
« Je suis fâché , me dit-il , de ne pas vous recevoir mieux ;
« mais mes commis et moi nous n'avons ici que ce qui nous
« est nécessaire. A un mille hors de la ville vous trouverez ,
« je crois, une taverne où vous pourrez vous loger.
« — Cette course , lui répondis-je , serait , après une si forte
« journée et si tard , un peu fatigante , surtout pour ce pauvre
« officier malade, que moi, colonel , j'ai cru devoir traiter un
.< pou plus honnêtement qu'il ne l'est par vous. »
A ce mot de colonel ,mion employé , changeant subitement
de physionomie m'adresse en balbutiant quelques excuses,
et cependant , encore entêté , il me propose de me donner une
place dans sa chambre et de conduire lui-même mon officier
à l'auberge éloignée qu'il m'a indiquée.
204 MÉMOIRES
Alors, me laissant aller à une juste colère : « En vérité,
« Monsieur, lui dis-je, c'est par trop d'inconvenance. Vous
« avez été brutal pour des compatriotes que vous croyiez su-
« balternes , un peu leste pour deux ofliciers , et assez peu res-
« pectueux vis-à-vis d'un colonel : il faut vous en punir. Oui,
« Monsieur, je suis colonel et fils du ministre de la guerre.
« Vous n'avez qu'un seul moyen pour m'empêcher de rendre
« compte à M. de Rochambeau de votre insolente conduite :
« je ne vous avais demandé qu'une de vosebambres , à présent
« je les veux toutes. Sortez d'ici sur-le-cbamp avec vos commis,
« et cherchez un autre gite. »
Aussi humble qu'il s'était montré vaniteux , il obéit sans
murmurer. Mon pauvre officier fut bien logé, bien couché, et
tel fut le dénoûment de cette petite scène de comédie.
Peu de temps après j'arrivai sur les bords de la rivière
d'Hudson, à Stoney-Point , poste élevé et important, où se
distingua brillamment le major français Fleury, lorsque les
Américains le prirent d'assaut.
Nous ne nous faisons point d'idée, en Europe, d'un fleuve
aussi large, aussi magnifique que celui de l'Hudson. Les vais-
seaux de guerre le remontent; c'est une véritable mer qui coule
entre deux vastes forêts âgées de plusieurs siècles , et dont
l'aspect imposant jette le voyageur dans la plus profonde mé-
ditation.
Ayant traversé cette rivière à un endroit nommé Kings-Ferry,
j'aperçus peu d'heures après , avec une joie indicible, les tentes
du camp américain; je le traversai, et, après avoir fait quel-
ques milles, j'arrivai à Piskill, le 26 septembre, au quartier
général du comte de Rochambeau. Je lui remis les dépêches
de mon père , ainsi que celles de M. de Vioménil , et ce respec-
table général, me serrant dans ses bras, m'accueillit avec la
même tendresse qu'il aurait pu montrer à son fils.
Après avoir rempli ce premier devoir, je me rendis aux tentes
du régiment de Soissonnais , commandé par le comte de Sam*-
D(J COMTE DE SÉGUR. 205
Maimc , qui depuis prit le nom de comte du Muy , fit avec
vaillance plusieurs campagnes dans la guerre de la Révolution,
et, après la Restauration, fut nommé membre de la chambre
des Pairs.
Le régiment ayant pris les armes , je fus reçu , suivant les
usages militaires , colonel en second de ce corps ; on m'y ac-
cueillit d'autant mieux que mon nom rappelait à ces guerriers
de glorieux souvenirs ; car, par un singulier hasard , le régi-
ment de Soissonnais , s'appelant autrefois régiment de Ségur,
avait brillamment contribué aux victoires de Lawfeld et de Ro-
coux. Mon père le commandait alors, et ce fut en marchant
à sa tête qu'il reçut dans l'une de ces actions une balle qui lui
traversa la poitrine, et dans l'autre un coup de fusil qui lui
fracassa le bras. Les mêmes hommes n'existaient plus ; mais
cette tradition militaire vivait, et ils me reçurent moins en chef
ordinaire qu'en enfant du corps.
Un ancien officier me cita même obligeamment , devant tous
ses camarades , ces vers tirés d'une épître de Voltaire à madame
la duchesse du Maine, sur la victoire de Lawfeld , en 1747 :
Anges des deux , puissances immortelles,
Qui présidez à nos jours passagers,
Sauvez Lautrec au milieu des dangers ,
Mettez Ségur à l'ombre de vos ailes.
Déjà Rocoux vit déchirer son flanc :
Ayez pitié de cet âge si tendre;
Ne versez pas les restes de ce sang
Que pour Louis il brille de répandre.
Comme j'étais arrivé en véritable naufragé, c'est-à-dire n'ap-
portant rien que mon uniforme et mon épëe, le comte de Saint-
Maime , en bon frère d'armes , partagea cordialement avec moi
tout ce qu'il possédait ; grâce à lui il ne me manqua rien en
tentes, en équipages, (liions finies table commune, à laquelle,
tout le reste de cette campagne, nous invitâmes quotidienne-
18
20G MÉM01BES
ment les officiers de notre corps; car de longues marches, du
nord au sud et du sud au nord des États-Unis , avaient usé
tous leurs modestes équipages.
Trouvant les armées combinées près de New- York, j'avais es-
péré que nous entreprendrions le siège de cette place impor-
tante; mais cet espoir ne se réalisa pas. Peu de jours après nous
allâmes occuper un autre camp, celui de Crampont, entre la
rivière du nord et celle de Croton. Là je cessai de vivre d'em-
prunt ; mes gens et mes équipages , débarqués de la Gloire ,
m'arrivèrentet effacèrent ainsi les traces de ma mésaventureuse
entrée dans la Delaware.
La vie des camps, lorsqu'on ne se bat point , est'à la fois ac-
tive et oisive , ce qui plaît à beaucoup de gens ; car on y tue le
temps sans l'employer, on s'y fatigue beaucoup sans rien faire.
Les jeunes militaires iustruits y oublient ce qu'ils ont appris et
n'y apprennent rien de ce qu'ils ne savent pas.
Habitué à m'occuper, loin d'en avoir le loisir, j'étais forcé ,
après les exercices , de courir successivement chez tous nos géné-
raux , dont les quarti ers étaient assez éloignés les uns des autres ,
ou bien je me voyais chez moi livré à tous les visiteurs ; car
les tentes n'ont point de clef, et les importuns n'ont pas de
mesure. Je n'étais libre qu'à l'arrivée de la nuit, et je retrouvais
alors avec délices quelques heures pour penser et pour lire.
Les grenadiers du régiment de Soissonnais me donnèrent une
marque d'affection aussi touchante que neuve et dont je garde
un doux souvenir. Profitant d'un jour où j'étais de service et
envoyé en reconnaissance, ils se concertèrent et travaillèrent
si activement qu'à mon retour dans le camp , à l'entrée de la
nuit, j'aperçus, près de ma canonnière , la tente ronde qui me
servait de cabinet illuminée , ornée de feuillages , et dans l'in-
térieur je vis une petite cheminée très-bien construite , une sorte
de parquet fort bien fait , une table commode et de larges ta»-
blettes suspendues aux parois de la tente, et sur lesquelles tous
mes livres étaient rangés avec ordre. Ces braves gens jouissaient
DU COMTE DE SEGUR. 207
de ma surprise, et, lorsque je les remerciai , ils me répondi-
rent : « Vous partagez de si bon cœur nos travaux que nous
« nous plaisous à contribuer aux vôtres ; nous voulons vous
« prouver combien nous aimons un cbcf qui nous soigne et qui
« nous aime. »
Je profitai de quelques jours de loisir pour aller visiter le
fort de West-Point , et je ne pris pour compagnon dans cette
course que M. Duplessis-Mauduit , officier d'artillerie, qui s'é-
tait rendu célèbre par plusieurs actions d'intrépidité que les
plus braves Romains n'auraient pas désavouées.
Son caractère paraissait aussi original que sa valeur était
brillante. Dans sa jeunesse , ayant eu une dispute et fait un pari
d'un éeu sur la vraie position de l'armée des Athéniens et de
celle des Perses à la bataille de Platée , comme il était à la fois
pauvre et entêté, voulant absolument vérifier le fait en question ,
mais sans se ruiner, il entreprit et acheva à pied un voyage en
Grèce.
On le vit toujours, en Amérique, en avant de tous dans les
attaques, le premier dans les assauts et le dernier dans les re-
traites. Chargé une fois de reconnaître le camp retranché des
ennemis , il s'en approcha seul hardiment, couvert des ombres
de la nuit, se traîna à terre, sur le ventre , jusqu'au pied des
palissades , en arracha quelques-unes , et ne revint au camp
américain qu'après avoir pénétré dans les retranchements an-
glais qu'il devait reconnaître.
Cet officier portait jusqu'à l'excès l'amour de la liberté et de
l'égalité ; il se fâchait lorsqu'on le nommait monsieur, et vou-
lait qu'on l'appelât tout simplement Thomas Duplessis-Mauduit.
Sa vie fut courte et sa fin malheureuse : employé à Saint-Do-
mingue , il se jeta au milieu d'une émeute pour l'apaiser, et fut
assassiné par les nègres dont il voulait réprimer la furie.
La forteresse de West-Point , située sur un mont escarpé ,
au pied duquel coule la rivière du Nord ou d'IIudson, était
doublement fortifiée par la nature, par l'art, et regardée
208 MEMOIRES
comme inexpugnable. Ce fut ce poste important , appelé à
juste titre la clef des États-unis, que le traître Arnold voulut
livrer aux Anglais.
Depuis la découverte de sa trahison et sa fuite on avait conlié
le commandement de cette place au général Knox , autrefois
libraire, et qui s'éleva au plus haut grade par un rare mérite;
c'était un des officiers les plus instruits et les plus braves de l' A-
mérique. Il m'accueillit avec cordialité et me fit voir tous ses
moyens de défense. J'ai rencontré dans mes voyages peu
d'hommes dont la conversation fut à la fois plus agréable et
plus instructive.
C'est à West-Point plus qu'en tout autre endroit qu'on est
saisi d'étonnement à l'aspect de cette rivière du Nord , dont la
largeur est d'une lieue, que des bâtiments de guerre remontent
jusqu'à Albany , et qui coule entre deux chaînes de montagnes
alors inhabitées , couvertes de pins , d'antiques chênes et de
noirs cyprès.
Cette vue âpre et sauvage m'inspirait des pensées tristes et
profondes, et, comme on le dit à présent, romantiques ; elles
étaient animées par l'entretien de Mauduit, qui me rappelait les
divers événements dont ce lieu avait été le théâtre, et tous les
combats que depuis cinq ans la liberté y avait livrés contre les
forces redoutables de ses ennemis.
J'avoue qu'en regardant ces masses gigantesques de rochers ,
ces abîmes sans fond et ces immenses forêts, je n'imaginais pas
comment les Anglais avaient pu si longtemps conserver l'espoir
chimérique de subjuguer un peuple défendu par ces inexpugna-
bles remparts et enflammé par l'amour de l'indépendance.
Un de mes plus pressants désirs était de voir le héros de l'A-
mérique , le général Washington; il était alors campé à peu de
distance de nous ; M. le comte de Rochambeau eut la bonté de
me présenter à lui. Trop souvent la réalité est bien au-dessous
de l'imagination , et l'admiration diminue en voyant de trop
près celui qui en a été l'objet; mais à la vue du général Was-
1)1 COMTE DE SKGUR. 209
hington je trouvai un parfait accord entre l'impression que me
Taisait son aspect et l'idée que je m'en étais formée.
Son extérieur annonçait presque son histoire : simplicité ,
grandeur, dignité, calme, bonté , fermeté , c'étaient les em-
preintes de sa physionomie , de son maintien , comme celles de
son caractère. Sa taille était noble , élevée ; l'expression de ses
traits, douce, bienveillante; son sourire, agréable; ses ma-
nières, simples sans familiarité.
Il n'étalait point le faste d'un général de nos monarchies ;
tout annonçait en lui le héros d'une république ; il inspirait
plutôt qu'il ne commandait le respect, et dans les yeux de
tous ceux qui l'entouraient on voyait une affection vraie et
cette confiance entière en un chef sur lequel ils semblaient fonder
exclusivement leur sécurité. Son quartier, un peu séparé de son
camp , présentait l'image de l'ordre qui régnait dans sa vie ,
dans ses mœurs et dans sa conduite.
.Te m'étais attendu à voir dans son camp populaire des soldats
mal tenus , des officiers sans instruction, des républicains privés
de cette urbanité si commune dans nos vieux pays civilisés. Je
me souvenais de ces premiers moments de leur révolution ,
où des laboureurs, des artisans, qui n'avaient jamais manié de
fusil , avaient couru sans ordre , au nom de la patrie , com-
battre les phalanges britanniques , ne présentant à leurs regards
étonnés que des masses d'hommes rustiques , qui ne portaient
d'autres signes militaires qu'un bonnet sur lequel était écrit le
mot liberté.
On peut donc juger combien je fus surpris de trouver une
armée disciplinée, où tout offrait l'image de l'ordre, de la raison,
de l'instruction et de l'expérience. T,cs généraux , leurs aides de
camp et les autres officiers montraient dans leur maintien ,
dans leurs discours , un ton noble, décent, et cette bienveil-
lance naturelle qui me paraît aussi préférable à la politesse
qu'une physionomie douce l'est à un masque qu'on s'est efforcé
de rendre gracieux
18.
2iO MÉMOIBES
Cette dignité de chaque individu, cette fierté que leur inspi-
raient l'amour de la liberté et le sentiment de l'égalité , n'a-
vaient pas été de légers obstacles pour le chef qui devait s'élever
au-dessus d'eux sans leur inspirer de jalousie et soumettre leur
indépendance à la discipline sans exciter leur mécontentement,
Tout autre que "Washington y aurait échoué; il suffit, pour
apprécier son génie et sa sagesse, de dire que, au milieu des
orages d'une révolution , il a commandé sept ans l'armée d'un
peuple libre sans donner de crainte à sa patrie et sans inspirer
de méfiance au Congrès.
Dans toutes les circonstances on le vit réunir en sa faveur les
suffrages des riches et des pauvres , des magistrats et des guer-
riers ; enfin il est peut-être le seul homme qui ait conduit et
terminé une longue guerre civile sans s'être exposé à un
reproche mérité. Comme chacun savait qu'il comptait pour rien
son intérêt privé et que l'intérêt général était son seul but, il a
joui de son vivant de ces hommages unanimes que les contempo-
rains refusent ordinairement aux plus grands hommes et qu'ils
ne doivent attendre que de la postérité. On aurait dit que
l'envie, le voyant si hautement élevé dans l'opinion universelle ,
s'était découragée et désarmée, parce qu'elle n'avait aucun
espoir que ses traits pussent l'atteindre.
Le général "Washington , à l'époque où je le vis, était âgé de
quarante*neuf ans ; il s'efforçait modestement d'éviter les hom-
mages qu'on se plaisait à lui rendre ; jamais cependant personne
ne sut mieux les accueillir et y répondre. 11 écoutait avec une
obligeante attention ceux qui lui parlaient, et sa physionomie
leur avait repondu avant ses paroles.
Il fit, très-jeune , ses premières armes contre la France , sur
les frontières du Canada, à la tète des milices \ iraniennes.
Revenu chez lui , cet. homme , qui devait jouer un si grand
rôle dans sa patrie , resta longtemps inactif dans ses foyers ,
paraissant préférer un repos philosophique aux agitations des
affaires publiques.
DU COMTE DK SEGUB. 211
Exempt d'ambition, il prit peu départ aux premiers événe-
ments qui signalèrent l'insurrection américaine; mais, dès que
la guerre fut irrévocablement déclarée , comme l'État et l'armée
avaient besoin d'un chef, tous les regards se portèrent sur
Washington, dont la sagesse était généralement estimée ; d'ail-
leurs , dans une contrée où la paix régnait depuis si longtemps ,
il était peut-être alors le seul homme qui eût quelque idée et
quelque souvenir de la guerre.
Animé de l'amour le plus pur et le plus désintéressé pour
sa patrie, il refusa de recevoir le traitement qu'on lui assignait
comme général en chef, et ce fut presque malgré lui que l'État
se chargea de payer les frais de sa table. Cette table était tous
les jours de trente couverts. Ces repas, qui, suivant l'usage
des Anglais et des Américains , duraient plusieurs heures , se
terminaient par de nombreux toasts ; les plus usités s'adres-
saient à l'indépendance des États-Unis, au roi et à la reine de
France, aux succès des armées alliées; après ceux-ci venaient
les toasts particuliers , ou , comme on le disait en Amérique ,
toasts de sentiments.
Presque toujours, lorsque la table était desservie et qu'il n'y
restait plus que des bouteilles et du fromage, la réunion se pro-
longeait jusqu'à la nuit. Cependant la tempérance était une des
vertus de Washington ; en prolongeant ainsi son dîner il n'a-
vait qu'un but réel , le plaisir de se livrer aux douceurs d'une
conversation qui le distrayait de ses soucis et le reposait de
ses fatigues.
Le général Washington m'accueillit avec bonté; il me parla
de la reconnaissance que son pays conserverait toujours pour
le roi de France et pour sa généreuse assistance. Il me fit les
plus grands éloges de la sagesse, de l'habileté du gênerai comte
de Rochambeau . dont il s'honorait, disait-il , d'avoir mérite et
obtenu l'amitié; il loua vivement la bravoure et la discipline <le
notre année; enfin i! m'adressa particulièrement des paroles
1res obligeantes relativement à mon père, à ses longs services,
212 MÉMOIRES
à ses nombreuses blessures , dignes ornements , disait-il , d'un
ministre de la guerre.
Nous espérions toujours que les Anglais , honteux de leur
inaction , cesseraient de se tenir enfermés dans leurs retran-
chements de New-York et qu'ils en sortiraient pour se mesurer
avec nous; mais , découragés par leurs revers , ils demeurèrent
immobiles et se contentèrent de bloquer, autant qu'ils le pou-
vaient , les ports , pour intercepter les renforts et les nouvelles
que nous attendions d'Europe.
Notre impatience de combattre était secondée par le baron
de Vioménil , dont l'humeur était bouillante et le courage té-
méraire; il voulait à toute force que nos deux armées atta-
quassent vivement New- York ; mais la forte position de cette
place , son escarpement, ses nombreux retranchements à plu-
sieurs étages et défendus par de fortes batteries , les secours
et les rafraîchissements qu'on y recevait continuellement par
la mer, enfin l'impossibilité de l'investir totalement auraient
suffi pour empêcher le général Washington et le comte de
Rochambeau de hasarder une entreprise qui aurait coûté tant
d'hommes sans nécessité , au moment où les Anglais , s'avouant
pour ainsi dire vaincus, prouvaient évidemment qu'ils avaient
renoncé à l'espoir de ravir aux États-Unis leur indépendance.
D'ailleurs les ordres que j'avais apportés à M. le comte de
Rochambeau lui avaient prescrit un autre plan , qui devait être
exécuté à moins d'en être empêché par des circonstances im-
prévues ; et , comme on le verra bientôt , c'était aux Antilles
que notre gouvernement voulait porter les coups décisifs qui
devaient forcer l'Angleterre à terminer cette lutte sanglante
et à conclure la paix.
Le camp français de Crampont était situé à quinze milles
ou cinq lieues du camp américain. Nous y restâmes trois se-
maines, après lesquelles le bruit commença à se répandre
dans l'armée que nous devions bientôt quitter les États-Unis
et nous embarquer à Boston sur une escadre commandée par
DU COMTE DE SÉGUR. 213
M. de Vaudreuil. Cette séparation contrariait extrêmement
Washington et l'armée américaine. Cependant les résultats de
cette mesure et la promptitude de la paix justifièrent pleine-
ment, l'année suivante, la sagesse du plan conçu par le minis-
tère français.
Le 22 octobre nous nous mimes en route , et , après une se-
maine de marche , nous arrivâmes dans la plaine de Harford ,
l'une des plus grandes villes du Connecticut. Nous y séjour-
nâmes quatre jours. Là M. de Rochambeau nous apprit offi-
ciellement que , si un mouvement imprévu des Anglais ne s'op-
posait à ses desseins, il comptait retourner immédiatement en
France avec une partie de son état-major, et que nous serions
dorénavant sous les ordres de M. le baron de Vioménil.
Nous apprîmes en même temps que l'escadre de M. de
Vaudreuil n'était pas encore prête à nous recevoir, et que cet
amiral désirait que nous n'arrivassions à Boston qu'au moment
où ses préparatifs seraient achevés. Ainsi nous nous vîmes des-
tinés à rester longtemps campés , et à faire ensuite do pénibles
marches dans une saison dont la rigueur prématurée commen-
çait à se faire assez fortement sentir; car déjà la neige tombait
avec abondance comme en hiver.
Le 4 novembre l'armée partit pour Providence. Comme
nous nous étions éloignés de l'ennemi et que notre présence au
camp n'était pas indispensable, nous demandâmes, le prince
de Broglie et moi , à M. de Rochambeau , la permission de faire
une course à New-London , lieu devenu fameux par les per-
fides et les sanguinaires vengeances d'Arnold , et de visiter aussi
Rhodc-Island, où nos troupes avaient séjourné si longtemps
avant de commencer leur glorieuse campagne. MM. de Vauban,
de Champcenetz , de Chabanes et Bozon de Talloyrnnd-Péri-
gord nous accompagnèrent dans ce petit voyage.
Le pays que nous traversâmes offrit à nos regards des situa-
tions riches et variées , une population nombreuse, active , in-
dustrieuse , payée de ses travaux par l'aisance; partout des
214 Ml MOIRES
champs bien cultivés, des rues régulières et des maisons pro-
pres , des villes qui devaient être bientôt des cités et des villages
qui ressemblaient déjà à de petites villes.
New-London , par sa position sur la Tamise , à un quart de
lieue de son embouchure dans la mer, avait été , dit-on , fort
commerçante et fort riche; mais, lorsque nous la vîmes, le
traître Arnold l'avait dévastée, brûlée, et nous marchions sur
les débris de ses maisons et de ses magasins incendiés. Les deux
rives de la Tamise étaient défendues par deux forts, dont l'un
paraissait encore eu assez bon état et contenait une artillerie
suffisante.
Nous partîmes ensuite pour New-Port , et nous fîmes cin-
quante milles par une détestable route ; c'était le premier mau-
vais chemin que j'eusse rencontré dans les États-Unis. Après
avoir passé deux ferrys, dont le second sépare le continent de
Rhode-Island, nous arrivâmes dans cette île. J'étais destiné à
trouver toujours sur l'eau les périls que je cherchais vainement
sur terre : notre barque échoua rudement et fut au moment de
chavirer; de prompts secours nous tirèrent d'affaire.
Il nous fut facile , en voyant New-Port , de concevoir les
regrets de l'armée française lorsqu'elle quitta cette jolie ville ,
où elle avait fait un si long séjour. D'autres parties de l'Amé-
rique n'étaient encore belles qu'en espérance ; mais la prospé-
rité de Rhode-Island était déjà complète; l'industrie, la cul-
ture , l'activité du commerce n'y laissaient rien à désirer.
La ville de New-Port , bien bâtie , bien alignée , contenait
une population nombreuse dont l'aisance annonçait le, bonheur ;
on y formait des réunions charmantes d'hommes modestes,
éclairés, et de jolies femmes dont les talents embellissaient
les charmes. Les noms et les grâces de miss Champlain, des
deux miss Hunter et de plusieurs autres sont restés gravés
dans le souvenir de tous les officiers français.
Je leur rendis, comme mes compagnons, de justes hom-
mages. Cependant mes visites les plus longues eurent pour
DU COMTE DE SÉGUH. 2lO
objet un vieillard fort silencieux, qui découvrait peu ses pen-
sées et jamais sa tête; sa gravité, ses monosyllabes disaient
assez à la première vue que c'était un quaker. Pourtant il faut
avouer que , malgré toute ma considération pour sa vertu ,
notre première entrevue aurait peut-être été la dernière si
tout à coup, une porte s'étant ouverte, je n'avais vu apparaî-
tre dans son salon un être qui semblait tenir plus de la nymphe
que de la femme.
Jamais on ne réunit tant de grâces à tant de simplicité ,
tant d'élégance à tant de décence C'était Polly Leiton , la fille
démon grave trembleur. Sa robe était blanche comme elle;
la mousseline de son ample fichu , la batiste envieuse qui me
laissait à peine apercevoir ses blonds cheveux , enfin les simples
atours d'une vierge pieuse semblaient s'efforcer en vain de
nous voiler la taille la plus fine et de nous cacher les attraits
les plus séduisants.
Ses yeux paraissaient réfléchir, comme deux miroirs , la dou-
ceur d'une âme pure et tendre. Elle nous accueillit avec une
confiante naïveté qui me charmait, et le tutoiement que sa secte
lui prescrivait donnait à notre nouvelle connaissance l'air d'une
ancienne amitié. Je doute qu'aucun chef-d'œuvre de l'art pût
éclipser ce chef-d'œuvre de la nature : c'était le nom que lui
donnait le prince de Broglie .
Dans nos entretiens elle m'étonnait par la candeur originale
de ses questions. « Tu n'as donc en Europe , me disait-elle,
« ni femme, ni enfants, puisque tu quittes ton pays pour venir
« si loin faire le vilain métier de la guerre?
« — Mais c'est pour vos intérêts, lui répondisse, que je m'é-
« Joigne de tout ce qui m'est cher, et c'est pour défendre votre
« liberté que je viens me battre contre les Anglais.
« — Les Anglais, reprit-elle, ils ne t'ont point fait de mal ; et
« notre liberté, que t'importe? Il ne faut jamais se mêler des
« affaires d'autrui , à moins que ce ne soit pour les paccorn»
« moder et pour empêcher de répandre le sang.
216 mi: moires
« — Mais, répliquai-je, mou roi m'a ordonné de porter ici ses
« armes contre vos ennemis et les siens. — Eh bien! dit-elle,
« ton roi te commande une chose injuste, inhumaine , contraire
« à ce que Dieu ordonne. Il faut obéir à ton Dieu et désobéir
« à ton roi ; car il n'est roi que pour conserver et non pour
« détruire. Je suis bien sûre que ta femme, si elle a bon cœur,
« est de mon avis. »
Que pouvais-je répondre à cet ange? car, en vérité, je fus
tenté de croire que c'en était un. Ce qui est certain, c'est que,
si je n'avais pas été marié et heureux , tout en venant défendre
la liberté des Américains, j'aurais perdu la mienne aux pieds
de Polly Leiton.
L'impression que m'avait faite cette charmante personne
était d'une nature si différente de celle qu'on éprouve dans le
brillant tourbillon du monde qu'elle devait m'éloiguer, au
moins momentanément, de toute idée de concerts, de bals et de
fêtes II n'en fut rien : mais j'échappai aux plaisirs par des étu-
des. Partout où les hommes civilisés se montrent les hommes
sauvages disparaissent. Pour ceux-ci la civilisation , loin d'avoir
des attraits , est un joug insupportable et dont ils ont hor-
reur.
On a vainement recueilli et élevé avec soin, dans les collèges
anglais ou américains , plusieurs enfants sauvages abandonnés
par leurs parents ; et , quoiqu'on leur eût fait connaître les
éléments des sciences , des arts ; quoiqu'ils eussent été vêtus ,
nourris comme les Européens , et qu'ils eussent joui de toutes
les commodités de la vie sociale , dès qu'ayant atteint l'âge de
la force ils avaient trouvé une occasion de s'échapper, tous
étaient retournés avec une impatiente ardeur dans les forêts ,
dans les cabanes de leurs pères , pour y goûter les charmes
d'une liberté orageuse et d'une vie errante , qu'ils préfèrent à
tout. Aucune liberté ne- leur paraît mériter ce nom dès qu'on
la restreint par des limites.
Cependant quelques centaines d'individus de la nation des JNa-
DU COMTE DK SKGUR. 217
ragansets, par des causes que j'ignore, étaient restes dans le
lieu de leur naissance , au moment du départ de leurs com-
patriotes. Peu à peu leur village, placé jadis au milieu de
bois épais, s'était vu environné de champs cultivés, de bourgs
peuples, de villes commerçantes, de sorte qu'au centre d'une
province américaine, riche et industrieuse, cette pauvre tribu
indienne s'offrait aux regards étonnés comme une oasis sau-
vage , placée au milieu du plus florissant tableau de civilisation.
Ces Indiens, isolés par leurs mœurs dans ce magnifique entou-
rage, étaient restés inviolablement attachés aux usages, au culte
et à la manière de vivre de leurnatiou. Ou ne remarquait en eux
aucun progrès. Rien n'était changé dans la misérable construc-
tion de leurs cabanes , dans la forme de leurs vêtements ou
plutôt de leurs couvertures ; ils conservaient les mêmes habi-
tudes, le même langage; mais leur population diminuait cha-
que année, et peut-être aujourd'hui n'en reste-t-il aucune
trace.
M. de Rochambeau , voulant, jusqu'au dernier moment,
prouver, par les détails de sa conduite comme par les grands
services qu'il avait rendus , combien il désirait conserver l'af-
fection des Américains et emporter leurs regrets , donna , dans
la ville de Providence , de fréquentes assemblées et des bals
nombreux où l'on accourait de dix lieues à la ronde.
Je ne me rappelle point avoir vu réunis , dans aucun autre
lieu, plus de gaieté et moins de confusion, plus de jolies femmes
et de bons ménages, plus de grâce et moins de coquetterie,
un mélange plus complet de personnes de toutes classes , entre
lesquelles une égale décence ne laissait apercevoir aucune dif-
férence choquante. Cette décence , cet ordre , cette liberté sage,
cette félicité de la nouvelle republique, si mure dès son berceau,
étaient le sujet continuel de ma surprise et l'objet de mes entre-
tiens fréquents avec le chevalier de Chastellux.
Tout , dans la fondation de ces'riches colonies , dans leur ré-
volution , dans leur législation , offrait une espèce de phéno-
T I. 10
218 MÉMOIRES
mène dont l'histoire ne donne point d'exemple, et qu'il faut
expliquer par des causes toutes différentes de celles qui ont
amené la naissance , la formation et les progrès de. tous les gou-
vernements connus.
Par un hasard étonnant, la nouvelle république de l'Amé-
rique du Nord, fondée dans son origine , non par la conquête,
mais par les transactions du pacifique Penn, n'a eu à com-
battre , à vaincre, aucun de ces obstacles. Les législateurs , tra-
vaillant dans un siècle de lumières, sans se voir obligés de
triompher d'un pouvoir militaire, de limiter une autorité
absolue , de dépouiller un clergé dominant de sa puissance ,
une noblesse de ses droits , une foule de familles de leurs for-
tunes, et de construire leur nouvel édifice sur des débris ci-
mentés de sang , ont pu fonder leurs institutions sur les prin-
cipes de la raison, de la complète liberté, de l'égalité politique ;
aucun vieux préjugé , aucun fantôme antique ne se plaçait
entre eux et la lumière de la vérité. Un seul effort, une seule
guerre , pour secouer le joug de la mère-patrie, a suffi pour les
affranchir de toute gêne ; et leurs lois , faites uniquement
dans le but de l'intérêt général , ont été tracées sur une table
rase , sans être arrêtées par nul esprit de classes , de sectes , de
partis ou d'intérêts privés.
Tout se réunit comme par prodige pour favoriser cette nou-
velle législation , et ce qui semblait même un écueil se trouva
servir d'aide et d'appui. D'abord la grandeur immense de cette
partie du continent américain , loin d'embarrasser les fondateurs
de la république , les seconda merveilleusement ; car cette terre,
qui n'avait à l'ouest de limites que l'océan Pacifique et de
voisin que le Kamtschatka , n'étant habitée que par de faibles
tribus indienues, permettait aux Américains civilisés l'occupa-
tion facile d'un territoire presque sans bornes.
11 en résulta l'effet le plus heureux pour la morale de ce
nouveau peuplé. Ce qui est dangereux en tout pays, c'est la
misère et l'oisiveté forcée d'une foule de prolétaires; or dans
DU COMTE DE SÉGUB. 219
les États-Unis on n'a point à craindre ce fléau, puisqu'il y a
partout plus de terres que d'hommes, et que tous ceux qui
veulent et savent travailler trouvent des moyens d'exister et
même de s'enrichir, sans être jamais tentés d'avoir recours
pour vivre aux filouteries, au vol , à l'assassinat ou à la ré-
volte.
Ce fut de cette sorte que se formèrent aux principes de jus-
tice , de raison , de tolérance et d'une vraie liberté , les esprits
d'une nation qui n'avait à craindre ni le fanatisme religieux .
ni l'orgueil (l'une classe privilégiée , ni la turbulence d'une po-
pulace oisive et malheureuse; et, tous jouissant des mêmes
droits , l'intérêt général n'y fut plus distinct pour eux de l'inté-
rêt privé.
Dans cette heureuse situation , les défrichements se multi-
plièrent , l'aisance se répandit , et la population s'accrut si ra-
pidement que le gouvernement britannique en prit ombrage
et se servit injustement de son pouvoir pour arrêter cette
prospérité croissante. Il défendit de multiplier les établissements
qui se formaient loin des côtes , il gêna le commerce par de
fiscales restrictions , et plusieurs gouverneurs de province
commencèrent même à persécuter quelques sectes , ennemies
du culte anglican. Les Américains se plaignirent vivement à
Londres et furent mal accueillis. La fiscalité appesantit de
plus en plus son joug. On continua à humilier ees hommes
fiers en déportant en Amérique des gens sans aveu ou des cou-
pables condamnés par les tribunaux. Les aetes du parlement
relatifs au thé et au timbre achevèrent d'aigrir les esprits.
Plusieurs colons distingués par leur mérite furent envoyés à
Londres et y firent entendre non d'humbles doléances, niais
le langage d'hommes libres qui connaissaient leurs droits et
qui sentaient leur force.
Malgré les sages avis d'une opposition éclairée , le ministère
anglais ne répondit aux Américains que par des menaces et
par des mesures violentes. Ils se soulevèrent ; le cri de liberté
220 MÉMOIRES
s'éleva do toutes parts ; on courut aux armes, la révolution
éclata, et l'indépendance fut déclarée.
Au milieu des orages de la guerre il fallait décider si on aurait
une monarchie, si on formerait plusieurs républiques ou si on les
unirait toutes par un lien commun. Ce fut alors qu'on recueil-
lit les heureux fruits de tous les germes de prospérité et d'har-
monie que j'ai mentionnés plus haut. Tandis qu'on se battait
avec. courage contre un ennemi superbe et puissant, chacun
des treize États lit tranquillement sa constitution, et nomma
de sages députés qui se réunirent en congrès. Partout les as-
semblées furent pacifiques , les délibérations mûres et sages.
Un lien commun rendit la confédération puissante, et la légis-
lation particulière de chaque État garantit sa liberté locale.
Peu de changements s'introduisirent dans les lois civiles et
dans les mœurs; le gouvernement seul fut changé. Un prési-
dent élu pour peu d'années , sans gardes, sans privilèges, sou-
mis à la justice comme tous les citoyens et responsable comme
les ministres qu'il nommait, exerça le pouvoir exécutif, mais
seulement pour les objets relatifs à la politique extérieure,
au commère maritime et à la défense générale des républiques
fédérées. Son autorité, bornée à peu d'années , était surveiHée
par un sénat qt par une chambre de députés représentant les
treize États qui les avaient élus. Ainsi tout ce que peuvent
exiger l'ordre public, la complète liberté et la sûreté de la con-
fédération, se trouva établi par une merveilleuse prudence qui
prévoyait et réglait même d'avance le mode des changements
que le temps et l'expérience pourraient forcer de faire à la
constitution.
Enfin , au grand étonnement de toutes les nations , et même
des sages de chaque pays , on vit s'élever, dans cette Améri-
que naguère si peu connue, un phénomène, un édifice politi-
que dont les plus ingénieuses utopies n'avaient point encore
donné d'idées. Le seul danger qui pourrait menacer dans l'a-
venir cette heureuse république, formée alors par trois mil-
DU COMTE DE SÉGUR. 221
lions d'habitants et qui compte aujourd'hui dix millions de
citoyens, c'est l'excessive richesse que son commerce lui pro-
met et le luxe corrupteur qui peut en être la suite.
Au moment où nous quittions le camp de Crampout, M. le
comte de Rochambeau marchait à la tête de nos colonnes ,
entouré de son brillant état-major. Un Américain s'approche
de lui, lui met doucement la main sur l'épaule, en lui mon-
trant un papier qu'd tenait, et lui dit : « Au nom de la loi,
« vous êtes mon prisonnier ! » Plusieurs jeunes officiers s'in-
dignaient de cette audace; mais le général, leur faisant signe
de se contenir dit en souriant à l'Américain : « Emmenez*
« moi, si vous le pouvez. — ÎS'on, lui répond l'Américain;
« j'ai rempli mon devoir, et Votre Excellence peut continuer sa
« route si elle veut s'opposer à la justice; je ne demande
« alors qu'à me retirer librement. Des soldats de la brigade
« de Soissonnais ont brûlé plusieurs arbres pour allumer leurs
« feux. Le propriétaire de ce bois réclame une indemnité ; il
« a obtenu contre vous un décret, et je viens de l'exécuter. »
A ces paroles, qu'un aide de camp du général traduisit, M. de
Rochambeau, appelant M. de Villcmanzy, aujourd'hui pair
de France , alors intendant de l'armée , le prit pour caution et
lui ordonna de terminer cette affaire en payant ce qui serait
convenable, si l'indemnité qu'il avait déjà offerte n'était pas
jugée suffisante.
L'Américain se retira ; le général et son armée , arrêtés
ainsi par un huissier, continuèrent leur marche , et un juge-
ment arbitral fixa à deux mille francs , c'est-à-dire à un
taux au-dessous de celui proposé par le général, l'indemnité
que l'injuste propriétaire prétendait élever jusqu'à quinze mille.
Celui-ci même se vit condamne aux dépens.
Enfin le moment de notre départ arriva. Toute incertitude
a l'égard du général Clinton ayant cessé, et M. de Vaudreuil
ayant écrit que son escadre (Hait prête à nous recevoir, M. de
Rochambeau , avec le chevalier de Chastcllux et une partie de
19.
222 MEMOIRES
son état-maj >r, se sépara de nous après avoir remis le com-
mandement de l'armée au baron de Vioménil , qui no.us donna
l'ordre de lever le camp de Providence le Pr décembre, et
de nous mettre en marche pour Boston.
Le comte Bozon de Talleyrand-Périgord , frère du prince de
Talleyrand, et très-jeune alors, était aide de camp de M. de
Chastellux , qui voulait le ramener en France , parce que ses
parents le lui avaient confié , et qu'il ne voulait pas , en chan-
geant sa destination, se rendre responsable, à leur égard, des
accidents et des chances de la guerre. Bozon était justement
désolé de n'avoir fait ainsi , pour son début militaire , qu'une
courte apparition à l'armée. Il supplia vainement tous nos
généraux de le prendre avec eux, et dans son désespoir il
vint me trouver ; je le plaignis , mais sans vouloir lui donner
d'avis. « Ce n'est point un conseil que je viens vous demander,
me dit-il , c'est du secret et du secours ; ma résolution est
prise, je ne suivrai point M. de Chastellux en France. On
i ne veut m'emmeuer ni comme officier ni comme aide de
camp; eh bien ! je me fais soldat, je vous choisis pour chef;
la grâce que je vous demande est de me donner un uni-
forme et de me cacher dans les rangs de votre régiment. »
La résolution de ce preux de dix-huit ans me plut. M. de
Saint-Maime , mon colonel commandant, était parti pour
Boston et me laissait le commandement du corps. Je donnai
à Bozon un de mes uniformes , des épaulettes de laine , un
bonnet de grenadier et le nom de Fa-de-bon-cœur.
Cependant, an moment où M. de Rochambeau s'éloignait
de nous , je lui avouai confidentiellement ce que j'avais fait, Il
me dit que , ne devant pas , comme général , nous approuver,
il garderait le silence et fermerait les yeux sur une démarche
qui lui paraissait, comme soldat, noble et louable. Ainsi Bozon,
ou plutôt fra-de-bon-cœur, grenadier volontaire , se mit en
route le sac sur le dos et le fusil sur l'épaule.
La rigueur du froid rendit notre marche pénible. J'étais de
DU COMTE DE SÉG1 K. ?'2.)
plus obligé à une stricte surveillance le jour et la nuit. La
perspective du bonheur que la liberté offrait aux soldats dans
<v pays avait inspiré à un grand nombre d'entre eux le désir
de quitter leurs drapeaux et de rester en Amérique. Aussi dans
plusieurs corps la désertion fut assez nombreuse ; mais , grâce a
la fortune et à notre vigilance , le régiment de Soissonnais
perdit peu d'hommes.
Avant d'entrer dans Boston , nos troupes firent en plein
champ une si prompte et si belle toilette qu'il eût été impossible
de croire que cette armée , venant de Yorktown , avait par-
couru plusieurs centaines de lieues et supporté toutes les in-
tempéries d'un automne pluvieux et d'un hiver précoce.
Jamais on ne vit, dans aucune revue de parade, des troupes
mieux tenues, plus propres et plus brillantes. Une grande par-
tie de la population de la ville venait au-devant de nous. Les
dames se tenaient aux fenêtres et nous saluaient par de vifs
applaudissements. IVotre séjour fut marqué par des fêtes con-
tinuelles, par des festins, par des bals qui ne laissaient pas
un jour vide; on y voyait éclater, avec sincérité, les senti-
ments opposés, de joie pour le triomphe des armées alliées, et
de tristesse causée par notre départ.
A la première revue , nos généraux remarquèrent facilement
Bozon sous le bonnet de l'a-de-bon-cœur et feignirent de ne
pas le reconnaître ; mais bientôt on ne parla dans toute la ville
que du zèle belliqueux de mon jeune soldat, et Va-de-bon- cœur
eut l'honneur d'être invité à tous les repas s^ lennels que les
magistrats , que les autorités de Boston donnèrent aux géné-
raux et aux officiers supérieurs de l'armée. Enfin on décida
que, pendant toute cette campagne, Bozon ne me quitterait
pas , et ferait près de moi le service d'un aide de camp ,
jusqu'au moment où l'un de nos généraux pourrait le prendre
en cette qualité avec lui.
J'étais logé à l'extrémité de la ville , dans uue jolie maison
appartenant au capitaine Philipps. Cet officier, violemment
224 HBHOIBES
maltraité par les Anglais, croyait apparemment qu'une ma-
nière de Se venger d'eux était d'accueillir parfaitement un Fran-
çais. J'y fus reçu comme un membre de la famille, et je ne
perdrai jamais le souvenir de son obligeante hospitalité.
La flotte de M. de Vaudreuil était composée de trois
vaisseaux de quatre-viugts canons , de sept de soixante-qua-
torze , et de deux frégates de trente-deux. Leurs noms étaient
le Triomphant , la Couronne, le Duc de Bourgogne , l'Her-
cule, le Souverain, le Neptune, la Bourgogne , le Nor-
thumberland, le Brave, le Citoyen, l'Amazone et la Néréide.
Je m'embarquai à bord du Souverain , dont le capitaine
se nommait le commandeur de Glandevez , officier respectable
par son âge, son habileté et sa bravoure. Un esprit orné , une
piété douce, un caractère calme ot bienveillant le faisaient
généralement aimer par ses chefs , par ses égaux et par ses
inférieurs
Nous étions quarantesleux officiers sur ce vaisseau ; mais ,
comme je m'y trouvais le seul qui fut colonel , j'eus l'avan-
tage d'être logé dans la chambre du conseil , d'avoir un lit com-
mode et l'espace nécessaire pour travailler.
Le fidèle. Bozon avait un hamac près de moi , et un sort
favorable plaça sur le même bâtiment deux de mes intimes
amis , Alexandre de Lameth et M. Linch , officier de l'état -
major.
Le 24 décembre nous mîmes à la voile. C'était avec le cœur
serré que je m'éloignais de cette Amérique du Nord.
Je ne puis mieux rendre l'impression que j'éprouvais qu'en
citant les paroles d'une lettre que j'écrivais au moment où
je quittai cette terre fortunée. « Je vais , disais-je , mettre
« à la voile aujourd'hui; je m'éloigne avec un regret infini
« d'un pays où l'on est , sans obstacle et sans inconvénient,
« ce qu'on devrait être partout , sincère et libre. Les intérêts
« privés s'y trouvent tous confondus dans l'intérêt général ;
« on y vit pour soi ; on y est vêtu selon sa commodité , et non
DU COMTE DE SÉGUB. 225
« selon la mode. On y pense , on y dit , on y fait ce qu'on veut ;
« rien n'y forée de suivre les caprices de la fortune ou du pou-
« voir. La loi protège votre volonté contre toutes les autres.
« Rien ne vous oblige d'y être ni faux , ni bas , ni flatteur. On
« peut s'y montrer, à son gré , simple , original , solitaire ,
« répandu dans les sociétés. On peut y vivre en voyageur,
« en politique , en littérateur, en marcband. On ne gêne point
« vos occupations , on ne tourmente point votre oisiveté. Per-
« sonne ne se choque de la singularité de vos manières ou de vos
« goûts; on n'y connaît de joug que celui d'un petit nombre de
« lois justes et égales pour tout le monde. Dès qu'où y respecte
a ces lois et les mœurs, on vit heureux, honoré , tranquille ,
« tandis qu'en d'autres pays le moyen de se mettre à la mode ,
« ou de faire fortune , est souvent de braver ces mœurs et ces
<■ lois. Enfin je n'ai vu partout , dans cet Eldorado politique ,
« que confiance publique, hospitalité franche et naïve cordialité.
« Les filles y sont doucement coquettes pour trouver des maris,
« les femmes y sont sages pour conserver les leurs, et le désordre
« dont on rit à Paris sous le nom de galanterie fait frémir ici
« sous le nom d'adultère.
« Au milieu des orages d'une guerre civile, les Américains
« soupçonnent si peu les hommes d'une immoralité dont ils
« ne se font pas d'idée que , dans leurs petites maisons isolées,
« au milieu d'immenses forêts , leurs portes ignorent les ver-
« roux et ne se ferment que par des loquets. Les étrangers
« qu'ils logent , ainsi que leurs valets , trouvent leurs armoires
« et leurs commodes ouvertes , quoique remplies de leur
« argent et de leurs effets. Loin de soupçonner qu'on puisse
a violer les droits de l'hospitalité, ils laissent leurs hôtes se
« promener seuls des journées entières avec leurs filles de seize
« ans, dont la pudeur est la seule défense, et dont la familia-
« rite naïve, attestant l'innocence, se fait respecter par les
« cœurs les plus corrompus. On me dira peut-être que l'Amé-
« rique ne gardera pas toujours des vertus si simples et des
226 MÉM01BES
.< mœurs si pures; mais, ne les gardât-elle qu'un siècle,
« n'est-ce donc rien qu'un siècle de bonheur ! »
Séparés de notre flotte par un coup de vent, nos capitaines
ouvrirent les paquets qu'ils ne devaient décacheter qu'en cas
de séparation. On y apprit que le port de Porto- Cabello, sur
la côte de Caracas , et qui se trouvait au vent à nous à trente
lieues de distance , était le lieu de notre destination.
Là nous devions attendre le comte d'Estaing, qui devait
venir de Cadix avec une armée navale française , et l'amiral
espagnol don Solano , qui sortirait du port de la Havane pour
se réunir à nous. Cette jonction faite, les armées combinées
mettraient ensemble à la voile pour attaquer la Jamaïque.
Le rendez-vous était on ne peut mieux choisi pour tromper
les Anglais, qui nous attendaient à Saint-Domingue; mais ce
rendez- vous mystérieux l'était trop pour nous : car, par une né-
gligence inconcevable, aucun de nos capitaines n'avait été pourvu
de cartes qui pussent le guider sur ces parages , et presque
personne de notre armée ne connaissait bien la position de
Porto-Cabello.
Cependant un pilote du Souverain possédait par hasard une
vieille carte imparfaite , mais qui nous fut d'un grand secours.
Le continent méridional de l'Amérique offre aux voyageurs
qui y abordent un aspect bien différent de celui que présentent
les côtes du continent du nord. En approchant de la Delaware
je voyais un rivage uni , plat ; de loin les arbres semblaient
sortir de la mer, et , en descendant à terre , la température ,
les végétaux , la culture , la construction des maisons , le cos-
tume, les mœurs des habitants , l'activité des cultivateurs , l'in-
dustrie des commerçants , la beauté des chemins , l'élégance
des villes et la propreté des villages , pouvaient faire croire qu'on
n'était pas sorti d'Europe et qu'on se trouvait au milieu d'une
province d'Angleterre.
En abordant , au contraire , le continent méridional , les
regards sont frappés d'un tout autre spectacle; à une très-
DU COMTE DE SEGUR. 227
grande distance on voit la terre , mais pour l'apercevoir il faut
lever ses regards vers le ciel. Les ramifications des Cordillères,
les gigantesques montagnes de Sainte-Marthe , de Valence, de
Caracas , ont à peu près une demi-lieue de hauteur.
Ces rocs sourcilleux , ces formidables montagnes paraissent
une sorte de barrière que le destin avait voulu placer autour
de cet immense continent pour en défendre l'approche contre
l'avarice européenne et pour lui cacher ses inépuisables mines
d'or, d'argent et de diamant , funestes trésors qui excitèrent la
cupidité de tant d'aventuriers , la rivalité de tant de puissances ,
et qui firent de l'Amérique un théâtre sanglant , où des peuples
entiers , moissonnés , devinrent les victimes d'une farouche
hypocrisie.
Là le fanatisme et la soif de l'or tuaient pour convertir,
ravageaient pour s'enrichir, dépeuplaient pour dominer, et ,
l'Évangile d'un Dieu de paix à la main , allumaient partout des
bûchers sur lesquels, malgré les vertueux efforts de Las Ca-
sas, on immola, comme au temps des faux dieux, une foule
de victimes humaines.
Les révolutions de l'antiquité ne furent que des jeux en com-
paraison des révolutions qui renversèrent l'empire pacifique
des Incas; dans celle-ci des peuples entiers périrent et dispa-
rurent.
Plus on approche des côtes de ce continent, plus la masse
sombre de ces hautes montagnes semble répandre ses ombres
sur la mer et des pensées mélancoliques dans l'âme. Leurs
enfoncements surtout , c'est-à-dire leurs golfes , présentent à
l'œil un espace si noir que l'on croirait, en y entrant, pénétrer
dans le royaume des mânes ; aussi jamais aucun nom ne fut
plus justement appliqué que celui du golfe Triste que l'on donne
au golfe de Porto-Cabello.
Ce ne fut qu'au moment où nous touchâmes presque à la côte
que nous vîmes le rivage et ces montagnes s'éclaircir peu à
peu, et que nous pûmes distinguer des arbres, des champs, des
228 MÉMOIRES
chemins et des maisons , enfin tout ce qui annonce une terre
habitée.
Le port où nous entrâmes est vaste , sûr, commode ; les
vaisseaux y mouillent tout près du rivage. On nous avertit de
nous méGer des poissons qu'on peut y pêcher en grande quan-
tité, parce qu'il existe des fonds de cuivre qui rendent la chair
de ces poissons souvent dangereuse.
Les grands avantages que ce port et sa rade offraient au
commerce ont pu seuls déterminer les Espagnols à y fonder
un établissement ; car près de Porto-Cabello se trouvent des
marais salants dont les vapeurs pestilentielles sont continuel-
lement portées sur la ville par le vent qui , dans ces parages ,
vient constamment de l'est ; aussi ces vapeurs , échauffées par
la réverbération des montagnes situées à dix degrés de la
ligne et par un ardent soleil que ne tempère aucun nuage ,
rendent ce rivage encore plus meurtrier que celui de Cayenne.
Peu de personnes osent affronter ce danger et fixer leur
habitation à Porto-Cabello , dont la population se renouvelle
tous les sept ans. Les habitants de la plaine n'y viennent que
pour des affaires de commerce et y font peu de séjour. Plu-
sieurs y meurent promptement ; les autres, pour la plupart ,
retournent chez eux avec la fièvre. Les mois de juin , juillet ,
août et septembre , sont ceux où la mortalité est la plus fré-
quente ; les maladies alors y sont violentes , accompagnées de
bubons , et prennent un caractère vraiment pestilentiel.
Cependant la nature ne demanderait à l'homme que quelques
travaux pour lui offrir sans danger, sur ce rivage , d'inépui-
sables richesses ; hors des marais la terre est d'une rare et
merveilleuse fécondité ; on y cultive avec succès et sans peine
l'indigo, le cacao, le coton, le maïs ; les arbres y portent d'excel-
lents fruits ; le bananier , l'oranger y croissent d'eux-mêmes ,
ainsi que les ananas et les patates , de sorte qu'en desséchant
les marais Porto-Cabello deviendrait le centre de l'un des plus
beaux et des plus riches établissements du monde.
DU COMTE DE SÉGUB. 229
Cette ville est située sur le bord d'une petite rivière dont
l'eau est pure et saine. Ses maisons, peu nombreuses et très-
mal bâties, s'élèvent eu amphithéâtre par une pente douce
jusqu'au pied d'une montagne très-escarpée.
Nous étions tous forts attristés en nous voyant arrêtés sur
ces cotes à demi barbares. La chaleur insupportable du climat,
Pair infect que nous respirions , la malpropreté des maisons ou
plutôt des cabanes où on nous logeait, enfin la froideur, la
gravité silencieuse et inhospitalière des habitants nous auraient
fait regarder ce séjour comme une véritable prison ; heureu-
sement cet exil fut adouci par les soins d'un Espagnol du plus
grand mérite , le colonel don Pedro de Nava , vice-gouverneur
de la province de Caracas.
Il s'était rendu exprès à Porto-Cabello pour nous recevoir,
et sou obligeante activité pourvut avec abondance à tous les
besoins de la flotte et de l'armée. Il était secondé par un admi-
nistrateur intelligent; aussi, malgré la longueur des distances,
la difficulté des communications et la privation de presque tous
les moyens de transport , dans un pays où l'on ne connaissait
de voitures que des mulets et de routes que des ravins , tout
arriva à temps , et jamais nos marins et nos soldats ne se
virent plus complètement approvisionnés de tout ce qui pouvait
leur être nécessaire.
Indépendamment de ces généreux procédés , don Pedro de
Nava nous ouvrit sa maison, dont il faisait avec noblesse les
honneurs; il était instruit, prévenant, aimable; son esprit ne
semblait obscurci ni rétréci par aucun des préjugés de sa na-
tion ; ses opinions étaient tolérantes, ses pensées justes, ses
sentiments élevés. Il gémissait de l'état déplorable de cette
partie du monde, que la nature avait créée riche, mais que l'i-
gnorance, l'arbitraire et l'Inquisition étaient parvenus à rendre
pauvre et stérile.
Un homme comme Pedro de Nava, s'il eût été le maître,
aurait rendu ces magnifiques provinces aussi heureuses, aussi
20
230 MKMOIIUS
peuplées et plus opulentes que les États-Unis; mais il ne pou-
vait qu'obéir, et la prison ou le supplice serait devenu pour lui
Tunique résultat de la moindre tentative pour dissiper les té-
nèbres et avancer la civilisation. Nous venions récemment de
voir cette civilisation portée au plus haut degré dans le Nord,
et nous la retrouvions dans son enfance au milieu d'une con-
trée conquise, et possédée depuis près de trois siècles par l'Es-
pagne.
Malgré les prévenances et les attentions obligeantes de don
Pedro de Nava, nous voyions avec chagrin notre séjour se pro-
longer dans ce triste lieu , où la santé ne trouvait pas de pré-
servatif contre la contagion , ni l'esprit contre l'ennui ; car la
chaleur excessive permettait rarement de se livrer aux exercices
ou à l'étude.
Je ne sortais qu'à six heures du matin pour aller dans les
bois, avec l'espoir de tuer quelques chats-tigres; mais j'en vis
peu et de loin. En revanche je tuai plusieurs serpents, quelques
singes, et un grand nombre de perruches et de perroquets.
On m'avait donné un singe singulier ; il était de la plus haute
espèce; sa taille s'élevait à cinq pieds environ; son poil brun
tirait sur le rouge , et cette couleur était encore plus remar-
quable par le contraste d'une épaisse barbe noire qui descen-
dait sur sa poitrine. Je croyais le ramener en France , mais il fut
impossible de l'apprivoiser : cet animal, attaché à un arbre
près de ma maison, était si féroce qu'il faillit dévorer un de
mes gens qui lui apportait à manger. Bozon et moi nous nous
vîmes forcés de le tuer à coups de pistolet.
Dès neuf heures j'étais obligé de rentrer. L'excessive cha-
leur du soleil contraignait alors chacun à chercher l'ombre et
le repos ; les soirées seules invitaient à sortir par une fraîcheur
attrayante, mais pernicieuse; car elle était jointe à une forte
humidité, principale cause des maux qui font périr dans la
zone torride tant d'Européens.
Nous attendions à Porto-Cabello, avec une vive impatience ,
DU COMTE DE SÉGOR. 231
l'armée navale de M. d'Estaing, qui devait sortir de Cadix, et
don Solano, que nous avions cru prêt à mettre a la voile de
la Havane ; mais le temps s'avançait, et nous ne recevions de
nouvelles ni de l'un ni de l'autre.
Le golfe Triste était un merveilleux choix pour un rendez-
vous mystérieux , car il était généralement peu connu ; aussi
les Anglais, après nous avoir vus leur échapper en passant
entre leurs flottes, près de Porto-Rico et de Saint-Domingue,
furent quelque temps sans pouvoir deviner par où nous étions
disparus et dans quelle baie du continent nous étions mouillés.
Cependant les maladies commençaient à se répandre parmi
nos troupes; quelques ofGciers et un assez grand nombre
de soldats succombèrent à ce fléau destructeur. Notre géné-
ral, le baron de Yioménil, fut atteint de la fièvre, et ses jam-
bes étaient couvertes de bubons. Champcenetz et Alexandre
de Lameth payèrent un tribut à ce redoutable climat.
A mon tour je fus atteint par une fièvre violente. Comme
je n'avais pas une grande confiance dans les remèdes de nos
chirurgiens d'Europe, dont la routine était un peu déconcertée
dans cette zone ardente, je tentai de me guérir moi-même ; je
me mis jusqu'au cou dans un tonneau rempli d'eau fraîche, et
j'y restai quelques heures. Cette témérité me réussit; ma lièvre
chaude disparut.
Sur ces entrefaites, notre attentif commandant, don Pedro,
nous conseilla de franchir les montagnes, de chercher dans la
plaine un air plus pur, et de profiter de notre inaction pour
aller à Caracas , belle et riche ville, capitale de cette province.
« Je ne vous engage point, me dit-il en souriant, à demander
« au gouverneur général la permission de faire ce voyage; il
« éprouverait presque un égal embarras pour vous la refuser
« ou pour vous l'accorder ; sa réponse pourrait se faire atten-
<" dre. Le cabinet espagnol n'aime point que les étrangers con-
« naissent l'intérieur de ce pays. Partez donc sans ces forma-
« lités. Le gouverneur est un homme très-aimable ; il vous
232 MÉMOIRES
« accueillera bien , et les habitants ainsi que les dames deCa-
« racas vous recevront avec enthousiasme. »
Nous profitâmes de cet avis. Alexandre de Lameth fut le
plus expéditif et le plus audacieux; au lieu de prendre la route
connue de Valence ou de se rendre à la G navra par mer, il
traversa, de l'ouest à l'est, le milieu des montagnes, par des
sentiers presque impraticable, en bravant des dangers de tout
genre que peu d'habitants du pays osaient même affronter.
La ville de Valence est située dans une plaine unie, agréable
et fertile; des brises assez régulières y rendent supportable une
excessive chaleur. On comptait à peu près douze mille habi-
tants dans Valence. Elle avait une garnison de cinq cents hom-
mes ; un évêque, un gouverneur y résidaient ; on y voyait une
grande quantité de couvents, une foule de moines, presque
point de commerce, des rues malpropres, des maisons mal bâ-
ties et de magnifiques églises. Les habitants étaient générale-
ment pauvres ; les prélats , les chanoines et les couvents très-
riches.
C'est pour sortir d'un tel état de choses que les peuples, après
d'inutiles plaintes et réclamations, se sont armés, et que la ré-
volution a éclaté.
Nous fîmes peu de séjour à Valence. L'évêque nous évita ,
nous croyant, je pense, hérétiques. Le gouverneur nous fit un
accueil cérémonieux, mais froid ; les habitants se montraient
tristes et taciturnes. Rien donc n'excitant notre intérêt ou notre
curiosité, nous continuâmes notre route.
A l'aide d'un interprète je demandai à l'Indien chez lequel
je logeais dans Guacara pourquoi, près de son village, on ne
voyait d'autre culture que quelques plants de maïs. » A quoi
« nous servirait, me répondit-il, de travailler ? Une cabane
« de troncs d'arbres et de feuilles de bananier nous suffisent
« pour maison, meubles et lits. La chaleur nous rend tout vê-
« tement inutile; la terre nous offre en abondance des fruits
« et du gibier. Si nous cultivions les champs, nous ne saurions
DU COMTE DE SÉGUR. 233
« à qui vendre leurs produits. Cepeudaut le gouvernement es-
« pagnol nous imposerait alors un tribut, et, comme nous ne
« pourrions le payer, ou nous condamnerait à travailler aux
« mines ou à pécher l'or dans les rivières. »
Le prince de Broglie, à son retour, me dit que, dans un bourg
plus considérable, nommé Cumana, et où je ne m'arrêtai point,
il avait causé par interprète avec le cacique ou le chef des In-
diens libres de cette province. Ils y vivent, disait-il, absolument
suivant leurs anciens usages , gouvernés par leur propre chef,
dont l'autorité est en même temps civile, militaire et religieuse.
Ce chef règle leurs mariages et juge leurs différends.
Ce cacique prétendait que, pendant quelque temps, le gou-
vernement espagnol lui avait marqué beaucoup de considération,
mais que, depuis, il avait perdu son crédit, et que , malgré les
représentations de sa tribu et les siennes, les Espagnols empié-
taient chaque jour sur les terres accordées à ses sujets, de sorte
que la population de ces pauvres indigènes diminuait graduel-
lement. Il est probable, d'après ces faits, que les restes de cette
population, qui s'éclaircissait déjà il y a quarante ans, se seront
depuis totalement éteints, ou qu'elle aura fui de ce séjour d'op-
pression.
Tsous continuâmes à marcher tantôt dans des solitudes et
des forêts qui rappelaient l'époque de la découverte de l'Amé-
rique, tantôt dans des plaines où quelques habitations et des
champs cultivés indiquaient une civilisation commencée. Nous
arrivâmes à Maracay, petite ville assez jolie. Ses habitants nous
firent un accueil gracieux, et un capitaine de milices, nommé
don Félix, nous donna un très-bon souper où assistèrent plu-
sieurs femmes d'une beauté remarquable.
Don Félix, lieutenant de roi à Maracay, était un homme
instruit, aimable; il parlait bien français; il épancha librement
avec nous la douleur que lui causait la conduite injuste et
oppressive de l'administration; il s'emporta surtout contre
l'avarice, la fiscalité et la dureté de l'inteudaut de la province.
2".
334 MKMOIBES
« Cet homme, disait-il, prive le commerce de tout débouché,
« l'agriculture de toute activité, les propriétaires de toute sé-
« curité; les emplois ne sont donnés qu'à des Espagnols; les
« créoles sont vexés, ruinés. Aussi, croyez- moi, la fcrmen-
« tation sourde qui existe partout ne tardera pas à se mani-
« fester. II ne faut qu'un homme de caractère, qu'un chef,
« pour qu'elle éclate , et je prévois que mon pays sera iné-
« vitablement en proie à toutes les calamités d'une guerre ci-
« vile. Il y a peu d'années, un cacique, Tupac-Amarou, de la
« race des Incas, s'est révolté ; il avait armé vingt mille hommes
« dans le Pérou. On eut beaucoup de peine à étouffer cette
<< insurrection. Dans plusieurs autres lieux on assure qu'il existe
« des troubles que fomentent déjà des créoles ; mais l'autorité
« empêche la circulation de toute nouvelle alarmante. »
Nous quittâmes avec regret un hôte dont l'entretien était
aussi intéressant qu'instructif, et nous nous mîmes en route
pour Vittoria. A quelque distance de Maracay on voit le lac de
Valence , l'un des plus pittoresques peut-être qui existent dans
le monde, quoiqu'il soit bien moins grand que le lac de Ma-
racaïbo. Le long de ses rivages on admirait déjà des cultures
variées et de jolies habitations. Je suis persuadé qu'un jour,
sous l'égide d'une liberté protectrice , ce lac et ses bords de-
viendront une des merveilles de cet hémisphère.
Nous traversions le canton le plus fertile de la province ;
nulle autre part nous n'avions vu un si grand nombre d'habi-
tations, de cafeieries et de plantations de cacao ou d'indigo.
Dans les intervalles assez grands qui les séparaient, nous mar-
chions , à l'abri du soleil , sous des bois un peu sauvages , mais
qui nous charmaient par la variété des arbres , la vivacité des
couleurs de leurs fruits , le parfum que répandaient leurs fleurs,
et par le chant varié des oiseaux de toute espèce qui les
habitaient. Ce pays délicieux était arrosé par une petite rivière
tellement serpentante que nous fumes obligés de la traverser
sept ou huit fois.
DU COMTE DE SEGUB. 23."
Au milieu do la journée, dans le plus fort de la chaleur,
nous passâmes près d'une maison isolée , entourée de planta-
tions de divers genres et cultivées avec soiu. Je ne fus pas peu
surpris lorsqu'un homme qui se tenait sur le pas de la porte
de cette maison nous invita poliment et en très-bon français
à y entrer.
Comment s'attendre à trouver là un compatriote ? C'en était
un rependant ; né à Bayonne , il s'était embarqué sur un vaisseau
marchand qui avait péri sur la côte de Caracas. Ayant sauvé
son argent et quelques effets, il avait voulu voyager dans l'inté-
rieur de ces provinces.
Arrivé dans le lieu où nous nous trouvions, il était devenu
épris d'une fdle indienne et s'était marié avec elle. Se faisant
agriculteur, maçon, architecte, il s'était créé une jolie habita-
tion , une nombreuse famille , et , par souvenir des habitu-
des de son pays et de la profession de son père, il avait
mis une enseigne à sa maison et se disait aubergiste , quoi-
qu'il ne vit peut-être pas quatre voyageurs par an lui demander
l'hospitalité.
Ayant fait ainsi un assez bon dîner à la française et ne pouvant
tirer que peu de parti de l'entretien de notre hôte , dont l'esprit
avait pris toute l'indolence des indigènes , nous remontâmes
sur nos mules, et nous arrivâmes le soir à Vittoria , l'une des
plus jolies villes de ces contrées, et qui est distante de Maracay
d'environ douze lieues. Trois mille habitants composaient sa
population; on y voyait régner une activité de commerce très-
rare alors dans cette partie du monde.
Le lieutenant de roi qui commandait dans cette ville s'ap-
pelait M. Prudon. Comme il aimait beaucoup à causer et en
trouvait peu l'occasion , notre apparition fut une fête pour
lui, aussi nous fit-il avec beaucoup d'obligeance les honneurs
de sa ville.
Son instruction était assez étendue, son humeur confiante
son caractère assez frondeur. En quelques heures il nous apprit
23G MÉMOIRES
plus de chose sur la situation de son pays qu'un long voyage
n'aurait pu nous en faire connaître.
Son humeur faisait un parfait contraste avec celle de don
Félix , que nous venions de quitter; celui-ci gémissait , comme
Heraclite , des ténèbres répandues par l'Inquisition , de l'oppres-
sion sous laquelle languissait sa patrie , et des orages futurs
qui la menaçaient; M. Prudon, au contraire, en vrai Démocrite,
se moquait de la superstition , tournait en ridicule l'ineptie des
gouvernants , et nous assurait en riant qu'une révolution pa-
reille à celle des États-Unis était prochaine et inévitable.
Ayant séjourné vingt-quatre heures à Vittoria , nous en
partîmes pour nous rendre à Caracas, qui en est éloigné de
quatorze lieues. Tsous fîmes cette route en deux jours. Ou de-
vrait croire qu'en approchant de la capitale d'un pays , on y
trouvera à chaque pas la nature embellie par l'art , qu'on y
verra plus d'habitations , plus de culture , plus de commerce ,
enfin plus de vie et de civilisation; nous éprouvâmes tout
le contraire.
Après avoir traversé quelques plaines fertiles en indigo , en
café, etc., et des champs de maïs, nous entrâmes dans des
montagnes beaucoup plus escarpées et dans des forêts bien
plus sauvages que celles qu'il nous avait fallu franchir pour ar-
river de Porto-Cabello à Valence. La route était seulement un
peu mieux tracée et moins dangereuse.
Dans les vallons nous succombions sous le poids de la
chaleur; élevés sur les monts nous éprouvions un froid dont
nos manteaux ne pouvaient nous garantir. La nuit, c'était une
telle humidité qu'en tordant nos couvertures elles répandaient
de l'eau en abondance. Ces montagnes sont de très-peu moins
hautes que les imposantes Cordillères, dont elies sont une
branche.
Pendant les ténèbres on se sentait attristé par les hurle-
ments des tigres, des lions, et le matin on était étourdi par
les cris aigres et perçants d'une foule innombrables d'aras , de
DU COMTE DE SEGUB. 237
perroquets et de perruches , qui saluaient le soleil et lui ren-
daient sauvagement hommage par les concerts les plus dis-
cordants .
Pendant notre route nous fûmes étonnés d'entendre les cris
féroces d'un animal qui semblait s'approcher rapidement de
nous Notre guide nous dit avec effroi que c'était un tigre ; alors,
malgré ses conseils , nous tournâmes vers la partie du bois d'où
partait ce bruit.
Désoteux, qui seul avait des pistolets, entra dans le fourré;
l'animal avait fui. Désoteux déchargea sa colère et son arme
sur un gros singe qu'il manqua.
Je ne fis pas d'autre rencontre dans ces forêts que celle d'un
serpeut énorme de l'espèce des boas; il dormait au soleil sur
des broussailles. Je l'avais pris d'abord pour un énorme tronc
d'arbre renversé : et je ne pus me défendre d'un soudain
tressaillement lorsque , au moment où ma mule le touchait
presque, ce prétendu arbre se redressa, se recourba, mon-
trant une tète hideuse , et s'éloigna de moi avec rapidité , en
poussant un affreux sifflement.
Il y a encore une autre espèce d'animaux dans ce pays dont
l'aspect est horrible : ce sont de gigantesques chauves-souris ,
plus larges qu'un chapeau espagnol , et dont la physionomie
infernale ressemble aux plus bizarres masques de nos diables
de l'Opéra. On les nomme vampires, et le vulgaire croit que,
lorsqu'elles trouvent un homme endormi , elles sucent tout son
sang avec tant d'adresse qu'elles ne le réveillent pas.
Après une journée des plus fatigantes, étant loin de toute
habitation, nous demandâmes asile à une veille femme indienne,
qui nous conduisit dans sa case , vraie demeure de sauvage ou
de sorcière. Cette femme s'efforça de nous traiter de sou mieux;
mais elle nous présenta des perroquets cuits dans un mau-
vais chocolat, et d'autres mets si dégoûtants que ne nous pûmes
vaincre notre répugnance .
Apres avoir mal dormi, comme gens qui ont l'estomac
238 MÉMOIRES
creux, nous reprîmes notre chemin. Il nous fallut franchir avec
peine une haute montagne nommée San-Pedro , redescendre
dans une profonde vallée , et passer à gué plusieurs torrents ;
enliu , ayant gravi une dernière montagne , nous descendîmes
par une douce pente dans la délicieuse vallée de Caracas.
Cette vallée, défendue des vents ardents du midi par de hautes
montagnes, est ouverte à celui de l'est, qui y apporte une
douce fraîcheur. Rarement le thermomètre y monte au delà de
vingt-quatre degrés, et souvent on l'y voit au-dessous de vingt.
Aussi , dans ce lieu charmant , les fleurs et les fruits se suc-
cèdent sans cesse On y recueille toutes les productions de
la zone torride et l'on peut y jouir de toutes celles des zones
tempérées. Au nord des champs où naissent l'indigotier, la
canne à sucre , l'oranger et le citronnier, on trouve dans quel-
ques jardins du blé , des poiriers et des pommiers.
Le vallon est arrosé par une jolie rivière limpide , qui rend
les prés toujours frais , les arbres toujours verts. Ces arbres
sont embellis par une foule de colibris qui réfléchissent sur
leur joli plumage toutes les couleurs de l'arc-en-ciel ; on di-
rait que ce sont mille fleurs brillantes qui voltigent.
Un grand nombre de maisons élégantes sont éparses ou
groupées au milieu de ces prairies ; leurs clos , dont la cul-
ture est soignée, sont entourés de haies odoriférantes. Là
on respire un air pur, embaumé ; là il semble que l'existence
prend une nouvelle activité pour nous faire jouir des plus
douces sensations de la vie. Enfin, si on n'y rencontrait pas des
moines inquisiteurs , des alguazils farouches , quelques tigres ,
et des employés d'un intendant général avide , j'aurais presque
pensé que le vallon de Caracas était une petite partie du para-
dis terrestre , et que , par une obligeante distraction , l'ange qui
défend sa porte avec une épée flamboyante nous en avait per-
mis l'entrée. .
La ville de Caracas s'offrit à nos yeux avec assez de majesté
pour terminer noblement ce tableau ; elle nous parut grande ,
DU COMTE DE SÉGLR. 239
propre, élégante et bien bâtie. Je crois qu'on évaluait sa popu-
lation alors à vingt mille habitants; mais on assure que, depuis,
un désastreux tremblement de terre et les fureurs des guerres
civiles ont fait disparaître cette prospérité, qu'une sage liberté
et une administration éclairée pourront seules faire renaître.
Désoteux y était arrivé avant nous; plusieurs ofliciers de
notre armée nous y avaient précédés. On nous attendait , et
la courtoisie espagnole fit à notre petite cavalcade une très-
galante réception. Chacun s'empressait à l'envi de nous offrir
sa maison ; les dames , ouvrant leurs jalousies , nous saluaient
de leurs balcons ; enlin nous étions accueillis comme les roman-
ciers prétendent qu'on accueillait autrefois les paladins dans
les châteaux où ils venaient se reposer de leurs courses aven-
tureuses.
Le gouverneur général de la province , don Fernand Gon-
zalez , ayant su que j'étais le fils du ministre de la guerre du roi
de France , eut la bonté de me donner un logement dans
son palais , et , pendant notre séjour, il y reçut le matin et
le soir tous nos compagnos d'armes avec la plus grande urbanité
et une magnificence vraiment castillane.
Ce gouverneur me présenta dans les sociétés les plus distin-
guées de la ville; nous y vîmes des hommes un peu trop graves
et taciturnes , mais , en revanche , une grande quantité de da-
mes aussi remarquables par la beauté de leurs traits , par la
richesse de leur parure, par l'élégance de leurs manières et
par leurs talents pour la danse et pour la musique , que par la
vivacité d'une coquetterie qui savait très-bien allier la gaieté à la
décence.
Mes compagnons de voyage se sont rappelé longtemps les
charmes de Belina Aristeguitta et de ses sœurs Panscbitta ,
Rossa, Thérésa. Quant à moi, je fus singulièrement frappé de
la ressemblance extrême de l'une de ces dames, nommée Ra-
pbaellita Erménégilde , avec la comtesse Jules de Polignac.
Le trop fameux général Miranda , que le général comte de
240 MEMOIRES
Valence accusa depuis de nous avoir fait perdre la bataille de
Nerwinde, déjà presque gagnée par la vaillance de M. le duc
de Chartres , aujourd'hui duc d'Orléans, était de la famille des
Aristeguitta. Proscrit par le gouvernement espagnol, il lui
chercha longtemps des ennemis dans toute l'Europe et entre-
tenait d'intimes intelligences avec des Anglais qui l'aidaient à
féconder en Amérique les germes d'une révolution.
Nous étions arrivés à Caracas à la fin du carnaval; aussi la
semaine que nous y passâmes ne fut qu'une série continuelle
de fêtes, de bals et de concerts. Nous trouvâmes à la mode ,
dans cette ville , un jeu aussi plaisant que singulier ; cavaliers
et dames , filles et garçons , jeunes et vieux , tous ne sortaient
de chez eux, pendant les jours, gras, que les poches remplies
d'anis, et dès qu'on se rencontrait on s'en lançait à l'envi des
poignées. Nul ne pouvait éviter ces mitrailles, qui n'excitaient
dans la mêlée que de vifs éclats de rire.
C'était sûrement la plus douce et la plus innocente des
guerres; cependant, comme il n'en peut point exister sans évé-
nements un peu marquants, voici celui dont je fus témoin. Nous
étions un jour invités à un grand diner chez le trésorier géné-
ral; plusieurs révérends Pères inquisiteurs honoraient ce repas
de leur présence , faisant fête aux vins et prenant de bonne
grâce leur part à la gaieté des convives. Au dessert , madame la
trésorière donne le signal du combat ; de tous côtés les anis
volent : le rire éclate ; mais soudain l'un des inquisiteurs, pous-
sant trop loin sa grosse gaieté et trouvant les anis trop légers,
lance au milieu de ce frêle tourbillon une grosse amande.
Ce boulet va frôler tout droit le nez du duc de Laval , qui ,
n'aimant pas trop les moines ni les mauvaises plaisanteries ,
riposte par un boulet de vingt-quatre, c'est-à-dire par une
grosse orange , qui vient sans respect frapper le révérend Père
au visage. Alors les Espagnols consternés se lèvent, les dames
si signent, les jeux cessent, le dîner finit; mais le révérend
Père, affectant une gaieté que démentait sa physionomie, rassura
DU COMTE DE SEGCJR. 241
tout le monde en recommençant les jeux si gravement inter-
rompus. Je crois que , si nous n'avions pas eu sur cette côte ,
dans un port voisin, cinq mille amis armés, le Père inquisi-
teur, moins indulgent, aurait fort bien pu offrir à Laval, pour
quelque temps , un de ces logements sombres et frais dont il
avait grand nombre à sa disposition.
Le gouverneur, don Fernand Gonzalez, se mêlait souvent
à nos danses , à nos concerts , mais en conservant toujours sa
dignité ; ses manières étaient fort nobles ; son esprit était cul-
tivé, son caractère humain, affable et généreux. Accessible à
tout le monde, il donnait audience à tous ceux qui la lui
demandaient, écoutait leurs plaintes avec bonté et y faisait
droit , autant que cela lui était possible. Il connaissait parfaite-
ment les vices de l'administration coloniale , et , si son autorité
eût eu plus de latitude, tout aurait bientôt pris, dans ces pro-
vinces, une face nouvelle et prospère ; mais il ne lui était pas
permis d'arrêter l'intendant dans ses opérations fiscales et de
gêner l'Inquisition dans les mesures sévères qu'elle prenait pour
éteindre toute lumière naissante et pour empêcher tout progrès
en civilisation.
Je lui demandai si cette Inquisition avait un pouvoir aussi
redoutable qu'on le disait. « TS'en doutez point , me répondit-
« il. Pour vous en donner une idée, il vous suffira de savoir
« que je suis obligé , par mes instructions , de prêter main-forte
« à ce tribunal et de mettre à sa disposition les troupes que je
« commande, toutes les fois que j'en suis requis , et sans qu'il
« me soit permis de m'informer du motif ou de l'objet de
« cette réquisition. Au reste, ce fameux tribunal, tant re-
« douté, ne verse plus de sang comme autrefois; il châtie
« même beaucoup moins qu'on ne le pense-, mais il menace
« et il effraye, et, s'il ne fait pas beaucoup de mal, il empêche
« au moins de faire beaucoup de bien. »
Dans la suite de ces entretiens le gouverneur m'apprit que,
par un singulier hasard, l'Amérique espagnole venait (rétro
21
242 MÉMOIRES
délivrée d'un fléau terrible ; il régnait , de temps immémorial ,
sur ce continent , une maladie cruelle , contagieuse et réputée
incurable ; on l'appelait la lèpre de Càrthayène. Dès qu'un
individu était attaqué de ce mal horrible, qui couvrait la peau
d'ulcères , détruisait le sens du tact et conduisait par des
douleurs insupportables à une mort lente , tout le monde fuyait
ce malheureux, chacun évitait avec horreur son approche.
Toute pitié cessait pour lui ; l'amitié l'abandonnait : la terreur
étouffait même la voix de la nature ; il n'avait d'asile que les
léproseries , hôpitaux infects , où ses souffrances s'aigrissaient
par le spectacle de celles de ses compagnons d'infortune.
Don Fernand Gonzalez me dit que récemment , dans la pro-
vince de Guatimala, une vieille négresse, chassée inhumaine-
ment d'une habitation , parce qu'elle était atteinte de la lèpre ,
ayant été rencontrée par une tribu sauvage dans les bois où
elle errait, elle avait vu avec surprise ces hommes s'approcher
d'elle sans crainte et l'emmener avec eux. Arrivée dans leurs
cabanes , ils la traitèrent , la guérirent ; mais 'ils la retinrent en
servitude , pour qu'elle n apprit point aux Européens le secret
de sa guérison.
Cependant, cette tribu étant un jour attaquée par une tribu
voisine , la pauvre négresse , s'étant échappée pendant le tu-
multe , avait trouvé le moyen de regagner par les bois son ha-
bitation.
Son retour et sa guérison y excitèrent la plus grande surprise.
On attribuait cette cure à un miracle ; mais elle apprit à ses
maîtres que les sauvages l'avaient guérie en lui faisant avaler
chaque jour, pendant trois semaines , un lézard cru et coupé
en morceaux. Ce lézard, disait-elle, était fort commun partout.
La nouvelle de cette aventure s'étant promptement répandue
dans toutes les provinces du continent espagnol , on avait essayé
et pratiqué avec un tel succès le remède du lézard que peu à
peu les léproseries s'étaient vidées et que la contagion avait
presque totalement disparu. Le gouverneur me fit voir deux
DU COMTE DE SEGUH. 24"
de ces lézards ; j'en mangeai même quelques morceaux ; sa
propriété est , au bout de peu de jours, de donner des sueurs
et des salivations si fortes qu'elles emportent le mal en peu de
temps.
A mon retour en France je communiquai ce fait à plusieurs
médecins , et , ce qui est pénible à dire , c'est qu'ils reçurent
avec indifférence cet avis , et qu'ils négligèrent de prendre des
informations sur un remède si efficace , et que le gouverneur
assurait avoir vu employer avec un grand succès pour guérir
des soldats hydropiques.
Je fis enfin connaissance avec le fameux intendant général
don Joseph d'Avalos , vrai tyran de cette colonie ; il achetait ,
au nom du roi , toutes les marchandises venant d'Europe ,
en fixait le prix à son gré , et faisait confisquer toutes celles
qu'on ne voulait pas vendre par son entremise ; il fixait de
même, par un rigoureux tarif, les droits d'exportation des
denrées coloniales , faisait payer dix pour cent pour l'entrée
dans le port , indépendamment de cinq pour cent d'impôt sur
la récolte. En outre , tout bâtiment chargé de cacao , allant en
Espagne, était tenu de porter une certaine quantité defanëgues
pour le compte du roi, ou, pour mieux dire, de l'intendant,
qui faisait ainsi cet énorme gain sans aucun déboursé.
De tels moyens pour grossir rapidement sa fortune étaient
odieux et pourtant concevables; mais ce qui ne l'est pas , c'est
l'absurde fantaisie de cet intendant , qui défendait la culture
du coton dans un pays où il vient presque naturellement. Par
le même caprice , tandis que dans cette contrée les bœufs
étaient si communs qu'un propriétaire , sans être très-riche ,
les comptait par milliers dans ses possessious , Joseph d'Avalos
en défendait l'exportation sous les peines les plus sévères. Aussi
cet intendant était parvenu à réunir toutes les opinions en une
seule ; il n'y avait qu'une voix sur son compte : tout le monde
le détestait.
Avant de quitter Caracas je voulus me donner la satïsfac-
214 MÉMOIRES
tion de causer avec un des inquisiteurs , qui savait un peu le
français et qui paraissait plus communicatif que ses confrères.
Je lui parlai de l'état florissant dans lequel j'avais laissé les
peuples de l'Amérique du l\ord. « Comment, lui dis-je, souf-
« frez-vous que vos provinces , découvertes depuis si long-
« temps , soient si Tort en arrière des colonies anglaises pour
« la civilisation? Entre vos villes on trouve des déserts, les
« animaux sauvages s'y multiplient plus tranquillement que
« les hommes. La nature vous verse ici tous ses trésors; pour-
« quoi les enfouir?
« — Vous m'avez répondu vous-même, reprit le moine, en
« me citant les républiques américaines. Nos provinces nous
« rapportent suffisamment de richesses et nous restent sou-
« mises; si nous étions assez fous pour laisser ces richesses et
« la population s'accroître, bientôt nos colonies nous échap-
« peraieut et deviendraient indépendantes.
« — A merveille , lui répliquai-je avec indignation; il ne me
« reste plus , mon révérend Père , qu'un seul conseil à vous
« offrir, celui de faire tuer la moitié de tous les enfants qui
« naîtront. Vous n'avez pas, je crois , d'autre moyen de
« vaincre une nature qui tôt ou tard sera plus forte que vous. »
Là , comme on le croira facilement , finit notre entretien.
Après avoir passé une semaine dans cette ville et dans cette
vallée charmantes , pour lesquelles le Ciel s'est montré, si pro-
digue et l'administation si avare, l'imagination encore pleine des
charmes des belles Espagnoles , du bruit de leurs castagnettes ,
du son de leurs guitares et des accents de leurs jolies voix , je
partis pour me rendre au port de la Guayra , où je trouvai un
canot de mon vaisseau le Souverain , qui était venu m'attendre
et qui devait me conduire le long de la côte à Porto-Cabello.
Bozon et Champcenetz prirent le même parti, ainsi que Mat-
thieu Dumas , qui avait obligeamment tracé pour moi le plan
détaillé et très-curieux de notre route de Porto-Cabello à Ca-
racas.
DU COMTE DE SÉGUU, 245
Le port de la Guayra et celui de Porto-Cabello étaient alors
les deux seuls où il fût permis aux colons , par le terrible d'A-
valos, de porter leurs denrées; niais les habitants échappaient à
cette tyrannie en se rendant la nuit dans de petites anses où
des contrebandiers de Curaçao les attendaient.
Ces contrebandiers étaient hollandais et bien armés ; l'in-
tendant envoyait contre eux de petits bâtiments nommés bé-
landres et des soldats. C'était une petite guerre continuelle ;
la ruse y triomphait de la force.
Ce commerce interlope fit la fortune de la colonie hollandaise
de Curaçao et donna aux créoles du continent quelques moyens
de soustraire une partie de leurs richesses à l'impitoyable avi-
dité de don Joseph d'Avalos.
La rade de la Guayra est commode , sûre , et la ville est dé-
fendue par des forts très-bien construits ; la route de Caracas
à cette ville est roide, escarpée , difficile, mais cependant beau-
coup plus praticable que tous les autres chemins déjà suivis par
nous dans ces montagnes.
Le canot où nous nous embarquâmes était suivi par un autre
canot sur lequel étaient montés M. Linch, officier de notre
état-major, et le comte Christiern de Deux-Ponts , colonel d'un
régiment de quatre bataillons, qui portait son nom.
Un vent frais et favorable nous faisait espérer une courte na-
vigation, lorsqu'à dix lieues de la Guayra nous aperçûmes une
frégate qui venait sur nous. Rien ne nous faisait distinguer
si elle était anglaise ou française; dans cette incertitude nous
crûmes plus prudent d'éviter cette rencontre. Quoique la fré-
gate nous hélât, nous serrâmes la côte de près, évitant avec
soin les brisants, et nous fûmes ainsi bientôt hors de toute at-
teinte.
Le canot qui nous suivait ne nous imita point ; l'officier qui
le commandait continua sa marche sans crainte , parce qu'il
regardait la frégate comme amie ; il fut étrangement surpris
lorsqu'un ou deux boulets, qui passèrent près du canot, iuvi-
2!.
216 MÉMOIRES
lèrent impérieusement nos pauvres compagnons à se rendre à
bord du bâtiment de guerre.
C'était une frégate anglaise, commandée par un jeune capi-
taine nommé Nelson, (fui depuis ne devint que trop célèbre par
la destruction de notre armée navale sur la côte d'Egypte et
par d'autres éclatantes victoires.
Mon ami Linch, dans ce moment critique, était fort inquiet,
parce que la loi anglaise punit de mort tous ceux qui , étant nés
en Angleterre, sont pris en portant les armes contre elle. Il
pria donc très-instamment le comte de Deux-Ponts de ne rien
laisser échapper qui pût apprendre aux officiers de la frégate,
qu'il était né dans les îles Britanniques.
Nelson reçut ces deux officiers avec tant de politesse , les
traita si bien et leur fit faire si bonne chère que, malgré leur
chagrin, ils prirent assez promptement le parti de se résigner de
bonne grâce à leur sort,
Or il arriva que, tenant table longtemps et trouvant le via
bon, ils en goûtèrent un peu trop, espérant sans doute que ses
fumées étourdiraient leur tristesse. Le remède produisit son
effet; la conversation s'anima, la gaieté devint confiante.
Après divers propos, on parla de l'Angleterre et de Londres ;
Nelson fit , je ne sais par quel hasard , une ou deux méprises
sur quelques noms de rues et sur remplacement de quelques
édifices; Linch voulu le redresser; on discuta , on disputa.
Tout à coup Nelson dit à son interlocuteur, en le regardant
avec une sorte de malice : « Ce qui m'étonne , Monsieur, c'est
« que vous parlez anglais et que vous connaissez Londres tout
<> aussi bien que moi;
« — - Rien n'est moins étonnant , s'écria le comte de Deux*
« Ponts, un peu échauffe par le diner : car mon ami est né à Lon-
dres. » Linch frémit de tout son corps; mais Nelson ne parut
point avoir entendu ces paroles indiscrètes , et il changea de
conversation , continuant a l'aire à ses hôtes l'accueil le plus
gracieux .
I»l COMTE DE SÉGUB. 247
Le lendemain , prenant à part ses deux prisonniers, il leur
dit avec une rare obligeance : «Je conçois combien il est pénible
« pour le colonel d'un régiment, pour un offieier de l'état-
« major de l'armée française , de se voir, peut-être au moment
« d'une expédition, prives de leur liberté par un hasard imprévu.
« D'un autre côté , autant je me croirais honoré de vous avoir
« faits prisonniers à la suite d'un combat, autant il est peu
« flatteur pour mou amour^propre de m'être emparé d'un canot
« et de deux officiers qui se promenaient. Voici donc la résolu-
« tiou que j'ai prise. J'ai reçu l'ordre d'aller reconnaître , le plus
« près possible , dans la rade de Porto-Cabello , votre escadre
« qui y est mouillée ; je vais l'exécuter. Si l'on me donne chasse
« et que ce soit le vaisseau la Couronne qu'on envoie à ma
« poursuite, je vous emmène avec moi sans perdre de temps;
« car ce vaisseau est si bon voilier que je ne pourrais lui échapper.
« Tout autre m'inquiéterait peu, et, dans ce dernier cas, je vous
« promets de laisser à votre disposition une petite bélandre es-
« pagnole que j'ai prise récemment, ainsi que deux matelots
"■ qui vous conduiront dans le port et vous rendront à vos dra-
« peaux. »
En effet, étant entré peu de temps après dans la rade,
comme on ne s'attendait pas à cette visite et qu'une partie
des équipages et des officiers étaient à terre , Nelson eut tout
le temps d'examiner et de compter à son gré les bâtiments de
notre armée navale, et il se passa plus de deux heures avant que
la frégate la Cérês , que M. de Vaudreuil envoya à la pour-
suite du bâtiment ennemi , pût mettre à la voile.
Nelson tint sa parole; le comte de Deux-Ponts etLinch des-
cendirent tranquillement sur l'esquif espagnol et nous rejoi-
gnirent, à notre grande surprise comme à leur grande joie.
A mon arrivée a Porto-Cabello, j'avais instruit nos généraux
de la rencontre que nous axions faite (l'une frégate inconnue;
dès que cette frégate parul à la vue du port, j'obtins la permis-
sion de mouler a bord de la Cérès, qui devait la poursuivre et
218 M [.MOIRES
la combattre ; Alexandre de Lamcth et Bozon s'y embarquèrent
aussi.
Mais, avant de parler de cette course , je ne veux pas quitter
mon ami Lineh sans raconter uue anecdote qui donnera tout
à la fois uue idée de sa bravoure singulière et de l'originalité
de son caractère. Linch , après avoir fait la guerre dans l'Inde ,
servit , avant d'être employé à l'armée de Rochambeau , sous
les ordres du comte d'Estaing; il se distingua particulièrement
au siège trop mémorable de Savannah. M. d'Estaing, dans le
moment le plus critique de cette sanglante affaire , étant à la
tête de la colonne de droite , charge Lineh de porter un ordre
très-urgent à la troisième coloune, celle de gauche. Les colonnes
se trouvaient alors à portée de mitraille des retranchements en-
nemis ; de part et d'autre on faisait un feu terrible. Linch , au
lieu de passer par le centre ou par la queue des colonnes , s'a-
vance froidement au milieu de cette grêle de balles , de boulets ,
de mitraille, que les Français et les Anglais se lançaient mu-
tuellement. En vain M. d'Estaing et ceux qui l'entouraient crient
à Linch de prendre uue autre direction; il continue samarcbe,
exécute son ordre , et revient par le même chemin , c'est-à-dire
sous une voûte de feu, où l'on croyait à tous moments qu'il allait
tomber en pièces.
« Morbleu ! lui dit le général en le voyant arriver sain et
« sauf, il faut que vous ayez le diable au corps. Eh ! pourquoi
« donc avez-vous pris ce chemin où vous deviez mille fois périr?
« — Parce que c'était le plus court, » répondit Linch. Après ce
peu de mots il alla tout aussi froidement se mêler au groupe
le plus ardent de ceux qui montaient à l'assaut.
Linch fut depuis lieutenaut général , il commandait notre in-
fanterie à la première bataille que nous livrâmes aux Prussiens
sur les hauteurs de Valmy.
Je reviens à la Cérès. Nous eûmes beau forcer de voiles et
poursuivre longtemps Nelson , son agile frégate nous échappa.
Forcés de cesser une chasse inutile et nous trouvant près
DU COMTE DE SEGUR. 24U
de Curaçao , nous voulûmes nous y rafraîchir ; mais un cou-
rant rapide, nous entraînant , nous fit échouer sur un banc de
sable, à l'entrée du port. Quelques bâtiments hollandais vinrent
à notre secours et nous relevèrent.
Nous restâmes deux jours dans cette île; j'en parlerai peu ;
elle n'offre rien qui puisse satisfaire la curiosité : c'est un roc
stérile ; mais l'industrie hollandaise en a fait une riche colonie.
Le commerce iuterlope qu'elle faisait avec le continent y portait
tous les trésors que les colons espagnols , opprimés , pouvaient
dérober à la surveillance de leur tyranuique administration.
Là nous apprîmes que nos vœux allaient être remplis , et
que l'armée navale de M.d'Estaing, quittant enfin Cadix, de-
vait bientôt se réuuir à nous , ainsi que l'escadre espagnole de
la Havane. Nous nous hâtâmes donc de revenir à Porto-Ca-
bello.
J'y trouvai des lettres de France ; mon père me mandait que
le roi m'avait nommé colonel commandant du régiment de Bel-
zunce-dragons , qui prenait dès ce moment le nom de Ségur.
Cette nouvelle m'aurait donné une vive satisfaction en tout autre
temps; mais, à la veille d'une expédition pour conquérir la Ja-
maïque, je ne pouvais supporter l'idée de quitter l'armée , et je
résolus d'y rester.
La réunion prochaine de tant de forces et les conséquences
d'une vaste combinaison qui allait exposer les possessions an-
glaises, dans les Antilles, au péril le plus imminent , furent sans
doute un des plus puissants motifs qui déterminèrent le minis-
tère britannique à conclure la paix et à reconnaître l'indépen-
dance américaine.
Peu de jours après notre retour à Porto-Cabello, la frégate
r.indromaque nous apporta de France la nouvelle que celte
paix glorieuse était signée. Bientôt nous mîmes à la voile pour
nous rendre au Cap- Français , dans l'île de Saint-Domingue.
M. de Vaudreuil voulut que je m'embarquasse avec lui sur le
vaisseau amiral le IS'orlhumberland.
250 MÉMOIRES
Nous partîmes le 3 avril 178:5. En m'éloignant de ce beau
continent j'emportai la pensée que son oppression ne du-
rerait pas et qu'il arriverait pour lui des jours d'affranchis-
sement et de prospérité. L'événement a justifié cette pré-
vision. La république de Colombie s'est formée au milieu des
orages ; le courage a triomphé de la force , et la patience, des
obstacles.
Puisse cette nouvelle république, après ses triomphes, jouir
intérieurement du bonheur qui ne peut naître que de l'ordre et
du respect des lois ! Puisse-t-elle , imitant les États-Unis , se
souvenir toujours que la liberté a plus à craindre, partout, les
passions de ceux qui la servent que celles des ennemis qui
l'attaquent !
Le vent était si frais que nous filions douze nœuds par heure,
c'est-à-dire quatre lieues. Les calculs de nos marins les avaient
trompés, et, la sonde ne leur faisant point reconnaître le voi-
sinage de la côte que leur point indiquait, ils croyaient que les
courants nous avaient entraînés dans la Manche.
Cependant M. de Vaudreuil, par prudence, nous faisait cou-
rir la nuit des bordées au fîirge. Il avait raison, car un matin,
au moment où le jour paraissait, j'entendis M. de Médiue, capi-
taine de notre vaisseau , s'écrier : « Je vois des brisants à tra-
« vers les brouillards. »
M. de l'Aiguille, officier d'un mérite supérieur, mais dont
la jeunesse était parfois un peu trop confiante, répondit en
souriant : « Ces brisants n'existent que dans votre lunette.
« — Jeune homme, répliqua avec colère notre vieux capitaine,
« vous êtes major général de l'escadre ; vous pouvez lui donner
« les ordres que vous voudrez. Quant à moi , je sais ce que je
« dois faire, et, quoique M. le marquis de Vaudreuil soit à
« mon bord, c'est moi qui réponds de mon vaisseau. Eu con-
« séquence, je vais donner l'ordre de virer sur-le-champ , car
« il n'y a pas une minute à perdre. »
En effet il donna cet ordre , et , tandis que la manœuvre
DU COMTE DE SEGUB. 251
s'exécutait , le brouillard se dissipant tout à coup comme une
toile de théâtre qui se lève, nous vîmes à deux cents toises de
nous les roches des Saints, ou les vagues, frappant avec fu-
rie , élevaient leurs gerbes écumantes à vingt pieds de hauteur
et sur lesquelles toute notre flotte aurait infailliblement péri.
Heureusement l'escadre imita le mouvement de notre vaisseau.
Alors, tout péril étant passé, nous arrivâmes en trois heures
dans la rade de Brest.
Descendu à terre, je reçus la nouvelle de la nomination de mon
père au grade de maréchal de France. J'appris aussi , non sans
quelque surprise, que je le trouverais encore ministre, car il
occupait ce poste depuis plus de deux ans , et je n'ignorais pas
que, de toutes les existences humaines , la vie ministérielle est
la plus orageuse, la plus incertaine, la plus chancelante et la
plus courte.
On ressent une joie bien vive lorsque, après de longues tra-
versées , on touche d'un pied la terre en repoussant de l'autre
le canot qui nous a portés. Je trouve la constance des marins
aussi surprenante qu'admirable , et j'ai peine à concevoir l'im-
patient désir que la plupart d'entre eux éprouvent , après quel-
ques moments de relâche , de se lancer de nouveau sur le
perfide Océan. Il semble que ce soit pour eux une passion , un
besoin continuel d'agitations et d'émotions.
Pour moi, je ne connais aucun métier plus capable d'aigrir
le caractère et de le rendre brusque et chagrin. On y vit dans
un état presque perpétuel de contrariété ; veut-on aller au nord :
le vent vous pousse au sud ; désire-t-ou dîner : la tourmente
ébraole votre table , renverse vos plats ; si l'on marche il faut
se tenir péniblement en équilibre pour résister au tangage et au
roulis.
Jamais un moment de solitude , point de portes pour échapper
au bruit et aux importuns , point d'asile pour le travail et pour
la rêverie. Si l'espoir de dormir vous console, les cris des ma-
telots , le changement bruyant des manœuvres , les virements
252 MÉMOIRES
de bord, les secousses violentes du bâtiment, le mugissement
dos vagues vous réveillent à chaque instant. Enfin, ayant à re-
douter également l'air, qui peut vous emporter, la terre, où l'on
craint d'échouer, une mer sans Tond, qui menace de vous en-
gloutir, ne voyant au-dessus, au-dessous et autour de vous,
que le ciel et l'eau, vous êtes encore exposé aux périls du feu,
que vous bravez sur un bâtiment de bois qui porte un magasin
de poudre.
La gloire même est plus soumise sur la mer que partout
ailleurs aux caprices du sort, et, pour déjouer les calculs du
plus habile et du plus brave capitaine , il suffit d'un calme im-
prévu , d'une saute de vent , d'une voile déchirée et d'un mât
brisé.
Payons donc à nos intrépides marins un juste et triple hom-
mage; ce n'est pas, comme sur terre, au prix seul de leur
sang qu'ils acquièrent des lauriers : c'est en s'exilant presque
perpétuellement de leurs foyers , en sacrifiant à leurs devoirs
tous les plaisirs de famille , de société , tous les plus doux sen-
timents de la nature; c'est en triomphant non-seulement de
leurs ennemis , mais de tous les éléments , qu'ils méritent la
palme glorieuse que leur doit une patrie reconnaissante.
Moi qui partageais, comme voyageur, leurs périls , sans es-
poir de partager leur gloire , je ne saurais exprimer le plaisir
que je ressentis en m'élançant sur la terre, en revoyant ma
patrie , et en montant dans la voiture qui devait me faire re-
trouver en peu de jours tous les objets de mon affection. Tout
était délices pour moi : l'aspect des champs , la vue des arbres
et de la verdure , la pureté de l'air, la fraîcheur des aliments
et l'absence de cette eau fétide qui, pendant une longue
navigation, peut seule étancher notre soif en révoltant nos
sens.
A quelques lieues de Brest, ayant quitté ma voiture pour
gravir à pied une montagne assez longue et pour jouir enfin
du plaisir de me promener sur un terrain solide , je fus tout
DU COMTE DE SKGUR. 253
à coup témoin d'une autre joie qui se manifestait par les plus
broyants transports.
J'avais pris sur mon habitation de Saint-Domingue et amené
avec moi en Franee un jeune nègre nommé Aza, âgé de treize
a quatorze ans : Tout à coup je le vois sauter, danser, chanter
et rire aux éclats. « Quelle est donc, Aza , lui dis-je , la cause
« de ces folies? >» Alors le négrillon, continuant ses gam-
bades, me dit en me montrant avec sa main des paysans qui
bêchaient un champ : « Maître moi, maître moi, mirez là-bas ,
« li blancs travailler, li blancs travailler, travailler comme
nous! »
Cette joie si vive me fit tristement rêver au sort d'une race
d'hommes accoutumés, par l'esclavage, à regarder des hommes
d'une autre couleur comme une race d'une nature différente
de la leur et presque comme des dieux, mais comme des dieux
méchants. Le temps a marché : les nègres d'Haïti sont libres;
nous ne sommes plus à leurs yeux que des hommes, et ces
nègres indépendants ne travaillent plus que pour eux.
Te repris ma course. Les postillons, bien payés, semblaient
voler, et mon impatience me faisait croire qu'ils allaient au
pas; enfin j'arrivai à Versailles , où je me retrouvai, avec un
ravissement qu'on sent, mais qu'on n'exprime pas, dans les
bras d'un père vénéré et d'une famille chérie , dont , un mois
auparavant , j'étais séparé par un immense abîme.
A la cour comme à Paris , tout est soumis à la mode : cette
folle puissance élevé ou abaisse passagèrement la valeur de
chaque individu, non selon son mérite, mais suivant la plus
petite circonstance qui attire sur lui ou en éloigne l'attention.
Dans ce moment un jeune colonel revenu d'Amérique, et
témoin des triomphes d'une république nouvelle , devenait un
objet de curiosité et de bienveillance. La position de mon père
rendait pour moi cette distinction momentanée plus remar-
quable.
Peu d'heures après mon arrivée , la reine eut la bonté de me
T. I. 2?
254 MÉMOIRES
faire dire de venir la voir chez madame la duchesse de l'oli-
gnac , où elle dînait. Elle ajouta à cette faveur, lorsque je fus
près d'elle, les paroles les plus obligeantes sur le compte qu'on
lui avait rendu de ma conduite , paroles auxquelles la grâce qui
lui était naturelle attachait un nouveau prix. Elle me parla des
succès de nos armées sur terre et sur mer, et des avantages
d'une paix glorieuse pour la France, avec la lierté et le senti-
ment d'une reine, et d'une reine française.
Quelques jours après , M. le comte de Yergennes m'entretint
longtemps de la situation intérieure des États-TJnis et de l'es-
prit public de ce pays. Sa prévision sur les destinées futures de
cette nouvelle république et sur l'influence que pourraient en
ressentir bien d'autres contrées était claire , sage , profonde :
les événements l'ont prouvé et le prouvent de plus en plus.
Cependant , en me parlant avec éloges de mes dépêches ,
que mon père lui avait lues , je vis qu'il ne partageait pas mon
opinion sur la probabilité d'une prochaine révolution dans l'A-
mérique espagnole ; il croyait qu'elle en serait garantie par l'i-
gnorance des habitants de ces grandes colonies et par la puis-
sance du clergé.
Je m'aperçus, dès ce premier entretien , qu'il avait formé
le dessein de me faire entrer dans la carrière diplomatique ,
soit que , par une prévention favorable , il crût pouvoir m'y em-
ployer utilement, soit qu'il voulut , par ce moyen , réparer en-
vers mon père quelques torts qui avaient précédemment mis
entre eux un refroidissement momentané.
M. de Yergennes était un homme instruit , adroit , sage dans
sa politique , modeste dans son extérieur, simple dans sou lan-
gage ; mais qu'elle est la sagesse qui peut constamment éviter
toute tentation? Il avait eu des vues ambitieuses dont se se-
raient blessés ses collègues : tout s'arrangea.
L'habile politique de M. de Yergennes avait eu un plein
succès ; la sagesse de ses mesures avait contribué à la pacifi-
cation de la Russie et de la Turquie , de la Prusse et de l'Au-
DU COMTE DE SE(iUR. 255
triche , et prévenu ainsi une guerre continentale dans laquelle
nous nous serions vus entraînés.
Ayant trouvé le moyen de déjouer les efforts du cabinet bri-
tannique, une ligue puissante s'était formée sous notre direc-
tion en faveur de la république des États-Unis , tandis que ,
pour soutenir cette redoutable lutte , l'Angleterre , dépourvue
d'alliés, s'était vue réduite à ses propres forces. Enfin une paix
honorable venait de couronner des travaux glorieux; elle enle-
vait treize grandes provinces à notre éternelle rivale , rendait à
nos alliés des villes , des colonies , des îles qu'ils avaient per-
dues , nous faisait reprendre une grande influence en Eu-
rope , et nous replaçait au rang dont la faiblesse du règne de
Louis XV nous avait fait descendre. Louis XVI jouissait par
là d'une prééminence conforme à son caractère vertueux, celle
d'un monarque modéré, puissant et pacificateur.
Peu de semaines après , le roi , travaillant avec mon père, fit
une promotion de dix maréchaux de France , dans laquelle les
deux ministres de la guerre et de la marine étaient compris;
le roi voulut seulement que cette promotion restât quelque
temps secrète.
La fin du dix -huitième siècle voyait germer les semences
d'une guerre fatale entre la philosophie et le clergé , entre la
noblesse et le peuple, entre le pouvoir et la liberté, entre l'ancien
ordre social et un ordre social tout nouveau. Les premières hosti-
lités s'annonçaient par les vives remontrances de grands corps
de magistrature , et par la faveur que l'opinion publique accor-
dait aux arrêts, aux discours et à tous les écrits de ceux qui fron-
daient le gouvernement.
Dans cette disposition, M. de Calonne , nommé ministre , de-
vait nécessairement plairea la cour, qui, jugeant du présent par
le passé , comptait sur son dévouement. En même temps il de-
vait, par les mêmes motifs , exciter la méfiance du parti parle-
mentaire et philosophique, contre lequel, pour ainsi dire, il
avait fait ses premières armes.
25G MÉMOIBES
M. de Calonne connaissait sa position, mais rien ne l'ef-
frayait ; se fiant sur son adresse, il espéra conserver ses par-
tisans, ramener ses ennemis, réunir tous les suffrages, et il
faut convenir qu'à sou début le succès parut justifier cet espoir.
11 aplanit les premiers obstacles, et fit facilement face aux pre-
miers besoins. 11 montra le trésor plein à ceux qui l'avaient
laissé vide , et l'arriéré fut soldé. Saint-Cloud et Rambouillet
furent acbetés et payés. La monnaie fut refondue. Un em-
prunt de cent vingt millions répandit partout l'apparence de la
richesse et de la prospérité.
Aux yeux fascinés par de telles illusions , les périls de l'État,
qu'elles aggravaient réellement, furent déguisés et disparurent.
Il semblait qu'où fût sous le charme d'un enchanteur; les
louanges ne tarissaient pas. A la cour surtout, les amis du mi-
nistre étaient dans l'enthousiasme ; l'un d'eux , M. le baron de
Talleyrand, disait un jour à M. de la Fayette : « J'étais per-
« suadé que le bien de l'État serait l'ouvrage de cet homme-
« là ; mais je n'aurais jamais cru qu'il le fit si vite. »
Ce qui doit paraître plus surprenant, c'est que M. de Ver-
gennes , homme d'État , dont la circonspection , la gravité ,
l'expérience , la simplicité presque bourgeoise de mœurs et de
langage contrastaient si fortement avec la légèreté , l'audace ,
la vivacité et l'élégance des formes de M. de Calonne, que
M. de Vergennes , dis-je, fut séduit, entraîné comme un autre,
et partagea pleinement la confiance présomptueuse du nouveau
contrôleur général.
Quoi qu'il en soit, l'argent venant de reparaître, les plaintes
ayant cessé , les félicitations générales et la joie universelle
ayant remplacé les sinistres présages et les cris de détresse, je
trouvai , à mon retour, la cour et la société de Paris plus bril-
lante que jamais, la France fière de ses victoires, satisfaite de la
paix, et le royaume avec un aspect si florissant, qu'à moins d'être
doué du triste don de prophétie , il était impossible.d'entrevoir
l'abîme prochain vers lequel un courant rapide nous entraînait.
DU COMTE DE SEOUR. 257
Non contents de nous laisser bercer par les rêves de cette
félicité trompeuse , notre imagination nous emportait de
chimères en chimères. Ce n'était pas assez d'avoir vengé
nos affronts , d'avoir rendu le nord de l'Amérique indépendant,
et d'avoir repris en Europe par les armes notre rang et notre
prépondérance ; fiers de notre siècle, de sa philosophie et des
découvertes dues à son génie, nous crûmes un moment, en
suivant les traces hardies de Montgolfier, de Charles et de
Robert , conquérir l'empire des airs , en même temps que la
baguette semi-magique de Mesmer nous inspirait l'espoir de
trouver un remède universel pour guérir tous les maux de
l'humanité.
En vérité , quand je me rappelle cette époque de songes dé-
cevants et de savantes folies , je compare l'état où nous nous
trouvions alors à celui d'une personne placée sur le haut d'une
tour, et dont les vertiges , produits par la vue d'un immense
horizon, précèdent de peu d'instant la plus effroyable chute.
Au reste, ce qu'on voyait, non de chimérique, mais de
très-réel, c'était l'étonnante activité de l'agriculture, de l'in-
dustrie, du commerce, de la navigation, les progrès rapides de
notre littérature, de notre philosophie, de nos connaissances en
physique, en mécanique, en chimie, enfin de tout ce qui peut
perfectionner la civilisation d'un peuple, en multipliant ses jouis-
sances.
L'adversité est sévère, méfiante et chagrine : le bonheur
rend indulgent cl confiant ; aussi, à cette époque de prospé-
rité, on laissait parmi nous un libre cours a tous les écrits ré-
formateurs, à tous les projets d'innovation, aux pensées les
plus libérales, aux systèmes les plus hardis. Chacun croyait
marchera la perfection, sans s'embarrasser des obstacles el
- mis les craindre. Nous étions fiers d'être Français, el plus
encore d'être Français du dix -huitième siècle , que nous re-
gardions comme l'âge d'or, ramené sur la terre par la nouvelle
philosophie.
22.
2S8 MÉM01RFS
Le bandeau des illusions couvrait tout, même le front royal.
Frédéric le Crawl et Catherine II ne suivaient pas à la vérité
bien franchement les conseils de nos Platons modernes , mais
ils les louaient et les consultaient. Joseph II , sans les consul-
ter, adoptait leurs doctrines et marchait plus vite qu'eux. Il
tentait imprudemment ce que les philosophes ne faisaient que
projeter.
Depuis mon retour en France, je jouissais plus rarement
qu'autrefois de la vie active et brillante de Paris. Mon père ,
me retenant à Versailles, m'enchaînait à son ministère , où j'é-
tais contraint à un travail journalier et assidu.
Je me souviens qu'animé du désir de réformes et d'innova-
tions qui étaient à la mode en ce temps , je parlai très-vivement
à mon père du froid accueil qu'il faisait , disait-on , au plus
grand nombre de ceux qui lui présentaient des projets, et je
m'étendis avec complaisance, à cette occasion, en lieux com-
muns philosophiques , sur la difficulté de faire parvenir la
vérité aux palais des rois et dans les cabinets de leurs ministres.
Mon père sourit, ne me répondit rien, et m'envoya le lende-
main l'ordre de prendre dans ses bureaux tous les mémoires et
projets qui lui étaient adressés pour des réformes et de nou-
veaux systèmes de tactique ou d'administration. J'en fus d'abord
très-content ; mais je ne tardai pas à sentir que ce que j'avais
regardé comme un plaisir était une utile leçon et une punition
assez sévère.
En effet, on ne saurait donner une idée de la foule de plati-
tudes, de sottises , de tristes folies, contenues dans les innom-
brables dossiers dont l'analyse m'était imposée. Faisant contre
fortune bon cœur, je parus prendre assez fièrement mon parti.
Je profitai, d'un air triomphant, de cinq ou six mémoires utiles,
composés par des hommes instruits et sages ; mais je m'aper-
çus que mon père les connaissait avant moi, car il s'entretenait
fréquemment avec les hommes habiles qui pouvaient l'éclaîrer :
ainsi ma présomption, vaincue dans son dernier retranchement,
DU COMTE DE SÉOUR. 259
demanda grâce , et je fus débarrassé de mon fardeau ; on m'en
dédommagea même en me confiant des travaux plus importants
et plus secrets.
Je reçus alors , ainsi que tous les colonels français qui avaient
fait la guerre dans les États-Unis, l'autorisation de porter la
décoration de l'association américaine de Cincinnatus, que nous
envoyait l'illustre général Washington*.
Ce général eu iuforma M. le comte de Roehambeau parla
lettre suivante datée du 29 octobre 1783 : « Monsieur, les of-
« ficiers de l'armée américaine, dans le dessein de perpétuer
« cette amitié mutuelle qui a été formée durant le temps du
« danger et de la détresse commune , et pour d'autres desseins
« mentionnés dans l'institution , se sont, avant leur séparation,
« associés dans une société d'amis, sous le nom de Cincinna-
« tus ; et, m'ayant bonoré de l'office de leur président général,
« c'est une partie de mon devoir bien agréable de vous informer
« que la société s'est fait l'bonneur de vous considérer, ainsi que
« les généraux et les colonels de l'armée que vous comman-
« diez en Amérique, comme membres de la société.
« Le major l'Enfant, qui aura l'honneur de vous remettre
« cette lettre , est chargé , par la société, de l'exécution de
« ses ordres en France , et il est également chargé de vous
« remettre une des premières marques qui seront faites. II Test
« aussi de vous délivrer les ordres pour les gentilshommes de
« votre armée ci-devant mentionnés, que je prends la liberté
« de vous prier de leur présenter au nom de la société. Aus-
« sitôt que le diplôme sera fait, j'aurai l'honneur de vous l'a»
« dresser. »
Cette décoration était un aigle d'or suspendu à un ruban
bleu bordé de blanc : d'un côté Cincinnatus était représenté
quittant ses rustiques foyers pour prendre ses armes comme
dictateur; de l'autre, on le voyait déposant son glaive , son
bouclier, et reprenant sa charrue.
Une telle décoration, si nouvelle , si républicaine , en brillant
2G0 MÉMOIRES
au milieu de la capitale d'une grande monarchie, pouvait
donner beaucoup à penser; mais nul n'y songeait. Quelque
évidente que lût l'impression produite par la vue de ce signe de
liberté , nous n'étions occupés que du plaisir de montrer sur
notre poitrine cette palme guerrière et de fixer sur nous , dans
les promenades publiques , les regards d'une foule d'oisifs que
la moindre nouveauté attire et rassemble.
A leurs yeux cette décoration ne paraissait qu'un nouvel
ordre de chevalerie ; et, par routine, confondant les institutions
démocratiques avec les distinctions aristocratiques , on donnait
vulgairement , à la ville comme à la cour, à cet emblème de
l'égalité et de la liberté le nom d'ordre, de sorte qu'on l'appe-
lait assez ridiculement Y ordre de Cincinnatus.
Ce qu'il y eut même de plaisant , c'est qu'un colonel , homme
très- distingué par sa naissance , excellent officier, mais dont
l'instruction avait été négligée , et qui se faisait remarquer par
des fautes de langue très-comiques, me dit, quand je fus nommé
commandeur de Saint-Lazare et chevalier de Saint-Louis '•
« Te voilà , mon ami , bien riche en saints , car tu en as trois :
« saint Louis, saint Lazare et saint Cinnatus. Mais pour ce
« dernier saint , je me donne au diable si je sais où nos amis
« de l'Amérique ont été le déterrer. » Or notez que lui-même
avait été en Amérique , et venait de recevoir cette décoration.
Tandis qu'un gouvernement monarchique , en Europe , adop-
tait ainsi sans nulle crainte , au sein de son armée, ce signe mé-
moratif du triomphe d'un peuple contre un roi, cette institu-
tion produisait en Amérique un effet tout contraire. La liberté
au berceau est pour le moins aussi jalouse que l'amour naissant.
Une distinction quelconque choquait les amis de l'égalité , et les
guerriers américains , qui venaient de verser leur sang pour
fonder et défendre la république , excitèrent la méfiance des ré-
publicains , leurs compatriotes , dès qu'ils osèrent se distinguer
d'eux par un simple ruban.
11 est vrai que les membres de l'association des Cincinnati
DU COMTE DE SEGUR. 261
avaient commis une faute : désirant perpétuer avec leurs noms
le souvenir de leurs travaux et de leurs exploits , ils annonçaient
que cette décoration serait héréditaire dans leurs familles. Par-
tout l'alarme se répandit ; on croyait voir, dans ce mouvement
de fierté militaire, une pensée vaniteuse et le germe dange-
reux d'une noblesse future.
Vainement, pour rassurer l'opinion , on invoquait la décora-
tion elle-même , qui retraçait visiblement aux militaires le de-
voir de renoncer à toute autorité , à tout commandement , et
de rentrer, comme Cincinnatus , dans les rangs des simples ci-
toyens , après avoir rendu à la patrie les services exigés par elle :
l'impression était faite et ne pouvait s'effacer. 11 fut officielle-
ment défendu d'établir aucune distinction héréditaire.
L'association subsista cependant , et subsiste encore aujour-
d'hui , mais comme simple confrérie, comme un souvenir de
la fraternité d'armes établie pendant la guerre de l'Indépen-
dance. Les membres de cette association qui vivent encore ,
craignant d'inspirer même l'ombre d'un soupçon à leurs conci-
toyens , ne portent cette décoration qu'une ou deux fois par an ,
dans les jours consacrés à la commémoration de celui où l'in-
dépendance fut proclamée. Au reste , toute méfiance a disparu,
etdéjà même une nouvelle ville , fondée sur les bords de l'Ohio ,
et dont la population s'élève à quatorze mille âmes , porte le
nom de ville des Cincinnati.
Je retrouvai avec plaisir dans Paris un de nos compagnons
d'armes , le duc de Lauzun , qui depuis , portant le nom de
duc de Biron , combattit pour la république française , comme
il avait combattu pour la république américaine , et vit ses
services payés par la féroce ingratitude de la Convention , qui
l'envoya à l'échafaud.
Son caractère offrait le mélange singulier de l'ambition et de l'a-
mour du plaisir, de la bravoure et de la mollesse, des formes
d'un courtisan français et des habitudes indépendantes d'un
pair d'Angleterre. Galant comme un héros de roman, il au-
2G2 MÉMOIRES
rait voulu aussi être uu héros d'histoire , mais la fortune le
trahit ; il était d'ailleurs un peu trop léger pour la fixer.
La bonté de son cœur, l'aménité de son caractère le rendaient
tout à fait déplacé dans un temps de violence et de passions
brutales. Dans d'autres circonstances il se serait vu , pour at-
teindre à la gloire, secondé par la juste affection des soldats. Nul
ne la méritait mieux que lui ; un trait suffira pour le peindre.
En Amérique , près d' Yorktown, ayant, à la tête de sa légion
chargé et culbuté les dragons de Tarleton , comme ceux-ci re-
çurent un renfort , il fut obligé de se retirer. Dans sa retraite ,
restant à la queue de sa colonne , il s'aperçut qu'un de ses hus-
sards , demeuré en arrière , était entouré par trois dragons
anglais qui le sabraient. Aussitôt Lauzun s'élance sur eux, en
tue un , blesse l'autre , et met en fuite le troisième. Le hussard ,
délivré , mais criblé de blessures , rejoignit sa troupe.
Tout le monde ignorait cette action brillante et généreuse.
Le même sentiment qui inspire de telles actions porte à les
taire : le hasard découvrit celle-ci. Peu de jours après , Lauzun ,
faisant comme colonel de jour la visite de l'hôpital , fut appelé
par un hussard presque mourant. Ce soldat puisant dans sa
reconnaissance un reste de force , serre les mains de son colonel ,
les mouille de larmes , et raconte à tous ceux qui entouraient
son lit ce que son libérateur avait fait pour le sauver.
Une âme si noble méritait bien ce léger tribut d'éloges ; on
lui a rendu un funeste service en imprimant ses Mémoires. Ses
bonnes qualités n'auraient pas été ternies par les torts qu'on lui
reproche , si , en s' entourant d'autres amis , il eût mieux su
apprécier une femme augélique que le sort lui avait donnée.
Mais cet esprit original et indépendant regardait la bonne
compagnie , qui le gênait , comme une entrave à sa liberté : sen-
timent dangereux ; car il porte à éviter ce qui nous contient ; et ,
chose bien étrange , cet homme spirituel ne pouvait s'accou-
tumer à la très-spirituelle, mais un peu dominante société des
amies de la duchesse de Lauzun.
DU COMTE DE SÉGUR. 2G3
Cependant on peut assurer qu'il était difficile de rencontrer
en aucun lieu de l'Europe une société plus aimable , plus vive ,
plus animée, et d'un goût aussi délicat que celle des princesses
de Poix , de Bouillon et d'Hénin. On y voyait réuni tout ce
qui peut plaire. C'était l'image d'une ancienne cour rajeunie par
des grâces nouvelles.
J'employais avec ardeur le peu de jours de loisir que me
laissait mon père , à parcourir de nouveau , dans Paris , ces
cercles nombreux et variés de tous rangs , qui offraient tant de
jouissances diverses à l'esprit. Cependant , attiré par une juste
curiosité à l'Académie française , une de ses séances pour la
première fois m'attrista : Lemierre y lisait quelques fragments
de sa tragédie de Barneivelt. Eu entendant les rudes accents de
ce poète , par lesquels je me sentais cahoté comme un voyageur
dans un mauvais coche , je craignis un moment de voir notre
langue redevenir celtique et barbare.
Lemierre n'était pas sans talent; on trouvait dans ses ou-
vrages d'intéressantes situations , une verve assez vive et de
nobles pensées ; mais jamais homme ne fut plus malheureux en
consonnes ; elles se rencontraient et se choquaient dans ses vers
si bizarrement qu'on pouvait douter quelquefois si c'était du
français qu'on entendait.
11 suffit d'en rappeler un exemple assez connu : voulant
peiudre ces lanternes magiques portées sur les épaules de ceux
qui les montrent , ou sur de petites roues , il s'exprimait
ainsi :
Opéra sur roulette et qu'on porte à dos d'hommes.
Ne semblerait-il pas que c'est un vers latin qu'on entend?
L'idée la plus claire se trouvait , dans ce poète , obscurcie par
les formes dans lesquelles il l'enveloppait; on en trouvera la
preuve dans ces quatre vers qu'il avait composés sur Henri IV :
Élevé loin des cours et le malheur pour maître,
Plus tard il devint roi, plus il lut fait pour l'être.
264 MÉMOIRES
Souverain par le droit, par le cœur citoyen,
Il fut son propre ouvrage, et nous-mêmes le sien.
Malheureusement ces tournures et ces ellipses étranges , dont
on riait alors, trouvent aujourd'hui trop d'imitateurs. Quelques
jeunes écrivains > que la nature a doués d'un vrai talent, pré-
tendent que la langue n'est pas et ne peut être fixée. Ils essayent
de donner à la nôtre la rapidité et les inversions de la langue
latine , quoique contraires à son essence ; et , voulant former
une école nouvelle, ils bravent les règles, et comptent pour peu
de chose la clarté , premier mérite du style. Qu'ils prennent
garde de ressembler un jour au bon roi Shahabaham , qui disait
si naïvement : « Vous ne me comprenez pas , mais cela m'est
« égalje me comprends bien moi-même. »
Je me dédommageai bientôt des vers de Lemierre en écou-
tant, dans plusieurs maisons, notre Virgile français, l'abbé
Delille , si fécond en chefs -d'œuvre , et qui donnait à tous les
objets qu'il voulait peindre, tant d'âme, de grâce et d'har-
monie.
Ce poète, émule d'Homère et aveugle comme lui, ne laissait
jamais lire ses vers inédits : il les déclamait, et craignait cepen-
dant encore qu'on ne les retînt , qu'on ne les copiât , et qu'un
plagiaire ne s'en enrichît. Un jour, madame la baronne Du-
bourg, sonamie, femme très-aimable, voulut lui faire la petite
malice d'en écrire quelques-uns tandis qu'il les récitait. A cet
effet , elle prit une plume de corbeau très-fine et commença.
Tout semblait réussir à son gré , lorsque le malin poète, en-
tendant le léger frottement de cette plume sur le papier, s'ar-
rête et s'écrie :
Et tandis que je lis mes chefs-d'œuvre divers,
Le cor!>eau devient pie et me vole mes vers !
Nous perdîmes, cette même année, un illustre académicien ,
un grand géomètre , un philosophe profond, un écrivain noble,
DU COMTE DE SÉGUR. 265
énergique, rapide , ingénieux, piquant, franc sans rudesse , dé-
sintéressé sans affectation : D'AIembert mourut.
La fortune ne pouvait l'éblouir : recevant modestement les
plus magnifiques offres de l'impératrice Catherine II pour se
charger de l'éducation de son fils , il les avait refusées sans or-
gueil , n'alléguant d'autre motif d'un tel refus que son amour
pour son pays, dont il ne voulait pas s'éloigner.
C'était chez ce secrétaire perpétuel de l'Académie que se
réunissaient fréquemment les hommes de la cour les plus ins-
truits, les savants, les hommes de lettres, les artistes célèbres
et tous les partisans de cette nouvelle philosophie dont il sem-
blait, depuis la mort de Voltaire, tenir le sceptre.
D'AIembert se faisait estimer par son désintéressement, par sa
probité, par la fierté de son caractère. Sa conversation, très-ins-
tructive, était souvent aiguisée par un sel plus satirique qu'atti-
que ; onydémêlaitun léger fond d'amertume, trop ordinaire aux
hommes que leurs talents auraient pu placer dans les premiers
rangs de l'état social, et que leur naissance classe dans des rangs
inférieurs.
La gloire même, quand on l'obtient , n'efface jamais complè-
tement ce sentiment de susceptibilité, germe trop fécond de
la discorde qui a existé de tout temps entre les patriciens et les
plébéiens. Le vice radical des uns est un ridicule dédain, celui
des autres une envie non moins ridicule; car enfin, entre les
avantages d'une noblesse due au hasard et ceux d'une éléva-
tion due au talent et au mérite personnel , ce sont certaine-
ment les derniers qui devraient être un objet d'emie.
On ne saurait croire combien, dans ce moment de guerre
contre les préjugés, de passion pour le bien général, d'ardeur
pour une perfectibilité peut-être chimérique , de tendance à ra-
mener sur un vieux monde l'égalité primitive; combien, dis-je,
les modernes philosophes faisaient d'accueil aux jeunes nobles
qui se montraient disposés à devenir leurs disciples , et à quel
point ils trouvaient naturellement le secret d'exalter nos âmes
23
266 MÉMOIRES
et notre imagination par l'encouragement de leurs éloges.
Ces hommes, consultés, respectés comme des oracles par
l'Europe savante, distribuaient en quelque sorte la renommée,
et notre présomption nous élevait incroyablement dans notre
propre opinion, lorsque nous étions loués par eux.
Pour en donner un exemple utile à d'autres amours propres,
bien que. ce soit peut-être à mes dépens, je dirai que rien dans
ma vie ne me flatta plus vivement qu'une lettre de D'Alem-
bert que j'ai conservée. Elle était écrite par lui au chevalier
de Chastellux , qui lui avait montré un de mes premiers essais
en littérature.
Voici cette lettre : « Je suis enchanté , mon cher ami, de
« l'écrit que vous m'avez prêté ; il est plein d'intérêt, de sen-
sibilité, d'honnêteté, et, ce qui est rare à cet âge , de philo-
< sophie et de goût. L'auteur mérite que tous les honnêtes
gens l'aiment, l'estiment et s'intéressent à lui . Quelle distance
de lui à presque tous les jeunes gens de son état ! Je l'aime
et le respecte sans le connaître , et , grâce au sentiment de
vertu dont il me paraît pénétré , je crois n'avoir pas besoin
de faire pour lui la prière de Cicéron pour César dans Rome
sauvée :
« Dieux , ne corrompez pas cette âme généreuse.
« Bonjour, mon cher et illustre ami et confrère ; je vous
« embrasse aussi tendrement que je vous aime.
« Ce mardi, 1er décembre 1778. »
Mesmer et son baquet magique occupaient alors tout Paris.
Mon dessein n'est pas d'entrer dans la discussion d'un sys~
tème pour et contre lequel on a tant écrit; il me suffira sans
doute de dire que.j'ai vu , en assistant à un grand nombre d'ex-
périences , des impressions et des effets très-réels , très-extra-
ordinaires, dont la cause seulement ne m'a jamais été suffi'
samment expliquée.
DU COMTE DE SÉGUR. 267
On ne tarda pas dans Paris à s'occuper d'une lutte plus grave
que celle des adversaires de Mesmer contre sou système et ses
disciples. Uu autre semi-magicien , M. de Calonue, vit le voile
des illusions qu'il étendait sur nous menacé par les traits de
lumière que lançait du foud de sa retraite un homme d'État
célèbre et disgracié.
Le fameux ouvrage de M. Necker sur l'administration des
finances parut : c'était la première fois peut-être qu'il était ar-
rivé de reucontrer ce mélange de morale et de calculs, de no-
bles pensées et de chiffres , de maximes philosophiques et de
comptes de recettes et de dépenses. Ce livre eut un succès
aussi général que rapide.
. Jusque-là cet arc-anum imperii, ce sanctuaire qui recelait
dans son ombre les mystères de l'homme d'État, les vrais et
secrets éléments de la forée ou de la faiblesse d'un gouverne-
ment , avait été comme impénétrable. On n'osait , on ne dési-
rait pas même approcher d'un lieu si inconnu, si sec , si aride ,
et les Français , peu disposés à se livrer aux études d'une ma-
tière qui intéressait si faiblement l'âme et l'esprit , laissaient ,
sans s'en inquiéter , administrer leurs finances avec une insou-
ciance pareitle à celle d'un enfant pour les livres de comptes de
l'intendant de sa famille.
M. Necker opéra par son livre une véritable révolution ; il
eut des lecteurs dans les salons, dans les boudoirs comme dans
les cabinets. Ce fut uu pas très-notable vers la liberté ; car elle
commence à naître dès que les finances et la législation , ces-
sant d'être l'affaire privée des gouvernants, deviennent l'affaire
publique, rexpublica.
Les admirateurs de cet ouvrage non-seulement furent nom-
breux; mais, ce qui est plus rare , ils furent constants, ce qui
venait surtout du mérite personnel de son auteur. On n'admirC
longtemps un homme public que lorsqu'on lui suppose un noble
et grand caractère.
M. de Calonne se défendit avec des armes plus brillantes
208 MÉMOIRES
que fortes ; la partie n'était pas égale : il ne faisait qu'un re-
plâtrage bien verni, tandis que son rival enseignait l'art de re-
bâtir solidement l'édifice financier; les paroles de l'un ne don-
naient que des espérances trompeuses ; l'écrit composé par l'autre
était fécond en principes et en vérités.
Quoique la jeunesse ne restât plus indifférente à ces impor-
tants débats, la politique, et celle surtout qui nous offrait en-
core quelques chances de guerre , plaisait davantage à nos es-
prits , et fixait principalement notre ardente imagination. On
parlait déjà de différends assez sérieux qui s'élevaient entre la
cour de Vienne et la république des Provinces-Unies. On di-
sait que la guerre en serait peut-être ie résultat, et que la France
ne pourrait éviter d'y être entraînée.
Les hommes clairvoyants et mûrs s'en alarmaient ; la jeu-
nesse militaire en était charmée; et, lorsque je rejoignis le ré-
giment de Ségur, que je commandais , je le trouvai rempli d'ar-
deur : chacun croyait qu'avant un an nous serions en campagne.
Tous les corps qui n'avaient pu être employés ni dans l'Amé-
rique ni dans l'Inde brûlaient du désir de sortir d'une inaction
qui durait depuis vingt ans ; inaction aussi insupportable pour les
Français qu'elle l'était autrefois, selon les anciens auteurs, pour
les Germains et pour les Francs. La paix est le rêve des sages ; la
guerre est l'histoiredes hommes. La jeunesse écoute avec tristesse
celui qui prétend la mener au bonheur par la raison ; elle suit
avec un invincible attrait ceux qui, tout en l'égarant, l'entraînent
à la gloire.
De retour à Paris, j'appris de mon père qu'une nouvelle car-
rière devait s'ouvrir devant moi. M. de Vergennes l'avait pressé
de me faire entrer dans la diplomatie ; il me destinait , dès mon
début , à l'un des postes alors les plus importants, celui de mi-
nistre plénipotentiaire et envoyé extraordinaire du roi à la cour
de Russie.
Dans le premier moment, cette proposition me satisfit moins
qu'elle ne me surprit . Mon amour-propre pouvait bien être
DU COMTE DE SÉGUR. 269
flatté de voir qu'un ministre si universellement estimé conçût
une opinion assez avantageuse de mon esprit et de ma pru-
dence pour me confier une telle mission , dans des circons-
tances où Ton aurait dû ne la donner qu'à un homme plus mûr
et d'un talent éprouvé.
Mais un instant de réflexion suffisait pour comprimer ce
mouvement de vanité; je me rappelai que je vivais dans une
monarchie , que j'étais fils d'un ministre , et que dans les cours
la position fait tout. Trop souvent on y cherche, non l'homme
propre à quelque graud emploi, mais l'emploi qui convient à
l'homme en faveur.
Je crois que M. de Vergennes pensait du bien de moi ; mais ,
ce qui me paraissait plus certain , c'est qu'il voulait obliger mon
père, et espérait que tous deux nous poumons lui être utiles.
Quoi qu'il en soit , je ne vis d'abord dans ce changement de
carrière qu'un dérangement complet dans ma vie , dans mes
projets, dans mes goûts, dans mes études, un long éloignement
de mon pays, et un fardeau qui, tout en comprimant ma
liberté, serait peut-être disproportionné à mes forces; car je
n'étais nullement préparé à paraître avec succès sur une
scène où devaient se traiter et se discuter les plus grands inté-
rêts de l'Europe.
Il fallait quitter l'épée pour la plume , la philosophie pour la
politique , la franchise pour l'adresse , l'enjouement pour la
gravite, les plaisirs pour les alfaires , et travailler en conscience
au maintien de la paix, tandis qu'alors je désirais ardemment
la guerre, objet très-naturel des vœux d'un jeune colonel.
Je confiai cà mon père tout ce que j'éprouvais à cet égard ;
mais il me blâma complètement. « Vous ne quitterez point
« l'état militaire, me dit-il; beaucoup d'exemples doivent vous
« apprendre que chez nous la carrière des armes et celle de la
« politique ne sont point nécessairement séparées. » Et il me
cita MM de Belle-Islc , de Yillars, de Richelieu, et beaucoup
d'autres.
2.1.
270 MÉMOIRES
« D'ailleurs, ajoutait-il, pour arriver un jour au conseil et
« aux places les plus éminentes de l'administration , on marche
« lentement par les emplois militaires; car on y est dans une
« foule qu'on a peine à percer, tandis que, dans les ambas-
« sades , on peut s'élever très-vite , n'ayant à lutter qu'avec un
« petit nombre de rivaux. Au lieu des détails d'un régiment,
« vous allez, dès votre début , être chargé des grandes affaires
« du gouvernement , des premiers intérêts de notre politique ;
« c'est passer en un instant de la jeunesse à la maturité , et
« d'un rang ordinaire dans la société à celui d'un homme
« d'État. »
Mon respect pour ses lumières et mon habitude de lui obéir
me décidèrent , plus que ses raisonnements, à me résigner.
Ce mot peut paraître singulier ; c'était pourtant une vraie rési-
gnation , puisqu'elle contrariait tous mes penchants.
Au reste , ma nomination n'était pas encore aussi certaine
que mon père l'avait cru : l'ambassade de Russie était désirée
et demandée par le comte Louis de Narbonne , homme très-
remarquable par sa grâce et par son esprit. Madame Adélaïde ,
tante du roi , et dont M. de Narbonne était le chevalier d'hon-
neur, appuyait avec chaleur ses démarches , et son crédit sur
l'esprit de Louis XYI rendait le choix très-incertain.
Cependant, après quelques irrésolutions, la reine secondant
les vues de M. de Vergeunes, parla en ma faveur, et je fus
nommé. Dès ce moment, changeant avec regret toutes mes
habitudes, allant rarement à Paris , me fixant à Versailles, je
me livrai assidûment, dans les bureaux des affaires étrangères,
aux études qui m'étaient nécessaires pour justifier, par quelque
mérite réel , la préférence qui m'était donnée.
Un de mes premiers soins fut de demander des conseils à
l'un des collègues de mon père , M. le baron de Breteuil , alors
ministre de Paris. Il avait été successivementministre de France
à Pétersbourg, ensuite ambassadeur à Naples, à la Haye, et
enfin à Vienne. La reine lui donnait un grande part dans sa
DU COMTE DE SÉGUR. 271
confiance ; ce qui fut un pou plus tard, à l'époque de l'affaire
du collier, un vrai malheur pour elle.
M. de Breteuil savait parfaitement représenter et tenir un
grand état sans déranger sa fortune : connaissant Part de
marcher d'un pas ferme sur le terrain glissant de la cour, il
imposait au public par son ton tranchant, et plaisait aux princes
en cachant son adresse sous les formes d'un apparente brus-
querie.
La lecture des correspondances me fut plus utile que sa con-
versation. Vingt années , qui s'étaient écoulées depuis sa mission
à Petersbourg, avaient effacé de son souvenir une partie des
faits qui auraient pu m'ètre utiles. L'infidélité de sa mémoire
me surprit un jour étrangement : je m'entretenais avec lui de
la révolution qui avait détrôné Pierre IlIetcourounéCatherinelI;
alors il se complut à m'en raconter tous les détails comme
l'aurait fait un témoin oculaire , à me peindre les différents
personnages de cette scène tragique , et à me démontrer que ,
sans ses conseils , le dénoûment de ce drame , qui n'était
d'abord qu'une intrigue déjeunes gens, aurait été très-funeste
a l'impératrice; enfin, à l'entendre, il avait tout prévu, tout
surveillé.
Or, jugez de mon étonnement ! je venais le matin même de
lire la correspondance ministérielle de cette époque , et voici
ce que j'y avais vu : au moment où les Orloff et les autres
conjurés méditaient leur entreprise, comme ils manquaient
d'argent, ils engagèrent Catherine à faire des démarches pour
obtenir de M, de Breteuil , ministre de France, quelques moyens
de crédit.
Ce ministre s'y refusa , regardant comme une folie les projets
qu'on lui laissait entrevoir; son erreur même sur ce point fut
telle , que , loin de prévoir le grand événement qui se prépa-
rait, et profitant d'un congé qu'il avait obtenu, il partit pour
revenir en France.
H était a Vienne lorsqu'il apprit la révolution de Petersbourg ;
272 MIMOIBF.S
et eu même temps un courrier de Versailles lui apporta l'ordre
un peu sévère de retourner sur-le-champ en Russie , où ,
comme on le croit bien, il ne trouva pas l'impératrice disposée
très-favorablement pour lui : elle ne pouvait oublier qu'il avait
refusé de la secourir dans sa détresse. Cependant , comme il
avait été dans la confidence de ses sentiments pour le comte Po-
niatowski et de ses chagrins , il continua à en être assez bien
traité.
Voyez comme la mémoire se plie aux fantaisies de l'amour-
propre : M. de Breteuil ne pouvait ignorer que j'avais tous les
jours sa correspondance sous les yeux; mais de bonne foi,
brouillant ses souvenirs de vingt ans , et ne gardant que ceux
qui lui étaient agréables , il ne se rappelait , pour le moment,
que les idées qu'il avait eues de la légèreté des intrigues qui
précédèrent la conspiration , et peut-être quelques sages avis
qu'après son retour en Russie il s'était vu à portée de donner
aux ministres de la nouvelle cour. On se doute bien que je ne
lui fis point sentir la contradiction de ses paroles avec les faits.
Je me souviens d'une autre anecdote , dans un genre tout
différent, qui pourra donner une juste idée du gouvernement
ottoman , des mœurs turques , et do l'impossibilité où ce peuple
barbare se trouve de s'arrêter dans sa décadence , de sortir de
ses ténèbres et de se relever de ses ruines.
Lorsque je travaillais dans les bureaux des affaires étran-
gères, j'y rencontrai plusieurs fois un jeune Turc, nommé Isaac
Bey. Il était instruit, toléraut, spirituel. Contre l'antique cou-
tume de ses compatriotes, il avait voyagé en Russie, en
Prusse, en Autriche , en France ; il savait parler les langues de
de tous ces pays , et avait étudié l'histoire politique et militaire
de ces différentes contrées. Ses connaissances étaient étendues
et variées ; il avait acquis des idées assez justes sur les intérêts ,
les forces et la tactique des nations européennes.
Etonné de ce phénomène, un jour je le félicitais sur ses progrès
et sur les avantages qu'il pouvait tirer de ses travaux. « Vous
DU COMTE DE SÉGUB. 273
« allez, lui disais-je, rendre les plus grands services à votre
« pays. Les Turcs n'ont rien perdu de leur antique bravoure ;
« leurs revers ne viennent que de leur ignorance ; et avec leurs
« forces innombrables il ne leur faudrait , pour résister au
« colosse moscovite qui les menace , que de l'instruction , de
» la discipline , enfin la volonté de ne plus rester en arrière des
« autres peuples , de les combattre avec des armes pareilles aux
« leurs, et de s'enrichir de leur art et de leurs inventions.
« Vous les instruirez , et votre patrie vous devra peut-être sa
« régénération. »
« Vous êtes dans l'erreur, me répondit , avec un fin sourire ,
« mon jeune musulman ; c'est pour moi-même , c'est pour ma
« propre satisfaction que je voyage et que j'étudie. Mais, de
a retour à Constantinople , j'aurai très-grand soin de cacher ce
« que je sais ; de mépriser en apparence les arts et les con-
« naissances des Chrétiens, qui, selon nous, viennent des dé-
« mons ; de suivre en tout nos absurdes coutumes ; en un
« mot , je serai tout aussi bête et tout aussi ignorant que mes
« compatriotes , car autrement je ne conserverais pas huit
« jours ma tête sur mes épaules. » On m'a dit , qu'Isaac Bey
avait tenu sa promesse et gardé sa tête.
D'après ce fait , faut-il s'étonner si une poignée de Grecs ,
animés par le désespoir et lâchement abandonnés par tous les
princes chrétiens, détruit les nombreuses armées du Grand
Seigneur, incendie les flottes formidables de trois capitans-
pachas, et fait trembler sur ses vieux gonds la Sublime Porte?
Après avoir lu avec soin les dépêches de mes prédécesseurs ,
ainsi que la correspondance ministérielle relative aux affaires
de Vienne , de Constantinople, de Stockholm , de Copenhague ,
de Berlin et de la Haye , je résolus de faire un voyage à
Londres, espérant apprendre de notre ambassadeur. M. d' \-
dliémar, tout ce qu'il m'était nécessaire de savoir relativement
aux affaires que j'allais traiter en Russie, et aux intérêts du
cabinet britaunique dans cet empire . où les Anglais avaient .
274 MÉMOIRES
depuis plusieurs années, acquis à nos dépens une fâcheuse
prépondérance.
Je restai six semaines en Angleterre , logé chez M. d'Adhé-
mar, qui répondit complètement à mes espérances.
Tout fier que j'étais du triomphe récent que nos armes ve-
naient de remporter sur celles de nos rivaux , en leur enlevant
treize riches provinces , j'avoue que je ne pus voir sans un
étonnemont mêlé de regrets la supériorité qu'un long usage
de raison publique et de liberté donnait à cette monarchie cons-
titutionnelle sur notre monarchie presque absolue.
L'activité du commerce, la perfection de l'agriculture, l'in-
dépendance des citoyens, sur le front desquels on croit voir
écrit qu'ils n'obéissent qu'aux lois , tous les prodiges d'une
industrie sans entraves et d'un patriotisme qui sait faire de
tous les intérêts privés un faisceau uni indissolublement par le
lien de l'intérêt général , les ressources sans bornes que leur
donne un crédit fondé sur la bonne foi , affermi par l'inviola-
bilité des droits de chacun , et garanti par la fixité des institu-
tions , tout cet ensemble surprenant me faisait envier pour
mon pays ce système légal et cette heureuse combinaison de
royauté , d'aristocratie et de démocratie , qui avait élevé une
île de peu d'étendue sous un ciel rigoureux, une île à peine
connue des Romains au rang de l'une des plus riches, des plus
heureuses , des plus fortes , des plus libres et des plus re-
doutables puissance de l'Europe .
Tout m'y démontrait la vérité de ce vers de Lemierre :
Le trident de Neptume est le sceptre du monde;
vers cependant incomplet : car il faudrait y ajouter cette expli-
cation nécessaire, que ce trident ne doit sa force qu'à la liberté
du peuple qui le tient ; placez-le dans les mains d'un sultan ,
et ce trident sera brisé par le choc de quelques chaloupes grec-
ques.
DU COMTE DE SÉGUB. 27->
Pendant mon séjour en Angleterre, je fus admis dans la
société du prince de Galles, aujourd'hui roi. Ce jeune prince
était l'un des plus aimables et des plus beaux hommes de son
temps. Son penchant pour l'opposition, la vivacité de ses goûts
pour les plaisirs , et le choix de ses amis , ne pouvaient alors
faire préjuger le système qu'il a suivi, les principes qu'il a
soutenus , les liaisons qu'il a formées depuis qu'il a exercé la
régence et porté la couroune. On l'a dit souvent avec raison :
rien n'est moins ressemblant à l'héritier présomptif d'un trône
que cet héritier devenu roi ; c'est la même personne , et ce sont
deux hommes très-différents.
Ce fut cette année 1 784 , que Monsieur, frère du roi , et de-
puis Louis XV11I , me nomma et me reçut commandeur de
l'ordre royal de Saint-Lazare et de Notre-Dame du xMont-Car-
mel , dont il était grand maître.
Ce prince , en me donnant ce nouveau témoignage de ses
anciennes bontés , montra qu'il conservait toutes ses idées fa-
vorites relativement à nos antiques coutumes chevaleresques ;
et dans ma réception, qui eut lieu avec éclata l'École militaire,
on remplit toutes les formalités en usage dans les siècles de la
chevalerie.
Je fis, une demi-heure seulement à la vérité, la veillée d'armes.
J'entrai dans la chapelle en habit blanc ; je reçus l'accolade ; j6
prêtai l'ancien serment; on me ceignit l'épée, on me chaussa
les éperons dorés ; je me revêtis d'un magnifique manteau ; et
ce fut , je crois , la dernière fois qu'une cérémonie si féodale
eut lieu dans cette ville où la féodalité devait être si prochai-
nement renversée et abolie par une révolution que tout sem-
blait annoncer, et que personne cependant ne prévoyait.
Avant de m'éloigner de la France , je vis fréquemment le
baron de Grimm, Allemand très-spirituel, correspondant
habituel de l'impératrice Catherine. Cette liaison me fut très-
utile : M. de Grimm me donna beaucoup de détails sur une
cour qu'il m'était si important de connaître , et , comme il
276 MÉMOIRES
se prit pour moi d'une vive amitié , ses lettres et les éloges qu'il
m'y donnait disposèrent l'impératrice favorablement pour moi,
et contribuèrent beaucoup à l'accueil qu'elle me fit.
Tout succès politique devient facile dans une cour, lorsque
le négociateur plaît au souverain : une prévention contraire
multiplie devant lui tous les obstacles , une prévention favora-
ble les aplanit ; il en sera toujours ainsi , car les affaires dé-
pendent des hommes plus que les hommes ne dépendent des
affaires. Il faut étudier la politique, puisqu'elle gouverne le
monde ; mais il faut encore plus étudier à fond le monde , puis-
que ce sera toujours lui qui influera sur la politique.
Le même désir de m' entourer des lumières qui pouvaient
éclairer ma marche dans une carrière si nouvelle pour moi me
conduisit encore chez un homme d'État dont on vantait les
talents et la longue expérience. Il était fort lié avec mes parents,
et notre cour vivait avec la sienne dans une intime union de
famille et d'amitié.
C'était le fameux comte d'Aranda , ambassadeur d'Espa-
gne en France : il avait acquis une grande renommée par la
fermeté , les secrets et la rapidité avec lesquels , bravant tous
les vieux préjugés et déjouant toutes les intrigues, dans le
même jour, et à la Ibis , il avait fait fermer, en Espagne , tous
les couvents de jésuites, et complété ainsi la destruction
imprévue de cet ordre puissant.
Le comte d'Aranda portait sur sa physionomie , dans son
maintien , dans son langage et dans toutes ses manières , une
grande empreinte d'originalité. Sa vivacité était grave, sa gra-
vité ironique et presque satirique. Il avait une habitude ou
un tic étrange et même un peu ridicule; car, presqu'à chaque
phrase , il ajoutait ces mots : Entendez-vous ? comprenez-vous1?
J'allai le voir; j'invoquai les bontés qu'il m'avait toujours
témoignées ; je lui montrai mon inquiétude relativement à la
nouvelle carrière où j'entrais, mon vif désir d'y réussir, et
l'espérance que je concevrais s'il consentait à m'écbirer par
DU COMTE DE SÉGUB. 277
ses conseils, et à mo faire ainsi recueillir, par d'utiles leçons, une
partie des fruits de sa longue expérience.
« Ah! me dit-il en souriant, vous êtes effrayé des études
« qu'exige la diplomatie? Entendez-vous? comprenez-vous?
« Vous croyez devoir longtemps sécher sur des cartes , des
« diplômes et de vieux livres? vous voulez que je vous donne
« des leçons sur la politique ? Eh bien , j'y consens : nous
« commencerons quand vous voudrez. Entendez-vous? coni'
« prenez-vous ? Tenez , venez chez moi demain à midi , et
« je vous promets qu'en peu de. temps vous saurez toute la
« politique de l'Europe. Entendez-vous? comprenez-vous? »
Je le remerciai , et le lendemain je fus ponctuel au rendez-
vous; je le trouvai assis dans un fauteuil devant un grand bu-
reau, sur lequel était étendue la carte de l'Europe.
« Asseyez-vous, me dit-il, et commençons. Le but de la
« politique est , comme vous le savez , de connaître la force ,
« les moyens, les intérêts, les droits, les craintes et les espé-
« rances des différentes puissances , afin de nous mettre en
« garde contre elles , et de pouvoir à propos les concilier, les
« désunir, les combattre , ou nous lier avec elles , suivant ce
« qu'exigent nos propres avantages et notre sûreté. Entendez-
« vous? comprenez-vous? »
« A merveille! répondis-je; mais c'est là précisément ce
« qui présente à mes yeux de grandes études à faire et de
<- grandes difficultés à vaincre.
« Point du tout , dit-il , vous vous trompez , et , en peu
« de moments, vous allez être au fait de tout : regardez
« cette carte ; vous y voyez tous les États européens , grands ou
«< petits, n'importe, leur étendue, leurs limites. Examinez bien ;
« vous verrez qu'aucun de ces pays ne nous présente une en-
« ceinte bien régulière , un carré complet , un parallélo-
« gramme régulier, un cercle parfait. On y remarque toujours
« quelques saillies , quelques renfoncements , quelques brèches,
■ quelques échanerures Entendez-vous? comprenez-vous?
24
27 8 MÉMOIBES
« Voyez ce colosse de Russie : au midi , la Crimée est une
« presqu'île qui s'avance dans la mer Isoire , et qui appartenait
« aux Turcs; la Moldavie et la Valachie sont des saiilies, et
« ont des côtes sur la mer Noire, qui conviendraient assez
« au cadre moscovite , surtout si, en tirant vers le nord , on y
« joignait la Pologne : regardez encore vers le nord ; là est la
« Finlande, hérissée de rochers; elle appartient à la Suède,
« et cependant elle est bien près de Pétersbourg. fous entendez?
« Passons à présent en Suède : voyez- vous la IVorwége?
« c'est une large bande tenant naturellement au territoire
« suédois. Eh bien , elle est dans la dépendance du Danemark.
« Comprenez-vous1?
« Voyageons en Prusse : remarquez comme ce royaume est
« long , frêle , étroit ; que d'échancrures il faudrait remplir
« pour l'élargir du côté de la Saxe, de la Silésie, et puis
« sur les rives du Rhin ! Entendez-vous? Et l'Autriche , qu'en
" dirons-nous? Elle possède les Pays-Bas, qui sont pourtant
« séparés d'elle par l'Allemagne , tandis qu'elle est tout près
« de la Bavière qui ne lui appartient pas. Entendez-vous. ?
<• comprenez- vous? Vous retrouvez cette Autriche au milieu
« de l'Italie; mais comme c'est loin de son cadre! comme
« Venise et le Piémont le rempliraient bien !
« Allons , je crois pour une fois en avoir dit assez. Entendez-
« vous? comprenez-vous? Vous sentez bien à présent que
« toutes ces puissances veulent conserver leurs saillies , rem-
« plir leurs échancrures, et s'arrondir enfin suivant l'occasion.
« Eh bien , mon cher, une leçon suffit ; car voilà toute la
« politique. Entendez-vous? comprenez-vous? »
« Ah! répliquai- je , j'entends et je comprends d'autant
« mieux , que je jette à présent mes regards sur l'Espagne ,
p et que je vois à sa partie occidentale une longue et belle li-
sière ou échancrure, nommée le Portugal , et qui convien-
« drait, je crois, parfaitement au cadre espagnol. »
« Je vois que vous entendez, que vous comprenez, me repli'
DU COMTE DE SÉGUR. 279
« qua le comte d'Aranda. Vous voilà tout aussi savant que nous
« dans la diplomatie. Adieu; marchez gaiement, hardiment, et
« vous prospérerez. Fous entendez? vous comprenez? Ainsi
se termina ce bref et bizarre cours de politique.
l'eu de jours après , ma vivacité , très-peu diplomatique en-
core , dut causer quelques inquiétudes à M. de Vergennes sur
la prudence du jeune négociateur auquel il venait de confier
une importante mission.
Ce ministre m'apprit qu'il allait me donner un secrétaire de
légation de son choix ; mais , avant qu'il me l'eût nommé , je
me hâtai de lui en proposer moi-même un dont je connais-
sais l'instruction, les talents et le caractère.
M. de Vergennes, très-surpris , me dit qu'un tel choix ne
me regardait pas , et que je devais recevoir, sans difficulté , ce-
lui qu'on jugerait convenable de me donner.
« C'est ce que je ne ferai point , monsieur le comte , répon-
« dis-je ; je ne puis accorder ma confiance à une personne
« que je ne connaîtrais pas. — Cependant, répliqua ce mi-
« nistre, il vous faudra bien obéir à l'ordre du roi.
« Oui , répondis-je , j'obéirai , je recevrai ce secrétaire ; il
« aura chez moi logement , voiture r table , tout ce que la
« convenance exige; mais je ne lui montrerai pas un porte-
" feuille , et ne lui laisserai lire ni écrire aucune dépêche.
« Ou vous méjugez en état de traiter les affaires dont vous
« me chargez , ou vous ne m'en croyez pas capable. Dans
« le premier cas , laissez-moi faire mon travail comme je l'en-
« tends; dans le second, faites révoquer par le roi ma nomi-
« nation.
« Je ne veux point , dans mon début , être compté parmi
« les ambassadeurs qui n'ont que le titre de leur place , et dont
« le secrétaire d'ambassade remplit réellement les fonctions.
« Je n'aurai point sous mes ordres un coopérateur nommé
« maître moi . et qui abuserait probablement d'une confiance
« qu'il ne me devrait pas.
280 MÉMOIRES
« Responsable seul du travail dont on me charge , je dois
« le faire seul , ou ne me faire seconder que par un homme
« dont je connais parfaitement la sagesse , la douceur et la fran-
« chise. Je vous ai dit avec respect ce que je pense , et ma
« résolution sur ce point est inébranlable. »
Le ministre aurait pu justement s'irriter de ma présomp-
tueuse résistance; mais je ne sais comment il se fit qu'elle lui
plut; et, après m'avoir fait plusieurs questions sur la personne
que je lui proposais, il l'accepta et la fit nommer par le roi
C'était le chevalier Charrette de La Colinière , capitaine de
cavalerie. Sa conduite répondit à mon attente; et bien que
la nature l'eût maltraité dans ses formes extérieures , son ca-
ractère liant , la justesse de son esprit , sa discrétion et sa
loyauté le firent parfaitement réussir à la cour de Russie.
Au mois de décembre 1784, ayant reçu de M. de Vergennes
des instructions amples et détaillées , de M. de Castries et de
mon père les plus sages conseils , du ministre des finances les
compliments les plus flatteurs et les présages les plus encoura-
geants, enfin de précieux témoignages de bonté du roi et de la
reine, je fis, avec un bien vif regret, mes adieux à mes dragons,
à mes foyers , à ma famille.
Mon frère obtint le régiment que je commandais. Je con-
servai le grade et l'uniforme de colonel à la suite de ce corps ,
avec la promesse de ne point perdre mes droits à l'avancement
militaire.
Mon père , d'après les ordres du roi , me reçut chevalier de
Saint-Louis, et je partis pour la Russie , accompagné par ma-
dame de Ségur, qui me conduisit jusqu'à Forbach. Je me sé-
parai d'elle, et je me rendis en peu d'heures à la cour du duc de
Deux-Ponts.
Ce prince me fit l'honneur de me donner un appartement
dans le château qu'il occupait. Il était aimé et respecté dans son
petit État, qu'il gouvernait avec sagesse.
Cependant le peuple murmurait de l'abandon où il laissait
DU COMTE DE SÉGUR. 281
la duchesse sa femme : tandis qu'elle végétait tristement dans une
petite ville où elle n'avait pour ressource que la société des dames
de son service , et un petit nombre de courtisans qui ennoblis-
saient ce titre en s'éloignant de la faveur, elle entendait, de
cette humble vallée , le bruit des fêtes , des concerts où brillait,
au sommet de la montagne dans le château ducal , une favo-
rite qui usurpait arrogamment sa place.
Un maître de poste allemand , que j'avais fait causer, m'ex-
prima naïvement sa pensée à ce sujet , et me dit en parlant de
la dame et de la princesse : « C'est le monde renversé : l'une est
« logée trop haut et l'autre trop bas. »
A Berliu, où j'arrivai promptement, M. d'Esterno me présenta
à tous les princes de la famille royale , aux ministres du roi ,
MM. les comtes Finck , de Hardenberg et de Schulemburg.
Ceux-ci me dirent que , le roi étant à Postdam, il fallait que je
lui écrivisse directement pour demander à Sa Majesté la faveur
d'une audience particulière : ce que je fis sans tarder, car j'éprou-
vais le plus vif désir de voir ce monarque célèbre, tout à la fois
guerrier, littérateur, conquérant, législateur, philosophent qui,
pendant tout le cours de son règne, sut, dans les succès comme
dans les revers, maîtriser la fortune et développer une politique
aussi vaste que son génie.
Son aide de camp , M. de Goltz , m'écrivit par son ordre que
Sa Majesté me recevrait le lendemain à sept heures du matin :
ce qui ne me surprit point; car les hommes de cette trempe ,
ennemis du repos , ont des nuits courtes et de longs jours.
Pour peu qu'on ait quelque habitude du monde, quelque élé-
vation dans la pensée , on peut parler à un roi sans aucun em-
barras; mais ou n'aborde pas un grand homme sans quelque
crainte ; d'ailleurs Frédéric dans sa vie privée était assez inégal,
passablement capricieux , sujet à prévention , fréquemment
railleur, souvent épigrammatique contre les Français , fort at-
trayant pour le voyageur qu'il voulait favoriser, malicieusement
piquant pour celui contre lequel il était prévenu, ou contre ceux
"i
282 MEMOIRES
qui , sans le savoir, avaient mal choisi leur moment pour l'ap-
procher.
Heureusement les circonstances m'étaient favorables ; il avait
de l'humeur contre la Russie; l'alliance de cet empire avec
l'Autriche l'inquiétait ; il était irrité du projet d'échange de la
Bavière , proposé par les deux cours impériales ; l'indifférence
de l'Angleterre dans la querelle des Hollandais contre l'empe-
reur lui déplaisait; nos succès dans la guerre de l'Indépendance
et l'obstacle que nous venions d'opposer à l'ambition de Jo-
seph II en soutenant les Hollandais contre ce prince, lui avaient
inspiré le désir et rendu l'espoir de renouer avec la France ses
anciennes liaisons , et de nous séparer ainsi peu à peu de l'Au-
triche, dont l'union avec nous avait failli consommer sa ruine.
En conséquence il était disposé à bien traiter les Français et
surtout à bien accueillir un ministre chargé d'une mission im-
portante dans le Nord. ■
Voilà sans doute ce qui me valut alors un accueil plein de
bonté, une longue audience, et un entretien prolongé dans le-
quel il montra cette grâce et je pourrais presque dire cette co-
quetterie d'esprit qu'il savait mieux que personne employer lors-
qu'il daignait vouloir plaire, et qu'il lui prenait envie d'augmenter
le nombre de ses admirateurs.
Nul ne sut jamais aussi bien que lui tour à tour flatter, tour-
menter, caresser et pincer l'amour-propre de son prochain.
Voltaire eu avait fait la double épreuve, il avait senti alternati-
vement la patte de velours du chat et la griffe du lion.
Le caractère bien connu de ce prince lit que Walpole mystifia
facilement Jean- Jacques Rousseau en lui adressant une fausse
lettre de Frédéric , terminée par ces mots : « Si ces avantages
« que je vous propose ne vous suffisent pas , et s'il faut à votre
« imagination des malheurs célèbres , je suis roi , et je ne vous
« en laisserai pas manquer. »
Au commencement delà guerre de Sept aus, un ambassadeur
d'Angleterre , qui résidait près de lui , et dont il aimait l'esprit
DU COMTE DE SÉGUR. 283
et l'entretien, vint lui apprendre que le duc de Richelieu, à la
tête des Français, s'était emparé de l'île de Minorque efdu fort
Saint-Philippe. « Cette nouvelle, Sire, lui dit-il, est triste, mais
« non décourageante; nous hâtons de nouveaux armements, et
« tout doit faire espérer qu'avec l'aide de Dieu , nous répare-
« rons cet échec par de prompts succès. »
« Dieu? dites-vous , lui répliqua Frédéric avec un ton où
« le sarcasme se mêlait à l'humeur; je ne le croyais pas au
« nombre' de vos alliés. — C'est pourtant , reprit l'ambassa-
« deur piqué et voulant faire allusion aux subsides anglais que
« recevait le roi, c'est pourtant le seul qui ne nous coûte rien. —
« Aussi , répliqua le malin monarque , vous voyez qu'il vous
« en donne pour votre argent. »
Quelquefois il se plaisait à embarrasser la personne qui lui
parlait , en lui adressant une question peu obligeante ; mais
aussi il ne s'irritait point d'une repartie piquante. Un jour,
voyant venir son médecin , il lui dit : « Parlons franchement,
« docteur ; combien avez-vous tué d'hommes pendant votre
« vie? — Sire, répondit le médecin, à peu près trois cent mille
« de moins que Votre -Majesté. »
La première t'ois qu'il vit le marquis de Lucchesini, Italien
très-spirituel , qui fut depuis admis dans son intimité, et de-
vint plus tard ministre de son successeur, il lui dit : « Voit-on
« encore , .Monsieur, beaucoup de marquis italiens voyager
« partout et faire dans toutes les cours le métier d'espions? —
<> Sire , répondit M. de Lucchesîni, on en verra peut-être tant
« qu'il se trouvera des princes allemands assez plats pour dé-
« corer de leurs ordres des hommes qu'ils chargent d'un rôle
« si vil. » Parla, le marquis faisait allusionà un espion italien ,
auquel un empereur d'Allemagne avait accorde la décoration
de la Toison d'or. Frédéric regarda avec surprise le marquis,
le traita bien des ce moment, el le pril en amitié
An ment de paraître à un cercle, un jour de gala, un vint
l'avertir que deux daines se disputaient le pas près d'une porte
284 MÉMOIRES
avec une vivacité et une opiniâtreté scandaleuse. • Apprenez-
« leur, dit le roi , que celle dont le mari occupe le plus haut
« emploi doit passer la première. — Elles le savent , répond
« le chambellan , mais leurs maris ont le même grade. — Eh
« bien , la préséance est pour le plus ancien. — Mais ils sont
« de la même promotion. — Alors, reprend le monarque im-
« patienté , dites-leur de ma part que la plus sotte passe La
« première. »
Comme le petit nombre de princes que leur génie place à
une grande élévation , il se montrait insensible aux libelles ,
aux propos méchants ou séditieux , et méprisait tous ces traits
de malignité qui , lancés de trop bas , ne pouvaient atteindre
si haut.
Un jour, à Postdam, il entend de son cabinet un assez grand
bruit qui éclatait dans la rue : il appelle un officier, et veut
qu'il s'informe de la cause de ce tumulte. L'officier part, re-
vient et lui dit qu'on a attaché sur la muraille un placard très-
injurieux pour Sa Majesté ; que , ce placard étant placé très-
haut, une foule nombreuse de curieux se presse et s'étouffe à
l'envi pour le lire. « Mais la garde, ajoute-t-il , va bientôt la
« disperser. — IN'en faites rien, répondit le roi ; descendez ce
« placard plus bas afin qu'on le lise à son aise. » L'ordre fut
exécuté; peu de minutes après on ne parla plus du placard,
mais on parla toujours de l'esprit du monarque.
Si ce prince éclairé méprisait les rumeurs d'une tourbe igno-
rante, non-seulement il appréciait, il désirait les suffrages des
hommes détalent, mais même il les regardait comme les dis-
pensateurs de la renommée ; son ambition les courtisait ; leur
génie lui semblait une puissance, et il la flattait.
« Je suis, écrivait-il à Voltaire, comme le Prométhée de la
« fable; je dérobe quelquefois de votre feu divin dont j'anime
« mes faibles productions. Mais la différence qu'il y a entre
« cette fable et la vérité , c'est que l'âme de Voltaire , beau-
« coup plus grande et plus magnanime que celle du roi des
DU COMTE DE SÉGUR. 285
« dieux, ne me condamne point au supplice que souffrit l'au-
« teur du céleste larcin. »
Ce qui parait encore plus singulier, c'est que le poète philo-
sophe, qui reprochait alors à Frédéric sa passion pour la
guerre , répondait familièrement à ces hommages de l'écrivain
couronné :
Chaque esprit a son caractère :
Je conçois qu'on ait du plaisir
A savoir, comme vous, saisir
L'art de tuer et l'art de plaire.
JS'ul ne récompensa mieux les grands services ; mais nul aussi
ne se moqua plus constamment de la vanité des personnes qui
tenaient de leur naissance ou de sa faveur un rang élevé. « Une
« funeste contagion , écrivait ce prince, suite trop fréquente
« de la guerre, désolait Breslaw; on y enterrait cent vingt per-
« sonnes par jour. Une grande dame dit alors : Dieu merci,
« la liante classe est épargnée; ce n'est que le peuple qui
« meurt. Voilà ce que pensent les gens en place , qui se croient
« pétris de molécules plus précieuses que ce qui fait la compo-
« sition du peuple qu'ils oppriment. Cela a été ainsi de tout
« temps ; l'allure des grandes monarchies est la même; il n'y
« a guère que ceux qui ont souffert l'oppression qui la con-
« naissent et qui la détestent. Ces enfants de la fortune qu'elle
« a engourdis dans la prospérité , pensent que les plaintes du
« peuple sont exagération , que les injustices sont des mé-
« prises, et pourvu que le premier ressort aille, il importe peu
« du reste. »
Cependant Frédéric , philosophe dans ses écrits , était arbi-
traire dans sa conduite. L'esprit humain n'est que contrastes-,
il semble justifier le système manichéen des deux principes.
Frédéric, étant jeune, avait composé V Anti-Machiavel, et le.
premier acte de son règne fut un acte de politique machiavélique.
Une guerre déclarée sans motif, une rapide invasion de la Si-
280 MÉMOIBES
lésfe et cinq batailles gagnées annoncèrent à la fois à l'Europe
un ambitieux et un héros.
Dès que ses alliés ne lui furent plus utiles, il les abandonna.
Peu de temps après il envahit la Bohême ; Vienne le crut à
ses portes. Cependant il fut trahi par la fortune, par ce sort
capricieux qui gouverne tout, et qu'il appelait si philosophi-
quement lui-même Sa Majesté le Hasard; mais son génie sut
réparer ses revers par d'éclatants triomphes qu'une paix glo-
rieuse couronna.
Enfin la France, la Russie et l'Autriche conjurèrent sa perte :
ce fut une guerre de géants. Il vit les Russes entrer dans sa ca-
pitale ; nouvel Horace , blessé, pressé , poursuivi par ses trois
formidables ennemis, il se retourne sur eux, les bat l'un après
l'autre , et dicte la paix aux fiers potentats qui , se croyant cer-
tains de sa ruine , avaient d'avance partagé ses États.
Plus que libéral avec les encyclopédistes^ et irréligieux à l'ex-
cès avec Voltaire, protecteur des jésuites dans un pays protes-
tant, magnifique envers les hommes de talent, dont pourtant
il se montrait jaloux, il régnait en desposte, et cependant ré-
glait son pouvoir par la justice.
Les soldats l'aimaient malgré sa sévérité , car ils lui devaient
leur gloire; les peuples lui pardonnaient la pesanteur des im-
pôts dont il les chargeait, parce qu'il vivait sans faste , et em-
ployait le produit des tributs à étendre son territoire, à fa-
voriser les progrès de l'industrie et à secourir la pauvreté
laborieuse.
Les sujets supportent patiemment le joug des lois, même de
celles à la confection desquelles ils n'ont pas contribué , lorsque
leur souverain s'y soumet le premier. L'intérêt général était
le guide de ce grand roi ; la loi qu'il avait faite devenait son
maître. Tout le monde sait l'anecdote du meunier de Sans-Souci.
On aime la puissance qui s'arrête devant la justice , on révère
le trône qui respecte les tribunaux ; la justice est une sorte de
dédommagement de la privation de la liberté ; elle donne
DU COMTE DE SÉGUR. 287
au peuple une félicité réelle ; mais viagère : car tout meurt
avec un grand homme ; et , s'il n'a pas fondé d'institutions
fortes pour asseoir son trône et la prospérité publique sur des
bases solides et durables, il ne laisse après lui qu'un grand
souvenir.
On conçoit sans peine l'émotion que pouvait inspirer à un
jeune débutant dans la carrière politique l'audience accordée
par un monarque si imposant et si célèbre. Je savais d'ailleurs
que malgré son penchant naturel pour les Français, il parta-
geait l'opinion fausse , mais généralement répandue par nos
rivaux sur notre prétendue légèreté , erreur que les sombres
scènes du drame tragique de notre révolution n'ont pu en-
core totalement dissiper.
Aussi se plaisait-il à raconter souvent un trait échappé à un
de nos compatriotes, spirituel, savant, et admis dans son inti-
mité ; c'était le marquis d'Argeus. Un jour, à l'un de ces dîners
où le roi, pour rendre la conversation plus libre, permettait
une entière familiarité, Frédéric s'amusa à demander à ses
convives ce que chacun d'eux ferait s'il était à sa place. Les
uns répondirent qu'ils feraient telles ou telles conquêtes ; les
autres , telles réformes , telles ou telles institutions. « Et vous,
« marquis d'Argens? dit le roi. — Moi , Sire ? répondit le mar-
« quis; ma foi, je vendrais mon royaume, et j'achèterais une
<■ bonne terre en France pour en manger les revenus à Pa-
« ris. — En vérité , reprit Frédéric , voilà un propos bien
« Français ! »
En arrivant le lendemain à Postdam à l'heure indiquée, je
pus croire un instant que ce n'était pas un grand monarque,
mais un simple colonel auquel j'allais rendre visite. Il n'y avait
a sa porte qu'un soldat en faction. Après avoir passé un cor-
ridor, je me trouvai dans une grande saille où M deGotz, aide
de camp du roi , était seul assis près du feu.
Il se leva, ot me dit qu'il allait avertir le roi que j'étais là. Je
lui demandai s'il y avait quelque étiquette particulière à obser»
288 MÉMOIBES
ver à ma présentation, « Etiquette? dit-il en riant ; ah ! nous ne
« connaissons guère ici ce mot-là. Si le roi veut vous recevoir
« comme la plupart des étrangers, il sortira de son cabinet
« dont vous voyez d'ici la porte, et viendra vous parler dans
« ce salon. Si, relativement à votre caractère de ministre, il
« croit devoir vous recevoir dans son cabinet, il nous appellera
« tous deux. Enfin, si son dessein est de vous traiter avec une
« distinction particulière, vous resterez seul avec lui. » Après
ce peu de mots , il entra chez le roi, et revint presque aussitôt
causer avec moi.
Au bout d'un quart d'heure, je vis la porte s'entr'ouvrir, et
le roi nous fit sigue de venir. Mais, à peine fûmes-nous entrés,
que ce prince dit à M. de Goltz de sortir. Ainsi je me trouvai,
non sans un peu d'embarras, tête à tête avec ce grand homme
qui remplissait l'univers de son nom glorieux.
Je remerciai Sa Majesté de la bonté qu'elle avait eue de m'a-
corder si promptement une audience, et de satisfaire le désir
impatient que j'avais de présenter mes hommages à un monarque
dont l'Europe révérait le génie, et dont l'amitié était précieuse
au roi mon maître.
Frédéric après m'avoir répondu qu'il désirait sincèrement en-
tretenir et même resserrer les liens d'amitié qui existaient entre
Louis XVI et lui, me demanda en détail des nouvelles du roi,
de la reine, des princes, de leur famille. Il me dit : « J'ai lou-
« jours aimé la France, le caractère des Français, leur langue ,
« leurs arts, leur littérature , et je vous vois avec plaisir chez
« moi. Votre père m'esteonnu depuis longtemps de réputation ;
« c'est un honnête homme et un brave militaire, qui a gagné
« son bâton de maréchal par ses actions et par ses blessures.
« Je vois que vous portez la décoration de Cincinnatus. Vous
« avez fait la guerre en Amérique ; votre jeunesse est toujours
« belliqueuse. Cependant, depuis 17G3, vous auriez dû oublier
« la guerre ; une si longue paix peut amollir. Comment avez-
« vous pu si loin, et dans un pays où la civilisation commence,
DU COMTU DU SEGUR. 289
« oublier les délices de Paris et vous passer de luxe, de bals, de
« parfums, de poudre ? »
Assez piqué de ces mots tant soit peu désobligeants, je l'inter-
rompis, et, reprenant le mot poudre, que je feignis d'entendre
autrement, je lui dis : « Sire, nous n'avons pas malbeureusement
trouvé l'occasion d'en brûler autant que nous l'aurions voulu ;
après trois courtes campagnes, les Anglais , en se renfermant
dans leurs forteresses et en se résignant à la paix, nous ont
privés trop tôt de ce plaisir. »
« Ah! reprit en souriant le roi, je vous l'ai dit, personne ne
rend plus de justice que moi à l'ardeur de votre nation pour
la guerre. Il n'est point de peuple plus brillant ; il réussit
dans tout ce qu'il veut faire ; mais vous savez bien qu'on l'a
toujours accusé d'être un peu léger et inconstant : il est mo-
bile comme son imagination, y
« Sire , répondis-je , nul n'est exempt d'imperfections ,
pas même les plus grands hommes. Si Votre Majesté me
permet de le dire, n'avons-nous pas eu quelquefois nous-
mêmes à nous plaindre de son inconstance lorsque nous
étions ses alliés ? la gloire seule vous a trouvé toujours fi-
dèle. »
Comme ma repartie avait été provoquée par ses malins sar-
casmes, elle ne lui déplut pas ; au contraire, il rit, et ses yeux
bleus, qui étaient tour à tour si malins, si pénétrants, et on dit
même quelquefois si sévères , prirent tout à coup une singulière
expression de douceur et de bienveillance.
J'examinais avec une vive curiosité cet homme , grand de
génie, petit de sature, voûté et comme courbé sous le poids
de ses lauriers et de ses longs travaux. Son habit bleu, usé
comme son corps, ses longues bottes qui montaient au-dessus
deses genoux, sa reste g mverte de tabac, formaient un ensemble
bizarre et cependant imposant : on voyait au feu deses regards
que l'âme n'avait pas vieilli ; malgré sa tenue d'invalide, on sen-
tait qu'il pouvait encore combattre comme un jeune soldat ; en
T. i- 25
290 MÉMOIRES
dépit de sa petite taille, l'esprit le voyait plus grand que tous les
uutres hommes.
« Savez-vous , me dit-il , que le règne de votre jeune roi
« commence bien ? Il a trompé mes craintes et passé mes es-
•< pérances : j'avais eu peur que le fds du Dauphin ne se laissât
« gouverner par des prêtres , par quelque cardinal comme
« Fleury, et que les Welches (ainsi vous appelait Voltaire) ne
« s'affaissassent sous leur triste discipline ; mais il a osé prendre
« un ministre protestant, que j'avais cru qu'il garderait plus long -
« temps; il a suivi les conseils de tolérance de M. de Males-
« herbes ; il a profité des fautes des Anglais pour leur enlever
« treize provinces ; il vient récemment de protéger la Hollande,
« etd'opposer une digue aux projets de l'Autriche. Celle-ci n'est
« pas légère, et sa constance dans ses vues pourrait bien en-
« core nous donner d'autres occupations. »
Changeant subitement de conversation, il me demanda des
nouvelles de notre littérature , me parla des ouvrages les plus
marquants avec autant de justesse que d'esprit, traita assez mal
l'abbé Raynal , qu'il avait cependant accueilli avec faveur, me
questionna sur ce que j'en pensais , et parut assez content en
me voyant rendre justice aux bons principes consignés dans son
livre, et blâmer les déclamations qui le déparent
« Ces philosophes, reprit le roi , ont fait beaucoup de bien ,
« et nous ont tirés de la barbarie. Ils ont presque anéanti la
« sottise des préjugés et la honteuse folie des superstitions ; mais
« ils connaissent peu les hommes, et croient à tort qu'on gou-
« verne aussi facilement qu'on écrit. Ils ne conçoivent pas qu'un
« prince, philosophe par inclination, soit forcé d'être politique
« par devoir et guerrier par nécessité ; leur paix perpétuelle est
>< un rêve comme la perfection. Leur chef est mort ; c'est une
« grande perte : d'ici à longtemps, personne, chez vous ni
<> ailleurs, ne remplacera Voltaire. »
« Je suis charmé, Sire, lui dis-je, pour la mémoire de cet
« immortel écrivain, que vous rendiez à son ombre une faveur
DU COMTE DE SEGUR. 291
« .qu'il avait peut-être mérité de perdre, mais qui lui avait laissé
« sûrement de douloureux regrets. »
« Oui, j'ai eu à m'en plaindre, répliqua le roi ; mais nous nous
« étions réconciliés. J'ai oublié ses torts, je ne me souviens que
« du plaisir et du bien que m'ont fait ses ouvrages. Vous allez
« voir en Russie sa grande admiratrice ; elle payait ses hom-
« mages un peu adulateurs et ses sarcasmes contre les Turcs
« par de douces et piquantes cajoleries. Elle ne m'a pas si bien
« traité, moi, et une seule visite de l'empereur m'a enlevé son
« amitié ; au reste, j'aurais tort d'en être surpris : les femmes
« sont capricieuses comme la fortune, et d'ailleurs celle-ci ne
« s'est jamais trop piquée de fidélité; ce n'est point par cette
« vertu qu'elle est célèbre. »
Le voyant en si belle humeur, je hasardai quelques mots sur
l'ambition de cette princesse, qui avait aimé, élevé, couronné,
subjugué et dépouillé le roi de Pologne. Je sentis bien vite que ,
dans cet instant , je manquais un peu de tact : Frédéric avait
ses raisons pour glisser légèrement sur la position de Stanislas
et sur le démembrement de sa couronne ; mais il revint sur le
compte de l'impératrice, et, comme il était très-caustique contre
les personnes dont il croyait avoir à se plaindre, il me raconta
plusieurs anecdotes piquantes sur la santé de Catherine, sur sa
cour et sur ses favoris.
Je lut dis que j'étais fort curieux de connaître une princesse
si célèbre, à laquelle on ne pouvait refuser du génie , puisque,
étant femme et étrangère, elle avait su régner tranquillement
sur une cour féconde en orages, conquérir l'affection d'une
population immense sortant h peine des ténèbres, étouffer sans
cruauté plusieurs conjurations , triompher des Ottomans ,
brûler leur flotte près du Bosphore, et faire rechercher son al-
liance par les plus grands souverains de l'Europe. « Il est 1,1-
« cheux , ajoutai-je, qu'un règne , si éclatant à beaucoup d'é-
■ gards, ait commencé par une scène, par une catastrophe si
■ tragique. »
292 MEMOIRES
« Ah ! me répondit le roi, sur ce point, quoique nous soyons
« à présent à peu pies brouillés, je dois lui rendre justice ; on
« est à ce sujet dans l'erreur ; on ne peut imputer justement à
« l'impératrice ni l'honneur, ni le crime de cette révolution;
« elle était jeune, faible, isolée , étrangère, à la veille d'être ré-
« pudiée , enfermée. Les Orlolï ont tout fait ; la princesse
« d'Aschkoff n'a été là que la mouche vaniteuse du coche, Ru-
« Ihière s'est trompé.
« Catherine ne pouvait encore rien conduire ; elle s'est jetée
« dans les bras de ceux qui voulaient la sauver. Leur conjura-
« tion était folle et mal ourdie ; le manque de courage de
« Pierre III , malgré les conseils du brave Munich, l'a perdu •
« il s'est laissé détrôner comme un enfant qu'on envoie cou-
« cher.
« Catherine, couronnée et libre, a cru, comme une jeune
« femme sans expérience , que tout était fini ; un ennemi si
« pusillanime ne lui paraissait pas dangereux. Mais les Orloff,
« plus audacieux et plus clairvoyants, ne voulant pas qu'on fît
« contre eux de ce prince un étendard, l'ont abattu.
« L'impératrice ignorait ce forfait, et l'apprit avec un désespoir
« qui n'était pas feint; elle pressentait justement le jugement
« que tout le monde porte aujourd'hui contre elle ; car l'erreur
« de ce jugement est et doit être ineffaçable, puisque, dans sa
« position, elle a recueilli les fruits de cet attentat, et s'est vue
« obligée, pour avoir des appuis , non-seulement de ménager,
« mais même de conserver près d'elle les auteurs du crime,
« puisqu'eux seuls avaient pu la sauver. »
« Je vous conseille , pour approfondir ce fait, de voir un
.< vieillard très-estimable qui est, je crois, à présent à IMittau ;
« c'est M. deKaiserling. Il a tout vu, tout su; il a été à cette
« époque l'intime confident des chagrins secrets de l'impéra-
« trice. »
« Votre opinion, Sire, lui dis-je, est d'un grand poids et
« me soulage ; car il m'en coûtait d'admirer une souveraine
DU COMTE DE SEGUB. 293
« montée au trône par des degrés si sanglants. On me l'a
« taut vantée; je voyais avec peine une telle tache dans la lu-
« miére du Nord, ainsi que l'appelaient Voltaire et d'Alem-
« bert. »
« C'était une flagornerie un peu forte , reprit le roi , lors-
« qu'ils disaient que c'était du Nord que nous venait aujour-
-i dlmi la lumière. — Sire, répliquai-je , Berlin est cependant
" dans le Nord. » Il me fit une mine gracieuse , et me dit :
« Quelle route prenez-vous pour aller à Pétersbourg : est-ce
« la plus courte? — Non, Sire , répondis -je ; je veux passer
« par Varsovie pour voir la Pologne. »
« C'est un pays curieux, ajouta le roi, pays libre où la
« nation est esclave , république avec un roi , vaste contrée
<• presque sans population , aimant , faisant la guerre depuis
« plusieurs siècles avec gloire , sans places fortes , et n'ayant
« pour armée qu'une pospolite ardente, mais indisciplinée,
« toujours divisée en factions , eu confédérations, et tellement
« enthousiaste d'une liberté sans règle , que , dans leurs diètes,
« le veto d'un Polonais suffit pour paralyser la volonté générale,
« Les Polonais sont vaillants ; leur humeur est chevaleresque ;
« mais ils sont inconstants , légers , à peu d'exceptions près ;
« les femmes y montrent seules une étonnante fermeté de ca-
« ractère; ces femmes sont vraiment des hommes. »
A l'appui de ces dernières paroles, le roi me raconta plusieurs
traits surprenants de l'intrépidité , de la constance , de l'hé-
roïsme de plusieurs dames polonaises. Ensuite il me fit un signe
de tête pour me congédier; mais, me rappelant bientôt, il me
dit : « Je vous prie de vouloir bien vous charger d'un paquet
« pour mon ministre à Pétersbourg, le comte de Coèrtz. »
Je l'assurai que je m'acquitterais de sa commission avec exac-
titude.
« Ecoutez, contiuua-t-il , je m'intéresse à votre succès en
« Russie. L'impératrice est depuis longtemps assez mal avec
« votre cour, et vous rencontrerez dans votre mission des obs-
25.
294 MÉMOIRES
« tacles assez difficiles à aplanir. Il est de mou intérêt, et je
« désire que votre cabinet reprenne, comme il le souhaite, quel-
« que influence à Pétersbourg , et y contre-balance celle de
« l'Autriche ; sur ce point nos intérêts sont communs.
« Vous allez , je l'espère , former quelques liaisons avec mon
« ministre : le comte de Goërtz est un homme d'esprit , ex-
« périmenté , et qui me sert avec zèle depuis longtemps. Mais,
« comme c'est pendant sa mission que l'impératrice a changé
« de système , et que le crédit de l'empereur près d'elle a rem-
« placé le mien , vous trouverez le comte de Goërtz , dont le
« caractère est très-ardent , fort irrité , fort mécontent , et un
« peu trop disposé à adopter comme vraies toutes les nou-
« velles que lui débitent les frondeurs et tous ceux qui
« sont maltraités par l'impératrice. Tenez-vous en garde contre
« son exagération. C'est un conseil que je trouve utile de vous
« donner pour votre direction , et qui importe au succès que je
« vous souhaite. »
Je le remerciai de cette preuve de bonté , qui me surprit ,
mais cependant beaucoup moins qu'on ne pourrait le croire ;
car, depuis 'l'affaire de Hollande , notre cabinet , refroidi pour
celui de Vienne , tendait peu à peu à changer de système poli-
tique et à se rapprocher secrètement de la Prusse. J'avais
même , dans mes instructions , l'ordre de vivre avec le comte
de Cobentzel , ambassadeur d'Autriche , dans une intimité très-
grande en apparence , mais de montrer en secret une confiance
plus réelle au ministre de Prusse.
Le roi, en me congédiant, me dit : « Adieu, monsieur
« de Ségur : je suis bien aise de vous avoir connu ; et , lors-
« que après votre mission vous retournerez en France , si je
« vis encore, revenez par Berlin, restez-y longtemps : je vous
« reverrai avec un véritable plaisir. » '
Cette longue audience me valut un redoublement d'obli-
geance de tous les grands personnages qui habitaient Berlin ,
où je restai encore plusieurs jours.
DU COMTE DE SÉGUB. 295
.l'avais beaucoup connu à Paris le Prince Henri de Prusse,
digne frère du grand Frédéric ; il était arrivé en France pré-
cédé par une glorieuse renommée que lui avaient méritée de
brillants exploits.
Vaillant guerrier, habile général, profond politique, ami de
la justice, des sciences, des lettres, des arts, protecteur des
faibles, secourable aux infortunés , son nom inspirait un juste
respect, La simplicité de ses manières , l'urbanité de son lan-
gage , l'aménité de son caractère lui attiraient l'affection. La
petitesse de sa taille , l'irrégularité de ses yeux , les désagré-
ments de sa figure, qui choquaient au premier abord, s'ou-
bliaient très-vite en causant avec lui, l'esprit ennoblissait
le corps , et bientôt on ne voyait plus en lui que le grand
homme et l'homme aimable.
Pendant son séjour à Paris , il conquit des admirateurs dans
toutes les classes de la société : les savants consultaient ses lu-
mières , les artistes son goût , les politiques et les militaires son
expérience; les poètes briguaient son suffrage, et lui prodi-
guaient leur encens.
Au nombre des personnes de la société la mieux choisie, il
distingua particulièrement une femme très-aimable , la com-
tesse de Sabran, et l'un de mes plus intimes amis •> le célèbre
chevalier de Boufflers , qui depuis , pendant les orages de la
révolution, trouva un asile dans son palais, et lui resta dévoué
toute sa vie.
Je me rappelle qu'un jour ce prince , assistant à une repré-
sentation de l'opéra de Castor et Pollux, qu'on donnait pour
lui , et se trouvant placé à côté de Boufflers et du jeune Élzéar
de Sabran , dont on vantait alors l'esprit précoce , ce prince
s'amusait à questionner cet enfant, et lui disait : « Expliquez-
« moi donc ce que c'est que ce Castor et ce Pollux que vous
« regardez avec tant d'attention? — Ce sont , répondit Élzéar,
« deux frères jumeaux sortis du même œuf. — Mais, vous-
« même, dit Le prince, vous êtes sorti d'un œuf. » Alors l'en-
290 MÉMOIBES
fianl , surpris mais doucement soufflé par Boufflers , répliqua
par cet impromptu :
« Ma naissance n'a rien de neuf,
« J'ui suivi la commune règle.
» Mais c'est vous qui sortez d'un oeuf j
« Car vous êtes un aigle. »
Ce prince , après ma présentation , daigna m'admettre dans
sa plus familière intimité. 11 me faisait presque tous les jours
dîner chez lui , et se plaisait à me raconter tout ce qu'il avait
vu et entendu en France. « Ce qui m'a le plus surpris , me
<» dit-il une fois , c'est votre roi ; je m'en était fait une tout
« autre idée ; on m'avait dit que son éducation avait été très-
« négligée, qu'il ne savait rien, et qu'il avait peu d'esprit.
» Je fus tout étonné, en causant avec lui , de voir qu'il savait
« très-bien l'histoire , la géographie , qu'il avait des idées fort
« justes en politique , que le bonheur de son peuple l'occupait
« entièrement , et qu'il était rempli de sens , ce qui vaut mieux
« pour un prince que le bel esprit ; mais il m'a paru qu'il se dé-
« liait trop de lui-même , tandis qu'il est peut-être de tout son
■< conseil celui qu'il devrait le plus souvent consulter. S'il ac-
« quiert un peu de force , il sera un excellent roi. Quant à la
« reine , j'éviterai d'en parler, car elle ne m'a pas trop bien
« traité : on la dit aimable ; mais Dieu veuille , pour la France
«< et pour nous , qu'elle soit un peu moins Autrichienne ! »
Je lui répondis qu'à cet égard il devait être pleinement ras-
sure par la noble conduite que cette princesse venait de tenir
récemment à l'occasion de l'affaire de Hollande.
Il me parla beaucoup ensuite de la Russie et de Catherine II.
« Elle jette un grand éclat, me dit-il; on la vante, on l'im-
« mortalise de son vivant. Ailleurs elle brillerait sans doute
« beaucoup moins ; mais dans son pays elle a plus d'esprit
« que tout ce qui l'entoure:, on est grand à bon marché sur
« un pareil trône : elle n'a pour voisins que des Chinois dont
DU COMTE DE SEGUR. 297
« un désert la sépare, des Tartares sans civilisation, des Turcs
« imbéciles , un roi de Suède pauvre et qui n'a qu'une poignée
« de soldats à lui opposer, enfin des Polonais braves , mais
« divisés, et dont les troupes, comme le gouvernement, sont
<- en pleine anarchie. Diderot a dit que la Russie était un co-
« losse aux pieds d'argile ; mais ce colosse immense et qu'on ne
« peut attaquer parce qu'il est couvert d'une cuirasse de glace,
« a les bras bien longs. Il peut s'étendre et frapper où il veut;
« ses moyens et ses forces , quand il les connaîtra bien et
« saura les employer, pourront être funestes à l'Allemagne. »
« 11 me paraît déjà , Monseigneur, lui répondis-je , que son
« ambition connaît peu de bornes : après avoir conquis la Li-
« vonie , détruit les Zaporaviens , chassé les Tartares de Cri-
« mée , enlevé un grand territoire aux Turcs , et partagé ré-
« cemment la Pologne , il semble nous annoncer une nou-
«« velle et fatale invasion des peuples du Nord dans l'Occident. »
« Ah ! pour le partage de la Pologne , répliqua le prince ,
«■ l'impératrice n'en a pas l'honneur, car je puis dire qu'il est
« mon ouvrage. J'avais été faire un voyage à Pétersbourg ; à
« mon retour, je dis au roi mon frère : Ne seriez-vous pas
a bien étonné et bien content si je vous faisais tout à coup
« possesseur d'une grande partie de la Pologne? »
« Surpris, oui, répondit mon frère, mais content , point
« du tout; car il me faudrait , pour faire cette conquête et
« pour la garder, soutenir encore une guerre terrible contre
« la Russie , contre l'Autriche , et peut être contre la France.
« J'ai risqué une fois celte grande laite , qui a failli me
« perdre. Tenons-nous-en là; nous avons assez de gloire;
« nous sommes vieux , et il nous faut du repos.
« Alors, pour dissiper ses craintes, je lui racontai que,
« m'entretenant un jour avec Catherine II, comme elle me par-
« lait de l'esprit turbulent des Polonais, de leur anarchie , de
« leurs factions , qui , tôt ou lard , feraient de leur pays un
■< théâtre de guerre, où les puissances qui les entourent se-
298 HÉMOIBES
«< raient inévitablement entraînées, je conçus et lui présentai
n l'idée d'un partage auquel l'Autriche devait naturellement
« consentir sans peine, puisqu'il l'agrandirait.
« Ce projet frappa vivement l'impératrice : C'est un trait
« de lumière, dit-elle ; et si le roi votre frère adopte ce projet,
« étant d'accord tous deux, nous n'avons rien à craindre ,
« ou l'Autriche coopérera à ce partage, ou nous saurons
« sa?is peine la forcer à le souffrir.
« Ainsi, ajoutai-je, Sire, vous voyez qu'un tel agrandis-
« sèment ne dépend plus que de votre volonté. Mon frère
« m'embrassa , me remercia , entra promptement en négoeia-
« tion avec Catherine et la cour de Vienne. L'empereur hésita,
« sonda les dispositions de la France ; mais , voyant que la fai-
« blesse du cabinet de Louis XV ne lui laissait aucun espoir de
« secours , il céda et prit doucement son lot. Ainsi , sans guer-
« royer, sans perdre de sang ni d'argent, grâce à moi, la
« Prusse s'agrandit et la Pologne fut partagée. »
Ce prince, voyant mon étonnement, crut que mon silence
venait de mou admiration ; mais, trop jeune et trop nouveau di-
plomate, je ne pus me permettre des louanges qui répugnaient à
ma conscience. Je continuai à me taire , ne jugeant pas conve-
nable de choquer sans nécessité, par ma désapprobation, un per-
sonnage si supérieur à moi par son rang et par son expérience.
Cependant le prince, lisant apparemment dans mes yeux une
partie de ce que je pensais , me dit de parler à cœur ouvert ,
et de lui faire connaître franchement mon opinion sur ce qu'il
venait de me raconter.
Je résistai et j'alléguai vainement mon âge, mon inexpérience,
mon respect et la crainte de lui déplaire ; mais , pressé de nou-
veau, je lui dis enfin : « Eh bien! Monseigneur, vous voulez
« savoir absolument ce que je pense? le voici : la Pologne était
« indépendante, inoffensive; vous n'aviez aucun grief contre elle;
« son seul tort a été sa faiblesse ; ce démembrement est un
« grand et premier acte d'injustice dont les suites me semblent
DU COMTE DE SÉGUR. 299
incalculables. Que ne doit-on pas craindre pour l'Europe et
« pour le bonheur de l'humanité, si désormais les souverains
« qui la gouvernent remplacent le droit des gens par le droit
« de convenance ! »
Le prince sourit ; mais ce sourire me semblait tant soit peu
forcé. Il me congédia plus tôt que de coutume ; le jour suivant
il ne me vit point. Mais le surlendemain , l'humeur du prince
étant passée, la bienveillance du philosophe reparut. Il me fit
venir de bonne heure chez lui, voulut me lire quelques-uns de
ses ouvrages , et , par là , me mit à une épreuve non moins dé-
licate que la première.
Psul ne doit sortir de sa sphère ; souvent on se rapetisse en se
déplaçant. Les muses n'avaient point, comme 1a gloire, pro-
digué leurs faveurs au prince Henri. J'entendis avec une sorte
de souffrance la lecture qu'il me fit d'un opéra et d'une comédie.
Ses plans étaient mal conçus , son style incorrect et lourd , on
ne trouvait dans ses pièces nul intérêt ; et , chose étrange ,
les idées eu étaient très-communes.
Cependant , moins candide que la première fois, et n'igno-
rant pas que l'amour-propre des auteurs est encore plus irascible
que celui des princes et des conquérants , je me gardai bien de
laisser voir l'ennui profond que j'avais éprouvé. Mais, comme
il n'était pas en moi de dire ce qui était absolument contraire à
ce que je pensais, au lieu de louanges , je m'étendis en vifs et
prolongés remercîments de l'extrême bouté du prince, qui l'avait
porte à me faire jouir ainsi du fruit de ses loisirs.
Il m'écoutait avec l'air d'un homme qui attend encore autre
chose, et mon trouble allait croissant ; heureusement une visite
mit fin a mon embarras, de manière que je sortis sans trop
de gaucherie d'un pas si glissant et si difficile.
Deux jours après, ayant reçu le paquet dont le roi m'avait
dit qu'il me chargerait, et qui était, ainsi que je l'appris depuis,
un nouveau chiffre, je pris congé de la famille royale, et je
partis pour Varsovie
300 MÉMOIRES
En traversant la partie orientale des Etats du roi de Prusse ,
il semble qu'on quitte le théâtre où règne une nature em-
bellie parles efforts de l'art et d'une civilisation perfectionnée.
L'œil est déjà attristé par des sables arides , par de vastes fo-
rêts.
Mais, dès qu'on entre en Pologne, on croit sortir entière-
ment de l'Europe , et les regards sont frappés d'un spectacle
nouveau : une immenses contrée, presque totalement couverte
de sapins toujours verts, mais toujours tristes, coupée à de
grandes distances par quelques plaines cultivées , semblables
aux îles éparses sur l'Océan ; une population pauvre , esclave ;
de sales villages ; des chaumières peu différentes des huttes
sauvages ; tout ferait penser qu'on a reculé de dix siècles , et
qu'on se retrouve au milieu de ces hordes des Huns, des
Scythes , des Venètes , des Slaves et des Sarmates , dont les
flots , roulant sans cesse l'un sur l'autre , se répandaient suc-
cessivement en Europe, en chassant devant eux les Bulgares,
les Goths , les Scandinaves , les Bourguignons , et toutes ces
tribus belliqueuses qui écrasèrent de leur poids les derniers
débris de l'empire romain.
Cependant, au sein de ces froides et agrestes contrées, appa-
raissent quelques grandes villes , riches et populeuses , autour
desquelles s'élèvent à de grandes distances des châteaux habi-
tés par une noblesse polie, belliqueuse, libre, fière et chevale-
resque.
Là les siècles féodaux revivent ; là retentissent les cris
d'honneur, de liberté ; là le voyageur, reçu avec une antique
et généreuse hospitalité , trouve , dans de vastes salles , des
preux courtois, des dames remplies de grâces, dont l'âme
élevée et le caractère romanesque mêlent à leurs doux attraits
je ne sais quoi d'héroïque. Ou dirait, à les voir et à les enten-
dre, qu'elles vont tout à l'heure présider un tournois, soutenir
un siège, animer leurs époux, leurs amants, les guider aux com-
bats , les parer- d'écharpes brillantes , et les couronner après la
DU COMTE DE SÉGUR. 301
victoire, au chant des bardes, au sou des harpes, ou bien aux
douv accents des troubadours.
Tout est contraste dans ce pays : des déserts et des palais ,
l'esclavage des paysans, la turbulente liberté des nobles , qui
formaient seuls depuis longtemps la véritable nation polonaise,
une grande richesse en blé , peu d'argent et presque point de
commerce, si ce n'est par une foule active de juifs avides que
le prince Potemkin nommait plaisamment la navigation de la
Pologne.
Dans presque tous les châteaux , le luxe d'une grande for-
tune mal administrée et s'écroulant sous le poids de dettes
usuraires; un grand nombre de domestiques et de chevaux, et
presque pas de meubles ; un luxe oriental, et aucune des com-
modités de la vie ; une table somptueuse ouverte à tous les
voyageurs , et point de lit dans les appartements , hors ceux
du maître et de la maîtresse du logis; une vie presque totale-
ment employée en courses et en voyages , mais avec la triste
nécessité de tout porter avec soi ; car sur toutes les routes ,
excepté dans quelques grandes villes , il n'existe point d'au-
berges.
Une constante passion pour la guerre , et l'aversion de la
discipline , une crainte fondée et continuelle des puissants op-
presseurs qui les entourent , aucuns soins et aucuns sacrifices
pour garantir les frontières en les couvrant de forteresses.
Les arts , l'esprit , la grâce , la littérature , tous les charmes
de la vie sociale, rivalisant à Varsovie avec la sociabilité de
Vienne , de Londres et de Paris ; mais , dans les provinces ,
des mœurs encore sarmates; enfin un mélange inconcevable
de siècles anciens et de siècles modernes, d'esprit monar-
chique et d'esprit républicain , d'orgueil féodal et d'égalité ,
de pauvreté et de richesses , de sages discours dans les diètes
et de sabres tirés pour fermer la discussion , de patriotisme
ardent et d'appels trop fréquents faits, par l'esprit de faction,
à l'influence étrangère.
26
302 MÉMOIRES
Telle était ta Pologne , et telles étaient les réflexions qui
m'occupaient, lorsqu'en sortant de la solitude d'une vaste forêt
de cyprès et de pins , où l'on pouvait se croire à l'extrémité
du monde, Varsovie s'offrit à mes regards avec l'éclat de la
capitale d'un grand royaume.
Eu y entrant j'y remarquai pourtant encore de singuliers
contrastes : des hôtels magnifiques et des maisons mesquines,
des palais et des baraques ; enfin , pour achever le tableau, je
vis , en arrivant chez madame la princesse de Nassau , qui m'a-
vait offert un logement, et dans une superbe position qui do-
minait La Vistule , une sorte de palais dont une moitié brillait
d'une noble élégance, tandis que l'autre n'était qu'un amas de
décombres et de ruines, tristes restes d'un incendie.
Après avoir lu beaucoup de livres d'histoire et de voyages ,
il faudrait encore, pour so faire une idée juste des institutions
d'un pays , de sa statistique , des mœurs de ses habitants, de
leurs lois , de leur caractère national, un long séjour et des
liaisons avec un grand nombre d'hommes de différentes classes
et de différentes opinions. Autrement on tombe nécessairement
dans l'erreur selon les diverses positions , préventions ou pas-
sions qui peuvent avoir dicté les renseignements insuffisants
qu'on a recueillis.
Mais, pour connaître seulement les usages, l'esprit, les
mœurs de la société brillante d'une capitale, les intrigues, les
faiblesses , les aventures des personnages le plus eu vogue , il
suffit de vivre quelques semaines dans l'intimité d'une femme
aimable et spirituelle ; cependant , quelque bonue foi qu'elle
veuille y mettre , on court le risque de voir un peu exagérer
les défauts des femmes qui sont jolies , et le mérite de celles
qui ne le sont pas.
En peu de jours la conversation de madame de Nassau m'ins»
truisit à cet égard plus complètement qu'un long voyage n'au»
rait pu le faire , et la cour de Pologne me fut presque tout aussi
connue que celle de Versailles.
1)11 COMTE D!C SEGl il 303
Le surlendemain de mon arrivée , je fus présente au roi en
audience particulière par M. le comte de Stackelberg, ambas-
sadeur de Russie. L' accueil que me lit ce monarque me parut
non moins singulier qu'aimable. « Ah! monsieur de Ségur,
« me dit-il dès qu'il me vit , je puis vous assurer que c'est avec
« le plus grand plaisir que je vous revois. »
Ces paroles m'étonnèrent tellement que je crus avoir mal en-
tendu; et, comme ma physionomie ainsi que mon silence pei-
gnaient assez ma surprise, le roi répéta : « Oui je vous revois
avec un vrai plaisir. — Mais , Sire , répondis-je , Votre Majesté
« doit trouver mon étonnement très- naturel. Celui qui aurait
« eu le bonheur de vous voir une fois ne pourrait assurément
« pas l'avoir oublié, et il est très-certain que jamais jusqu'à ce
« jour je n'ai paru aux yeux de Votre Majesté. »
« Vous êtes dans l'erreur, reprit en souriant Stanislas , et je
« pourrais même vous accuser d'ingratitude ; car le premier
« jour où je vous vis , je vous embrassai très-cordialement et
« comme je le fais à présent. » Aces mots il me fit l'honneur
d'approcher sa joue de la mienne.
« Sirj, répliquai-je, je l'avoue, la plaisanterie que me fait
« Votre Majesté , et qui est sans doute très-obligeante, sera,
« tant que vous ne daignerez pas me l'expliquer, une véritable
« énigme pour moi. »
« Écoutez , me dit alors ce prince , vous savez que je n'ai pas
« toujours été roi de Pologne ; il y a trente ans que je me nom-
« mais Poniatowski. J'ai voyagé, je suis resté assez longtemps
« en France. Votre père et la marquise sa femme me reee-
« vaient habituellement chez eux , je vivais dans leur intimité.
« Peu de jours avant mon départ de Paris , je venais dire adieu
« à votre père; je trouve sa porte fermée ; j'insiste pour qu'on
« l'ouvre ; on me répond que votre mère est accouchée dans
'" la matinée , et que M. de Ségur est auprès d'elle. Je dis que
« c'est un motif de [dus pour que je le voie et que je lui fasse
« mon compliment. J'entre; votre père me mène dans le ca-
304 MÉMOIRES
« binet où l'on vous avait porté , et j'embrasse le nouveau-né.
« Vous voyez bien qu'il est très-vrai que vous êtes pour moi
« une ancienne connaissance , et qu'il est en même temps très-
« naturel que cette connaissance n'ait pas laissé de trace dans
« votre souvenir ; car, depuis ce temps , nous sommes tous les
« deux un peu changés. »
Après m'avoir questionné obligeamment sur ma famille et
sur celles dont les noms restaient gravés dans sa mémoire , il
me congédia ; mais , depuis cette audience, je le vis presque
tous les jours en société très-peu nombreuse, tantôt dans son
palais , tantôt chez madame de Cracovie sa sœur; enlin chez
madame de Nassau, où il vint plusieurs fois passer la soirée.
Je trouvai sa conversation instructive, agréable, légère et
variée , heureuse en transitions ; il effleurait tout , n'approfondis-
sait rien , soit pour ne pas embarrasser ses interlocuteurs, soit
pour ne pas s'embarrasser lui-même , mais surtout pour plaire :
car la conversation ne ressemble pas aux livres ; elle devient
lourde et languissante dès qu'on s'y permet de graves réflexions
et de longues tirades.
Plaire était le but constant, le mérite principal et le grand
art de ce prince : ses entretiens , dans le petit cercle où je le
voyais, roulèrent presqu'entièrement sur la littérature fran-
çaise. Il lut avec un vrai talent quelques morceaux des poèmes
de notre Virgile français, l'abbé Delille, quelques scènes d'une
tragédie nouvelle de La Harpe , et une ou deux fables de
Florian.
Il exigea de moi la lecture de quelques-unes de mes faibles
productions, que l'indiscrétion de la princesse de Nassau lui
avait fait sans doute connaître , et dont une spirituelle et belle
dame polonaise, la comtesse Potocka , que j'avais vue plusieurs
années en France , lui avait parlé avec plus de bienveillance
que de justice.
Le roi me fit aussi beaucoup de questions sur la guerre
d'Amérique et sur les caractères des personnages qui s'y étaient
DO COMTE DE SÉGUB. 305
le plus distingués , tels que Washington , La Fayette et Kocham-
beau; mais en général il évita toute conversation politique.
Je regardai cette réserve comme une obligeance; car le
cabiuetde Versailles, depuis 1773, abandonnant la Pologne à ses
spoliateurs , et n'y pouvant plus exercer aucune influence , y
rendait notre position presque embarrassante.
En admirant d'un côté les qualités personnelles d'un roi
dont la société avait tant de charme, et en songeant d'une
autre part aux fautes , aux malheurs et au sort futur de ce mo-
narque, dépouillé des deux tiers de ses États et dominé par
ses puissants voisins, je me disais : Quelle méprise du sort, et
pourquoi a-t-il voulu, par un funeste caprice, faire du particu-
lier le plus aimable, de l'homme de cour le plus brillant, le
plus infortuné des rois '.La singularité de son éducation eut
une grande influence sur la bizarrerie de sa destinée.
Poniatowski , père de Stanislas , était un noble Lithuanien :
d'abord il suivit avec éclat les drapeaux du fameux roi de
Suède Charles XII ; après la mort de ce monarque , s'étant
réconcilié avec le roi Auguste, il le servit avec la même fidélité
qu'il avait précédemment montrée au héros suédois.
La mère de Stanislas était une princesse Czatorinska , dont
l'origine illustre remontait aux Jagellons. Cette noble Polonaise ,
fière , romanesque et superstitieuse, ayant fait tirer l'horoscope
de son fils par un Italien, dont le charlatanisme passait à ses
veux pour une science profonde , l'astrologue lui prédit qu'un
jour cet enfant parviendrait au trône.
Dès lors elle éleva son fils pour le rôle brillant qui lui était
promis, fit passer sa conviction dans son jeune esprit, exalta
son imagination , et s'efforça de lui donner les talents et les
vertus nécessaires au monarque d'un pays libre , qui devait à la
fois se montrer, suivant les circonstances, sévère et conciliant,
majestueux et populaire , orateur et guerrier ; mais la nature
ne seconda qu'en partie les vues de l'héroïne polonaise.
Poniatowski prit facilement et presque théâtralement le main-
26.
306 MÉMOIRES
tien, la marche, le ton, la dignité d'un prince. Les progrès de
son instruction lurent rapides; il apprit promptement sept lan-
gues, qu'il parlait avec une égale facilité ; il se distingua de
tous ses compagnons par son adresse dans les exercices mili-
taires. De bonne heure on remarqua en lui une éloquence na-
turelle, mais une éloquence plus touchante que forte et plus
élégante qu'énergique.
La sévérité de sa mère ne pouvait vainere ses penchants :
elle voulait qu'il ne s'occupât que de politique ; il était sans
cesse entraîné par le plus vif amour pour les arts , pour les let-
tres et surtout pour la poésie.
Inutilement on avait prétendu l'astreindre à une grande sé-
vérité de mœurs ; les charmes de la beauté , et les succès qu'il
dut bientôt aux agréments de sa figure et de son esprit, le por-
tèrent irrésistiblement à la galanterie.
Son père espérait en faire un sage austère et un homme
d'Etat: il ne devint qu'un littérateur instruit, un courtisan spi-
rituel , un orateur agréable et un brillant chevalier.
Il s'élevait au-dessus de presque tous ces compatriotes par la
beauté de sa figure, la noblesse de sa taille, l'élégance de sfs
formes et la grâce de son esprit. Lorsque je le vis , il avait en-
core conservé une partie de sa beauté , une taille majestueuse ,
un regard rempli de finesse et de douceur, un son de voix qui
allait à l'âme, et le sourire le plus attrayant.
Aimant à voyager,, comme la plupart de ses compatriotes , il
parcourut l'Allemagne , et séjourna longtemps en France, L'ur-
banité de ses manières , la culture soignée de son esprit , son
amour pour les lettres et pour les arts , le firent également bien
accueillir par les princes , par les personnes de la plus brillante
société, par les poètes , par les savants et parles artistes.
Comme il aimait beaucoup tous les plaisirs et ne possédait
qu'une fortune médiocre, il contracta des dettes à Paris, et ses
créanciers le firent mettre en prison ; il dut sa liberté à la géné-
ïesitédela femme du chef opulentd'une manufacture déglaces.
DU COMTE DE SEGUR. 307
C'était madame Geoftriii, qui devi.it , depuis, célèbre sans
autres moyens qu'une lionne table, uu noble caractère , un es-
prit naturel très-piquant , caché sous une enveloppe simple et
modeste , et par des liaisons intimes avec tout ce que la cour
et la ville contenaient de personnages distingués. Sa maison était
Un rendez-vous où se réunissaient les Français et les étrangers
les plus considérables par leur rang ou par leur réputation ; ils
venaient y recevoir des leçons de goût et entendre des vérités
utiles, dites avec une franchise très-originale.
La bienfaitrice du comte Ponatowski fut, quelques années
après , fort étonnée d'apprendre que le captif qu'elle avait tiré
de prison était devenu roi. Stanislas , pour acquitter la dette
de Poniatowski , lui témoigna constamment la plus vive recon-
naissance, entretint avec elle une correspondance habituelle,
l'invita à venir le voir en Pologne , et l'accueillit avec la ten-
dresse qu'il aurait pu montrer à une mère et à une amie.
Lorsqu'il avait quitté la France pour se rendre en Angle-
terre , il s'y était lié avec un noble anglais, qui , récemment
nommé ambassadeur à Pétershourg , lui proposa de l'accom-
pagner en Piussie. Sa beauté, son esprit et son audace lui va-
lurent promptementune brillante conquête. Il plut à la grande
duchesse Catherine ; la jalousie du grand-duc les sépara ; mais,
dès que cette princesse fut montée sur le trône, elle voulut
donuer celui de Pologne au jeune Polonais qui l'avait charmée.
Il aurait pu difficilement l'emporter sur ses rivaux dans un
temps ordinaire; mais les démarches actives de l'amhassadeur
russe Kaiserling, et le voisinage de cinquante mille hommes,
commandés par le maréchai Romanzoff, triomphèrent de toute
opposition, de sorte que Poniatowski se vit proclamé roi, sous
le nom de Stanislas- Auguste, parla diète de Wola, le 7 sep-
tembre 17G4.
Sur un autre trône moins entouré d'orages, Stanislas-Au-
guste, par sa douceur, par sa prudence, par la bienveillance
qui lui était naturelle, et par son amour pour la justice, aurait
308 MÉMOIRES
régné paisiblement et joui de cette gloire pure, seule et noble
ambition des bons rois ; mais Stanislas savait plaire et ne sa-
vait pas commander ; son caractère aimable et liant , auquel il
devait, comme particulier, des succès brillants, devint, lors-
qu'il fut couronné, la cause de ses malheurs.
Il vivait dans un temps de troubles, et gouvernait un peuple di-
visé en factions irréconciliables qu'il espéra vainement adoucir,
tandis qu'il fallait les comprimer. Au lieu de parler aux passions
le langage de l'autorité , il leur parlait celui de la raison, qu'elles
n'entendent jamais. Une lettre touchante et élégamment écrite
lai semblait plus propre à ramener des esprits aliénés et des
caractères ardents , qu'une ordonnance ou qu'une loi sage et
sévère.
Évitant avec soin la guerre, même la plus juste , il ne saisit
aucune des occasions que la fortune lui présenta pour acqué-
rir, par les armes, une gloire nécessaire à un prince sorti du
rang des citoyens, et qui veut imposer l'obéissance à des nobles
tiers de leur illustration, et dont la plupart avaient été si long-
temps non-seulement ses égaux, mais ses supérieurs.
Bientôt des troubles religieux éclatèrent; on éloigna des
diètes les dissidents. Ceux-ci, réclamant leurs droits de suf-
frage garantis par le traité d'Oliva, implorèrent l'appui de Ca-
therine II , dont le roi de Pologne n'était à leurs yeux que le
lieutenant couronné.
En 17GG une diète fut convoquée, et devint promptement
orageuse. Les ministres d'Angleterre et de Prusse écrivirent et
agirent en faveur des dissidents. Le roi inclinait pour eux. Dès
que les évéques catholiques et leurs partisans s'en aperçurent,
ils l'accusèrent de trahison et de complicité avec les ennemis
de l'État.
L'approche d'une armée russe, qui parut sous les murs de
Varsovie , donna des forces à cette accusation ; elle exaspéra les
esprits. Les catholiques prirent les armes et se formèrent eu
confédération sous l'étendard de la Vierge. Le douzième siècle
DU COMTE DE SEGUR. 309
et les sanglantes querelles des Albigeois semblaient renaître.
La croix brillait sur les habits des confédérés.
Quatre de leurs ehefs firent serment d'enlever ou de tuer
Stanislas ; à la tête de quarante dragons déguisés en paysans,
ils osèrent tenter cette téméraire entreprise, et leur audace réus-
sit. Au milieu de la nuit, embusqués dans une rue de Varso-
vie, ils attendirent, attaquèrent la voiture du roi, et dispersèrent
son escorte.
Ce prince voulait se sauver, mais les conjurés le saisirent.
L'un d'eux lui tira un coup de pistolet, dont la flamme brûla
ses cheveux ; un autre lui fit, d'un coup de sabre , une profonde
blessure sur la tête ; et tous, l'ayant porté sur un cheval , l'en-
traînèrent rapidement hors de la capitale.
Le temps était orageux et l'obscurité profonde : ils s'éga-
rèrent au point , qu'après plusieurs heures de marche, ils s'a-
perçurent, aux premiers rayons du jour, qu'ils étaient revenus
près de Varsovie ; la frayeur les saisit, ils s'enfuirent.
Un seul, uomméKosinski, resta près de Stanislas; tous deux
se trouvaient à pied, leurs chevaux étant accablés de lassitude.
Voyant alors le visage du monarque inondé de sang , la pitié
entra dans le cœur de ce conjuré. Le roi s'en aperçut , profita
de son émotion avec une grande présence d'esprit; et, avec
cette touchante éloquence qui était une de ses plus brillantes
qualités , il lui reprocha doucement son attentat , lui prouva
victorieusement qu'on ne pouvait être lié par uu serment cou-
pable, le conjura de réparer son crime par un noble et grand
service ; enfin il attendrit et fléchit ce fougueux caractère.
Cependant Kosinski lui dit : « Je me sens disposé à vous
« sauver la vie ; mais si je cède a ce sentiment, si je vous ra-
« mène à Varsovie, ma mort ne sera-t-elle pas le châtiment
« de ma faiblesse? »Le roi lui jura sur son honneur qu'il le
garantirait de tout péril, et son assassin y- tombant à ses pieds,
s'abandonna totalement à sa magnanimité.
Stanislas écrivit au gouverneur de Varsovie, qui bientôt lui
310 UÉlfOlBBS
envoya des gardes ; sous leur escorte, il fut reconduit à son
palais. Kosinski obtint sa grâce , et s'exila en Italie, où il
jouît le reste de ses jours d'une pension annuelle que Stanislas
lui avait assurée.
Les périls qu'avait courus ce prince, son courage et sa dé-
livrance presque miraculeuse, lui rendirent pour quelque temps
l'affection de ses sujets ; mais les troubles se renouvelèrent ,
s'animèrent; les trois grandes puissances qui entouraient la
Pologne en profitèrent pour satisfaire une injuste ambition.
Le roi aurait eu besoin, pour résister à des forces si colos-
sales , d'une énergie héroïque qui lui manquait, et de ce génie
qui peut seul trouver de grandes ressources dans un si grand
péril. Le crime politique fut consommé, et le premier partage
de la Pologne eut lieu en 1773.
Ainsi, lorsque j'arrivai à Varsovie , le roi ne régnait plus
que sur un pays démembré et sur une nation humiliée, ou plu-
tôt c'était Catherine qui régnait ; son ambassadeur, le comte
de Stackelberg, moins altier cependant que son prédécesseur le
prince Repnin, dédaignait de couvrir d'un voile modeste sa
toute-puissance. Stanislas n'avait plus que la décoration d'un
roi; il obéissait aux ordres que son impérieuse protectrice lui
dictait, et la cour de l'ambassadeur était plus brillante et plus
nombreuse que la sienne.
L'indépendance était perdue , et le joug était trop pesant
pour qu'aucun courage pût le secouer. Tous les braves Polo-
nais laissaient voir sur leur visage la profonde indignation qui
les pénétrait. De quelque rang qu'ils fussent, le nom d'un
Russe, pronoucé devant eux, les faisait rougir de honte, tres-
saillir de colère, et leur sang fermentait dans leurs veines.
Aussi, quelques années après, au premier rayon d'espoir
qui parut luire à leurs yeux, tous coururent aux armes et at-
taquèrent intrépidement les redoutables armées de leurs puis-
sants oppresseurs. Mais cet effort généreux ne fit briller que
peu de moments le feu mourant de la liberté. Le nombre et la
DU COMTE DE SÉGUB. 311
tactique triomphèrent d'un courage désespère; c'était la seule
arme qui leur restât. La Pologne fut encore partagée , et
Stanislas descendit du trône. Il aurait fallu pour sauver ce
trône un héros des beaux temps de l'histoire, et Stanislas-
Auguste n'était qu'un paladin brillant de l'époque de la cheva-
lerie.
La cour et toute la société de Varsovie, au moment de mou
arrivée , étaient très-agitées , non par une grande querelle poli-
tique, mais par une intrigue trop petite et trop fastidieuse
pour en parler avec détail ! il s'agissait d'un complot pour em-
poisonner le prince Czatorinslu.
Le roi de Prusse et ses ministres m'en avaient parlé comme
d'une tentative ridicule, imaginée par des intrigants, avec
l'intention de compromettre dans cette affaire Stanislas-
Auguste.
Ce bruit sans fondement avait pris quelque importance par la
faute du roi , qui montra dans cette circonstance trop d'indé-
cision et de faiblesse , et encore plus par la chaleur inconsidé-
rée, par l'opiniâtreté déplacée du parti de l'opposition, qui em-
ployait indistinctement tous les moyens qui s'offraieut à lui
pour aigrir l'esprit public contre le roi.
Il aurait fallu, dès le premier moment, chasser de la ville
l'accusatrice et les deux accusés. En évitant ainsi les suites
d'une querelle aussi indécente, onne pouvait se tromper, puisque
la punition n'aurait porté que sur une femme de mauvaise vie et
sur deux hommes sans aveu ; mais on en Ct un procès qui de-
vait être jugé prochainement. Depuis j'ai su que l'accusation
avait paru dénuée non-seulement de toutes preuves, mais même
de tous graves indices.
Les partisans des Potocki et dos Czatorinski n'en avaient
pas moins profité pour discréditer le roi dans l'esprit de sa na-
tion, soit en faisant soupçonner sa vertu, soit en faisant mé-
priser sa faiblesse. L'empereur Joseph II voulait d'abord inter-
venir dans cette affaire , et inviter l'impératrice à se joindre à
312 MEMOIRES
lui ; mais le comte de Stackelberg l'en avait détourné, en lui
remontrant combien les noms de deux grands souverains figu-
reraient peu décemment dans cette misérable intrigue.
11 me parut utile, relativement aux succès que je désirais ob-
tenir en Russie , de répondre avec empressement aux préve-
nances obligeantes que m'avait faites l'ambassadeur de Cathe-
rine à Varsovie. C'était un homme d'esprit et d'expérience.
L'impératrice lui avait prouvé sa confiance en lui donnant une
mission si importante , qui, sous le titre d' ambassadeur, le
faisait réellement gouverneur de la Pologne.
Cependant , comme sous différents prétextes, redoutant ses
talents et son influence, les ministres de sa souveraine le tenaient
toujours éloigné d'elle, je le trouvai d'abord un peu animé
contre eux.
Il m'invitait sans cesse à venir chez lui , s'enfermait souvent
plusieurs heures avec moi , et me montrait dans ses entretiens
une confiance qui m'était fort profitable , mais dont l'étendue
me surprenait singulièrement.
Je n'aurais pas espéré obtenir d'un ancien et intime ami des
renseignements plus détaillés et plus utiles que ceux qu'il me
donna sur les personnages les plus distingués, les plus influents
de la cour de Russie, et même sur le caractère de l'impératrice.
Il me fit particulièrement connaître les qualités, les défauts,
les faiblesses du prince Potemkin tout-puissant alors près de
sa souveraine; et il me peignit tous les membres du minis-
tère avec des traits piquants, originaux et propres à me faire
croire que ces portraits étaient ressemblants , quoiqu'un peu
chargés.
Tout ce qu'il me dit me prouva que je rencontrerais dans
ma mission les obstacles que j'avais prévus, mais que j'y trou-
verais aussi des ressources auxquelles je ne m'attendais pas.
Cet ambassadeur me parla sans trop de déguisement du rôle
qu'il jouait en Pologne, rôle peu différent de celui des maires du
palais de nos anciens rois francs. Son autorité n'avait de bor-
DU COMTE DE SÉOUR. 8(3
nés que celle que daignait y mettre la douceur de son caractère ;
il n'écrasait pas cette malheureuse nation, mais il l'empêchait
de se relever, maintenait son impuissance, fomentait ses di-
visions, et favorisait avec soin la prolongation de son anarchie.
Tel était le malheureux secret de sa mission, et le système
constant des trois cours co-partageantes. C'était à cette seule
condition que l'empereur et le roi de Prusse consentaient à
laisser à l'impératrice l'honneur de gouverner la république,
afin de la dédommager, par là , du lot trop faible qu'elle avait
reçu dans le traité de partage.
Ainsi on encourageait la licence des Polonais pour enchaîner
leur liberté; on leur permettait de disputer contre une ombre
de royauté, pourvu qu'ils se soumissent à la tyrannie qui était
a leurs portes ; et cet infortuné pays, avec toutes les charges
d'un grand royaume et toute la faiblesse d'une petite république,
acquérant de jour en jour un nouveau degré de fermentation,
et perdant à chaque instant quelques parties de sou énergie ,
restait toujours , pour les trois puissances qui l'opprimaient ,
une proie aussi tentante que facile.
Ce système injuste devait nécessairement dans la suite devenir
un sujet de discorde entre la Russie, la Prusse et l'Autriche,
gu plus vraisemblablement l'objet d'un nouveau et complet
partage; car, pour éviter l'un ou l'autre de ces dénoùments,
il aurait fallu que les puissances qui avaient démembré, la Pologne
donnassent à ce qui restait de cette république quelque vie et
quelque consistance; par là , elles auraient à la fois assuré leur
repos et adouci ce qu'il y avait d'injuste et d'odieux dans leur
usurpation.
L'ambassadeur avait trop d'esprit pour ne pas convenir avec
moi qu'en ôtanttout moyen de défense à la république , les trois
puissances laissaient à leur ambition un appâl dont il leur serait
bien difficile de se défendre, ce qu'elles avaient pris leur faisant
désirer plus vivement ce qu'elles avaient encore à prendre.
Voyant que M. de Stackelberg, loin de s'envelopper dans <v
27
314 MÉMOIRKS
voile mystérieux et diplomatique, dont tant de pédants et
d'hommes médiocres s'entourent avec soin pour cacher la rxv
titesse et souvent la nullité de ce qu'il renferme, voyant, dis-je,
que cet ambassadeur cherchait lui-même à prolonger nos en-
tretiens, et me répondait avec une franchise presque entière sur
tous les points les plus délicats de la politique de cette époque,
je hasardai de lui parler d'un projet d'échange de la Bavière
contre les Pays-Bas : on m'avait annoncé ce projet.
« .Te puis vous assurer, me répondit-il , qu'on regarde à
« Pétersbourg cet arrangement comme inadmissible et chimé-
« rique ; mais cependant l'impératrice n'a pas cru pouvoir re-
« fuser à l'empereur son allié , et dont elle a beaucoup à se
« louer , un service plus apparent que réel , puisqu'il ne con-
« siste qu'à sonder sur cet objet les intentions de la France et
« celles du duc de Deux-Ponts. Il est vrai que le jeune comte
« de Romanzoff a serré un peu précipitamment la mesure,
« et dépassé de beaucoup ses instructions. De là cette inquié-
« tude exagérée du duc, et naturelle à son caractère; de là
« les alarmes de la cour de Berlin , qui , toujours prompte à
« craindre et à s'irriter, avait reçu cette nouvelle avec une cha-
« leur extraordinaire ; mais l'impératrice s'est empressée de
« dissiper ses craintes. »
Peu de jours après, le chargé d'affaires de Berlin, M. Bu-
choltz , me parla dans le même sens de cet échange. Au reste,
l'ambassadeur me laissa plus d'une fois entrevoir que , malgré
l'amitié de Catherine II pour l'empereur Joseph, elle commen-
çait à être tant soit peu lasse et embarrassée de la variété , de
la multiplicité , de la succession rapide des projets et des pré-
tentions de son allié.
D'un autre côté , l'empereur parlait quelquefois avec une
ironie assez amère de l'administration et de la politique de Ca-
therine; ainsi , ces prétendus liens qu'on disait serrés indisso-
lublement par une amitié réciproque et personnelle , n'étaient
que politiques, et ne devaient avoir de durée que celle de l'h>
DU COMTE DE SÉGUB. 315
térêt commun , mais précaire , qui les avait fait contracter.
Tous les renseignements que me donnèrent les Polonais dis-
tingués et les agents inférieurs que la France entretenait alors à
Varsovie, se réunissaient pour me prouver que M. de Stackel-
berg avait été franc et sans déguisement avec moi.
Un de nos agents était M. Bonueau, homme de sens, estime,
mais peu répandu ; l'autre, M. Aubcr, fréquentait les plus bril-
lantes sociétés. Le roi le traitait à merveille, et partout j'enten-
dais son éloge.
La cour de France , en tolérant honteusement le partage de
la Pologne , s'y voyait nécessairement privée de toute influence,
et ne pouvait décemment y envoyer des négociateurs revêtus
d'un titre plus relevé que celui de chargé d'affaires , d'agent ou
de consul.
Ceux-ci travaillaient à obtenir la liberté du passage des denrées
de Pologne par le Dniester, pour favoriser les efforts d'un né-
gociant distingué de Marseille , M. Anthoine , dont le noble et
utile but était d'ouvrir à la France, a la Russie, à la Pologne,
un nouveau débouché, une nouvelle voie de commerce qui de-
vait vivifier, multiplier nos relations, et enrichir les provinces
méridionales de ces trois pays.
M. de Stackelberg se montrait favorable à leurs vues;
j'excitai sa bienveillance, et , entrant alors dans mes idées , il
m'indiqua les moyens de persuader au comte de "YYoronzoff
d'adopter un système de commerce moins exclusif pour les
Anglais , moins fiscal et plus éclairé.
La sœur du roi , madame de Craco\ic, femme aussi distin-
guée par ses vertus que par l'aménité de son caractère, me con-
seillait, et me pressait de retarder mon départ pour Saint-Pé-
tersbourg parce qu'il tombait de la neige et qu'elle prévoyait
que sous peu de joursles chemins seraient impraticables. « At-
tendez , me disait-elle , que le traînage soit établi; alors vous
regagnerez promptement le temps que vous nous aurez
donné. »
516 MÉMOIKES
La nécessité d'arriver au terme de mon voyage , après de si
longs séjours à Mayencc , à Berlin , à Varsovie, ne me permit
point de suivre cet avis , dont je ne tardai pas à reconnaître la
sagesse. Ma première journée se passa sans accidents; la se-
conde fut difficile , la troisième on ne voyait plus de routes ,
la terre était couverte de quatre pieds de neige.
Cette neige s'entassait dans les villages jusqu'à la hauteur des
portes , de manière qu'on n'apercevait que les toits de ces ha-
meaux qui , de loin , ressemblaient à des tentes éparses dans
la plaine. Tous nos efforts parvenaient à peine à faire marcher
de temps en temps au pas nos chevaux, et à les retirer des trous
où ils tombaient fréquemment. Il fallut s'arrêter dans un très-
petit village , et y laisser mes trois voitures.
J'achetai des traîneaux de paysan , et je déterminai à force
d'argent un courrier russe , qui passait dans cet endroit , à me
céder son kibitki. Malgré la légèreté de ces traîneaux , comme
la neige ne s'affermissait pas , j'arrivai très-difficilement à Bia-
Iystock.
Je m'établis de mon mieux dans une mauvaise auberge, où,
suivant l'usage polonais , il ne manquait aux voyageurs que ce
qui leur est le plus nécessaire pour la nourriture et pour le som-
meil. Mais j'étais à peine depuis un quart d'heure dans ce triste
réduit , lorsqu'un officier polonais entra dans ma chambre , et
me dit que madame de Cracovie , au service de laquelle il était
attaché , lui avait envoyé l'ordre de m'inviter à loger dans son
château , où elle avait tout fait préparer pour me recevoir.
Jamais plus obligeante invitation ne vint plus à propos. Je
suivis mon guide, et je me rendis dans cette demeure vraiment
digne de la sœur d'un roi. Je trouvai ce château vaste , noble ,
complètement et magnifiquement meublé. Ma suite s'y logea;
et, à ma grande surprise, je vis que, par l'attention la plus dé-
licate , la comtesse y "avait envoyé maître d'hôtel , cuisiniers ,
valets de chambre , et un grand nombre de domestiques qui
vinrent prendre mes ordres.
DU COMTE DE SKGUB. 317
Je reçus d'elle aussi une lettre , par laquelle elle mettait son
château à ma disposition , en rae priant d'y séjourner tout lé
temps queje voudrais, et d'y donner l'hospitalité aux Voyageurs,
que quelques accidents pourraient mettre dans le cas de s'y ar-
rêter.
Me voilà donc transformé en magnat polonais, et jamais che-
valier errant ne trouva dans ses aventures plus noble gîte et
accueil plus courtois. Il n'y manquait que la dame du lieu, dont
il m'était impossible de ne pas regretter vivement l'absence.
La neige continuait toujours à tomber en abondance , et à
rendre les chemins impraticables ; ainsi je restai plusieurs jours
à Bialvstock, où vinrent se réfugier plusieurs seigneurs polonais
et quelques dames , arrêtés comme moi par cette froide tour-
mente.
Averti de leur arrivée par le majordome de madame de Cra-
covie, je remplis ses hospitalières intentions; je les invitai à
venir au château, dont je leur fis de mou mieux les hon-.ieurs :
de sorte que pendant une semaine, au lieu d'être en prison dans
ma petite auberge enfumée je vécus en maguifique palatiu , te-
nant bonne table, avec une société aimable et polie, employant
alternativement mes soirées à causer, à jouer, à faire de la mu-
sique et à danser.
Cependant un vent du nord très-froid s'éleva ; la neige s'af-
fermit; le traînage commença à s'établir ; ce fut pour moi le
signal du départ ; je remontai sur mes traîneaux , et je con-
tinuai mon voyage, emportant avec moi le souvenir ineffaçable
du château de Bialvstock, des bontés de madame de Cracovic,
et de sa gracieuse hospitalité.
Le chemin n'était encore praticable que pour de légers traî-
neaux. Un de mes gens, resté avec mes voitures, devait, aus-
sitôt qu'il le pourrait , me les ramener à Pétcrsbourg; mais il
était écrit que je serais puni de n'avoir pas écouté les sages con*
seils qu'on m'avait donnés. La neigo et le feu se réunirent pour
m'infliger ce châtiment ; l'une avait emprisonné mes voitures.
318 MÉMOIRES
l'autre les incendia dans le lieu où je les avais déposées ; j'en
reçus la nouvelle en Russie.
Rien ne m'arriva de remarquable jusqu'à Riga, ville forte,
populeuse, commerçante, et qui ressemble plus à une ville alle-
mande ou suédoise qu'à une ville moscovite ; je n'y restai que
quelques heures , et je parcourus avec rapidité les deux cents
lieues qui la séparent de Pétersbourg.
Je trouvai une route superbe , traversant quelques jolies
villes et de nombreux villages, partout des postes bien servies et
des auberges très-commodes. Sous un ciel âpre , malgré les
rigueurs d'un froid qui s'élevait à vingt-cinq degrés, on re-
connaissait à chaque pas les signes de la force, delà puissance,
et les traces du génie de Pierre le Grand. Son heureuse audace,
changeant ces froides Contrées en riches provinces et triomphant
de la nature, était parvenue à répandre sur ces glaces éternelles
la chaleur fécondante de la civilisation.
Enfin j'aperçus avec autant de plaisir que d'admiration, aux
lieux où l'on n'avait vu jadis que de vastes, incultes et fétides
marais, les nobles édifices de cette cité dont Pierre avait posé
les premiers fondements, et qui,*en moins d'un siècle, était de-
venue une des plus riches et des plus brillantes capitales de
l'Europe.
J'arrivai le 10 mars 1785 dans l'hôtel que M. de La Coli-
nière avait loué pour moi ; je m'occupai avec lui, sans tarder,
des démarches à faire pour hâter le moment où je verrais cette
femme extraordinaire , ' cette célèbre Catherine que le prince
de Ligne appelait, dans son style piquant et original, Catherine
le Grand.
Après avoir demandé au vice-chaucelier, M. le comte Oster-
mann, l'heure à laquelle il pourrait me recevoir, je lui portai
une dépèche dont M. de Vergennes m'avait chargé pour lui, et
je le priai d'obtenir de J'impératrice l'audience dans laquelle je
devais présenter mes lettres de créance à Sa Majesté.
Cette princesse me fit dire que le surlendemain elle me re-
DU COMTE DE SEGUR. 319
eevraft. .Mais elle était alors souffrante ; son indisposition se
prolongea, et mou audience fut retardée de huit à dix jours : ainsi
j'eus, plus que je ne le voulais, le temps de me reposer, et de
m'entretenir avec .M. de La Coliuiere, sur l'état des affaires et
sur les différents personnages de ce grand théâtre où j'allais
bientôt débuter.
M . de La Colinière m'apprit que l'incommodité dont se plai-
gnait impératrice, et qui retardait mon audience , avait pour
cause un vif chagrin : elle venait de perdre son aide de camp ,
M. de Landskoy; de tous ses favoris, c'était peut-être celui
qui lui avait inspiré le plus d'affection. Il la méritait, disait-on,
par un sentiment sincère , fidèle et dégagé d'ambition ; enfin il
lui avait persuade, maigre la distance des rangs et la différence
des âges , que c'était Catherine et non l'impératrice qu'il ai-
mait.
Ge que j'avais su des grandes qualités de cette princesse, ce
que m'en avait dit Frédéric lui-même, redoublait mou désir de
la connaître personnellement ; cependant , sou premier pas
pour monter au trône refroidissait parfois mon enthousiasme :
mais, indépendamment de l'incertitude de plusieurs persounes
dignes de foi, sur la part réelle que Catherine avait prise à la
dernière scène de cette castastrophe, j'ai toujours pensé qu'on
peut, sans blesser la morale , lorsqu'on juge les grands hommes
et les monarques célèbres , mettre dans la balance où Ton
pèse leurs actions , le poids des circonstances dans lesquelles
ils se trouvaient, ot faire ainsi de leurs qualités et de leur dé-
fauts une part convenable a leur époque, a leur position, et
aux mœurs des peuples qu'ils gouvernaient.
Or personne n'ignore que non-seulement la Russie était
restée plus longtemps que toutes les autres contrées de l'Europe
plongée dans les ténèbres ; mais que pendant la durée du dix-
septième siècle, et même jusqu'au règne de Pierre 111, l'em-
preinte des moeurs barbares . loin d'être effacées se lisait en
caractères de sang sur les marches du trône des czars.
320 MKMOIRES
Ces princes, à peine sortis du joug des Tartares, devinrent,
en brisant leurs chaînes, des despotes sanguinaires. Chacun
d'eux semblait ne pouvoir monter au rang suprême qu'en fou-
lant aux pieds le corps de sou prédécesseur.
Ivan IVtua un de ses fds et mourut dans un cloître. FœdorIcr
ne régna qu'après avoir immolé Démétrius. Un faux Démé-
trius, le moine Otrépiew, étrangla et détrôna Fœdor II. Was-
sily, qui lui devait la vie, l'immola à son tour. Ce même Wassily
finit ses jours dans un couvent.
Alors le sceptre des czars passa dans les mains de Michel
Romanoff : ce prince, originaire de Prusse, fut la tige de la dynastie
actuelle. Alexis, son fds, lui succéda ; il fut le père de Fœdor III,
d'Ivan et de Pierre. Fœdor mourut sans enfants , et laissa à
ses frères un trône qui excita entre eux la discorde. Ivan ne
conserva bientôt que le titre de czar , et céda le sceptre à sou
immortel frère Pierre 1er.
Ce monarque , puissant à la guerre , profond en politique ,
était doué d'un vaste génie. Mais , comme il le dit avec fran-
chise , réformateur de son empire , il ne put se réformer lui-
même. Cruel dans sa cour, barbare au sein de sa famille, il
condamna à mort son fds Alexis ; et , donnant l'ordre de mas-
sacrer huit mille slrélitz qui composaient sa garde, il encouragea
lui-même à cette boucherie, par son exemple, ses stupides bour-
reaux.
Pierre, ayant répudié sa première femme Eudoxie, épousa
Catherine Ire, née dans la classe la plus inférieure, et sortie
des bras de plusieurs amants ; il mourut. Catherine, usurpant
les droits du fds d'Alexis , s'empara du sceptre -, elle le des-
tinait, en mourant, à sa fdle aînée. Mais Menzicoff plaça
sur le trône le grand-duc , fds du malheureux Alexis, et qui
prit le nom de Pierre II. Son règne fut court; Anne,
duchesse de Courlande, lui succéda, et, dominée par son favori
Biren , couvrit les échafauds de victimes , et peupla la Sibérie
d'exilés.
DU COMTE DE SEGUR. 321
Dans sos derniers moments, elle avait légué son pouvoir à
un enfant , nommé Ivan , descendant du frère de Pierre le
Grand, par sa mère, la duchesse de Brunswick ; mais une autre
princesse, descendante de Pierre le Grand, Elisabeth, arracha le
jeune Ivan de son berceau, renferma dans une forteresse, et se
fit proclamer impératrice.
Après vingt ans de règne, Elisabeth, au lieu de terminer les
malheurs d'Ivan et de lui rendre le trône, y appela son neveu,
le duc de Holstein-Gottorp,qui régna sous le nom de Pierre III,
et fut bientôt renversé de ce trône par son épouse Catherine II,
au moment où il voulait la répudier et la faire languir dans
une captivité sans terme.
Après avoir tracé à regret ce rapide et terrible tableau , dé-
tournons-en nos regards pour voir par quelles grandes qualités,
par quels talents, par quelle élévation de caractère et par
quelle fortune , Catherine II , législatrice de son empire, par-
vint à couvrir de palmes et de lauriers la première et triste page
de son histoire.
En peu de mots essayons d'esquisser l'ensemble d'une vie si
célèbre, qui n'a point manqué de censeurs austères , mais qui
mérite aussi les justes éloges de la postérité ; car la souveraine
d'un grand empire , quelques reproches qu'on puisse faire à sa
politique ambitieuse , est encore digne d'être louée, lorsque la
voix de tout uu peuple proclame qu'elle est aimée.
« Catherine, fille du prince d'Anhalt-Zerbst, portait dans sou
enfance les noms de Sophie-Auguste-Dorothée d'Anhalt. Elle
prit celui de Catherine en embrassant la religion grecque, lors-
qu'elle épousa son cousiu Charles-Frédéric. , duc de Holstein-
Gottorp, que l'impératrice Elisabeth venait dedésiguer pour son
héritier, et dénommer grand-duc de Russie.
Jamais union ne fut plus mal assortie; la nature , avare de
ses dons pour le jeune grand-duc, en avait été prodigue en
faveur de Catherine. Il semblait que par un étrange caprice, le
sort eut voulu donner au mari la pusillanimité, l'inconséquence
322 MÉMOIBES
la déraison d'un être destiné à servir, et à sa femme l'esprit, le
courage et la fermeté d'un homme né pour gouverner. Aussi
l'un se montra sur le trône et en disparut comme une ombre,
tandis que l'autre s'y maintint avec éclat.
Le génie de Catherine était vaste, son esprit fin ; on voyait en
elle un mélange étonnant des qualités qu'on trouve le plus rare-
ment réunies. Trop sensible aux plaisirs, et cependant assidue
au travail, elle était naturelle dans sa vie privée, dissimulée dans
sa politique ; son ambition ne connaissait point de bornes , mais
elle la dirigeait avec prudence. Constante non dans ses passions,
mais dans ses amitiés, elle s'était fait en administration et en
politique-dos principes fixes ; jamais elle n'abandonna ni un ami
ni un projet.
Majestueuse eu public , bonne et même familière en société,
sa gravité conservait de l'enjouement; sa gaieté, de la décence.
Avec une âme élevée, elle ne montrait qu'une imagination mé-
diocre ; sa conversation même semblait peu brillante , hors les
cas très-rares où elle se laissait aller à parler d'histoire et de po-
litique : alors son caractère donnait de l'éclat à ses paroles;
c'était une reine imposante et une particulière aimable.
La majesté de son front et le port de sa tête , ainsi que la
fierté de son regard et la dignité de son maintien , paraissaient,
grandir sa taille naturellement peu élevée. Elle avait le nez
aquiliu , la bouche gracieuse , des yeux bleus et des sourcils
noirs , un regard très-doux quand elle le voulait , et un sourire
attrayant.
Pour déguiser l'embonpoint que l'âge , qui efface toutes les
grâces , avait amené , elle portait une robe ample avec de larges
manches, habillement presque semblable à l'ancien habit mos-
covite. La blancheur et l'éclat de son teint furent les attraits
qu'elle conserva le plus longtemps.
Trop entraînée par d'autres penchants , elle avait au moins la
vertu de la sobriété, et quelques voyageurs satiriques ont commis
une grossière erreur eu affirmant qu'elle buvait beaucoup de
DU COMTE DE SEGl'K. 323
vin : ils ignoraient qu'habituellement la liqueur vermeille quj
remplaiasait son verre n'était que de l'eau de groseille.
Cette princesse ne soupait jamais; elle se levait à six heures
du matin, et faisait elle-même son feu. Elle travaillait d'abord
avec son lieutenant de police et ensuite avec ses ministres.
Rarement à sa table , servie comme celle d'un particulier,
on voyait plus de huit convives. Là , comme aux dîners de
Frédéric , l'étiquette était proscrite et la liberté permise,
Philosophe par opinion, elle se montrait religieuse par poli-
tique ; jamais personne ne sut avec une aussi inconcevable
facilité passer des plaisirs aux affaires; jamais on ne la vit en-
traînée par les uns au delà de sa volonté ou de ses intérêts ,
ni absorbée par les autres au point d'en paraître moins aimable.
Dictant elle-même à ses ministres les dépêches les plus impor-
tantes, ils ne furent réellement que ses secrétaires, et son
conseil n'était éclairé et dirigé que par elle.
Catherine, jeune, étrangère, soudainement transplantée
dans un empire dont il lui fallait étudier à la fois la langue , les
lois et les mœurs , avait vu l'aurore de sa destinée entourée
des plus sombres nuages. Unie à un prince qui , loin de l'aimer,
sentait avec jalousie sa supériorité ; dépendante d'une impé-
ratrice dont le caractère indolent, voluptueux et méfiant, ne
lui offrait que des écueils au lieu de protection, elle ne voyait
devant elle de perspective que la captivité , l'exil ou la mort ;
car la nature lui avait donné trop d'esprit , trop de talent et,
trop de fierté, pour qu'une tranquille obscurité dans la dis-
grâce pût être son partage.
On connaît les événements qui rélevèrent au trône. Elle
avait fait des guerres heureuses et d'utiles conquêtes lorsque
j'arrivai à la cour.
Aspirant à tous les genres de gloire, et voulant aussi cueillir
quelques palmes sur le Parnasse, elle composa dans ses loisirs
plusieurs comédies.
L'abbé Chappc , en publiant son f'oyage en Sibérie, avait
324 MEMOIRES
amèrement décrié les mœurs de la nation russe et le gouver-
nement de Catherine; elle le réfuta par un livre auquel elle
donna le titre S Antidote.
Il est peu de personnes qui n'aient lu avec plaisir les lettres
spirituelles qu'elle écrivait à Voltaire et au prince de Ligne.
On vit avec un double étonnement cette fière autocratrice ,
invoquant la philosophie , appeler d'Alembert en Russie , pour
lui confier l'éducation de l'héritier du trône, et le philosophe
refuser cette occasion de propager ses principes par l'influence
d'un tel élève.
Diderot , au contraire , vint avec orgueil à la cour de Ca-
therine ; elle admira son esprit , mais elle rejeta ses doctrines,
dont la théorie était spécieuse et la pratique impossible.
L'impératrice, dirigeant elle-même avec soin l'éducation de
ses petits-fils , Alexandre et Constantin, composa pour eux des
Contes moraux et un Abrégé de l'histoire des premiers temps
de la Russie , qui sera bientôt connu en France , traduit et
inséré dans un ouvrage que mon fils , le général Philippe de
Ségur, se propose de publier, et dans lequel il retracera ces
époques reculées des annales russes.
Catherine , avant de terminer son règne , changea en ville plus
de trois cents bourgs, et compléta l'organisation administrative
et judiciaire de toutes les provinces de l'empire. Sa cour fut
le rendez-vous de tous les princes et de tous les personnages
célèbres de son siècle.
Avant elle , Pétersbourg , dans son horizon de glace , était un
point presque inaperçu et qui semblait tenir à l'Asie ; sous son
règne , la Russie devint européenne ; Pétersbourg brilla entre
les capitales du monde civilisé , et le trône des czars s'éleva
au premier rang des trônes les plus puissants et les plus res-
pectés.
Telle était l'illustre souveraine près de laquelle j'étais accré-
dité : il est facile de juger, d'après cette courte esquisse , de
l'émotion avec .laquelle j'attendais le jour où je devais être
DU GOMTK DE SEGUR. 325
;idmis en présence d'une princesse si extraordinaire et d'une
femme si célèbre.
J'obtins enfin mon audience , et peu s'en fallut que mon
début ne devînt malencontreux. J'avais, conformément à
l'usage , donné au vice-chancelier la copie du discours que je
devais prononcer ; arrivé au palais impérial , le comte de
Cobentzel , ambassadeur d'Autriche , vint me trouver dans le
cabinet où j'attendais le moment d'être présenté.
Sa conversation vive , animée , et l'importance de quelques
affaires dont il me parla , m'occupèrent assez pour me distraire
complètement, de sorte que, à l'instant où l'on m'avertit que
l'impératrice allait me recevoir, je m'aperçus que j'avais tota-
lement oublié le discours que je devais lui adresser.
Je cherchais vainement à me le rappeler en traversant les
appartements quand tout à coup on ouvrit la porte de celui
où se tenait l'impératrice. Elle était richement parée et debout ,
la main appuyée sur une colonne ; son air majestueux , la
dignité de son maintien , la fierté de son regard , sa pose un
peu théâtrale , en me frappant de surprise, achevèrent de trou-
bler ma mémoire.
Heureusement , au lieu de tenter des efforts inutiles pour la
réveiller, je pris soudainement le parti d'improviser un dis-
cours dans lequel il ne se trouvait peut-être pas deux mots de
celui qui avait été communiqué à l'impératrice et pour lequel
elle avait préparé sa réponse.
Une légère surprise se peignit sur ses traits ; ce qui ne l'em-
pêcha pas de me répondre sur-le-champ avec autant d'affabilité
que de grâce , en ajoutant même à sa réponse quelques paroles
personnellement obligeantes pour moi.
Ayant ensuite reçu et remis au vice-chancelier ma lettre de
créance, elle m'adressa différentes questions sur la cour de
France et sur mon voyage à Berlin et à Varsovie. Elle me
parla aussi de M. Grimm et de ses lettres, dans le dessein pro-
bable de me laisser entrevoir les dispositions favorables que
t. i. 28
326 MÉMOIRES
cette correspondance lui avait inspirées relativement au nou-
veau ministre de France accrédité près d'elle.
Depuis , lorsque cette princesse m'eut admis dans son inti-
mité , elle me rappela cette audience. « Que vous est-il doue
« arrivé , me dit-elle , Monsieur le Comte , la première fois que
« je vous ai vu , et par quelle fantaisie avez-vous soudainement
« changé le discours que vous deviez m'adresser? ce qui m'a
« surprise et forcée à changer aussi ma réponse.
Je lui avouai que je m'étais senti un moment troublé en pré-
sence de tant de gloire et de majesté. « Mais , Madame , ajoutai-
« je, je pensai promptement que cet embarras, très-simple
« pour un particulier, n'était nullement convenable à un repré-
« sentant du roi de France. Ce fut ce qui me décida, au lieu de
« tourmenter ma mémoire, à vous exprimer, dans les termes
« qui vinrent les premiers à mon esprit , les sentiments de mon
« souverain pour Votre Majesté et ceux que m'inspiraient votre
« renommée et votre personne.
« — Vous avez bien fait , me répondit-elle. Chacun a ses dé-
« fauts; moi, je suis très-sujette à prévention; je me souviens
« qu'un de vos prédécesseurs , le jour où il me fut présenté ,
<> se troubla tellement qu'il ne put me dire que ces mots : Le
« roi mon maître J'attendais le reste; il redit encore :
« Le roi mon maître et n'alla pas plus loin. Enfin, la
« troisième fois , venant à son secours , je lui dis que depuis
« longtemps je connaissais l'amitié du roi son maître pour moi.
« Tout le monde m'a assuré que c'était un homme d'esprit, et
« cependant sa timidité me laissa toujours contre lui une pré-
« vention injuste , et que je me reproche , comme vous le
« voyez, un peu tardivement. »
Le même jour je fus présenté un graud-duc Paul Pétrowitz,
a la grande-duchesse et à leur Gis le grand-duc Alexandre ,
depuis empereur, qui vient de mourir après un règue glorieux.
C'était la première fois que ce prince , âgé de sept ans , recevait
un ambassadeur et écoutait une harangue. J'ai toujours trouvé
DU COMTE DE SÉGUR. 327
très-ridicule l'usage d'adresser de graves paroles à un enfant ;
aussi je ne lui dis que quelques mots sur son éducation et sur
les espérances qu'on en concevait.
Un de nos célèbres magistrats fit un jour beaucoup mieux ;
je crois que c'était M. de Malesher-bes. Chargé, à la tête d'une
cour souveraine, de haranguer un Dauphin au berceau, et qui ,
loin de pouvoir entendre une parole, ne savait encore que
crier et pleurer pour exprimer ses désirs et ses douleurs , il lui
dit seulement : « Puisse , Monseigneur, Votre Altesse P«.oyale ,
« pour le bonheur de la France et le sien, se montrer toujours
« aussi insensible et sourde au langage de la flatterie qu'elle
« l'est aujourd'bui au discours que j'ai l'honneur de prononcer
« devant elle! »
L'accueil du grand-due Paul et de la grande-duchesse .fut
obligeant pour moi. Les hommages qu'ils avaient reçus en
France récemment les disposaient favorablement pour tout
Français , et , lorsqu'ils m'admirent plus particulièrement dans
leur société , je fus à portée de connaître toutes les qualités
rares qui , à cette époque , leur méritaient l'affection générale.
J'ai dit leur société , parce qu'en effet , si l'on en excepte les
jours de représentation , leur cercle, quoique assez nombreux ,
semblait, surtout à la campagne, plutôt une aimable société
qu'une cour gênante. Jamais famille particulière ne fit avec plus
d'aisance, de grâce, de simplicité, les honneurs de sa maison;
dîners, bals, spectacles et fêtes, tout y était marqué à l'em-
preinte de la plus noble décence , du meilleur ton et du goût le
plus délicat.
T«a grande-duchesse, majestueuse, affable et naturelle, belle
sans coquetterie, aimable sans apprêt, donnait l'idée de la vertu
parée. Paul cherchait à plaire; il était instruit; on remarquait
en lui une grande vivacité d'esprit et une noble élévation dans
le caractère.
Mais bientôt, et sans qu'il fût nécessaire d'une longue obser-
vation u on apercevait dans toute sa personne , principalement
328 MÉMOIRES
lorsqu'il parlait de sa position présente et future , une inquié-
tude , une mobilité, une méfiance, une susceptibilité extrêmes,
enfin ces bizarreries qui dans la suite furent les causes de ses
fautes , de ses injustices et de ses malheurs.
Dans tout autre rang où ce prince se fût trouvé placé, il au-
rait pu faire des heureux et l'être lui-même ; mais , pour un tel
homme , le trône , et surtout celui de Russie , ne devait être
qu'un écueil redoutable , sur lequel il ne pouvait monter sans
s'attendre à en être bientôt et violemment précipité.
Sujet à l'engouement , il se passionnait pour quelqu'un avec
une singulière promptitude, l'abandonnant et l'oubliant ensuite
avec une égale facilité. L'histoire de tous les czars détrônés ou
immolés était pour lui une idée fixe et toujours présente à sa
pensée. Ce souvenir revenait comme un fantôme qui , l'assié-
geant sans cesse , troublait les lumières de son esprit et offus-
quait sa raison.
Avant de commencer le cours de mes négociations , et
n'ayant d'ailleurs pour le moment aucune affaire urgente à trai-
ter, je m'appliquai exclusivement à connaître les personnages
les plus influents de la cour et à étudier les mœurs ainsi que les
usages des habitants de cette capitale du Nord , si récemment
créée , si peu connue encore par la plupart de mes compatiotes,
et dans laquelle je me trouvais transplanté pour plusieurs an-
nées.
Assez de voyageurs et d'auteurs de dictionnaires ont décrit et
détaillé les palais, les temples, les nombreux canaux, les riches
édifices de cette cité , étonnant monument du triomphe rem-
porté par un homme de génie sur la nature.
Tous ont dépeint la beauté de la Neva, la richesse de ses quais
de granit, l'imposant coup d'œil du port de Cronstadt, la
triste magnificence du palais et des jardins de Pétershoff , si-
tués sur les bords de la mer de Finlande, et qui inspirent aux
voyageurs une double mélancolie, en les portant à méditer à la
fois sur les orages d'une vaste mer remplie d'écueils et sur ceux
DU COMTE DE SÉtiUH. 320
qui entourent un despotisme sans limites et un trône colossal
sans barrière ; car, maigre tous les prestiges du luxe et des arts.
là où on ne voit aucune borne à l'autorité, il ne peut exister, de
quelque beau nom qu'on les décore , qu'un maître et d«s es-
claves.
Un grand et bon prince peut répandre sur un tel empire quel-
ques rayons de lumière et de bonheur ; mais ce prince , ainsi
que le disait l'empereur Alexandre à madame de Staël , n'est
lui-même qu'un accident heureux.
La route qui conduit de Pétershoff à Pétersbourg offre un
aspect plus riant ; elle est bordée des deux côtés par d'élégantes
maisons de plaisance, par de beaux jardins, où la noblesse de
la capitale vient chaque année, pendant les chaleurs passagères
d'un été trop court , se faire illusion sur les rigueurs de cet
âpre climat, illusion favorisée par la verdure constante des arbres
et des gazons, dont un sol primitivement marécageux entretient
la fraîcheur jusqu'au moment où l'impitoyable neige vient les
ensevelir.
L'aspect de Pétersbourg frappe l'esprit d'un double étonue-
ment; il y trouve réunis l'âge de la barbarie et celui de la ci-
vilisation , le dixième et le dix-huitième siècles , les mœurs de
l'Asie et celles de l'Europe , des Scythes grossiers et des Eu-
ropéens polis, une noblesse brillante , fière, et un peuple plongé
dans la servitude.
D'un côté des modes élégantes , des habits magnifiques, des
repas somptueux , des fêtes splendides , des théâtres pareils à
ceux qui embellissent et animent les sociétés choisies de Paris et
de Londres; de l'autre des marchands en costume asiatique,
des cochers , des domestiques , des paysans vêtus de peaux de
mouton , et portant de longues barbes et des bonnets fourrés ,
de longs gants de peau sans doigts , et des haches suspendues
à une large ceinture de cuir.
Cet habillement , et les épaisses bandes de laine qui forment
autour de leurs pieds et de leurs jambes une espèce de cothurne
28.
330 MEMOIRES
grossier , font revivre à vos yeux ces Scythes , ces Daces , ces
Roxolans, ces Goths, jadis l'effroi du monde romain. Toutes
ces figures demi-sauvages que l'on voit à Rome sur les bas-reliefs
de la colonne Trajane semblent renaître et s'animera vos regards.
On entend encore cette même langue , ces mêmes cris qui ,
tant de fois retentissant dans les échos du mont Hémus et dans
ceux des Alpes , avaient fait souvent reculer les légions des Cé-
sars de Rome et deRyzance ; mais, en même temps, lorsque, en
conduisant leurs barques ou leurs voitures , ils frappent les airs
de leur chant assez mélodieux, quoique monotone et presque
plaintif, on s'aperçoit que ce n'est plus dans le pays des Scythes
indépendants qu'on se promène ; mais dans celui des Moscovites,
dont une longue servitude , d'abord sous les ïartares et ensuite
sous les boïards russes, a courbé la tête et abattu la fierté, sans
cependant détruire leur vigueur antique et leur bravoure native.
Quand on entre dans leurs maisons, hors des villes , on re-
connaît la simplicité des vieilles mœurs rustiques; l'agreste bâ-
timent est composé de troncs d'arbre couchés et croisés les uns
sur les autres ; une petite lucarne sert de fenêtre; un large poêle
1-emplit la chambre étroite , qui n'a d'autres meubles que des
bancs de bois.
En évidence se trouve l'image d'un saint bizarrement et gros-
sièrement peinte ou sculptée au milieu d'un large cadre de métal ;
c'est à cette image qu'avant de saluer le maître du logis on doit
rendre un premier hommage.
Le gruau , quelques viandes rôties , voilà leurs mets habi-
tuels ; l'hydromel ou un peu de farine fermentée dans l'eau avec
de la menthe , telle est leur boisson. Malheureusement ils y
ajoutent trop souvent de grands gobelets d'eau-de-vie de grains,
dont un palais européen ne pourrait soutenir l'âpreté.
Les marchands des villes , quand ils sont devenus riches ,
étalent quelquefois à leur table un luxe sans goût et sans me-
sure ; ils vous servent d'effroyables piles de viande , de volailles,
de poissons , d'œufs, de pâtisseries entassées sans ordre, of-
DU COMTE 1)1. SÉGUK. 33T1
fertes aux convives avec importunité, et capables parleur masse
d'effrayer les estomacs les plus intrépides.
Le mobile qui aiguillonne et vivifie tout, l'amour-propre,
le désir de s*élever et de s'enrichir pour multiplier leurs jouis-
sances, manquant presque généralement à tous les serfs de ce
vaste empire , rien n'est plus uniforme que leur vie, plus sim-
ple que leurs mœurs, plus borné que leurs besoins, plus cons-
tant que leurs habitudes.
Chez eux toujours le lendemain ressemble à la veille ; rien
ne varie ; leurs femmes mêmes, avec leur parure orientale et
le vermillon dont elles couvrent leurs joues, parce que chez eux
le mot kramoy, rouge, signifie beauté, portent encore aux
jours de fêtes les mêmes voiles galonnés et les mêmes bonnets
tissus en petites perles dont elles ont hérité de leurs mères et
qui paraient leurs bisaïeules.
Le peuple russe, végétant dans l'esclavage, ne connaît pas
le bonheur moral , mais il jouit d'une sorte de bonheur maté-
riel ; car ces pauvres serfs , certains d'être toujours nourris ,
logés , chauffés par le produit de leur travail ou par leurs sei-
gneurs, et étant à l'abri de tous besoins, n'éprouvent jamais
le tourment de la misère ou l'effroi d'y tomber ; funeste plaie
des peuples policés, mille fois plus heureux cependant, parce
qu'ils sont libres.
Les seigneurs, en Russie, ont sur leurs serfs une autorité de
droit presque sans limites, mais il est juste de dire que de
fait presque tous usent de ce pouvoir avec une extrême mo-
dération; par l'adoucissement graduel des mœurs, l'esclavage
des paysans redevient peu à peu ce qu'était autrefois en Eu-
rope la servitude de la glèbe. Chacun paye une redevance mo-
dique pour la terre qu'on lui donne à cultiver, et la répartition
de ce tribut est réglée dans chaque village par des vieillard-;
choisis entre les pères de famille (1).
;i on sait dans quelles vues bienfaisantes l'empereur Alexandre, en 1858-,
332 MÉMOIRES
Si l'on cesse d'observer cette innombrable classe de la po-
pulation moscovite, qui n'a point encore fait un pas hors des
ténèbres du moyen âge, et si, franchissant plusieurs siècles,
on tourne ses regards vers la partie noble, riche et polie de la
nation russe , un tout autre spectacle frappe et fixe l'attention.
Ici je dois avertir que je trace l'esquisse de la société russe
telle qu'elle était il y a quarante ans. Depuis cette époque tout a
changé ; les progrès eu tout genre ont été rapides, et toute
cette jeunesse, que les armes et le désir de s'instruire ont
poussée et répandue dans toutes les villes et les cours de l'Eu-
rope, prouve à quel point les arts , l'urbanité, le goût, les let-
tres se sont perfectionnés dans un empire qui passait encore ,
dans les premiers temps du règne de Louis XV , pour inculte
et barbare.
Au moment où j'arrivai à Pétersbourg, il restait dans cette
capitale , sous les formes extérieures d'une civilisation euro-
péenne , beaucoup de vestiges des temps antérieurs , et , au
milieu d'une élite peu nombreuse de seigneurs et de dames qui
s'étaient instruits , qui avaient voyagé , et ne se montraient
sur aucun point inférieurs aux personnes les plus aimables dos
cours les plus brillantes, on en voyait encore plusieurs, et c'é-
taient les plus âgés, dont l'accent, la physionomie, les habitudes,
l'ignorance et l'entretien stérile tenaient plus à l'époque des
boïards et des czars qu'à celle de Catherine II.
Cependant ce n'était qu'après quelque examen qu'on pouvait
faire cette distinction ; à la superficie cette différence n'était
pas sensible ; depuis un demi-siècle tous s'étaient habitués à
veut affranchir les paysans russes de l'esclavage dans lequel ils vivaient.
L'Europe suit d'un œil attentif le développement des mesures adoptées
pour parvenir à ce grand résultat. Tous les hommes éclairés le hâtent
de leurs vœux; ils héniront le prince absolu qui rend à la liberté tant de
millions d'hommes, tandis que sur un autre continent, des États différents
appesantissent, au lieu de les briser, les fers de leurs esclaves.
( Note du nouvel éditeur.)
DU COMTE DE SÉGUR. 333
copier les étrangers, à se vêtir, à se loger, à se meubler, à se
nourrir, à s'aborder, à se saluer, à faire les honneurs d'un bal et
d'un dîner, comme les Français, les Anglais et les Allemands.
Tout ce qu'exigent la politesse et la décence était déjà par-
faitement imité. La conversation seule et la connaissance de
quelques détails intérieurs marquaient la séparation du Mos-
covite autique et du Russe moderne.
Les femmes avaient devancé les hommes dans cette marche
progressive ; on voyait déjà un grand nombre de dames élégantes,
de jeunes filles remarquables par leurs grâces, parlant égale-
ment bien quatre ou cinq langues, jouant de plusieurs instru-
ments, et familières avec les ouvrages des poètes et des ro-
manciers les plus célèbres en France, en Italie, en Angleterre,
tandis que, hors une centaine d'hommes de la cour, tels que les
Romanzoff, lesRazoumowski, les Strogonoff, les Schouwaloff,
les AVoronzoff, les Kourakin, les Galitzin, les Dolgorouki, etc.,
la plupart se montraient peu.communicatifs, taciturnes, cepen-
dant polis , mais graves et froids, et, en apparence au moins,
assez étrangers à tout ce qui existait hors de leur pays.
Au reste , les usages introduits par Catherine rendaient alors
la vie de Pétersbourg et la société si agréables qu'elles n'ont
pu que perdre aux changements amenés par le temps. Hors
les jours de gala, les dîners, les bals, les cercles, loin de res-
sembler à ce qu'on appelle aujourd'hui des raouts , vrai chaos
où siègent le désordre et l'ennui , étaient peu nombreux , bien
choisis et sans mélange.
La parure , qui ressemblait à celle des personnes de la cour
de Versailles, était, à la vérité, moins commode que les fracs,
les bottes et les chapeaux ronds ; mais elle contribuait à entre-
tenir la décence, la galanterie , la noblesse des manières et l'ur-
banité.
Comme les repas avaient lieu de bonne heure, les après-midi
étaient consacrées à remplir des devoirs de société et à en-
tretenir par des visites régulières l'activité de petits cercles où
334 HEHOIBES
l'esprit et le goût se formaient par une conversation douce ,
agréable et variée. Là je reconnaissais en quelque sorte l'image
de ceux où j'éprouvais tant de charme à Paris.
Ce qui me paraissait seulement trop magnifique et fatigant,
c'était le grand nombre de fêtes obligées non-seulement à la
cour, mais dans la société. L'usage était de célébrer le jour
de naissance et le jour de patron de chaque individu que l'on
connaissait; y manquer eût été une impolitesse. Celui qu'on
fêtait n'invitait personne, mais sa porte était ouverte, et tous
ceux qui avaient quelques liaisons avec lui y accouraient en
foule.
On voit par là combien, pour conserver un tel usage, il fal-
lait que les grands seigneurs russes possédassent de richesses ,
étant presque contraints de tenir si souvent chez eux une sorte
de cour plénière.
Un autre genre de luxe fort incommode pour la noblesse ,
et qui doit un jour la ruiner si elle n'y met ordre, c'est le
nombre prodigieux de domestiques qu'elle nourrit. Ces domes-
tiques, tirés de la classe des paysans, regardent le service de
la maison comme une sorte d'élévation et de faveur ; ainsi ,
par un étrange préjugé , car les serfs ont aussi les leurs, ils se
croiraient punis et presque dégradés si on les renvoyait aux
champs.
Or les hommes et les femmes de cette condition se marient
dans la maison , et la peuplent tellement qu'il n'est pas rare de
voir un grand seigneur chargé de quatre ou cinq cents domes-
tiques de tout âge et de tout sexe, qu'il se croit obligé de garder,
quoiqu'il ne puisse les occuper à rien.
Je ne fus pas moins surpris d'un autre usage introduit par la
vanité : toute personne au-dessus du rang de colonel devait
avoir, suivant son grade , sa voiture attelée de quatre ou six
chevaux , conduite par un cocher à longue barbe et en robe ,
avec deux postillons.
Le premier jour que je m'y conformai , ayant à faire une
DU COMTE DE SEGUR. 335
visite chez une dame habitant l'hôtel qui touchait au mien ,
mon postillon était déjà entré sous sa porte que ma voiture
était encore sous la mienne.
L'hiver on ôte les roues des voitures; on place celles-ci sur
des patins égaux en hauteur aux roues > et, comme les rues
sont larges, couvertes de trois ou quatre pieds de neige bien
battue et ressemblant au sable le plus uni , le plus ferme et le
plus fin , rien n'égale la rapidité avec laquelle on court, ou plu-
tôt on glisse , en parcourant cette belle ville.
J'ai déjà parlé de la modération avec laquelle les seigneurs
russes exerçaient sur leurs paysans esclaves une autorité qui
légalement n'a point de limites. Pendant mon long séjour en
Russie, plusieurs exemples d'attachement de ces paysans à
leurs seigneurs me prouvèrent qu'à cet égard on ne m'avait
pas trompé.
Entre cent traits de ce genre dont je pourrais me servir, je
me bornerai à citer celui-ci. Le grand-chambellan, comte Schou-
waloff, ayant contracté une dette assez considérable, se voyait
obligé , pour la payer, de vendre une terre qu'il possédait à
trois ou quatre cents werstes de la capitale.
Un matin , en se levant, il entend un grand bruit dans sa
cour ; une foule de paysans rassemblés causaient ce tumulte ;
il les fait venir et s'informe du motif qui les amène.
« Ou nous a appris, disent ces bonnes gens , que vous étiez
« dans la nécessité de vendre , pour rétablir vos affaires , la
« terre que nous habitons. Tranquilles et contents sous votre
« autorité, heureux par vous et reconnaissants , nous ne vou-
« Ions pas perdre un si bon seigueur. Ainsi, après nous être
« cotisés, nous sommes venus avec empressement vous ap-
« porter la somme dont vous avez besoin et que nous vous
« supplions d'accepter. »
Le comte, après quelque résistance, reçut leur don, et
goûta la douce satisfaction de voir le bien qu'il avait fait ré-
compensé par une si touchante gratitude.
330 MI-MOIRES
Cependant ces peuples n'en sont pas moins à plaindre,
puisque leur destinée dépend des chances capricieuses du sort,
qui leur donne à son gré un bon ou mauvais maître. Cette
vérité n'a pas besoin de preuves, et pourtant je ne puis in em-
pêcher de citer à cet égard une anecdote qui me fit doulou-
reusement sentir à quel degré de malheur le pouvoir sans
bornes d'un maître qui se livre à ses passions peut réduire
l'innocence , la faiblesse et la vertu , qui ne trouvent aucun ap-
pui dans la loi.
Ce fait d'ailleurs fera connaître le danger que peuvent cou-
rir, dans un pays où la servitude est établie , les personnes
mêmes qui , nées étrangères et libres , mais obscures , s'y
trouvent, par des circonstances malheureuses , réduites à l'état
de domesticité , et peuvent inopinément se voir confondues
avec les esclaves les plus opprimés , sans que leur faible voix
puisse faire entendre leurs plaintes à quelque protecteur puis-
sant.
Marie-Félicité Le Riche , fille jeune , jolie et sensible, avait
suivi en Russie son père, qu'un jeune seigneur russe y avait
appelé pour le mettre à la tête d'une manufacture. Cette entre-
prise n'eut pas de succès; le vieillard ruiné se vit bientôt hors
d'état de pourvoir à sa subsistance et à celle de sa fille.
Marie était devenue éprise d'un jeune ouvrier ; mais en
même temps elle avait inspiré une vive passion à l'officier russe
dans la dépendance duquel elle se trouvait. Cet homme , n'é-
coutant que ses désirs, engagea facilement le père de Marie à re-
fuser la main de sa fille à son amant , qui ne possédait rien ; en
même temps il dit à ce vieillard qu'une de ses parentes dési-
rait avoir près d'elle une jeune personne, et que cette place
avantageuse conviendrait à sa fille. L'infortuné père accepta
cette offre avec reconnaissance.
Marie, séparée de son amant , partit pour Pétersbourg , et fut
placée , sous la surveillance d'une vieille intrigante , dans un
petit logement où on lui accordait tout ce qu'elle désirait , hors
DU COMTE DE SÉGUR. 337
la liberté , la protection qu'elle avait espérée , et les moyens de
voir son amant ou de correspondre avec lui.
Marie , à l'âge de l'espérance , se résignait et attendait tout
du temps ; mais il combla bientôt ses malheurs. Son prétendu
bienfaiteur arrive , cesse tout déguisement et ne laisse voir en
lui qu'un vil corrupteur. Elle résiste avec la double force de l'a-
mour et de la vertu.
Convaincu de l'inutilité de tous moyens de séduction tant
que la jeune fille conservera quelque espoir d'être un jour à
celui qu'elle aime, le ravisseur la trompe en lui faisant parvenir
la fausse nouvelle de la mort de son amant. Elle tombe dans la
stupeur et le désespoir.
Son persécuteur en profite , l'outrage , consomme avec vio-
lence son crime et l'abandonne lâchement. L'infortunée suc-
combe et perd la raison ; la pitié de quelques voisins charita-
bles la plaça dans un hospice.
Deux ans s'étaient passés depuis cet événement lorsqu'on
me fit voir cette déplorable victime du crime et de l'amour.
Pâle , languissante , égarée , on reconnaissait encore en elle
quelques traces de beauté. Aucun son ne sortait de sa bouche;
elle ne trouvait d'accents pour exprimer sa douleur. Toujours
les yeux fixes, la main appuyée sur son cœur, elle restait dans
la même consternation , dans la même surprise , dans le même
silence , dans la même attitude qu'au moment où elle avait
appris la mort de l'objet de son affection. Son corps seul pa-
raissait vivre ; son âme cherchait ailleurs l'être qui aurait fait
le charme de sa vie.
Jamais un si douloureux spectacle ne s'effacera de ma mé-
moire. M. d'Aguesseau, mon beau- frère , qui se trouvait à
Pétersbourg et qui fut attendri comme moi à la vue de cette
jeune fille , traça l'esquisse de sa figure. Je possède encore ce
dessin , qui me rappelle souvent la touchante Marie et ses in-
fortunes.
L'habitude d'ordonner, sans formes, des châtiments, qui
29
338 MÉMOIBES
sont aussitôt infligés que commandés, pour des fautes condam-
nées sans examen et sans appel par un maître absolu , entraîne,
delà part même des maîtres les moins durs, d'étranges mé-
prises.
En voici une dont le dénoûmcnt fut assez ridicule, grâce au
personnage qui s'en trouvait l'objet, quoique le commencement
en eût été fort triste et presque cruel.
Un matin je vois arriver cliez moi, avec précipitation, un
homme troublé, agité à la fois par la crainte, par la douleur,
par la colère. Ses cheveux étaient hérissés , ses yeux rouges et
remplis de larmes, sa voix tremblante, ses habits en désordre.
C'était un Français.
Dès que je lui eus demandé la cause de son trouble et de son
chagrin • « Monsieur le Comte , me dit-il , j'implore la protec-
« tion de Votre Excellence contre un acte affreux d'injustice et
« de violence; on vient, par ordre d'un seigneur puissant,
« de m'outrager sans sujet et de me faire donner cent coups
« de fouet.
« — Un tel traitement , lui dis-je , serait inexcusable quand
« même une faute grave l'aurait attiré; s'il n'a pas de motif,
« comme vous le prétendez , il est inexplicable et tout à fait
« invraisemblable. Mais qui peut avoir donné un tel ordre?
« — C'est, me répondit le plaignant, Son Excellence M. le
« comte de Bruce , gouverneur de la ville. — Vous êtes fou ,
« repris-je; il est impossible qu'un homme aussi estimable,
« aussi éclairé, aussi généralement estimé que l'est M. le comte
« de Bruce, se soit permis, à l'égard d'un Français, une telle
« violence , à moins que vous ne l'ayez personnellemffh atta-
« que et insulté.
« — Hélas! Monsieur, répliqua le plaiguant, je n'ai jamais
« connu M. le comte de Bruce. Je suis cuisinier ; ayant appris
« que monsieur le gouverneur en voulait un , je me suis pré-
« sente à son hôtel ; on m'a fait monter dans son appartement.
« Dès qu'on m'a annoncé à Son Excellence , elle a ordonné
DU COMTE DE SÉGUB. 330
« qu'on me donnât cent coups de fouet , ce qui , sur-le- champ ,
« a été exécuté. Mon aventure peut vous paraître invraisem-
« blable ; mais elle n'est que trop réelle , et mes épaules peuvent
« au besoin me servir de preuves.
« — Écoutez , lui dis-je enfin , si , contre toute apparence ,
« vous avez dit vrai, j'obtiendrai réparation de votre injure, et
« je ne souffrirai pas qu'on traite ainsi mes compatriotes, que
« mon devoir est de protéger. Mais, songez-y bien, si vous
« m'avez fait un conte , je saurai vous faire repentir de votre
« imposture. Portez vous-même au gouverneur la lettre que je
« vais lui écrire ; un de mes gens vous accompagnera. »
En effet , j'écrivis sur-le-champ au comte de Bruce pour
l'informer de l'étrange dénonciation qui venait de m'être faite.
Je lui disais que, bien qu'il me fût impossible d'y ajouter foi,
l'obligation de protéger les Français me faisait un devoir de
lui demander l'explication d'un fait si singulier, puisque enfin
il était possible que quelque agent subalterne eût abusé indi-
gnement de son nom pour commettre cet acte de violence. Je
le prévenais que j'attendais impatiemment sa réponse, afln de
prendre les mesures nécessaires pour punir le plaignant s'il avait
menti et pour lui faire rendre une prompte justice si , contre
toute apparence , il avait dit la vérité.
Deux heures se passèrent sans qu'aucune réponse ne me
parvînt. Je commençais à m'impatienter; je me disposais à
sortir pour chercher moi-même l'éclaircissement que j'avais
demandé, lorsque je vis soudain reparaître mon homme, qui
véritablement ne semblait plus le même; son air était calme,
sa bouche riante; la gaieté brillait dans ses yeux.
« Eh bien ! lui dis-je, m'apportez-vous une réponse? — -Sou,
« Monsieur ; Son Excellence va bientôt vous la faire elle-même ;
« mais je n'ai plus aucun sujet de me plaindre ; je suis con-
« tent, très-content; tout ceci n'est qu'un quiproquo. Il ne me
« reste qu'à vous remercier de vos bontés.
« — Comment ! repris-je, est-ce que les cent coups de fouet ne
340 MÉMOIRES
« vous restent plus? — Si fait, Monsieur, ils restent sur mes
« épaules, et très-bien gravés ; mais, ma loi! on les a parfaite-
« tement pansés , et de manière à me faire prendre mon parti
« assez doucement. Tout m'a été expliqué; voici le fait :
« M. le comte de Bruce avait pour cuisinier un Russe , né
« dans ses terres ; cet homme , peu de jours avant mon aven-
« ture , avait déserté , et, dit-on, volé. Son Excellence, en
« ordonnant de courir à sa recherche , s'était proposé de le
« faire châtier dès qu'on le lui ramènerait.
>< Or c'est dans ces circonstances que je me présentai pour
« occuper la place vacante. Quand on ouvrit la porte du cabinet
« de monsieur le gouverneur, il était assis à sou bureau , très-
« occupé et me tournant le dos. Le domestique qui me pré-
« cédait dit en entrant : Monseigneur, voilà le cuisinier. A
« l'instant SonExcellence, sans se retourner, répondit: Eh bien!
« qu'on le mène dans la cottr, et qu'on lui donne cent coups
« de fouet, comme je F ai ordonné. Aussitôt le domestique
« referme la porte , me saisit , m'entraîne et appelle ses ca-
« marades , qui sans pitié , comme je vous l'ai dit , appliquent ,
« sur le dos d'un pauvre cuisinier français , les coups destinés à
« celui du cuisinier russe déserteur.
« Son Excellence , en me plaignant avec bonté , a bien voulu
« m'expliquer elle-même cette méprise , et a terminé ses paroles
« consolantes par le don de cette grande bourse pleine d'or que
« voici. » Je congédiai le pauvre diable, dont je ne pouvais m'em-
pêcher de trouver la juste colère beaucoup trop facilement apaisée.
Tous ces effets, tantôt cruels, tantôt bizarres, rarement
plaisants, d'un pouvoir dont rien n'arrête ou ne suspend au
moins l'action , sont les conséquences inévitables de l'absence
de toute institution et de toute garantie. Dans un pays où
l'obéissance est passive et la remontrance interdite , le prince
ou le maître le plus juste et le plus sage doit trembler des suites
d'une volonté irréfléchie ou d'un ordre donné avec trop de pré-
cipitation.
DU COMTE DE SF.GUR. 341
En voici nue preuve qui paraîtra peut-être un peu folle ; mais
c'est uu fait que m'out attesté plusieurs Russes, et qu'un de
mes honorables collègues, qui siège aujourd'hui à la chambre
des Pairs , a souvent en Russie entendu raconter comme moi.
Or notez que ce fait s'est, disait-on, passé sous le règne de
Catherine II, qui certes a été et est encore citée, par tous les
habitants de son vaste empire, comme un modèle de raison, de
prudence . de douceur et de bonté.
Un étranger très-riche , nommé Suderland , était banquier de
la cour et naturalisé en Russie; il jouissait, auprès de l'impé-
ratrice, d'une assez grande faveur. Un matin on lui annonce
que sa maison est entourée de gardes et que le maître de police
demande à lui parler.
Cet officier, nommé Reliew, entra avec l'air consterné.
« Monsieur Suderland , dit-il, je me vois , avec un vrai cha-
« grin , chargé , par ma gracieuse souveraine , d'exécuter un
« ordre dont la sévérité m'effraye , m'afflige , et j'ignore par
« quelle faute ou par quel délit vous avez excité à ce poiut le
« ressentiment de Sa Majesté.
« — Moi ! Monsieur, répondit le banquier, je l'ignore autant
« et plus que vous; ma surprise surpasse la vôtre. Mais, enfin ,
« quel est cet ordre ?
« — Monsieur, reprend l'officier, en vérité le courage me
« manque pour vous le faire connaître.
« — Eh quoi! aurais-je perdu la confiance de l'impératrice?
« — Si ce n'était que cela , vous ne me verriez pas si désolé.
« La confiance peut revenir ; une place peut être rendue.
« — Eh bien! s'agit-il de me renvoyer dans mon pays?
« — Ce serait une contrariété ; mais avec vos richesses ou
« est bien partout.
« — Ah! mon Dieu! s'écrie Suderland tremblant, est-il
« question de m'exiler en Sibérie ?
« — Hélas! on en revient.
« — De me jeter en prison?
29.
342 oires
« — Si ce n'était que cela, on en sort.
« — Bonté divine ! voudrait-on me knouter?
« — Ce supplice est affreux, mais il ne tue pas.
« ' — Eh quoi ! dit le banquier en sanglotant , ma vie est-elle
« en péril? L'impératrice , si bonne , si clémente , qui me par-
« lait si doucement encore il y a deux jours, elle voudrait! . .
« Mais je ne puis le croire. Ah ! de grâce , achevez ! La mort
« serait moins cruelle que cette attente insupportable.
« — Eh bien ! mon cher, dit enfin l'officier de police avec
« une voix lamentable , ma gracieuse souveraine m'a donné
« l'ordre de vous faire empailler.
« — Empailler! s'écrie Suderland en regardant fixement
« son interlocuteur ; mais vous avez perdu la raison ou l'im-
« pératrice n'aurait pas conservé la sienne; enfin vous n'auriez
« pas reçu un pareil ordre sans en faire sentir la barbarie et
« l'extravagance.
« — Hélas! mon pauvre ami, j'ai fait ce qu'ordinairement
« nous n'osons jamais tenter ; j'ai marqué ma surprise , ma
« douleur; j'allais hasarder d'humbles remontrances; mais
« mon auguste souveraine , d'un ton irrité , en me reprochant
« mon hésitation , m'a commandé de sortir et d'exécuter sur-
« le-chainp l'ordre qu'elle m'avait donné, en ajoutant ces
« paroles qui retentissent encore à mon oreille : Allez1, et
o n'oubliez pas que votre devoir est de voxis acquitter sans
« murmure des conquissions dont je daigne vous charger. »
Il serait impossible de peindre l'étonnement, la colère, le
tremblement , le désespoir du pauvre banquier. Après avoir
laissé quelque temps un libre cours à l'explosion de sa douleur,
le maître de police lui dit qu'il lui donne un quart d'heure pour
mettre ordre à ses affaires.
Alors Suderland le prie , le conjure, le presse longtemps en
vain de lui laisser écrire un billet à l'impératrice pour implorer
sa pitié. Le magistrat, vaincu par ses supplications, cède en
tremblant à ses prières , se charge de sou billet , sort , et ,
DU (OMIT. 1)1. SEGUB. 343,
n'osant aller au palais , se rend précipitamment chez le comte
de Bruce.
Celui-ci croit que le maître de police est devenu i'ou; il lui
dit de le suivre, de l'attendre dans le palais, et court sans
tarder chez l'impératrice. Introduit chez cette princesse , il lui
expose le fait.
Catherine, en entendant cet étrange récit, s'écrie : « Juste
« ciel! quelle horreur! En vérité , Reliew a perdu la tète.
« Comte, partez, courez, et ordonnez à cet insensé d'aller
« tout de suite délivrer mou pauvre banquier de ses folles ter-
« reurs et de le mettre en liberté. »
Le comte sort , exécute l'ordre , revient , et trouve avec sur-
prise Catherine riant aux éclats. « Te vois à présent, dit-elle ,
« la cause d'une scène aussi burlesque qu'inconcevable. J'avais
« depuis quelques années unjoli chien que j'aimais beaucoup , et
« je lui avais donné le nom de Suderland , parce que c'était
« celui d'un Anglais qui m'en avait fait présent. Ce chien vieut
« de mourir ; j'ai ordonné à Reliew de le faire empailler, et,
« comme il hésitait, je me suis mis en colère contre lui, pen-
« sant que , par une vanité sotte, il croyait une telle commis-
« sion au-dessous de sa dignité. Voilà le mot de cette ridicule
« énigme. »
Ce fait ou ce conte paraîtra sans doute plaisant; mais ce qui
ne l'est pas , c'est le sort des hommes qui peuvent se croire
obligés d'obéir à une volonté absolue, quelque absurde que
puisse être son objet.
Au reste, et je crois juste de le répéter, les mœurs publi-
ques, les sages intentions de Catherine et celles de ses deux
successeurs, ont déjà, pour la civilisation, fait la moitié de
l'ouvrage qu'on aurait pu attendre d'une bonne législation.
Pendant un séjour de cinq ans en Russie, je n'ai pas entendu
parler d'un trait de tyrannie et de cruauté. Les paysans , à la
vérité, vivent esclaves, mais ils sont traités avec douceur. On
ne rencontre dans l'empire aucun mendiant ; s; l'on en trouvait ,
341 MÉMOIRES
ils seraient renvoyés à leurs seigneurs, qui sont obligés de les
nourrir ; et ces seigneurs eux-mêmes , quoique soumis à un pou-
voir absolu , jouissent, par leur rang et par l'opinion , d'une
considération peu différente de celle qui leur appartient dans
les autres monarchies non constitutionnelles de l'Europe.
Us doivent à Catherine une organisation qui régularise dans
chaque province leurs assemblées et leur donne même le droit
d'élire leurs présidents et leurs juges. Tous les emplois civils
et militaires sont dans leurs mains ; mais ce qui leur manque
seulement, c'est un ciment légal qui garantisse à la fois la sécu-
rité du trône , les prérogatives de la noblesse et l'adoucisse-
ment graduel de l'existence du peuple.
Tous les étrangers , dans leurs récits , ont peint avec de
vives couleurs les tristes effets du gouvernement despotique
des Russes , et cependant il est juste d'avouer qu'à cette
époque nous n'avions pas complètement le droit de déclamer
ainsi contre le pouvoir arbitraire qui pesait sur la Moscovie.
Ne voyait-on pas encore chez nous , dans ce temps , Vincen-
nes, la Bastille, Pierre-en-Scize et les lettres de cachet? Sous
Louis XVI on faisait peu d'usage de ces lettres, mais pendant le
règne de Louis XV, chez son ministre le comte de Saint-Flo-
rentin, on les prodiguait et même on les vendait.
Voltaire s'était vu renfermé à la Bastille ; M. de Maurepas
avait subi un exil de vingt-cinq ans. Le moindre caprice d'un
commis envoyait sans formes à Cayenne les citoyens qui lui
déplaisaient. Je me rappelle , à ce propos , que dans mon en-
fance on m'a raconté la triste aventure d'une jeune bouquetière ,
remarquable par sa beauté; elle s'appelait Jeanneton.
Un jour M. le chevalier de Coigny la rencontre, éblouissante
de fraîcheur et brillante de gaieté ; il l'interroge sur la cause de
cette vive satisfaction. « Je suis bien heureuse, dit-elle; mon
« mari est un grondeur, un brutal ; il m'obsédait ; j'ai été chez
« M. le comte de Saint-Florentin ; madame S***, qui jouit de
« ses bonnes grâces, m'a fort bien accueillie , et , pour dix
DU COMTE DE SEGUR. 345
« louis, je viens d'obtenir une lettre de cachet qui me délivre
« de mon jaloux. »
Deux ans après, M. de Coigny rencontre la même Jeanneton,
mais triste, maigre, pâle, jaune, les yeux battus. « Eh! ma
« pauvre Jeanneton, Iui-dit-il, qu'êtes-vous donc devenue?
« On ne vous rencontre nulle part , et, ma foi ! j'ai eu peine à
« vous reconnaître. Qu'avez-vous fait de cette fraîcheur et de
« cette joie qui me charmaient la dernière fois que je vous ai
« vue?
« — Hélas ! Monsieur, répondit-elle , j'étais bien sotte de
« me réjouir. Mon vilain mari , ayant eu la même idée que
« moi, était allé de sou côté chez le ministre , et le même jour,
« par la même entremise , avait acheté un ordre pour m'en-
« fermer, de sorte qu'il eu a coûté vingt louis à notre pauvre
« ménage pour nous faire réciproquement jeter en prison. »
La morale de ceci est qu'un voyageur, avant de critiquer
avec trop d'amertume les abus qui le frappent dans les lieux
qu'il parcourt , doit se retourner prudemment et regarder en
arrière, pour voir s'il n'a pas laissé , dans son propre pays , des
abus tout aussi déplorables ou ridicules que ceux qui le cho-
quent ailleurs. En frondant les autres, songez, vous, Prus-
siens, à Spandaw; Autrichiens, au Mongatsch (eu Hongrie )
et à Olmutz ; Romains , au château Saint- Ange ; Espagnols , à
l'Inquisition; Hollandais, à Batavia; Français, à Cayenne, à
la Bastille ; vous-mêmes , Anglais , à la tyrannique presse des
matelots ; vous tous , enfin , à cette traite des nègres qu'après
tant de révolutions , à la honte de l'humanité , il est encore si
difficile d'abolir complètement.
La Russie a d'ailleurs un droit réel à la bienveillance des
étrangers : nulle part ils ne trouvent une plus courtoise hospi-
patilité. Jamais je n'oublierai l'accueil, non-seulement obli-
geant , mais cordial , qu'on me fit dans les brillantes sociétés
de Pétcrsbourg. En peu de temps les liaisons que je formai
avec des hommes d'un vrai mérite et les femmes les plus
346 MÉMOIRES
aimables purent me faire oublier que là j'étais un étranger.
Aussi , malgré le temps , la distance et les vicissitudes des
événements qui ont porté les armes françaises à Moscou et
les armes russes à Paris , je ne puis penser aux jours heureux
que j'ai passés dans ce pays qu'avec une émotion qui tient un
peu de celle qu'on éprouve quand on est éloigné de sa propre
patrie.
Il était difficile de trouver plus de douceur et de raison que
n'en montrait la comtesse Soltikoff; rien ne surpassait en
franche et naturelle bonté les comtesses Ostermann , Tcherni-
cheff, Pouskin , madame Divoff; à Paris on aurait admiré
la grâce et les charmes de la princesse Dolgorouki et de sa
mère , madame la princesse Bariatiuski , de mademoiselle Tcher-
nichcff , de la charmante comtesse Skawronski , qui aurait pu
servir de modèle à un artiste pour peindre la tête de l'Amour.
Les jeunes Narischkîn , la comtesse Razournowski , plus âgée,
un essaim de demoiselles d'honneur, ornement du palais de
l'impératrice , attiraient les regards , les louanges et les hom-
mages. On ne quittait pas sans regret les entretiens spirituels de
la comtesse Schouwaloff, la conversation originale et piquante
de madame Zagreski.
Les comtes P».omauzoff, Soltikoff , Strogonoff; André Ra-
zoumowski, si célèbre par des succès brillants en politique et en
galanterie; André Schouwaloff, que son Épltre à Nikon a
classé en France au rang de nos poètes les plus gracieux ; le
comte de Woronzoff et son frère , habiles l'un en administra-
tion et l'autre en diplomatie ; le comte Bezborodko , qui , sous
une enveloppe assez épaisse, cachait l'esprit le plus délié; le
prince Repnin , à la fois courtisan poli et brave général ; le
loyal Miehelson , vainqueur de Pugatcheff ; le maréchal Roman-
zoff , immortalisé par ses victoires ; Souworoff même , dont
les lauriers nombreux couvraient les défauts bizarres , les ma-
nières grotesques et les caprices presque extravagants ; enfin
un grand nombre de jeunes colonels et de généraux , qui an-
DU COMTE UK SEGUR. 317
noncaient déjà à la Russie que sa gloire et sa civilisation ne re-
cuieraient plus, m'inspiraient tour à tour une juste estime et
un attrait fort naturel.
J'aurais pu ajouter à cette liste beaucoup de noms , comme
ceux de Galitzin, Kourakin Cacheloff, etc., si le cadre d'un
récit trop rapide me le permettait ; mais je ne passerai pas sous
silence la vieille comtesse Romanzoff, mère du maréchal et
alors presque centenaire. Son corps paralysé marquait seul sa
vieillesse ; sa tête était pleine de vie; son esprit , de gaieté ; son
imagination, de jeunesse. Comme elle avait beaucoup de mé-
moire , sa conversation était aussi attrayante et instructive
qu'une histoire bien écrite. Elle avait vu poser la première
pierre de Pétersbourg ; ainsi ses mots : Vieille comme les rues,
n'auraient point été pour elle une locution exagérée.
Elle avait assisté , en France , aiiMiner de Louis XIV, et elle
me dépeignait sa figure, ses manières, sa physionomie, et l'ha-
billement de madame de Maintenon , comme si elle venait de
les voir la veille. Elle me donnait des détails curieux sur la vie
du fameux duc de Marlborough , qu'elle avait visité dans son
camp.
Un autre jour elle me retraçait le tableau fidèle de la cour
de la reine Anne d'Angleterre , qui l'avait comblée de faveurs;
eniin elle se plaisait dans ses récits à me faire entendre que
Pierre le Grand avait été amoureux d'elle , et me laissait même
douter si elle avait été rebelle à ses vœux.
Mais, de tous les personnages, celui qui me frappa le plus
et qu'il était le plus important pour moi de bien connaître , c'é-
tait le célèbre prince Potemkin, tout-puissant alors sur le cœur
et l'esprit de l'impératrice. En traçant son portrait on est cer-
tain qu'il ne pourra point être confondu avec d'autres, car ja-
mais peut-être on ne vit dans une cour, clans un conseil et dans
un camp, un courtisan plus fastueux et plus sauvage, un mi-
nistre plus entreprenant et moins laborieux . un général plus
audacieux et plus indécis. Toute sa personne offrait l'ensemble
348 MÉMOIRES
le plus original par un inconcevable mélange de grandeur et de
petitesse , de paresse et d'activité , d'audace et de timidité ,
d'ambition et d'insouciance.
Partout un tel homme eût été remarquable par sa singula-
rité; mais, hors de la Russie, et sans les circonstances extraor-
dinaires qui lui concilièrent la bienveillance d'une grande
souveraine , de Catherine II , non-seulement il n'aurait pu
acquérir une grande renommée et parvenir aux éminentes di-
gnités qui l'illustrèrent , mais il ne serait même peut-être jamais
parvenu à un grade un peu avancé. Ses bizarreries et les incon-
séquences de son esprit l'auraient arrêté dès les premiers pas
d'une carrière quelconque , soit militaire , soit civile.
La fortune des hommes célèbres tient plus qu'on ne pense
au siècle, au pays, aux circonstances. Un défaut, à certaine
époque , peut réussir mieux que certain mérite , tandis qu'une
belle qualité déplacée nuit souvent autant qu'un défaut et
même qu'un vice.
Le prince Potemkin avait dix-huit ans lorsque Catherine
détrôna Pierre III. Épris des charmes de cette princesse, il
s'arma l'un des premiers pour sa défense ; mais , comme il
n'était alors que sous-officier, ce zèle pouvait n'être pas dis-
tingué dans la foule.
Un heureux hasard fixa sur lui l'attention. Catherine, te-
nant à la main une épée , voulait avoir une dragonne ; Potemkin
s'approche et lui offre la sienne , elle l'accepte. Il veut res-
pectueusement s'éloigner ; mais son cheval , accoutumé à l'es-
cadron , s'obstine à rester près du cheval de l'impératrice.
Cette opiniâtreté la fait sourire ; elle examine avec plus d'in-
térêt le jeune guerrier, qui , malgré lui , se serre si près d'elle ;
elle lui parle. Sa figure, son maintien, son ardeur, son entre-
tien lui plaisent également; elle s'informe de sa famille, l'é-
lève au grade d'officier, et bientôt lui donne une place de gen-
tilhomme de la chambre dans son palais.
Ainsi ce fut l'entêtement d'un cheval rétif qui le jeta dans la
DU COMTE DE SEGUR. 349
carrière des honneurs , de la richesse et du pouvoir. Il m'a ra-
conté lui-même cette anecdote.
Potemkin joignait le don d'une heureuse mémoire à celui
d'un esprit naturel, vif, prompt et mobile; mais en même
temps le sort lui avait donné un caractère indolent et enclin
au repos.
Ennemi de toute gène, et cependant insatiable de volupté, de
pouvoir et d'opulence, voulant jouir de tous les genres de gloire,
la fortune le fatiguait en l'entraînant; elle contrariait sa paresse,
et pourtant jamais elle n'allait aussi vite et aussi loin que ses va-
gues et impatients désirs le demandaient. On pouvait rendre
un tel homme riche et puisssant , mais il était impossible d'en
faire un homme heureux.
Son coeur était bon , son esprit caustique ; à la fois avare
et magnifique , il prodiguait des bienfaits et payait rafement
ses dettes. Le monde l'ennuyait ; il y semblait déplacé et se
plaisait néanmoins à tenir une espèce de cour.
Caressant dans l'intimité , il se montrait , en public , hau-
tain et presque inabordable; mais, au fond, il ne gênait les
autres que parce qu'il était gêné lui-même. Il avait une sorte
de timidité qu'il voulait déguiser ou vaincre par un ton froid
et orgueilleux.
Le vrai secret pour gagner promptement son amitié était de
ne pas le craindre, de l'aborder familièrement, de lui parler
le premier, et de lui éviter tout embarras eu se mettant promp-
tement à l'aise avec lui.
Quoiqu'il eût été élevé à l'université , il avait moins acquis
de connaissances par les livres que par les hommes; sa paresse
fuyait l'étude, et la curiosité lui faisait chercher partout des
lumières.
C'était le plus grand questionneur qu'il y eût au monde.
Comme son autorité mettait à sa disposition des hommes
de tout rang, de toute classe et de toute profession, il s'était
tellement instruit en causant el en questionnant que son esprit,
30
350 MEMOIRES
riche de tout ce que sa mémoire avait retenu , étonnait sou-
vent , quand on lui parlait , non-seulement les politiques et les
militaires , mais les voyageurs , les savants , les littérateurs , les
artistes et même les artisans.
Ce qu'il aimait surtout , c'était la théologie ; car, bien qu'il
fût mondain , ambitieux et voluptueux , il était non-seulement
croyant, mais superstitieux. Je l'ai vu souvent passer une ma-
tinée à examiner des modèles de casques pour des dragons,
des bonnets et des robes pour ses nièces , des mitres et des ha-
bits pontificaux pour des prêtres. On était certain de fixer
son attention et de le distraire de toute autre occupation en
lui parlant des querelles de l'Église grecque et de l'Église
latine, des conciles de Nicée, de Chalcédoine et de Florence.
Dans ses rêves pour l'avenir il passait tour à tour du désir
d'être duc de Courlande ou roi de Pologne à celui d'être fon-
dateur d'un ordre religieux , ou même simple moine. Ennuyé
de ce qu'il possédait, envieux de ce qu'il ne pouvait obtenir,
désirant tout et dégoûté de tout , c'était un vrai favori de la
fortune , mobile , inconstant et capricieux comme elle.
Un usage singulier qui existe dans presque toutes les capita-
les de l'Europe, excepté Paris et Londres, c'est que les ambas-
sadeurs et ministres étrangers, qu'on y appelle, je ne sais
pourquoi , le corps diplomatique , puisque de tous les corps du
monde c'est celui dont les membres sont le plus séparés , di-
visés entre eux et sans aucun lien commun , c'est que , dis-je,
ces étrangers font, pour ainsi dire , les honneurs de la ville où
ils résident , et ordinairement ce sont eux , plus que les grands
seigneurs du pays , qui animent la société par une représenta-
tion habituelle , par des repas splendides , des fêtes brillantes
et des bals nombreux.
A l'époque où je me trouvais h Pétersbourg, le corps diploma-
tique était composé de personnes très-distinguées par différents
genres de mérite et d'esprit ; elles répandaient dans les cercles
de Pétersbourg beaucoup d'activité et d'agrément.
DU COMTE DE SÉGUR 3M
L'ambassadeur d'Autriche , le comte de Cobentzel , fort
connu depuis à Paris sous le règue de Napoléon, faisait publier
une laideur peu commune par des manières obligeantes , une
conversation vive et une gaieté inaltérable.
Le ministre de Prusse , le comte de Goërtz , plus sérieux ,
mais peut-être encore plus vif, se faisait estimer et aimer
par sa franchise et par une ardeur qui empêchait sa profonde
instruction de paraître pédante. Ses entretiens animés inté-
ressaient toujours et ne languissaient jamais.
M. Fitz-Herbert , aujourd'hui lord Saint -Hélens, joignait à
la mélancolie d'une âme sensible et aux distractions singulières
d'un caractère vraiment britannique tous les charmes de l'es-
prit le plus orné. Négociateur habile et fin, constant dans
ses sentiments , loyal et généreux dans ses procédés , je n'ai
point rencontré d'ami plus aimable et de rival plus redoutable.
Politiquement nous avons tous deux cherché plusieurs années
à nous contrecarrer, mais socialement nous vivions dans une
union intime qui surprit également les Russes et ses compatrio-
tes ainsi que les miens.
Le baron de Nolken, ministre de Suède, et M. de Saint-Sa-
phorin, ministre de Danemark Jouissaient aussi, par leur ca-
ractère doux, liant, et par des connaissances variées , d'une
estime générale.
Le ministre de Naples, duc de Serra-Capriola , nous plaisait
à tous par sa bonhomie et sa vive gaieté ; il avait une femme
très-belle, que l'àpreté du climat lui enleva ; pour lui il le sup-
porta mieux, et s'y habitua tellement qu'il se fixa en Russie,
où il épousa la fille du prince AVesemski , l'un des personnages
les plus importants de la cour de Catherine.
Je ne dirai rien de l'ambassadeur de Hollande, le baron
de Wassenaer; sa mission n'eut ni durée ni éclat, et finit par un
mariage brusquement manqué, dont les circonstances furent
passablement scandaleuses.
Je rencontrai encore, dès mon début à la cour de Russie,
352 MÉMOIRES
d'ennuyeuses difficultés d'étiquette qui m'avaient déjà contrarié
à Mayence. M. de Vcrgennes m'avait assuré que le pêle-mêle
était établi à Pétersbourg; M. de la Colinière m'apprit qu'en
effet l'impératrice l'avait ainsi décidé , mais que dans la réalité
il n'existait pas.
Tous les dimanches cette princesse , en revenant de la messe,
trouvait, en entrant dans ses appartements, les membres
du corps diplomatique rangés en haie et sur deux lignes. Or,
soit par une ancienne habitude , soit par une singulière indif-
férence de la part de mes prédécesseurs , après les deux ambas-
sadeurs d'Autriche et de Hollande , qui se plaçaient avec raison
les premiers , constamment le ministre d'Angleterre occupait la
première place et celui de France la seconde.
Ne voulant pas laisser subsister cet usage inconvenant, et,
d'un autre côté , craignant , d'après l'aventure de Mayence , de
confirmer dans l'esprit de l'impératrice la fausse idée qu'on lui
avait donnée de ma présomption et de ma susceptibilité , je ne
vis , pour éviter ou de déplaire à une cour que je voulais rap-
procher de la mienne , ou de montrer une condescendance dé-
placée , d'autre moyen que d'avoir recours à l'adresse.
En conséquence , le premier jour d'audience publique , j'eus
soin de me rendre de très-bonne heure au palais ; mais je
trouvai , malgré ma diligence , la première place déjà prise par
M. Fitz-Herbert. Une très-jolie et très-aimable dame de Paris
m'avait prié de lui remettre une lettre ; je choisis ce moment
pour m'acquitter de mon galant message. Au nom de la dame,
il prit avec vivacité la lettre et s'éloigna pour la lire; moi je
pris alors sa place , qu'il ne me redemanda point , puisqu'il
n'avait pour lui que l'usage, et non le droit.
Le dimanche d'après , je fus si diligent que je trouvai cette
même place vide ; enfin , le troisième jour d'audience , voyant
que le ministre de Suède et plusieurs autres se rangeaient
pour me laisser passer, je leur dis : « Non , Messieurs ; vous
« êtes arrivés avant moi , je ne me placerai qu'après vous ; il
DU COMTE T)V. SEGUB 353
« faut que le pêle-mêle soit établi comme on l'a ordonne,
« et il l'est aujourd'hui complètement. » Depuis ce moment
aucune difficulté de ce genre ne viut entraver ma marche et
m'ennuyer.
J'avais employé une quinzaine de jours à me mettre au fait
des usages de la société de Pétersbourg et à faire connais-
sance avec les personnes qui la composaient. Je commençai
donc à m'occuper des affaires que j'étais chargé de traiter ;
elles n'étaient , dans ces premiers moments , ni très-nom-
breuses, ni très-importantes. La froideur qui existait entre nos
cours ne nous donnait alors aucune influence en Russie;
chacun connaissait les préventions de Catherine contre le ca-
binet de Versailles. Ses ministres , et les courtisans qui jouis-
saient de quelque faveur auprès d'elle, usaient avec moi,
dans leurs relations et dans leurs entretiens, d'une réserve
assez décourageante.
Pour juger notre situation politique dans ce pays, il suf-
fira de donner une idée des instructions que j'avais reçues de
M. le comte de Vergennes, au moment de mon départ. « Eu
« travaillant, me disait ce ministre, à rédiger cette instruc-
« tion , et en relisant celles qui avaient été données à vos deux
« derniers prédécesseurs, j'ai vu avec peine qu'aucune de leurs
« dispositions ne peut s'appliquer au moment présent. ?y"otre
« opposition aux projets de l'impératrice contre l'empire otto-
« man a changé totalement les relations du roi de France avec
« cette princesse.
« Tant que le comte Panin avait conserve quelque influence
« sur l'esprit de Catherine II, ce ministre sage et conciliant
« était parvenu à vaincre la répugnance que l'impératrice
- éprouvait pour la France ; aussi , peudant son ministère ,
« cherchant à nous rapprocher de la Russie , nous avions
« contribué à rétablir la paix entre elle et les Turcs. Catherine
« nous avait vus encourager l'établissement de son système de
« neutralité armée, titre de gloire pour elle. Déjà les Anglais
30.
354 MEMOIRES
« perdaient, a Pétcrsbourg , de leur influence, et craignaient
« de ne pas y conserver longtemps leurs privilèges exclusifs
« de commerce.
« Mais, depuis la disgrâce et la mort du comte Panin, la di-
« rection des grandes affairesa été confiée au prince Potcmkin -,
« ce prince ardent et ambitieux s'est entièrement dévoué aux
« partis anglais et autrichien , dans l'espoir de triompher avec
« leur appui des obstacles que rencontraient les vues de l'im-
« pératrice contre l'empire ottoman.
« Nous sommes, il est vrai aussi , continuait M. de Ver-
« gennes, alliés de l'Autriche; mais vingt-huit ans d'expé-
« rience nous prouvent que notre alliance avec la cour de
« Vienne n'a jamais pu détourner les ministres autrichiens
« de l'ancienne habitude de nous contrecarrer partout.
« Le comte de Cobentzel a suivi cet exemple jusqu'à l'in-
« décence , favorisant en tout l'Angleterre et dissimulant ses
« torts les plus évidents. Enfin , quoique Catherine ait aban-
« donné le roi de Prusse pour se lier à l'empereur notre allié,
« ce qui semblait devoir la rapprocher de nous , on voit les ca-
« binets de Vienne et de Pétcrsbourg nous traiter aussi hostile-
« ment que si nous avions formé contre eux une alliance avec
« les Prussiens.
« Cependant le roi avait poussé la condescendance jusqu'au
« point de reconnaître , peut-être trop facilement , l'envahisse-
« ment de la Crimée , enlevée aux musulmans , et sa réunion à
« l'empire de Russie ; mais cette complaisance ne nous a valu
« que quelques froids remercînients , et nous n'avons pas pu
« même obtenir du cabinet russe une satisfaction longtemps
« réclamée pour des griefs assez importants dont nous deman-
« dons vainement une juste réparation.
« C'est dans ces dispositions, me disait le ministre, que
« vous trouverez Catherine II. On craint que, dans la que-
« relie qui vient de s'élever entre la Hollande et Joseph II , elle
« ne prenne parti pour l'empereur. Son but probable est d'agir
DU COMTE DE SEGUR. .",05
<■ de sorte qu'on se concertant avec I' Vugleterrc les llollan-
« dais se voient réduits à implorer sa protection , tandis que
« l'empereur croira lui devoir les sacrifices qu'elle dictera à
« cette république.
« Enfin je suis persuadé que toute démarche pour nous con-
« cilier l'amitié de l'impératrice serait inutile , et que , tant
« qu'elle existera , la conduite du roi vis-à-vis d'elle doit se
« borner à de simples égards.
« Cependant je vous invite à chercher les moyens de vous
« rendre personnellement agréable à cette princesse et à ceux
« qui ont le plus d'influence sur elle.
« Nous n'entrevoyons aucun espoir de faire un traité de
« commerce avec la Russie ; mais si , contre toute probabi-
« lité , quelques circonstances imprévues plus favorables se
« présentaient , profitez de l'occasion qu'elles pourraient faire
« naître, et attachez-vous surtout à prouver aux ministres
« russes combien le privilège accordé aux Anglais est onéreux
« à la Russie , tandis que nous , plus modérés dans nos désirs ,
« nous ne demandons que l'égalité de traitement avec toutes
« les autres puissances commerçantes. »
M. de Vergennes me conseillait de mettre beaucoup de ré-
serve dans ma conduite à l'égard du grand-duc et de la grande-
duchesse , afin de ne pas déplaire à l'impératrice et d'éviter
tout ce qui pouvait compromettre ces princes. Il pensait que le
seul objet important de ma mission serait de découvrir les
vrais projets de Catherine, de connaître la nature, retendue
de ses liaisons avec l'empereur et l'Angleterre, et de pénétrer
ses dispositions à l'égard de la Suéde, ainsi que ses démarches
pour acquérir de l'influence à Naples. Je devais surtout distin-
guer avec soin les apparences des realités, les menaces des ac-
tions, et lesïauv' bruits des préparatifs véritables.
Le ministre , supposant que le but principal de l'impératrice
eiui le renversement de la puissance ottomane et le rétablisse-
ment de l'empire grec, m'ordonnait , pour l'aire taire les échos
356 mkmoif.es
de la flatterie qui lui prédisaient le rapide et facile succès d'une-
si colossale entreprise, d'employer tous les moyens qui me
paraîtraient convenables pour prouver aux ministres russes que
cette révolution rencontrerait , de la part des grandes puis-
sances européennes, d'invincibles obstacles.
Passant à de moindres objets , le ministre me prescrivait de
rendre politesse pour politesse à M. le comte de Cobeutzel ,
mais sans confiance, tandis que je devais en montrer une
réelle au ministre de Prusse. Au reste , il me recommandait de
ménager soigneusement les ministres des puissances amies ,
et même de ne pas négliger l'occasion de former quelques liai-
sons avec ceux des puissances malveillantes. De plus , il m'é-
tait enjoint de correspondre avec les ambassadeurs et minis-
tres du roi à Constantinople , à Berlin , à Vienne, à Stockholm
et à Copenhague , pour les informer de tout ce qui pouvait
leur être utile.
On voit par l'esquisse de ces instructions qu'elles me lais-
saient peu d'espoir de quelques succès marquants ; mon rôle
semblait devoir se borner à celui d'observateur attentif dans
une cour sur laquelle nous n'avions aucune influence , et la
seule affaire réelle dont je me trouvais chargé était d'obtenir,
après plusieurs années de tentatives inutiles, une juste satis-
faction pour des négociants de Marseille dont les corsaires
russes avaient pris et pillé les bâtiments pendant la guerre de
Turquie.
11 ne me fut pas difficile de connaître les dispositions de la
plupart des ministres : les comtes Bezborodko , Ostermann et
Woronzoff ne dissimulaient pas leur penchant pour les An-
glais ; aussi mes soins pour former quelques liaisons avec eux
ne me valurent qu'un accueil cérémonieux et des politesses
froides.
D'ailleurs le désir et la nécessité de plaire à leur souveraine
les avaient habitués à régler leur conduite sur la sienne, à lui
prouver qu'en politique, comme en toute autre chose , ils par-
DU COMTE DE SEGUR. 357
tageaieut ses préventions favorables ou contraires , et, comme
les courtisans exagèrent presque toujours ce qu'ils imitent,
leur bienveillance ou leur malveillance se manifestait d'une
manière beaucoup plus prononcée que celle de l'impératrice.
Aussi, cette princesse traitant avec faveur l'ambassadeur
d'Autriche et le ministre d'Angleterre , ces ministres vivaient
avec eux dans une étroite intimité, et, comme ils n'ignoraient
pas l'éloignement de Catherine II pour notre cour et l'humeur
(pie lui donnaient la conduite du roi de Prusse et ses sarcasmes,
nous les trouvions, M. le comte de Goertz et moi , trop peu
communicatifs et beaucoup plus disposés à nous nuire qu'à
nous obliger.
Une partie de la société suivait leur exemple. Cependant on
trouvait à Pétersbourg un assez grand nombre de personnes,
et surtout de dames , qui préféraient les Français aux autres
étrangers , et qui désiraient un rapprochement entre la Russie
et la France.
Cette disposition était pour moi plus agréable qu'utile , car
sur ce point Pétersbourg était loin de ressembler à Paris. Ja-
mais dans les salons on ne parlait politique, même pour louer
le gouvernement. La crainte avait donné l'habitude de la
prudence ; les frondeurs de la capitale n'émettaient leurs opi-
nions que dans les confidences d'une intime amitié ou d'une
liaisou plus tendre ; ceux que cette contrainte gênait se reti-
raient à Moscou , que l'on ne pouvait pas appeler cependant
le foyer de l'opposition, car il n'en existe pas dans un pays
absolu , mais qui était réellement la capitale des mécontents.
De tous les ministres , celui dont il m'aurait été le plus utile
de me rapprocher, c'était le prince Potemkin ; par malheur
il paraissait de tous le plus difficile à guérir de ses préventions
contre la France.
Entièrement opposé au système du comte Panin, parta-
geant et enflammant les désirs ambitieux de Catherine II , il
nous regardait comme un obstacle à ses vues et nous haïssait
.'55S MEMOIBES
comme les protecteurs des Turcs , des Polonais et des Suédois.
Il ne négligeait aucun des moyens qui pouvaient, a nos dé-
pens et à ceux de la Prusse, lui concilier la confiance, l'affec-
tion et l'appui des cabinets de Vienne et de Londres. Aussi
toutes les froideurs étaient pour nous , et toutes les faveurs
pour le comte de Cobentzel et M. Fitz- Herbert, de même que
pour les voyageurs et les négociants de leurs nations.
Ces obstacles ne me découragèrent point. On m'avait fait
connaître à fond le caractère , les qualités et les défauts de ce
ministre ; j'essayai de mettre ces connaissances à profit , et ce
fut avec succès , quoique mes premières démarches près de
lui semblassent devoir produire un effet tout contraire.
Ce prince, ministre de la guerre, chef de l'armée, gouver-
neur des nouvelles provinces méridionales conquises par les
armes russes , supérieur en crédit à tous ses collègues , enfin
tout-puissant par la confiance presque illimitée que lui accor-
dait l'impératrice , était courtisé et flatté par toute la noblesse ,
et même par les plus grands seigneurs , avec des formes qui
ne se rencontrent que dans un pays soumis à un gouvernement
absolu , où l'obéissance est passive et la déférence sans di-
gnité.
Aussi , quoique le prince Potemkin affectât , en quelques
occasions solennelles et les jours de fêtes, de se montrer riche-
ment paré, couvert de décorations, et de prendre le langage ,
le maintien, les manières d'un grand seigneur de la cour
de Louis XIV, dans sa vie intérieure et habituelle, dépouillant
tout masque , toute gêne , en véritable enfant gâté par la for-
tune, il recevait sans distinction tous ceux qui, venant le voir,
le trouvaient avec une tenue et des formes asiatiques qu'on at-
tribuait faussement à une hauteur excessive.
En le voyant les cheveux épars , vêtu d'une robe de chambre
ou d'une fourrure et d'un pantalon, n'ayant pour chaussure que
des pantoufles , enfin montrant son large cou tout nu et res-
tant indolemment étendu sur un sofa, ou aurait cru être ad-
DU COMTE DE SÉGUB. 359
mis à l'audience d'unpaèha de Perse ou de Turquie; mats,
chacun le considérant comme le dispensateur de toutes les
grâces, tous s'étaient accoutumés à se prêter à ses plus bizarres
Fantaisies.
La plupart des ministres étrangers , découragés par sa froi-
deur et le croyant inabordable , ne le voyaient que les jours
où il se montrait en public ; Fitz-Herbert et Cobentzel seuls
étaient admis dans son intimité.
Le ministre anglais , accoutumé par les usages de son pays
à ne jamais s'étonner de l'originalité , ne contrariait point les
habitudes du prince ; mais en même temps il savait , avec un
tact sur et un esprit Gn , se rendre familier sans inconvenance
et conserver sa dignité là où elle semblait étrangère.
11 n'en était pas de même du comte de Cobentzel; quoique
spirituel , et , malgré le caractère dont il était revêtu , croyant
en politique tout moyen convenable pourvu qu'il réussît, il sur-
passait en complaisance et en déférence les courtisans les plus
dociles et les plus dévoués.
Il m'aurait été difficile de l'imiter, et d'ailleurs plus nous
étions loin d'être considérés comme amis , plus il me semblait
nécessaire de nous faire traiter avec de justes égards ; car c'est
des personnes dont on n'est point aimé qu'il importe le plus
de se faire respecter : l'absence de toute gêne est ridicule
quand elle n'est pas justifiée par l'intimité.
.l'avais écrit au priuce Potemkin pour lui demander une
audience ; le jour fixé , j'arrive à l'heure prescrite. Je me fais
annoncer, et je m'assieds dans un salon où se tenaient comme
moi plusieurs seigneurs russes et le comte de Cobentzel.
J'attendais avec quelque impatience ; mais, au bout d'un quart
d'heure, ne voyant point la porte s'ouvrir, je me fis annoncer
de nouveau. Comme on me dit que le peinte ne pouvait pas
encore me recevoir, je répondis que je n'avais pas le temps d'at-
tendre. F.n même temps je sortis, à la grande surprise des per-
sonnes qui m'entouraient, et. je rentrai tranquLHeme.nl chez moi.
300 • MÉMOIllES
Le lendemain je reçus un billet du prince Potemkin, qui
s'excusait de son inexactitude et me priait d'accepter un autre
rendez- vous. Je retournai donc chez lui , et, cette fois , j'étais
à peine arrivé que je vis le prince , paré , poudré et revêtu
d'un habit brodé sur toutes les tailles, venir au-devant de moi;
il me conduisit dans son cabinet. Là, après les compliments
d'usage et quelques questions insignifiantes qui décelaient assez
sa gêne habituelle, comme je voulais me retirer, il me pria de
rester. Ayant cherché quelques instants un sujet d'entretien ,
comme il était grand interrogateur, il me demanda, avec un in-
térêt assez vif , des détails sur la guerre d'Amérique , sur les
principaux événements de cette grande lutte , et sur ce qu'on
devait penser des destinées futures de la nouvelle république
des États-Unis.
Je vis qu'il ne croyait pas que des institutions républicaines
pussent avoir une longue durée dans un pays si vaste ; son es-
prit, accoutumé à la domination absolue, ne pouvait admettre
la possibilité de l'union de l'ordre et de la liberté-
Son imagination mobile passait prompt ement des affaires
les plus importances aux objets du plus faible intérêt; aussi,
comme il aimait beaucoup les décorations, ayant pris, regardé
et retourné plusieurs fois celle de Cincinnatus,- que je portais,
il voulut savoir si c'était un ordre , une association , une
confrérie ; par qui elle avait été fondée ; quels étaient ses
règlements ; et alors , se trouvant sur le terrain qu'il ai-
mait, il me parla , je crois, pendant une heure à peu près,
des différents ordres de Russie et d'une partie de ceux de
l'Europe.
Cet entretien n'avait assurément rien d'important; mais la
longueur de cette première audience était si contraire à ses ha-
bitudes qu'on en parla beaucoup dans la ville et surtout parmi
les membres du corps diplomatique , dont la coutume est par-
tout , à la moindre nouveauté , de s'épuiser en conjectures qui
les trompent plus souvent qu'elles ne les éclairent. Au reste,
DU COMTE DE SEGUR. 361
ils ne tardèrent pas a trouver l'occasion d'en faire de plus justes
et de mieux fondées.
Il existait alors dans Pétersbourg une maison qui certes ne
ressemblait à aucune autre : c'était celle du grand-écuyer Na-
rischkin , homme très-riche, portant un nom illustré par des
alliances avec la famille impériale. La nature l'avait doué d'un
esprit médiocre, d'une très-grande gaieté, d'une bonhomie sans
égale, d'une santé ferme et d'une incomparable originalité.
Il était, non pas en crédit , mais plutôt en grande faveur près
de Catherine II; elle s'amusait de ses bizarreries, riait de ses
bouffonnes plaisanteries et du décousu de sa vie. Comme il ne
gênait personne et divertissait tout le monde , on lui passait
tout, et il avait le droit de faire et de dire ce qui n'aurait jamais
été permis à aucun autre.
Du matin au soir on entendait dans sa maison les accents
de la joie , les rires de la folie, les sons des instruments, le bruit
des festins; on y mangeait, on y riait, ou y chantait, on y dan-
sait toute la journée ; on y accourait sans invitation , ou en sor-
tait sans compliment; toute contrainte en était bannie. C'était
le foyer de tous les plaisirs , et l'on pouvait même presque dire
le rendez-vous de tous les amants; car là , au milieu de la con-
fusion d'une foule joyeuse et bruyante , les a parte, les entre-
tiens secrets étaient cent fois plus faciles que dans les cercles
et les bals où régnait l'étiquette. Partout ailleurs chacun voyait
l'attention des autres fixée sur lui; mais chez M. de Narisçhkin
le bruit étourdissait la curiosité, endormait la critique, et la
foule servait de voile au mystère.
J'allais très-souvent dans cet amusant panorama , ainsi que
les autres membres du corps diplomatique. Le prince Potem-
kin , qu'on ne voyait presque nulle part ailleurs, venait fré-
quemment chez le grand-écuyer, parce que c'était le seul endroit
où il n'éprouvait point de gène et n'en causait pas.
Un motif de plus l'y conduisait : il était épris de l'une des
filles de M. Narischkio; sa singulière et familière assiduité ne
r. i. 31
M2 MKMOIKES
permettait à personne d'en douter ; car, au milieu de tout le
monde , lui seul semblait toujours être en tête-à-tête. La pu-
blicité de cette liaison prouvait qu'il n'existait plus de sentiment
de la même nature entre Catherine et lui.
De son côté cette princesse dissimulait peu son penchant
pour un nouveau favori , M. Yermoloff , et , comme cependant
le prince conservait le même crédit , on pouvait presque dire le
même empire sur l'esprit de sa souveraine , on croyait assez
généralement qu'un lien secret d'un autre genre et plus indis-
soluble l'unissait à elle.
La table où s'asseyaient pour souper les convives très-nom-
breux du grand-écuyer ne pouvait convenir au prince Potemkin;
aussi se faisait-il servir à part , dans un cabinet, un souper au-
quel il invitait cinq ou six personnes babituellement admises dans
son intimité.
Je ne tardai pas à être de ce nombre ; mais ce ne fut qu'au mo-
ment où nous nous fûmes dégagés tous deux des obstacles qu'op-
posaient à ce rapprochement, d'une part son habitude de man-
quer aux formes d'usage, et de l'autre le parti bien décidé que
j'avais pris d'exiger tous les égards convenables au caractère
dont j'étais revêtu.
Un jour, par exemple, il m'avait invité à un grand dîner;
tous les convives s'y rendirent , ainsi que moi , en habit paré ,
tandis que lui , sans se gêner , nous reçut n'ayant pour vête-
ment qu'une redingote fourrée. Je ne parus pas m'en aperce-
voir, parce qu'à ma grande surprise personne ne s'en montra
étonné; mais, peu de jours après, l'ayant à mon tour invité
à dîner chez moi, je lui rendis la pareille, après avoir fait com-
prendre à mes convives bien choisis la cause de ce manque de
formalité.
Le prince jugea facilement le motif qui me dictait cette con-
duite ; aussi , depuis, il prit toujours avec moi le ton que je dé-
sirais. Son caractère m'était connu : la condescendance à ses
caprices, tout en lui plaisant, excitait ses superbes dédains,
DU COMTE DE SÉGUB. IG3
tandis que, tout on le gênant, une résistance décente attirait son
estime.
Avant un mois, la froideur que prolongeait entre nous cette
nécessité d'égards réciproques se dissipa, et cette glace se fondit
tout à coup. Un soir, se promenant avec moi dans les appar-
tements de M. Narischkin, je fis tomber la conversation sur
deux sujets d'un genre très-opposé, mais que je savais plus
propres que tous autres à fixer son attention.
Je lui parlai d'abord des nouvelles conquêtes de l'impératrice,
des provinces méridionales dont le gouvernement lui était
confié, de la prospérité dont elles me semblaient susceptibles, et
du noble dessein qu'on lui attribuait de rendre un jour le com-
merce du sud de l'empire aussi florissant que celui du nord.
Comme c'était en effet alors un des principaux objets de son
ambition, il se livra avec tant de feu à cet entretien qu'il le pro-
longea plus que je ne l'espérais.
Ensuite , venant naturellement à parler de la mer Noire , de
l'Archipel , de la Grèce, il ne me fut pas difficile, en évitant
toute question politique, de l'amener à son sujet favori, c'est-
à-dire à la discussion des causes de la séparation des Églises
grecque et latine ; et alors , m'entraînant dans un cabinet où il
s'assit avec moi , il se complut à me déployer sa vaste érudition
sur les antiques et fameux débats des papes et des patriar-
ches , des conciles partiels et des conciles œcuméniques , enfin
sur toutes ces querelles ; tantôt graves, tantôt ridicules, et trop
souvent sanglantes, auxquelles l'aveugle esprit des peuples s'é-
tait livré avec un tel fanatisme que la chute même de l'em-
pire grec et l'embrasement do Constantinople par les Turcs
n'avaient pu les en distraire, et qu'elles éclataient encore au
milieu du carnage et au bruit des murs écroulés de la capi-
tale.
Cette conversation fut si longue qu'elle nous occupa une
grande partie do la nuit. Dès cet instant le prince, dont j'avais
saisi le faible , sembla ne pouvoir presque plus se passer de
364 MKM01RF.S
moi. Fréquemment il m'invitait à venir conférer avec lui sur
divers objets, et le plus sou vent sur des Mémoires que lui adres-
saieut quelques négociants français , relativement aux commu-
nications commerciales possibles et utiles à établir entre Kerson
et Marseille.
Résolu de bannir toute contrainte de nos entretiens , il m'é-
crivit ira jour qu'il désirait me parler de quelques affaires, mais
qu'il en était empêché par des douleurs qui ne lui permettaient
ni de se lever ni de s'habiller. Je lui répondis que, sans tarder,
j'irais chez lui , et que je le priais de ne se gêner en aucune
manière pour cette entrevue.
Eu effet je le trouvai couché sur son lit, vêtu seulement
d'une robe de chambre et d'un pantalon. Apres m'avoir adressé
quelques excuses il me dit, sans préambule : « Mon cher Comte,
« je me sens une vraie amitié pour vous, et, si vous en avez
« aussi un peu pour moi , mettons de côté toute gêne , toute
« cérémonie , et vivons tous deux eu amis. »
Alors je m'assis familièrement sur le pied de son lit et je lui
pris la main en lui disant : « .T'y consens de tout mon cœur,
« mon cher Prince. Une nouvelle connaissance exige des
« formes ; mais, une fois le mot d'amitié prononcé , il ne peut
« plus rien exister en particulier de ce qui gène et de ce qui
« ennuie. »
L'intimité, la familiarité si imprévues, qui s'établissaient sou-
dainement entre le principal ministre de Catherine et l'envoyé
d'une cour contre laquelle ses préventions étaient connues , sur-
prirent étrangement tout le monde.
Le corps diplomatique surtout ne savait que penser d'un
tel rapprochement. L'inquiet et ardent comte de Goërtz s'ef-
forçait vainement d'en deviner la cause et le but. En vain je lui
dis franchement la vérité ; il ne voulait pas me croire , ne pou-
vant se persuader que le schisme grec, et quelques affaires de
marchands pussent être les objets réels de conférences si lon-
gues et si fréquentes. Enfin il s obstinait à penser qu'il était
MI COMTF. DE SÈGUR. 365
question de quelques négociations importantes , et contraires
aux intérêts de la Prusse , entre l'Autriche , la France et la
Russie.
La surprise et les conjectures de tous ceux qui cherchaient
un mystère là où il n'en existait pas s'accrurent bientôt rapi-
dement.
Le prince Potemkin avait probablement communiqué à l'im-
pératrice l'opinion favorable qu'il s'était faite de moi. De jour
en jour l'accueil que je reçus de cette princesse devint plus gra-
cieux , plus aimable. La froideur de ses ministres à mon égard
cessa; les courtisans les imitèrent, et, quoiqu'au fond l'éloigne-
ment politique du cabinet de Pétersbourg pour le nôtre restât
le même, il était difficile que la société ne s'y trompât point
envoyant le ministre de France recherché, vanté, fêté autant
que l'avaient été, jusqu'à ce jour exclusivement, les représen-
tants des cours amies, MM. de Cobentzel et Fitz-Herbert.
Je ne tardai pas à éprouver l'effet de ce changement de dis-
positions, d'abord pour quelques petites affaires, et ensuite
pour de beaucoup plus importantes. Quelque temps avant
mon arrivée en Russie , trois Français en avaient été brusque-
ment chassés sans que le ministre en informât M. de La Co-
linièrc , alors chargé d'affaires ; il s'était plaint , comme il le
devait, de ce manque d'égards, mais cependant avec ménage-
ment , parce qu'il n'ignorait pas les justes motifs qui avaient
dicté cet acte de rigueur. La réponse des ministres avait été
vague et peu satisfaisante ; car alors , dans toutes les occasions,
il semblait qu'on se fit un plaisir de nous désobliger.
Il est vrai que depuis très-longtemps on voyait abonder en
Russie un grand nombre de Français peu recommandables,
parmi lesquels se trouvaient même des femmes galantes, des
aventuriers, des femmes de chambre , des domestiques, dé-
guisant leur ancien état avec adresse et leur ignorance sous
les formes d'un langage assez poli; maison ne pouvait en
accuser notre gouvernement : tous ces gens-là . n'étant point
3t.
36(î Ml MOIP.F.S
recommandes , n'avaient d'autres papiers que des passe-ports,
que nulle part on ne refuse aux personnes des classes les plus
inférieures quand elles ne sont accusées d'aucun délit, et que,
sous prétexte de se livrer à quelques petites branches de com-
merce, elles ne sortent de leur pays que pour chercher ailleurs,
par leur travail , des moyens d'existence.
Les Russes auraient dû plutôt s'accuser eux-mêmes de la
facilité inconcevable avec laquelle ils accueillaient dans leurs
maisons des individus dont aucune attestation recommaudahle
ne leur garantissait les talents et la probité , et leur donnaient
même des places de confiance.
C'était surtout une chose curieuse et souvent plaisante que
de voir quels étranges personnages , dans plusieurs maisons à
Pétersbourg , et principalement dans les provinces, on acceptait
comme outchitel , c'est-à-dire gouverneurs et gouvernantes
d'enfants.
Lorsque parfois on s'apercevait de ces méprises, et qu'ils
étaient renvoyés, emprisonnés ou bannis, ils se seraient en vain
adressés au ministre français, qui ne prenait ou ne devait
prendre aucun intérêt à eux.
Mais il n'en était pas de même des trois Français qui venaient
d'être récemment expulsés; tous trois étaient des hommes
connus, recommandés, et l'un d'eux même, neveu du duc de
G , avait été présenté à la cour.
Un de ces Français, fort vif et fort étourdi , avait, dans un
mouvement décolère , insulté et frappé un de ses compatriotes,
qui s'en était bassement vengé par une délation tout à fait
étrangère à la querelle , délation que l'homme de qualité dont
je viens de parler avait eu la coupable faiblesse de signer.
L'impératrice , informée , par le maître de police , de la vio-
lence de l'un de ces étrangers et de la fausseté de la dénoncia-
tion signée par les deux autres, avait ordonné qu'on les renvoyât
tous trois hors de la Russie.
Cette décision sévère était juste, et je n'aurais rien trouve à
DU COlITli DE SEGUB. 367
dire si on n eût pas refusé hautainement à M. de La Colinière
de lui en expliquer les motifs. Je crus donc convenable de repré-
senter aux ministres de Catherine l'inconvenance d'un pareil
procédé , contraire aux égards réciproques que se devaient nos
deux cours pour maintenir l'harmonie qui existait entre elles,
et j'exigeai que la note qui contenait ma plainte lût mise sous
les yeux de l'impératrice.
Peu de jours après, cette princesse, me donnant une pleine
satisfaction, ordonna au vice-chancelier de m'expliquer les rai-
sons qui justifiaient sa rigueur, et de m'assurer que dorénavant
on ne donnerait aucun ordre semblable sans m'en prévenir. En
effet, depuis ce moment, je n'eus qu'à me louer de l'exacti-
tude avec laquelle l'assurance que je venais de recevoir fut réa-
lisée.
A ce propos, pour donner une idée de l'imprudence avec
laquelle les habitants de Pétersbourg , les plus hospitaliers du
monde , recevaient sans examen les étrangers, je vais raconter
une anecdote relative à un aventurier aussi adroit qu'effronté.
Ce hardi fripon avait pris , si ma mémoire ne me trompe pas ,
le nom de comte de Verneml. 11 paraissait assez riche et voya-
geait depuis quelques années. N'ayant point eu d'abord , disait-
il , le projet de venir en Russie , il n'était muni d'aucune lettre
pour notre légation ; il n'en montrait que d'insignifiantes , sup-
posées ou écrites à lui par quelques dames allemandes ou polo-
naises.
Comme il s'exprimait bien, avait de la grâce, racontait avec
gaieté, chantait et s'accompagnait agréablement, il trouva
moyen à Pétersbourg, ainsi qu'on me l'a raconté , d'être admis
dans plusieurs brillantes sociétés.
Pendant quelque temps tout lui réussit ; ses sucées allaient
croissant; mais bientôt on s'aperçut, dans une maison, de la
disparition de quelques couverts; dans d'autres, de plusieurs
montres: ailleurs, de tabatières et de bijoux précieux.
Comme c'était précisément dans toutes les maisons où le
368 MÉMOIBES
galant escroc venait habituellemeûl que ces différents objets
disparaissaient successivement , les soupçons s'éveillèrent , se
communiquèrent; notre homme fut dénoncé; on voulut l'ar-
rêter, mais il était parti.
Or il faut savoir qu'en Russie , dans ce pays soumis a un
pouvoir absolu , on jouissait cependant d'une liberté refusée
à beaucoup de nations libres : on n'y exigeait de passe-ports
qu'aux frontières, pour entrer dans l'empire ou pour en sortir;
mais , tant qu'on restait sur cet immense territoire moscovite ,
chacun pouvait à son gré , sans être retardé ou arrêté, voyager
librement depuis les bords de la mer Baltique jusqu'à ceux de
la mer Noire et depuis le Borysthène et la Dwina jusqu'au
fleuve Amour, qui sépare la Chine de la Russie, et jusqu'au
Kamtschatka. Seulement, lorsqu'on voulait se rendre de Péters-
bourg dans un pays étranger, il fallait demander huit jours
d'avance un passe-port , alin que la demande de ce passe-port ,
étant affichée , avertît les créanciers pour les garantir de toute
surprise.
On conçoit bien qu'il était impossible au prétendu comte de
remplir ces formalités; aussi s'enpassa-t-il, et , sans trop savoir
comment il se tirerait d'affaire , il arriva sans aucun papier à
la frontière. Là il se fait descendre dans une auberge, sort à
pied , se promène dans la ville et se rend intrépidement chez
le gouverneur. Il se nomme et demande à lui parler.
Un valet de chambre lui dit que son excellence se lève, s'ha-
bille et le prie d'attendre. Au bout de quelques minutes, le
comte feint ['impatience et la colère, crie Jure, tempête contre
l'impolitesse du gouverneur, et dit, dans les termes les plus
injurieux , qu'il n'aurait pas quitté la Pologne s'il avait cru ne
trouver en Bussie qu'un peuple barbare , des valets insolents
et des gouverneurs de province sans éducation.
Le valet de chambre rentre précipitamment chez son excel-
lence , l'informe de l'emportement de l'étranger, des injures
qu'il lui prodigue Le gouverneur, irrité , ordonne à ses gens de
DU COMTE DE SÉGUR. 3f>9
saisir l'insolent voyageur, de l'embarquer sur-le-champ dans
un kibitka et de le jeter hors de la frontière sur ce territoire
polonais qu'il regrettait tant.
L'ordre est exécuté ; mais trois heures après arrive , par un
courrier, une dépèche de Pétersbourg qui ordonnait trop tard
au gouverneur d'arrêter le subtil escroc.
Revenons à la politique. Je cherchais activement , comme
on me l'avait ordonné, à m'assurer des vues réelles du gou-
vernement russe relativement aux affaires qui alors intéressaient
le plus notre cour.
Tout ce que m'avait dit M. de Stackelberg à Varsovie se
confirmait de point en point , et ce qui me revenait par les voies
les plus sûres de différents côtés me prouvait que l'impératrice,
malgré l'intérêt apparent qu'elle avait paru prendre à l'échange
proposé de la Bavière, était loin de désirer pour l'Autriche un
agrandissement qui l'empêcherait elle-même d'obtenir dans l'em-
pire germairique l'influence qu'elle souhaitait.
Il n'en était pas de même de la querelle existante entre loseph II
et la Hollande; le prince Potemkin désirait sa prolongation
parce qu'il espérait qu'elle lui donnerait les moyens de réaliser
ses projets de conquêtes en Turquie, prévoyant avec raison
que la France , une fois en guerre avec l'empereur, ne pourrait
plus s'opposer aux vues ambitieuses de Catherine sur l'Orient.
Bientôt on apprit que par ses ordres on armait, dans les ports
de la mer >"oire , cinq vaisseaux de ligne et dix-huit frégates.
Cette princesse commençait à prendre quelque humeur contre
les Anglais; le cabinet britannique n'entrait pas dans son système
politique, comme elle l'avait espéré; M. Pitt montrait person-
nellement de fortes préventions contre elle; il n'était point disposé
à souffrir la domination d'une grande puissance maritime dans
le Levant, et d'ailleurs l'impératrice, par sa proclamation des
principes de la neutralité armée , avait jeté des semences de
discorde entre l'Angleterre et la Russie.
Déjà les Anglais manifestaient la crainte de ne pas conserver
370 MÉMOIRES
les privilèges de commerce dont ils jouissaient exclusivement
dans l'empire russe. Pour éloigner ce danger le ministre d'An-
gleterre redoublait d'activité ; les nombreux négociants de cette
nation , prodiguant d'un côté les présents, les actes de com-
plaisance , trouvaient le moyen de faire grossir à Pétersbourg
les tableaux d'exportation et d'atténuer ceux d'importation.
D'un autre côté ils menaçaient les ministres et les négociants
russes, dans le cas où on prolongerait leurs inquiétudes, de
ralentir leurs opérations et de laisser ainsi sans débouchés les
productions russes.
Le commerce anglais était véritablement devenu à Péters-
bourg une colonie redoutable; les commerçants de cette na-
tion , prodigieusement enrichis par leur industrie active, par
leurs habiles spéculations, et secondés par la sagesse constante
de leur gouvernement, qui, loin d'être aveuglé par des intérêts
privés, ne prend jamais pour guide et pour but que l'intérêt
général , avaient tellement multiplié leurs établissements et
leurs maisons qu'ils occupaient à Pétersbourg tout un quartier,
qu'on nommait la ligne anglaise.
Unis par un intérêt commun, ils avaient des assemblées ré-
gulières, des syndics, de sages règlements, et en toute occasion
se secouraient mutuellement ; ils réglaient d'accord les opéra-
tions générales de l'année , fixaient le prix des marchandises et
presque le cours du change ; de plus ils accordaient aux Russes
dix-huit mois de crédit pour tout ce qu'ils leur vendaient, et
leur payaient comptant les chanvres , les mâtures, les suifs ,
les cires et les cuirs qu'ils leur achetaient.
Telle était la puissance que je devais combattre dans un pays
où nous n'avions que quelques négociants isolés et une seule
forte maison , celle de Raimbert , dont l'habileté laborieuse ré-
sistait péniblement à des attaques et à des entraves de tout
genre.
Les Russes croyaient ne pouvoir se passer des Anglais pour
consommer leurs productions et trouvaient peu d'avantages
DU COMTE DE SÉGUR. 371
dans des relations commerciales avec la France, qui, leur ache-
tant peu , leur vendait beaucoup et cher.
Voulant profiter delà suspension des achats de chanvres de
nos rivaux, suspension qu'ils annonçaient dans le dessein d'ef-
frayer la Russie, j'écrivis à nos ministres pour les engager à
faire des demandes un peu considérables d'approvisionnements ;
mais on ne suivit ce conseil que faiblement et tardivement.
Les négociants de la ligne anglaise nous attaquaient chez
nous-mêmes; leurs offres officieuses séduisaient des maisons
de Nantes et de Bordeaux, qui, effrayées des difficultés de la
navigation et de celle des douanes, chargeaient les Anglais et
les Hollandais de porter nos denrées en Russie sur leurs vais-
seaux.
Nous fournissions presque seuls cet empire de café , de su-
cre et devins; mais, par un effet de notre insouciance, les
étrangers, nous enlevant une partie de ce gain que nous pou-
vions faire nous-mêmes et en entier, alimentaient ainsi une foule
de matelots employés après contre nous. Ce commerce leur
occupait annuellement deux mille navires , tandis que les ports
de la Russie ne voyaient habituellement entrer dans leur en-
ceinte qu'une vingtaine de navires français.
Les avantages de cette position rendaient l'Angleterre sou-
vent si exigeante que le comte Woronzoff en montrait quelque
humeur; plusieurs propos qui lui échappèrent me l'indiquaient ;
mais trop de liens l'arrêtaient encore ; j'attendis d'autres cir-
constances pour l'attaquer sur ce point.
Il m'était plus facile d'aborder à cet égard le prince Potem-
kin , dont les Anglais contrariaient ouvertement les vues rela-
tivement au commerce qu'il voulait établir entre Kerson et
Marseille.
Chaque jour l'impératrice me traitait de mieux eu mieux ;
dans un grand bal chez le maréchal Razoumowki , après m'a-
voir admis à sa partie , elle me parla longtemps et me montra
une bienveillance particulière.
372 MÉMOJHES
Ainsi encouragé et marchant avec plus d'assurance, je rae
plaignis vivement aux comtes Bezborodko et Ostermann du re-
tard inconvenant de la satisfaction due au pavillon français et
aux négociants de Marseille; je développai de nouveau nos griefs
en démontrant la justice de nos réclamations, et je m'attachai
surtout à leur faire sentir que le refus d'une juste réparation, ou
la prolongation d'un retard qui équivaudrait à un refus, dé-
mentirait les nobles principes proclamés par l'impératrice à l'é-
poque de la neutralité armée.
Les ministres me répondirent par des excuses vagues sur la
distance des lieux, sur la difiiculté d'obtenir des éclaircissements
exacts , des évaluations précises , et sur les obstacles suscités
par des généraux négligents; ils finissaient cependant par des
promesses d'un jugement prompt, promesses faites cent fois
à mes prédécesseurs, et sans qu'aucun effet les eût suivies.
J'écrivis à M. de Vergennes et lui proposai , pour faire ces-
ser ce déni de justice, de prendre des mesures vigoureuses et
de menacer même de représailles, à moins que, pour com-
penser une si longue injustice, on ne consentît à nous dédom-
mager par les avantages que pourrait nous offrir un traité de
commerce.
J'eus même soin de faire entrevoir aux ministres russes à cet
égard mon opinion personnelle , et depuis je sus que la fer-
meté de mon langage, loin de choquer l'impératrice, lui avait
plu , ainsi que la connaissance du caractère de cette princesse
me l'avait fait espérer.
Les rapports plus fréquents que ma nouvelle position me
permettait d'établir entre les ministres russes et moi, ainsi
que quelques liaisons formées avec des personnes qui jouis-
saient de leur confiance , me mirent à portée de connaître leurs
sentiments, qu'ils prenaient grand soin de déguiser.
Us ne partageaient pas les vues politiques du prince Potemkin,
qu'ils n'aimaient point. Leurs vœux secrets étaient pour la paix ;
la guerre et les conquêtes ne leur offraient aucun avantage per-
DU COMTE DE SÉGUR. 373
soimel ; ils y voyaient chacun , au contraire , des embarras pour
leurs départements et des chances funestes pour l'empire.
Woronzoff craignait la stagnation ducommerce, qui devaiten
être la suite ; Bezborodko, de nombreux obstacles dans sa marche
diplomatique ; tous, un accroissement de pouvoir pour le prince
Potemkin. La noblesse , peu tentée de la conquête de quelques
déserts, redoutait les nouvelles charges que l'augmentation
nécessaire de l'armée ferait peser sur elle. Quelques généraux
et les jeunes militaires désiraient seuls une guerre qui leur pro-
mettait de la gloire et de l'avancement.
Cependant, hors ceux-ci, tous dissimulaient leurs opinions,
dans la crainte de perdre la bienveillance de l'impératrice. Ce
motif empêchait les conseillers de cette princesse de lui parler
franchement des dangers où pouvait la précipiter le projet, chi-
mérique alors, du rétablissement d'un empire grec.
Aussi je m'aperçus promptement que, tout en montrant exté-
rieurement beaucoup plus de bienveillance à MM. de Cobentzel
et Fitz-Herbert qu'à moi , les ministres voyaient sans peine mon
intimité avec le prince Potemkin, étant persuadés que, suivant
le système politique de ma cour, je ne profiterais de cette liaison
que pour calmer son ardeur et le ramener, autant que je le
pourrais, à des vues plus pacifiques, en ouvrant ses yeux sur
les efforts réunis que plusieurs grandes puissances opposeraient
à des desseins d'agrandissement qui compromettraient la tran-
quillité générale de l'Europe.
Le ministre de Prusse aurait dû me seconder, sinon par des
démarches que sa position ne lui permettait pas, du moins par
de sages conseils et d'utiles informations ; mais son caractère
me le rendait plus nuisible qu'utile. Vérifiant par son ardeur et
ses inquiétudes tout ce que Frédéric m'en avait dit, il adoptait
sans examen les plus fausses nouvelles que lui débitaient les fron-
deurs et les mécontents , et, loin de voir avec plaisir mon inti-
mité avec le prince Potemkin, il en concevait d'injustes soup-
çons, et se persuadait que nous allions sacrifier la Hollande à
:i2
374 MÉMOIUES
l'empereur, les Turcs à Catherine ; enfin il attendait à chaque
instant le signal d'une guerre général.
D'un autre côté le prince Potemkin, interprétant trop favo-
rablement pour ses desseins politiques le désir que je lui mon-
trais d'un rapprochement entre la France et la Russie, concevait
l'espoir de nous entraîner dans son système, et m'insinuait de
temps à autre quelques idées de partage des vastes contrées
possédées ou plutôt dévastées par les musulmans.
Un tel plan était trop contraire aux vues pacifiques du roi
pour que j'y prêtasse l'oreille, et, au lieu de lui répondre sérieu-
sement, je feignis de regarder ces demi-ouvertures comme
des plaisanteries. Je détournai , mais sans le choquer, son at-
tention et notre entretien sur un autre objet qui ne l'intéressait
pas moins vivement , c'est-à-dire sur les moyens de donner la
vie au commerce méridional de la Russie ; car, devenu pour
ainsi dire maître du sud de l'empire , il se montrait jaloux du
nord et ne se dissimulait pas une vérité incontestable : c'est
que seuls nous pouvions ouvrir des déboucbés aux productions
de ce territoire immense , mais à peu près désert , que sa sou-
veraine le chargeait de peupler, de civiliser, d'enrichir et d'ad-
ministrer.
De jour en jour il m'en parlait avec plus de feu , de con-
fiance et d'abaudon ; enfin il me mit même bientôt à portée de
conclure, si je l'avais voulu, une convention séparée relative-
ment au commerce des provinces méridionales de la Russie et
des nôtres.
Plus il m'y paraissait disposé , plus je persistais à refuser
toute idée d'un traité partiel. M. de Vergennes était trop ha-
bile pour y consentir ; car, si nous avions donné dans ce piège,
nous nous serions ôté l'espoir d'un traité général.
Le prince , satisfait sur les intérêts de ses provinces , se se-
rait peu soucié de celles du nord, m'aurait froidement secondé,
et, privé de cet appui, il me serait devenu impossible de triom-
pher des obstacles presque insurmontables que m'opposaient
DU COMTE DE SEGUR. 375
l'adresse de M. Fitz-Herbcrt et l'activité de la ligne anglaise.
La France serait restée dans une très-fausse position, écartée
des mers du nord par les privilèges exclusifs des Anglais
et accueillie seulement dans le sud où tout était encore à
naître.
Mais, en faisant au contraire dépendre l'accomplissement
des vœux du prince pour ses gouvernements d'un rapproche-
ment entier avec nous et d'un traité de commerce complet,
j'étais certain qu'à la première circonstance favorable il nous
aiderait de tout son crédit.
« Puisque vous reconnaissez, lui disais-je, les avantages d'une
« concurrence universelle et les abus des privilèges exclusifs ,
« ne souffrez pas plus longtemps que d'autres nations conser-
« vent un monopole qui force la Russie , ainsi que nous, d'a-
« cheter de la seconde main ce que nous pouvons échanger
« directement.
« Nous ne souhaitons que l'établissement, par une conven-
« tion formelle et générale, d'une égalité de droits et de traite-
« ments qui encourage nos commerçants , en leur garantissant
<■ l'impartialité des jugements, la punition des fraudes , la li-
« berté de payer les droits en monnaie du pays, et qui les dé-
« livre des entraves que leur oppose la supériorité funeste d'une
« nation exelusivement/avorisée.
« — Mais comment voulez-vous , répondait le prince , que
« nous résistions aux représentations nombreuses et constantes
« de nos négociants et de nos propriétaires? Les immenses con-
« sommations des Anglais et la rareté des vôtres leur font croire
« qu'un traité avec la France est pour eux plus onéreux qu'u-
« lile,ct qu'ils ne trouveraient plus de débouchés pour leurs
« productions si nous rompions les nœuds qui nous unissent à
« l'Angleterre.
« Le gouvernement britannique protège , favorise , \ ivilie son
« commerce et le notre; votre cabinet, à cet égard, se montre
« inactif, insouciant ; vos négociants sont timides ; ils ne hasar-
370 MEMOIRES
<•• dent rion. Vous n'avez ici qu'une maison un peu solide ; notre
« peuple connaît à peine vos commerçants. »
Je m'efforçai alors de lui prouver que cette prétendue nullité
de notre commerce en Russie n'était que l'effet inévitable de la
défaveur avec laquelle il y était traité. « Il faudrait, ajoutai-je,
« que nos négociants fussent fous pour hasarder des opérations
« dans un pays dont le gouvernement assure à leurs rivaux ,
« sur toutes les marchandises, dans ses tarifs, un avantage de
« douze et demi pour cent.
« Par cette injuste faveur, qui vous nuit autant qu'à nous,
« vous imitez le Portugal , et vous vous placez vous-mêmes,
« vis-à-vis de l'Angleterre , dans la position d'une colonie à
« l'égard de sa métropole. Les privilèges que vous lui accordez
« vous mettent tellement dans sa dépendance que déjà vous
« convenez que vos propriétaires et vos négociants ne croient
« plus pouvoir se passer d'elle.
« Mais osez lever cette fatale barrière, et vous verrez bientôt
« quels avantages vous donnera la concurrence de tous les
« peuples qui viendront acheter vos productions. Notre com-
« merce, que vous croyez à tort si indolent, se montre actif et
« florissant dans l'Inde, dans l'Amérique , dans l'Afrique , dans
« tous les ports de l'Europe, excepté dans les vôtres, où il ne lan-
« guit que par l'effet de votre législation commerciale, qui l'en
« écarte. »
Le prince parut piqué de cette réponse; il était ébranlé, mais
non pas encore convaincu. Cependant nous convînmes de con-
férer sur cet objet plus amplement et secrètement, car les cir-
constances n'étaient pas encore mûres ; d'un autre côté je ne
devais pas hasarder des démarches officielles qui auraient pu,
en se trouvant mal accueillies, compromettre la dignité du roi.
A tout événement j'écrivis à M. de Vergennes les détails de
ces entretiens, et, pour éviter, en cas de succès, de me voir
pris au dépourvu , je lui demandai provisoirement de me faire,
connaître si , en supposant qu'on eût l'intention de faire un
I)!I COMTE I>F. SÉGUR. 377
traite, te roi voudrait accédera la neutralité armée, diminuer
les droits sur les cuirs de Russie , affranchir le pavillon russe à
Marseille du droit de 20 pour 100, faire annuellement u\\
achat considérable de mâtures, de chanvres et de salaisons pour
la marine royale; si nos fermiers généraux consentiraient à
prendre une certaine quantité de tabac d'Ukraine avec sûreté
contre les fraudes ; enfin si la stipulation entre les Russes et les
Français de se traiter réciproquement comme les nations les plus
favorisées paraîtrait à Sa Majesté suffisante pour m'autoriscr
à conclure une convention qui n'était pas encore tout à fait
probable, mais que je croyais pouvoir cesser de regarder comme
impossible.
Vers la fin du mois d'avril 1785 je demandai à l'impératrice
une audience pour lui présenter une lettre du roi qui lui faisait
part de la naissance du duc de Normandie, enfant infortuné qui,
né sur le second degré du trône, ne monta au premier, après
la mort de son frère, que pour se voir promptement précipité
dans une infâme prison, où la mort moissonna cette fleur à
peine éclose. L'impératrice, dans cette audienee, me donna de
nouvelles marques de bonté et m'honora d'un assez long en-
tretien.
Peu de jours après, le vice-chancelier me dit de sa part qu'elle
voulait que, dans son empire, les Français fussent traités comme
ses propres sujets, que c'était à regret qu'elle en avait puni
trois avec rigueur , et que dorénavant , dans le cas où une si
triste nécessité se représenterait, j'en serais immédiatement
prévenu.
Dans le même temps on apprit que les Turcs venaient de
faire , du côté de Silistrie , et aussi vers l'Ukraine , quelques
mouvements qui inquiétaient les Russes et excitaient les justes
plaintes de l'Autriche.
Le comte Ostermann m'en parla avec un peu d'humeur, et
me dit que l'activité de ces barbares ne laissait que trop voir
comment le ministère ottoman était conseillé i / aiguillonné. Je
378 MÉMOIRES
t'assurai que la politique de notre gouvernement, loyale et mo-
dératrice, loin de vouloir aiguillonner personne, n'avait pour
but que d'arrêter dans leur marebe ceux qui voulaient s'a-
grandir et troubler par là le repos de l'Europe.
« Je veux le croire, répondit le vice-chancelier; car nous ne
« pourrions pas comprendre pourquoi la France voudrait ins-
« truire, discipliner et rendre redoutables, en Europe, des
« barbares qui en ont été si longtemps l'effroi. »
Je répliquai en riant que, dans leur état de faiblesse , nos
vœux pour eux se bornaient à leur garantir un repos qu'on ne
pourrait troubler sans exciter parmi les puissances européennes
de fâcheuses discordes.
Les paroles du comte Ostermann n'avaient à la vérité pas plus
de poids que son crédit ; mais bientôt le prince Potemkin me
tint le même langage. « Comment, me dit-il, vous autres
« Français , si brillants, si polis, si aimables, persistez-vous à
« vous déclarer les protecteurs de la barbarie et de la peste ?
« Qu'en pensez-vous vous-même? Si vous aviez de pareils
« voisins , qui chaque année vous menaçassent de leurs ineur-
« sions, de leur contagion, de leurs pillages, et de l'enlèvement
« de quelques centaines de chrétieus qu'ils font esclaves, trou-
<• veriez-vous bon que notre gouvernement vous empêchât de
« les chasser ? »
Cherchant alors à concilier mes devoirs et mon opinion per-
sonnelle, je lui répondis qu'il serait certainement désirable
qu'on put , sur tout le globe , dissiper les ténèbres , anéantir la
barbarie et répandre la civilisation. « Mais l'ignorance et la
« peste, ajoutai-je, ne sont pas les seuls fléaux du monde; j'en
« connais deux non moins dangereux : c'est l'ambition et la
« soif des conquêtes. Si toutes les grandes puissances euro-
« péennes voulaient, d'un commun accord , et sans qu'aucune
« tendît à s'agrandir, marcher à un but moral et rendre à
« l'ancienne civilisation les côtes d'Afrique , les repaires de
« Tunis et d'Alger, les contrées , si florissantes autrefois, que
DU COMTE DE SEGUR. 370
« dévastent et stérilisent aujourd'hui, en Asie et en Europe,
« les farouches mahométans , rien assurément ne serait plus
« digne d'éloges. Mais il n'en est pas ainsi ; la paix perpétuelle
« de l'abbé de Saint-Pierre n'est pas plus chimérique qu'un tel
« accord, et ce n'est que pour ne pas exposer l'équilibre euro-
« péen aux plus funestes commotions que mon gouverne-
« ment travaille à garantir le repos des Turcs.
« — Qu'ils se tiennent donc tranquilles, reprit le prince. Mon
« système, à moi, quand je vois des voisins inquiets faire des
« préparatifs menaçants, c'est de les prévenir, de les attaquer et
« de les affaiblir au moins pour vingt ans. »
La réplique m'aurait paru bonne si elle eût été sincère; mais
n'oublions pas qu'à cette époque, non contents d'être maîtres de
la Crimée, les Russes, franchissant le Caucase et paraissant
vouloir tourner l'empire turc par la Géorgie, donnaient des
inquiétudes très-fondées au ministère ottoman.
Au reste , comme on reçut bientôt par Vienne la nouvelle
des conférences tenues à Paris pour conclure la paix entre la
Hollande et l'Autriche, la probabilité de la guerre cessant
d'exister, d'un côté les inquiétudes du roi de Prusse se calmè-
rent, et de l'autre l'espérance que pouvait concevoir Catherine
d'exécuter sans obstacles ses vues de conquêtes sur les Turcs
se dissipa ou s'éloigna.
Depuis ce moment, dans nos entretiens, qui se répétaient
fréquemment, le prince Potemkin me montrait plus de crainte
que de désir de la guerre. 11 m'avait dit que l'armée russe s'é-
levait à deux cent trente mille hommes de troupes régulières
et a trois cent mille d'irrégulières; mais je savais par des voies
assez sures que cette armée se trouvait loin d'être complète ;
la discipline et l'instruction y étaient négligées ; l'indolence du
prince permettait aux colonels de s'enrichir; ceux-ci ne pre-
naient même pas grand soin de s'en cacher, et le chef d'un ré-
giment de cavalerie trouvait très-naturel et très-légitime un
gain annuel de vingt ou vingt-cinq mille roubles.
380 MKMOIRES
Un autre obstacle semblait devoir calmer l'ambition de
Catherine : le commerce et l'agriculture n'étant pas encore en
grande activité , les revenus de l'impératrice se trouvaient peu
considérables, et cette année même la Russie ouvrit en Hol-
lande un emprunt qui ne fut pas rempli.
Sur ces entrefaites M. le maréchal de Castries m'annonça
l'arrivée prochaine à Cronstadt d'une frégate et de plusieurs
gabares royales chargées d'acheter en Russie et de transpor-
ter en France des approvisionnements maritimes.
C'était pour moi un nouveau sujet de discussions et de diffi-
cultés; car, l'année précédente, d'autres gabares, étant venues
à Riga, avaient refusé d'acquitter les droits exigés et étaient
parties fièrement sans les payer ; mais , malgré la résistance du
consul , on avait contraint les négociants français à solder cette
dette.
Les autres nations ne chargent des marchandises que sur
des vaisseaux marchands. îsous prétendions à tort que nos
gabares, qui en portaient, pussent jouir des exemptions qui
n'appartiennent réellement qu'aux bâtiments de guerre.
M. de Vergennes, par des motifs qui tenaient aux circons-
tances, me recommandait d'éviter, autant que je le pourrais,
d'avoir avec le prince Potemkin des entretiens relatifs à la po-
litique-, il désirait qu'ils n'eussent pour objet que les intérêts
de commerce; mais il était impossible de m'arrêter dans cette
étroite limite : un de ces sujets me conduisait inévitablement à
l'autre.
En effet , me plaignant un jour au prince de la froideur que
les autres ministres me montraient relativement à nos affaires
de commerce : « Cette froideur, me dit-il, vient deleurincer-
« titude sur la siucérité de votre désir d'un rapprochement
« avec nous ; car ils prétendent savoir positivement que vous
a excitez les Turcs à la guerre.
« — Nous ne les excitons pas, répondis-je, mais nous perdrions
« toute influence si , connaissant vos mouvements du côte du
DU COMTE DE SEOIR. 3S1
« Caucase et de la Géorgie, ainsi que l'activité de vos arme-
« monts et le langage hostile de vos consuls dans l'Archipel,
<> nous conseillions à la Porte de ne point songer à sa défense
« et de s'en reposer aveuglément sur vos assurances pacili-
« ques.
« — T. es projets qu'on nous suppose, reprit le prince, sont des
« chimères. Te sais qu'on répand de faux bruits sur un nouvel
« empire grec , sur le nom et la destinée future du jeune Cons-
« tantin. On me croit affamé de conquêtes, instigateur conti-
« nuel de guerre, enfin un vrai boute-feu; il n'en est rien.
« Je n'ignore pas qu'une révolution telle que la destruction
* de l'empire ottoman ébranlerait l'Europe et serait insensée.
« D'ailleurs , si nous la projetions , ne chercherions-nous pas à
« nous entendre sur ce point avec la France? Mais, soyez-en
« certain, nous ne voulons à présent que la paix. Pouvez-vous
« en dire autant , vous qui donnez des secours aux Turcs avant
« qu'on les attaque? N'avez-vous pas récemment envoyé à
« Constantinople un ingénieur et des officiers français , dont
« le langage ne respire que la guerre ?
« — Les alarmes, répliquai-je , que répandent vos établisse-
<• ments en Crimée, et l'armement d'une escadre qui, en
« trente-six heures , pourrait paraître devant Constantinople ,
« ainsi que vos entreprises en Asie , placent naturellement
« un roi allié des Turcs dans la nécessité de leur conseiller
« des mesures qui les mettent sur un pied défensif respec-
« table.
«. — Eh bien! me dit le prince , je suis prêt à vous signer, si
« vous le voulez , que nous n'attaquerons pas les Turcs ; mais ,
« songez-y bien, s'ils nous attaquent, nous pousserons la
« guerre et nos armes aussi loin que possible.
« — Alors, repris-je, si la paix est votre seul but, vous avez
« un moyen certain de l'assurer en vous rapprochant de nous;
a car le poids de nos doux empires serait suffisant pour main-
« tenir constamment l'Europe en repos. »
382 MÉMOIRES
Tandis que je m'efforçais, suivant mes instructions, do faire
entrevoir aux ministres de Catherine les obstacles insurmon-
tables que cette princesse rencontrerait avant de s'emparer de
Consuintinople, le prince Potemkin, tout en m'assurant que
sa souveraine ne désirait pas la guerre, cherchait à me prouver
que, si elle était contrainte à la faire , ses succès seraient aussi
rapides que faciles.
« Vous voulez , me disait-il, protéger un empire à l'agonie ,
« un faible colosse qui tombe en ruines. Les Turcs , corrompus ,
« amollis, peuvent assassiner, piller, mais ils ne savent plus
« combattre; nous n'avons plus besoin d'art pour les vaincre:
« depuis quarante ans , dans chaque guerre , ils répètent les
« mêmes fautes suivies des mêmes revers. Le passé n'a point
« de lumières pour eux; leur superstitieux orgueil attribue
« constamment nos victoires au démon , dont nous recevons ,
« disent-ils , notre science , nos inventions , notre tactique ,
« et Allah seul, qui punit leurs péchés, est, à leur avis, la
« cause de leurs défaites.
« Au signal de la guerre nous les voyons accourir en foule
« d'Asie , marchant sans ordre et consommant en un mois les
« subsistances et approvisionnements amassés pour six. Cou-
« vrant la terre de cinq cent mille combattants, ils s'avancent
« comme un torrent débordé ; nous marchons contre eux avec
« une armée de quarante ou cinquante mille soldats partagés
« en trois ou quatre carrés hérissés de canons , et dont notre
« cavalerie remplit les intervalles.
« Ces barbares font retentir l'air de leurs cris ; ils fondent
« sur nous en formant une espèce de triangle dont la pointe
« se compose des plus braves d'entre eux, enivrés d'opium ; les
« autres rangs , jusqu'à la base , sont garnis par les moins in-
« trépides et graduellement par les plus pusillanimes.
« Nous les laissons approcher à portée de fusil ; alors quel-
« ques décharges à mitraille portent le désordre et la terreur
" dans cette masse informe; leurs preneurs d'opium , fanati-
DU COMTE DJE SKGL'U. 383
« ques dévoués à la mort , viennent seuls sabrer nos canons et
« périr sous nos baïonnettes.
« Dès qu'ils sont tombés , le reste fuit et se disperse. Notre
« cavalerie s'élance , les poursuit , en l'ait un affreux carnage ,
« entre pêle-mêle avec eux dans leur camp et s'en empare.
<( Leurs débris épouvantés se sauvent derrière les murs de leurs
« villes , où la peste les attend et souvent les décime avant
« que nous prenions d'assaut ces forteresses.
« Le tableau d'une seule campagne suffit pour les décrire
« toutes, car dans toutes ils montrent la même pusillanimité,
« la même ignorance , et nous en triomphons par les mêmes
« manœuvres. Ils ne sont réellement braves qu'à l'abri de leurs
« remparts; mais, encore, que de sottises ne commettent-ils
« pas pendant la durée d'un siège ! Us font de fréquentes sorties,
« et, au lieu de chercher les moyens de nous tromper, leur
« stupidité nous sert d'espion et nous instruit de tous leurs
« projets.
« D'abord nous sommes certains que, suivant leur routine,
« ils nous attaqueront à minuit; de plus, pendant le jour, ils
« ont grand soin de placer sur la muraille, du côté de la porte
« par laquelle ils doivent sortir, autant de queues de cheval
« qu'il y aura de détachements commandés pour la sortie.
« Ainsi nous savons d'avance l'heure de leur attaque, le nombre
« de leurs combattants, la porte par laquelle ils passeront, le
« chemin qu'ils doivent suivre pour nous attaquer et pour
« nous surprendre. »
Il y avait sans doute quelque exagération dans ce récit dé-
nigrant, mais le fond en était vrai. L'ingénieur Lafitte, envoyé
à Constantinoplc par mou père pour donner quelque instruc-
tion et quelques moyens de défense aux Turcs , racontait , en
m'écrivant, des traits fort étranges de leur imbécillité.
Envoyé parles ministres de la Porte sur les bords de la mer
Noire pour les mettre à l'abri d'un débarquement sur les points
où ce débarquement aurait été le plus facile. M. Lafitte vou-
ns i mi moires
lait ;ivoc raison placer convenablement ses batteries au sommet
d'une pente qui s'étendait jusqu'au rivage; jamais il ne put y
faire consentir le pacha qui commandait dans ce poste.
Ce pacha, ignorant et entêté, devant, suivant l'usage des
Turcs, faire sur ses propres fonds la dépense de ces travaux,
et voulant économiser le plus possible les frais de transport,
ordonna impérieusement à M. Lafitte de construire ses re-
doutes et de placer ses batteries fort loin de la mer, sur un
terrain plat d'où l'on ne découvrait rien.
Vainement l'officier français lui lit remarquer que les enne-
mis débarqueraient sans être aperçus et marcheraient contre
lui à l'abri de toute atteinte , garantis par le rideau qui les
couvrait. « Allez toujours , lui dit le pacha fataliste; placez vos
« canons comme je vous le prescris ; tout dépend d'Allah , et ,
« s'il le veut , votre artillerie tuera tout aussi bien l'ennemi
« d'ici que d'un autre endroit. »
L'impératrice , encouragée par la faiblesse stupide de tels
ennemis , n'était retenue dans ses projets de conquête que par
la crainte d'attirer sur elle les armes de la Prusse , de la Suède,
les escadres de la France et probablement celles de l'Angle-
terre; ainsi je la crus de bonne foi , au moins pour le moment,
dans ses démonstrations pacifiques.
Ce fut à cette époque, dans le mois de mai 1785, qu'elle
publia sa fameuse ordonnance sur la noblesse. Je ralentirais
trop ma inarche si je plaçais ici l'analyse de cette loi ; ce que
j'y trouvai de plus extraordinaire , c'est que , l'ukase divisant
cet ordre en six classes, la noblesse ancienne se trouvait rangée
dans la sixième; celle des provinces conquises, dans la qua-
trième ; la noblesse donnée par diplôme , dans la première et
la seconde classe, pour prouver apparemment que l'illustration
acquise par des actions était préférée à l'ancienneté des titres.
La même ordonnance permettait aux nobles de commercer,
d'établir des fabriques ; elle les autorisait à se former en as-
semblées et à adresser des représentations au souverain.
DU COMTE DE SF.f.tiR. 385
Vers ce même temps je reçus de l'impératrice une marque
de faveur à laquelle j'étais loin de m'attendra : elle me proposa
de l'accompagner dans un voyage qu'elle voulait faire immé-
diatement dans l'intérieur de l'empire pour visiter les travaux
ordonnés par elle , afin de surmonter les obstacles que des ca-
taractes opposaient à la navigation d'un canal qui joint la mer
Caspienne à la mer Baltique par le lac Ladoga , le Wolchoff, le
lac Ilmen, la Mista, la Tuerza et le Wolga.
Sa Majesté médit que toute étiquette serait proscrite dans ce
voyage, où peu de personnes devaient être admises à l'honneur
delà suivre.
Je chargeai M. de La Colinière, qui restait cà Pétersbourg, de
me remplacer près des ministres et d'envoyer régulièrement
ses dépêches à notre cabinet.
Avant de partir je reçus de M. de Vergennes une lettre
d'autant plus satisfaisante qu'elle me prescrivait exactement les
mêmes réponses que j'avais cm devoir faire au prince Po-
temkin relativement aux Turcs , à notre commerce et à notre
système politique.
Je m'aperçus promptement du changement de langage que
dictait aux ministres russes la bienveillance marquée de l'im-
pératrice pour moi , et, dans leurs entretiens, ils commencèrent
à me parler les premiers de l'utilité d'un rapprochement plus
intime entre nos cours.
Je me rendis à Czarskozelo. Catherine II eut l'extrême
honte de me montrer elle-même toutes les beautés de cette
magnifique maison de plaisance, dont les eaux limpides, les
frais bocages , les pavillons élégants , la noble architecture, les
meubles précieux, les cabinets lambrissés en porphyre, en
lapis-lazuli, en malachite, avaient un air de féerie, et rappe-
laient aux voyageurs qui les admiraient le palais et les jardins
d'Armide.
L'impératrice me dit que, ayant appris que M. de La Peyrouse
était chargé par notre gouvernement de compléter les observa-
33
38f» MEMOIIIES
lions commencées par le célèbre Cook sur les cotes russes de
l'océan Pacifique , et prévoyant qu'en s'élevant vers le nord
il pourrait y rencontrer un capitaine de la marine russe, auquel
elle avait ordonné de chercher à doubler le cap Tschuski et
de mieux reconnaître les côtes septentrionales de 1" Amérique,
elle venait de prescrire à celui-ci de traiter les bâtiments du
roi, s'il les rencontrait, avec tous les égards que se doivent deux
souverains amis.
Je l'assurai de la réciprocité des ordres que recevrait certai-
nement M. de La Peyrouse relativement aux bâtiments impé-
riaux. « Il est heureux et facile , Madame, lui dis-je, de pré-
« voir combien l'union de deux souverains si puissants pourra
« contribuer à la gloire de leur siècle II me paraît désormais
« impossible que , voyant tous deux du même œil les objets
« qui intéressent le bonheur de l'humanité , il n'existe pas de
« jour en jour le plus grand rapprochement entre eux , ainsi
« que dans leur système politique. »
La liberté complète, la gaieté de la conversation, l'absence
de tout ennui et de toute gêne auraient pu me faire croire ,
en détournant mes regards de la majesté imposante du palais
de Czarskozelo , que j'étais à la campagne chez la particulière
la plus aimable.
M. de Cobentzel y montrait la plus intarissable gaîté ;
M. Fitz-Herbert , un esprit fln et orné; le prince Potemkin,
une originalité qui le rendait toujours nouveau , même dans
ses fréquents moments d'humeur et de rêverie.
L'impératrice causait familièrement sur toutes sortes de su-
jets , hors la politique ; elle aimait à entendre des contes , se
plaisait elle-même à en faire; et, si par hasard la conversation
languissait un peu , le grand-écuyer Narisclikin , par des folies
un peu bouffonnes , rappelait inévitablement le rire et la saillie.
Catherine travaillait presque toute la matinée , et chacun de
nous était libre alors d'écrire , de lire , de se promener et de
faire enfin tout ce qui lui convenait. Le dîner, peu nombreux
Dlf COMTE DE SÉOUR. 3S7
on mets et en convives, était bon , simple , sans faste ; l'après-
dînee était employée à jouer, à causer. Le soir l'impératrice se
retirait de bonne beure, et nous nous réunissions alors, Co-
bentzel, Fîtz-Herbert et moi, ou chez l'un de nous, ou dans
l'appartement du prince Potemkin.
Je me rappelle qu'un jour l'impératrice , m'ayant dit qu'elle
avait perdu une petite levrette nommée Zémire et qu'elle aimait
beaucoup, me pria de faire son épitapbe. Je lui répondis qu'il
m'était impossible de chanter Zémire sans couuaître son origine,
son caractère , ses qualités et ses défauts.
« Il vous suffira, j'espère, reprit cette princesse, desavoir
« qu'elle était fille de deux chiens anglais dont \oici les noms,
« qu'elle avait toutes sortes de grâces, un peu gâtées seulement
« quelquefois par la colère. »
Je n'en demandai pas davantage ; j'obéis et j'écrivis ces
vers , qu'elle loua bien plus sans doute qu'ils ne le méritaient.
ÉPITAPHE DE ZÉMIRE.
Ici mourut Zémire, et les Grâces en deuil
Doivent jeter des fleurs sur son cercueil.
Comme Tom, son aïeul, comme Lady, sa mère,
Constante dans ses goûts, à la course légère,
Son seul défaut était un peu d'humeur;
Mais re défaut venait d'un si bon cœur !
Quand on aime, on craint tant! Zémire aimait tant celle
Que tout le monde aime comme elle!
Voulez-vous qu'on vive en repos,
Ayant cent peuples pour rivaux?
Les dieux, témoins de sa tendresse,
Devaient à sa fidélité
Le don de l'immortalité,
Pour qu'elle fût toujours auprès de sa maîtresse.
L'impératrice lit graver cette épitaphe sur une pierre qu'elle
plaça dans les jardins de Czarskozelo.
338 MÉMOIRES
Le 3 juin nous nous mîmes en voyage ; une vingtaine de voi-
tures composaient le cortège de Catherine ; alternativement elle
admettait dans la sienne le prince Potemkin et le comte de Co-
bentzel,ou]\I. Fitz-IIerbertct moi. Les personnes qui jouissaient
constamment de cet honneur étaient mademoiselle Protasoff,
sa compagne fidèle , tante de la comtesse Ilostopsin , dont on a
pu apprécier,;) Paris, l'instruction, l'esprit et la vertu, et M. Ycr-
moloff , aide de camp et favori de sa souveraine. Souvent on y
appelait aussi le grand-écuyer.
L'impératrice, ayant été plusieurs fois trompée par la légè-
reté ou la rivalité de quelques grandes dames honorées de sa
confiance , n'en admettait plus d'autres dans son intimité que
mademoiselle Protasoff, chargée de la surveillance des demoi-
selles d'honneur. Elle appelait encore près d'elle , de temps en
temps, une nièce du prince Potemkin, la comtesse Skawronski.
Catherine n'était escortée par aucune garde , rappelant ainsi
ce vers de Voltaire , en parlant de Laïus :
Comme il était sans erainte , il marchait sans défense.
Nous partions le matin à huit heures ; vers les deux heures
on s'arrêtait, pour dîner, dans une ville ou dans un bourg , où
tout était préparé d'avance , pour que l'impératrice s'y trouv.lt
aussi bien servie et presque aussi commodément logée qu'à Pé-
tersbourg. Nous dînions toujours avec elle. Notre course se ter-
minait à huit heures du soir, et l'impératrice employait la soirée,
suivant sa coutume , aux amusements du jeu et de la conversa-
tion. Chaque matin , après une heure de travail et avant de
partir, Catherine recevait les hommages des magistrats, des
nobles et des marchands du lieu où elle se trouvait ; elle don-
nait à tous sa main à baiser et embrassait toutes les femmes ,
ce qui l'obligeait après à une sorte de seconde toilette ; car, à la
fin de ses audiences , comme l'usage du fard était universel
dans les provinces, chez toutes les femmes, même celles des bour-
DU C.OMTK DE SEGUR.
3S9
geois et dos paysans , le visage de l'impératrice se trouvait cou-
vert de rouge et de blanc.
Son premier soin , en arrivant dans chaque ville , était de des-
cendre dans l'église et d'y remplir ses devoirs religieux, dont la
négligence aurait éloigné d'elle l'affection d'un peuple non-seu-
lement croyant , mais ardent et superstitieux à tel point qu'il
adore saint Nicolas presque autant que Dieu lui-même. Ce
n'était que dans les lieux où l'impératrice s'arrêtait qu'une garde
établie annonçait la présence du souverain.
En quatre ou cinq jours nous arrivâmes, par une pente insen-
sible , à Wischney-Wolotschok , point le plus élevé de ce vaste
territoire qui s'étend de la mer du Nord au Pont-Euxin et que
ne coupe aucune montagne transversale.
Là , sur ce point culminant, nous vîmes les fameuses écluses
qui retiennent les eaux de plusieurs rivières réunies et les rejet-
tent soit dans le canal de la Tuerza, soit dans celui de la Mista,
pour naviguer vers la mer Caspienne par le Wolga, ou pour
transporter à Pétersbourg les productions du sud ; navigation
qui féconde et enrichit d'immenses contrées.
Les travaux entrepris pour établir ces écluses paraissent di-
gnes de l'ingénieur le plus habile ; cependant ils ont été conçus
et exécutés, sous le règue de Pierre Ier, par un simple paysan
nommé Surtikoff , qui n'avait jamais voyagé ni rien appris; il
savait à peine lire et écrire. L'esprit est eu grande partie un
don de l'éducation , mais le génie est inné.
Les successeurs de Pierre le Grand avaient négligé de per-
fectionner ce grand et utile ouvrage ; l'impératrice s'en occu-
pait activement. Elle fit revêtir en pierre ce qui était en bois,
réunit au canal les eaux de plusieurs nouvelles sources, et con-
çut le projet de faire creuser deux autres canaux qui joindront
un jour la mer Caspienne à la mer Noire, et celle-ci à la mer
Baltique par le Borysthène, dont on établirait la communica-
tion avec la Dwina.
Sur notre route nous voyions partout d'antiques marais dos-
33.
3'JD MÉMOIRES
scellés, des villages naissants, des villes fondées ou repeuplées ;
aussi, partout, le peuple, jouissantde ees conquêtes sur la na-
ture, les seules qui ne coûtent point de sang ni de larmes,
s'empressait de donner à sa souveraine les éclatants témoigna-
ges d'une sincère affection.
Les paysans en foule , agenouillés d'abord comme serfs ,
malgré les ordres de leur souveraine, se relevaient prompte-
meut pour approcher de Catherine, qu'ils appelaient matushfca
(leur mère), et causaient familièrement avec elle ; la crainte
du maître disparaissait ; ils semblaient ne plus voir dans l'im-
pératrice que leur protectrice et leur appui.
Après un court séjour, nous croyions partir pour longer les
cataractes qui gênent le cours de la Mista jusqu'à Borowitz,
où nous devions nous embarquer ; mais Catherine nous avait
ménagé une surprise : sans avoir prévenu personne ni donné
d'avance aucun ordre, nous changeâmes de route et nous fîmes
une course jusqu'à Moscou. Le gouverneur n'en fut instruit
que quelques heures avant notre arrivée.
L'aspect de cette grande ville, la vaste plaine au milieu de
laquelle elle est située, son immense enceinte, ses milliers de
clochers dorés, la variété des couleurs de ses dômes qui éblouis-
sent les regards en réfléchissant, comme un prisme , les rayons
du soleil, ce mélange descabanes du peuple, des riches maisons
des marchands, des magnifiques palais d'une noblesse aussi
nombreuse que fière, cette tourbillonnante population re-
présentant à la fois des mœurs opposées , des siècles diffé-
rents, des peuples sauvages et des peuples civilisés, des sociétés
européennes, des bazars asiatiques, nous frappaient d'étonne-
ment et d'admiration; cependant je ne pus, dans ce premier
voyage, qu'entrevoir cette antique capitale ; nous n'y restâmes
que trois jours.
Catherine nous fit voir son palais de Petroski, ses maisons
de plaisance de Kolominski et de Tzarizina, les jardins pu-
blics de Moscou, le bel aqueduc qu'elle avait ordonné de cous-
DU COMTE DE SÉGUH. 391
truire. iSous repartîmes ensuite pour Borowitz , en traversant
Twer, Tarjowestet Wïschney-Wolotschok.
L'impératrice, voulant laisser quelques traces généreuses de
sa courte apparition, fit don à la ville de Moscou d'une rente
de cinquante mille francs et d'une somme considérable desti-
née à remplacer, par un bel hôpital, ce redoutable bâtiment
où se tenait, sous les règnes d'Anne et d'Élisabetb, la san-
guinaire inquisition d'État.
La ville de Twer eut aussi part aux bienfaits de sa pré-
sence. Cette ville est très-jolie; les bonnets de perles, les longs
voiles blancs, galonnés d'or, des femmes qui habitaient cette
ville ou les fertiles campagnes qui l'entourent, leurs riches
ceintures, leurs anneaux et leurs boucles dorées auraient pu
faire croire, en voyant leur foule réunie, qu'on se trouvait pré-
sent a quelque ancienne fête de l'Asie.
Nous nous embarquâmes, à Borowitz, sur de jolies galères.
L'impératrice en montait une magnifique ; celle qui était des-
tinée à M. de Cobentzel, à M. Fitz-Herbert et à moi, conte-
nait trois chambres élégamment meublées et portait des mu-
siciens qui nous éveillaient et nous endormaient au son d'une
douce harmonie.
Avant cet embarquement, et lorsque nos voitures longeaient
encore la rivière, le prince Potemkiu et moi, sans en deman-
der la permission à l'impératrice , nous hasardâmes par curio-
sité à traverser et à descendre quelques cataractes sur un
petit bateau. On disait ce passage dangereux ; plusieurs bateaux
y avaient été submergés. L'impératrice nous gronda un peu sé-
vèrement de notre imprudence, et cependant cette étourderie
plut a Catherine.
Entrés dans le lac llmen, que nous devions traverser pour
arriver a >n\ogorod, nous jouîmes d'un spectacle nouveau
pour nous. Cette espèce de mer calme et limpide était cou-
verte d'une immense quantité de bateaux de toute grandeur,
ornes de voiles coloriées et de guirlandes de (leurs.
392 HÉMOIBES
Les nombreuses troupes de mariniers, de paysans et de
paysannes qui les montaient, cherchaient à l'cnvi à s'approcher
de notre (lotlille brillante, en taisant retentir les airs du son
de leurs instruments, de leurs vives acclamations, et, lorsque le
jour finissait, de leurs chants mélodieux, mais agrestes et un
peu mélancoliques.
Ce fût pendant le cours de cette navigation que , profitant
d'une circonstance imprévue , je hasardai une démarche qui
devint décisive pour moi , et qui réalisa le léger espoir que
jusque-là j'avais à peine conçu , celui de faire avec la Russie
un avantageux traité de commerce , traité vingt fois inutile-
ment projeté par nous depuis quarante ans.
Un jour, en sortant de la galère sur laquelle nous venions
de dîner avec l'impératrice, et un peu surpris de l'humeur
sombre et silencieuse que cette princessse, contre sa coutume ,
nous avait montrée pendant le repas, je suivis le prince Po-
temkin, qui paraissait non moins taciturne, et j'entrai avec lui
dans la galère particulière qu'il occupait.
Après quelques minutes d'entretien mal suivi, durant lequel
ses sourcils froncés , sou ton sec et bref marquaient assez son
agitation intérieure , je lui dis : « Mon cher Prince , vous êtes
« bien moins aimable qu'à votre ordinaire; vous rêvez; vous
<• êtes distrait; je crois réellement que vous me boudez. Ne
« puis-je savoir la cause de ce changement que j'ai remarqué
« aussi dans le maintien froid de l'impératrice? N'y a-t-il pas
« là-dessous quelques tracasseries de cour?
« — Il est vrai, me répondit-il, que l'impératrice a beaucoup
« d'humeur aujourd'hui et que je la partage ; mais ce n'est
« pas vous ni votre gouvernement qui nous la donnez ;
•< c'est le ministère anglais , dont l'égoïsme et la conduite dé-
« mentent toutes les protestations amicales et contrarient
« toutes nos vues. Je l'ai dit, il y a longtemps, à Pimpéra-
« trice; elle ne voulait pas me croire : M. Pitt , qui ne l'aime
'< pas, s'attache personnellement à lui susciter des ennemis,
DU COMTE DE Sic, m 393
« des obstacles, en Allemagne, en Pologne et en Turquie.
« Le roi de Prusse , à qui tout fait ombrage, et qui ne nous
« pardonne pas d'avoir quitté son incommode alliance pour
« l'alliance beaucoup plus utile de Joseph II, s'inquiète, s'agite,
« et forme avec d'autres électeurs une confédération assez
« menaçante contre l'Autriche. Il prépare ainsi une nouvelle
« guerre au centre de l'Europe, qu'il est de notre intérêt de
« maintenir en paix.
« Agissant de concert avec l'empereur, notre allié , cette
« agitation prussienne ne nous causait qu'une légère inquie-
« tude ; mais nous apprenons dans ce moment , par une voie
« très-sure, que le roi d'Angleterre, sur lequel l'impératrice et
« l'empereur croyaient pouvoir compter, vient, sans aucun
« motif excusable, de se montrer hostile contre nous, et que,
« en sa qualité d'électeur de Hanovre, entrant dans le sys-
« tème politique de Frédéric, il donne son accession à la
o ligue électorale. Ce contre temps dérange toutes nos corn.-
« binaisons.
« C'est un tour perfide que les Anglais nous jouent ; pour
<■■ ma part j'en suis furieux , et je ne sais ce que je ne donne-
« rais pas pour leur rendre la pareille, et pour nous venger
« d'eux. »
Voyant que son irritation le portait à me montrer ainsi
sans voile le fond de sa pensée, je saisis la balle au bond et je
lui dis : « Si vous voulez vous venger, il en est un moyeu
« prompt et facile autant que juste : ne leur laissez pas plus
« longtemps en Russie des privilèges exclusifs qui réellement
« blessent les autres nations et cuisent à vos propres intérêts.
« — Te vous entends, reprit-il aussitôt en se déridant et en
« souriant. Tenez, je vais vous parler en véritable ami. Votre
« cour désire depuis longtemps faire avec nous un traite i\>'
« commerce; le moment est favorable; saisissez-le: vous
« trouverez l'impératrice distraite de ses vieilles préventions
« contre la France; son humeur se jette à présent sur l'An-
394 MÉMOIRES
« gleterre. Ne perdez pas une occasion précieuse ; faites-lui une
« proposition de rapprochement et de traité bien motivée, et
« je vous jure sur ma parole que je vous seconderai de tout
« mon pouvoir.
« — Je suivrais volontiers, répliquai-je, votre conseil ; mais il
« existe , et depuis longtemps , une telle froideur entre nos
« cabinets qu'on n'a pas cru devoir m'autoriser à faire offi-
« ciellement une telle démarche, dont le succès plairait sans
« doute, mais que, dans l'incertitude de ce succès, je me
« garderai bien de hasarder. Je craindrais trop , par une
« avance faite ainsi au nom du roi , de compromettre sa di-
« gnité. »
Le prince se tut alors quelques instants; puis il me dit :
« Votre crainte est mal fondée ; cependant , pour ménager vos
« scrupules, suivez mon avis. Nous avons souvent parlé en-
« semble de commerce ; supposez que j'aie peu de mémoire ;
« écrivez-moi ce que vous m'avez souvent dit, comme votre
« opinion personnelle ; rédigez seulement cet écrit en forme de
« note confidentielle ; ne la signez même pas. Vous ne risquez
« rien ; vous pouvez compter sur l'usage discret que j'en ferai,
« et vous devez être sûr qu'elle ne sera connue des autres
« ministres que lorsque vous aurez acquis la certitude d'une ré-
« ponse telle que vous pourrez , sans aucun inconvénient , la
« leur présenter officiellement, revêtue de toutes les formes
« usitées Par là vous êtes certain que vous aurez connu la
« réponse avant d'avoir fait la demande. Mais , je vous le ré-
« pète , battez le fer pendant qu'il est chaud -, allez vite vous
« mettre à l'ouvrage ; je voudrais déjà que cela fût fait. »
Je sortis sans lui répondre , et je regagnai promptement
ma galère , pensant qu'il était urgent de profiter d'un épanehe-
ment d'amitié dont je ne devais probablement la vivacité qu'à
la colère et qu'il fallait ne pas laisser refroidir.
J'entre dans ma chambre ; je cherche mon écritoire ; mais
elle était enfermée dans une commode dont mon valet de
DU COMTE DE SEGUK. 89S
chambre, qui taisait alors une promenade en bateau, avait
emporté la clef.
Impatienté de ce contre-temps, j'entrai dans la chambre de
M. Fit/.-IIerbert, ou M. de Cobentzel jouait, je crois, au tric-
trac avec lui. Je leur dis que, ayaut l'intention de profiter du mo-
ment où notre flottille était à l'ancre pour écrire quelques let-
tres, je me trouvais, par l'absence de mon valet de chambre,
sans plumes ni papier. Alors M. Fitz-Herbert m'offrit obli-
geamment son écritoire , que j'emportai chez moi.
Je ne sais pourquoi quelques personnes , à qui j'avais raconté
les détails de mon voyage, ont, depuis, rendu publique cette
anecdote assez insignifiante , attribuant à une sorte d'espiè-
glerie ce qui n'était que l'effet d'un pur hasard.
J'aurais été véritablement contrarié si la publicité de cette
anecdote avait pu déplaire un moment à M. Fitz-Herbert ,
dont j'ai toujours fait profession d'admirer l'esprit, les talents,
et qui m'honorait d'une amitié que j'ai payée de retour et que
je lui conserverai toute ma vie.
Le fait est que des esprits légers ont trouvé piquant de dire
que j'avais signé mon traité de commerce avec la plume du mi-
nistre d'Angleterre , tandis qu'elle ne m'a servi qu'à écrire une*
simple note.
En deux heures de temps je rédigeai la note suivante et la
portai au prince Potemkin. Je crois devoir faire connaître ici
cette pièce improvisée, puisque, par un heureux hasard, elle
eut une si grande influence sur le succès de mes négociations.
MtTE CONFIDENTIELLE.
Si deux États ont jamais dû s'unir par un traité de com-
merce, ce sont la Russie et la France : leur position le
prouve, leurs productions le demandent, leurs intérêts l'exi-
gent. Elles se trouvent placées trop loin l'une de Cautre
pour se nuire et pour qu'il puisse naître entre elles aucun sujet
396 MÉMOIRES
de guerre ou d'inimitié. Leur population et leurs richesses
hs rendraient les arbitres de C Europe si elles unissaient
leurs vues 'politiques.
Tandis que les pays immenses qui les séparent leur ôtent
la possibilité de s'inquiéter, la mer Méditerranée , la mer
Noire , l'Océan et la Baltique, en les rapprochant pour le
commerce, les invitent a ouvrir de nouveaux débouchés à
leurs productions.
Cependant, par des obstacles trop longs à détailler, ce com-
merce a toujours été, languissant , et a pris jusqu'à présent
une route détournée , au lieu de suivre la route naturelle qui
était si clairement indiquée par la position et tracée par
l'intérêt des deux empires.
Les Français ont été obligés de recevoir les marchandises
des tinsses et de leur envoyer celles de la France par des
intermédiaires plus favorisés , qui faisaient un double profit
aux dépens des deux nations, et qui s'assuraient de plus en
plus les avantages dont ils jouissaient en paraissant con-
sommateurs nécessaires. Ils devaient même paraître con-
sommateurs presque uniques, puisque la différence dans le
payement des droits, ajoutée à quelques autres privilèges,
écartait nécessairement toute concurrence.
L'impératrice actuelle, dont le règne est l'époque mé-
morable des progrès des lumières en tout genre et de la des-
truction de tous les préjugés nuisibles , parait vouloir rendre
la vie au commerce en le livrant à la, concurrence , en sup-
primant les privilèges exclusifs, en reconnaissant que la
base d'un commerce avantageux est la liberté et l'égalité.
Les principes du roi sont trop conformes à ceux de Sa
Majesté Impériale pour ne pas croire que le moment est enfin
arrivé où les obstacles qui s'opposaient à un traité de
commerce doivent être levés. Il devient doublement néces-
saire aux deux puissances depuis que l'impératrice a des
ports sur la m.er Noire.
DU COMTE DE SÉGLB. 397
Nous sommes dans la position la plus favorable pour
ouvrir des débouchés à ses provinces du sud, dont les pro-
ductions avaient pris jusqu'à présent un cotas lent et forcé
vers les ports de la Baltique.
Les ports que la France possède dans V Océan resteront
liés par leur situation avec Riga , Archangel et Péters-
bourg ; les ports qu'elle a dans la mer Méditerranée peu-
vent former avec celui de Kherson le commerce le plus
florissant.
La Russie aura toujours la plus grande part à la con-
sommation des vins de France , du sucre et du café de ses
colonies.
La France , ayant à entretenir une marine nombreuse ,
aimera toujours mieux recevoir ses mâtures de la Russie
que de les faire venir de l'Amérique septentrionale. Elle
consommera toujours une grande partie de son chanvre,
quoiqu'elle en produise elle-même. Les viandes salées
quelle tirerait des provinces du sud lui conviendraient
mieux que celles de ïlrlande.
Les cuirs verts, les suifs, les cires , le salpêtre, que la
nature a prodigués a l'Ukraine et à plusieurs contrées du
midi, mille autres productions qu'offre un si vaste empire
et qu'il serait trop long de détailler, viendraient augmenter
ses riches exportations et lui assureraient une balance
avantageuse, q ui ne le serait pas 7noins pour cela à la France,
parce qu'elle ferait passer directement, et par conséquent
avec avantage , à la Russie , les sommes considérables quelle
paye aux autres nations pour les productions de cet empire.
L'échange de ces productions réciproques est si nécessaire
a la France et à la Russie que leurs ports seront remplis
des vaisseaux de leurs négociants respectifs dès qu'on lè-
vera les obstacles qui empêchent les capitalistes prudents
d'embrasser un commerce dans lequel ils auraient à craindre
des concurrents plus favorisés. La cessation même de ces
t. i. 3i
39S mi: moires
préférences et l'établissement d'une concurrence générale
ne suffiraient pas aux négociants , sans un traité entre les
deux nations, pour donner F essor à leur commerce.
Que leur motif soit réel ou d'opinion, il est certain qu'un
traité de commerce, en leur assurant la protection du gou-
vernement, peut seul exciter en eux cette confiance qui
porte aux spéculations les plus étendues.
Tant que ces motifs d'encouragement manquent à nos
négociants , ils dirigent leurs vues vers le commerce de nos
colonies, celui des Indes , du Levant et des puissances avec
lesquelles nous avons des traités. Ils tirent les productions
de la Russie par des mains tierces, qui en augmentent le
prix et en diminuent par là la consommation , au désavan-
tage de son commerce et du nôtre.
Quelques marchands français ,\sans fortune et sans crédit,
s'établissent à Pétersbourg , et, loin de resserrer les liaisons
de commerce des deux puissances , les affaiblissent par
leurs malheurs ou leur inconduite.
Mais, dès qu'un traité de commerce attrait établi la
concurrence , l'égalité, et rassuré les esprits, on verrait
des négociants solides s'établir ici, des compagnies res-
pectables se former, et les profits respectifs du commerce
s'accroître avec les consommations.
Cest dans le moment où l'on a pensé que ces vérités
étaient senties à Pétersbourg comme à Versailles qu'il
paraît opportun de faire à ce sujet des ouvertures plus
formelles au ministère de l'impératrice, avec l'espoir fondé
qu'un arrangement aussi désirable rencontrera peu d'obs-
tacles, et que les deux cours, pour hâter son succès , se fe-
ront part de leurs dispositions sur un point si important.
Ce que je puis d'avance affirmer, c'est que les principes
du roi, dans tous ses traités de commerce, sont de n'ac-
corder ni de demander aucun privilège exclusif.
Pour qu'un traité entre la Russie et la France soit durable,
DU COMTE DE SÉGUR. 399
il est nécessaire de lui donner pour base C égalité ; ainsi,
en parlant de ce principe, les Russes seraient traités en
France pour le présent et à V avenir comme la nation la plus
favorisée; leurs causes seraient jugées aux mêmes tribunaux,
chacune de leurs productions taxée aux mêmes droits,
et ces droits acquittés arec la même monnaie que la nation
qui jouit en France de la plus grande faveur.
Telles sont en général les intentions que Sa Majesté m'a
permis de manisfester si des circonstances heureuses me
donnaient l'occasion de les développer.
Comme la disposition du prince Potemkin n'était pas chan-
gée , après avoir lu cette note il la loua avec enthousiasme
et ne voulut pas me la rendre. Je l'en priai vainement. « Je
« l'emporte , dit-il en riant; je ne la montrerai qu'à une seule
« personne , à l'impératrice , et je vous jure de vous la rendre
« immédiatement après. »
En effet , le lendemain , dès qu'il me vit , il me la remit. « Je
« suis chargé , dit-il , d'une réponse qui vous sera sûrement
« agréable ; Sa Majesté vous la répétera bientôt elle-même. Elle
« m'ordonne de vous dire qu'elle a lu avec plaisir votre note,
« qu'elle trouve vos observations justes, que votre confiance
« lui plaît et la touche , qu'elle est si disposée à former le
« lien que vous souhaitez qu'en arrivant à Pétersbourg elle
-< donnera à ses ministres de tels ordres que vous pourrez
« agir officiellement et en toute sûreté , puisque déjà elle
« vous garantit que votre proposition sera parfaitement ae-
« cueillie. »
Le prince avait été sincère et exact en tout point; car, lors-
que je me trouvai chez l'impératrice , cette princesse , me pre-
nant à part, me dit : « Vous savez déjà ma réponse. Les témoi-
« gnages récents d'amitié que j'ai reçus du roi votre maître me
« portent à former volontiers un lien qui me rapproche de lui.
« Votre confiance m'a touchée; je vous vois avec un grand
400 MÉMOIRES
« plaisir près de moi , et je serai fort aise qu'une négociation
« si importante pour les deux États soit suivie et terminée par
« votre entremise. »
Il est facile de concevoir la vive satisfaction que j'éprouvai
en voyant ma démarche , un peu hasardeuse , couronnée par
un succès si complet.
Peu de jours après, étant entrés dans le canal de Ladoga ,
nous arrivâmes à Pétersbourg le 28 juin , ayant ainsi terminé
en moins d'un mois le voyage le plus curieux et le plus
agréable.
Je reçus des lettres de M. de Vergennes qui me prescrivait
de profiter de la confiance que me témoignait le comte de
Goërtz pour calmer l'inquiétude de son cabinet , et lui prouver
que la ligue électorale et les mouvements du roi de Prusse
pour la fortifier n'auraient d'autre effet que de resserrer les
liens déjà existants entre la Russie et l'Autriche.
L'impératrice., qui me permettait alors souvent de lui faire
ma cour à Czarskozelo , me parla vivement et avec chaleur des
fausses nouvelles répandues en Europe sur son ambition ,
des épigrammes dont elle était l'objet , des contes ridicules que
l'on faisait sur la pénurie de ses finances, et même sur le dé-
périssement de sa santé.
« Je n'accuse point votre cour, me dit-elle, de propager
« toutes ces impostures : elles viennent du roi de Prusse, qui
« me hait, mais je vous reproche d'en croire Une partie. Vous
« autres Français , malgré mes protestations pacifiques , vous
« me supposez toujours des projets d'envahissements , tan-
« dis que j'ai renoncé de bonne foi , et pour de puissantes rai-
« sons, à tout agrandissement. Je ne veux que la paix, et je
« ne reprendrai les armes que si l'on m'y force. Le repos de
« l'Europe n'est menacé que par la turbulence des Turcs et
« des Prussiens ; cependant c'est moi dont on se méfie , et ce
« sont eux que l'on protège. »
Je lui répondis avec plus de politesse (pie de conviction ; car,
DU COMTE DE SÉGUB. 401
bien que le prince Potemkin me tînt le même langage , de
temps en temps il me laissait entrevoir que ses desseins am-
bitieux- étaient plutôt ajournés qu'abandonnés.
Un jour, entre autres, comme il me parlait avec irritation des
pillages commis par les Tartares du Ruban et des cruautés
exercées par le graud-visir, il me dit : « Convenez que
« l'existence des musulmans est un véritable fléau pour l'hu-
« inanité. Cependant, si trois ou quatre grandes puissances
« voulaient se concerter, rien ne serait plus facile que de re-
« jeter ces féroces Turcs en Asie , et de délivrer ainsi de cette
« peste l'Egypte, l'Archipel, la Grèce et toute l'Europe.
« N'est-il pas vrai qu'une telle entreprise serait à la fois juste ,
« utile, religieuse, morale et héroïque? Et puis, ajouta-t-il
« en souriant, si vous pouviez contribuer personnellement à
« un si désirable accord, et que la France, pour son lot,
« eût Candie ou l'Egypte , n'en seriez-vous pas honorable-
« ment récompensé, s'il arrivait que vous fussiez nommé gou-
a verneur de l'un ou l'autre de ces pays conquis? »
Je lui répliquai qne cet appât offert à ma vanité me touchait
peu. La vérité est que cette insinuation peu adroite, qui me
choqua, me rendit quelque fermeté pour mieux remplir,
dans ce moment, un devoir qui était en contradiction avec mes
sentiments et mon opiuion personnelle.
En effet je n'ai jamais compris et je ne conçois pas encore
cet étrange et immoral système politique qui s'opiniàtre à
soutenir des barbares, des brigands, des fanatiques, dépeu-
plant, dévastant, inondant de sang les vastes contrées qu'ils
possèdent en Asie et en Europe.
Est-il croyable que tous les princes de la chrétienté prodi-
guent leurs secours, leurs présents, et , pour ainsi dire , leurs
hommages à un gouvernement barbare, stupide, orgueilleux ;
qui méprise nous, notre religion, nos lois, nos mœurs, nos
rois , et qui journellement , nous appelant chiens de chrétiens,
nous accable d'humiliations et d'outrages? Mais j'étais mi-
402 MEMOIRES
nistrc ; je devais obéir à mes instructions , et je m'y con-
formai ponctuellement.
Feignant de regarder les paroles du prince comme une
boutade qu'il était impossible de concilier avec les assurances
pacifiques qu'il me donnait si fréquemment , je lui dis : a Mon
« cher Prince , je |ne vous répondrai pas sérieusement ; car
« tout ceci n'est qu'un jeu de votre imagination. Vous êtes
« trop sage et trop éclairé pour ne pas seutir que, ne pouvant
« renverser un empire tel que l'empire ottoman sans le par-
« tager, nous froisserions tous les intérêts commerciaux , nous
« détruirions tout l'équilibre de l'Europe. La discorde rempla-
« cerait une harmonie si lentement établie après des guéries
« longues et cruelles qu'excitèrent et nourrirent si longtemps
« le fanatisme des guerres religieuses , la domination intolé-
« rable de Charles-Quint , ses invasions en Italie, la rivalité de
« la France et de l'Angleterre , les conquêtes de Louis XIV ,
« et l'ambition permanente de la maison d'Autriche en Alle-
« magne. Il est aussi impossible de s'entendre pour un tel
« partage que de trouver la pierre philosophale.
« Constantinople seule est un point qui suffirait pour diviser
« toutes ces puissances que vous voudriez faire agir de concert ;
« et, croyez-moi , votre plus cher allié , l'empereur Joseph ,
« ne consentirait jamais à vous voir maître de la Turquie d'Eu-
« rope. Je crois même qu'il a dit en propres termes , que, ne
« pouvant oublier les périls que plusieurs fois les turbans
« venus de Constantinople ont fait éprouver à tienne, il
« craindrait encore plus d'avoir pour voisins des guerriers
« en casques et en chapeaux. »
Le prince ne put s'empêcher de s'écrier : « Vous avez raison ,
« mais c'est notre faute à tous ; nous savons trop constamment
« nous entendre pour faire le mal, et jamais pour faire le bien
« de l'humanité. »
Sans donner tous ces détails à ma cour, j'instruisis M. de Ver-
gennes de mes entretiens sur ce sujet avec le prince et les
M COMTE DE SEGUB. 403
autres ministres de Catherine. Il m'approuva complètement
d'avoir réussi à prouver aux Russes combien d'obstacles ren-
contrerait la destruction des Turcs, et en même temps d'être
parvenu à dissiper les préventions de Catherine, qui ne nous
croyait occupés qu'à fomenter chez elle des troubles intérieurs
et à lui susciter des ennemis.
Les occcasions où l'impératrice me permettait de me rap-
procher d'elle se multipliaient de jour eu jour ; je la vis à la
campagne chez le grand-éebansonet chez !e grand-écuver ; là
elle me proposa de la suivre dans une course qu'elle voulait faire
pour visiter la manufacture d'armes de Sisterbeck.
Je me rappelle que , pendant cette promenade , elle me fit
beaucoup de plaisanteries sur ce qu'on lui avait raconté des
dépenses excessives de notre cour et du désordre qui régnait
dans les comptes de la maison du roi.
Voulant un peu défendre cette cause , quoiqu'au vrai elle ne
fût pas trop bonne à plaider, et préférant la riposte à la défense,
je lui répondis « que tel était le sort des grands monarques,
« qui s'occupaient plus des affaires de L'État que des leurs, et
« n'étaient pas dans la nécessité d'imiter Charlemagne, qu'on
« admirait parce qu'il comptait lui-même les produite de ses
« fermes , les gerbes de ses champs , les foins de ses prés , enfin
« jusqu'aux légumes de son potager et aux œufs de sa basse-
« cour: mais, n'ayant pas d'autres revenus que ceux de ses
« domaines , ce prince ne pouvait payer ses dépenses sur des
« impôts qu'alors la France ne connaissait pas. Nos monarques,
« il est vrai, sont tous trompés; mais vous-même, .Madame.
« ajoutai-je, permettez-moi de vous le dire, vous êtes quelque-
« fois , si je m'en rapporte à ce qu'on m'a dit , et même assez
■< fréquemment volée; ce qui ne m'étonne pas, car les détails
« de cuisine, d'écurie et d'office, sont de trop petits objets pour
« qucVotre Majesté puisse les apercevoir et les surveiller.
— Vous avez tort et raison tout à la fois, Monsieur le Comte
« reprit-elle : je suis volée comme une autre , j'en conviens ; je
404 MKMOIIIES
« m'en suis quelquefois convaincue moi-même par mes propres
« yeux, en voyant de ma fenêtre, au poiut du jour ouïe soir,
« sortir furtivement de mon palais d'énormes paniers qui certes
« n'étaient pas vides.
« Je me rappelle aussi qu'il y a quelques années , ayant été
« faire un petit voyage sur les bords du Wolga , je demandai
« aux habitants qui bordaient ses rives s'ils étaient contents de
« leur sort. La plupart étaient pêcheurs. Nous serions, me
« répondirent-ils, très-satisfaits du fruit de nos travaux, et
« surtout de la pêche du sterlet (1), si l'on ne nous obligeait
« pas à perdre une partie de notre gain, en envoyant an-
« nuellement à vos écuries une assez grande provision de
« ces sterlets, qui se vendent très-cher. C'est un lourd
« tribut qui nous coûte à peu près deux mille roubles par an.
« — fous jaites fort bien de ni en avertir, leur dis-je en
« riant; je ne savais pas que mes chevaux mangeassent du
« sterlet. Ce ridicule abus fut supprimé. Mais, ce que je
« prétends vous prouver, c'est la différence qui existe entre ce
c désordre apparent, qui vous frappe ici, et le désordre réel et
« bien plus dangereux qui règne chez vous.
« Le roi de France ne sait jamais au juste ce qu'il dépense;
« rien n'est réglé ni fixé d'avance ; voici au contraire ce que je
« fais : je fixe une somme annuelle, et toujours la même, pour
« la dépense de ma table , de mon ameublement , pour celle
« de mes spectacles, de mes écuries, enfin de toute ma mai-
« sou. J'ordonne que les différentes tables de mon palais soient
« servies de telle quantité de vins , de tel nombre de plats. Il
« en est de même dans toutes les autres branches de cette ad-
« ministration.
« Tant qu'on me fournit exactement, en quantité et en qua-
« lité, ce que j'ai ordonné, et que personne ne se plaint de né-
« gligence à cet égard, je suis contente; il m'est fort égal que
(i) Sorte d'esturgeon très-recherché en Russie; à Pélersbourg il coûtait
depuis dix louis jusqu'à vingt-cinq.
DU COMTE DE SÉGUR. 405
« sur la somme Gxée on me vole avec plus ou moius de ruse ou
« d'économie ; ce qui m'importe, c'est que jamais cette somme
« ne soit dépassée ; ainsi je suis toujours certaine de ce que je
« dépense C'est un avantage dont peu de princes et même de
« riches particuliers puissent se vanter. »
Un autre jour, comme elle me demandait ce qui m'avait le
plus frappé depuis que j'étais à sa cour, je profitai de la familière
bonté dont elle m'honorait et je hasardai de lui dire : « Ce qui
« me surprend le plus, Madame, c'est l'imperturbable repos
« dont Votre Majesté jouit depuis tant d'années, sur un trône
■< qu'on avait toujours vu entouré d'orages. Il est difficile de
« concevoir par quel secret, par quel moyen, arrivée jeune ,
« étraugère et femme , dans un empire si fécond en complots
« et en révolutions, vous régnez si paisiblement sans rencontrer
« jamais de mutins à réprimer, d'ennemis intérieurs à com-
« battre et d'obstacles à surmonter.
« — Ce moyen, me répondit-elle, est bien simple: je me suis
« fait des principes , un plan de gouvernement et de conduite
a dont je ne m'écarte jamais ; ma volonté une fois émise ne
a varie pas. Ici tout est constant ; chaque jour ressemble à
« ceux qui l'ont précédé. Comme on sait sur quoi compter,
« personne ne s'inquiète. Dès que j'ai donné une place à quel-
« qu'un , il est sûr, à moins de commettre un crime, de la
« conserver. Par là j'ôte tout aliment aux tracasseries, aux
>• délations, aux querelles, aux rivalités; aussi vous ne voyez
« point d'intrigues chez moi. Comme le but des intrigants ne
« pourrait-être que de faire chasser des hommes revêtus d'em-
« plois pour se mettre eux-mêmes à leur place , sous mon
" gouvernement ces tracasseries seraient sans objet.
« — Je conviens, Madame, lui répliquai-je, qu'un système si
« sage doit être suivi des plus heureux résultats ; cependant
« permettez-moi une simple observation. Il est impossible ,
« quelque génie qu'on ait , de ne pas se tromper quelquefois
« dans ses choix. Que ferait Votre Majesté si par hasard elle
406 MÉMOIRES
« s'apercevait , je le suppose , qu'elle a nommé un ministre qui
« se trouve inhabile en administration et incapable de répondre
« à sa confiance?
« — Eh bien ! Monsieur, reprit cette princesse, je le garderais ;
« ce serait ma faute, et non la sienne , puisque c'est moi qui
« l'aurais choisi ; seulement je travaillerais avec un de ses agents
« secondaires ; mais , pour lui , il garderait son titre et sa
« place.
« Tenez , en voici un exemple. J'avais nommé un ministre
« qui ne manquait pas d'esprit , mais qui était dépourvu de la
« science et du caractère nécessaires pour bien régir une grande
« administration ; enfin on aurait trouvé difficilement , dans
« quelque cour que ce fût , un ministre moins habile. Qu'est-il
« arrivé ? Il a conservé sa place. 11 est vrai que je ne lui ai
« laissé que les plus minutieux détails de son département;
« j'avais confié tout ce qui était important à l'un de ses subor-
« donnés.
« Je me souviens qu'une nuit , recevant un courrier qui m'an-
« nonçait la fameuse victoire de Tchesmé et l'incendie de la
« flotte turque , je pensai qu'il ne serait pas convenable que le
« ministre en question n'apprît que par le public ce grand
« événement. A quatre heures du matin je l'envoie cher-
ce cher ; il arrive. Or vous saurez que le pauvre homme, étant
« alors uniquement occupé et tourmenté par une petite que-
« relie intérieure de bureaux dans laquelle il s'était laissé
« aller à un injuste emportement , s'imaginait que je l'avais
« mandé pour le gronder.
« Aussi , en ouvrant ma porte et avant de me laisser dire un
« mot , il s'écrie : Madame , je vous conjure de me croire :
a il n'y a point ici de ma faute, et je ne suis pour rien
« dans cette affaire. — Je ne le sais que trop, Monsieur,
« lui répondis-je en riant Et je lui appris alors la nouvelle de
« l'éclatant succès qui couronnait le plan hardi que j'avais
« conçu avec le prince Orloff , pour faire partir de Cronstadt
DU COMTE DE SEGUR. 407
« mon armée navale , qui , après avoir fait le tour de l'Europe
« et traversé la Méditerranée , était parvenue à détruire , au
« fond de l'Archipel , la flotte musulmane.
« Cet exemple , Madame , lui dis-je en riant , ne pourrait
« servir qu'à un bien petit nombre de princes ; car il en est
« bien peu qui sachent assez gouverner eux-mêmes pour faire
« de grandes choses avec de médiocres ou de mauvais minis-
« très. »
Des nuages assez sombres s'élevaient à l'orient ainsi qu'au
sud de l'empire ; ils grossissaient peu à peu et répandaient en
Europe , comme en Asie , la crainte d'une guerre prochaine.
Le pacha d'Achalzik attaquait les Géorgiens; un nouveau pro-
phète nommé Mansoura appelait aux armes les tribus du Cau-
case; les Tartaresdu Ivubanse joignaient aux Lesghis et aux
Turcs pour envahir les États du roi d'Imérétie ; eoûn la gar-
nison musulmane d'Oczakoff se livrait à des brigandages sur le
territoire de l'empire.
Le prince Potemkin , retombant dans ses méfiances accou-
tumées , nous reprochait de fomenter secrètement ces orages.
Bientôt , éclatant eu menaces, il ordonua aux ofûcicrs de re-
joindre leurs corps , renforça les troupes de la ligne du Cau-
case, et déclara publiquement qu'il voulait, sous peu de mois ,
se mettre à la tête d'une armée et faire une invasion dans le
Ruban.
Tels étaient les présages sinistres qui , vers la fin de l'année
1785, annonçaient une rupture prochaine et presque" inévitable
avec la Porte ottomane.
Dans ces circonstances je trouvai le moyen de me faire
donner un Mémoire très-détaillé et très-curieux sur les diffé-
rentes tribus qui habitaient le Caucase , sur la force , les mœurs ,
les lois de ces diverses et nombreuses peuplades , parlant
presque toutes des langues différentes , et parmi lesquelles se
trouvaient encore les coutumes ainsi que les noms de plusieurs
peuples antiques , tels que les Osses , les Avares , autrefois puis-
408 MEMOIRES
sants, et dont les roches du Caucase conservent encore quel-
ques débris échappés aux invasions successives de ces flots de
Huns et de Tartares qui dévastèrent les plaines de la Scythie
avant de porter la terreur en Europe et d'étendre leurs ravages
jusqu'au sein du double empire des Césars.
Si ce Mémoire très- important sur une contrée presque tota-
lement inconnue dans l'Occident n'eût pas été trop long, j'au-
rais cru devoir l'insérer en entier dans ce livre ; mais il ralen-
tirait trop ma marche. Il suffira peut-être à mes lecteurs d'en
extraire quelques pages pour présenter à leur curiosité une
esquisse des mœurs assez singulières des Cabardiens , tribu cir-
cassienne.
Ce Mémoire me parut d'autant plus important qu'il était
secret et rédigé par le général Paul Potemkin, avec des notes,
en marge, du général Apraxiu.
Le Caucase , antique théâtre du supplice de Prométhée , est
formé par une chaîne de montagnes qui sépare l'Europe
de l'Asie. Ses bornes sont : à l'orient , la mer Caspienne ; à
l'ouest , la mer Noire ; au nord , deux rivières , le Terek et
le Kuban; au midi, le fleuve Kur, qui borde sa haute chaîne
dans toute sa longueur.
Les défilés qui traversent ces montagnes étaient autrefois*
fortiliés. On voit encore quelques ruines de ces murailles
et de leurs portes, qu'on appelait jadis portes Caspiennes. Un
fort moderne , bâti par les Russes , a reçu le nom de Grégo-
riopolis , pour rappeler celui du prince Potemkin.
Les nations qui habitent le Caucase sont presque généralement
soumises aux puissances musulmanes et russes; mais cette
soumission existait pins de nom que de fait ; la plupart étaient
souvent en rébellion et recouvraient fréquemment leur liberté
par les armes.
Les Tartares du Kuban et les Lesghis défendaient presque
constamment leur indépendance. Les Abgas se montraient
plus fidèles aux Turcs par haine pour les Russes. Les Tschet-
DU COMTE DE SEGUB. 409
ciiins combattaient aussi fréquemment les Moscovites; mais,
de toutes ces peuplades, connues généralement sous le nom de
Circassiens ou Tcherkès, les tribus des deux Cabarda sont
peut-être les plus remarquables par l'étendue de leur popula-
tion , par leurs mœurs , par la forme de leur gouvernement et
par leur intrépidité , eniiu par la fertilité de leurs pâturages et
de leurs champs.
Leurs troupeaux sont nombreux ; ils fournissent des grains
aux tribus des Osses et des Avares. Leur pays produit une race
excellente de chevaux qu'on vend à Pétersbourg depuis trois
cents jusqu'à mille roubles, malgré la petitesse de leur taille,
qui est compensée par une singulière agilité et par une in-
croyable vigueur. Ils sont si souples que j'ai vu à Pétersbourg
des princes cabardiens les faire tourner sur eux-mêmes dans
un cercle dont le diamètre n'avait pas la moitié de la longueur
de leur corps.
La principale force des Cabardiens consiste en cavalerie. Ces
guerriers portent des cottes de maille artistement faites , dont
quelques-unes leur couvrent la tête et descendent jusqu'aux ge-
noux. Ils se servent quelquefois d'armes à feu, mais plus sou-
vent de l'arc, dont ils tirent avec une adresse merveilleuse.
Le général Apraxin racontait que , dans un combat qui fut
très-rude, les Cabardiens firent plus de mal à ses troupes par
leurs flèches que par leurs fusils. Ces flèches, lancées d'assez
loin , s'enfonçaient dans le corps des hommes et des ehevaux
jusqu'à la plume. A leur première décharge , sur quatre cents
cavaliers russes ils en tuèrent ou démontèrent soixante-dix.
En général tous les Circassiens ne se montraient soumis à
l'impératrice que pour en recevoir des présents. Leur recon-
naissance durait peu \ on était avec eux dans un état de guerre
presque perpétuel. Cependant Catherine II , décidée à subju-
guer toutes ces tribus et à consolider son autorité sur elles pour
garantir la Géorgie contre leurs attaques , ainsi que contre celles
des Lesghis, venait, lorsque j'arrivai en Russie, de former un
35
4(0 MÉMOIRES
nouveau gouvernement sous le nom de gouvernement du
Caucase, dont la capitale a été nommée Ecatherinengrad.
Ce gouvernement doit, dit-on, s'étendre depuis le Don
jusqu'aux frontières de l'Arménie et du Kuban jusqu'à l'Oural.
Deux royaumes et un grand nombre de peuples seront soumis
à sa juridiction.
Les Cabardiens forment trois tribus circassiennes de la même
race , issue , disait-on , d'un prince nommé Kess, qui, venu
jadis d'Arabie , avait soumis toutes les nations du Caucase.
La djnastiede ce prince devint nombreuse ; toutes les bran-
dies qui la composaient restèrent longtemps sous la domina-
tion du cbef de leur famille ; mais, vers la fin du siècle dernier,
le chef qui régnait alors devint odieux aux auties princes ; ils se
révoltèrent contre lui et le tuèrent , ainsi que ses eufants.
Ces princes , se multipliant avec une incroyable fécondité ,
se trouvèrent bientôt si pauvres qu'ils n'eurent plus de res-
sources que le brigandage ; ce brigandage devint promptement
une coutume générale , et l'on pourrait presque dire un droit
reconnu.
Dès qu'un prince devient père d'un enfant mâle , il le confie
à un ousder ou noble circassieu , qui entretient cet enfant à ses
frais , le forme aux exercices militaires et aux vols hardis qui
doivent un jour fonder sa fortune et sa renommée.
A son tour le belliqueux élève, quand il devient homme,
donne à son gouverneur, pour prix de ses soins , la plus grande
partie du butin qu'il peut faire, ne s'en réservant pour lui-même
que la dixième part.
Autrefois la volonté du chef de la nation tenait lieu de loi :
c'était un gouvernement militaire et absolu ; depuis , ce gou-
vernement présenta l'aspect d'une sorte de république divisée
d'abord en deux classes , celle des princes et «elle des nobles ;
enfin, pour apaiser les mécontentements du peuple, on admit,
dans le grand conseil national des vieillards choisis par ce peuple
dans son ordre!
DU COMTE DE SÉGUR. 411
Les décisions de cette assemblée font loi ; mais ces lois sont
peu durables. L'engagement le plus sacré pour les Cabardiens
est le serment sur l'Alcoran , et rarement ils tiennent ces ser-
ments plus d'une année.
Ces Circassiens , jadis idolâtres, depuis chrétiens, et récem-
ment devenus mahométans , respectent peu ces différents cultes
et en observent encore moins la morale. Dernièrement les
princes , les nobles et les députés du peuple étaient unanime-
ment convenus d'interdire aux Arméniens l'entrée dans la Ca-
barda ; peu de mois après ils les y appelèrent.
Cependant leur assemblée offre un coup d'ceil grave et impo-
sant ; chaque ordre s'y place séparément , et chaque individu
selon son rang.
Toute proposition doit émaner des princes ; quand ils sont
d'accord, les nobles l'examinent , et presque toujours ils adop-
tent l'avis de ces princes , parce qu'ils dépendent d'eux immé-
diatement. On communique ensuite la proposition aux anciens
du peuple ; mais , quoique ceux-ci soient nommés sujets par les
autres , ils usent librement du droit d'accepter ou de refuser,
et leur consentement est indispensable pour donner force de
loi aux décisions des deux premiers ordres.
Les princes fout exécuter les lois par l'entremise des nobles.
Dans les anciens temps , ces nobles , compagnons du premier
conquérant , dédaignaient le soin de cultiver la terre et aban-
donnaient ce travail aux peuples conquis et aux esclaves. Ainsi
les vaincus devinrent bientôt les seuls propriétaires.
Mais il eu résulta que les princes et les nobles , ne vivant
que de brigandage , prirent à discrétion chez les cultivateurs
tout ce qui leur était nécessaire , de sorte que , ne s'étaut ré-
servé , en droit , aucune propriété , dans le fait ils pillent tout
ce qu'il leur convient de s'approprier.
Chaque prince se dit le patron , le protecteur d'un certain
nombre d'habitants qui dépendent de lui et qu'il nomme ses su-
jets. Ceux-ci, regardant leur prince comme un êtresacré, n'o-
412 MEMOIRES
seraient lui refuser ni leurs biens ni leur» services. Le prince a
le pouvoir d'ôter à son sujet ses esclaves et de les vendre ; il peut
même lui enlever sa fdle ou sa femme ; mais il n'a aucun droit
sur sa vie.
Cependant les vieillards des anciennes familles du peuple sont
tellement respectés que , dans les assemblées de la nation, leur
avis a souvent plus de poids que ceux des princes.
Depuis quelque temps le peuple , trop opprimé , commençait
à se soulever et à implorer l'appui de l'impératrice, dont la pro-
tection leur a rendu le courage et l'espoir de se venger. Les
causes de ces excès et de cette animosité étaient assez récentes,
et peut-être amenées par de trop fréquentes communications
avec les Turcs et les Russes.
Jusque-là des mœurs simples, et dans lesquelles on retrou-
vait quelques traces des antiques coutumes lacédémonicunes ,
remplaçaient chez ces peuples les avantages d'une législation
régulière ; ils ne commettaient de brigandages qu'au dehors ,
n'étant pas resserrés comme ils le sont aujourd'hui dans leurs
propres limites par de puissants voisins.
Les princes et les nobles pouvaient bien demander à leurs
sujets ce qu'ils trouvaient chez eux à leur convenance ; mais
aussi chaque sujet , sans crainte de refus , pouvait s'asseoir,
quand il le voulait, à la table du prince son patron , et obtenir
de lui en présent tout ce qui paraissait lui être utile ou même
agréable : c'étaient le plus souvent des armes et des chevaux ,
seuls objets de leur ambition ; car ces peuples fout peu de cas
de l'or et de l'argent.
Les princes et les nobles n'ont pas plus de luxe à leur table
que les hommes du peuple ; s'ils n'ont point de repas publics
comme les Spartiates, du moins tous les membres de la même
famille vivent en commun et à la même marmite. Aussi l'usage
était établi de faire les dénombrements de la nation par mar-
mites , et non par maisons et par familles.
Dès qu'un enfant vient de naître, on l'expose sans précaution
DU COMTE DE SEGUR. 413
à l'air ; à trois ans on lui présente des armes mêlées avec quel-
ques autres bagatelles qui plaisent à l'enfance ; s'il préfère les
armes , sa famille s'en réjouit. A sept ans il apprend à monter
à cheval , à tirer de l'arc , à se servir des armes à feu. Bientôt
éloigné de la maison paternelle , où l'on craint que l'indulgence
de sa mère ne l'amollisse, il n'y revient que lorsqu'il est homme
fait et déjà connu par quelques exploits.
Les jeunes gens des deux sexes peuvent se voir librement les
jours de fêtes et de danse. Lorsqu'un jeune homme se marie,
il paye une espèce de dot nommée Aa///«, en donnant à son beau-
père ou des cuirasses , ou des cottes de maille , ou des fusils. Le
nouvel époux ne peut voir sa femme que sous le voile du mys-
tère ; il lui ferait tort et se perdrait lui-môme dans l'opinion de
sa tribu s'il se laissait surprendre avec elle.
Chez ce peuple tout vol est permis, comme à Sparte, pourvu
qu'on n'en découvre aucune trace. Un jeune Circassien aime-
rait mieux mourir que de se laisser convaincre de son larcin.
Ces peuples guerriers, loin d'admirer la magnificence des villes,
les regardent comme des prisons. « Je ne changerais pas, disait
« un prince cahardien, ma petite cabane pour le plus riche pa-
« lais. Dans ce palais les murs sont ornés, mais les cœurs sont
« cachés Ces gros murs emprisonnent les idées et les senti-
« ments. Pour moi , je respire un air libre , et je peux à mon
« gré transporter ma cabane sur toute l'étendue de ce pays où
« ma nation est puissante. »
Quoique mahométans, ces peuples conservent encore , par
habitude , une vénération singulière pour un lieu nommé Ta-
tarloitff, où l'on voit encore les ruines d'une antique église chré-
tienne ; ces ruines sont un asile sacré , et, malgré leur légèreté
ordinaire, ils ne violent presque jamais le serment juré parle
nom de Tatarlonff.
La nourriturede ces montagnards consiste habituellement en
quelques morceaux de mouton bouilli et du gruau cuit à l'eau.
1 r général PaulPotemlun prétend qu'il s'élève quelquefois entre
411 M É MO 1RES
deux princes cabardiens , pour un morceau de mouton, des
querelles aussi sérieuses que celles d'Agamcmnon et d'Achille,
si poétiquement ennoblies par le génie d'Homère.
La boisson ordinaire des Cabardiens est une espèce de bière
laite avec du millet ; les riches boivent un hydromel non fer-
menté.
Dans les fêtes , la jeunesse danse au son du tambourin et
de quelques flûtes percées de trois trous et nommées balalekct.
Les hommes se montrent, à ces bals, revêtus de leurs armures,
et les femmes parées de leurs plus belles robes ou surbifs.
Avant d'ouvrir le bal , les jeunes Cabardiens se livrent à des
exercices militaires. Les plus adroits peuvent choisir la danseuse
qui leur plaît; les maladroits perdent ce privilège. Les jeunes
filles apprennent à coudre , à broder, font elles-mêmes les ha-
billements de leurs maris et soignent leurs armures.
Quoique mariée une Cabardienne conserve la coiffure des-
tinée aux vierges , et ne reçoit de ses parents la permission de
porter la coiffure des femmes que lorsqu'elle est devenue mère
d'un garçon.
Les femmes , non moins belliqueuses que leurs maris , exci-
tent, soutiennent, enflamment leur courage. Le général Apraxin
les a vues, après une défaite , insulter ces guerriers vaincus, en
leur reprochant d'avoir perdu tout à la fois leur vaillance et leur
droit à l'affection de leur famille.
A la mort de son mari la femme doit se déchirer jusqu'au
sang le visage et le sein. On juge de sa sensibilité par le plus ou
le moins de gravité des blessures qu'elle se fait. Le guerrier
devenu veuf doit se meurtrir la tête à coup de fouet. Ces cou-
tumes commençaient à tomber en désuétude.
On retrouve les mêmes mœurs chez les Tschetchins, les Ava-
res, les Karakalpakes, les Andes, les Alagius , les Grébent-
choukoffes , les fngoutches , les Osses , les Sigores et plusieurs
autres peuplades du Caucase.
Une seule tribu , celle des Koumoniqucs , tirant son origine
DU COMTE DE SKGUR. 41S
des Ogres ou Hongrois de Madjar, vit sous d'autres formes de
gouvernement. Les ruines de Madjar existent encore dans le dé-
sert qu'on traverse en allant de Teherkask à Mosdock ; leur
étendue indique assez que Madjar fut autrefois une ville consi-
dérable.
La guerre des Russes contre les Circassiens , d'abord com-
mencée pour les punir de quelques brigandages , avait , jusqu'à
l'époque de mon arrivée à Pétersbourg, paru peu importante.
Plusieurs princes du Caucase s'étaient même établis en Russie
et avaient servi dans les armées impériales.
Je vis à la cour de Catherine et je reçus chez moi des princes
cabardiens, envoyés par leurs tribus pour implorer la clémence
de l'impératrice. Ils me montrèrent leurs armures et me ren-
dirent témoin de leurs exercices militaires.
Je les ai vus, au galop le plus rapide, abattre avec des flèches
et à une grande distance un chapeau posé sur une perche. Je
conserve encore des dessins où ils sont représentés avec leur
cotte démaille et leur habit de guerre.
Tandis que , dans la capitale , ils parlaient de soumission ,
leur nation combattait les Russes, et cette guerre prenait de
jour en jour un caractère plus grave par la réunion de tous les
peuples du Caucase , qui grossissaient leurs forces , et par les
secours que leur donnaient les Lesghis , ainsi que les Turcs,
qui, sous les ordres du pacha d'Achalzik, envahissaient les États
des rois d'Imérétie et de Géorgie.
Dans ce même temps , à l'extrémité de l'Asie , une rupture
avait éclaté entre les Russes et les Chinois. Ceux-ci s'étaient em-
parés d'une île située au milieu du fleuve Amour et y cons-
truisaient un fort. L'empereur de la Chine avait écrit des let-
tres très-hautaines à Catherine II , et cette princesse se voyait
obligée d'envoyer à grands frais au fond de la Sibérie des troupes
et du canon.
J'étais peut-être alors le seul Européen qu'une semblable
querelle pût occuper et contrarier. Le comte deWoronzoff,
4lf> MÉMOIRES
ministre du commerce, annonçait l'intention de faire un voyage
aux frontières de la Chine, et son départ aurait paralysé nos
négociations commerciales peut-être pour une année.
Depuis longtemps l'orgueil du souverain de la Chine avait
blessé la fierté de l'impératrice, peu accoutumée aux humilia-
tions. Au commencement de son règne , une nombreuse tribu
deKalmouks, qui habitait les vastes plaines situées au nord-est
de la mer Caspienne , se trouvant lasse des taxes que les gou-
verneurs russes lui imposaient, et ne pouvant supporter le joug
des lois , que leur farouche liberté leur faisait regarder comme
une tyrannie , résolut de s'en affranchir.
Tout à coup , le même jour, à la même heure, cent cinquante
mille familles de Ralmouks plient leurs tentes, les placent sur
des chariots, sellent leurs chevaux, emmènent leurs troupeaux,
disparaissent , se dirigent vers l'orient , et , après deux ans de
marche, arrivent sur les frontières de la Chine. Là ils écrivent
au souverain de ce vaste empire et lui demandent un asile.
Cette visite inattendue de deux ou trois cent mille hôtes ,
loin d'alarmer l'empereur, lui causa une orgueilleuse satisfac-
tion ; il accorda des terres à ces Ralmouks , et au milieu de
leurs établissements il érigea une pyramide avec une inscrip-
tion dans laquelle il se vantait d'être au-dessus de tous les mo-
narques de l'univers.
« Ceux-ci, disait-il , prodiguent l'or et le sang, ils épuisent
« leurs forces pour conquérir à grands frais et avec de longs
« travaux quelques villes, quelques bourgades, tandis que nous,
o puissants et respectés, par la sagesse de nos lois, par la pros-
« périté de nos sujets , nous voyons des nations entières ac-
« courir des extrémités du monde pour se soumettre à notre
« domination. »
Bien que l'impératrice voulût quelquefois tourner en ridicule
cette forfanterie asiatique, on voyait à l'amertume de ses raille-
ries qu'elle eu conservait un vif et secret dépit.
Bientôt l'impératrice fut distraite de ses occupations admiuis-
DU COMTE DE SÉGUB. 417
tratives par de nouvelles apparences de guerre. M. de Choiseul
la croyait inévitable. Le ministère britannique, dans le dessein
de faire échouer nos négociations de commerce, encourageait
les Turcs à protéger les mouvements hostiles des Tartares, des
Lesghis et du pacha d'Achalzik. En amenant une rupture l'An-
gleterre espérait arrêter les progrès de notre influence à Péters-
bourg ou bien anéantir celle que nous conservions à Con^tan-
tinople.
Déjà tous ces mouvements renouvelaient dans l'esprit de
Catherine II d'anciennes méfiances contre nous, et j'obtenais
plus rarement des conférences. Cependant cette princesse me
montrait toujours personnellement la même bonté; elle me
permit de dîner avec elle dans un nouveau palais construit par le
prince Potemkin.
On y voyait une galerie entourée de colonnes , et d'une
telle étendue qu'une table de cinquante couverts, placée à l'ex-
tremite de cette galerie, était à peine aperçue de ceux qui en-
traient par l'autre extrémité.
Hors de cette galerie on trouvait un jardin d'hiver si grand
qu'un temple placé au centre de ce jardin n'y paraissait pas
disproportionné, bien que dans sa rotonde cinquante personnes
pussent être assises sans se gêner .
Là ce prince nous fit entendre le concert le plus étrange :
c'était une musique uniquement composée de cors, et dont
chacun ne faisait jamais qu'une note ; ce qui n'empêchait pas
ces singuliers musiciens déjouer avec précision et rapidité des
morceaux d'harmonie de la plus difficile exécution.
Le vice-chancelier donna aussi un grand souper à l'impéra-
trice. Je désirais qu'il y invitât M. le comte de Custines, qui ve-
nait d'arriver à Pétersbourg; mais, comme il n'avait pas encore
été présenté, le comte Ostermann n'osait pas le prier. Te mon-
trai à l'impératrice quelque regret de ce refus, et par ses ordres
l'invitation fut faite.
Vers ce temps , après avoir célèbre avec magnificence à Pe-
418 MEMOIRES
tershoffles fêtes de la Saint-Pierre, Catherine, qui choisissait
ordinairement ces jours solennels pour faire éclater sa généro-
sité, donna aucomteBezborodko quatre mille paysans, au comte
de Woronzoff une plaque de diamants et cinquante mille roubles.
Elle nomma six sénateurs, et accorda à d'autres seigneurs plu-
sieurs gouvernements et un grand nombre de décorations.
A la grande surprise de la cour, on vit le favori Yermoloff
attaquer le prince Potemkin dans l'esprit de sa souveraine et
miner visiblement son crédit. Le khan de Crimée, Sahim-Gheray,
en perdant sa souveraineté , avait obtenu de l'impératrice la
promesse d'une indemnité avec un traitement annuel et con-
sidérable ; je ne sais par quelle raison les payements de cette
pension se trouvèrent retardés.
Le khan, soupçonnant le prince Potemkin de détourner pour
quelque autre emploi les sommes qui lui étaient destinées, se
plaignit vivement de cette négligence ou de cette infidélité, et,
pour faire parvenir sûrement ses plaintes à Catherine II, il s'a-
dressa au favori Yermoloff, qui saisit cette occasion favorable
pour irriter sa souveraine contre le ministre puissant qu'il se
flattait un peu trop légèrement de renverser.
Tous ceux qui étaient mécontents de la hauteur du prince
Potemkin se rallièrent à M. Yermoloff , et bientôt, de tous côtés,
Catherine fut assaillie de délations contre l'administration du
prince, qu'ils accusaient même de déprédations.
L'impératrice en conçut et eu montra une humeur assez vive.
Au lieu d'expliquer sa conduite et de se justifier, le prince, fier
et audacieux, lui oppose des dénégations brusques, un maintien
froid, la plupart du temps un silence presque dédaigneux.
Enfin non- seulement il cesse toute assiduité près de sa souve-
raine, mais il s'en éloigne, quitte Czarskozelo et passe à Péters-
bourg ses journées chez le grand-écuyer , ne paraissant occupé
que de festins, de plaisirs et d'amour.
Le dépit de Catherine se manifestait à tous les yeux ; le cré-
dit d'Yermoloff semblait croître rapidement. La cour, étonnée
DU COMTE DE SEOIR 4M)
d'un tel changement, se tournait, suivant L'usage, \<ts le soleil
lavant.
Les parents et les amis du prince sont consternés et disent
qu'il se perd par un orgueil déplacé. Sa disgrâce parait certaine ;
chacun s'éloigue de lui ; la plupart des ministres étrangers imi-
tent eux-mêmes cet exemple. M. Fitz-Herbert se conduisit plus
noblement, quoique dans le fond il ne vît pas avec peine la chute
d'un ministre qui se montrait alors plus favorable à nos intérêts
qu'à ceux de l'Angleterre.
Pour moi, je crus devoir dans cette circonstance redoubler
mon assiduité près du prince. Je le vis tous les jours, et je lui
dis franchement qu'il courait imprudemment à sa perte en
osant braver ainsi sa souveraine et blesser sa fierté.
« Eh quoi ! vous aussi, me dit-il, vous voulez que je plie hon-
« teusement, après tant de services rendus, sous le caprice d'une
« injustice offensante ? On dit que je me perds, je le sais ; mais
« on se trompe. Rassurez-vous ; ce ne sera pas un enfant qui
« me renversera, et je ne sais qui l'oserait.
« — Prenez-y garde, repris-je ; avant vous, et dans d'autres
« contrées, plusieurs célèbres favoris ont prononcé ce mot si
« fier : On n'oserait, et ils n'ont pas tardé à s'en repentir.
« Votre amitié me touche, reprit le prince ; mais je dédaigne
« trop mes ennemis pour les craindre. Parlons plutôt de vos
« affaires : Où en êtes-vous pour votre traité de commerce ?
« — Il marche bien lentement, lui répliquai-je, — et lesplé-
<< nipotentiaires de Sa Majesté me refusent avec opiniâtreté
« toute diminution de droits sur nos vins.
« — C'est donc là, dit-il, le point principal d'achoppement ?
« Eh bien ! prenez patience ; cet obstacle ne tardera pas à
« être levé. »
Nous nous séparâmes, et je restai , je l'avoue, fort surpris
de sa tranquille confiance, qui me paraissait un véritable
aveuglement. En effet l'orage semblait grossir chaque jour :
M. Yermoloff prit part ostensiblement aux affaires; il fut placé
420 MEMOIBES
dans l'administration de la banque avec les comtes Schouwa-
lot'f , Bezborodko, Woronzoff et Zavadoski.
Enfin on apprit le départ soudain du prince Potemkin pour
Narra. Ses parents perdirent toute espérance ; ses ennemis
chantaient victoire ; les politiques expérimentés spéculaient ,
les courtisans changeaient de livrées.
Ainsi privé démon plus ferme appui, et sachant que M. Yer-
moloff, me regardant comme l'intime ami du prince, était plus
disposé à me nuire qu'à m'obliger, je craignais d'échouer dans
une négociation qui n'éprouvait déjà que trop d'obstacles.
Cependant les ministres m'invitent à une conférence ; leur
accueil me semble plus amical, et, à ma grande surprise, après
une assez courte discussion et quelques objections de peu d'im-
portance, ils m'accordent mie diminution de droits sur nos vins
de luxe, en me laissant même l'espoir d'obtenir de plus fortes
concessions.
Je ne pouvais concilier cette réalisation des promesses du
prince avec sa disgrâce, dont personne ne doutait plus. Peu de
jours après, tout m'est expliqué : un courrier de Czarskozelo
m'apprend que le prince Potemkin est revenu triomphant, qu'il
m'invite à dîner , qu'il est plus en crédit que jamais, et que
M. Yermoloff vient d'obtenir une somme de cent trente mille
roubles, quatre mille paysans, un congé de cinq ans et la per-
mission de voyager.
Dans un empire absolu la faveur et la disgrâce se succèdent
rapidement, et, sur ce théâtre mobile de la cour, la scène semble
changer par un coup de baguette. Catherine II venait de choisir
un nouvel aide de camp , M. Momonoff , jeune officier de la
garde impériale , très-distingué par les agréments de sa figure
et de son esprit.
Dès que j'arrivai chez le prince il m'embrassa en me disant :
« Vousai-je trompé en rien, batushka? L'enfant m'a-t-il ren-
« versé ? Me suis-je perdu par mon audace ? et vos plénipoten-
« tiaires se sont-ils montres aussi récalcitrants que vous le
DU COMTE DE SEGUR. 421
« croyiez? Au moins, pour cette fois, convenez, Monsieur le
« Diplomate, qu'en politique mes prédictions sont encore plus
« sures que les vôtres. »
Le nouvel aide de camp de Catherine, protégé par le prince
Potemkin, montrait des sentiments conformes aux siens; il ne
tarda pas à m'exprimer le désir de se lier avec moi. Ceux qui
se trouvaient dans la même position que lui restaient toujours
au palais et ne dînaient chez personna; mais l'impératrice lui
permit d'accepter une invitation que je lui avais adressée , et,
pour mieux me marquer sa bienveillance , au moment où nous
étions sortis de table, nous vîmes cette princesse dans sa voiture
passer lentement devant le balcon de mes appartements et nous
saluer avec bonté.
Ce fut dans ce temps que le prince de Nassau m'écrivit de
Varsovie et me demanda s'il ne serait pas possible d'obtenir
pour lui la permission de faire porter le pavillon russe aux bâti-
ments sur lesquels il désirait faire transporter dans l'Archipel
et en France, parla mer Noire, les productions de ses terres.
J'en parlai au prince Potemkin ; celui-ci m'assura que la chose
était impossible. « Premièrement , dit-il, on n'accorde point le
« pavillon russe aux étrangers ; pour l'obtenir il faut être na-
« turalisé en Russie et y posséder quelques terres. De plus ,
« je vous dirai que l'impératrice a des préventions assez fondées
« contre M. de Nassau, parce qu'il est allé dernièrement à
« Constautinople et s'y est montré très-disposé à combattre
« avec les Turcs contre nous. »
Malgré cette réponse, comme j'insistais assez vivement, ce
prince, surpris de la chaleur de mes instances, me demanda par
quel motif je me montrais si pressant dans mes démarches en
faveur d'une personne qui n'avait avec moi aucun lien de fa-
mille. « M. de Nassau n'est pas même, ajouta-t-il, véritablement
« votre compatriote ; par sa naissance il n'est point Français ;
« il s'est marié en Pologne, qui devient aujourd'hui sa patrie
« adoptive. »>
30
122 MÉMOIRES
Alors, pour lui expliquer le commencement de notre liaison,
je lui racontai notre querelle, notre singulier duel, et le ser-
ment de fraternité d'armes que nous nous étions réciproquement
l'ait après ce combat.
Il ne me répondit rien ; mais, peu de jours après, il m'apprit
que l'impératrice, voulant me donner une nouvelle preuve de
sa bienveillance, m'autorisait à écrire au prince de Nassau
qu'elle lui faisait présent d'une terre en Crimée et lui accordait
le pavillon russe pour ses bâtiments.
On jugera facilement de la surprise et de la satisfation de
M. de Nassau en recevant cette nouvelle si imprévue. D'après
mou conseil, il écrivit au prince Potemkin, et le pria d'obte-
nir une autre faveur pour lui, celle d'être admis à présenter à
l'impératrice l'bommage de sa respectueuse reconnaissance.
Cette princesse annonçait déjà publiquement son prochain
voyage en Crimée ; je devais l'y accompagner, et ce fut à Kieff
que le prince de Nassau vint nous rejoindre.
Le prince de Ligne, qui devait aussi faire partie de notre
impériale caravane , était arrivé à Pétersbourg ; connu et fêté
dans toutes les cours de l'Europe , il s'y faisait aimer par la
douceur et la facilité de son caractère, par l'originalité de son
esprit; par la vivacité de son imagination il aurait animé la so-
ciété la plus froide.
Brillant à la guerre par une bravoure chevaleresque, remar-
quable par l'étendue de ses connaissances militaires, histori-
ques et littéraires , il écoutait et flattait la vieillesse, surpassait
la jeunesse en légèreté, prenait sa part dans toutes les folies de
son temps, dans toutes les guerres, dans toutes les fêtes. A cin-
quante ans il conservait encore une beauté noble ; quant à son
esprit, il s'était arrêté à vingt ans.
Affectueux avec ses égaux , populaire avec les classes infé-
rieures, familier avec les princes et même avec les souverains,
il mettait chacun à son aise, ne se gênait avec personne, faisait
des vers pour toutes les femmes ; adoré dans sa famille, il vi-
DU COMTE DE SÉGUR. 423
vait avec ses enfants plutôt eu compagnon qu'en père, sem-
blait n'avoir jamais de secret pour personne et jamais ne com-
promettait ceux, qu'on lui confiait. Sa frivolité eût déparé ridi-
culement la vieillesse de tout autre; mais cette frivolité était
si variée, si aimable , si piquante et si exempte de toute mali-
gnité, qu'on aimait en lui jusqu'à ses défauts.
11 était en grande faveur auprès de l'impératrice, et , dès
qu'il arriva, elle lui apprit qu'elle lui faisait don d'une terre en
Crimée et située sur les bords de la mer Noire, au lieu même où
l'on assurait que le temple desservi en Tauride par la princesse
et prêtresse Ipbigénie avait existé.
Depuis plusieurs années j'étais intimement lié avec le prince
de Ligne; aussi je jouis plus que personne du plaisir que me
promettait un tel compagnon de voyage.
Plus ce voyage s'approchait, plus il me devenait nécessaire
de hâter la conclusion des affaires dont j'étais chargé; car, une
fois parti, tout aurait été suspendu, et, comme le baromètre
politique est presque toujours au variable, un long délai, dans
les circonstances où je me trouvais, pouvait facilement se con-
vertir en véritable échec.
La marche triomphale de Catherine dans le midi, les troupes
nombreuses rassemblées le long du Borysthène jusqu'aux bords
du Pont-Euxin devaient probablement réveiller les inquiétudes
de la Porte ottomane, exciter ses alarmes, et ranimer les élé-
ments de discorde que nous nous efforcions alors d'apaiser.
A peine parvenu à terminer une longue, importante, diffi-
cile négociation , et à vaincre les obstacles que m'avaient susci-
tés d'une part l'activité jalouse des négociants anglais, et de
l'autre la disposition peu bienveillante des ministres russes, une
nouvelle carrière s'offrait à moi.
Destiné par le sort à me trouver sans cesse dans les positions
les plus variées, je devais, à la suite du char de triomphe de
Catherine, traverser avec elle son vaste empire . visiter cette
Tauride fameuse dans la fable, dans l'histoire . et que l'audace
424 MEMOIRES
d'une femme venait d'enlever au\ farouches enfants de Ma-
homet.
Je devais être témoin des hommages que lui prodigueraient
sur la route une foule d'étrangers attirés , comme ils le sont
toujours , par l'éclat d'une grande puissance et d'une haute
fortune; un roi de Pologne jadis aimé et couronné, puis ré-
cemment dépouillé d'une partie de ses États par cette impé-
rieuse souveraine ; enfin l'héritier des Césars, l'empereur d'Oc-
cident, qui, abaissant son diadème et déposant momentanément
la pourpre , venait se mêler aux courtisans de la victorieuse
impératrice pour resserrer avec elle les liens d'une alliance
également redoutable à la liberté polonaise , à la sécurité prus-
sienne et au repos de l'Europe.
A la fois courtisan et négociateur, il m'était prescrit de cul-
tiver de plus en plus la faveur de Catherine et de surveiller
en même temps avec activité les desseins et les actions de cette
princesse ambitieuse, qui, couvrant alors de troupes nom-
breuses les rives du Borysthène et les bords de la mer Noire ,
semblait, de concert avec son allié Joseph II, menacer d'une
prochaine et totale destruction l'empire ottoman.
Pour remplir cette curieuse et singulière mission je partais
sans légation , sans bureaux , sans secrétaire. Là j'allais me
voir au milieu d'une suite non interrompue de courses , de
fêtes , d'audiences publiques , de cercles et de jeux , sans pou-
voir jouir ni de quelque liberté pour observer, ni de quelques
moments de solitude pour méditer et pour me rendre compte
de ce qui aurait pu frapper mes regards et mon esprit.
Rien ne ressemble moins aux voyages ordinaires que ceux
d'une cour : voyageant seul , on voit les hommes , les pays , les
usages, les établissements, tels qu'ils sont; mais, en accompa-
gnant un monarque, on voit tout apprêté, déguisé, fardé.
Rien n'est naturel, tout est officiel ; on ne rencontre guère ainsi
dans les paroles et dans les actions plus de vérité que l'on n'en
trouve dans les manifestes dictés par la politique.
DU COMTE DE SÉOUB. 425
Vainement on annonce que toute étiquette sera bannie de ces
majestueuses parties de plaisir ; la gêne existe toujours là où
règne une si grande inégalité; on ne peut s'arrêter où Ton veut,
s'occuper de ce qui attache, approfondir ce qu'on vous force
d'effleurer.
Tout pour un voyageur libre est objet d'amusement , d'ins-
truction et de curiosité; mais, lorsqu'on suit une cour, elle
seule devient l'objet de la curiosité générale. C'est elle et non
le pays qui est le vrai spectacle ; elle ne va pas voir les hommes
et les peuples ; ce sont eux qui accourent en foule sur son pas-
sage, et le bruit perpétuel des acclamations volontaires ou
commandées laisse peu de place au doux charme des entretiens
et des réflexions.
Aussi, dans ce voyage de huit cents lieues, je ne m'attendais
pas plus à voir dans leur état naturel les lieux et les hommes
qu'un habitant de nos villes ne pourrait se flatter de connaître
les mœurs de nos villages s'il ne les avait jamais observées
qu'à l'Opéra.
Au reste presque toujours l'illusion est plus attrayante que
la réalité, et certainement le tableau magique qu'on offrait à
chaque pas à Catherine II , et que je vais essayer d'esquisser,
sera, pour beaucoup d'esprits , plus curieux par sa nouveauté
que les relations bien plus utiles, à d'autres égards, de quelques
savants qui ont parcouru et observé philosophiquement cette
vaste Russie, sortie si récemment des ténèbres et devenue
tout à coup si puissante et si colossale dès son premier essor
vers la civilisation.
Un mois avant notre départ pour la Crimée j'avais vu , à
mon grand regret, le prince de Ligne s'éloigner de nous pour
aller porter à l'empereur Joseph II l'itinéraire de l'impératrice.
Il ne nous rejoignit qu'à Kieff , nous ramenant ses compagnes
ordinaires, la gaieté franche et piquante , la grâce noble et na-
turelle , cette facilité d'humeur qui n'appartient qu'aux hommes
spirituels et bienveillants, et cette variété féconde dans l'hua-
.'JG.
42(J MÉMOIBES
giuation, qui ne permet jamais à la conversation de languir,
et qui , dans une cour même , en dépit de l'étiquette, ne laisse
pas la plus petite place à l'ennui.
Le 17 janvier 1787, M. Fitz-Herbert , le comte Cobentzel et
moi , après avoir dîné à Pétersbourg chez le consul de l'em-
pereur, nous partîmes pour Czarkozelo , où nous trouvâmes
l'impératrice assez silencieuse et rêveuse, contre sa coutume.
Elle était contrariée de ne pouvoir emmener avec elle les
grands-ducs Alexandre et Constantin ; de plus son aide de camp
favori, le comte Momonolï, avait un peu de fièvre , et Cathe-
rine éprouvait ce qui arrive à toutes les personnes trop cons-
tamment favorisées par la fortune : les plus légères contrarié-
tés sont pour elles des chagrins et même des surprises.
Elle nous reçut bien , mais parla peu, et nous fit jouer avec
elle au loto ; ce qui, je crois, lui était bien rarement arrivé. Sa
Majesté s'aperçut promptement de l'ennui que me causait cet
insipide jeu ; je m'endormais malgré moi. Elle m'en fit quel-
ques plaisanteries, et , pour me tirer d'embarras , je lui dis ces
vers que j'avais composés à Paris pour madame la maréchale
de Luxembourg, femme célèbre par son esprit, et qui montrait
une singulière passion pour ce triste amusement :
Le loto, quoique l'on eu dise,
Sera fort longtemps en crédit ;
C'est l'excuse de la bêtise ,
Et le repos des gens d'esprit.
Ce jeu vraiment philosophique
Met tout le monde de niveau;
L 'amour-propre , si despotique,
Dépose son sceptre au loto.
Esprit , bon goût, grâce et saillie
Seront nuls tant qu'on y jouera.
Luxembourg, quelle modestie !
Quoi ! vous jouez à ce jeu-là?
DU COMTE DE SEGL'R. 4l'7
Le cercle fut court; à huit heures on nous congédia. Nous
nous réunîmes dans l'appartement de M. le comte de Cobent-
zel, et là nous ne filmes pas plus gais. Ce grand voyage, dont
l'annonce et l'espoir avaient si vivement excité notre curiosité,
semblait nous peser au moment où nous allions l'entreprendre;
ou eût dit que c'était un pressentiment des longs orages et des
terribles révolutions qui ne tardèrent pas à le suivre.
Cependant aucun de nous ne prévoyait que cette marche
triomphale de la Cléopâtre du Nord serait à peu près l'époque
d'un aussi grand bouleversement que l'avait été le voyage de
la Cléopâtre d'Egypte , après lequel on vit la chute de la répu-
blique romaine, la naissance de l'empire , une guerre civile qui
ébranla le monde , et l'établissement d'une longue et sanglante
tyrannie.
A ces deux époques si éloignées , les catastrophes furent pa-
reilles, quoique les causes fussent très-diverses, et le sang
inonda également la terre , pendant la première pour Tasser»
vissement des peuples , et durant la seconde pour leur éman-
cipation.
Au reste ce grand et terrible avenir était encore couvert
pour nous d'un voile épais , et notre tristesse momentanée s'ex-
pliquait par des motifs très-naturels, très-vulgaires, et fort
étrangers à ces hautes prévisions.
Fitz-Herbert , dont le caractère mélancolique et indépendant
se trouvait gêné à la cour, quittait avec peine Pétersbourg , et
s'éloignait à regret d'une dame russe qu'il aimait tendrement,
ainsi que d'un ami intime, M. Ellis, l'un des plus aimables
hommes de l'Angleterre.
Moi, j'étais fort préoccupe de quelques lettres qui m'étaient
récemment arrivées de France; le bandeau des illusions jeté
sur nos yeux par M. de Calonne commençait à tomber; tout
annonçait en France une gran le crise, que ce ministre auda-
cieux et léger accélérait par la témérité des mesures qu'il pro-
posait pour l'éloigner.
428 MEMOIRF.S
D'ailleurs, en commençant un voyage de quatre cents lieues
pour aller en Crimée et de quatre cents autres lieues pour re-
venir à Pétersbourg , toute correspondance cessait presque
pour moi , et je ne devais recevoir que rarement et à de longs
intervalles des nouvelles de ma femme, de mes enfants, de
mon père , de mon gouvernement et de tous les objets de.
mes affections ; c'était enfin un redoublement d'absence.
Le comte de Cobentzel était le seul de nous trois qui conservât
son inaltérable gaieté ; la cour semblait son élément, et tous ses
assujettissements étaient autant d'attraits pour lui.
Au reste , nous étions jeunes ; dans le printemps de la vie
les soucis ne laissent pas plus de traces dans le cœur que de
rides sur le front, et notre mélancolie ne fut qu'un léger nuage,
qui, à notre réveil , avait disparu comme les songes de la nuit.
Le 18 janvier 1787 nous nous mîmes en route. L'impéra-
trice Ot monter dans sa voiture mademoiselle Protasoff et le
comte Momonoff , qui ne la quittaient jamais , le comte Co-
bentzel, le grand-écuyer Narischkin et le grand-chambellan
Scbouwaloff. Dans le second carrosse on plaça Fitz- Herbert
et moi, avec les comtes Tchernicheff et d'Anhalt.
Le cortège était composé de quatorze voitures , de cent
vingt-quatre traîneaux et de quarante supplémentaires. Cinq
cent soixante chevaux nous attendaient à chaque poste.
Le froid s'élevait à 17 degrés; la route était superbe; le
traînage rendait notre course rapide ; nos voitures , montées
sur de hauts patins , semblaient voler.
S Pour nous garantir du froid nous étions tous enveloppés
dans de vastes fourrures de peau d'ours que nous portions
par-dessus des pelisses plus fines et plus précieuses ; nous avions
sur ncs têtes des bonnets de martre. Avec ces précautions nous
ne nous apercevions point du froid, lors même qu'il montait
à 20 ou 25 degrés. Dans les maisons où l'on nous logeait les
poêles nous donnaient plutôt lieu de craindre l'excès de la cha-
leur que celui du froid.
DU COMTE DE SÈC.UR. 429
A cette époque des jours les plus courts de Tannée , le soleil
commençait bien tard à nous éclairer, et au bout de. six ou sept
heures il disparaissait et taisait place à la plus obscure nuit ;
mais, pour dissiper ces ténèbres, le luxe oriental ne nous lais-
sait pas manquer de clartés : à de très-courtes distances, et des
deux côtés de la route , on avait élevé d'énormes bûchers de
sapins , de cyprès , de bouleaux , de pins , qu'on livrait aux
flammes ; de sorte que nous parcourions une route de feux
plus brillants que les rayons du jour. C'était ainsi que la fière
uutocratrice du Nord, au milieu des plus sombres nuits, vou-
lait et commandait que la lumière se fit.
A soixante-douze verstes de Pétersbourg nous nous arrê-
tâmes pour dîner dans une petite ville neuve et jolie , nommée
Rojestwenk. Là, Sa Majesté, revenue tout à fait à sa gaieté
naturelle , daigua me parler avec un extrême obligeance de la
satisfaction que lui donnait la conclusion du traité de com-
merce , signé , peu de jours avant , par ses ministres et par
moi.
Cette relation deviendrait monotone si, voyageur trop
scrupuleux , je parlais de toutes les villes et bourgs que nous
traversions , et où nous nous arrêtions pendant le cours d'une
si longue route ; je ne citerai que celles dont la grandeur, l'an-
tiquité , la richesse et l'histoire peuvent être dignes de quel-
que attention.
La première partie de ce voyage, commencé au milieu d'un
rigoureux hiver, ne doit pas faire craindre au lecteur l'abus
des descriptions ; une seule suffira. Nous traversions de vastes
plaines couvertes de neige, des forêts de sapins dont les
branches, hérissées de glaçons, offraient quelquefois, au re-
flet des rayons du soleil, l'éclat du cristal el du diamant.
Dans cette saison toute la Russie différait peu de la froide
Sibérie; chaque animal restait dans son étable, chaque habi-
tant dans ses foyers, près de son poêle. De rapides traîneaux
sillonnaient seuls en tous sens ces plaines solitaires et glacées
430 MÉMOIRES
pour porter clans toutes les villes , de Test à l'ouest et du sud
au nord, les productions diverses de l'agriculture et de l'in-
dustrie. Ces innombrables traîneaux , semblables à des flottes
de barquos légères , traversaient avec une incroyable célérité
ces plaines immenses , qui n'offraient alors que l'aspect d'une
mer glacée.
On peut juger facilement du contraste étrange que présentait,
au milieu de cette mer de neige , une route embrasée de
mille feux, que parcourait majestueusement le cortège nom-
breux de l'illustre souveraine du Nord , avec tout le luxe de
la cour la plus magnifique.
A peu de distance des bourgs et des villes cette route so-
litaire se peuplait d'une foule innombrable de citadins et de vil-
lageois dont la curiosité bravait la rigueur du froid , et qui
saluaient leur souveraine par les plus vives acclamations.
L'ordre constant que l'impératrice avait établi dans sa vie
habituelle , pour l'emploi de ses journées , variait le moins pos-
sible dans ses voyages : à six heures elle se levait et travaillait
avec ses ministres; elle déjeunait ensuite et nous recevait. On
partait à neuf heures , et on s'arrêtait à deux pour dîner. Nous
remontions ensuite en voiture et nous nous arrêtions à sept
heures.
Partout elle trouvait un palais ou une élégante maison pré-
parée pour la recevoir. Nous dînions avec elle tous les jours.
Après quelques moments employés à sa toilette , Sa Majesté
venaitnous retrouver dans son salon, causait, jouait avec nous,
et à neuf heures se retirait pour travailler jusqu'à onze.
Dans toutes les villes on nous assignait quelques logements
commodes chez de riches habitants; mais dans les bourgs
je fus obligé de coucher chez des paysans où la chaleur de
leurs maisons étroites et closes était si excessive qu'on ne
pouvait y dormir. Une petite lucarne étroite éclaire faiblement
une chambre basse , que remplit presque totalement un énorme
poêle, entouré de bancs de bois placés près des cloisons. C'est
DU COMTE DE SÉGIÏR. 431
sur ce poêle que couchent le paysan , sa femme et ses enfants ,
privés d'air et n'ayant pour lumière qu'une branche de bois
résineux enflammé
Le second jour de notre route j'étais placé avec J\J. Fltz-
Herbert dans la voiture de l'impératrice. La conversation fut
vive, paie, variée, et ne tarit pas. Sa Majesté nous raconta
« que, ayant appris qu'on la blâmait généralement d'avoir permis
« à un capitaine de vaisseau de se marier avec une négresse ,
« elle avait répondu : J'ous voyez, bien que c'est un effet de
« vies vues ambitieuses contre tes Turcs , puisque fai fait
« célébrer avec éclat le mariage de la marine russe avec la
« mer Noire. »
Elle se plaisait beaucoup a nous parler souvent de la bar-
barie, de la mollesse , de l'ignorance des musulmans, et de la
stupide existence de leurs sultans , dont l'horizon ne s'éten-
dait pas plus loin que les murs de leur harem. « Ces despotes
« imbéciles , disait-elle , exténués par les voluptés du sérail ,
« dominés par leurs ulémas et captifs de leurs janissaires ,
« ne savent ni penser, ni parler, ni administrer, ni combattre ;
« leur enfance est éternelle. »
Elle prétendait que ses eunuques , qui veillaient constamment
la nuit auprès du grand-seigneur , poussaient leur vigilante ,
servile et sotte attention jusqu'à le réveiller lorsqu'on croyait
s'apercevoir qu'il faisait quelques mauvais rêves : attention
moins dangereuse , mais tout aussi spirituelle que celle de
l'ours pour son ami , si plaisamment racontée par La Fon-
taine.
L'entretien étant, quelques moments après, tombé sur l'é-
tendue de l'empire, sur la variété des peuples qui l'habitaient,
et sur les obstacles nombreux que Pierre le Grand et ses suc-
cesseurs avaient dû rencontrer pour civiliser tant d'hommes
de mœurs diverses , Catherine nous raconta avec détail un
voyage qu'elle avait fait le long des rives du Wolga.
« Il règne, disait-elle, une telle abondaucc dans ces cou-
432 MEMOIRES
« trées que les progrès de l'industrie y devaient être uéces-
« sairement très-lents ; car on n'y sent presque jamais l'ai-
« guillon du besoin , et cet aiguillon seul peut exciter le peuple
« au travail. Quand même, ajoutait-elle, les habitants voisins
« de ce grand fleuve négligeraient leurs champs fertiles et leurs
« troupeaux nombreux , la pêche seule les empêcherait de
« mourir de faim, et j'ai vu cent vingt personnes suffisam-
« ment nourries par une assez grande quantité de sterlets ,
« dont la totalité ne revenait pas à plus de trente-cinq sous. »
Tout cela pouvait être vrai , mais la cause réelle de cette
lenteur de la civilisation est l'esclavage du peuple. L'homme
serf, qu'aucune fierté ne soutient, qu'aucun amour-propre
n'excite, abaissé presque au rang des animaux, ne connaît que
des besoins physiques et bornés ; il n'élève pas ses désirs au
delà de ce qui est strictement nécessaire pour soutenir sa
triste existence et pour payer à son maître le tribut qui lui
est imposé.
Le pays que nous traversions, au commencement de ce
voyage, offrait à notre attention peu d'aspects variés ; ce n'é-
taient que forêts et marais glacés. Le seul gouvernement de
Pétersbourg contenait soixante-douze mille arpents de bois;
mais la consommation, que le climat rend indispensable, s'é-
tait si considérablement élevée qu'on commençait à s'aperce-
voir de la diminution de ces bois, et l'impératrice avait défendu
par un ukase qu'on en coupât annuellement plus de la tren-
tième partie.
Hors les sujets politiques , tous ceux qui peuvent animer une
conversation furent successivement traités et soutenus par l'im-
pératrice avec beaucoup de naturel , de raison et de gaieté, de
sorte que la journée parut très-courte, et que , sans l'avoir
mesurée , nous arrivâmes à Porkhoff , ville remarquable , dont
le prince Repnin, gouverneur de la province , nous fit les hon-
neurs avec un faste assez vaniteux.
Ce prince , qui avait mérité quelque renom à la guerre , s'é-
DU COMTE DE SÉGUR. 433
tait fait haïr en Pologne par un orgueil également injurieux poul-
ies Polonais et pour le roi. Un trait suffira pour peindre sa hau-
teur insultante. Un jour, à Varsovie, le roi Stanislas assistait
à la représentation d'une pièce de théâtre ; le premier acte était
joué lorsque l'ambassadeur russe arriva dans sa loge. Choqué
de voir qu'on ne l'avait pas attendu , il fait baisser la toile et
ordonne de recommencer la pièce.
Par de pareilles injures une haine profonde contre la Russie
s'était enracinée dans les cœurs polonais. Un peuple fier peut
se résigner à être vaincu , mais jamais à se voir humilié. On
est conquis par la force , mais on n'est subjugué que par la
douceur, la justice et la générosité.
Les Russes étaient tellement habitués à ces manières outra-
geantes et humiliantes en Pologne que M. de Stackelberg, qui
était cependant plus affable et beaucoup moins orgueilleux que
le prince Repnin , déployait encore à Varsovie des formes plus
royales que diplomatiques. On m'a raconté que le baron de
Thugut, voyageant en Pologne et voulant présenter ses hom-
mages au roi Stanislas , vit , lorsqu'il entra dans la salle d'au-
dience , un homme richement décoré , qu'entouraient les plus
grands personnages de la cour ; il le prit pour le monarque ,
et s'avança en lui faisant les trois grandes révérences d'usage.
Chacun, s'apercevant de son erreur, l'avertit qu'il se méprenait,
et lui montra dans un coin de la salle le véritable roi, cau-
sant familièrement avec deux ou trois personnes. INI. de Thugut ,
un peu piqué des plaisanteries répétées qu'on lui faisait sur sa
méprise, s'en vengea assez plaisamment. Etant admis le soir
à jouer avec le monarque et avec l'ambassadeur, il affecta de
se tromper et jeta deux fois sur la table un valet taudis qu'il
fallait jeter un roi ; son partner le lui ayant reproché , il s'écria ;
« Pardonnez-moi ; je ne sais ce qui m'arrive aujourd'hui :
« voilà trois fois que je prends un valet pour un roi. »
Porkhoff est une ancienne ville , située sur la Schelonia, au
commencement du quatorzième siècle elle fut rançonnée par
i.i. 37
434 MÉMOIBES
les Lithuaniens. Dans le quinzième , les Novogorodiens l'a-
vaient entourée de fortes murailles ; ils y construisirent pour
sa .défense une forte citadelle. Les Suédois s'en emparèrent
en 1606 et la rendirent peu de temps après aux Russes. Cette
ville contenait près de six mille habitants et quatre cents mar-
chands , qui envoyaient à Pétersbourg du lin et du blé par la
Sehelonia et par l'Ilmen.
Comme je n'ai pas le dessein de faire ici un ennuyeux cours
de géographie , je me hâterai d'arriver à Smolensk , n'ayant
pas la présomption de croire qu'on veuille me suivre dans les
villages et bourgs où nous nous arrêtions deux fois par jour, et
qui devenaient , à leur grande surprise, le séjour momentané
d'une cour pompeuse.
Leurs pauvres et rustiques habitants , rassemblés en foule
malgré la rigueur du froid , restaient patiemment , avec leur
barbe hérissée de glace , autour du petit palais bâti au milieu
de leurs murs par une sorte de féerie , et dans lequel le cor-
tège joyeux de l'impératrice, assis à une table somptueuse
ou sur les coussins de vastes et commodes divans, ne s'aperce-
vait ni de la dureté du climat ni de la pauvreté du pays ,
trouvant partout une douce chaleur, des vins exquis, des
fruits rares et des mets recherchés , enfin échappant même
à ce vieux enfant de l'uniformité , à l'ennui , par tous les plai-
sirs variés que sait donner à un cercle nombreux une femme
aimable , quand même elle est reine et despote.
Je ne crois pas inutile de rapporter ici un fait en apparence
assez peu curieux , mais qui doit cependant donner une assez
juste idée de l'esprit de Catherine. Un jour, comme j'étais assis
vis-à-vis d'elle dans sa voiture , elle me montra le désir d'en-
tendre quelques morceaux de poésies légères que j'avais com-
posées.
La douce familiarité qu'elle permettait aux personnes qui
voyageaient avec elle, la présence de son jeune favori, le sou-
venir de ceux qui l'avaient précédé , sa philosophie , sa gaieté ,
DU COMTE DE SÉGUB. 435
ses correspondances avec le prince de Ligne , Voltaire et Dide-
rot , ne pouvant me faire penser qu'elle dût être choquée de la
liberté d'un conte galant , je lui en récitai un qui était à la vérité
un peu libre et gai , maiscependantassez décent dans ses expres-
sions pour s'être vu bien accueilli à Paris par le duc de Niver-
nais , par le prince de Beauvau , et par des dames dont la vertu
égalait l'amabilité.
A ma grande surprise , je vis soudain la riante voyageuse
reprendre la physionomie d'une majestueuse souveraine , m'in-
terrompre par une question tout à fait hors de propos et
changer ainsi le sujet de la conversation,
Quelques minutes après, pour lui faire sentir que j'avais com-
pris la leçon , je la priai d'entendre une autre pièce de vers d'un
genre très-différent , et à laquelle elle prêta la plus obligeante
attention. Comme elle voulait qu'on respectât ses faiblesses,
elle prenait soin de les couvrir d'un voile de décence et de di-
gnité.
Cette anecdote me rappela ce que mon frère avait dit, avec
tant de justesse et d'originalité, en parlant de l'indulgence des
femmes tout à fait vertueuses et de la sévérité apparente de
celles qui l'étaient muins. « Là, disait-il, où la vertu règne,
« la bienséance est inutile. »
Nous nous amusions quelquefois dans nos soirées à jouer au
secrétaire, à faire des énigmes, des charades, des bouts-rimés.
Un jour M. Fitz-Herbert me proposa ceux-ci : amour, frotte,
tambour, note. Je les remplis ainsi :
De vingt peuples nombreux Catherine est Vamour;
Craignez de l'attaquer; malheur à qui s'y frotte!
La renommée est son tambour;
Et l'histoire son garde-nore.
Cette bagatelle eut beaucoup de succès et peut-être reçut
plus d'éloges que n'en aurait recueillis une belle ode ; à la cour
et en voyage on n'est pas difficile.
436 MÉMOIRES
La gloire acquise et uue fortune constante devraient rendre
insensible aux traits de Ternie et aux sarcasmes que lance
perpétuellement la malignité des petits esprits contre les gran-
des renommées ; cependant l'impératrice était, sur ce point ,
semblable à Voltaire : les plus légers coups d'aiguillon bles-
saient sa vanité. Comme elle avait de l'esprit, elle affectait d'en
rire; mais on voyait bien que ce rire était un peu forcé.
Elle savait qu'alors beaucoup de gens , surtout en France
et à Paris, regardaient encore la Russie comme un pays asia-
tique, pauvre, plongé dans l'ignorance, les ténèbres et la bar-
barie ; que l'on y affectait de confondre la nouvelle et euro-
péenne Russie avec l'asiatique et rustique Moscovie.
L'ouvrage de l'abbé Chappe, qu'elle croyait composé par les
ordres du duc de Choiseul, lui pesait encore sur le cœur, et
son amour-propre était sans cesse tourmenté par la caus-
ticité de Frédéric II, qui se plaisait à parler avec une amère iro-
nie des finances de Catherine, de sa politique, de la mauvaise
tactique de ses troupes, de la servitude de ses peuples et du peu
de solidité de sa puissance.
Aussi très-souvent cette princesse, faisant allusion àces traits
satiriques, ne nous parlait de son vaste empire qu'en l'appe-
lant son petit ménage. « Comment trouvez-vous , disait-elle ,
a mon petit ménage? N'est-il pas vrai qu'il se meuble et s'a-
« grandit peu à peu? Je n'ai pas beaucoup d'argent, mais il
« me semble qu'il n'est pas mal employé. »
D'autres fois , m'adressant la parole : « Je parie , Monsieur
« le Comte, que dans ce moment-ci vos belles dames, vos élé-
« gants et vos savants de Paris vous plaignent beaucoup de
« voyager dans le pays des ours, chez des barbares, avec une
« ennuyeuse czarine. Je respecte vos savants, mais j'aime
« mieux les ignorants ; moi, je ne veux tout bonnement savoir
« que ce qui est nécessaire pour la conduite de mon petit mé-
« nage.
« — Votre Majesté se divertit à nos dépens, lui répliquai-je ;
DU COMTE DE SEGUll. 43'7
>< vous savez mieux que personne ce que pense de vous la France.
« Voltaire est pour Votre Majesté un assez brillant et clair
« interprète de notre opinion et de nos sentiments. Vous
« pourriez plutôt être quelquefois mécontente de l'espèce de
« crainte et de jalousie que donne aux plus grandes puissances
« l'accroissement prodigieux de votre petit ménage. »
« Oui, me disait-elle parfois en riant, vous ne voulez pas
« que je chasse de mon voisinage vos enfants les Turcs. Vous
« avez là , en vérité , de jolis élèves ; ce sont des disciples qui
« vous font honneur. Si vous aviez de pareils voisins, en Piémont
« ou en Espagne, qui vous portassent annuellement la peste, la
« famine, et s'ils vous tuaient ou vous enlevaient tous les ans
« une vingtaine de mille hommes, trouveriez-vous bon que je
« les prisse sous ma protection? Je crois que c'est bien alors
« que vous me traiteriez de barbare. »
Mes réponses sur ce point étaient assez difficiles ; je m'en
tirais de mon mieux par les lieux communs du maintien de
la paix et de la conservation de l'équilibre de l'Europe.
Au reste, comme c'étaient des propos interrompus, des
plaisanteries, et non des conférences politiques, mon embarras
à cet égard durait peu, et quelques saillies gaies suffisaient
pour me délivrer du pénible soin de couvrir de belles phrases
une ineffaçable tache ; car, à mon avis, c'en était une imprimée
sur les grandes couronnes que cette aveugle et fausse politique
qui les rend amies et presque tributaires de ces féroces et stu-
ptdes Maures, Tunisiens , Algériens, Arabes ou Turcs, tour à
tour l'opprobre ou l'effroi du monde civilise.
Te nom de Smolensk est imprimé dans le souvenir des
Français par de glorieuses victoires et par de grands malheurs.
Tes flammes auxquelles ses propres habitants vaincus la li-
vrèrent éclairèrent le triomphe du plus célèbre guerrier des
temps modernes, et, à son retour, les ruines de cette cité en
cendres furent le sinistre monument qui marqua l'époque de
la destruction de ses armées et de la ruine de l'empire
37.
438 MÉMOIKKS
fondé par cet homme extraordinaire , dont la vie héroïque
et courte retrace dans un seul tableau , et en peu d'années,
les triomphes des consuls de Rome, la gloire des législateurs
de l'antiquité, les conquêtes d'Alexandre, de César, de Trajan ,
de Charlemagne, les désastres deCambyse, les revers de Char-
les XII et la triste fin de Prométhée.
Une noblesse nombreuse habite Smolensk et y remplit les
principales charges de l'administration. La partie qui ne se
trouve ni noble ni esclave est marchande. Sous le règne de
Catherine, les limites de la servitude ont été peu à peu res-
serrées, et celles de la liberté se sont progressivement éten-
dues.
La position de cette ville est très-pittoresque : la beauté du
Dnieper, la rapidité de ses eaux, qui annoncent presque dès sa
source la majesté qu'il déploie à Kioff, et qui s'accroît jusqu'à
sa chute dans le Pont-Euxin, l'escarpement de son rivage, les
bâtiments en amphithéâtre qui le décorent, les ravins inégaux
que la nature a placés dans les flancs de cette montagne , les
maisons , les jardins , les vergers dont ils sont ornés, offrent
le point de vue le plus singulier au voyageur qui , franchissant
les voûtes hardies de ses ponts, aperçoit au-dessous de lui, au
fond d'un abîme, cette ville artistemeut dessinée.
La neige qui couvrait encore la terre ne nous permit de voir
ce tableau piquant qu'à travers un voile ; cependant , malgré
cette enveloppe uniforme et triste, il était impossible de ne pas
être frappé du changement de sol dès qu'on quitte le gouver-
nement de Pétersbourg, et surtout depuis une chaîne de hau-
teurs qui s'élève après Porkhoff, et qui offre un point d'autant
plus remarquable que c'est du sein de cette chaîne que pren-
nent leur source la Dwina, le Wolga et le Borysthène, versant
leurs eaux, l'une dans la mer du Nord, les deux autres dans la
mer Caspienne et dans la mer Noire.
Néanmoins, comme on y arrive de tous côtés par une longue
pente presque insensible, ces hauteurs ne paraissent à l'œil que
DU COMTE DE SEGUR. 439
des collines, quoique ce soit peut-être un des points les plus
élevés de l'Europe.
Nous avions parcouru près de deux cents lieues en six jours ;
l'impératrice était fatiguée ; cependant il était difficile de voya-
ger, dans une saison plus rigoureuse, avec plusde commodité, de
promptitude, de magnificence et de plaisirs. Le froid avait dis-
paru sous la multitude des précautions ; la distance avait été
absorbée par la légèreté des traîneaux, et la longueur des
nuits effacée par la clarté des immenses bûchers allumés de
trente eu trente toises.
Mais, comme il fallait partout tenir une cour, être en repré-
sentation, examiner les établissements, douuer des audiences,
recevoir des plaintes, remédier à des abus, donner des leçons
utiles et des récompenses encourageantes, il restait peu de mo-
ments pour se délasser.
En voiture même l'impératrice, qui ne se reposait de régner
que pour travailler à plaire, faisait une dépense continuelle de
grâce, d'esprit et de gaieté, genre d'occupation très-aimable, mais
qui ne peut se soutenir si longtemps sans quelque fatigue.
Catherine résolut donc de s'arrêter trois jours à Smolensk,
ce qui retarda notre arrivée à Kioff, où une foule de voyageurs
de toutes les parties de l'Europe l'attendaient.
Sa Majesté, après avoir rempli ses devoirs religieux à la ca-
thédrale, se renferma dans son palais ; mais le lendemain elle
reçut la noblesse, les autorités, la corporation des marchands,
le clergé, et donna le soir un grand bal, où trois cents dames
richement parées nous prouvèrent les progrès qu'avait faits
déjà, dans les provinces de l'empire, limitation du luxe, des
modes et des grâces qu'on admire dans les plus brillantes
cours de l'Europe. La superficie en tout offrait l'image de la
civilisation ; mais sons cette écorce légère l'observateur atten-
tif retrouvait encore facilement la vieille Moscovie.
L'archevêque de Mobiloff vint faire sa cour à l'impératrice.
Je fus surpris de sa tournure plus martiale qu'ecclésiastique.
440 MBMOIUES
« Ne vous en étonnez pas, me dit Catherine ; il a été long-
« temps capitaine de dragons ; en cette qualité je vous conseille
« de vous confesser à lui. »
Le bon prélat nous prouva qu'il se ressouvenait encore de
son ancien métier ; car il nous accompagna à cheval jusqu'à
Kioff, en faisant au galop ses trente-cinq lieues par jour, sans
se plaindre ni de la fatigue ni de la glace.
Je vis avec plaisir la lin de ces trois journées, qu'il plaisait à
l'impératrice d'appeler jours de repos, et qui, étant sans relâche
employées aux audiences et à la représentation, me semblaient
bien plus fatigantes que les jours de voyage.
Ne valait-il pas bien mieux, en effet, se voir traîné rapide-
ment sur la glace, dans une douce et large voiture , étant bien
assis, vêtu commodément, et avec une société aimable, instruite
et gaie, que de rester debout et en grand habit pendant toute
une matiuée et une partie de l'après-midi , au milieu de vastes
salons, à recevoir des corporations, à écouter de longues et
flagorneuses adresses, et de plus à entendre dans une église
grecque la monotone mélodie du plain-chant?
Remarquez que dans ces églises l'usage des messes basses
et courtes n'existe pas, et qu'il est défendu de s'asseoir, ce
qui au reste serait impossible, parce qu'on n'y trouve ni bancs
ni chaises. Il faut avouer que les Latins prennent un peu plus
leurs aises que les Grecs pour suivre la voie du salut. Les offi-
ces du rit grec sont bien plus longs que les nôtres; enfin nous
n'avons qu'un carême, et ils en observent quatre chaque année.
Nous nous remîmes en route, et, après dix jours de marche,
nous arrivâmes, le 9 février 1787, à Kioff, antique capitale des
premiers czars de Russie. Cette ville est située sur le Borys-
thène, à près de quatre cents lieues de Pétersbourg. C'était le
terme de la première partie de notre voyage, et nous devions
y séjourner jusqu'au moment où la fonte des glaces laisserait
libre la navigation du fleuve , ce qui probablement ne pouvait
pas arriver avant la lin d'avril.
DU COMTE DE SEGUR. 441
Do Smolensk àKioff, malgré l'uniformité des aspects qu'uur
neige épaisse offrait à nos regards, il était facile de s'aperce-
voir que les villages étaient plus nombreux et plus peuplés , à
mesure que nous descendions vers le midi. Avant d'arriver à
Kioff nous traversâmes di\ villes : Mscislaff, Tscherikoff, No-
vomest, Starodoub, ^ovogorod-Severski, Soznitsa, Betzna,
Tschernigoff, Péjin, Kozélits.
Nous vîmes à Mscislaff deux couvents catholiques et une
grande école de jésuites. Cet ordre, exilé de tous les royaumes
de l'Europe , avait conservé un asile en Russie; on ne croyait
point que les intrigues de ces moines pussent y être dangereu-
ses, puisqu'ils ne pouvaient sortir des deux ou trois villes qu'on
leur avait assignées pour leurs résidences.
D'ailleurs comment aurait- on pensé que leur influence po-
litique ou religieuse pût s'étendre dans un pays où le souverain,
la cour, la noblesse et le peuple étaient si fortement attachés
à une Église séparée depuis tant de siècles de l'Église ro-
maine ?
Mais, après la mort de Catherine, on n'imita point sa pru-
dence prévoyante ; les jésuites, à force de souplesse et d'intrigues,
obtinrent l'autorisation de filtrer dans l'intérieur de l'empire ;
il s'en établit même à Pétersbourg et à Moscou ; et, comme
rien ne peut arrêter l'ambition de cette milice turbulente , si
funeste à tous les gouvernements qui l'ont protégée, elle a
trouvé le moyen, par ses sourdes menées et par son mys-
térieux prosélytisme, de semer la désunion dans plusieurs fa-
milles et de donner au gouvernement des inquiétudes fondées.
Enfin la patience de l'empereur Alexandre s'est lassée, et ce
monarque, peu d'années avant sa mort, a chassé de ses Etats
cette pernicieuse et incorrigible congrégation.
Partout l'impératrice, loin de se borner à des phrases banales,
questionnait avec soin les autorités, les évêques, les proprié-
taires, les marchands , sur leur situation, leurs moyens, leurs
vœux et leurs besoins. C'était ainsi qu'elle se faisait aimer et
442 MÉMOIRES
qu'elle laissait à la vérité quelque issue pour arriver près d'elle ,
pour lui découvrir les énormes abus que tant de gens étaient in-
téressés à lui cacher.
« On en apprend plus, me disait-elle un jour, en parlant à
« des ignorants de leurs propres affaires qu'en s'adressant aux
« savants , qui n'ont que des théories , et qui seraient honteux
« de ne pas vous répondre avec de ridicules assertions sur des
« choses dont ils n'ont aucune connaissance positive. Que je
« les plains, ces pauvres savants! ils n'osent jamais prononcer
« ces quatre mots • Je ne sais pas, qui sont si commodes pour
« nous autres ignorants , et qui nous empêchent parfois de
« prendre de dangereuses décisions ; car dans le doute il vaut
« mieux ne rien faire que de mal faire. »
A ce propos elle me raconta un trait fort singulier de
M. Mercier de La Rivière, écrivain d'un talent distingué.
M. de La Rivière, ancien intendant à la Martinique, avait
publié à Paris un ouvrage qu'on estime encore aujourd'hui ; il
était intitulé : de l'Ordre naturel et essentiel des sociétés
politiques. Ce livre obtint un brillant succès par sa conformité
aux principes des économistes , qui étaient alors fort eu vogue.
. Comme Catherine II désirait connaître leur système , elle
avait fait inviter ce publiciste à faire un voyage en Russie , en
l'assurant qu'il y recevrait une juste indemnité pour sa complai-
sance. C'était à l'époque où Catherine devait faire son entrée
solennelle à Moscou ; elle lui lit dire de l'attendre dans cette ca-
pitale.
« M. de La Rivière, me dit l'impératrice, se mit en route
« avec promptitude, et, dès qu'il fut arrivé, son premier soin
« fut de louer trois maisons contiguës , dont il changea pré-
« cipitamment toutes les distributions, convertissant les salons
« en salles d'audiences et les chambres en bureaux.
« Le philosophe s'était mis dans la tête que je l'avais appelé
« pour m'aider à gouverner l'empire et pour nous tirer des
« ténèbres de la barbarie par l'expansion de ses lumières. 11
DU COMTE DE SÉGUR. 443
« avait écrit en gros caractères sur les portes de ses nombreux
« appartements : département de l'intérieur, département
« du commerce , département delà justice , département des
« finances, bureaux des impositions , etc., et en même temps
« il adressait à plusieurs habitants russes ou étrangers , qu'on
« lui indiquait comme doués de quelque instruction, Pinvita-
« tion de lui apporter leurs titres pour obtenir les emplois dont
« il les croirait capables.
« Tout ceci faisait un grand bruit dans Moscou , et, comme
« on savait que c'était d'après mes ordres qu'il avait été mandé,
« il ne manqua pas de trouver bon nombre de gens crédules ,
« qui d'avance lui faisaient leur cour.
« Sur ces entrefaites j'arrivai, et cette comédie finit. Je tirai
« ce législateur de ses rêves; je m'entretins deux ou trois fois
« avec lui de son ouvrage , sur lequel j'avoue qu'il me parla
« fort bien; car ce n'était pas l'esprit qui lui manquait : la va-
« nité seule avait momentanément troublé son cerveau. Je le
« dédommageai convenablement de ses dépenses. Nous nous
« séparâmes contents; il oublia ses songes de premier mi-
« nistre , et retourna dans son pays en auteur satisfait , mais
« en philosophe un peu honteux du faux pas que son orgueil
« lui avait fait faire. »
Ce fut en faisant allusion à cette anecdote que l'impératrice
écrivit à Voltaire : « M. de La Rivière est venu ici pour nous
« législater. 11 nous supposait marcher à quatre pattes , et très-
« poliment il s'était donné la peine de venir de la Martinique
« pour nous dresser sur nos pieds de derrière. »
C'était le célèbre Diderot qui avait inspiré à cette princesse
le désir de connaître M. de La Rivière. Diderot lui-même vint
à Pétersbourg ; il plut beaucoup à Catherine par la vivacité de
son esprit , par l'originalité de son génie et de son style , par sa
véhémente et rapide éloquence.
Ce philosophe , qui ne méritait peut-être guère ce beau nom ,
414 MEMOIRES
puisqu'il «'«toit intolérant dans son incrédulité et presque ridi-
culement fanatique du néant, aurait dû pourtant moins qu'un
autre , avec son âme de feu , croire que cette âme n'est que ma-
tière.
Au reste , son nom semble avoir survécu à la plus grande
partie de ses écrits ; on les vante plus qu'on ne les lit. Il parlait
bien mieux qu'il n'écrivait ; le travail refroidissait son inspira-
tion. Dans ses livres il est fort au-dessous de nos grands écri-
vains ; mais dans sa conversation il était doué d' une chaleur
qui entraînait; la force des expressions qu'il trouvait sans les
chercher ne laissait pas le temps d'apprécier la justesse ou la
fausseté de sa pensée ; on la croyait grande parce qu'elle était
éclatante et revêtue d'images ; c'était le génie du paradoxe et le
prophète du matérialisme.
« Je m'entretins longtemps et souvent avec lui , me disait
« Catherine , mais avec plus de curiosité que de profit. Si je
« l'avais cru , tout aurait été bouleversé dans mon empire ; lé-
« gislation, administration, politique, finances, j'aurais tout
« renversé pour y substituer d'impraticables théories.
« Cependant , comme je l'écoutais plus que je ne parlais , un
« témoin qui serait survenu nous aurait pris tous deux , lui
« pour un sévère pédagogue, et moi pour son humble écolière.
« Probablement il le crut lui-même ; car, au bout de quelque
« temps , voyant qu'il ne s'opérait dans mon gouvernement
« aucune des grandes innovations qu'il m'avait conseillées,
« il m'en montra sa surprise avec une sorte de fierté mécon-
« tente.
« Alors , lui parlant franchement , je lui dis : Monsieur Di-
« derot, f ai entendu avec le plus grand plaisir tout ce que
« votre brillant esprit vous a inspiré, mais avec tous vos
« grands principes, que je comprends très-bien, on ferait de
« beaux livres et de mauvaise besogne. Fous oubliez dans
« tous vos plans de réforme la différence de nos deux posi-
DU COMTE DE SEGUR. 445
« tions ; vous, vous ne travaillez que sur le papier , qui souffre
« fout; il est tout uni, souple, et n'oppose d'obstacles nia
« votre imagination ni à votre plume , tandis que moi,
« pauvre impératrice, je travaille sur la peau humaine,
« qui est bien autrement irritable et chatouilleuse.
« Je suis persuadée que dès lors il me prit en pitié, me regar-
« dant comme un esprit étroit et vulgaire. Dès ce moment il
« ne me parla plus que de littérature, et la politique disparut
« de nos entretiens. »
Malgré ce peu de succès, l'auteur du Père de famille, de la
fie de Sénèque, et l'un des fondateurs d'un grand monument ,
Y Encyclopédie, eut plus à se louer de la Russie que de la
France ; car dans son pays il fut jeté en prison , tandis que l'im-
pératrice acheta cinquante mille francs sa bibliothèque, qu'elle
lui laissa , et fit pour lui l'acquisition d'une maison à Paris.
Tous les souverains de ce temps voyaient nos parlements
accuser et condamner les ouvrages hardis des philosophes, et
cependant ils courtisaient ces mêmes philosophes, qu'ils regar-
daient comme les dispensateurs de la renommée. Catherine et
Frédéric surtout étaient insatiables de célébrité , et , comme les
dieux de l'Olympe , ils aimaient à s'enivrer d'encens ; c'était
pour en obtenir qu'ils le prodiguaient eux-mêmes à Voltaire, à
Rousseau , à Raynal , à d'Alembert et à Diderot.
On a beau faire , on vit dans l'atmosphère de son siècle ; on
est entraîné par son tourbillon , et ceux mêmes qui se sont
tant affligés de sa marche ont été les premiers à l'accélérer.
Toute la noblesse suivait leur exemple , et ce n'est qu'après
avoir ainsi consolidé les fondations de l'édifice d'un nouvel ordre
social qu'ils ont conçu le projet chimérique de le renverser,
oubliant que l'esprit humain, comme le temps, marche toujours
en avant et ne recule jamais.
On peut arranger le présent, embellir l'avenir-, tout dans la
nature peut se modifier hors le passé, qui ne doit jamais re-
38
446 MÉMOIRES
naître; c'est pour nous le véritable néant, une ombre qui n'a
d'existence que dans nos souvenirs.
La crainte très-raisonnable que montrait Catherine II pour
tout ce qui pouvait l'entraîner dans la route périlleuse des in-
novations me rappelle la colère qu'elle m'exprima contre un
pauvre médecin de son empire, M. Samoïloff, qui venait de
s'aviser, me dit-elle , de traiter la peste comme la petite vérole
et de l'inoculer dans l'espoir de l'affaiblir graduellement. Il
en avait fait l'essai sur lui-même et se l'était donnée plusieurs
fois ; il demandait la permission de généraliser cette dangereuse
expérience. Le bon docteur, au lieu de pension et de brevet
d'invention, reçut la semonce que méritait sa charitable
folie.
Ce fut le maréchaf Romanzoff , gouverneur de la province,
qui reçut à ses limites l'impératrice. Ce vieux et célèbre guerrier
portait sur ses traits l'empreinte de son caractère ; on y voyait
ce mélange de modestie et de fierté qui annonce toujours le
vrai mérite ; mais il y perçait aussi une teinte d'amertume et
de mécontentement excités en lui par les préférences et par
l'immense crédit accordés au prince Potemkin.
La rivalité de commandement divisait ces deux généraux ;
c'était une lutte constante entre la gloire et la faveur, et ,
comme il n'arrive que trop souvent , la faveur triomphait tou-
jours.
Le maréchal n'obtenait rien pour son gouvernement : ses
travaux languissaient; ses troupes n'avaient que de vieux habits ;
ses officiers sollicitaient en vain de l'avancement. Toutes Jes
grâces, tous les encouragements pleuvaient sur les armées que
commandait , sur les provinces que gouvernait le favori premier
ministre.
L'impératrice trompée attribuait à l'indolence du maréchal le
triste état où elle trouvait ses troupes , ses ouvrages et son ad-
ministration , taudis qu'elle louait avec enthousiasme la situation
DU COMTE DE SEGUE.
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florissante des gouvernements du prince et la rapidité magique
de ses créations.
D'ailleurs Catherine était reine et femme : l'ancien favori la
louait, la remerciait perpétuellement ; le vieux gagneur de ba-
tailles se plaignait toujours ; aussi elle attendait le retour de
l'un avec impatience et n'écoutait l'autre qu'avec humeur.
FIN DC TBEMIER VOLDME.
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